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DOI : 10.4000/books.ugaeditions.1090
Éditeur : UGA Éditions
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 28 février 2017
Collection : La Fabrique de l’œuvre
ISBN électronique : 9782843103650
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782843102882
Nombre de pages : 178
Référence électronique
BONAMY, Robert (dir.). Itinéraires de Roberto Rossellini. Nouvelle édition [en ligne]. Grenoble : UGA
Éditions, 2014 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
ugaeditions/1090>. ISBN : 9782843103650. DOI : 10.4000/books.ugaeditions.1090.
Robert Bonamy
Itinéraires de Roberto Rossellini
La Fabrique de l’œuvre
Collection dirigée par Claude Coste et Françoise Leriche
Éléments de catalogage
ELLUG, 2012
Université Stendhal
B.P. 25
38040 Grenoble cedex 9
ISBN 978-2-84310-288-2
Itinéraires de
Roberto Rossellini
Robert Bonamy
ELLUG
Université Stendhal
Grenoble
2014
Introduction
Robert Bonamy
En les disciples d’Assise, de François
l’émerveillant et doux, s’exalte le monde
auquel ils sont absents d’aller pieds nus
par vœu à une Étoile qui n’a, au fond,
que le dessin de leurs pas.
Jacques Sicard 1
1. Jacques Sicard, « Onze Fioretti de François d’Assise », dans Films en prose, Paris,
La Barque, 2013, p. 135.
2. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, Paris, Ramsay, 1987, p. 19. À
propos de cette déclaration, voir Raymond Bellour, « Le cinéma, au-delà », dans
Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma /
La Cinémathèque française, 1990, p. 82-87.
3. Patrick Werly (dir.), Roberto Rossellini. De la iction à l’histoire, Lormont, Éditions
Le Bord de l’eau, 2012. Aurore Renaut, qui contribue au présent ouvrage collectif,
prépare, chez le même éditeur, un ouvrage issu de sa thèse de doctorat consacrée
à la télévision de Roberto Rossellini.
Itinéraires de Roberto Rossellini
fabrique, Rossellini est principalement cinéaste, et, quoi qu’en dise aussi
Biette lui-même qui reste assez distant avec la plupart des ilms tardifs
de Rossellini, il est parfois cinéaste de télévision.
Jean-Claude Biette, en tant que critique, quoique le désigner comme
« écrivain de cinéma » serait de toute évidence plus adapté, peut être
lu à travers ses recueils de textes initialement parus dans des revues,
Poétique des auteurs 4 étant suivi de Qu’est-ce qu’un cinéaste ? 5. Ce passage
de l’auteur au cinéaste est une préférence, presque une théorie. Que le
texte d’ouverture du volume paru en 2000, article initialement publié
en 1996 dans la revue Traic sous le titre « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? »,
déinisse ce qu’est un cinéaste en se référant aux ilms de Rossellini est
probablement tout sauf un hasard, presque une réponse.
Voici la déinition proposée par Biette :
À ce point me voilà obligé […] de hasarder ma propre déinition, qui
est un peu plus qu’une hypothèse, un peu moins qu’une certitude. Est
cinéaste celui ou celle qui exprime un point de vue et sur le monde et
sur le cinéma et qui, dans l’acte même de faire un ilm, accomplit cette
opération double qui consiste à la fois à entretenir la perception sin-
gulière d’une réalité (à travers un récit quel qu’il soit, des acteurs quels
qu’ils soient, un espace et un temps quels qu’ils soient) et à l’exprimer en
partant d’une conception générale de la fabrication d’un ilm qui est – elle
aussi – une et singulière, qui résulte d’une perception et d’une assimila-
tion des ilms existant avant lui, et qui lui permet, par une longue suite
de manœuvres souterraines que le cinéaste peut parfaitement ignorer
ou laisser s’accomplir dans un semi-éveil de la conscience, ou penser
du tout au tout, de trouver des solutions personnelles et singulières à
ce que doivent être dans tel ilm, au moment sans cesse changeant où
il se fabrique, son récit, ses acteurs, son espace, avec toujours un tant
soit peu plus de monde que de cinéma 6.
4. Jean-Claude Biette, Poétique des auteurs, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Écrits »,
1988.
5. Jean-Claude Biette, Qu’est-ce qu’un cinéaste ?, Paris, POL, 2000.
6. Ibid., p. 19-20.
Poétique de Rossellini : des images mobiles
7. Voir Jacques Bontemps, « Biette dans le labyrinthe », Traic, no 85, printemps 2013,
Jean-Claude Biette, l’évidence et le secret, p. 44.
8. François Zourabichvili, La Littéralité et autres essais, Paris, PUF, coll. « Lignes
d’art », 2011.
9. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé [1984], textes réunis par Alain Bergala,
Paris, Flammarion, coll. « Champs arts », 2008, p. 80. Propos d’un entretien avec
Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette paru dans les Cahiers du cinéma, no 94,
1959.
10. Jean Louis Schefer, Images mobiles. Récits, visages, locons, Paris, POL, 1999, p. 115-
122. Texte paru initialement dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto
Rossellini, op. cit.
Itinéraires de Roberto Rossellini
12. Propos extrait du ilm Le Colloque de Cannes 1977, le dernier combat, réalisé par
Jacques Grandclaude.
13. Idem.
Itinéraires de Roberto Rossellini
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Cet ouvrage répond à plusieurs résonances actuelles. En in de cette
introduction, nous avancerons quelques brèves hypothèses à partir du
ilm Beaubourg, centre d’art et de culture Georges Pompidou (1977) 14,
difusé seulement deux fois en 1977, par l’ORTF et la RAI, et qui donne
actuellement lieu à plusieurs recherches, notamment à la suite de
quelques projections ou d’une installation, dernièrement, pendant l’été
2012, au Macba, le musée d’Art moderne de Barcelone. Il s’agit ainsi, en
quelque sorte, de « remonter » Rossellini, de défaire les commencements
habituels, peut-être un peu trop balisés. Ensuite, et cet enjeu est consi-
dérable, l’empreinte des idées cinématographiques de Rossellini persiste
dans le cinéma moderne et contemporain, qui poursuit en quelque sorte
les chemins tracés tout en les réinventant. Les prolongements dans les
œuvres de Rohmer (notamment télévisuelles), Godard et plusieurs
cinéastes de la modernité des années 1960 sont passionnants, mais il
y en a d’autres. Plusieurs idées rosselliniennes transitent par des ilms
qui le suivent, sans nécessairement que la question soit seulement celle
de la iliation. Autrement dit, les ilms de Rossellini continuent leur
fabrique… D’autres résonances passent par des textes récemment publiés
qui cherchent à réenvisager certaines igures rosselliniennes, Georges
Didi-Huberman revient par exemple sur Stromboli dans Peuples exposés,
peuples igurants 15. À charge donc pour ce livre collectif de proposer des
itinéraires, des liaisons, entre des ilms de diférentes périodes, autour
de quelques problèmes cinématographiques. Ce remontage passera par
d’autres cinéastes, selon une rélexion qui concerne les prolongements
des enjeux rosselliniens.
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Le commencement de notre rélexion s’appuie sur la façon dont
l’œuvre se referme, avec un des deux derniers ilms réalisés l’année
14. Ce ilm, difusé l’année de la mort de Rossellini, est à considérer dans son inachè-
vement relatif.
15. Georges Didi-Huberman, Peuples exposés, peuples igurants, tome 4 de L’Œil de
l’histoire, Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p. 162-167. Du même auteur, en partie
sur Rossellini, voir également « Porter plainte », De(s)générations, no 18, juin 2013,
Vies anonymes.
Poétique de Rossellini : des images mobiles
16. Sur cette scène dans les écrits de Gilles Deleuze, voir Dork Zabunyan, « “L’exemple
éternel” : la scène de l’usine dans Europe 51 », dans Gilles Deleuze. Voir, parler,
penser au risque du cinéma, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, coll. « L’œil vivant »,
2006, p. 126-132.
Poétique de Rossellini : des images mobiles
17. Un groupe de voix semble revenir à plusieurs reprises dans le ilm. Si ces voix
restent anonymes, elles tendent toutefois à correspondre à quelques individualités.
Itinéraires de Roberto Rossellini
déplaçant des enjeux assez classiques liés aux acteurs non professionnels.
Il envisage aussi à nouveaux frais les corps d’Anna Magnani et d’Ingrid
Bergman. Il est question des peuples, voire de l’espèce humaine, ainsi
que Rossellini la désigne fréquemment, celle dont la connaissance et
la culture ont été ruinées par plusieurs guerres. Le peuple est dans ce
ilm de 1977 identiié à des visiteurs anonymes, des voix omniprésentes.
Les visiteurs sont pris dans ce grand ensemble, face à des œuvres dont
ils parlent quand elles déclenchent un mode de reconnaissance lié à
la consommation. Restent des apparitions moins cernées par de telles
structures de discours, des œuvres qui apparaissent plus mystérieuses
et énigmatiques. La sculpture qui s’élève sur la terrasse extérieure du
Centre Georges Pompidou, réalisée par Max Ernst et intitulée Capricorne
(1948-1964), se caractérise par un hiératisme souverain des igures,
celui des pharaons égyptiens. Dans son contexte d’origine, la posture
des igures était un déi aux paysages de l’Arizona. Sa signiication dans
le contexte du ilm, celui d’un déplacement géographique, n’est plus si
directement lisible. Son apparition est marquante, son sens est indéci-
dable. Il est à peu près certain que Rossellini perçoit une crise moderne
de l’art et de la connaissance. Mais il n’est pas tout à fait certain que
Rossellini, cinéaste de la modernité, donne simplement forme à un déni
indiférencié de l’art moderne. N’oublions pas que la critique française
(André Bazin, Jacques Rivette) a évoqué Matisse à son propos ; Rossellini
lui-même, certes non sans ambiguïté, a fait allusion aux ilms de Warhol
comme prolongement de ses expériences (surtout à propos de La Voix
humaine [1948]). L’ensemble est pris dans une ambivalence, qui ne peut
se résumer à une comparaison simpliste du Centre d’art et de culture
à un centre commercial. Le montage entre les voix et les œuvres crée
un registre qui s’avère diférent de celui attribué à la phrase d’Irène,
prononcée dans l’après-coup de la visite et qui fait de la description de
l’usine la vision d’une prison.
Un dernier point, pour une dernière complication quant à l’itinéraire
proposé par Rossellini dans cette ultime expérience ilmique. Au passage
d’un entretien, alors qu’il s’avère très critique des ilms de Rossellini
réalisés pour la télévision – « la Rai et le Vatican ont eu raison de son
génie 18 » –, Jean-Claude Biette évoque la lumière des premiers plans
d’une manière aussi convaincante que troublante :
18. Jean-Claude Biette, « On a cours d’histoire chez Rossellini », dans Poétique des
auteurs, op. cit., p. 153.
Poétique de Rossellini : des images mobiles
[…] la lumière des ilms de Rossellini vient aussi de l’Italie, des lieux.
Celle de Paris n’a rien à voir : il n’y a que Rossellini qui ait réussi dans son
dernier ilm sur Beaubourg, à faire que la lumière de Paris ressemble à
celle de Rome : les premiers plans sur les toits, avec les bruits de cloches,
le jour où il a ilmé, il y avait une lumière « romaine » 19.
19. « Entretien avec Jean-Claude Biette, par Jean Narboni et Serge Toubiana », ibid.,
p. 8.
20. Il est tout aussi important de mentionner le travail d’Emmanuel Machuel sur ce
ilm, qui a, par exemple, travaillé comme chef opérateur pour Robert Bresson,
Maurice Pialat, Manoel de Oliveira, Pedro Costa, etc.
21. Claude Ollier, Souvenirs écran, Paris, Gallimard / Cahiers du cinéma, 1981, p. 29.
Texte initialement paru dans la NRF en mai 1959.
Itinéraires de Roberto Rossellini
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Nous remercions chaleureusement les contributeurs aux Itinéraires
de Roberto Rossellini. Ils tracent leurs chemins à partir des ilms, en
ouvrant diférentes pistes et en privilégiant des démarches qui oscillent
entre attendus et inattendus. Bien évidemment, ce livre ne constitue pas
une synthèse exhaustive, loin de là, de la question qu’il essaie de poser.
Il est une proposition, parmi beaucoup d’autres, pour une œuvre dont
la pensée reste en devenir et dont les prolongements s’inventent toujours.
1. Voyage(s) et modernité
Dans le sillage des statues
Suzanne Liandrat-Guigues
caractériser cette dernière qui ne relève pas d’un style déini. De fait, il
y a probablement, à divers moments théoriques et historiques, plusieurs
manières d’envisager le cinéma moderne, allant dans des directions
diférentes et produisant ainsi un étoilement de réponses possibles à
cette interrogation. Ce qui justiie pleinement la formule utilisée par
Pierre-Damien Huyghe concluant à l’existence d’œuvres ou d’auteurs
« modernes sans modernité 2 ».
En efet, relever la présence de la sculpture dans ces ilms, c’est faire
l’hypothèse qu’à ce moment celle-ci sert de révélateur ou qu’elle constitue
un événement de cinéma. L’histoire du cinéma, comme toute histoire,
« n’existe que par rapport aux questions que nous lui posons 3 », ce qui
implique une interprétation de la modernité et, par conséquent, de la
nature des événements esthétiques (et non pas seulement technologiques,
souvent mis en avant comme principale explication historique) qui la
constituent. On pourrait (en l’adaptant pour le cinéma) reprendre la
conclusion de Hans Belting à propos de l’histoire de l’art :
Il y a manifestement des séquences de l’histoire [du cinéma] qui sont
« conditionnées par l’unité d’un problème ». Elles atteignent inalement
un stade où le problème change, où les solutions qui ont été tour à tour
développées peuvent elles-mêmes engendrer de nouveaux problèmes 4.
2. Voir Pierre-Damien Huyghe, Modernes sans modernité. Éloge des mondes sans
style, Fécamp, Nouvelles Éditions Lignes, 2009.
3. Paul Veyne, L’Inventaire des diférences. Leçon inaugurale au Collège de France,
Paris, Éditions du Seuil, 1976, p. 9.
4. Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle inie ?, traduit de l’allemand et de l’anglais
par Jean-François Poirier et Yves Michaud, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon,
1989, p. 116.
Dans le sillage des statues
5. « [C]inéma que je me mis, pour moi seul et parce que j’avais son âge, à appeler
“moderne” », écrit Daney, né en 1944 (au moment de Rome, ville ouverte et de la
découverte des camps, précise-t-il).
6. Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990, p. 131.
Itinéraires de Roberto Rossellini
garde que le thème d’une œuvre, qu’un motif d’écriture ne sont plus
seulement des réalités rhétoriques. Ils constituent une unité probléma-
tique projetable dans l’espace interrogatif où se meut la pensée 11 » d’où
surgirait le cinéma moderne. La question de la modernité au cinéma,
en efet, s’en trouve singulièrement modiiée lorsqu’on la considère à
partir des données de cet espace interrogatif élaboré autour des rela-
tions du cinéma avec la sculpture. Si les réponses apportées par chaque
cinéaste sont diférentes, elles participent de la notion de modernité
qui, à travers ces ilms, renvoie à une idée du cinéma conçu comme un
ensemble de propriétés qui le rendent capable de déjouer les impératifs
de la représentation due à l’enregistrement mécanique (qui lui sont
ontologiquement attachées, selon la perspective retenue par Bazin)
ain de faire advenir une image purement pensée.
Ainsi l’on verra un prolongement à Voyage en Italie s’exerçant dans
deux directions. D’une part, conirmant le point de vue de Serge Daney qui
met en relation modernité et après-guerre, le ilm de Resnais Hiroshima
mon amour (1959) s’ouvre par la vision de deux êtres étroitement enlacés,
presque fondus (en référence à la bombe atomique), mais que l’on peut
considérer comme une variation sur les corps ensevelis sous l’efet de
l’éruption volcanique à Pompéi dans l’avant-dernière séquence du ilm
de Rossellini où ils sont reconstitués sous forme sculpturale. Resnais
s’inscrit dans le sillage des statues rosselliniennes qui ne sont pas simple
présence d’œuvres d’art au musée (qu’une démarche touristique jus-
tiierait) mais aussi image brutale d’un autre ordre parce que placée
sous l’efet d’une catastrophe traumatisante. À cette première iliation
se rattachent beaucoup d’autres ilms de la « modernité » des années
1960, dont ceux rapidement mentionnés ci-dessus 12. Et d’autre part,
un doublet imaginé par le cinéaste japonais Nobuhiro Suwa. Si H Story
(qu’il réalise en 2000, à Hiroshima) se présentait comme un impossible
remake de Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Un couple parfait
(tourné à Paris en 2006) entretient un rapport profond avec Voyage en
Italie de Roberto Rossellini 13.
Le cinéaste japonais, né en 1960, fait montre d’une cinéphilie et d’une
connaissance théorique françaises dans l’articulation des deux ilms.
14. Dans l’entretien qu’il accorde à Charles Tesson, Nobuhiro Suwa insiste sur le
passage du concerté au hasard dans le jeu de l’actrice (Cahiers du cinéma, no 561,
octobre 2001, p. 70-72).
Dans le sillage des statues
sont au milieu d’une gare parmi les lux du monde actuel. Sautant d’un
ilm antérieur à l’autre, ils embrayent alors sur le inale d’Hiroshima mon
amour où le couple se retrouve dans la gare d’Hiroshima avant de se
séparer : la mise en scène de Suwa opère à ce moment un croisement
inattendu avec le couple de Voyage en Italie. Dans la gare, un miracle a
lieu, comme à la in du ilm de Rossellini, mais, de façon plus raisonnable,
le couple Marie-Nicolas reste enlacé tandis que le train démarre sans eux.
