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Georges Perec

La preuve de la poésie par le désastre


James Brydon
Dans Roman 20-50 2008/2 (n° 46), pages 135 à 148
Éditions Société Roman 20-50
ISSN 0295-5024
ISBN 9782908481648
DOI 10.3917/r2050.046.0135
© Société Roman 20-50 | Téléchargé le 24/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 78.196.155.95)

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Georges Perec
La preuve de la poésie par le désastre

S’attachant à fonder la poésie sur une métaphysique paradoxale,


Perec s’inscrivait dans une neuve tradition. Descartes avait consacré ses
Méditations métaphysiques à démontrer l’existence de Dieu, d’où l’infini,
d’où la possibilité de la science et celle de la philosophie ; les Méditations
de Mallarmé se sont appelées Igitur mais leur objet particulier les vouait
à l’inachèvement : il s’agissait de déduire l’infini, et la poésie, du désastre
lui-même. Minuit est le poids infime qui fait basculer tout, le moment
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absolu ou l’heure de l’abolition des choses dans leur réflexion ; il s’accom-
plit dans sa disparition et figure l’éternité. Le travail de l’œuvre est, tou-
jours, de faire Minuit, d’opérer ce que Mallarmé appelle la transposition,
coucher les astres noirs sur la nuit blanche de la page. C’est ainsi écrire le
« sonnet nul et se réfléchissant de toutes parts », le sonnet « allégorique
de lui-même », à la fois tourné vers soi et dissemblant de soi où, toute
chimère éteinte, l’Angoisse élève sa prière comme une cathédrale. Dans
l’ombre s’étalent les crédences vides où gisent les croyances mortes, et
il n’est plus alors qu’échos et reflets, une trace perdure après l’autre : le ciel
s’encadre dans la croisée, elle-même s’encadre dans le miroir où « se fixe
/ De scintillations sitôt le septuor ». Cette logique des emboîtements
est celle de l’infini ; c’est du reste ainsi que les mathématiciens, venant
insérer l’ensemble vide dans un ensemble s’inscrivant lui-même dans un

.  —  Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, Bibliothèque Charpentier, 1897 ; Œuvres


complètes, II, éd. B. Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, p. 211.
.  —  Mallarmé, Lettre à Henri Cazalis, 18 juillet 1868 ; Œuvres complètes, I, éd.
B. Marchal, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1988, p. 731.
.  —  Mallarmé, « Ses purs ongles très haut… » [Sonnet en yx], Poésies, Deman, 1887 ;
Œuvres complètes, éd. cit., p. 38.

ROMAN 20-50 - N°46 - DÉCEMBRE 2008 - ÉRIC CHEVILLARD

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autre, construisent à partir de rien l’infini des nombres entiers. L’enjeu


est donc moins d’élaborer une forme que de bâtir une sorte de fonction,
c’est-à-dire une relation du texte au monde, et d’imposer sa nécessité,
d’« élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé » : que l’écriture soit la
trace, et que la trace féconde.
Conclusion pataphysicienne de cette métaphysique : l’île du Ptyx est le
palais, « seul habitable », le château de l’absence devenue présence, qui
impose son architecture. Faustroll a embarqué sur son arche les débris
de sa fortune ou les débris du monde ; embarqué les livres dont l’huissier
a dressé l’inventaire : non les paires d’animaux de Noé, mais les « livres
pairs » d’où « évoquer vers la troisième dimension », suivant l’expres-
sion du chapitre VII. Ce sont Baudelaire, Bergerac, Luc, Bloy, Coleridge,
Darien, Desbordes-Valmore, Elskamp, Florian, quelques Mille et une Nuits,
Grabbe, Kahn, Lautréamont, Maeterlinck, Mallarmé, Mendès, l’Odyssée,
Péladan, Rabelais, Rachilde, Régnier, Rimbaud, Schwob, Ubu, Verhaeren,
Verlaine, Verne, auxquels s’ajoute, vingt-huitième, se contenant lui-même
et contenant tous les autres (seconde arche), le manuscrit de Faustroll.
D’où multiplication et réinvention du temps, précisément de la durée,
que Faustroll définit comme « le devenir d’une mémoire ».
Version oulipienne, maintenant : Perec (qui lui-même, dans son
grand roman, imagine des bagues en pierre de ptyx) conçoit La Vie
mode d’emploi en extrayant du monde ce qui peut en être extrait : soit des
lettres, des mots, des phrases, des livres. Il construit son immeuble en
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entassant Roussel, Joyce, Mallarmé, Verne, Kafka, Melville… Le monde
est un alphabet et une bibliothèque, soit une étendue et une profon-
deur, un puzzle et une mise en abyme, une combinatoire et un système
d’emboîtements à l’infini. La fonction de Mallarmé, qui est encore le
principe de la fiction, permet de passer de l’un à l’autre, d’articuler le
néant à l’infini ; et l’œuvre est alors identique à sa fondation, elle est par
conséquent signée.
Georges Perec est devenu écrivain tandis que continuait d’éclater
lentement ce qu’il désignerait avec ironie comme « la crise du langage »,
en l’analysant avec précision. Les articles publiés dans Partisans en 1962
s’organisent autour de la même question, de savoir quelle littérature

.  —  Paul Valéry, Variété, in Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1,


1957, p. 626.
.  —  Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., p. 210.
.  —  « La Durée est la transformation d’une succession en une réversion. C’est-à-dire :
le devenir d’une mémoire », Alfred Jarry, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien.
Roman néo-scientifique, Mercure de France, 1911 ; Œuvres complètes, I, éd. M. Arrivé, 1976,
p. 743. « L’Île de Ptyx » forme le chapitre XIX du roman.
.  —  Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, 1978, p. 50.
.  —  « Le Nouveau Roman et le refus du réel », « Pour une littérature réaliste »,
« Engagement ou crise du langage » ont été réunis dans Georges Perec dans L. G., une
aventure des années soixante, Seuil, 1992.

