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BERNARD ASPE

LE CINÉMA EN « INSERTS »

écrit par Robert Bonamy


le 6 octobre 2018

Ce n’est pas la première fois qu’un livre du philosophe Bernard Aspe


convoque des films, toutefois Les Fibres du temps (NOUS, 2018) le fait d’une
manière bien à part, pour mieux exposer le « temps commun », selon des
« inserts » qui permettent un dialogue inventif entre philosophie de
l’existence et ce qui existe dans quelques films. Disons-le : le livre est très
marquant. Nous nous sommes ainsi lancés dans un échange motivé par
certains questionnements auxquels sa lecture invite. Avec quelques
bifurcations, aussi.

Débordements : Je propose de commencer avec les places et les emplacements


du cinéma dans Les fibres du temps. En parlant de la topologie du livre, donc. Les
fibres du temps est un essai de philosophie qui fait exister le cinéma sans théorie
du cinéma, mais via plusieurs interventions qui sont autant de « discours de
cinéma », selon les vérités de quelques films.
Votre livre débute avec « Une image », selon le titre du premier chapitre qui
introduit Les fibres du temps, qui prend déjà place dans le propos (je ne crois pas
qu’il s’agisse d’un avant-propos bien que cette image précède une « ouverture »
et que la numérotation des pages n’ait pas encore commencé). Une image, donc,
c’est-à-dire une scène issue d’un film, Fin d’automne réalisé Yasujiro Ozu, pour
une question : « Y a-t-il une expérience du temps commun ? » Cette première
image est suivie, dans l’avancée du livre, de plusieurs « inserts » qui traitent
souvent d’un ou de deux films. Des « inserts », il s’agit de votre mot et il a son
importance, qui interviennent jusqu’au terme du livre, avec celui qui concerne
Identification d’une femme, le film de Michelangelo Antonioni. Ce dernier insert
éclaire, je trouve, la dimension politique du « tissage de la vie » qui concerne
l’ensemble de vos études et propositions.
Le terme d’« insert » est mentionné pour chaque intervention filmique, avant le ou
les titre(s) des films. Un autre gabarit et une autre mise en page, sont ici proposés
par le livre, qui distinguent la présence d’un discours écrit depuis un film des
développements philosophiques.
Un chapitre du livre, selon une proposition différente, s’intitule « L’insert » (p.118-
123). Sans expliquer pleinement le rôle du cinéma dans le système et le montage
du livre, il se penche pourtant bien sur le cinéma en dehors des inserts filmiques,
afin d’envisager le commun du spectateur de cinéma. Ce chapitre s’ouvre
d’ailleurs aux expériences affectives et temporelles propres à d’autres films d’Ozu.
Ce chapitre est quasiment le seul moment (en dehors de quelques rares allusions
et citations) où vous revenez au cinéma hors inserts, mais il entre bien entendu en
relation avec eux.
Je commence avec Ozu et Antonioni, mais en réalité les inserts sont pluriels, ils
concernent des films qui correspondent aussi à une tout autre économie du
cinéma, avec des œuvres de science-fiction (Interstellar (Christopher Nolan), Harry
Potter 3 (Alfonso Cuarón), Contact (Denis Villeneuve)) qui investissent les
problèmes du temps non linéaire, non encadrant. L’économie du film et l’imagerie
proposée ne sont peut-être d’ailleurs pas les sujets principaux, puisque La Jetée
de Chris Marker travaille ces enjeux, et la fin du film d’Antonioni, Identification
d’une femme, vous permet de retisser une relation avec la science-fiction. Cukor
(Hantise) ou Rohmer (Conte d’hiver) se prennent aussi aux raccordements
proposés entre temps commun, intériorité commune (à partir d’un commentaire
de Ludwig Wittgenstein), enveloppe, transindividuation (en prolongeant Gilbert
Simondon), ou encore discours de vérité. Ces nombreuses lignes fonctionnent par
résonances et donnent les fibres du livre.
Pourriez-vous revenir sur cette logique d’écriture et de montage, sur cette
composition en système de relations et de résonances ? Les passages de cinéma
ne sont pas extérieurs aux paragraphes de philosophie, à leurs propositions
internes. Précisément, ces chapitres-enveloppes trouvent un commun dans le
temps et l’espace du livre, à travers leur séparation apparente, dans leur division.
Bernard Aspe : On peut repartir de la section que vous évoquez, intitulée
« L’insert ». Ce qui y est dit : les films sont des interruptions de l’expérience
personnelle, à la faveur desquelles s’insère un pan d’expérience commune. Ou si
l’on veut : des interruptions de la mémoire personnelle (en tant que la mémoire se
construit au présent), qui permettent l’existence d’une mémoire commune, ou
plus exactement, qui permettent l’inscription d’un objet partagé sur ce qui dès
lors peut bien être appelé une mémoire commune.
Bien sûr, on dira que chaque spectateur voit un film différent, etc. Mais cela ne
change rien au fait que ces spectateurs, lorsqu’ils parlent du film par exemple, se
réfèrent à cet objet commun. Un objet qui, comme tout véritable objet peut-être,
ne leur fait pas face, mais se loge en amont d’eux-mêmes. Il s’inscrit sur le fond
de leur être, à même le tissage qui accompagne l’existence de ce fond. Un tissage
toujours « transindividuel », nous dit Simondon, et le cinéma a une capacité
particulière à convoquer la possibilité d’une expérience transindividuelle.
D’une part, donc, il y a dans cette section intégrée au développement conceptuel
du livre le rappel de ce qu’est l’expérience de cinéma, et l’analogie entre
l’opération de l’insert et la manière dont, en s’insérant dans une vie, un film lie
cette vie à d’autres depuis ce qui leur est également antérieur.
D’autre part, il y a la manière dont les inserts eux-mêmes interviennent dans le
livre. Et ils interviennent bien comme des interruptions, des temps d’arrêt dans le
développement conceptuel. Dans certains cas, ils peuvent même sembler
contredire, et en tout cas mettre en difficulté, le développement conceptuel. Pour
Gaslight, par exemple, il s’agit de voir le sens que peut avoir l’idée d’une
« intériorité cachée », alors que le développement précédent reprenait l’approche
de Wittgenstein pour écarter cette notion. Mais on peut dire que c’est une fausse
contradiction dans la mesure ou l’intériorité dont il est question, celle du
personnage féminin est d’une part cachée à elle-même, d’autre part et surtout
produite en tant que cachée par l’homme. Si quelqu’un veut vous rendre fou, il
doit produire en vous une intériorité cachée à vos propres yeux, mais révélée aux
siens. C’est un cas de figure, disons, que le développement conceptuel
n’envisage pas directement, et que le film permet de convoquer pour compliquer
ce qu’expose le développement conceptuel.
Il y a d’autres usages de l’insert que celui du contraste ou du contrepoint : il peut
par exemple avoir la fonction d’une sorte de synthèse décalée. C’est ce qui se
passe notamment pour la fin du chapitre 4, avec l’évocation du film Premier
contact ; le chapitre a un aspect un peu éclaté si l’on ne lit pas l’insert, où
seulement est présenté le nouage de la langue, de la vérité et du temps. Mais on
peut dire d’une façon générale que les inserts interviennent pour dire ce que le
concept ne peut présenter, ou plutôt ce qu’il présenterait moins bien que ne le fait
un film, ou même l’évocation de l’expérience de ce film. Cette démarche est
indissociable du rejet du motif de la « théorie », soit l’idée d’un bouclage du champ
conceptuel sur lui-même.

