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Lettre et référence

Frédéric Pellion
Dans Champ lacanien 2011/2 (N° 10), pages 57 à 67
Éditions EPFCL-France
ISSN 1767-6827
ISBN 9782916810102
DOI 10.3917/chla.010.0057
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57

Lettre et référence
Frédéric Pellion

Le refoulé lui-même trouve à se loger dans la


1
référence à la lettre .
Jacques Lacan

Écrit et écriture occupent à coup sûr une position un peu excentrée


ou atopique, par rapport à ce qui est réputé être l’outil fondamental de la
psychanalyse, à savoir la parole — plus précisément, la parole articulée
dans la succession des séances 2.
Malgré cela, Jacques Lacan a peu à peu conféré une valeur quasi
conceptuelle à un terme qui a rapport direct avec l’écrit et l’écriture, à
savoir le terme de lettre. Mais, si lettre peut désigner un concept, à quel
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réel commandera 3 donc ce concept ? En d’autres termes, moins abstraits,
qu’est-ce qu’une lettre ? Où est-elle 4 ? Sur quel support matériel s’ins-
crit-elle, et comment opère-t-elle, se demandait d’ailleurs déjà Sigmund
Freud5 trois décennies avant « L’instance de la lettre » ?
On touche donc là à une autre question, qui est celle de la référence. En
tout cas avant ses réflexions tardives sur la nomination, Lacan ne semble
pas avoir pris cette question très à cœur : il n’élabore pas de doctrine

1 Lacan J., « Litturaterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 19.


2 Ce texte est la réécriture d’une intervention aux Journées de l’EPFCL-France « La parole et
l’écrit dans la psychanalyse », Paris, les 4 et 5 décembre 2010.
3 « Le concept [:] un signifiant qui commande[rait] au réel selon sa causalité la plus intime »
(Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, leçon du 19 juin 1963.)
4 « Le non-être n’est nulle part » (Aristote, Physique, 208a, trad. fr. H. Carteron, Paris,
Les Belles Lettres, 1961, p. 122).
5 Freud S. [1925], « Note sur le “Bloc magique” », Œuvres complètes, t. XVII, Paris, Puf, 1992,
p. 137-143.
58 Lettre et référence

précise de la référence, et semble pendant longtemps se contenter de cette


remarque, datant de 1970, que le « référent [est] impossible à désigner 6 ».
Mais cette question ne reste pas moins implicite à la pratique de la
psychanalyse, comme à toute pensée 7 possible de la portée de cette
pratique. Je voudrais donc, à propos de notre thème « La parole et l’écrit
dans la psychanalyse » — ce thème autorisant à interroger aussi bien la
pratique de la psychanalyse que sa théorie —, essayer de mettre en rela-
tion ces deux termes, lettre et référence.

Quoiqu’il en soit, si la notion de lettre a une pertinence dans, et pour,


la psychanalyse, elle doit permettre de mieux saisir la nature de ce qu’at-
teint en propre l’opération analytique — donc de ce à quoi elle se réfère,
spécifiquement ou non, directement ou non 8.
Demandons-nous par exemple, pour aborder les choses de manière
tout à fait concrète, ce que le praticien écrit quand il prend des notes 9. À qui
les prend-il, ces notes ? À quel réel arrache-t-il ces signes écrits ? Que vise-
t-il à fixer par cette opération ? Qu’est-ce qui fait tantôt noter, tantôt ne
pas noter ? On me répondra sans doute que l’on note les choses qui nous
semblent importantes, et qu’on ne note pas les choses dont il nous paraît
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qu’elles le sont moins. Mais alors, quels sont les critères qui différencient
l’important du secondaire ?