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est possible depuis la Libération et le naufrage des valeurs qui a suivi


la deuxième guerre mondiale. Il y a, d’une part, la tentative de Sartre :
allier littérature et révolution, en posant qu’une communication simple
est non seulement concevable mais aisée ; d’autre part, il y a la réaction
anti-sartrienne, en faveur du dégagement, que prônaient le Nouveau
Roman et Tel Quel : selon qui « le seul engagement possible est un enga-
gement dans l’art », ce qui témoigne d’une mauvaise compréhension du
principe mallarméen de « l’action restreinte ». Les deux positions sont
le reflet l’une de l’autre, et elles indiquent, l’une aussi bien que l’autre,
une perte de confiance dans l’aptitude des mots à signifier et dans le
pouvoir des hommes de se mouvoir dans le monde. Perec insiste sur une
date : 1945. Jamais il ne cite Adorno mais on voit confusément se dessi-
ner la pensée qu’après Auschwitz la littérature ne peut plus ressembler
à ce qu’elle fut, qu’un ensemble de conventions rigides et mensongères,
pernicieuses, s’est effrité.
Au temps de sa première formation, Perec lit ainsi Les Fleurs de Tarbes,
dont il rend compte dans « Engagement ou crise du langage », en évo-
quant en ces termes le réseau d’impossibilités qui enserrent l’écrivain :
Mais le processus déclenché, l’on comprend vite qu’il est irréversible,
que rien ne l’arrêtera, qu’il gagnera du terrain. La duchesse ne peut plus
mettre son chapeau, et ne peut plus sortir. Mais peut-elle davantage porter
sa main à sa bouche et réprimer un léger bâillement ? Et comment peut-
elle être duchesse ! Et comment le ciel, qui n’est plus constellé, peut-il
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encore être étoilé10 !
La question n’est pas seulement de vocabulaire : Perec prend acte une
fois de plus de l’effondrement du système classique de la représentation,
qui repose en effet sur l’existence de duchesses et sur la pensée qu’au
ciel brillent des étoiles, garantes de la légitimité de notre séjour ici-bas.
On conçoit doublement que cet état ait pu être appréhendé par Paulhan
en termes de Terreur : suspicion généralisée, bien sûr, dans un contexte
social évidemment marqué par l’avènement de la bourgeoisie. Ce que
souligne Perec est que Paulhan lui-même, comme Sartre mais encore,
d’une façon paradoxale, Blanchot ou Sollers, suscitaient la Terreur dont
ils étaient les victimes en renonçant à la pensée que le langage permet
d’habiter le monde. L’invention par Barthes de la notion d’écriture blanche
servait le projet inconscient d’une bourgeoisie mystifiée, qui renonçait
à la confiance dans l’homme et dans les mots : dévalorisation des mots,
donc, culte de l’ambiguïté, attachement passionné à la catégorie étrange
de la surface d’où une forme (athée, si cela se peut) de tragique. « La
poésie moderne, écrivait Barthes, détrui[t] les rapports du langage […].
Le discontinu du nouveau langage poétique institue une Nature inter-

.  —  « Le Nouveau Roman et le refus du réel », éd. cit., p. 44.


10.  —  Georges Perec, L. G., op. cit., p. 76.

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rompue qui ne se révèle que par blocs »11 : le lien entre les mots s’est
défait de la même façon que le lien entre le ciel et la terre, voire au-delà
la notion de cosmos. Dès lors il revient à chacun, contre la Littérature,
d’inventer son écriture ; le travail d’une écriture blanche, ou encore trans-
parente, neutre, renvoie à l’idéal d’user du langage d’une façon purement
instrumentale, c’est-à-dire silencieuse (au sens où Mallarmé énonce l’exi-
gence d’une « disparition élocutoire du poète »12). Le risque est que cette
forme elle-même ne se fige, devenant convention, et Barthes retrouve
la vieille image d’Orphée : pour appeler du nom d’Eurydice le point où
une écriture est menacée de se défaire, ayant rencontré la Littérature
qui est la mort.
Perec a été séduit par Barthes : avant de tendre Les Choses, comme il
aimait à dire, entre L’Éducation sentimentale et Mythologies, de 1964 à 1966
il avait suivi son séminaire consacré à la disparition de la rhétorique
classique au xixe siècle et à la conscience contemporaine (de Flaubert à
Maurice Blanchot) de ce qu’il nommait « les signes de la littérature » ; et
de là était venue l’idée d’un index des figures, dressé à la fin de Quel petit
vélo à guidon chromé au fond de la cour ? La pensée que les formes ne sont
pas atemporelles poursuit Perec tout au long de sa recherche quant au
« possible de la poésie moderne » et il retient de tout cela, en particulier,
l’idée qu’écrire des alexandrins et des sonnets est devenu strictement
inenvisageable – indice clair d’une conviction qu’il partage avec Paulhan,
Blanchot, Sartre ou Barthes, presque indifféremment : un monde est
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mort. À la fois il se définit lui-même, constamment, comme poète, et il
définit son entreprise comme participation à l’effort d’inventer une prose
de la seconde moitié du xxe siècle : ce qui suppose bien que sa recherche
est relative aussi au principe poétique dont Edgar Poe avait créé la formule,
en dehors de toute obédience à une loi formelle particulière.
La référence absolue du jeune Perec, qui déterminera tout le pan
« sociologique » de son œuvre, son parti de ce qu’il nomme l’infra-ordi-
naire, est le livre de Robert Antelme, L’Espèce humaine, qu’il présente
comme un modèle dans un article de Partisans de février 1963. Le choix
de ce texte lui permet d’énoncer quel est le fondement de la réflexion
tant de Sartre que de Barthes : comme l’écrivait Antelme lui-même,
« combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous
disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions en train
de poursuivre dans notre corps »13. Son parti est de refuser toute forme
d’emphase lyrique et de description spectaculaire pour rendre compte du
plus quotidien : l’entêtement du présent, l’étirement du temps, l’épuise-