Après avoir vériié l’impossibilité de refaire Hiroshima mon amour,
avec son second ilm, Un couple parfait, Nobuhiro Suwa prend place
dans l’intervalle de temps et dans l’écart des œuvres. Il postule la nou-
velle condition du sujet en rapportant l’expérience de Voyage en Italie
aux proportions d’un couple d’Européens à l’abri, en 2006, des drames
historiques. En défaisant « l’unité d’un problème » tel que coniguré
plus haut, il expose une solution nouvelle tout en modiiant l’« espace
interrogatif » issu de la modernité des ilms de statues.
Ceci n’est pas une carte postale : Voyage en Italie
(1953) dans l’optique de Jean-Luc Godard
Guillaume Bourgois
Dès les années 1960, les ilms de Jean-Luc Godard dialoguent avec ceux
de Roberto Rossellini. En insérant plusieurs références au cinéaste italien
dans ses œuvres, le réalisateur franco-suisse interroge les principaux
éléments de l’esthétique rossellinienne. La rélexion de Godard pousse
à remettre en question certaines idées reçues au sujet de la ilmographie
du cinéaste italien, et amène en particulier à reconsidérer Voyage en
Italie (1953) dans lequel le réalisateur de Pierrot le fou invite à identiier
un travail complexe à partir du motif de la carte postale. Par ce travail,
la carte postale échappe à la déinition habituelle de ce type d’image :
alors qu’elle est traditionnellement condamnée à relayer un ou plusieurs
cliché, elle devient une structure dynamique à laquelle incombe de
révéler la crise de la conscience occidentale provoquée par la Seconde
Guerre mondiale.
2. Il suit de penser à la phrase « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image »,
qui it tant couler d’encre.
Itinéraires de Roberto Rossellini
vue, les personnages masculins des Carabiniers sont traités comme des
personnages incapables de comprendre la complexité du fonctionne-
ment d’une image. L’un d’eux est borgne et le second, dans une scène
où il se rend au cinéma voir un ilm dans lequel une jeune femme nue
prend un bain, essaie de changer de place pour apercevoir son corps,
allant jusqu’à briser la toile en se penchant pour voir en détail l’ana-
tomie de la jeune femme. Il démontre ainsi une méconnaissance totale
du fonctionnement de l’image cinématographique. C’est au spectateur
qu’incombe de savoir contempler les images et de se rendre compte de
la dimension tragique et mortifère des cartes postales.
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Rossellini est très présent dans le passage d’Histoire(s) du cinéma
consacré au cinéma italien. Plusieurs extraits de ses ilms sont mon-
trés : Rome, ville ouverte, Stromboli (1950), Viva l’Italia! (1961) et Les
Onze Fioretti de François d’Assise (1950). Les titres de Voyage en Italie
et de Viva l’Italia! apparaissent écrits en lettres vertes. Enin, un por-
trait de Rossellini est utilisé, sur lequel s’inscrit progressivement une
célèbre formule du cinéaste italien : « Les choses sont là. Pourquoi les
manipuler [?] » Le passage recèle plusieurs niveaux de lecture, qui sont
à même de faire apparaître la complexité du commentaire de Godard
au sujet des ilms de Rossellini, ce qui a son importance pour analyser
Voyage en Italie selon une optique godardienne.
Le réalisateur d’Histoire(s) du cinéma semble a priori conforter
un cliché concernant le cinéaste italien. L’extrait fait se rencontrer le
portrait de Rossellini et celui de Pasolini. Sur ce dernier apparaît pro-
gressivement la phrase « Une pensée qui forme / Une forme qui pense ».
Godard paraît ainsi établir une opposition assez traditionnelle entre le
réalisme de Rossellini, caractérisé implicitement comme un cinéaste du
plan, c’est-à-dire contre le montage et l’utilisation du hors-champ ou du
contrechamp, et le formalisme de Pasolini, lequel tendrait au contraire à
se servir du montage comme instrument de pensée. Par là serait retracée
symboliquement la mutation du cinéma italien des années 1940-1950
néoréalistes aux années 1960-1970, davantage formalistes.
Toutefois, cette opposition traditionnelle est contredite à deux
niveaux. Premièrement, Godard s’amuse à la remettre en question
par les extraits de Rossellini et de Pasolini qu’il choisit de montrer.
Deux passages d’œuvres pasoliniennes sont utilisés : un moment de
héorème (1968) dans lequel apparaît le visage d’Anne Wiazemsky, et
un moment d’Uccellaci e Uccellini (1966) montrant un corbeau, que
Pasolini appelle « l’oiseau philosophe ». Or, ces extraits se caractérisent
par un plan unique. À l’inverse, les séquences de ilms de Rossellini sont
très découpées et mettent en évidence un travail du contrechamp. Le
montage godardien souligne un parallèle entre Rome, ville ouverte et
Stromboli. Dans les extraits des deux ilms, les personnages féminins
reproduisent le même geste : elles crient en plaquant leurs poings contre
leurs visages – la première à la vue du résistant mort sous la torture
et la seconde, interprétée par Ingrid Bergman, à la vue du volcan qui
donne son titre à l’œuvre rossellinienne. Les plans sur leurs gestes ne
Itinéraires de Roberto Rossellini
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En parallèle, la séquence d’Histoire(s) du cinéma développe implici-
tement une rélexion sur Voyage en Italie. Cela peut paraître paradoxal
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Le passage compose une image carte postale de l’Italie car il multiplie
les éléments clichés : la chanson napolitaine du générique ; les bules
croisés, qu’Alain Bergala a identiiés 7 comme ceux dont le lait des
femelles permet de confectionner la mozzarella, emblème culinaire de
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Ce n’est pas par hasard que le couple de personnages de Voyage en
Italie s’appelle Katherine et Alexander Joyce. Leurs noms constituent évi-
demment une référence à James Joyce. L’écrivain est doublement présent
dans l’œuvre rossellinienne. Vers le milieu du ilm, Katherine raconte à
son mari un souvenir, qui reprend les principales lignes narratives d’une
des nouvelles du recueil Gens de Dublin, de l’auteur irlandais. Au début
de son livre Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, l’historien de l’art
Georges Didi-Huberman commente 9 un passage d’Ulysse de Joyce,
dans lequel le narrateur, contemplant l’horizon, évoque les éléments
sensoriels qui parviennent à lui. Didi-Huberman remarque que tous les
éléments font écho à une parcelle de la subjectivité du narrateur, qui
semble se morceler au il de la description. L’historien de l’art conclut
que Joyce théorise implicitement dans Ulysse une nouvelle fonction-
nalité de l’image : celle de regarder celui qui la contemple. Au lieu de
s’ofrir passivement à une contemplation inofensive, l’image regarde,
c’est-à-dire qu’elle provoque un trouble, une inquiétude, qui afecte la
subjectivité, et l’amène notamment à percevoir sa condition moderne
de structure en crise.
Parce qu’elle possède une dimension tragique en tant que signe de
mort et d’extermination, l’image carte postale du Vésuve obéit à des
règles joyciennes. Elle ne cesse de regarder les personnages de Voyage
en Italie. Qu’elle apparaisse en arrière-plan ou qu’elle soit tapie dans le
hors-champ, elle afecte progressivement les subjectivités du couple,
en particulier celle du personnage interprété par Ingrid Bergman : le
9. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les
Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1992, p. 9-15.
Voyage en Italie dans l’optique de Jean-Luc Godard
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Alain Bergala écrit que Rossellini inscrit dans la plupart de ses ilms
un « hiatus entre la igure et le fond 10 ». Le rapport entre la carte postale
vésuvienne et les personnages est emblématique de ce hiatus et entraîne
une menace pour la igurabilité des personnages elle-même. Lors d’une
séquence, Katherine se rend dans la zone volcanique de Pozzuoli. Elle
contemple une masse liquide faite de boue bouillonnante et joue avec la
fumée qui se dégage de plusieurs endroits. Ces éléments représentent en
un sens le destin tragique de Katherine Joyce si la dynamique destructrice
de la carte postale vésuvienne va au bout de sa logique : la disparition
du personnage, sous forme liquide ou gazeuse, et avec elle la disparition
de la possibilité de faire apparaître des igures sur un fond. Rossellini
questionne ainsi le destin du cinéma moderne, c’est-à-dire celui qui naît
historiquement après la Seconde Guerre mondiale. Hanté et travaillé
par le conlit tragique, il est afaibli puisqu’il paraît sur le point de perdre
ses capacités représentatives.
Toute la in du ilm constitue une réappropriation de la igurabilité
et, par là, une reconstruction ilmique. Dans la séquence à Pompéi, les
archéologues se servent de plâtre qu’ils coulent dans l’empreinte laissée
par le corps de ceux qui sont morts pour les rendre visibles, c’est-à-dire
qu’ils transforment du vide en igures concrètes. La scène suggère la
possibilité de contrer la disparition progressive de la igure, idée qui est
Aurore Renaut
1. Stromboli (1949), Europe 51 (1951), Voyage en Italie (1953), Nous les femmes : Ingrid
Bergman (1953), La Peur (1954), Jeanne au bûcher (1954).
2. C’est en Inde que Jean Renoir était allé ilmer son premier ilm en couleurs, Le
Fleuve (1951). C’est en Inde aussi que Fritz Lang ira ilmer son diptyque Le Tigre
du Bengale et Le Tombeau hindou, un an après Rossellini.
3. Rossellini ne vivait pas seulement en Italie mais souvent aussi à Paris.
4. Alain Bergala, « India, autoportrait de Rossellini en cinéaste et en mari », India.
Rossellini et les animaux, dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain
Bergala (dir.), Paris, Cinémathèque française, Martigues, Cinéma Jean Renoir, La
Rochelle, La Coursive, 1997, p. 63.
Itinéraires de Roberto Rossellini
5. Après Rome – dans Rome, ville ouverte (1945) –, l’Italie – dans Païsa (1946) –,
l’Allemagne – dans Allemagne année zéro (1948) – et l’Europe – Europe 51 (1951) –,
Rossellini s’intéresse à un autre continent.
6. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, Paris, Ramsay, 1987, p. 161.
7. Jean Herman accorde un entretien aux Cahiers du cinéma en juillet 1957 (« Rossellini
tourne India 57 », Cahiers du cinéma, no 73, juillet 1957), un autre à Alain Bergala à
l’occasion de la publication de l’ouvrage India. Rossellini et les animaux (« J’étais du
voyage, entretien avec Jean Herman par Alain Bergala », dans Nathalie Bourgeois,
Bernard Bénoliel et Alain Bergala [dir.], India. Rossellini et les animaux, op. cit.),
et publie un ouvrage de photographies et de souvenirs sous son pseudonyme
littéraire de Jean Vautrin (J’ai fait un beau voyage, photo-journal 1955-1958, Paris,
Éditions Cercle d’Art, 1999).
8. De nombreuses images de la série documentaire ont été tournées par Tonti alors
que Rossellini n’était pas là.
9. Bernard Bénoliel, « À la recherche du pays réel (histoire et géographie du tour-
nage) », dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India.
Rossellini et les animaux, op. cit., p. 18.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage
10. « Entretien avec Roberto Rossellini par Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette »,
Cahiers du cinéma, no 94, avril 1959, p. 12.
11. Titres des épisodes français. Les titres italiens sont pour certains légèrement difé-
rents : « India senza miti », « Bombay, la porta dell’India », « Archittetura e costume
di Bombay », « Varsova », « Verso il Sud », « Le lagune di Malabar », « Kerala »,
« Hirakud, la diga sul iume Mahadi », « Il Pandit Nehru », « Gli animali in India ».
12. Leur liaison fera scandale, si bien que Rossellini, qui avait été accueilli à bras
ouverts, quittera l’Inde précipitamment en octobre 1957, rejoignant Sonali déjà
arrivée à Paris.
13. Le mahout est à la fois le maître, le guide et le soigneur de l’éléphant.
Itinéraires de Roberto Rossellini
*
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Le long métrage sera présenté hors compétition au Festival de Cannes
1959, l’année des Quatre cents coups de François Trufaut et d’Hiroshima
mon amour d’Alain Resnais. India y reçoit un accueil critique très favo-
rable 14 mais ne sera pourtant pas distribué en France 15. La copie française
longtemps oubliée sera retrouvée en 1996 et restaurée à l’initiative du
directeur de la Cinémathèque française de l’époque, Dominique Païni.
Un an plus tard, un ouvrage collectif est publié, India. Rossellini et les
animaux, vers lequel nous renvoyons pour préciser notamment la
chronologie du tournage 16.
14. Pour Jean-Luc Godard, India c’est « la création du monde », « India », Cahiers du
cinéma, no 96, juin 1959.
15. Le ilm sera par contre distribué en Italie.
16. L’article déjà cité de Bernard Bénoliel, « À la recherche du pays réel (histoire et
géographie du tournage) », reprend la chronologie du périple rossellinien.
17. Angel Quintana, « Voix plurielles, voix distantes (la question de l’énonciation) »,
dans Nathalie Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini
et les animaux, op. cit., p. 86.
18. Bernard Bénoliel, ibid., p. 16.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage
Il ne fait nul doute que les deux séries, identiques du point de vue
des images, L’India vista da Rossellini et J’ai fait un beau voyage, aient
été des préparations documentaires au tournage de iction qui lui a
succédé. Rossellini arrive dans un pays étranger qu’il sillonne en voiture,
en avion et en train, ain de l’appréhender. Aldo Tonti tourne avec sa
caméra légère 16 mm plus de quatre mille mètres de pellicule dans la
jungle, les villages et les villes. Il était nécessaire de commencer par le
documentaire, ce dont le cinéma de iction de Rossellini avait, aupara-
vant, déjà eu besoin.
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La iliation de Paisà à India est évidente, et ce, dès la conception du
projet indien. Jean Herman racontait en juillet 1957 :
Le ilm comportera une introduction documentaire générale destinée à
établir à la fois le bilan de la situation en 1957 et à déblayer les idées fausses,
conventionnelles ou fantaisistes qu’on a au sujet de l’Inde. Chaque épisode
sera lui-même introduit par une nécessité documentaire. La structure
générale du ilm fera tout de suite penser à Paisà, mais, par ses thèmes,
India 57 représentera plutôt une synthèse de l’œuvre rossellinienne 19.
Dès juillet 1957, le projet ressemble déjà à ce qu’il sera : « une nécessité
documentaire » générale ouvre bien India dans laquelle de nombreux
et courts plans de Bombay, de ses passants, de ses rues et des bords du
Gange sont présentés. Ensuite, chacun des quatre épisodes sera intro-
duit par une nouvelle introduction documentaire qui n’aura à chaque
fois aucun lien narratif ni géographique avec le récit ictionnel qui va
commencer. Pour le premier, Rossellini ilme des temples et la cité de
Madurai avant de nous plonger dans une histoire d’éléphant. Le deu-
xième s’ouvre sur des plans de Bénarès alors que l’histoire se passera
au barrage d’Hirakud.
Comme dans Paisà, Rossellini a besoin du documentaire pour entrer
dans sa iction. Chacun des six épisodes de Paisà s’ouvrait sur des images
d’actualités accompagnées d’un commentaire en voix of qui présentait
le contexte de l’épisode. Mais si India possède une structure similaire et
si on y retrouve une voix of explicative, les deux œuvres ne seront pas
sur ce point identiques, Rossellini ne reprenant jamais à la lettre une
formule déjà employée. Alain Bergala le notait déjà à propos d’India :
Rossellini n’est pas cinéaste à utiliser deux fois la même formule. Même
s’il est engagé dans la même phase de recherche, chaque étape doit
expérimenter un embrayage diférent du couple iction/réalité 20.
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Les images documentaires ne sont pas seulement des esquisses, elles
sont aussi la matrice de l’œuvre à venir. Toutes les thématiques du ilm
de iction en 35 mm sont déjà présentes dans les images en 16 mm : ces
images sont la source ininie (ou presque) dans laquelle Rossellini pui-
sera ensuite lorsqu’il écrira les épisodes d’India et lorsqu’il les montera.
Elles sont, en efet, des images complémentaires qui n’existeront
pas seulement de façon alternée dans les séquences documentaires
introductives mais aussi à l’intérieur même des séquences de iction
dans lesquelles Rossellini se servira largement d’elles pour construire
de façon très élaborée les histoires qu’il va raconter.
Ainsi India est-il un ilm semi-ictionnel tourné en 35 mm mais
constamment alimenté d’images 16 mm gonlées en 35 et dont le grain
plus épais est bien la marque de cette hétérogénéité 22.
L’œuvre indienne est en cela un moment essentiel dans la carrière de
Rossellini car elle lui ouvre les portes du montage comme un processus
21. Sur le régime énonciatif du ilm, lire l’article déjà cité d’Angel Quintana, « Voix
plurielles, voix distantes (la question de l’énonciation) ».
22. Peu de gens évoquent cette hétérogénéité des matériaux. Parmi ceux qui l’abordent,
on retiendra l’article de Dominique Païni, « Pellicule, site, poussière, de la dispa-
rition des ilms et des hommes », Cinéma, no 2, 2001.
