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Itinéraires de Roberto Rossellini

Robert Bonamy (dir.)

DOI : 10.4000/books.ugaeditions.1090
Éditeur : UGA Éditions
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 28 février 2017
Collection : La Fabrique de l’œuvre
ISBN électronique : 9782843103650

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782843102882
Nombre de pages : 178

Référence électronique
BONAMY, Robert (dir.). Itinéraires de Roberto Rossellini. Nouvelle édition [en ligne]. Grenoble : UGA
Éditions, 2014 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
ugaeditions/1090>. ISBN : 9782843103650. DOI : 10.4000/books.ugaeditions.1090.

© UGA Éditions, 2014


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Itinéraires de
Roberto Rossellini
textes réunis
et présentés par

Robert Bonamy
Itinéraires de Roberto Rossellini
La Fabrique de l’œuvre
Collection dirigée par Claude Coste et Françoise Leriche

La collection « La Fabrique de l’œuvre » a pour objectif d’enrichir la


rélexion sur la création littéraire et artistique en donnant toute leur
place, dans le panorama critique contemporain, aux études de genèse.
Les ouvrages retenus contribueront à familiariser le lecteur avec ces
récents objets d’étude que sont les archives de la création, et à renouveler
la compréhension du travail esthétique en portant à notre connaissance
l’émergence, le développement, les transformations (voire l’inachèvement
ou l’échec), d’écritures ou d’expressions appartenant à des genres divers.
Textes littéraires ou non, œuvres artistiques individuelles ou collectives
(arts plastiques, photographie, productions musicales, théâtrales ou
cinématographiques, œuvres multimédia ou numériques), tous les
corpus sont les bienvenus.
La collection publie des études monographiques portant sur la genèse
d’une œuvre ou partie de l’œuvre, d’un personnage, d’un phénomène
stylistique ou formel ; des études transversales analysant des éléments
génériques ou formels à travers plusieurs corpus ; et des études consacrées
à l’histoire de la critique génétique, son vocabulaire, ses théories, ses
pratiques, son évolution. Les ouvrages peuvent être accompagnés d’un
CD, CD-rom, DVD, pour les corpus qui ne relèvent pas de l’imprimé.
Dans la même collection

L’inquiétude du discours. Barthes et Foucault au Collège de France


Guillaume Bellon, 2012.

Les archives de Marguerite Duras


Textes réunis et présentés par Sylvie Loignon, 2012.

Éléments de catalogage

Itinéraires de Roberto Rossellini / Textes réunis et présentés par Robert


Bonamy. – Grenoble : ELLUG, 2014.
178 p. + 1 DVD ofert : couv. ill. en coul. ; 21,5 cm.
DVD  : La dernière utopie. La télévision selon Roberto Rossellini, par Jean-Louis
Comolli (90’) – Adriano Aprà & Jean-Louis Comolli, entretien (39’). Tous les
droits des documents reproduits sur ce DVD sont réservés. © Ina / Paris – Vivo
Film / Rome – 2006.

Collection « La fabrique de l’œuvre », ISSN 2258-9074


ISBN 978-2-84310-288-2

Maquette : Nicolas Protin, ELLUG.

Illustration de couverture : Ingrid Bergman dans Stromboli, © Films sans frontières.

ELLUG, 2012
Université Stendhal
B.P. 25
38040 Grenoble cedex 9
ISBN 978-2-84310-288-2
Itinéraires de
Roberto Rossellini

Textes réunis et présentés par

Robert Bonamy

ELLUG
Université Stendhal
Grenoble
2014
Introduction

Poétique de Rossellini : des images mobiles

Robert Bonamy
En les disciples d’Assise, de François
l’émerveillant et doux, s’exalte le monde
auquel ils sont absents d’aller pieds nus
par vœu à une Étoile qui n’a, au fond,
que le dessin de leurs pas.
Jacques Sicard 1

« Je ne suis pas un cinéaste 2. » Cette célèbre négation autobiographique,


presque déinitive, formulée par Rossellini, n’est assurément pas anec-
dotique. Et ce, particulièrement dans le contexte des années 1970 où
Rossellini réalise des ilms de télévision, projets didactiques et historiques.
Cette période décrite comme un « tournant » a d’ailleurs fait l’objet de
travaux universitaires ces dernières années 3 et correspond à une ligne de
conduite possible pour un cinéaste-critique contemporain comme Jean-
Louis Comolli. Les deux ilms-documents qui accompagnent le présent
volume témoignent au plus près de cette démarche. Il n’en demeure pas
moins que si l’on pense en terme de « poétique » d’un cinéaste, dans le
sens précis que lui donne Jean-Claude Biette en associant esthétique et

1. Jacques Sicard, « Onze Fioretti de François d’Assise », dans Films en prose, Paris,
La Barque, 2013, p. 135.
2. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, Paris, Ramsay, 1987, p. 19. À
propos de cette déclaration, voir Raymond Bellour, « Le cinéma, au-delà », dans
Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma /
La Cinémathèque française, 1990, p. 82-87.
3. Patrick Werly (dir.), Roberto Rossellini. De la iction à l’histoire, Lormont, Éditions
Le Bord de l’eau, 2012. Aurore Renaut, qui contribue au présent ouvrage collectif,
prépare, chez le même éditeur, un ouvrage issu de sa thèse de doctorat consacrée
à la télévision de Roberto Rossellini.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

fabrique, Rossellini est principalement cinéaste, et, quoi qu’en dise aussi
Biette lui-même qui reste assez distant avec la plupart des ilms tardifs
de Rossellini, il est parfois cinéaste de télévision.
Jean-Claude Biette, en tant que critique, quoique le désigner comme
« écrivain de cinéma » serait de toute évidence plus adapté, peut être
lu à travers ses recueils de textes initialement parus dans des revues,
Poétique des auteurs 4 étant suivi de Qu’est-ce qu’un cinéaste ? 5. Ce passage
de l’auteur au cinéaste est une préférence, presque une théorie. Que le
texte d’ouverture du volume paru en 2000, article initialement publié
en 1996 dans la revue Traic sous le titre « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? »,
déinisse ce qu’est un cinéaste en se référant aux ilms de Rossellini est
probablement tout sauf un hasard, presque une réponse.
Voici la déinition proposée par Biette :
À ce point me voilà obligé […] de hasarder ma propre déinition, qui
est un peu plus qu’une hypothèse, un peu moins qu’une certitude. Est
cinéaste celui ou celle qui exprime un point de vue et sur le monde et
sur le cinéma et qui, dans l’acte même de faire un ilm, accomplit cette
opération double qui consiste à la fois à entretenir la perception sin-
gulière d’une réalité (à travers un récit quel qu’il soit, des acteurs quels
qu’ils soient, un espace et un temps quels qu’ils soient) et à l’exprimer en
partant d’une conception générale de la fabrication d’un ilm qui est – elle
aussi – une et singulière, qui résulte d’une perception et d’une assimila-
tion des ilms existant avant lui, et qui lui permet, par une longue suite
de manœuvres souterraines que le cinéaste peut parfaitement ignorer
ou laisser s’accomplir dans un semi-éveil de la conscience, ou penser
du tout au tout, de trouver des solutions personnelles et singulières à
ce que doivent être dans tel ilm, au moment sans cesse changeant où
il se fabrique, son récit, ses acteurs, son espace, avec toujours un tant
soit peu plus de monde que de cinéma 6.

Au fond, le présent recueil sur les itinéraires de Rossellini se souhaite


attentif à cette « opération double » prise dans une mobilité constante.
La singularité esthétique de Rossellini, notamment son « réalisme »
– notion que nous hésitons presque à reconduire, tant son systématisme
irréléchi est dominant dès lors qu’il est question de Rossellini ou de
ce que l’on désigne communément comme le « néoréalisme italien » –,

4. Jean-Claude Biette, Poétique des auteurs, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Écrits »,
1988.
5. Jean-Claude Biette, Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, Paris, POL, 2000.
6. Ibid., p. 19-20.
Poétique de Rossellini : des images mobiles 

est solidaire de textes envisageant la poétique comme poiein, le « com-


ment c’est fait » 7.
S’il est toujours délicat de ne pas prendre à la lettre les propos d’un
auteur tel que Rossellini, en faire un cinéaste, toujours dans la perspec-
tive de Biette, amènerait davantage à prendre littéralement en compte
les ilms eux-mêmes. « Littéralement », ce n’est pas peu dire quand on
sait la place que prend le concept de littéralité dans la pensée de Gilles
Deleuze, puis de François Zourabichvili 8. Dans notre recueil, la littéralité
ilmique n’exclut toutefois jamais la prise en compte des déclarations
de Rossellini, tant l’aimantation produite par ses propos est grande.
Mais prendre en compte les propos de Rossellini, c’est aussi accepter
de les rendre mobiles. Par exemple : « Les choses sont là. […] Pourquoi
les manipuler 9 ? » Ces phrases sont remises astucieusement en jeu par
Godard dans un chapitre d’Histoire(s) du cinéma lorsqu’il leur enlève
un point d’interrogation, et sont particulièrement mises en mouvement
dans le présent ouvrage au regard des ilms eux-mêmes.
Les ilms de Rossellini ont suscité des écrits sur le cinéma qui sont
autant d’avancées théoriques. Avec les ilms de Rossellini, la pensée cri-
tique et esthétique du cinéma n’a pu faire autrement que de se remettre
au travail, aux prises avec des trajectoires ilmiques multiples, faites de
bifurcations qui ne se limitent pas à de simples césures, à des passages
trop évidents ou à des relais entre périodes (le cinéma puis la télévision,
le passage – aujourd’hui particulièrement romancé – de la Magnani à
la Bergman, etc.). Notre recueil se retrouve dans cette multiplicité qui
repose sur diférents registres de mobilité. Il est à cet égard signiicatif
que Jean Louis Schefer ait intégré l’itinéraire d’Edmund à ses Images
mobiles 10, tant Allemagne année zéro (1948) « ne laisse mobile que cet
enfant chez qui le besoin de désir n’a pas encore mangé la vie ». La marche
de cet enfant l’amène à un « dernier labyrinthe » que l’écriture de Schefer

7. Voir Jacques Bontemps, « Biette dans le labyrinthe », Traic, no 85, printemps 2013,
Jean-Claude Biette, l’évidence et le secret, p. 44.
8. François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais, Paris, PUF, coll. « Lignes
d’art », 2011.
9. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé [1984], textes réunis par Alain Bergala,
Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2008, p. 80. Propos d’un entretien avec
Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette paru dans les Cahiers du cinéma, no 94,
1959.
10. Jean Louis Schefer, Images mobiles. Récits, visages, locons, Paris, POL, 1999, p. 115-
122. Texte paru initialement dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto
Rossellini, op. cit.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

atteint dans toute sa force. La caméra « constamment mobile » fait partie


des aspects pour lesquels Schefer aime le ilm. En outre, cette mobilité
sera celle, diférente, mais tout autant accompagnée de mouvements et
de raccords dans le mouvement, des personnages interprétés par Ingrid
Bergman. Mobilité constante qui prendra des trajectoires diférentes
dans les ilms les plus tardifs de Rossellini, même si la marche y est tou-
jours présente. Une « esthétique du mouvement cinématographique »,
pour reprendre le titre d’un essai de Suzanne Liandrat-Guigues 11, est à
l’œuvre dans les ilms de Rossellini.
Le présent ouvrage est bien une opportunité pour formuler plusieurs
hypothèses qui mettent à l’épreuve quelques normes de discours sur
Rossellini. Sont ainsi réunies des démarches et des approches qui ne vont
pas sans risques ; précisément, la réunion d’études est le lieu de telles
tentatives où la rigueur épistémologique côtoie certaines propositions
assez libres, sans qu’elles soient strictement spéculatives, en ceci que
ces propositions sont intimement liées au souci constant de procéder
par extraction d’idées cinématographiques à partir des ilms eux-mêmes
ou de documents intimement liés aux œuvres.
La ilmographie de Roberto Rossellini ne se limite surtout pas à un
ou deux ilms célèbres dont, bien entendu, Rome, ville ouverte (1945).
Résumer l’intérêt de son œuvre par une doxa, celle désormais associée
au néoréalisme italien, est aussi une approche sans doute trop répandue,
tant les ilms de Rossellini contredisent, parfois profondément, les
attendus destinés à produire une déinition du néoréalisme que les
manuels répètent à satiété, qu’elle soit technique, politique, stylistique
ou esthétique. Bien entendu, il y a des particularités souvent soulignées
au sujet de la fabrication des ilms en 1945 (la quantité et la qualité très
variables de la pellicule, la sortie des studios, les acteurs non profes-
sionnels, l’absence d’intrigue, de décors ou encore – une absence plus
diicile à accepter au regard de plusieurs ilms – celle du montage avec
l’idée que les ilms suivent des personnes réelles, en temps réel dans
une vie quotidienne. On rappellera au passage l’opposition tranchée de
Rossellini au cinéma dit « cinéma-vérité »). Des controverses critiques
sont bien connues sur les implications et les limitations du substantif
« néoréalisme » qui regroupe tellement de ilms diférents. Des cinéastes,
dont Rossellini lui-même, en ont proposé, à plusieurs périodes et jusqu’au

11. Suzanne Liandrat-Guigues, Esthétique du mouvement cinématographique, Paris,


Klincksieck, coll. « 50 questions », 2005.
Poétique de Rossellini : des images mobiles 

terme de leur carrière, des déinitions. Jusqu’au bout pour Rossellini,


puisqu’il revient sur ce sujet au cours du colloque autour du cinéma
et de la télévision qu’il a organisé à l’occasion de sa présidence du
Festival de Cannes 1977, quelques semaines avant sa mort. Ain, dit-il,
de tracer le chemin précis de sa rélexion sur l’image, il repart de son
expérience de cinéaste et de que l’on a donc appelé plus de trente ans
auparavant le « néoréalisme ». Non sans faire rapidement état de son
agacement face aux usages de ce terme, il déclare : « Le néoréalisme
[…] c’était se libérer des structures absolument écrasantes 12. » Alors
certes, la structure écrasante et ritualisée est bien celle du studio, et en
sortir, se retrouver confronté à une nécessité d’inventer des formes et
des techniques est une première chose, un premier déplacement. Mais
ce n’est justement qu’un premier déplacement dans la ilmographie de
Rossellini qui en connaît bien d’autres, face à d’autres structures qui ont
le pouvoir de iger : « Il faut en permanence mettre en marche quelque
chose de nouveau 13. »
Aujourd’hui, plutôt que de penser les ilms du cinéaste « au miroir »
de la société italienne d’une seule époque donnée, il paraît au moins
aussi intéressant de suivre ses multiples itinéraires tant ils sont faits de
déplacements, dans diférents sens. Dans un sens géographique, presque
cartographique, aussi bien dans les rues de Naples dans Voyage en Italie
(1953), qu’en Inde dans L’Inde vue par Rossellini (1957, version italienne ;
la version française est intitulée J’ai fait un beau voyage), ou à travers
deux états des lieux de l’Allemagne dans Allemagne année zéro (1948) et
La Peur (1954, dernier ilm avec Ingrid Bergman). On remarque assez vite
à ces quelques évocations que cette mobilité spatiale est accompagnée
de trajectoires temporelles complexes. Les sites mémoriels de Voyage en
Italie sont tout autant le point de départ du présent recueil, qui se met
ainsi d’emblée sous le signe d’une réelle complexité de la pensée. Voyage
en Italie trace un itinéraire ilmique beaucoup plus mystérieux qu’on
a parfois pu l’écrire, notamment si l’on suit le « sillage des statues ». En
partant du premier texte de Suzanne Liandrat-Guigues, les diférentes
contributions restent attentives aux modulations esthétiques entre les
ilms de périodes diférentes, aux passages de pays à d’autres, comme
du cinéma à la télévision. Elles envisagent aussi comment les ilms

12. Propos extrait du ilm Le Colloque de Cannes 1977, le dernier combat, réalisé par
Jacques Grandclaude.
13. Idem.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

parcourent, sous forme d’échos, des textes poétiques, des créations


théâtrales, des textes philosophiques, etc.

*
**
Cet ouvrage répond à plusieurs résonances actuelles. En in de cette
introduction, nous avancerons quelques brèves hypothèses à partir du
ilm Beaubourg, centre d’art et de culture Georges Pompidou (1977) 14,
difusé seulement deux fois en 1977, par l’ORTF et la RAI, et qui donne
actuellement lieu à plusieurs recherches, notamment à la suite de
quelques projections ou d’une installation, dernièrement, pendant l’été
2012, au Macba, le musée d’Art moderne de Barcelone. Il s’agit ainsi, en
quelque sorte, de « remonter » Rossellini, de défaire les commencements
habituels, peut-être un peu trop balisés. Ensuite, et cet enjeu est consi-
dérable, l’empreinte des idées cinématographiques de Rossellini persiste
dans le cinéma moderne et contemporain, qui poursuit en quelque sorte
les chemins tracés tout en les réinventant. Les prolongements dans les
œuvres de Rohmer (notamment télévisuelles), Godard et plusieurs
cinéastes de la modernité des années 1960 sont passionnants, mais il
y en a d’autres. Plusieurs idées rosselliniennes transitent par des ilms
qui le suivent, sans nécessairement que la question soit seulement celle
de la iliation. Autrement dit, les ilms de Rossellini continuent leur
fabrique… D’autres résonances passent par des textes récemment publiés
qui cherchent à réenvisager certaines igures rosselliniennes, Georges
Didi-Huberman revient par exemple sur Stromboli dans Peuples exposés,
peuples igurants 15. À charge donc pour ce livre collectif de proposer des
itinéraires, des liaisons, entre des ilms de diférentes périodes, autour
de quelques problèmes cinématographiques. Ce remontage passera par
d’autres cinéastes, selon une rélexion qui concerne les prolongements
des enjeux rosselliniens.

*
**
Le commencement de notre rélexion s’appuie sur la façon dont
l’œuvre se referme, avec un des deux derniers ilms réalisés l’année

14. Ce ilm, difusé l’année de la mort de Rossellini, est à considérer dans son inachè-
vement relatif.
15. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples igurants, tome 4 de L’Œil de
l’histoire, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p. 162-167. Du même auteur, en partie
sur Rossellini, voir également « Porter plainte », De(s)générations, no 18, juin 2013,
Vies anonymes.
Poétique de Rossellini : des images mobiles 

de sa disparition par Roberto Rossellini : Beaubourg, centre d’art et de


culture Georges Pompidou. Ce ilm est donc difusé pour la première
fois en France le 4 juin 1977 par l’ORTF, soit le lendemain du décès de
Rossellini. Il constitue un essai, en même temps qu’une archive esthé-
tique, à partir de l’événement que constitue l’ouverture de ce bâtiment au
public. Jacques Grandclaude a réalisé à cette occasion un documentaire
qui n’existe actuellement que sous la forme d’une vingtaine d’heures
de rushes, montrant Rossellini et son équipe au travail. Ce document
permet de conirmer la connaissance de plusieurs aspects techniques,
mais aussi de réléchir à la spéciicité de cette expérience ilmique.
La carrière de Rossellini se termine ainsi par deux essais : ce ilm et
Concert pour Michel-Ange, enregistré à la chapelle Sixtine du Vatican,
concert de musique sacrée devant Le Jugement dernier de Michel-Ange.
Concert pour Michel-Ange témoigne d’un art et d’une institution que
l’on peut percevoir, ainsi que le propose Adriano Aprà, en tension avec
Beaubourg, centre d’art et de culture Georges Pompidou, ilm sur une
institution moderne, dédiée à l’art dit « moderne » et « contemporain ».
Ceci dit, le trajet proposé par le ilm passe assez longuement par la BPI
et toute sa mémoire du monde : mémoire encyclopédique, mais mémoire
sans doute sélective lorsque le ilm s’attarde sur les rayons susceptibles
d’entrer en incidence avec plusieurs idées particulières à d’autres ilms
de Rossellini, notamment les religions ou, plus largement, la croyance.
Le ilm enregistre un temps qui lui est contemporain, il se situe donc
un peu en marge de l’encyclopédie historique qui passe notamment par
une reconstitution, via un trucage bien connu (l’utilisation du miroir
Schüftan, réadapté, qui permet d’insérer des éléments visuels dans une
image), de monuments et de lieux avec lesquels les igures principales
évoluent comme dans un décor réel. Dans les ilms historiques, une mise
en scène en plan-séquence s’appuie ainsi sur les panoramiques d’accom-
pagnement et les travellings optiques (le zoom contrôlé à distance par
Rossellini lui-même) selon des recadrages et un battement permanent
correspondant à une conscience en acte. Pour le son, toujours pour ces
ilms historiques, un élément remarquable, en dehors des voix, est l’usage
d’un bourdonnement tonal par synthétiseur – le Mixerama –, procédé
issu d’une collaboration avec Mario Nascimbene. La question est celle de
l’artiice, dans la perspective d’une certaine théâtralité ; cela ne se limite
d’ailleurs pas aux ilms de télévision. En ce qui concerne Beaubourg,
centre d’art et de culture Georges Pompidou, le zoom reste un élément
décisif, mais l’enjeu n’est plus historique, au sens d’une reconstitution
 Itinéraires de Roberto Rossellini

historique. Le bâtiment est de son époque, il n’y a plus aucune grande


igure humaine, humaniste et historique à suivre en priorité. Le ilm
décrit une institution, un lieu qui est aussi un appareil. Une visite donc
sans personnage principal. Ce n’est évidemment pas la première visite de
musée ou de « grand ensemble » dans la ilmographie de Rossellini, que
les personnages-visiteurs soient ceux des ictions avec Ingrid Bergman
ou ceux de L’Âge de Cosme de Medicis (1972) commentant des tableaux
du xve siècle et dialoguant de l’Ancien et du Nouveau dans le cadre de
la Basilique Santa Maria Novella de Florence.
Les sculptures du Centre Georges Pompidou sont très diférentes
de celles du Musée archéologique national de Naples, ilmées dans
Voyage en Italie. Toutefois, des mouvements d’appareil enlacent de
manière assez similaire plusieurs sculptures d’un autre temps, sans
Katherine donc, mais avec des igurants visibles et des voix anonymes.
Si le ilm de 1977 peut aussi épisodiquement s’attarder sur la marche
d’une visiteuse anonyme, en faisant apparemment raccorder le tableau
à son regard, le rapprochement avec la visite de 1953 est momentané et
la survivance est incidente.
La description d’un « grand ensemble », des diférentes parties qui
composent le Centre pompidou et ses environs, est bien le sujet véritable
de ce ilm. Remarquons que cette question du « grand ensemble » n’est
d’ailleurs pas étrangère aux débuts de Rossellini, particulièrement en
ce qui concerne la description du fonctionnement du navire dans Le
Navire blanc (1941). Si le personnage de Katherine visite notamment un
musée et diférents lieux mémoriels dans Voyage en Italie, le personnage
d’Irène traverse en plusieurs étapes les lieux du peuple fréquenté dans
Europe 51 (1952). Une de ces étapes, celle qui désoriente peut-être le plus
le personnage et le spectateur, est la visite d’une usine. Cette scène est
célèbre, elle est aussi décisive pour la pensée du cinéma ; à titre d’exemple,
elle est la plus citée de tous les cas ilmiques convoqués dans les deux
tomes que Gilles Deleuze consacre au cinéma 16. Alors que les ouvriers
encadrent Ingrid Bergman à l’approche de l’usine envisagée à partir
d’une logique de raccords regard liée à l’évolution de la protagoniste,
la description de l’usine devient, selon Gilles Deleuze, « néoréaliste »
– terme employé dans une acception qui se détourne de son usage

16. Sur cette scène dans les écrits de Gilles Deleuze, voir Dork Zabunyan, « “L’exemple
éternel” : la scène de l’usine dans Europe 51 », dans Gilles Deleuze. Voir, parler,
penser au risque du cinéma, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, coll. « L’œil vivant »,
2006, p. 126-132.
Poétique de Rossellini : des images mobiles 

conventionnel – et non réaliste ; cette description passe par quelques


traits, elle est « physico-géométrique » et ne prend pas pour objet le
fonctionnement pratique de l’usine. Cette séquence de l’usine pose le
problème d’une vision intérieure du personnage, mais pas au niveau d’une
simple subjectivité ; Deleuze parlera de « voyant ». Le texte de Deleuze se
réfère à la déclaration après coup du personnage d’Irène : « j’ai cru voir
des condamnés ». Cet écart vis-à-vis du réalisme organique de l’usine
rend possible une description de situations optiques et sonores pures
liées, littéralement (François Zourabichvili prolonge dans ses écrits le
concept de littéralité), à la visite et à la vision d’une prison. On note que
les ouvriers sont de simples silhouettes et qu’un bruit de fond domine.
Diféremment, dans Voyage en Italie, on note que, si le personnage de
Katherine parcourt en voiture les rues de Naples, séparée en même
temps que reliée par le raccord regard aux passants anonymes, avec tout
de même une présence quasi fantasmagorique de convois mortuaires
et de femmes enceintes liés à l’intrigue, le peuple n’est plus exposé, ne
igure plus dans les diférents sites visités, dont le musée de Naples.
L’itinéraire de la visite ilmique du Centre Pompidou passe par une
géométrie particulière, celle des mouvements d’appareil permanents pris
dans le trouble des voix des visiteurs invisibles qui viennent menacer la
luidité de l’organisation par des commentaires parfois prosaïques, sans
profondeur. Dire que ces voix anonymes 17 sont hors champ ne serait pas
suisant, elles sont parfois presque disjointes bien qu’enregistrées in situ.
Plusieurs scènes sont ainsi problématiques, elles reposent sur des voix
enregistrées de la foule qui témoignent d’un intervalle entre ce qui est
dit et le contexte d’exposition. Le ilm ne passe pas par un commentaire
en voix of, il n’est pas non plus pensé selon les modalités du cinéma dit
« direct », mais cherche la forme d’une complexité à la fois relative aux
œuvres d’art ilmées en passant et à un discours qui circule et témoigne
d’une hégémonie médiatique. Les visiteurs parlent le langage du consom-
mateur, de manière non métaphorique. L’institution culturelle est un
appareil, un cadre que l’appareil cinématographique réléchit, mais pas
au sens du relet, avec un intervalle, un décadrage lié à la tension où des
soulignements paradoxaux entre le vu et le dit sont à penser.
Dans un texte récent, Georges Didi-Huberman reprend la question
de l’exposition du peuple dans le cinéma de Rossellini, en élevant et en

17. Un groupe de voix semble revenir à plusieurs reprises dans le ilm. Si ces voix
restent anonymes, elles tendent toutefois à correspondre à quelques individualités.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

déplaçant des enjeux assez classiques liés aux acteurs non professionnels.
Il envisage aussi à nouveaux frais les corps d’Anna Magnani et d’Ingrid
Bergman. Il est question des peuples, voire de l’espèce humaine, ainsi
que Rossellini la désigne fréquemment, celle dont la connaissance et
la culture ont été ruinées par plusieurs guerres. Le peuple est dans ce
ilm de 1977 identiié à des visiteurs anonymes, des voix omniprésentes.
Les visiteurs sont pris dans ce grand ensemble, face à des œuvres dont
ils parlent quand elles déclenchent un mode de reconnaissance lié à
la consommation. Restent des apparitions moins cernées par de telles
structures de discours, des œuvres qui apparaissent plus mystérieuses
et énigmatiques. La sculpture qui s’élève sur la terrasse extérieure du
Centre Georges Pompidou, réalisée par Max Ernst et intitulée Capricorne
(1948-1964), se caractérise par un hiératisme souverain des igures,
celui des pharaons égyptiens. Dans son contexte d’origine, la posture
des igures était un déi aux paysages de l’Arizona. Sa signiication dans
le contexte du ilm, celui d’un déplacement géographique, n’est plus si
directement lisible. Son apparition est marquante, son sens est indéci-
dable. Il est à peu près certain que Rossellini perçoit une crise moderne
de l’art et de la connaissance. Mais il n’est pas tout à fait certain que
Rossellini, cinéaste de la modernité, donne simplement forme à un déni
indiférencié de l’art moderne. N’oublions pas que la critique française
(André Bazin, Jacques Rivette) a évoqué Matisse à son propos ; Rossellini
lui-même, certes non sans ambiguïté, a fait allusion aux ilms de Warhol
comme prolongement de ses expériences (surtout à propos de La Voix
humaine [1948]). L’ensemble est pris dans une ambivalence, qui ne peut
se résumer à une comparaison simpliste du Centre d’art et de culture
à un centre commercial. Le montage entre les voix et les œuvres crée
un registre qui s’avère diférent de celui attribué à la phrase d’Irène,
prononcée dans l’après-coup de la visite et qui fait de la description de
l’usine la vision d’une prison.
Un dernier point, pour une dernière complication quant à l’itinéraire
proposé par Rossellini dans cette ultime expérience ilmique. Au passage
d’un entretien, alors qu’il s’avère très critique des ilms de Rossellini
réalisés pour la télévision – « la Rai et le Vatican ont eu raison de son
génie 18 » –, Jean-Claude Biette évoque la lumière des premiers plans
d’une manière aussi convaincante que troublante :

18. Jean-Claude Biette, « On a cours d’histoire chez Rossellini », dans Poétique des
auteurs, op. cit., p. 153.
Poétique de Rossellini : des images mobiles 

[…] la lumière des ilms de Rossellini vient aussi de l’Italie, des lieux.
Celle de Paris n’a rien à voir : il n’y a que Rossellini qui ait réussi dans son
dernier ilm sur Beaubourg, à faire que la lumière de Paris ressemble à
celle de Rome : les premiers plans sur les toits, avec les bruits de cloches,
le jour où il a ilmé, il y avait une lumière « romaine » 19.

L’énigme de ce début de ilm, situant dans le même décor une architec-


ture religieuse et une architecture d’un musée moderne, ne provient
pas d’une juxtaposition par un efet d’incrustation, mais du rendu de la
lumière (Nestor Almendros, connu notamment comme directeur de
la photographie de ilms d’Éric Rohmer, travaille avec Rossellini sur ce
ilm 20) qui crée à la fois un trouble temporel et un trouble géographique.
Le point de départ de ce ilm est bien celui d’un étonnant itinéraire.
Si la notion d’itinéraire joue un rôle primordial pour Rossellini, c’est
probablement le cas pour plusieurs cinéastes parmi les plus importants
de l’histoire du cinéma. Claude Ollier 21 insiste, en italiques, sur cette
notion dans un texte paru dans la NRF à propos d’un ilm d’Alfred
Hitchcock, Vertigo. Un ilm en apparence très éloigné de Rossellini,
mais ce serait oublier les trajets en voiture presque aussi nombreux que
ceux efectués par Katherine dans Voyage en Italie, trajets qui mènent
à diférents lieux temporels, dont un musée…

19. « Entretien avec Jean-Claude Biette, par Jean Narboni et Serge Toubiana », ibid.,
p. 8.
20. Il est tout aussi important de mentionner le travail d’Emmanuel Machuel sur ce
ilm, qui a, par exemple, travaillé comme chef opérateur pour Robert Bresson,
Maurice Pialat, Manoel de Oliveira, Pedro Costa, etc.
21. Claude Ollier, Souvenirs écran, Paris, Gallimard / Cahiers du cinéma, 1981, p. 29.
Texte initialement paru dans la NRF en mai 1959.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

*
**
Nous remercions chaleureusement les contributeurs aux Itinéraires
de Roberto Rossellini. Ils tracent leurs chemins à partir des ilms, en
ouvrant diférentes pistes et en privilégiant des démarches qui oscillent
entre attendus et inattendus. Bien évidemment, ce livre ne constitue pas
une synthèse exhaustive, loin de là, de la question qu’il essaie de poser.
Il est une proposition, parmi beaucoup d’autres, pour une œuvre dont
la pensée reste en devenir et dont les prolongements s’inventent toujours.
1. Voyage(s) et modernité
Dans le sillage des statues

Suzanne Liandrat-Guigues

Voyage en Italie (1953) de Rossellini autant que Citizen Kane (1941)


d’Orson Welles ont pu soutenir un discours de la modernité. Celle-ci ne
répondrait pas à une détermination chronologique précise ni même à
une conception claire de la forme ou du contenu des ilms. En revanche,
l’un et l’autre de ces ilms emblématiques sont assortis de nombreuses
sculptures et, davantage encore, d’une dimension muséale illustrée
par les délires du grand collectionneur qu’est le citoyen Kane alors que
Rossellini ponctue régulièrement son ilm d’une série de visites tou-
ristiques entreprises par son héroïne. De même, au début des années
1960 1, se dessine une constellation d’œuvres majeures dans lesquelles
le cinéma qui sera qualiié de moderne s’afronte à la sculpture. Les
statues y sont d’origine et de facture variées (allant de la présence
d’originaux ilmés dans des musées à de simples copies ou encore à des
œuvres imaginaires) mais, fait remarquable, elles ne relèvent pas d’une
esthétique contemporaine des années de réalisation de ces ilms. Cette
coïncidence fait de la iguration de la statuaire un aspect paradoxal de
la modernité cinématographique. Le constat accentue la diiculté à

1. Chacun se souvient de ces images de sculptures. La même année où le générique du


Guépard de Visconti exhibe ses bustes érodés que Godard a vus au printemps 1963,
paraissent les plans de statues du Mépris, tourné à Rome et à Capri peu après ;
en 1963 disparaît Jean Cocteau, l’auteur d’Orphée et du Testament d’Orphée,
ilms de statues admirés des auteurs de la Nouvelle Vague. En 1963, Jean-Daniel
Pollet a achevé Méditerranée qui sortira plus tard mais que Godard a également
vu. Trufaut, dans Jules et Jim (1961), fait jouer un rôle important à la sculpture
imaginaire dont il conie l’exécution à un jeune artiste pour préigurer Catherine
(Jeanne Moreau). De même, en 1961, pour L’Année dernière à Marienbad, un
groupe statuaire a été imaginé et exécuté par Claude Garache (en papier maché)
à la demande de Resnais. Ce dernier avait déjà tourné Les statues meurent aussi
(1954, avec Marker), précédant Hiroshima mon amour (1959) qui ofre une double
perspective sur la visite d’un musée et sur la présence du sculptural, etc.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

caractériser cette dernière qui ne relève pas d’un style déini. De fait, il
y a probablement, à divers moments théoriques et historiques, plusieurs
manières d’envisager le cinéma moderne, allant dans des directions
diférentes et produisant ainsi un étoilement de réponses possibles à
cette interrogation. Ce qui justiie pleinement la formule utilisée par
Pierre-Damien Huyghe concluant à l’existence d’œuvres ou d’auteurs
« modernes sans modernité 2 ».
En efet, relever la présence de la sculpture dans ces ilms, c’est faire
l’hypothèse qu’à ce moment celle-ci sert de révélateur ou qu’elle constitue
un événement de cinéma. L’histoire du cinéma, comme toute histoire,
« n’existe que par rapport aux questions que nous lui posons 3 », ce qui
implique une interprétation de la modernité et, par conséquent, de la
nature des événements esthétiques (et non pas seulement technologiques,
souvent mis en avant comme principale explication historique) qui la
constituent. On pourrait (en l’adaptant pour le cinéma) reprendre la
conclusion de Hans Belting à propos de l’histoire de l’art :
Il y a manifestement des séquences de l’histoire [du cinéma] qui sont
« conditionnées par l’unité d’un problème ». Elles atteignent inalement
un stade où le problème change, où les solutions qui ont été tour à tour
développées peuvent elles-mêmes engendrer de nouveaux problèmes 4.

Nous partons donc de « l’unité d’un problème » et d’un ilm, Voyage en


Italie, ayant conditionné de suivre le sillage des statues dans le cinéma
moderne et de postuler l’évolution des solutions adoptées au cours du
développement de cette séquence esthétique qui conduit au cinéma de
Nobuhiro Suwa.
Roberto Rossellini est l’un des maîtres à penser d’une génération
de critiques et de (futurs) cinéastes, principalement autour de la revue
des Cahiers du cinéma, qui cherchent, en ces années 1950, à déinir une
nouvelle tendance du cinéma. Dans sa « Lettre sur Rossellini » parue
en avril 1955 dans la célèbre revue, Jacques Rivette n’hésite pas à écrire
que « depuis Voyage en Italie tous les ilms ont vieilli de dix ans », et à

2. Voir Pierre-Damien Huyghe, Modernes sans modernité. Éloge des mondes sans
style, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.
3. Paul Veyne, L’Inventaire des diférences. Leçon inaugurale au Collège de France,
Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 9.
4. Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle inie ?, traduit de l’allemand et de l’anglais
par Jean-François Poirier et Yves Michaud, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon,
1989, p. 116.
Dans le sillage des statues 

déclarer « s’il est un cinéma moderne, le voilà ». Cette airmation décide


de la place de Voyage en Italie qui se retrouve au centre d’un moment
théorique où, en relation avec la notion de cinéma « d’après les camps »
(Serge Daney 5), toute problématique tendra à se dire en termes de
géographie/géologie pour déplacer peu à peu l’historicité traditionnelle
des questionnements. En témoignent, sur d’autres points, les débats
entre Michel Foucault et Gilles Deleuze. Si l’un use du concept de « rhi-
zome » ou de « déterritorialisation », l’autre propose, notamment, une
« archéologie » du savoir. À travers cette manière de dire, on peut voir se
développer une métaphore spatio-temporelle qui passe par l’enfoui. Pour
Deleuze, « l’archéologie, la généalogie, c’est aussi bien une géologie 6 ».
Dans Voyage en Italie, où un couple d’Anglais se rend à Naples pour
une question d’héritage, on ne s’étonnera pas de découvrir un tel principe
archéologique. Prévue dès les quelques rares feuillets du scénario, la
succession des visites de sites touristiques impose un ordre esthétique
plus qu’elle n’expose le comportement bourgeois de Katherine Joyce.
Ces visites constituent l’archè du ilm : du département des sculptures
du Musée archéologique national de Naples pour arriver aux corps
plâtrés de Pompéi, on est passé par l’antre de la Sybille de Cumes, les
phénomènes volcaniques de Pozzuoli (les solfatares), les catacombes (le
cimetière delle Fontanelle), à la recherche de l’enfoui. Le parcours qui
a commencé parmi les sculptures pompéiennes du Musée de Naples
s’achève avec les fouilles du site archéologique de Pompéi où l’on met
au jour deux corps ensevelis depuis l’époque romaine de l’éruption du
Vésuve. Ainsi, la référence à une catastrophe historique trouve place
dans un certain cinéma de la modernité au moyen de l’image de statues.
Les corps reconigurés par l’injection du plâtre, à Pompéi, viennent
des temps anciens. Le ilm a soin de les amener à rejoindre d’autres
morts plus récents. Les explications fournies soit sur l’oncle Homer qui
a participé à la libération de Naples par les Alliés, soit sur le frère dis-
paru pour lequel on prie devant un squelette des catacombes, ramènent
aux souvenirs de la Seconde Guerre mondiale. D’une certaine façon,
le chantier des fouilles sur le site arasé de l’ancienne cité romaine n’est
pas sans évoquer des vestiges de villes bombardées (comme Rossellini
a pu en montrer dans Allemagne année zéro) ou les découvertes des

5. « [C]inéma que je me mis, pour moi seul et parce que j’avais son âge, à appeler
“moderne” », écrit Daney, né en 1944 (au moment de Rome, ville ouverte et de la
découverte des camps, précise-t-il).
6. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 131.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

charniers de la Seconde Guerre mondiale dans l’après-guerre (les fouilles


des Fosses ardéatines dans l’histoire italienne, par exemple, ont permis
de découvrir les corps de centaines d’otages exécutés par les nazis). Les
documents d’archives en noir et blanc de Nuit et Brouillard (1955) de
Alain Resnais pourraient aussi bien soutenir l’efroi de Katherine. C’est
la fonction de la séquence archéologique à Pompéi et de la scène du
plâtre de faire surgir cette représentation traumatique, « comme on voit
monter l’image dans le révélateur […] ainsi se forme, à même le réel,
une photographie 7 ». Certains termes de Bazin, pastiche d’un vers de
Mallarmé, pourraient décrire cet efroi :
Tel qu’en lui-même enin le cinéma le change, durci et comme fossilisé
par la blancheur osseuse de l’orthochromatique, un monde révolu
remonte vers nous, plus réel que nous-mêmes et pourtant fantastique.
Proust rencontrait la récompense du temps retrouvé dans la joie inef-
fable de s’engloutir en son souvenir. Ici, au contraire, la joie esthétique
naît d’un déchirement, car ces « souvenirs » ne nous appartiennent pas.
Ils réalisent le paradoxe d’un passé objectif, d’une mémoire extérieure
à notre conscience. Le cinéma est une machine à retrouver le temps
pour mieux le perdre 8.

Ces considérations baziniennes confèrent au cinéma lui-même un


pouvoir archéologique. Il est précisément « une mémoire de choses que
nous n’avons pas vécues », selon Jean Louis Schefer 9, ce qui distingue
cette forme de sensibilité de l’acte de remémoration ou du témoignage.
De même qu’il est conféré à la statuaire de se constituer en mémoire de
choses que nous n’avons pas vécues, le cinéma moderne afronte son
absence de la scène historique majeure 10 par le moyen de ces séquences
archéologiques. C’est l’expérience faite par Katherine, dont l’efroi va
bien au-delà de son malaise actuel de femme mariée.
Les séquences muséales de Voyage en Italie composent un « espace
interrogatif » (auquel participe chaque ilm cité en ouverture) : « prenons

7. Raymond Bellour, L’Entre-Images. Photo, cinéma, vidéo, Paris, Éditions de la


Diférence, 1990, p. 121.
8. André Bazin, « À la recherche du temps perdu : Paris 1900 », dans Qu’est-ce que
le cinéma ?, t. 1, Ontologie et langage, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 41.
9. Voir L’Homme ordinaire du cinéma, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite biblio-
thèque », 1997, p. 200. Ailleurs, Schefer parle tantôt de « mémoire d’abord sans
expérience », tantôt il airme que « le cinéma est la mémoire du temps non vécu »
(Images mobiles. Récits, visages, locons, Paris, POL, 1999, p. 87).
10. Comme le déplore Jean-Luc Godard qui va répétant que le cinéma n’a pas été
présent à l’événement majeur du xxe siècle que constitue l’histoire des camps.
Dans le sillage des statues 

garde que le thème d’une œuvre, qu’un motif d’écriture ne sont plus
seulement des réalités rhétoriques. Ils constituent une unité probléma-
tique projetable dans l’espace interrogatif où se meut la pensée 11 » d’où
surgirait le cinéma moderne. La question de la modernité au cinéma,
en efet, s’en trouve singulièrement modiiée lorsqu’on la considère à
partir des données de cet espace interrogatif élaboré autour des rela-
tions du cinéma avec la sculpture. Si les réponses apportées par chaque
cinéaste sont diférentes, elles participent de la notion de modernité
qui, à travers ces ilms, renvoie à une idée du cinéma conçu comme un
ensemble de propriétés qui le rendent capable de déjouer les impératifs
de la représentation due à l’enregistrement mécanique (qui lui sont
ontologiquement attachées, selon la perspective retenue par Bazin)
ain de faire advenir une image purement pensée.
Ainsi l’on verra un prolongement à Voyage en Italie s’exerçant dans
deux directions. D’une part, conirmant le point de vue de Serge Daney qui
met en relation modernité et après-guerre, le ilm de Resnais Hiroshima
mon amour (1959) s’ouvre par la vision de deux êtres étroitement enlacés,
presque fondus (en référence à la bombe atomique), mais que l’on peut
considérer comme une variation sur les corps ensevelis sous l’efet de
l’éruption volcanique à Pompéi dans l’avant-dernière séquence du ilm
de Rossellini où ils sont reconstitués sous forme sculpturale. Resnais
s’inscrit dans le sillage des statues rosselliniennes qui ne sont pas simple
présence d’œuvres d’art au musée (qu’une démarche touristique jus-
tiierait) mais aussi image brutale d’un autre ordre parce que placée
sous l’efet d’une catastrophe traumatisante. À cette première iliation
se rattachent beaucoup d’autres ilms de la « modernité » des années
1960, dont ceux rapidement mentionnés ci-dessus 12. Et d’autre part,
un doublet imaginé par le cinéaste japonais Nobuhiro Suwa. Si H Story
(qu’il réalise en 2000, à Hiroshima) se présentait comme un impossible
remake de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Un couple parfait
(tourné à Paris en 2006) entretient un rapport profond avec Voyage en
Italie de Roberto Rossellini 13.
Le cinéaste japonais, né en 1960, fait montre d’une cinéphilie et d’une
connaissance théorique françaises dans l’articulation des deux ilms.

11. Voir Francis Jacques, « Interrogativité et textualité », dans Henri Adamczewski (dir.),


Mélanges oferts à Robert Ellrodt, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1994.
12. Voir Suzanne Liandrat-Guigues, Cinéma et sculpture. Un aspect de la modernité
des années soixante, Paris, L’Harmattan, coll. « L’art en bref », 2002.
13. Voir Cyril Neyrat, « Marie et les statues », Cahiers du cinéma, no 609, février 2006.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Le premier temps de H Story est consacré à tenter de refaire les prin-


cipales scènes du ilm de Resnais en conservant le texte de Marguerite
Duras. Puis l’équipe renonce à son projet devant le désarroi simulé ou
efectif 14 de Béatrice Dalle. En efet, dans la scène du café d’Hiroshima,
elle ne parvient pas à re-jouer les mots et les gestes d’Emmanuèle Riva.
Cette rupture qui exprime violemment l’impossibilité du remake se
traduit diversement, afectant la structure du ilm. Elle est suivie de la
variation très libre apportée à une déambulation de l’actrice française
et d’un Japonais par laquelle se continue le ilm, sans pour autant être
idèle à Resnais puisque leurs pas les conduisent à entrer au musée
d’Art contemporain d’Hiroshima. Dans Un couple parfait, la méthode
est moins évidente en raison de la plus grande homogénéité narrative
du ilm. La plupart des comptes rendus à sa sortie ne font pas cas de
la relation avec le ilm de Rossellini et privilégient l’analyse psycholo-
gique du couple de Marie (Valeria Bruni-Tedeschi) et Nicolas (Bruno
Todeschini). Ce qui apparenterait le ilm de Suwa, tourné en France, à
un certain cinéma français actuel (dont les réalisateurs ont à peu près
le même âge que lui) racontant des histoires de jeunes gens de la bour-
geoisie parisienne contemporaine.
Or, en cinéphile averti, Suwa reconstruit certaines séquences fameuses
du ilm de Rossellini et en modiie la perspective comme il l’avait fait du
ilm de Resnais, prenant acte du passage du temps. Quoique son per-
sonnage n’ait probablement pas vécu les événements les plus violents de
la Seconde Guerre mondiale, Rossellini amenait l’Anglaise, désemparée
devant les corps de Pompéi, à éprouver une charge émotionnelle intense
suscitée par une vision susceptible d’aviver une « mémoire de choses
non vécues ». Ainsi, la grande bourgeoise dépaysée, désespérée par son
couple, et perturbée par ses diverses visites solitaires, s’inscrit néanmoins
dans l’histoire du trauma encore vif de la guerre en ces années 1950. En
cela, l’essai moderne suggère un débordement du récit apparent.
La position de Suwa est diférente. Ce dernier fait dire à Béatrice
Dalle qu’elle ne peut jouer comme dans Hiroshima mon amour parce
qu’elle n’appartient pas à cette période historique, alors qu’Emmanuèle
Riva incarnait, elle, une Française ayant connu son premier amour avec
un soldat allemand pendant l’Occupation et qui vient tourner un ilm à

14. Dans l’entretien qu’il accorde à Charles Tesson, Nobuhiro Suwa insiste sur le
passage du concerté au hasard dans le jeu de l’actrice (Cahiers du cinéma, no 561,
octobre 2001, p. 70-72).
Dans le sillage des statues 

Hiroshima sur la bombe atomique. Chez Resnais, l’intrication temporelle


était resserrée en moins d’une quinzaine d’années. La diférence de statut
entre les jeunes femmes, en passant du ilm de Resnais à celui de Suwa,
déplace le trauma historique et modiie la fonction des images pour
tenir compte de l’écart de temps qui ne cesse de se creuser par rapport
à la période de référence. Chez Rossellini, la relation de l’Anglaise avec
les sites muséaux italiens est liée à la puissance du regard, au statut de
« voyant » qui constitue, dans le cinéma de l’après-guerre, l’expérience
moderne du sujet à partir de situations optiques ou sonores pures, selon
l’analyse de Gilles Deleuze.
Ni Béatrice Dalle entrant dans le musée d’Art contemporain à
Hiroshima, ni Marie dans le musée Rodin à Paris ne disposent de ce
regard de voyant. Face à l’Ève de Rodin, c’est sa propre histoire qui pro-
voque les larmes de Marie. En entendant la voix of de la conférencière
disant le commentaire de Rodin (« Je voyais changer mon modèle sans
en connaître la cause… un jour j’appris qu’elle était enceinte »), elle éclate
en sanglots. L’absence d’enfant dans le couple de Suwa est fortement
intériorisée et rejaillit sous cette forme émotionnelle. Katherine Joyce
a éprouvé une déroute personnelle devant les statues, mais Rossellini
procède à un détournement du regard en voyance. C’est ce que provoque
le décor de ruines de Pompéi qui, au prix d’une réduction de l’écart
temporel, est subsumé par le trauma de la guerre et par la généralisation
de la destruction encore bien visible dans l’après-guerre. Chez Suwa, la
seconde visite au musée Rodin explicite la diférence. Marie y croise un
ancien camarade de lycée, Patrick (Alex Descas), accompagné de son
petit garçon. Selon Alex Descas 15, les acteurs avaient beaucoup de liberté
pour imaginer cette rencontre. Leur dialogue largement improvisé est
un résumé attendu de vingt ans de vie qui doit compter avec le temps,
avec la mort (de la femme de Patrick) et avec le renoncement (Marie
ne fait plus de photos), mais aussi avec la présence de l’enfant jouant
auprès des deux adultes qui se tiennent à l’écart des statues, indiférents
à leur présence. Cette seconde visite au musée Rodin expose la condition
humaine ordinaire de jeunes européens du xxie siècle.
L’accomplissement de la pensée de Suwa suppose sans doute de ne
pas dissocier les deux jeux de ilms ain d’élever son entreprise à un
couplage théorique qui permet d’approfondir sa rélexion sur ses deux
prédécesseurs. À la in du ilm, bien décidés à divorcer, Marie et Nicolas

15. Que je remercie pour ces précisions aimablement fournies.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

sont au milieu d’une gare parmi les lux du monde actuel. Sautant d’un
ilm antérieur à l’autre, ils embrayent alors sur le inale d’Hiroshima mon
amour où le couple se retrouve dans la gare d’Hiroshima avant de se
séparer : la mise en scène de Suwa opère à ce moment un croisement
inattendu avec le couple de Voyage en Italie. Dans la gare, un miracle a
lieu, comme à la in du ilm de Rossellini, mais, de façon plus raisonnable,
le couple Marie-Nicolas reste enlacé tandis que le train démarre sans eux.
Après avoir vériié l’impossibilité de refaire Hiroshima mon amour,
avec son second ilm, Un couple parfait, Nobuhiro Suwa prend place
dans l’intervalle de temps et dans l’écart des œuvres. Il postule la nou-
velle condition du sujet en rapportant l’expérience de Voyage en Italie
aux proportions d’un couple d’Européens à l’abri, en 2006, des drames
historiques. En défaisant « l’unité d’un problème » tel que coniguré
plus haut, il expose une solution nouvelle tout en modiiant l’« espace
interrogatif » issu de la modernité des ilms de statues.
Ceci n’est pas une carte postale : Voyage en Italie
(1953) dans l’optique de Jean-Luc Godard

Guillaume Bourgois

Dès les années 1960, les ilms de Jean-Luc Godard dialoguent avec ceux
de Roberto Rossellini. En insérant plusieurs références au cinéaste italien
dans ses œuvres, le réalisateur franco-suisse interroge les principaux
éléments de l’esthétique rossellinienne. La rélexion de Godard pousse
à remettre en question certaines idées reçues au sujet de la ilmographie
du cinéaste italien, et amène en particulier à reconsidérer Voyage en
Italie (1953) dans lequel le réalisateur de Pierrot le fou invite à identiier
un travail complexe à partir du motif de la carte postale. Par ce travail,
la carte postale échappe à la déinition habituelle de ce type d’image :
alors qu’elle est traditionnellement condamnée à relayer un ou plusieurs
cliché, elle devient une structure dynamique à laquelle incombe de
révéler la crise de la conscience occidentale provoquée par la Seconde
Guerre mondiale.

