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« Dans mon ciné—club,

je passais aussi des surprises,


comme Gilda. Rita Hayworth
et son gant ! A l‘époque,
c‘était un film choc. »
Chorégraphe, médecin, styliste... ils par—
lent de leurs films préférés. Cette semaine,
Jacques Delors. De ”Gilda”, qu‘il passait
dans son ciné—club, au ”Journal intime” de
Nanni Moretti, il est resté ”bon public”.
Mais avoue un faible pour les Italiens.

”Gilda, c‘était le choc”


n cinéphile. Un vrai. Durant des
années, il a vu bien des films. Et
c‘est tout juste s‘il ne s‘excuse
pas d‘avoir quelques lacunes.
C‘est que, de 1985 à 1995, Jacques De—
lors a présidé la Commission européen—
ne, à Bruxelles. Le temps lui a manqué
pour maintenir un rythme adopté depuis
longtemps : trois films par semaine. En
MICKEL VANDEN EECKHOUDT/VU

salle, bien sûr, parce qu‘à ses yeux elle


reste le lieu privilégié où la magie peut
opérer. Moins magiques, plus pratiques :
les cassettes vidéo. Il en voit au moins
trois par semaine. Sans oublier les re—
vues de cinéma, qu‘il lit assidûment. fléter le monde et l‘humeur du temps.
Dans son bureau à l‘Unesco — depuis Sans doute était—ce dû à ce qui allait
1992, il est président de la Commission devenir mon goût pour la politique et
internationale sur l‘éducation pour le le social. Le cinéma noir me plaisait —
XXI° siècle —, Jacques Delors égrène enfin, ce que j‘appelais, moi, le cinéma
les cinéastes qui ont marqué sa vie. noir : Quai des brumes, Hôtel du Nord,
de Carné — parce qu‘il pressentait ce qui
TELERAMA : Cette passion du cinéma allait, malheureusement, arriver à mon
vous est venue tout jeune ? pays. Et puis, a contrario, La Belle Equi—
JACQUES DELORS : C‘est ma mère qui pe, de Duvivier : l‘aspect enthousias—
me l‘a inoculée. Je me souviens qu‘elle mant et plein d‘espoir du Front populaire.
m‘emmenait dans les salles du 11° C‘est vrai, je n‘ai jamais été fasciné
arrondissement, où j‘habitais. Ou sur par le cinéma des « téléphones blancs ».
les grands boulevards, au Rex. C‘est là Hier, à la télévision, j‘ai vu Baccara,
que, dans les années 30, j‘ai vu Robin d‘Yves Mirande, et je l‘ai plus apprécié
des bois et Blanche—Neige et les sept que si j‘avais vu le film à sa sortie. En—
nains. Ces films ne m‘avaient pas em— core que ce ne soit pas très « télépho—
ballé. Il a fallu, bien des années plus ne blanc », Yves Mirande ! Par son l®
tard, qu‘Oscar Peterson joue Un jour,
RAYMOND BOYER/SUNSET BOULEVARD

mon prince viendra pour que je m‘in—


téresse à Blanche—Neige !

TRA : Pourquoi, c‘était trop futile ?


J.D. : Non, mais, même entre 10 et 14 ans,
j‘aimais les films qui me semblaient re—
Télérama N° 2429 — 31 juillet 1996 17
Quand la ville dort,
de John Huston. « Tous ses
films sous—tendent une
philosophie de l‘absurde. »

L‘auteur.
« Il y a deux cinéastes dont j‘aime
tous les films. Mankiewicz,
parce qu‘il montre les limites
de la connaissance que l‘homme
peut avoir de lui—même. John Huston,
parce que tous ses films se terminent
par un échec et sous—tendent une
philosophie de l‘absurde. Les
RAYMOND BOYER/SUNSET BOULEVYARD
personnages de Mankiewicz
et de Huston ne pouvaient
qu‘éveiller en moi une résonance.
Avec leur approche jamais utopique
de l‘être humain. Jamais désespérée
non plus, jamais sadique, comme
pouvaient l‘être celles d‘un Le film. « J‘ai la plus grande
von Stroheim ou d‘un Hitchcock. admiration pour La Splendeur
S‘il me fallait vraiment, puisque vous des Amberson, d‘Orson Welles.
me le demandez, ne choisir qu‘un Son écriture m‘évoque Stendhal.
film, ce serait, pour Mankiewicz, Eve. Que Welles ait pu tourner, tout de
Et pour Huston — malgré Gens de suite après Citizen Kane, son double
Dublin, qui est sous—estimé —, inversé, m‘émerveille encore plus.
ce serait The Asphalt Jungle (Quand Tout y est douceur et ambiguïté. Un
la ville dort)... Le metteur en scène jour que j‘étais ministre des Finances, WELLES‘
a dit à son sujet : ”Dans mon film, l‘ambassadeur des Etats—Unis \\
le hold—up était secondaire. Les en Allemagne me demande de venir — /h
motivations du hold—up étaient le voir. Je suis entré dans son bureau.
Magnificent

