Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Erik Porge
ERES | « Essaim »
2014/1 n° 32 | pages 41 à 59
ISSN 1287-258X
ISBN 9782749241074
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-essaim-2014-1-page-41.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 78.236.93.108 - 24/02/2019 17h45. © ERES
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Erik Porge
générique dans la combinatoire des pulsions, d’autant que celle-ci est « la
plus proche de l’expérience de l’inconscient 2 » du fait que son objet, la
voix, est, selon Lacan, l’objet du désir de l’Autre – à la différence du regard
objet du désir à l’Autre, de l’objet oral objet de la demande à l’Autre et des
fèces objet de la demande de l’Autre 3.
La voix a été isolée par Lacan comme objet a en 1958 et cela à partir
des hallucinations verbales et dans le cadre d’une explication de la formule
du fantasme ($ <> a). Cela nous invite à ne pas réduire la voix à sa pure
sensorialité, au perceptum sonore, parlé ou chanté, et à y inclure le silence.
Dans l’automatisme mental par exemple, ce qu’on appelle justement l’écho
de la pensée, les voix ne sont pas nécessairement sonorisées. C’est aussi ce
qui peut se passer dans beaucoup de cas d’autisme, d’où la difficulté de
les entendre, comme eux de nous entendre. On observe aussi l’existence
d’hallucinations verbales chez les sourds-muets 4. Par ailleurs on peut se
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2003, p. 17.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1973, p. 96. C’est la première mention de « pulsion invocante », en réponse à une
question de Moustafa Safouan.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIII (1965-1966), L’objet de la psychanalyse, séance du 1er juin 1966,
inédit.
4. A. Cramer, « À propos des hallucinations chez les sourds-muets malades mentaux », Berlin, 1898,
traduction et introduction par J. Adam, Analytica, n° 28, Navarin éditeur, Paris, 1982. À partir des
hallucinations chez une sourde-muette, Lacan émit dès 1949 le jugement que « c’est l’ouïe qui
poser la question d’une parenté entre fantasme et délire lorsque la voix est
concernée.
Une autre particularité de la pulsion invocante la distingue des autres :
celle de relier dans son trajet deux sources, l’orifice de la bouche (oris), le
parler, et celui des oreilles (auris), l’ouïr. Le trajet de la pulsion invocante ne
revient pas seulement à l’Autre, comme le dit Lacan 5, il revient, dirais-je,
Autrement au sujet. Cela m’a conduit à modifier le schéma lacanien de
la pulsion en trajet en double boucle, avec une torsion, faisant le tour de
ces deux sources, bouche et oreille 6. C’est ce trajet, « tracé de l’acte », qui
représente le but (Aim) de la pulsion, à savoir la satisfaction ; il rate son
objet en faisant le (double) tour de celui-ci, le constituant comme objet a,
cause du désir. Lacan a d’ailleurs proposé un trajet en double boucle pour
la pulsion scopique, renforçant en cela l’idée du caractère générique de la
pulsion invocante. Il le fit dans le cadre de son commentaire du tableau
des Ménines de Vélazquez ; le montage du tableau retourné où on ne voit
pas ce que le peintre peint sert à la mise en scène de l’élision du regard du
peintre, le constituant comme objet a, pour la plus grande attraction du
voix peut susciter le malaise (voire plus). Comme l’écrit Maurice Merleau-
Ponty : « Je ne m’entends pas comme j’entends les autres, l’existence
sonore de ma voix pour moi est pour ainsi dire mal dépliée ; c’est plutôt
un écho de son existence articulaire, elle vibre à travers ma tête plutôt
qu’au dehors 8. » Pour le sujet lui-même il y a un écho de sa voix. Par là,
l’écho révèle (et cache) un silence dont la voix se sustente. De même que
c’est en se détachant de la vision que le regard devient objet a, c’est en se
détachant du perceptum sonore que la voix le devient. L’écho est le nom de
ce parfilage.
empêche d’entendre » (Intervention sur l’exposé de J. Rouart paru dans L’évolution psychiatrique,
1949, fascicule II).
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit.,
p. 178.
