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ENTRE VOIX ET SILENCES : TOURBILLONS DE L'ÉCHO

Erik Porge

ERES | « Essaim »

2014/1 n° 32 | pages 41 à 59
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749241074
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Entre voix et silences :
tourbillons de l’écho

Erik Porge

Il y a une problématique de la pulsion invocante, que Lacan a ouverte

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mais pas épuisée, et l’écho y a sa place.
Quand Lacan affirme que « les pulsions c’est l’écho dans le corps du
fait qu’il y a un dire 1 », le terme « écho » est, à mon avis, à prendre à la
lettre. Cela tend d’ailleurs à donner à la pulsion invocante un caractère
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générique dans la combinatoire des pulsions, d’autant que celle-ci est « la
plus proche de l’expérience de l’inconscient 2  » du fait que son objet, la
voix, est, selon Lacan, l’objet du désir de l’Autre – à la différence du regard
objet du désir à l’Autre, de l’objet oral objet de la demande à l’Autre et des
fèces objet de la demande de l’Autre 3.
La voix a été isolée par Lacan comme objet a en 1958 et cela à partir
des hallucinations verbales et dans le cadre d’une explication de la formule
du fantasme ($ <> a). Cela nous invite à ne pas réduire la voix à sa pure
sensorialité, au perceptum sonore, parlé ou chanté, et à y inclure le silence.
Dans l’automatisme mental par exemple, ce qu’on appelle justement l’écho
de la pensée, les voix ne sont pas nécessairement sonorisées. C’est aussi ce
qui peut se passer dans beaucoup de cas d’autisme, d’où la difficulté de
les entendre, comme eux de nous entendre. On observe aussi l’existence
d’hallucinations verbales chez les sourds-muets 4. Par ailleurs on peut se

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2003, p. 17.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1973, p. 96. C’est la première mention de « pulsion invocante », en réponse à une
question de Moustafa Safouan.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIII (1965-1966), L’objet de la psychanalyse, séance du 1er juin 1966,
inédit.
4. A. Cramer, « À propos des hallucinations chez les sourds-muets malades mentaux », Berlin, 1898,
traduction et introduction par J. Adam, Analytica, n° 28, Navarin éditeur, Paris, 1982. À partir des
hallucinations chez une sourde-muette, Lacan émit dès 1949 le jugement que « c’est l’ouïe qui

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poser la question d’une parenté entre fantasme et délire lorsque la voix est
concernée.
Une autre particularité de la pulsion invocante la distingue des autres :
celle de relier dans son trajet deux sources, l’orifice de la bouche (oris), le
parler, et celui des oreilles (auris), l’ouïr. Le trajet de la pulsion invocante ne
revient pas seulement à l’Autre, comme le dit Lacan 5, il revient, dirais-je,
Autrement au sujet. Cela m’a conduit à modifier le schéma lacanien de
la pulsion en trajet en double boucle, avec une torsion, faisant le tour de
ces deux sources, bouche et oreille 6. C’est ce trajet, « tracé de l’acte », qui
représente le but (Aim) de la pulsion, à savoir la satisfaction  ; il rate son
objet en faisant le (double) tour de celui-ci, le constituant comme objet a,
cause du désir. Lacan a d’ailleurs proposé un trajet en double boucle pour
la pulsion scopique, renforçant en cela l’idée du caractère générique de la
pulsion invocante. Il le fit dans le cadre de son commentaire du tableau
des Ménines de Vélazquez ; le montage du tableau retourné où on ne voit
pas ce que le peintre peint sert à la mise en scène de l’élision du regard du
peintre, le constituant comme objet a, pour la plus grande attraction du

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spectateur dans le tableau 7.
Ce trajet en double boucle contribue à faire de la voix un objet insaisis-
sable et marqué d’étrangeté pour le sujet, dans la mesure où il ne s’entend
pas comme les autres l’entendent quand il parle et où l’écoute de sa propre
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voix peut susciter le malaise (voire plus). Comme l’écrit Maurice Merleau-
Ponty  : «  Je ne m’entends pas comme j’entends les autres, l’existence
sonore de ma voix pour moi est pour ainsi dire mal dépliée ; c’est plutôt
un écho de son existence articulaire, elle vibre à travers ma tête plutôt
qu’au dehors 8. » Pour le sujet lui-même il y a un écho de sa voix. Par là,
l’écho révèle (et cache) un silence dont la voix se sustente. De même que
c’est en se détachant de la vision que le regard devient objet a, c’est en se
détachant du perceptum sonore que la voix le devient. L’écho est le nom de
ce parfilage.

L’écho, altérité du dit

Le mot «  écho  » vient du nom d’une nymphe, dite Écho. Il existe


plusieurs variantes du mythe d’Écho, les deux plus connues étant celle
d’Ovide dans les Métamorphoses (43 avant J.-C.) et celle, postérieure, de

empêche d’entendre » (Intervention sur l’exposé de J. Rouart paru dans L’évolution psychiatrique,
1949, fascicule II).
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.,
p. 178.
6. E. Porge, Voix de l’écho, Toulouse, érès, 2012, p. 63 et suiv.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, op. cit.
8. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 190 et 194.

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Longus dans la pastorale de Daphnis et Chloé (fin iie siècle après J.-C.). À la


différence des autres mythes, celui d’Ovide fait d’Écho une discoureuse,
alors qu’ailleurs, chez Longus par exemple, elle est une chanteuse et une
joueuse de flûte, lyre cithare, et elle est associée à Pan 9.
Le mythe relaté par Ovide, dans lequel Écho est associée à Narcisse,
nous paraît plus propice à cerner la fonction de l’écho dans la probléma-
tique de la voix. Que savons-nous d’Écho à partir d’Ovide  ? Rien. Nous
avons perdu ses sources littéraires. Écho apparaît sans origine, sans généa-
logie. Elle n’a que son nom. Mais lui est-il propre  ? Elle est une figure
mythique de ce qui n’a pas d’origine. « Elle est fille de son nom 10. » Mais
elle ne « pourrait répondre de son nom qu’au moment où elle ne peut plus
répondre en son nom 11  ». D’emblée écho d’elle-même, son nom est une
antonomase. Son nom propre représente le non-propre de la parole, son
altérité. « Fable de l’origine impropre et dérivée du nom propre lui-même
et au-delà de toute nomination 12. »
Écho est celle qui répète les paroles des autres, elle « ne sait ni se taire
quand on lui parle, ni parler la première  » (Ovide). Elle parle et elle est

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silencieuse à la fois. C’est le silence qui parle et la parole qui se fait silence.
Surtout, ce qu’elle répète n’est pas identique à ce qui se dit. Comme le dit
très justement Ovide lui-même : « Elle entend des sons (sonos) vers lesquels
elle renvoie ses propres paroles (sua verba).  » Elle y met du sien et de la
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parole là où il n’y a que des sons. Aussi elle ne répète qu’une partie du dit,
ce faisant ce qu’elle répète est différent et altère le dit, introduit un écart
de sens avec ce qui est dit, une « part d’ombre 13 » dans le sens selon Jean-
Christophe Bailly qui parle aussi d’une « altérité narquoise installée dans
la ressemblance 14 ».
Comme souvent les poètes ont frayé la voie, par exemple avec les
« vers en écho 15 ».

