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Dialogue entre Jean-Louis Comolli et Claudio Pazienza.

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Jean-Louis Comolli : Avec Claudio Pazienza, il me semble qu’il y a – pour moi – urgence à ouvrir
un dialogue. Le cinéma qu’il fait me travaille, comme on dit, au sens d’une occupation et d’une
préoccupation. Ce cinéma est très loin de celui que je fais de mon côté, à l’opposé, peut-être, et
pourtant il m’attire et m’interroge. J’ai donc proposé à Claudio de tenir avec moi ce dialogue public.
Tous les films posent au spectateur la question même qui était celle d’André Bazin : « qu’est-ce que
le cinéma ? ». Mais je crois que les films de Claudio posent cette célèbre question avec plus
d’intensité, ou de tranchant, ou d’inquiétude que beaucoup d’autres films
Nous verrons presque à la suite deux films de Claudio Pazienza : « Esprit de bière » et « Scènes de
chasse au sanglier ». Puis nous en parlerons.
Je dis donc toute ma joie d’accueillir Claudio Pazienza, avec qui ces deux dernières années j’ai
partagé à l’école des Beaux- arts de Genève la responsabilité d’un cours « post-grade », centré sur le
cinéma documentaire et intitulé par Claudio « Topographies du réel ». Encore une confirmation de
ce que théorie et pratique ne sont pas sans rapport…
Claudio Pazienza : Merci à toi. J’ai souvent assisté avec des étudiants à tes présentations de films,
et ce qui m’intrigue le plus c’est cette capacité que tu as de nous faire assister à une pensée en
mouvement, c’est quelque chose qui s’inscrit un peu dans mon travail aussi.
Deux choses très brèves sur ces deux films, sans en dire trop:
« Esprit de bière » est une commande pour une soirée thématique, en 1999, qui venait d’Arte. Il
s’agissait de concevoir la totalité d’une soirée autour de la bière. Beaucoup de réalisateurs
allemands ou alsaciens auraient pu le faire, mais bon c’est à moi – italien vivant à Bruxelles – qu’on
a demandé un avis sur ce breuvage. Ensuite en 2002 j’ai fait un film pour la collection qui
s’appelait « La bourse et la vie » - toujours pour ARTE - intitulé L’argent raconté aux enfants par
leurs parents. Puis, de 2002 à 2006, je me suis arrêté. J’étais en panne. Plus envie de filmer. Plus
envie de cinéma. Plus récemment j’ai proposé un projet à La Lucarne (Arte) : « Scènes de chasse
au sanglier » (2007) avec essentiellement pour point de départ, une question relativement abstraite,
insaisissable, conceptuelle: qu’est- ce qu’on entend au juste par le mot « réel » ? C’était ça la
question. Qu’est-ce qui fait que nous, réalisateurs de films documentaires, semblons si d’accord
autour de ce concept ? Le documentaire semble avoir pris en otage cette question-là, et même avoir
un peu frigorifié certaines formes de langage autour de cette acception très répandue qui privilégie
le « perçu », le « visible ». Et puis – dans ce dernier film – j’ai aussi voulu questionner un rapport
plus intime, plus personnel aux images.
JL.C. : C’est la première fois en ce qui me concerne, que je verrai les deux films liés l’un à l’autre,
alors que dans mon souvenir ils le sont très fortement. C’est pourquoi j’ai proposé cette sorte
d’expérience à Claudio. « Esprit de bière » est à la fois l’origine et le commentaire hors-champ de
« Scènes de chasse ».

Projection d’ « Esprit de bière », puis de « Scènes de chasse au sanglier ».

JL.C. : Dans un film comme dans l’autre, il me semble que tu joues avec quelque chose comme
une limite du représentable, de ce qu’il est possible de représenter, je veux dire une limite pour toi.
C.P. : Dans « Scènes de chasse au sanglier », ma perception du cinéma est celle d’un art
nécrophile, un art qui ne peut se faire qu’avec ce qui n’est déjà plus. Et au fond on pourrait
prolonger cette réflexion par l’idée que ce rituel – le cinéma – a eu (a toujours) un rôle expiatoire.
Oui, probablement que le cinéma a subtilement, subrepticement travaillé notre rapport à la mort,
bien au-delà de la présence d’éléments, d’objets, de personnes, de morts à l’écran. Le cinéma
travaille cette question depuis sa naissance à travers ses extrêmes, ses pôles : l’illusion du vivant
avec ce qui n’est déjà plus. Vivre le cinéma de la sorte a aussi été une expérience très confortable.
Néanmoins, ces dernières années, ma question à ce sujet est devenue plus lancinante : qu’est ce qui
a fait que c’était si confortable pendant tout un temps de vivre le monde à travers ce leurre-là, de le
vivre dans un sentiment de proximité, de continuité, de complicité ? Une effraction s’est produite. Il
ne s’agit pas du monde, il s’agit du monde du cinéma. Quelque chose de douloureux s’est installé
de ce côté là. L’impression que les images ne collent plus aux choses (filmées). L’impossibilité de
filmer, c’est essentiellement mon rapport à ça, mon rapport au cinéma, mon rapport au monde qui
change. Avec « Scènes de chasse au sanglier », il s’agissait probablement de rendre clair, de me
rendre clair, que mon rapport aux choses ne passe pas uniquement par le fait de les filmer, mais
aussi celle de les vivre, de les toucher, de les prendre. C’est cette litanie là qui m’habitait, qui
m’habite encore.
JL.C. : Oui. Ce que tu dis est au cœur de la question. Mais je voudrais souligner un point, c’est que
tu le dis dans un film. Le cinéaste interroge le cinéma en en faisant. Il convoque doublement ce qui
du geste cinématographique est lié à la mort : la mort n’est plus seulement ce qui hante le cinéma,
elle est ce qui travaille explicitement ce film, c’’est-à-dire qu’elle est niée dans son affirmation
même. Par ailleurs, tu as mille fois raison : le cinéma et la mort jouent ensemble, au-delà même du
mot de Cocteau (« le cinéma, c’est la mort au travail »). En le reproduisant artificieusement, le
cinéma vise à miner toute « naturalité » du mouvement de la vie. Le vivant, le cinéma le rend
comme machinique. La vie comme articulée au mouvement est l’illusion même produite par le
cinéma. L’illusion des illusions : le mouvement existe au cinéma, oui, mais nous savons bien qu’il
est ajouté au film pour animer ces images fixes que sont les photogrammes. Au creux du
« mouvement de la vie » reproduit par le cinéma, il y a la mort, le figé, l’immobilisé, le fixe. C’est
bien la forme de la mort, son empreinte, qui est au cœur du cinéma.
Cela dit, ton cinéma est un cinéma organique, et donc « la mort au travail » cela veut dire, pour
rester dans les slogans, que « la vie continue ». C’est ce qui nous intrigue dans le cinéma : le lien
sans cesse dénié et sans cesse reconduit entre « vie » et « mort ». Au fond, le cinéma ne fait
qu’avouer, mettre en forme, rendre perceptible cette articulation « vie/mort » que nous
expérimentons tous dans nos vies réelles. La pression de la mort y est constante (au-delà même de
la pulsion de mort) et y est à la fois constamment déniée. Le cinéma réalise le modèle réduit de cette
tension, il formalise la dénégation comme mise en abyme (de l’immobile dans le mouvement, de la
raideur dans la fluidité, de l’analyse dans la synthèse, etc.) et donc ouvre l’accès à une conscience
de cette dénégation. On pourrait dire que le cinéma réalise et autorise à la fois l’expérience d’un
passage ou d’une fuite de la mort dans la vie, de la vie dans la mort. Et donc, se pose la question du
reste de cette fuite. Ce qui reste ? Nous. Le spectateur.
Je voudrais ajouter qu’il me semble percevoir dans ton cinéma une tension entre ce qu’on pourrait
appeler un souci de précision clinique, par exemple au début d’« Esprit de bière », et ce que l’on
peut appeler « le flou du vivant ». D’un côté, on est dans l’anatomie, le corps est représenté comme
ensemble d’organes, de même que la bière est représentée chimiquement comme ensemble de
molécules ; et de l’autre côté, dans la dernière partie par exemple d’ « Esprit de bière », voilà que la
caméra se met à flotter de nuit dans les rues à la recherche d’images indécises, qui entrent en
contradiction avec la précision autant photographique que clinique ou anatomique de la première
partie du film. Plus et moins de précision : quelque chose se révèle du côté de cette fuite dont je
parlais. Je retrouve – d’une autre manière, parce qu’un film ne répète pas l’autre –, cette tension
dans « Scènes de chasse au sanglier ». Il me semble que c’est la question même que tu traites. Il y a
à la fois trop de réel d’un côté et pas assez de l’autre. On est dans un saut ou un passage du plus au
moins, on est entre les deux, tendu, déchiré. Je note la dimension proprement philosophique que ton
cinéma pointe dans le cinéma.
Le cinéma a une histoire qui le mêle évidemment à ce que nous appelons « le réel ». Il y a un
chassé-croisé entre le système d’illusions construit par le cinéma et ce qui serait, face au leurre, le
« réel ». Le cinéma serait le plus historique de tous les arts, en ceci d’abord que nous en
connaissons plus précisément l’histoire puisque nous en sommes contemporains (à quelques
générations près) ; et ensuite en ce que l’histoire même du cinéma nous aura façonnés, aura changé
le monde où nous vivons. On peut du coup considérer le cinéma comme proposant un modèle réduit
de notre histoire, ou un mode d’emploi plus ou moins déjanté du monde contemporain. La part du
cinéma serait en somme de ramener de l’histoire dans notre relation au monde. En revenant vers tes
deux films, on peut aussi les considérer comme deux temps ou deux époques, et leur relation
comme inscrite dans une histoire familiale qui est aussi une histoire cinématographique. Ton rapport
à la fois de fils et de cinéaste avec ton père, vivant puis mort, à la fois père et personnage ; ton
questionnement sur la représentation, le leurre, le réel, etc., tout cela passe aussi par là. La mort du
père est aussi mort dans le cinéma. La question de la consistance du monde qu’interroge le cinéma
et qui est directement à l’œuvre dans « Scènes de chasse… » est aussi historique au sens où une
césure temporelle, un trou de temps, le trou de la mort, sépare les deux films. Comment ne pas être
alerté par l’accointance que tu opères, plus ou moins ajustée, entre d’une part la question de la
consistance des représentations, et d’autre part la question de la transmission du père au fils (ton
père, toi, ton fils) ?