6. E. Porge, Voix de l’écho, Toulouse, érès, 2012, p. 63 et suiv.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIII, L’objet de la psychanalyse, op. cit.
8. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 190 et 194.
parole là où il n’y a que des sons. Aussi elle ne répète qu’une partie du dit,
ce faisant ce qu’elle répète est différent et altère le dit, introduit un écart
de sens avec ce qui est dit, une « part d’ombre 13 » dans le sens selon Jean-
Christophe Bailly qui parle aussi d’une « altérité narquoise installée dans
la ressemblance 14 ».
Comme souvent les poètes ont frayé la voie, par exemple avec les
« vers en écho 15 ».
[…] Le parti pris des choses c’est aussi cela. Je veux vous montrer que c’est
également le contraire. On regarde très attentivement le caillou pour ne
pas voir le reste. Maintenant, il arrive que le caillou s’entrouvre à son tour,
et devienne aussi un précipice. […] On peut par le moyen de l’art, refermer
un caillou, on ne peut pas refermer le grand trou métaphysique, mais peut-
être la façon de refermer le caillou vaut-elle pour le reste, thérapeutique-
ment. Cela fait qu’on continue à vivre quelques jours de plus 20. »
Le stade de l’écho est, selon nous, le stade d’une origine tourbillon-
naire, c’est un stade tourbillonnaire de l’origine, de l’origine de la pulsion
invocante (mais aussi des autres). C’est un stade de l’auri-gine et de l’ori-
gine. Le tourbillon représente un modèle d’une origine de la pulsion invo-
cante dans lequel cette dernière participe de la création de cette origine. Les
repères spatiaux et temporels n’en sont pas fixés a priori, ils se constituent
au fur et à mesure 21 de la réalisation du tourbillon Celui-ci révèle après-
coup sa structure. C’est de cela dont il s’agit : la structure d’une origine de
19. W. Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 1985, p. 56 : « L’origine est un
tourbillon dans le fleuve du devenir. »
20. F. Ponge, « Tentative orale », dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1999, p. 659-660.
21. Si tant est qu’il y ait de la mesure, comme le remarquait Patricia Janody lors d’une belle présen-
tation à l’association de psychanalyse Encore du Stade de l’écho !
22. Signalons la thèse de Giorgio Agamben dans Qu’est-ce que le commandement ? (Paris, Payot et
Rivages, 2013), pour qui le commencement, l’origine c’est le commandement, en raison du
double sens du grec arche. Il y aurait selon lui deux ontologies dans la culture occidentale, celle
de l’assertion, à l’indicatif, et celle du commandement, à l’impératif. Cette recherche peut nous
intéresser dans la mesure où le surmoi est une forme de la voix et que « obéir » et « écouter » ont
la même racine latine audire. Le surmoi fait partie de ce tourbillon de l’origine.
23. H. Poincaré, Théorie des tourbillons (1893), Sceaux, Jacques Gabay, 1990.
24. J. Lacan, « Position de l’inconscient », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 846-847.
25. Dans Une descente dans le Maelström, Edgar Poe illustre dramatiquement cette propriété. Sur les
tourbillons, consulter l’important ouvrage de Theodor Schwenk : Le chaos sensible. Création de
formes par les mouvements de l’eau et de l’air (1962), Paris, Triades, 2005. Merci à Patricio Guzman
de m’avoir indiqué cet ouvrage, qui l’a aussi inspiré pour le documentaire sur l’eau qu’il prépare
au Chili. Remarquons que « écho » rime avec « chaos ». Voir aussi V. Clavurier, « Un savoir faire
entendre », Essaim, n° 30, Toulouse, érès, printemps 2013, p. 92 et suiv.
26. T. Schwenk, op. cit., p. 39. Soulignons que ce fut le pas inaugural de Saussure, que suivit Lacan,
d’affirmer que les objets de la linguistique n’ont pas de substratum à leur existence hors de la
propriété négative de la différence entre les termes. « La femme n’existe pas, mais la différence,
elle, existe toujours », note avec humour Moustapha Safouan dans La psychanalyse (Vincennes,
Éd. Thierry Marchaisse, 2013, p. 169).
