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Marseille rêvée, vue, fabriquée

Jean-Louis Comolli
Dans La pensée de midi 2006/2 (N° 18), pages 8 à 15
Éditions Actes sud
ISSN 1621-5338
ISBN 2742760342
DOI 10.3917/lpm.018.0008
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JEAN-LOUIS COMOLLI *

Marseille rêvée, vue, fabriquée

Filmer Marseille, “la ville des héritages impossibles”, c’est


échapper à l’autorité du point de vue et entrer dans une ville
intérieure qui “disparaît derrière ses habitants”.

C’est en 1981, dans L’Ombre rouge, que j’ai filmé pour la première fois
quelque chose de Marseille : le port tel qu’il était alors et, de ce port,
les éléments architecturaux qui renvoyaient aux années 1930, époque
de référence du film ; ce port comme lieu avoué des rendez-vous
secrets, coulisse obscure des coups tordus politiques, communistes et
fascistes agités dans l’ombre portée de la guerre d’Espagne sur les quais
de la Joliette. Ces affrontements nocturnes, comme une danse des
esprits et des corps engagés dans la musique déchirée de Michel Portal,
évoquaient l’action clandestine de la compagnie maritime France
Navigation, outil d’un PCF transporteur d’armes pour les Brigades
internationales et contre les directives de neutralité du gouvernement
du Front populaire.
Marseille était encore dans ce film représentée par quelques rues
d’Endoume, pentes bien dures, en bord d’abîme, dévalant sur les
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rochers d’en bas, et je me souviens qu’à la pointe d’une de ces rues


ouverte comme une tranchée et bordée de béton, les trois étages d’une
maison se dressaient ; nous tournions au dernier, dans un salon dont
toutes les fenêtres donnaient sur la baie de Marseille et les îles du
Frioul, inexorable vue, la mer qui n’a jamais été plus belle en
Méditerranée que là, exactement, mer dans une sorte de rudesse miné-
rale qui ne peut que rappeler, à l’orée du port et en dépit de tous les
affadissements touristiques, combien elle reste avec Ulysse la mer du
transit, à la fois fertile et funeste, de l’homme exilé. Ainsi Marseille

* Ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et collaborateur de Trafic, Images


documentaires et Jazz Magazine, Jean-Louis Comolli a réalisé de nombreux films
documentaires et de fiction, dont Rêves de France à Marseille (avec Michel Samson,
2002). Il est aussi l’auteur de Voir et pouvoir (Verdier, 2004).

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fait-elle face au monde dans une relation singulière. Là plus
qu’ailleurs, plus qu’à Barcelone, plus qu’à Istanbul, plus qu’à Naples, se
sont rassemblées les embarcations brisées de l’histoire coloniale, nos
pauvres radeaux de la Méduse républicaine, les rescapés de tant de ter-
reurs. La rue marseillaise débouche sur l’histoire. La moindre fenêtre
ouvre sur l’oppression. La mort est statufiée au bout de la jetée. Il y a
une grande hélice face au large qui broie symboliquement les soldats
perdus des colonies perdues.
Irrésistiblement, Marseille m’apparaît comme la ville des héritages
impossibles, qui ne sont pas ceux qui ne seraient pas payés, qui sont au
contraire ceux qui se payent, car ce qui a lieu dans la transmission est
précisément l’impossible de l’héritage. Comment hériter des guerres
coloniales ? Du génocide arménien ? De la Shoah ? Ici, à Marseille,
l’histoire est partout, elle est partout insupportable, et les Marseillais
d’hier et d’aujourd’hui n’ont encore d’autre choix que de porter cet
importable. Cette ville est histoire ou n’est rien. Ce ne sont pas les
lieux, ce n’est pas l’espace, c’est l’histoire qui est détruite à Marseille
par les opérations immobilières, les spéculations, les politiques hygié-
nistes, les mises en façade municipales… Jusqu’ici, la ville a plus ou
moins bien résisté au rêve récurrent des pouvoirs d’effacer, en transfor-
mant la ville, les lambeaux d’histoires qui se nouaient en elle. La ville
nouvelle qui émerge des herculéens travaux en cours se veut affranchie
du poids de ces histoires. La ville se déplie comme un drap froissé par
les ébats de l’histoire et que l’on agite et tend au petit matin pour lui
donner une nouvelle tenue. Il n’est pas sûr que ce repassage efface tout
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le plissé historique.
C’est donc une ville substantiellement formée de couches de temps
que j’ai traversée depuis cinquante ans. Toujours le décor s’est effacé
devant les corps. La ville comme ville intérieure. Rêvée, vue, fabriquée
par ceux que je ne connais pas. Basculée de l’autre côté. A l’œil du
cinéaste, l’espace s’impose comme l’évidence même qu’il s’agirait de
filmer. Il convient tout à l’envers de ne pas tomber dans ce piège. Bien
davantage à Marseille qu’ailleurs, ce qui se voit est tout autant ce qui
cache ce qui ne se voit pas. L’espace qui toujours paraît se donner est
tout autant le masque qui recouvre et qui dérobe. On me dira : il y a
des lignes, des volumes, des surfaces, de la lumière et de l’ombre – que
voulez-vous de plus ? C’est là en effet ce que le cinéma filme des
villes : des décors, des agencements de pleins et de vides. Mais il se
peut bien qu’il n’en révèle ainsi que ce qu’il y a à voir, ce qui se donne
pour tel, un simulacre, qui ressemblerait à une ville mais qui ne serait
pas Marseille. On sait qu’un mouvement de normalisation urbaine,

