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1-2 | 2003
Le hors-champ
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/decadrages/138
DOI : 10.4000/decadrages.138
ISSN : 2297-5977
Éditeur
Association Décadrages
Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2003
ISSN : 2235-7823
Référence électronique
Décadrages, 1-2 | 2003, « Le hors-champ » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2004, consulté le 29
mars 2022. URL : https://journals.openedition.org/decadrages/138 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
decadrages.138
® Décadrages
1
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Pour ce premier numéro, nous avons opté pour une problématique large et ouverte, le
“hors-champ”, qui permet de décliner différentes acceptions du terme: technique,
esthétique, métaphorique, etc. La complexité de cette notion souvent discutée dans les
écrits sur le cinéma (dernièrement chez Louis Seguin dont nous commentons l’ouvrage
et auquel nous donnons la parole) a induit un registre d’écriture à caractère théorique,
qui permet d'explorer différents types de pratiques audiovisuelles. L’ensemble des
contributions de ce numéro 1-2 tend ainsi, à travers la question du hors-champ, à
éprouver les limites d’un certain nombre de catégories préétablies, à marquer la
porosité des oppositions entre culture populaire, avant-garde et cinéma labellisé
“artistique”. Malgré cet éclectisme, certaines affinités électives en viennent à se tisser
entre les objets du dossier, suscitant des recoupements. Au lecteur de se frayer une
voie, à travers champs…
SOMMAIRE
Éditorial
Dossier : le hors-champ
Études
Le hors-champ de l’histoire
Une lecture benjaminienne de Tom, Tom, the Piper’s Son
André Chaperon
Hors-cadre
Plans de chutes
Denis Martin
Entretien
Documents
Histoire
Actualité
Entretien
Éditorial
Décadrages
1 Décadrage : notion constituée extérieurement et antérieurement au champ du cinéma,
mais qui peut être relancée et rejouée par celui-ci. Notion susceptible d’être encore
réinvestie en deçà (peinture, gravure, photo) ou au-delà (télévision, nouvelles images).
Le décadrage est cette opération métaphorique qui met au jour des relations inédites
en « décadrant » le point de vue.
2 Décadrages : autour du noyau qu’est le cinéma, matrice ou point de convergence de
réflexions diverses, gravitent des conceptions élargies du terme, des pratiques
esthétiques ou culturelles similaires, des outils théoriques qui permettent de le
considérer à travers champs. Le pluriel renvoie à la multiplicité des angles d’attaque, à
une diversité des écritures et des moyens d’expression qui est notamment manifeste
dans ce numéro 1-2 à travers les gravures et le texte « Plans de chutes » de la partie
« hors-cadre ».
Dossier : le hors-champ
3 La formule retenue pour l’organisation des numéros de Décadrages est celle du dossier,
ce qui nous permettra aussi bien de partir du cinéma que de passer par lui pour
envisager d’autres phénomènes (audiovisuels ou non). Pour ce premier numéro, nous
avons opté pour une problématique large et ouverte, le « hors-champ », qui permet de
décliner différentes acceptions du terme : technique, esthétique, métaphorique, etc. La
complexité de cette notion souvent discutée dans les écrits sur le cinéma (dernièrement
chez Louis Seguin dont nous commentons l’ouvrage et auquel nous donnons la parole) a
induit un registre d’écriture dont le caractère théorique ne sera pas forcément aussi
présent dans les dossiers à venir qui pourront porter sur un corpus de films, voire sur
un seul film (ainsi de Fenêtre sur cour dans le numéro 3). Dans tous les cas, nous ne
prétendrons pas dresser un état des lieux de l’objet retenu, mais nous servir de celui-ci
comme d’un point de départ pour parcourir différents champs.
Dossier : le hors-champ
Dossier : le hors-champ
Études
2 Bien que peu étudié dans le détail, le travail sur la configuration spatiale est un
paramètre qu’ont déjà relevé les critiques pour valoriser l’œuvre du cinéaste dans son
ensemble : Jean-Claude Biette note que Dwan « fut aussi un grand poète de l’espace » 4,
Daney « qu’il n’y a guère que dans ses films qu’un paysage est un paysage » 5 et, plus
récemment, Michael Henry fait remarquer que chez Dwan, « mettre en scène, c’est
mettre en espace ; tel est le secret de sa dramaturgie, et peut-être de sa poétique » 6.
Mieux encore que le flou du paradigme « poétique », la tautologie posée par Daney 7
exhibe la stérilité de telles assertions qui, bien que stéréotypées, n’en sont pas moins
révélatrices de particularités esthétiques que j’aimerais mettre en exergue, sinon dans
toute « l’œuvre » du cinéaste, du moins dans certains de ses films. Mon analyse portera
essentiellement sur la composition du plan (profondeur de champ, cadrage,
mouvements de caméra) et sur certains aspects du montage, notamment les plans
d’ensemble.
3 À la lecture du long et précieux entretien que Dwan accorda à Peter Bogdanovich 8 (pour
la première fois traduit en français dans l’ouvrage édité à l’occasion du Festival de
Locarno), il paraît évident que le choix du lieu était l’un des éléments clés de la genèse
des tout premiers films du cinéaste (d’une bobine, c’est-à-dire une dizaine de minutes)
tournés au rythme de trois films par semaine en extérieurs, dans la vallée d’El Cajon et
dans les vastes étendues de l’Ouest, futurs « décors » classiques des westerns 9. Alors
que, dès 1910, Griffith optait pour des lieux de tournage situés à proximité des studios
californiens10, Dwan continuait à choisir d’autres sites (de petites villes aux environs de
San Diego, puis Santa Barbara), ne tournant que très peu de scènes en studio. Cette
volonté de s’éloigner de tout milieu urbain, que l’on retrouve, au niveau du monde
représenté, dans nombre de films ultérieurs du cinéaste dont l’action est située dans
des provinces reculées typiques de l’Americana11, était certes en partie motivée par des
impératifs pratiques (échapper au monopole de la Motion Picture Patents Company) 12,
mais aussi par des choix esthétiques et dramaturgiques. En effet, les scénarios
relativement ténus étaient élaborés à partir des possibilités offertes, soit une palette
réduite d’acteurs aux rôles stéréotypés et réutilisables, et le paysage qui avait été élu
pour cadre :
« En chemin, j’essayais d’inventer des scènes à partir de ce que j’avais sous les yeux
et sous la main. Un escarpement, le costaud de l’équipe nommé Jack Richardson :
j’envoyais J. Warren Kerrigan, l’acteur principal, se battre avec lui au sommet et le
balancer dans le vide. À ce moment-là, considérant que j’avais tourné la dernière
scène du film, il fallait que je revienne en arrière pour imaginer comment ils en
étaient arrivés là13. »
4 Cette exploitation du potentiel narratif d’un lieu n’est pas sans rappeler le principe
d’élaboration d’un versant important de la production d’Alfred Hitchcock depuis Secret
Agent ( Quatre de l’espionnage, 1936). En effet, la construction des films qu’Hitchcock
qualifiait de « scénarios-itinéraires »14 repose essentiellement sur une accumulation de
péripéties et de lieux, l’action procédant du cadre dans lequel elle s’inscrit.
Contrairement aux premiers films de Dwan, les lieux sont reconstitués en studio, mais
l’optique est similaire puisqu’il s’agit de les soumettre ainsi plus complètement aux
impératifs narratifs. La fonction « matricielle » que Dwan attribue au lieu de la scène
finale sur la falaise vaut également pour la Statue de la Liberté (Saboteur/La cinquième
colonne, 1942) ou le mont Rushmore (North by Northwest/La mort aux trousses, 1959) chez
Hitchcock. D’ailleurs, une boutade de Dwan (« Dès que je vois une falaise, je m’imagine
en train de pousser quelqu’un15. ») se fait étonnamment l’écho d’une remarque
Les deux pôles de l’action étant compris dans le champ, celui-ci tend à affirmer son
autonomie et à reléguer le hors-champ dans un ailleurs indifférent aux enjeux
narratifs. L’étagement dans la profondeur de champ porte notre regard vers le point de
fuite de l’image, et non pas vers ses bords. Voilà l’une des modalités – que d’aucuns
pourraient rapprocher d’un certain « primitivisme » de ce cinéma du début des années
10, encore proche des « vues » Lumière et de leur importante profondeur de champ –
de ce centrement sur l’ici du champ dans un cinéma qui, pour reprendre la célèbre
opposition bazi-nienne entre cache et cadre21, n’a rien à cacher, mais tout à cadrer.
Alors que les déplacements rapides et les scènes de poursuites contribuèrent au
développement des pratiques de montage griffithiennes, ils sont liés chez Dwan à une
concentration dans un même lieu, parcouru simultanément ou successivement par
divers mobiles provenant de l’arrière-plan. Lorsque le vagabond de A Western Dreamer
(1911) rêve qu’il sauve héroïquement une jeune lady livrée aux caprices de son
fougueux cheval, l’apparition de la charrette et l’intervention du cow-boy ont lieu dans
le même plan ; lors de la poursuite de The Distant Relatives (1912), le plan ne change pas
après le passage de la charrette mais se prolonge jusqu’à l’arrivée de la voiture des
poursuivants. Cette inscription de l’ensemble de l’action dans le champ nécessite bien
sûr un fréquent recours à des plans d’ensemble qui souligne l’étendue des espaces
filmés. Comme le montre The Poisoned Flume, l’étagement des protagonistes dans la
profondeur de l’image n’oblige pas à utiliser un terrain plat afin d’obtenir le
dégagement nécessaire. Dwan, adepte des falaises, opte souvent pour de forts dénivelés
qui permettent d’opposer deux espaces, comme dans The Power of Love (1912), film qui
obéit à l’un des schémas scénaris-tiques (profondément liés à la représentation de
l’espace) récurrents de cette période où deux prétendants tentent d’obtenir l’accord
d’un père tyrannique hostile au mariage de sa fille : la cabane des pêcheurs située au
bord de la plage répond au ranch construit sur la colline. L’espace intermédiaire est
celui de la lutte, un combat mené sur un terrain en pente qui laisse néanmoins
apparaître à l’une des extrémités du cadre le lointain foyer des uns et des autres.
Le champ en mouvement
7 La réticence que l’on observe chez Dwan à changer de plan est peut-être à la source
d’une autre particularité de son travail à cette époque : son intérêt pour les
mouvements de caméra. On sait que, sur le tournage de l’épisode babylonien
d’Intolérance (Griffith, 1916), Dwan, que sa formation d’ingénieur prédisposait à régler
des problèmes de mécanique, avait prêté main-forte22 à la réalisation des mouvements
d’appareil complexes nécessaires pour parcourir l’énorme décor de la cour du Palais de
Balthazar. Inscrit par les historiens du cinéma23 dans la filiation du péplum Cabiria
(1914) pour lequel le cinéaste Giovanni Pastrone avait recouru à l’ancêtre du travelling
(le « carello » qu’il avait fait breveter en 1912), Intolérance nécessita des techniques de
déplacement de la caméra à la mesure de sa démesure, comme le note Georges Sadoul :
« Un simple chariot à la Pastrone eût été insuffisant, l’altitude étant aussi
importante que la profondeur. Les travellings babyloniens s’opérèrent donc en
ballon captif, technique depuis rarement imitée…24 »
8 Intolérance se distinguait notamment par un gigantisme (décors et figuration) que l’on
retrouve dans le Robin Hood (1922) de Dwan (avec Fairbanks, qui figurait dans
Intolérance), mais qui est fort éloigné de ses productions beaucoup plus modestes de la
même époque. Sans entrer dans un discours mythifiant de la « première fois », il faut
relever l’utilisation complexe qu’Allan Dwan fait du travelling dans David Harum (1915)
qui compte trois plans assez longs réalisés avec cette technique (la caméra était, si l’on
en croit les souvenirs du cinéaste25, placée sur une automobile Ford aux pneus
légèrement dégonflés et aux suspensions bloquées). Notons d’abord que ces trois
travellings s’effectuent perpendiculairement au plan de l’horizon, si bien qu’ils
radicalisent cette mise en évidence de la perspective qui caractérisait la composition de
certains de ses films antérieurs. Laissons de côté le plan plus bref et moins marquant où
la caméra suit l’acquéreur d’un cheval récalcitrant pour aborder un passage souvent
évoqué où le riche banquier Harum (joué par William H. Crane) quitte son lieu de
travail et emprunte la rue, croisant des gens qui, tous, le saluent : alors qu’il s’approche
de la caméra, celle-ci s’en éloigne, dévoilant progressivement l’espace de la ville et les
passants. On objectera qu’il s’agit bien ici du surgissement d’un hors-champ, et non de
sa neutralisation comme tente de le démontrer cet article. Toutefois, il faut noter que la
composition reste éminemment centripète, Harum étant constamment placé au centre
de l’image (sa sortie par la gauche coïncide avec la fin du plan), toute apparition en
provenance du hors-champ n’ayant de signification que relativement à ce personnage
principal dont on indique la sociabilité, la notoriété, etc., et ne pouvant créer aucune
surprise (il s’agit d’actions quotidiennes, parties intégrantes de ce « décor » peuplé).
Par ailleurs, ce plan fait écho à un travelling apparaissant antérieurement dans le film
(que les critiques, à l’instar de Dwan lui-même, oublient souvent d’évoquer) : après un
intertitre nous informant que la banque du personnage éponyme se trouve à
l’extrémité de la rue centrale, un travelling avant arpente cette rue jusqu’à atteindre
l’enseigne du bâtiment sur laquelle figure le nom « David Harum ». Ici, le mouvement
d’appareil, qui n’est motivé par aucun déplacement de personnage (on voit Harum
prendre son petit-déjeuner à la maison avant et après ce plan), est purement descriptif
et explicatif : en parcourant l’axe de la rue centrale – l’un des repères spatiaux les plus
importants des westerns (comme l’illustre de façon exemplaire Rio Bravo, Howard
Hawks, 1959) –, il esquisse la topographie de la ville ; en nous rapprochant de l’-
enseigne, il visualise (de manière abstraite, la rue n’étant d’ailleurs pas encore peuplée)
ce lien qui unit le banquier à sa propriété tout en soulignant sa position « centrale »,
tant dans la ville (sa « situation », en termes d’emplacement et de pouvoir) que dans le
récit à venir. Ainsi le travelling arrière qui suit David Harum, en nous faisant passer de
la mention écrite de l’enseigne à la visualisation du personnage, n’est-il que la
répétition inversée du travelling avant. Dans cette rue doublement parcourue,
l’imprévisibilité diffuse du hors-champ s’efface au profit de la clarté d’une scène
d’exposition entièrement consacrée au personnage-titre.
9 Comme le relève Dwan à propos de Robin Hood (1922), le mouvement d’appareil permet,
grâce à la continuité qu’il instaure, de saisir l’espace de manière plus précise qu’une
reconstruction par le montage : « Je voulais filmer le mouvement ascensionnel et non
l’obtenir au montage. Pour la bonne raison que cela ne donnerait pas une idée exacte de
leur [ = des personnages dans ce décor] emplacement. » 26. Si, par la suite, Dwan ne
devait recourir au travelling que de manière parcimonieuse, c’est pour obéir au régime
de l’effacement du travail sur la représentation qui caractérise le cinéma dit
« classique », alors que dans les années 10, Dwan-le-pionnier se permettait plus
d’expérimentations (selon lui, les exploitants lui reprochèrent les travellings de David
Harum qui donnèrent le tournis aux spectateurs) 27. Dans ses films parlants où la
recherche de l’efficacité visuelle fait place à plus de retenue, le travelling fera plutôt
office d’élément différentiel, de figure faisant saillie sur une fixité dominante, et donc
relevant le sens de certaines actions, comme lors de la fuite du faux coupable Ballard
(John Payne) qui, suivi par un long travelling latéral, s’élance à travers les rues dans
Silver Lode (Quatre étranges cavaliers, 1954). Quant à l’usage systématique et appuyé de la
profondeur de champ, il tendra également à disparaître dans les années 30,
manifestation d’une tendance bien plus générale du cinéma dont Jean-Louis Comolli 28 a
analysé les implications idéologiques.
L’omniprésence du Tout
10 Une autre composante qui m’est apparue lors de l’analyse du hors-champ chez Dwan
est l’intérêt, manifeste dans ses westerns, pour des vues initiales très larges (souvent
plus que dans les « plans de situation » traditionnels au cinéma, même muet) du
paysage dans lequel l’action va s’inscrire. Ainsi, aucune expectative concernant un
possible surgissement du hors-champ n’est entretenue, la connaissance que le
spectateur possède à propos des éléments topographiques et narratifs s’étendant bien
au-delà de l’espace contigu au champ. Ce jeu sur l’espace englobant comme donnée
préalable trouve son paroxysme dans la démesure d’un raccord dans l’axe qui, dans la
seconde partie de A Modern Musketeer (1917), nous fait passer d’un plan où l’on voit une
falaise de très loin sur laquelle on identifie avec peine (et avec un certain retardement,
notre regard – du moins actuel – se perdant dans l’immensité du paysage) l’acteur
Douglas Fairbanks suspendu à son extrémité, à un plan rapproché du personnage. La
brutalité de cette saute du macroscopique à l’action conçue comme « accident » minime
du relief montagneux inscrit irrémédiablement la portion du champ dans un espace qui
semble ne connaître aucune limite. La disproportion des étendues paraît sourdre à
l’intérieur même du champ et invalide la ségrégation qu’opèrent les bords du cadre. Il
en va de même dans les intérieurs monumentaux29 de Robin Hood (1922), en grande
partie désertés après le départ de Richard-Cœur-de-Lion, c’est-à-dire livrés à cette
immensité qui écrase les individus. Lorsqu’un personnage important pour le récit (le
messager ou Marianne) pénètre dans le grand hall dans lequel se déroule le banquet, un
brusque raccord s’opère également (fig. 1 et 2), selon un axe centré sur la table, lieu des
festivités collectives comme des communications intimes. Naturellement, il s’agissait
surtout pour Dwan d’allier gigantisme et actions individuelles en dynamisant ce décor
avec les acrobaties d’un Robin des Bois (Fairbanks) qui s’approprie physiquement un
espace revenant de droit, dans l’histoire, au perfide Prince John. Selon le cinéaste,
Fairbanks avait d’ailleurs été quelque peu dissuadé par cette salle de cent cinquante
mètres de long. Avant qu’il ne découvre les déplacements que Dwan avait prévus pour
lui, il aurait déclaré à propos des décors qu’il n’était « pas de taille avec eux » 30. Ce film
est effectivement marquant de par les (dis)proportions de ses lieux, soulignées bien sûr
par des plans très larges.
11 La plupart des films de Dwan de la période muette recourent fréquemment aux plans
d’ensemble pour donner pleine mesure à l’-épanouissement des mouvements dans le
plan. Cette dominante est encore perceptible dans The Iron Mask (1929), son dernier film
muet (avec un prologue et un intermède parlés) dans lequel Fairbanks joue le rôle du
mousquetaire d’Artagnan. Outre les scènes de rue et celles tournées dans les palais où
Dwan recourt à de très nombreux figurants, une séquence fonctionne essentiellement
sur l’alternance entre plans d’ensemble et plans rapprochés. Il s’agit, au début du film,
d’une scène de flirt au ton humoristique entre d’Artagnan et Constance durant laquelle
le mousquetaire essaie d’embrasser son amie plusieurs fois de suite dans des espaces
différents. Au caractère exubérant et instinctif de d’Artagnan qui, entreprenant, se
jette littéralement sur son amante (et même sur la première venue, puisqu’il confond
d’abord Constance avec une autre femme sortant de la même maison) correspondent
une mise en scène et un découpage qui, pour un film de la toute fin du muet, sont
particulièrement marqués par l’esthétique du début des années 10 dont j’ai relevé ici
certains aspects. Le jeu appuyé des acteurs, certes justifié par les situations de mise en
spectacle du couple devant un public indésirable, renforce encore cette impression. Ce
passage fonctionne sur la multiplication des lieux et la répétition d’actions : chaque fois
que le couple croit avoir trouvé un endroit à l’abri des regards, leur intimité est
perturbée par la présence d’intrus. Postures, mimiques et raccords de regard se
répondent : l’intrus attire l’attention de Constance (qui, réticente à s’offrir à
d’Artagnan, semble en même temps appeler cet intrus), elle le regarde hors-champ et,
gênée, se soustrait au baiser. S’il y a bien ici appel du hors-champ, c’est surtout parce
que l’importance des éléments contenus dans le plan général ne s’efface pas au profit
de la seule focalisation sur le couple. En fait, cette séquence offre différentes variations
sur la question de la mise en place ou du retour de plans d’ensemble : l’élément
comique repose sur le fait que les amants sont systématiquement rattrapés par la
présence du hors-champ qui, dès lors, ne cesse d’empiéter sur leur « champ », c’est-à-
dire leur sphère privée. La première fois, un plan d’ensemble initial pose la présence
d’un regard extérieur (fig. 3), celui du cocher, que la jeune femme aperçoit au moment
du baiser (fig. 4 et 5) ; ensuite, une vue d’ensemble d’une cour intérieure (fig. 6) nous
montre au premier plan un escalier qui disparaîtra brièvement hors-champ à la faveur
d’un raccord dans l’axe (fig. 7), mais sera ensuite occupé par une figure maternelle à
l’air réprobateur (fig. 8) ; la troisième situation écarte tout raccord sur un hors-champ
en étageant dans la profondeur de champ les amants et des enfants qui les raillent (fig.
9). La quatrième et dernière tentative de baiser, contrairement aux autres, est une
surprise autant pour le spectateur que pour les personnages : un brusque panoramique
ascendant nous fait découvrir une bonne à sa fenêtre qui observe le couple réfugié
derrière une haie, dans un jardin. Toutefois, le degré d’anticipation de la visualisation
du hors-champ reste important du fait que le procédé du coïtus interruptus fonctionne à
répétition. L’escalier situé au premier plan (fig. 6) présage une entrée ultérieure dans le
champ. Ce n’est significativement pas la quête d’un autre espace dépourvu de voyeurs
qui permettra la réalisation du baiser, mais l’utilisation, à l’intérieur même du champ,
d’un « cache ». Dans un plan assez large pour inclure le jardin et le premier étage de la
maison jusque-là dissociés (fig. 10), la dame située à la fenêtre, attendrie par la gêne des
tourtereaux, laisse tomber sur eux un grand panier qui les dissimule jusqu’à la taille.
Un plan rapproché est alors possible sans enfreindre de « tabou » (fig. 11). On le voit, la
perturbation qu’introduit le regard d’autrui est signifiée par la réunion dans un même
plan du regardant et du regardé, et même du contexte topographique global. Le baiser
donne lieu à une sorte de performance « scénique », un aspect que la gestuelle
théâtrale de Fairbanks ne fait que souligner. La déclinaison de divers espaces pour une
action identique révèle également l’influence incessante d’un environnement proche
dont le rejet hors-champ n’est que très momentané. Le fragment d’espace ne se donne à
aucun moment comme un Tout, mais renvoie constamment à la portion plus vaste qui
l’englobe. Ainsi est-il logique que, pour disparaître, rien ne sert de sortir du champ :
c’est à l’intérieur même du champ qu’il s’agit de s’effacer. La corbeille d’osier invalide
NOTES
1. Serge Daney souligne ce nécessaire relativisme face à un corpus d’une telle ampleur sans
toutefois le considérer comme un obs-tacle à une conception auteuriste : « le petit 1 % de l’opus
dwanien que nous avons vu nous autorise à dire ceci : Dwan n’est jamais aussi vif, précis,
surprenant que lorsqu’il raconte une histoire » (« Mort du plus vieux cinéaste du monde », in
Libération, 28 décembre 1981, reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux mille films,
Cahiers du Cinéma/Festival international du film de Locarno, 2002, p. 196).
2. Dans le premier dossier consacré en France à Allan Dwan (Présence du Cinéma, n o 22-23, 1966),
Jacques Lourcelles, dans l’unique article consacré au cinéaste (auquel s’ajoutent un entretien et
une filmographie), oriente de manière décisive (parce qu’inaugurale) la réception des films de
Dwan en valorisant les films de la période 1948-1958 parmi lesquels il identifie onze chefs-
d’œuvre (id., p. 7), alors que les films antérieurs sont plutôt le fruit de « périodes de préparation,
d’hésitation » (id., p. 8).
3. Cf. Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 1, Editions Universitaires, Paris, 1967, p. 435. Notons que
l’avis de Mitry sur les films de cette période est tout à fait positif : « ce furent assurément les
meilleurs westerns du moment ». Il dit même plus loin (p. 437) des films contemporains de
Thomas Ince, généralement considéré comme le créateur du genre : « on ne saurait dire que, tout
de suite, sa production surclassa celles des autres compagnies. Le niveau des premiers ‹ Bisons
101 › fut sensiblement égal à celui des ‹ Flying A ›, à quelques exceptions près ».
4. « Un inventeur sans récompense » (Cahiers du cinéma, n o 332, février 1982), reproduit dans Allan
Dwan. La légende de l’homme aux mille films, op. cit., p. 192.
5. « Mort du plus vieux cinéaste du monde », op.cit., p. 197.
6. « L’art de la métamorphose », in Positif, no 503, janvier 2003, p. 87.
7. On reconnaît dans cette tautologie une figure de rhétorique typique des Cahiers du cinéma de
l’époque que les rédacteurs (Godard, Rivette, etc.) utilisaient pour attribuer un caractère
d’évidence au génie qu’est censé posséder le cinéaste auteurisé.
8. Allan Dwan, The Last Pioneer, Praeger, 1971, traduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux
mille films, op. cit.
9. Rappelons que John Ford, auquel est souvent associé le genre, débutait à l’époque en tant
qu’accessoiriste dans une des équipes d’Allan Dwan.
10. Cf. Jean Mottet, L’invention de la scène américaine. Cinéma et paysage, L’Harmattan, Paris, 1998,
p. 103.
11. Paysage et mode de vie idéalisés dans une vision nostalgique d’un passé qui incarne les
valeurs sur lesquelles repose le sentiment d’appartenance à la communauté américaine.
12. MPPC : trust qui, sous l’égide d’Edison, regroupait les principales maisons de production
mondiales et détenait la majorité des brevets liés à l’outillage technique du cinéma, ce qui lui
permettait de mettre des bâtons dans les roues de ses concurrents. Peter Bogdanovich demande à
Dwan de commenter cette situation (souvent mythifiée par les cinéastes) dans Le dernier des
pionniers, op. cit., p. 34.
13. Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », reproduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme aux
mille films, op. cit., p. 35.
14. Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993 [1ère édition : 1967], par exemple p. 119.
15. Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 52.
16. Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 87.
17. Comme le note Eithne O’Neill dans « La Ligne serpentine » (Positif, n o 503, janvier 2003, p. 91).
18. Louis Seguin, L’espace du cinéma, (Hors-champ, hors d’œuvre, hors-jeu), Editions Ombres,
Toulouse, 1999, p. 46.
19. Jusqu’au plagiat, comme l’avoue Dwan lui-même : « Quand je voyais un film de Griffith que
j’aimais, j’y apportais quelques petits changements, je refaisais le casting avec mes acteurs, et le
tour était joué », in « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 39-40.
20. Jean Mottet, L’invention de la scène américaine, op.cit., p. 74.
21. André Bazin, « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma, t. 2, Cerf, Paris, 1959, p. 127 ?
132.
22. Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 46- 47.
23. Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 2, Editions Universitaires, Paris, 1969, p. 170 ; Georges Sadoul,
Histoire générale du cinéma, t. 4. (« Le cinéma devient un art 1909-1910 »), vol. 1, Denoël, Paris,
1951, p. 211.
24. Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma, t. 4, vol. 2, 1952, p. 179.
25. Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 45.
26. Id., p. 59.
27. Id., p. 45.
Le hors-champ de l’histoire
Une lecture benjaminienne de Tom, Tom, the Piper’s Son
André Chaperon
Peinture et cinéma
4 Le non-respect de monodirectionnalité est donc limité aux entours du film, aux
premiers et derniers plans qui raccordent bien quant à eux par-delà les six plans de la
poursuite proprement dite. Ces deux plans se détachent du reste du film en termes de
raccord, mais ils s’en distinguent déjà à ces deux premiers niveaux de mise en forme de
l’expression cinématographique que sont le cadrage et la mise en scène. Le plan 1
s’inspire d’une gravure (fig. 9) que le peintre anglais William Hogarth a exécutée à
partir d’une de ses œuvres, Southwark Fair (La Foire de Southwark, 1733) 13, et s’essaie à en
reproduire la multiplicité de personnages et d’actions. Il en résulte ce grouillement
d’actions simultanées non-hiérarchisées dont on a fait une des principales
caractéristiques du plan-tableau, esthétique censément battue en brêche par le film de
poursuite et qui l’est effectivement du plan 2 au plan 7. On pourrait en déduire que
Bitzer commence par mimer (au plan 1) un certain état du langage cinématographique
(sous influence de la peinture) pour ensuite (du plan 2 au plan 7) le faire imploser sous
l’effet d’une logique proprement cinématographique (celle du film de poursuite) et
enfin (au plan 8) retomber volontairement dans une esthétique plus proche de celle du
plan 1, attestant par-là du chemin parcouru par le seul cinéma… Hypothèse séduisante,
d’autant plus que Jacobs semble procéder de même vis-à-vis du film de Bitzer, qu’il
reprend intégralement par deux fois (tout au début de son film, puis tout près de la fin),
comme un film-étalon auquel référer le travail de son propre film. De la peinture au
cinéma, puis du cinéma des premiers temps (1895-vers 1908, cinéma longtemps qualifié
de primitif14) au cinéma expérimental, le progrès serait en marche, linéairement et
nécessairement, quantifiable et prégnant…
5 Ken Jacobs, on le verra, ne souscrit absolument pas à une telle idéologie, puisqu’il s’agit
pour lui de repasser par le cinéma des premiers temps pour lui donner une postérité
inédite, celle du cinéma expérimental. Quant à Bitzer, s’il y souscrit (pour la part
historique qui est la sienne – de la peinture au cinéma), c’est de manière ironique, en
raison de la nature parodique du rapport qu’il semble entretenir au film de poursuite,
donnant à voir les liens que ce genre de création récente continue à entretenir avec
l’esthétique du plan-tableau. Ainsi les plans 2 à 7 sont-ils semi-autonomes sur le plan
narratif (ils contiennent tous un clou) et ils tendent à réinstaurer le grouillement
originel du plan 1 (ces deux éléments sont liés, le clou concernant les différents états du
corps collectif des poursuivants). De plus, si l’on se penche plus attentivement sur la
gravure de Hogarth (cadre coupant les corps, regards multidirectionnels – certains
dirigés vers le hors-champ –, flux contradictoires dont la foule est animée), on voit
qu’elle n’est pas totalement justiciable de cette vision réductrice de la picturalité
(composition centripète, absence de hors-champ) que le discours sur le cinéma
convoque généralement lorsqu’il s’agit d’attester d’une émancipation progressive du
cinéma par rapport aux arts déjà constitués. Si Bitzer prend la peine de repasser par la
peinture, ce n’est ni pour activer passivement un intertexte légitimant, ni, à l’inverse,
pour se situer dans un au-delà de la peinture, mais peut-être pour tenter lui aussi de lui
donner une postérité inédite, sur un mode qu’on pourrait qualifier d’expérimental,
dans l’acception scientifique du terme. La question n’est plus de savoir ce que le cinéma
a de plus que la peinture, mais ce que peut le cinéma pour la peinture, ce qu’il advient
de celle-ci lorsqu’on la fait passer par celui-là. Si la peinture ne saurait en ressortir
indemne, cela ne signifie pas pour autant son dépassement. Quant au fameux
apophtegme bressonien (« Ce qui a passé par un art et en a conservé la marque ne peut
plus entrer dans un autre15. »), il nous paraît doublement infirmé : rien n’est marqué à
jamais par un art (dans notre cas, la scène de genre campée par Hogarth) et il n’est pas
nécessairement improductif de le faire passer par un autre. Un art peut en démarquer
un autre (au sens de dégriffer), non pour s’en démarquer, mais pour le remarquer. Le
film de Bitzer rejoue autrement, et non pas plus efficacement, l’économie (figurative,
spatiale, temporelle, causale, narrative) de la gravure de Hogarth. Si le tableau a bien
un hors-champ (pour répondre à la question – rhétorique –posée par Nicole Brenez :
« le tableau a-t-il un hors-champ16 ? »), ce n’est pas grâce au seul cinéma, mais à la
monnayabilité en cinéma de certaines de ses composantes, telles que l’étagement dans la
profondeur et la tension centripète dans la latéralité.
6 Dans la gravure, la multiplicité des actions ne peut que se heurter aux limites du cadre,
et ce malgré tout ce qui s’essaie à le faire éclater (cadre coupant, regards hors-champ,
etc. ; voir supra). Le film parvient quant à lui à faire éclater ce cadre d’entrée de jeu,
avant même d’avoir passé en régime pluriponctuel : au plan 1 en effet, certains
personnages vont et viennent entre champ et hors-champ17, bien avant que la
poursuite ne se soit engagée (le vol n’a lieu que 2’40’’ après le début d’un plan qui en
dure 2’54’’). Dès le plan 2, Bitzer ne procède pas à la simple redistribution d’un plan à
un autre des différentes actions du plan 1. Il sélectionne dans celui-ci une action (le vol
d’un cochon18) pour en faire une péripétie qui noue à elle l’ensemble des regards,
divisés jusque-là, et dont il examine les conséquences sur les plans suivants.
L’entassement au plan 1 de personnages et de situations devant une toile peinte (qui,
soit dit en passant, rapatrie l’intertexte –la gravure –sur son support d’origine –la toile)
a pour seule fonction d’être débrouillé sur les six plans suivants. Au plan 1 (et en droite
ligne de Hogarth), l’énergie pulse de tous les côtés (et en hauteur : le funambule de
Hogarth est féminisé pour l’occasion) et s’accumule pour mieux se libérer, mais les
effets de cette décharge ne sont que partiellement recueillis du plan 2 au plan 7 : non
seulement de par la focalisation sur une seule action, mais aussi parce que les
personnages du plan 1 ne sont pas tous amenés à y transiter, à commencer par le
jongleur, dernier personnage à déserter le plan 1. La foule des poursuivants est en effet
soumise dès le plan 2 à un processus de déperdition qui n’est évaluable précisément
qu’à partir du plan 4 (voir Annexe I). Du plan 5 au plan 7, la déperdition s’est à la fois
amplifiée et stabilisée, tandis qu’au plan 8 la foule des poursuivants s’est en partie
reconstituée à l’occasion du finale. Le fil pictural, tramé tout au long du film,
transparaît à nouveau au plan 8 pour renouer avec celui de la funambule…
Préhistoire/histoire/métahistoire
9 Jacobs donne une première version de son film en 1969, une deuxième en 1971 27. Cette
dernière date correspond aussi à l’écriture par Hollis Frampton, autre cinéaste
expérimental américain, d’un texte majeur sur les rapports entre cinéma expérimental
et histoire du cinéma, « Pour une métahistoire du film. Notes et hypothèses à partir
âges du cinéma. Filant cette métaphore anthropocentrique, des critiques ont pu voir
chez Bitzer une « naïveté perdue34 » et chez Jacobs la volonté de « retrouver l’innocence
dans l’enfance même du médium »35 et de provoquer ainsi un « rajeunissement de la
vision »36. Il s’est agi pour Jacobs, de même que Bitzer était repassé par la peinture, de
repasser par le cinéma des premiers temps pour en actualiser des virtualités restées
lettre morte pour le cinéma NRI et dont il s’essaye en cinéma à retrouver le chiffre. La
relecture jacobsienne du cinéma des premiers temps peut être qualifiée de
« symptômale », dans l’acception althussérienne du terme37, dans la mesure où l’on
peut considérer qu’elle cherche, sinon à démontrer, tout du moins à montrer que le
film de Bitzer répond à des questions qu’il ne s’est pas posées, qu’il est censé ne pas
avoir pu se poser, étant situé « en dehors de l’enceinte intentionnelle » de l’art
cinématographique. En confrontant le film de Bitzer à « l’hétérogenèse de son
impensé »38, Jacobs pense cet impensé non pas en termes de manque, mais en termes
d’inachèvement ontologique à valeur heuristique en ce sens qu’il n’engage rien moins
qu’« une [autre] histoire du cinéma » (Peter Kubelka), celle du cinéma expérimental, ou
plutôt des pratiques expérimentales de cinéma, qui n’ont pas vocation à faire genre,
fût-ce pour s’inscrire en faux contre ce « sur-genre39 » qu’est le cinéma narratif
classique. Si Jacobs repasse par le film de Bitzer, ce n’est pas pour le repasser, l’étaler sur
le lit de Procuste du NRI, mais pour en « vérifier l’infinie richesse » 40. Il effectue ce
« saut du tigre dans le passé » dont parle Benjamin dans sa Thèse XIV et qui consiste à
« s’appropri[er] un moment explosif du passé, chargé de temps actuel » 41 pour en
accomplir la rédemption dans l’avenir. La philosophie de l’histoire de Benjamin,
influencée à la fois par le romantisme allemand, le messianisme juif et le marxisme,
« utilise la nostalgie du passé comme méthode révolutionnaire de critique du
présent »42. C’est toute l’histoire du cinéma que Jacobs force à repasser par le cinéma
des premiers temps, une des procédures de réappropriation qu’il met en œuvre
consistant à NRIser le film de Bitzer, à le normaliser. Cette procédure, il l’utilise surtout
au début de son film, on le verra, mimant par là ce qu’on a pu faire subir à certains
films primitifs, tels que The Life of an American Fireman (E.S. Porter, USA, 1902), remonté
en montage alterné, alors qu’il « se contentait » de répéter une même action (le
sauvetage d’une mère et de son enfant par un pompier) sous deux points de vue
différents, en un chevauchement temporel longtemps considéré comme de mauvais
aloi.
print, de celui-ci à une copie 35, de celle-ci à une copie 16, objet à son tour de ce que
Mekas a appelé « traduction filmique » (film translation)47.
