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LE CINÉMA EN « INSERTS »
Il y a bien longtemps que Godard insiste sur la nécessité de ne pas s’en tenir à la
distinction entre documentaire et fiction, mais tout le problème est de savoir
comment opérer le brouillage entre les deux. Il peut être opéré, par exemple, de
façon narcissique, par une auto-mise en scène dans laquelle le cinéaste devient
son propre personnage – un personnage de cinéaste déboussolé, qui ne sait plus
trop quoi filmer, et qui ne trouve finalement, pour dépasser sa factice panne
d’inspiration, que l’exposition de celle-ci.
Wang Bing n’a rien à voir avec ce type de narcissisme. On connaît sa méthode :
s’immerger parmi ceux qu’il filme, pour parvenir à se faire oublier. En résulte, pour
le spectateur aussi, par exemple dans les troisième et quatrième partie de À
l’ouest des rails, un rapport renouvelé à la proximité : nous sommes aussi près des
gens filmés par Wang que nous le sommes des personnages d’un western
hollywoodien. Et pourtant, cette proximité est obtenue sur fond d’une distance
que l’on n’oublie pas, qui est d’abord une distance temporelle : leurs gestes (les
gestes d’un travail devenu mystérieux, incompréhensible, dans les deux
premières parties), leurs lieux de vie, leurs attachements, sont sur le point de
disparaître, sont vus comme déjà condamnés, déjà passés depuis longtemps au
moment où nous les regardons. La question qui nous reste : que faisons-nous de
la proximité conquise avec eux ?
D. : L’insert qui se concentre sur des moments de Take shelter, le film de Jeff
Nichols, est à plusieurs titres intéressant. Il s’agit de l’avant-dernier du livre, dans
la partie intitulée « La nuit des temps », juste avant un chapitre intitulé « Les
fibres ». Le problème de l’imminence y est particulièrement important. L’instant
imminent est discuté dans le livre, en termes philosophiques. Ici, c’est en lien avec
un film bien particulier « de catastrophe ». Cet insert me semble aussi susceptible
de mobiliser une réflexion, qui est présente dans vos travaux, celle en lien avec
l’écologie.
B.A. : Le film que vous citez évoque le désastre à venir, mais en rompant avec la
complaisance douteuse généralement attachée à cette figuration. Le problème y
est plutôt de savoir comment partager une lucidité qui est strictement
indiscernable de la folie. Il s’agit de se tenir face à l’imminence d’un désastre réel
– le futur a pour nous la figure d’un désastre d’autant plus insupportable qu’il n’est
pas inévitable, mais que nous sommes pourtant impuissants à trouver les voies
pour l’éviter.
Bien évidemment, la fin du film, qui nous place au seuil de ce désastre, et nous
inscrit à même l’instant dans lequel il s’agit de se tenir à hauteur du futur qui arrive
(et qui aurait pu ne pas arriver), renvoie aussi à notre position de spectateurs de
cinéma désormais habitués à nous confronter à cette figuration du désastre.
Jusqu’à quel point celle-ci participe-t-elle de notre impuissance ?
Ici, il faudrait faire intervenir une autre voie de réflexion : celle qui questionne le
hiatus entre le type d’expérience que nous propose l’art et le type d’actes dont
nous sommes capables. Le postulat d’un enchaînement nécessaire de l’un à
l’autre (par le biais de la mythique « prise de conscience ») nous fait désormais
radicalement défaut.
Alors la question se relance : qu’est-ce que se tenir sur le seuil d’un futur invivable.
En tout cas, nous suggère le film de Nichols, c’est s’y tenir à plusieurs. C’est ne
pas laisser l’un de nous s’enfermer dans ce qui devient une idée fixe – ou un acte
fou.
Vous évoquez la question de l’écologie dans mes travaux et il est vrai que, à la
suite de beaucoup d’autres, je me consacre de plus en plus aux paradoxes
attachés à la situation planétaire. Non pour produire une belle analyse, mais pour
savoir comment construire une contre-violence : comment faire violence à nos
ennemis (qui hélas, ne sont pas seulement les fameux 1%). Comment leur faire
violence de telle sorte que leur politique marque un recul, au moment même où
ce recul est plus que jamais nécessaire.