Quelques cartes postales italiennes


Rossellini est associé à la carte postale dans deux ilms de Godard sortis
en 1963 : Les Carabiniers et Le Mépris. Dans le premier, le lien entre le
cinéaste italien et la carte postale est quelque peu souterrain ; dans le
second, il est clairement annoncé.
Dans l’une des scènes les plus marquantes des Carabiniers, les deux
personnages principaux, appelés avec humour Ulysse et Michel-Ange
alors que ce sont deux êtres abjects, reviennent d’une campagne mili-
taire et ouvrent une malle contenant des centaines de cartes postales,
classées selon leurs sujets : monuments de l’Antiquité, monuments de
la Renaissance, monuments du Moyen Âge, moyens de transport, mer-
veilles de la nature, entre autres. Les personnages annoncent ièrement
 Itinéraires de Roberto Rossellini

à leurs compagnes, déçues de voir les deux hommes revenir sans le


moindre argent, que ces images représentent un butin extraordinaire.
Les Carabiniers est rattaché à Rossellini. L’intrigue est tirée de la pièce
homonyme du dramaturge Beniamino Joppolo, et Godard a demandé
au réalisateur et à Jean Gruault de la traduire et de la transformer en
scénario.
L’intervention de Rossellini dans la rédaction du scénario des
Carabiniers pourrait sembler insuisante pour mettre en évidence un
lien entre le cinéaste italien et l’objet carte postale. Cependant, si l’on se
penche sur le long métrage suivant de Godard, Le Mépris, dans lequel ce
lien est clairement établi, Les Carabiniers apparaît alors comme portant
en lui l’association à l’état embryonnaire.
Comme l’a notamment remarqué 1 Alain Bergala, Le Mépris constitue
une relecture de Voyage en Italie. Comme dans le ilm de Rossellini, le
récit est centré sur l’histoire d’amour inissante entre deux étrangers
de passage en Italie. Le fameux « Je te méprise » prononcé par Brigitte
Bardot, qui donne son nom au ilm, est une réplique tirée de l’œuvre du
cinéaste italien, dans laquelle celle que joue Ingrid Bergman adresse un
cinglant « I despise you » au personnage interprété par George Sanders.
C’est surtout le décor du Mépris qui reprend Voyage en Italie. Si l’action
du ilm de Godard commence à Rome, dans les mythiques studios de
Cinecittà, la seconde partie se déroule dans la célèbre villa Malaparte,
construite à Capri, dans la baie de Naples – l’œuvre de Rossellini se
passe intégralement à Naples et à Capri.
Les espaces de la seconde partie sont associés à deux niveaux à l’idée
d’une gigantesque carte postale.
Lorsque les deux personnages masculins des Carabiniers alignent
sur une table des cartes postales montrant ce qu’ils appellent des « mer-
veilles de la nature », la baie de Naples est représentée sur l’une d’elles.
La scène incite donc à considérer le décor de la in du Mépris, et avec
lui celui de Voyage en Italie, comme une carte postale à grande échelle.
Ceci est renforcé par la bande-annonce du Mépris. Dans celle-ci, le
montage godardien présente une série d’éléments narratifs et de motifs
à partir desquels le ilm est construit. Les voix en of de Brigitte Bardot
et Michel Piccoli aident le spectateur à comprendre ce que représente

1. Alain Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », dans


Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé [1984], textes réunis par Alain Bergala, Paris,
Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque », 2006, p. 6.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard 

chaque image (« l’homme », « la femme », « le fou », « la tendresse », « le


baiser », etc.). Le commentaire des deux acteurs a pour efet principal
de convertir les plans présentés en purs clichés – pratique par laquelle
Godard se moque de la forme même de la bande-annonce. Parmi les
images se trouvent deux plans sur la baie de Naples. Les voix of invitent
le spectateur à voir dans le premier une illustration de « l’Italie » et dans
le second une illustration de « la mer ». Si une carte postale se déinit
comme une image-cliché censée rendre compte du lieu dans lequel
celui qui l’envoie se trouve et passe ses vacances, ce qui est le cas des
deux personnages du Mépris, les deux plans ressemblent à deux cartes
envoyées par le couple au centre du ilm à leurs amis ou au spectateur,
grâce auxquelles ils font savoir qu’ils passent un séjour en Italie (qu’ils
font donc un « voyage en Italie »), et qu’ils ont décidé de prendre des
vacances « à la mer » (ce qu’ils font dans la seconde partie).
Godard inscrit ainsi l’idée que le décor du Mépris, emprunté à
Rossellini, relève de la carte postale. L’assimilation n’est pas péjorative
puisque la bande-annonce associe implicitement la structure du Mépris
et celle de Voyage en Italie à un jeu complexe entre ce décor de carte
postale et les personnages. Bardot et Piccoli prononcent deux formules
qui rappellent le goût légendaire du réalisateur franco-suisse pour
les constructions en chiasme 2. Les acteurs, résumant d’une certaine
manière les récits et du Mépris et de Voyage en Italie, présentent le
ilm de Godard comme « une tragique histoire d’amour dans un décor
merveilleux » puis comme « une merveilleuse histoire d’amour dans un
décor tragique ». Ces deux phrases transforment l’idée de carte postale.
D’une part, elles inscrivent la structure des deux ilms sous l’égide d’une
relation problématique entre personnages et décors, ce qui accorde une
dimension active à la baie de Naples, contraire à ce que l’on pourrait
attendre d’une carte postale que l’on associerait davantage à un décor
plutôt passif. D’autre part, en qualiiant le décor de « merveilleux » puis
en le qualiiant de « tragique », elles font de la carte postale, censée être
belle, une image ayant la capacité de renvoyer à une tragédie.
L’idée est déjà présente dans la séquence des Carabiniers, dans
laquelle les cartes postales constituent un trésor de guerre, c’est-à-
dire que les belles images évoquent de façon souterraine les atrocités
commises par les deux personnages pour les obtenir. De ce point de

2. Il suit de penser à la phrase « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image »,
qui it tant couler d’encre.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

vue, les personnages masculins des Carabiniers sont traités comme des
personnages incapables de comprendre la complexité du fonctionne-
ment d’une image. L’un d’eux est borgne et le second, dans une scène
où il se rend au cinéma voir un ilm dans lequel une jeune femme nue
prend un bain, essaie de changer de place pour apercevoir son corps,
allant jusqu’à briser la toile en se penchant pour voir en détail l’ana-
tomie de la jeune femme. Il démontre ainsi une méconnaissance totale
du fonctionnement de l’image cinématographique. C’est au spectateur
qu’incombe de savoir contempler les images et de se rendre compte de
la dimension tragique et mortifère des cartes postales.

De « Pourquoi les manipuler ? » à « Pourquoi les manipuler »


Par là, Godard appelle à reconsidérer non seulement Voyage en Italie,
mais l’esthétique rossellinienne dans son ensemble, ce que démontre de
façon exemplaire l’un des passages les plus connus de l’essai cinémato-
graphique du cinéaste franco-suisse, Histoire(s) du cinéma (1988-1998).
Projet extrêmement ambitieux, puisqu’il repose sur la volonté de
penser l’ensemble de l’histoire du cinéma et celle du xxe siècle par des
moyens spéciiquement cinématographiques, Histoire(s) du cinéma
mêle des éléments divers : extraits de ilms, citations littéraires, images
d’archives, reproductions de tableaux, entre autres. La in du chapitre 3A
est consacrée au cinéma italien après la Seconde Guerre mondiale et
accorde une place de choix à Rome, ville ouverte (1945) de Rossellini.
Dans ce passage, Godard développe une opposition entre ce qu’il
appelle le ilm et ce qu’il appelle le cinéma. Si toute œuvre cinéma-
tographique est un ilm, tout ilm n’est pas du cinéma. Pour qu’il y
ait cinéma, il faut qu’il y ait rencontre entre un ilm (ou un ensemble
d’œuvres ilmiques) et un moment historique, c’est-à-dire qu’un ilm ou
un mouvement cinématographique exprime le sentiment d’un peuple
à un moment de son histoire, et donne corps à ce sentiment comme
n’ont pas pu ou su le faire les autres arts. Pour le cinéaste franco-suisse,
c’est le mérite principal de Rome, ville ouverte qui, en exprimant la
soufrance du peuple italien et l’expérience traumatique qu’il a vécue
pendant la Seconde Guerre mondiale, lui a permis de renaître. Le ilm
permit également au cinéma lui-même de se reconstruire et lança l’un
des plus grands moments de l’histoire du septième art, à savoir ce que
Godard appelle la grande « moisson du cinéma italien » des années
1950 et 1960.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard 

*
**
Rossellini est très présent dans le passage d’Histoire(s) du cinéma
consacré au cinéma italien. Plusieurs extraits de ses ilms sont mon-
trés : Rome, ville ouverte, Stromboli (1950), Viva l’Italia! (1961) et Les
Onze Fioretti de François d’Assise (1950). Les titres de Voyage en Italie
et de Viva l’Italia! apparaissent écrits en lettres vertes. Enin, un por-
trait de Rossellini est utilisé, sur lequel s’inscrit progressivement une
célèbre formule du cinéaste italien : « Les choses sont là. Pourquoi les
manipuler [?] » Le passage recèle plusieurs niveaux de lecture, qui sont
à même de faire apparaître la complexité du commentaire de Godard
au sujet des ilms de Rossellini, ce qui a son importance pour analyser
Voyage en Italie selon une optique godardienne.
Le réalisateur d’Histoire(s) du cinéma semble a priori conforter
un cliché concernant le cinéaste italien. L’extrait fait se rencontrer le
portrait de Rossellini et celui de Pasolini. Sur ce dernier apparaît pro-
gressivement la phrase « Une pensée qui forme / Une forme qui pense ».
Godard paraît ainsi établir une opposition assez traditionnelle entre le
réalisme de Rossellini, caractérisé implicitement comme un cinéaste du
plan, c’est-à-dire contre le montage et l’utilisation du hors-champ ou du
contrechamp, et le formalisme de Pasolini, lequel tendrait au contraire à
se servir du montage comme instrument de pensée. Par là serait retracée
symboliquement la mutation du cinéma italien des années 1940-1950
néoréalistes aux années 1960-1970, davantage formalistes.
Toutefois, cette opposition traditionnelle est contredite à deux
niveaux. Premièrement, Godard s’amuse à la remettre en question
par les extraits de Rossellini et de Pasolini qu’il choisit de montrer.
Deux passages d’œuvres pasoliniennes sont utilisés : un moment de
héorème (1968) dans lequel apparaît le visage d’Anne Wiazemsky, et
un moment d’Uccellaci e Uccellini (1966) montrant un corbeau, que
Pasolini appelle « l’oiseau philosophe ». Or, ces extraits se caractérisent
par un plan unique. À l’inverse, les séquences de ilms de Rossellini sont
très découpées et mettent en évidence un travail du contrechamp. Le
montage godardien souligne un parallèle entre Rome, ville ouverte et
Stromboli. Dans les extraits des deux ilms, les personnages féminins
reproduisent le même geste : elles crient en plaquant leurs poings contre
leurs visages – la première à la vue du résistant mort sous la torture
et la seconde, interprétée par Ingrid Bergman, à la vue du volcan qui
donne son titre à l’œuvre rossellinienne. Les plans sur leurs gestes ne
 Itinéraires de Roberto Rossellini

fonctionnent qu’à l’aide du contrechamp, dans lequel se trouve l’élément


qui provoque leur réaction.
La remise en question d’une opposition traditionnelle entre réa-
lisme, voire néoréalisme rossellinien et formalisme pasolinien, incite
à se plonger dans l’entretien lors duquel le réalisateur de Rome, ville
ouverte a prononcé la phrase utilisée dans Histoire(s) du cinéma, ain
de se demander si le cinéaste entendait vraiment bannir le montage de
l’expression cinématographique, selon la lecture qui a souvent été faite
de la formule. Comme souvent lorsque Godard utilise une expression
qui semble posséder une signiication sans équivoque, la position ros-
sellinienne s’avère beaucoup plus complexe.
Le cinéaste italien a prononcé la maxime présente dans Histoire(s) du
cinéma lors d’un entretien accordé en avril 1959 à Fereydoun Hoveyda
et Jacques Rivette pour les Cahiers du cinéma. Interrogé par les deux
critiques au sujet du dépouillement qui caractérise Voyage en Italie,
Rossellini répond : « Le montage n’est plus essentiel : les choses sont
là – et surtout dans ce ilm. Pourquoi les manipuler 3 ? » Cependant, il
s’empresse de préciser son propos quelques lignes plus bas et déclare :
« Le montage […] est une chose qui me gêne et que je ne crois plus néces-
saire. Je veux dire le montage dans un sens classique […] 4. » Rossellini
n’entend donc pas tant se positionner contre le montage en général mais
avant tout contre les règles classiques d’assemblage. Il en vient même à
déinir une nouvelle utilisation du montage lorsqu’il dit : « Je prends les
choses toujours en mouvement. Et je me iche complètement d’arriver ou
non à la in du mouvement pour raccorder le plan suivant 5. » L’une des
caractéristiques du montage classique est précisément le raccord entre
les plans – sur les regards, les gestes, etc. En déclarant que le raccord n’est
pas pour lui une règle absolue, Rossellini pose les bases d’une déinition
du montage moderne, caractérisé par une grande liberté dans le choix
des éléments à assembler – le non-raccord et le faux raccord deviendront
des procédés rattachés à une certaine modernité cinématographique.

*
**
En parallèle, la séquence d’Histoire(s) du cinéma développe implici-
tement une rélexion sur Voyage en Italie. Cela peut paraître paradoxal

3. Roberto Rossellini, entretien avec Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette, dans Le


Cinéma révélé, op. cit., p. 90.
4. Ibid., p. 91.
5. Ibid.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard 

puisque c’est le seul ilm de Rossellini mentionné dont n’apparaît aucun


extrait – le titre est simplement écrit en lettres vertes. Toutefois, une
analyse détaillée de la in du chapitre 3A amène à faire l’hypothèse que
l’œuvre de 1954 sous-tend l’ensemble du passage d’Histoire(s) consacré
au cinéma italien.
Premièrement, la formule de Rossellini utilisée dans la séquence
concerne Voyage en Italie, ce qui amène à faire du ilm le parangon de
l’esthétique rossellinienne puisque c’est à partir de lui que le cinéaste
italien théorise sa pratique, si bien que la in du chapitre 3A repose
globalement sur deux ilms de Rossellini : Rome, ville ouverte, dont est
saluée l’importance historique pour l’avènement du grand moment de
cinéma que constitue la « moisson » italienne après la Seconde Guerre
mondiale, et Voyage en Italie, dont est posée l’importance esthétique
pour l’avènement d’une forme de modernité en Italie et en Europe – ce
qu’ont bien souligné Jacques Rivette et Alain Bergala dans les diférents
textes qu’ils ont écrits sur le ilm de 1954.
Deuxièmement, les images utilisées renvoient de diverses manières
à Voyage en Italie. À la in du passage, juste avant l’extrait de Uccellacci
e Uccellini, un dessin apparaît à l’écran, représentant Alfred de Musset
et George Sand – qui avaient en commun un goût prononcé pour la
culture italienne. Il faut sans doute voir dans ce portrait une repré-
sentation de Godard lui-même et de sa compagne et collaboratrice
Anne-Marie Miéville, dont l’italianophilie guide l’hommage vibrant
au cinéma italien de la in du chapitre 3A. Le réalisateur franco-suisse
se déinit ainsi comme un héritier des écrivains voyageurs de la in du
xixe siècle et pousse à considérer l’ensemble de la séquence d’Histoire(s)
du cinéma comme un « voyage dans le cinéma italien », c’est-à-dire
comme un Voyage en Italie cinématographique – ce que vient conirmer
une double référence au ilm de Rossellini à travers le dessin. D’une part,
Musset et Sand ont été en leur temps des voyageurs étrangers en terre
italienne, comme le sont les deux personnages principaux de l’œuvre
rossellinienne. D’autre part, comment ne pas entendre dans le nom de
George Sand celui de l’interprète masculin de Voyage en Italie, George
Sanders ? Les extraits de Rome, ville ouverte et de Stromboli peuvent
être vus comme des moyens de recomposer des séquences de Voyage
en Italie car ils évoquent deux éléments – la Seconde Guerre mondiale
et le volcan – qui jouent un rôle central dans le ilm de 1954.
Ceci amène à attribuer deux sens à la formule de Rossellini utilisée par
Godard. Le réalisateur d’Histoire(s) du cinéma a délibérément supprimé
 Itinéraires de Roberto Rossellini

le point d’interrogation à la in de la deuxième phrase du cinéaste italien,


« Pourquoi les manipuler », ofrant la possibilité d’interpréter la formule
comme une défense du fait de manipuler les choses – « je ne veux pas
manipuler les choses » devient « dans quel but je les manipule ».
Les personnages principaux des Carabiniers manipulaient les cartes
postales – ils ne cessent dans la séquence de les retourner pour lire les
légendes expliquant ce qu’elles représentent –, mais leur aveuglement les
amenait à passer à côté de la complexité de leur fonctionnement. Il faut
être plus eicace que les idiots au cœur des Carabiniers et découvrir dans
Voyage en Italie, ainsi qu’y invitent les diverses œuvres godardiennes,
une véritable poétique de la carte postale, par laquelle celle-ci se trouve
intégrée à un jeu de montage, de hors-champs et de contrechamps, qui
la sort de son régime habituel, la manipule, ain de la doter d’un mode
d’action complexe.

Ces cartes postales qui nous regardent


Comme le montre Suzanne Liandrat-Guigues 6, Voyage en Italie traite
implicitement du traumatisme provoqué par la Seconde Guerre mon-
diale sur la conscience occidentale. Dans l’une des scènes, le couple au
cœur de l’intrigue assiste à des fouilles à Pompéi. L’excavation permet
la découverte de deux corps emprisonnés par les cendres de l’éruption
du Vésuve – cendres qui renvoient à celles produites par les fours
crématoires des camps d’extermination. Ces diférents éléments sont
implicitement présents dès la séquence d’ouverture de Voyage en Italie,
qui suit le trajet en voiture des personnages principaux vers Naples. C’est
dans cette séquence qu’apparaît principalement le travail rossellinien
autour de la carte postale mis en évidence par Godard.

*
**
Le passage compose une image carte postale de l’Italie car il multiplie
les éléments clichés : la chanson napolitaine du générique ; les bules
croisés, qu’Alain Bergala a identiiés 7 comme ceux dont le lait des
femelles permet de confectionner la mozzarella, emblème culinaire de

6. Suzanne Liandrat-Guigues, « Voyage en Italie ou la visite du musée », dans Cinéma


et sculpture. Un aspect de la modernité des années soixante, Paris, L’Harmattan,
coll. « L’art en bref », 2002, p. 37.
7. Alain Bergala, Voyage en Italie, Crisnée, Yellow Now, coll. « Long métrage », 1990,
p. 18.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard 

l’Italie, et qui véhiculent une certaine imagerie de la campagne italienne


en tant qu’espace archaïque ; et le guide touristique que tient dans ses
mains celle que joue Ingrid Bergman (le guide touristique constitue une
sorte de bréviaire d’idées préconçues sur le pays). De plus, le dialogue
multiplie les clichés sur les Italiens. Celui qu’interprète George Sanders
se plaint de la mauvaise conduite des locaux et s’empresse de dire du
peuple italien qu’il a réussi à marier de façon exemplaire « le bruit et
l’ennui ». En outre, la in de la séquence fait apparaître une image carte
postale, celle du Vésuve – ou du moins d’une montagne évoquant le
célèbre volcan 8 – qui se dresse au fond de l’écran. Cette image vésuvienne
appartient à la série « merveilles de la nature », si l’on considère les
catégories de cartes postales qu’établissent les personnages principaux
des Carabiniers.
L’on sait que le couple se rend à Naples. Toutefois, l’extrait donne
visuellement l’impression que les personnages se dirigent vers la carte
postale du Vésuve. Le passage multiplie les éléments associant le trajet
du couple vers l’image du volcan à un trajet dangereux : le personnage
joué par George Sanders manque de se faire écraser ; une croix se dresse
sur le bord de la route ; le personnage joué par Ingrid Bergman voit du
sang sur le pare-brise, situé hors champ – le sang se trouve à l’endroit
même où se dessinera la montagne vésuvienne si l’on adopte le point
de vue des occupants de la voiture, donc associe l’image carte postale
au sang et à la mort. C’est surtout le début qui apporte une connotation
funèbre à l’ensemble du parcours en voiture : le montage insère un
plan sur des trains circulant parallèlement à la route qu’empruntent les
personnages, qui rappellent les trains qui partirent pour les camps de
concentration et inscrivent de façon discrète la thématique de la Seconde
Guerre mondiale dès les premières minutes du ilm. Le montage est
emblématique d’une volonté de Rossellini d’explorer une autre voie que
celle du montage classique. Alors que les autres plans sur des éléments
à l’extérieur de la voiture sont toujours raccordés au regard de l’un des
personnages, celui sur les trains ne peut pas être produit par l’un des
membres du couple : celui qu’interprète Sanders dort et sa femme a les
yeux ixés sur la route pendant qu’elle conduit.

8. Il est impossible de déterminer si c’est efectivement le Vésuve qui se trouve au


fond du dernier plan de la séquence. Cependant, la position des personnages,
qui déclarent se trouver à quelques kilomètres de Naples, ainsi que la chanson
napolitaine du début font en sorte que le spectateur assimile l’image à celle du
Vésuve.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Dans cette séquence, Rossellini manipule au sens godardien, notam-


ment grâce au montage, au hors-champ et au contrechamp, le plan carte
postale sur la montagne vésuvienne. L’éruption du volcan est responsable
de la disparition de Pompéi et Herculanum, c’est-à-dire, pour reprendre
les termes de la bande-annonce du Mépris, qu’il est à la fois un décor
merveilleux et un décor tragique. La manipulation rossellinienne sert à
faire apparaître la dimension tragique de la carte postale, par laquelle
elle devient à la fois le signe d’une extermination très ancienne, celle des
populations de Pompéi et Herculanum, et le signe d’une extermination
récente, celle des victimes de la Solution inale.

*
**
Ce n’est pas par hasard que le couple de personnages de Voyage en
Italie s’appelle Katherine et Alexander Joyce. Leurs noms constituent évi-
demment une référence à James Joyce. L’écrivain est doublement présent
dans l’œuvre rossellinienne. Vers le milieu du ilm, Katherine raconte à
son mari un souvenir, qui reprend les principales lignes narratives d’une
des nouvelles du recueil Gens de Dublin, de l’auteur irlandais. Au début
de son livre Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, l’historien de l’art
Georges Didi-Huberman commente 9 un passage d’Ulysse de Joyce,
dans lequel le narrateur, contemplant l’horizon, évoque les éléments
sensoriels qui parviennent à lui. Didi-Huberman remarque que tous les
éléments font écho à une parcelle de la subjectivité du narrateur, qui
semble se morceler au il de la description. L’historien de l’art conclut
que Joyce théorise implicitement dans Ulysse une nouvelle fonction-
nalité de l’image : celle de regarder celui qui la contemple. Au lieu de
s’ofrir passivement à une contemplation inofensive, l’image regarde,
c’est-à-dire qu’elle provoque un trouble, une inquiétude, qui afecte la
subjectivité, et l’amène notamment à percevoir sa condition moderne
de structure en crise.
Parce qu’elle possède une dimension tragique en tant que signe de
mort et d’extermination, l’image carte postale du Vésuve obéit à des
règles joyciennes. Elle ne cesse de regarder les personnages de Voyage
en Italie. Qu’elle apparaisse en arrière-plan ou qu’elle soit tapie dans le
hors-champ, elle afecte progressivement les subjectivités du couple,
en particulier celle du personnage interprété par Ingrid Bergman : le

9. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les
Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1992, p. 9-15.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard 

couple se sépare et Katherine est gagnée par un sentiment croissant


d’étrangeté et d’inquiétude.
De ce point de vue, il faut distinguer deux modalités de la carte
postale dans Voyage en Italie. À côté de l’image du Vésuve, une autre
image apparaît à plusieurs reprises à l’écran, que l’on doit assimiler à
une carte postale : celle de l’île de Capri, emblématique de la dimension
touristique et balnéaire de la baie de Naples. Après sa rupture avec
sa femme, Alexander passe plusieurs jours dans l’île, où il participe à
des fêtes qui inissent rapidement par le lasser. L’image de Capri, qui
promet au visiteur des plaisirs innombrables, est une carte postale au
sens traditionnel, c’est-à-dire un cliché inofensif et sans profondeur. Au
contraire, par sa complexité, celle du Vésuve provoque une expérience
ontologique troublante.

*
**
Alain Bergala écrit que Rossellini inscrit dans la plupart de ses ilms
un « hiatus entre la igure et le fond 10 ». Le rapport entre la carte postale
vésuvienne et les personnages est emblématique de ce hiatus et entraîne
une menace pour la igurabilité des personnages elle-même. Lors d’une
séquence, Katherine se rend dans la zone volcanique de Pozzuoli. Elle
contemple une masse liquide faite de boue bouillonnante et joue avec la
fumée qui se dégage de plusieurs endroits. Ces éléments représentent en
un sens le destin tragique de Katherine Joyce si la dynamique destructrice
de la carte postale vésuvienne va au bout de sa logique : la disparition
du personnage, sous forme liquide ou gazeuse, et avec elle la disparition
de la possibilité de faire apparaître des igures sur un fond. Rossellini
questionne ainsi le destin du cinéma moderne, c’est-à-dire celui qui naît
historiquement après la Seconde Guerre mondiale. Hanté et travaillé
par le conlit tragique, il est afaibli puisqu’il paraît sur le point de perdre
ses capacités représentatives.
Toute la in du ilm constitue une réappropriation de la igurabilité
et, par là, une reconstruction ilmique. Dans la séquence à Pompéi, les
archéologues se servent de plâtre qu’ils coulent dans l’empreinte laissée
par le corps de ceux qui sont morts pour les rendre visibles, c’est-à-dire
qu’ils transforment du vide en igures concrètes. La scène suggère la
possibilité de contrer la disparition progressive de la igure, idée qui est

10. Alain Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », art. cité,


p. 18.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

au cœur de la dernière séquence de Voyage en Italie. Les deux person-


nages se trouvent dans les rues près de Pompéi et, alors qu’un miracle a
lieu, ils décident d’avoir un enfant. Par cette décision, ils contredisent le
mouvement de destruction progressive du lien qui les unit en tant que
mari et femme. Parallèlement, le dispositif cinématographique rossel-
linien associe le couple à une igure concrète puisque c’est la première
fois que les deux personnages apparaissent dans un même plan dans
les rues – le cinéaste italien cherche ainsi à les ancrer dans l’espace et
à leur apporter une consistance.
Voyage en Italie doit être lu comme un trajet du décor carte postale
vésuvien, synonyme de destruction progressive du couple, au décor réa-
liste des rues de Naples, dans lequel ce couple (et la igure qu’il constitue)
renaît. Rossellini livre un message esthétique, par lequel il réairme son
attachement au réel. Il incite le cinéma moderne à retrouver la réalité,
tout en suggérant que ce réel doit être repensé en vertu du traumatisme
qui le traverse et le façonne – ce qui suppose un travail du montage
et du hors-champ destiné non pas à clariier la réalité, comme dans le
cinéma classique, mais à la complexiier sourdement.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage

Aurore Renaut

Une œuvre au tournant


En 1956, Roberto Rossellini et Ingrid Bergman, après avoir réalisé ensemble
six ilms 1, se séparent. L’actrice accepte la proposition de Jean Renoir de
tourner Elena et les hommes à Paris. Rossellini suit lui aussi le conseil
de son ami et part pour l’Inde 2.
Le voyage indien du cinéaste italien correspond à un moment de
crise dans sa vie personnelle et professionnelle. Les ilms réalisés avec
Ingrid Bergman ont tous été des échecs publics. Rossellini vient d’avoir
cinquante ans, il va changer de vie. Le passage par l’Inde est une paren-
thèse au sens propre car Rossellini s’extrait, disparaît pendant un an de
tout ce qui faisait sa vie : sa famille, ses proches, sa manière habituelle de
travailler, son cadre de vie européen 3. Il en reviendra avec deux ilms :
une iction documentée composée de quatre épisodes tournés en 35 mm
et une série de dix documentaires, d’une trentaine de minutes chacun,
ilmée en 16 mm et montée à partir des plans – prises de notes réalisés
pour préparer la iction.
En Inde, la vie de Rossellini et son œuvre sont à un tournant. Il s’y
trouve confronté, comme le note Alain Bergala, à « un bloc d’altérité 4 » :

1. Stromboli (1949), Europe 51 (1951), Voyage en Italie (1953), Nous les femmes : Ingrid
Bergman (1953), La Peur (1954), Jeanne au bûcher (1954).
2. C’est en Inde que Jean Renoir était allé ilmer son premier ilm en couleurs, Le
Fleuve (1951). C’est en Inde aussi que Fritz Lang ira ilmer son diptyque Le Tigre
du Bengale et Le Tombeau hindou, un an après Rossellini.
3. Rossellini ne vivait pas seulement en Italie mais souvent aussi à Paris.
4. Alain Bergala, « India, autoportrait de Rossellini en cinéaste et en mari », India.
Rossellini et les animaux, dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain
Bergala (dir.), Paris, Cinémathèque française, Martigues, Cinéma Jean Renoir, La
Rochelle, La Coursive, 1997, p. 63.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

à un pays, un peuple et une civilisation qu’il ne connaît pas. Le voyage


en Inde, c’est aussi un nouvel élargissement de son horizon humain et
cinématographique 5, et c’est avec une nouvelle énergie qu’il se lance
dans l’aventure.
Rossellini, comme pour Paisà, part à la découverte de l’Inde avec une
petite équipe, pas de scénario déinitif et, ainsi qu’il aime le faire croire,
« cent kilos de spaghettis 6 ». Dans ce groupe se trouvent l’opérateur
Aldo Tonti, qui a déjà travaillé avec Rossellini sur Europe 51 et Dov’è
la libertà?, et Jean Herman – futur Jean Vautrin – qui, jeune monteur
à peine sorti de l’Idhec et vivant à l’époque en Inde, sera assistant. Il
livrera d’ailleurs des témoignages précieux sur le tournage peu après
l’aventure et quelques décennies plus tard 7.
C’est d’abord le documentaire que Rossellini tourne pendant deux
mois 8 en 16 mm couleur Kodachrome et Ferraniacolor, en janvier et
février 1957, à travers tout le pays :
À Buddh Gaya, à Nalanda, au tout neuf barrage d’Hirakud sur le leuve
Mahanadi en Orissa, à Santiniketan au Bengale […], à Bombay et ses
environs (Varsova, un village de pêcheurs), à Bangalore, dans la jungle
de Karapur, dans l’État du Mysore, dans la ville sainte de Madurai, sur le
rocher de l’ancienne ville de Trichinopoly (État de Madras, aujourd’hui
Tamil Nadu), dans les lagunes de Malabar sur la côte sud-ouest du
Dekkan, à Quilon dans l’État du Kerala, à Trivandrum, à Cape Comorin) 9.

Selon le propre témoignage de Rossellini, le documentaire n’est


pas conçu comme un projet déterminé à l’avance, il s’agit plutôt d’une

5. Après Rome – dans Rome, ville ouverte (1945) –, l’Italie – dans Païsa (1946) –,
l’Allemagne – dans Allemagne année zéro (1948) – et l’Europe – Europe 51 (1951) –,
Rossellini s’intéresse à un autre continent.
6. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, Paris, Ramsay, 1987, p. 161.
7. Jean Herman accorde un entretien aux Cahiers du cinéma en juillet 1957 (« Rossellini
tourne India 57 », Cahiers du cinéma, no 73, juillet 1957), un autre à Alain Bergala à
l’occasion de la publication de l’ouvrage India. Rossellini et les animaux (« J’étais du
voyage, entretien avec Jean Herman par Alain Bergala », dans Nathalie Bourgeois,
Bernard Bénoliel et Alain Bergala [dir.], India. Rossellini et les animaux, op. cit.),
et publie un ouvrage de photographies et de souvenirs sous son pseudonyme
littéraire de Jean Vautrin (J’ai fait un beau voyage, photo-journal 1955-1958, Paris,
Éditions Cercle d’Art, 1999).
8. De nombreuses images de la série documentaire ont été tournées par Tonti alors
que Rossellini n’était pas là.
9. Bernard Bénoliel, « À la recherche du pays réel (histoire et géographie du tour-
nage) », dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India.
Rossellini et les animaux, op. cit., p. 18.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

esquisse préparatoire : « J’ai cherché d’abord à observer, à faire un simple


reportage, sans aucun parti pris, sans l’intention même d’aboutir à une
construction cinématographique particulière 10. » Ces prises de notes
visuelles seront ensuite montées selon des thématiques dévolues à chaque
épisode : « Bombay 1, 2, 3 », « Varsova », « Voyage au Sud », « Malabar »,
« Quillon », « Barrage », « Nehru », « Animaux » 11.
Il en va diféremment pour le projet d’abord connu sous le nom
d’India 57, le ilm de iction qui prendra inalement le titre de India,
Mathri Bhumi (Inde, terre mère). En efet, si Rossellini arrive en Inde avec
des idées, l’élaboration du scénario de iction se fera principalement sur
place où le cinéaste travaille avec Sonali, la femme de Hari Das Gupta
qui fut l’assistant de Renoir pour Le Fleuve, qui deviendra sa compagne 12.
India est, dès le début, envisagé comme un ilm à épisodes dans une
iliation airmée avec Paisà. Mais des huit prévus, il n’en restera dans la
version inale que quatre : les trois premiers racontent des histoires de
couples à trois états de la relation amoureuse (la rencontre, le conlit,
la sérénité) et à trois âges diférents de la vie (la jeunesse, l’âge adulte, la
vieillesse). Le dernier s’attache, quant à lui, à raconter une autre histoire
de couple, celle d’un singe domestiqué dont le maître meurt de soif et
qui expérimente la vie tout seul avant de retrouver un nouveau maître.
Dans India, il est ainsi toujours question des rapports des êtres entre
eux, qu’il s’agisse des hommes ou bien des animaux, présents dans trois
des quatre épisodes. Si le dernier donne la vedette à un petit singe,
les deux premiers font la part belle aux éléphants et aux tigres dans
des séquences traitant respectivement du couple de travail formé par
l’éléphant et son mahout 13 et l’harmonie existant dans la jungle entre
l’homme et le tigre, avant que les machines du progrès ne conduisent
l’un à s’attaquer à l’autre et réciproquement.
De retour d’Inde en octobre 1957, Rossellini commence par monter
la série documentaire mais celle-ci ne sera difusée par la télévision

10. « Entretien avec Roberto Rossellini par Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette »,
Cahiers du cinéma, no 94, avril 1959, p. 12.
11. Titres des épisodes français. Les titres italiens sont pour certains légèrement difé-
rents : « India senza miti », « Bombay, la porta dell’India », « Archittetura e costume
di Bombay », « Varsova », « Verso il Sud », « Le lagune di Malabar », « Kerala »,
« Hirakud, la diga sul iume Mahadi », « Il Pandit Nehru », « Gli animali in India ».
12. Leur liaison fera scandale, si bien que Rossellini, qui avait été accueilli à bras
ouverts, quittera l’Inde précipitamment en octobre 1957, rejoignant Sonali déjà
arrivée à Paris.
13. Le mahout est à la fois le maître, le guide et le soigneur de l’éléphant.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

italienne qu’un an plus tard, du 7 janvier au 11 mars 1959, en noir et blanc,


comme ce sera le cas également à la télévision française. Les images ayant
été tournées en muet, Rossellini les commentera lui-même en direct
de façon aussi fantaisiste que cultivée, à l’invitation d’un intervieweur,
Marco Cesarini Sforza.
Il renouvelle l’exercice pour la télévision française du 11 janvier au 6 août
1959, répondant, cette fois-ci en français, aux questions d’Etienne Lalou.

*
**
Le long métrage sera présenté hors compétition au Festival de Cannes
1959, l’année des Quatre cents coups de François Trufaut et d’Hiroshima
mon amour d’Alain Resnais. India y reçoit un accueil critique très favo-
rable 14 mais ne sera pourtant pas distribué en France 15. La copie française
longtemps oubliée sera retrouvée en 1996 et restaurée à l’initiative du
directeur de la Cinémathèque française de l’époque, Dominique Païni.
Un an plus tard, un ouvrage collectif est publié, India. Rossellini et les
animaux, vers lequel nous renvoyons pour préciser notamment la
chronologie du tournage 16.

Série documentaire et iction documentée


Quand les spécialistes de l’œuvre de Rossellini se sont intéressés au voyage
indien, c’est presque toujours India qui a été l’objet de leurs recherches.
Le livre édité par la Cinémathèque française en est un bel exemple. La
plupart des articles lui sont consacrés, si ce n’est le témoignage de Jean
Herman qui revient sur la genèse du ilm et le tournage en 16 mm qui l’a
préparé ou encore celui d’Angel Quintana qui compare les deux œuvres
sur la question de l’énonciation.
Cette série documentaire, Quintana la conçoit comme un croquis de
l’œuvre, « une esquisse du long métrage postérieur 17 ». Bernard Bénoliel
parle, quant à lui, à la suite de Rossellini, de « repérages 18 ».

14. Pour Jean-Luc Godard, India c’est « la création du monde », « India », Cahiers du
cinéma, no 96, juin 1959.
15. Le ilm sera par contre distribué en Italie.
16. L’article déjà cité de Bernard Bénoliel, « À la recherche du pays réel (histoire et
géographie du tournage) », reprend la chronologie du périple rossellinien.
17. Angel Quintana, « Voix plurielles, voix distantes (la question de l’énonciation) »,
dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini
et les animaux, op. cit., p. 86.
18. Bernard Bénoliel, ibid., p. 16.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

Il ne fait nul doute que les deux séries, identiques du point de vue
des images, L’India vista da Rossellini et J’ai fait un beau voyage, aient
été des préparations documentaires au tournage de iction qui lui a
succédé. Rossellini arrive dans un pays étranger qu’il sillonne en voiture,
en avion et en train, ain de l’appréhender. Aldo Tonti tourne avec sa
caméra légère 16 mm plus de quatre mille mètres de pellicule dans la
jungle, les villages et les villes. Il était nécessaire de commencer par le
documentaire, ce dont le cinéma de iction de Rossellini avait, aupara-
vant, déjà eu besoin.

*
**
La iliation de Paisà à India est évidente, et ce, dès la conception du
projet indien. Jean Herman racontait en juillet 1957 :
Le ilm comportera une introduction documentaire générale destinée à
établir à la fois le bilan de la situation en 1957 et à déblayer les idées fausses,
conventionnelles ou fantaisistes qu’on a au sujet de l’Inde. Chaque épisode
sera lui-même introduit par une nécessité documentaire. La structure
générale du ilm fera tout de suite penser à Paisà, mais, par ses thèmes,
India 57 représentera plutôt une synthèse de l’œuvre rossellinienne 19.

Dès juillet 1957, le projet ressemble déjà à ce qu’il sera : « une nécessité
documentaire » générale ouvre bien India dans laquelle de nombreux
et courts plans de Bombay, de ses passants, de ses rues et des bords du
Gange sont présentés. Ensuite, chacun des quatre épisodes sera intro-
duit par une nouvelle introduction documentaire qui n’aura à chaque
fois aucun lien narratif ni géographique avec le récit ictionnel qui va
commencer. Pour le premier, Rossellini ilme des temples et la cité de
Madurai avant de nous plonger dans une histoire d’éléphant. Le deu-
xième s’ouvre sur des plans de Bénarès alors que l’histoire se passera
au barrage d’Hirakud.
Comme dans Paisà, Rossellini a besoin du documentaire pour entrer
dans sa iction. Chacun des six épisodes de Paisà s’ouvrait sur des images
d’actualités accompagnées d’un commentaire en voix of qui présentait
le contexte de l’épisode. Mais si India possède une structure similaire et
si on y retrouve une voix of explicative, les deux œuvres ne seront pas
sur ce point identiques, Rossellini ne reprenant jamais à la lettre une
formule déjà employée. Alain Bergala le notait déjà à propos d’India :

19. Jean Herman, « Rossellini tourne India 57 », art. cité, p. 8.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

Rossellini n’est pas cinéaste à utiliser deux fois la même formule. Même
s’il est engagé dans la même phase de recherche, chaque étape doit
expérimenter un embrayage diférent du couple iction/réalité 20.

Il convenait d’adapter la forme de son récit à l’objet de son atten-


tion, la pluralité indienne qu’il ilme prise entre l’ancien et le moderne :
la moderne et grouillante Bombay, le moderne et ingénieux barrage
d’Hirakud face à la jungle millénaire et aux temples ancestraux. C’est
sans doute là, dans l’alternance et même l’alliance de ces temporalités
hétérogènes, que nous pouvons appréhender cette manière synthétique
qu’a Rossellini de nous restituer ce pays qui l’a tant fasciné.
Dans Paisà, les introductions documentaires étaient contextuelles.
Les images d’actualités replaçaient l’épisode intime qui allait commencer
dans la grande histoire anonyme de la libération de l’Italie. La voix of,
toujours la même, commentait les événements puis s’efaçait lorsque
la iction prenait le pas.
Dans India, si la structure est la même, documentaire et iction ne
sont pas directement liés par le sujet, ils le sont par les hommes : ce sont
bien les mêmes hommes qui ont tourné toutes les images, ce qui n’était
pas le cas dans Paisà où les images d’actualités tournées par ailleurs
étaient utilisées comme du matériel complémentaire.
La voix of présente aussi une diférence. Dans Paisà, elle était prise en
charge par un seul commentateur, alors que dans India elle est plurielle,
aussi bien dans les ouvertures documentaires, où l’on reconnaît deux
voix d’hommes diférentes, que dans la iction où, comme rien ne sera
sous-titré, la voix of fera retour pour devenir la voix intérieure du pro-
tagoniste principal, excepté pour l’épisode du singe. À ce régime pluriel,
s’ajoute encore deux éléments qui complexiient davantage l’ensemble.
Ainsi, la première voix qui ouvre le ilm et la partie documentaire ne
disparaît pas dans celle ictive qui se situe géographiquement ailleurs.
Elle semble même appartenir au mahout car lorsque la famille de la
jeune ille dont il va tomber amoureux arrive dans le village, la voix
of précise : « Je m’en souviens très bien », prenant alors le relais à la
première personne.
Enin, la voix de l’ingénieur qui a travaillé sept ans sur le barrage
d’Hirakud appartient, dans la version française, à Rossellini lui-même.

20. Alain Bergala, « India comme autoportrait de Rossellini en cinéaste et en mari »,


dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini
et les animaux, op. cit., p. 53.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

On l’avait déjà entendu en italien, dans les deux versions de la série


télévisée, faire quelques commentaires documentaires, au début, dans
les rues de Bombay, donnant notamment le détail des ethnies, certaine-
ment lors d’un premier enregistrement, mais il prête ici sa voix ictive
à l’ingénieur d’India, celui qui arrivé à la in d’un important chantier
fait le bilan de sa vie et de son couple. La translation du personnage au
cinéaste était si évidente qu’il dut paraître naturel à Rossellini de donner
sa voix à cet homme qui en était exactement au même point que lui 21.

Du réemploi des images


India présente, dans son contenu, un matériau ictionnel et documentaire
qu’il est aisément possible d’identiier car les séquences documentaires
sont montées en alternance avec les séquences ictionnelles, mais la
répartition ne s’arrête pas ici et c’est en cela qu’il serait réducteur de
considérer les images en 16 mm comme seulement préparatoire car
elles vont servir à bien d’autres usages.

*
**
Les images documentaires ne sont pas seulement des esquisses, elles
sont aussi la matrice de l’œuvre à venir. Toutes les thématiques du ilm
de iction en 35 mm sont déjà présentes dans les images en 16 mm : ces
images sont la source ininie (ou presque) dans laquelle Rossellini pui-
sera ensuite lorsqu’il écrira les épisodes d’India et lorsqu’il les montera.
Elles sont, en efet, des images complémentaires qui n’existeront
pas seulement de façon alternée dans les séquences documentaires
introductives mais aussi à l’intérieur même des séquences de iction
dans lesquelles Rossellini se servira largement d’elles pour construire
de façon très élaborée les histoires qu’il va raconter.
Ainsi India est-il un ilm semi-ictionnel tourné en 35 mm mais
constamment alimenté d’images 16 mm gonlées en 35 et dont le grain
plus épais est bien la marque de cette hétérogénéité 22.
L’œuvre indienne est en cela un moment essentiel dans la carrière de
Rossellini car elle lui ouvre les portes du montage comme un processus

21. Sur le régime énonciatif du ilm, lire l’article déjà cité d’Angel Quintana, « Voix
plurielles, voix distantes (la question de l’énonciation) ».
22. Peu de gens évoquent cette hétérogénéité des matériaux. Parmi ceux qui l’abordent,
on retiendra l’article de Dominique Païni, « Pellicule, site, poussière, de la dispa-
rition des ilms et des hommes », Cinéma, no 2, 2001.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

ouvert, le réservoir des images 16 mm quasiment inépuisable pouvant


ofrir de nouvelles, voire d’ininies potentialités créatives.
Pour Alain Bergala, il s’agit d’un « gigantesque stock-shot 23 » :
Avec les documentaires, apparaît pour la première fois l’idée que les
images ilmées pourront resservir, être incorporées dans plusieurs ilms,
elles ne sont plus ilmées en vue de l’œuvre unique, qui ne pouvait pas
être autrement. Avec cette expérience, Rossellini met en pratique un
travail de réemploi des images 24.

Ce stock-shot ne servira pas seulement à nourrir la iction India,


le ils de Rossellini, Renzo, y puisera dix ans plus tard pour réaliser la
série télévisée La Lutte de l’homme pour sa survie dont l’épisode no 8
revient sur la question indienne 25. Et Rossellini lui-même en prélèvera
de nouveau des images en 1974 pour son documentaire A Question of
people sur la démographie dans le monde.

*
**
Rossellini, qui a toujours été un grand communiquant, est resté très
jaloux sur ses secrets de fabrication, et s’il a donné beaucoup d’interviews,
ce n’est pas pour autant que ses témoignages décodent ses méthodes
de travail. India est une grande œuvre de montage, et pourtant c’est à
propos de ce ilm que Rossellini livre aux Cahiers du cinéma le célèbre :
« Les choses sont là. Pourquoi les manipuler ? »
Quantité de commentaires ont été faits sur ces deux phrases, fers
de lance d’une forme de cinéma vérité qui reconnaissait à la caméra les
vertus d’un enregistrement brut des images. Cette assertion a sa vérité,
mais employée pour qualiier le travail du montage dans India, elle est,
de toute évidence, à relativiser.
La citation d’ailleurs est incomplète. Dans l’entretien des Cahiers
duquel elle est extraite, elle fait partie du paragraphe « Le montage me
gêne », et la référence exacte est celle-ci : « Oui, le montage n’est plus essen-
tiel. Les choses sont là – et surtout dans ce ilm. Pourquoi les manipuler 26 ? »

23. Alain Bergala, « Le cinéma virtuel », conférence donnée à l’auditorium du Louvre


à l’occasion du colloque « L’éducation intégrale » (15-16 juin 2001).
24. Ibid.
25. « In cerca delle Indie oltre l’oceano ignoto » [« En quête des Indes de l’autre côté
de l’océan inconnu »], réalisé par Renzo Rossellini, 1967-1969.
26. « Entretien avec Roberto Rossellini par Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette »,
art. cité, p. 6.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

En soustrayant la mention « et surtout dans ce ilm », la déclaration


put être utilisée pour qualiier globalement l’œuvre de Rossellini alors
qu’il parlait, lui, particulièrement de ce ilm-là.
Rossellini se défend d’être un manipulateur et pourtant, sans l’être
comme quelqu’un qui détournerait le sens des images ilmées, il pra-
tique, dans cette œuvre indienne multiple, le montage à un degré plus
composite encore qu’il ne l’avait fait auparavant.
Et ce faisant, mélangeant, coupant, raccordant les images ilmées
en 16 mm ain de les intégrer dans sa iction, il repousse les limites, si
bien qu’India est sans nul doute l’un des ilms bouleversant le plus, à
l’époque – la in des années 1950 –, les conceptions du montage. Il est
en tout cas loin de laisser les choses « être là ». Rossellini avec son regard
jamais en repos ne saurait laisser les images simplement « être là », il
a, au contraire, besoin de se les approprier et donc de les ré-assembler.
Ce faisant, il monte ensemble des plans qui n’ont parfois rien à voir
entre eux, créant une continuité entre deux espaces géographiques
disjoints ou un champ contrechamp entre deux protagonistes qui n’ont
jamais été mis en présence.

