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Jean Baubérot
ERES | « Empan »
2013/2 n° 90 | pages 31 à 38
ISSN 1152-3336
ISBN 9782749238807
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-empan-2013-2-page-31.htm
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sécularisation,
Dossier
laïcité, laïcisation
Jean Baubérot
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Dossier
LA SÉCULARISATION : UNE NOTION DEVENUE UN PARADIGME
L’idée de sécularisation prend forme avec la sociologie de la religion.
Cette branche de la sociologie a élevé cette notion au rang de para-
digme, le « paradigme » de la sécularisation. Un paradigme peut se
définir comme « une conception théorique dominante ayant cours à
une certaine époque dans une communauté scientifique ». Il « fonde
les types d’explications envisageables et les types de faits à décou-
vrir dans une science donnée 1 ». C’est une sorte de consensus théo-
rique, un cadre conceptuel commun qui définit les problèmes et les
méthodes légitimes pour un ensemble de chercheurs.
La construction d’un paradigme n’est pas purement arbitraire. elle
s’impose car elle apparaît collectivement, à une certaine époque,
comme un moyen de gagner en scientificité. C’est pourquoi l’utili-
sation d’un paradigme est toujours temporaire. Le terme de « sécu-
larisation » est devenu le concept-clef du paradigme adopté par les
sociologues étudiant la religion pour plusieurs raisons. Ils ont notam-
ment estimé que, grâce à cette théorisation, ils s’éloignaient de toute
interprétation de la religion endogène aux institutions religieuses. en
milieu culturel européen catholique et majoritairement francophone,
la « sociologie religieuse » était considérée, au milieu du siècle
dernier, par les autorités ecclésiastiques, comme un instrument pour
comprendre ce que l’on appelait la « déchristianisation » et pour y
faire face. Cette dernière notion correspondait au constat empirique
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valeur) et de « désenchantement 3 ». elle est défi- tion institutionnelle, tels furent les sept
nie comme : « l’autonomisation progressive de « éléments » du paradigme de la sécularisation,
secteurs sociaux qui échappent à la domination quand il devint dominant, au tournant des années
des significations et des institutions religieuses ». 1970 et 1980. Il avait permis des gains de scien-
tificité, mais il représentait également des incon-
Deux notions autonomes et distinctes : le plura-
vénients majeurs qui amenèrent une mise en
lisme rend compte de la synchronie, la séculari-
question du paradigme, au moment même de son
sation est liée à la diachronie et apparaît comme
triomphe.
« la force historique globale qui produit le plura-
lisme ». Ce glissement est important car, en trai- UN CHANGEMENT DE CONJONCTURE :
tant du pluralisme, les deux chercheurs SÉCULARISATION ET DÉSÉCULARISATION
envisageaient la religion sous l’angle institu-
tionnel où la relation « la plus importante » est L’extension de cette théorisation a multiplié les
« celle existant entre religion et État moderne ». équivoques. L’étude de dossiers précis ne permet
Ce dernier était comparé à un « agent de la circu- pas de retrouver les différents éléments indiqués.
lation qui fixerait, impartialement, certaines Certains sociologues, comme José Casanova 4,
normes pour les groupes religieux en concur- ont réduit la théorisation de la sécularisation à
rence, en évitant d’une façon générale d’interve- trois caractéristiques : le déclin, la privatisation et
nir directement entre les compétiteurs ». à partir la différenciation institutionnelle. Les deux
de cet arbitrage de l’État, nos auteurs traitaient de premières (déclin, privatisation) semblent être, à
« la situation pluraliste d’un marché religieux ». la fin du xxe siècle, invalidées par de nombreuses
Cependant, intégrée très vite à une perspective recherches : seule la différenciation resterait
dominée par la notion de sécularisation, l’analyse pertinente. Cela revient déjà à mettre en question
du marché religieux concurrentiel va délaisser la le paradigme.