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beaucoup plus importantes.” Il était de dos, il fumait le cigare,
Et quelle fin, imaginée par John
Huston, et non dans le roman de W.R.
et je me suis dit : ‘Voilà, je suis
dans La Splendeur des Amberson.” Eterws
Ambersons
Tor Rwetr COTTES— coSTŸËLLo — vifer — nÔLT
Burnett, dont le scénario est tiré ! » Pur fantasme personnel ! » MOOREMEAD—COÛNS — saXFoRD

®— cynisme, fruit du désenchante— pris ! Rita Hayworth et son gant. Et puis réservés sur le néoréalisme italien. Et
ment de l‘époque, le personnage de cet érotisme au second degré, ce brin c‘est vrai que son écriture cinématogra—
Jules Berry est une sorte de symbole. d‘homosexualité ! Mais, à l‘époque, le phique n‘était pas terrible. Mais De Si—
L‘écriture cinématographique est faible, consensus moralisateur et un peu hypo— ca, tout de même, c‘était formidable !
mais la critique sociale reste virulente. crite jouait à fond. Et pas seulement Le Voleur de bicyclet—
te. Miracle à Milan, pour moi, est un
TRA : N‘avez—vous jamais été tenté de TRA : Quel film vous a tout appris ? grand film. Et, bien entendu, Rosse—
faire du cinéma votre métier ? J.D. : Citizen Kane, de Welles. Là, j‘ai lini, avec un penchant pour Paisà.
J.D. : Après mon bac j‘ai voulu entrer compris ce qu‘on appélait l‘écriture J‘ai aussi beaucoup aimé Lattuada,
à l‘Idhec. Ça ne s‘est pas fait... En re— cinématographique. Citizen Kane, pour enfin, sa première période, jusqu‘au
vanche, de 1949 à 1952, j‘ai dirigé un moi, c‘est l‘équivalent, en jazz, du Body Manteau, d‘après Gogol, en 1952.
ciné—club à Ménilmontant. C‘était un and Soul de Coleman Hawkins : un tour— Après... n‘en parlons pas ! Les premiers
patronage catholique, où je jouais au nant. Je l‘ai vu dix fois, au moins. Vous Fellini aussi. La Strada ? Un peu trop
basket—ball. Je choisissais les films, pourriez penser que c‘est parce que dégoulinant. C‘est /! Bidone, moins
j‘animais les discussions. Je m‘étais Welles y traite du pouvoir. Mais, com— connu, qui est le plus proche de la philo—
familiarisé avec cet exercice en fré— me vous le savez, ma philosophie repo— sophie personnaliste qui est la mienne.
quentant un ciné—club au Trocadéro. se plutôt sur les limites de l‘homme et J‘ai d‘ailleurs écrit une critique, jadis,
C‘est là que j‘avais tout appris. Parce de son pouvoir. Kane, ce serait, en quel— à ce sujet... La seconde partie de la car—
qu‘un art, ça s‘apprend. Après, ça se que sorte, l‘anti—Delors ! Non, c‘est la rière de Fellini, c‘est une quête fantas—
cultive, ça s‘entretient... forme du film qui m‘a passionné. matique de lui—même. Intéressante,
Dans mon ciné—club, je passais Dreyer, mais qui ne me touche pas. J‘ai mieux
des films français, italiens et américains. TRA : £t les autres films de Welles ? suivi Antonioni dans sa quête de l‘in—
Et puis des surprises : Gilda, tenez ! Je J.D. : La Splendeur des Amberson, communicabilité que Fellini. L‘un me
savais bien que Charles Vidor n‘était magnifique. Et La Soif du mal. Mais paraît moins... volage que l‘autre.
pas un grand metteur en scène mais, à ma passion a été le cinéma italien. Je Dans les dix films que j‘emmènerais
l‘époque, c‘était un film choc. Comme l‘ai toujours regardé avec un peu d‘in— sur l‘île déserte, il y aurait Senso, de
mes « clients » étaient membres d‘un dulgence. Un rien trop, peut—être. Les Visconti. L‘un des rares films réelle—
patronage catholique, Gilda les a sur— Cahiers du cinéma ont toujours été ment marxisants qu‘ait produit le mon—
18 Télérama N° 2429 — 31 juillet 1996
« Ce serait celui
de Greta Garbo. La pureté
des traits. Leur luminosité. Mais
je savais que si je le voyais pour
de vrai, ce visage, il serait forcément
moins beau qu‘au cinéma. Une star,
ce n‘est pas un phénomène pour
journaux à midinettes, c‘est
un phénomène artistique. On reste,
devant le visage de Garbo,
et de quelques autres, en proie
à lamême ferveur qui nous fait
contempler, durant de longues
minutes, une toile de maître. »

s‘évertue pas à nous épater, à coups de


plongées et de contre—plongées. Non !
On est dans Manhattan et on le voit
comme si on marchait tranquillement
dans la 5° Avenue ou dans Central Park.
comme je le fais moi—même, des heures,
chaque fois que j‘y vais.

