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Agathe MORILLON

FICHE DE LECTURE

L’homme ordinaire du cinéma


Jean Louis Schefer
1980

Selon Gardies, l’écran « active le processus de l’imaginaire », il encourage l’imagination du


spectateur qui va chercher d’autres images qu’il a déjà vu. C’est le thème qu’aborde Jean Louis
Schefer dans son livre de théorie du cinéma, L’Homme ordinaire du cinéma. Jean Louis Schefer est
un écrivain, philosophe, critique d’art, théoricien du cinéma et de l’image français. Il est né le 7
décembre 1938 et vit actuellement à Paris. Son livre L’Homme ordinaire du cinéma de la collection
« Cahier du cinéma » parut le 23 septembre 1980. L’auteur s’intéresse dans cet écrit au sens des
images mais surtout au spectateur qui en est le récepteur. Il donne la thèse suivante: un film est une
expérience de mémoire, de temps et de Sublime. Le livre s’organise en deux parties principales,
elles mêmes scindées en différentes parties: d’une part « Les dieux », d’autre part « La vie
criminelle (le film) ». La première partie est développée en 31 points imagés: l’auteur procède à une
analyse de ces photographies qui décrivent les différents éléments capable de faire ressentir aux
spectateurs des affects communs: il s’agit des limites de sa thèse. Dans la seconde partie du livre qui
contient cinq sous-parties, Schefer explique et démontre sa thèse.
Le livre de Schefer commence par une préface posant les bases de son vocabulaire et de ses
idées. Il commence par expliquer son titre: « L’homme ordinaire » que l’on comprendra être le
spectateur. Il compare le cinéma au réel, affirmant que le film est différent de la vie réelle en l’idée
qu’il ne t’apprend pas que tu es mortel mais qu’il est une autre conception du temps, que l’on vit «
simultanément » dans plusieurs mondes. Le film conscientise la vie réelle, c’est une « expérience
particulière du temps »1. Le personnage de film est différencié du spectateur, il est « l’homme
visible », soit la face cachée de l’homme ordinaire, celui qui rend visible les choses inexprimées.
Ces choses inexprimées créent la peur au cinéma. Le plaisir et la peur sont intimement liés, de par
la participation imaginaire qui nous offre la connaissance de choses intimes, enfouies ou encore
inconnues. Il différencie l’expérience sociale (augmentation d’une aphasie de sentiment dans l’être
social en général) et l’expérience solitaire (production d’effets de mémoire, on parle d’histoires,
d’images et de couleurs affectives de l’être solitaire). Jean Louis Schefer nous amène finalement à
comprendre que le film créer donc un être expérimental. En effet, le film peut expérimenter (dire
une vérité, questionner, constater) mais pas représenter car il n’y a pas de vérité anthropologique
absolue et que le cinéaste rend légitime son réel sans le réaliser (il ne dit pas que son réel est vérité,
mais qu’il est sa vérité). L’auteur conclu alors sur le fait que le film ne m’inculque aucun savoir
sinon celui de « l’usage de notre mémoire » 2 (il rend visible l’obscurité, la partie invisible,
personnelle de notre corps: émotions, sentiments, réflexions..). Il parle d’une chambre invisible
dans l’humain, lieu du Sublime, éveillé par les films et insiste sur le fait qu’il s’agit d’un sujet
sérieux: le film n’est ni une simple projection ni une marchandise, c’est une expériences porteuse

1 L’Homme ordinaire du cinéma, Jean Louis Schefer, page 6


2 Idem, page 11
d’affects. Donc, le cinéma est une expérience du temps et de la mémoire. Jean Louis Schefer se
demande alors si certains facteurs extérieur agissent sur les affects, il pose cette problématique: « La
technique du cinéma aurait-elle une finalité qu’en toute conscience ou avec un peu de lucidité je
puis réduire à des productions d’effets? »3. Pour lui, ce qui est important n’est pas la technique mais
la profondeur des sentiments. Toutefois, la technique permet la captation de la profondeur des
sentiments: il donne l’exemple de Falconetti qui démaquille un personnage pour le rendre plus
souffrant. Il ne s’intéresse pas à la perfection de l’illusion et accepte au contraire les « intention du
monde »4 telles que les élisions d’objets qui multiplient les affects par rapport à la réalité. Il critique
par contre certaines productions d’effets qui n’ont rien à voir avec les affects, qui sont automatiques
et répétitives: par exemple les objets clés, symboliques ou les stéréotypies, que l’on trouve
notamment dans le burlesque.

