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ESSAI DE DÉFINITION D'UNE ÉNONCIATION LYRIQUE

L'exemple de Philippe Jaccottet

Michèle Monte

Le Seuil | « Poétique »

2003/2 n° 134 | pages 159 à 181


ISSN 1245-1274
ISBN 9782020573450
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Michèle Monte
Essai de définition
d’une énonciation lyrique
L’exemple de Philippe Jaccottet

Bien que la théorie littéraire se soit surtout intéressée à la poésie sous l’angle de
la structure interne des textes, en accordant un intérêt tout particulier aux paral-
lélismes phoniques et syntaxiques 1, aux phénomènes métriques et, dans une autre
direction, aux métaphores et autres figures 2, il existe toutefois chez certains poé-
ticiens une position qui propose une définition énonciative de la poésie, en l’op-
posant à la fiction. Dans Logique des genres littéraires, Kate Hamburger défend la
spécificité du sujet lyrique : proche du sujet d’énonciation historique ou du sujet
pragmatique, quoique ne se confondant pas avec lui, il n’a rien à voir avec les je-
origine fictifs des personnages de la fiction. L’énoncé lyrique appartient bien selon
elle à la classe des énoncés de réalité. Cette position s’oppose à celle qui consiste à
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définir avant tout la poésie par un usage spécifique de la langue « comme un maté-
riau sensible, autonome et non interchangeable » (Fiction et Diction, p. 23), donc
comme un fait de diction, pour reprendre la terminologie de Gérard Genette.
Les études littéraires récentes sur la poésie romantique et contemporaine, sans
prendre réellement parti dans cette tentative de définition de la poéticité, s’inté-
ressent néanmoins à la dimension énonciative de la poésie, dès lors qu’elles essaient
de spécifier les contours du lyrisme. Mais la poésie lyrique apparaît comme émi-
nemment contradictoire, puisque dans le moment même où elle ouvre la poésie à
l’expression du moi, elle dilue les contours de celui-ci dans une entité qui dépasse
de loin la dimension autobiographique. Ainsi Yves Vadé montre-t-il que, déjà chez
les Romantiques, l’intimité de l’auteur n’est convoquée qu’« en tant qu’elle par-
tage un domaine commun avec l’intimité du lecteur » (1996, p. 15) et se fait l’écho
des voix de la nature, « le poète s’attribuant la mission d’être la voix de tous et de
tout » (ibid., p. 16). On peut s’attendre à ce que ce brouillage énonciatif soit encore
plus fort dans la poésie du XXe siècle, qui a fait siennes les réflexions de Mallarmé
sur la disparition élocutoire du poète et celles de Rimbaud sur l’altérité présente
en tout sujet. D’ailleurs certains, poètes ou critiques, comme Francis Ponge ou
J.-M. Gleize, ont considéré que le lyrisme n’était plus une catégorie pertinente pour
penser la poésie moderne. Force est toutefois de considérer que le je n’a pas dis-
paru de la poésie contemporaine, y compris celle de Ponge. Ne vaut-il pas mieux
alors, sans faire exagérément crédit aux déclarations des poètes sur leur poésie,
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observer le jeu des formes linguistiques mêmes pour discerner si l’on a affaire à un
type d’énonciation particulière ? Marc Dominicy a déjà répondu par la positive à
cette question en postulant une modalité poétique d’énonciation, caractérisée selon
lui par un effet d’évocation. Ses travaux tendent à montrer que la fabrique du texte
poétique procède en gommant tous les éléments singuliers au profit d’une énon-
ciation qui se donne comme la réactivation de « représentations prototypiques par-
tagées » (1989a, p. 502). Reste à savoir si ce mouvement de décontextualisation vaut
pour toutes les époques de façon égale et s’il invalide complètement la conception
de la poésie lyrique comme ancrée dans une expérience singulière qui laisse des
traces dans le texte même.
Désirant aborder sous cet angle l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, j’ai pris
le parti d’une étude formelle prenant appui sur les marques personnelles et tem-
porelles et orientée par la problématique suivante : la poésie de Jaccottet s’ancre-
t-elle dans l’expérience d’un sujet qui doit laisser dans le texte des traces de son
énonciation hic et nunc, ou opère-t-elle une généralisation qui enlève à l’expérience
ses caractéristiques épisodiques en la stylisant ? Le choix de Jaccottet n’est évi-
demment pas dû au hasard : ses propres déclarations m’orientaient vers une
approche énonciative. En effet, Jaccottet a insisté à maintes reprises sur la néces-
sité d’un effacement du locuteur pour qu’advienne la parole poétique 3, tout en
indiquant par ailleurs que la pratique poétique était pour lui indissociable de la
vie 4. Il convenait donc de voir ce qu’il en était dans son œuvre et, comme le je y
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est en définitive assez présent 5, de préciser ses interactions avec les autres marques
personnelles et d’examiner la nature des énoncés où il figure.

Brouillage des niveaux actantiels

Si l’on décide d’étudier la subjectivité énonciatrice par le biais de l’analyse des


marques personnelles et temporelles, il semble tout d’abord de bonne méthode de
considérer, comme en narratologie, qu’on ne peut assimiler ingénument le je du
texte à l’auteur. Ce je réfère au locuteur, qui, comme le narrateur dans les récits,
est un être de papier, constitué par le discours qu’il tient. Toutefois, comme dans
l’autobiographie, ce je parle de lui-même comme sujet d’expérience, ce qui me
conduit, à la suite de la stylistique actantielle de Georges Molinié 6, à considérer
deux niveaux actantiels pour l’ensemble des marques personnelles observables dans
les textes : « le niveau I est celui du locuteur patent, obvie, du discours, narrateur
(dans les romans), instance immédiate de la poésie lyrique. » (Molinié, 1986, p. 178).
Ce locuteur s’adresse à un « récepteur général, le public, assez élaboré, car non tout
à fait brut : constitué en témoin, en instance nommable, comme il apparaît dans
les préfaces, avis au lecteur… ». Le niveau II, supporté par le niveau I, « correspond
au monde des personnages-objets du discours littéraire » (ibid.) et, dans le cas de la
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poésie lyrique, il inclut le je, sujet d’expérience en train de vivre ce que met ensuite
en mots le je du niveau I, et ses interlocuteurs potentiels. La distinction entre le
niveau I et le niveau II, relativement aisée dans le cas de l’écriture décalée dans le
temps, ou lorsque le scripteur met en scène d’autres personnes que lui, s’avère déli-
cate dans des poèmes où le poète parle de lui-même au présent sans qu’aucun inter-
valle temporel ne semble s’interposer entre le vécu et sa mise en mots, dans l’illu-
sion d’une coïncidence entre l’expérience et l’écriture. J’ai donc été amenée à
prendre en compte les prédicats verbaux pour déterminer l’appartenance d’un je
au niveau I ou au niveau II. Ce cadre théorique m’a conduite à dégager dix ins-
tances susceptibles d’apparaître dans les textes :

Niveau I :
1. le je du poète en train d’écrire
2. le tu ou vous, lecteur des poèmes et susceptible que le poète s’adresse à lui
3. le nous 1 conjugaison du je 1 et du tu 1
Niveau II :
4. le je sujet d’expérience
5. le tu ou vous, auquel pourrait s’adresser le je 2
6. le nous 2 conjugaison du je 2 et du tu 2
7. le nous 3 associant le je 2 et d’autres personnes ne participant jamais à un dia-
logue mais ayant des activités communes avec le je
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Le ON :
Pour ce pronom, je distingue trois instances selon qu’il y a ou non inclusion du
je ou valeur de parcours très générale, ces trois instances pouvant par ailleurs figu-
rer au niveau I ou II :
8. le on 1 associant le je et x personnes (variante du nous 3 ou amplification/dilu-
tion du je 1 ou 2)
9. le on 2, entité extérieure non identifiée, excluant le je
10. le on 3, référant à « tout homme ».