6 Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil,
2006, p. 45-46. Cité dans Porge É., Lettres du symptôme – Versions de l’identification, Toulouse,
Érès, 2010, p. 24, où cette remarque joue un rôle essentiel, puisque les différentes versions
de l’identification peuvent être considérées, selon l’auteur, comme autant de manières de
contourner cet impossible.
7 « Le psychanalyste dans la psychanalyse n’est pas sujet, et […], à situer son acte dans la
topologie idéale de l’objet a, il se déduit que c’est à ne pas penser qu’il opère. Un je ne pense
pas qui est [d/l ?]e droit, suspend de fait le psychanalyste à l’anxiété de savoir où lui donner
sa place pour penser pourtant la psychanalyse sans être voué à la manquer » (Lacan J.,
« L’acte psychanalytique » – Compte rendu du séminaire 1967-1968, Autres écrits, Paris, Seuil,
2001, p. 377 ; il existe deux versions de la seconde phrase, l’une avec « de », l’autre avec « le »).
8 Cette réflexion pourra ainsi contribuer à éviter de s’engager de biais — si on prend le
risque de s’y engager — dans des débats tels que « Psychanalyse versus psychothérapies »,
« Une évaluation de la psychanalyse est-elle souhaitable, possible, nécessaire ? », ou encore
« Indications et contrindications de la psychanalyse » — toutes ces expressions entre
guillemets bien sûr.
9 Il y a ceux qui notent l’intégralité de chacune des séances de leurs cures, d’autres qui font
une confiance absolue, et peut-être imméritée, à leur mémoire, et d’autres encore — la
plupart, je pense — qui tantôt notent, tantôt ne notent pas.
Lettre et référence 59

On peut évidemment rechercher ces critères dans des pratiques


scripturaires connexes à cette écriture précise qui nous intéresse ici. Ces
pratiques, on s’en doute, se modifient avec l’époque et influent sur elle,
même à l’insu du clinicien 10. Ce chemin, disons, d’une anthropologie de
l’écriture, certainement très riche, est toutefois un peu éloigné de notre
thème. Je ferai donc seulement une remarque à partir de ce que j’ai pu
relever de ma propre manière de faire. Il me semble en effet que, toutes
choses égales par ailleurs (dont le point où l’analyste en est arrivé quant
à sa propre conception de la causalité psychique), et pour un analysant
donné, le besoin de prendre des notes peut correspondre à au moins
deux circonstances différentes, et même opposées, soit à une opacité, par
exemple lorsque l’on note un rêve dont il est clair que l’élucidation devra
attendre ; ou au contraire, à une sorte de retenue volontaire de la compré-
hension, qui s’attache à ne pas anticiper sur la conclusion que l’analysant,
et lui seul, aura à tirer, ou non, de ses dires.

Entrons maintenant dans le corps, si je puis dire, du propos.


Lettre, d’abord. De « L’instance de la lettre », en 195711, à « Lituraterre »,
en 197112, Lacan a produit l’ébauche d’une théorie de la lettre 13 dont trois
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traits permanents, au moins, assurent la cohérence :
1) la lettre dispose d’une certaine matérialité, probablement différente
de celle du signifiant ;
2) en relation avec cette matérialité, elle demeure identique à
elle-même 14 ;

10 Ainsi de l’incitation planificatrice à formaliser sans cesse davantage les dossiers


professionnels, ainsi aussi des traces que peuvent laissent à des professionnels de plus en
plus fréquemment confrontés à elle la rencontre avec la primauté de la chose écrite au sein
de l’institution judiciaire.
11 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris,
Seuil, 1966, p. 493-529. Le texte commence par cette définition : « La lettre […] est le support
matériel que le discours concret emprunte au langage ». Comme si le matériel sonore étudié
par exemple par la phonologie ne semblait pas à Lacan, à cette date, donner au langage un
support assez… substantiel.
12 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20.
13 Je m’inspire ici de Stéphane Habib, qui a beaucoup travaillé sur ces questions : cf. par
exemple Habib S., « Petite introduction – À la lettre », intervention inédite à l’INJS-Paris,
27 mai 2010.
14 En effet, d’une graphie individuelle à l’autre, la lettre a demeure la même lettre a.
60 Lettre et référence