Pour commencer, l’ouvrage débute sur une partie nommée « Les Dieux ». Cette dernière est
faite d’analyses de photographies qui la découpe en 31 points distincts. Mon interprétation du mot «
Dieux » est ici celle d’un mot représentant tous les éléments cinématographiques qui participent à
une expérience sociale (et non solitaire). En effet, il s’agirait de tout ce qui permet une
compréhension générale du film, ce qui offre un sens et des affects communs à tous les spectateurs,
aussi différents soient-ils. Chaque sous-partie de cette parties sur les « Dieux » est présentées de
cette façon: un titre, une photographie et un texte explicatif. Nous allons donc résumer chacune
d’elles. Tout commence avec « Les Poupées du diable » de Tod Browning (1936): le réalisateur
veut faire comprendre que la femme est petite à l’image et le faire passer pour une vérité non
étrange. La petitesse doit alors être déduite par le spectateur. Pour cela, il joue du rapport de taille
entre les objets et les corps (chaise plus grande que la femme) et sur la composition du plan et le
montage intentionné (l’ombre géante du cube entoure la petite femme).

The Devil Doll (Les Poupées du diable),


Tod Bowning, 1936.

3 Idem, page 13
4 Idem, page 15
Le point qui suit est « La jalousie de Freaks » de Tob Browning dans lequel il aborde l’intensité des
affects. Il explique que dans ce film, le spectateur se sent moins concerné par les problèmes de ces
monstres rares, du fait qu’ils ne soient pas humains: les ressentis sont réduits ou vu comme tel. Il
enchaîne avec un plan de « Horizon perdus » de Frank Capra (1937) dans lequel il nous présente un
lieu « symétrique et transparents » 5 qui parle par lui même. Il témoignent de l’importance du
cadrage et du choix du lieu. D’après une photographie de Stanley Laurel « La servante qui
téléphone », Schefer parle du jeu et du corps de l’acteur: il décrit le jeu de Laurel comme ici
immobile, inactif et étrange mais volontaire (ceci traduit une psychologie, le corps est la fiction).
Après le sous-titre « Profession: Bouvard et Pécuchet », il introduit Laurel et Hardy, le duo
comique. Il aborde ici les personnages iconiques/ symboliques dont les actions ou les gag importent
moins que ce qu’ils représentent. Il nous présente ensuite une photo nommée « Le clown
d’Heraclite »: il s’agit ici d’un plan du film L’Ange bleu de Josef Von Sternberg (1930). Le
personnage n’est pas habillé en clown pour faire rire, il s’agit d’une métaphore, d’une scène
touchante (il passe pour un clown car la femme qu’il aime et pour qui il a tout donné lui tourne le
dos): son costume est le reflet de sa naïveté. Schefer compare ensuite deux plans de La Veuve
joyeuse de Erich Von Stroheim (1925): « L’orgie blanche » et « L’orgie noire » pour montrer la
capacité d’intention du cinéaste. Sur la photo de l’orgie blanche, les personnages sont lumineux,
contrastés et mis en valeur sur fond noir, cadrés au centre: le plan inspire la beauté et la poésie, le
luxe. Sur la photo de l’orgie noire, par contre, sont représenté des personnages non éclairés, cachés
par la lumière du décor, cadrés en plan 3/4 et comparés à un tableau gracieux en arrière plan: ils
sont ici ridiculisés. Donc même si les plans se ressemblent fortement, Schefer nous explique que
des procédés techniques permettent des intentions et une compréhension précise et commune des
spectateurs.

La Veuve joyeuse, Erich von Stroheim, 1925

La Veuve joyeuse, Erich von Stroheim,


1925

5 L’homme ordinaire page 29


L’auteur présente ensuite une photographie non identifiée: « La mort de Néron ». Néron était un
empereur autoritaire, on peut donc penser qu’il aborde ici les références au cinéma. En effet, les
spectateurs on déjà une certaine culture générale et les références faites dans les films peuvent être
évidentes pour plusieurs. Il aborde ensuite la question du son via sa sous-partie « Le phonographe »
dans Charlot Soldat de 1919. Il explique que le phonographe (appareil qui grave puis reproduit des
sons par un procédé purement mécanique) permet le son et donc une compréhension commune: il
donne aux spectateurs les mêmes repères. Dans « Le joufflu au théâtre », il introduit les stéréotypes
que les spectateurs ont en commun car en effet, nous partageons tous certaines anecdotes
communes, histoires ou personnes clichées qui résonnent dans notre quotidien ou enfance à tous: on
parle de mémoire commune. Enfin, une des dernières sous-parties de ces « Dieux » est une
photographie de tournage « La fumée » de Sergei Einsenstein. Cette photographie et l’explication
de l’auteur mettent en avant le fait que les classes sociales ou problèmes sociaux sont un savoir
partagés: à l’image, ils permettent une compréhension commune, à la portée de tous. Donc, ce
premier chapitre « Les Dieux » résument ce qui fait partie de l’expérience sociale au cinéma, ce qui
unie les réactions et permet aux spectateurs de pouvoir discuter du film entre eux. L’auteur a peut-
être choisi « Dieux » comme titre car même si tous ne croient pas en son existence, tout le monde
en à au moins entendu parler ne serait-ce qu’une fois.