C.P. : Tu as utilisé un mot, par rapport à « Esprit de bière » qui était le terme « clinique » et puis
quelque chose d’autre…
JL.C. : Le flou, l’errance, la rencontre non définie…
C.P. . : Au fond, ces deux questions sont bien là, dans mes films. Ce ne sont pas des prémisses
théorique à partir des lesquelles je construis un film. Je m’en rends compte après coup. Souvent – et
de plus en plus – le plaisir est pour moi non pas de filmer ce que je comprends mais aussi de
« laisser venir à moi », de mettre éventuellement au net après-coup. Ces deux pôles-là, ce que tu
appelles « la précision clinique et l’errance », sont aussi les pôles de la netteté et de l’opacité. Et
c’est entre ces deux éléments que se joue – à mes yeux – cette question du réel. Par manie ou par
culture, une grande partie de l’histoire du rapport du cinéma au réel tend vers ce qu’on appelle la
netteté, c'est-à-dire l’épuisement du sujet, son décorticage, son encerclement, en être quitte une fois
pour toutes. Quand je parlais du réel, tel que j’estime qu’il a été pris en otage par le documentaire,
c’est au fond dans cet espoir qu’il a de fragmenter et de saisir, une fois pour toutes le monde, de le
comprendre. Qui sommes-nous ? Que faisons-nous, etc. ? Il y a quelque chose de cet ordre là que le
documentaire essaye d’épuiser dans son rapport au monde. Mais là où ça bute, c’est qu’il se produit
quelque chose de l’ordre de la paralysie dans la tentation de la compréhension complète. Je me
rends compte que ce qui m’intéresse dans mes films, c’est de réinjecter de l’opacité. Pourquoi cette
manie de maîtrise? A quoi répond ce leurre ? Et je crois même qu’il est fondamental que quelque
chose continue de nous échapper, de nous fuir. Le maîtriser, certes – première partie d’ « Esprit de
bière » – mais aussi injecter la possibilité qu’il continue de nous échapper, car c’est dans cette part
qui nous échappe qu’il y a encore du jeu possible, de la construction, de l’invention. Concevoir « le
réel » à la fois comme quelque chose d’incompressible et qu’on se doit de ne pas remettre en
question, et d’autre part « le réel » comme quelque chose qui est de l’ordre de la perception, de la
volonté, de l’invention, de la construction… Et c’est à partir de ces deux choses-là, que je ne cesse
de travailler : au fond, une chose donnée n’est visible que si, en partie, on la réinvente, on la
complète. C’est cette part de langage autour du noyau – de la vérité – qui rend à nouveau visible ce
qui s’éclipse et / ou se soustrait au regard par l’usure. Ce langage, ces formes me semblent
essentielles dans le documentaire. Certes, il se pourrait qu’elles fassent écran, qu’elles empêchent
de voir, mais sans elles ces vérités flétrissent, s’assèchent, perdent leur pouvoir contagieux
Ce qui me hérisse dans l’étroitesse du terme « réel » – surtout dans l’acception qu’en a le
documentaire naturaliste – c’est qu’il y a un méta-message insidieux à l’œuvre : le monde – au fond
– on n’a qu’à le subir. Même au moment où il prétend l’expliquer, même là où ça nous dérange le
plus, le prisme naturaliste nous raconte le monde comme une finitude, comme un destin. C’est ainsi.
Et que ce soit toi, moi ou quelqu’un d’autre qui regarde, qui nous raconte le monde … rien n’y peut.
Là – encore – le prisme naturaliste semble dire que le langage n’existe pas, que la construction n’est
pas à l’œuvre, que notre regard se passe d’une (invisible) prémisse idéologique pourtant bien à
l’œuvre. Ce que j’ai à faire ce n’est pas d’inventer un dispositif original, mais de questionner ma
relation aux choses, de filmer ça, de filmer cette relation. Et c’est dans ce flottement – errance – que
se produit ce que moi j’appelle un monde possible, quelque chose de possible à côté de ce qui est
immuable, quelque chose qui continue de se mouvoir.
Qu’est ce qui explique le succès incroyable du documentaire depuis 10, 15 ans ? Ce n’est pas par
hasard, mais quelque chose qui est un peu une obsession de la compréhension, du décorticage du
monde, du réel, etc. Une obsession de ça, et je me dis : tiens, c’est étrange, cette soif de réel, cette
soif des choses, mais avec un revers qui m’interroge : est-ce qu’au fond cette place qu’a pris le
documentaire autour de nous, dans nos imaginaires, ne remplit pas aussi un autre rôle ? Ce n’est pas
une conclusion, c’est une hypothèse de travail : le documentaire comme un outil de consolation ?
Oui, cette dimension consolatrice me questionne. Certes, le documentaire dénonce ce qui ne va pas,
montre les turpitudes, mais bizarrement il nous y habitue aussi, ça n’a pas un revers. Et je reviens à
ce que je disais tout à l’heure : le documentaire semble nous consoler du monde-destin. Il y a
quelque chose de cet ordre là… Je continue de croire que montrer un mort à la télévision, un corps
déchiqueté … cela devrait produire une insurrection. C’est ça la question : comment se fait-il
qu’avec tant de « réel » devant nos yeux, cela n’induise pas quelque chose qui serait de l’ordre –
j’ose le terme – d’une révolution, d’une insurrection ? Comment se fait-il qu’avec tant « de vrai »,
qu’avec tant d’obsession de vérité, cela ne produise pas quelque chose qui serait dans la
prolongation de ce qu’on voit ? Il y aurait donc un double mouvement : ça commence et ça se
termine là, ça s’épuise et se délite sur un écran ? Au moment même où ce qu’on convient d’appeler
« le réel » s’énonce, s’annonce, il se résorbe, il s’efface déjà.
C’est cette dynamique-là que j’appelle « consolatrice » et qui m’intrigue. Je me suis rendu compte
que dans ma pratique, épuiser le sujet comme dans la première partie du film « Esprit de bière »
était injuste, insuffisant au regard du complexe, du monde. Que disait Bazin que tu connais mieux
que moi dans ce chapitre qui s’appelait « montage interdit » quand il parle du rapport au réel ? C’est
qu’il n’y a pas d’interprétation univoque, unilatérale d’un évènement et qu’il s’agit de préserver –
là, à l’écran – une certaine ambiguïté pour que tout spectateurs puisse œuvrer à / sur ce réel-là. Dès
que dans un film nous construisons la vérité d’une manière trop péremptoire, ça ne marche pas, et
que « en cinéma » on utilise des outils qui sont tout à fait autres (je pense à ton article sur « Le
cauchemar de Darwin »). C’est de cela au fond que je te parle en utilisant les termes « netteté /
opacité ». Il ne s’agit pas de voiler mais de réintroduire quelque chose du côté du langage (même de
l’artifice) qui rappelle que c’est du langage qui œuvre. Un langage, une forme qui rappelle que le
« sujet » n’est pas épuisable tout en transmettant une vérité. En ce sens, mes films penchent
davantage du côté du plaisir de la pensée, de l’agitation de la pensée que de l’épuisement du sujet.
JL.C. : Je comprends très bien ce que tu dis…
C.P. : J’espère que tu ne partages pas…comme ça on va se battre ! (rires).
JL.C. : Mais je partage ! Je vais tenter de traduire ce que tu dis – et que je partage – dans mon
langage. Ce que tu décris, pour moi, est cette dimension du réel que Lacan a proposée comme ce
qui nous déborde, nous échappe. On pourrait dire d’une façon un peu sommaire que le réel c’est
aussi ce qui est encore à nommer, qui n’a pas trouvé de nom. Dans ton cinéma, il me semble, la
question du « nom » est hyper présente, au même titre que l’obsession du « réel ». « Scènes de
chasse… » joue sur les deux tableaux.. Tout n’est pas nommable, beaucoup de parcelles de
l’univers, de portions de la vie, de l’histoire et du temps, sont hors de la nomination, parce que le
travail incessant de l’homme pour tout nommer rencontre des limites évidentes, il y a du reste, il y
aura toujours du reste – c’est en tout cas ce qu’on peut espérer. Dire : tout n’est pas nommable, c’est
dire aussi que tout n’est pas calculable, pas programmable, et peut-être pas filmable non plus. Cette
part du monde qui se dérobe, considérons que le travail du physicien, du biologiste, de l’astronome,
etc., et pourquoi pas le travail du cinéaste et spécialement le travail du documentaire, revient à aller
vers elle, aller vers ce « réel » , l’approcher, le toucher du doigt comme tu le fais dans ton film. Ce
« réel », ce supposé « réel », ce nécessaire supposé « réel » fonctionne aussi comme un piège à
questions. Il s’agit d’éviter, nous en sommes bien d’accord, l’illusion qu’on l’aurait saisi pour de
bon, ce « réel » qui fuit, qu’on l’aurait englobé, qu’on serait parvenu à le porter sur un écran.
Approcher quelque chose du « réel » c’est aussi en laisser une part inentamée, ce qui témoigne du
fait qu’aucune approche n’est capable d’entamer vraiment cette chose qui nous échappe.
