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L'IDÉE D'UNE EUROPE DE LA CULTURE (L'EUROPE DES CULTURES, LA

CULTURE EUROPÉENNE ET L'EUROPE DE LA CULTURE)

Vincent Citot

Vrin | « Le Philosophoire »

2006/2 n° 27 | pages 215 à 225


ISSN 1283-7091
ISBN 9782353380299
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’idée d’une Europe de la Culture
(L’Europe des cultures, la culture européenne et
l’Europe de la Culture) 1

Vincent Citot

L’ Europe ne désigne pas de réalité homogène, s’il est vrai qu’il y a une
Europe géographique, qui ne recouvre pas exactement l’Europe
historique, et culturelle, qui elle-même ne saurait s’identifier à l’Europe
politique, juridique et économique. De là toutes les difficultés pour repérer une
“identité européenne”. Cette identité est une réalité complexe, multiple,
ambiguë. Sur le plan strictement culturel qui nous occupe ici, rien n’est moins
évident que de donner à cette Europe des frontières claires et consensuelles. Il
est bien entendu toujours possible de rappeler les différents âges de la
construction de cette identité : l’importance fondatrice de la Grèce antique,
puis de l’Europe romaine, romano-chrétienne, germano-chrétienne, l’Europe
de la Renaissance, des Lumières, etc. Selon les périodes envisagées et les
critères retenus, l’Europe s’étend jusqu’à Jérusalem, Alexandrie, Carthage,
Moscou, ou bien se resserre sur les nations d’Europe occidentale. En un sens,
l’Europe culturelle est partout où elle s’est exportée aux époques coloniales,
c’est-à-dire presque partout. Alexandre le Grand a déposé des germes, jusqu’en
Inde, qui sont ceux de l’Europe culturelle. Les Etats-Unis d’Amérique sont
eux-mêmes à l’origine une sorte d’excroissance de l’Europe : un bout d’Europe
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parti se reconstituer ailleurs. Tout “l’Occident” est européen en un sens. Mais
l’Orient l’est aussi par bien des aspects. Dans le désert syrien oriental, sur les
bords de l’Euphrate, des monticules de terre et de cailloux rappellent que
quelque chose de l’Europe gît ici. Une pancarte rouillée indique : « Doura
Europos ». Cette cité hellénistique fondée au IVe siècle avant J-C fut la plus
importante de l’Euphrate… Cela suffit-il pour intégrer la Syrie dans la
communauté européenne ? Ce serait ignorer que l’histoire n’est pas un musée,

1
Ce texte constitue la retranscription corrigée d’une conférence faite à l’occasion du
« Forum de rencontre européen », qui s’est tenu les 24 et 25 février 2006 au Sénat de la
République française et au Domaine National de Saint-Cloud.

Le Philosophoire, n°27, 2006, p. 215-225


216 La Culture

mais avant tout un processus. Et c’est justement cette tâche qui est la nôtre :
construire l’Europe non sur ce qu’elle a été et ce qu’elle est, mais sur ce que
l’on veut qu’elle soit.

