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Michèle Monte
Le Seuil | « Poétique »
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Michèle Monte
Essai de définition
d’une énonciation lyrique
L’exemple de Philippe Jaccottet
Bien que la théorie littéraire se soit surtout intéressée à la poésie sous l’angle de
la structure interne des textes, en accordant un intérêt tout particulier aux paral-
lélismes phoniques et syntaxiques 1, aux phénomènes métriques et, dans une autre
direction, aux métaphores et autres figures 2, il existe toutefois chez certains poé-
ticiens une position qui propose une définition énonciative de la poésie, en l’op-
posant à la fiction. Dans Logique des genres littéraires, Kate Hamburger défend la
spécificité du sujet lyrique : proche du sujet d’énonciation historique ou du sujet
pragmatique, quoique ne se confondant pas avec lui, il n’a rien à voir avec les je-
origine fictifs des personnages de la fiction. L’énoncé lyrique appartient bien selon
elle à la classe des énoncés de réalité. Cette position s’oppose à celle qui consiste à
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observer le jeu des formes linguistiques mêmes pour discerner si l’on a affaire à un
type d’énonciation particulière ? Marc Dominicy a déjà répondu par la positive à
cette question en postulant une modalité poétique d’énonciation, caractérisée selon
lui par un effet d’évocation. Ses travaux tendent à montrer que la fabrique du texte
poétique procède en gommant tous les éléments singuliers au profit d’une énon-
ciation qui se donne comme la réactivation de « représentations prototypiques par-
tagées » (1989a, p. 502). Reste à savoir si ce mouvement de décontextualisation vaut
pour toutes les époques de façon égale et s’il invalide complètement la conception
de la poésie lyrique comme ancrée dans une expérience singulière qui laisse des
traces dans le texte même.
Désirant aborder sous cet angle l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, j’ai pris
le parti d’une étude formelle prenant appui sur les marques personnelles et tem-
porelles et orientée par la problématique suivante : la poésie de Jaccottet s’ancre-
t-elle dans l’expérience d’un sujet qui doit laisser dans le texte des traces de son
énonciation hic et nunc, ou opère-t-elle une généralisation qui enlève à l’expérience
ses caractéristiques épisodiques en la stylisant ? Le choix de Jaccottet n’est évi-
demment pas dû au hasard : ses propres déclarations m’orientaient vers une
approche énonciative. En effet, Jaccottet a insisté à maintes reprises sur la néces-
sité d’un effacement du locuteur pour qu’advienne la parole poétique 3, tout en
indiquant par ailleurs que la pratique poétique était pour lui indissociable de la
vie 4. Il convenait donc de voir ce qu’il en était dans son œuvre et, comme le je y
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poésie lyrique, il inclut le je, sujet d’expérience en train de vivre ce que met ensuite
en mots le je du niveau I, et ses interlocuteurs potentiels. La distinction entre le
niveau I et le niveau II, relativement aisée dans le cas de l’écriture décalée dans le
temps, ou lorsque le scripteur met en scène d’autres personnes que lui, s’avère déli-
cate dans des poèmes où le poète parle de lui-même au présent sans qu’aucun inter-
valle temporel ne semble s’interposer entre le vécu et sa mise en mots, dans l’illu-
sion d’une coïncidence entre l’expérience et l’écriture. J’ai donc été amenée à
prendre en compte les prédicats verbaux pour déterminer l’appartenance d’un je
au niveau I ou au niveau II. Ce cadre théorique m’a conduite à dégager dix ins-
tances susceptibles d’apparaître dans les textes :
Niveau I :
1. le je du poète en train d’écrire
2. le tu ou vous, lecteur des poèmes et susceptible que le poète s’adresse à lui
3. le nous 1 conjugaison du je 1 et du tu 1
Niveau II :
4. le je sujet d’expérience
5. le tu ou vous, auquel pourrait s’adresser le je 2
6. le nous 2 conjugaison du je 2 et du tu 2
7. le nous 3 associant le je 2 et d’autres personnes ne participant jamais à un dia-
logue mais ayant des activités communes avec le je
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lyrique, c’est le brouillage qui s’opère très souvent entre les niveaux I et II, comme
je me propose de le montrer à présent. Alors que la distinction entre les niveaux