11.  —  Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953 ; Le Degré zéro de l’écriture,
suivi de Nouveaux Essais critiques, Seuil, « Points », 1972, p. 40.
12.  —  « Crise de vers », op. cit., p. 211.
13.  —  Robert Antelme, L’Espèce humaine, cité dans « Robert Antelme ou la vérité de
la littérature », L. G., op. cit., p. 90.

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ment des hommes. Seulement les faits les plus menus ; « ni pendaisons, ni
crématoires », mais la boue, la faim, les poux, qui indiquent « l’Allemagne
entière, l’horizon entier : l’univers, l’éternité »14. Un peu plus tard, Perec
dira : « le bruit de fond », cela qui ne se distingue pas, qui n’éclate pas, n’a
pas la portée de l’événement, mais qui forme la réalité elle-même, dans
sa trivialité comme aussi dans ce qu’elle comporte de scandaleux.
Lorsqu’il est interrogé par des journalistes, Perec distingue ses œuvres
sociologiques de celles qui se rattachent à l’OuLiPo, mais on commence
d’apercevoir la solidité du lien qui les unit. Il s’agit du même parti
de l’écriture ou de la littérature (Perec n’opère pas la distinction de
Barthes entre l’une et l’autre) contre le silence : décrire les objets les plus
minuscules, constituer ce qu’il rêvait sous le titre d’Herbier des villes, en se
soumettant à une forme même invisiblement contrainte – non pas une
« écriture blanche » mais une écriture au contraire marquée, qui se dis-
tingue radicalement du discours ordinaire, qui ne soit pas engluée dans
l’idéologie courante. Rêve d’une prose qui serait colorée et renouerait,
à quelque égard, avec les prestiges du vers. L’enjeu est bien celui d’une
révolution, comme disaient aussi bien Sartre que Barthes, qui ne se fonde
ni sur l’engagement ni le refus de l’engagement ; qui prenne acte, plutôt,
du fait que nous nous trouvons dans le monde et dans le temps.
Au moment où il concevait les articles de Partisans, Perec faisait partie
d’un groupe appelé Ligne générale, par référence au film d’Eisenstein, qui
réunissait des jeunes gens le plus souvent inscrits au parti communiste et
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agités par la même interrogation : comment concevoir aujourd’hui un art
légitime, c’est-à-dire un art réaliste ? Et d’abord : qu’est-ce que le réalisme ?
Perec répond à cette question par une définition qu’il juge peu ortho-
doxe : « Le réalisme est description de la réalité, mais décrire la réalité
c’est plonger en elle et lui donner forme, c’est mettre à jour l’essence
du monde : son mouvement, son histoire »15. Il s’agit par conséquent de
fabriquer « le devenir d’une mémoire » et de penser la littérature comme
« expression globale » plutôt que comme « combinaison formelle intrin-
sèque de mots », comme valeur et non comme beauté, comme perspective
et non comme gratuité16. Le réalisme n’est donc pas « brutale restitution
du réel »17 mais mise en ordre et précisément perspective, si l’on désigne
par ce mot le moyen, désignant un point à l’infini, d’organiser par retour
le fini. Or il est une méthode, pour créer la perspective, qui consiste
dans le jeu des emboîtements, que pratiquait Mallarmé dans le sonnet
en yx. Perec n’a pas à sa disposition d’autre instrument, pour instituer
l’infini, que le recours à la formule mallarméenne ; c’est-à-dire qu’il file

14.  —  « Robert Antelme ou la vérité de la littérature », ibid., p. 96.


15.  —  « Pour une littérature réaliste », op. cit., p. 51. Ceci n’est pas très éloigné du
rêve mallarméen d’explication orphique de la terre.
16.  —  Ibid., p. 71.
17.  —  Ibid., p. 84.