A ces instances peuvent s’ajouter celles d’un éventuel discours rapporté, de


niveau II 2.
La distinction entre les niveaux actantiels m’a permis de mettre en évidence des
dispositifs spécifiques à tel ou tel recueil ainsi que des évolutions significatives dans
la poésie de Philippe Jaccottet 7 : les références explicites au je 1 en train de parler
ou d’écrire augmentent au fil de l’œuvre, le tu 2 de la poésie lyrique traditionnelle
référant à la femme aimée disparaît quasi totalement après L’Effraie, au profit d’al-
locutaires dont l’appartenance au niveau I ou II est moins claire (sont-ils interpel-
lés par le sujet d’expérience ou par le locuteur en train d’écrire ? il est parfois vain
de trancher), le on 1 se développe et sa distribution est complémentaire de celle du
nous, qui n’a pas le même rôle thématique.
Mais ce qui me semble, au-delà de l’œuvre de Jaccottet, caractéristique de la poésie
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lyrique, c’est le brouillage qui s’opère très souvent entre les niveaux I et II, comme
je me propose de le montrer à présent. Alors que la distinction entre les niveaux
peut se fonder dans l’autobiographie sur la distance temporelle entre la diégèse et
la narration, sur les commentaires critiques du narrateur, sur la gestion du discours
rapporté ou les différences du point de vue modal entre un sujet doté d’un savoir
– le je 1 – et un sujet qui en est dépourvu – le je 2 –, rien de tout cela n’existe dans
des poèmes au présent où le je est simultanément celui qui écrit le texte et celui qui
est engagé dans un certain rapport au monde, ce qui laisse d’ailleurs à entendre que
le rapport au monde exerce une influence immédiate, unilatérale, sur l’écriture, à
moins que celle-ci ne soit nommément référée dans le texte et problématisée, ce qui
n’est pas toujours le cas. On a donc affaire à deux sortes de poèmes : ceux où pré-
domine le je 2 et où l’écriture se fait transparente, s’efface derrière le dit :

Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais


(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent 8

et ceux où le je 1 met en scène son activité de parole ou d’écriture, qui devient


matière à expérience :

Je ne peux plus parler qu’à travers ces fragments pareils


à des pierres qu’il faut soulever avec leur part d’ombre
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et contre quoi l’on se heurte,
plus épars qu’elles 9.

Mais la possibilité de distinguer théoriquement les deux je sur la base des prédi-
cats verbaux qui leur sont associés ne peut occulter le sentiment à la lecture d’une
parfaite homogénéité lorsqu’on passe d’une sorte de poème à l’autre. C’est là que
réside une profonde différence avec le récit autobiographique. Dans le texte nar-
ratif, le brouillage des niveaux a lieu dans les cas de métalepse narrative analysés
par Gérard Genette dans Figures III, métalepses éminemment transgressives, car la
limite qu’elles franchissent « est précisément la narration (ou la représentation) elle-
même ; frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte,
celui que l’on raconte 10 » (p. 245). Rien de tel dans le poème, où le lecteur naïf ne
remarque même pas le passage d’un niveau à l’autre et ne s’étonne nullement d’être
en contact immédiat avec le je sentant, regardant, marchant, éprouvant. Cela est
dû bien évidemment au fait qu’un lecteur de poèmes lyriques ne pense pas lire de
la fiction, mais être constitué en témoin des expériences d’un sujet empirique, et
destinataire des textes qui les transcrivent. Alors que, dans un récit, l’instance I (le
narrateur) s’efface parfois pour faire entendre sans médiation aucune le discours
intérieur d’un personnage fictif, ce que Dorrit Cohn (1981) appelle le « monologue
autonome », dans le poème en je, il n’y a pas effacement d’une instance au profit
de l’autre, mais fusion des deux en un tout indiscernable.
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De ce fait, l’activité de parole ou d’écriture se trouve incluse au sein des activi-


tés du sujet de l’énoncé, au lieu d’être isolée à un autre niveau. Un bon exemple
de cette non-séparation de l’instance d’écriture nous est donné par ce début d’un
poème de Chants d’en bas :

Je me redresse avec effort et je regarde :


il y a trois lumières, dirait-on.
Celle du ciel, celle qui de là-haut
s’écoule en moi, s’efface,
et celle dont ma main trace l’ombre sur la page (LH 65) 11.

Cette fusion a comme autre conséquence la possibilité de lire un même poème


à deux niveaux, en faisant du je le sujet de l’énoncé, mais aussi de l’énonciation,
pour peu que le lexique s’y prête. Ainsi, dans l’extrait de poème ci-dessous, on peut
considérer que les impératifs sont des conseils éthiques ou bien des auto-injonc-
tions du scripteur concernant sa propre écriture :

Si la vue du visible n’est plus soutenable, si


la beauté n’est vraiment plus pour nous
– le tremblement des lèvres écartant la robe –,
cherchons encore par-dessous,
cherchons plus loin, là où les mots se dérobent
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et où nous mène, aveugle, on ne sait quelle ombre
ou quel chien couleur d’ombre, et patient (LH 58).

On peut voir dans le poème qui suit, également tiré de Chants d’en bas, com-
ment le mot « images » glisse d’un sens littéraire à un sens plus quotidien, à mesure
que le poème passe du je écrivant à un on qui réfère à une expérience plus générale
de la vie :

J’aurais voulu parler sans images, simplement


pousser la porte…
J’ai trop de crainte
pour cela, d’incertitude, parfois de pitié :
on ne vit pas longtemps comme les oiseaux
dans l’évidence du ciel,
et retombé à terre,
on ne voit plus en eux précisément que des images
ou des rêves (LH 49).

La fusion des niveaux entraîne donc à la fois une apparente transparence de l’écri-
ture, comme si le poème s’écrivait instantanément, dans le mirage d’une adéqua-
tion parfaite entre le monde et les mots, et contradictoirement la possibilité de lire
nombre de poèmes comme une réflexion sur l’écriture. Le poème de L’Ignorant
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cité plus haut peut ainsi apparaître comme une réflexion sur les conditions d’ap-
parition d’une parole vraie.
Le fait que l’activité poétique soit la plupart du temps présentée comme un chant,
une voix, des paroles à capter et à renvoyer, plutôt que comme une écriture, contri-
bue, me semble-t-il, à la fusion des deux je. En effet, si l’écriture est une activité qui
implique un certain retrait par rapport au monde immédiat, si elle paraît souvent
réservée au groupe spécifique des écrivains, la parole est un bien partagé par toute
l’humanité, et qui n’implique pas forcément la mise en œuvre de moyens tech-
niques particuliers, elle est l’apanage de n’importe quel je. Evoquer, donc, l’acti-
vité poétique en termes de paroles, de chant, outre le fait que cela inscrit la poésie
de Jaccottet comme héritière de la tradition lyrique où la poésie et la musique
n’étaient pas dissociées, c’est insister aussi sur ce qui unit le poète à tous les autres
humains. Le je 1 rejoint par là le je 2 comme sujet d’expérience, au lieu de prendre
son autonomie, comme le fait le narrateur qui est distinct de ce qu’il raconte. De
ce fait, des vers tels que « je ne peux plus parler qu’à travers ces fragments », cité
plus haut, concernent-ils uniquement le scripteur du poème ou le je dans son acti-
vité habituelle de sujet parlant ? Il est bien difficile, et d’ailleurs vain, de trancher.
Une des caractéristiques en effet du sujet lyrique est de ne pas séparer activité poé-
tique et activité ordinaire. Parallèlement, le tu ou vous de niveau I sont interpellés
tantôt en tant qu’êtres humains dont on attend fictivement un geste, une attitude
secourable 12, tantôt en tant qu’auditeurs ou lecteurs d’un poème, et c’est alors le
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pacte de lecture qui est explicitement visé 13.
La fusion des deux je, outre qu’elle évite d’isoler le locuteur dans la personne
d’un scripteur, a une incidence éthique : posant une continuité entre l’ensemble
des activités du je 2 et l’activité d’écriture, elle établit une liaison étroite entre « dire »
et « vivre », entre le « sujet éthique » et le « sujet lyrique », pour reprendre le titre
d’un article de Jean-Claude Mathieu (1996) 14. Ce souci de cohérence hante Jaccot-
tet jusqu’à l’obsession, comme le montrent certains de ses retours sur des poèmes
plus anciens :
Fleurs, oiseaux, fruits, c’est vrai, je les ai conviés,
Je les ai vus, montrés, j’ai dit :
« c’est la fragilité même qui est la force »,
facile à dire ! et trop facile de jongler
avec le poids des choses une fois changées en mots ! […]
(A la lumière d’hiver, LH 77).