peut se fonder dans l’autobiographie sur la distance temporelle entre la diégèse et
la narration, sur les commentaires critiques du narrateur, sur la gestion du discours
rapporté ou les différences du point de vue modal entre un sujet doté d’un savoir
– le je 1 – et un sujet qui en est dépourvu – le je 2 –, rien de tout cela n’existe dans
des poèmes au présent où le je est simultanément celui qui écrit le texte et celui qui
est engagé dans un certain rapport au monde, ce qui laisse d’ailleurs à entendre que
le rapport au monde exerce une influence immédiate, unilatérale, sur l’écriture, à
moins que celle-ci ne soit nommément référée dans le texte et problématisée, ce qui
n’est pas toujours le cas. On a donc affaire à deux sortes de poèmes : ceux où pré-
domine le je 2 et où l’écriture se fait transparente, s’efface derrière le dit :
Mais la possibilité de distinguer théoriquement les deux je sur la base des prédi-
cats verbaux qui leur sont associés ne peut occulter le sentiment à la lecture d’une
parfaite homogénéité lorsqu’on passe d’une sorte de poème à l’autre. C’est là que
réside une profonde différence avec le récit autobiographique. Dans le texte nar-
ratif, le brouillage des niveaux a lieu dans les cas de métalepse narrative analysés
par Gérard Genette dans Figures III, métalepses éminemment transgressives, car la
limite qu’elles franchissent « est précisément la narration (ou la représentation) elle-
même ; frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte,
celui que l’on raconte 10 » (p. 245). Rien de tel dans le poème, où le lecteur naïf ne
remarque même pas le passage d’un niveau à l’autre et ne s’étonne nullement d’être
en contact immédiat avec le je sentant, regardant, marchant, éprouvant. Cela est
dû bien évidemment au fait qu’un lecteur de poèmes lyriques ne pense pas lire de
la fiction, mais être constitué en témoin des expériences d’un sujet empirique, et
destinataire des textes qui les transcrivent. Alors que, dans un récit, l’instance I (le
narrateur) s’efface parfois pour faire entendre sans médiation aucune le discours
intérieur d’un personnage fictif, ce que Dorrit Cohn (1981) appelle le « monologue
autonome », dans le poème en je, il n’y a pas effacement d’une instance au profit
de l’autre, mais fusion des deux en un tout indiscernable.
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On peut voir dans le poème qui suit, également tiré de Chants d’en bas, com-
ment le mot « images » glisse d’un sens littéraire à un sens plus quotidien, à mesure
que le poème passe du je écrivant à un on qui réfère à une expérience plus générale
de la vie :
La fusion des niveaux entraîne donc à la fois une apparente transparence de l’écri-
ture, comme si le poème s’écrivait instantanément, dans le mirage d’une adéqua-
tion parfaite entre le monde et les mots, et contradictoirement la possibilité de lire
nombre de poèmes comme une réflexion sur l’écriture. Le poème de L’Ignorant
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cité plus haut peut ainsi apparaître comme une réflexion sur les conditions d’ap-
parition d’une parole vraie.
Le fait que l’activité poétique soit la plupart du temps présentée comme un chant,
une voix, des paroles à capter et à renvoyer, plutôt que comme une écriture, contri-
bue, me semble-t-il, à la fusion des deux je. En effet, si l’écriture est une activité qui
implique un certain retrait par rapport au monde immédiat, si elle paraît souvent
réservée au groupe spécifique des écrivains, la parole est un bien partagé par toute
l’humanité, et qui n’implique pas forcément la mise en œuvre de moyens tech-
niques particuliers, elle est l’apanage de n’importe quel je. Evoquer, donc, l’acti-
vité poétique en termes de paroles, de chant, outre le fait que cela inscrit la poésie
de Jaccottet comme héritière de la tradition lyrique où la poésie et la musique
n’étaient pas dissociées, c’est insister aussi sur ce qui unit le poète à tous les autres
humains. Le je 1 rejoint par là le je 2 comme sujet d’expérience, au lieu de prendre
son autonomie, comme le fait le narrateur qui est distinct de ce qu’il raconte. De
ce fait, des vers tels que « je ne peux plus parler qu’à travers ces fragments », cité
plus haut, concernent-ils uniquement le scripteur du poème ou le je dans son acti-
vité habituelle de sujet parlant ? Il est bien difficile, et d’ailleurs vain, de trancher.
