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1976-01-24 CONFÉRENCE : « DE JAMES JOYCE COMME

SYMPTÔME »

La Conférence « De James Joyce comme symptôme » fut prononcée le 24 janvier


1976 au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice ; la transcription de Henri
Brevière avec l’aide de Joëlle Labruyère a été réalisée à partir d’un enregistrement.
Inédit publié par la revue Le croquant n ° 28, novembre 2000.

[…]
1Dire… dire faire des rencontres… Heur h.e.u.r., c’est comme ça que ça se dit.
Vous vous imaginez sans doute que… y a des rencontres bonnes ou mauvaises,
qu’il y a du bonheur ou du malheur. Mais c’est pas vrai, y a que des rencontres.

On n’entend pas !

Vous n’entendez rien ?… Et comme ça ?

Oui, oui, oui…

Ça va ?

Oui.

Je ne suis pas sûr d’avoir fait la meilleure rencontre. Sur le tard, quand j’avais…
31 ans, il se trouve que j’ai rencontré à l’hôpital – puisque c’était là que j’avais été
porté par le sort –, à l’hôpital qu’on appelle psychiatrique, une folle. Quoique je
l’aie appelée Aimée, A.i.m.e. accent aigu, e., ça veut pas dire que je l’ai aimée. Je
l’ai appelée comme ça. Ça veut plutôt dire que… qu’elle avait besoin de l’être.

1 Le tout début de la conférence manque dans l’enregistrement.


1
Elle en avait même tellement besoin qu’elle y croyait. Elle croyait qu’elle était
aimée. Ça a un nom dans… dans l’affaire psychiatrique, on appelle ça érotomane.
Ce qui ne veut pas dire tout à fait la même chose. Mais enfin nous nous
contenterons de ce support, mythologique, Eros, généralement traduit par
l’amour.
Erreur, ou accident ? Je n’ai pu me tirer de son cas, qui est publié dans ma thèse,
qu’à recourir à Freud. Ce qui – c’est là le… c’est là la rencontre –, ce qui m’a fait
glisser dans ce que j’appellerai la pratique freudienne.
Il s’est trouvé que… plus de vingt ans plus tard, je me suis trouvé dans le cas
d’avoir à rendre compte de ladite pratique parce qu’on me le demandait.
En l’année 53 je suis né il y a un temps à perte de vue ; si vous savez que ma
thèse je l’ai faite en 32, il vous sera facile de reconstituer cette date de ma venue
à ce qu’on appelle le monde –, en 53, j’ai commencé – je pratiquais à ce moment-
là depuis ?… depuis 38 à peu près ; depuis l’année 38. J’avais donc un tout petit
peu d’expérience, d’expérience derrière moi de la pratique qu’a fondée Freud et
qui est la pratique de l’analyse.
J’ai cru, j’ai cru devoir, de cette pratique, en rendre compte.
Ce que je voudrais, c’est essayer aujourd’hui (depuis 53, il y a des années qui ont
passé, et je n’ai pas cessé un instant de… de m’efforcer de rendre compte de
cette pratique). Je vais tâcher de… puisque… vous êtes là à m’attendre, je vais
tâcher de… je vais tâcher de vous dire ce qui m’en a paru, dès le départ, valoir la
peine – car c’était plutôt une peine –, la peine d’être dit.
Freud représente, représente… heu… comme artiste… une tentative, la tentative
de maintenir la raison dans ses droits. J’ai essayé de… de doctriner ce que
représentait cette tentative qui, faut bien dire, est folle. Maintenir la raison dans
ses droits, ça veut dire que la raison a quelque chose, quelque chose de réel. C’est
certainement pas le premier à être parti de là. Il y a même quelqu’un qui l’a dit,
bien avant lui, qui a dit que le rationnel était réel.
Le fâcheux de… de ce quelqu’un, je veux dire le fâcheux de ce qu’il a dit, c’est
qu’il a cru que la formule pouvait se retourner, et que de ce que le rationnel fut
réel on pouvait conclure, c’est tout au moins lui qui le dit, c’est que le réel était
rationnel.
Il est très fâcheux que tout ce que nous savons, ou croyons savoir, du réel ne se
soit jamais atteint qu’à démontrer que le réel, c’est ce qui n’a aucune espèce de
2
sens. Nous voilà donc au cœur d’un vieux débat que, on ne sait pas trop
pourquoi, on appelle philosophique ; mais il est certain que c’est bien ce qui, ce
qui m’empêtre, c’est que, de philosophie, j’avais comme ça une petite bribe de
formation, et que je me demande toujours jusqu’à quel point je ne fais pas
quelque chose de l’ordre de cette rengaine qu’on appelle la philosophie. Puisque
enfin, la philosophie, depuis comme ça l’âge qu’on dit être des présocratiques,
qui n’étaient loin d’être des idiots et qui ont même dit des choses qu’on est
convenu d’appeler profondes… Freud a cru devoir se référer à certains de ces
présocratiques, il n’a pas fait la socratisation de sa pratique. C’est, quant à moi,
ce que j’ai essayé de faire. J’ai essayé de voir ce qu’on pouvait tirer d’un
questionnement de cette pratique analytique.
La première réponse est évidemment liée au balancement de ce que je viens de
dire : à savoir que si le rationnel est assurément réel, le réel… résiste. C’est pas
une résistance de sujet à sujet, comme les analystes se l’imaginent trop souvent,
c’est une résistance liée au fait que le réel, on se demande par quel biais, avec des
mots, du bla-bla-bla en somme, nous pouvons nous imaginer l’atteindre. Car
c’est un fait que, le réel, nous nous imaginons que, au moins par un petit bout,
nous y avons atteint. Il y a un nommé Kant qui là-dessus a bâti justement ce
qu’on appelle sa philosophie, qui est peut-être le moment où, de philosophie, il
s’agit le moins : c’est dans la mesure, historiquement, où Newton avait atteint à
quelque chose qui… qui avait assurément ses mérites, à quelque chose qui
ressemblait à… un touche au but quant au réel, c’est autour de ça que Kant a
construit… a construit (ce qu’il amenait par toutes sortes de cheminements) une
Analytique, nommément dite transcendantale, mais aussi bien une Esthétique,
qui pour lui, ne l’était pas moins.
Le saisissant concernant Kant est que… c’est dans la Critique du jugement qu’il
a cru devoir placer son approche du terme Bourk2. Le jugement, c’est quelque

2. Pourquoi Lacan prononce-t-il ce « mot »… ainsi ? Il ne semble pas qu’il y ait d’accident
d’enregistrement ou autre… Le « mot » prononcé par Lacan, qui est évidemment un mot
allemand, peut s’écrire en « français » comme ça : Bourk avec peut-être un t ou un g à la place du
k… ? Difficile d’expliquer pourquoi Lacan prononce ce « mot ». On ne trouve pas dans la Critique
du jugement le concept qui correspondrait au « mot » prononcé. Le contexte et le « sens » de ce qu’il
dit pourraient conduire à penser que c’est le mot allemand que l’on traduit en français par jugement
que veut prononcer Lacan. Dans la Critique du jugement, on trouve bien sûr Urteil mais aussi
Beurteilung. La Beurteilung, jugement d’appréciation, d’évaluation ou d’estimation, se distingue de
l’Urteil, jugement au sens purement logique du terme. Cela rejoint la distinction entre jugement
déterminant et jugement réfléchissant. La consonne d’attaque du « mot » prononcé par Lacan, le
b, pourrait faire penser que c’est ce mot : Beurteilung, qu’il a « voulu » prononcer, mais on en est
3
chose qui… qui va sensiblement au-delà de la démonstration, c’est quelque chose
qui conclut… qui conclut par une affirmation concernant ce qu’il en est du réel.
Comment… comment se fait-il que nous en soyons là ? Je veux dire que Freud,
qui avait comme ça un petit bout de formation que nous pouvons considérer
comme… comme contemporaine. Comment est-ce que Kant… que Freud…
comment est-ce que Freud a pu dans cette filée, vouloir maintenir le réel du
rationnel ? C’est ce que je crois avoir éclairé dès mes premières émissions, mes
émissions doctrinales, en formulant que l’inconscient, c’était – ai-je dit à
l’époque – structuré comme un langage, pour me répéter. Il est évident que, déjà
là, se marque… se marque la difficulté. Parce que, qu’est-ce que c’est qu’un
langage ? J’ai eu le temps, bien sûr, après m’être aventuré de cette façon, j’ai eu
le temps de… d’y réfléchir… d’y réfléchir sur la base, sur la base de ceci : c’est
que, il faut se faire comprendre, et comme les psychanalystes n’ont la plupart du
temps pas la moindre formation philosophique, ça m’a été une occasion de
m’apercevoir que la philosophie, ça sert à ça, ça sert à élaborer la réalité à laquelle
on a affaire. On appelle, dans Freud, je ne sais pourquoi, cette réalité, on l’appelle
psychique. On n’a pas attendu la philosophie pour parler de la psukê, la psukê
est un rêve dont a hérité la philosophie.
Ma patiente, ma patiente qui a été avec moi très patiente puisqu’elle m’a expliqué,
enfin… toutes sortes de choses, elle m’a permis de me rendre compte que la
paranoïa c’est… c’est un état normal. Il y a rien de plus normal que d’être
paranoïaque. Et c’est de ça, de ça que j’ai essayé de rendre compte, en somme.
J’ai essayé de rendre compte comment il se faisait que… que ce à quoi j’ai été
amené beaucoup plus tard, ce à quoi j’ai été amené (j’essaierai de vous dire

tout de même loin. Pourtant, c’est ce qu’il y a de plus proche des paroles de Lacan si l’on considère
que, chez Kant, ce mot concerne la finalité, la téléologie (l’expression la plus fréquente pour le
jugement téléologique est teleologische Beurteilung) : Lacan parle bien d’un jugement qui va « au-delà de la
démonstration », au-delà du jugement purement logique il parle d’un jugement « qui conclut par une
affirmation concernant ce qu’il en est du réel ». Mais il faut bien dire que le mot prononcé par Lacan n’a
guère de commun avec le mot Beurteilung que la lettre b initiale. Si l’on cherche dans la Critique du
jugement un mot qui convienne mieux, on trouve un nom propre : Burke !… Le nom d’un Irlandais,
philosophe contre-révolutionnaire et homme d’État anglais, auteur d’un ouvrage, encensé à son
époque, sur l’origine de nos idées du beau et du sublime, auquel Kart s’est intéressé. Si on
prononce ce nom à l’allemande… alors on n’est pas loin du compte : Bourke ! Maintenant, dans
l’ensemble du vocabulaire allemand, le mot qui s’approcherait le plus serait le mot : Burg, le château
fort. Nous resterons sur ce château fort : la forteresse du sens obscur et impénétrable, pour nous,
de la profération de Lacan, abracadabrante. On pourra consulter l’édition Ferdinand Alquié de la
Critique de la faculté de juger (Gallimard Folio/essais), en particulier les notes sur la traduction du
terme Beurteilung.
4
comment) à distinguer… comme poumant3 ensemble, trois catégories que j’ai
épinglées (je dis « épinglées » parce que, parce que… quand on couple des mots
avec des catégories, c’est un épinglage) – ce que j’ai épinglé du symbolique, de
l’imaginaire et du réel, ça voulait dire que, pour elle, ça ne faisait qu’un seul fil.
C’est la meilleure façon qu’à l’heure actuelle je choisirais pour dépeindre ce qu’il
en est du ou de la paranoïaque. L’imaginaire, le symbolique et le réel, pour eux –
eux ou elles –, ne font qu’un seul fil… Mais chez le sujet qui… qui se croit malin,
il y a quelque chose qui joue entre ces trois catégories : l’imaginaire, le symbolique
et le réel sont distincts.
Puisqu’on m’a apporté un tableau, je vais essayer de vous… [Le tableau articulé
grince, soupir de Lacan, brouhaha dans l’assistance] de vous représenter
comment ça joue. C’est pas pour rien que je les distingue dans cet ordre car,
encore que la position de chacun puisse vous paraître à celle des deux autres
strictement équivalente, ce n’est pas exact ; ce n’est pas exact en ceci que si je
mettais le S là, à la place du R, et le R à la place du S, ça n’aurait pas la même
portée. Qu’en d’autres termes, dans ce qui est là dessiné au tableau, et qui
s’appelle un nœud borroméen – un nœud borroméen parce que c’est inscrit dans
les armes des Borromées. Les armes des Borromées sont faites ainsi, sur la base
de cette babiole historique… que… ils s’étaient résolus à se solidariser avec deux
autres familles, qu’il était inclus dans on ne sait quel pacte originel que si l’un
d’eux se séparait de la chaîne, puisqu’en somme c’est une chaîne (c’est pas une
chaîne comme les autres, parce que tout le monde sait qu’une chaîne c’est fait
comme ça, le fait qu’on enlève un des éléments de la chaîne n’en laisse pas moins
les deux autres noués) ; et ce qu’ils voulaient exprimer dans ces armes, c’est que,
à rompre l’un de ces cercles, de ces anneaux, maillons de la chaîne, les deux autres

3. Ici, non plus, pas d’accident et le mot « français » prononcé ne peut s’écrire que comme ça
poumant, un participe présent. C’est un néologisme. On peut le justifier et l’expliquer si on se
souvient par exemple de la métaphore par laquelle Lacan caractérise la psychanalyse : « L’analyse,
c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que
l’histoire continue. » (Interview, France Culture, juillet 73.) On peut aussi noter, dans la présente
conférence, comment Lacan nous dit que le nœud borroméen ça serre (lui ou les autres) : le nœud
borroméen peut jouer, se serrer et se desserrer, respirer, comme une sorte de poumon ! Et encore
ce passage de la leçon du 9 décembre du séminaire Le Sinthome ; Lacan y parle de la manière dont
il a été reçu aux États-Unis : « J’y ai été aspiré, aspiré dans une sorte de tourbillon, qui, évidemment ne trouve
son répondant que… que dans ce que je mets en évidence par mon nœud. » (Lacan décrit donc ici son nœud
borroméen comme une sorte d’aspirateur, et ceci un mois et demi avant de « forger », à son
propos, le néologisme poumant). On sait que, par ailleurs, Lacan définissait la psychanalyse comme
une pratique de bavardage : le bavardage… une respiration du langage ? Voilà… toujours et
encore le poumon… le poumon poumant. Le poumon, vous dis-je !
5
devaient se trouver libres. C’est bien ce que vous voyez ici. Supposez que le pacte
soit rompu vous voyez bien – puisque de ces deux autres, l’intersection se fait de
ce que l’imaginaire soit au-dessus du réel –, vous voyez bien qu’ils sont libres l’un
de l’autre. Ça ne saute pas aux yeux, ça ne saute pas aux yeux qu’il y ait moyen
d’unir quelque chose fait comme ça – c’est-à-dire quelque chose qui, on le sent
immédiatement, ne fait pas chaîne –, qu’il y ait moyen avec un troisième élément
de les unir ; c’est pourtant bien simple, il suffit que le troisième élément passe
au-dessous de ce qui est au-dessous et au-dessus de ce qui est au-dessus.

Comment je suis arrivé à considérer, avec une certaine préférence, cette chaîne
borroméenne ? C’est pas facile à vous dire comme ça, mais il est évident que,
comme pour Freud, ça a été lié au fait qu’il existe4, qu’il existe des personnes qui
sont en quelque sorte le vivant témoignage, le vivant témoignage de l’existence5
de l’inconscient. J’ai parlé tout à l’heure de réel, maintenant je vous parle
d’existence, les deux termes n’ont rien à faire ensemble. L’existence n’a rien à
faire avec le réel. L’existence, tel tout au moins que je me suis vu imposé l’usage
de ce terme, l’existence consiste en ceci… qu’il y a nœud. Qu’il y a nœud, et ici
ce n’est pas un nœud que je viens de vous dessiner – un nœud, peut-être que tout
à l’heure je vous montrerai ce que c’est –, c’est une chaîne, c’est une chaîne
borroméenne. Cette chaîne borroméenne, elle m’a été imposée par ce que je
viens d’appeler l’existence de l’hystérique, mâle ou femelle bien entendu. Pour
l’hystérie, on pense – on pense peut-être à tort –, on pense que les femmes ont
plus de don. Ce n’est pas certain. Avec le temps on s’apercevra peut-être que les
hommes, enfin… y contribuent bien aussi.

4. Il faut savoir qu’à l’époque de cette conférence Lacan écrivait ex-siste et ex-sistence. C’est ici
perceptible dans sa prononciation, mais comme il n’a pas éprouvé le besoin de le signaler à son
présent auditoire, nous écrivons ces mots comme il est d’usage.
5. Idem

6
Mais quoi qu’il arrive (et ceci en particulier peut bien arriver), quoi qu’il arrive,
c’est du fait que… – dans le jeu de ces maillons, de ces maillons tels qu’ils fassent
chaîne, que le jeu de ces maillons est quelque chose qui supporte, supporte très
bien la notion de l’existence parce que (suffit d’en regarder un, n’importe lequel,
le réel par exemple) c’est dans la mesure où il se coince, où il est capable par
exemple de se réduire à ça, qu’il existe à proprement parler. Ceci suppose bien
sûr l’admission, l’admission6… du sens qui existe… dans ce que j’ai désigné
depuis un moment du parlêtre, le parlêtre que j’écris comme ça. Ça a l’avantage
d’évoquer la parlote et ça a aussi l’avantage de faire s’apercevoir de ceci que le
mot être est un mot qui a une valeur tout à fait paradoxale. Il existe, c’est le cas
de le dire, que dans le langage. La philosophie bien sûr a embrouillé tout ça, de
même qu’elle a fait de l’héritage de la psukê – qui était une vieille superstition,
dont nous avons le témoignage dans tous les âges si on peut dire –, de même elle
a parlé de l’ontologie comme si l’être à lui tout seul, ça se tenait.
Il est certain qu’ici je m’écarte, je m’écarte de la tradition philosophique… je
m’écarte de la tradition philosophique et je fais plus que de m’en écarter, je vais
jusqu’à mettre en suspens, enfin, tout ce qu’il en est de… de l’ontologie, de la
psychologie, de la cosmologie puisque, soi-disant, y aurait un cosmos. Le cosmos
est quelque chose qui s’épingle, s’épingle depuis toujours d’être strictement
imaginaire, d’être strictement le double de ce qu’on imagine être… – d’un nom
qui n’a pas été choisi au hasard – d’être le monde intérieur : l’Innenwelt. Est-ce
que l’Innenwelt est l’image de l’Umwelt ? Ou est-ce que l’Umwelt est l’image de
l’Innenwelt ? Il est tout à fait clair que, depuis le temps qu’on… qu’on spécule,
poétiquement, le cosmos – qui n’est pas pour rien marqué de cette note
cosmétique si je puis dire, de cette affinité au beau –, que le cosmos est rêvé
comme représentant des fonctions qui ne sont autres que celles que nous
imaginons attenir à notre corps. Il y en a toutes sortes de signes, toutes sortes de
signes dans ce qui a passé pour la production intellectuelle de ladite humanité.
La dite humanité n’est évidemment pas sans avoir fait quelques avances. Je ne
dirai pas quelques progrès, mais elle est arrivée, enfin, à sortir de son ronron, de
son ronron poétique. Et c’est là que Freud marque le coup d’arrêt. Si je dis, si
j’avance que Freud a dit… a voulu sauver le rationnel, c’est bien dans la mesure
où il tient pour solide, essentiel, consistant que l’homme parle ; les femmes,

6 . Peut-être manque-t-il ici un ou deux mots dans l’enregistrement.


7
chose à quoi il faut s’attendre… les femmes parlent aussi… [Rires, rires
« nerveux », on pouffe de rire dans la salle, on s’esclaffe]
Vouais !… Il est même probable, si nous en croyons le texte biblique, que c’est
Elle, Elle avec un grand E, Elle, Ève, qui a parlé la première. Est-ce qu’il est
certain que… que dans cette taquinerie féroce que Dieu a exercée sur Adam en
lui faisant nommer les bêtes, rien ne prouve qu’Adam savait ce qu’il faisait, à
savoir qu’il avait la moindre idée de ce que c’était qu’un nom d’espèce : il a fallu
que Dieu, par dérision, le force à cette nomination pour qu’assurément (on ose,
on ose l’espérer, rétrospectivement) ce… ça ait une suite. Mais par contre c’est
de son cru, ou bien du cru du diable, qu’Ève parle, parle pour, à Adam, offrir la
pomme, la pomme censée être ce qui va lui communiquer quelque chose comme
un savoir.
Il est donc pas du tout tranché si l’homme n’a parlé que titillé par ce Dieu féroce,
féroce – et comme je l’ai entendu pour qualifier ce qu’on appelle le surmoi c’est-
à-dire la conscience morale tout bonnement –, féroce et obscène, car tout ceci
ne devait aboutir qu’à des obscénités, à ce qu’on s’aperçoive de la dimension de
l’obscène. C’est ce qu’on appelle en général le Beau qui, de ce fait, ne peut plus
passer pour être la splendeur du Vrai mais bien plutôt ce qu’il a de tristement
hideux. Il est bien sûr que ça ne manque pas, le hideux dans le vrai ; c’en est
même au point que… que ce qu’il y a de plus difficile à obtenir, c’est que le vrai,
on le dise un peu plus qu’à moitié. En fait, c’est bien d’une mi-partition, d’un mi-
dire qu’il s’agit pour tout ce qu’il en est du vrai.
Oui… Je m’abstiens bien sûr de toute nostalgie en cette occasion. Il n’y a pas
lieu d’en avoir pour la simple raison qu’il n’y a nulle part où revenir.
Contrairement à ce que… dont témoigne, n’est-ce pas, le dernier artiste à s’être
occupé de l’Odyssée, Joyce dans Ulysses, il n’y a pas de nostos. Ce que, Dieu
merci, Freud nous… dont Freud nous assure, c’est bien que le seul nostos
possible c’est le retour au ventre de la mère, et ce retour au ventre de la mère,
c’est très évidemment ce qui ne se peut d’aucune façon, pour la simple raison
que, quand on a été pondu, c’est fait et c’est sans retour. Il n’y a pas de nostos, il
n’y a pas de nostos, et… il est impossible de satisfaire au vœu, le seul nostalgique
qui soit, de n’avoir jamais existé, existé pris dans le sens de l’existence de chacune
de ces rondelles qui, ici, constituent la chaîne.
Qu’est-ce qui a fait que, historiquement, Freud se soit déterminé à dire ceci qui
me paraît l’essentiel ? L’essentiel que je suis loin d’avoir d’ailleurs résolu, en

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parlant d’un langage ; j’ai dit un langage parce qu’il semble bien que, dans tout ce
qui existe de l’ordre de la langue, il y ait quelque chose de commun ; quelque
chose de commun qui est une haute abstraction, qui est que chaque langue a une
syntaxe. Il faut vraiment abstraire beaucoup pour s’en apercevoir, mais il y a
longtemps que c’est fait ; il y a, comme on dit, une certaine conscience, une
conscience de l’être parlant, une conscience du parlêtre qui a fait que de ça, il
s’est aperçu, et que c’est même pour ça que dans ce qui est phoné dans une
langue, on peut la traduire dans une autre quelle qu’elle soit. Aussi loin que nous
ayons fait le catalogue de ces langues, la traduction est toujours possible. Là où
elle n’est pas possible, c’est dans les langues que nous ignorons. Mais même si
une langue est morte, on ne l’a vu que trop, on peut traduire n’importe quelle
langue vivante dans une langue morte ; on y a même grand avantage. C’est grâce
à ça que se perpétue le processus dit de la pensée, dont bien sûr Freud ne prétend
pas donner la clef ni même d’aucune façon savoir ce que c’est. Ce qu’il sait, c’est
qu’il y a quelque chose de l’ordre, de l’ordre du langage ; et pas seulement du
langage : de l’ordre de lalangue – la façon dont je l’écris, en un seul mot, ceci
pour évoquer ce qu’elle a de lallation, ce qu’elle a de… de langué, de linguistique.
C’est dans lalangue, avec toutes les équivoques qui résultent de tout ce que
lalangue supporte de rimes et d’allitérations, que s’enracine toute une série de
phénomènes que Freud a catalogués et qui vont du rêve, du rêve dont c’est le
sens qui doit être interprété, du rêve à toutes sortes d’autres énoncés qui, en
général, se présentent comme équivoques, à savoir ce qu’on appelle les ratés de
la vie quotidienne, les lapsus, c’est toujours d’une façon linguistique que ces
phénomènes s’interprètent, et ceci montre… montre aux yeux de Freud que un
certain noyau, un certain noyau d’impressions langagières est au fond de tout ce
qui se pratique humainement, qu’il n’y a pas d’exemple que dans ces trois
phénomènes – le rêve [Gloussement dans la salle], le lapsus (autrement dit la
pathologie de la vie quotidienne, ce qu’on rate), et la troisième catégorie,
l’équivoque du mot d’esprit –, il n’y a pas d’exemple que ceci comme tel ne puisse
être interprété en fonction d’une… d’un premier jeu qui est… dont ce n’est pas
pour rien qu’on peut dire que la langue maternelle, à savoir les7 soins que la mère

7. On dirait plutôt : le soin pris… etc. Pour éclairer cette formulation (fautive ?) de Lacan, nous
citerons un passage d’une conférence prononcée deux mois seulement auparavant à Yale
University, le 24 novembre 1975 : « je veux dire que les soi-disant phases orale, anale et même urinaire sont
trop profondément mêlées à l’acquisition du langage, que l’apprentissage de la toilette par exemple est manifestement
ancrée dans la conception qu’a la mère de ce qu’elle attend de l’enfant – nommément les excréments – […] Je
proposerai que ce qu’il y a de plus fondamental dans les soi-disant relations sexuelles de l’être humain a affaire avec
le langage, en ce sens que ce n’est pas pour rien que nous appelons le langage dont nous usons notre langue
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a pris d’apprendre à son enfant à parler, ne joue un rôle ; un rôle décisif un rôle
toujours définitif ; et que, ce dont il s’agit, c’est de s’apercevoir que ces trois
fonctions que je viens d’énumérer, rêve, pathologie de la vie quotidienne : c’est-
à-dire simplement de… de… de… de… ce qui se fait, de ce qui est en usage…
en usage… la meilleure façon de réussir, c’est, comme l’indique Freud, c’est de
rater. Il n’y a pas de lapsus, qu’il soit de la langue ou… ou… ou… ou… de la
plume, il n’y a pas d’acte manqué qui n’ait en lui sa récompense. C’est la seule
façon de réussir, c’est de rater quelque chose. Ceci grâce à l’existence de
l’inconscient.
C’est aussi grâce à l’inconscient qu’on s’essaie… qu’on s’essaie de résoudre ce
que nous pouvons appeler en l’occasion des symptômes. Il y a des symptômes,
bien sûr, beaucoup mieux organisés, les symptômes dits hystériques, ou les
symptômes dits obsessionnels [Grand brouhaha dans l’assistance], ils sont
beaucoup mieux organisés, ils constituent… [Le brouhaha augmente… Lacan
hausse le ton] une psukê, une réalité psychique, voilà ce dont le symptôme donne
la substance.
Je sens, mon Dieu, que, peut-être, l’assistance est lassée. [On tousse dans la salle]
Je veux donc simplement indiquer que je m’acharne, pour l’instant, sur un artiste,
un artiste qui n’est autre que Joyce, je l’ai appelé Joyce le symptôme, c’est que je
crois que le moment historique – Joyce et Freud sont à peu près contemporains.
Freud est né évidemment, heu… une vingtaine d’années, vingt… un peu plus de
vingt ans plus tôt, mais il est aussi mort, quoique très peu, avant Joyce. Que Joyce
ait orienté son art vers quelque chose qui soit d’une [sic] aussi extrême
enchevêtrement, c’est là le quelque chose que j’essaie d’éclairer ; je dois dire que,
vu ma… mon penchant, vu la façon dont je conçois maintenant, enfin, ce qu’il
en est de l’inconscient en tant que formant une consistance de nature
linguistique, c’est par quelque chose d’analogue, puisque du même coup je suis
amené à… il faut bien le dire, à symboliser de la même façon le symbolique,
l’imaginaire et le réel, à en faire usage de maille (et je vous ai bien sûr passé là où
je situe les coincements majeurs) ; ça me sert s.e.r.t., mais je n’ai que trop souvent
l’occasion de voir aussi comment, moi ou les autres, ça serre s.e. deux r. e., ça

maternelle ». (Scilicet n° 6/7, 1976, éditions du Seuil, Paris.) Et dans « l’autre » conférence de Nice
« Le phénomène lacanien », on trouve ceci : « C’est là que, toujours, l’inconscient s’enracine. Il ne s’enracine
pas seulement parce que cet être a appris à parler quand il était enfant, si sa mère a bien voulu en prendre la peine,
mais parce qu’il est surgi déjà de deux parlêtres. ». « La peine », une formulation proche de « le soin »,
mais peut-être… plus sûre !
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serre, ça serre ces maillons, et je pourrais vous désigner l’endroit où je vois ce
qu’il en est du résultat majeur, à savoir cette squeeze qui s’appelle le désir, et il y
a longtemps que j’ai… montré que se supportait, que se supportait de l’image du
tore ce qu’il en est de la demande, de la demande d’analyse particulièrement.
Bon… Mais ce Joyce, s’il s’est mis à viser expressément le symptôme – au point
qu’il semble qu’on puisse dire que dans son texte, enfin… le pointage du
symptôme comme tel est quelque chose à quoi il s’est on peut dire consacré –, il
est parti de quoi ? D’un Dublin, d’un Dublin comme nous l’appelons, d’une ville
irlandaise où, manifestement, enfin… ni son père ni sa mère n’ont été pour lui
de véritables supports, soutiens, comme, avec le temps, nous envisageons que
les choses devraient être, devraient être pour produire un résultat ; il est très
curieux que Joyce – qu’il ait été ou non informé de l’existence de Freud, ce n’est
pas sûr, ce n’est pas sûr, beaucoup s’exercent à en donner des preuves… il n’est
pas sûr qu’il était en tout cas à la page. Et c’est probablement à ça que nous
devons le fait que dans son oeuvre, puisque oeuvre il y a, le fait que dans son
oeuvre, il…, c’est l’embrouille, l’embrouille des nœuds, qui se trouve faire le tissu,
le texte essentiel de ce qu’il nous apporte, mais il le fait si je puis dire en toute
innocence – il est extrêmement frappant que, pour quelqu’un comme lui qui,
dans son oeuvre dernière, Finnegans Wake, a tellement joué de la sphère et de la
croix, il est tout à fait étonnant qu’il ne lui soit pas plus qu’à jamais aucun autre
venu à l’idée que, de la sphère et de la croix, [Il dessine] il y a autre chose à faire
que ce qui en est fait coutumièrement, à savoir… à savoir une sphère surmontée
ou surmontant la croix.

<IMAGE ABSENTE>
Figure 1 <nous vous proposons cette gravure en l’absence du dessin de Lacan>
Quand vous voyez une sphère armillaire, qui est à peu près quelque chose qui se
dessine comme ceci : les trois cercles, qui se référent aux trois plans dans lesquels
l’usage du cercle pour représenter la sphère se justifie ; dans ces trois plans, vous
voyez qu’il s’agit d’une même sphère concentrique à elle-même, au lieu que ce
dont il s’agit, ça serait que l’un des trois cercles… l’un des trois cercles dépasse
un cercle médian, et qu’aussi bien le troisième opère de la même façon à
condition étant en dehors de ce cercle transversal que je dessine ici – vous voyez
comme il est déjà… que… rien que… difficile rien que d’en parler… –, qu’étant
<IMAGE ABSENTE>
11
Figure 2 : Image proposée dans le texte source de la revue Le Croquant

en dehors de ce cercle transversal il passe en dedans, comme vous le voyez ici,


du cercle sagittal. Jamais personne ne s’est avisé de représenter ainsi une sphère
armillaire ; alors qu’il est bien évident que la sphère armillaire, déjà en elle-
même – du fait d’être sous deux autres cercles à ses pôles, disons… mais sous
seulement un dans son diamètre –, déjà implique le jeu de cet ovale, qu’il suffirait
en quelque sorte d’un peu plus solliciter pour s’aviser qu’il peut être opéré
autrement. Je veux dire que ce quelque-chose que vous voyez là tel que je viens
de le dessiner… et il faut ici que j’efface bien sûr, non… pas ceci, il faut ici que
j’efface ce qui est là. Alors que ce qui est là, ça n’est rien d’autre que ce qui, mis
à plat, donne la chaîne borroméenne. Que personne n’ait songé à faire partir une
géométrie élémentaire de ce premier usage du nœud qui est ici offert, si je puis
dire, c’est là bien ce qu’il y a de plus remarquable, et c’est ce par quoi, pour
l’instant, j’essaie d’éclairer un certain nombre des choses de notre technique.
Alors, je serais reconnaissant de… – si on veut bien me faire cette grâce – je
serais reconnaissant à quiconque voudrait bien s’en faire le porteur de m’apporter
quelque chose qui… qui me donnerait le sentiment que je n’ai pas parlé dans le
vide absolu. Je veux dire que si on me donnait, enfin… quelques questions, plus
elles seront naïves <Rires>, plus ça me paraîtra encourageant. J’ai eu à cet égard
beaucoup de satisfaction, beaucoup de plaisir quand j’ai fait récemment une virée
en Amérique : c’est fou ce que les Américains sont… sont plus disposés à se
risquer dans un questionnement que… enfin, ça a bien sûr… ça a bien sûr
d’autres inconvénients… J’ai eu… c’est là que j’ai pu voir, n’est-ce pas, que…
c’est là que j’ai pu voir que monsieur [Lacan est interpellé, fort, par une voix de
femme : « Monsieur… » Suite difficilement compréhensible. Rires] …monsieur
Moon avait du succès. Monsieur Moon avait évidemment beaucoup de succès…
Je n’y ai même pas avisé8… ha… a… a… a… heu… je n’y ai même pas mis
l’accent, n’est-ce pas, je crois que, il y a un fil, un fil qui tient Freud qui est celui…
qui est ce qu’on appelle le plus opposé à la confusion mystique, n’est-ce pas.
Cette confusion mystique est bien entendu ce qui nous menace toujours. La
mystique, c’est exactement équivalent à ce que j’ai appelé tout à l’heure la
paranoïa, n’est-ce pas. Je ne vois pas d’ailleurs ce qui empêcherait la prolifération

. Lacan, déstabilisé, emploie ce mot : avisé, à la place de ce qu’il voulait dire – il vient de l’employer
8

plusieurs fois de suite déjà, peu de temps auparavant –,puis il se reprend.


12
de la mystique, puis à partir du moment où je dis que la paranoïa c’est l’état le
plus normal.
Mais j’aimerais que quelqu’un me pose une questions9.

9 . S’il y a eu des questions et des réponses, elles ne figurent pas sur l’enregistrement.
13
1976-02-04 TÉLÉGRAMME À PIERRE SOURY ET MICHEL THOMÉ

<FAC-SIMILE ABSENT>

Télégramme adressé 5 rue du Dahomey à Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Téléphoner ce jour avant 19 h. 30 au Docteur LACAN

LACAN

14
1976-02-10 ENTRETIEN AVEC M. GÉRARD LUMEROY

Paru dans Le Discours Psychanalytique, 1992, n° 7, pp. 55-92. Les transcripteurs


nous signalent que le nom qui apparaît n’est pas celui du patient concerné. Il a
été construit pour permettre des jeux équivalents à ceux que l’intéressé faisait
avec son patronyme.

(55)DR LACAN – Asseyez-vous, mon bon. Vous avez rencontré ici le plus vif
intérêt. Je veux dire qu’on s’est vraiment intéressé à votre cas. Vous avez parlé
avec M. Czermak et M. Duhamel. Il y a des tas de choses qui sont un peu
éclairées. Parlez-moi de vous. Je sais pas pourquoi je ne vous laisserais pas la
parole. Ce qui vous arrive, vous le savez très bien.

G. L. – Je n’arrive pas à me cerner.

DR LACAN – Vous n’arrivez pas à vous cerner ? Expliquez-moi ce qui se passe…

G. L. – Je suis un peu disjoint au point de vue langage, disjoint au niveau du


langage, disjonction entre le rêve et la réalité. Il y a une équivalence entre les deux
mondes dans mon imagination, et non pas (56)une prévalence entre le monde et
la réalité, ce qu’on appelle la réalité. Il se fait une disjonction. Je suis constamment
en train de fluer l’imaginatif.

DR LACAN – Parlez-moi de votre nom. Parce que Gérard Lumeroy, ce n’est


pas…

G. L. – Oui, j’avais décomposé, j’avais retrouvé, avant de connaître Raymond


Roussel… quand j’avais vingt ans, j’étais en maths supérieures… depuis, je
m’intéressais aux faits physiques, et on a beaucoup parlé de couches et de sous-
couches intellectuelles. Le rapprochement avec le langage… le langage pourrait
présenter des couches et des sous-couches. Par exemple, sur mon nom ; j’avais
décomposé mon nom en Geai (un oiseau), Rare (la rareté)…
15
DR LACAN – Geai Rare…

G. L. – J’avais décomposé de manière un peu ludique. J’avais morcelé mon nom


pour créer. Je n’avais pas vu les travaux de Raymond Roussel, qui sont un peu…
Ce que j’ai à vous dire c’est…

DR LACAN – Et puis quoi donc ? ce qui se passe pour vous… qu’est-ce que vous
appelez la parole, que vous dites, vous, la parole imposée ?

G. L. – La parole imposée, c’est l’émergence qui s’impose à mon intellect et qui


n’a aucune signification au sens courant. Ce sont des phrases qui émergent, qui
ne sont pas réflexives, qui ne sont pas déjà pensées, mais qui sont de l’ordre de
l’émergence, exprimant l’inconscient.

DR LACAN – Allez-y…

G. L. – …Émergent comme si j’étais peut-être manipulé… je ne suis pas


manipulé, mais je n’arrive pas à expliquer moi-même ; j’ai beaucoup de mal à
vous expliquer ; j’ai du mal à cerner le problème, du (57)mal à cerner cette
émergence. Je ne sais pas comment elle vient, s’impose à mon cerveau, cette
émergence. Cela vient d’un seul coup : « Vous avez tué l’oiseau bleu »… « C’est
un anarchic system »… Des phrases qui n’ont aucune signification rationnelle
dans le langage banal, et qui s’imposent dans mon cerveau, qui s’imposent à mon
intellect. Il y a aussi une sorte de balancement. Avec le médecin qui s’appelle M.
Duhamel, j’ai une phrase imposée qui dit : « M. Duhamel est gentil » et j’ai
ensuite un balancement de phrases qui est de moi, une réflexion, une disjonction
entre une phrase imposée et moi, une phrase réflexive, je dis : « Mais moi, je suis
fou ». Je dis. « M. Duhamel est gentil », phrase imposée,… « Mais moi, je suis
fou », phrase réflexive.

DR LACAN – Donnez-moi d’autres exemples.


16
G. L. – C’est surtout que je suis très complexé, très agressif par moments. J’ai
souvent tendance…

DR LACAN – Vous êtes agressif, qu’est-ce que ça veut dire ?

G. L. – Quand j’ai un contact sensible, je suis agressif intérieurement… Je ne


peux plus le dire.

DR LACAN – Vous allez arriver à me dire ça, comment ça se passe.

G. L. – J’ai tendance à compenser. Je suis agressif, pas physiquement, mais


intérieurement. J’ai tendance à compenser au niveau des phrases imposées ; j’ai
tendance à récupérer les phrases imposées ; j’ai tendance à trouver tout le monde
gentil, tout le monde beau, enfin… alors qu’à d’autres moments, j’ai des phrases
imposées agressives…

DR LACAN – Prenez votre temps, prenez bien votre temps pour vous y retrouver.

(58)G. L. – Il y a plusieurs niveaux de voix.

DR LACAN – Pourquoi appelez-vous cela des voix ?

G. L. – Parce que je les entends, je les entends intérieurement.

DR LACAN – Oui.

17
G. L. – Donc, je suis agressif, et intérieurement j’entends les gens par télépathie.
Par moments, j’ai des phrases émergentes qui sont sans signification, comme je
viens d’expliquer un peu.

DR LACAN – Donnez un échantillon.

G. L. – « Il va me tuer l’oiseau bleu »… « C’est un anarchic system »… « C’est un


assassinat politique… assistanat politique » qui est la contraction de mots entre
assassinat et assistanat, qui évoque la notion d’assassinat.

DR LACAN – Qui évoque une notion… dites-moi, on ne vous assassine pas ?

G. L. – Non, on ne m’assassine pas. Je vais continuer sur une sorte de


récupération inconsciente. Par moments, j’ai des phrases émergentes, agressives
et insignifiantes dans le langage courant, et par moments, j’ai des récupérations
de cette agressivité et j’ai tendance à trouver tout le monde gentil, beau, etc. Cela
béatifie, canonise certaines personnes que j’appelle saintes. J’ai une camarade qui
s’appelle Barbara, cela donne Sainte Barbara. Sainte Barbara est une phrase
émergente, mais moi, je suis dans une phase agressive. J’ai toujours cette
disjonction entre les deux qui se complètent, suivant l’influence du temps, et qui
ne sont pas du même ordre, une qui est émergente et l’autre qui est réflexive.

DR LACAN – Oui. Alors, parlons, si vous le voulez bien, plus précisément des
phrases émergentes. (59)Depuis combien de temps émergent-elles ? C’est une
question qui n’est pas idiote.

G. L. – Non, non. Depuis que j’ai fait… on m’avait diagnostiqué en mars 1974
un délire paranoïde.

DR LACAN – Qui est-ce qui dit cela, délire paranoïde ?

18
G. L. – Un médecin, à l’époque. Et ces phrases émergentes…

DR LACAN – Pourquoi vous tournez-vous vers M… ?

G. L. – J’ai senti qu’il se moquait de moi.

DR LACAN – Vous avez senti une présence moqueuse ? Il n’est pas dans votre
champ…

G. L. – J’entendais un son et j’ai senti…

DR LACAN – Il ne se moque sûrement pas de vous. Je le connais bien, il ne se


moque sûrement pas de vous, ça l’intéresse, au contraire, c’est ça le bruit qu’il a
fait.

G. L. – J’ai l’impression de compréhension intellectuelle de sa part…

DR LACAN – Oui, je pense, c’est plutôt son genre, parce que je vous dis que je le
connais. D’ailleurs, je connais toutes les personnes qui sont là. On ne les aurait
pas fait venir si je n’avais pas parfaitement confiance en elles. Bon, continuez.

G. L. – D’autre part, je pense que la parole peut faire la force du monde, en


dehors des mots.

DR LACAN – Justement, tâchons de voir. Vous avez déjà parlé tout à l’heure, émis
votre doctrine ; et en effet, c’est une sacrée embrouille, cette histoire de…

G. L. – Il y a un langage très simple que j’emploie dans la vie courante, et il y a


d’autre part un langage d’influence imaginative, où je disjoins du réel, des
19
personnes qui m’entourent ; c’est cela le plus (60)important ; mon imagination
crée un monde dit réel, mais qui serait complètement disjoint. D’autre part, ces
phrases imposées, dans la mesure où elles émergent pour aller quelquefois
agresser la personne, sont des ponts entre le monde imaginatif et le monde dit
réel.

DR LACAN – Oui, mais enfin, il reste ceci que vous en faites, vous en maintenez
parfaitement la distinction.

G. L. – Oui, j’en maintiens parfaitement la distinction, mais le langage, la fluence


de l’imagination n’est pas du même ordre intellectuel ou spirituel que ce que je
dis ; c’est un rêve, une sorte de rêve éveillé, un rêve permanent.

DR LACAN – Oui.

G. L. – Je ne crois pas inventer. C’est disjoint, mais cela n’a aucun… je n’arrive
pas… en vous répondant, j’ai peur de me tromper.

DR LACAN – Vous croyez que vous vous êtes trompé en répondant ?

G. L. – Je ne me suis pas trompé ; toute parole est force de loi, toute parole est
signifiante, mais apparemment, au premier abord, elles n’ont pas un sens
purement rationnel.

DR LACAN – D’ou avez-vous appris ce terme : toute parole est signifiante ?

G. L. – C’est une réflexion personnelle.

DR LACAN – C’est ça.

20
G. L. – J’ai conscience de ce monde disjoint.

DR LACAN – Vous n’êtes pas sûr de…

G. L. – Je ne suis pas sûr d’avoir conscience de ce monde disjoint. Je ne sais pas


si le…

DR LACAN – Si le… ?

(61)G. L. – Le rêve, le monde construit par l’imagination, où je trouve mon centre


de moi-même, n’a rien à voir avec le monde réel, parce que dans mon monde
imaginatif, dans le monde que je me crée au niveau de la parole, j’en occupe le
centre. J’ai tendance à créer une sorte de mini-théâtre, où je serais une sorte de
metteur en scène, à la fois créateur et metteur en scène, tandis que dans le monde
réel, je n’ai qu’une fonction de…

DR LACAN – Oui, là vous n’êtes pas un geai rare, si tant est que…

G. L. – Non, le geai rare, c’est dans le monde imaginatif. Le Gérard Lumeroy,


c’est le monde communément appelé réel, tandis que dans le monde imaginatif,
je suis Geai rare Lumeroy. C’est peut-être à partir de mon mot…, c’est le premier,
celui qui codifie, qui a la force, qui est une sorte de… j’avais employé un terme
dans un de mes poèmes…

DR LACAN – Dans un de vos poèmes ?

G. L. – J’étais le centre solitaire d’un cercle solitaire. Je ne sais pas si ce n’a pas
été dit. J’ai trouvé cela assez joli. Je crois que ça a été dit par Novalis.

DR LACAN – Mais c’est tout à fait exact.


21
G. L. – Je suis le centre solitaire, une sorte de dieu, de démiurge d’un cercle
solitaire, parce que justement ce monde est muré, et je n’arrive pas à le faire
passer dans la réalité quotidienne… tout ce qui se masturbe… enfin qui se crée
au niveau du rêve intérieur, j’allais dire qui se masturbe…

DR LACAN – Qu’est-ce que vous en pensez finalement, d’après ce que vous dites,
il semblerait que c’est de ça qu’il s’agit ; vous avez le sentiment qu’il y a un rêve
qui fonctionne comme tel, que vous êtes en (62)somme la proie d’un certain rêve.

G. L. – Oui, c’est un peu cela. Une tendance, dans la vie, en plus, à…

DR LACAN – Dites-moi.

G. L. – Je suis fatigué. Je ne suis pas très en forme ce matin pour parler.

DR LACAN – Et pourquoi, diable ?

G. L. – Parce que j’étais un peu angoissé.

DR LACAN – Vous avez été angoissé, de quel côté est-ce ?

G. L. – Je ne sais pas. Je suis angoissé. L’angoisse aussi est émergente ; elle est
quelquefois en relation avec le fait de rencontrer une personne. D’autre part, le
fait de vous rencontrer, et…

DR LACAN – C’est angoissant, en fait, de parler avec moi ? Est-ce que vous avez
le sentiment que je ne comprends rien à cette affaire qui est la vôtre ?

22
G. L. – Je suis pas sûr que l’entretien puisse débloquer certaines choses. Un
temps, j’avais une angoisse émergente, qui était purement physique, purement
sans relation avec un fait social.

DR LACAN – Oui, c’est la façon dont je m’introduis dans ce monde…

G. L. – Non, c’est… j’avais peur de vous, parce que je suis très complexé. Vous
êtes une personnalité assez connue. J’avais peur de vous rencontrer. C’était très
simple, comme angoisse…

DR LACAN – Oui. Et quel est votre sentiment des personnes qui sont là, qui
écoutent avec beaucoup d’intérêt ?

G. L. – C’est oppressant. C’est pour cela que j’ai du mal à parler. Je me sens
angoissé et fatigué, et ça bloque ma tendance à…

(63)DR LACAN – Oui, mais ça, qui avez-vous vu en 1974 ? Comment est-ce qu’elle
s’appelait la personne qui vous a parlé ?

G. L. – Le Docteur G.

DR LACAN – G., ce n’était pas le premier psychiatre que vous voyiez ?

G. L. – Si, c’était le premier. J’ai vu le Professeur H. à quinze ans.

DR LACAN – Qui vous a amené au Professeur H. ?

G. L. – Mes parents. J’avais des problèmes d’opposition à mes parents.

23
DR LACAN – Vous êtes le seul enfant ?

G. L. – Je suis fils unique, oui.

DR LACAN. – Qu’est-ce qu’il fait, votre père ?

G. L. – Visiteur médical.

DR LACAN. – Visiteur médical, qu’est-ce que c’est que cette fonction ?

G. L. – Il travaille pour un laboratoire pharmaceutique ; cela consiste à aller voir


les médecins pour présenter ses produits pharmaceutiques ; c’est une sorte de
représentant.

DR LACAN – Il fait partie de… ?

G. L. – Des laboratoires Lebrun.

DR LACAN – Vous, vous avez été orienté ? Vous m’avez dit tout à l’heure que
vous aviez fait maths sup…

G. L. – C’est cela ; oui, à S.

DR LACAN – À ?

G. L. – S.

DR LACAN – Oui. Parlez-moi un peu de vos études.


24
G. L. – À quel niveau ? J’ai toujours été un élève assez paresseux. La nature
m’avait doué. J’avais toujours tendance à me reposer sur mon intelligence,
(64)plutôt que sur le travail. En maths sup., j’ai lâché parce que j’ai…

DR LACAN – J’ai… ?

G. L. – Il y a eu un problème sentimental.

DR LACAN – Vous avez eu un problème sentimental ?

G. L. – J’ai eu des soucis avec un problème sentimental. En novembre, j’avais


commencé maths sup. à S., puis j’ai craqué au bout de deux mois à cause d’un
problème sentimental. Après, j’ai abandonné maths sup., parce qu’entre-temps,
j’ai fait une dépression nerveuse.

DR LACAN – Vous avez fait une dépression nerveuse liée à…

G. L. – À cette déception sentimentale.

DR LACAN – Cette déception sentimentale concernait qui ?

G. L. – Une jeune femme que j’avais connue en colonie de vacances. J’étais


moniteur, elle était monitrice.

DR LACAN – Oui. Je ne vois pas pourquoi vous ne me diriez pas comment elle
s’appelait.

G. L. – Nicole P.
25
DR LACAN – Oui, c’était donc en 1967. Vous en étiez où de votre scolarité ; il
faut bien appeler ça comme cela.

G. L. – J’avais eu des problèmes parce que j’étais paresseux, mais la paresse, c’est
une maladie. J’étais déjà très troublé depuis l’âge de quinze ans, et j’avais des
palpitations affectives, à cause de mes relations orageuses avec mes parents… il
m’arrivait d’avoir des trous de mémoire.

DR LACAN – Vous parlez de vos parents. Vous (65)m’avez déjà un peu situé votre
père. Et votre mère ?

G. L. – J’ai été élevé par ma mère, parce que mon père, visiteur médical, travaillait
en province. Ma mère était une femme très angoissée, très silencieuse, et comme
moi-même j’étais très rétroactif… très, très réservé le soir… le repas du soir était
très silencieux, il n’y avait pas de contact affectif véritable de la part de ma mère ;
elle était angoissée, elle avait le mental assez contagieux… ce n’était pas un
virus… mais au niveau de l’environnement. Donc, j’ai été élevé par cette mère
très angoissée, hyper-sensible, en butte quelquefois à des scènes de ménage avec
mon père quand il revenait en week-end ; il y avait une atmosphère assez tendue
et angoissante. Je crois que par un phénomène d’osmose, j’ai été moi-même très
angoissé.

DR LACAN – Quand vous parlez de phénomène d’osmose, quelle idée vous


faites-vous de l’osmose en question, vous savez tellement bien distinguer le
réel…

G. L. – … de l’imaginaire ?

DR LACAN – C’est cela, oui. Entre quoi et quoi se passe l’osmose ?

26
G. L. – Entre quoi et quoi se passe l’osmose ? Je crois qu’il y a d’abord une prise
de conscience entre ce que l’on appelle le réel… il se crée une tension
psychologique, angoisse au niveau du réel, mais charnelle, c’est-à-dire au niveau
du corps, et en osmose passe ensuite au niveau de l’esprit… parce que j’ai un
problème, c’est que je n’arrive pas… je me sens un peu… j’ai écrit une fois à
mon psychiatre une lettre…

DR LACAN – À quel psychiatre ?

G. L. – Au Docteur G. Depuis longtemps, je parlais (66)du hiatus entre le corps


et l’esprit, et il y avait une… j’ai été obsédé par… je vous parle de l’époque, qui
n’est plus valable maintenant… j’ai mené une sorte de…(G. L. semble très
ému)… toute une notion de corps électriques apparemment reliés et qui
apparemment se disjoignent. Je n’arrivais pas à me cerner complètement au
niveau de cette situation corps-esprit.

DR LACAN – À l’époque, quelle époque ?

G. L. – J’avais 17 ans, 18 ans par-là. Je disais, quel est le moment où le corps


rentre dans l’esprit, où l’esprit rentre dans le corps ? Je ne sais pas. Je suis obsédé
par la… comment ? par le corps composé de cellules, de toutes sortes de cellules
nerveuses. Comment passer d’un fait biologique à un fait spirituel ? Comment le
partage se fait-il entre le corps et l’esprit ? En somme, comment la pensée a une
interaction neuronique ? Comment la pensée s’est formulée, comment la pensée
peut arriver à émerger de ces interactions neuroniques, de ces développements
hormonaux, de ces développements neuro-végétatifs, etc. j’avais été amené à
penser.

DR LACAN – Mais vous savez que nous n’en savons pas plus que vous.

G. L. – J’avais été amené à penser que vu que la biologie prenait ses ondes dans
le cerveau, j’avais été amené à penser que la pensée, ou l’intelligence, était une

27
sorte d’onde de projection, d’onde vers l’extérieur. Je ne sais pas comment ces
ondes se projetaient vers l’extérieur, mais le langage… c’est en relation avec le
fait que je sois poète, parce que dans…

DR LACAN – Vous êtes incontestablement poète, oui.

G. L. – J’ai essayé au début, de…

(67)DR LACAN – Vous avez des choses écrites par vous ?

G. L. – Oui, j’en ai ici.

DR LACAN – Vous en avez où ?

G. L. – À l’hôpital. Le Docteur Czermak m’avait demandé de l’amener. Enfin, je


voudrais continuer. J’ai essayé, par l’action poétique, de trouver un rythme de
balancement, une musique. J’ai été, amené à penser que la parole est la projection
de l’intelligence qui s’élève vers l’extérieur.

DR LACAN – L’intelligence, la parole. C’est ça que vous appelez… intelligence,


c’est l’usage de la parole.

G. L. – Je pensais que l’intelligence était une projection ondulatoire vers


l’extérieur, comme si… je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que
l’intelligence seulement c’est la parole. Il y a l’intelligence intuitive, qui n’est pas
traduisible par la parole, et justement, je suis très intuitif, et j’ai du mal beaucoup
à logifier… je ne sais pas si c’est un mot français, c’est un mot que j’ai inventé.
Ce que je vois… par moments, il m’arrivait de dire, quand je discutais avec
quelqu’un… ce que je voyais… ce sont des images qui passent, et je n’arrive pas
à…

28
DR LACAN – Parlez-moi un peu de ces images qui passent.

G. L. – C’est comme au cinéma, ce qu’on appelle cinéma en médecine. Cela part


à toute vitesse, et je ne saurais pas formuler ces images dans la mesure où je
n’arrive pas à les qualifier.

DR LACAN – Tâchons de serrer cela d’un peu plus près quand même. Quel
rapport, par exemple, y a-t-il entre ces images et une chose que je sais, parce
qu’on me l’a dit, qui tient une grande place chez vous ? L’idée du beau. Est-ce
que c’est sur ces images que (68)vous centrez votre idée du beau ?

G. L. – Au niveau du cercle solitaire ?

DR LACAN – Du cercle solitaire, oui.

G. L. – C’est effectivement cela. Mais l’idée du beau au niveau du rêve… c’est


essentiellement une vision physique.

DR LACAN – Qu’est-ce qui est beau, mis à part vous ? Parce que quand même,
vous pensez que vous êtes beau ?

G. L. – Oui, je pense que je suis beau.

DR LACAN – Les personnes à qui vous vous attachez, est-ce qu’elles sont belles ?

G. L. – Je recherche dans un visage sa luminosité, toujours cette projection, un


don lumineux, je recherche une beauté qui irradie ; ce n’est pas étranger au fait
que je dise que l’intelligence est une projection d’ondes. Je recherche des gens

29
qui ont une intelligence sensible, cette irradiation du visage qui met en relation
avec cette intelligence sensible.

DR LACAN – Parlons de la personne dont vous étiez préoccupé en 1967… la


nommée Nicole. Est-ce qu’elle irradiait ?

G. L. – Oui, elle irradiait. Enfin, j’ai rencontré d’autres…

DR LACAN – D’autres personnes irradiantes ?

G. L. – D’autres personnes irradiantes. Sexuellement, je suis autant amoureux


d’une femme que d’un homme. Je parlais des relations physiques avec les
hommes. J’ai été attiré uniquement à cause de ce rayonnement à la fois
intellectuel et sensible.

DR LACAN – Je vois très bien ce que vous voulez dire. Enfin, ce n’est pas forcé
que je participe, mais je vois ce que vous voulez dire. Mais enfin, vous n’avez
(69)pas attendu 17 ans pour être touché comme cela, sensiblement par la beauté.

Qu’est-ce qui vous a amené à…

G. L. – Pour une question…

DR LACAN – Dites moi…

G. L. – … d’opposition avec mes parents. Ma mère était très silencieuse, mais


mon père, quand il revenait le week-end, pour des questions d’éducation, pour
des questions au niveau de la vie courante, de la vie scolaire ou de la vie de
l’éducation, avec les conseils qu’il me donnait, j’étais assez réfractaire, assez
révolté, très indépendant déjà, et j’étais irrité par les conseils que voulait me
donner mon père, comme si j’avais eu la possibilité déjà, d’outrepasser par moi-
même, sans recevoir les conseils de mon père. C’est à ce moment-là…
30
DR LACAN – Qu’est-ce qu’il a dit à H. ?

G. L. – Je ne m’en souviens plus.

DR LACAN – Il a dit que vous étiez un opposant ?

G. L. – Je ne me souviens plus de ce qu’il a dit. Il m’a fait parler, ensuite il m’a


fait sortir et il a parlé à mon père, il n’a pas donné de diagnostic devant moi. Il
m’a fait passer des tests déshabillé. J’étais très complexé au point de vue sexuel.

DR LACAN – Le mot complexé pour vous signifie… c’est spécialement centré


sur, disons, les choses sexuelles ? Ce que vous appelez être complexé, c’est cela ?
Est-ce que c’est cela que vous voulez dire quand vous avez déjà employé cinq ou
six fois le mot « complexé » ?

G. L. – Ce n’est pas seulement au niveau sexuel. C’est aussi au niveau relationnel.


J’ai beaucoup de mal à m’exprimer, et j’ai l’impression d’être… pas rejeté,
(70)mais…

DR LACAN – Mais… pourquoi vous dites : pas rejeté ? Vous sentez que vous êtes
rejeté ?

G. L. – Oui, complexé au niveau de la parole, complexé au niveau social. C’est


par peur, c’est une certaine angoisse, une peur de parler, de… j’ai un esprit de.
l’escalier, je n’ai pas du tout le sens de la répartie, j’ai tendance à me replier sur
moi-même à cause de cela. J’ai beaucoup de mal… je m’arrête quelquefois, je
n’arrive pas… Le fait que j’ai eu peur de vous voir, quand je vous ai parlé, tout à
l’heure, c’était un complexe d’infériorité.

31
DR LACAN – Vous vous sentez en état d’infériorité en ma présence ?

G. L. – J’ai dit tout à l’heure, je suis complexé par les relations. Comme vous êtes
une personnalité très connue, cela m’a angoissé.

DR LACAN – Comment est-ce que vous savez que je suis une personnalité
connue ?

G. L. – J’ai essayé de lire vos livres.

DR LACAN – Ah oui, vous avez essayé ? (M. G. L. sourit). Vous avez essayé ?
Vous avez lu. C’est à la portée de tout le monde.

G. L. – Enfin, je ne me souviens plus. J’ai lu cela très jeune, à 18 ans.

DR LACAN – Vous avez lu des trucs que j’avais pondu quand vous aviez 18 ans ?

G. L. – Oui.

DR LACAN – Cela nous met en quelle année ça ?

G. L. – En 1966.

DR LACAN – Cela venait de sortir.

G. L. – Je ne me rappelle pas… non, c’est ça… non, j’avais…

(71)DR LACAN – Vous étiez à ce moment-là à la clinique C. ?


32
G. L. – … Pour étudiants. Je l’avais vu dans la bibliothèque qu’il y avait à C. Je
suis rentré à C.

DR LACAN – Tâchez de retrouver.

G. L. – Je devais avoir 20 ans, ce devait être en 1970.

DR LACAN – Qu’est-ce qui vous a poussé à ouvrir un peu ces sacrés bouquins ?

G. L. – C’est sous l’influence d’un camarade qui m’avait parlé… j’ai feuilleté… il
y avait beaucoup de termes très…

DR LACAN – Très quoi ?

G. L. – Très complexes, et je n’arrivais pas à suivre la lecture.

DR LACAN – Oui, c’est plutôt du fait que cela traîne couramment. Cela vous
impressionne ?

G. L. – Ça m’a plu. Je ne l’ai pas lu en entier, j’ai parcouru simplement.

DR LACAN – Bon. Allons, tâchez quand même de revenir. Sale assassinat


politique. Pourquoi ces assassinats ?

G. L. – Non, assassinat politique ; il y a assistanat politique et il y a assassinat.

33
DR LACAN – L’assistanat et l’assassinat, vous en faites la différence, ou bien tout
cela est-il équivoque ?

G. L. – Équivoque.

DR LACAN – C’est équivoque ?

G. L. – Je n’arrive pas à…

DR LACAN – À débrouiller l’assistanat de l’assassinat. De quand date cette


embrouille que j’appellerai comme ça sonore ? Quand est-ce que les mots,
laissons de côté l’histoire de votre nom de Lumeroy, Geai Rare, ça, ça prend du
poids, le geai (72)rare, mais assistanat et assassinat, cela glisse l’un sur l’autre.

G. L. – Je comprends que…

DR LACAN – En d’autres termes, il n’y a plus de différence entre assistanat et


assassinat, vous dites que cela confine un… ; on ne peut pas dire que là, les mots
prennent leur poids, parce que le sale assassinat…

G. L – Leur poids dans la mesure où ce n’est pas réflexif.

DR LACAN – C’est-à-dire que vous n’y ajoutez pas votre réflexion ?

G. L. – Non, cela émerge, cela vient spontanément. Enfin, par rafales,


quelquefois spontanément.

DR LACAN – Par rafales ?

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G. L. – Par rafales ; justement, je pensais…

DR LACAN – Alors ; pendant la rafale…

G. L. – Je pensais justement qu’il y avait peut-être une relation rationnelle, bien


que ce ne soit pas émergent, une relation médicale entre, d’une part entre sale
assassinat, sale assistanat ; mais ensuite, ces contractions de mots entre assassinat
et assistanat… parce que je me suis intéressé aussi à la contraction des mots. Par
exemple, j’avais connu Béatrice Vernac, qui est une chanteuse, une diseuse. En
allant la voir au Ranelagh, elle chantait et je l’avais connue. Elle s’appelait Béatrice
et la Sainte Béatrice est le 13 février ; je me suis aperçu, en regardant mon
dictionnaire… pas mon dictionnaire, mon calendrier, de cela, et comme elle
m’avait demandé de venir la revoir, parce que je lui avais dit des choses assez
belles sur son tour de chant… j’avais écrit un souhait : de l’espace où je vous lis,
ne s’est pas Béatrice en fête… j’avais écrit dixt (10 jours), à la fois le fait que cela
fait (73)10 jours que j’aurais pu souhaiter, la distance entre 13 et 23, 10, et la
formulation, je ne l’avais pas dit, parce que l’espace du 10 ne s’est pas passé sans
fête…

DR LACAN – En fête, c’est quoi ? C’était la fête ?

G. L. – C’était la fête. Dans le souhait, il y avait juste ce mot qui était contracté.
Il y a un autre mot comme écraseté, qui est à la fois écrasé et éclaté. J’avais écrit
un poème que j’appelai Vénure, qui est une sorte de contraction de Vénus et
Mercure. C’était une sorte d’élégie. Mais je ne l’ai pas ici, parce que… il y avait
aussi un mot « choir », que j’écrivais « choixre », pour exprimer la notion de
chute, et la notion de choix.

DR LACAN – Et qui, en dehors de Nicole… pour l’appeler par son nom, et le


Vénure, qui vous a vénuré ? Dites-moi cela ?

G. L. – Ensuite, il y a eu Dominique, que j’ai connue à C.

35
DR LACAN – Parlez-m’en un peu.

G. L. – C’était une poète également. Elle travaillait au piano seule et elle travaillait
au piano à quatre mains, elle dansait, elle dessinait.

DR LACAN – Elle était également illuminante ?

G. L. – Quand je l’ai connue, elle avait une beauté, parce qu’elle était très
marquée par les médicaments qu’elle avait subi ; son visage avait grossi, plus tard,
quand j’ai continué de la voir, parce que je suis parti de l’hôpital en juin 1970, ou
en juillet 1970. Elle est sortie en février, et ensuite, quand je l’ai revue, elle avait
maigri, elle avait une beauté lumineuse. Je suis toujours attiré par ces beautés. Je
cherche une personnalité dans la salle, peut-être cette dame… dommage qu’elle
soit maquillée. La dame qui a le (74)foulard rouge avec les yeux bleus.

DR LACAN – Alors, elle ressemblait à cette dame ?

G. L. – Elle lui ressemblait un peu, oui. Mais Dominique, elle ne se maquillait


pas. Madame a mis du fond de teint.

DR LACAN – Est-ce qu’il vous arrive de vous maquiller, à vous ?

G. L. – Oui, cela m’arrive de me maquiller. Cela m’est arrivé, oui (il sourit). Ça
m’est arrivé vers 19 ans parce que j’avais l’impression… j’étais complexé au
niveau sexuel. J’avais l’impression… parce que la nature m’avait doté d’un
phallus très petit.

DR LACAN – Racontez-moi un peu cette histoire…

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G. L. – J’avais l’impression que mon sexe allait en rétrécissant, et j’avais
l’impression que j’allais devenir une femme.

DR LACAN – Oui.

G. L. – J’avais l’impression que j’allais devenir un transsexuel.

DR LACAN – Un transsexuel ?

G. L. – C’est-à-dire muter au point de vue sexuel.

DR LACAN – C’est cela que vous voulez dire ? Vous avez eu le sentiment de
quoi ? Que vous alliez devenir une femme ?

G. L. – Oui, j’avais des habitudes, je me maquillais, j’avais la volonté aussi de


connaître… j’avais cette impression angoissante de rétrécissement du sexe et en
même temps, la volonté de connaître ce qu’était une femme pour essayer d’entrer
dans le monde d’une femme et dans la formulation intellectuelle, psychologique
d’une femme.

DR LACAN – Vous avez espéré cette sorte… c’est quand même une sorte
d’espoir.

(75)G. L. – C’était un espoir et une expérience.

DR LACAN – C’est une expérience… que quand même vous gardez une queue
masculine, oui ou non ?

G. L. – Oui.
37
DR LACAN – Bon, alors en quoi est-ce une expérience ? C’était plutôt de l’ordre
de l’espoir. En quoi est-ce une expérience ?

G. L. – En espérant que c’était expérimental.

DR LACAN – C’est-à-dire que vous espériez expérimenter, si on peut une fois


encore jouer avec les mots. C’est resté au stade de l’espoir… mais enfin, vous ne
vous êtes jamais senti être une femme ?

G. L. – Non.

DR LACAN – Oui ou non ?

G. L. – Non. Vous pouvez répéter la question ?

DR LACAN – Je vous ai demandé si vous vous étiez senti être femme ?

G. L. – Le fait de sentir psychologiquement, oui. Avec cette sorte d’intuition,


enfin de…

DR LACAN – Oui, pardon, pardon, d’intuition. Est-ce que vous vous êtes vu
comme femme, puisque vous parlez d’intuition… les intuitions, c’est des images
qui vous traversent. Est-ce que vous vous êtes vu femme ?

G. L. – Non, je me suis vu femme en rêve, mais je vais essayer…

DR LACAN – Vous vous êtes vu femme en rêve. Qu’est-ce que vous appelez
rêve ?
38
G. L. – Rêve ? Je rêve la nuit.

DR LACAN – Vous devez tout de même vous apercevoir que ce n’est pas la même
chose, le rêve la nuit…

(76)G. L. – Et le rêve éveillé.

DR LACAN – Et le rêve que vous avez appelé vous-même éveillé, et auquel, si j’ai
bien compris, vous avez rattaché la parole imposée. Bon, est-ce que c’est un
phénomène de la même nature, ce qui se passe la nuit, à savoir ces images qu’on
voit quand on est endormi, est-ce de la même nature que les paroles imposées ?
On parle très grossièrement, là, mais vous avez peut-être votre idée là-dessus ?

G. L. – Non, cela n’a aucun rapport.

DR LACAN – Donc, pourquoi qualifiez-vous de rêves vos paroles imposées ?

G. L. – Les paroles imposées, ce n’est pas un rêve. Vous n’avez pas bien compris.

DR LACAN – Je vous demande bien pardon. J’ai très bien entendu que vous avez
épinglé ça du mot rêve. Cela, je l’ai entendu, je l’ai entendu de votre bouche.
Vous avez parlé de rêve, même en y ajoutant éveillé, c’est quand même vous qui
avez usé du mot rêve, vous êtes d’accord ?

G. L. – Oui, j’ai usé de ce mot, mais les phrases imposées sont un peu entre le
cercle solitaire et ce que j’agresse dans la réalité. Je ne sais pas ce qui fait partie
du…

DR LACAN – Bon, alors, oui. Est-ce que c’est ce pont qui agresse ?
39
G. L. – C’est le pont qui agresse, oui.

DR LACAN – Alors, c’est vous-même qui le dites, ces paroles…

G. L. – Non, ce sont des phrases.

DR LACAN – Ces paroles qui vous traversent expriment votre assassinat. C’est
très près de ce que vous venez de dire vous-même, quand vous dites, par
(77)exemple, ils veulent me monarchiser, ça, c’est quelque chose que vous dites,

mais c’est une parole imposée.

G. L. – C’est une parole imposée.

DR LACAN – Bon, parce que vous ne voyez pas du même coup les « ils » en
question sont des gens que vous injuriez, vous leur imputez bien de vouloir vous
monarchiser l’intellect. Vous êtes d’accord ?

G. L. – Oui, mais je ne sais pas si c’est…

DR LACAN – De deux choses l’une, ou les paroles surgissent comme ça, elles
vous envahissent…

G. L. – Oui, elles m’envahissent.

DR LACAN – Oui ?