La seconde et dernière partie de l’ouvrage n’est pas constituée de photographies: elle est
davantage développée. En effet, il s’agit du lieu de développement de la thèse de l’auteur. Cinq
sous-parties organisent « La vie criminelle (le film) »: « La vie criminelle », « La leçon des ténèbres
», « La roue des images », « La roue » et « La face humaine ». Pour commencer, dans « La vie
criminelle », Jean Louis Schefer aborde l’expérience solitaire (contrairement à la première partie du
livre qui traitait de l’expérience sociale). Il décrit l’expérience solitaire comme la production
d’effets de mémoire: « une familiarité et une connivence uniquement déplacée »6, « Au fond du
cinéma subsiste la terreur ou la peur vague liée à toute notre enfance à n’importe quel film »7, « des
scènes trouant une espèce d’inconscience d’enfant »8 ou encore l’expression « aller pêcher au
cinéma » 9. Ici, on remarque que le vocabulaire de l’enfance et de la peur sont utilisés. En effet, Jean
Louis Schefer supporte le fait que le cinéma effraie car il éveille l’inconscience, bouleverse les
souvenirs: une mémoire perturbée ne peut se reposer devant un film. Je cite, « le monde ne passe
pas en lui, il devient transition d’un ensemble de formes et de sens qu’il n’eut pas voulu » 10. Ici,
Schefer affirme que le cinéma développe l’usage de notre mémoire mais que celle-ci n’a pas
réellement le contrôle: ce qui vient de l’inconscient est une surprise pour l’homme ordinaire. Il fait
d’ailleurs référence à la théorie de la caverne de Platon: « je ne crois pas que nous soyons assis dans
la caverne de Platon mais suspendu sous un faisceau de lumière »11. Donc, pour résumer son idée:
l’homme ordinaire (spectateur) hérite d’un corps en face de l’homme visible (personnage), ce corps
est l’éclairage que reçoit le philosophe en sortant de la caverne, ce sont les souvenirs, donc les
6 Idem, Page 82
7 Idem, Page 79
8 Idem, Page 82
9 Idem, Page 82
10 Idem, Page 87
11 Idem, Page 87/88
affects. Jean Louis Schefer ne s’arrête pas là, il va développer la définition de ce « corps ». Il écrit:
« la signification est un corps » et « ce qui est projeté et animé n’est pas nous mêmes et nous nous y
reconnaissons cependant (comme si un étrange désir d’extension du corps humain comme
signification pouvait agir ici) »12 ou encore « ce qui n’est pas né en nous peut vivre ici » 13. Toutes
ces citations nous font comprendre que durant un film, la dimension du réel est conscientisée mais
que l’on se trouve dans un autre espace-temps où ce que l’homme visible (personnage) a à montrer
à l’homme ordinaire (spectateur) est une entité, un corps entier. Pour aller plus loin, il cite l’écrivain
Kafka qui a pour lui correctement résumé le transfert de savoir entre l’homme visible et l’homme
ordinaire (l’éclairage). Ce dernier décrit l’homme visible comme « aveugle » et le rôle du film
comme « l’accomplissement du monde visible ». Encore plus simplement, il met une image sur son
explication: « on lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne. Avec le soleil, le
monde entier regarde à l’intérieur »14. Dans cette phrase, « on » et « soleil » représentent le film, «
lui » est l’homme visible et « le monde entier » est l’homme ordinaire. Toutefois, l’explication ne
s’arrête pas là, car ce qui est intéressant est ce que ce corps nous offre. Schefer romantise alors la
création d’affect et l’usage de la mémoire de cette façon: « le corps, l’animal, l’être agissant sur
l’écran nous laissent quelque chose dans leur fuite. Cette chose qui tombe vers nous est une
probabilité déjà passée »15. Il parle d’un « point ou centre de gravité » qui serait la mémoire acquise,
l’être humain et sa construction. Je cite « le cinéma ou le film serait-il cette étrange passerelle
conduisant à l’involution la plus profonde d’une vie? » 16. Donc, son explication commençant à se
dégager, on comprend que sa thèse s’oriente de cette manière: nous avons tous un seul point de
gravité (mémoire) qui n’est pas toujours éveillé; le corps est le sens, la signification personnelle,
soit ce que l’homme visible détient, il change en fonction de l’expérience, n’est jamais le même;
pour atteindre les affects (ce qui intéresse Jean Louis Schefer), il faut selon lui un lien entre le point
de gravité et le corps, et ce lien, cette « passerelle » est le cinéma. Cette thèse peut être schématisée:

12 Idem, Page 85
13 Idem, Page 86
14 Idem, Page 88, Citation de Kafka
15 L’Homme ordinaire du cinéma, Jean Louis Schefer,Page 90
16 Idem, Page 94
Dans la seconde partie de « La vie criminelle », l’auteur aborde la réaction de l’homme ordinaire
face à la découverte de l’invisible et à l’usage de sa mémoire, soit des affects (étape 4 du schéma ci-
dessus). Il parle de « ténèbres éclairés », « retrouvailles de savoir », de séances de cinéma qui sont «
l’irradiation d’un être indifférencié probablement déposé en nous »17 . On voit la passion de Schefer
pour le miracle qu’offre le cinéma en produisant des affects: c’est cette partie du processus qui
l’intéresse. Il en vient alors à déterminer le rôle du film, soit de faire grandir, de faire apprendre sur
soi-même: « il apprend sa mémoire », « le destin de ces images est de constituer une mémoire »18.
L’auteur, pour parler de l’expérience du visionnage d’un film, insiste aussi sur le fait que le film est
une expérience particulière du temps, une autre conception du temps qui nous permet de vivre
simultanément dans plusieurs mondes: « pour que cesse pendant une centaine de minutes
l’alternance du jour et de la nuit en moi »19. Enfin, le dernier point que Jean Louis Schefer discute
est celui de l’expérience du Sublime: « Tout cela nous soulève, détache de nous cette expérience de
trouver sublime ce qui ne provoquerait si nous en faisions l’expérience qu’un haut-le-cœur ou une
nausée »20. Il explique ici que le Sublime naît de la possibilité de pouvoir contempler l’invisible
sans danger direct, et de pouvoir le trouver beau: c’est à la fois répulsion et admiration. Donc, pour
conclure, Schefer s’obstine dans cette partie du livre à décrire ce qu’est un film: soit une expérience
de mémoire, une expérience du temps et une expérience du Sublime.
Ensuite intervient la seconde sous-partie de « La vie criminelle », intitulée « La leçon des
ténèbres ». Cette sous-partie est basée sur le plaisir et la peur que font le Sublime d’un film et sur la
place de l’enfance dans sa réflexion. Schefer affirme que cette peur vient de souvenirs, de la
mémoire et pas d’une simple imagination. Il va remettre en cause cette idée pour argumenter
(raisonnement par l’absurde): « comment soutenir le caractère invraisemblable ou la formulation
paradoxale d’une telle certitude, que ces images ne restent en nous et ne nous reviennent si
vivement non parce que nous les avions maîtrisées dès l’abord mais parce qu’elles nous ont
photographiés pendant notre enfance? »21. Il y répond en disant qu’il existe deux temps de visions: «
nous ne nous imaginons pas simultanément en deux points de l’espace. Nous y sommes toujours le
point le plus invisible »22. Donc, pour lui, il existe deux temps: la vision ordinaire, du visible (vision
neutre de ce qui nous entoure, dans le réel) et la vision de l’invisible (vision subjective, personnelle,
perturbée par les souvenirs) qui est celle qui domine. Il exemplifie: « c’est pourquoi un paysage,
une rue ou une chambre sont visibles ou mémorables parce qu’ils sont peuplés d’une multitudes
d’affects »23. Enfin, Schefer critique donc l’évidence, l’illusion parfaite qui ne laisse pas place à
l’imagination, soit ce que l’on peut appeler les « Dieux »: « c’est parce qu’elles nous ressemblent
par un autre visage et une tout autre composition du temps sur le corps, qu’elles nous abattent »24. Il
affirme donc que ce qui nous rappelle l’enfance nous touche plus que ce qui n’est qu’une simple
imagination, que le but ultime au cinéma est d’être effrayé, « abattu ».
Puis, s’en suivent deux sous-parties que l’on peut lier puisqu’elles détaillent la question du
temps: « La roue des images » et « La roue ». Il commence par parler de « légère antériorité du
temps » et du fait que « toute l’action ait déjà été soulagée lorsque nous y assistons »25. En effet,
cela signifie que les deux visions/ conceptions de temps (vision ordinaire et vision de l’invisible),