Une des caractéristiques en effet du sujet lyrique est de ne pas séparer activité poé-
tique et activité ordinaire. Parallèlement, le tu ou vous de niveau I sont interpellés
tantôt en tant qu’êtres humains dont on attend fictivement un geste, une attitude
secourable 12, tantôt en tant qu’auditeurs ou lecteurs d’un poème, et c’est alors le
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par exemple dans les poèmes de Ponge où l’inscription de l’auteur revêt une impor-
tance décisive 15. Cette non-réflexivité du poème, que Jaccottet revendique, s’ins-
crit, à mon sens, dans la stratégie de transitivité du poème lyrique, où le lecteur
doit pouvoir se glisser dans les paroles du je sans ressentir trop pesamment la spé-
cificité de sa position par rapport à celle du locuteur. Le lecteur du poème lyrique
est potentiellement son réénonciateur, par le biais du présent qui en actualise sans
cesse la profération. Il est invité à s’approprier le texte dans sa posture éthique et
non pas à en reconstituer la genèse ou à en poursuivre l’élaboration 16. Le texte est
écrit de façon que, très facilement, il puisse passer de la position de récepteur à celle
d’émetteur 17, notamment grâce à la décontextualisation, sur laquelle je reviendrai
sous peu.
il n’est pas sûr que cela passe à toutes les époques et chez tous les auteurs par les
mêmes marques formelles.
Toujours est-il que, chez Jaccottet, un rôle crucial est dévolu au on 18 et, dans une
moindre mesure, au nous. La symbiose entre je 1 et je 2, sujet de l’énonciation et
sujet de l’énoncé, n’entraîne nulle exacerbation du je, qui est à peine plus fréquent
que le nous dans L’Ignorant et que le on dans A la lumière d’hiver, et se laisse devan-
cer par le nous dans Leçons, par le on dans Chants d’en bas et les différentes suites
de Pensées sous les nuages 19.
Le nous ne désigne presque jamais la communauté hypothétique que formeraient
le locuteur et son lecteur. La plupart du temps, soit il apparaît dans des énoncés
génériques où il désigne l’ensemble de la communauté humaine :
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On voit donc que des pronoms quasiment synonymiques dans l’usage courant,
tels que nous et on, peuvent dans le discours littéraire, en raison des opérations
énonciatives différentes qui les sous-tendent, remplir des rôles bien distincts.
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Si le nous se prête à des variations d’extension, c’est encore plus vrai du on, qui
joue dans cette œuvre un rôle stratégique fondamental pour faciliter le passage du
singulier à l’universel, considéré par beaucoup comme caractéristique du poème
lyrique. M’appuyant sur des travaux linguistiques récents cités en bibliographie,
je considère que l’emploi de on dans son sens inclusif peut correspondre théori-
quement à deux situations :
– on désigne tout homme (opération de parcours 22) et inclut en son sein le je au
même titre que n’importe quel autre individu :
Or, ce que l’on observe dans l’œuvre de Jaccottet, c’est une nette prédilection
pour cette deuxième valeur de on : les énoncés généralisants à valeur de maxime
sont rares, contrairement par exemple aux poèmes de Char où ils abondent 23, et
quand il y en a, l’actant humain est plutôt désigné par « celui qui » ou « qui » :
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la buée de la voix
que l’on écoute à jamais tue (P 143).