Faux raccord et champ contrechamp


Cette fragmentation, cet assemblage hétérogène était déjà présent au
moment du tournage, le montage n’étant que la continuité d’un dispositif
déjà largement appliqué par Rossellini dans sa manière d’envisager ce
projet. Jean Herman le rappelle :
[…] le tournage a été tellement fractionné qu’on perdait parfois le il
des choses. On passait d’un tournage à l’autre. C’était peut-être là qu’il
était un grand chef d’orchestre. Parfois, je me disais : « C’est incohérent
ce qu’il nous fait faire, il n’y a pas de logique. Et comment est-ce qu’il
va raccorder ça et ça 27 ? »

Si le montage « gêne » Rossellini, il reconnaîtra toutefois, se contre-


disant dans le même texte : « Il y a, bien sûr, dans mon ilm, un côté
“montage” ; c’est afaire de bonne utilisation des éléments 28. »

27. « J’étais du voyage, entretien avec Jean Herman par Alain Bergala », dans Nathalie
Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini et les animaux,
op. cit., p. 35.
28. « Entretien avec Roberto Rossellini par Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette »,
art. cité.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Rossellini était un grand technicien mais d’une célèbre désinvolture.


Il pouvait abandonner le ilm pendant quinze jours, laissant Aldo Tonti
tourner à partir de maigres indications qu’il lui avait laissées. Pourtant,
malgré cette apparente légèreté, le projet ne lui échappa jamais. Et les
images des deux œuvres le montrent bien, que ce soit le matériel brut
de la série télévisée ou celui plus élaboré d’India : l’œuvre indienne est
cohérente, harmonieuse et sophistiquée.
Le montage réalisé pour les épisodes télévisés, s’il sera moins abouti,
présente toutefois sa propre dynamique. Les plans sont longs, répéti-
tifs, accumulatifs, parfois « ratés » : en cela, ils sont bien une première
prise de notes. Dans le deuxième volet – « Bombay 2 » dans la version
française –, on retrouve ainsi tous les plans qui serviront à la scène
d’ouverture d’India dans laquelle Rossellini nous présente les habitants
de Bombay et la ville elle-même. Mais une sélection a été opérée à partir
de la première matière brute et ce qui reste donne, en efet, l’impression
d’être mieux ilmé, plus maîtrisé. Les plans sont plus courts, il y a moins
d’exemples, le montage est plus resserré.
Lorsque la caméra passe des rues aux abords du leuve, un très beau
plan nous présente un homme assis face à la mer, rêveur, les jambes
croisées, les vêtements battus par le vent. Il ne voit pas la caméra qui le
ilme de proil. Il s’agit d’un plan « beau » comme Rossellini a toujours
déclaré détester les faire et qui existent pourtant, nombreux, dans son
œuvre. Or ce plan fait l’objet, d’un ilm à l’autre, d’un léger changement
qui le travaille encore plus dans le sens de la beauté. Dans « Bombay 2 »,
le plan, beaucoup plus long, est traversé par un personnage qui, péné-
trant dans le cadre, brise le tête-à-tête de la caméra avec cet homme
qui ne se sait pas ilmé. Rossellini coupera au montage l’intrusion de cet
importun et ne gardera que ce moment volé, poétique, de cet homme
qui contemple, oisif et profondément pensif, l’immensité devant lui.
Dans la même séquence, India propose un plan d’hommes dormant
au pied d’une statue, aussi abandonnés que s’ils étaient dans leur lit.
Dans la version télévisée, le montage montrait plusieurs tentatives pour
attraper ces hommes dans un mouvement panoramique. Naturellement,
dans la version plus élaborée du ilm de iction, Rossellini ne retiendra
qu’un seul plan, le plus réussi.

*
**
L’épisode d’Hirakud, présent dans les deux versions, ira encore plus
loin dans l’utilisation et l’agencement des images 16 mm.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

Le 10 janvier 1957, à New Dehli, Rossellini rencontre pour la deu-


xième fois Nehru qui l’invite à l’accompagner dans ses déplacements.
C’est ainsi qu’il découvre le barrage d’Hirakud, à peine achevé, et qui
l’impressionne fortement. Il tourne alors de nombreux plans des routes,
des chantiers encore en cours et du barrage lui-même, côté retenue d’eau
et côté leuve Mahanadi. Ces images serviront au montage de l’épisode
« Barrage » et seront reprises dans India pour le deuxième volet du
ilm, où ce passage documentaire occupe plus de cinq minutes, sans
coupure, sans aucune intervention de la iction. Rossellini entre dans
la séquence par le documentaire et y reste un long moment, signe de
son admiration pour cette œuvre monumentale réalisée par l’homme.
Rossellini revient sur le site en juillet 1957 tourner les plans de sa
iction. Un ingénieur qui a fort à voir avec la personnalité de Rossellini
à cette époque-là en est donc le protagoniste principal. Dans des plans
entièrement ictionnels, Rossellini le suit d’abord dans ses démarches
professionnelles alors qu’il va prendre connaissance de sa nouvelle
afectation. En sortant du bureau, il retrouve sa femme pleurnicheuse
accompagnée de leur jeune ils.
Jusqu’ici, Rossellini n’avait fait que monter de manière alternée des
plans ictionnels derrière des plans documentaires. Mais précisément au
moment où la femme de l’ingénieur commence à lui asséner ses reproches,
l’ingénieur avise une camionnette passant devant eux et saute dedans,
laissant là femme et enfant mais aussi l’argument ictionnel de la crise du
couple pour retourner dans les problématiques documentaires du début
de la séquence, le temps d’une dernière virée sur les traces du chantier
achevé. Au cœur même de cette séquence, Rossellini va raccorder les
plans de son personnage de iction en 35 mm à ceux documentaires
ilmés en 16 mm et gonlés en 35, ofrant en champ contrechamp des
faux raccords qui rappellent beaucoup une séquence de Stromboli.
En 1949, Rossellini avait déjà ilmé, tout aussi fasciné, une scène
documentaire de pêche au thon où tous les hommes présents étaient
de véritables pêcheurs, même si l’un d’entre eux faisait l’acteur pour
Rossellini : Mario Vitale était Antonio, le mari de Karin, interprétée
par Ingrid Bergman.
C’est justement son histoire que le ilm raconte, celui d’une jeune
femme qui, après la guerre, épouse le premier venu pour échapper au
camp d’internement où elle est retenue. Mais elle se retrouve alors
enfermée dans une autre prison, cette île primitive de Stromboli qu’elle
ne comprend pas et qui la rejette, mais qui inira pourtant par la changer
 Itinéraires de Roberto Rossellini

au terme d’un parcours qui passera par la grâce. L’incompréhension de


Karin pour l’île et ses habitants, c’est aussi ce qu’elle ressent face à la
pêche au thon à laquelle elle assiste horriiée. Pour elle, la pêche est une
expérience d’une grande violence et ces hommes sont des barbares. Elle
ne voit pas ce qu’il y a de rituel et de sacré dans cette action ancestrale
quand bien même les hommes à la in de la scène se signent en remer-
ciant Jésus et Marie.
Les plans de la iction ont été tournés à des moments diférents
mais Rossellini réunit dans un montage célèbre ceux d’Ingrid Bergman
éclaboussée d’eau dans la iction à ceux documentaires de la pêche.
Il réunit dans un champ contrechamp deux scènes ilmées à deux
moments diférents. C’est la même démarche qui préside à la scène de
l’escapade de l’ingénieur du barrage d’Hirakud. L’homme se soustrait au
récit pour visiter une dernière fois les lieux où il a vécu, l’ouvrage qu’il
a contribué à construire. D’un côté, Rossellini réemploie les images du
barrage, de la rivière Mahanadi d’où ne dépasse plus que le bout des
arbres, de la centrale électrique construite de l’autre côté. Toutes ces
images avaient été ilmées d’un véhicule en mouvement, une voiture ou
bien une camionnette, et pour les utiliser dans un champ contrechamp
crédible, il ilme son personnage de iction lui aussi dans un véhicule.
Sur le motif de la fuite, il peut ainsi raccorder les plans de l’ingénieur aux
plans documentaires. Et ces images qui existaient déjà par elles-mêmes
dans l’épisode « Barrage » existent, pourrait-on dire, davantage ou plus
intensément : elles sont perçues plus sensitivement, non seulement par
Rossellini qui les présentent et parfois les commentent dans la série télé,
mais émotionnellement par un personnage de iction qui y projette ses
afects, dans India.
Certains plans qui existaient en 16 mm seront aussi retournés en
35 ain qu’ils conviennent mieux à ce dont Rossellini avait besoin dans
sa iction.
Dans « Barrage », Tonti avait ilmé le monument aux morts, présen-
tant la stèle devant laquelle se tenaient deux passants du documentaire,
un homme et une femme portant une ombrelle. Rossellini va garder
l’idée mais retourne le plan : c’est alors son personnage de iction qui
s’approche du monument, seul, commentant en voix of ces vies qui ont
été perdues pendant la construction.
Il retourne aussi une séquence avec son personnage dans la centrale
électrique. À l’époque du documentaire, il s’était contenté de la ilmer
de la route. Pour la iction, il fait descendre l’ingénieur du véhicule
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 

pour traverser ce lieu intrigant tout en ils, fer et cylindres, auparavant


seulement entrevu.
Rossellini en bon pragmatique utilise toutes les images 16 mm qu’il
peut utiliser et ne retourne que ce qui lui paraît essentiel. C’est une
dernière fois le cas pour la scène de la crémation, symbolique de mort
et de renaissance aussi bien dans la religion hindoue qui croit à la réin-
carnation que pour l’ingénieur qui y assiste et qui va commencer une
nouvelle vie.
Dans le documentaire, Rossellini avait déjà ilmé une crémation dans
un endroit clos et encombré. Avoir été témoin de cette scène lui a sans
doute donné l’idée de faire assister son personnage au même rituel, qu’il
choisit de ilmer (et de mettre en scène ?) à la in de l’épisode buissonnier
de l’ingénieur. Dans cette version, la crémation a lieu non plus dans un
lieu fermé mais face au leuve, plus rien n’encombre le champ si ce n’est
le corps qui va être enlammé. Rossellini ilme d’abord son personnage
dans un champ contrechamp respectant la séparation des deux modes
d’images mais init par faire pénétrer l’ingénieur dans le cadre, réunissant
ainsi, pour inir, la iction et le documentaire.
La manière de raccorder dans la même scène des plans appartenant
au documentaire à ceux réalisés pour la iction n’appartient pas seule-
ment à l’épisode d’Hirakud. On en trouve aussi un bel exemple dans le
quatrième épisode d’India.
Après la mort de son maître, le petit singe domestiqué se trouve,
lors de son exploration libre du monde, face à des singes sauvages qui
sentent sur lui l’odeur de l’homme et le repoussent. Ces singes sau-
vages – ils sont deux dans le plan – viennent naturellement du stock
d’images en 16 mm et font partie de l’épisode no 5, « Voyage au Sud ».
Dans le documentaire, ils ne faisaient nullement face à un autre singe
et étaient simplement ilmés pour eux-mêmes. Peut-être Rossellini eut
alors l’idée de réaliser un contrechamp qui les mettrait face à leur miroir
déformant, c’est en tout cas l’argument ictionnel qu’il utilise dans India,
raccordant le singe ilmé en 35 mm et habillé de son petit caleçon aux
singes sauvages et nus, visiblement contrariés, certainement plus par
la présence des hommes qui les ilment que par celle de ce singe avec
qui ils ne seront jamais mis en présence, si ce n’est dans ce faux raccord
bien pratique. Cette scène contrecarre le fameux montage interdit cher
à Bazin, ce que rappelaient à Rossellini les journalistes des Cahiers du
cinéma à propos, non de cette séquence, mais de celle du tigre, dans le
troisième épisode, isolé dans son cadre, alors que le vieil homme qui
 Itinéraires de Roberto Rossellini

tente de le sauver en essayant de le faire fuir reste également seul dans


son contrechamp. Et Rossellini qui ne semble plus très « gêné » par le
montage leur rétorque :
Si on veut rendre l’histoire plus crédible, logiquement, c’est mieux de
les montrer tous deux dans le même plan. Mais si elle est crédible par
d’autres moyens, je ne vois pas pourquoi il faudrait user d’une technique
particulière 29.

On pourrait alors tordre la phrase de Rossellini pour lui faire dire


ce qu’il met à l’œuvre à travers le montage d’India : « Les choses sont
là. Manipulons-les. »
Pourtant, si Rossellini manipule les images, ce n’est pas pour les
trahir mais pour les faire exister selon des régimes d’images diférents
et donc démultiplier leur potentiel d’existence. Toute la rélexion sur
son œuvre sérielle et télévisuelle est déjà en germe. Même si, lorsqu’il
passera ouvertement à la télévision, il reléguera le cinéma derrière lui
et ne travaillera plus la question du montage dans les mêmes termes.
Avec la télévision, Rossellini délaisse le principe du montage comme
artiice, mettant davantage en pratique ce qu’il airmait à propos d’India.
Techniquement, il préférera travailler du côté du plan-séquence et du
zoom électrique qu’il manipulera lui-même pendant la prise, trouvant
ainsi le moyen de monter pendant le tournage tout en étant, enin, le
seul véritable responsable des images.

29. Ibid., p. 6-7.


2. Voies humaines, voix poétiques
Les premières manifestations du réalisme
rossellinien au iltre de la critique de
Giuseppe De Santis : Un pilota ritorna (1942)
et L’Uomo dalla croce (1943)

Laurent Scotto d’Ardino

1
Au moment où, le 10 janvier 1942, la rubrique critique de la revue
Cinema, intitulée « Film di questi giorni », est coniée à Giuseppe De
Santis, la question du renouvellement du cinéma italien, et en particulier
les injonctions en faveur d’un cinéma plus « réaliste », est au cœur d’un
débat auquel ne manquent pas de participer des personnalités proches
du régime fasciste 1. Au début des années 1940, l’option du « réalisme »
au cinéma n’est pas en soi quelque chose de subversif ni de frondeur.
Devant le succès sans précédent des documentaires de guerre allemands,
l’un des ils de Mussolini – Vittorio –, directeur de la revue Cinema
depuis 1939, appelle à « documenter notre guerre par des images très
eicaces 2 ». Bien évidemment, on comprend qu’il s’agit d’encourager un
« réalisme » propre à témoigner de l’œuvre accomplie par le fascisme.
L’appel d’Alessandro Pavolini, le ministre de la Culture populaire, ne
laisse aucun doute sur ce point :

1. Voir à ce propos Gian Piero Brunetta, Storia del cinema italiano, vol. 2, Il Cinema
del regime 1929-1945, Rome, Editori Riuniti, 2001, p. 224-225. Les appels à un
cinéma « réaliste » sont fréquents aussi tout au long des années 1930. La nécessité
de trouver la formule d’un cinéma qui reléterait la nouvelle réalité de l’Italie de
Mussolini parcourt les colonnes des nombreux journaux des Cineguf, les asso-
ciations de la Jeunesse universitaire fasciste. Voir Luca La Rovere, Storia dei Guf.
Organizzazione, politica e miti della gioventù universitaria fascista, 1919-1943,
Turin, Bollati Boringhieri, 2003.
2. V. M. [Vittorio Mussolini], « Cinema di guerra », Cinema, no 96, 25 juin 1940,
p. 423.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Nous ne pouvons que porter nos ambitions les plus chères vers un cinéma
qui soit le miroir de la société actuelle, de la vie italienne d’aujourd’hui. Un
cinéma réaliste ? Évidemment, […] reste cependant notre exigence fonda-
mentale, à savoir que la vie italienne soit reproduite, certes, aussi dans son
mal partiel, mais surtout dans son bien général, et de loin prépondérant 3.

Les encouragements sont suivis des faits : aide inancière et technique


accrue en faveur de l’Institut LUCE ; création, en 1938, par l’industriel
Sandro Pallavicini, de la Incom, maison de production spécialisée dans
le court métrage et le documentaire ; et surtout, la loi du 17 août 1941 qui
impose à tous les exploitants de salles la difusion d’un documentaire
avant le ilm de iction.
Ainsi, en 1940, alors que l’Italie vient d’entrer en guerre, le capitaine
de corvette Francesco De Robertis tourne, pour le compte des services
cinématographiques du ministère de la Marine, Uomini sul fondo,
un « ilm-documentaire » racontant le sauvetage d’un sous-marin en
détresse et exaltant le courage des sous-mariniers italiens. Tandis que
le régime pense avoir trouvé avec ce ilm la formule du « réalisme sain »
tant désiré, dans son célèbre article de rélexion sur la représentation
de la réalité au cinéma, intitulé « Per un paesaggio italiano », Giuseppe
De Santis loue lui aussi les qualités du ilm de De Robertis :
Nous voudrions enin qu’en Italie on arrête de considérer le documentaire
comme une chose séparée du cinéma. C’est seulement dans la fusion
de ces deux éléments que, dans un pays comme le nôtre, on pourra
trouver la formule d’un authentique cinéma italien. Uomini sul fondo
en constitue la preuve éclatante 4.

C’est dans ce contexte, en suivant la voie tracée par le ilm de De


Robertis, que Roberto Rossellini va tourner ses trois premiers longs
métrages : La Nave bianca (1941), Un pilota ritorna (1942) et L’Uomo
dalla croce (1943). Ces trois ilms font partie des projets initiés par le
Comité pour le ilm de guerre et le ilm politique, créé au printemps 1941
dans l’élan d’enthousiasme suscité par le ilm de De Robertis. Ce sont
des commandes de l’État fasciste. Ils mettent en scène successivement le
courage et l’abnégation des soldats italiens appartenant aux trois armes :

3. Alessandro Pavolini, « Rapporto sul cinema italiano », Cinema italiano, no XIX,


3 juin 1941, p. 12. Sauf indication contraire, je traduis en français les citations en
italien et en anglais.
4. Giuseppe De Santis, « Per un paesaggio italiano », Cinema, no 115, 25 avril 1941,
p. 262-263.
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

la marine, l’aviation et l’armée de terre impliquée sur le front russe. Le


premier d’entre eux – La Nave bianca – est présenté à la IXe Mostra de
Venise où il remporte un prix. Son succès public assure la notoriété de
son auteur. Dans les colonnes de la revue Cinema, Massimo Alberini,
un jeune guiste, trouve alors un nom à ce nouveau genre de ilms qu’il
appelle « documentari a soggetto » et s’exclame : « Deux ilms de ce genre
[Uomini sul fondo et La Nave bianca], parfaitement réussis, c’est plus
qu’une promesse, c’est une airmation […] de ce qui pourrait être une
école cinématographique italienne ». Et Alberini d’indiquer ensuite que
le ilm de Rossellini n’est ni « un documentaire pur » ni « un ilm collectif
sur le modèle des ilms russes » :
[Il est] quelque chose de nouveau, une heureuse formule qui, tout en
supprimant le vedettariat, parvient à surmonter la froideur abstraite
qui glace le documentaire, et qui nous donne enin […] le ilm que nous
attendions depuis des années 5.

Lorsque Roberto Rossellini tourne son deuxième long métrage


– Un pilota ritorna –, nous sommes en 1942. Les jeunes critiques de
ce qu’on appelle communément le « groupe Cinema », dont De Santis
fait partie, qui, pour nombre d’entre eux, militent désormais dans les
rangs du parti communiste clandestin, sont à la recherche d’une autre
forme de « réalisme » qui rendrait compte de leur position politique et
de leur hostilité au régime. Ossessione (1943), de Luchino Visconti, ilm
auquel ils travaillent, en sera littéralement la mise en œuvre. Si dans un
premier temps le genre du documentario a soggetto avait pu satisfaire
De Santis dans la voie qu’il ouvrait vers un cinéma plus « authentique »
et plus « actuel », la situation du champ cinématographique en 1942 a
évolué : deux types de « réalisme » s’afrontent désormais. C’est dans
ce contexte polémique bien particulier que Giuseppe De Santis écrit
les comptes rendus critiques des deux ilms de Roberto Rossellini : Un
pilota ritorna (1942) et L’Uomo dalla croce (1943) 6.

5. Masimo Alberini, « Rendiconto morale », Cinema, no 126, 25 septembre 1941,


p. 184-186.
6. Dans Cinema, respectivement dans le no 140 du 25 avril 1942 pour Un pilota
ritorna (article désormais abrégé en PR tout au long du texte), et dans le no 168
du 25 juin 1943 pour L’Uomo dalla croce (article désormais abrégé en UC tout au
long du texte). Nous faisons le choix de ne pas parler dans cet article de La Nave
bianca pour deux raisons : d’une part parce que la paternité de ce ilm, réalisé
sous la « supervision » de De Robertis, est, encore aujourd’hui, sujette à caution, et
d’autre part parce que La Nave bianca n’a pas été recensée par Giuseppe De Santis.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

2
Les deux comptes rendus de Giuseppe De Santis s’inscrivent ainsi dans
une bataille qui s’est engagée, non seulement entre une orientation
vers un cinéma « réaliste » et les genres jusqu’alors dominants (ilms
historiques, comédies sentimentales, adaptations littéraires), mais aussi
entre diférentes formes de « réalisme ». Le compte rendu d’Un pilota
ritorna prend d’emblée la forme d’une prise de position forte de la part
d’un critique qui travaille parallèlement à son propre projet cinéma-
tographique (celui d’Ossessione) : « Voilà un ilm qui nous permettra,
enin, de clariier notre position. » (PR) Quant à la critique de L’Uomo
dalla croce (nous sommes alors à l’été 1943), elle a un ton volontairement
polémique et combatif en commençant par un tour d’horizon impitoyable
des nouvelles forces en présence à l’intérieur du champ cinématogra-
phique italien : « Notre cinéma a été particulièrement proliique en
jeunes réalisateurs ces dernières années. Et, avec leur arrivée, comme
cela est naturel, les polémiques ont surgi. » (UC) De Santis réfute alors
sans détour le cinéma des « calligraphes », Poggioli, Soldati et Castellani,
accusés respectivement d’« impressionnisme », de « pittoresque » et de
« technicisme ». Il déplore l’absence d’esthétique clairement airmée
chez Chiarini, Franciolini et Lattuada, pour ne louer que les premiers
ilms de Vittorio De Sica, tout en soulignant leur « langage naïf » et leur
« imprécision grammaticale » dus à « un univers encore en gestation ».
En revanche, « parmi tant de bruit », le critique de Cinema place
signiicativement à part la personnalité de Rossellini, réalisateur qui
lui semble apparaître comme « le plus dépourvu de charge polémique
et, en même temps, le plus éloigné de toute appartenance à une ten-
dance » (UC) en raison justement des « prémices idéales » qui ont guidé
son travail : « recréer une réalité objective sans ioritures décoratives ni
arabesques inutiles ». Un an plus tôt, à propos d’Un pilota ritorna, De
Santis soulignait déjà le même parti pris esthétique lorsqu’il insistait sur
« son engagement notable en faveur d’une objectivité dénuée de toute
rhétorique » (PR), avant de préciser, un an plus tard, dans sa critique à
L’Uomo dalla croce (ce qui souligne la cohérence de ses propres orien-
tations esthétiques), que cet « engagement » s’inscrit dans une tradition
cinématographique nationale dont ne cessent de se réclamer depuis
plusieurs années les jeunes critiques du « groupe Cinema » :
Engagement que l’on doit considérer comme le plus combatif et le plus
polémique si l’on songe qu’aujourd’hui tout le cinéma italien, oubliant
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

non seulement les importantes expériences du Blasetti première manière


et quelques œuvres anciennes de Camerini, mais aussi les premières
graines d’un réalisme semées par Za la Mort et par le Nino Martoglio
de Sperduti nel buio, a préféré gaspiller sa propre vitalité derrière les
draperies dannunziennes de Lina Cavalieri et de Francesca Bertini. (UC)

On peut déjà remarquer ici que De Santis met en valeur avec justesse
ce qui est efectivement une qualité singulière du réalisme de Rossellini,
déjà remarquable dans les deux longs métrages de 1942 et 1943. Toutefois,
malgré ces compliments, le critique éreinte les deux ilms et leur auteur
en raison d’une trahison efective de leurs ambitions les plus louables,
d’un réalisme qui n’aurait pas su – selon lui – pleinement prendre forme :
Il faut reconnaître cependant, à l’égard de Rossellini, que ces prémices,
dans ses ilms, depuis Un pilota ritorna jusqu’à ce dernier Uomo dalla
croce, s’arrêtent presque toujours à un état de simple ambition. (UC)

Il est intéressant désormais d’étudier les raisons qui motivent chez le


critique ce jugement très sévère (et en grande partie erroné), et notam-
ment la dénonciation d’un réalisme en quelque sorte avorté et non abouti.

3
Giuseppe De Santis est d’abord sensible, à juste titre, à la césure forte
qui caractérise les deux ilms et à la double personnalité de Rossellini :
Il n’est pas encore parvenu à harmoniser ni à maîtriser spirituellement
– ce qui veut dire aussi rythmiquement – la matière traitée, au point
qu’on peut distinguer dans sa personnalité deux aspects, l’un bien
distinct de l’autre. (UC)

Une partie de cette remarque est juste et, depuis, tous les spécialistes du
cinéma de Rossellini ont souligné la fracture nette entre la première et la
deuxième partie de ces deux ilms. En revanche, le critique de Cinema
la juge négativement, comme une discordance rythmique, un manque
de maîtrise, un déséquilibre préjudiciable à la cohérence thématique et
esthétique des deux ilms :
De cette manière, les deux parties, au lieu d’être complémentaires
l’une de l’autre, se révèlent étrangères l’une à l’autre au point de donner
l’impression que deux mains diférentes ont présidé à la confection du
ilm […]. Ainsi le ilm est plein de hauts et de bas. (UC)
 Itinéraires de Roberto Rossellini

L’observation est à nouveau exacte (les deux parties sont en efet esthé-
tiquement, rythmiquement et stylistiquement très diférentes) mais De
Santis passe à côté de l’essentiel. Occupé à analyser les deux ilms de
Rossellini au iltre de sa propre conception du réalisme, il laisse échapper
la réelle cohérence thématique des deux parties en ne relevant que leur
disjonction : ce qui les unit, c’est, dans la première partie, la guerre et,
dans la seconde, les conséquences humaines et spirituelles de celle-ci,
moment où Rossellini s’attache à mettre en forme la technique et le sens
de son réalisme cinématographique. C’est justement dans l’opposition
entre les deux parties de chacun des ilms que se créent les conditions
nécessaires à l’apparition, dans la seconde partie, des thématiques propres
à Rossellini qui, à leur tour, vont permettre l’épiphanie de son réalisme.
Dans Un pilota ritorna, le protagoniste – le lieutenant Rossati – « chute »
littéralement après que son avion a été abattu. Cette « chute » est juste-
ment ce qui dépouille le protagoniste des attributs qui le construisaient
naturellement (mais aussi artiiciellement) dans la première partie du
ilm. Elle lui fait perdre son statut de héros « classique ». Tombé du ciel,
arraché à sa communauté, jeté hors de son propre camp, il est soudain
confronté à son ennemi, symbole de l’Altérité, de la igure de l’Autre.
Cette altérité est aussi celle que l’on retrouve au sein du petit groupe
de réfugiés hétéroclites de l’isba (soldats italiens, civils russes, militants
communistes, femmes, enfants) dans L’Uomo della croce, pris entre les
feux croisés de deux armées, réunis autour de la igure d’un aumônier
militaire italien. Brutalement mis en face de la réalité concrète de la guerre
et de sa dimension tragique, dans ce qu’elle a de plus douloureux pour
d’autres êtres humains, le protagoniste est contraint de faire l’expérience
de l’autre, de partager sa soufrance, de faire cette « rencontre » qui le
bouleverse et, d’une certaine manière, lui ouvre littéralement les yeux,
l’obligeant à l’observation du réel depuis un point de vue radicalement
neuf et insolite parce qu’il émane d’un personnage égaré. Ce point de
vue permet justement le dévoilement du réel dans ce qu’il a de plus
authentiquement humain. Or cette déchirure soudaine du réel eiloche
le rythme et le style de la narration conventionnelle de la première
partie, en quoi De Santis voit le déséquilibre du ilm, là où nous voyons
les conditions de l’apparition du réalisme rossellinien.
Plus intéressant encore : alors que la singularité du réalisme rosselli-
nien commence à prendre forme dans la seconde partie des deux ilms
(comme ce sera le cas aussi dans Roma, città aperta, où l’on observe la
même césure, marquée par la « chute » de Pina), De Santis, lui, privilégie
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

la réussite de la première partie des deux ilms (« les hauts ») au détriment


de la seconde (« les bas ») :
À partir de là un déséquilibre se crée entre la partie, disons à grand
spectacle, constituée par les batailles, bien construite et bien rythmée
avec un emploi parfait des masses et surtout d’une véridicité digne des
meilleures actualités « Luce », et l’autre, intimiste, où les protagonistes
de l’histoire se retrouvent impliqués, conduite par rapport à la première
avec lenteur, pleine de vides et de pauses que rien ne peut combler. (UC)

Pourtant il nous semble aujourd’hui que le montage morcelé et méca-


nique, les plans courts et ixes, visant à « construire » la réalité, des
premières parties de chacun des ilms (les parties les plus propagan-
distes justement) – et plus encore dans La Nave bianca où la main
de De Robertis est encore perceptible et les références au Cuirassé
Potemkine nombreuses – rendent compte de manière très polémique
et très critique de la part du réalisateur d’une « mécanisation du vivant »
à laquelle la guerre aboutit : « comme si le mouvement était produit
automatiquement, sans intervention humaine 7 ». Ce type de montage
dévoile surtout ce qu’il a d’artiiciel et de trop construit : il recompose
ictivement le réel. À l’inverse, on remarque dans les deuxièmes par-
ties d’Un pilota ritorna et de L’Uomo dalla croce le recours à d’autres
choix stylistiques, symptomatiques de l’exploration à laquelle se livre
Rossellini dans sa recherche personnelle de la représentation du réel :
un montage plus lâche, des plans plus longs, de larges prises de vues.
De Santis n’y est guère sensible et préfère, malgré leur caractère très
orienté idéologiquement, les premières parties de chacun des ilms, son
réalisme à lui ne dédaignant pas justement la dimension propagandiste,
même si dans son compte rendu d’Un pilota ritorna il lui préfère le
terme d’« éducation ».
Lenteur, vides, pauses : les principales caractéristiques du réalisme
rossellinien 8 échappent au critique de Cinema qui n’y voit que des
défauts de scénario et de réalisation, leur opposant avant toute chose le
rythme et l’architecture d’une forte construction toujours fonctionnelle

7. Enrique Seknadje-Askénazi, Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale. Un


cinéaste entre propagande et réalisme, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 78.
8. Dans une lettre adressée à son frère, Renzo Rossellini déclarait à propos d’Un pilota
ritorna : « Il en est sorti un ilm qui est sans aucun doute incomparablement le
tien, avec ces longs silences, avec ce rythme grandiose fait presque de rien, plein
de regards stupéfaits. »
 Itinéraires de Roberto Rossellini

(c’est-à-dire sans passages « que rien ne peut combler »), garante – selon
lui – de la « véridicité » de la réalité ainsi réélaborée. De Santis apparaît
insensible à la tentative de Rossellini de briser justement le rythme de
la narration conventionnelle pour s’arrêter sur une situation et en faire
surgir la signiication humaine et spirituelle, pour commencer à explorer
la valeur créatrice du « temps mort », des moments de pause et d’attente 9.
C’est qu’au moment où il écrit ses comptes rendus critiques, De
Santis est occupé à élaborer sa propre conception du « réalisme » ciné-
matographique. Avec ses amis de la revue Cinema (Mario Alicata, Pietro
Ingrao, Gianni Puccini), réunis autour de Luchino Visconti dont ils ont
fait la connaissance en 1940, il est en train de tourner Ossessione. Ses
modèles esthétiques sont d’abord littéraires. Dans un article écrit à quatre
mains avec Mario Alicata et intitulé « Verità e poesia: Verga e il cinema
italiano », il rappelle explicitement ce que doit – selon lui – le cinéma
à la littérature narrative réaliste de la seconde moitié du xixe siècle :
Lorsqu’il eut résolu certains problèmes techniques, le cinéma, de docu-
mentaire devenu récit, comprit que son destin était lié à la littérature.
[…] Toutefois, il vaut mieux tout de suite airmer clairement que, jus-
tement en raison de sa nature rigoureusement narrative, c’est dans la
tradition réaliste que le cinéma trouva la voie qui lui convenait le mieux :
étant donné que le réalisme, considéré non pas comme soumission pas-
sive à une vérité objective et statique, mais comme force créatrice, par
l’imagination, d’une « histoire », de faits et de personnes, est la véritable
et éternelle mesure de toute expression narrative 10.

9. Cette accusation sera par la suite longtemps portée contre Rossellini. Au contraire,
la narration volontairement lâche, éloignée de la construction du cinéma classique,
constitue une singularité du « réalisme » rossellinien non construit a priori par le
récit, l’intrigue, le scénario, la psychologie des personnages, comme le souligne
Peter Brunette : « Rossellini ne cherche pas à raconter une histoire comme il faut,
parce que ce n’est pas l’intrigue qui l’intéresse mais les pauses, les moments de
répit, l’attente, les oppositions entre les personnages ou entre les personnages et
le milieu où ils se trouvent, toutes choses qui se manifestent à l’écran et non dans
l’intrigue. » Et le critique américain voit dans ces premiers longs métrages la ges-
tation, encore inconsciente, de cette technique qui va marquer l’œuvre future du
réalisateur : « Cependant, les éléments anti-narratifs d’un ilm comme Un pilota
ritorna sont encore à peine mis en évidence ; on ne peut pas dire que Rossellini
lui-même soit déjà conscient de ces moments ni qu’il cherche déjà sciemment à
modiier les conventions traditionnelles de la narration cinématographique. Mais
il y a là comme une graine qu’on vient de semer, une nouvelle manière de faire des
ilms. » (Peter Brunette, Roberto Rossellini, New York / Oxford, Oxford University
Press, 1987)
10. Mario Alicata et Giuseppe De Santis, « Verità e poesia: Verga e il cinema italiano »,
Cinema, no 127, 10 octobre 1941, p. 216-217.
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

En Italie, De Santis trouve la forme la plus aboutie de ce « réalisme »


dans la réalité transigurée en épos populaire des romans de l’écrivain
vériste Giovanni Verga :
Giovanni Verga n’a pas seulement créé une grande œuvre poétique,
mais il a créé un pays, une époque, une société : pour nous qui croyons
en l’art surtout en tant que créateur de vérité, la Sicile homérique et
légendaire des Malavoglia, de Mastro Don Gesualdo, de L’Amante di
Gramigna, de Jeli il pastore nous semble ofrir en même temps le milieu
le plus solide et le plus humain, le plus miraculeusement vierge et vrai
qui puisse stimuler l’imagination d’un cinéma qui chercherait des choses
et des faits dans un temps et un espace réels […] il nous semble que les
récits de Giovanni Verga indiquent les seules exigences historiquement
valables : celles d’un art révolutionnaire qui puise son inspiration dans
une humanité qui soufre et qui espère 11.

L’art pour De Santis est ce qui exalte le réel (tout l’inverse du réalisme
rossellinien, nous semble-t-il) pour le transformer en « poésie », c’est-
à-dire en « vérité », et Verga, « comme tous les créateurs d’épos, a exalté
les péripéties et les passions de ses personnages » pour en faire surgir la
vérité la plus profonde, la primitivité sauvage et tragique. Le « réalisme »
de De Santis, fruit d’un art « créateur de vérité », à la forte dimension
sociale et politique (« un art révolutionnaire »), ne peut se donner à
voir qu’à l’intérieur d’une forme narrative cohérente et fonctionnelle 12.
Quant aux modèles de réalisme cinématographique de De Santis, ils
sont nombreux. Au premier rang, on trouve néanmoins la igure de Jean
Renoir, dont Visconti a été l’assistant en 1936 sur le ilm Une partie de
campagne et dont les membres du « groupe Cinema » ont fait la connais-
sance en 1940 lorsque le réalisateur français était venu à Rome pour y
tourner Tosca. Cela n’a rien d’étonnant. De Santis cherche à élaborer un
réalisme narratif à la forte dimension politique dont le réalisateur de La
Vie est à nous, tourné dans le cadre de la campagne électorale du PCF
en 1936, a donné les exemples les plus illustres. Ainsi, opposant dès le
début de sa critique le Renoir de La Grande Illusion au Rossellini d’Un

11. Avant Ossessione, adaptation de he Postman always Rings Twice du romancier


américain James M. Cain,Visconti et les jeunes critiques du « groupe Cinema »
avaient eu pour projet l’adaptation d’une nouvelle du romancier sicilien, L’Amante
di Gramigna.
12. Comme le souligne le critique Peter Brunette : « Évidemment, De Santis ne se
pose jamais la question de savoir si cette forme narrative est elle-même “vraie”
ou conforme à la “réalité”. » (Roberto Rossellini, op. cit., p. 22)
 Itinéraires de Roberto Rossellini

pilota ritorna, De Santis airme que le réalisateur français, à la difé-


rence de son homologue italien, est parvenu à exprimer dans son ilm :
[…] une angoisse profonde, qui n’est pas exprimée seulement par les
visages ou par les sentiments des hommes, mais, selon les termes d’une
rigoureuse pureté cinématographique, par la participation, encore plus
dramatique, de tous les éléments complémentaires : qu’on se souvienne
des tons gris, tantôt sombres tantôt clairs, que prenait le paysage pour
rendre narrativement évidentes les étapes successives du voyage 13.

Ce réalisme, reposant sur la fonctionnalisation dramaturgique du pay-


sage et de tous les éléments expressifs du plan, sur l’expressivité forte
du montage, sur l’intervention appuyée du réalisateur dans les mou-
vements de caméra et de cadrage, sur la psychologisation approfondie
des personnages en relation avec la révélation progressive et calculée
de leur drame, tout cela, ce réalisme reconstruit dans une parfaite unité
de tous ses éléments pour atteindre à une « véridicité » reconstruite par
l’art, De Santis l’appelle (en utilisant un terme crocien) « poésie ». Une
poésie – selon lui – absente des ilms de Rossellini : « On ne peut que
reprocher à Un pilota ritorna un “documentarisme” qui ne parvient
pas, si ce n’est dans de rares plans, à se transigurer en poésie. » (PR)
C’est pourquoi De Santis préfère de loin les premières parties de
chacun des deux ilms, celles où justement Rossellini, faisant preuve d’une
parfaite maîtrise des moyens expressifs à sa disposition, et notamment
du montage, nous semble en revanche plus éloigné du réalisme original
qu’il tente d’expérimenter dans les secondes parties des deux ilms :
Bien montées nous semblent au contraire les scènes de guerre, dans
leur déroulement direct et sobre, juste nous semble être le rythme de
ces épisodes et attentive la description des lieux et des machines. (PR)

Et aussi :
Si Rossellini avait su maintenir dans tout le ilm le rythme qui caractérise
le tournage de ces scènes, il aurait évité tout déséquilibre […]. Dans
ces séquences on trouve en efet les qualités d’un drame singulier […] :
elles se fondent l’une dans l’autre, créant une parfaite unité, cette unité
tant souhaitée. (UC)

13. Selon cette conception du « réalisme », De Santis fait l’éloge du travail du frère de
Roberto, Renzo Rossellini, qui a composé la musique d’Un pilota ritorna et qui
« fait preuve d’une préparation et d’une compréhension des valeurs fonctionnelles
de la musique au cinéma » (PR).
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

Pour reprendre les termes utilisés par Adriano Aprà, on pourrait


dire que s’opposent ici, dans l’incompréhension partielle de De Santis
devant les deux ilms de Rossellini, un « réalisme d’écriture », narratif et
fortement architecturé (celui défendu par De Santis) et un « réalisme de
voix », plus improvisé, fragmentaire et lâche. Or, selon Adriano Aprà,
c’est bien Un pilota ritorna, ce ilm de 1942, qui marque un tournant
chez Rossellini, la première « mutation » stylistique, la première « explo-
ration » d’un réalisme nouveau et personnel :
Si Fantasia sottomarina [l’un des documentaires animaliers tournés
par Rossellini à la in des années 1930] et La Nave bianca [ilm où la
main de De Robertis était encore fortement présente] sont des œuvres
d’écriture, Un pilota ritorna est une œuvre de voix. L’écriture est plus
dense et plus artiicielle, la voix est plus légère, plus directe.

Ainsi, l’apparente « mauvaise » construction d’Un pilota ritorna dénoncée


par De Santis n’est justement qu’apparente, elle est le fruit des choix
déjà conscients du réalisateur :
L’attention de Rossellini s’est portée davantage sur chaque moment
du ilm en particulier, pauses comprises, que sur la narration dans son
ensemble. Le cinéma-voix sacriie la cohésion de l’ensemble à l’intensité
de l’instant pris dans sa singularité : tout devient plus incertain et mouve-
menté, ressenti comme l’expérience immédiate du protagoniste-témoin 14.

L’incompréhension de De Santis devant les moyens et la nature du


réalisme que cherche à élaborer Rossellini dès ses longs métrages d’avant-
guerre déclenche même une polémique au sein de la rédaction de la revue.
Le contradicteur de De Santis et Alicata s’appelle Fausto Montesanti
qui cite, dans la réponse qu’il fait à leur article « Verità e poesia » 15, non
pas les « réalistes » français mais Tabù de Murnau et L’Uomo di Aran de
Flaherty pour opposer un réalisme fondé sur la « narratività » (celui de
De Santis et Alicata) à un réalisme fondé sur la « liricità », sans toutefois
faire allusion à Rossellini. Il nous semble cependant que le réalisme
de Rossellini serait du côté de cette « liricità » qui se rapprocherait du
« cinéma de voix » déini par Adriano Aprà. En efet, ce qui intéresse

14. Adriano Aprà, « Les débuts de Rossellini », dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.),
Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma / La Cinémathèque française, 1990,
p. 92.
15. Fausto Montesanti, « Della ispirazione cinematografica », Cinema, no  129,
10 novembre 1941, p. 280-281.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Rossellini, dès ces deux ilms de 1942 et 1943, n’est pas tant la construc-
tion du réel qu’au contraire, pour reprendre un terme utilisé par Gianni
Rondolino, sa « délagration ». Seule une réalité « délagrée », à l’intérieur
de laquelle se retrouve plongé le protagoniste, permet l’épiphanie et la
captation du « réel », de la vérité humaine, existentielle et spirituelle des
personnages. Voilà la raison pour laquelle les deux ilms d’avant-guerre
de Rossellini se structurent dans l’opposition, mais non le déséquilibre
(car l’une est la conséquence de l’autre) de deux parties distinctes, l’une
à l’aspect « documentaire » et l’autre plus ictionnelle (sans nul doute
encore trop mélodramatique et conventionnelle ici) mais caractérisant
déjà « le projet cinématographique singulier qui sera celui du Rossellini
de la maturité » :
[…] transformer le document en drame, introduire la iction dans la
réalité pour mieux la faire « délagrer » […] et montrer les moments les
plus authentiques d’une situation réelle, d’une condition existentielle 16.

C’est pourquoi la seconde partie de chacun des deux ilms est marquée
par la « chute » qui ouvre cette brèche dans une réalité justement trop
construite, cette « délagration » du réel permettant au personnage d’en
saisir la vérité la plus profonde. Une construction que l’on retrouvera
dans les ilms futurs du réalisateur : la mort de Pina au milieu de Roma,
città aperta, l’égarement de Karin plongée dans un monde inconnu dans
Stromboli, ou encore Irene après la perte de son ils dans Europa ’51.
Cette délagration de la réalité plonge soudainement le protagoniste dans
une situation nouvelle, au cœur d’une expérience humaine inédite, dans
un monde qui lui est étranger (le camp de prisonniers dans Un pilota
ritorna, l’isba encerclée dans L’Uomo dalla croce) propre à faire surgir
une vérité jusqu’alors inatteignable. Elle motive aussi, au niveau narratif
et esthétique, la cassure que De Santis note au milieu des deux ilms.
Mais, parce qu’elle contrevient aux règles de son réalisme « classique »,
il en fait un défaut au lieu d’y voir le moment où, au contraire, le « réa-
lisme » rossellinien, dans la faille ouverte du récit, dans cette béance,
va pouvoir s’épanouir. Comme si, dès ces ilms-là, Rossellini opérait la
« déconstruction » de « l’unité d’action et d’intrigue » qui caractérise le
cinéma classique :

16. Gianni Rondolino, Rossellini, Turin, UTET, 2006, p. 43


Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

En ce sens, l’idée d’Adriano Aprà et Patrizia Pistagnesi selon laquelle


Rossellini efectuerait, dès ses débuts, une « œuvre » de « déconstruction »
et de « démontage » du « cinéma classique » est à prendre en compte 17.

Ainsi, lorsque De Santis dénonce les moments de ralentissements, de


pauses, de vides, ce qu’il appelle les moments « bas » des deux ilms, il
désigne involontairement ceux qui sont au contraire les moments de
la plus haute expression du réalisme rossellinien, les moments où, loin
d’un simple enregistrement des faits, mais dans la situation créée, l’inter-
prétation personnelle et lyrique de Rossellini fait surgir (certes encore
maladroitement) ce qu’Adolfo Franci, dans une recension critique de
1941 à La Nave bianca, appelle « l’essence » de la réalité 18.
Par exemple, dans la première partie de chacun des ilms, avant
l’irruption dévastatrice de la guerre, De Santis critique les scènes sans
lien apparent avec le « drame », inutiles parce qu’elles ne lui sont pas
fonctionnelles, comme la promenade à bicyclette au début d’Un pilota
ritorna, qui semble n’avoir d’autre but qu’elle-même (montrer un moment
de la vie des soldats) et à propos de laquelle le critique airme :
Quelle nuance, quelle ambiance Rossellini voulait-il apporter en faisant
courir, durant une pause, les aviateurs sur leurs bicyclettes autour du
camp ? S’il entendait nous ofrir un aperçu documentaire sur la vie mili-
taire, l’épisode lui-même devait nous raconter quelque chose que nous
n’aurions déjà pas su, dans une progression narrative et psychologique.

Ou comme la partie de campagne au début de L’Uomo dalla croce dans


laquelle De Santis veut voir l’expression (non aboutie) d’une « attente
crispante ». Il nous semble que dans cette scène, l’attente n’y est pas
« crispante » : elle n’est rien d’autre qu’un moment à part, isolé, et qui,
s’il est encore sans doute bien maladroit dans son lyrisme naïf, constitue
déjà une exploration du « réel » que cherche à capter Rossellini. En
revanche, l’arrivée des chars, qui met in à cette saynète et ouvre la scène
de bataille, dans un montage mécaniste et fonctionnel, ravit De Santis :
Quand les chars entrent dans le champ, toute chose se réanime et se met
en place : il semble que soudain et seulement alors, Rossellini se sente à
son aise, l’action des personnages se met à fonctionner, la caméra coupe
les diférents plans avec une maîtrise sûre et précise.

17. Enrique Seknadje-Askénazi, Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale,


op. cit., p. 74.
18. Cité par Peter Brunette, Roberto Rossellini, op. cit., p. 18.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

De Santis apparaît insensible ici à la tentative de Rossellini de justement


briser le rythme de la narration conventionnelle pour s’arrêter sur une
situation et en explorer, dans l’attente ainsi créée, la vérité. S’exprimant
depuis une autre position critique et pour la défense d’un autre type
de réalisme,
[…] le caractère singulier de la poétique de Rossellini échappait à De
Santis, son éloignement de la dramaturgie traditionnelle, ses arrêts sur
les petits faits, son besoin de s’attarder et d’attendre, ce qui était déjà à
ce moment-là son programme, plus ou moins conscient et élaboré de
simplement montrer au lieu de démontrer 19.

« Montrer » et « démontrer », c’est aussi dans cette opposition que prend


sens la confrontation entre le réalisme de De Santis et celui de Rossellini.
Plus encore, c’est dans la deuxième partie des deux ilms que De Santis
se montre le plus désorienté par les moments où Rossellini expérimente,
certes de manière encore balbutiante, trop discursive et démonstrative
justement, la nature de son « réalisme ». Ce sont les moments où les
protagonistes, arrachés à leur univers, et donc à l’agencement calculé
du récit et de sa « réalité », plongés dans des situations de soufrance
partagée avec d’autres personnages, découvrent quelque chose, voient un
réel nouveau et inattendu et se dévoilent à eux-mêmes. C’est le cas, par
exemple, de la scène d’Un pilota ritorna dans laquelle le lieutenant Rossati
va chercher de l’eau dans un puits, à l’extérieur du camp de prisonniers 20.
La caméra panoramique ilme en « faux plan subjectif » (Aprà), comme
si l’on suivait le regard du personnage, alors qu’on le découvre, à la in
du panoramique, occupé à puiser de l’eau. Ce mouvement de caméra à
la fois « subjectif » et « objectif » révèle le regard à la fois « participatif »
et « distant » (Askénazi), ni tout à fait personnel, ni tout à fait extérieur,
du personnage-témoin ainsi que la radicale nouveauté du monde qui
l’entoure, à laquelle il est étranger mais dans laquelle il se retrouve
brutalement plongé. Rossellini expérimente là ce réalisme singulier qui
engage moralement le protagoniste mais qui jamais n’appuie, jamais
n’est coercitif, qui ne semble pas « construit » mais reste au contraire
toujours ouvert au surgissement d’une vérité induite par la situation
extra-ordinaire à la fois perçue (objectivement) et vécue (intimement)

19. Gianni Rondolino, Rossellini, op. cit., p. 56-57.


20. Pour une très belle analyse de cette séquence, voir Enrique Seknadje-Askénazi,
Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale, op. cit., p. 90-97, et Adriano
Aprà, « Les débuts de Rossellini », art. cité.
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

par le personnage-témoin, spectateur du et dans le drame. C’est aussi,


dans L’Uomo dalla croce, de manière encore maladroite et dogmatique,
parce que « narré sur le mode verbal 21 », le moment de la révélation
spirituelle de la jeune communiste Irina, le moment de sa confession et
de sa conversion, qui anticipe celle de Karin dans Stromboli, à l’intérieur
de l’isba transigurée par la présence d’une mère et de son nouveau-né
(igure de l’Enfant Jésus) et par les paroles évangéliques prononcées
par l’aumônier (« Ta mère n’était pas faible, elle était humble. Et les
humbles ont en eux la force de la vérité ») en une « grotte sacrée » (Aprà).
C’est enin, à nouveau dans Un pilota ritorna, un autre panoramique à
360 degrés, comme une caresse, où Rossellini cherche à capter le sur-
gissement inattendu d’une « réalité » spirituelle dans la communion et la
douceur des protagonistes rassemblés autour d’un soldat blessé. Tandis
que la ille du docteur lit un livre après une opération chirurgicale, la
caméra panoramique. La voix douce hors champ d’Anna s’estompe peu
à peu et, lorsque la caméra init son panoramique, on retrouve la jeune
ille endormie paisiblement. Le « cercle » (Aprà) opéré par la caméra se
referme harmonieusement sur une petite communauté de personnes qui
se sont retrouvées unies spirituellement. Moment intense de première
apparition d’une des formes du « réalisme » rossellinien devant lequel
De Santis, pourtant sensible à cet instant singulier, reste hermétique à
sa « poésie » : « Quelle nécessité poétique veut avoir ce panoramique
descriptif du refuge des prisonniers, lorsque la jeune ille lit, à haute
voix, quelque chose après l’opération ? » (PR) Avant de formuler une
hypothèse totalement décevante qui montre combien cet instant ne
peut s’inscrire dans sa manière de concevoir le « réalisme » :
S’il s’agissait d’indiquer le passage du temps, pour quelle raison, dans le
reste du ilm, le temps passe selon des indications conventionnelles et
approximatives comme des coupures de journaux et autres expédients
semblables ? (PR)

C’est que la « nécessité poétique » d’une scène, au nom de laquelle


De Santis éreinte cette séquence d’Un pilota ritorna, est entendue
de manière radicalement opposée : réalisme narratif, fonctionnel et
politique chez l’un, réalisme de l’instant, (en apparence) aléatoire et
spirituel chez l’autre :

21. Ibid., p. 136 et 138-139.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

Pour De Santis, chaque scène doit avoir une signiication ou un point


central, un seul et unique but qui sert la ligne narrative de l’intrigue
et le portrait psychologique des personnages. Aucune latitude n’est
permise pour les éléments aléatoires ou « non pertinents », éléments
dont la signiication pourrait transcender celle d’une narration conven-
tionnelle. Se demander quelle est la « nécessité poétique » de tel ou tel
plan revient à présumer que chaque plan doit contribuer à un projet
d’ensemble où chaque élément n’œuvre pas pour lui-même mais est
englobé dans un tout 22.