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très exactement lié au commerce de luxe standardisé, change le centre
des villes françaises en galeries marchandes, ouvertes, interchan-
geables. Marseille-vitrine ne me dit rien. Je recherche la difficulté
même de voir et de filmer, la rétention des espaces visibles, la dissimu-
lation, les masques, l’inaperçu. La ville disparaît. Disparition de la
ville derrière ses habitants. La ville s’efface. Tension entre ce qui
s’érige et ce qui s’efface. Les rues du centre-ville sont des traces de
temps que la politique de la ville efface à grands coups de bulldozers.
Les murs changent de statut : ils perdent celui de témoins des vivants
et des morts pour porter les affiches des fétiches du moment.
Marseille est une bataille aux fronts multiples. Le cinéma est là pour
sauver cette vieille dimension humaine de la ville que la mondialisa-
tion économico-politique en cours veut détruire en tant qu’elle est
cette ultime bribe de mauvaise conscience qui pourrait tourmenter
encore les donneurs d’ordre.

Arriver à Marseille autrefois ne pouvait être pour moi qu’une arri-


vée par la mer. Les paquebots venus d’Algérie n’avaient rien des
fameux transatlantiques reliant Southampton à New York. Modeste
mer. Après galères et galiotes, la Méditerranée restait une mer de
barques, de pointus, de balancelles, de bateaux de bois et de goudron.
C’était ma mer. Il y avait la ville, il y avait la mer. De terre, point. Je
n’ai découvert la terre provençale que plus tard, lisant Pagnol et
Giono ; c’était une surprise, un exotisme. Du fond de ma chambre, le
cri de la vigie qui montrait la terre en vue m’avait toujours paru déce-
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vant : la terre en pleine mer, quelle erreur ! La mer s’étendait entre


deux ports qui ne pouvaient être que des villes. La mer et la ville se
rejoignent à Marseille. J’y ajoute la voix maternelle et je sais que j’ai eu
deux pays d’enfance, l’Algérie et Marseille.
Dès mes premiers passages, j’avais aimé à la folie cette capitainerie
du port, peinte sans aucun doute par Giorgio De Chirico et qui était
encore blanche alors : elle signalait la ville comme une scène, une
représentation depuis longtemps commencée et suspendue à l’arrivée
jour après jour de nouveaux acteurs qui s’ajouteraient aux anciens ou
les remplaceraient. Mouvements de foule sur le quai des ferries. Cette
ville est faite de milliers d’existences éphémères et fragiles, pourtant
chacune d’une incroyable densité, chacune avec ses hardes historiques,
son équipage de drames et de tourments, son viatique de sensations
arrachées à leur origine. Comme les chemins d’erre des enfants autistes
accompagnés par Fernand Deligny dessinaient un langage du
mutisme, de l’obsession et de la souffrance, cette ville est faite de l’in-