17 Idem, Page 95
18 Idem, Page 99
19 Idem, Page 103
20 Idem, Page 101
21 Idem, Page 108
22 Idem, Page 109
23 Idem, Page 112
24 Idem, Page 113
25 Idem, Page 153
dites simultanées, nous permettent de prendre de l’avance sur l’une et donc de participer au crime.
De plus, il explique que le spectateur ne perd pas conscience du temps, qu’il change simplement de
perception du réel: « l’échelle du mouvement représenté par une toute petite roue »26 et que certains
éléments peuvent l’influencer, le pousser à passer dans l’espace temps du film.
Pour finir, il termine sur une sous-partie plus personnelle: « La face humaine ». En effet,
cette partie est consacrée à son expérience intime, à son être expérimental que créent les films. Il
commence par nous conter son enfance à la guerre en détail, visions et histoires qui lui viennent à la
vue du film Golem de Paul Wegener: « le tapis de l’escalier, les bras qui nous portaient dans des
couvertures, le sol battu »27. On voit ici que les souvenirs de son enfance l’ont beaucoup marqué et
que les affects qu’il ressent à la vue d’un film sont si puissants qu’ils figurent comme un procédé
d’argumentation certain de sa thèse. C’est d’ailleurs par des écrits intimes qu’il choisit de terminer
son livre. Schefer évoque également le caractère inévitable de cette expérience de mémoire: « le
crime imparfait, sans cesse inaccompli puisque nous avons échappé au châtiment, revient-il en
nous? Je n’ai pas le souvenir complet d’un seul film »28. L’auteur, dans cette partie, aborde
également pour la première fois dans son livre, la relation de l’homme avec l’invisible et les affects
en dehors des salles de cinéma, dans la vie quotidienne. Je cite: « Il n’existe pas tout à fait en nous
une disponibilité perspective, mais une maladie du visible dont les images constituent l’étrange
pansement bien que nous ignorons sans cesse où se trouve la plaie vive, son œil, et sa lumière
ouverts dans le visible »29. Il parle donc d’une « maladie » pour décrire l’impossibilité de l’homme à
lire l’invisible, pour décrire l’homme aveugle et de « pansement » pour décrire le film. Donc, pour
lui, le cinéma est nécessaire à la sensibilité totale de l’Homme. Enfin, afin de résumer et de rendre
son explication plus compréhensible, Jean Louis Schefer termine son livre sur une référence de film
dont le scénario est l’image de sa thèse: La vie criminelle d’Archibald de la Cruz de Luis Buñuel
(1955). Je cite: « c’est le motif de toute la « vie criminelle d’Archibald de la Cruz » »30. Il met en
avant cette phrase pour lier le film à sa thèse: « c’était l’ignorance ou le doute de l’objet le plus
simultané qui a poursuivi dans la vie d’Archibald la perpétuelle inconnaissance d’un premier crime:
la répétition de cette enfance »31.
Donc, pour conclure le résumé de cet ouvrage, Jean Louis Schefer propose une thèse qui est
la suivante: un film est une expérience de mémoire, de temps et de Sublime; le cinéma et
principalement le cinéma, créer un être expérimental qui est capable de ressentir des affects, parce
qu’il est un art par définition qui inculque le savoir de l’usage de la mémoire. En d’autre termes, les
affects naissent de l’enfance vécue. Pour argumenter cette thèse, l’auteur à construit son livre dans
cet ordre chronologique et de cette manière: développement de ce qu’est l’expérience sociale
(éléments extérieurs et communs à tous, qui permettent la naissance d’affect), développement de ce
qu’est l’expérience solitaire (la place de la mémoire dans la réception d’un film), développement de
ce que sont les affects, développement de ce qu’est l’expérience du Sublime, développement de ce
qu’est l’expérience du temps, puis enfin, le développement de son expérience propre. Nous pouvons
rebondir sur le fait que l’auteur a choisi de nommer la plus longue partie de son livre « La vie
criminelle ». En effet, il s’agit d’une référence au film de Luis Buñuel, qui semble être la
représentation exacte de sa thèse.

