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PIan contre flux

Comment un certain cinéma du flux permet de repenser la question du plan.


par STÉPHANE BOUQUET
Qu’est-ce qui est retient l’attention dans Huit Femmes? La même chose qui déjà faisait saillie dans
Sitcom et pas du tout dans Sous le sable, à mon sens le moins intéressant des films d’Ozon parce que
film qui se voulait du drame humain (de l’épaisseur psychologique) quand Ozon est plutot un virtuose
de la forme gratuite (de la combinatoire abstraite). Sitcom et Huit Femmes sont des films, au
contraire, qui se videut de l’intérieur, épuisent leurs personnages en de simples figures ou postures,
réduisent l’intrigue à un agencement de situations archétypales et d’enchaînements gestuels.
Empruntant l’un au roman policier anglais, l’autre à la plate télévision commerciale, ces deux films se
débarrassent de tout souci du contenu (qu’est-ce que ça dit?) pour s’afficher comme un pur exercice
du plan, c’est-à-dire de la construction ou du dess(e)in. Il est bien sûr regrettable pour l’intérêt de ce
cinéma que la puissance plastique du metteur en scène Ozon soit des plus limitées, mais il reste qu’il
représente une hypothèse intrigante et jusqu’au-boutiste : un film selon Ozon n’est rien qu’un plan. Il
s’agit de parvenir à un but (faire souffrir ou rire ie spectateur) non pas en produisant de l’émotion ou
de la durée, de l’espace ou du beau, mais en menant ledit spectateur par le bout du nez selon une loi
d’organisation mûrement réfléchie. On me dira — et on aura raison — que ce n’est pas nouveau
puisque aussi bien Hitchcock s’ingéniait déjà à cela. Certes, et qui plus est, il le faisait infiniment
mieux. N’empêche, Ozon a l’intérêt de faire fonctionner à vide (c’est-à-dire sans puissance esthétique)
cette idée que le cinéma est une cosa mentale, une composition de lignes et de volumes, un dessin. Il
peut donc passer pour un représentant-limite d’une conception que l’on dira, pour faire vite,
«classique» même si elle compte en ses rangs des cinéastes on ne peut plus contemporains.
Ces cinéastes du pian, pour qui le cinéma est une somme de discours composés sur plusieurs niveaux
( le plan proprement dit, la séquence, la suite des séquences qui constitue le dessein du film)
reconduisent assez naturellement le discours et les pratiques des partisans du dessin, qui
s’opposèrent, au XVIIe siècle, aux zélotes de la couleur. Le dessin était perçu comme un incomparable
instrument de connaissance parce qu’il définissait les objets en traçant leurs contours. Le trait était
donc un moyen de définition des choses et conséquemment une matérialisation de l’idée. On sait
d’ailleurs que c’est à peu près à ce moment-là que le «pourtraict» devient non plus seulemeut une
représentation de la puissauce sociale mais un instrumeut d’élucidation psychologique où les peintres
ètudiaient non pas forcément la vérité intime des modèles mais des états de l’âme (la mélancolie, la
joie, etc.). Dessiner ce n’était donc pas copier le réel mais mettre en œuvre un savoir, une logique, un
ordre du monde. On voit bien comme toute une tradition cinématographique (la plus nombreuse)
s’est inscrit et s’inscrit encore dans cette idée que mettre en scène c’est dessiner (que l’on story-boarde
ou pas) et donc organiser de l’inorganisé, de l’informe, de l’instructuré pour finalemeut construire un
seus ou une émotion. Quitte à désorganiser tout cela ensuite, mais selon un schéma intellectuel clair
en qui donne un sens aussi à la destruction de l’ordre.
Il famt sans doute redire qu’il ne s’agit pas ici de taxer les partisans du plan d’un quelconque arrière-
gardisme. Les analyses figurales de John Woo par Nicole Brenez, autour du couple figuration-
dissemblance, disent assez qu’un cinéma superconternporain peut s’inventer de ce côté-là1. Il s’agit
simplement de dire que le cinéma du plan implique une certaine croyance dans le discours de la mise
en scène, c’est-à-dire dans la possibilité d’un ordre transcendant qui vienne informer le réel. Les
cinéastes du plan sont du côté de la Raison, ils pratiquent un art rationnel, un art où quelque chose se
donne à voir, ce que Poussin appelait « de belles idées » faisant écho (sans doute en le sachant) à
l’eidos (l’idée, la forme) platonicienne. Même si les cinéastes dits modernes (depuis Antonioni ou
Resnais jusqu’à Moretti, Monteiro ou Béla Tarr) ont été sensibles à une certaine puissance du négatif
qui posait que tout discours ou presque est impossible (incommunicabilité, oubli, impuissance,
faiblesse, incroyance) et finalement voué au mutisme, ils n’en restent pas moins profondément
parents des cinéastes dits classiques. Pour les uns et les autres, la forme du film réside dans les
agencements de l’esprit et dans les pouvoirs organisateurs de l’abstraction. Faire un film comme on
dit: tracer un plan.
Il n’est pas sans intérêt de rappeler que Poussin s’opposa violemment au Caravage, qu’il accusait de «
détruire la peinture » parce que ce dernier aurait renoncé aux « belles idées », autant dire au dessin,
pour les charmes sulfureux de la couleur. La couleur, lorsqu’elle est le principe organisateur du
tableau, n’est pas du côté analytique et rationnel de la pensée, mais de celui de la consistance des
choses, de la sensation, de l’harmonie, de la confusion des formes, de la profusion du réel. La
couleur, assez logiquement, s’est trouvée être une arme privilégiée des peintres attirés par l’esthétique