En efet, De Santis pointe dans ses comptes rendus ce qui semble


être des erreurs grossières de montage, stigmatisant les « fréquentes
erreurs de raccord » (PR) qui interdisent aux ilms de Rossellini d’at-
teindre ce réalisme « épique », vérité d’un réel transformé et reconstruit
par l’« imagination » (ou la « poésie ») de l’artiste-créateur de réalité :
« Chaque séquence […] dans Un pilota chevauche la suivante, l’une
et l’autre restant inexprimées parce que non conclues. » (PR) Et il
n’échappe pas au spectateur d’aujourd’hui, comme au critique Adriano
Aprà, que Un pilota ritorna est un ilm en apparence mal construit
avec un récit « qui se déroule par blocs, avec peu de liens et de nom-
breuses ellipses 23 ».
Mais Rossellini veut-il « conclure » ses séquences, au sens où De
Santis l’entend ? Veut-il porter à la perfection l’architecture de son ilm ?
Au contraire, n’a-t-on pas là, dès ces toutes premières expériences, les
exemples, certes encore embryonnaires, de montage non dogmatique
et non coercitif, ce que Gianni Rondolino appelle le « cinéma ouvert »
de Rossellini, autrement dit « sa façon apparemment négligée et anti-
conventionnelle de juxtaposer les images, les situations, les lambeaux
de récit, les atmosphères, sans trop d’égard pour les règles codiiées du
spectacle cinématographique traditionnel 24 ».
Un « réalisme » qui fait intervenir autant que celui de De Santis la
« poésie » de l’artiste, sa main créatrice et son imagination, mais d’une
autre manière, qui n’est pas, pour reprendre les termes dénigrants du
critique de Cinema, « soumission passive à une réalité objective et

22. Peter Brunette, Roberto Rossellini, op. cit., p. 22-23.


23. Adriano Aprà, « Storia », dans Ernesto G. Laura et Alfredo Baldi (dir.), Storia del
cinema italiano, 1940/1944, Rome, Marsilio / Edizioni di Bianco e Nero, 2010, p. 80.
Peter Brunette insiste aussi sur ce montage elliptique novateur, Roberto Rossellini,
op. cit., p. 22.
24. Gianni Rondolino, Rossellini, op. cit., p. 51
Les premières manifestations du réalisme rossellinien… 

statique », mais qui sait aussi créer, par d’autres moyens, les conditions
de l’apparition de ce que Jean Rouch appelle, dans une interview-hom-
mage à Rossellini, cette « vérité du cinéma » : « dans ce qu’il montrait,
il y avait toujours quelque chose de plus (ou de mieux) que la vérité, il
y avait justement “la vérité du cinéma” 25 ».

25. Jean Rouch, « Su Rossellini », dans Gian Luigi Rondi, Il Cinema dei Maestri, Milan,
Rusconi, 1980, p. 29-33.
Una voce umana / La Voix humaine :
chambre d’échos théâtraux, musicaux et ilmiques

Didier Coureau

La voix c’est plus que la présence du


corps. C’est autant que le visage, que
le regard, que le sourire.
Marguerite Duras 1

Una voce umana de Roberto Rossellini fut réalisé en 1947, donnant forme
ilmique à une œuvre théâtrale de Jean Cocteau, La Voix humaine, écrite
vingt ans auparavant. Pièce en un acte, une chambre, une femme seule,
un téléphone (une porte ouverte sur une salle de bain éclairée, quelques
miroirs, une lampe de chevet, une fenêtre aux rideaux tirés, une porte
close), intérieur nuit. Cellule spatiale minimaliste. Essence d’un théâtre
ou d’un cinéma de chambre, ainsi que Max Reinhardt dénomma son
théâtre intimiste, et que le huis clos psychologique privilégié par un
courant du cinéma allemand des années 1920, le Kammerspiel, prolongea
sous l’inluence du scénariste Carl Mayer. Mais, si chambre il y a, elle est
aussi chambre d’échos de la voix même qui s’y exprime jusqu’à devenir
cri, et des sons qui y pénètrent, venus de l’extérieur ou du téléphone, car
l’espace se fait ici également sonore. Échos, encore, qui se créent entre
une forme et une autre, au sein d’un même art, ou d’un art à l’autre :
entre théâtre et cinéma, théâtre et théâtre, cinéma et cinéma, théâtre
et opéra, opéra et cinéma. Variations sur la voix qui s’entrelacent, en
boucles, en spirales : échos lointains qui, soudain, se font plus proches,
creusant un peu plus la masse sombre de l’espace visuel.

1. Marguerite Duras, « La voix du Navire Night », dans La Vie matérielle, Paris,


Gallimard, coll. « Folio », 1999, p. 160.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

*
**
C’est paradoxalement tout imprégné de cinéma muet que Cocteau
écrivit La Voix humaine en 1927, pièce dont la mise en scène devait se
faire en 1930, au moment même où il réalisait Le Sang d’un poète, ilm
charnière conservant l’esthétique du muet tout en insistant sur la pré-
sence des sons. Jean Epstein, cinéaste-théoricien essentiel avait airmé,
dans la période du muet tardif : « Le gros plan est l’âme du cinéma 2. » Il
parlait aussi d’une forme d’animisme du cinéma dans lequel, disait-il,
« un gros plan de revolver, ce n’est plus un revolver, c’est le personnage
revolver, c’est-à-dire le désir ou le remord du crime, de la faillite, du
suicide 3. » Dans La Voix humaine, c’est le personnage-téléphone qui
remplace le personnage-revolver, pour devenir l’auteur d’un crime ou
d’un suicide symbolique – mais un personnage-téléphone se trouvait
aussi dans un ilm d’Epstein, La Glace à trois faces.
La pièce fut créée par la comédienne Berthe Bovy, à la Comédie-
Française le 17 février 1930. Elle propose un ballet entre une femme seule
dans sa chambre et un téléphone qui, tour à tour, sonne, est coupé, sonne
de nouveau. Un monologue se crée pour le spectateur, puisque seule la
voix de la femme parlant à son amant qui la quitte est entendue, mais il
s’agit selon Cocteau d’un « monologue-dialogue » ou d’un « monologue
à deux voix » puisque l’amant, non entendu, est à l’autre bout du il (ce
il jouant un rôle primordial). Amant non entendu ou, chez Rossellini,
uniquement perçu, par moments, sous forme d’un son très métallique
de la voix, venu du téléphone, sans qu’aucune parole ne soit clairement
audible et, a fortiori, compréhensible.
Le téléphone attire le regard vers le visage auquel il est relié. Cocteau
crée donc déjà, dans sa pièce, un véritable découpage cinématographique
virtuel, qui présuppose la vision d’un corps se mouvant dans une chambre,
mais aussi l’idée même du gros plan du visage et du très gros plan du
téléphone. Une autre cinéaste du muet, proche d’Epstein, Germaine
Dulac, écrivait : « On pourrait faire un ilm avec un seul personnage en
conlit avec son âme, ses fantômes moraux, craintes, remords, souve-
nirs, espoirs, prenant forme, s’entrechoquant dans un conlit ardent 4. »

2. Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, Paris, Seghers, coll. « Cinémaclub », 1974, vol. 1,
p. 93.
3. Ibid., p. 141.
4. Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), édition de Prosper Hillairet,
Paris, Éditions Paris expérimental, 1994, p. 45.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

Cocteau réalise en quelque sorte ce vœu, en donnant non seulement à


voir la présence physique de cette âme féminine dans le vertige de ses
sentiments, mais en laissant également éclater sa voix au moment même
où le cinéma va bientôt devenir sonore. « Le cinéma, la machine à écrire,
le téléphone, la radio, autant d’appareils qui fabriquent des fantômes et
les lâchent en désordre dans les villes 5 », pouvait-il également écrire.

*
**
La rencontre entre Cocteau et Rossellini peut d’abord sembler
étrange, voire improbable. Cependant les cinéastes de la Nouvelle Vague
ne s’y trompèrent pas qui irent du premier, dans le versant cinéma-
tographique de son œuvre, comme du second, deux de leurs igures
tutélaires. Cocteau parle de la transmission volontaire de son texte à
Rossellini. Il en précise les raisons : « C’est à cause de Païsa en ce qui me
concerne, à cause du Sang d’un poète pour ce qui concerne Rossellini,
que nous décidâmes de collaborer et de faire avec Anna Magnani cette
Voix humaine dont elle est l’unique et admirable interprète 6. » S’il est
diicile, peut-être impossible, de retrouver des propos de Rossellini qui
viendraient corroborer son estime pour Le Sang d’un poète, l’idée d’une
rencontre commencée par l’entremise du cinéma est convaincante.
Du passage du titre de la pièce La Voix humaine à celui du ilm, Una
voce umana (Une Voix humaine), avec changement d’article, il n’est pas
non plus trace d’explication. Le titre La Voce umana est d’ailleurs réap-
paru par la suite sur certaines aiches italiennes. Peut-être s’agit-il d’une
volonté venue de l’extérieur, comme pour le titre La Femme mariée de
Godard transformé, malgré le cinéaste, en Une femme mariée – car les
producteurs craignaient que la généralisation ne puisse être mal perçue.
Ce qui est certain, c’est que la réalisation par Rossellini s’est faite en
entente avec Cocteau, comme le poète le précise :
Païsa est un chef-d’œuvre où un peuple s’exprime par un homme et un
homme par un peuple. J’ai conié La Voix humaine à Roberto Rossellini
parce qu’il a la grâce et qu’il ne s’encombre d’aucune des règles qui régissent
le cinématographe. En vingt-cinq prises dont le total fait mille deux cents
mètres de pellicule, il a tourné cruellement un documentaire de la souf-
france d’une femme. Anna Magnani y montre une âme, une igure sans
maquillage. Ce documentaire pourrait s’intituler : Femme dévorée par

5. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, entretiens avec André Fraigneau,


Paris, Ramsay, coll. « Poche cinéma », 1986, p. 240.
6. Jean Cocteau, Du Cinématographe, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 184.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

une jeune ille ou Du téléphone considéré comme instrument de torture.


Anna Magnani tourne en italien. Elle se doublera en français, elle-même 7.

Ce texte, paru dans La Revue du cinéma en été 1947, donne des


indications sur la date de la réalisation. Été 1947, c’est-à-dire entre les
repérages et le tournage d’Allemagne année zéro de Rossellini… Dans
un autre entretien, paru dans Combat en août 1947, Cocteau parle des
conditions du tournage du ilm, par Rossellini, en France, à Paris :
N’est-ce pas dans son propre pays que l’on crée le mieux ? Pourtant, je
pense à une remarquable exception qui conirme la règle, à ce Rossellini
de Rome, ville ouverte qui, en ce moment, dans un studio parisien,
réussit ce tour de force de tourner, avec pour interprète l’admirable
Anna Magnani, La Voix humaine, cette bande de 2 000 mètres dont la
projection dure une heure et qui n’aura pour tout décor qu’une chambre
avec un lit et un téléphone 8.

Des photos de plateau sont connues qui montrent côte à côte Rossellini
et Cocteau face à Magnani, et conirment qu’il ne s’agit pas d’une adap-
tation classique que le cinéaste italien aurait pu tout aussi bien faire à
distance, à Rome, mais de la volonté des deux artistes de partager une
expérience, à Paris, dans la ville où la pièce initiale fut créée. Tout en
continuant à faire l’éloge du néoréalisme, qu’il considère comme « un
naturalisme lyrique 9 » – ce terme ne résume-t-il pas mieux le style de
Rossellini que l’appellation néoréalisme ? –, ainsi qu’il avait encensé
Païsa et Rome, ville ouverte, Cocteau décrit ce qu’il ressentit de cette
expérience directe du tournage de La Voix humaine :
Rossellini et De Sica n’ont pas honte de présenter des faits humains.
Il y a eu le temps du cinéma américain, celui du cinéma soviétique,
aujourd’hui l’état de grâce est ici, en Italie, parce que les Italiens ont trop
soufert et que l’on se retrouve toujours dans la soufrance. La Magnani
m’a révélé la douleur lorsque nous tournions avec Rossellini La Voix
humaine, elle était d’une nervosité folle […] mais toujours magniique
de sincérité dans son rôle d’amoureuse éplorée avec ses cheveux fous,
ses yeux remplis de larmes […]. Rossellini, lui, est un homme extraor-
dinaire. Il n’a aucun préjugé, aucun système. Il se sert seulement des
moyens les plus simples 10.

7. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, op. cit., p. 245.


8. Ibid., p. 152-153.
9. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit.
10. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, op. cit., p. 156.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

La présence de Cocteau pourrait coïncider avec sa pensée, selon


laquelle, entre l’auteur du texte venu sur un plateau, et le metteur en scène
qui donne forme théâtrale ou ilmique à son œuvre, une communication
télépathique par « ondes » peut se créer 11. Cocteau mentionne, au même
moment, un autre projet de collaboration qu’il eut avec Rossellini, mais
qui ne se concrétisa pas : « Nous allons bientôt commencer ensemble
Messaline où je jouerai le rôle de Claude, le mari le plus trompé de
l’Histoire […] 12. »
Il est intéressant de relever les noms de quelques collaborateurs
de l’équipe de réalisation d’Una voce umana. La photographie est de
Robert Julliard et le son de Kurt Doubrawsky, qui travailleront tous les
deux sur Allemagne année zéro. Les décors sont de celui qui travailla
avec Cocteau au théâtre et au cinéma – par exemple pour La Belle et la
Bête –, jusqu’à sa mort en 1949, Christian Bérard. Le montage est d’Araldo
da Roma qui travailla avec Rossellini sur Païsa et Rome, ville ouverte.
Rossellini a souvent évoqué l’idée d’un « cinéma microscope » qui,
dit-il, « peut nous prendre par la main et nous amener à découvrir des
choses que l’œil ne pouvait percevoir 13 ». La Voix humaine, ajoute-t-il,
« m’ofrait l’occasion d’user de la caméra microscope, d’autant que le
phénomène à examiner s’appelait Anna Magnani 14 ». Mais Rossellini
insiste aussi sur l’importance de cette expérience « poussée à l’extrême
dans La Voix humaine [qui lui] a servi par la suite dans tous les ilms »,
lorsqu’il s’agissait de délaisser le scénario pour « suivre le personnage
dans ses pensées les plus secrètes, celles dont il n’a peut-être même pas
conscience 15 ». Et Rossellini de conclure : « C’est aussi cet aspect micros-
cope du cinéma qui constitue le néoréalisme : une approche morale
qui devient un fait esthétique 16. » Epstein disait déjà que le cinéma a le
pouvoir de grossir l’émotion.
Magnani avait fasciné Pier Paolo Pasolini dans Rome, ville ouverte,
comme en témoigne l’un de ses poèmes dédié à l’actrice, où igurent
les vers suivants :

11. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit., p. 30.


12. Ibid.
13. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, textes réunis par Alain Bergala, Paris, Cahiers
du cinéma, coll. « Écrits », 1984, p. 29.
14. Ibid.
15. Ibid.
16. Ibid.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Presque un emblème, désormais, le cri de la Magnani


sous les mèches absolues et désordonnées,
résonne dans les panoramiques désespérés,
et dans ses coups d’œil vifs et muets
le sens de la tragédie s’épaissit 17.

Dans La Voix humaine elle fut aussi remarquée, et François Trufaut


écrit qu’elle y était un « animal fabuleux », ajoutant : « son jeu n’est pas
psychologique, il dépasse de très loin le stade de la “performance” 18 ».
Cocteau souligne lui-même, dans l’avant-propos de sa pièce, que l’auteur
« voudrait que l’actrice donnât l’impression de saigner, de perdre son
sang, comme une bête qui boite, de terminer l’acte dans une chambre
pleine de sang. 19 » Dans le jeu de Magnani, au-delà de la psychologie,
quelque chose se révèle qui pourrait rejoindre la conception d’Antonin
Artaud, d’un acteur comme « athlète physique », doué d’une « muscu-
lature afective », qui devient ainsi un « athlète du cœur » 20 capable de
faire passer la passion dans la matière.
La réalisation de Rossellini eut lieu un an avant sa rupture avec Anna
Magnani, et l’entrée dans la « période Ingrid Bergman », après qu’il ait
reçu d’elle, non un coup de téléphone, mais une célèbre lettre 21. Ce ilm
semble conjuguer l’amour des personnages dont le cinéaste parle dans
ses entretiens, et une certaine forme de cruauté. Il s’agit ainsi, si l’on
reprend les propos d’Artaud sur le théâtre, de faire « entrer la métaphy-
sique dans les esprits » « par la peau » 22
Le personnage interprété par Magnani, au-delà de sa propre maté-
rialisation, corporisation, est archétypal des personnages rosselliniens
voués à la solitude et à l’enfermement, du côté des enfants (Allemagne

17. Pier Paolo Pasolini, Cahiers du cinéma, hors-série no 9, 1981, Pasolini cinéaste,
p. 16 (poème écrit après la projection au Cinema Nuovo de Rome, ville ouverte).
18. François Trufaut, Arts, 4 avril 1956.
19. Jean Cocteau, La Voix humaine, Paris, Stock, coll. « La Bleue », 2005, p. 16.
20. Antonin Artaud, Le héâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
1988, p. 199.
21. Il faut signaler ici l’existence d’une étrange version de La Voix humaine, sous forme
d’un téléilm américain, he Human Voice, de Ted Kotchef (1967), dont l’actrice
ne fut autre qu’Ingrid Bergman, dix ans après sa rupture avec Rossellini… Comme
si la concurrence par cinéma interposé entre Anna Magnani et Ingrid Bergman
(commencée par le rôle tenu par Magnani dans Vulcano de William Dieterle
en réponse au rôle tenu par Bergman dans Stromboli) se perpétuait à travers la
nécessaire interprétation du texte de Jean Cocteau, fortement lié à la comédienne
italienne.
22. Antonin Artaud, Le héâtre et son double, op. cit., p. 153.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

année zéro) et des femmes : solitude des personnages interprétés par


Bergman dans l’île de Stromboli, dans l’asile d’Europe 51, dans la prison
de Jeanne au bûcher… Solitude mystique dans tous les cas, qui trouve
parfois un exutoire dans une forme de prière désespérée. Le : « Mon
Dieu qu’il rappelle », scandé à plusieurs reprises par Magnani à la in
d’Una voce umana va dans ce sens… « Mon Dieu », dit Rossellini, « est
l’évocation la plus simple, la plus primitive, la plus commune qui puisse
sortir de la bouche d’un être envahi par la douleur 23 ».
Una voce umana fut associé, ain de sortir en salle, à un autre moyen
métrage de Rossellini, Il Miracolo (Le Miracle), sous le titre commun
Amore, cette œuvre double étant inalement dédiée par le cinéaste à
l’« art d’Anna Magnani ».
Le ilm ne sortit en France qu’en 1956, neuf ans après sa réalisation.
Un bel article d’Éric Rohmer parut à cette occasion dans les Cahiers du
cinéma, intitulé « Deux images de la solitude » 24. Rohmer connaissait
déjà ce ilm (difusé jusque-là dans les ciné-clubs sans sous-titres), mais
aussi les ilms cruciaux de Rossellini tournés entre 1948 et 1956 (toute
la période Ingrid Bergman, de Stromboli à Voyage en Italie). Il évoque
dans son texte une solitude « à la fois physique et morale 25 », et décèle
un symbolisme non recherché mais bien présent, qui fait que La Voix
humaine « peut être considéré comme l’archétype de toute soufrance, de
la soufrance même, l’image terrestre de cette peine du dam que l’Église
considère comme plus horrible que celle du sens 26 ». En théologie, la
peine du dam est celle de la privation de la vue de Dieu, plus forte donc
que les tourments inligés aux damnés de l’Enfer par la peine du sens.
Magnani se trouve bien privée de la vue de l’homme qu’elle idolâtre.
Rohmer conclut en écrivant :
Si Rossellini s’acquitta mieux que tout autre de ce morceau de bravoure
qu’est une scène à un personnage, c’est que la peinture de la solitude
de l’homme sur la terre est le leitmotiv quasi unique de son œuvre 27.

Si Une voix humaine est un ilm aussi marquant, c’est également


parce que la solitude du personnage féminin est encore exacerbée par la
communication téléphonique avec un homme absent, qui se transmue

23. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 34.


24. Éric Rohmer, Cahiers du cinéma, no 59, mai 1956, p. 38-41.
25. Ibid., p. 38.
26. Ibid.
27. Ibid., p. 39.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

en personnage-téléphone. Unique autre personnage doué de la parole,


puisque, sinon, seule une chienne, fortement liée à l’absent-présent,
est vue dans la chambre. De ce téléphone, Cocteau a joué en ilant les
métaphores du il et de la voix. Il est dit que le téléphone peut devenir
« une arme efrayante », que le raccrocher peut faire « retomber dans le
vide, dans le noir », puis la femme airme dans son désespoir :
Ce il est le dernier qui me rattache encore à nous… Avant-hier soir ?
J’ai dormi. Je m’étais couché avec le téléphone […]. […] j’avais le télé-
phone dans mon lit parce que malgré tout, on est relié par le téléphone.
[…] alors igure-toi que j’ai fait une foule de petits rêves. Ce coup de
téléphone devenait un vrai coup que tu me donnais et je tombais, ou
bien un cou, un cou qu’on étrangle, ou bien j’étais au fond d’une mer
[…] et j’étais reliée à toi par un tuyau de scaphandre et je te suppliais
de ne pas couper le tuyau […]. Mon rêve n’est pas si bête. Si tu coupes,
tu coupes le tuyau…

Plus loin, elle s’exclame encore : « J’ai le il autour du cou. J’ai ta voix
autour de mon cou… ».
Roland Barthes écrit qu’il existe une « scénographie de l’attente », et
précise comment il en devient le metteur en scène : « je l’organise, je la
manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte
de l’objet aimé et provoquer tous les efets d’un petit deuil. Cela se joue
donc comme une pièce de théâtre 28 ». Dans ce même texte, il évoque
le téléphone, sa présence obsessionnelle, l’attente du retentissement de
sa sonnerie, la déception quand c’est la voix d’un importun qui se fait
entendre en lieu et place de la voix attendue, celle de l’être aimé (un tel
parasitage existe aussi dans La Voix humaine).
Le il du téléphone relie et sépare tout à la fois, il rend dépendant et,
chez Cocteau, il se transmue tour à tour en corde qui retient au bord
du goufre, en tuyau qui alimente en air celui qui est sous l’eau, en lacet
qui peut étrangler comme dans un ilm d’Alfred Hitchcock. La chambre
devient elle-même cet univers sous-marin où l’air se raréie jusqu’à
l’étoufement. Dans la présentation qu’il donne de sa pièce, Cocteau
écrit : « Dans le temps on se voyait. […] un regard pouvait changer tout.
Mais avec cet appareil, ce qui est ini est ini 29. » Cette airmation est
d’une étrange actualité à l’issue d’une première décennie du xxie siècle.

28. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« Tel Quel », 1977, p. 47.
29. Jean Cocteau, La Voix humaine, op. cit., p. 8.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

Cocteau souhaitait donner un rôle nouveau à ce qu’il désignait comme


« un accessoire banal des pièces modernes, le téléphone 30 ». Rossellini, par
ce téléphone noir, réairme peut-être aussi la sortie déinitive du cinéma
bourgeois dit « des téléphones blancs » qui régna sous le fascisme, pour
le faire entrer de plain-pied dans l’univers tourmenté du néoréalisme.
Personnage-femme et personnage-téléphone se livrent à ce jeu de
monologue-dialogue dans un espace obscur déchiré par moments par
une lumière blanche très crue, trop forte, issue d’une lampe de chevet
devenue lampe d’interrogatoire, ou venue de la salle de bain dont la
porte est entrebâillée au fond du champ. En cela, le ilm de Rossellini
prolonge les indications scéniques déjà données par Cocteau pour sa
pièce à propos de l’éclairage, ou de l’atmosphère générale, dont il note :
« Le rideau découvre une chambre de meurtre. Devant le lit, par terre,
une femme en longue chemise est étendue, comme assassinée 31. »
Dans les indications de l’auteur, certaines concernent aussi le son, et
le hors-champ sonore, continuant à conférer à son œuvre un aspect
très ilmique. Rossellini approfondit ces données sonores, et constitue
diférents niveaux de son : bruit de pas derrière la porte, dans le cou-
loir, ascenseur, voix dans la pièce voisine, voiture s’arrêtant dans la
rue, auxquels s’ajoutent les sons entendus seulement par la femme, au
téléphone, ceux autour de l’homme qui l’appelle d’un lieu public en lui
faisant croire qu’il est chez lui. Comme le condamné à mort du ilm de
Robert Bresson, la femme de La Voix humaine est à l’afût du moindre
signe sonore. Mais ces sons, hors champ, ne constituent pas cependant
un appel vers l’extérieur – comme, dans le ilm de Bresson, le tintement
répété du tramway rappelait sans cesse la présence de la vie au-delà des
murs de la cellule, des murs de la cour, des murs de la prison –, mais
l’obligent au contraire à rester dans son enfermement, soumise à un
sort aussi mystérieux que celui des occupants de la demeure de L’Ange
exterminateur de Luis Buñuel, bloqués par une limite invisible, virtuelle,
les empêchant de quitter le salon où ils sont réunis. Jean Cocteau pensait
que « [l]e premier soin du cinéaste-poète serait […] de traiter un conte
[…] comme un mécanisme quotidien et de croire aux sortilèges comme
aux actes de chaque minute 32 ».

30. Ibid.
31. Ibid., p. 14.
32. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit., p. 45.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Les sons, comme les murs de la pièce, se referment sur le personnage,


rétrécissant l’espace – un espace, contrairement à celui d’une cellule, très
chargé, mais dont l’accumulation d’objets contribue à créer une sensation
d’étoufement, comme le miroir ne cesse de renvoyer la femme à l’image
de sa propre solitude – jusqu’à ce sombre plan rapproché inal où le il
enserre son cou, avant que tout ne disparaisse dans le noir.
La Voix humaine n’est pas seulement une pièce de Cocteau en un
acte, créée pour et par Berthe Bovy, et un ilm de Rossellini. En 1959,
trois ans après que le ilm soit sorti en France au sein de Amore, Francis
Poulenc, membre du groupe des Six (avec Darius Milhaud, Arthur
Honegger, Georges Auric, Louis Durey et Germaine Tailleferre), constitué
de musiciens réunis autour de Cocteau, transforma la pièce en un opéra
composé de 780 mesures dont 186 pour voix seule, créé le 6 février 1959
à l’Opéra Comique de Paris. Poulenc témoigne :
Je is une pièce en un acte avec La Voix humaine de Cocteau. Vous
connaissez le sujet : une femme (c’est moi, comme Flaubert disait
« Bovary c’est moi ») téléphone, pour la dernière fois, à son amant qui
se marie le lendemain 33.

Et la cantatrice pour qui Poulenc composa, Denise Duval, ajoute :


« On pleurait ensemble et cette Voix humaine a été un journal de nos
déchirures 34. » Cocteau lui-même avait écrit sa pièce alors qu’il était en
deuil de Raymond Radiguet. Dans cet opéra ou, plus exactement, dans
cette « tragédie lyrique », comme il la dénomma, avec pour référence
le xviie siècle de Jean-Baptiste Lully, Poulenc souligne qu’il a donné la
primauté au texte, cherchant « un récitatif plus proche que jamais du
parlé réel 35 ». De la tragédie, Cocteau dit qu’elle est « un cérémonial 36 »,
dimension présente dans cette version comme dans le ilm de Rossellini.
À partir de la tragédie lyrique de Poulenc, et après la mort du com-
positeur qui s’éteignit en 1963 – la même année que Cocteau –, le
cinéaste Daniel Delouche it un ilm en 1970, dans lequel Denise Duval
accepta d’interpréter son rôle, mais en playback, jouant sur sa propre

33. Dossier pédagogique de la pièce montée en 2012-2013 à l’Opéra Comique, p. 13.


Francis Poulenc, sur http ://www.opera-comique.com/sites/TNOC/iles/uploads/
documents/88-saison-2012-2013dossier-pedagogique-segreto-di-susana-voix-
humaine.pdf, « Dossier pédagogique », p. 13.
34. Ibid., p. 14.
35. Ibid., p. 17.
36. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit., p. 25.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

voix enregistrée en 1959. Images actuelles et voix virtuelle, surgie d’une


nappe de passé réactualisée en pointe de présent, composent ainsi un
cristal de temps deleuzien. Si la seconde partie d’Amore, Le Miracle,
naquit d’une idée de Fellini qui avait trouvé le texte à adapter, et que
Fellini fut aussi acteur de ce ilm, il est intéressant de noter que, par
Delouche, il est possible de retrouver Fellini. Delouche fut en efet
assistant du cinéaste pour Il Bidone, Les Nuits de Cabiria et La Dolce
Vita, ilm dans lequel Fellini rend un bref hommage à Una voce umana
de Rossellini en une scène de tentative de suicide, où une femme dans
sa chambre ne peut que ramper dans un couloir vide, jusqu’à son lit et
à son téléphone pour prévenir son amant. Il existe peut-être aussi un
il souterrain qui relie La Voix humaine à La Voce della luna, dernier
ilm de Fellini, sorti en 1990.
Dans La Voix humaine, la comédienne ou la cantatrice prononce la
phrase : « J’ai des yeux à la place des oreilles. » « Il faut que l’œil écoute au
lieu de regarder », disait Jean-Luc Godard dès Le Gai Savoir, empruntant
le titre de Paul Claudel pour réléchir sur les relations voir/entendre. La
Voix humaine et ses variations donnent particulièrement à voir la parole,
et à voir par la parole. Entendre la voix chantée de Denise Duval dans la
version de Poulenc, fait par ailleurs songer que la pièce de Cocteau et le
ilm de Rossellini étaient déjà, à leur manière, des versions musicales,
lyriques, jouant des sonorités et variations de la voix et des sons.
Rossellini travailla lui-même d’après l’œuvre d’un autre membre
du groupe des Six, puisque son ilm Jeanne au bûcher (1954) est une
adaptation d’un oratorio écrit par Paul Claudel et mis en musique par
Arthur Honegger en 1939. Quant à l’esthétique du ilm de Delouche,
on peut y trouver une recherche de l’atmosphère 1930 qui environnait
Cocteau, multipliant les signes fantastico-poétiques chers au poète :
cartes de tarot sur le sol, main sculptée, étoiles et astres peints, dans un
décor rainé, jouant de la couleur de l’image pour créer de nouvelles
sensations, entraîner de nouvelles perceptions du drame. Un choix
diférent de celui de Rossellini donc, annonciateur de l’esthétique de
Resnais dans Mélo (1986), adaptation de la pièce d’Henry Bernstein de
1929, et dans Pas sur la bouche (2003), adaptation de l’opérette de 1925
d’André Barde et Maurice Yvain. Entre 1925 et 1929 se situe justement
l’écriture par Cocteau de La Voix humaine, et Delouche choisit de
recréer une atmosphère de cette époque, traversée par une multiplicité
de symboles chers à Cocteau, pour aller vers cette forme de réalisme
magique que revendiquait le poète.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Il faut dire encore que la Voix humaine donna lieu à d’autres varia-
tions 37, en se transformant sous la plume de Cocteau en une nouvelle
pièce en un acte, Le Bel Indiférent, dans ce qu’il appelait son « théâtre
de poche ». héâtre comme « prétexte à faire briller une étoile sous un
de ses angles les moins connus 38 ». Laquelle étoile n’était autre, en la
circonstance, qu’Édith Piaf (dont le décès se produira la même année
que celui de Cocteau et de Poulenc, en 1963), qui créa la pièce aux
Boufes-Parisiens en 1940. Si le téléphone est encore bien présent dans
la chambre d’hôtel où se déroule la pièce, dans un décor de Christian
Bérard, l’amant est cette fois-ci présent physiquement pendant un long
moment, mais il ne répond jamais à ce qui se transforme, dès lors, en
un véritable monologue.
On peut se plaire à efectuer des rapprochements entre Édith Piaf
et Anna Magnani : même origine populaire, même implication totale,
corps et âme, dans le rôle, même jeu physique traduisant des blessures
intérieures qui, toujours, sont exprimées extérieurement, même inten-
sité vocale. Un portrait que fait Cocteau d’une autre de ses interprètes,
Marianne Oswald, pourrait s’accorder aux trois femmes : « Quelle artiste
[…] les lammes jaillissent de sa tête, de son cœur, de l’enfer qu’elle semble
porter en elle et qu’elle communique […]. Les cris de la rue semblent
avoir formé sa voix 39. » De l’enregistrement sonore de la pièce qui existe 40
jaillit toute l’intensité vocale de Piaf, toujours au bord de la déchirure.
Le Bel Indiférent devint, en 1957, un ilm dont Cocteau céda les
droits en coniance, comme il l’avait fait avec Rossellini, à Jacques Demy,
lui laissant toute liberté d’adaptation. Demy choisit pour interprète
Jeanne Allard, en raison de sa ressemblance avec Maria Casarès dans
Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson, dont les dialogues
furent adaptés de Diderot par Cocteau (mais Casarès fait tout de suite
songer également à la princesse dans Orphée). L’admiration de Demy
pour le cinéma de Cocteau est par ailleurs bien connue. « Le monologue
étant un parti pris théâtral », écrit Jean-Luc Godard (qui se passionna

37. Avant de quitter le texte proprement dit de La Voix humaine, il convient de


mentionner encore deux occurrences ilmiques : tout d’abord, un moyen métrage
réalisé par Michael Lonsdale, en 1983, avec la comédienne Polia Janska ; ensuite,
une citation dans le ilm de Pedro Almodóvar, La Loi du désir (1986), où Carmen
Maura est vue en train de jouer la in de la pièce sur scène.
38. Jean Cocteau, héâtre de poche, Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 7.
39. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, op. cit., p. 138.
40. Le Bel Indiférent, interprété par Édith Piaf, CD EMI France, 2003.
Una voce umana / La Voix Humaine… 

pour le ilm, comme ce fut le cas d’Éric Rohmer), « Demy se devait


logiquement de surenchérir sur la théâtralité. Car après cette traversée
des apparences, il retrouve le cinéma comme Orphée, Eurydice et, en
l’occurrence, Cocteau 41. » À la triade Orphée-Eurydice-Cocteau, Godard
en adjoint deux autres : « rigueur absolue, beauté fatale, tragique évident »
et « Piero della Francesca plus Picasso […] plus Bérénice 42 ». Les décors
du Bel Indiférent sont déjà signés Bernard Evein, qui ne cessa jamais
de collaborer avec Demy, et la musique de Maurice Jarre crée une
alliance entre référence au héâtre national populaire de Jean Vilar (la
présence scénique est forte, au début et à la in du ilm en particulier)
et atmosphère de ilm noir (quand ce sont les moyens du découpage
cinématographique qui sont alors employés visuellement). Les deux
dimensions sont également présentes dans l’esthétique visuelle.
Demy évoque ainsi sa méthode :
Le ilm était fait, si vous voulez, sur l’idée de la soufrance, comme une
prière, et j’avais l’impression que le moindre mouvement d’appareil aurait
provoqué comme une cassure dans cette litanie. Je voulais donner cette
impression de douceur qu’on peut trouver dans une douleur lancinante.
Une douceur avec uniquement des lignes droites, pas des courbes. Le
décor lui-même était géométrique ; les seuls mouvements étaient en
profondeur ou latéraux, sans aucune diagonale 43.

L’idée de prière, qui se trouve déjà formulée dans le texte de Cocteau,


rejoint l’esprit religieux de la pensée de Rossellini, mais Demy lui confère
une autre qualité, passant de l’extériorisation à l’intériorisation, en
accordant la voix à une nouvelle forme de géographie et de géométrie
sensibles de l’espace.
Au contraste du noir et du blanc lumineux d’Una voce umana de
Rossellini, se substituent d’autres contrastes, tout aussi violents, entre
le noir, le blanc et le rouge, dans Le Bel Indiférent : les murs, comme
l’écrit Godard, sont « tapissés par le sang du poète 44 », comme une leur
de sang réapparaîtra sur les murs blancs de l’appartement de Pierrot le
fou, alors qu’Anna Karina chante la chanson de Serge Rezvani Jamais je

41. Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, sous la
direction d’Alain Bergala, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Atelier », 1998, p. 161.
42. Ibid., p. 154.
43. Michel Caen et Alain Le Bris, « Entretien avec Jacques Demy », Cahiers du cinéma,
no 155, mai 1964.
44. Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, op. cit.,
p. 154.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

n’ai t’ai dit que je t’aimerai toujours. Ce qui rejoint l’idée de « chambre
de crime » émise par Cocteau à propos de La Voix humaine. Le rouge
envahit parfois jusqu’au relet dans le miroir de l’armoire à glace, et,
par la fenêtre, se voient les enseignes au néon, « bar » et « parking »,
qui ajoutent d’autres touches de couleur sans pour autant réchaufer
l’atmosphère nocturne du ilm.
Il n’est peut-être pas indiférent que le comédien – un non-profes-
sionnel – soit italien. Si le texte de Cocteau fait dire à la femme : « Émile
est un ange », Demy a gardé, masqué, le côté ange, puisque son acteur
se prénomme Angelo. Son physique évoque tout à la fois certains per-
sonnages de Pasolini et certains dessins de Cocteau. Le ilm de Demy,
comme celui de Rossellini, joue beaucoup sur le hors-champ sonore,
ajoutant des éléments à ceux pensés par Cocteau – comme un dialogue
entre deux hommes, dans le couloir, laissant en fait transparaître les
voix de Demy et de Georges Rouquier, cinéaste dont Demy fut l’assistant
et qui lui it connaître Cocteau. Plusieurs strates se superposent dans
ce ilm, hommage d’un cinéphile au cinéma : de Cocteau à Rossellini,
jusqu’au cinéma noir américain.
Godard, dans son analyse du ilm de Demy, revient sur la présence
de la voix :
À force d’entendre [la voix] de Jeanne Allard débiter recto tono son texte
inimitable, j’ai pensé soudain à cette rélexion de Malraux : « Un jour
j’ai écrit le roman d’un homme qui entendait le son de sa propre voix,
et ce roman, je l’ai appelé La Condition humaine 45. »

De La Voix humaine à la Condition humaine un glissement se pro-


duit. Même si cette condition humaine tend vers un devenir-animal :
« J’écoute avec toute ma peau comme les bêtes », dit une phrase du
monologue du Bel Indiférent.
Les relations de Godard avec Rossellini, directes dans Les Carabiniers,
et passant alors aussi par le théâtre de Benjamino Joppolo, sont multiples
et apparaissent sous diverses formes dans toute l’œuvre du cinéaste
franco-suisse (hommages, citations, conceptions du cinéma) 46. Les
références qu’il fait à Cocteau sont non moins présentes, et il convient

45. Ibid., p. 161.


46. Parmi les rencontres entre Godard et Rossellini, on peut aussi mentionner RoGoPaG,
ilm collectif en quatre épisodes (1963), dont le titre réunissait le début des noms des
réalisateurs Rossellini, Godard, Pasolini et Gregoretti. La présence de Rossellini se
trouvera aussi fortement inscrite dans Histoire(s) du cinéma de Godard (1988-1998).
Una voce umana / La Voix Humaine… 

de remarquer que Godard s’est à son tour approprié Le Bel Indiférent


dans son court métrage Charlotte et son Jules réalisé en 1958, et sorti
sur les écrans associé à Lola de Demy en 1961. Cocteau avait déjà écrit
une version courte du Bel Indiférent, intitulée Lis ton journal, pour
diction radiophonique par un personnage masculin – en l’occurrence
Jean Marais –, avec accompagnement musical de Jean Wiener. Godard
reprend l’idée d’inverser les rôles. C’est un homme, joué par Jean-Paul
Belmondo, mais dont Jean-Luc Godard double la voix (heureuse trou-
vaille due au hasard d’un départ de l’acteur pour le service militaire), qui
prononce un lot quasi ininterrompu de paroles. Le personnage masculin
tente de retenir la femme qui va le quitter, jouée par Anne Colette, dans
une chambre d’hôtel qui n’est autre que celle que Godard occupait alors
rue de Rennes à Paris. Le ilm, empli de références cinématographiques
(à Boris Barnet : l’actrice est comme une comédienne du muet face à un
acteur du parlant, même si elle prononce quelques brèves phrases ; à
Max Ophuls, cité dans le dialogue), directement dédié à Jean Cocteau,
se déroule sur un ton quasi burlesque, mais est traversé ça et là par
de profondes rélexions dont émerge la suivante : « Tu ne te rends pas
compte que derrière le visage il y a l’âme, et que dès qu’on regarde le
visage d’une ille on voit son âme. » Pensée qui fait non seulement songer
aux conceptions d’Epstein, à son idée du grossissement de l’émotion et
du cinéma mystique, mais également à celles de Rossellini, esthétiques
et morales, mystiques également, du cinéma-microscope. Dans le même
ilm une citation est faite sous forme de clin d’œil : « Picasso, tu sais ce
qu’il disait à Jean Cocteau : que c’est un miracle de ne pas fondre dans
son bain. » L’équation Rossellini-Cocteau ne pourrait-elle avoir pour
résultat le cinéma de Jean-Luc Godard des années 1950 et 1960 ? L’analyse
que Cocteau it d’À bout de soule pourrait, pour sa part, s’accorder
tout aussi bien à Rossellini qu’à Godard : « Ce n’est pas du tout pris sur
le vif, mais beaucoup plus savant, beaucoup plus transcendé, dirai-je,
que la vie 47. »
Beaucoup plus tard, en 1988, Godard relia le texte de James M. Cain,
Le Facteur sonne toujours deux fois – source du ilm Ossessionne de
Luchino Visconti, et de celui de Tay Garnett avec Lana Turner –, et le
texte d’Edgar Poe, dont il emprunta aussi le titre : Puissance de la parole.
La jeune femme au téléphone, versant James M. Cain, hurle : « Nous
étions si haut Franck, c’était si beau », tandis que les anges Agathos et

47. Jean Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, op. cit., p. 122.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

Oinos échangent, versant Poe, sur « la puissance matérielle des paroles »


dans une conjonction neuve entre matière et esprit. Ce ilm à double face,
dédié à la (télé)communication, ne pourrait-il pas dire quelque chose de
la rencontre, matérialisée à travers Una voce umana, version ilmique
de la pièce La Voix humaine, de la pensée esthétique et poétique de
Cocteau et de Rossellini, dans un naturalisme lyrique qui transcende la
représentation de la vie, allant bien au-delà des notions trop réductrices
de réalisme et de néoréalisme ?
Dialogues de téléastes :
de Pascal à La Bruyère, de Socrate
à Descartes, de Rohmer à Rossellini

Philippe Fauvel

Va-et-vient
L’inlammation d’une cuillerée d’esprit de vin renseigne sur l’électros-
tatique dans Les Cabinets de physique au xviiie siècle (entendons par
« cabinets » un studio de télévision transformé en laboratoire d’essais de
physique, avec des personnages en costumes d’époque mettant en scène
des expériences) ; des machines se mettent à nu et font de leurs frasques
chorégraphiques des modèles aussi beaux que les représentations des
plus grands peintres des xixe et xxe siècles (Les Métamorphoses du
paysage) ; une voix of donne la déinition du haubert (Perceval ou le
Conte du Graal) ou discute le rôle de l’illustration des personnages du
Don Quichotte de Cervantès… Les ilms pédagogiques d’Éric Rohmer,
réalisés entre 1963 et 1970, se caractérisent par la pesée rigoureuse
du qualitatif au sein d’une forme libre : forme libre car celui qui n’est
plus rédacteur en chef des Cahiers du cinéma quand il se propose de
travailler pour la Radio-Télévision scolaire, peut mettre des images sur
un commentaire comme bon lui semble en tant que réalisateur et/ou
concepteur de ces émissions de l’ORTF. Destinées aux élèves de collège
et de lycée, elles sont difusées à des dates précises dans les salles de
classe, ain de compléter et enrichir le programme scolaire.
À la même période (entre 1960 et 1975), le projet de Roberto Rossellini
d’encyclopédie historique et d’éducation universelle à la télévision (une
douzaine de ilms, téléilms ou séries principalement produits par la
RAI et l’ORTF, de Viva l’Italia au Messie) se veut ample et ambitieux.
De telles intentions se révèlent dans le script de quarante-neuf pages
qui expose le projet intitulé « L’extraordinaire histoire de l’alimentation
 Itinéraires de Roberto Rossellini

humaine 1 » et témoigne de ce souci permanent de l’homme, de sa quête,


de sa survie et de son devenir :
Des découvertes récentes, de nouvelles méthodes de recherches et le
développement de nouvelles sciences nous ont permis de découvrir et
de documenter la grande et héroïque aventure qui est celle de la lutte
de l’homme pour survivre, depuis sa première apparition sur la terre
au début de l’ère quaternaire, il y a environ un million d’années. L’être
humain, une créature timide et sans défenses naturelles – fourrure, crocs,
grifes – a quand même réussi à survivre quatre périodes glaciaires.

En partant de ce seul propos introductif, on comprend l’ambition


de Rossellini à poser les premières pierres d’une mémoire audiovisuelle
du monde en partant d’une « créature timide », comme un écho et une
rélexion ampliiée au néoréalisme qui ilma cette même créature dans
les ruines d’après-guerre. Rohmer a une démarche qui n’est pas moins
humaniste, mais plus humble dans l’étendue des savoirs, puisqu’elle
s’accorde d’abord et avant tout aux programmes des classes et à des
sujets précis.

*
**
Il est possible d’apprendre avec les images télévisuelles, et Rohmer
le théorise en particulier dans un texte intitulé « Le cinéma didactique »
(1966) qui semble répondre à une commande d’un festival sur la télé-
vision en Italie :
Je vais de moins en moins au cinéma, parce que les ilms actuels m’en-
nuient. Ils m’ennuient parce qu’ils ne m’apprennent rien. Autrefois, les
ilms, les ilms de iction, les longs métrages, vous apprenaient toujours
quelque chose sur l’homme, sur le monde, ou sur l’art du cinéma.
Aujourd’hui, le cinéaste ne paraît plus s’intéresser à l’homme ou au
monde véritables, mais à l’image que le cinéma, jusqu’à présent, a donné
d’eux, soit qu’il la fasse sienne, soit qu’il la dénonce. Le cinéma ne fait
plus rien d’autre que se contempler lui-même, s’imiter lui-même, ou, à
la rigueur, se critiquer. Mais il ne sait pas regarder ailleurs, nous faire
regarder ailleurs. […]

1. Projet qui date certainement de l’époque où François Trufaut a été son assistant et
qu’on peut consulter dans le fonds Robert Lachenay à la BiFi (cote : Lachenay 10 B1),
scénario qui nourrira L’Âge de fer (1964-1965) et La Lutte de l’homme pour sa survie
(1967-1971).
Dialogues de téléastes… 

Au contraire, les ilms « documentaires », généralement de court métrage,


ou bien certaines émissions de télévision, excitent notre intérêt, non
seulement par leur contenu informatif, mais par la façon même dont
ils sont forcés de réadapter leur mode d’expression à l’évolution même
de ce contenu 2.

Cette fabrique de ilms documentaires ou de téléilms se rapproche-


rait de la démarche néoréaliste : les ilms de Rossellini pour la télévision
seraient des documentaires sous des allures de ictions. A contrario, les
ilms de Rohmer seraient des ictions à venir, qui se présenteraient sous
l’allure du documentaire. Avec l’outil banc-titre, Rohmer communique
son goût de la recherche : iconographie précise, lecture à l’écran de textes
d’auteurs, dédoublée par la voix of. Ces ilms pédagogiques, réunis en
séries, par exemple « En proil dans le texte » ou « Civilisations », et dont
le choix de la forme est le fait des auteurs de l’émission, ne sont pas
n’importe quelles ictions en devenir : les recherches sur le roman de
Chrétien de Troyes annoncent Perceval le Gallois ; l’Entretien sur Pascal
et le dialogue entre Jean-Louis (Jean-Louis Trintignant) et Vidal (Antoine
Vitez) dans Ma nuit chez Maud se répondent ; Les Caractères de La
Bruyère nourrissent la typologie des personnages de La Collectionneuse ;
Victor Hugo architecte ou Victor Hugo, « Les Contemplations », livres V et
VI, privilégient les perceptions et rélexions sur les rapports à la nature
(la mer) et à l’architecture (principalement parisienne) qu’on retrouve
dans toute son œuvre. Ces ictions à venir répondent aux attentes de
Rohmer qui, quinze ans plus tôt, alors qu’il n’est pas encore cinéaste,
rédige son propre manifeste dans un article concernant Stromboli : « la
peinture du petit fait vrai, le réalisme, sont la condition d’un art dont
l’existence même est un paradoxe, mais la poésie, le chant, sa in 3 ». Ou
quand il écrit aussi, à propos d’Europe 51 :
Je décèle en ce ilm une ambition plus haute, comme si, non content
d’exposer les méfaits d’un matérialisme de doctrine ou de fait, il se
proposait, par la seule force de ce qu’il ofre aux yeux, les regards,
l’attitude, l’être physique de cette femme et de ceux qui l’entourent, de
prouver l’existence de l’âme même. L’œuvre de Rossellini est si profon-
dément imprégnée de la symbolique chrétienne que l’apparence la plus

2. Éric Rohmer, « Le cinéma didactique », fonds Éric Rohmer, IMEC (cote : RHM 95.3).
3. Éric Rohmer, « Roberto Rossellini : Stromboli », Gazette du cinéma, no 5, novembre
1950, repris dans Le Goût de la beauté, textes réunis et présentés par Jean Narboni,
Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque », 2004, p. 203.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

immédiatement sensible s’y laisse spontanément diviser en ce qui, en


elle, participe à la chair et ce qui participe à l’esprit. J’ai employé le mot
de symbole, n’en connaissant pas d’autre : un tel art est métaphorique
comme celui des vitraux et des cathédrales, mais, de son impuissance
à expliciter le rapport du signe à l’idée, de l’invisible au visible, il tire
cet extraordinaire pouvoir de donner l’intensité d’une évidence à ce qui
n’est, ailleurs, que pressentiment, fugace impression 4.