Itinéraires de Roberto Rossellini
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Rossellini, qui a toujours été un grand communiquant, est resté très
jaloux sur ses secrets de fabrication, et s’il a donné beaucoup d’interviews,
ce n’est pas pour autant que ses témoignages décodent ses méthodes
de travail. India est une grande œuvre de montage, et pourtant c’est à
propos de ce ilm que Rossellini livre aux Cahiers du cinéma le célèbre :
« Les choses sont là. Pourquoi les manipuler ? »
Quantité de commentaires ont été faits sur ces deux phrases, fers
de lance d’une forme de cinéma vérité qui reconnaissait à la caméra les
vertus d’un enregistrement brut des images. Cette assertion a sa vérité,
mais employée pour qualiier le travail du montage dans India, elle est,
de toute évidence, à relativiser.
La citation d’ailleurs est incomplète. Dans l’entretien des Cahiers
duquel elle est extraite, elle fait partie du paragraphe « Le montage me
gêne », et la référence exacte est celle-ci : « Oui, le montage n’est plus essen-
tiel. Les choses sont là – et surtout dans ce ilm. Pourquoi les manipuler 26 ? »
27. « J’étais du voyage, entretien avec Jean Herman par Alain Bergala », dans Nathalie
Bourgeois, Bernard Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini et les animaux,
op. cit., p. 35.
28. « Entretien avec Roberto Rossellini par Fereydoun Hoveyda et Jacques Rivette »,
art. cité.
Itinéraires de Roberto Rossellini
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L’épisode d’Hirakud, présent dans les deux versions, ira encore plus
loin dans l’utilisation et l’agencement des images 16 mm.
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage
1
Au moment où, le 10 janvier 1942, la rubrique critique de la revue
Cinema, intitulée « Film di questi giorni », est coniée à Giuseppe De
Santis, la question du renouvellement du cinéma italien, et en particulier
les injonctions en faveur d’un cinéma plus « réaliste », est au cœur d’un
débat auquel ne manquent pas de participer des personnalités proches
du régime fasciste 1. Au début des années 1940, l’option du « réalisme »
au cinéma n’est pas en soi quelque chose de subversif ni de frondeur.
Devant le succès sans précédent des documentaires de guerre allemands,
l’un des ils de Mussolini – Vittorio –, directeur de la revue Cinema
depuis 1939, appelle à « documenter notre guerre par des images très
eicaces 2 ». Bien évidemment, on comprend qu’il s’agit d’encourager un
« réalisme » propre à témoigner de l’œuvre accomplie par le fascisme.
L’appel d’Alessandro Pavolini, le ministre de la Culture populaire, ne
laisse aucun doute sur ce point :
1. Voir à ce propos Gian Piero Brunetta, Storia del cinema italiano, vol. 2, Il Cinema
del regime 1929-1945, Rome, Editori Riuniti, 2001, p. 224-225. Les appels à un
cinéma « réaliste » sont fréquents aussi tout au long des années 1930. La nécessité
de trouver la formule d’un cinéma qui reléterait la nouvelle réalité de l’Italie de
Mussolini parcourt les colonnes des nombreux journaux des Cineguf, les asso-
ciations de la Jeunesse universitaire fasciste. Voir Luca La Rovere, Storia dei Guf.
Organizzazione, politica e miti della gioventù universitaria fascista, 1919-1943,
Turin, Bollati Boringhieri, 2003.
2. V. M. [Vittorio Mussolini], « Cinema di guerra », Cinema, no 96, 25 juin 1940,
p. 423.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Nous ne pouvons que porter nos ambitions les plus chères vers un cinéma
qui soit le miroir de la société actuelle, de la vie italienne d’aujourd’hui. Un
cinéma réaliste ? Évidemment, […] reste cependant notre exigence fonda-
mentale, à savoir que la vie italienne soit reproduite, certes, aussi dans son
mal partiel, mais surtout dans son bien général, et de loin prépondérant 3.
2
Les deux comptes rendus de Giuseppe De Santis s’inscrivent ainsi dans
une bataille qui s’est engagée, non seulement entre une orientation
vers un cinéma « réaliste » et les genres jusqu’alors dominants (ilms
historiques, comédies sentimentales, adaptations littéraires), mais aussi
entre diférentes formes de « réalisme ». Le compte rendu d’Un pilota
ritorna prend d’emblée la forme d’une prise de position forte de la part
d’un critique qui travaille parallèlement à son propre projet cinéma-
tographique (celui d’Ossessione) : « Voilà un ilm qui nous permettra,
enin, de clariier notre position. » (PR) Quant à la critique de L’Uomo
dalla croce (nous sommes alors à l’été 1943), elle a un ton volontairement
polémique et combatif en commençant par un tour d’horizon impitoyable
des nouvelles forces en présence à l’intérieur du champ cinématogra-
phique italien : « Notre cinéma a été particulièrement proliique en
jeunes réalisateurs ces dernières années. Et, avec leur arrivée, comme
cela est naturel, les polémiques ont surgi. » (UC) De Santis réfute alors
sans détour le cinéma des « calligraphes », Poggioli, Soldati et Castellani,
accusés respectivement d’« impressionnisme », de « pittoresque » et de
« technicisme ». Il déplore l’absence d’esthétique clairement airmée
chez Chiarini, Franciolini et Lattuada, pour ne louer que les premiers
ilms de Vittorio De Sica, tout en soulignant leur « langage naïf » et leur
« imprécision grammaticale » dus à « un univers encore en gestation ».
En revanche, « parmi tant de bruit », le critique de Cinema place
signiicativement à part la personnalité de Rossellini, réalisateur qui
lui semble apparaître comme « le plus dépourvu de charge polémique
et, en même temps, le plus éloigné de toute appartenance à une ten-
dance » (UC) en raison justement des « prémices idéales » qui ont guidé
son travail : « recréer une réalité objective sans ioritures décoratives ni
arabesques inutiles ». Un an plus tôt, à propos d’Un pilota ritorna, De
Santis soulignait déjà le même parti pris esthétique lorsqu’il insistait sur
« son engagement notable en faveur d’une objectivité dénuée de toute
rhétorique » (PR), avant de préciser, un an plus tard, dans sa critique à
L’Uomo dalla croce (ce qui souligne la cohérence de ses propres orien-
tations esthétiques), que cet « engagement » s’inscrit dans une tradition
cinématographique nationale dont ne cessent de se réclamer depuis
plusieurs années les jeunes critiques du « groupe Cinema » :
Engagement que l’on doit considérer comme le plus combatif et le plus
polémique si l’on songe qu’aujourd’hui tout le cinéma italien, oubliant
Les premières manifestations du réalisme rossellinien…
On peut déjà remarquer ici que De Santis met en valeur avec justesse
ce qui est efectivement une qualité singulière du réalisme de Rossellini,
déjà remarquable dans les deux longs métrages de 1942 et 1943. Toutefois,
malgré ces compliments, le critique éreinte les deux ilms et leur auteur
en raison d’une trahison efective de leurs ambitions les plus louables,
d’un réalisme qui n’aurait pas su – selon lui – pleinement prendre forme :
Il faut reconnaître cependant, à l’égard de Rossellini, que ces prémices,
dans ses ilms, depuis Un pilota ritorna jusqu’à ce dernier Uomo dalla
croce, s’arrêtent presque toujours à un état de simple ambition. (UC)
3
Giuseppe De Santis est d’abord sensible, à juste titre, à la césure forte
qui caractérise les deux ilms et à la double personnalité de Rossellini :
Il n’est pas encore parvenu à harmoniser ni à maîtriser spirituellement
– ce qui veut dire aussi rythmiquement – la matière traitée, au point
qu’on peut distinguer dans sa personnalité deux aspects, l’un bien
distinct de l’autre. (UC)
Une partie de cette remarque est juste et, depuis, tous les spécialistes du
cinéma de Rossellini ont souligné la fracture nette entre la première et la
deuxième partie de ces deux ilms. En revanche, le critique de Cinema
la juge négativement, comme une discordance rythmique, un manque
de maîtrise, un déséquilibre préjudiciable à la cohérence thématique et
esthétique des deux ilms :
De cette manière, les deux parties, au lieu d’être complémentaires
l’une de l’autre, se révèlent étrangères l’une à l’autre au point de donner
l’impression que deux mains diférentes ont présidé à la confection du
ilm […]. Ainsi le ilm est plein de hauts et de bas. (UC)
Itinéraires de Roberto Rossellini
L’observation est à nouveau exacte (les deux parties sont en efet esthé-
tiquement, rythmiquement et stylistiquement très diférentes) mais De
Santis passe à côté de l’essentiel. Occupé à analyser les deux ilms de
Rossellini au iltre de sa propre conception du réalisme, il laisse échapper
la réelle cohérence thématique des deux parties en ne relevant que leur
disjonction : ce qui les unit, c’est, dans la première partie, la guerre et,
dans la seconde, les conséquences humaines et spirituelles de celle-ci,
moment où Rossellini s’attache à mettre en forme la technique et le sens
de son réalisme cinématographique. C’est justement dans l’opposition
entre les deux parties de chacun des ilms que se créent les conditions
nécessaires à l’apparition, dans la seconde partie, des thématiques propres
à Rossellini qui, à leur tour, vont permettre l’épiphanie de son réalisme.
Dans Un pilota ritorna, le protagoniste – le lieutenant Rossati – « chute »
littéralement après que son avion a été abattu. Cette « chute » est juste-
ment ce qui dépouille le protagoniste des attributs qui le construisaient
naturellement (mais aussi artiiciellement) dans la première partie du
ilm. Elle lui fait perdre son statut de héros « classique ». Tombé du ciel,
arraché à sa communauté, jeté hors de son propre camp, il est soudain
confronté à son ennemi, symbole de l’Altérité, de la igure de l’Autre.
Cette altérité est aussi celle que l’on retrouve au sein du petit groupe
de réfugiés hétéroclites de l’isba (soldats italiens, civils russes, militants
communistes, femmes, enfants) dans L’Uomo della croce, pris entre les
feux croisés de deux armées, réunis autour de la igure d’un aumônier
militaire italien. Brutalement mis en face de la réalité concrète de la guerre
et de sa dimension tragique, dans ce qu’elle a de plus douloureux pour
d’autres êtres humains, le protagoniste est contraint de faire l’expérience
de l’autre, de partager sa soufrance, de faire cette « rencontre » qui le
bouleverse et, d’une certaine manière, lui ouvre littéralement les yeux,
l’obligeant à l’observation du réel depuis un point de vue radicalement
neuf et insolite parce qu’il émane d’un personnage égaré. Ce point de
vue permet justement le dévoilement du réel dans ce qu’il a de plus
authentiquement humain. Or cette déchirure soudaine du réel eiloche
le rythme et le style de la narration conventionnelle de la première
partie, en quoi De Santis voit le déséquilibre du ilm, là où nous voyons
les conditions de l’apparition du réalisme rossellinien.
Plus intéressant encore : alors que la singularité du réalisme rosselli-
nien commence à prendre forme dans la seconde partie des deux ilms
(comme ce sera le cas aussi dans Roma, città aperta, où l’on observe la
même césure, marquée par la « chute » de Pina), De Santis, lui, privilégie
Les premières manifestations du réalisme rossellinien…
(c’est-à-dire sans passages « que rien ne peut combler »), garante – selon
lui – de la « véridicité » de la réalité ainsi réélaborée. De Santis apparaît
insensible à la tentative de Rossellini de briser justement le rythme de
la narration conventionnelle pour s’arrêter sur une situation et en faire
surgir la signiication humaine et spirituelle, pour commencer à explorer
la valeur créatrice du « temps mort », des moments de pause et d’attente 9.
C’est qu’au moment où il écrit ses comptes rendus critiques, De
Santis est occupé à élaborer sa propre conception du « réalisme » ciné-
matographique. Avec ses amis de la revue Cinema (Mario Alicata, Pietro
Ingrao, Gianni Puccini), réunis autour de Luchino Visconti dont ils ont
fait la connaissance en 1940, il est en train de tourner Ossessione. Ses
modèles esthétiques sont d’abord littéraires. Dans un article écrit à quatre
mains avec Mario Alicata et intitulé « Verità e poesia: Verga e il cinema
italiano », il rappelle explicitement ce que doit – selon lui – le cinéma
à la littérature narrative réaliste de la seconde moitié du xixe siècle :
Lorsqu’il eut résolu certains problèmes techniques, le cinéma, de docu-
mentaire devenu récit, comprit que son destin était lié à la littérature.
[…] Toutefois, il vaut mieux tout de suite airmer clairement que, jus-
tement en raison de sa nature rigoureusement narrative, c’est dans la
tradition réaliste que le cinéma trouva la voie qui lui convenait le mieux :
étant donné que le réalisme, considéré non pas comme soumission pas-
sive à une vérité objective et statique, mais comme force créatrice, par
l’imagination, d’une « histoire », de faits et de personnes, est la véritable
et éternelle mesure de toute expression narrative 10.
9. Cette accusation sera par la suite longtemps portée contre Rossellini. Au contraire,
la narration volontairement lâche, éloignée de la construction du cinéma classique,
constitue une singularité du « réalisme » rossellinien non construit a priori par le
récit, l’intrigue, le scénario, la psychologie des personnages, comme le souligne
Peter Brunette : « Rossellini ne cherche pas à raconter une histoire comme il faut,
parce que ce n’est pas l’intrigue qui l’intéresse mais les pauses, les moments de
répit, l’attente, les oppositions entre les personnages ou entre les personnages et
le milieu où ils se trouvent, toutes choses qui se manifestent à l’écran et non dans
l’intrigue. » Et le critique américain voit dans ces premiers longs métrages la ges-
tation, encore inconsciente, de cette technique qui va marquer l’œuvre future du
réalisateur : « Cependant, les éléments anti-narratifs d’un ilm comme Un pilota
ritorna sont encore à peine mis en évidence ; on ne peut pas dire que Rossellini
lui-même soit déjà conscient de ces moments ni qu’il cherche déjà sciemment à
modiier les conventions traditionnelles de la narration cinématographique. Mais
il y a là comme une graine qu’on vient de semer, une nouvelle manière de faire des
ilms. » (Peter Brunette, Roberto Rossellini, New York / Oxford, Oxford University
Press, 1987)
10. Mario Alicata et Giuseppe De Santis, « Verità e poesia: Verga e il cinema italiano »,
Cinema, no 127, 10 octobre 1941, p. 216-217.
Les premières manifestations du réalisme rossellinien…
L’art pour De Santis est ce qui exalte le réel (tout l’inverse du réalisme
rossellinien, nous semble-t-il) pour le transformer en « poésie », c’est-
à-dire en « vérité », et Verga, « comme tous les créateurs d’épos, a exalté
les péripéties et les passions de ses personnages » pour en faire surgir la
vérité la plus profonde, la primitivité sauvage et tragique. Le « réalisme »
de De Santis, fruit d’un art « créateur de vérité », à la forte dimension
sociale et politique (« un art révolutionnaire »), ne peut se donner à
voir qu’à l’intérieur d’une forme narrative cohérente et fonctionnelle 12.
Quant aux modèles de réalisme cinématographique de De Santis, ils
sont nombreux. Au premier rang, on trouve néanmoins la igure de Jean
Renoir, dont Visconti a été l’assistant en 1936 sur le ilm Une partie de
campagne et dont les membres du « groupe Cinema » ont fait la connais-
sance en 1940 lorsque le réalisateur français était venu à Rome pour y
tourner Tosca. Cela n’a rien d’étonnant. De Santis cherche à élaborer un
réalisme narratif à la forte dimension politique dont le réalisateur de La
Vie est à nous, tourné dans le cadre de la campagne électorale du PCF
en 1936, a donné les exemples les plus illustres. Ainsi, opposant dès le
début de sa critique le Renoir de La Grande Illusion au Rossellini d’Un
Et aussi :
Si Rossellini avait su maintenir dans tout le ilm le rythme qui caractérise
le tournage de ces scènes, il aurait évité tout déséquilibre […]. Dans
ces séquences on trouve en efet les qualités d’un drame singulier […] :
elles se fondent l’une dans l’autre, créant une parfaite unité, cette unité
tant souhaitée. (UC)
13. Selon cette conception du « réalisme », De Santis fait l’éloge du travail du frère de
Roberto, Renzo Rossellini, qui a composé la musique d’Un pilota ritorna et qui
« fait preuve d’une préparation et d’une compréhension des valeurs fonctionnelles
de la musique au cinéma » (PR).
Les premières manifestations du réalisme rossellinien…
14. Adriano Aprà, « Les débuts de Rossellini », dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.),
Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma / La Cinémathèque française, 1990,
p. 92.
15. Fausto Montesanti, « Della ispirazione cinematografica », Cinema, no 129,
10 novembre 1941, p. 280-281.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Rossellini, dès ces deux ilms de 1942 et 1943, n’est pas tant la construc-
tion du réel qu’au contraire, pour reprendre un terme utilisé par Gianni
Rondolino, sa « délagration ». Seule une réalité « délagrée », à l’intérieur
de laquelle se retrouve plongé le protagoniste, permet l’épiphanie et la
captation du « réel », de la vérité humaine, existentielle et spirituelle des
personnages. Voilà la raison pour laquelle les deux ilms d’avant-guerre
de Rossellini se structurent dans l’opposition, mais non le déséquilibre
(car l’une est la conséquence de l’autre) de deux parties distinctes, l’une
à l’aspect « documentaire » et l’autre plus ictionnelle (sans nul doute
encore trop mélodramatique et conventionnelle ici) mais caractérisant
déjà « le projet cinématographique singulier qui sera celui du Rossellini
de la maturité » :
[…] transformer le document en drame, introduire la iction dans la
réalité pour mieux la faire « délagrer » […] et montrer les moments les
plus authentiques d’une situation réelle, d’une condition existentielle 16.