G. L. – Elles m’envahissent, elles émergent, elles ne sont pas réflexives.

40
DR LACAN – Oui. Alors, c’est une seconde personne qui réfléchit là-dessus, qui
y ajoute ce que vous y ajoutez, ce que vous y ajoutez en vous reconnaissant jouer
cette part là. Vous êtes d’accord ?

G. L. – Oui.

DR LACAN – Vous y ajoutez quoi par exemple ? Ils veulent me monarchiser


l’intellect ?

G. L. – Cela ne m’est jamais arrivé de rajouter des phrases à cette phrase, ils
veulent me monarchiser l’intellect. Mais la royauté n’est pas vaincue, ou est
vaincue… je ne sais pas si…

DR LACAN – C’est vous-même qui faites la distinction de la réflexion que vous y


ajoutez, et en général, cela commence en effet, ce n’est pas le seul cas, vous y
ajoutez un mais, vous venez de le dire : mais la royauté n’est pas vaincue.

G. L. –Ils veulent me monarchiser l’intellect, émergence. Mais la royauté n’est


pas vaincue, c’est une réflexion.

(78)DR LACAN – C’est de vous, c’est de votre cru ?

G. L. – Oui, tandis que l’émergence s’impose à moi. Ça me vient comme ça, et


c’est une sorte de pulsions intellectuelles qui viennent, qui naissent brutalement,
et qui viennent s’imposer à mon intellect.

DR LACAN – Dans le cours de notre entretien… ?

G. L. – J’en ai eu beaucoup.
41
DR LACAN – Vous en avez eu beaucoup ; pourriez vous peut-être les
reconstituer.

G. L. – Ils veulent me tuer les oiseaux bleus.

DR LACAN – Ils veulent me tuer les oiseaux…

G. L. – Les oiseaux bleus. Ils veulent me coincer, ils veulent me tuer.

DR LACAN – Qui sont les oiseaux bleus ? C’est les oiseaux bleus qui sont ici ?

G. L. – Les oiseaux bleus.

DR LACAN – Qu’est-ce que c’est, les oiseaux bleus ?

G. L. – Au départ, c’était une image poétique, en relation avec le poème de


Mallarmé, l’Azur, puis l’oiseau bleu, c’était le ciel, l’azur infini, l’oiseau bleu,
c’était l’infini azur.

DR LACAN – Oui, allez-y.

G. L. – C’est une expression d’infinie liberté.

DR LACAN – Alors, c’est quoi ? C’est les infinis ? Traduisons oiseau bleu par
infinie liberté. C’est les infinies libertés qui veulent vous tuer ? Il faut quand
même savoir si les infinies libertés veulent vous tuer. Allez-y.

42
G. L. – Je vis sans borne, n’ayant pas de bornes…

DR LACAN – IL faut tout de même savoir si vous vivez sans bornes ou si vous
êtes dans un cercle solitaire, parce que le mot cercle implique plutôt l’idée de
borne.

(79)G. L. – Oui, et de tradition au niveau de ce que…

DR LACAN – L’image du cercle solitaire…

G. L. – Au niveau du rêve, au niveau du non-imaginatif créé par mon intellect ?

DR LACAN – Non, mais il faut. Tout de même bien aller au fond des choses.

G. L. – C’est très difficile, parce que…

DR LACAN – Qu’est-ce que vous créez ? parce que pour vous le mot créer à un
sens.

G. L. – Dès l’instant que cela émerge de moi, c’est une création. C’est un peu ça.
Il ne faut pas se lier. Le fait de parler de ces cercles solitaires et de vivre sans
bornes, il n’y a pas de contradiction, dans mon esprit je ne vois pas de
contradiction. Comment vous expliquer ? Je suis dans un cercle solitaire parce
que je suis en rupture avec la réalité. C’est pour ça que je parle de cercle solitaire.
Mais cela ne m’empêche pas de vivre au niveau imaginatif, sans bornes. C’est
justement parce que je n’ai pas de bornes que j’ai tendance à m’éclater un peu, à
vivre sans borne, et si on n’a pas de bornes pour vous arrêter, vous ne pouvez
plus faire fonction de lutte, il n’y a plus de lutte.

43
DR LACAN – Vous avez distingué tout à l’heure le monde de la réalité, dont vous
dites vous-même que c’est des trucs comme ça, comme cette table, cette chaise.
Bon, vous avez semblé indiquer que ça, vous le considérez comme tout le
monde, que c’est au niveau du sens commun que vous l’appréhendez. Alors,
portons la question sur ce point. Est-ce que vous créez d’autres mondes ? Le
mot créer…

G. L. – Je crée des mondes à travers ma poésie, à travers ma parole poétique.

(80)DR LACAN – Oui, et les paroles imposées créent des mondes.

G. L. – Oui.

DR LACAN – C’est une question, ça.

G. L. – Oui, elles créent des mondes. Elles créent des mondes, la preuve, c’est
que…

DR LACAN – La preuve, c’est que…

G. L. – Je viens de. vous dire que « ils veulent me tuer l’oiseau bleu » implique
un monde où je suis sans bornes. On revient, je reviens dans mon cercle solitaire
où je vis sans bornes. C’est confus, je sais, mais je suis très fatigué.

DR LACAN – Je viens de vous faire remarquer que le cercle solitaire n’implique


pas de vivre sans bornes, puisque vous êtes borné par ce cercle solitaire.

G. L. – Oui, mais au niveau de ce cercle solitaire, je vis sans borne, mais au niveau
du réel, je vis avec des bornes, parce que je suis borné, ne serait-ce que par mon
corps.
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DR LACAN – Oui. Tout ça est très juste, à ceci près que le cercle solitaire est
borné.

G. L. – Il est borné par rapport à la réalité tangible, mais ça n’empêche pas le


milieu de ce cercle de vivre sans bornes. Vous pensez en termes géométriques.

DR LACAN – Je pense en termes géométriques, ça c’est vrai, et vous, vous ne


pensez pas en termes géométriques ? Mais vivre sans bornes, c’est ça qui est
angoissant, non ? ça ne vous angoisse pas ?

G. L. – Si ça m’angoisse. Mais je n’arrive pas à me déprendre de ce rêve ou de


cette habitude.

DR LACAN – Bon, ceci dit, il est arrivé une anicroche au moment où vous êtes
entré ici. C’est ça qui a déterminé votre entrée ici. Si j’ai bien entendu, une
(81)tentative de suicide. Qu’est-ce qui vous avait poussé jusque-là ? C’est toujours

la Dominique en question ?

G. L. – Non, non, non, non. C’était pour des raisons de télépathie.

DR LACAN – Justement, nous n’avons pas encore abordé ce mot. Qu’est-ce que
c’est que la télépathie ?

G. L. – C’est la transmission de pensée. Je suis télépathe émetteur.

DR LACAN – Vous êtes émetteur ?

G. L. – Peut-être ne m’entendez-vous pas.

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DR LACAN – Non, je vous entends très bien. Vous êtes un émetteur télépathique.
En général, la télépathie c’est de l’ordre de la réception, non ? La télépathie c’est
quelque chose qui vous avertit de ce qui est arrivé ?

G. L. – Non, ça c’est de la voyance. La télépathie, c’est la transmission de pensée.

DR LACAN – Alors, à qui transmettez-vous ? À qui par exemple ?

G. L. – Je ne transmets aucun message à personne. Ce qui me passe à travers


mon cerveau, c’est entendu par certains télépathes récepteurs. Je ne sais pas si…

DR LACAN – Par exemple, est-ce que moi, je suis récepteur ?

G. L. – Je ne sais pas, je ne sais pas, parce que…

DR LACAN – Je ne suis pas très récepteur, puisque je manifeste que je patauge


dans votre système. Les questions que je vous ai posées prouvent que c’était
justement de vous que je désirais vos explications. Je n’ai donc pas reçu tout ce
que comporte ce que nous appellerons provisoirement votre monde.

G. L. – Un monde à mon image.

DR LACAN – Est-ce que ces images existent ?

(82)G. L. – Oui.

DR LACAN – Ça, c’est vous qui recevez, puisque vous les voyez.

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G. L. – La télépathie se fait au niveau de la parole… la phrase émergente et les
réflexions que je peux avoir… parce que j’en ai de temps en temps.

DR LACAN – Oui, vous réfléchissez tout le temps à vos phrases.

G. L. – Non, je ne réfléchis pas tout le temps aux phrases, mais j’ai des réflexions
sur des sujets divers. Je ne sais pas ce qui est rendu par télépathie, mais ce ne
sont pas des images qui sont transmises par télépathie. Enfin, je suppose, parce
que je ne suis pas à la fois moi et un autre.

DR LACAN – Oui, mais à quoi voyez-vous que l’autre les reçoit ?

G. L. – Par leurs réactions. Si jamais je les agresse, si jamais je dis des choses qui
ne me semblent pas… je sais que les médecins qui ne me semblent pas… je sais
que les médecins, à Pinel, m’ont posé plusieurs fois la question. C’est un
raisonnement que je fais. Quand je vais chez une personne, je vois si son visage
se fige, ou s’il y a des différences de l’expression, mais je n’ai pas une notion
parfaitement objective, scientifique, que certaines personnes me reçoivent.

DR LACAN – Moi, par exemple, est-ce que je vous ai reçu ?

G. L. – Je ne crois pas

DR LACAN – Non ?

G. L. – Non.

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DR LACAN – Parce que tout prouve que je nageais dans les questions que je vous
ai posées ; c’était plutôt le témoignage que je nageais. Qui est-ce qui a reçu ici,
(83)en dehors de moi ?

G. L. – Je ne sais pas, je n’ai pas eu le temps de regarder les personnes. D’autre


part, l’assistance des psychiatres, qui sont habitués à se concentrer et à ne pas
réagir… c’est surtout au niveau des malades que je vois.

DR LACAN – Vos copains de Pinel ?

G. L. – De Pinel.

DR LACAN – Depuis combien de temps ça dure, la télépathie… à savoir ce


figeage auquel vous remarquez qu’on a reçu quelque chose ?

G. L. – Cela date de mars 1974, quand G. m’a diagnostiqué un délire paranoïde.

DR LACAN – Vous y croyez, vous, à ce délire paranoïde ? Moi, je ne vous trouve


pas délirant.

G. L. – À l’époque, ça l’était. À l’époque, j’étais très excité, je voulais…

DR LACAN – Vous vouliez ?

G. L. – Je voulais sauver la France du fascisme.

DR LACAN – Oui, allez…

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G. L. – J’écoutais la radio, j’écoutais l’émission de radio sur France-Inter à 10h,
et je parlais. Pierre Bouteiller, à un moment, en marge de son émission, a dit :
« Je ne savais pas que j’avais des auditeurs qui avaient ce don là ». C’est là que j’ai
pris conscience qu’on pouvait m’entendre à la radio.

DR LACAN – Vous avez eu, à ce moment-là, le sentiment qu’on pouvait vous


entendre à la radio ?

G. L. – Oui. Et j’ai une autre anecdote, quand j’ai eu ma tentative de suicide. Il y


avait Radioscopie. Je réfléchissais, et la dame… ils ont parlé un moment ; ils ont
fait un rire d’entente entre eux, et je parlais ; je ne me rappelle plus ce que je
disais, mais enfin, ils ont (84)dit : « Voilà ce que je veux dire à un poète anonyme ».
Ce n’était peut-être pas exactement comme cela, c’était une sorte d’indifférence ;
l’indifférence n’existait pas. Ils ont parlé de poète anonyme. Il y a eu un autre
invité de Chancel à Radioscopie qui était Roger…, le directeur du Canard
Enchaîné. C’était après ma tentative de suicide. À la fin de l’entretien, ils ont
parlé. C’est bien connu que le Canard Enchaîné est un peu anticlérical, et ils
parlaient juste à la fin de l’entretien de cet anticléricalisme, et j’ai dit : « Roger…
est une sainte ». Ils ont éclaté de rire tous les deux à la radio, d’une manière qui
n’avait aucun rapport avec ce qu’ils disaient, et j’ai entendu un peu plus doux :
« On pourrait l’accepter au Canard Enchaîné ». Est-ce que c’est le pur fruit de
mon imagination, ou est-ce qu’ils m’ont vraiment entendu ? Eux deux étaient-ils
télépathes récepteurs, ou est-ce une pure imagination, une création ?

DR LACAN – Vous ne tranchez pas ?

G. L. – Je ne tranche pas.

DR LACAN – Alors, c’est à cause de cette télépathie d’émission, c’est à cause de


cette télépathie bien distinguée de la voyance, que vous avez fait cette tentative ?

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G. L. – Non, ce n’est pas à cause… j’injuriais mes voisins, j’étais très agressif,
j’injuriais mes voisins.

DR LACAN – Vous les injuriiez ?

G. L. – Parce qu’il y avait souvent des scènes de ménage. Je les injuriais, et un


après-midi, à ce moment-là ; je revenais d’Orthez, j’étais à Orthez…

DR LACAN – Et quoi ?

G. L. – J’avais beaucoup de médicaments…

DR LACAN – Oui.

(85)G.
L. – Alors, j’étais très angoissé déjà qu’on puisse entendre certaines de mes
pensées.

DR LACAN – Oui, parce que ces injures étaient en pensée ?

G. L. – En pensée, oui. Ce n’était pas face à face. C’était l’appartement au-dessus.


J’étais en train de les agresser, je les agressais, je les ai entendus crier : « Monsieur
G. L. est fou, il faut le mettre à l’asile », etc.

DR LACAN – C’est cela qui a déterminé votre… ?

G. L. – J’étais très dépressif. J’étais déjà très angoissé de savoir que certaines
personnes peuvent percevoir certaines de vos pensées ou certains de vos
phantasmes plus ou moins baroques. J’écoutais en même temps la radio, et je
racontais des choses un peu insignifiantes et banales, et à la radio, j’ai eu
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l’impression qu’on se moquait de moi. J’étais vraiment au bout du rouleau, parce
que depuis un certain temps, à cause de cette télépathie, j’avais d’autres voisins
injuriés qui me regardaient de travers, et d’un seul coup, j’ai eu envie de me
suicider, et j’ai pris…

DR LACAN – Non mais… qu’est-ce que ça résout, ça, de vous suicider ?

G. L. – C’est une échappée… pour échapper à mon angoisse. Alors


qu’intellectuellement, j’étais contre l’esprit suicidaire. J’avais une phrase : « La vie
en tant que moyen de connaissance ». À tous les moments de désespoir que j’ai
eu depuis que je suis malade, à quinze ans, j’ai toujours cette phrase qui me
revenait : « Si je meurs, il y a des choses que je ne peux pas connaître ». Je crois
à la réincarnation, mais je ne crois pas au paradis.

DR LACAN – Vous croyez à la réincarnation ?

G. L. – Je crois à la métempsycose. À un certain (86)moment, vers 18 ans, je


pensais être la réincarnation de Nietzsche.

DR LACAN – Vous pensiez être la réincarnation de Nietzsche ? Oui… pourquoi


pas ?

G. L. – Oui, et vers… quand j’avais vingt ans, j’ai découvert Artaud. À mon
collège privé, en seconde, j’étais tellement intéressé, ce n’était pas tellement
l’harmonie… ma pensée, mon évolution spirituelle.

DR LACAN – À ce moment-là…

G. L. – À 17 ans, j’ai lu L’Ombilic des Limbes, et j’ai acheté les œuvres complètes
d’Artaud, et vers 20 ans, j’ai eu l’impression que j’étais la réincarnation d’Artaud.
Artaud est mort le 4 mars 1948. Moi, je suis né le 2 septembre 1948. Lui était né
51
le 4 septembre 1893, et on était tous les deux du signe de la Vierge ; et comme
j’avais le distance de mars à septembre, j’avais l’impression que son esprit et son
âme avaient émigré pendant six mois et que cette âme, cet esprit, s’étaient
réincarné en moi, quand j’étais né, le 2 septembre 1948.

DR LACAN – Vous y croyez vraiment ?

G. L. – Maintenant, je ne crois plus être la réincarnation d’Artaud ou de


Nietzsche, mais je crois toujours à la réincarnation, parce que très jeune, j’ai eu
un rêve qui était une sorte de double réincarnation, un rêve dans la nuit, un rêve
nocturne. J’avais peut-être 8-9 ans. Je ne connaissais absolument rien… à cet
âge-là, on n’a pas lu des bouquins de métempsycose. Dans ce rêve, je me
retrouvais au Moyen Âge. J’avais l’impression que j’avais déjà vécu au Moyen
Âge. En même temps, dans ce rêve, je me suis retrouvé dans un château un peu
délabré, et dans mon rêve, je rêvais encore.

(87)DR LACAN – Un rêve dans un rêve, oui.

G. L. – Et je pensais que j’avais connu ce château avant, alors que j’avais une
autre vie, avant le Moyen Âge, à l’époque, je me souviens que je connaissais ce
château, bien qu’il soit un peu délabré, mais je reconnaissais ce château.

DR LACAN – Alors, ce château était d’avant le Moyen Âge ?

G. L. – Peut-être qu’à l’époque du Moyen Âge, le vie ne dépassait pas 35 ou 50


ans. Le rêve du rêve était peut-être à l’époque du Moyen Âge aussi, et il s’est
peut-être écoulé 50 ou 100 ans pour que le château soit un peu délabré. Mais ça,
c’est une hypothèse que je formule, mais qui n’était pas du tout formulée dans
mon rêve.

DR LACAN – Donc, c’est une hypothèse que vous avez émise.

52
G. L. – J’ai eu, des phénomènes de lévitation. J’ai été formé très jeune, à onze
ans. Un jour…

DR LACAN – Ce que vous appelez être formé, c’est quoi ? c’est avoir des
érections ?

G. L. – C’est cela.

DR LACAN -Alors ?

G. L. – J’ai eu un rêve de lévitation.

DR LACAN – Oui, racontez.

G. L. – J’étais en train de me masturber, et j’ai un déploiement de jouissances


extrêmes ; j’ai eu la sensation de m’élever dans les airs. Est-ce que je me suis
vraiment élevé, ou est-ce une illusion de l’orgasme ? Au point de vue pensée, je
pense vraiment que je suis entré en lévitation.

DR LACAN – Oui, on espère. Dites-moi, qu’est-ce que vous allez faire


maintenant ?

(88)G.L. – Je vais continuer à essayer de me soigner. Maintenant ? À court terme


ou à long terme ?

DR LACAN – À long terme.

G. L. – Je n’ai aucune idée, je n’ai aucune formulation sur l’avenir.


53
DR LACAN – Vous avez des études en train.

G. L. – Non, je n’ai plus d’études.

DR LACAN – Vous êtes pour l’instant travaillant nulle part.

G. L. – Je ne travaille pas, non.

DR LACAN – Comment envisagez-vous… Pinel, il faut quand même en sortir un


jour. Comment envisagez-vous de reprendre ?

G. L. – Si je réussis à me désangoisser, à trouver une possibilité de dialogue… il


y aura toujours ce phénomène de télépathie qui me nuira, parce que je ne pourrai
pas agir, toutes mes actions seront aussitôt reconnues par télépathie, par ceux
qui m’entendent, sans m’entendre même… je ne pourrai pas vivre dans la société
tant que cette télépathie existera, parce que je ne pourrai pas vivre dans la vie
sociale, dans le courant social, sans être prisonnier de cette télépathie. Parce que
les gens entendent mes pensées, je ne pourrai pas avoir un travail dans la vie
courante, ce n’est pas possible. Ce qui me torture le plus…

DR LACAN – Cela va un peu mieux depuis quand ?

G. L. – Depuis une quinzaine de jours. J’ai eu de nombreux entretiens avec M.


Czermak et M Duhamel, cela m’a un peu débloqué. Mais du fait que mon jardin
secret est perçu par certaines personnes, que mes pensées et mes réflexions
sont…

DR LACAN – Votre jardin secret, c’est le cercle solitaire ?

54
(89)G.L. – Jardin secret où les réflexions ce sont les images, où les réflexions que
je peux avoir sur différents sujets, etc. comment pouvez vous avoir une activité
professionnelle si une partie de ceux qui vous entourent perçoivent votre
réflexion et sont court-circuités ? Même si on vit d’une manière complètement
directe, il y a des choses… si j’étais amené dans un cercle d’études à diriger des
gens et que l’on m’entende, cela ne serait pas possible à vivre. Il y a environ un
mois, j’étais vraiment très mal. Je restais constamment allongé sur mon lit à
dormir. J’étais brisé. J’avais envisagé de me suicider encore une fois, parce que
l’on ne peut pas vivre avec cette télépathie, qui n’a pas toujours existé, qui est
née au moment…

DR LACAN – Qui n’a pas toujours existé ? Les paroles imposées sont d’avant ?

G. L. – Les paroles imposées et la télépathie ont commencé en mars 1974… au


moment du délire paranoïde, quand je voulais combattre les fascistes, etc. par la
pensée.

DR LACAN – Au temps où vous voyiez H….

G. L. – Je ne l’ai vu qu’une fois H.

DR LACAN – À ce moment-là, est-ce que vous aviez des phénomènes du genre


parole imposée ou télépathiques ?

G. L. – Non, ce n’était pas ça. D’ailleurs, quand j’ai revu mon psychiatre G., à
mon retour de d’O., il m’a dit : votre télépathie… J’ai eu 25 électro-narcoses, 13
à N. et 12 à O. Peut-être que cela… je suis angoissé de plus en plus. Je n’arrive
plus à me concentrer, avec ces électro-narcoses, on atteint les cellules.

DR LACAN – C’est ce que vous pensez. Votre drame (90)d’être malade, c’est
l’électro-narcose.

55
G. L. – Ces électro-narcoses ont été faites pour me soigner, parce que j’étais
vraiment délirant. J’ai passé pas mal de tests dans ma vie, quand ils m’ont amené
à la clinique de S., je délirais tellement… Intellectuellement, j’entendais des voix
qui me posaient des questions sur la France fasciste… j’avais l’impression que
j’étais en philo ou en math élem… je ne sais pas… je n’arrive plus à me
concentrer… Il y avait Jean-Claude Bourret. Je croyais que les fascistes avaient
pris le pouvoir et qu’ils avaient pris d’assaut la maison de l’O.R.T.F. Par pensée,
je faisais se tuer Jean-Claude Bourret et Jean R., en s’étranglant l’un l’autre. À ce
moment-là… j’avais aussi l’obsession de la fraternité… j’ai été amené à la clinique
de S., je répondais par symboles mathématiques. J’avais l’impression qu’on me
posait des questions, le directeur me posait des questions. Il fallait que je réponde
pour que la France soit sauvée du fascisme. On me posait des questions, et ces
réponses, je les donnais très ouvertement ; c’étaient des séries mathématiques ou
des symboles poétiques. Je ne peux pas me souvenir de cela. C’est pour ça qu’on
a diagnostiqué un délire.

DR LACAN – Enfin, qui est-ce qui a raison, les médecins ou vous ?

G. L. – Je ne sais pas.

DR LACAN – Vous vous en remettez aux médecins.

G. L. – Je m’en remets aux médecins, en essayant de conserver mon libre-arbitre.

DR LACAN – Vous avez le sentiment que vous donnez une place sérieuse au libre-
arbitre ; dans ce que vous venez de me raconter, vous subissez, vous (91)subissez
certaines choses qui vous échappent.

G. L. – Oui, mais…

56
DR LACAN – Oui, mais ?

G. L. – J’ai un tel espoir, un espoir de retrouver mon pouvoir de jugement, mon


pouvoir de dialogue, un pouvoir de prise en main de la personnalité. Je crois que
c’est le problème le plus crucial. Comme je vous l’avais dit au début, c’est que je
n’arrive pas à me cerner, je n’arrive pas à me prendre en main.

DR LACAN – Bien, mon vieux, au revoir, je serais content d’avoir quelques


échantillons de vos…

G. L. – De mes écrits ?

DR LACAN – On se reverra dans quelques jours.

G. L. – Merci, Monsieur.

(G. L. sort)

DR LACAN – Quand on entre dans le détail, on voit que les travaux cliniques qui
sont décrits dans les traités classiques n’épuisent pas la question. J’avais
quelqu’un que j’ai examiné, je ne sais quand, il y a un mois et demi, quelque chose
comme cela, à propos de qui on avait parlé de psychose freudienne. Ça, c’est une
psychose lacanienne… enfin, vraiment caractérisée. Ces paroles imposées,
l’imaginaire, le symbolique et le réel. C’est même en quoi je ne suis pas très
optimiste pour ce garçon. Il a quand même le sentiment que les paroles imposées
se sont aggravées, c’est-à-dire que le sentiment qu’il appelle télépathie est un pas
de plus. Jusque-là, il se contentait d’avoir des paroles imposées, mais c’est
d’ailleurs très spécifiquement ce sentiment d’être aperçu qui le désespère. Je dois
dire qu’il n’y a plus moyen de vivre, (92)de s’en sortir. Je ne vois pas du tout
comment il va se retrouver. Il y a des tentatives de suicide qui finissent par
réussir.

57
Oui. C’est quand même un tableau comme on n’en trouve pas de décrits, qu’on
ne trouve pas chez les bons cliniciens comme Chaslin.

58
1976-02-21 ENTRETIEN AVEC MICHEL H.

Paru dans Le Discours Psychanalytique : « Sur l’identité sexuelle : à propos du


transsexualisme », Éd. de l’Association freudienne, Paris, 1996, pp. 312-350.

(312)DRJACQUES LACAN – Parlez-moi un petit peu, comme ça. Mettez les choses
en train si vous voulez – mettez les choses en train vous-même. Dites-moi
pourquoi vous êtes ici. Dites-moi l’idée que vous vous faites de tout cela, si ça
ne vous ennuie pas.

(M. H. tremble)

J. L. – (souriant) C’est tous des médecins, vous savez, ici.

M. H. – Oui.

J. L. – Qu’est-ce que vous avez à raconter ?

M. H. – Depuis tout petit, j’ai revêtu des vêtements de fille. Je ne me rappelle pas
à quelle date cela remonte, parce que j’étais vraiment tout petit. Je me suis rappelé
des événements, c’est qu’étant petit, je caressais les vêtements féminins,
principalement les combinaisons, le nylon…

J. L. – Le nylon, vous avez ajouté le nylon, et les vêtements.

M. H. – Surtout les sous-vêtements.

J. L. – Oui.

59
M. H. – J’ai continué à me travestir en cachette.

J. L. – Donc, vous admettez que c’est un travestissement.

M. H. – Oui.

J. L. – En cachette de vos parents ?

M. H ; – Oui.

J. L. – Ils devaient bien savoir, vos parents, ils s’en apercevaient quand même.

M. H. – Non, je faisais cela tous les matins et tous les soirs, dans la salle de bain,
quand mes sœurs se changeaient pour se coucher, je mettais leurs vêtements.

J. L. – À qui ?

(313)M.H. – À mes sœurs, les deux plus jeunes sœurs et des fois, dans la journée,
je revêtissais des vêtements.

J. L. – Pourquoi vous dites « je revêtissais » ? On dit d’habitude « je revêtais ».

M. H. – J’ai un très mauvais français, parce que j’ai été toujours très handicapé à
l’école, avec mon problème. Dans mon travail, toujours je pensais à ce problème-
là, et ça m’a toujours tout gâché dans ma vie, aussi bien que dans mon travail.

60
J. L. – Donc, vous reconnaissez que ça vous a tout gâché et vous appelez ça
vous-même un travestissement. Donc, cela implique que vous savez très bien
que vous êtes un homme.

M. H. – Oui, ça j’en suis très conscient.

J. L. – Et pourquoi, à votre sentiment, pourquoi est-ce que vous aviez ce goût ?


Est-ce que vous avez un soupçon d’idée ?

M. H. – Non, je ne sais pas. Je sais que quand j’ai des vêtements sur le corps, cela
me procure le bonheur.

J. L. – C’est à quel titre que ces vêtements vous procurent ce que vous appelez
vous-même le bonheur ? Qu’est-ce qui vous satisfait ?

M. H. – Ce n’est pas sur le plan sexuel ; c’est sur le plan… enfin, moi, j’appelle
ça sur le plan du cœur. C’est intérieur, ça me procure…

J. L. – Vous appelez ça…

M. H. – Ça provient du cœur.

J. L. – Peut-être vous pourriez essayer, là, puisque nous sommes ensemble et que
je m’intéresse à ce dont il s’agit… ça provient du cœur… c’est cela que vous
venez de dire.

M. H. – J’ai déjà tout le caractère d’une femme, aussi bien sur le plan
sentimental…

61
(314)J. L. – Sur le plan…

M. H. – Sentimental.

J. L. – Peut-être vous pouvez m’éclairer ça un peu : sur le plan sentimental.

M. H. – C’est-à-dire que c’est une qualité, j’appelle ça une qualité, je suis doux.

J. L. – Dites…

M. H. – Je suis douce et gentille.

J. L. – Oui, allez…

M. H. – Mais je ne vois pas d’autre qualité, à part ça… surtout la douceur, sur le
plan sentimental.

J. L. – Vous avez eu une relation sentimentale ?

M. H. – Avec des hommes et puis avec des femmes, pour voir quelle est la
personne qui me conviendrait le mieux. Et en fin de compte, je n’en ai aucune.
Ni l’un ni l’autre ne m’attirent, aussi bien les femmes, parce que je ne peux pas
me ressentir homme vis-à-vis d’une femme et puis avec un homme, c’est plus
fort que moi, je ne peux pas avoir des rapports avec des hommes – j’ai essayé
deux fois, mais…

J. L. – Vous avez essayé deux fois, quand ?

62
M. H. – J’ai vingt-deux ans passés. J’ai essayé il y a un peu plus d’un an, et puis
juste avant d’entrer à l’hôpital.

J. L. – Racontez-moi comment s’est produit votre choix.

M. H. – Je n’ai pris aucun choix. Mon choix, c’est que ni l’un ni l’autre ne
m’attirent.

J. L. – Non, non. Comment avez-vous choisi le partenaire masculin ?

M. H. – C’est une coïncidence, ça s’est passé comme ça.

J. L. – Une coïncidence – qu’est-ce qui s’est présenté comme ça ?

M. H. – Qu’on a eu des rapports mutuels ?

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports mutuels ?

(315)M.
H. – Tout ce qui se pratique. Pas vraiment tout, parce que… mais disons
qu’on a été au stade des caresses, des baisers, sans plus.

J. L. – Comment avez-vous rencontré ces partenaires ?

M. H. – C’est des amis d’enfance.

J. L. – Des amis d’enfance… Bon. Désignez les par un nom.

63
M. H. – Le premier garçon que je suis sorti avec s’appelait André et le deuxième
s’appelait Patrick.

J. L. – Oui, alors André, c’est celui que vous avez rencontré quand ?

M. H. – Il y a un an, un peu plus d’un an.

J. L. – Et le deuxième ?

M. H. – C’est il y a bien trois mois.

J. L. – Ils avaient votre âge ?

M. H. – Le premier était un peu plus vieux, le second était un peu plus jeune.

J. L. – Quand les aviez-vous connus, dans votre enfance ?

M. H. – Le premier, André, je l’ai connu à l’âge de six ans, et Patrick, je l’ai connu
à l’âge de treize, quatorze ans.

J. L. – Vous l’avez connu comment ?

M. H. – À l’école.

J. L. – Écoutez, mon vieux ; vous avez quand même de la barbe au menton, vous
n’y pouvez rien.

M. H. – Je fais tout pour la cacher.


64
J. L. – Vous la cachez… qu’est-ce que vous faites pour la cacher ?

M. H. – Je me rase de très près, puis je me maquille.

J. L. – Ça a duré combien de temps, ces relations, avec André par exemple ?

M. H. – Un quart d’heure, pas plus.

J. L. – En quoi consistent-elles ?

M. H. – Sur le plan rapports… on s’est caressés, on s’est embrassés et puis c’est


tout. Moi, je voulais savoir si je (316)pouvais ressentir… me prendre pour une
femme vis-à-vis d’un homme. Je me suis aperçu que je ne pouvais pas me sentir
femme dans les bras d’un homme.

J. L. – Oui. Alors, vous avez fait aussi allusion à d’autres expériences, c’est-à-
dire…

M. H. – Avec une femme.

J. L. – Avec une…

M. H. – Une femme.

J.L. – Une ou des ?

65
M. H. – Un peu plus. J’ai connu trois femmes, trois femmes avec qui j’ai eu des
rapports.

J. L. – Vous pouvez aussi, peut-être, les désigner par leur nom.

M. H. – La première que j’ai connue, c’est Monique. J’ai eu quelques rapports


sexuels qui étaient très mauvais parce que c’est avec elle que j’ai eu ma première
pénétration. On a eu très peu de rapports, peut-être deux ou trois, puis on s’est
quittés.

J. L. – Où l’aviez-vous pêchée, cette Monique ?

M. H. – C’est à la campagne.

J. L. – Oui, comment l’avez-vous rencontrée à la campagne ?

M. H. – C’est des amis qui m’ont emmené pour goûter à la campagne et puis on
s’est connus comme ça.

J. L. – Elle avait quel âge ?

M. H. – Un an de plus que moi. Elle avait dix-neuf ans, moi j’en avais dix-huit.

J. L. – Oui. Donc, c’est avec une femme que vous avez commencé ?

M. H. – Oui.

J. L. – Dites-m’en un peu plus.

66
M. H. – Sur la deuxième que j’ai connue ?

J. L. – Restez sur cette première. Vous avez été jusqu’à (317)vous venez de le dire,
c’est le mot que vous avez employé – la pénétrer. Bon, et alors ?

M. H. – J’avais eu, bien sûr, le plaisir que ça procure à l’homme, mais il y avait
quelque chose de plus fort en moi qui me contredisait.

J. L. – Qu’est-ce qui vous contredisait, comme vous dites ?

M. H. – J’étais dans les bras d’une femme ; j’ai eu beaucoup de difficultés à la


pénétrer ; je n’étais pas dans mon élément. Je ne me suis jamais senti homme.

J. L. – Vous vous êtes quand même senti homme, vous êtes pourvu d’un organe
masculin.

M. H. – Juste au moment où j’ai eu le plaisir lors du rapport sexuel. Pour moi,


c’était un plaisir qu’on ne peut pas refuser, on était obligé de le prendre.

J. L. – Qu’est-ce que veut dire, ça, obligé ?

M. H. – J’ai eu ce rapport avec Monique, parce que tous mes copains faisaient
pareil, parce qu’il fallait que je le fasse.

J. L. – À ce moment-là, quelle idée vous faisiez vous de vous ? celle d’être ce


qu’on appelle un garçon ? vous le dites vous-même, vous étiez conforme à…

M. H. – Quelle était l’idée d’avoir été un garçon lors de ce rapport-là ?


67
J. L. – Oui. Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas habillé en femme ?

M. H. – Depuis que je suis à l’hôpital, je ne suis pas habillé en femme, c’est


normal. J’ai eu tellement de contrariétés quand j’étais habillé en femme, que
maintenant, je ne peux plus être habillé en femme dans la rue. Je suis obligé de
rester enfermé chez moi et de me déguiser.

J. L. – Parce qu’il vous est arrivé de vous promener dans la rue en femme ?

(318)M.
H. – J’ai eu de gros problèmes, parce que, quand je rencontrais des gens
qui me connaissaient, il y en avait certains qui parlaient entre eux, d’autres qui
me montraient du doigt, d’autres qui essayaient de vouloir mieux me connaître,
de vouloir sortir avec moi.

J. L. – Qui c’était, ceux-là ?

M. H. – C’était des gens dans la rue. Ils voyaient que j’étais en travesti. Ils
profitaient de la situation, c’étaient des éclats de rire, c’étaient des…

J. L. – Vous avez parlé de gens qui vous reconnaissaient, donc c’est qu’ils vous
connaissaient déjà ?

M. H. – Non, ils voyaient que j’étais un homme. J’ai beaucoup de difficultés pour
me déguiser correctement. J’ai trop de difficultés, beaucoup de choses avec les
traits de mon visage. Il y avait des jours où j’étais un homme travesti ; certains
profitaient, quand j’étais dans cette situation, pour essayer d’abuser.

J. L. – En quoi consistait l’abus ?

68
M. H. – Dans Paris, il y en a beaucoup, des travestis qui sont sur les trottoirs,
parce qu’ils sont obligés de faire comme ça. On me bousculait pour me parler
on me disait : viens, etc. Moi, je ne répondais pas, je passais mon chemin.

J. L. – C’étaient des gens de quel acabit ?

M. H. – Acabit, qu’est-ce que ça veut dire ?

J. L. – C’étaient des gens de quel âge ?

M. H. – Vingt-quatre ans, trente ans, c’étaient des jeunes.

J. L. – Oui, bon. Alors, venons à la dite Monique. Ça a duré combien ?

M. H. – Ça a duré six mois. On se voyait pour le week-end, parce que moi, je


travaillais à la campagne. Au week-end, on se voyait ; on allait au bal, on s’amusait
on (319)essayait de se divertir au maximum.

J. L. – Si je me permets de dire quelque chose, c’est que ce n’était pas un


divertissement très divertissant.

M.H. – On allait au bal, on allait se promener. J’avais une moto à cette époque-
là. On allait dans les villages plus loin.

J. L. – Ça se passait régulièrement tous les week-end ? Et alors, qu’est-ce vous


faisiez le reste du temps ?

M. H. – La semaine, je travaillais.

69
J. L. – Vous travailliez où ?

M. H. – À la société G., qui fait des antennes pour la télévision, qu’on met sur
les toits.

J. L. – Oui.

M. H. – J’ai fait ça comme travail la journée.

J. L. – Vous reveniez à Paris, alors ?

M. H. – J’habitais là-bas. J’habitais dans une roulotte, près d’un champ. C’est un
monsieur qui m’avait prêté une roulotte. Il m’avait installé là.

J. L. – Vous m’aviez dit que vous aviez été emmené à la campagne.

M. H. – Par des gens. Ensuite, j’avais une moto, je me suis établi là-bas. J’ai
connu des gens et j’ai connu Monique, je me suis établi là-bas. J’ai pris ma moto,
j’ai quitté mes parents.

J. L. – Vous avez quitté vos parents à quel âge ?

M. H. – Dix-huit ans.

J. L. -Dix-huit ans. Vous êtes sûr de ces dix-huit ans ?

70
M. H. – À quelques mois près, oui. J’ai fait mes trois jours quand j’ai été exempté,
j’avais dix-huit ans et demi, dix-huit ans et quart, dix-huit ans et quelque chose,
quelques mois, deux mois.

J. L. – Vous n’aviez pas quitté le domicile de vos parents, avant ?

M. H. – Non.

(320)J. L. – Qu’est-ce que vous avez fait, comme école ?

M. H. – L’école primaire, j’ai eu mon certificat d’études ; j’ai fait deux ans de
cours professionnels.

J. L. – Cours professionnels pour quoi ?

M. H. – Pour le dessin industriel. J’ai été embauché avec mon père, j’étais sous
contrat.

J. L. – Pourquoi ? votre père est là-dedans ?

M. H. – Oui, dans le dessin industriel et j’ai été embauché dans son usine, sous
contrat, à l’âge de quatorze ans ; mais ça n’a pas duré longtemps – l’usine elle a
coulé, cela a duré un an et demi. J’ai été obligé de changer de métier pendant une
certaine période de temps, pendant quatre, cinq ans. J’étais monteur-câbleur et
après je suis retourné dans le dessin industriel.

J. L. – Bon. Alors, cette Monique, elle travaillait où, elle ?

M. H. – Je ne sais pas.
71
J. L. – Comment ?

M. H. – Je ne sais pas.

J. L. – C’était à quel endroit ?

M. H. – Savigny-sur-Brie, c’est à côté de Saint-Calais.

J. L. – Où est-ce, ça, Saint-Calais ?

M. H. – C’est à 200 kilomètres de Paris, c’est dans le Loir-et-Cher.

J. L. – Vous reveniez voir vos parents ?

M. H. – Non, c’est eux qui venaient me voir. Ils venaient passer le week-end à la
campagne.

J. L. – Vous avez des frères ?

M. H. – Oui, j’ai quatre sœurs et un frère.

J. L. – Le frère a combien de plus que vous ?

M. H. – Il a trente-deux ans. Il a donc dix ans de plus que moi.

J. L. – Qu’est-ce qu’il fait ?

72
M. H. – En principe, il est routier. Mais là, il a perdu son (321)emploi, il fait la
ferraille, il fait le rempaillement des chaises. Il vit en roulotte.

J. L. – Où est-ce qu’ils habitent, vos parents ?

M. H. – À Issy-les-Moulineaux.

J. L. – Parlez-moi un peu de la façon dont vous avez eu une enfance heureuse.

M. H. – Oui. Quand j’étais tout petit, c’est ma mère qui me disait ça, j’étais un
gamin terrible, très agité, très nerveux et je ne faisais que des bêtises. Bien
entendu, ma mère elle me donnait des fessées, puis après, ça s’est un peu passé.

J. L. – Ça, vous vous en souvenez ?

M. H. – Je me rappelle de quelques petites bêtises.

J. L. – Dites-les.

M. H. – Je me rappelle d’une poupée à une de mes sœurs que j’avais mise dans
la chaudière, par méchanceté, j’avais fait ça. Je me rappelle aussi que je disais des
grossièretés.

J. L. – Méchanceté veut dire quoi ? que ça l’a embêtée ?

M. H. – Je suis jaloux de mes sœurs ; je suis jaloux et, par méchanceté, j’avais
donc cassé sa poupée.

73
J. L. – Vous êtes jaloux… qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

M. H. – Depuis tout petit, je me rappelle très bien que je regardais mes sœurs
avec envie. J’ai toujours voulu… j’aurais aimé être à leur place.

J. L. – À leur place veut dire quoi ?

M. H. – Être une fille, comme mes sœurs.

J. L. – Tâchons de serrer quand même les chose de près. En quoi est-ce qu’une
fille, pour vous, à ce moment-là, en quoi est-ce qu’une fille était différente d’un
garçon ? quand on est petit, ça ne saute pas aux yeux.

M. H. – Quand j’étais petit, la seule chose, c’étaient les (322)vêtements qui me


donnaient ce désir-là.

J. L. – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Qu’elles étaient mieux habillées,
plus soignées.

M. H. – Non, c’était pareil. Mais c’était les vêtements qui étaient doux.

J. L. – Vous êtes sûr que les vêtements de filles sont plus doux que les vêtements
de garçons ?

M. H. – Je l’ai constaté, effectivement. Moi, je les trouve plus chauds sur mon
corps.

J. L. – C’est cela que vous appelez une réponse du cœur ?


74
M. H. – La peine du cœur que j’ai, c’est autre chose. C’est parce que je suis un
homme. C’est ça, la peine du cœur, depuis tout petit.

J. L. – Dites-en plus, là.

M.H. – Je me rappelle, quand j’ai essayé de me castrer moi-même.

J. L. – Ah oui, vous avez essayé ça ? Alors, racontez-moi un peu ; c’était quand,


ça ?

M. H. – Ça remonte à après les vacances 1975, septembre peut-être.

J. L. – Il n’y a pas longtemps.

M. H. – J’avais pris du médicament.

J. L. – Racontez.

M. H. – Et puis je n’étais pas dans mon élément avec ce médicament. Comme


on dit dans le terme des drogués, ça fait flipper. Ce jour-là, je flippais et j’avais
retrouvé mon personnage.

J. L. – Vous aviez retrouvé votre personnage ?

M. H. – J’avais un ami à la maison. J’étais dans l’entrée avec une lame de rasoir
et puis un morceau de bois, quelque chose comme ça, quelque chose de dur.
J’avais posé mon sexe dessus et puis voilà.

75
(323)J. L. – Qu’est-ce qui est arrivé ?

M. H. – Rien. Je me suis coupé seulement la peau, puis j’ai piqué une crise de
nerfs parce que j’avais trop mal.
Je n’ai pas eu le courage d’appuyer trop fort sur la lame.

J. L. – Qu’est-ce que c’était, cette lame ?

M. H. – Une vieille lame de rasoir toute rouillée.

J. L. – C’était un rasoir…

M. H. – C’était une lame Gillette, une lame normale comme dans les rasoirs
mécaniques.

J. L. – Ce n’est pas tellement facile à manipuler.

M. H. – Non, mais j’ai l’habitude de toucher aux lames de rasoir ; en dessin


industriel, toujours on s’en sert.

J. L. – Et pourquoi était-elle toute rouillée ?

M. H. – Parce que je n’avais que ça. Je m’en sers pour travailler chez moi, pour
mes travaux, pour gratter les carreaux avant de mettre la peinture dessus.

J. L. – Pourquoi n’aviez-vous pas une lame de rasoir ?

76
M. H. – Parce que je me rase avec un rasoir mécanique où la lame est incorporée
dans un petit machin en plastique.

J. L. – Bref, vous n’avez pas poussé les choses jusqu’au bout.

M. H. – Non, ça m’a fait trop mal. J’ai piqué une crise de nerfs.

J. L. – Il y avait le copain, là ?

M. H. – Il a appelé la police. On a dit que j’avais eu une crise de nerfs.

J. L. – En quoi cela consiste, une crise de nerfs dans cette occasion.

M. H. – J’ai dit que je n’avais pas réussi qu’est-ce que je voulais faire.

J. L. – C’est ça qui, à votre idée…

M. H. – Oui, c’est ça.

J. L. – La police, qu’est-ce qu’elle a fait ?

(324)M. H. – Elle m’a emmené à l’hôpital.

J. L. – À quel hôpital ?

M. H. – À Corentin Celton.

77
J. L. – Et où est-ce, ça ?

M. H. – À coté de Mairie d’Issy. C’est à 300 m de la mairie d’Issy.

J. L. – Qu’est-ce que c’est, mairie d’Issy ?

M. H. – Mairie d’Issy les Moulineaux, c’est où j’habite, c’est où il y a la mairie,


c’est à 500 mètres, c’est à coté de Corentin Celton.

J. L. – Bon, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

M. H. – Rien de spécial. J’avais des dessous féminins, une chemise de nuit et un


peignoir. Quand je suis arrivé, j’avais toujours ma chemise de nuit.

J. L. – Quelles sont les manifestations de cette crise de nerfs ?

M. H. – Je n’avais pas réussi…

J. L. – Quelles ont été les manifestations ?

M. H. – Je tremblais, je respirais très mal. Puis je pleurais, j’étais en larmes.

J. L. – C’est ça, que vous appelez une crise de nerfs ?

M. H. – Oui, je n’ai jamais eu de crise de nerfs, c’est pour ainsi dire la première.

J. L. – Jusqu’à maintenant ?

78
M. H. – Jusqu’à maintenant, oui.

J. L. – Bon, alors, vous avez été visité par un médecin…

M. H. – C’est seulement un psychiatre. On m’a envoyé à Villejuif. Parce que j’y


avais été déjà auparavant, à Corentin Celton.

J. L. – On vous a fait un pansement ?

M. H. – Non, j’ai seulement demandé à ce qu’ils me donnent quelque chose…


Ils ne se sont pas occupés de moi étant donné qu’ils croyaient que j’avais déjà été
à Villejuif.
(325)Auparavant, j’avais déjà été à Corentin Celton. Une journée avant, j’y avais
déjà été, j’en sortais.

J. L. – Vous en sortiez. Pourquoi ?

M. H. – Parce que j’avais pris une quantité très abondante de médicaments.

J. L. – Donc, c’est sous le coup des médicaments que vous aviez pris. Que vous
aviez pris d’où ? c’est à l’hôpital qu’ils vous les avaient donnés ?

M. H. – Quand j’étais sorti de désintoxication, j’avais des ordonnances pour des


médicaments…

J. L. – Lorsque vous êtes sorti de désintoxication… désintoxication de quoi ?

79
M. H. – De drogue.

J. L. – Vous étiez là sous le coup de ce que vous avez vous-même appelé la


drogue. Qu’est-ce que c’était, cette drogue ?

M. H. – À cette époque-là, j’avais pris des piqûres.

J. L. – Des piqûres de quoi ?

M. H. – De morphine et de cocaïne, les deux ensemble.

J. L. – Et vous dites que sous le coup de ce droguage morphiné, vous vous


sentiez plus à l’aise ?

M. H. – Plus d’énergie, oui. J’oubliais tout, sauf que j’étais une femme, parce que
j’étais habillé en femme.

J. L. – Vous oubliiez tout, sauf…

M. H. – Sauf moi-même, habillé en femme.

J. L. – Pendant que vous étiez sous le coup de la drogue, vous vous sentiez quoi ?

M. H. – J’oubliais que j’étais un homme.

Dr L. – En d’autres termes, ce que vous apportait la drogue, c’était l’oubli.

M. H. – Et cela me calmait aussi.


80
J. L. – Il y a combien de temps de cela ?

(326)M. H. – J’ai dû commencer à me droguer à l’âge de dix-neuf ans, et j’ai arrêté


il y a un an passé maintenant, un an et trois mois peut-être et j’ai recommencé.

J. L. – Vous avez recommencé ?

M. H. – Je n’ai pas fait de piqûres. J’ai fumé et j’ai pris des acides.

J. L. – Fumé quoi ?

M. H. – De l’herbe, du marocain, de l’huile aussi.

J. L. – De l’huile ?

M. H. – Et j’ai pris de l’acide.

J. L. – Qu’est-ce que vous avez pris comme acide.

M. H. – On appelle ça des pyramides, je ne sais pas qu’est-ce que c’est


exactement.

J. L. – Bon, où en êtes-vous maintenant ?

M. H. – Actuellement, où j’en suis ? au même point.

81
J. L. – Cela veut dire quoi ?

M. H. – Comme avant d’être chez moi, enfermé entre quatre murs, revêtu de
vêtements féminins, chez moi toujours au même stade, un peu drogué pour
mieux ressentir mon personnage. Quand je flippe, là j’ai des envies de me
supprimer.

J. L. – C’est ce qui vous a amené ici ? Alors dites-moi comment vous avez fait
pour entrer ici… Cette envie de vous supprimer…

M. H. – Parce que je me rends trop compte que je suis un homme. Quand je suis
habillé en fille, je me rends compte que je suis un homme, je me rends compte
que je suis un travesti. Là, c’est dur.

J. L. – Parlez-moi un peu de cette enfance. Tout à l’heure, vous avez dit qu’après
tout, elle n’était pas malheureuse, à ceci près quand même que vous n’étiez pas
tout à fait dans votre assiette. Elle n’était pas malheureuse à cause de qui ?

(327)M.
H. – Mon enfance… elle n’était pas malheureuse parce que je pouvais
m’habiller en cachette.

J. L. – Cela vous prenait combien de temps, de vous habiller ?

M. H. – Un quart d’heure, le temps de me laver… Au lieu de me laver, je me


changeais, je me passais un coup de gant sur le visage au lieu de faire ma toilette,
et puis je m’habillais avec les vêtements de mes sœurs. Cela demandait un quart
d’heure.

J. L. – C’était un travail.

82
M. H. – Étant petit, je n’en mettais pas beaucoup. Je mettais une combinaison,
une robe, quand j’avais le temps, je mettais des bas ; quand il n’y avait rien, je me
maquillais.

J. L. – Il vous est arrivé quand même d’être vu.

M. H. – Oui, ça s’est passé vers l’âge de six ans, toujours pendant un quart
d’heure, c’était vraiment court. Un soir, donc, en sortant de la salle de bain, j’ai
pris une chemise de nuit que j’ai mis dans la poche de mon pyjama ; je l’avais
dissimulée sur moi, j’ai été me coucher avec et j’ai attendu que toute la famille
dorme pour pouvoir revêtir cette chemise de nuit. J’ai retiré mon pyjama et j’ai
mis…

J. L. – Une chemise de nuit de femme ?

M. H. – Là bien sûr, je savais que ce ne serait plus un quart d’heure, ce serait une
nuit entière. J’ai savouré ce plaisir-là pendant un certain temps, puis je me suis
endormi. Mes parents sont venus me réveiller.

J. L. – Quelle a été leur réaction ?

M. H. – Ils ont pensé que j’étais somnambule. Étant petit, je n’étais pas
somnambule, mais je m’endormais dans le lit de mes parents ; quand je dormais,
ma mère me prenait et elle me mettait dans mon lit.

J. L. – Dans le lit de vos parents, cela veut dire quoi ?

(328)M. H. – Avec eux. Je m’endormais avec eux parce que j’avais peur. Et quand
j’allais me coucher à moitié endormi, je suivais ma mère et j’allais me coucher
avec elle. J’étais à moitié endormi, alors ils ont supposé que j’avais été
somnambule.
83
J. L. – Parlez-moi de votre père et de votre mère. Comment est-ce que vous
parleriez de leur style à cette époque ?

M. H. – Je peux vous parler sur le plan familial surtout. On a été très bien, très
bien élevés. Déjà, on était une famille nombreuse, six enfants et ils ont eu
beaucoup de difficultés, pour nous élever. Malgré cela on ne manquait de rien.
On s’est toujours serré un peu la ceinture, bien sûr, on ne sortait pas trop
souvent, pour ne pas faire trop de bêtises, ne pas trop vagabonder. On était très
bien élevés. Ils sont très gentils.

J. L. – Quel était l’ordre de gentillesse de chacun ? Ils avaient la même gentillesse


tous les deux ?

M. H. – Oh oui.

J. L. – Votre père et votre mère ?

M. H. – Ma mère était un peu plus coléreuse, parce qu’on lui en faisait voir.

J. L. – Qu’est-ce qui en faisait voir ?

M. H. – Moi principalement. Puis mon frère aussi.

J. L. – Un frère qui avait dix ans de plus que vous. Ce que vous avez pu
connaître… Il ne lui faisait pas le même genre de misères.

M. H. – Non, c’est différent. C’est dehors que cela se traduisait. Il était très
méchant. Il tapait les gens. Il faisait des bêtises, alors elle avait toujours des ennuis
avec lui.
84
J. L. – Et vous ?

M. H. – C’est différent, j’étais le petit, je faisais des bêtises de gamin. J’avais un


caractère très gentil. Je n’en faisais (329)qu’à ma tête, mais je me suis calmé vers
l’âge de dix ans, c’était fini.

J. L. – Parlons des autres femmes.

M. H. – Je ne me rappelle plus de son nom, la deuxième je ne me rappelle plus


de son nom. Je l’ai connue peut-être une semaine. On a eu un rapport ensemble
et je l’ai quittée. Il n’y a pas grand-chose à dire sur ça.

J. L. – Où est-ce que vous l’avez rencontrée, celle-là ?

M. H. – Elle était caissière et je l’ai connue chez des amis.

J. L. – Chez quels amis ? C’est toujours chez les amis que vous aviez à la
campagne ?

M. H. – Non, c’est d’autres amis.

J. L. – C’était où ?

M. H. – C’était à Fontenay-aux-Roses qu’ils habitaient, ces amis-là. J’ai été à


Fontenay-aux-Roses chez eux, et puis il y avait une jeune fille que j’ai rencontrée.
Cela doit être le lendemain que je suis sorti avec. Peu de temps après, on a eu un
rapport, puis je l’ai quittée.

85
J. L. – Un rapport sur quelle initiative ?

M. H. – Sur le plan sexuel.

J. L. – Bien entendu. Mais de qui venait l’idée du rapport ?

M. H. – De nous deux. C’était un rapport mutuel. On était entraînés, quoi.

J. L. – Alors, ce rapport, vous l’avez eu pour essayer ?

M. H. – Non, c’est obligé, j’étais dans ses bras, elle était dans mes bras. C’était
un engrenage, on était obligés d’y aller. Je ne pouvais pas la repousser alors, j’ai
été jusqu’au bout.

J. L. – Qui est-ce qui faisait tourner l’engrenage, c’était elle ou c’était vous ?

M. H. – C’était les deux. On était ensemble, on était obligés d’aller toujours plus
loin. On ne pouvait pas s’arrêter. On s’est embrassés, on s’est caressés, puis ça
allait de plus en plus loin. On ne pouvait pas arrêter.

(330)J. L. – Et vous ne vous souvenez même pas de son nom ?

M. H. – Je ne l’ai connue qu’une semaine. Son nom me reviendra, mais je ne l’ai


pas dans la tête.

J. L. – Oui. Et ça se passait où, ça ?

M. H. – À Fontenay-aux-Roses, à dix kilomètres de Paris.

86
J. L. – Vous aviez le sentiment de faire une expérience ?

M. H. – Là, ça a été tellement vite, que je n’ai pas eu l’impression de tout ça,
parce que je ne pensais pas du tout qu’on allait avoir un rapport. On était l’un
contre l’autre…

J. L. – Donc, c’était elle qui prenait l’initiative ?

M. H. – Certainement, oui, mais ça a été un enchaînement. On a eu ce rapport


quand même ; c’est venu comme ça. Oui, certainement qu’elle avait ça en tête.
Cette fille avait certainement ça en tête, oui.

J. L. – Elle avait quel âge, celle-là ?

M. H. – À peu près mon âge, dix-huit ans.

J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait ?

M. H. – C’est elle qui est caissière à Paris-Médoc.

J. L. – Ça ne prouve pas d’une façon manifeste que vous aviez vis-à-vis des
femmes une aversion.

M. H. – En revanche, la dernière que j’ai connue, elle s’appelle Andrée. J’ai vécu
un an avec elle en concubinage. Quand je l’ai connue, je lui ai fait part de mes
désirs féminins.

J. L. – De vos désirs de vous habiller en femme ?


87
M. H. – Elle ne l’a pas très bien pris. Enfin, elle était forcée quand même. Alors,
on a vécu ensemble. Moi, j’étais toujours habillé en femme à la maison.

J. L. – Qu’est-ce que vous faisiez, à ce moment-là ?

(331)M.
H. – Je faisais des travaux, des bricoles à la maison. Je ne travaillais pas.
On a eu quelques rapports par la suite avec elle et lors des rapports…

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports ?

M. H. – Par la suite, on a eu des rapports sexuels.

J. L. – Qu’est-ce que c’est qu’un rapport sexuel ?

M. H. – La pénétration. J’étais habillé en femme toujours, même lors de la


pénétration et je me sentais femme lors du rapport sexuel.

J. L. – Expliquez ce que vous appelez vous sentir femme.

M. H. – J’avais une personne à mes côtés qui admettait que je sois femme. Alors,
j’arrivais à oublier que j’étais un homme.

J. L. – Qu’est-ce que vous voulez exactement ?

M. H. – Je ne vis que pour être une femme. Depuis tout petit, j’ai toujours eu ce
désir-là et tout ce qui est autour de moi ne m’intéresse pas, je ne m’intéresse à
rien. Là, maintenant, j’ai goût à rien, comme toujours. Je désire seulement être
une femme.
88
J. L. – Quel serait votre vœu ?

M. H. – Devenir une femme.

J. L. – Ça, vous savez bien que vous ne pouvez pas devenir une femme.

M. H. – Je le sais, mais… On peut avoir quand même l’apparence d’une femme.


On peut changer un homme sur le physique extérieur, les traits. On peut
transformer un homme.

J. L. – Vous devez savoir qu’on ne transforme pas un homme en femme.

M. H. – Cela se fait.

J. L. – Comment ? Une femme a un utérus, par exemple.

M. H. – Pour les organes, oui. Mais je préfère sacrifier ma vie, (332)ne pas avoir
d’enfants, ne rien avoir mais être une femme.

J. L. – Non, mais même une émasculation ne vous rendra pas femme.

M. H. – J’ai lu pas mal de choses sur ces problèmes…

J. L. – Vous avez lu pas mal de choses ?

M. H. – Sur des problèmes à peu près identiques au mien. Sur un livre, Segounot,
c’est un livre qui traite de différents sujets. Il y a des gens qui posent des questions
89
et ils donnent des réponses. J’ai appris beaucoup de choses : qu’on peut déjà se
faire castrer, avoir des seins avec des hormones, qu’on peut vraiment arriver à
métamorphoser un homme en femme. Ils disent beaucoup de choses.

J. L. – Lui donner l’apparence d’une femme.

M. H. – Ils disent même qu’un homme pourrait être beaucoup plus élancée,
beaucoup plus belle, beaucoup plus douce qu’une vraie femme. Ils disent
beaucoup de choses.

J. L. – Quand vous avez fait ces lectures ?

M. H. – Il y a trois mois.

J. L. – Alors, ça vous a rendu l’espoir ?

M. H. – Non, j’avais seulement la caractéristique de lire. Mais cela ne m’a rien


rapporté. Déjà, je savais par avance, je savais effectivement ces opérations, mais
là j’ai eu beaucoup plus de détails ; ils expliquaient la manière…

J. L. – Vous le saviez déjà. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’avoir plus de
détails ?

M. H. – C’est un problème qui m’intéresse, j’en sais plus long là-dessus, enfin, il
n’y a pas de problème.

J. L. – Dites-moi votre position maintenant.

90
M. H. – J’ai entrepris beaucoup de démarches pour essayer de (333)devenir une
femme.

J. L. – Vous avez entrepris des démarches, c’est-à-dire…

M. H. – En premier lieu, chez des chirurgiens. La première chose, quand je suis


travesti, c’est mon visage. J’ai été voir des esthéticiens pour voir s’ils pouvaient
me faire crédit, s’il y avait une possibilité de crédit. Puis, ça a été un échec. Ils
m’ont dit de travailler pendant deux mois, d’aller dans un hôpital et voir s’ils
pouvaient faire quelque chose pour moi. J’étais couvert par la sécurité sociale.
J’ai entrepris aussi d’autres démarches. J’ai essayé de contacter le milieu où vivent
les travestis. Ce n’est pas une chose que j’aurais aimé faire. Travailler pour un
mac, quelque chose comme ça.

J. L. – Un ?

M. H. – Un mac, pour faire des opérations pour ma transformation et après pour


que je travaille pour lui. Mais je n’ai pas été au bout de cette démarche-là. Je la
renie. Ce n’est pas une chose qui m’a apporté.
Dernièrement, aussi, j’ai parlé à mes parents de tous mes problèmes. Eux, ils
veulent entreprendre une démarche, comme quoi je suis handicapé, toujours
pour la sécurité sociale, pour voir s’il y a une solution. Quand je suis couvert par
la sécurité sociale, j’ai des papiers à remplir pour voir si mon cas nécessite d’être
pris en charge par l’État. Cette démarche-là, c’est mes parents qui l’ont envisagée.
Avant de vouloir me pendre, dernièrement, j’ai voulu voir un docteur, voir s’il
n’y avait pas une solution. Le docteur m’a confié à un de ses amis qui était
psychiatre. Et je suis venu ici, je n’ai pas été voir son collègue.

J. L. – Vous êtes venu ici à cause de votre tentative de vous suicider ?

(334)M. H. – Oui.

91
J. L. – Par quel procédé ?

M. H. – Avec une chaîne, je voulais me pendre.

J. L. – Vous trouvez que c’est une solution ?

M. H. – Il n’y a pas de solution pour moi.

J. L. – Et les médecins d’ici, quel sentiment avez-vous de ce qu’ils vous disent ?

M. H. – J’ai constaté que les médecins s’occupent vraiment très bien de mon
problème. Je n’arrive pas vraiment à tenir le coup, parce qu’il me manque quelque
chose. Cela fait maintenant quatorze jours que je n’ai plus mes vêtements de
femme, sauf la nuit. La nuit, quand je dors à l’hôpital, j’ai une combinaison, puis
un dessous féminin. Mais la journée, je n’ai rien du tout, cela me manque
énormément. Ça me rend très nerveux.

J. L. – En quoi est-ce qu’un vêtement de femme est plus satisfaisant ? Il y a des


vêtements d’hommes très chics.

M. H. – J’avais un costume, il y a six mois de ça, qui était vraiment magnifique ;


quand je le mettais, j’étais vraiment très bien habillé.

J. L. – Vous parlez de quoi ?

M. H. – Un costume d’homme.

J. L. – Là, vous n’aviez pas le même plaisir.


92
M. H. – Pas du tout. Puis il y a quelque chose d’intérieur aussi. Quand je suis
habillé en femme, c’est tout mon corps qui éprouve une satisfaction, un bonheur,
d’une façon différente. Je retrouve vraiment ma personnalité, mon caractère, ma
douceur, je retrouve tout ça. Ça se voit, mes gestes sont différents, mon
comportement aussi. Puis je m’intéresse à tout quand je suis habillé en femme.

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez vous intéresser à tout ?

(335)M.
H. – Si je pouvais sortir, je m’intéresserais à la nature, je m’intéresserais à
beaucoup de choses, mais déjà, chez moi, je dessine, je fais des poèmes, je fais
beaucoup de choses. Je ne reste pas inactif. En revanche, quand je suis habillé en
homme…

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez faire des poèmes ? Est-ce que vous pouvez
donner une idée de ces poèmes ? Est ce que vous les savez par cœur ?

M. H.– Je ne les ai pas sur moi, je ne pense pas. Le dernier que j’ai fait, c’est à
l’hôpital, ici, je me confondais avec une fleur ; j’ai fait parler une fleur et cette
fleur, c’était moi.

(Le Docteur Czermak remet au Docteur Lacan le texte du poème).

J. L. – Vous n’êtes pas contre, de le lire, ce poème ?

M. H. – Ce n’est pas vraiment une poésie, c’est des vers.

J. L. – Il arrive qu’une poésie soit en vers.

M. H. – Il faut que je vous la lise ?


93
J. L. – Si ça ne vous ennuie pas.

(336) (sur cette page est reproduit le manuscrit du poème)

(337)M.H -
L’Éternelle – la femme blonde.
Hôpital Pinet
Je raconte le projet de vouloir m’oublier
Dans la persévérance
De trouver ma plus belle personnalité
Corinne adorée

Travesti je hais
Je suis très gêné de me savoir efféminé
Et la souffrance
De me reculer blesse ma sensibilité
Corinne est vidée

Michel renaît
je suis en sécurité de pouvoir penser
À la chance
De me tuer si un jour je suis désespéré
Corinne exécutée

Stupide idée
94
Je ne peux que rêver de savoir m’oublier
Dans la constance
De me réveiller du cauchemar qui m’a usé
Corinne qui c’est

Non c’est pas vrais


Je vais me gêner et tant pis continuer
Dans l’existence
À me dépersonnaliser avec simplicité
Corinne adorée.

Michel Michelle Corinne

(338)J. L. – C’est vous qui parlez, alors vous vous adorez vous même ?

M. H. – C’est ça, oui.

J. L. – En somme, vous vous adressez à vous-même ?

M. H.– Oui, c’est ça, je me pose des questions.

J. L. – Corinne, qui c’est ?

M. H. – C’est moi. J’ai changé de nom pour mieux recevoir mon état féminin.

J. L. – Alors, il y a quand même à la fin trois signatures différentes.

95
M. H. – La première, la deuxième et la troisième.

J. L. – Oui et alors ?

M. H. – La première, c’est que je suis un homme, Michel, comme ça s’écrit.

J. L. – Vous vous appelez Michel ?

M. H.– La deuxième, avec deux « l ». Il n’y a pas longtemps. J’ai changé de nom :
Corinne. Et de là, j’ai brûlé mes papiers.

J. L. – Où avez-vous pris cette idée du nom « Corinne » ?

M. H. – Il vient de mon enfance. J’ai bien connu une petite fille qui avait six ans,
qui s’appelait Corinne. A partir de ça, je n’ai connu personne d’autre, de fille qui
s’appelait Corinne. C’est un nom qui me plaît, alors je me le suis donné.

J. L. – Oui…– Est-ce que votre mère vous a parlé de votre enfance ?

M. H. – J’avais essayé d’écrire un livre sur ma vie de travesti. Puis je l’ai déchiré.
Pour écrire ce livre, j’ai demandé l’aide de ma mère pour retrouver mon enfance,
parce que j’ai pensé que c’était depuis mon enfance que j’étais comme ça. Peu de
temps avant d’entrer à l’hôpital, ici, je l’ai déchiré.

(339)J. L. – Qu’est-ce qu’elle vous avait rappelé de votre enfance ?

M. H. – Un cauchemar. C’est d’ailleurs pour ça que je couchais avec mes parents


le soir, parce que j’avais peur de ce cauchemar-là.

96
J. L. – Vous vous souvenez que vous aviez peur de ce cauchemar ? Vous n’en
aviez pas perdu la mémoire ?

M. H. – Pendant beaucoup de temps, je ne me rappelais plus. Ma mère. me l’a


rappelé, je l’ai retenu après.

J. L. – Qu’est-ce que c’était, que ce cauchemar ?

M. H. – Quand j’étais petit, c’est une femme qui dans mon cauchemar, qui venait
faire du mal à ma famille. Elle coupait des jambes, il y avait du sang dans ce
cauchemar-là. Son visage m’est un peu revenu dans mes pensées.

J. L. – Ça vous est arrivé, après tout, de vous couper vous même. Cela ne vous
paraît pas avoir un rapport avec ce rêve ?

M. H.– Là, je me faisais du mal à moi-même. Non je ne crois pas. J’ai fait pas
mal de rapprochements avec mon rêve, d’ailleurs un peu vite. Les
rapprochements que j’ai faits avec cette femme blonde… Ce cauchemar-là je
l’avais oublié et pourtant il y a un an, je me suis teint les cheveux en blond. J’avais
les cheveux beaucoup plus foncés et dernièrement je me suis coupé les cheveux,
j’ai mis une perruque blonde. J’ai fait la comparaison, le rapprochement : la
femme blonde et moi qui suis blond. Ce rapprochement-là, je l’ai fait. Il y a la
méchanceté aussi, la méchanceté de la femme blonde, peut-être que c’est la
méchanceté, la peine que je donnais à mes parent en me travestissant. Cela peut
leur faire du mal… des petits rapprochements comme ça.

J. L. – Ce poème s’appelle aussi…

(340)M.
H. – Ce soir-là, justement, j’ai écrit la femme blonde, parce qu’il y avait
une dame, dans l’hôpital où je suis, qui s’est mise à hurler ; elle avait une crise ;
cela m’a fait un choc, ces hurlements. Au fond de moi, j’ai eu l’impression

97
d’entendre ces hurlements dans mon rêve, cela m’a fait un choc et je suis retombé
dans mon rêve. Je n’ai même pas vu ce soir-là dans mes pensées le visage de cette
femme blonde.

J. L. – Comment sont ses traits ?

M. H. – Très forts, un visage creusé, un visage d’homme d’ailleurs. Quand j’ai


revu ce visage, cela m’a fait un drôle d’effet.

J. L. – Comment savez-vous que c’est le même visage ?

M. H. – Je me rappelle de l’avoir revu, je retombais dans mon rêve. Après, je suis


venu demander un médicament à l’infirmier, parce que j’avais peur du noir. Les
hurlements, cela m’a enclenché quelque chose et j’ai eu peur du noir comme
quand j’étais petit et pourtant je n’ai pas peur du noir. Cela m’a paru étrange, j’ai
trop creusé mon passé.

J. L. – Qu’est-ce que vous appelez « trop creuser votre passé » ?

M. H. – J’ai trop essayé de savoir d’où cela provenait. Cela vient peut-être de ce
rêve. Cela vient peut-être depuis que je suis né, je ne sais pas.

J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait la femme blonde, en rêve ?