D. : Je suis très marqué par l’importance de votre réflexion politique, en termes


de collectifs militants, d’actes, de temps commun et d’accordement (plutôt que
de synchronisation productive). Pourtant, vous n’engagez pas le cinéma dit
politique dans les inserts.
La phrase de Giulia, dans le Désert rouge d’Antonioni est convoquée juste avant
le dernier insert : « [...] il va falloir que j’apprenne à penser ce qui m’arrive, c’est
ma vie. » Elle est vraiment en relation avec la philosophie de l’existence que
fabrique votre essai. Le temps commun, défait des mesures horlogères et des
commentaires experts a priori, est bien le sujet politique et la fin du livre est très
puissante à ce sujet, non sans promesses d’accomplissement.
Est-ce que, selon-vous, le cinéma « visiblement » politique, les films de différents
groupes et collectifs par exemple, reste distant de ce temps commun ou
l’envisage-t-il moins justement à travers sa volonté « critique » ? Autrement dit,
quel cinéma « sait tenir la corrélation disjointe » entre l’instant imminent (selon le
déplacement passionnant que vous proposez des écrits de Kierkegaard) et la
remontée d’un arrière-fond immémorial ? Le film en apparence plus directement
politique (sans s’en tenir à un registre, le documentaire par exemple) ne peut-il
défier le cadrage temporel ?

