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Yves Baudelle
Dans Roman 20-50 2010/3 (hors série n° 6), pages 131 à 150
Éditions Société Roman 20-50
ISSN 0295-5024
ISBN 9782908481709
DOI 10.3917/r2050.hs6.0131
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Sans doute est-il peu de romans aussi minces qui aient fait couler
autant d’encre que La Jalousie1. Voici du reste un livre à paradoxes :
refusé par Gaston Gallimard malgré le succès du Voyeur, il n’est d’abord,
de l’aveu même de son auteur, qu’un « sanglant » « échec commer-
cial » (DJC2, p. 82), ne trouvant même pas cinq cents lecteurs l’année
de sa parution (1957)3 ; mais quinze ans plus tard, il est déjà devenu
un classique4 et un « long-seller » (1984, VTC, p. 440), vendu à plus de
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5. — Voir les trois articles repris dans Essais critiques (Seuil, « Tel Quel », 1964, puis
« Points », 1981) : « Littérature objective » (1954), « Littérature littérale » (1955) et « Il n’y
a pas d’école Robbe-Grillet » (1958).
6. — « Je m’y livrais par exemple […] à une condamnation catégorique de la
métaphore. Mais La Jalousie, que j’écrivais à la même époque, est en un sens un festival
de métaphores ! » (VTC [1988], p. 496 ; cf. p. 463-464 [1985]). PVE défend encore avec
force une épistémologie de la contradiction, opposée aux articles « péremptoires » (p. 14)
rassemblés dans PNR et tenue pour « le moteur même de l’évolution de l’humanité » (« Les
vertus de la contradiction », p. 61). Le chapitre intitulé « L’ordre et le désordre » (p. 79-85)
analyse les « forces […] inconciliables » (p. 85) en lutte dans La Jalousie, illustrant ainsi la
thèse selon laquelle tout Nouveau Roman est un « lieu […] de contradictions » (p. 71).
7. — « Vous savez, c’est presque toujours sur des malentendus que les grands livres
réussissent à s’imposer » (VTC [1998], p. 511).
8. — Voir, par exemple, Nelly Wolf, pour qui le Nouveau Roman est avant tout
« un produit de marketing littéraire » (Une littérature sans histoire, Droz, 1995, p. 48), ou
Dominique Viart, qui voit dans les Romanesques « une véritable esthétique de l’imposture »
(Le Roman français au xxe siècle, Hachette, 1999, p. 116).
9. — « Littérature objective », op. cit., p. 35.
10. — « L’ère du soupçon » est encore le titre de l’un des chapitres de PVE (p. 69-
77).
11. — Et même, s’agissant de La Jalousie, « complètement illisible » (VTC [2000],
p. 291 ; cf. p. 101 [1972]).
12. — « Une voie pour le roman futur » (NRF, 1956), repris dans PNR, p. 15.
13. — L’auteur s’en défend dans un entretien avec Josyane Savigneau (« Robbe-Grillet,
l’intellectuel heureux », Le Monde, 22-23 janv. 1984 ; VTC, p. 432).
14. — Jean Rousset a bien montré que le soin de l’analyse psychologique, d’ordinaire
prise en charge par le narrateur, est ici laissé au lecteur (« Les deux jalousies », Saggi e
ricerche di letteratura francese, X, 1969, p. 97-120).
15. — « A la fin de La Jalousie, on ne sait toujours pas ce qu’il s’est passé entre le voisin
et l’épouse […] » (PVE, p. 85).
16. — Dans La Jalousie « rien n’est jamais assuré, […] et l’objectivité est par ailleurs
mise à mal par le fantasme » (loc. cit.).
17. — Soulignons la constance de la pensée de Robbe-Grillet sur ce point : voir par
ex. PNR (p. 31), AE (p. 68) et VTC (p. 418).
Dès lors, c’est le principe de la mimèsis qui est à son tour contesté, La
Jalousie dressant le procès-verbal « d’une représentation impossible ».