3) mais, malgré cette identité, elle échappe au savoir — elle se tient


même, plus précisément, « au bord du trou dans le savoir 15 ».
Le problème que cette théorie rencontre d’emblée est donc celui de
sa relation avec le travail de tous les jours du psychanalyste — qui, lui,
conserve une relation assez étroite avec la production d’un savoir 16.
Ce problème tout à fait pratique est sans doute une des raisons
qui amène au remaniement du registre du symbolique mené dans le
Séminaire « R. S. I. », à partir notamment de l’examen du cas particulier de
l’équivoque. À l’issue de ce remaniement, le symbolique n’est plus compris
comme seulement l’ensemble homogène des signifiants, mais comme le
langage (ou lalangue), complété(e)— ou, si l’on préfère, décomplété(e) —,
de l’écriture 17.
Mais Lacan distingue, dans ce Séminaire, deux aspects, deux facettes
de l’écriture : d’une part, sur son versant imaginaire, la lettre pleinement
déployée dans le champ de son intelligibilité rend lisible un modèle du réel,
modèle apte à fournir à celui-ci, en retour, un support, voire une substance ;
de l’autre, sur son versant réel, le trait d’écrit est une idée sensible, mais pas
un modèle, du même réel 18. Cette distinction entre la lettre lisible et le trait
d’écrit qui la prépare, est à mon avis dans le droit fil des remarques anté-
rieures sur l’impossible comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire 19 ».
En effet, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, ce qui ne parvient pas à
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se réaliser dans une écriture achevée, donne lieu à autant d’esquisses,
d’ébauches — de brouillons, disons le mot 20.
Là, surgit alors un second problème : en effet, si la réduction du symp-
tôme à une lettre, parachevée un peu plus tard dans le même Séminaire

15 Lacan J., D’un discours qui ne serait pas du semblant, op. cit., p. 117.
16 Il est peut-être utile de rappeler ici que Lacan maintient cette thèse de la psychanalyse
comme productrice d’un certain savoir jusqu’à la fin de son enseignement : cf. par exemple
Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991 ; Le Séminaire,
livre XXV, « Le moment de conclure », en particulier leçon du 10 janvier 1978, séminaire
inédit.
17 Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », leçon du 10 décembre 1974. Ornicar ?, 1975 : 2, p. 92
et suiv.
18 Ibid, leçon du 17 décembre 1974, op. cit., p. 100.
19 Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore. Paris, Seuil, 1997, p. 54-57.
20 Les dits « troubles des apprentissages » nous incitent d’ailleurs à entériner cette distinction
entre la lettre que l’on lit et la lettre que l’on trace. Cf. sur ce point, sous la dir. de Bergès J.,
Bergès-Bounes M. & Calmettes-Jean S., Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent
pas ?, coll. « Les dossiers du JFP », Toulouse, Érès, 2003 : l’inhibition à lire ne se situe pas du
tout au même point de la structure, selon les auteurs, que la maladresse à écrire…
Lettre et référence 61

« R. S. I. 21 », rend raison des limites du déchiffrement du symptôme, cette


réduction emporte aussi — du fait de la distinction à l’instant évoquée,
et d’autant plus si chiffrage et déchiffrement s’équivalent par la grâce de
l’insertion de la jouissance dans la lettre — l’accentuation du rôle de l’acte
proprement corporel qui tente d’inscrire une lettre qui serait lisible, et pas
seulement un trait d’écrit. En somme, comme en son temps le signifiant, la
lettre renvoie in fine aux apories touchant le sujet réel qui en est comptable.

Passons maintenant aux problèmes de la référence, et du référent.


Classiquement, le référent, c’est ce dont on parle. Mais le lien entre nom
et chose nommée n’est pas sans ce hiatus qui a pu faire dire à Lacan, on l’a
vu tout à l’heure 22, qu’il est impossible.
La philosophie nous demande de décider si le rapport entre le mot et la
chose que ce mot signifie est de convention (c’est l’arbitraire saussurien 23)
ou de continuité (c’est la position réaliste déjà esquissée par le Cratyle
de Platon 24). Or, les choses sont plus compliquées que cela. En effet, le
rapport de convention — Willard Quine l’a souvent fait remarquer — non
seulement va du mot vers la chose, mais aussi suggère la « formation de
choses à partir des mots 25 » ; alors qu’à l’inverse, le rapport de continuité
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remet toute la charge de la causation, y compris du rapport référentiel, à
la « réalité immodifiable 26 ».
De sorte que, compte tenu des termes dans lequel le débat séculaire
sur la nature de la vérité est enfermé 27, nous pensons à l’intérieur d’un

