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Trois films-essais autour de la dislocation de l’URSS :

temporalité, visibilité, critique de l’image

Wang-Yun Yen
Trois films-essais autour de
la dislocation de l’URSS :
temporalité, visibilité, critique de l’image

Vidéogrammes d’une révolution (Harun Farocki, 1992)


Le tombeau d’Alexandre (Chris Marker, 1992)
D’est (Chantal Akerman, 1993)

Wang-Yun YEN

Mémoire de Master 2 en Cinéma et audiovisuel,


dirigé par Dario Marchiori,
soutenu le 20 juillet 2020

MEMBRES DU JURY
Dario MARCHIORI, Maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2
Jacques GERSTENKORN, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2

Université Lumière Lyon II


Département Arts du spectacle / Etudes cinématographiques
Résumé

De la forme littéraire à la forme cinématographique, le film-essai, vu comme catégorie autonome,


permet de réfléchir aux conditions de la critique de l’image. Autrement dit, il s’agit d’un mode de
pensée plutôt que d’un genre au sens classique du terme. Comment les œuvres des cinéastes, dans
un certain moment historique, pourraient renouveler la pratique documentaire et prolonger l’art du
film ? Est-il possible de discerner une prise de position du film-essai entre la vocation esthétique et
la portée de l’engagement ? Autour de la dislocation de l’Union soviétique, la constellation de trois
films emprunte une voie expérimentale avec des propositions concernant les questions de
temporalité et de visibilité. Chaque partie se déploiera dans un détour théorique et une analyse
filmique. Enfin, cette quête du film-essai se révèle comme une quête sur un double tournant : celui
qui annonce un nouvel régime politique, et celui qui marque le transfert du film vers d’autres
médiums ainsi que d’autres champs de pratique artistique.

Mots-clés : film-essai, documentaire, Hans Richter, image indiciaire, représentation, temporalité du


film, film expérimental, après-coup, archive
Table des matières

Introduction……………………………………………………………………………………4

Chapitre 1. Film-essai, ou dépassement de la pratique documentaire…………………….12


1-1. Entre film documentaire et film expérimental
1-2. Une histoire probable du film-essai
1-3. Double questionnement sur le visuel et la temporalité

Chapitre 2. De l’archive à l’archivation (Vidéogrammes d’une révolution)…………….…29


2-1. Un art de la description
2-2. La vidéo et l’approche critique de l’image
2-3. Du ciné-œil à la vidéo-œil

Chapitre 3. Le tombeau d’Alexandre, ou un film de parallaxe de Chris Marker…………47


3-1. Parallaxe comme méthode, de l’art au cinéma
3-2. La situation postmoderne de la pratique documentaire

Chapitre 4. Le temps suspendu (D’est)………………………………………………………64


4-1. États de fait, durée
4-2. Immobilisation, travelling
4-3. L’après-coup de D’est

Conclusion……………………………………………………………………………………..82

Filmographie……………………………………………………………………….………….87

Bibliographie…………………………………………………………………………………..89
Introduction

« Le premier support de réalité, ce sont les formes, dites réelles quoi qu’elles
ne soient qu’apparentes, et qui précisément parce que fidèles aux apparences
donnent l’impression de réalité. Ce sont les formes mêmes qui
impressionnent l’image photographique et que celle-ci restitue au regard. »
— Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire : Essai d’Anthropologie
sociologique, Paris, Les éditions de Minuit, 1956, p. 122.

Il semble qu’aujourd’hui les moments transitoires vers l’ère post-soviétique ont été bien
archivés. On a facilement accès à des matériaux audiovisuels qui servent à raconter ce qui s’est
passé dans le sillage de l’enlèvement du rideau de fer : des séries documentaires, des reportages
(surtout à l’occasion de l’anniversaire des événements), des programmations rétrospectives, etc. Or,
il vaut mieux songer à la condition sous laquelle les images du passé sont diffusées, à savoir la
convergence des médiums – la photographie, le film, la vidéo, la télévision et le milieu informatique
– qui définit la culture audiovisuelle de nos jours au sens large. Cette étude procède de la possibilité
de les bien distinguer et, en particulier, de discerner la position du film, dans le domaine de
recherches cinématographiques.
En 1990, Mary Ann Doane a publié un article intitulé « Information, Crisis, Catastrophe ».
Selon Doane, les trois catégories pour appréhender un événement – information, crise, catastrophe –
se différencient de prime abord par leurs temporalités1. L’information assure un temps continu et
régulier. Le temps de l’information pourrait contenir quelque chose de spectaculaire ou même de
choquant, mais a pour fonction principale de se tenir comme un flux qui donne l’impression d’être
toujours là, exemple le plus évident est la télévision. Par contre, la dimension temporelle de crise
est plus proche de ce qu’on appelle événement. Venant du grec krisis, qui veut dire « décision », la

1Cf. Mary Ann Doane, « Information, Crisis, Catastrophe », dans Wendy Hui Kyong Chun et Thomas
Keenan (ed.), New Media, Old Media, A History and Theory Reader, New York, London, Routledge, 2005,
p. 251-264.
4
crise concerne des activités humaines autour d’un événement spécifique. Dans ce cas, ce qui
caractérise la représentation de la crise est un mode de condensation de la temporalité. Enfin, la
catastrophe se présente comme rupture dans le temps. Marquée par la discontinuité, sa durée est en
fait une non-durée, apparition qui se donne tout d’un coup (plutôt au sens psychique). Doane
affirme que la télévision confond largement les deux dernières temporalités avec la première,
malgré qu’elles paraissent profondément incompatibles. Le résultat de cette confusion est un flux de
l’information homogène standardisé dans la culture visuelle.
Si le flux de l’information, proliférant typiquement dans des programmations audiovisuelles,
procure un moyen généralisé d’accéder à notre passé, la critique de Doane demeure utile pour
l’analyse de la représentation de l’histoire. Il n’est pas difficile de remarquer que, par exemple,
quand German reunification - a short history, série documentaire produite en 2016 par Deutsche
Welle, raconte la crise économique et politique du gouvernement Gorbachev vers 1990, le mode de
la représentation ressemble à celui d’un reportage sur des dernières nouvelles : les plans larges
accompagnés d’une voix-off illustrative, les paroles des experts, la musique qui confère un
sentiment d’urgence. Pour parler comme Doane, l’effet de choc est modéré ; les images du passé
sont rassemblées pour remplir le temps continu de l’information. Ce flux, qui rend indistinctes les
trois temporalités susmentionnées, concurrence l’expérience historique propre au cinéma. Cette
étude vise, au contraire, à penser la mise en forme filmique et ainsi à faire entendre autrement ce
que veulent dire le temps, l’archive, la mémoire et le savoir.
Le temps du cinéma se situe au cœur de la monographie où Doane propose de réexaminer la
capacité de ce médium d’enregistrer, de capturer et de représenter le temps. Sa discussion permet de
reconsidérer la notion de temporalité dans les perspectives historique, technique et esthétique. Ce
faisceau de relations contribue au présupposé de notre analyse suivante. L’un des caractéristiques de
la modernité capitaliste est la tendance de rationaliser et d’externaliser le temps. L’organisation
industrielle nécessite un temps en tant qu’unités divisibles et vérifiables. Le cinéma, comme
invention technique moderne, n’échappe pas à ce phénomène global. En revanche, comme le
souligne Doane, le cinéma en tant que médium est intimement lié à la contingence qui se donne
comme sources de l’attrait et de la menace qui troublent la temporalité rationnelle et standardisée.
En analysant les films d’actualité au début du XXème siècle, Doane avance que le temps du cinéma
est marqué par l’indétermination, l’instabilité et l’imprécision2.

2Cf. Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time: Modernity, Contingency, The Archive,
Cambridge, London, Harvard University Press, 2002, p. 10-19.
5
Ces attributs autres du temps, tels qu’exposés par le cinéma, aident à expliquer pourquoi
l’essai s’identifie souvent à un art de la modernité. L’essai, forme qui pense à l’encontre de la
rationalité selon Theodor W. Adorno, fait preuve d’un intérêt au changeant et à l’éphémère. C’est un
mode de pensée s’attachant à la question du temps et au rapport entre la tranche de l’histoire et le
présent. Sur ce point, on peut y ajouter la conviction de l’écrivain et essayiste Robert Musil évoquée
par Patrizia Lombardo, chercheurse en littérature et esthétique : « L’essai révèle sa double nature :
les considérations éphémères et éternelles, particulières et générales, s’agencent dans un ordre
complexe et stochastique […] Ou une partie claire et une partie obscure. Le but de l’essai est
justement de s’insérer dans ce clair-obscur et d’imaginer les possibilités de combinaisons à travers
des métamorphoses constantes3. »
Suivant cette formulation, parler du film-essai, c’est de suggérer un « clair-obscur » du
cinéma et ses formes possibles qui sont le premier support de la réalité, comme l’affirme Edgar
Morin. La réalité ou le contexte dans lequel se situe notre corpus est celui de la dislocation de
l’Union soviétique ainsi que d’un nouveau stade du film-essai (cette histoire du film-essai fera
l’objet de discussion dans le chapitre 1). En effet, les trois cinéastes en question – Harun Farocki,
Chris Marker, Chantal Akerman – ont été associés à la catégorie du film-essai par des études
précédentes. Il semble que leurs activités n’ont pas de croisement dans la réalité. Mais les trois films
– Vidéogrammes d’une révolution, Le tombeau d’Alexandre, D’est – se révèlent, de manières
différentes, comme étant comptables de certaines formes d’engagement pendant cette période vers
la dernière décennie du siècle. Pour trouver une raison simple, on pourrait bien dire qu’aucun
cinéaste qui s’était fondé en Europe n’ait pu ignorer la transition socio-politique en cours. Mais, si
l’on se passe du régime de l’intention au régime de l’œuvre même, les questions seront celles-ci :
Comment le film-essai lance une réflexion à la fois sur la tranche de l’histoire et sur sa propre forme
? Comment les films enregistrent ou inscrivent les changements historiques tout en y imposant un
regard singulier ? Dans quelle mesure est-il possible de dire que ces trois cinéastes expérimentent
sur les composantes visuelles et sonores des films ?
Dans le champ du film-essai, une certaine énergie critique vise souvent à distinguer entre la
fonction du film et la fonction des médias. En 1973, Farocki réalise De la colère envers les images.
Une critique de la télévision (Der Ärger Mit Den Bildern. Eine Telekritik), film de 48 minutes, où le
réalisateur émet des questions suivantes qui méritent d’être reposées aujourd’hui : « Pourquoi treize

3 Patrizia Lombardo, « L’essai ou le clair-obscur de l’imagination », dans Bertrand Bacqué, Cyril


Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), Jeux sérieux — Cinéma et art contemporains
transforment l’essai, Genève, Haute école d’art et de design, 2015, p. 466.
6
théâtres d’action dans une séquence de deux minutes et dix-sept secondes ? Pourquoi vingt-cinq
assertions par commentaire ? Pourquoi les documentaires doivent-ils être si ‘‘dynamique’’, si
‘‘vivants’’, si ‘‘riches de diversité’’ ? Le message ne finit-il pas par crever, de tant de ‘‘vitalité’’ ?4 »
Vidéogrammes d’une révolution, son film de remontage coréalisé avec Andrei Ujica, peut être vu
aussi comme critique de la télévision. En ce moment, Archive Ina rend accessibles sur Youtube des
extraits « Décembre 1989 : révolution en direct à la TV roumaine ». Dans l’un des vidéoclips, le
présentateur commence par dire qu’« une fois de plus la télévision a joué un rôle capital dans cette
page d’histoire5. » Puis on voit quelques images qui sont reprises également dans Vidéogrammes
d’une révolution. Or le film de Farocki et Ujica met en cause le rôle de la télévision et le confronte
à celui des caméras d’amateur. En ce sens, si l’on parle toujours d’une vitalité du documentaire, elle
consiste plutôt en l’élaboration d’un discours critique sur l’événement.
En revanche, l’enquête de Chris Marker sur l’histoire du cinéma russe pointe sur la question
des signes. Il s’agit de questionner la nature des images mouvantes dont la signification est
changeante dans des moments différents de l’histoire. Le jeu de citation chez Marker concerne l’un
des facteurs qui contribue à la temporalité du cinéma selon Mary Ann Doane, à savoir l’indexicalité
au sens que donne Charles Sanders Peirce. L’image indiciaire prouve d’abord la pure existence de
l’objet photographié, sans avoir nécessairement un « contenu » en soi. C’est une signature du temps
qui donne lieu à la formule fameuse de ça-a-été de Roland Barthes6. Doane relie l’image indiciaire
avec l’idée de contingence. Pour elle, l’indexicalité a pour fonction de faire de la temporalité un lieu
possible, au-delà de la structure temporelle programmée, susceptible au plaisir et au souci
provoqués par le hasard et la contingence7. En cela, l’image désigne en effet la circulation de
matières mémorielles qui est prête à être détournée, comme le dit le commentaire de Marker dans
Sans soleil (1983) : « si les images du présent ne changent pas, changer les images du passé […]
Des images moins menteuses […] que celles que tu vois à la télévision. »
Ainsi, le travail de Marker a l’importance de prolonger ou même d’enchaîner une écriture
audiovisuelle. Description d’une mémoire (2006) de Dan Geva est justement une réponse forte au

4Cf. La filmographie commentée de Harun Farocki, dans Christa Blümlinger (ed.), Reconnaître et
Poursuivre, Paris, Théâtre Typographique, 2017, p. 100-101.
5Le vidéoclip est disponisble sur [https://www.youtube.com/watch?v=2lcoCGq1NaI], consulté le 20 avril
2020.
6 Cf. Roland Barthes, La chambre clair : Note sur la photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le
Seuil, 1980, p. 120-122. « J’appelle ‘‘référent photographique’’, non pas la chose facultativement réelle à
quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif,
faute de quoi il n’y aurait pas de photographie. »
7 Cf. Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time: Modernity, Contingency, op. cit., p. 207-208.
7
jeu des signes de Marker. Dans Description d’un combat (1961), Marker a voyagé en Israël pour
filmer le paysage et le peuple du jeune pays à l’époque. Dans la première séquence du film, les
plans fixes enregistrent quelques objets lorsque le commentaire de Marker dit que « je voudrais
vous adresser d’abord des signes : signes de terre, signes d’eau, signes d’homme. » Les matériaux
que filme Geva quarante-cinq ans plus tard s’entrelacent avec les images de Marker. Ce dialogue
virtuel culmine au moment où Geva retrouve la fille, vivant aujourd’hui à Londres, qui a été
identifiée par Marker comme symbole d’Israël. Comme si l’image indiciaire, qui suscite d’abord
l’acte de regarder, était entrée dans un autre enchaînement qui appartient cette fois aux souvenirs du
réalisateur israélien. Il en va de même pour Le tombeau d’Alexandre : les images qui font partie de
l’histoire de la Russie sont refigurées par les souvenirs de Marker.
Dans ces cas, l’acte de remonter dans le temps est inséparable de l’acte de regarder. C’est-à-
dire que le temps du cinéma se double du questionnement de la vision et de la visualité. La vision et
la visualité sont le sujet du colloque tenu par le Dia Art Foundation à New York et organisé par
l’historien de l’art Hal Foster en 1987. Dans son texte d’introduction, Foster distingue les deux
termes tout en soulignant leur porosité. La vision s’entend comme opération physique qui dépend
pas moins des facteurs sociologique et historique ; la visualité est comprise comme construction
sociale mais impliquant tout de même des dimensions corporelle et psychique8. Les articles
recueillis parlent moins du cinéma, alors qu’ils partagent le même point de départ, à savoir celui de
problématiser la modernité en tant que réseau où se croisent des discours divers. Pour parler comme
Foster, vision a sa propre histoire, et il y a plusieurs régimes de visibilité9. D’où vient se rejoindre
l’affirmation de Mary Ann Doane. Pour elle, l’histoire du cinéma sert de fil conducteur pour
comprendre les différents régimes de visibilité et de temporalité.
Le cinéma d’Akerman privilégie l’acte de regarder sur le déroulement du récit. Ainsi la
durée du chaque plan devient le véhicule des détails visuels et sonores qui ne conduisent pas
d’emblée au lien de cause/effet. La chambre (1972) est un exercice du mouvement de la caméra qui
fouille lentement des objets, tandis que seule la posture changeante d’Akerman sur le lit demeure le
repère le plus évident de l’écoulement du temps. Dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce,
1080 Bruxelles (1975), l’acte de regarder est un acte laborieux de reconstruire l’image d’une femme
marquée par la banalité de la vie quotidienne. Akerman se rend compte de l’effet de son choix
formel : « Tout le monde a déjà vu une femme dans une cuisine, à force de la voir, on l’oublie, on

8 Cf. Hal Foster, « Preface », dans Hal Foster (ed.), Vision and Visuality, Seattle, Bay Press, 1988, p. ix.
9 Cf. Ibid., p. xiii.
8
oublie de la regarder. Quand on montre quelque chose que tout le monde a déjà vu, c’est peut-être à
ce moment-là qu’on voit pour la première fois10. » Ce voir pour la première fois serait la raison
d’être de la durée dans les films d’Akerman. La durée des plans est aussi ce qui nous frappe
premièrement dans D’est. Le film se compose d’une succession des images qui, sans commentaire
ni indication de date/lieu, ne fait qu’accumuler des données visuelles et sonores. L’indexicalité
opère ici en renvoyant aussi bien à l’éphémère du visible qu’à la construction de la vision vers un
autre monde.
L’un des défis de cette étude est de définir ce que les trois films représentent. Si leurs modes
de représentation s’écartent certes de celui de l’information, il serait un peu imprudent de les
délimiter hâtivement sous l’angle de catastrophe. La notion de catastrophe s’avère plutôt opératoire
en face du génocide et de l’état de survivance. Cela conduit Sylvie Rollet à penser la catastrophe en
tant que question de l’image : un non-événement qui crée un trou dans l’histoire. « D’où vient
l’impossibilité de toute ‘‘re-présentation’’, au sens strict (qui ferait de l’événement un réel
préexistant). C’est donc du seul régime de la ‘‘présentation’’ – c’est-à-dire de l’avènement, sous nos
yeux de l’événement, dans et par l’acte de témoigner – que relève la temporalité du témoignage qui,
dans son impossible coïncidence avec l’événement, devient le seul temps où puisse s’inscrire
l’événement11. » Autrement dit, la catastrophe se révèle le plus souvent comme déni de la visibilité
après son apparition. Il n’y aurait donc plus de sens de parler de la « représentation » ; la tâche est
désormais d’assurer que le passé est présentable par tous les moyens cinématographiques. La
logique de présentation convient au film-essai voué à l’exigence politique ou poétique de regarder.
Pourtant, il nous semble peut-être plus approprié de recouper les films choisis avec l’idée de
tournant, qui est en fait plus évident selon l’usage du mot catastrophe dans la tragédie classique. «
La catastrophe est l’événement décisif qui introduit au dénouement d’une tragédie […] Katastrophê
veut dire renversement, la strophê renvoyant à l’action de tourner. Dans le cadre d’une conception
cyclique du temps, la catastrophe est volontiers pensée comme un retour au point de départ12. »
Le film-essai, mis à l’épreuve du tournant, permet ainsi de demander s’il y aurait une
orientation nouvelle du rapport entre la pratique artistique et la tranche de l’histoire. Dans le
chapitre 1, on réexaminera les lignées historiques du film-essai en rappelant notamment les
questions que soulève le film-essai en tant que notion. Ce terme polémique est repris dans des

10Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir », dans Chantal Akerman : Autoportrait en
cinéaste, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou/Éditions Cahiers du cinéma, 2004, p. 39.
11 Sylvie Rollet, « Personne ne témoigne pour le témoin », Chimères, n° 63, 2007, p. 202.
12 Christian Godin, « Ouvertures à un concept : la catastrophe », Le Portique, n° 22, 2009, p. 2.
9
contextes différents et mis en dialogue avec d’autres approches théoriques. Néanmoins, il nous
semble que deux facettes sont les plus importantes pour discerner l’orientation nouvelle du film-
essai : la temporalité et la visibilité. La question théorique du film-essai, telle qu’évoquée aussi bien
par Nora M. Altar que par Christa Blümlinger, Jean-Pierre Gorin et Volker Pantenburg, constitue la
base de la discussion suivante sur les trois films.
Dans le chapitre 2, on se focalisera sur le rapport entre la vidéo et l’archivation dans
Vidéogrammes d’une révolution. L’analyse audiovisuelle de Farocki et Ujica met en avant la
dimension technique de la transformation sociale. En effet, le travail de Farocki s’avère être
emblématique de la pratique du remploi d’archives réagissant à de nouveaux modes de préservation
et d’analyse. Vidéogrammes d’une révolution, comme l’indique le titre du film, révèle la relation
dynamique entre la réinscription d’images sur le support filmique et la description de l’événement
du passé. Les images vidéo se recomposent en effet au cours d’une élaboration de la pensée.
L’enquête de Farocki et Ujica implique déjà une relecture critique d’images. Dans le
chapitre 3, on cernera un autre type de relecture qui a fonction de proposer une histoire propre au
cinéaste (à la fois faite par un cinéaste et à propos d’un cinéaste). Le regard de Marker fait preuve
des différents temps dans le contexte de la modernité sans les intégrer dans un discours linéaire ou
réducteur. Le texte écrit et lu en voix-off ne cesse de nous rappeler que la signification des images
est toujours instable, tandis que le chemin d’écriture sous la forme d’images mouvantes opère un
travail du cinéaste assimilable à celui d’un historien.
Dans le chapitre 4, on se passera du (re)montage à l’emploi de la durée. Dès D’est, Akerman
ouvre son cinéma aux formes de l’installation vidéo. Elle s’oriente aussi vers une pratique
documentaire avec sa dimension géographique élargie13. Mais parmi ces films, D’est demeure
exemplaire pour son agencement formel qui est comparable à celui du cinéma expérimental, pour
lequel une expérience perceptive tend à perturber le fonctionnement de l’image en tant que morceau
de la réalité. L’œuvre d’Akerman, avec sa véritable valeur documentaire, serait une réponse
sensorielle à l’état de transition post-soviétique.
Dans la conclusion de sa monographie, Mary Ann Doane propose que la relation intense
entre l’histoire et le cinéma, garantie par l’indexicalité, perpétue en fait la cinéphilie, à savoir
l’amour du cinéma. La reformulation de la cinéphilie, que Doane trouve toujours pertinente au
milieu de la culture audiovisuelle à la fin du XXème siècle, peut être aussi appliquée à notre corpus

13 Notamment ses trois autres films : Sud (1999), De l’autre côté (2002), Là-bas (2006).
10
du film-essai : un amour qui s’attache au détail, au moment, à la trace et au geste14. Dans le
domaine du film-essai, la cinéphilie pourrait se traduire par une posture critique et réflexive sur les
détails visuels et sonores. Les trois films constituent une constellation qui sera mise en dialogue
avec d’autres textes théoriques, en ce qui concerne des champs croisés de la pratique documentaire,
du questionnement philosophique et du cinéma expérimental. La discussion des films, elle, se
déroule d’une manière chronologique, en vue de parcourir la période 1989-1994, sillage immédiat
de l’effondrement de l’Union soviétique.

14Cf. Mary Ann Doane, The Emergence of Cinematic Time: Modernity, Contingency, The Archive, op. cit., p.
226.
11
Chapitre 1. Film-essai, ou dépassement de la pratique documentaire

« […] le regard de ceux qui oscillent se trouverait peut-être encore confronté


par les possibilités étendues du cinéma artistique ; à savoir, engager la
création dans le monde des représentations de notre temps. »
— Hans Richter, « L’essai cinématographique : Une nouvelle forme du
cinéma documentaire15 », 1940

Depuis des dizaines d’années, le film-essai s’est développé de façon significative avec ses
dimensions théoriques et pratiques. Il n’est certes ni un néologisme récent, ni une invention de
quelconque mouvement historique. Aujourd’hui, la catégorie du film-essai persiste et recouvre
encore une gamme étendue de productions artistiques. Il convient néanmoins de tenir compte d’une
tendance actuelle : le film-essai va souvent de pair avec la pensée critique du documentaire. On peut
citer, entre autres, les films de Hito Steyerl qui font partie de ses installations multimédia et qui sont
complémentaires de ses écrits sur le statut du documentaire à l’ère informatique16. De même,
l’auteure-cinéaste Trinh T. Minh-ha, dans son texte fameux écrit en 1990, déclare de manière
provocatrice que « le documentaire comme tel n’existe pas17 ». L’argument de Trinh porte
largement sur une position critique qui essaie de réexaminer le rapport entre la pratique
documentaire et la production de sens. Ce type de réflexion est en effet ce qui traverse une histoire
probable regroupant, sous le nom du film-essai, des œuvres qui trouvent difficilement leur place
dans les conventions cinématographiques.

