Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Vincent Citot
Vrin | « Le Philosophoire »
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
© Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
Vincent Citot
L’ Europe ne désigne pas de réalité homogène, s’il est vrai qu’il y a une
Europe géographique, qui ne recouvre pas exactement l’Europe
historique, et culturelle, qui elle-même ne saurait s’identifier à l’Europe
politique, juridique et économique. De là toutes les difficultés pour repérer une
“identité européenne”. Cette identité est une réalité complexe, multiple,
ambiguë. Sur le plan strictement culturel qui nous occupe ici, rien n’est moins
évident que de donner à cette Europe des frontières claires et consensuelles. Il
est bien entendu toujours possible de rappeler les différents âges de la
construction de cette identité : l’importance fondatrice de la Grèce antique,
puis de l’Europe romaine, romano-chrétienne, germano-chrétienne, l’Europe
de la Renaissance, des Lumières, etc. Selon les périodes envisagées et les
critères retenus, l’Europe s’étend jusqu’à Jérusalem, Alexandrie, Carthage,
Moscou, ou bien se resserre sur les nations d’Europe occidentale. En un sens,
l’Europe culturelle est partout où elle s’est exportée aux époques coloniales,
c’est-à-dire presque partout. Alexandre le Grand a déposé des germes, jusqu’en
Inde, qui sont ceux de l’Europe culturelle. Les Etats-Unis d’Amérique sont
eux-mêmes à l’origine une sorte d’excroissance de l’Europe : un bout d’Europe
© Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
1
Ce texte constitue la retranscription corrigée d’une conférence faite à l’occasion du
« Forum de rencontre européen », qui s’est tenu les 24 et 25 février 2006 au Sénat de la
République française et au Domaine National de Saint-Cloud.
mais avant tout un processus. Et c’est justement cette tâche qui est la nôtre :
construire l’Europe non sur ce qu’elle a été et ce qu’elle est, mais sur ce que
l’on veut qu’elle soit.
2
Mais en fait, cette autocontestation et ce soupçon porté sur ses valeurs a toujours existé
en Europe, depuis Montaigne jusqu’à aujourd’hui, en passant par tous les antimodernes
des XVIIIème et XIXème siècles.
3
C’est ce que montre R. Caillois, polémiquant avec C. Lévi-Strauss, notamment dans
« Illusions à rebours » et dans son discours à l’Académie Française, lors de l’accueil de
celui-là : seul un esprit éduqué à la réflexivité critique, issu d’une tradition qui s’est fait
une spécialité de la critique de la tradition, pourra se prêter au jeu de
l’occidentalophobie. De la même façon, Kolakowski, dans « Où sont les barbares ? »,
s’attache à montrer que le propre de l’Europe est cet esprit d’auto-critique, ce qui lui
confère une certaine supériorité sur les cultures qui ne se pensent pas elles-mêmes dans
leur propre relativité. Il en vient donc à défendre un certain « européocentrisme », qui
L’Europe de la Culture 217
n’est plus l’effet d’une illusion ethnocentrique. On lira aussi Celui par qui le scandale
arrive, de R. Girard, où l’Europe occidentale est également pensée dans l’horizon de
cette réflexion constante sur elle-même. Le dernier essai en date sur cette question est
celui de P. Bruckner, La tyrannie de la Pénitence. Essai sur le masochisme occidental,
où il montre que la critique de l’Occident devient de plus en plus l’exercice de style
obligé des Européens, et que ce masochisme caractérise en propre la conscience
européenne. Les références sont citées en bibliographie.
218 La Culture
La Culture et le culturel
Qu’en résulte-t-il pour ceux qui, depuis cinquante ans, ont construit et qui
ont encore à construire l’Europe des institutions ? Plus précisément, qu’en est-
il des institutions culturelles en Europe ? Une harmonisation européenne des
politiques culturelles est-elle possible ? Une Europe de la culture doit-elle se
fonder sur une identité culturelle européenne à définir ? Si ce que nous avons
dit de l’esprit européen est juste, il y aurait deux façons de le trahir : identifier
une culture européenne figée et limitative, et noyer l’Europe dans les cultures
nationales. L’incertitude historique sur les frontières de l’Europe et son
essentielle vocation universaliste rendrait vaine toute tentative de limitation
géographique a priori des institutions culturelles européennes. L’Europe de la
culture, du droit et des libertés politiques essentielles n’a pas de limite a priori.