Culture européenne et esprit européen

La question de l’identité culturelle européenne est un casse-tête


d’historiens, et il apparaîtra toujours plus ou moins artificiel de fixer des
frontières. Mais quand bien même ce fût possible, cela ne nous aiderait guère.
L’histoire de l’Europe à faire n’est pas la répétition sur le plan institutionnel de
l’histoire faite. Aujourd’hui comme hier l’Europe n’est pas et n’a jamais été un
territoire ou une identité : elle est et a été une tâche et une ambition. Elle s’est
voulue civilisatrice, s’est crue le centre du monde, et l’a été en effet. Qu’elle le
soit encore ! Non plus par la colonisation et les conquêtes, mais par la
mondialisation des droits de l’homme, de la démocratie et des libertés
fondamentales. Non plus par l’évangélisation des “peuples barbares”, mais par
la divulgation de l’esprit laïc, qui est l’esprit tout court. Egalement, par la
diffusion de la science et des idéaux universitaires. L’Europe du Moyen Age a
inventé l’Université. D’abord pôle d’enseignement chrétien, l’université est
devenue le symbole de la recherche laïque et de l’acquisition de connaissances
universelles. Depuis le « miracle grec » jusqu’à la fondation des grandes
institutions universelles au lendemain de la seconde guerre mondiale (ONU,
UNESCO, etc.), en passant par l’universalisme paulinien, l’humanisme de la
Renaissance, le rationalisme des Lumières et la Déclaration des Droits de
l’Homme, l’Europe s’est toujours faite la championne de l’universel :
universalité de la raison et de la vérité, de l’amour et de la charité, de la justice
et du droit.
Ethnocentrisme déguisé ? Danger totalitaire ? Peut-être. L’Europe a cru
retenir les leçons du passé en se faisant − depuis les années 60 dites
postmodernes − relativiste, irrationaliste, anti-intellectualiste, tiers-mondiste,
occidentalophobe, même.2 A tel point que l’universel, la raison, la justice et le
droit sont systématiquement soupçonnés de compromission avec le pouvoir,
avec les pulsions, avec les intérêts. Mais ce sont encore des intellectuels qui,
jouissant des acquis culturels européens, peuvent exercer sur eux une
réflexivité critique qui définit justement l’Europe.3 Il appartient à l’Europe, par
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2
Mais en fait, cette autocontestation et ce soupçon porté sur ses valeurs a toujours existé
en Europe, depuis Montaigne jusqu’à aujourd’hui, en passant par tous les antimodernes
des XVIIIème et XIXème siècles.
3
C’est ce que montre R. Caillois, polémiquant avec C. Lévi-Strauss, notamment dans
« Illusions à rebours » et dans son discours à l’Académie Française, lors de l’accueil de
celui-là : seul un esprit éduqué à la réflexivité critique, issu d’une tradition qui s’est fait
une spécialité de la critique de la tradition, pourra se prêter au jeu de
l’occidentalophobie. De la même façon, Kolakowski, dans « Où sont les barbares ? »,
s’attache à montrer que le propre de l’Europe est cet esprit d’auto-critique, ce qui lui
confère une certaine supériorité sur les cultures qui ne se pensent pas elles-mêmes dans
leur propre relativité. Il en vient donc à défendre un certain « européocentrisme », qui
L’Europe de la Culture 217

principe et par tradition, de se remettre sans cesse en question : révolution


politique, révolution scientifique, révolution industrielle, révolution
intellectuelle et culturelle. L’Europe est révolutionnaire, parce qu’elle est une
certaine conception de l’histoire et du progrès. Qu’est-ce donc que l’Europe en
un mot ? C’est un certain type de rapport à la tradition. Non pas un rapport
traditionaliste à la tradition comme dans les sociétés dites traditionnelles ; non
pas un rapport de cohabitation gênée et complexée à sa tradition (fidélité et
trahison) comme dans beaucoup de sociétés récemment industrialisées ; pas
davantage une absence relative de tradition et de recul historique qui
caractérise les pays d’histoire récente (comme les Etats-Unis) ; mais un
rapport réflexif et critique à sa tradition. En Europe, l’histoire est une
référence identitaire et une source dont l’importance fait souvent l’objet de
moqueries outre-Atlantique (« la vieille Europe ») ; mais le rapport interrogatif
et critique à sa tradition qui la définit selon nous étonne aussi bien d’autres
cultures, qui y verraient pour leur par de l’infidélité et du reniement.
L’Europe a une conscience historique forte, ce qui signifie deux choses :
l’importance du passé (qui lui donne du recul sur les événements et permet
l’exercice du jugement éclairé) et la tâche de l’avenir (le progrès est une
responsabilité). C’est sa conception de l’histoire qui la caractérise le mieux : le
double sens de l’histoire comme la force du passé dans lequel on puise les
richesses de l’avenir, et comme la capacité de rupture indéfinie avec ce même
passé pour construire un avenir neuf et libre. L’idée que l’histoire a un sens et
constitue un processus dynamique est une idée européenne née à la
Renaissance, et développée surtout aux XVIIIe et XIXe siècles. Cela suppose un
rapport non traditionaliste à la tradition, lui-même rendu possible par l’exercice
du jugement critique sur la société, ses valeurs et ses institutions. Cet esprit
critique est né en Grèce antique, avec Socrate, et n’a cessé de se généraliser à
travers toutes les périodes de la construction de l’Europe. L’universalisme, la
conscience historique et la réflexivité critique sont, semble-t-il, ce qui permet
de définir l’esprit européen − et, de fait, il n’y a pas qu’en Europe que l’on
retrouve cet esprit historiquement né en Europe. Ainsi, ce qui importe, c’est
moins ce qu’a été et ce qu’est culturellement l’Europe, que ce type de rapport
qu’elle entretient avec elle-même. L’Europe, par principe, a vocation à se
remettre en question, à se redéfinir et aussi à s’universaliser. L’Europe est
donc une dynamique plus qu’une identité. Elle n’est pas un patrimoine, mais
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une ambition. © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