M. H. – Elle faisait du mal. Elle coupait des membres du corps.

J. L. – Elle coupait des membres exactement comme vous avez voulu vous
couper un membre. Après tout, c’est peut-être…

98
M.H. – Oui, bien sûr. Dans mon rêve, elle ne m’a jamais fait de mal, cette femme
blonde. Elle faisait surtout du mal à mes parents ; mais sur moi, non.

(341)J.
L. – À la famille, à qui encore ? à vos frères, bien sûr. Elle leur coupait
aussi…

M. H. – Les membres, les pieds. Je me rappelle les pieds seulement.

J. L. – Et le rapprochement ne vous frappe pas ? Le fait que vous ayez essayé


de…

M. H. – Si le rapprochement… ça ne concorde pas vraiment effectivement,


couper un membre…

J. L. – Ce membre… qu’est-ce que vous en avez fait, la première fois où vous


vous êtes aperçu qu’il existait, ce membre qu’on appelle masculin ?

M. H. – Quand j’était tout petit, vous parlez ? je ne m’en rappelle pas.

J. L. – Ça ne vous est jamais arrivé, de vous masturber ?

M. H. – Si bien sûr, je ne m’en suis jamais occupé.

J. L. – Vous vous en occupiez, quand vous vous masturbiez.

M. H. – Je me masturbe autrement. Je mets ma main entre mes deux cuisses,


posée contre non sexe. Je ne connais, pas le terme qu’on emploie. Je ne bande
pas ; j’éjacule quand même.

99
J. L. – Vous savez très bien le terme qu’on emploie. C’est le terme bander.

M.H.– C’est tout.

J. L. – Vous éjaculez, à vous mettre ce sexe entre les cuisses ?

M.H. – À poser ma main sur ce sexe, bien sûr en donnant une certaine pression
sur ma main.

J. L. – Oui et cela aboutit à une éjaculation.

M. H. – Je pratique toujours la masturbation comme ça, maintenant encore. J’ai


mal au sexe quand je me masturbe autrement. J’ai essayé de me masturber
normalement deux fois.

J. L. – Comment savez-vous que c’est une masturbation normale ?

(342)M. H. – Entre amis on parle comme ça, en plaisantant et on arrive à savoir.


Je sais comment on se masturbe. Je sais que moi, c’est pas normal. D’ailleurs, je
ne peux pas me laver l’intérieur du sexe, parce que ça me fait mal de déculotter
mon sexe puis laver l’intérieur. Je ne me suis jamais lavé l’intérieur. Il n’y a que
quand je pénètre une femme que je n’ai pas mal.

J. L. – Quand vous pénétrez une femme, vous êtes en érection, vous bandez, en
d’autres termes.

M. H. – Oui. À chaque fois que j’ai des rapports, la fille est toujours obligée de
me toucher, parce qu’autrement je n’arrive pas à bander. Il m’est arrivé des fois
de redescendre au moment où je commençais à pénétrer, juste au moment où…
ça ne marchait plus.
100
J. L. – Alors, qu’est-ce que vous demandez, maintenant ?

M. H. – À devenir une femme. Vu le problème, d’une autre manière, devenir une


femme en servant de cobaye ; devenir une femme si mon état de santé le
nécessite, j’ai envisagé plein de choses.

J. L. – Si vous n’êtes pas en bonne santé, si vous êtes malade…

M. H. – Actuellement, là ?

J. L. – Oui. Qu’est-ce que vous en pensez, de cette hypothèse que tout ça ne soit
que maladie ?

M.H. – Je ne pense rien.

J. L. – Vous pouvez y penser, que ça ce soit une mauvaise position dans le


monde, si je peux dire.

M. H. – Si je suis malade, je suis toujours un homme, non ? La position envers


moi-même, d’ailleurs…

J. L. – Oui.

M. H. – Elle est normale, ma position.

J. L. – Qu’est-ce que vous envisagez comme solution, si vous êtes malade d’être
un homme ?

101
(343)M.
H. – Continuer à me prendre pour une femme et oublier mon personnage,
en espérant que je n’aurai pas des angoisses d’être un homme.

J. L. – Parce que… qu’est-ce que vous appelez angoisses ?

M. H. – C’est terrible d’être un homme, pour moi.

J. L. – C’est terrible, mais il faut que vous vous y fassiez.

M. H. – Ça, je ne peux pas l’admettre, d’être un homme. C’est pour ça que je


veux me tuer, d’ailleurs.

J. L. – Alors, vous trouvez que c’est la bonne solution ?

M. H. – Je n’en ai pas trouvé de meilleure. J’ai essayé de travailler pour pouvoir


envisager des opérations. Mais j’ai piqué des crises de nerfs, parce que ce travail-
là, je pourrais le faire en femme. Je ne pouvais plus… mes vêtements…

J. L. – Quelle sorte de travaux pourriez-vous faire en femme ?

M. H. – La dernière fois que j’avais travaillé, c’était le nettoyage des moquettes


des restaurants, avec une brosse, de la lessive et frotter la moquette, les escaliers.

J. L. – Vous trouvez que c’est un travail très reluisant, de frotter des moquettes ?

M. H. – C’est le chômage qui m’a donné ce travail-là. Je n’ai pas eu le choix. J’ai
pris ça parce qu’il fallait bien prendre quelque chose. J’ai bien essayé de retrouver

102
dans mon métier, dans le dessin industriel mais ils demandent toujours des
personnes qualifiées, des projeteurs.

J. L. – Il y a combien de temps que vous n’avez pas travaillé dans le dessin


industriel ?

M. H. – Cela fait deux ans, un an et demi.

J. L. – Alors, la roulotte ?

M. H. – À la campagne ? Je vous parle de quoi ? de la roulotte ?

(344)J.L. – La roulotte. Votre mère a été l’aînée d’une nombreuse famille. Elle
était dans une roulotte à ce moment-là. Vous en savez quelque chose ?

M. H. – Pas du tout ; je sais qu’elle a eu une enfance très malheureuse.


C’est elle qui faisait toutes les corvées. Elle se faisait taper par sa mère, enfin
c’était quelque chose de terrible.

J. L. – Ça, vous le savez quand même ; si vous le savez, c’est parce qu’elle vous
l’a raconté.

M. H. – C’est ça.

J. L. – Quel rapport y a-t-il dans votre esprit entre cette roulotte, la roulotte
maternelle et celle dont on vous a fait cadeau ?

M. H. – Aucun rapprochement, parce que quand j’étais à la campagne, je n’avais


pas le choix. J’aurais préféré être dans une maison. Il fallait que j’habite quelque
103
part. On m’a proposé une roulotte. Je n’ai pas eu le choix, je l’ai pris. C’était
vraiment une coïncidence. J’aurais préféré être dans une maison.

J. L. – C’est une coïncidence. Vous étiez dans le même genre de roulotte.

M. H. – Oui, d’accord, ça s’est présenté comme ça.

J. L. – Qui est-ce qui vous a fait cadeau de cette roulotte ?

M. H. – C’est un paysan de la campagne qui avait une roulotte. Je l’ai connu là-
bas.

J. L. – Et vous considérez qu’un paysan qui a une roulotte, c’est tout ce qu’il y a
de normal qu’il vous la passe ?

M. H. – On s’arrangeait entre nous.

J. L. – On s’arrangeait, cela veut dire que vous l’avez payée ?

M. H. – Il ne fallait pas qu’il soit perdant. Il me prêtait sa roulotte.

J. L. – Il vous la prêtait ou il vous l’a donnée ?

(345)M. H. – Il me la prêtait.

J. L. – Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Il faut tout de même que vous
sortiez d’ici.

104
M. H. – C’est pour ça que j’ai fait mes valises. Ce que je vais faire ? Comme avant,
je n’ai pas le choix. Rester enfermé chez moi, me travestir.

J. L. – Chez vous, où est-ce ?

M. H. – Chez mes parents, ils veulent me reprendre.

J. L. – Ils veulent vous reprendre et ils savent que vous allez vivre chez eux, ne
pas sortir ?

M. H. – C’est ça.

J. L. – Il est assez probable que tout de même vous montrerez le nez dehors.

M. H. – Non, je me rappelle une fois, je n’avais pas mangé pendant une semaine,
j’avais des sous pourtant pour acheter à manger. Je ne voulais pas me dévêtir
pour faire les commissions. Pourtant, le magasin était à côté de chez moi, j’ai
préféré rester une semaine sans manger.

J. L. – C’était où, cela ?

M. H. – Chez moi, quand j’habitais tout seul.

J. L. – Parce que vous habitiez tout seul là depuis quand ?

M. H. – J’habitais dans cet appartement-là depuis six mois, cinq mois auparavant.
J’avais un autre appartement où je suis resté peut-être huit mois, peut-être dix.

105
J. L. – Qui est-ce qui vous payait le loyer ?

M. H. – Mes parents.

J. L. – Donc, vos parents veillent sur vous.

M. H. – Oui.

J. L. – Qu’est-ce que vous en pensez ?

M. H. – Des fois, je m’en irais n’importe où puis je ne reviendrais jamais, pour


ne pas poser de ces problèmes-là à mes parents.

(346)J. L. – Comment envisagez-vous d’aller n’importe où ?

M. H. – Au Maroc.

J. L. – Au Maroc, ce n’est quand même pas n’importe où.

M. H. – Non, ce n’est pas n’importe où ; c’est dans le but de pouvoir travailler.


Travailler, puis pouvoir…

J. L. – Pouvoir quoi ?

M. H. – Me faire opérer.

J. L. – C’est cela qui vous oriente vers le Maroc, parce que vous croyez qu’au
Maroc on vous opérera ?
106
M. H. – Bien sûr.

J. L. – Comment savez-vous ça ?

M. H. – Je l’ai lu sur des bouquins…

J. L. – Vous faire opérer, c’est quoi ? C’est essentiellement vous faire couper la
queue.

M. H. – Il y a la castration, mais il y a aussi la transformation du corps, les


hormones !

J. L. – Les hormones, ça vous parait fixer spécialement votre espoir. C’est la seule
chose qui vous soutienne, pour l’instant ?

M. H. – Il y a ça, bien sûr et principalement c’est mon visage, parce que je ne


peux pas le cacher sous des vêtements. Mon visage… il choque dans la rue
n’importe qui le verra…

J. L. – Alors, c’est pour cela que vous allez voir des chirurgiens esthétiques.
Qu’est-ce que vous attendez de la transformation de votre visage ?

M. H. – La barbe, déjà. Une épilation, c’est une chose majeure. Puis il y a des
opérations qui s’effectuent sur le menton, sur le nez. Obligatoirement, cela peut
embellir le visage. Je ne dis pas pour cela qu’on a un visage de femme après une
opération comme ça, mais il est un peu arrangé.

(347)J. L. – Pauvre vieux, au-revoir.

107
(le patient sort)

Dr LACAN – Il est bien accroché.


… au Dr Czermak : dites-moi, alors, qu’est-ce que vous comptez en faire.

Dr CZERMAK – Je suis dans l’embarras. Je suis plutôt embarrassé. C’est bien


pourquoi je vous l’ai montré.

Dr L. – Il finira par se faire opérer.

Dr C. – Les chirurgiens de Corentin Celton ont proposé à sa mère de le faire


opérer pour quatre millions dans le privé !

Dr L. – C’est le type même du type qui arrive à se faire opérer. Il arrivera


sûrement à se faire opérer, il faut s’y attendre. On appelle ça couramment le
transsexualisme. Il faut lire la thèse d’Alby sur le transsexualisme.

Mme Suzanne GINESTET-DELBREIL – Et après, qu’est-ce qui se passera ?

Dr C. – Le devenir ne semble pas très brillant pour un certain nombre d’entre


eux.

Dr Alain DIDIER-WEIL – Mais, monsieur, est-ce qu’il est vraiment impensable


d’espérer qu’on puisse l’aider à envisager une opération analytique ?

Dr L. – On n’arrivera à rien. On n’arrivera à rien. Cela a été fait, ça n’a rien donné.
Cela date de la petite enfance. Il est décidé pour cette métamorphose. On ne
modifiera rien.
108
Dr A D-W. – Cela renvoie à une impuissance pour nous qui est presque aussi
insupportable que ce qu’il vit lui-même.

Dr L. – Je n’ai pas vu le moindre élément qui me permette d’en espérer un


résultat.

(348)Dr C. – Quel risque y a-t-il à essayer de le suivre ?

Dr L. – Essayez de savoir comment il s’en tirera. Ça serait curieux, intéressant,


de savoir comment il arrivera, en fin de compte, à se faire opérer.

Dr X. – Son impossibilité à se sentir femme dans les bras d’un homme. Il va


trouver, il me semble, la même chose…

Dr C. – Ça ne l’intéresse pas d’être femme dans les bras d’un homme. Il dit qu’il
trouve sa satisfaction quand il est habillé en femme. Il dit : c’est pour moi-même
que je veux me faire opérer.

Dr ÉLISABETH MILAN – On peut supposer qu’à la suite de cette opération, toute


la jouissance sera éteinte pour lui.

Dr L. – Exactement, c’est ça. Comme il l’a bien manifesté, ni avec un homme, ni


avec une femme, il n’aura de jouissance. Il n’aura pas plus de satisfactions qu’il
n’a eues jusqu’à présent.

Dr C. – La satisfaction essentielle, c’est celle de son corps revêtu de la douceur


des vêtement féminins. C’est cela qui domine chez lui.

Dr L. – C’est cela qui domine et c’est très spécifique dans ce cas-là.


109
Dr C. – Il y a une dimension de cet ordre-là chez sa mère. Sa mère a un rapport
aux étoffes, qui est quelque chose d’assez particulier.

Dr M. – Est-ce qu’on pourrait penser à un rapport avec le fétichisme ? Est-ce


que les vêtements pour lui ne sont que l’occasion pour qu’il soit femme ?

Dr L. – Il est certain que c’est l’affinité de cela avec le fétichisme qui me paraît le
point le plus caractéristique.

Dr FALADE – J’ai été frappée que ce soit tellement de son visage qu’il parle et
qu’il dise « Le corps, je peux quand même le cacher ». Il revenait beaucoup là-
dessus, (349)comme si c’était d’être vu…

Dr C. – Il y a eu des moments où il disait qu’au fond, il s’accommoderait de ne


pas se faire opérer, parce que cela venait pour lui en deuxième position. Ce qui
importait, c’est le visage, pouvoir dissimuler le caractère masculin du visage. Il
est dans une position un peu fluctuante. Certains jours, il dit que ce qui domine,
c’est le plaisir d’être travesti et, pour peu que son visage se modifie, il s’en
accommoderait. Mais certains autres jours, c’est une exigence de modification
radicale.

Dr F.– Son visage le gêne beaucoup. Il a la crainte de la foule quand il est habillé
en femme.

Dr C.– Pas seulement. Un jour qu’il était seul, habillé en femme devant le miroir,
il a brisé le miroir.

Dr F – Je crois que l’apparence joue quand même beaucoup pour lui. Dans son
dire premier, c’est ce qui m’avait frappée.

110
Dr C.– D’un jour sur l’autre, les choses sont un peu oscillantes. De temps en
temps, c’est du côté de l’apparence, ce qui est primordial. D’autres jours, c’est la
modification radicale qui domine.

Dr L. – C’est bien en cela que je crois qu’il n’y a aucune prise.

Dr C.– Cela se retrouve constamment.

Dr L. – Sur ces deux champs.

Dr F – Ce qui m’a semblé intéressant aussi, c’est dans une certaine situation d’être
obligé de faire l’homme, car dans ses relations avec la femme, il lui a fallu faire
l’homme et en faisant l’homme, il lui a fallu aller jusqu’au bout… Il était dans un
engrenage, c’est quelque chose qu’il faisait et il fallait aller jusqu’au bout. Cela ne
vous a pas frappés ?

(350)Dr L. – Si, si,

Dr F – Cela m’a beaucoup frappée. Il lui fallait à ce moment-là répondre à une


certaine image de l’homme, tel qu’il pensait que c’était.

Dr C. – Ça a été une brève étape, très rapidement dépassée. C’est avec la fille
qu’il a oubliée.

Dr F – Avec la première dans cette maison de campagne, ses copains avaient une
certaine attitude et l’obligeaient, lui aussi, à donner cette illusion, à faire l’homme
comme les autres.

Dr C. – Très rapidement après, il en est venu au point de se satisfaire d’une vie


entre femmes ; avec la fille dont il a partagé la vie un an, il lui a posé comme
111
exigence qu’elle accepte de le voir habillé en femme et il a dit nous avons vécu
comme deux gouines.

Dr F – La première, c’était différent, puisque dès le départ, ils s’étaient entendus


comme cela. Mais je parle de la toute première et de la seconde. Il s’est trouvé
dans une situation où il fallait faire l’homme comme les autres.

112
1976-02-23 PREMIÈRE LETTRE À PIERRE SOURY ET MICHEL
THOMÉ

<FAC-SIMILE ABSENT>

Lettre adressée au 5, rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Bonjour, chers Soury et Thomé.

M’en croirez-vous ? je me suis préoccupé de combien il y a de nœuds différents


dans le cas d’une chaîne à 4 ? (alors que 2 dans chaîne à 3)

Six à mon avis


Et au vôtre ?

Votre
J. L

Ce 23-II-76.

113
1976-02-23 LETTRE À PIERRE SOURY ET MICHEL THOMÉ

Deuxième lettre envoyée le même jour. Collection privée. Cette lettre a dû être
envoyée dans la même enveloppe que la précédente.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Deuxième lettre.

Il n’y a pas besoin pour la chaîne à 3 qu’ils soient, les 3, coloriés « et orientés ».
Il suffit qu’ils soient coloriés.

J. L

Donc ( !) même affaire pour la 4.

114
1976-02-26 LETTRE À PIERRE SOURY ET MICHEL THOMÉ

<FAC-SIMILE ABSENT>

Lettre adressée au 5 rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

fig. I
<FAC-SIMILE ABSENT>

Chers S et T.

Considérez la construction des 3 dans l’espace.


FIGURE I

Vous y voyez bien que le couple de 2 coloriés, si on change la couleur entre les
deux. fait un nœud différent manifestement – le 3ème étant resté de la même
couleur : celui que je dis transversal par exemple
Car il n’y a pas moyen de les faire coïncider
Le coloriage donc suffit
De même pour le « nœud » à 4
115
Répondez-moi où venez me voir pour m’expliquer le plus vite possible

Merci
J. Lacan
Ce 26

[Gloria voulait vous faire rester. On aurait parlé de ça]


En fait des 6 il y en a de supplémentaires.
À 3 et à 4 déjà il y a la supplémentaire « circulaire » sans compter de plus
compliquées à partir de 4
Déjà à 3 il y en a d’autres que j’ai dites. Excusez ma hâte. Il ft qu’on en parle.
Mais il y a quelque chose que je ne pige pas,
[en travers de la lettre] sans doute dans votre affaire d’orienter.
Téléphonez pour le rendez-vous éventuel.

116
1976-03-09 INTERVENTION APRÈS L’EXPOSÉ DE J. AUBERT SUR J.
JOYCE

Interventions lors des Conférences du « Champ freudien ». Analytica 4


(supplément au n° 9 d’Ornicar ?), 1977, n° 4, pp. 16-18. Extraits de la discussion
qui eut lieu après l’exposé de Jacques Aubert : « Galerie pour un portrait » aux
« Conférences du Champ freudien ».

JACQUES-ALAIN MILLER – À vous suivre, et c’était déjà le cas lors de votre


intervention au Séminaire du Dr Lacan, on touche du doigt que la dimension du
symptôme est manifeste chez Joyce, parce que celle du fantasme n’y vient pas
faire écran. Sade par exemple impose l’évidence du fantasme, de son fantasme.
Ici au contraire, il ne s’agit certainement pas du fantasme de Joyce, ni même d’un
symptôme qui lui serait attribuable. Il répète, il effectue la structure du
symptôme, et rien ne le montre mieux que l’effet de son texte sur le lecteur, qu’il
met dans la position d’avoir à déchiffrer interminablement, à dévider une
interprétation infinie qui ne comporte aucun principe d’arrêt. Vous dites « en
guise de conclusion », mais vous ne pouvez rien conclure.

JACQUES AUBERT – J’avais oublié de mentionner une chose qui était pourtant…

JACQUES-ALAIN MILLER – Il est nécessaire que vous ayez oublié quelque chose.

JACQUES AUBERT – Oui, oui ! Vous allez voir ce que c’est. Si j’ai parlé d’analyse
c’est qu’entre autre choses il inscrit dans le Journal, à la fin, des transcriptions de
rêves, qui figuraient dans les fameuses et curieuses épiphanies qu’il a
soigneusement sélectionnées, laissant tomber ce qui n’était pas problématique,
les notations réalistes, sociales, ne retenant que celles qui sont de l’ordre du rêve.
Lorsque j’ai prononcé tout à l’heure le mot de fantasme, c’était à propos d’un
rêve qui commençait d’une manière suffisamment non-réaliste pour qu’on
puisse, au début, s’y laisser prendre.

117
JACQUES-ALAIN MILLER – La façon même dont vous abordez le texte de Joyce
montre à quel point celui-ci ne spécule pas sur le fantasme, mais plutôt qu’il le
défie. Que cela le conduise à défier la grammaire, c’est dans l’ordre. Il me paraît
qu’une littérature qui spécule sur le symptôme, qui l’imite, est tout autrement
constituée que celle qui se fonde sur le fantasme. Il est clair qu’à prendre les
choses comme vous le dîtes, vous dépassez la question qui embarrasse tous ces
critiques dont les articles sont recueillis dans l’édition que vous avez
recommandée : dans quelle mesure Joyce adhère-t-il au personnage de Stephen ?
On a d’abord tout pris pour argent comptant et puis on s’est dit que non, qu’il
devait marquer beaucoup d’ironie à l’égard du personnage, qu’il ne le donnait pas
en exemple. Mais on reste incertain : Joyce est-il sérieux ou pas ? La théorie de
l’art qu’il expose est-elle la sienne ? Est-ce bien ce prétentieux personnage qu’il
propose pour modèle ? Cette problématique est trop psychologique, mais enfin
quelle est votre position à propos de cet embarras de la critique anglo-saxonne ?
Quelle est la fonction de Stephen dans l’économie subjective de Joyce ?

JACQUES AUBERT – Vous avez prononcé le terme d’ironie. Je ne suis pas sûr qu’il
n’y ait que de l’ironie. La position de surplomb, de domination par rapport au
texte que suppose l’ironie, n’est pas celle de Joyce, il y a plutôt humour. Il fait
fonctionner le texte dans sa logique. Il l’accompagne, ou plutôt est accompagné
par lui comme par son énigme. Ce que, comme vous l’avez dit, Joyce essaye de
déchiffrer, c’est son énigme.

JACQUES LACAN – Je vais vous dire la réflexion qu’en vous écoutant je me suis
faite, à propos de la confesse, et de tout ce qui s’ensuit – à quelle prodigieuse
végétation cela aboutit, avec Alphonse de Liguori, Suarez, le probabilisme ! Je
pensais à un de mes analysants qui est un vrai catholique, mûri dans la saumure
catholique, à un point qui n’est certainement égalé par personne ici, sans cela
personne n’y serait. En somme, un catholique vraiment formé dans le
catholicisme est inanalysable. Il n’y a aucun moyen de l’attraper par le bout de
quelque oreille.

JACQUES ALAIN MILLER – Vous avez déjà exclu les Japonais de l’analyse…

118
JACQUES LACAN – J’ai déjà exclu les Japonais, bien sûr, mais c’était pour d’autres
raisons. Les vrais catholiques sont inanalysables parce qu’ils sont déjà formés par
un système auquel on a essayé de survivre avec l’analyse de Freud. C’est en cela
que Freud est un catholique timide, prudent. Il a fait passer là un courant d’air
frais, mais en fin de compte son apport est du même principe, comme on le voit
dans Malaise dans la civilisation : il retourne tout bonnement au fait qu’il y a
quelque chose qui ne tourne pas rond. Il est quand même curieux, pour user d’un
mot que vous avez employé, curious, que l’analyse soit la forme de survie dans
le catholicisme. On verra peut-être un jour un pape qui s’en apercevra et invitera
tout le monde à se faire psychanalyser. Mais pour les gens qui sont déjà formés,
l’analyse, c’est sans espoir. Peut-être, avec le temps, cela arrivera-t-il a s’évaporer.
Je voudrais soulever une autre question qui est celle de la traduction anglaise du
Ich des Allemands par ego. Nous avons donné à cela un poids plus raisonnable
en traduisant par le moi. C’est là que je retrouve la question tout à fait pressante
qu’a soulevée Jacques-Alain Miller, des rapports de Stephen avec James Joyce.
Stephen Dedalus, n’est-ce pas ce qu’on appelle communément l’ego ? Je serais
assez porté à y pointer un imaginaire redoublé, un imaginaire de sécurité si l’on
peut dire. Est-ce que Stephen Dedalus ne joue pas par rapport à James Joyce le
rôle d’un point d’accrochage, d’un ego ? Est-ce un ego fort comme disent les
Américains, ou est-ce un ego faible ? Je crois que c’est un ego fort, d’autant plus
fort qu’il est entièrement fabriqué. C’est faire retour à la question d’où je partais :
quelle est la fonction de l’ego dans la formation catholique ? Est-ce que la
formation catholique n’accentue pas ce caractère en quelque sorte détachable de
l’ego ? Il est très frappant que les anglais n’aient pas traduit le Ich par I. Il faut
que quelque chose les en ait empêchés, parce que cela semble aller de soi, quelque
chose qui tient à la langue anglaise.

PHILIPPE SOLLERS – En anglais, ils ont aussi gardé le latin pour le ça et le surmoi.

JACQUES AUBERT – Cela tient peut-être à la tradition théologique anglaise, qui,


pour l’essentiel n’est pas catholique.

PHILIPPE SOLLERS – En anglais, le I s’écrit toujours avec une majuscule même à


l’intérieur d’une phrase.

119
JACQUES LACAN – Oui, mais ce n’est pas une explication, puisque les Anglais
écrivent aussi ego un E majuscule.

JACQUES-ALAIN MILLER – En tout cas, je voudrais souligner qu’il n’y a pas


d’ambiguïté sur le type de moi que Joyce se construit (« se construire » figure
dans le Portrait) : un moi qui se construit, le moi classique des romans
d’éducation, est un moi obsessionnel.

JACQUES LACAN – C’est ça. D’ailleurs, le Français marque bien que le moi est en
fin de compte déterminé, qu’on le choisit. C’est une sorte d’objet. Pichon a fait
là-dessus des remarques qui ne sont pas idiotes.

JACQUES-ALAIN MILLER – Or, il ne me semble pas qu’il était obsessionnel, Joyce.


S’il se construit un moi obsessionnel, c’est un moi qui n’a rien à faire avec sa
structure. Sa personne ténue, pour reprendre les termes de Pichon, et sa
personne étoffée ne coïncident pas du tout.

JACQUES AUBERT – Je me demande si cela n’est pas en partie fabriqué par


l’éducation catholique, à base d’Imitation de Jésus-Christ.

120
1976-03-10 LETTRE À PIERRE SOURY ET MICHEL THOMÉ

<FAC-SIMILE ABSENT>
Pneumatique envoyé au 5 rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Chers S. et T.

J’aimerai vous entendre.


Appelez quand vous voulez

Votre
J. L naturellement :
soucieux
Ce 10 III 76

121
1976-03-21 INTERVENTION SUR L’EXPOSÉ DE P. KAUFMANN

Intervention sur l’exposé de P. Kaufmann : : « Note préliminaire sur le concept


d’inhibition chez Freud. L’impasse de la contradictio. 9e Congrès de l’École
freudienne de Paris : « Inhibition et acting-out ». Palais des Congrès de
Strasbourg, Lettres de l’École freudienne, 1976, n° 19, p. 48.

Groupe de discussion improvisé sur les thèmes développés par Pierre Kaufmann
…

J. LACAN – Qu’est-ce qu’il y a encore dans Épictète ?

…

122
1976-03-24 « INHIBITION ET ACTING OUT » CLÔTURE DU
CONGRÈS.

Neuvième congrès de l’École freudienne de Paris, Palais des congrès de


Strasbourg, Lettres de l’École freudienne, 1976, n°19, pp. 555-559.

(555)J. LACAN – Comme je me le suis fait confirmer par Solange Faladé, c’est bien
moi qui ai choisi pour un congrès qui à ce moment-là n’était pas pour demain,
ces deux thèmes, l’inhibition et l’acting out. Il est certain que c’était faire
confiance aux Strasbourgeois, et votre présence ici dans cet amphithéâtre
magnifique est la confirmation du soin qu’ont mis les Strasbourgeois à faire ce
congrès, c’est-à-dire ce qui pour nous (je parle de l’analyste idéal) est un frotti-
frotta, enfin quand même ce frotti-frotta répond à un besoin de se chauffer entre
soi ; mais ce n’était pas seulement pour ça que j’ai préféré ces deux thèmes. Je les
proférais aussi en écho à Strasbourg ; je veux dire que de même que, dit-on
(métaphore comme d’habitude !) Strasbourg, c’est une extrémité de ce lopin de
terre qu’on appelle la France, de même ça m’avait porté à proférer inhibition et
acting out comme étant les confins de l’analyse.
Le comble du comble, c’est que je suis comblé ; je veux dire qu’à entendre les
divers orateurs, j’ai eu ce sentiment d’être comblé. L’ennuyeux – mais c’est
uniquement pour moi, car je pense que tout le monde l’a été, comblé ; on a été
comblé d’un certain nombre de thèmes dont je me demande pourquoi je les ai
frayés ; ça veut dire que comblé, comblé par tous ceux qui ont parlé de cette
place et des différentes autres salles, ça ne m’a pas satisfait ; ça m’a même
perturbé quant à l’utilité de ce que je fais.
C’est certain que cette question, ce n’est pas la première fois que je me la formule.
Le manque me manque. Quand le manque manque à quelqu’un, il ne se sent pas
bien. C’est une affaire comme ça que j’essaye de réduire au fait que je suis de
l’espèce de cet hommâle dont j’ai parlé comme d’une hommelle, voire d’une
hommelette. L’hommâle en a trop, mais ça ne l’empêche pas d’être sensible au
manque. Pourquoi est-il si sensible au besoin de manque, si je puis m’exprimer
ainsi ? Je ne vois absolument pas d’autre raison à en donner, sinon qu’il a des
habitudes. Il a l’habitude de manquer. Et ses habitudes, il en fait un principe qui,
dans l’analyse, a été intitulé – d’ailleurs on n’a jamais entendu parler que de ça –
le principe du plaisir.
123
Le principe du plaisir a été repéré depuis toujours ; c’est même bien ça qui nous
écrase, et qui m’écrase, moi aussi ; heureusement, j’ai un honorable précédent,
c’est Freud. Lui aussi, il a fallu qu’il tombe là-dedans, dans le principe du plaisir.
Le principe du plaisir, il l’a défini évidemment un peu autrement que ne le
définissaient les Grecs, qui prenaient ça au pied de la lettre, → lui, quand
même, (Freud), a dit que c’était le moindre déplaisir, en d’autres termes que la
vie, ça ne pouvait se supporter qu’à condition de la tamponner un peu
sérieusement.
(556)C’estévidemment nouveau, et ça n’est pas très encourageant. Pourquoi,
puisque j’ai parlé de l’hommêle, pourquoi celle que j’appellerai dans l’occasion la
femmeuse ou l’affameuse, celle qui n’est pas toute, au point que de la dire la, j’ai
mis ça en suspicion, en suspension, pourquoi est-ce qu’elle, de ce manque, elle
s’en fout bien, c’est le cas de le dire ?
Je suggère en réponse que c’est elles – elles au pluriel quoique j’ai parlé de la
d’abord – c’est elles, au pluriel, qui sont, si tant est qu’on puisse employer le mot
être, qui sont l’inconscient. La femmeuse dont je parlais n’est pas toute ; si elle
n’est pas toute, en fin de compte, je ne sais pas bien si c’est comme le réel, ou si
j’ai été introduit à formuler que le réel n’est pas tout à cause d’elles (comme vous
voudrez l’écrire, au singulier ou au pluriel). Tout ce que je peux avancer dans
l’occasion, c’est que si elle n’est pas toute comme le réel, elle n’en sait rien. Le
réel non plus d’ailleurs, puisqu’il n’est pas question d’un savoir quelconque pour
le réel.
J’avance en somme que le réel, quoique discordant, il se trouve – c’est un fait que
nous constatons – que ça marche. La façon dont nous nous cassons la tête pour
faire quelque chose qui marche comme lui (quoique discordant) a abouti à la
fabrication des automates. Il est évident qu’il y a là quelque chose de faussé dans
l’automate : l’idée que ça marche par soi, que ça marche tout seul a l’air plutôt de
dire le contraire ; mais l’idée d’ « auto » en question, à savoir qu’il y aurait un soi,
est bien ce que l’analyse au dernier terme met en question.
Ce que j’avance, ce que j’avance au dernier terme, c’est que, dans la mesure où le
réel fonctionne pour l’homme, je parle de cette chose malgré tout tout à fait
stupéfiante que l’homme, on ne sait pas pourquoi, est arrivé à catégoriser le réel
comme tel, eh bien le réel en tout cas n’atteint le dit homme que de sa
discordance, et c’est bien pour ça qu’on est stupéfait qu’il se soit élevé jusqu’à
une conception du réel dont moi, timidement, j’ai avancé qu’elle ne saurait

124
s’ébaucher, contrairement aux monomanies humaines, qu’elle ne saurait
s’ébaucher, cette conception du réel, que comme d’un réel éclaté.
Voilà. J’ai entendu ici des échos de ça, qui est la pointe de ce que j’ai essayé
d’énoncer, des échos de ce qu’on peut appeler mon bavardage. Dans le train,
quelqu’un qui, je crois, était la personne qui est là en face, trimballait avec elle un
torchon qui s’appelle Le Nouvel Obs comme on dit, dans lequel deux crétines
disaient que ce siècle était lacanien ! (Rires) C’est naturellement pour dire qu’il
faut que ça finisse. L’ennuyeux simplement, pour moi, c’est que ça ait commencé,
aux dires des types en question.
En réalité, si ça a commencé dans ce siècle, comme on dit, on peut dire qu’il y a
mis le temps ! Ça m’est venu sur le tard, cette espèce de poussée, comme ça, si
tant est qu’elle existe. Mais enfin ça n’en a pas moins l’effet que je ne peux plus
me souffrir. Voilà. Je voudrais bien limiter les dégâts que j’ai fait – malgré tout
on n’est pas un très grand nombre ; dans les 800 ; ça ne suffit pas à dire que le
siècle est lacanien ! – Je voudrais bien limiter les dégâts que j’ai fait en somme
dans ce champ limité, ce petit bout de réel.
L’ennui – l’ennui pour moi – c’est que je n’y peux rien. Une fois qu’on est entré
dans la voie de certains choix, c’est fait. Il faut quand même qu’on sache ça. On
ne sait pas pourquoi on choisit quelque chose. Le plus souvent on commence
comme ça au hasard. Et puis après ça a des suites.

(557)Naturellement, je ne suis pas le seul à être dans le cas que ça m’embête. Les
dégâts que j’ai fait ne sont plus en mon pouvoir. Alors comme tout le monde,
parce que c’est comme ça que ça se passe pour ce qu’on appelle tout le monde –
bien sûr, là aussi c’est un résidu – je ne vois qu’une issue, c’est, puisque le choix
est fait, de le pousser au moins jusqu’à ses dernières conséquences.
J’ai imaginé l’inconscient comme participant à ce réel mitigé qui ne se réduit pas
à des bouts, à savoir qui s’imagine comme faisant partie de quelque chose qui
tourne rond. C’est pour ça que je dis que j’ai imaginé l’inconscient comme
participant du réel. À ce titre, je l’ai sûrement raté. Mais pas plus que tout ce qui
s’imagine. Ce ratage étant au principe de ce peu que j’ai de réalité, on peut dire
que, comme tout ratage, c’est une ré-ussite, je veux dire que c’est la réussite d’une
réalité qui se trouve, comme ça, être mise sous mon chef, mais se caractérise d’un
autre côté de communiquer avec une réalité commune.

125
Bien sûr, comme tout le monde, ma réalité est faite de ceci qu’elle est ponctuelle,
par rapport à ce dont on fait mémoire monumentale sous le nom d’histoire.
Comme pour chacun, chacun de ceux qui sont ici et chacun de ceux qui sont
aussi dehors. Il n’y a pas de ce que j’appellerai l’Histoire avec un grand H, la
grande Histoire. Il n’y a que des historioles. J’ai été pris dans une historiole qui
n’est pas de moi, l’historiole freudienne, et simplement parce que j’y ai glissé.
Mais il n’y a absolument rien de commun entre l’historiole freudienne et toutes
celles qui l’ont précédée. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre de gens,
Herbart, Hartmann, Du Bois-Reymond, n’importe qui, ce n’est pas parce que
Freud a fait ses choux gras d’un certain nombre d’épaves qui restaient des
précédentes historioles que son historiole, à lui, les continue. C’est bien pour ça
que la seule chose qui pourrait me faire abandonner mon enseignement, c’est la
logique que j’en ai engendrée, logique qui ne vaut pas mieux que les précédentes,
qui vaut en fait tout aussi peu.
C’est une façon de faire un aveu. Oui. L’aveu, c’est ceci : c’est qu’une analyse fait
avouer quiconque s’y risque, chacun dans l’analyse s’avoue-rité, si je puis dire,
pour faire équivoque avec sa vérité ; mais chacune de ces vérités, il faut le dire.
C’est très difficile de savoir ce qu’elle a de commun avec les autres. Il n’y a que
des vérités particulières, et c’est bien ça qui m’a frappé dans ce congrès. Il est
certain que j’avais tendu un piège en essayant d’encadrer ce qui concerne l’analyse
avec ces frontières que sont l’inhibition et l’acting out. Alors le résultat – c’est le
cas de le dire, je l’ai déjà dit – m’est revenu dans la figure, parce que combler
quelqu’un, c’est quand même ça. Ce n’est pas tellement que l’aveu ait été la
caractéristique de ce qui m’a été rapporté, mais comme c’était aux frontières que
je m’étais porté, avec l’équivoque d’un congrès aux frontières, c’est évidemment
aussi des frontières que j’ai reçu la réponse, à savoir la réponse de ce qui a le plus
manqué dans ce congrès, mis à part quelques petits points que chacun
reconnaîtra facilement, à ce repérage par exemple que je suis étonné qu’on n’ait
pas plus parlé de la phobie, mais quelqu’un l’a fait quand même.
La phobie, c’était résonner au cœur même de ce problème que j’ai évoqué à
propos du comble, du manque, de l’insatisfaction, de l’insatisfaction qui était la
mienne. Ce qu’on n’a pas assez senti, ce qui aurait pu se faire, en réaction à cette
indication de l’inhibition et de l’acting out, c’est que quelque chose témoigne plus
de l’expérience de ce que j’appellerai l’analyse – pour ne pas parler de l’analyste,
parce que je vais commencer quand même à déballer mon truc : si j’ai institué la
passe, c’est quand même pour voir s’il y a des analystes, et pas seulement des
126
gens qui à ça ne s’autorisent, comme je l’ai dit, que d’eux-mêmes. Évidemment,
qui ne s’autorise pas de (558)soi-même ! Le soi-même, il y en a à la pelle. Qu’on
s’autorise d’être analyste, c’est à la portée de bien du monde pourvu qu’on en ait
pratiqué une certaine expérience. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai laissé pointer
ceci : c’est que quant à moi, j’en suis encore réduit à faire l’analysant. Ce qu’il y a
de merveilleux, c’est que j’ai trouvé pour ça un alibi : je fais de l’enseignement.
Puisque je suis sur la voie des confidences, je vais quand même vous en dire un
petit bout de plus : je suis le seul névrosé à avoir compris qu’il n’y a d’ego que du
névrosé. Bien sûr, c’est ça qui fait poids. Alors comment moi j’ai réussi à le faire
flotter, cet ego, je vous dirai ça la prochaine fois, à mon séminaire, parce que je
ne vois pas pourquoi, une fois sur cette pente, je m’arrêterais.
Je peux tout de même vous en donner un petit bout : je ne fais pas d’alliance
(parce que c’est ça qu’ils ont découvert, les ego-psychologists, c’est qu’on fait des
alliances avec ce qu’on considère comme la partie saine. Qu’est-ce que ça veut
dire ! L’ego est un chancre ! Il n’y a pas de partie saine de l’ego. Il y a des ego qui
s’agglutinent. Ça n’en fait pas moins un chancre toujours – je ne fais pas
d’alliance avec d’autres ego. Ce n’est pas comme ça que je les attrape, ceux qui
ont la folie de se confier à moi. Mais enfin c’est un fait que, justement parce que
c’est une folie, ça a comme résultat de faire que, dans un congrès comme ici par
exemple, on ne déconne pas trop, ou on déconne d’une façon qui est pour moi
reconnaissable, qui est sensible.
J’engendre – j’en ai posé la question à quelqu’un qui est dans ma familiarité –
j’engendre assez souvent un bafouillage. Mais, comme j’ai pu le constater
heureusement chez la plupart de ceux qui se sont risqués à cette tribune, c’est un
bafouillage plutôt astucieux. Ça n’empêche pas que ça m’accable. Mon
sentiment, comme ça, à la clôture de ce congrès, est vraiment plutôt celui de ma
responsabilité.
Ne vous frappez pas ! Ça ne me déprime pas pour autant. Je ne me console
qu’avec cette histoire du bout de réel ; et ce bout de réel, il faut quand même
tâcher d’un tout petit peu l’incarner. Ce bout de réel, qu’est-ce que ça veut dire,
en somme ? Quand on prend celui qui est le plus, si je puis dire, à la portée de
notre main, s’il y a quelque chose qui témoigne que de réel il n’y a que des bouts,
c’est bien ce qu’on appelle communément la résistance, et ce qu’on appelle
également la castration.

127
On arrivera bien, bien sûr, à me faire lâcher cette résistance ; on arrivera bien à
me châtrer, puisque c’est le sort commun des pères. Voilà. Ce que Freud ne dit
pas, sauf comme ça, en oblique, par équivoque, c’est que les vrais de vrais, les
vrais de pères, c’est ça le secret du prétendu meurtre, c’est qu’il faut les tuer pour
ça, pour qu’ils lâchent le bout de réel.
Voilà. C’est le principe de ce mystère que soi-disant la civilisation en somme ne
se transmettrait pas s’il n’y avait pas le meurtre du père. Tout ça est lié à cette
petite affaire du bout de réel en question, ce bout de réel dont je voudrais bien
pouvoir en trouver un autre pour vous en parler. Je vous ai laissé entendre que
je ne désespère pas. Je ne dis pas que j’espère. Mais enfin qu’il pourrait bien
arriver que je trouve quelque chose qui montrerait bien que le réel, ce n’est pas
si simple que ça, ce n’est pas si simple qu’on le dit, que la simplicité n’est
nullement le témoignage qu’on est dans le vrai. Mais à ça vous reconnaîtrez que
je n’ai pas le sentiment du beau ; les deux se tiennent, le vrai et le beau, et
quelqu’un a dit ce matin sur le beau une réflexion fort pertinente.
(559)Il
est quatre heures. Je m’en tiendrai là, à charge pour vous de rétorquer ce
qui vous conviendra.
Qui a à sussurer quelque chose ? … Personne ? Alors, j’en ai assez dit. J’ai conclu
le congrès. Je renouvelle mes remerciements aux Strasbourgeois.

(Applaudissements)

128
1976-03-29 L’ASSASSIN MUSICIEN

Publié dans le Nouvel Observateur, dans la rubrique « OPINION » page 594. En-
tête de l’article : « L’auteur des Écrits parle rarement de cinéma. Le film de Benoît
Jacquot, que Jean-Louis Bory analyse ci-dessus, lui a donné envie de le faire ».

<IMAGE ABSENTE>

Ce que j’admire, c’est de ne même pas avoir envie de relire le récit dont ce film
se fonde : un roman inachevé de Dostoïevski dont c’est de la lecture de Safouan
que Benoît Jacquot a pris l’idée. Pourtant j’irais à l’historiette, que tout le monde
sait : à savoir que Dostoïevski c’est de la petite fille qu’il se tracassait je passe sur
ce la sans discussion, puisque pour lui c’est un fantasme et même érotique.
Érotique d’habitude en effet, le fantasme fonde le vraisemblable,
l’apparentement à la vérité. Benoît Jacquot ayant du talent en fait le vrai tout
court. Car c’est en cela que consiste le talent : faire mouche.
Où que ce soit : ici le cinéma.
Son coup d’essai se distingue d’être coup de maître. Je n’ai pas besoin pour dire
cela d’une compétence « technique ». (Je m’en remets pour cela à d’autres dont
je ne manque pas).
Que je sois touché par ce film, je suis capable de le savoir. Moi, le vulgaire, je
suis juge. Sans appel.
On dit qu’un art est fait pour plaire : c’est sa définition, mais ça ne suffit pas au
cinéma : il y faut être convaincant. En quoi il relaie le drame.
Ce pour quoi l’économie des moyens s’impose : des moyens de convaincre.
Qu’on me pardonne de faire le critique (que je ne suis pas). C’est comme public
que je tranche sur les chipotages.
Benoît Jacquot a gagné.
Ce qui ne se fait pas tout seul.
D’abord il a fait le scénario.

129
Et puis il a choisi d’autres personnes dont le nom se lit sur le « générique » du
film : il a su les choisir.
Anna Karina allait de soi. Mais il y en a d’autres : Gunnar Larsen, Joël Bion qui
joue le héros lui doivent quelque chose.
Bien d’autres acteurs dont un certain chef d’orchestre que j’ai trouvé inoubliable.
Que me pardonnent ceux que je ne nomme pas.
Je ne veux que rendre compte du travail de Benoît Jacquot tel que je l’ai apprécié.
Il a trouvé la petite fille qu’il fallait : à lui de révéler comment. Mais il me l’a dit.
Il l’a trouvée convaincante pour lui, la meilleure façon d’opérer pour ce qui
convaincra tout le monde – quand on est doué.
Il faut dire que quand on est une petite fille, on « joue », sans se forcer, ce qu’on
est fait pour jouer : la passion. Mais pour que ça passe, il faut être douée. Douée
sur douée, cela nécessite une rencontre.
Tout ça ne suffit pas à faire un film.
Comme « composition » de la musique et des images, je le tiens, ce film fait, pour
un chef-d’œuvre.
D’abord le cadrage des prises de vues : formidable. Même quand ça dure. C’est
même ça le plus formidable : ça dure juste le temps qu’il faut. Faites-en
l’expérience.
Je vais trahir quelque chose : y eût-il un acteur à lire son rôle, il n’y a que ma
femme à s’en être aperçu. Elle en connaît un bout. Je donne là occasion d’une
recherche. Mais c’est si convaincant que vous oublierez de la faire.
Pour la musique Haydn et Mozart sont là vivants. Mais c’est le cubage de tout et
sa vigueur qui vous frapperont.
Pour le jaspinage, le style de l’œuvre impose qu’on parle d’argent de la bonne
façon, des boutiquiers comme il convient. Occasion de voir que ce qui tourmente
l’artiste c’est de devenir boutiquier. Au point que c’est mieux qu’il le rate : ce à
quoi le héros réussit.
Mais Benoît Jacquot brouille si bien la trace qui serait suspecte de
psychanalytisme que vous ne vous apercevrez pas que le héros est tordu de là.
C’est le comble du convaincant que de ne pas permettre l’interprétation. Le
musicien enfin n’assassine que lui-même : mais ça vous échappera .

130
Comment Benoît Jacquot arrivera-t-il à ce que son film prochain tienne le coup
de celui-ci, je me le demande.

J. L.

131
1976-05-17 PRÉFACE À L’ÉDITION ANGLAISE DU SÉMINAIRE XI

Ornicar ?, 1977, n° 12/13, pp. 124-126.

(124)Quand l’esp d’un laps, soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un
lapsus, n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est
sûr qu’on est dans l’inconscient. On le sait, soi.
Mais il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte. Pas d’amitié n’est là qui
cet inconscient le supporte.
Resterait que je dise une vérité. Ce n’est pas le cas : je la rate. Il n’y a pas de vérité
qui, à passer par l’attention, ne mente.
Ce qui n’empêche pas qu’on courre après.
Il y a une certaine façon de balancer stembrouille qui est satisfaisante pour
d’autres raisons que formelles (symétrie par exemple). Comme satisfaction, elle
ne s’atteint qu’à l’usage, à l’usage d’un particulier. Celui qu’on appelle dans le cas
d’une psychanalyse (psych =, soit fiction d’-) analysant. Question de pur fait : des
analysants, il y en a dans nos contrées. Fait de réalité humaine, ce que l’homme
appelle réalité.
Notons que la psychanalyse a, depuis qu’elle ex-siste, changé. Inventée par un
solitaire, théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis :
l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire), elle se pratique maintenant en couple.
Soyons exact, le solitaire en a donné l’exemple. Non sans abus pour ses disciples
(car disciples, ils n’étaient que du fait que lui, ne sût pas ce qu’il faisait).
Ce que traduit l’idée qu’il en avait : peste, mais anodine là où il croyait la porter,
le public s’en arrange.
Maintenant, soit sur le tard, j’y mets mon grain de sel : fait d’hystoire, autant dire
d’hystérie : celle de mes collègues en l’occasion, cas infime, mais où je me
trouvais pris d’aventure pour m’être intéressé à quelqu’un qui m’a fait glisser
jusqu’à eux de m’avoir imposé Freud, l’Aimée de mathèse.
(125)J’eusse préféré oublier ça : mais on n’oublie pas ce que le public vous rappelle.
Donc il y a l’analyste à compter dans la cure. Il ne compterait pas, j’imagine,
socialement, s’il n’y avait Freud à lui avoir frayé la voie. Freud, dis-je, pour le

132
nommer lui. Car nommer quelqu’un analyste, personne ne peut le faire et Freud
n’en a nommé aucun. Donner des bagues aux initiés, n’est pas nommer. D’où
ma proposition que l’analyste ne s’hystorise que de lui-même : fait patent. Et
même s’il se fait confirmer d’une hiérarchie.
Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon ?
Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais, né. Je répudie ce certificat : je ne suis
pas un poète, mais un poème. Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’ être sujet.
La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse, à
s’hystoriser de lui-même.
Ça ne saurait être son propre mouvement puisque sur l’analyste, il en sait long,
maintenant qu’il a liquidé, comme on dit, son transfert-pour. Comment peut-il
lui venir l’idée de prendre le relais de cette fonction ?
Autrement dit y a-t-il des cas où une autre raison vous pousse à être analyste que
de s’installer, c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric, pour
subvenir aux besoins de vos à-charge, au premier rang desquels vous vous
trouvez vous-même, - selon la morale juive (celle où Freud en restait pour cette
affaire).
Il faut avouer que la question (la question d’une autre raison) est exigible pour
supporter le statut d’une profession, nouvelle-venue dans l’hystoire. Hystoire que
nous ne disons pas éternelle parce que son aetas n’est sérieux qu’à se rapporter
au nombre réel, c’est-à-dire au sériel de la limite.
Pourquoi dès lors ne pas soumettre cette profession à l’épreuve de cette vérité
dont rêve la fonction dite inconscient, avec quoi elle tripote ? Le mirage de la
vérité, dont seul le mensonge est à attendre (c’est ce qu’on appelle la résistance
en termes polis) n’a d’autre terme que la satisfaction qui marque la fin de
l’analyse.
Donner cette satisfaction étant l’urgence à quoi préside l’analyse, interrogeons
comment quelqu’un peut se vouer à satisfaire ces cas d’urgence.
(126)Voilà un aspect singulier de cet amour du prochain mis en exergue par la
tradition judaïque. Même à l’interpréter chrétiennement, c’est-à-dire comme
jean-f. trerie hellénique, ce qui se présente à l’analyste est autre chose que le
prochain : c’est le tout-venant d’une demande qui n’a rien à voir avec la rencontre
(d’une personne de Samarie propre à dicter le devoir christique). L’offre est

133
antérieure à la requête d’une urgence qu’on n’est pas sûr de satisfaire, sauf à
l’avoir pesée.
D’où j’ai désigné de la passe cette mise à l’épreuve de l’hystorisation de l’analyse,
en me gardant cette passe, de l’imposer à tous parce qu’il n’y a pas de tous en
l’occasion, mais des épars désassortis. Je l’ai laissée à la disposition de ceux qui
se risquent à témoigner au mieux de la vérité menteuse.
Je l’ai fait d’avoir produit la seule idée concevable de l’objet, celle de la cause du
désir, soit de ce qui manque.
Le manque du manque fait le réel, qui ne sort que là, bouchon. Ce bouchon que
supporte le terme de l’impossible, dont le peu que nous savons en matière de
réel, montre l’antinomie à toute vraisemblance.
Je ne parlerai de Joyce où j’en suis cette année, que pour dire qu’il est la
conséquence la plus simple d’un refus combien mental d’une psychanalyse, d’où
est résulté que dans son œuvre, il l’illustre. Mais je n’ai fait encore qu’effleurer ça,
vu mon embarras quant à l’art, où Freud se baignait non sans malheur.
Je signale que comme toujours les cas d’urgence m’empêtraient pendant que
j’écrivais ça.
J’écris pourtant, dans la mesure où je crois le devoir, pour être au pair avec ces
cas, faire avec eux la paire.

Paris, ce 17.V.76.

134
1976-08-09 LETTRE À PIERRE SOURY ET MICHEL THOMÉ

<FAC-SIMILE ABSENT>

Lettre envoyée de Paris avec mention Urgent. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

LACAN
479-12-11

Chers Soury et Thomé


Je deviens enragé à cause des textes que vous m’avez eu la bonté de me remettre.
Appelez-moi, je vous prie, à ce numéro à ma maison dite de campagne.
Naturellement vous n’êtes pas là ou je vous écris à tout hasard.
Votre
J.Lacan
Ce 9 Août 76

135
1976-08-30 PNEUMATIQUE À PIERRE SOURY

<FAC-SIMILE ABSENT>

Pneumatique adressé au 5 rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

<FAC-SIMILE ABSENT>

<FAC-SIMILE ABSENT>

Bien cher Soury

Je vous accorde votre compte 51 façons de disposer les sous-groupes (ou sous
ensembles) pour 5

136
TABLEAU I
Me permettez-vous de vous suggérer qu’il n’en est pas de même pour un
ensemble de 6 ?
Je trouve en effet dans ce cas 6 (5+1), 15 (4+2), 15 (4+1+1), voire 10 (3.3) mais
comme on peut choisir sur les deux dix qui s’opposent trois à trois la moitié dont
on fera 1.1.1 cela double le chiffre du (3.3), soit le 10 et n’en fait donc que 20.
Ce que vous entériniez correctement. De même y a-il bien 3 façons, ces 3 sous
groupes à une unité de les associer.
Ce qui donne pour (3.2.1) le chiffre de 60 que vous donnez vous-même.
Mais comment vous arrangez-vous pour compter 15 arrangements de (2.2.2) ?

Je n’en vois moi que quatorze qui pour les mettre à plat sont les suivants :

FIGURE I
Plus les six différents disposés ainsi. Faites tourner la chose : il y en a six
différents

FIGURE II
Trois différents, que voici, auxquels s’ajoutent les trois suivant

FIGURE III
Ce qui fait bien quatorze et, me semble t-il, pas un de plus.
Comme on peut choisir chacun des deux
Deux, deux indifféremment qu’on brisera pour ce faire un, un, c’est de 3 fois
quatorze qu’il s’agit dès lors, soit 42
De même la répartition sera t-elle identique à briser non pas un mais deux. deux
Cela donnera de même 42 sous groupes différents

FIGURE IV
137
deux deux rejetés trois fois
[et le groupe un un un un un un reste unique ]
Total des dispositions de sous ensembles
TABLEAU II
Jusqu’ici d’accord
Il est bien clair que je peux me tromper. Tellement l’affaire fait bordel.
Je vous prie de m’en rendre compte si c’est le cas à Paris 5 rue de Lille 75007. ou
encore : 260 72-93
J’y serai mercredi matin.
J. L.
Ce 29 VIII 76

Je vous rappelle votre comptage à vous


TABLEAU III

<FAC-SIMILE ABSENT>

Lettre envoyé 5 rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

<FAC-SIMILE ABSENT>

138
Ma précédente connerie, j’espère que vous en direz l’inanité.
Voici pour 7
D’accord pour les 3 premiers chiffres
6. 1 7
5.2 21
5.11 21
mais cette fois, à partir de 3.4

Je ne suis pas d’accord. Je note 63 (21x 3) ce qui implique (comme chez vous) 3
fois plus pour 4. 2.1 soit 189 et avec 4 . 1 . 1 . 1 Je reviens à 63
3.3.1 me paraît faire non 70 mais 252
3.2.2. non 105 mais 189
3.2.1.1 non 210 mais 378

3.1.1.1.1 fait 63 et non 35 (voir + haut)


2.2.2.2.1, selon le principe de mon compte pour 6, fait pour 1 en bas et à droite.

FIGURE II

Soit 6 pour 1 et donc 7 : 42

Qui se transforme selon la l’égalité précédente en 126 pour 2.2.1.1.1


2. 11111 fait 21 à mon gré (non 35
et 1111111 . un naturellement
Le total fait 1456 façon d’arrangement des sous ensembles
Avec un maximum pour 3.2.1.1 qui est 378
139
Autre connerie sans doute

Votre
J. L

Ce 30 VIII 76 en avion d’où mon flottement d’écriture. Pardon

140
1976-09-01 PNEUMATIQUE À P. SOURY

<FAC-SIMILE ABSENT>

Pneumatique adressé au 5 rue du Dahomey. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Soury

Chapeau : je m’y attendais


Reste que vous allez recevoir 7, où j’ai aussi quelques objections
Sans doute pas toutes valables
Votre

J.Lacan
Ce 1er septembre 76
Et la corde à 4 ? En avez-vous repéré la « structure » (!) ?
Le « 7 » doit vous arriver de Menton donc en retard

J. L

141
1976-09-05 LETTRE À PIERRE SOURY

<FAC-SIMILE ABSENT>

Pneumatique adressé au 5 rue du Dahomey, Paris. Collection privée.

<FAC-SIMILE ABSENT>

Cher Soury

J’objecte (encore) à votre compte pour 7 éléments que 105 étant tenu pour le
nombre de fois que 2.2.2.1 s’y partitionne
Il ne peut se faire qu’il n’y ait un choix entre les 3 (2) pour rompre le couple
D’où il résulte qu’il y a 315 groupements 2.2.1.1.1
Soit 210 groupements de + dans le compte général.
876 + 210 = 1086

Pour le reste je suis d’accord


Pensez-y Votre
J. Lacan

Ce 5-09-76

142
Je recopie la + récente version du 7

TABLEAU I

143
1976-09-14 LETTRE À PIERRE SOURY

<FAC-SIMILE ABSENT>
Lettre envoyée 5, rue du Dahomey, Paris. Collection privée.
<FAC-SIMILE ABSENT>
En somme pour la chaîne borroméenne il n’y a pas de différence entre la chaîne
tétraédrique et la chaîne faite de ronds.
Puisqu’elles sont univoques dans une certaine mise a plat.
Dès lors peut-on dire qu’il n’y a que deux dimensions : celles de l’écrit ?
Votre
J.L
Ce 14.IX.76

144
1976-10-11 NOTE LIMINAIRE À LA PRÉSENTATION DE « LA
SCISSION DE 1953 »

Parue dans La scission de 1953 (supplément à Ornicar ?) 1976, n° 7, p.3.

(3)J’aigagné sans doute. Puisque j’ai fait entendre ce que je pensais de


l’inconscient, principe de la pratique.
Je ne vais pas le dire là. Parce que tout ce qui est publié ici, notamment de ma
plume, me fait horreur.
Au point que j’ai cru l’avoir oublié, ce dont celui qui m’édite témoignera.
Ne plus vouloir y penser n’est pas l’oubli, hélas.
Le débile, soumis à la psychanalyse, devient toujours une canaille. Qu’on le sache.

Jacques Lacan

Ce 11.X. 76

145
1976-10-31/11-02. INTERVENTION APRÈS L’EXPOSÉ DE J.PETITOT

Intervention après l’exposé de J. Petitot : « Quantificateur et opérateur de


Hilbert ». Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la
psychanalyse ». Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 129.

Exposé de JEAN PETITOT […]

(127)Discussion […]

(129)JACQUES LACAN – Je voudrais remercier Petitot de la peine qu’il s’est donné


d’éclairer mes formules en  (x) .
Je voudrais quand même dire qu’il n’y a pas le moindre progrès dans cette
définition de l’universel par rapport à ce que bafouillaient les Anciens. Ça tourne
en rond, c’est toujours le même bafouillage. Alors on s’accroche à des choses. Et
ce sur quoi je crois, sans en être sûr parce que ce n’est évidemment pas du tout
reflété dans le titre interminable que vous verrez paraître sur les prochaines
affiches, c’est sans rapport avec ce titre, c’est une question que je voudrais poser
comme une semence de façon qu’on n’en soit pas surpris quand probablement
j’aurai à me servir aussi de figures, c’est : qu’est-ce qu’un trou ? Je pense que c’est
la fonction essentielle de la topologie de partir de là ; mais de quoi est-ce qu’on
parle quand on parle de trou ? C’est ça que j’ai voulu dire à cet instant même,
pour qu’à l’occasion on s’en pose en dehors de moi la question.

146
1976-10-31/11-02 INTERVENTION SUR L’EXPOSÉ DE M. RITTER

Intervention de M. Ritter sur : « À propos de l’angoisse dans la cure », Journées


de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse », dans les
Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 89.

Exposé de M. RITTER […]

(89)Discussion :
[…]
JACQUES LACAN – Puisque c’est sur l’angoisse que vous avez centré votre
énoncé, l’angoisse a très spécialement à faire avec la fonction phallique, et ce
n’est qu’à ce titre qu’un objet a peut y être impliqué.
[…]

147
1976-10-31 OUVERTURE DES JOURNÉES « LES MATHÈMES DE LA
PSYCHANALYSE ».

Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, p. 7.

[…]
J. LACAN – J’ouvre ces journées, et je donne la parole à Claude Conté.
[…]

148
1976-10-31/11-02 RÉPONSES DE JACQUES LACAN À DES
QUESTIONS SUR LES NŒUDS ET L’INCONSCIENT.

Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse ».


Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, pp. 471-475.

(471)Quelques questions sont posées à J. Lacan. […]

(472)JACQUES – Je ne peux pas me plaindre de n’avoir pas de réponse, au


LACAN
sens où le mot « réponse » veut dire foisonnement. Je ne peux pas m’en plaindre,
je dirai même plus – j’en gémis. Mais un gémissement n’est pas forcément une
plainte.
(473)On
s’imagine que le refoulement originaire ça doit être un trou. Mais c’est
purement imaginaire.
Ce qui fait trou n’est pas le refoulement, c’est ce qui est tout autour, et que je me
suis permis d’appeler le symbolique – non sans réserve, une réserve à part moi.
Je me suis précipité pour lui donner corps dans la linguistique. On ne peut pas
dire que cette linguistique m’encourage. Il est très singulier que quelqu’un comme
Roman Jakobson fasse tant de réserves sur Frege. Frege s’est employé à expliquer
comment tous les bavardages, le bla-bla de la parole, arrivent à quelque chose
qui peut prendre corps, et dans le réel.
Pour que ça prenne corps dans le réel, Frege est amené à faire un jeu d’écritures,
dont le statut est encore en suspens. Pourquoi toutes les sottises vraiment sans
limite de ce qui s’énonce, pourquoi ça donnerait-il accès au réel ?
Néanmoins, le fait est que, sans qu’on puisse savoir comment ça fait avènement,
le langage sait compter. Ou faut-il que les gens savent compter grâce au langage ?
Ce n’est pas encore tranché. Mais il est frappant que l’écriture n’éclaire pas la
fonction du nombre, si ce n’est par ce que j’ai appelé – l’ayant découvert dans
Freud – le trait unaire. Et pourtant cette fonction du nombre est bien ce qui
donne accès, non pas directement, au réel.
Ce réel, j’ai essayé de l’articuler dans la chaîne borroméenne.

149
La chaîne borroméenne n’est pas, contrairement à ce qui s’énonce, un nœud.
C’est à proprement parler une chaîne, une chaîne qui a seulement cette propriété
que, si on enlève un quelconque de ses éléments, chacun des autres éléments est
de ce fait même libéré de tous les autres. Si le trou était une autre affaire, cela se
concevrait difficilement.
Si j’ai posé tout à l’heure la question de qu’est-ce qu’un trou ? C’est bien que
j’espère cette année en tirer parti, mais ce n’est pas du tout-cuit.
Ce qui me stupéfie, c’est que ce que j’ai pu faire jusqu’à présent vous a suffi. Il
faut croire que la place n’était pas remplie d’un certain bavardage – puisqu’en fin
de compte, tout ça, ce ne sont que des bavardages, je le redoute – même s’il y a
quelques petits éléments qui me font penser que j’arrive quand même à éviter de
faire de la philosophie, qui me mettent moi-même à l’abri.
La philosophie, il n’y en a qu’une, qui est toujours théologique, comme dans mon
aire tout le monde s’en aperçoit – encore tout à l’heure quelqu’un écrivait au
tableau « théologie-philosophie ». Se sortir de la philosophie, et du même coup
de la théologie, n’est pas facile, et nécessite un incroyable criblage dont on peut
dire que la psychanalyse soit quelque chose qui se tienne. Elle est
perpétuellement mise à l’épreuve, elle donne certains résultats, mais ce que je
pense, c’est qu’il n’y a pas de progrès, qu’il n’y a même pas de progrès concevable,
qu’il n’y a aucune espèce d’espoir de progrès. Voilà ce que je me permets de
mettre au centre de tout ce que nous élucubrons, de façon à ce que nous ne nous
imaginions pas avoir tranché des montagnes.
Ce que nous cogitons ne va pas loin. Pour ma part, j’ai essayé, de ce qui a été
pensé par Freud – je suis un épigone –, de manifester la cohérence, la
consistance. C’est une œuvre de commentateur.
(474)Freud est quelqu’un de tellement nouveau – nouveau dans l’histoire si tant
est qu’il y ait une histoire, mises à part ces sortes d’émergences – Freud est
quelqu’un de tellement nouveau qu’il faut encore s’apercevoir de l’abrupt de ce
qu’il a cogité. C’est cet abrupt que je me suis employé à frotter, à astiquer, à faire
briller. Opération dont je suis étonné que personne à part moi ne s’y voit
employé, si ce n’est pour le répéter de façon insipide – « insipide » veut dire sans
goût.
Les pichenettes dont Freud a animé un certain nombre de personnes sont
évidemment frappantes quant à ce qui concerne les femmes.

150
Les femmes analystes sont les seules qui semblent avoir été un tant soit peu
chatouillées par les dites pichenettes. Si tant est qu’il y ait une vague bascule entre
ce qu’on appelle la préhistoire et l’histoire, c’est bien du côté des femmes que
nous la trouvons. Il est singulier que Freud, à partir d’une incompréhension
vraiment totale de ce qu’était non pas la femme, puisque je dis qu’elle n’existe
pas, mais les femmes, ait réussi à les émouvoir, au point de leur arracher – c’est
bien le comble de la psychanalyse – quelques bouts de ce quelque chose dont
elles n’ont pas la moindre idée, je parle d’une idée saisie, à savoir de la façon dont
elles se sentent. C’est là un effet notable qu’il soit arrivé que des femmes disent
quelque chose qui ressemble à une vérité sur ça. Nous avons grâce à Freud
quelques confidences de femmes. Il arrive même que des femmes se risquent
dans la psychanalyse, j’ai dit ce que j’en pensais, à savoir ce que cette espèce de
provocation freudienne a tiré d’elles leur donne un titre tout à fait exceptionnel
à tirer d’autres, d’un certain nombre de bébés appelés hommes, quelque chose
qui ressemble à une vérité.
D’un certain nombre de choses qu’on appelle « mathèmes », et que j’appelle aussi
de ce même nom, j’ai essayé de marquer des places et d’en définir quatre discours.
J’ai appris à ces journées que j’en avais défini plus de quatre. Moi, je n’en ai retenu
que quatre.
On a évoqué aujourd’hui que j’aurais parlé du discours du philosophe. Ça
m’étonnerait, mais peut-être que si je vois les choses reproduites par Jacques-
Alain Miller de ce que j’ai pu énoncer là-dessus, je serai bien forcé de l’en croire.
Ces quatre discours, je me suis vraiment cassé la tête pendant les vacances qui
ont suivi pour essayer d’en tirer d’autres, je n’y suis pas arrivé, et c’est en ça que
je pense que ces discours ne constituent pas en eux-mêmes des matières, mais
des rapports entre un certain nombre de places.
Je sais bien que les places, on l’a rappelé tout à l’heure, ont une fonction dans la
théorie des ensembles. Mais il n’est pas sûr que la théorie des ensembles rende
raison de quoi que ce soit dans la psychanalyse. Il n’y a pas d’ensemble du
symbolique, de l’imaginaire et du réel. Il y a quelque chose qui est fondé sur une
hétérogénéité radicale, et pourtant qui, grâce à l’existence de cet ustensile qu’est
l’homme, se trouve réaliser ce qu’on appelle un nœud, et qui n’est pas un nœud,
mais une chaîne.
Que l’homme soit effectivement par cette chaîne enchaîné, c’est ce qui ne fait
pas de doute. Il est curieux que cette chaîne permette la constitution de faux-

151
trous, constitués chacun par le pliage d’un trou sur un autre. Cette notion de
faux-trou me conduit évidemment à poser la question de savoir ce que c’est
qu’un trou qui serait vraiment un trou. Deux vrais trous font un faux trou. C’est
bien en quoi le deux est un personnage si suspect, et qu’il faut en arriver au trois
pour que ça tienne.
Voilà ce que je crois pouvoir répondre aux questions qu’on m’a posées.
J’essaierai cette année de dire quelque chose qui soit un peu plus aventuré que ce
que j’ai fait jusqu’à présent.

152
1976-11-02 CLÔTURE DES JOURNÉES.

Journées de l’École freudienne de Paris : « Les mathèmes de la psychanalyse »


Paru dans les Lettres de l’École, 1977, n° 21, pp. 506-509.