L’autre écueil consiste à ne voir dans l’Europe qu’une association de cultures
régionales. Ce serait encore passer à côté de cet esprit européen universaliste.
L’Europe de la Culture n’est ni l’Europe des cultures ni le repérage d’une
culture européenne historiquement constituée. Ce serait dans les deux cas
confondre la Culture avec le culturel, c’est-à-dire la Culture comme vie de
l’esprit avec la culture comme tradition.
On touche ici à l’ambiguïté du terme de culture, qui signifie tantôt la
puissance individuelle de transcender ses conditions particulières pour accéder
à l’universalité des connaissances et des valeurs, tantôt la puissance du
collectif de peser de tout son poids sur les mentalités et les comportements
individuels. La culture-éducation n’est pas la culture-conditionnement, car
être cultivé ne signifie pas simplement appartenir à une culture, c’est-à-dire en
somme être “culturé”. Cette équivoque est rendue en allemand par la
distinction conceptuelle de la Bildung (le mouvement de se former et de
s’éduquer en s’élevant du sensible à l’intelligible, du particulier à l’universel)
et de la Kultur (l’appartenance à une culture particulière, à l’existence
coutumière, la participation passive aux mœurs de sa société). La culture-
appartenance conditionne et fait l’objet de la recherche anthropologique, tandis
que la culture-éducation libère, et est davantage une affaire de morale. Bien
entendu, il y a un rapport dialectique entre ces deux notions de culture, et
l’homonymie n’est pas de hasard. C’est toujours à travers le particulier que
© Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
l’on vise et que l’on s’élève à l’universel : il faut être d’une culture © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
l’esprit européen, ce n’est pas seulement l’identité culturelle locale, c’est ce qui
en elle permet de se transcender elle-même : c’est la Bildung derrière la Kultur,
c’est la liberté de l’esprit derrière le conditionnement anthropologique. Cette
ascension vers la réflexivité critique universelle n’est possible que par
l’enracinement dans une culture particulière, et par la reconnaissance de ce qui,
dans cette culture, permet justement cette ascension. D’où l’importance des
politiques culturelles visant à préserver et promouvoir les identités culturelles
dans leurs multiplicités et leurs singularités. Mais il ne faudrait surtout par s’en
tenir là, et oublier que cette culture-musée n’a de sens qu’en vue d’une culture-
éducation. Garder une culture vive, ce n’est pas préserver sa puissance de
conditionnement sur les individus, c’est permettre à ceux-ci de retrouver en
elle le chemin de l’universel. La science et la philosophie n’ont pas de
monopole en la matière : toute formation spirituelle entretient quelque rapport
à ce que l’on nomme ici l’universel, à commencer par l’art, la religion et le
système de valeur que toute culture véhicule.
L’idée d’une Europe de la culture ne se résume donc pas du tout dans le
projet de préservation du patrimoine culturel européen, et singulièrement dans
la reconnaissance de la « diversité culturelle ». La culture européenne n’est pas
d’abord un patrimoine : elle est tout autant une force de remise en question de
tous les patrimoines et leur transformation − en quoi on a qualifié cette force
de révolutionnaire. Lors de la renégociation des accords du GATT en 1993, la
France a tenté, avec un certain succès d’abord, d’imposer sa conception de
« l’exception culturelle ». La culture n’est pas une marchandise et doit faire
l’objet de protections, subventions, réglementations diverses. Mais, plus
récemment, et suite à une nouvelle négociation, c’est une sorte de compromis
fâcheux qui l’a emporté : nous devons parler maintenant de « diversité
culturelle ». C’est le Canada, champion en matière de multiculturalisme, qui a
fait valoir ce concept. Mais il s’agit pourtant d’un dévoiement fondamental de
l’idée initiale : la diversité culturelle n’est pas du tout l’exception culturelle,
car la Culture est loin de s’identifier aux cultures ! C’est la culture en tant que
telle qui doit faire exception. La diversité culturelle, c’est une sorte de
biodiversité : il faut préserver les espèces vivantes pour le principe, pour
l’équilibre général, pour la mémoire, pour la morale… Mais de même que le
respect de la Vie ne s’identifie pas du tout à la préservation de la biodiversité,
de même, la protection de la Culture n’est pas celle de la diversité culturelle.
© Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
Car la culture, c’est n’est pas seulement ce qui isole et particularise tel ou tel © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
Culture 2000 : Le programme vise à la mise en valeur d' un espace culturel © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
commun caractérisé par ses diversités culturelles et par son héritage culturel
partagé » (voir le site de l’UE, référencé en bibliographie). On retrouve cette
dualité du régional et du « commun », qui n’est en fait qu’un régional de
niveau supérieur, un particularisme partagé par tous. Qu’on nous comprenne
bien : cette politique est essentielle et l’existence (tardive) d’article sur la
question culturelle dans les textes des l’UE est une excellente chose. Il est
absolument nécessaire de protéger la diversité des cultures régionales et
nationales. Ce que nous disons simplement, c’est que cela n’est là qu’un aspect
de la politique culturelle, et que l’Europe de la Culture n’est pas seulement
l’Europe des cultures, plus la culture européenne commune. Que serait donc,
sur le plan institutionnel une telle Europe de la Culture ? Eh bien, le lecteur va
L’Europe de la Culture 221
être déçu : pour une part, cette Europe existe déjà, y compris au niveau
institutionnel.
On attribue − à tort, mais peu importe − à Jean Monnet d’avoir prononcé
cette phrase : « si l’Europe était à refaire, je commencerais par la culture »4. Il
est vrai que l’Europe s’est d’abord faite sur l’économie, le droit et la politique.
Ce n’est que depuis les années 80 que la culture devient un objet d’attention, et
il faut attendre 1992 et le Traité de Maastricht pour que l’UE se dote
statutairement d’une compétence culturelle. Mais dire cela, c’est oublier une
vieille institution, qui est essentielle pour la construction d’une Europe de la
Culture : le Conseil de l’Europe, fondé en 1949, c’est-à-dire avant les Traités
de Paris (en 1951, qui établit la CECA) et de Rome (en 1957, qui fonde la
CEE). Il est une sorte d’UNESCO pour l’Europe : il a vu le jour à peu près à la
même période (l’après-guerre) et s’est fixé à peu près le même objectif au
niveau européen : construire la paix par les droits de l’homme, la démocratie,
les libertés fondamentales et la culture (il a en plus une compétence dans le
domaine social, économique et administratif). Toujours comme l’UNESCO, le
Conseil de l’Europe est une institution politique intergouvernementale et, à
bien des égards, son Comité des ministres, son Assemblée consultative et son
Secrétariat rappellent la Conférence générale, le Conseil exécutif et le
Secrétariat de l’UNESCO. Autre ressemblance troublante : leur relative
impuissance, pour des raisons identiques : ils promulguent des conventions et
directives qui n’ont pas valeur d’obligation réelle pour les États membres, les
tractations diplomatiques paralysent leur fonctionnement, et ils manquent de
moyens financiers à la hauteur de leur mission.
Ceci dit, le Conseil de l’Europe est une institution essentielle pour mener
à bien une politique culturelle en Europe, et son travail, à travers ses organes
spécialisés comme le Conseil de la coopération culturelle (CCC, devenu
CDCC, puis remplacé en 2002 par le GR-C1) est remarquable. Le GR-C1
comprend 4 comités directeurs : enseignement, enseignement supérieur et
recherche, patrimoine, environnement. D’une façon générale, le Conseil de
l’Europe a beaucoup travaillé sur la protection du patrimoine, le soutien des
métiers de la culture, la politique éducative et l’amélioration des systèmes
universitaires des États membres, l’aide à l’édition culturelle, scientifique et
artistique, la protection des cultures nationales, des langues régionales, etc. Les
programmes mis en œuvre sont donc de tous ordres : on trouve aussi bien des
© Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
programmes en faveur de ce que l’on a appelé la culture-patrimoine qu’en © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
4
C’est en fait le commissaire Spinelli, de la Commission exécutive, qui en serait
l’auteur.