Mais pour en revenir au cinéma, ce que vous évoquez à travers le motif de
« l’écologie » me rappelle aussi un des grands moments de découverte de ce que
pouvait être le cinéma avec la vision de Nouvelle vague de Godard. J’allais
apprendre plus tard que ce film correspondait à ce que certains critiques croyaient
bon d’appeler un « tournant romantique » chez Godard, parce qu’il donnait une
place nouvelle à la nature. En réalité, le problème était, comme toujours, de donner
à voir, et en l’occurrence, comme le disait un des intertitres, donner à voir « les
choses, non les mots ». Le « non » n’impliquait pas de préférer le muet, le film est
au contraire rempli de mots, de phrases qui reviennent. Il implique une lutte contre
le primat du langage et le primat du sens.
Vous me direz que c’est par là que l’on a coutume d’identifier un cinéma
« moderne ». Mais, « modernité » ou pas, l’important avait bien à voir (je reviens à
ce qu’indique le motif de « l’écologie ») avec un décentrement de l’humain.
Comme le disait Antonioni, chaque élément du plan a autant d’importance, ni plus
ni moins, que la figure humaine. Ce point de vue, loin d’être spécifique à la
« modernité » (si l’on entend par là : les années 1960) était au contraire relevé par
les théoriciens des origines du cinéma (je pense notamment à Béla Balázs, relayé
par Musil).
Ce que je découvrais avec Godard, et que j’allais retrouver fortement avec Straub
et Huillet, ou même avec Manoel de Oliveira, c’était ce type de plan qui donne à
voir la préexistence du monde. Le monde est là avant nous, et il s’agit d’inscrire,
dans le plan, cette préexistence. La gloire des choses délivrées du devoir de
signifier, dont parle souvent Rancière, c’est la gloire du monde, et en particulier
du monde naturel, de ses lumières et de ses vivants, qui n’en finissent pas, chaque
fois, en chaque lieu, de nous précéder.
D. : J’ai remarqué que votre nom est cité dans le générique de fin du premier film
de Nathalie Nambot, Ami, entends-tu. Ici, dans Débordements, nous avons écrit
autour de Brûle la mer, co-réalisé avec Maki Berchache. Son cinéma pourrait-il
s’insérer dans votre écriture ?
B.A. : Nathalie Nambot est d’abord une amie depuis très longtemps. Entre autres
choses, elle a réalisé les deux films que vous citez. Le premier fait entendre les
lettres de Ossip et de Nadejda Mandelstam, parfois portées par des personnes
qui en semblent la réincarnation, sur fond d’images souvent brouillées,
inévidentes, de la Russie contemporaine. Le second, sur lequel vous avez écrit un
beau texte, réalisé avec Maki Berchache, est un des plus beaux films que je
connaisse sur le désir de ceux que l’on appelle aujourd’hui les migrants, le désir
de franchir les frontières, matérielles (« brûle la mer », la Méditerranée en
l’occurrence) et surtout immatérielles, pour se retrouver « de l’autre côté ». Là où
les attend une inévitable déception, de nouvelles formes d’enfermement
(administratives, policières) et une nouvelle nécessité de lutte. Passer, donc, d’une
révolution confisquée (Tunisie) à une révolution conjurée par tout le poids des
vieilles et aberrantes institutions européennes. Pourtant, c’est bien la conclusion
que les auteurs veulent nous voir tirer de leur film qui n’est pourtant aucunement
un « film militant », mais qui pour cette raison même nous mène sans imposture à
ce désir : que brûlent, non pas la mer, mais ces vielles institutions, et leur police.
Parler du travail de Nathalie, c’est aussi évoquer la communauté qui a construit
ce lieu improbable, le laboratoire L’Abominable à la Courneuve, où sont sauvés
les moyens supposés dépassés de construire des espaces filmiques, à distance
de l’évidence désormais quasi-universelle du numérique. Ce sauvetage va de pair
avec une hospitalité (vous soulignez l’importance de ce terme dans votre article
sur Brûle la mer) qui permet d’accueillir ceux qui veulent faire un type de cinéma
qui ne peut être fait ailleurs.
[1] « N’a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l’homme ?
Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des
expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent
certaines formes d’expérience aux dépens des autres comme dans une expérimentation
sociale. Dans la mesure où les expériences vécues ne se trouvent pas, précisément, dans le
travail, elles sont, tout simplement, dans l’air. Qui oserait encore prétendre, aujourd’hui, que
sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se mêlent de lui en parler et de s’y
retrouver mieux que lui-même ? Il s’est constitué un monde de qualités sans homme,
d’expériences vécues sans personne pour les vivre. » Robert Musil, L’Homme sans qualités,
t. I, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1995, p. 188.