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en revanche, les différents acteurs sociaux 8 fortement réduit la perspective gallicane qui
peuvent avoir (et ont souvent) une représentation surveillait, de façon parfois tatillonne, l’expres-
de la laïcité qui la tire vers un des éléments, sion de la religion dans l’espace public 10. Prenons
interprété en fonction de leurs intérêts propres. une région de france à forte pratique religieuse,
ainsi des leaders religieux, quand ils acceptent la comme la Bretagne : « l’espace public religieux »
laïcité, peuvent en faire un quasi-équivalent de la a été aussi prégnant après 1905 qu’auparavant. La
garantie de la liberté de conscience, conçue loi de séparation n’a nullement privatisé la reli-
comme étant essentiellement la liberté religieuse. gion. De façon directe, elle n’a pas eu d’incidence
Des militants anticléricaux et/ou des athées sur un processus de sécularisation. Mais comme
peuvent comprendre la laïcité comme étant l’espace public religieux était devenu plus libre,
surtout la séparation et la neutralité, strictement cela a indirectement favorisé à terme sa plurali-
entendues. Des membres de religions minori- sation. Certaines associations catholiques et la
taires seront avant tout sensibles à l’égalité de presse catholique elle-même ont été alors des
traitement. facteurs de sécularisation. Le processus de sécu-
larisation a commencé à avoir une certaine
Mais, dans la définition idéal-typique, les trois
consistance dans l’entre-deux-guerres, il s’est
indicateurs sont en interrelation. s’il n’existe pas
développé lors des Trente glorieuses 11.
d’autonomie du politique ou de la société civile
à l’égard des normes religieuses ou philoso-
DE LA LAÏCITÉ À LA LAÏCISATION
phiques particulières, la liberté de conscience et
l’égalité de traitement peuvent difficilement exis- ainsi déconstruite, travaillée sociologiquement,
ter, comme l’ont montré l’espagne de franco ou la laïcité peut faire l’objet d’élaborations théo-
la russie soviétique. Par contre, la Norvège, où riques. Micheline Milot propose une très inté-
subsiste une « Église nationale », comporte néan- ressante typologie distinguant une laïcité
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Le processus de laïcisation concerne avant tout la dirigé par le pasteur baptiste roger Williams,
place et le rôle social de la religion dans le champ inventeur de l’expression « mur de séparation »
institutionnel, la diversification et les mutations (entre l’Église et l’État) que reprendra Jefferson.
de ce champ en relation avec l’État et le politique L’idéal de Williams n’est pas la sécularisation
(et avec la société civile, la citoyenneté et main- mais la « purification » de la religion. Dans
tenant les questions de genre). Il induit une disso- l’Iran actuel, certains imams souhaitent la sépa-
ciation du champ politique comme instance de ration de l’islam et de l’État, pour des raisons
pouvoir (avec son aspect d’obligation et de coer- identiques. Le souci de « l’authenticité reli-
cition) et du champ religieux comme une instance gieuse » peut donc constituer un des facteurs de
d’autorité parmi d’autres. Contrairement à la la laïcisation.
notion de pouvoir, celle d’autorité n’est pas liée
Inversement, certains acteurs sociaux (autorités
à la possibilité de coercition. Pour s’exercer, l’au-
religieuses, « virtuoses » en religion, etc.), qui
torité nécessite une démarche volontaire d’inté-
veulent imposer une société religieuse, peuvent
riorisation de celui qui la reçoit.
essayer de contrer le processus de sécularisation
Dès lors, la laïcisation « introduit dans le poli- par des tentatives de délaïcisation. C’est ce qui se
tique une mise à distance institutionnelle de la passerait pour des mouvements islamistes radi-
religion dans la régulation globale de la société. caux, si on suit l’hypothèse de youssef Courbage
Cette régulation se trouve traduite dans l’uni- et emmanuel Todd sur les « crises de transition »
vers juridique 18 ». ainsi l’étude du processus de des sociétés musulmanes 21. Cela semblait égale-
laïcisation s’intéresse aux rapports de différentes ment constituer le soubassement des revendica-
institutions avec la religion, aux phénomènes de tions du pape Benoît xVI et d’autres autorités
transferts et de mutations, à la façon dont les religieuses auprès des pouvoirs politiques et
institutions interagissent entre elles, en lien avec d’instances internationales.
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