Rohmer découvre grâce à Stromboli et Europe 51 une transcendance


(« plus haute ») qui semble être paradoxalement immanente (« s’y laisse
spontanément diviser », « impuissance à expliciter le rapport de l’invi-
sible au visible »), et propre au cinéma, à partir de sa seule propriété
élémentaire : la reproduction mécanique du réel, de l’homme et du
monde. Rohmer ne cesse, dans ses articles, de souligner le passage
incessant d’un réalisme des petits faits vrais au réalisme de la forme (au
sens esthétique du terme) propre à l’art cinématographique. Comme
dans la pensée d’Augustin d’Hippone (1972) de Rossellini, le monde est
perçu comme fabrica Dei et comme ce qui advient par notre volonté.
Le désordre du monde est réel, mais notre liberté existe et nous ne
sommes pas déterminés.
Cette rélexion de Rohmer à propos des ilms néoréalistes de Rossellini,
sur la preuve de l’existence de l’âme et la preuve de l’existence de Dieu,
renvoie au balancement incessant auquel Blaise Pascal, igure essentielle
de l’œuvre télévisuelle des deux cinéastes, est confronté : oscillements
de la science nouvelle et de la croyance religieuse irréductible en lui,
vertiges de sa foi (et celle de sa sœur) et de ses inventions (ses expériences
sur le vide ou la pascaline). Dans le ilm de Rossellini (1972), interprété
par Pierre Arditi, il déclare :
Mais ceux que vous appelez les Anciens, étaient des hommes pour qui
tout était nouveau, l’enfance de l’humanité ! Et comme nous avons ajouté
à leurs connaissances celles des siècles qui les ont suivies, c’est donc en
nous que l’on peut trouver vivante cette Antiquité dont vous parlez !

Dans l’Entretien sur Pascal de Rohmer (1965), le père Dubarle évoque


avec le philosophe Brice Parain la puissance du style qui emporte l’homme,
et donc sa pensée, tout en louant « l’admirable rationalité pascalienne »,

4. Éric Rohmer, « Génie du christianisme » (Europe 51 de Roberto Rossellini), Cahiers


du cinéma, no 25, juillet 1953, p. 45.
Dialogues de téléastes… 

en particulier dans le domaine des mathématiques : « Travailler raison-


nablement, mais en n’étant pas sûr, pour l’incertain. »
De ce va-et-vient entre religion et concret ilmé, de ce va-et-vient
entre l’ancien (la pensée des Anciens) et le moderne (la naissance d’une
science), on rejoint une certaine idée de l’enseignement que Rossellini
et Rohmer partagent tous deux : du mot grec σχολή qui signiie « loisir
employé à l’étude », l’enseignement était bel et bien, jadis, une activité
de loisir, et l’éducation était favorisée par des poètes itinérants, les
poèmes étaient comme des manuels d’éducation et ne faisaient pas oice
d’œuvres d’art telles que nous les connaissons aujourd’hui. Cette notion
d’itinérance pourrait être rendue à la télévision, instrument technique
nouveau pour s’éduquer (à l’école mais aussi chez soi), dans un temps
qui pourrait être conçu à la fois comme celui de l’apprentissage et celui
du loisir, excitant à la fois la curiosité et l’intelligence du spectateur.
Comme il est dit dans la seconde partie du Descartes (1974) de Rossellini,
« résoudre, révolutionner, signiie retourner en permanence au point de
départ. À la in de chaque ellipse, la planète retourne au même point
dans le ciel ». Peut-être reviendrait-on au même point dans le ciel des
idées, révolution après révolution, et même avec la révolution (une utopie
pour Rossellini) que semble dessiner la télévision : Rossellini serait alors
Socrate, Rohmer serait La Bruyère, chacun peignant et interrogeant
quelques « caractères » contemporains tout au long de leur œuvre…

Feindre l’ignorance ?
En 1970, Rossellini rapproche sa démarche de celle du sujet qui l’inté-
resse, et dont il fait le héros de son téléilm, Socrate :
Mon parcours est très simple. Je suis un ignorant et je choisis de raconter
des choses auxquelles je ne connais rien, mais qui m’intriguent et me
stimulent : dans l’espoir qu’elles puissent intéresser et servir à d’autres
personnes tout aussi ignorantes que moi 5.

Cette pensée est évidemment un écho à celle de Socrate qui, dans


les dialogues platoniciens, ne dispose d’aucune doctrine qu’il serait
susceptible d’enseigner : « Je ne m’imagine même pas savoir ce que je ne

5. Cité par Adriano Aprà, dans Adriano Aprà (dir.), Roberto Rossellini : la télévision
comme utopie, traduction de Diane Bodart, Paris, Cahiers du cinéma / Auditorium
du Louvre, 2001, p. 163.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

sais pas », peut-on lire dans l’Apologie de Socrate 6. Et dans le scénario


du ilm, lors de la première apparition de Socrate qui se fait rosser :
« – Ta igure est libidineuse et stupide. – C’est vrai, répond Socrate,
mais l’éducation m’a permis de corriger ces instincts 7. » Pour Rossellini,
enseigner consiste à chercher soi-même la vérité pour ensuite la faire
découvrir aux autres, aussi ignorants que soi.
Le problème fondamental est donc celui de l’instruction […]. Les moyens
audiovisuels peuvent être un auxiliaire très eicace pour développer
une vaste œuvre d’information, de documentation et de culture des-
tinée à l’école, ainsi qu’au public des salles de cinéma, aux auditeurs
des émissions de radio ou aux spectateurs de la télévision. Il faudrait
imaginer des formules amusantes et intéressantes, créer des spectacles
qui permettraient à ce public d’employer pour se cultiver une partie au
moins du temps libre dont il dispose, et cela non seulement à des ins
professionnelles, mais aussi pour rendre la société civile tout entière
plus harmonieuse.
[…]
Ain de pouvoir développer un programme rationnel et harmonieux (on
pourrait reprendre la formule de Platon : bonheur = plaisir et sagesse),
nous nous proposons de réaliser […] des programmes télévisés et des
documentaires 8.

Tout en rompant avec une histoire (en tant que science humaine)
chronologique, événementielle ou de célébration, qui privilégierait seu-
lement les faits politiques, diplomatiques, religieux et militaires, et plus
rarement des faits économiques ou sociaux, Rossellini vise une histoire
totale, creuset de toutes les sciences humaines, en faisant appel, avec
beaucoup d’habileté, aux petits faits de la vie quotidienne des grands
hommes, faits qui sont autant d’événements à nourrir l’analyse des men-
talités et des représentations 9, pour aller dans le sens d’une histoire, de
fait, plus humaine. Cet embrassement d’une vie révélée aussi dans ses

6. Platon, Apologie de Socrate, traduction de Luc Brisson, Paris, Garnier-Flammarion,


1997, XXId, p. 93.
7. Scénario de 1967 conservé à la BiFi (cote : CJ1776-B226).
8. Adriano Aprà (dir.), Roberto Rossellini : la télévision comme utopie, op. cit., p. 50-51
et 55.
9. Rossellini airme poursuivre une démarche rationnelle et objective, pour aller
dans le sens de ses préoccupations. De Louis XIV, par exemple, c’est sa prise du
pouvoir qui l’intéresse, puis l’établissement de la Cour à Versailles, et il ne va pas
chercher un autre trait important de la biographie du roi : contraction temporelle
qui n’empêche pas de saisir tout le discernement et l’intelligence du monarque.
Dialogues de téléastes… 

recoins n’est pas là pour permettre une expérience totale de l’humanité,


mais pour viser quelque nécessité, sur un tempo rossellinien, toujours
lent. Cette lenteur est première : elle accompagne à la fois le poids des
siècles qu’on va revisiter d’un téléilm à l’autre, et cadre une réalité sociale
et humaine ; elle est une véritable expérience du temps (même le temps
d’un trajet à pied de Descartes ou de Pascal dans Paris compte !) Et voilà
en sous-texte la inalité de l’activité « cinématographique » de Rossellini
téléaste : enquêter sur un sujet historique, et expérimenter le temps,
en essayant, tant que faire se peut, de le rendre le plus réel possible.
L’expérience de spectateur consiste alors à transcender le temps subi
(qui correspond aussi à la longue durée des ilms).

Finalité ?
Si Rohmer indique qu’un « Socrate fut au nombre des projets de
Rossellini » dans son article « Génie du christianisme » en 1953, c’est
pour aller dans le sens d’une progression de l’histoire, mais qui butterait
sur ses propres insuisances, ses paradoxes ou ses erreurs 10. Il évoque
clairement cette forte conviction dans le sens de l’Histoire, partagée
selon lui au sein des Cahiers du cinéma, deuxième partie du ilm Éric
Rohmer, preuves à l’appui de André S. Labarthe :
[…] ma génération […] ne croyait pas non plus au hasard philosophi-
quement. […] Donc l’histoire a un sens pour nous. Sur ce point nous
étions d’accord avec les marxistes d’ailleurs, mais les interprétations
étaient diférentes… En tout cas, l’histoire de l’art aussi a un sens. Nous
pensions que le cinéma s’intégrait à un certain moment de l’histoire
de l’art, et que nous, nous nous intégrions dans un certain moment de
l’histoire du cinéma. Et donc notre jugement sur les ilms étaient un
jugement historique. Et nous étions tous des historiens.

Socrate interroge. Rossellini fait de même pour suggérer un point


de vue sur la démocratie et l’ignorance. Et l’art n’a de sens que s’il fait
sens pour Rossellini, s’il est concret et s’il instruit. Rohmer ne pense

10. « Ce que Rossellini dénonce ici ce n’est pas […] tout ce que notre justice peut
encore garder de préjugés, de cruauté consciente ou d’hypocrisie, mais bien ce
qu’elle croyait avoir inventé de plus apte à garantir l’humanité, la tolérance de ses
arrêts. N’y a-t-il pas là comme une réminiscence du procès de Socrate qu’épar-
gnèrent les Trente et que la démocratie condamna ? » (Éric Rohmer, « Génie du
christianisme », art. cité, p. 45)
 Itinéraires de Roberto Rossellini

pas diféremment, et lui emboîterait même le pas dans son choix de se


mettre au service du savoir.
Pour inventer « une nouvelle méthode d’éducation, libre, facile, agréable
et intégrale 11 », Roberto Rossellini signe donc des ilms-essais 12 qui
répondent, en une décennie, à la rélexion de Rohmer sur un état des
lieux du cinéma en 1966 :
Tous les grands ilms de l’histoire du cinéma ont une beauté qu’on
pourrait appeler documentaire, ou mieux, technique. Il s’y passe quelque
chose, et la caméra nous permet de regarder cette chose d’un œil pri-
vilégié. […] Maintenant, les ilms de iction ne sont plus techniques,
mais pittoresques. La vérité qu’ils mettent à jour n’est pas une vérité
nouvelle, mais connue ; elle n’est pas profonde, mais supericielle ; non
plus nécessaire, mais contingente 13.

La nécessité et la profondeur trouvent leur cadre en deux méthodes


bien distinctes. Rossellini, en s’intéressant à la technique comme Descartes
s’intéresse à la dioptrique (le zoom qu’il télécommande à souhait sur
le plateau, et qu’il a imaginé et construit ; usage de l’efet Schüftan qui
permet de reléter une photographie dans un miroir et faire apparaître le
Louvre dans un décor champêtre de taille réelle du Paris du xviie siècle,
ou donner une profondeur aux perspectives de la cité athénienne grâce
aux relets de maquettes), trouve des artefacts (au sens d’objets fabri-
qués) à son propre efacement en tant que metteur en scène, méprisant
l’idée de la seule expression personnelle. Il a un point de vue inaliste
de l’homme et de l’histoire, présuppose une signiication et un dessein
à l’apparition de l’espèce humaine, et ce point de vue doit être partagé
avec le spectateur. Il trouve donc une méthode ad hoc : ses ictions, qui
ne cherchent pas à être historiquement objectives et complètes, aichent
une valeur quasi neutre à l’image.
La mise en scène de Rossellini est exemplaire car elle permet de
laisser entendre des personnages, souvent prolixes, en une mise en

11. Adriano Aprà, « Introduction à l’encyclopédie historique de Rossellini », dans


Adriano Aprà (dir.), Roberto Rossellini : la télévision comme utopie, op. cit., p. 10.
12. Au sens ou Jacques Aumont l’entend : « La tâche du cinéaste, c’est la recherche
du bon sujet, celui qui permettra de parler de la société et de l’Histoire ; […] d’où
une conception du ilm comme ilm-essai – “essai”, précisément, et non “traité”,
parce que malgré tout la dimension personnelle reste importante : il faut prendre
parti sur ce qu’on montre. » (Jacques Aumont, Les héories des cinéastes, Paris,
Nathan, coll. « Cinéma », 2002, p. 101)
13. Éric Rohmer, « Le cinéma didactique », art. cité.
Dialogues de téléastes… 

scène « transparente » : inalement proche du néoréalisme italien si


on le considère comme un témoignage ou comme la monstration d’un
monde dans sa vérité, le ilm de télévision rossellinien, sans pouvoir
renouer avec le documentaire puisque la majorité de ses sujets histo-
riques ne le permettent pas, s’interdit tout efet de style. Le cadre est
frontal, en plan moyen. Ainsi, dans les actes de sa vie de tous les jours,
le roi est très réglé : il se lève toujours à huit heures… et la caméra suit
Jean-Marie Patte (Louis XIV) en plan-séquence dans ses moindres
déplacements, alliant panoramiques, travellings, et zooms pour ajuster
le champ, marquant ainsi sa stature un peu pataude et soulignant donc
la timidité réelle du monarque. Cette façon de cadrer ses personnages
et de suivre leur parcours avec une distanciation en plan moyen laisse
de la place à la parole, dans le champ, et laisse également de la place à
quelque chose de plus inquiétant dans le récit (la mort, comme celles
de Pascal ou de Socrate). Rossellini ne cherche pas, en concevant ces
reconstitutions, l’illusion de la réalité, mais convoque tout ce qui sous-
tend cette réalité : en cherchant à faire disparaître la forme aux yeux,
elle marque alors les esprits. Le travail de la parole semble déconsidéré,
mais c’est qu’on laisse le soin aux comédiens de faire vivre le texte et
toute sa densité, à cause de son cheminement parfois ardu, lors de la
postsynchronisation, en laissant leurs personnages, à l’image, être des
porte-paroles ; la musique de Mario Nascimbene projette ses ombres
et ses perspectives souvent lugubres dans Socrate, Pascal ou Descartes,
comme la mort qui se manifesterait en continu en un bourdonnement
tonal, et cela même dans les moments les plus cruciaux de la vie des
personnages. Les mouvements de ces derniers dessinent un espace au
discours que nous sommes sommés d’écouter. Si Rossellini montre
quelque chose, c’est une igure animée, et en particulier animée de ses
idées (expérimentales ou théoriques), dans un cadre où le spectateur
reste donc libre de penser. Tout tourne autour du personnage : Descartes
sera avec nous de bout en bout, nous ne le perdrons pas, nous sommes
assurés de ne rien omettre de ce qui l’anime, aussi « déshéroïsé » soit-il.
Rohmer n’a jamais eu le sentiment de vivre la in du cinéma 14, contrai-
rement à Rossellini, et de fait n’a pas connu de rupture franche dans son

14. Rohmer ne se détourne jamais du cinéma quand il travaille pour la télévision,


mais s’appuie bien plutôt sur elle. Ainsi les quatre émissions Villes nouvelles (1975)
postérieures à son travail pour la RTS nourrissent Les Nuits de la pleine lune ou
L’Ami de mon amie, suivant les changements et les nouveautés dans la conception
urbanistique du Grand Paris.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

parcours comme Rossellini qui chercha une forme nouvelle avec Inde,
terre mère (1957-1959). Rohmer se distingue de Rossellini car il croit
encore à l’art, comme il croit au livre :
Considérer le ilm – ou la télévision – comme le simple remplaçant de
l’enseignement traditionnel, de la présence du professeur ou du manuel,
ce n’est faire de lui qu’un piètre succédané. Il ne remplace pas : il s’ajoute
(de même que l’art du cinéma s’ajoute aux autres arts et ne les remplace
pas), il permet de considérer les choses autrement, de voir ce qui était
jusqu’alors invisible, d’exprimer des impressions, des sentiments, des
idées qui sont inexprimables d’une autre manière 15.

Pour ses ilms de télévision, il ne va pas systématiquement travailler


à la reconstitution idèle d’une époque – ou à la reconstitution de la
représentation qu’on se fait d’une époque, ce qu’il fera avec beaucoup
de rigueur plus tard dans ses ilms d’adaptation, de La Marquise d’O…
aux Amours d’Astrée et de Céladon. Rohmer reste dans les paramètres
« classiques » du documentaire pédagogique et de l’entretien télévisé.
C’est le contenu, très précis, qui importe, plutôt que la forme. Rohmer
justiie aisément ses choix formels :
Les humanités télévisuelles se cherchent. Qu’elles consistent en particu-
lier à faire réapparaître un aspect essentiel de « la mémoire du monde »
contenu jusqu’ici dans les marges des manuscrits, les recueils d’estampes,
les éditions originales, les musées, doit nous apprendre à doter nos
disciplines d’une nouvelle dimension d’intelligence sans rompre pour
cela avec les exigences de la véritable culture 16.

Ainsi, il convient de bien distinguer la réalité et le document qui la


représente. Si tout document historique (manuscrit) ou artistique (minia-
ture, peinture, photographie, architecture…) s’avère nécessaire à toute
compréhension, alors il faut « l’explorer, le déchifrer, le questionner 17 »
en ayant comme ressource principale le banc-titre, c’est-à-dire en usant
d’au moins trois des mouvements possibles de la caméra par rapport au
document : un mouvement vertical (vers le haut ou le bas de l’écran),
un mouvement latéral (vers la gauche ou vers la droite), un mouvement
d’avancée ou de recul. Ainsi les dessins de Le Brun vont permettre

15. Éric Rohmer, « Le cinéma didactique », art. cité.


16. « Valeur pédagogique du document iconographique ilmé », Bulletin de la RTS,
no 36, 5 janvier 1966.
17. Ibid.
Dialogues de téléastes… 

d’illustrer les « Petits hommes hauts de six pieds » du chapitre xiii des


Caractères, dessins « dont la majesté s’accorde avec l’éloquence du ton,
mais en souligne a contrario le mordant et l’ironie 18 », et le banc-titre
permettra à partir d’une même planche de découvrir diférents proils.
Suivant la rélexion de René Clair dans L’Homme et les images (émis-
sion de Rohmer de 1967) quand il suggère que la télévision aurait très
bien pu apparaître avant le cinématographe, nous pourrions à notre
tour nous demander si le créateur de la machine à calculer aurait pu en
son temps inventer également le tube cathodique, ou si Descartes, féru
de physique et d’optique, aurait pu imaginer le cinématographe en son
temps… Socrate aurait-il pu exercer à plein sa maïeutique en évoquant
Boudu sauvé des eaux de Jean Renoir, comme Rohmer le fait dans ses
émissions sur le cinéma (dans Post-face à « L’Atalante » ou Louis Lumière
(1968) en particulier) ? Un Mallarmé téléaste aurait-il conçu une série
de huit émissions qui aurait été le digne relet de sa revue La Dernière
Mode, avec déilés de chapeaux et d’éventails ?
Ces questions fantaisistes seraient inconvenantes si nous ne pouvions
essayer d’y voir la possibilité qu’un auteur devenu un « classique », de
quelque siècle qu’il vienne, puisse aussi dialoguer avec un autre, et sur-
tout de faire de Rohmer et Rossellini ces « poètes itinérants », discutant
ensemble, pendant une décennie, de la marche à suivre pour l’éducation
des hommes, avec des approches sensiblement diférentes.
Pascal, dans le ilm de Rossellini, va rencontrer Descartes dans le
couvent des Minimes. Leur échange sera court, et ils ne réussiront pas à
s’entendre. Le premier est mystique et pratique, le second très abstrait et
plus ou moins agnostique, comme le montre bien le Descartes de Rossellini
(Descartes ramène toujours tout – leitmotiv quasi comique – au doute
méthodologique). Il reste de cette rencontre imaginée par le cinéaste
une distanciation, un désaccord spirituel, qui démystiie la rencontre
des deux grands hommes sans pour autant manquer d’inscrire dans
le dialogue ce souci d’un problème commun et actuel : le fondement
à toute chose et le discernement de la raison, la résolution « d’aller si
lentement et d’user de tant de circonspection en toutes choses », comme
le dit Descartes… ; mais c’est par le cœur, et « ce n’est par continuité de
raisonnement mais bien plutôt par intuition brutale et rupture que nous
réussissons à partager entre nous quelques certitudes », rétorque Pascal.

18. Ibid.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Le projet de Rohmer n’en a pas moins la volonté de tracer aussi


quelques portraits, mais toujours avec premier principe d’expliquer
une œuvre davantage que l’homme et son évolution : Don Quichotte ;
La Sorcière de Michelet ; quelques « caractères » de La Bruyère ; un
entretien d’époque, quelque peu remanié, avec le poète dans Mallarmé ;
diférentes adaptations cinématographiques choisies pour donner aux
récits d’Edgar Poe tout le pouvoir de mise en scène qu’ils recèlent…
L’image doit servir à mieux comprendre le texte, et le texte doit servir
à mieux comprendre l’image. Ce n’est pas une simple illustration, mais
une création « aux exigences propres à la couleur poétique du sujet
traité 19 ». Cette image, c’est le monde et son intelligence, par le truche-
ment de la télévision.

19. Éric Rohmer, « Le cinéma didactique », art. cité.


3. Démarches éthiques
Sur la proximité du monde : mouvement, distance
et croyance dans le regard ilmique de Rossellini

Daniele Dottorini

Comment aborder, aujourd’hui, la leçon de Rossellini ? Ce n’est bien


entendu pas un hasard si nous utilisons le mot « leçon », car nous nous
référons ainsi à la tendance qui a marqué toute l’œuvre du cinéaste romain,
plus explicitement dans sa dernière période. Le nom de Rossellini porte
en lui un héritage lourd, important. Beaucoup de termes ont cherché
à déinir son parcours, son rôle dans l’histoire du cinéma mondial.
Comme le rappelle Adriano Aprà, Rossellini joue, encore aujourd’hui,
diférents rôles importants dans l’univers du cinéma contemporain :
maître, guide et saint protecteur, individu messianique, créateur d’un
nouveau verbe cinématographique, étoile polaire, pape ou passeur de
cinéma vers d’autres mondes, ange ou archange indispensable, chamane
ou alchimiste 1. Autant d’adjectifs qui provoquent toutefois, au fur et
à mesure qu’ils sont évoqués, une sensation d’abstrait, de distance.
Comme si ces mots faisaient allusion à un mythe lointain, qu’on doit
reconnaître, certes, qu’on doit honorer, même, mais toutefois lointain.
Parler de Rossellini aujourd’hui a justement un sens si l’on prend au
pied de la lettre l’expression « Rossellini aujourd’hui » en explorant ses
formes à partir d’une perspective contemporaine. Jean-Luc Godard, dans
la partie consacrée au cinéma italien de ses Histoire(s) du cinéma, termine
son parcours par un double (ou plutôt triple) portrait, des visages et des
mots qui se succèdent à l’écran. Le premier visage est une photographie
de Rossellini sur laquelle on voit apparaître la phrase : « Les choses sont
là. Pourquoi les manipuler ». La deuxième image est un autre portrait
photographique, celui de Pier Paolo Pasolini, sur lequel on peut lire

1. Adriano Aprà, « In nome del padre Roberto… », dans Pasquale Iaccio (dir.), Rossellini.
Dal neorealismo alla difusione della conoscenza, Liguori, Naples, 2006, p. 4.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

une inscription : « Une pensée qui forme ». Et la troisième représente


un tableau, ou plutôt le détail d’un visage de L’Exaltation de la Croix,
une des fresques du cycle de La Légende de la vraie Croix de Piero
della Francesca, à Arezzo, sur lequel apparaît la phrase : « Une forme
qui pense ». Rossellini et Pasolini sont ici deux « auteurs-limite », avant
tout parce qu’ils montrent les limites radicales et temporelles de cette
extraordinaire période du cinéma italien (des années 1940 aux années
1960), mais aussi parce que ce sont des auteurs qui ne cantonnent pas
ce mouvement à la période du néoréalisme mais qui en déterminent
le sens, comme en témoignent les phrases qui apparaissent à l’écran
avec leurs portraits. Le cinéma en tant que forme sensible, qui puise
nécessairement dans la réalité sensible (les choses sont là…) et qui, en
même temps, se reconnaît immédiatement comme pensée (une forme
qui pense). La pensée en tant que forme, en tant que geste qui met la
réalité en mouvement (pensée qui forme) et qui détermine la force du
cinéma même, son rôle – du point de vue de Godard – au xxe siècle.
Mais le rapport ne se construit pas uniquement entre deux images,
ni entre les images et les phrases qui se succèdent à l’écran. Le visage
tiré du tableau de Piero della Francesca fait irruption dans le lux du
montage tel un geste capable de relancer le discours, d’introduire, dans
la structure temporelle de Godard, un nouvel indice, plus vaste. Si les
deux images de Rossellini et de Pasolini semblent justement indiquer
un parcours historique précis dans le cadre d’une certaine lecture de
l’histoire du cinéma italien 2, l’image de Piero della Francesca (image
marginale, sur le fond, d’un des spectateurs de l’exaltation de la Croix à
Jérusalem) établit une liaison entre le cinéma italien de la seconde partie
du xxe siècle et une forme plus ancienne, une façon d’observer qui est
aussi une façon d’orienter et de construire le monde. Image-symptôme,
le visage de Piero relie, à travers une image dialectique fulgurante, le
passé au présent, l’histoire du cinéma à l’histoire des images, et trans-
forme le fragment inal du troisième chapitre des Histoire(s) du cinéma
en un véritable atlas des images, dont chacune renvoie à une période
extraordinaire de l’histoire du cinéma, mais en permet également une
lecture complètement diférente. Ce montage est donc un jeu de regards
entre des passés diférents, mais aussi entre présent et futur. Un jeu

2. C’est ce que fait par exemple Serge Daney dans Persévérance. Entretien avec Serge
Toubiana, Paris, POL, 1994. Le critique et théoricien français indique Rossellini
et Pasolini comme les extrêmes d’une parabole, la période de recherche d’un
« nouveau » cinéma en Italie.
Sur la proximité du monde… 

qui multiplie les regards possibles ou, mieux encore, qui fait de l’image
l’espace dans lequel ces regards peuvent jouer et se rencontrer.

*
**
Nous partons donc de ces remarques introductives pour développer
un parcours. Cet itinéraire de rélexion n’a pas pour but de placer
Rossellini dans des catégories préétablies, mais tente de suivre des
directions qui s’inscrivent non seulement dans une théorie du cinéma,
mais, de façon plus générale, dans l’histoire et dans la théorie de l’image.
Le but est de reconsidérer d’un point de vue qui se veut relativement
nouveau, à travers Rossellini, certains mots-clés du débat contemporain,
des mots reliés par un parcours que nous essaierons d’esquisser ici. Des
mots qui sont fondamentaux pour comprendre le caractère contem-
porain de la théorie de Rossellini, des mots comme « mouvement »,
« distance », « croyance ».
Commençons par une citation, avec les termes de Rossellini, écrite
pendant les dernières années de son activité dans le cadre d’un projet
pour un cinéma encyclopédique et télévisuel qui l’absorba pendant
plus de quinze ans :
Comenius, grand pédagogue morave du xviie siècle, a airmé que l’édu-
cation est aussi indispensable que la carte pour le marin. Il a reconnu,
toutefois, l’ineicacité des méthodes disponibles (à l’époque). Car on ne
pouvait pas enseigner en utilisant des images directes, visuelles, mais
uniquement à travers des discours qui se révélaient souvent longs et
obscurs. Au lieu de vision « directe », Comenius utilise le mot « autopsie »,
dans sa signiication première […] de « voir avec ses propres yeux » 3.

Ces rélexions et références, on les retrouve dans l’ensemble des


œuvres et interventions liées au projet extraordinaire et unique d’un
cinéma comme moyen d’éducation intégrale. Elles sont extraites du
recueil Ma méthode (Il mio metodo) : un titre juste car, dans le fond,
particulièrement ironique. Dans le courant de son activité, Rossellini
n’élabore pas une « méthode » mais plutôt une « modalité » de ilmer le
monde (avant même de le voir) qui est suspendue entre le contrôle et

3. Roberto Rossellini, « Programma per un’educazione permanente », dans Adriano


Aprà, Il mio metodo, Venise, Marsilio, 1991, p. 427 (notre traduction). On peut aussi
se reporter à « L’enseignement de Comenius », dans Roberto Rossellini, Un esprit
libre ne doit rien apprendre en esclave, traduction en français de Paul Alexandre,
Paris, Fayard, 1977, p. 87-95.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

la liberté, entre un regard qui s’impose et la possibilité d’avoir plusieurs


regards. En réalité, la méthode de Rossellini se présente plutôt comme
une contre-méthode, une évolution qui sera toujours un regard pluriel,
ouvert. Mais il est nécessaire d’expliquer ce que nous entendons par
« pluriel ».
Lorsqu’il veut légitimer théoriquement son projet télévisuel d’une
série de ilms qui sont autant d’étapes dans la création d’une encyclopédie
audiovisuelle du savoir, immense et potentiellement ininie, Rossellini se
réfère fréquemment au concept d’autopsie employé par Comenius : « voir
avec ses propres yeux ». Mais cette proposition recouvre plusieurs pistes.
Rossellini, en tant que réalisateur, voit ; la caméra voit ; le spectateur
voit. L’acte de voir avec ses propres yeux devient immédiatement un acte
partagé, multiple, mais pas pour autant uniforme. Ce qui caractérise
le projet de Rossellini (souvent déini comme étant utopique, anachro-
nique, naïf ) est, dans le fond, le développement de certains éléments
qui ont toujours distingué son cinéma. Jacques Rivette, dans sa célèbre
« Lettre sur Rossellini » de 1955, airme que, chez le réalisateur romain :
[…] chaque scène, chaque épisode vous reviendront à la mémoire non
comme une suite plus ou moins harmonieuse d’images plus ou moins
éclatantes, mais comme une large phrase mélodique, une arabesque
continue, un seul trait implacable qui conduit sûrement les êtres vers
ce qu’ils ignorent encore […] 4.

Ces mots ont été écrits en 1955 (donc très longtemps avant le début du
projet encyclopédique de Rossellini) et pourraient très bien se référer
à des ilms comme Descartes, Blaise Pascal, La Prise de pouvoir par
Louis XIV, pour n’en citer que quelques-uns.
« Toujours le regard inlassable de la caméra joue le rôle du crayon,
un dessin temporel se poursuit sous nos yeux 5 », continue Rivette.
La large phrase mélodique, l’arabesque continue, un dessin temporel.
Des phrases qui évoquent un mouvement luide, continu, mais aussi
ouvert. Le même mouvement qu’on retrouve dans les séquences des
ilms de Rossellini.
Le mouvement continu marque le cinéma de Rossellini dès le début
de son activité de réalisateur et s’exprimera autrement, à partir de la in
des années 1950, à travers une nouvelle forme et une nouvelle technique :

4. Jacques Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, no 46, avril 1955.
5. Ibid.
Sur la proximité du monde… 

le zoom. Rossellini a été l’un des premiers à expérimenter la technique


des objectifs à distance focale variable, une technologie utilisée avant
tout pour des raisons économiques 6 mais qui est devenue assez rapi-
dement l’une des caractéristiques stylistiques du réalisateur romain,
quelque chose qui transforme (ou simplement accomplit) en profondeur
les formes mêmes de l’image rossellinienne.
À l’aide de son célèbre objectif Pancinor (dont il se sert pour la
première fois dans des séquences du Général Della Rovere [Il General
Della Rovere, 1959] et pour quasiment tout Les Évadés de la nuit [Era
notte a Roma, 1960]), un zoom manié directement par le réalisateur (à
travers une modiication technique mise au point déinitivement dans
Vanina Vanini, 1961) grâce à une manette spéciale séparée de la caméra,
Rossellini cadre et recadre sans arrêt l’image pendant que, parallèlement,
un travelling latéral déplace ou replace l’axe de la caméra. Ce double
mouvement obsessionnel (vers le centre et vers les côtés) enveloppe
les personnages et les objets, souvent immobiles, va à leur rencontre
et puis les abandonne et permet la construction d’un regard multiple
ouvert, non établi à l’avance, qui s’accorde avec la reconstruction histo-
rique, souvent extrêmement précise, des gestes, des atmosphères et des
rituels des personnages du ilm. Un mouvement ouvert dans lequel la
précision et la maîtrise (des discours, de la reconstruction historique)
sont perpétuellement liées à une ouverture indéterminée de la vision, à
une image dans laquelle tout est lié, dans laquelle le regard s’approche
et s’éloigne sans arrêt, mais jamais de façon déinitive. Nous sommes
accueillis, en tant que spectateurs, dans ce mouvement de perpétuelle
découverte et de connexions continues entre les corps et les dialogues.

Le mouvement et la pulsation de l’image


Ce mouvement opère d’une manière particulière dans le cadre des
ilms de Rossellini. Un premier exemple vient des Évadés de la nuit. Le
début du ilm se situe dans la campagne italienne, avec les caravanes
de réfugiés, la famine et la guerre. Nous constatons immédiatement
que le mouvement particulier du ilm se développe à travers de longs
plans. Dans ce début, trois trajectoires sont efectuées avec le nouveau

6. Peter Brunette, Roberto Rossellini, Berkeley, University of California Press, 1987,


p. 103.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

système de zoom optique. Ces lignes, comme autant d’itinéraires du


point de vue, soulignent la présence de multiples possibilités de regard.
Un autre exemple peut être envisagé avec la séquence du baptême
de Jésus dans Le Messie (Il Messia, 1975). Les mouvements du ilm se
lient singulièrement aux paroles. Le zoom s’ajoute aux panoramiques
verticaux et latéraux pour s’approcher ainsi lentement des personnages,
ce qui entre en contraste, par exemple, avec le rythme rapide des paroles
de Jean-Baptiste. Le spectateur est invité dans un espace de parole.
Dans Socrate (1970), lorsque le philosophe et ses élèves observent le
sacriice du coq, un autre type de mouvement est proposé : le zoom et
la position des personnages aident à construire une scène où le temps
est suspendu et où le point de vue semble presque toucher le visage
de Socrate. Enin, dans la séquence d’ouverture de Viva l’Italia (1961),
lorsque les patriotes de Palerme sont découverts et tués par les soldats
de Bourbon, une fois de plus, ce qui est frappant, c’est le déplacement
constant de la caméra qui a presque le rôle d’un témoin sans cesse en
mouvement qui reste à distance ou au contraire s’approche.
Contrôle et indétermination se rencontrent dans le lux des images.
Le contrôle du récit côtoie l’indétermination de scènes qui se créent au
fur et à mesure que le ilm avance. Nous pensons ici à Rossellini qui
arrive sur le plateau de Socrate en ignorant jusqu’à la dernière minute
la disposition du décor ; à Rossellini en train de ilmer Garibaldi avant la
bataille de Calataimi, dans Viva l’Italia, comme s’il ilmait un événement
qui se déroule « à ce moment précis » devant ses yeux ; à Rossellini en
train de saisir les premiers plans des personnages de La Prise de pouvoir
par Louis XIV à l’insu des acteurs.

*
**
On pourrait considérer le zoom comme la manifestation d’une
sorte de « violence » commise non seulement sur les corps, mais aussi
sur les regards des spectateurs. De façon plus mesurée, on peut y voir
un mouvement obsessionnel qui porte en soi un efet de gêne voulu et
recherché. Il ne fait aucun doute que, dans certains cas, la dimension
troublante de l’image en mouvement continu insiste avec force. On peut
le constater, tout particulièrement, chez certains réalisateurs de cinéma
italien (et pas seulement) des années 1970. On songe, tout en ayant bien
conscience de l’écart entre ses ilms et ceux de Rossellini, aux images de
l’un des cinéastes qui ont le plus souvent utilisé le zoom : Mario Bava.
Dans L’Île de l’épouvante (5 bambole per la luna d’agosto, 1970), cette
Sur la proximité du monde… 

technique est utilisée de façon obsessionnelle et continue. Les images


sont particulièrement frappantes. À première vue, elles reposent sur la
même technique, le zoom, mais leur sens est complètement diférent.
Ce qui est bouleversant, troublant, dans l’utilisation obsessionnelle
du zoom chez Bava ou Di Leo, prend un tout autre sens et une tout
autre forme dans le cinéma de Rossellini. Si dans les ilms des deux
premiers on perçoit l’existence d’un regard dominant qui pousse (ou
force) le spectateur à regarder, dans ceux de Rossellini il s’agit plutôt
d’une invitation, de l’occasion d’entrer dans un espace et de partager
un regard, de multiplier les regards possibles. Cette hypothèse nous
ramène, d’une certaine manière, aux jeux de regards de la séquence
d’Histoire(s) du cinéma.
Avec les images de Rossellini qu’on a vues, on comprend immédiate-
ment qu’on entre dans un monde où l’on est libre de se poser, d’observer
les détails qui apparaissent en passant, de relier la partie au tout ou de
suivre des parcours faits d’éléments en apparence marginaux : un détail,
un geste, un visage. Cette pluralité de regards qui se déploie dans notre
rapport aux images de Rossellini explique l’ironie de la « méthode » que
nous avons évoquée précédemment : en réalité, un principe d’incertitude
domine le processus « pédagogique » de Rossellini. La conluence de
multiples regards dans l’espace ouvert du ilm renverse, comme l’écrit
Jean-Louis Comolli, le processus de « soumission du spectateur à la voix
autorisée (le spécialiste, l’expert, l’historien même comme détenteur
d’une vérité sur tel ou tel moment historique, tel ou tel personnage) 7 ».

*
**
Si l’on revient, en efet, sur le concept d’« autopsie », auquel Rossellini
fait référence dans la citation de Comenius, nous pouvons tenter de
donner à ce mot un autre sens, ou d’en redécouvrir sa complexité. À
la lumière de ce qui a été dit précédemment, « voir avec ses propres
yeux » peut avoir un sens multiple. Le sens d’une invitation à voir par
soi-même et à entrer dans ce jeu de regards mis en œuvre par le travail
du ilm. D’un côté, le mouvement continu des ilms de Rossellini peut
faire penser à une forme subtile de contrôle total du réalisateur ; d’un
autre, ce mouvement empêche l’image de se renfermer dans une forme
unique, dans une seule interprétation possible. Ces cadrages et recadrages

7. Jean-Louis Comolli, « Post-scriptum sur Rossellini », Traic, no 63, 2007, p. 43.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

continus de l’image poussent en efet le spectateur à se déplacer, avec


son esprit et son imagination, à devoir prendre position sans arrêt.
La pensée de Marie-José Mondzain envisage ainsi cet enjeu : « Être
spectateur est une condition active chaque fois que le cinéma ou toute
autre création fait le don à celui à qui il s’adresse de sa puissance de
faire 8. » Prendre position ne signiie plus uniquement trouver un point
de vue, mais trouver un espace commun, un « être-avec » les images et les
regards du ilm. Ce que Rossellini fait, c’est « ofrir » à celui qui se trouve
devant ces images la possibilité d’entrer dans une dynamique ouverte du
regard, comme s’il s’agissait d’une danse déroutante (et c’est aussi dans
ce sens, donc, que nous pouvons interpréter les mots de Rivette dans
sa lettre sur Rossellini : un « dessein temporel », presque une musique).
Pourquoi « entrer » ? Pour « prendre position », justement. Pour déve-
lopper un nouveau regard, en retrouvant à chaque fois la surprise d’un
point de vue diférent, mais certainement pas pour trouver une place
déinitive dans l’espace du spectateur. Dans la danse harmonieuse des
images de Rossellini, le spectateur traverse de multiples espaces, il est
invité à entrer dans un monde qui oscille entre l’immobilité des corps
dans l’Histoire et la mobilité extrême d’un regard qui semblerait vouloir
toucher ces corps, ou peut-être juste les eleurer. De ce point de vue,
le mouvement de Rossellini dépasse les formes « propres » du cinéma,
ces formes qui recherchent la « bonne » distance entre la caméra et ce
qu’elle ilme. La distance n’est jamais « bonne ». Mais la distance n’est
jamais « bonne » parce qu’en réalité, comme l’airme Jacques Derrida,
il y a toujours un rapport ouvert, une diférence problématique « entre
voir et croire que l’on voit, entre croire que l’on voit ou apercevoir – ou
moins que ça 9 ». C’est pour cela que Derrida relie en profondeur (dans
Mémoires d’aveugle, mais aussi dans son essai sur Jean-Luc Nancy, Le
Toucher) l’action de voir avec celle de toucher, les deux étant des actions
ouvertes, car elles ne peuvent jamais être accomplies jusqu’au bout 10.
Il est impossible de toucher à travers l’image, car l’image n’est pas
un monde qu’il faut conquérir ou posséder (même si elle en fait partie),

8. Marie-José Mondzain, Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs,


Paris, Bayard, 2011, p. 285.
9. Jacques Derrida, Mémoires d’aveugle : l’autoportrait et autres ruines, Paris, Réunion
des musées nationaux, 1990, traduction en italien de Federico Ferrari, Memorie
di cieco. L’autoritratto e altre rovine, Milan, Abscondita, 2003, p. 11.
10. Marcello Ghilardi, Derrida e la questione dello sguardo, Palerme, Aesthetica
Preprint, 2011, p. 12.
Sur la proximité du monde… 

mais elle peut ouvrir un espace où il est possible d’échanger des regards
sur le monde. Dans ce sens, l’autopsie en tant que « voir avec ses propres
yeux » ouvre un espace de liberté, qui est avant tout la liberté éthique du
spectateur qui peut rencontrer d’autres regards et interagir avec eux. Le
mouvement continu de zoom a donc un autre but, celui de permettre
au regard d’entrer dans un monde et de choisir librement comment
se positionner et se repositionner. Il donne au spectateur la liberté de
croire, dans le sens de « donner du crédit », à ces images du monde.
Citons, à nouveau, Mondzain :
Le cinéma est producteur de la Croyance constituante qui fonde le mitsein
de tout monde partagé socialement et politiquement. L’esthétique n’a
d’autre éthique que ce partage-là, elle désigne la mise en œuvre de la
iction constitutive de toute communauté. Cette croyance est celle qui
soutient le registre de la promesse et de la iabilité 11.

Le mouvement continu approche et éloigne ; danse et eleure sans


toucher ; permet de moduler la distance et l’espace ; ofre au regard la
possibilité d’entrer et de prendre position en partageant d’autres espaces.
Ce mouvement est aussi une façon pour le cinéma de donner du crédit
aux images. Le crédit donné à l’image, c’est ce qui fait de Rossellini une
référence contemporaine.

Frères d’Italie
Terminons avec l’évocation d’un ilm qui relance avec force, aujourd’hui,
la leçon de Rossellini : Frères d’Italie (Noi credevamo, 2010) de Mario
Martone. Ce ilm qui revient sur une époque fondatrice de l’histoire
italienne, celle du Risorgimento, comme l’avait fait Rossellini avec Viva
l’Italia. À sa façon, Frères d’Italie reprend les concepts que nous venons
d’évoquer (mouvement, distance, croyance), en les envisageant avec
force, comme les impératifs moraux d’un cinéma qui s’obstine à être
vivant. Il y a quelques années, Mario Martone écrivait ceci :
L’héritage de Rossellini, c’est la question centrale du cinéma italien. En
parlant de Rossellini aujourd’hui, nous devons parler aussi de nous. Il
existe des maîtres dont l’œuvre est comme renfermée dans une sphère
intouchable. C’est le cas de Fellini. Et il y en a d’autres qui invitent à

11. Marie-José Mondzain, Images (à suivre). De la poursuite au cinéma et ailleurs,


op. cit., p. 287.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

avancer, qui ouvrent des chemins, et, selon moi, Rossellini est l’un d’entre
eux. C’est devenu diicile d’apercevoir ces chemins, tellement ils sont
recouverts de mauvaises herbes, mais nous qui faisons du cinéma, nous
avons un devoir : celui de voir. En arrachant les mauvaises herbes, en
ouvrant grand les yeux, avec beaucoup d’humilité, mais aussi de courage,
essayons de retrouver les traces cachées de ce grand cinéaste 12.

Frères d’Italie va exactement dans cette direction, en soulignant


comment le chemin, le parcours de Rossellini – que nous avons croisé
en cherchant à mettre en évidence la force théorique de son mouvement,
de la distance toujours variable qu’il met en œuvre, de la possibilité de
croire aux images qu’il ofre – est encore ouvert dans le cinéma, mais
aussi dans une certaine façon de considérer, en général, l’image : une
image ouverte qui invite à regarder.

12. Mario Martone, « Una presenza costante », Filmcritica, no 471-472, 1997, p. 23-25.
La camera della morte : quand Roberto Rossellini
et Vittorio De Seta ilment la pêche aux thons

Vincent Sorrel

« La camera della morte » est le piège tendu aux thons lors de spectacu-
laires pêches. De telles scènes de tonnara ont été ilmées par Rossellini en
noir et blanc et dans le format académique 1 pour Stromboli (Stromboli,
terra di Dio, 1949) puis, quelques années plus tard, par Vittorio De Seta,
en couleur et au format Cinémascope, dans Paysans de la mer (Contadini
del mare, 1956). Ces deux ilms ne sont pas du tout le même projet. La
séquence de quatre minutes de Stromboli s’inscrit dans un long métrage
de 1 h 47 qui raconte le destin d’un personnage, interprété par Ingrid
Bergman, immergé, par la iction et le montage, dans cette scène de « la
chambre de la mort » 2. Le court métrage réalisé par Vittorio De Seta
dure dix minutes et est monté autour de la saisie documentaire de cette
scène de pêche. Il fait partie d’une série de dix ilms qui commence avec
La Pêche à l’espadon (Lu Tempu di li pisci spata, 1954) et comprend
un troisième ilm sur la pêche, Bateaux de pêche (Pescherecci, 1958),
mais aussi Îles de feu (Isole del Fuoco 3, 1954), court métrage tourné au
moment d’une éruption sur l’île de Stromboli.

*
**
Stromboli commence dans un camp de prisonniers. Le personnage
de Karin est de nationalité lituanienne. Elle n’obtient pas de papiers
pour émigrer en Argentine et accepte alors de se marier à un îlien de
Stromboli pour échapper à sa condition. Elle pense qu’une île au sud de

1. Le format académique correspond au ratio 1,37 : 1, pour une image presque carrée.
2. Cette séquence de pêche est amputée dans la version américaine de Stromboli.
3. Une éruption a eu lieu pendant le tournage du ilm de Rossellini, alors que
Vittorio De Seta est venu sur l’île en février 1954 ilmer une éruption qui venait
de commencer.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

l’Italie peut être un bon endroit pour vivre et oublier les atrocités de la
guerre. Ce ne sont pas les conditions espérées de vie qu’elle va trouver
à Stromboli et, à la in du ilm, on ne saura pas si Karin, qui s’est enfuie
vers le sommet du volcan en éruption, retourne au village et accepte la
vie qui l’attend auprès de son mari (elle est enceinte), ou si elle s’enfuit
vers le port qui se trouve de l’autre côté de l’île, pour la quitter 4.
Le ilm de Rossellini, inspiré par l’histoire sentimentale entre le
cinéaste et Ingrid Bergman, confronte la star hollywoodienne à l’âpreté
de l’île italienne. Cette séquence de la pêche aux thons est un tournage
documentaire au milieu de la iction. Elle répond à sa propre drama-
turgie, celle de la pêche, tout en étant montée avec des gros plans du
visage d’Ingrid Bergman qui assiste à la scène depuis une barque (elle
est venue jusque-là pour se rapprocher de son mari). La mise en scène
ne fait visiblement aucun efort pour insérer les gros plans de la star
hollywoodienne, horriiée par ce qu’elle voit. Au contraire, Rossellini
joue de l’intrusion du personnage de la iction qu’il oppose à un réel
qu’il prend comme un bloc, une réalité diicile pénétrable et opaque.

*
**
Alors que la problématique de son personnage est de « se sentir
chez soi dans le pays des autres », le tournage et le montage de cette
séquence l’isolent et permettent de confronter la femme interprétée par
Bergman à une scène violente qu’elle ne comprend pas. Cette séquence
est à l’image de sa place dans l’intrigue : seule face à une communauté
aveugle et un monde cruel.
Comparer ces deux ilms nous permet de mieux comprendre cha-
cune des œuvres. À travers les choix techniques des deux cinéastes,
nous pouvons nuancer les approches qui sont faites des tournages et
des techniques du néoréalisme. Nous allons préciser comment ces deux
cinéastes, qui ne sont pas tout à fait de la même génération – Rossellini
est né en 1906, De Seta en 1923 –, ilment une même réalité avec des
partis pris esthétiques diférents. À partir de ces diférences, nous
allons interroger leur position morale liée à leurs choix techniques. En
efet, Rossellini déinit le néoréalisme comme « une approche morale
qui devient un fait esthétique 5 ». Il s’agit d’étudier les choix de ces

4. Dans la version américaine, une voix of raconte que le personnage redescend du


volcan pour retrouver son mari.
5. « Suivre le personnage dans ses pensées les plus secrètes, celles dont il n’a peut-
être même pas conscience. Cet aspect microscope du cinéma fait partie de ce qui
La camera della morte… 

deux cinéastes face au réel, plus précisément face au massacre que


symbolise cette pêche.