Pour conclure sur ce premier aspect de l’énonciation poétique, je dirai que la


conséquence de cette indistinction des niveaux I et II me semble être paradoxale-
ment que ces poèmes, même s’ils sont parfois tout entiers consacrés à s’interroger
sur les possibilités de la parole, gomment en quelque sorte l’instance d’écriture en
tant que telle. Si l’activité d’écriture, ses difficultés, ses risques, sont souvent l’ob-
jet du dire, ils ne sont pas montrés par le poème, contrairement à ce qui se passe
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par exemple dans les poèmes de Ponge où l’inscription de l’auteur revêt une impor-
tance décisive 15. Cette non-réflexivité du poème, que Jaccottet revendique, s’ins-
crit, à mon sens, dans la stratégie de transitivité du poème lyrique, où le lecteur
doit pouvoir se glisser dans les paroles du je sans ressentir trop pesamment la spé-
cificité de sa position par rapport à celle du locuteur. Le lecteur du poème lyrique
est potentiellement son réénonciateur, par le biais du présent qui en actualise sans
cesse la profération. Il est invité à s’approprier le texte dans sa posture éthique et
non pas à en reconstituer la genèse ou à en poursuivre l’élaboration 16. Le texte est
écrit de façon que, très facilement, il puisse passer de la position de récepteur à celle
d’émetteur 17, notamment grâce à la décontextualisation, sur laquelle je reviendrai
sous peu.

Labilité du je, du on et du nous

Auparavant je voudrais montrer combien sont importants dans les poèmes de


Jaccottet, et ce de façon croissante au fil du temps, les glissements, en cours de
poème, du je au on ou au nous. S’agit-il là d’une caractéristique générale du poème
lyrique ou d’une spécificité de l’écriture de Jaccottet ou, plus largement, de ce
« lyrisme dégrisé » de la seconde moitié du XXe siècle qu’évoque Jean-Claude Pin-
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son dans Habiter en poète ? Seules d’autres études permettraient de trancher en
faveur de l’une ou l’autre hypothèse. Même si l’on peut acquiescer à ces affirma-
tions de Jean-Michel Maulpoix (2000, p. 376) :

Si personnel soit-il, le sujet lyrique se voit contraint, sinon de se dépersonnaliser,


du moins de traduire sa propre expérience en traits généraux et universels. […]
Pour reprendre une formule de Baudelaire, il se « concentre » et se « vaporise »,
personnel et impersonnel à la fois

il n’est pas sûr que cela passe à toutes les époques et chez tous les auteurs par les
mêmes marques formelles.
Toujours est-il que, chez Jaccottet, un rôle crucial est dévolu au on 18 et, dans une
moindre mesure, au nous. La symbiose entre je 1 et je 2, sujet de l’énonciation et
sujet de l’énoncé, n’entraîne nulle exacerbation du je, qui est à peine plus fréquent
que le nous dans L’Ignorant et que le on dans A la lumière d’hiver, et se laisse devan-
cer par le nous dans Leçons, par le on dans Chants d’en bas et les différentes suites
de Pensées sous les nuages 19.
Le nous ne désigne presque jamais la communauté hypothétique que formeraient
le locuteur et son lecteur. La plupart du temps, soit il apparaît dans des énoncés
génériques où il désigne l’ensemble de la communauté humaine :
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Nous habitons une maison légère haut dans les airs,


le vent et la lumière la cloisonnent en se croisant,
parfois tout est si clair que nous en oublions les ans,
nous volons dans un ciel à chaque porte plus ouvert
(« Le Locataire », in L’Ignorant, P 75)

soit il représente le je 2 et une ou plusieurs personnes de niveau II (la compagne du


poète ou des amis) :

Muet. Le lien des mots commence à se défaire


aussi. Il sort des mots.
Frontière. Pour un peu de temps
nous le voyons encore.
Il n’entend presque plus.
Hélerons-nous cet étranger s’il a oublié
notre langue, s’il ne s’arrête plus pour écouter ?
(Leçons, LH 19)

Mais on ne peut manquer de noter que la décontextualisation relative du récit de


l’agonie dans le deuxième exemple tend à atténuer les différences entre les deux
emplois du nous : virtuellement, tout nous de niveau II dégagé de précisions bio-
graphiques peut accueillir le lecteur potentiel 20 et s’élargir aux dimensions de la com-
munauté humaine. Cet élargissement est facilité par le fait que ce nous est la conjonc-
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tion non pas d’un je et d’un tu unis par une véritable relation d’interlocution qui
les isolerait au niveau II (comme les dialogues de personnages dans les récits), mais
d’un je 2 et d’accompagnateurs indéterminés, qui n’accèdent pas à la parole 21.
Par ailleurs quand nous et on coexistent au sein du même poème ou du même
recueil, ils correspondent généralement à des postures énonciatives différentes : le
nous, qui implique toujours le je comme une de ses composantes, s’accompagne
d’une forte implication énonciative. Au contraire l’indétermination de on va sou-
vent de pair avec une distance vis-à-vis du dire, comme en témoigne la fréquence
des expressions « on dirait », « on croirait » dans l’œuvre poétique de Jaccottet. Le
poème suivant, extrait de Le Mot Joie, illustre ces différences :

Comme on voit maintenant dans les jardins de février


brûler ces petits feux de feuilles
(et l’on dirait que c’est moins pour nettoyer
le clos que pour aider la lumière à s’élargir),
est-il bien vrai que nous ne pouvons plus
en faire autant, avec notre cœur invisible ? (LH 133)

On voit donc que des pronoms quasiment synonymiques dans l’usage courant,
tels que nous et on, peuvent dans le discours littéraire, en raison des opérations
énonciatives différentes qui les sous-tendent, remplir des rôles bien distincts.
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Si le nous se prête à des variations d’extension, c’est encore plus vrai du on, qui
joue dans cette œuvre un rôle stratégique fondamental pour faciliter le passage du
singulier à l’universel, considéré par beaucoup comme caractéristique du poème
lyrique. M’appuyant sur des travaux linguistiques récents cités en bibliographie,
je considère que l’emploi de on dans son sens inclusif peut correspondre théori-
quement à deux situations :
– on désigne tout homme (opération de parcours 22) et inclut en son sein le je au
même titre que n’importe quel autre individu :

Mais chaque jour, peut-être, on peut reprendre


le filet déchiré, maille après maille,
et ce serait, dans l’espace plus haut,
comme recoudre, astre à astre, la nuit…
(Le Mot Joie, LH 128)

– on désigne un groupe indéterminé incluant le je en son sein comme « individu


spécifié » (Boutet, 1986, p. 34) : tel est le cas, notamment, des on entrant en rela-
tion d’anaphore avec des nous :

C’est sur nous maintenant


comme une montagne en surplomb.
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Dans son ombre glacée,
on est réduit à vénérer et à vomir.