C’est pourquoi la seconde partie de chacun des deux ilms est marquée
par la « chute » qui ouvre cette brèche dans une réalité justement trop
construite, cette « délagration » du réel permettant au personnage d’en
saisir la vérité la plus profonde. Une construction que l’on retrouvera
dans les ilms futurs du réalisateur : la mort de Pina au milieu de Roma,
città aperta, l’égarement de Karin plongée dans un monde inconnu dans
Stromboli, ou encore Irene après la perte de son ils dans Europa ’51.
Cette délagration de la réalité plonge soudainement le protagoniste dans
une situation nouvelle, au cœur d’une expérience humaine inédite, dans
un monde qui lui est étranger (le camp de prisonniers dans Un pilota
ritorna, l’isba encerclée dans L’Uomo dalla croce) propre à faire surgir
une vérité jusqu’alors inatteignable. Elle motive aussi, au niveau narratif
et esthétique, la cassure que De Santis note au milieu des deux ilms.
Mais, parce qu’elle contrevient aux règles de son réalisme « classique »,
il en fait un défaut au lieu d’y voir le moment où, au contraire, le « réa-
lisme » rossellinien, dans la faille ouverte du récit, dans cette béance,
va pouvoir s’épanouir. Comme si, dès ces ilms-là, Rossellini opérait la
« déconstruction » de « l’unité d’action et d’intrigue » qui caractérise le
cinéma classique :
statique », mais qui sait aussi créer, par d’autres moyens, les conditions
de l’apparition de ce que Jean Rouch appelle, dans une interview-hom-
mage à Rossellini, cette « vérité du cinéma » : « dans ce qu’il montrait,
il y avait toujours quelque chose de plus (ou de mieux) que la vérité, il
y avait justement “la vérité du cinéma” 25 ».
25. Jean Rouch, « Su Rossellini », dans Gian Luigi Rondi, Il Cinema dei Maestri, Milan,
Rusconi, 1980, p. 29-33.
Una voce umana / La Voix humaine :
chambre d’échos théâtraux, musicaux et ilmiques
Didier Coureau
Una voce umana de Roberto Rossellini fut réalisé en 1947, donnant forme
ilmique à une œuvre théâtrale de Jean Cocteau, La Voix humaine, écrite
vingt ans auparavant. Pièce en un acte, une chambre, une femme seule,
un téléphone (une porte ouverte sur une salle de bain éclairée, quelques
miroirs, une lampe de chevet, une fenêtre aux rideaux tirés, une porte
close), intérieur nuit. Cellule spatiale minimaliste. Essence d’un théâtre
ou d’un cinéma de chambre, ainsi que Max Reinhardt dénomma son
théâtre intimiste, et que le huis clos psychologique privilégié par un
courant du cinéma allemand des années 1920, le Kammerspiel, prolongea
sous l’inluence du scénariste Carl Mayer. Mais, si chambre il y a, elle est
aussi chambre d’échos de la voix même qui s’y exprime jusqu’à devenir
cri, et des sons qui y pénètrent, venus de l’extérieur ou du téléphone, car
l’espace se fait ici également sonore. Échos, encore, qui se créent entre
une forme et une autre, au sein d’un même art, ou d’un art à l’autre :
entre théâtre et cinéma, théâtre et théâtre, cinéma et cinéma, théâtre
et opéra, opéra et cinéma. Variations sur la voix qui s’entrelacent, en
boucles, en spirales : échos lointains qui, soudain, se font plus proches,
creusant un peu plus la masse sombre de l’espace visuel.
*
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C’est paradoxalement tout imprégné de cinéma muet que Cocteau
écrivit La Voix humaine en 1927, pièce dont la mise en scène devait se
faire en 1930, au moment même où il réalisait Le Sang d’un poète, ilm
charnière conservant l’esthétique du muet tout en insistant sur la pré-
sence des sons. Jean Epstein, cinéaste-théoricien essentiel avait airmé,
dans la période du muet tardif : « Le gros plan est l’âme du cinéma 2. » Il
parlait aussi d’une forme d’animisme du cinéma dans lequel, disait-il,
« un gros plan de revolver, ce n’est plus un revolver, c’est le personnage
revolver, c’est-à-dire le désir ou le remord du crime, de la faillite, du
suicide 3. » Dans La Voix humaine, c’est le personnage-téléphone qui
remplace le personnage-revolver, pour devenir l’auteur d’un crime ou
d’un suicide symbolique – mais un personnage-téléphone se trouvait
aussi dans un ilm d’Epstein, La Glace à trois faces.
La pièce fut créée par la comédienne Berthe Bovy, à la Comédie-
Française le 17 février 1930. Elle propose un ballet entre une femme seule
dans sa chambre et un téléphone qui, tour à tour, sonne, est coupé, sonne
de nouveau. Un monologue se crée pour le spectateur, puisque seule la
voix de la femme parlant à son amant qui la quitte est entendue, mais il
s’agit selon Cocteau d’un « monologue-dialogue » ou d’un « monologue
à deux voix » puisque l’amant, non entendu, est à l’autre bout du il (ce
il jouant un rôle primordial). Amant non entendu ou, chez Rossellini,
uniquement perçu, par moments, sous forme d’un son très métallique
de la voix, venu du téléphone, sans qu’aucune parole ne soit clairement
audible et, a fortiori, compréhensible.
Le téléphone attire le regard vers le visage auquel il est relié. Cocteau
crée donc déjà, dans sa pièce, un véritable découpage cinématographique
virtuel, qui présuppose la vision d’un corps se mouvant dans une chambre,
mais aussi l’idée même du gros plan du visage et du très gros plan du
téléphone. Une autre cinéaste du muet, proche d’Epstein, Germaine
Dulac, écrivait : « On pourrait faire un ilm avec un seul personnage en
conlit avec son âme, ses fantômes moraux, craintes, remords, souve-
nirs, espoirs, prenant forme, s’entrechoquant dans un conlit ardent 4. »
2. Jean Epstein, Écrits sur le cinéma, Paris, Seghers, coll. « Cinémaclub », 1974, vol. 1,
p. 93.
3. Ibid., p. 141.
4. Germaine Dulac, Écrits sur le cinéma (1919-1937), édition de Prosper Hillairet,
Paris, Éditions Paris expérimental, 1994, p. 45.
Una voce umana / La Voix Humaine…
*
**
La rencontre entre Cocteau et Rossellini peut d’abord sembler
étrange, voire improbable. Cependant les cinéastes de la Nouvelle Vague
ne s’y trompèrent pas qui irent du premier, dans le versant cinéma-
tographique de son œuvre, comme du second, deux de leurs igures
tutélaires. Cocteau parle de la transmission volontaire de son texte à
Rossellini. Il en précise les raisons : « C’est à cause de Païsa en ce qui me
concerne, à cause du Sang d’un poète pour ce qui concerne Rossellini,
que nous décidâmes de collaborer et de faire avec Anna Magnani cette
Voix humaine dont elle est l’unique et admirable interprète 6. » S’il est
diicile, peut-être impossible, de retrouver des propos de Rossellini qui
viendraient corroborer son estime pour Le Sang d’un poète, l’idée d’une
rencontre commencée par l’entremise du cinéma est convaincante.
Du passage du titre de la pièce La Voix humaine à celui du ilm, Una
voce umana (Une Voix humaine), avec changement d’article, il n’est pas
non plus trace d’explication. Le titre La Voce umana est d’ailleurs réap-
paru par la suite sur certaines aiches italiennes. Peut-être s’agit-il d’une
volonté venue de l’extérieur, comme pour le titre La Femme mariée de
Godard transformé, malgré le cinéaste, en Une femme mariée – car les
producteurs craignaient que la généralisation ne puisse être mal perçue.
Ce qui est certain, c’est que la réalisation par Rossellini s’est faite en
entente avec Cocteau, comme le poète le précise :
Païsa est un chef-d’œuvre où un peuple s’exprime par un homme et un
homme par un peuple. J’ai conié La Voix humaine à Roberto Rossellini
parce qu’il a la grâce et qu’il ne s’encombre d’aucune des règles qui régissent
le cinématographe. En vingt-cinq prises dont le total fait mille deux cents
mètres de pellicule, il a tourné cruellement un documentaire de la souf-
france d’une femme. Anna Magnani y montre une âme, une igure sans
maquillage. Ce documentaire pourrait s’intituler : Femme dévorée par
Des photos de plateau sont connues qui montrent côte à côte Rossellini
et Cocteau face à Magnani, et conirment qu’il ne s’agit pas d’une adap-
tation classique que le cinéaste italien aurait pu tout aussi bien faire à
distance, à Rome, mais de la volonté des deux artistes de partager une
expérience, à Paris, dans la ville où la pièce initiale fut créée. Tout en
continuant à faire l’éloge du néoréalisme, qu’il considère comme « un
naturalisme lyrique 9 » – ce terme ne résume-t-il pas mieux le style de
Rossellini que l’appellation néoréalisme ? –, ainsi qu’il avait encensé
Païsa et Rome, ville ouverte, Cocteau décrit ce qu’il ressentit de cette
expérience directe du tournage de La Voix humaine :
Rossellini et De Sica n’ont pas honte de présenter des faits humains.
Il y a eu le temps du cinéma américain, celui du cinéma soviétique,
aujourd’hui l’état de grâce est ici, en Italie, parce que les Italiens ont trop
soufert et que l’on se retrouve toujours dans la soufrance. La Magnani
m’a révélé la douleur lorsque nous tournions avec Rossellini La Voix
humaine, elle était d’une nervosité folle […] mais toujours magniique
de sincérité dans son rôle d’amoureuse éplorée avec ses cheveux fous,
ses yeux remplis de larmes […]. Rossellini, lui, est un homme extraor-
dinaire. Il n’a aucun préjugé, aucun système. Il se sert seulement des
moyens les plus simples 10.
17. Pier Paolo Pasolini, Cahiers du cinéma, hors-série no 9, 1981, Pasolini cinéaste,
p. 16 (poème écrit après la projection au Cinema Nuovo de Rome, ville ouverte).
18. François Trufaut, Arts, 4 avril 1956.
19. Jean Cocteau, La Voix humaine, Paris, Stock, coll. « La Bleue », 2005, p. 16.
20. Antonin Artaud, Le héâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais »,
1988, p. 199.
21. Il faut signaler ici l’existence d’une étrange version de La Voix humaine, sous forme
d’un téléilm américain, he Human Voice, de Ted Kotchef (1967), dont l’actrice
ne fut autre qu’Ingrid Bergman, dix ans après sa rupture avec Rossellini… Comme
si la concurrence par cinéma interposé entre Anna Magnani et Ingrid Bergman
(commencée par le rôle tenu par Magnani dans Vulcano de William Dieterle
en réponse au rôle tenu par Bergman dans Stromboli) se perpétuait à travers la
nécessaire interprétation du texte de Jean Cocteau, fortement lié à la comédienne
italienne.
22. Antonin Artaud, Le héâtre et son double, op. cit., p. 153.
Una voce umana / La Voix Humaine…
Plus loin, elle s’exclame encore : « J’ai le il autour du cou. J’ai ta voix
autour de mon cou… ».
Roland Barthes écrit qu’il existe une « scénographie de l’attente », et
précise comment il en devient le metteur en scène : « je l’organise, je la
manipule, je découpe un morceau de temps où je vais mimer la perte
de l’objet aimé et provoquer tous les efets d’un petit deuil. Cela se joue
donc comme une pièce de théâtre 28 ». Dans ce même texte, il évoque
le téléphone, sa présence obsessionnelle, l’attente du retentissement de
sa sonnerie, la déception quand c’est la voix d’un importun qui se fait
entendre en lieu et place de la voix attendue, celle de l’être aimé (un tel
parasitage existe aussi dans La Voix humaine).
Le il du téléphone relie et sépare tout à la fois, il rend dépendant et,
chez Cocteau, il se transmue tour à tour en corde qui retient au bord
du goufre, en tuyau qui alimente en air celui qui est sous l’eau, en lacet
qui peut étrangler comme dans un ilm d’Alfred Hitchcock. La chambre
devient elle-même cet univers sous-marin où l’air se raréie jusqu’à
l’étoufement. Dans la présentation qu’il donne de sa pièce, Cocteau
écrit : « Dans le temps on se voyait. […] un regard pouvait changer tout.
Mais avec cet appareil, ce qui est ini est ini 29. » Cette airmation est
d’une étrange actualité à l’issue d’une première décennie du xxie siècle.
28. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll.
« Tel Quel », 1977, p. 47.
29. Jean Cocteau, La Voix humaine, op. cit., p. 8.
Una voce umana / La Voix Humaine…
30. Ibid.
31. Ibid., p. 14.
32. Jean Cocteau, Du Cinématographe, op. cit., p. 45.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Il faut dire encore que la Voix humaine donna lieu à d’autres varia-
tions 37, en se transformant sous la plume de Cocteau en une nouvelle
pièce en un acte, Le Bel Indiférent, dans ce qu’il appelait son « théâtre
de poche ». héâtre comme « prétexte à faire briller une étoile sous un
de ses angles les moins connus 38 ». Laquelle étoile n’était autre, en la
circonstance, qu’Édith Piaf (dont le décès se produira la même année
que celui de Cocteau et de Poulenc, en 1963), qui créa la pièce aux
Boufes-Parisiens en 1940. Si le téléphone est encore bien présent dans
la chambre d’hôtel où se déroule la pièce, dans un décor de Christian
Bérard, l’amant est cette fois-ci présent physiquement pendant un long
moment, mais il ne répond jamais à ce qui se transforme, dès lors, en
un véritable monologue.
On peut se plaire à efectuer des rapprochements entre Édith Piaf
et Anna Magnani : même origine populaire, même implication totale,
corps et âme, dans le rôle, même jeu physique traduisant des blessures
intérieures qui, toujours, sont exprimées extérieurement, même inten-
sité vocale. Un portrait que fait Cocteau d’une autre de ses interprètes,
Marianne Oswald, pourrait s’accorder aux trois femmes : « Quelle artiste
[…] les lammes jaillissent de sa tête, de son cœur, de l’enfer qu’elle semble
porter en elle et qu’elle communique […]. Les cris de la rue semblent
avoir formé sa voix 39. » De l’enregistrement sonore de la pièce qui existe 40
jaillit toute l’intensité vocale de Piaf, toujours au bord de la déchirure.
Le Bel Indiférent devint, en 1957, un ilm dont Cocteau céda les
droits en coniance, comme il l’avait fait avec Rossellini, à Jacques Demy,
lui laissant toute liberté d’adaptation. Demy choisit pour interprète
Jeanne Allard, en raison de sa ressemblance avec Maria Casarès dans
Les Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson, dont les dialogues
furent adaptés de Diderot par Cocteau (mais Casarès fait tout de suite
songer également à la princesse dans Orphée). L’admiration de Demy
pour le cinéma de Cocteau est par ailleurs bien connue. « Le monologue
étant un parti pris théâtral », écrit Jean-Luc Godard (qui se passionna
41. Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, sous la
direction d’Alain Bergala, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Atelier », 1998, p. 161.
42. Ibid., p. 154.
43. Michel Caen et Alain Le Bris, « Entretien avec Jacques Demy », Cahiers du cinéma,
no 155, mai 1964.
44. Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, t. 1, 1950-1984, op. cit.,
p. 154.
Itinéraires de Roberto Rossellini
n’ai t’ai dit que je t’aimerai toujours. Ce qui rejoint l’idée de « chambre
de crime » émise par Cocteau à propos de La Voix humaine. Le rouge
envahit parfois jusqu’au relet dans le miroir de l’armoire à glace, et,
par la fenêtre, se voient les enseignes au néon, « bar » et « parking »,
qui ajoutent d’autres touches de couleur sans pour autant réchaufer
l’atmosphère nocturne du ilm.
Il n’est peut-être pas indiférent que le comédien – un non-profes-
sionnel – soit italien. Si le texte de Cocteau fait dire à la femme : « Émile
est un ange », Demy a gardé, masqué, le côté ange, puisque son acteur
se prénomme Angelo. Son physique évoque tout à la fois certains per-
sonnages de Pasolini et certains dessins de Cocteau. Le ilm de Demy,
comme celui de Rossellini, joue beaucoup sur le hors-champ sonore,
ajoutant des éléments à ceux pensés par Cocteau – comme un dialogue
entre deux hommes, dans le couloir, laissant en fait transparaître les
voix de Demy et de Georges Rouquier, cinéaste dont Demy fut l’assistant
et qui lui it connaître Cocteau. Plusieurs strates se superposent dans
ce ilm, hommage d’un cinéphile au cinéma : de Cocteau à Rossellini,
jusqu’au cinéma noir américain.