21 Cf. par exemple Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R. S. I. », leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ?,
1975, no 3, p. 104-110.
22 V. supra. L’idée, non seulement d’une distinction, mais d’une absence de communauté de
sort entre Nom-du-Père et « père nommant », sur laquelle se termine le Séminaire « R. S. I. »,
est d’ailleurs dans le droit fil de cette impossibilité constatée.
23 Saussure F. de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1972.
24 Platon, Cratyle, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1940, p. 613-691.
25 De certaines choses tout au moins : « Les corps se matérialise[nt], ontologiquement parlant,
comme points nodaux idéaux en ces foyers où s’entrecroisent les énoncés d’observation. »
(Quine, W. [1990], La poursuite de la vérité, Paris, Seuil, 1993, p. 48.)
26 Cotard J., Intervention du 28 mars 1887 à la Société Médico-Psychologique, Ann.
Méd.-Psychol., 1887, p. 57-80.
27 Ainsi, l’apparente évidence de la relation de référence donne un modèle à l’« adéquation »
de la proposition vraie entre chose et intellection, et, réciproquement, la définition classique
62 Lettre et référence

paradoxe tissé des deux dénégations suivantes : le réalisme linguistique


du Cratyle nous semble une aberration, mais notre épistémologie intuitive
nous assure que le moteur de la relation causale doit être d’abord dans la
nature des choses ; inversement, nous adhérons aux propositions saussu-
riennes sur l’arbitraire du signe, mais sans en assumer, le plus générale-
ment, les conséquences créationnistes qu’en tirent Quine et d’autres.
Du bouc-cerf d’Aristote 28 au roi de France de Bertrand Russell 29, en
passant par l’étoile du matin de Gottlob Frege 30 — je reviendrai tout à
l’heure à cette dernière —, la cohorte des créatures plus ou moins chimé-
riques qui hantent les nuits des logiciens prolifèrent sur ce paradoxe. On
peut toutefois s’éveiller simplement de ces mauvais rêves en mesurant
la portée de la coupure accomplie par René Descartes lorsqu’il rend le
processus de production de la vérité tributaire de ce que dit un particulier.
Dès le Discours de la méthode, en effet, la vérité dépend très clairement d’un
(mais on a envie de dire du) Je qui l’énonce actuellement31.
On peut, certes, examiner cette dépendance de la vérité à sa proféra-
tion sous l’angle formel des relations du particulier à l’universel. On peut
aussi l’examiner sous celui des relations entre la substance pensante et
la substance étendue — ce que fera Descartes lui-même en consacrant la
fin de sa vie au problème des Passions de l’âme 32 — problème non moins
insoluble, au reste, que celui de la référence 33. On peut également, comme
Lacan le fera après Émile Benveniste 34, s’attacher plutôt aux relations
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intra-discursives entre énoncé et énonciation, voire entre dit et dire.

de la vérité laisse l’enchaînement causal qui conduit à dire le vrai dans une suspension entre
mots et choses qui est au fond la même que celui que met en scène cette relation.
28 Aristote, Physique, loc. cit.
29 Russell B., « On denoting », Mind, 1905, 14/56, p. 479-493.
30 Frege G. [1892], « Sens et dénotation », trad. fr. dans Écrits logiques et philosophiques, Paris,
Seuil, 1971, p. 102-126.
31 « Après cela, je considérai ce qui est requis en général à une proposition pour être vraie et
certaine ; car puisque je venais d’en trouver une que je savais être telle, je pensais que je
devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du
tout en ceci : Je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très
clairement que, pour penser, il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale,
que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies »
(Descartes R., « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison », Œuvres & lettres,
Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1953, p. 147-148.)
32 Descartes R. [1649], « Les passions de l’âme », trad. fr. dans Œuvres & lettres, op. cit., p. 691-802.
33 Sur l’affrontement de Descartes à cette insolubilité, cf. par exemple Kambouchner D.,
L’homme des passions – Commentaires sur Descartes, Paris, Albin Michel, 1995, 2 volumes.
34 Benveniste É., Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966-1974, 2 volumes.
Lettre et référence 63

Du sort réservé à ces problèmes dépend en tout cas la portée et l’efficace


des actes de discours. Le succès théorique du pragmatisme américain, par
exemple, doit sans doute beaucoup au contournement des antinomies de
la référence par la notion d’expérience 35, laquelle n’ambitionne rien moins
que de rendre compte du passage à la réalité des discours concrets.