Quand on, comme c’est fréquemment le cas, apparaît dans les expressions moda-
lisatrices « on croirait », « on dirait », la distance qu’il introduit par rapport au je
redouble la distance du verbe modal qui atténue l’assertion, mais paradoxalement
l’apparition de cette expression doublement distanciée correspond souvent à l’ir-
ruption de l’instance énonciative dans un poème d’abord purement impersonnel :
Nuit miroitante
A l’inverse, si l’on est dans du discours en situation articulé autour du je/tu, l’in-
détermination du on introduit un éloignement par rapport à la situation d’énon-
ciation, le je et le tu se trouvant remplacés par une entité synthétique aux contours
flous. Les poèmes 2, 3 et 4 de la première partie de Chants d’en bas fournissent un
exemple du flottement entre discours générique et discours en situation rendu pos-
sible entre autres par le on :
L’extrait ci-dessus commence par une description du feu où la seule marque de sub-
jectivité réside dans l’emploi de « encore » et « même si » : les premiers on peuvent
donc s’analyser comme des on de parcours, très généraux, mais le locuteur trans-
paraît de façon plus insistante dans les modalisations « à la rigueur » et « autrement
dit », même si la généricité de l’énoncé est maintenue par les articles définis sin-
guliers « la page », « la chambre », « au lit », « au jardin », qui ne renvoient à aucun
référent déjà nommé mais à l’échantillon modèle de la classe. De ce fait l’irruption
du vous est à la fois surprenante et quelque peu préparée par les on initiaux et par
cette présence en sourdine du locuteur, tandis que les on suivants – « comme si l’on
était » – remplacent avantageusement le vous, le je ou le nous : ils prennent l’allo-
cutaire moins à partie que le vous, ils évitent de pluraliser l’expérience, ce qu’en-
traînerait le nous, tout en ne la limitant pas à l’un des partenaires de l’interlocu-
tion au détriment de l’autre. La neutralité du on quant à l’opposition je/tu et
singulier/pluriel joue ici à plein pour construire un énoncé qui à la fois implique
les interlocuteurs et reste suffisamment général pour s’inscrire sans heurts dans
cette série de poèmes qui se donnent comme des essais poétiques sur la possibilité
de la parole face à la mort.
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puis :
En conclusion, on me paraît jouer un rôle primordial dans ces poèmes pour assu-
rer une interrelation constante entre le particulier et le général. Il contribue aussi
à l’effacement des frontières entre le niveau I et le niveau II dans la mesure où,
convoquant discrètement l’allocutaire, il fait glisser le texte d’une communication
centrée sur le dit à une communication où l’échange avec le lecteur occupe une
place non négligeable.
Le présent de l’indicatif est un autre élément clé de cette énonciation qui se tient
à mi-distance du singulier et de l’universel. On sait que ce tiroir verbal morpho-
logiquement non marqué peut recevoir des valeurs diverses en contexte : la réfé-
rence au hic et nunc de la situation d’énonciation n’est en fait que la valeur par
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à:
Dans Chants d’en bas, la distinction est aussi assez nette entre les poèmes où domi-
nent les assertions omnitemporelles et ceux qui sont centrés sur le moment pré-
sent, par exemple entre :
et :
Assez ! oh assez.
Détruis donc cette main qui ne sait plus tracer
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Mais il ne s’agit que d’ancrage dominant car on observe que, pour la quasi-tota-
lité des poèmes, y compris ceux que je viens de citer, on passe à l’intérieur d’un
même poème d’un présent à l’autre, dans une alternance d’élargissement et de par-
ticularisation des énoncés facilitée par la multiplicité des instances énonciatives – je,
tu, nous, on. « Le secret » commence ainsi par un énoncé gnomique : « Fragile est
le trésor des oiseaux » et se termine par un distique d’allure proverbiale, séparé du
corps du poème, où « l’oiseau » a une valeur générique : « Ce qui change même la
mort en ligne blanche / au petit jour, l’oiseau le dit à qui l’écoute. » De ce fait la
partie centrale citée plus haut, qui formule l’expérience particulière d’un je et d’un
nous, se trouve-t-elle inscrite dans un état de choses à validité universelle. Dans le
poème ci-dessus de Chants d’en bas, l’impératif et les déictiques ainsi que la réfé-
rence à la mort de la mère du locuteur (déjà évoquée dans le poème liminaire du
recueil, à la page 37) articulent étroitement le texte sur la situation d’énonciation,
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La présence d’un distique qui généralise une situation singulière s’observe égale-
ment dans la deuxième section du « Livre des morts » (P 89).
– D’autres fois, les vers plus généraux sont à l’ouverture du poème, qui ensuite
seulement va s’enraciner dans l’expérience du je – c’est le cas de « Au petit jour »
(vers 1 à 8) –, ou au contraire, se trouvent à la fin, comme dans « La voix » (P 60),
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Quels sont les facteurs linguistiques qui permettent cette ambiguïté ? Tout d’abord,
le nous, qui, nous l’avons vu, peut représenter le locuteur en tant que sujet d’ex-
périence et la personne qu’il aime (niveau II), mais peut s’élargir à l’ensemble de
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l’état final, lui, supprime l’adjectif « godronné », trop spécifique, l’allusion à Bar-
celone et à l’achat du cierge :
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Première version :
Les larmes nous sont plus intimes
elles viennent aux yeux
source bouillonnante
ou brume voilant la lumière
brume au-dessus des lacs
(Mantoue ainsi m’est apparue
bordée, fortifiée de larmes silencieuses)
Dernière version :
Les larmes quelquefois montent aux yeux
comme d’une source,
elles sont de la brume sur des lacs,
un trouble du jour intérieur,
une eau que la peine a salée.