[…]

(506)J. LACAN – Je m’en vais clore maintenant, parce que ça a assez duré !
Le principal bénéfice que l’on puisse tirer d’un tel rassemblement – ce n’est pas
pour rien qu’on appelle ça quelque chose comme congrès, on tempère bien sûr,
on dit « journées », c’est quand même un congrès – le principal bénéfice qu’on
puisse en tirer (je parle de tout un chacun) c’est de s’instruire en somme, c’est de
s’apercevoir qu’il n’y a pas que sa petite façon à soi de tourner la salade.
Alors vu le bénéfice que j’en ai tiré quant à moi, dont je ne peux pas vous faire
le bilan, je dois quand même faire quelque chose, très exactement remercier ceux
qui se sont donné la peine de rassembler tout ce monde, à savoir Solange Faladé,
ici présente, et Jacques-Alain Miller.
Solange a fait plus en somme que de me rassembler tout ce monde, dont après
tout disons que je me passe fort bien ; je m’en passe parce que, pour vous dire la
vérité, j’ai assez de gens qui viennent me voir chez moi pour que je m’instruise
auprès d’eux ; alors c’est avec eux que je m’instruis plus qu’avec ce qui peut se
produire dans les assemblées. Ceci explique certainement que je ne sois pas très
amateur de congrès. Mais Solange a fait plus que de rassembler tout ce monde ;
elle s’est risquée, elle a construit un mathème de la perversion, et je dois dire qu’à
la vérité (je ne vois pas pourquoi je ne me permettrais pas de dire la vérité comme
tout le monde) je nage dans ce mathème de la perversion ; je nage non sans avoir
des objections à y faire ; je ne sais plus très bien où elle fourre le S1, qui veut dire
signifiant indice 1, non pas le signifiant qui prime mais le signifiant au nom
duquel quelqu’un se manifeste, je veux dire un sujet, et c’est bien pour ça que j’ai
dit que le (507)fondement d’un sujet, ce n’était rien d’autre que ce qui arrivait de
ce qu’un signifiant se présente à un autre signifiant. Ça, évidemment, c’est bien
embêtant, c’est le savoir ; c’est le savoir dont après tout c’est bien l’essence de la
psychanalyse que de s’apercevoir que rien n’y marche si on n’a pas d’une certaine
façon décanté, isolé cette fonction du signifiant.
153
On ne voit pas du tout en quoi on peut détacher cette fonction du savoir de
quelque chose qui en dernière analyse se décante de n’être que du – parce que ce
n’est rien du tout, le signifiant, c’est une habitude comme ça, la seule chose
intéressante, c’est le signifié, c’est avec du signifié que l’analyste pousse ses pions,
c’est avec ça qu’il signifie lui-même quelque chose. Le truc, c’est de s’apercevoir
de ce qui peut avoir de la portée, de la portée de signification pour celui qui vient
là en position de demande ; il demande qu’on lui donne quelque chose à se
mettre sous la dent qui ait du sens.
Ce qui est important à voir, c’est que ce sens n’aurait pas de portée si ça ne
l’affectait pas. Je n’aime pas beaucoup l’usage peu traditionnel dans la langue du
mot « affect ». Je pense qu’affecter, c’est un verbe, c’est une action, c’est une
intervention, c’est une suggestion, pourquoi pas. Mais il est troublant que ce soit
avec des signifiants que l’analyse affecte. Ces signifiants bien sûr ne sont pas
étroitement liés à la linguistique. Le ton a aussi quelque chose à faire dans
l’affaire, et aussi bien ce qu’on appelle le style. Il y a quelqu’un qui a avancé tout
à l’heure le terme du style de chacun. Le style de chacun, ce n’est certainement
pas le mathème qui le rend possible. Et à cet égard, je remercie, je remercie même
beaucoup Petitot d’avoir fait cette remarque qui est celle que j’aurais pu lui faire
après son intervention d’hier que j’ai écoutée avec beaucoup d’attention. J’aurais
pu lui faire cette remarque qu’en fin de compte, le mathème, c’est cet élément en
fin de compte tiers, c’est bien pour ça que je l’ai isolé dans ce qui jusqu’à présent
était le balancement de la psychanalyse, balancement entre le corps propre et
d’un autre côté ce quelque chose qui, ce corps, l’encombre ; ce n’est pas
naturellement tout à fait ce qu’on croit, c’est la fonction phallique, c’est-à-dire en
fin de compte quelque chose comme son prolongement, à ceci près que ce
prolongement lui est tout à fait étranger et senti comme autre.
Je ne vois pas pourquoi je me suis risqué à écrire ce S(A) ; ce n’est pas un
mathème, c’est une chose tout à fait de mon style ; enfin j’ai dit ça comme j’ai
pu, en imitation si l’on peut dire de mathème. Mais on a bien vu, précisément en
écoutant Petitot, que le mathème, ce n’est pas ça. Ça ne veut pas dire quand
même que je ne suis pas responsable d’un certain nombre d’issues de lettres qui
ressemblent fort à des mathèmes, et c’est bien ce qui les justifie que je l’aie mis
en somme en débat au cours de ces journées que, comme je viens de le dire, on
a eu la bonté d’organiser pour moi.
Je crois quand même qu’il y a un point – et c’est là ce que personne n’a dit – où
moi aussi, j’ai fait de vrais mathèmes. Seulement comme personne ne l’a dit, je
154
ferai ça à la prochaine occasion puisque je reprends hélas mon séminaire pas plus
tard que le 16 novembre. Je me suis réservé le 16 novembre, non pas qu’il n’y ait
pas un 9 où j’aurais pu commencer, mais parce que cette année, je suis vraiment
poussé (c’est moi qui me pousse, bien sûr) dans le coin, je veux dire que ce que
j’essaie, c’est tout de même de me rendre compte si l’inconscient, c’est bien ce
qu’a dit Freud.
(508)Il
est certain que… je vais commencer : l’Unbewusst qu’il appelle ça ! Il a
ramassé ça dans le cours d’un nommé Hartmann qui ne savait absolument pas
ce qu’il disait, et ça l’a mordu, l’Unbewusst.
Et alors comment est-ce que je traduis ça ? Je traduis ça comme ça par une sorte
d’homophonie. C’est très bizarre que je me le permette ; c’est une méthode de
traduire après tout comme un autre ! Supposez que quelqu’un entende le mot
Unbewusst répété 66 fois et qu’il ait ce qu’on appelle une oreille française. Si ça
lui est seriné bien sûr, pas avant, il traduira ça par Une bévue. D’où mon titre, où
je me sers du « du » partitif, et je dis qu’il y a de l’une bévue là-dedans.
Une bévue, ce n’est pas du tout une chose une, puisque pour qu’il puisse y avoir
bévue, il faut qu’il y en ait au moins deux. Et je crois que c’est très difficile d’éviter
de faire de l’une bévue quelque chose qui soit marqué de ce que j’appellerai – ce
n’est pas moi qui ai trouvé ça tout seul, j’ai consulté, parce que de temps en temps
j’essaie de me mathématiser, alors je vais voir un mathématicien ; et ce
mathématicien, je lui ai demandé qu’est-ce qui faisait qu’il y avait de l’un ? Ça fait
longtemps que je me suis aperçu qu’il y avait de l’un mais je me suis aussi aperçu
que l’un, ça n’a rien à faire avec l’inconscient, puisque pourquoi est-ce qu’on dit
une bévue ? Elle n’est pas une, elle consiste justement à glisser, à déraper de
quelque chose dont on a l’intention dans quelque chose qui se présente comme
exactement ce que je viens de dire, comme un dérapage. Alors comment
exprimer mathématiquement ce défaut d’unitude, puisque c’est le terme que m’a
suggéré le mathématicien que je vais voir de temps en temps, le nommé
Guilbaud, unitude, ça veut dire ce qui en somme fait rond ; on retrouve là mes
histoires de ronds, de ronds de ficelle notamment, ces ronds de ficelle
débouchent sur bien d’autres questions, nommément sur qu’est-ce qui le fait
rond ? Est-ce que c’est le trou ? C’est bien pour ça que je n’ai pas pu m’empêcher
de poser la question, pour le cas où quelqu’un en aurait une petite idée et
m’apporterait quelque chose qui ressemblerait à une réponse à la question
« Qu’est-ce qu’un trou ? » Je crois que j’en ai fait confidence à la fin de l’exposé
de Petitot.
155
Qu’est-ce qu’un trou ? Ce serait curieux quand même que ça ait rapport avec la
fonction phallique. Ce n’est certainement pas en tout cas un signifiant de
première main. Évidemment que le mot trou est un signifiant, mais justement
c’est un signifiant dont personne ne sait ce qu’il peut vouloir dire. Il faudrait
peut-être pousser un peu les choses là-dessus.
Je voudrais aussi, puisque j’ai remercié Solange Faladé et que je lui ai avoué que
le S1 à la place où elle le mettait n’était pas quelque chose qui me paraissait
convaincant quand au mathème de la perversion, je voudrais aussi remercier
Jacques-Alain Miller, parce que lui a fait un autre truc : il m’a photographié en
train de faire cette fameuse présentation de malades que je ne me laisse pas
seulement reprocher, que je suis très gêné de faire moi-même ; mais enfin même
les personnes qui me le reprochent me disent que c’est de l’ordre de la fâcheuse
habitude, que j’ai été très mal élevé et que c’est à cause de ça que je me permets
de présenter des malades. Je ne me le permets pas sans certainement un vif
sentiment de culpabilité. C’est même pour ça que j’essaie de limiter les dégâts et
que je n’y laisse pas entrer n’importe qui ; il y a un certain nombre de gens
familiers que je laisse entrer parce (509)je crois savoir qu’eux me le pardonneront.
Si Maud Mannoni par exemple voulait y venir, peut-être qu’elle s’en ferait une
autre idée, mais naturellement c’est la seule que je n’y attirerai jamais, c’est certain.
Bon. Je le regrette. Je l’invite publiquement. Elle sait qu’elle pourrait même, si ça
l’amusait, glapir pendant que je suis en train de présenter comme on dit mon
malade, et même on a parlé à ce propos de bilinguisme, à savoir qu’il ne parle
pas la même langue, ce malade, que celle que je parle. C’est absolument vrai, je
suis absolument d’accord. C’est même pour ça que je cherche un mathème, parce
que le mathème, lui, n’est pas bilingue.
Voilà ce qui me paraît dans cette affaire le plus sérieux. Je voudrais bien trouver
le mathème qui par sa nature évite tout à fait ce bilinguisme. Alors que Jacques-
Alain Miller ait si bien – sans du tout mettre de côté ce sur quoi on pourrait
m’agresser, bien loin de là, je dirai même que jusqu’à un certain point, il l’a mis
en valeur, mais il l’a mis en valeur exactement comme c’est ; c’est comme ça que
j’opère, que je me débrouille avec cette fameuse présentation ; cette présentation
bien sûr est faite pour quelqu’un ; quand on présente, il faut toujours être au
moins trois pour présenter quelque chose ; naturellement j’essaie le plus possible
de tamponner les dégâts, à savoir de faire que les personnes qui m’entendent ne
soient pas trop bouchées, et c’est ce qui nécessite que je fasse un tout petit peu
attention.
156
Là-dessus, je clos les journées.

157
LACAN 1975-76. Le Sinthome

158
Ce document de travail a pour sources principales :
- Le sinthome, fichiers mp3 des séances, disponibles sur le site de Patrick Valas.
- Le sinthome, version Chollet sur le site E.L.P.

Le texte de ce séminaire nécessite l’installation de la police de caractères dite


« Lacan », disponible ici :
http://fr.ffonts.net/LACAN.font.download (placer le fichier Lacan.ttf dans le
répertoire c:\windows\fonts)
Les références bibliographiques privilégient les éditions les plus récentes. Les
schémas sont refaits.
N.B. Ce qui s’inscrit entre crochets droits [ ] n’est pas de Jacques Lacan.

(Contact)

Table des matières

Leçon 1 18 Novembre 1975


Leçon 2 09 Décembre 1975
Leçon 3 16 Décembre 1975
Leçon 4 13 Janvier 1976
Leçon 5 20 Janvier 1976 Jacques Aubert
Leçon 6 10 Février 1976
Leçon 7 17 Février 1976
Leçon 8 09 Mars 1976
Leçon 9 16 Mars 1976
Leçon 10 13 Avril 1976
Leçon 11 11 mai 1976

159
18 Novembre 1975
Table des
matières

J’ai annoncé sur l’affiche : LE SINTHOME.


C’est une façon ancienne d’écrire ce qui a été ultérieurement écrit
SYMPTÔME.

Si je me suis permis cette modification d’orthographe qui marque évidemment


une date, une date qui se trouve être l’injection dans le français - ce que
j’appelle lalangue, lalangue mienne - l’injection de grec, de cette langue dont
Joyce,
dans le Portrait de l’Artiste, émettait le vœu tout à fait...
non, c’est pas dans le Portrait de l’Artiste,
c’est dans le Ulysses, dans le Ulysses, au premier chapitre : il s’agit de
hellenise
...d’injecter de même lalangue hellène, on ne sait pas à quoi, puisque il ne s’agissait
pas du gaélique,
encore qu’il s’agit de l’Irlande, mais que Joyce devait écrire en anglais.

Qu’il a écrit en anglais d’une façon telle que...


comme l’a dit quelqu’un dont j’espère qu’il est dans cette assemblée, Philippe
Sollers, dans Tel Quel 10
...il l’a écrit d’une façon telle que la langue anglaise n’existe plus. Elle avait déjà,
je dirai peu de consistance,
ce qui ne veut pas dire qu’il soit facile d’écrire en anglais. Mais Joyce, par la
succession d’œuvres qu’il a écrites en anglais,
y a ajouté ce quelque chose qui fait dire au même auteur qu’il faudrait écrire
l’é.l.a.n.g.u.e.s, l’élangues.

L’élangues par où je suppose qu’il entend désigner quelque chose comme l’élation.
Cette élation dont on nous dit que c’est au principe de je ne sais quel sinthome
que nous appelons en psychiatrie la manie. C’est bien en effet ce à quoi

10
Philippe Sollers : « Joyce et Cie », Tel Quel n° 64, 1975, pp. 15-24.
160
ressemble sa dernière œuvre, à savoir Finnegans Wake, celle qu’il a si longtemps
soutenue
pour y attirer l’attention générale.

Celle aussi à propos de quoi j’ai posé dans un temps, au temps où je me suis
laissé entraîner à...
par une sollicitation pressante, pressante je dois dire de la part de Jacques
Aubert
ici présent et tout aussi pressant
...où je me suis laissé entraîner à inaugurer, à inaugurer au titre d’un symposium
Joyce.

C’est par là qu’en somme je me suis laissé détourner de mon projet qui était,
cette année - je vous l’ai annoncé l’année dernière - d’intituler ce séminaire du
« quatre, cinq et six ». Je me suis contenté du 4 et je m’en réjouis, car le « 4, 5, 6 »,
j’y aurais sûrement succombé. Ça ne veut pas dire que le 4 dont il s’agit me soit
pour autant moins lourd.

J’hérite de Freud, bien malgré moi, parce que j’ai énoncé - de mon temps - ce
qui pouvait être tiré, en bonne logique,
des bafouillages de ceux qu’il appelait « sa bande ». Je n’ai pas besoin de les
nommer, c’est cette clique qui suivait
les réunions de Vienne et dont on ne peut pas dire qu’aucun ait suivi la voie
que j’appelle de bonne logique.

La nature, dirai-je pour couper court, se spécifie de n’être « pas-une », d’où le


procédé logique pour l’aborder.
Appeler « nature » ce que vous excluez du fait même de porter intérêt à quelque
chose - ce quelque chose se distinguant
d’être nommé - la nature par ce procédé ne se risque à rien qu’à s’affirmer
d’être un pot-pourri de hors-nature.

L’avantage de cet énoncé est que si vous trouvez - à bien le compter - que le
« nommer » tranche sur ce qui paraît être
la loi de la nature, qu’il n’y ait pas chez lui, je veux dire chez l’homme, de
rapport naturellement - sous toute réserve donc, ce naturellement -naturellement
sexuel, vous posez logiquement - ce qui se trouve être le cas - que ce n’est pas là
un privilège,
un privilège de l’homme.

161
Veillez pourtant à n’aller pas à dire que le sexe n’est rien de naturel.
Tâchez plutôt de savoir ce qu’il en est dans chaque cas : de la bactérie à l’oiseau
- j’ai déjà fait allusion à l’un et à l’autre -
de la bactérie à l’oiseau, puisque ceux-là ont des noms. Remarquons au passage
que dans la création dite « divine »...
divine seulement en ceci qu’elle se réfère à la nomination
...la bactérie n’est pas nommée. Et qu’elle n’est pas plus nommée quand Dieu,
bouffonnant l’homme - l’homme supposé originel - lui propose de commencer
par dire le nom de chaque bestiole.

De ce premier - faut bien le dire - déconnage, nous n’avons de trace qu’à en


conclure qu’Adam...
comme son nom l’indique assez, c’est une allusion, ça, à « la fonction de l’index »
de Peirce
...qu’Adam était - selon le joke qu’en fait Joyce justement - qu’Adam était bien
entendu une Madame, et qu’il n’a nommé les bestiaux que dans la langue de
celle-ci, il faut bien le supposer, puisque celle que j’appellerai l’Èvie (e.v.i.e)...
l’ Èvie que j’ai bien le droit d’appeler ainsi puisque c’est ce que ça veut dire en
hébreu
- si tant est que l’hébreu soit une langue - : la mère des vivants
...eh bien l’Èvie l’avait tout de suite, et bien pendue cette langue, puisque après
le supposé du « nommer » par Adam,
la première personne qui s’en sert c’est bien elle, pour parler au serpent.

La création dite divine se redouble donc de la parlote, du parlêtre comme je l’ai


appelé, par quoi l’Èvie fait du serpent
ce que vous me permettrez d’appeler le « serre-fesses », ultérieurement désigné
comme faille, ou mieux phallus,
puisqu’il en faut bien un pour faire le « faut-pas », la « faute » dont c’est l’avantage
de mon sinthome de commencer par là :
sin en anglais veut dire ça : le péché, la première faute.

D’où la nécessité...
je pense tout de même, à vous voir en aussi grand nombre, qu’il y en a bien quelques-uns qui
ont déjà entendu mes « bateaux »
...d’où la nécessité du fait que ne cesse pas la faille qui s’agrandit toujours, sauf à
subir le cesse de la castration comme possible.

Ce possible, comme je l’ai dit...

162
sans que vous le notiez, pour ce que moi-même point je ne l’ai noté de n’y pas
mettre la virgule
...ce possible, j’ai dit autrefois c’est que c’est ce qui cesse de s’écrire, mais il y faut
mettre la virgule :
c’est « ce qui cesse, virgule, de s’écrire ». Ou plutôt cesserait d’en prendre le chemin
dans le cas où adviendrait enfin
ce discours que j’ai évoqué, tel qu’il ne serait pas de semblant.

Y-a-t-il impossibilité que la vérité devienne un produit du savoir-faire ? Non !

Mais elle ne sera alors que mi-dite, s’incarnant d’un S indice 1 [S1] de signifiant,
là où il en faut au moins deux
pour que l’unique - La femme - à avoir jamais été...
mythique, en ce sens que le mythe la fait singulière : il s’agit d’Ève dont j’ai
parlé tout à l’heure
...que l’unique - La femme - à avoir jamais été incontestablement possédée,
pour avoir goûté du fruit de l’arbre défendu, celui de la science.

L’Èvie donc, n’est pas mortelle plus que Socrate.


La femme dont il s’agit est un autre nom de Dieu, et c’est en quoi elle n’existe
pas, comme je l’ai dit maintes fois.

Ici on remarque le côté futé d’Aristote, qui ne veut pas que le singulier joue
dans sa logique. Contrairement à ce qu’il admettait, à ce qu’il admettait dans
ladite logique, il faut dire que Socrate n’est pas homme, puisqu’il accepte de
mourir pour que la cité vive, car il l’accepte c’est un fait. En plus, ce qu’il faut
bien dire, c’est qu’à cette occasion,
il ne veut pas entendre parler sa femme.

D’où ma formule, que je relave si je puis dire, à votre usage, en me servant du


με παντες [mè pantes]
que j’ai relevé dans l’Organon...
où d’ailleurs je n’ai pas réussi à le retrouver, mais où quand même je l’ai bien lu,
et même au point que ma fille, ici présente, l’a pointé et qu’elle
me jurait qu’elle me retrouverait à quelle place c’était με παντες [mè pantes]
...comme l’opposition écartée - écartée par Aristote - à l’Universel du παν [pan],
La femme n’est toute que sous la forme
dont l’équivoque prend de lalangue nôtre son piquant : sous la forme du « mais
pas ça », comme on dit : « tout, mais pas ça ! ».
163
C’était bien la position de Socrate. Le « mais pas ça » c’est ce que j’introduis sous
mon titre de cette année comme le sinthome.
Il y a pour l’instant, pour L’instance de la lettre telle qu’elle s’est ébauchée à
présent...
et n’espérez pas mieux, comme je l’ai dit, ce qui en sera plus efficace
ne fera pas mieux que de déplacer le sinthome, voire de le multiplier
...pour L’instance donc présente, il y a le sinthome madaquin 11 [Rires] que j’écris comme
vous voudrez : m.a.d.a.q.u.i.n, après sinthome.

Vous savez que Joyce en bavait assez sur ce sinthome.


Faut bien dire les choses : pour ce qui est de la philosophie on n’a jamais rien
fait de mieux, il y a que ça de vrai.

Ça n’empêche pas que Joyce - consultez là-dessus l’ouvrage de Jacques Aubert


12 - ne s’y retrouve pas très bien,

concernant le quelque chose à laquelle il attache un grand prix, à savoir ce qu’il


appelle « le Beau »,
il y a dans le sinthome madaquin je ne sais quoi qu’il appelle claritas, auquel Joyce
substitue quelque chose
comme La splendeur de l’Être, qui est bien le point faible dont il s’agit.

Est-ce une faiblesse personnelle ? La splendeur de l’Être ne me frappe pas.


Et c’est bien en quoi Joyce fait déchoir le sinthome de son madaquinisme et...
contrairement à ce qu’il pourrait en apparaître, à première vue, à
savoir son détachement de la politique
...produit à proprement parler ce que j’appellerai le « sint-home Rule ».

Ce « home-rule » que le Freeman’s Journal représentait se levant derrière la Banque


d’Irlande.
Ce qui le fait - comme par hasard - se lever au Nord-Ouest - ce qui n’est pas
d’usage pour un lever de soleil -
c’est quand même, malgré le grincement que nous voyons à ce sujet dans Joyce,
c’est quand même bien le « sinthome-roule »,
le sinthome à roulettes, que Joyce conjoint.
11
Cf. Thomas d’Aquin, référence majeure du jeune James Joyce. Sur tout ceci cf. Jacques Aubert :
Notes de lecture (p. 189),
et Jacques-Alain Miller : Notice de fil en aiguille (p. 199), in Jacques Lacan : Le Sinthome, Seuil, 2005.
12
Jacques Aubert : Introduction à l’esthétique de James Joyce, éd. Didier, 1973.

164
Il est certain que ces deux termes on peut les nommer autrement, je les nomme
ainsi en fonction des deux versants
qui s’offraient à l’art de Joyce, lequel nous occupera cette année, en raison de ce
que j’ai dit tout à l’heure :
que je l’ai introduit et que je n’ai pu faire mieux que de le nommer ce sinthome -
car il le mérite - du nom qui lui convient en en déplaçant - comme je l’ai dit -
l’orthographe. Les deux, les deux orthographes le concernent.
Mais il est un fait qu’il choisit. En quoi, il est comme moi un hérétique, car
« haeresis » c’est bien là ce qui spécifie l’hérétique.

Il faut choisir la voie par où prendre la vérité. Ce d’autant plus, que le choix une
fois fait, ça n’empêche personne de
le soumettre à confirmation, c’est-à-dire d’être hérétique de la bonne façon,
celle qui d’avoir bien reconnu la nature
du sinthome, ne se prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire jusqu’à atteindre
son Réel au bout de quoi il n’a plus soif.

Bien entendu il a fait ça, lui, à vue de nez. Car on ne pouvait plus mal partir que
lui.
Être né à Dublin, avec un père soûlographe et plus ou moins Fénian, c’est-à-
dire fanatique, de deux familles,
car c’est ainsi que ça se présente pour tous quand on est fils de deux familles,
quand il se trouve qu’on se croit mâle parce que on a un petit bout de queue.

Naturellement - pardonnez-moi ce mot - il en faut plus.


Mais comme il avait la queue un peu lâche, si je puis dire, c’est son art qui a
suppléé à sa tenue phallique.

Et c’est toujours ainsi : le phallus c’est la conjonction de ce que j’ai appelé ce


parasite...
qui est ce petit bout de queue en question
...c’est la conjonction de ceci avec la fonction de la parole. C’est en quoi son art
est le vrai répondant de son phallus.

À part ça, disons que c’était un pauvre hère, et même un pauvre hérétique [hère
éthique…].
Il n’y a de joyciens à jouir de son hérésie que dans l’Université.
Mais c’est lui qui l’a délibérément voulu, que s’occupât de lui cette engeance.
165
Le plus fort est qu’il y a réussi, et au-delà de toute mesure : ça dure et ça durera
encore.
Il en voulait pour 300 ans, nommément, il l’a dit : « Je veux que les universitaires
s’occupent de moi pendant trois cents ans ».
Et il les aura, pour peu que Dieu ne nous atomise pas.

Ce hère...
car on ne peut pas dire « cet hère », c’est interdit par l’aspiration,
ça embête même tellement tout le monde que c’est pour ça qu’on dit « le pauvre
hère »
...ce hère s’est conçu comme un héros : Stephen Hero.
C’est le titre expressément donné pour celui de là où il prépare le « A Portrait of
the Artist as a Young Man ».

Ah ! c’était ce que j’aurais bien souhaité que - je l’ai pas emporté, c’est trop bête
- ce que j’aurais souhaité que vous...
j’aurais pu au moins vous le montrer
...que vous le trouviez et dont, mal averti, je savais que c’était difficile, et c’est
pour ça que je vous précise la façon
dont vous devez insister.

Mais Nicole Sels, ici présente, m’a envoyé une bafouille - une lettre, on appelle
ça - extrêmement précise,
où pendant deux pages, elle m’explique qu’il est impossible de se le procurer.

Il est impossible à l’heure actuelle d’avoir ce texte et ce que j’ai appelé ce


« criticisme »,
c’est-à-dire ce qu’un certain nombre de personnes, toutes universitaires...
c’est d’ailleurs une façon d’entrer à l’université, l’université aspire les
joyciens,
mais enfin, ils sont déjà en bonne place, elle leur donne des grades
...bref, vous ne trouverez pas le... je ne sais pas comment ça se prononce, c’est
Jacques Aubert qui va me le dire :
est-ce le Bibe ou Bibi ?

Jacques Aubert - D’ordinaire, on dit Bibi.

On dit Bibi ? Bon...

166
Vous ne trouverez pas le Beebe qui ouvre la liste par un article sur Joyce, je dois
dire particulièrement gratiné.
À la suite de quoi vous avez Hugh Kenner qui à mon avis...
peut-être à cause du sinthome madaquin en question
...à mon avis, parle assez bien de Joyce.
Et il y en a d’autres jusqu’à la fin, dont je regrette que vous ne puissiez pas
disposer.

À la vérité c’est un pas de clerc, que j’aie - c’est le cas de le dire - que j’aie mis
cette petite note en petits caractères...
je les ai fait rapetisser, Dieu merci
...que j’aie fait cette note en petits caractères...

Il faudrait que vous vous arrangiez avec Nicole Sels pour vous en faire faire
une série de photocopies.

Comme... comme je pense que dans le fond il y en a pas tellement qui, l’anglais
- surtout l’anglais de Joyce - soient prêts,
je veux dire parés pour le parler, ça ne fera quand même qu’un petit nombre.

Mais enfin il y aura évidemment de l’émulation. Et une émulation - mon Dieu -


légitime, parce que Le Portrait de l’Artiste
ou plus exactement Un Portrait de l’Artiste. De « l’Artiste » qu’il faut écrire en y
mettant tout l’accent sur le « Le »
qui bien sûr en anglais n’est pas tout à fait notre article défini à nous.
Mais on peut faire confiance à Joyce, s’il a dit « le », c’est bien qu’il pense que
d’artiste c’est lui le seul, que là il est singulier.

« As » a Young Man, c’est très suspect, car en français ça se traduirait par


« comme ». Autrement dit, ce dont il s’agit c’est du comme-ment. Le français là-
dessus est indicatif. Est indicatif de ceci : c’est que quand on parle « comme » en
se servant d’un adverbe, quand on dit : réellement, mentalement,
héroïquement, l’adjonction de ce « ment » est déjà en soi suffisamment indicative.
Indicative de ceci : c’est qu’on ment. Il y a du mensonge indiqué dans tout
adverbe. Et ce n’est pas là accident.

Quand nous interprétons, nous devons y faire attention.


Quelqu’un, qui n’est pas très loin de moi, faisait la remarque à propos de la
langue en tant qu’elle désigne

167
l’instrument de la parole, que c’était aussi la langue qui portait les papilles dites
du goût. Eh bien, je lui rétorquerai
que c’est pas pour rien que « ce qu’on dit ment » [Rires]. Vous avez la bonté de
rigoler [Rires], mais c’est pas drôle.
Car en fin de compte... car en fin de compte nous n’avons que ça comme arme
contre le symptôme : l’équivoque.

Il arrive que je me paie le luxe de... de « contrôler » on appelle ça, un certain


nombre de gens qui se sont autorisés
eux-mêmes - selon ma formule - à être analystes. Il y a deux étapes :
– Il y a une étape où ils sont comme le rhinocéros : ils font à peu près n’importe
quoi, et je les approuve toujours. Ils
ont en effet toujours raison.
– La deuxième étape consiste à jouer de cette équivoque qui pourrait libérer du
sinthome.

Car c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait
quelque chose dans le signifiant qui résonne.

Il faut dire que on est surpris que les philosophes anglais, ça ne leur soit
nullement apparu. Je les appelle philosophes
parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que
la parole ça n’a pas d’effet. Ils ont tort.
Ils s’imaginent qu’il y a des pulsions, et encore quand ils veulent bien ne pas
traduire pulsion par instinct.
Ils ne s’imaginent pas que les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a
un dire.

Mais que ce dire, pour qu’il résonne, pour qu’il consonne...


pour employer un autre mot du sinthome madaquin
...pour qu’il consonne, il faut que le corps y soit sensible. Et qu’il l’est, c’est un
fait.

C’est parce que le corps a quelques orifices dont le plus important - dont le
plus important parce qu’il peut pas se boucher, se clore - dont le plus important
est l’oreille, parce qu’il peut pas se fermer, que c’est à cause de ça
que répond dans le corps ce que j’ai appelé la voix. L’embarrassant est
assurément qu’il n’y a pas que l’oreille,
et que lui fait une concurrence éminente le regard.

168
More geometrico, à cause de la forme chère à Platon, l’individu se présente comme
il est foutu : comme un corps.
Ce corps a une puissance de captivation qui est telle que, jusqu’à un certain
point, c’est les aveugles qu’il faudrait envier. Comment est-ce qu’un aveugle - si
tant est qu’il se serve du Braille - peut lire Euclide ?

L’étonnant est ceci que je vais énoncer, c’est que la forme ne livre que le sac, ou si
vous voulez la bulle.
Elle est quelque chose qui se gonfle, et dont j’ai déjà dit les effets à propos de
l’obsessionnel, qui en est féru plus qu’un autre. L’obsessionnel - ai-je dit,
quelque part, on me l’a rappelé récemment - c’est quelque chose de l’ordre de la
grenouille
qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. On en sait les effets, par une fable.
Il est particulièrement difficile, on le sait, d’arracher l’obsessionnel à cette
emprise du regard.

Le sac, en tant qu’il s’imagine dans la théorie de l’ensemble, telle que l’a fondée
Cantor, se manifeste, voire se démontre...
si toute démonstration est tenue pour démontrer l’imaginaire qu’elle implique
...ce sac - dis-je - mérite d’être connoté d’un ambigu de 1 et de 0, seul support
adéquat de ce à quoi confine l’ensemble vide qui s’impose dans cette théorie.
D’où notre scription : S indice 1 [S1]. Je précise qu’elle se lit comme ça.
Elle fait pas l’Un, mais elle l’indique comme pouvant ne rien contenir, être un
sac vide.

Il n’en reste pas moins qu’un sac vide reste un sac, soit l’Un qui n’est
imaginable que de l’ex-sistence et de la consistance
qu’a le corps d’être pot. Il faut les tenir - cette ex-sistence et cette consistance - pour
réelles, puisque le Réel c’est de les tenir. D’où le mot Begriff qui veut dire ça.
L’Imaginaire montre ici son homogénéité au Réel,
et qu’elle ne tient - cette homogénéité - qu’au fait du nombre, en tant qu’il est
binaire, 1 ou 0.
C’est-à-dire qu’il ne supporte le 2 que de ce qu’1 ne soit pas 0, qu’il ex-siste au 0,
mais n’y consiste en rien.

C’est ainsi que la théorie de Cantor doit repartir du couple, mais qu’alors
l’ensemble y est tiers.
De l’ensemble premier à ce qui est l’Autre, la jonction ne se fait pas.

169
C’est bien en quoi le symbole en remet sur l’Imaginaire, lui a l’indice 2 [S2]. C’est-
à-dire qu’indiquant qu’il est couple,
il introduit la division dans le sujet - quel qu’il soit - de ce qui s’y énonce « de
fait ».

Le « fait » restant suspendu à l’énigme de l’énonciation qui n’est que « fait » fermé
sur lui :
– le fait du fait, comme on l’écrit,
– le faîte du fait ou le fait du faîte, comme ça se dit
...égaux en fait, équivoques et équivalents, et par là limite du dit.

L’inouï est que les hommes aient très bien vu que le symbole ne pouvait être
qu’une pièce cassée, et ce - si je puis dire –
de tous temps. Mais qu’ils n’aient pas vu à l’époque - à l’époque de ce tous temps
- que cela comportait l’unité et la réciprocité du signifiant et du signifié,
conséquemment que le signifié d’origine ne veut rien dire, qu’il n’est qu’un signe
d’arbitrage entre deux signifiants, mais de ce fait pas d’arbitraire pour le choix
de ceux-ci. Il n’y a d’umpire...
umpire [arbitre] pour le dire en anglais, c’est comme ça que Joyce l’écrit
...qu’à partir de l’empire, de l’imperium sur le corps, comme tout en porte la
marque dès l’ordalie [« jugement de Dieu »].

Ici, le 1 confirme son détachement d’avec le 2. Il ne fait 3 que par forçage


imaginaire,
celui qui impose qu’une volonté suggère à l’un de molester l’autre, sans être lié
à aucun. Ouais...

Pour que la condition fût expressément posée de ce qu’à partir de trois


anneaux, on fît une chaîne telle que la rupture d’un seul rendît - l’un de l’autre -
les deux autres libres, quels qu’ils fussent...
car dans une chaîne l’anneau du milieu, si je puis dire de cette façon abrégée,
réalise ça : les deux autres libres, quels qu’ils fussent
...il a fallu qu’on s’aperçût que c’était inscrit aux armoiries des Borromée, que le
nœud - de ce fait dit borroméen –
était déjà là sans que personne se fût avisé d’en tirer conséquence.

170
C’est bien là, c’est bien là que gît ceci : que c’est une erreur de penser que ce
soit une norme pour le rapport de trois fonctions qui n’existent - l’une à l’autre
dans leur exercice - que chez l’être qui de ce fait se croit être homme.

Ce n’est pas que soient rompus le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel qui définit la
perversion, c’est que : ils sont déjà distincts,
et qu’il en faut supposer un 4ème, qui est le sinthome en l’occasion, qu’il faut supposer
tétradique ce qui fait le lien borroméen,
que « perversion » ne veut dire que « version vers le père », et qu’en somme le père est
un symptôme ou un sinthome,
comme vous le voudrez.

L’ex-sistence du symptôme c’est ce qui est impliqué par la position même, celle qui
suppose ce lien - de l’Imaginaire,
du Symbolique et du Réel - énigmatique. Si vous trouvez quelque part - je l’ai déjà
dessiné - ceci qui schématise le rapport
de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel en tant que séparés l’un de l’autre, vous
avez déjà, dans mes précédentes
figurations, mis à plat leur rapport, la possibilité de les lier - par quoi ? - Par le
sinthome. Si j’avais ici un craie de couleur...

– Gloria - De quelle couleur vous la voulez ?

– Comment ?

– Gloria - De quelle couleur ?

– Rouge, si vous le voulez bien. Vous êtes vraiment trop gentille.

Tout dépend de ceci :

171
C’est que, à rabattre ce grand S...
c’est-à-dire ce qui s’affirme de la consistance du Symbolique
...à le rabattre, comme il est plausible, je veux dire offert, à le rabattre d’une
façon qui se trace ainsi, vous avez...
si cette figure est correcte, je veux dire que glissant sous le Réel, c’est
évidemment aussi sous l’Imaginaire
qu’il doit se trouver, à ceci près qu’ici, c’est sur le Symptômatique qu’il doit passer
...vous vous trouvez dans la position suivante, c’est qu’à partir de quatre, ce qui
se figure est ceci :

C’est à savoir que vous aurez le rapport suivant, ici par exemple, l’Imaginaire, le
Réel, et le symptôme que je vais figurer
d’un sigma [Σ], et le Symbolique, mais que chacun d’entre eux est échangeable.

Expressément, de 1 à 2 peut s’invertir en 2 à 1, de 3 à 4 peut s’invertir de 4 à 3.


D’une façon qui, j’espère, vous paraît simple :
IRΣS
1234
2143

Mais nous nous trouvons de ce fait dans la situation suivante, c’est que ce qui
est 1 à 2 voire 2 à 1,
pour avoir dans son milieu, si l’on peut dire, le Σ et le S, doit faire...
c’est précisément ici que c’est figuré
...doit faire que le symptôme et le symbole se trouvent pris d’une façon telle...
il faudrait que je vous montre par quelque figuration simple
...d’une façon telle que il y en a - comme vous le voyez là-bas - qu’il y en a
quatre qui sont - vous le voyez là –
il y en a quatre qui sont tirés par le grand R, et ici c’est d’une certaine façon que
le I se combine en passant au-dessus
du symbole ici figuré, et au-dessous du symptôme. C’est toujours sous cette forme
que se présente le lien,
le lien que j’ai exprimé ici par l’opposition du R au I.

172
Autrement dit, les deux - symptôme et symbole - se présentent de façon telle que
ici :
– un des deux termes les prend dans leur ensemble,
– alors que l’autre passe, disons sur celui qui est au-dessus et sous celui qui est au-dessous.
C’est la figure que vous obtenez régulièrement dans une tentative de faire le
nœud borroméen à quatre,
c’est celle que j’ai mis ici, sur l’extrême droite :

Le complexe d’Œdipe, comme tel, est un symptôme.


C’est en tant que le Nom du Père est aussi le père du nom que tout se soutient, ce qui
ne rend pas moins nécessaire le symptôme.

Cet Autre dont il s’agit, c’est ce quelque chose qui dans Joyce se manifeste par
ceci : qu’il est en somme chargé de père.
C’est dans la mesure où ce père - comme il s’avère dans l’Ulysses - il doit le soutenir
pour qu’il subsiste, que Joyce par son art...
son art qui est toujours le quelque chose qui, du fond des âges, nous vient comme
issu de l’artisan
...c’est par son art que Joyce fait subsister non seulement sa famille, mais
l’illustre si l’on peut dire,
et du même coup illustre ce qu’il appelle quelque part « my country ». L’esprit
incréé - dit-il - de sa race...
c’est ce par quoi finit Le Portrait de l’Artiste
...c’est là ce dont il se donne la mission.

En ce sens, j’annonce ce que va être cette année mon interrogation sur l’art :
en quoi l’artifice peut-il viser expressément ce qui se présente d’abord comme
symptôme ?
En quoi l’art, l’artisanat peut-il déjouer si l’on peut dire, ce qui s’impose du
symptôme - à savoir quoi ? –
mais ce que j’ai figuré dans mes deux tétraèdres : la vérité.

173
La vérité, où est-elle dans cette occasion ? J’ai dit qu’elle était quelque part dans
le discours du maître, comme supposée
dans le sujet, en tant que divisé il est encore sujet au fantasme. C’est,
contrairement à ce que j’avais figuré d’abord,
c’est ici, au niveau de la vérité que nous devons considérer le mi-dire.

C’est-à-dire que le sujet, à cette étape, ne peut se représenter que du signifiant


indice 1 [S1].
Que le signifiant indice 2 [S2], c’est très précisément ce qui se représente de la...
pour le figurer comme je l’ai fait tout à l’heure
...de la duplicité du symbole et du symptôme, là [S2] est l’artisan, l’artisan en tant
que par la conjonction de deux signifiants, il est capable de produire ce
que tout à l’heure j’ai appelé l’objet (a).

Ou plus exactement je l’ai illustré du rapport à l’oreille et à l’œil, voire évoquant


la bouche close.
C’est bien en tant que le discours du maître règne, que S2 se divise. Et cette
division, c’est la division du symbole et du symptôme.

Mais cette division du symbole et du symptôme, elle est si l’on peut dire, reflétée
dans la division du sujet.
C’est parce que le sujet c’est ce qu’un signifiant représente auprès d’un autre signifiant que
nous sommes nécessités par son insistance, à montrer que c’est dans le symptôme
que un de ces deux signifiants du Symbolique, prend son support.
En ce sens, on peut dire que dans l’articulation du symptôme au symbole, il n’y a, je
dirai qu’un faux trou.

Si nous supposons la consistance...


consistance d’une quelconque de ces fonctions, Symbolique, Imaginaire et Réel
...si nous supposons cette consistance comme faisant cercle, ceci suppose un trou.
Mais dans le cas du symbole et du symptôme, c’est autre chose dont il s’agit : ce qui
fait trou c’est l’ensemble - c’est l’ensemble pliés l’un sur l’autre - de ces 2
cercles :

174
Ici, comme l’a assez bien figuré Soury - pour l’appeler par son nom, je sais pas
s’il est ici –
il faut encadrer par quelque chose qui ressemble à une soufflure, à ce que nous
appelons dans la topologie, un tore.
Il faut cerner chacun de ces trous dans quelque chose qui les fait tenir
ensemble, pour que nous ayons ici quelque chose qui puisse être qualifié du vrai
trou.

C’est dire que : il faut imaginer pour que ces trous subsistent, se maintiennent,
supposer simplement ici une droite
- ça remplira le même rôle - une droite pour peu qu’elle soit infinie.

Nous aurons à revenir dans le cours de l’année sur ce que c’est que cet infini,
nous aurons à reparler de ce qu’une droite : en quoi elle subsiste, en quoi - si on
peut dire - elle est parente d’un cercle.

Ce cercle - il faudra assurément que j’y revienne - le cercle a une fonction qui
est bien connue de la police :
le cercle ça sert à circuler. Et c’est bien en ça que la police a un soutien qui ne
date pas d’hier.
Hegel avait très bien vu quelle en était la fonction, et il l’avait vu sous une
forme qui n’est assurément pas celle
dont il s’agit, ce qui est en question. Il s’agit pour la police, simplement que le
tournage en rond se perpétue.

175
Le fait que nous puissions, dans ce faux trou, faire l’adjonction d’une droite
infinie, et qu’à soi seul ceci fasse,
de ce faux trou, un trou qui borroméennement subsiste, c’est là le point sur lequel
je m’arrête aujourd’hui.

176
09 Décembre 1975

Table des matières

Ça ne peut pas durer comme ça ! Je veux dire que vous êtes trop nombreux.
Vous êtes trop nombreux pour que...
Enfin, j’espère tout de même obtenir de vous ce que j’ai obtenu du public des
États-Unis, où je viens d’aller.
J’y ai passé quinze jours pleins et j’ai pu m’y apercevoir d’un certain nombre de
choses.
En particulier - si j’ai bien entendu - d’une certaine lassitude qui est ressentie,
principalement par les analystes.

J’y ai été - mon Dieu ! - je ne puis que dire que j’y ai été très bien traité, mais ça
n’est pas dire grand chose, n’est ce pas ? Je m’y suis senti plutôt...
pour employer un terme qui est celui dont je me sers pour ce qu’il en est de
l’homme
...j’y ai été « humé », ou encore, si vous voulez bien l’entendre, aspiré, aspiré dans
une sorte de tourbillon,
qui évidemment ne trouve son répondant que dans ce que je mets en évidence
par mon nœud.

C’est en effet pas par hasard - n’est ce pas ? - c’est peu à peu que vous avez
vu...
enfin, ceux qui sont là depuis un certain temps
...que vous avez pu voir - c’est-à-dire entendre - pas à pas comment j’en suis
venu à exprimer par la fonction du nœud
ce que j’avais d’abord avancé comme, disons triplice du symbolique, de
l’imaginaire et du réel.
177
Le nœud est fait dans l’esprit d’un nouveau mos - mode, n’est-ce pas, ou mœurs -
d’un nouveau mos geometricus.

Nous sommes en effet, au départ toujours captivés par quelque chose qui est
une géométrie que j’ai qualifiée
la dernière fois de comparable au sac, c’est-à-dire à la surface.

Il est très difficile - vous pouvez en faire l’essai - il est très difficile de penser...
chose qui s’opère le plus communément les yeux fermés
...il est très difficile de penser au nœud. On ne s’y retrouve pas.

Et je ne suis pas tellement sûr - quoiqu’il y en ait à mes yeux toute apparence -
de l’avoir correctement mis devant vous.
Il me semble qu’ici il y a une faute. Il y a une faute ici. Voilà. Parce que c’est
ceci ce qu’il convient de supprimer.
C’est un nœud qui part de ceci que vous connaissez bien :

À savoir ce qui fait que dans un nœud borroméen vous avez cette forme qui est
telle qu’à l’occasion elle se redouble
et que vous devez la compléter par deux autres ronds :

Il y a une autre façon de redoubler cette forme pliée - en somme, vous voyez
que j’essaie de vous mettre au fait -
cette forme pliée, cette forme liée qui s’accroche l’une à l’autre :

178
il y a une autre façon qui consiste à user de ce que je vous ai déjà montré une
fois à l’occasion, à savoir de ceci :

de ceci qui ne va pas sans constituer de soi un cercle fermé. Par contre, sous la
forme suivante :

vous voyez que les deux circuits sont manipulables d’une façon telle qu’ils
peuvent se libérer l’un de l’autre.
C’est même pour ça que les deux cercles, ici marqués en rouge :

peuvent en constituer un nœud qui soit à proprement parler borroméen, c’est-à-


dire qui, du fait de la section
d’un quelconque, libère tous les autres. L’analyse est en somme la réduction de
l’initiation à sa réalité, c’est-à-dire au fait qu’il n’y a pas à proprement parler
d’initiation. Tout sujet y livre ceci : qu’il est toujours et n’est jamais qu’une
supposition.

Néanmoins ce que l’expérience nous démontre, c’est que cette supposition est
toujours livrée à ce que j’appellerai

179
une ambiguïté. Je veux dire que le sujet comme tel est toujours, non pas
seulement double, mais divisé.
Il s’agit de rendre compte de ce qui - de cette division - fait le réel.

En quoi Freud...
puisque il nous faut y revenir : c’est lui qui a été le grand frayeur de cette
appréhension
...en quoi Freud, dont en somme, si je l’ai bien lu - je crois d’ailleurs l’avoir bien
lu...
si j’en crois le dernier Erich Fromm13, que vous pouvez vous procurer très
aisément, si mon souvenir est bon, chez Gallimard, et qui s’intitule
de quelque chose qui - au moins sur le dos du volume - s’énonce comme
la psychanalyse appréhendée à travers son « père », entre guillemets, c’est-à-dire
par Freud
...en quoi donc, si je l’ai bien lu, Freud - Freud un bourgeois, et un bourgeois
bourré de préjugés - a-t-il atteint
quelque chose qui fait la valeur propre de son dire, et qui n’est certes pas rien, qui
est la visée de dire sur l’homme la vérité.

À quoi j’ai apporté cette correction qui n’a pas été pour moi sans peine, sans
difficulté : qu’il n’y a de vérité
qu’elle ne puisse que se dire - tout comme le sujet qu’elle comporte - qui ne
puisse se dire qu’à moitié, qui ne puisse...
pour l’exprimer comme je l’ai énoncé
...que se mi-dire.

Je pars de ma condition qui est celle d’apporter à l’Homme ce que l’Écriture


énonce comme,
non pas une aide à lui, mais une aide contre lui. Et de cette condition j’essaie de
me repérer.

C’est bien pourquoi j’ai été...


vraiment d’une façon qui vaudrait remarque
...j’ai été conduit à cette considération du nœud, qui comme je viens de vous le
dire, est à proprement parler constitué

13
Erich Fromm : La Mission de Sigmund Freud, éd. Complexe, Collection Textes, 1975.

180
par une géométrie qu’on peut bien dire interdite à l’imaginaire, qui ne s’imagine
qu’à travers toutes sortes de résistances, voire de difficultés. C’est à proprement
parler ce que le nœud, en tant qu’il est borroméen, substantifie.

Si nous partons en effet de l’analyse, nous constatons que c’est autre chose que
d’observer.
Une des choses qui m’ont le plus frappé quand j’étais en Amérique, c’est ma
rencontre...
qui était certes pas par hasard, qui était tout à fait intentionnelle de ma part
...c’est ma rencontre avec Chomsky. J’en ai été, à proprement parler, je dirai
soufflé. Je le lui ai dit.

L’idée dont je me suis rendu compte qu’elle était la sienne est en somme celle-
ci...
dont je ne peux pas dire qu’elle soit d’aucune façon réfutable, c’est même l’idée
la plus commune,
et c’est bien qu’il l’ait - devant mon oreille - simplement affirmée, qui m’a fait
sentir
toute la distance où j’étais de lui
...cette idée qui est l’idée en effet commune, est celle-ci, celle-ci qui me paraît
précaire : la considération, en somme,
de quelque chose qui se présente comme un corps, un corps conçu comme
pourvu d’organes, ce qui implique dans cette conception que l’organe est un
outil - outil de prise, outil d’appréhension - et que il n’y a aucune objection de
principe
à ce que l’outil s’appréhende lui-même comme tel, que par exemple le langage
soit considéré par lui comme déterminé par un fait génétique - il l’a exprimé en
ces propres termes devant moi - en d’autres termes que le langage soit lui-
même un organe.

Il me paraît tout à fait saisissant...


c’est ce que j’ai exprimé par le terme « soufflé »
...il me paraît tout à fait saisissant que de ce langage, on puisse faire retour sur
lui-même comme organe.

Si le langage n’est pas considéré sous ce biais qu’il est lié, qu’il est lié à quelque
chose qui dans le réel fait trou,
il n’est pas simplement difficile, il est impossible d’en considérer le maniement.

181
La méthode « d’observation » ne saurait partir du langage sans admettre cette
vérité principielle que dans ce qu’on peut situer comme réel, le langage
n’apparaisse comme faisant trou. C’est de cette notion « fonction du trou » que le
langage opère sa prise sur le réel. Il ne m’est, bien entendu, pas aisé de faire
peser de tout son poids cette conviction sur vous.
Elle m’apparaît inévitable de ce que il n’y a de vérité - comme telle - possible que
d’évider ce réel.

Le langage, qui d’ailleurs mange ce réel, je veux dire qu’il ne permet d’aborder ce
réel...
ce « réel génétique » pour parler comme Chomsky
...qu’en terme de signe, ou autrement dit de message qui part du gène moléculaire
en le réduisant à ce qui a fait
la renommée de Krick et de Watson, à savoir cette double hélice d’où sont
censés partir ces divers niveaux
qui organisent le corps à travers un certain nombre d’étages, qui sont d’abord
de la division, du développement,
de la spécialisation cellulaire, puis ensuite de cette spécialisation de partir des
hormones qui sont autant d’éléments
sur lesquels se véhiculent, pour la direction de l’information organique, autant
de sortes de messages.

Toute cette subtilisation de ce qu’il en est du réel par tant de dits messages, mais
où ne se marque que le voile porté
sur ce qu’il en est de l’efficace du langage, c’est-à-dire sur ceci que le langage
n’est pas en lui-même un message
mais ne se sustente que de la fonction de ce que j’ai appelé le trou dans le réel.

Il y a pour cela la voie de notre nouveau mos geometricus, c’est-à-dire de la


substance qui résulte de l’efficace,
de l’efficace propre du langage, et qui se supporte de cette fonction du trou. Pour
l’exprimer en terme de ce fameux
nœud borroméen où je me fie, disons que il repose tout entier sur l’équivalence
d’une droite infinie avec un cercle.

Le schéma du nœud borroméen est celui-ci :

182
Je veux dire - pour le marquer - ceci tout autant que mon dessin ordinaire, celui
qui s’articule ainsi :

ceci tout autant que le dessin ordinaire est à proprement parler un nœud
borroméen. De ce fait il est également vrai que ceci en est un :

Je veux dire qu’à y substituer le couple d’une droite supposée infinie avec un
cercle, on obtient le même nœud borroméen.
Il y a quelque chose qui répond de ce chiffre 3 qui est l’orée, si je puis dire,
d’une exigence, laquelle est à proprement parler l’exigence propre du nœud. Elle
est liée à ce fait que pour rendre compte correctement du nœud borroméen,
c’est à partir de 3 que spécialement s’origine une exigence. Il est possible, avec
une manipulation fort simple,
de rendre ces trois droites infinies parallèles :

Il suffira pour ça d’assouplir je dirai, ce qu’il en est du faux cercle déjà plié, le
cercle en rouge dans cette occasion.
183
C’est à partir de trois qu’il nous faut définir ce qu’il en est du point à l’infini de
la droite comme ne prêtant pas,
ne prêtant en aucun cas, à faire faute à ce que nous pouvons appeler leur
concentricité.

Je veux dire que ces trois points à l’infini - mettons-les ici par exemple -
doivent être sous quelque forme que nous
les supposions, et nous pouvons aussi bien inverser ces positions, je veux dire
faire que cette première droite à l’infini
si l’on peut dire, soit par rapport aux autres enveloppante au lieu d’être
enveloppée.

C’est la caractéristique de ce point à l’infini, que de ne pouvoir être situé,


comme on pourrait s’exprimer, d’aucun côté.
Mais ce qui est exigible à partir du nombre 3 c’est ceci, c’est que pour le figurer
de cette façon imagée :

on doit énoncer, préciser, que de ces trois droites, complétées de leur point à
l’infini, il ne s’en trouvera pas une...
vous sentez bien que si je les ai mises ici toutes les trois en rouge,
c’est qu’il y a des raisons pour lesquelles j’ai dû les tracer ici d’une couleur
différente
...il n’y en aura pas une qui, d’être enveloppée par une autre, ne se trouvera
enveloppante par rapport à l’autre.
Car c’est à proprement parler ceci qui constitue la propriété du nœud borroméen.

184
Je vous ai maintes fois familiarisés avec ceci, c’est que le nœud borroméen, si l’on
peut dire dans la troisième dimension, consiste dans ce rapport qui fait que ce
qui est enveloppé par rapport à l’un de ces cercles se trouve enveloppant par rapport
à l’autre. C’est en cela qu’est exemplaire ceci que vous voyez ordinairement
sous la forme de la sphère armillaire,
la sphère armillaire usée - dont on use - pour ce qu’il en est des sextants, se
présente toujours ainsi :

À savoir que pour le tracer d’une façon claire, le cercle bleu ira toujours se
rabattre de la façon suivante autour du cercle qu’ici j’ai dessiné en vert, et que le
cercle rouge - selon le rabattement de l’entraxe - doit être comme ça.
Je l’ai dit tout à l’heure. Voilà. Par contre, la différence entre ce cercle et cette
disposition ordinaire dans toute manipulation de la sphère armillaire, se
trouvera distancée si, disons, ce cercle qui apparaît ici moyen se trouve,
à ce cercle se trouve substituée la disposition suivante :

à savoir qu’il ne pourra pas être rabattu parce que il sera enveloppant par
rapport au cercle rouge, et enveloppé
par rapport au cercle vert. Je redessine ce qu’il en est. Vous voyez qu’ici le
cercle vert se trouve ainsi situé
par rapport au cercle bleu et au cercle rouge. Même mes hésitations sont ici
significatives. Elles manifestent la maladresse avec laquelle nécessairement ce
qu’il en est du nœud borroméen - type même du nœud - est manipulé.

Le caractère fondamental de cette utilisation du nœud est de permettre


d’illustrer la triplicité qui résulte d’une consistance qui n’est affectée :

185
– Que de l’imaginaire,
– d’un trou comme fondamental qui ressortit au symbolique,
– et d’autre part d’une ex-sistence - écrit comme je le fais : e.x tiret s.i.s.t.e.n.c.e - qui
elle, appartient au réel qui en est le caractère fondamental.

Cette méthode - puisqu’il s’agit de méthode - est une méthode qui se présente
comme sans espoir.
Sans espoir d’aucune façon de rompre le nœud constituant du symbolique, de
l’imaginaire et du réel.
À cet égard, elle se refuse à ce qui constitue - il faut le dire, et d’une façon tout
à fait lucide - une vertu, une vertu même dite théologale, et c’est en cela que notre
appréhension analytique de ce qu’il en est de ce nœud, est le négatif de la
religion.

On ne croit plus à l’objet comme tel, et c’est en ceci que je nie que l’objet puisse
être saisi par aucun organe,
puisque l’organe lui-même est aperçu comme un outil, et qu’étant aperçu
comme comme un outil,
comme un outil séparé il est à ce titre conçu comme un objet.

Dans la conception de Chomsky, l’objet n’est lui-même abordé que par un objet.
C’est à la restitution en tant que telle du sujet, en tant que lui-même ne peut
être que divisé, divisé par l’opération
elle-même du langage, que l’analyse trouve sa diffusion.
Elle trouve sa diffusion en ceci qu’elle met en question la science comme telle.
Science pour autant qu’elle fait d’un l’objet un sujet, alors que c’est le sujet qui
est de lui-même divisé.

Nous ne croyons pas à l’objet, mais nous constatons le désir et de cette


constatation du désir, nous induisons la cause comme objectivée. Le désir de
connaître rencontre des obstacles. C’est pour incarner cet obstacle que j’ai
inventé
le nœud, et que au nœud il faut se rompre. Je veux dire :
– que c’est le nœud seul qui est le support concevable d’un rapport entre quoi
que ce soit et quoi que ce soit,
– que le nœud, s’il est abstrait d’un côté, doit être pensé et conçu comme concret.

Ce dans quoi, puisque aujourd’hui vous le voyez bien, je suis fort las, fort las de
cette épreuve américaine
où comme je vous l’ai dit, j’ai été certainement récompensé, car j’ai pu...
186
ces figures que vous voyez ici plus ou moins substantialisées par l’écrit, par le
dessin
...j’ai pu en faire ce que j’appellerai agitation, émotion.

Le senti comme mental, le sentimental est débile, parce que toujours par quelque
biais réductible à l’imaginaire.
L’imagination de consistance va tout droit à l’impossible de la cassure, mais c’est
en cela que la cassure peut toujours être
le réel, le réel comme impossible et qui n’en est pas moins compatible avec la dite
imagination et la constitue même.

Je n’espère pas - d’aucune façon - sortir de la débilité que je signale de ce


départ. Je n’en sors, comme quiconque,
que dans la mesure de mes moyens. C’est-à-dire comme « sur place », « sur » ne
s’assurant d’aucun progrès vérifiable autrement qu’à la longue.

C’est de façon fabulatoire que j’affirme que le réel...


tel que je le pense dans mon pen-se, dans mon pen-se léger
...ne va pas sans comporter réellement - le réel mentant effectivement - sans
comporter réellement le trou qui y subsiste
de ce que sa consistance ne soit rien de plus que celle de l’ensemble du nœud qu’il
fait avec le symbolique et l’imaginaire.
Nœud qualifiable du borroméen, soit intranchable sans dissoudre le mythe qu’il
rend du sujet comme non supposé.
C’est-à-dire comme réel, pas plus divers que chaque corps signalable du parlêtre,
corps qui n’a de statut respectable,
au sens commun du mot, que de ce nœud.

Alors, après cette épuisante tentative, et puisque aujourd’hui je suis fort las,
j’attends de vous ce que j’ai reçu plus aisément qu’ailleurs en Amérique, à savoir
que quelqu’un me pose, à propos d’aujourd’hui, une question, quelle qu’elle soit.
Même si elle manifeste que dans mon discours d’aujourd’hui, discours que je
reprendrai la prochaine fois, en abordant ceci que Joyce se trouve d’une façon
privilégiée avoir visé par son art le quart terme,
celui que de diverses façons que vous voyez là figuré :

187
qu’il s’agisse du rond rouge qui est tout à l’extrême, à droite, ou qu’il s’agisse aussi
bien du rond noir ici :

ou qu’il s’agisse encore de ceci :

Vous voyez que c’est d’une façon particulière encore, particulière en ceci que
c’est toujours le même cercle plié
qui se trouve ici, dans une position spéciale, à savoir deux fois infléchi, c’est-à-
dire pris d’une façon
qui est correspondante, qui se figure à peu près ainsi, pris 4 fois si l’on peut
dire, avec lui-même.

Ce qui permet effectivement de s’apercevoir que, de même qu’ici c’est 2 fois


que chacun de ces cercles
coincent la boucle figurée par ce cercle plié, ici par contre, c’est quatre fois que
ce petit cercle, ou le cercle vert,
par exemple, celui qui est ici, ou le cercle bleu le coincent. Puisque aussi bien,
c’est de coinçage essentiellement qu’il s’agit.

C’est donc de Joyce que ce 4ème terme...


ce 4ème terme en tant qu’il complète le nœud de l’imaginaire, du symbolique
et du réel

188
...que j’avancerai que, par son art...
et c’est là tout le problème : comment un art peut-il viser de façon
expressément divinatoire
à substantialiser dans sa consistance [I], sa consistance comme telle, mais aussi bien
son ex-sistence [R] et aussi bien ce 3ème terme qui
est le trou [S]
...comment par son art, quelqu’un a-t-il pu viser à rendre comme tel...
au point de l’approcher d’aussi près qu’il est possible
...ce 4ème terme, celui à propos de quoi aujourd’hui j’ai voulu simplement vous
montrer qu’il est essentiel
au nœud borroméen lui-même ?

Autrement dit, comment un art peut-il avoir une fonction borroméenne de


nouage, aussi bien que celle du père, comme dire-nommant ? Rien de moins.
Qu’un art puisse être rival de ce qui reste de la fonction père à la fin de
l’enseignement de Lacan, et que donc ce soit
un art qui permette de s’en passer du père, est à coup sûr une thèse capitale. Sa
portée ne se limite pas au cas de Joyce,
elle engage même plus que la psychanalyse elle-même qui, si on l’en croit, « de
réussir, prouve que du Nom-du-Père on peut aussi bien s’en passer ». Elle engage tout ce
qu’il a promu d’un « au-delà de l’œdipe », pour penser son époque – qui se
poursuit dans la nôtre. Cependant, je souligne que Lacan fait porter la question,
non sur le fait de la suppléance
qu’il tient pour acquise, mais sur le « comment ».

J’attends donc que s’élève une voix, quelle qu’elle soit.

189
QUESTIONS

Lacan

Alors ! Qu’est-ce qui a pu vous paraître discutable dans ce que j’ai avancé
aujourd’hui ?

Stuart Schneiderman

Ce n’est pas une question sur le nœud lui-même, c’est une question plutôt
historique.
Qu’est-ce qui vous a amené à croire au début, que vous trouveriez quelque
chose chez Chomsky
qui vous dirait ou qui vous rappellerait, pour moi, c’est quelque chose qui ne
m’aurait jamais venu en tête.

Lacan

C’est bien pour ça que j’ai été soufflé, c’est certain. Oui, mais ça ne veut pas dire
que je ne...
on a toujours cette sorte de faiblesse - n’est-ce-pas ? - et il y a un reste d’espoir
...je veux dire que Chomsky s’occupant de linguistique, je pouvais espérer voir
une pointe d’appréhension
de ce que je montre concernant le symbolique, c’est-à-dire qu’il garde - même
quand il est faux - quelque chose du trou. Qu’il est impossible par exemple de ne
pas qualifier de faux trou l’ensemble constitué par le symptôme et le symbolique.

Mais que d’un autre côté, c’est en tant qu’il est accroché au langage que le symptôme
subsiste, au moins si nous croyons
que par une manipulation dite interprétative - c’est-à-dire jouant sur le sens - nous
pouvons modifier quelque chose
au symptôme. Cette assimilation chez Chomsky de quelque chose, qui à mes yeux
est de l’ordre du symptôme,
c’est-à-dire qui confond le symptôme et le Réel, c’est très précisément ce qui m’a
soufflé.

Stuart Schneiderman

Excusez-moi. C’est une question peut-être oisive sur...

190
Lacan – oiseuse ?

Stuart Schneiderman - Oisive. Étant Américain...

Lacan

Oui ! Vous êtes Américain. Et je vous remercie ! Je constate simplement qu’il


n’y a, une fois de plus qu’un Américain pour m’interroger. Enfin, je ne peux
pas dire combien j’ai été comblé, si je puis dire, par le fait que - en Amérique –
j’ai eu des gens qui avaient, qui me témoignaient par quelque côté que mon
discours n’était pas vain.

Stuart Schneiderman

Alors, oui, pour moi, essayant de comprendre la possibilité de plusieurs


discours à Paris, il me semble impossible
que quelqu’un ait pu concevoir que Chomsky, éduqué dans la tradition
nouvelle née de la logique mathématique et qu’il a pris chez
Quine et Goodman, à Harvard…

Lacan - Mais Quine n’est pas bête du tout, hein !

Stuart Schneiderman

Non, mais il n’est pas non plus, me semble-t-il... Quine et Lacan, c’est deux
noms que je n’aurais pas trouvés. Mais pour ce qui est de la
réflexion sur le sujet, c’est les français qui pour trouver quelque chose de...
pour trouver un tas d’images... il me manque une pensée comme ça...

Lacan - Est-ce que je peux attendre de quelqu’un de français quelque chose qui,
enfin qui...

Roland Chemama

Moi je voulais vous interroger sur quelque chose...


C’est à propos de l’alternance finalement du corps et de la parole comme vous
la vivez même aujourd’hui.
Parce qu’il y a quelque chose qui m’échappe un petit peu dans votre discours,
c’est le fait que vous parliez effectivement pendant une heure trente, et

191
qu’ensuite vous ayez le désir d’avoir un contact, finalement, plus direct avec
quelqu’un.
Et je me suis demandé si, d’une façon plus générale, dans votre théorie, là, vous
ne parliez pas strictement du langage, mais sans penser à ces moments où le
corps sert lui aussi d’échange, et effectivement à ce moment-là, l’organe - c’est
pas clair mais… - l’organe peut servir à appréhender le réel, d’une façon directe,
sans le discours. Est-ce qu’il n’y a pas une alternance des deux dans la vie d’un
sujet ? J’ai l’impression qu’il y a une désincarnation du discours.
Le discours se reportant toujours...

Lacan - Comment dites-vous ? Une désincarnation...

Roland Chemama

...du discours, du corps, c’est ce que je veux dire.


Est-ce qu’il n’y a pas simplement un jeu effectivement d’alternance entre les
deux... sans le langage ?
Est-ce que ce trou n’existerait pas du fait d’un engagement physique direct avec
ce Réel ?
Et je parle de l’amour et de la jouissance.

Lacan

C’est bien là ce dont il s’agit. Il est tout de même très difficile de ne pas
considérer le réel dans cette occasion
comme un tiers. Et disons que ce que je peux solliciter comme réponse
appartient à ceci qui est un appel au Réel,
non pas comme lié au corps, n’est-ce-pas, mais comme différent. Que loin du
corps, il y a possibilité de ce que j’appelais la dernière fois résonance, ou
consonance. Que c’est au niveau du réel que peut se trouver cette consonance.

Que le réel...
par rapport à ces pôles que constituent le corps et d’autre part le langage
...que le Réel est là ce qui fait accord.

Qu’est-ce que je peux attendre de quelqu’un d’autre?

192
Vous disiez tout à l’heure que Chomsky faisait du langage un organe, et vous
parliez d’un effet de soufflage.
Ça vous avait soufflé.

Et je me demandais si ça ne tenait pas au fait que vous, ce que vous dites, ce


dont vous faites un organe c’est la libido.
Je pense au « mythe de la lamelle », et je me demande si ça n’est pas le biais par
lequel peut se poser, ici, précisément la question de l’âme. C’est-à-dire je me
demande si ce déplacement de l’un à l’autre, qui m’a été présent à l’esprit
lorsque vous en aviez parlé, n’est pas ce par quoi on peut saisir encore qu’il y
ait de l’âme.

Parce que écarter l’idée de mettre un écart entre langage et organe, ça ne peut
se récupérer dans le sens d’un art
que si on - je pense qu’on coupe l’organe au niveau de là où vous le mettez, de
la libido. C’est pas simple, je veux dire, parce que la libido comme organe c’est
pas...
Et je pense d’autre part, ce qui est étonnant c’est que...

Lacan

La libido, comme son nom l’indique, ne peut être que participant du trou, tout
autant que des autres modes sous lesquels se présentent le corps et le Réel
d’autre part. Ouais...

X - Ce qui est très curieux, c’est que lorsque vous parlez...

Lacan

C’est évidemment par là que j’essaie de rejoindre la fonction de l’art. C’est en


quelque sorte impliqué
par ce qui est laissé en blanc comme quatrième terme. Et quand je dis que l’art
peut même atteindre le symptôme,
c’est ce que je vais essayer de substantialiser et c’est à juste titre que vous
évoquez le mythe dit lamelle.
C’est tout à fait dans la bonne note, et je vous en remercie. C’est dans ce fil que
j’espère continuer.

193
Je voudrais poser une petite question : lorsque vous parlez de la libido, dans ce
texte, vous dites qu’elle est remarquable par un trajet d’invagination aller-
retour. Or cette image, aujourd’hui elle me semble pouvoir fonctionner comme
celle de la corde qui est prise dans un phénomène de résonance et qui ondule.
C’est-à-dire qui fait un ventre qui s’abaisse et se lève et des nœuds. Je voudrais
savoir si...

Lacan

Non mais ce n’est pas pour rien que dans une corde, la métaphore vient de ce
qui fait nœud.
Ce que j’essaie, c’est de trouver à quoi se réfère cette métaphore.
S’il y a dans une corde vibrante des ventres et des nœuds, c’est pour autant que
c’est au nœud qu’on se réfère.
Je veux dire que on use du langage d’une façon qui va plus loin que ce qui est
effectivement dit.
On réduit toujours la portée de la métaphore comme telle, c’est-à-dire qu’on la
réduit à une métonymie.

Lorsque vous passez du nœud borroméen à trois - réel, imaginaire, symbolique - à celui
à quatre - où s’introduit le symptôme,
le nœud borroméen à trois en tant que tel disparaît. Et...

Lacan

C’est tout à fait exact. II n’est plus un nœud. Il n’est tenu que par le symptôme.

Dans cette perspective, disons de l’espoir de cure, en matière d’analyse, ça


semble poser problème...

Lacan

Il n’y a aucune réduction radicale du quatrième terme. C’est-à-dire que même


l’analyse, puisque Freud...
on ne sait pas par quelle voie
194
...a pu l’énoncer : il y a une Urverdrängung, il y a un refoulement qui n’est jamais
annulé. Il est de la nature même
du Symbolique de comporter ce trou, et c’est ce trou que je vise, que je reconnais
dans l’Urverdrängung elle-même.