A peine ose-t-on voir (Leçons, LH 21).

Parfois, d’ailleurs, la composition interne de on, telle que le contexte permet de


l’établir, se réduit en réalité au je et le on n’est là que pour créer une distance iro-
nique vis-à-vis du locuteur :

Fleurs, oiseaux, fruits, c’est vrai, je les ai conviés,


je les ai vus, montrés, j’ai dit :
« c’est la fragilité même qui est la force », […]
On bâtissait le char d’Elie avec des graines
légères, des souffles, des lueurs, on prétendait
se vêtir d’air comme les oiseaux et les saints…
(A la lumière d’hiver, LH 77)

Or, ce que l’on observe dans l’œuvre de Jaccottet, c’est une nette prédilection
pour cette deuxième valeur de on : les énoncés généralisants à valeur de maxime
sont rares, contrairement par exemple aux poèmes de Char où ils abondent 23, et
quand il y en a, l’actant humain est plutôt désigné par « celui qui » ou « qui » :
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168 Michèle Monte

Celui qui est entré dans les propriétés de l’âge,


il n’en cherchera plus les pavillons ni les jardins,
ni les livres, ni les canaux, ni les feuillages,
ni la trace, aux miroirs, d’une plus brève et tendre main
(« Le livre des morts », in L’Ignorant, P 87).

Le pronom on apparaît toujours susceptible d’inclure le je, en raison d’un envi-


ronnement déictique qui inscrit le poème dans une expérience particulière – tel est
le cas de « maintenant » et du démonstratif « ces petits feux » dans le poème cité plus
haut –, ou de la présence même d’un je avant ou après le on. De fait, l’enjeu de cet
emploi récurrent de on me semble résider dans sa capacité à généraliser l’expérience
du je sans pour autant faire basculer l’énoncé dans une généricité trop extensive.
On opère ainsi un brouillage entre les niveaux I et II en faisant passer le lecteur du
statut de simple destinataire du texte à celui de participant à l’expérience qui y est
évoquée. Il efface ce qui sépare le je et le tu dans une entité qui les englobe sans se
restreindre à eux. Le fait qu’il entre parfois dans des chaînes « on… vous » vient à
l’appui de cette hypothèse.
Sa différence avec nous vient à mon sens de ce que nous construit explicitement
une association « je + tu » et un repérage déictique, alors que on s’adapte à une
situation de parole définie par ailleurs dans le contexte tout en la subvertissant : si
l’on est dans un discours générique, non pris en charge par l’énonciateur, on y réin-
troduit en sourdine une situation d’interlocution, en suggérant des acteurs humains
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susceptibles d’incarner l’émetteur et le récepteur. C’est ce que l’on observe par
exemple dans plusieurs poèmes d’Airs, par ailleurs très impersonnels, où on per-
met une « déicticisation » du texte, et une présence discrète des interlocuteurs,
comme on peut le voir dans le poème ci-dessous :

Et des nuages très haut dans l’air bleu


qui sont des boucles de glace

la buée de la voix
que l’on écoute à jamais tue (P 143).

Quand on, comme c’est fréquemment le cas, apparaît dans les expressions moda-
lisatrices « on croirait », « on dirait », la distance qu’il introduit par rapport au je
redouble la distance du verbe modal qui atténue l’assertion, mais paradoxalement
l’apparition de cette expression doublement distanciée correspond souvent à l’ir-
ruption de l’instance énonciative dans un poème d’abord purement impersonnel :

Fruits avec le temps plus bleus


comme endormis sous un masque de songe
dans la paille enflammée
et la poussière d’arrière-été
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 169

Nuit miroitante

Moment où l’on dirait


que la source même prend feu (Airs, P 123).

A l’inverse, si l’on est dans du discours en situation articulé autour du je/tu, l’in-
détermination du on introduit un éloignement par rapport à la situation d’énon-
ciation, le je et le tu se trouvant remplacés par une entité synthétique aux contours
flous. Les poèmes 2, 3 et 4 de la première partie de Chants d’en bas fournissent un
exemple du flottement entre discours générique et discours en situation rendu pos-
sible entre autres par le on :

Car le feu a encore une splendeur, même s’il ruine,


il est rouge, il se laisse comparer au tigre
ou à la rose, à la rigueur on peut prétendre,
on peut s’imaginer qu’on le désire
comme une langue ou comme un corps ;
autrement dit, c’est matière à poème
depuis toujours, cela peut embraser la page
et d’une flamme soudain plus haute et plus vive
illuminer la chambre jusqu’au lit ou au jardin
sans vous brûler – comme si, au contraire,
on était dans son voisinage plus ardent, comme s’il
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vous rendait le souffle, comme si
l’on était de nouveau un homme jeune devant qui
l’avenir n’a pas de fin… (LH 43-44).

L’extrait ci-dessus commence par une description du feu où la seule marque de sub-
jectivité réside dans l’emploi de « encore » et « même si » : les premiers on peuvent
donc s’analyser comme des on de parcours, très généraux, mais le locuteur trans-
paraît de façon plus insistante dans les modalisations « à la rigueur » et « autrement
dit », même si la généricité de l’énoncé est maintenue par les articles définis sin-
guliers « la page », « la chambre », « au lit », « au jardin », qui ne renvoient à aucun
référent déjà nommé mais à l’échantillon modèle de la classe. De ce fait l’irruption
du vous est à la fois surprenante et quelque peu préparée par les on initiaux et par
cette présence en sourdine du locuteur, tandis que les on suivants – « comme si l’on
était » – remplacent avantageusement le vous, le je ou le nous : ils prennent l’allo-
cutaire moins à partie que le vous, ils évitent de pluraliser l’expérience, ce qu’en-
traînerait le nous, tout en ne la limitant pas à l’un des partenaires de l’interlocu-
tion au détriment de l’autre. La neutralité du on quant à l’opposition je/tu et
singulier/pluriel joue ici à plein pour construire un énoncé qui à la fois implique
les interlocuteurs et reste suffisamment général pour s’inscrire sans heurts dans
cette série de poèmes qui se donnent comme des essais poétiques sur la possibilité
de la parole face à la mort.
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170 Michèle Monte

Ce souci de généraliser sans pourtant éliminer complètement l’implication per-


sonnelle apparaît dans des corrections significatives du manuscrit d’A la lumière
d’hiver. La deuxième partie de ce recueil a été suscitée par une expérience très sin-
gulière que Jaccottet évoque à la fin d’Une transaction secrète. Or, plusieurs fois
dans le manuscrit, Jaccottet, qui d’ordinaire modifie très peu les données énon-
ciatives au fil de l’écriture, remplace des occurrences de je par des on qui élargissent
cette expérience singulière, comme on peut le voir pour la fin du premier poème
de cette partie, « Aide-moi maintenant, air noir et frais, cristal », poème dont le je
scande les différentes étapes :

l’aiguille du temps brille et court dans la soie noire,


mais je n’ai plus de mètre dans les mains,
rien que de la fraîcheur, une fraîcheur obscure
1re version : dont il vous donne le parfum rapide avant le jour
2e version : dont je vous offre le parfum rapide avant le jour
3e version : dont on respire le parfum rapide avant le jour
4e version : dont on recueille le parfum rapide avant le jour (LH 86).