Des néo-techniques
Dans sa déinition habituelle, à partir d’une opposition au fascisme, le
projet du néoréalisme est de ilmer au plus près des réalités sociales. Ici,
ni Vittorio De Seta ni Roberto Rossellini ne ilment les réalités sociales
des pêcheurs (ce qui était en partie le projet de Visconti avec La Terre
tremble [La terra trema: episodio del mare], réalisée en 1948 6).
En voyant cette scène dans la distance culturelle qui est la nôtre,
nous découvrons une incroyable pêche collective. Des hommes ras-
semblent leurs forces pour piéger les thons et nous pouvons penser
qu’ils vont partager le fruit de cette pêche 7. Cette apparence lyrique
tout à fait séduisante ne correspond pas à la réalité brutale : un droit de
pêche appartient à de grands propriétaires terriens qui, ici, se sont aussi
appropriés la mer. Les pêcheurs sont embauchés à la journée par des
gambellotis (des contremaîtres) qui travaillent pour ces propriétaires.
Ainsi, ces deux ilms montrent sans le dire l’origine « archaïque » des
fonctionnements de la maia.
Rossellini et De Seta ilment davantage des tragédies humaines
que les seules réalités sociales. Alors que Rossellini cherche à pénétrer
l’intériorité des personnages, Vittorio De Seta, lui, ilme des commu-
nautés, à distance. Il admire les personnes qu’il ilme pour leurs forces
morales et physiques, mais ces personnes n’apparaissent jamais vraiment
individuellement.
Le projet du néoréalisme est, si l’on se ie aux discours habituels,
de ilmer le quotidien tel qu’il est. Les deux cinéastes cherchent plutôt
à donner un poids d’éternité à ce qu’ils représentent. Vittorio De Seta
ilme une Italie qui disparaît, pour mieux mettre en avant cette humanité.

constitue le néoréalisme : une approche morale qui devient un fait esthétique. »


(Roberto Rossellini, « Dix ans de cinéma (2) », dans Le Cinéma révélé [1984], Paris,
Flammarion, coll. « Champs arts », 2008, p. 45)
6. Si l’on s’en tient à un synopsis, le ilm peut être présenté ainsi : un petit port proche
de Catane, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une famille de pêcheurs
veut échapper aux canottieri, les mareyeurs qui les exploitent. Ils hypothèquent
leur maison pour pouvoir s’établir à leur compte mais, après le fol espoir suscité
par une pêche prometteuse, se retrouvent ruinés. La famille se disperse alors…
7. Cette pêche était pratiquée au moins depuis le xviiie siècle, sa technique viendrait
d’Afrique.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Le poids des choses et des sentiments est éternel chez Rossellini : pour
Élisabeth Boyer, « chez Rossellini, le passé ne meurt pas – comme
dans la tragédie grecque 8 ». Les dix courts métrages de De Seta sont
construits sur le même cycle de la giornata, le rythme de la journée.
De Seta ne ilme pas le quotidien des paysans mais la répétition d’un
cycle naturel de la vie dont ces courts métrages suggèrent qu’il va être
bouleversé par le progrès.
Un autre projet du néoréalisme aurait été de ilmer la « vraie vie ».
Tous les cinéastes sont confrontés à l’orgueil que cela représente, les
diicultés et l’impossibilité de mener à bien ce projet dans son absolu. Le
personnage joué par Ingrid Bergman s’oppose à la nature par sa culture
et, dans son mépris de tout sauf de lui-même, ce personnage est orgueil-
leux. Le projet de ilmer la vie l’est aussi. Les deux cinéastes cherchent à
approcher la vie, entre une réalité la plus brute et la plus crue possible, et,
paradoxalement, une mise en scène où la fabrication est la plus airmée.
Dans son ilm, Rossellini choisit l’aridité de l’île de Stromboli pour
rendre la vie diicile à son personnage et pour l’authenticité du projet
néoréaliste qui se situerait à l’opposé du cinéma de studio. Pour autant,
deux photographies de tournage nous montrent une équipe importante,
l’installation de praticables, l’utilisation de lumière, du travelling, mais
aussi un clap, une perche et un microphone. Cette organisation technique
nous est conirmée par d’autres photographies 9. Ces témoignages visuels
nous permettent de nous rendre compte que si le projet consiste bien
à donner une impression de réel et de proximité, le ilm demeure une
construction qui est obtenue à travers un dispositif technique plus lourd
que ce que l’on pourrait d’abord penser à la vision de Stromboli. Alors
que Rossellini ilme avec une équipe et plusieurs caméras pour construire
une image qui se rapproche d’une esthétique documentaire, De Seta
s’intéresse quant à lui aux techniques de la iction dans une dimension
spectaculaire, avec la stéréophonie, l’écran large et la couleur ; mais ces
choix d’outils utilisent des techniques artisanales qui lui permettent de
ilmer seul. Avec De Seta, la caméra se sent et se vit. Ce géant (il mesurait
près de deux mètres) rappelle sans arrêt sa présence physique. Il ilme
en caméra portée pendant que Rossellini utilise le pied et ne tient pas la

8. Élisabeth Boyer, « Rossellini et la choralité (1) », L’Art du cinéma, n° 3, article dispo-
nible sur : http ://www.artcinema.org/spip.php ?article20 [consulté le 4 août 2014].
9. Ces photographies sont visibles à partir du lien : http://www.fondazionecsc.
it/mostre_photo_detail.jsp?area=6&ID_LINK=244&page=6&id_context=1578
(consulté le 13/11/2014)
La camera della morte… 

caméra lui-même. De Seta se sert d’une caméra de reportage allemande


Arrilex 10 à visée relex, et monte lui-même. Ces approches diférentes
du tournage se retrouvent aussi dans le montage. Rossellini représente
avec l’esprit « des fragments de réalité rassemblés par la conscience »,
écrit André Bazin 11, De Seta le fait avec la main et par son regard (il est
le seul à regarder à travers la caméra tout en la portant).

La technique, sa légende
Souvent, Rossellini légendait son rapport à la technique, et il pouvait
raconter dans des interviews, comme celle donnée au New York Times
le 23 janvier 1949 12 (après le tournage de Stromboli) :
[Je travaillais] avec du matériel antique, choisissant à droite à gauche des
gens qui n’avaient jamais joué auparavant, ilmés à partir d’un simple
canevas en guise de scénario, et utilisant comme décors des lieux et des
bâtiments réels au lieu de répliques construites en studio.

Son désintérêt déclaré pour la caméra en tant qu’objet (il ne comprend


pas, au moment de l’avènement du direct dans les années 1960, pourquoi
des cinéastes vénèrent cet objet et lui attribuent le pouvoir de changer
leur rapport à la réalité) 13 et pour les techniques du son est à considérer
avec prudence. Rossellini tient à ce que l’appareillage en lui-même

10. Caméra fabriquée par la irme allemande Arnold & Richter en 1937. Le régime
nazi ayant besoin d’un outil performant, on a réalisé pour la première fois dans
une caméra la vision relex, c’est-à-dire que l’opérateur voit exactement ce qu’il
ilme pendant la prise. La recherche technique, pendant cette période d’efort de
guerre, s’est concentrée sur la visée (en anglais, cette caméra était appelée combat
camera) et la portabilité.
11. André Bazin, « Défense de Rossellini », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris,
Éditions du Cerf, coll. « 7e art », 1976.
12. Cité par Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, traduction française
de Jean-Pierre Coursodon, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 434.
13. « Je suis venu à cette séance en me disant : voilà le cinéma-vérité. Il y avait là, par
terre, une caméra (la caméra des frères Maysles), c’était une chose que tout le
monde vénérait, mais c’était une caméra. Une caméra, c’est une caméra. C’est un
objet. Ça ne m’excite pas. Ça me rend fou de rage qu’une caméra puisse exciter
quelqu’un. C’est d’une stupidité inouïe ! Cette caméra, qui excitait les sens et les
organes génitaux des gens qui étaient là présents, était une chose qui me laissait
absolument indiférent. » Suite à une rencontre de cinéastes documentaristes et
de Roberto Rossellini à l’occasion d’une projection du ilm de Jean Rouch, La
Punition, au ciné-club de l’Unesco à Paris, Fereydoun Hoveyda et Éric Rohmer
ont réalisé un entretien avec le cinéaste, paru dans les Cahiers du cinéma no 145,
juillet 1963, repris dans Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 117.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

ne soit pas perçu par le spectateur, au proit de la seule apparence du


réel. Et ça marche, puisque certains critiques le suivent en décrivant
généralement la spéciicité d’une démarche de cinéma qui s’appuie sur
des personnes ou des décors réels. L’idée de copier la vie fascine, et
le cinéaste construit une morale de cette illusion, qui serait de s’inté-
resser simplement aux apparences. Alors les observateurs décrivent
un cinéma où tout est dit sans efort apparent et est obtenu par des
moyens quotidiens. Nous pouvons constater sur les photographies de
tournage que ce discours, à la fois celui qu’aime entretenir Rossellini
mais aussi celui des critiques, ne correspond pas tout à fait à la réalité.
Rossellini s’intéresse de près à la question des outils puisqu’il a fait
venir pour ce tournage une caméra française, la Camelex 14 qui vient à
peine de sortir des usines Éclair. Cette caméra permettra, dix ans plus
tard, les tournages « légers » des ilms de la Nouvelle Vague française.
Comme souvent à cette époque, la question du son n’est pas évidente à
envisager en dehors du studio (et le sera ainsi jusqu’aux années 1970),
alors plusieurs caméras sont utilisées sur un même tournage. Si l’intérêt
de Rossellini pour la Camelex semble donc visionnaire, la caméra que
l’on voit le plus sur les photographies de tournage de Stromboli est une
caméra blimpée. L’appareil enfermé dans un caisson pour étoufer son
bruit (il n’y avait pas encore de caméra légère autosilencieuse à l’époque)
le rend très imposant. Bien qu’il dispose d’une caméra de reportage sur
le tournage, Rossellini abandonne cette possibilité de la légèreté et utilise
donc cette caméra blimpée pour enregistrer le son pendant la prise,
alors que Stromboli, comme la grande majorité des ilms néoréalistes,
a aussi été postsynchronisé. L’avantage de cette technique, qui consiste
à enregistrer les dialogues et le bruitage du ilm a posteriori, est que le
tournage peut se faire dans les conditions légères du muet. Rossellini
abandonne donc cette possibilité du tournage muet, et c’est là que se
situe peut-être le paradoxe technique le plus important 15.
En observant une deuxième photographie 16, il est clairement possible
d’identiier une perche son sur le tournage de Stromboli (cette présence

14. Valentina Miraglia, Miroir tournant sur la scène du cinéma, thèse de doctorat
soutenue le 4 juillet 2012 sous la direction de Jean-François Bordron, p. 204. Lors
de son travail de recherche, Valentina Miraglia a identiié la présence de cette
caméra sur des photographies de tournage issues des archives Hulton.
15. Avec la postsynchronisation, le ilm se retrouve quand même en studio et perd en
quelque sorte de la spontanéité que le tournage muet lui avait permise.
16. http://w w w.fondazionecsc .it/mostre_photo_detail.jsp?area=6&ID_
LINK=244&page=6&id_context=1578 (consulté le 13/11/2014).
La camera della morte… 

nous est d’ailleurs conirmée par d’autres documents). Cette archive


nous amène à reconsidérer le tournage muet, non pas pour renouveler
entièrement l’approche de la fabrique du ilm, mais pour la préciser
en partie. Rossellini adopte donc la contrainte de la prise de son au
tournage et le synchronisme (nous pouvons identiier un clap). Dès le
tournage de l’épisode « Sicilia » du long métrage Païsa (1946), commencé
le 15 janvier 1945, Rossellini enregistre du son au tournage 17. Une autre
photographie, prise sur le tournage du dernier épisode de Païsa, dans
le delta du Pô, nous montre une « caméra image » embarquée sur une
barque et une « caméra son » sur une autre. Quand l’enregistrement du
son a pu sortir des studios dans les années 1940, il fallait un « camion
son » pour enregistrer en extérieur. Puis le matériel son optique a pu
évoluer jusqu’à avoir la taille d’une seconde caméra, ce qui était encore
relativement imposant. Pour un tournage dans les marais, comme à
la in de Païsa, en installant le matériel sur des barques, l’une pour le
son, l’autre pour l’image, le tournage sonore devient plus « léger ». La
possibilité d’enregistrer le son en direct n’est pas pour Rossellini seule-
ment accessoire, cet enregistrement ne se limite pas à la fonction d’une
bande-témoin pour faciliter ensuite le travail de postsynchronisation.
Tag Gallagher nous apprend que le générateur électrique nécessaire
au fonctionnement des deux caméras était souvent une bataille de
pouvoir entre le producteur, Rod Geiger, et Rossellini 18. Il nous reste à
comprendre la portée technique, mais aussi esthétique, d’un tel choix.
Gallagher décrit Rossellini comme un cinéaste particulièrement au fait
des techniques sonores puisque celui-ci a commencé sa carrière en
1932 chez Caesar Films et ICI 19 en réalisant la postproduction de ilms
américains en italien : l’enregistrement, le bruitage et le montage du
son 20. À travers ces expériences, Roberto Rossellini apparaît attentif à
la justesse de la synchronisation labiale des ilms.
Terry Kellum et Eraldo Giordani sont crédités au son dans le géné-
rique de Stromboli. Kellum était lié à la RKO, le producteur américain

17. Comme l’indique Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit.,
p. 257-258.
18. Ibid., p. 257
19. Industrie Cinematograiche Italiane.
20. « À Caesar Films, Roberto aidait à la préparation de versions italiennes et à des
versions françaises de productions italiennes comme celles de Noris. Son travail
était purement technique, il prit du plaisir au début à inventer des efets sonores et
à faire du montage. » (Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit.,
p. 61)
 Itinéraires de Roberto Rossellini

du ilm, et il est probable que son travail concerne la bande-son de


la version américaine du ilm, qui présente un montage diférent et
une voix of ajoutée. Stromboli est la première collaboration d’Eraldo
Giordani avec Rossellini, et il était très certainement sur le tournage
du ilm. Plus encore, une collaboration suivie se met en place entre les
deux hommes puisque le technicien participe ensuite aux ilms Les
Onze Fioretti de François d’Assise (Francesco, giullare di Dio, 1950) et
Voyage en Italie (Viaggio in Italia, 1954). Quels sont les principes de ce
travail en commun ? L’enregistrement du son qui alourdit nettement le
tournage des ilms et oblige à abandonner une partie de la spontanéité
du tournage muet est-il mis en place pour mieux maîtriser ensuite la
postsynchronisation et le doublage ? La bande-son-témoin participe-t-
elle plutôt à un projet contournant l’idée de maîtrise, pour un cinéaste
de l’impromptu à la recherche des accidents de tournage, de l’imprévu,
voire de la possibilité d’enregistrer des sons « réels » et de les conserver
au montage ?

*
**
Le dispositif technique sonore mis en place par Rossellini et son
équipe est assez important. Il n’y avait pas, à cette époque, d’électricité
sur l’île de Stromboli ; il fallait aussi générer du courant en quantité
pour éclairer (voir photographie). En produisant de l’électricité, il était
également possible de synchroniser les deux caméras, la caméra image
et la caméra son. Tout était objectivement en place pour la réalisation
d’un tournage en son synchrone. En 1948, avant Stromboli, Visconti
travaille avec l’ingénieur du son de Païsa, Ovidio Del Grande, pour la
réalisation de La Terre tremble. Ce technicien a développé pour Cineccittà
un équipement sonore avec lequel Visconti cherche à enregistrer in situ
les grands mouvements de pêcheurs, le son de cette foule au moment
de la grande pêche et la force collective 21. Rossellini, en bénéiciant lui
aussi d’un équipement sur place, n’est pas allé complètement dans ce
sens pour Stromboli. Plus encore, il continuera à construire ses bandes
sonores à la postproduction dans la suite de sa ilmographie. Cette
possibilité d’enregistrer le son au tournage, en direct, n’est pas pour
Rossellini mise en place pour enregistrer le réel ambiant ou improviser

21. Le générique de La Terre tremble indique : « Technico del suono : Vittorio Trentino ;
Recordista : Mario Ronchetti ; Registrazione sonora su appparecchi RCA Cineccittà,
fonico : Ovidio Del Grande ».
La camera della morte… 

les dialogues qui, pour Stromboli, étaient enregistrés en anglais. Rossellini


semblait plutôt vouloir être très précis dans le contrôle des paroles : Tag
Gallagher parle de ils reliés aux orteils des protagonistes pour diriger
leurs dialogues 22. Les îliens avaient appris par cœur en anglais leurs
répliques et le tournage avait lieu deux fois, puisque Rossellini, pour
une question d’indépendance envers la RKO à qui il devait fournir un
négatif, doublait ses prises. Cette maîtrise des dialogues n’empêche pas
que des sons directs ont été utilisés, nous pouvons en faire l’expérience
lorsque nous entendons les igurants parler dans leur dialecte. Une
nouvelle vision de Stromboli nous laisse même entendre dans certaines
scènes dans lesquelles joue Ingrid Bergman – par exemple la séquence
où elle meuble la maison avec l’aide des îliens anglophones 23 – que le son
bascule d’une technique à l’autre : ces scènes passent de l’enregistrement
en studio, qui est facilement reconnaissable par l’absence d’acoustique
qui donne le côté suspendu des voix alors « noyées » dans la musique
de Renzo Rossellini, à un enregistrement sur place et dans l’acoustique
des lieux du tournage.
Une autre photographie prise sur les versants du volcan en éruption
dévoile une caméra plus légère (une Debrie Parvo). Cette archive nous
laisse penser que les scènes tournées sur les pentes du volcan en érup-
tion étaient quant à elles tournées en muet. Rossellini a épuisé Ingrid
Bergman en la ilmant en train de marcher et d’escalader le sommet 24.
« La surface volcanique brûlait comme du goudron. […] Roberto, oubliant
sa rapidité habituelle, la faisait répéter sans discontinuer, créant délibé-
rément « une vraie situation » de soufrance 25. » Rossellini travaille dans
la confrontation entre la brutalité d’un tournage (la chaleur, le vent, la
fatigue) et la précision que permet le travail de postproduction réalisé
en intérieur. Dans son projet néoréaliste, il ne s’oppose pas au studio
mais s’en sert pour efacer toutes les autres réalités extérieures ain de
mieux travailler l’intériorité du personnage et révéler sa conscience.
La comédienne en trouvant la paix, après avoir enduré la soufrance,

22. « Pour leur faire dire leurs répliques au moment voulu, Roberto tirait sur des icelles
qu’il avait attachées à leurs orteils. » (Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto
Rossellini, op. cit., p. 447)
23. Cette scène se situe à la 43e minute du ilm.
24. Si Rossellini ilme Bergman qui marche, il ne la ilme jamais en marchant, mais
en plan ixe ou en panoramique. Cette mobilité de la caméra sera un objectif du
cinéma direct : ilmer en marchant un homme qui parle en marchant. Ce n’est pas
celui de Rossellini.
25. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 463.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

participe par les situations qu’elle traverse physiquement dans le pro-


cessus de fabrication du ilm à la construction de son personnage.

*
**
De Seta utilise une technique nouvelle en 1954 : le son magnétique et
les magnétophones portatifs à bande, en l’occurrence un appareil alle-
mand, Mayak, à manivelle, qui lui permet d’enregistrer le son lui-même,
sur le lieu et pendant le tournage. Avec le son magnétique, le matériel
devient plus léger 26 qu’avec le son optique et représente l’avantage de
pouvoir réécouter immédiatement ce qui vient d’être enregistré. Le son
optique nécessite, comme pour l’image, un développement de la pelli-
cule. Avec le son magnétique, Vittorio De Seta réécoutait ainsi sur place
ce qu’il avait enregistré le jour même, alors qu’il était obligé d’attendre
pour voir ses images qui devaient être développées dans un laboratoire,
à Rome. Il pouvait réécouter le soir même (et il le faisait systématique-
ment, c’est un cinéaste inquiet) et devait attendre trois semaines pour
voir les images : nous pouvons en déduire qu’il pensait ses ilms à partir
du son. Dans son premier ilm tourné en Sicile, La Pêche à l’espadon 27,
on entend plusieurs fois le guetteur crier avant que l’image ne montre
le guetteur qui crie. Le son précède l’image comme une matière qui
donne le rythme au montage.
En mettant en place l’équivalent d’un studio sur une île escarpée,
la méthode de Roberto Rossellini pour Stromboli ne ressemble pas à
ce que l’esthétique de son ilm laisse paraître ou à ce que l’idée de néo-
réalisme véhicule au sujet de son rapport au réel. Le travail du son ne
cherche pas vraiment à capter la réalité sonore, mais nous ramène au
contraire à la maîtrise du rythme et du jeu. Le cinéaste Gian Vittorio
Baldi témoigne que durant toute sa carrière, Rossellini répétait : « C’est
le rythme qui compte. » Baldi nous explique que Rossellini pouvait faire
enlever des photogrammes pour accélérer l’image et ajouter du rythme
avec les bruitages sonores postsynchronisés, par exemple en tapant avec
sa main sur la table 28.
Chez les deux cinéastes, le son a un rôle rythmique. Rossellini l’envi-
sage dans la maîtrise quand De Seta travaille à partir du surgissement

26. Le magnétophone à bande magnétique a la taille d’une valise.


27. Ce ilm est le premier de sa ilmographie oicielle, mais il n’est pas vraiment son
premier ilm puisque De Seta a réalisé quelques années auparavant une première
version de Pasqua in Sicilia, en noir et blanc, qui a disparu.
28. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 74.
La camera della morte… 

de la matière sonore. Rossellini utilise la prise de son directe suivie de


la postproduction ain de pénétrer au plus profond des sentiments du
personnage. Après la mise au point du son magnétique, il continuera
d’ailleurs à utiliser la postproduction bien qu’il ait réalisé avant Stromboli
un ilm en son synchrone : Una voce umana (La Voix humaine, 1947).
Pour ce ilm, tourné uniquement en studio, Rossellini met en scène
dans le décor unique d’une chambre une conversation téléphonique
entre une femme seule et un homme à l’autre bout du il 29. Le ilm, dans
sa méthode, raconte d’une manière très diférente de Stromboli « un
individu capturé physiquement, mis sous le microscope, scruté au plus
profond 30 ». Rossellini a dit que Una voce umana représente l’expérience
poussée à l’extrême de la caméra microscope 31. Dans un travail qui va du
son synchrone en passant par un appareil téléphonique pour Una voce
umana, de la prise sonore directe à la postsynchronisation pour Stromboli,
c’est avec le son que la caméra de Rossellini devient endoscopique.

La taxidermie
Le delta du Pô et la tonnara de Stromboli convoquent des univers
sonores si particuliers qu’ils semblent diicilement imitables en bruitant
le ressac de la mer avec un seau d’eau dans un studio de Rome. Vittorio
De Seta critique quant à lui radicalement ces méthodes et les refusait.
Il construit son cinéma bruitiste contre cette idée de fabrication artii-
cielle. Il enregistre de manière obsessionnelle les bruits non seulement
sur place, mais aussi dans les endroits les plus inaccessibles (sur les
bateaux, an fond d’une mine, au sommet d’un volcan…). Loin de cette
obsession, Roberto Rossellini a découvert, pour le tournage de son court
métrage Prélude à l’après-midi d’un faune (1937), « qu’il pouvait imiter le
bruit de la mer en frottant un journal contre un mur, et en était ier 32 ».
Paradoxalement, ce que Vittorio De Seta n’est pas prêt à concéder au
son, il se l’autorise à l’image. Pour Îles de feu, il tourne des manquants

29. À la diférence des tournages en décor naturel, la synchronisation du son et de


l’image ne pose aucun problème en studio : la caméra image et la caméra son sont
branchées sur le courant, et les moteurs des deux appareils peuvent ainsi caler leur
vitesse sur une référence commune : la fréquence électrique (50 hertz en Italie).
30. Entretien avec Roberto Rossellini dans Il Progresso d’Italia, 1948, cité par
Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 604.
31. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, textes réunis par Alain Bergala, Paris,
Cahiers du cinéma, coll. « Écrits », 1984, p. 29.
32. Tag Gallager, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 74.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

chez un forgeron à Rome ain de les faire passer pour des images de
lave issue de l’éruption du volcan de Stromboli. L’image est « fausse »,
mais on entend le « vrai » son du volcan : De Seta et Rossellini ont donc
des priorités inversées. De Seta enregistre les hommes qui chantent, se
donnent du courage, parlent aux animaux, avec toujours la dimension
tragique de la lutte de l’homme contre la nature. Mais ces pêcheurs ne
font que capturer un poisson déjà mort. Ainsi, dans La Pêche à l’espadon,
ilmer une vraie pêche au moment le plus critique n’était pas envisageable :
De Seta ne pouvait pas prendre le risque de rater la prise du poisson
pour son tournage et il ne pouvait surtout pas prendre le risque que
les pêcheurs perdent une prise. Cet interdit que s’impose le cinéaste a
une valeur morale. La position morale ne consiste pas forcément d’être
le plus proche possible de la réalité. Ici, il s’agit de remettre en scène la
pêche dans son ensemble et la question de la morale ne se résout pas
à celle de la mise en scène.
Pourquoi les deux cinéastes ilment-ils cette scène de la tonnara ?
Passons par une anecdote disant qu’Ingrid Bergman, marchant sur la
plage, fut révoltée à la vue d’un pêcheur qui dépeçait une tortue vivante.
« Il faut mettre ça dans le ilm », dit Sergio Amidei à Rossellini 33. Il est
pourtant important de relativiser cette décision du coscénariste de
Stromboli dans la démarche de Rossellini. Dans Païsa, par exemple, les
pêcheurs servent aux soldats des anguilles vivantes. Manger des anguilles
découpées vivantes et cuites sur un feu est un souvenir d’enfance de
Rossellini, le ramenant à ses vacances dans le delta du Pô 34. Une théma-
tique se dessine au-delà des anecdotes. Dans Stromboli, avant la séquence
de la tonnara, le mari de Karin sacriie un lapin au furet que sa femme
afectionne. Le furet saute sur le lapin et le tue devant les yeux de Karin.
Il y a là, face à la cruauté de la vie dans sa vision la plus brutale, une
obsession du cinéaste qui nous ramène à une recherche paradoxale de
la réalité la plus crue, paradoxale parce qu’elle utilise la mise en scène
sans crainte de s’écarter de la véracité de certaines actions ou de cer-
tains faits. Un de ses premiers essais ilmiques, Fantaisie sous-marine
(Fantasia sottomarina), a été tourné en 1936. Le ilm raconte l’histoire
de deux poissons amoureux, menacés par une pieuvre et sauvés par une
murène. Rossellini n’avait pas de caméra pour un tournage sous-marin

33. Sergio Amidei a été aussi le coscénariste de Rome, ville ouverte, Païsa, Allemagne
année zéro et La Machine à tuer les méchants.
34. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 275.
La camera della morte… 

et les poissons qu’il pêchait, pour les ilmer dans un aquarium construit
par ses soins, mourraient invariablement. Tag Gallagher cite la première
femme de Rossellini, Marcella De Marchis, qui raconte un épisode aussi
amusant que parlant :
Roberto, pour les faire paraître vivants, avait imaginé un système original :
il remplissait le ventre des saraghetti de boulettes de plomb pour les
maintenir à l’horizontale, attachait deux de mes cheveux aux nageoires
des poissons morts pour les soutenir invisiblement et, de cette façon, il
les manipulait comme des marionnettes avec un petit bâton très mince 35.

Le tournage de la tonnara de Stromboli n’a pas eu lieu sur l’île, mais en


Sicile, à Oliveri, près de Messine (le détroit est un passage obligé pour
les bancs de thons). À Oliveri, toute l’équipe a attendu huit jours que
les thons arrivent, et pendant ce temps libre, Roberto Rossellini allait
pêcher : « Quand je poursuis des poissons sous l’eau, je résous tous les
problèmes de mise en scène qui attendent d’être résolus ; après la pêche
sous-marine, je viens à la caméra avec des idées claires et précises en
tête 36. » Entre Una voce umana et Stromboli, Rossellini a tourné La
Machine à tuer les méchants (La Machina ammazzacattivi), dont le
tournage a commencé en juin 1948. Cette année-là, le ilm de Vittorio
De Sica, Le Voleur de bicyclette, joué par « des gens de la rue », est
devenu un symbole du néoréalisme. En réaction à ce succès, Rossellini
tourne cette comédie à l’italienne qui ne sortira qu’en 1952 : Celestino,
le photographe d’Amali, reçoit du diable un pouvoir maléique, celui
de tuer les méchants avec son appareil photographique. Le Voleur de
bicyclette se présentait comme une approche la plus directe des réalités
sociales. Alors que Rossellini à travers ses ilms Païsa ou Rome, ville
ouverte semblait se situer dans la lignée du réalisme esthétique initié
par les frères Lumière, avec cette comédie il utilise ici des efets « à la
Méliès ». Il fait apparaître et disparaître le personnage du diable comme
le magicien pouvait le faire quand il a inventé les trucages au début du
xxe siècle. Dans cette commedia dell’arte, Rossellini joue des signes du
divin ain d’appuyer le fait que ce n’est pas la réalité que l’on voit à l’écran
même si le ilm est une satire sociale : dans la première séquence, la
ville d’Amali est présentée comme le décor d’un théâtre et n’est jamais
ilmée autrement que dans ses détails. Ce microcosme doit représenter

35. Ibid., p. 559.


36. « Un ilm e un idillio », Il Tempo, 16 avril 1949, cité par Tag Gallagher, ibid., p. 559.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

l’Italie et les dirigeants d’Amali apparaissent comme irresponsables,


immatures et prêts à vendre le pays. En parcourant en tous sens les
escaliers de la ville, Celestino a du mal à distinguer qui fait le bien et
qui est méchant, ce qui démontre bien que Rossellini ne ilme pas dans
une idée de réalisme puisqu’il nous dit que l’image est une évidence
illusoire. La caméra de Rossellini a encore plus de pouvoir que celle de
Celestino : nous en savons plus que n’importe quel autre personnage
sur les défauts de chacun. C’est une machine à ilmer les travers, les
petits arrangements, et nous nous trouvons – dans son regard – avec
le pouvoir de la machine. Celestino et les habitants d’Amali parcourent
le dédale des escaliers de la ville bouleversés par les malédictions qui
leur tombent dessus, mais sur le ton de la comédie ; avec Stromboli,
Rossellini revient dans la veine du néoréalisme en ilmant de manière
dramatique un personnage en prise avec ses tourments et cherchant
à s’échapper de l’île en escaladant le volcan. Les deux ilms, sur des
tons diférents, se ressemblent. Ils sont un cinéma de la cruauté et une
confrontation à l’idée de l’Italie archaïque. Quand il met en scène cette
question, Rossellini utilise souvent des animaux : les anguilles, le furet et
le lapin, puis la pêche aux thons dans Stromboli. Les réactions de Karin
face à la cruauté de la pêche évoquent une fracture, un éloignement
« culturel » avec ce qui était considéré jusqu’alors comme « naturel ».
Dans La Machine à tuer les méchants, c’est un rat que les jeunes d’Amali
lâchent avec malice pour efrayer les Américains qui ont débarqué en
ville pour la racheter. Pour Rossellini, ce qui rapprocherait l’Italie de la
vie est ce qui semble en éloigner les Américains. Dans cette comédie,
ils parcourent Amali à la recherche de commodités (une maison avec
un vrai cabinet de toilette) sans jamais vraiment en trouver dans cette
Italie dont l’archaïsme les repousse. En 1954, dans Voyage en Italie, le
personnage d’Ingrid Bergman, une Anglaise, semble « se retrouver »
(alors que son couple est en perdition) dans ce qu’elle découvre de la
culture ancestrale de l’Italie, à travers ses visites touristiques : les statues
romaines et l’histoire la plus ancienne, mais aussi ce qu’il y a de tellurique
avec la vie volcanique. Ce que Rossellini ilme de l’archaïsme de l’Italie,
c’est une inscription profonde dans une longue culture.
Dans cette chasse aux méchants, il est important de remarquer que
l’appareil photographique de Celestino n’est pas un harpon ou un fusil :
les personnes qu’il photographie ne tombent pas de tout le poids de
leurs corps. C’est une mort qui ne ressemble pas à une mort « comme
dans la vie », c’est de la taxidermie : une mort de cinéma, comme si
La camera della morte… 

Rossellini-Méliès arrêtait de tourner la manivelle de sa caméra. Les


méchants se trouvent igés, comme pétriiés. Ils sont privés de mouve-
ments au milieu de la vie du ilm qui continue autour d’eux. En mettant
en scène un photographe, Rossellini interroge l’orgueil et le paradoxe qui
existe à vouloir montrer la réalité tout en la igeant. Celestino a l’orgueil
de penser qu’il va pouvoir refaire le monde, comme cette main sans
corps qui apparaît dans la première séquence du ilm pour manipuler
le décor dans le théâtre d’Amali. Les cheveux avec lesquels Rossellini
manipule les poissons comme des marionnettes rappellent les ils reliés
aux orteils des îliens de Stromboli pour diriger leurs dialogues ; la caméra
qui a le pouvoir de vie et de mort dans La Machine à tuer les méchants
nous ramène au problème de l’orgueil de la représentation de la vie, à
sa diiculté. Rossellini ilme des personnages confrontés à une question
morale, et pour cela il se trouve face à celles de son art.

Le fascisme, encore
La série de courts métrages où De Seta ilme « des autres » apparaît en
réalité très autobiographique, et il semble ici important d’évoquer des
liens entre certains épisodes de sa vie et son œuvre. De Seta s’est engagé
tardivement dans la Seconde Guerre mondiale. À la suite de l’invasion
de la Sicile en 1943, le régime fasciste s’efondre et l’Italie se range du
côté des Alliés, contre l’Allemagne. Il est alors fait prisonnier par les
Allemands, bien qu’une croix gammée soit inscrite sur ses papiers.
Déporté en Autriche, c’est dans le camp allemand que s’est passée sa
rencontre avec le peuple italien. Les derniers fascistes, qui avaient créé
la République sociale italienne, ont envoyé dans les camps de prisonniers
des missionnaires avec une grande casserole de spaghettis pour recruter
des Italiens ain de constituer l’armée de la République de Salò : ceux qui
s’engageaient avaient le droit de manger. Mais les paysans du Mezzogiorno
avec qui il s’est trouvé interné avaient l’habitude de se serrer la ceinture et
refusèrent ce repas. De Seta s’est ainsi rendu compte qu’il y avait plus de
dignité et de noblesse d’âme chez ces gens pauvres que dans son milieu
de privilégiés. À partir de cette expérience de la faim, Vittorio De Seta
a ilmé de manière obsessionnelle, particulièrement dans cette série de
courts métrages, les plus humbles qui luttent, quotidiennement, pour
leur survie alimentaire. On les voit pêcher, faire du pain, battre le blé…
Rossellini ilme dans Stromboli un personnage seul, isolé des autres,
alors que De Seta montre dans ses ilms une communauté et que c’est
 Itinéraires de Roberto Rossellini

lui, le cinéaste, qui se trouve hors champ, à part. Ce statut représente


la tragédie personnelle du cinéaste. Aristocrate – De Seta était un mar-
quis –, il souhaite, dans son geste cinématographique, rendre hommage
aux gens du Sud à travers une vision qui les magniie ; ce projet passe par
des images composées comme de véritables fresques peintes a fresco 37.
Il veut s’approcher de ceux qu’il voyait de trop loin dans sa jeunesse,
ceux qui travaillaient dans les oliviers de la propriété familiale, à Sellia
Marina, en Calabre. De Seta poursuit ses idées relatives au ilmage dans
le long métrage Un homme à moitié (Un uomo a metà, 1967). Ce ilm de
iction est très autobiographique : le personnage joué par Jacques Perrin
regarde la vie, ceux qui s’amusent, de loin, caché dans les bosquets. La
distance représente pour lui une soufrance qui s’exprime dans sa manière
de mettre en scène l’image et le son : en ilmant de loin et enregistrant
au plus près. De Seta parlait souvent de ce qu’il vivait comme une ina-
déquation au monde, « appartenir à la communauté » est une question
que le cinéaste partage avec le personnage de Karin dans Stromboli 38.
L’histoire de Stromboli ne dit rien de la manière dont Karin a tra-
versé la guerre jusqu’au camp de prisonniers où le ilm commence 39.
Rossellini montre l’efet que la pêche produit sur le visage d’une femme
qui peut apparaître distante, froide, manipulatrice, séductrice. Le cinéma
de Vittorio De Seta s’est construit sur l’absence du père (Bandits à
Orgosolo (Banditi a Orgosolo, 1961) et l’omniprésence de la igure de la
mère autoritaire, humiliante, hautaine et séductrice. Cette « grande »
fasciste qu’il représente dans la iction Un homme à moitié hante ses
ilms documentaires, et les plans sur le visage d’Ingrid Bergman dans
la tonnara de Rossellini nous ramènent étrangement à cette igure

37. La fresque est une manière de dire, de raconter, mais aussi une technique de peinture
murale née en Italie. Avant l’invention de la peinture à l’huile (venue pour sa part
du nord de l’Europe) il fallait travailler très vite les couleurs « a fresco », tant que
l’enduit de chaux et de sable était encore frais. Contrairement à d’autres techniques
de peinture murale, les pigments de couleur étaient directement incrustés dans la
dernière couche d’enduit que l’on appliquait sur le mur. Voilà pourquoi ces couleurs
ont su déier le temps. Les couleurs étaient précieuses, et plus le commanditaire
avait de l’argent, plus elles étaient variées et plus le format de la fresque était
imposant. C’est aussi par les couleurs marquées de ses courts métrages que De
Seta donne lui aussi une certaine noblesse aux situations ilmées, comme dans
la tradition des mosaïques antiques (merci à Barbara Vey pour cette approche).
38. Stromboli, Voyage en Italie, Il Delta del Po, Europa ’51, sont tous des ilms qui
parlent de la rupture d’individus avec d’autres et avec eux-mêmes.
39. Rossellini n’a pas fait la guerre mais il a réalisé des ilms pendant cette période
trouble, dont certains ont été produits par le ils de Mussolini.
La camera della morte… 

obsédante chez De Seta et pourtant absente du ilm. Les relations de


sa mère au plus haut de l’État fasciste auraient pu éviter que Vittorio
soit engagé dans l’armée italienne du Duce, et pourtant, ce vécu a été
déterminant dans la construction de la position morale de ce cinéaste,
pour une distinction entre le bien et le mal. Mais encore, c’est un ami
allemand de sa mère qui lui a appris à photographier. Or la cinéaste
oicielle du régime nazi, Leni Riefenstahl, inspirée par Arnold Franck,
avait mis en place une méthode : cadrer en plongée ou en contre-plongée,
mais plus rarement du point de vue des hommes. Cette traduction de la
doctrine fasciste en recette ilmique, De Seta s’en est servi pour magniier
les corps, le travail et les gestes. S’il a efectivement très souvent ilmé
d’en bas et d’en haut (le cinéaste était un athlète), il a transformé ce
fait esthétique, certes partagé avec une cinéaste fasciste, en un cinéma
moral. Le cinéaste d’origine aristocrate a, toute sa vie, conçu un cinéma
réparateur contre la manière dont sa mère a traversé la période fasciste
et la guerre. C’est contre elle que Vittorio De Seta a construit l’image de
ses ilms en cherchant à sublimer le quotidien des oubliés, à placer son
micro au plus près de ceux qui luttent pour vivre dans la dignité. Avec
élégance, il a voulu transmettre sa noblesse reçue par naissance aux
plus humbles. Il ne s’estimait pas digne, au regard de la vie des autres,
de l’absence de moralité de son milieu qui lui était insupportable. Cette
position morale, qui devient un fait esthétique, pour reprendre la formule
de Rossellini, lui a permis de construire un cinéma à contre-courant
de celui du néoréalisme dont il s’est toujours senti à part, mais aussi
diférent de ce qui allait devenir le « cinéma direct » à la recherche de la
parole de l’Autre. La posture de Vittorio De Seta va évoluer dans la série
des dix courts métrages où, pour le dernier ilm sur la pêche, Bateaux
de pêche (Pescherecci), il compense avec son corps la houle du bateau
pour stabiliser l’horizon. Comment ilmer l’horizon est une question de
cinéma imposée par le bateau, et De Seta cherche à stabiliser son point
de vue. Le cinéaste est à la recherche d’un équilibre.

Filmer la pêche : d’autres pistes


Georges Didi-Huberman, dans Peuples exposés, peuples igurants 40,
évoque Rossellini à partir de « l’œil, mille fois œil, brut et obsessionnel

40. Georges Didi-Huberman, L’Œil de l’histoire, t. 4, Peuples igurés, peuples igurants,
Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2012.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

de la caméra ». La même année, en 2012, pour Leviathan, Véréna Paravel


et Lucien Castaing-Taylor, qui dirige le Sensory Ethnography Lab, ont
ilmé la pêche pendant plusieurs mois avec des dizaines de caméras
sportives placées parfois sur les corps des pêcheurs, sur ceux des il-
meurs ou au milieu des cadavres de poissons ballotés par la gîte 41. Les
cinéastes-ethnographes travaillent sur la sensation en multipliant les
points de vue dans l’objectif énoncé par Didi-Huberman. Nous sommes
successivement dans et hors du bateau. On ne sait plus très bien où
est la caméra. Elle adopte des points de vue impossibles à l’homme,
nous laissant avec l’impression de voir un fait cinématographique
brut qui n’a ni auteur ni intentions. Pour ses derniers ilms réalisés
pour la télévision, Rossellini avait déjà cet objectif de rompre les lois
perspectivistes. En même temps, il abandonne la caméra endoscopique
pour un ilmage de surface, qui eleure, circule, mais ne cherche plus à
pénétrer. Tout en faisant éclater le point de vue et semblant disparaître
en tant qu’auteur, Rossellini a paradoxalement développé un principe
de mise en scène assez important : avec une télécommande, il dirigeait
lui-même les zooms pendant que l’opérateur efectuait des travellings,
ce qui lui demandait une grande maîtrise du cadre et de la mise en
scène puisqu’il ne regardait pas à travers la caméra tout en contrôlant
l’optique à focable variable. Ainsi, dans son dernier ilm, Beaubourg,
centre d’art et de culture Georges Pompidou (1977), l’appareil balaye
le musée d’un regard incessant et qui n’a plus de limite, notamment
celle du point de vue unique d’un auteur, ce qui a beaucoup de sens
pour un ilm qui s’intéresse plus largement aux visiteurs du musée.
L’auteur n’en disparaît jamais, au contraire. Quant au ilm Leviathan,
nous pouvons nous demander s’il y a encore la vision de cinéastes (en
l’occurrence, le pluriel s’impose) tant les frontières explosent pour
adopter des points de vue « impossibles ». Les caméras sont des cap-
teurs placés au bout de longues perches pour ilmer le bateau depuis
l’extérieur, faire corps avec le navire qui devient monstrueux. Le ilm
cherche à faire sensation en nous faisant sentir la pêche comme jamais,
mais il n’y a presque plus de corps dans ce ilm qui parle clairement
de la disparition du vivant.
Les réalisateurs airment que dans leur Leviathan, « il y a un engage-
ment avec le sublime, l’horreur, avec le monde, plutôt que de s’intéresser

41. Leviathan, de Véréna Paravel et Lucien Castaing-Taylor (2012, 87 min, États-Unis,


France, Royaume-Uni), est sorti en salles en septembre 2013.
La camera della morte… 

aux petites vies privées, bourgeoises, des bêtes humaines 42 ». Ce qui


est obsessionnel chez Rossellini à l’époque de Stromboli, ce n’est pas
tant la réalité que pourraient nous donner à voir « mille yeux » comme
autant de caméras, mais c’est bien la puissance d’une seule. Elle n’est
pas sportive (Leviathan est tourné avec une série de caméras GoPro)
et il n’y a pas de performance autre que celle de pénétrer les sentiments
d’un personnage dont il aime trop les défauts pour que sa caméra le
quitte. Cette scène de la pêche ne suit pas pour exister, aux yeux de
Rossellini, sans Bergman et son intériorité 43. Ce n’est pas le réalisme que
le cinéaste recherche, mais les émotions que provoque la réalité la plus
crue sur des personnages, puis les décisions qui vont suivre.
Leviathan critique, en silence, la société industrielle dans une
dimension de in du monde. Le son a été en partie enregistré par les
microphones intégrés aux petites caméras GoPro, il s’agit d’« un son
de contact ». Ce son sans perspective nous fait entendre ce qui touche
le microphone, donc la caméra à laquelle il est lié. Une partie de la
prise de son (l’autre est au contraire très travaillée) n’est donc pas
« perchée ». De la tempête nous n’entendons que la vague (presque au
sens de l’onde) qui frôle le capteur. Sans paroles, Leviathan est « un
ilm hurlant 44 », comme le qualiie ses auteurs, dans la continuité du
projet « bruitiste » de De Seta dont les ilms sont peuplés de cris et de
chants. Le propos de Leviathan est, pour ses réalisateurs, de montrer
à travers l’exploit des images et la recherche de l’émotion que la pêche
industrielle ne laisse aucun survivant. De Seta ilme la beauté de la nature
et celle d’un massacre, Leviathan nous fait traverser les frontières du
bateau et celles du point de vue où se mélangent celui du spectateur,
du pécheur et du poisson. Ce basculement, Arnaud Lambert l’avait
déjà relevé entre les deux ilms de Mario Ruspoli 45, Les Hommes de la
baleine (1958) et Vive la baleine (1972) 46. Le ilm de 1958 relate encore le
combat des hommes contre la nature alors que le ilm de 1972 annonce

42. Marie Lechner, « Léviathan, chalut la compagnie », Libération, 22 janvier 2013.


43. Dans les ilms suivants, La Machine à tuer les méchants et Voyage en Italie, si on
entend les pêcheurs et on les voit revenir, les scènes de pêche sont hors champ.
44. Marie Lechner, « Léviathan, chalut la compagnie », art. cité.
45. Images de la culture, no 27, décembre 2012.
46. Les Hommes de la baleine (1958, 24 min, couleur), produit par Argos ilms
et Les Films Armorial, et Vive la baleine (1972, 16 min, couleur), produit par Argos
Films.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

dans son commentaire écrit par Chris Marker une autre relation à la
représentation de la pêche 47 :
Pendant des siècles, les hommes et les baleines ont appartenu à deux
camps ennemis qui s’afrontaient sur un terrain neutre, la nature.
Aujourd’hui […], la frontière s’est déplacée. […] Cette fois les hommes
et les baleines sont dans le même camp. Et chaque baleine qui meurt
nous lègue comme prophétie celle de notre propre mort.

Stromboli et Paysans de la mer marquent clairement déjà après la


Deuxième Guerre mondiale une rupture dans la manière ancestrale
de représenter les scènes de pêche : depuis les mosaïques antiques,
elles étaient interprétées comme des événements bénéiques. De Seta
s’inscrit dans cette tradition des représentations classiques (ses ilms
rappellent les fresques) 48, mais dans ces deux œuvres, les scènes de pêche
deviennent tragiques, insupportables. Karin l’apprend pendant le ilm :
il n’est pas possible d’oublier les atrocités de la guerre et elle ne peut pas
y échapper, enfermée dans sa mémoire et sa conscience (comme sur
l’île) 49. La pêche n’a pas encore changé, mais la société a basculé après
l’existence des chambres de la mort.

*
**
À la première projection privée, Ingrid Bergman, qui ne ressemble
peut-être pas au personnage que lui a inventé Rossellini, détesta Stromboli,
sauf la pêche au thon.

47. Dans ce même article, Lambert soulève un point intéressant à propos de la « fron-
tière du bateau ». Le montage du ilm Les Hommes et la baleine a été réalisé par
Henry Colpi et Chris Marker, en l’absence de Mario Ruspoli. Alors que le montage
alterne des prises de vues depuis le bateau avec des vues du bateau, l’analyste a
pour hypothèse que Ruspoli, qui commençait à conceptualiser à cette époque
le « cinéma direct », dont il sera l’inventeur de l’expression au début des années
1960, n’aurait certainement pas franchi cette ligne du « réalisme » s’il avait été là
au montage.
48. De Seta a souvent été critiqué pour son esthétisme (notamment par Joris Ivens).
Ces critiques accusent ses images trop belles, inadaptées au projet néoréaliste ou
documentaire. Il revendique entièrement ce rôle de peintre du beau, en l’airmant
comme un hommage rendu aux plus humbles.
49. « Les êtres sont seuls et d’une solitude irréductible… Les destinées humaines tracent
des courbes séparées, qui ne se croisent que par accident, face à face, hommes
et femmes s’enferment eux-mêmes et poursuivent leur monologue obsessionnel,
relation de « l’univers concentrationnaire » des hommes sans Dieu. » (Jacques
Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, no 46, avril 1955)
L’image innocente : sur Francesco, giullare di Dio

Cyril Neyrat

Bô, bô, bô, molto dico poco fo!


Francesco, puis Ginepro,
dans le ilm de Rossellini.

Francesco, giullare di Dio fait partie de ces ilms – peut-être est-il le


seul de son espèce – qui commencent par décourager le critique le
plus téméraire. Non par une complexité intimidante, au contraire par
une sorte de simplicité tautologique qui annihile par avance tout com-
mentaire, celui-ci risquant de recouvrir une beauté si évidente qu’elle
ne réclame aucun dévoilement. Dans un très beau texte, Jean Narboni
a parfaitement formulé cette diiculté :
On éprouve une gêne à en parler. Non que ce ilm vous fasse honte
de vos mots trop lourds, mais il semble y répondre par un sourire
d’acquiescement à tout. Le mot « chef-d’œuvre » résonne avec un bruit
d’enclume, toute tentative de l’appréhender le fait s’évanouir comme une
brume. Il semble apparaître toujours comme une première fois. Ce ilm,
que gouverne entièrement l’idée de semblable, n’a lui-même rien qui
lui ressemble dans le cinéma. Ce ilm, où le sentiment du prochain ne
connaît d’autre manifestation que tangible, se tient à une infranchissable
distance, vraiment séparé, sacré. Impossible de le traiter en familier.
C’est l’ici et maintenant du reportage d’actualités en 1200, mais aussi
l’éloignement fascinant des premiers pas de danse d’un humain sur la
lune. Le lointain qu’il instaure entre lui et nous est déinitif, il fait partie
de lui. Mais il ne nous tient pas pour autant en dehors. Il s’empare de
nous. C’est très exactement la déinition de l’aura 50.