Mais si la « fable » ne peut plus être un « analogon » du réel (MR, p. 18),
les rapports de la forme et du contenu s’en trouvent alors renversés.
Ce prétendu formalisme de Robbe-Grillet, qui mériterait à lui seul une
mise au point, a été souvent mal compris. Si l’influence dogmatique de
Ricardou a pu l’amener, vers 1970, à cautionner le modèle « produc-
teur » d’une initiative des signifiants dans la genèse textuelle18, à la fin
des années 1950 l’auteur de La Jalousie veut surtout mettre à distance la
littérature à message, qu’il s’agisse de « l’engagement » (PNR, p. 33-39)
incarné par Sartre et Camus ou du réalisme socialiste. Son aversion pour
le didactisme des œuvres à thèse le conduit à repousser en même temps
l’exigence académique d’une profondeur – morale ou métaphysique – du
roman. Pour autant, il ne défend nullement l’idée d’une littérature sans
contenu, ce qui n’aurait pas grand sens19. À supposer que La Jalousie soit
un roman du vide – conversation qui s’épuise (J, p. 98), maison désertée
(p. 122 sq.) –, ce vide y est encore traité comme un thème, de même que
la conscience centrale, aussi vide soit-elle (VTC [1988], p. 500), « parle du
monde extérieur » (PVE, p. 82) : c’est « un centre narratif […] vers lequel
toutes les informations converg[ent] » (PVE, p. 94). La fameuse formule
selon laquelle « le véritable écrivain n’a rien à dire », qui reste d’ailleurs
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18. — Voir notamment Nouveau Roman : hier, aujourd’hui, actes du colloque de Cerisy-
la-Salle (1971), UGE, « 10/18 », 1972, t. 2.
19. — Dans PVE, Robbe-Grillet conteste l’idée flaubertienne « du livre sur rien »
(p. 131), car il y a toujours « des contenus » (p. 123).
20. — « Ne pourrait-on avancer au contraire que le véritable romancier n’a rien à
dire ? » (PNR, p. 42).
21. — « Quand j’écris à l’heure actuelle (et même depuis très longtemps, probable-
ment depuis La Jalousie), je m’avance, incertain, de phrase en phrase, le travail de l’écriture
produisant ce qui suit » (VTC [1994], p. 260) ; cf. VTC : « L’écrivain, par définition, ne sait
pas où il va » ([1964], p. 74).
22. — « Nouveau roman, homme nouveau », La Revue de Paris, sept. 1961 (PNR,
p. 120).
23. — N. Wolf, Une littérature sans histoire, op. cit., p. 141-158.
24. — The Heart of the Matter (1948). Le rapprochement a été fait par Bruce Morrissette
(Les Romans de Robbe-Grillet, Minuit, « Arguments », 1963, p. 117, n. 4) et il est cautionné
par Robbe-Grillet (PVE, p. 193).
25. — Le genre a son manifeste, dû à Marius et Ary Leblond (prix Goncourt 1909) :
Après l’exotisme de Loti, le roman colonial (Rasmussen, 1926). Sur cette littérature, voir
L. Fanoudh-Siefer, Le Mythe du nègre et de l’Afrique noire dans la littérature française, Klincksieck,
1968.
26. — Citons seulement Mongo Beti (Ville cruelle, 1954, Le Pauvre Christ de Bomba, 1956),
Ferdinand Oyono (Une vie de boy et Le Vieux Nègre et la médaille, 1956), Mouloud Feraoun (Le
Fils du pauvre, 1950, La Terre et le Sang, 1953), Albert Memmi (La Statue de sel, 1952, et l’essai
Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, 1957), Kateb Yacine (Nedjma, 1956).
27. — L’épitexte situe l’action tantôt à la Martinique (VTC, p. 450 etc.), tantôt en
Guinée (PVE, p. 146).