Même apparition tardive du on au vers 8 du poème de la page 90, où l’on pouvait


lire d’abord :

l’invisible qui vous lie


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a-t-il cessé d’être ce qui me délivre ?

puis :

le secret qui vous lie


se peut-il que je cesse de l’entendre un jour ?

au lieu de la version finale :

arrive-t-il qu’on cesse de l’entendre un jour ?

On observe également à plusieurs reprises dans l’œuvre l’utilisation de on avec


un verbe à l’imparfait dans un contexte où ce on recouvre manifestement un je
mais en lui enlevant son individualité, en l’élargissant pour faire une place au récep-
teur dans ce qui, sans cela, aurait trop la tonalité d’un souvenir d’enfance – et l’on
sait que Jaccottet a horreur du retour narcissique vers le passé, lui qui écrit « j’es-
saie encore de ne pas me retourner sur mes traces » (LH 58). Ainsi, à presque
trente ans d’intervalle, peut-on lire dans L’Effraie :

(Il y avait un canal miroitant qu’on suivait,


le canal de l’usine, on jetait une fleur
à la source, pour la retrouver dans la ville…) (P 43)
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 171

et dans Chants d’en bas :

s’il y a une lampe, elle ne sera pas de celles


que portait la servante deux pas devant l’hôte
– et l’on voyait sa main devenir rose en préservant
la flamme, quand l’autre poussait la porte – (LH 58).

En conclusion, on me paraît jouer un rôle primordial dans ces poèmes pour assu-
rer une interrelation constante entre le particulier et le général. Il contribue aussi
à l’effacement des frontières entre le niveau I et le niveau II dans la mesure où,
convoquant discrètement l’allocutaire, il fait glisser le texte d’une communication
centrée sur le dit à une communication où l’échange avec le lecteur occupe une
place non négligeable.

Le présent entre deixis et omnitemporalité

Le présent de l’indicatif est un autre élément clé de cette énonciation qui se tient
à mi-distance du singulier et de l’universel. On sait que ce tiroir verbal morpho-
logiquement non marqué peut recevoir des valeurs diverses en contexte : la réfé-
rence au hic et nunc de la situation d’énonciation n’est en fait que la valeur par
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défaut de ce temps qui peut aussi référer à un moment du passé (présent historique
ou narratif), ou à n’importe quel moment du temps, dans les énoncés à validité
universelle (présent gnomique). Dans l’œuvre poétique de Jaccottet, hormis le cas
particulier de Leçons qui narre une agonie en recourant au passé mais surtout au
présent de narration 24, la possibilité d’un présent historique pour référer à certains
moments du passé est exclue. L’ambiguïté ne peut exister qu’entre un présent à
valeur déictique et un présent gnomique.
L’analyse des contextes (sémantisme des procès, pronoms de 1re et 2e personnes
ou non, adverbes temporels déictiques ou non, démonstratifs ostensifs, phrases jus-
sives ou exclamatives ou interrogatives vs assertives, articles à valeur générique ou
spécifique, tournures syntaxiques proverbiales) permet en général de déterminer
auquel de ces deux présents on a affaire. Dans L’Ignorant, il est même possible de
distinguer deux sortes de poèmes, ceux qui associent le je et le présent déictique,
éventuellement accompagné de passés composés et de futurs, et ceux qui associent
le nous de niveau I et le présent gnomique, regroupés dans la deuxième partie du
recueil. On opposera ainsi :

Cependant, même à qui chemine à mon côté,


même à ce chant je ne dirai ce qu’on devine
dans l’amoureuse nuit. Ne faut-il pas plutôt
laisser monter aux murs le silencieux lierre
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172 Michèle Monte

de peur qu’un mot de trop ne sépare nos bouches


et que le monde merveilleux ne tombe en ruine ?
(« Le secret », P 58)

à:

Ainsi nous habitons un domaine de mouvements


et de distances ; ainsi le cœur
va de l’arbre à l’oiseau, de l’oiseau aux astres lointains,
de l’astre à son amour
(« Les distances », P 84).

Dans Chants d’en bas, la distinction est aussi assez nette entre les poèmes où domi-
nent les assertions omnitemporelles et ceux qui sont centrés sur le moment pré-
sent, par exemple entre :

Parler est facile, et tracer des mots sur la page,


en règle générale, est risquer peu de chose (LH 41)

et :

Assez ! oh assez.
Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer
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que fumées,
et regarde de tous tes yeux :

Ainsi s’éloigne cette barque d’os qui t’a porté,


ainsi elle s’enfonce (et la pensée la plus profonde
ne guérira pas ses jointures),
ainsi elle se remplit d’une eau amère (LH 61).

Mais il ne s’agit que d’ancrage dominant car on observe que, pour la quasi-tota-
lité des poèmes, y compris ceux que je viens de citer, on passe à l’intérieur d’un
même poème d’un présent à l’autre, dans une alternance d’élargissement et de par-
ticularisation des énoncés facilitée par la multiplicité des instances énonciatives – je,
tu, nous, on. « Le secret » commence ainsi par un énoncé gnomique : « Fragile est
le trésor des oiseaux » et se termine par un distique d’allure proverbiale, séparé du
corps du poème, où « l’oiseau » a une valeur générique : « Ce qui change même la
mort en ligne blanche / au petit jour, l’oiseau le dit à qui l’écoute. » De ce fait la
partie centrale citée plus haut, qui formule l’expérience particulière d’un je et d’un
nous, se trouve-t-elle inscrite dans un état de choses à validité universelle. Dans le
poème ci-dessus de Chants d’en bas, l’impératif et les déictiques ainsi que la réfé-
rence à la mort de la mère du locuteur (déjà évoquée dans le poème liminaire du
recueil, à la page 37) articulent étroitement le texte sur la situation d’énonciation,
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 173

et les verbes pronominaux « s’éloigne », « s’enfonce », « se remplit » insistent sur


l’inachèvement du procès en train de s’accomplir au moment même de l’écriture
du texte. Pourtant la troisième et dernière strophe élargit le propos dans un sou-
hait de portée universelle puisqu’il concerne « toute vieille barque humaine ».
Inversement le premier poème cité de Chants d’en bas se particularise progressi-
vement par l’arrivée du on et du passé composé, puis du je et du futur : « on a pu
même demander / à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse », « j’aurai
beau répéter “sang” du haut en bas / de la page, elle n’en sera pas tachée, / ni moi
blessé », avant de se généraliser à nouveau avec l’emploi d’un présent itératif « aussi
arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur » et de se clore par une nouvelle sentence
faisant écho à la première : « parler alors semble mensonge, ou pire : lâche / insulte
à la douleur, et gaspillage / du peu de temps et de forces qui nous reste ». On notera
toutefois que le dernier nous préserve dans la généralité du propos l’implication
du locuteur.
L’intrication des deux valeurs du présent, facilitée par des emplois de présents
itératifs, qui jouent un rôle intermédiaire entre présent déictique et présent gno-
mique puisqu’ils n’ont pas une validité universelle mais concernent un laps de
temps beaucoup plus étendu que le présent de la situation d’énonciation, corres-
pond à plusieurs cas de figure que j’illustrerai par des exemples empruntés à L’Igno-
rant. Voyons tout d’abord ce qui se passe dans les poèmes où domine l’expérience
singulière du je :
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– La généralisation peut se faire tout d’abord par l’insertion ponctuelle d’énon-
cés généraux. Dans « Notes pour le petit jour », au moment du plus fort lyrisme,
la phrase entre parenthèses – où le « ainsi », le « toute » et le syntagme nominal
générique « le cœur où la mort s’affaire » dictent une interprétation gnomique –,
nous invite à nous distancier, de même, d’ailleurs, que le syntagme « les séparés »,
juste avant, pour désigner le je et l’aimée :