C.P. : A côté de ce qui est au fond innommable…
JL.C. : Le travail de nomination ne cesse pas. Non seulement il n’a pas de terme pas en extension,
mais il ne cesse pas parce que des noms se perdent, s’oublient, parce que sans cesse il faut
renouveler la nomination du monde pour continuer d’avoir le sentiment de le maîtriser, de le
dominer. C’est une illusion, nous en sommes bien d’accord. Le nom est faible, mais c’est l’une des
seules forces dont nous disposions. Cf. le Verbe biblique, le « Fiat lux ! ».
Pour moi comme pour toi, la généralisation du recours au document, l’obsession documentaire, qui
culmine au cours (en gros) des 20 dernières années, est le symptôme d’un malaise. Le caractère
hétérogène des représentations est moins accepté. Ce qui n’est pas naturalisé devient étranger. La
vérité du faux pose problème. On désire la vérité du vrai. On peut dire que nos sociétés sont
saturées de spectacle, saturées de fictions, saturées de programmes, saturées de scénarios, etc. c’est
une banalité de le dire, on le sait bien. L’artificialité déclarée du spectacle, son brillant, son
clinquant, ses feux d’artifices ne peuvent être renaturalisés comme représentation vraie de la vie que
si l’on accepte cette domination, cet étouffement du vivre ordinaire par l’extraordinaire du
spectacle. Or, il n’est peut-être pas supportable que le faux recouvre le vrai et l’étouffe ? Une
réaction à cette saturation serait d’aller chercher de l’autre côté du spectacle des traces de réalité qui
témoigneraient d’une non-disparition complète du « réel », d’aller vers l’ascèse du document qui
serait fuite devant la toute-puissance du spectacle et donc fuite vers ce « plus de réel » supposé,
espéré, objet de la croyance. On ne croit plus à la présence du spectacle mais à l’absence du réel.
Fuite qui nous serait nécessaire pour donner à notre vie un sens qui soit aussi le nôtre et pas
seulement celui de ceux qui organisent le spectacle.
C.P. : Et en même temps, j’ai l’impression que dans ce travail de représentation, le documentaire –
où tu rappelles le recours aux documents – a aussi offert la possibilité d’un regard accentué autour
du corps. Il y a quelque chose qui redevient presque un exercice « basique » que le documentaire est
en train d’accomplir ces quinze dernières années : re-sculpter les corps par la description incessante
de ses gestes à un moment où le rapport aux croyances, à un projet politique – croyances et projets
qui ont soudés les corps les rendant par moments presque transparents – s’est éclipsé. Je pense à la
réplique d’un film, où un personnage dit : « Quand je ne crois plus à rien je reviens à mon corps ».
C’est comme si on devait se redonner à voir l’élémentaire qui nous constitue.
Il y a aussi quelque chose de cet ordre-là qui est à l’œuvre dans ce qu’on appelle le rapport au
document et qui est très intriguant. Réinscrire le corps au centre de l’image, comme dans une
peinture flamande, avec ce revers : l’insistance à questionner le corps toujours sous un angle
économique et social etc. finit par le rendre un peu « pantelant » : un corps quasi dépourvu de désir,
de devenir.
Pour revenir aux deux films (« Esprit de bière » et « Scènes de chasse au sanglier »), je dirais que ce
qui les travaille c’est cette volonté de savoir et – paradoxalement – de ne pas trop savoir, de voir
sans trop voir… Et au fond ça s’inscrit aussi dans mes dispositifs de tournage, dans la démarche.
Tous ces films naissent autour d’un état d’âme, d’une intuition. Il y a une intuition – pressante – et
je me demande par quelle voie, par quel rituel cette intuition accéderait à autre chose … à une
phrase, un mot, à une clarté nommable. Quelque chose s’agite de ce côté-là et l’outil-cinéma n’est
pas l’élément par lequel se produirait un instantané de quelque chose qui lui préexiste (au niveau de
l’écriture, par exemple). Il ne s’agit nullement de mettre en image quelque chose qui est déjà
extrêmement clair par l’écrit. En cinéma, cette intuition accède à autre chose à laquelle je
n’arriverais pas à accéder avec d’autres outils. Un mouvement similaire se produit à chaque fois,
pour chaque film : une question, une rencontre en induit une autre … la question se ramifie, se
déploie … je choisis cette ramification plutôt que celle-là … et ce rituel (de production, de
tournage, d’écriture, de pré-montage, d’interruption) transforme et métamorphose la question
initiale … et tout cela opère une torsion sur le regard. C’est cela qui m’intrigue. Plus que le sujet,
c’est cet exercice essentiel et incessant qui m’habite. Il ne s’agit pas d’épuiser le sujet comme on
pourrait le croire dans la première partie d’« Esprit de bière » (cette partie-là pourrait d’ailleurs être
lue comme un clin d’œil ironique aux limites d’une analyse positiviste, du prisme naturaliste dans
son approche du réel), mais d’injecter quelques chose qui réveille un plaisir, ce plaisir particulier
que procure parfois l’ivresse du sens, des sens.
JL.C. : Oui. Mais n’y a-t-il pas autre chose ? Qu’au cinéma les opérations de sens sont toujours
renversées ? Qu’on vise un effet et que c’est le contraire qui se produit ? Je reprends l’exemple de la
première partie d’ « Esprit de bière » dont tu viens de parler. Tu dis, on pourrait dire : « description
positiviste » ; on déplie toutes les phases, tous les éléments à la fois de la bière et du corps. La
question du corps est traitée de la même manière, on fait des radios, des schémas anatomiques, on
convoque un mannequin anatomique, etc. On identifie connaissance à ouverture d’une série de
tiroirs. Mais ça se passe dans un film, et pas dans un cours magistral comme ces dissections
pédagogiques des premiers temps de l’anatomie. C’est dans un film et qu’est ce qu’on voit ?
Une insistance qui relève de l’obsession, qui va tellement loin qu’elle se renverse dans une sorte de
délire. Il y a dans ce film comme un délire analytique. Qui use de toutes sortes d’images, de
méthodes, de moyens pour mener l’analyse à fond. Il y a cette démesure du « trop ». Et du coup le
spectateur est confronté non pas à un procès de connaissance, mais à quelque chose de plus trouble
où la connaissance joue avec son contraire, joue avec une perte de repères, avec le fétichisme du
corps, le fétichisme de l’élément partiel. Le souci d’exactitude dans la description fait apparaître
non plus les caractères objectaux de l’objet étudié, mais au contraire la dimension subjective,
mentale, de cette observation filmée, dimension qui n’est plus tout à fait cohérente avec son allure
« scientifique », qui pointe vers le sujet qui parle, qui ramène dans le jeu le sujet de l’énonciation :
qui (se) demande tout cela ? qui parle ? qui met en jeu ces images ? Le manteau d’une « folie » à
l’œuvre dans le film se déploie. Le procès de connaissance tourne au fantasmatique. Cette bascule
est très présente dans les deux films.
Ce que je veux dire, c’est que les propositions que l’on peut faire dans un film – les propositions
positives – sont affectées d’un coefficient d’invraisemblance, d’irréalité, on y croit et on n’y croit
pas, elles sont à la fois réalisées et impossibles, et c’est ce « jeu » entre l’affirmation et la négation,
la positivité et la négativité, l’inscription et l’effacement, le croire et le douter… c’est ce jeu-là qui
fait le cinéma. C’est bien pour cela que tu ne peux que poser la question. La question ne peut que se
reposer en permanence parce qu’il n’y a pas de point d’arrêt. Peut être que c’est là ce qui est
rassurant, comme tu disais, qui est consolateur. Ce n’est pas que le cinéma nous dise des choses
positives sur le réel, c’est plutôt qu’il nous donne le sentiment un peu vertigineux que le réel reste
insaisissable, que l’opération cinématographique elle-même témoigne de cette impossibilité, qu’elle
nous la confirme sans cesse ?
Qu’est ce qu’une image ? De quoi est elle faite ? De quoi est elle constituée ? Est-ce que sans les
mots les images vivent ? Est-ce qu’il faut des mots pour les faire vivre ? Toutes ces questions tu les
agites. Evidemment elles restent à l’état de question, et si elles restent à l’état de question, c’est bien
que dans cette recherche, dans cette quête, ce qui est poursuivi, ce n’est pas l’attestation ou la saisie
de ce réel, mais c’est précisément le maintien de sa possibilité de fuite, de sa ligne de fuite, il faut le
dire comme ça, le sanglier fuit dans le cadre, le réel fuit dans le film, mais le film témoigne de cette
fuite, il nous donne à en voir la trace. Ce serait cela qui serait à la fois troublant et consolateur.
C.P. : Tu parles du cinéma que nous aimons…
JL.C. : Oui… J’espère aussi de celui que nous faisons...(Rires)
C.P. : D’accord…
JL.C. : On ne peut parler que de celui là…
C.P. : Je n’ai pas cette l’impression – comme toi – qu’aujourd’hui le cinéma aurait comme volonté
de montrer dans le réel quelque chose qui fuit, qui nous échappe. J’ai l’impression que je suis
entouré par une culture de l’image qui a essentiellement la prétention d’épuiser le réel, d’effacer
cette part innommable, qui fuit et qui nous incommode. Au fond nous sommes sommés à la clarté, à
la simplification… partout, pas qu’au cinéma d’ailleurs, tu le sais mieux que moi, en psychanalyse
par exemple, etc. … sommés au résultat. Ta question, que je partage et qui est celle du cinéma
comme lieu où se révélerait ce rapport riche et particulier au réel tel que nous l’entendons, eh bien il
ne produit pas toujours cet effet que tu viens de décrire. L’image persistante et généralisée me
semble plutôt être celle qui veut être quitte du réel. Pourquoi tolèrent-on si peu ou si mal ce qu’on
appelle (maladroitement) les extravagances du langage ? Les processus que je vois à l’œuvre, les
instances que je remarque dans cette « capture » du réel – et pas qu’au cinéma – ont quelque chose
d’entrepreneurial. Comment dit-on?
