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rompue qui ne se révèle que par blocs »11 : le lien entre les mots s’est
défait de la même façon que le lien entre le ciel et la terre, voire au-delà
la notion de cosmos. Dès lors il revient à chacun, contre la Littérature,
d’inventer son écriture ; le travail d’une écriture blanche, ou encore trans-
parente, neutre, renvoie à l’idéal d’user du langage d’une façon purement
instrumentale, c’est-à-dire silencieuse (au sens où Mallarmé énonce l’exi-
gence d’une « disparition élocutoire du poète »12). Le risque est que cette
forme elle-même ne se fige, devenant convention, et Barthes retrouve
la vieille image d’Orphée : pour appeler du nom d’Eurydice le point où
une écriture est menacée de se défaire, ayant rencontré la Littérature
qui est la mort.
Perec a été séduit par Barthes : avant de tendre Les Choses, comme il
aimait à dire, entre L’Éducation sentimentale et Mythologies, de 1964 à 1966
il avait suivi son séminaire consacré à la disparition de la rhétorique
classique au xixe siècle et à la conscience contemporaine (de Flaubert à
Maurice Blanchot) de ce qu’il nommait « les signes de la littérature » ; et
de là était venue l’idée d’un index des figures, dressé à la fin de Quel petit
vélo à guidon chromé au fond de la cour ? La pensée que les formes ne sont
pas atemporelles poursuit Perec tout au long de sa recherche quant au
« possible de la poésie moderne » et il retient de tout cela, en particulier,
l’idée qu’écrire des alexandrins et des sonnets est devenu strictement
inenvisageable – indice clair d’une conviction qu’il partage avec Paulhan,
Blanchot, Sartre ou Barthes, presque indifféremment : un monde est
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11. — Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953 ; Le Degré zéro de l’écriture,
suivi de Nouveaux Essais critiques, Seuil, « Points », 1972, p. 40.
12. — « Crise de vers », op. cit., p. 211.
13. — Robert Antelme, L’Espèce humaine, cité dans « Robert Antelme ou la vérité de
la littérature », L. G., op. cit., p. 90.
ment des hommes. Seulement les faits les plus menus ; « ni pendaisons, ni
crématoires », mais la boue, la faim, les poux, qui indiquent « l’Allemagne
entière, l’horizon entier : l’univers, l’éternité »14. Un peu plus tard, Perec
dira : « le bruit de fond », cela qui ne se distingue pas, qui n’éclate pas, n’a
pas la portée de l’événement, mais qui forme la réalité elle-même, dans
sa trivialité comme aussi dans ce qu’elle comporte de scandaleux.
Lorsqu’il est interrogé par des journalistes, Perec distingue ses œuvres
sociologiques de celles qui se rattachent à l’OuLiPo, mais on commence
d’apercevoir la solidité du lien qui les unit. Il s’agit du même parti
de l’écriture ou de la littérature (Perec n’opère pas la distinction de
Barthes entre l’une et l’autre) contre le silence : décrire les objets les plus
minuscules, constituer ce qu’il rêvait sous le titre d’Herbier des villes, en se
soumettant à une forme même invisiblement contrainte – non pas une
« écriture blanche » mais une écriture au contraire marquée, qui se dis-
tingue radicalement du discours ordinaire, qui ne soit pas engluée dans
l’idéologie courante. Rêve d’une prose qui serait colorée et renouerait,
à quelque égard, avec les prestiges du vers. L’enjeu est bien celui d’une
révolution, comme disaient aussi bien Sartre que Barthes, qui ne se fonde
ni sur l’engagement ni le refus de l’engagement ; qui prenne acte, plutôt,
du fait que nous nous trouvons dans le monde et dans le temps.
Au moment où il concevait les articles de Partisans, Perec faisait partie
d’un groupe appelé Ligne générale, par référence au film d’Eisenstein, qui
réunissait des jeunes gens le plus souvent inscrits au parti communiste et
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ou coupure
et qui est pour moi très intimement et très confusément
lié au fait même d’être juif19.