28. — Lecture politique du roman, Minuit, « Critique », 1973. Confirmant que « le nar-
rateur de La Jalousie est un colon », Robbe-Grillet, sans citer Leenhardt, reprend à son
compte cette analyse (PVE, p. 81-84). Leenhardt est mentionné à propos du Voyeur, pour
aller dans son sens (p. 181).
29. — Le Nouveau Roman, Seuil, « Points », 1990 (1973), p. 110.
30. — Voir Problèmes du Nouveau Roman (Seuil, 1967), Pour une théorie du Nouveau Roman
(Seuil, 1971), Nouveaux Problèmes du roman (Seuil, 1978). L’influence de Ricardou apparut
surtout au colloque qu’il réunit en 1971 à Cerisy-la-Salle.
31. — Voir p. 101 et aussi, plus ironiquement, ce passage : « Les sons, en dépit d’évi-
dentes reprises, ne semblent liés par aucune loi musicale. […] On dirait que l’homme
se contente d’émettre des lambeaux sans suite pour accompagner son travail » (p. 195).
32. — Journal, 1889-1939, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951 (1ère éd. :
1939), août 1893, p. 41.
33. — Par exemple Philippe Jaccottet dans la Gazette de Lausanne (25 mai 1957).
34. — « Sur Robbe-Grillet », Tel Quel, n° 8, hiver 1962, repris sous le titre « Vertige
fixé » dans Figures I, Seuil, 1966 ; « Points », 1976, p. 83.
35. — Les Romans de Robbe-Grillet, op. cit., p. 140.
36. — L’archétype de ce type de lecture, dont Robbe-Grillet constate qu’elle « s’est
imposée dans les manuels » (VTC [1988], p. 495), demeure le livre de Bruce Morrissette
cité ci-dessus. En dépit du « grand danger » que présente cette approche psychologique
– celui de passer pour la seule lecture valable de Robbe-Grillet (PVE, p. 184) –, l’écrivain
la tient pour « utile » (VTC [1984], p. 442) et rappelle que c’est lui qui, l’ayant trouvée
« extrêmement intéressant[e] », l’a publiée avec Jérôme Lindon (PVE, p. 183-184).
37. — La monographie citée de J.-P. Vidal est une application à La Jalousie de ce
modèle « telquelien » qui se réfère tout à la fois à Lacan (Écrits, Seuil, 1966), Derrida (De
la grammatologie, Minuit, 1967) et à la sémiotique dialogique de Julia Kristeva (Semeïôtikè,
Seuil, 1969).
38. — Figures I, op. cit., p. 85.
Cela étant, La Jalousie est souvent considérée avec raison comme une
œuvre de transition, « présémiologique », qu’on ne saurait par consé-
quent réduire, pour reprendre la formule éculée de Ricardou, à « l’aven-
ture d’une écriture »46, ne serait-ce que parce que l’auteur a lui-même
pris ses distances, à partir des années 1980, avec la doctrine antiréféren-
tielle (allant jusqu’à revendiquer le caractère autobiographique de son
roman47) : « On ne peut pas dire de mes propres livres, ni de ceux du
Nouveau Roman en général, qu’ils ne représentent “rien” […] », ce qui
était la thèse « jusqu’au-boutiste » de Ricardou (« Un livre sur rien »,
PVE, p. 127). Insistant sur le fait que, dans La Jalousie, on a affaire, non à
des scènes identiques, mais à des « reprises », c’est-à-dire à « un système
de répétitions à variantes qui peu à peu modifi[e] considérablement
les éléments de départ », l’auteur fait notamment remarquer que, de
la sorte, « l’intrigue avance » (PVE, p. 88)48. D’où ce paradoxe : « On a
trop dit du Nouveau Roman qu’il ne s’y passait rien du tout, alors qu’il
s’y passe au contraire des tas de choses. Il s’y passe même beaucoup plus
de choses que dans n’importe quel autre livre traditionnel, puisqu’il
arrive à la fois une chose et son contraire, et toutes sortes de variations
possibles sur la même chose » (« Il se passe quand même beaucoup de
choses », PVE, p. 133-134)49.