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fernal croisement des migrants aux traces innombrables, qui sans cesse
se recouvrent et s’effacent, comme elle est faite de la stratification de
couches incalculables de paroles étrangères qui se taisent sur l’essentiel.
C’est sa peau que l’on sauve autant qu’on perd sa langue en débar-
quant ici. Il faudra réapprendre à parler. Parler à d’autres, toujours
d’autres. On n’imagine pas ce que sont les autres pour les autres. Ceux
qui courent la ville en tous sens pour gagner de quoi survivre, ceux qui
sont dans le commerce du commerce, ceux qui viennent ajouter un
corps à la chambre peuplée ne voient pas la ville comme je la vois. Je
voudrais m’approcher au plus près de cette impossibilité, je voudrais
filmer Marseille comme ces Marseillais venus d’ailleurs la voient,
comme je ne sais pas. Si le geste cinématographique fait encore sens
aujourd’hui, ce serait, paradoxalement, en me donnant accès au regard
de l’autre sur moi, spectateur, filmeur. Je vois, sans doute, mais com-
ment suis-je vu ? Et comment suis-je pensé par ceux que je filme ?
Quelle ville d’images et de signes construisent-ils à chacune de leurs
courses ? Quelle ville de cinéma ? Une ville faite d’autres repères,
d’autres chemins, d’autres matières, où le caoutchouc et le carton
auraient plus d’importance que n’en ont pour moi le verre ou le
papier ? Où les fournitures élémentaires ne porteraient pas les mêmes
noms ? Où chaque passant serait escorté par le vol d’un oiseau noir qui
connaîtrait des bouts de son histoire sans pouvoir les dire ? Une ville
où je me perdrais sans doute. Marseille, ville étrangère. C’est évidem-
ment celle que j’aime. Celle du désir.
Le point où nous en sommes ? Le point d’ignorance ? De déni ?
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Nous en sommes au point (aveugle) où porter son regard sur l’autre,


c’est le voir comme vu et non comme voyant. Je propose d’en finir
avec cette notion de “point de vue”, qui dit son ascendance militaire,
le “point de vue” de l’éditorial du directeur, le point de vue du pouvoir,
de contrôler, de surveiller : le point de vue sur le point de vue (1). Et de
remplacer ce terme par la notion de site, empruntée à Jean-Toussaint
Desanti (2). Le site n’est pas seulement le point d’où je vois, c’est la place
où je suis vu par l’autre.

(1) La requête d’avoir un point de vue est devenue le pont aux ânes des diffuseurs de
cinéma documentaire à la télévision et, du coup, des enseignements documentaires
dans les universités et les masters pro. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
(2) Voir la conférence de Jean-Toussaint Desanti rééditée et commentée par Marie-
José Mondzain dans Voir ensemble, L’Exception/Gallimard, 2003.

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Voilà qui me semble dire quelque chose non seulement de l’idée
même de ville, mais de la réalité vécue dans la ville par celles et ceux
qui jour après jour la tissent de leurs gestes appliqués pour la détisser
tout aussi vite. Mais à Marseille, qui voit qui, et comment ? Il y aurait
une économie marseillaise du regard qui associe ou alterne trop et peu.
Quel qu’il soit, voir l’autre, porter le regard sur l’autre reste probléma-
tique, dangereux peut-être. Toute insistance est mal vue. N’est-ce pas
la ville des regards furtifs que je vois au passage ? Une apparence d’évi-
tement n’est-elle pas la règle de bienséance des voyeurs urbains ?
Cette balance délicate entre regardeur et regardé est bousculée par
le cinéma. C’est comme si l’apparition d’une caméra libérait ces pru-
dences et ces inhibitions : alors, il est licite de regarder et d’insister ; la
caméra magnétise les regards, et par sa seule présence crée du specta-
teur. Elle est immédiatement au centre focal des regards ambiants.
Voilà pourquoi je doute qu’il soit possible de filmer les passants d’une
ville quelconque comme s’ils n’étaient pas filmés ; la machine caméra qui
vient à la rencontre des corps qu’elle veut filmer change en eux une
qualité essentielle : devenant enjeux du regard de l’autre (la machine,
moi), ils sont en somme, d’un coup de baguette magique, subjectivi-
sés. Filmés, ou tout simplement mis en présence, même lointaine,
d’une caméra, les passants sont magnétisés et basculent dans la
conscience soudaine d’être vus ; accédant à la liberté de regarder la
machine qui les regarde et même d’être fascinés par elle, ils entrent
dans le cercle enchanté qui échange désir de voir et désir d’être vu. La
ronde des désirs passe par la machine.
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Je me souviens, c’était en 1989, nous étions allés filmer un candidat