Godard, dans son analyse du ilm de Demy, revient sur la présence
de la voix :
À force d’entendre [la voix] de Jeanne Allard débiter recto tono son texte
inimitable, j’ai pensé soudain à cette rélexion de Malraux : « Un jour
j’ai écrit le roman d’un homme qui entendait le son de sa propre voix,
et ce roman, je l’ai appelé La Condition humaine 45. »
Philippe Fauvel
Va-et-vient
L’inlammation d’une cuillerée d’esprit de vin renseigne sur l’électros-
tatique dans Les Cabinets de physique au xviiie siècle (entendons par
« cabinets » un studio de télévision transformé en laboratoire d’essais de
physique, avec des personnages en costumes d’époque mettant en scène
des expériences) ; des machines se mettent à nu et font de leurs frasques
chorégraphiques des modèles aussi beaux que les représentations des
plus grands peintres des xixe et xxe siècles (Les Métamorphoses du
paysage) ; une voix of donne la déinition du haubert (Perceval ou le
Conte du Graal) ou discute le rôle de l’illustration des personnages du
Don Quichotte de Cervantès… Les ilms pédagogiques d’Éric Rohmer,
réalisés entre 1963 et 1970, se caractérisent par la pesée rigoureuse
du qualitatif au sein d’une forme libre : forme libre car celui qui n’est
plus rédacteur en chef des Cahiers du cinéma quand il se propose de
travailler pour la Radio-Télévision scolaire, peut mettre des images sur
un commentaire comme bon lui semble en tant que réalisateur et/ou
concepteur de ces émissions de l’ORTF. Destinées aux élèves de collège
et de lycée, elles sont difusées à des dates précises dans les salles de
classe, ain de compléter et enrichir le programme scolaire.
À la même période (entre 1960 et 1975), le projet de Roberto Rossellini
d’encyclopédie historique et d’éducation universelle à la télévision (une
douzaine de ilms, téléilms ou séries principalement produits par la
RAI et l’ORTF, de Viva l’Italia au Messie) se veut ample et ambitieux.
De telles intentions se révèlent dans le script de quarante-neuf pages
qui expose le projet intitulé « L’extraordinaire histoire de l’alimentation
Itinéraires de Roberto Rossellini
*
**
Il est possible d’apprendre avec les images télévisuelles, et Rohmer
le théorise en particulier dans un texte intitulé « Le cinéma didactique »
(1966) qui semble répondre à une commande d’un festival sur la télé-
vision en Italie :
Je vais de moins en moins au cinéma, parce que les ilms actuels m’en-
nuient. Ils m’ennuient parce qu’ils ne m’apprennent rien. Autrefois, les
ilms, les ilms de iction, les longs métrages, vous apprenaient toujours
quelque chose sur l’homme, sur le monde, ou sur l’art du cinéma.
Aujourd’hui, le cinéaste ne paraît plus s’intéresser à l’homme ou au
monde véritables, mais à l’image que le cinéma, jusqu’à présent, a donné
d’eux, soit qu’il la fasse sienne, soit qu’il la dénonce. Le cinéma ne fait
plus rien d’autre que se contempler lui-même, s’imiter lui-même, ou, à
la rigueur, se critiquer. Mais il ne sait pas regarder ailleurs, nous faire
regarder ailleurs. […]
1. Projet qui date certainement de l’époque où François Trufaut a été son assistant et
qu’on peut consulter dans le fonds Robert Lachenay à la BiFi (cote : Lachenay 10 B1),
scénario qui nourrira L’Âge de fer (1964-1965) et La Lutte de l’homme pour sa survie
(1967-1971).
Dialogues de téléastes…
2. Éric Rohmer, « Le cinéma didactique », fonds Éric Rohmer, IMEC (cote : RHM 95.3).
3. Éric Rohmer, « Roberto Rossellini : Stromboli », Gazette du cinéma, no 5, novembre
1950, repris dans Le Goût de la beauté, textes réunis et présentés par Jean Narboni,
Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque », 2004, p. 203.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Feindre l’ignorance ?
En 1970, Rossellini rapproche sa démarche de celle du sujet qui l’inté-
resse, et dont il fait le héros de son téléilm, Socrate :
Mon parcours est très simple. Je suis un ignorant et je choisis de raconter
des choses auxquelles je ne connais rien, mais qui m’intriguent et me
stimulent : dans l’espoir qu’elles puissent intéresser et servir à d’autres
personnes tout aussi ignorantes que moi 5.
5. Cité par Adriano Aprà, dans Adriano Aprà (dir.), Roberto Rossellini : la télévision
comme utopie, traduction de Diane Bodart, Paris, Cahiers du cinéma / Auditorium
du Louvre, 2001, p. 163.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Tout en rompant avec une histoire (en tant que science humaine)
chronologique, événementielle ou de célébration, qui privilégierait seu-
lement les faits politiques, diplomatiques, religieux et militaires, et plus
rarement des faits économiques ou sociaux, Rossellini vise une histoire
totale, creuset de toutes les sciences humaines, en faisant appel, avec
beaucoup d’habileté, aux petits faits de la vie quotidienne des grands
hommes, faits qui sont autant d’événements à nourrir l’analyse des men-
talités et des représentations 9, pour aller dans le sens d’une histoire, de
fait, plus humaine. Cet embrassement d’une vie révélée aussi dans ses
Finalité ?
Si Rohmer indique qu’un « Socrate fut au nombre des projets de
Rossellini » dans son article « Génie du christianisme » en 1953, c’est
pour aller dans le sens d’une progression de l’histoire, mais qui butterait
sur ses propres insuisances, ses paradoxes ou ses erreurs 10. Il évoque
clairement cette forte conviction dans le sens de l’Histoire, partagée
selon lui au sein des Cahiers du cinéma, deuxième partie du ilm Éric
Rohmer, preuves à l’appui de André S. Labarthe :
[…] ma génération […] ne croyait pas non plus au hasard philosophi-
quement. […] Donc l’histoire a un sens pour nous. Sur ce point nous
étions d’accord avec les marxistes d’ailleurs, mais les interprétations
étaient diférentes… En tout cas, l’histoire de l’art aussi a un sens. Nous
pensions que le cinéma s’intégrait à un certain moment de l’histoire
de l’art, et que nous, nous nous intégrions dans un certain moment de
l’histoire du cinéma. Et donc notre jugement sur les ilms étaient un
jugement historique. Et nous étions tous des historiens.
10. « Ce que Rossellini dénonce ici ce n’est pas […] tout ce que notre justice peut
encore garder de préjugés, de cruauté consciente ou d’hypocrisie, mais bien ce
qu’elle croyait avoir inventé de plus apte à garantir l’humanité, la tolérance de ses
arrêts. N’y a-t-il pas là comme une réminiscence du procès de Socrate qu’épar-
gnèrent les Trente et que la démocratie condamna ? » (Éric Rohmer, « Génie du
christianisme », art. cité, p. 45)
Itinéraires de Roberto Rossellini
parcours comme Rossellini qui chercha une forme nouvelle avec Inde,
terre mère (1957-1959). Rohmer se distingue de Rossellini car il croit
encore à l’art, comme il croit au livre :
Considérer le ilm – ou la télévision – comme le simple remplaçant de
l’enseignement traditionnel, de la présence du professeur ou du manuel,
ce n’est faire de lui qu’un piètre succédané. Il ne remplace pas : il s’ajoute
(de même que l’art du cinéma s’ajoute aux autres arts et ne les remplace
pas), il permet de considérer les choses autrement, de voir ce qui était
jusqu’alors invisible, d’exprimer des impressions, des sentiments, des
idées qui sont inexprimables d’une autre manière 15.
18. Ibid.
Itinéraires de Roberto Rossellini
Daniele Dottorini
1. Adriano Aprà, « In nome del padre Roberto… », dans Pasquale Iaccio (dir.), Rossellini.
Dal neorealismo alla difusione della conoscenza, Liguori, Naples, 2006, p. 4.
Itinéraires de Roberto Rossellini
2. C’est ce que fait par exemple Serge Daney dans Persévérance. Entretien avec Serge
Toubiana, Paris, POL, 1994. Le critique et théoricien français indique Rossellini
et Pasolini comme les extrêmes d’une parabole, la période de recherche d’un
« nouveau » cinéma en Italie.
Sur la proximité du monde…
qui multiplie les regards possibles ou, mieux encore, qui fait de l’image
l’espace dans lequel ces regards peuvent jouer et se rencontrer.
*
**
Nous partons donc de ces remarques introductives pour développer
un parcours. Cet itinéraire de rélexion n’a pas pour but de placer
Rossellini dans des catégories préétablies, mais tente de suivre des
directions qui s’inscrivent non seulement dans une théorie du cinéma,
mais, de façon plus générale, dans l’histoire et dans la théorie de l’image.
Le but est de reconsidérer d’un point de vue qui se veut relativement
nouveau, à travers Rossellini, certains mots-clés du débat contemporain,
des mots reliés par un parcours que nous essaierons d’esquisser ici. Des
mots qui sont fondamentaux pour comprendre le caractère contem-
porain de la théorie de Rossellini, des mots comme « mouvement »,
« distance », « croyance ».
Commençons par une citation, avec les termes de Rossellini, écrite
pendant les dernières années de son activité dans le cadre d’un projet
pour un cinéma encyclopédique et télévisuel qui l’absorba pendant
plus de quinze ans :
Comenius, grand pédagogue morave du xviie siècle, a airmé que l’édu-
cation est aussi indispensable que la carte pour le marin. Il a reconnu,
toutefois, l’ineicacité des méthodes disponibles (à l’époque). Car on ne
pouvait pas enseigner en utilisant des images directes, visuelles, mais
uniquement à travers des discours qui se révélaient souvent longs et
obscurs. Au lieu de vision « directe », Comenius utilise le mot « autopsie »,
dans sa signiication première […] de « voir avec ses propres yeux » 3.
Ces mots ont été écrits en 1955 (donc très longtemps avant le début du
projet encyclopédique de Rossellini) et pourraient très bien se référer
à des ilms comme Descartes, Blaise Pascal, La Prise de pouvoir par
Louis XIV, pour n’en citer que quelques-uns.
« Toujours le regard inlassable de la caméra joue le rôle du crayon,
un dessin temporel se poursuit sous nos yeux 5 », continue Rivette.
La large phrase mélodique, l’arabesque continue, un dessin temporel.
Des phrases qui évoquent un mouvement luide, continu, mais aussi
ouvert. Le même mouvement qu’on retrouve dans les séquences des
ilms de Rossellini.
Le mouvement continu marque le cinéma de Rossellini dès le début
de son activité de réalisateur et s’exprimera autrement, à partir de la in
des années 1950, à travers une nouvelle forme et une nouvelle technique :
4. Jacques Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, no 46, avril 1955.
5. Ibid.
Sur la proximité du monde…
*
**
On pourrait considérer le zoom comme la manifestation d’une
sorte de « violence » commise non seulement sur les corps, mais aussi
sur les regards des spectateurs. De façon plus mesurée, on peut y voir
un mouvement obsessionnel qui porte en soi un efet de gêne voulu et
recherché. Il ne fait aucun doute que, dans certains cas, la dimension
troublante de l’image en mouvement continu insiste avec force. On peut
le constater, tout particulièrement, chez certains réalisateurs de cinéma
italien (et pas seulement) des années 1970. On songe, tout en ayant bien
conscience de l’écart entre ses ilms et ceux de Rossellini, aux images de
l’un des cinéastes qui ont le plus souvent utilisé le zoom : Mario Bava.
Dans L’Île de l’épouvante (5 bambole per la luna d’agosto, 1970), cette
Sur la proximité du monde…
*
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Si l’on revient, en efet, sur le concept d’« autopsie », auquel Rossellini
fait référence dans la citation de Comenius, nous pouvons tenter de
donner à ce mot un autre sens, ou d’en redécouvrir sa complexité. À
la lumière de ce qui a été dit précédemment, « voir avec ses propres
yeux » peut avoir un sens multiple. Le sens d’une invitation à voir par
soi-même et à entrer dans ce jeu de regards mis en œuvre par le travail
du ilm. D’un côté, le mouvement continu des ilms de Rossellini peut
faire penser à une forme subtile de contrôle total du réalisateur ; d’un
autre, ce mouvement empêche l’image de se renfermer dans une forme
unique, dans une seule interprétation possible. Ces cadrages et recadrages
mais elle peut ouvrir un espace où il est possible d’échanger des regards
sur le monde. Dans ce sens, l’autopsie en tant que « voir avec ses propres
yeux » ouvre un espace de liberté, qui est avant tout la liberté éthique du
spectateur qui peut rencontrer d’autres regards et interagir avec eux. Le
mouvement continu de zoom a donc un autre but, celui de permettre
au regard d’entrer dans un monde et de choisir librement comment
se positionner et se repositionner. Il donne au spectateur la liberté de
croire, dans le sens de « donner du crédit », à ces images du monde.
Citons, à nouveau, Mondzain :
Le cinéma est producteur de la Croyance constituante qui fonde le mitsein
de tout monde partagé socialement et politiquement. L’esthétique n’a
d’autre éthique que ce partage-là, elle désigne la mise en œuvre de la
iction constitutive de toute communauté. Cette croyance est celle qui
soutient le registre de la promesse et de la iabilité 11.
Frères d’Italie
Terminons avec l’évocation d’un ilm qui relance avec force, aujourd’hui,
la leçon de Rossellini : Frères d’Italie (Noi credevamo, 2010) de Mario
Martone. Ce ilm qui revient sur une époque fondatrice de l’histoire
italienne, celle du Risorgimento, comme l’avait fait Rossellini avec Viva
l’Italia. À sa façon, Frères d’Italie reprend les concepts que nous venons
d’évoquer (mouvement, distance, croyance), en les envisageant avec
force, comme les impératifs moraux d’un cinéma qui s’obstine à être
vivant. Il y a quelques années, Mario Martone écrivait ceci :
L’héritage de Rossellini, c’est la question centrale du cinéma italien. En
parlant de Rossellini aujourd’hui, nous devons parler aussi de nous. Il
existe des maîtres dont l’œuvre est comme renfermée dans une sphère
intouchable. C’est le cas de Fellini. Et il y en a d’autres qui invitent à
avancer, qui ouvrent des chemins, et, selon moi, Rossellini est l’un d’entre
eux. C’est devenu diicile d’apercevoir ces chemins, tellement ils sont
recouverts de mauvaises herbes, mais nous qui faisons du cinéma, nous
avons un devoir : celui de voir. En arrachant les mauvaises herbes, en
ouvrant grand les yeux, avec beaucoup d’humilité, mais aussi de courage,
essayons de retrouver les traces cachées de ce grand cinéaste 12.
12. Mario Martone, « Una presenza costante », Filmcritica, no 471-472, 1997, p. 23-25.
La camera della morte : quand Roberto Rossellini
et Vittorio De Seta ilment la pêche aux thons
Vincent Sorrel
« La camera della morte » est le piège tendu aux thons lors de spectacu-
laires pêches. De telles scènes de tonnara ont été ilmées par Rossellini en
noir et blanc et dans le format académique 1 pour Stromboli (Stromboli,
terra di Dio, 1949) puis, quelques années plus tard, par Vittorio De Seta,
en couleur et au format Cinémascope, dans Paysans de la mer (Contadini
del mare, 1956). Ces deux ilms ne sont pas du tout le même projet. La
séquence de quatre minutes de Stromboli s’inscrit dans un long métrage
de 1 h 47 qui raconte le destin d’un personnage, interprété par Ingrid
Bergman, immergé, par la iction et le montage, dans cette scène de « la
chambre de la mort » 2. Le court métrage réalisé par Vittorio De Seta
dure dix minutes et est monté autour de la saisie documentaire de cette
scène de pêche. Il fait partie d’une série de dix ilms qui commence avec
La Pêche à l’espadon (Lu Tempu di li pisci spata, 1954) et comprend
un troisième ilm sur la pêche, Bateaux de pêche (Pescherecci, 1958),
mais aussi Îles de feu (Isole del Fuoco 3, 1954), court métrage tourné au
moment d’une éruption sur l’île de Stromboli.
*
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Stromboli commence dans un camp de prisonniers. Le personnage
de Karin est de nationalité lituanienne. Elle n’obtient pas de papiers
pour émigrer en Argentine et accepte alors de se marier à un îlien de
Stromboli pour échapper à sa condition. Elle pense qu’une île au sud de
1. Le format académique correspond au ratio 1,37 : 1, pour une image presque carrée.
2. Cette séquence de pêche est amputée dans la version américaine de Stromboli.
3. Une éruption a eu lieu pendant le tournage du ilm de Rossellini, alors que
Vittorio De Seta est venu sur l’île en février 1954 ilmer une éruption qui venait
de commencer.
Itinéraires de Roberto Rossellini
l’Italie peut être un bon endroit pour vivre et oublier les atrocités de la
guerre. Ce ne sont pas les conditions espérées de vie qu’elle va trouver
à Stromboli et, à la in du ilm, on ne saura pas si Karin, qui s’est enfuie
vers le sommet du volcan en éruption, retourne au village et accepte la
vie qui l’attend auprès de son mari (elle est enceinte), ou si elle s’enfuit
vers le port qui se trouve de l’autre côté de l’île, pour la quitter 4.
Le ilm de Rossellini, inspiré par l’histoire sentimentale entre le
cinéaste et Ingrid Bergman, confronte la star hollywoodienne à l’âpreté
de l’île italienne. Cette séquence de la pêche aux thons est un tournage
documentaire au milieu de la iction. Elle répond à sa propre drama-
turgie, celle de la pêche, tout en étant montée avec des gros plans du
visage d’Ingrid Bergman qui assiste à la scène depuis une barque (elle
est venue jusque-là pour se rapprocher de son mari). La mise en scène
ne fait visiblement aucun efort pour insérer les gros plans de la star
hollywoodienne, horriiée par ce qu’elle voit. Au contraire, Rossellini
joue de l’intrusion du personnage de la iction qu’il oppose à un réel
qu’il prend comme un bloc, une réalité diicile pénétrable et opaque.
*
**
Alors que la problématique de son personnage est de « se sentir
chez soi dans le pays des autres », le tournage et le montage de cette
séquence l’isolent et permettent de confronter la femme interprétée par
Bergman à une scène violente qu’elle ne comprend pas. Cette séquence
est à l’image de sa place dans l’intrigue : seule face à une communauté
aveugle et un monde cruel.