n’est plus l’effet d’une illusion ethnocentrique. On lira aussi Celui par qui le scandale
arrive, de R. Girard, où l’Europe occidentale est également pensée dans l’horizon de
cette réflexion constante sur elle-même. Le dernier essai en date sur cette question est
celui de P. Bruckner, La tyrannie de la Pénitence. Essai sur le masochisme occidental,
où il montre que la critique de l’Occident devient de plus en plus l’exercice de style
obligé des Européens, et que ce masochisme caractérise en propre la conscience
européenne. Les références sont citées en bibliographie.
218 La Culture

La Culture et le culturel

Qu’en résulte-t-il pour ceux qui, depuis cinquante ans, ont construit et qui
ont encore à construire l’Europe des institutions ? Plus précisément, qu’en est-
il des institutions culturelles en Europe ? Une harmonisation européenne des
politiques culturelles est-elle possible ? Une Europe de la culture doit-elle se
fonder sur une identité culturelle européenne à définir ? Si ce que nous avons
dit de l’esprit européen est juste, il y aurait deux façons de le trahir : identifier
une culture européenne figée et limitative, et noyer l’Europe dans les cultures
nationales. L’incertitude historique sur les frontières de l’Europe et son
essentielle vocation universaliste rendrait vaine toute tentative de limitation
géographique a priori des institutions culturelles européennes. L’Europe de la
culture, du droit et des libertés politiques essentielles n’a pas de limite a priori.
L’autre écueil consiste à ne voir dans l’Europe qu’une association de cultures
régionales. Ce serait encore passer à côté de cet esprit européen universaliste.
L’Europe de la Culture n’est ni l’Europe des cultures ni le repérage d’une
culture européenne historiquement constituée. Ce serait dans les deux cas
confondre la Culture avec le culturel, c’est-à-dire la Culture comme vie de
l’esprit avec la culture comme tradition.
On touche ici à l’ambiguïté du terme de culture, qui signifie tantôt la
puissance individuelle de transcender ses conditions particulières pour accéder
à l’universalité des connaissances et des valeurs, tantôt la puissance du
collectif de peser de tout son poids sur les mentalités et les comportements
individuels. La culture-éducation n’est pas la culture-conditionnement, car
être cultivé ne signifie pas simplement appartenir à une culture, c’est-à-dire en
somme être “culturé”. Cette équivoque est rendue en allemand par la
distinction conceptuelle de la Bildung (le mouvement de se former et de
s’éduquer en s’élevant du sensible à l’intelligible, du particulier à l’universel)
et de la Kultur (l’appartenance à une culture particulière, à l’existence
coutumière, la participation passive aux mœurs de sa société). La culture-
appartenance conditionne et fait l’objet de la recherche anthropologique, tandis
que la culture-éducation libère, et est davantage une affaire de morale. Bien
entendu, il y a un rapport dialectique entre ces deux notions de culture, et
l’homonymie n’est pas de hasard. C’est toujours à travers le particulier que
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l’on vise et que l’on s’élève à l’universel : il faut être d’une culture © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

particulière pour pouvoir s’éduquer à la vie de l’esprit. En outre, il y a du


spirituel dans toute formation culturelle, et le travail de l’éducation consiste
essentiellement, non pas à renier sa culture d’appartenance, mais à retrouver ce
qui, en elle, est porteur d’universalité et de spiritualité. S’éduquer, s’est passer
de la culture subie à la culture reconnue, c’est se réapproprier sa culture par un
acte réflexif. Kultur et Bildung sont donc deux points de vue sur une même
réalité à la fois sociale et spirituelle. La Kultur est la possibilité de la Bildung,
et la Bildung est l’horizon souhaitable de la Kultur (selon l’esprit européen, du
moins).
Mais voilà ou l’on veut en venir concernant les institutions européennes :
ces institutions n’ont pas grand sens si elles ne font que promouvoir les
multiples cultures traditionnelles dans leur diversité. Car ce qui importe, pour
L’Europe de la Culture 219