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directement du néant à l’infini, ou du rien (qui est déjà quelque chose)


à l’infini : une œuvre est ce trajet, de plus en plus court, jusqu’au point
d’adhérence du rien et du tout. Etre réaliste dès lors n’est pas copier le
monde mais le déployer depuis la trace, depuis le reste, depuis le rien
qui s’était déposé, et simultanément le monde converge vers le point
d’où il se déploie : on retrouve le mouvement centrifuge de l’écriture
de Robert Antelme découvrant, au-delà de la boue et de la fatigue d’un
homme, de la grimace d’un autre, tout le système nazi, l’Allemagne, le
monde. Ainsi dans W, où Perec essaie de remonter à l’origine, parce que
seule oriente l’origine ; l’origine est blanche, absente, et l’écriture alors
se déroule pareillement sans rien dire, dans le silence :
Je ne sais pas si je n’ai rien à dire, je sais que je ne dis rien. Je ne sais pas
si ce que j’aurais à dire n’est pas dit parce qu’il est l’indicible (l’indicible
n’est pas tapi dans l’écriture, il est ce qui l’a bien avant déclenché) ; je
sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes
d’un anéantissement une fois pour toutes. […] je n’écris pas pour dire
que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris :
j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi
eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leurs corps ; j’écris
parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en
est l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de
ma vie18.
Ainsi Ellis Island : comme W, une descente au Styx, une remontée
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à l’origine ; et l’origine est blanche, l’origine est une absence, le lieu de
l’absence de lieu d’où s’élance l’écriture :
ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici
c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,
c’est-à-dire
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le
nulle part.
c’est en ce sens que ces images me concernent, me
fascinent, m’impliquent,
comme si la recherche de mon identité
passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir
où des fonctionnaires harassés baptisaient des
Américains à la pelle.
ce qui pour moi se trouve ici
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des
traces,
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la
limite du dicible,
quelque chose que je peux nomme clôture, ou scission,

18.  —  Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975, p. 58-59.

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ou coupure
et qui est pour moi très intimement et très confusément
lié au fait même d’être juif19.
Le fondement est le désastre, et le désastre est le socle : « ce que je
suis allé chercher sur Ellis Island, c’est l’image même de ce point de
non-retour, la conscience de cette rupture radicale […] mon propre
enracinement dans ce non-lieu, cette absence, cette brisure sur laquelle
se fonde toute quête de la trace, de la parole, de l’Autre»20. L’écriture
donc est le reste de ce naufrage ou de ce désastre fondateur, ou plus
simplement l’écriture est ce qui couvre la page blanche. Son « degré
zéro », c’est la liste ou l’inventaire, parce qu’il s’agit toujours d’« essayer
de retenir méticuleusement quelque chose » (du temps condensé, de la
matière). « Un inventaire, c’est quand on n’écrit pas »21 ? Que non : « en
fait c’est beaucoup plus compliqué que ça n’en a l’air : on oublie toujours
quelque chose, on est tenté d’écrire etc. […] L’écriture contemporaine,
à de rares exceptions (Butor), a oublié l’art d’énumérer »22. Ou bien la
liste s’englobe elle-même, comme un anneau de Moebius, une boucle
étrange : ainsi la liste des objets placés sur mon bureau, qui fut une table
de tri des perles, comparable à celle que le peintre du Cabinet d’amateur
a substituée à celle des époux Arnolfini et que je tiens de ma tante. Cette
liste est infinie : sur « un drap noir d’une texture extrêmement serrée »23
est placée « une feuille de papier quadrillé, de format 21 x 29,7, presque
entièrement couverte d’une écriture exagérément serrée, et sur laquelle
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on peut lire » le texte même de « Still life / Style leaf » ; ce qui impose que
le texte est l’objet, qui annule la question du référent et celle de l’auteur,
puisque l’inventaire se clôt sur la description du stylo fermé dont on s’est
visiblement servi pour l’écriture d’un texte pourtant en cours d’écriture
(Le Maître est allé puiser au Styx…) et qui s’engendrerait lui-même.
Le monde selon Georges Perec est ainsi géométriquement conçu pour
devenir une page et il converge vers cet espace seul habitable, qu’il arrive
à l’auteur de confondre avec un lit : tant il est vrai (c’est au principe de
la mimèsis selon Perec) qu’« il y a peu d’événements qui ne laissent au
moins une trace écrite. Presque tout, à un moment ou à un autre, passe
par une feuille de papier »24 et « l’espace commence ainsi, avec seulement
des mots, des signes tracés sur la page blanche »25, l’infini n’étant en défi-
nitive rien d’autre, comme l’aleph borgésien, qu’un alphabet : le reste est
rendu identique au tout, ce qui est sa fonction. De texte en texte, Perec

19.  —  Georges Perec, Ellis Island, P.O.L., 1995, p. 57-58.


20.  —  Georges Perec, Je suis né, Seuil, 1990, p. 102.
21.  —  Georges Perec, Penser/Classer, Hachette, 1985 ; Seuil, 2003, p. 22.
22.  —  Ibid.
23.  —  « Still life / Style leaf », L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989, p. 107.
24.  —  Georges Perec, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, p. 20.
25.  —  Ibid., p. 21.