Comparer ces deux ilms nous permet de mieux comprendre cha-
cune des œuvres. À travers les choix techniques des deux cinéastes,
nous pouvons nuancer les approches qui sont faites des tournages et
des techniques du néoréalisme. Nous allons préciser comment ces deux
cinéastes, qui ne sont pas tout à fait de la même génération – Rossellini
est né en 1906, De Seta en 1923 –, ilment une même réalité avec des
partis pris esthétiques diférents. À partir de ces diférences, nous
allons interroger leur position morale liée à leurs choix techniques. En
efet, Rossellini déinit le néoréalisme comme « une approche morale
qui devient un fait esthétique 5 ». Il s’agit d’étudier les choix de ces
Des néo-techniques
Dans sa déinition habituelle, à partir d’une opposition au fascisme, le
projet du néoréalisme est de ilmer au plus près des réalités sociales. Ici,
ni Vittorio De Seta ni Roberto Rossellini ne ilment les réalités sociales
des pêcheurs (ce qui était en partie le projet de Visconti avec La Terre
tremble [La terra trema: episodio del mare], réalisée en 1948 6).
En voyant cette scène dans la distance culturelle qui est la nôtre,
nous découvrons une incroyable pêche collective. Des hommes ras-
semblent leurs forces pour piéger les thons et nous pouvons penser
qu’ils vont partager le fruit de cette pêche 7. Cette apparence lyrique
tout à fait séduisante ne correspond pas à la réalité brutale : un droit de
pêche appartient à de grands propriétaires terriens qui, ici, se sont aussi
appropriés la mer. Les pêcheurs sont embauchés à la journée par des
gambellotis (des contremaîtres) qui travaillent pour ces propriétaires.
Ainsi, ces deux ilms montrent sans le dire l’origine « archaïque » des
fonctionnements de la maia.
Rossellini et De Seta ilment davantage des tragédies humaines
que les seules réalités sociales. Alors que Rossellini cherche à pénétrer
l’intériorité des personnages, Vittorio De Seta, lui, ilme des commu-
nautés, à distance. Il admire les personnes qu’il ilme pour leurs forces
morales et physiques, mais ces personnes n’apparaissent jamais vraiment
individuellement.
Le projet du néoréalisme est, si l’on se ie aux discours habituels,
de ilmer le quotidien tel qu’il est. Les deux cinéastes cherchent plutôt
à donner un poids d’éternité à ce qu’ils représentent. Vittorio De Seta
ilme une Italie qui disparaît, pour mieux mettre en avant cette humanité.
Le poids des choses et des sentiments est éternel chez Rossellini : pour
Élisabeth Boyer, « chez Rossellini, le passé ne meurt pas – comme
dans la tragédie grecque 8 ». Les dix courts métrages de De Seta sont
construits sur le même cycle de la giornata, le rythme de la journée.
De Seta ne ilme pas le quotidien des paysans mais la répétition d’un
cycle naturel de la vie dont ces courts métrages suggèrent qu’il va être
bouleversé par le progrès.
Un autre projet du néoréalisme aurait été de ilmer la « vraie vie ».
Tous les cinéastes sont confrontés à l’orgueil que cela représente, les
diicultés et l’impossibilité de mener à bien ce projet dans son absolu. Le
personnage joué par Ingrid Bergman s’oppose à la nature par sa culture
et, dans son mépris de tout sauf de lui-même, ce personnage est orgueil-
leux. Le projet de ilmer la vie l’est aussi. Les deux cinéastes cherchent à
approcher la vie, entre une réalité la plus brute et la plus crue possible, et,
paradoxalement, une mise en scène où la fabrication est la plus airmée.
Dans son ilm, Rossellini choisit l’aridité de l’île de Stromboli pour
rendre la vie diicile à son personnage et pour l’authenticité du projet
néoréaliste qui se situerait à l’opposé du cinéma de studio. Pour autant,
deux photographies de tournage nous montrent une équipe importante,
l’installation de praticables, l’utilisation de lumière, du travelling, mais
aussi un clap, une perche et un microphone. Cette organisation technique
nous est conirmée par d’autres photographies 9. Ces témoignages visuels
nous permettent de nous rendre compte que si le projet consiste bien
à donner une impression de réel et de proximité, le ilm demeure une
construction qui est obtenue à travers un dispositif technique plus lourd
que ce que l’on pourrait d’abord penser à la vision de Stromboli. Alors
que Rossellini ilme avec une équipe et plusieurs caméras pour construire
une image qui se rapproche d’une esthétique documentaire, De Seta
s’intéresse quant à lui aux techniques de la iction dans une dimension
spectaculaire, avec la stéréophonie, l’écran large et la couleur ; mais ces
choix d’outils utilisent des techniques artisanales qui lui permettent de
ilmer seul. Avec De Seta, la caméra se sent et se vit. Ce géant (il mesurait
près de deux mètres) rappelle sans arrêt sa présence physique. Il ilme
en caméra portée pendant que Rossellini utilise le pied et ne tient pas la
8. Élisabeth Boyer, « Rossellini et la choralité (1) », L’Art du cinéma, n° 3, article dispo-
nible sur : http ://www.artcinema.org/spip.php ?article20 [consulté le 4 août 2014].
9. Ces photographies sont visibles à partir du lien : http://www.fondazionecsc.
it/mostre_photo_detail.jsp?area=6&ID_LINK=244&page=6&id_context=1578
(consulté le 13/11/2014)
La camera della morte…
La technique, sa légende
Souvent, Rossellini légendait son rapport à la technique, et il pouvait
raconter dans des interviews, comme celle donnée au New York Times
le 23 janvier 1949 12 (après le tournage de Stromboli) :
[Je travaillais] avec du matériel antique, choisissant à droite à gauche des
gens qui n’avaient jamais joué auparavant, ilmés à partir d’un simple
canevas en guise de scénario, et utilisant comme décors des lieux et des
bâtiments réels au lieu de répliques construites en studio.
10. Caméra fabriquée par la irme allemande Arnold & Richter en 1937. Le régime
nazi ayant besoin d’un outil performant, on a réalisé pour la première fois dans
une caméra la vision relex, c’est-à-dire que l’opérateur voit exactement ce qu’il
ilme pendant la prise. La recherche technique, pendant cette période d’efort de
guerre, s’est concentrée sur la visée (en anglais, cette caméra était appelée combat
camera) et la portabilité.
11. André Bazin, « Défense de Rossellini », dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris,
Éditions du Cerf, coll. « 7e art », 1976.
12. Cité par Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, traduction française
de Jean-Pierre Coursodon, Paris, Léo Scheer, 2006, p. 434.
13. « Je suis venu à cette séance en me disant : voilà le cinéma-vérité. Il y avait là, par
terre, une caméra (la caméra des frères Maysles), c’était une chose que tout le
monde vénérait, mais c’était une caméra. Une caméra, c’est une caméra. C’est un
objet. Ça ne m’excite pas. Ça me rend fou de rage qu’une caméra puisse exciter
quelqu’un. C’est d’une stupidité inouïe ! Cette caméra, qui excitait les sens et les
organes génitaux des gens qui étaient là présents, était une chose qui me laissait
absolument indiférent. » Suite à une rencontre de cinéastes documentaristes et
de Roberto Rossellini à l’occasion d’une projection du ilm de Jean Rouch, La
Punition, au ciné-club de l’Unesco à Paris, Fereydoun Hoveyda et Éric Rohmer
ont réalisé un entretien avec le cinéaste, paru dans les Cahiers du cinéma no 145,
juillet 1963, repris dans Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 117.
Itinéraires de Roberto Rossellini
14. Valentina Miraglia, Miroir tournant sur la scène du cinéma, thèse de doctorat
soutenue le 4 juillet 2012 sous la direction de Jean-François Bordron, p. 204. Lors
de son travail de recherche, Valentina Miraglia a identiié la présence de cette
caméra sur des photographies de tournage issues des archives Hulton.
15. Avec la postsynchronisation, le ilm se retrouve quand même en studio et perd en
quelque sorte de la spontanéité que le tournage muet lui avait permise.
16. http://w w w.fondazionecsc .it/mostre_photo_detail.jsp?area=6&ID_
LINK=244&page=6&id_context=1578 (consulté le 13/11/2014).
La camera della morte…
17. Comme l’indique Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit.,
p. 257-258.
18. Ibid., p. 257
19. Industrie Cinematograiche Italiane.
20. « À Caesar Films, Roberto aidait à la préparation de versions italiennes et à des
versions françaises de productions italiennes comme celles de Noris. Son travail
était purement technique, il prit du plaisir au début à inventer des efets sonores et
à faire du montage. » (Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit.,
p. 61)
Itinéraires de Roberto Rossellini
*
**
Le dispositif technique sonore mis en place par Rossellini et son
équipe est assez important. Il n’y avait pas, à cette époque, d’électricité
sur l’île de Stromboli ; il fallait aussi générer du courant en quantité
pour éclairer (voir photographie). En produisant de l’électricité, il était
également possible de synchroniser les deux caméras, la caméra image
et la caméra son. Tout était objectivement en place pour la réalisation
d’un tournage en son synchrone. En 1948, avant Stromboli, Visconti
travaille avec l’ingénieur du son de Païsa, Ovidio Del Grande, pour la
réalisation de La Terre tremble. Ce technicien a développé pour Cineccittà
un équipement sonore avec lequel Visconti cherche à enregistrer in situ
les grands mouvements de pêcheurs, le son de cette foule au moment
de la grande pêche et la force collective 21. Rossellini, en bénéiciant lui
aussi d’un équipement sur place, n’est pas allé complètement dans ce
sens pour Stromboli. Plus encore, il continuera à construire ses bandes
sonores à la postproduction dans la suite de sa ilmographie. Cette
possibilité d’enregistrer le son au tournage, en direct, n’est pas pour
Rossellini mise en place pour enregistrer le réel ambiant ou improviser
21. Le générique de La Terre tremble indique : « Technico del suono : Vittorio Trentino ;
Recordista : Mario Ronchetti ; Registrazione sonora su appparecchi RCA Cineccittà,
fonico : Ovidio Del Grande ».
La camera della morte…
22. « Pour leur faire dire leurs répliques au moment voulu, Roberto tirait sur des icelles
qu’il avait attachées à leurs orteils. » (Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto
Rossellini, op. cit., p. 447)
23. Cette scène se situe à la 43e minute du ilm.
24. Si Rossellini ilme Bergman qui marche, il ne la ilme jamais en marchant, mais
en plan ixe ou en panoramique. Cette mobilité de la caméra sera un objectif du
cinéma direct : ilmer en marchant un homme qui parle en marchant. Ce n’est pas
celui de Rossellini.
25. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 463.
Itinéraires de Roberto Rossellini
*
**
De Seta utilise une technique nouvelle en 1954 : le son magnétique et
les magnétophones portatifs à bande, en l’occurrence un appareil alle-
mand, Mayak, à manivelle, qui lui permet d’enregistrer le son lui-même,
sur le lieu et pendant le tournage. Avec le son magnétique, le matériel
devient plus léger 26 qu’avec le son optique et représente l’avantage de
pouvoir réécouter immédiatement ce qui vient d’être enregistré. Le son
optique nécessite, comme pour l’image, un développement de la pelli-
cule. Avec le son magnétique, Vittorio De Seta réécoutait ainsi sur place
ce qu’il avait enregistré le jour même, alors qu’il était obligé d’attendre
pour voir ses images qui devaient être développées dans un laboratoire,
à Rome. Il pouvait réécouter le soir même (et il le faisait systématique-
ment, c’est un cinéaste inquiet) et devait attendre trois semaines pour
voir les images : nous pouvons en déduire qu’il pensait ses ilms à partir
du son. Dans son premier ilm tourné en Sicile, La Pêche à l’espadon 27,
on entend plusieurs fois le guetteur crier avant que l’image ne montre
le guetteur qui crie. Le son précède l’image comme une matière qui
donne le rythme au montage.
En mettant en place l’équivalent d’un studio sur une île escarpée,
la méthode de Roberto Rossellini pour Stromboli ne ressemble pas à
ce que l’esthétique de son ilm laisse paraître ou à ce que l’idée de néo-
réalisme véhicule au sujet de son rapport au réel. Le travail du son ne
cherche pas vraiment à capter la réalité sonore, mais nous ramène au
contraire à la maîtrise du rythme et du jeu. Le cinéaste Gian Vittorio
Baldi témoigne que durant toute sa carrière, Rossellini répétait : « C’est
le rythme qui compte. » Baldi nous explique que Rossellini pouvait faire
enlever des photogrammes pour accélérer l’image et ajouter du rythme
avec les bruitages sonores postsynchronisés, par exemple en tapant avec
sa main sur la table 28.
Chez les deux cinéastes, le son a un rôle rythmique. Rossellini l’envi-
sage dans la maîtrise quand De Seta travaille à partir du surgissement
La taxidermie
Le delta du Pô et la tonnara de Stromboli convoquent des univers
sonores si particuliers qu’ils semblent diicilement imitables en bruitant
le ressac de la mer avec un seau d’eau dans un studio de Rome. Vittorio
De Seta critique quant à lui radicalement ces méthodes et les refusait.
Il construit son cinéma bruitiste contre cette idée de fabrication artii-
cielle. Il enregistre de manière obsessionnelle les bruits non seulement
sur place, mais aussi dans les endroits les plus inaccessibles (sur les
bateaux, an fond d’une mine, au sommet d’un volcan…). Loin de cette
obsession, Roberto Rossellini a découvert, pour le tournage de son court
métrage Prélude à l’après-midi d’un faune (1937), « qu’il pouvait imiter le
bruit de la mer en frottant un journal contre un mur, et en était ier 32 ».
Paradoxalement, ce que Vittorio De Seta n’est pas prêt à concéder au
son, il se l’autorise à l’image. Pour Îles de feu, il tourne des manquants
chez un forgeron à Rome ain de les faire passer pour des images de
lave issue de l’éruption du volcan de Stromboli. L’image est « fausse »,
mais on entend le « vrai » son du volcan : De Seta et Rossellini ont donc
des priorités inversées. De Seta enregistre les hommes qui chantent, se
donnent du courage, parlent aux animaux, avec toujours la dimension
tragique de la lutte de l’homme contre la nature. Mais ces pêcheurs ne
font que capturer un poisson déjà mort. Ainsi, dans La Pêche à l’espadon,
ilmer une vraie pêche au moment le plus critique n’était pas envisageable :
De Seta ne pouvait pas prendre le risque de rater la prise du poisson
pour son tournage et il ne pouvait surtout pas prendre le risque que
les pêcheurs perdent une prise. Cet interdit que s’impose le cinéaste a
une valeur morale. La position morale ne consiste pas forcément d’être
le plus proche possible de la réalité. Ici, il s’agit de remettre en scène la
pêche dans son ensemble et la question de la morale ne se résout pas
à celle de la mise en scène.
Pourquoi les deux cinéastes ilment-ils cette scène de la tonnara ?
Passons par une anecdote disant qu’Ingrid Bergman, marchant sur la
plage, fut révoltée à la vue d’un pêcheur qui dépeçait une tortue vivante.
« Il faut mettre ça dans le ilm », dit Sergio Amidei à Rossellini 33. Il est
pourtant important de relativiser cette décision du coscénariste de
Stromboli dans la démarche de Rossellini. Dans Païsa, par exemple, les
pêcheurs servent aux soldats des anguilles vivantes. Manger des anguilles
découpées vivantes et cuites sur un feu est un souvenir d’enfance de
Rossellini, le ramenant à ses vacances dans le delta du Pô 34. Une théma-
tique se dessine au-delà des anecdotes. Dans Stromboli, avant la séquence
de la tonnara, le mari de Karin sacriie un lapin au furet que sa femme
afectionne. Le furet saute sur le lapin et le tue devant les yeux de Karin.
Il y a là, face à la cruauté de la vie dans sa vision la plus brutale, une
obsession du cinéaste qui nous ramène à une recherche paradoxale de
la réalité la plus crue, paradoxale parce qu’elle utilise la mise en scène
sans crainte de s’écarter de la véracité de certaines actions ou de cer-
tains faits. Un de ses premiers essais ilmiques, Fantaisie sous-marine
(Fantasia sottomarina), a été tourné en 1936. Le ilm raconte l’histoire
de deux poissons amoureux, menacés par une pieuvre et sauvés par une
murène. Rossellini n’avait pas de caméra pour un tournage sous-marin
33. Sergio Amidei a été aussi le coscénariste de Rome, ville ouverte, Païsa, Allemagne
année zéro et La Machine à tuer les méchants.
34. Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, op. cit., p. 275.
La camera della morte…
et les poissons qu’il pêchait, pour les ilmer dans un aquarium construit
par ses soins, mourraient invariablement. Tag Gallagher cite la première
femme de Rossellini, Marcella De Marchis, qui raconte un épisode aussi
amusant que parlant :
Roberto, pour les faire paraître vivants, avait imaginé un système original :
il remplissait le ventre des saraghetti de boulettes de plomb pour les
maintenir à l’horizontale, attachait deux de mes cheveux aux nageoires
des poissons morts pour les soutenir invisiblement et, de cette façon, il
les manipulait comme des marionnettes avec un petit bâton très mince 35.