l’esprit européen, ce n’est pas seulement l’identité culturelle locale, c’est ce qui
en elle permet de se transcender elle-même : c’est la Bildung derrière la Kultur,
c’est la liberté de l’esprit derrière le conditionnement anthropologique. Cette
ascension vers la réflexivité critique universelle n’est possible que par
l’enracinement dans une culture particulière, et par la reconnaissance de ce qui,
dans cette culture, permet justement cette ascension. D’où l’importance des
politiques culturelles visant à préserver et promouvoir les identités culturelles
dans leurs multiplicités et leurs singularités. Mais il ne faudrait surtout par s’en
tenir là, et oublier que cette culture-musée n’a de sens qu’en vue d’une culture-
éducation. Garder une culture vive, ce n’est pas préserver sa puissance de
conditionnement sur les individus, c’est permettre à ceux-ci de retrouver en
elle le chemin de l’universel. La science et la philosophie n’ont pas de
monopole en la matière : toute formation spirituelle entretient quelque rapport
à ce que l’on nomme ici l’universel, à commencer par l’art, la religion et le
système de valeur que toute culture véhicule.
L’idée d’une Europe de la culture ne se résume donc pas du tout dans le
projet de préservation du patrimoine culturel européen, et singulièrement dans
la reconnaissance de la « diversité culturelle ». La culture européenne n’est pas
d’abord un patrimoine : elle est tout autant une force de remise en question de
tous les patrimoines et leur transformation − en quoi on a qualifié cette force
de révolutionnaire. Lors de la renégociation des accords du GATT en 1993, la
France a tenté, avec un certain succès d’abord, d’imposer sa conception de
« l’exception culturelle ». La culture n’est pas une marchandise et doit faire
l’objet de protections, subventions, réglementations diverses. Mais, plus
récemment, et suite à une nouvelle négociation, c’est une sorte de compromis
fâcheux qui l’a emporté : nous devons parler maintenant de « diversité
culturelle ». C’est le Canada, champion en matière de multiculturalisme, qui a
fait valoir ce concept. Mais il s’agit pourtant d’un dévoiement fondamental de
l’idée initiale : la diversité culturelle n’est pas du tout l’exception culturelle,
car la Culture est loin de s’identifier aux cultures ! C’est la culture en tant que
telle qui doit faire exception. La diversité culturelle, c’est une sorte de
biodiversité : il faut préserver les espèces vivantes pour le principe, pour
l’équilibre général, pour la mémoire, pour la morale… Mais de même que le
respect de la Vie ne s’identifie pas du tout à la préservation de la biodiversité,
de même, la protection de la Culture n’est pas celle de la diversité culturelle.
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Car la culture, c’est n’est pas seulement ce qui isole et particularise tel ou tel © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

groupe social, c’est aussi et surtout ce qui rassemble et qui universalise le


genre humain. Que l’on protège les traditions culinaires de Corrèze, la langue
bretonne, le bocage normand, c’est très bien, mais cela n’est pas toute la
culture : il y a encore l’accès pour tous à l’éducation, aux enseignements
universitaires dignes de ce nom, aux bibliothèques, aux théâtres, aux musées,
etc. L’aide à l’édition scientifique et l’aide aux artisans de telle ou telle région
ne jouent pas dans le même registre. L’un et l’autre doivent sans doute être
protégés par des règles antilibérales, mais on voit bien en quoi l’idée de
« diversité culturelle » et de « multiculturalisme » tend à rabattre la Culture
sur les cultures.
220 La Culture