Pas seulement alors, mais déjà maintenant


vous n’êtes plus que cette voix trop faible,
que ces paroles toujours vagues.
Ô l’étincelant amour !
Il n’est bientôt plus que l’appel
que se lancent les séparés.
(Ainsi toute réalité
dans le cœur où la mort s’affaire
devient cri, murmure ou larme.) (P 55)

La présence d’un distique qui généralise une situation singulière s’observe égale-
ment dans la deuxième section du « Livre des morts » (P 89).
– D’autres fois, les vers plus généraux sont à l’ouverture du poème, qui ensuite
seulement va s’enraciner dans l’expérience du je – c’est le cas de « Au petit jour »
(vers 1 à 8) –, ou au contraire, se trouvent à la fin, comme dans « La voix » (P 60),
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174 Michèle Monte

qui s’achève par un aphorisme, ou dans « Le combat inégal » (P 78) où le décro-


chage énonciatif des vers 13-14, souligné par la parenthèse et ayant valeur de
démenti ironique, est préparé en quelque sorte par une désimplication progressive
de l’énonciateur, désignant les protagonistes successivement par nous, par « com-
pagnons » dans un syntagme en apposition, puis par ils :

Nous allons traîner tous deux dans la gorge ruisselante,


avec rires et soupirs, dans un emmêlement de plantes,
compagnons fatigués que rien ne pourra plus disjoindre
s’ils ont vu sur le nœud de leurs cheveux le matin poindre.

(Autant se protéger du tonnerre avec deux roseaux,


quand l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux…)

– D’autres fois encore, le présent de généralité ou, à tout le moins, itératif, à la


fois ouvre et clôt le texte, encadrant l’expérience individuelle : c’est très net dans
« Le secret », cité plus haut, et dans « Le travail du poète » (P 64-65).
– Enfin, dans d’autres textes, c’est aux comparaisons qu’est dévolu ce rôle de
généralisation : ainsi, dans « La voix », le fragment « comme un vent de mars aux
bois vieillis porte leur force » assure la généralisation en assimilant l’expérience
humaine à celle de la nature, dans « L’hiver », la comparaison avec le vieillard méta-
phorise le je et lui donne une épaisseur temporelle.
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Si les poèmes centrés sur le je ménagent toujours des ouvertures sur une expé-
rience plus générale, inversement, dans les poèmes généraux, existent toujours des
fragments qui invitent à lire le poème comme le dire d’un moment particulier,
d’une expérience singulière. Parfois, c’est en y insérant le je 25, d’autres fois, c’est
par le recours à des adverbes temporels déictiques tels que « maintenant » du der-
nier vers du « Locataire » (P 75) qui achève en le soulignant le mouvement de par-
ticularisation que constitue la dernière strophe. Les adverbes spatio-temporels déic-
tiques figurent dans treize des trente-trois textes de L’Ignorant, avec une nette
prédominance de « maintenant », mais on trouve aussi « ici », « demain », « jadis »,
« aujourd’hui » et « bientôt », et les démonstratifs à interprétation déictique 26 sont
présents dans dix textes. Or, si certains de ces textes sont centrés sur l’expérience
présente du je, d’autres sont impersonnels mais se retrouvent, du fait de la présence
des déictiques, rattachés à un observateur implicite.

Deux niveaux de lecture

Ce que je viens de montrer en détail pour le recueil L’Ignorant se retrouve à peu


de choses près dans d’autres recueils. La différence entre présents gnomiques et
présents déictiques ne saurait d’ailleurs constituer deux catégories étanches. La pos-
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 175

sibilité de désambiguïser le présent en s’appuyant sur le contexte, et notamment


sur les marques personnelles, ne doit pas faire perdre de vue l’unicité de cette forme,
et le fait que pour un lecteur elle puisse être reçue indistinctement comme géné-
rique et particularisante. De même que « le pronom on a la faculté de renvoyer à
la personne et en même temps à la non-personne » (Boutet, 1986, p. 41), le présent
se définit par sa non-spécialisation temporelle qui autorise souvent une double lec-
ture ou, peut-être plus exactement, la perception d’une situation d’énonciation par-
ticulière qui n’est ni tout à fait celle du discours interactif, ni tout à fait celle des
maximes.
Cette double lecture se retrouve à mon sens très clairement dans le poème de
L’Ignorant « La promenade à la fin de l’été » (P 85), qui peut tout à fait être lu à la
fois comme une évocation de la destinée humaine en général et comme une pro-
menade très particulière faite par deux amoureux :

Nous avançons sur des rochers de coquillages,


sur des socles bâtis de libellules et de sable,
promeneurs amoureux surpris de leur propre voyage,
corps provisoires, en ces rencontres périssables.

Repos d’une heure sur les basses tables de la terre.


Paroles sans beaucoup d’écho. Lueurs de lierre.
Nous marchons entourés des derniers oiseaux de l’automne
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et la flamme invisible des années bourdonne
sur le bois de nos corps. Reconnaissance néanmoins
à ce vent dans les chênes qui ne se tait point.

En bas s’amasse l’épaisseur des morts anciens,


la précipitation de la poussière jadis claire,
la pétrification des papillons et des essaims,
en bas le cimetière de la graine et de la pierre
[…]
Plus haut tremble ce qui résiste encore à la défaite
[…]
des martinets fulgurent au-dessus de nos maisons.

Puis vient enfin ce qui pourrait vaincre notre détresse,


l’air plus léger que l’air et sur les cimes la lumière,
peut-être les propos d’un homme évoquant sa jeunesse,
entendus quand la nuit s’approche et qu’un vain bruit de guerre
pour la dixième fois vient déranger l’exhalaison des champs (P 86).

Quels sont les facteurs linguistiques qui permettent cette ambiguïté ? Tout d’abord,
le nous, qui, nous l’avons vu, peut représenter le locuteur en tant que sujet d’ex-
périence et la personne qu’il aime (niveau II), mais peut s’élargir à l’ensemble de
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176 Michèle Monte

la communauté humaine si rien dans les prédicats ne vient le particulariser. Ensuite