D’autre part vous parlez du nœud borroméen en disant qu’il ne constitue pas un
modèle.
Est-ce que vous pourriez préciser ?

Lacan

Il ne constitue pas un modèle sous le mode où il a quelque chose près de quoi


l’imagination défaille.
Je veux dire qu’elle résiste à proprement parler, comme telle, à l’imagination du
nœud.
Son abord mathématique dans la topologie est insuffisant.

J’ai - je peux quand même vous dire mes expériences de ces vacances - je me
suis obstiné à penser à la façon dont ceci :

qui constitue un nœud, non pas un nœud entre deux éléments, car comme vous
le voyez, il n’y en a qu’un seul. Comment ce nœud dit nœud à trois, le nœud le
plus simple, le nœud que vous pouvez faire, c’est le même que celui-ci

le nœud que vous pouvez faire avec n’importe quelle corde, la plus simple.
C’est le même nœud quoiqu’il n’ait pas
le même aspect. Je me suis attaché à penser à ceci, dont j’avais fait, disons la
trouvaille, à savoir qu’avec ce nœud,
tel qu’il est montré là, il est facile de démontrer qu’il ex-siste un nœud borroméen.
195
Il suffit de penser que vous pouvez rendre sous-jacent sur une surface…
qui est cette surface double sans laquelle nous ne saurions écrire quoi que ce
soit concernant les nœuds
…sur une surface donc sous-jacente, vous mettez le même nœud.

Il est très facile de réaliser - je veux dire par une écriture - ceci : qu’en faisant
passer successivement
- je veux dire à chaque étape - un troisième nœud à trois, successivement…
et c’est facile ça à imaginer. Ça s’imagine pas tout de suite il a fallu que j’en
fasse la trouvaille
…faire passer un nœud homologue sous le nœud sous-jacent, et sur - à chaque étape - le
nœud que j’appellerai là sur-jacent.
Ceci donc, réalise aisément un nœud borroméen.

Y a-t-il possibilité, avec ce nœud à trois, de réaliser un nœud borroméen à quatre ?


J’ai passé à peu près deux mois à me casser la tête sur cet objet - c’est bien là le
cas de le dire - je n’ai pas réussi
à démontrer qu’il ex-siste une façon de nouer quatre nœuds à trois d’une façon
borroméenne.

Eh bien, ça ne prouve rien ! Ça ne prouve pas qu’il n’ex-siste pas !

Encore hier soir, je n’ai pensé qu’à ça : si j’avais pu y arriver à vous le


démontrer qu’il ex-siste...
Ce qu’il y a de pire, c’est que je n’ai pas trouvé la raison démonstrative de ce
qu’il n’ex-siste pas. Simplement, j’ai échoué.

Car même cela : que je ne puisse pas montrer que ce nœud à quatre nœuds à trois,
en tant que borroméen, ex-siste,
que je ne puisse pas le montrer ne prouve rien. Il faut que je démontre qu’il ne
peut ex-sister.

196
En quoi, de cet impossible, un réel sera assuré. Le réel constitué par ceci : qu’il n’y
a pas de nœud borroméen qui se constitue de quatre nœuds à trois. Ce serait là
toucher un réel.

Pour vous dire ce que j’en pense, toujours avec ma façon de dire que c’est mon
pen-se : je crois qu’il ex-siste.
Je veux dire que ce n’est pas là que nous buterons à un réel. Je ne désespère pas de
le trouver.
Mais c’est un fait que je ne peux rien. Parce que dès que ça serait démontré, ça
serait facile de vous le montrer. Mais il est un fait aussi, c’est que je ne peux rien
de tel, vous montrer. Le rapport du montrer au démontrer est là nettement
séparé.

Vous avez dit tout à l’heure que dans la perspective de Chomsky, le langage
peut être un organe.
Et vous avez parlé de la main. Pourquoi ce mot « main » ?
Est-ce que sous ce mot main, il y a la référence à quelque chose de l’ordre... qui
a rapport à un objet qui n’est pas encore technique au sens cartésien du terme ?

C’est-à-dire une technique qui ignore le langage, qui ne parle plus d’une
technique au sens cartésien du terme,
c’est-à-dire une technique qui ignore le langage, qui ne parle plus d’une
technique liée au langage,
pour désigner le rapport du sujet au langage, est là pour montrer la nécessité
d’une autre théorie de la technique
que celle qui a lieu peut-être, chez Chomsky ?

Lacan

Oui, c’est ce que je prétends : malgré l’existence de poignées de mains, la main


dans la poignée, dans l’acte de poigner,
ne connaît pas l’autre main.

Quelqu’un attend pour un cours...

197
16 Décembre 1975

Table des matières

Si on mettait autant de sérieux dans les analyses que j’en mets à préparer mon
séminaire, eh bien, ça serait tant mieux.
Ça serait tant mieux, et ça aurait sûrement de meilleurs résultats. Il faudrait
pour ça que dans l’analyse on ait,
comme je l’ai - comme je l’ai, mais c’est du senti-mental dont je parlais l’autre
jour - le sentiment d’un risque absolu.

Voilà, l’autre jour je vous ai dit que le nœud à trois… le nœud à trois que je
dessine comme ça :

et dont vous voyez qu’il s’obtient du nœud borroméen en rejoignant les cordes en
ces trois points que je viens de marquer :

…je vous ai dit que le nœud à trois, j’avais fait la trouvaille qu’ils se nouaient
entre eux, à trois, borroméennement.
Je vous ai dit aussi en quoi - si l’on peut dire - c’était tout à fait justifiable par
une explication.

198
Je vous ai dit que je m’étais efforcé pendant deux mois de faire ex-sister pour ce
nœud le plus simple, un nœud borroméen à 4. Je vous ai dit également que le fait
que je n’y étais pas arrivé à le faire ex-sister, ne prouvait rien sinon ma
maladresse.
Je crois - je suis même sûr, je m’en souviens - je crois vous avoir dit que je
croyais qu’il devait exister.

J’ai eu le soir même la bonne surprise de voir surgir...


il était tard, je dirai même que j’étais sorti avec un peu de retard, vu mes devoirs
...j’ai donc vu surgir sur le pas de ma porte le nommé Thomé - pour le nommer
- et qui venait m’apporter...
et je l’en ai grandement remercié
...qui venait m’apporter...
fruit de sa collaboration avec Soury, Soury et Thomé : souvenez-vous de ces
noms
...qui venait m’apporter la preuve que le nœud borroméen à 4, de 4 nœuds à 3, existe
bien.

Ce qui justifie assurément mon obstination, mais ce qui n’en rend pas moins
déplorable mon incapacité.
Je n’ai néanmoins pas accueilli la nouvelle, que ce problème était résolu, avec
des sentiments mélangés...
mélangés de mon regret de mon impuissance avec celui du succès obtenu
...mes sentiments ne l’étaient pas, ils étaient purement et simplement
d’enthousiasme.

Et je crois leur en avoir montré quelque chose, quand je les ai vus quelques
soirs après, soir où d’ailleurs ils n’ont pas pu me rendre compte de comment ils
l’avaient trouvé. Ils l’avaient trouvé de fait, et j’espère n’avoir pas fait d’erreur
en transcrivant, car ce n’est qu’une transcription, en transcrivant comme je l’ai
fait sur ce papier central
le fruit de leur trouvaille.

Je l’ai reproduit, à peu de chose près. Je veux dire que c’est - c’est le cas de le
dire - textuellement ce qu’ils ont élaboré,
à part le fait que le trajet mis à plat, est à peine différent.

Si ce trajet mis à plat est tel que je vous le présente, c’est pour que vous
sentiez...
sentiez peut-être un peu mieux que dans la figure qu’ils m’ont faite
199
...que vous sentiez peut-être un peu mieux comment c’est fait :

Je pense que à l’aspect de cette figure - j’espère ! - chacun peut voir que, à
supposer par exemple que le nœud à trois
- ici noir - le nœud à trois noir étant élidé, il paraît bien clair que les trois autres
nœud à trois sont libres.
Il est bien clair en effet que le nœud à trois vert est sous le nœud à trois rouge, qu’il
suffit, ce nœud à trois vert,
de le sortir du rouge, pour que le nœud à trois brun ici [bleu], se montre
également libre.

J’ai vu longuement Soury et Thomé.

Je vous l’ai dit, ils ne m’ont pas fait de confidences sur la façon dont ils l’ont
obtenu. Je pense d’ailleurs qu’il n’y en a pas qu’une, qu’il n’y a pas que celle-là.
Et peut-être vous montrerai-je la prochaine fois, comment encore on peut
l’obtenir.

Je voudrais quand même commémorer ce menu événement...


événement d’ailleurs que je considère comme pas menu,
et je vais vous dire pourquoi ensuite, autrement dit pourquoi je cherchais
...je veux un peu plus commémorer notre rencontre.

200
Je crois que le support de cette recherche est non pas ce que Sarah Kofman14
dans un livre, dans un article remarquable où elle a contribué, un article
remarquable qu’elle appelle Vautour Rouge et qui n’est autre qu’une référence
aux Élixirs du Diable célébrés par Freud, référence qu’elle reprend après l’avoir
déjà une fois mentionnée
dans son Quatre romans analytiques, livre entier d’elle, ceci n’empêchant pas que je
vous recommande la lecture
de cette Mimesis qui me paraît, avec ses cinq autres collaborateurs, réaliser
quelque chose de remarquable.

Je dois vous dire la vérité, je n’ai lu que l’article du premier, du troisième et du


cinquième, parce que j’avais, en raison de la préparation de ce séminaire,
d’autres chats à fouetter. Je crois néanmoins que Mimesis vaut tout à fait la
peine d’être lu.

Le premier article qui concerne Wittgenstein et disons le bruit qu’a fait son
enseignement, est tout à fait remarquable. Celui-là, je l’ai lu de bout en bout.

Néanmoins, je dois dire que cette géométrie qui est celle des nœuds, dont je
vous ai dit qu’ils manifestent une géométrie tout à fait spécifique, originale, est
quelque chose qui « exorcise » cette inquiétante étrangeté.
Il y a là quelque chose de spécifique.

L’inquiétante étrangeté relève de l’imaginaire, incontestablement.


Mais qu’il y ait quelque chose qui permette de l’exorciser est assurément de soi-
même étrange.

Pour spécifier où je mettrais ce dont il s’agit, c’est quelque part par là :

Sarah Kofman : -Vautour Rouge (Le double dans les élixirs du diable d’Hoffmann) in Mimesis des
articulations, Aubier-Flammarion, 1975.
Quatre romans analytiques, éd. Galilée, 1974.

201
Je veux dire que c’est pour autant que l’imaginaire se déploie selon le mode de
deux cercles…
ce qui peut également se noter d’un dessin,
et je dirai qu’un dessin ne note rien, pour autant que la mise à plat en reste
énigmatique
…c’est pour autant qu’ici, joint à l’imaginaire du corps, quelque chose comme
une inhibition spécifique qui se caractériserait spécialement de l’inquiétante
étrangeté que - provisoirement tout au moins - je me permettrais de noter
ce qu’il en est, quant à sa place, de ladite étrangeté.

La résistance que l’imagination éprouve à la cogitation de ce qu’il en est de


cette nouvelle géométrie est quelque chose qui me frappe, pour l’avoir éprouvé.
Que Soury et Thomé aient été...
j’ose le dire, quoiqu’après tout, je n’en ai pas d’eux le témoignage
...aient été spécialement captivés - me semble-t-il - par ce qui, dans mon
enseignement, a été conduit à explorer,
sous le coup, sous le fait de ce que m’imposait la conjonction de l’imaginaire, du
symbolique et du réel, qu’ils aient été attrapés tout spécialement par ce qu’il faut
bien appeler cette élucubration qui est mienne, c’est quelque chose qui n’est
certainement pas de pur hasard, disons que pour ça ils sont doués.

L’étrange...
l’étrange, et c’est là-dessus que je me permets de trahir ce qu’ils ont pu me faire
de confidence
...l’étrange, me semble-t-il, est ceci que...
et cela m’a saisi, étant donné ce que vous savez que je profère
...c’est qu’ils m’ont dit qu’ils s’y avançaient en parlant entre eux.

Je ne leur en ai pas fait tout de suite la remarque, parce qu’à la vérité, cette
confidence me semblait très précieuse,
mais il est certain qu’on n’a pas l’habitude de penser à deux. Le fait que ce soit
en en parlant entre eux qu’ils arrivent
à des résultats qui ne sont pas remarquables seulement par cette réussite, il y a
longtemps que ce qu’ils composent

202
sur le nœud borroméen me paraît plus qu’intéressant, me paraît un travail.

Mais cette trouvaille n’en est certainement pas le couronnement. Ils en feront
d’autres.
Je n’ajouterai pas ce qu’a pu me dire nommément Soury sur le mode dont il
pense l’enseignement.
C’est une affaire où je pense qu’à suivre mon exemple, celui que j’ai qualifié
tout à l’heure,
il s’en acquittera certainement aussi bien que je puis le faire, c’est-à-dire de la
même façon scabreuse.

Mais que ceci puisse être conquis d’une telle trouvaille...


je ne sais pas d’ailleurs si spécialement cette trouvaille a été conquise dans le
dialogue
...que le dialogue s’avère fécond spécialement dans ce domaine, c’est tout à fait
- je puis dire - ce que confirme qu’il m’a manqué à moi. Je veux dire que
pendant ces deux mois où je me suis acharné à trouver ce quatrième nœud à
trois et la façon dont aux deux autres... aux trois autres, il pouvait se nouer
borroméennement, je le répète, c’est assurément que je l’ai cherché seul. Je veux
dire en espérant dans ma cogitation. Qu’importe, je n’insiste pas.

Il est temps de dire en quoi cette recherche m’importait.


Cette recherche m’importait extrêmement pour la raison suivante :
les trois cercles du nœud borroméen ont ceci qui ne peut manquer d’être
retenu, c’est qu’ils sont - à titre de cercles -
tous trois équivalents. Je veux dire qu’ils sont constitués de quelque chose qui
se reproduit dans les trois.

Ce n’est pas par hasard que je supporte de l’imaginaire, spécialement...


c’est le résultat d’une certaine, disons concentration
...que ce soit dans l’imaginaire que je mette le support de ce qui est la consistance.

De même, que ce soit le trou que je fasse l’essentiel de ce qu’il en est du


symbolique et que, en raison du fait que
le réel, justement de la liberté de ces deux, de ce que l’imaginaire et le symbolique...
c’est la définition même du nœud borroméen
...soient libres l’un de l’autre, que je supporte ce que j’appelle l’ex-sistence,
spécialement du réel, en ce sens qu’à sister hors de l’imaginaire et du symbolique, il
cogne, il joue tout spécialement dans quelque chose qui est de l’ordre de la
limitation.
203
Les deux autres - à partir du moment où il est borroméennement noué - les deux
autres lui résistent.

C’est dire que le réel n’a d’ex-sistence…


et c’est bien étonnant que je le formule ainsi
…n’a d’ex-sistence qu’à rencontrer, du symbolique et de l’imaginaire, l’arrêt

Bien sûr, n’est-ce pas là un fait de simple hasard. Il faut en dire autant des deux
autres.
C’est en tant qu’il ex-siste au réel que l’imaginaire rencontre aussi le heurt qui ici se
sent mieux.
Pourquoi dès lors, mets-je cette ex-sistence, précisément là où elle peut sembler
la plus paradoxale ?

C’est qu’il me faut bien répartir ces trois modes et que c’est justement d’ ex-
sister que se supporte la pensée du réel.
Mais qu’en résulte-t-il, si ce n’est qu’il nous faut - ces trois termes - les
concevoir comme se rejoignant l’un à l’autre ?
S’ils sont si analogues, c’est exactement que - pour employer ce terme - est-ce
qu’on ne peut pas supposer que ce soit d’une continuité ?


Et c’est là ce qui nous mène tout droit à faire le nœud à trois. Car il n’y a pas
beaucoup d’effort à commettre pour...
de la façon dont ils s’équilibrent, se superposent
...joindre les points de la mise à plat qui d’eux feront continuité.

Mais alors, qu’en résulte-t-il ?


Qu’en résulte-t-il pour que de ce nœud, quelque chose qu’il faut bien appeler
de l’ordre du sujet...
pour autant que le sujet n’est jamais que supposé
...ce qui de l’ordre du sujet dans ce nœud à trois, se trouve en somme supporté ?

204
Est-ce à dire que si le nœud à trois se noue lui-même borroméennement - au moins
à trois - cela nous suffise ?
C’est justement sur ce point que ma question portait. Dans une figure, une
chaîne borroméenne,
est-ce que il ne nous apparaît pas que le minimum est toujours constitué par un
nœud à quatre ?

Je veux dire que c’est à tirer cette corde verte pour que vous vous aperceviez
que le cercle noir, ici noué avec la corde rouge, sera - en étant tiré par cette
corde bleue - sera, manifestera, la forme sensible d’une chaîne borroméenne.

Il semble que le moins qu’on puisse attendre de cette chaîne borroméenne, c’est ce
rapport de un à trois autres.
Et si nous supposons - comme nous en avons là la preuve - si nous pensons
effectivement qu’un nœud à trois...
car celui-là n’est pas moins un nœud à trois :

...que ces nœuds se composeront borroméennement l’un avec l’autre, nous


aurons, nous toucherons ceci :
que c’est toujours de trois supports - que nous appellerons en l’occasion
subjectifs, c’est-à-dire personnels - qu’un quatrième prendra appui. Et si vous
vous souvenez du mode sous lequel j’ai introduit ce quart élément...
chacun des autres est supposé constituer quelque chose de personnel au regard
de ces trois éléments
...le quart sera ce que j’énonce cette année comme le sinthome.

205
Ce n’est pas pour rien que j’ai écrit ces choses dans un certain ordre : R.S.I,
S.I.R, I.R.S,
c’est bien à quoi répondait mon titre de l’année dernière. C’est qu’aussi bien, les
mêmes...
les mêmes Soury et Thomé, j’y ai déjà fait allusion expressément dans ce
séminaire
...ont mis en valeur que pour ce qui en est des nœuds borroméens en question,
à partir du moment où ils sont orientés et coloriés, il y en a deux de nature
différente.

Qu’est-ce à dire ? Dans la mise à plat, déjà on peut le mettre en valeur. Ici,
j’abrège. Je vous indique seulement
dans quel sens en faire l’épreuve. Je vous ai dit l’équivalence de ces trois cercles,
de ces trois ronds de ficelle.

Il est remarquable que ce soit seulement à ce que, non pas entre eux que soit
marquée l’identité d’aucun...
car l’identité, ça serait les marquer par la lettre initiale, dire R, I et S, c’est déjà
les intituler chacun, chacun comme tel du réel, du symbolique et de
l’imaginaire
...mais il est notable qu’il apparaisse que ce qui se distingue entre eux, d’efficace
dans l’orientation ne soit repérable que de ce que soit par la
couleur marquée leur différence. Non pas de l’un à l’autre, mais leur différence,
si je puis dire absolue, en ce qu’elle est la différence commune aux trois.

C’est pour qu’il y ait quelque chose qui est un...


mais qui, comme tel, marque la différence entre les trois, et non pas la différence
à deux
...qu’il apparaît en conséquence la distinction de deux structures de nœuds
borroméens.

Lequel est le vrai ? Est le vrai au regard de ce qu’il en est de la façon dont se
noue l’imaginaire, le symbolique et le réel
dans ce qui supporte le sujet ? Voilà la question qui mérite d’être interrogée.
Qu’on se reporte à mes précédentes allusions à cette dualité du nœud borroméen
pour l’apprécier. Car je n’ai pu aujourd’hui que l’évoquer un instant.

Il y a quelque chose de remarquable, c’est que le nœud à trois par contre, ne porte
pas trace de cette différence.

206
Dans le nœud à trois, c’est-à-dire dans le fait que nous mettons l’imaginaire, le
symbolique et le réel en continuité,
on ne s’étonnera pas que nous y voyions qu’il n’y a qu’un seul nœud à trois.

J’espère que il y en a ici suffisamment qui prennent des notes. Car ceci est
important.
Important pour vous suggérer d’aller vérifier ce dont il s’agit, à savoir
nommément que du nœud à trois,
qui homogénéise le nœud borroméen, il y en a par contre qu’une espèce. Est-ce
à dire que ce soit vrai ?

Chacun sait que de nœud à trois, il y en a deux. Il y en a deux selon qu’il est
dextrogyre ou lévogyre.
C’est donc là un problème que je vous pose :
quel est le lien entre ces deux espèces de nœuds borroméens et les deux espèces de
nœuds à trois ?

Quoiqu’il en soit, si le nœud à trois est bien le support de toute espèce de sujet,
comment l’interroger ?
Comment l’interroger de telle sorte que ce soit bien d’un sujet qu’il s’agisse ?

Il fut un temps ou j’avançais dans une certaine voie, avant que je ne sois sur la
voie de l’analyse,
c’est celui de ma thèse : De la psychose paranoïaque dans ses rapports - disais-je - avec
la personnalité.

Si j’ai si longtemps résisté à la republication de ma thèse, c’est simplement pour


ceci : c’est que la psychose paranoïaque
et la personnalité - comme telle - n’ont pas de rapport, simplement pour ceci :
c’est parce que c’est la même chose.
En tant qu’un sujet noue à trois l’imaginaire, le symbolique et le réel, il n’est supporté
que de leur continuité.
L’imaginaire, le symbolique et le réel sont une seule et même consistance. Et c’est en
cela que consiste la psychose paranoïaque.

À bien entendre ce que j’énonce aujourd’hui, on pourrait en déduire qu’à trois


paranoïaques pourrait être noué, au titre de symptôme, un 4ème terme qui se
situerait comme tel comme personnalité, en tant qu’elle-même elle serait
- au regard des trois personnalités précédentes – distincte, et leur symptôme.

207
Est-ce à dire qu’elle serait paranoïaque elle aussi ? Rien ne l’indique dans le cas...
le cas qui est plus que probable, qui est certain
...où c’est d’un nombre indéfini de nœuds à trois qu’une chaîne borroméenne
peut être constituée.

Ce qui n’empêche pas que, au regard de cette chaîne...


qui dès lors ne constitue plus une paranoïa, si ce n’est qu’elle est commune
...au regard de cette chaîne, la floculation possible de quarts termes...
dans cette tresse qui est la tresse subjective
...la floculation possible, terminale, de quarts termes nous laisse la possibilité de
supposer que sur la totalité de la texture,
il y a certains points élus qui - de ce nœud à quatre - se trouvent le terme.

Et c’est bien en cela que consiste, à proprement parler le sinthome, et le sinthome


non pas en tant qu’il est personnalité, mais qu’au regard de trois autres, il
se spécifie d’être sinthome et névrotique.
Et c’est en cela qu’un aperçu nous est donné sur ce qu’il en est de
l’inconscient : c’est en tant que le sinthome le spécifie, qu’il y a un terme qui s’y
rattache plus spécialement qui, au regard de ce qu’il en est du sinthome, a un
rapport privilégié. De même qu’ici dans le nœud à 3 noué borroméennement à 4 :

vous voyez qu’il y a une réponse particulière du rouge au brun [bleu],


de même qu’il y a une réponse particulière du vert au noir.

208
C’est en tant que l’un des deux couples se distingue de ce nœud spécifique avec
une autre couleur...
pour reprendre le terme dont je me servais tout à l’heure
...c’est en tant qu’il y un lien du sinthome à quelque chose de particulier dans cet
ensemble à quatre :
c’est - pour tout dire - pour autant qu’il y a ce lien...
on ne sait pas si c’est celui-ci ou celui-là
...c’est pour autant que nous avons un couple rouge-vert ici à gauche, bleu-
rouge ici à droite, que nous avons un couple.

Et c’est en tant que le sinthome se relie à l’inconscient, et que l’imaginaire se lie au


réel, que nous avons affaire
à quelque chose dont surgit le sinthome.

Voilà les choses difficiles que je voulais, pour vous, énoncer aujourd’hui.
Assurément, ceci mérite le complément.
Le complément de la raison pourquoi ici j’ai en quelque sorte ouvert le nœud à
trois,
pourquoi j’en ai donné la forme que vous voyez ici :

qui n’est pas celle qui se trouve dessinée de la façon que vous voyez en bas,
circulaire

Elle résulte de ceci : c’est qu’au regard de ce champ, que j’ai déjà ici noté de
J(A) .

209
Il s’agit de la jouissance, de la jouissance, non pas de l’Autre, au titre de ceci
que j’ai énoncé :
– qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre,
– qu’au symbolique - lieu de l’Autre comme tel - rien n’est opposé,
– qu’il n’y a pas de jouissance de l’Autre en ceci qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, et que c’est
ce que veut dire cet A barré [A].

Il en résulte qu’ici JA :

cette jouissance de l’Autre de l’Autre qui n’est pas possible pour la


simple raison qu’il n’y en a pas
...dès lors ce qui en résulte est ceci :
que seul reste ce qui se produit dans le champ de mise à plat du cercle du
symbolique avec le cercle de l’imaginaire qui est le sens, et que d’autre part, ce qui est
ici indiqué, figuré, c’est le rapport rapport du symbolique avec le réel en tant que
de lui sort la jouissance dite du phallus, qui n’est certes pas en elle-même la jouis-
sance comme telle pénienne, mais qui…
si nous considérons ce qu’il advient au regard de l’imaginaire, c’est-à-dire de la
jouissance du double, de l’image spéculaire, de la jouissance du
corps en tant qu’imaginaire
...il est le support d’un certain nombre de béances, et qu’elle constitue
proprement les différents objets qui l’occupent.

Par contre, la jouissance dite phallique se situe là [JΦ], à la conjonction du


Symbolique avec le Réel :

C’est pour autant que chez le sujet qui se supporte du parlêtre...


au sens que c’est là ce que je désigne comme étant l’inconscient
...il y a...
et c’est dans ce champ que la jouissance phallique s’inscrit

210
...il y a le pouvoir, le pouvoir en somme appelé, supporté, le pouvoir de
conjoindre ce qu’il en est d’une certaine jouissance qui, du fait de cette parole elle-
même, conjoint une jouissance éprouvée - éprouvée du fait du parlêtre -
comme une jouissance parasitaire et qui est celle dite du phallus.

C’est bien celle que j’inscris ici [JΦ] comme balance à ce qu’il en est du sens.

C’est le lieu de ce qui - par le parlêtre - est désigné en conscience, comme


pouvoir.

Ce qui mime...
pour conclure sur quelque chose dont je vous ai proposé la lecture [Mimesis des
articulations]
...c’est le fait que les trois ronds participent :
– de l’imaginaire en tant que consistance,
– du symbolique en tant que trou,
– et du réel en tant qu’à eux ex-sistant.

Les trois ronds donc s’imitent.


Il est d’autant plus difficile de ce faire, qu’ils ne s’imitent pas simplement.
Que du fait du dit, ils se composent dans un nœud triple.

D’où mon souci, après avoir fait la trouvaille que ce nœud triple se nouait à 3
borroméennement, j’ai constaté que

– s’ils se sont conservés libres entre eux,

– un nœud triple - jouant dans une pleine application de sa texture - ex-siste, qui
est bel et bien 4ème, et qui s’appelle le sinthome.

Voilà !

211
13 Janvier 1976

Table des matières

On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Qu’est-ce que


c’est que le savoir-faire ?

Disons que c’est l’art, l’artifice, ce qui donne à l’art - à l’art dont on est capable
- une valeur remarquable.
Remarquable en quoi ?
Puisqu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre pour opérer le Jugement Dernier, du moins
est-ce moi qui l’énonce ainsi.

Ceci veut dire qu’il y a quelque chose dont nous ne pouvons jouir.
Appelons ça la jouissance de Dieu, avec le sens inclus là-dedans de jouissance
sexuelle.

L’image qu’on se fait de Dieu implique-t-elle ou non qu’il jouisse de ce qu’il a


commis ?
En admettant qu’il ex-siste... Y répondre qu’il n’ex-siste pas tranche la question,
en nous rendant la charge d’une pensée dont l’essence est de s’insérer dans
cette réalité...
première approximation du mot réel, qui a un autre sens dans mon
vocabulaire
...dans cette réalité limitée qui s’atteste de l’ex-sistence - écrite de la même façon :
e, x, trait d’union, s - de l’ex-sistence du sexe.

Voilà ! C’est le type de chose que - en fin de compte - je vous apporte en ce


début d’année, à savoir ce que j’appellerai...
c’est pas plus mal, comme ça, pour un début d’année
...ce que j’appellerai des vérités premières.

Non pas bien sûr que dans l’intervalle qui nous a séparés...
depuis quelque chose comme maintenant plus de 3 semaines
...non pas que je n’aie pas travaillé. J’ai travaillé à des trucs dont vous voyez là,
sur le tableau, un échantillon :

212
Ceci, comme vous pouvez le voir, est un nœud borroméen :

Il ne diffère de celui que - je vous le rappelle - je dessine d’habitude, qui est


foutu comme ça :

...il n’en diffère que de quelque chose qui n’est pas négligeable, c’est que celui-ci
peut se distendre
de façon telle qu’il y ait deux extrêmes comme rond, et que ce soit celui qui est
dans le milieu qui fasse le joint :

La différence est celle-ci : supposez que ce soit 3 éléments comme celui-là - le


médian - qui s’unissent de façon circulaire.
Vous voyez bien, j’espère, comment ça peut se faire. Il n’y a pas besoin que je
vous trace le truc au tableau.
Eh bien ça se simplifie comme ça :

213
...comme ça, ou comme ça parce que c’est le même :

Naturellement, c’est pas de ça seulement que je me contente : j’ai passé mes


vacances à en élucubrer bien d’autres, dans l’espoir d’en trouver
un bon qui servirait de support - de support, j’entends : aisé –
à ce que j’ai commencé aujourd’hui de vous raconter comme vérité première.

Eh ben - chose surprenante - ça ne va pas tout seul.


Non pas que je croie que j’ai tort de trouver dans le nœud ce qui supporte
notre consistance, seulement c’est déjà un signe que ce nœud je ne puisse le
déduire que d’une chaîne, à savoir de quelque chose qui n’est pas du tout de la
même nature : chaîne, ou link en anglais, c’est pas la même chose qu’un nœud.

Mais reprenons le ron-ron des vérités dites premières... dites par moi comme
telles.
Il est clair que l’ébauche même de ce qu’on appelle la pensée...
tout ce qui fait sens dès que ça montre le bout de son nez
...comporte une référence, une gravitation à l’acte sexuel, si peu évident que
soit cet acte.
Le mot même d’« acte » implique la polarité : active-passive. Ce qui déjà est
s’engager dans un faux-sens.

C’est ce qu’on appelle « la connaissance », avec cette ambiguïté que l’actif c’est ce
que nous connaissons,
mais que nous nous imaginons que - faisant effort pour connaître – nous
sommes actifs.
La connaissance donc, dès le départ se montre ce qu’elle est : trompeuse.
C’est bien en quoi tout doit être repris au départ, à partir de l’opacité sexuelle.

Je dis « opacité » en ceci :

214
– c’est que 1èrement nous ne nous apercevons pas que du sexuel ne fonde en rien
quelque rapport que ce soit. Ceci implique, au gré de la
pensée, qu’il n’y a de responsabilité...
en ce sens où « responsabilité » ça veut dire non réponse, ou réponse à
côté
...il n’y a de responsabilité que sexuelle. Ce dont tout le monde en fin de
compte a le sentiment.

– Mais par contre, que ce que j’ai appelé le « savoir-faire » va bien au-delà et y
ajoute l’artifice que nous imputons à
Dieu tout à fait gratuitement, comme Joyce... comme Joyce y insiste,
parce que c’est un truc qui lui a chatouillé quelque part ce qu’on appelle la
pensée.

C’est pas Dieu qui a commis ce truc qu’on appelle l’Univers.


On impute à Dieu ce qui est l’affaire de l’artiste dont le premier modèle est,
comme chacun sait, le potier,
et qu’on dit que - avec quoi d’ailleurs ? - il a moulé, comme ça, ce truc qu’on
appelle, pas par hasard, l’Univers,
ce qui ne veut dire qu’une seule chose, c’est qu’y a d’l’Un. Yad’l’Un, mais on ne
sait pas où.
Il est plus qu’improbable que cet Un constitue l’Univers.

L’Autre de l’Autre Réel, c’est-à-dire impossible, c’est l’idée que nous avons de
l’artifice, en tant qu’il est un faire
f.a.i.r.e : n’écrivez pas ça f.e.r
...un faire qui nous échappe, c’est-à-dire qui déborde de beaucoup la jouissance
que nous en pouvons avoir.

Cette jouissance tout à fait mince, c’est ce que nous appelons « l’Esprit ».

Tout ceci implique une notion du réel, bien sûr.


Bien sûr qu’il faut que nous la fassions distincte du symbolique et de l’imaginaire.
Le seul ennui, c’est bien le cas de le dire, vous verrez tout à l’heure pourquoi,
c’est que le réel fasse sens dans cette affaire.

Alors que si vous creusez ce que je veux dire par cette notion du réel, il apparaît
que c’est pour autant que il n’a pas de sens...
qu’il exclut le sens, ou plus exactement qu’il se dépose d’en être exclu
...que le réel se fonde.
215
Voilà... Je vous raconte ça comme je le pense. C’est pour que vous le sachiez,
que je vous le dis.
La forme la plus dépourvue de sens de ce qui pourtant s’imagine, c’est la
consistance.
Rien ne nous force, hein, à imaginer la consistance, figurez-vous.

J’ai là un bouquin qui s’appelle Surface and Symbol 15 qui ajoute que c’est une
étude...
faut bien le savoir, car sans ce sous-titre comment le saurait-on ?
...qui ajoute The Consistency of James Joyce’s Ulysses, par R - Robert - M. Adams.

Il y a là comme quelque chose comme un pressentiment de la distinction de


l’imaginaire et du symbolique.
À preuve : un chapitre où après avoir intitulé le livre Surface and Symbol, un
chapitre tout entier qui s’interroge, je veux dire qui
met un point d’interrogation sur Surface or Symbol, Surface ou Symbole.

La consistance là, qu’est-ce que ça veut dire ?

Ça veut dire ce qui tient ensemble. Et c’est bien pour ça que c’est symbolisé,
dans l’occasion, par la surface.
Parce que, pauvres de nous, nous n’avons idée de consistance que de ce qui fait
sac ou torchon.
C’est la première idée que nous en avons.

Même le corps, c’est comme peau retenant dans son sac un tas d’organes, que
nous le sentons.
En d’autres termes, cette consistance montre la corde.

Mais la capacité d’abstraction imaginative est si faible que de cette corde...


cette corde montrée comme résidu de la consistance
...que de cette corde, elle exclut le nœud.

Or, c’est là-dessus - peut-être - que je peux apporter le seul grain de sel dont en
fin de compte

15
Robert Martin Adams : Surface and Symbol, The Consistency of James Joyce’s Ulysses, Oxford University
Press, 1967.

216
je me reconnaisse responsable : dans une corde, le nœud est tout ce qui ex-
siste...
au sens propre du terme, tel que je l’écris
...est tout ce qui ex-siste à proprement parler.

Ce n’est pas pour rien. Je veux dire ce n’est pas sans cause cachée que j’ai dû -
pour ce nœud y ménager un accès - commencer par la chaîne où il y a des
éléments qui sont distincts.
Éléments qui consistent alors en quelque forme de la corde, c’est-à-dire :

– ou bien en tant que c’est une droite que nous devons supposer infinie pour que
le nœud ne se dénoue pas,

– ou bien en tant que ce que j’ai appelé rond de ficelle.

Autrement dit, corde qui se noue à elle-même, ou plus exactement qui se joint
d’une épissure de façon à ce que le nœud
à proprement parler, n’en constitue pas la consistance. Parce qu’il faut tout de
même distinguer consistance et nœud.
Le nœud ex-siste, ex-siste à l’élément corde, corde consistante.

Un nœud donc, ça peut se faire. C’est bien pour ça que j’en ai pris le
cheminement, de raboutages élémentaires.
J’ai procédé comme ça parce que il m’a semblé que c’était le plus didactique.
Vu la mentalité - y a pas besoin de dire plus - la senti-mentalité propre au
parlêtre,
la mentalité en tant que, puisqu’il la sent, il en sent le fardeau. La mentalité en tant
qu’il ment. C’est un fait !

Qu’est-ce qu’un fait ? C’est justement lui qui le fait : il n’y a de fait que du fait
que le parlêtre le dise.
Il n’y a pas d’autres faits que ceux que le parlêtre reconnaît comme tels en les
disant.
Il n’y a de fait que d’artifice. Et c’est un fait qu’il ment ! C’est-à-dire qu’il instaure
dans la reconnaissance de faux faits.
Ceci parce qu’il a de la mentalité, c’est-à-dire de l’amour propre. C’est le principe de
l’imagination : il adore son corps.
Il l’adore parce qu’il croit qu’il l’a !
En réalité il l’a pas - mais son corps est sa seule consistance : mentale bien entendu
- son corps fout le camp à tout instant.
217
C’est déjà assez miraculeux qu’il subsiste durant un temps.
Le temps de cette consommation qui est de fait - du fait de le dire - inexorable.
Inexorable en ceci que rien n’y fait, parce qu’elle n’est pas résorptive. C’est un
fait constaté même chez les animaux :
le corps ne s’évapore pas. Il est consistant. Et c’est ce qui lui est - à la mentalité
- antipathique.
Uniquement parce que, elle, elle y croit d’avoir un corps à adorer. C’est la
racine de l’imaginaire.

Je le panse - p.a.n.s.e, c’est-à-dire je le fais panse - donc je l’essuie. [Rires]


C’est à ça que ça se résume. C’est le sexuel qui ment là-dedans, de trop s’en
raconter.

Faute de l’abstraction imaginaire dite plus haut, celle qui se réduit à la consistance,
car le concret,
le seul que nous connaissions, c’est toujours l’adoration sexuelle. C’est-à-dire la
méprise. Autrement dit le mépris.
Ce qu’on adore est supposé - confer le cas de Dieu - n’avoir aucune mentalité.

Ce qui n’est vrai que pour le corps considéré comme tel, je veux dire adoré,
puisque c’est le seul rapport que le parlêtre
a à son corps. Au point, que quand il en adore un autre - un autre corps - c’est
toujours suspect,
car cela comporte le même mépris véritable, puisqu’il s’agit de vérité.

« Qu’est-ce que la vérité » comme disait l’autre ? Qu’est-ce que « dire...


comme pendant le début du temps que je déconnais, on me reprochait de ne
pas le dire
...qu’est-ce que « dire le vrai sur le vrai » ? C’est faire rien de plus que ce que j’ai
fait effectivement : suivre à la trace le réel.
Le réel qui ne consiste et qui n’ex-siste que dans le nœud.

Fonction de la hâte, hein ! Il faut que je me hâte, hein ! Naturellement j’arriverai


pas au bout. Quoique je n’ai pas musardé !
Mais boucler le nœud imprudemment, ça veut simplement dire aller un peu
vite.
Le nœud peut-être que je fais là, celui de droite ou celui de gauche, est peut-être
un peu insuffisant.

218
C’est même pour ça que j’en ai cherché où il y ait plus de croisements que ça.
Mais tenons-nous en au principe. Au principe qu’il faut en somme avoir trouvé.
J’y ai été conduit par le rapport sexuel, c’est-à-dire par l’hystérie, en tant qu’elle est
la dernière réalité perceptible...
comme Freud l’a aperçu fort bien
...la dernière ὕστερον [usteron] : réalité, sur ce qu’il en est du rapport sexuel,
précisément.
C’est là que Freud en a appris le b.a.ba. Ce qui l’a pas empêché de poser la
question WwdW : « Was will das Weib ? »
Il ne faisait qu’une erreur : il pensait qu’il y avait das Weib. Il n’y a que ein Weib :
WweW.

Alors maintenant quand même, je vais vous donner - comme ça - un petit bout
à manger. Voilà...
Je voudrais illustrer ça. Illustrer ça de quelque chose qui fasse support, et qui
est bien ce dont il s’agit dans la question.

J’ai déjà parlé, dans un temps, de l’énigme. J’ai écrit ça grand E indice petit e : Ee.
Il s’agit de l’énonciation et de l’énoncé.
Une énigme, comme le nom l’indique, est une énonciation telle qu’on n’en trouve
pas l’énoncé.

Dans le bouquin dont je vous parlais tout à l’heure, celui d’R.M. Adams...
plus facile, je l’espère, à trouver que ce fameux Portrait of the Artist as a Young
Man,
que vous pouvez trouver quand même, à cette seule condition de ne pas exiger
d’avoir au bout tout le criticisme que Chester Anderson a pris soin d’y rajouter
...Surface and Symbol est édité à Oxford University Press, c’est facile à avoir,
Oxford University Press a aussi un bureau à New York. Bon...

Alors là, dans ce R.M. Adams, vous y trouverez quelque chose qui a son prix.

219
C’est à savoir que dans les premiers chapitres de Ulysses, quand il va professer
auprès de ce menu peuple qui constitue une classe, si mon souvenir est bon, à
Trinity Collège, Joyce...
c’est-à-dire, non pas Joyce, mais Stephen
...Stephen c’est-à-dire le Joyce qu’il imagine et - comme Joyce n’est pas un sot -
qu’il n’adore pas, bien loin de là,
il suffit qu’il parle de Stephen pour ricaner. C’est pas très loin de ma position
quand même, quand je parle de moi. Quand je parle en tout cas de ce que je
vous jaspine.

Alors, en quoi consiste l’énigme ?

C’est un art que j’appellerai d’entre-les-lignes pour faire allusion à la corde.


On voit pas pourquoi les lignes de ce qui est écrit, ça ne serait pas noué par une
seconde corde.

Je me suis mis comme ça à rêver, et je dois dire que tout ce que j’ai pu
consommer d’histoire de l’écriture,
voire de théorie de l’écriture...
– il y a un nommé Février qui a fait l’Histoire de l’écriture 16,
– il y en a un autre qui s’appelle Gelb qui a fait une théorie de l’écriture 17
...l’écriture ça m’intéresse puisque je pense, comme ça...
– qu’historiquement, historiquement c’est par des petits bouts d’écriture qu’on
est rentré dans le réel, à savoir qu’on a cessé d’imaginer,
– que l’écriture des petites lettres, des petites lettres mathématiques, c’est ça qui
supporte le réel.

Mais - bon Dieu ! - comment ça se fait ?

J’ai franchi - comme ça - quelque chose qui me semble, disons vraisemblable :


je me suis dit que l’écriture ça devait toujours avoir quelque chose à faire avec
la façon dont nous écrivons le nœud.
Il est évident qu’un nœud ça s’écrit comme ça couramment :

16
James G. Février : Histoire de l'écriture, Payot, 1948.
17
Ignace Jay Gelb : Pour une théorie de l'écriture, Flammarion, 1973.
220
Ça donne déjà un S, c’est-à-dire quelque chose qui a tout de même beaucoup
de rapport avec L’instance de la Lettre,
telle que je la supporte. Et puis ça donne un corps, un corps vraisemblable à la
beauté.
Parce qu’il faut dire que il y avait un nommé Hogarth qui s’était beaucoup
interrogé sur la beauté,
et qui pensait que la beauté, ça avait toujours quelque chose à faire avec cette
double inflexion :

C’est une connerie, bien entendu.


Mais enfin ça tendrait à rattacher la beauté à quelque chose d’autre qu’à l’obscène,
c’est-à-dire au réel.
Il n’y aurait en somme que l’écriture de belle. Ce qui... pourquoi pas ? Bon !

Mais revenons à Stephen, qui commence aussi par un S. Stephen c’est Joyce en
tant qu’il déchiffre sa propre énigme.
Il ne va pas loin. Il ne va pas loin parce qu’il croit à tous ses symptômes. C’est
très frappant.

Il commence par... Il commence ! - il a commencé bien avant, il a crachoté


quelques petits morceaux, des poèmes même... Ses poèmes, c’est pas ce qu’il a fait
de mieux. Ma foi, il croit à des choses. Il croit à la « conscience incréée de sa race ».
C’est comme ça que ça se termine Le Portrait de l’Artiste comme - considéré
comme - un jeune homme.
Il est évident que ça va pas loin. Mais enfin, il termine bien. Ouais !

Il y a Old Father, 27 Avril, c’est la dernière phrase du Portrait of an Artist - of the


Artist ! - vous voyez, j’ai fait le lapsus, hein !
221
Portrait d’un Artiste, as a Young Man, alors qu’il se croyait The Artist
...« Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead » 18: « Tenez-moi au chaud
d’alors et de maintenant ».
C’est à son père qu’il adresse cette prière.
Son père qui justement se distingue d’être - bof - ce que nous pouvons appeler
un père indigne, un père carent,
celui que dans tout Ulysses il se mettra à chercher sous des espèces où il le
trouve à aucun degré.

Parce que il y a évidemment un père quelque part qui est Bloom, un père qui se
cherche un fils,
mais Stephen lui oppose un « très peu pour moi », après le père que j’ai eu, j’en ai
soupé : plus de père !
Et surtout que ce Bloom, ce Bloom en question n’est pas tentant.

Mais enfin, il est singulier qu’il y ait cette gravitation entre les pensées de
Bloom et de Stephen qui se poursuivent
pendant tout le roman, et même au point que le Adams...
dont le nom respire plus de juiverie que Broom [lapsus]... que Bloom
[rires]
...que le Adams... que le Adams soit très frappé... soit très frappé de certains
petits indices qu’il découvre,
qu’il découvre singulièrement comme étant par trop invraisemblable d’attribuer
à Bloom
une connaissance de Shakespeare que manifestement il n’a pas.

Une connaissance de Shakespeare qui d’ailleurs n’est pas, n’est pas du tout
forcément la bonne.
Quoique ce soit celle que Stephen ait. Parce que c’est supposer à Shakespeare
des relations avec un certain herboriste
qui habitait dans le même coin que Shakespeare à Londres. Et que malgré tout,
ça c’est vraiment pure supposition.

Que la chose vienne à l’esprit de Bloom est quelque chose que... qu’Adams
souligne,
souligne comme dépassant les limites de ce qui peut être justement imputé à
Bloom.
À la vérité il y a tout un chapitre...

18
April 27 : « Old father, old artificer, stand me now and ever in good stead ». Dublin 1904, Trieste 1914
222
qui est celui dont je vous ai parlé : Surface or Symbol
...il y a tout un chapitre où il ne s’agit strictement que de ça.

C’est au point qu’il culmine dans un Blephen...


puisque tout à l’heure j’ai fait un lapsus : Blephen et Stoom
...Blephen et Stoom qui se rencontrent dans le texte du Ulysses, et qui montrent
manifestement
que c’est pas seulement du même signifiant qu’ils sont faits, c’est vraiment de la
même matière.

Ulysses, c’est le témoignage de ce par quoi Joyce reste enraciné dans son père
tout en le reniant,
et c’est bien ça qui est son symptôme. J’ai dit qu’il était le symptôme. Toute son
œuvre en est un long témoignage.
« Exiles » c’est vraiment l’approche de quelque chose qui est pour lui, enfin, le
symptôme, le symptôme central,
dont bien entendu ce dont il s’agit c’est du symptôme fait de la carence propre au
rapport sexuel.

Mais cette carence ne prend pas n’importe quelle forme. Il faut bien que cette
carence prenne une forme.
Et cette forme c’est celle de ce qui le noue à sa femme, à ladite Nora pendant le
règne de laquelle il élucubre les Exiles, les Exilés comme on l’a traduit, alors que
ça veut aussi bien dire les exils.
Exil, il ne peut pas y avoir de meilleur terme pour exprimer le non-rapport.
Et c’est bien autour de ce non-rapport que tourne tout ce qu’il y a dans Exiles.

Le non-rapport c’est bien ceci : c’est que, il y a vraiment aucune raison pour que
« Une femme entre autres »
il la tienne pour sa femme, que « Une femme entre autres » c’est aussi bien celle qui a
rapport à « n’importe quel autre homme ».
Et c’est bien de ce n’importe quel autre homme qu’il s’agit dans le personnage qu’il
imagine et pour lequel
- à cette date de sa vie - il sait ouvrir le choix de l’Une femme en question, qui
n’est autre dans l’occasion que Nora.

Le portrait qu’il a fini à l’époque, celle que j’évoquais à propos de « la conscience


incréée de sa race » à propos de laquelle
il invoque l’artificer par excellence que serait son père. Alors que c’est lui
l’artificer, que c’est lui qui sait ce qu’il a à faire,
223
mais qui croit qu’il y a une conscience incréée d’une race quelconque. En quoi
c’est une grande illusion.
Qui croit aussi qu’il y a un book of himself. Quelle idée de se faire être un livre !
Ça ne peut venir vraiment qu’à un poète rabougri. À un bougre de poète.
Pourquoi ne dit-il pas plutôt qu’il est un nœud ?

Ulysses, venons-en là : qu’on puisse l’analyser, car c’est sans aucun doute ce que
réalise un certain Chechner...
comme ça, pendant que je rêvais, j’ai cru qu’il s’appelait Checher, c’était plus
facile à écrire.
Non, il s’appelle Chechner, c’est regrettable. Il n’est pas « Checher » du tout...
...il s’imagine qu’il est analyste, il s’imagine qu’il est analyste parce qu’il a lu
beaucoup de livres analytiques...
c’est une illusion assez répandue, parmi les analystes justement
...et alors, il analyse Ulysses.

Ça donne... ça fait une impression absolument terrifiante - contrairement à


Surface and Symbol - cette analyse d’Ulysses. Exhaustive naturellement ! Parce
que... on peut... on peut pas s’arrêter quand on analyse un bouquin, n’est-ce-
pas ?

Freud quand même n’a fait là-dessus que des articles, et des articles limités,
n’est-ce pas...
D’ailleurs, mis à part Dostoïevski, il n’a pas - à proprement parler - analysé de
roman.
Il a fait une petite allusion à Rosmersholm d’Ibsen, mais enfin il s’est contenu.

Ça donne vraiment l’idée que l’imagination du romancier, je veux dire celle qui
règne dans Ulysses est à jeter au panier.
C’est pas du tout - d’ailleurs - quelque chose que... qui soit mon sentiment.
Mais il faut tout de même s’obliger à y ramasser dans cet Ulysses quelques
vérités premières.

Et c’est ce que j’abordais à propos de l’énigme.


Voilà ce qu’à ses élèves propose le cher Joyce, Joyce sous les espèces de
Stephen, comme énigme.
C’est une énonciation :

The cok crew


Le coq cria
224
The sky was blue
Le ciel était bleu
The bells in heaven
Les cloches dans le ciel
Were striking eleven
Étaient sonnante onze heures
T’is time for this poor soul
Il est temps pour cette pauvre âme
To go to heaven
D’aller au paradis

Je vous donne en mille quelle est la clé, quelle est la réponse.


C’est celle qu’après - bien sûr - que toute la classe ait donné sa langue au chat,
Joyce fournit :
The fox burrying His grand’mother Under the bush, c’est : « le renard enterrant sa grand-
mère sous un buisson ».

Ça n’a l’air de rien [rires], mais il est incontestable que, à côté de l’incohérence
de l’énonciation...
dont je vous fais remarquer qu’elle est en vers, c’est-à-dire que c’est un poème, que
c’est suivi, que c’est une création
...qu’à côté de ça, ce fox, ce petit renard qui enterre sa grand-mère sous un
buisson,
est vraiment une misérable chose, hein ! Ouais...

Qu’est-ce que ça peut avoir comme écho pour, je ne dirai pas bien sûr pour les
gens qui sont dans cette enceinte,
mais pour ceux qui sont analystes ? C’est que l’analyse, c’est ça ! C’est la
réponse à une énigme.
Et une réponse - il faut bien le dire, par cet exemple - tout à fait spécialement
conne.
C’est bien pour ça que... il faut garder la corde. Je veux dire que si on n’a pas
l’idée de où ça aboutit, la corde,
au nœud du non-rapport sexuel, on risque de... on risque de bafouiller.

Le sens – Ah ! Il faudrait que je vous montre ça - le sens résulte d’un champ


entre l’imaginaire et le symbolique, cela va de soi, bien sûr. Parce que si nous pen-
sons qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre, tout au moins pas de jouissance de cet Autre de
l’Autre,

225
il faut bien que nous fassions la suture quelque part. Ici nommément : entre ce
symbolique qui seul s’étend là,
et cet imaginaire qui est ici. Bien sûr, ici, le (a), la cause du désir. Ouais...

Il faut bien que nous fassions quelque part le nœud.


le nœud de l’imaginaire et du savoir inconscient, que nous fassions ici, quelque part,
une épissure :

Tout ça pour obtenir un sens. Ce qui est l’objet de la réponse de l’analyste à


l’exposé par l’analysant tout au long
de son symptôme. Quand nous faisons cette épissure, nous en faisons du même
coup une autre, celle ici :
entre précisément ce qui est symptôme et le réel.

C’est-à-dire que, par quelque côté, nous lui apprenons à épisser - avec deux s - à
faire épissure entre son sinthome
et le réel parasite de la jouissance, ce qui est caractéristique de notre opération.

Rendre cette jouissance possible, c’est la même chose que ce que j’écrirai
« j’ouis-sens ».
C’est la même chose que d’ouïr un sens. C’est de suture et d’épissure qu’il s’agit
dans l’analyse.
Mais il faut dire que les instances, nous devons les considérer comme séparées
réellement :
imaginaire, symbolique et réel ne se confondent pas.

226
Trouver un sens implique de savoir quel est le nœud, et de le bien rabouter
grâce à un artifice.
Faire un nœud avec ce que j’appellerai une « chaî-nœud » borroméenne, est-ce qu’il
n’y a pas là abus ?

C’est sur cette question - que je laisserai pendante - que je vous quitte.

J’ai pas laissé le temps à ce cher Jacques Aubert...


à qui je comptais confier le crachoir pendant le reste de la séance
...de vous parler maintenant.

Il est temps que nous nous séparions, mais la prochaine fois, étant donné ce
que j’ai entendu de lui...
puisqu’il a eu la bonté de m’appeler vendredi par téléphone
...étant donné ce que j’ai entendu de lui, je crois qu’il pourra, sur ce qu’il en est
du Bloom en question...
à savoir - mon Dieu - de quelqu’un qui n’est pas plus mal placé qu’un autre
pour piger quelque chose à l’analyse, puisque c’est un juif
...que sur ce Bloom, et sur la façon dont est ressentie la suspension, entre les
sexes, celle qui fait que le nommé Bloom
ne peut que s’interroger s’il est un père ou une mère, c’est quelque chose qui
fait le texte de Joyce.

Ce qui assurément a mille irradiations dans ce texte de Joyce, c’est à savoir


qu’au regard de sa femme,
il a les sentiments d’une mère, il croit la porter dans son ventre et que c’est bien
là, somme toute,
le pire égarement de ce qu’on peut éprouver vis-à-vis de quelqu’un qu’on aime.

Et pourquoi pas ! Il faut bien expliquer l’amour, et l’expliquer par une sorte de
folie,
c’est bien la première chose qui soit à la portée de la main.

C’est là-dessus que je vous quitte, et que j’espère que pour cette séance
d’entrée, vous n’avez pas été trop déçus.

227
20 Janvier 1976

Table des matières

Jacques Aubert

Il doit vous apparaître...


je le suppose, si vous n’êtes pas trop arriérés pour ça...
...il doit vous apparaître que je suis embarrassé de Joyce comme un poisson
d’une pomme.

C’est lié évidemment...


je peux le dire parce que je l’éprouve, ces jours-ci, journellement
...c’est lié évidemment à mon manque de pratique, disons à mon inexpérience
de la langue dans laquelle il écrit.

Non pas que je sois totalement ignorant de l’anglais. Mais justement, il écrit
l’anglais avec ces raffinements particuliers
qui font que la langue - anglaise en l’occasion - il la désarticule. Il faut pas croire
que ça commence à Finnegan’s Wake.
Bien avant Finnegan’s Wake, il a une façon de hacher les phrases, dans Ulysses
notamment.

C’est vraiment un processus qui s’exerce dans le sens de donner à la langue


dans laquelle il écrit, un autre usage,
un usage en tout cas qui est loin d’être ordinaire. Ça fait partie de son savoir-
faire, et là-dessus j’ai déjà cité l’article
de Sollers, il ne serait pas mauvais que vous en mesuriez la pertinence.

Alors, il en résulte que ce matin je vais laisser la parole à quelqu’un qui a une
pratique bien au-delà de la mienne,
non seulement de la langue anglaise, mais de Joyce, de Joyce nommément. Il
s’agit de Jacques Aubert.

228
Et je vais - pour ne pas m’éterniser - je vais tout de suite lui laisser la parole,
puisqu’il a bien voulu prendre mon relais.
Je l’écouterai avec toute la mesure que j’ai prise de son expérience de Joyce.
Je l’écouterai, et j’espère que les réflexions petites, n’est-ce pas...
je ne lui conseille pas d’abréger, bien loin de là
...les réflexions petites que j’aurai à y ajouter seront faites, avec tout le respect
que je lui dois
pour le fait qu’il m’ait introduit à ce que j’ai appelé « Joyce le Sinthome ».

Venez Jacques, mettez-vous là.

229
Intervention de Jacques Aubert

En juin dernier, Lacan a annoncé que Joyce se trouverait dans son


cheminement.
Le fait que je sois ici aujourd’hui ne signifie nullement que je me trouve sur ce
chemin royal, n’est-ce pas.
Il faut tout de suite préciser que je suis plutôt sur les accotements...
et en général - vous savez pourquoi - on les signale les accotements
...et que c’est plutôt des propos « à la cantonnier » que vous allez entendre.

Il faut que je remercie Jacques Lacan de m’avoir invité à produire un travail


bâclé.
Bâclé, je précise donc : un travail pas bouclé, pas bouclé du tout.
Pas bien fait et pas - disons - articulé trop bien sur ce qu’il en est des nœuds.

D’un autre côté, je voudrais indiquer que ce que je vais vous dire part d’un
certain sentiment que j’ai eu
de ce qui se faufilait dans le texte de Joyce - dans certains textes de Joyce - en
certains points qu’il s’agissait semblait-il,
de quelque chose que Joyce faufilait. Et cette conscience du faufil m’amène
justement à ne pas insister
sur ce qui pourrait faire, au contraire, pièce définitive.

Pour situer le point dont je suis parti, par accident, il faut que je dise qu’il s’agit
très didactiquement...
je dis très didactiquement
...qu’il s’agit d’un petit bout de Circé, d’un petit bout d’échange dans Circé, ce
chapitre qu’on a appelé a posteriori Circé, d’Ulysse, et qui est le chapitre - dit-on
- « de l’hallucination », dont l’art dit-on, est la magie, mais la catégorie :
l’hallucination.

Des éléments, dont il est trop tôt pour assigner le statut, reviennent des
chapitres précédents.
Il s’agit de personnages, bien sûr, vrais ou fictifs. Il s’agit d’objets. Il s’agit de
signifiants.
Mais ce qui est intéressant aussi, c’est la manière dont ça revient, la manière
dont ça - manifestement - a à voir
230
avec la parole, avec une parole.

C’est signalé dès le début, puisque les deux premiers personnages, si j’ose dire,
sont les appels et les réponses
qui marquent bien cette dimension-là, dimension qui est développée dans la
forme, si j’ose dire, du chapitre,
par une écriture ostensiblement dramatique.
Donc, une dimension de la parole et en définitive, des sortes d’instauration de
lieux d’où ça parle.

L’important est que ça parle et ça part dans tous les sens, que tout peut y être
impersonné...
pour reprendre un terme que nous allons rencontrer tout à l’heure
...tout peut personner dans ce texte-là. Tout peut être occasion d’effet de voix au
travers du masque.

C’est une de ses fonctions, le détail d’une de ses fonctions, disons peut-être
simplement le fonctionnement,
un fonctionnement, de l’une de ses fonctions que j’ai cru distinguer tout près
du début du chapitre,
dans un échange entre Bloom et celui qui est censé être son père : Rudolph,
mort depuis dix-huit ans.

Alors je vous lis le passage, le bref échange en cause. Il se trouve dans l’édition
française page 429,
dans l’édition américaine page 437. Rudolph a surgi d’abord comme Sage de
Sion. Il a un visage qui est celui...
nous dit-on, dit une indication scénique
...qui est celui d’un Sage de Sion. Et après différents reproches, quelques
reproches à son fils, il dit ceci :

« Qu’est-ce que tu fais dans ce place ici, et ton âme, quoi tu fais avec ? »

Il est censé justement ne pas bien manier la langue anglaise : originaire de


Hongrie, il est censé ne pas avoir le maniement de la langue anglaise. Il tâte le
visage inerte de Bloom avec des griffes tremblantes de vieux gypaète.

« N’es-tu pas mon fils, Léopold, petit-fils de Léopold ?


N’es-tu pas mon cher fils Léopold qui a quitté la maison de son père
et qui a quitté le Dieu de ses pères, Abraham et Jacob ? »
231
Alors ce qui se passe à première vue ici - pour le lecteur d’Ulysse - c’est un
phénomène décrit, à plusieurs reprises
par Bloom lui-même, sous l’expression de « arrangement rétrospectif ». « Retrospective
arrangement » c’est un terme qui revient assez souvent dans les, disons pensées de
Bloom, tout au long du bouquin. Et alors cet arrangement rétrospectif,
le lecteur ne peut manquer d’y être sensible. Il ne peut manquer d’être sensible
au fait qu’il s’agit d’un arrangement
à partir d’une citation favorite du père, citation d’un texte littéraire ayant eu,
selon toute apparence, certains effets sur lui.

Et ce texte-là se trouve page 75, dans l’édition française. Voici le texte de la


page 75 :

« La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J’entends la voix de Nathan qui laissa son
père mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui abandonna la maison de son père et
le Dieu de son père ».

On voit que ce qui revient est légèrement différent. Mais avant de dégager cette
différence, je voudrais indiquer
ce que me paraissent être les effets de ce « revenir différent » sur Bloom.

Que répond-il ? Que répond-il dans l’épisode de Circé ? Il répond ceci - je vous
donne d’abord la phrase, le francais :

« Bloom : (prudent) Je crois que oui, Père. Mosenthal. Tout ce qui nous reste de
lui. » [Ulysse p. 429]

Et alors, je vais ici écrire le texte anglais de cette phrase:

« Bloom : (with precaution) I suppose so. Mosenthal. All that’s left of him. »

Le texte anglais dit : with precaution, Bloom prudent, c’est précisément une fonction
de Bloom, décrit tout au long... enfin dans une bonne partie d’Ulysse, comme le
prudent.

Le prudent, c’est son côté qui est à demi Ulysse...


parce qu’Ulysse c’est pas simplement ça

232
...et il est décrit à plusieurs reprises, dans un langage un peu inspiré de la
Maçonnerie :
The prudent member, le membre prudent. Et c’est dans sa fonction de membre prudent
que nous le trouvons ici.

Et le membre prudent dit :


I suppose so, je le suppose... et non pas : « je crois que oui », dit la
traduction française
...je suppose ainsi, je sous-pose ainsi, je suppose quelque chose pour répondre à cette
question, n’est-ce pas : n’es-tu pas mon fils ?

Donc je sous-pose de la sorte, ce qui en principe renvoie à ce qu’a dit le père,


mais qui tout à coup, dès lors que l’on suit
le texte, prend une autre figure. Car, immédiatement nous avons cet arrêt, cet
arrêt marqué par ce que les Anglais,
les anglo-saxons, appelle « period », quelque chose qui fait période, un point qui
n’est pas de suspension mais de suspens, et un point à partir duquel surgit
Mosenthal, à nouveau ponctué, à nouveau mis en période.

Autour de ce nom propre, justement, quelque chose s’articule, et se désarticule


en même temps.
Quelque chose s’articule et se désarticule de la sous-position annoncée.

Quelle est donc cette... ce suppôt ? Quelle est donc - plus nettement - cette
fonction de sous-pot, de suppôt de Mosenthal ?
Ici, dans ce contexte, il rapporte, il a pour fonction ce signifiant, de rapporter la
parole du père à l’auteur d’un texte,
à l’auteur précisément, du texte qui vient d’être évoqué par le père.

Mais on voit bien que, dans sa brutalité, ce signifiant fait plus opacité qu’autre
chose.
Et on est amené - le lecteur est amené - à dégager, à retrouver de quelle pensée
ceci fait renvoi, de quel déplacement, dans quel déplacement ce signifiant est
impliqué.

Déplacement, il y en a un qui est évident, c’est que dans le texte...


le texte disons « premier », celui des Lotophages, celui de la page 75-76
...le nom en question - le nom de l’auteur - figure avant la citation. Ici, il est en
position de signature.
Il est en position de signature et il est en position également, de réponse.
233
C’est très tentant ! C’est très bien, puis c’est Moïse, n’est-ce pas, alors ça fait
plaisir.

Mais si on a à l’esprit...
comme toujours, n’est-ce pas, on a toujours ça à l’esprit parce qu’on passe son
temps à relire
...la place qui était celle de Mosenthal dans le premier texte, on trouve que là,
c’était une réponse déplacée
à une question sur l’existence du vrai nom. Une question qui elle-même
n’arrivait à se formuler que d’une manière éloquemment vacillante. Et il faut
que j’inscrive ici une autre phrase qui est précisément la question à laquelle
Mosenthal répondait, était censé répondre :

« What is this the right name is ? By Mosenthal it is. Rachel is it ? No. »

Alors, pour faire bonne mesure, j’ai mis la suite qui a quand même un certain
intérêt aussi, peut-être.

Mosenthal...
même si un germanique qui connaît son argot y entend autre chose, à un tréma
près
...Mosenthal, c’est le nom d’une pièce de théâtre, le nom de l’auteur d’une pièce
de théâtre dont Bloom essaie de retrouver, de retraduire le titre original
allemand, qui est en fait un nom de femme, un nom juif de femme, un nom qui
n’a pas été gardé en anglais. C’est une curiosité : il s’agit d’un mélodrame qui
avait pour titre « Deborah » en allemand, qui a été traduit en anglais sous le
nom de « Leah », et c’est ce que Bloom essaie de retrouver.

Donc il essaie de retraduire le titre original qui est un nom de femme.

234
Et alors ça prend la forme de cette recherche-là, et on voit évidemment le jeu
de cache-cache entre le nom de l’auteur
et celui de la créature au niveau de l’art qui met en jeu à la fois
– l’être avec insistance : le « is » insiste,
– et la problématique sexuelle : un patronyme venant à la place d’un nom de fille.

Alors ici le lecteur à qui rien n’a échappé dans Ulysse, dit que ça lui fait penser à
autre chose dans Ulysse, quelque chose qui se trouve avoir un rapport avec
Bloom lui-même. Avec Bloom lui-même, et là je vous redonne... je vous
donne...
alors je suis désolé de le faire par petits morceaux, mais je suis simplement une
démarche qui a été la mienne
...je vous redonne le passage, le premier passage, dans lequel s’inscrivaient
toutes ces belles choses.

Je vous le donne dans la traduction française qui là, n’est pas trop mauvaise à
quelques détails près :

« Monsieur Bloom s’arrêta au coin de la rue, ses yeux errant sur les affiches hautes en
couleurs.
Limonades de chez Cantrell et Cochrane (aromatisées). Exposition d’été chez Cler... »

C’est plutôt « soldes d’été chez Clery »19.

« ...Non, il s’en va tout droit. Tiens... »

Alors, « il s’en va tout droit » : c’est quelqu’un à qui il vient de parler dont il se
demande s’il est en train de l’observer :
« ...Tiens. Ce soir Léah... »

Donc la pièce en question.

« Madame Bandman Palmer. Aimerais la revoir là-dedans. Elle jouait Hamlet hier
au soir. Travesti. »

Travesti : et alors c’est là que commence justement un petit passage sur la


problématique des sexes.
L’expression anglaise c’est male-impersonator, n’est-ce-pas...

19
Clery’s Summer Sale.
235
auteur qui a pris donc la persona, n’est-ce-pas, acteur-homme, male-impersonator
...mais qui peut s’appliquer aussi bien à l’une des pièces : Hamlet, qu’à l’autre :
Léah.
C’est d’ailleurs autour de cela que ça va tourner.

« Elle jouait Hamlet hier soir. Travesti. Peut-être était-il une femme ? Est-ce pour ça
qu’Ophélie s’est suicidée ? »

Alors il y a, à un certain niveau donc, le fait que Hamlet, le rôle de Hamlet était
joué très souvent par des femmes.
Et il se trouve que un critique anglo-saxon avait eu la fantaisie d’analyser
Hamlet en termes justement de travesti,
en prenant en quelque sorte le travesti au sérieux, et disant : là-dedans si
Ophélie se suicide,
c’est parce qu’elle s’est aperçue que Hamlet en fait était une femme. « Peut-être
était-il une femme ? »

Alors, ce critique je ne l’invoque pas par hasard, je l’invoque par...


je veux dire au nom de mon savoir shakespearien et joycien
...simplement parce que ça reparaît ailleurs dans Ulysse. J’essaie de limiter le plus
possible les références externes.

« Est-ce pour cela qu’Ophélie s’est suicidée ? »

L’énoncé anglais est légèrement différent:

« Why Ophelia commited suicide ? » « Pourquoi Ophélie s’est-elle suicidée ? »


Ou bien :
« Est-ce la raison pour laquelle Ophélie s’est suicidée ? »

Ceci évidemment ne passe pas dans la traduction française.


Et je pense que c’est quand même assez important à remarquer.

Et qu’est-ce qui vient ensuite?

« Pauvre papa ! Comme il parlait souvent de Kate Bateman dans ce rôle ! Attendait aux
portes de l’Adelphi, à Londres, toute la journée pour entrer. C’était l’année avant ma
naissance : soixante-cinq. Et la Ristori à Vienne. »

Alors, c’est là que commence « le titre » :


236
« Qu’est-ce que c’était que le titre ? » etc.

Je vous fais grâce d’une traduction : Chacun - je crois - peut la fabriquer, pas
moi.
« C’est par Mosenthal. Est-ce Rachel ? Non. La scène dont il parlait toujours, où le
vieil Abraham aveugle
reconnaît la voix et lui touche la figure avec ses doigts. »

Donc ici : « La voix de Nathan ! La voix de son fils ! etc. ...Chaque mot est si
profond... ».

Alors, après le passage :


« La voix de Nathan ! La voix de son fils ! J’entends la voix de Nathan qui laissa son père
mourir de douleur et de chagrin dans mes bras, qui abandonna la maison de son père et le
dieu de son père. Chaque mot est si profond, Léopold.
Pauvre papa ! Pauvre homme ! Je suis content de n’être pas entré dans la chambre pour
regarder sa figure.
Ce jour-là ! Mon dieu ! Mon dieu ! Bah ! peut-être que cela valait mieux pour lui. »

Dans ce passage-là se trouve donc en réalité en jeu toute une série de questions.
Questions donc, sur l’existence, non seulement sur l’être et le nom, mais sur
l’existence et le suicide.

Question sur le nom... et là, je vais revenir sur ce point-là sur le nom, qui est en
fait aussi bien le nom du père,
de son père, que le nom de la pièce, de l’auteur de la pièce, disons du
personnage central de la pièce,
et enfin la question sur le sexe qui « personne », qui est ce qui, dedans, fait
« personner ».

