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Jean-Luc Nancy, « 

Rien sur le cinéma », Trafic n° 100, « L’écrit, l’écran », Paris, POL, hiver
2016, p. 194-199.

Le 13 mars 2016
Cher Raymond,
L’invitation que tu adresses pour ce numéro de Trafic m’a poussé au lapsus de lecture : j’ai
d’abord compris qu’il s’agissait de choisir un texte quelconque, littéraire, philosophique,
esthétique… dont la lecture m’aurait fait penser au cinéma, c’est-à-dire plus précisément
donné des suggestions… Plus ou moins clairement, le modèle en était pour moi l’idée
d’adapter un roman ou bien, comme à l’inverse, la représentation des images que nous
tournons dans nos têtes en lisant des romans, ou des poèmes, voire des textes théoriques. Mais
je n’avais pas du tout compris qu’il s’agit de textes consacrés au cinéma… Première
conséquence : dans le fil de mon lapsus, je ne trouvais rien à répondre car je n’ai jamais rêvé
d’aucune espèce d’adaptation ou de transposition tandis qu’en revanche l’imagerie spontanée
qui naît au fil de la lecture me paraît relever d’une fluidité évanescente qui sans cesse glisse
hors de l’image, vers une région pour moi très brumeuse, insaisissable. Mais deuxième
conséquence : le lapsus lui-même se dénonce, comme de juste, et révèle chez moi un
caviardage sournois du livre « de cinéma » ou « sur le cinéma ». Pourquoi ? Je crois pouvoir
esquisser une réponse. Il m’est arrivé de faire un livre sur un cinéaste (Kiarostami) : mais ce
livre était né d’un simple article auquel s’était ajoutée la demande expresse d’un éditeur, Yves
Gevaert, qui tenait à faire exister un livre sur ce cinéaste. C’était en 2001, et la bibliographie
comme l’œuvre de Kiarostami n’étaient pas dans l’état d’aujourd’hui. Il vient aussi de paraître
un livre collectif sur Claire Denis (The Films of Claire Denis, dirigé par Marjorie Vecchio) où
figurent deux contributions de ma part. Avec quelques rares articles, c’est tout. Mais cette très
mince expérience me montre quelque chose : chaque fois je me suis efforcé de coller d’aussi
près que possible aux images de films déterminés. Quand je dis « coller aux images », il faut
le prendre littéralement et dans tous les sens. J’ai senti une nécessité d’essayer d’adhérer aux
images vues et à leur mouvement, à leurs teintes, à leurs pressions ou effleurements, à leurs
venues et à leurs départs. Je n’affirme pas que je l’ai fait ; je sais seulement que je l’ai
ressenti. Après quoi écrire sur le cinéma – sur « le cinéma » en soi… – est à mes yeux comme
hors d’attente. Bien sûr la question – ou l’aporie – surgit toujours à propos de l’art, qu’il
s’agisse de peinture, de musique, de danse, même d’architecture. C’est une lapalissade, une
vieille rengaine et qui peut facilement tourner en pâmoisons autour de l’ineffable, c’est
entendu. Mais justement je me demande si aujourd’hui nous ne risquons pas d’être dans une
situation bien différente : nous ne sommes jamais en peine de parler et d’écrire sur les arts
et/ou sur leurs disparitions, réapparitions, mutations.