9. Jaloux d’elle et ne pouvant «  jouir de sa beauté  », il décide de la punir et la condamne à être


déchiquetée par des pâtres qui «  dispersent ses membres pleins d’harmonie  ». Mais la Terre,
grâce au vouloir des Muses, conserve la résonance de son chant et quand Pan joue de la flûte, il
entend son jeu contrefait, en cherchant partout l’auteur.
10. A.-E. Berger, « Dernières nouvelles d’Écho », Littérature, n° 102, 1996.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. J.-C. Bailly, « Écho », Le propre du langage, Paris, Le Seuil, 1997, p. 97.
14. Ibid., p.  65. Dans le même ordre d’idées, Roland Barthes, dans son commentaire du haïku
japonais, qui se répète, fait écho  : «  L’écho ne fait que tirer un trait sur la nullité du sens.  »
(L’empire des signes, dans Œuvres complètes, sous la direction d’E. Marty, t. III, Paris, Le Seuil, 2002,
p. 407.)
15. Dans le « Dialogue d’un amoureux et d’Écho » de Joachim du Bellay, on peut lire :
Qui m’oste ainsi de raison le devoir ? De voir.
Qui est l’autheur de ces maux advenus ? Venus.
Comment en sont tous mes sens devenus ? Nuds.
Qu’étais-je avant d’entrer en ce passage ? Sage.
[…]

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On peut, avec Emmanuelle Berger, résumer cela en disant que l’écho


est une « répétition altérante ». D’où le principe d’une interprétation analy-
tique fondé sur la résonance du dit 16.
L’écho est un nom de l’altérité de ce qui se dit. Il représente ce qui
résonne pour celui qui parle et qui lui fait retour avec un écart de sens.
Avec aussi un écart de jouissance du fait des vibrations – timbre, intona-
tion, rythme, accent, hauteur… – que la voix fait résonner dans le corps, en
raison – réson – même de la barrière de silence propre à l’écho.
Écho est séparée de Narcisse mais elle lui reste attachée. Elle désigne
un au-delà du narcissisme, un au-delà de l’image miroir, en rapport avec
le langage et plus précisément l’appel.
Écho se fait cause perdue du désir de Narcisse. Écho est l’é-cause. Peut-
être est-ce pour cela qu’Écho est incarnée par une femme : pour rappeler
l’association de la bouche et du vagin comme dans le célèbre roman de
Diderot Les bijoux indiscrets. Écho est femme car elle fait résonner le silence,
l’aphonie d’une supposée essence du féminin. En étudiant les liens entre la
féminité et la voix et plus particulièrement le phénomène au cours duquel

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une fille prend une voix de petite fille lorsqu’elle s’adresse à sa mère,
Sandrine Théron avance que « la voix de fille de la femme viendrait faire
écho à la voix maternelle de sa mère, écho en tant qu’interprétation du trou
dont elles sont constituées 17 ». La voix de petite fille serait une répétition
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altérante de la voix maternelle, qui renvoie à la voix a-phone d’une voix de


femme comme telle, dans l’écart même de cette répétition.

D’un stade de l’écho

Afin de reconnaître la fonction de l’écho, j’en suis venu à postuler


l’existence d’un stade de l’écho, dont il y a lieu de préciser maintenant la
signification 18.
Le mot stade – comme d’ailleurs dans « Stade du miroir » – a une signi-
fication à la fois spatiale (ce fut d’ailleurs historiquement le sens premier :
le stade des jeux) et temporelle. C’est un terme qui sert à conjoindre

Qui est la fin de prison si obscure ? Cure.


Sent-elle point la douleur qui me poind ? Point.
[…]
16. Nicolas Guérin a développé ce point, la réson de l’interprétation, dans « Le style du savoir-faire »,
Essaim, n° 30, Toulouse, érès, printemps 2013.
17. S. Théron, Entre fille et mère, une voix de l’impossible, mémoire de master II, psychanalyse et psycho-
pathologie clinique, université Aix-Marseille, 2013.
18. Dans Le moyen de parler (Lagrasse, Verdier, 2004), qui est un livre consacré à l’endophasie, Gabriel
Bergounioux postule l’existence d’un «  moment de l’écho  » qu’il restreint toutefois à «  l’expé-
rience réitérée d’une maîtrise de la voix où la possibilité de créer à volonté un signal et ses moda-
lités de réalisation sont associées à une décision de manifestation ou de retrait, d’articulation ou
de fredonnement, de gazouillis ou d’épellation ».

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l’espace et le temps et à ne pas les dissocier à la façon de Kant comme deux


a priori de la sensibilité.
La notion d’un stade de l’écho ne va pas avec une origine considérée
comme quelque chose dont les repères spatiaux et temporels seraient fixés
d’avance, selon des coordonnées cartésiennes. Le stade de l’écho permet
un autre abord de la question de l’origine en reprenant à son compte la
qualification de Walter Benjamin qui parle d’«  origine tourbillonnaire  »
dans son essai sur le drame baroque allemand 19.
En latin, deux mots désignent le tourbillon : turbo, inis : (qui a signifié
d’abord «  vertige  ») et un autre provenant du verbe verto, verti, versum
(« tourner, faire tourner ») qui a donné « vertèbre » (vertebra), « vertige »
(vertigo), et à partir de vertex : « tête, sommet, tourbillon ».
En allemand, «  tourbillon  » se dit der Wirbel qui veut aussi dire
« colonne vertébrale ».
L’étymologie du mot et ses traductions nous renseignent sur les conno-
tations subjectives du mot. Ainsi est-ce bien de vertige dont on peut être
saisi au bord d’un trou, surtout si celui-ci prend la forme d’un tourbillon.

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En témoigne Francis Ponge – nous y reviendrons – quand s’adressant à un
auditoire il veut lui faire entendre la qualité de ce qu’il appelle objeu, ce
vide de l’objet, condition des objets : « Que fait un homme qui arrive au
bord du précipice, qui a le vertige, instinctivement il regarde au plus près
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[…] Le parti pris des choses c’est aussi cela. Je veux vous montrer que c’est
également le contraire. On regarde très attentivement le caillou pour ne
pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour,
et devienne aussi un précipice. […] On peut par le moyen de l’art, refermer
un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique, mais peut-
être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutique-
ment. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus 20. »
Le stade de l’écho est, selon nous, le stade d’une origine tourbillon-
naire, c’est un stade tourbillonnaire de l’origine, de l’origine de la pulsion
invocante (mais aussi des autres). C’est un stade de l’auri-gine et de l’ori-
gine. Le tourbillon représente un modèle d’une origine de la pulsion invo-
cante dans lequel cette dernière participe de la création de cette origine. Les
repères spatiaux et temporels n’en sont pas fixés a priori, ils se constituent
au fur et à mesure 21 de la réalisation du tourbillon Celui-ci révèle après-
coup sa structure. C’est de cela dont il s’agit : la structure d’une origine de

19. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 56 : « L’origine est un
tourbillon dans le fleuve du devenir. »
20. F. Ponge, « Tentative orale », dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1999, p. 659-660.
21. Si tant est qu’il y ait de la mesure, comme le remarquait Patricia Janody lors d’une belle présen-
tation à l’association de psychanalyse Encore du Stade de l’écho !