Le nom donc.

Derrière la question du nom se trouve le suicide du père qui a cette autre


caractéristique, c’est que il a précisément changé de nom. C’est ce que l’on nous
indique dans un autre passage, ce qui donc est présenté d’une manière qui elle-
même,
m’a paru curieuse. Dans un bistrot, un certain nombre de piliers de bistrot
s’interrogent sur Bloom : « C’est un juif renégat » dit l’un d’entre eux, et en anglais
ça se dit « pervert » : Perverted Jew. Le mot « pervert » en anglais signifie renégat.
237
C’est pas du tout une invention de Joyce, une astuce, c’est comme ça.
D’ailleurs, vous le trouvez vers la fin du Portrait :

« Est-ce que vous essayez de me convertir ou de me pervertir ? »

Convert, pervert, c’est comme ça que ça fonctionne en anglais.

« C’est un Juif renégat …//… qui vient de Hongrie et c’est lui qui a tiré tous les
plans selon le système hongrois. »

C’est cette histoire du plan politique du Sinn Fein.

« Il a obtenu de changer de nom par décret. Pas lui, le père. »

Donc, il apparaît que le père a changé de nom.


Et il l’a changé d’une manière qui est assez intéressante : selon une formule
juridique qui s’appelle deed poll.

Deed, c’est-à-dire un acte, mais poll évoque, décrit, en quelque sorte ce qu’est
l’acte, du point de vue du document.
C’est un document qui est rogné. Et il est rogné, ce poll qui décrit ce qui est rogné,
est également ce qui décrit ce qui est étêté, ce qui est décapité. Un têtard, un
arbre qui a été rogné c’est a polied. Et poli peut désigner aussi la tête.
Alors, le deed poll, c’est ce type d’acte particulier qui est rogné. Il a cette
caractéristique de ne comporter qu’une partie.
C’est un acte qui est - c’est pour ça qu’on dit par décret - ...il a décrété que...

Et cela s’oppose à - cela se distingue au moins de - indenture qui est un acte


déchiré, selon justement une indentation, pour être confié aux parties, aux deux
parties, aux deux ou plusieurs parties. Donc c’est - nous dit-on, nous dit Joyce -
de cette manière que le père a changé de nom. Et il a changé de nom, il a
changé quel nom ?

« Est-ce qu’il est cousin du dentiste Bloom ? dit Jack Power.


- Nullement, dit Martin. Ils n’ont que le nom de commun. Il s’appelait Virag. C’est le nom
du père qui s’est empoisonné. »

Et en anglais ça donne ceci : « The father’s name that poisoned himself », où l’on
entend presque que c’est

238
le nom qui s’est empoisonné. « The father’s name », il y a une espèce de jeu sur le génitif,
qui fait - sur la position du nom du père - qui fait que c’est le nom qui semble s’être
empoisonné : Virag. Virag réapparaît.
Il est évoqué à plusieurs endroits dans Ulysse, il réapparaît dans Circé.

Mais ce qui réapparaît dans Circé d’abord, c’est une virago, désignée comme
telle : Virago.

Alors, c’est ici que l’on peut, peut-être se souvenir de ce que c’est que « virago »,
c’est-à-dire le nom qui dans la Vulgate
- dans la traduction de la Bible par Saint Jérôme - sert à désigner la femme du
point de vue d’Adam. Dans la Genèse, l’homme est amené à nommer la femme :
« Tu t’appelleras femme », il l’appelle « virago » puisqu’elle est un petit peu homme.
Elle est « fomme », si vous voulez, à une côte près.

Arrivé à ce point de mes élucubrations et de mes cafouillages entre les lignes


d’Ulysse, je souhaiterais distinguer
dans cet entrelacis, ce qui fait mine de trou. Car évidemment on est tenté
d’utiliser pour une interprétation,
en vue d’une interprétation, un schéma qui serait tiré :
– du suicide,
– du changement de nom,
– du refus par Bloom de voir le visage de son père mort.

Évidemment, on trouverait très gentil et très complaisant que réapparaisse


justement tout ça dans Circé,
dans l’hallucination. Seulement voilà, ce n’est peut-être pas tout à fait suffisant -
même s’il y a de la vérité là-dedans -
pas tout à fait suffisant pour faire fonctionner le texte. Par exemple, pour
rendre compte du passage :

« Pauvre papa, Pauvre homme ».

dans le premier passage, il disait, après :

« chaque mot est si profond Léopold ».

Rapportant le commentaire de « papa » sur la pièce :

« Pauvre papa, Pauvre homme »


239
ce qui était peut-être pas très gentil non plus pour les propos de « papa ».

« Je suis content de ne pas être rentré dans la chambre pour regarder sa figure.»

Je suis content !

« Ce jour-là ! Mon dieu ! Mon dieu ! Bah ! peut-être que cela valait mieux pour lui.

Enfin bref ! Il y a des tas de choses comme cela dont il faudrait quand même
rendre compte aussi. Et il faudrait surtout arriver à rendre compte des effets
produits dans la redistribution dramatique que constitue Circé, car ça se tient,
car ça fonctionne, car il y a quand même des choses qui se passent, justement, à
côté de ce qui fait mine de trou.
Et je pense justement, que le tour de mains de Joyce consiste entre autres
choses, à déplacer si j’ose dire l’aire du trou
de manière à permettre certains effets. On aperçoit par exemple la disparition
de « la voix du fils » dans la citation donnée : « la voix du fils » n’est pas
mentionnée, pas plus que la mort du père.

Mais en revanche un effet est produit par cette voix du fils déplacée en réplique,
mais une voix du fils porteuse justement d’un certain savoir-faire sur le signifiant.
Cette précaution, cette habileté à parler, à supposer, à sous-poser,
on voit qu’elle se propage. On voit qu’elle se propage selon la logique qui est
tout à fait éloquente :
j’ai parlé de l’éloquence du « Mosenthal » bien rhétorique, en période, et puis
aussi par l’articulation :

Mosenthal/All that’s... - « j’en ai marre/marabout... » - ...All that’s left of him.

Alors il faut ici que je vous donne la phrase anglaise, ce que disait Rudolph
dans Circé. C’est, parce qu’il répétait :

« Are you not, my dear, the Léopold who left the house his father and left the God of
his father’s Abraham and Jacob. »

Qui a laissé, qui a quitté, qui a abandonné… Alors : « All that’s left of him » tout
ce qui est, tout ce qui reste de lui,
tout ce qui abandonne de lui - c’est quand même déjà pas mal - tout ce qui
abandonne de lui, et reste de lui.
240
Et puis aussi « All that’s left of him », tout ce qui est à gauche de lui.

Alors évidemment, si l’on pense à ce qu’indique le credo sur les places


respectives du Père et du Fils là-haut,
ça en dit long sur le respect impliqué là-dedans :
– tout ce qui reste de lui, bon, un nom, un nom d’auteur,
– tout ce qui est à gauche de lui, donc de toute façon, quelque chose qui n’est pas
du vrai fils.

Je ne sais pas où il faut s’arrêter là-dedans, je frémis, il vaut mieux que je


m’arrête. Ce qui est sûr, c’est que Bloom
ça lui fait plaisir, à lui aussi - ça m’a fait plaisir, moi quand j’ai vu ça - ça lui a
fait plaisir à lui, c’est sûr, et ça s’est entendu.
Ça s’est entendu, et comment est-ce qu’on le voit ? C’est que « papa » n’est pas
content du tout.
La réplique suivante, ça commence par :

« Rudolph, severely, one night they bring you homme drunk... » Une nuit, on t’a
rapporté saoul... sévèrement.

Autrement dit : je t’en prie, pas d’humour déplacé, parlons plutôt de tes transgressions à
toi. Donc, cette jubilation de Bloom
qui - prudemment - a dit des choses qu’il avait à dire, c’est des choses qui font
plaisir donc, à tout le monde.
Mais alors dans cette série d’effets, dont je viens de dégager quelques-uns, il y a
une sorte de cascade.
Une sorte de cascade parce que se développe un autre effet qui est en quelque
sorte de structure,
par rapport au précédent, une sorte de résultat des effets précédents.

Cette espèce de jeu par rapport au père - sur toutes ces choses, je n’y reviens
pas - semble faire glisser du côté de la mère. Cette espèce de père, contesté de
différentes façons, conduit à une mère, et à une mère qui est du côté,
disons de l’Imaginaire, pour simplifier. Car, donc Rudolph évoque une
transgression du fils, qui est revenu saoul,
qui a dépensé de l’argent, et qui est revenu aussi couvert de boue : « Mud ».

Mais le lecteur...
bon, il l’a fait, ça a été un beau spectacle pour sa mère, dit-il :
« nice spectacle for your poor mother » c’est pas moi, c’est elle qui était pas contente
241
...mais la manière dont ça arrive, la manière dont c’est refilé à la mère - par la
boue - c’est assez drôle,
parce que « Mud »... ceux d’entre vous qui ont lu le Portrait en anglais ont pu
remarquer qu’à un certain moment,
« Mud » est une sorte de forme familière de « mother ».

Et ici, c’est autour des pages... je sais pas... dans le premier - en gros - dans les
deux premiers chapitres, je crois que c’est au début du second chapitre. Et il est
question... c’est associé à la pantomime. Où est-elle ? Eh bien tenez, après tout
j’ai ça là, je vais peut-être essayer de vous le retrouver. Mais j’ai pas le temps,
peut-être. Quelle heure il est ?
Voilà. Bon, dans cette édition, dans l’édition Viking c’est page 67, et c’est une
petite saynète de rien du tout,
du type « épiphanie » - je ne sais pas comment il faut dire ça - j’emploie le terme
avec un peu de provocation.

Lacan - Ça fait bizarre ! C’est un terme de Joyce ?

Jacques Aubert

Épiphanie ? Oui, oui. Mais là on pourrait discuter de sa pertinence, peut-être.


Ça fait partie d’une série de petites saynètes que Joyce a placées, donc dans un
des premiers chapitres d’Ulysse... du Portrait, et où l’enfant, le jeune Stephen,
est en train de s’y retrouver dans Dublin, à partir d’un certain nombre, disons,
de points, de scènes, de lieux, de maisons.

Il était là, assis dans une maison. En général ça commence comme ça. Et on le
voit assis sur une chaise, dans la cuisine de sa tante, et sa tante était en train de
lire le journal du soir et d’admirer « the beautiful Mabel Hunter » une belle actrice.
Et une petite fille arrive - toute bouclée, elle - sur la pointe des pieds pour
regarder le portrait, et dit doucement :

« What is she in, mud ? »


- « Dans quoi est-elle, (boue) maman ? »
- « Dans la pantomime, mon amour. »

Or, il se trouve que ce passage de Circé glisse dans la boue...


puisque ça revient, le signifiant revient trois ou quatre fois dans ce passage-là
...glisse de la boue à un surgissement de la mère : « beau spectacle pour ta pauvre
mère » dit Rudolph,
242
et Bloom dit « maman » parce qu’elle est en train d’apparaître à l’instant même.

Dès que certains mots, certains signifiants apparaissent dans Circé, l’objet - si
j’ose dire - fait surface.
Et fait surface comment ? Vêtue en dame de pantomime, crinoline et tournure,
avec un corsage à la « widow Twankey ».
Elle apparaît en dame de pantomime, c’est-à-dire selon la logique de la
pantomime anglaise : homme déguisé en femme, n’est-ce-pas. Les spectacles de
pantomime - qui se jouaient en particulier autour de Noël - qui sont évoqués là,
impliquaient un renversement des habits, un travestissement généralisé :
pantomime.
Donc, d’un certain point de vue, ce serait donc le vêtement féminin.

Mais ce qui fonctionne à nouveau ici, ça fonctionne tout de suite, ça part dans
deux directions.
Ça part dans deux directions parce que dès le début d’Ulysse, on avait évoqué la
mère en rapport avec la pantomime,
la mère comme ayant ri à la pantomime de Turco le Terrible. Dans l’édition
française, c’est à la page 13-14.
Dans une évocation de sa mère, Stephen dit après l’avoir évoquée morte :

Où maintenant ?
Ses secrets : vieux éventails de plumes, carnets de bal à glands, imprégnés de musc, une
parure de grains d’ambre dans son tiroir fermé à clé. Une cage d’oiseaux qui avait été
suspendue à la fenêtre ensoleillée de la maison où elle vécut jeune fille. Elle allait voir le vieux
Royce dans la pantomime de Turco le Terrible, et riait avec tout le monde quand il chantait :
« Je suis le garçon Possesseur du don De se rendre invisible. »
Gaîté fantomale, enfuie en fumée : fumet de musc.

Donc ce qui réapparaît là-dedans, c’est donc un ensemble fantasmatique, lié à la


mère par le truchement de Stephen,
avec quand même une ambiguïté radicale : de quoi riait-elle ? Du vieux Royce
chantant ? De ce qu’il disait ?
De son jeu de voix, Dieu sait quoi…

Et alors cette mère, cette mère-là, cette mère problématique se trouve être
vêtue telle qu’est vêtue, dans la pantomime,
la mère d’Aladin : « widow Twankey ». Le corsage à la « widow Twankey » c’est le
corsage, donc de la mère d’Aladin

243
dans les pantomimes. Mère d’Aladin qui évidemment ne comprenait rien à ce
que faisait son fils, sinon ceci :
c’est qu’en astiquant bien la lampe, on faisait parler l’esprit qui était dedans.
J’en resterai là sur ce point, pour passer à un autre aspect du fonctionnement
du texte.

Ellen Bloom, qui vient de surgir, n’est pas du tout comme « papa » du côté des
Sages de Sion mais, à l’entendre, elle est plutôt du côté de la religion catholique,
apostolique et romaine, car qu’est-ce qu’elle dit en le voyant tout plein de boue
:

« O blessed Redeemer ! » O, Rédempteur Bienheureux ! O Béni soit le


Rédempteur !
« What have they done to him ? » Que lui ont-ils fait ?
« Sacred Heart of Mary ! Where were you at all ? » Sacré Coeur de Marie, où
étiez-vous donc?

Ce qui est d’ailleurs assez curieux parce que Sacré Cœur de Jésus plutôt, devrait lui
venir à l’esprit. Ce qui signe d’une certaine manière son rapport narcissique à la
religion. Elle est très nettement catholique à la manière dont on pouvait l’être
particulièrement au XIXème siècle, et c’est toute cette dimension-là qui, en fait,
je pense, mérite d’être soulignée
dès que l’on parle de Joyce. Dès que l’on parle de Joyce, même si on va le
chercher dans les textes les plus bénins :
– même si on va le chercher dans les textes de Stephen Hero,
– même si on va le chercher dans les textes de Gens de Dublin, de Dublinois.
Un rapport imaginaire à la religion, c’est ce que l’on aperçoit derrière la mère,
dans la mère, chez Joyce.

D’abord, je voudrais le signaler à propos de l’épiphanie : ce que l’on appelle


l’épiphanie, ça signifie bien des tas de choses,
au fond assez diverses. Il y a un endroit seulement où Joyce l’a défini, c’est dans
le Portrait de l’Artiste, dans le...
- ça y est ! [lapsus] - dans Stephen Hero, Stephen le Héros. C’est le seul endroit où il
emploie le mot, et on a évidemment allègrement déformé ce qu’il a dit.

Il a eu le bonheur de donner une définition : par « épiphanie » il entendait une


manifestation spirituelle,
découverte à travers la vulgarité du langage... etc. Un truc bien poli, bien
didactique et Thomas d’Aquinisant.
244
Mais comment ça vient tout ça ? Ça vient à la suite, ça vient dans un texte, qui
en deux pages, nous fait passer
d’un dialogue avec la mère, dans lequel la mère fait reproche à Stephen de son
incroyance, en invoquant - qui donc ? -
les prêtres. En disant : les prêtres... les prêtres... les prêtres...

Et Stephen, à la fois rompt avec elle sur ce plan-là, et d’un autre côté contourne
le problème, se met à évoquer justement, glisse au rapport femme-prêtre, glisse
ensuite vers la bien-aimée, et tout d’un coup, se met à dire...
j’ai pas le texte ici malheureusement, parce que j’avais pas pensé l’invoquer,
mais enfin vous le retrouverez assez facilement dans Stephen Hero, si ça vous
intéresse
...il dit tout de suite après... un spectacle de Dublin... Ah oui, c’est ça :

« Il se met à errer dans les rues, et un spectacle de Dublin émeut suffisamment sa sensibilité
pour lui faire composer un poème. »

Puis plus rien sur le poème, et il rapporte le dialogue qu’il a entendu, qui est un
dialogue entre une jeune personne
et un jeune homme. Et un des rares mots qui apparaît, c’est le mot Chapel, là-
dedans, pratiquement il y a que des points de suspension dans ce dialogue.
Donc, ce dialogue où il n’y a rien lui fait écrire un poème.
Et puis d’un autre côté, il baptise ça dans les lignes qui suivent : « épiphanie ».
Voilà ce qu’il voulait faire, enregistrer ces scènes, ces saynètes réalistes qui en
racontent tant.

Donc une double :


– une espèce de dédoublement de l’expérience, une espèce de dédoublement :
d’un côté, réaliste disons pour simplifier, de l’autre côté, en quelque sorte poéti-
que,
– et une espèce de liquidation, de censure, dans le texte de Stephen Hero, de ce qui
en fait était du côté du poétique. Et le poème en question, on s’aperçoit qu’il
s’intitule : La villanelle de la tentatrice 20.

Mais précisément ça arrive dans un certain discours qui implique justement la


mère, et la mère dans son rapport au prêtre. Alors le rapport que je définis

20
Villanelle : Poème entièrement bâti sur deux rimes dont la structure est faite de tercets.
245
grossièrement - vous me le pardonnerez - comme rapport imaginaire à la
religion,
on le retrouve d’autre manière dans le Portrait de l’Artiste avec par exemple les
Sermons sur l’enfer qui sont justement interminables, qui sont très sadiques et
kantiens et qui sont en fait, qui visent à représenter, dans le détail,
les horribles tortures de l’enfer, et qui visent à représenter, à donner in presentia
justement une idée de ce qu’est l’enfer.

Du même ordre de fonctionnement: le confesseur. Le confesseur comme étant


celui qui écoute, mais aussi répond. Répond quoi ? Dit quoi ?

C’est précisément autour de cela que ça tourne. Autour de ça que tournent,


entre autres choses, les Pâques de Stephen, les confessions de ses turpitudes et
puis aussi l’artiste, la fonction de l’artiste.

J’invoquerai ici deux passages, deux textes :

– L’un qui se trouve près du début de Stephen le Héros où il dit que en écrivant ses
poèmes, il avait la possibilité de remplir la double fonction de confesseur et de
confessé.

Et puis, l’autre texte, l’autre passage, il se trouve vers la fin du Portrait de l’Artiste
et c’est le moment où, mortifié de voir la bien-aimée tendre l’oreille et sourire à
un jeune prêtre bien lavé, il dit...
lui, il avait renoncé à être prêtre, il y avait pas de problème, c’est une
affaire réglée, il n’est pas de ce côté-là
« et dire quand même que c’est des types comme ça qui leur racontent des choses
dans la pénombre, et moi... »
Je brode, mais enfin vous reverrez le texte, il existe, à quelque chose près
…qu’il voudrait arriver à être là avant qu’elle n’engendre quelqu’un de leur race,
et que l’effet de ce qui se passera,
l’effet de cette parole, améliore quand même un peu cette fichue race, n’est-ce-
pas. Ça a peut-être bien rapport
avec la fameuse conscience incréée. Ça passe par l’oreille, La fameuse conception par
l’oreille qu’on retrouve d’ailleurs dans Circé, évoquée bien sûr...

Lacan - Qu’on retrouve dans...?

J. Aubert - Dans Circé, entre autres choses.

246
Lacan - Et que Jones... sur laquelle Jones a beaucoup insisté, Jones, l’élève de
Freud.

J. Aubert

Oui, c’est cela. Non parce que, il y a un Jones aussi qui - le Professeur Jones - qui
dans Finnegan’s Wake
jaspine à n’en plus finir. C’est un de ceux qui ont des tas de trucs à raconter sur
le bouquin lui même.
Dans Ulysse, le type qui a cette fonction, il s’appelle Mac Hug, quelquefois,
enfin, c’est de ceux qui…
Bon, enfin de toute façon, il fallait qu’ils aient des noms qui circulent bien.
Jones, ça circule bien.

Autre chose concernant cette dimension imaginaire de la religion, au fond c’est


résumé dans Ulysse,
dans le fameux passage où se trouvent opposées la conception, disons trinitaire et
problématique de la théologie,
par opposition à la conception italienne madonisante, qui bouche évidemment
tous les trous avec une image de Marie.

Et alors vous avez pu remarquer dans Ulysse comment il dit qu’au fond l’Église
catholique s’est pas mal débrouillée
en plaçant l’incertitude du vide, à la base de tout. Là encore, je brode.

Donc le fonctionnement de ce texte, de ces textes, une des choses au moins, un


certain nombre de choses qui font fonctionner, ce sont évidemment des Noms
du Père à de multiples niveaux. On saisit bien que dans les deux passages
auxquels je me suis accroché, c’est la fonction qui est en cause, c’est la fonction
qui apparaissait à travers les aïeux,
à travers la profondeur accordée à tout cela.

Mais, dans Circé, et dans Ulysse dans son ensemble, ce qui fait bouger les choses,
ce qui fait artifice, c’est le cache-cache avec les Noms du Père. C’est-à-dire que, à
côté justement de ce qui fait mine de trou, il y a les déplacements de trous
et il y a les déplacements des noms de pères.

On a aperçu au passage, dans le désordre : Abraham, Jacob, Moïse, Virag, on


aperçoit Dedalus également.

247
Et puis on en aperçoit un qui est assez rigolo, parce que dans un épisode qui
est assez central...
assez central parce qu’il y a un œil
...c’est le Cyclope, il y a un type qui s’appelle J.J. , J.J. dont on se souvient, si on a
de la mémoire, que dans un épisode précédent on l’avait rencontré sous le
nom de J.J. O’Molloy. C’est-à-dire de la descendance des Molloy.
Alors là il faut bien écouter. Un J.J. fils de O’Molloy.

Mais là, dans Le Cyclope, il apparaît sous ce nom-là. Alors il a une position assez
curieuse ce type.
Parce que il est homme de loi, en principe. Mais homme de loi, je dirai même
pas déchu, mais en voie de déchéance.
On nous dit, et là encore les mots anglais sont intéressants : sa clientèle
diminue, practice doing lean, sa pratique diminue.

Et qu’est-ce qui se passe pour cet homme de loi dont la pratique fiche le camp
? C’est qu’il joue, gambling.
Le jeu remplace de quelque manière la pratique.
Bon, il y aurait un certain nombre de choses, évidemment, à élaborer à partir de
ça, sans doute.

Ce que je voudrais simplement indiquer, c’est la fonction de ce père


parfaitement faux, qui a les initiales à la fois
de James Joyce, de John Joyce, le papa de Joyce. La parole de ce J.J. O’Molloy
porte sur les autres pères notamment.
C’est lui qui - dans un certain passage qui se raccroche à l’énigme citée la
semaine dernière par Lacan –
c’est lui qui se tourne vers Stephen, dans l’épisode qui se passe dans le Journal,
dans la salle de rédaction,
se tourne vers Stephen pour lui donner un beau morceau de rhétorique.

C’est intéressant parce que on sait que d’abord, le O’Molloy en question, il s’est
tourné vers le jeu.

Et puis pour survivre quand même aussi, il fait du travail littéraire dans les
journaux, c’est-à-dire quelque chose qui peut vous renvoyer, dans l’œuvre de
Joyce, aux Morts, la dernière nouvelle de Gens de Dublin, le type qui a écrit des
nouvelles dans les... qui a écrit dans les journaux, des comptes-rendus, on sait
pas trop quoi, etc. Ça
réapparaît également d’une autre manière dans Les Exilés.
248
Quel genre de littérature ? Est-ce que c’est de la littérature qui reste ? Est-ce
que ça mérite de vivre ?
Bon alors le O’Molloy en question, le J.J. en question, on nous dit qu’il se
tourne vers Stephen, dans cette salle
de rédaction, et il lui présente un beau spécimen d’éloquence judiciaire.

Ça se trouve - où est-ce que ça se trouve, ça ? - dans l’édition française, page


137 :

« Tourné vers Stephen, J.J. O’Molloy lui dit posément :


l’une des périodes les plus harmonieuses que j’aie jamais entendues de ma vie, je la dois aux
lèvres de Seymour Bushe... »

qui évidemment, à une lettre près, signifie donc le buisson, et éventuellement -


alors là, c’est peut-être trop tôt pour l’indiquer - c’est également la toison
sexuelle, si vous voulez.

« Seymour Bushe. C’était dans cette affaire de fratricide, l’affaire Childs. Bushe était au banc
de la défense. »

Alors, ici, une petite interpellation shakespearienne :

« Et dans le porche de mon oreille versa, etc. Hamlet À propos, comment a-t-il découvert ça ?
Puisqu’il est mort en dormant. Et l’autre histoire, la bête à deux dos. »

Ça, c’est donc Stephen qui cogite ça.

« Citez-là ? demanda le professeur. »

Il y en a toujours un pour ça.

« Italia, Magistra Artium. »

C’est le titre, un de ces titres qui scandent l’épisode de la salle de rédaction.

« Il parlait de la procédure en matière de preuves... »

Alors là je vous renvoie au texte anglais qui dit : « he was speaking - ça y est,
évidemment il faut que je le retrouve
249
- the law of évidence, he spoke on the law of évidence. » La loi de l’évidence si on veut,
mais certainement le témoignage.
La loi du témoignage. Non pas exactement le témoignage devant la loi, etc.

« de la procédure en matière de preuves dit J.J. O’Molloy, de la loi romaine opposée à la loi
mosaïque primitive, la lex talionis.
Et il vint à parler du Moïse de Michel-Ange au Vatican.
- Ah !
- Des termes bien choisis en petit nombre, annonça Lenehan, qui est un... »

Bon, je passe sur certaines phrases qui mériteraient évidemment, sans doute
qu’on s’y arrête, mais enfin, j’ai pas le temps.

« J.J. O’Molloy reprit, détachant chaque mot. Voici ce qu’il en disait :


une musique figée, marmoréenne figure, cornue et terrible, de la divine forme humaine, symbole
éternel de prophétique sagesse,
qui, si quelque chose de ce que l’imagination ou la main d’un sculpteur inscrivit dans le
marbre spirituellement transfigurant et transfiguré a mérité de vivre, mérite de vivre. »

Vous avez suivi, bien sûr ! Donc ici, le O’Molloy en question ayant commencé
par se faire caisse de résonance d’un savoir sur la loi, ayant réparti les lois, les
lois par rapport à l’évidence, par rapport au témoignage - allez vous y
retrouver ! - ayant fait ceci, c’est lui qui fait parler Bushe. C’est lui qui fait parler
le buisson. C’est lui qui fait parler, qui fait porter témoignage rhétorique sur
l’art comme fondant le droit à l’existence - deserves to live - fondant le droit à l’existence
de l’œuvre d’art.

Vous voyez l’écho que cela a par rapport à la littérature de journaux, qu’est-ce
que ça veut dire, comment ça se situe par rapport à cela. Deserves to live, ce qui
mérite de vivre. Et fondant ainsi en droit, le porteur de la loi, Moïse, parce que
il restera, peut-être pas en tant que Moïse, mais Moïse du Vatican. C’est comme
ça qu’on nous le dit : le Moïse du Vatican, ce qui est évidemment assez
intéressant quand on a à l’esprit ce que le Vatican représente du point de vue
d’Ulysse.

Alors ce deserves to live, il insiste puisqu’il réapparaît par le biais de la rhétorique


sous la forme de l’insistance :
« deserves to live, deserves to live. ». Il réapparaît avec insistance, mais il est marqué, il
est contre-signé par ses effets sur celui auquel la période était destinée, à savoir
Stephen. J.J. O’Molloy s’était tourné vers lui, et ce qui se passe, c’est que :
250
« insidieusement gagné par l’élégance de la phrase et du geste, Stephen se sentit rougir. »

Et curieusement ces rougeurs de Stephen, elles sont en série par rapport à


d’autres textes de Joyce,
je pense en particulier à ce texte du Portrait que vous avez pu remarquer lors du
voyage à Cork avec son père.
Stephen va avec son père dans un amphithéâtre, amphithéâtre de l’école de
médecine où son père a traîné quelque temps, peu de temps semble-t-il, et le
père est à la recherche de ses initiales : on cherche les initiales gravées par papa.

Ces initiales, évidemment on ne pense pas que ce sont aussi les siennes : Simon
Dedalus.
Ça s’initiale Stephen Dedalus. Mais ce sur quoi Stephen tombe, c’est le mot fœtus.
Et ça lui fait un effet bœuf :

« Il en rougit, en pâlit… »

Là encore, en rapport avec l’initiale...


dans un autre rapport évidemment, mais en rapport avec l’initiale
...justement le mérite d’exister. Et à ce propos là, je refais, je complète cette série
du mérite d’exister par référence à un autre passage qui est dans Dublinois, dans
Les Morts, Les Morts qu’on pourrait d’ailleurs très bien traduire Le Mort.

Impossible de décider, de trancher. Le personnage, un des personnages


centraux, Gabriel Conroy, va faire un discours,
le discours traditionnel de la réunion de famille. C’est lui qui est là, toujours là,
pour écrire dans les journaux
ou faire les petits discours de ce genre et on vient de parler à table, justement
des artistes dont le nom est oublié,
de ceux finalement qui n’ont rien laissé, sinon un nom tout à fait problématique
:

« Parkinson, dit la vieille tante. Oui, c’est ça, il était formidable, extraordinaire, quelle
voix, on n’a jamais entendu ça. »

Alors, lui, ça le fait penser, c’est là-dessus qu’il parle, c’est là-dessus qu’il repart,
et il repart en concluant sa première période, une de ses premières périodes sur
deux choses :

251
– un écho d’une chanson qui s’intitule Love’s Old Sweet Song, La Vieille et douce
chanson de l’amour, qui évoque le Paradis Perdu dans ses
premières lignes,
– et l’autre chose, sur laquelle s’achève sa période, c’est une citation de Milton,
pas du Paradis Perdu, mais de Milton, dans laquelle Milton
dit à peu près ceci - évidemment, c’est tronqué chez Joyce -
Milton dit à peu près ceci :

« J’espère, je voudrais pouvoir léguer aux siècles à venir une œuvre conçue de telle sorte qu’ils
ne la laisseront pas volontiers mourir. »

Donc se trouvent jointe dans le discours de Joyce, la question justement du


droit à l’existence, celui du droit à la création et celui de la validité, et celui aussi
de la certitude.

Ce que je voudrais rajouter : je voudrais rajouter une première chose


concernant le Bushe.
Bushe : vous voyez qu’il se construit d’une sorte de série du Bushe à partir du
« holy Bushe », du Bushe éloquent qui, parlant de Moïse, parle aussi d’un holy
bush, puisque ça, ça se trouve aussi dans la Bible : L’Éternel dit à Moïse que le sol
qu’il foule devant le buisson ardent est « holy ». Le holy bush, un bush qui se révèle avoir
un certain rapport au fox.

Car lorsque O’Molloy reparaît dans Circé, lorsque J.J. reparaît dans Circé, il a des
moustaches de renard, et quelque chose de Bushe, de l’avocat Bushe. Le renard
que, lui aussi, on a aperçu à plus d’une reprise dans le Portrait par exemple.
Il apparaît bien sûr parce que il est - Fox est un des pseudonymes de Parnell -
associé un peu à sa chute,
mais il est aussi une sorte de signifiant ramenant la dissimulation, « he was not
foxy » dit le jeune Stephen
quand il est à l’infirmerie et qu’il a peur de se faire accuser de fraude.

Et puis, un peu plus tard, lorsqu’il vient de renoncer à entrer dans les ordres,
qu’il a aperçu sa carte de visite : « le Révérend Stephen Dedalus, S.J. », il évoque
quelle tête il peut bien y avoir là-dessous, et une des choses qui lui revient à
l’esprit, c’est :

« Ah oui ! une tête de Jésuite qu’ont certains appelée comme ceci, « Lantern Jaws »,
et d’autres appelée « Foxy Campbell », Campbell le renard. »

252
Donc, il y a cette série bushe-fox, mais il y a aussi, et ça ça fonctionne, le jeu
sur Molloy, Moly, qui s’articule sur le holy. Nous avions : holy, holey, Moly,
Molloy, et un autre mot qui ne paraît pas dans Ulysse, mais dont Joyce dit...
alors là c’est une chose que je tire un petit peu de la manche, plutôt des lettres
de Joyce, mais après tout, les lettres, c’est
des trucs qu’il a écrit, oui
...lorsqu’il indique, il donne le nom de quelque chose qui est censé faire
fonctionner, entrer dans le fonctionnement de Circé, c’est cette plante : l’ail
doré, que Hermès a donné à Ulysse pour qu’il se tire d’affaire chez Circé. Et ça
s’appelle moly.

Là où ça devient drôle, c’est que il y a entre les deux, entre moly et Molly, une
différence qui est de l’ordre de la phonation. Ce qui se phonise - je ne sais pas
comment il faut dire - dans Ulysse c’est Molly avec une voyelle simple,
et le moly dont il parle c’est une diphtongue, une ditongue comme on disait
autrefois, et la ditongue se transforme en consonance en même temps que la
diphtongue se transforme en une voyelle simple, il y a un redoublement
consonantique, un redoublement de consonance et c’est cette consonance qui
apparaît dans Ulysse sous la forme de Molly.

C’est trop beau pour être vrai. Alors ce qu’il dit de Molly - de moly, pardon ! –
de cette plante, ce sont des choses curieuses, il en dit des choses différentes :
– l’une que, je crois, Lacan analysera,
– une autre que je me contente de signaler.

C’est donc le don d’Hermès, Dieu des voies publiques, et c’est l’influence
invisible...
prière, hasard, agilité, présence d’esprit, pouvoir de récupération
...qui sauve en cas d’accident. C’est donc quelque chose qui confirme Bloom
dans son rôle de prudence, il est le prudent.

Il est celui qui répond finalement assez à la définition que j’ai trouvée en note
dans le Lalande21 sur cette question de la prudence. C’est curieusement
décevant Lalande sur la question de la prudence, probablement parce que c’est
surtout Saint Thomas qui en parle. Il y a une petite note sans nom d’auteur,
une citation qui dit ceci :

21
André Lalande : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF 2006.

253
prudence : l’habileté dans le choix des moyens d’obtenir pour soi-même le plus grand bien-être,
et c’est comme ça justement
qu’on se supporte, semble-t-il, dirait Bloom.

La deuxième chose que je voulais ajouter, avant de me taire, c’est simplement


souligner qu’il s’agit dans toutes ces choses de la certitude, notamment. De la
certitude et de comment on peut fonder ça. La certitude, elle réapparaît
justement
à propos du fameux Virag. Parce que je ne vous ai pas tout dit, je me suis arrêté
dans la citation, la fameuse citation
où on parlait de Virag, où on parlait, où les autres, O’Molloy, racontaient ce
qu’il en était de Virag.

À la page 331, dans Ulysse :

Il s’appelait Virag. C’était le nom du père qui s’était empoisonné. Il a obtenu de


changer de nom par décret, pas lui, le père.

- Voilà le nouveau Messie de l’Irlande, dit le citoyen, l’île des Saints et des Sages !

- Oui, eux aussi, ils attendent encore leur rédempteur ? dit Martin. Tout comme
nous, en somme.

- Oui, dit J.J., et chaque fois qu’ils ont un enfant mâle, ils croient que ça peut être
le Messie.
Et tout Juif est, paraît-il, dans une agitation extraordinaire jusqu’à ce qu’il sache
s’il est père ou mère.

Alors là-dessus je serai bref, indiquant simplement ce qui apparaît peut-être par
delà l’humour qui constitue
un des fonctionnements de ce texte du Cyclope, un humour de bistrot, mais un
humour qui est bien là.
Un humour qui d’ailleurs, serait à rattacher à d’autres problèmes touchant
l’antisémitisme, et je n’ai pas le temps
de le raccrocher là.

Identification imaginaire qui, je crois, situe le problème également de la


problématique de la succession,
la problématique du Messie, et à travers elle, la problématique de la succession.

254
Le problème de la parole du roi fondant la légitimité. La parole du roi qui est ce
qui permet - même si le ventre de la mère a menti - de retomber sur ses pieds,
par une légitimation.

C’est le problème de la légitimation, c’est-à-dire de la possibilité de porter la


marque du roi, la couronne,
στέφανος [stephanos], quelque chose comme ça en grec, ou bien de porter la
marque du roi, telle qu’elle apparaît dans Circé à propos de Virag qui dégringole
par la cheminée, le grand-père, avec l’étiquette - l’étiquette ça vient tout de suite
comme ça - basilical grammate, avec le gramme du roi.

Cette problématique de la légitimité qui se révèle problématique de la


légitimation, a une dimension, prend peut-être figure ici, de dimension
imaginaire et de sa récupération. Cette certitude, il me semble que Joyce
l’utilise, la met en scène, dans ses rapports avec les effets de voix.

Même si une parole paternelle est contestée en tant que parole, en tant que ce
qu’elle dit, il me semble que quelque chose - suggère-t-il - en passe dans la
personnation, dans ce qui est derrière la personnation, dans ce qui est du côté de la
phonation peut-être, du côté de ce qui est également quelque chose qui mérite
de vivre dans la mélodie. Dans la mélodie, et pourquoi ?

Peut-être justement à cause de ce quelque chose qui a des effets, malgré tout, sur
la mère à travers la mélodie.
L’allégresse, fantasmal mirth, l’allégresse fantasmatique de la mère qui est
évoquée au début, vers les pages 10, 13
dans Ulysse, elle a affaire justement à la pantomime et au vieux Royce, et au
vieux Royce qui chantait.

Donc, quelque chose passe à travers la mélodie.

Non pas peut-être seulement la sentimentalité, puisque la culture irlandaise, au


tournant du siècle,
c’est fait en grande partie des mélodies de Moore, que dans Finnegan’s Wake,
Joyce appelle Moore’s maladies,
Les maladies de Moore. C’était le triomphe de papa Joyce, de John Joyce. Mais
peut-être justement
que dans cet art de la voix, dans cet art de la phonation, en est-il passé
suffisamment pour le fils.

255
Donc, si la certitude quant à ce qu’on fabrique, a toujours quelque chose à voir
avec le miroir, avec ces effets de miroir qu’il faudrait énumérer, cela a à voir
aussi avec les effets de voix du signifiant.

Et je voudrais simplement rappeler que la fameuse nouvelle Les Morts...


par laquelle Joyce a ficelé Gens de Dublin, à un moment absolument crucial de sa
production poétique, au moment où les choses se sont, d’une
certaine manière débloquées, ont commencé à jouer
...Les Morts - disent certains - ça lui est venu lorsque son frère lui a parlé d’une
interprétation particulière d’une mélodie de Moore sur les revenants,
qui met en jeu des revenants et un dialogue entre des revenants et des vivants.

Et Stanislas lui avait dit, le type qui a chanté ça l’a chanté d’une façon
intéressante, d’une façon justement qui disait quelque chose. Et comme par
hasard, Joyce s’est mis à écrire Les Morts à ce moment-là. Et au centre...
un des centres tout au moins
...de cette nouvelle, c’est le moment où la femme du héros est médusée, gelée,
comme l’autre : Moïse, là, en entendant un
chanteur tout enroué, chanter cette fameuse mélodie.

Et quel effet ça fait sur le héros ? Ça lui symbolise sa femme ! Il dit à ce


moment-là...
il l’aperçoit en haut de l’escalier, dans l’obscurité
...et il se dit : qu’est-ce qu’une femme dans l’obscurité, symbolise ? Il la décrit
en termes réalistes, vaguement réalistes, mais il dit en même temps : qu’est-ce
que ça symbolise ? Ça symbolise une certaine écoute, entre autres choses.

Alors, cette certitude et ces problèmes de la certitude et de ses fondements par


rapport aux effets de voix sur le signifiant, Joyce a voulu en énoncer des règles
dans une science esthétique. Mais il s’est aperçu peu à peu que c’était moins lié
à la science que ça, et que c’était justement un savoir-faire lié par une pratique
du signifiant.

Et évidemment ici, ce que j’ai très présent à l’esprit, ce qui s’impose à moi...
à travers, au-delà de ce que Aristote a dit sur la πρᾶξις [praxis] dans la Poétique
...c’est la définition de Lacan : « action concertée par l’homme ». Et alors « concertée »,
évidemment nous prépare
à ce qui met en mesure de traiter le réel par le symbolique.

256
Et la question de la mesure, eh bien, on l’aperçoit très précisément dans Circé,
au moment où Bloom
entrant dans le bordel est aperçu par Stephen qui se tourne.
Et cette évocation de la mesure est - comme par hasard - aussi une citation de
l’Apocalypse.

Alors je m’arrête, avant que ça devienne par trop apocalyptique.

[Applaudissements]

257
Lacan

Je vais dire un mot de conclusion. Je remercie Jacques Aubert de s’être mouillé.

Car il est évident que...


comme l’auteur de Surface and Symbol, dont je vous ai dit le nom la dernière fois
...il est évident que le terme dont cet auteur se sert pour dire, pour épingler, l’art
de Joyce :
qu’il s’agit là de inconcevably, inconcevablement, private jokes, des jokes inconcevablement
privés.

Dans ce même texte apparaît le mot que j’ai dû chercher dans le dictionnaire :
« eftsooneries ».
Je ne sais pas si ce mot est commun. [À Jacques Aubert] Vous ne le connaissez
pas ? Eftsooneries, ça ne vous dit rien ?
C’est-à-dire « after soon », des eftsooneries, donc des choses renvoyées « à tout à
l’heure ». Il ne s’agit que de ça.
Non seulement ces effets sont renvoyés à tout à l’heure, mais ils ont un effet le
plus souvent déroutant.

C’est évidemment l’art de Jacques Aubert qui vous a fait suivre un de ses fils,
de façon telle qu’il vous tienne en haleine. Tout ceci n’est évidemment pas sans
fonder ce à quoi j’essaie de donner une consistance, et une consistance dans le
nœud.

Qu’est-ce qui, dans ce glissement de Joyce... auquel je me suis aperçu que je


faisais référence dans mon séminaire Encore. J’en suis stupéfait ! J’ai demandé à
Jacques Aubert si c’était là le départ de son invitation à parler de Joyce,
il m’a affirmé qu’à ce moment-là le séminaire Encore n’était pas encore paru, de
sorte que ça ne peut pas être ça
qui l’a invité à me présenter ce trou dans lequel je me risque pas, sans doute par
quelque prudence,
la prudence telle qu’il l’a définie.

Mais le trou du nœud ne m’en fait pas moins question. Si j’en crois Soury et
Thomé...
puisqu’aussi bien c’est eux à qui je dois mention de ceci dont sans
doute je m’étais aperçu, bien sûr
...c’est que le nœud borroméen - lequel n’est pas un nœud, mais une chaîne - si
ce nœud, on ne peut en repérer
258
la duplicité - je veux dire qu’il y en a deux - qu’à ce que les cercles, les ronds de
ficelle, soient coloriés.

S’ils ne sont pas coloriés...


ce qui veut dire que quelque chose distingue, quelque chose : la qualité colorée
distingue chacun des deux autres
...si ce n’est qu’à l’aide de ce barbouillage que nous pouvons faire qu’il y ait
deux nœuds, puisque ceci est équivalent
au fait que s’ils sont incolores, si rien ne les distingue autrement dit, rien non
plus ne distingue l’un de l’autre.

Vous me direz que dans la mise à plat, il y en a un qui est lévogyre et l’autre qui
est dextrogyre, mais c’est justement là
qu’est le tout de la mise en question de la mise à plat. La mise à plat implique
un point de vue, un point de vue spécifié.
Et ce n’est sans doute pas pour rien que n’arrive pas d’aucune façon à se
traduire dans le symbolique
la notion de la droite et de la gauche.

Pour le nœud, ceci ne commence à ex-sister qu’au-delà de la relation triple.


Comment se fait-il que cette relation triple ait ce privilège ?
C’est bien là ce dont je voudrais m’efforcer de résoudre la question.

Il doit y avoir là quelque chose, et qui ne doit pas être sans rapport avec cet
isolement que nous a fait Jacques Aubert
de la fonction de la phonation précisément dans ce qu’il en est de supporter le
signifiant.

Mais c’est bien là le point vif sur lequel je reste en suspens : c’est à savoir à
partir de quand la signifiance
en tant qu’elle est écrite se distingue des simples effets de la phonation ?

C’est la phonation qui transmet cette fonction propre du nom et c’est du nom propre
que nous repartirons, j’espère,
la prochaine fois que nous nous retrouverons.

259
10 Février 1976

Table des matières

Ça ne va pas fort ! Je vais vous dire pourquoi : je m’occupe à éponger l’énorme


littérature,
car - encore que Joyce à ce terme répugnait - c’est tout de même bien ce qu’il a
provoqué.
Et ce qu’il a provoqué, le voulant. Il a provoqué un énorme bla-bla autour de
son oeuvre. Comment ça se fait ?

Jacques Aubert, qui est là au premier rang, m’envoie de temps en temps, de


Lyon - il a du mérite à le faire -
l’indication de quelques auteurs supplémentaires. Il n’est pas là-dedans
innocent - mais qui est-ce qui est innocent ? -
il n’est pas innocent parce que il a commis aussi des trucs sur Joyce.

À la pointe, comme ça, de ce qui est dans l’occasion mon travail, je dois me
demander pourquoi je fais ce travail d’épongeage en question. C’est certain que
c’est parce que j’ai commencé.
Mais j’essaie - comme on essaie pour toute réflexion - j’essaie de me demander
pourquoi j’ai commencé.

La question qui vaut la peine d’être posée est celle-ci : à partir...


c’est comme ça que je m’exprime
...à partir de quand est-on fou ? Et la question que je me pose, et que je pose à
Jacques Aubert, c’est celle-ci,
que je ne résoudrai pas aujourd’hui : Joyce était-il fou ?

Ne pas la résoudre aujourd’hui ne m’empêche pas de commencer à essayer de


me repérer selon la formule
qui est celle que je vous ai proposée : la distinction du vrai et du réel.

Chez Freud, c’est patent. C’est même comme ça qu’il s’est orienté : le vrai ça fait
plaisir
260
et c’est bien ça qui le distingue du réel, chez Freud tout au moins. C’est que le
réel, ça ne fait pas plaisir forcément.

Il est clair que c’est là que je distords ce qu’est la Chose de Freud :


je tente de remarquer, de faire remarquer que la jouissance c’est du Réel. Ça
m’entraîne à énormément de difficultés. D’abord parce qu’il est clair que la
Jouissance du réel comporte - ce dont Freud s’est aperçu - comporte le
masochisme,
et c’est évidemment pas de ce pas-là qu’il était parti.
Le masochisme qui est le majeur de la Jouissance que donne le Réel, il l’a
découvert, il l’avait pas tout de suite prévu.

Il est certain que entrer dans cette voie entraîne.


Comme en témoigne ceci : c’est que j’ai commencé par écrire « Écrits Inspirés ».
C’est un fait que c’est comme ça que j’ai commencé.
Et c’est en ça que je n’ai pas à être trop étonné de me retrouver confronté à
Joyce.

C’est bien pour ça que j’ai osé poser cette question, question que j’ai posée tout
à l’heure : Joyce était-il fou ?
Par quoi ses écrits lui ont-ils été inspirés ?

Joyce a laissé énormément de notes, de gribouillages, scribbledehobble, c’est


comme ça que un nommé Connolly...
que j’ai connu dans son temps, je ne sais pas s’il vit encore
...a intitulé un manuscrit qu’il a sorti de Joyce.

La question est en somme la suivante : comment savoir d’après ses notes,


dont ce n’est pas un hasard qu’il en ait laissées tellement...
parce qu’enfin ses notes, c’étaient des brouillons : scribbledehobble
...c’est pas un hasard, et il a bien fallu qu’il le veuille, et même qu’il encourage
ceux qu’on appelle les chercheurs,
à les chercher. Il écrivait énormément de lettres. Il y en a trois volumes gros
comme ça qui sont sortis.
Parmi ces lettres, il y en a de quasi impubliables !

Je dis « quasi », parce que vous pensez bien que finalement c’est pas ça qui
arrête qui que ce soit de les publier.
Il y a un dernier volume, Selected Letters, sorti par l’impayable Richard Elmann,
où il en publie un certain nombre
261
qui avaient été considérées dans le 1er tome, comme impubliables. L’ensemble de
ce fatras est tel qu’on ne s’y retrouve pas.

En tout cas moi, j’avoue que je m’y retrouve pas. Je m’y retrouve pour un
certain nombre de petits fils, bien sûr :
ses histoires avec Nora, je m’en fais une certaine idée d’après ma pratique, je
veux dire d’après les confidences
que je reçois, puisque j’ai affaire aux gens que je dresse à ce que ça leur fasse
plaisir de dire le vrai.

Tout le monde dit que si j’y arrive...


enfin, je dis « tout le monde » : Freud dit...
...que si j’y arrive, c’est parce qu’ils m’aiment ! Ils m’aiment grâce à ce que j’ai
essayé d’épingler du transfert,
c’est-à-dire qu’ils me supposent savoir. Ben, il est évident que je ne sais pas
tout.
Et en particulier qu’à lire Joyce...
car c’est ça qu’il y a d’affreux : c’est que j’en suis réduit à le lire
...comment savoir, à la lecture de Joyce ce qu’il se croyait ?
Puisque il est tout à fait certain que je ne l’ai pas analysé. Je le regrette. Enfin, il
est clair qu’il y était peu disposé.

La qualification de Tweedledum et Tweedledee, pour désigner respectivement Freud


et Jung, était ce qui lui venait naturellement sous la plume. Ça ne montre pas
qu’il y était porté. Il y a quelque chose qu’il faut que vous lisiez...
si vous arrivez à trouver ce machin
...qui est la traduction française du « Portrait de l’Artiste en tant que Jeune homme »,
« ...en tant qu’un Jeune Homme »,
qui est paru autrefois à La Sirène. Mais enfin, je vous ai dit que vous pouvez
avoir le texte anglais.
Même si vous ne l’avez pas avec ce que je croyais que vous obtiendriez,
à savoir avec toute la critique et même les notes qui y sont adjointes.

Si vous lisez donc, plus aisément dans cette traduction française, ce qu’il
jaspine,
ce qu’il rapporte de son jaspinement avec un nommé Cranly, qui est son
copain, vous y trouverez beaucoup de choses.
C’est très frappant qu’il s’arrête, qu’il n’ose pas dire dans quoi il s’engage.
Cranly le pousse, le harcèle, le tanne même, pour lui demander s’il va donner
quelque conséquence au fait qu’il dit avoir perdu la foi.
262
Il s’agit de la foi dans les enseignements de l’Église auxquels - je dis les
enseignements - auxquels il a été formé.
De ces enseignements, il est clair qu’il n’ose pas se dépétrer parce que c’est tout
simplement l’armature de ses pensées. Manifestement, il ne franchit pas le pas
d’affirmer qu’il n’y croit plus. Devant quoi recule-t-il ?

Devant la cascade de conséquences que comporterait le fait de rejeter tout cet


énorme appareil
qui reste quand même son support. Lisez ça, ça vaut le coup ! Parce que Cranly
l’interpelle, l’adjure de franchir ce pas,
et que Joyce ne le franchit pas.

La question est la suivante. Il écrit ça : ce qu’il écrit c’est la conséquence de ce


qu’il est. Mais jusqu’où ça va-t-il ?
Jusqu’où allait ce dont il donne en somme des trucs, une moyenne où naviguer
: l’exil, le silence, la ruse ?

Je pose la question à Jacques Aubert. Dans ses écrits, n’y a-t-il pas quelque
chose que j’appellerai le soupçon d’être,
ou de se faire lui-même, ce qu’il appelle dans sa langue un redeemer, un rédempteur
?
Est-ce qu’il va jusqu’à se substituer à ce dans quoi manifestement il a foi : dans
les bourdes - pour dire les choses comme je les entends - dans les bourdes que
lui racontent les curés concernant le fait que de rédempteur il y en a eu un, un
vrai.

Est-ce que, oui ou non, et ça je vois pas pourquoi je demanderais pas à Jacques
Aubert, son sentiment de la chose
vaut bien le mien, puisque nous en sommes là, réduits au sentiment. Nous en
sommes réduits au sentiment
parce qu’il nous l’a pas dit : il a écrit. Et c’est bien là qu’est toute la différence.
C’est que quand on écrit, on peut bien toucher au Réel, mais pas au vrai.
Alors, Jacques Aubert, qu’est-ce que vous pensez ? Est-ce qu’il s’est cru oui ou
non ?

Jacques Aubert - Il y a des traces, oui...

Lacan - C’est bien pour ça que je vous pose la question. C’est parce que il y a
des traces.
263
Jacques Aubert - Dans Stephen Hero par exemple, il y a des traces.

Lacan – Dans...?

Jacques Aubert - Dans Stephen le Héros...

Lacan - Mais oui !

Jacques Aubert - ...La première version, il y a des traces très nettes...

Lacan - De ceci, c’est qu’il écrit, mais comme...

Écoutez ! Si vous n’entendez rien, foutez le camp ! Foutez le camp !


Je ne demande qu’une chose, c’est que cette salle se vide. Ça me donnera moins de mal !

Dans Stephen le Héros, enfin je l’ai quand même un peu lu... Et puis alors dans le
Portrait de l’Artiste !
L’embêtant c’est que c’est jamais clair. C’est jamais clair parce que le Portrait de
l’Artiste, c’est pas le rédempteur,
c’est Dieu lui-même. C’est Dieu comme façonneur, comme artiste. Oui, allez-
y...

Jacques Aubert

Oui, si je me souviens bien, les passages où il évoque les allures de faux Christ,
il y a également des passages où il parle de manière énigmatique, enigma of
manner, le maniérisme et l’énigme.
Et puis, d’autre part, ça semble correspondre également à la fameuse période
où il a été fasciné par le Franciscanisme, avec enfin deux aspects du
Franciscanisme qui sont quand même peut-être intéressants :
– l’un touchant l’imitation du Christ, qui fait partie de l’idéologie franciscaine :
on est tous du côté du Fils, on imite le Fils,
– et également la poésie, les Petites Fleurs.

Et, un des textes qu’il cherche, dans Stephen Le Héros, c’est justement non pas
un texte de théologie franciscaine mais un texte de poétique,
de poésie, de Jacopone da Todi.

Lacan
264
Exactement, Oui. Si je pose la question, c’est qu’il m’a semblé valoir la peine de
la poser.
Comment mesurer jusqu’où il y croyait ? Avec quelle physique opérer ?

C’est quand même là que j’espère que mes nœuds, soit ce avec quoi j’opère -
j’opère comme ça faute d’avoir d’autres recours, j’y suis pas venu tout de suite,
mais ils me donnent des choses, et des choses qui me ficèlent, c’est bien le cas
de le dire. Comment appeler ça ? Il y a une dynamique des nœuds. Ça sert à rien,
mais ça serre : s,e, 2 r,e.

Enfin ça peut serrer, sinon servir. Qu’est-ce que ça peut bien serrer ?
Quelque chose qu’on suppose être coincé par ces nœuds. Comment peut-on
même, si on pense que ces nœuds
c’est tout ce qu’il y a de plus réel, comment reste-t-il place pour quelque chose
à serrer ?

C’est bien ce que suppose le fait que je place là un point, un point dont après
tout il n’est pas impensable
d’y voir la notation réduite d’une corde qui passerait là, et sortirait de l’autre
côté.

Cette histoire de corde, elle a l’avantage d’être aussi bête que toute la
représentation qui a pourtant derrière elle
rien de moins que la topologie. En d’autres termes, la topologie repose sur ceci
qu’il y a au moins...
sans compter ce qu’il y a de plus
...qu’il y a au moins ceci qui s’appelle le tore.

Mes bons amis, Soury et Thomé, se sont aperçus que...


ils sont arrivés à décomposer les rapports du nœud borroméen avec le
tore
...ils se sont aperçus de ceci : c’est que le couple de deux cercles pliés l’un sur
l’autre...
car c’est de ça dont il s’agit, vous voyez bien que celui-ci, en se rabattant,
se libère,
265
c’est même tout le principe du nœud borroméen
...ils se sont aperçus que ceci pouvait s’inscrire dans un tore fait comme ça :

Que c’est même pour ça que si on fait passer ici la droite infinie...
qui n’est pas exclue du problème des nœuds, bien loin de là,
cette droite infinie qui est faite autrement que ce que nous pouvons appeler le
faux trou
...cette droite infinie fait de ce trou un vrai trou.

C’est-à-dire quelque chose qui se représente mis à plat.


Car il reste toujours cette question de la mise à plat.
En quoi est-elle convenable ?

Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les nœuds nous la commandent, nous
la commandent comme un artifice,
un artifice de représentation, qui n’est en fait que perspective, puisqu’il faut
bien que nous suppléions à cette continuité supposée que nous voyons au
niveau du moment où la droite infinie est censée sortir - sortir de quoi ? - sortir
du trou.

Quelle est la fonction de ce trou ?


C’est bien ce que nous impose l’expérience la plus simple, celle d’un anneau.
Mais un anneau n’est pas cette chose purement abstraite qu’est la ligne d’un
cercle.
Et il faut qu’à ce cercle, nous donnions corps c’est-à-dire consistance, que nous
l’imaginions supporté par quelque chose de physique pour que tout ceci soit
pensable. Et c’est là que nous retrouvons ceci : c’est que ne se pense [panse] que le
corps.

Bon. Reprenons quand même ce à quoi aujourd’hui nous sommes attachés : la


piste Joyce.
Je poserai la question, celle que j’ai posée tout à l’heure : les lettres d’amour à
Nora, qu’est-ce qu’elles indiquent ?
Il y a là un certain nombre de coordonnées qu’il faut marquer.
266
Qu’est-ce que c’est que ce rapport à Nora ?
Chose singulière, je dirai que c’est un rapport sexuel...
encore que je dise qu’il y en ait pas
...mais c’est un drôle de rapport sexuel.

Il y a une chose à quoi, enfin on y pense, c’est entendu, mais on y pense


rarement. On y pense rarement parce que c’est... c’est pas notre coutume de
vêtir notre main droite avec le gant qui va à notre main gauche en le
retournant.
La chose traîne dans Kant, Mais enfin, qui est-ce qui lit Kant ? C’est fort
pertinent dans Kant, c’est fort pertinent...

Il y a qu’une seule chose à laquelle...


puisqu’il a pris cette comparaison du gant, je vois pas pourquoi je ne la
prendrais pas aussi
...qu’une seule chose à laquelle il a pas songé...
peut-être parce que de son temps les gants n’avaient pas de boutons
...c’est que dans le gant retourné, le bouton est à l’intérieur.
C’est un obstacle, quand même, à ce que la comparaison soit complètement
satisfaisante !

Mais si vous avez quand même bien suivi ce que je viens de dire, c’est que les
gants dont il s’agit ne sont pas complètement innocents : le gant retourné, c’est
Nora. C’est sa façon à lui de considérer qu’elle lui va comme un gant.

Ça n’est pas au hasard que je procède par ce cheminement.


C’est parce que depuis toujours avec une femme, puisque c’est bien là le cas de le
dire : pour Joyce, il n’y a qu’une femme.
Elle est toujours sur le même modèle, et il ne s’en gante qu’avec la plus vive des
répugnances.

Ce n’est que - c’est sensible - que par la plus grande des dépréciations qu’il fait
Nora, une femme élue.
Non seulement il faut qu’elle lui aille comme un gant, mais il faut qu’elle le
serre comme un gant.
Elle ne sert absolument à rien. Et c’est même au point que...
c’est tout à fait net dans leurs relations quand ils sont à Trieste
...chaque fois que se raboule un gosse - je suis bien forcé de parler comme ça -
ça fait un drame.
267
Ça fait un drame : c’était pas prévu dans le programme. Et il y a vraiment un
malaise qui s’établit entre celui
qu’on appelle comme ça - copains comme cochon - qu’on appelle Jim et...
parce que c’est comme ça qu’on écrit de lui, enfin,
on écrit de lui comme ça parce que sa femme lui écrivait sous ce terme
...Jim et Nora, ça va plus entre eux quand il y a un rejeton. Ça fait toujours -
toujours et dans chaque cas - un drame.

J’ai parlé tout à l’heure du bouton. Ça doit bien avoir comme ça une petite
affaire, une petite chose à faire avec la façon dont on appelle quelque chose,
enfin un organe. Ouais... Le clitoris, pour l’appeler par son nom,
est quelque chose comme un point noir, dans cette affaire. Je dis point noir :
métaphorique ou pas.

Ça a d’ailleurs quelques échos dans le comportement, qu’on ne note pas assez,


de ce qu’on appelle une femme.
C’est très curieux que une femme s’intéresse tant aux « points noirs » justement.
C’est la première chose qu’elle fait à son garçon, c’est de lui sortir les points noirs.
Puisque c’est une métaphore de ce que son point noir à elle, elle voudrait pas
que ça tienne tant de place.
C’est toujours le bouton de tout à l’heure, du gant retourné.

Parce qu’il faut tout de même pas confondre : c’est évident que de temps en
temps il y a des femmes qui doivent procéder à l’épouillage, comme les
singesses, mais c’est quand même pas du tout la même chose d’écraser une
vermine
ou d’extraire un point noir ! Ouais... Il faut que nous continuions à faire le tour.

L’imagination d’être le rédempteur - dans notre tradition au moins - est le


prototype de ce que ce n’est pas pour rien
que je l’écrive la « père-version ». C’est dans la mesure où il y a rapport de « fils à
père », et ceci depuis très longtemps,
qu’a surgi cette idée loufoque du rédempteur.

Freud a quand même essayé de se dépétrer de ça, de ce sadomasochisme,


seul point dans lequel il y a un rapport supposé entre le sadisme et le
masochisme :
– le sadisme est pour le père,
– le masochisme est pour le fils.
268
Ça n’a entre eux aucun, strictement aucun rapport. Faut vraiment croire que ça
se passe comme ici :

À savoir qu’il y a une droite infinie qui pénètre dans un tore...


je pense que je fais assez image comme ça
...faut vraiment croire à l’actif et au passif pour imaginer que le sadomasochisme est
quelque chose d’expliqué par une polarité.

Freud a très bien vu quelque chose qui est beaucoup plus ancien que cette
mythologie chrétienne : c’est la castration.
C’est que le phallus ça se transmet de père en fils, et que même ça comporte
quelque chose qui annule le phallus du père avant que le fils ait le droit de le
porter. C’est essentiellement de cette façon, qui est une transmission
manifestement symbolique, que Freud se réfère dans cette idée de la castration.

C’est bien ce qui m’amène à poser la question des rapports du Symbolique et du


Réel.
Ils sont fort ambigus, au moins dans Freud.
C’est bien là que se soulève la question de la critique du vrai : qu’est-ce que c’est
que le vrai, sinon le vrai Réel ?

Et comment distinguer...
sinon à employer quelque terme métaphysique : le « Echt » de
Heidegger
...comment distinguer le vrai Réel, du faux ? Car Echt est quand même du côté
du Réel.
C’est bien là que bute toute la métaphysique de Heidegger.
Dans ce petit morceau sur Echt, il avoue - si je puis dire - son échec.

Le Réel se trouve dans les embrouilles du vrai. Et c’est bien ça qui m’a amené à
l’idée de nœud qui procède de ceci
que le vrai s’autoperfore du fait que son usage crée de toute pièce le sens. Ceci de
ce qu’il glisse, de ce qu’il est aspiré
par l’image du trou corporel dont il est émis, à savoir la bouche en tant qu’elle
suce.

269
Il y a une dynamique du regard, centrifuge, c’est-à-dire qui part de l’œil, de l’œil
voyant, mais aussi bien du point aveugle
elle part de l’instant de voir et l’a pour point d’appui. L’œil voit instantanément en
effet, c’est ce qu’on appelle « l’intuition », par quoi il redouble ce qu’on appelle
« l’espace » dans l’image.

Il n’y a aucun espace réel. C’est une construction purement verbale, qu’on a
épelée en trois dimensions,
selon les lois - qu’on appelle ça - de la géométrie, lesquelles sont celles du ballon ou
de la boule, imaginée kinesthétiquement,
c’est-à-dire oral-analement.

L’objet que j’ai appelé « petit a » en effet, n’est qu’un seul et même objet. Je lui ai
reversé le nom d’objet en raison de ceci
que l’objet est ob, obstaculant à l’expansion de l’Imaginaire concentrique, c’est-à-dire
englobant.
Concevable, c’est-à-dire saisissable avec la main - c’est la notion de Begriff -
saisissable à la manière d’une arme.

Et pour évoquer comme ça, quelques allemands qui n’étaient pas du tout idiots,
cette arme, loin d’être un prolongement du bras, est dès l’abord une arme de
jet, une arme de jet dès l’origine.
On n’a pas attendu les boulets pour lancer un boomerang.
Ce qui de tout ce tour apparaît, c’est qu’en somme tout ce qui subsiste du
rapport sexuel c’est cette géométrie
à laquelle nous avons fait allusion à propos du gant. C’est tout ce qui reste à
l’espèce humaine de support pour le rapport.

Et c’est bien en quoi d’ailleurs, elle s’est dès l’abord engagée dans des affaires
de soufflure,
elle y a fait plus ou moins rentrer le solide. Il n’en reste pas moins que nous
devons faire là la différence, la différence entre la coupe de ce solide et ce
solide lui-même, et nous apercevoir que ce qu’il y a de plus consistant dans la
soufflure, c’est-à-dire dans la sphère, dans le concentrique, c’est la corde. C’est
la corde en tant qu’elle fait cercle,
qu’elle tourne en rond, qu’elle est boucle, boucle unique d’abord d’être mise à
plat.

270
Qu’est-ce qui prouve après tout que la spirale n’est pas plus réelle que le rond -
auquel cas rien n’indique que pour se rejoindre elle doive faire nœud - si ce
n’est le faussement dit nœud borroméen,
à savoir une chaî-nœud qui engendre naturellement le nœud de trèfle, qui
provient de ce que ça se joint ici et là, et là :

Il y a tout de même quelque chose qui n’est pas moins frappant, c’est que
renversé comme ça :

ça ne fait pas nœud de trèfle, pour l’appeler par son nom.

Et que la question que je poserai à la fin de ce jaspinage est celle-ci : on a tout


de suite...
pour vous ce n’est peut-être pas évident
...on a tout de suite très bien remarqué - ça ne va pas de soi ! - on a tout de
suite très bien remarqué que si ici
vous changez quelque chose au passage en-dessous, dans ce nœud, de cette
disons « aile du nœud »,
vous avez tout de suite pour résultat que le nœud est aboli.

Il est aboli tout entier :

→ → →

Et ce que je soulève comme question, puisque ce dont il s’agit c’est de savoir si


oui ou non Joyce était fou,

271
pourquoi après tout, ne l’aurait-il pas été ? Ceci d’autant plus, que ça n’est pas
un privilège,

- s’il est vrai que chez la plupart le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel


sont embrouillés au point de se continuer l’un dans l’autre,

- s’il n’y a pas d’opération qui les distingue dans une chaîne, à proprement
parler la chaîne du nœud borroméen,
du prétendu nœud borroméen, car le nœud borroméen n’est pas un nœud, c’est
une chaîne,

...pourquoi ne pas saisir que chacune de ces boucles se continue pour chacun
dans l’autre,
d’une façon strictement non distinguée, et que du même coup c’est pas un
privilège que d’être fou.
Ce que je propose ici, c’est de considérer le cas de Joyce comme répondant à
quelque chose qui serait une façon de suppléer, de suppléer à ce dénouement, à ce
dénouement tel que :

→ → →

comme vous le voyez je suppose quand même, ceci fait purement et


simplement un rond, ceci se déploie…
il suffit de rabattre... C’est du rabattement de ceci que résulte ce huit.

Ce dont il s’agit de s’apercevoir, c’est qu’à ceci on peut remédier - à faire quoi ?
- à y mettre une boucle,
à y mettre une boucle grâce à quoi le nœud de trèfle - le cloverleaf - ne s’en ira
pas en floche.

Est-ce que nous ne pouvons pas concevoir le cas de Joyce comme ceci : c’est à
savoir que son désir d’être
« un artiste qui occuperait tout le monde »...
le plus de monde possible en tout cas
272
...est-ce que ce n’est pas exactement le compensatoire de ce fait que, disons que
son père n’a jamais été pour lui un père.

Que non seulement il ne lui a rien appris, mais qu’il a négligé à peu près toute
chose,
sauf à s’en reposer sur les « bons pères Jésuites », l’Église diplomatique, je veux dire
la trame dans laquelle
se développait ceci qui n’a plus rien à faire avec la rédemption, qui n’est plus
qu’ici que bafouillage.
Le terme « diplomatique » est emprunté au texte même de Joyce, spécialement
de Stephen Hero
où « Church Diplomatic » est nommément employé.

Mais il est aussi certain que dans le Portrait de l’Artiste, le père parle de l’Église
comme d’une très bonne institution.
Et même que le mot « diplomatic » y est également présenté, poussé en avant.

Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose comme une - je dirais - compensation de
cette démission paternelle,
de cette « Verwerfung de fait », dans le fait que Joyce se soit senti impérieusement
« appelé », c’est le mot...
c’est le mot qui résulte d’un tas de choses dans son propre texte, dans ce qu’il a
écrit
...et que ce soit là le ressort propre par quoi chez lui le nom propre c’est quelque
chose qui est étrange.

J’avais dit que je parlerais du nom propre aujourd’hui, je remplis sur le tard, ma
promesse.
Le nom qui lui est propre, c’est cela qu’il valorise au dépens du père.
C’est à ce nom qu’il a voulu que soit rendu l’hommage que lui-même a refusé à
quiconque.

C’est en cela qu’on peut dire que le nom propre


– qui fait bien tout ce qu’il peut pour se faire plus que le S1, le S1 du maître,
– qui se dirige vers le S2 qui est ce autour de quoi se cumule ce qu’il en est du
savoir [S1 → S2].

Il est très clair que depuis toujours ça a été une invention, une invention qui
s’est diffusée à mesure de l’histoire,

273
qu’il y ait deux noms qui lui soient propres, à ce sujet. Que Joyce s’appelait
également James,
c’est quelque chose qui ne prend sa suite que dans l’usage du surnom : James
Joyce surnommé « Dedalus ».
Le fait que nous puissions en mettre comme ça des tas, n’aboutit qu’à une
chose,
c’est à faire rentrer le nom propre dans ce qu’il en est du nom commun.

Oui. Eh ben, écoutez, puisque j’en suis arrivé là à cette heure, vous devez en
avoir votre claque,
et même votre « Jacq’Lac », puisque aussi bien j’y ajouterai le « han ! » qui sera
l’expression du soulagement
que j’éprouve à avoir parcouru aujourd’hui [ce chemin ? ] : je réduis mon nom
propre au nom le plus commun.