Les institutions culturelles européennes

Il importe donc de prendre conscience de l’irréductibilité de la Culture au


culturel pour mener à bien une Europe de la Culture. Celle-ci ne peut être ni
une Europe qui muséalise des cultures-traditions, ni une législation sur une
hypothétique identité culturelle figée. La Culture est un principe à la fois de
singularité et d’universalité, elle est la vie de l’esprit, lequel doit se former et
s’éduquer plutôt que de se contempler passivement lui-même sous la forme
d’un « patrimoine ». A ce titre, les efforts pour intégrer la culture comme
compétence de l’Union Européenne restent ambigus : la culture reste pensée
dans l’horizon du multiculturalisme d’une part et de l’héritage européen figé
d’autre part. On peut se reporter à l’article 128 du Traité de Maastricht, repris
par l’article 151 du Traité d’Amsterdam : « La Communauté contribue à
l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur
diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l' héritage culturel
commun ». On est ballotté d’un régionalisme à un autre : du régionalisme des
régions à celui de la région Europe. L’alinéa 2 est du même tonneau : «
L' action de la Communauté vise à encourager la coopération entre États
membres et, si nécessaire, à appuyer et compléter leur action dans les
domaines suivants : l' amélioration de la connaissance et de la diffusion de la
culture et de l'histoire des peuples européens, la conservation et la sauvegarde
du patrimoine culturel d' importance européenne (…) ». Il s’agit encore de
culture-patrimoine, de culture à conserver ou à connaître, plutôt que de Culture
qui serait la Connaissance elle-même, la Science. L’alinéa 4, de même : « La
Communauté tient compte des aspects culturels dans son action au titre d' autres
dispositions du présent traité, afin notamment de respecter et de promouvoir la
diversité de ses cultures ». L’obsession est la diversité culturelle.
Sur la base de ces articles 128 puis 151, la Commission Européenne va
mettre en œuvre différents programmes culturels, aux noms symptomatiques.
Le programme « Kaléidoscope » (1996-1999) « encourage les activités de
création et de coopération artistique et culturelle ». Mais pourquoi l’appeler
ainsi ? Ce nom donne l’idée que la Culture se résume dans une myriade de
petites cultures dont il s’agirait d’admirer la diversité monadologique. Peu
après, la place est laissée au programme « Culture 2000 ». « L' objectif de
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Culture 2000 : Le programme vise à la mise en valeur d' un espace culturel © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

commun caractérisé par ses diversités culturelles et par son héritage culturel
partagé » (voir le site de l’UE, référencé en bibliographie). On retrouve cette
dualité du régional et du « commun », qui n’est en fait qu’un régional de
niveau supérieur, un particularisme partagé par tous. Qu’on nous comprenne
bien : cette politique est essentielle et l’existence (tardive) d’article sur la
question culturelle dans les textes des l’UE est une excellente chose. Il est
absolument nécessaire de protéger la diversité des cultures régionales et
nationales. Ce que nous disons simplement, c’est que cela n’est là qu’un aspect
de la politique culturelle, et que l’Europe de la Culture n’est pas seulement
l’Europe des cultures, plus la culture européenne commune. Que serait donc,
sur le plan institutionnel une telle Europe de la Culture ? Eh bien, le lecteur va
L’Europe de la Culture 221

être déçu : pour une part, cette Europe existe déjà, y compris au niveau
institutionnel.
On attribue − à tort, mais peu importe − à Jean Monnet d’avoir prononcé
cette phrase : « si l’Europe était à refaire, je commencerais par la culture »4. Il
est vrai que l’Europe s’est d’abord faite sur l’économie, le droit et la politique.
Ce n’est que depuis les années 80 que la culture devient un objet d’attention, et
il faut attendre 1992 et le Traité de Maastricht pour que l’UE se dote
statutairement d’une compétence culturelle. Mais dire cela, c’est oublier une
vieille institution, qui est essentielle pour la construction d’une Europe de la
Culture : le Conseil de l’Europe, fondé en 1949, c’est-à-dire avant les Traités
de Paris (en 1951, qui établit la CECA) et de Rome (en 1957, qui fonde la
CEE). Il est une sorte d’UNESCO pour l’Europe : il a vu le jour à peu près à la
même période (l’après-guerre) et s’est fixé à peu près le même objectif au
niveau européen : construire la paix par les droits de l’homme, la démocratie,
les libertés fondamentales et la culture (il a en plus une compétence dans le
domaine social, économique et administratif). Toujours comme l’UNESCO, le
Conseil de l’Europe est une institution politique intergouvernementale et, à
bien des égards, son Comité des ministres, son Assemblée consultative et son
Secrétariat rappellent la Conférence générale, le Conseil exécutif et le
Secrétariat de l’UNESCO. Autre ressemblance troublante : leur relative
impuissance, pour des raisons identiques : ils promulguent des conventions et
directives qui n’ont pas valeur d’obligation réelle pour les États membres, les
tractations diplomatiques paralysent leur fonctionnement, et ils manquent de
moyens financiers à la hauteur de leur mission.
Ceci dit, le Conseil de l’Europe est une institution essentielle pour mener
à bien une politique culturelle en Europe, et son travail, à travers ses organes
spécialisés comme le Conseil de la coopération culturelle (CCC, devenu
CDCC, puis remplacé en 2002 par le GR-C1) est remarquable. Le GR-C1
comprend 4 comités directeurs : enseignement, enseignement supérieur et
recherche, patrimoine, environnement. D’une façon générale, le Conseil de
l’Europe a beaucoup travaillé sur la protection du patrimoine, le soutien des
métiers de la culture, la politique éducative et l’amélioration des systèmes
universitaires des États membres, l’aide à l’édition culturelle, scientifique et
artistique, la protection des cultures nationales, des langues régionales, etc. Les
programmes mis en œuvre sont donc de tous ordres : on trouve aussi bien des
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programmes en faveur de ce que l’on a appelé la culture-patrimoine qu’en © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