B. A. : Il y a plusieurs strates de réponse. Lorsque vous parlez des films de


collectifs militants, on peut penser à ce qui se faisait dans les années 1970, avec
le groupe Medvedkine ou le groupe Dziga Vertov. Faire des films politiques, et les
faire collectivement, c’était alors une manière de participer à ce qui existait et à
quoi les acteurs de l’époque se référaient comme au « mouvement », une
nébuleuse de contestation radicale qui s’est maintenue une décennie après 1968.
C’était aussi une manière de tenter de refaire, ou plutôt d’accomplir, ce qui avait
été projeté par Malevitch, Eisenstein ou Vertov, à savoir participer à la révolution
politique par le biais d’une transformation des sensibilités.
Tout cela a disparu, comme beaucoup d’autres choses, avec les années 1980.
Depuis, « cinéma politique », cela a avant tout voulu dire : réflexion sur les dangers
de la politique, sur les illusions qui pouvaient l’accompagner dans sa version
radicale, ou « terroriste », etc. Je me souviens de l’engouement suscité par
Reprise, de Hervé Le Roux. Les critiques parlaient à l’époque (1996) d’un « retour
du cinéma politique ». Mais ce retour était avant tout un retour sur les lieux d’une
politique disparue, emblématisée par la jeune femme introuvable. Cette jeune
femme était au centre du petit film militant sur la grève aux usines Wonder. Le film
de Le Roux se présentait donc comme une réflexion sur le cinéma, sur sa portée
politique. Ce qu’il nous disait, pour s’en tenir au plus élémentaire, c’était que les
choses s’étaient brouillées : dans le film de 1968, les gentils et les méchants sont
clairement identifiables ; dans le film de 1996, les partages ne sont plus aussi
tranchés. La réalité, croit-on nous apprendre, est plus compliquée que ne le
pensaient les militants de l’époque.
D’une façon générale, il me semble que le cinéma qui se construit sur des sujets
politiques n’est pas par hasard un cinéma qui voit là l’occasion de développer une
réflexion sur le cinéma, sur sa portée et sur ses limites. Je pense en particulier au
film de Jean-Gabriel Périot, Une Jeunesse allemande (2015), consacré à la
Fraction Armée Rouge. Le film entend démontrer que les membres de la RAF ont
été victimes d’une illusion. Leur erreur a été de trop croire en ce que pouvaient
être les pouvoirs, si ce n’est du cinéma, en tout cas de ce qui en tenait lieu, ou qui
le relayait : la mise en scène médiatisée. S’il y a bien eu illusion, c’était une illusion
sur les pouvoirs de la mise en scène.
Si nous convoquons les thèses de Jacques Rancière, le problème prend un nouvel
éclairage. Je rappelle brièvement ces thèses (peut-être est-ce inutile ?) : Rancière
nous dit qu’il existe un « régime esthétique de l’art », qui se confond avec
l’apparition de cette désignation au singulier : « l’art ». L’art au singulier n’existe
pas, nous dit-il, avant le XVIIIe siècle. Or ce régime esthétique a une vocation
particulière, qui va en sens inverse des exigences de la politique. C’est vrai
exemplairement de la littérature « moderne » (Woolf, Proust, etc.) : « Le dissensus
politique s’opère sous la forme de processus de subjectivation qui identifient la
déclaration d’un collectif des anonymes, d’un nous, à la reconfiguration du champ
des objets et des acteurs de la vie politique. La littérature va en sens inverse de
cette organisation du champ perceptif autour d’un sujet d’énonciation. Elle défait
les sujets dans le tissu des percepts et des affects de la vie anonyme » ; elle
présente la scène des choses muettes qui sont là sans raison, sans signification
[…], le monde des micro-individualités moins qu’humaines qui imposent une autre
échelle de grandeur que celle des sujets politiques » (Jacques Rancière, Politique
de la littérature, p. 54).
Ce qui est dit là de la littérature moderne peut l’être également du cinéma, même
si le cinéma a une place à part dans ce « régime esthétique de l’art » ; il a une
place à part parce qu’il a une « vocation contrariée ». Ce qui devait être par
excellence l’art de l’âge esthétique, celui de l’exploration des percepts non
humains, des émotions plus qu’humaines, des choses détachées du sens que les
humains y projettent, cet art, donc, est devenu essentiellement un nouvel art de
raconter des histoires.
On a pu alors considérer que le cinéma se devait de retrouver sa vocation initiale,
et que c’était là sa véritable « politique » : exposer des enchaînements d’images
et de sons détachés des connexions imposées par un récit, sa progression, et le
caractère de ses personnages. On a pu considérer que c’était ainsi que le cinéma
pouvait « résister » à la culture capitaliste et à sa manière de faire fond sur les