274
17 Février 1976

Table des matières

J’avais un espoir...
et ne vous faites pas l’idée qu’il s’agit de coquetterie, de titillage, comme ça
...j’avais un espoir, j’avais mis un espoir dans le fait des vacances. Il y a
beaucoup de monde qui s’en va. C’est vrai.
Dans ma clientèle c’est frappant, mais ici ça ne l’est pas. Je veux dire que je vois
toujours les portes aussi encombrées, et pour tout dire,
j’espérais que la salle serait allégée.

Moyennant quoi...
et puis en plus, tout ça, tout ça m’exaspère, parce que c’est pas de très bon ton.
Enfin...
...moyennant quoi j’espérais passer aux confidences.
M’installer au milieu de - je sais pas - s’il y avait seulement la moitié de la salle,
ça serait mieux.
Il va falloir que je retourne à un amphithéâtre qui était l’amphithéâtre 3 si je me
souviens bien,
comme ça je pourrai parler d’une façon un petit peu plus intime.

Ce serait quand même sympathique si je pouvais obtenir


– qu’on me réponde,
– qu’on collabore,
– qu’on s’intéresse...
Ça me semble difficile de s’intéresser à ce qui est en somme, à ce qui devient
une recherche.
Je veux dire que je commence à faire ce qu’implique le mot « recherche » : à
tourner en rond.

275
Il y avait un temps où j’étais un peu claironnant comme ça, je disais comme
Picasso...
parce que c’est pas de moi
...« je ne cherche pas, je trouve » mais j’ai plus de peine maintenant à frayer mon
chemin.

Bon, alors je vais quand même rentrer dans ce que je suppose...


c’est une pure supposition, j’en suis réduit à supposer
...à ce que je suppose que vous avez entendu la dernière fois. Et pour entrer
dans le vif, je l’illustre. Voilà un nœud :

Alors, c’est le nœud qui se déduit de ce qui n’est pas un nœud, car le nœud
borroméen, contrairement à son nom
qui comme tous les noms reflète un sens, il a le sens qui permet dans la chaîne,
dans la chaîne borroméenne,
de situer quelque part le sens.

Il est certain que si nous appelons


– cet élément de la chaîne l’Imaginaire,
– cet autre le Réel,
– et celui-là, le Symbolique,
le sens sera là :

Nous ne pouvons pas espérer mieux - espérer de le placer ailleurs - parce que
tout ce que nous pensons, nous en sommes réduits à l’imaginer. Seulement nous
ne pensons pas sans mots, contrairement à ce que des psychologues
- ceux de l’école de Würzburg - ont avancé. Bon, comme vous le voyez, je suis
un peu déçu, et j’ai de la peine à démarrer.

Alors, je vais entrer dans le vif, et dire ce qui peut arriver à ce qui fait nœud.
276
Pour ce qui fait nœud, c’est-à-dire, au minimum, le nœud à 3, celui dont je me
contente puisque c’est le nœud
qui se déduit de ceci que les trois ronds, les ronds de ficelle...
comme autrefois j’avais avancé cette image
...les ronds de ficelle de l’Imaginaire, du Réel et du Symbolique, ben il est clair qu’ils
font nœud.

Qu’ils font nœud, c’est à savoir que, ils ne se contentent pas de pouvoir isoler,
déterminer
un certain nombre de champs de coincement, d’endroits où si on met le doigt,
on se pince.
On se pince aussi dans un nœud. Seulement le nœud est d’une nature
différente.

Alors, si vous vous souvenez bien - naturellement je n’en espère pas autant - si
vous vous souvenez bien,
j’ai avancé la dernière fois cette remarque - cette remarque qui ne va pas de soi
- qu’il suffit qu’il y ait une erreur quelque part dans le nœud à 3, supposez par
exemple, qu’au lieu de passer au-dessous ici, ça passe au-dessus :

...ben, ça suffit à faire bien sûr - ça va de soi parce que chacun sait qu’il n’y a
pas de nœud à deux - il suffit donc
qu’il y ait une erreur quelque part, pour que ceci - je pense que ça vous saute aux
yeux - se réduise à un seul rond.

→ →

Ça ne va pas de soi, parce que si, par exemple, vous prenez le nœud à 5, celui-
là...
comme il y a un nœud à 4 qui est bien connu, qui s’appelle le nœud de
Listing
277
...j’ai appelé celui-là - comme ça, idée loufoque - « le nœud de Lacan » :

C’est en effet celui qui convient le mieux - mais je vous dirai ça une autre fois -
c’est en effet celui qui convient le mieux.
Ouais... C’est absolument sublime !

Comme chaque fois qu’on dessine un nœud on risque de se tromper :


tout à l’heure au moment où je dessinais ces choses pour vous les présenter, j’ai
eu affaire à quelque chose d’analogue,
qui a forcé Gloria à remettre ici une pièce, quelque chose d’analogue, parce
que, en dessinant comme ça, on se trompe.

Donc ce nœud-là, si vous vous trompez en un de ces deux points [4,5] c’est la
même chose que pour le nœud à 3 :
le tout se libère. Il est manifeste ici que ça ne fait qu’un rond.

Si par contre vous vous trompez en un de ces 3 points-là [1,2,3] vous pouvez
constater que ça se maintient comme nœud, c’est-à-dire que ça reste un nœud à
3. Ceci pour vous dire que ça ne va pas de soi qu’en se trompant en 1 point d’un
nœud, tout le nœud s’évapore, si je puis m’exprimer ainsi.

Bon, alors, ce que j’ai dit la dernière fois est ceci : faisant allusion au fait que le
symptôme...
ce que j’ai appelé cette année le sinthome
...que le sinthome est ce qui, dans le borroméen, la chaîne borroméenne, est ce
qui permet dans cette chaîne borroméenne, si nous n’en faisons plus chaîne,
c’est à savoir si ici nous faisons ce que j’ai appelé une « erreur », ici et aussi ici :

278
C’est-à-dire du même coup si le Symbolique se libère. Comme je l’ai autrefois
bien marqué,
nous avons un moyen de réparer ça, c’est de faire ce que, pour la première fois
j’ai défini comme le sinthome [Σ],
à savoir le quelque chose qui permet au Symbolique, à l’Imaginaire et au Réel, de
continuer de tenir ensemble,
quoique là aucun ne tient plus avec l’autre, ceci grâce à deux erreurs.

Je me suis permis de définir comme sinthome ce qui, non pas permet au nœud à
3 de faire encore nœud à 3,
mais ce qu’il conserve dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à 3.

Voilà ce que j’ai avancé tout doucement la dernière fois. Et je vous le réévoque
incidemment, j’ai pensé...
faites-en ce que vous voudrez de ma pensée
...j’ai pensé que c’était là la clé de ce qui était arrivé à Joyce.

Que Joyce a un symptôme qui part de ceci : que son père était carent,
radicalement carent, il ne parle que de ça.
J’ai centré la chose autour du nom, du nom propre. Et j’ai pensé que...
faites-en ce que vous voulez de cette pensée
...et j’ai pensé que c’est de se vouloir un nom, que Joyce a fait la compensation
de la carence paternelle.

C’est tout au moins ce que j’ai dit. Parce que je pouvais pas dire mieux.
J’essaierai d’articuler ça d’une façon plus précise, mais il est clair que l’art de
Joyce est quelque chose de tellement particulier, que le terme sinthome est bien ce
qui lui convient.

Il se trouve que vendredi, à ma présentation de quelque chose qu’on considère


généralement comme « un cas »,

279
un cas de folie assurément. Un cas de folie qui a commencé par le sinthome :
« paroles imposées ».

C’est tout au moins ainsi que le patient articule lui-même ce quelque chose qui
paraît tout ce qu’il y a de plus censé
dans l’ordre d’une articulation que je peux dire être lacanienne. Comment est-
ce que nous ne sentons pas tous,
que des paroles dont nous dépendons, nous sont en quelque sorte imposées ?

C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelquefois plus loin que ce
qu’on appelle un homme normal.
La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal - dit
normal - ne s’aperçoit pas :

– que la parole est un parasite,


– que la parole est un placage,
– que la parole est la forme de cancer dont l’être humain est affligé.

Comment est-ce qu’il y en a qui vont jusqu’à le sentir ?

Il est certain que là-dessus, Joyce nous donne un petit soupçon.


Je veux dire que je n’ai pas parlé la dernière fois de sa fille Lucia...
puisqu’il a donné à ses enfants des noms italiens
...je n’ai pas parlé de la fille Lucia par un dessein de ne pas donner dans ce
qu’on peut appeler la petite histoire.

La fille Lucia vit encore. Elle est dans une maison de santé, en Angleterre.
Elle est ce qu’on appelle, comme ça, couramment, une schizophrène.
Mais la chose m’a été, lors de ma dernière présentation de cas, rappelée, en ceci
que le cas que je présentais avait subi une aggravation.

Après avoir eu le sentiment...


sentiment que je considère quant à moi comme sensé
...le sentiment de paroles qui lui étaient imposées, les choses se sont aggravées,
et qu’il a eu le sentiment,
non seulement que des paroles lui étaient imposées, mais qu’il était affecté de
ce qu’il appelait lui-même « télépathie »...
qui n’était pas ce qu’on appelle couramment de ce mot
...à savoir d’être averti de choses qui arrivent aux autres, mais que par contre
tout le monde était averti
280
de ce qu’il se formulait lui-même, à part lui, à savoir ses réflexions les plus
intimes,
et tout à fait spécialement les réflexions qui lui venaient en marge des fameuses
paroles imposées.

Car il entendait quelque chose : « sale assassinat politique » par exemple.


Ce qu’il faisait équivalent à « sale assistanat politique ».
On voit bien que là le signifiant se réduit à ce qu’il est, à l’équivoque, à une
torsion de voix.

Mais à « sale assistanat » ou à « sale assassinat » dit « politique », il se disait à lui-


même, en réponse, quelque chose.
À savoir quelque chose qui commençait par un « mais », et qui était sa réflexion
à ce sujet.

Et ce qui le rendait tout à fait affolé, c’était la pensée que ce qu’il se faisait
comme réflexion en plus...
en plus de ce qu’il considérait comme des paroles qui lui étaient
imposées
...c’était cela qui était aussi connu de tous les autres.

Il était donc - comme il s’exprime – « télépathe émetteur ». Autrement dit, il n’avait


plus de secret.
Et cela-même, c’est cela qui lui a fait commettre une tentative d’en finir...
la vie lui étant de ce fait, de ce fait de n’avoir plus de secret, de n’avoir
plus rien de réservé
...qui lui a fait commettre ce qu’on appelle « une tentative de suicide », qui était
aussi bien ce pourquoi il était là,
et ce pourquoi j’avais, en somme, à m’intéresser à lui.

Ce qui me pousse aujourd’hui à vous parler de la fille Lucia, est très exactement
ceci...
je m’en étais bien gardé la dernière fois, pour ne pas tomber dans la petite
histoire
...c’est que Joyce...
Joyce qui a défendu farouchement sa fille, sa fille la schizophrène,
ce qu’on appelle schizophrène, contre la prise des médecins
...Joyce n’articulait qu’une chose, c’est que sa fille était une télépathe.

Je veux dire que dans les lettres qu’il écrit à son propos, il formule :
281
– qu’elle est beaucoup plus intelligente que tout le monde,
– qu’elle l’informe - miraculeusement est le mot sous-entendu - de tout ce qui arrive
à un certain nombre de gens,
– que pour elle ces gens n’ont pas de secrets.

Est-ce qu’il n’y a pas là quelque chose de saisissant ? Non pas du tout que je
pense que Lucia fût effectivement
une télépathe, qu’elle sût ce qui arrivait à des gens sur lesquels elle n’avait pas
plus d’informations qu’une autre.
Mais que Joyce lui attribue cette vertu sur un certain nombre de signes, de
déclarations que lui il entendait
d’une certaine façon, c’est bien le quelque chose où je vois que pour défendre -
si on peut dire - sa fille,
il lui attribue quelque chose qui est dans le prolongement de ce que j’appellerai
momentanément son propre symptôme.

C’est à savoir...
il est difficile dans son cas de ne pas évoquer mon propre patient tel que chez
lui ça avait commencé
...c’est à savoir qu’à l’endroit de la parole, on ne peut pas dire que quelque
chose n’était pas à Joyce imposé.

Je veux dire que dans le progrès en quelque sorte continu qu’a constitué son
art, à savoir cette parole...
parole qui vient à être écrite
...de la briser, de la démantibuler, de faire qu’à la fin ce qui - à le lire - paraît un
progrès continu...
depuis l’effort qu’il faisait dans ses premiers essais critiques, puis ensuite,
dans le Portrait de l’Artiste, et enfin dans Ulysse pour terminer par Finnegan’s Wake
...il est difficile de ne pas voir qu’un certain rapport à la parole lui est de plus en
plus imposé.

Imposé au point qu’il finit par « dissoudre le langage même », comme l’a noté fort
bien Philippe Sollers...
je vous ai dit ça au début de l’année
...imposer au langage même une sorte de brisure, de décomposition qui fait que
il n’y a plus d’identité phonatoire.

Sans doute y a-t-il là une « réflexion » au niveau de l’écriture.

282
Je veux dire que c’est par l’intermédiaire de l’écriture que la parole se décompose
en s’imposant.

En s’imposant comme telle, à savoir dans une déformation dont reste ambigu
de savoir si c’est de se libérer du parasite...
du parasite parolier dont je parlais tout à l’heure
...qu’il s’agit, ou au contraire de quelque chose qui se laisse envahir par les
propriétés d’ordre essentiellement phonémiques de la parole, par la polyphonie de
la parole.

Quoiqu’il en soit, que Joyce articule à propos de Lucia - pour la défendre -


qu’elle est une télépathe, me paraît...
en raison de ce malade dont je considérais le cas la dernière fois
que j’ai fait ce qu’on appelle ma « présentation à Sainte-Anne »
...me paraît certainement indicatif, Indicatif de quelque chose dont je dirai que
Joyce témoigne en ce point même,
qui est le point que j’ai désigné comme étant celui de la carence du père.

Ce que je voudrais marquer, c’est que ce que j’appelle, ce que je désigne, ce que
je supporte du sinthome
qui est ici marqué d’un rond, d’un rond de ficelle, ce qui est censé - par moi - se
produire à la place même où,
disons le tracé du nœud fait erreur.

Il nous est difficile de ne pas voir que le lapsus est ce sur quoi, en partie, se
fonde la notion de l’Inconscient.
Que le mot d’esprit en soit aussi, est à verser au même compte si je puis dire. Car
après tout, le mot d’esprit,
il n’est pas impensable qu’il résulte d’un lapsus.

C’est tout au moins ainsi que Freud lui-même l’articule, c’est à savoir que c’est
un court-circuit, que - comme il l’avance - c’est une économie au regard d’un
plaisir, d’une satisfaction. Que ce soit à la place où le nœud rate,

283
où il y a une sorte de lapsus du nœud lui-même, est quelque chose qui est bien fait
pour nous retenir.

Que moi-même, il m’arrive comme je l’ai montré ici, de rater à l’occasion, c’est
bien ce qui, en quelque sorte, confirme qu’un nœud ça se rate. Ça se rate, tout
aussi bien que l’Inconscient est là pour nous montrer, que c’est à partir de sa
consistance à lui - à l’Inconscient - qu’il y a des tas de ratés. Mais, si ici se
renouvelle la notion de faute, est-ce que la faute
- ce dont la conscience fait le péché - est de l’ordre du lapsus ?

L’équivoque du mot est aussi bien ce qui permet de le penser, de passer d’un
sens à l’autre. Est-ce qu’il y a dans la faute...
cette faute première dont joyce nous fait tellement état
...est-ce qu’il y a quelque chose de l’ordre du lapsus ? Ceci bien sûr, n’est pas
sans évoquer tout un imbroglio.
Mais nous en sommes là, nous sommes dans le nœud, et du même coup dans
l’embrouille.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’à vouloir corriger le lapsus au point même


où il se produit...
qu’est-ce que ça veut dire qu’il se produise là ?
...il y a équivoque puisque en deux autres points, nous avons la conséquence du
lapsus qui s’est produit ailleurs.
Le frappant est que, ailleurs ça n’a pas les mêmes conséquences. C’est ce que j’illustre
de la façon qu’ici j’ai essayé de dessiner.

Vous pouvez, si vous faites attention, vous pouvez voir - d’une façon dont le
nœud répond - vous pouvez voir qu’à réparer par un sinthome au
point même où le lapsus s’est produit... vous n’obtenez pas le même nœud
en mettant le sinthome à la place même où s’est produite la faute, ou bien en
corrigeant de même par un sinthome
la chose en les deux autres points.

Car en corrigeant la chose, le lapsus, dans les deux autres points...


ce qui est aussi concevable, puisque ce dont il s’agit,

284
c’est de faire que quelque chose subsiste de la primitive structure du nœud
à trois
...le quelque chose qui subsiste du fait de l’intervention du sinthome
– est différent quand ça se produit au point même du lapsus,
– est différent de ce qui se produit si, de la même façon, corrigée, dans les deux
autres points du nœud à 3 par un sinthome.

Chose frappante, il y a quelque chose de commun dans la façon dont se nouent


les choses, il y a quelque chose qui se marque à une certaine direction, à une
certaine orientation, à une certaine, disons dextrogyrie, de la compensation.
Mais il n’en reste pas moins clair qu’ici :

ce qui résulte de la compensation nouée, de la compensation par le sinthome, est


différent de ce qui se produit ici et là :

La nature de cette différence est ceci, c’est que entre ceci et ceci, à savoir le
sinthome et la boucle qui se fait ici, si je puis dire spontanément, est inversible :
que ceci à cela - à savoir le huit, disons rouge et le rond vert - est strictement
équivalent.

À l’inverse, vous n’avez qu’à prendre un nœud de huit, fait ainsi vous obtiendrez
très aisément l’autre forme.

285
Il n’y a rien de plus simple. C’est même imaginable.

Il vous suffit de concevoir que vous tirez les choses de telle sorte...
je parle : sur le rouge
...de sorte à faire que le rouge fasse ici un rond. Rien de plus facile que de voir,
de sentir,
qu’il y a toutes les chances que ce qui est alors d’abord rond vert deviendra un
huit vert.
Et à l’usage, vous verrez que c’est un huit exactement de la même forme, de la
même dextrogyrie.

Il y a donc strictement équivalence et il n’est...


après ce que j’ai frayé autour du rapport sexuel
...il n’est pas difficile de suggérer que quand il y a équivalence, c’est bien en cela
qu’il n’y a pas de rapport.

Si pour un instant, nous supposons que ce qu’il en est de ce qui dès lors est un
ratage du nœud, du nœud à 3,
ce ratage est strictement équivalent - il n’y a pas besoin de le dire - dans les
deux sexes.
Et si ce que nous voyons ici comme équivalent, est supporté du fait que, aussi
bien dans un sexe que dans l’autre,
il y a eu ratage, ratage du nœud, il est clair que le résultat est ceci : que les deux
sexes sont équivalents.

À ceci près, pourtant, que si la faute est réparée à la place même :

les deux sexes - ici symbolisés par les deux couleurs - les deux sexes ne le sont
plus, équivalents.
Car ici vous voyez ce qui correspond à ce que j’ai appelé tout à l’heure
l’équivalence,
ce qui y correspond est ceci qui est loin d’être équivalent. Si ici, une couleur
peut être remplacée par l’autre :

286
Inversement ici, vous voyez que le rond vert est, si je puis dire, interne à
l’ensemble de ce qui est ici supporté
par le double huit rouge et qui ici, se retrouve dans le double huit vert.

Ceux-là...
et c’est intentionnellement que je l’ai inscrit de cette façon, c’est pour que
vous les reconnaissiez comme tels
...le vert à ce double huit, est interne, ici le rouge est externe. C’est même là-
dessus que j’ai fait travailler
notre cher Jacques-Alain Miller qui était à ma maison de campagne, en même
temps que je cogitais ceci.

Je lui ai...
à juste titre, contrairement à ce que je lui ai dit
...je lui ai avancé cette forme, en le priant de découvrir l’équivalence qui aurait
pu se produire.

Mais il est clair que l’équivalence ne peut pas se produire comme il apparaît de ceci,
c’est que le vert, au regard du double huit et du huit rouge, est quelque chose
qui ne saurait franchir, si je puis dire, la bande externe de ce double huit rouge.

Il n’y a donc pas - au niveau du sinthome - il n’y a pas équivalence du rapport du


vert et du rouge, pour nous contenter de cette désignation simple. C’est dans la
mesure où il y a sinthome qu’il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire qu’il y a
rapport.
Car il est bien sûr que si nous disons que le non-rapport relève de l’équivalence,
c’est dans la mesure où il n’y a pas équivalence que se structure le rapport. Il y a
donc à la fois rapport sexuel et pas rapport. À ceci près que là où il y a rapport,
c’est dans la mesure où il y a sinthome, c’est-à-dire où - comme je l’ai dit - c’est du
sinthome qu’est supporté l’autre sexe.
287
Je me suis permis de dire que le sinthome, c’est très précisément le sexe auquel je
n’appartiens pas, c’est-à-dire une femme.
Si une femme est un sinthome pour tout homme, il est tout à fait clair qu’il y a
besoin de trouver un autre nom
pour ce qu’il en est de l’homme pour une femme, puisque justement le sinthome
se caractérise de la non-équivalence.

On peut dire que l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir
une affliction pire qu’un sinthome, vous pouvez bien l’articuler comme il vous
convient, un ravage même, mais s’il n’y a pas d’équivalence, vous êtes forcés de
spécifier ce qu’il en est du sinthome. Si il n’y a pas d’équivalence, c’est la seule
chose, c’est le seul réduit où se supporte ce qu’on appelle chez le parlêtre, chez
l’être humain, le rapport sexuel.

Est-ce que ce n’est pas ce que nous démontre ce qu’on appelle - c’est un autre
usage du terme - la clinique - c’est le cas de le dire - le lit ? Quand nous voyons
les êtres au lit, c’est quand même là - pas seulement dans les lits d’hôpital –
c’est tout de même là que nous pouvons nous faire une idée de ce qu’il en est
de ce fameux rapport.

Ce rapport se lie - c’est le cas de le dire : l,i,e, cette fois-ci - ce rapport se lie à
quelque chose dont je ne saurais avancer...
et c’est bien ce qui résulte - mon Dieu - de tout ce que j’entends sur un autre lit,
sur le fameux divan où on m’en raconte à la longue
...c’est que le lien, le lien étroit du sinthome, c’est ce quelque chose dont il s’agit
de situer ce qu’il a à faire avec le Réel, avec le Réel de l’Inconscient, si tant est que
l’Inconscient soit réel.

Comment savoir si l’Inconscient est Réel ou Imaginaire ? C’est bien là la question. Il


participe d’une équivoque entre les deux, mais de quelque chose dans quoi,
grâce à Freud, nous sommes dès lors engagés, et engagés à titre de sinthome.
Je veux dire que désormais, c’est au sinthome que nous avons affaire dans le
rapport lui-même - tenu par Freud
pour naturel, ce qui ne veut rien dire - le rapport sexuel.

C’est là-dessus que je vous laisserai aujourd’hui, puisqu’aussi bien il faut que je
marque d’une façon quelconque
ma déception de ne pas vous avoir ici rencontrés plus rares.

288
09 Mars 1976

Table des matières

Bon, ben me v’là réduit à improviser.


Non pas bien sûr que je n’aie pas travaillé depuis la dernière fois –
abondamment ! –
mais comme je m’attendais pas forcément à parler, puisque, en principe c’est la
grève,
me v’là donc réduit à faire ce que - quand même - j’ai un peu préparé, même
beaucoup...

Je vais aujourd’hui...
j’espérais que vous seriez moins nombreux. Comme d’habitude !
...je vais aujourd’hui vous montrer quelque chose. C’est pas forcément ce que,
ce que vous attendez [Rires].

Ça n’est pas sans rapport, mais j’ai emporté avant de partir une chose à laquelle
je désirais beaucoup penser
parce que je l’avais promis à la personne qui n’est pas sans y être un peu
intéressée,
c’est ceci que je voudrais vous faire connaître, vous rappeler pour ceux qui le
savent déjà :
qu’il y a quelqu’un que j’aime beaucoup qui s’appelle Hélène Cixous...
ça s’écrit avec un C au début, ça se termine par un S, ça se prononce
Cixous, à l’occasion
...alors, ladite Hélène Cixous avait fait déjà, paraît-il...
je l’avais, quant à moi, laissé un peu vague dans mon souvenir
...a fait déjà, paraît-il, dans le numéro épuisé de Littérature [Littérature N°3,
Octobre 1971] où...
on me l’a rappelé, je l’ignorais totalement
...j’avais fait Litturaterre [« Litturaterre » : pp. 3-10], dans ce numéro épuisé...
ce qui ne vous rendra pas facile de le retrouver, sauf pour ceux qui l’ont déjà
289
...elle avait fait une petite note sur Dora [pp. 79-85 : « La déroute du sujet, ou le
voyage imaginaire de Dora »].

Alors, depuis elle en fait une pièce : Le Portrait de Dora. C’est le titre.
Une pièce qui se joue au Petit Orsay, c’est-à-dire à une annexe du Grand Orsay
- chacun peut l’imaginer facilement –
le Grand Orsay étant occupé par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud.

Alors, ce Portrait de Dora, moi j’ai trouvé ça pas mal.


J’ai dit ce que j’en pensais à celle que j’appelle Hélène, depuis le temps que je la
connais, et je lui ai dit que j’en parlerai.

Le Portrait de Dora, il s’agit de la Dora de Freud.


Et c’est bien en quoi je soupçonne que ça peut intéresser quelques personnes
d’aller voir comment c’est réalisé.
C’est réalisé d’une façon réelle. Je veux dire que la réalité c’est ce qui...
la réalité des répétitions par exemple
...c’est ce qui, au bout du compte, a dominé les acteurs. Je ne sais pas comment
vous apprécierez.
Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y a là quelque chose de tout à fait
frappant.

Il s’agit de l’hystérie, de l’hystérie de Dora précisément, et il se trouve que c’est pas


la meilleure hystérique de la distribution. Celle qui est la meilleure hystérique
joue un autre rôle, mais elle ne montre pas du tout ses vertus d’hystérique.
Dora elle-même - enfin, celle qui joue son rôle - ne le montre pas mal, tout au
moins c’est mon sentiment.

Il y a aussi quelqu’un là-dedans qui fait, qui joue le rôle de Freud. Il est, bien
entendu, très embêté. [Rires]
Et il est très embêté et ça se voit, enfin, il y va précautionneusement.
Et c’est d’autant moins heureux - du moins pour lui - qu’il n’est pas un acteur,
il s’est dévoué pour ça.
Alors, il a tout le temps peur de charger Freud. Enfin, ça se voit dans son débit.
Enfin, le mieux que j’ai à vous dire, c’est d’aller le voir.
Ce que vous verrez est quelque chose qui, quand même, est marqué de cette
précaution du Freud, du Freud acteur.

Alors, il en résulte dans l’ensemble quelque chose qui est tout à fait curieux en
fin de compte. On a là l’hystérie...
290
je pense que ça vous frappera, mais après tout, peut-être apprécierez-vous
autrement
...on a là l’hystérie que je pourrais dire incomplète.

Je veux dire que l’hystérie c’est toujours - enfin depuis Freud - c’est toujours
deux.
Et là, on la voit en quelque sorte réduite, cette hystérie, à un état que je pourrais
appeler...
et c’est pour ça d’ailleurs que ça ne va pas aller mal avec ce que je vais
vous expliquer
...à l’état en quelque sorte matériel.

Il y manque cet élément qui s’est rajouté depuis quelque temps, et depuis avant
Freud en fin de compte,
à savoir comment elle doit être comprise.

Ça fait quelque chose de très frappant et de très instructif. C’est une sorte
d’hystérie rigide.
Vous allez voir - parce que je vais vous le montrer - ce que veut dire en
l’occasion le mot rigidité.
Parce que je m’en vais vous parler d’une chaîne qui est ce que je me trouve avoir
avancé devant votre attention,
la chaîne - pour l’appeler comme ça - la chaîne borroméenne.
Dont ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle nœud, parce que ça glisse vers le
nœud.

Je vais vous montrer ça tout de suite.

Mais là ce que vous verrez, c’est une sorte d’implantation de la rigidité devant
ce quelque chose dont il n’est pas exclu que le mot chaîne vous le représentifie si
on peut dire. Parce qu’une chaîne c’est rigide quand même.
L’ennui, c’est que la chaîne dont il s’agit, ça ne peut se concevoir que très
souple.
Il est même important de la considérer comme tout à fait souple. Ça aussi, je
vais vous le montrer.

Enfin, je ne vous en dirai pas plus long, donc, sur le Portrait de Dora. J’espère -
j’espère quoi ? -
en avoir quelque écho des personnes qui, par exemple, viennent me voir. Ça
arrive.
291
Bon, alors là-dessus, parlons de ce dont il s’agit : de la chaîne, de la chaîne que
j’ai été amené à articuler, voire à décrire,
en y conjoignant - comme j’y ai été amené - le Symbolique, l’Imaginaire et le Réel.
Ce qui est important, c’est le Réel.

Après avoir longuement parlé du Symbolique et de l’Imaginaire, j’ai été amené à


me demander ce que pouvait être,
dans cette conjonction, le Réel. Et le Réel, il est bien entendu que ça ne peut pas
être un seul de ces ronds de ficelle.
C’est la façon de les présenter dans leur nœud de chaîne qui à elle tout entière
fait le Réel du nœud.

Alors, je vous demande pardon de m’écarter du micro.

Vous devez quand même déjà avoir un peu pigé ce dont j’ai essayé de
supporter la chaîne borroméenne.
Voilà en somme ce que ça donne, quelque chose qui serait à peu près comme
ça :

J’étais pas porté à le compléter. Mais il est évident que… il faut le compléter
pour faire sentir ce dont il s’agit.
Voilà la chaîne typique :

Il est certain que le fait que je le dessine ainsi, vous avez vu déjà comment ceci
peut se transformer, pour un rien,
en quelque chose qui a l’air de bien mieux mériter le nom de chaîne, c’est-à-dire
de faire entre le bleu et le rouge

292
quelque chose - là on ne sait plus comment dire - qui fait chaîne ou qui fait
nœud :

Parce que c’est quand même ça qui ressemble le plus - j’ai inversé peu importe -
qui ressemble le plus à ce qu’on met d’habitude, ce qu’on considère d’habitude comme
une chaîne. Ce qu’il y a avantage, finalement, à le représenter comme ça :

À savoir à représenter les trois ronds d’une façon, en somme, qu’il faut appeler
« projective ». C’est aussi bien ce qui vaut.
Il n’en restera pas moins que ce qui sera ainsi présenté :

ça sera… attention, ici vous voyez bien que nous sommes forcés de mettre les
trois ronds d’une façon qui respecte la disposition de ce que j’ai dessiné d’abord.
Comme on le voit, l’avantage qui résulte de la façon dont je l’ai présenté ainsi,
c’est que ça simule la sphère, comme je l’ai fait remarquer à Dali avec qui je me
suis entretenu de ça je ne sais plus quand.

La différence qu’il y a entre cette chaîne borroméenne et ce qu’on dessine toujours


dans une sphère armillaire quand on essaie de la circulariser à trois niveaux,
respectivement qu’on peut appeler : transversal, sagittal, horizontal, on n’a jamais
vu représenter une sphère armillaire de la façon dont se présente ce nœud
borroméen.

Alors cette fausse sphère que j’ai dessinée là tout à fait sur la droite, il y a une
façon de la manipuler.

293
De la manipuler en tant que prise au niveau de ce qui en constitue un
huitième :

Ça consiste là... ceci parce que cette sphère est supportée de cercles, il y a une
façon de la retourner sur elle-même.
Une sphère comme telle, c’est difficile de ne pas concevoir que c’est lié à l’idée
de « Tout ».

Il est un fait, c’est que le fait qu’on représente une sphère très volontiers par un
cercle, lie l’idée de « Tout »...
qui ne se supporte que de la sphère
...lie l’idée de « Tout » au cercle. Mais c’est une erreur. C’est une erreur parce
que l’idée de « Tout » implique la fermeture.

Si on peut retourner ce « Tout », l’intérieur devient l’extérieur, et c’est ce qui se


produit à partir du moment
où nous avons supporté de cercles la chaîne borroméenne, c’est que la chaîne
borroméenne peut se retourner.

Elle peut se retourner du fait que le cercle, c’est pas du tout ce qu’on croit - ce
qui symbolise l’idée de « Tout » -
mais que dans un cercle il y a un trou. C’est dans la mesure où les êtres sont
inertes, c’est-à-dire supportés par un corps, qu’on peut - comme on l’a fait, à
l’initiative de Popilius - dire à quelqu’un :

« tu ne sortiras pas de là, parce que j’ai fait un rond autour de toi,
tu ne sortiras pas de là avant de m’avoir promis telle chose. »

Nous retrouvons là, en somme, ceci pour quoi j’ai avancé que concernant ce
que j’ai appelé du nom de « La femme » : elle n’est « pas-toute ». Elle n’est pas-
toute, ceci veut dire que « les femmes » ne constituent qu’un ensemble.
En effet, avec le temps on est arrivé à dissocier l’idée de « Tout », de l’idée
d’ensemble.

294
Je veux dire que... on est arrivé à la pensée de ceci qu’un certain nombre
d’objets peuvent être supportés de petites lettres.

Et alors l’idée de « Tout » se dissocie, à savoir que le cercle censé...


dans une représentation tout à fait fragile
...les rassembler, le cercle est extérieur aux objets petit a, petit b, petit c, etc.

Spécifier que la femme n’est pas-toute implique une dissymétrie entre un objet
qu’on pourra appeler grand A
- et il s’agit de savoir ce que c’est - et un ensemble à un élément.
Les deux - s’il y a couple - étant réunis d’être contenus dans un cercle, qui de ce
fait se trouve distinct

Ce qu’on exprime d’habitude selon la forme suivante, ce sont des parenthèses


dont on use et qu’on écrit ainsi : {A {B}},
il y a un élément d’une part, et d’autre part un ensemble à un seul élément.
Comme vous le voyez, j’ai fait un bafouillage.

Alors, il faut que je vous avoue ceci : c’est que après avoir assenti à ce que
Soury et Thomé m’avaient articulé,
c’est à savoir qu’une chaîne borroméenne à 3 se montre supporter deux objets
différents, à condition que les 3 ronds
qui constituent ladite chaîne soient coloriés et orientés : les deux étant exigibles.
Ce qui distingue les deux objets en question.

Dans un second temps, c’est-à-dire après avoir assenti à ce qu’ils disaient, mais
en quelque sorte superficiellement,
je me suis trouvé dans la position désagréable de m’être imaginé que de
seulement les colorier suffisait à distinguer 2 objets.
295
Ceci parce que je n’avais pas... j’avais consenti tout à fait superficiellement à ce
dont ils m’avaient apporté l’affirmation.

En effet, ça a l’air de se sentir que si nous colorons en rouge un de ces trois


ronds, ça n’est quand même pas le même objet si nous colorons celui-ci en vert
et celui-ci en bleu, ou si nous faisons l’inverse.

C’est pourtant le même objet si nous retournons la sphère. Nous obtiendrons


très aisément...
je vais - mon Dieu - vous le dessiner rapidement
...nous obtiendrons très aisément une disposition contraire. C’est à savoir que
pour partir de ce qui est là,
de ce qui est là pour le représenter ainsi :

où, une fois de plus, il se retourne de la façon suivante : il est en effet - si nous
ne considérons pas ceci comme rigide -
tout à fait plausible de faire du rond rouge la présentation suivante :


Si ici, comme il est également plus que plausible, nous faisons glisser l’anneau
de façon à l’amener là où il est tout à fait évident qu’il peut être, vous obtenez
la transformation suivante :

296

Et à partir de la transformation suivante, il est tout ce qu’il y a de plausible de
faire glisser ce rond d’une façon telle
que ce qu’il s’agissait d’obtenir, à savoir que le rond vert soit interne - au lieu
que ce soit le rond bleu - soit interne
au rond rouge, et qu’au contraire le rond bleu soit externe, ceci peut être
obtenu :

Les choses - je peux après tout le dire - ne sont pas si aisées à démontrer. La
preuve c’est que ce qui est immédiat...
à simplement penser que les trois ronds peuvent être retournés les uns par
rapport aux autres
...ce qui est immédiat et est obtenu par la manipulation, ne l’est pas - obtenu - si
aisément que ça.

La preuve c’est que lesdits Soury et Thomé qui me représentaient à très juste
titre cette manipulation,
ne l’ont faite, qu’en s’embrouillant un peu. J’ai essayé de vous représenter là,
comment cette transformation effectivement peut être dite s’opérer. Bon !

Qu’est-ce qui en somme nous arrête dans l’immédiateté qui est une autre sorte
d’évidence si je puis dire, cette évidence que...
concernant le Réel, je fais avec un joke :
...que je supporte de l’évidement. Ce qui résiste à cette évidence-évidement, c’est
l’apparence nodale que produit
297
ce que j’appellerai le « chaî-nœud », en équivoquant sur chaîne et sur nœud.
Cette apparence nodale, cette forme de nœud si je puis dire, est ce qui fait du
Réel l’assurance. Et je dirai à cette occasion que c’est donc une fallace - puisque
j’ai parlé d’apparence - c’est une fallace qui témoigne de ce qui est le Réel.

Il y a différence de la pseudo-évidence...
puisque dans ma connerie j’ai tenu d’abord pour évidence
qu’il pouvait y avoir deux objets, à seulement colorier les cercles
...qu’est-ce que veut dire ce qu’en somme cette série d’artifices je vous l’ai
démontrée ?
C’est là que se montre la différence entre le montrer et le démontrer.

Il y a, en quelque sorte, une idée de déchéance dans le démontrer par rapport au


montrer. Il y a un « choir » du montrer.
Tout le bla-bla à partir de l’évidence ne fait que réaliser l’évidement à condition de
le faire significativement.

Le more géometrico qui a été pendant longtemps le support idéal de la


démonstration, repose sur la fallace d’une évidence formelle. Et ceci est tout à fait de
nature à nous rappeler que géométriquement une ligne n’est que le
recoupement de 2 surfaces, deux surfaces qui sont elles-mêmes taillées dans un
solide. Mais c’est un autre support que nous fournit l’anneau,
le cercle - quel qu’il soit, à condition qu’il soit souple - c’est une autre géométrie
qui est à fonder sur la chaîne.

Il est certain que je reste excessivement frappé de mon erreur, que j’ai à juste
titre appelée « connerie »,
que j’en ai été affecté à un point qu’on peut difficilement imaginer.

C’est bien parce que je veux m’en requinquer, que je vais maintenant opposer à
ce que je crois être - telle qu’ils me l’ont exprimée - l’opinion de Soury et
Thomé, qui m’ont fait la remarque qu’il ne s’agit pas seulement que les 3
cercles soient
– les uns colorés,
– les autres orientés... un autre orienté.

Ici je formule, et je crois pouvoir le démontrer - au sens ou démontrer est


encore proche du montrer - ce dont il s’agit.
Soury et Thomé ont procédé par une exhaustion combinatoire de 3 coloriages
et de 3 orientations colloquées sur chacun des cercles. Ils ont cru devoir procé-
298
der à cette exhaustion pour démontrer qu’il y a 2 chaînes borroméennes diffé-
rentes.

Je crois pouvoir ici m’opposer. M’opposer en ceci en ceci qui ressort de la


façon dont je représente cette chaîne borroméenne. Pour maintenir les mêmes
couleurs qui sont celles dont je me suis servi,
voici comment je représente habituellement ce que vous aviez vu là :

Je le représente en ceci différemment de ce que j’y fais jouer deux droites


infinies.
Là, l’usage de ces deux droites infinies comme opposées au cercle qui les
conjoint, suffit à nous permettre de démontrer qu’il y a 2 objets
différents dans la chaîne, à cette condition qu’un couple soit colorié et le 3ème
orienté.

Si j’ai parlé de droites infinies, c’est que la droite infinie, dont avec prudence
Soury et Thomé ne font pas usage,
la droite infinie est un équivalent du cercle, au moins pour ce qui est de la
chaîne.
C’est un équivalent dont un point est à l’infini. Ce qui est exigible de deux
droites infinies,
c’est qu’elles soient concentriques. Je veux dire qu’entre elles, elles ne fassent
pas chaîne.

Ce qui est le point que depuis longtemps avait mis en valeur Desargues, mais
sans préciser ce dernier point :
c’est à savoir que les droites dont il s’agit - droites dites infinies - doivent ne pas
s’enchaîner, puisque rien n’est précisé
dans ce qu’a formulé Desargues - et que j’ai évoqué en son temps à mon
séminaire - rien n’est précisé
sur ce qu’il en est de ce point dit à l’infini.

Nous voyons alors le fait suivant : orientons le rond dont nous disons qu’il n’a
pas besoin d’être dit d’une couleur,

299
c’est évidemment déjà l’isoler, et à titre de ceci qu’il n’est pas dit d’être d’une
couleur,
c’est faire déjà quelque chose de différent. Néanmoins, il n’est pas indifférent
de dire que les 3 doivent être orientés.

Si vous procédez à partir de cette orientation, cette orientation qui, de là où


nous la voyons, est dextrogyre :

Il ne faut pas croire qu’une orientation, ce soit quelque chose qui se maintienne
en tous cas.
La preuve est facile à donner. C’est à savoir qu’à retourner…
et retourner impliquera l’inversion des droites infinies
…à retourner le rond, le rond rouge aura - vu à partir du retournement - une
orientation exactement inverse :

J’ai dit que un seul suffit à être orienté. Ceci est d’autant plus concevable qu’à
faire les droites infinies,
à partir de quoi donnerions-nous orientation aux dites droites ?

Le second objet est tout à fait possible à mettre en évidence à partir de ceci...
qui était au principe de mon illusion sur le coloriage
...à partir de ceci : qu’à prendre le premier - en inversant les couleurs - à
prendre le premier de ce que j’ai dessiné là :

300
À savoir en mettant ici la couleur verte, et ici la couleur bleue, on obtient un
objet incontestablement différent.
À condition de laisser l’orientation de celui qui est orienté, de la laisser la
même.
Pourquoi en effet changerais-je l’orientation ?

L’orientation n’a pas de raison d’être changée si j’ai changé le couple des
couleurs.
Comment reconnaîtrais-je la non-identité de l’objet total, si je change
l’orientation ?

Et même si vous le retournez :

vous vous apercevrez que cet objet est bel et bien différent :

Car ce qu’il s’agit de comparer, c’est l’objet constitué par ceci [2], à savoir en le
faisant tourner par ici [1],
le comparer avec cet objet qui est là [3]

301
Et en somme, nous apercevoir qu’ici c’est l’orientation - l’orientation
maintenue de cet objet -
l’orientation maintenue qui s’oppose, qui différencie ce triple, de ce en quoi il
peut être dit avoir « la même présentation ». Ceci nous permet de distinguer la
différence de ce que j’ai appelé tout à l’heure le Réel comme marqué de fallace,
de ce qu’il en est du vrai. N’est vrai que ce qui a un sens.

Quelle est la relation du Réel au vrai ?


Le vrai sur le Réel, si je puis m’exprimer ainsi, c’est que le Réel, le Réel du couple
ici, n’a aucun sens.
Ceci joue sur l’équivoque du mot sens.
Quel est le rapport du sens à ce qui ici s’écrit comme orientation ?
On peut poser la question, et on peut suggérer une réponse, c’est à savoir que
c’est le temps.

L’important est ceci : c’est que nous faisons jouer dans l’occasion un couple dit
colorié, et que ceci n’a aucun sens. L’apparence de la couleur est-elle
– de la vision, au sens où je l’ai distinguée,
– ou du regard ?
Est-ce le regard ou la vision qui distingue la couleur ?
C’est une question que pour aujourd’hui je laisserai en suspens.

La notion de couple, de couple colorié, est là pour suggérer que dans le sexe, il
n’y a rien de plus que, je dirais,
« l’être de la couleur ». Ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir
– homme couleur de femme, dirais-je,
– ou femme couleur d’homme.

Les sexes en l’occasion...


si nous supportons du rond rouge ce qu’il en est du Symbolique
...les sexes en l’occasion sont opposés
– comme l’Imaginaire et le Réel,
302
– comme l’Idée et l’impossible,
pour reprendre mes termes.

Mais est-il bien sûr que toujours ce soit le Réel qui soit en cause ?
J’ai avancé que dans le cas de Joyce, c’est l’Idée et le Sinthome plutôt, comme je
l’appelle.

D’où l’éclairage qui en résulte de ce qu’est une femme : pas-toute ici, de n’être
pas saisie,
de rester - à Joyce nommément - étrangère, de n’avoir pas de sens pour lui.

Une femme, au reste, a-t-elle jamais un sens pour l’homme ?


L’homme est porteur de l’idée de signifiant.
Et l’idée de signifiant se supporte, dans lalangue, de la syntaxe, essentiellement.

Il n’en reste pas moins que si quelque chose dans l’Histoire peut être supposé,
c’est que c’est « l’ensemble des femmes » qui...
devant une langue qui se décompose : le latin dans l’occasion,
puisque c’est de cela qu’il s’agissait à l’origine de nos langues
...que c’est « l’ensemble des femmes » qui engendre ce que j’ai appelé lalangue.

C’est ce dire interrogé sur ce qu’il en est de lalangue, sur ce qui a pu guider un
sexe sur les deux, vers ce que j’appellerai cette prothèse de l’équivoque. Car ce qui
caractérise lalangue parmi toutes, ce sont les équivoques qui y sont possibles.
C’est ce que j’ai illustré de l’équivoque de « deux » (d,e,u,x) avec « d’eux »
(d,apostrophe,e,u,x).
Un « ensemble des femmes » a engendré dans chaque cas lalangue.

Là-dessus, je veux quand même vous indiquer quelque chose.


C’est que nous avons parlé de bien des choses aujourd’hui, sauf de ce qui fait le
propre de la chaîne borroméenne.

La chaîne borroméenne n’aurait pas lieu s’il n’y avait pas ceci...
que je dessine, et que, comme d’habitude, je dessine mal
parce que c’est comme ça que ça doit être dessiné
...qui en est le propre et qui est ce que j’appellerai « le faux-trou ».

303
Dans un cercle - ai-je souligné tout à l’heure - il y a un trou.
Qu’on puisse avec un cercle, en y adjoignant un autre, faire ce trou qui consiste
dans ce qui passe là au milieu, et qui n’est
– ni le trou de l’un,
– ni le trou de l’autre,
c’est ça que j’appelle « le faux-trou ».

Mais il y a ceci sur quoi repose toute l’essence de la chaîne borroméenne :


c’est que « droite infinie » ou « cercle », s’il y a quelque chose qui traverse ce
que j’ai appelé à l’instant le faux-trou,
s’il y a quelque chose - je le répète, droite ou cercle - ce faux-trou est, si l’on
peut dire, vérifié.

La fonction de ceci : la vérification du faux-trou, le fait que cette vérification le


transforme en Réel, c’est là...
et je me permets à cette occasion de rappeler que j’ai eu l’occasion de relire ma
« Signification du Phallus ».
J’y ai eu la bonne surprise de trouver dès les premières lignes l’évocation du
nœud,
ceci à une date où j’étais bien loin de m’être intéressé à ce qu’on appelle le nœud
borroméen.
Les premières lignes de la « Signification du Phallus » indiquent le nœud comme
étant ce qui est du ressort en l’occasion
...c’est ce phallus qui a ce rôle de vérifier, du faux-trou, qu’il est Réel.

C’est en tant que le sinthome fait un faux-trou avec le Symbolique, qu’il y a une
praxis quelconque,
c’est-à-dire quelque chose qui relève du dire, de ce que j’appellerai aussi bien à
l’occasion l’art-dire,
voire pour glisser vers l’ardeur.
304
Joyce - pour terminer - ne savait pas qu’il faisait le sinthome. Je veux dire qu’il le
simulait.
Il en était inconscient, et c’est de ce fait qu’il est un pur artificier, qu’il est un
homme de savoir-faire,
c’est-à-dire ce qu’on appelle aussi bien un artiste.

Le seul réel qui vérifie quoi que ce soit, c’est le phallus en tant que j’ai dit tout à
l’heure de quoi le phallus est le support,
à savoir - de ce que je souligne dans cet article - à savoir de la fonction du
signifiant en tant qu’elle crée tout signifié.

Encore faut-il...
ajouterai-je, pour le reprendre la prochaine fois
...encore faut-il qu’il n’y ait que lui pour le vérifier, ce réel.

305
16 Mars 1976

Table des matières

Ça, c’est le dernier truc que m’ont donné Soury et Thomé :

C’est un nœud borroméen de mon espèce, fait de deux droites infinies et de


quelque chose de circulaire.
Vous pouvez constater avec un peu d’efforts sans doute, que c’est borroméen.
Voilà !

Alors, la seule excuse...


parce qu’à la vérité, j’ai besoin d’excuses. J’ai besoin d’excuses au moins à mes
yeux
...la seule excuse que j’ai, de vous dire quelque chose aujourd’hui, c’est que ça
va être sensé.
Moyennant quoi je ne réaliserai pas ce que je voudrais - et vous allez voir que
j’éclairerai ça –
ce que je voudrais c’est vous donner un bout - ça peut pas s’appeler autrement -
un bout de Réel.

J’en suis réduit à me dire qu’il y a du sensé qui peut servir provisoirement, mais
ce provisoire est fragile.
Je veux dire que je suis pas sûr de combien de temps ça pourra servir. Voilà.

Je me suis beaucoup préoccupé de Joyce tous ces temps-ci, je vais vous dire en
quoi Joyce, si on peut dire,

306
est stimulant. C’est qu’il suggère - il suggère mais ce n’est qu’une suggestion - il
suggère une façon aisée de le présenter.
Moyennant quoi - et c’est bien là sa valeur, son poids - moyennant quoi tout le
monde s’y casse les dents.

Même mon ami Jacques Aubert qui est là au premier rang et devant qui je me
sens indigne.
J’ai dit que s’il s’y cassait les dents lui-même, parce que Jacques Aubert n’arrive
pas...
pas plus que n’importe qui d’ailleurs, pas plus qu’un nommé Adams
qui a fait des tours de force dans ce genre
...n’arrive pas à cette façon aisée de le présenter.

Je vais peut-être tout à l’heure, vous indiquer moi-même - non pas vous
suggérer - vous indiquer à quoi ça tient.
Bien sûr moi aussi j’ai rêvé - et c’est à prendre au sens littéral - de cette façon
aisée de le présenter. J’en ai rêvé cette nuit. Vous, évidemment – « évidement »
comme on dit - vous, évidemment, étiez mon public mais j’étais pas acteur.
J’étais même pas acteur du tout.

Ce dont je vous faisais part était la façon dont je...


pas acteur du tout : scribouilleur, j’appellerais plutôt ça
...dont je jugeais les personnages autres que le mien.
En quoi, évidemment, je sortais du mien, ou plutôt je n’avais pas de rôle.
C’était quelque chose dans le genre d’un psychodrame, ce qui est une
interprétation.

Que Joyce m’ai fait rêver, de fonctionner comme ça, doit avoir une valeur, une
valeur pas facile à extraire d’ailleurs. Puisque, comme je l’ai dit, il suggère ça à
n’importe qui, qu’il doit y avoir un Joyce maniable.
Il suggère ça du fait qu’il y a la psychanalyse. Et c’est bien sur cette piste qu’un
tas de gens se précipitent, mais ce n’est pas parce que je suis psychanalyste, et du
même coup trop intéressé, qu’il faut que je me refuse à l’envisager sous ce jour.
Il y a là, quand même, quelque chose d’objectif.

Joyce est un « a-Freud », je dirai, avec le jeu de mot sur affreux. Il est un « a-
Joyce ».
Tout objet - tout objet sauf l’objet dit par moi petit a, qui est un absolu - tout
objet tient à une relation.

307
L’ennuyeux est qu’il y ait le langage, et que les relations s’y expriment - dans le
langage - avec des épithètes.
Les épithètes, cela pousse au « oui ou non ».

Un nommé Charles Sanders Peirce a construit là-dessus sa logique à lui, qui du


fait de l’accent qu’il met sur la relation, l’amène à faire une logique trinitaire.
C’est tout à fait la même voie que je suis.
À ceci près que j’appelle les choses dont il s’agit par leur nom : Symbolique,
Imaginaire et Réel, dans le bon ordre.
Car, pousser au « oui ou non », c’est pousser au couple. Parce qu’il y a un rapport
entre langage et sexe.
Un rapport certes pas encore tout à fait précisé, mais que j’ai, si l’on peut dire,
entamé.

Vous voyez ça - hein ! - en employant le mot « entamé », je me rends compte


que je fais une métaphore.
Et qu’est-ce qu’elle veut dire, cette métaphore ? La métaphore, je peux en
parler au sens général.
Mais ce qu’elle veut dire, celle-là, ben, je vous laisse le soin de le découvrir.

La métaphore n’indique que ça : le rapport sexuel.


À ceci près qu’elle prouve de fait - du fait qu’elle existe - que le rapport sexuel
c’est « prendre une vessie pour une lanterne ». C’est-à-dire ce qu’on peut dire de
mieux pour exprimer une confusion : une vessie peut faire une lanterne,
à condition de mettre du feu à l’intérieur, mais tant qu’il n’y a pas de feu, ce
n’est pas une lanterne.

D’où vient le feu ? Le feu, c’est le Réel. Ça met le feu à tout, le Réel je dis... Mais
c’est un feu froid.
Le feu qui brûle est un masque, si je puis dire, du Réel. Le Réel en est à chercher
de l’autre côté, du côté du zéro absolu.
On y est arrivé, quand même à ça. Pas de limite à ce qu’on peut imaginer
comme haute température.
Pas de limite imaginable pour l’instant. La seule chose qu’il y ait de Réel, c’est la
limite du bas.
C’est ça que j’appelle quelque chose d’orientable. C’est pourquoi le Réel l’est.

Il y a une orientation, mais cette orientation n’est pas un sens. Qu’est-ce que ça
veut dire ?

308
Ça veut dire que je reprends ce que j’ai dit la dernière fois, en suggérant que le
sens, c’est peut-être l’orientation,
mais l’orientation n’est pas un sens, puisqu’elle exclut le seul fait de la copulation
du Symbolique et de l’Imaginaire
en quoi consiste le sens. L’orientation du Réel, dans mon ternaire à moi, forclot le
sens.

Je dis ça parce que on m’a posé la question hier soir de savoir s’il y avait
d’autres forclusions que celle qui résulte
de la forclusion du Nom-du-Père. Il est bien certain que la forclusion, ça a
quelque chose de plus radical.
Puisque le Nom-du-Père c’est quelque chose, en fin de compte, de léger. Mais il
est certain que c’est là que ça peut servir, au lieu de la forclusion du sens par
l’orientation du Réel, ben nous n’en sommes pas encore là.

Il faut se briser, si je puis dire, à un nouvel Imaginaire concernant le sens. C’est ce


que j’essaie d’instaurer avec mon langage. Ce langage a l’avantage de parier sur
la psychanalyse en tant que j’essaie de l’instituer comme discours,
c’est-à-dire comme le semblant le plus vraisemblable.

C’est un exemple en somme - la psychanalyse - rien de plus, de court-circuit


passant par le sens,
le sens comme tel que j’ai défini tout à l’heure de la copulation, en somme, du
langage...
puisque c’est de ça que je supporte l’Inconscient
...de la copulation du langage avec notre propre corps.

Il faut vous dire que dans l’intervalle j’ai été entendre Jacques Aubert...
quelque part où vous n’étiez pas conviés
...et que là j’ai fait quelques réflexions sur l’ego, ce que les Anglais appellent l’ego,
et les Allemands l’Ich.

L’ego c’est un truc, c’est un truc à propos de quoi j’ai cogité [Sic].
J’ai cogité autour d’un nœud, un nœud qu’a cogité lui-même un mathématicien
qui n’a d’autre nom que Milnor.
Il a inventé quelque chose, à savoir une idée de chaîne, il appelle ça, en anglais
link.

309
Il faut que je dessine ça autrement parce que c’est de ça qu’il s’agit. Ça c’est un
nœud. Je le refais, parce que, bien entendu, comme chaque fois que je dessine un
nœud, j’ai cafouillé, c’est pas la première fois que ça m’arrive devant vous.
Voilà, c’est correct dans le bas.

Vous devez voir que ça, c’est noué.

Mais supposez, dit Milnor, que vous vous donniez cette permission que dans
une chaîne quelconque...
celle-là : chaîne à deux éléments
...que dans une chaîne quelconque un même élément puisse se traverser lui-
même.

Alors, vous obtenez ceci :

qui vous montre tout de suite, que du fait qu’un élément puisse se traverser lui-
même,
il en résulte que ce qui était au-dessus ici est là en-dessous : il n’y a plus de
nœud...
il y en a, bien sûr, une quantité d’autres exemples
...il n’y a plus de link.

Ce que je propose à votre astuce, c’est ceci : de remarquer que si - dans le


premier nœud - vous doublez chacun
des éléments de ladite chaîne, c’est-à-dire qu’au lieu d’en avoir un ici, vous en
ayez deux ayant la même circulation
et que vous en fassiez de même pour ici :

310
il ne sera plus vrai, aussi invraisemblable que cela puisse vous paraître...
et vous le contrôlerez j’espère, je n’ai pas apporté mes dessins de sorte que,
comme d’autre part je n’ai fait mettre ici qu’un papier blanc, je ne me risquerai
pas à vous montrer comment ceci se tortille
...il suffit qu’il y en ait deux...
ce qui pourtant semble ne pas faire objection, puisque un - une boucle en huit -
si elle se traverse elle-même,
se libère aisément - du circulaire ou de l’ovale tel que je l’ai dessiné - se libère aisé-
ment quand ce huit en question
se traverse lui-même
...pourquoi ça ne serait-il pas aussi vrai quand il y en a deux ? Je dis deux huit et
deux ovales.

Il n’en reste pas moins que…


vous le contrôlerez j’espère, j’y reviendrai la prochaine fois
…non seulement il y a un obstacle, mais il est radicalement impossible de séparer les
quatre éléments.

Là-dessus, il faut que je dise que je ne peux pas tracer tous les algorithmes que
j’ai énoncés du type : S de A barré [S(A)].
Que veut dire que je proteste, dans mon séminaire Encore, paraît-il...
parce que bien sûr je le lis jamais, c’est les autres qui le lisent
...contre l’équivalence donnée, paraît-il par certains - je l’avais totalement oublié
- du S(A) avec la fonction Φ...
je dis, non pas le petit φ mais le grand Φ
...qui est une fonction, comme l’implique ce que j’ai indiqué, à savoir qu’il existe un
x pour qui cette fonction est négative : : §.

Bien sûr, l’idéal du mathème est que tout se corresponde. C’est bien en quoi le
mathème - au Réel - en rajoute.
Car contrairement à ce qu’on s’imagine - on ne sait pourquoi - ce n’est pas la
fin du Réel.

311
Comme je l’ai dit tout à l’heure, nous ne pouvons atteindre que « des bouts de
Réel ».

Le Réel - celui dont il s’agit dans ce qu’on appelle ma pensée - le Réel est toujours
un bout, un trognon.
Un trognon certes autour duquel la pensée brode, mais son stigmate, à ce Réel
comme tel, c’est de ne se relier à rien.
C’est tout du moins comme ça que je le conçois le Réel.

Et ses petites émergences historiques... il y a un jour, un nommé Newton qui a


trouvé un bout de Réel,
ça a foutu salement les foies à tous ceux qui pensaient, nommément à un
certain Kant,
et dont on peut dire que de Newton il a fait une maladie.
Et d’ailleurs tout le monde, tous les êtres pensants de l’époque en ont fait une,
chacun à leur façon.
Ça a plu, non seulement sur les hommes, mais sur les femmes.

Madame du Chatelet22 a écrit tout un bouquin sur le Newtonian System, où ça


déconne à plein tuyaux.
C’est tout de même extraordinaire que quand on atteint un bout de Réel, ça
fasse cet effet.
Mais c’est de là qu’il faut partir. C’est le signe même de ce qu’on a atteint le
trognon.

J’essaie de vous donner un bout de Réel, à propos de ce dans quoi, dans la peau
de quoi nous sommes,
à savoir la peau de cette histoire incroyable, enfin, qu’est l’espèce humaine,
et je vous dis qu’il n’y a pas de rapport sexuel, mais c’est de la broderie.

C’est de la broderie parce que ça participe du oui ou non.


Du moment que je dis « il n’y a pas » c’est déjà très suspect.
C’est suspect de n’être pas vraiment un bout de Réel.

Le stigmate du Réel c’est de se relier à rien. J’ai déjà dit ça tout à l’heure.
Là où on se reconnaît, c’est seulement dans ce qu’on a.

On ne se reconnaît jamais...

22
Madame Du Châtelet (1706-1749) : Discours sur le bonheur.
312
c’est impliqué par ce que j’avance, c’est impliqué par le fait reconnu par Freud
qu’il y a de l’Inconscient
...on ne se reconnaît jamais dans ce qu’on est. C’est le premier pas de la
psychanalyse.

Parce que ce qu’on est, est de l’ordre - quand on est homme - est de l’ordre de
la copulation,
c’est-à-dire de ce qui détourne ladite copulation dans la non moins dite - et
significativement - dans la non moins dite copule constituée par le verbe être.

Le langage trouve, dans son infléchissement vers la copule, la preuve qu’il est
une voie de détour, tout à fait « vessie »,
c’est-à-dire obscur. Et obscur n’est là qu’une métaphore, parce que si nous
avions un bout de Réel,
nous saurions que la lumière n’est pas plus obscure que les ténèbres, et
inversement.

La métaphore « copule » n’est pas une preuve en soi. C’est la façon qu’a
l’inconscient de procéder. Il ne donne que des traces. Et des traces, non seulement
qui s’effacent toutes seules, mais que tout usage de discours tend à effacer,
le discours analytique comme les autres.

Vous-même ne songerez qu’à gommer les traces du mien de discours, puisque


c’est moi qui - ce discours - ai commencé par lui donner son statut, son statut à
partir du « faire semblant » de l’objet(a) :

soit, en fin de compte de ce que je nomme, de ce que l’homme se mette en


place de l’ordure qu’il est.
Du moins aux yeux d’un psychanalyste qui a une bonne raison de le savoir,
c’est que lui-même se met à cette place.
Il faut en passer par cette ordure décidée pour, peut-être, retrouver quelque
chose qui soit de l’ordre du Réel.

Mais vous voyez, j’emploie le mot « retrouver ».

313
Retrouver est un glissement déjà, comme si tout de cet ordre avait déjà été
trouvé. C’est là le piège de l’Histoire.
L’Histoire est le plus grand des fantasmes, si on peut s’exprimer ainsi : derrière
l’Histoire,
l’Histoire des faits auxquels s’intéressent les historiens, il y a le mythe. Et le
mythe est toujours captivant.

À preuve, que Joyce après avoir soigneusement témoigné du sinthome, du


sinthome de Dublin, qui ne prend âme
que du sien à lui, ne manque pas - chose fabuleuse ! - de tomber dans le mythe
Vico qui soutient le Finnegan’s Wake.

La seule chose qui l’en préserve, c’est que quand même Finnegan’s Wake se
présente comme un rêve.
Non seulement un rêve mais il désigne que Vico est un rêve, tout autant en fin
de compte que les babochages
de Madame Blavatsky, le Mahanvantara et tout ce qui s’ensuit, l’idée d’un
rythme où j’ai moi-même rechu,
si je puis dire, dans mon « retrouver » de plus haut.

On ne retrouve pas...
ou bien c’est désigner qu’on ne fait jamais que tourner en rond
...on trouve !

Le seul avantage de ce « retrouver », c’est de mettre en valeur ce que j’indique :


qu’il ne saurait y avoir progrès, qu’on tourne en rond.
Mais il y a peut-être quand même une autre façon de l’expliquer qu’il n’y ait pas
de progrès.
C’est qu’il n’y a pas de progrès que marqué de la mort.
Ce que Freud souligne de cette mort - si je puis m’exprimer ainsi - de la « trieber
», d’en faire un Trieb.

Ce qu’on a traduit en français par - je sais pas pourquoi - la pulsion, la pulsion de


mort,
on n’a pas trouvé une meilleure traduction alors qu’il y avait le mot « dérive ».

La pulsion de mort c’est le Réel en tant qu’il ne peut être pensé que comme
impossible,
c’est-à-dire que chaque fois qu’il montre le bout de son nez, il est impensable.
Aborder à cet impossible ne saurait constituer un espoir.
314
Puisque cet impensable c’est la mort, dont c’est le fondement de Réel qu’elle ne
puisse être pensée.

L’incroyable c’est que Joyce, qui avait le plus grand mépris de l’Histoire...
en effet futile, qu’il qualifie de cauchemar, de cauchemar dont le caractère
est de lâcher sur nous les grands mots dont il souligne qu’ils nous font tant de
mal
...n’ait pu trouver, enfin, que cette solution : écrire Finnegan’s Wake.

Soit un rêve qui, comme tout rêve, est un cauchemar, même s’il est un
cauchemar tempéré. À ceci près, dit-il...
et c’est comme ça qu’est fait ce Finnegan’s Wake
...c’est que le rêveur n’y est aucun personnage particulier, il est le rêve même.

C’est en ça, c’est en ça que Joyce glisse au Jung, glisse à l’inconscient collectif,
dont il y a pas meilleure preuve que Joyce, que l’inconscient collectif c’est un
sinthome.
Car on ne peut dire que Finnegan’s Wake, dans son imagination, ne participe pas
à ce sinthome.

Alors, ce qui est le signe de mon empêtrement, c’est bien Joyce, c’est bien
Joyce justement en tant que ce qu’il avance...
et avance d’une façon tout à fait spécialement artiste : il sait y faire
...c’est le sinthome. Et sinthome tel qu’il y ait rien à faire pour l’analyser.

J’ai dit ça récemment : un catholique...


un catholique de bonne roche, comme était Joyce, qui n’a jamais pu faire qu’il
ait pas été sainement élevé par les jésuites... un catholique, un vrai de vrai...
mais bien sûr, il y en a pas un de vrai ici, bien sûr,
vous n’avez pas été élevés chez les Jésuites, n’importe qui d’entre vous !
...ben, un catholique est inanalysable. [Rires]

Là-dessus, il y a quelqu’un qui m’avait fait remarquer que j’avais dit la même
chose des Japonais [Rires].
C’est Jacques-Alain Miller, bien sûr, qui n’a pas perdu cette occasion.
Ben, je le maintiens. Je le maintiens, c’est pas pour la même raison.

Mais depuis, depuis cette « soirée Jacques Aubert » ...


à laquelle vous n’étiez pas conviés [Rires]
...depuis cette soirée Jacques Aubert, j’ai vu un film, un film japonais lui aussi...
315
c’était dans une petite salle où vous pouviez pas y être conviés
...un film...
pas plus que chez Jacques Aubert
...et puis, je n’aurais pas voulu donner de mauvaises idées.

J’ai quand même extrait quelques personnes de mon École, qui assistaient à ce
film et qui en ont été, comme moi...
je suppose, enfin, c’est ce dont je me suis servi comme terme pour dire l’effet
que ça m’avait fait
...j’ai été, à proprement parler soufflé.

J’ai été soufflé parce que c’est de l’érotisme...


je m’attendais pas à ça [Rires] en allant voir un film japonais
...c’est de l’érotisme féminin. Là, j’ai commencé à comprendre le pouvoir des
japonaises [Rires].

Il semble, à voir ce film23... un jour ou l’autre vous allez le voir, c’était une
représentation privée, mais j’espère quand même qu’on va donner le permis. Et
en faisant quelques mouvements de reptation, vous arriverez à le voir
dans des salles limitées.

Enfin, on vous demandera de montrer patte blanche, mais vous direz que vous
venez à mon séminaire par exemple. Oui !

L’érotisme féminin semble y être porté...


je m’en vais pas - simplement sur un film - faire une ligne de partage
...semble porté à son extrême. Et cet extrême est le fantasme - ni plus ni moins
- de tuer l’homme.

Mais même ça ne suffit pas. Il faut qu’après l’avoir tué... On va plus loin.
Après - pourquoi après ? Là est le doute - après ce fantasme, la japonaise en
question, qui est une maîtresse femme,
c’est le cas de le dire - à son partenaire, lui coupe la queue. C’est comme ça que
ça s’appelle.
On se demande pourquoi elle ne la lui coupe pas avant.

23
« L’empire des sens » (1976), film de Nagisa Ōshima, titre japonais : (Ai no corrida) : La
Corrida de l’amour.
316
On sait bien que c’est un fantasme, d’autant plus que je sais pas comment ça se
passe après la mort,
mais il y a beaucoup de sang dans le film. Je veux bien que les corps caverneux
soient bloqués mais... après tout j’en sais rien. Il y a là un point que j’ai appelé
tout à l’heure « de doute ».

Et c’est là qu’on voit bien que la castration, ce n’est pas le fantasme. Elle n’est
pas si facile à situer...
je parle : dans la fonction qui est la sienne dans l’analyse
...elle n’est pas facile à situer, puisqu’elle peut être fantasmatisée.
C’est bien en quoi je reviens à mon Φ, mon grand Φ là, qui peut aussi bien être
la première lettre du mot fantasme.

Cette lettre situe les rapports de ce que j’appellerai une fonction de phonation...
c’est là l’essence du Φ, contrairement à ce qu’on croit
...une fonction de phonation qui se trouve être substitutive du mâle - dit « homme »,
comme tel – avec...
c’est là ce contre quoi je m’élevais c’est que la substitution de ce Φ au signifiant,
que je n’ai pu supporter que d’une lettre compliquée de notation
mathématique, à savoir ce que j’ai écrit en dessous, là
...S de A barré, S(A) c’est tout autre chose.

Ça n’est pas ce avec quoi l’homme fait l’amour, c’est-à-dire en fin de compte
avec son inconscient, et rien de plus.
Pour ce que fantasme la femme...
si c’est bien là ce que nous a présenté le film
...c’est bien quelque chose qui de toute façon empêche la rencontre.

Mais S(A) qu’est-ce que ça veut dire ?


Ça veut dire que si le truchement, autrement dit l’instrument dont on opère...
on opère avec cet instrument pour la copulation
...si cet instrument est bien - comme c’est patent - à mettre au rancard,
c’est pas du même ordre que ce dont il s’agit dans mon S(A).

C’est parce qu’il n’y a pas d’Autre, non pas là où il y a suppléance...