Le cinéma connaît un sort particulier : il naît, meurt et renaît de manière plus précipitée et
plus dispersée que les autres arts. Du reste, il y a plusieurs cinémas et plusieurs formes
d’existence filmique et d’existence sociale, culturelle, régionale ou mondiale des films. Je ne
sais pas s’il existe des études à ce sujet mais de plus en plus je me demande si quelqu’un a été
capable de s’emparer de cet objet global – « le cinéma » – dans la vérité de toutes ses
dimensions ou de toutes ses extensions (par exemple, la dernière : la « série », dont je
découvre qu’elle a gagné un terrain dont je ne soupçonnais pas l’étendue, dont sans doute on
doit considérer que ce n’est pas « du cinéma » – je ne peux pour ma part rien en dire – ; et
aussi l’expansion de la vidéo, des courts métrages, des documentaires et de toute une remise
en chantier permanente de ces catégories elles-mêmes). J’arrête, ce n’est pas le sujet – mais ça
l’est un peu quand même : ça dit quelque chose d’une certaine autonomie de l’œuvre ou de la
chose disons cinématoïde, de ses allures et de ses régimes propres… Et je reviens aux livres
sur le cinéma. Je n’ai pas gardé d’impression significative des quelques textes que j’ai lus sur
le cinéma, même si un certain nombre m’ont sans aucun doute nourri, de Bazin ou Schefer à
toi. Mais aucun ne s’est imprimé de façon comparable à certains textes littéraires et
philosophiques – pas plus d’ailleurs que des textes sur d’autres arts, peinture ou musique. Je
dirais plutôt qu’en ces matières, si lors d’un travail ces lectures sont utiles, instructives,
suggestives, en dernière instance il doit s’agir des œuvres, non de discours sur elles… Le
cinéma me renvoie – ou m’envoie – au cinéma, mais les textes sur lui m’en écartent plutôt,
quoiqu’ils me soient utiles, éclairants, stimulants. Sans doute y a-t-il des œuvres qui sont en
quelque manière faites en vue de leurs commentaires ou de leurs analyses. Récemment, par
exemple, Le Fils de Saul a comme appelé à lui, d’emblée, le commentaire que Georges Didi-
Huberman a publié dès sa sortie, comme s’il fallait d’entrée de jeu que soit proposée une
interprétation ou une compréhension, à laquelle je suppose que d’autres ont succédé. Mais
c’est bien parce que ce film est lui-même un discours au sujet de la possibilité d’un film au
sujet des camps d’extermination. À mon sens, cela en restreint peut-être aussi la portée
filmique : c’est un film qui me donne l’impression de me montrer comment il est fait et veut
être fait (et donc vu) plutôt que de se montrer d’abord en tant que film.
Mais lorsqu’il s’agit de textes écrits ou de discours tenus sur des films qui, pour le dire ainsi,
essentiellement se montrent, ils me font le plus souvent l’effet de tendre désespérément vers
ce qui leur échappe. Ça vaut, je le répète, pour tout art, mais le cinéma échappe encore mieux
peut-être : il bouge, le bougre ! Un arrêt sur image n’est pas le film, un arrêt sur concept
encore moins. Ce qui me frappe dans l’entreprise de Deleuze est que sa belle trouvaille de
« l’image-x » qui se démultiplie, à partir des deux titres des deux volumes, en une foule
d’« image-ceci », « image-cela », catégories elles-mêmes démultipliées en sous-types, si bien
que l’ensemble paraît un gigantesque effort pour dire chaque image de chaque film… – sa
belle trouvaille me paraît se dissoudre tendanciellement dans son objet, ou plutôt dans sa
chose même, dans la matière qu’il s’épuise à nommer au plus près de son réel fluide et
poissonneux : les films, tous les films, que l’effort de nomination par « image-ceci » revient à
remettre à eux-mêmes, à leur existence d’images qui sont en effet ceci ou cela, temps,
mouvement, pulsion, réflexion, action, perception, etc., mais qui le sont en tant qu’images,
c’est-à-dire selon un certain mode matériel de la présence ou de la présentation. On oscille en
fait entre deux extrêmes : une typologie indéfiniment ouverte des formes et façons du cinéma
et une concentration indéfiniment resserrée sur une pensée de l’image ou une pensée-image
(Deleuze parle d’image de la pensée) qui sans doute en dernière instance cherche si je peux
dire à coiffer la phénoménologie sur le poteau : non pas des phénomènes qui paraissent à un
sujet mais un réel qui se communique. Et pour finir, d’une manière ou d’une autre on revient
au cinéma même, on rentre dans la salle… Quoi qu’il en soit du cas propre de Deleuze, dont
je ne prétends pas dire la vérité, il me semble que très souvent le texte sur le cinéma oublie le
cinéma puis y revient éperdument. Sans doute Godard le sait très bien. Le rapport au cinéma
pour moi, c’est voir, revoir, revoir les films – et aussi voir des films, et d’autres, et d’autres,
bons et moins bons… voir comment ils fonctionnent ou dysfonctionnent, comment ça
s’approche, s’éloigne… comment c’est fait… penser à toute l’équipe hors champ, au
frôlement de la perche au bord supérieur du cadre… à l’ingéniosité de tous pour arriver à tenir
l’image en elle-même… aux décisions que le réalisateur doit prendre… Oui, c’est vraiment la
présence puissante et joueuse de toute cette méchané qui m’enchante, et je me sens bien
démuni pour en parler, même pour lire des textes…
Hier soir j’ai vu Céline d’Emmanuel Bourdieu. Voir un bus danois de 1950 me fait jubiler.