Le fondement est le désastre, et le désastre est le socle : « ce que je
suis allé chercher sur Ellis Island, c’est l’image même de ce point de
non-retour, la conscience de cette rupture radicale […] mon propre
enracinement dans ce non-lieu, cette absence, cette brisure sur laquelle
se fonde toute quête de la trace, de la parole, de l’Autre»20. L’écriture
donc est le reste de ce naufrage ou de ce désastre fondateur, ou plus
simplement l’écriture est ce qui couvre la page blanche. Son « degré
zéro », c’est la liste ou l’inventaire, parce qu’il s’agit toujours d’« essayer
de retenir méticuleusement quelque chose » (du temps condensé, de la
matière). « Un inventaire, c’est quand on n’écrit pas »21 ? Que non : « en
fait c’est beaucoup plus compliqué que ça n’en a l’air : on oublie toujours
quelque chose, on est tenté d’écrire etc. […] L’écriture contemporaine,
à de rares exceptions (Butor), a oublié l’art d’énumérer »22. Ou bien la
liste s’englobe elle-même, comme un anneau de Moebius, une boucle
étrange : ainsi la liste des objets placés sur mon bureau, qui fut une table
de tri des perles, comparable à celle que le peintre du Cabinet d’amateur
a substituée à celle des époux Arnolfini et que je tiens de ma tante. Cette
liste est infinie : sur « un drap noir d’une texture extrêmement serrée »23
est placée « une feuille de papier quadrillé, de format 21 x 29,7, presque
entièrement couverte d’une écriture exagérément serrée, et sur laquelle
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26. — Ibid.
27. — Ibid., p. 25.
28. — Ibid., p. 118.
29. — Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, p. 255.
qui peut pousser devant lui comme un troupeau d’oies un nombre indé-
terminé de personnages apparemment réels à travers une lande longue
d’un nombre indéterminé de pages ou de chapitres. Le résultat, quel qu’il
soit, sera toujours un roman.
Je ne viens pas ici imposer, ni même proposer, des lois à un genre
qui, tel qu’il est, satisfait tout le monde, auteurs et lecteurs. Mais, pour ma
part, je ne saurais m’incliner devant un pareil laisser-aller. Si la ballade
et le rondeau sont péris, il me paraît qu’en opposition à ce désastre une
rigueur accrue doit se manifester dans l’exercice de la prose34.
poursuite d’une façon qui permet qu’un rapport entre le son et le sens
soit restauré.
La notion de clinamen, que Perec et l’OuLiPo empruntent, après
Démocrite et Lucrèce, à l’inventeur de la Pataphysique, prend sens
dans ce contexte. Jacques Roubaud en décrivait ainsi le principe à pro-
pos de Queval, le considérable inventeur de « l’alexandrin à longueur
variable » :
[…] on rencontre constamment, au-delà de la difficulté à suivre les consi-
gnes strictes de la règle (ce qui est parfaitement maîtrisable), le regret
de ne pouvoir employer tel mot, telle image, telle construction syntaxi-
que, qui nous sembleraient s’imposer, mais qui sont interdits. L’Oulipo a
donc introduit, pour de telles situations, le « concept » de clinamen (dont
l’origine démocritienne indique assez bien la finalité : un coup de pouce
donné au mouvement rectiligne, uniforme et terriblement monotone
des atomes originels pour, par collision, mettre en marche le monde du
texte dans sa variété). Le « clinamen » est une violation intentionnelle
de la contrainte, à des fins esthétiques (un bon clinamen suppose donc
qu’il existe, aussi, une solution suivant la contrainte, mais qu’on igno-
rera de manière délibérée, et pas parce qu’on n’est pas capable de la
trouver)38.
Le dessin du e manquant, dont la ligne ne peut se rejoindre elle-même
(comme la page de « Still life / Style leaf »39 ne peut s’achever), ressem-
blerait à une figure du clinamen, dont Perec forme la base de son œuvre
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