Le fascisme, encore
La série de courts métrages où De Seta ilme « des autres » apparaît en
réalité très autobiographique, et il semble ici important d’évoquer des
liens entre certains épisodes de sa vie et son œuvre. De Seta s’est engagé
tardivement dans la Seconde Guerre mondiale. À la suite de l’invasion
de la Sicile en 1943, le régime fasciste s’efondre et l’Italie se range du
côté des Alliés, contre l’Allemagne. Il est alors fait prisonnier par les
Allemands, bien qu’une croix gammée soit inscrite sur ses papiers.
Déporté en Autriche, c’est dans le camp allemand que s’est passée sa
rencontre avec le peuple italien. Les derniers fascistes, qui avaient créé
la République sociale italienne, ont envoyé dans les camps de prisonniers
des missionnaires avec une grande casserole de spaghettis pour recruter
des Italiens ain de constituer l’armée de la République de Salò : ceux qui
s’engageaient avaient le droit de manger. Mais les paysans du Mezzogiorno
avec qui il s’est trouvé interné avaient l’habitude de se serrer la ceinture et
refusèrent ce repas. De Seta s’est ainsi rendu compte qu’il y avait plus de
dignité et de noblesse d’âme chez ces gens pauvres que dans son milieu
de privilégiés. À partir de cette expérience de la faim, Vittorio De Seta
a ilmé de manière obsessionnelle, particulièrement dans cette série de
courts métrages, les plus humbles qui luttent, quotidiennement, pour
leur survie alimentaire. On les voit pêcher, faire du pain, battre le blé…
Rossellini ilme dans Stromboli un personnage seul, isolé des autres,
alors que De Seta montre dans ses ilms une communauté et que c’est
Itinéraires de Roberto Rossellini
37. La fresque est une manière de dire, de raconter, mais aussi une technique de peinture
murale née en Italie. Avant l’invention de la peinture à l’huile (venue pour sa part
du nord de l’Europe) il fallait travailler très vite les couleurs « a fresco », tant que
l’enduit de chaux et de sable était encore frais. Contrairement à d’autres techniques
de peinture murale, les pigments de couleur étaient directement incrustés dans la
dernière couche d’enduit que l’on appliquait sur le mur. Voilà pourquoi ces couleurs
ont su déier le temps. Les couleurs étaient précieuses, et plus le commanditaire
avait de l’argent, plus elles étaient variées et plus le format de la fresque était
imposant. C’est aussi par les couleurs marquées de ses courts métrages que De
Seta donne lui aussi une certaine noblesse aux situations ilmées, comme dans
la tradition des mosaïques antiques (merci à Barbara Vey pour cette approche).
38. Stromboli, Voyage en Italie, Il Delta del Po, Europa ’51, sont tous des ilms qui
parlent de la rupture d’individus avec d’autres et avec eux-mêmes.
39. Rossellini n’a pas fait la guerre mais il a réalisé des ilms pendant cette période
trouble, dont certains ont été produits par le ils de Mussolini.
La camera della morte…
40. Georges Didi-Huberman, L’Œil de l’histoire, t. 4, Peuples igurés, peuples igurants,
Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2012.
Itinéraires de Roberto Rossellini
dans son commentaire écrit par Chris Marker une autre relation à la
représentation de la pêche 47 :
Pendant des siècles, les hommes et les baleines ont appartenu à deux
camps ennemis qui s’afrontaient sur un terrain neutre, la nature.
Aujourd’hui […], la frontière s’est déplacée. […] Cette fois les hommes
et les baleines sont dans le même camp. Et chaque baleine qui meurt
nous lègue comme prophétie celle de notre propre mort.
*
**
À la première projection privée, Ingrid Bergman, qui ne ressemble
peut-être pas au personnage que lui a inventé Rossellini, détesta Stromboli,
sauf la pêche au thon.
47. Dans ce même article, Lambert soulève un point intéressant à propos de la « fron-
tière du bateau ». Le montage du ilm Les Hommes et la baleine a été réalisé par
Henry Colpi et Chris Marker, en l’absence de Mario Ruspoli. Alors que le montage
alterne des prises de vues depuis le bateau avec des vues du bateau, l’analyste a
pour hypothèse que Ruspoli, qui commençait à conceptualiser à cette époque
le « cinéma direct », dont il sera l’inventeur de l’expression au début des années
1960, n’aurait certainement pas franchi cette ligne du « réalisme » s’il avait été là
au montage.
48. De Seta a souvent été critiqué pour son esthétisme (notamment par Joris Ivens).
Ces critiques accusent ses images trop belles, inadaptées au projet néoréaliste ou
documentaire. Il revendique entièrement ce rôle de peintre du beau, en l’airmant
comme un hommage rendu aux plus humbles.
49. « Les êtres sont seuls et d’une solitude irréductible… Les destinées humaines tracent
des courbes séparées, qui ne se croisent que par accident, face à face, hommes
et femmes s’enferment eux-mêmes et poursuivent leur monologue obsessionnel,
relation de « l’univers concentrationnaire » des hommes sans Dieu. » (Jacques
Rivette, « Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, no 46, avril 1955)
L’image innocente : sur Francesco, giullare di Dio
Cyril Neyrat
50. Jean Narboni, « La robe sans couture », dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.),
Roberto Rossellini, Paris, Cahiers du cinéma / La Cinémathèque française, 1990,
p. 65-66.
Itinéraires de Roberto Rossellini
1
1977 : à la in de sa vie, Roberto Rossellini est un homme en colère.
Quelques mois avant de mourir, il écrit en français les premiers chapitres
qui composeront son autobiographie – « autoportrait », écrit Raymond
Bellour dans un texte important 1. Cette mort qu’il n’a pas vue venir a
interrompu le travail d’écriture d’un livre publié sous le titre Fragments
d’une autobiographie. Une esquisse en sept chapitres comme écrits d’un
trait ; un livre allègre, vif, tour à tour tendre et violent, débordant de vie
et de rage, sautant d’une idée à l’autre, ressassant les mêmes obsessions.
Un essai esquissé auquel rien ne manque.
La lecture de ce livre aujourd’hui émeut jusqu’au vertige. On est
saisi par la violence et la lucidité du diagnostic porté par Rossellini
sur le monde occidental et ce qu’est devenu le cinéma, on est ému
par sa foi intacte en un sauvetage possible de ce monde à la dérive par
l’image audiovisuelle, qu’il persiste à concevoir comme source ininie
de connaissance universelle. On est pris de vertige en mesurant à quel
point, depuis sa mort, la dérive s’est accélérée, a déinitivement balayé
les motifs de son espérance. Qui reprendrait aujourd’hui le credo de
Rossellini ne serait plus traité de fou, d’illuminé, comme il le fut en son
temps : plus personne ne relèverait babillage aussi inepte.
Le livre s’achève sur un chapitre consacré à l’expérience indienne,
présentée comme l’occasion d’une prise de conscience, loin de l’Occident,
d’une tout autre réalité sociale, d’un tout autre rapport entre homme et
nature. Parti en Inde pour fuir la douleur de la séparation avec Ingrid
Bergman, Rossellini y fait une expérience rossellinienne, rejouant pour
partie, dans une tonalité plus positive, le type de rôle qu’il avait donné
à sa femme depuis Stromboli : celui de l’étranger faisant certes un
« beau voyage », mais surtout l’expérience bouleversante d’une réalité
insoupçonnée.
L’Inde, le voyage et le ilm, le décident à s’exiler déinitivement du
« monde du cinéma », mais aussi à renoncer à ce qu’il nomme l’« esthé-
tique », au cinéma comme art, pour jeter toutes ses forces dans le projet
humaniste et didactique d’une révolution par l’image, par l’usage rationnel
de ses puissances propres. L’image, selon l’idée qu’il s’en faisait, était
la dernière chance d’un Occident fourvoyé, égaré dans la « société du
2
C’est notre hypothèse : l’idéal audiovisuel de Rossellini, tel qu’India le lui
révèle et auquel il travaillera jusqu’à sa mort, il l’avait déjà réalisé : c’est
Francesco. Trufaut l’avait écrit en 1963, mais sa manière de rapprocher
les deux ilms n’est pas la plus juste :
India n’est pas daté ni situé comme les autres, il constitue, hors du
temps et hors de l’espace, un poème libre qui ne peut être comparé
qu’à cette méditation sur la joie parfaite que sont les Fioretti de saint
François d’Assise 6.
6. François Trufaut, « Roberto Rossellini préfère la vie », dans Les Films de ma vie,
Paris, Flammarion, coll. « Champs Contre-Champs », 1975, p. 290.
7. Jean-Claude Biette, « On a cours d’histoire chez Rossellini », dans Poétique des
auteurs, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Écrits », 1988, p. 152-153.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
*
**
Mais alors apparaît un paradoxe : comment suspendre l’Histoire tout
en faisant du cinéma un outil de connaissance de l’homme ? Rossellini
sait bien que l’homme est l’animal historique, que c’est sa chance et sa
chute. Mais précisément ce qu’il cherche – le projet rossellinien, qui n’est
pas une « utopie » –, ce sont les conditions culturelles dans lesquelles
l’homme deviendrait capable de séparer la chance de la chute, de faire
de sa condition historique le milieu naturel d’un accomplissement et
d’une émancipation. Rossellini est un rousseauiste optimiste : l’homme
est l’animal perfectible, et il n’y a aucune raison que ce perfectionnement
ne soit que décadence et aliénation. Il doit être possible de libérer les
forces du progrès de celles de la chute.
Ainsi le grand projet rossellinien deviendra-t-il celui, apparemment
paradoxal, d’une encyclopédie audiovisuelle historienne et anhisto-
rique, c’est-à-dire de ilms qui, montrant comment les hommes se sont
comportés au cours de l’Histoire, le font en suspendant celle-ci : en
s’intéressant peu aux événements et à la causalité qui gouverne leur
enchaînement, bien plus à la consistance des mondes et des milieux et
à la conduite des hommes qui les habitent. Ne s’explique pas autrement
le mépris de Rossellini pour l’intrigue, pour ce qu’il appelle à plusieurs
reprises le « nœud logique », soit l’enchaînement causal des actions
qui composent le drame. L’histoire, la petite, au sens de l’ordinaire
Itinéraires de Roberto Rossellini
3
Dans un entretien paru en avril 1959, réalisé en in de montage d’India,
Hoveyda et Rivette demandent à Rossellini pourquoi, pour transmettre
son impression des Indes, il n’a pas « construit une histoire unique »,
pourquoi il s’est « borné à des aspects particuliers ». Selon Rossellini,
l’Inde est tellement complexe que, pour en restituer une part de réalité, il
faut procéder par « aspects particuliers, fragmentaires », « la toucher un
8. Une verticalité d’abord physique, comme le démontre Jacques Rancière dans son
fameux article sur Rossellini : « La chute des corps », dans La Fable cinématogra-
phique, Paris, Éditions du Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2001, p. 165-185.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
peu par ci, un peu par là ». « Construire une histoire unique », ajoute-t-il,
« c’est construire quelque chose de très faux. Ne croyez-vous pas ? » Ses
interlocuteurs rebondissent : « En somme, vous retournez à l’esprit de
Paisà. India marquerait donc une rupture avec vos ilms précédents ? »
La réponse de Rossellini, longue, mérite d’être citée en entier car on y lit,
en iligrane, le mouvement profond de son œuvre et la place singulière
qu’y occupe Francesco :
Quand vous avez marché dans une certaine direction, vous perdez la
curiosité, vous perdez l’enthousiasme. Vous vous accrochez à d’autres
choses. En in de compte, je n’ai cessé d’aller davantage à la recherche
de l’homme, de l’individu. Puis, certains de mes derniers ilms étaient
assez autobiographiques. C’étaient des apologues pour moi-même
(aujourd’hui du moins je peux le comprendre, si je ne l’ai pas compris
sur le moment). Puis j’ai senti le besoin de rechercher de nouvelles
sources, puisqu’ici je n’en trouvais point. Je les ai trouvées aux Indes.
Ce que je voudrais savoir c’est si, en voyant le ilm, abstraction faite des
anecdotes, on en sort avec l’impression d’un monde ou non. […] Dans
Voyage en Italie, il convenait de faire jouer une ambiance. L’important,
ce n’était pas tant la découverte d’un pays que son inluence dramatique
sur les deux personnages. C’était le troisième élément : d’une part un
couple, d’autre part l’Italie. Dans India, la donnée n’est pas une donnée
de conlit. Il importe que le spectateur sorte du ilm avec une impression
semblable à celle que j’ai eue 9.
9. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, textes réunis par Alain Bergala, Paris, Cahiers
du cinéma, coll. « Écrits », 1984, p. 53. Nous soulignons.
Itinéraires de Roberto Rossellini
*
**
Adriano Aprà aborde cette question en d’autres termes lorsqu’il
écrit que la plupart des récits de Rossellini évoquent des « chemins de
croix ». C’est indiscutable, mais comme Bergala, Aprà néglige tout un
pan de l’œuvre. Il ne relève pas que Francesco, le ilm au contenu le plus
10. Rossellini y insiste au début d’India : les Indiens sont le peuple le plus paciique
qui soit. Il y avait évidence, pour lui, à développer une narration non conlictuelle
pour donner l’impression d’un monde aussi paciique.
11. Alain Bergala, « Roberto Rossellini et l’invention du cinéma moderne », dans
Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 16.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
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Avant Francesco, un seul autre ilm de Rossellini s’ordonnait selon la
même logique narrative – des épisodes clos et autonomes, disposés le
long d’un il chronologique qui les relie sans les enchaîner, sans instaurer
de progression dramatique de l’un à l’autre, dans une sorte d’équivalence
étale, sans altération du monde ou des consciences entre le début et la
in : Paisà. On pourrait objecter que la libération de l’Italie, dont ce ilm
fait la chronique lacunaire, est une spectaculaire modiication du monde.
Mais ce contexte géopolitique est à la fois central et comme laissé en
dehors du ilm par Rossellini. À l’opposé du récit promis par un tel sujet
– héroïque, tendu vers la libération inale –, il vide la diégèse de sa trame
historique et concentre chaque épisode sur l’« ici-et-maintenant » d’une
lutte immédiate, souvent sombre et toujours sans in. Certes, la lutte
inira par libérer l’Italie, mais Rossellini se désintéresse de cette consé-
quence historique et logique. Le récit de Paisà n’a rien d’un chemin de
croix, pour la simple raison qu’il n’y a pas de croix, pas d’épreuve ultime
Itinéraires de Roberto Rossellini
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**
4
Pour tenter de dépasser ce paradoxe, partons du titre original : Francesco,
giullare di Dio. Le mot giullare a deux acceptions en italien. La première,
qui date du Moyen Âge, désigne le saltimbanque, acrobate, jongleur,
chanteur, bref l’amuseur qui divertissait les foules à la croisée des chemins
ou dans les cours des châteaux. Un genre plus élevé de giullare était le
ménestrel, protégé par les seigneurs, qui disait la poésie des troubadours.
La seconde acception, plus récente et plus péjorative, désigne le boufon
au sens d’une personne peu sérieuse, sans dignité.
Toutes ces signiications s’accordent au Francesco historique ainsi
qu’à celui de Rossellini. Francesco Bernardone parlait le français et
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
*
**
Rossellini ne croyait pas en Dieu, mais en l’Image, d’une croyance
absolue, fervente. Il lui attribuait rien de moins que la capacité de sauver
le monde, à condition que l’humanité veuille bien accepter de recevoir sa
puissance. À condition que les cinéastes ne cherchent pas à démontrer,
mais à montrer, selon son credo souvent répété. En quoi l’Image selon
Rossellini relance-t-elle certaines dimensions essentielles de la parole
et des actes de François ?
Essentiellement en ce qu’elle renoue avec une ancienne tradition
didactique, dont le franciscanisme fut, à partir de François et après
sa mort, un des foyers les plus intenses : la tradition de l’exemplum.
Ce terme désigne un récit bref, à vertu morale, didactique, laïque ou
religieux. L’exemplum antique mettait en scène un héros exceptionnel
12. Jacques Le Gof, Saint François d’Assise, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des
Histoires », 1999, p. 93.
Itinéraires de Roberto Rossellini
5
Il serait passionnant de démontrer la profonde parenté entre le ilm de
Rossellini et l’art de Giotto. Nicole Brenez a commencé à le faire dans
un texte très éclairant 15, et l’on pourrait poursuivre le travail en mon-
trant à quel point Rossellini a conçu Francesco, giullare di Dio comme
une « fresque animée » d’une grande idélité aux principes iguratifs de
la peinture de Giotto. Sautant dans le passé vers un cinéma originel,
dépouillé, retournant aux « sources », Rossellini retrouve aussi l’ori-
gine d’une histoire de la peinture comme imitation de la nature, dont
le cinéma aura été l’accomplissement. Avec son Francesco, Rossellini
recommence le cinéma et la peinture de Giotto : il retrouve le geste du
peintre, qui aura été de reprendre le il interrompu de la conquête de la
ressemblance, de l’imitation des « choses telles qu’elles sont ».
Si Giotto a été le peintre du recommencement et de la « première
fois », il n’a pas été l’interprète le plus idèle du franciscanisme originel.