15 Article
intitulé « Der Filmessay. Eine neue Form des Dokumentarsfilms », publié dans National-Zeitung,
supplément, n° 192, Bâle, 25 avril 1940, trad. Geneviève Loup, repris dans Bertrand Bacqué, Cyril
Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), Jeux sérieux — Cinéma et art contemporains
transforment l’essai, Genève, Haute école d’art et de design, 2015, p. 479.
16 Cf. Hito Steyerl, The Wretched of the Screen, Berin, Sternberg Press, 2012.
Cf. Trinh T. Minh-ha, « Documentary Is/Not a Name », 1990, texte repris dans Julian Stallabrass (ed.),
17
Documentary, London et Cambridge, Whitechapel Gallery et The Mit Press, 2013, p. 68-79.
12
Faut-il donc envisager une tradition autre en vue de faire face au mécontentement envers les
conventions du documentaire ? Ce mécontentement est par ailleurs marqué par un élan qui se
traduit dans un texte de Steyerl : il est nécessaire d’aspirer à une pratique documentaire pour une «
constellation affective et politique18 ». Pour elle, cette position théorique et critique est rarement
prise en compte. Tandis que Steyerl réitère les propos de Martha Rosler avancés en 1982, selon
lesquels « nous n’avons pas encore de documentaire véritable19 », on peut constater qu’ici le
documentaire se double d’une vision utopique, à savoir une vision qui se tourne vers des praxis à
venir. Ce faisant, le mécontentement donnerait lieu à un dépassement constant de la tradition.
Il nous semble que le film-essai s’inscrit dans cette recherche du dépassement. Si la
convention du documentaire fait l’objet de critiques, ce serait logique de s’orienter vers une autre
terminologie afin de répondre aux questions soulevées par le documentaire. En même temps, il sera
hâtif d’opérer une nette séparation entre le film-essai et le documentaire. Il existe en fait des
chevauchements, des contradictions et des débordements qui sont incontournables pour mieux saisir
le terme « film-essai ».

1-1. Entre film documentaire et film expérimental

L’étymologie d’« essai » peut introduire des éléments qui se préparent pour l’usage de ce
terme dans les domaines de l’écriture et de la pensée. Selon Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales, « épreuve » et « tentative » donnent une première définition de l’essai vers
114020. Épreuve ou tentative désigne l’action d’affronter quelque chose pour la première fois. Peu
après, le mot veut dire l’acte concret de peser – opération par laquelle on s’assure des qualités d’une
chose. La chercheuse Murielle Gagnebin rappelle que le mot essai se lie aussi avec ex-agere, dont
on peut tirer « conduire au-dehors » ou « à partir de » : « une quantité de choses, abstraites ou
concrètes, qui se déplacent21 ». De plus, Michel de Montaigne dénomme son écriture à long terme

18 Cf. Hito Steyerl, « Documentary Uncertainty », À priori, n° 15, 2007.


19Martha Rosler, « Pensées au cœur, autour et au-delà de la photographie documentaire », 1981, trad. Solène
Daoudal, texte repris dans Elvan Zabunyan, Valérie Mavridorakis, David Perreau (éd.), Sur / sous le pavé,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Métiers de l'exposition, 2006, p. 197.
20 L’entrée d’essai est disponible sur [https://www.cnrtl.fr/etymologie/essai], page consultée le 1 avril, 2020.
21Murielle Gagnebin, « L’inconscient à l’essai », dans Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin
(dir.), L’essai et le cinéma, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2004, p. 15.
13
depuis 1572 jusqu’à sa mort les Essais, traitant tous les sujets possibles qui bâtissent la réalité et le
monde spirituel de l’homme.
En revanche, le critique littéraire Jean Starobinsky fait remarquer que le détour par
l’étymologie a pour effet d’admettre que l’essai ne se soumet à aucune règle ; plus précisément, la
vraie question consiste à déterminer la pensabilité de l’essai22. En pensant l’essai, et en particulier
son rapport avec le cinéma, les études précédentes se sont largement appuyés sur « L’essai comme
forme » de Theodor W. Adorno. Au lieu de doter l’essai d’une stricte définition, Adorno identifie sa
mise en forme comme exercice exigeant de la pensée. « Comme la réalité, sa pensée est faite de
ruptures, il trouve son unité à travers et par-delà ces ruptures, et non en les colmatant23. » De plus,
étant « antidote à la rationalité des Lumières », l’essai « touche à la logique musicale, l’art
rigoureux et pourtant non conceptuel du passage […]24 » Pour la lecture esthétique d’Adorno,
l’essai en tant que forme est à rapprocher d’une pensée utopique : « L’idée utopique de toucher la
cible va de pair avec sa conscience d’être faillible et provisoire25. » La transgression des règles, le
passage éphémère de l’idée, la conscience de sa propre forme, tous ces présupposés contribueront à
revendiquer une politique de l’essai au cinéma. En même temps, si l’on adopte comme principe la
formule telle que proposée par Adorno, il n’en reste pas moins que le film-essai est une notion
flottante, susceptible d’être modifiée selon les positions que prennent des historiens, théoriciens et
praticiens.
Parmi les études qui hésitent à définir le film-essai, un article de José Moure avance cinq
caractéristiques. Elles peuvent être résumées des manières suivantes, à savoir que le film-essai
consiste à 1) travailler sur des matériaux à référence culturelle, 2) établir de nouveaux rapports entre
ces matériaux, 3) fournir une expérience amenant une réflexion sur la forme elle-même, 4) indiquer
la présence d’un sujet (souvent celle de l’auteur), 5) placer le spectateur dans une relation
dialogique26. Pour Moure, le film-essai travaille d’une façon réflexive sur la mise en relation des
matériaux qui relève explicitement des contextes social, historique, politique, etc. Ces traits du film-
essai peuvent s’appliquer à des formes filmiques diverses : à part les cinéastes les plus cités tels que

22Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? », cité par Alain Ménil, « Entre utopie et hérésie : Quelques
remarques à propos de la notion d’essai », Ibid., p. 93.
23Theodor W. Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, Champs
Flammarion, 1984, p. 20-21.
24 Ibid., p. 27.
25 Ibid., p. 21.
José Moure, « Essai de définition de l’essai au cinéma », dans Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle
26
Gagnebin (dir.), op. cit., p. 37-38.
14
Chris Marker, Jean-Luc Godard, Harun Farocki, Alexander Kluge, le champ d’études couvre, par
exemple, des analyses sur les œuvres d’Alexandre Sokourov et celles de Sergei Paradjanov27.
Ce faisant, il n’est pas difficile de constater que les traits du film-essai susmentionnés
peuvent s’opérer aussi bien dans la fiction que dans le documentaire, selon la dichotomie consolidée
par le cinéma industriel ou commercial. La proposition de Moure a pourtant conseillé que les
matériaux du film-essai ne puissent se détacher de leur dimension référentielle. Cela rappelle la
question de la valeur documentaire de l’image. L’analyse du film-essai peut, de prime abord,
profiter d’une modalité d’analyse sur la pratique documentaire. La remarque de Jean-Luc Lioult
éclaire l’« exigence de contexte » que Moure laisse entendre : « De fait, dans bon nombre de cas,
elles [les images] renvoient à des éléments dont on peut confirmer l’existence effective dans le
monde des phénomènes, la situation dans le temps et dans l’espace (dans le réel de premier ordre, le
réel afilmique)28. »
Même si, tout comme film documentaire, le film-essai repose sur les phénomènes
préexistants qui peuvent être attestés, celui-ci est marqué par la mise en forme visant la réflexion et
le dialogue autour du rapport entre l’image et le monde. Autrement dit, il ne suffit plus que les
images soient vérifiables ; elles participent à une expérience de pensée fondée sur, toujours avec
Lioult, l’articulation entre trois types de signes :

a) L’indice [ou l’index] confirme la valeur de trace des images, opère une relation
naturelle entre signifiant et signifié et reste inséparable de l’acte qui la fonde.
b) L’icône contient la valeur expressive des images, étabit une ressemblance codifiée
entre signifiant et signifié et est conçue comme miroir du monde.
c) Le symbole suppose la valeur idéologique, rend arbitraire le lien avec le référent et
entraîne une interprétation-transformation du réel29.

27Pour un texte qui étudie les films-essais de Sokourov, cf. Diane Arnaud, « L’essai, forme de l’entre-deux »,
ibid., p. 143-156. En revanche, Sylvie Rollet considère le film de Parajanov comme événement visuel et
enrichit ainsi la dimension plastique du film-essai. Cf. Sylvie Rollet, « Les arabesques sur le thème de
Pirosmani de Paradjanov : Autoportrait d’un cinéaste en peintre ? », Ibid., p. 171-181.
28Jean-Luc Lioult, À l’enseigne du réel : Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications de
l’Université de Provence, (2004) 2019, p. 59.
29 Ibid., p. 61-62.
15
S’il y a une parenté évidente entre le film-essai et la pratique documentaire, l’index30, ou
l’indexicalité, devient un élément incontournable en ce qui concerne le film-essai. Bien que la mise
en icône et l’interprétation du réel soient a priori nécessaires, voire inévitables, pour la construction
filmique, l’acte de voir se tient à, pour parler comme Lioult, un régime de véri-fiabilité31.
En revanche, comme l’évoque la racine du mot « essai », le principe du film-essai semble
indissociable d’« épreuve », de « tentative », ou mieux, d’« expérimentation ». En retraçant l’usage
du mot « expérimental », Dominique Noguez a noté que le latin experimentum, duquel dérive le mot
courant « expérimental », veut dire justement « tentative » et « essai ».
Le rapport entre le film-essai et le film expérimental mérite une réflexion plus poussée. On
s’appuie ici au traité de Dominique Noguez qui demeure l’une des références les plus riches de
l’histoire du cinéma expérimental. Pour commencer, il convient de noter que le latin experimentum,
duquel dérive le mot courant « expérimental », veut dire justement « tentative » et « essai », selon
Noguez.
Noguez, lui, avance les critères du film expérimental à partir des six fonctions de la
communication dans les Essais de linguistique générale (1963) de Roman Jakobson. Sa
constatation est que le film expérimental privilégie la fonction poétique sur la fonction phatique
ainsi que sur la fonction référentielle. En d’autres mots, son apparence et sa structure se manifestent
tant et si bien que la manière d’adresser un message accessible (du côté phatique) et le contexte de
ce même acte de communication (du côté référentiel) s’obscurcissent. Les penchants « narcissiques
» du film expérimental, comme le dit Noguez, font dire à l’écran : « Regardez le rectangle que je
suis, ou le tableau que je suis, ou la blancheur que je suis ; regardez la manière dont les formes sont
agencées sur ma surface, la manière dont elles se déplacent.32 »
Si le film-essai retient toujours l’idée de « peser » et de « tenter », il aurait comme tâche
d’équilibrer le rapport entre la fonction phatique, la fonction poétique et la fonction référentielle.
Cependant, il nous semble difficile de distinguer le film-essai et le film expérimental en fonction de
ces deux séries de critères – les cinq caractéristiques du film-essai et la fonction poétique du film
expérimental –, puisqu’il s’agit plutôt d’une question de degré. D’un côté, le film-essai pourrait
bien avoir recours aux approches plastiques et ainsi pencher pour la fonction poétique. D’un autre

30 Dans son texte, Lioult choisit le mot indice au lieu d’index, tout en soulignant que le dernier dérive de
l’usage anglophone. Pourtant, dans les études cinématographiques et photographiques francophones, l’index
est plus courant que l’indice si l’on en se rapporte au sens Peircien.
31 Jean-Luc Lioult, Ibid., p. 59.
32Dominique Noguez, « Qu’est-ce que le cinéma expérimental ? », dans Éloge du cinéma expérimental,
Paris, Paris expérimental, 2010, p. 35.
16
côté, le film expérimental n’exclut pas la possibilité d’intégrer des images qui renvoient à un
contexte spécifique socio-historique.
Cette exigence du discours sur le rapport entre la représentation et le monde réel est moins
pressante dans le film expérimental. En effet, comme l’évoque Noguez, le cinéma expérimental
s’enracine dans les mouvements historiques associés à l’avant-garde cinématographique à partir des
années 20, autour de noms tels que « cinéma d’art », « cinéma absolu », « cinéma essentiel33 ». Ces
noms divers partagent la volonté de redéfinir le cinéma en tant qu’art. Par contre, le statut du
cinéma par rapport à l’art ne préoccupe pas le film-essai, ou du moins non au premier plan. Mais si
l’on peut parvenir à un dénominateur commun, ce serait que, comme le film expérimental, le film-
essai semble être plutôt un anti-genre, accueillant les œuvres qui n’entrent pas facilement dans le
système bien réglé du cinéma narratif fictionnel et du cinéma narratif documentaire. Cette nature
dissidente du film-essai n’empêche néanmoins d’envisager une histoire propable du film-essai au
bord de genres conventionnels cinématographiques.

1-2. Une histoire probable du film-essai

Dans The Essay Film After Fact and Fiction, l’historienne du cinéma Nora M. Altar
revendique plusieurs lignées de la tradition du film-essai auparavant sous-jacentes dans l’histoire du
cinéma, « un genre de non-fiction qui incorpore les modes de la fiction, du documentaire et du film
d’art34 ». Son étude consiste à replacer les films, dont la plupart sont liés plus ou moins à la pratique
documentaire, dans un territoire indépendant. Les œuvres de Marker, de Farocki et d’Akerman se
regroupent ici dans une tradition distincte de non-fiction marquée par des modes de production
hybrides. Pour sa révisionnisme, Altar prend comme point de repère un texte de Hans Richter, «
L’essai cinématographique : Une nouvelle forme du cinéma documentaire ». Le texte de Richter en
est l’un des premiers qui tente d’expliciter l’idée de film-essai, ou mieux, le principe fondateur de la
théorisation du film-essai suivante.
Artiste, cinéaste et écrivain, Richter joue un rôle crucial dans le mouvement dadaïste
allemand des années 20. Ses films les plus reconnus appartiennent au « cinéma abstrait », tel que

33 Ibid., p. 23.
34 Cf. Nora M. Altar, The Essay Film After Fact and Fiction, New York, Columbia University Press, 2018, p.
4. « The essay film is a genre of non-fiction filmmaking that is neither purely fiction, nor documentary, nor
art film, but incoporates aspects of all these modes. »
17
Rhythmus 21 (1921), Rhythmus 23 (1923) et Filmstudie (1926). Après la période « non-figurative »,
Richter continue à faire des films qui sont de plus en plus difficiles à classer dans une catégorie
fixe. Depuis 1937 commence son exil en Suisse, et aux États-Unis quelques années plus tard. «
L’essai cinématographique », texte d’un exilé, est le fruit d’une réflexion sur le développement de
sa pratique artistique ainsi que sur la culture cinématographique de son temps.
La première chose qu’on peut remarquer dans ce texte est sa visée de repenser le cinéma
documentaire. Richter exprime d’abord son admiration pour le travail de Robert Flaherty,
notamment Nanouk l’Esquimau (1922) et L’homme d’Aran (1934). Pourtant, la dépendance
croissante du film documentaire à la commande publique semble défavoriser la dimension créative
du documentaire. Le documentaire risque de se réduire à un « compte rendu exact, déterminé par un
déroulement simple et linéaire35 ». Le concept d’essai, proposé par Richter, a pour but de répondre à
l’appauvrissement du cinéma documentaire sur les plans thématique et formel. Ses propres films,
Inflation (1928) et La Bourse (1929), servent de prototype du film-essai, avec lesquels Richter en
élabore ses démarches de réflexion :

« La restitution précise qui procède d’une structure chronologique ne suffit plus à bien observer toutes
les étapes des opérations boursières. Car la fonction de l’objet représenté, qui est dans ce cas la Bourse,
est en principe différente du fonctionnement d’une machine. Le fonctionnement d’une machine peut
d’elle-même se lire de A à Z. Mais, pour rendre compréhensible le fonctionnement de la Bourse, il faut
prendre en compte d’autres paramètres : l’économie, les nécessités publiques, les lois du marché, l’offre
et la demande, etc. En d’autres termes, on ne peut plus seulement se contenter de photographier l’objet à
appréhender comme le font les simples documentaires. Il s’agit au contraire de rechercher avec quels
moyens appropriés rendre compte de l’idée d’une chose.36 »

Quelques paragraphes plus loin, il énumère des films qui annoncent la possibilité de cette
nouvelle catégorie, y compris ceux du mouvement du documentaire britannique (John Grierson,
Alberto Cavalcanti, Basil Wright) et Violons d’Ingres du réalisateur français Jacques-Bernard
Brunius.
Comme le souligne la chercheuse Yvonne Zimmermann, l’argument de Richter consiste à
repenser le documentaire en tant que forme d’art. La fonction sociale du cinéma doit aller de pair
avec l’enjeu esthétique du médium, à savoir la capacité de créer du sens à travers la reproduction du
mouvement. Sa réflexion sur le rapport entre la représentation de crises sociales et la technique

35Hans Richter, « L’essai cinématographique : une nouvelle forme du cinéma documentaire », dans Bertrand
Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), op. cit. p. 477.
36 Ibid. p. 477.
18
cinématographique s’est prolongée quand Richter a émigré aux États-Unis. Entre 1948 et 1956, il a
dirigé l’Institute of Film Techniques à New York, produisant des textes qui prennent la même
position que son « L’essai cinématographique » :

« Nous tenons à ce qu’ils comprennent les implications sociales et politiques du documentaire, à ce qu’ils
comprennent non seulement le comment mais le pourquoi. Ils apprennent que le documentaire est
instrument d’une grande importance sociale, qu’il doit servir à améliorer la vie et à mieux comprendre les
problèmes de notre société, que c’est une arme de combat37. »

Cette combativité, inséparable du rapport entre l’approche artistique et la question de la


représentation, reste au cœur des écrits de Hans Richter. Cette nouvelle orientation que prend un
artiste qui s’était engagé dans le mouvement dadaïste doit être prise en compte, en vue d’éviter de
réduire la pratique documentaire au discours dominant monotone tel que fondé par John Grierson et
le mouvement du documentaire britannique dès la fin des années 20. Autrement dit, le film-essai
laisse entendre une autre généalogie du documentaire qui se rapproche du mouvement d’avant-
garde historique. François Albera affirme précisément que le tournant documentaire à partir des
années 30 révèle l’une des possibilités du prolongement de l’avant-garde cinématographique qui ne
s’était plus contentée de son expérimentation formelle38. L’intérêt pour les tâches sociales de l’art a
poussé les artistes à reconsidérer la dimension de l’engagement de leurs œuvres. De ce point de vue,
Hans Richter, avec sa conception du film-essai, s’inscrit dans la transformation du projet avant-
gardiste après le mouvement d’avant-garde qui contribue à un corpus considérable du cinéma
expérimental pendant des années 20. Cela reaffirme que la bifurcation du film documentaire et du
film expérimental est essentielle pour une historicité du film-essai.
Mais il vaut mieux souligner que l’histoire du film-essai retracée par Altar n’est pas linéaire
ni continue. Par contre, les lignes du film-essai se sont développées dans des différents contextes
culturels. Il est difficile, par exemple, d’apercevoir l’influence de Richter sur la ligne française
d’après-guerre qui établit une tradition du film-essai devenue fondatrice de deux tendances du film-
essai entre les années 60 et les années 90 : une méta-critique qui questionne directement la nature de

37Hans Richter, « The Institute of Film Techniques », p. 10, cité par Yvonne Zimmermann, « Un chapitre
manquant : Les films suisses et la pratique documentaire de Richter », dans Timothy O. Benson et Philippe-
Alain Michaud (ed.), Hans Richter : La traversée du siècle, Luxemburg, Éditions du Centre Pompidou-Metz,
2013, p. 133.
38 Cf. François Albera, L’avant-garde au cinéma, Malakoff, Armand Colin, 2005, p. 97-110.
19
la production de sens ; une enquête personnelle qui soulève des questions de la subjectivité et de
l’identité39.
Dans son texte « Naissance d’une nouvelle avant-garde, la caméra-stylo », Alexandre Astruc
célèbre une approche plus personnelle du médium, tout en assimilant le rôle du metteur en scène à
celui de l’écrivain. La caméra ne se contente plus d’enregistrer la réalité d’une manière objective,
mais se sert à libérer les expressions de l’auteur. La dimension subjective du cinéma est aussi mise
en avant dans un article de Jacques Rivette sur Voyage en Italie (1954) de Roberto Rossellini : «
l’essai, depuis plus de cinquante ans, est la langue même de l’art moderne, il est la liberté,
l’inquiétude, la recherche, la spontanéité […]40 ». Les mots de Rivette caractérisent l’une des
réceptions courantes du film-essai. Les films de fiction poursuivent la liberté expressive, notamment
avec la politique de l’auteur associée à la Nouvelle Vague.
André Bazin contribue à une autre remarque importante pour le film-essai quand il identifie
Lettre de Sibérie (1958) de Chris Marker comme véritable essai « documenté », formule
comparable à « point de vue documenté » de Jean Vigo et son film documentaire À propos de Nice
(1930). De plus, la collaboration entre Marker et Alain Resnais a produit un corpus essentiel du
film-essai, notamment Les statues meurent aussi (1953), Nuit et Brouillard (1955) et Toute la
mémoire du monde (1956). Ce qui est caractéristique de la mise en forme de ces films, c’est la voix-
off dont la dimension critique crée une autre couche fortement indépendante de l’image. La bande-
son opère l’activité parallèle de lecture sur la bande-image et en expose la tension entre le visible et
l’invisible.
L’essai documenté proposé par Bazin renvoie ici à la pratique documentaire, et plus
précisément, à la renouvellement possible du documentaire en tant que convention. La singularité
du langage filmique de Marker consiste à interroger la nature de la représentation. Dans Lettre de
Sibérie, il y a une séquence fameuse où l’on regarde trois fois les même images des ouvriers
soviétiques avec trois différents commentaires. Cette expérimentation sur la combinaison du son et
de l’image exemplifie la relation dialogique entre le film et le spectateur. Mais ce qui est plus
important pour la ligne française du film-essai, ce serait qu’elle montre que la confrontation du son
et de l’image fournit la condition essentielle d’enrichir la dimension critique du documentaire,

39 Nora M. Altar, The Essay Film After Fact and Fiction, op. cit., p. 144-145.
40Jacques Rivette, « Lettre sur Rosellini », dans Les Cahiers du Cinéma n° 46, avril 1995, p. 17-18, cité par
José Moure, « Essai de définition de l’essai au cinéma », dans Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle
Gagnebin (dir.), op. cit., p. 32.
20
d’expérimenter d’autres modes de communication à travers le son et l’image, d’assimiler l’acte de
photographier à l’acte d’écrire.
En effet, Altar raconte son histoire du film-essai sans cesser d’indiquer des conditions sous
laquelles les réalisateurs puissent dépasser la convention documentaire. D’une part, les textes de
Richter cherche à élaborer un cinéma qui rend visible l’idée abstraite afin de rester combattant en
face des problèmes sociaux : « Dans cet effort de rendre perceptible le monde invisible des visions,
des pensées et des idées, l’essai cinématographique peut puiser dans un réservoir incomparablement
plus étendu de moyens d’expression que le pur cinéma documentaire.41 » D’autre part, les critiques
et les cinéastes français, à partir des années 50, conçoivent une sorte d’écriture filmique qui donne
lieu à la subjectivité propre au cinéaste-auteur. Dans cette histoire du film-essai, Marker et Farocki
– le dernier fait partie de la ligne germanique qui récèle aussi une forte dimension critique/
production – sont deux figures marquantes (plutôt que, disons, Rossellini et Orson Welles). Cela
reaffirme que l’une des visées essentielles du film-essai est de repenser ou de renouveler la pratique
documentaire.
En revanche, Akerman relève de la ligne du film-essai américaine qui, selon Altar, occupe
une place entre le cinéma direct et le film structural, c’est-à-dire entre le film documentaire et le
film expérimental42. Les séjours d’Akerman à New York sont en effet décisifs pour le début de sa
carrière. Hôtel Monterey (1972), son premier long métrage (63 minutes), documente d’une manière
minimaliste les résidants d’un hotêl défavorisé. La caméra fixe enregistre pour la plupart du temps
le décor vide de l’hotêl et la posture sédentaire des anonymes. Avec les films d’Andy Warhol,
notamment Eat (1963), Empire (1964), Harlot (1965) et Beauty # 2 (1965), l’historien du cinéma P.
Adams Sitney dit que l’enjeu du film structural est aussi bien de composer une durée excessive que
d’orienter l’attention flottante du spectateur vers le but du film43. Hôtel Monterey crée une
expérience perceptive comparable, tout en gardant la valeur documentaire avec un regard attentif
sur un site où un groupe de personnes menant leur vie modeste. En 1977, Akerman a réalisé, aussi à
New York, News from Home. La bande-image se compose des plans observationnels des scènes
urbaines, tandis que la bande-son introduit de temps en temps les lettres de sa mère lues par la

41Hans Richter, « L’essai cinématographique : une nouvelle forme du cinéma documentaire », op. cit., p.
478.
42 Nora M. Altar, The Essay Film After Fact and Fiction, op. cit., p. 201.
43P. Adams Sitney, Visionary Film: The American Avant-Garde 1943-2000, New York, Oxford University
Press, [1974, 1979] 2002, p. 351-352.
21
réalisatrice elle-même. Dans ce cas, la voix-off indique une forte présence du sujet devant le
paysage urbain.
Par ailleurs, l’œuvre d’Akerman peut correspondre à ce que Rick Warner identifie comme
floraison internationale de « styles essayistiques44 ». Selon Warner, ces tendances sont plus ou
moins associées au cinéma moderne tel que mis en valeur par Gilles Deleuze, bien que les
développements du film-essai soient ignorés dans ses deux livres sur le cinéma. En particulier, le
film-essai entre les années 60 et les années 90 peut être comparé avec le « deuxième stade du
cinéma parlant » chez Deleuze. Dans ce stade, la bande-son acquiert un statut autonome et quitte sa
subordination à la bande-image. À la suite de la formule fameuse de Marguerite Duras, selon
laquelle l’image et le son constituent simultanément deux films en sens perceptif du terme, Deleuze
propose de considérer le son comme image sonore. L’enchaînement d’images ne concerne plus
seulement la constitution de la bande-image, mais engendre une relation complexe entre l’image
visuelle et l’image sonore. D’où viennent un ré-enchaînement d’images et une pédagogie du cinéma
moderne qui donnent des leçons de faculté de perception. D’ailleurs, ce ré-enchaînement d’images
est ce qui distingue le cinéma de la télévision :