faveur de la culture-éducation (politique de l’enseignement, aide à l’édition, à


la circulation des œuvres d’arts, etc.). Depuis que l’UE se préoccupe de
culture, il faut aussi souligner l’importance des programmes mis en place par la
Commission Culture du Parlement Européen et la Commission Éducation et
Culture de la Commission Européenne : les programmes « Kaléidoscope »,
« Ariane », « Raphaël », puis « Culture 2000 » qui se prolonge maintenant en
« Culture 2007 ». Outre l’action de l’UNESCO, essentielle en Europe même

4
C’est en fait le commissaire Spinelli, de la Commission exécutive, qui en serait
l’auteur.
222 La Culture

s’il ne s’agit pas d’une institution européenne, il faut aussi mentionner toutes
les ONG européennes spécialisées dans le domaine culturel. Elles constituent
un vaste réseau diversifié, aux compétences multiples. Le Centre européen de
la culture est fondé à Genève en 1950, la Fondation européenne de la culture
en 1954 (par Denis de Rougemont, dont l’impulsion en faveur d’une Europe de
la culture se révéla essentielle). Mentionnons également la Société européenne
de la culture (depuis 1950), le Collège de l’Europe (1950), l’Association
européenne des enseignants (1952), l’Institut universitaire européen (1976),
l’Association des centres culturels de rencontre (ACCR, créé en 1973), le
Forum des artistes européens (Gulliver, créé en 1987), ainsi que les Maisons
pour l’Europe, et les Maisons européennes de la culture.

Les moyens politiques d’une Europe de la Culture

On le voit, ce ne sont pas les institutions qui manquent, ni les bonnes


volontés. Mais c’est la coordination de toutes ces énergies qui fait défaut. Il y
au moins cinq catégories d’institution : les organismes et fondations privées, le
Conseil de l’Europe, l’Union Européenne, l’UNESCO, et les différents
ministères de la culture des États européens ainsi que les multiples collectivités
territoriales. La culture en Europe est prise en charge par les régions, les États,
les instituions européennes et les agences internationales comme l’UNESCO.
Mais quel organisme peut coordonner l’ensemble ? Faut-il centraliser les
politiques culturelles ? A quel niveau ? Il est certain que rien ne remplacera les
Ministères nationaux et le travail des organismes publics régionaux. Mais au
moins apparaît-il souhaitable d’y voir plus clair au niveau européen. Encore
faudrait-il savoir de quelle Europe on parle. L’Europe de l’UE n’est pas du tout
la même que celle du Conseil de l’Europe, qui comprend 46 États membres en
2005. Dès sa création, le Conseil comprenait un grand nombre d’États
européens qui ne sont toujours pas entrés dans l’UE. Il apparaît ainsi que c’est
l’Europe économique et politique qui a du retard sur l’Europe de la culture.
Enfin, c’est un retard tout relatif si l’on mesure le faible pouvoir d’intégration
et de coercition du Conseil. Nous avons d’un côté une Europe économique
restreinte, qui tente (avec bien des difficultés) d’être plus politique et plus
intégrative, et de l’autre, une Europe de la culture élargie, mais qui ne peut pas
faire grand chose concrètement. Faut-il alors se battre pour que l’UE
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développe son programme Culture aux côtés des revendications politiques et © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

sociales, ou bien faut-il miser sur le Conseil, et laisser à l’UE les questions qui
la concernent plus en propre ? Mais comment mener une politique de la culture
au niveau d’une Europe élargie sans un resserrement de ses liens politiques ?
Que peut la politique culturelle sans la politique ?
En l’état, la politique culturelle au niveau européen reste insatisfaisante.
On observe en effet une sorte de concurrence institutionnelle entre toutes les
agences chargées de la culture en Europe, qui nuit à leur efficacité. La
« concurrence/complémentarité » des associations, réseaux, collectivités
territoriales et des agences internationales « ne suffit pas à fabriquer une
architecture douée de sens », conclut A.-M. Autissier (L’Europe de la culture,
p. 428). L’auteur montre aussi comment les compétences culturelles nouvelles
de l’UE peuvent rivaliser avec celle du Conseil ou de l’UNESCO, et que ces
L’Europe de la Culture 223