50. Jean Narboni, « La robe sans couture », dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.),
Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma / La Cinémathèque française, 1990,
p. 65-66.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

La diiculté tient à l’unicité, l’absolue singularité d’un ilm qui déjoue


l’appréhension critique en abolissant toutes les oppositions qui fondent
l’ordinaire de son travail. Cette singularité explique le caractère égale-
ment unique de sa réception : incompris par le public et la critique à
sa sortie, suscitant par la suite l’admiration la plus dithyrambique, les
commentaires les plus superlatifs chez certains cinéastes et cinéphiles.
« Le plus beau ilm du monde », a dit Trufaut, et Tag Gallagher, dans
son livre sur Rossellini, lui donne raison. Dans un autre très beau
texte, Jean-Claude Biette parle du « sublime Francesco », Pasolini l’a
cité comme son « ilm préféré », etc. Par quel cruel paradoxe ce ilm
si simple, si peu « intellectuel », laisse-t-il de marbre les « masses »
auxquelles Rossellini voulait s’adresser, et fascine-t-il « les gens qui
aiment le cinéma », les « spécialistes » auxquels il a voulu résolument
tourner le dos ?
S’il peut y avoir un sens, aujourd’hui, à tenter d’approcher le cas
Francesco, cela peut être d’essayer de comprendre ce paradoxe en se
demandant à quelle inouïe et déroutante extrémité le cinéma y est porté.
Ce pauvre petit ilm sans star ni prestige occupe aussi une place
étrange dans l’œuvre de Rossellini : coincé entre Stromboli et Europe 51,
deux Bergman-ilms âpres et ambitieux, il fait igure de parenthèse
récréative dans le combat engagé par Rossellini contre les usages majo-
ritaires du cinéma. Mais il suit de prendre un peu de hauteur, de
considérer le parcours entier du cinéaste pour voir ce ilm à première
vue isolé comme le précurseur des téléilms historiques, du grand projet
pédagogique à venir. Approcher aujourd’hui Francesco, c’est donc aussi
déinir la place centrale qu’il occupe dans l’œuvre de Rossellini, d’où il
invite à en examiner des aspects peut-être méconnus.
Enin, c’est une des tâches de la critique contemporaine que de
se retourner sur le siècle passé pour, le recul aidant, reprendre l’his-
toire du cinéma en la libérant des illusions créées par la réception
des ilms à leur sortie, pour la réécrire en dégageant du premier récit
historique, nécessairement myope, les œuvres qui restent vivantes ou
méritent aujourd’hui une vie dont elles avaient été privées. Une his-
toire contemporaine du cinéma est faite de courts-circuits temporels,
de rencontres à travers les âges, à travers les arts, entre des ilms du
passé, en leur temps solitaires et incompris, et des ilms, des œuvres,
des pensées d’aujourd’hui qui les regardent, les reconnaissent comme
frères et précurseurs. Dans cette histoire, une place de choix doit être
faite à Francesco, giullare di Dio.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

1
1977 : à la in de sa vie, Roberto Rossellini est un homme en colère.
Quelques mois avant de mourir, il écrit en français les premiers chapitres
qui composeront son autobiographie – « autoportrait », écrit Raymond
Bellour dans un texte important 1. Cette mort qu’il n’a pas vue venir a
interrompu le travail d’écriture d’un livre publié sous le titre Fragments
d’une autobiographie. Une esquisse en sept chapitres comme écrits d’un
trait ; un livre allègre, vif, tour à tour tendre et violent, débordant de vie
et de rage, sautant d’une idée à l’autre, ressassant les mêmes obsessions.
Un essai esquissé auquel rien ne manque.
La lecture de ce livre aujourd’hui émeut jusqu’au vertige. On est
saisi par la violence et la lucidité du diagnostic porté par Rossellini
sur le monde occidental et ce qu’est devenu le cinéma, on est ému
par sa foi intacte en un sauvetage possible de ce monde à la dérive par
l’image audiovisuelle, qu’il persiste à concevoir comme source ininie
de connaissance universelle. On est pris de vertige en mesurant à quel
point, depuis sa mort, la dérive s’est accélérée, a déinitivement balayé
les motifs de son espérance. Qui reprendrait aujourd’hui le credo de
Rossellini ne serait plus traité de fou, d’illuminé, comme il le fut en son
temps : plus personne ne relèverait babillage aussi inepte.
Le livre s’achève sur un chapitre consacré à l’expérience indienne,
présentée comme l’occasion d’une prise de conscience, loin de l’Occident,
d’une tout autre réalité sociale, d’un tout autre rapport entre homme et
nature. Parti en Inde pour fuir la douleur de la séparation avec Ingrid
Bergman, Rossellini y fait une expérience rossellinienne, rejouant pour
partie, dans une tonalité plus positive, le type de rôle qu’il avait donné
à sa femme depuis Stromboli : celui de l’étranger faisant certes un
« beau voyage », mais surtout l’expérience bouleversante d’une réalité
insoupçonnée.
L’Inde, le voyage et le ilm, le décident à s’exiler déinitivement du
« monde du cinéma », mais aussi à renoncer à ce qu’il nomme l’« esthé-
tique », au cinéma comme art, pour jeter toutes ses forces dans le projet
humaniste et didactique d’une révolution par l’image, par l’usage rationnel
de ses puissances propres. L’image, selon l’idée qu’il s’en faisait, était
la dernière chance d’un Occident fourvoyé, égaré dans la « société du

1. Raymond Bellour, « Le cinéma, au-delà », dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.),


Roberto Rossellini, op. cit., p. 82.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

spectacle » et sa fabrique d’« ignorance ». Ce dernier chapitre de l’auto-


biographie fragmentaire se termine par des phrases qu’il faut citer pour
leur ambiguïté, entre foi invincible en la caméra et mépris rageur de la
culture contemporaine :
[Je n’avais pas fait India ] pour répondre aux attentes des Occidentaux.
Il était le relet de ce que j’avais vu, ou plutôt de ce que la caméra avait
vu pour moi, au nu des choses, de la nature, des bêtes et des hommes.
Godard, lui, a écrit dans les Cahiers du cinéma que ce ilm était « beau
comme la création du monde ».
C’est toujours la même histoire qui se renouvelle, le même double
malentendu qui renaît. D’un côté, l’incompréhension totale du monde
de l’argent. De l’autre, le détournement esthétique et la gloriication par
les disciples, plus dangereuse encore.
De toute manière, l’impasse 2.

Double impasse, cynique et irrationnelle. D’un côté le règne mortifère


du proit, de l’autre le « délire de l’ornemental 3 ». Ces lignes, les dernières
du livre, répètent diféremment un passage du premier chapitre :
Rien n’est plus dangereux que l’esthétique, inalement. Elle est toujours
là pour apporter sa caution au pouvoir de l’argent, puisqu’elle-même a
besoin d’argent pour s’épanouir. C’est toujours sur les marches du palais
que campent les esthètes 4.

Ce double mépris de l’argent et de l’art comme activité à inalité esthé-


tique, ainsi que cette certitude de leur complicité, ne sont pas l’apanage
du dernier Rossellini. Le même credo se décline depuis Rome, ville
ouverte et Païsa. Rossellini était tout sauf un ascète ou un puritain, mais
il a toujours défendu la simplicité, refusé le décoratif.
En 1959, l’expérience enthousiasmante de l’Inde et du tournage
d’India se solde par un échec public. Entre cette nouvelle déception et le
tournage en 1963 d’Illibatezza, sa satire des charmes régressifs du grand
écran, Rossellini mûrit son abjuration du cinéma. On ne peut penser
à ce renoncement sans douleur, aujourd’hui, car il apparaît comme
l’acceptation du divorce de la science et de l’art – de la connaissance et

2. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, Paris, Ramsay, 1987, p. 159-188.


3. Ibid., p. 48.
4. Ibid., p. 18.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

de la beauté – par l’un de ceux qui, au xxe siècle, aura manifesté avec


le plus d’évidence la puissance de leur alliance. Une des causes de ce
renoncement est sans doute la fatigue d’un homme dont les ilms, très
vite, ont cessé d’être compris par « la majeure partie du public ». Il n’y a
pas à juger le renoncement de Rossellini, mais à penser à sa hauteur la
question posée par cette décision extrême : celle de savoir si, au terme ou
au-delà des temps modernes, la civilisation occidentale de consommation,
colonisant et asservissant brusquement la vie dans les décennies d’après
1945, n’a pas rendu l’alliance impossible. Godard, le plus direct héritier
de Rossellini, est peut-être le seul, aujourd’hui, à airmer croire en cette
alliance et chercher les formes contemporaines de son efectivité. Pour
autant que sa « tâche » soit celle-ci, Godard la qualiie d’« impossible »
en ouverture de Film Socialisme. Ce qui est impossible, ce pourrait bien
être de tenir cet équilibre précaire, cette tension la plus féconde entre
Art et Science, entre les pratiques d’artiste et de chercheur.
Dans son article sur Fragments d’une autobiographie, Raymond
Bellour interroge cette abjuration du cinéma. Son attention est retenue
par le mouvement de Rossellini se retournant contre lui-même : regret-
tant que du « cinéma inconscient » vienne parasiter Rome, ville ouverte,
reprochant à ses ilms d’avant 1963 un « excès de cinéma ». Pourtant,
en 1950, après la première à Venise de Francesco, le scénariste Gino
Visentini louait le ilm dans lequel « Rossellini avait simplement oublié
le cinéma 5 ». D’autres admirateurs croiront reconnaître dans ce ilm le
cinéma à l’état pur. Mais alors ? Quel singulier usage est-il fait du cinéma,
dans Francesco, giullare di Dio, pour qu’un ilm puisse donner lieu à des
jugements aussi contradictoires ? Analysant la nouvelle image travaillée
par Rossellini dans ses ilms télévisuels, Raymond Bellour admire la
puissance de la parole qui s’y déploie, mais regrette qu’il y manque
quelque chose : du corps, de la chair. Il airme que « se perd dans ces
ilms l’antique coniance augustinienne dans l’image, la puissance ico-
nique de la révélation ». D’un « excès » de cinéma, l’image rossellinienne
serait passée à un défaut. Où se situe Francesco entre ces deux extrêmes ?
Précisément au point d’équilibre. Si Francesco était le ilm « préféré » de
Rossellini, c’est sans doute parce qu’il avait su y oublier le cinéma sans
le refuser. On peut regretter qu’il n’en ait pas eu conscience au moment
où, abjurant un art compromis avec le capital et le spectacle, il se lançait

5. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, traduction française de Jean-


Pierre Coursodon, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 490.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

dans une aventure audiovisuelle passionnante mais à laquelle il manquera


quelque chose : de maintenir la coniance en une image qui ne renonce
pas à la beauté, qui ne sépare pas l’art de la connaissance. L’image qu’il
aura, sans doute une seule fois, réalisée du premier au dernier plan d’un
ilm : l’unique et miraculeux Francesco, giullare di Dio.

2
C’est notre hypothèse : l’idéal audiovisuel de Rossellini, tel qu’India le lui
révèle et auquel il travaillera jusqu’à sa mort, il l’avait déjà réalisé : c’est
Francesco. Trufaut l’avait écrit en 1963, mais sa manière de rapprocher
les deux ilms n’est pas la plus juste :
India n’est pas daté ni situé comme les autres, il constitue, hors du
temps et hors de l’espace, un poème libre qui ne peut être comparé
qu’à cette méditation sur la joie parfaite que sont les Fioretti de saint
François d’Assise 6.

Ni India ni Francesco ne sont hors du temps et de l’espace. Bien au


contraire, et personne mieux que Jean-Claude Biette n’a su, en deux
passages de son texte, dire cette qualité de présence au et du monde
que partagent India et Francesco – exemplairement ces deux-là, mais
cette qualité est toujours là, souvent par intermittence, dans les ilms
de Rossellini.
Ce qui était « point fort », critère d’importance pour le cinéma commercial
hollywoodien et européen, devient soudain point faible dans un ilm
de Rossellini, tandis qu’apparaissent ce qui était jusqu’alors négligé et
sans valeur : ces instants où le visage et le corps de l’acteur retombent,
aveuglément soutenus par cet allié secret du ilm, le temps. Ce temps
qui désarme la tension obsédante des conlits, installe doucement sa loi
universelle qui est d’accorder à chaque chose son poids d’être.
[…] L’esprit de réconciliation et le désir de comprendre le monde – bref
d’oublier quelque temps l’Histoire pour descendre chercher, dans le pas
à pas anonyme des existences singulières, les cas de crises exemplaires
(Allemagne année zéro, Europe 51, India 58, et même le très sous-estimé
Anima nera) […] 7.

6. François Trufaut, « Roberto Rossellini préfère la vie », dans Les Films de ma vie,
Paris, Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs », 1975, p. 290.
7. Jean-Claude Biette, « On a cours d’histoire chez Rossellini », dans Poétique des
auteurs, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Écrits », 1988, p. 152-153.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

Ce n’est pas le temps qui est suspendu, c’est l’Histoire, et ce suspens


libère le temps comme le milieu élémentaire de toute chose soudain
visible et sensible dans son juste poids, son être singulier. À l’origine de
cette émancipation du temps, libéré de l’Histoire, il y a, comme l’a très
bien vu Biette, l’articulation nécessaire d’un désir de compréhension
et d’un « esprit de réconciliation » : pour comprendre le monde, pour
faire du cinéma un outil de connaissance capable de sortir l’humanité de
l’état de conlit permanent – guerre mondiale ou haine conjugale – qui
la diminue, il faut suspendre l’Histoire, c’est-à-dire le conlit. Alors le
monde apparaît dans sa lumière vraie, alors l’homme apparaît tel qu’il
est vraiment, c’est-à-dire, selon Rossellini, animé d’une bonté joyeuse,
conséquence de l’exercice conjugué de sa rationalité et de sa fantaisie.
Cet esprit de réconciliation est l’objet d’une quête douloureuse dans
la plupart des ilms de Rossellini. Il advient comme suspension ou dépas-
sement des conlits. Dans Francesco et India, il n’est pas à conquérir :
c’est le milieu même du récit, donné a priori.

*
**
Mais alors apparaît un paradoxe : comment suspendre l’Histoire tout
en faisant du cinéma un outil de connaissance de l’homme ? Rossellini
sait bien que l’homme est l’animal historique, que c’est sa chance et sa
chute. Mais précisément ce qu’il cherche – le projet rossellinien, qui n’est
pas une « utopie » –, ce sont les conditions culturelles dans lesquelles
l’homme deviendrait capable de séparer la chance de la chute, de faire
de sa condition historique le milieu naturel d’un accomplissement et
d’une émancipation. Rossellini est un rousseauiste optimiste : l’homme
est l’animal perfectible, et il n’y a aucune raison que ce perfectionnement
ne soit que décadence et aliénation. Il doit être possible de libérer les
forces du progrès de celles de la chute.
Ainsi le grand projet rossellinien deviendra-t-il celui, apparemment
paradoxal, d’une encyclopédie audiovisuelle historienne et anhisto-
rique, c’est-à-dire de ilms qui, montrant comment les hommes se sont
comportés au cours de l’Histoire, le font en suspendant celle-ci : en
s’intéressant peu aux événements et à la causalité qui gouverne leur
enchaînement, bien plus à la consistance des mondes et des milieux et
à la conduite des hommes qui les habitent. Ne s’explique pas autrement
le mépris de Rossellini pour l’intrigue, pour ce qu’il appelle à plusieurs
reprises le « nœud logique », soit l’enchaînement causal des actions
qui composent le drame. L’histoire, la petite, au sens de l’ordinaire
 Itinéraires de Roberto Rossellini

dramaturgique du cinéma dominant, n’est rien d’autre qu’une version


réduite de la grande. Pour suspendre l’Histoire dans un ilm de iction,
il faut écarter l’intrigue, distendre la chaîne causale des événements,
apaiser le souci dramaturgique qui aliène le spectateur et détourne le
cinéma de sa mission cognitive et émancipatrice. Rossellini a expérimenté
ce refus de la dramaturgie classique dans deux directions distinctes.
La mieux connue, la plus commentée parce que spectaculaire et
scandaleuse, consiste en une recherche de verticalité. Contre la course
à plat des causes et des conséquences, il s’agit de prendre de la hauteur,
d’ouvrir la profondeur. Contre l’intrigue horizontale, le récit rossellinien
instaure une attente de, ou une disposition à la verticalité 8. Qu’est-ce qui
arrive à Ingrid Bergman et à ses personnages, sinon cette verticalité ?
Elle n’est pas l’objet d’une conquête. Au contraire elle survient, c’est une
autre dimension qui se découvre brutalement. Gilles Deleuze a décrit
ce phénomène dans de célèbres pages de L’Image-temps.
L’autre voie, moins glosée parce que moins spectaculaire, mais peut-
être plus essentielle au projet rossellinien, est un exercice du suspens. Ni
horizontalité ni verticalité, mais une transparence immédiate, sans suite
ni au-delà. Ce type de récit n’a d’autre but que le dévoilement immanent
du monde et des hommes, dans la transparence d’une image au présent,
qui ne prétend à rien d’autre qu’à la présentation des choses ilmées.
Le sens ne se déroule pas le long d’une intrigue, il ne remonte pas non
plus des profondeurs de l’image-temps. Il est là, à la surface de chaque
image, exposé à même les gestes et les paroles, les paysages et les lieux
montrés avec eux. Dans l’œuvre d’avant l’abjuration du cinéma, Rossellini
a réalisé trois ilms selon cette manière : Paisà, Francesco et India.

3
Dans un entretien paru en avril 1959, réalisé en in de montage d’India,
Hoveyda et Rivette demandent à Rossellini pourquoi, pour transmettre
son impression des Indes, il n’a pas « construit une histoire unique »,
pourquoi il s’est « borné à des aspects particuliers ». Selon Rossellini,
l’Inde est tellement complexe que, pour en restituer une part de réalité, il
faut procéder par « aspects particuliers, fragmentaires », « la toucher un

8. Une verticalité d’abord physique, comme le démontre Jacques Rancière dans son
fameux article sur Rossellini : « La chute des corps », dans La Fable cinématogra-
phique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2001, p. 165-185.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

peu par ci, un peu par là ». « Construire une histoire unique », ajoute-t-il,
« c’est construire quelque chose de très faux. Ne croyez-vous pas ? » Ses
interlocuteurs rebondissent : « En somme, vous retournez à l’esprit de
Paisà. India marquerait donc une rupture avec vos ilms précédents ? »
La réponse de Rossellini, longue, mérite d’être citée en entier car on y lit,
en iligrane, le mouvement profond de son œuvre et la place singulière
qu’y occupe Francesco :
Quand vous avez marché dans une certaine direction, vous perdez la
curiosité, vous perdez l’enthousiasme. Vous vous accrochez à d’autres
choses. En in de compte, je n’ai cessé d’aller davantage à la recherche
de l’homme, de l’individu. Puis, certains de mes derniers ilms étaient
assez autobiographiques. C’étaient des apologues pour moi-même
(aujourd’hui du moins je peux le comprendre, si je ne l’ai pas compris
sur le moment). Puis j’ai senti le besoin de rechercher de nouvelles
sources, puisqu’ici je n’en trouvais point. Je les ai trouvées aux Indes.
Ce que je voudrais savoir c’est si, en voyant le ilm, abstraction faite des
anecdotes, on en sort avec l’impression d’un monde ou non. […] Dans
Voyage en Italie, il convenait de faire jouer une ambiance. L’important,
ce n’était pas tant la découverte d’un pays que son inluence dramatique
sur les deux personnages. C’était le troisième élément : d’une part un
couple, d’autre part l’Italie. Dans India, la donnée n’est pas une donnée
de conlit. Il importe que le spectateur sorte du ilm avec une impression
semblable à celle que j’ai eue 9.

Rossellini oppose non seulement Voyage en Italie à India, mais


aussi tous les Bergman-ilms (« certains de mes derniers ilms étaient
assez autobiographiques », « des apologues pour moi-même ») à une
« certaine direction » dont il avoue presque avoir bifurqué pour les
faire. Certains ilms seraient tournés vers soi, dans un mouvement
profond d’introspection, d’autres seraient extravertis, réalisés pour,
d’un même élan, « aller à la recherche de l’homme, de l’individu », et
« donner l’impression d’un monde ». L’opposition est évidemment exa-
gérée : Stromboli, Voyage en Italie et Europe 51 recherchent l’individu
et donnent l’impression d’un monde. Mais, dans ces ilms, Rossellini
mène la recherche en creusant l’écart séparant l’individu du monde, en
observant la rencontre bouleversante entre un monde et un individu
étranger. Le moteur du récit, c’est « l’inluence dramatique » d’un monde

9. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, textes réunis par Alain Bergala, Paris, Cahiers
du cinéma, coll. « Écrits », 1984, p. 53. Nous soulignons.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

sur un ou plusieurs personnages. Avec India, Rossellini prétend avoir


pris une autre direction, non conlictuelle 10, qu’il présente comme la
recherche de « nouvelles sources ». On sait que l’extinction de la veine
autobiographique est indissociable de la in de sa relation avec Ingrid
Bergman, qu’il part aussi en Inde pour fuir la douleur de la rupture. Dans
sa réponse aux critiques des Cahiers du cinéma, Rossellini sous-entend
que cet appel du lointain permit un retour aux sources. Aux sources
d’une autre veine, non conlictuelle, de son cinéma.
Dans son fameux texte « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma
moderne », Alain Bergala analyse toute l’œuvre sous le signe du conlit
– d’où la série de termes scandant son analyse : scandale, hiatus, grefe
impossible, confrontation, etc. Il va jusqu’à airmer que le cinéma de
Rossellini attendait depuis toujours le surgissement d’Ingrid Bergman
pour que soit poussée à son terme sa logique conlictuelle : « Dès Paisà,
la “place” d’Ingrid Bergman (celle du corps étranger, déplacé) était déjà
prête, si j’ose dire, dans le cinéma de Rossellini 11. » Voir l’œuvre sous cet
angle est pertinent, mais aussi aveuglant. L’hypothèse init par perdre sa
justesse, car elle conduit à négliger, non seulement un versant de l’œuvre,
mais aussi une dimension essentielle de la « vocation » rossellinienne :
celle qui échappe à la logique conlictuelle, qui vise le dépassement des
conlits et la grande réconciliation de l’homme avec lui-même et avec
le monde. Ces idéaux ne constituent pas seulement un ailleurs, un but
utopique au-delà des récits ; certains ilms de Rossellini ne cessent d’en
donner l’impression. Paisà est précisément, et très paradoxalement pour
une chronique de guerre, le premier ilm non conlictuel de Rossellini.
Les deux autres, avant l’aventure télévisuelle, sont Francesco et India.
Se dessine une trilogie de ilms dont le caractère révolutionnaire tient
à ce renoncement au conlit comme moteur du récit.

*
**
Adriano Aprà aborde cette question en d’autres termes lorsqu’il
écrit que la plupart des récits de Rossellini évoquent des « chemins de
croix ». C’est indiscutable, mais comme Bergala, Aprà néglige tout un
pan de l’œuvre. Il ne relève pas que Francesco, le ilm au contenu le plus

10. Rossellini y insiste au début d’India : les Indiens sont le peuple le plus paciique
qui soit. Il y avait évidence, pour lui, à développer une narration non conlictuelle
pour donner l’impression d’un monde aussi paciique.
11. Alain Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », dans
Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 16.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

explicitement « religieux » en dehors des récits bibliques, est celui dont


l’itinéraire s’apparente le moins à un chemin de croix. Nulle passion
dans Francesco, nul itinéraire d’épreuves, pas de progression vers la
chute ou le salut. Aucune tension dramatique ne relie les historiettes,
aucune pente ascendante ou descendante ne module leur succession.
Aucun changement d’état, aucune prise de conscience inale, aucune
grâce subite n’afecte les personnages du ilm. Tout ceci a déjà eu lieu
avant, ailleurs, dans un état antérieur du monde et de la conscience. Le
ilm commence après le chemin et le saut, il représente un monde déjà
converti et y campe ses histoires selon une forme narrative parfaitement
égale et étale. Ce qui ne signiie pas que le récit néglige la chronologie : au
contraire, Rossellini et ses scénaristes ont enchâssé leur série de ioretti
entre deux épisodes historiques authentiques qui délimitent une phase
précise de la vie de François et des débuts de l’aventure franciscaine :
entre le retour de Rome, où Innocent III a accordé aux frères mineurs
l’autorisation de prêcher, et la dispersion des premiers compagnons
de François en Italie, pour difuser la prédication. De même, l’écriture
instaure dans la succession des épisodes des efets de continuité qui les
relient plus ou moins nettement les uns aux autres, sans pour autant
constituer une intrigue classique, une chaîne causale du début à la in.
Le récit est chronologique et linéaire, mais sans drame, sans la moindre
trace de tragique.

*
**
Avant Francesco, un seul autre ilm de Rossellini s’ordonnait selon la
même logique narrative – des épisodes clos et autonomes, disposés le
long d’un il chronologique qui les relie sans les enchaîner, sans instaurer
de progression dramatique de l’un à l’autre, dans une sorte d’équivalence
étale, sans altération du monde ou des consciences entre le début et la
in : Paisà. On pourrait objecter que la libération de l’Italie, dont ce ilm
fait la chronique lacunaire, est une spectaculaire modiication du monde.
Mais ce contexte géopolitique est à la fois central et comme laissé en
dehors du ilm par Rossellini. À l’opposé du récit promis par un tel sujet
– héroïque, tendu vers la libération inale –, il vide la diégèse de sa trame
historique et concentre chaque épisode sur l’« ici-et-maintenant » d’une
lutte immédiate, souvent sombre et toujours sans in. Certes, la lutte
inira par libérer l’Italie, mais Rossellini se désintéresse de cette consé-
quence historique et logique. Le récit de Paisà n’a rien d’un chemin de
croix, pour la simple raison qu’il n’y a pas de croix, pas d’épreuve ultime
 Itinéraires de Roberto Rossellini

avant la libération. Ni croix ni chemin, mais la peinture par tableaux


historiés du sombre présent d’une Italie en guerre, de la réalité physique
et morale de la lutte dans un monde enténébré par le conlit mondial.
Ainsi est-il tentant de rapprocher Paisà et Francesco, au sein de
l’œuvre de Rossellini, comme les deux volets d’un diptyque, ou les deux
faces d’un même tableau : l’un sombre et l’autre clair, l’une violente et
l’autre apaisée. Deux visions opposées d’un monde et de consciences
dont aucun récit n’a pour tâche de narrer la modiication. Un monde
d’après la conversion, des consciences déjà altérées – altération négative,
conversion comme chute dans la guerre et la nécessité de la lutte (Paisà),
altération positive, conversion comme don de sa vie pour l’amour du
monde et des hommes (Francesco). Une face de douleur, une face de joie.
Un enfer, un paradis. On n’en sort pas plus qu’on n’y accède, ni montée
ni descente : on y est déjà, et il s’agit de décrire et de comprendre cet
être-là. Les mondes de Paisà et de Francesco, si opposés soient-ils quant à
leur tonalité, sont les deux versions complémentaires d’un même monde
étrangement dédramatisé et déshistoricisé, comme suspendu dans un
état d’exception dont rien ne dit, enfer de la guerre mondiale ou paradis
de l’amour universel, s’il est provisoire ou permanent.
Il peut sembler paradoxal qu’un cinéaste répétant les récits - chemin
de croix s’en abstienne une première fois pour chroniquer la libération
de son pays en guerre, puis pour faire le portrait d’un homme et d’une
action entièrement voués à l’imitation du Christ, de sa prédication et
de sa Passion.

*
**

4
Pour tenter de dépasser ce paradoxe, partons du titre original : Francesco,
giullare di Dio. Le mot giullare a deux acceptions en italien. La première,
qui date du Moyen Âge, désigne le saltimbanque, acrobate, jongleur,
chanteur, bref l’amuseur qui divertissait les foules à la croisée des chemins
ou dans les cours des châteaux. Un genre plus élevé de giullare était le
ménestrel, protégé par les seigneurs, qui disait la poésie des troubadours.
La seconde acception, plus récente et plus péjorative, désigne le boufon
au sens d’une personne peu sérieuse, sans dignité.
Toutes ces signiications s’accordent au Francesco historique ainsi
qu’à celui de Rossellini. Francesco Bernardone parlait le français et
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

connaissait par cœur les chants des troubadours et la poésie courtoise,


au point qu’il aurait pu devenir ménestrel. Devenu le poverello, il n’a
cessé de chanter, le français demeurant la langue de ses plus intenses
efusions spirituelles. Comme l’écrit Jacques Le Gof :
[…] la culture et la sensibilité chevaleresques qu’il a acquises avant sa
conversion, il les transporte avec lui dans son nouvel idéal religieux : la
Pauvreté, c’est sa Dame, Dame Pauvreté, les Saintes Vertus sont autant
d’héroïnes courtoises, le saint est un chevalier de Dieu doublé d’un
troubadour, d’un jongleur 12.

« Jongleurs de Dieu » s’est dit aussi des suiveurs de François, poètes


auteurs de laudes, comme le célèbre Iacopone da Todi. Mais la plupart
des contemporains de François, surtout au début de sa vocation, le
prenaient pour un fou, un indigne boufon. Ce que François acceptait
avec joie, puisque, idèle à l’Évangile, il gloriiait le petit, l’idiot, le faible
contre les puissants. Rossellini a placé en exergue de son ilm, après le
générique, un célèbre passage de saint Paul : « Dieu a choisi les choses
folles du monde pour confondre les sages, les faibles pour confondre
les fortes, les viles, celles qu’on méprise, celles qui ne sont pas, pour
réduire à rien celles qui sont. » L’éloge des fous revient sans cesse dans
les propos de Rossellini. Ainsi dans Fragments d’une autobiographie
– écrits en français – : « Je suis toujours pour les fous. »

*
**
Rossellini ne croyait pas en Dieu, mais en l’Image, d’une croyance
absolue, fervente. Il lui attribuait rien de moins que la capacité de sauver
le monde, à condition que l’humanité veuille bien accepter de recevoir sa
puissance. À condition que les cinéastes ne cherchent pas à démontrer,
mais à montrer, selon son credo souvent répété. En quoi l’Image selon
Rossellini relance-t-elle certaines dimensions essentielles de la parole
et des actes de François ?
Essentiellement en ce qu’elle renoue avec une ancienne tradition
didactique, dont le franciscanisme fut, à partir de François et après
sa mort, un des foyers les plus intenses : la tradition de l’exemplum.
Ce terme désigne un récit bref, à vertu morale, didactique, laïque ou
religieux. L’exemplum antique mettait en scène un héros exceptionnel

12. Jacques Le Gof, Saint François d’Assise, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Histoires », 1999, p. 93.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

donné comme modèle à imiter. L’exemplum médiéval, outil de prédi-


cation au sein des ordres mendiants, fortement encouragé par l’Église
pour lutter contre les hérésies, s’est propagé comme un nouveau moyen
de divulgation auprès du peuple de l’enseignement et de la morale
religieuse. Les auteurs d’exempla religieux tiraient leurs récits aussi
bien du folklore que de la Bible, qu’ils mélangeaient volontiers pour
mieux séduire leur auditoire populaire. Si les Fioretti et autres Vies des
premiers franciscains ne sont pas à strictement parler des exempla, car
ils ne servaient pas directement à la prédication orale, ils relèvent de
cet esprit et participent de la même invention d’un nouveau genre de
récit : court, clair, imagé, séduisant, à visée édiiante. Et surtout, doués
d’un réalisme nouveau, qui tranchait avec le terrible symbolisme roman.
Jacques Le Gof rappelle que, jusqu’au début du xxe siècle, « les
historiens exaltèrent la “modernité” de saint François, initiateur de la
Renaissance et du monde moderne » :
Il est un domaine où l’on a prétendu que l’inluence de saint François, de sa
sensibilité, de sa dévotion avait été décisive et avait engagé l’Occident dans
les voies nouvelles du modernisme : l’art. […] François aurait dramatisé
la religion chrétienne et joué un rôle décisif dans le développement des
Lodi et des Sacre Rappresentazioni. Il aurait répandu le goût pour les
anecdotes moralisatrices, les exempla, d’où la référence dans la peinture
à l’anecdote et à la vie courante. Il aurait découvert la nature sous sa
forme sensible et introduit dans l’iconographie le portrait et le paysage 13.

Le Gof nuance cette hypothèse mais attribue à François un rôle


décisif dans le bouleversement progressif des sensibilités et du rap-
port au monde qui s’épanouira un siècle plus tard dans la Renaissance.
Sous son impulsion, les arts plastiques se tournent vers la nature, vers
l’imitation idèle du monde sensible. Le développement de l’exemplum
par les prédicateurs mendiants aurait accompagné celui d’une peinture
gothique narrative, de plus en plus libérée du symbolisme abstrait roman.
Le grand libérateur fut Giotto, par qui le réalisme d’un art attentif à la
nature resurgit tout entier hors de la tradition byzantine. Giotto est né
en 1267, quarante ans après la mort de François. Il a peint deux cycles
de fresques consacrées à saint François d’Assise, l’un au début et l’autre
à la in de sa longue et glorieuse carrière. Le premier, dans la basilique
inférieure d’Assise (dernière décennie du xiiie siècle), ixe l’iconographie

13. Ibid., p. 88.


L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

franciscaine oicielle. En accord avec la biographie « superoicielle »


(Le Gof ) de saint Bonaventure (Legenda Maior, 1263), « qui présente un
Francesco apprivoisé, édulcoré, inofensif pour l’Église 14 », l’iconographie
giottesque impose une vision douce, idyllique, d’où l’esprit de pauvreté
et la radicalité subversive ont disparu. Trente ans plus tard, Giotto
peint un second cycle représentant saint François et des histoires de
sa vie dans la chapelle Bardi de la toute nouvelle et immense basilique
franciscaine de Santa Croce, à Florence.

5
Il serait passionnant de démontrer la profonde parenté entre le ilm de
Rossellini et l’art de Giotto. Nicole Brenez a commencé à le faire dans
un texte très éclairant 15, et l’on pourrait poursuivre le travail en mon-
trant à quel point Rossellini a conçu Francesco, giullare di Dio comme
une « fresque animée » d’une grande idélité aux principes iguratifs de
la peinture de Giotto. Sautant dans le passé vers un cinéma originel,
dépouillé, retournant aux « sources », Rossellini retrouve aussi l’ori-
gine d’une histoire de la peinture comme imitation de la nature, dont
le cinéma aura été l’accomplissement. Avec son Francesco, Rossellini
recommence le cinéma et la peinture de Giotto : il retrouve le geste du
peintre, qui aura été de reprendre le il interrompu de la conquête de la
ressemblance, de l’imitation des « choses telles qu’elles sont ».
Si Giotto a été le peintre du recommencement et de la « première
fois », il n’a pas été l’interprète le plus idèle du franciscanisme originel.
Au contraire, ses fresques sont une édulcoration, une trahison de l’héri-
tage qu’a voulu laisser François dans son bouleversant Testament. Si
Rossellini revient à Giotto, il ne pouvait pas le suivre complètement
sans trahir à son tour le poverello. Or, ce qui intéresse Rossellini, ce
dont il se sent proche, par quoi il se montre habité, ce qu’il a découvert
en tant que cinéaste enragé et prophète de l’image, comme une de ses

14. Jacques Le Gof, préface à Chiara Frugoni, Saint François d’Assise. La vie d’un
homme, Paris, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1999, p. 12. Le Gof précise
dans son Saint François d’Assise, op. cit., p. 44 : « Tendancieuse, car elle passait
sous silence tout ce qui aurait montré que l’ordre franciscain s’était écarté de cer-
taines intentions de saint François et parfois sur des points essentiels : la science
et l’enseignement, le travail manuel, la fréquentation des lépreux, la pauvreté des
églises et des couvents. »
15. Nicole Brenez, « Une économie du geste. Sur les Fioretti de Roberto Rossellini »,
texte inséré dans l’édition française du DVD du ilm aux éditions Carlotta.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

possibles racines, c’est bien le message et l’exemple du « vrai » François


dans la radicalité de sa dissidence et la violence de sa critique à l’égard du
monde quotidien, de la société. Radicalité et violence de la pauvreté, de
l’innocence, de l’idiotie, de la fantaisie, autant de traits du franciscanisme
originel que Bonaventure et Giotto ont voulu efacer des textes et des
images, et que l’Église s’est empressée de canaliser en forçant François,
avant sa mort, à accepter la fondation d’un ordre franciscain. Ce dont il
ne voulait pas, lui qui « ne désirait réunir qu’un petit groupe, une élite
qui maintiendrait un contrepoids, une inquiétude, un ferment dans la
montée du bien-être. Ce contrepoint franciscain », poursuit Le Gof,
« est resté un besoin du monde moderne, pour les croyants comme
pour les incroyants 16 ». Rossellini l’incroyant partageait ce besoin, et
toute son œuvre peut être vue comme la recherche d’un tel contrepoint.
C’est pourquoi son ilm franciscain ne s’attache qu’à la première élite
franciscaine, au pur présent existentiel des premiers frères : là est la
source de la subversion franciscaine, l’origine qu’il s’agit de réactiver
pour inquiéter un xxe siècle obsédé par l’argent et le pouvoir.
Si Rossellini a retrouvé Giotto du point de vue de la forme – igu-
ration, ambition d’un réalisme primitif attaché à la vérité de l’individu
et de sa vie intérieure –, il a donc dû s’en écarter pour ce qui est du
contenu, de la matière même de son ilm franciscain. Pour remonter
en amont de Giotto, vers un François plus originel, plus sauvage aussi,
dans son mélange de pureté évangélique, de fantaisie chevaleresque et
de prosaïsme folklorique, Rossellini est allé trouver sa matière dans les
Fioretti et d’autres récits non oiciels où subsiste l’esprit du premier
franciscanisme. Les Fioretti sont, selon les termes de Jacques Le Gof :
[…] une compilation en italien rassemblant, un siècle environ après
la mort de saint François, des petits récits édiiants […]. Cette œuvre
très populaire semble plus près de sources authentiques qu’on ne l’a
cru, elle est fortement marquée par l’inluence des Spirituels et rétablit
un certain équilibre rompu en faveur du saint François oiciel ; elle
manifeste, enin, que saint François a inspiré très tôt une littérature où
la légende et l’histoire, la réalité et la iction, la poésie et la vérité sont
intimement liées 17.

Ce mélange entre légende et histoire, Rossellini et ses scénaristes l’ont


redoublé en mêlant hors de tout souci de véracité historique les Fioretti

16. Jacques Le Gof, Saint François d’Assise, op. cit., p. 97.


17. Ibid.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

à la vie oicielle du saint, en faisant de leur collection de « petits récits


édiiants » la trame chronologique d’un moment de la vie historique de
Francesco et de son mouvement.
Mais sans doute ce détour n’était-il pas suisant. Sans doute le
Francesco des Fioretti était-il encore trop sage, pas assez subversif pour
Rossellini, Fellini et leurs co-scénaristes – et le Francesco du ilm est en
efet assez sage et mesuré, idèle à l’équilibre trouvé par les Fioretti entre
les deux visions opposées du saint. D’où le second détour, décisif, par
un autre recueil de récits édiiants : cette Vie de frère Ginepro, plus folle
et animée d’une plus « sainte idiotie » que les Fioretti de saint François.
Selon Alexandre Masseron, grand traducteur et connaisseur des textes
de la tradition franciscaine, « Ginepro est le “pince-sans-rire” de la
première génération franciscaine ; il tient une place de choix parmi les
saints humoristes 18 ». Masseron cite Paul Sabatier : « Saint François res-
semblait plus à Ginepro qu’à frère Élie ou à saint Bonaventure. » Jacques
Le Gof, quant à lui, parle de Ginepro 19 comme du « parfait imitateur
de Jésus cruciié », « jongleur de Dieu » par excellence, qu’on a appelé le
« franciscain type 20 ». Ainsi le ilm de Rossellini se déporte-t-il rapide-
ment de Francesco à Ginepro, pour trouver son équilibre entre les deux
foyers narratifs que sont les Fioretti et la Vie de frère Ginepro, entre ces
deux protagonistes tenant alternativement le rôle principal des diverses
historiettes. À vrai dire, le plus innocent et le plus burlesque parmi les
franciscains de Rossellini, le plus « parfait imitateur » est Giovanni, Jean
le Simple, nouveau frère accueilli par Francesco et ses compagnons dès
le troisième épisode. Par la suite, Giovanni oscille entre Francesco et
Ginepro et alterne entre deux attitudes. En compagnie de Francesco, sa
très simple et innocente adoration du saint le porte à imiter ses moindres
gestes et paroles. C’est la plus parfaite chaîne imitative du ilm : Jean

18. Fioretti de saint François suivis d’autres textes de la tradition franciscaine,


traduction en français, introduction et notes d’Alexandre Masseron, Paris, Éditions
franciscaines, 1967, réédition : Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points sagesses »,
1994, p. 29.
19. Alexandre Masseron traduit Ginepro par Junipère, Jacques Le Gof par Genièvre.
Le prénom italien est aussi un nom commun désignant la plante appelée en français
« genévrier », ou la baie du même arbuste, nommée « genièvre ». Cette ambiguïté
a permis aux auteurs franciscains de faire dire à François à propos de son com-
pagnon (dans la traduction de Masseron) : « Mes frères, Dieu veuille que, de tels
Genévriers, j’en aie une grande forêt ! » Pour plus de simplicité, nous choisissons
de conserver l’italien Ginepro.
20. Jacques Le Gof, Saint François d’Assise, op. cit., p. 65.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

imite Francesco qui imite le Christ. Dans d’autres épisodes, Giovanni


forme avec Ginepro un couple burlesque de haute volée : Jean exagère
la folie des entreprises de Ginepro, encourage le « franciscain type »
dans ses innocentes fantaisies, exécute avec le « jongleur » les numéros
absurdes d’un duo angélique de saints idiots. Par exemple, lorsque
Ginepro entreprend de faire de la soupe pour quinze jours pour que les
frères aillent prêcher le ventre plein et l’esprit libre, Giovanni, le voyant
utiliser un gros morceau de bois pour touiller le contenu de la marmite,
ne cesse de jeter du bois dans celle-ci, confondant l’instrument et les
ingrédients de la cuisine.

6
Si l’imitation de Giovanni est burlesque et inofensive, celle que pra-
tique Ginepro est autrement plus fondée et eicace. Ginepro est le
« franciscain type » en ce qu’il ne se conforme à aucun savoir issu des
livres ou d’une rélexion rationnelle dont il est incapable. Ginepro agit
et se comporte selon un principe d’imitation du modèle qu’est pour
lui Francesco, c’est-à-dire par obéissance absolue aux principes de vie
érigés en règles, pratiqués et donnés en exemple par Francesco. Être
franciscain, à l’origine, ce n’est pas obéir à une règle écrite – il n’y en
avait pas et Francesco se méiait du savoir livresque –, c’est suivre les
exemples donnés par les actes et les paroles de Francesco, et ainsi vivre
dans la parfaite obéissance aux principes de pauvreté, d’humilité et de
simplicité adoptés par le poverello. Lorsqu’il juge Ginepro prêt pour la
prédication, l’unique recommandation que lui donne Francesco est un
encouragement à prêcher par l’exemple davantage que par la parole :
« Bô, bô, bô, molto dico poco fo 21! » Dans l’épisode suivant, Ginepro
choisit mal le lieu de son premier prêche : apercevant des paysans et
des enfants dans un champ en contrebas d’un pont, il commence en
répétant la devise que lui a transmise François, sans réaliser que le bruit
d’une cascade derrière lui couvre complètement sa voix. Dans ce beau
passage, Rossellini utilise une poésie audiovisuelle très simple pour
montrer comment Ginepro en vient à comprendre le bien-fondé du
conseil de Francesco. Il conie à la nature même le soin de convaincre
Ginepro de la justesse de la devise en couvrant sa voix : rien ne sert de
parler, il faut agir. Alors Ginepro, apercevant enin la cascade sonore

21. Que l’on peut traduire par : « Bou, bou, bou, j’en dis beaucoup mais rien ne fous. »
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

dans son dos, comprend la leçon de la nature, renonce à parler et passe


à l’action. Il court vers les enfants et se place à égalité avec eux de la plus
simple et fantasque des manières : en prenant la place de l’un d’eux sur
la balançoire pour interroger son compagnon de jeu. C’est en faisant
lui-même l’enfant qu’il découvre l’occasion d’éprouver sa capacité à
prêcher par l’exemple : apprenant qu’un tyran assiège la ville de Viterbe,
il se met en route vers le campement du terrible Nicolaio.
La suite de cet épisode est en soi un extraordinaire court métrage
burlesque, dont la dimension de farce, portée par l’histrionisme d’Aldo
Fabrizzi dans le rôle du tyran, tranche avec le reste du ilm. Fabrizzi est le
seul acteur professionnel d’un ilm dans lequel Rossellini est allé au bout
de ses idées : méiance à l’égard du « métier » des acteurs, casting intuitif,
afectif, parmi des connaissances, des amis ou des personnes dont la vie
s’accorde aux rôles à incarner. Cette exception se justiie par le choix,
récurrent de la part du cinéaste, de faire jouer les rôles de puissants,
de gouvernants, à des acteurs comiques ain de ridiculiser le pouvoir.
Vingt-cinq ans plus tard, cette technique ironique fera merveille dans Le
Messie, où Vittorio Caprioli et l’acteur de cabaret Toni Ucci incarnent
Hérode et Hérode Antipas : « le pouvoir représenté par deux boufons »,
selon la formule de Beppe Cino, assistant de Rossellini sur ce ilm 22. S’ils
composent des igures du pouvoir faibles et ridicules, leur jeu reste sobre
à côté de celui de Fabrizzi qui va beaucoup plus loin : davantage qu’à
une revue de cabaret, son Nicolaio qui roule des yeux et gronde d’une
grosse voix fait penser à un spectacle pour enfants. Et l’épisode, qui n’a
plus rien du réalisme symbolique des fresques de Giotto, évoque l’art
de la caricature des premiers dessins animés de cinéma. L’efet d’un tel
choix est évident : dans cette confrontation entre deux folies, Rossellini
est à 100 % avec Ginepro. Cinéaste et personnage ridiculisent la force,
de deux manières diférentes : Ginepro par l’idiotie et sa très haute et
très humble passivité, Rossellini par la satire. Le cinéaste aimait rappeler
qu’on le traitait souvent de fou – comme Francesco et ses compagnons.
Appliquant la méthode de Francesco, c’est par le jeu et l’exemple qu’il
produit, en confrontant Ginepro et Nicolaio, un extraordinaire ren-
versement : le boufon, c’est l’autre, et l’abandon sacriiciel de Ginepro
manifeste progressivement son sérieux et sa puissance de subversion.
Cette puissance init par désespérer le tyran, qui s’avoue vaincu par

22. Témoignage de Beppe Cino dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto
Rossellini, op. cit., p. 47.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

la résistance paciique d’un petit moine, par son absence de réaction,


de peur devant ses roulements d’yeux et sa grosse voix. Ginepro n’est
pas impressionnable : pur miroir, il ne fait que renvoyer au grotesque
tyran l’image de ses gesticulations, le ridicule de son agitation, de ses
gestes et de ses mimiques. Ébranlé par l’impassible regard de Ginepro,
Nicolaio ne supporte plus le face-à-face et esquisse le geste de crever
les yeux de son si doux et paciique ennemi, de lui enfoncer les globes
oculaires dans le crâne. Incapable d’aller au bout de son geste, sentant
sa détermination et sa force fondre au contact de la foi si ardente du
petit frère, il init par saisir sa corne, se ruer dehors et sonner la in du
siège. L’épisode se conclut par un plan parmi les plus impressionnants
du ilm : la petite silhouette de Ginepro errant dans la forêt, au milieu
des lammes et des chevaux des soldats en fuite, comme si son humilité
l’empêchait de réaliser la grandeur de son acte, la portée de son courage,
la puissance de son exemplaire charité.
Gesticulation contre abandon. Ce qui arrive au corps de Ginepro
dans cet épisode est parmi les plus belles choses vues au cinéma : la
transformation burlesque d’un petit corps qui, s’abandonnant à la
violence extérieure sans pour autant devenir simple objet, sans cesser
d’être animé de la plus brûlante subjectivité, devient un jouet, puis une
arme. Nous avions quitté Ginepro sur une balançoire avec des enfants,
il devient balle puis corde à sauter entre les mains des épaisses brutes
de Nicolaio. Devenir jouet, comme une extrémité idiote et sublime de
l’esprit d’enfance. Devenir arme par le don d’amour le plus absolu, y
tenir jusqu’à l’idiotie, contre tous les pouvoirs mondains et toutes les
manifestations de la force majoritaire : vérité profonde du minorisme
franciscain. Rossellini avait rencontré une incarnation orientale de
cette « force mineure » en la personne de Gandhi. Il a raconté dans
Fragments d’une autobiographie cette rencontre qui l’avait tant frappé,
en des termes qui non seulement appartiennent au lexique franciscain,
mais qui rappellent aussi Francesco, giullare di Dio, et singulièrement
la victoire de Ginepro sur Nicolaio :
Gandhi, en ces années 30 où le monde ressemblait à une bouilloire prête
à déborder, était porteur d’un immense symbole. C’était le pouvoir de
l’esprit. C’était le dénuement et la faiblesse, capables, dans leur redoutable
douceur, de faire reculer les légions et faire vaciller tout un empire. À
quoi pouvait bien ressembler un saint ?
Dans le décor familier où les meubles étaient restés à la place que je
leur avais toujours connue, j’ai vu un petit homme aux gestes vifs dont le
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

regard en alerte se promenait sur les gens et les choses avec agilité. Rien
de détaché ni d’immatériel, mais le sentiment d’une présence vigilante au
monde. Ce saint homme ressemblait à une souris extrêmement rusée,
adroite et rapide. Le chat n’avait qu’à bien se tenir 23.

Nicolaio ressemble à un chat de dessin animé. À quoi peut bien


ressembler un saint ? D’après la description de Gandhi par Rossellini,
à un mélange de Francesco et de Ginepro, entre l’intelligence douce et
fantasque de l’un et la force spirituelle du dénuement et de la faiblesse
de l’autre. La vérité du ilm est dans la complémentarité de ces deux
tempéraments, de ces deux manières d’être.

7
Une manière d’être : Francesco n’a jamais voulu enseigner autre chose et
ne l’enseigna par d’autre moyen que sa propre manière d’être, par l’exemple
de sa propre vie. « Dans le projet du saint », écrit Chiara Frugoni, « on ne
peut amener quelqu’un à changer et à se corriger que par l’exemple 24. »
D’où sa méiance à l’égard du savoir, des lettrés, de l’érudition, d’où
aussi l’interdiction qu’il fait aux frères mineurs de posséder des livres,
de s’attacher à d’autre écrit que l’Évangile et les quelques textes de sa
main. Ce fut le geste décisif du premier franciscanisme, l’un de ceux que
l’Église s’eforça par la suite de réprimer. Chiara Frugoni :
Par la bulle Ordinem vestrum en date du 14 novembre 1245, Innocent IV
interdit l’entrée de l’Ordre franciscain aux candidats illettrés, autrement
dit à ceux qui ne savent pas le latin, et encourage résolument le recrute-
ment des mineurs dans les centres universitaires. Par bonheur, François
ne vit pas tout cela, mais il le présagea 25.

Ainsi, les historiens s’accordent à penser que la première « règle », pré-


sentée à Innocent III lors du voyage à Rome d’où retournent les frères
dans le premier plan du ilm, n’en était pas vraiment une, mais une
simple « formule de vie ». Lisons Le Gof :
Le texte soumis à Innocent III est perdu, et ce que dit homas de Celano
est bien vague : « François écrivit pour lui et ses frères, présents et
futurs, simplement et en peu de mots une formule de vie et une règle

23. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, op. cit., p. 162.


24. Chiara Frugoni, Saint François d’Assise. La vie d’un homme, op. cit., p. 72.
25. Ibid., p. 75.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

essentiellement composée de citations du saint Évangile dont il dési-


rait seulement ardemment réaliser la perfection. » « Vitae formam et
regulam » : il semble que le biographe de 1228 ajoute de son propre
chef regula et que la vérité réside dans la formula vitae – un simple
formulaire composé de quelques phrases évangéliques orientant la vie
et l’apostolat des frères 26.