JL.C. : C’est le terme exact.
C.P. : Pour revenir aux images et à ce qui nous intéresse concernant le réel: Où est- ce que ça se
définit ? Où définit-on la valeur de ce concept appelé « réel » ? Dans les marchés de l’audiovisuel ?
Par l’audimat ? Qu’est-ce au juste ? Où est ce qu’elle prend corps ? Qui dit : « Là, tu vois … c’est
le réel … et pas ça » ? … quasi comme un produit qu’on arriverait à monnayer, vendre, échanger.
Mon hypothèse est donc de rapprocher l’acception actuelle du terme réel de l’acception du terme
marchandise. Le réel-objet. Et le documentaire en fait les frais et nourrit – par là même – cette
acception étroite : il ne définit pas le réel par son étendue philosophique mais par un appétit
momentané. C’est là que c’est entamé… c’est une hypothèse.
JL.C. : Ce qu’on appelle toi et moi « réel » reste comme ce qui manque, ce qui fait défaut, ce qui
est dérobé, ce que nous n’atteignons pas. Je dirais que la marchandise c’est le contraire. Si le réel
est du côté du manque la marchandise est du côté du plein. C’est pour ça que pour moi
la marchandise et le réel sont dans des univers séparés, ils ne se rencontreront jamais. Le réel
détruira la marchandise mais la marchandise ne détruira jamais le réel, parce que le réel, il est du
côté du manque, du côté de tout ce que nous ne pouvons pas tenir, par contre la marchandise, le
résultat, l’entreprise, le management, le commerce, etc. sont du côté du « tenir », la force, la
richesse, le pouvoir…. C’est en tout cas ce que la marchandise donne à croire, qu’elle est du bon
côté et en même temps qu’il n’y a qu’un seul côté…
C.P. : Certes ton analyse, je la conçois, mais j’ai l’impression que même du côté du réel, il y a
quelque chose de l’impossibilité de se satisfaire du manque, il n’y a que du plein quelque part. Il y a
cette ambition-là.
JL.C. : Il y a du plein partout et c’est ce qu’on veut nous faire croire. Or, c’est le manque qui
structure aussi bien nos vies que tes films… Il manque toujours l’essentiel dans tes films et c’est
pour ça que ce sont des films importants, le manque y travaille à fond. Tout le dialogue, tous les
« tu dis » dans « Scènes de chasse au sanglier » sont uniquement une accumulation de choses que
tu ne peux pas faire, que tu n’arrives pas à faire, que tu ne feras pas. On peut dire que la limite est là
constamment. Et donc la limite c’est l’aveu de ce qui manque, la marque de ce qui n’est pas là.
Je ne sais pas si ça peut éclairer le débat, mais peut-être faut-il recourir à cette notion très ancienne
de simulacre. Peut-être qu’il faut se dire que le cinéma, art du simulacre, est capable de défaire le
simulacre par le simulacre. La question du réel serait ce qui échappe au simulacre, alors que le
marché, les mass-média, la culture de masse organisent des simulacres de saisie du réel. Nous
savons bien que ce sont des simulacres et qu’ils ne sont là que pour substituer un monde qui nous
désire à un monde qui ne nous désire pas. L’image, le signe, le mot y sont moins que jamais la
chose. Le marché transforme la chose, toute chose, pour faire comme si elle s’adressait à nous dans
un simulacre de désir et de relation. Nous sommes à l’articulation ou plutôt nous sommes à la faille
entre cette présence imaginaire et cette absence réelle. La représentation n’est possible que de cette
séparation entre l’image et la chose.
Roland Barthes disait tout simplement que « le représenté n’est pas le réel ». C’est en manifestant
son écart avec le réel que le représenté peut prétendre se référer à lui. Alors je crois qu’il faut garder
l’idée que nos tentatives de ramener du réel dans le jeu, y compris dans le jeu du cinéma qui a
besoin de s’en nourrir, de s’en soutenir, de se sustenter de fragments de réel, cette tentative est
toujours défaite. C’est cette défaite qui fait le film. Voilà ce que je comprends dans tes films. Mais
pas seulement dans les tiens. Je pense évidemment au grand film d’Abbas Kiarostami, « Close-up »,
qui échange dans un jeu sans fin fiction, réalité et documentaire. Le cinéma devient le socle réel
d’un film. Kiarostami parie que c’est à travers l’expérience cinématographique, telle qu’elle est
différemment vécue par les hommes ou femmes du métier, et par les hommes et femmes ordinaires,
que quelque chose reste possible ou praticable d’un vivre avec dans une société qui n’est plus
suturée que par l’imaginaire lié au cinéma. Le trouble, le défaut, le désir, la révolte même qui nous
animent, nous déconcertent, nous dérangent et tout aussi bien nous agencent aux autres passent à
travers du cinéma. Si le cinéma est premier c’est que quelque chose du réel n’est plus ouvert qu’à
travers lui. Les personnages de ces films sont exposés (et s’exposent eux-mêmes sans réticence) à
une épreuve de réel à travers l’expérience cinématographique qu’ils partagent et se donnent à
partager. Ces questions sont évidemment des questions essentielles.
La « société du spectacle » n’est pas un leurre, les modes de pensée dominants dominent réellement
dans les têtes, dans les esprits, dans les vies. Mais qu’opposer à cette domination sinon le fait que de
l’intérieur même des opérations de simulacre, par exemple celle de filmer, se dégage une mise en
question, une mise en doute, une distance, un retournement qui renverse quelque chose dans le
règne du spectacle, ne serait qu’en montrant de quoi il est fait, comment ça marche, pourquoi il en
va ainsi, etc. Ramener la société du spectacle dans une histoire de la domination de la marchandise
demande peut-être à repasser par le cinéma.
C.P. : Je partage cette croyance. Mais prenons cet exemple très concret du film « Le cauchemar de
Darwin ». Qu’est ce qui régit cette équation qui va du simulacre au réel ? Qu’est ce qui est à
l’œuvre dans cette équation-là si ce n’est au fond la prétention que «simulacre » et « réel » sont la
même chose ? Tu vois ce que je veux dire…quand je parle du réel comme marchandise c’est que le
simulacre ne semble plus possible. La démonstration semble parfaite car le film se transforme en
machine de propagande qui n’a pas l’air d’en être une et qui assène une vérité comme étant la seule
possible. Il n’y a pas de « manque » car tout est pris en charge par une forme de netteté, une
prétendue transparence. Du coup ce qui fait surgir la suspicion ce n’est pas le manque tel que tu le
définissais tout à l’heure … mais une absence d’ambiguïté, l’absence d’une légère opacité, d’un
travail de langage qui ne contredirait nullement l’essentiel de ce qui s’y dit … mais m’offrirait à
moi – spectateur – une place, une possibilité d’accéder à la vérité. Je conçois qu’en cinéma les
travers de l’accès au réel transitent par des instances du langage qui m’incluent en tant que sujet
pensant et de rappeler que – comme tu disais plus haut en citant Barthes – le « représenté n’est pas
le réel» … que c’est plus tordu … que le monde est – aussi – langage.
Alors, certes, je partage ce que tu dis, mais je dirais que ce stade (que tu appelles la société du
spectacle) est probablement celui où s’est accompli une synthèse (comme dans un certain cinéma
militant que je réprouve) où le simulacre ne se distancie pas de ce qu’on convient d’appeler – toi et
moi – le réel. Il ne se révèle pas par un effet de langage, il nie même être ce qu’il est (du langage à
l’œuvre) et ce leurre-là exclut cette distance – même infime – entre « réel » et « simulacre » dans
laquelle s’enracine en grande partie notre pensée en devenir.
JL.C. : Tu désignes cette opération qui, en effet, se produit de plus en plus, cette opération où le
simulacre remplace le réel et se fait passer pour lui « absolument », comme s’il n’y avait pas de
reste. Mais il y a toujours du « reste », quand bien même le simulacre prétend à une puissance telle
qu’il paraît abolir tout reste.
C.P. : Je parle du reste dans l’objet…tu vois ce que je veux dire ? Dans les clés de lecture que me
donne l’objet, le film … où est ce que tu appelles « le reste » ?
JL.C. : Parlons du « Cauchemar de Darwin », et comparons le à ton travail. Dans « Le cauchemar
de Darwin », tout est fait pour qu’il n’y ait pas de restes. Tout coïncide dans une circularité sans fin,
les poissons, les arêtes, les papiers d’emballage, la colle, la drogue, la misère, la violence, les
enfants perdus, la décomposition sociale, les parias, la prostitution, la mort, les armes, l’Occident
pervers, jouisseur et meurtrier. Tout cela tourne dans un tourniquet où apparemment il n’y a pas de
« reste », pas de point mort, pas de trou, pas de hors-champ. Ce qui pourrait percer une brèche dans
la coque du film est soigneusement laissé hors-film : par exemple le système d’éducation en
Tanzanie, le syndicalisme, la famille elle-même, tout cela pourrait gêner la circularité de la
démonstration et se trouve donc rejeté hors-film, dans le néant du hors-film. Tout le contraire du
hors-champ qui est absence d’une présence, membrane d’une force au travail. Cette opération
d’exclusion radicale ne se fait pas sans reste, en dépit du vouloir de l’auteur. Il reste des restes du
reste…Je prends un exemple que j’ai développé dans mon article[2]. Grande insistance est faite
dans le film sur le désir que manifestent les jeunes qui sont filmés, y compris les prostituées,
d’apprendre, d’aller à l’école, de suivre des cours. Très bien, entendons cette insistance,
approuvons-la. Mais… il n’y a aucune école dans le film. Ce désir d’enseignement est ainsi donné
comme vain, stérile, utopique, rêve inconsistant. La Tanzanie est un pays où il n’y a pas de système
scolaire me dit le film, puisque tous ceux qui aspirent à aller à l’école semblent être dans
l’impossibilité le faire, puisque le film ne me dit jamais qu’il y aurait quelque part, à proximité,
dans son contexte, des professeurs, des élèves, des classes, des écoles. Ainsi l’auteur a-t-il pris soin
d’écarter du texte de son film tout ce qui pourrait exaucer le désir d’apprendre de ses personnages,
et tout ce qui par conséquent pourrait concourir à améliorer leur sort, à adoucir leurs tourments.