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en conduit la démonstration rigoureuse et ludique. Ne prête-t-il pas à


Parcel Mroust, le célèbre auteur de La Quête, cette phrase : « Longtemps
je me suis couché par écrit »26 ? Il est vrai qu’« on utilise généralement
la page dans le sens de sa plus grande dimension. Il en va de même pour
le lit. Le lit (ou, si l’on préfère, la page) est un espace rectangulaire, plus
long que large, dans lequel ou sur lequel, on se couche communément
dans le sens de la longueur. On ne rencontre jamais de lit ‘à l’italienne’
que dans les contes de fées »27.
Antonello de Messine aurait précisément représenté cette heureuse
convergence en peignant Saint Jérôme dans son cabinet de travail, pour y
dégager le paisible lieu de l’harmonie et de la coïncidence, substitué au
« seul lieu d’une foi ineffable », le livre :
L’espace tout entier s’organise autour de ce meuble (et le meuble tout
entier s’organise autour du livre) : l’architecture glaciale de l’église (la
nudité de ses carrelages, l’hostilité de ses piliers) s’annule : ses perspec-
tives et ses verticales cessent de délimiter le seul lieu d’une foi ineffable ;
elles ne sont plus là que pour donner au meuble son échelle, pour lui
permettre de s’inscrire : au centre de l’inhabitable, le meuble définit un
espace domestiqué que les chats, les livres et les hommes habitent avec
sérénité28.
C’est la nécessité d’une telle mise en perspective, c’est-à-dire la
nécessité de la poésie au lieu du discours ordinaire, qui a porté Perec à
reconnaître une fécondité incomparable dans les recherches menées par
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l’OuLiPo. On sait que la réflexion de l’OuLiPo porte principalement sur
la notion de contrainte formelle, c’est-à-dire aussi sur « le possible de la
poésie moderne » en un temps où il est devenu lourd et, d’une certaine
façon, compromettant, d’écrire des alexandrins et de les organiser en
sonnets : Jacques Roubaud a consacré un ouvrage, La Vieillesse d’Alexan-
dre, à cette conviction de « la dérive du vers traditionnel, l’échec de sa
‘maintenance’, l’échec de ses ‘innovations’, l’échec de sa destruction
par le vers libre, puis de la destruction du vers libre, l’ère des ‘variétés’,
l’épuisement des modes de dire la destruction de la tradition par des
moyens mémorisant la tradition »29. La perspective de Roubaud est ainsi
historique et elle repose sur le refus du silence et du dégagement.
Les fondateurs de l’OuLiPo sont aussi les enfants de Poe et de Carroll,
dont le goût pour les échecs a suscité des travaux de François Le Lionnais.
Le caractère ludique des recherches du groupe ne peut pas dissimuler,
dans un pays demeuré vorace où le cri est une valeur, la gravité de l’enjeu
qu’il pèse avec la plus grande lucidité et qui précisément est d’ordre

26.  —  Ibid.
27.  —  Ibid., p. 25.
28.  —  Ibid., p. 118.
29.  —  Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, p. 255.

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GEORGES PEREC : LA PREUVE DE LA POÉSIE PAR LE DÉSASTRE 143

sémantique – d’où, comme toujours dans ce cas, la réflexion sur la puis-


sance de la contrainte. Il s’agit, puisque « la querelle des Anciens et des
Modernes est permanente »30, de faire œuvre nouvelle en déplaçant la
question hasardeuse de l’inspiration, ce qu’a formulé Queneau en des
termes énigmatiques que glosait Jean Lescure :
Le véritable inspiré n’est jamais inspiré, il l’est toujours. Qu’est-ce à dire ?
Comment ! cette chose si rare, l’inspiration, ce don des dieux qui fait le
poète et que ce malheureux n’arrive pas à mériter à tous les coups par les
pires douleurs cardiaques, cette illumination venue on ne sait d’où, il se
pourrait qu’elle cessât d’être capricieuse et que tout un chacun la trouvât
fidèle et consentante à son désir31 ?
Cette phrase, poursuit Lescure, engage à saisir la dimension objective
de la littérature, son pur être de langage. L’élaboration de contraintes
formelles éloigne assurément les oulipiens de ce que Le Lionnais appelle
la « littérature-cri » ou la « littérature-borborygme », mais elle n’a pas
pour fin l’isolement des signifiants. Il s’agit au contraire, comme l’écri-
vait Georges Perec à la suite de La Disparition, de « raviv[er] l’insinuant
rapport fondant la signification », afin de « rouvrir au roman l’inspirant
savoir »32 – ce qui forme l’enjeu même de la prosodie. Cette démarche
est le fruit d’une attention extrême à cette nécessité et elle se fonde sur
une substitution : la pensée que le corps même est langage, et que par le
langage peut être touché le plus concret. Raviver « l’insinuant rapport
qui fonde la signification », c’est donc tenter, au moyen d’opérations
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concrètes et ludiques, de généreuses contraintes, de renouveler le lien des
sons et des sens. Tâche moderne et tâche antique tout ensemble : un
vieil enjeu se retrouve.
L’exemple le plus célèbre, parce que le plus spectaculaire, sans doute,
de la virtuosité technique de Perec est celui du lipogramme, qu’il fait
jouer d’abondance dans ses poèmes de circonstances (Beaux présents, belles
absentes) et surtout dans La Disparition – généralement le lipogramme,
dont le nom résonne dans OuLiPo, occupe une place centrale dans le
système du groupe. Perec a accompagné ces jeux de réflexions nombreu-
ses, dont quelques-unes sont réunies dans La Littérature potentielle. On y
retrouve, transformée, une pointe à l’adresse des terroristes : il y définit
le lipogramme contre cette hérésie que constitue la liponomie, laquelle
consiste dans l’interdiction de l’emploi d’un mot. On lit que :

30.  —  François Le Lionnais, « La Lipo », in Oulipo, La Littérature potentielle, Gallimard,


1973 ; Gallimard, « Folio essais », 1990, p. 15.
31.  —  Jean Lescure, « Petite histoire de l’Oulipo », in Oulipo, La Littérature potentielle,
op. cit., p. 28.
32.  —  Georges Perec, La Disparition, Denoël, 1969 ; Gallimard, « L’Imaginaire », 2003,
p. 312.