26 Idem, Page 162


27 Idem, Page 174
28 Idem, Page 174
29 Idem, Page 176
30 Idem, Page 199
31 Idem, Page 201
Dans la seconde partie de cette fiche de lecture, nous allons aborder deux œuvres
cinématographiques pertinentes par rapport à la thèse de Jean Louis Schefer: La vie criminelle
d’Archibald de la Cruz de Luis Buñuel (1955) et La Jetée de Chris Marker (1962).
D’une part, le film de Luis Buñuel est le meilleur exemple pour imager la thèse de l’auteur
puisqu’il figure comme référence dans l’ouvrage même. En effet, avant même d’apparaître dans les
dernières pages du livre, le nom du film figure comme nom de chapitre. On peut se demander
pourquoi l’auteur a choisi « La vie criminelle » comme nom de partie et ce que cela représente pour
lui. Le film de Luis Buñuel, sorti en 1955, est un film surréaliste. Il raconte l’histoire d’un homme,
Archibald, dont la vie est dictée par un souvenir d’enfance. Le film s’ouvre sur ce souvenir: une
femme meurt par balle sous les yeux d’Archibald, enfant, au moment même où ce dernier, tenant
dans ses mains un objet clé (une boîte à musique) ordonne sa mort. Dans sa vie d’adulte, le
personnage retrouve ce jouet et à l’écoute de la musique qu’émet la boîte, le souvenir de cette
femme morte lui revient. On voit alors un rideau rouge sang descendre sur l’écran: le fantasme
datant de l’enfance devient réalité. En effet, il se met à ressentir l’envie de tuer mais à chaque
tentative, ses plans échouent et demeurent des fantasmes. A travers le rôle d’un policier, Luis
Buñuel transmet un message: « la pensée n’est pas délinquante ». Archibald, avant d’être un
assassin, serait alors un spectateur? On comprend mieux en étudiant le scénario du film de Buñuel,
pourquoi Jean Louis Schefer a choisi de le citer. Tout d’abord, on retrouve dans les deux œuvres des
thèmes communs: ceux de l’enfance, des souvenirs, de l’inconscience, de l’obsession et des
répétitions. Puis, on est également confronté à la question du temps: le film est construit sur des
flash back, sur la simultanéité de deux époques (l’enfance et l’âge adulte). Les visions hallucinées
du personnage qui revit le traumatisme de son enfance en présence de nouvelles femmes sont
comparables au souvenirs de mémoire que produisent le film, l’homme visible, au spectateur. En
effet, le scénario de ce film est l’image même d’une partie de la thèse de l’auteur: celle du
développement de ce qu’est l’expérience solitaire (la place de la mémoire dans la réception d’un
film). Cela fait sens car c’est cette partie du développement de sa thèse que l’auteur a choisi de
nommer « La vie criminelle ». Toutefois, il est intéressant de relever que ce film n’exemplifie pas la
thèse de Jean Louis Schefer, mais la met en image: il ne serait, de toute façon, pas intéressant de
choisir un film qui exemplifie cette thèse, puisque les affects sont personnels et donc infinis.
D’autre part, La Jetée de Chris Marker, à la façon du film de Buñuel, rend la thèse de
l’auteur concrète. Le scénario de ce photo/ roman est le suivant: après la troisième guerre mondiale,
des scientifiques cherchent à sauver l’humanité, le présent, en projetant dans le temps des personnes
qui chercheraient la solution dans le passé et l’avenir. On suit le voyage temporel d’un homme.
Quatre points principaux relient l’œuvre de Chris Marker et celle de Jean Louis Schefer: le lieu de
l’expérience, la question de la mémoire, celle du temps, puis du Sublime. Premièrement, dans La
Jetée, nous assistons clairement à une expérience scientifique, là où Schefer insiste sur le mot
expérience: dès la seconde page de son livre, il parle de « nuit expérimentale »32 pour qualifier une
séance de cinéma. Le lien est d’autant plus fort que ce que l’émissaire vit dans La Jetée est une
expérience cinématographique. En effet, beaucoup d’élément nous rappelle une séance de cinéma,
en commençant par le lieu: la salle d’expérience est une salle sombre comme celle d’une salle de
cinéma, le faisceau lumineux se situe derrière lui comme le projecteur se situerait derrière le
spectateur et il se trouve assis comme dans un siège de cinéma.

32 Idem, Page 6
Photogramme de La Jetée, Chris Marker (1962)

Aussi, le personnage du film est comme « hypnotisé », de la même façon qu’un spectateur est «
sous hypnose » au cinéma. En effet, André Gardies écrit dans « Le récit filmique » que la première
caractéristique du dispositif cinématographique est de plonger le spectateur dans un état proche de
l’hypnose ou du rêve. Puis, le processus de projection des images est le même, dans les deux cas de
figure il est imposé par les autres. Deuxièmement, le lien entre ces deux œuvres se fait par la
question commune des souvenirs, de la mémoire. En effet, Jean Louis Schefer affirme que le
cinéma créer un être expérimental qui est capable de ressentir des affects, parce qu’il est un art par
définition qui inculque le savoir de l’usage de la mémoire (qui permet l’appel de souvenirs liés à
l’enfance) là où Chris Marker raconte l’histoire d’un homme marqué par son enfance. Le réalisateur
commence d’ailleurs son film par cette voix off: « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une
image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que
beaucoup plus tard la signification ». Ces phrases correspondent parfaitement aux paroles de
Schefer et notamment à son explication du « centre de gravité » et du « corps » où le centre de
gravité est l’image d’enfance et le corps sa signification, tout deux permis par l’expérience
cinématographique qui sert de passerelle. La voix off du film « rien ne distingue les souvenirs des
autres moments, ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leur cicatrice » rappelle l’idée
d’une « maladie du visible dont les images constituent l’étrange pansement bein que nous ignorons
sans cesse où se trouve la plaie vive, son œil, et sa lumière ouverts dans le visible »33 de Schefer. Là
où Chris Marker parle de « musée de la mémoire », l’auteur parle de « chambre invisible ». Dans
La Jetée, les images qui sortent sont qualifiées d’« aveux », on parle donc bien de « souvenirs »
comme dans la thèse de Jean Louis Schefer. Troisièmement, le lien entre ces deux œuvres se fait par
la question commune du temps. En effet, dans le film, la question du temps est primordiale: le
personnage doit trouver la solution au présent dans le passé ou le futur. Schefer parle d’une «