Au contraire, ses fresques sont une édulcoration, une trahison de l’héri-
tage qu’a voulu laisser François dans son bouleversant Testament. Si
Rossellini revient à Giotto, il ne pouvait pas le suivre complètement
sans trahir à son tour le poverello. Or, ce qui intéresse Rossellini, ce
dont il se sent proche, par quoi il se montre habité, ce qu’il a découvert
en tant que cinéaste enragé et prophète de l’image, comme une de ses
14. Jacques Le Gof, préface à Chiara Frugoni, Saint François d’Assise. La vie d’un
homme, Paris, Hachette Littérature, coll. « Pluriel », 1999, p. 12. Le Gof précise
dans son Saint François d’Assise, op. cit., p. 44 : « Tendancieuse, car elle passait
sous silence tout ce qui aurait montré que l’ordre franciscain s’était écarté de cer-
taines intentions de saint François et parfois sur des points essentiels : la science
et l’enseignement, le travail manuel, la fréquentation des lépreux, la pauvreté des
églises et des couvents. »
15. Nicole Brenez, « Une économie du geste. Sur les Fioretti de Roberto Rossellini »,
texte inséré dans l’édition française du DVD du ilm aux éditions Carlotta.
Itinéraires de Roberto Rossellini
6
Si l’imitation de Giovanni est burlesque et inofensive, celle que pra-
tique Ginepro est autrement plus fondée et eicace. Ginepro est le
« franciscain type » en ce qu’il ne se conforme à aucun savoir issu des
livres ou d’une rélexion rationnelle dont il est incapable. Ginepro agit
et se comporte selon un principe d’imitation du modèle qu’est pour
lui Francesco, c’est-à-dire par obéissance absolue aux principes de vie
érigés en règles, pratiqués et donnés en exemple par Francesco. Être
franciscain, à l’origine, ce n’est pas obéir à une règle écrite – il n’y en
avait pas et Francesco se méiait du savoir livresque –, c’est suivre les
exemples donnés par les actes et les paroles de Francesco, et ainsi vivre
dans la parfaite obéissance aux principes de pauvreté, d’humilité et de
simplicité adoptés par le poverello. Lorsqu’il juge Ginepro prêt pour la
prédication, l’unique recommandation que lui donne Francesco est un
encouragement à prêcher par l’exemple davantage que par la parole :
« Bô, bô, bô, molto dico poco fo 21! » Dans l’épisode suivant, Ginepro
choisit mal le lieu de son premier prêche : apercevant des paysans et
des enfants dans un champ en contrebas d’un pont, il commence en
répétant la devise que lui a transmise François, sans réaliser que le bruit
d’une cascade derrière lui couvre complètement sa voix. Dans ce beau
passage, Rossellini utilise une poésie audiovisuelle très simple pour
montrer comment Ginepro en vient à comprendre le bien-fondé du
conseil de Francesco. Il conie à la nature même le soin de convaincre
Ginepro de la justesse de la devise en couvrant sa voix : rien ne sert de
parler, il faut agir. Alors Ginepro, apercevant enin la cascade sonore
21. Que l’on peut traduire par : « Bou, bou, bou, j’en dis beaucoup mais rien ne fous. »
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
22. Témoignage de Beppe Cino dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto
Rossellini, op. cit., p. 47.
Itinéraires de Roberto Rossellini
regard en alerte se promenait sur les gens et les choses avec agilité. Rien
de détaché ni d’immatériel, mais le sentiment d’une présence vigilante au
monde. Ce saint homme ressemblait à une souris extrêmement rusée,
adroite et rapide. Le chat n’avait qu’à bien se tenir 23.
7
Une manière d’être : Francesco n’a jamais voulu enseigner autre chose et
ne l’enseigna par d’autre moyen que sa propre manière d’être, par l’exemple
de sa propre vie. « Dans le projet du saint », écrit Chiara Frugoni, « on ne
peut amener quelqu’un à changer et à se corriger que par l’exemple 24. »
D’où sa méiance à l’égard du savoir, des lettrés, de l’érudition, d’où
aussi l’interdiction qu’il fait aux frères mineurs de posséder des livres,
de s’attacher à d’autre écrit que l’Évangile et les quelques textes de sa
main. Ce fut le geste décisif du premier franciscanisme, l’un de ceux que
l’Église s’eforça par la suite de réprimer. Chiara Frugoni :
Par la bulle Ordinem vestrum en date du 14 novembre 1245, Innocent IV
interdit l’entrée de l’Ordre franciscain aux candidats illettrés, autrement
dit à ceux qui ne savent pas le latin, et encourage résolument le recrute-
ment des mineurs dans les centres universitaires. Par bonheur, François
ne vit pas tout cela, mais il le présagea 25.
imposée à la vie. Non que celle-ci soit bêtement enregistrée par une
image sans qualités ; au contraire, le ilm est d’une splendeur constante,
l’image irradie du premier au dernier plan. Mais cette beauté formelle
est indiscernable, elle ne se laisse pas comprendre par les concepts et
critères habituels de l’analyse esthétique. Elle coïncide si parfaitement
avec la matière même de l’image, avec la vie ilmée, que celle-ci semble
s’être faite d’elle-même forme, que l’image semble ne procéder d’aucune
autre volonté que celle de communiquer cette « forme-de-vie ». Le miracle
de ce ilm est celui d’une parfaite communication, sans déperdition ni
ornement : la vie communique sa forme et sa beauté à l’image, qui les
communique au spectateur.
En ce sens, l’analyse par Agamben de la « forme-de-vie » franciscaine
éclaire le rejet rossellinien de l’esthétique, son insistance, de plus en
plus grande au il de sa vie, à refuser d’être considéré comme un artiste,
jusqu’à ces propos déinitifs de Fragments d’une autobiographie :
Il est temps que je détruise l’erreur fondamentale qui a été commise à
mon égard : je ne suis pas un cinéaste.
Même si je possède dans ce domaine une espère d’habileté, le cinéma
n’est pas mon métier. Mon métier est celui qu’il faut apprendre quotidien-
nement et qu’on n’en init jamais de décrire : c’est le métier d’homme 31.
33. homas de Celano, Vita prima di san Francesco d’Assisi, cité par Giorgio Agamben,
De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 141.
34. Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 155.
35. Dans Alain Bergala et Jean Narboni (dir.), Roberto Rossellini, op. cit., p. 114.
Itinéraires de Roberto Rossellini
36. Ibid.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
37. Ibid.
Itinéraires de Roberto Rossellini
8
Selon Giorgio Agamben, l’héritage légué au présent par la « forme-de-
vie » franciscaine, et qu’il importe de penser jusqu’à son terme,
[c’est] la tentative de réaliser une vie et une pratique humaine absolument
en dehors des déterminations du droit. Si nous appelons « forme-de-vie »
cette vie que le droit ne peut pas atteindre, alors nous pouvons dire que
le syntagme forma vitae exprime l’intention la plus caractéristique du
franciscanisme 38.
38. Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, op. cit., p. 149.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
Aprà, il ne fait pas « du mal à l’animal pour une bonne cause 43 », mais
« du bien », en l’aidant à donner ce qu’il a à donner, à se mettre à nu
– comme lui-même, Ginepro, ne cesse de donner son manteau, c’est-
à-dire son unique possession, bien que François le lui interdise. Dans
Fragments d’une autobiographie, Rossellini exprime à plusieurs reprises
son goût pour la cruauté innocente, celle des enfants, des animaux, mais
aussi des Indiens et des Napolitains. Au cœur de Francesco, giullare
di Dio, Ginepro, « franciscain type », incarne la « force, l’énorme force
de l’innocence », selon les propres termes de Rossellini pour déinir le
sujet de son ilm.
L’innocent est, juridiquement, non pas hors-la-loi mais soustrait
à l’emprise du droit. Il ne reconnaît d’autres règles à sa vie que celle
d’imiter une vie exemplaire, de vivre selon son modèle. Ginepro imite
François qui imite le Christ. À l’intérieur d’une telle « forme-de-vie », à
condition de ne pas sortir de l’imitation de l’Évangile, tout est possible :
tous les actes, tous les comportements. Ainsi, la conséquence première
de l’innocence dans la vie quotidienne, son exercice quotidien, c’est la
fantaisie. La boufonnerie, le « farfelu », dont Rossellini fait aussi l’éloge,
dans ses écrits autobiographiques, comme d’une dimension de l’intelli-
gence. C’est, dans le rapport entre l’éléphant indien et son mahout, « le
farfelu, espèce de logique de l’absurde qui est la dimension paroxystique
du concret, mais qui en fait partie intégrante […]. Les Indiens savent
être farfelus, mais cela même relève de leur réalisme 44 ». Et à propos
de la réaction de la jeunesse italienne contre une société pétriiée par
les codes : « La révolte est toujours un sursaut de la conscience même
quand elle emprunte les chemins de la boufonnerie 45. » Dans les cha-
pitres centraux du livre, plus proprement autobiographiques, Rossellini
accumule les anecdotes composant l’autoportrait d’un boufon, d’un
« jongleur du cinéma ».
Faire le boufon, le farfelu, c’est faire preuve de fantaisie, d’imagi-
nation : inventer. C’est l’esprit d’enfance de François, dont Ivan Gobry
remarque qu’il « nous étonne et ne manque pas en même temps de
nous inquiéter ». La vie de François et la méthode de prédication qu’il
transmet à ses frères sont une provocation permanente par le jeu,
43. Adriano Aprà, « Rossellini et les animaux », dans Nathalie Bourgeois, Bernard
Bénoliel et Alain Bergala (dir.), India. Rossellini et les animaux, Paris, Cinémathèque
française, Martigues, Cinéma Jean Renoir, La Rochelle, La Coursive, 1997, p. 68.
44. Roberto Rossellini, Fragments d’une autobiographie, op. cit., p. 172.
45. Ibid., p. 157.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
*
**
Pour Rossellini, « l’esprit d’enfance » déinit aussi un idéal de cinéma
dont Francesco est le parfait exemple : un réalisme farfelu où les « choses
telles qu’elles sont » n’ont pas besoin d’être manipulées pour apparaître
selon des formes, pour donner à penser. Dans Histoire(s) du cinéma, à
la in de l’épisode 3A, Godard fait se succéder deux cinéastes associés à
deux formules. Pasolini est associé au chiasme « Une pensée qui forme /
Une forme qui pense », Rossellini à sa célèbre formule dite à Rivette et
Hoveyda en 1959 : « Les choses sont là. […] Pourquoi les manipuler ? »
Godard n’aurait pu mieux formuler l’opposition : pour Rossellini, le
cinéma n’a pas vocation à être une pensée qui forme, ni une forme qui
pense, mais au contraire à ouvrir, par une juste relation aux choses qui
sont là, une zone d’indistinction entre forme et pensée. Il ne cesse de le
répéter au il des ans. En 1959 : « Il faut tâcher de revoir les choses telles
qu’elle sont, non pas en matière plastique, mais en matière réelle 47. » En
1976, à une question sur son « refus de l’art », il répond :
Les points de départ sont diférents. Si on fait coniance aux hommes il
faut leur ofrir les choses telles qu’elles sont. Ce sera à eux de les inter-
préter. Mais si on ne fait pas coniance aux hommes alors on se met à
leur place pour leur dire quoi et comment penser 48.
46. Ivan Gobry, Saint François d’Assise et l’esprit franciscain [1957], Paris, Éditions du
Seuil, coll. « Points sagesses », 1991, p. 58.
47. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 59.
48. Ibid., p. 146.
Itinéraires de Roberto Rossellini
49. Il faudrait réléchir à la relation entre le concept, à peine esquissé ici à partir
d’Agamben, de « forme-de-pensée », et la notion d’« idée-forme » proposée par
Suzanne Liandrat-Guigues.
50. Roberto Rossellini, Le Cinéma révélé, op. cit., p. 146.
L’image innocente : sur Francesco, giulliare di Dio
gestes, saisir « les choses telles qu’elles sont » par la seule attention de
ce regard. Les plus beaux moments du Messie et des Actes des apôtres
seront ceux où, dans de tels plans, la caméra de Rossellini donnera
en efet l’impression de surprendre la vie telle qu’elle se présente, non
organisée par le cinéma, pour le cinéma. Ce que Daney, à propos de
La Prise de pouvoir par Louis XIV, appelle « le présent du passé » ou
« le moment où ça passe ». Dans les essais télévisuels les plus réussis
– La Prise de pouvoir par Louis XIV, L’Âge de Cosme de Médicis, Les
Actes des apôtres et Le Messie –, cette qualité de présent surgira par
« moments ». Dans Francesco, giullare di Dio, elle est constante, elle
constitue la matière même de l’image. Le miracle de ce ilm, son carac-
tère exemplaire, consiste en ce que, par l’ainité intuitive de son idéal
de cinéma avec la tradition de l’exemple franciscain, Rossellini n’ait eu
besoin d’aucun outil particulier pour retrouver cette innocence. Il a su
l’atteindre innocemment, par les plus simples moyens et la manière la
plus nue et primitive de faire du cinéma.
9
Le premier chapitre de Fragments d’une autobiographie s’achève sur
une profession de foi au ton évangélique :
Encore une fois, je suis là pour crier la bonne nouvelle dont peu de gens
semblent s’être aperçus. Eurêka ! L’homme a enfanté l’image et l’image
peut être parfaite, c’est-à-dire accepter toutes les données, donc tolérer
et faire s’épanouir toutes les diférences. Son discours, inalement, est
le seul qui ne soit pas polémique, le seul qui atteigne à la véritable
dimension politique, en opposition avec le mécanisme d’uniformisation
des partis existants. Et sur elle nous pouvons fonder un nouveau projet
de l’homme. Il faut nous dépêcher de construire le futur. C’est le seul
temps réel que nous vivons 51.
« Libre usage de soi », « être engendré par sa propre manière » : ces
expressions disent au mieux l’éthique de Francesco et de ses compa-
gnons, telle qu’elle apparaît tout au long de Francesco, giullare di Dio.
Ce ilm serait l’exemple d’un cinéma originel qui, loin d’être passé, reste
au contraire à venir. Et la « tâche politique de notre génération », telle
que la pense Agamben, pourrait bien être de relancer l’utopie rossel-
linienne d’une émancipation révolutionnaire, d’un « nouveau projet »
de l’homme, dont un tel cinéma qui vient serait, quarante ans après la
mort du cinéaste, un moyen encore et toujours à dégager du spectacle.
En 1950, un pauvre petit ilm avait montré la voie.
Jean-Louis Comolli
Quand j’ai un peu connu Roberto Rossellini, c’était en 1968, à Venise puis
à Rome, je n’avais pas eu l’idée de le ilmer. André S. Labarthe et Jean
Rouch s’en étaient occupés : on ne saurait mieux faire. Ces rushes mal-
heureusement se sont perdus. Avant-goût de ce qui se passe aujourd’hui
avec les cartes « mémoire », ininiment moins encombrantes que des
galettes de 16 mm. Quand Gérald Collas m’a proposé, en même temps
qu’à Bruno Deloye, de faire un ilm sur « Rossellini et la télévision »
– c’était en 2005 et j’avais lu le livre érudit d’Adriano Aprà –, il m’a
semblé que Rossellini était là, encore, à habiter notre mémoire ciné-
matographique, à bousculer nos trop rapides satisfactions cinéphiles.
J’ai donc commencé ce tournage à Rome, chez Aprà, qui n’est pas seu-
lement notre ancien complice des années 1960 aux Cahiers du cinéma,
qui n’est pas seulement le meilleur connaisseur mondial de l’œuvre de
Rossellini, qui n’est pas seulement l’acteur merveilleux du Othon de
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (1969), et le fondateur de Cinema e
Film, cette revue sœur : nous étions donc dans une relation où les afects
étaient plus forts encore que les références savantes. Et tant mieux. On
ne saurait ilmer autour ou à partir de R. R. sans, disons-le d’un mot :
amour. Ce ilm est donc un ilm polémique, qui prône un cinéma en
partie improvisé, moins dispendieux, plus bricolé. Ce ilm est donc un
exercice d’admiration à l’endroit du cinéma, de la parole et du geste de
R. R. C’est bien pourquoi nous avons, avec Ginette Lavigne au montage,
fait lotter la igure rossellinienne en marge ou en écho des propos de
ses collaborateurs. La question reste : voir le cinéma non pas comme
une collection d’œuvres mais comme un chantier interminable où les
procédures et les techniques – les manières de faire – ont autant sinon
plus d’importance que les ilms accrochés aux murs des musées. Dans le
« comment », il y a le « pourquoi », il y a aussi l’enjeu esthétique en même
Itinéraires de Roberto Rossellini
Tous les droits des documents reproduits sur ce DVD sont réservés.
© Ina / Paris – Vivo Film / Rome – 2006.
Les auteurs
diable vous souhaite bonne nuit (1998), Nous sommes nés pour marcher
sur la tête des rois (2006). Ses deux derniers ilms, Le Cinéaste est un
athlète (2010) et Le Voyage dans la lune (en cours de post-production)
concernent le cinéma : le premier à travers un portrait de Vittorio de
Seta, le deuxième est un essai sur la construction d’une salle, rélexion
poétique sur la matérialité du cinéma. Il prépare actuellement la réali-
sation d’un nouveau ilm, Le Cinéaste est un cosmonaute (en cours de
production) avec Artzavad Pelechian. Il est également co-auteur avec
Jean-Louis Comolli de l’ouvrage Cinéma, Mode d’emploi, à paraître chez
Verdier en avril 2015.
Introduction
Poétique de Rossellini : des images mobiles 7
Robert Bonamy
1. Voyage(s) et modernité 19
Dans le sillage des statues 21
Suzanne Liandrat-Guigues
Ceci n’est pas une carte postale : Voyage en Italie (1953) dans l’optique de
Jean-Luc Godard 29
Guillaume Bourgois
L’Inde vue par Rossellini : un beau montage 41
Aurore Renaut
Itinéraires de
Roberto Rossellini
textes réunis
§
et présentés par
Robert Bonamy
ISBN 978-2-84310-288-2
ISSN 2258-9074
Prix 24 €