27. Ibid., p. 49.
28. Ibid., p. 85-88.
29. Ibid., p. 130.
être mis à la place même où nous ne saisissons dans une autre structure
[le tore] que son contour. » Il y a au cœur de l’objet a « ce point central, ce
point tourbillon par où l’objet sort d’un au-delà du nœud imaginaire, idéa-
liste sujet-objet 30 ». Faire le tour de ce point c’est justement faire un tracé de
coupure (c’est la coupure du sujet) en forme de double boucle, en spirale
comme dans un tourbillon, qui sépare les deux éléments constitutifs du
cross-cap, un disque (identifié à l’objet a) et une bande de Mœbius (identi-
fiée au sujet $), les deux éléments de la formule du fantasme.
Lacan revient à la référence au trou du tourbillon à propos du « vrai
trou », inviolable du nœud borroméen (c’est-à-dire non pénétré par un
autre anneau en chaîne), trou qui évoque l’ombilic du refoulement origi-
naire chez Freud et qui chez Lacan rend compte d’une autre origine, celle
du nom, en particulier du nom du père, dont l’origine est d’être recraché
par le tourbillon : « Un trou ça tourbillonne, ça engloutit plutôt, et puis il
y a des moments où ça recrache, ça recrache quoi ? Le nom. C’est le père
comme nom 31. » Cette problématique rejoint celle du nom d’Écho que
nous avons vue. Le mot tourbillon est, pour reprendre une expression de
30. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, séance du 23 mai 1962, inédit.
31. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), R.S.I, séance du 15 avril 1975, inédit.
les sonorités (parlées ou chantées) et les silences de la voix, le cri et bien sûr
leurs échos, qui représenteraient l’élément neutre du groupe.
Le cri
32. S. Freud, Esquisse d’une psychologie (1895), Toulouse, érès, 2011, [17], p. 85.
33. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p. 225.
34. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986,
p. 42.
35. Voir H. Bentata, « La voix des Sirènes. D’une incarnation mythique de la voix maternelle »,
Essaim, n° 26, Toulouse, érès, printemps 2011. L’auteur met en parallèle les trois qualificatifs
désignant, dans Ulysse de Homère, la voix des Sirènes avec les dimensions réelle, symbolique,
imaginaire de la voix dans le cadre du passage du cri à l’appel.
36. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 225.
37. M. Poizat, L’opéra ou le cri de l’ange, Paris, Métailié, 2001, p. 144.
38. Des mystiques (Marguerite Marie Alacoque, Angèle de Foligno, saint François d’Assise…)
sont entrés dans cette zone de la Chose innommable, au-delà du principe de plaisir, mélange
d’horreur et de jouissance, en commettant des actes immondes tels lécher les plaies purulentes,
manger les excréments. Cf. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.,
p. 221, et J. Le Brun, Sœur et amante. Les biographies spirituelles féminines du xviie siècle, Genève,
Droz, 2013, chap. IX, « Horreur et jouissance ».
39. Franck Chaumon, « Le cri », Essaim, n° 6, Toulouse, érès, automne 2000.
40. On ne peut manquer de citer Robert Fliess, « Silence et verbalisation », dans Le silence en psycha-
nalyse (sous la direction de J.-D. Nasio, Paris, Payot, 1997) qui fait équivaloir certains silences,
conçus comme fermeture sphinctérienne dans la parole analysante, à des objets de la pulsion :
silence érotique-urétral, silence érotique-anal, silence érotique-oral. Pourquoi ne pas rajouter un
silence scopique et un silence invocant ?
41. Distinction reprise par Frédéric Vinot, « Les silences de la clinique du deuil », Essaim, n° 22,
Toulouse, érès, printemps 2009.
42. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI (1973-1974), Les non dupes errent, séance du 9 avril 1974, inédit.