L’ambiguïté de la formule « vitae formam et regulam » constitue


le point de départ de la rélexion que mène Giorgio Agamben dans
l’un de ses derniers livres intitulé De la très haute pauvreté. Règles et
forme de vie. Contrairement à Le Gof, Agamben ne pense pas que le
terme « regula » ait été ajouté après la mort de François. Au contraire,
le syntagme « vita et regula » condenserait la nouveauté de sa pensée :
Il est manifeste que François a ici en tête quelque chose qu’il ne peut
simplement nommer « vie », mais qui ne se laisse pas non plus seulement
classer comme « règle ». D’où la diiculté des spécialistes face à ce qui
semble être un emploi indistinct des deux termes mais est, en fait, l’exact
opposé d’une redondance inutile : les deux vocables sont mis en tension
réciproque pour nommer quelque chose qui ne se laisse pas nommer
autrement. Si la vie s’indétermine en règle dans la mesure même où la
règle s’indétermine en vie, ce n’est possible que parce que, chez l’une
comme l’autre, est en question cette novitas que François appelle vivere
secundum formam (Sancti Evangelii) et que nous devons maintenant
tenter de déinir 27.

« Vivre selon une forme » : Agamben forge le concept de « forme-


de-vie » pour penser ce qui, dans la conjonction des termes « vita » et
« regula », « vie » et « règle », s’invente d’inouï au cœur des mouvements
spirituels aux xiie et xiiie siècles. Parce qu’ils « situent leur expérience
centrale non plus sur le plan de la doctrine et de la loi, mais sur celui de la
vie 28 », ces mouvements, et exemplairement le franciscanisme, découvrent
une nouvelle dimension de l’expérience humaine, la « forme-de-vie »,
dans laquelle la vie trouverait enin son autonomie. Selon Agamben, il
y a urgence politique, aujourd’hui, à penser cette hypothèse plus loin
que ne l’ont fait les franciscains. Il n’est pas possible de restituer ici les
étapes de son raisonnement, mais un bref montage de citations dégagera

26. Jacques Le Gof, Saint François d’Assise, op. cit., p. 61.


27. Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Paris, Payot
et Rivages, coll. « Bibliothèque et Rivages », 2011, p. 136.
28. Ibid., p. 9.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

ce qui nous importe pour tenter de comprendre la portée historique,


esthétique et politique du ilm de Rossellini :
Ce qui était en question dans ces mouvements, ce n’était pas la règle,
mais la vie, pas le fait de pouvoir professer tel ou tel article de foi, mais de
pouvoir vivre d’une certaine manière, de pouvoir pratiquer joyeusement
et ouvertement une certaine forme de vie.
Comme François ne se lasse pas de le rappeler, ce qui est en question
dans « la règle et la vie », ce n’est pas tant un exposé prescriptif, que
surtout un exemple à suivre. […] Il ne s’agit pas tant d’appliquer une
forme (ou une norme) à une vie, mais de vivre selon cette forme, c’est-
à-dire d’une vie qui, en suivant un exemple, se fait d’elle-même forme,
coïncide avec elle.
La forme n’est pas une norme imposée à la vie, mais une façon de vivre
qui, à l’exemple de la vie du Christ, se donne et se fait forme.
L’expression forma vitae désigne un mode de vie qui, en tant qu’il adhère
étroitement à une forme ou à un modèle dont il n’est pas possible de le
séparer, se constitue par là même comme exemple.
Le syntagme franciscain regula et vita ne signiie pas confusion de la
règle et de la vie, mais neutralisation et transformation de l’une et de
l’autre en une « forme-de-vie » 29.

Comme l’écrit Rudolf home, Francesco, giullare di Dio « fait à celui


qui le voit pour la première fois l’efet d’un ilm qui vient d’une autre
planète 30 ». Cette singularité frappante, constatée par tous les com-
mentateurs du ilm – et qui le rend si diicile à analyser, si insaisissable
pour le critique, selon le juste aveu de Narboni –, ne peut pas tenir
seulement à la « simplicité absolue » de la narration, comme l’airme
home. Quelque chose se joue aussi dans l’image – sa nature ou sa
qualité. Ou plutôt, et Agamben aide à le penser, cette singularité tient
à ce qu’on pourrait désigner, d’abord grossièrement, comme la relation,
dans cette image, entre le contenu et la forme. Relation impensable selon
les termes habituels de justesse ou d’adéquation, et Rossellini prouve
par l’exemple que ces notions ne sont jamais justes et adéquates, sauf
peut-être pour les mauvais ilms. Dans l’image de Francesco, la vie qui
passe devant la caméra et la forme selon laquelle la caméra ixe cette vie
sont parfaitement et constamment indiscernables. Aucune forme n’est

29. Ibid., respectivement p. 126, 135, 143, 129 et 146.


30. Dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto Rossellini, op. cit., p. 114.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

imposée à la vie. Non que celle-ci soit bêtement enregistrée par une
image sans qualités ; au contraire, le ilm est d’une splendeur constante,
l’image irradie du premier au dernier plan. Mais cette beauté formelle
est indiscernable, elle ne se laisse pas comprendre par les concepts et
critères habituels de l’analyse esthétique. Elle coïncide si parfaitement
avec la matière même de l’image, avec la vie ilmée, que celle-ci semble
s’être faite d’elle-même forme, que l’image semble ne procéder d’aucune
autre volonté que celle de communiquer cette « forme-de-vie ». Le miracle
de ce ilm est celui d’une parfaite communication, sans déperdition ni
ornement : la vie communique sa forme et sa beauté à l’image, qui les
communique au spectateur.
En ce sens, l’analyse par Agamben de la « forme-de-vie » franciscaine
éclaire le rejet rossellinien de l’esthétique, son insistance, de plus en
plus grande au il de sa vie, à refuser d’être considéré comme un artiste,
jusqu’à ces propos déinitifs de Fragments d’une autobiographie :
Il est temps que je détruise l’erreur fondamentale qui a été commise à
mon égard : je ne suis pas un cinéaste.
Même si je possède dans ce domaine une espère d’habileté, le cinéma
n’est pas mon métier. Mon métier est celui qu’il faut apprendre quotidien-
nement et qu’on n’en init jamais de décrire : c’est le métier d’homme 31.

Le métier de vivre. Il n’y a pas d’un côté la vie et de l’autre le métier


d’artiste, la « création ». Il n’y a que l’activité quotidienne d’une « espèce
de souris du savoir, grignotant chaque jour un peu du lard de la vérité 32 ».
La recherche par Rossellini d’une pratique audiovisuelle comme « métier
d’homme » ou « manière de vivre » implique celle d’une image qui ne soit
pas mise en forme de la vie, mais captation immédiate et communication
directe des formes-de-vie. C’est l’image « totalement innocente, virgi-
nale » dont il se voulait le prophète. Si l’image est le nouveau Messie, son
évangile n’est peut-être pas Le Messie ou Les Actes des apôtres, comme le
croyait Rossellini. L’évangile de l’image, c’est Francesco, giullare di Dio,
et les ilms de télévision des années 1970, même les plus réussis, ne sont
que les actes de son apôtre : des prolongements, des déploiements du
message, mais sans l’éclat, le caractère d’évidence de sa première venue.
On peut chercher et trouver dans l’œuvre de Rossellini de nom-
breux moments où cette qualité d’image opère. Mais un seul ilm la

31. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, op. cit., p. 19-20.


32. Ibid., p. 20.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

manifeste pleinement du premier au dernier plan : Francesco. Pourquoi ?


Notamment parce que Rossellini n’y ilme pas des vies ordinaires, mais
des « vies selon la forme » franciscaine, des formes-de-vie accomplies,
par la grâce desquelles le monde a changé d’aspect, retrouvé sa fraî-
cheur, comme l’a écrit homas de Celano, le compagnon et premier
biographe de François. Il a aussi écrit, à propos du saint : « Ce ne sont
pas ses miracles, qui ne font pas la sainteté, mais la manifestent, que
nous nous sommes proposés de décrire, mais plutôt l’excellence de sa
vie et l’extrême sincérité de sa forme de vie 33. » Francesco a accompli
des miracles, comme tous les saints, mais ils sont secondaires, ou plutôt
le miracle franciscain, et c’est sa nouveauté, se situe à un autre niveau.
C’est d’abord l’apparition de Francesco elle-même qui a pu sembler
miraculeuse, et que le prologue du ilm de Rossellini présente ainsi. Mais
la révolution franciscaine est surtout d’avoir fait apparaître le monde
naturel comme miracle, et l’homme comme miracle dans ce monde
naturel. Les miracles n’interviennent plus comme des actes exception-
nels dans un monde prosaïque et ordinaire, ils appartiennent au tissu, à
la matière même du monde, dont ils manifestent la divinité. Agamben
écrit à propos du rapport des premiers franciscains au droit : « Ce qui
pour les autres est normal, devient pour eux l’exception ; ce qui pour les
autres est l’exception, devient pour eux une forme de vie 34. » La forme
de vie franciscaine fait du monde naturel un miracle, que manifestent
quotidiennement une ininité de petits miracles ordinaires.
C’est exactement ce que ilme Rossellini, dans un ilm qui déconcerte
par le simple fait de renverser le rapport de la norme et de l’exception,
de l’ordinaire et de l’extraordinaire. Excepté l’épisode du tyran Nicolaio
et le meurtre qui introduit celui de la « joie parfaite » – et encore celui-
ci a-t-il lieu à l’arrière-plan, comme ces actions minuscules qui, détails
que seul un regard attentif découvre, ponctuent les paysages d’une
certaine peinture italienne ou lamande –, le récit n’est constitué que
de faits quotidiens pris dans l’ordinaire de la vie des frères mineurs.
« Ce ne sont pas des histoires », écrit home, « car il ne s’y passe rien
d’inhabituel 35. » Le récit relevant de l’ordinaire, du quotidien le plus
normal, l’exception et l’extraordinaire sont difusés dans la trame du
monde naturel tel que Francesco et ses compagnons le perçoivent et le

33. homas de Celano, Vita prima di san Francesco d’Assisi, cité par Giorgio Agamben,
De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 141.
34. Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 155.
35. Dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto Rossellini, op. cit., p. 114.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

vivent : avec joie, fantaisie et un innocent émerveillement. Le point de


vue de la narration épouse celui des frères tout en s’autorisant un peu
de distance, le jeu d’un écart ironique mais jamais critique, toujours de
leur côté. Cette déconcertante position existentielle qui allie innocence
et stratégie, abandon et calcul, est précisément celle de Francesco dans
le ilm de Rossellini, et home a raison d’écrire une phrase toute bête
comme : « Rossellini est le frère de Francesco 36. » Innocente et ironique,
la mise en scène n’a d’autre ambition que de communiquer la manière
de vivre et l’« être-au-monde » franciscains, « le monde des attitudes et
des afects » des frères mineurs – selon l’expression de Vasari pour qua-
liier la « découverte » de Giotto. Innocent, humble et joyeux, le regard
rossellinien sur ce monde invente l’air de rien un point de vue inouï, car
alliant naturellement, hors de toute tension conlictuelle, une objectivité
et une subjectivité maximales. Sans doute cette alliance se retrouve-t-elle,
sous diférentes formes, chez la plupart des bons cinéastes, mais jamais
à un tel degré de pureté et d’évidence. Mais comme le dit l’aumônier
américain à propos du couvent franciscain de Païsa : « Les questions
sont inutiles. Tout est clair ici. » Tout émerveille et rien n’étonne.
Ainsi, les petites leurs brillent-elles la nuit dans l’herbe où Francesco
pleure allongé après sa rencontre avec le lépreux ; elles brillent comme
des étoiles tombées du ciel ; et à peine la comparaison est-elle venue à
l’esprit qu’un mouvement de caméra la conirme et la littéralise, s’élevant
lentement au-dessus du corps couché du saint, reliant la terre constellée
au ciel vide, à la profondeur noire dans laquelle résonnent les sanglots
de Francesco.
Ainsi le bruit continu d’un invisible torrent accompagne-t-il la marche
de Ginepro à travers le paysage pendant trois plans, trente secondes,
jusqu’à ce qu’au bout du troisième, simple travelling d’accompagnement
de la marche du frère, une chute d’eau se glisse dans le fond de l’image,
dans le dos du personnage. Alors que le bruit de la cascade occupe toute
la bande-son depuis le début de l’épisode, lorsque l’image nous en est
donnée, elle nous apparaît comme muette. Nous n’avons entendu qu’elle
et soudain, la voyant, nous y sommes sourds. Dans la même image, nous
voyons Ginepro ne pas entendre un son objectivement très présent, et
nous partageons subjectivement sa surdité. Objective et subjective, à
la fois sonore et muette, c’est une stupéiante image de la surdité qui
passe en toute humilité.

36. Ibid.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

Ainsi l’énorme marmite dévale-t-elle la pente sur les talons de Ginepro.


Le « parfait jongleur » a l’idée de faire de la soupe pour quinze jours,
pour lui permettre, et à Giovanni, d’aller prêcher avec les autres. « Et
Francesco sera content. Et les pauvres aussi. Mais où trouver un réci-
pient pour mettre tant de choses ? », demande-t-il à son compagnon.
Giovanni répète et répond : « Tant de choses, chez les bergers. » « Belle
idée que la tienne. J’y vais maintenant et je trouverai sûrement. Avec
l’aide de Dieu. » Sur ces mots, Ginepro se lève et s’éloigne en trottinant.
Magniique ellipse : plan serré d’une marmite qui roule, plan rapproché
de Ginepro trottinant et jetant des coups d’œil par-dessus son épaule.
À nouveau le récipient, puis un plan très large du petit moine comme
poursuivi par une marmite efectivement très grande. Si Rossellini était
cinéphile, on risquerait l’hypothèse d’un hommage à Keaton via une
citation de Seven Chances. Mais il ne l’était vraiment pas, et n’a jamais
cité aucun ilm. Il s’est simplement posé une question dont l’auteur du
dixième épisode de la Vita di frate Ginepro n’a pas ressenti la néces-
sité : « Et ainsi, tout empressé, il s’en va au village, emprunte plusieurs
marmites pour cuire […]. » Peut-être Rossellini n’a-t-il jamais vu de ilm
de Keaton, mais il a eu l’intuition burlesque de remplacer « plusieurs
marmites » par une seule grande. D’où la question pratique de savoir
comment le petit Ginepro va pouvoir transporter un objet aussi lourd.
Et voici Ginepro dévalant la pente, la marmite sur ses talons, « le suivant
comme un chien », écrit home. « Ce qu’il y a de comique, c’est qu’on
ne peut pas savoir si Ginepro la devance ou s’il fuit devant elle pour ne
pas être écrasé 37. » C’est juste, mais ce n’est pas tout. Le dernier plan
de cette vignette keatonienne la ponctue d’un trait de génie. C’est un
plan large de la poursuite dans le paysage, mais l’axe de prise de vue
est inversé : alors que Ginepro se rapprochait, il s’éloigne désormais,
poursuivi par la marmite. Arrivant face à un arbuste, il le contourne par
la droite. Alors que la marmite devrait descendre tout droit et passer
à gauche de l’arbuste, elle aussi bifurque et emprunte le même chemin
que le frère. Jusqu’à cette entorse aux lois de la gravité, l’impression
de poursuite était subjective, le découpage jouant avec l’innocence de
Ginepro pour produire un efet comique à partir de la seule conséquence
d’une loi naturelle. Ginepro joue à se faire peur avec une grosse marmite
qu’il fait ingénieusement rouler dans la pente. Soudain, dans un plan
très large, selon un point de vue qui domine objectivement l’action, la

37. Ibid.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

bifurcation de la marmite révèle une suspension de la loi naturelle : oui,


le petit Ginepro conduit bien la grosse marmite en courant devant elle,
qui le suit dans le paysage, comme aimantée. On passe dans ce plan,
de part et d’autre de l’arbuste, du burlesque au merveilleux. Géniale,
cette manifestation du merveilleux dans la déviation d’une marmite l’est
précisément parce qu’elle ne surprend pas, ne produit aucune déchirure
dans le tissu du monde. De tels petits miracles constituent l’ordinaire
d’un monde transiguré par la « forme-de-vie » franciscaine.
Mais le plus grand miracle est peut-être celui par lequel le paysan
vient ofrir aux frères le porc qui n’a pas survécu à la blessure inligée
par Ginepro. Pour satisfaire un frère malade qui désire manger un pied
de porc, Ginepro se met en quête d’un troupeau dans les environs et
n’hésite pas, en toute innocence, à trancher le pied de l’animal vivant, lui
répétant qu’il a ainsi la chance de faire le bien. Furieux, le porcher vient
se plaindre à Francesco, qui ordonne à Ginepro de lui courir après et
de lui présenter ses excuses. Ginepro poursuit le porcher, lui demande
pardon en lui sautant au cou. Pénitent zélé, il cherche les coups, tandis
que le porcher se contente de le repousser en poursuivant son chemin.
Le zèle et l’humilité de Ginepro se verront récompensés lorsque le
paysan apportera en ofrande le reste de l’animal mutilé. Ce geste, qui
anticipe la levée du siège par le tyran, est la première victoire de Ginepro,
le premier témoignage de la puissance de l’exemple franciscain, de la
capacité de la « forme-de-vie » franciscaine à changer le monde. Moins
spectaculaire que la victoire sur Nicolaio, mais beaucoup plus subversif :
c’est la fantaisie irresponsable du premier franciscanisme, son déi à la
notion même de propriété, que l’Église s’empressera d’étoufer.

8
Selon Giorgio Agamben, l’héritage légué au présent par la « forme-de-
vie » franciscaine, et qu’il importe de penser jusqu’à son terme,
[c’est] la tentative de réaliser une vie et une pratique humaine absolument
en dehors des déterminations du droit. Si nous appelons « forme-de-vie »
cette vie que le droit ne peut pas atteindre, alors nous pouvons dire que
le syntagme forma vitae exprime l’intention la plus caractéristique du
franciscanisme 38.

38. Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 149.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

Cette « forme-de-vie » est caractérisée avant tout par la « très haute


pauvreté », soit l’interdiction faite par Francesco aux frères de posséder
autre chose que leur vêtement. C’est avant tout par ce refus de la pro-
priété que Francesco entend revenir à un état d’innocence, vivre selon
la forme évangélique dans un monde édénique.
De même que, dans l’état d’innocence, l’homme avait l’usage des choses,
mais non leur propriété, de même les franciscains, suivant l’exemple du
Christ et des apôtres, peuvent renoncer à tout droit de propriété, tout
en maintenant l’usage de fait des choses 39.

Ce que cherche à penser Agamben, le reprenant à François, c’est préci-


sément ce concept d’usage comme possibilité d’une pratique humaine
soustraite au droit. Dans la « forme-de-vie » franciscaine, cette sous-
traction de la vie au droit, par renoncement à la propriété au proit de
l’usage, repose sur une stratégie d’irresponsabilité. « Le terme même de
fratres minores », explique Agamben, « avait des implications propre-
ment juridiques que les savants modernes ont curieusement laissé dans
l’ombre par rapport aux implications morales, c’est-à-dire l’humilité et la
sujétion spirituelle 40. » En tant que « mineurs », les franciscains sont, du
point de vue du droit, irresponsables. D’où l’insistance de François à se
qualiier de parvulus (enfant) et pazzus (fou), deux catégories juridiques
de l’irresponsabilité : « juridiquement incapables de posséder quoi que
ce soit 41 », les enfants et les fous ne peuvent que faire usage des choses.
Ainsi François n’hésite-t-il pas à céder la cabane au paysan et à son
âne : elle ne leur appartient pas, ils en ont simplement fait usage pour un
temps. Mais l’usage a un autre versant, plus subversif, en vertu duquel
Ginepro n’éprouve aucune gêne ni culpabilité à amputer le porc d’un
paysan pour donner son pied à un frère : il en fait usage, comme il boi-
rait à une source ou cueillerait des baies sauvages. Geste d’autant plus
frappant que, comme le souligne Agamben, l’irresponsabilité juridique
se traduit dans la pensée franciscaine par l’assimilation de la forme
de vie des frères mineurs à la vie animale : « Si, d’un côté, les animaux
sont humanisés et deviennent des “frères”, inversement les frères sont
assimilés, du point de vue du droit, à des animaux 42. » C’est donc à un
frère que Ginepro tranche le pied. Et contrairement à ce qu’écrit Adriano

39. Ibid., p. 152.


40. Ibid., p. 150.
41. Ibid., p. 151.
42. Ibid., p. 150.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

Aprà, il ne fait pas « du mal à l’animal pour une bonne cause 43 », mais
« du bien », en l’aidant à donner ce qu’il a à donner, à se mettre à nu
– comme lui-même, Ginepro, ne cesse de donner son manteau, c’est-
à-dire son unique possession, bien que François le lui interdise. Dans
Fragments d’une autobiographie, Rossellini exprime à plusieurs reprises
son goût pour la cruauté innocente, celle des enfants, des animaux, mais
aussi des Indiens et des Napolitains. Au cœur de Francesco, giullare
di Dio, Ginepro, « franciscain type », incarne la « force, l’énorme force
de l’innocence », selon les propres termes de Rossellini pour déinir le
sujet de son ilm.
L’innocent est, juridiquement, non pas hors-la-loi mais soustrait
à l’emprise du droit. Il ne reconnaît d’autres règles à sa vie que celle
d’imiter une vie exemplaire, de vivre selon son modèle. Ginepro imite
François qui imite le Christ. À l’intérieur d’une telle « forme-de-vie », à
condition de ne pas sortir de l’imitation de l’Évangile, tout est possible :
tous les actes, tous les comportements. Ainsi, la conséquence première
de l’innocence dans la vie quotidienne, son exercice quotidien, c’est la
fantaisie. La boufonnerie, le « farfelu », dont Rossellini fait aussi l’éloge,
dans ses écrits autobiographiques, comme d’une dimension de l’intelli-
gence. C’est, dans le rapport entre l’éléphant indien et son mahout, « le
farfelu, espèce de logique de l’absurde qui est la dimension paroxystique
du concret, mais qui en fait partie intégrante […]. Les Indiens savent
être farfelus, mais cela même relève de leur réalisme 44 ». Et à propos
de la réaction de la jeunesse italienne contre une société pétriiée par
les codes : « La révolte est toujours un sursaut de la conscience même
quand elle emprunte les chemins de la boufonnerie 45. » Dans les cha-
pitres centraux du livre, plus proprement autobiographiques, Rossellini
accumule les anecdotes composant l’autoportrait d’un boufon, d’un
« jongleur du cinéma ».
Faire le boufon, le farfelu, c’est faire preuve de fantaisie, d’imagi-
nation : inventer. C’est l’esprit d’enfance de François, dont Ivan Gobry
remarque qu’il « nous étonne et ne manque pas en même temps de
nous inquiéter ». La vie de François et la méthode de prédication qu’il
transmet à ses frères sont une provocation permanente par le jeu,

43. Adriano Aprà, « Rossellini et les animaux », dans Nathalie Bourgeois, Bernard
Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini et les animaux, Paris, Cinémathèque
française, Martigues, Cinéma Jean Renoir, La Rochelle, La Coursive, 1997, p. 68.
44. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, op. cit., p. 172.
45. Ibid., p. 157.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

la fantaisie enfantine pratiquée comme art de l’humilité subversive.


Francesco, giullare di Dio s’achève sur une manifestation de cette fan-
taisie. C’est en improvisant un jeu d’enfant que François disperse ses
compagnons à travers le monde, qu’il laisse le hasard choisir les chemins
de leur prédication : chacun doit tourner sur lui-même jusqu’à tomber
de vertige, la direction dans laquelle son corps s’allongera indiquant
celle de sa mission. « L’esprit d’enfance dont vit [François] n’est pas
un infantilisme dérisoire, précise Gobry, mais la voie de la perfection
découverte dans l’Évangile […] 46. » Ainsi, dans la « forme-de-vie », non
seulement vie et forme mais aussi imitation et invention entrent dans
une zone d’indistinction.

*
**
Pour Rossellini, « l’esprit d’enfance » déinit aussi un idéal de cinéma
dont Francesco est le parfait exemple : un réalisme farfelu où les « choses
telles qu’elles sont » n’ont pas besoin d’être manipulées pour apparaître
selon des formes, pour donner à penser. Dans Histoire(s) du cinéma, à
la in de l’épisode 3A, Godard fait se succéder deux cinéastes associés à
deux formules. Pasolini est associé au chiasme « Une pensée qui forme /
Une forme qui pense », Rossellini à sa célèbre formule dite à Rivette et
Hoveyda en 1959 : « Les choses sont là. […] Pourquoi les manipuler ? »
Godard n’aurait pu mieux formuler l’opposition : pour Rossellini, le
cinéma n’a pas vocation à être une pensée qui forme, ni une forme qui
pense, mais au contraire à ouvrir, par une juste relation aux choses qui
sont là, une zone d’indistinction entre forme et pensée. Il ne cesse de le
répéter au il des ans. En 1959 : « Il faut tâcher de revoir les choses telles
qu’elle sont, non pas en matière plastique, mais en matière réelle 47. » En
1976, à une question sur son « refus de l’art », il répond :
Les points de départ sont diférents. Si on fait coniance aux hommes il
faut leur ofrir les choses telles qu’elles sont. Ce sera à eux de les inter-
préter. Mais si on ne fait pas coniance aux hommes alors on se met à
leur place pour leur dire quoi et comment penser 48.

Ne pas chercher de forme, ne pas imposer de pensée. Certes, mais


montrer les choses telles qu’elles sont, ce ne peut être montrer n’importe

46. Ivan Gobry, Saint François d’Assise et l’esprit franciscain [1957], Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Points sagesses », 1991, p. 58.
47. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 59.
48. Ibid., p. 146.
 Itinéraires de Roberto Rossellini

quoi n’importe comment. C’est travailler à faire apparaître les choses


comme « formes-de-pensée 49 ». C’est la plus haute ambition de l’art.
C’est aussi ce que Rossellini entendait par un art qui ne soit pas mû par
un souci « esthétique ».
Pourquoi, avec Francesco, Rossellini réalise-t-il cette ambition avec
tant de simplicité et d’évidence ? Parce que son sujet est en parfaite adé-
quation avec son idéal de cinéma – parce qu’il est le frère de François,
répondrait home. Parce que les « choses telles qu’elles sont » de la vie
des frères mineurs se manifestent d’emblée comme formes-de-pensée.
Parce que leur vie n’est pas seulement la vie – pas la « vie nue », mais
« forme-de-vie ». Parce que le monde où se joue cette vie, dès lors qu’elle
s’y déploie, n’est plus seulement le monde prosaïque et quotidien, mais
aussi le paradis retrouvé. Parce que Rossellini n’a eu d’autre prétention
que d’imiter François, de faire un ilm à l’exemple de son « frère », il a
trouvé sans la chercher, avec la joie innocente qu’il dit avoir éprouvé à
faire ce ilm, l’image de ces choses, de cette vie, de ce monde. Et c’est
pourquoi Francesco, giullare di Dio, comme nul autre ilm – ou de très
rares autres, mais lesquels ? –, accomplit le cinéma comme puissance
d’indistinction entre réalisme et fantaisie, prosaïsme et symbolisme,
entre imitation de la vie, invention de formes, et pensée.
Sans François ni la « forme-de-vie » franciscaine, il sera beaucoup
plus diicile à Rossellini, dans ses autres ilms, de retrouver cette joie
et cette innocence. Mais d’avoir trouvé ce cinéma, ne serait-ce qu’une
fois, il ne supportera plus l’ordinaire d’un art consistant à mettre en
scène, mettre en forme la vie. Bientôt, la moindre décision formelle,
ne serait-ce que le choix d’un point de vue qu’implique le plan ixe, lui
semblera manipulation. C’est sans doute à cette nécessité que répond,
une dizaine d’années après Francesco, l’invention du fameux zoom qui
lui permet de se promener dans la tri-dimensionnalité de vastes tableaux
vivants en de longs plans-séquences sinueux. Il le justiiera ainsi en 1976
devant les étudiants : « Le plan-séquence permet de montrer les choses
sans tomber dans le piège du point de vue privilégié du cadre ixe 50. »
Il permet surtout au cinéaste, dans l’acte même de ilmer, d’oublier la
mise en scène, d’atteindre l’innocence d’une pure présence intuitive du
regard à ce qu’il ilme, comme s’il pouvait surprendre des détails, des

49. Il faudrait réléchir à la relation entre le concept, à peine esquissé ici à partir
d’Agamben, de « forme-de-pensée », et la notion d’« idée-forme » proposée par
Suzanne Liandrat-Guigues.
50. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 146.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

gestes, saisir « les choses telles qu’elles sont » par la seule attention de
ce regard. Les plus beaux moments du Messie et des Actes des apôtres
seront ceux où, dans de tels plans, la caméra de Rossellini donnera
en efet l’impression de surprendre la vie telle qu’elle se présente, non
organisée par le cinéma, pour le cinéma. Ce que Daney, à propos de
La Prise de pouvoir par Louis XIV, appelle « le présent du passé » ou
« le moment où ça passe ». Dans les essais télévisuels les plus réussis
– La Prise de pouvoir par Louis XIV, L’Âge de Cosme de Médicis, Les
Actes des apôtres et Le Messie –, cette qualité de présent surgira par
« moments ». Dans Francesco, giullare di Dio, elle est constante, elle
constitue la matière même de l’image. Le miracle de ce ilm, son carac-
tère exemplaire, consiste en ce que, par l’ainité intuitive de son idéal
de cinéma avec la tradition de l’exemple franciscain, Rossellini n’ait eu
besoin d’aucun outil particulier pour retrouver cette innocence. Il a su
l’atteindre innocemment, par les plus simples moyens et la manière la
plus nue et primitive de faire du cinéma.

9
Le premier chapitre de Fragments d’une autobiographie s’achève sur
une profession de foi au ton évangélique :
Encore une fois, je suis là pour crier la bonne nouvelle dont peu de gens
semblent s’être aperçus. Eurêka ! L’homme a enfanté l’image et l’image
peut être parfaite, c’est-à-dire accepter toutes les données, donc tolérer
et faire s’épanouir toutes les diférences. Son discours, inalement, est
le seul qui ne soit pas polémique, le seul qui atteigne à la véritable
dimension politique, en opposition avec le mécanisme d’uniformisation
des partis existants. Et sur elle nous pouvons fonder un nouveau projet
de l’homme. Il faut nous dépêcher de construire le futur. C’est le seul
temps réel que nous vivons 51.

Cette image non polémique, matrice de récits non conlictuels, dont


Francesco est, dans l’œuvre de Rossellini et peut-être au-delà, l’exem-
plaire accomplissement, demeure aujourd’hui la condition d’un cinéma
véritablement politique, touchant à la vie sur terre, indiquant la voie
d’une juste manière d’être au monde. C’est précisément le cinéma que
défend Pierre-Damien Huyghe dans un ouvrage qui aurait pu trouver

51. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, op. cit., p. 26.


 Itinéraires de Roberto Rossellini

dans le Francesco de Rossellini son plus parfait exemple. « Je plaiderai


donc décidément », écrit l’auteur, « pour une conduite des appareils
d’enregistrement qui manifeste un souci particulier de la tenue des
êtres dans le champ des plans sonores et visuels 52. » Cette conduite, il
l’oppose à celle d’un autre cinéma, hélas dominant, qu’il résume par
la métaphore militaire du « siège ». Pour ce cinéma, il s’agit de « viser
ces champs, d’en capter les données, d’en faire le siège ». Par sa simple
tenue devant le tyran, par la simple ouverture désarmante de son regard,
Ginepro acquiert le pouvoir de faire lever le siège de Viterbe. Cette tenue,
cette ouverture, sont celles des appareils conduits par Rossellini dans
Francesco, giullare di Dio. L’image innocente, c’est le visage de Ginepro.
Ce cinéma de la tenue, de la manière d’être, peut aussi être nommé
« cinéma éthique », au sens où Agamben médite la notion d’éthique dans
son œuvre, particulièrement dans La Communauté qui vient, ouvrage
important dont De la très haute pauvreté a récemment prolongé la
visée politique. Il s’agit de penser l’être humain comme « singularité
quelconque », qui renonce à toute essence ou propriété au proit d’une
simple « manière jaillissante ». Terminons pas un bref montage de
phrases extraites d’un beau chapitre du livre d’Agamben, qui devrait faire
apparaître la communauté des frères mineurs, dans le ilm de Rossellini,
comme la plus juste préiguration de la « communauté qui vient » :
Seule l’idée de cette modalité jaillissante, de ce maniérisme originel de
l’être, permet de trouver un passage entre l’ontologique et l’éthique.
L’être qui ne demeure pas enfoui en lui-même, qui ne se présuppose
pas lui-même comme une essence cachée, que le hasard ou le destin
condamnerait ensuite au supplice des qualiications, mais qui s’expose
en elles, qui est sans résidu son ainsi, un tel être n’est ni accidentel ni
nécessaire, mais, pour ainsi dire, continuellement engendré par sa
propre manière.
C’est à un être de ce genre que devait penser Plotin lorsque, cherchant
à déinir la liberté et la volonté de l’un, il expliquait que l’on ne peut
dire de celui-ci qu’« il lui est arrivé d’être ainsi », mais seulement qu’il
« est tel qu’il est, sans être maître de son propre être » et qu’« il ne reste
pas enfoui en lui-même, mais se sert de lui-même tel qu’il est » […]. La
seule façon peut-être de comprendre ce libre usage de soi, qui ne dispose
pas, toutefois, de l’existence comme d’une propriété, est de le penser
comme une habitude, un ethos. Être engendré par sa propre manière

52. Pierre-Damien Huyghe, Le Cinéma avant après, Saint-Vincent-de-Mercuze, De


l’incidence éditeur, 2012, p. 140.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio 

d’être constitue, en efet, la déinition même de l’habitude : éthique est


la manière qui, sans nous échoir et sans nous fonder, nous engendre.
Et ce fait d’être engendré par sa propre manière est l’unique bonheur
vraiment possible pour les hommes 53.

« Libre usage de soi », « être engendré par sa propre manière » : ces
expressions disent au mieux l’éthique de Francesco et de ses compa-
gnons, telle qu’elle apparaît tout au long de Francesco, giullare di Dio.
Ce ilm serait l’exemple d’un cinéma originel qui, loin d’être passé, reste
au contraire à venir. Et la « tâche politique de notre génération », telle
que la pense Agamben, pourrait bien être de relancer l’utopie rossel-
linienne d’une émancipation révolutionnaire, d’un « nouveau projet »
de l’homme, dont un tel cinéma qui vient serait, quarante ans après la
mort du cinéaste, un moyen encore et toujours à dégager du spectacle.
En 1950, un pauvre petit ilm avait montré la voie.

53. Giorgio Agamben, La Communauté qui vient. héorie de la singularité quelconque,


Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1990, p. 34-35.
Les ilms de télévision de Roberto Rossellini

Jean-Louis Comolli

Quand j’ai un peu connu Roberto Rossellini, c’était en 1968, à Venise puis
à Rome, je n’avais pas eu l’idée de le ilmer. André S. Labarthe et Jean
Rouch s’en étaient occupés : on ne saurait mieux faire. Ces rushes mal-
heureusement se sont perdus. Avant-goût de ce qui se passe aujourd’hui
avec les cartes « mémoire », ininiment moins encombrantes que des
galettes de 16 mm. Quand Gérald Collas m’a proposé, en même temps
qu’à Bruno Deloye, de faire un ilm sur « Rossellini et la télévision »
– c’était en 2005 et j’avais lu le livre érudit d’Adriano Aprà –, il m’a
semblé que Rossellini était là, encore, à habiter notre mémoire ciné-
matographique, à bousculer nos trop rapides satisfactions cinéphiles.
J’ai donc commencé ce tournage à Rome, chez Aprà, qui n’est pas seu-
lement notre ancien complice des années 1960 aux Cahiers du cinéma,
qui n’est pas seulement le meilleur connaisseur mondial de l’œuvre de
Rossellini, qui n’est pas seulement l’acteur merveilleux du Othon de
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1969), et le fondateur de Cinema e
Film, cette revue sœur : nous étions donc dans une relation où les afects
étaient plus forts encore que les références savantes. Et tant mieux. On
ne saurait ilmer autour ou à partir de R. R. sans, disons-le d’un mot :
amour. Ce ilm est donc un ilm polémique, qui prône un cinéma en
partie improvisé, moins dispendieux, plus bricolé. Ce ilm est donc un
exercice d’admiration à l’endroit du cinéma, de la parole et du geste de
R. R. C’est bien pourquoi nous avons, avec Ginette Lavigne au montage,
fait lotter la igure rossellinienne en marge ou en écho des propos de
ses collaborateurs. La question reste : voir le cinéma non pas comme
une collection d’œuvres mais comme un chantier interminable où les
procédures et les techniques – les manières de faire – ont autant sinon
plus d’importance que les ilms accrochés aux murs des musées. Dans le
« comment », il y a le « pourquoi », il y a aussi l’enjeu esthétique en même
 Itinéraires de Roberto Rossellini

temps qu’économique. Raconter l’histoire d’un ilm n’est pas raconter ce


qu’il raconte mais comment il en arrive à pouvoir raconter. Mais nous a
retenu avant tout la rupture déclarée en 1975 (année charnière) de R. R.
avec ce qu’il appelait, après Guy Debord, « la société du spectacle ».
Rencontre inattendue mais essentielle. Les « ilms de télévision » de
Rossellini introduisent dans son cinéma une nouvelle manière de ilmer
(la combinaison des travellings poussés et des zooms du Pancinor agi
par R. R.), une nouvelle manière de jouer (la récitation ou la citation)
au lieu du jeu mimétique des émotions, une nouvelle manière encore
d’écarter toute dramaturgie en laissant une histoire se développer à la
façon d’un récit historique plus « froid » que le drame. R. R. retrouve
la mise à distance prônée par Bertolt Brecht. Et telle est sa modernité.
Rossellini est là, quelque part en nous, inspirateur et critique à la fois.
Mais il faudrait dire tout autant le contraire, qu’en la télévision comme
elle apparaissait alors, au milieu des années 1960, ininiment plus jeune
et innocente qu’elle n’a été ensuite, Rossellini croyait de toutes ses forces.
Il faudrait dire qu’il a voulu une télévision proche de chacun, savante et
rusée à la fois, portant l’idée de peuple du côté des grandes vertus : la
connaissance du monde et des autres, l’enseignement des histoires et
des crises ; et que son « cinéma-de-télévision » s’était voulu exemplaire
de cette manière de prendre l’autre au sérieux, loin de tout mépris et
de tout esprit mercantile. Utopie, oui, mais en partie réalisée en moins
de dix ans. Il n’y a d’utopie véritable que celles qui donnent lieu à un
nouveau début. Commencer, c’est recommencer encore et encore.
Rossellini a cru au recommencement de la relation entre le cinéma
et ses spectateurs, ses réalisateurs et ses producteurs, réunis dans un
même désir de Lumières.

La dernière utopie. La télévision selon Roberto Rossellini


Par Jean-Louis Comolli (90’)

Adriano Aprà & Jean-Louis Comolli


Entretien (39’)

Tous les droits des documents reproduits sur ce DVD sont réservés.
© Ina / Paris – Vivo Film / Rome – 2006.
Les auteurs

Robert Bonamy est maître de conférences en études cinématographiques


à l’université Stendhal - Grenoble 3 (Traverses 19-21 - CINESTHEA)
depuis 2011, où il a notamment initié un programme de recherche
collectif lié à la Maison de la création et intitulé REFLEX (RElexions
sur le Film comme Lieu d’EXpériences). Il a publié Le Fond cinéma-
tographique (L’Harmattan, coll. « Le parti pris du cinéma », 2013). Ses
diférentes contributions à des revues (Vertigo, Murmure, Entrelacs, Fata
Morgana, etc.) ou à des ouvrages collectifs portent sur des questions
d’esthétique du ilm, à partir des réalisations de Straub-Huillet, Manoel
de Oliveira, Jacques Rivette, Claire Denis, Mati Diop, Jean-Claude Biette,
Jean-Claude Guiguet, etc. En outre, il a publié de nombreux entretiens
avec des cinéastes et des penseurs français contemporains et prépare
actuellement un essai autour des ilms de Claire Denis.

Suzanne Liandrat-Guigues, professeur à l’université Paris 8, est l’auteur


d’ouvrages sur le genre du « western » ainsi que sur divers réalisateurs
(Rivette, Godard, Resnais, Hawks). Elle a établi l’anthologie de textes
de Barthélemy Amengual, Du réalisme au cinéma, et a dirigé plusieurs
numéros d’esthétique du cinéma dans la revue Murmure (Lille). Elle est
codirectrice (avec Murielle Gagnebin) du volume L’Essai et le Cinéma
(Champ Vallon, coll. « L’Or d’Atalante », 2004). Spécialiste de Luchino
Visconti (Les Images du temps dans « Vaghe stelle dell’Orsa, Presses
Sorbonne nouvelle, coll. « L’œil vivant », 1995, 2005 ; Le Couchant et
l’Aurore, Klincksieck, 1999), elle privilégie une approche pluridisciplinaire,
que l’on retrouve notamment dans Cinéma et sculpture : un aspect de la
modernité des années 1960 (L’Harmattan, 2002) ou dans Esthétique du
mouvement cinématographique (Klincksieck, 2005). En collaboration
avec Jean-Louis Leutrat, elle a publié Penser le cinéma (Klincksiek,
2001, 2010), Godard simple comme bonjour (L’Harmattan, 2004), Tours
d’horizon. Jean-Daniel Pollet (L’Œil, 2005), Alain Resnais. Liaisons secrètes,
 Itinéraires de Roberto Rossellini

accords vagabonds (Cahiers du cinéma, 2006), Splendeur du western


(Rouge profond, 2007), Western(s) (Klincksieck, 2007), « Rio Bravo »
de Howard Hawks. Just the memory of a song… (L’Harmattan, coll. « Le
parti pris du cinéma », 2013). Son champ de recherche lie le cinéma à un
certain nombre d’actes esthétiques dans une démarche singulière, que l’on
retrouve dans Modernes lâneries du cinéma (De l’incidence éditeur, 2009).

Guillaume Bourgois est maître de conférences en études cinémato-


graphiques à l’université Stendhal - Grenoble 3. Spécialiste du cinéma
portugais, il a soutenu en 2012 une thèse de doctorat sur Manoel de
Oliveira et Fernando Pessoa. En 2013, il a publié Angélica !, une étude
sur L’Étrange Afaire Angélica de Manoel de Oliveira (De l’incidence
éditeur). En outre, Guillaume Bourgois a écrit sur les ilms de Jean-Luc
Godard, notamment sur le ilm Adieu au langage (Traic, no 92).

Aurore Renaut enseigne l’histoire et l’esthétique du cinéma et de la


télévision à l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel (IECA).
Elle est l’auteur d’un ouvrage sur la télévision de Roberto Rossellini à
paraître aux éditions Le Bord de l’eau en 2014. Ses recherches portent
sur les représentations audiovisuelles de l’histoire et sur l’utilisation des
archives scénaristiques dans l’analyse de la genèse des ilms

Ancien élève de l’École normale supérieure de Fontenay - Saint-Cloud,


agrégé d’italien, Laurent Scotto d’Ardino est maître de conférences
au département d’italien de l’université Stendhal - Grenoble 3. Ses
recherches portent principalement sur le cinéma néoréaliste italien (« I
bambini ci guardano (1942) de Vittorio De Sica. La construction d’un
regard enfantin », conférence donnée à Regensburg en juin 2012) et
sur les rapports entre le cinéma et l’histoire (« Immagini del fascismo.
Dalla marcia su Roma alla Repubblica di Salò. 1930-2011 », numéro
spécial des Quaderni del CSCI, no 7, 2011, sous la direction de Jean
A. Gili). Membre du Groupe d’études et de recherche sur la culture
italienne (GERCI - EA 611), il a publié l’ouvrage La Revue « Cinema » et
le néoréalisme italien. Autonomisation d’un champ esthétique (Presses
universitaires de Vincennes, 1999).

Didier Coureau est professeur en études cinématographiques à l’univer-


sité Stendhal Grenoble 3. Il est directeur des études du master Lettres
et Arts du spectacle, et du Pôle CINESTHEA de l’EA Traverses 19-21.
Les auteurs 

Spécialiste en esthétique du cinéma et, entre autres, des œuvres de


Godard et Marker, ses travaux portent sur les relations cinéma et pensée,
cinéma et autres arts, cinéma et poésie. Il a publié de nombreux articles
et un ouvrage : Flux cinématographiques, cinématographie des lux
(L’Harmattan, coll. « Esthétiques ars », 2010). Il a codirigé le numéro
hors-série de la revue CIRCAV, « Cinéma et Danse, sensibles entrelacs »
(juillet 2013), le numéro hors-série de la revue Murmure, « Poésie en
projection » (2014), et le numéro de la revue Recherches & Travaux,
« Un cinéma de poésie » (Ellug, 2014).

Philippe Fauvel enseigne le cinéma à l’université de Picardie - Jules


Verne. Il a notamment écrit pour les revues Traic et Vertigo. Il a cosigné
un livre d’entretiens avec Éric Rohmer autour de son texte Le Celluloïd
et le Marbre (Léo Scheer, 2010) et prépare une thèse sur les ilms de
télévision de ce cinéaste.

Daniele Dottorini est chercheur à l’université de Calabre où il enseigne


la théorie et l’esthétique du cinéma. Éditeur de plusieurs revues de phi-
losophie (dont Fata Morgana et Filmcritica, revue fondée par Roberto
Rossellini) et de ilms, il a travaillé pour plusieurs festivals de cinéma
et est membre du comité de sélection du Festival dei Popoli, festival
international du documentaire. Il est l’auteur de plusieurs monographies
et études sur le cinéma de David Lynch (Le Mani Editore, 2004), Jean
Renoir (Ente dello Spettacolo, 2007), James Cameron (ETS, 2013), et a
publié l’édition des écrits sur le cinéma d’Ignacio Matte Blanco (Bulzoni,
2000) et d’Alain Badiou (Pellegrini, 2009). Ses travaux de recherche
concernent la théorie du cinéma et le cinéma du réel.

Vincent Sorrel est cinéaste, chercheur au GRESEC et maître de confé-


rences associé à l’université Grenoble 3. Responsable pédagogique du
master Documentaire de création (Grenoble 3 / Ardèche Images), il
co-dirige le programme REFLEX (RElexions sur le Film comme Lieu
d’EXpériences) de la Maison de la création. C’est en tant que chercheur
associé à la Cinémathèque française et dans le cadre des archives et col-
lections du Conservatoire des techniques qu’il a entamé une recherche
sur l’imaginaire des techniques du cinéma. Cette approche du cinéma
à partir des appareils nourrit une rélexion sur l’écriture et la réalisa-
tion documentaire dans ses enseignements, comme la pratique avec
cinq ilms documentaires : Par des voies si étroites (1995), Là-bas où le
 Itinéraires de Roberto Rossellini

diable vous souhaite bonne nuit (1998), Nous sommes nés pour marcher
sur la tête des rois (2006). Ses deux derniers ilms, Le Cinéaste est un
athlète (2010) et Le Voyage dans la lune (en cours de post-production)
concernent le cinéma : le premier à travers un portrait de Vittorio de
Seta, le deuxième est un essai sur la construction d’une salle, rélexion
poétique sur la matérialité du cinéma. Il prépare actuellement la réali-
sation d’un nouveau ilm, Le Cinéaste est un cosmonaute (en cours de
production) avec Artzavad Pelechian. Il est également co-auteur avec
Jean-Louis Comolli de l’ouvrage Cinéma, Mode d’emploi, à paraître chez
Verdier en avril 2015.

Cyril Neyrat enseigne le cinéma à la Haute École d’Art et de Design


(HEAD) de Genève. Il dirige les éditions Independencia, qui ont fait
paraître les Écrits de Straub et Huillet et préparent les Écrits complets
de Jean Epstein. Ancien critique aux Cahiers du cinéma et rédacteur
en chef de Vertigo, il a publié de nombreux textes dans divers livres
collectifs et revues, ses recherches se concentrant sur les esthétiques de
la modernité (Resnais, Godard, Pollet, Pasolini, Rossellini, etc.). Dernier
ouvrage paru : Au pied du mont Tabou. Le cinéma de Miguel Gomes
(Éditions Independencia, 2013).
Table des matières

Introduction
Poétique de Rossellini : des images mobiles 7
Robert Bonamy

1. Voyage(s) et modernité 19
Dans le sillage des statues 21
Suzanne Liandrat-Guigues
Ceci n’est pas une carte postale : Voyage en Italie (1953) dans l’optique de
Jean-Luc Godard 29
Guillaume Bourgois
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 41
Aurore Renaut

2. Voies humaines, voix poétiques 55


Les premières manifestations du réalisme rossellinien au iltre
de la critique de Giuseppe De Santis : Un pilota ritorna (1942)
et L’Uomo dalla croce (1943) 57
Laurent Scotto d’Ardino
Una voce umana / La Voix humaine :
chambre d’échos théâtraux, musicaux et ilmiques 75
Didier Coureau
Dialogues de téléastes : de Pascal à La Bruyère, de Socrate à Descartes, de
Rohmer à Rossellini 91
Philippe Fauvel

3. Démarches éthiques 103


Sur la proximité du monde : mouvement, distance et croyance
dans le regard ilmique de Rossellini 105
Daniele Dottorini
La camera della morte : quand Roberto Rossellini
et Vittorio De Seta ilment la pêche aux thons 115
Vincent Sorrel
L’image innocente : sur Francesco, giullare di Dio 137
Cyril Neyrat
*
**
Les ilms de télévision de Roberto Rossellini 173
Jean-Louis Comolli
Les auteurs 175
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’   

Itinéraires de
Roberto Rossellini
textes réunis
§ 

et présentés par

Robert Bonamy


« Il faut en permanence mettre en marche quelque chose


de nouveau » déclarait Roberto Rossellini à l’occasion d’un
colloque organisé en marge de sa présidence du Festival de
Cannes , quelques semaines avant sa mort. Le présent
recueil, en associant esthétique et fabrique, plutôt que de
penser les films de Rossellini au miroir de la seule société
italienne ou en fonction de la prétendue césure entre cinéma
et télévision, se propose de suivre ses multiples itinéraires. Les
déplacements géographiques s’associent à des trajectoires
historiques et temporelles complexes. Ce livre envisage aussi
comment les films se font l’écho des sculptures, des textes
poétiques, des créations théâtrales, des textes philosophiques
que le cinéaste croise sur son parcours. L’autre piste, et cet
enjeu est considérable, concerne l’empreinte des idées ciné-
matographiques de Rossellini sur le cinéma moderne et
contemporain, qui poursuit en quelque sorte les chemins
tracés tout en les réinventant. Autrement dit, les films de
Rossellini continuent leur fabrique…

Avec un DVD : La dernière utopie. La télévision selon Roberto


Rossellini, par Jean-Louis Comolli (’) – Adriano Aprà & Jean-
Louis Comolli, entretien (’).

ISBN 978-2-84310-288-2
ISSN 2258-9074
Prix 24 €

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