qui plantait dans les allées d’une cité des “arbres de la liberté”, plants
d’oliviers en l’occurrence. Une fois tournée la séquence, nous nous
retirions, quand nous fûmes assaillis par une joyeuse bande de gamins
attirés par la caméra. Ces jeunes corps sautillant pour se cadrer entrè-
rent immédiatement en transe, déployant autour de la machine une
folle sarabande de gestes tout aussi bien séducteurs qu’agressifs. Nous
choisîmes de tourner aussi longtemps que possible en plan fixe, le
mouvement ne manquant pas dans le cadre et autour. La cérémonie de
célébration du rapt des corps par la machine, fortement érotisée, a
bien duré six minutes. Et puis ont été éteints les désirs en même temps
que la machine.
La très humaine pulsion scopique a depuis longtemps adopté les
machines à voir, à mieux voir, à voir plus loin, à voir ce qui ne peut pas
se voir ou ne doit pas être vu. Voir est devenu très vite transgression
des limites du voir. La machine innocente ces transgressions. A

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Marseille comme ailleurs, une caméra promenée dans une rue devient
le visible même. Ce qui doit être regardé et non seulement vu, regardé
dans l’insistance d’une attitude de défi ou d’une manœuvre de séduc-
tion. Disons-le autrement : le cinéma érotise la ville. La caméra ouvre
une scène où les regards et les corps se chargent d’une sensation nou-
velle quant à leurs attirances et leurs pouvoirs d’attraction. Le temps
est venu d’en jouer. L’ouverture de cette scène et cette mise en jeu sont
encore une façon pour la ville de se dérober au cinéma en lui propo-
sant une version jouée d’elle-même, très belle ou très forte, sans doute,
mais certainement décalée, légèrement faussée. Le cinéma fabrique de
l’insaisissable. Ne filmant de la ville que ce qui se prête au film, le geste
cinématographique produit cette réserve de non-visible, cette part
d’infilmable à quoi tiendrait sans doute la dimension réelle d’une ville.
La ville, Marseille par excellence, excède le cinéma, invité à prendre
d’elle la part la plus pauvre.

Comment malgré tout tenter de saisir la ville dans une vérité de ce


qui se déplie en elle ? Le film en train de se tourner constitue un site :
qui n’est donc pas la ville que le cinéaste observe et filme, qui est plu-
tôt la manière dont la ville l’observe et le voit filmer. Je suis vu filmant
par ceux que je filme. C’est à Marseille qu’avec Michel Samson (3) nous
avons fini par comprendre cette toute simple vérité, que ceux que nous
filmions, militants, acteurs politiques, élus, candidats, ne se dispo-
saient pas à être filmés seulement parce que nous les remarquions ou
qu’ils se faisaient remarquer, mais qu’en réalité ce qu’ils voyaient arri-
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ver à chaque campagne électorale, ou presque, c’était un film en train


de se faire, une équipe, Samson et moi, devenus infiniment plus
visibles et sans doute du même coup plus calculables que leurs adver-
saires ou alliés dans la bataille. Et nous, nous filmions benoîtement ce
qui de notre action de tournage se réfractait sur nos personnages, qui les
inquiétait ou pas, les accélérait ou pas, cristallisait ou pas leurs gestes et
leurs paroles. Une trame se tissait à plusieurs mains, nous tenions un
bout du tapis, les autres tenaient l’autre bout, et chacun, observant
l’autre, passait ses fils sans attendre son tour. Cette situation idéale, où
les feux du film sont poussés par ceux qui en sont les personnages, a

(3) Avec qui ont été réalisés les sept films de la série Marseille contre Marseille
(Editions DVD Doriane films) et qui, par ailleurs, est avec Michel Péraldi l’auteur
d’un livre majeur : Gouverner Marseille (La Découverte, 2005).