identifications à l’ancienne, bien plus qu’en reprenant les codes courants
(identification aux personnages, péripéties, etc.) supposés nécessaires pour
transmettre des messages. Mais là comme ailleurs, c’est l’alternative elle-même
qui ne permettait pas de saisir ce qui se passait, même dans ces lointaines années
1960.
Revenons alors à Antonioni, et prenons la séquence finale de l’explosion
dans Zabriskie point : doit-on la comprendre comme l’image (l’emblème) de la
colère qui animait les jeunes gens de cette génération ? Comme l’image du
résultat de cette colère ? Comme l’image d’un fantasme, qui a égaré une
génération ? De son « passage à l’acte » ? Ou bien encore, et ce serait justement
la lecture moderniste : il s’agirait peut-être, comme ailleurs avec Antonioni, de
sortir de la fable, du récit, et de révéler le jeu des couleurs et des formes, de trouver
avec le cinéma un espace analogue à celui révélé par la peinture abstraite, délivrée
de la représentation.
Pourtant, on ne peut détacher cette supposée « abstraction » de ce que le récit
du film nous a indiqué : cette maison qui explose, c’est bien l’image d’une révolte
qui prend forme (alors que dans les plans du début du film, la lutte contre les
forces de police est un peu chaotique). Et la femme qui part n’a pas seulement
rêvé cet accomplissement, elle le prend avec elle, comme un futur possible (ce
qu’indique le retour de la musique des Pink Floyd après une brutale interruption).
Ce futur est bien indissociablement celui de la révolte, donc de la destruction
positive, et celui de la libération des formes, des couleurs, des objets délivrés de
leur sens ou de leur fonction, qui s’épanouissent autrement à l’écran – un livre
peut y déplier ses feuilles à la manière dont un oiseau déploie ses ailes.
Ce hors sens, c’est sans doute aussi ce que Antonioni évoquait dans un entretien
sur ce film. Il disait : « La réalité demeure cependant un mystère. La nouveauté est
probablement que les jeunes d’aujourd’hui ne veulent plus subir de façon passive
ce mystère. Et que, pour ainsi dire, ils s’en servent comme d’un ressort pour leur
révolte » (Michelangelo Antonioni, Écrits, éd. Images Modernes, Paris, 2003, p.
254). « Mystère », ici, nomme l’absence de classification dans les registres du
sens. Il s’agissait de donner une image de ce que peut contenir le hors sens des
choses et des couleurs, les choses et les êtres violemment délivrés de leur devoir
de signifier, en tant que cela même était – est encore – le ressort le plus profond
de la révolte. Car elle est elle-même un acte délivré du devoir de signifier – ou
d’être utile.
D. : Vous citez plusieurs points issus d’écrits de Jacques Rancière dans votre
réponse. Il me semble qu’il y a un dialogue entre vos livres, notamment entre les
plus récents qui intègrent le mot « temps » dans leurs titres : à la fin de En quels
temps vivons-nous ? (la fabrique, 2017) , livre de conversation avec Éric Hazan,
Rancière discute votre relation au terme d’ « oasis » dans votre livre L’Instant
d’après. Projectiles pour une politique à l’état naissant (la fabrique, 2006) ; son
livre Les Temps modernes (la fabrique, 2018) se conclut avec les « moments
cinématographiques », d’Eisenstein à Costa, pour se finir en écrivant que « le
temps construit (...) pour que des exploités disent ce que la domination leur fait
est un temps que l’industrie du cinéma déclare incompatible avec l’industrie du
cinéma et tend à exiler dans le hors-temps du musée. ». Les discussions avec les
écrits de Rancière sont toutefois peut-être un peu moins présentes dans Les
Fibres du temps que dans plusieurs de vos précédents livres. Vous déployez, dans
les inserts, des études de films de l’industrie du cinéma. Pour autant votre
politique du temps, en passant par le cinéma, diffère-t-elle sensiblement de celle
de Rancière ?
Dans un chapitre de L’Instant d’après, intitulé « à côté », qui s’appuie notamment
sur une citation de Robert Musil commune avec Les Fibres du temps [1], vous
envisagez le « décollement de l’expérience » en évoquant deux cinéastes chinois :
Jian Zhang-ke et Wang Bing (en particulier A l’Ouest des rails). Un paragraphe
commence ainsi : « Si le cinéma ne s’était pas aussi complaisamment livré à la
fausse alternative art/divertissement, il aurait pu servir d’outil de vérification de
quelques hypothèses essentielles ». Peut-être aimeriez-vous revenir sur ces films
et/ou ces cinéastes ? Le cinéma, dans Les Fibres du temps, présente-t-il des
opérations de « vérification » ?
B.A. : Il y a sans doute des différences avec Rancière, mais je reprends la