« […] le second stade du parlant ne serait jamais né sans la télévision, c’est la télévision qui le rendait
possible ; mais, parce que la télévision renonçait à la plupart de ses propres possibilités créatrices, et ne
les comprenait même pas, il fallait le cinéma pour lui donner une leçon pédagogique, il fallait de grands
auteurs de cinéma pour montrer ce qu’elle pouvait, ce qu’elle pourrait : s’il est vrai que la télévision tue le
cinéma, le cinéma ne cesse en revanche de ressusciter la télévision, non seulement parce qu’il la nourrit
de ses films, mais parce que les grands auteurs de cinéma inventent l’image audiovisuelle, qu’ils sont tout
prêts à ‘‘rendre’’ à la télévision […]45 »

C’est aussi à partir de la mise en relation entre le cinéma et d’autres médiums, notamment la
télévision et la vidéo, que Nora M. Altar puisse discerner la position critique du film-essai entre les
années 60 et les années 90. Un nouvel stade du film-essai, selon Altar, commence à partir de 1989,
où la dislocation de l’Union soviétique a entraîné la reconfiguration des ordres politiques mondiaux.
Elle fait remarquer un tournant du genre de film-essai en ce qui concerne les thématiques ainsi que
les formes de présentation et de distribution. Pendant cette période, le film-essai s’intéresse plus que
jamais à l’histoire, la mémoire, la technologie et la vision. En même temps, il y a une migration du
film-essai vers Internet et des espaces muséaux. Les trois films qui seront étudiés dans les chapitres

44Cf. Rick Warner, Godard and the Essay Film: A Form that Thinks, Illinois, Northwestern University Press,
2018, p. 29-33.
45 Gilles Deleuze, Image-temps. Cinéma 2, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 328.
22
suivants se font de l’entrée du stade actuel du film-essai. Ils sont d’abord des réponses aux
changements sociales et politiques vers 1990. Vidéogrammes d’une révolution de Farocki et Ujica
analyse les images d’archive de la révolution roumaine en décembre 1989, un mois après la chute
du mur de Berlin. Le tombeau d’Alexandre de Marker tisse l’histoire de la Russie du XXème siècle
avec l’histoire du cinéma. D’est d’Akerman documente les paysages et les visages en partant de
l’Allemagne jusqu’à Moscou, passant par la Pologne.
Les activités des cinéastes correspondent à l’idée de migration dans cette histoire du film-
essai. D’une part, leurs films seront insérés de manières différentes dans les formes d’installation.
Section, installation de Farocki commandée en 1995, intègre des séquences de ses films précédents,
y compris Vidéogrammes d’une révolution, dans un dispositif de deux écrans. La première
installation de Marker est conçue pendant la même période. Entre 1985 et 1994, le cinéaste récupère
les images tournées tout au long des années passées en créant Zapping Zone (Proposals for an
Imaginary Television)46. L’un des moniteurs diffuse les images provennant de Le tombeau
d’Alexandre. Quant à Akerman, son film D’est s’inscrit d’emblée dans un processus de
transformation, puisque son tournage vise à produire des matériaux filmiques pour son installation
éponyme. D’autre part, ces trois films peuvent expliciter un autre sens de migration, à savoir celui
du déplacement ou du « conduire au-déhors » qui reste dans la racine d’essai. Leur dénominateur
commun tourne autour d’un regard vers d’autres territoires sans donner un compte rendu facile de
l’actualité. Comme le souligne Altar, l’essentiel du film-essai en tant que genre est la capacité de
répondre aux événements contemporains et de mettre en cause les représentations convenues du
monde, voire jouant un rôle critique qui questionne la perception et la compréhension de notre
temps47.
Le point fort de cette histoire du film-essai est qu’elle regroupe des œuvres de natures
différentes dans un système de références théorique et pratique. Pour Altar, c’est un genre qui
reflète l’interaction entre les productions artistiques et les mécanismes sociaux, entre le sujet-
cinéaste et sa position à un moment historique donné, entre la réflexion du médium et la réflexion
de l’événement passé. Or, comme on l’a pu en quelque sorte remarqué, la notion de genre serait
vague si c’est un genre qui couvre une gamme incroyablement large de films, en fonction soit de
l’attitude critique à l’égard de la représentation, soit de la dimension réflexive de l’emploi de la

46Cf. Christine Van Assche, « Le métissage des genres », dans Christine Van Assche, Raymond Bellour et
Jean-Michel Frodon (dir.), Chris Marker [Catalogue de l’exposition « Chris Marker, les 7 vies d’un cinéaste
»], Paris, Cinémathèque français, 2018, p. 330-337.
47 Cf. Nora M. Altar, The Essay Film After Fact and Fiction, p. 12-13.
23
bande-son et de la bande-image. Ces deux attributs, en fait, indiquent que le film-essai seraient
toujours peu définissable en tant que pratique indépendante de tous autres courants
cinématographiques. Le chercheur Volker Pantenburg a prononcé clairement cette question
paradoxale du film-essai : « L’opération consistant à faire une norme d’une constante déviation a
très vite identifiée comme l’un des principaux problèmes résultant de la qualification de l’essai
comme genre48. » Cela nous conduit à la troisième possibilité selon laquelle le concept de film-essai
soit ouvert vers la production théorique.

1-3. Double questionnement sur le visuel et la temporalité

Deux articles de Volker Pantenburg, ayant presque le même titre, contribuent à cerner le
film-essai en tant que question théorique. Le premier, « Deviation as Norm—Notes on the Essay
Film », fait partie de sa monographie sur Jean-Luc Godard et Farocki. Pantenburg réitère des
difficultés sur le film-essai en tant que genre dans sa propre piste de réflexion sur le « film en tant
que théorie ». Pour lui, la quasi-impossibilité de définir le film-essai hante toujours l’étude
générique. Car les tentatives de définition se trouvent le plus souvent aux deux extrémités. D’une
part, pour certains chercheurs, le film-essai est, notamment dans le milieu américain depuis les
années 90, le synonyme de modes subjectif et personnel de production. La conséquence est que la
créativité du cinéaste-auteur devient plus importante que le sujet traité. L’un des présupposés de la
caméra subjective provient bien entendu de la politique de l’auteur conçue par les critiques et les
cinéastes de Cahiers49. D’autre part, certaines études germaniques situent le film-essai au pôle de
l’objectivité, se reposant sur sa qualité analytique au lieu de sa qualité autobiographique. Pour
Pantenburg, cette polarisation prouve que le film-essai en tant que genre finira par devenir vague.
D’ailleurs, la querelle affirme le fait qu’il y a un phénomène « panessayiste » à partir des années 80,
à partir desquelles le terme est largement accepté par les études filmiques germaniques50.

48Volker Pantenburg, « La déviation comme norme : Quelques limites au concept d’essai filmique », trad.
Frédérique Destribats, dans Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann
(ed.), op. cit. p. 80.
49En retraçant le concept de film-essai selon Hans Richter, Zimmermann souligne que la question de la
subjectivité n’existe pas dans l’argument du cinéaste-théoricien. Cf. Yvonne Zimmermann, op. cit., p.
125-132.
50Cf. Volker Pantenburg, dans « Deviation as Norm—Notes on the Essay Film », dans Farocki/Godard: Film
as Theory, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2015, p. 135-152.
24
Malgré sa réticence constante envers la notion de genre, Pantenburg serait d’accord avec
Altar pour dire que le film-essai va de pair avec des nouvelles techniques de visualisation51. La
question de la vision paraît être le fil rouge de l’histoire du film-essai chez Altar, du cinéma muet au
cinéma sonore, du cinéma sonore à l’œuvre multimédia. Pantenburg, lui, reformule la question,
essentiellement en confrontant l’œuvre de Godard à celui de Farocki : il s’agit pour lui de
l’entrelacement dialectique de la théorie et de la pratique (a dialectic interweaving of theory and
practice52). Cependant, Pantenburg demeure prudent à l’égard de l’usage du terme : Farocki a
refusé lui-même de qualifier son œuvre d’essai filmique dans un interview en 1996 ; Godard a renié
le statut de l’auteur à cause de son implication idéologique dès la fin des années 6053.
Pantenburg a poussé sa réflexion sur le film-essai dans l’autre article, « La déviation comme
norme : Quelques limites au concept d’‘‘essai filmique’’ ». En partant de l’exigence théorique
inspirée par les mêmes deux cinéastes, il avance plus explicitement la question théorique liée au
film-essai :

« Mon argument serait donc que Farocki et Godard, au même titre que d’autres réalisateurs et artistes
habituellement qualifiés d’‘‘essayistes’’, développent des modèles équivalents de ‘‘théorie’’ dans le
domaine de l’image. En d’autres termes : ils restaurent la signification originale du terme théorie en le
transposant à nouveau dans le domaine visuel [theoria vient du mot grec ‘‘voir’’] [… ] Aussi tentant que
le terme ‘‘essai’’ puisse être, je pense qu’il a tendance à masquer le fait que ces films nous posent une
question fondamentale à propos des images – leur possibilité, leur idéologie, leur intégration dans les
contextes politique et social – qui ne peuvent simplement pas être couvertes par un terme générique qui
prétend caractériser les mots et les textes54. »

Vu l’accent de Pantenburg sur le rapport entre les techniques d’images et les contextes
politique et social, on peut dire que son approche et celle d’Altar se compléteraient. Il faut d’ailleurs
noter que l’idée de déviation contredit la restitution historique d’Altar tout en reaffirmant son
enjeu : « Ce qui le rend beaucoup plus intéressant est qu’il se retient d’ajouter un troisième terme
pour compléter ou fondre ‘‘fiction’’ et ‘‘documentaire’’. En fait, il traverse plutôt ces champs et a la
capacité d’inclure facilement les pratiques avant-gardistes et expérimentales dont la composante

51 Cf. Ibid., p. 146.


52 Ibid., p. 149.
53Cf. Ibid., p. 143-144. De plus, la suggestion de Frieda Grafe, que Pantenburg met aussi en garde, qu’on
doit considérer le film-essai comme film d’auteur documentaire serait une autre manière d’interroger le
genre autonome conçu par Nora M. Altar.
54 Volker Pantenburg, « La déviation comme norme : Quelques limites au concept d’essai filmique », op. cit.,
p. 84.
25
française de l’‘‘essai filmique’’ tend à se tenir éloignée55. » En effet, les pratiques avant-gardistes et
expérimentales font partie intégrale de l’histoire du film-essai chez Altar. Elle en cartographie les
champs traversés, tandis que Pantenburg insiste sur une nouvelle forme de théorie que l’on pourra
éventuellement dégager de ce même terme.
En fin de compte, Nora M. Altar et Volker Pantenburg s’intéressent tout deux à un article
signé par Jean-Pierre Gorin, à l’occasion de sa programmation dédiée au film-essai pendant la
Viennale (Festival inernational de cinéma de Vienne) en 2007. Ce qui est très attirant dans les
propos de Gorin, c’est qu’il assimile le film-essai à une énergie impersonnelle et instinctive d’un
insecte, à la référence d’« art termite » formulé par l’historien de l’art Manny Farber56. Plus
précisément, c’est une énergie qui se déplace vers le domaine de l’image, comme le film-théorie de
Pantenburg, à savoir énergie qui « engage et redéfinit incessamment la pratique du cadre, du
montage et du mixage, les déconnectant des hypothèses régulatrices des genres57. » Plus important
encore, Gorin avance une hypothèse selon laquelle le film-essai permet d’une temporalité différée
de la linéarité de la fiction ou du documentaire. Quelle est la linéarité commune des films de fiction
et de documentaire ? Pour Gorin, c’est celle qui « ne met pas en question la nature de l’image
filmique et de son flux58 ». Par contre, la temporalité pourrait être un critère analytique du film-
essai. La description de Gorin reste abstraite mais ne manque pas de rappeler le principe fondateur :
« L’image, dans un film-essai, ne passe jamais ; elle se revisite, elle résiste à sa propre temporalité,
à son propre passage […] Cette résistance peut prendre la forme d’une récurrence de l’image, telle
quelle, ou de son recadrage par le son. Le succès d’un grand film-essai pourrait bien être ses mille et
une manières de résister au temps, de le retarder59. »
En fait, la question de la temporalité n’est pas étrangère au film-essai. Dans un texte publié
en allemand la première fois en 1992, l’historienne du cinéma Christa Blümlinger introduit la
pensée deleuzienne dans son étude sur le film-essai. Prenant en compte à la fois la tradition
française et la tradition allemande, la proposition de Blümlinger est d’élucider la dimension
temporelle du film-essai en référence au cinéma moderne chez Deleuze. L’avantage de cette
approche, comme on l’a déjà vu, est qu’elle cherche un rapport dialectique entre l’image et le son.

55 Ibid., p. 89.
Jean-Pierre Gorin, « Invitation à la bagarre », trad. Cyril Neyrat, dans Bertrand Bacqué, Cyril
56
Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), op. cit. p. 147-148.
57 Ibid., p. 148.
58 Ibid., p. 147.
59 Ibid., p. 146.
26
Blümlinger échappe ainsi à la description réductrice selon laquelle le film-essai d’après-guerre
travaille sur la bande-son afin de simplement dénoncer la déficience de la bande-image. Celle-ci
renverse en fait une hiéarchie pour en créer une autre. En se rapportant au complexe audio-visuel
chez Deleuze, le film-essai peut pour Blümlinger être compris sous le prisme de l’image-temps :

« Parce que justement le film d’essai part de la juxtaposition de deux voies largement indépendantes, le
système signifiant ne se constitue que dans l’intersection de ces deux niveaux comme surgissement d’une
tierce réalité : ainsi sont tracées des images lisibles ou mentales (Gilles Deleuze), des figures de pensée
qui démontent les systèmes de perception conventionnels. Dans le film d’essai, la vision radicale et le
travail conceptuel s’allient dans un processus dialectique60. »

Dans le texte de Blümlinger, c’est la lecture de Deleuze qui permet de définir le plus
amplement la temporalité du film-essai : « Par sa structure même, le film d’essai s’oppose à la
convention de la chronologie et de la continuité. Il tente de constituer sa cohérence à partir d’un
système d’allusions, de répétitions, d’oppositions et de correspondances entre des éléments
homologues61. » Les mots de Blümlinger font écho à ceux de Gorin ; ils suggèrent tous deux qu’on
peut examiner le film-essai en fonction de sa structure temporelle. Quel est le point de départ de
l’analyse ? Pour Gorin, il s’agit d’identifier la manière dont le flux d’images s’interrompt. Pour
Blümlinger, ceux-ci servent de piste : non-linéarité, relecture des images, intéret à l’éphémère,
réécriture. Le film-essai entre désormais dans un régime du cinéma-pensée, tel que précisé par la
formule de Deleuze « écran comme cerveau » : « Les rapports de temps ne sont jamais vus dans la
perception ordinaire, mais ils le sont dans l’image, dès qu’elle est créatrice. Elle rend sensibles,
visibles, les rapports de temps irréductibles au présent62. »
En parlant du renouvellement du documentaire, Hans Richter, lui, recourt à l’expression «
former des pensées à l’écran63 ». Ce faisant, il nous semble que la notion de film-essai favorise des
rencontres entre le documentaire, le cinéma expérimental et le cinéma-pensée64. Il convient

Christa Blümlinger, « Lire entre les images », traduit par Pierre Rusch, dans Suzanne Liandrat-Guigues et
60
Murielle Gagnebin (dir.), op. cit., p. 54.
61 Ibid., p. 57.
62Gilles Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran : Entretien avec Gilles Deleuze », Cahiers du cinéma, février
1986, p. 32.
63Hans Richter, « L’essai cinématographique : une nouvelle forme du cinéma documentaire », op. cit., p.
478.
64L’étude de François Niney fait remarquer aussi qu’aujourd’hui un « cinéma-pensée » est devenu
incontournable pour aborder les questions du documentaire. Cf. François Niney, Le documentaire et ses faux-
semblants, Paris, Klincksieck, 2009.
27
cependant de s’interroger sur l’effet d’une telle rencontre : est-il possible de parler du dépassement
de la pratique documentaire à travers le film-essai dont le principe est une transgression constante ?
Les trois films qui seront étudiés pourraient aider à répondre à cette question. En effet, les sujets
qu’ils traitent recèlent déjà des différentes temporalités. La révolution se donne comme événement
peu prévisible, voire rupture dans le temps. D’où vient la préoccupation sur le plan narratif dans
Vidéogrammes d’une révolution : il faut bien envisager la possibilité de retracer un événement afin
de l’analyser. Pour Le tombeau d’Alexandre de Marker, l’enquête audiovisuelle sur l’histoire du
cinéma soviétique se repose sur le remploi et la récurrence d’images. La citation audiovisuelle qui
entraîne une surcharge des images correspond à ce que Gorin appelle « forme rhizomatique » ; « en
perpétuelle expansion, et ne trouvant de meilleure raison de s’arrêter que l’épuisement de sa propre
énergie65 ». En revanche, l’œuvre d’Akerman s’appuie moins sur le montage. En face d’une
situation de l’« après » – un monde post-soviétique –, Akerman prolonge sa recherche de la
dimension temporelle du cinéma. Avec une theoria et une temporalité propre au film-essai, on ne
vise pas à résoudre ou clore la querelle du film-essai parcourue tout à l’heure. Par contre, on essaie
de voir cette tension entre les discours comme phénomène spécifique, à travers lequel il serait
possible de mieux comprendre les formes filmiques qui, en partant des questions liées au
documentaire, servent à penser les images et le monde des représentations.

65 Jean-Pierre Gorin, op. cit., p. 147.


28
Chapitre 2. De l’archive à l’archivation (Vidéogrammes d’une
révolution)

« C’est la nouvelle position réciproque des éléments du montage qui


transforme les choses, et c’est la transformation elle-même qui met en œuvre
une pensée nouvelle. »
— Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position : l’œil de
l’histoire, 1, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 122.

En 1992, Harun Farocki réalise Vidéogrammes d’une révolution avec Andrei Ujica. Farocki
était déjà, à l’époque, une figure emblématique aussi bien du cinéma indépendant allemand que de
la lignée du film-essai. Ujica, quant à lui, a continué de faire des films sur l’histoire de la Roumanie
après sa collaboration avec Farocki66. Avec les matériaux enregistrés par l’équipement de la
télévision et par les caméras d’amateur, ils reconstruisent d’une manière chronologique le parcours
de la révolution roumaine en décembre 1989. Ce qui caractérise ce moment historique, c’est la part
prépondérante des médias : la transmission télévisuelle en direct ; des caméras qui suivent de près
une série de manifestations ; la station de télévision devenue l’un des centres pour les
révolutionnaires.
Le titre du film fait preuve de la stratégie principale de Farocki et Ujica : écrire (gramme)
une histoire révolutionnaire à travers une matière spécifique (vidéo). Si l’on s’attache toujours à la
notion de film-essai, il faut noter que, sur le plan matériel, l’écriture audiovisuelle implique ici le
transfert d’un support à un autre, à savoir de la vidéo au film de 16mm. De plus, cette transition se
livre à une entreprise critique. Farocki a expliqué ailleurs que ce sont des VCRs (bande magnétique

66 Son dernier film, L’autobiographie de Nicolae Ceausescu (Autobiografia lui Nicolae Ceaușescu, 2010),
retrace la vie du dictateur à partir du fonds d’archives,. Le film commence par les images diffusées à la
télévision qui montrent le couple Ceausescu attendant son execution. Celles-ci apparaîssent déjà dans
Vidéogrammes d’une révolution.
29
sur laquelle s’enregistrent des signals vidéo) qui lui permettent de réexaminer les images et ainsi
d’interroger sur celles-ci67. En effet, dans Vidéogrammes d’une révolution, le commentaire en voix-
off intervient constamment et dirige le regard du spectateur vers des détails au sein des images
récupérées, comme si le processus de relecture était mis à nu dans le film même.
La conséquence est qu’on devrait considérer l’archive comme processus dynamique plutôt
que comme classification fixe des documents. Cette idée est exposée par ce que Jacques Derrida
appelle « archivation », formule inspirée par son analyse du travail de Sigmund Freud en ce qui
concerne le rapport entre mémoire, la pulsion de mort et la pulsion de destruction. Pour Derrida, la
préservation et la communication – deux fonctions essentielles de l’archive – se ramènent à une
captatio benevolentiae : « Au fond, je n’ai rien de nouveau à dire68. » En même temps, cela est
ouvert sur des possibilités nouvelles à travers la répétition. Il nous semble que la pratique de
remontage touche à cette difficulté théorique, à savoir celle de produire des connaissances nouvelles
à partir d’images préexistantes. En cela, Vidéogrammes d’une révolution fournit l’occasion de
réfléchir à l’idée d’archive en tant que pratique d’analyser le statut de l’image au cours de la
transformation sociale.

2-1. Un art de la description

Pour Farocki, la description relève des activités indissociables d’écrire, de regarder et de


montrer. Il les met en pratique à travers la coordination de deux positions : le cinéaste et le critique.
Entre 1974 et 1984, Farocki faisait partie du comité de rédaction de Filmkritik, revue basée à
Munich. Les auteurs-cinéastes de la revue s’engagent dans un rythme constant de l’écrit et du
tournage : ils écrivent quand ils ne font pas de film, et inversement. La carrière de Farocki demeure
fidèle à ce « style-Filmkritik69 » – le parallélisme entre la pratique et la critique – inspiré largement
par les Cahiers du cinéma. Ses articles publiés, qui servent souvent de base de ses projets de film,
montrent son intérêt profond pour la relecture des images. L’un des exemples est son article «

67Cf. Randall Halle, « History is Not a Matter of Generations: Interviews with Harun Farocki », trad. Sabine
Czylwik, Camera Obscura, n° 46, Volume 16, Number 1, 2001, p. 66.
68 Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995-2008, p. 22.
69Cf. Olaf Möller, « Passage along the Shadow-Line: Feeling One’s Way Towards the Filmkritik-Style »,
dans Thomas Elsaesser (ed.), Harun Farocki : Working on the Sightlines, Amsterdam, Amsterdam University
Press, 2004, p. 70.
30
Bresson un styliste » paru dans Filmkritik en 1984. Son analyse consiste à relier les détails visuels
avec le mécanisme de la représentation filmique :

« Filmer les objets et l’exécution d’une tâche. Si habilement la caméra soit-elle placée, on tolère
difficilement de regarder longtemps quelqu’un qui parle (ses mots, les expressions de son visage). Avant
de faire un gros plan du visage, Bresson en fait un de la main. Il coupe à plaisir la tête et, avec elle, le
visage, aimant à borner une image à l’activité d’une main (ou d’un pied)70. »

Il s’agit de poser un regard critique sur le choix formel qui oriente nécessairement les yeux
du spectateur. Dans les films de fiction, le mécanisme de la représentation se dissimule au profit de
la cohérence narrative et de l’effet psychologique spectatoriel. Avec Expression des mains (Der
Ausdruck der Hände, 1997), Farocki prolonge et enrichit son observation des gestes humains
représentés par le cinéma narratif71. Or, la description de Farocki s’intéresse moins aux récits
filmiques qu’aux composantes visuelles qui sont subordonnées à la convention narrative du cinéma
dit classique. Les images citées, qui font partie de ce que Farocki appelle Bilderschatz, ou «
thésaurus cinématographique72 », procurent le vocabulaire fondamental pour un nouveau film. Avec
ce double processus d’analyse et de démonstration, le cinéma de Farocki cherche à dévoiler le
mécanisme de la représentation filmique et à affirmer la faculté cognitive du spectateur.
De même, dans Vidéogrammes d’une révolution on peut identifier un art de la description.
Le commentaire en voix-off nous apprend les sources des images et les situations où se trouve
chaque prise de vue. Avec la direction du commentaire, l’acte de regarder se révèle comme
opération concordante de la faculté optique et de la connaissance. Bien que le parcours principal du
soulèvement, du 21 décembre au 26 décembre, soit reconstitué d’une manière chronologique,
Farocki et Ujica ne cessent d’interrompre le flux des images par le biais de la répétition, de la
juxtaposition ou de l’arrêt sur l’image. Ce récit de la révolution marque ainsi des interstices et des
détours. Le point de départ du film est d’explorer un espace d’images par-delà la transmission
télévisuelle, à travers laquelle la révolution s’est fait connaître dans le monde entier au premier
temps. Mais le réarrangement de Farocki et Ujica ne vise pas seulement à montrer des chutes
inédites, mais aussi, plus important encore, à déterminer le rôle des caméras d’amateur dans un