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mis il est vrai quelques années à s’installer. En 2000-2001, pour le
(long) tournage de Rêves de France à Marseille, nous n’avons eu à
attendre que peu de semaines pour que les responsables du PS mar-
seillais se mettent à filer l’invraisemblable scénario de l’affaire
Rahmani (4) : nos personnages faisaient, comme on voudra, assaut d’in-
géniosité, d’invention, de perversion, de masochisme, pour n’entrer
dans ce film qu’empêtrés d’anciens nœuds gordiens, contradictions à
tel point indémêlables qu’aucun scénariste ne les aurait pu concevoir.
L’opération cinématographique dite “documentaire” est en effet
capable de révéler ce qui serait resté latent dans les situations filmées :
tout un entrelacs de désirs plus ou moins cachés est décalé ou déplacé
par l’opération cinématographique même, et nous filmons cette
migration d’une scène sur une autre. Disons encore qu’au fil du temps
et des films, nous étions devenus, Samson et moi, des visages, des
corps incarnant la fièvre de la ville, ni trop familiers, ni trop étrangers,
et qui ne présentaient non plus aucun risque sur le terrain de la
concurrence électorale, s’activant sur un tout autre terrain, la terra
incognita du récit historique.

(4) Rappelons les faits, merveilleusement simples : Tahar Rahmani est dans la
mandature municipale précédente le seul élu socialiste à nom arabe au conseil
municipal central de Marseille. Il est par ailleurs président du groupe socialiste dans
cette assemblée. Il semble avoir donné pleine satisfaction. D’ailleurs, à l’occasion
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du dernier conseil municipal de 2001, c’est lui qui est chargé par son groupe de
donner la réplique au maire, Jean-Claude Gaudin, et nous le filmons. Il est alors
(comme nous) certain d’être représenté par son parti pour la prochaine bataille
municipale. La question qui se pose (à lui et à nous) est de savoir combien d’autres
candidats à nom arabe figureront sur les listes des partis. Et d’abord des socialistes.
Quelques mois plus tard, surprise : Tahar Rahmani est écarté de la liste des candidats
socialistes. Confusion, mensonges, hypocrisies : tout y passe pour “expliquer” une
décision qui paraît tout d’abord absurde et contre-productive. Comme nous
filmons, les chefs socialistes se croient tenus d’y aller de leur commentaire, qui les
enfonce à coups de lapsus et de sous-entendus grinçants. Affolement. Nous filmons
toujours. Les listes se défont. Rahmani trouve des soutiens dans son propre camp ! Et
Paris intervient. Tout rentre dans l’ordre. Mais l’improbable, l’invraisemblable
vérité a tout de même éclaté : le seul Arabe de la liste socialiste a été sacrifié
sans regret aux logiques claniques. La réparation effectuée devant (pour ?) notre
caméra garde une forte allure de double faute : la réparation tardive et contrainte
souligne la faute qu’elle est censée corriger.

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Je cite cet exemple pour donner une image du désir de cinéma que
j’éprouve pour Marseille : mon projet est que la ville se donne sans que
je sois autre chose que l’instrument à elle proposé pour qu’elle s’en
approprie l’usage. Je veux dans mes films que la Marseille que je filme
s’empare du cinéma, qu’elle me déborde dans le mouvement du film
comme elle me déborde hors de tout film. Vous voyez que je person-
nifie Marseille. Je la dis comme un corps. Certaines villes à n’en pas
douter sont aujourd’hui devenues la forme visible des déesses
anciennes qui, privées d’Olympe et loin de se contenter de se réincar-
ner en une créature quelconque, femme, biche, ondine ou naïade, se
seraient faites villes. Marseille serait le nom d’une de ces déesses. C’est
en tout cas mon explication de la puissance qui s’y déploie de renver-
ser l’équation du cinéma et de devenir, de filmée, filmante.
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© Alexandre Roche, Marseille, 2005.

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