travaux qui pourraient être complémentaires tournent parfois à la « guerre


inter-institutionnelle ». Les problèmes de l’intégration culturelle européenne se
posent aussi et avant tout par la gestion des égoïsmes nationaux : les États ne
sont pas prêts à déléguer à une institution européenne leurs prérogatives en
matière de culture. De fait, la culture reste encore une compétence nationale en
Europe. Mais, sans chercher à construire dès aujourd’hui une authentique
politique culturelle européenne nécessairement coercitive, il est possible de
réfléchir aux moyens de coordonner les actions culturelles existantes. Une
institution coordinatrice serait aussi plus puissante et plus efficace.
Certains auteurs − comme P. Sticht − proposent la création d’un Institut
européen de la culture. Il est vrai qu’un tel institut dont la culture serait la
compétence exclusive n’existe pas : l’UE ne s’est pas dotée d’une institution
permanente de grande ampleur à ce titre (quelques experts et commissaires
européens ne peuvent remplacer un institut permanent, comme l’est
l’UNESCO à une autre échelle). Quant au Conseil de l’Europe, la culture n’est
pas sa compétence exclusive. Il nous semble pourtant que la création d’une
nouvelle institution ne rendrait pas plus claire la situation des politiques
culturelles en Europe (sans parler du coût d’une telle opération, dont on peut se
faire une idée en observant les comptes de l’UNESCO). Sans doute serait-il
préférable de travailler à rendre plus efficaces les institutions en place. Puisque
l’Europe est plus large que la petite Europe circonscrite par l’UE, puisqu’il
existe un organisme européen chargé notamment de la culture qui rassemble
déjà un grand nombre d’États membres, c’est certainement celui-ci qui est
pressenti pour jouer ce rôle de coordinateur. C’est au niveau du Conseil de
l’Europe qu’il faut agir. Il est impuissant et manque de moyens ? Réformons-
le ; la culture en vaut la peine. Augmentons les cotisations des États membres,
et tâchons de renforcer son efficacité en lui donnant un pouvoir législatif (et
pas seulement le “pouvoir” de produire des recommandations).
Bien entendu, chaque État peut se retirer de l’organisation s’il est mis en
minorité et n’entend pas se soumettre. L’alternative est toujours la même : ne
rien faire et rassembler tous les États autour d’un consensus verbal, ou bien
mener une vraie politique culturelle, au risque de voir certains d’entre eux
quitter l’institution. Les pesanteurs qui règnent à l’UNESCO menacent toute
agence intergouvernementale qui entend mener une politique unifiée malgré la
diversité des membres.5 Mieux vaut cependant une politique juste et efficace
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qui ne fait pas l’unanimité qu’une somme de recommandations consensuelles © Vrin | Téléchargé le 20/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)

sans force. Rien n’est plus consensuel que “l’Europe des cultures”, puisque
cette Europe renvoie chaque région à elle-même. “La culture européenne”
quant à elle reste dans son principe un musée de l’Europe plus qu’une politique
culturelle européenne. Une authentique politique culturelle en Europe, c’est
l’idée d’une Europe de la Culture, qui sera à la fois plus universelle dans son

5
Nous faisons état de ces pesanteurs, et proposons quelques remèdes, dans
« L’UNESCO : paix savante ou politique ? (Du juste équilibre entre technocratie et
démocratie dans une organisation internationale) ». Diagnostic et prescription valent
pour la bureaucratie onusienne et unesquienne de la même façon que pour les institutions
européennes.
224 La Culture

principe, mais aussi sans doute moins consensuelle dans les faits. Cette Europe
de la culture ne peut en effet se faire qu’au moyen d’une politique culturelle, et
la politique est toujours la mise en scène de conflits d’intérêt et d’antagonismes
de tous ordres. La Culture, l’universel et l’esprit doivent faire ce détour par le
politique et par la gestion des intérêts particuliers, car il s’agit toujours d’un
universel, pour ainsi dire, seulement humain.

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