70Harun Farocki, « Bresson un styliste », trad. Bernard Rival et Bénédicte Vilgrain, dans Christa Blümlinger
(ed.), Reconnaître et Poursuivre, Paris, Théâtre Typographique, (1984) 2017, p. 84.
71Dans Expression des mains, un des films « démontés » par Farocki est le film noir de Samuel Fuller
Pickup On South Street (1953).
72Cf. Wolfgang Ernst et Harun Farocki, « Towards an Archive for Visual Concepts », dans Thomas Elsaesser
(ed.), op. cit., p. 261-288.
31
événement historique. Il n’est pas étonnant que Ujica pense que c’est la vidéo qui dévoile la nature
« filmique » de l’histoire du XXème siècle : « […] le processus d’écranification de l’Histoire ne
pouvait être parachevé que par la vidéo, ses possibilités accrues d’autonomie (durée de prise de
vues) et de mobilité73. » Mais on sait bien que l’écranification de l’Histoire ne va pas de soi. Si
l’histoire est possible, c’est parce que la relecture des images y retourne pour la décrire de nouveau
et pour trouver une nouvelle constellation.
Dans Vidéogrammes d’une révolution, il y a au moins deux façons d’insérer le
commentaire : soit dans la durée longue de l’image, soit dans la boucle de l’image. La première
s’appuie sur le prolongement, et la deuxième sur la répétition. Plus précisément, la description en
voix-off produit un ré-enchaînement des images et crée une relation presque pédagogique entre
l’image et le son. Avec la durée ou la boucle, il s’agit de reconnaître ce qui est visible ou invisible
dans le cadrage. D’ailleurs, pendant les moments saturés des enjeux politiques, la visibilité est
déterminée surtout par les relations de pouvoir. Celles-ci sont soulignées dans « Je ne m’y reconnais
pas dans Bucarest », texte écrit par Farocki à propos de son enquête sur les archives de la révolution
roumaine. Une scène exemplaire est celle du « théâtre politique » jouée par deux généraux, de la
Securitate (la police politique secrète sous l’ère communiste) et de l’armée : « […] toute la nuit et
jusqu’au lendemain midi, Dan Ciobanu, caméra VHS en main, et deux douzaines de spectateurs,
parmi eux quelques politiciens proches des généraux et quelques révolutionnaires inconnus, ont pu
assister aux négociations74. » Mais pour la plupart des caméras d’amateur, comme le montre la
première partie de Vidéogrammes d’une révolution, leur regard est plutôt exclu et rejeté.
Nous nous pencherons à présent sur deux séquences où le commentaire en voix-off se
confronte au refus du regard. La première est une prise de vue au début du film. Tandis que le reste
du film se focalise sur le soulèvement à Bucarest, ce plan est tourné par un anonyme à Timisoara le
20 décembre 1989, la veille de la révolution. La vision est limitée à cause de la distance et des
bâtiments pendant une durée de presque trois minutes (fig. 1). Le commentaire décrit le défilé des
manifestants à peine perceptibles :

« …À la date, à l’heure inscrites dans l’image, une caméra d’amateur suit, depuis une fenêtre de la cité
universitaire de Timisoara, les manifestants qui se dirigent vers le centre-ville […] Cette image, dans la
lumière bleue de l’hiver est divisée en deux. Le mur du premier plan et l’action de l’arrière-plan se

73 AndreiUjica, prélevé sur le site [www.harunfarocki.de], cité dans Christa Blümlinger (ed.), Reconnaître et
Poursuivre, op. cit., p. 116.
74Harun Farocki, « Je ne m’y reconnais pas dans Bucarest », trad. Georgio Pauen et Natalia Tintoré, 1993,
dans Christa Blümlinger (ed.), op. cit., p. 64-65.
32
trouvent dans des temps différents. L’image est divisée en deux parties inégales. La plus grande partie est
occupée par le premier plan auquel on ne prête pas attention. L’événement s’est retiré à l’arrière-plan
(05:05-06:11). »

Fig. 1 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une


révolution, 1992

Il convient d’y ajouter le texte de Farocki sur le même plan afin de mieux comprendre cette
image qui exprime la tension entre la vision refusée et l’acte même de voir :

« L’homme derrière la caméra ne fait pas cette prise de vues pour la diffuser – et avec elle le concept de
soulèvement. Il pense peut-être à quelques amis à qui il pourrait la montrer, donnant à l’événement
raconté un aspect plus véridique. S’il s’ensuit que les manifestations sont réprimées, et si le régime de
Ceausescu reste victorieux, il sera difficile de conserver les souvenirs de la révolte. Cet homme prouve
par cette image qu’il n’a pas détourné le regard. Son image compte sur une époque qui permettra de
diffuser de telles images, et elle est là pour évoquer l’approche d’une telle époque75. »

Ici on entrevoit la raison d’être du remploi des images produites par les caméras d’amateur.
Ces images ne sont pas seulement des preuves du passé, mais ont pour effet d’indiquer la possibilité
d’une conscience collective au cours de la transformation sociale. L’usage de la caméra d’amateur a
un potentiel de reconfiguration de l’espace privé et de l’espace public. Il n’est donc pas anodin que

75Harun Farocki, « Substandard », trad. Sonja Porree, La revue documentaire, n° 12, Été / Automne (1995)
1996, p. 21.
33
ces caméras se penchent souvent vers la fenêtre : s’y exprime une envie de voir, d’en avoir
conscience de ce qui se passe, et de garder des souvenirs de ce qui a été visible.
L’image tournée par la caméra d’amateur révèle ainsi une difficulté de voir par l’acte de
voir. Plus précisément, c’est une image qui exige la formulation d’un discours, non pas seulement
pour se situer dans le temps et le lieu concrets, mais pour devenir un champ où se forme une pensée
sur ce dont elle pourrait parler. Ainsi l’hypothèse de Farocki que son image compte sur une époque
qui permettra de diffuser de telles images, et elle est là pour évoquer l’approche d’une telle époque.
Le deuxième exemple est une boucle d’images. Commençant par un intertitre, « d’où partent
les tirs ? », cette séquence récupère les matériaux fournis par une caméra non-identifiée pendant une
fusillade le 23 décembre. Face à la Place de la Victoire à Bucarest, les révolutionnaires se mettent à
l’abri d’une entrée du souterrain. On leur tire depuis les immeubles de l’autre côté de la place. Le
caméraman reste près des révolutionnaires et la caméra sert aussi à repérer leur ennemi. Dans la
même séquence, l’un des plans est répété trois fois. On revoit des gens qui courent vers le souterrain
(fig. 2). La voix-off accompagne le plan répétitif et fait remarquer que le peuple agit comme s’il
était en guerre.

Fig. 2 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une révolution, 1992

Comme le dit la voix-off, « le sentiment premier : l’inertie de la peur. » Pendant la


répétition, chaque image devient une image revue. Or la menace de mort reste toujours invisible.
La présence de la caméra renforce l’inertie de la peur qui est en même temps un refus du visuel.

34
La limite de la vision contraste avec la culture de la transmission télévisuelle. Il y a donc une
distinction entre la logique de l’observation et la logique de la réception. La vision réduite de la
caméra d’amateur implique une part active de l’observation. Cela signale aussi qu’il est possible
d’envisager un usage de la caméra qui rentre dans la sphère publique, ou mieux, de faire de l’acte
d’enregistrement un moyen de résistance.
Avec la description des images, Vidéogrammes d’une révolution rend possible une
mémoire de la résistance qui n’a pas de place dans la culture médiatique. Deux articles replacent
ce film dans le débat autour du rapport entre les médias et l’événement. D’une part, pour Eva
Kernbauer, la transmission télévisuelle met en cause la mémoire politique de la révolution. Il ne
suffit plus de dire que l’histoire est « vraie » parce que sa véracité est complexifiée par son mode
de circulation en temps réel76. Les images deviennent live et sont capables d’affecter la
perception de l’événement en cours. Le débat en question souligne le fait qu’il y a des images «
fausses » de la révolution roumaine : les corps autopsiés servent à exagérer le nombre de
victimes des révoltes, et l’exécution du couple Ceausescu aurait été remise en scène pour la
télévision. Kernbauer cite les propos de Jean Baudrillard, pour qui la « feintise » de l’image fait
preuve de l’incapacité du sujet politique d’approprier les médias à son propre usage. En
conséquence, la condition postmoderne des médias s’oriente vers la « représentation de violence
et de mort77 ». Baudrillard forge ainsi le terme « syndrome Timisoara » pour désigner la
virtualisation du réel à cause de la transmission télévisuelle. En revanche, Kernbauer estime que
Farocki et Ujica prennent la défense de l’« authenticité de l’image78 », pour peu que leur pratique
affirme la possibilité de reconstruire une histoire exclusivement à travers les images
préexistantes.
D’autre part, Benjamin Young se penche sur la question de la temporalité dans
Vidéogrammes d’une révolution. Cette temporalité est décrite comme un décalage de
communication. Tandis que les caméras d’amateur produisent des images qui subsistent jusqu’au
présent, la transmission télévisuelle rend visible la même réalité d’une façon presque immédiate.
Pour Young, la révolution roumaine semble évoquer une sorte d’« anachronisme » qui fait osciller
le sujet entre l’état actif et l’état passif. Quand l’événement est perçu en temps réel, le peuple reste
immobile devant l’écran télévisuel ; quand les caméramans non-professionnels prennent part

76Cf. Eva Kernbauer, « Establishing Belief: Harun Farocki and Andrei Ujica, Videograms of a Revolution »,
Grey Room, n° 41, Fall 2010, p. 73.
77 Cf. Jean Baudrillard, L’illusion de la fin ou la grève des événements, Paris, Éditions Galilée, 1992.
78 Eva Kernbauer, op. cit., p. 75.
35
activement dans l’événement, la plupart des scènes qu’ils enregistrent sont destinées à un futur où il
est trop tard pour agir concrètement. Les images ont donc l’effet de « distance pure », de « non-
relation » ou de « passé complet79 ». Young attribue le destin de l’image, et surtout le destin de la
vidéo, à l’« indétermination fondamentale80 » de la démocratie où se situe le peuple roumain.
Le point commun de ces deux lectures est qu’elles semblent ignorer la dimension réflexive
de Vidéogrammes d’une révolution. C’est-à-dire que, plutôt qu’une critique de la représentation, le
film de Farocki et Ujica est pour eux de prime abord un cas de représentation de la révolution
roumaine parmi d’autres. Ce serait pourquoi Kernbauer l’identifie comme étant des traces du passé.
Or, si l’on reprend la notion de film-essai, il s’agira moins de la question de l’authenticité que d’une
question de la visibilité qui va au-delà d’un choix binaire entre la croyance et l’incroyance81. En
même temps, le film-essai participe à une relecture des images qui pourrait ouvrir une autre voie
que la temporalité impossible en fonction de la logique de la culture postmoderne, comme le dit
Young. L’archivation, en tant que processus de fabrication du rapport entre l’histoire et l’image,
donne lieu à un temps où l’événement fait objet d’un regard analytique. À cet endroit, le système de
description, développé notamment dans la pratique de Farocki, est essentiel pour mieux saisir la
teneur critique du remploi de matériaux vidéo.

2-2. La vidéo et l’approche critique de l’image

On dotera la vidéo du sens analytique en référence à l’ouvrage de Philippe Dubois, et puis


on essaie de discerner la façon dont le film de Farocki et Ujica contribue à cette dimension
analytique de la vidéo. Dubois suggère que le terme vidéo peut s’entendre à la fois au niveau
général et au niveau plus précis. Le mot vient du verbe latin videre, « je vois ». De ce fait, la vidéo
signifie aussi bien la vision humaine que la base matérielle qui rend visibles des choses. « En ce
sens, on peut dire qu’il y a de la ‘‘vidéo’’ dans tous les autres arts de l’image. Quel que soit leur
support et leur mode de construction, ils reposent fondamentalement sur le principe infrastructurel

79Benjamin Young, « On Media and Democratic Politics: Videograms of a Revolution », dans Thomas
Elsaesser (ed.), op. cit., p. 250.
80 Ibid., p. 250.
81Pour Carl Plantinga, l’effet de croyance reste au coeur du discours du film documentaire. Il examine
plusieurs conditions sous lesquelles les images documentaires peuvent être vues comme preuves. Il faut
d’ailleurs de poser la question suivante : les preuves de quoi ? Cf. Carl Plantinga, « ‘‘I’ll Believe It When I
Trust the Source’’: Documentary Images and Visual Evidence », dans Brian Winston (ed.), The Documentary
Film Book, London, British Film Institute, 2013, p. 40-47.
36
du ‘‘je vois’’82. » Pour retracer une histoire générale de la vidéo qui désigne ici l’évolution des
modes de visibilité, Dubois distingue différentes phases des « machines à l’image ». Dans le stade
plus ancien, la camera obscura se fonde sur une opération purement optique. Elle n’a pas pour but
de capturer une image ou d’imprimer le monde visible sur un support. C’est une machine qui aide le
peintre ou le dessinateur à adopter une perspective « correcte » devant la réalité. Dubois identifie la
camera obscura comme machine de prévision. Avec l’invention de la photographie au début du
XIXème siècle, la machine d’inscription se substitue à la machine de prévision. L’image
photographique fonctionne comme représentation automatique et objective, car le processus de
l’inscription n’exige que partiellement l’intervention humaine. Le cinématographe annonce le
troisième stade auquel Dubois donne le nom de machine de réception. L’expérience du visible est
alors activée par la projection des images sur l’écran. Autrement dit, le cinéma recouvre une «
machination (une machine de pensée) autant qu’une machinerie, une expérience psychique autant
qu’un phénomène physico-perceptif83 ».
À ces trois stades de la « machine à image » on peut ajouter la machine de transmission dès
l’apparition de la télévision et puis de la vidéo. C’est aussi à partir de ce moment que le mot vidéo
se réfère à un objet historique avec ses deux facettes : la technique et l’esthétique. Pour ne pas
confondre ces deux aspects, Dubois attire l’attention sur le discours de l’innovation qui tend à
proclamer trop hâtivement chaque « machine à image » en tant que rupture avec sa précédente.
Tandis que l’évolution technologique promet un nouveau mode de visibilité, elle ne garantit pas de
nouveau mode de représentation. Dans le même ordre d’idée, il convient d’en retenir une position
d’« entre-deux » propre à la vidéo. Elle emprunte largement ses moyens de communication au
langage cinématographique, tout en entretenant un rapport ambigu avec la télévision qui domine la
culture visuelle avec des nouveaux modes de production et de diffusion. Mais il faut noter que la
vidéo occupe une place importante dans la culture de la télévision. Après tout, la technique de la
vidéo ne se donne pour l’art qu’au moment où elle sert à proposer une expérience réflexive sur son
rapport avec d’autres techniques.
L’œuvre de Farocki s’avère être sensible à une expérience de l’entre-deux depuis les années
70. Lorsqu’il travaillait sur commande pour la télévision, sa réflexion sous forme d’écrit ou de
production audiovisuelle ne cessait de réagir à la culture médiatique. Abordant l’image et, en
particulier, la question de la représentation, son travail peut paraître indissociable de la pratique

82Philippe Dubois, La question vidéo : entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now — Côté
cinéma, 2011, p. 78.
83 Ibid., p. 60.
37
documentaire. Mais chez Farocki, le mot documentaire implique une approche critique héritée de
l’œuvre de Bertolt Brecht. Farocki se rapporte lui-même constamment à l’idée de transgression
déduite du verbe allemand einfühlen, traduit respectivement comme empathize en anglais et comme
« s’identifier » en français. La traduction obscurcit cependant sa signification que revendique le
théâtre épique brechtien. Comme l’explique Farocki sur le mot einfühlen, « […] un composé de
‘‘Eindringen’’ (pénétrer) et ‘‘Mitfühlen’’ (sympathiser). En quelque sorte, une sympathie violente. Il
devrait être possible de manifester de l’empathie de manière à produire un effet de distanciation84. »
Le principe de distanciation, aspirant à « découvrir l’étrangeté du monde dès aujourd’hui et
transformer le présent en histoire85 », réunit les deux types de pratique documentaire chez Farocki :
un cinéma « de seconde main86 » qui s’appuie sur la relecture des images préexistantes dans des
différents lieux d’archive, et un cinéma direct qui prend une position observationnelle aux activités
humaines.
Comment effectuer la stratégie de distanciation par le travail des images ? L’« image
opérationnelle » est ici l’idée centrale : les films de Farocki contiennent souvent l’imagerie
industrielle, médicale ou militaire. Ces images servent originellement de l’investigation scientifique
ou de l’illustration. L’association de différents types d’imagerie rend visible le réseau caché du
pouvoir et de la technologie. Nicht löschbares Feuer (Feu inextinguible, 1969), l’un des premiers
films de Farocki, dénonce le fait que la société Dow Chemical produit en même temps des papiers
d’aluminium et du napalm destiné à la guerre du Vietnam. L’écran télévisuel devient une surface de
l’image sous laquelle d’autres images circulent. L’approche critique de l’image consiste à pénétrer
cette surface de l’écran et donc à dévoiler la représentation du monde qui est « naturalisée » aux
yeux des télé-spectateurs.
Le principe de distanciation et d’archivation s’enracine dans le système intégré
(Verbundsystem87) de Farocki. Pendant qu’il travaillait pour le Westdeutscher Rundfunk (WDR), il
avait les moyens de réaliser une quantité considérable de films liés aux « images documentaires ».

84Harun Farocki, « Empathie », trad. Bernard Rival et Bénédicte Vilgrain, 2008, dans Christa Blümlinger
(ed.), op. cit., p. 22.
85Harun Farocki, « Ce qui devrait être fait », trad. Bernard Rival et Bénédicte Vilgrain, 2016, dans Christa
Blümlinger (ed.), op. cit., p. 24.
86Ce terme pourrait recouvrir des pratiques du film qui sont conscientes de la matérialité, de la temporalité et
du potentiel critique des médiums. Cf. Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main : Esthétique du remploi
dans l’art du film et des nouveaux médias, trad. Christophe Jouanlanne et Pierre Rusch, Paris, Klincksieck,
2013.
87 Cf. Nora M. Altar, « Two or Three Things I Know About Harun Farocki », October, n° 151, Winter 2015,
p. 155-158.
38
C’est aussi à partir des années 1970 que, dans un autre contexte, l’art vidéo a été souvent conçu
comme intervention critique dans les programmes télévisuels. Commandé par le festival Edinburgh,
TV Interruptions (1971) de l’artiste anglais David Hall constitue sept pièces qui sont insérées à
l’antenne sans aucune annonce afin de troubler les télé-spectateurs. Dans TV Interruptions: Tap
Piece (1971), le robinet remplit l’écran avec l’eau. L’écran télévisuel ne transmet plus
d’information, mais montre une action dépourvue de sens immédiat. De plus, l’eau acquiert une
puissance analogue au flux informatique. TV Fighter (Cam Era Plane), une autre œuvre de Hall
réalisée en 1977, provoque une expérience plus perturbatrice en mettant en abîme l’écran télévisuel.
La propriété mécanique de la caméra s’assimile à celle de l’avion de chasse, tandis que l’écran
télévisuel devient un lieu où résident les traces des activités de plus en plus inhumaines.
L’approche critique de Farocki consiste moins à s’attaquer à la culture de la télévision qu’à
expérimenter sur une méthode propice à l’articulation entre film et vidéo. Ses études sur l’œuvre de
Jean-Luc Godard, notamment Numéro deux (1975), s’intéressent au passage d’un mode de
production à un autre, concernant en particulier ce que Dubois appelle l’« épaisseur d’image » :
« […] qu’il n’y a plus une seule image, mais plusieurs, encastrés, l’un sur l’autre, l’un sous l’autre,
l’un dans l’autre88. » Pour Farocki, la vidéo permet de « penser simultanément deux images89 » par
le biais de la juxtaposition de deux moniteurs. Le traitement des images plurielles conduit Farocki à
proposer la notion de soft montage90, s’appuyant sur la relation générale des images plutôt que sur
leur opposition ou leur équation. Soit filmer la vie selon une logique de l’observation, soit relire et
recomposer les images trouvées, Farocki privilégie une mise en relation des images sur une
cohérence narrative que la mise en séquence des images tend à produire91.
La dimension critique de la vidéo peut ainsi se situer sur deux axes : l’axe vertical ou
historique, et l’axe horizontal ou culturel. D’une part, la vidéo se donne pour un passage historique
traversant différentes phases des « machines à l’image », comme on l’a vu avec Dubois. Depuis la
photographie, la fabrication d’images relève d’un processus de « déshumanisation », au cours
duquel le rapport entre le sujet et le réel s’est constamment modifié. D’autre part, la vidéo, en tant
que technique venant après le cinéma, s’opère comme un outil de passage transversal dans la culture

88 Philippe Dubois, op. cit., p. 90.


89Cf. Kaja Silverman et Harun Farocki, Speaking about Godard, New York et London, New York University
Press, 1998, p. 142.
90 Ibid., p. 143.
91Dans un texte collaboré avec le théoricien des médias Wolfgang Ernst, Farocki manifeste son intérêt pour
un montage qui ne sert plus à créer une narration, mais à démontrer une relation. Cf. Wolfgang Ernst et
Harun Farocki, dans Thomas Elsaesser (ed.), op. cit., p. 264.
39
visuelle. Cela est d’autant plus vrai pour la préoccupation de Farocki. À plusieurs occassions, il
essaie d’élaborer sa méthode de travail : au lieu de raconter une histoire, son œuvre fait du cinéma
l’intersection des techniques ou des technologies recouvrant la surveillance, l’instrument de mesure
ou de calcul, et l’automatisation92. Ou mieux, c’est un cinéma qui s’engage dans « la politique du
regard93 ».
Revenons au titre du film : « vidéogramme » désigne une écriture (gramme) de la vidéo.
Cette écriture consiste de prime abord à transcrire les images vidéos sur le support de 16mm en
couleur94. Les images sont ainsi ré-enchaînées et les souvenirs de la révolution sont mises en ordre
chronologique. Ces souvenirs recèlent, eux, d’autres circuits d’images au temps de la révolution. Ce
sont les moments où les caméras sont braquées sur l’écran de la télévision – un geste fondateur de
TV Fighter (Cam Era Plane) de David Hall. L’événement se passe à la fois en temps réel et sur
l’écran de la télévision. Cette constatation typique de la culture médiatique est réitérée par le sujet
derrière la caméra qui enregistre ce qui est visible devant lui. L’une des séquences fait preuve de
cette circulation d’images. La séquence commence par l’enregistrement sur scène du dernier
discours de Ceausescu le 21 décembre 1989. Deux plans en champ-contrechamp typique montrent
l’autorité qui parle et le peuple écoutant sur la place devant le Comité Central. Ce qui s’ensuit, c’est
l’écran télévisuel cadré par une caméra d’amateur. Le cadrage montre le fait que la même scène
précédente est transmise par la télévision. L’événement se trouve médiatisé simultanément et
pénètre l’espace privé du peuple. La caméra s’éloigne ensuite de la télévision pour s’approcher de la
fenêtre de l’appartement. Depuis la fenêtre, on voit que les gens se rassemblent vers la
manifestation.
Farocki et Ujica insèrent les images tournées par la caméra non-professionnelle parmi celles
qui sont diffusées à la télévision. Ce geste distingue au moins trois couches d’images de la même
réalité. De prime abord, les caméramans, qui travaillent pour la transmission télévisuelle,
enregistrent le discours de Ceausescu sur le vif. Avec leur clarté et leur stabilité, ces images ont une
fonction référentielle – Ceausescu est là, devant le peuple. Pourtant, le statut des mêmes images se
déplace quand elles apparaissent sur l’écran télévisuel (fig. 3). La transmission directe était

92Cf. Thomas Elsaesser, « Making the World Superfluous: An Interview with Harun Farocki », dans Thomas
Elsaesser (ed.), op. cit., p. 184.
93 Christa Blümlinger et Harun Farocki, « Conversation (abécédaire du film-essai) », trad. Pierre Rusch, dans
Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), Jeux sérieux — Cinéma
et art contemporains transforment l’essai, Genève, Haute école d’art et de design, 2015, p. 198.
94Voir la fiche technique de Vidéogrammes d’une révolution, dans Christa Blümlinger (ed.), Reconnaître et
poursuivre, p. 116.
40
déterminée par l’opération idéologique. La télévision fonctionne en tant que machine de la visibilité
et exclut les éléments hétérogènes, à savoir l’incident qui va interrompre la parole de Ceausescu.
Dans la première partie du film, Farocki et Ujica s’attaquent à cette deuxième couche d’images crée
par la transmission. Il s’agit de juxtaposer la prise de vue et l’image de la transmission (fig. 4). Le
principe de la machine médiatique devient explicite au sein de cet écran démultiplié. Tout en
élargissant la visibilité du monde, les médias renforcent le contrôle sur ce qui doit être visible.
Enfin, les images faites par les non-professionnels en constitue une troisième couche, marquée par
le moment où le caméraman a jeté son regard depuis la fenêtre. L’ordre des signes est renversé
quand la caméra d’amateur s’est braquée sur la foule et a ainsi produit ses propres images.