Quoi qu’il en soit, voilà déjà réunies suffisamment d’indications pour


penser que cette chose singulière qu’est le corps de l’individu humain,
est indissociable de la délimitation des domaines de pertinence de ce que
les philosophes appellent référence. Ou encore, que le réel que modifie —
selon le terme naguère choisi par Colette Soler 36 — le langage n’est pas
sans être adossé à un corps.
Concernant, maintenant, la psychanalyse, il est clair que son référent
est également à chercher du côté du corps, plus par exemple que de cette
âme dont Lacan disait d’ailleurs, dans Télévision, qu’elle était au dernier
terme aussi affaire de corps 37.
Prenons l’exemple du ça me concerne qui amène parfois le sujet jusqu’au
seuil du divan. Tout l’enjeu de la psychanalyse qui s’en suivra, ou non, est
d’une certaine manière de passer de ce ça purement déictique à un autre
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ça, le Ça freudien.
Comme Colette Soler l’a développé récemment 38, Lacan a fini par
se montrer critique vis-à-vis de l’inconscient freudien, qu’il propose de
rebaptiser parlêtre 39. Mais il faut alors ajouter que cette critique de l’in-
conscient freudien épargne le Ça de Freud. Il y a, pour exemple de cela, la
leçon du Séminaire « La logique du fantasme 40 » où Lacan trace ce paral-
lèle surprenant entre le Es freudien et le donc cartésien, tous deux étant

35 Cf. par exemple Dewey J. [1934], L’art comme expérience, Paris, Gallimard, 2010.
36 Soler C., « Champ lacanien », Revue de Psychanalyse du Champ lacanien, 2004, no 1, p. 9-23.
37 Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 511-512.
38 Soler C., Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, Puf, 2009.
39 Ce qui n’est pas seulement un changement de dénomination, un changement d’étiquette,
mais aussi une façon de revenir sur quelque chose que Lacan, dans la ligne de Martin
Heidegger considère comme une hypothèque pesant sur l’ensemble de la pensée occidentale,
à savoir la distinction sujet / objet. Cf. Heidegger M. [1936], Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris,
Gallimard, 1971.
40 Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, « La logique du fantasme », leçon du 11 janvier 1967, inédit.
64 Lettre et référence

des formes de l’être dont la grammaire sans sujet arraisonnent les corps
quoiqu’ils en aient, humains ou non 41…

Alors, pour m’avancer peut-être vers une sorte de conclusion, je vous


proposerai de repartir du célèbre article de Frege, « Sens et dénotation 42 ».
Selon Frege, les deux dimensions de la signification — à savoir Sinn,
le sens, et Bedeutung, la référence, ou dénotation — sont indépendantes
mais pas exclusives l’une de l’autre 43 : une expression peut avoir un sens en
ayant ou non un référent sensible 44 ; inversement, une expression pourvue
d’une dénotation — ce que Frege appelle un nom propre 45 — peut avoir ou
non un sens 46.
Jusque là, rien de plus que la poursuite d’une discussion déjà ancienne.
Mais, considérant que « c’est la recherche et le désir de la vérité qui nous
conduisent à passer du sens à la dénotation 47 » — et donc qu’il serait
souhaitable, dans cette perspective, que toute proposition ait une dénota-