13 Selon Bart Testa, auteur d’un excellent ouvrage d’ensemble sur les rapports entre
cinéma des premiers temps et pratiques expérimentales de cinéma, Jacobs procède
toujours en trois étapes dans son exploration du film de Bitzer : « une clarification du
plan-tableau d’origine, l’isolation de détails et la décomposition de l’illusion
[référentielle] jusqu’à son infrastructure matérielle »48. Il nous faut préciser que ces
différentes étapes ne se situent pas au même niveau. La clarification est une opération
dont le but est, comme son nom l’indique, de clarifier le film de Bitzer. Une telle visée
ressortit à une idéologie qui taxe ce dernier d’obsolescence et le considère par
conséquent comme justiciable d’une procédure réadaptative. Cette idéologie, on l’a déjà
dit, n’est pas celle de Jacobs qui ne fait que la mimer, en début de film surtout, dans son
analyse du plan 149, mais parfois aussi en début d’analyse des plans suivants, pour
toujours rapidement l’abandonner au seul profit de la visée qui lui est propre, celle qui
consiste à explorer le film pour en « vérifier l’infinie richesse ». Isolation et
décomposition sont quant à elles des moyens, et en tant que tels mis au service de l’une
ou l’autre de ces visées. Il faut nous attarder, ce que Testa n’a guère le temps de faire,
sur les modalités techniques de l’isolation et de la décomposition, autrement dit sur les
différentes procédures de réappropriation mises en œuvre par Jacobs. L’isolation est
celle de détails prélevés à l’intérieur des différents plans-tableaux. Son envers est la
prise de distance vis-à-vis de ces détails, par le biais de plans plus éloignés, jusqu’au
retour à la grosseur du plan d’origine, voire jusqu’à la production d’un effet-écran déjà
mentionné (voir II/P1.A.b, VII/P3.A.d, VIII/P4.A.c, XI/P5.A.a, XI/P5.A.c, XVI/P8.A.a). Le
prélèvement de détails peut se faire par coupe ou en continuité, et, dans ce second cas,
par travelling ou par zoom (travelling optique). Par travelling, nous entendons un
mouvement d’avancée de la caméra (portée par Jacobs) en direction de l’écran de
projection. Pour ce qui est de la coupe, nous aimons à penser 49 qu’elle est faite dans la
caméra, c’est-à-dire non pas au montage, mais au tournage, par interruption
momentanée de la prise de vues, celle-ci pouvant parfaitement s’accompagner, sur
instruction, d’un déclenchement (arrêt provisoire) de l’appareil de projection. Il ne faut
pas confondre ce déclenchement avec l’interruption de la projection, celle-ci étant, on
l’a vu, de l’ordre de la performance. La durée de projection, entendue dans ce sens, est
égale au temps qu’il a fallu à Jacobs pour mener à bien son entreprise (nous mettons
entre parenthèses le fait que le film a été retouché deux ans plus tard), « expérience
sensorielle »50 dont le film serait le compte-rendu, avec cette particularité que ce
dernier est coalescent à l’expérience, qu’il a été établi simultanément au déroulement de
celle-ci. Le film rend ainsi compte de l’expérience vécue d’un spectateur-performer,
modulée temporellement en fonction des rythmes d’appréhension qui lui sont propres.
Il objective, pour nous qui en sommes les spectateurs, la manière dont le spectateur
Jacobs a vu un autre film (celui de Bitzer), ou plutôt la manière dont il se l’est donné à
voir. Une telle objectivation ne tombe pas sous le coup de l’aporie bien mise en
évidence par Noël Carroll51 dans la théorie de Münsterberg52. Ce dernier avance en effet
qu’un film objective la manière même dont il est vu, de par les équivalents plastiques
qu’il propose aux différentes opérations mentales mises en jeu par le spectateur pour
l’appréhender. Par exemple, le gros plan serait l’équivalent plastique de l’attention, et
le flash-back celui de la mémoire. L’objectivation münsterbergienne condamne en fait le
spectateur à la passivité, le film travaillant à la place du spectateur, faisant à sa place ce
qu’il n’a plus à faire. Rien de tel en ce qui nous concerne puisque si le film de Bitzer a
déjà été vu par Jacobs, celui de Jacobs reste à voir. C’est à nous spectateurs de le gagner
au champ du visible, ce qui n’est pas une mince affaire, on le voit !
14 Mais revenons aux techniques de l’isolation. Chez Jacobs, tout mouvement (optique ou
physique) en direction de l’écran se fait au risque de l’absorption, non pas diégétique
(dans l’histoire racontée, dont la mesure a en fait déjà pu être prise en I/P1-P8), mais
filmographique (dans la matérialité argentique de l’image). Ce risque nous semble être
pris en toute connaissance de cause (et toute jouissance). Tout mouvement se fait en
effet au risque d’un déplacement de visée : la clarification peut rapidement céder la
place, dans le direct de l’expérience, à une vérification, par nature indéterminée dans
son objet (l’infinie richesse dont il est question est un postulat) et sur laquelle toute
réponse mise à jour (au sens althussérien de l’opération, voir supra) ne peut que
rétroagir. Ainsi, la clarification (en II/P1.A.a) des circonstances du vol du cochon (Tom
profite du fait que le jongleur accapare toute l’attention, et il commet son larcin
lorsque celui-ci laisse tomber ses balles), vire-t-elle parfois à l’abstraction pure (gros
plan sur le costume étincelant de blancheur du jongleur) et elle cède ensuite la place
(en II/P1.A.b) à l’attention portée à des personnages qui gravitent autour du trio
jongleur-Tom-Pantalons Rayés mais qui ne sont pas partie prenante dans la péripétie
sélectionnée par Bitzer, tels que la funambule callipyge, au costume « comme vaporisé
sur ses formes naturelles : seins, fesses, ventre »53. Celle-ci ne tarde pas à être comme
absorbée par le fond entre deux bâtiments, où sa croupe se fond ton sur ton à la faveur
de la perte de contraste d’une copie ô combien contretypée, en une sorte d’explosion
atomique54 (fig. 11). Son déplacement sur le fil se fait aussi sur le fond (à droite) d’une
enseigne représentant un cheval de Troie55, qu’elle semble prendre dans son cerceau,
prodrome d’un accouplement monstrueux consommé en V/P1.B.b, à la faveur cette
fois-ci du rabattement des plans de profondeur, la figure étant mise au même plan que
le fond (fig. 12). Relevons que dans le plan 1 du film de Bitzer la funambule disparaît
(hors-vue en 2’52’’, puis hors-champ gauche) bien avant que le vol n’ait lieu (en 3’43’’).
Autrement dit, entre II/P1.A.a et II/P1.A.b, il y a flash-back par rapport à la temporalité
diégétique du film de Bitzer. Le changement de visée dans l’exploration du film a donc
des incidences aussi bien temporelles que spatiales : le fait d’en avoir terminé
rapidement avec les circons-tances du vol amène Jacobs à revenir sur une figure
évacuée par le récit bitzérien et à la sélectionner à son tour, non pas pour ses
implications diégétiques, mais pour sa richesse plastique. On peut voir dans le cheval de
Troie qui se trouve associé à cette figure une de ces unités résonantes chères à
Frampton : implantée dans l’organisme bitzérien, elle a tôt fait d’en libérer les énergies
explosives…
15 L’intérêt porté à la figure humaine tout au long du film se fait souvent aux dépens de
son intégrité physique et, partant, des compétences (narratives) qui lui sont attachées.
Le corps humain peut être simplement démembré, comme c’est par exemple le cas en
V/P1.B.f, où le bras d’un joueur en train de se quereller avec son partenaire se
désolidarise progressivement de son tronc au gré aussi bien de l’absence de contraste
déjà évoquée que de l’arrêt sur image qui redouble l’isolation par la duplication n fois
d’un même photogramme et lui donne une consistance temporelle décontextualisante
(organe célibataire dénué de fonction). Il peut aussi être remembré, comme en XI/
P5.A.c (fig. 13) où le geste a priori innocent d’un homme soutenant une femme par le
bras pour l’aider à monter une échelle, mixe génétiquement cette dernière au corps de
l’homme (organisme inédit qui n’est rattachable qu’à un règne encore à venir). Pour le
dire dans les termes de l’analyse de la triple articulation chez Umberto Eco 56, cette
autre projet, esquissé en ces termes par son auteur en 1978 : « Avant de produire une
histoire du cinéma, il faudrait produire la vision des films, et produire la vision des
films ne consiste pas […] simplement à les voir et puis ensuite à en parler ; ça consiste
peut-être à savoir voir. Il faudrait peut-être montrer… l’histoire de la vision que le
cinéma qui montre les choses a développée, et l’histoire de l’aveuglement qu’il a
engendrée. ».Ce passage est extrait d’un scénario, celui d’« une éventuelle série de films
intitulé : introduction à une véritable histoire du cinéma, et de la télévision, véritable
en ce sens qu’elle serait faite d’images et de sons et non de textes, même illustrés ». On
aura reconnu l’auteur de ces lignes, le Godard d’Introduction à une véritable histoire du
cinéma60, livre issu d’une série de conférences données au Conservatoire d’Art
Cinématographique de Montréal en automne et hiver 1978. Dans l’esprit de Godard, ces
conférences étaient coproduites entre Sonimage, sa maison de production, et le
Conservatoire, et ne constituaient que le scénario d’un film encore à venir et qui
n’adviendra qu’une dizaine d’années plus tard avec les Histoire(s) du cinéma (1988-1997).
Même rapport au discours sur le cinéma, considéré comme faisant partie intégrante de
l’œuvre cinématographique, chez Godard et Jacobs, celui-ci considérant ses propres
conférences comme des « œuvres d’art à part entière »61. Même rapport archéologique à
l’histoire du cinéma : tous deux interrogent les conditions de possibilité du cinéma tel
qu’il existe hic et nunc, cinéma fait pour Godard de l’accumulation de « couches
géologiques », de « glissements de terrain culturels »62. Même volonté de faire devant le
spectateur des « expériences de vision63 », d’aller y voir pour forcer le spectateur à se
poser « des questions auxquelles il n’y a pas à répondre » 64, les réponses ayant toujours-
déjà été là. L’expérience jacobsienne se conclut quant à elle par un faux retour du
même (la coda mise entre parenthèses), la reprise du film de Bitzer qu’on ne saurait
plus voir avec les mêmes yeux qu’au début. Jacobs repose sa caméra-pinceau comme le
narrateur roussellien de La Vue (1904) son porte-plume à vue enchâssée dans une boule
de verre. Entre les deux occurrences du film, comme entre un reflet momentané qui
s’allume et un éclat qui décroît (voir le premier vers et le début de la dernière strophe
de La Vue), un monde s’est levé, dont la mesure n’a été prise qu’en apparence (Pour
Jacobs, Tom, Tom est « un film dans lequel s’égarer » 65.) Une différence de taille tout de
même entre Godard et Jacobs : si celui-ci fait repasser toute l’histoire du cinéma par le
cinéma des premiers temps, celui-là la fait repasser par « [s]es propres vingt ans de
cinéma »66, l’histoire du cinéma lui faisant office de « psychanalyse de [lui]-même, de
[s]on travail »67. Pour Jacobs, l’histoire du cinéma, ou plutôt l’historiographie du cinéma
en cinéma, fait office de « seul tribunal d’appel du passé », pour reprendre les mots de
Max Horkheimer, qui parlait là en 1934 de l’historiographie en général 68.
ANNEXES
Annexe I
Descriptif plan par plan du film de Bitzer (où P = plan).
P1 (1’03’’-3’57’’) [extérieur place de foire] : après le vol (en 3’43’’) du cochon par A1 69,
sortie gauche-cadre, au second plan, de A1 et A2, masqués par la foule au premier plan
(leur mouvement en direction de la sortie s’effectue donc hors-vue), puis sortie gauche-
cadre de B70, achevée en fin de plan
P2 (3’58’’-4’26’’) [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 et A2 en début de plan
et disparition (hors-vue) par la porte ; entrée gauche-cadre de B, s’agglutinant devant
la porte pour l’abattre
P3 (4’27’’-5’24’’) [intérieur maison] : disparition (hors vue) par la cheminée de A1 et A2
(montée en réversion de bande) ; entrée de B (en provenance du hors-vue) par
éventrement de la toile peinte figurant la porte
P4 (5’25’’-7’59’’) [même extérieur qu’au plan 2] : surgissement (en provenance du hors-
vue) par la cheminée de A1 et A2 en début de plan, et sortie droite-cadre ; sortie par la
cheminée de 17B, 4B passant par la porte ; sortie droite-cadre des 21B, puis de trois
observateurs (qui ne participent pas à la poursuite), achevée en fin de plan
P5 (8’-9’34’’) [intérieur grange] : entrée (en provenance du hors-vue) par une porte
(filmée frontalement et située bord-cadre à gauche) de A1 en début de plan (A2 a
provisoirement disparu, passé à la trappe d’une fiction à trous), et disparition (hors-
vue) de A1 (il se cache dans le foin) ; entrée de 8B par la même porte (13B ont eux aussi
passé à la trappe), et disparition (hors-champ partie supérieure du cadre) de ces
rescapés par une échelle (ils croient que A1 s’est caché dans le grenier à foin) ;
surgissement de A1 hors du foin et sortie par la porte ; réapparition (en provenance du
hors-champ) des 8B qui sautent directement en bas (l’échelle a été entre-temps
escamotée par A1) et sortie par la porte, achevée en fin de plan
P6 (9’35’’-10’16’’) [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 en début de plan, puis
disparition (hors-vue) par une porte ; entrée gauche-cadre des 8B
P7 (10’17’’-10’53’’) [intérieur maison] : A1 s’appuie contre la porte afin d’empêcher
l’entrée de B ; irruption des 8B par la porte ; disparition (hors-vue), par une fenêtre de
A1 et de 6B, puis par la porte des 2B restants, achevée en fin de plan
P8 (10’54’’-12’18’’) [extérieur ferme] : champ vide durant 50’’ ; entrée droite cadre de A1
et A2 (ce dernier mystérieusement réapparu pour le finale !), A1 se cache dans un puits
avec son larcin, tandis que A2 sort par la gauche ; entrée droite cadre de B (reconstitué
partiellement tout aussi mystérieusement) et punition collective du délinquant en
herbe (qui vole un cochon…), le cochon restant dans le puits et A2 définitivement hors-
champ, ou plutôt hors-cadre, la logique centrifuge du film s’étant épuisée avec le
dernier plan.
Annexe II
Descriptif segment par segment du film de Jacobs, ou plutôt cartographie du voyage
accompli par Jacobs à l’intérieur de l’organisme bitzerien 71.
NOTES
1. Ces durées sont établies à partir de l’éditionvidéo (Re :Voir Vidéo, Paris, 2000) du film deJacobs,
qui cite par deux fois dans son intégralitéle film de Bitzer. Cette édition est accompagnéed’un
numéro hors-série de la revue Exploding.
2. En voici le texte: « Tom, Tom the piper’s son/ Stole a pig, and away he run. / The pig was eat,/
And Tom was beat / And Tom went roaring down the street. » [sic] (cité par Stéfani de Loppinot,
« À la foire d’empoigne », in Exploding, op. cit., p. 22). Nous traduisons : « Tom, Tom, le fils du
joueur de flûte, vola un cochon et prit la fuite. Le cochon fut mangé et Tom fut rossé. Et Tom s’en
fut par les rues en pleurant. »
3. Noël Burch, « Passion, poursuite : la linéarisation », in Communications, n o 38, 1983, p. 33 (article
repris, et légèrement modifié, in N.Burch, La lucarne de l’infini. Naissance du langage
cinématographique, Nathan (Nathan-Université), Paris, 1991 [1 ère éd. anglaise : 1990], chap. 6).
4. Pour un état de la question de cette problématique (et de la terminologie qui lui est liée), on
lira André Gaudreault, « Le retour du [bonimenteur] refoulé… », in Iris, n o 22, « Le bonimenteur
de vues animées », 1997, p. 17-28, et Germain Lacasse, Le bonimenteur de vues animées, Nota Bene-
Méridiens Klincksieck, Québec-Paris, 2000.
5. Ainsi l’histoire biblique, tout du moins celle du Nouveau Testament, est-elle supposée connue
du spectateur des passions, genre à l’origine du cinéma pluriponctuel, dès 1897. Une passion est
constituée de plans-tableaux, c’est-à-dire de plans autonomes, aussi bien au niveau formel (ils ne
raccordent pas entre eux) qu’au niveau narratif (ils correspondent à autant de stations obligées
de l’histoire du Christ). Les plans pouvaient être achetés séparément par l’exploitant et remontés
par celui-ci dans un ordre ne respectant pas obligatoirement la chronologie évangélique.
6. Sur le théâtre comme mauvais objet dans le discours sur le cinéma, on lira Eric de Kuyper, « Le
théâtre comme mauvais objet », in Cinémathèque, no 11, printemps 1997, p. 60-72.
7. Le degré de disjonction spatiale en est indéterminé. Le raccord griffithien porte-à-porte est
encore à venir (1909).
8. Précisons que les photogrammes sélectionnés dans le film de Bitzer ne l’ont pas été sur la seule
base du code des raccords. Pour suivre la logique de celui-ci, il faut donc se reporter à l’Annexe I.
9. Le film comporte en effet huit plans, ni sept, comme Jacobs lui-même a pu le dire (cité par P.
Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’avant-garde américaine 1943-2000 [1 ère éd. américaine : 1974],
trad. Pip Chodorov et Christian Lebrat, Paris Expérimental, Paris, 2002, p. 327), ni neuf, comme
l’indique Nicole Brenez (cf. « L’étude visuelle. Puissances d’une forme cinématographique », in N.
27. Selon D. Noguez, Une renaissance du cinéma. Le cinéma underground américain, Klincksieck, Paris,
1985, p. 290. P. Adams Sitney fait état quant à lui de trois versions (Le cinéma visionnaire, op. cit.,
p. 327). Selon Noguez, les modifications ne concernent que ce qu’il appelle la « coda », c’est-à-dire
la dernière partie du film, précédée de la seconde citation intégrale du film de Bitzer. En fait,
comme Jacobs le relate lui-même, le filage de près de 14’ a été rajouté en 1971 (cf. Ken Jacobs,
« Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 13). Notons que l’édition vidéo de 2000, faite sous la
supervision de Jacobs, introduit de nouvelles modifications : au début du film, un bruit de
projecteur sur fond noir, disparaissant progressivement sur le premier plan du film de Bitzer ;
bruit de projecteur à nouveau sur la coda. Ces modifications ont bien sûr pour but de restituer en
partie les conditions d’une véritable projection. La fin de celle-ci était d’ailleurs censer se
dérouler selon un rituel bien précis : laisser claquer l’amorce de fin sur la bobine durant 20’’, avec
lumière du projecteur ; puis, éteindre celle-ci et laisser tourner le projecteur durant 20’’ ; enfin,
rétablir le lumière dans la salle et laisser tourner encore le projecteur durant 20’’ (voir Ken
Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 20).
28. Première traduction française, par Cécile Wajsbrot, in Trafic, n o 21, printemps 1997, p. 130-138
(on en trouve une nouvelle traduction dans Hollis Frampton, L’écliptique du savoir. Film.
Photographie. Vidéo, éd. Annette Michelson et Jean-Michel Bouhours, Centre Georges Pompidou,
Paris, 1999).
29. Id., p. 135-136 (c’est Frampton qui souligne).
30. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (Thèse VII), in W. Benjamin, Ecrits français,
Gallimard (Bibliothèque des idées), Paris, 1991, p. 343 (la traduction est de Benjamin lui-même).
31. Voir Claudine Eizykman, La jouissance-cinéma, UGE (10/18, n o 1016), Paris, 1976.
32. Sur la radicalisation du nouveau cinéma américain après l’abandon du modèle (esthétique et
stratégique) de la Nouvelle Vague française, voir D. Noguez, Une renaissance du cinéma, op. cit.,
chap. 3.
33. Voir Noël Burch, La lucarne de l’infini, op. cit.
34. D. Noguez, Une renaissance du cinéma, op.cit., p. 291.
35. P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op.cit., p. 327.
36. Peter Gidal, Materialist Film, Routledge, Londres-New York, 1989, p. 95 (nous traduisons).
37. Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx », in Louis Althusser, Etienne Balibar,
Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital, t. 1, François Maspero (Théorie),
Paris, 1965, p. 31.
38. Pour reprendre une formule qu’Eric Alliez utilise pour définir le rapport de Deleuze à Kant
(Deleuze philosophie virtuelle, Synthélabo (Les Empêcheurs de penser en rond), Paris, 1996, p. 36).
39. Christian Metz, Le signifiant imaginaire, UGE (10/18, no 1134), Paris, 1977, p. 171.
40. Jacobs, cité par P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 327.
41. Michaël Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept
d’histoire », PUF (Pratiques théo-riques), Paris, 2001, p. 104.
42. Id., p. 3.
43. Voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 11.
44. Id., p. 10.
45. Alexandre Astruc, « Naissance d’une nouvelle avant-garde, la caméra-stylo » [1948], in Trafic,
no 3, été 1992, p. 149.
46. A. Astruc, « L’avenir du cinéma » [1948], ibid., p. 157.
47. Jonas Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau cinéma américain (1959-1971), trad. Dominique Noguez,
Paris Expérimental, Paris, 1992, p. 311.
48. Bart Testa, Back and Forth. Early Cinema and the Avant-Garde, Art Gallery of Ontario, Ontario,
1992, p. 12 (nous traduisons).
49. Nous manquons malheureusement d’informations à ce propos.
50. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 5.
51. Voir Noël Carroll, « Film/Mind Analogies: the Case of Hugo Munsterberg », in The Journal of
Aesthetics and Art Criticism, vol. 46, no 4, été 1988, p. 489-499.
52. Voir Hugo Münsterberg, The Photoplay. A Psychological Study, D. Appleton and Company, New
York-Londres, 1916 (réédition: Dover Press, New York, 1970).
53. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 19.
54. Cf. la première phrase d’une présentation par Jacobs de son film : « J’ai été influencé par les
bombes atomiques » (in Ken Jacobs, Deutsche Kinemathek, Berlin, 1986).
55. Cette enseigne annonce chez Hogarth une adaptation théâtrale de l’Iliade, qui n’est en fait
plus représentée depuis 1726, le tableau datant, rappelons-le, de 1733.
56. Voir Umberto Eco, La structure absente. Introduction à la recherche sémiotique, Mercure de
France, Paris, 1972 [1ère éd. italienne : 1968].
57. Cf. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op.cit., p. 14.
58. Ibid. (voir l’exergue).
59. Hollis Frampton, « Pentacle pour conjurer la narration », L’écliptique du savoir. Film.
Photographie. Vidéo, op. cit., p. 30.
60. Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, Albatros (Ça/Cinéma), Paris,
1980, p. 165 et 15.
61. Interview de Jacobs in Film Culture, op. cit., p. 80-81 (nous traduisons).
62. Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, op.cit., p. 21.
63. Id., p. 166.
64. Id., p. 26.
65. Interview in Film Culture, op. cit., p. 76.
66. Jean-Luc Godard, Introduction à une véri-table histoire du cinéma, op.cit., p. 24.
67. Ibid.
68. Cité par M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement d’incendie, op. cit., p. 37.
69. Nous désignerons Tom et son acolyte respectivement par A1 et A2.
70. Nous considérerons les poursuivants comme une masse indifférenciée et les désignerons par
B, en pointant seulement à l’occasion la variation de leur nombre (ex. 4B = quatre poursuivants).
71. Nous en profitons pour affiner le descriptif donné par Noguez (cf. Une renaissance du cinéma,
op. cit., p. 291). Précisons que nous laissons de côté les modifications introduites par Jacobs pour
la seule édition vidéo (cf. supra note 26), même si notre minutage provient bien de cette édition
(il présente par conséquent des différences avec celui de Noguez).
Mireille Berton
1 « Onze célibataires coupés du monde. Philippe, Laure, Aziz, Loana, Jean-Edouard, Julie,
Steevy, Kimy, Fabrice, Kenza, Christophe. Filmés dans un loft de 225 m 2, 24 heures sur
24, par 26 caméras et 50 micros. Dans 10 semaines, ils ne seront plus que deux. Qui sera
le couple idéal ? C’est vous qui décidez. » Tel est le commentaire en voix off qui
accompagnait le générique de l’émission Loft Story diffusée sur M6, par satellite sur TPS
et sur Internet dès le 26 avril 2001. Cette version édulcorée de « Big Brother », émission
de télé-réalité lancée en 1999 aux Pays-Bas, allait alimenter pendant plusieurs mois de
nombreux débats sur un phénomène d’une ampleur médiatique sans précédent.
2 Tout, autour de Loft Story, prendra une tournure hyperbolique, à commencer par les
chiffres : 38 000 candidats postulants, 100 techniciens mobilisés nuit et jour, des
dizaines de caméras et de micros intégrés à un puissant dispositif d’enregistrement, 6 à
10 millions de téléspectateurs, des millions d’appels ou de SMS envoyés chaque jeudi
pour sauver son candidat préféré et autant de millions (entre 4 et 12 millions de francs
français par semaine) gagnés par M6 et la société de production Endemol.
3 Au vertige des chiffres répond la fièvre des mots : des quotidiens (Le Monde, Le Figaro,
Libération, Le Parisien, etc.), des hebdomadaires à grand tirage (Le Nouvel Observateur,
Marianne, L’Express, Télérama, etc.), des revues (Les Cahiers du cinéma, Les Inrockuptibles,
Les Dossiers de l’audiovisuel, etc.), des émissions de télévision (Arrêt sur images, Vie privée-
Vie publique) ou de radio invitent des journalistes, des sociologues, des historiens de la
télévision, des psychanalystes, des philosophes ou autres intellectuels à débattre sur
cette curiosité « médiaticosociologique »1. L’intensité des termes employés reflète
suffisamment la force de l’onde de choc provoquée par une émission pourtant bien
inoffensive en regard de ses avatars ultérieurs : télé-poubelle, fascisme rampant,
miracle démocratique, voyeurisme triomphant, jeu concentrationnaire, communion
télé-médiatique, esclavagisme moderne, « télémorphose » intégrale de la société, etc.,
telles sont les expressions qui reviennent assez régulièrement sous la plume des
commentateurs.
4 Deux thèmes principaux se distinguent au sein de ces discours croisant polémiques,
discussions et analyses : d’une part, la question de l’énorme succès rencontré par Loft
Story, soulevant à son tour une interrogation plus large sur le voyeurisme grandissant
d’une société gagnée par le virus de la télé-réalité ; d’autre part, le concept oxymorique
de « fiction réelle » étudié notamment à l’aide d’instruments importés de théories
littéraires ou cinématographiques. L’intérêt se concentre, par conséquent, soit sur la
dimension psycho-sociologique du programme, avec comme paradigme principal une
théorie du reflet stipulant que notre société a la télévision qu’elle mérite, soit sur la
dimension narrative, avec comme objectif la mise à jour d’éventuelles stratégies
mystificatrices à l’œuvre dans un « feuilleton-réel » qui va tenir en haleine les
téléspectateurs et les internautes durant de longues semaines.
5 Pour expliquer ce formidable engouement, les analystes, qu’ils soient contempteurs,
admirateurs ou froids observateurs, font appel presque invariablement aux mêmes
arguments. Reprenant les fameux couples d’opposés décrits dans la Métapsychologie
freudienne2 – voyeurisme/exhibitionnisme et sadisme/masochisme –, ils mettent sur le
compte de nos pulsions les plus élémentaires ce goût immodéré pour la vision d’autrui
dans l’exercice de sa quotidienneté, ainsi que celui d’exposer au vu et su de tous son
flamboyant anonymat. Ces emprunts lexicologiques hâtifs et souvent approximatifs au
champ de la psychanalyse (auxquels nous pouvons encore ajouter les notions de
schizophrénie, de paranoïa, de narcissisme, etc.) constituent une première modalité du
recours à la « science de l’inconscient », la seconde étant repérable dans les discours
traitant de la pertinence fonctionnelle et éthique du rôle des psychologues et
psychiatres engagés dans l’opération à titre de garde-fous. Dans les deux cas, c’est une
psychanalyse réduite à sa plus simple et simpliste expression qui est sommée
d’apporter des réponses sur les dérives psychologiques d’une société diagnostiquée
comme malade, intoxiquée par des images dégradantes portant atteinte à la dignité
humaine.
6 Prenant le risque de participer à cette « contagion mystérieuse, cette chaîne virale qui
fonctionne d’un bout à l’autre, et dont nous sommes complices jusque dans l’analyse » 3,
nous nous proposons d’apporter ici un éclairage quelque peu différent sur un objet
télévisuel « inaugural » qui présente l’avantage, sur toutes les formes successives de
télé-réalité fondées sur les principes de l’enfermement et/ou de l’interactivité (Nice
People, Kho-Lanta, Star Academy, etc.), de déployer un dispositif suffisamment
intéressant, c’est-à-dire transparent et naïf, pour esquisser une réflexion plus générale
sur les rapports complexes que l’individu entretient à la fois avec son image et celle
d’autrui.
professionnels » invités à jouer leur propre rôle. Les données matérielles du dispositif,
la temporalité, le but du jeu et l’interactivité imposent au « réel » des contraintes qui
forment ainsi une sorte d’écriture scénaristique dictée par la production.
16 Les images du générique, quant à elles, participent à cette même logique condensatoire
et fictionalisante puisqu’elles montrent successivement et en synchronie avec le texte
dit en voix off une série de scènes diverses à l’intérieur du Loft habité par des locataires
fictifs, ainsi qu’une vue aérienne du Loft, des caméras, des micros, des plans sur la régie
et ses techniciens, séquence qui se conclut avec des images d’un couple (hypothétique)
formé à la fin de l’aventure. Cette séquence répond, à certains égards, à la définition
donnée par Christian Metz de la « séquence par épisodes » reposant sur un
enchaînement chronologique de scènes emblématiques séparées par de fortes sautes
spatiotemporelles. Chaque image apparaît dès lors comme un « résumé symbolique
d’un stade dans une évolution assez longue que la séquence globale condense » 11.
17 Par ailleurs, si cette séquence repose sur le principe d’un montage très court entre les
plans, elle se structure également sur un montage interne à l’image dont les modalités
changent lorsque les cases dont est composé l’écran varient (fig. 1). En effet, l’écran de
télévision coïncide partiellement avec un cadre finement divisé en vingt rectangles par
des droites noires, horizontales et verticales qui découpent l’écran en plusieurs zones,
elles-mêmes divisées en différentes images, qu’elles soient semblables ou différentes
(fig. 2). Or, cette conception graphique d’une surface quadrillée d’images rappelle la
configuration d’un dispositif « multi-écrans », couramment utilisé dans les espaces de
vidéo-surveillance. En reproduisant symboliquement un dispositif de surveillance, ce
choix formel indique assez clairement l’orientation d’une émission fondée sur les
ressources d’une vision totalisante et d’un fantasme d’omniperception. Un des plans
sur la régie où figure une série d’écrans vidéo superposés vient d’ailleurs explicitement
souligner cette allégeance au principe panoptique qui consiste à embrasser d’un seul
coup d’œil la vaste étendue d’un lieu.
18 Tel est le second point qui mérite d’être soulevé à propos de ce générique. En effet,
cette séquence introductive constitue l’unique occasion pour le téléspectateur de voir
des images concrètes du dispositif qui se déploie, non pas devant, mais derrière les
caméras, c’est-à-dire d’avoir un aperçu, même bref, sur l’espace dévolu à la confection
des images. Celle-ci s’effectue, au stade du filmage, grâce au maniement de trois types
de caméras : dix-sept caméras fixes (dont des caméras infrarouges dans les chambres à
coucher), neuf caméras télécommandées et quatre caméras (maniées manuellement) se
déplaçant sur des rails encerclant le Loft sur 160 mètres de long. Une image du
générique nous montre précisément un technicien manipulant une caméra sur rail,
dissimulée derrière une glace sans tain, afin d’obtenir des images du Loft dont on
perçoit partiellement l’intérieur à travers cette « fenêtre » translucide (fig. 3). Ce plan
nous montre donc simultanément le « dedans » et le « dehors » d’un dispositif séparé
par une série de « membranes » à fonction réversible. En effet, une observation
attentive des lieux démontre que pratiquement toutes les parois, et a fortiori toutes les
pièces (y compris l’enceinte du jardin), sont munies, « côté face », de miroirs à
première vue destinés à nourrir le narcissisme exacerbé de candidats exhibitionnistes,
et « côté pile », d’écrans semi-transparents qui permettent de voir et de filmer sans
être vu.
19 Cette séquence initiale présente d’autres éléments de nature auto-réflexive consolidant
la promesse de tout voir et de tout entendre proférée par les producteurs : les images
d’objectifs de caméra zoomant (fig. 4) ; les points de vue plongeants avec, en amorce,
une caméra de surveillance (fig. 2) ; les mains de techniciens réglant l’intensité du son
en régie ; les images floues, tramées, pixelisées d’écrans vidéo, etc. Tous ces plans font
office de monstration ostentatoire, d’exhibition d’un dispositif technologique
d’enregistrement relayé par une multitude d’appareils perceptifs d’une efficacité
redoutable. Une image essentielle, toutefois, incontournable et répétitive, les subsume
tous : celle de l’œil « virtuel » coloré qui sert de logo, de marque de fabrique à
l’émission, mais qui fonctionne aussi comme un signe de ponctuation entre les
séquences, tout en inscrivant de manière insistante, dans l’esprit du téléspectateur,
l’idée que ce dernier se situe du côté du voir plus que du percevoir (fig. 5). On est en droit,
en effet, de se demander si une oreille n’aurait pas mieux fait l’affaire étant donné
l’extrême pauvreté « télégénique » d’une vie de réclusion et d’oisiveté,
comparativement à l’« attractivité » d’une logorrhée patente et permanente menée par
des lofteurs désœuvrés. Mais l’entêtant renvoi à l’optique poursuit le téléspectateur
jusque dans le clignement de l’œil qui s’accompagne à chaque fois d’un bruit
d’obturateur – ce mariage entre l’organe de la vue et la photographie représentant
certainement une référence inconsciente aux avant-gardes artistiques des années 20
qui aimaient à penser l’appareil photographique comme un prolongement visuel
technique permettant d’étendre et d’accroître les possibilités de l’œil humain.
20 Le regard, on le constate, occupe une place tout à fait prépondérante au sein d’un
dispositif qui nourrit et entretient deux sortes de fantasmes fondés sur la pulsion
scopique prise dans un sens très général, sans aucune implication érotique 12 : du côté
de l’instance productrice et consommatrice, on peut repérer, non pas tant un fantasme
voyeuriste ni même sadique, mais un désir d’omniperception qui vise à atteindre une
maîtrise inégalée de la fonction perceptive par des moyens techno-logiques modernes
et sophistiqués. L’objet de ce fantasme d’omnivoyance, c’est-à-dire le groupe des
candidats captifs de ce dispositif de type panoptique, en plus d’être gagné par une très
forte compulsion d’-enfermement, est animé, quant à lui, par un fantasme de complétude
identitaire (et imaginaire) étroitement dépendante du regard de l’autre.