l’alternance entre des expressions telles que « ce vent », « des martinets » ou « les
propos d’un homme évoquant sa jeunesse » qui correspondent à la saisie d’un réfé-
rent particulier, et des expressions génériques telles que « la graine », « la pierre »,
des concepts non spécifiés comme « la défaite », ou des référents concrets évoqués
en tant que classe comme « les papillons » ou « les essaims ». Enfin, la manière de
parler du temps et de l’espace dans un mélange tout à fait remarquable de préci-
sion et de généralité. La dimension temporelle s’étire entre « jadis », « les morts
anciens », « la flamme invisible des années » et un « repos d’une heure » avant la
nuit qui « s’approche » : elle comporte donc la durée brève d’une promenade cir-
conscrite dans une journée particulière « à la fin de l’été » et la durée longue d’une
vie entière, et même de plusieurs générations. La dimension spatiale évoque un
paysage structuré entre le haut et le bas (facilement lisibles sur un plan symbo-
lique), entre « les basses tables de la terre » et le ciel où « des martinets fulgurent au-
dessus de nos maisons », mais très marqué aussi par l’épaisseur géologique, puis-
qu’il est question de « rochers de coquillages », de « pétrification des papillons et
des essaims », un paysage, donc, qui donne à voir l’action du temps et la position
intermédiaire de l’homme entre ciel et terre, mais qui n’a rien d’anecdotique et qui
réunit des éléments composites (un bois de chênes, des rochers, des maisons, des
champs). De cet ensemble, ressort l’impression qu’à propos d’une promenade par-
ticulière à laquelle il ne cesse pas complètement de référer, le poème prétend aussi
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évoquer le parcours d’une vie parvenue à la fin de sa maturité, prenant la mesure
du temps, cherchant « ce qui résiste encore à la défaite », attentive à « ce qui pour-
rait vaincre notre détresse ». Dans ce dispositif allégorique 27, le présent joue un rôle
décisif pour nous placer face à des actions en cours d’accomplissement (on note
d’ailleurs la prédominance écrasante des verbes imperfectifs, « marchons », « avan-
çons », « tremble », « brillent », « s’amasse », « s’éloigne », etc.) mais qui peuvent ne
pas être rattachées à un instant précis, et acquérir une valeur générale indépendante
du contexte.
Dans d’autres poèmes, il n’y a pas à proprement parler de double lecture allé-
gorique, mais les corrections apportées dans les manuscrits témoignent du souci
d’effacer tout ce qui réfère trop exclusivement à une expérience singulière. Ainsi,
dans Chants d’en bas, alors que la première version du début du poème de la page 37
était :

J’ai vu la morte gisant droite dans son lit


elle m’a fait penser à ce cierge godronné
que nous avions acheté près d’une église à Barcelone
Elle en avait la pâleur et les pauvres dentelles

l’état final, lui, supprime l’adjectif « godronné », trop spécifique, l’allusion à Bar-
celone et à l’achat du cierge :
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 177

Je l’ai vue droite et parée de dentelles


comme un cierge espagnol.

Même décontextualisation dans le poème de la page 93 d’A la lumière d’hiver où la


première version contenait une référence à Mantoue supprimée ensuite :

Première version :
Les larmes nous sont plus intimes
elles viennent aux yeux
source bouillonnante
ou brume voilant la lumière
brume au-dessus des lacs
(Mantoue ainsi m’est apparue
bordée, fortifiée de larmes silencieuses)

Dernière version :
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.

Un dernier exemple nous est fourni par l’élimination dans Plaintes sur un com-
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pagnon mort, les poèmes évoquant l’agonie de Pierre-Albert Jourdan, des allusions
aux lectures de ce poète, aux lieux qu’il habitait :

Première ébauche :
Est-ce que Liu-Tsi va pouvoir l’aider
et ses autres amis d’Orient
Est-ce que les herbes du Vaucluse vont le guérir ?

Il n’en restera plus dans l’état final que deux allusions, l’une à la page 151 d’A la
lumière d’hiver : « Les paroles si pures dont il se vêtait / tombent en loques », l’autre
à la page 152 : « herbes et collines, vous ne nous êtes pas d’un grand secours ».
Ces corrections vont bien dans le sens d’une poésie qui évoque plus qu’elle ne
décrit. Toutefois, plutôt que de penser que l’énonciation poétique en général, et
celle des œuvres de Jaccottet en particulier, nous fait basculer totalement du côté
d’une énonciation de type proverbial, rapportée à un énonciateur anonyme – ce
qui d’ailleurs n’est pas vraiment l’opinion de Dominicy, comme l’indique le fait
qu’il parle d’un énonciateur qui « se dissimule derrière le locuteur […] dont il feint
de partager la singularité » –, je crois davantage qu’elle joue constamment sur les
deux registres : celui d’un je singulier, dont nous avons vu l’enracinement dans une
expérience, et qui est indissociablement sujet lyrique et sujet éthique, et celui d’un
on ou d’un nous qui englobent le je et son lecteur, et qui articulent l’expérience sin-
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178 Michèle Monte

gulière, par l’usage du présent, à une temporalité aux contours beaucoup plus incer-
tains. Cette dualité de l’énonciation, Dominique Rabaté (1996, p. 70-71) y voit une
spécificité du lyrique qu’il distingue du poétique. Pour lui, le poétique serait tout
entier du côté de la « décontextualisation », alors que le lyrique préserverait le rap-
port à la circonstance. On peut s’interroger sur la validité de cette distinction 28 ;
en revanche l’étude des marques personnelles et verbo-temporelles chez Jaccottet
ne peut que confirmer la description que donne Rabaté de cette énonciation
lyrique : « une énonciation articulée sur un présent transparent et pourtant liée à
l’instant comme au lieu qui l’occasionnent » (p. 71).
L’énonciation poétique se trouve en effet depuis le XIXe siècle affrontée à un défi :
il lui faut rejoindre chaque lecteur en lui communiquant une expérience nécessai-
rement singulière et dont la singularité doit être préservée sous peine de perdre de
son authenticité 29, mais il lui faut inventer une forme suffisamment décontextua-
lisée pour que chaque lecteur puisse la reprendre à son compte et assumer les dires
de ce je comme les siens propres. D’où, sans doute, l’embarras de Kate Hambur-
ger insistant sur la nature expérientielle du je lyrique tout en précisant bien que
« nous n’avons la possibilité, et donc le droit, ni de soutenir que le poète présente
ce qu’énonce le poème – que ce soit ou non sous la forme d’un je – comme étant
sa propre expérience, ni d’affirmer le contraire » (1986, p. 240). Le présent convient
parfaitement à ce double jeu : si l’on admet que ce tiroir verbal crée sa propre actua-
lité par son énonciation même sans avoir besoin de s’appuyer sur un repérage exté-
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rieur 30, on voit comment, tout en permettant de dire le surgissement du procès à
chaque instant, il acquiert la possibilité d’arracher l’instant à tout lien avec un
repère daté, de l’isoler dans une capacité infinie de réitération chaque fois qu’il y
a un lecteur pour lire le texte et mettre ce présent en rapport avec son actualité,
adaptation d’autant plus facile que la situation évoquée a été suffisamment décon-
textualisée, tirée vers le générique.
Parallèlement, la présence du je dans des énoncés qui ne sacrifient pas à l’anec-
dotique, et son voisinage avec le nous et le on lui enlèvent ce qu’il peut avoir de
trop biographique, tout en laissant intacte la possibilité pour le lecteur d’endosser
ce je, de reprendre à son compte l’énonciation. L’engagement du locuteur et son
ouverture à l’allocutaire me paraissent être en effet une caractéristique primordiale
de l’énonciation lyrique : on en trouve d’autres indices dans l’abondance des moda-
lités interrogatives et jussives, et dans le fait que chaque poème peut être résumé
par un macro-acte de langage qui est le plus souvent orienté vers l’allocutaire, que
le poème veuille émouvoir, persuader, ou inviter le lecteur à prendre parti dans un
débat 31.
Je plaide donc pour une approche du texte poétique où les faits de diction n’oc-
cultent pas la recherche d’une spécificité énonciative dont les théorisations d’Ham-
burger et de Dominicy cernent les pôles extrêmes, mais dont les formes concrètes,
historiquement situées, se tiendraient à distance variable de ces pôles et dans un
dialogue conflictuel avec eux. La singularité d’une œuvre poétique devrait par
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 179

conséquent pouvoir se mesurer sur ce fond commun d’une énonciation lyrique à


la fois enracinée dans le je/tu et détachée de la circonstance (ni discours en situa-
tion ni énoncé proverbial, mais un intermédiaire entre les deux qui retient du pre-
mier l’inscription dans le texte des actants de la communication, et du second sa
capacité d’adaptation à n’importe quel contexte et son caractère allusif nécessitant
une réinterprétation personnelle par l’allocutaire). On peut, me semble-t-il, faire
l’hypothèse que les marques de l’interlocution varieront d’une œuvre à l’autre dans
leur densité et dans leurs manifestations, que le degré de décontextualisation variera
lui aussi, mais que le poème lyrique se tiendra toujours à un certain point d’un
continuum entre un pôle complètement distancié de la situation d’énonciation et
un pôle complètement impliqué, dans un entre-deux 32 propice à l’appropriation
du texte par le lecteur. Et l’on pourra dans tout poème repérer la présence maté-
rielle de ce lecteur qui en est l’horizon, puisque le je n’y existe que de se confron-
ter à un tu qu’il ne cesse de solliciter d’une façon ou d’une autre.