Un dernier exemple nous est fourni par l’élimination dans Plaintes sur un com-
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Première ébauche :
Est-ce que Liu-Tsi va pouvoir l’aider
et ses autres amis d’Orient
Est-ce que les herbes du Vaucluse vont le guérir ?
Il n’en restera plus dans l’état final que deux allusions, l’une à la page 151 d’A la
lumière d’hiver : « Les paroles si pures dont il se vêtait / tombent en loques », l’autre
à la page 152 : « herbes et collines, vous ne nous êtes pas d’un grand secours ».
Ces corrections vont bien dans le sens d’une poésie qui évoque plus qu’elle ne
décrit. Toutefois, plutôt que de penser que l’énonciation poétique en général, et
celle des œuvres de Jaccottet en particulier, nous fait basculer totalement du côté
d’une énonciation de type proverbial, rapportée à un énonciateur anonyme – ce
qui d’ailleurs n’est pas vraiment l’opinion de Dominicy, comme l’indique le fait
qu’il parle d’un énonciateur qui « se dissimule derrière le locuteur […] dont il feint
de partager la singularité » –, je crois davantage qu’elle joue constamment sur les
deux registres : celui d’un je singulier, dont nous avons vu l’enracinement dans une
expérience, et qui est indissociablement sujet lyrique et sujet éthique, et celui d’un
on ou d’un nous qui englobent le je et son lecteur, et qui articulent l’expérience sin-
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gulière, par l’usage du présent, à une temporalité aux contours beaucoup plus incer-
tains. Cette dualité de l’énonciation, Dominique Rabaté (1996, p. 70-71) y voit une
spécificité du lyrique qu’il distingue du poétique. Pour lui, le poétique serait tout
entier du côté de la « décontextualisation », alors que le lyrique préserverait le rap-
port à la circonstance. On peut s’interroger sur la validité de cette distinction 28 ;
en revanche l’étude des marques personnelles et verbo-temporelles chez Jaccottet
ne peut que confirmer la description que donne Rabaté de cette énonciation
lyrique : « une énonciation articulée sur un présent transparent et pourtant liée à
l’instant comme au lieu qui l’occasionnent » (p. 71).
L’énonciation poétique se trouve en effet depuis le XIXe siècle affrontée à un défi :
il lui faut rejoindre chaque lecteur en lui communiquant une expérience nécessai-
rement singulière et dont la singularité doit être préservée sous peine de perdre de
son authenticité 29, mais il lui faut inventer une forme suffisamment décontextua-
lisée pour que chaque lecteur puisse la reprendre à son compte et assumer les dires
de ce je comme les siens propres. D’où, sans doute, l’embarras de Kate Hambur-
ger insistant sur la nature expérientielle du je lyrique tout en précisant bien que
« nous n’avons la possibilité, et donc le droit, ni de soutenir que le poète présente
ce qu’énonce le poème – que ce soit ou non sous la forme d’un je – comme étant
sa propre expérience, ni d’affirmer le contraire » (1986, p. 240). Le présent convient
parfaitement à ce double jeu : si l’on admet que ce tiroir verbal crée sa propre actua-
lité par son énonciation même sans avoir besoin de s’appuyer sur un repérage exté-
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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MATHIEU, J.-C. (1996), « Le poète tardif, sujet lyrique et sujet éthique chez Jaccottet », in Moderni-
tés 8. Le sujet lyrique en question, ouvrage collectif sous la dir. d’Y. Vadé, Presses universitaires de
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MAULPOIX, J.-M. (1996), « La quatrième personne du singulier », in Figures du sujet lyrique, D. Rabaté
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1. On pourra consulter à cet égard Jean-Louis Aroui, « L’interface forme/sens en poétique (post)
jakobsonienne », Langue française, n° 110, 1996, p. 4-15 ; Nicolas Ruwet, « Linguistique et poétique.