21 Nous allons donc évaluer successivement les modalités et les implications de tels
fantasmes.
sur les enjeux d’une telle parenté, et tenter de situer le Loft dans la continuité
historique « d’un désir particulièrement vif au XIXe siècle, celui d’une maîtrise absolue
qui procure à chaque individu le sentiment euphorique que le monde s’organise autour
de lui et à partir de lui, un monde dont il est en même temps séparé et protégé par la
distance du regard »15.
23 Depuis l’examen du principe du panoptisme effectué par Michel Foucault dans sa
généalogie des prisons, les modalités de fonctionnement de ce dispositif disciplinaire et
de ses dérivés sont bien connues16. Née à la fin du XVIIIe siècle, cette maison
pénitentiaire, dont le modèle perdurera jusqu’à nos jours, met en scène une « boucle »
de détenus au centre de laquelle un gardien s’emploie à observer le pourtour sans être
vu lui-même (fig. 7). Ce système présente l’avantage d’induire chez le prisonnier « un
état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du
pouvoir », et ceci en faisant en sorte que « la surveillance soit permanente dans ses
effets, même si elle est discontinue dans son action » 17. L’efficacité du système
panoptique dépend donc de deux conditions essentielles : d’une part, le détenu doit
avoir continuellement conscience du dispositif d’où il est épié, et d’autre part, il ne doit
jamais vraiment savoir à quel moment précis il est regardé. Le Panoptique représente
donc une réelle « machine à dissocier le couple voir-être vu : dans l’anneau
périphérique, on est totalement vu, sans jamais voir, dans la tour centrale, on voit tout
sans être vu18 . Cette dramaturgie des regards implique donc qu’il y ait une maîtrise
inégale de la vision et de la visibilité, une dissymétrie entre le regardé et le regardant, et
ceci d’autant plus que la fonction de surveillant peut être assumée par n’importe qui,
pourvu que le détenu garde toujours à l’esprit qu’il est susceptible d’être observé à tout
instant. En effet, « la curiosité d’un indiscret, la malice d’un enfant, l’appétit de savoir
d’un philosophe qui veut parcourir le museum de la nature humaine, ou la méchanceté
de ceux qui prennent plaisir à épier et à punir », tous ces types de regards sont
autorisés à s’exercer dans le cadre de cette « machine merveilleuse qui, à partir des
désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes de pouvoir » 19.
24 Ce modèle d’enfermement qui gère de manière simple et précise la « distribution
concertée des corps, des surfaces, des lumières et des regards » 20, qui active une
économie du flux visuel à la fois déséquilibrée et discriminante, qui permet
l’expérience d’une pulsion scopique aux motivations les plus diverses et qui automatise,
désingularise et inocule le pouvoir de sorte que « celui qui est soumis à un champ de
visibilité [-…] reprend à son compte les contraintes du pouvoir » sans les remettre en
question, ce système présente des similitudes frappantes avec le dispositif loftien. En
effet, le lofteur intègre très vite les règles implicites dictées par un espace rempli de
caméras, de micros, de miroirs, baigné d’une lumière artificielle puissante qui l’oblige à
porter des lunettes de soleil à l’intérieur comme à l’extérieur, le poussant ainsi à se
transformer lui‑même en spectacle permanent, car là aussi, comme dans le Panoptique,
« un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation fictive. De sorte qu’il
n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de force pour contraindre le
condamné à une bonne conduite »21.
25 Si, dans les prisons, il est recommandé d’opter pour une ligne de conduite moralement
irréprochable, les impératifs du Loft, d’un autre ordre, invitent les candidats à adopter
une humeur enjouée, toujours à la fête, jamais morose pour amuser un public télévisuel
né dans la société du spectacle où règne la dictature du sourire et de l’esprit gouailleur.
Le Loft, comme le Panopticon dans ses variantes scolaires ou hospitalières, constitue
aussi un laboratoire destiné à mener des expériences sur un groupe social visant à
« modifier le comportement, à dresser ou redresser les individus […], à analyser en
toute certitude les transformations qu’on peut obtenir sur eux »22. Qu’il s’agisse
d’expérimentations sur des criminels, des malades, des enfants ou sur la jeunesse
française contemporaine, l’enjeu est toujours le même : servir à la fois d’exemplum pour
le peuple, d’un peuple qui, dans le cas du Loft, cherche à s’identifier à un semblable
dont le mérite est d’avoir pu prendre sa revanche sur l’écrasante et sordide inertie
quotidienne, ainsi que de laboratoire pour l’agent du pouvoir, le « Propriétaire », qui
use de ce schéma carcéral pour mieux asseoir son influence paternaliste et assurer la
pérennité économique de l’entreprise. Comme le note Foucault, si ce modèle de
coercition subtile va se diffuser à la société entière dès le XVIII e siècle, c’est parce qu’il
répond à un besoin, celui de « rendre plus fortes les forces sociales » 23, d’augmenter la
production, de développer l’économie et d’édifier la masse.
26 De manière plus générale, l’idée d’un regard circulaire, englobant et omnipercevant qui
sous-tend une véritable vogue des architectures circulaires au XVIII e et au XIX e siècle,
va s’étendre à d’autres phénomènes pour donner naissance au panoramisme et à son
corollaire, le centrement du sujet embrassant dans un regard continu et totalisant un
monde qui s’offre à lui. Comme le panorama (fig. 8) – cette peinture circulaire apposée
sur la paroi intérieure d’une rotonde et qui, contemplée par un spectateur placé sur
une plate-forme centrale, donne une très forte impression de réalité – le dispositif
loftien assigne lui aussi au spectateur une place fixe et intransgressable, offre, par le
biais d’un simulacre de réalité, un spectacle qui se substitue à l’expérience vécue,
nourrit le fantasme d’une perception globale et instille le sentiment euphorique
d’omniscience. Dans les deux cas, « l’individu se place […] en position de maîtrise par
rapport à l’espace environnant et sur le double axe du temps et de la distance ». Mais,
tout comme le statut du sujet percevant du panorama, celui du téléspectateur est
paradoxal car « la maîtrise à laquelle il accède, suppose son propre effacement et la
perte du lieu réel pour adhérer au lieu fictif de la représentation ». Le Loft façonne lui
aussi un public dispensable qui doit se contenter d’accéder à une représentation biaisée
de la réalité puisqu’elle est découpée, censurée, reconstituée par le montage à l’œuvre
dans des résumés quotidiens qui ne retiennent que les instants prégnants – tout comme
les panoramistes sélectionnaient les épisodes les plus significatifs au moment de
peindre le déroulement d’une bataille. Dans le panorama, comme dans le Loft, « cette
ellipse est la condition de l’illusion et de sa pleine efficacité » 24.
convergence entre deux époques ou traditions : d’une part la tradition des spectacles
antiques fondée, entre autres, sur le goût du simulacre et de la compétition 26, et d’autre
part la tradition moderne de « spectacles » de surveillance dirigés par un État
interventionniste appliquant une logique sécuritaire. En effet, si Michel Foucault
repère une transition historique avec le passage, au tournant du XIX e siècle, d’une
forme de spectacle héritée de l’Antiquité – où la vision d’un nombre réduit de choses
est rendue possible à une multitude de spectateurs – vers une configuration
spectaculaire moderne qui vise à procurer à une minorité de personnes la vue
simultanée d’un nombre élevé d’objets, il nous faut toutefois remarquer que cette
tentation du spectacle de masse, consommé autour d’une minorité d’individus chargés
de distraire cet immense et informe corps spectatoriel, semble connaître un regain de
faveur avec l’avènement de la télé-réalité27.
28 Au spectacle antique, le Loft emprunte le rapport quantitativement inégal entre public
et acteurs, l’interactivité, « l’intensité des fêtes, la proximité sensuelle » à l’œuvre dans
des « rituels où coulait le sang », permettant ainsi à la société de retrouver vigueur en
formant « un grand corps unique »28. Au flot de sang a fait place un flot de larmes
systématiquement déclenché à l’annonce solennelle de l’expulsion du candidat
pourtant « nominé » un peu plus tôt par ceux-là mêmes qui le pleurent et le regrettent
déjà, et ceci tout en favorisant chez le public le processus d’une catharsis collective. De
plus, les jeux d’imitation, de simulation, de relookage, de travestisme au sein du Loft
sont légion et rappellent l’omniprésence de la mimicry (simulacre) propre aux sociétés
primitives où règnent le masque et la pantomime29. Néanmoins, Loft Story présente une
forme fortement dégénérée de la mimicry primitive puisque, avec le passage à la
civilisation moderne, les fonctions de métamorphose et les valeurs religieuses
rattachées au masque ont été progressivement neutralisées et apprivoisées pour les
vider de tout leur sens.
29 Au spectacle panoptique de l’ère moderne, le Loft reprend l’idée d’une rationalisation
de l’espace favorisant la domestication d’individus qui se plient de bonne grâce à une
logique concentrationnaire visant, entre autres choses, une mutation morale et
physique des êtres incarcérés.
30 Le Loft réalise donc une sorte de synthèse idéologique entre les spectacles antiques et le
panoramisme moderne avec l’appui des technologies de communication modernes qui
autorisent, non seulement le déploiement d’un regard englobant, mais aussi la diffusion
d’un programme « plus-que-parfait », puisque ses concepteurs garantissent au public,
non pas simplement une illusion de réalité (comme c’était le cas avec le panorama du
XIXe siècle), mais une illusion de vérité procurée par des candidats qui ne jouent qu’à être
eux-mêmes. Ainsi, la télé-réalité apparaît comme un symptôme d’un phénomène plus
ample sous-tendu par une recherche accrue de vérité, au détriment d’une réalité dont
les ressources semblent avoir été épuisées par l’histoire de la représentation. Depuis
quelques décennies, en effet, l’ensemble des programmes télévisés (et pas uniquement
les unités de divertissement) privilégient le témoignage à l’information traditionnelle,
l’interview au compte-rendu journalistique30, car l’authenticité d’un témoin qui a vu et
vécu mérite plus de crédit qu’une analyse à froid et objective 31. Avec le Loft, nous
assistons donc à la réconciliation entre la société du spectacle telle qu’elle a été définie
par Guy Debord, et la société de surveillance décrite par Foucault, cette hybridation
coïncidant avec l’émergence d’une société qui aime à mélanger la pratique du jeu aux
angoisses sécuritaires. Plus que d’une télévision misant sur l’amalgame entre fiction et
spéculaire sont en fait redoublés sur leur « envers » par des regards « invisibles » en
provenance du hors-champ, c’est-à-dire par les regards de ceux qui les observent grâce
aux caméras situées derrière les glaces sans tain, regards auxquels s’ajoutent, par
déplacement et sous une forme médiatisée, ceux des techniciens en régie qui
visionnent ces images et ceux du public devant son poste de télévision qui a alors
l’impression de se situer derrière la « vitre » semi-transparente séparant les deux
espaces in et off.
35 Dans le cadre du Loft, cette pratique fréquente du face-à-face avec l’image spéculaire
n’exprime pas seulement un simple penchant pour l’auto-contemplation, mais
également une volonté inconsciente d’obtenir un « retour » sous la forme d’une
consolidation identitaire. En effet, cette « émission » de flux scopiques dépend du lieu
fonctionnant comme « caisse de résonance », d’un lieu qui, matériellement, correspond
à l’au-delà des miroirs, c’est-à-dire au hors-champ du dispositif, mais qui, sur un plan
psychique, coïncide avec une instance abstraite reconduisible au champ de l’Autre.
Selon nous, la théorie de Lacan sur l’Imaginaire et l’avènement du sujet peut fournir un
éclairage inédit sur cette dialectique de regards (ou de non-regards), permettant ainsi
de dépasser « l’impasse » du narcissisme, notion à laquelle les commentateurs font
régulièrement appel pour justifier la récurrence de ces comportements
exhibitionnistes.
sujet comme « voyant ou visible au sein de l’universelle ‹voyure› », comme un sujet qui
se fait « regard qui quête ou provoque le regard de l’autre dans une insoluble
alternative »47.
45 Plus généralement, on peut avancer que ce désir d’une poignée d’individus d’être
regardés (et donc aimés) par des millions de téléspectateurs constitue une sorte de
pléonasme puisqu’il ne fait que « répéter », redoubler maladroitement la condition de
tout être au monde, celle d’être un objet de regard avant tout, d’être soumis à l’antériorité
du regard de l’Autre. Le dispositif du Loft met en scène de manière ostentatoire le désir
qui anime tout sujet, celui d’un désir de reconnaissance, d’un désir qui trouve son sens
dans le désir de l’Autre, car précisément ce que le désir vise c’est d’être reconnu par cet
Autre.
qui a été émise dans un premier temps de manière « involontaire ». Tel est le danger
engendré par le fonctionnement proprement tribal de cette petite « famille » (c’est
ainsi qu’ils se qualifient) : dans ce constant déploiement du privé sur la place publique,
le phénomène d’une perte d’identité de soi semble inévitable puisqu’aujourd’hui, sur
les plateaux de télévision, l’individu est pensé par les autres, n’existe que par l’autre et
à condition de se confondre dans l’autre48.
que sujet indivis, débute en fait dans l’image spéculaire elle-même qui inverse
latéralement la forme réelle du visage, reflétant ainsi une version inexacte de sa
physionomie.
« La reconnaissance de soi à partir de l’image du miroir s’effectue – pour des raisons
optiques – à partir d’indices extérieurs et symétriquement inversés. Du même coup,
c’est donc l’unité du corps elle-même qui s’ébauche comme extérieure à soi et
inversée54. »
56 Ainsi, l’image de soi que l’on va chercher dans l’Autre, non seulement nous échappe,
mais s’avère originairement être déformée par l’altération énantiomorphe (inversion
morphologique dans l’axe perpendiculaire à la surface du miroir) 55. Malgré cette faute
d’objectivité de la part du miroir, nous nous attachons à cette image considérée comme
étant la vraie version de notre visage. En effet, « nous ne sommes jamais les maîtres de
ce double, dans la glace, qui représente l’Autre en nous, foncièrement décalé, et qui
peut prendre une existence autonome, incontrôlable, persécutoire, ou paranoïaque » 56.
Ainsi, on peut dire que la fonction du miroir est essentielle car elle symbolise
visuellement le rapport existentiel de l’individu à son image propre, un rapport qui est
« instable, oscillant entre les pôles de l’être et du paraître, de l’objectivité et de la
subjectivité, de la vérité et du fantasme, de l’intime et du collectif, etc. » 57.
57 L’inversion géométrique de l’image spéculaire entérine le mirage identificatoire mis à
jour par le stade du miroir, apporte une confirmation supplémentaire sur le fait que
l’image de soi est fondamentalement biaisée. La géométrie semble, en effet, soutenir et
approuver la psychanalyse dans son analyse de la division du psychisme humain :
« l’inversion spéculaire […] c’est une version originale, plus péremptoire que toute
autre image, du leurre formateur de notre personne. Nous investissons
complaisamment l’énantiomorphie du miroir en spéculant sur la commutativité de
notre symétrie bilatérale sous l’effet d’une contrainte de répétition qui nous entraîne à
rejouer interminablement le scénario identitaire ou le clivage inaugural » 58.
58 Les miroirs du Loft, comme d’ailleurs tous les autres, nous apprennent que le sort de
l’homme c’est précisément d’être condamné à « une impropriété constitutive, c’est de
n’être aucunement identique à soi, c’est de vouloir gérer cette insuperposabilité
spécifiquement spéculaire du voir et de l’être vu, ou du pour-soi et du pour-autrui,
insuperposabilité ontologique qui fait de nous des sujets clivés » 59. Ainsi le miroir, en
réfléchissant avant tout un porte-à-faux entre le sujet et son image, le sujet et les
autres, représente « la métaphore prototypique du désir de l’autre, dans le regard
duquel je retrouve ma propre demande mais sous une forme inversée » 60. Ce décentrement
du sujet qui est « constitué par une structure qui, elle aussi, n’a de centre que dans la
méconnaissance imaginaire du moi, c’est-à-dire dans les formations idéologiques où il
se reconnaît »61, trouve dans le Loft une preuve éclatante. La pénitence majeure
endurée par ces reclus de bonne volonté, c’est de faire publiquement et impudiquement
l’expérience de l’aliénation du sujet au champ de l’Autre qui accompagne toute
existence humaine.
59 L’analyse du dispositif du Loft réalisée dans une double perspective, à la fois historique
et psychanalytique, nous a permis, on l’espère, de démontrer que ce jeu de télé-réalité
constitue un objet d’étude idéal et unique pour mettre à jour certaines des fonctions du
regard et du miroir. À cela s’ajoute le fait que le Loft incarne, par une mise en évidence
des fantasmes d’omniperception propres à une société qui exalte les vertus de la vision
totalisante, englobante et soi-disant sécurisante, le fonctionnement même de la
télévision qui fait voir pour mieux se regarder elle-même. En effet, offrir la possibilité à
une masse informe et sans identité d’accéder à une vision sans limites, et à quelques
élus de bénéficier d’une visibilité notoire, revient à satisfaire cette obsession du voir et
de l’être-vu qui animent aujourd’hui la télévision dans son ensemble. Le Loft est ainsi
une sorte de caricature de la télévision elle-même qui fait ici la démonstration de sa
capacité à faire voir tout… de rien, tout de suite, à tout le monde et pour rien (ou pas
grand-chose). Et à Guy Debord, dont le texte de 1967 n’a pas pris une ride et qui peut
être lu comme une exégèse visionnaire et brillante des jeux de télé-réalité, laissons le
dernier mot.
« La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou
superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le
spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est
tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même 62. »
NOTES
1. Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière de voir, « L’Empire des médias », n o 63, mai-juin
2002, p. 30-33.
2. Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie (1915), Gallimard (Folio-
Essais), Paris, 1997 [1968], p 11-43.
3. Jean Baudrillard, Télémorphose, Sens & Tonka, Paris, 2001, p. 25. Il ajoute encore à ce propos que
« tous les commentaires font eux-mêmes partie du marché culturel et idéologique » qui produit
ce genre d’émission d’une insignifiance vertigineuse à son goût.
4. Noël Burch, « Nana ou les deux espaces », Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/Essais, n o 34),
Paris, 1986 [1969], p. 30.
5. François Jost, « Un nom, trois produits », L’empire du loft, La Dispute, Paris, 2002, p. 52-55.
6. L’Autre, notion repérable à toutes les étapes de la réflexion lacanienne, présente un degré de
polysémie qui rend malaisée toute tentative de définition univoque. Comme le souligne P.-L.
Assoun, elle est employée « pour désigner des figures diverses, voire hétérogènes, en sorte qu’il
est légitime de se demander : qu’est-ce que l’Autre ? ». Paul-Laurent Assoun, Lacan, PUF (QSJ ?, n o
3360), Paris, 2003, p. 63. Nous reviendrons sur cette question au cours de notre exposé.
7. Pour être très succinct : l’Imaginaire, sans rapport direct avec l’imagination, désigne le rapport
à l’image du semblable et au corps propre, tout en constituant une conception originale du
narcissisme défini comme une forme particulière d’investissement libidinal du Moi ; le
Symbolique, distinct du symbolisme, renvoie au langage, aux règles de la vie en société, à la Loi, et
donc également à l’inconscient conçu comme un savoir ayant la structure d’un langage composé
d’une chaîne de signifiants ; le Réel, qui n’est pas du tout superposable à la réalité, représente tout
ce qui demeure en dehors du Symbolique, tout ce qui ne peut être saisi par le langage : il est le
lieu de l’impensable, de l’informulable, de l’inconnaissable, de l’impossible. Lire à ce propos la
conférence donnée au Congrès de Rome, « Fonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse » (1953), in -Jacques Lacan, Écrits I, Seuil, Paris, 1970 [1966], p. 111-208.
8. Ce texte, censé être présenté par Lacan lors du Congrès psychanalytique international de
Marienbad (1936), a été perdu, mais sera repris par l’auteur en 1949, à l’occasion du XVI e Congrès
international de psychanalyse à Zurich, sous le titre « Le stade du miroir comme formateur de la
fonction du ‹je› telle qu’elle nous est révélée par l’expérience psychanalytique », conférence qui
sera publiée plus tard dans les Écrits (1966). Cf. Jacques Lacan, Écrits I, op. cit., p. 89-97.
9. En septembre 1899, Freud aborde la partie la plus théorique de L’Interprétation des rêves avec le
célèbre chapitre VII consacré à la métapsychologie du rêve. S’efforçant de définir le psychisme
comme l’espace constitutif du rêve, il emploie alors une métaphore à la fois optique et
photographique, en comparant l’appareil psychique au microscope, au télescope et à l’appareil
photographique. Sigmund Freud, L’interprétation des rêves (1900), PUF, Paris, 1971, p. 455.
10. Cf. infra.
11. Christian Metz, Essais sur la signification au cinéma, t. 2, Klincksieck, Paris, 1972.
12. Un des malentendus majeurs concernant la psychanalyse freudienne (et donc aussi
lacanienne) réside dans la réduction de la sexualité à une activité génitale, alors que le sexuel
freudien concerne, pour simplifier, la vie « pulsionnelle » de manière générale. La sexualité ne
désigne donc pas uniquement le plaisir dépendant des organes génitaux, mais tout un ensemble
d’activités présentes dès l’enfance et qui procurent une satisfaction irréductible au simple
assouvissement d’un besoin physiologique. Le champ du sexuel mérite donc d’être étendu à une
définition moins « biologique » et plus large de la sexualité, étant entendu que tout être humain
est « traversé par l’aspiration constante et jamais réalisée, à atteindre un but impossible, celui du
bonheur absolu, bonheur qui revêt différentes -figures dont celle d’un hypothétique plaisir
sexuel absolu ». J.-D. Nasio, Cinq leçons sur la théorie de -Jacques Lacan, Payot-Rivages, Paris, 1994
[1992], p.- 35.
13. Parmi ces auteurs citons Jean Baudrillard ( Télémorphose, op. cit.), Ignacio Ramonet (« Big
Brother », in Manière de voir, op. cit.) et Vincent Charbonnier, chargé de cours et doctorant à
l’Université de Nantes (article sur Internet : http://loftscary.free.fr/ca06.htm).
14. François Jost, « Qui a peur de Big Brother ? », L’empire du loft, op. cit., p. 13-32.
15. Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Adam Biro, Paris, 1993, p. 9.
16. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.
17. Id., p. 202.
18. Id., p. 203.
19. Id. p 204.
20. Id., p. 203.
21. Id., p. 204.
22. Id., p. 205-206.
23. Id., p. 209.
24. Bernard Comment, Le XIX e siècle des panoramas, op. cit., p. 96-97. Dans le Loft, cette abolition
des limites spatio-temporelles trouve son expression la plus parfaite dans la revendication d’une
transmission en direct et dans la promesse, maintes fois répétée par l’animateur Benjamin
Castaldi, d’une restitution complète, « 24h sur 24h », « jour et nuit », de tous les événements du
Loft. Pour une critique des promesses non tenues par la production lire François Jost, « La réalité
télévisuelle », L’empire du loft, op. cit., p. 33-66.
25. Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière de voir, op. cit.
26. Roger Caillois, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Gallimard, Paris, 1967 [1958].
27. Pour une histoire de la télé-réalité et des genres télévisuels, lire François Jost, La télévision du
quotidien. Entre réalité et fiction, De Boeck Université, Bruxelles, 2001.
28. Michel Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 218.
29. Roger Caillois, Les jeux et les hommes, op. cit.
30. D’ailleurs, aujourd’hui le présentateur du télé-journal congédie systématiquement un envoyé
spécial ayant présenté son reportage par un « merci pour ce témoignage ». Ainsi, les journalistes
eux-mêmes sont réduits à n’être plus que des simples témoins rendant compte d’une réalité
médiatisée par une subjectivité paradoxalement garante de vérité, à l’égal des invités de C’est mon
choix, un talk show qui confère le droit à la parole « vraie » au -simple quidam.
52. Ce terme est utilisé par les psychanalystes pour désigner un processus de désinvestissement
corporel ou d’ ?» évanouissement » de l’enveloppe corporelle.
53. Jacques Lacan, « Ouverture de ce recueil », Écrits I, op. cit., p. 15-16.
54. Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan, op. cit., p. 101.
55. Lire à ce sujet le très beau texte de Michel Thévoz, « L’inversion spéculaire », Le miroir infidèle,
op. cit., p. 19-35.
56. Id., p. 27-28.
57. Id., p. 20.
58. Id., p. 30.
59. Id., p. 32.
60. Id., p. 29.
61. Louis Althusser, « Freud et Lacan » (1964), Écrits sur la psychanalyse, Stock/IMEC, Paris, 1993,
p. 45.
62. Guy Debord, La société du spectacle, -Gallimard, Paris, 1992 [1967], p. 21. Il est frappant de
constater que, parmi les jeux préférés des lofteurs (non imposés par le « Propriétaire », donc tout
à fait spontanés), les parodies d’émissions ou de séries télévisées célèbres, ou alors des exercices
typiquement télévisuels abondent : « Qui veut gagner des millions ? », « Les trois drôles de
dames », des faux entretiens réalisés face à une caméra, un fouet de cuisine en guise de micro, ou
l’invention d’un nouveau concept d’émission, « Quatre-vingt-cinq C », présenté par Laure,
montrent assez bien cette tendance à l’auto-représentation, qui dans, des émissions comme « Les
enfants de la télé », atteint des sommets d’auto-congratulation complaisante. Finalement, ce ne
sont pas tant les personnes en quête de quelque gloire incertaine, que la télévision elle-même
qui, à force de se regarder, souffre d’un narcissisme chronique.
1 Le hors-champ est souvent envisagé à partir du cadrage : ce qui n’apparaît pas dans le
champ, en fonction de la découpe du cadre ou de la construction interne au plan, mais
qui peut être suggéré par la bande-son, le jeu des regards ou une situation diégétique,
est rejeté provisoirement hors-champ – provisoirement, car un recadrage, un
mouvement de caméra, ou une reconfiguration de l’espace, peuvent actualiser le hors-
champ. Or, il s’avère que le montage entretient une relation dynamique avec ce jeu
d’interaction entre les domaines du visible et du non-visible (ou du pas-encore-visible
et du déjà-plus-visible). L’entrée et la sortie d’un personnage dans et hors du champ,
pour prendre l’exemple le plus banal, peuvent être générées par l’opération d’une
coupe : celle-ci provoque l’apparition soudaine ou l’évanouissement instantané d’une
personne (on peut donc parler de « trucage » ou d’ellipse).
2 Je limiterai ma discussion de l’apport du montage vis-à-vis de la question du hors-
champ à quelques films de Werner Nekes qui mettent en jeu une poétique personnelle,
pour ne pas dire idiolectale. En l’occurrence, s’en tenir à ce corpus présente un
avantage : Werner Nekes, chef de file de l’école formelle allemande, a théorisé la
problématique du montage, et ses films mobilisent une dialectique entre l’apparition et
la disparition des figures à l’écran, entre la saturation et l’évidement du plan. Mais on
ne saurait négliger les écueils que ce choix induit. Le cinéma de Nekes constitue une
aberration au regard d’un mode de représentation institutionnel (il ne sera donc
question que de sa pratique qui relève de l’une des utilisations possibles du film – et qui
partage un certain nombre d’affinités avec ses pairs, le cinéma dit structurel américain
et anglais ou encore les films à clignotement). La conception et la mise en pratique du
montage développées par Nekes nous oblige à redéfinir cet objet : Nekes subdivise
l’opération du montage (lors de l’assemblage du métrage tout comme au moment du
tournage) en deux techniques distinctes, qu’il appelle respectivement « montage
horizontal » (désignant les liens relationnels et différentiels entre deux photogrammes,
qu’une coupe intervienne ou non) et « montage vertical » (désignant la superposition
des images au sein d’un photogramme, mécanisme généralement exclu du domaine du
montage)1. Enfin, le hors-champ est activé dans ses films à travers un montage ultra-
court et la multiplication des couches d’images. Dans ces conditions, autant le
reconnaître d’emblée, mon interrogation ne portera pas tant sur l’interaction entre
hors-champ et montage que sur l’interprétation et l’appropriation de ce phénomène
par Nekes. Quand bien même y aurait-il un risque de circularité dans la démarche
(définir la question du montage en fonction des préoccupations de Nekes pour
l’appliquer à ses propres films, et faire intervenir le hors-champ dans cette seule
perspective), j’émets la gageure qu’à travers cette opération nous avons une chance de
surprendre l’une des facettes de la logique impliquée par le binôme champ/hors-champ
(car il ne saurait y avoir de hors-champ que par rapport à un champ).
relation kinétique se définit par la formation d’une image subjective qui n’est pas
impressionnée sur la pellicule (photogramme a + photogramme b = kinème a) 4. Les
images à l’écran reposent sur une absence que le spectateur vient combler : l’image
perçue dépend d’une interimage (spectatorielle) qui relie et anime des instantanés
fixes. Les films de Nekes illustrent, thématisent, cette présence négative. Son coup
d’envoi, Start (1966, 10’), porte ce mode d’être paradoxal du ruban pelliculaire au centre
de l’attention : un homme traverse un pré suivant différents parcours circulaires
préétablis (l’emplacement de la caméra est fixe, la bande-son crée un labyrinthe
acoustique en mixant seize enregistrements musicaux) ; des coupes le font disparaître
du champ, instaurant une tension entre mouvement représenté et mouvement de
l’image ; et la découpe du cadre, qui assimile le pré à un écran traversé par un réseau de
mouvements, morcelle son corps. L’intermittence des images projetées est soulignée et
redoublée : les sautes du montage (Nekes aime citer le récit mythique de la découverte
du trucage par Méliès : la substitution d’un omnibus à cheval par un corbillard due à
l’arrêt de la prise de vue) reconfigurent le champ du visible et attribuent une présence
spectrale au personnage. De plus, les quatre bordures du cadre sont systématiquement
exploitées : l’homme, dont la trajectoire demeure imprévisible, éprouve le champ
comme un espace à parcourir et duquel s’évader, mais sa sortie hors du cadre est
souvent précipitée par l’intervention d’une coupe.
6 Malgré cette tripartition des modes de représentation filmique, Nekes en privilégie
résolument un : il prend pour modèle l’art cinétique, le mouvement de l’image que l’on
peut opposer à « l’image-mouvement » (Deleuze). Ce qui retient l’attention de Nekes
sur un plan théorique et qui constitue l’attraction de ses films, a trait à la mise en
relation des photogrammes entre eux. Il est ainsi amené à redéfinir les éléments
discrets du cinéma : le kinème (l’ajointement de deux photogrammes) correspond au
phonème dans le langage verbal ; une chaîne de kinèmes (une unité souple et ouverte)
correspond à un morphème5. Cette opération de réduction des traits constitutifs du
cinéma le conduit à privilégier deux pôles tensionnels : une poétique fractale d’une
part, où l’explosion et la conflagration des photogrammes défont l’ordre normé de la
représentation du mouvement ; une poétique de l’accumulation d’autre part, où la
réitération et l’alternance des champs de kinèmes saturent l’écran. La pensée de Nekes
s’inscrit dans la lignée des réflexions et des pratiques avant-gardistes (de Léger à
Kubelka en passant par Eisenstein) que parfois il mobilise. Dans ce contexte, il me
paraît pertinent de convoquer une position, dont Nekes n’a peut-être pas connaissance,
qui porte exclusivement sur l’unité du plan.
7 Je pense ici à deux articles de Jean-Pierre Oudart6 qui, à travers une grille de lecture
lacanienne, évaluent le Procès de Jeanne d’Arc (Robert Bresson, 1963) et certains films de
Fritz Lang comme l’exemple princeps d’une structure d’assemblage tripartite des plans,
reposant sur un manque constitutif. En simplifiant son argumentation, on peut avancer
les points suivants : à travers le procédé du champ-contrechamp tel qu’il est mis en
œuvre par Bresson dans le Procès (raccord proche des 180 degrés), le spectateur prend
conscience d’une absence, c’est-à-dire de la présence de la caméra demeurant hors-
champ ; le contrechamp, à travers le regard d’un personnage, ancre rétroactivement le
lieu d’où le premier champ a été pris ; le spectateur prend alors conscience du cadrage
qui masque arbitrairement certaines choses. Dans cette perspective, chaque plan se
définit par rapport à ceux qui l’entourent : face au plan a, le spectateur cherche en vain
la source d’un regard que personne ne supporte ; le contrechamp suture cette absence à
travers le regard d’un personnage ; le plan b reprend et déplace le plan a, tout en
l’Absent : celui-ci se situe entre les images, renvoyant le spectateur à sa propre activité
de perception, tour à tour dépossédé et maître de ses capacités de reconnaissance. À
travers le clignotement des images, le champ-passé, le champ-actualisé et le champ-à-
venir se confondent. Ces mécanismes de chevauchements des photogrammmes
permettent d’opérer un saut : d’évoluer de la lecture (de la réception) au montage (à la
confection) du film.
11 Pour le dire autrement, la découpe que propose Nekes entre montage horizontal et
montage vertical est purement didactique. Dès lors, par montage (en un sens élargi), il
faut entendre : la constitution des photogrammes en unités de plus en plus larges d’une
part (où la coupe génère un hors-champ), et la superposition des couches d’images en
tout point donné d’autre part (où la surimpression d’images palimpseste brouille la
délimitation entre champ et hors-champ). C’est dans cette double perspective que
j’envisagerai Diwan et Hurrycan. Les techniques diffèrent, mais les effets sont
comparables : où donc le champ s’est-il abîmé ? pourrait-on s’interroger…
compte la duplicité du hors-champ dans les films de Nekes, en repartant d’un simple
constat : la dernière séquence permet au spectateur de s’orienter dans l’espace
profilmique et de redistribuer les éléments déclinés par Hynningen en une topographie
stable. L’ensemble des champs cadrés par la caméra repose sur un point de vue unique
que Nekes sans cesse transgresse, c’est-à-dire un intérieur perçé de deux fenêtres qui
donnent sur un paysage et une maison. Le premier dispositif optique (Magritte) repose
sur un enchâssement de cadres transparents – sur une représentation illusionniste
(donc réaliste). Le second dispositif (Hynningen) reproduit les conditions d’une vision
binoculaire tout en impliquant une schize entre les deux cadrages. Les dispositifs de
cadrage eux-mêmes sont duels, la mise au point pouvant se faire sur la fenêtre en tant
que support opaque ou en tant que cadre transparent. De plus, les premières
superpositions de la fenêtre laissent bientôt place à des plans à couche unique qui
multiplient les variations d’intensité lumineuse et de tonalités de couleur (pour être
plus précis : à la fenêtre, qu’elle soit ouverte ou fermée, se superposent des
personnages extérieurs au champ cadré). Hynningen constitue un commentaire
métadiscursif : Nekes oppose à la métaphore du cinéma comme fenêtre ouverte sur le
monde, à l’origine de l’esthétique mimétique et réaliste défendue par Bazin, la
matérialité du cadre. Le montage vertical, les variations d’intensité lumineuse et des
pigments de couleur transfigurent le champ qui résiste dès lors à toute fixation
univoque. Les procédés de la condensation et du déplacement confèrent à l’espace une
malléabilité qui évoque un monde d’avant toute représentation codifiée. Nekes se
concentre sur la texture de la matière filmique : en déclinant une série de clichés
photographiques, il renoue avec l’origine historique de la photogénie qui s’applique au
mouvement de la photographie pictorialiste.
17 Le montage photogrammique et les surimpressions (Alternatim), la superposition de la
même scène à travers de légères différences de cadrage et de temps d’exposition (Sun-
A-Mul), l’anamorphose de la représentation par modification du réglage de la focale, du
diaphragme et des couleurs (Hynningen) empêchent le champ de se constituer en une
identité stable. Une équation d’identité est donc posée entre champ et hors-champ.
une vignette dans un champ parcouru par une personne et masque par intermittence
une partie de l’écran. Après avoir introduit le titre du film (inscrit sur une boîte de
conserve), Nekes filme une femme qui visionne des images à travers un obturateur :
cadre dans le cadre et mise en abîme du dispositif du film, ces plans introductifs règlent
le contrat de lecture passé avec le spectateur. Nous voilà prévenus : Hurrycan segmente
l’espace et le temps en menus morceaux hâchés, noirs ou impressionnés.