Fig. 3 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une révolution, 1992

Fig. 4 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une révolution, 1992

41
Sur Vidéogrammes d’une révolution s’impriment trois couches d’images vidéo qui servent
de matériaux pour retracer la révolution roumaine. Malgré son aspect narratif, cette histoire dévoile
sa propre condition de l’énonciation. À l’instar de son expérimentation des programmes de
télévision95, Farocki cherche une composition du film qui n’est pas déterminée par le récit, tout en
se rapportant aux « films transversaux96 » de Dziga Vertov ou de Walter Ruttmann. Des « schémas
compositionnels » restent à décider chaque fois, par rapport au travail de l’observation ou de la
relecture. Quant à la relecture des images, principe organisateur de Vidéogrammes d’une révolution,
on peut solliciter un autre mot qui attire énormément Farocki : « en allemand, le terme
‘‘inscription’’ (Inschrift) évoque d’abord des caractères gravés dans la pierre, par exemple sur une
pierre tombale ou sur le socle d’un monument. Une écriture qui ne se laisse pas effacer […]
Ineffaçable, mais invisible97. » La relecture des images consiste non seulement en un montage des
documents, mais implique d’exposer ce que les documents manquent de dire. La notion
d’inscription apparaît la plus représentative dans son film Images du monde et inscription de la
guerre (Bilder der Welt und Inschrift des Krieges, 1988), qui exerce une révision critique traversant
les trois stades des « machines à image » proposés par Dubois : de la technique « photogrammétrie
» d’Alfred Meydenbauer aux images de chiffres traitées par les ordinateurs, en passant par la
technique photographique pendant la Seconde Guerre Mondiale. La vidéo réacquiert dans ce cas le
sens analytique général, à savoir un état « entre l’ordre de l’art et l’ordre de la communication, entre
sphère artistique et sphère médiatique98 ». Paru peu avant le tournant historique vers 1990, Images
du monde et inscription de la guerre semble préfigurer la stratégie dont Farocki aura répondu à
l’histoire contemporaine. Avec l’enquête sur l’événement et le remontage vigilant à d’autres
combinaisons des éléments visuels et sonores, son travail empêche une conception fixe de l’histoire
et réactive la possibilité de transformer l’outil technique en l’outil critique. « Dans tous les cas, il
n’y aurait pas d’avenir sans répétition99 », écrit Derrida. En réinscrivant les images dans un
enchaînement nouveau, l’archivation révèle à la fois le désir de l’archive (l’enregistrement, la

95 « Dans une émission intitulée Ärger mit den Bildern [L’ennui avec les images], je montrais par exemple
que, dans les parties documentaires des programmes de télévision, l’image et le son se trouvent dans une
relation totalement improductive (Le son est le maître, l’image est le serviteur. Dans le meilleur des cas, le
rapport est inversé). » Cf. Christa Blümlinger et Harun Farocki, « Conversation (abécédaire du film-essai) »,
op. cit., p. 195.
96 Christa Blümlinger et Harun Farocki, « Conversation (abécédaire du film-essai) », op. cit., p. 195.
97 Ibid., p. 199.
98 Philippe Dubois, op. cit., p. 81.
99 Jacques Derrida, op. cit., p. 128.
42
transmission) et le trouble de l’archive (l’interruption, le manque de visibilité). Cette tension va de
pair avec la critique de l’image, qui fait de la répétition un processus cognitif sur la représentation
de l’événement.

2-3. Du ciné-œil à la vidéo-œil

La révolution s’avère être un champ où la question de la visibilité s’inscrit dans le contexte


socio-politique. Dans Vertov, Snow, Farocki: Machine Vision and The Posthuman, David Tomas
nous offre une ligne historique pour penser le rapport entre la technique d’enregistrement et la
conscience sociale collective. Pour Tomas, les films de Farocki formulent des « arguments visuels »
tels qu’employés le ciné-œil de Vertov. Il s’agit de considérer la succession d’images comme
discours explorant la capacité de la caméra de « s’immiscer, sonder, étudier et enregistrer les
événements en question100 ». Le ciné-œil transforme la logique de l’observation en une
collectivisation de la conscience sociale, car l’activité humaine ne se détache désormais de
l’opération machinale. L’œuvre de Farocki, relevant d’une pratique « post-vertovienne », remplace
le récit au sens classique du terme par une histoire de l’image qui est « le résultat et l’archive de
l’activité basée sur la machine et sur le labeur humain physique101 ».
Si Vidéogrammes d’une révolution peut être considéré comme étant dans la veine du ciné-
œil, il y ajoute un élément important, à savoir le rôle du caméraman amateur au cours de la
transformation sociale. Des images « pauvres », dont la visibilité est réduite par la prise de vue en
vol ou par la lumière baisse, produisent un autre effet de réel que celui du ciné-œil. Tandis que le
projet vertovien ne peut s’achever qu’à travers les différents étapes de production – une
organisation du monde visible qui célèbre un nouveau sujet politique –, les non-professionnnels
roumains ne s’occupent pas de processus intégral de la production d’images. De plus, la
représentation de la révolution roumaine, comme le montre l’enquête de Farocki, parait être
déterminée par le statut « intermédiaire » d’amateur. Il est intermédiaire pour des raisons autant
sociologiques que technologiques. D’une part, il vaut mieux de reconsidérer l’usage de la caméra
dans la perspective de classes sociales. Le texte de Farocki s’en est rendu compte :

100Cf. David Tomas, Vertov, Snow, Farocki, Machine Vision and the Posthuman, New York, Bloomsbury,
(2013) 2015, p. 224.
101 Cf. Ibid., p. 221.
43
« …Beaucoup d’autres ont essayé d’utiliser leurs enregistrements pour faire carrière dans l’audiovisuel.
L’idée s’impose dès lors que les caméramen de la révolution avaient l’intention de poser leur candidature
à la télévision post-révolutionnaire. Devant la caméra : la future classe politique – derrière la caméra : la
future classe des professionnels de la télévision, et nous assistons aux tentatives de l’une et de l’autre de
perdre leur statut d’amateur102. »

D’autre part, les images trouvées reflètent la hiérarchie des techniques d’enregistrement.
Sous le règne de Ceausescu, le Sony Betacam à l’usage professionnel n’existait que dans le studio
du Comité Central pour enregistrer les discours des gouvernants et leur réception. En revanche, le
seul matériel disponible pour les consommateurs roumains étaient les caméras VHS (Video Home
System, ou système vidéo domestique). Le point commun entre le Sony Betacam et la caméra VHS
est leur support – l’enregistrement analogique de signaux vidéos sur la bande magnétique. Or,
puisque les consommateurs apprennent typiquement la prise de vue dans les manuels, les images
tournées par les caméras VHS relèvent d’un autre langage que celui qui conforme aux règles
professionnelles. Les prises de vue d’amateur sont assimilées plutôt à un œil qui cherche et à un
corps qui bouge. La hiérarchie des techniques se traduit donc en deux modes de figuration qui
coexistent dans le récit de la révolution. On voit bien que, avec une agitation constante, une caméra
d’amateur peut rendre abstrait le peuple sur la scène du soulèvement le 22 décembre (fig. 5). Cette
abstraction involontaire est accentuée quand Farocki et Ujica figent la séquence tournée le même
jour par le Betacam de la qualité visuelle meilleure (fig. 6).

Fig. 5 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une


révolution, 1992

102 Harun Farocki, « Substandard », op. cit., p. 20.


44
Fig. 6 Harun Farocki et Andrei Ujica, Vidéogrammes d’une
révolution, 1992

En cela, on constate la différence révélatrice entre le ciné-œil de Vertov et la situation post-


vertovienne de Vidéogrammes d’une révolution. D’un côté, L’homme à la caméra, l’œuvre qui met
en pratique la théorie techno-sociologique de Vertov, essaie de perfectionner la logique de
l’observation à travers l’intégration des phases de production d’images. Le montage de Vertov fait
que les travaux liés au cinéma entrent en résonance avec d’autres secteurs de travail physique. Le
ciné-œil affirme que le cinématographe permet la jonction ultime entre le labeur physique et la
conscience sociale collective. David Tomas qualifie ainsi le film de Vertov de « rite
cinématographique du passage103 ».
D’un autre côté, pendant la révolution roumaine, c’est la technique de la vidéo qui
conditionne le témoignage de l’histoire. « Puisque notre récit cinématographique se compose de
documents trouvés, que les personnes devant et derrière la caméra n’aient pas reçu de directives, il
semble que l’histoire s’est façonnée d’elle-même104. » Dans Vidéogrammes d’une révolution, les
images trouvées non seulement ont affaire à la véracité de l’événement, mais mettent en évidence le
passage de l’histoire qui démontre de la façon audiovisuelle une lutte contre la hiérarchie des
pouvoirs et des techniques. Du cinéma à la vidéo, le « rite » de la transformation sociale peut faire
preuve d’une autre logique de l’observation. Située dans une société basculant vers la transition des
régimes, la vidéo incarne une perception défective, une position incertaine du sujet et un regard
flottant. On sait que les révolutionnaires se poursuivent par établir un autre centre du mouvement,

103 Cf. David Tomas, op. cit., p. 61.


104 Harun Farocki, « Substandard », p. 25.
45
à savoir le Studio 4 de la télévision. Selon la théorie du ciné-œil, la collectivisation de la conscience
sociale exige des travaux intégraux ; quant à la révolution à l’ère « vidéographique », la télévision
devient un espace de pouvoir à pénétrer et à réapproprier, pour que la production d’images soit la
base d’une praxis sociopolitique. Ou mieux, une praxis de la vidéo-œil.
Vidéogrammes d’une révolution reconstruit ainsi un rite vidéographique propre à la
révolution. Une économie figurative nouvelle découle du réarrangement des images du passé : le
mouvement à l’intérieur du plan est analysé ; l’enchaînement des séquences est redéfini ; et le
commentaire en voix-off décèle la signification indécise des images. Le travail de la description
porte sur la vidéo qui dépend d’un autre mode de visibilité que celui du cinéma. Il s’agit de
reformuler la mémoire politique avec la vidéo, à savoir un support et une technique spécifique.
Ainsi, l’archivation pourrait se doubler d’une tâche sociale dans le mode de production chez
Farocki : « […] produire des outils propres à investiguer le présent, le passé à venir. Cette
institution est destinée à collecter, c.-à.d. sauvegarder ce qui existe déjà, et à produire, c.-à.d. initier,
ce qui n’existe pas encore105. » Si Vidéogrammes d’une révolution produit quelque chose « de
nouveau » à travers des images préexistantes, c’est une histoire de la révolution qui, dans le sillage
de « syndrome Timisoara », se prouve tout d’un coup archivable. L’archive vidéo est transformée en
une forme réflexive sur la question de la visibilité, tout en essayant de mieux saisir la circonstance
actuelle à travers la répétition. « L’archivation produit autant qu’elle enregistre l’événement. C’est
aussi notre expérience politique des medias dits d’informations106 », écrit Derrida. Avec
l’interrogation constante sur le visible et l’invisible à travers les images trouvées, le remploi
d’images va de pair avec une mise en forme d’Einfühlen, ou, une sympathie pénétrante de l’archive.

105 Harun Farocki, « Ce qui devrait être fait », dans Christa Blümlinger (ed.), op. cit., p. 23.
106 Jacques Derrida, op. cit., p. 34.
46
Chapitre 3. Le tombeau d’Alexandre, ou un film de parallaxe de
Chris Marker

« Un artiste, un écrivain postmoderne est dans la situation d’un philosophe :


le texte qu’il écrit, l’œuvre qu’il accomplit ne sont pas en principe gouvernés
par des règles déjà établies, et ils ne peuvent pas être jugés au moyen d’un
jugement déterminant, par l’application à ce texte, à cette œuvre de catégories
connues. Ces règles et ces catégories sont ce que l’œuvre ou le texte
recherche. »
— Jean-François Lyotard, Le post-moderne expliqué aux enfants, Paris,
Éditions Galilée, 1988, p. 27.

Dans le chapitre précédent, le réarrangement des images trouvées fait apparaître une
nouvelle économie de la visibilité, et le film se fait lui-même une archivation qui explore la tension
de l’archive. Vidéogrammes d’une révolution se confronte à la notion esquissée par Derrida, selon
laquelle l’archive peut condenser trois sens du mot « impression » : l’écriture, la trace et
l’inscription107. L’acte de l’impression réside d’ailleurs dans la stratégie de la description, ou de la
relecture des images chez Harun Farocki. Le terme Inschrift est crucial pour le cinéaste apte à
engendrer une recomposition critique des images transférées d’un support à un autre.
Cela veut dire que, dans une large mesure, le film-essai s’opère sur des modes de
composition gouvernés non pas par l’intrigue, mais par une écriture sensible aux répétitions et aux
correspondances entre des éléments visuels et sonores, comme l’a souligné Christa Blümlinger108.
Cette approche réflexive du film-essai fait ressortir la possibilité de penser simultanément die
Wende (la transition des régimes politiques dans les pays soviétiques) et l’histoire propre d’un

107 Cf. Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995-2008, p. 46-47.
108 Cf. Christa Blümlinger, « Lire entre les images », dans Suzanne Liandrat-Guigues et Murielle Gagnebin
(dir.), L’essai et le cinéma, Seyssel, Éditions Champ Vallon, 2004, p. 49-65.
47
médium. L’un des cinéastes les plus cités comme « essayiste », Chris Marker, s’engage également
dans la représentation du monde nouveau à venir. En 1992, Marker est revenu à un Moscou post-
soviétique pour participer à un symposium dédié à l’héritage de Dziga Vertov109. Ce voyage lui
permet de réaliser des interviews au sujet d’un cinéaste russe décédé en 1989, qui est aussi l’ami de
Marker, Alexandre Ivanovitch Medvedkine. Le tombeau d’Alexandre se compose de six lettres
écrites par Marker et destinées à Medvedkine.
Bien que la vie et le cinéma de Medvedkine soient le fil rouge de l’agencement narratif du
film, il est difficile de le considérer comme étant biographique au sens classique du terme.
L’écriture de Marker révèle en fait un paradoxe : c’est une écriture épistolaire dont le destinataire
n’en peut se rendre compte ni peut y répondre. Ainsi, les lettres deviennent un espace où la pensée
de Marker se forme librement autour de plusieurs thèmes : l’histoire du cinéma soviétique, le
régime stalinien, la valeur idéologique de l’image, etc. Ce qui opère ici, c’est plutôt une déviation
qui nous rappelle ce dont Lyotard qualifie un artiste postmoderne ; il cherche à inventer des règles
propres à son œuvre. La forme épistolaire révèle la stratégie énonciative du cinéaste au présent. Le
vivant occupe en fait une position changeante et d’entre-deux, où il est toujours possible de lancer
un dialogue, soit avec les décédés, soit avec les survivants. Autrement dit, c’est une écriture qui vise
à reformuler un nouveau rapport entre l’histoire et le sujet, entre l’image du passé et l’image du
présent. On essaiera de cerner la façon dont le film de Marker éclaircit la condition postmoderne en
tant que condition de la critique de l’image.

3-1. Parallaxe comme méthode, de l’art au cinéma

L’historien de l’art Hal Foster utilise le terme parallaxe pour reconsidérer le rapport entre le
modernisme et le postmodernisme. La parallaxe est d’abord un effet optique, désignant l’incidence
du changement de position de l’observateur sur l’observation d’un objet. C’est-à-dire que, dans ce
cas, le déplacement apparent d’un objet est causé par le mouvement actuel de son observateur.
L’usage du terme est assez répandu, dans la métrologie (erreur de parallaxe), la photographie
(parallaxe de visée), la physiologie (parallaxe oculaire), la topologie (parallaxe transversale), etc.
Pour Foster, le rapport entre le modernisme et le postmodernisme ne peut être compris simplement

109Pour les participants de ce symposium, voir Sandra Lischi, « Vidéo : le (chouette) héritage de Marker.
Notes about … », dans André Habib et Viva Paci (dir.), Chris Marker et l’imprimerie du regard, Paris,
L’Harmattan, 2008, p. 87-100.
48
en terme de continuité ou de rupture. Une narration chronologique nous conduit à rejeter ou à
conclure hâtivement les enjeux critiques du modernisme ou du postmodernisme, et le résultat sera
de fixer l’histoire de l’art sur une chronologie qui manque de penser le rapport entre le passé et le
présent.
Avec la notion de parallaxe, Foster opère une relecture de trois moments historiques : les
années 1930, les années 1960, et les années 1990. Ces trois moments enregistrent des modifications
et des anticipations de trois discours, à savoir le discours sur le sujet, le discours sur l’autre, et le
discours sur la technologie. Le projet critique de Foster consiste à retracer une histoire discursive
qui met en valeur une temporalité complexe110. Il convient d’ailleurs de rappeler que la parallaxe,
avant sa qualité métaphorique, désigne un effet optique et un acte de regarder. Et le remontage
cinématographique a de prime abord pour effet de rendre visible et audible le passé en tant que
l’image et le son.
En quoi Le tombeau d’Alexandre met en œuvre l’idée de parallaxe ? En premier lieu,
Marker semble, lui aussi, considérer le présent comme étant non-synchrone avec son
questionnement sur la mort. Le thème de la mort n’est pas seulement introduit par le titre – un film
en tant que tombeau –, mais aussi par la façon dont Marker nomme les deux parties du film, à
savoir « le royaume des ombres » et « les ombres du royaume ». Entre la mort et les ombres, c’est
souvent l’idée de fantôme qui se développe dans la pratique artistique. Il y a des révisions qui
contestent l’économie des morts en la considérant comme convention de la société moderne,
comme le dit le critique de l’art John Berger dans son interprétation poétique de la mort111. De
même, commentant l’extrait du dernier interview de Medvedkine au début de Le tombeau
d’Alexandre, Barbara Laborde voit le personnage-cinéaste comme fantôme qui hante la traversée du
temps de Marker :

110« There is no simply now: every present is nonsynchronous, a mix of different times; thus there is no
timely transition between the modern and the postmodern. » Cf. Hal Foster, The Return of the Real: The
Avant-garde at the End of the Century, Cambridge et London, Massachusetts Institute of Technology, 1996,
p. 207.
111« Jusqu’à la déshumanisation de la société par le capitalisme, tous les vivants attendaient l’expérience des
morts. C’était leur ultime futur. Par eux-mêmes les vivants étaient incomplets. Donc les vivants et les morts
étaient interdépendants. Toujours. Seulement une forme uniquement moderne d’égotisme a brisé cette
indépendance. Avec des résultats désastreux pour les vivants, qui considèrent maintenant les morts comme
les éliminés. » Cf. John Berger, Écrits des blessures, trad. Carlos Laforêt, Montreuil, Le Temps des Cerises,
2007, p. 125.
49
« […] une interlocution problématique. Comme l’écriture épistolaire, le tombeau met en question l’idée
même de correspondance : il s’écrit dans la conscience de cette inadéquation entre le moment de sa
production et le moment de sa réception impossible par l’ami disparu, dans la recherche d’un temps idéal,
d’un u-chronos, et peut-être même de ce non-temps de la Mort112. »

Cette recherche d’un « autre temps » (« u-chronos ») se fonde pour Laborde sur l’ontologie
photographique élaborée par André Bazin : « L’image embaume la réalité113. » En récupérant les
images du cinéma soviétique, Marker affirme d’abord l’indexicalité de l’image, à savoir que
l’image prouve l’existence des objets photographiés. Or, l’image indiciare n’est convoquée qu’afin
d’être renversée. Le montage de Marker consiste à replacer les images dans le contexte socio-
politique de l’Union soviétique. Le fait est qu’à partir des années 30, le réalisme social « officiel »
succède aux mouvements d’avant-garde sous le règne de Stalin. Il faut donc ajouter des éléments
discursifs aux images préexistantes pour comprendre la représentation en tant que mécanisme du
pouvoir et du visible. Marker procède à la relecture des images avec les interviews qui révisent au
fur et à mesure la signification de l’œuvre de Medvedkine dans son époque.
Deuxièmement, le montage de Marker entrelace l’histoire du cinéma et l’histoire de l’art.
Un extrait de L’homme à la caméra, où les spectateurs entrent dans la salle de projection, est suivi
par une succession des œuvres graphiques, celles d’Alexandra Exter, d’El Lissitzky et de Vladimir
Maïakovski. Cela permet d’expliquer, en dépit de la généalogie différente que la ligne française, la
conception de la modernité cinématographique, comme le dit Dominique Chateau, « en recourant
au modèle extérieur des arts plastiques114 ».
Pour Chateau, la modernité du cinéma, tout comme la modernité de l’art, s’enracine dans la
formule de Charles Baudelaire : « La modernité, dit Baudelaire, c’est pour moitié l’actuel, et, pour
l’autre moitié, cette transmutation poétique qui assure à l’œuvre d’art d’être digne de ce titre,
d’acquérir les qualités qu’il promet, à commencer par la permanence115. » L’art de la modernité
révèle un double intérêt : l’éphémère du temps présent et l’éternité visant à concurrencer l’œuvre
classique et la notion de « beau ». Le manifeste de Baudelaire est apparu vers 1860, un moment où

112Barbara Laborde, « Du mémorial au mémoriel : hommages et tombeaux dans l’oeuvre de Chris Marker »,
dans André Habib et Viva Paci (dir.), op. cit., p. 137.
113 André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf,
1981, p. 14.
Dominique Chateau, « Cinéma et modernité (1) : Le cinéma, art de la modernité », Philosophie d’un art
114
moderne, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 160.
115 Ibid., p. 147.
50
la reproduction mécanique s’évolue avec le progrès technique et industriel de la photographie et, un
peu plus tard, du cinématographe.
Le propos de Chateau est de subsumer le cinéma au discours de la modernité à l’instar de
Baudelaire. Alors que Baudelaire exclut la photographie de sa conception de la modernité en
fonction de sa pure mimétisme, Chateau souligne les deux traits qui suffisent d’en différencier le
médium cinématographique : « la reproduction du mouvement, d’un côté ; le montage des
fragments enregistrés, de l’autre116. » La modernité implique la prise de conscience à l’actuel chez
Baudelaire, dit-il Chateau, et le cinématographe nuance cette question de l’actualité. L’usage
artistique, ou l’attitude requise par l’art de la modernité, vise une métamorphose de la réalité filmée
qui s’opère avant tout sur la monstration des traces du passé. Alors Chateau en retient dans les
années 1920 une première vague du cinéma moderne, débattant sur l’enjeu de l’organisation du
visible.
Comme exemple de la modernité du cinéma, Chateau se réfère à l’écrit de l’artiste Fernand
Léger qui revendique la « composition organique des extraits, peu ou prou manipulés, de la vie
moderne117». Les réflexions de Léger mettent en tension la « modernité de témoignage », à savoir la
ressemblance de la réalité physique, et la « modernité de créativité », à savoir les qualités plastiques
du médium cinématographique. Ces deux tendances convergent sur la « monstration du mouvement
comme image118 » ; ou, comme le suggère Léger, la dimension ontologique du cinéma consiste à
faire voir des images et à « nous faire voir ce qui n’a été qu’aperçu119 ».
Il s’agit donc, dans le domaine du cinéma, d’envisager un mariage entre l’aspect technique
et l’aspect artistique. Cependant, il convient de se demander s’il est possible de fixer la notion de
modernité à une période historique particulière. L’ambivalence du thème « moderne » est par
exemple soulignée par Pierre-Damien Huyghe. Pour Huyghe, la définition de modernité doit
distinguer entre « modernisation » et « modernisme ». La modernisation demeure un fait
fondamental de l’existence humaine, ou, plus précisément, de la nature technicienne de l’humanité.
Les sociétés prennent forme au cours de l’activité technique et de la modification incessante du
monde. En revanche, le modernisme lui semble plus problématique, car « c’est une position qui est
volontariste à l’égard de la modernisation, qui la revendique volontairement, c’est-à-dire qui

116 Ibid., p. 151.


117 Ibid., p. 156.
118 Ibid., p. 158.
Fernand Léger, « Essai critique sur la valeur plastique du film d’Abel Gance, La Roue » [1922], cité par
119
Dominique Chateau, Ibid., p. 158.
51
cherche à produire, à l’organiser et, dans une certaine mesure, à l’affirmer120. » On pourrait
supposer que la position moderniste soit repérable dans la production propagandiste soviétique
quand la représentation du monde s’accorde au programme révolutionnaire et post-révolutionnaire.
La modernité, selon Huyghe, se situe encore dans une autre position par rapport à la modernisation.
Prenant également comme point de repère les propos de Baudelaire, Huyghe affirme que la
modernité révèle ici un principe artistique plus général : « une certaine capacité poétique » ; « à son
tour ce n’est pas un moment de l’histoire mais une façon – une autre – de se rapporter à la capacité
humaine d’œuvrer121. »
Représentant elle-même une position changeante, la modernité ne peut être datée et donc
jamais mise dans l’enclos du passé. Dans ce cas, on constate que la modernité baudelairienne
devrait receler la teneur critique telle que définie par l’idée de parallaxe chez Hal Foster. À travers
la relecture des images, Le tombeau d’Alexandre rend sensible une histoire en mouvement :
l’histoire de l’Union soviétique pourrait être aussi une « histoire des formes122 ». Le regard de
Marker, tourné vers le passé, recrée une chaîne de signification des images. Une séquence de
montage vers la fin de la première partie « le royaume des ombres » mérite d’être évoquée. La lettre
en voix-off note que « c’est émouvant de reconnaître les traces de sa naissance [le film de fiction Le
Bonheur réalisé par Medvedkine]. Ce paysage du film, c’était le paysage du kolkhoze (56:15-56:20)
», lorsque la caméra de Marker fouille une photo panoramique du kolkhoze, le système agricole
collectif sous le règne de Stalin (fig. 7). Après ce geste qui pointe l’image en tant que document,
Marker continue à juxtaposer les images issues d’autres projets de Medvedkine avec la mise en
scène du Bonheur. Sa lettre fait remarquer un mode de représentation consistant chez Medvedkine
(fig. 8) : « Les scènes de la vie du kolkhoze seraient transportées dans le film. L’héroïne devant son
arbuste, c’était le souvenir de la verdure abandonnée dans la cité minière. Le montage haché que tu
avait inventé pour la livraison des sacs, tu le reprendrais tel quel […] (56:28-56:50) » Plus
précisément, le montage de Marker s’opère ici sur une logique de la ressemblance et du mouvement
intérieur des plans. Avec l’absence du destinataire (ou l’absence définitive de la réponse), la lettre
de Marker semble plutôt s’adresser aux images elles-mêmes. À la fin de la séquence, Marker

120 Pierre-Damien Huyghe, « Un cinéma dans la modernité », Le Portique : Revue de philosophie et de


sciences humaines, n° 33, 2014, par. 5. Disponible sur [http://journals.openedition.org/ leportique/2778
], page consultée le 15 avril 2020.
121 Ibid., par. 6.
122 Cf. Bernard Eisenschitz, « Octobre et le regard russe », dans Christine VanAssche, Raymond Bellour et
Jean-Michel Frodon (dir.), Chris Marker [Catalogue de l’exposition « Chris Marker, les 7 vies d’un cinéaste
»], Paris, Cinémathèque français, 2018, p. 252.
52
explicite une prise de position critique devant l’image : « Nous saurons jamais quelle est la part de
conscient ou d’inconscient dans ces images, mais mon propos est d’interroger les images
(57:34-57:43). » Plutôt que de rendre l’hommage à un ami-cinéaste, il s’agit ici davantage de
retravailler sur la mémoire extériorisée par les images. Les images cinématographiques se vouent à
la possibilité d’une mémoire collective, à la « fondation d’une véritable mnémotechnie, celle d’une
époque mais aussi celle d’un art et d’une manière123 ».