Double peine, triple, quadruple. Non seulement ces personnages sont dans la plus extrême misère,
l’exploitation, le dénuement, mais encore leurs rêves – que nous pouvons partager, qui les
rapprochent de nous – visent un but inaccessible. Or, l’insistance même mise par le film à jouer
cette carte de la vanité de l’espoir pointe en effet l’anomalie que constitue l’exclusion de toute
représentation d’un système scolaire. Précisément parce que les personnages en veulent, l’école
devait être filmée. Si elle ne l’est pas, c’est qu’on se moque des personnages, instrumentalisés, et
donc du spectateur. Sauper filme le désir de ses personnages de sortir de leur condition, mais il leur
interdit d’y parvenir en barrant le chemin qui y mène. Ce film fonctionne donc sur le principe de la
propagande, qui voudrait qu’il n’y ait pas de reste, pas de déviance, pas de hors-champ, la ligne
pure et droite, mais il ne peut pas tout verrouiller parce que ni le récit, ni le cinéma, ni l’imaginaire
des personnages et du spectateur ne peutvent être totalement verrouillés. Ce qui veut dire que le
verrouillage apparaît comme tel et que cet effet est comme un lapsus qui se retourne contre le film.
De nos jours, nombre d’entreprises cinématographiques tentent de conjurer, de rejeter tout ce qui
pourrait miner leur désir de clôture, mais cette opération d’annulation qui s’apparente au
refoulement laisse un reste …
C.P. : Qui nous rattrape…
JL.C. : Disons qu’au cinéma, et même dans les fictions standardisées, on ne peut pas complètement
« nettoyer » le champ filmé, le « purger » de tout ce qui est hétérogène au propos du film. Croire
qu’on pourrait le faire c’est entrer dans un fantasme de toute puissance qui trompe celui qui filme
sur le film qu’il est en train de faire. Il faudrait réaliser un film « fermé » et le cinéma « fermé » est
impossible.
Dans tes films, c’est heureusement le contraire qui se produit : tes films sont troués de tous côtés.
Troués, dans le meilleur sens du terme. Et d’abord parce qu’ils ne cessent de mettre en question la
réalité des images. D’interroger, donc, les images dans leur part imaginaire, dans leur destin virtuel,
quand bien même elles sont filmées sur de la pellicule avec une caméra, comme se passe dans le
dernier film avec le sanglier en images de synthèse ou en truquage… Donc, tu fais des images qui
interrogent le passé et le futur des images. Il y a des ouvertures, des lignes de fuite, c’est troué. La
présence du fusil chronophotographique (Etienne-Jules Marey, 1890) interroge l’histoire du cinéma
et les images de synthèse ou le téléphone portable avec les images numériques interrogent son
futur. Ton travail inscrit l’image dans une histoire. Le questionnement jamais lassé, toujours
recommencé, quant à la validité des images ne s’inscrit pas dans un ciel métaphysique mais dans un
sol historique.
Pour moi, tout ça met en évidence la fragilité de la représentation cinématographique. Quand je dis
fragilité, et c’est peut-être là que nous nous opposons, j’entends que les images ne suffisent pas, les
images ne suffisent jamais. Pourquoi ? Parce qu’elles avouent toujours une certaine ambiguïté, elles
ne sont pas incontestables, elles sont toujours quelque peu flottantes et laissent place au doute. Je
prends un exemple crucial, qui m’est apparu très puissant cette fois ci en revoyant ton film : l’image
de ton père mort dans « Scènes de chasse… ». Je me suis demandé et peut-être que d’autres
spectateurs se sont aussi demandés, s’il ne faisait pas semblant ? Pour toi, il est mort, ce que je
comprends au bout d’une minute ou deux ; mais moi je suis au cinéma en train de voir un film, et au
cinéma les morts souvent ne sont pas morts, ils sont joués par des acteurs bien vivants qui vont se
relever à la fin de la prise et te taper sur l’épaule en te demandant : « c’était bien la scène du
mort ? ».
Cette éventualité dubitative, qui est certainement transgressive, voire scandaleuse, est précisément
celle du spectateur de cinéma. Il y a un doute que le film ne tranche pas puisque c’est à moi
spectateur d’y croire ou pas, et même si je me mets à croire à cette « mort du père », elle reste
affectée d’une ombre de doute. Je crois sans croire absolument. Et même quand j’entre dans la
situation construite par le film, dans ce côte à côte du père mort et du fils vivant et implorant, le
renoncement à laisser planer la possibilité d’un subterfuge, d’un jeu, d’une fiction… ce renoncement
n’est jamais total. Le spectateur est dans le possible d’un contresens qui vient en quelque sorte
pimenter la situation, dessiner son contour, la cerner, la fragiliser aussi. À la deuxième vision de ton
film, s’est construite pour moi cette hypothèse, et je me suis dit : tiens, le cadavre est en train de
sourire, j’ai vu, je suis prêt à le jurer, un demi-sourire apparaître sur les lèvres du mort ! Comme le
sourire du chat. Je projette quelque chose comme un signe de vie sur l’écran où repose le corps
mort. Faut-il redire que le cinéma tient à partir des projections du spectateur ? Il n’y a pas que les
images fabriquées par le cinéaste, il y a les images ou les nuances ou les ambivalences que le
spectateur ne peut pas ne pas fabriquer en même temps, parce que naissent sur l’écran mental du
spectateur des images mentales qui sont et ne sont pas les tiennes. Tes images m’arrivent filtrées par
mes filtres subjectifs, retouchées par mes gommes et mes crayons mentaux. Nous sommes dans une
réécriture. Ce que je vois et ce que j’entends a beaucoup de rapports avec ce que tu as filmé, ça en
procède évidemment, mais ça en dérive aussi. L’ambiguïté de l’opération cinématographique relève
à la fois de cette fragilité des images, qui, tu le dis dans ton film, ne durent pas, s’effacent dès
qu’elles sont posées, et à la fois de la contre-projection du spectateur. Les images projetées sont en
même temps rêvées par le spectateur. Je rêve ton film en le voyant. Comment faire autrement ?
Cette fragilité, cette ambiguïté, cette réversibilité relative des images cinématographiques ne joue
pas pour la photo, pour la peinture ; mais elle joue pour le cinéma dans la mesure où il y a de la
durée, où ça bouge, ça s’efface, ça disparaît sans cesse . Ces fluctuations de l’image sont liées
d’abord au geste cinématographique ; elle le sont plus largement, aujourd’hui, à la production
d’images en mouvement. Ce la raison pour laquelle la prise du spectacle sur le monde ne peut pas
être absolue, même si elle se veut totale, totalisante et hyper- dominante. Il y a du reste, du troué, de
la fuite. Au fond, les pouvoirs supposent les images puissantes, voire toutes puissantes. Nous qui les
faisons, nous savons qu’elles ne le sont pas.
C.P. : Après plusieurs projections de mon film, j’ai vu la même chose que toi : « Et s’il n’était pas
mort ? ». Et puis, plusieurs spectateurs m’ont posé la même question : « Est-ce qu’il est mort ? ».
Je peux l’entendre, mais je crois qu’on se comprend et … qu’on ne se comprend pas tout à fait. Ce
n’est d’ailleurs pas désagréable. J’ai l’impression que tu es plus que moi du côté de la foi, de la
croyance et moi, de ne pas l’être assez sous cet angle-là. Je parle de la foi et la croyance dans le
cinéma.
Je continue de percevoir un certain cinéma (surtout documentaire) comme une machine à dissimuler
tout ce que – toi et moi – on défend à propos du réel, et à tellement bien le dissimuler, qu’au fond je
finirais presque par y croire. Autant je partage avec toi la possibilité de voir resurgir les restes dont
tu parles à propos du « Cauchemar, …. », autant j’ai l’impression que ce n’est pas si facile d’arriver
à cette chose – même simple – que tu mets en évidence toujours à propos du « Le cauchemar … » :
de voir qu’il n’y a plus d’école. Je pense que cette équation, cette initiation à la vérité, qui
correspond presque à une prise par la main, et bien elle est devenue extrêmement séduisante et
même confortable. Le marché semble dire que cette « prise en main » est indispensable. Être
confrontés aux restes n’est pas un exercice agréable ni facile. Je dirais même que là – dans ce
rapport aux restes – resurgit quelque chose d’insupportable surtout dans une époque qui vit à la
marge, avec la frayeur de ça. C’est en même temps la résurgence de l’échec, alors que nous sommes
amenés dans un autre rituel – une autre messe – qui n’est pas celui de la contemplation du reste
mais dans le confort du contour net, d’une vérité sans restes, etc. Je dirais que l’élégance du doute,
ça n’a pas « pignon sur rue ». Tu comprends cette histoire ?
JL.C. : Je comprends très bien…
C.P. : Il y a quelque chose de cet ordre-là qui travaille l’image, le langage. Je ne parle pas que de
cinéma, d’ailleurs. Dans le travail analytique cette chose est essentielle, fondamentale, mais même
là il est plus que menacé, on est à mille lieux d’une logique discursive, de l’errance salutaire ou
jouissive. Ce que tu appelais « le décorticage » à propos de la première partie de « Esprit de bière »
(et que j’ai développé ironiquement dans le film) est pleinement à l’œuvre autour de moi : une
culture positiviste qui feint ne pas l’être.