TRA : A quoi sert le cinéma ?


J.D. : A restituer, plus que le théâtre et
au moins autant que la littérature, la
globalité de la vie. Vous vous asseyez
dans un fauteuil, vous êtes chez vous,
et en même temps vous n‘êtes plus en
terrain connu. En sortant, vous empor—
tez un peu de cet inconnu.
Carné, Duvivier, Renoir (ah, j‘ai oublié
de occidental. Vous êtes étonné ? Réflé— de marché peut étouffer bien des ta— de vous parler de La Règle du jeu, en
chissez : il y a la guerre, la lutte contre lents. D‘où le caractère vital de l‘excep— bonne place dans mon panthéon per—
l‘impérialisme. Et une histoire d‘amour tion culturelle dans les règles du jeu du sonnel) ont essayé de comprendre leur
qui se déroule, comme imbriquée avec commerce international. temps, en le reflétant. Et je ne saurais
les événements extérieurs. C‘est donc Actuellement, en Amérique, on con— oublier Truffaut, Bresson, Becker, Sau—
un film où les personnages sont victi— çoit une affiche, on met face à face deux tet, Tavernier et bien d‘autres... A ce
mes de superstructures qui les écrasent. grands acteurs, comme Al Pacino ou Ro— propos, il paraît — et je compte bien le
Là, on sent l‘héritage de cette culture bert De Niro, et le tour est joué. Mais je vérifier — que les jeunes réalisateurs
marxiste... J‘aime tout du cinéma ita— ne m‘y retrouve pas. Ce n‘est plus le français rendent compte du mal de vivre
lien. Les comédies de Dino Risi, les cinéma américain que j‘ai aimé : celui de la société. C‘est important. Je compte
œuvres d‘Ettore Scola, qui sont magni— de Huston, de Minnelli, de Hawks, de bien investir dans ces films, très vite...
fiques, les premiers Bertolucci : La Cassavetes... et la liste n‘est pas limita—
Stratégie de l‘araignée et Prima della tive. Cela dit, quel acteur, ce Pacino ! Il TRA : Vous allez donc retourner au
rivoluzione. Récemment, j‘ai décou— sait exprimer avec une force extraordi— cinéma !
vert Journal intime, de Nanni Moretti : naire —même si, parfois, sans nuances J.D. : Je n‘y suis pas allé de 1981 à 1994.
j‘ai été accroché tout le temps. — tous les sentiments qui nous animent. D‘où mes énormes lacunes, que je vais
C‘est grâce à des comédiens comme lui m‘efforcer de combler. Car, au total, je
TRA : Et le cinéma de distraction ? que le cinéma américain nous offre en— suis bon public. Pas un coupeur de che—
J.D. : Le cinéma a toujours été, à mes core de grands moments. Pas de grands veux en quatre. Moi, le cinéma, j‘aime !
yeux, un révélateur des problèmes de films, mais de grands moments. Il peut m‘arriver d‘être déçu. Mais au
l‘homme. Mais, aussi, une évasion. Si, il y a un cinéaste formidable : départ, je suis là pour être subjugué...
Dans les années 30, j‘ai adoré les comé— Woody Allen. Même ses œuvres mineu— J‘admire les gens qui font ce métier.
dies de Frank Capra. Ce qui est terrible res sont jouissives. Il n‘est jamais aussi Je lis souvent, d‘ailleurs, la biographie
dans le cinéma américain actuel, c‘est bon que lorsqu‘il filme Manhattan. New des réalisateurs. Et je trouve ça beau !
que le commerce l‘a emporté. En temps York est une ville fascinante. C‘est mon C‘est formidable, un créateur qui impo—
que président de la Commission euro— seul fortifiant : deux jours à New York se son univers ® Propos recueillis par
péenne, j‘ai suivi cette évolution. Quoi et mon moral remonte ! Et lui filme Pierre Murat
qu‘en disent ses chantres, l‘économie cette ville de façon insurpassable. Il ne La semaine prochaine : Karine Saporta

Télérama N° 2429 — 31 juillet 1996 19

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