43. P. Colize, Back up, Paris, La Manufacture de livres, 2012.
Écho est le nom d’une altérité propre au silence, celui qui parle et
celui qui hurle. Qui donc a su mieux le faire entendre que Rainer Maria
Rilke, notamment dans Les sonnets à Orphée ou Les élégies de Duino ? Le
premier vers de ces dernières, « Qui donc si je criais m’entendrait parmi les
hiérarchies des anges ? », lui fut dicté par une voix qui se détachait dans le
fracas du vent. Dans la première Elégie on peut lire aussi les vers :
« Des voix, des voix. Écoute mon cœur comme jadis seuls des saints
écoutaient [en allemand il y a la musique : Höre, mein Herz, wie sonst nur
Heilige hörten] […] Mais écoute le souffle de l’espace, le message incessant,
qui est fait de silence. »
L’altérité de l’écho est redoublée pour le sujet dans son rapport à
lui-même et dans son rapport à l’autre, entre ce qui est entendu et ce qui est
dit. La parole est à moitié à celui qui parle et à celui qui entend, disait déjà
Montaigne à la fin de ses Essais. Les lapsus d’écoute, souvent difficiles à
admettre, en témoignent. Ils font intervenir l’altérité de l’Autre comme tel.
Une altérité trouée par la Chose. Lacan a très bien dit cela : « La plus simple
immixtion de la voix dans ce que l’on appelle linguistiquement sa fonction
49. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 318.
50. Lacan utilise le terme dans le séminaire du 13 janvier 1975 de R.S.I pour désigner ce qui se passe
dans l’intervalle entre les anneaux du nœud borroméen et qui concerne son ex-sistence.
51. J. Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998,
p. 343.
La topologie est un savoir-faire avec les trous, les objets trous (tores,
nœuds cross-cap, surface de Boy, bouteille de Klein…) et la poésie un
savoir-faire avec les résonances (vibrations, ondulations, tourbillons…)
de l’air qui passe à travers ces organes troués comme des tores que sont
le larynx ou l’oreille interne et font surgir des mots trous. Le « limaçon est
un résonateur », dit Lacan, « qui se décompose en composition de résona-
teurs élémentaires » et « le propre de la résonance c’est que l’appareil y
domine ». Or, « la forme organique est apparentée à ces données topologi-
ques primaires, trans-spatiales, qui nous ont fait nous intéresser à la forme
la plus élémentaire de la constitution créée et créatrice d’un vide 52 ».
La conjonction d’un objet trou et d’un mot trou est ce que Francis
Ponge appelle l’objeu, elle est à l’horizon de sa poésie et de ce qu’il appelle
le « parti pris des choses ». Une conjonction qu’il tente avec ce qu’il appelle
la réson.
Il définit l’objeu dans « Le soleil placé en abîme » et prend comme
exemple le soleil : « Le soleil ne peut être remplacé par aucune formule
logique, car le soleil n’est pas un objet. le plus brillant des objets du
laissées persister 56 ». Dire lalangue pour Lacan, c’est dire que ce n’est pas
par hasard qu’un mot dans une langue donnée soit équivoque. « Ce n’est
certainement pas par hasard qu’en français le mot ne se prononce d’une
façon équivoque avec le mot nœud. » De même pour « vœu » et « veut »,
« d’eux » et « deux », « pas » et « pas », ajoute Lacan 57.
En se demandant si ce qui résonne est à l’origine de la res, Lacan utilise
justement les ressources des équivoques de lalangue, puisque si res en latin
a le sens de chose, il est aussi le début de reson. Si ce n’est pas par hasard
c’est qu’il y a un point asymptotique où la chose et le mot entrent en réso-
nance, en res-assonance, où entre eux il y a l’espace et le temps d’un écho
qui les rapproche, et les séparent dans une même cause. Mais une cause
hors sens, c’est-à-dire réelle. Car donner un sens au réel c’est s’en rendre
plus ou moins coupable, en réson justement de l’écho de réel avec le latin
reus (accusé, coupable) : « Le mot réel lui-même a un sens… pour invoquer
les choses j’ai évoqué en écho le mot reus qui comme vous le savez en latin
veut dire coupable on est plus ou moins coupable du réel 58. »
entre deux voyelles et c’est ce qui fait la différence entre la parole animale
et humaine 62.
