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1 “Pourquoi faut-il tuer les morts » dans L’Invention de la figure humaine, Cinémathèque française,
1995.
baroque, qui ne croyaient pas à une claire ordonnance du sens, mais plutôt aux vertus des illusions,
des apparences et des fards, de l’insignifiance de tout et d’eux-mêmes.
Sans doute, un certain cinéma contemporain a su trouver un pareil opérateur de confusion, de
trouble, de mélange. On pourrait le nommer flux — en tant qu’il est un principe de défilement
permanent et infini — et l’opposer au plan, suite ordonnée de compositions ordonnées (ou savamment
désordonnées). Loft Story serait une représentation idéal typique de ce principe du flux où il n’y
aurait rien d’autre à voir que le pur passage des images. On ne peut pas reprocher à Loft Story de ne
pas produire de pensée puisque l’émission appartient (sans le savoir, c’est à craindre) à un régime
d’images qui proclame l’abolition du discours au profit d’un réel intéressant parce que réel non
organisé, non discursif. D’une autre façon, lorsque Ferrara laisse tourner ses caméras vidéo dans
certains de ses derniers films, c’est pour dire la même chose : les choses sont là, pourquoi les
manipuler? A la limite, l’esthétique contemporaine du flux suppose la disparition du cinéaste dont on
n’a plus besoin puisqu’il n’y a plus rien à construire. Quoi qu’il arrive, le réel a lieu, et il est toujours
intéressant en tant qu’il est du réel. Et pourquoi pas, après tout?
Pourquoi pas ? Parce que, au bout du compte, une œuvre de flux pur ne produit qu’un spectateur
enferrné dans un solipsisme narcissique.Tout réel (même le mien, chaque jour) est possiblement un
film. On sait l’argument en faveur du Loft : cela nous parle de nous. Sauf que non : précisément le Loft
ne parle pas, il est l’expression du mutisme de la chose qui passe à laquelle il ne donne aucun rythme.
Benveniste rappelle dans Problèmes de linguistique générale2 que le mot rythme est une
conceptualisation de la première école atomiste (Leucippe, Démocrite). Refusant toute idée de
principe transcendant, les atomistes soutiennent que le rythme est la forme que prend la pensée du
monde lequel est écoulement perpétuel, flux, variabilité constante. La tâche du cinéaste de flux
consiste donc, non à organiser une forme définie pour faire discours, mais à intensifier des zones du
réel, à en actualiser certaines puissances, tout en laissant au dit réel son statut aléatoire, indécidé,
mouvant.
Cela consiste à faire du rythme quand d’autres font du sens (encore une fois, l’un vaut l’autre). Une
suite à ce papier se proposera d’étudier les procédures rythmiques dans le cinéma du flux, dont on
peut donner ici quelques exemples : ne pas assigner les personnages (ou les acteurs) à un être précis
mais les délocaliser (comme Lynch dans Mulholland Drive ou dans Lost Highway — on remarquera
d’ailleurs que les deux titres évoquent le long lacet d’une route) ; mais les rendre inidentifiables (Les
Cendres du temps) ou interchangeables (Fleurs de Shanghai) ; mais les évacuer comme personnages
pour les conserver comme corps asignifiants (Time and Tide). Lequel Time and Tide (temps et flux)
utilise aussi une autre stratégie essentielle de ce cinéma-là : moins faire une mise en scène qu’une
mise en mouvement ou en continuité (d’où les recours sans cesse à passerefle, filin, couloir, escalier,
toutes métaphores du passage).
Beau Travail aussi se construit autour de cette continuité du mouvement où s’indifférencient par
exemple le corps et l’eau. De ce point de vue, l’usage du chorégraphique ne ressemble en rien à celui
de John Woo : dans un cas, il y a de la composition, dans l’autre, des procédures de métamorphoses
(de circulation entre état humain, animal, végétal, voire mineral). En première analyse, il est donc
possible de dire que le cinéma du flux ne devient tel que par un processus d’arrachement à tout
principe d’identité, de permanence, de logique. Il ne dit plus qu’il est quelque chose (un tracé, une
définition) mais qu’il est autre chose aussi: image ou homme ou animal ou être ou tout.
Ce texte est le premier volet d’un feuilleton théorique trimestriel autour de quelques questions
esthétiques d’aujourd’hui.
CAHIERS DU CINÉMA, MARS 2002
2 Cf. chapitre XXVII, «La Notion de rythme dans son expression linguistique ».