proposition centrale de son travail récent, qui est aussi au fond celle de La Nuit
des prolétaires, son premier grand livre : ouvrir un espace politique, c’est introduire
un autre temps dans le temps. Le temps d’un collectif, qui s’invente lui-même, ou
qui invente lui-même son mode d’être, à l’intérieur de ce qu’on peut appeler le
temps dominant. Ce dernier, on peut dire que c’est le temps des horloges en tant
qu’il règle les activités de telle sorte que chacun puisse se tenir exactement à sa
place. Il est vrai que « se tenir à sa place », aujourd’hui, peut vouloir dire : être prêt
à changer de place, à faire des bifurcations dans son trajet, afin d’acquérir de
nouvelles « compétences » monnayables, ou tout simplement afin de faire de
nouvelles expériences. Mais cela ne change rien au fond : on peut bifurquer et
expérimenter tant qu’on veut, tout en restant à sa place, c’est-à-dire dans un
temps fermé, un temps monadologique, un temps qui n’a de rapport au temps
commun que le temps des horloges.
Je vois cependant deux différences importantes avec le travail de Rancière.
Premièrement, il m’a semblé nécessaire de décrire « de l’intérieur » ce que peut
être ce temps propre du collectif qui s’insère comme un autre temps dans le
temps dominant. C’est pour cela que j’ai fait appel à Simondon et à son concept
de « transindividualité », cette idée d’une résonance entre les individus qui permet
à chacun d’être autre chose que son individualité, et d’en déplacer les limites.
Deuxièmement, il y a la question de l’urgence, l’idée que « le temps presse », et
que cette pression du temps est liée à l’état de la planète. C’est ce que l’on trouve
exprimé chez Benjamin, il me semble : le capitalisme a allumé une mèche, et il
s’agit de l’éteindre avant l’explosion.
Qu’est-ce que cela entraîne comme différence dans le rapport au cinéma ? Peut-
être ceci que je vais davantage m’intéresser au cinéma de la catastrophe en cours,
qu’il me semble convaincant (Take shelter, Nichols) ou pas (Interstellar, Nolan). Ce
cinéma de la catastrophe, on en a souligné tous les aspects déplaisants. C’est le
plus souvent, disons, le revers sombre du « capitalisme vert » sur lequel veulent
prospérer les militants du développement dans les décennies qui viennent : si
dans ce dernier cas, il s’agit de réaliser de profits avec la gestion (par la géo-
ingénierie) de la catastrophe, en la corrigeant ; dans le premier, il s’agit de faire
des profits en produisant les images marquantes de la catastrophe, donc en
jouant sur la fascination diffuse de se savoir au bord de l’abîme.
Il me semble que dans Take shelter, en tout cas, il y a autre chose : l’enjeu est de
savoir si les visions de la catastrophe à venir vont pouvoir être partagées. La
famille ordinaire est le lieu où se met à l’épreuve la possibilité de ce partage : c’est
une famille unie, harmonieuse, mais la question est de savoir si cette harmonie va
pouvoir survivre à la « folie » du personnage, qui est aussi sa clairvoyance. Car
même s’il ne sait pas quels gestes peuvent vraiment être à la hauteur de cette
clairvoyance, il fait en tout cas l’épreuve du gouffre qui sépare notre savoir, notre
perception des choses, et notre action. Un problème « esthétique », donc. Et si le
film s’achève lorsque s’accordent le savoir et la perception (l’action demeurant en
reste), si les personnages se trouvent unis dans la même vision, et si le film les
abandonne alors à leur sort, c’est dans la mesure où le problème du film était
seulement celui de savoir comment parvenir à cet espace où la folie lucide peut
être enfin partagée.
Il me semble qu’il y a deux types d’artistes : ceux qui se soucient de faire de l’art,
d’une part, et d’autre part ceux qui se consacrent à l’exploration de ce qu’il y a au
moyen de ce qui est donné comme art (distinction très sommaire, je vous
l’accorde, on pourra en reparler si vous voulez). Les cinéastes que vous citez, et
en particulier Wang Bing, appartiennent à la deuxième catégorie.
Il semble difficile de parler de vérification dans la mesure où Wang Bing semble
se garder d’affirmer quoi que ce soit. Pourtant, ce serait un parfait exemple, dans
la mesure où ce qu’il s’agit de vérifier, par exemple dans son premier film À l’ouest
des rails, c’est la capacité du cinéma à accompagner un monde voué à la
disparition. Et l’accompagner veut dire ici : non pas le regarder de loin, en
saupoudrant d’une vague nostalgie ce monde qui se défait. Mais, d’une part,
montrer d’abord la dureté, la cruauté, qui s’exprime dans ce monde menacé (d’où
la nécessité d’ouvrir sur une dispute et un début de bagarre). Et d’autre part, filmer
au plus près ceux qui sont dans ce monde.