19 Un pas supplémentaire, relève Nekes, est franchi : il ne s’agit plus tant d’ajointer des
photogrammes selon un plan de travail que de distribuer des champs de kinèmes en
une structure rythmique11. Les kinèmes à couches multiples apparaissent comme des
cellules de montage dans cette opération d’ajustement qui mobilise conjointement une
dimension horizontale et verticale. Une relation punctiforme entre couches de
surimpressions redouble les rapports de contiguïté entre photogrammes : chaque cadre
peut être noir ou impressionné selon différentes configurations. La réduction du
nombre de superpositions et la relative congruence entre les couches d’images
produisent un mouvement filmique. La multiplication des superpositions et le
creusement de l’écart entre couches d’images génèrent une nouvelle sémantique
filmique. Autrement dit, un montage monovisuel repose sur une subtance filmique
reconnaissable et rattachable à un référent mondain, malgré la fracturation de la scène.
Un montage polyvisuel, par contre, mobilise une matière filmique insituable dans le
profilmique, qui se caractérise par les multiples focalisations de la scène et la
dissémination de la position des objets. Hurrycan fait ainsi porter l’accent tantôt sur le
défilement cinématographique, tantôt sur un jeu de substitutions polycentrées.
20 Evidemment, ce film embraye la réflexion de Nekes sur le montage vertical. Un fait qu’il
ne relève pas est pourtant induit par cette double articulation du montage :
l’assemblage des champs de kinèmes est réglé par un mécanisme qui correspond à la
définition de la poésie selon Jakobson, c’est-à-dire à une projection de l’axe
paradigmatique sur la chaîne syntagmatique. Car c’est bien là que se situe l’enjeu de la
dialectique entre montage vertical et horizontal : les surimpressions font jouer au sein
d’un cadre unique des mécanismes de différenciation spatio-temporelle. L’effet
recherché peut être celui d’une différenciation minimale : la séquence scintille, trouée
par des kinèmes noirs, mais demeure aisément reconnaissable (ainsi la première scène
du film après le prologue représente deux hommes assis et buvant un café, agités par
des soubresauts, des éclats stroboscopiques). L’effet recherché peut être celui d’une
différenciation maximale : dans un effet de précipitation burlesque, les objets et les
personnages surgissent en tout point de l’écran, se chevauchent et s’entrechoquent. Cet
affolement du champ, mu par un mouvement d’emportement catastrophique, est au
centre de l’avant-dernière (et très longue) séquence de Hurrycan. Une photographe et
son modèle en tenue légère apparaissent et disparaissent dans un décor instable, à
l’artifice accusé ; différents personnages traversent précipitamment le cadre. Entre ces
deux extrêmes se lovent une série de configurations des champs kinétiques.
21 En premier lieu, différents motifs peuvent être entrelacés. Ainsi, l’alternance rapide
d’un homme face à une machine à écrire et de deux personnes assis à une table
suscitent un effet de (con)fusion des scènes. Ou encore un conférencier, une femme
debout, une femme nue se roulant au sol et une femme vêtue d’un pardessus, un livre à
la main, occupent tour à tour l’écran ou comparaissent (le chevauchement maximal
entre personnages est limité à deux occurences). En deuxième lieu, des situations
distinctes (appartenant à des mondes profilmiques qui ne communiquent pas) peuvent
être mises en regard. Une séquence, jouant sur la coprésence fugitive des personnes,
met en scène un homme qui caresse une femme (par effet de surimpression, il va sans
dire). Activant le jeu du fort-da de la reconnaissance et de l’effraction, cette scène
produit un acte (sexuel) filmique. A travers un recadrage (sur les jambes et le visage de
la femme, la main baladeuse et le visage de l’homme), Nekes constitue un corps
cinématographique, qu’il décompose et réarticule en une anatomie inédite. En
troisième lieu, un motif identique peut être redupliqué. Le corps d’une danseuse nue,
par exemple, se démultiplie par scissiparité et se fond à une autre danseuse à moitié
dévêtue. Cette interpénétration des corps peut être poussée jusqu’à la défiguration de
la représentation. Le pied, le visage et le détail de la robe d’une femme, puis ses bras et
sa poitrine, enfin différentes parties anatomiques non identifiables, se superposent et
font éclater la plastique féminine. En quatrième lieu, une situation unique peut être
décomposée et reconfigurée : la citation d’une chronophotographie de Muybridge
représente un homme qui fend du bois ; ses mouvements désarticulés, dépareillés,
indexent et thématisent l’opération du montage.
22 Dans tous les cas, le hors-champ est définitivement intégré au champ (ou serait-ce
l’inverse ?). Les intrications et correspondances entre couches d’images ont pour effet
de nier le hors-champ, d’autonomiser et de concentrer le champ qui s’autoaffecte. Des
techniques qui normalement fracturent le champ ont un effet de neutralisation du
hors-champ. Dès lors, le plan est assimilé à une image-palimpseste qui tolère différents
parcours de lecture antagonistes. Mais il y a une limite à ces jeux de défigurations et de
transfigurations : malgré la saturation du plan, Nekes observe une certaine retenue
pour que la scène ne bascule pas dans l’illisibilité. Le cadrage reste relativement fixe ; le
mouvement des objets et des personnes, généré par le montage vertical, répond à des
schémas de permutation et de substitution (coprésence de trois motifs à l’écran, au
maximum). Le montage vertical, en introduisant une vacance imprévisible dans le
champ, assimile le cadre à une grille métrique où la position des motifs est
interchangeable.
NOTES
1. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon article, « Werner Nekes, ou les enjeux de la
kiné », in Hors-champ, no 8, printemps-été 2002, p. 44-48.
2. L’intervention de Werner Nekes, le 8 décembre 1975 à l’Université du Wisconsin, propose une
synthèse de ces différents points. Cf. « Whatever Happens Between the Pictures. A Lecture by
Werner Nekes ; Edited and with An Introduction by David S. Lenfest », in Afterimage, novembre
1977, p. 7-13.
3. Werner Nekes a mis au point sa théorie de la « kiné » dès 1972. Voir, entre autres, Werner
Nekes, « Spreng-Sätze zwischen den Kadern », in Hamburger Filmgespräche IV, reproduit dans
Reinhard Oselies, Ingo Petzke, Werner Nekes, 1966-1973. Eine Dokumentation, Studienkreis Film,
Bochum, 1973, p. 12-18. Notons une postérité indirecte de ces énoncés, à travers la subdivision
proposée par Dominique Chateau entre un cinéma de la photographie, du plan et du
photogramme. Cf. Dominique Chateau, « Texte et discours dans le film », in Revue d’esthétique,
1976 et Dominique Chateau, François Jost, Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie, UGE (10/18), Paris,
1979.
4. Nekes reconduit le principe du montage intellectuel d’Eisenstein, dans sa phase
idéogrammatique, auquel il fait parfois allusion : un signe accolé à un autre signe, tous deux
porteurs d’une signification autonome, génèrent un concept qui excède la somme des éléments
additionnés…
5. Le terme « kinème » et, partant, la question de la double articulation au cinéma, renvoient à
Pasolini qui opère une distinction entre « monèmes » (les plans) et « cinèmes » (les objets
identifiables). Cf. Pier Paolo Pasolini, « La langue écrite de la réalité » (1966), L’expérience hérétique,
Payot, Paris, 1976.
6. Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers du cinéma, n o 211 et 212, avril et mai 1969.
7. Cinq segments sont entrelacés dans le film : une femme attache son monokini ; un couple
évolue dans un concours de danse ; un danseur s’assied sur une chaise qui cède sous son poids ;
un homme lorgne sous la jupe d’une femme penchée au-dessus du capot de sa voiture ; une
surface d’eau est troublée par des mouvements concentriques, parfois inversés. Les segments,
mis en boucle, défilent dans le bon sens et à l’envers.
8. Pour une analyse détaillée de ce film, voir Christoph Settele, « Nekes – Duchamp – Mantegna »
et Ingo Petzke, « Amalgam », Werner Nekes Retrospektive, Zyklop Verlag, Zurich, 1987, p. 36-49 et
p. 89-92.
9. Sur Diwan, voir Dieter Kuhlbrodt in Werner Nekes Retrospektive, op. cit., p. 76-81 et Ingo Petzke,
« Bundesrepublik Deutschland – ein historischer Überblick », in Das Experimentalfilm-Handbuch,
Deutsches Filmmuseum, Francfort, 1989, p. 87.
10. Rappelons que Nekes a réuni une des collections les plus importantes en Europe de jouets
précinématographiques et de traités sur la vision.
11. Werner Nekes, « Von der Wunderscheibe zur Wirbelbüchse oder von Thaumatrop zum
Hurrycan » [1979], in Werner Nekes Filme, Gurtrug Film, Mülheim, 1985, p. 51-52.
Alain Boillat
NOTE DE L’ÉDITEUR
Suivi de « Variations sur les intérieurs de In the Mood for Love, gravures sur colophane de
Léonard Félix »
1 Le dernier opus du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai n’est pas seulement un bel
objet lissé qui entraîne avec empathie le spectateur dans la valse majestueuse de son
mood romantique porté par les mélodies sirupeuses de musiques latino. Sous ce verni
qui pourrait confiner au kitsch et jusque dans sa trame même, In the Mood for Love
(2000) fait preuve d’un étonnant radicalisme, tant en ce qui concerne la composition de
l’image que la construction du récit. Ces deux niveaux interagissent d’ailleurs de
manière particulièrement étroite puisque l’importante restriction du savoir relatif à
l’intrigue passe par la relégation hors-champ d’éléments-clé.
2 Le contenu narratif de In the Mood for Love est extrêmement ténu : voisins, Chan Li-Chun
(Maggie Cheung) et Chow Chau (Tony Leung), tous deux mariés, s’éprennent
progressivement l’un de l’autre, d’abord liés par une complicité qui naît lorsqu’ils
découvrent que leurs conjoints respectifs sont amants. Réservés et soucieux des
apparences, ils n’osent céder à l’attirance qu’ils ressentent et, bien que passant leurs
soirées ensemble, ils ne font que se frôler d’un regard ou d’un geste. Pour échapper à la
situation, M. Chow, journaliste, se fait muter dans une succursale à Singapour. Comme
dans tous les films de Wong, les chemins se séparent, mais ici rien ne semble se
recomposer : tous deux continuent à vivre dans le souvenir de l’autre, de ces moments
à la fois marquants et définitivement révolus. Lorsque quatre ans plus tard, en 1966,
Chau retourne dans l’appartement qu’il avait habité à Hongkong, il ne sait pas que la
femme qui loge en face avec un enfant (peut-être le sien !) est Li-Chun, et la rencontre
ne se répète pas. Après un flash d’informations annonçant l’arrivée de De Gaulle au
Cambodge, rupture qui nous renvoie à la grande histoire, le film se termine sur le site
d’Angkor Vat lentement parcouru par des travellings resnaisiens où Chau s’exprime
enfin. Il approche ses lèvres d’un trou situé dans une colonne de cette « ville-temple »
et chuchote quelque chose d’inaudible, obéissant de cette manière à un rituel de l’aveu
qu’il avait préalablement décrit à son collègue Ping. Une fois ce secret transmis que le
spectateur n’est pas en mesure de connaître, Chau comble cette cavité murale de terre
et s’en va. Définitivement scellé, ce secret enfoui au sein d’un monument ancestral
marque l’apogée d’une occultation de pans complets du récit qui régit tout le film.
Un univers figé
3 La simplicité de l’intrigue de In the Mood for Love accroît non pas tant son universalité –
l’ancrage socio-historique dans la communauté shanghaïenne exilée à Hong-Kong au
début des années 60 étant déterminant – qu’une tendance vers une forme d’abstraction
qui contribue à soustraire le film au joug du Narratif et à déporter son régime signifiant
du côté de l’évocation poétique. En effet, un principe de « répétition/variation » sous-
tend les répliques (ou les non-dits), les vêtements et les postures des personnages, les
lieux qu’ils traversent (ruelles, couloirs, bureaux) ainsi que les objets 1 dont ils sont
environnés (luminaires et abat-jour, rideaux, miroirs, fenêtres,…). En phase avec
l’habillement et la coiffure impeccables des deux protagonistes, la stylisation de la mise
en scène et du cadrage tend à réifier les lieux et les êtres, à leur conférer à la fois
l’impérissable présence d’icônes et un caractère fugitif que soulignent les ombres et les
lents déplacements des volutes de fumée. Néanmoins, le film est imperceptiblement
hanté par le passage du temps, comme le découvre le spectateur attentif à reconstituer
les ellipses temporelles qui s’insinuent dans une représentation dominée par le
hiératisme des « tableaux » qui se succèdent, fragments d’espace articulés autour des
évolutions quasi chorégraphiques des personnages, et irrémédiablement ancrés dans
des lieux précis dont la topographie s’avère néanmoins souvent évanescente. Wong
déclare d’ailleurs dans un entretien réalisé à Cannes par Michel Ciment et Hubert
Niogret, et intégré aux suppléments de l’édition DVD2 : « Je voulais exprimer le
changement à travers ce qui ne changeait pas ». Cette formule concise rend compte
d’un traitement ambivalent de la temporalité dont se dégage une impression de temps
suspendu accentuée par les ralentis, un procédé qui déréalise les mouvements les plus
quotidiens. Cette suspension renvoie à l’intemporalité d’un bonheur à la fois idéalisé et
éphémère, voire déjà révolu. Ainsi Wong abandonne-il le style syncopé de ses films
précédents filmés « caméra à l’épaule » – une technique et un rythme fort redevables
au chef-opérateur Chris Doyle qui, symptomatiquement, abandonne le tournage de In
the Mood for Love après neuf mois (sur les quinze qu’il a duré) pour être remplacé
notamment par Ping Bing Lee – et opte pour une fixité plus fréquente, ou pour de lents
mouvements d’appareil si méticuleux et étrangers à toute motivation « subjective »
qu’ils apparaissent comme éminemment concertés. En passant de l’aléa apparent à
l’artificialité exhibée, le cadre acquiert une rigidité implacable qui emprisonne les
personnages (ostensiblement dans les plans de la ruelle quadrillés par l’ombre de
« barreaux »), circonscrit et accuse les limites étroites de leur espace vital (la
promiscuité des appartements de Hongkong) et les contraintes imposées par
l’autocensure et la morale officielle. Le hors-champ devient alors un espace
définitivement inaccessible au spectateur qui se voit contraint de se contenter d’angles
qui amputent le champ de vision d’une importante portion. Tenu à distance, il est
explicitement placé dans une situation de voyeur qui le désolidarise des émotions
ressenties par les amants et tend à l’identifier au regard inquisiteur des voisins que Li-
Chun et Chau s’imaginent avoir à subir.
4 Dans In the Mood for Love, le hors-champ ne connaît aucun dévoilement progressif : il
incombe au spectateur-voyeur de le reconstruire sur la base de recoupements, effectués
notamment à partir des éléments de décor (surtout lorsque les plans sont si brefs qu’ils
ne permettent aucune contextualisation) que l’instance responsable de l’organisation
du film – dont le travail est exhibé en permanence – veut bien lui donner à voir.
1982) où l’inspecteur Deckard (Harrison Ford) utilise un ordinateur pour parcourir une
photographie, découvrant grâce à plusieurs agrandissements successifs de certaines
portions de l’image le reflet d’une femme dans un miroir (également ovoïde). Dans In
the Mood for Love, « l’enquête » est menée par le spectateur qui tente d’identifier les
différents espaces. Malgré les divers procédés qui visent à désorienter le spectateur,
Wong Kar-wai dispose certains repères, comme ici le rapprochement entre un lieu et
l’activité professionnelle d’un personnage ou, plus largement, les actions extérieures à
la vie conjugale. Notons que, dans ce passage comme dans tous les autres filmés dans ce
lieu, nous n’entendons pas la voix de l’interlocuteur de Mme Chow, ce qui facilitera
ultérieurement le glissement du mari à l’amant. Au niveau de l’écoute, nous sommes
dans le cas d’un son non subjectif4, c’est-à-dire non ancré dans la perception auditive
du personnage, ce qui empêche l’identification avec Mme Chow, personnage
périphérique. De plus, son visage (et donc l’origine de la voix) nous étant caché
(l’interlocuteur étant, lui, totalement invisible), on a l’impression que les paroles
émanent du lieu même plus que d’un individu : dans In the Mood for Love, les voix
retentissent avec une telle netteté qu’elles semblent provenir de partout, si bien
qu’elles ne nous offrent pas d’indications sur l’espace dans lequel elles résonnent
comme pourraient le faire des effets de perspective sonore. Coutumier des voix over,
Wong ne reconduit pas ce procédé, probablement trop lié à l’expression d’une
subjectivité, mais n’en détache pas moins les voix d’un ancrage précis dans l’image : les
personnages situés hors-champ, le téléphone et la radio contribuent à favoriser un
usage « acousmatique5 » des voix.
8 Les informations délivrées par ces deux plans du bureau de Mme Chow ont un effet
ambivalent : elles s’inscrivent certes dans une progression narrative (elle annonce à son
mari qu’elle terminera plus tôt, alors qu’elle le lui cachera par la suite), mais s’avèrent
fort partielles. La concision d’un texte dont certains référents nous échappent (il
débute in medias res par « As-tu parlé à Ming ? » sans que l’on sache de quoi il aurait pu
parler, ni même à qui elle s’adresse), la brièveté des plans et la complexité de la
composition contribuent à frustrer le spectateur, d’autant plus conscient des lacunes
du récit qu’une ébauche de développement se met en place.
9 Ce même lieu réapparaît par la suite lorsque se manifesteront les premiers indices de
l’infidélité de l’épouse. Comme cette fois les plans sont fixes, les deux parties de l’office
nous apparaissent cloisonnées, renvoyant au fossé qui s’est creusé dans le couple. À un
plan où elle lui annonce au téléphone qu’elle remplace un collègue pour la soirée et
qu’il n’a pas besoin de venir la chercher (fig. 6.), succède l’espace situé du côté des
clients où M. Chow a pris place (fig. 7) : il apprend d’une voix masculine (dont la source
reste hors-champ) que sa femme est déjà partie. Une indécision subsiste quant au
temps qui s’est écoulé entre ces deux plans (le second correspond-il à un autre jour où
elle a également menti, ou le mari a-t-il malgré tout décidé de venir la chercher ce jour-
là ?), mais la symbolique induite par l’organisation spatiale est claire : malgré la
similitude des plans filmés depuis le même point, une disjonction s’est opérée.
10 L’ovale de la lucarne fait retour en évacuant cette fois totalement la visualisation des
personnages lorsque Mme Chow annonce à son amant, M. Chan, qu’ils ne doivent plus
se voir (fig. 8). Lorsque cette liaison, auparavant déjà si secrète que nous n’en avons rien
vu, est rompue, il ne reste plus rien que le lieu, composé ici d’une collection d’images
fixes disposées sur un présentoir au premier plan, somme de clichés qui s’ajoutent aux
« lieux communs » de l’adultère. Pour réintégrer la représentation en actes de
contiennent à eux deux tous les personnages du film, en d’autres termes qu’ils sont le
film.
14 Il n’est donc pas surprenant que le régime « modal8 » dominant soit la focalisation
interne sur l’un ou l’autre de ces deux personnages. Toutefois, le procédé d’occultation
de certains éléments diégétiques (comme les conjoints des amants) provoquent par
rapport à ce type d’économie narrative une altération qui correspond à ce que Gérard
Genette a dénommé « paralipse », « ellipse latérale » où « le récit ne saute pas, comme
dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une donnée 9 ». Contrairement à
l’ellipse, la paralipse n’a donc pas un caractère prioritairement temporel (on l’a dit, les
enjeux esthétiques de In the Mood for Love se situent quelque peu en marge du temps),
mais concerne directement les modalités de transmission de l’information narrative :
certains éléments sont filtrés, retenus par l’œuvre selon des lois qui ne respectent pas
le choix d’un certain type de focalisation. Genette cite plus loin 10 l’exemple d’Armance
de Stendhal dans lequel le héros éponyme se dissimule continuellement sa pensée
centrale (son impuissance sexuelle) : derrière le personnage qui est posé comme la
source fictive des monologues se manifeste une figure de narrateur qui effectue un tri
par-delà la cohérence strictement diégétique qui exigerait que cette motivation ne soit
pas étrangère au personnage même.
15 Dans In the Mood for Love, les implications sont donc également d’ordre énonciatif : via la
paralipse, le récit s’affiche comme quelque chose de construit, dénaturalisant ainsi
l’univers qui s’offre au spectateur. Toujours en quête d’indications sur le monde du
film, le spectateur se rend particulièrement compte des processus d’élaboration du film
lorsqu’il est confronté à un manque patent, c’est-à-dire lorsque la rétention s’applique
à des informations pertinentes en termes de narration. Comme il est sans cesse
question de la liaison des conjoints respectifs, le fait de nous les dérober au regard est
évidemment très marquant. Les théoriciens anglophones11 ont coutume d’appeler
« suppressive » cette logique soustractive qui, dans In the Mood for Love, régit autant la
composition du plan que le découpage.
16 Toutefois, une précision s’impose relativement à la notion genettienne de paralipse qui
tient à la diversité des véhicules sémiotiques de transfert de l’information (les sons, le
verbal et l’image) propre au cinéma : comme l’a montré François Jost 12 en distinguant
focalisation (savoir), ocularisation (voir) et auricularisation (entendre), cette pluralité
des canaux complexifie la question de ce que l’on appelle communément (et de façon
réductrice) le « point de vue ». En effet, la coupe transversale effectuée dans In the Mood
for Love entre le su et le non-su n’aboutit pas à des exclusions intégrales. Ce n’est pas
comme si Mme Chow et M. Chan n’étaient jamais ni évoqués ni présents, ce qui
donnerait à penser que les personnages principaux sont célibataires. Au contraire, ce
versant du film prend une signification toute particulière du fait qu’il est voilé, et non
tu. En fait, seul le hors-champ visuel peut être qualifié en propre de « paraliptique »,
puisqu’il arrive que l’époux de Li-Chun ou la femme de Chau se trouve dans le même
espace que les deux personnages, voire s’adresse à eux. Par exemple, Chau se rend chez
son voisin pour le remercier de lui avoir rapporté de l’étranger – du Japon où il se rend
fréquemment pour le travail, un Ailleurs totalement hors-film où s’achètent les objets
qui symbolisent les relations et où se consomme la liaison entre M. Chan et Mme Chow
– un autocuiseur qu’il aimerait lui payer. On apprend sur la base des répliques
échangées que l’épouse de Chan a déjà remboursé l’appareil sans le lui avoir dit. Par le
verbal, une situation de « manque » est pointée qui concerne autant le personnage de
Chau que le spectateur, et suggère des « rapports » (encore indéfinis) non montrés
entre Mme Chow et M. Chan. Dans ce cas, non-vu et savoir sont étroitement liés. Mais le
non-montré, inhérent au référent strictement verbal13, fonctionne par contre
concrètement dans l’espace même de la discussion filmée en un seul plan (fig. 10). On
nous montre en effet seulement Chau qui regarde en direction du hors-champ gauche
d’où proviennent la voix de M. Chan14 et la lumière qui éclaire son visage. Son
interlocuteur n’est aucunement visualisé par un contre-champ. Il s’opère donc une
modification du point de vue : on passe en « ocularisation externe », puisque nous en
voyons moins que le personnage principal. Toutefois, nous en savons autant que lui,
puisque rien ne nous échappe dans la discussion, si ce n’est peut-être certaines
mimiques significatives de l’interlocuteur auxquelles il n’est cependant fait aucune
allusion dans le texte. Si le spectateur n’épouse pas le champ visuel
conventionnellement attribué, par les règles du raccord en champ/contre-champ, au
personnage de Chau, il n’en reste pas moins spatialement et émotionnellement proche
de lui dans la mesure où l’angle unique qui offre un profil de trois quarts lui permet
d’être attentif à toutes les réactions (ou plutôt les mouvements de retenue) du
personnage. Par ailleurs, nous sommes bien dans une position identique au personnage
en termes d’interactions avec son environnement : l’objet médiateur de la relation
ayant déjà été donné et payé, la médiation – qui se concrétiserait
cinématographiquement en un raccord – n’est plus possible dans l’ici et maintenant de la
discussion. C’est pourquoi Chau reste sur le seuil de la porte, une limite non franchie
comme le sont les bords du cadre (le plan suivant résulte d’un déblocage à 180 degrés
qui inverse les directions, mais ne révèle rien de plus de l’appartement des Chan,
cf. fig. 11). Il est fréquent de trouver dans In the Mood for Love un tel cadrage en plan
rapproché de personnages (Chau, mais aussi Li-Chun, comme lorsqu’elle demande à son
époux de lui rapporter deux sacs à main du Japon, cf. fig. 12) qui répète le bord du cadre,
alors qu’ils mènent une conversation avec un personnage hors-champ. Lors d’une
discussion, ce cadrage prend bien sûr une signification particulière en s’inscrivant dans
une thématique antonionienne de l’incommunicabilité dans le couple, et contraste avec
les nombreux plans d’ensemble qui comprennent à la fois Li-Chun et Chau, images qui
ont servi à la plupart des affiches du film. Le franchissement du seuil, le
décloisonnement des espaces marqués par la solitude intérieure s’opère via la
transmission d’objets qui, à l’exception des livres de chevalerie prêtés par Chau à Li-
Chun, ont trait à la nourriture15 ou à l’habillement 16. Cette possibilité de passage est
amorcée dès le début du film grâce à des objets qui ne sont pas encore aussi
étroitement liés au corps et à l’intimité que les aliments et les tissus. Dans cette scène
initiale, les déménageurs se trompent d’appartement et effectuent des va-et-vient entre
le logement des Chan et celui des Chow. Si Chau ne se trouve pas encore dans le même
plan que Li-Chun, le déplacement des meubles crée un pont entre eux (concrètement au
niveau filmique : un raccord sur le mouvement des déménageurs) et met en évidence la
proximité entre les deux espaces qui n’apparaissait pas clairement jusque-là, le lieu se
présentant confusément comme un dédale de couloirs.
17 La scène entre Chau et M. Chan se trouve inversée un quart d’heure plus tard lorsque
les deux épouses ont une conversation sur le seuil de la porte. La séquence débute à
l’intérieur de l’appartement des Chow au moment où retentit la sonnerie, ce qui
instaure un léger décalage par rapport au point de vue constant de Li-Chun ; toutefois,
nous ne faisons qu’entrevoir Mme Chow, d’abord perdue dans le flou de l’arrière-plan
(fig. 1), puis reflétée de dos dans un miroir en partie escamoté. A l’ouverture de la porte,
nous restons toutefois du côté de cette silhouette, si bien que lorsque Li-Chun s’adresse
à elle, elle fait face à la caméra et la fixe du regard (fig. 13). Figure rare au cinéma parce
qu’elle peut contribuer, dans certains cas17, à enrayer l’illusion de l’autonomie de
l’univers filmique, le regard-caméra ne renvoie ici à aucun espace extérieur à la
diégèse, car c’est bien à un autre personnage, situé dans ce que Noël Burch 18 appelle le
« cinquième segment du hors-champ », que Maggie Cheung s’adresse. Toutefois, cet
interlocuteur n’ayant pas véritablement de consistance, la place qu’il occupe semble
vacante, toute prête à accueillir la projection d’un spectateur en quête de découvertes
sur l’énigmatique Mme Chan, qui exprime dans ce passage sa solitude de manière assez
peu voilée. Au moment même où la porte se ferme, nous passons d’ailleurs dans le
corridor pour rejoindre une Mme Chan perplexe. Entre les deux femmes, l’échange s’est
avéré impossible, tant au niveau de la parole que des objets (Mme Chow refuse les
médicaments proposés par Li-Chun).
18 Comme le montrent ces quelques exemples forcément révélateurs dans un film qui
témoigne d’une telle régularité dans l’utilisation de certains procédés d’occultation, les
personnages secondaires gravitent dans une lointaine périphérie dont l’unique raison
d’être consiste à éclairer sous divers angles le couple central. Représentés
transversalement dans les seuls liens qui contribuent à esquisser ce couple, Mme Chow
et M. Chan acquièrent une semi-existence, produit d’une organisation narrative qui
obéit à une paralipse partielle. Sur les traces de tels phénomènes soustractifs, nous
aborderons maintenant une seconde paralipse, plus complète, qui se joue à l’intérieur
même de la piste narrative principale.
L’érotisme du hors-film
19 Tout un pan de la relation entre Li-Chun et Chau demeure ambigu jusqu’à la fin du film,
car aucune image n’atteste l’existence de rapports sexuels. Sur ce point, le cinéaste
respecte l’extrême pudeur de ses personnages en excluant du film ce que ces derniers
s’évertuent à dissimuler. Libre au spectateur d’interpréter une mèche de cheveux
inhabituellement rebelle comme l’indice d’ébats antérieurs, mais rien ne vient
confirmer cette éventualité. La mise à distance atteint une limite maximale en
empêchant toute tendance voyeuriste. Plus que sous n’importe quel autre aspect, In the
Mood for Love rejette son spectateur, dans le cas des développements intimes de ce qui
constitue l’unique piste narrative, dans un hors-film qu’impose l’impossible
transparence de son univers. Parfum de frustration qui fait justement l’intérêt de cette
paralipse et rejoint la remarque de Seguin sur cet absolu du hors-champ :
« C’est devant, ou derrière, que l’on fait l’amour, pas dedans. Hors-jeu, hors-sexe.
L’érotisme, au cinéma comme dans les livres et sur les images, est inaccessible. Il ne
renvoie qu’à la solitude du témoin, à l’impossibilité du partage et de la
communion19. »
20 L’accent pessimiste de cette assertion convient parfaitement au mood nostalgique et
quelque peu désenchanté du film : même si Chau et Li-Chun ont couché ensemble, les
moments d’intimité leur sont devenus inaccessibles après la fuite à l’étranger et le
passage des années. En ce sens, ils sont toujours en partie les spectateurs de leurs
propres actions. Cette position d’observateurs découle de leur conscience aiguë des
conséquences de leurs actes ainsi que d’une auto-mise en scène permanente censée les
aider à se mettre à la place de conjoints infidèles. Leur relation reste taboue jusqu’à
l’enfouissement final dans la colonne de pierre totémique, les secrets demeurent hors-
film.
21 Il est intéressant de remarquer que, du point de vue de la genèse de l’œuvre, ce hors-
film est le fruit d’un rejet tardif, et donc d’une démarche concertée. Ce que déclarait
Maggie Cheung dans les Cahiers du cinéma20 à propos du tournage de scènes d’amour non
conservées dans la version finale du film a été attesté par la suite grâce aux
suppléments de l’édition DVD qui contiennent des « scènes inédites ». On compte en
effet parmi celles-ci un ensemble d’environ huit minutes révélant en partie le
« mystère de la chambre rouge » du South Pacific Hotel, cet espace de la théâtralité où
les moments décisifs, non joués, se déroulent en coulisses. Le terme de « scène » est
adéquat, puisqu’il s’agit de blocs continus, et non de fragments épars qui auraient dû
être répartis sur l’ensemble du film pour combler les lacunes ouvertes par la coupe
transversale de la paralipse. Deux moments principaux nous sont alors découverts.
22 Tout d’abord, cette partie des suppléments montre une scène où les deux amants sont
assis l’un à côté de l’autre sur le lit de la chambre d’hôtel et se déshabillent
progressivement. Relativement statiques (sauf lorsque Tony Leung se lève pour enlever
son pantalon, fig. 14), ils sont filmés frontalement en un seul plan résolument fixe
(aucun recadrage n’est effectué lorsque le haut du corps de Leung sort du champ).
Pendant qu’ils déboutonnent lentement leurs vêtements, se dépouillant ainsi de cette
carapace qui soulignait leur apparence engoncée dans la respectabilité, ils n’échangent
ni paroles ni regards, mais jettent alentour des coups d’œil embarrassés, fixant parfois
l’espace situé devant eux, là où se trouve la caméra. Leur air mélancolique et le
déroulement solennel et déshumanisé de cette scène d’abord silencieuse évacuent toute
référence au plaisir. Ces personnages nous regardent comme s’ils devaient s’offrir,
contre leur gré, au regard libidineux d’un spectateur passé de l’autre côté du rideau
rouge qui, dans le premier plan de la scène, nous dissimulait toute la pièce vue à travers
une fenêtre, et qui maintenant se devine à l’arrière-plan. À la mise en distance d’images
floues comme en récoltent les paparazzi se substitue l’embarrassante proximité du
peep-show, la dominante rouge évoquant le célèbre final de Paris, Texas (Wim Wenders,
1984). Comme s’ils sentaient le regard que le spectateur pose sur eux, les personnages
se trouvent confrontés à la culpabilité et ne peuvent aller jusqu’au bout : leurs regards
se croisent alors qu’ils tentent un baiser, puis y renoncent. Contrairement à ce
qu’aurait pu laisser présager le contenu de la séquence, nous n’avons pas quitté l’auto-
mise en scène qui régit leur relation. Mais le mimétisme ne peut s’imposer face à cette
différence de caractère qui fonde un contraste21 traversant tout le film : « Je ne veux
pas être comme eux », affirme Li-Chun. Ce déroulement ritualisé n’était qu’un autre
moyen de comprendre comment leurs conjoints ont pu en arriver là. La « répétition »
ne leur fournit pas de réponse et se révèle en être une parodie grotesque.
23 La solution ne leur apparaîtra qu’en quittant la mise en scène artificielle de leur
relation, cette fois non pas de manière rationnelle mais comme le surgissement du
désir. Dans cette seconde scène, une phrase de l’amante fait pendant au refus de
s’identifier aux époux infidèles : « Je ne veux pas rentrer ce soir ». Li-Chun et Chau
s’écroulent alors sur le lit et des soupirs de plaisir se font entendre. La dimension
sonore est ici capitale car, dans cette seconde scène, la composition de l’image est
radicalement différente, cumulant divers critères de mise en place d’un hors-vue :
l’action se devine plus qu’elle n’est montrée, la caméra étant placée à l’extérieur,
derrière la vitre. Plusieurs filtres d’occultation se superposent : gouttes de pluie sur la
In the Mood for Love (Dut yeung nin wa, Wong Kar-wai, 2000)
Interprètes: Maggie Cheung (Mme Chan), Tony Leung Chiu Wai (M. Chow), Ping Lam
Siu (Ah Ping), Rebecca Pan (Mme Suen), Lai Chen, Roy Cheung (voix de M. Chan).
Producteurs : Ye-cheng Chan, William Chang, Jacky Pang Yee-Wah, Wong Kar-wai/
Block 2 Pictures Inc., Jet Tone Production Co., Paradies Films. Musique : Mike
Galasso, Shigeru Umebayashi. Image : Christopher Doyle, Ping Bing Lee. Montage et
costumes : William Chang. Distribution française : Océan Films.
NOTES
1. Dans cet univers figé par le souvenir d’êtres quasi réifiés où mobilier et vêtements sont
fétichisés par le travail sur l’image, les objets acquièrent une importance narrative primordiale :
les soupçons d’infidélité qui font office de déclencheur du récit reposent sur des cadeaux (un sac
pour Mme Chow, une cravate pour M. Chan) étrangement identiques à ceux offerts aux conjoints.
2. L’édition de référence pour cet article est le coffret deux disques édité par Océan Films
(supervision de l’édition : Antoine Odin et Gilles Ciment) et distribué par TF1Vidéo/Paradis
Distribution (2001).
3. Profilmique : « ce qui s’est trouvé devant la caméra au moment du tournage, que cela y ait été
disposé intentionnellement ou non » (Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et
critique du cinéma, Nathan, Paris, 2001, p. 166).
19. Louis Seguin, L’espace du cinéma (Hors-champ, hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres, Toulouse, 1999,
p. 107-108.
20. Cahiers du cinéma, no 553, janvier 2001, p.49-57. L’importance de scènes tournées non incluses
dans les suppléments de l’édition DVD apparaît au détour de phrases, par exemple lorsque
Maggie Cheung affirme qu’on voyait dans des plans supprimés son personnage « perdre son sang-
froid, menacer son mari, danser, rire, faire l’amour » (id., p. 50-51).
21. L’opposition entre amour éthéré et charnel s’instaure non seulement entre les deux couples,
mais aussi entre Chau et son collègue Ping, qui le gêne en s’exprimant crûment.