JL.C. : D’abord, l’obsession de la description n’est pas la même chose que la mise en segments ou
en cadres du monde. Borges nous a appris que la passion de la description est une forme de folie. Et
pour te répondre, je dirais qu’il faudrait idéalement que nous puissions tenir ensemble deux bouts
opposés. Le premier motif est que les idées dominantes dominent réellement, que ce n’est pas une
clause de rhétorique, mais une réalité, qu’il y a ce rouleau compresseur, cette pression
extraordinaire de la pensée et du langage de l’entreprise, de la réussite, du bénéfice, de la
performance, du résultat. Le langage dominant aujourd’hui est proche de celui qu’analysait Viktor
Klemperer dans les années 30 en Allemagne : le langage du sport, de la jeunesse, de la volonté…
Inquiétante et subtile étrangeté d’un « fascisme mou ». Tout passe par l’argent, la productivité, «
travailler plus pour gagner plus » et j’en passe …Tout ça existe réellement et a un effet sur nous
tous, y compris les rêveurs que nous pouvons demeurer.
Mais il y a un autre bout qui dit autre chose et peut-être le contraire. C’est celui de l’histoire
subjective, de l’enjeu du sujet dans l’histoire. Là, nous ne sommes plus dans la performance. C’est
le doute, le flou, l’indécision, la contradiction, la complexité, l’erreur, le quiproquo, la
méconnaissance, le lapsus, la mise en abyme à l’infini, la névrose, tout ce qui ne va pas dans le sens
de la domination du plus performant. Le sujet est un désastre non-productif au sens de la société de
la rotation rapide des stocks marchands. L’insondable double ou triple fond des histoires d’amour
nous sauve de l’obsession de l’efficacité à tout prix. Dans tes films, les rapports père-fils, le
dialogue dans le lac par exemple –voilà qui inscrit et fait jouer de la subjectivité, de la dimension
subjective, inclassable, incontrôlable, insituable. Tu expliques à ton père tout ce que tu l’as forcé à
faire et trois minutes, plus tard assis ensemble dans la cuisine, il te dit : « j’ai rien compris ». C’est
magnifique, c’est d’ailleurs là que le film bascule, car ce « je n’ai rien compris » devient le reste
dont on parlait tout à l’heure et dont tu vas tout de suite après te mettre à rendre compte, en allant
filmer dans les rues la nuit, les lumières, les passants qui ne font que passer, le flou, l’indécis, etc.
D’un côté, on a le monde de l’efficacité, de la performance, du standard qui est hyper puissant,
personne ne dit le contraire, il y a une réalité oppressante, destructrice, ça détruit en masse hommes
et femmes sur cette planète. Et de l’autre côté, il y a la vie compliquée du sujet, la vie subjective qui
ne cesse de répéter (depuis Sophocle, Cervantès, Shakespeare, Molière, Marivaux…)les mêmes
formules erronées, les mêmes approximations douteuses, les mêmes jeux à somme nulle… Le bain
subjectif n’a pas tiédi depuis des siècles. Il porte des temporalités qui n’ont pas de rapport avec
celles que le marché propulse. Grandir, ça prend du temps, ce n’est pas le temps de la marchandise.
Apprendre à parler, apprendre à marcher, faire un bébé, ça prend du temps, ce n’est pas l’affaire des
flux tendus. Passer de l’enfance à l’adolescence requiert un temps indéterminé, flou, non mesurable,
et moins encore « accélérable ». Ces temporalités de la vie subjective ne sont pas maîtrisables et pas
vraiment rentables non plus. Le spéculateur vieillirait en même temps que son investissement. Le
« retour » sur investissement tarderait trop. Tant qu’il en ira ainsi, le marché perdra la partie. Je suis
plein d’espoir. La vie du sujet, même aliénée, est un facteur de résistance puissant.

Fin de la première partie.

Deuxième partie du dialogue entre Jean-Louis Comolli et Claudio Pazienza.

Après la projection du film : « Tableau avec chutes ».

J.-L. C. : Les deux premiers films que nous avons vus, « Esprit de bière » et « Scènes de chasse au
sanglier », forment une sorte d’ensemble, comme un triptyque, avec « Tableau avec chutes » qui
leur est antérieur, mais qui semble tramé avec eux. On aura repéré de nombreux points de contact
entre ces trois films.
Ce qui est frappant dans « Tableau avec chutes », et qui fait écho à la question posée dans les deux
autres films (même si la matière n’est pas tout à fait semblable – mais on retrouve tes parents), ce
qui fait écho, c’est qu’à la question posée il n’y a absolument aucune réponse : qu’est- ce que voir ?
Qu’est-ce que regarder ? Est-ce qu’on voit quelque chose ou bien rien ? Est-ce qu’il est possible de
voir sans être ému, est-ce qu’il y a un « voir » hors de l’ « émouvoir » ?
Toutes ces questions sont traversées et ressassées d’une manière systématique, ce qui caractérise ta
façon de faire ; mais en même temps ces questions restent en l’air, elles flottent, c’est le principe
déceptif du film (les « chutes ») : tout travaille (ou conspire) à un suspens du sens. On pourrait dire
que ceux qui s’efforcent d’y répondre deviennent dans le film ceux dont la parole est la moins
entendue : voir comment tu règles la question de la parole des politiques, pour qu’elle soit entendue
comme inécoutable.
On comprend que joue constamment dans ce film un principe formel puissant, celui du décalage. Je
voudrais dire que je tente de pratiquer (dans de tout autres registres) un cinéma du décalage. Et
qu’il me semble que le cinéma est, « ontologiquement » (comme dirait André Bazin), un système de
mises en décalage. Mettre en scène, c’est décaler. Mais déjà l’enregistrement d’une situation, d’un
moment de réalité consiste très exactement à le caler autrement et ailleurs : sur une bande image et
une bande son, qui ne sont les supports ordinaires d’aucune des réalités que nous pourrions
traverser ou partager. Une esthétique du décalage, comme la tienne, touche donc à l’essence de
l’acte cinématographique. J’ai ressenti pendant la projection du film, cette impression de décalage.
Et sans aucun doute l’œuvre dont tu t’empares, le tableau de Breughel, inscrit déjà parfaitement ce
décalage, à la fois spatial : le climax de la scène est décentré, Icare est rejeté à l’extrême bord du
cadre, en périphérie, le centre étant occupé par ceux qui ne regardent pas ; et décalage temporel :
deux temporalités se croisent sans se rencontrer, celle de la catastrophe et celle de la vie
dédramatisée, c’est aussi l’ultime temps de la chute, il est déjà trop tard pour voir, il serait trop tard
si le peintre n’arrêtait pas le temps.
Sur ce « patron » de la rencontre décalée, de la rencontre qui tourne à la non-rencontre, tu fabriques
un certain nombre de désajustements, de conjonctions (rencontres) qui sont aussi des disjonctions
(décalages) : les regards ne sont pas tout à fait des regards, ou plutôt ils sont de biais, les
commentaires bottent en touche, les problèmes abordés sont fuyants, le système de composition du
film tout entier recueille ces décalages et les cerne. L’ensemble de ces discontinuités, de ces apories,
de ces trous dans la continuité narrative et logique (le logos pris en défaut) produit un réseau, un
maillage de décalages qui laisse les mots, les êtres, les corps en suspens. Au fond, comme Breughel
l’avait fait de la chute du corps d’Icare, tu laisses en suspens la chute dans le sens.
Si ce terme n’était pas porteur d’une dimension quelque peu dépréciative, je reviendrais sur la
notion de déception…Une attente est déçue, qui est d’abord l’attente de celui qui fait le film,
puisque tu joues dans le film et que tu portes la question comme tu portes la caméra sur ton casque,
telle le cimier d’un casque guerrier. Ton attente est déçue et comme pris dans une compulsion de
répétition, tu reproduis cette situation de déception à toutes les occasions que tu provoques.
C.P. : J’avais comme tentation, comme prémisse à ce film, contrairement aux précédents qui étaient
autrement plus écrits, la volonté de travailler la question du sens (du récit et du réel) en composant
d’une manière presque synchronique tout ce qui au fur et à mesure du travail immédiat et antérieur,
pouvait se rapprocher de ma perception, de mon idée du projet. C'est-à-dire : avoir la possibilité
d’opérer une coupe transversale sur des couches où s’agitent des choses disparates, voire
discordantes : l’intime (par le biais d’un journal), le politique, le sociologique, le mythologique, etc.
Et au fond on pourrait considérer que l’idée du « réel » (dont on parlait tout à l’heure) ne se
composerait pas d’une seule couche et je n’obligerais pas ce réel-là à la linéarité d’un récit
compréhensible, lisse, etc. mais que j’essaierais d’accepter des formes irrégulières. J’imaginais
d’emblée quelque chose de plus hirsute où on pourrait ressentir une sorte de complexité. C’est au
fond plus ça qui m’intriguait, et qui m’intrigue toujours : ne pas réduire la perception à quelque
chose qui – soumis à l’impératif de la clarté, de la limpidité, de l’énoncé du langage, etc. – fait
passer à la trappe une série d’autres éléments.