1 “Pourquoi faut-il tuer les morts » dans L’Invention de la figure humaine, Cinémathèque française,
1995.
baroque, qui ne croyaient pas à une claire ordonnance du sens, mais plutôt aux vertus des illusions,
des apparences et des fards, de l’insignifiance de tout et d’eux-mêmes.
Sans doute, un certain cinéma contemporain a su trouver un pareil opérateur de confusion, de
trouble, de mélange. On pourrait le nommer flux — en tant qu’il est un principe de défilement
permanent et infini — et l’opposer au plan, suite ordonnée de compositions ordonnées (ou savamment
désordonnées). Loft Story serait une représentation idéal typique de ce principe du flux où il n’y
aurait rien d’autre à voir que le pur passage des images. On ne peut pas reprocher à Loft Story de ne
pas produire de pensée puisque l’émission appartient (sans le savoir, c’est à craindre) à un régime
d’images qui proclame l’abolition du discours au profit d’un réel intéressant parce que réel non
organisé, non discursif. D’une autre façon, lorsque Ferrara laisse tourner ses caméras vidéo dans
certains de ses derniers films, c’est pour dire la même chose : les choses sont là, pourquoi les
manipuler? A la limite, l’esthétique contemporaine du flux suppose la disparition du cinéaste dont on
n’a plus besoin puisqu’il n’y a plus rien à construire. Quoi qu’il arrive, le réel a lieu, et il est toujours
intéressant en tant qu’il est du réel. Et pourquoi pas, après tout?
Pourquoi pas ? Parce que, au bout du compte, une œuvre de flux pur ne produit qu’un spectateur
enferrné dans un solipsisme narcissique.Tout réel (même le mien, chaque jour) est possiblement un
film. On sait l’argument en faveur du Loft : cela nous parle de nous. Sauf que non : précisément le Loft
ne parle pas, il est l’expression du mutisme de la chose qui passe à laquelle il ne donne aucun rythme.
Benveniste rappelle dans Problèmes de linguistique générale2 que le mot rythme est une
conceptualisation de la première école atomiste (Leucippe, Démocrite). Refusant toute idée de
principe transcendant, les atomistes soutiennent que le rythme est la forme que prend la pensée du
monde lequel est écoulement perpétuel, flux, variabilité constante. La tâche du cinéaste de flux
consiste donc, non à organiser une forme définie pour faire discours, mais à intensifier des zones du
réel, à en actualiser certaines puissances, tout en laissant au dit réel son statut aléatoire, indécidé,
mouvant.
Cela consiste à faire du rythme quand d’autres font du sens (encore une fois, l’un vaut l’autre). Une
suite à ce papier se proposera d’étudier les procédures rythmiques dans le cinéma du flux, dont on
peut donner ici quelques exemples : ne pas assigner les personnages (ou les acteurs) à un être précis
mais les délocaliser (comme Lynch dans Mulholland Drive ou dans Lost Highway — on remarquera
d’ailleurs que les deux titres évoquent le long lacet d’une route) ; mais les rendre inidentifiables (Les
Cendres du temps) ou interchangeables (Fleurs de Shanghai) ; mais les évacuer comme personnages
pour les conserver comme corps asignifiants (Time and Tide). Lequel Time and Tide (temps et flux)
utilise aussi une autre stratégie essentielle de ce cinéma-là : moins faire une mise en scène qu’une
mise en mouvement ou en continuité (d’où les recours sans cesse à passerefle, filin, couloir, escalier,
toutes métaphores du passage).
Beau Travail aussi se construit autour de cette continuité du mouvement où s’indifférencient par
exemple le corps et l’eau. De ce point de vue, l’usage du chorégraphique ne ressemble en rien à celui
de John Woo : dans un cas, il y a de la composition, dans l’autre, des procédures de métamorphoses
(de circulation entre état humain, animal, végétal, voire mineral). En première analyse, il est donc
possible de dire que le cinéma du flux ne devient tel que par un processus d’arrachement à tout
principe d’identité, de permanence, de logique. Il ne dit plus qu’il est quelque chose (un tracé, une
définition) mais qu’il est autre chose aussi: image ou homme ou animal ou être ou tout.

Ce texte est le premier volet d’un feuilleton théorique trimestriel autour de quelques questions
esthétiques d’aujourd’hui.
CAHIERS DU CINÉMA, MARS 2002

2 Cf. chapitre XXVII, «La Notion de rythme dans son expression linguistique ».

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