22. Certaines ellipses temporelles se voient également comblées, notamment par des scènes
situées à Singapour. Dans le présent article, j’ai toutefois peu pris en compte ces coupes
« verticales » et franches (en général marquées par un carton fournissant une indication
temporelle), qui me semblent plus traditionnelles, pour mettre l’accent sur les coupes
« transversales », plus rares au cinéma et selon moi déterminantes quant à la facture narrative et
plastique de In the Mood for Love.
23. D. Martinez, DVDVision, septembre 2001, p. 99.
vide dans une pièce réceptrice. Pour une fois, l’intertexte est identifiable sans
équivoque. Mais comme dans l’écriture à contraintes, le plus souvent les procédés de
Magellan ne sont pas reconstituables : le cycle, à travers la reconfiguration constante et
la dissémination de ses paramètres organisationnels, menace de basculer dans l’ordre
de l’inarticulé et de l’innommable. Dans tous les cas, le geste du métahistorien du
cinéma demeure infalsifiable : Frampton nous propose un récit mythique, qui n’est pas
forcément inscrit (ou lisible) dans les films réalisés.
Charles Olson. Dans tous les cas, des citations et des épisodes conçus pour l’occasion
sont fragmentés et redistribués dans un ensemble qui privilégie les conflits entre
éléments juxtaposés sans marques de liaison. Frampton suggère lui-même un mode de
structuration de son cycle : dans une interview accordée en 1977, il mobilise le modèle
de l’encyclopédie, où l’ensemble des connaissances humaines est exposé et classifié par
ordre alphabétique15. Les citations filmiques et les hommages artistiques structurent les
fragments disparates de Magellan en une œuvre qui tente de faire l’inventaire de nos
modes de perception et de classification des phénomènes. Le cycle procède par addition
de fragments où le tour du monde se réduit à une opération de contrôle et
d’ordonnancement du visible. Par conséquent, Frampton cède au mythe de l’œuvre
d’art totale : il pense son film comme une opération de synthèse disjonctive qui accole
et met bout à bout les multiples chutes d’un « film infini » tout en exhibant les rouages
du montage.
11 Un fait demeure frappant : quand bien même Frampton aurait-t-il mené à terme son
projet, on voit mal comment un spectateur pourrait assister à l’intégralité du cycle, sur
une durée de 369 jours… S’il est coutumier de procéder ainsi dans les milieux de l’art
conceptuel, où l’énoncé d’un projet peut suffire, il semblerait, en tout cas selon Brian
Henderson, que Frampton ait envisagé une autre possibilité : Magellan aurait pu être
diffusé par ordinateur, support sur lequel Frampton travaillait activement à la fin de sa
vie. (Rappelons que le montage final du film aurait dû être réalisé sur support
informatique.)
Mindfall
13 En situation liminaire du cycle, Mindfall articule trois séries de motifs : des plans de
paysages tropicaux, des éléments d’architecture espagnole autour de la ville de Porto
Rico (le lieu de départ du second voyage autour du monde de Christophe Colomb), et
des plans graphiques composés de formes géométriques élémentaires (ronds, triangles,
bandes verticales et horizontales) ou complexes (spirales torsadées, parallélépipèdes
qui s’ouvrent ou se referment) qui se détachent sur fond d’amorces noires ou de
couleurs pures (vert, bleu, rouge). La bande-son, en position de contrepoint avec les
images, monte des bruits de sirènes, d’engins mécaniques ou électroniques et
d’accidents de voiture. Les motifs graphiques participent à une opération de suture et
de transition entre les plans figuratifs. Ils répondent à une préoccupation que
Frampton a énoncée dès ses premières demandes de bourse. Ainsi a-t-il pu écrire :
« L’un des éléments cruciaux de ce film sera également ce que je crois devoir être
une nouvelle sorte de transition entre les ‹plans›. Il s’agira de créer, à partir de
n’importe quel ‹plan› photographique, une composition purement graphique qui
fera le lien avec le ‹plan› suivant, par des moyens plus proches de ceux de
l’animation que de ceux du montage classique17. »
14 Et de fait, ces motifs graphiques, évoquant les moyens de l’animation électronique,
concourent à suggérer un « présent perpétuel » qui défait nos points de repères
temporels et mime le déroulement ininterrompu d’un « film infini » : le spectateur est
incapable d’anticiper la nature du plan qui va suivre, de reconstituer les lois
d’assemblage du film ; les amorces, qui ont une fonction de marques de ponctuation,
participent à une opération d’indifférenciation des plans, de ravalement de
leurs motifs.
15 Le film met en jeu différentes matrices organisationnelles. La structure rythmique de
Mindfall répond au moins à trois paramètres qui déterminent les liens entre les plans.
En premier lieu, Frampton met en place différents rapports de durée entre les plans :
des photogrammes, difficilement identifiables et provoquant un effet de saute de
l’image, sont intercalés tout au long du film ; les amorces graphiques sont dynamiques
et brèves ; les plans de nature ou d’architecture sont plus longs et déclinent un nombre
restreint d’éléments. Comme souvent avec Frampton, l’ordre de distribution de ces
durées de plans suit une matrice qui se dérègle rapidement : au début, les
photogrammes interviennent avant les plans graphiques qui introduisent
systématiquement les plans figuratifs ; par la suite, les différents cadres s’entremêlent.
En deuxième lieu, Frampton structure les plans selon l’opposition suivante : fixité des
plans/mouvements de la caméra ; une seule couche d’image/surimpressions. Par
rapport à ce dernier paramètre, on assiste à un phénomène de renversement : Mindfall I
privilégie les plans simples, Mindfall VII les surimpressions. S’il n’y a aucune rigueur
dans l’occurrence des surimpressions, celles-ci répondent à une logique propre :
Frampton instaure une tension entre le recouvrement point par point et la déhiscence
d’un motif dédoublé. En attirant l’attention sur la spécificité des formes projetées à
l’écran, il frappe de soupçon l’identité et la permanence de ces motifs organiques et
architecturaux. En troisième lieu, Frampton distribue les éléments de son film suivant
une structure complexe de permutations et de combinaisons : à travers une poétique
du ressassement et de la répétition dans la différence, Mindfall I privi-légie les plans de
flore tropicale, Mindfall VII les plans d’architecture, en mettant en réseau des formes
verticales, rectangulaires et triangulaires.
16 Peut-on enfin déterminer les enjeux de Mindfall ? J’en dégagerai volontiers deux. D’une
part, en se focalisant sur deux axes paradigmatiques (des paysages tropicaux et
l’architecture espagnole coloniale), Frampton se livre à une opération de brouillage du
clivage entre les sphères de la nature et de la culture. Prenant à revers l’exotisme,
l’attrait de la découverte et la propagation du progrès liés au voyage (la volonté de
conversion des natifs au catholicisme cause la perte de Magellan : son voyage prend fin
aux Philippines), Mindfall met à nu la contamination de la sphère de la nature par la
culture (en évitant tout effet de carte-postalisme et tout appel à un retour à la terre).
Plus même, en introduisant sur la bande-son des bruits urbains liés à la technologie
occidentale, il fait intervenir le contexte du post-colonialisme : le cinéma, des vues
Lumière aux documentaires lyriques ou romancés, apparaît comme un adjuvant du
voyage (dans son opération de mise en boîte des images) et de l’apologie du progrès
(conduisant à une acculturation et à une suppression des différences). D’autre part,
Frampton, en assemblant différentes unités métriques de plans à travers des structures
ouvertes, fait l’épreuve de la limite entre déterminations préprogrammées et accueil de
l’aléa : Mindfall, dont le titre peut renvoyer à l’échouement de la flotte de Magellan,
place l’ensemble du cycle sous l’enseigne de l’échec et d’une poétique du manque. Le
Coup de dés (1897) de Mallarmé constitue peut-être l’improbable intertexte de cet
épisode du cycle : un système combinatoire permet de relier non linéairement les plans
entre eux, par apparentement et résonances ; plusieurs modes de lecture peuvent dès
lors coexister, respectant le déroulement du film ou réagençant les plans en des
configurations inédites ; et l’emplacement de chaque plan dans l’ensemble du film
acquiert une importance structurelle (mimant la fameuse disposition typographique
mallarméenne des vers sur la page). Et surtout, c’est « du fond du naufrage » que nous
parvient ce texte filmique, affirmant et niant tautologiquement l’aléa (« un coup de dés
jamais n’abolira le hasard » – que Mallarmé a pu parfois orthographier hazard, en
référence au jeu de dés en arabe). Ainsi, malgré leur systématicité, les structures mises
en œuvre s’ouvrent à une logique concurrente ; le film se réduit aux traces et vestiges
d’un projet laissé à l’-abandon, dont les différentes pièces ne parviennent pas à
s’imbriquer en une image logique du monde. Les nombreux plans de ressacs de vagues
sur un rocher, écranisant le conflit entre « l’aïeul » et « la mer », et l’apparition finale
de l’ombre du cinéaste, signant un cinéma désubjectivé et porté par une présence
fantomatique (« RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU ») 18, semblent attester qu’au voyage
tout-englobant s’est substitué un parcours partiel et erratique.
17 Du corps central du film, Straits of Magellan (1972-1974), seules 49 vues (ou panopticons),
sur les 720 prévues, ont été tournées. Dans ces conditions, on ne peut déduire aucun
principe de liaison entre les plans, on ne peut induire aucune grille de distribution de
ces « ébauches » et « fragments ». Il semblerait que Frampton ait conscience de cette
limite : le titre du film, s’il renvoie à un détroit, peut aussi signifier une « situation
difficile19 ». Tout au plus peut-on dresser une typologie de ces vues, qui sont toutes
muettes, et énumérer un certain nombre de paramètres récurrents. Les indications de
lecture que Frampton a suggérées sont impropres à rendre compte des panopticons
réalisés. L’évocation des vues Lumière paraît métaphorique (les opérateurs, tout
comme Magellan, ont effectivement couvert et parcouru la plupart des territoires du
monde) et peut induire en erreur : ainsi, Bruce Jenkins ne donne comme exemple
concret d’une citation des frères Lumière que le panopticon 40, où Frampton
proposerait une variation sur La Démolition d’un mur (le silo d’une ferme est abattu) ; et
il décrit les fragments comme constitués d’un plan unique (d’une durée d’une minute),
ce qui est loin d’être le cas. Les citations reconnaissables sans équivoque proviennent
d’ailleurs toutes de films de… Frampton, et en particulier de la section médiane de
Zorn’s Lemma, composée de plans d’une seconde (vue 5 : le foyer d’un feu, vue 27 : un
arbre dans un champ enneigé).
18 Une première opposition permet de départager les vues en deux ensembles : d’une part,
une position fixe de la caméra et une vitesse constante de la prise de vue ; d’autre part,
de légers recadrages ou des mouvements accentués de caméra et un filmage image par
image. Ce clivage correspond à un degré zéro du mouvement, qui ne contredit pas la
référence à Lumière, et à un effet de clignotement des vues, qui évoque le montage
photogramme par photogramme. La même dualité est reconduite à l’intérieur des plans
qui se focalisent soit sur des objets inanimés, soit sur des mobiles. Les mouvements (de
la caméra ou à l’intérieur d’un plan) sont subdivisés en deux sous-ensembles qui
peuvent communiquer. Un hommage à Back and Forth (1969) de Michael Snow
synthétise ces deux aspects : la vue 21 s’ouvre sur un travelling latéral effréné qui
déforme les contours d’un pré couvert de fleurs, et se clôt par un mouvement
d’exploration verticale. La régularité des mouvements de la caméra ou d’objets à
l’intérieur du plan reconduit le mouvement de va-et-vient d’un métronome, marquant
le décompte du temps. Le neuvième panopticon thématise cet égrenage du temps qui
défile, à la cadence d’une vue par minute : trois feuillets vierges d’un calendrier fixé au
mur sont effeuillés par le vent ; le concept de temps s’inscrit dans ce plan sans qu’on
puisse lui assigner de date précise ; une éphéméride non-assignable se substitue à la
marque conventionnelle d’une ellipse temporelle.
19 Les deux autres principes de structuration des vues ont trait à la vision : Frampton joue
d’une part sur les différents degrés de reconnaissance possible des plans et multiplie
d’autre part les dispositifs de cadrage ou les renvois à des objets cinétiques (ainsi, la vue
20 cite la technique du thaumatrope20 : une main fait rapidement pivoter une étoile à
neuf branches sur elle-même). Si le contenu visuel de certains plans se caractérise par
sa relative pauvreté, d’autres par contre présentent simultanément différents centres
d’intérêt ou s’inscrivent frontalement dans l’abstraction. La durée subjective des vues
s’en trouve radicalement altérée : s’il est impossible de retracer le musée imaginaire
projeté par Frampton (ou de retranscrire les intertextes inscrits dans Straits), le
spectateur ne peut manquer de hiérarchiser la valeur des vues, en accordant un intérêt
tout particulier aux plans métacinématographiques qui mettent en jeu des mécanismes
liés au visionnage ou qui mettent en scène des paradoxes perceptifs. Différents cadres
dans le plan visent à désautomatiser la perception et renvoient à des mécanismes
précinématographiques. La vue 18, cadrant une rue à travers un orifice creusé dans un
tronc d’arbre, évoque le dispositif du kinétoscope21, reproduisant la situation
voyeuriste du peep-show. Le panopticon 34, présentant à travers une extrême contre-
plongée le ciel et le haut d’un puits de forage, s’apparente à une photographie (seul le
déplacement des nuages signifie le mouvement). Frampton joue par ailleurs sur les
reflets et l’intermittence de la lumière. L’exemple qu’il commente, en se référant à H20
(1929) de Ralph Steiner, présente un bosquet d’arbres qui se reflète dans l’eau (vue 23) :
comme il le fait remarquer, l’attention peut tour à tour se porter sur l’image reflétée, la
surface d’eau elle-même et la tension entre ces deux modes de perception marquée par
un léger tremblement de l’image22. Les mêmes dérèglements de l’attention peuvent être
observés à travers le reflet d’une villa dans une piscine (vue 45) ou à travers une
enseigne lumineuse clignotante (vue 15). Outre les différents contextes attachés à ces
motifs, c’est-à-dire un espace naturel, une propriété privée et le domaine de la
publicité, les effets induits par ces vues divergent : le spectateur doit tantôt faire un
effort d’attention, tantôt se laisser porter par un mouvement d’absorption, tantôt se
prêter au jeu de la distraction.
20 Le constat pourrait être celui d’un échec en demi-teinte. Frampton avait probablement
l’intention de proposer une relecture de la culture cinématographique en tissant des
liens entre les éléments historiques et génériques les plus distants, en éclairant à
travers des raccourcis transhistoriques les axes constants d’une perception
cinématographique. Mais l’incomplétude des matériaux tournés empêche le bon
fonctionnement de cette logique associative. Tout au plus peut-on remarquer qu’il fait
le tour des différents états de la matière (liquide, solide et gazeux) et qu’il établit un
certain nombre de liens entre ses panopticons.
21 Mais un indice permet de relativiser cette lecture et d’indiquer une autre voie à travers
une référence indirecte à la dernière œuvre de Duchamp, Etant donnés (1946-68). La vue
12, cadrant le foyer d’une cuisinière à gaz, peut renvoyer au deuxième énoncé
« donné » par Duchamp, « le gaz d’éclairage ». On connaît l’intérêt de Frampton pour
cette dernière œuvre, réalisée de façon posthume selon les indications de Duchamp.
Différents systèmes de cadrage (une porte de bois à double battant, puis un mur de
briques) et de visée (deux judas à hauteur d’œil, puis un trou perçé dans le mur)
permettent de capter et diffracter l’objet de la représentation. Celui-ci est étagé en
différentes profondeurs de champ : à l’avant-plan se situe un ravin couvert de
broussailles, à l’arrière-plan un fond peint avec du ciel et des arbres, et entre-deux une
cascade alimentée par un moteur ; au tout premier plan apparaît une femme nue,
jambes écartées, qui tient à la main gauche un bec de gaz allumé, cadrée de telle sorte
que ses pieds, sa tête et sa main droite demeurent hors-champ. Cette canalisation et ce
blocage de la vue (la pièce ne peut être photographiée, elle ne peut qu’être décrite
verbalement, insiste Frampton), ce jeu de titillation et de frustration du regard,
caractérisent assez précisément le dispositif des panopticons. Mais il y a plus encore.
Frampton remarque que la plupart des commentateurs omettent un détail paradoxal
(la femme a bien une touffe de poils sous le bras, mais est dépourvue de poils pubiens)
qui lui paraît renvoyer à « l’énigme du cadre », c’est-à-dire au « cadre comme un
modèle étrange, à la fois négatif et positif, de la conscience humaine » 23. Au risque de
céder à un mouvement d’extrapolation, j’affirmerai volontiers que la lecture que
propose Frampton de Etant donnés : 1o) la chute d’eau ; 2o) le gaz d’éclairage peut valoir
comme un interprétant de Straits of Magellan. En premier lieu, il est impossible
d’attribuer une identité stable aux vues et à leur assemblage : les plans s’apparentent à
des traces cryptiques d’un paysage mental que l’on ne parvient plus à reconstituer. En
second lieu, l’irréductibilité des vues à des phénomènes stables tend à excentrer
l’auteur de son œuvre, à lui dénier toute prétention à parler à la première personne. Et
c’est par rapport à cette situation que la vue 48 prend tout son sens : dans un
panoramique circulaire effréné, Frampton signifie sa présence à travers son reflet
inscrit en négatif ; cette ombre du sujet rattache le projet Magellan à un cinéma post-
auctorial et désubjectivé. Toute trace d’énonciation personnelle s’efface face à un vaste
panorama des dispositifs filmiques attribué à un voyageur depuis longtemps disparu.
22 L’un des films les plus sertis et aboutis du cycle, dont l’identification à l’intérieur de la
matrice calendaire de Magellan demeure incertaine, conjoint la plupart des
préoccupations de Frampton. Otherwise Unexplained Fires (1976) rend hommage à une
technique pré-cinématographique, intègre un film des premiers temps, distribue les
séquences selon une grille métrique et met en avant une dominante formelle. Le film
Le hors-champ du cinéma
25 Hollis Frampton, avec son dernier projet épique, voulait reconfigurer le champ
cinématographique et reléguer l’ensemble des films tournés, à quelques rares
exceptions près, en dehors de l’enceinte de l’art du cinéma, tel que défini et réalisé par
Magellan. Mais pour que cette entreprise déraisonnée ait une quelconque chance non
pas d’aboutir, mais disons de fonder les conditions de possibilité d’un métacinéma,
encore eût-il fallu englober l’ensemble des pratiques filmiques actualisées et
NOTES
1. Le Festival Archipel, qui a lieu chaque année à Genève, est consacré à la musique
contemporaine. Lors de la dernière édition (du 30 mars au 6 avril 2003), l’accent portait sur la
musique minimaliste nord-américaine, avec l’invitation entre autres de Tom Johnson, Alvin
Lucier, James Tenney et Phil Niblock. C’est dans ce cadre que s’inscrivait une présentation
partielle du cycle Magellan de Hollis Frampton.
2. Hollis Frampton, L’écliptique du savoir, éd. A. Michelson, J.-M. Bouhours, Centre Georges
Pompidou, Paris, 1999. Reprise partielle de Circles of Confusion, éd. A. Michelson, Visual Studies
Workshop Press, Rochester, 1983.
3. Le livre de conversations écrites avec Carl Andre et la série de photographies intitulées The
Secret Life of Frank Stella en témoignent. Cf. Carl Andre et Hollis Frampton, 12 Dia-logues, 1962-1963,
éd. Benjamin H.D. Buchloh, The Press of the Nova Scotia College of Art and Design-New York
University Press, Halifax-New York, 1980.
4. Rappelons que Frampton, qui a rencontré Ezra Pound à l’Hôpital St. Elizabeths, a rapidement
renoncé à l’écriture poétique.
5. Cité par Annette Michelson, in Hollis Frampton, L’écliptique du savoir, op. cit., p. 12.
6. Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du cinéma » (1971), L’écliptique du savoir, op. cit.,
p. 109.
7. Voir Hollis Frampton, « Proposition » [circa 1972], L’écliptique du savoir, op. cit., p. 174-175. D’un
appel de fonds à l’autre, les déclarations d’intention de Frampton demeurent étrangement
constantes : en 1976 [circa], il expose son projet en reprenant quasi mot pour mot la même
description. Cf H. Frampton, « Statements of Plan » [circa 1976], Anthology Film Archives, New
York, s.d., cité par Brian Henderson, « Propositions for the Exploration of Frampton’s Magellan »,
in October, no 32, printemps 1985, p. 140.
8. Bill Simon, « Talking about Magellan: An Interview with Hollis Frampton », in Millenium Film
Journal, no 7-9, automne-hiver 1980-1981, cité par Brian Henderson, « Propositions for the
Exploration of Frampton’s Magellan », op. cit., p. 141.
9. La phénoménologie élargie de Max Loreau s’origine dans un texte de fiction qui déroule en une
longue phrase rythmée et syncopée le surgissement du cri, déchirant les apparences et en
reformant la trame. Par la suite, Loreau écrit un essai systématique constituant une introduction
à sa méthode de la différence phénoménologique. Mais il n’a pu mener à terme son grand-œuvre,
resté à l’état d’ébauche. Cf. Max Loreau, La genèse du phénomène. Le phénomène, le logos, l’origine,
Minuit, Paris, 1989 et M. Loreau, Cri – Éclat et phases, Gallimard, Paris, 1973.
10. Loreau prend entre autres pour cible le soi-disant tournant opéré par Martin Heidegger dans
Etre et Temps, qui constitue selon lui un mouvement de détermination de l’être-là (Dasein) à partir
de l’étant. Dès lors, il propose de substituer au mot d’ordre de Husserl (« retour aux choses ») un
« retour aux textes » fondateurs de la philosophie, qu’il cherche à réarticuler en une pensée
ouverte et fictive après avoir mené une critique radicale de leurs fondements onto-théologiques.
11. Hollis Frampton, « Une conférence » (1968), L’écliptique du savoir, op. cit., p. 122.
12. Bruce Jenkins, « Late Works », in Hollis Frampton. A Film Retrospective, Albright-Knox Art
Gallery, New York, 1984, p. 4.
13. Frampton a complété ce calendrier le 21 décembre 1978. Pour un compte rendu et une
explication de l’organisation du cycle, voir Brian Henderson, « Propositions for the Exploration
of Frampton’s Magellan », op. cit., p. 129-150.
14. Dans une demande de bourse, Frampton décrit les films de Straits of Magellan comme « un
hommage aux tout débuts du film, au protocinéma des frères Lumière ». Voir « Statements of
Plan », cité par Bruce Jenkins, « The Red and The Green », in October, op. cit., p. 87.
15. Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates », in Film Comment, vol. 13, n o 5, septembre-octobre
1977, p. 58.
16. Frampton, dans une lettre à Jonas Mekas, se plaint du mauvais accueil qui a été réservé à la
projection d’extraits de Drafts and Fragments au Millenium en 1974 : en récusant le terme de
footage avancé par Mekas, renvoyant à des « images non montées », il affirme que les fragments
projetés ce soir-là constituent des « images amateur » toutes « composées avec soin » qui
s’intègrent dans un ensemble plus vaste que les spectateurs n’ont pas été à même de percevoir.
Cf. Hollis Frampton, « Lettre à Jonas Mekas » (21 avril 1972), reproduite dans L’écliptique du savoir,
op. cit., p. 179-182.
17. Hollis Frampton, « Proposition », L’écliptique du savoir, op. cit., p. 176.
18. Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés… », Œuvres complètes, Pléiade, Paris, 1961, p. 457-477.
19. Le sous-titre du film renvoie évidemment aux derniers Cantos publiés du vivant de Pound. Cf.
Ezra Pound, Drafts & Fragments of Cantos CX-CXVII, New Directions, New York, 1969.
20. Le thaumatrope, jouet optique pré-cinématographique conçu par le docteur Paris et Fitton en
1826, provoque la superposition visuelle des deux faces d’un disque en rotation rapide. L’exemple
le plus souvent cité représente un oiseau et une cage, mais nombre d’autres motifs ont été
exploités. Pour une illustration aux connotations sexuelles des plus explicites, voir l’article sur
Werner Nekes dans le dossier « Hors-champ » de ce numéro.
21. Le kinétoscope, appareil forain conçu puis commercialisé par Thomas A. Edison à partir de
1893, permet le visionnage individuel de films tournés avec le kinétographe. Variation sur le
modèle de la machine à sous, le kinétoscope fait défiler continûment derrière un oculaire une
boucle d’environ vingt mètres de film.
22. Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates », op. cit., p. 58.
23. Voir Peter Gidal, « Interview with Hollis Frampton », in October, n o 32, printemps 1985, traduit
dans Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, no 61, automne 1997, p. 66-67. L’entretien est daté
du 24 mai 1972.
1 Dans leurs 200 mots-clés de la théorie du cinéma, André Gardies et Jean Bessalel définissent
le hors-cadre comme « l’espace qui n’entre pas dans le cadre », et le hors-champ
comme « la portion de l’espace diégétique non visible et immédiatement contiguë au
champ, comme son prolongement naturel1 ». Bien que ces définitions soient
problématiques à certains égards, l’opposition théorique entre hors-champ et hors-
cadre, qui ne connaît pas d’équivalent dans la terminologie anglaise ou allemande,
s’avère très utile pour l’analyse du film animalier.
2 Sous-genre du « documentaire » assez peu étudié2 parce qu’il n’entre pas dans les
cadres de référence de la recherche académique sur le cinéma (il est par exemple aux
antipodes d’un cinéma d’orientation auteuriste), le film animalier reste néanmoins
l’une des formes non-fictionnelles les plus répandues. À la télévision française, les
documentaires animaliers sont à compter parmi les programmes les plus populaires,
après les émissions consacrées aux problèmes de santé.
3 En tant que genre cinématographique, le film animalier mérite une analyse, d’autant
plus que la visibilité des animaux, dans une perspective développée par le philosophe
italien Giorgio Agamben, constitue un problème politique de premier ordre. En effet, le
cinéma animalier fait partie intégrante de ce qu’Agamben appelle « la machine
anthropologique3 », c’est-à-dire un appareil conceptuel qui sert à produire et à
reproduire sans cesse la différence entre l’homme et l’animal. Le but de cette machine
n’est pas de donner une solution définitive et donc d’arrêter une définition
inébranlable de cette différence, mais de s’assurer que cette différence ne cesse jamais
de faire problème. On peut dire que le travail de la machine anthropologique est
« politique » dans la mesure où la production de la différence entre l’homme et l’animal
fait partie de tout un système de bio-politique dans le sens de Foucault, c’est-à-dire
d’un réglage et d’un contrôle de la vie4. Dans ce système de réglage, la détermination de
la limite entre ce qui est un homme et ce qui ne l’est pas joue un rôle décisif. Si le film
animalier peut y contribuer, c’est que la monstration cinématographique peut être
conçue comme un Zeigen dans le sens de Wittgenstein, c’est-à-dire comme un geste
justement, quand un scandale autour de scènes truquées mit fin à son contrat 9. Dans le
film, le jeune Marty (joué par Jonathan Taylor Thomas), grand admirateur d’Ernest
Hemingway, avoue ses difficultés à concilier son admiration pour Hemingway-écrivain
avec son dégoût pour Hemingway-chasseur. Finalement, tenant sa première caméra
16mm en main, il se demande si cette machine n’est pas justement ce qui manque à son
idole : si Ernest avait eu une telle caméra à la place du fusil, il aurait sans doute
immédiatement compris l’avantage moral de la chasse aux images sur la chasse aux
animaux. Ainsi se noue le fabuleux destin du jeune Marty Stouffer : il sera le
Hemingway chasseur d’images. Avec Hans Hass et Pirsch unter Wasser, par contre, nous
sommes toujours en pleine ère colonialiste : on filme les animaux, et on les tue (pour
autant qu’ils n’échappent pas au harpon, comme c’est le cas dans une des scènes du
film).
7 Après la partie introductive, Pirsch unter Wasser passe à l’acte, c’est-à-dire au
déploiement des images filmées par Hass dans les eaux des Caraïbes. Le passage se fait
par un segment où des prises de vue de jeunes gens immergés dans une piscine
alternent avec des images de Hass et de ses compagnons en plein océan. La dramaturgie
du film veut, évidemment, que le poisson le plus dangereux et donc le plus intéressant
(ainsi que celui qui fera le renom de Hans Hass comme chercheur et réalisateur dans les
années 50 et 60), le requin, ne fasse son apparition que vers la fin du film. En attendant,
nous nous délectons à la vue des beautés qu’offre le récif corallien de Curaçao : un
véritable défilé de poissons aux formes étranges, et aux couleurs plus étranges encore,
du moins à en croire le commentaire fourni par Hans Hass sur la bande sonore (le film
est en noir et blanc !).
8 Le moment décisif pour notre discussion se situe au début de la partie principale du
film. Une fois l’endroit (Curaçao) et l’action (chasse aux poissons avec harpon et
caméra) établis, nous voyons une image de Hass lui-même sous l’eau, la caméra à la
main. Sur la bande sonore, le même Hass nous explique les difficultés du filmage sous-
marin. Le problème principal, comme on nous l’apprend, est de bien amorcer l’image,
puisque les distances perçues sous l’eau ne correspondent pas tout à fait à celles dont
nous avons l’habitude. L’insert d’un homme avec une caméra dans la série des images
qu’il est censé tourner n’a rien de particulièrement exceptionnel dans le documentaire,
et on retrouve le même élément notamment dans les reportages de télévision (par
exemple, il n’y a pas de compte-rendu de conférences de presse sans image de caméras
pointées sur les politiciens). La fonction de cet insert est assez claire : il s’agit
« d’ancrer » fermement la scène observée et l’acte de tournage dans le même espace,
c’est-à-dire dans le monde réel. Dit de manière plus théorique, nous avons affaire à une
stratégie d’authentification qui repose sur l’identification du hors-champ au hors-cadre
et, par-là, de la diégèse du film au monde.
9 Dans le cas du film animalier, cette identification entraîne un effet de distanciation
spatial assez significatif. Dans Pirsch im Wasser, l’inscription de la machine de prise de
vues dans la diégèse a pour corollaire l’apparition du chasseur d’images dans le
territoire de chasse. Or, ce territoire de chasse est un monde à part, ou plutôt un monde
qui, tout en faisant partie du monde réel, pose un problème d’accès. C’est toute une
aventure que d’y accéder, et ce n’est pas par hasard si tous les récits d’exploration
commencent par un voyage plus ou moins périlleux qui mène le chercheur-chasseur
jusqu’à son butin. Dans le livre de Hass, cette partie introductive occupe 50 pages (le
livre en compte 190). Dans le film, une scène de piscine s’y substitue, mais la distance
qui sépare le monde ordinaire du monde exploré s’inscrit dans l’entrelacement des
images des nageurs dans la piscine et des explorateurs dans l’océan : c’est un passage au
sens fort, une transition vers un autre monde. Ancrer le dispositif d’observation dans ce
territoire, dans cet autre monde, c’est évidemment autre chose qu’ancrer la
monstration documentaire dans le monde réel. Dans le cas du film animalier,
l’identification du hors-champ au hors-cadre introduit un danger supplémentaire : le
chercheur/chasseur/caméraman occupe le même espace que les animaux et s’expose
potentiellement à leurs attaques. Au moment où apparaît le requin, Hass nous explique
qu’on peut facilement se débarrasser de cet animal en le visant frontalement : le requin
se croira face à un rival plus grand et plus agressif et s’enfuira. Information certes très
utile pour ceux qui rencontrent régulièrement des requins, mais qui a surtout pour
fonction d’attester la co-présence du chercheur/explorateur et de l’animal dangereux
dans le même espace. Hass sait de quoi il parle, nous suggère son commentaire, parce
qu’il a vécu cette situation lui-même. Pour nous, par contre, l’expérience se limite à ce
que nous voyons sur l’écran, et tout au plus à des réactions d’empathie avec le plongeur
(et, pourquoi pas, avec le requin)10.
10 On peut se demander si ce n’est pas l’essence du documentaire tout court que de nous
révéler d’autres mondes cachés dans le monde réel. Or, comme le montre Pirsch unter
Wasser, le film animalier constitue un cas particulier dans la mesure où dans ce genre
de films, l’identification du hors-cadre et du hors-champ produit non seulement un
monde à part dans le monde réel, mais encore un espace d’aventure, c’est-à-dire un
engagement existentiel envers des dangers réels. Dans cet espace d’aventure, la
« machine anthropologique », dont la différence conceptuelle entre l’homme et
l’animal découle, fonctionne sur trois niveaux.
• D’abord, l’homme s’insère dans l’espace-animal comme observateur qui contrôle et organise
cet espace par des moyens techniques, notamment le harpon et la caméra. Si chasse il y a
aussi dans le monde animal, l’homme se distingue des animaux par le fait qu’il dispose de
moyens techniques pour chasser n’importe quel animal. Plus important encore en ce qui
concerne la logique du film animalier, il a à sa disposition les moyens de faire l’inventaire du
monde animal en images. Pirsch unter Wasser nous montre ce qu’il y a dans les eaux des
Caraïbes : le récif corallien, les petits poissons, les barracudas, le requin. Faire un inventaire,
mesurer l’espace en énumérant ce qu’il y a dans l’espace : voilà l’un des principes fondateurs
du film animalier. Ce principe est poussé à l’extrême dans Le monde du silence de Louis Malle,
premier film avec Jacques-Yves Cousteau et seul film documentaire à avoir obtenu la Palme
d’or à Cannes. Dans une scène remarquablement violente (les sensibilités ont beaucoup
changé depuis), Cousteau et ses collaborateurs font l’inventaire de la vie animale dans une
petite baie en dynamitant l’eau pour ensuite étaler les cadavres sur la plage. Parmi les
cadavres, il y a notamment un grand poisson rond rempli d’eau qui se vide lentement, mais
avec grand effet, sous l’œil impassible de la caméra. Dans cette scène, massacrer, mesurer et
filmer forment les trois volets d’un même effort coordonné d’observation et de contrôle.
• Ensuite interviennent les moments de rencontre entre l’homme et l’animal qui soulignent la
différence entre les espèces. C’est le cas de toutes les confrontations dangereuses, mais aussi
de la scène du Monde du silence où l’équipe de Cousteau rencontre une grande perche assez
curieuse qui suit les plongeurs un peu partout et commence à se comporter en animal
domestique. Loin de vouloir « comprendre » cet animal, les hommes se moquent de lui et
vont jusqu’à le mettre en cage pour restreindre temporairement ses mouvements. Encore
une fois, le thème de ces rencontres et de ces interactions est celui du contrôle et du défi :
l’homme se mesure à l’animal et s’applique à contrôler ses mouvements et ses
comportements. On pourrait dire que la même observation vaut également pour des
approches qui se veulent plus respectueuses et plus scientifiques en décrivant les animaux
dans leurs comportements et leurs habitats soi-disant naturels. En présentant les espèces
l’une après l’autre dans leurs particularités, ces films répondent implicitement à une
question du type : « qu’est-ce qu’il y a à part nous, les hommes, dans le monde ? », ce qui
revient, encore une fois, à convoquer le paradigme de la différence entre l’homme et
l’animal.
• Enfin, et à première vue paradoxalement, il y a des moments de fusion et de métamorphose
dans le film animalier où une parenté étroite entre l’homme et les animaux apparaît. Dans
Pirsch unter Wasser aussi bien que dans Le monde du silence, il y a des images qui suggèrent,
par leur composition, une certaine analogie morphologique entre plongeurs et poissons.
Dans le film de Hass, cet isomorphisme temporaire est même souligné de manière explicite
par le commentaire. Il s’agit d’un moment assez surprenant de devenir-animal de l’homme, de
perte des contours humains au profit d’une insertion dans le banc des poissons 11. Toutefois,
dans ces images, l’homme ne se fond jamais entièrement dans l’habitat des animaux. Il se
dégage plutôt de ces images une oscillation entre identité et différence 12 qui est justement
une des figures principales du travail conceptuel de la « machine anthropologique » du
cinéma animalier. L’image du devenir-animal est à la fois celle du redevenir-homme pour des
raisons aussi bien esthétiques que techniques. L’image du devenir-animal semble oblitérer la
différence entre l’homme et l’animal au niveau de la composition, mais, en même temps,
seul le dispositif technologique de l’observation du monde animal par les hommes rend cette
image possible. Au moment même où l’image questionne le dispositif, elle le réaffirme, et,
avec lui, la différence ontologique qu’il contribue à produire, par le simple fait qu’elle est là
et que nous la voyons. Même dans les rares moments de devenir-animal dans le film
animalier, la « machine anthropologique » ne cesse de travailler, c’est-à-dire de nous
rappeler les différences entre l’homme et l’animal.