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la structure, une structure qui inclue dans ses paramètres la question de


son origine, de l’Ur 22.
Cela nous conduit à tenter une approche structurale du tourbillon.

Qu’en est-il d’une structure tourbillonnaire ?

Le tourbillon est un phénomène physique dont on peut écrire les lois


mathématiques. Lacan y fait quelques fois référence, précisément avec la
topologie.
Selon Henri Poincaré 23, la théorie mathématique des tourbillons
repose sur un théorème de Hermann von Helmholtz (figure idéale de la
science pour Freud, inventeur d’un appareil dit « résonateur » pour étudier
les phénomènes de résonance). Lorsque le mathématicien entreprend de
démontrer à son tour ce théorème il recourt au théorème de Stokes. Or,
c’est précisément à celui-ci que se réfère Lacan pour rendre raison de
la constance de la pulsion, associée à sa source, soit la zone érogène, un
orifice du corps, troué, en forme de bord 24. Aussi, dans sa théorie des tour-

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billons, Poincaré se réfère à des « tubes tourbillonnaires » et à des volumes
toriques à connexions multiples (plusieurs trous).
Comment définir physiquement un tourbillon  ? On peut dire qu’il
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s’agit d’une surface (aqueuse, aérienne ou autre) animée d’un mouvement


rotatoire en spirale autour d’un trou. Il a des vitesses de rotation diffé-
rentes selon les couches. Il s’enfonce en se rétrécissant puis il fait remonter
la matière de la surface vers le haut et s’étend en largeur 25.
Selon Theodor Schwenk, l’essentiel de la genèse des tourbillons se
résume à ceci : « Il faut que des contraires s’affrontent, ou tout au moins
des différences, de quelque ordre qu’elles soient, pour que des tourbillons
prennent naissance dans un milieu mobile. Ces différences peuvent
être  : chaud-froid, dense-ténu, lourd-léger (par exemple l’eau salée et

22. Signalons la thèse de Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le commandement  ? (Paris, Payot et
Rivages, 2013), pour qui le commencement, l’origine c’est le commandement, en raison du
double sens du grec arche. Il y aurait selon lui deux ontologies dans la culture occidentale, celle
de l’assertion, à l’indicatif, et celle du commandement, à l’impératif. Cette recherche peut nous
intéresser dans la mesure où le surmoi est une forme de la voix et que « obéir » et « écouter » ont
la même racine latine audire. Le surmoi fait partie de ce tourbillon de l’origine.
23. H. Poincaré, Théorie des tourbillons (1893), Sceaux, Jacques Gabay, 1990.
24. J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 846-847.
25. Dans Une descente dans le Maelström, Edgar Poe illustre dramatiquement cette propriété. Sur les
tourbillons, consulter l’important ouvrage de Theodor Schwenk  : Le chaos sensible. Création de
formes par les mouvements de l’eau et de l’air (1962), Paris, Triades, 2005. Merci à Patricio Guzman
de m’avoir indiqué cet ouvrage, qui l’a aussi inspiré pour le documentaire sur l’eau qu’il prépare
au Chili. Remarquons que « écho » rime avec « chaos ». Voir aussi V. Clavurier, « Un savoir faire
entendre », Essaim, n° 30, Toulouse, érès, printemps 2013, p. 92 et suiv.

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l’eau douce), visqueux-fluide, alcalin-acide, etc. 26  » Un tourbillon peut


fonctionner comme organe, ou, dans l’embryogénèse, créer l’organe en
matérialisant la frontière de la différence de vitesse entre l’accroissement
des couches cellulaires. Les organes de l’audition et de la parole illustrent
particulièrement bien la genèse et le fonctionnement tourbillonnaires. Chez
l’homme, le limaçon de l’oreille, organe de l’audition, ayant justement la
forme d’une spirale, est voisin des canaux semi-circulaires : « Il nous offre
l’exemple parfait du tourbillon stabilisé dans une formation organique.
C’est comme si les spires de l’eau tournoyante s’étaient coagulées dans
une structure extrêmement différenciée 27. » Le limaçon est un organe né
du son et pour le son. Modelé par les sons et les impulsions rythmiques
venant de l’extérieur pendant l’embryogénèse, il prend lui-même une
forme tourbillonnaire qui accueille et module le son, les sons aigus (de
haute fréquence, ondes courtes) restant à l’entrée et les graves (de basse
fréquence, ondes longues) plus à l’intérieur 28. La surface basilaire du
limaçon engendre des impulsions, des trains d’onde et crée des tourbillons.
« Le tourbillon solidifié qu’est l’oreille interne est parcouru lui-même par

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des liquides tournants. »
De même, le larynx « reproduit et rassemble dans l’organe de la parole
tous les mouvements de tourbillon qui l’ont créé lui-même 29.  » Dans
l’émission des sons les cordes vocales et les groupes musculaires du larynx
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reproduisent au rythme des dilatations, contractions, vibrations, ondula-


tions, tourbillons, le jeu complexe de l’élasticité de l’air atmosphérique.
Le tourbillon est une approche de la problématique du trou, qui a l’in-
térêt d’être dynamique. Initiée par Freud avec la question du refoulement
originaire, celle-ci a été très développée chez Lacan et la topologie en est
un mode d’abord privilégié, depuis les trous (central et périphérique) du
tore jusqu’aux vrais et faux trous du nœud borroméen. Nous citerons deux
passages où la référence au tourbillon intervient dans cette problématique.
D’abord, dans sa présentation du cross-cap en tant qu’il ne représente
pas tant le trou que « la place du trou », Lacan identifie l’un de ses points
singuliers de croisement (point double voire triple), quand l’intérieur
s’inverse avec l’extérieur, comme étant le phallus et l’objet a : « Ce point
privilégié nous en connaissons les fonctions et la nature : c’est le phallus, le
phallus pour autant que c’est par lui, comme opérateur, qu’un objet a peut

26. T. Schwenk, op. cit., p. 39. Soulignons que ce fut le pas inaugural de Saussure, que suivit Lacan,
d’affirmer que les objets de la linguistique n’ont pas de substratum à leur existence hors de la
propriété négative de la différence entre les termes. « La femme n’existe pas, mais la différence,
elle, existe toujours », note avec humour Moustapha Safouan dans La psychanalyse (Vincennes,
Éd. Thierry Marchaisse, 2013, p. 169).
27. Ibid., p. 49.
28. Ibid., p. 85-88.
29. Ibid., p. 130.