Avec ce revers dont tu viens de parler : l’impossibilité de jouir d’une conclusion. Il y a quelque
chose de cet ordre là, j’en conviens. Cette jouissance que procurerait une démonstration, une quête,
une recherche, un voyage en boucle, tout ça est absent de mes films. Pas de boucle, pas de
gratification. Puisque je n’épuise pas mes sujets et que je les conçois même comme étant
« inépuisables ». Ce n’est pas un choix, une quête, une position théorique à laquelle je chercherais
un alibi qui serait le film. Non, ce n’est qu’après-coup que je perçois mes films irrémédiablement
inachevés. Plus que de déception, je pense à quelque chose d’inachevé. Je me dis, évidemment :
« peut mieux faire », mais moi je me questionne sur ce « peut mieux faire », je l’observe un peu
comme toi, dix ans après il y a des choses que je ne supporte plus,…Le rapport que tu as avec tes
films est encore plus tortueux, je crois…
Je me dis : pourquoi ? Comment ça se fait que l’on n’y arrive pas ? Est-ce qu’au fond il n’y aurait
pas un piège intrinsèque à la démonstration qui se conclurait par un prévisible CQFD, mais qui ne
pourrait ni épuiser la question, ni en découdre … qui ne pourrait au fond qu’amorcer des réponses ?
Je dirais que le sujet est davantage du côté de la possibilité de penser les questions, de les triturer,
de les déplacer (quand je parle des couches, etc.) que de voir ces mêmes questions gratifiées par une
réponse. C’était plus cela qui m’intriguait : le rapport entre le complexe, l’énoncé et le langage.
Qu’est ce qu’on fait avec ça ? Qu’est ce qui passe à la trappe quand le complexe accède au
langage ? Le besoin de dire, de communiquer, d’échanger nous amène inévitablement à épouser des
formes qui sont jouissives, compréhensibles, échangeables, et heureusement d’ailleurs … il y a là,
une jouissance légitime. Je ne milite pas particulièrement pour cette idée de la fragmentation. Même
là, quelque chose passe à la trappe.
Quelque part Bloch écrit ceci : « Le monde n’est qu’interruption ». Et moi, je n’ai rien trouvé de
mieux que de considérer le chaos, ce bruissement incessant, non pas comme une impossibilité de
penser le monde, mais comme un outil du langage et – par moments – comme un outil « contre » le
langage. Comment s’infiltre-t-il dans l’énoncé ? Quel en est le seuil de perméabilité ? Comment le
langage nous joue-t-il des tours ? Comment puis-je en adopter une partie ? Tout ça – rapporté
précisément au documentaire – m’intéresse. Car il y a à la fois quelque chose qui s’opère du côté du
langage, comme ça s’opère du côté du regard. Dans « Tableau avec chutes », un des philosophes
que je rencontre cite Merleau-Ponty: « Pour voir il faut avoir un point de vue, tout point de vue
limite la vue et sans point de vue on ne voit rien du tout ». On est pris en tenaille dans ce paradoxe-
là. Le film lui-même est traversé par cette question. Comment regarder ? Qu’est-ce qui disloquerait
un tant soit peu notre regard pour que surgisse quelque chose jusque-là insoupçonnable. A cela, la
psychanalyste dans le film répond : « Faut se prendre une claque ! ». Qu’est-ce au juste ?
Compliqué, n’est-ce pas ? Et probablement qu’à l’écran, le « ridicule » ou le « pathétique » que ma
personne dégage participent de cette opération de dislocation, de glissement. Probablement que tout
ceci – surtout la notion de « pathétique » qui m’intrigue beaucoup – vient fissurer une perception
lasse et blasée du monde, probablement que cela aussi produit un tremblement « brechtien », une
fissure par laquelle s’imposerait à nous une portion congrue de réel.
Ça me met très mal à l’aise cette histoire-là, j’avoue. Et moi-même je suis mal à l’aise en revoyant
le film, mais ce sont des choses que je percevais déjà en les faisant, comme si je butais sur une
limite, une limite de mon propre langage … comme si le corps … autrement plus alerte… pouvait
prendre le relai pour échapper à cette routine langagière qui menace sans répit. Et pour revenir à ton
observation concernant la déception, il me semble qu’il y avait quelque chose de plus fort du côté
du fragment, que du côté de la mélodie achevée.
JL.C : En m’appuyant sur ce que tu viens de dire, et pour essayer de le dire un peu autrement, je
proposerais ceci : la force du film, son ambition, là, je pense, satisfaite et réussie, c’est de brasser
toutes sortes de choses, toutes sortes de niveaux, de couches comme tu dis, bref de l’hétérogène, de
l’altérité. Cela, le film le fait et le fait bien. On passe de la scène familiale dans laquelle est filmée la
dispute entre ton père et ta mère qui est un des grands moments du film, où le dialogue a lieu, où il
n’est pas escamoté et se tient réellement ; et puis de là, le politique, en passant par les grèves, la
justice, la mythologie. C’est un monde entier qui joue, un univers qui restera le tien, mais qui est
large, qui brasse des contraires, des opposés, du complexe. C’est la très grande force de ce film, qui
en fait un film tout à fait à part, comme y parvient rarement le cinéma documentaire – je ne parle
pas de la fiction qui est encore plus enfermée dans son cercle. Le documentaire, en tant que cinéma,
a du mal à multiplier les niveaux, les registres. Comme tu le dis si bien, on est toujours pris dans
une logique, et la logique oblige à des règles d’exclusion, il a un dedans et un dehors, ce qui est
dedans peut jouer, ce qui est dehors, non. Difficile de faire entrer de l’autre dans du même. Tu
réussis ce tour de force de raccorder des éléments très hétérogènes et qui ne seront que très
faiblement unifiés par la petite fiction qui opère dans le film.
Partant de ça, qui est à mon avis la chose forte de ce film, on peut interroger la manière dont ça se
passe. C’est un film de rencontres, tu parlais ce matin de la rencontre, et là on est effectivement
devant une série de rencontres, rencontres sérielles, avec toutes sortes de corps, de gens, de
situations, de regards, etc. Par moment, à la question sur le bonheur, on voit des corps convoqués
les uns après les autres comme dans une sorte de casting pour répondre systématiquement à une
question systématique…
Alors, ce qui me parait tout à fait étrange, c’est que ces rencontres multiples ne produisent pas de la
rencontre ! Entre toi et l’autre quel qu’il soit, qu’il soit dans ta famille ou le plus loin possible, qu’il
soit Premier Ministre ou Président du parti socialiste, entre elle, lui et toi, s’intercale cette image de
Breughel qui inscrit la non- rencontre, qui est l’attestation que la rencontre n’a pas eu lieu autrement
que comme coexistence impassible sur une toile, dans une représentation. Tu vas à la rencontre des
autres avec entre les mains l’instrument qui dit que la rencontre n’a pas eu lieu, qu’elle ne peut pas
avoir lieu. Qu’aucune rencontre n’en est une. Je ne sais pas pourquoi mais ça me fait penser à la
phrase de Lacan, quelque chose comme : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». C’est un piège que tu
tends à l’autre : tu donnes l’occasion de la rencontre, tu la construis, et en même temps elle se
dérobe immédiatement, puisque précisément l’objet qui est le prétexte et la raison même de cette
rencontre est une image où la rencontre n’a pas lieu !
Il y a là une sorte de dialectique du positif et du négatif qu’on pourrait dire retorse, tordue,
paradoxale. En tout cas, elle me fascine. Une chose devient son contraire. J’imagine qu’avec une
autre toile – Les joueurs de cartes de Cézanne, par exemple – la rencontre pourrait avoir lieu. Alors
que dans ton film l’exposition du tableau la rend vaine et d’une certaine façon, donc, l’interdit. Il
faudrait interroger la « logique involontaire » du film (comme il y a une « mémoire involontaire »),
et pas seulement la logique volontaire et consciente, mais une logique plus cachée qui fait tenir
l’ensemble. Un discours caché qui ne dit pas seulement : attention, ce pays, la Belgique, n’existe
pas ; mais qui dirait : attention, la réalité elle-même souffre d’une exemption d’existence, elle
pourrait être ou avoir été, mais la rencontre avec elle est toujours reportée à la prochaine rencontre –
au prochain coup de dé.
C.P. : Je n’ai pas de réponse à cette lecture que tu fais. La non-rencontre, la rencontre, je peux
l’entendre sous certains angles. Plus avec certaines personnes, plus qu’avec d’autres d’ailleurs.
Probablement que ce que tu dis ne se réfère pas tant aux rencontres (à la manière de les filmer) mais
plutôt au fait qu’elles ne fassent pas « tache » dans le film … ou que le film leur interdise cette
tache. La structure-même du film a ce revers : les temps, les respirations serrées, les transitions,
l’accumulation (de séquences, lieux, etc.), les ramifications empêchent les rencontres d’être
épanouies ou contagieuses. Même si on traite l’autre avec beaucoup de respect à un moment on finit
par voir que l’idée qu’on en a – avant la rencontre – correspond à ce qu’on vient de filmer. Et que la
rencontre, le filmage n’y peuvent rien – ou si peu. Comment filmer quelqu’un qu’on n’aime plus
trop ? Revoir par exemple la séquence avec le président du Parti Socialiste belge, M. Busquin, me
procure un certain malaise. Ce n’est pas tant le fait que la durée de l’entretien révèle une langue de
bois bien maîtrisée… c’est plutôt que les raccourcis que j’ai choisis (sur environs une heure de
rushes) ne me semblent pas très élégants, voire faciles. Ça ne change rien au point de vue sur ce
président de parti. Si le détour pour y arriver était plus subtil, probablement que mon malaise serait
moindre. Mais il y a des partis-pris qui évoluent, qui changent. Peut-être qu’il s’agit-il d’assumer
coûte que coûte la cruauté d’un regard que – parfois – une rencontre suscite. Dans le don que l’autre
fait de soi – dans un entretien – il y a toujours quelque chose d’incandescent, de compliqué à
maîtriser. « Regarder », disait Emmanuel Levinas, « c’est être responsable d’autrui ».