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144 SYLVIE THOREL-CAILLETEAU

[…] la liponomie peut, évidemment, devenir contraignante : on sait que


Conrad s’est astreint à écrire tout un roman d’amour sans une fois écrire
le mot ‘love’ ; une romancière anglaise contemporaine s’est, de même,
interdit tout recours aux diverses formes et dérivés de ‘to be’ : on voit que
les mots proscrits sont des mots lourds de sens et que leur omission ne
sera jamais que le prétexte de paraphrases et de métaphores obstinément
orientées33.
La pesante liponomie relève d’une entreprise idéologique, elle s’ap-
parente à l’évitement, évoqué plus haut, de termes comme duchesse ou
ciel constellé, voire simplement étoilé, elle est un effet de « la Terreur dans
les Lettres ». Inversement le lipogramme manifeste un écart par rapport
au discours ordinaire, il inscrit la prose dans l’ordre de la poésie (consi-
dérée comme principe) et même il marque, d’une façon étrangement
significative, l’inscription du texte dans l’Histoire.
Il s’agit de perdre systématiquement quelque chose, ce qui renvoie au
mouvement de fonder sur le néant ; plus précisément, il s’agit de perdre
une lettre, ce qui empêche d’écrire avec aisance et oblige à repenser la
question de l’indicible en des termes techniques au lieu de métaphysi-
ques, en encodant le texte. La Disparition est ainsi crypté, le lecteur est
invité à le déchiffrer mais il peut aussi bien le lire comme un profane,
en s’attachant à la plus fine et « suffisante couche d’intelligibilité » (le
souci s’en fera plus aigu encore quand Perec se consacrera à une œuvre
autrement plus complexe dans sa structure, tendue par un réseau de
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contraintes beaucoup plus lourd et pourtant d’une parfaire discrétion,
La Vie mode d’emploi).
Perec s’amusait de la candeur de tel critique distrait, insensible au
procédé qui gouvernait l’ensemble de La Disparition. De fait, Albérès, que
raillait Perec dans sa postface, souffrait visiblement de fatigue puisque ce
roman, marqué par l’absence de la lettre la plus fréquente dans la langue
française, racontait précisément l’histoire de la disparition de la lettre e,
avec la malédiction qui devait peser sur quiconque se risquait à enfreindre
la règle vocalique. Conduit à la façon d’un polar, il se consacrait sous
une forme narrative au dessein qui le conformait, et même à son dessin :
la lettre fatale, ou zahir (Perec puise à l’œuvre de Borges), y était décrite
comme une boucle qui ne se referme pas, elle était définie par le défaut
ou le manque qui la constitue.
Cette contrainte permet à Perec d’inventer une prose qui soit poésie.
Dans La Disparition, il se pose en parfait héritier de Queneau qui déplo-
rait, au seuil de « Technique du roman », cette situation :
Alors que la poésie a été la terre bénie des rhétoriqueurs et des faiseurs
de règles, le roman, depuis qu’il existe, a échappé à toute loi. N’importe

33.  —  Georges Perec, « Histoire du lipogramme », in Oulipo, La Littérature potentielle,


Gallimard, 1973, p. 88.

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GEORGES PEREC : LA PREUVE DE LA POÉSIE PAR LE DÉSASTRE 145

qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indé-
terminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue
d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu’il
soit, sera toujours un roman.
Je ne viens pas ici imposer, ni même proposer, des lois à un genre
qui, tel qu’il est, satisfait tout le monde, auteurs et lecteurs. Mais, pour ma
part, je ne saurais m’incliner devant un pareil laisser-aller. Si la ballade
et le rondeau sont péris, il me paraît qu’en opposition à ce désastre une
rigueur accrue doit se manifester dans l’exercice de la prose34.

Déplacement, donc, de la contrainte poétique au roman, qui permet


de penser la prose comme poésie35. Il se trouve que le choix de faire dis-
paraître précisément le e, dont la particularité entre toutes les voyelles
est d’être parfois muet, produit pour effet immédiat que la personne
qui entreprendrait de lire le texte à voix haute en ferait nécessairement
résonner toutes les syllabes, de la même façon que s’il s’agissait d’un vers
ou d’un mot. Ce lipogramme, plutôt qu’aucun autre, permet d’éviter
le signe le plus évident de la prose, qui consiste dans l’amuïssement
d’une lettre ici devenue invisible. Le jeu que mène le romancier, dans
sa récriture de « Brise marine », « Voyelles » ou « Booz endormi », peut
se comprendre à cette lumière.
Il s’ajoute que la voyelle e, ici absente, est la seule que comporte le
nom du romancier lui-même, Perec, ce qui laisserait penser à une signa-
ture à rebours. Qu’on se rappelle la définition mallarméenne de l’œuvre
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de Tennyson comme extension de son nom36 ; qu’on songe aux analyses
par Queneau de ses propres romans, à propos desquels il met à jour,
d’une façon inextricable, l’entrelacs de la contrainte mathématique et
de l’autobiographique ; qu’on songe enfin aux variations nombreuses de
Perec sur les genres autobiographiques37, avec l’insistance déjà relevée
sur l’absence, l’inexistence, le rien : s’il est vrai qu’une forme de poésie
puisse se déceler dans le jeu énigmatique qu’un individu mène sur son
nom, disséminé dans l’œuvre sous une forme cryptée, il est bien sûr alors
que le romancier peut ici se déclarer poète.
Tel ou tel extrait de W et d’Ellis Island indiquait combien Perec arti-
cule son travail d’écriture à l’absence d’histoire, qui signe sa condition de
Juif. Or la malédiction qui fait successivement tomber quiconque menace
de dire e dans le roman s’exprime d’abord par le port d’un signe, la lettre