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être mis à la place même où nous ne saisissons dans une autre structure
[le tore] que son contour. » Il y a au cœur de l’objet a « ce point central, ce
point tourbillon par où l’objet sort d’un au-delà du nœud imaginaire, idéa-
liste sujet-objet 30 ». Faire le tour de ce point c’est justement faire un tracé de
coupure (c’est la coupure du sujet) en forme de double boucle, en spirale
comme dans un tourbillon, qui sépare les deux éléments constitutifs du
cross-cap, un disque (identifié à l’objet a) et une bande de Mœbius (identi-
fiée au sujet $), les deux éléments de la formule du fantasme.
Lacan revient à la référence au trou du tourbillon à propos du « vrai
trou  », inviolable du nœud borroméen (c’est-à-dire non pénétré par un
autre anneau en chaîne), trou qui évoque l’ombilic du refoulement origi-
naire chez Freud et qui chez Lacan rend compte d’une autre origine, celle
du nom, en particulier du nom du père, dont l’origine est d’être recraché
par le tourbillon  : «  Un trou ça tourbillonne, ça engloutit plutôt, et puis il
y a des moments où ça recrache, ça recrache quoi ? Le nom. C’est le père
comme nom 31.  » Cette problématique rejoint celle du nom d’Écho que
nous avons vue. Le mot tourbillon est, pour reprendre une expression de

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Marguerite Duras dans Le ravissement de Lol V. Stein, un « mot-trou ».
Le trou tourbillonne et se rapporte à la constance de la pulsion,
« l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire ». Il serait possible d’envi-
sager le nœud borroméen comme un nouage de mouvements tourbillon-
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naires d’espace et de temps rassemblant autant de petits tourbillons que


de consistances : tourbillons du réel, du symbolique, de l’imaginaire. Les
cordes seraient la matérialisation, le dépôt écrit des bords des tourbillons
pulsionnels, à l’instar de ce qui se passe dans la genèse des formes natu-
relles, humaines, animales, végétales, minérales.
« Tourbillon » qualifie de façon appropriée une structure qui porte en
elle la question de son origine, en reproduisant ce qui en est à l’origine.
Avec l’ouïr et le parler, et depuis son embryogénèse, plus qu’une
autre, la pulsion invocante se lit comme un tourbillon. Elle est l’écho dans
le corps de sa structure d’origine, d’origine tourbillonnaire, elle a la struc-
ture tourbillonnaire d’une origine tourbillonnaire.

Les termes constituants le stade de l’écho

Il s’agit de ceux qui, de façon diachronique et synchronique, composent


les différentes facettes de la voix en tant qu’elle prend fonction d’objet a,
a-phone. Je retiendrai donc, dans leur rapport à l’Autre (lequel implique un
sujet de la demande, du désir, de l’appel, de l’adresse, de la jouissance…) :

30. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, séance du 23 mai 1962, inédit.
31. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), R.S.I, séance du 15 avril 1975, inédit.

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Entre voix et silences : tourbillons de l’écho • 49

les sonorités (parlées ou chantées) et les silences de la voix, le cri et bien sûr
leurs échos, qui représenteraient l’élément neutre du groupe.

Le cri

Même si le cri est l’élément qui semble se rapprocher le plus d’une


origine, c’est dans la synchronie que les éléments de la structure se relient
les uns aux autres.
Chez Freud, la référence au crier (Schreien) de l’infans apparaît dès l’Es-
quisse et il est associé à ce qu’il appelle l’événement de satisfaction et l’évé-
nement de douleur lors de l’avènement de l’objet perçu comme hostile. Le
souvenir de son propre crier participe de la constitution du complexe du
prochain (Nebenmensch) qui «  se sépare en deux composantes dont l’une
reste ensemble comme Chose (das Ding)  », tandis que l’autre peut être
comprise par un «   travail de remémoration 32  ». Le cri sert à la caracté-
ristique de l’objet, hostile au départ. Le cri devient lui-même ce premier
objet, le premier extérieur intime (extimité, selon la trouvaille de Lacan) du

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sujet, venant de lui mais comme de l’extérieur. « C’est dans une extériorité
jaculatoire que ce quelque chose [de primaire] s’identifie, par quoi ce qui
m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint de ne pouvoir
reconnaître qu’au dehors. C’est bien pourquoi ce cri n’a pas besoin d’être
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émis pour être un cri 33. »


Comme le dit Lacan, « le cri remplit une fonction de décharge et joue
le rôle de pont au niveau duquel quelque chose de ce qui se passe peut
être attrapé et identifié dans la conscience du sujet 34  ». À ceci près que
dans l’appréhension du prochain il y a cette Chose, cette « vacuole » qui
reste étrangère au sujet, muette et se constitue donc comme une extériorité
intime pour le sujet lui-même, une étrangeté du dit « même » pour le sujet ;
celle-ci va orienter son cheminement et sa quête de retrouver un objet qui
est en fait perdu dès l’origine, dont l’origine est la perte (d’où la perte de
l’origine). Le cri suscite les frayages signifiants à partir du moment où il
sert d’appel à l’Autre et à l’autre, dont les réponses et les interprétations
engendrent les réseaux de signifiants avec lesquels l’enfant formule ses
demandes et soutient son désir, réseaux qui continuent de tourner autour
du vide central de la Chose 35.

32. S. Freud, Esquisse d’une psychologie (1895), Toulouse, érès, 2011, [17], p. 85.
33. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 225.
34. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986,
p. 42.
35. Voir H. Bentata, «  La voix des Sirènes. D’une incarnation mythique de la voix maternelle  »,
Essaim, n°  26, Toulouse, érès, printemps 2011. L’auteur met en parallèle les trois qualificatifs
désignant, dans Ulysse de Homère, la voix des Sirènes avec les dimensions réelle, symbolique,
imaginaire de la voix dans le cadre du passage du cri à l’appel.

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50 • Essaim n° 32

Le réseau des signifiants du sujet faisant le tour de la Chose du prochain


en tant qu’«  imminence intolérable de la jouissance 36  » reste associé à
«  l’écho sonore de son propre cri 37  », dont la «  pureté  » (hors demande,
hors signifié) originelle est à jamais perdue, une pureté faite d’un mélange
de jouissance et de douleur. Ce cri est l’ombilic de la voix, il est, comme le
silence, aux confins de la signification et au bord de l’indicible 38.
On conçoit dès lors, comme l’a développé Franck Chaumon, que le
cri « pur » de l’enfant puisse s’avérer menaçant pour l’adulte et susciter la
sidération face à ce qu’il considère comme une énigme insupportable ; des
fixations à des moments de suspens de la réponse de l’Autre peuvent se
produire par la suite chez l’enfant 39.
Le cri se noue au silence, aux silences faut-il dire, car il y a lieu de
distinguer plusieurs catégories de silence. Sans vouloir être exhaustif 40,
on peut distinguer deux grandes catégories, portant des noms divers qui
s’équivalent partiellement : le silere (silence de la nature) et le tacere (silence
de la parole) des Latins ; le silence indicible (du côté du réel de la mort)
et le silence ineffable (du côté du symbolique et du chant) selon Wladimir

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Jankelevitch 41, ou encore le « silence qui parle » et le « silence qui hurle »
selon la terminologie de Michel Poizat.
Le « silence qui parle » est celui de la scansion signifiante du langage
ou de la pause dans la parole, la virgule (coma, en espagnol, Komma en
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allemand, comma en anglais) dans un texte. C’est un silence de ponctua-


tion, qui fait coupure et a des effets de sens. Il en existe aussi une notation
musicale. Ce silence est au plus près de la voix comme objet a, qui se
caractérise essentiellement par « le temps à dire les choses 42 ». La voix est
scandée par les temps, elle ne dure qu’un temps, elle dit le temps. À partir
du silence de l’infrason et des mots fantômes non sonorisés peuvent naître
des mélodies du silence ou des évocations insolites 43.

36. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 225.
37. M. Poizat, L’opéra ou le cri de l’ange, Paris, Métailié, 2001, p. 144.
38. Des mystiques (Marguerite Marie Alacoque, Angèle de Foligno, saint François d’Assise…)
sont entrés dans cette zone de la Chose innommable, au-delà du principe de plaisir, mélange
d’horreur et de jouissance, en commettant des actes immondes tels lécher les plaies purulentes,
manger les excréments. Cf. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.,
p.  221, et J. Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du xviie  siècle, Genève,
Droz, 2013, chap. IX, « Horreur et jouissance ».
39. Franck Chaumon, « Le cri », Essaim, n° 6, Toulouse, érès, automne 2000.
40. On ne peut manquer de citer Robert Fliess, « Silence et verbalisation », dans Le silence en psycha-
nalyse (sous la direction de J.-D. Nasio, Paris, Payot, 1997) qui fait équivaloir certains silences,
conçus comme fermeture sphinctérienne dans la parole analysante, à des objets de la pulsion :
silence érotique-urétral, silence érotique-anal, silence érotique-oral. Pourquoi ne pas rajouter un
silence scopique et un silence invocant ?
41. Distinction reprise par Frédéric Vinot, «  Les silences de la clinique du deuil  », Essaim, n°  22,
Toulouse, érès, printemps 2009.
42. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI (1973-1974), Les non dupes errent, séance du 9 avril 1974, inédit.
43. P. Colize, Back up, Paris, La Manufacture de livres, 2012.

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Entre voix et silences : tourbillons de l’écho • 51

Le «  silence qui hurle  », l’Autre silence, est le silence d’un au-delà


(supposé) du langage. C’est une présence absolue, fixe, étale (et létale),
continue, sans l’alternance de la présence absence. Il a à voir avec le silence
des pulsions, la pulsion de mort. La musique tente de l’approcher avec un
son continu, précisément sans silence. Michel Poizat cite par exemple le
prélude orchestral de L’or du Rhin de Richard Wagner où un seul accord
tenu aux contrebasses pendant 137 mesures évoque le silence des temps
primordiaux mythiques 44.
Ce silence est au plus proche de ce qui paraît être son envers, le
cri. «  Le cri qui fait le gouffre où le silence se rue  », dit Lacan dans son
commentaire du tableau de Munch, Le cri. La Chose est l’expérience d’un
« trou du cri 45 » que le silence incarne.
Michel Poizat compare le cri dans l’opéra à un « “Trou Noir” soute-
nant de son attraction le mouvement spiralé de la Galaxie Opéra : le cri de
mort de Lulu, le cri de mort de la Femme 46 ».
Nous retrouvons là, dans la métaphore de la spirale, une approche
tourbillonnaire de la voix où cri et silence se nouent – mais pas seulement

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eux puisque le silence joue aussi dans la signification de la parole – où cri
et silence, parole, chant et écho se nouent.

L’écho dans la structure tourbillonnaire


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L’écho joue à tous les niveaux, de la parole, du silence, du cri, il est


à la pliure du passage de l’un à l’autre, où s’inverse le côté d’une bande
de Mœbius. Il représente l’altérité de ce qui se dit et de ce qui s’entend et
comme tel on l’oublie. Ce n’est pas sans rapport avec l’énoncé : « Qu’on
dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend 47. »
C’est un espace-temps de l’entre-deux, de l’écart, de la différence
de l’identique. Il y a un écho de la parole et un écho du silence. « L’écho
répond à l’écho, tout se répercute  », écrivait Georges Braque dans ses
Cahiers (1917-1947). L’écho de la parole c’est le silence qui parle, l’effet de
sens pour le sujet dont le message lui revient de l’Autre sous une forme
inversée. L’écho du silence c’est le cri, le silence qui hurle, c’est l’expérience
de l’explorateur W.H. Hudson qui, dans Un flâneur en Patagonie, écrit : « Un
jour que j’écoutais le silence, je me demandais soudain l’effet que je produi-
rais si je me mettais à crier 48. »

44. M. Poizat, op. cit., p. 127.


45. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XII (1964-1965), Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séance du
17 mars 1965, inédit.
46. M. Poizat, op. cit., p. 123.
47. J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
48. W.H. Hudson, Un flâneur en Patagonie, Paris, Payot, 2002, p.  206, cité par Catherine Millot,
O Solitude, Paris, Gallimard, 2011.

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52 • Essaim n° 32

Écho est le nom d’une altérité propre au silence, celui qui parle et
celui qui hurle. Qui donc a su mieux le faire entendre que Rainer Maria
Rilke, notamment dans Les sonnets à Orphée ou Les élégies de Duino  ? Le
premier vers de ces dernières, « Qui donc si je criais m’entendrait parmi les
hié­rarchies des anges ? », lui fut dicté par une voix qui se détachait dans le
fracas du vent. Dans la première Elégie on peut lire aussi les vers :
« Des voix, des voix. Écoute mon cœur comme jadis seuls des saints
écoutaient [en allemand il y a la musique : Höre, mein Herz, wie sonst nur
Heilige hörten] […] Mais écoute le souffle de l’espace, le message incessant,
qui est fait de silence. »
L’altérité de l’écho est redoublée pour le sujet dans son rapport à
lui-même et dans son rapport à l’autre, entre ce qui est entendu et ce qui est
dit. La parole est à moitié à celui qui parle et à celui qui entend, disait déjà
Montaigne à la fin de ses Essais. Les lapsus d’écoute, souvent difficiles à
admettre, en témoignent. Ils font intervenir l’altérité de l’Autre comme tel.
Une altérité trouée par la Chose. Lacan a très bien dit cela : « La plus simple
immixtion de la voix dans ce que l’on appelle linguistiquement sa fonction

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phatique résonne dans un vide qui est le vide de l’Autre comme tel, l’ex
nihilo à proprement parler. » Il faut du vide pour qu’il y ait résonance. « La
voix répond à ce qui se dit mais elle ne peut pas en répondre. » Exactement
comme Écho. « Autrement dit, pour qu’elle réponde, nous devons incor-
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porer la voix comme l’altérité de ce qui se dit 49. »

Pour une mésologie 50 : topologie et poésie

La question se pose de comment rendre compte de l’espace et du


temps de ce qui est un entre-deux de l’ouïr et du parler, de l’entendu et
du dit, et qui se dérobe à la représentation, s’élide du sonore et ne s’inscrit
que de l’évanescence du passage d’un signifiant à un autre 51. Là vient la
topologie mais aussi la poésie.
Qu’elle soit des surfaces ou des nœuds, la topologie, nous l’avons vu,
constitue une approche privilégiée du réel du trou et de ses tourbillons.
Ses trajets en spirale entrent dans la fabrication des objets topologiques
de Lacan et notamment la bouteille de Klein, identifiable, selon ses indica-
tions, à la voix comme objet a. C’est la surface qui nous paraît correspondre
au mieux au trajet de la pulsion invocante et peut-être même de chaque
pulsion.

49. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 318.
50. Lacan utilise le terme dans le séminaire du 13 janvier 1975 de R.S.I pour désigner ce qui se passe
dans l’intervalle entre les anneaux du nœud borroméen et qui concerne son ex-sistence.
51. J. Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,
p. 343.

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Entre voix et silences : tourbillons de l’écho • 53

La topologie est un savoir-faire avec les trous, les objets trous (tores,
nœuds cross-cap, surface de Boy, bouteille de Klein…) et la poésie un
savoir-faire avec les résonances (vibrations, ondulations, tourbillons…)
de l’air qui passe à travers ces organes troués comme des tores que sont
le larynx ou l’oreille interne et font surgir des mots trous. Le « limaçon est
un résonateur », dit Lacan, « qui se décompose en composition de résona-
teurs élémentaires  » et «  le propre de la résonance c’est que l’appareil y
domine ». Or, « la forme organique est apparentée à ces données topologi-
ques primaires, trans-spatiales, qui nous ont fait nous intéresser à la forme
la plus élémentaire de la constitution créée et créatrice d’un vide 52 ».
La conjonction d’un objet trou et d’un mot trou est ce que Francis
Ponge appelle l’objeu, elle est à l’horizon de sa poésie et de ce qu’il appelle
le « parti pris des choses ». Une conjonction qu’il tente avec ce qu’il appelle
la réson.
Il définit l’objeu dans «  Le soleil placé en abîme  » et prend comme
exemple le soleil  : «  Le soleil ne peut être remplacé par aucune formule
logique, car le soleil n’est pas un objet. le plus brillant des objets du

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monde n’est – de ce fait – non – n’est pas un objet  ; c’est un trou, c’est
l’abîme métaphysique  : la condition formelle et indispensable de tout
au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du
regard 53. »
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Il y a pour Ponge un pouvoir de la langue antérieur à la raison carté-


sienne (le cogito) qui tient à la réson 54.
Comme les tourbillons, la réson est liée à une qualité différentielle  :
« La corde sensible c’est la qualité différentielle. Quand elle vibre, c’est à la
fois raison et réson. »
On peut voir, comme Ponge le dit plus loin, que «  ce sont tout à la
fois la violence du désir et la hauteur (l’éloignement extraordinaire, l’altitude
impossible) de l’objet qui maintiennent la parole en forme ».
Il faut une topologie du trou, incarnant les quatre objets a isolés par
Lacan, pour obtenir un écho tel que la raison se confonde avec la réson.
Grâce à l’altérité de l’écho, le trou de la résonance, la voix acquiert sa
dimension d’objet a, il se confond avec l’objet trou. La voix comme objet a
dans la pulsion, l’écho ou la résonance, le trou ou le tourbillon sont liés de
manière infrangible.

52. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 317-318.


53. F. Ponge, «  Le soleil placé en abîme  », dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 778-780.
54. Le « pouvoir de formuler originalement » dans la langue française est pour Ponge la preuve de
son existence particulière et celle de pouvoir se réaliser. Or, cela tient à quelque chose d’antérieur
à la raison cartésienne (au cogito), cela tient à la réson : « Mais cette raison qu’est-ce sinon plus
exactement la réson, le résonnement de la parole tendue, de la lyre tendue à l’extrême. » Francis
Ponge «  Pour un Malherbe  », dans Œuvres complètes, tome II, Paris, Gallimard, coll. «  Biblio-
thèque de la Pléiade », 2002, p. 57 et 80.

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54 • Essaim n° 32

La lettre fait trou

Comme le souligne Lacan dans son Séminaire Le savoir du psychanalyste


(tenu le 6 janvier 1972 dans l’enceinte résonante de la chapelle de Sainte-
Anne), l’objet a « n’a rien à faire ni avec le sens, ni avec la raison 55 ». Façon
de rendre hommage au «  grand poète  » Francis Ponge  : «  La question à
l’ordre du jour c’est que beaucoup penchent à la réduire à la réson. Écrivez
r.e.s.o.n., faites-moi plaisir. C’est une orthographe de Francis Ponge. » Pour
Lacan aussi « la raison a à faire avec quelque chose de résonnant ». Et il fait
lui aussi un pas de plus : « Ce qui résonne, est-ce l’origine de la res, dont on
fait la réalité ? C’est une question qui touche à tout ce qu’on peut extraire
du langage au titre de la logique » et « On cherche, au-delà, à quelle réson
recourir pour ce dont il s’agit, à savoir du réel. »
L’interrogation de Lacan peut s’entendre à plusieurs niveaux. D’abord
aux niveaux dont nous avons déjà parlé, celui poétique que Francis Ponge
a appelé l’objeu, ainsi qu’au niveau où le corps conserve et reproduit dans
certains organes les mouvements tourbillonnaires qui lui ont donné nais-

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sance. On peut aussi entendre que l’interrogation de Lacan se porte à un
autre niveau encore, vers lequel d’ailleurs convergent les deux précédents,
celui de l’existence et des effets de lalangue dont se dépose une langue
entre autres qui n’est « que l’intégrale des équivoques que son histoire y a
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laissées persister 56  ». Dire lalangue pour Lacan, c’est dire que ce n’est pas
par hasard qu’un mot dans une langue donnée soit équivoque. « Ce n’est
certainement pas par hasard qu’en français le mot ne se prononce d’une
façon équivoque avec le mot nœud. » De même pour « vœu » et « veut »,
« d’eux » et « deux », « pas » et « pas », ajoute Lacan 57.
En se demandant si ce qui résonne est à l’origine de la res, Lacan utilise
justement les ressources des équivoques de lalangue, puisque si res en latin
a le sens de chose, il est aussi le début de reson. Si ce n’est pas par hasard
c’est qu’il y a un point asymptotique où la chose et le mot entrent en réso-
nance, en res-assonance, où entre eux il y a l’espace et le temps d’un écho
qui les rapproche, et les séparent dans une même cause. Mais une cause
hors sens, c’est-à-dire réelle. Car donner un sens au réel c’est s’en rendre
plus ou moins coupable, en réson justement de l’écho de réel avec le latin
reus (accusé, coupable) : « Le mot réel lui-même a un sens… pour invoquer
les choses j’ai évoqué en écho le mot reus qui comme vous le savez en latin
veut dire coupable on est plus ou moins coupable du réel 58. »

55. J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Le Seuil, 2011, p. 93.


56. J. Lacan, « L’étourdit », op. cit., p. 490.
57. J. Lacan, « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5,
Genève, 1985, p. 12, et « La Troisième » (1974), Lettres de l’École freudienne, n° 16, nov. 1975.
58. J. Lacan, séminaire « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », 15 mars 1977, L’unebévue,
n° 21, Éd. L’unebevue, Paris, 2004, p. 112.