Avec le recul qui est aujourd’hui le nôtre, on doit surtout déplorer
que le dogme moderniste de l’autoreprésentation, en emprisonnant le
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Mais c’est surtout à Renato Barilli que revient le mérite d’avoir, dans
un article lumineux, montré que L’Être et le Néant et la Phénoménologie de la
perception fournissent « un fil conducteur presque irremplaçable »59 pour
se mouvoir dans l’univers de Robbe-Grillet. Enfin Pierre A. G. Astier, dans
des pages décisives, devait souligner à son tour en quoi les techniques
du Nouveau Roman se justifient par une conception phénoménologique
de la conscience60.
Ce n’était pas là qu’une lecture de plus pour un roman qui aurait
été conçu comme un défi à la critique. Car Robbe-Grillet, ayant peut-
être attendu pour cela la mort de Sartre, a fini par reconnaître dans les
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que Camus n’ait pas réussi à gommer chez Meursault toute trace d’in-
tériorité, par « cette présence stupéfiante du monde à travers la parole
d’un narrateur absent de soi » et « le surgissement pour rien des choses,
sous le regard d’une conscience vide » L’Étranger, notamment, donne
l’exemple d’un roman qui serait « la parfaite représentation, presque
didactique, de l’expérience phénoménologique selon Husserl » (MR,
p. 168)65. D’où cet aveu :
[…] Si je croisais allégrement le fer contre lui [Camus] vers la mi-temps
des années 50, comme aussi contre La nausée, c’était autant pour signaler
ma dette envers l’un et l’autre que pour définir, en m’en démarquant, la
direction de mon propre travail. (MR, p. 167)
rable » joué par ce « déclencheur d’écriture » dans sa « carrière d’écrivain » (VTC [1986],
p. 226). La Jalousie, en particulier, « descendait directement, en un sens, de La Nausée de
Sartre et de L’Étranger de Camus » (PVE, p. 155).
65. — L’intervention de Robbe-Grillet à la décade de Cerisy sur Camus, en 1982 (VTC,
p. 215-224), est son hommage le plus vibrant à L’Etranger, ce « moment fondamental de
l’histoire de la littérature » (p. 224) : « Camus a eu le génie de nous présenter l’intérieur
vide d’une conscience husserlienne » (p. 217).
66. — Cf. VTC [1998], p. 513, et PVE, p. 153-154.
67. — R. Barilli montre très bien les pesanteurs naturalistes qui empêchent Sartre
d’accomplir sur le plan narratif la « révolution gnoséologique » qu’impliquait la phéno-
ménologie : « c’est le drame de celui qui a aperçu la terre promise mais ne réussit pas à
l’atteindre » (« De Sartre à Robbe-Grillet », op. cit., p. 117, 127).
68. — « Le cinéma présente les objets sous [un] angle phénoménologique, et peut
valablement influencer le roman de demain » (L’Express, oct. 1955-fév. 1956, cité par
B. Morrissette, p. 25). Cf. PNR, p. 120.
69. — Cf. Enzo Paci, « Robbe-Grillet, Butor e la fenomenologia », Aut Aut,
mai 1962.
75. — Voir Olga Bernal, Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, Gallimard, 1964.
76. — Phénoménologie de la perception, op. cit., p. 489.
77. — Voir P. A.G. Astier, La Crise du roman français…, op. cit., p. 212 sq.
78. — Voir R. Barilli, « De Sartre à Robbe-Grillet », op. cit., p. 109, 114, 124.
79. — « La vraie philosophie est de rapprendre à voir le monde », écrit Merleau-Ponty,
qui assigne la même tâche à la littérature (Phénoménologie de la perception, op. cit., p. XVI).
80. — L’Être et le Néant, op. cit., p. 12.
Ainsi, et on peut s’étonner qu’on ne l’ait pas vu plus tôt, les préten-
dues contradictions des romans de Robbe-Grillet renvoient elles-mêmes,
pour l’essentiel, à la tension husserlienne entre l’intentionnalité et la
réduction, dont le paradoxe, comme l’indique Merleau-Ponty, fut à la
source de bien des malentendus – les mêmes, apparemment, que l’œuvre
de Robbe-Grillet.