34.  —  Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, 1950 ; Gallimard,


« Idées », 1973, p. 27-28.
35.  —  Ce qui formait déjà le programme de Michel Butor en 1964.
36.  —  Voir Mallarmé, « Tennyson vu d’ici », The National Observer, 29 octobre 1892 ;
« Quelques médaillons et portrait en pied », Divagations, Charpentier, 1897 ; Œuvres com-
plètes,  op. cit., II, p. 141.
37.  —  W ou le souvenir d’enfance est une autobiographie fictive, Je me souviens pour-
rait être une autobiographie collective, Ellis Island une enquête à visée autobiographique,
etc.

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146 SYLVIE THOREL-CAILLETEAU

elle-même gravée dans la chair. L’ensemble de ces signes forme le poly-


èdre désigné sous le nom de zahir, terme énigmatique par lequel Borges
désignait peut-être l’écriture de Dieu, et le caractère fallacieux du monde
où nous nous trouvons. Or dans le roman de Perec, le zahir a été avalé
par un poisson rouge (cyprin) ironiquement appelé Jonas : les références
à Moby Dick sont si nombreuses qu’on est tenté de songer à Ishmaël et à
Arthur Gordon Pym – soit au mouvement, décrit dans « Une descente
dans le maelström », qui consiste à abandonner le vertige des profondeurs
pour épouser le mouvement de la surface. Derrière ces références s’en
trouve évidemment une autre, biblique : Jonas est l’homme élu par Dieu
pour témoigner de sa grandeur, mais qui se dérobe à cette mission par
orgueil avant d’être châtié, englouti par la baleine, puis sauvé, rendu à la
fleur des eaux, ayant abandonné toute aspiration à déchirer le voile des
belles apparences, toute forme mélancolique et impérieuse de voracité.
Jonas constitue traditionnellement, ainsi que l’a montré Jérôme Lindon,
l’image par excellence du Juif, image réactualisée par l’événement qui
forme le socle de tout le travail de Georges Perec ; et l’on peut penser
que La Disparition ravive le rapport de la signification non seulement
parce que c’est un texte qui se redouble continuellement mais parce
qu’il revient à l’origine blanche, à l’absence fondatrice elle-même de
toute l’œuvre de son auteur. C’est ainsi le roman qui constitue la lettre
manquante : grimoire ou zahir, labyrinthe (selon l’image oulipienne du
rat qui réaliserait lui-même le labyrinthe où il s’enferme), énigme qui
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contiendrait elle-même son exclusive solution. Ainsi le travail de Perec
sur la lettre s’apparente-t-il à celui que menait Mallarmé et qu’il expli-
citait dans Les Mots anglais : il s’agit, contrairement à ce que faisaient les
surréalistes, de se placer dans l’ordre de la nécessité au lieu du hasard,
afin de tenter une forme de rémunération du défaut des langues. Le jeu
consiste à transformer l’ensemble du texte en un signe de l’absence elle-
même de la lettre, de l’égaler au silence auquel peut contraindre une
catastrophe ; le texte alors devient à la fois le chant de sa nécessité et de
son imperfection, dont la forme graphique du e doit géométriquement
donner l’idée. Ou encore : La Disparition est le récit de la poursuite, par
l’œuvre, de son titre ; merveille de l’autonymie qui, adossant le signe de
discours au signe de langue, élabore une forme subtile de pertinence
sémantique dans la mesure où elle permet qu’un objet, le texte, en vienne
à porter le nom propre qu’il est lui-même. On retrouve (et le nom du
sphinx apparaît à quelques reprises dans l’œuvre) la logique de l’énigme,
conçue tel un agencement de termes hétéroclites qui délivrerait enfin le
secret d’un nom, et qui porte Perec même à inventer des grilles de mots
croisés : ce jeu repose justement sur les prestiges de l’autonymie, et l’on
sait qu’il s’adresse à des œdipes. L’œuvre est dévolue à la possibilité de
son propre surgissement depuis le silence, ou elle s’élance à sa propre