11 Mais qu’en est-il des cas où l’identification du hors-champ au hors-cadre ancre
l’observation dans un espace dont l’observateur humain est nécessairement absent ?
Ces dernières années, la BBC, en collaboration avec des partenaires internationaux
comme France3 (France), ARD/ZDF (Allemagne) et Discovery Channel (États-Unis), a
commencé à produire des « mini-séries » de films animaliers entièrement composés
d’images numériques. La première grande production de ce genre fut Walking with
Dinosaurs, sorti en 1999. Imitant le répertoire stylistique du film animalier
conventionnel, Walking with Dinosaurs nous introduit dans la vie privée des sauriens
comme s’ils étaient nos contemporains. Un des sequels de Walking with Dinosaurs
s’appelle Allosaurus et raconte la vie aventureuse d’un spécimen de l’espèce éponyme.
Dans une scène du film, le saurien numérique prend la fuite devant un ennemi et se
dirige vers la caméra. Comme si celle-ci formait un véritable obstacle, le saurien bute
contre la caméra et la renverse. Dans le coin du cadre, nous voyons l’animal s’éloigner,
pendant que la caméra continue à tourner un moment. Apparemment, il n’y a personne
pour redresser la caméra. Tout cela se produit dans une séquence entièrement réalisée
par ordinateur. Un gag, bien sûr, mais plus encore. Avec grand soin, on nous montre
que, même dans l’espace virtuel de la préhistoire, le hors-champ et le hors-cadre se
confondent, à la différence qu’il n’y a personne pour occuper l’espace d’aventure
induit. Paradoxe que cette présence/absence de l’observateur humain dans le champ,
ou plutôt le hors-champ, de l’observation. Mais on a vite trouvé un moyen de résoudre
ce paradoxe inquiétant. En 2002 la BBC lança un autre film numérique, Dinotopia. Dans
ce film, un jeune explorateur (réel, non numérique) est miraculeusement transplanté
NOTES
1. André Gardies, Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Cerf, Paris, 1992, p. 107-109.
2. Il n’existe jusqu’ici qu’un nombre très restreint d’études académiques sur le film animalier,
dont notamment Derek Bousé, Wildlife Films, Pennsylvania University Press, Philadelphia, 2000 ;
Jonathan Burt, Animals in Film, Reaktion Books, Londres, 2002 ; Greg Mitman, Reel Nature. America’s
Romance with Wildlife on Film, Harvard University Press, Cambridge, 1999. Voir aussi Jean-André
Fieschi et al., L’animal écran, Centre Pompidou, Paris, 1996.
3. Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, Rivages, Paris, 2002, chapitre 9.
4. « L‘homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et
de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique
duquel sa vie d’être vivant est en question » (Michel Foucault, La volonté de savoir. Histoire de la
sexualité I, Gallimard, Paris, 1976, p. 188).
5. La notion de Zeigen, de montrer, dans sa relation avec le Sagen, le dire, apparaît chez
Wittgenstein dès le Tractatus. Cf. Ludwig Wittgenstein, « Was gezeigt werden kann, kann nicht
gesagt werden », Tractatus-logico philosophicus. Logisch-philosophische Abhandlung, Suhrkamp,
Frankfurt a. M., 1963, p. 43. Pour une discussion du film comme art qui constitue un continuum du
montrer et du dire, voir Peter Wuss, Filmanalyse und Psychologie. Strukturen des Films im
Wahrnehmungsprozess, Vistas, Berlin, 1993, p. 79 passim.
6. Le Kulturfilm est un documentaire dont la visée est éducative. Ses sources remontent aux
actualités du cinéma des premiers temps, et la Ufa l’intègre à ses activités de production dès sa
fondation, à la fin des années10. Selon une définition des années 20, « tout film à contenu culturel
qui éduque son public, améliore le niveau du peuple et qui est porteur d’un ethos constitue pour
nous (et pour ses spectateurs) un Kulturfilm » (E. Beyfuss, A.-Kossowsky, Das Kulturfilmbuch, Carl
P.Chryselius, Berlin, 1924, p. VIII). À ses débuts, le Kulturfilm représente donc une forme
d’utilisation du cinéma à des fins de Bildung, de formation et d’éducation, que l’on peut
comprendre dans le sens néo-humaniste que Willhelm von Humboldt (1767-1835) donne à ces
termes à la fin du XVIIIe siècle ( cf. Humboldt, Theorie der Bildung des Menschen, 1793). Avec
l’arrivée des nazis au pouvoir, un changement de cap a lieu dans la production des Kulturfilme.
Pour le régime nazi, le Kulturfilm est l’un des moyens les plus importants de propagande et de
promotion idéologique. Dès 1934, les propriétaires de salles sont forcés de montrer dans chaque
programme au moins un Kulturfilm. Comme le démontre Eric Rentschler, l’endoctrinement
idéologique dans les années trente et quarante passe plutôt par les Kulturfilme que par les films de
fiction, à quelques exceptions près, comme le mal famé Jud Süss de Veit Harlan (cf. Eric
Rentschler, Ministry of Illusion, Harvard University Press, Cambridge, 1996). Dans ce programme
d’endoctrinement via le Kulturfilm, les films scientifiques et biologiques produits par le
département du film scientifique de l’Ufa (fondé en 1920) jouent un rôle important. En
témoignent des films comme Der Bienenstaat de 1937 (Ulrich Karl Traugott, Ferdinand Schulz) qui
met en évidence, en prenant comme exemple les abeilles, les vertus de la discipline et de la
soumission dans l’organisation politique. Le film de Hass, malgré sa célébration de la culture du
corps cadrant parfaitement avec le programme iconographique de la propagande nazie, ne se
prête pas si facilement à une lecture idéologique de ce type. S’il y a une parenté étroite avec
l’idéologie nazie dans les travaux de Hass, elle se manifeste plutôt dans son livre (cf. note 7) que
dans son film. Le livre contient une quantité d’observations ouvertement racistes à propos de la
population noire des Caraïbes. On pourrait dire que dans la mesure où film et livre forment un
ensemble, l’attitude raciste de ce dernier s’étend aussi au film. Cependant, pour identifier les
aspects idéologiques du film, il faut le comparer à des films animaliers produits dans les mêmes
années mais dans d‘autres contextes. À cet égard, il est instructif de noter que des propos
semblables à ceux de Der Bienen-staat sont présents dans des films produits dans les années 20,
ainsi que dans des films soviétiques des années 50. Voir sur ces derniers Mitman, Reel Nature,
op.cit., p. 143-144.
7. Hans Hass, Unter Korallen und Haien. Abenteuer in der Karibischen See, Deutscher Verlag Berlin,
1941.
8. Ce roman a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation hollywoodienne réalisée en 1958 par John
Huston, un cinéaste qui avait lui-même été chasseur.
9. Je me permets ici de renvoyer le lecteur à mon article sur l’affaire Stouffer publié récemment :
« Mogeln, um besser sehen zu können, ohne deswegen den Zuschauer zu täuschen », in Montage/
av, 11/2/02, p. 87-96.
10. À propos de l’empathie avec l’animal à l’écran, voir Christine Noll Brinckmann, « Empathie
mit dem Tier », in Cinema no 42, Stroemfeld, p. 60-70. Sur la notion d’empathie elle-même, voir A.
Michotte van den Berck, « La participation émotionnelle du spectateur à l’action représentée à
l’écran. Essai d’une théorie », in Revue internationale de filmologie, t. 4, n o 13, avril-juin 1953,
p. 87-96.
11. Pour la notion de devenir-animal voir Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme
et schizophrénie II, Minuit, Paris, 1980, p. 285 passim.
12. On pourrait parler ici d’un double mouvement d’anthropomorphisation du poisson et
d’ichthyomorphisation de l’homme, mais cela irait peut-être un peu loin.
NOTE DE L’ÉDITEUR
Le texte qui suit, « Compte rendu de L’espace du cinéma », a été envoyé à son auteur
Louis Seguin. Ce dernier y a répondu par « Et pour quelques notes de plus… »
centripète), et l’écran de cinéma comme cache, comme fenêtre s’ouvrant sur un espace qui se
poursuit infiniment (mouvement centrifuge).
Cette opposition se trouve ébranlée par Seguin lorsqu’il montre que le cadre n’est spécifique
qu’à la peinture de chevalet. La fresque ou les polyptyques par exemple ne sont pas soumis à
cette règle du cadre pictural que Bazin veut ontologique. Les frontières de l’espace sont soit
évanescentes, soit démultipliées et fracturées. Ainsi, l’opposition que construit Bazin
devient moins pertinente si, comme Seguin, on prend conscience de la vision réductrice de
l’histoire de l’art qu’elle met en œuvre. Aujourd’hui, il faudrait également prendre en
compte, à la suite de Bonitzer, des peintres contemporains comme les hyperréalistes, qui,
justement, mettent en péril cette fonction du cadre3. Toutefois, on ne peut bien sûr pas
reprocher à Bazin de n’avoir pas tenu compte de développements de la peinture qui lui sont
postérieurs. Ce point témoigne de la complexité d’un discours qui se prétend ontologique.
2. Selon Bazin, l’image cinématographique aurait à voir avec la relique ou, plus précisément,
elle serait une image non-faite de la main de l’homme, une image purement indicielle :
« Pour la première fois, une image du monde extérieur se forme sans intervention créatrice
de l’homme4. ». L’image cinématographique est donc, selon Bazin, essentiellement objective.
Elle libérerait la peinture de sa volonté de produire une image rationnelle du monde et lui
permettrait de se détacher de ses velléités réalistes et de la perspective. La peinture
recouvrerait ainsi la liberté, le paradis de l’art médiéval.
Seguin montre, avec l’apport d’Erwin Panofsky, que ces catégories ne sont pas pertinentes et
qu’elles reposent sur une connaissance lacunaire de la peinture. La perspective médiévale
n’a rien de moins rationnel que celle mise au point à la Renaissance. Selon Seguin, cette
position est une « bévue » théorique et, de manière plus générale, il reproche à Bazin la
fragilité des fondations de son édifice théorique, son caractère « marécageux ». On sent chez
lui une volonté de « tuer le père » pour pouvoir asseoir ses propres théories. Le caractère
idéaliste de la théorie de Bazin n’a pas attendu Seguin pour être sérieusement remis en
cause5. Le cinéma n’est donc pas cette épiphanie du réel, il est pure représentation, au même
titre que la peinture.
3 Les frontières entre peinture et cinéma ne sont donc plus aussi tranchées : les
distinctions telles que centrifuge / centripète ou « fait-de-la-main-de-l’homme » /
geste divin sont détruites dans leur fondation même et l’on entre dans une théorie qui
n’a plus besoin de promouvoir les spécificités du cinéma par rapport aux autres arts.
Pour Seguin, l’espace du cinéma, à l’instar de celui de la peinture, ne se construit que
sur l’écran, il est centripète. Le cinéma n’est pas un jeu de cache-cache, tout ce qui doit
être montré l’est sur l’écran. Le cinéma ne diffère rien, il ne se déporte pas dans un
espace infini qui serait le hors-champ. « Au cinéma, tout est sur l’écran et nulle part
ailleurs. Il n’y a rien devant lui que ce qui force l’espace du cadre » (Seguin, op. cit.,
p. 47). On entre ici dans le vif de la conception de « l’espace du cinéma » que propose
Louis Seguin.
4 Seguin veut en finir avec le mythe de « la robe sans couture de la réalité » qui veut que
champ et hors-champ coexistent en toute continuité et homogénéité. Ce système est
ainsi synthétisé par Bazin :
« Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons qu’il échappe
au champ visuel, mais il continue d’exister, identique à lui-même, en un autre point
du décor, qui nous est caché6. »
5 Cette idée d’un espace qui se prolonge infiniment au-delà du cadre, d’où les
personnages entrent et sortent et dans lequel ils continuent d’exister en d’autres
endroits invisibles, est pour Seguin une défaillance de la pensée : « Le hors-champ
appartient au bon sens. Il est, comme lui, la chose du monde la mieux partagée »
(op. cit., p. 117). Il serait une sorte de tranquillisant théorique destiné à se protéger de
l’étrangeté de l’écran. Le hors-champ est un leurre conçu pour détourner l’attention.
Pascal Bonitzer relève aussi cette fonction de détournement du hors-champ en tant que
construction idéologique et la dénonce dans une approche politique 7. Selon lui, le hors-
champ est utilisé par l’idéologie dominante (« petite-bourgeoise ») pour court-circuiter
la matérialité du cinéma, c’est-à-dire tout ce qui pourrait entraver la consommation
jouissive des films. C’est un leurre qui masque ce que le cinéma veut vraiment cacher,
son « espace de production » (espace de la caméra, du preneur de son, etc.). Cet
appendice théorique qu’est le hors-champ entraîne le cinéma à se nier en tant que
médium :
« Dans le système de cet espace, on a donc affaire comme aux deux faces d’une
même opération 1. à un geste d’exclusion radical (forclusion de la matérialité de la
scène filmique) 2. à l’investissement de l’espace d’exclusion d’une réalité fictive,
continuant l’espace du champ8. »
6 La matérialité filmique est rejetée hors du cadre (en fait juste à côté, tout contre le
cadre) et la béance ainsi creusée se voit maquillée par le hors-champ qui laisse ainsi le
spectateur dans la méconnaissance du processus cinématographique. Cette
méconnaissance est la caractéristique, selon Bonitzer, d’un cinéma qui corroborerait le
discours dominant petit-bourgeois.
7 Seguin et Bonitzer dénoncent ainsi tous deux le hors-champ comme leurre. Pour l’un,
c’est « l’anesthésique de la théorie, ce qui permet de se tranquilliser et de s’endormir,
de se retirer au calme, au large, loin des tracas, des inquiétudes et des étrangetés de
l’écran » (op. cit., p. 117), pour l’autre c’est un moyen de pression idéologique. On peut
remarquer encore qu’entre le « bon sens » et l’idéologie « petite-bourgeoise », il n’y a
qu’un pas. Reste posée la question de ce qui est découvert lorsque l’on dénonce et
déchire « ce bâtard surdoué » (Seguin, op. cit., p. 97) qu’est le hors-champ.
8 Pour Seguin, l’espace du cinéma est clos, circonscrit. Il se termine sur les bords de
l’écran. L’espace, au fur et à mesure qu’il se rapproche du cadre, se distend. Il subit une
distorsion et devient flou. Il se replie sur lui-même dans une « physique implosive » 9
pour ne s’intéresser qu’à son milieu. Le cinéma n’est pas un jeu de « cache-cache ».
L’écran détermine le cadre dans lequel tout doit s’inscrire et au-delà duquel plus rien
n’a le droit d’exister, plus rien ne doit être déporté. Le cinéma n’est pas un « spectacle
du monde » (Seguin, op. cit., p. 60), c’est le spectacle d’un univers propre et cohérent qui
s’inscrit entièrement dans le rectangle délimité par le cadre.
9 Cet espace centripète s’organise donc entre ces limites floues et distendues qui cernent
l’écran. Seguin utilise le modèle de la marge des manuscrits romans du XIII e siècle pour
expliquer le statut et le fonctionnement de ce pourtour trouble. Ces textes s’entourent
effectivement d’une sorte de « forêt primitive, un théâtre de l’inextricable hanté par les
gnomes et les dragons » (op. cit., p. 57). Les bords de la page se peuplent d’une
végétation tentaculaire et de créatures étranges. Ces marges, sorte de négatif du texte,
sont du ressort de l’irrationnel. C’est depuis ces marges, en périphérie du texte, que le
blasphème, le sexe et la mort viennent hanter le corps même des écrits les plus
respectables. Ces marges sont le lieu indéterminé, irréel et carnavalesque qui « cerne et
ouvre l’abîme de la figure » (op. cit., p. 58). Elles ne sont pas foncièrement constitutives
du texte, mais elles en sont pourtant inséparables et exercent une influence sur lui. Le
cinéma fonctionnerait de la même manière. Plus l’espace se rapproche du cadre
(entendu comme limite), plus il se contorsionne, se cambre et se replie sur lui-même.
C’est de cette courbure, de cette zone indistincte que les personnages naissent et
meurent dans un incessant mouvement de résurrection. Les personnages, les décors, la
nature s’enfoncent et émergent de ce néant « comme des diables de leurs boîtes »
(op. cit., p. 95). Lorsque ce qui est vu disparaît, il n’est pas mis en réserve dans les limbes
d’un quelconque hors-champ, il est privé d’existence, de présence, il meurt, il
s’engouffre dans l’épaisseur insaisissable de cette zone frontière.
10 Il y a une part de mystère et de magie dans le fonctionnement de ce sas qui rappelle les
tours de prestidigitation de Méliès et son esthétique de la « saute » 10. Peut-être aussi
que cet aspect irrationnel de l’approche de Seguin pourrait trouver une résonance dans
les travaux d’Edgar Morin. L’analyse de Seguin pourrait être comprise comme une
topographie de la « perception magique » que théorise Morin. Ce serait une manière de
nouer (de ramener sur un même plan) l’image cinématographique et sa perception
spectatorielle magique pour en dessiner une cartographie. Seguin ne ferait qu’explorer
cette « magie latente de l’image »11 et dresser un carnet de bord des nombreux rapports
que l’image entretient avec le rêve, la névrose, la régression, le merveilleux, la folie. Il
rapatrie dans le champ théorique les mécanismes de réception dégagés par Morin.
Seguin joue la perception magique contre Bazin : « la trame des rêves n’est pas faite de
la même étoffe que la robe sans couture de la réalité ; elle se déchire, se coupe, se
recoud et s’ourle » (op.cit., p. 107). Cette position, à mi-chemin entre une sorte de
« psycho-mécanique » de la réception et une approche plus esthétique de l’image
cinématographique rappelle celle de Gilles Deleuze qui, avec ses « automates
psychologiques et spirituels » ainsi que ses circuits tendus entre le cerveau du
spectateur et l’écran, retrouve certaines intuitions de Morin ainsi que les recherches de
Jean-Louis Schefer12. Plus généralement, c’est peut-être une volonté de définir un
nouveau spectateur qui ne serait plus strictement assimilé au « sujet psychologique ».
C’est l’idée que le statut du spectateur (son expérience) ne serait pas épuisé par une
lecture psychanalytique, dont les outils théoriques ont été sérieusement remis en cause
(par Deleuze notamment), et qu’il faudrait en appeler aux modèles du « mannequin »,
de l’automate, de la machine ou de « l’homme mécanique et sans naissance » 13. On voit
ici ce désir, partagé par Seguin, d’éviter l’utilisation trop mécanique des théories
psychanalytiques dans l’étude conjointe du statut du spectateur et du film. Le véritable
enjeu est de percer l’organisation des circuits qui sont inventés et tracés par le cinéma
dans la matière indifférenciée qu’est le cerveau, étant donné que ces chemins ne sont
pas préexistants. Deleuze synthétise ainsi cette perspective : « Ce qui m’a intéressé dans
le cinéma, c’est que l’écran puisse y être comme un cerveau14. »
11 Si le « bon sens » (ou l’idéologie petite-bourgeoise) a enfanté le hors-champ, c’est peut-
être pour se protéger de cet irrationnel, se distancier de cette magie qui, selon Morin,
est constitutive du cinéma. C’est cela le tranquillisant : la volonté de ne pas voir tout ce
qui hante l’écran et qui représente un véritable danger. C’est aussi ce que découvre
Bonitzer lorsque, le voile du hors-champ levé, il est confronté aux trous et aux béances
qui ne sont plus masqués. Qu’est-ce qui fait retour par ces trous ? « Les fantômes du
regard et de la voix qui hantent et hallucinent les bords de l’image » 15. Lui aussi se
retrouve face à cet espace indéterminé camouflé par le hors-champ, mais c’est avec le
concept du « stade du miroir » élaboré par Jacques Lacan qu’il appréhende cette zone
floue jusque-là cachée16. Le hors-champ serait, selon Bonitzer un « lieu d’incertitude et
d’angoisse » car, au même titre que le corps de l’enfant lorsqu’il n’est plus reflété par
un miroir se disloque et se morcelle, il est impossible de savoir si les personnages,
lorsqu’ils franchissent la limite du cadre, n’explosent et ne se désagrègent pas non plus.
Au-delà des limites du cadre règne donc un monde hostile et inconnu, hanté par le
morcellement des corps, la mort et des fantômes. Bonitzer ne va néanmoins pas aussi
loin que Seguin et ne se détache jamais vraiment d’une certaine idée de hors-champ.
Lorsqu’il parle du son, il propose même une définition très conventionnelle du hors-
champ comme étant homogène au champ et il rejoint (ou a été rejoint par) les
distinctions traditionnelles entre son hors-champ et son off que Michel Chion explorera
ultérieurement17 et que Deleuze utilisera pour composer son image-mouvement 18.
Pourtant, lorsqu’il parle de l’anamorphose comme « arrière-monde de la
perspective »19, il est difficile de ne pas faire un rapprochement avec cette courbure,
cette déformation géométrique que subit l’espace lorsqu’il se rapproche de ses limites.
Cette distorsion théorisée par Seguin serait l’arrière-monde de l’espace filmique, son
au-delà non déporté, non différé mais ancré dans la chair même de l’image.
L’anamorphose ne se révèle pleinement que lorsqu’elle est reconstituée par le
spectateur. On retrouve ici une position théorique à cheval sur une ontologie de l’image
cinématographique et une approche presque géographique de la réception du cinéma.
Cet au-delà radical ne réside pas dans la continuité du monde extérieur (le hors-
champ), il est « un dehors plus lointain »20, absolu, qui hante le cœur même de l’image.
Deleuze et Bonitzer anticipent ici cet « ourlet » évoqué par Seguin, cette idée que
l’ailleurs n’est pas rejeté au-delà du cadre mais qu’il est un repli de l’image et qu’on ne
peut pas l’en dégager.
12 Le cinéma selon Seguin ne s’appuie pas sur la réalité du monde et l’espace filmique n’a
rien à voir avec celui du réel. Il construit un univers propre qu’il encastre entièrement
dans le cadre et qu’il force à ne se déployer nulle part ailleurs. Ce monde est conçu
comme la volonté d’un auteur qui construit avec chaque mouvement de caméra,
chaque plan un espace idéal et chaotique qui ne doit rien à la réalité. « L’extérieur est
rejeté vers la nostalgie de la transparence », ce qui importe, c’est cet enfermement,
« cette clôture où le lieu et le récit se redoublent »21, ce caractère claustrophobique et
névrosé de l’espace au cinéma que Seguin décrit comme suit :
« La représentation s’enferme derrière sa frontière. […] Elle se replie à l’intérieur de
ses limites et jouit de sa schizophrénie jusqu’à accepter l’issue catatonique de son
repli22. »
13 Le cinéma se barricade et s’entoure d’un champ de mine. Quiconque voudra s’aventurer
au-delà du cadre et se mêler ainsi aux affaires du film se verra puni. Il n’y a pas
d’intermédiaire entre la fiction et le réel, pas de limbe ou de réserve qui pourrait servir
de refuge. « Inutile de regarder le film si vous ne suivez pas les règles, si vous
n’admettez pas que vous vous taperez la tête contre les murs si vous voulez en (sa)voir
trop » (Seguin, op. cit., p. 107). L’espace, la fiction et le spectateur se redoublent en une
seule féerie irrationnelle. C’est presque un mot d’ordre épistémologique : il faut
concentrer tous les niveaux d’analyse sur un seul et même plan.
14 Si Seguin récuse l’existence même du hors-champ, Deleuze, dans un premier temps, lui
concède une existence, lorsqu’il parle de l’image-mouvement. Celui-ci est peuplé de
cette présence spécifique au sonore, il est séparé en un hors-champ relatif et un hors-
champ absolu, l’à-côté et l’ailleurs.
« Tantôt le hors-champ renvoie à un espace visuel, en droit, qui prolonge
naturellement l’espace vu dans l’image, […], tantôt, au contraire, le hors-champ
témoigne d’une puissance d’une autre nature, excédant tout espace23. »
15 Il rejoint les analyses de Bonitzer ou de Chion sur la répartition du son en in, hors-
champ, off ou encore off-off. Tout cela présuppose une dynamique extensive où le
champ est prolongé par un hors-champ qui se construit en fonction de l’image visuelle.
Le sonore est subordonné au visuel et l’espace s’articule de manière dialectique entre le
champ et le hors-champ. On est ici en terrain connu et sécurisé. Mais cette approche
n’est valide selon Deleuze que pour l’image-mouvement.
16 Il en va autrement de l’image-temps24.
« Il n’y a plus lieu de parler d’un prolongement réel ou possible capable de
constituer un monde extérieur : nous avons cessé d’y croire, et l’image est coupée
du monde extérieur25 ».
17 Deleuze rejoint donc le camp de ceux qui ne veulent plus de cet appendice rationnel
qu’est le hors-champ. L’image perd ses « coordonnées euclidiennes » et sombre dans
l’indéterminé. En fait, c’est avec l’autonomisation de la bande sonore, sa dissociation
d’avec l’image visuelle, la mise à mort de la redondance qui caractérisait leur relation
qu’elle devient une « image sonore », disjointe de « l’image visuelle ». Le son n’est plus
une composante de l’image visuelle, il acquiert désormais son propre cadrage,
indépendant de celui de l’image.
« Il n’y a donc plus de hors-champ, pas plus que de sons off pour le peupler. […]
Maintenant l’image visuelle a renoncé à son extériorité, elle s’est coupée du monde
et a conquis son envers, elle s’est rendue libre de ce qui dépendait d’elle.
Parallèlement, l’image sonore a secoué sa propre dépendance, elle est devenue
autonome, a conquis son cadrage. A l’extériorité de l’image visuelle en tant que
seule cadrée (hors-champ) s’est substitué l’interstice entre deux cadrages, le visuel
et le sonore, la coupure irrationnelle entre deux images, la visuelle et la sonore 26. »
18 Ainsi, dans l’entrelacement de ces deux images se construit la véritable image
audiovisuelle travaillée non plus par un hors-champ qui est mort, mais par cette
coupure irrationnelle qui parcourt les limites des deux cadrages. L’organisation
classique et logique du champ / hors-champ est remplacée chez Deleuze par cette
coupure irrationnelle. Les thèses de Seguin, même si elles ne se superposent pas à celle
de Deleuze, en offrent une certaine résonance.
visuel. Le son subit la domination de l’image. C’est nier que les sirènes évoquées
creusent des galeries, tracent des circuits dans l’espace mental représenté, dans la
matière indéterminée du cerveau.
20 Lorsqu’il appréhende le son, on dirait que Seguin perd de vue le spectateur. Le son ne
prolonge pas l’espace sous forme de hors-champ certes, mais il lui ajoute des bras
tentaculaires. Il dessine des couloirs labyrinthiques et creuse des siphons caverneux.
L’espace perçu déborde le cadre sans pour autant en appeler à une continuité. L’espace
du cinéma se décolle de l’écran et vient s’incruster, polymorphe (ni rectangulaire ni
plat), dans notre cerveau. Cet espace mental est clos. Il ne se poursuit pas infiniment. Il
s’arrête là où l’auteur cesse de créer des circuits, là où la représentation se termine et
c’est face à cette limite, non à celle du cadre, que l’espace se recroqueville sur lui-même
et qu’il se fait envahir par cette étrange population de monstres, de fantômes et de
gnomes. Franchir cette frontière qui ne se superpose pas aux limites du cadre, c’est se
retrouver dans les coulisses, nez à nez avec le preneur de son, la caméra, l’acteur ou
celui qui l’a doublé en français. Seguin lâche le spectateur (sa perception) là où Deleuze
concentre en une seule membrane sensible le son, le cerveau et l’écran. Deleuze mène à
son terme une volonté de désacralisation que l’on trouve également chez Seguin en
remplaçant le lien classique et bazinien œil-nature par cette nouvelle proposition
cerveau-écran.
21 Cette négligence de la question du son est révélatrice de la démarche générale de
Seguin. Il considère que l’espace a toujours été subordonné au temps et le premier
chapitre de L’espace du cinéma est consacré à illustrer cette prédominance dans
l’histoire de la philosophie avec trois exemples : Descartes, Spinoza et Kant. Par
extension, il voit dans les discours portés sur l’espace au cinéma le même rapport de
force. La peinture n’est pas un art du temps. Le cinéma occuperait cette place, à côté de
la pensée et de l’esprit. L’espace siège lui entre le corps et la matière. Seguin veut
renverser cette hiérarchie et cette volonté sous-tend toute son analyse. Le
rapatriement de l’espace filmique à l’intérieur du cadre et sa superposition avec
l’espace pictural est un mouvement qui tend à libérer cet espace de la tutelle du temps.
C’est Noël Burch qui fait subir à l’espace ses pires humiliations, avec le devenir champ
du hors-champ, cette manière de construire l’espace dans la succession où finalement
Burch ne parle plus que de temps27. L’espace chez Burch n’est défini qu’en relation avec
l’entre-plan, il est toujours à chercher dans le plan suivant, derrière l’image, dans ce
sixième segment du hors-champ qui se cache derrière l’horizon. L’espace se dissout
dans le temps et Burch se voit contraint, pour forger ses « types de rapport entre
l’espace d’un plan A et celui d’un plan B », d’analyser tout plan dans la succession de
tout le film, avec des catégories telles que « continuité », « discontinuité » et
« manifestement proche »28.
22 Livio Belloi reprend à son compte, peut-être malgré lui, cette manière de dissoudre
complètement l’espace dans le temps lorsqu’il détourne le concept de l’idée hégélienne
pour, en fait, le superposer assez mécaniquement aux théories de Burch 29.
23 Revenons à Seguin qui note : « Le hors-champ est le complice du temps. Il le fait passer
par la porte de service. Il le sort de l’espace pour lui permettre de se replacer, de
reprendre les marques de sa domination » (op. cit., p. 55). C’est en cela que le son pose
problème dans la réflexion de Seguin, en ce sens qu’il est comme le messager du temps,
son garant ou son métronome. La musique, le continuum sonore se déploie dans la
durée et se soumet au « temps réel » qu’il est supposé chronométrer. Dans ce putch
auquel s’emploie Seguin, le son fait figure de résistant. Il est le bras droit du temps qui
ne se laisse pas soumettre. C’est aussi ici que le travail de Deleuze va dans une autre
direction, il ménage, lui, un espace où le temps pourra s’épanouir pleinement. Et ce
n’est pas pour autant que Deleuze reconduit la dictature du temps, c’est par l’espace qui
se détache du monde, qui perd ses liens (« sensori-moteurs ») avec l’extérieur et qui
devient quelconque, que peut apparaître une image directe du temps. C’est justement
lorsque l’espace ne se soumet plus au temps mécanique et automatique (reconstitué) de
l’image-mouvement, qu’il peut faire entrer en son sein (pas par la porte de service) une
image pure du temps. On voit donc qu’il n’est pas si intéressant d’inverser
mécaniquement les rapports de force si l’on reste dans une dynamique de la tyrannie.
L’analyse de Seguin aurait gagné en finesse si elle n’était pas aussi déterminée par la
volonté de soumettre et d’humilier à son tour le temps. Seguin s’explique sur ce
renversement :
24 « Cette révolution n’est pas un dîner de gala, même si elle reste formelle. Elle implique
un retournement de l’idée que l’on se fait ordinairement du cinématographe. Elle invite
à se replier, à soutenir un siège, à se concerter sur un espace qui a été privé de ses
alibis, de ses utopies, des sorties que lui ouvraient la maîtrise du temps et la création
divine. Le cinéma n’imite pas, contrairement à ce qu’avait pu supposer André Bazin, le
geste surhumain, inhumain, du Dieu créateur. Il doit en rester […] à l’immanence de son
spectacle » (op. cit., p. 45-46). Seguin veut en finir avec ce « réalisme théologique du
hors-champ »30, symptôme de cet assujettissement de l’espace dans le champ théorique.
Le concept de « cartographie » évoqué plus haut et la topographie sont bien les outils
d’une étude de l’espace, un travail de géomètre qui n’a pas de compte à rendre au
temps. Seguin nous exhorte à parier sur la géographie. La géographie contre l’histoire,
l’espace contre le temps. Cette manière de toujours construire son analyse contre, cette
volonté de révolution, amène peut-être Seguin à une position trop tranchée pour être
nuancée.
25 Pourtant cette approche, ces résonances trouvées dans la peinture, ces importations de
concepts philosophiques, cette espèce d’épaisseur fantomatique à laquelle il nous
confronte et son style trouvent une consistance tout autre que certaines autres
théories. La lecture de la synthèse historique de Livio Belloi, par exemple, se
métamorphose parfois en celle d’un manuel de marketing contemporain. Il est toujours
question de « dynamiser l’espace » et de « l’animer », comme si le cinéma devait
prouver sa motivation dans le cadre d’un entretien d’embauche (« Quels sont vos trois
points forts ? Dynamisme, fusion, continuité. »). L’approche de Seguin, comme celle de
Deleuze, insuffle au domaine des théories sur le cinéma un certain renouvellement.
C’est qu’ils ne se contentent pas de retourner, de retrousser ou de reconduire les
concepts qui forment le fonds de commerce de l’histoire de la théorie du cinéma. Ils
importent et font concerter des concepts empruntés à d’autres domaines en même
temps qu’ils mettent en examen les outils et les « acquis » de la théorie. Ces lectures
permettent de sortir du vase clos que forme le corpus traditionnel des études sur le
hors-champ.
NOTES
1. Louis Seguin, L’espace du cinéma (Hors-champ, hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres, Toulouse, 1999.
2. André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, Cerf, Paris, 1999.
3. Pascal Bonitzer, Le champ aveugle. Essais sur le cinéma, Gallimard, 1982, Paris, p. 115.
4. Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 13.
5. Voir entre autres la polémique autour des « effets produits par l’appareil de base » dans les
années 70 ; entre ceux qui considèrent le dispositif comme étant purement idéologique (Jean-
Louis Baudry, Jean-Louis Comolli,…) et ceux qui voient la caméra comme idéologiquement
neutre, objective (Jean-Patrick Lebel, Jean Mitry,…).
6. Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 160.
7. Pascal Bonitzer, « Hors-champ (un espace en défaut) », in Cahiers du cinéma, n o 234-235, décembre
1971-janvier/février 1972.
8. Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., p. 117.
9. Louis Seguin, « Aux distraitement désespérés que nous sommes… » (Sur les films de Jean-Marie Straub
et Danièle Huillet), Ombres, Toulouse, 1991, p. 22.
10. Livio Belloi (Poétique du hors-champ, Revue belge du cinéma, n o 31, 1991) organise toute son étude
autour des concepts de dedans et de dehors, et établit les relations qu’ils entretiennent (trois
régimes : l’empreinte, l’adresse et le passage) au fil de périodes rigidement tranchées dans
l’histoire. Il dégage, entre autres, le cinéma du dedans qui s’organise sans aucun extérieur, qui se
présente, autonome, comme le cube théâtral. La saute temporelle qui permet à la magie
d’advenir serait le dehors, le hors-champ inscrit au sein de l’image.
11. Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Minuit, Paris, 1978 [1956], p. 118.
12. Jean-Louis Schefer, L’homme ordinaire du cinéma, Gallimard, Paris, 1980.
13. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 343.
14. Gilles Deleuze, Pourparlers, Minuit, Paris, 1990, p. 204.
15. Pascal Bonitzer, Le champ aveugle, Essais sur le cinéma, op. cit., p. 107.
16. Pascal Bonitzer, Le regard et la voix. Essais sur le cinéma, UGE (10/18), 1976, dans l’article « Des
hors-champs ».
17. Michel Chion, Le son au cinéma, Éditions de l’Etoile, Paris, 1994.
18. Le regard et la voix, dans l’article « Les silences de la voix », p. 31.
19. Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. Décadrages, Editions de l’Etoile, Paris, 1985, p. 58.
20. L’image-temps, op. cit., p. 363.
21. « Aux distraitement désespérés que nous sommes… », op. cit., p. 35.
22. Id., p. 132.
23. L’image-temps, op. cit., p. 306. Plus loin (p. 361) : « C’était le double aspect de l’image-
mouvement, définissant le hors-champ : d’une part elle communiquait avec un extérieur, d’autre
part elle exprimait un tout qui change. Le mouvement dans son prolongement était la donnée
immédiate, et le tout qui change, c’est-à-dire le temps, était la représentation indirecte ou
médiate ».