à savoir l’Autre comme lieu de l’inconscient,
ce dont j’ai dit que c’est avec ça que l’homme fait l’amour, en un autre sens du
mot avec, c’est ça le partenaire
...mais ce que veut dire ce grand S de grand A comme barré [S(A)]...
317
et je m’excuse de n’avoir pas eu autre chose que la barre dont me servir
...il y a une barre que n’importe quelle femme sait sauter, c’est la barre entre le
signifiant et le signifié...
comme - je l’espère - vous l’a prouvé le film à quoi j’ai fait allusion tout à
l’heure
...mais il y a une autre barre qui consiste à barrer...
à savoir, elle est comme cette barre-ci : . !.
Je regrette de ne l’avoir pas fait de la même façon, d’ailleurs,
c’est comme ça que ça aurait été le plus exemplaire
...elle dit que : il n’y a pas d’Autre, d’Autre qui répondrait comme partenaire.

La toute nécessité de l’espèce humaine étant qu’il y ait un Autre de l’Autre...


c’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu
...mais dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement « La femme ».

La seule chose qui permette de la désigner comme La...


puisque je vous ai dit que « La femme » n’ex-sistait pas,
et j’ai de plus en plus de raisons de le croire, surtout après avoir vu ce film
...la seule chose qui permette de supposer La femme, c’est que - comme Dieu -
elle soit pondeuse.

Seulement c’est là le progrès que l’analyse nous fait aire, c’est de nous
apercevoir...
qu’encore que le mythe la fasse toute sortir d’une seule mère - à savoir
d’Ève
...ben, il n’y a que des pondeuses particulières.

Et c’est en quoi j’ai rappelé dans le séminaire Encore, paraît-il, ce que voulait
dire cette lettre compliquée,
à savoir le signifiant de ceci : « qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Voilà, tout
ce que je vous raconte là n’est que sensé.
Et à ce titre plein de risques de se tromper, comme toute l’Histoire le prouve :
on n’a jamais fait que ça.

Si je prends les mêmes risques, c’est bien plutôt pour vous préparer à ce que je
pourrais vous dire d’autre.
En essayant de faire une « foliesophie », si je puis dire, moins sinistre que ce
qu’est le Livre dit de la Sagesse, dans la Bible.

Quoiqu’après tout, c’est ce qu’on peut faire de mieux, pour fonder...


318
je vous en reconseille la lecture, elle est sobre et du meilleur ton.
Les catholiques la font pas souvent cette lecture, il faut dire.
On peut même dire que le catholicisme a consisté pendant des siècles
à ce que on empêche les tenants de lire la Bible
...mais pour fonder la « Sagesse » sur le manque, qui est la seule fondation qu’elle
puisse avoir,
c’est vraiment pas mal du tout, c’est gratiné.

Arriverai-je à vous dire - il faudrait pas que ce soit seulement un rêve -


arriverai-je à vous dire ce qui s’appellerait
« un bout de Réel », au sens propre du mot « bout », que j’ai précisé tout à l’heure.

Pour l’instant, on peut dire que Freud lui-même n’a fait que du sensé, et que ça
m’ôte tout espoir.
C’est pas pour autant une raison, non pas pour que je l’espère, mais pour que je
le fasse réellement un jour.

Voilà. En voilà assez pour aujourd’hui !

319
13 Avril 1976

Table des matières

D’habitude, j’ai quelque chose à vous dire. Mais je souhaiterais comme ça,
aujourd’hui...
je souhaiterais parce que j’ai une occasion : c’est le jour de mon anniversaire
[applaudissements]
...je souhaiterais que je puisse vérifier si je sais ce que je dis. Malgré tout, dire,
ça vise à être entendu.
Je voudrais vérifier, en somme, si je ne me contente pas de parler pour moi.
Comme tout le monde le fait, bien sûr.
Si l’inconscient a un sens, c’est bien ça. Je dis : « si l’inconscient a un sens... »

Je préférerais donc que - aujourd’hui - quelqu’un...


je ne demande pas des merveilles, je ne demande pas du tout que l’étincelle
jaillisse
...j’aurais aimé sans doute que quelqu’un écrive quelque chose qui en somme
justifierait cette peine que je me donne
depuis environ vingt-deux ans, un peu plus.

La seule façon de le justifier ça serait que quelqu’un invente quelque chose qui
puisse, à moi, me servir.
Je suis persuadé que c’est possible.

J’ai inventé ce qui s’écrit comme : « le Réel ».


Naturellement, il ne suffit pas de l’écrire Réel, parce que pas mal de gens l’on
fait avant moi.
Mais ce Réel, je l’ai écrit sous la forme de ce que on appelle le nœud borroméen,
qui n’est pas un nœud, qui est une chaîne, une chaîne ayant certaines
propriétés.

320
Et sous la forme minimale sous laquelle j’ai tracé cette chaîne, il en faut au
moins trois : le Réel c’est ça.
C’est ça qui consiste à appeler un de ces trois : Réel. Ça veut dire là qu’il y a trois
éléments.
Et que ces trois éléments, en somme, tels qu’ils sont dits noués - en réalité
enchaînés - font métaphore.

Ça n’est rien de plus, bien sûr, que métaphore de la chaîne.


Comment se peut-il qu’il y ait une métaphore de quelque chose qui, qui n’est
que nombre ?
Cette métaphore on l’appelle, à cause de ça, « le chiffre ».
Il y a un certain nombre de façons de tracer ces chiffres, enfin, la façon la plus
simple c’est celle que j’ai appelée du trait unaire :
de faire un certain nombre de traits, ou de points d’ailleurs, et ça suffit à
indiquer un nombre.

Il y a quelque chose d’important, c’est que ce qu’on appelle « l’énergétique », ça


n’est rien d’autre que la manipulation
d’un certain nombre de nombres, un certain nombre de nombres d’où on
extrait un nombre constant. C’était ça à quoi Freud...
se référant à la science, à la science telle qu’on la concevait de son
temps
...à quoi Freud se référait, c’est-à-dire qu’il n’en faisait qu’une métaphore.

L’idée d’une énergétique psychique, il ne l’a jamais vraiment, vraiment fondée.


Il n’aurait même pas pu en tenir la métaphore avec quelque vraisemblance.
L’idée d’une constante, par exemple, liant le stimulus à ce qu’il appelle « la
réponse », est quelque chose de tout à fait insoutenable.

Dans la métaphore de la chaîne, de la chaîne borroméenne, je dis que j’ai inventé


quelque chose.
Qu’est-ce que c’est qu’inventer ? Est-ce que c’est une idée ?

Que ceci ne vous empêche pas quand même, d’essayer dans un instant de me
poser une question qui me récompense.
Qui me récompense non pas de l’effort que je fais pour l’instant parce que,
justement ce que je pense pour l’instant,
c’est que ce que je vous dis, pour l’instant, n’a pas beaucoup de chance
d’obtenir une réponse.

321
Est-ce que c’est une idée, cette idée du Réel ?
J’entends : telle qu’elle s’écrit dans ce qu’on appelle le nœud borroméen, qui - je
le souligne - est une chaîne. C’est pas une idée !

C’est pas une idée qui se soutienne parce que c’est en somme là qu’on touche
que l’idée, l’idée qui vient comme ça, l’idée qui vient quand on est couché,
parce qu’en fin de compte c’est ça l’idée - au moins réduite à sa valeur analy-
tique - c’est une idée qui vous vient quand on est couché. Qu’on soit couché ou
debout, l’effet de chaîne qu’on obtient par l’écriture ne se pense pas aisément.
Je veux dire que, à mon expérience tout au moins, il n’est pas du tout aisé de
dire comment une chaîne, une chaîne composée d’un certain nombre
d’éléments - même à les réduire à trois - ça ne s’imagine pas facilement, ça ne
s’écrit pas facilement.
Et il vaut mieux y être rompu d’avance pour être sûr de réussir à en donner
l’écriture.
C’est très exactement ce dont vous avez eu mille fois le témoignage par moi--
même, dans des erreurs - les lapsus de plume –
que j’ai faites cent fois devant vous en essayant de faire - quoi ? - de faire une
écriture qui symbolise cette chaîne.

Je considère que d’avoir énoncé, sous la forme d’une écriture le Réel en


question, a la valeur de ce qu’on appelle généralement
« un traumatisme ». Non pas que ç’ait été ma visée de traumatiser quiconque,
surtout de mes auditeurs,
auxquels je n’ai aucune raison d’en vouloir au point de leur causer ce qu’on
appelle généralement un traumatisme.

Disons que c’est un forçage. Un forçage d’une nouvelle écriture.


Une écriture qui, par métaphore, a une portée qu’il faut bien appeler symbolique.
C’est un forçage d’un nouveau type, si je puis dire, d’idée qui n’est pas une idée
qui fleurit, en quelque sorte spontanément,
du seul fait de ce qui fait sens en somme, c’est-à-dire de l’Imaginaire.

Ce n’est pas non plus que ce soit quelque chose de tout à fait étranger. Je dirai
même plus, c’est ça qui rend sensible,
qui fait toucher du doigt - mais de façon tout à fait illusoire - ce que peut être
ce qu’on appelle « la réminiscence ».

La réminiscence consiste à imaginer à propos de quelque chose qui fait


fonction d’idée, mais qui n’en est pas une,
322
on s’imagine qu’on se la « réminisce », si je puis m’exprimer ainsi.
C’est en ça que les deux fonctions sont distinguées dans Freud...
parce que il avait le sens des distinctions
...c’est en ça que la réminiscence est distincte de la remémoration.

La remémoration, c’est évidemment quelque chose que Freud à tout à fait


forcé. Qu’il a forcé grâce au terme « impression ».
Il supposait que dans le système nerveux, il y avait des choses qui
s’imprimaient.
Et ces choses qui s’imprimaient dans le système nerveux, il les pourvoit de
lettres, ce qui est déjà trop dire,
parce que il n’y a aucune raison qu’une impression se figure comme ce quelque
chose de si déjà éloigné de l’impression qu’est une lettre.
Parce que une lettre, il y a déjà un monde entre une lettre et un symbole
phonologique.

L’idée dont Freud porte le témoignage dans l’Esquisse, en figurant par des
réseaux, des réseaux,
bien sûr que ces réseaux, c’est peut-être ce qui m’a incité à leur donner une
nouvelle forme plus rigoureuse,
c’est-à-dire à faire de ces réseaux quelque chose qui s’enchaîne, au lieu de
simplement se tresser.

La remémoration à proprement parler, c’est faire entrer...


et c’est certain que ce n’est pas facile - je pense que je vous en ai donné le
témoignage –
ce n’est pas facile de faire entrer la chaîne ou le nœud mis sous le patronage des
Borromée
...c’est pas facile de le faire entrer dans ce qui est déjà là...
les lapsus que j’ai faits, fréquents, en essayant de les tracer sur quelque chose
comme ce bout de papier, en sont la preuve
...quelque chose qui est déjà là et qui se nomme le savoir.

J’ai essayé d’être rigoureux en faisant remarquer que ce que Freud supporte
comme l’inconscient suppose toujours un savoir,
et un savoir parlé, comme tel. Que c’est le minimum que suppose le fait que
l’inconscient puisse être interprété.
Il est entièrement réductible à un savoir. Après quoi, il est clair que ce savoir
exige au minimum deux supports, n’est-ce pas,
qu’on appelle termes, en les symbolisant de lettres.
323
D’où mon écriture du savoir comme se supportant de S - non pas à la
deuxième puissance - de S avec cet indice qui le supporte, cet indice d’un petit 2
dans le bas - ça n’est pas le S au carré - c’est le S « supposé être 2 » : S2.
La définition que je donne de ce signifiant, comme tel - et que je supporte du S
indice 1 : S1 - c’est de représenter un sujet,
comme tel, et de le représenter vraiment. Vraiment veut dire dans l’occasion :
conformément à la réalité.
Le Vrai est dire conforme à la réalité. La réalité qui est dans l’occasion ce qui
fonctionne, ce qui fonctionne vraiment.
Mais ce qui fonctionne vraiment n’a rien à faire avec ce que je désigne du Réel.

C’est une supposition tout à fait précaire que mon Réel...


faut bien que je me le mette à mon actif
...que mon Réel conditionne la réalité, la réalité de votre audition par exemple.

Il y a là un abîme dont on est loin de pouvoir assurer qu’il se franchit. En


d’autres termes, l’instance du savoir...
que Freud renouvelle, je veux dire rénove sous la forme de l’inconscient
...est une chose qui ne suppose pas du tout obligatoirement le Réel dont je me
sers.

J’ai véhiculé beaucoup de ce qu’on appelle Chose freudienne. J’ai même intitulé
une chose que j’ai écrite La Chose freudienne.
Mais dans ce que j’appelle le Réel, j’ai inventé. J’ai inventé quelque chose, non
pas parce que... Ça s’est imposé à moi,
peut-être qu’il y en a qui se souviennent comment, et à quel moment a surgi ce
fameux nœud qui est tout ce qu’il y a de plus figuratif.
C’est le maximum qu’on puisse en figurer, de dire que à l’Imaginaire et au
Symbolique, c’est-à-dire à des choses qui sont
très étrangères, le Réel - lui - apporte l’élément qui peut les faire tenir ensemble,
c’est quelque chose dont je peux dire
que je le considère comme n’étant rien de plus que mon symptôme.

Je veux dire que...


si tant est que il y ait ce qu’on puisse appeler une élucubration freudienne
...que c’est ma façon à moi de porter à son degré de symbolisme, au second
degré, c’est dans la mesure où Freud a articulé l’inconscient que j’y réagis, mais

324
déjà nous voyons là que c’est une façon de porter le sinthome lui-même au
second degré.

C’est dans la mesure où Freud a vraiment fait une découverte...


et à supposer que cette découverte soit vraie
...qu’on peut dire que le Réel est ma réponse symptomatique.

Mais la réduire à être symptomatique n’est évidemment pas rien.


La réduire à être symptomatique, c’est aussi réduire toute « invention » au sinthome.

Changeons de place : à partir du moment où on a une mémoire :

– a-t-on une mémoire ?


– Peut-on dire qu’on fasse plus à dire qu’on l’a, que d’imaginer qu’on l’a, d’imaginer
qu’on en dispose ?
Je devrais dire qu’on en « dire-s-pose » : on a à dire.

Et c’est en quoi la langue - la langue que j’ai appelée lalanglaise - a toutes sortes
de ressources : « I have to tell ».
J’ai à dire : c’est comme ça que on traduit. C’est d’ailleurs un anglicisme. Mais
qu’on puisse dire non seulement « have » mais « awe » (a,w,e) : « I awe to tell »
donne le glissement : « j’ai à dire » devient « je dois dire ».
Et qu’on puisse, dans cette langue, mettre l’accent sur le verbe d’une façon telle
qu’on puisse dire :
« I do make », j’insiste en somme sur le fait que par ce « making », il n’y a que
fabrication.

Qu’on puisse également séparer la négation sous cette forme qu’on dise :
– « I don’t », ce qui veut dire je m’abstiens de faire quelque chose,
– « I don’t talk », « Je ne choisis pas de parler »,
de parler quoi ? Dans le cas de Joyce, c’est le gaëlique !

Ceci suppose, implique qu’on choisit de parler la langue qu’on parle


effectivement. En fait, on ne fait que s’imaginer la choisir.
Et ce qui résout la chose, c’est que cette langue, en fin de compte on la crée.
On crée une langue pour autant qu’à tout instant on lui donne sens.
Il n’est pas réservé aux phases où la langue se crée : à tout instant on donne un
petit coup de pouce,
sans quoi la langue serait pas vivante, elle est vivante pour autant qu’à chaque
instant on la crée.
325
C’est en cela qu’il n’y a pas d’inconscient collectif, qu’il n’y a que des
inconscients particuliers,
pour autant que chacun, à chaque instant, donne un petit coup de pouce à la
langue qu’il parle.

Donc, il s’agit pour moi de savoir si je ne sais pas ce que je dis comme vrai.
C’est à chacun de ceux qui sont ici de me dire comment vous l’entendez. Et
spécialement sur ceci :
que quand je parle... parce qu’après tout ce n’est pas sûr que ce que je dise du
Réel soit plus que de parler à tort et à travers.

Dire que le Réel est un sinthome - le mien - n’empêche pas que l’énergétique,
dont j’ai parlé tout à l’heure, le soit moins.
Quel serait le privilège de l’énergétique, si ce n’est que, on l’a...
à condition de faire les bonnes manipulations, les manipulations conformes à un
certain enseignement mathématique
... on trouve toujours un nombre constant.

Mais on sent bien à tout instant que c’est une exigence, si on peut dire,
préétablie.
C’est-à-dire que... il faut qu’on obtienne la constante. Et que c’est ça qui
constitue en soi l’énergétique.
C’est que, il faut trouver un truc pour trouver la constante.
Le truc convenable, celui qui réussit, est supposé conforme à ce qu’on appelle
la réalité.

Mais je fais distinction de cet organe, si je puis dire...


de cet organe qui n’a absolument rien à faire avec un organe charnel
... je fais tout à fait distinction de cet organe...
par quoi Imaginaire et Symbolique sont, comme on dit, noués,
... je fais tout à fait distinction de ce supposé Réel, par rapport à ce qui sert à
fonder la science de la réalité.

Le Réel dont il s’agit est illustré par ce nœud mis à plat, est illustré du fait que
dans ce nœud mis à plat,
j’y montre un champ comme essentiellement distinct du Réel, qui est le champ
du sens.
À cet égard, on peut dire que le Réel a et n’a pas un sens au regard de ceci : c’est
que le champ en est distinct.
326
Que le Réel n’ait pas de sens, c’est ce qui est figuré par ceci :

c’est que le sens est là, et que le Réel est là, et qu’ils ne sont pas... qu’ils sont
distincts comme champs notamment.

Le frappant est ceci : c’est que le Symbolique se distingue d’être spécialisé, si l’on
peut dire, comme trou.
Mais que le vrai trou est ici. Il est ici où se révèle que : il n’y a pas d’Autre de
l’Autre.
Que ça serait là la place...
de même que le sens c’est l’Autre du Réel
... que ce serait là sa place, mais qu’il n’y a rien de tel.

À la place de l’Autre de l’Autre, il n’y a aucun ordre d’existence. C’est bien en


quoi je peux penser
– que le Réel, lui non plus, est en suspens si l’on peut dire,
– que le Réel peut être ce à quoi je l’ai réduit, sous forme de question, à savoir à
n’être qu’une réponse à l’élucubration de Freud, dont on peut dire que tout de même
elle répugne à l’énergétique, qu’elle est tout à fait en l’air au regard de cette
énergétique,
et que la seule conception qui puisse y suppléer, à ladite énergétique, c’est celle
que j’ai énoncé sous le terme de Réel.

Voilà !

327
QUESTIONS

Question I

– « Si la psychanalyse est un symptôme, qu’est-ce vous faites... est-ce que ce que vous faites
avec votre nœud et vos mathomes... [lapsus de Lacan]
...et vos mathèmes [Rires] ...Si la psychanalyse - me pose-t-on comme question -
est un sinthome…
je n’ai pas dit que la psychanalyse était un sinthome
...est-ce que ce que vous faites avec votre nœud et vos mathèmes, ce n’est pas déchiffrer,
avec la conséquence d’en dissiper la signification ? »

Je ne pense pas que la psychanalyse soit un sinthome.

Je pense que la psychanalyse est une pratique dont l’efficacité, malgré tout
tangible, implique que je fasse ce qu’on appelle mon nœud...
à savoir ce nœud triple
... implique ceci pour moi.

Et c’est en ça que je suspends cet abord de ce tiers qui se distingue de la réalité et


que j’appelle le Réel,
c’est en ça que je peux pas dire « je pense », puisque c’est une pensée encore tout
à fait fermée,
c’est-à-dire au dernier terme énigmatique.

La distinction du Réel par rapport à la réalité est quelque chose dont je suis pas
sûr que ça se confonde avec, je dirai
la propre valeur que je donne au terme Réel. Le Réel étant dépourvu de sens, je
ne suis pas sûr que le sens de ce Réel
ne pourrait pas s’éclairer d’être tenu pour rien moins que sinthome.

C’est là ce que, à la question qui m’est posée, je réponds.

C’est dans la mesure où je crois pouvoir, de quelque chose qui est une
topologie grossière, supporter ce qui est en cause,

328
à savoir la fonction même du Réel comme distingué - distingué par moi - de ce
que je crois pouvoir tenir avec certitude...
avec certitude parce que j’en ai la pratique
... du terme d’« Inconscient ».

C’est dans cette mesure...


et dans la mesure où l’Inconscient ne va pas sans référence au corps
... que je pense que la fonction du Réel peut en être distinguée.

Question II

– « Si selon la Genèse...
je vous lis les choses qu’on a eu la bonté de m’écrire, ce qui n’est pas plus
mal qu’autre chose,
étant donné ce que j’ai dit : que le Réel tient à l’écriture
Si selon la Genèse, traduite par André Chouraqui, Dieu créa - à l’homme - une aide, une
aide contre lui,
qu’en est-il du psychanalyste comme « aide contre » ?

Je pense qu’effectivement le psychanalyste ne peut pas se concevoir autrement


que comme un sinthome.
C’est pas la psychanalyse qui est un sinthome, c’est le psychanalyste.

C’est en ça que je répondrai à ce qui m’avait été posé comme question tout à
l’heure :
c’est que c’est le psychanalyste qui est en fin de compte une aide,
dont aux termes de la Genèse, on peut dire que c’est en somme un retourne-
ment,
puisqu’aussi bien l’Autre de l’Autre, c’est ce que je viens de définir à l’instant
comme là, le petit trou.
Que ce petit trou à lui tout seul puisse fournir une aide, c’est justement en ça
que l’hypothèse de l’Inconscient a son support.

L’hypothèse de l’Inconscient, Freud le souligne, c’est quelque chose qui ne peut


tenir qu’à supposer le Nom-du-Père.
Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu.

C’est en ça que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père on peut


aussi bien s’en passer :
on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir.
329
330
Question III

« Chaque acte de parole, coup de force d’un Inconscient particulier, n’est-il pas - me pose-t-
on la question - n’est-il pas collectivisation de l’Inconscient ? »

Mais c’est que si chaque acte de parole est un coup de force d’un Inconscient
particulier, il est tout à fait clair que
- comme nous en avons la théorie - chaque acte de parole peut espérer être un
dire. Et le dire aboutit à ce dont il y a la théorie,
la théorie qui est le support de toute espèce de révolution, enfin, c’est une
théorie de la contradiction. On peut dire des choses
très diverses, chacune étant à l’occasion contradictoire, et que de là il sorte une
réalité qu’on présume être révolutionnaire.

Mais c’est très précisément ce qui n’a jamais été prouvé.


Je veux dire que ce n’est pas parce qu’il y a du remue-ménage contradictoire que rien
en soit jamais sorti comme constituant une réalité. On espère qu’une réalité en
sortira, mais c’est bien ce qui ne s’est jamais avéré comme tel.

Question IV

– « Quelle limite assignez-vous au champ de la métaphore ? »

Ça, c’est une très bonne question. Ça n’est pas parce que la droite est infinie
qu’elle n’a pas de limite, car la question continue par :

« Sont-ils infinis - les champs de la métaphore - sont-ils infinis comme la droite,


par exemple ? »

Il est certain que le statut de la droite mérite réflexion.


Qu’une droite coupée soit assurément finie, comme ayant des limites, ne dit
pas pour autant qu’une droite infinie soit sans limite. C’est pas parce que le fini
a des limites qu’une droite infinie...
puisqu’elle peut être supposée comme ayant ce qu’on appelle un point à l’infini,
c’est-à-dire en somme faisant cercle
...ça n’est pas pour autant que la droite suffise à métaphoriser l’infini.
331
Ce que pose comme question cette question de la droite, c’est justement ceci :
c’est que la droite n’est pas droite.
Mis à part le rayon lumineux qui semble nous donner - et chacun sait qu’il ne
nous donne pas - une image.

Il ne nous donne pas, à condition de le supposer...


comme il semble bien, aux dernières nouvelles d’Einstein
...de le supposer flexible : il s’infléchit ce rayon lumineux, lui-même. Il
s’infléchit quoiqu’il donne à la courte portée
- à la nôtre de courte portée - quoiqu’il donne toute apparence de ne pas l’être,
à savoir de réaliser la droite.

Comment concevoir une droite qui, à l’occasion, se tord ? C’est évidemment un


problème que soulève ma question du Réel :
elle implique, en quelque sorte, qu’on puisse poser des questions comme - mon
Dieu - celle que Lénine posait.
À savoir que... il est dit, expressément formulé, qu’une droite pouvait être
tordue.

II l’a impliqué dans une métaphore qui était la sienne et qui se supportait de
ceci :
que même un bâton peut l’être, et qu’un bâton étant ce qu’on appelle
grossièrement l’image d’une droite,
un bâton peut être - du seul fait d’être bâton - tordu, et du même coup en
position de pouvoir être redressé.

Quel est le sens de ce « redressé » par rapport à l’usage que nous pouvons faire
dans le nœud borroméen
que j’ai déjà ici représenté comme deux droites y intervenant expressément :

C’est en effet la question : quelle peut être la définition de la droite en dehors


du support de ce qu’on appelle - à courte portée –

332
le rayon lumineux ? II n’y en a aucun autre que ce qu’on appelle le plus court
chemin d’un point à un autre.
Mais comment savoir quel est le plus court chemin d’un point à un autre ?
Question V

–« Je m’attends toujours à ce que vous jouiez sur les équivoques.


Vous avez dit : « Y a d’l’Un », vous nous parlez du Réel comme impossible.
Vous n’appuyez pas sur Un-possible. À propos de Joyce vous parlez de paroles imposées...
Vous n’appuyez pas sur le Nom-du Père, comme Un-posé. »

Lacan

Ça, c’est une chose qui est signée.


Qui est-ce qui s’attend toujours à ce que je joue sur les équivoques saintes ?
Je ne tiens pas spécialement aux équivoques saintes. Je crois que... il me semble
que je les démystifie.

Yad’lun. Il est certain que cet Un m’embarrasse fort. Je ne sais qu’en faire,
puisque, comme chacun sait, l’Un n’est pas un nombre.
Et même qu’à l’occasion je le souligne. Je parle du Réel comme impossible dans la
mesure où je crois justement que le Réel...
enfin... « je crois » : si c’est mon symptôme, dites-le moi
...où je crois que le Réel est, il faut bien le dire, sans loi.

Le vrai Réel implique l’absence de loi. Le Réel n’a pas d’ordre. Et c’est ce que je
veux dire, en disant que la seule chose que
- peut-être - j’arriverai un jour à articuler devant vous, c’est quelque chose qui
concerne ce que j’ai appelé « un bout de Réel ».

Question VI

– « Que pensez-vous du remue-ménage contradictoire qui s’effectue depuis quelques années en


Chine ? »

Lacan - J’attends. Mais je n’espère rien. [Rires]

Question VII

– « Le point se définit de l’intersection de trois plans. Peut-on dire qu’il est réel ? L’écriture
de traits, en tant qu’alignement de points... l’écriture, le trait en tant qu’alignement de
333
points sont-ils réels, au sens - je suppose que ça doit être écrit : au sens où vous
l’entendez ? »

C’est écrit : « au sens que vous l’entendez ». [Rires] Non, y a pas de quoi rire.
Il est certain que c’est une question qui vaut tout à fait la peine d’être posée :
que le point se définit de l’intersection de trois plans, et avec la question qui est
posée à son terme : « peut-on dire qu’il est réel ? ».

Comme certainement l’implication de ce que j’appelle la chaîne borroméenne


est qu’il n’y ait entre tout ce qui est consistant
dans cette chaîne, qu’il n’y ait à proprement parler aucun point commun, exclut
certainement le point comme tel, du Réel.
Parce que, qu’une figuration du Réel ne puisse se supporter que de cette
hypothèse qu’il n’y ait aucun point commun,
qu’il n’y ait aucun branchement, aucun « Y » dans l’écriture, implique certes que
le Réel ne comporte pas le point comme tel.

Je suis tout à fait reconnaissant.


Question VIII

– « Est-ce que le membre...


« Est-ce que le nombre - si j’ai bien compris [Rires] - le nombre constant dont vous parlez
a un rapport avec le phallus ou avec la fonction pallique ? »

Je ne pense, justement, absolument pas...


enfin « je pense » : pour autant que ma pensée est plus qu’un
symptôme
...je ne pense absolument pas en effet que le phallus puisse être un support
suffisant à ce que Freud concevait comme énergétique.
Et même, ce qui est tout à fait frappant, c’est qu’il ne l’ait jamais lui-même
identifié.

Quelqu’un m’écrit en chinois, ce qui est très très gentil. Quelqu’un m’écrit en
chinois... Non : en japonais !
Je veux dire que je reconnais des petits caractères. J’aimerais bien que la
personne qui m’a envoyé ce texte me le traduise.

Question IX

334
– « Est-ce que vous êtes anarchiste ? »

Lacan - Sûrement pas !

Question X

– « Quel peut être le statut d’une réponse faite à une élucubration à partir de laquelle elle se
définirait comme sinthome ? »

Il s’agit - dans ce que j’ai remarqué tout à l’heure - d’une élucubration qui est
celle de l’Inconscient.
Et vous vous êtes certainement aperçu qu’il fallait que je baisse le sinthome d’un
cran,
pour considérer qu’il était homogène à l’élucubration de l’Inconscient.
Je veux dire qu’il se figurait comme noué avec lui. Ce que j’ai supposé tout à
l’heure, c’est ceci :

C’est que je réduisais le sinthome qui est ici à quelque chose qui réponde, non
pas à l’élucubration de l’Inconscient,
mais à la réalité de l’Inconscient. Il est certain que même sous cette forme, ceci
implique un 3ème terme.
Un 3ème terme qui - ces 2 ronds - pour les appeler de leur nom : les ronds de
ficelle - les maintiennent séparés.

Alors, ce 3ème terme peut être ce qu’on veut.


Mais si le sinthome est considéré comme étant l’équivalent du Réel, ce 3ème terme
ne peut être dans l’occasion que l’Imaginaire.
Et après tout, on peut faire la théorie de Freud en faisant de cet Imaginaire, à
savoir du corps,
tout ce qui tient séparés les deux, l’ensemble que j’ai constitué ici par le nœud
du symptôme et du Symbolique.

Je vous remercie d’avoir envoyé... mis à part ceci :

335
Question XI

– « Votre cigare tordu est-il un symptôme de votre Réel ? » [Rires]

Lacan

Certainement ! Certainement !
Mon cigare tordu a le plus étroit rapport avec la question que j’ai posée sur la
droite, également tordue, du même nom.

336
11 Mai 1976

Table des matières

Bon, je commence cinq minutes plus tôt.


La dernière fois je vous ai fait en somme la confidence que la grève ça
m’arrangeait très bien.
Je veux dire que comme j’avais aucune envie de vous raconter quoi que ce soit
parce que j’étais moi-même embarrassé.
Est-ce que l’on entend ?
Parce que ça me serait très facile de trouver un autre prétexte [Rires], le prétexte
que ça ne marche pas par exemple !

Non pas que cette fois-ci je n’ai pas quelque chose à vous dire.
Mais enfin, il est certain que la dernière fois, j’étais trop empêtré là, entre mes
nœuds et Joyce,
pour que j’eusse la moindre envie de vous en parler.
J’étais embarrassé, maintenant je le suis un peu moins parce que, comme ça, j’ai
cru trouver des trucs, enfin des trucs transmissibles.

Je suis évidemment plutôt actif. Je veux dire que ça me provoque, la difficulté !


De sorte que pendant tous mes week-ends, je m’acharne à me casser la tête sur
quelque chose qui ne va pas de soi.
Il ne va pas de soi que j’ai trouvé ce qu’on appelle, enfin, le prétendu « nœud
borroméen ».
Et que j’essaie de forcer les choses, en somme.

Parce que Joyce il n’avait aucune espèce d’idée du nœud borroméen.


C’est pas qu’il n’ait pas fait usage du cercle et de la croix, on ne parle que de ça,
même.
Et un nommé Clive Hart 24, qui est un esprit éminent qui s’est consacré à
commenter Joyce,
en fait grand état de cet usage du cercle et de la croix, en fait grand usage dans le
livre qu’il a intitulé lui-même :

24
Clive Hart : « Structure and motif in Finnegans Wake », Faber and Faber, 1962 ; ou Northwestern
University Press, 1971(reprint).

337
« Structure in James Joyce », et tout spécialement à propos de Finnegan’s Wake.

Alors, la première chose que je peux vous dire, c’est ceci, c’est que l’expression
« faut le faire ! » a un style de maintenant.
Je veux dire que on l’a jamais autant dit. Et ça se loge tout naturellement dans
la fabrication de ce nœud : « il faut le faire ! ».
« Il faut le faire », ça veut dire quoi ? Ça se réduit à l’écrire. Ce qu’il y a de
frappant, de curieux, c’est que ce nœud, comme ça,
que je qualifie de borroméen - vous devez savoir pourquoi - est un appui à la
pensée.
C’est ce que je me permettrais d’illustrer du terme qu’il faut que j’écrive « appui
à l’appensée », ça permet d’écrire autrement la pensée.

C’est un appui à la pensée, ce qui justifie l’écriture que je viens de vous mettre
là sur cette petite feuille de papier blanc.
C’est un appui à la pensée, à l’appensée, mais c’est curieux qu’il la faille, cet appui,
si je puis m’exprimer ainsi.
C’est curieux que... qu’il faille l’écrire pour en tirer quelque chose.

Parce que il est tout à fait manifeste que ça n’est pas facile de se représenter
cette chaîne...
puisqu’il s’agit en réalité, non pas d’un nœud mais d’une chaîne
...cette chaîne borroméenne, ça n’est pas facile de la voir fonctionner rien qu’à
la penser...
cette fois-ci en coupant le terme, en coupant le « la » de « penser »
...c’est pas facile même pour le plus simple.

Et c’est bien en quoi ce nœud porte quelque chose avec lui.


Il faut l’écrire, il faut l’écrire pour voir comment ça fonctionne, ce nœud bo.
Ça fait penser à quelque chose qui est évoqué quelque part, dans Joyce, où « sur
le mont Neubo la loi nous fut donnée ».
Une écriture donc, est un faire qui donne support à la pensée.

À vrai dire, le nœud bo en question change complètement le sens de l’écriture.


Ça donne - à ladite écriture - ça donne une autonomie.
Et c’est une autonomie d’autant plus remarquable qu’il y a une autre écriture qui
est celle sur laquelle Derrida a insisté...
c’est à savoir celle qui résulte de ce qu’on pourrait appeler « une précipitation du
signifiant »

338
...Derrida a insisté, mais il est tout à fait clair que je lui ai montré la voie, parce
que le fait que je n’ai pas trouvé d’autre façon
de supporter le signifiant que de l’écrire grand S, est déjà suffisante indication.

Mais ce qui reste, c’est que le signifiant - c’est-à-dire, ce qui se module dans la
voix - n’a rien à faire avec l’écriture.
C’est en tout cas ce que démontre parfaitement mon nœud bo. Ça change le
sens de l’écriture.
Ça montre qu’il y a quelque chose à quoi on peut accrocher des signifiants.
Et on les accroche comment ces signifiants ? Par l’intermédiaire de ce que
j’appelle « dit-mension »...
là aussi, parce que je suis pas du tout sûr que ça ne vous ait pas échappé
...c’est comme ça que je l’écris : « mension du dit ».

Ça a un avantage cette façon d’écrire, c’est que ça permet de prolonger


« mension » en « mensionge »
et que ça indique que le dit n’est pas du tout forcément vrai. Voilà !

Autrement dit, le dit qui résulte de ce qu’on appelle la philosophie n’est pas sans
un certain manque.
Manque à quoi j’essaie – j’essaie ! – j’essaie de suppléer par ce recours à ce qui
ne peut, dans le nœud bo, que s’écrire.
Ce qui ne peut que s’écrire pour qu’on en tire un parti.

Il n’en reste pas moins que ce qu’il y a de φιλία [philia] dans le « philo »...
le « philo » qui commence le mot philosophie
...ce qu’il y a de φιλία peut prendre un poids : c’est le temps en tant que
pensé...
« pensé » : non pas la pensée, mais le temps pensé
...le temps pensé, c’est la φιλία.

Et ce que je me permets d’avancer : c’est que l’écriture dans l’occasion, change le


sens, le mode de ce qui est en jeu,
et ce qui est en jeu c’est cette φιλία [philia] de la Sagesse. La Sagesse, qu’est-ce
que c’est ?
C’est ce qui n’est pas très facile à supporter, autrement que de l’écriture, de
l’écriture du nœud bo, elle-même.
De sorte qu’en somme - pardonnez à mon infatuation - ce que je fais, ce que
j’essaie de faire avec mon nœud bo,

339
ça n’est rien de moins que la première « philosophie » qui me paraisse se
supporter.

La seule introduction de ces nœuds bo, de l’idée qu’ils supportent un « os » en


somme,
un « os » qui suggère, si je puis dire, suffisamment quelque chose que j’appellerai
dans cette occasion : « osbjet »,
qui est bien ce qui caractérise la lettre dont je l’accompagne cet « osbjet », la lettre
petit a.
Et si je le réduis, cet « osbjet », à ce petit a, c’est précisément pour marquer que
la lettre en l’occasion
ne fait que témoigner de l’intrusion d’une écriture comme autre, comme autre
avec précisément un petit a.

L’écriture en question vient d’ailleurs que du signifiant.


C’est quand même pas d’hier que je me suis intéressé à cette affaire de l’écriture,
que j’ai en somme promue la première fois que j’ai parlé du trait unaire : einziger
Zug dans Freud.

J’ai donné - du fait du nœud borroméen - un autre support à ce trait unaire, un


autre support que, comme ça,
je ne vous ai pas encore sorti, que dans mes notes j’écris « D I ».
« D I » ce sont des initiales, et ça veut dire « droite infinie ».

La droite infinie en question...


ça n’est pas la première fois que vous m’entendez en parler
...c’est quelque chose que je caractérise de son équivalence au cercle, c’est le
principe du nœud borroméen.
C’est que, en combinant deux droites avec le cercle, on a l’essentiel du nœud
borroméen.

Pourquoi est-ce que la droite infinie a cette vertu, cette qualité ?


C’est parce que c’est la meilleure illustration du trou.
La topologie nous indique que dans un cercle, il y a un trou au milieu.

Et même qu’on se met à rêver sur ce qui en fait le centre, ce qui se prolonge
dans toutes sortes d’effets de vocabulaire :
« le centre nerveux » par exemple, dont personne ne sait bien exactement ce que
ça veut dire.

340
La droite infinie a pour vertu d’avoir le trou tout autour : c’est le support le plus
simple du trou.

Alors, qu’est-ce que ceci nous donne, à nous référer à la pratique ?


C’est que l’homme est - non pas Dieu - est un composé trinitaire, un composé
trinitaire de ce que nous appellerons « élément ». Qu’est-ce qu’un « élément » ? Un
élément, c’est ce qui fait Un, autrement dit le trait unaire.
Ce qui fait Un d’une part, et ce qui du fait de faire Un, amorce la substitution.
La caractéristique d’un élément, c’est que on procède à leur combinatoire.

Alors Réel, Imaginaire et Symbolique, ça vaut bien après tout - me semble-t-il -


l’autre triade
dont, à entendre Aristote, on nous faisait le jus de composer l’homme, à savoir
: νοῦς [nouss], ψυχή [psuché], σῶμα [soma].
Ou encore : volonté, intelligence, affectivité. Voilà !
Ce que j’essaie d’introduire avec cette écriture, ça n’est rien moins que ce que
j’appellerai « une logique de sacs et de cordes ».
Parce que, évidemment, il y a le sac. Il y a le sac dont le mythe, si je puis dire,
consiste dans la sphère.

Mais personne - semble-t-il - n’a suffisamment réfléchi aux conséquences de


l’introduction de la corde.
Et que ce que la corde prouve, c’est qu’un sac n’est clos qu’à le ficeler.
Et que dans toute sphère, il nous faut bien imaginer quelque chose qui, bien sûr,
est en chaque point de la sphère et qui la noue...
cette chose dans laquelle on souffle
...et qui la noue d’une corde.

Les gens écrivent leurs souvenirs d’enfance. Ça a des conséquences : c’est le


passage d’une écriture à une autre écriture.
Je vous parlerai dans un moment des souvenirs d’enfance de Joyce, parce
qu’évidemment il me faut montrer en quoi cette logique
dite « de sacs et de cordes » est quelque chose qui peut nous aider à comprendre
comment Joyce a fonctionné comme écrivain.

La psychanalyse, c’est autre chose.


La psychanalyse passe par un certain nombre d’énoncés.
Il n’est pas dit que la psychanalyse mette dans la voie d’écrire.

341
C’est bien ce que je suis en train de vous imposer par mon langage : c’est que
ça mérite d’y regarder à deux fois
quand on vient demander - au nom de je ne sais quelle inhibition - d’être mis
en posture d’écrire.
J’y regarde, quant à moi, à deux fois quand - ça m’arrive comme à tout le
monde - on vient me demander ça :
de lever je ne sais quelle inhibition d’écrire. Parce que c’est pas du tout tranché
qu’avec la psychanalyse on y arrivera.
Ceci suppose une investigation à proprement parler de ce que ça signifie d’écrire.

Et très précisément, ce que je vais vous suggérer aujourd’hui concerne Joyce. Il


m’est venu, comme ça, dans la boule...
la boule qui dans l’occasion, est loin d’être sphérique, puisqu’elle se rattache à
tout ce qu’on sait
...il m’est venu, comme ça, dans la boule, que Joyce c’est quelque chose qui lui
est arrivé...
et qui lui est arrivé par une voie dont, moi, je crois pouvoir rendre compte
...quelque chose qui lui est arrivé, et qui fait que chez lui ce qu’on appelle,
comme ça, couramment, l’ego, a joué un tout autre rôle que le rôle simple -
qu’on s’imagine simple - que le rôle simple qu’il joue dans le commun de ce
qu’on appelle mortel
- mortel à juste titre. L’ego, chez lui, a rempli une fonction dont, bien sûr, je ne
peux rendre compte que par mon mode d’écriture.

Ce qui m’a mis sur la voie vaut quand même un peu la peine d’être signalé.
C’est ceci : c’est que l’écriture est tout à fait essentielle à son ego.

Et il l’a illustré quand, dans une rencontre avec je ne sais plus quel « j’en-foutre »
qui venait l’interviewer...
j’ai pas retrouvé le nom, non pas que je ne l’ai pas cherché, mais c’est un
épisode bien connu.
Il est peut-être dans Gormann25. Je ne l’ai pas retrouvé dans Ellmann26 qui est
sûrement la meilleure, la plus soigneuse, des
biographies de Joyce. Je ne l’ai pas retrouvé, non pas que ça n’y soit sûrement
pas,

25
Herbert S. Gormann qui édita dans la première biographie de Joyce en 1924, James Joyce : His First
Forty Years.
26
Richard Ellmann, James Joyce (1959), Gallimard 1962.
342
c’est parce que j’ai pas eu le temps ce matin de le rechercher. Il s’agit de
quelque chose dont un quelconque
des biographes de Joyce fait état
...quelqu’un, un jour, est venu le voir et lui a demandé de parler de ce qui
concernait une certaine image.

C’était une image qui reproduisait un aspect de la ville de Cork.


Alors Joyce, qui savait où attendre son type au tournant, lui a répondu que
c’était Cork. À quoi le type a dit :

« Mais c’est bien évident que je sais ce que c’est : un aspect de la ville, enfin la grand place,
disons, de Cork, je la reconnais.
Mais, qu’est-ce qui encadre ? ».

À quoi Joyce, qui l’attendait au tournant, lui a répondu : cork, c’est-à-dire ce qui
veut dire, traduit en français : du liège.

Ceci est donné comme illustration du fait, que dans Joyce, dans ce qu’il écrit, il
en passe toujours,
il suffit de lire le petit tableau qu’il a donné de Ulysses :
– qu’il a donné à Stuart Gilbert27,
– qu’il a donné aussi, quoique un peu différent, à Linati28,
– qu’il a donné à quelques autres,
– qu’il a donné à Valery Larbaud29.

C’est que, dans chacune des choses qu’il ramasse, qu’il raconte, pour en faire
cette œuvre d’art qu’est Ulysses,
dans chacune des ces choses, l’encadrement a toujours au minimum...
avec ce qu’il est censé raconter comme rapport à une image
...a toujours un rapport au moins d’homonymie.

Que chacun des chapitres d’Ulysses se veuille être supporté d’un certain mode
d’encadrement...
qui dans l’occasion est appelé dialectique par exemple, ou rhétorique ou théologie
...c’est bien ce qui est, pour lui, lié à l’étoffe même de ce qu’il raconte.

27
Stuart Gilbert, James Joyce’s Ulysses : A Study (1930).
28
Carlo Linati, ami de Joyce, de qui il a reçu en 1920 schémas et tableaux destinés à l’aider dans sa
compréhension d’Ulysses.
29
Écrivain français, co-traducteur et superviseur pour la traduction d’Ulysse.
343
Et alors, ceci bien sûr n’est pas sans évoquer mes petits ronds, qui eux aussi
sont le support de quelque encadrement.
La question est la suivante : qu’est-ce qui se passe quand, par suite d’une faute,
conditionnée pas uniquement par le hasard,
car ce que nous apprend la psychanalyse, c’est qu’une faute ne se produit jamais
par hasard, qu’il y a derrière tout lapsus
- pour appeler ça par son nom - une finalité signifiante ?

À savoir que la faute tend - s’il y a un inconscient - à vouloir exprimer quelque


chose, non pas seulement que le sujet sait,
puisque le sujet réside...
c’est ce que je vous ai exprimé en son temps par le rapport d’un signifiant à un
autre signifiant
...le sujet réside dans cette division même, que c’est la vie du langage...
« vie » pour le langage étant tout autre chose que ce qu’on appelle simplement
vie
...que ce qui signifie « mort » pour le support somatique a tout autant de place
dans ces pulsions
qui relèvent de ce que je viens d’appeler vie du langage.

Ces pulsions en question relèvent du rapport au corps. Et le rapport au corps n’est,


chez aucun homme, un rapport simple.
Outre que le corps a des trous, c’est même - au dire de Freud - ce qui aurait dû
mettre l’homme sur la voie,
sur la voie de ces trous abstraits...
parce que ceci c’est abstrait
...de ces trous abstraits qui concernent l’énonciation de quoi que ce soit.

Alors le quelque chose qui est en somme suggéré par cette référence, c’est qu’il
faut essayer de se dépétrer d’une idée essentiellement confuse qui est l’idée
d’éternité. C’est une idée qui ne s’attache qu’au temps pensé, φιλία [philia] dont
je parlais tout à l’heure.
On pense - et il arrive même qu’on en parle à tort et à travers - on pense un
amour éternel. On ne sait vraiment pas ce qu’on dit.

Est-ce qu’on entend par là l’autre vie, si je puis m’exprimer ainsi.


Vous voyez comment tout s’engage, et où en somme, cette idée d’éternité...
dont personne ne sait ce que c’est
...cette idée d’éternité nous mène. Voilà !
344
Pour ce qui est de Joyce je voudrais... j’aurais pu vous lire à l’occasion...
mais enfin sachez que ça existe et que vous pouvez le lire très facilement en
français, parce que il y a eu
une traduction du Portrait of the Artist as a Young Man... Portrait non pas of the
Artist
- car j’ai fait là naturellement un lapsus - of an Artist : Portrait d’un Artiste comme
un Jeune Homme
...il y a une confidence que nous fait Joyce qui concerne ceci : c’est que, à
propos de Tennyson, de Byron
- enfin de choses qui se référaient à des poètes - il s’est trouvé que des
camarades l’ont ficelé à une barrière
- non pas quelconque, elle était même en fil de fer barbelé - et lui ont donné à
lui, Joyce, James Joyce...
le camarade qui dirigeait toute l’aventure était un nommé Heron (h,e,r,o,n),
ce qui n’est pas un terme tout à fait indifférent, c’est l’ἐρῶν [erôn : l’amant (≈
ἐρᾰστής : erastès)]
...cet Heron l’a donc battu pendant un certain temps, aidé bien sûr de quelques
autres camarades,
et après l’aventure, Joyce s’interroge sur ce qui a fait que, passée la chose, il ne
lui en voulait pas.

Joyce s’exprime d’une façon - on peut l’attendre de lui - très pertinente, je veux
dire que il métaphorise quelque chose
qui n’est rien moins que son rapport à son corps. Il constate que toute l’affaire
s’est évacuée.
Il s’exprimait lui-même en disant que c’est comme une pelure. Qu’est-ce que ceci
nous indique ?
Ça nous indique que ce quelque chose de déjà si imparfait chez tous les êtres
humains, le rapport au corps...
qui est-ce qui sait ce qui se passe dans son corps ?
...il est clair que c’est bien là quelque chose qui est extraordinairement suggestif,
et qui même pour certains,
est le sens qu’ils donnent - ces certains, ces certains en question - est le sens
qu’ils donnent à l’inconscient.

Mais s’il y a quelque chose que j’ai depuis l’origine articulé avec soin, c’est très
précisément ceci : c’est que l’inconscient,

345
ça n’a rien à faire avec le fait qu’on ignore des tas de choses quant à son propre corps, et
que ce qu’on sait est d’une toute autre nature :
on sait des choses qui relèvent du signifiant.

L’ancienne notion de l’inconscient, de l’Unerkannt [le non reconnu], c’était


précisément quelque chose qui prenait appui
de notre ignorance de ce qui se passe dans notre corps.

Mais l’inconscient de Freud...


c’est quelque chose qui vaut la peine d’être énoncé à cette occasion
...c’est justement ce que j’ai dit, à savoir le rapport qu’il y a entre
– un corps qui nous est étranger,
– et quelque chose qui fait cercle, voire droite infinie - qui de toute façon sont
l’un à l’autre équivalents – quelque chose
qui est l’inconscient.

Alors, quel sens donner à ce dont Joyce témoigne ?

À savoir que ce n’est pas simplement le rapport à son corps, c’est, si je puis dire, la
« psychologie » de ce rapport,
car après tout la psychologie n’est pas autre chose que ça, à savoir cette image
confuse que nous avons de notre propre corps.

Mais cette image confuse n’est pas sans comporter - appelons ça comme ça
s’appelle - des affects, à savoir que : à s’imaginer justement ça, ce rapport
psychique, il y a quelque chose de psychique qui s’affecte, qui réagit, qui n’est pas
détaché…
comme Joyce en témoigne, après avoir reçu les coups de bâton de ses quatre
ou cinq camarades
…il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher, comme une
pelure.

C’est là quelque chose de frappant : qu’il y ait des gens qui n’aient pas d’affect à
la violence subie corporellement.
Il y a là une sorte de chose qui d’ailleurs est ambiguë : ça lui a peut-être fait
plaisir, le masochisme n’est pas du tout exclu
des possibilités de stimulation sexuelle de Joyce, il y a assez insisté concernant
Bloom.

346
Mais je dirais que ce qui est plutôt frappant, ce sont les métaphores qu’il
emploie, à savoir le détachement de quelque chose comme d’une pelure. Il n’a
pas joui cette fois-là ! Il a eu - c’est quelque chose qui vaut psychologiquement

il a eu une réaction de dégoût, et ce dégoût concerne son propre corps, en
somme.
C’est comme quelqu’un qui met entre parenthèses, qui chasse le mauvais
souvenir. C’est de ça ce dont il s’agit.

Ceci est tout à fait laissé comme possibilité de rapport à son propre corps
comme étranger.
Et c’est bien ce qu’exprime le fait de l’usage du verbe avoir. Son corps on l’a,
on ne l’est à aucun degré.
Et c’est ce qui fait croire à l’âme ! À la suite de quoi il n’y a pas de raison de
s’arrêter.
Et on pense aussi qu’on a une âme, ce qui est un comble !

Cette forme du « laisser tomber », du « laisser tomber » du rapport au corps propre,


est tout à fait suspecte pour un analyste.
Cette idée de soi - de soi comme corps - a quelque chose qui a un poids. C’est
ça que l’on appelle l’ego.
Si l’ego est dit « narcissique », c’est bien parce qu’il y a quelque chose à un certain
niveau qui supporte le corps comme image.

Mais est-ce que dans le cas de Joyce, le fait que cette image dans l’occasion, ne
soit pas intéressée,
est-ce que ce n’est pas ça qui signe que l’ego a une fonction, dans cette occasion,
toute particulière ?
Comment écrire cela dans mon nœud bo ?

Alors là, je trace, je franchis quelque chose dont il n’est pas forcé que vous le
suiviez.
Jusqu’où va, si je puis dire, « la père-version » dont vous savez comment je
l’écris ?

Le nœud bo c’est ça, c’est la sanction du fait que Freud fait tout tenir sur la
fonction du père.
Le nœud bo n’est que la traduction de ceci : c’est que - comme on me le
rappelait hier soir - l’amour...
et par dessus le marché l’amour qu’on peut qualifier d’éternel
347
...c’est ce qui se rapporte à la fonction du père, qui s’adresse à lui au nom de
ceci que le père est porteur de la castration.

C’est ce que Freud au moins avance dans Totem et Tabou, à savoir dans la
référence à la première horde :
c’est dans la mesure où les fils sont privés de femme qu’ils aiment le père.
C’est en effet quelque chose de tout à fait singulier et ahurissant, et que seule
sanctionne l’intuition de Freud.

Mais de cette intuition, à cette intuition, j’essaie de donner un autre corps,


précisément dans mon nœud bo
qui est si bien fait pour évoquer le « Mont Neubo » où comme on dit « la Loi »...
« la Loi »qui n’a absolument rien à faire avec les lois du monde réel,
les lois du monde réel étant d’ailleurs une question qui reste toute entière
ouverte
... « la Loi » dans l’occasion, est simplement « la Loi de l’amour », c’est-à-dire la
perversion.

C’est très curieux qu’apprendre à écrire - à écrire tout au moins mon nœud bo -
serve à quelque chose.
Et ce dont je vais tout de suite l’illustrer est ceci : supposez qu’il y ait quelque
part - nommément là –
supposez qu’il y ait là quelque part, une erreur. À savoir que les coupures
fassent ici une faute :

Qu’est-ce qu’il en résulte ? Le nœud borroméen a cet aspect, c’est-à-dire...


comme vous ne l’auriez certainement pas imaginé à prendre les choses comme
ça : de nature d’imaginaire
...c’est-à-dire que comme vous le voyez, le grand I qui est là n’a plus qu’à foutre
le camp.
Il glisse - il glisse exactement comme ce que Joyce ressent après avoir reçu sa
raclée - il glisse :
le rapport imaginaire n’a pas lieu. Il n’a pas lieu dans ce cas.

348
Et ceci laisse à penser que si Joyce s’est tellement intéressé à la père-version,
c’était peut-être pour autre chose.
Peut-être qu’après tout, la raclée ça le dégoûtait. C’était peut-être pas un vrai
pervers.
Parce que il faut bien tâcher de s’imaginer pourquoi Joyce est si illisible.
S’il est illisible, c’est peut-être parce qu’il n’évoque en nous aucune sympathie.

Mais est-ce que quelque chose ne pourrait pas être suggéré dans notre affaire,
par le fait - par contre, patent - qu’il a un ego
d’une tout autre nature que celle qui ne fonctionne pas précisément au moment
de sa révolte, qui ne fonctionne pas tout de suite, tout juste après ladite révolte.
Car il arrive à se dégager, c’est un fait. Mais après ça, je dirai qu’il n’en garde
plus aucune reconnaissance à qui que ce soit d’avoir reçu cette raclée. Et alors
ce que je suggère, c’est ceci :

C’est que c’est pas compliqué à voir : supposez qu’ici, là, je le marque bien là,
pour montrer qu’il passe par dessus,
supposez que la correction de cette erreur, de cette faute, de ce lapsus dont après
tout il y a rien de plus commun à imaginer...
pourquoi ça n’arriverait-il pas qu’un nœud ne soit pas borroméen, que ça rate
...j’ai dix mille fois fait des erreurs au tableau en le dessinant.

Voilà exactement ce qui se passe, et où j’incarne l’ego : ici, l’ego comme correcteur
de ce rapport manquant,
de ce qui ne noue pas borroméennement à ce qui fait nœud de Réel et
d’Inconscient, dans le cas de Joyce.
Bon. Par cet artifice d’écriture, je dirai que se restitue le nœud borroméen.

Vous le voyez, ça n’est pas d’une face du nœud borroméen qu’il s’agit, c’est d’un
fil.
C’est la différence entre la géométrie commune qui est celle d’où sort le mot
face...
la géométrie c’est des choses qui jouent sur les faces, les polyèdres c’est tout
plein de faces, d’arêtes et de sommets
...mais le nœud nous introduit...
le nœud qui est chaîne dans l’occasion
349
...le nœud nous introduit à une tout autre dimension, dont je dirai que, à la
différence de l’évidence de la face géométrique, c’est évidé, et justement parce que
c’est évidé, ça n’est pas évident.

Il y a quelqu’un qui dans un temps m’a interpellé : « Pourquoi est-ce qu’il ne dit pas
le vrai sur le vrai ? »
Il ne dit pas vrai sur le vrai, parce que dire le vrai sur le vrai c’est dire : « c’est un
mensonge ».

Le vrai in-tensionnel...
que je me permettrai ici d’écrire : l’in-tension. J’ai déjà distingué l’in-tension du
mot ex-tension
...le vrai in-tensionnel , écrit comme ça, ça peut de temps en temps toucher à quelque chose
de Réel, mais ça, pour le coup, c’est par hasard.
On n’imagine pas à quel point on fait de ratés dans l’écriture.
Le lapsus calami n’est pas premier par rapport au lapsus linguae, mais ça peut être
conçu comme touchant au Réel.

Je sais bien que mon nœud qui est ce par quoi - et uniquement ce par quoi -
s’introduit le Réel comme tel.
Faut pas se frapper : ça ne va pas tellement loin ! Il y a que moi qui en aie le
maniement, autant en faire usage.
Puisque ça me sert à vous expliquer quelque chose, on peut bien tolérer -
puisque c’est ça la situation où vous êtes –
que je folâtre avec mes faibles moyens. Mais c’est une façon d’articuler préci-
sément ceci : que toute sexualité humaine est perverse
si nous suivons bien ce que dit Freud.

Il n’a jamais réussi à concevoir ladite sexualité autrement que perverse, et c’est
bien en quoi j’interroge ce que j’appellerai
la fécondité de la psychanalyse. Vous m’avez entendu très souvent énoncer
ceci :
que la psychanalyse n’a même pas été foutue d’inventer une nouvelle
perversion [Rires].
C’est triste ! Parce qu’après tout si la perversion c’est l’essence de l’homme, quelle
infécondité dans cette pratique !

Eh bien je pense que grâce à Joyce, nous touchons quelque chose à quoi je
n’avais pas songé.

350
Je n’y avais pas songé tout de suite mais ça m’est venu avec le temps, ça m’est
venu avec le temps à considérer le texte de Joyce,
la façon dont c’est fait. C’est fait tout à fait comme un nœud borroméen.
Et ce qui me frappe, c’est qu’il y avait qu’à lui que ça échappait, à savoir qu’il y
a pas trace dans toute son œuvre
de quelque chose qui y ressemble. Mais ça me semble plutôt un signe
d’authenticité.

Je me suis arrêté à ceci : c’est que ce qui frappe quand on lit ce texte - et surtout
ses commentateurs – c’est que le nombre d’énigmes que Joyce - son texte -
contient, c’est quelque chose non seulement qui foisonne, mais on peut dire sur
lequel il a joué.
Sachant très bien qu’on s’occuperait, et qu’il y aurait des joyciens pendant deux
ou trois cents ans.
Ces gens se sont uniquement occupés à résoudre les énigmes, à savoir, au mini-
mum : « pourquoi Joyce a mis ça là ? ».
Ils trouvent naturellement toujours une raison. Il a mis ça là parce que il y a
juste après un autre mot,
enfin, c’est exactement comme dans mes histoires, là, d’« osbjet », de « mensionge »
et de « dit-mension » et de toute la suite.

Moi, il y a des raisons : je veux exprimer quelque chose, j’équivoque. Mais avec
Joyce, on y perd toujours ce que je pourrais appeler son latin, d’autant plus que
le latin, il en connaissait un bout. Alors l’énigme...
heureusement, comme ça, dans un temps, je m’y suis intéressé, j’écris ça Ee : E
indice e.
E - un grand E - il s’agit de l’énonciation et de l’énoncé
...l’énigme consiste en leur rapport du grand E au petit e, à savoir de pourquoi
diable un tel énoncé a-t-il été prononcé ?

C’est une affaire d’énonciation. Et l’énonciation, c’est l’énigme.


L’énigme portée à la puissance de l’écriture, c’est quelque chose qui vaut la peine
qu’on s’y arrête.
Est-ce que ça ne serait pas là, la conséquence de ce raboutage si mal fait que
c’est un ego de fonctions énigmatiques,
de fonctions réparatoires ?

Que Joyce soit l’écrivain par excellence de l’énigme, c’est ce que je vous incite...
j’aurais pu vous en citer maint exemples s’il n’était pas si tard

351
...mais je vous conseille d’aller le vérifier. Ulysse en traduction française, ça
existe, ça se trouve chez Gallimard,
si vous avez pas le vieux volume du temps de Sylvia Beach.

Je vais quand même pointer quelques petites choses qui me paraissent notables
avant de vous quitter.
Il faut bien que vous réalisiez que ce que je vous ai dit des rapports de l’homme
à son corps,
qui tient tout entier à ce que je vous ai dit : dans le fait que l’homme dit que le
corps, son corps, il l’a.
Déjà à dire « son », c’est dire que il le possède, qu’il le possède comme un
meuble, bien entendu.
Et que ça n’a rien à faire avec quoi que ce soit qui permette de définir
strictement le sujet.

Le sujet ne se définit d’une façon correcte :


– que de ce qui fait le rapport,
– que de ce qui fait qu’un sujet est un signifiant en tant qu’il est représenté auprès
d’un autre signifiant.

Je voudrais ici vous dire quelque chose qui pourrait peut-être quand même
freiner un tout petit peu ce qui fait gouffre,
dans ce qu’il nous est permis de serrer par l’usage de ce nœud borroméen, de
cette père-version.
Il y a quelque chose quand même dont on est tout à fait surpris : que ça ne
serve pas plus, non pas au corps,
mais que ça ne serve pas plus le corps comme tel, c’est la danse.
Ça permettrait d’écrire un peu différemment le terme de condansation. [Rires]

Vous voyez que je me livre à l’occasion... Ouais...

Le Réel est-il droit ? C’est bien ce dont je voudrais aujourd’hui poser la question
devant vous.
Je voudrais aussi vous faire remarquer, que dans la théorie de Freud, le Réel n’a
rien à faire avec le monde.
Parce que ce qu’il nous explique dans quelque chose qui concerne précisément
l’ego, à savoir le Lust-Ich,
c’est qu’il y a une étape de narcissisme primaire. Et que ce narcissisme primaire
se caractérise de ceci :

352
non pas qu’il n’y ait pas de sujet, mais qu’il n’y a pas de rapport de l’intérieur à
l’extérieur.

J’aurai sûrement à y revenir, je ne dis pas forcément devant vous, parce


qu’après tout je n’ai aucune espèce de certitude
à l’heure actuelle, que l’année prochaine je possèderai encore cet amphithéâtre,
mais supposez que je trouve quelque part
un endroit de 70 m2, eh ben ça fera la place pour huit personnes, en comptant
moi.
Et c’est le meilleur de ce que je souhaite.

Il faudrait encore que je dise quelques mots - je les avais préparés - quelques
mots de l’épiphanie, la fameuse épiphanie de Joyce,
que vous rencontrerez à tous les tournants, l’épiphanie. Car je vous prie de
contrôler ceci : que quand il en donne une liste,
toutes ses épiphanies sont toujours caractérisées de la même chose, et qui est très
précisément ceci :
la conséquence qui résulte de cette erreur, à savoir que l’inconscient est lié au Réel.

Chose fantastique, Joyce, lui-même, n’en parle pas autrement.


C’est tout à fait lisible dans Joyce que l’épiphanie, c’est là ce qui fait que grâce à la
faute, inconscient et Réel se nouent.
C’est quelque chose que...
C’est pas ce que je voulais vous faire entendre, il y a quelque chose que je peux
quand même vous dessiner.

Si vous savez un peu... si vous avez vu un nœud borroméen, il vous indique


ceci :

c’est que si, ici, c’est l’ego tel que je vous l’ai dessiné tout à l’heure, nous nous
trouvons en posture de voir se reconstituer strictement le nœud borroméen,
sous la forme suivante :

353
– ici c’est le Réel,
– ici c’est l’Imaginaire,
– ici c’est l’inconscient,
– et ici c’est l’ego de Joyce.

Vous pouvez facilement voir sur ce schéma, que la rupture de l’ego libère le
rapport imaginaire.
Il est facile en effet, d’imaginer que l’imaginaire foutra le camp, foutra le camp
par ici,
si l’inconscient, comme c’est le cas, le permet. Et il le permet
incontestablement.

Voilà les quelques indications que je voulais vous dire pour cette dernière
séance.

On pense contre un signifiant.


C’est le sens que j’ai donné au mot de « l’appensée ».
On s’appuie contre un signifiant pour penser.

Voilà, je vous libère.

354
1976.05.17. Préface à l’édition anglaise du séminaire XI

Quand l’esp d’un laps...


soit puisque je n’écris qu’en français : l’espace d’un lapsus
...n’a plus aucune portée de sens (ou interprétation), alors seulement on est sûr
qu’on est dans l’inconscient.
On le sait, soi.

Mais il suffit que s’y fasse attention pour qu’on en sorte.


Pas d’amitié n’est là qui cet inconscient le supporte.
Resterait que je dise une vérité. Ce n’est pas le cas : je rate.
Il n’y a pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente.
Ce qui n’empêche pas qu’on coure après.

Il y a une certaine façon de balancer stembrouille qui est satisfaisante pour


d’autres raisons que formelles (symétrie par ex.). Comme satisfaction, elle ne
s’atteint qu’à l’usage, à l’usage d’un particulier.
Celui qu’on appelle dans le cas d’une psychanalyse (psych =, soit fiction d’-) :
analysant.
Question de pur fait : des analysants, il y en a dans nos contrées.
Fait de réalité humaine, ce que l’homme appelle réalité.

Notons que la psychanalyse a, depuis qu’elle ex-siste, changé.


Inventée par un solitaire, théoricien incontestable de l’inconscient (qui n’est ce
qu’on croit, je dis : l’inconscient,
soit réel, qu’à m’en croire), elle se pratique maintenant en couple. Soyons exact,
le solitaire en a donné l’exemple. Non sans abus pour ses disciples (car dis-
ciples, ils n’étaient que du fait que lui, ne sût pas ce qu’il faisait).

Ce que traduit l’idée qu’il en avait : peste, mais anodine là où il croyait la porter,
le public s’en arrange.

Maintenant, soit sur le tard, j’y mets mon grain de sel : fait d’hystoire, autant
dire d’hystérie :
celle de mes collègues en l’occasion, cas infime, mais où je me trouvais pris
d’aventure pour m’être intéressé
à quelqu’un qui m’a fait glisser jusqu’à eux m’avoir imposé Freud, l’Aimée de
ma thèse.

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J’eusse préféré oublier ça : mais on n’oublie pas ce que le public vous rappelle.

Donc il y a l’analyste à compter dans la cure.


Il ne compterait pas, j’imagine, socialement, s’il n’y avait Freud à lui avoir frayé
la voie.
Freud, dis-je, pour le nommer lui. Car nommer quelqu’un analyste, personne ne
peut le faire et Freud n’en a nommé aucun. Donner des bagues aux initiés, n’est
pas nommer.
D’où ma proposition que l’analyste ne s’hystorise que de lui-même : fait patent.
Et même s’il se fait confirmer d’une hiérarchie.

Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon
?
Ce qu’un Cht me disait, c’est que je l’étais, né.
Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète, mais un poème.
Et qui s’écrit, malgré qu’il ait l’air d’être sujet.

La question reste de ce qui peut pousser quiconque, surtout après une analyse,
à s’hystoriser de lui-même.

Ça ne saurait être son propre mouvement puisque sur l’analyste, il en sait long,
maintenant qu’il a liquidé,
comme on dit, son transfert-pour. Comment peut lui venir l’idée de prendre le
relais de cette fonction ?

Autrement dit y a-t-il des cas où une autre raison vous pousse à être analyste que
de s’installer,
c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric, pour subvenir aux
besoins de vos à-charge,
au 1er rang desquels vous vous trouvez vous-même, selon la morale juive (celle
où Freud en restait pour cette affaire).

Il faut avouer que la question (la question d’une autre raison) est exigible pour
supporter le statut d’une profession, nouvelle-venue dans l’hystoire. Hystoire
que nous ne disons pas éternelle parce que son aetas [temps, durée]
n’est sérieux qu’à se rapporter au nombre réel, c’est-à-dire au sériel de la limite.

Pourquoi dès lors ne pas soumettre cette profession à l’épreuve de cette vérité
dont rêve la fonction dite inconscient, avec quoi elle tripote ? Le mirage de la
vérité, dont seul le mensonge est à attendre (c’est ce qu’on appelle la résistance
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en termes polis) n’a d’autre terme que la satisfaction qui marque la fin de
l’analyse.

Donner cette satisfaction étant l’urgence à quoi préside l’analyse, interrogeons


comment quelqu’un peut se vouer
à satisfaire ces cas d’urgence.

Voilà un aspect singulier de cet amour du prochain mis en exergue par la


tradition judaïque.
Même à l’interpréter chrétiennement, c’est-à-dire comme jean-f...trerie
hellénique, ce qui se présente à l’analyste
est autre chose que le prochain : c’est le tout-venant d’une demande qui n’a rien
à voir avec la rencontre
(d’une personne de Samarie propre à dicter le devoir christique).
L’offre est antérieure à la requête d’une urgence qu’on n’est pas sûr de
satisfaire, sauf à l’avoir pesée.

D’où j’ai désigné de « la passe » cette mise à l’épreuve de l’hystorisation de


l’analyse,
en me gardant, cette passe, de l’imposer à tous parce qu’il n’y a pas de « tous » en
l’occasion, mais des épars désassortis.
Je l’ai laissée à la disposition de ceux qui se risquent à témoigner au mieux de la
vérité menteuse.

Je l’ai fait d’avoir produit la seule idée concevable de l’objet, celle de la cause du
désir, soit de ce qui manque.

Le manque du manque fait le Réel, qui ne sort que là, bouchon. Ce bouchon
que supporte le terme de l’impossible, dont le peu que nous savons en matière de
Réel, montre l’antinomie à toute vraisemblance.

Je ne parlerai de Joyce où j’en suis cette année, que pour dire qu’il est la
conséquence la plus simple
d’un refus combien mental d’une psychanalyse, d’où est résulté que dans son
œuvre il l’illustre.
Mais je n’ai fait encore qu’effleurer ça, vu mon embarras quant à l’art, où Freud
se baignait non sans malheur.

Je signale que comme toujours les cas d’urgence m’empêtraient pendant que
j’écrivais ça.
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J’écris pourtant, dans la mesure où je crois le devoir, pour être au pair avec ces
cas, faire avec eux la paire.

Paris, ce 17 mai 1976

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