C’est sûrement un exemplaire authentique ou une copie exacte, et son allure désuète est
touchante, mais il y a bien plus : ce bus est particulièrement imposant, royal, souverain,
menaçant un peu… Ses couleurs métalliques fortes l’imposent sur le paysage. On peut
commenter le film à partir de ce bus, qui est la dernière/première machine de transport pour
arriver à Céline et le quitter. Le bus est le film, le film est le bus. Une fois dit cela, on va
revoir le film… Et pourtant ce film-ci est assez proche lui aussi d’un discours sur lui-même.
Comme tout film historique conscient et intelligent il montre ce qu’il fait et comment il le fait.
Bien entendu, tout film fait cela et cela appartient au cinéma parce que le cinéma est toujours
l’exhibition de sa machine avec et dans son image. Le mouvement, la cinétique comme telle,
comporte cette dimension automonstrative que l’image fixe ne révèle ou n’atteint que de
manière seconde, dérivée (qui peut d’ailleurs se réaliser par un film tourné sur un tableau, un
dessin, une statue). Cette cinétique n’est pas de parole. Le cinéma le sait, il n’arrête pas de se
montrer lui-même se faisant, se défaisant, se filmant et s’emportant aussi bien dans le rire que
dans l’angoisse. De Hellzapoppin’ à Ave Caesar ! en passant par Huit ½ et tant d’autres. Mais
il n’est pas nécessaire de passer par la mise en abyme ou par l’autoréférentialité : c’est là, à
même chaque film, même ceux qui y pensent le moins. Et à même chaque spectateur, qui est
toujours spectateur sauf à tomber dans un délire d’identification… Spectateur ne veut pas dire
« abruti hypnotisé » mais « regard qui se réjouit d’être emporté dans un regard ». Dirons-nous
que je replonge dans l’ineffable ? J’espère que non. Voilà, cher Raymond, ce à quoi je suis
limité pour (ne pas) répondre à ton invitation.
Avec amitié,
Jean-Luc

Post-scriptum
Le 6 juin de la même année…
Tu me demandes de prolonger un peu, cher Raymond… je comptais y échapper mais tu ne me
lâches pas… tant pis, tant mieux. Je poursuis donc un peu, courant sur mon erre comme on dit
ou comme on disait en termes marins. Je me sens fortement incité à te parler de mes derniers
films, je veux dire ceux que j’ai vus. Car c’est seulement ainsi, dans la proximité de la vision,
que je peux écrire quelque chose. Une expérience récente me l’a confirmé, je vais y revenir.
Mais d’abord ceci : hier soir j’ai vu La Dernière Séance de Peter Bogdanovich, que je ne crois
pas avoir vu auparavant (je dois avouer que j’oublie bien des films que je n’ai vus qu’une fois
et il y a longtemps…). C’était par hasard à la télé, dans une version restaurée de 2013. J’en ai
une impression très forte : un récit serré, une pensée exigeante, rude, sans complaisance ni
dramatique, ni sociale, ni psychologique, juste nette, frontale, avec des acteurs parfaitement
accordés à ou dirigés pour cette présence claire, forte, émouvante et simple qui tient tout le
film. Son titre signifie bien que la dernière séance donnée avant sa fermeture par le cinéma de
la petite ville où tout est en train de finir (ou de ne jamais commencer) est à la fois
métonymie, métaphore et vérité du film tout entier. Cette séance projette La Rivière rouge de
Hawks, donc un film aussi âgé que les jeunes protagonistes du récit. L’image de John Wayne
désigne un cinéma passé, éteint dans sa gloire. Mais auquel, en dépit de tout, rend hommage
cette dernière séance. Et cet hommage est bien plus qu’un adieu : c’est en fait le cinéma qui se
ressuscite une fois de plus. Il faudrait ici même analyser toutes les affirmations filmiques du
film, depuis les visages jusqu’aux voitures, aux routes, aux corps. Tout ce caractère décidé,
lumineux, affirmatif, d’un cinéma nouveau qui s’engendre de l’ancien. Je vois qu’on décrit
beaucoup ce film comme une histoire de génération perdue, de fin d’une époque dans
l’Amérique profonde, de sexe et d’amour désenchantés : c’est vrai mais on peut dire tout le
contraire. Le personnage masculin central perd un œil, mais c’est pour y voir mieux, pour voir
autrement. J’oserais dire que c’est un clin d’œil appuyé que nous fait le film : regardez
autrement un film qui se filme autrement. La dernière image du film est celle du cinéma, de
l’extérieur, qu’on a déjà vu auparavant et qui est désormais fermé. Il s’appelle « ROYAL » en
grandes lettres de béton. On croit entendre en sourdine : « Le roi est mort, vive le roi ! » Et je
renoue ainsi mon fil : c’est le cinéma qui mène au cinéma. C’est lui qui inspire et qui
s’inspire.