222 La Culture
s’il ne s’agit pas d’une institution européenne, il faut aussi mentionner toutes
les ONG européennes spécialisées dans le domaine culturel. Elles constituent
un vaste réseau diversifié, aux compétences multiples. Le Centre européen de
la culture est fondé à Genève en 1950, la Fondation européenne de la culture
en 1954 (par Denis de Rougemont, dont l’impulsion en faveur d’une Europe de
la culture se révéla essentielle). Mentionnons également la Société européenne
de la culture (depuis 1950), le Collège de l’Europe (1950), l’Association
européenne des enseignants (1952), l’Institut universitaire européen (1976),
l’Association des centres culturels de rencontre (ACCR, créé en 1973), le
Forum des artistes européens (Gulliver, créé en 1987), ainsi que les Maisons
pour l’Europe, et les Maisons européennes de la culture.
développe son programme Culture aux côtés des revendications politiques et © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
sociales, ou bien faut-il miser sur le Conseil, et laisser à l’UE les questions qui
la concernent plus en propre ? Mais comment mener une politique de la culture
au niveau d’une Europe élargie sans un resserrement de ses liens politiques ?
Que peut la politique culturelle sans la politique ?
En l’état, la politique culturelle au niveau européen reste insatisfaisante.
On observe en effet une sorte de concurrence institutionnelle entre toutes les
agences chargées de la culture en Europe, qui nuit à leur efficacité. La
« concurrence/complémentarité » des associations, réseaux, collectivités
territoriales et des agences internationales « ne suffit pas à fabriquer une
architecture douée de sens », conclut A.-M. Autissier (L’Europe de la culture,
p. 428). L’auteur montre aussi comment les compétences culturelles nouvelles
de l’UE peuvent rivaliser avec celle du Conseil ou de l’UNESCO, et que ces
L’Europe de la Culture 223
qui ne fait pas l’unanimité qu’une somme de recommandations consensuelles © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
sans force. Rien n’est plus consensuel que “l’Europe des cultures”, puisque
cette Europe renvoie chaque région à elle-même. “La culture européenne”
quant à elle reste dans son principe un musée de l’Europe plus qu’une politique
culturelle européenne. Une authentique politique culturelle en Europe, c’est
l’idée d’une Europe de la Culture, qui sera à la fois plus universelle dans son
5
Nous faisons état de ces pesanteurs, et proposons quelques remèdes, dans
« L’UNESCO : paix savante ou politique ? (Du juste équilibre entre technocratie et
démocratie dans une organisation internationale) ». Diagnostic et prescription valent
pour la bureaucratie onusienne et unesquienne de la même façon que pour les institutions
européennes.
224 La Culture
principe, mais aussi sans doute moins consensuelle dans les faits. Cette Europe
de la culture ne peut en effet se faire qu’au moyen d’une politique culturelle, et
la politique est toujours la mise en scène de conflits d’intérêt et d’antagonismes
de tous ordres. La Culture, l’universel et l’esprit doivent faire ce détour par le
politique et par la gestion des intérêts particuliers, car il s’agit toujours d’un
universel, pour ainsi dire, seulement humain.
Bibliographie
Patrimoine, Jeunesse et Sports ». © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
GIRARD R., Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001.
DEMALDENT J., « Conseil de l’Europe », in Encyclopaedia Universalis, 2004.
Europe et culture. Un enjeu pour le développement local, Actes du colloque de
Sarlat, Apogée, 1995.
FARCHY J., La fin de l’exception culturelle ?, CNRS éd., CNRS
communication, 1999.
FERRY J.-M., L’Europe, l’Amérique et le monde, éd. Pleins feux, études, 2004.
Fondation Européenne de la Culture (site) : www.eurocult.org.
FINKIELKRAUT A., La défaite de la pensée, Gall., folio essais, 1987.
L’Europe de la Culture 225