Le recours à la phénoménologie permet du reste de résoudre l’une
des difficultés majeures de La Jalousie et des premiers récits de Robbe-
Grillet : la question de savoir si l’on doit parler d’objectivité ou de subjec-
tivité romanesque. On sait que l’auteur, réfutant Barthes, a fini par tran-
cher pour le subjectivisme82, et l’on vient de voir pourquoi. Mais ce débat
qui semble encore si confus83 a lui même pour fond la phénoménologie,
dont Merleau-Ponty dit très bien que sa « plus importante acquisition »
est « sans doute d’avoir joint l’extrême subjectivisme et l’extrême objec-
tivisme »84, d’avoir écarté aussi bien « l’idéalisme » que le « réalisme »
(ce sont les mots de Sartre) pour se situer, comme dit L. Janvier, « à la
pliure même du moi et du monde ».
On n’aura garde cependant de présenter la phénoménologie comme
une clef qui ouvrirait ici toutes les portes. Si la dialectique des objets et
du sujet s’en trouve éclairée, cette singularité plus spécifique à La Jalousie
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sur A…87), qui procèdent du fait, rappelle Sartre, que « la pensée de l’ob-
sédé ne peut pas, comme dirait Lacan, s’articuler »88 ; mais l’arpentage
lui-même est nettement pathologique, ajoutant au caractère délirant de
la jalousie tous les symptômes d’une névrose obsessionnelle (isolation,
rumination, vérification scrupuleuse, rites conjuratoires, obsession de
l’ordre). Ainsi a-t-on moins affaire à la peinture d’une passion qu’à un
tableau clinique, qui justifie à son tour la froideur analytique du style.
Encore importe-t-il, arrivé à ce point, de délaisser le personnage-nar-
rateur pour se tourner vers l’auteur. Car le roman, s’il s’efforce de trans-
crire le champ des représentations d’un colon névropathe, traduit en
même temps la vision du monde de l’écrivain (on a noté d’ailleurs que
la conscience politique de l’un dénonce la mentalité de l’autre). Mais il
suffit de confronter divers fragments pour se convaincre que le mal-être
du mari d’A… renvoie à un malaise existentiel nullement fictif : celui
de Robbe-Grillet lui-même. Évoquant en 1984 le narrateur absent de La
Jalousie, l’écrivain se dit avant tout frappé de son délire, qui avait selon
lui échappé à la critique :
Si j’ouvre aujourd’hui […] La jalousie, ce qui me saute aux yeux dès
l’abord, c’est précisément le difficile et inlassable combat mené par la voix
narratrice, […] celle du mari sans nom, contre le délire qui le […] guette
et qui affleure à maint détour de phrase […]. (MR, p. 38 ; cf. PVE, p. 80)
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87. — Le mille-pattes est un « objet […] perturbé par le fantasme » (PVE, p. 85).
88. — « Jean-Paul Sartre », entretien avec Madeleine Chapsal, dans Les Écrivains en
personne, Julliard, 1960 ; U.G.E., « 10/18 », 1973, p. 265.
89. — Sur « ce narrateur colon obsédé par l’idée de faire régner l’ordre », mais « aux
prises avec le pire désordre », cf. PVE, p. 81-84.
90. — Robbe-Grillet a fini par évoquer, sans ironie, sa « propre folie », suggérant en
même temps qu’il n’y a « pas d’autre littérature que celle de la folie » (PVE, p. 169).
94. — Voir L’Origine de la géométrie (1936 ; trad. fr., PUF, 1962) et La Crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale (1954 ; trad. fr., Gallimard, 1976).
95. — Voir J. Leenhardt, Lecture politique du roman, op. cit., p. 35-36.