33 Idem, Page 176


expérience du temps » qui définit en partie ce qu’est un film: il distingue deux visions/ conceptions
de temps (vision ordinaire et vision de l’invisible), dites simultanées. Chris Marker parle «
d’arrachement au temps présent » et laisse entendre dans la voix off de son film: « retombe d’où il
vient », « y retourne ». Il y a donc aussi chez le réalisateur plusieurs mondes, plusieurs conceptions
du temps qui se complètent. Dernièrement, La Jetée, tout comme L’Homme ordinaire du cinéma,
traite de la question du Sublime. En effet, le réalisateur représente son personnage souffrant à la vue
des images de son passé qui lui viennent: « il souffre ». On voit d’ailleurs à l’image des grimaces
exprimant la souffrance alors même qu’il se souvient d’images d’enfance. Jean Louis Schefer
soutient l’idée que le plaisir et la peur font le sublime d’un film et que cette peur et cette douleur
viennent des souvenirs, de la mémoire.

Photogramme de La
Jetée, Chris Marker,
1962

Donc, pour conclure, La Jetée de Chris Marker met parfaitement en image les idées de Jean Louis
Schefer dans le sens où il met en avant tous les points de sa thèse: qu’une expérience
cinématographique est une expérience de mémoire, de temps et de Sublime.