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Entre voix et silences : tourbillons de l’écho • 55

Le réel hors sens de l’écho de lalangue qui résonne peut s’aborder


néanmoins par ce qui s’en précipite, à savoir la lettre. « Parce qu’il n’y a
pas de lettre sans de lalangue, c’est même le problème, comment est-ce que
lalangue ça peut se précipiter dans la lettre 59 ? » Comment ? Sur les bords
d’un tourbillon. Le bord du tourbillon c’est justement le dépôt, l’alluvion,
la précipitation qui fait lettre (consonne, particulièrement).
Cette situation de la lettre comme bord d’un trou ressort d’une lecture
de Lituraterre  : «  La lettre fait trou  », «  le bord d’un trou dans le savoir,
voilà-t-il pas ce qu’elle dessine ? », « Entre centre et absence, entre savoir
et jouissance, il y a littoral qui ne vire au littéral qu’à ce que ce virage, vous
puissiez le prendre le même à tout instant 60 ».
Baruch Spinoza a choisi la métaphore de la flûte pour expliquer la
différence entre les voyelles et les consonnes, auxquelles il réserve le nom
de « lettres » : « Les voyelles c’est le son de la musique ; les lettres ce sont les
trous touchés par les doigts 61. » La lettre qui se dépose à partir de lalangue
est essentiellement la consonne. L’alphabet avec écriture des consonnes
est daté historiquement. Il provient du renoncement par les Grecs d’un

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système de notation des syllabes. Les consonnes ne correspondent pas à
des phonèmes. Elles notent ce qui « sonne avec », les voyelles.
La consonne opère une scansion de la voix, révélant ainsi sa nature
temporelle. «  Elle s’entend de ne pas s’entendre  », c’est un temps muet
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entre deux voyelles et c’est ce qui fait la différence entre la parole animale
et humaine 62.
De nombreux exemples viennent à l’appui d’une précipitation, d’un
dépôt de lalangue dans la lettre. Nous dirons, pour terminer, quelques mots
de ce que nous enseigne Louis Wolfson dans Le schizo et les langues 63.

L’écholalie de Louis Wolfson

Le livre paraît en français pour la première fois sous ce titre en 1970,


sept ans après avoir été envoyé de New York et pris en charge éditoriale-
ment, non sans tracas, par J.-B. Pontalis à Paris. Il est le récit, emprunt d’un
humour féroce, des souffrances qu’a endurées l’auteur et des moyens qu’il
a mis en œuvre pour les faire cesser. Ces souffrances consistent essentiel-
lement en les vibrations insupportables jusqu’à la persécution qu’il ressent
à l’écoute de la langue anglaise, principalement quand elle est émise par

59. J. Lacan, « La Troisième », op. cit.


60. J. Lacan, « Lituraterre », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 13-14, 16.
61. B. Spinoza, Abrégé de grammaire hébraïque, Paris, Vrin, 2006, p. 36.
62. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX, L’identification, op. cit., séance du 29 novembre 1961. Il prend
l’exemple du « p » dans « ap/pa ».
63. L. Wolfson, Le schizo et les langues, Paris, Gallimard, 1970.

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sa mère. L’écriture et la publication du livre ont eu un effet thérapeutique,


d’autant qu’il fut écrit directement en français par l’auteur résidant à New
York. Aujourd’hui il vit à Porto Rico, de façon recluse, et continue à écrire.
Il a gagné une grosse somme d’argent en jouant à la loterie et a intenté un
procès contre une banque pour l’avoir, selon lui, escroqué. Il l’instruit en
anglais, sans avocat.
Les vibrations de la langue anglaise dans sa tête provoquent un
«  tapage  » insupportable. L’écho résonne de façon «  horrible  ». Il a un
« cerveau écholalique », dit-il. Il entend l’anglais, que celui-ci soit parlé à
l’extérieur ou pas, de façon hallucinatoire. Et alors se boucher les oreilles
ne suffit pas. L’écholalie de son cerveau est exacerbée quand c’est sa mère
qui parle, du fait du « ton » de sa voix, de son caractère « haut perché »,
« perçant », son ampleur et la soudaineté de son apparition qui le surprend.
Elle se fait l’agent de l’intrusion de l’anglais en le lui « injectant » (et il fait
équivaloir des mots injectés et des aliments ingérés), mais elle n’est pas la
seule par qui le mal arrive ; les mots anglais sont par eux-mêmes nocifs,
quand d’autres les prononcent, ou qu’ils sont lus ou simplement pensés.

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Toute l’entreprise de Wolfson va consister à « neutraliser » ses hallu-
cinations sur le terrain de celles-ci, la langue. Il va s’agir de « neutraliser »
la langue anglaise en rendant les mots « indoles », « inoffensifs ». Dans ce
but il procède à un « démembrement » systématique des mots anglais pour
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les convertir en mots de quatre autres langues  : le français (avec lequel


aussi il écrit), le russe, le yiddish, l’allemand. Il ne s’agit pas seulement de
traduire les mots anglais mais, en passant par ces autres langues et selon
des procédés très sophistiqués, de fabriquer d’autres mots (principalement
français) qui par leur sens et leur son équivalent à ceux de l’anglais. L’in-
vention de ces nouveaux vocables contribue à «  prévenir l’apparition de
pensées parasites » et surtout à produire des contre-vibrations qui neutrali-
sent les vibrations de la langue anglaise, et donnent les bonnes résonances,
le bon écho 64. Son moyen de lutter contre les hallucinations verbales parti-
cipe lui aussi de l’hallucination.
Puisque se boucher les oreilles ne suffit pas, Wolfson abouche les
oreilles à la bouche afin d’obtenir un reflux des vibrations des cordes
vocales dans les oreilles, soit des contre-vibrations ou des harmoniques
recouvrant les vibrations qui lui « percent le crâne ». Ce faisant il donne à
entendre le circuit pulsionnel en double boucle de la pulsion invocante. Ce
circuit est d’ailleurs connecté aux circuits oral (Gilles Deleuze le souligne
dans sa préface au Schizo et les langues), anal (dans ses pratiques sexuelles
où il conçoit l’organe féminin comme un tube en caoutchouc qui s’enfonce

64. On pense aux homophonies approximatives (gleichklang der Laute) inventées par D. P. Schreber
pour neutraliser les voix des oiseaux persécuteurs.