41 Pellion F., « Malaise dans le droit », Mensuel, no 41, EPFCL, p. 19-25.


42 Cf. supra, n. 29.
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43 Contrairement à ce qu’affirmait, par exemple, John Stuart-Mill (Stuart-Mill J [1843],
Système de logique déductive et inductive, trad. fr. L. Peisse, Paris, Librairie philosophique de
Ladrange, 1866.
44 La valeur, par exemple artistique ou morale, des exploits d’Ulysse, est la même que le mot
Ulysse ait ou non une dénotation ; l’étoile du matin est toujours identifiable à Vénus, que cette
planète soit actuellement visible ou non.
45 À ce point, il peut être utile de rappeler la relation économique étroite que certains cas de
dyslexie permettent de constater entre nom propre, lettre, trait unaire et le trait d’écrit dont
il a été question plus haut (cf. par exemple Porge É., « Une phobie de la lettre : la dyslexie
comme symptôme », Littoral, 1983, no 7/8, p. 167-188). Dans le même ordre d’idée, l’histoire
de l’évolution des formes de la signature depuis le Moyen Âge met en évidence des usages
idéographiques spontanés de la chose écrite semblant a priori très étrangers à la culture
alphabétique occidentale (cf. à ce sujet Fraenkel B., La signature – Genèse d’un signe, Paris,
Gallimard, 1995). On pourrait également mentionner la fréquente motivation dans des
caractéristiques physiques, comportementales, ou plus rarement psychiques, objectives des
signes iconiques individuels (équivalant aux noms propres) en langues des signes. Comme
si les actes solidaires de faire référence à un corps humain individuel et unique, et de faire
accueil à cette désignation finie, favorisaient la rémanence d’un modèle cratylien pourtant
de droit tombé en désuétude…
46 Ainsi, l’expression l’étoile du matin a un sens, l’expression étoile du berger a un autre sens
quoique la même dénotation, l’expression Vénus, qui dénote également le même astre, n’en a
pas.
47 Frege G., « Sens et dénotation », op. cit., p. 109. On appréciera les accents cartésiens de cette
phrase…
Lettre et référence 65

tion —, Frege saute ensuite dans l’inconnu en abordant d’une façon réso-
lument inédite le problème de la dénotation des propositions complexes :
de telles propositions n’ont pas d’autre référent, selon lui… que la vérité
elle-même.
Qu’est ceci, si ce n’est un coup de force rabattant définitivement, l’un
sur l’autre, référence et vérité, vérité et référence ? La thèse est pourtant
moins scandaleuse qu’il n’y paraît : on ne peut certes pas dire le vrai, mais
on peut s’y référer, c’est-à-dire le viser, ce vrai — quitte, on vient de voir,
à mettre son corps, ou à l’occasion quelque attribut, partie ou organe de
celui-ci, à la place.
Par exemple, si, selon Lacan, le signifiant phallus « désigne dans leur
ensemble les effets de signifié, en tant que le signifiant les conditionne 48 »,
et qu’il faut sans doute prendre dans cette phrase signifié au sens restreint
de sens 49, qu’est-ce donc qui pourrait désigner dans leur ensemble les effets
de référence ?
Lacan se hâte vers le point final à son article « Die Bedeutung des Phallus »
dès le moment où la question n’est plus évitable. En effet, phallus, comme
signifiant, peut bien avoir la dénotation que je viens de rappeler, cela ne
dit pas encore le nom propre de la chose où s’ancre la possibilité de faire
référence. Lacan se garde bien de répondre, par exemple, que cette chose
serait l’objet a — et il faudra d’ailleurs attendre 1966 pour qu’il articule la
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constitution du champ de la réalité avec, non pas l’objet a, mais au contraire
l’extraction de cet objet 50.
Et en effet, poser l’objet a comme cause du désir, chacun des deux termes
écrits au singulier, c’est aussi spécifier, à l’intérieur du champ indistinct
de la signification — celui qu’explorait, la même année, et au titre d’une
archéologie, Michel Foucault 51 —, un espace propre à la relation causale,

48 Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 690.