96. — L’erreur de L’Étranger est d’avoir fait leur place aux « sentiments », aux « pas-
sions » (MR, p. 171), Robbe-Grillet n’ayant jamais écrit, au contraire, que pour vaincre sa
« sensibilité excessive » de « tendre pleurnicheur » (MR, p. 185).
97. — L’Ère du vide, Gallimard, 1983 ; « Folio », 1993, p. 43, 110. Sur les échos entre
le Nouveau Roman et les analyses de Lipovetsky sur l’esprit de notre époque, cf. Francine
Dugast-Portes, Le Nouveau Roman : une césure dans l’histoire du récit, Nathan-Université, « Fac.
Littérature », 2001, p. 177-178.
98. — Charles Taylor, The Malaise of Modernity, Toronto, Anansi, 1991 ; trad. fr., Le
Malaise de la modernité, trad. fr., Paris, Cerf, 1994.
et dorée »99, que pour y trouver son vide intérieur. Jean-François Mattéi
appelle même « barbarie »100 ce repli de l’âme sur soi, cet enfermement
du sujet sur « une conscience de soi totalement vide » (Hannah Arendt)101
où l’on reconnaît sans peine La Jalousie, roman d’« une conscience enfer-
mée dans son propre vide » (DJC, p. 74).
C’est à la lumière de telles analyses qu’il faudrait poser, pour finir,
la question de la postérité littéraire de La Jalousie. Comment affirmer,
par exemple, que la froideur clinique et l’absence de sentiments qui
caractérise, pour une part, le roman des années 1990-2010 procèdent de
Robbe-Grillet quand le cynisme apparaît comme un trait d’époque102 ?
Pour autant, suffit-il de mentionner une filiation directe (Claude Ollier),
une dérivation sans lendemain (le textualisme de Tel Quel) ou des traces
de parodie (J. Echenoz)103 pour sauver La Jalousie aux yeux de l’histoire
littéraire ? Certes, le trait le plus spécifique et le plus étrange du texte – sa
géométrisation de la perception – est demeuré, autant dire, sans exemple,
mais c’est qu’il tenait, pour l’essentiel, à une idiosyncrasie d’auteur, à son
rapport au monde. Il reste qu’il serait absurde de tenir La Jalousie pour
un accident de l’Histoire, une tentative avortée, en constatant une fois de
plus que l’ancien roman n’est pas mort, comme si la littérature destinée
au grand public n’était pas depuis toujours insensible aux innovations
des créateurs. En réalité, ce livre a contribué, avec d’autres nouveaux
romans, à remodeler le paysage de notre littérature d’auteur, où domi-
nent désormais la mauvaise conscience de la fiction, la discontinuité de
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99. — Roberto Calasso, La Rovina di Kasch, Milan, Adelphi, 1983 ; trad. fr., La Ruine
de Kasch, Gallimard, 1987. Cf. Ph. Bénéton, De l’égalité par défaut : essai sur l’enfermement
moderne, Paris, Critérion, 1997.
100. — La Barbarie intérieure : essai sur l’immonde moderne, PUF, 1999, chap. III, p. 112.
101. — The Human Condition, 1958 ; trad. fr., Condition de l’homme moderne, Calmann-
Lévy, 1961, p. 352.
102. — Citant Camille Laurens, Jean-Philippe Toussaint et le premier Echenoz comme
typiques de notre époque « prise d’une espèce de lassitude », de « désenchantement »,
Robbe-Grillet relève en même temps leur « filiation avec le Nouveau Roman » (VTC [2000],
p. 533-534). Faut-il en outre relever qu’il avait fait des « particules élémentaires », avant
Michel Houellebecq, la métaphore de notre vide intérieur et de 1’« espace en ruine » du
roman moderne (DJC, p. 146) ?
103. — Sur cette « filiation », voir VTC [2000], p. 533.
104. — Au point qu’un romancier comme Jean-Paul Goux en est venu à plaider contre
l’illisibilité de cette « compulsion moderne au discontinu » (La Fabrique du continu, Seyssel,
Champ Vallon, 1999).