24. Même si Deleuze ne le dit jamais explicitement, l’image-temps recueille toutes ses faveurs car
elle est en quelque sorte la seule qui réalise les possibilités immanentes à l’esthétique du cinéma.
25. Id., p. 362.
26. Id., p. 328.
27. Noël Burch, Une praxis du cinéma, Gallimard, 1986, p. 39-58.
28. Id., p. 28 et 29.
29. Revue belge du cinéma, op. cit., p. 42-46. Les trois temps de l’idée dans le système de pensée du
mouvement de Hegel seraient répartis ainsi : l’en-soi serait le plan inaugural du film et plus
particulièrement toute la virtualité qu’il programme (cette virtualité spécifique au premier plan
est primordialement et entièrement contenue dans le hors-champ) ; lorsque cette virtualité
s’actualise (entendre passe du hors-champ au champ), elle est être-là. Finalement, chaque fois
qu’une virtualité est découverte, matérialisée, elle engendre une nouvelle virtualité, un nouveau
germe. Ce mouvement (le pour-soi) se propage en boucle jusqu’au plan final, en-soi qui
programme des virtualités impossibles.
30. « Aux distraitement désespérés que nous sommes… », op. cit., p. 115.
1 Donc – c’est une conclusion mais provisoire, toujours à réviser, jamais forclose, rejetée,
toujours béante, car tout laisse à prévoir qu’on n’en aura jamais fini de repasser par
l’ouverture, de répéter le scandale de l’ingérence – il faut, puisque Leo Ramseyer y
invite, revenir « encore » sur le « hors-champ », quitte à changer de ton. « Réfléchir les
miroirs », comme y invitait (non, ce n’est pas Jean Cocteau) Jacques Rigaut. Car le
chemin de la pensée ne passe pas par l’accumulation du « davantage » mais par le
retournement, la révolution. Ce « désir » de révolution qui est si insupportable aux
contempteurs essoufflés de la « pensée 68 », les Luc Ferry et autres Jean Clair.
2 Donc, le cinéma invente son propre espace, sans avoir à puiser dans l’univers bien
organisé que nous aurait fourni, clé en main, la Création. C’est, plus précisément, un
espace qui lui est propre, non pas parce qu’il l’aurait acquis, qu’il aurait sur lui un droit
de propriété, mais parce qu’il l’appréhende. L’invention doit être prise au pied de sa
lettre. Elle est le « invenire » du latin, elle y vient, elle s’en mêle. Il y a, dans l’histoire de
la philosophie, deux espaces parallèles et dont le parallélisme pose d’autres questions.
L’un qui est placé du côté de la science appliquée et de la technique, de la géographie,
de l’arpentage d’une terre que l’on peut mesurer et dont on peut faire commerce, qui se
calcule et qui s’échange, où l’on peut se déplacer et que l’on peut connaître, qui a ses
lois et sa triangulation et puis l’autre, qui est du côté de l’origine. Edmund Husserl, dans
L’Origine de la géométrie : « Nous comprenons […] son mode d’être persistant : il ne s’agit
pas seulement d’un mouvement procédant d’acquis en acquis, mais d’une synthèse
continuelle en laquelle tous les acquis persistent dans leur valeur, forment une totalité,
de telle sorte qu’en chaque présent l’acquis total est, pourrait-on dire, prémisse totale
pour les acquis de l’étape suivante. »1 Ou bien encore, un degré plus avant, c’est-à-dire
plus loin, avec Martin Heidegger : « C’est seulement parce que l’être est dévoilé qu’il
devient possible à l’existant de se manifester. »2 La philosophie pose et repose sans
cesse la question et le Dieu créateur a été inventé pour ne plus avoir à la poser, pour
l’effacer du tableau. Dieu console la pensée de sa paresse. Le hors-champ est une
manière, au cinéma, de ne plus (se) poser la question dans le moment même où elle se
pose, où André Bazin l’a posée.
3 L’espace du cinéma est une tentative pour la réitérer, pour maintenir la béance de la
porte contre la pression du Créateur qui pousse pour la refermer. Il s’agit de savoir que
cette question se pose derrière toute autre question, qu’il s’agisse du cadre, du champ
et de la profondeur, de l’image-mouvement ou de l’image-temps. Et les grands cinéastes
sont ceux-là qui (se) posent, dans chacun de leurs films, la question de l’apparition et de
son émerveillement premier. Ou bien, si l’on préfère relire Tout comme au jour de fête… :
« L’ivresse à nouveau se sent, / Elle, la Toute-Créatrice, encore une fois. » 3 L’ivresse de
Noé était un défi au « Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». Ou bien, si l’on
préfère, la détresse et l’imploration vengeresse de l’orphelin.
4 L’Homme, en inventant Dieu, lui a offert la demeure d’un espace sans limites, la « robe
sans couture », indéchirable, de l’infini et de l’éternité dont parle l’évangéliste Jean
(19,23). Et puis, de l’autre côté, dans la proximité d’un matérialisme païen, il y a les
dieux trop humains et l’historien Hérodote qui explique dans ce qu’il appelle une
« parenthèse » (une « parenthèkè », une digression si l’on veut) que ce sont les Egyptiens
qui ont appris à mesurer la surface de leurs champs pour métrer ce qui éventuellement
avait été emporté par les crues du Nil et pour ne pas avoir à payer les impôts fonciers
afférents : « Il me semble que c’est de là que provient l’invention de la géométrie que
les Grecs ont ensuite récupérée. »4 L’origine de la géométrie se confond-t-elle avec
l’invention du cadastre ? Le cinéma n’échappe pas à la contradiction ; il est lui aussi
coincé entre la fiscalité, l’arpentage, la machine de Brunelleschi, les traités de Girard
Desargues sur la perspective et l’hypothèque divine du « hors-champ ». Où en est, dans
cette aporie de la pratique et de la théorie, le « réel » qui se filme ? Du côté de la
théologie ? Du côté d’un matérialisme engelsien, d’une Dialectique de la nature ? Ou si
l’on préfère, comment la géométrie peut-elle être, comme dit Emmanuel Kant, « la
science de toutes les espèces possibles d’espaces » ?
5 Martin Heidegger, dans L’art et l’espace :
« L’art comme plastique : non une prise en main de l’espace. La sculpture ne serait
pas un débat avec l’espace.
La sculpture serait alors une incorporation des lieux qui, ouvrant une contrée et la
prenant en garde, tiennent rassemblés autour d’eux quelque chose de libre qui
accorde à toute chose séjour et aux hommes habitation au milieu des choses 5. »
6 Pas de début, pas de création, pas d’intervention divine, pas de loi. Mais comment, au
cinéma, le film s’incorpore-t-il dans l’ouverture de l’écran, dans cet espace dont il se
saisit, qui ne peut appartenir de droit à personne, et surtout pas à un Créateur
suprême, mais où il se donne quand il se projette. Comment s’installe, habite, une
politique des auteurs, autrement dit, pour les cinéastes, une manière d’exiger un droit de
cité, d’être les citoyens de cette polis, les sujets de cette administration et de sa
profondeur6 ? Serge Daney et Jean-Claude Biette, dont l’absence se fait également
sentir, s’obstinaient (c’est le rôle que cherche à tenir, difficilement, la critique) à
découvrir dans les films, une expérience vécue, rêvée ou inventée du monde.
L’« expérience », ici, n’a rien à voir avec la déduction et l’enseignement. Elle est cette
aptitude singulière de l’entendre, d’arracher pour le replacer ce qui s’installe, comme
lorsque Friedrich Nietzsche dit que « la vie pourrait être une expérience de celui qui
cherche la connaissance ». Car c’est bien là la question que pose, par défaut, dans sa
marge, la « théorie du hors-champ », de cet espace qui n’existe pas davantage qu’il n’y
avait de temps avant le big-bang, avant l’explosion et son vacarme.
7 À commencer, justement, par le son. Y a-t-il une localisation du son ? Le son est-il
assigné à résidence sur l’écran ? Autrement dit, relève-t-il, comme le décor et les
comédiens, d’une mise en scène ? Le problème a été longuement discuté et ses
conclusions définies, en particulier par Michel Chion7, mais il faut bien conclure que
tous les effets d’« élargissement » du son rejoignent les effets d’« élargissement » de
l’image. Si distendu soit-il, le champ sonore épouse le destin du champ visuel ; il reste
confiné dans ce qu’il élargit. Là encore, on peut relire Martin Heidegger.
8 Le son est la négation constante du hors-champ. Même si l’on ne voit pas la personne
qui parle, ou qui chante, ou encore ce qui fait du bruit ou de la musique, le son ne peut
passer que par l’écran. Quel que soit son appareillage (enceintes multiples ou
écouteurs), il vient toujours de là. Il est toujours lié à la présence. Il est toujours
monophonique, et c’est bien pourquoi Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, même pour
leur usage personnel, refusent la stéréo. Il est enfermé dans la solitude de la projection.
À caméra unique, micro unique, quitte comme Louis Hochet à aller chercher dans les
caves de la Radio de Francfort le micro indispensable que les progrès de la technique
avaient rendu obsolète. C’était toutefois avec cet instrument d’un autre âge qu’il allait
pouvoir enregistrer à la perfection, « épaisseur » incluse, la musique et les paroles de
Du jour au lendemain d’Arnold Schönberg, y compris, ce qui n’est pas rien, lorsque les
musiciens s’accordent avant le générique et qu’il y a encore du « désordre », puisque
Michael Gielen8 n’en a pas encore pris la « direction ». C’est là, dans ce « là » que le
cinéma se donne le « la », qu’il apprend que le son, et à plus forte raison la musique,
n’ont pas de hors-champ. Le bruit, la voix ou la mélodie ont des sources et ils y sont
liés. Ils passent par les corps, les objets ou les instruments. On ne s’y baigne pas, on n’y
plane pas comme voudrait le faire croire l’imbécillité contemporaine, on les écoute. Le
reste, c’est du commerce et la voix du Père éternel qui résonne sur l’univers. Dieu est
un représentant en sound system.
9 Il faudrait voir et revoir un film de John Farrow (c’était, selon Jean-Pierre Coursodon et
Bertrand Tavernier, son préféré) qui vient de repasser à la télévision, sur « Ciné-
Classic », Alias Nick Beal, de 1949, dont le titre a été traduit par Un pacte avec le diable,
très maladroitement parce que le nom du Malin n’est jamais prononcé et qu’il y a juste
une allusion à son pseudonyme Old Nick. Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier
écrivent : « La mise en scène de Farrow […] utilise une multitude de variations sur les
entrées et les sorties (toujours insolites mais jamais délibérément ‹ surnaturelles ›) de
Ray Milland. »9 Le tentateur, en fait, surgit de nulle part ; c’est un être infernal, il sort
directement de l’enfer sans s’être faufilé dans un repli de la Tunique. Il n’entre même
pas dans le champ ; c’est le champ qui vient à lui et qui achoppe sur sa présence, il n’est
pas là, dans les limbes, à attendre qu’on l’appelle. L’Île des âmes perdues, où il entraîne
ses victimes, ne figure sur aucune carte. Elle est là ; quelque part, dans la profondeur de
l’écran ou dans l’abîme de son pourtour, au-delà du brouillard qui a envahi la toile.
Parabole de la situation des comédiens : ils sont là, debout, les damnés de la terre, et ils
payent cher ce droit d’être là. Ils n’ont pas d’espace légitime, ils ne sont pas des
héritiers, et se pose alors, contre les hypothèses apaisantes du hors-champ où ils
vivraient des jours tranquilles en attendant qu’on mette fin à leur intermittence, la
question de leur droit au logement.
10 Dans le même esprit, on peut donc parler de la « fenêtre chez Jean Renoir » chère à Jean
Douchet ou des portes chez Ernst Lubitsch. Elles s’ouvrent dans et sur la demeure de
l’écran dont elles aménagent et redoublent l’accès, mais elles ne peuvent rien contre la
menace qui pèse sur le plan, cerné par la forêt épaisse où il s’est ouvert une clairière. Il
y a dans le cinéma une trace de l’épopée cistercienne : « Puisque… », écrit Georges
Duby, « la morale de Saint Bernard s’enracine dans une méditation sur l’incarnation, de
même le bâtiment cistercien commence à l’écran de sauvagerie que le monastère
autour de lui protège. Il a pris corps au sein de cette enveloppe broussailleuse » 10. Le
corps du Christ contre la Tunique ? « Ecce homo » ? Le mythe du Fils humilié et torturé
contre le mythe du Père tout-puissant et triomphant ? Et qui donnerait une autre
image, « humaine » celle-là, écartelée, rapiécée, couverte de blessures, de cicatrices, de
« sutures » qui seraient le prix de l’appropriation, la monnaie dont se paye, par le
Rachat, le lieu que l’homme doit habiter de plein droit, poétiquement ? Cet habitat,
cette colonisation si l’on veut, ouvre d’autres questions, multiples. Jean-Pierre Oudart
en a déjà posées11 certaines. Mais rien n’interdit d’y revenir.
NOTES
1. E. Husserl, L’Origine de la géométrie, Presses universitaires de France (-Epiméthée), Paris, 1999,
p. 177 (introduction de Jacques Derrida).
2. Martin Heidegger, « De l’essence du fondement », Questions I, trad. Henri Corbin, Gallimard
(Classiques de la philosophie), Paris, 1987, p. 97.
3. Friedrich Hölderlin, Douze poèmes, trad. et présentation de François Fédier, La Différence
(Orphée), Paris, 1989, p. 55.
4. Hérodote, Histoires, II, 109, Les Belles lettres (Collection des universités de France), Paris, 1948,
p. 137.
5. Martin Heidegger, L’art et l’espace, trad. Jean Beaufret et François Fédier, Erker-Verlag, St Gall,
1983 (2ème éd.), p. 23.
6. Hubert Damisch : « La perspective ‹centrale›, comme déjà la géométrie grecque, aura été
travaillée dès l’origine par la question de l’infini, que l’infini, dès l’origine, y aura fait irruption et
cela au lieu, au point même du sujet. » (H. Damisch, « La fissure », in Filippo Brunelleschi, 1377-1446.
La Naissance de l’architecture moderne, Direction de l’architecture (L’Equerre), Paris, 1980, p. 35).
7. On lira avec profit ses livres : La voix au cinéma, Editions de l’Etoile (Essais), Paris, 1982 ; La toile
trouée ou la parole au cinéma, Cahiers du cinéma (Essais), Paris, 1988 ; L’audio-vision, Nathan
(Cinéma-image), Paris, 1990 ; Le Son, Nathan (Cinéma-image), Paris, 1998.
8. Il faudra que Gielen fasse un second enregistrement plus conforme aux normes du commerce
lorsqu’il s’agira d’éditer un disque.
9. Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, 50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris, 1991,
p. 445.
10. Georges Duby, Saint Bernard, l’art cistercien, Flammarion (Champs, n o 77), Paris, 1988, p. 103.
11. Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers du cinéma, n o 211 et 212, 1969.
Dossier : le hors-champ
Hors-cadre
Plans de chutes
Denis Martin
1 En premier lieu j’avais choisi celui avancé par ces mètres d’images, là où des corps « il
en pleuvait ». Ils se lançaient, étaient projetés en une chute, qui ne se décidait pas à en
finir. Alors je les ai imaginés : toujours collés à l’ascension inversée, suspendus à la
vitesse immobile, ne daignant pas (de là leur beauté ?) s’écraser, justement. Je voulais
décrire précisément leur visage de suspens, leur parcours sans espace avec beaucoup de
temps, la gesticulation incongrue, et ce seul arrêt – qui n’en était pas un. Et j’imaginais
cette scène où soudainement : on assisterait à une véritable pluie des corps ; à la
formation d’une image-sol qui les accueillerait.
2 Alors dans l’attente de celui qui (prenant sa caméra) permettrait à tous ces corps
d’enfin arriver, ces quelques mots :
Depuis quand ne sautent-ils que dans l’image ?
(De là, cette assurance : ne jamais rien faire d’autre que tomber.)
« Ils auront beau traverser le plan ils n’en sortiront pas ».
Le plan de la chute d’un seul point une ligne.
On passe au sol sans eux.
Pour ceux qui tombent le sol n’existe (n’existera) pas.
On lèverait la tête on les verrait en une suspension immobile de leur chute.
On pourrait recommencer simplement : la chute n’a pas de hors ; elle est (quand
elle devient) ce qui passe en son champ.
Le sol n’appartient pas à la chute, n’est même pas une de ses bornes. Le sol, corps
étranger, comme hors du champ de la chute. Il n’est pas le seul. La chute ne souffre
pas de hors-champ.
La chute est le lieu immobile (et) changeant d’elle-même.
La chute n’a pas de vitesse. Elle nous contraint à l’inventer pour elle.
Je serai sûrement d’accord avec celui qui nous dira – « on ne chute jamais
vraiment ».
« On ne tombe pas dans la chute. On n’y arrive pas. »
Quand elle s’en prend à nous, on comprend que la chute ne souffre pas de sol.
(Il faut bien accuser le coup : nous sommes sans fond.)
Ailleurs, j’avais cru apercevoir « ce moment où, dans la chute, rien ne tombe ».
Aujourd’hui, doué d’une lucidité aléatoire, je poserais plutôt : voir ce moment, dans
la chute où rien ne tombe.
En plus,
Un temps mort, l’espace d’où ils tombent ; ou : ils tombent dans le temps, morts,
défaits de tous espaces.
Plan de chute, plan de coupe : déchets dans l’ordre du monde – découverte des
mobiles de l’immobile.
Plans de chute, chute des plans – l’horizontal en perte de sens. Il disparaît.
Je croyais qu’il fallait comprendre, dans l’ensemble de la chute, le corps de ceux qui
ne sautent pas. J’en suis certain maintenant. (Du reste, nous ne sommes pas
d’ailleurs.)
Des corps qui ne voudraient œuvrer que dans l’oubli de leurs chutes.
La chute c’est avant tout la disparition du corps en chute.
En face d’elle, on peut se demander si un corps jamais n’atterrit.
Et l’image (qu’on a cru voir plus haut) qui tomberait avec ce corps.
On ne sait jamais vraiment quand un corps tombe.
On ne sait jamais vraiment, quand un corps tombe, saisir autre chose que l’instant
où il finit de tomber.
Alors que nous savons qu’on entre dans la chute pour ne plus en sortir.
Ce n’est pas le corps qui, mais la chute quelconque.
Au corps on préfère l’image de la chute (dans l’image se cache la chute).
« Mon corps est objet de chute, ma chute objet de corps ».
Le corps, une définition de la chute.
Champs de la chute : le corps en trombe, évoque musical les notes graves,
gravitations du « tombe… ne te relève jamais… descend… on est mieux en bas,
même s’il n’y en a pas… ».
L’instant vrai de la chute, lorsqu’il n’y a plus de corps qu’elle-même.
Corps, traversée de champ ; ou corps traversé de champ ( ?).
Où le corps devient l’objet même de la traversée qu’il décrit ; qu’il suit, en la
précédant ; qu’il accompagne, en la délaissant. Pour le corps : le trajet, le transport
en la chute le nomme autre en le faisant disparaître.
(Il faudrait nommer les objets qui tombent autrement. Idem des choses cassées.)
Dire la chute : la voir devant nous. (Et ne dit-on pas parfois devant pour dans ?)
La chute c’est l’œilleton qui nous discerne. Nous, des deux côtés de la porte.
Hors la chute pas de stable – juste une autre chute.
La chute pourrait passer pour un défi désinvolte, alors que sans cause (presque sans
conséquence), elle est une des conditions.
La chute n’est pas dans la complexité de la marche ; de l’arrêt ; de la course, même
folle, effrénée. Elle est, simplement : la traversée immobile d’un espace en suspens.
Autre définition de la chute : qu’elle s’arrête une fois, définitivement.
La chute nous rend, après nous avoir pris, inapparents.
La chute est là, à nos pieds.
Au-delà de la chute il y a la ténacité des objets du monde.
Dossier : le hors-champ
Entretien
NOTE DE L’AUTEUR
Entretien effectué à Genève le 22 février 2003 à l’occasion de la projection des Jours où je
n’existe pas au cinéma Spoutnik, en présence du réalisateur.
1 Né le 1er juin 1970 à Tours, Jean-Charles Fitoussi étudie les arts plastiques, la
philosophie et l’architecture avant de réaliser en 1994 le moyen métrage Aura été, son
premier film, grâce à une aide de la Fémis sous forme de matériel. Suite à un travail
d’assistanat sur le film de Christian Merlhiot, Les semeurs de peste, tourné en 1995 à la
Villa Médicis, Fitoussi tourne son premier long métrage, D’ici là, à Rome. C’est dans
cette ville qu’il rencontre J.-M. Straub et D. Huillet et qu’il devient leur assistant de 1996
(Von Heute auf Morgen) à 2002 (Umiliati !). Après avoir réalisé en 2001 Sicilia ! Si gira,
documentaire sur la fabrication du film de Huillet et Straub Sicilia !, il termine en 2002
son deuxième long métrage : Les jours où je n’existe pas. Le film met en scène Antoine, un
homme qui ne vit qu’un jour sur deux. À minuit, il disparaît soudainement pour
réapparaître vingt-quatre heures plus tard au même endroit. Reclus dans son
appartement, il s’accommode tant bien que mal de son inavouable handicap jusqu’au
jour où il rencontre Clémentine, vivante « à plein temps »…
Votre film, qui raconte l’histoire d’un personnage ne vivant qu’un jour sur deux, ne cesse de
faire référence à un hors-champ imaginaire, un espace-temps imperceptible. Quel intérêt
portez-vous à cette notion de hors‑champ ?
Le hors-champ appartient à l’essence même du cinéma, conçu non seulement comme
un art de voir et d’entendre, mais aussi comme un art de la suggestion et de
l’imaginaire. À partir du moment où l’on décide de faire un film, on réfléchit
nécessairement à cette notion-là, puisque faire un cadre, c’est définir un hors-champ.
Il y a chez moi une volonté d’évoquer une forme de totalité du monde, et du temps.
Totalité qu’il est évidemment impossible de montrer, mais qui peut être rendue
Mais pourquoi avoir modifié l’axe de la caméra ? Cette coupe, avec changement d’axe,
pourrait être une simple ellipse temporelle et pas forcément une disparition fantastique.
C’est alors le commentaire qui précise qu’il disparaît à minuit, en plus de l’effet visuel
qui manifeste la disparition.
Antoine disparaît plusieurs fois au cours du film. Qu’en-est-il de sa deuxième disparition ?
Elle a lieu quand il est dit que bien souvent Antoine avait attendu minuit tout éveillé
pour savoir ce qui se passait. Dans cette séquence, Antoine regarde sa montre et je
fais le raccord le plus invisible qui soit, un raccord dans l’axe et dans le mouvement :
ainsi les spectateurs ne perçoivent pas la coupe. Il s’agit ici de placer le spectateur
exactement dans le point de vue, dans la perception d’Antoine qui attend le coup de
minuit et voit qu’il ne se passe rien. Il n’a pas senti passer ses vingt-quatre heures de
néant.
Pourquoi n’avoir pas plutôt choisi de faire un plan-séquence sans coupe ?
Ah non ! Il faut que cette coupe existe, puisque vingt-quatre heures s’y sont
engouffrées. C’est là le principe même de son existence : Antoine, comme je l’ai dit,
est exactement à l’image d’un film. Les jours où il n’existe pas coïncident avec un
arrêt de la caméra, un raccord. Dans cette deuxième disparition d’Antoine la coupe
existe mais n’est pas perçue. Mais il faut qu’elle existe ! Le problème de la vie
d’Antoine est justement un problème de raccord. Tant qu’il vit seul dans son
appartement où rien ne bouge, ses jours raccordent parfaitement. Peut-être un peu
de poussière s’est-elle accumulée. Mais lorsque Clémentine entre dans sa vie, elle qui
vit à plein-temps, le trouble d’Antoine provient de ce qu’elle finit par ne plus faire le
raccord, lorsqu’elle rentre en retard.
Plus le film avance, plus vous faites confiance au spectateur pour comprendre tous ces
jeux de disparitions et de réapparitions. Il y a une progression.
Oui, il y a même un moment où l’on occupe vraiment le point de vue d’Antoine et où
le spectateur participe à sa stupéfaction. La séquence de la barque se termine à la
tombée de la nuit, Antoine a hâte de rentrer par peur de disparaître dans un endroit
inconnu. La séquence suivante commence sur Antoine, dans son lit, parlant à
Clémentine hors-champ. Le spectateur pense qu’il s’agit toujours de la journée de
promenade en barque. Antoine croit qu’il s’adresse à Clémentine, mais elle ne répond
pas. C’est dans l’absence de sa réponse qu’il se rend compte qu’elle n’est plus là et
qu’il s’est donc écoulé vingt-quatre heures. Le spectateur est lui-même surpris,
puisque cette fois la coupe n’a pas eu lieu au sein même de la séquence, mais entre la
séquence de la barque et celle de l’appartement. Antoine dans leur couple était donc
en train de parler tout seul. Le spectateur, comme Antoine, croyait à la présence de
Clémentine hors-champ, y croyait sans pourtant la percevoir, il peuplait lui-même le
hors-champ, par habitude.
Dans votre film plusieurs éléments restent en suspens. Le jeune Antoine et Antoine adulte
sont-ils une seule et même personne ? Laure, l’amie d’Antoine, ressemble étrangement à
Clémentine, cette ressemblance est-elle voulue ? Quelle relation faut-il établir entre le
vieillard qui meurt au début du film et Antoine ?
Je laisse le spectateur libre d’imaginer ce qu’il veut. On peut penser que ce vieillard
est son père, ou son grand-père – c’est un vieil homme qui meurt. Pour les prénoms,
il y a une part de hasard. Je voulais garder, par principe, le prénom des acteurs eux-
mêmes : les modifier, c’est-à-dire inventer des prénoms de fiction, aurait ajouté une
intention signifiante et je préférais ne pas intervenir là-dessus. Il s’est trouvé que les
deux acteurs principaux s’appelaient Antoine. C’est un hasard, mais comme tous les
hasards, il devient une nécessité dans le film, puisque ces deux personnages vont être
liés d’une certaine manière. Antoine Chappey m’a confié, pendant le tournage, qu’il
avait toujours perçu la part de négation que contenait son prénom, entendu comme
« en toi ne », voire « en toi nœud ». Et puis Chappey évoque « échapper ». Voilà pour
les influences lacaniennes ! Par ailleurs, quand j’ai cherché l’amie de l’enfant et que
j’ai trouvé Laure, j’ai été frappé et séduit par cette ressemblance avec Clémentine. Je
suis très intéressé par les notions de répétition, de retour à l’identique. Et ces
ressemblances et homonymies suggèrent un tel retour éternel.
Quel effet le temps a-t-il sur Antoine ? À quel rythme vieillit-il ? Meurt-il ?
Il vieillit deux fois moins vite, puisque pendant son passage dans le néant, il ne vieillit
absolument pas : il n’existe pas ! Il est né en 1920, il a donc quarante ans en 2000. Je
ne montre pas la mort d’Antoine – qui d’ailleurs ne meurt pas vraiment. Pour moi, la
mort se passe toujours dans un hors-champ, il en est ainsi de celle du vieil homme.
On peut observer un mourant, on ne saura qu’il est mort qu’après-coup ! Là encore,
Jankélévitch a consacré de belles pages au fait qu’on ne sait jamais quand a lieu le
dernier soupir, le dernier souffle. On ne voit jamais l’instant de la mort. Ce dernier
instant est à jamais imperceptible pour un vivant. On ne peut jamais localiser cet
instant dans le temps. Même avec un encéphalogramme, ce n’est qu’à partir d’un
certain temps, quand il n’y a plus d’impulsions, que l’on se rend compte de la mort :
on observe les battements du cœur, et on ne sait jamais si celui que l’on vient de voir
sera le dernier. Il faut attendre. S’il n’en vient plus d’autres, alors le précédent aura
été le dernier. Il n’est perçu comme le dernier instant qu’après coup : sur le moment,
on ne sait rien.
Pourquoi avoir choisi Antoine Chappey pour le rôle principal ?
Je l’ai vu dans des films. Et ce qui m’est apparu, c’est qu’il avait une présence
particulière. Il fait partie de ces acteurs que l’on n’oublie pas, et pourtant qu’on est
incapable de vraiment bien fixer. Il est là sans l’être tout à fait. Il a une présence
paradoxale. Même quand il est au premier plan, il reste d’une certaine manière au
second. Chappey échappe, dirait Lacan. Que dire d’autre si ce n’est qu’il me paraissait
convenir à merveille pour ce personnage, mi-présent, mi-absent ?
NOTES
1. En hommage au philosophe français Vladimir Jankélévitch (Bourges, 1903-Paris, 1985), Les
Jours où je n’existe pas s’ouvre sur une plaque commémorative de la ville de Paris citant un passage
de son œuvre.
Dossier : le hors-champ
Documents
NOTE DE L’ÉDITEUR
Les documents qui accompagnent cet article sont accessibles dans le fac-similé
disponible au téléchargement. Ils nous ont été communiqués par François Albera et
sont publiés avec l’aimable autorisation de J.-M. Straub et Danièle Huillet.
Présentation
1 Sans doute l’absolu du hors-champ réside-t-il dans l’éviction même d’un film que
l’absence de soutien financier condamne à l’impossibilité de voir le jour. Le dernier
projet de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, cinéastes qui œuvrent depuis les années
60 à affirmer une démarche cohérente et anti-conformiste, en est un exemple récent.
2 La radicalité de leur travail, tant dans leur respect de la réalité telle qu’elle s’est offerte
à la prise de vue (et de son) que dans la place centrale accordée aux textes (de
Hölderlin, Kafka, Mallarmé, Vittorini,…) qu’ils ont faits leurs, semble peu compatible
avec certains critères économiques de rentabilité. Procédant d’une réflexion sur la
(non-)représentation au cinéma qui s’inscrit dans la filiation de la distanciation
brechtienne, leurs films se montrent particulièrement exigeants envers leur public.
3 Après la trilogie vittorinienne (Sicilia ! / Operai, contadini / Umiliati), Straub et Huillet
élaborèrent un projet autour de Paul Cézanne (pour lequel ils avaient déjà témoigné
leur intérêt en 1990 dans Cézanne. Conversation avec Joachim Gasquet) qui, comme à leur
habitude, naquit d’une confrontation entre un texte et des images (les tableaux du
peintre exposés au Louvre).
4 Les documents reproduits ci-dessous permettent d’une part de revenir au
« découpage » initial de ce film dont le titre provisoire était Je suis Cézanne, d’autre part
de rendre compte de l’accueil que lui ont réservé deux instances auprès desquelles les
cinéastes ont demandé un soutien, le Louvre et Arte. Texte de présentation et
découpage intégral permettront au lecteur de se faire une idée du projet et d’y
éprouver la pertinence des critiques qui lui sont faites. Notons que le Musée du Louvre,
qui n’est pas entré en matière en ce qui concerne la co-production du film, n’a pas non
plus offert d’avantages financiers aux Straub qui tournaient dans ses murs (les Straub
filmant toujours in situ).
5 C’est toutefois le refus d’Arte France Cinéma qui présente le plus d’intérêt, car, étant
argumenté, il permet de mettre en évidence les critères de sélection qui prévalent pour
de telles instances décisionnelles. Dans la réponse négative d’Arte figurait la mention
d’usage selon laquelle les cinéastes pouvaient accéder, s’ils le désiraient, à la fiche de
lecture de leur scénario, c’est-à-dire au document relatif à l’évaluation de leur projet.
Straub et Huillet ont demandé cette « fiche » que nous avons annexée au dossier. Ainsi
nos lecteurs pourront-ils se faire un avis sur la pertinence des jugements émis sur la
base des différentes pièces de ce dossier, soit :
• la réponse du Louvre concernant la demande de co-production
• (page 139) ;
• la réponse d’Arte France Cinéma (page 140) ;
• la fiche de lecture d’Arte : lettre de réponse ; présentation succincte ;
• évaluation plus développée (pages 141 à 145) ;
• la présentation faite par Straub-Huillet de leur projet (pages 146
• et 147) ;
• le « scénario » proposé pour Je suis Cézanne (pages 148 à 160) ;
• le budget global du film (page 161).
6 Précisons que ce film qui aurait pu hanter le hors-champ définitif du cinéma, comme
tant d’autres projets qui n’ont pas su/pu/voulu se vendre, a néanmoins réintégré le
champ, espace capital dans l’esthétique straubienne. En effet, en dépit du refus essuyé
auprès d’Arte France Cinéma, le film a tout de même été tourné. Comme toujours chez
les Straub : envers et contre tout.
Histoire
NOTE DE L’AUTEUR
Le présent article est lié à une recherche menée à l’Université de Zurich (en
collaboration avec Anita Gertiser et Yvonne Zimmermann, sous la direction de Vinzenz
Hediger) et soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (Berne) :
« Ansichten und Einstellungen : zur Geschichte des dokumentarischen Films in der
Schweiz / Vues et points de vue : vers une histoire du film documentaire en Suisse ».
1 La sortie récente de longs métrages documentaires suisses, dont plusieurs ont été
couronnés d’un succès relativement important1, a suscité l’étonnement des critiques et
s’est accompagnée de débats dans la profession, concernant aussi bien le soutien à la
production locale que le lien entre le contexte socio-historique et le travail des
cinéastes. On s’est souvent ébaudi sur le fait que la non-fiction a pris, quantitativement
parlant, voire, aux dires de certains intervenants, qualitativement, une importance qui
lui a fait dépasser la production considérée généralement comme la plus prestigieuse,
celle du long métrage de fiction2.
2 La prépondérance quantitative du documentaire a cependant toujours été une
constante de la production cinématographique du pays. Certes, les films actuels
n’entretiennent que peu de rapports formels, stylistiques ou thématiques avec leurs
prédécesseurs et le système de production a considérablement évolué, notamment avec
l’instauration d’aides étatiques qui privilégient un cinéma conçu comme création
artistique. De même, les attentes du public se sont modifiées, notamment dans le sens
d’une demande d’un regard propre à un « auteur » entendu comme une instance dotée
d’un point de vue original sur l’environnement social ou politique.
3 En évoquant quelques aspects de la carrière d’un des documentaristes les plus
importants du pays, Charles-Georges Duvanel, nous voudrions revenir sur le cadre dans
lequel une production documentaire régulière s’est avérée possible dès les années
19203, et revenir sur certaines des constantes qui traversent aussi bien les films de ce
cinéaste installé à Genève, que plus généralement la production documentaire suisse.
Plutôt que de suivre pas à pas les films de Duvanel, nous voudrions insister sur
certaines constantes qui traversent les titres qu’il signa au long d’une carrière qui
s’étend du milieu des années 1920 jusqu’au début des années 1970. Outre les qualités
évidentes que présentent les films de Duvanel, plusieurs raisons nous ont mené à nous
intéresser à ce corpus sinon méprisé, du moins largement méconnu. La première est la
préservation quasi intégrale à la Cinémathèque suisse des bandes tournées par le
cinéaste. Convaincu de la nécessité de conserver les images du passé, le cinéaste avait
remis à Freddy Buache l’intégralité de son matériel. Plus tard, en 1995, la Cinémathèque
a pu acquérir un fonds papier d’une exceptionnelle richesse constitué par Duvanel lui-
même qui retrace la production des films, et surtout leur réception critique dans les
journaux du pays et parfois même à l’étranger4. Enfin, ces films sont pour une large
part représentatifs de mouvements plus généraux de la production cinématographique
en Suisse. Cette représentativité comprend d’ailleurs de multiples aspects : la carrière
de Duvanel correspond pour une large part à celle d’autres documentaristes en Suisse,
comme August Kern ou Adolf Forter ; le cinéaste a joui d’une solide réputation (il est
membre de la Chambre suisse du cinéma entre 1942 et 1963, il est chargé de
représenter la Suisse à la Biennale de Venise à la fin des années 1940, il reçoit des
commandes du CICR, des CFF, de la Régie fédérale des alcools, de la ville de Genève) qui
se traduit par une reconnaissance quasi officielle de ses films par les autorités
politiques. Les ailes en Suisse (1929) se voit accorder le haut patronage du Conseiller
fédéral Jean-Marie Musy ; la première de L’année vigneronne (1940) se fait en présence
du Conseiller fédéral Enrico Celio et de plusieurs Conseillers d’Etat vaudois. Enfin, les
films de Duvanel ont servi pour une large part à construire une image de la Suisse qui
correspond, comme nous le verrons, aux orientations officielles.
manifestement de la satisfaction dans le fait que leur film présente une originalité qui
les différencie des bandes tournées par d’autres sociétés.
gravures. Le Simplon (1957) suit un même modèle qui donne lieu à une brève
reconstitution historique pour évoquer le percement du tunnel. Poésie du rail (1965) est
un film dans lequel domine un montage qui le fait tendre vers la symphonie ferroviaire.