De nombreux exemples viennent à l’appui d’une précipitation, d’un
dépôt de lalangue dans la lettre. Nous dirons, pour terminer, quelques mots
de ce que nous enseigne Louis Wolfson dans Le schizo et les langues 63.
64. On pense aux homophonies approximatives (gleichklang der Laute) inventées par D. P. Schreber
pour neutraliser les voix des oiseaux persécuteurs.
dans l’anus), scopique (dans un film réalisé avec lui, il ne regarde jamais
la caméra en face).
Wolfson détaille longuement l’« embrouille » des transformations,
toujours littérales, des vocables anglais en mots d’une autre langue, en
combinant le sens, le son, la graphie. Les procédés les plus simples sont
les métathèses, les épenthèses (mad transformé en malade), les parentés
étymologiques, les à-peu-près phoniques et sémantiques. Dans la mesure
où le résultat, le mot remplaçant, est une condensation de plusieurs opéra-
tions (dont parfois il porte la trace : crazy qui devient torasendké, avec l’al-
lemand rasend, furieux, intercalé au milieu de toké pour « toqué ») on peut
dire qu’il s’agit là de néologismes anagrammatiques quand bien même ils
sont des mots courants d’autres langues que l’anglais. Wolfson, se présen-
tant comme « l’étudiant sqizofréniqe », voulait d’ailleurs écrire son livre
avec une nouvelle orthographe. L’éditeur n’en a gardé qu’un extrait à la
fin du livre.
Comme Lacan, nous l’avons vu, Wolfson ne cesse de souligner la
fonction prévalente des consonnes, autant dans les mots anglais que dans
65. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX, L’identification, op. cit., séance du 24 janvier 1962. Lire à ce sujet
les deux articles d’Albert Fontaine, « Pour une lecture de Wolfson », Littoral, 23/24, 1987, et
« L’implantation du signifiant dans le corps », L’unebévue, 1993.
l’écho de lalangue dans la langue. Cet écho revient sous la forme d’une inter-
langue, des équivoques permises par ce passage entre plusieurs langues.
Cette interlangue représenterait pour lui lalangue. Lalangue oubliée, qui fait
retour chez lui sous une forme hallucinée.
Si la langue anglaise est par lui démembrée, ce n’est pas seulement
parce qu’elle est associée au pouvoir de sa mère. Au moins deux autres
raisons s’y ajoutent. D’une part, c’est une langue qui a une prétention
universelle et se présente ainsi comme « toute 68 ». D’autre part et surtout,
elle usurpe une place de langue maternelle. En effet, au fur et à mesure du
Schizo et les langues, nous apprenons que la première langue de la mère et
du père n’est autre que le yiddish et que la mère avait aussi parlé le russe.
Autrement dit le démembrement de la langue anglaise avec l’interlangue
réintroduit le pas-tout de lalangue dans une langue s’affirmant comme une,
mais aussi exhume une langue maternelle plus proche, le yiddish. Elle est
l’écho qui manquait à la langue, condition d’une bonne implantation du
signifiant dans le corps.
66. Peut-être est-ce la raison (réson) pour laquelle Lacan considère que les homophonies de lalangue
ne sont pas là par hasard.
67. Lire à ce sujet le livre très instructif de Daniel Heller-Roazen, Écholalies. Essai sur l’oubli des
langues, Paris, Le Seuil, 2007, en particulier p. 174 et suiv.
68. D’où la « résistance » de l’anglais à l’inconscient que Lacan note dans son séminaire r.s.i du
11 février 1975. Il s’agirait d’une résistance de l’anglais au pas-tout de lalangue dans la langue.
C’est ce qui permet, selon nous, qu’à la fin de son livre Wolfson puisse
témoigner du bienfait de sa recherche : « Du reste, il semble, heureuse-
ment, qu’au fur et à mesure que le jeune homme aliéné poursuit ses jeux
linguistiques basés sur des similitudes à la fois dans le sens et dans le son
entre les mots anglais et les mots étrangers, sa langue maternelle, celle de
son entourage, lui devienne de plus en plus supportable. »