Université de Toulon et du Var

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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NOTES

1. On pourra consulter à cet égard Jean-Louis Aroui, « L’interface forme/sens en poétique (post)
jakobsonienne », Langue française, n° 110, 1996, p. 4-15 ; Nicolas Ruwet, « Linguistique et poétique.
Une brève introduction », Le français moderne, n° 49, 1, 1981, p. 1-19 ; et Nicolas Ruwet, « Roman
Jakobson. Linguistique et poétique, vingt-cinq ans après », in M. Dominicy (éd.), 1989b, p. 11-30.
2. Les manuels destinés aux étudiants se limitent souvent à ces aspects, sauf lorsqu’ils distinguent
poésie épique et poésie lyrique comme le font F. Calas et D. Charbonneau dans Méthode du com-
mentaire stylistique.
3. On se souvient de « L’effacement soit ma façon de resplendir » ou de « Ecoutez-nous parler /
avec la voix du jour, et laissez seulement / briller le jour » dans L’Ignorant.
4. On peut lire ainsi dans le manuscrit d’A la lumière d’hiver consultable à la bibliothèque uni-
versitaire et cantonale de Lausanne : « Mais je voudrais pouvoir encore dire des choses qui produisent
un certain émerveillement, un certain frémissement de bonheur (il faudrait d’abord les vivre…) »
(p. 224).
5. Hormis dans un recueil, Airs, dont je ne parlerai pas ici, mais auquel j’ai consacré, en raison de
ses spécificités énonciatives, un chapitre de mon livre Mesures et Passages. Une approche énonciative de
l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Paris, Champion, 2002.
6. On la trouve formalisée dans Eléments de stylistique française et Approches de la réception.
7. On trouvera le détail de ces analyses dans Mesures et Passages, op. cit.
8. L’Ignorant, in Poésie 1946-1967, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 63. Ce volume sera doré-
navant désigné par P, suivi du numéro de page.
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Essai de définition d’une énonciation lyrique 181

9. Le mot joie, in A la lumière d’hiver, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 127. Ce volume sera
dorénavant désigné par LH, suivi du numéro de page.
10. C’est Genette qui souligne.
11. On en trouvera un autre exemple dans A la lumière d’hiver (LH 89).
12. « Laissez-moi la laisser passer, l’avoir vue encore une fois » (LH 89) ; « Ah ! tendez-lui encore
un verre plein de l’air du soir, / gardez-le encore un moment de cette suie qui encrasse / les rochers
rapprochés » (LH 151).
13. « donnez-lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, /c’est sûr, elle est dessous, obscure, et
elle pleure » (LH 62) ; « n’attendez plus qu’il chante avec ces clous dans la gorge » (LH 81).
14. Michel Jarrety (1996) envisage aussi ces deux dimensions dans l’œuvre de Bonnefoy et de Char.
15. Cela est bien étudié par Cécile Hayez-Melckenbeeck dans Prose sur le nom de Ponge.
16. Le lecteur pongien qui doit « se subroger » à l’auteur est invité lui à réécrire le texte autant qu’à
le vivre.
17. Cette possibilité par le lecteur d’endosser l’énonciation du poème est toutefois à distinguer
d’un véritable dialogisme où le je et le tu échangeraient leurs positions. Celui-ci me semble rare dans
le poème lyrique contrairement à ce que pourraient laisser entendre certains propos de Jean-Michel
Maulpoix (voir « La quatrième personne du singulier », in Figures du sujet lyrique).
18. Je ne m’intéresserai ici qu’au on inclusif et au on de parcours, laissant de côté le on qui désigne
des entités hostiles mais indéterminées, comme dans ces vers du premier poème de L’Effraie : « Tu
dors, on m’a mené sur ces bords infinis » (P 25).
19. On trouvera l’ensemble des résultats en pourcentage à la page 127 de mon livre.
20. L’acte directif que constitue l’interrogation (et celle-ci est fréquente dans Leçons) accentue aussi
cette inclusion du lecteur dans le nous.
21. Ce nous ne me semble toutefois pas glisser pour autant au niveau I, comme j’ai pu l’écrire un
peu imprudemment dans Mesures et Passages (op. cit.) : certes il englobe le lecteur, mais en tant qu’hu-
main décrit par l’énoncé, pas en tant que coproducteur du texte.
22. Ce terme renvoie à la théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli.
23. Voir Gouvard, 1996.
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24. Pour une étude des temps dans Leçons, voir Mesures et Passages, op. cit., p. 163-167.
25. On pourra se référer à « Blessure vue de loin » (P 74) où le je apparaît aux vers 7-10, à « Que la
fin nous illumine » (P 76) où on le trouve aux vers 2-4 et au vers 13, ou à « Soleil d’hiver » (P 80) où
il est associé à l’expression déictique « à cette heure ».
26. D’autres démonstratifs appuyés sur des relatives sont plutôt cataphoriques mais donnent mal-
gré tout à voir ce qu’ils désignent. Collot (1989) a souligné le rôle important que jouent les démons-
tratifs dans la poésie contemporaine : grâce à eux, le poème « suppos[e] l’insertion du locuteur dans
un espace, où serait également présent un allocutaire à qui cet objet semble être désigné. […] Ils ren-
voient à l’évidence d’une présence, sans permettre d’identifier celle-ci une fois pour toutes, d’une
manière universellement valable » (p. 200).
27. J’ai étudié la place de l’allégorie dans l’œuvre de certains poètes contemporains dans un article
récent cité en bibliographie.
28. Elle a l’intérêt de montrer qu’il y a sans doute des gradations dans la façon de décontextuali-
ser l’énoncé poétique pour lui donner son pouvoir évocatoire.
29. Ce souci que Jaccottet formule ainsi : « si je m’en tiens au tout proche, je perds le lointain, et
voulant ressaisir celui-ci je perds celui-là » (p. 44 du manuscrit d’A la lumière d’hiver) est sans doute
beaucoup plus vif depuis Baudelaire qu’auparavant, où la poésie se satisfaisait davantage d’une énon-
ciation universalisante, en dehors des poèmes à visée satirique ou des plaidoyers pro domo. Il y aurait
matière à vérifier si cette évolution de la sensibilité poétique se matérialise dans des dispositifs énon-
ciatifs différents au fil des siècles ou si on a plutôt affaire à des sous-genres distincts mais assez stables
diachroniquement. Il reste en outre un autre continent à explorer, celui du statut énonciatif de la
poésie épique.
30. Je développe cette conception, reprise à S. Mellet (1998) dans les pages 178-181 de Mesures et
Passages (op. cit.).
31. Je propose cette approche pragmatique du poème dans les chapitres 5 et 7 de Mesures et Pas-
sages (op. cit.), respectivement intitulés « Les relations interlocutives et l’engagement du locuteur » et
« Constats, débats, exhortations ».
32. Je rejoins là la notion de « tension » développée par D. Combe (1996, p. 60-63).

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