Il y a bien longtemps que Godard insiste sur la nécessité de ne pas s’en tenir à la
distinction entre documentaire et fiction, mais tout le problème est de savoir
comment opérer le brouillage entre les deux. Il peut être opéré, par exemple, de
façon narcissique, par une auto-mise en scène dans laquelle le cinéaste devient
son propre personnage – un personnage de cinéaste déboussolé, qui ne sait plus
trop quoi filmer, et qui ne trouve finalement, pour dépasser sa factice panne
d’inspiration, que l’exposition de celle-ci.
Wang Bing n’a rien à voir avec ce type de narcissisme. On connaît sa méthode :
s’immerger parmi ceux qu’il filme, pour parvenir à se faire oublier. En résulte, pour
le spectateur aussi, par exemple dans les troisième et quatrième partie de À
l’ouest des rails, un rapport renouvelé à la proximité : nous sommes aussi près des
gens filmés par Wang que nous le sommes des personnages d’un western
hollywoodien. Et pourtant, cette proximité est obtenue sur fond d’une distance
que l’on n’oublie pas, qui est d’abord une distance temporelle : leurs gestes (les
gestes d’un travail devenu mystérieux, incompréhensible, dans les deux
premières parties), leurs lieux de vie, leurs attachements, sont sur le point de
disparaître, sont vus comme déjà condamnés, déjà passés depuis longtemps au
moment où nous les regardons. La question qui nous reste : que faisons-nous de
la proximité conquise avec eux ?