JL.C. : À plus forte raison quand on filme…


C.P. : Oui… ça veut dire que tout visage a une dimension sacrale, qu’on ne fait pas n’importe quoi
avec un visage. Cela précède même l’acte de filmer. Peu importe le fragment (court ou long) : ce
qui m’importe c’est que le sentiment, le ressenti pendant la rencontre puisse se rapprocher de ce que
suscitera mon extrait, mon choix … là, à l’écran. Les deux entretiens avec les hommes politiques
l’étaient assez…
JL.C: On peut les mettre à part, il ne se passe pas la même chose avec les autres personnages du
film…
C.P. : Oui, prenons ces deux exemples là … ce qui m’intéressait surtout c’est de les laisser
s’empêtrer tous seuls.
JL.C. : Les deux entretiens avec les leaders politiques nous montrent que d’une certaine façon la
« rencontre » a eu lieu, même négativement. Comme il y a (toujours) un rapport de forces entre le
pouvoir politique et celui du cinéma, tu fais violence. Je crois que quand on filme des hommes
politiques il faut faire apparaître en face de leur force, la force du cinéma. Qu’on soit un peu à
égalité, ce n’est pas tout le pouvoir d’un côté, rien de l’autre : il y en a aussi du côté de celui qui
filme. C’est ce rapport de forces qui est intéressant à mettre en place. Il ne se passe rien de
semblable quand on filme des citoyens ordinaires, des voisins, à fortiori tes parents. Là, le rapport
de force est tout autre ou plutôt il n’a pas lieu d’être. Ce sont plutôt des affects, de la curiosité, de la
tolérance ou de la générosité qui sont en jeu, tous sentiments qui n’ont pas de raison particulière de
jouer quand tu parles avec des hommes politiques… Et même quand tu parles avec la
psychanalyste, qui représente tout de même elle aussi un certain pouvoir, celui d’interpréter, tu lui
laisses une chance, tu baignes dans sa parole, tu ne résistes pas…
C.P. : Je suis séduit…
JL.C. : Nous aussi… (rires)
C.P.: Tu connais ça, non ? Tu connais ça ?
JL.C. : Bien sûr ! C’est avec ça qu’on filme, ce désir, cette séduction, ce charme, je veux dire celui
que l’on ressent… Pour en revenir au thème de la « rencontre », calée ou décalée, je me souviens
que dans « Esprit de bière », il y a toute une théorie de la rencontre qui devient un enjeu de dialogue
avec ton père et ta mère. Et d’autre part, je voudrais souligner la place de ton corps dans ces
« rencontres » qui en sont ou pas : le corps filmé du porteur de questions, du porteur de cinéma.
C’est de ce côté-là, ton corps filmé, que je peux dire que la rencontre n’a pas vraiment lieu. Que
ceux que tu rencontres ne soient pas transformés par la rencontre, pour reprendre l’image d’ « Esprit
de bière », soit, on ne les voit qu’une fois, mais toi ? Toi, tu reviens occuper la scène. Les autres
passent mais Pazienza revient. Si la rencontre devait avoir quelque effet et produire une
transformation, ce serait chez toi, tu serais peu à peu illuminé par la grâce, tu deviendrais de plus en
plus léger. Et comme ça n’est pas le cas…
C.P. : J’entends ce que tu dis… et je pense qu’en ouverture, tu as souligné quelque chose qui pour
moi devient – après coup – visible et évidente : s’il y a filiation c’est entre les films. Tu parles d’
« Esprit de bière » qui est postérieur à ce film là de 3 ans. Entre « Tableau avec chutes » et « Scènes
de chasse au sanglier » … dix ans. Si les rencontres dont tu parles me travaillent … ou travaillent
mon corps … il faudrait peut-être chercher la trace de ça entre les différents films … pas à
l’intérieur d’un seul.
Mais revenons à cette histoire du « fragment » comme trait de mon travail, et à la « dialectique »
dont on parlait plus haut.
La dialectique comme possibilité de penser le monde – surtout celle s’inspirant de la pensée
marxiste – est quelque chose qui m’a déserté très tôt. Mes études universitaires, mon malaise ces
années-là, m’ont rendu ces outils de lecture et d’analyse totalement étrangers. Je n’y avais
absolument aucune place. Je dirais que les prismes marxistes, puissants par moments mais ô
combien frustrants à d’autres, m’excluaient comme sujet pensant. La présence d’un philosophe
comme Jacques Sojcher dans le film « Scènes de chasse au sanglier » c’est presque un hommage
car c’est l’homme avec lequel j’ai pu fréquenter quelque chose qui était du côté du sensoriel, d’un
éveil particulier des sens, du plaisir de la langue, de l’antidialectique. Est-ce qu’on peut aussi penser
le monde, l’autre, hors de l’obsédant déterminisme économique, de la rigidité des structures
sociales, des classes, etc.? Certes, le « Manifeste » m’intéressait mais sous cette loupe-là le monde
avait des allures granitiques. Puis, je n’avais pas de réel plaisir à assister aux infinies réunions de
mes amis très politisés car c’était une constante négation du « je ». Que se produit-il quand on lit le
monde à travers Blanchot, Jabès, Bataille, etc. ? Deux pages bien tassées de Barthes
m’enflammaient de plaisir … C’était ça ma découverte. Je ne dirais pas que le « fragment » a été
mon refuge, faute de communauté d’esprit. Je ne dirais pas que l’interruption, l’exaltation de ça a
été un exutoire ou un salut. Il y avait quelque chose dans cette lecture possible (non dialectique et
revendiquée comme telle), quelque chose d’autrement sensuel, d’autrement complexe, d’autrement
excitant, sans filet. L’antidialectique ce n’est pas de se dire : voilà, je suis tout nu, lavé de toute
idéologie et cette nudité produit – dans la rencontre avec l’autre – une inévitable découverte ou
miracle. Pas toujours, ou pas nécessairement. Quelque chose a eu lieu dans cette possibilité de voir,
de lire, d’interpréter, de donner corps à des perceptions avec des aléas, par des entrechocs avec
d’autres langages, d’autres formes (la littérature, la peinture, la musique, les films montrés par
Jacques Ledoux à la Cinémathèque de Bruxelles) hors de l’héritage marxiste.
L’outil-cinéma s’est assez vite présenté à moi comme une machine à (se) penser. Penser « en
cinéma », qu’est-ce au juste ? Ça veut dire que dans les rapprochements fulgurants, inattendus,
impensables ailleurs, avec d’autres muses comme on dit, quelque chose se produit qui lui est propre,
qui procure une jouissance particulière, qui révèle à mes yeux des choses jusque là improbables, …
un outil qui me permet de nommer ce qui jusque là balbutiait, s’annonçait par mille traverses.
Mais probablement que cette fragmentation dans mes films est tellement visible, perceptible, quand
elle n’accouche pas d’une conclusion à laquelle on s’attend culturellement.
Pour « Tableau avec chutes », c’est plutôt un état d’âme qui a inspiré le film. Ce tremblement
premier se perd de vue … il se dilue dans le film, ça se sent par moments, etc. Mais peu importe :
quelque chose d’insistant se présentait à moi à travers ce tableau…Un état qui n’était pas
nécessairement joyeux ni désespéré. Je dis au film : « S’il te plaît, prends ces états d’âme-là, je n’ai
plus envie de m’en occuper. J’ai envie de passer à autre chose ». C’est un peu comme un tiroir.
Probablement le fait de revoir les films, c’est revoir des tiroirs ouverts.
JL.C. : On va passer la parole à la salle, mais je voudrais souligner deux points :
Le premier, quand tu attaques la dialectique, je me sens attaqué, je ne sais pas pourquoi… (rires)…
C.P. : Tu as raison, sens toi attaqué…
JL.C. : Mais je voudrais juste préciser, pour que ce soit clair entre nous, que c’est de l’opération
cinématographique que je parle comme étant dialectique – indépendamment de toute pensée du
monde, plutôt dans le sens où le cinéma pense le monde, à mon avis sur un mode dialectique. Ca
n’empêche pas de faire une construction fragmentaire, etc., mais dans l’opération
cinématographique de base, le passage de l’analyse du mouvement à la synthèse du mouvement,
c’est une figure dialectique. Entre la photographie et l’image en mouvement, il y a intervention
d’une dialectique, négation et réaffirmation en dépassement. Le modèle dialectique fonctionne pour
autant qu’il implique la place du spectateur comme lieu véritable de la synthèse et donc du leurre.
C.P. : Il s’agit toujours de la projection du spectateur, qui se fait ou ne se fait pas …
JL.C. : Une autre chose que je voudrais souligner. Le seul moment dans le film « Tableau avec
chute », où quelque chose, une sorte de liesse apparaît très contradictoire avec le climat un peu
tendu de tout le reste, c’est la scène avec Pasiphaé. Là, il ne s’agit plus de voir, mais de sentir, de
toucher, on est dans l’érotique, le corps, et non plus dans le seul regard. C’est comme si tu avais
désinvesti la pulsion scopique de sa part érotique, et que tout soit condensé dans ce plan que je
trouve absolument magnifique, c’est le moment où cette jeune femme, Pasiphaé, donne
l’impression de danser le flamenco, et puis, on s’aperçoit qu’elle a les pieds empêtrés dans une jupe,
plutôt une robe à l’espagnole qui l’empêche de marcher… Pour moi, quelque chose a lieu, qui nous
fait sortir de la question du « regarder/voir ». On est passé du « que voit-on (ou non) ? » à la
construction d’un leurre assumé et joué…et ça me met en joie.
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[1] Cette rencontre, à la Maison de l’Image de Strasbourg, autour des films de Claudio
Pazienza, a pris place le 8 décembre 2007, dans une séance exceptionnelle du séminaire conduit par
Jean-Louis Comolli à l’invitation de Georges Heck et de l’association Vidéo-les-beaux-jours. Trois
films de C. Pazienza ont été montrés : « Esprit de bière » (2000), « Scènes de chasse au
sanglier » (2007) et « Tableau avec chutes » (1997).
[2] Voir « Images documentaires » n° XXX, « Fin du hors-champ » ?

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