Fig. 7 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

Fig. 8 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

123 Babara Laborde, op. cit., p. 146.


53
S’il y a une pensée forte de parallaxe dans Le tombeau d’Alexandre, c’est parce que le
mouvement de l’image est subordonné au regard de Marker sur l’histoire russe du XXème siècle
qui se manifeste comme histoire du cinéma. Bernard Eisenschitz constate également que le regard
constitue le corps même de Le tombeau d’Alexandre : « ainsi le triple mouvement – enregistrer, se
souvenir, regarder l’enregistrement avec l’aide du souvenir – donne un regard à la russité, et par là
même à l’histoire soviétique. Le regard russe est une image dans le temps124. » D’ailleurs, si un
regard critique récuse le discours réducteur sur la transition de la modernité à la postmodernité, dans
le film de Marker, la pratique documentaire sert de fil rouge pour mettre en question cette transition.

3-2. La situation postmoderne de la pratique documentaire

Dans Le tombeau d’Alexandre, Marker cite une scène qui vient de La Nouvelle Moscou, film
de fiction réalisé par Medvedkine en 1938. Une séance de projection inverse accidentellement un
film d’actualité sur les projets d’urbanisme. Par conséquent, l’éloge de la construction glorieuse
d’une nouvelle ville devient un spectacle de la déconstruction. Le rire et l’applaudissement éclatant,
les spectateurs sont largement amusés par la folie de la machine (fig. 9). La mise en scène de
Medvedkine fait preuve que le cinéma, en tant que phénomène de la projection, rend réversible le
temps. La voix-off insérée par Marker dit que « la flèche du temps inversait, et ce qui sortait sur
l’écran était un retour à l’ancienne Moscou (1:04:37-1:04:50). » Ce que savent les deux cinéastes,
ce serait que l’effet du cinéma peut évoquer une sensibilité collective qui oscille entre la réalité et
irréalité. La Nouvelle Moscou, malgré sa portée fictionnelle, montre que les documents visuels –
dans ce cas ceux de l’urbanisation de Moscou – sont subordonnés au phénomène de la projection.
La conséquence est que leur rapport au réel peut se modifier et même se déplacer dans le régime
imaginaire. Cette citation de Marker se révèle comme un moment réflexif, vu que son montage
même cherche aussi à dériver la chaîne de signification en récupérant les images du passé. Le
phénomène de la projection fait de la relation entre l’image et son référent un statut à déterminer en
fonction du mouvement cinématographique.

124 Bernard Eisenschitz, op. cit., p. 252.


54
Fig. 9 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

Si l’on situe le film-essai de Marker dans une condition postmoderne, les arguments
s’appuient souvent sur deux piliers. D’un côté, la subjectivité demeure importante pour explorer des
modes de représentation possibles. En 1990, Marker a fait un court-métrage documentaire, Berliner
Balade, pendant son voyage à Berlin après la chute du mur. Avec le caméscope léger, le cinéaste se
déplace d’un espace à un autre, de la rue des jeunes au centre de campagne du parti gauche à
l’occasion de la première élection régionale à Berlin. Berliner Balade commence par une écriture
épistolaire, qui est le principe organisateur formel typique dans l’œuvre de Marker. Une voix
féminine commence par dire que « cette fois tu m’écris de Berlin […] » Pour Marker, le voyage
stimule le désir d’écrire et d’envoyer les images à des interlocuteurs lointains. C’est une écriture qui
favorise une mise en jeu avec le son et l’image. D’où vient un mode de représentation qui implique
la transformation constante du « soi essayistique » (the essayistic self125), comme le dit Timothy
Corrigan dans son analyse des formes du film-essai. Avec sa voix et sa vision personnelles,
subjectives et performatives, Marker est replacé dans la tradition de l’essai, de Montaigne à Roland
Barthes, en passant par Charles Lamb et Ralph Waldo Emerson. De plus, Corrigan forge le terme
excursion films pour désigner le récit de voyage où le sujet devient « incomplet » ou « décousu126 ».
Du mot « excursion » on dégage au moins trois sens : promenade (le mouvement dans l’espace sans
but), incursion (l’entrée dans un territoire spécifique) et digression (le développement qui s’écarte

Cf. Timothy Corrigan, The Essay Film: From Montaigne, After Marker, Oxford et New York, Oxford
125
University Press, 2011, p. 16.
126 Cf. Ibid., p. 112.
55
du sujet en question). Pour Corrigan, ces trois caractéristiques des excursion films peuvent se
traduire par des formes réflexives de la pratique du film-essai. Ici on remarque un discours
récurrent, selon lequel la subjectivité pourrait être l’une des options du renouvellement de la
pratique documentaire.
D’un autre côté, la qualité subjective du film contraste avec l’aspect technique qui touche à
la question de la mémoire surtout dans l’œuvre de Marker depuis les années 80. La mémoire dépend
de plus en plus de supports extérieurs des images. Si la nature technique de l’image est modifiée, il
en va de même pour la mémoire dont la portée subjective cède inévitablement à la machinerie
propre de l’image. Cette idée est vivement exprimée par « les images sans soleil », selon le jeu de
mots d’Anna Caterina Dalmasso127. Dalmasso se réfère bien entendu à Sans Soleil (1983), considéré
d’habitude comme chef-d’œuvre de Marker. Dans Sans Soleil, Hayao Yamaneko, l’ami japonais de
Marker, explique le processus informatisé de l’image qui se libère de l’opération photographique,
ou l’inscription de la lumière à la surface sensible. Les images « sans soleil », sans contrainte de la
nature mimétique, rendent possible une pratique qui tresse librement les images du passé et les
images du présent, comme le démontre le synthétiseur de Yamaneko128. Il y a donc un autre modèle
de l’image-mémoire d’après les images sans soleil. « L’image ne ressemble pas en elle-même, c’est
l’agencement des images entre elles, leur rapport diacritique – et donc le montage au sens large –
qui crée de la ressemblance129. »
La polarité de ces deux propositions révèle en fait l’une des clés pour comprendre la
situation postmoderne, à savoir l’hétérogénéité. Pour Fredric Jameson, celle-ci peut être vue comme
prémisse des nouvelles formes de l’art politique : l’hétérogénéité s’inscrit désormais dans le
contenu même130. En effet, le remontage de Marker a pour effet de mettre en relation des éléments
qui relèvent des régimes différents : de la fiction, du documentaire et de l’actualité. Dans la
quatrième lettre, qui commence la deuxième partie du film « les ombres du royaume », La Nouvelle
Moscou sert à structurer l’enquête de Marker sur le resserrement politique des années 30. Les films
de Medvedkine ne peuvent s’échapper à la censure imposée par le règne de Stalin, car ils ne vont

127Cf. Anna Caterina Dalmasso, « La mémoire numérique de Chris Marker : Reflets et désirs des images
sans soleil », dans Luc Vancheri, Dario Marchiori, Raphaël Jaudon (dir.), Revue Écrans : Expanded cinéma,
n° 3, 2015, p. 259-277.
128Commentaire en voix-off de Sans Soleil : « si les images du présent ne changent pas, changer les images
du passé[…] Des images moins menteuses[…] que celles que tu vois à la télévision. »
129 Anna Caterina Dalmasso, op. cit., p. 269.
130Fredric Jameson, Fictions géopolitiques : Cinéma, capitalisme, postmodernité, trad. Jennifer Verraes et
Nicholas Vieillescazes, Bordeaux, Capricci, (1992) 2007, p. 155.
56
pas dans la direction du réalisme social officiel. La projection de La Nouvelle Moscou a lieu une
seule fois, s’étant interdite par l’état qui reçoit des propos qui dénoncent l’idéologie « incorrecte »
du Bonheur. Le destin de La Nouvelle Moscou est illustré par la main qui découpe la pellicule (fig.
10) ; les images subsistent mais ne sont visibles que dans un autre temps. La visibilité retardée des
images est mise en contradiction avec le destin tragique de l’écrivain russe Isaac Babel,
contemporain de Medvedkine. La signification d’un plan de l’aube de Moscou, provenant de La
Nouvelle Moscou, se modifie quand Marker le ré-enchaîner avec les interviews qui témoignent la
terreur de l’époque. Le plan, censé introduire la scène urbaine burlesque, donne un sens funéraire
lorsque la lettre en voix-off rappelle que Babel sera fusillé dix mois plus tard, après que sa femme
raconte leur ultime séparation (fig. 11). La parole des vivants repositionne le sujet, à savoir, dans ce
cas, le regard du cinéaste Marker sur les images récupérées du cinéma soviétique.

Fig. 10 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

Fig. 11 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

57
Le remontage de Marker met à nu le processus de fabriquer ou de produire une histoire
possible en combinant les éléments marqués par des différentes temporalités. Il conviendrait de
penser que la pratique documentaire se confronte à(aux) une(des) condition(s) postmoderne(s) où
les images sont susceptibles de se détacher de la reproduction de la réalité (images sans soleil), et
les stratégies énonciatives ébranlent la chaîne de signification des images pour créer une mémoire
autre. Ou, pour Jameson, l’enjeu est de chercher des nouvelles possibilités de l’art à partir d’une
situation postmoderne où les représentations sont désormais « tout aussi réelles que n’importe quel
référent131 ».
Cependant, au lieu d’affirmer d’emblée une rupture « postmoderne » entre l’image et sa
valeur indiciaire, Le tombeau d’Alexandre vient renouer les questions de la modernité et de la
postmodernité sous la perspective de la technicité. De prime abord, l’invention de Medvedkine pour
prolonger sa pratique documentaire est le ciné-train, qui vise à réaliser la tâche sociale du cinéma.
D’agit-train de Vertov au ciné-train de Medvedkine, il s’agit de construire l’appareil propagandiste
basé sur l’idée de « cinéma mobile ». Avec le ciné-train, Medvedkine aspire à intégrer la production
des images et leur réception. Le ciné-train se compose d’un laboratoire, une salle de montage, un
magasin d’imprimerie, une salle de projection et un wagon qui peut loger trente-deux personnes132.
Le cinéma mobile de Medvedkine voyage dans les zones minières afin d’exposer les conditions de
vie des ouvriers. Ici la production des images sert à faire voir aux ouvriers leur propre situation et
puis à les réorienter vers le bon chemin post-révolutionnaire. La distinction entre le mouvement des
images et la vie réelle est réduite au minimum par, selon les mots de Medvedkine, la dénonciation
des problèmes sociaux avec « document, document filmé, actualité133 ». La méthode du cinéaste
russe influence la pratique documentaire de Marker. Après À bientôt, j’espère (1968), film
documentaire sur les grèves ayant lieu à Besançon, Marker et Mario Marret organisent deux
groupes Medvedkine à Besançon et à Sochaux. Les ouvriers apprennent des outils audiovisuels
nécessaires pour produire des films et raconter leur propre condition de vie. L’expérimentation des
groupes Medvedkine doit se situer dans le contexte du débat sur le « nouveau documentaire » en
France pendant les années 60. Entre les expressions telles que cinéma-vérité (Edgar Morin), cinéma

131 Ibid., p. 156.


132Cf. Adelheid Heftberger, « Propaganda in Motion: Dziga Vertov’s and Aleksandr Medvedkin’s Film
Trains and Agit Steamers of the 1920s and 1930s », Apparatus. Film, Media and Digital Cultures in Central
and Eastern Europe 1, 2015. Disponible sur [http://www.apparatusjournal.net/index.php/apparatus/article/
view/2/75], page consultée le 20 avril 2020.
Cf. Richard Taylor et Ian Chrstie (ed.), The Film Factory: Russian and Soviet Cinema in Documents,
133
Cambrige, MA, 1988. cité par Adelheid Heftberger, ibid..
58
vécu (Pierre Perrault) et direct cinema (Mario Ruspoli), il y a une conviction commune dans le
potentiel esthétique et politique de la caméra légère et de l’enregistrement synchronisé de l’image et
du son134. On retrouve des traits qui sont essentiels dans la dimension technique du projet de ciné-
train de Medvedkine : la mobilité, l’interactivité et l’accessibilité technique.
Le film-essai de Marker, passant du cinéma-vérité à la recomposition marquée par
l’hétérogénéité, consisterait à mieux coordonner la pratique documentaire, l’évolution technique et
la réflexion sur l’image. En revanche, l’analyse de Jacques Rancière semble assimiler cette
coordination à un geste de fiction. Revenant à la Poétique d’Aristote, Rancière propose que «
fingere ne veut pas dire d’abord feindre mais forger. La fiction, c’est la mise en œuvre de moyens
d’art pour construire un ‘‘système’’ d’actions représentées, de formes assemblées, de signes qui se
répondent135. » Pour Rancière, Le tombeau d’Alexandre doit être compris comme « fiction de
mémoire », un système de citation, d’interprétation et de relecture.
Après avoir nuancé l’usage du terme « fiction », Rancière essaie d’avancer quelques
caractéristiques qui relient le champ documentaire avec la fiction/fabrication de mémoire :

a) « Un film ‘‘documentaire’’ n’est pas le contraire d’un film de fiction […] Simplement
le réel n’est pas pour lui un effet à produire. Il est un donné à comprendre ;
b) […] la fiction de mémoire s’installe dans l’écart qui sépare la construction du sens, le
réel référentiel et l’hétérogénéité de ses ‘‘documents’’ ;
c) le cinéma ‘‘documentaire’’ […] peut, mieux que le cinéma dit de fiction, jouer des
concordances et des discordances entre des voix narratives et des séries d’images d’âge,
de provenance et de signification variables136. »

Le documentaire – ici la remarque de Rancière nous rappelle celle de Jameson –, désigne


une praxis basée sur l’hétérogénéité de la composition. Pour ce renouvellement du documentaire,
l’effet de réel est supplanté par la mise à l’épreuve du réel. Les éléments visuels peuvent se
récupérer ou se produire, engendrant de nouvelles significations dans le processus cognitif du film.

Cf. Geneviève Van Cauwenberge, « Cinéma Vérité: Vertov Revisited », dans Brian Winston (ed.), The
134
Documentary Film Book, London, British Film Institute, 2013, p. 189-197.
135Jacques Rancière, « La fiction documentaire : Marker et la fiction de mémoire », La fable
cinématographique, Paris, Seuil, 2001, p. 202.
136 Ibid., p. 202-206.
59
Autrement dit, dans la situation postmoderne, la pratique documentaire, si elle vise un art
politique, invite le spectateur à prendre un rôle actif pour relire et déchiffrer les éléments visuels et
sonores. D’une part, le regard du cinéaste n’a plus de fonction monotone de produire le réel, alors
que le regard du spectateur s’engage dans l’entreprise de la mise à l’épreuve de l’effet de réel. C’est
pourquoi, pour François Jost, le jeu poétique de Marker sur le glissement des signes consiste moins
à avancer une négation totale de la légitimité de la représentation, qu’à reactiver la recherche de
traces derrière les images recuillies ou tournées. Ainsi le glissement constant des signes, ou – pour
parler comme Jameson – l’hétérogénéité en tant que contenu, donne lieu à une attitude critique
envers la réalité :

« Ce qui pèse à Marker dans les images, c’est justement qu’elles gardent parfois peu de traces de la
violence du monde. Et c’est bien là le drame. Pour le revivifier, pour les réanimer, il faut les examiner,
les mettre à distance et, du même coup, leur faire perdre leur épaisseur vécue : ‘‘tout ce au nom de quoi
ces cruautés avaient été commises basculait dans l’univers des signes’’137. »

D’autre part, tout en produisant sa propre mémoire, la capacité poétique de Marker, qui
affirme la relation dynamique entre la modernité et la postmodernité, consiste à admettre la limite
mnémotechnique : parfois il vaut mieux de démontrer le trou mémoriel plutôt que de le combler ou
dissimuler. Vers la fin du film, Marker montre un extrait filmé de la cérémonie où Medvedkine
reçoit le prix Lénine. Puisque la bande-son est perdue, Marker décide à imaginer et à
postsynchroniser la parole de Medvedkine : « Il n’y a pas eu dans l’histoire de génération comme la
nôtre. C’est comme, en astronomie, ces étoiles noires qui se réduisent à quelques centimètres cubes
et pèsent plusieurs tonnes. Un tel trou noir pourrait représenter ma vie (1:54:03). » Ce passage «
fictif » s’accompagne des images scientifiques de couche nuageuse et d’espace. L’image de l’espace
laisse ensuite un « trou noir » devenant un circle rouge translucent (fig. 12). Cette forme
énigmatique reste en surimpression aux visages des personnes liées à la vie de Medvedkine.

137 François Jost, « Déception du regard, regard de la déception », dans André Habib et Viva Paci (dir.), op.
cit. p. 78-79.
60
Fig. 12 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre, 1992

Cette séquence de « trou » résume la rencontre entre Marker et Medvedkine, les deux sujets
du Tombeau d’Alexandre. La métaphore du trou nous semble particulièrement pertinente pour la
pratique documentaire de Marker. Si l’on revient à la théorie de Hal Foster, la notion de parallaxe se
double de plusieurs « retours ». Pour rendre compte de la relation entre la subjectivité et la
reproduction technique, Foster avance un « réalisme traumatique » qui relève du modèle de « retour
du réel ». En faisant référence au travail de Jacques Lacan, l’expérience traumatique désigne plutôt
la présence du trou : elle est également trou-matique138. Sans rentrer dans les détails de la

138 Cf. Hal Foster, op. cit., p. 127-168.


61
psychanalyse, Foster reprend la distinction lacanienne entre la répétition (Wiederholen) et la
reproduction (Reproduzieren). À travers la reproduction mécanique de l’image, le réalisme
traumatique affirme que la rupture a lieu moins dans le monde extérieur qu’à l’intérieur du sujet.
Mais ce qui est plus important ici – toujours avec Foster –, c’est que, à l’ère qu’on identifie
de la situation postmoderne, le retour de l’indexicalité succède à la production artistique en tant que
production traumatique. Les projets critiques d’artistes s’orientent vers la pratique ethnographique,
plongeant dans un territoire étranger et articulant une expérience de rencontre entre le sujet et
l’autre139. L’idée de Jameson est comparable, selon laquelle il faut considérer « la vocation de l’art
comme invention de nouvelles cartographies géogtopiques140 ». Le film de Marker semble opérer
lui-même ce tournant de la rupture intérieure vers la rencontre dans le monde extérieur. Il n’est donc
pas anodin que, dans les deux dernières lettres de Le tombeau d’Alexandre, l’enquête de Marker sur
l’histoire du cinéma soviétique et sur le passé de son ami est monté avec les scènes de rue tournées
par le caméscope de Marker en 1992. Cette balade à Moscou, au contraire de sa balade à Berlin
trois ans plus tôt, a rencontré des foules défoncées par la diminution de la qualité de vie après
l’effondrement du système communiste. Sa réflexion fait coïncider la mort du cinéaste et la fin
d’une époque de l’histoire russe. Puis le regard vers l’histoire du passé bascule dans les images qui
montrent le quotidien pendant la période de transition économique et politique (fig. 13).

Fig. 13 Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre


, 1992

139 Cf. Hal Foster, « The Artist as Ethnographer », dans op. cit., p. 171-204.
140 Fredric Jameson, op. cit., p. 156.
62
Le jeu poétique de Marker sur des éléments disparates révèle ainsi la tension entre le
documentaire en tant qu’enregistrement de la réalité et le documentaire en tant qu’enquête
intellectuelle ou exercice de pensée. Cela se rattache d’ailleurs à la conception, selon Michel
Foucault, de la modernité en tant qu’à la fois une attitude qui « saura faire voir, dans cette mode du
jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant que cette époque entretient avec la mort141 », et une
critique qui est « généalogique dans sa finalité et archéologique dans sa méthode142. » Le tombeau
d’Alexandre s’inscrit dans cette lignée critique qui insiste sur un présent non-synchrone. Pourtant, il
est difficile de nier que sa pratique documentaire ne se situe dans une condition postmoderne de
l’artiste où il s’agit de trouver ses propres règles pour reconfigurer les images de plus en plus
hétérogènes. En cela, l’œuvre de Marker retient à la fois la modernité et son « après », temporalité
complexe conduisant à réfléchir aux possibilités de la représentation dans le tournant historique. Le
film de parallaxe, avec son jeu de liberté remontant dans des temps différents et son enquête
traversant d’un territoire à un autre, se montre réflexif aussi bien sur sa propre forme que sur la
tranche de l’histoire.

141 Michel Foucault, « Qu’est-ce que les lumières ? », Dits et écrits, T. IV., Paris, Gallimard, 1994, p. 1588.
142 Ibid., 1593.
63
Chapitre 4. Le temps suspendu (D’est)

« Une phrase-image est une vie fragile comme toute vie. »


— Jean-Louis Déotte, L’Époque des appareils, Paris, Éditions Lignes &
Manifestes, 2004, p. 320.

La genèse de D’est témoigne de la dislocation de l’Union soviétique. En 1990, suite à


l’invitation du Musée des beaux-arts à Boston, de la chaîne de télévision WGBH et du commissaire
indépendant Michael Tarantino, Chantal Akerman fait un voyage en Russie avec l’objectif de
préparer un projet de film et d’installation sur la poétesse russe Anna Akhmatova143. Celui-ci n’est
pas achevé, mais Akerman va retourner à Moscou dans ses deux voyages suivants en été et en hiver
1992. D’est, qui documente sa grande traversée, est donc un retour avec variation. La variation ne
consiste pas seulement à modifier le sujet traité, mais aussi à affronter le tournant politique en
raison de la fin officielle du système communiste soviétique le décembre 1991.
Dans D’est figurent les paysages inconnus, les peuples anonymes, les portraits au foyer et
les activités urbaines. La bande-son, parfois synchronisée, parfois retravaillée pour accentuer une
ambiance froide et vide, renforce l’impression du quotidien dans la bande-image. La teneur
documentaire du film d’Akerman, comme le dit Cyril Béghin, consiste en des « états de fait » et des
« témoignages dans leurs dimensions les plus pures144. » Puis Béghin continue d’affirmer que la
pureté de cette sorte permet une représentation directe du temps : « Du temps au temps : le temps
que la pensée vagabonde, que de l’histoire surgisse, que des images du passé ou de la fiction

Pour la genèse du projet, voir Kathy Halbreich et Bruce Jenkins, « Introduction », dans Chantal
143
Akerman : D’est, au bord de la fiction, Paris, La Galerie nationale du Jeu de Paume, 1995, p. 7-14.
144Cyril Béghin, « Quatre temps d’exil », texte recueilli dans le coffret DVD De l’autre côté, Sud, D’est et
Là-bas, 2011.
64
sourdent lentement sous la mutité de celles que l’on voit145. » L’observation de Béghin, qui rappelle
en effet la préoccupation formelle de la cinéaste, correspond à ce qu’on a identifié au cœur du film-
essai, à savoir l’articulation entre l’aspect visuel et l’aspect temporel.
Outre la réalisation de films, Akerman écrit une quantité considérable de textes dans lesquels
elle réfléchit largement sur un cinéma suffisant pour poser des questions fondamentales à propos
des images, notamment la relation entre le soi et le contexte politique et social. Quand il s’agit de
ses films qui s’appuient sur les phénomènes afilmiques, il convient donc de postuler que le film-
essai pourrait être la ligne générale du mode de production exploré par Akerman – croisement de la
pratique documentaire et d’une lignée expérimentale.