J’en viens à l’expérience récente. Il m’a été proposé d’écrire sur le dernier film de Hugo
Santiago, Le Ciel du Centaure, qui n’est pas encore en salles au moment où je t’écris, mais
que j’avais vu en janvier lors d’une projection à la Cinémathèque de Paris. Pour pouvoir
travailler, j’ai eu une copie dans l’ordinateur (que je passe par un câble sur mon grand écran
de télé). J’ai pu me livrer à l’exercice que j’aime tant (bien que j’aie si peu le temps et
l’occasion de le faire) de prendre des notes en regardant, de reculer, avancer, arrêter, chercher
des passages, déterminer des pistes à suivre et chercher à les vérifier, désarticuler
complètement le film pour mieux le recomposer en l’interprétant. C’est une jouissance très
forte, car le texte et l’image s’entraînent l’un l’autre – et il faut comprendre cet entraînement
comme celui de deux roues dentées ou bien comme celui d’une courroie entre deux poulies,
aussi bien que comme un entraînement sportif. Je ne vais pas te raconter cette vision
scripturaire ou cette scription visuelle, tu pourras la lire lorsqu’elle sera publiée. Mais je veux
souligner ceci : autant c’est un plaisir immense, aussi sensuel qu’intellectuel (s’il faut
distinguer les deux), de se livrer à cet exercice, autant c’est en un sens la seule façon de
pénétrer un film (du reste, le film en question, je ne l’ai vraiment apprécié que par ce travail),
autant il faut bien dire que ce même exercice finit par donner le dernier mot au film. Je veux
dire : au film en tant qu’il ne parle pas, au film en tant qu’œuvre d’art – en entendant par là
d’abord et essentiellement cela qui a son sens en soi, à part soi, ne peut le recevoir d’ailleurs
que de façon limitée et ne délivre aussi que de façon limitée du sens au-dehors de lui.
Ce que, à un certain point, on a envie de faire, c’est moins de poursuivre indéfiniment le
décorticage des images – dont il est clair aussi qu’il pourrait finir en pulvérisation – que
d’enfoncer les mots dans l’épaisseur du film, dans la profondeur insondable de l’écran. Le
film a le dernier mot – comme un tableau, comme une musique – dans une suspension de tout
discours. Cette suspension s’opère dans le mouvement, comme mouvement : de mouvement
composé de ceux de la caméra, du montage, du déroulement du film, composition qui n’est
autre que la mouvance d’un corps spectateur, lequel n’est fixé à sa place, immobilisé, sans
parler ni écrire, de façon à être disponible pour ce qui très littéralement le traverse. Il me
semble toujours qu’il faut attacher un grand intérêt aux éléments d’un art qui traversent les
autres, comme la ligne visuelle qui se retrouve en ligne mélodique, la couleur picturale en
couleur d’orchestre, la vibration sonore en vibration sémantique ou chorégraphique. Or le
cinéma pourrait traverser, lui, en tant que traversée, en tant que l’élément du passage, de tous
les passages composés (entre images, entre plans, en hauteur, en profondeur, en vitesse, en
intensité). Il pourrait à la fois figurer et réaliser – comme le fait pour sa part chacun des autres
arts – l’élément de la traversée qui se retrouve en toute forme autonome, visuelle, sonore,
gestuelle, dans la mesure où chacune, valant pour soi seule, ne cesse de se traverser pour
creuser ou pour dilater, pour reprendre et rejouer sa propre formation. On ne peut rien poser
sur ce qui est toujours en train de passer, de traverser et pire encore de se traverser soi-même
(ce qui suppose, bien entendu, un « soi » lui-même avant tout poreux, ductile et mobile).

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