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dans l’anus), scopique (dans un film réalisé avec lui, il ne regarde jamais
la caméra en face).
Wolfson détaille longuement l’«  embrouille  » des transformations,
toujours littérales, des vocables anglais en mots d’une autre langue, en
combinant le sens, le son, la graphie. Les procédés les plus simples sont
les métathèses, les épenthèses (mad transformé en malade), les parentés
étymologiques, les à-peu-près phoniques et sémantiques. Dans la mesure
où le résultat, le mot remplaçant, est une condensation de plusieurs opéra-
tions (dont parfois il porte la trace : crazy qui devient torasendké, avec l’al-
lemand rasend, furieux, intercalé au milieu de toké pour « toqué ») on peut
dire qu’il s’agit là de néologismes anagrammatiques quand bien même ils
sont des mots courants d’autres langues que l’anglais. Wolfson, se présen-
tant comme «  l’étudiant sqizofréniqe  », voulait d’ailleurs écrire son livre
avec une nouvelle orthographe. L’éditeur n’en a gardé qu’un extrait à la
fin du livre.
Comme Lacan, nous l’avons vu, Wolfson ne cesse de souligner la
fonction prévalente des consonnes, autant dans les mots anglais que dans

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leurs transformations. Les consonnes sont «  plus stables et suivent plus
exactement certaines lois linguistiques dans leurs changements ». Ce sont
elles qui résonnent dans sa tête. « Les voyelles semblant le plus souvent
comme des masses plastiques et presque informes ne diffèrent guère les
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unes des autres. » La consonne introduit la discontinuité dans la continuité


informe des voyelles, elle fait scansion. Comme la voix, hallucinée ou
pas, qui ré-sonne. C’est par la con-sonne que se produit «  l’implantation
du signifiant dans le corps » et l’avènement du sujet dans le réel (Lacan),
lequel alors s’inscrit comme lettre 65. Cette lettre que Wolfson ne cesse
d’écrire dans les transformations de mots anglais et de par l’écriture de
son livre.
Dans son passage par d’autres langues, Wolfson cherche un «  voisin-
nage » (c’est une notion topologique) des points d’implantation dans le corps
de l’anglais, voisinage qui les fasse ré-sonner autrement, moins douloureu-
sement. Par exemple, dans certains cas, « il n’y a guère qu’à bien vibrer les
cordes vocales en doucement proférant un [p] pour en avoir un [b] ».
Mais pourquoi vouloir se défendre contre l’anglais et chercher à le
neutraliser ? S’agit-il de sa langue maternelle ? Certes sa mère parle anglais
et il cherche à se défendre contre le caractère, envahissant, autoritaire,
intrusif de sa mère en neutralisant la langue qu’elle parle. Mais cette expli-
cation n’est pas suffisante. Elle ne dit pas pourquoi il ne se contente pas

65. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX, L’identification, op. cit., séance du 24 janvier 1962. Lire à ce sujet
les deux articles d’Albert Fontaine, «  Pour une lecture de Wolfson  », Littoral, 23/24, 1987, et
« L’implantation du signifiant dans le corps », L’unebévue, 1993.

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de ne pas l’écouter et qu’il a besoin de construire ou réinventer une autre


langue.
Gardons-nous d’affirmer que parce que l’anglais est parlé par sa
mère, il s’agit de sa langue maternelle. Wolfson parle de l’anglais comme
de sa langue maternelle, mais il le qualifie aussi de « langue nationale »,
« langue natale », « sacrée langue », « langue officielle du pays ». D’autre
part c’est aussi la langue de son père et de son beau-père. On ne saurait
donc considérer qu’il l’ait incorporé et qu’elle soit une langue commune à
lui et sa mère. C’est une langue qui reste marquée d’un degré d’étrangeté.
On peut même aller plus loin et dire qu’il n’y a pas de langue maternelle au
sens d’une langue comme-une à la mère et à l’enfant. Ce que l’on appelle
langue maternelle est toujours une production singulière de l’enfant à
partir de ce qu’il a entendu ou pas de ceux qui se sont soucié de lui pendant
la petite enfance. C’est pour cela que Lacan a forgé le terme de lalangue,
pour désigner les équivoques qui se déposent dans une langue et de ce
fait empêchent qu’elle soit Une. Elle est pas-toute. Lalangue est une langue
mêlée de jouissance et d’équivoques qui s’implante dans le corps (par les

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consonnes) 66. Elle n’est pas une langue Une mais plutôt une mosaïque de
langues dont l’écho se transmet mais peut être oublié 67.
Or n’est-ce pas précisément cela que Wolfson veut nous faire entendre
à travers sa formidable construction ? La structure pas-toute de la langue,
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l’écho de lalangue dans la langue. Cet écho revient sous la forme d’une inter-
langue, des équivoques permises par ce passage entre plusieurs langues.
Cette interlangue représenterait pour lui lalangue. Lalangue oubliée, qui fait
retour chez lui sous une forme hallucinée.
Si la langue anglaise est par lui démembrée, ce n’est pas seulement
parce qu’elle est associée au pouvoir de sa mère. Au moins deux autres
raisons s’y ajoutent. D’une part, c’est une langue qui a une prétention
universelle et se présente ainsi comme « toute 68 ». D’autre part et surtout,
elle usurpe une place de langue maternelle. En effet, au fur et à mesure du
Schizo et les langues, nous apprenons que la première langue de la mère et
du père n’est autre que le yiddish et que la mère avait aussi parlé le russe.
Autrement dit le démembrement de la langue anglaise avec l’interlangue
réintroduit le pas-tout de lalangue dans une langue s’affirmant comme une,
mais aussi exhume une langue maternelle plus proche, le yiddish. Elle est
l’écho qui manquait à la langue, condition d’une bonne implantation du
signifiant dans le corps.

66. Peut-être est-ce la raison (réson) pour laquelle Lacan considère que les homophonies de lalangue
ne sont pas là par hasard.
67. Lire à ce sujet le livre très instructif de Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des
langues, Paris, Le Seuil, 2007, en particulier p. 174 et suiv.
68. D’où la «  résistance  » de l’anglais à l’inconscient que Lacan note dans son séminaire r.s.i du
11 février 1975. Il s’agirait d’une résistance de l’anglais au pas-tout de lalangue dans la langue.

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C’est ce qui permet, selon nous, qu’à la fin de son livre Wolfson puisse
témoigner du bienfait de sa recherche  : «  Du reste, il semble, heureuse-
ment, qu’au fur et à mesure que le jeune homme aliéné poursuit ses jeux
linguistiques basés sur des similitudes à la fois dans le sens et dans le son
entre les mots anglais et les mots étrangers, sa langue maternelle, celle de
son entourage, lui devienne de plus en plus supportable. »

L’écriture a eu une fonction réparatrice. Quelque chose de son savoir-


faire avec lalangue de l’interlangue s’est précipité dans l’écrit, qui fait bord
entre savoir et jouissance (le mélange de savoir sur lalangue et de persécu-
tion). Grâce à son savoir-faire avec lalangue et ses échos, il s’identifie à son
symptôme, et pas seulement par son symptôme, dans la mesure où la réson
se trouve inscrite dans son nom propre, Louis Wolfson, qu’en français on
entend l’ouïe et volfsonne.

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