4-1. États de fait, durée

Avant d’avancer, il faudrait souligner que D’est, si l’on peut dire que les lois narratives sont
en quelque sorte mises en cause, travaille en principe sur la durée du chaque plan et le rythme de la
succession des plans. Bien que le film soit un récit de voyage, il donne, dès son début, plutôt une
impression d’immobilité que de mobilité. On commence par voir les arbres soufflés dans le vent, le
bar vide, le quartier résidentiel et la plage. Sans commentaire en voix-off, le regard de la cinéaste
paraît être absorbé par tout ce qui se trouve devant ses yeux. Tout en admettant le lien entre le
voyage vers l’est et son origine juive polonaise, Akerman tente de minimiser la charge d’intimité de
son film : « Même si les raisons affectives sont réelles, je ne veux pas faire un film du genre
‘‘recherche de mes origines’’, parce qu’encore une fois qui cherche trouve, trouve trop bien et
s’arrange un peu trop pour trouver146. » Au lieu de l’ordre de récit autobiographique, le film doit
chercher un « sentiment d’immensité » qui est de l’ordre de ce qu’Akerman appelle « intensité147 ».
Mais comment la pratique documentaire peut se lier à une notion d’intensité ? C’est en fait
la question centrale dans la monographie signée par Ivone Margulies sur l’œuvre d’Akerman.
Margulies propose de reconsidérer ses films à la lumière de plusieurs lignes : le cinéma
expérimental new-yorkais, l’art minimaliste et les cinéastes français qui jouent avec une sorte de
théâtralité et de littéralité (Godard, Bresson, Éric Rohmer). Ce qui est le plus pertinent ici, ce serait

145 Ibid.
146 Chantal Akerman, « À propos de D’est », dans Chantal Akerman : D’est, au bord de la fiction, op. cit., p.
22.
147 Ibid., p. 28.
65
le terme de cinéma corporel (corporeal cinema) développé par Margulies. Le cinéma corporel se
démarque d’abord du néoréalisme italien ainsi que du cinéma observationnel (par exemple direct
cinema), malgré leur penchant commun pour la description de la banalité. Bref, le néoréalisme et le
cinéma documentaire américain, selon Margulies, ne touchent pas la tension qui reste au cœur de la
catégorie de cinéma corporel, tension entre l’« impulsion totalisante de tout filmer » et la «
refiguration sélective » des données visuelles et sonores148.
D’est recèle aussi la tension entre l’enregistrement prolongé et l’enchaînement nécessaire
des images (et donc un montage qui sélectionne). La conséquence d’un cinéma corporel est que
notre perception hésite constamment entre le corps de l’acteur et le corps humain, la représentation
et la réalité. Ou, empruntant à l’écran cinématographique analysé par Jean Epstein, il s’agit de
l’indistinction entre « phénomènes produits » et « phénomènes modèles149 ». Le corps humain, du
côté référentiel du film, est désormais autant perceptible que le corps représenté dans la réalité
seconde de l’écran, donc du côté imaginaire du film. Plus précisément, le cinéma corporel montre
un corps qui est à la fois trop présent et trop peu significatif. D’où vient une perception atypique,
lorsque le spectateur se trouve exposé, sans pouvoir suivre un fil narratif, devant des éléments
visuels dans la durée prolongée du plan.
Dans D’est, les plans de portrait fournissent l’exemple de ces moments corporels. Les
portraits des femmes dans leurs maisons ne créent pas seulement une impression d’immobilité, mais
aussi une impression plastique au sens que le temps est figé au profit d’un effet pictural (fig. 14 et
fig. 15). On en évoque ici deux exemples. Le premier portrait dure trente-sept secondes, le
deuxième trente secondes. Leurs compositions sont semblables : la table couverte d’une nappe
blanche, les tasses de café, les vases à fleurs et la lumière jaune entrant par la fenêtre. Les femmes
ne bougent pas, et leurs regards se projettent vers la caméra même ou vers le vide. D’une manière
générale, Margulies affirme qu’Akerman fait de l’acte de filmer une « inscription », et donc
reconsidère la nature du médium cinématographique moins selon la logique de la représentation que
selon celle de la monstration150. Dans la seconde partie du film, cependant, les portraits filmés par la
caméra fixe seront confrontés par une variation de mouvements produite par les longs travellings.
Mais, au début de D’est, on voit déjà la possibilité de transformer des faits bruts en éléments
picturaux.

Cf. Ivone Margulies, Nothing Happens: Chantal Akerman’s Hyperrealist Everyday, Durham et Londre,
148
Duke University Press, 1996, p. 8-10.
149 Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran », Les temps modernes, n° 56, juin, 1950, p. 7.
150 Cf. Ivone Margulies, op. cit., p. 20.
66
Fig. 14 Chantal Akerman, D’est, 1993

Fig. 15 Chantal Akerman, D’est, 1993

67
La dimension plastique de D’est indique le croisement du film documentaire et du film
expérimental. Ce serait d’ailleurs la scène new-yorkaise des années 70 où l’on peut trouver une
forte parenté entre les films d’Akerman et les films anti-narratifs. Babette Mangolte, chef-opératrice
de Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, raconte une projection presque
magique éprouvée avec Akerman :

« Tout a commencé avec Michael Snow et son film La Région centrale. Ensemble Chantal et moi avons
passé une journée mémorable à voir le film de plus de trois heures qui passait en continu. Le film est
défini par un déplacement à vitesse variable de la caméra qui décrit tous les points d’une sphère. L’image
est celle d’un paysage dans le grand nord canadien, paysage sans présence humaine et sans arbres. On ne
voit que le paysage aride, sans voix. On passe brusquement d’un plan jour avec ciel et terre à un plan où
l’on ne voit que la lune qui tourne sur fond de nuit noire. La rotation continue provoque un effet de transe
pour le spectateur qui accepte de se laisser hypnotiser par la vitesse imprévisible d’un mouvement,
quelquefois lent et soudainement accéléré ou abruptement interrompu ou repartant en sens contraire […]
Il ne s’agit que de regarder, mais le regard ne peut être fixe et est entraîné par le mouvement sans merci
de la caméra. Le spectateur se sent libéré de toute contrainte de compréhension […] Chantal et moi
pensions que c’était le plus beau film que l’on avait jamais vu. Nous avons passé douze heures à regarder
et à nous imprégner de cette grande aventure151. »

Peu après, les deux spectateurs de La Région centrale transforment cette expérience de
l’immensité en des expérimentations formelles qui seront La Chambre et Hotel Monterey. Dans
News from Home (1976), réalisé aussi à New York, on peut remarquer des motifs visuels
comparables à ceux de D’est : le flux de passants, les trottoirs filmés par la caméra déplaçant dans
la voiture et les activités quotidiennes observées à travers les fenêtres. Akerman recueille des
fragments de la grande ville dont la composition, à la différence du genre de symphonies urbaines
pendant la période du cinéma muet, dépend moins du rythme dynamique du montage que du rythme
interne de la durée du plan singulier. Hotel Monterey se donne, d’une manière plus radicale, comme
expérimentation de la durée. Au cours du film, on monte du rez-de-chaussée au sommet dans
l’espace limité de l’hôtel, du coucher du soleil à l’aube. Le changement spatio-temporel devient le
fil narratif du film. De même, la succession des plans dans D’est ne fait que suggérer l’idée de
déplacement, avec des repères géographique et météorologique exposés pleinement par chaque
prise de vue.

151Babette Mangolte, « La chambre 1 et 2 — Hanging Out Yonkers — Hotel Monterey — Jeanne Dielman,
23 Quai du Commerce, 1080, Bruxelles », dans Claude Morin (ed.), Chantal Akerman : Autoportrait en
cinéaste, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou/Éditions Cahiers du cinéma, 2004, p. 174.
68
Dans la filmographie d’Akerman, D’est poursuit en particulier cette entreprise d’expérience
singulière, qui ne serait pas contradictoire par rapport à sa portée ethnologique152. Il faudrait juste
transposer quelques mots de Mangolte sur la description de D’est : « se laisser hypnotiser par la
vitesse imprévisible d’un mouvement », « il ne s’agit que de regarder », « le spectateur se sent
libéré de toute contrainte de compréhension ». Au cours des soixante-sept plans de D’est, on passe
du jour à la nuit, et inversement, sans que la trajectoire du voyage se précise. L’enchaînement des
images n’a plus de fonction d’anticipation. Dès le trente-huitième plan, il semble que le voyage
d’Akerman bascule dans une nuit éternelle, sauf que le cinquante-sixième montre des enfants
faisant du surf des neiges sous la lumière du jour.
Alors que la caméra d’Akerman, surtout dans les longs travellings dans la partie de D’est
tournée à Moscou, est une caméra en travail, exerçant un regard hypnotisant et donc étant
comparable à celle de Snow, il est difficile de déterminer la qualité mécanique de la première. Dans
La Région centrale, la rotation continue de la caméra indique un centre de vision qui ne se
subordonne plus à la pyramide visuelle que le cinéma emprunte à la tradition de la représentation
picturale153. Dans ce cas, la caméra devient une véritable machine du visible autonome et
déhumanisée. Son modèle du mouvement est plus aléatoire et met en cause la perspective typique
de la représentation. Par contre, les longs travellings dans D’est marquent d’abord une frontalité, se
déroulent latéralement et rendent visibles les corps ou les visages à des distances variées. Chez
Akerman, bien que le mouvement de la caméra rappelle ce qu’Annette Michelson dégage des films
de Snow, à savoir une poétique de révélation154, le recadrage qui opère dans chaque prise de vue
indique fortement une présence du sujet-cinéaste derrière la caméra. La durée se comprend ainsi
aux deux niveaux. Sur le plan individuel, elle permet d’achever la composition avec une forte
dimension corporelle (le plan fixe), ou d’animer un recadrage qui construit une vision mobile.

152 En s’appuyant sur l’idée d’ethnographie expérimentale proposée par Catherine David, Sarah Kiani avance
que « le film ethnographique devient l’un des lieux principaux où le cinéma trouve ses outils théoriques pour
penser la manière de filmer ‘‘l’autre’’, influencé notamment par la pensée postcoloniale et postmoderne. » Et
pour souligner la dimension autobiographique et subjective, Kiani fait un pas de plus en considérant les
travaux documentaires d’Akerman comme étant autoethnographique. Certes, la pratique ethnographique
pourrait nous fournir une manière d’analyser D’est. Or, comme on l’a déjà exposé dans l’introduction, le
film-essai est abordé ici sous l’angle de theoria (la question de voir) et de temporalité. On s’attache ainsi à la
filiation entre l’œuvre d’Akerman et la lignée du cinéma expérimental. Cf. Sarah Kiani, « Chantal Akerman,
entre autoethnographie et banal : un féminisme des interstices », Genre, sexualité et société, hors-série, n° 3,
2018.
153 Avec son analyse de Wavelength et de La Région centrale, Annette Michelson affirme que Snow met à nu
le positionnement du sujet que le cinéma emprunte au principe de la peinture tel que défini par Leon Battista
Alberti dans De pictura (1435). Cf. Annette Michelson, « About Snow » (1979), dans On the Eve of the
Future: Selected Writings on Film, Cambridge, The MIT Press, 2017.
154 Annette Michelson, « Toward Snow » (1971), ibid., p. 171.
69
D’autre part, la succession des plans longs assimile l’acte de regarder à l’acte d’attendre. Comme le
dit Akerman : « Le temps n’est pas que dans le plan, il existe aussi chez le spectateur en face qui le
regarde. Il le sent ce temps, en lui. Oui. Même s’il prétend qu’il s’ennuie. Et même s’il s’ennuie
vraiment et qu’il attend le plan suivant. Attendre le plan suivant, c’est aussi et déjà se sentir vivre,
se sentir exister155. » C’est une expérience qui met en tension ces deux états – le voyage et l’attente
– indiquant respectivement la mobilité et l’immobilité. La question du mouvement demeure en fait
au centre du discours qui considère le cinéma en tant qu’art.

4-2. Immobilisation, travelling

Tandis que les critiques sont d’accord pour dire que D’est se manifeste comme témoignage
du temps immédiat post-soviétique, ils associent volontairement ses images avec d’autres formes
artistiques. « Dans D’est, la technique est mise au premier plan à travers la présentation de chaque
plan comme un tableau, une unité indépendante. On peut voir de telles stratégies visuelles/
narratives dans toute l’œuvre d’Akerman156 », selon Michael Tarantino. Marion Schmid a avancé
une remarque comparable, à savoir que D’est offre une série de portraits à la manière d’un peintre et
que les gens filmés deviennent de plus en plus sculpturaux157.
Ces descriptions affirment, comme on l’a déjà vue, une tendance à l’immobilisation dans les
plans. Celle-ci se double néanmoins d’une mobilité continue des travellings. La question plus
précise sera donc : comment le film – médium qui dépend de l’enchaînement d’images – crée
l’impression et la sensation qu’on est devant un tableau ou une sculpture ? L’idée de cinéma
corporel a répondu partiellement à cette question. Un sentiment aigu du temps va de pair avec une
visibilité surchargée (overvisibility158) qui, tout en restant dans le régime de la représentation,
suggère que le corps occupe une place entre le réel et l’imaginaire. On en dégage ainsi deux
dimensions concordantes dans D’est : une dimension plastique et une dimension référentielle. Aux

155 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir. », dans Claude Morin (ed.), op. cit., p. 38.
Michael Tarantino, « L’œil qui bouge : Notes sur les films de Chantal Akerman », dans Chantal
156
Akerman : D’est, au bord de la fiction, op. cit., p. 52.
157 Cf. Marion Schmid, Chantal Akerman, Manchester, Manchester University Press, 2010, p. 102.
158 Margulies commente de la manière suivante sur Toute une nuit (1982), qu’elle considère comme étant
dans la même période que D’est dans la filmographie d’Akerman. « In playing on the overvisibility of the
cliché, Akerman gives yet another meaning to ellipsis. Her cutting of her scenes constantly renews the
frustration (and suggestiveness) of lack. It accumulates the imaginary resonances of scene and unseen up to
the point of cancellation. » Cf. Ivone Margulies, op. cit., p. 39.
70
propos de Margulies on va confronter la notion d’acinéma proposée par Jean-François Lyotard en
1973. En s’interrogeant sur la question du mouvement cinématographique, Lyotard cherche aussi à
considérer le cinéma expérimental au rang de l’art contemporain, tout comme l’enjeu du cinéma
corporel de Margulies qui doit être compris dans les mouvements artistiques des années 70.
Dans le texte de Lyotard, le préfixe « a- » de l’acinéma s’ouvre sur les deux pôles du
mouvement censés être exclus ou apprivoisés dans le cinéma dit industriel – la mobilisation extrême
et l’immobilisation extrême. Ces deux tendances polaires se manifestent alors dans les films
expérimentaux. L’acinéma, tout en désignant un autre cinéma non standardisé, vise à dévoiler des
éléments de base qui constituent le dispositif du cinéma et ainsi sa définition courante.
Les deux pôles du mouvement cinématographique s’éclairciront notamment en comparaison
avec la peinture. D’une part, la mobilisation extrême correspond aux formes d’art abstrait. L’image
n’est plus reconnaissable, alors que le support même empêche au spectateur d’identifier à l’objet
représenté. « La pellicule (pour la peinture, la toile) se fait corps fantasmé. Toute l’abstraction
lyrique en peinture tient dans un tel déplacement. Il implique la polarisation non plus vers
l’immobilité du modèle, mais vers la mobilité du support159. » Autrement dit, ce qui rend sensible la
mobilité, ce sont plutôt les matériaux mêmes. D’autre part, le tableau vivant se donne comme
instance de l’immobilisation extrême. L’objet représenté reste identifiable, alors que l’« image
donne par sa fascinante paralysie matière à l’agitation la plus intense160. » Cette tendance à
l’immobilisation, qui reste dans le régime de la représentation, nécessite « des instances
d’identification, des formes reconnaissables, et pour tout dire matière à mémoire161. »
Le néologisme de Lyotard élève toutefois des difficultés sur le plan analytique. Sans citer
explicitement un film expérimental quelconque, Lyotard semble s’intéresser plus à la problématique
du réglage énergétique dans la société capitaliste. Dans ce cas, le mouvement produit par le cinéma
se conforme à la loi de la valeur, selon laquelle tout objet doit être échangeable. C’est pourquoi,
pour Lyotard, il est nécessaire de considérer l’organisation du film comme organisation de la
société. La mise en scène, qui désigne normalement la construction de l’image à travers la sélection
des mouvements aux niveaux différents (dans le plan, du plan même, entre les plans), n’est pas
quant à lui purement artistique. Plutôt, c’est un « processus général atteignant tous les champs
d’activité, processus profondément inconscient de départage, d’exclusions et d’effacement […] qui

Jean-François Lyotard, « L’acinéma » (1973), repris dans Des dispositifs pulsionnels, Paris, Éditions
159
Galilée, 1994, p. 68.
160 Ibid., p. 67.
161 Ibid., p. 67.
71
impose ici et là, dans la ‘‘réalité’’ comme dans le réel, les mêmes normes, qui instancie pareillement
toutes les impulsions, et qui par conséquent n’exclut et n’efface pas moins hors scène qu’en
scène162. » Ainsi, loin d’être un genre ou une catégorie, l’acinéma paraît être une manière de penser
les arts de la représentation dans le contexte de la société capitaliste.
La tâche de l’acinéma, en somme, et de réorganiser des mouvements qui n’ont pas de place
dans le cinéma en tant que consommation de masse. Partant de Lyotard, Durafour attribue
respectivement les deux pôles de l’acinéma aux films purement optiques (comme ceux de Stan
Brakhage) et aux films qui ont une qualité référentielle (comme ceux de Warhol et de Snow).
L’enjeu du texte de Lyotard est reformulé de la manière suivante :

« C’est un cinéma d’abord déroutant, au sens littéral où il nous fait sortir de la voie toute tracée par le
Kapital et la mimèsis : créatif, innovant, bouillonnant, plein d’expédients, mais aussi brouillon, décousu,
négligent. L’acinéma, vigilant aux événements (perceptifs), soupirant des exceptions, est un cinéma
minoritaire par rapport au ‘‘grand récit’’ du Kapital (le progrès rationnel, la foi dans l’avenir,
l’enrichissement de l’humanité, etc.) qu’il cherche à liquider163. »

On pourra maintenant mieux cerner la formule de « plan-tableau » proposée par les


commentaires précédents sur D’est. En effet, c’est au moment où Akerman se plonge dans les
scènes urbaines de Moscou que paraît être le plus manifeste le pôle extrême de l’immobilisation.
Les longs travellings nous font voir les gens qui sont figés devant la caméra (fig. 16). L’impression
d’immobilité n’est pas produite seulement par la lenteur apparente du mouvement de la caméra. Il
n’en reste pas moins des images qui font état de la situation après la chute du système communiste.
Cette situation, que l’écrivain Svetlana Alexievitch qualifie de « fascination du vide », est
pleinement documentée par son travail recueillant les paroles des russes : « Les années 1990, les
années Eltsine… Quels souvenirs on en a ? C’était une époque heureuse… des années folles… une
décennie épouvantable… le temps de la démocratie rêveuse… les désastreuses années 1990… un
moment tout simplement béni… l’heure des grandes espérances… une époque féroce et abjecte…
éclatante… agressive… des années d’effervescence… C’était mon époque… Ce n’était pas du tout
mon époque…164 » En détournant du mode de témoignage, Akerman a recours à une approche
figurative en vue de chercher une présentabilité – présentant des données visuelles et sonores sans

162 Ibid., p. 63-64.


163Jean-Michel Durafour, Jean-François Lyotard : question au cinéma, Paris, Presses Universitaires de
France, 2009, p. 47.
Cf. Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, ou le temps du désenchantement, traduit pas Sophie
164
Benech, Arles, Actes Sud, 2013.
72
déterminer une logique narrative – plutôt qu’une représentabilité. Le glissement d’un régime de la
représentation au régime de la présentation, tel que formulé par Sylvie Rollet, paraît une solution
face à l’histoire qui est marquée par la mutité, l’oubli et l’effacement165.
Akerman, quant à elle, considère comme « catastrophe imminente » la réalité qui s’inscrit
dans son film : « Elle est imminente de semaine en semaine mais elle n’arrive jamais, tout
simplement parce qu’elle est peut-être déjà là166. » Dans D’est, la succession des plans montre
d’une manière interminable les citoyens post-soviétiques qui peuplent dans la rue et la gare. La
composition est constamment modifiée, soit par le déplacement léger des passants, soit avec la
progression latérale de la caméra. Même si Akerman ne laisse pas la parole aux gens filmés, ils sont
reconnaissables au milieu réel de la ville, et l’impression d’immobilité rend sensible d’une manière
littérale une situation d’attente. Il convient de se demander si la remarque d’Akerman sur ce statut
social indéterminé provient du regard d’une voyageuse de l’ouest qui est peu ou prou « refusé ». De
plus, si l’acinéma doit être vu comme réaction à la convention cinématographique saturée par le
Kapital, la société immédiate post-soviétique n’est pas assurément conformée par le même réglage
énergétique auquel Lyotard se rapporte. La nouvelle cartographie et la communauté de l’est
donneraient lieu à une expérience perceptive qui permet de renouer l’esthétique avec le contexte
culturel et politique. En ce sens, ce que la lenteur de D’est indique, c’est qu’en traversant les
territoires, la pratique documentaire pourrait chercher à dépasser sa propre convention précisément
à travers la rencontre avec l’Autre.

Fig. 16 Chantal Akerman, D’est, 1993

165 Cf. Sylvie Rollet, « Personne ne témoigne pour le témoin », Chimères, n° 63, 2007.
166 Chantal Akerman, « À propos de D’est », op. cit., p. 34.
73
L’attente sans fin, lorsqu’elle se présente littéralement, se donne comme geste immobile,
inhabituel, vide, peu compréhensible et dépourvu de sens immédiat. Si l’on reprend l’idée
d’acinéma, D’est ne représente pas un événement concret, mais fait de l’image même un événement
: « L’événement perceptif pur et intense qui se donne à voir dans l’acinéma nous affecte sans que
nous ayons vraiment les moyens – langage ou représentation – de le nommer ni même seulement de
l’identifier167. » Ce récit de voyage est en effet déroutant aux sens à la fois narratif et perceptif.
D’une part, il n’y a pas de trajet identifiable. On ne peut identifier les lieux qu’à travers le moindre
détail, visuel ou sonore : les voix subtiles en différentes langues, l’écran de la télévision, les
pannaux des magasins, etc. La destination importe peu. D’autre part, la succession d’images reste
toujours dans un état indécis, tout en s’appuyant sur une lenteur du mouvement qui permet de
libérer le spectateur de la contrainte de causalité qui domine typiquement la structure narrative du
film, soit de fiction, soit de documentaire.
En 1977, Lyotard a écrit un article où il considère l’œuvre de Snow comme une sorte de
dyschronisme. Durafour tente d’expliquer celle-ci de la manière suivante : « Le temps de La Région
Centrale n’est pas narratif ni linéaire. Il est constitué de différentes durées agglomérées, comme par
un effet de condensation temporelle, dans le vortex du dispositif – astronomique, géologique,
technologique, météorologique – permettant au spectateur d’introduire ponctuellement des multi-
temporalités168. » De même, le voyage d’Akerman traverse, lui, des territoires disparates sans
essayer de rétablir une linéarité narrative ou temporelle. À la fin du film, la structure temporelle
devient de plus en plus circulaire. Parmi les travellings, on peut constater, du moins, un geste de
retour. Le soixante-cinquième plan retourne à l’endroit du cinquante-quatrième plan, avec presque
la même vitesse de travelling et le même cadrage (fig. 17 et fig. 18). Cependant, le circuit du temps
rend même problématique la notion de retour. Seul le défilement du film demeure linéaire, tandis
que l’enchaînement des images atténue peu à peu l’indication chronologique. La temporalité
particulière de D’est résulte d’une modification de la relation entre la partie (les plans individuels)
et le tout (la succession des plans). La succession des plans qui n’est qu’une accumulation des
détails visuels et sonores repousse le processus de signification sur le niveau global du film.

167 Jean-Michel Durafour, op. cit., p. 47.


168 Jean-Michel Durafour, op. cit., p. 60.
74
Fig. 17 Chantal Akerman, D’est, 1993

Fig. 18 Chantal Akerman, D’est, 1993

75
La structure temporelle non-linéaire de D’est serait ce qui pousse Margulies à le qualifier de
« documentaire ethnologique expérimental169 ». Cette expression semble renvoyer à la tension
qu’on a essayé de creuser : celle entre la caméra qui documente la réalité préexistante et
l’enchaînement des images qui barre le processus de signification. Sous un autre angle, si l’on
reprend les mots de Jean-Luc Lioult, la teneur documentaire du film consiste à garder l’équilibre
entre la narrativité et la discursivité. Autrement dit, quand un film documentaire paraît très peu
narratif, sa structuration aurait recours à une logique argumentative et donc engendrerait une vision
globalisante170. Pourtant, dans D’est, l’état indécis de la succession des images, comme dans les
films expérimentaux new-yorkais qui servent de référence pour le jeune Akerman, fait de l’intrigue
le « tracé des données spatio-temporelles171. » C’est pourquoi on s’oriente vers une lecture selon
laquelle l’image est elle-même un événement, à savoir événement énergétique et figuratif qui est
pris en compte, des manières différentes mais liées, par le cinéma corporel (Margulies) et l’acinéma
(Lyotard et Durafour).
La vision globalisante de D’est ne se laisse saisir que plus tard. Il faudrait le voir à plusieurs
fois afin de pouvoir vraiment suivre la succession des images. Cette constatation n’a normalement
pas de sens analytique, car n’importe quel film pourra poser des difficultés de réception pendant une
seule projection. Or, D’est nous paraît un cas particulier si l’on souligne le fait que les matériaux
filmiques, dès la genèse du projet, seront destinés à l’installation. La mise en forme en deux temps
prolonge le processus de signification de D’est et vient compléter la vision d’Akerman sur son
voyage traversant les pays post-soviétiques.