Une brève introduction », Le français moderne, n° 49, 1, 1981, p. 1-19 ; et Nicolas Ruwet, « Roman
Jakobson. Linguistique et poétique, vingt-cinq ans après », in M. Dominicy (éd.), 1989b, p. 11-30.
2. Les manuels destinés aux étudiants se limitent souvent à ces aspects, sauf lorsqu’ils distinguent
poésie épique et poésie lyrique comme le font F. Calas et D. Charbonneau dans Méthode du com-
mentaire stylistique.
3. On se souvient de « L’effacement soit ma façon de resplendir » ou de « Ecoutez-nous parler /
avec la voix du jour, et laissez seulement / briller le jour » dans L’Ignorant.
4. On peut lire ainsi dans le manuscrit d’A la lumière d’hiver consultable à la bibliothèque uni-
versitaire et cantonale de Lausanne : « Mais je voudrais pouvoir encore dire des choses qui produisent
un certain émerveillement, un certain frémissement de bonheur (il faudrait d’abord les vivre…) »
(p. 224).
5. Hormis dans un recueil, Airs, dont je ne parlerai pas ici, mais auquel j’ai consacré, en raison de
ses spécificités énonciatives, un chapitre de mon livre Mesures et Passages. Une approche énonciative de
l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet, Paris, Champion, 2002.
6. On la trouve formalisée dans Eléments de stylistique française et Approches de la réception.
7. On trouvera le détail de ces analyses dans Mesures et Passages, op. cit.
8. L’Ignorant, in Poésie 1946-1967, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 63. Ce volume sera doré-
navant désigné par P, suivi du numéro de page.
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9. Le mot joie, in A la lumière d’hiver, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », p. 127. Ce volume sera
dorénavant désigné par LH, suivi du numéro de page.
10. C’est Genette qui souligne.
11. On en trouvera un autre exemple dans A la lumière d’hiver (LH 89).
12. « Laissez-moi la laisser passer, l’avoir vue encore une fois » (LH 89) ; « Ah ! tendez-lui encore
un verre plein de l’air du soir, / gardez-le encore un moment de cette suie qui encrasse / les rochers
rapprochés » (LH 151).
13. « donnez-lui le nom que vous voudrez, mais elle est là, /c’est sûr, elle est dessous, obscure, et
elle pleure » (LH 62) ; « n’attendez plus qu’il chante avec ces clous dans la gorge » (LH 81).
14. Michel Jarrety (1996) envisage aussi ces deux dimensions dans l’œuvre de Bonnefoy et de Char.
15. Cela est bien étudié par Cécile Hayez-Melckenbeeck dans Prose sur le nom de Ponge.
16. Le lecteur pongien qui doit « se subroger » à l’auteur est invité lui à réécrire le texte autant qu’à
le vivre.
17. Cette possibilité par le lecteur d’endosser l’énonciation du poème est toutefois à distinguer
d’un véritable dialogisme où le je et le tu échangeraient leurs positions. Celui-ci me semble rare dans
le poème lyrique contrairement à ce que pourraient laisser entendre certains propos de Jean-Michel
Maulpoix (voir « La quatrième personne du singulier », in Figures du sujet lyrique).
18. Je ne m’intéresserai ici qu’au on inclusif et au on de parcours, laissant de côté le on qui désigne
des entités hostiles mais indéterminées, comme dans ces vers du premier poème de L’Effraie : « Tu
dors, on m’a mené sur ces bords infinis » (P 25).
19. On trouvera l’ensemble des résultats en pourcentage à la page 127 de mon livre.
20. L’acte directif que constitue l’interrogation (et celle-ci est fréquente dans Leçons) accentue aussi
cette inclusion du lecteur dans le nous.
21. Ce nous ne me semble toutefois pas glisser pour autant au niveau I, comme j’ai pu l’écrire un
peu imprudemment dans Mesures et Passages (op. cit.) : certes il englobe le lecteur, mais en tant qu’hu-
main décrit par l’énoncé, pas en tant que coproducteur du texte.
22. Ce terme renvoie à la théorie des opérations énonciatives d’Antoine Culioli.
23. Voir Gouvard, 1996.
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