D. : L’insert qui se concentre sur des moments de Take shelter, le film de Jeff
Nichols, est à plusieurs titres intéressant. Il s’agit de l’avant-dernier du livre, dans
la partie intitulée « La nuit des temps », juste avant un chapitre intitulé « Les
fibres ». Le problème de l’imminence y est particulièrement important. L’instant
imminent est discuté dans le livre, en termes philosophiques. Ici, c’est en lien avec
un film bien particulier « de catastrophe ». Cet insert me semble aussi susceptible
de mobiliser une réflexion, qui est présente dans vos travaux, celle en lien avec
l’écologie.
B.A. : Le film que vous citez évoque le désastre à venir, mais en rompant avec la
complaisance douteuse généralement attachée à cette figuration. Le problème y
est plutôt de savoir comment partager une lucidité qui est strictement
indiscernable de la folie. Il s’agit de se tenir face à l’imminence d’un désastre réel
– le futur a pour nous la figure d’un désastre d’autant plus insupportable qu’il n’est
pas inévitable, mais que nous sommes pourtant impuissants à trouver les voies
pour l’éviter.
Bien évidemment, la fin du film, qui nous place au seuil de ce désastre, et nous
inscrit à même l’instant dans lequel il s’agit de se tenir à hauteur du futur qui arrive
(et qui aurait pu ne pas arriver), renvoie aussi à notre position de spectateurs de
cinéma désormais habitués à nous confronter à cette figuration du désastre.
Jusqu’à quel point celle-ci participe-t-elle de notre impuissance ?
Ici, il faudrait faire intervenir une autre voie de réflexion : celle qui questionne le
hiatus entre le type d’expérience que nous propose l’art et le type d’actes dont
nous sommes capables. Le postulat d’un enchaînement nécessaire de l’un à
l’autre (par le biais de la mythique « prise de conscience ») nous fait désormais
radicalement défaut.
Alors la question se relance : qu’est-ce que se tenir sur le seuil d’un futur invivable.
En tout cas, nous suggère le film de Nichols, c’est s’y tenir à plusieurs. C’est ne
pas laisser l’un de nous s’enfermer dans ce qui devient une idée fixe – ou un acte
fou.
Vous évoquez la question de l’écologie dans mes travaux et il est vrai que, à la
suite de beaucoup d’autres, je me consacre de plus en plus aux paradoxes
attachés à la situation planétaire. Non pour produire une belle analyse, mais pour
savoir comment construire une contre-violence : comment faire violence à nos
ennemis (qui hélas, ne sont pas seulement les fameux 1%). Comment leur faire
violence de telle sorte que leur politique marque un recul, au moment même où
ce recul est plus que jamais nécessaire.
Mais pour en revenir au cinéma, ce que vous évoquez à travers le motif de
« l’écologie » me rappelle aussi un des grands moments de découverte de ce que
pouvait être le cinéma avec la vision de Nouvelle vague de Godard. J’allais
apprendre plus tard que ce film correspondait à ce que certains critiques croyaient
bon d’appeler un « tournant romantique » chez Godard, parce qu’il donnait une
place nouvelle à la nature. En réalité, le problème était, comme toujours, de donner
à voir, et en l’occurrence, comme le disait un des intertitres, donner à voir « les
choses, non les mots ». Le « non » n’impliquait pas de préférer le muet, le film est
au contraire rempli de mots, de phrases qui reviennent. Il implique une lutte contre
le primat du langage et le primat du sens.
Vous me direz que c’est par là que l’on a coutume d’identifier un cinéma
« moderne ». Mais, « modernité » ou pas, l’important avait bien à voir (je reviens à
ce qu’indique le motif de « l’écologie ») avec un décentrement de l’humain.
Comme le disait Antonioni, chaque élément du plan a autant d’importance, ni plus
ni moins, que la figure humaine. Ce point de vue, loin d’être spécifique à la
« modernité » (si l’on entend par là : les années 1960) était au contraire relevé par
les théoriciens des origines du cinéma (je pense notamment à Béla Balázs, relayé
par Musil).
Ce que je découvrais avec Godard, et que j’allais retrouver fortement avec Straub
et Huillet, ou même avec Manoel de Oliveira, c’était ce type de plan qui donne à
voir la préexistence du monde. Le monde est là avant nous, et il s’agit d’inscrire,
dans le plan, cette préexistence. La gloire des choses délivrées du devoir de
signifier, dont parle souvent Rancière, c’est la gloire du monde, et en particulier
du monde naturel, de ses lumières et de ses vivants, qui n’en finissent pas, chaque
fois, en chaque lieu, de nous précéder.