4-3. L’après-coup de D’est

Deux constats permettent de mieux situer D’est dans le tournant historique de 1990. Le
premier provient de la chronique de voyage signée par Serge Daney en 1986 : « New York est
toujours une ville de l’époque du cinéma. Tokyo déjà une ville de télévision, Moscou encore une
ville du siècle de la peinture. Sa population (ses files de passants qui n’en finissent jamais de longer

169 Ivone Margulies, op. cit., p. 199.


170Cf. Jean-Luc Lioult, À l’enseigne du réel : Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Presses de
l’Université de Provence, (2004) 2019, p. 77-83.
171 Cf. Annette Michelson, « Toward Snow », op. cit., p. 171-174.
76
ses parallélépipèdes de pierre) ne cesse de ‘‘faire tableau’’. C’est une ville d’avant les médias172. »
L’observation de Daney, issue d’un regard extérieur comme celui d’Akerman quelques années plus
tard, fait écho à l’effet que D’est impose sur notre perception. Si la réalité se donne comme tableau,
la meilleure façon de la documenter ne serait-elle pas un mode plastique représentatif comme celui
proposé par Pierre Klossowski, avec qui Lyotard souligne qu’une émotion qui est nécessairement
une motion, dans son texte sur l’acinéma173 ? En effet, la dimension référentielle et la dimension
plastique semblent être indispensables pour Akerman afin de formuler une notion du temps propre à
ce qu’elle appelle état de catastrophe.
Le deuxième constat vient de The Event (2015) réalisé par Sergei Loznitsa, film de
remontage racontant la série de manifestations à St-Pétersbourg pendant le coup d’état en août
1991. Les images sont tournées par huit caméramans du Studio du film documentaire de St-
Pétersbourg. Les caméras, en immersion dans la foule, assistent à l’enthousiasme du peuple au
cours de la transition du régime. Sans rajout de commentaire, Loznitsa laisse le spectateur
interpréter la nature de l’événement mené par les putschistes. Le montage de Loznitsa construit une
narration linéaire et ouverte sur l’avenir. D’où vient un ton ironique, car vingt-quatre ans plus tard,
on sait bien que ce qui attendait le peuple russe, à savoir une période difficile où le pays entier
tombait dans la pauvreté.
La production de D’est s’inscrit dans la continuité de ces deux constats. Or, au lieu de
fournir une observation générale ou un regard rétrospectif sur l’événement historique, Akerman
avance une pensée de l’après-coup qui se manifeste par sa mise en forme en deux temps : le film et
l’installation.
Ce troisième moment de notre réflexion se propose de reconsidérer ce que la cinéaste et
théoricienne Claudine Eizykman appelle « après-coup du film ». L’après-coup, notion qui vient de
la psychanalyse freudienne, désigne une temporalité particulière liée au traumatisme : la première
scène ne se présente comme événement sensible qu’à travers son inscription dans un deuxième
moment. Cela veut dire que l’activité psychique peut être achronologique, car c’est la deuxième
scène qui déclenche la précédente et devient donc la cause ayant lieu après son effet dans le temps
réel. Pour formuler le rapport entre l’idée d’après-coup et l’image cinématographique, Eizykman
rapproche la notion de Freud d’un autre type d’après-coup évoqué par Marcel Proust. Au lieu d’être
traumatique, le dernier se rapporte plutôt à l’expérience sensorielle. Une scène anodine « suscite

172 cité par Catherine David, « D’est : Variations Akerman », dans Chantal Akerman : D’est, au bord de la
fiction, op. cit., p. 62.
173 Cf. Jean-François Lyotard, op. cit., p. 66-67.
77
une sensation inouïe et fait jaillir un train d’images qui remontent jusqu’à l’image analogue de la
scène passée et de son environnement174. »
Recoupant les deux exemples de l’après-coup, Eizykman tente d’appréhender le champ
visuel sous les angles aussi bien optique (scientifique) que psychique (mémoriel). Le véritable point
de départ est une question phénoménologique : comment saisir un film, étant donné qu’on perçoit
toujours des éléments trop tôt ou trop tard ? Sur le plan analytique, Eizykman choisit trois films,
Rythme 21 de Richter, Arnulf Rainer de Peter Kubelka et Wavelength de Snow, en vue de suggérer
que l’après-coup du film dépasse la seule question de l’anti-illusionnisme qui concerne largement
l’interprétation précédente de ces films-ci. En d’autres mots, l’après-coup sert ici de possible théorie
du cinéma expérimental. Il ne s’agit plus d’affirmer que l’expérimentation filmique efface ou met
en cause l’illusion perspective de l’écran. Les films, s’il y en a un après-coup, rendent
problématique, voire impossible, une vision qui puisse les saisir complètement durant la projection.
Dans ce cas, il faut comprendre le rendu visuel en fonction de relations « entre un film, les
propriétés du cinéma et celles de la vision175. »
Sur ce point, on en retient deux traits de l’après-coup du film qui sont particulièrement
pertinents pour l’analyse de D’est :

a) La sensation, plutôt que la connaissance, créée par la succession d’images provoque une
relation dynamique entre le cinéaste et le spectateur ;
b) l’accomplissement du film dépend du lien psychique avec la personne qui le regarde176.

Dans la production de D’est, la transition du film à l’installation nous fournit l’occasion de


relire la proposition de Claudine Eizykman. Il consiste d’abord à établir une nouvelle relation entre
l’œuvre et le spectateur. Ce qui ne change pas, ce serait une exigence de regarder liée à la
responsabilité du spectateur, comme le fait remarquer Corinne Rondeau : « Akerman dit ce qu’elle
voit au bout des branches, mais elle ne nous dit pas de voir ce qu’elle voit. Chaque spectateur est
responsable de ce qui vient à lui comme histoire à partir de ce plan qui n’est pas que dans le plan177.
» Si le temps est

174 Claudine Eizykman, Le film-après-coup, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2019, p. 293-294.
175 Ibid., p. 314.
176 Cf. Ibid., p. 305-312.
177 Corinne Rondeau, Chantal Akerman passer la nuit, Paris, Éditions de l’éclat/éclats, 2017, p. 55.
78
suspendu dans le film D’est, la version de l’installation effectue un autre enchaînement d’images
dans l’espace muséal. Selon le compte rendu de Raymond Bellour, l’installation, au Walker Center
of the Arts de Minneapolis et ensuite au Jeu de Paume à Paris en 1995, se divise en trois salles178.
Dans la première salle, D’est est projeté en tant que film intégral. Il aurait été très possible pour les
visiteurs de ne pas assister au film entier qui dure deux heures. Dans ce cas, le spectateur est
responsable au sens qu’il doit décider de rester ou de quitter le premier écran.
Dans la deuxième salle se disposent huit groupes de trois moniteurs à hauteur de regard (fig.
19). Pour Bellour, la multiplication d’écrans a l’enjeu de faire ressentir notre « propre corps inconnu
» devant l’image. Ici au lien psychique ajoute celui physique entre les images et ce qui les regarde.
Les écrans multipliés servent à montrer les images venant du film D’est auquel le visiteur réagit
maintenant d’une manière corporelle, puisqu’il se déplace librement entre plusieurs prises de vue.
Cette renaissance d’une relation entre le regard de la cinéaste et celui du visiteur donne lieu à
l’après-coup du film chez Akerman. Le travail des images se prolonge dans la troisième salle
nommée « la vingt-cinquième image ». L’écran de la télévision unique montre une image qui « se
donne ici en un seul et long plan, glissant imperceptiblement de la figuration incertaine […] à une
presque entière abstraction179. » En même temps, la voix d’Akerman lit deux textes : un extrait de
l’Exode qui parle de l’image interdite de la tradition juive ; et un texte signé par Akerman, donnant
un commentaire sur les images de D’est et annonçant la fin du film180. Cette bande-son de
l’installation de la dernière salle – une méta-critique du film même – s’attache toujours à la notion
de temps : « hier, aujourd’hui et demain, il y a eu, il y aura, il y a en ce moment même, des gens que
l’histoire qui n’a même plus de H […]181 ». D’est commence par une écriture inachevée sur
Akhmatova, et se termine par une autre écriture qui ne se présente que par-delà le film. Du film à
l’installation, la reconfiguration de l’image et du son se révèle comme un autre modèle de l’après-
coup cinématographique.
Ainsi, le film-essai d’Akerman consiste en deux stades de travail : inscrire les images sur le
support filmique, et traduire l’expérience sensorielle sur l’écran en celle dans l’espace muséal. Le
premier stade, comme on l’a déjà vu, implique une succession des plans qui s’appuie sur une
logique de monstration. Plus précisément, il s’agit de rendre sensibles des matières mémorielles

178 Cf. Raymond Bellour, L’Entre-images 2, Paris, P.O.L, 1999, p. 70-73.


179 Ibid., p. 72.
180 Danièle Hibon nous offre un autre compte rendu de l’exposition. Cf. Danièle Hibon, « D’est : au bord de
la fiction », dans Claude Morin (ed.), Chantal Akerman : Autoportrait en cinéaste, op. cit., p. 216-217.
181 Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir. », dans Claude Morin (ed.), op. cit., p. 102.
79
produites pendant son premier voyage : « Ces visages de D’est, je les connaissais, ils me faisaient
penser à d’autres visages. Je l’ai déjà dit souvent et je pense même l’avoir déjà écrit182. »
L’expérience racontée par Akerman s’assimile à la logique du peintre que Deleuze découvre dans
l’œuvre de Francis Bacon : « On n’écoute pas assez ce que disent les peintres. Ils disent que le
peintre est déjà dans la toile. Là il rencontre toutes les données figuratives et probabilitaires qui
occupent, qui pré-occupent la toile183. » Et, comme le précise Deleuze, le peintre britannique ne
représente jamais la catastrophe, mais suggère et fait surgir un autre monde.

Fig. 19 Chantal Akerman, D’est, au bord de la fiction, 1995. Courtesy of Chantal


Akerman Foundation and Marian Goodman Gallery, New York, Paris, London

Au lieu de dégager un récit d’une tranche de l’histoire, le projet d’Akerman se penche sur la
sensation que les images pourraient produire. La durée du plan, l’impression de l’immobilisation et
le dispositif à écrans multiples contribuent à donner une temporalité propre à D’est, ou un temps
suspendu qui donne lieu à une expérience originelle du voyage sur les territoires post-soviétiques.
En cela, la pratique documentaire rend possible le surgissement d’un autre monde où l’on ne trouve

182 Ibid., p. 42.


183 Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Paris, Éditions du Seuil, (1981) 2002, p. 93.
80
que ses aspects quotidiens : ensemencement, nuits de danses, concerts et attente. L’acte de filmer est
ici l’acte de réfléchir au rapport entre l’image et la présentation du monde. Cette histoire alternative
fait voir un art critique après l’avant-garde tel qu’envisagé par Hans Richter avec son concept de
film-essai. Cette position critique est aussi celle d’un Hal Foster, ainsi que de Jean-Pierre Cometti :
« L’histoire, l’historicisme, ont exagérément pris le masque du ‘‘sens du réel’’, en se substituant
inopportunément à ce que Musil appelait le ‘‘sens du possible’’184. » Le film-essai de Chantal
Akerman, tout autant que la critique des médias (Farocki) et la critique métahistorique (Marker), se
révèle comme forme de pensée dont l’élaboration ne se fait que dans l’enchaînement des images
d’un phénomène préexistant et préalable à la création du film.

184Cf. Jean-Pierre Cometti, « Que signifie la ‘‘fin des avant-gardes’’ ? », Collège international de
Philosophie, n° 69, 2010/3, p. 107.
81
Conclusion

« Sa prédilection pour la forme littéraire de l’essai montre que le critique


s’installe sur le confinium entre, d’une part, le stade esthétique et créateur et,
d’autre part, le stade éthique de l’engagement. Il n’appartient à aucun stade,
mais à un confinium, ce qui d’un point de vue sociologique signifie qu’il se
situe entre les classes et entre les époques, qu’il trouvera ses amis là où se
produisent ou se préparent les révolutions déclarées ou secrètes, les
résistances et les bouleversements. »
— Max Bense, « L’essai et sa prose185 », trad. Pierre Rusch, repris dans
Trafic, n° 20, Automne-Hiver, 1996, p. 137.

Partant du problème de définition, le film-essai ouvre un champ où l’on peut réfléchir aux
questions à propos des images. Aux moments du tournant historique, ces questions permettent de
discerner les manières dont les cinéastes s’engagent dans le monde et ainsi de reconnaître leur prise
de position critique et artistique. Comme l’a indiqué notre analyse, cette position se préoccupe de
faire de la succession des images un processus de réflexion. Les réalisateurs mettent en œuvre leur
geste de travail dans le déroulement du film. D’où vient le caractère subversif de Vidéogrammes
d’une révolution et de bien d’autres films de Harun Farocki. Comment croire sans réserve à la
représentation d’un événement si c’est une représentation qui est toujours en train de se faire ? Dans
ce cas, on peut même supposer que le spectateur devient lui-même un producteur, une fois qu’il se
trouve face à la construction même de l’œuvre. La notion de film-essai, indissociable d’ailleurs du
discours documentaire, semble capable de saisir cette exigence de bien regarder et de garder une
distance avec ce qui est représenté. La visibilité – la relation sous-jacente entre le visible et

185Le texte, sous le titre « Über den Essay und seiner Prosa », a été publié dans le n° 3 de la revue Merkur,
en 1947.
82
l’invisible – s’avère une construction qui dépend de plusieurs facteurs, culturel, social, politique et
esthétique.
En revanche, l’acte de regarder est souvent entendu comme métaphore d’une pensée sur le
rapport entre le présent et le passé, à savoir une pensée sur la temporalité. « L’actualité de l’essai est
celle d’un anachronisme186 », écrit Adorno. Si l’on reprend la thèse de Hal Foster à la fin des années
80, l’anachronisme peut être appréhendé dans le rapport entre la modernité et la postmodernité.
Tandis que Foster songe aux généalogies de l’art moderne dans le contexte occidental, c’est
intéressant de constater que Le tombeau d’Alexandre – travail du cinéaste comme historien – a pour
effet d’évoquer d’autres temporalités au moment de la dislocation de l’Union soviétique avec une
conscience aigüe du rapport entre l’art, le cinéma et l’idéologie. Cette prédilection pour le discours
de l’anachronisme devient aujourd’hui le présupposé d’une position critique, identifiée par Giorgio
Agamben sous le terme contemporanéité :

« La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en
prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et
l’anachronisme. Ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque, qui conviennent parfaitement avec
elle sur tous les points, ne sont pas des contemporains parce que, pour ces raisons mêmes, ils n’arrivent
pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle187. »

Est-il possible de prétendre que le film-essai relève d’un cinéma contemporain qui, toujours
avec Agamben, cherche une singulière relation avec son propre temps ? Le film-essai – à côté de la
convention documentaire liée à la question d’authenticité, et à côté de la convention expérimentale
liée à la question de plasticité –, devient une catégorie vouée à la transgression. Pour mieux
comprendre cet « entre-deux », on s’est penché sur une intensité de l’image qui semble propice à
l’analyse de D’est. Le film de Chantal Akerman se révèle précisément comme croisement de
l’approche documentaire et de l’approche expérimentale. D’ailleurs, ce croisement est marqué par
le passage du film à l’installation : transition ou traduction de l’intensité d’un espace à un autre. Si,
dans cette étude, il est impossible de creuser le lien entre le changement géopolitique et la migration
technique et esthétique de l’image, l’expérimentation de D’est nous permet de demander si une
pensée d’après-coup pourrait conclure cette constellation des films-essais, et puis indiquer le

186Theodor W. Adorno, « L’essai comme forme », Notes sur la littérature, trad. S. Muller, Paris, Champs
Flammarion, 1984, p. 28.
187Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovère, Paris, Rivages Poche Petite
Bibliothèque, 2008, p. 11.
83
chemin possible pour une recherche plus approfondie. Alors que chaque chapitre n’analyse qu’un
seul film, je souhaite de montrer que les enjeux de chacun se relient et se complètent.
La difficulté que cette étude rencontre est de l’ordre méthodologique. En fin de compte, il
faudrait admettre que, plutôt que d’aborder le problème historique concernant la dislocation de
l’Union soviétique, on ne parvient qu’à adresser des questions que le concept de film-essai
soulèvent. En considérant le film-essai comme croisement des champs pratiques et théoriques, notre
analyse s’effectue avec une suite de relectures des textes qui tentent de penser ensemble le visuel et
la notion de temporalité. Cette stratégie risque d’élargir, d’une façon excessive, le champ d’étude au
point que la spécificité du film-essai se désagrège.
La limite découle aussi du choix du corpus : les trois films occupent une position extérieure
par rapport aux communautés intéressées dans la (re)présentation. Ainsi, le contexte historique
risque d’être un prétexte pour une enquête qui s’attache toujours à une épistémologie occidentale
bien établie, malgré que ces films puissent d’ailleurs indiquer une(des) pratique(s) après la fin de la
logique de « deux blocs », à savoir une nouvelle vague internationale du film-essai. Mais, avant
tout, vers la dernière décennie du XXème siècle, il est toujours possible de répondre à l’actualité
d’une manière différente que celle des médias, surtout aux moments de la crise ou de la catastrophe.
Le film-essai, qui est l’art de l’image ou la forme de pensée pour certains praticiens et théoriciens, a
pour fonction de renforcer une valeur critique résultant du mariage de la reproduction
photographique et de l’agencement du mouvement. D’où viennent quelques figures récurrentes : la
relecture des images, la stratégie narrative non-linéaire, la déviation, la répétition, l’association, etc.
Plus précisément, les mises en forme du film-essai, telle que décrites par cette étude, se
donnent pour objectif de répondre au changement historique sans le réduire à un récit qui se
conforme au flux de l’information ou à la culture médiatique. La conséquence est que, au lieu de
raconter un événement, l’image devient elle-même un événement. C’est en ce sens que le remploi
analytique des images (Farocki), le jeu poétique à propos des thèmes de la mort et de la fin
(Marker), et l’expérimentation perceptive en deux temps (Akerman) constituent les noyaux des
films. On revient en effet à la remarque de Jean-Pierre Gorin :

« Le noyau de tout essai est un intérêt pour quelque chose qui importe à celui qui décide de l’écrire ou de
lui donner une existence filmique, un intérêt si intense qu’il exclut la possibilité de le nommer simplement
et efficacement, de le filmer en ligne droite, pour ainsi dire. Le noyau de l’essai est quelque chose de

84
tellement chargé qu’il entraîne la nécessité existentielle non pas d’en parler, mais de parler ou filmer
autour188. »

Cette volonté de prolongement et de détour semble contribuer à l’expérience originelle du


film-essai. Il y a deux façons de mieux placer cette expérience. D’un côté, le film-essai renouvelle
l’enjeu du documentaire (Hans Richter) et, tout en même temps, en référence à la théorie de
réception du documentaire, suscite un « mode de réponse au matériau filmique189 ». Et c’est cette
réponse documentaire qui donne sens à l’engagement du film-essai. Ainsi, il n’est pas étonnant de
constater que ce qu’on appelle le documentaire critique se rapproche énormément de la catégorie du
film-essai. Par exemple, le photographe Philippe Bazin, en citant notamment la pensée de Michel
Foucault, met en avant la question de l’actualité dans l’« œuvre documentaire critique190 ». En fin
de compte, la distinction entre documentaire et fiction persiste ; même si le film-essai incline
souvent à un mode de production hybride, l’énonciation reste « sérieuse » au sens opposé de
l’énonciation « feinte » de la fiction191. Il s’agit, pour parler comme Philippe Bazin, de réfléchir à
une attitude devant l’immédiateté de l’actualité ; la pratique documentaire se rattache donc, peut-
être plus que la catégorie de la fiction, à un exercice de la pensée.
D’un autre côté, si le film-essai, étant lié à la pratique documentaire, se révèle comme
renouvellement ou dépassement, l’entrecroisement des différentes traditions (littérature,
philosophie, cinéma, arts visuels) nous conduit à une expérience de « mise en relation ». Cette mise
en relation est déjà là dès le début de l’histoire du film-essai. Au cours de sa théorisation et de sa
redéfinition, la catégorie du film-essai laisse entendre sa parenté avec la notion de dialectique,
surtout en référence à des traditions germanophones. « On peut aussi rattacher ce questionnement à
la dialectique entre pensée du fragment et pensée de la totalité qui imprègne le contexte
germanique, à partir de l’Aufklärung et du romantisme192 […] » Depuis les années 90, les cinéastes-
essayistes expérimentent sur les modes de production et de présentation dans les institutions d’art.
En cela, le film-essai contemporain est souvent relié aux forme de l’installation, étant ouvert sur des

Jean-Pierre Gorin, « Invitation à la bagarre », trad. Cyril Neyrat, dans Bertrand Bacqué, Cyril
188
Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), op. cit. p. 145.
189Cf. Jean-Luc Lioult, À l’enseigne du réel : Penser le documentaire, Aix-en-Provence, Publications de
l’Université de Provence, (2004) 2019, p. 121-122.
190 Cf. Philippe Bazin, Pour une photographie documentaire critique, Grane, Créaphis, 2017, p. 10-21.
191 Cf. François Niney, Le documentaire et ses faux-semblants, Paris, Klincksieck, 2009, p. 19.
Dario Marchiori, « L’essai et le film-essai germanophones : deux traditions de la modernité », dans
192
Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (ed.), op. cit. p. 39.
85
défis esthétiques et techniques renouvelés193. Maintenant il faut donc considérer la dialectique au
sein du phénomène intermédial et assumer aussi loin que possible le potentiel critique du film-essai
au cours de sa transformation constante.
Sur ce point, la formule de Max Bense, commentée d’ailleurs par Adorno, s’avère
instructive : la forme de l’essai met en relation le stade esthétique et le stade éthique, sans se fixer
dans l’un ou l’autre. En choisissant trois films qui se situent dans ce double tournant – de l’histoire
et du médium même –, cette étude tente de fournir des analyses qui se fondent sur les formes
filmiques et s’ouvrent sur les phénomènes de la porosité entre le cinéma contemporain et l’art
contemporain. Or, la question de l’engagement demeure à l’horizon de l’essai audiovisuel qui
cherche à projeter des pensées sur l’écran, à propos des relations entre l’image et la réalité dans
laquelle elle s’ancre.

193Tout comme on s’attache au film-essai, l’insistance de Philippe-Alain Michaud sur le film paraît être
productive pour tirer des nouvelles généalogies qui traversent l’histoire du cinéma jusqu’aux phénomènes
contemporains de l’image mouvante. Cf. Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris, Éditions Macula, 2016.
86
Filmographie (dans l’ordre chronologique)

Hans Richter, Rhythmus 21 (1921)


Robert Flaherty, Nanouk l’Esquimau (Nanook of the North, 1922)
Robert Flaherty, L’homme d’Aran (Man of Aran, 1934)
Hans Richter, Rhythmus 23 (1923)
Hans Richter, Étude filmique (Filmstudie, 1926)
Alberto Cavalcanti, Rien que les heures (1926)
Hans Richter, Fantômes avant déjeuner (Vormittagsspuk, 1927)
Hans Richter, Inflation (1928)
Walter Ruttmann, La mélodie du monde (Melodie Der Welt, 1929)
Dziga Vertov, L’homme à la caméra (Человек с киноаппаратом, 1929)
Jean Vigo, À propos de Nice (1930)
Alexandre Medvedkine, Le bonheur (Schast’e, 1934)
Alexandre Medvedkine, La Nouvelle Moscou (Novaya Moskva, 1938)
Jacques-Bernard Brunius, Violons d’Ingres (1939)
Hans Richter, La Bourse (Die Börse, 1939)
Alain Resnais et Chris Marker, Les statues meurent aussi (1953)
Roberto Rossellini, Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1954)
Alain Resnais, Toute la mémoire du monde (1956)
Chris Marker, Lettre de Sibérie (1957)
Peter Kubelka, Arnulf Rainer (1960)
Chris Marker, Description d’un combat (1961)
Andy Warhol, Empire (1964)
Michael Snow, Wavelength (1967)
Chris Marker, À bientôt, j’espère (1968)
Harun Farocki, Feu inextinguible (Nicht löschbares Feuer, 1969)
David Hall, TV Interruptions (1971)
David Hall, TV Interruptions: Tap Piece (1971)
Michael Snow, La Région centrale (1971)
Hollis Frampton, (nostalgia) (1971)
Jean-Luc Godard et Jean-Pierre Gorin, Letter to Jane (1972)
Chantal Akerman, La chambre (1972)
Chantal Akerman, Hotel Monterey (1972)
Harun Farocki, De la colère envers les images. Une critique de la télévision (Der Ärger Mit Den Bildern.
Eine Telekritik, 1973)
Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975)
Jean-Luc Godard, Numéro deux (1975)
Chantal Akerman, News from Home (1976)
David Hall, TV Fighter (Cam Era Plane) (1977)

87
Chris Marker, Sans soleil (1983)
Harun Farocki, Images du monde et inscription de la guerre (Bilder der Welt und Inschrift des Krieges,
1988)
Chris Marker, Berliner Balade (1990)
Harun Farocki, Vidéogrammes d’une révolution (Videogramme einer Revolution, 1992)
Chris Marker, Le tombeau d’Alexandre (1992)
Chantal Akerman, D’est (1993)
Harun Farocki, Expression des mains (Der Ausdruck der Hände, 1997)
Chantal Akerman, Sud (1999)
Chantal Akerman, De l’autre côté (2002)
Dan Geva, Description d’une mémoire (2006)
Chantal Akerman, Là-bas (2006)
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