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GEORGES PEREC : LA PREUVE DE LA POÉSIE PAR LE DÉSASTRE 147

poursuite d’une façon qui permet qu’un rapport entre le son et le sens
soit restauré.
La notion de clinamen, que Perec et l’OuLiPo empruntent, après
Démocrite et Lucrèce, à l’inventeur de la Pataphysique, prend sens
dans ce contexte. Jacques Roubaud en décrivait ainsi le principe à pro-
pos de Queval, le considérable inventeur de « l’alexandrin à longueur
variable » :
[…] on rencontre constamment, au-delà de la difficulté à suivre les consi-
gnes strictes de la règle (ce qui est parfaitement maîtrisable), le regret
de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxi-
que, qui nous sembleraient s’imposer, mais qui sont interdits. L’Oulipo a
donc introduit, pour de telles situations, le « concept » de clinamen (dont
l’origine démocritienne indique assez bien la finalité : un coup de pouce
donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone
des atomes originels pour, par collision, mettre en marche le monde du
texte dans sa variété). Le « clinamen » est une violation intentionnelle
de la contrainte, à des fins esthétiques (un bon clinamen suppose donc
qu’il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu’on igno-
rera de manière délibérée, et pas parce qu’on n’est pas capable de la
trouver)38.
Le dessin du e manquant, dont la ligne ne peut se rejoindre elle-même
(comme la page de « Still life / Style leaf »39 ne peut s’achever), ressem-
blerait à une figure du clinamen, dont Perec forme la base de son œuvre
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capitale, La Vie mode d’emploi. La Vie mode d’emploi, dont il a tant exhibé
le cahier des charges (ce qui est toujours stratégique, sinon suspect), et
détaillé les principes (polygraphie du cavalier ou carré roman) n’est pas
autre chose qu’une théorie et une application du clinamen : une mise en
jeu du leurre de la contrainte. L’exigence de Perec, qui se confond avec
celle du réalisme, est de faire œuvre nécessaire, et la contrainte opère
dans ce cadre comme démarcation ironique de, ou variation ironique sur,
le principe de nécessité. Il a donc entrepris, parce que la grande question,
la question désastreuse, est celle du hasard, de régler l’aléatoire, de lui
donner forme, d’élaborer son algorithme – ce qui tient de la gageure
et confère son sens au titre, La Vie mode d’emploi. Conjoindre la vie et le
mode d’emploi, c’est inventer un algorithme aléatoire, c’est fonder une
véritable esthétique du clinamen, plonger dans la réalité : tout s’agence
ici autour de l’absence du chapitre L, annoncée par l’écornement d’un
petit beurre… De même, la nécessité de la liste ou du répertoire s’impose
du brouillage que listes et répertoires font proliférer :
Je sais par exemple que Je me souviens est bourré d’erreurs, donc que
mes souvenirs sont faux ! Cela fait partie de cette opposition entre la vie et

38.  —  Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, op. cit., p. 217.


39.  —  Georges Perec, « Still life / Style leaf », op. cit.

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148 SYLVIE THOREL-CAILLETEAU

le mode d’emploi, entre la règle du jeu que l’on se donne et le paroxysme


de la vie réelle qui submerge, qui détruit continuellement ce travail de
mise en ordre, et heureusement d’ailleurs40.
La visée de la contrainte est le défaut, soit le réel ou la vie ; elle est à
la fois tendue vers un point, à l’infini, et en conséquence repliée sur soi
(on revient à la perspective). En rendant l’œuvre adéquate à elle-même,
la contrainte élabore l’objet du texte parce qu’elle tend à instaurer l’auto-
nymie comme seul mode de référentialité (elle substitue le faire au dire) :
d’où la disparition, la prise d’écriture, le retour des revenentes41.
Perec a insisté sur ce point : qu’il n’osait désigner comme poésie que
l’ensemble de ses textes écrits sous contrainte, qu’il se définissait comme
un inventeur de la prose parmi tous ceux de son temps et qu’il visait en
dernière analyse la création d’un effet sur le lecteur enchanté – soit la
fiction. L’idée de fiction s’est trouvée spécialement précisée grâce aux
travaux de Poe, pensant le poète comme histrion, et de Mallarmé, qui la
définissait comme impossible et nécessaire point de contact du général
et du particulier, de la langue et du discours, de ce que Barthes, dans Le
Degré zéro de l’écriture, désigne comme l’écriture et la Littérature. Le poète
géomètre tisse la toile fine, issue du néant, à jeter sur le monde afin de
lui donner un éclat, quand il ne peut plus s’identifier à l’abeille heu-
reuse de butiner toutes les fleurs d’ici-bas. Mais, loin de Baudelaire, il
renonce à « l’art vorace d’un pays cruel »42, cesse de s’acharner à crever
la belle surface des apparences pour en extraire la sanglante et funèbre
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vérité : il élabore inversement une machine, une forme d’automate subtil
qui produise l’impression de s’engendrer perpétuellement soi-même
et qui s’impose comme un objet du monde – à la fois langage et chose.
Le défaut d’un fondement identifiable, existant, comme écrivait Lewis
Carroll, devient le moteur de cette poursuite mystérieuse qu’on peut
appeler l’élaboration du sens et qui trouve sa forme, mystérieusement
contrainte, dans la prose43.
Sylvie THOREL-CAILLETEAU
E.A. ALITHILA
Université Charles-de-Gaulle – Lille 3

40.  —  Georges Perec, Je suis né, op. cit., p. 91.


41.  —  Georges Perec, Les Revenentes, Julliard, 1972.
42.  —  Mallarmé, « Las de l’amer repos… », Poésies, Deman, 1887 ; Œuvres complètes,
op. cit., I, p. 12.
43.  —  Ces pages sont extraites d’un ouvrage en cours d’élaboration, consacré à la
poésie de la prose.

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