49 Compte tenu entre autres de la prégnance du modèle saussurien S/s, à ce moment-là, pour
Lacan.
50 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits,
op. cit., p. 553-554, n. 1. Comment d’ailleurs cet objet pourrait-il être le garant de la continuité
du monde, lui qui, par définition, reporte sur celui-ci la non-identité à soi caractéristique du
signifiant — souvenons-nous des variations du Séminaire « L’identification » sur l’écriture
a ≠ a (cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification ». En particulier leçons des
24 janvier, 21 février et 30 mai 1962, inédit). Et, allons plus loin, comment son nom pourrait-il
désigner quoi que ce soit, s’il ne se révèle que dans l’après-coup de la « cession » (Lacan J.,
Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004) qui l’érige comme cause de ce qui aura
été ?
51 Foucault M., Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
66 Lettre et référence

et emboîter ainsi le pas au Descartes des Passions de l’âme et de la causalité


restreinte 52 qu’il y invente.

Mon hypothèse est donc que la notion de lettre vient, après-coup,


occuper la place restée vacante de la réponse à la question de la réfé-
rence ouverte par « La signification du phallus » — tout en maintenant
ouvert, malgré Frege, l’écart de cette question avec celles de la vérité et de
la cause 53.
La lettre, à la manière d’un nom propre, réfère immédiatement (c’est
l’idée sensible de tout à l’heure 54) au corps ; et, si la pulsion, « habitude 55 »
du corps, « est l’écho dans le corps de ceci qu’il y a un dire 56 », la lettre,
principe d’identité à soi-même dont se supportent les phénomènes de la
répétition, sera l’écho dans l’espace de la cure de ce que Freud appelait la
« poussée constante 57 » de la pulsion.
Dans le graphe du désir, l’écriture du mathème de la pulsion fait inter-
venir la lettre D, appelée à désigner ce qui reste de la demande une fois
évanoui le sujet demandant 58. Mais, précisément, la relation fuyante que la
philosophie cherche à saisir sous le nom de référence est-elle autre chose
que ce reste ?
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52 Pellion F., « Figures cartésiennes de l’ “exclusion interne” », Cliniques Méditerranéennes, 2007,
no 76, p. 207-216.
53 Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, op. cit., p. 855-877.
54 Cf. supra, p. 4.
55 Ravaisson F., De l’habitude, Paris, Allia, 2007. Cette position de « l’habitude », jusque dans sa
connotation naturaliste, démontre l’efficace du « trait de la coupure » ; Lacan J., « Subversion
du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 816, où
Lacan loge le plus propre de l’activité pulsionnelle : contrairement aux manifestations
symptomatiques qui peuvent assez aisément être dites venir de l’Autre — ne serait-ce que
parce qu’elles lui empruntent leur enveloppe formelle —, l’habitude est très clairement une
chose de l’intérieur du corps. La coupure pulsionnelle est aussi cette coupure entre intérieur
et extérieur où se joue la topologie de la « réalité psychique » freudienne.
56 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2006, p. 17.
57 Freud S. [1915], « Pulsions et destins de pulsions », Œuvres complètes, t. XIII, Paris, Puf, 1988,
p. 161-185.
58 Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits,
op. cit., p. 797-827.
Lettre et référence 67

Cette lettre D, en tout cas, représente dès lors auprès du corps vivant, à
elle seule, le « trésor des signifiants 59 » — alors même que l’expression très
voisine « trésor du signifiant » désignait encore, quelques pages plus haut,
l’Autre du signifiant 60.
En 1936, Lacan définissait l’identification comme « la transformation
produite chez le sujet quand il assume une image 61 ». On pourrait peut-
être ajouter à cette proposition que la cure analytique est l’intégrale des
transformations produites chez le sujet quand il assume les lettres qui se
sont déposées en lui à mesure de l’éloignement 62 de son objet a… ce qui
est aussi s’employer à les faire lire.
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59 Ibid., p. 817.
60 Exactement, le « site préalable » de celui-ci (ibid., p. 806-807). Je remercie Sidi Askofaré de
m’avoir incité à donner ma lecture de l’écart entre le singulier attribué au signifiant dans
la première occurrence de l’expression et le pluriel auquel il est soumis dans la seconde.
La lettre, contrairement au signifiant, ne fait jamais un tout — seulement une collection de
singuliers.
61 Lacan J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est
révélée dans l’expérience analytique », Écrits, op. cit., p. 94.
62 Éloignement tout aussi réel qu’il soit conçu comme résultat d’une cession ou d’une extraction.

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