Enfin, pour terminer cette fiche de lecture, il est important d’énoncer mon regard critique sur
le livre de Jean Louis Schefer. Pour organiser cette critique j’énoncerai premièrement ma position
par rapport à sa thèse, puis les points positifs de l’ouvrage qui ont participer à me convaincre, et
enfin, les faiblesses ou apories de son argumentation.
Tout d’abord, j’aimerai insister sur le fait que je suis d’accord en tout point avec sa thèse. En
effet, je suis de son avis sur le fait qu’un film est une expérience de mémoire, de temps et du
Sublime. Le mot « expérience » que l’auteur a fortement mis en valeur dans son œuvre, est je trouve
le plus pertinent qu’on puisse trouver: qu’est-ce que le visionnage d’un film sinon une pratique dont
découle un savoir, un éclairage? J’aime la façon dont il parle sérieusement du septième art, dont il
en parle autrement qu’une marchandise: c’est le fait qu’il soit une expérience qui le rend si sérieux.
Tout comme lui, le savoir que m’offre cette expérience est un savoir intime, sur ma personne, un
savoir dont je ne soupçonnais pas l’existence, et qui pourtant paraissait simplement enfouit. Je crois
que, en effet, il est possible d’être éclairé sur des questions existentielles à la vue d’un film, parce
que les réponses sont en nous mais nécessitent de l’aide pour faire surface. Le film plonge au plus
profond de notre âme et éveille en nous des sentiments insoupçonnés. Je crois qu’il est possible de
se rappeler d’un viol oublié ou d’une violence connue à la vue d’un film. Les souvenirs d’enfance et
plus largement du passé nous influencent chaque jour et continueront de nous influencer, ils
choisissent qui nous sommes chaque jour et sont simplement motivés davantage au cinéma. Je
partage également son avis sur la question du temps. J’acquiesce à l’idée que le temps partagé
devant un film est une autre conception du temps. Sa phrase « pour que cesse pendant une centaine
de minutes l’alternance du jour et de la nuit en moi »34 me parle. Le simple fait que nous soyons
totalement désorientés et étonnés de voir la vie continuer à la sortie d’une séance de cinéma
démontre cette idée de plusieurs conception du temps. La vision de l’invisible permise par le
cinéma, comme l’énonce l’auteur, est pour moi belle et bien réelle. Et comme dans La Jetée, il est
possible d’alterner entre ces deux visions/ conceptions du temps simultanées durant une séance. A la
manière dont le personnage voit des images de ses souvenirs puis l’image du scientifique au dessus
de lui, je suis capable, d’une seconde à l’autre d’entrer dans mes pensées ou de regarder les
fauteuils de la salle qui m’entourent. Enfin, son explication du Sublime expliquerait pourquoi
pleurer devant certains film est inévitable et parfois destructeur mais cache toujours une partie de
plaisir intense et de purgation des émotions. Les films nous permettent de toucher du doigts les
souvenirs et pensées les plus intimes, les plus inapprochables, et malgré la peur et la douleur que
cela procure, c’est toujours un immense soulagement et plaisir que de s’en étonner.
Ensuite, j’aimerai mettre en avant le plaisir que découvrir sa thèse a éveillé en moi. Il faut
savoir que L’homme ordinaire du cinéma de Jean Louis Schefer est le premier livre de théorie que
j’eus le courage de lire. Il m’a fait comprendre l’importance de la lecture pour savoir apprécier un
film. Je suis certes en accord avec sa thèse mais en ai conscience que depuis peu. En effet, je
n’avais jamais eu cette réflexion de « qu’est-ce qu’un film? », non dans sa définition classique mais
théorique. Jean Louis Schefer m’a ouvert les yeux sur toute une dimension du spectateur, sur une
perspective nouvelle du visionnage d’un film. Je me demande toutefois si j’arriverai désormais à
regarder un film de la même manière maintenant que la thèse de Schefer raisonne en moi. Je me
demande également comment il a pu rendre compte et réfléchir sur un sujet comme celui de
L’homme ordinaire du cinéma qui dépend en grande partie de l’inconscient humain. Aussi, j’ai
apprécié le fait qu’il prenne des pincettes dans son écriture. En effet, il utilise le pronom « je » à
plusieurs reprise, insistant ainsi sur le fait qu’il s’agit d’une thèse et non d’une vérité absolue, de
même qu’il ose nous partager son expérience personnelle pour argumenter ses propos. Il prend
également des pincettes en abordant des points hors de sa thèse pour nous situer dans la réflexion et
ne pas exclure certains points importants: par exemple, il aborde l’expérience sociale même si ce
qui l’intéresse est particulièrement l’expérience solitaire. Puis, un des points positifs de son ouvrage
est qu’il illustre ses propos par des images parfois simples de compréhension, ce qui m’a permis de
schématiser certains passages. Enfin, un des détails qui m’a fait lire ce livre jusqu’à la fin et
réellement apprécier la lecture est la passion qu’il transmet à travers son écriture. J’ai pu deviner à
travers ses lignes le lien puissant qu’il entretient avec le cinéma. Il se laissent emporter et rattraper
par ses mots dans certains passages, créant l’image d’une crise d’angoisse passionnelle: « dans cette
soudaine levée en nous d’une existence fantomale, d’un vampire inattendu ou d’une créature
seulement prise dans de longs gémissement, tenus, sourds ou impossibles, qui ne parviennent pas
entièrement à crier par notre bouche »35.
Enfin, il va de soi que malgré tous les points positifs que j’ai trouvé dans cet ouvrage,
certaines faiblesses m’ont effleuré. En effet, une première chose qui m’a déplu a été la difficulté de
34 Idem, Page 103
35 Idem, Page 96
son écriture, cela rend le livre non accessible. Encore aujourd’hui je pense ne pas avoir compris
certaines choses et avoir changer la signification de certaines de ses phrases. Aussi, pour revenir sur
le fond de l’ouvrage, je me demande si Jean Louis Schefer nous inclus (nous cinéastes, étudiants en
cinéma) dans sa vision de l’homme ordinaire. En effet, Jacques Aumont parle de contadiction
perspective, il décrit deux espaces: l’espace tridimensionnel (espace filmique représenté à l’écran,
dans toute sa perspective virtuelle) et l’espace bidimensionnel (la toile, l’écran en lui même, le
support filmique). Pour lui, un spectateur ne peut pas être concentré sur les deux espaces à la fois:
c’est ce qu’affirme également Jean Louis Schefer. Cependant, il ajoute que contrairement au
spectateur habituel qui sera concentré principalement sur l’espace tridimensionnel, le cinéaste ou
l’analyste s’intéressera lui à l’espace bidimensionnel, cherchant à comprendre les images. Puis, une
des affirmations qui m’a dérangé est celle du savoir inculqué par les films: l’auteur affirme qu’un
film ne transmet aucun savoir sinon celui de l’usage de la mémoire. Je pense que c’est une des
limites de sa thèse. En effet, certains films et surtout certains genres peuvent ne faire que très peu
appel à la mémoire et constituer des supports uniquement instructifs ou divertissants (par exemple
le documentaire). Enfin, avec la technologie actuelle, sa thèse semble avoir des limites: elle se
focalise sur le cinéma mais qu’en est-il des jeux vidéos, expositions vidéos, réalité virtuelle…?

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