D. : J’ai remarqué que votre nom est cité dans le générique de fin du premier film
de Nathalie Nambot, Ami, entends-tu. Ici, dans Débordements, nous avons écrit
autour de Brûle la mer, co-réalisé avec Maki Berchache. Son cinéma pourrait-il
s’insérer dans votre écriture ?
B.A. : Nathalie Nambot est d’abord une amie depuis très longtemps. Entre autres
choses, elle a réalisé les deux films que vous citez. Le premier fait entendre les
lettres de Ossip et de Nadejda Mandelstam, parfois portées par des personnes
qui en semblent la réincarnation, sur fond d’images souvent brouillées,
inévidentes, de la Russie contemporaine. Le second, sur lequel vous avez écrit un
beau texte, réalisé avec Maki Berchache, est un des plus beaux films que je
connaisse sur le désir de ceux que l’on appelle aujourd’hui les migrants, le désir
de franchir les frontières, matérielles (« brûle la mer », la Méditerranée en
l’occurrence) et surtout immatérielles, pour se retrouver « de l’autre côté ». Là où
les attend une inévitable déception, de nouvelles formes d’enfermement
(administratives, policières) et une nouvelle nécessité de lutte. Passer, donc, d’une
révolution confisquée (Tunisie) à une révolution conjurée par tout le poids des
vieilles et aberrantes institutions européennes. Pourtant, c’est bien la conclusion
que les auteurs veulent nous voir tirer de leur film qui n’est pourtant aucunement
un « film militant », mais qui pour cette raison même nous mène sans imposture à
ce désir : que brûlent, non pas la mer, mais ces vielles institutions, et leur police.
Parler du travail de Nathalie, c’est aussi évoquer la communauté qui a construit
ce lieu improbable, le laboratoire L’Abominable à la Courneuve, où sont sauvés
les moyens supposés dépassés de construire des espaces filmiques, à distance
de l’évidence désormais quasi-universelle du numérique. Ce sauvetage va de pair
avec une hospitalité (vous soulignez l’importance de ce terme dans votre article
sur Brûle la mer) qui permet d’accueillir ceux qui veulent faire un type de cinéma
qui ne peut être fait ailleurs.

Entretien réalisé entre septembre et octobre 2018.


Images : Fin d’automne (Yasujiro Ozu, 1960) / Brûle la mer (Nathalie
Nambot et Maki Berchache, 2014) - Zabriskie Point (Michelangelo
Antonioni, 1970) / Nouvelle vague (Jean-Luc Godard, 1990).

[1] « N’a-t-on pas remarqué que les expériences vécues se sont détachées de l’homme ?
Elles sont passées sur la scène, dans les livres, dans les rapports des laboratoires et des
expéditions scientifiques, dans les communautés, religieuses ou autres, qui développent
certaines formes d’expérience aux dépens des autres comme dans une expérimentation
sociale. Dans la mesure où les expériences vécues ne se trouvent pas, précisément, dans le
travail, elles sont, tout simplement, dans l’air. Qui oserait encore prétendre, aujourd’hui, que
sa colère soit vraiment la sienne, quand tant de gens se mêlent de lui en parler et de s’y
retrouver mieux que lui-même ? Il s’est constitué un monde de qualités sans homme,
d’expériences vécues sans personne pour les vivre. » Robert Musil, L’Homme sans qualités,
t. I, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 1995, p. 188.

Récemment publiés dans Entretien:

Vincent Dieutre (2018)


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