10 En suivant les principales voies alpines, ces films accordent une attention toute
particulière au paysage. S’il convient de faire comprendre au spectateur les difficultés
qu’il a fallu vaincre pour construire telle ou telle ligne, il fallait aussi lui donner à
contempler le paysage. C’est à ce niveau que s’articule l’aspect descriptif avec un
ancrage plus national. On peut d’ailleurs voir apparaître des changements au cours des
années : si Rythme au soleil identifie santé, nation et montagne (dans une dernière
séquence, les enfants guéris effectuent leur gymnastique devant un panorama
montagneux sur lequel flotte un drapeau suisse), d’autres films accentuent encore cette
identification de la Suisse à un lieu de montagnes essentiellement rural : L’année
vigneronne, doté d’un commentaire de Ramuz, chante le travail dans les vignes
lémaniques. Il neige sur le Haut-Pays (1943) est consacré au « joies comme aux peines des
montagnards en hiver »11. Le contexte, la Guerre, explique ce resserrement sur ces
valeurs traditionalistes. Mais, dans cette période dite de « Défense nationale
spirituelle », Duvanel s’efforce malgré tout de donner une image contrastée et
complexe du pays. Si la paysannerie y occupe une place prépondérante, l’industrie n’est
pas pour autant absente des films de cette époque : Raison d’être (1944) insiste à la fois
sur la paysannerie et sur le labeur industriel en montrant que le dénominateur
commun est ce qu’il appelle « l’esprit », c’est-à-dire une foi en l’avenir qui prend racine
dans le développement de la matière grise. C’est d’ailleurs un trait récurrent dans le
discours politique contemporain : on insiste sur l’absence de matières premières pour
montrer que c’est grâce à l’ingéniosité helvétique qu’un tel développement a été rendu
possible. Ce souci de synthèse – rassembler un nation dans un idéal commun –
s’exprime à son comble dans Une œuvre, un peuple (1940), qui prolonge la Landi
(l’Exposition nationale de 1939) où se trouvaient aussi bien réunis un village typique (le
Dörfli, cf. fig. 4), reconstitué sur place avec ferme modèle et fromagerie, qu’un
téléphérique (fig. 5) reliant les deux rives du lac de Zurich où se déroulait l’exposition,
attestant ainsi des réussites de l’industrie des machines. La dernière partie, qui est
aussi ce sur quoi se conclut le film, réaffirme un idéal patriotique en évoquant l’image
des trois croix, chrétienne, suisse et humanitaire, ainsi qu’en soulignant la volonté de
défense du peuple helvète.
Un cinéma humaniste
11 Dans les films de Duvanel se perçoit aussi un humanisme constamment répété. Une
compassion certaine transparaît pour les personnes souffrant de maladies (la
tuberculose en premier lieu) dans Rythme au soleil qui montre les effets bénéfiques
d’une cure à Leysin, ou dans …Et la vie continue (1949) qui insiste sur le fait que la
maladie peut être jugulée par la science moderne. De même, Duvanel réalise plusieurs
films pour le compte du Comité International de la Croix-Rouge. Selon ce qu’en
rapporte un chroniqueur suite à sa présentation à Genève, « Les errants de Palestine
[1950] montrent les divers aspects de l’action de secours en faveur des réfugiés du
Proche-Orient »12. Insistant sur le rôle central du CICR, une série de films montre le rôle
législatif de l’organisation qui fait adopter des conventions concernant les prisonniers
de guerre et les réfugiés. A cette mission juridique, le CICR adjoint une action d’aide sur
place qui se traduit par l’envoi de délégués dans des camps de réfugiés et par la visite
de camps de prisonniers pour s’assurer que les détenus sont traités humainement. Tous
frères ! (1952), après avoir montré la ratification du traité de 1949, évoque les différents
endroits où est intervenu le CICR (Berlin, Palestine, Grèce, Corée principalement). …Car
le sang coule encore ! (1958) insiste plus sur l’importance de la neutralité du CICR qui doit
pouvoir intervenir dans n’importe quelle partie du globe, comme Port-Saïd, la
Palestine, Budapest et l’Algérie. Croix-Rouge sur fond blanc (1963) est destiné à célébrer le
centenaire de la Croix-Rouge en rappelant les étapes qui ont mené à l’établissement de
règles dans la conduite de la guerre, et en soulignant l’importance des différentes
interventions du CICR, de la guerre austro-prussienne de 1870 aux conflits qui se
déroulaient encore à l’époque en Algérie et au Népal. S’agissant avant tout de films de
montage (composés d’extraits d’actualités ou de reportages), ils sont soutenus par un
commentaire qui délivre un message que les seules images ne pourraient que suggérer
imparfaitement. La neutralité helvétique permet un engagement humanitaire dans
toutes les régions du monde en évitant toute partialité dans un conflit armé.
12 Destin d’une cité (1953) sert de complément à cette série en évoquant « l’esprit de
Genève ». La ville de Calvin, après avoir été un haut lieu du Refuge protestant et une
place d’accueil pour certains philosophes des Lumières (Voltaire et surtout Rousseau),
abrite plusieurs organisations internationales comme le CICR, mais aussi le Bureau
International du Travail et l’Office européen des Nations Unies. Terre d’accueil et de
sagesse, Genève est l’ambassadrice d’une Suisse marquée par un esprit de tolérance et
de compassion pour les plus démunis. Cette perspective a propagé ce qu’on a appelé
l’image de la « Suisse des bons offices », intermédiaire entre des peuples qui avaient
rompu tout contact, et celle de fer de lance de l’action humanitaire.
13 Ce faisant, le cinéaste suit une orientation plus générale définie par les autorités du
pays. Si dans l’immédiat avant-guerre, on assiste à une période de repli dite de
« Défense spirituelle » qui voit une insistance sur le mythe du pays indépendant et
capable d’affronter les plus terribles épreuves, notamment militaires, dans l’après-
guerre, on a cherché à casser cette image pour en promouvoir une nouvelle qui vante
l’ouverture du pays dans une perspective d’aide aux plus démunis.
orientation vers le futur. S’ouvrant sur des images d’une cathédrale, ce film rappelle la
foi qui animait les bâtisseurs médiévaux, foi qui se prolonge maintenant dans les tâches
qu’exercent aussi bien paysans qu’ingénieurs. C’est le triomphe de l’esprit sur la
matière, de l’homme sur les éléments naturels qui est magnifié. Le commentaire final
insiste : « Aujourd’hui comme hier, la Suisse, pour garder sa place dans le monde, pour
vivre, croit et travaille, espère comme au temps des bâtisseurs de cathédrale ». Cette
synthèse entre passé et présent, entre tradition et innovation, s’effectue selon une
orientation chrétienne, ou plutôt calviniste, qui magnifie l’effort des hommes.
16 Ce ton se retrouve dans les nombreuses bandes célébrant le train que Duvanel a
tournées au cours de sa carrière, notamment L’appel du Sud (1953) ou Le Simplon (1956).
L’exploit que représente le percement d’un tunnel, l’électrification des voies, mais aussi
leur entretien au gré des saisons, notamment lorsque les intempéries se succèdent,
expriment l’ingéniosité et la persévérance de tous ceux qui y contribuent. Si Duvanel
vante les mérites des différents corps de métier helvétiques, du plus industrialisé au
plus artisanal, il dresse avant tout l’éloge du labeur humain capable de dompter la
nature.
de certains textes parus à la même période que les films. Maurice Zermatten a ainsi
rédigé plusieurs commentaires pour Duvanel (Il neige sur le Haut-Pays, Le Rhône (1946), Le
Simplon, L’Appel du Sud) dont le ton souvent ampoulé rebute le spectateur actuel.
21 De plus, la transformation des pratiques filmiques, avec notamment l’introduction du
son direct, a renforcé la distance qui peut séparer un spectateur actuel d’avec ces films.
Replacés dans leur contexte, œuvres de commande, réalisés souvent avec des moyens
limités, dans une visée informative, didactique voire publicitaire, ces films font preuve
au contraire d’inventivité aussi bien dans la composition très soignée des plans que
dans un montage souvent alerte qui fonctionne soit par associations soit par contrastes,
tout en élaborant un rythme complexe d’une grande vivacité. La facture de certains
films laisse paraître une évolution liée à la marge de manœuvre plus ou moins grande
que les commanditaires laissaient aux cinéastes. Poésie du rail (1965) s’apparente ainsi à
une pièce musicale où prime un montage soutenu et dont la quasi-absence de
commentaire tranche avec d’autres films relativement proches dans le temps. La
Promesse des fleurs (1961), une commande de la Régie fédérale des alcools est, au
contraire, au service d’un message que délivre une voix quasi omniprésente. À nos
yeux, ce cinéma devrait être jugé à l’aune de sa production et non selon des critères qui
abordent d’emblée ces films avec un a priori négatif.
NOTES
1. On peut penser entre autres à : B comme Béjart (2002) de Marcel Schübpach, Forget Bagdad (2002)
de Samir, War Photographer (2001) de Christian Frei, Von Werra (2001) de Werner Schweizer. Des
documentaristes déjà célèbres comme Jacqueline Veuve, Richard Dindo ou Alexander Seiler ont
aussi sorti récemment l’un ou l’autre film couronné de succès.
2. Dans Le Temps du 9 mai 2003, Nicolas Dufour affirmait que « les Suisses se prennent de passion
pour le cinéma documentaire ». L’Association de Réalisatrices/-teurs de Films partage une
opinion similaire, de même que les dirigeant de Succès Cinéma, instance qui subventionne des
projets en fonction du succès des films en salle. Voir aussi le site internet : http://
www.swissfilms.ch/.
3. Il va de soi qu’une production locale avait déjà donné lieu à l’édition de nombreux films. C’est
cependant dans les années 1920 que se créent des sociétés dont les activités s’étendent sur une
durée relativement longue.
4. Sur ce fonds, on lira l’article de l’archiviste qui a eu pour mission de l’inventorier et de le
conditionner suivant les normes actuelles : Annette Durussel, « Passage du cinéaste : les Papiers
Charles-Georges Duvanel (1906-1975) », in Revue historique vaudoise, 1996, p. 169-173.
5. Cf. Rémy Pithon, « L’art d’abord : La Vocation d’André Carel », in Cinéma suisse muet, éd. Rémy
Pithon, Antipodes & Cinémathèque suisse, Lausanne, 2002, p. 91-100. En l’absence de génériques
d’époque et de sources complémentaires, le rôle de Duvanel est cependant difficile à établir : il
est donné parfois comme assistant-réalisateur, tantôt comme chef opérateur. Le film a dû jouer
un rôle important dans sa carrière, comme en témoigne le fait qu’il disposait encore d’une copie
en 1955, avant de la déposer à la Cinémathèque.
6. Hervé Dumont l’intègre ainsi à son corpus dans son Histoire du cinéma suisse. Films de fiction
1896-1965, Cinémathèque suisse, Lausanne, 1987, p. 194-195.
7. Andres Janser, Arthur Ruegg, Hans Richter : Die Neue Wohnung, Lars Müller, Baden, 2001.
8. Carl Vincent, Histoire de l’art cinématographique, Editions du Trident, Bruxelles, 1939, p. 217. Le
film, que nous n’avons pas pu voir, traite de l’aviation (Die Eroberung des Himmels, 1937). La
musique de Darius Milhaud a frappé les commentateurs à l’époque.
9. Duvanel publie deux portfolios illustrés de photos prises au moment du tournage et
accompagnés des textes des commentateurs, ici deux écrivains prestigieux : Charles-Ferdinand
Ramuz, L’année vigneronne, H. Sack, Genève, 1940 ; Maurice Zermatten, Il neige sur le Haut-Pays, H.
Sack, Genève, 1942. On trouve aussi des photos de Duvanel dans un ouvrage de Maurice
Zermatten, Les saisons valaisannes, Victor Attinger, Neuchâtel-Paris, 1948. La revue Formes et
couleurs (« Montagne », n o 2, 1947) publie un reportage signé par le cinéaste, accompagné de
nombreuses illustrations : « Himalaya, le trône des dieux » (n.p.).
10. Cf. Roland Cosandey, « Cinéma. L’activité cinématographique en Suisse romande 1919-1939.
Pour une histoire locale du cinéma » (« Charles-Georges Duvanel, de l’Himalaya à la
coopérative »), in 19-39. La Suisse Romande entre les deux guerres, Payot, Lausanne, 1986, p. 257-259.
11. La Suisse, 21 mars 1941. Fonds Duvanel, Cinémathèque suisse, cote 7/3 A.1.
12. La Tribune de Genève, 30 juin 1950. Fonds Duvanel, Cinémathèque suisse, cote 12/4 A.1.
13. La couverture du catalogue porte d’ailleurs une image tirée de L’année vigneronne,
certainement le film le plus connu de Duvanel, notamment en raison du commentaire écrit par
Ramuz. On y voit un vigneron à contre-jour, un outil et une hotte à l’épaule, sur un escalier
escarpé dans les coteaux de Lavaux.
14. Freddy Buache souligne ainsi la qualité de la photographie de L’année vigneronne, in Le cinéma
suisse, L’Age d’homme, Lausanne, 1974, p. 82-87.
Actualité
« Walter déclara :
On ne peut trouver nulle part au monde un semblable
panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse.
Puis on se remit en marche doucement pour faire une
promenade et jouir un peu de cette perspective. »
Guy de Maupassant, Bel Ami, II, IX.
1 Le dernier film de Raul Ruiz, Ce jour-là, représentait et présentait la Suisse au dernier
festival de Cannes. Il la représentait comme Oliveira une année plus tôt, et comme…
Alain Resnais, Jacques Rivette et bien d’autres ont pu être inscrits par le Centre suisse
du cinéma ou d’autres instances helvétiques au fronton du cinéma « suisse ». Mais il la
présentait, contrairement à plusieurs des auteurs qu’on vient de citer qui n’ont pas
toujours eu besoin de se déplacer en Suisse pour devenir « suisses ». On sait que ces
paradoxes, un peu dérisoires, naissent d’un écheveau de contradictions entre
l’économique et le culturel, le diplomatique et l’artistique que les diverses
« intégrations », échanges, co-productions (télé comme cinéma) et aides publiques
démultiplient encore. Il est évident que rien ne s’oppose en termes juridiques et
économiques à appeler « suisse » un film dont le financement est majoritairement
helvète, c’est sa présence comme tel dans une manifestation proclamée artistique, dans
une compétition réunissant des « auteurs » et non des pays producteurs qui pose un
problème. Pourtant, cette question qui peut éventuellement se poser pour d’autres
cinématographies (on a connu suffisamment de « transferts », pour employer une
notion empruntée au marché sportif, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister)
résonne, semble-t-il, autrement dans le cas de la Suisse. Parler du Renoir ou du Lubitsch
américain, du Losey ou du Buñuel français a en effet un sens tout autre qu’aurait
l’expression – inimaginable – de Ruiz ou de Chabrol suisse. Pourquoi ? En raison d’une
revendication d’identité nationale des cinémas de Suisse (revendication contradictoire :
il y a « le » cinéma suisse, mais il y a tout autant « le » cinéma romand ou suisse
alémanique ou encore tessinois) et en raison des traits distinctifs retenus pour définir
cette identité. C’est pourquoi le fait que Ruiz présente la Suisse (et, plus précisément, la
région vaudoise située entre Rolle et Saint-George) revêt une certaine importance. Non
seulement il peut se prévaloir d’être « suisse » en raison des financements de son film,
mais il situe l’univers diégétique de celui-ci en Suisse et même dans un lieu très
délimité de la Suisse et, plus encore, il traite un sujet suisse – en tout cas propre à un
certain « cinéma suisse » (c’est-à-dire romand). Ainsi tous les aspects de Ce jour-là
répondent à une « suissitude » que le générique affiche en indiquant : « un film
helvétique de Raoul Ruiz ». Hormis le réalisateur qui n’est pas « d’ici », ni même de
l’espace francophone, tout dans ce film est bel et bien « suisse » 1, ce qui nous conduit à
nous interroger sur la pertinence des critères thématiques et dramaturgiques qui
rattachent ce film au « cinéma suisse », puisque le maître d’œuvre, le metteur en scène
est extérieur à cet ensemble. Ce paradoxe s’accroît encore quand on observe que ce film
est peut-être le plus « suisse » du « cinéma suisse » contemporain, sans pour autant
être une parodie ou un pastiche de ce dernier. En fait, Ruiz fait la démonstration que
n’importe qui peut être suisse s’il y tient, s’il s’efforce de s’inscrire dans un ensemble de
traits caractérisés comme propres à définir ce cinéma. Mais l’extranéité ruizienne ne
ruine pas la pertinence du propos, elle se borne à l’objectiver, à le sortir de la
problématique de l’expression locale, elle met en question la notion d’« identité
nationale » en tant que liée à l’origine ou à l’appartenance locale. Enfin, elle « boucle »
à sa façon le discours du « nouveau cinéma suisse » en opérant un renversement d’un
certain nombre de « valeurs » qui le caractérisaient.
2 Il reste que cet exercice ruizien, s’il peut passer, dans une approche de l’œuvre entière
du cinéaste, pour une preuve supplémentaire de sa capacité à s’approprier des codes et
des procédés, comme auparavant il a pu le faire du récit wellesien avec Les trois
couronnes du matelot, de la réflexion klossovskienne avec L’hypothèse du tableau volé,
de la disputatio théologique dans Combat d’amour et de mort, etc., est son seul exemple
d’appropriation, ou « d’usurpation », d’une identité nationale. Ruiz n’a réalisé ni un
film « français », ni un film « portugais » ou « espagnol » ou « chinois » au gré de ses
diverses productions. Il a choisi ici de réaliser un « film helvétique », car cette notion
peut avoir un sens (le choix de l’adjectif « helvétique » plutôt que « suisse » ou
« helvète » ou « helvétien » apporte une connotation d’officialité – Confédération
helvétique… – qu’il faudrait interroger)2.
3 La question de la construction d’un « cinéma suisse » à partir de traits distinctifs
« nationaux » donne lieu depuis plusieurs années à des recherches et des publications.
On peut donc se borner à y renvoyer3. Mais la conjoncture immédiate leur donne un
éclat particulier… Le Ciné-bulletin, organe de la profession cinématographique, vante en
effet en sa « une » du mois de mai dernier l’entreprise « Film Location Switzerland »
vouée à « vendre les montagnes » suisses aux producteurs étrangers. Qu’un film de
Spielberg comporte une scène tournée à Interlaken, qu’un James Bond débute dans les
Alpes, que Claude Chabrol tourne un film à Lausanne et que les mélodrames indiens
utilisent des paysages de montagne, voilà qui serait de première importance pour
l’industrie et le commerce. Ceux du cinéma mais aussi ceux du tourisme, de l’hôtellerie
et de la restauration, puisqu’on incite les cantons à payer leur entrée dans ce
« service », en leur faisant miroiter les « retombées financières » qu’ils peuvent en
attendre (« image »). On retrouve de la sorte la « spécialité » de la Suisse en matière de
cinéma depuis 1896 qui a été de fournir des paysages, des montagnes et des lacs, des
alpages et des villages. Les opérateurs Lumière filment le pays en suivant les guides
touristiques, puis on relève régulièrement dans les programmes des cinémas le
documentaire paysager ou le drame en altitude, toujours situé en Suisse. La Suisse
comme pays de tournage (c’était le titre du stand helvétique à Cannes dans l’espace du
marché), « studio à ciel ouvert ». Du Bergfilm à Spielberg, c’est, en somme, la même
idéologie d’une passive prestation nationale adossée à une mythologie de l’air pur et
des sommets immaculés, qui prend un relief singulier par rapport à deux conjonctures
de l’après Deuxième Guerre mondiale.
4 En 1944-47, la Suisse romande bruit d’un débat sur la nature et l’avenir d’un cinéma
« suisse » et sur la place de la Romandie dans cette dénomination. Ce débat qui se mène
dans des journaux généralistes « choisis » comme le Journal de Genève et la Gazette de
Lausanne, relaie certaines discussions engagées dans le Schweizer Film Suisse, et
aboutira même à quelques brochures et ouvrages4. Il est adossé à deux aspects, au
moins : d’une part une reconnaissance des films suisses au niveau international (Marie-
Louise, Die letzte Chance), l’essor de la production et d’institutions centrales en Suisse
alémanique qui font craindre la « germanisation » du cinéma suisse ; d’autre part la
difficile renaissance du cinéma français, certes sorti indemne économiquement de
l’Occupation nazie mais fragilisé par les accords Blum-Byrnes imposés par les Etats-
Unis, faisant craindre son « américanisation »… Ces deux aspects se réfractent en
Romandie dans une manière de conscience de la spécificité « suisse-française » que
certains font tourner autour de la question de la langue et de la « défense des
frontières ». C’est en particulier le discours d’Eric Berthoud dans son ouvrage au titre
giralducien, Audience au français, qu’éclaire mieux son sous-titre : « Psychomachie du
cinéma romand »5. La seconde conjoncture est plus connue, c’est celle qui voit
l’émergence d’un « cinéma romand » dans les années 60, lequel en vient même à
« représenter » le « nouveau cinéma suisse » aux yeux du monde, renversant la crainte
des années 406.
5 Le slogan « Vendons nos montagnes » proclamé par le journal de la « branche »
qu’anime Françoise Dériaz (également rédactrice en chef de feu le magazine Films) est
donc nettement en retrait par rapport à ces deux moments de l’histoire du cinéma
suisse. Car la question du paysage demeure centrale dans les deux cas, quoique fort
différemment : si Berthoud lie langue (française) et paysage romand en récusant le
topos de l’Alpe qui pèse sur tout film « suisse » (il dénonce le fait que la Symphonie
pastorale transporte le lieu choisi par André Gide de la Brévine au Château-d’Œx), s’il
revendique pour le cinéma romand le modèle de Farrebique et la promotion du
« terroir » contre « l’helvétisme », le « national », le Groupe 5 et ses alliés, en revanche,
vont articuler un propos critique à l’endroit du paysage. Dans Vive la mort Francis
Reusser dénonce explicitement l’imagerie du Cervin comme Tanner dans Messidor ;
dans d’autres films, il s’agit de « fuir » le pays (La pomme, Retour d’Afrique). En Suisse
alémanique des réalisateurs comme Murer, Schmid ou Koerfer mettent à leur tour en
question le paysage et les valeurs qu’il véhicule7. Cependant le « terroir » de Berthoud
n’annonce en rien la mise en vente de « Film Location Switzerland » car il relève de ce
que l’auteur appelle le « génie du lieu » auquel on peut sans doute rallier non
seulement Les petites fugues, certains films de Jacqueline Veuve, de Claude Champion, le
« deuxième » Reusser (Seuls) et tout un aspect du dernier Godard (depuis Sauve qui peut
et Lettre à Freddy Buache et plus récemment Liberté et Patrie) 8 qui instaurent
explicitement un rapport « positif » au paysage régional, mais aussi bon nombre des
films dudit « nouveau cinéma suisse », en particulier ceux de Soutter et de Goretta. Il
n’y a, ni dans un cas ni dans l’autre, instrumentalisation du « décor naturel », c’est
pourquoi la jubilation du Ciné-bulletin à faire du pays un « écrin » plutôt qu’un « écran »,
outre l’absence totale d’ambition pour le développement d’un « cinéma suisse » (vive la
10 Depuis lors, on sait que les « nouveaux cinémas », tous liés à des interventions
publiques déterminées – le plus souvent par prélèvement d’un pourcentage sur les
recettes des films commerciaux (américains) –, correspondant à des situations sociales
et politiques d’Etat revendiquant une certaine image d’indépendance culturelle (en
Amérique latine et centrale, des pouvoirs ambigus ou franchement nationalistes
comme celui de Peron ou Varga) ou à des régimes carrément étatiques comme ceux des
pays socialistes et issus de la décolonisation (Egypte, Algérie, etc.), ces nouveaux
cinémas sont choses du passé. Une vingtaine de pays au moins dont la production était
quantitativement et qualitativement remarquable dans les années 60-70 ont
pratiquement cessé de produire ou ne concèdent qu’à des initiatives indépendantes
isolées le soin de perpétuer le fantôme de leur « cinéma national » 10. La plupart de ces
pays étaient et sont demeurés sinon pauvres du moins dominés et leur choix d’inexister
quand il ne fut pas « librement consenti » par désintérêt ou lâcheté étatiques leur fut
imposé par le chantage économique (« aide », etc.) qu’exercent les grandes
organisations capitalistes mondiales (FMI, OMC, Banque mondiale) et certaines
puissances (Etats-Unis en tête). Mais certains pays riches comme le Canada, la Suisse ou
l’Italie ont également procédé à une liquidation d’un certain type de cinéma (celui
qu’on appelait « nouveau ») même s’ils perpétuent une production nationale et qu’ils
ont augmenté leurs aides publiques.
11 C’est dans ce contexte qui occupe tout de même trois ou quatre décennies au XX e siècle,
qu’il est intéressant de replacer Ruiz et son film » helvétique ».
12 Apparu au Chili, comme un de ces jeunes auteurs novateurs lié à un substrat culturel
national ou régional et engagé politiquement dans la situation sociale locale (auprès
d’Allende), Ruiz, de manière quasi prototypique, tourne Très tristes tigres en 1968 au
Chili, est sélectionné par Buache à Locarno de manière tout à fait « cavalière » (une
brève conversation téléphonique transatlantique) et il remporte un prix ex-aequo avec
Tanner et son Charles mort ou vif et Istvan Szabo. Des cinéastes appartenant à une
même mouvance pour les « cinéphiles » de l’époque, quoique profondément différents,
singuliers. L’époque, il est vrai, cultivait la différence comme critère de rapprochement,
si l’on peut dire, et non la ressemblance ou le dénominateur commun. Il n’est pas rare
de dire alors combien il paraît formidable que les Tchèques qui forment une entité
(sinon une école) soient si différents les uns des autres. Ou les Hongrois ou les
Brésiliens. « Que 100 fleurs s’épanouissent ».
13 Trente-trois ans plus tard, Ruiz retrouve la Suisse alors qu’il vit et travaille en France
(et ailleurs) depuis le coup d’Etat de Pinochet au Chili. Ruiz chilien, Ruiz exilé est
toujours Ruiz, mais rien n’interdit d’envisager dans son œuvre une stratégie
d’intégration, généralement sans concession, nullement servile, à la culture d’accueil.
Quoi qu’il en soit, se trouvant en situation de tourner un film en Suisse, Ruiz dont la
pulsion intertextuelle ne se dément jamais, s’efforce de réaliser un film qui est une
quintessence de « cinéma suisse », de « cinéma national », de « jeune cinéma suisse ».
On mesurera la différence avec Merci pour le chocolat qui est, certes, situé à Lausanne
mais s’abstrait de toute implication profonde dans le lieu, hormis quelques idées reçues
(dont le chocolat) et une certaine cohérence géographique dans les itinéraires (qui a
permis à 24 heures de publier la carte des itinéraires du film).
14 Ruiz reprend donc les topoi du cinéma romand de Tanner, Soutter, Goretta (notamment,
car Godard hante également les lieux) et les exacerbe jusqu’à faire basculer ce monde
dans un grand guignol sinistre et hilarant à la fois par excès de normalité. Autant dire
qu’il nous propose une vision « nouveau cinéma suisse » d’une Romandie purgée de
toute dissidence, de toute révolte, de toute contestation. La folie, le capital, la police, la
propriété, le travail, tous ces ingrédients satirisés dans les films du Groupe 5 sont ici
non point moqués ou combattus mais exaltés à l’excès, jusqu’à l’horreur. En même
temps, certains traits de personnages familiers à l’univers de Soutter et Tanner –
comme le couple emblématique des Arpenteurs et de La salamandre (Bideau et Denis) –
sont grossis jusqu’à faire basculer les caractères dans leur contraire (ils sont flics).
L’apparition d’un visiteur incongru à la porte vitrée d’une maison de campagne (comme
dans un Soutter), l’omnipotence d’un pater familias, les arrangements politiciens locaux,
une jeune femme hors du temps… Tout un ensemble d’éléments latents dans ce cinéma
de contestation (machisme, emporte-pièce, cynisme, passivité) se trouvent dotés d’un
exposant qui les transforme en leur contraire ou les « accomplit ».
15 Si l’on reprend l’un des meilleurs analystes de la thématique du cinéma suisse des
années 60-70, Guglielmo Volonterio, qui articulait analyse du récit et sociologie 11, on
retrouvera dans ce film la plupart des traits qui lui paraissaient définitoires alors,
augmentés de figures ultérieures développées notamment par Klärer.
16 Le choix presque « excessif » lui aussi d’une région bien délimitée (entre Rolle et Saint-
George), renchérissant sur ce choix fréquent chez Tanner (Le milieu du monde, La femme
de Rose Hill), Godard et Miéville (Lou n’a pas dit non), nous ramène à des questions déjà
envisagées plus haut. Là encore Ruiz systématise des figures et des procédés courants
dans le corpus de films rattachés au « nouveau cinéma suisse ». Au moment même où
les cinéastes suisses partent, errent, prennent le Transsibérien (Amiguet), ou vont
d’une gare à l’autre à travers l’Europe (Klopfenstein), parcourent le Portugal, l’Espagne
après l’Irlande (Tanner), Ruiz restreint encore la portion de territoire qu’il explore. Du
coup, sa vision des lieux apparaît comme l’une des plus intenses qui ait jamais été
donnée : qui a montré comme il le fait l’omniprésence mystérieuse et bon enfant ( ?) de
l’armée dans le paysage suisse ? Ou la qualité du crépi gris foncé des auberges de
villages (« la Croix fédérale »), ou la présence sur les tables de restaurant de ces petites
boîtes cylindriques d’herbes aromatiques salées – qui, ici, d’éléments de décor
deviennent pivot de la construction -narrative.
17 En reprenant la figure du « fou » mais en en faisant le parangon de la normalité
(économie du secret, crimes d’Etat, institutionnalisation de l’irresponsabilité), Ruiz
renverse l’un des procédés critiques du cinéma suisse où la folie était déviance sociale.
Reste le paysage, mais désormais « invendable », in-louable, ayant perdu toute
innocence et pureté, devenu théâtre du crime.
NOTES
1. La nationalité des acteurs n’est pas un trait pertinent puisque dans nombre de films romands
(ou suisses) des années définitoires du « nouveau cinéma suisse » (donc incontestablement
suisses) les acteurs ne sont pas suisses (Bulle Ogier, Trintignant, Marie Dubois, Philippe Léotard,
Niels Arestrup, etc.).
2. Pour le cinéaste (d’après ses déclarations à Cannes), cet helvétisme renvoie à Dürrenmatt. C’est
possible comme ce peut être un propos « diplomatique », quoi qu’il en soit si cette référence peut
enrichir notre approche, elle ne la contredit pas.
3. Cinéma suisse : nouvelles approches, éd. M.Tortajada, Fr. Albera, Payot, Lausanne, 2000; Home
Stories. Neuen Studien zu Film und Kino in der Schweiz. Nouvelles approches du cinéma et du film en
Suisse, éd. V. Hediger, J. Sahli, A. Schneider, M. Tröhler, Schüren, Marburg, 2001 ; Cinéma suisse
muet, éd. Rémy Pithon, Antipodes/Cinémathèque suisse, Lausanne, 2002.
4. Voir notamment : Georges Duplain, « Difficultés d’une production romande », Schweizer Film
Suisse, 3 mars 1944 ; Fernand Gigon, « Le cinéma suisse fait fausse route », Gazette de Lausanne, 30
décembre 1944 ; Claude Bodinier, « Peut-il y avoir un cinéma suisse ? », Feuille d’avis de Neuchâtel,
9 février 1945 ; Fernand Gigon, « Bilan du cinéma suisse », Gazette de Lausanne, 17 mars 1945 ;
Georges Jacottet, « Premiers tours de manivelle à la Lécherette », Gazette de Lausanne, 19 janvier
1946 (remerciements à Rémi Néri pour m’avoir fourni ces références).
5. Eric Berthoud, Audience au français, Editions du Griffon, Neuchâtel, 1947.
6. Ce n’est pas le lieu d’y insister, mais le texte de Berthoud pointe toute une série d’enjeux entre
la Suisse romande et la Suisse allemande qui sont loin d’être inactuels : il relève ainsi que les
Archives du film sont situées à Bâle (c’est, depuis lors, Lausanne qui a accueilli et développé la
Cinémathèque suisse, mais le débat n’est pas clos), il réclame l’ouverture d’une faculté de cinéma
en Suisse romande (les universités de Zurich et Lausanne ont simultanément ouvert un
département « cinéma » en 1990 mais sans la dimension pratique qui demeure confiée aux Ecoles
de Beaux-Arts, puis le Tessin…). Les tendances actuelles à la centralisation fédérale reposent ces
problèmes à nouveaux frais.
7. Sur ces points, voir M. Tortajada, « Cinéma suisse : comment échapper au paysage
narcissique ? », in Derrière les images, Musée d’-Ethnographie, Neuchâtel, 1998 et « Der Abhang :
Eine Berglandschaft ? », Cinema, no 47, « Landschaften », Chronos, Zurich, 2002.
8. Notons d’ailleurs qu’à la sortie d’À Bout de souffle, le critique d’Arts titra son compte rendu :
« Naissance d’un cinéma vaudois ».
9. C’est Vinzenz Hediger qui a formulé avec le plus de force l’hypothèse d’un « mythe » formant
obstacle à un développement contemporain du cinéma en Suisse. Il voit dans Aime ton père de
Jacob Berger une liquidation œdipienne bienvenue du cinéma de Tanner (« Lettre de Zurich », in
Trafic, no 44, hiver 2002).
10. Quand ce n’est pas à l’aide étatique des anciens colonisateurs (France-Afrique, Espagne-
Amérique latine, etc.).
11. Guglielmo Volonterio, « Considerazzioni sul cinema svizzero », in Il cinema svizzero, Catalogo
della Mostra internazionale del cinema libero di Porreta Terme, Bologne, 1974 ; « Il cinema
svizzero et l’immigrazione italiana », in La biennale di Venezia. Cinema svizzero oggi, Venise,
octobre-novembre 1974 ; « Considerazioni sul cinema svizzero ovvero la realtà negata e
rinnegata », in Il film svizzero, Communi di Gallipoli-Melpignano, Lecce, 1982 ; « Il cinema
svizzero, dalla metafora del limbo alla geometria dell’assurdo », in Bianco e nero, n o 1, 1987.
Maria Tortajada
l’avons dit, sur une technique de jeu, sur un certain type de direction d’acteurs, sur une
« écriture » du scénario qui échappe au découpage déroulant dialogues, scènes et
séquences, mais aussi sur un filmage adapté à la captation de l’instant et sur un
montage qui charpente à proprement parler l’histoire en définissant les moments de
tension.
3 Ce type de démarche a déjà été exploré de différentes manières dans l’histoire du
cinéma, que l’on cherche du côté du cinéma direct, avec Jean Rouch et les cinéastes qui
s’en sont inspirés, Jacques Rozier, Maurice Pialat, que l’on regarde du côté de John
Cassavetes qui mise sur l’improvisation et la captation de l’état de crise, pour ne pas
citer, plus récemment, Lars Von Trier dans un film comme Les idiots (Idioterne, 1998). Les
résultats sont divers, mais des traits de méthode réunissent ces pratiques. L’événement
a pourtant été ressenti d’emblée en Suisse romande comme une secousse, comme une
nouveauté dans le contexte helvétique. Citons les titres : « On dirait un nouveau cinéma
suisse » (Thierry Jobin, Le Temps/Sortir, 20.2.03), « Vincent Pluss fait souffler un vent
nouveau sur le cinéma suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève, 22-23.2.03), « Cinéma
suisse, vague nouvelle » (Nicolas Dufour, Le Temps, 19.2.03), « Une nouvelle vague du
cinéma helvétique » (Laurent Asséo, La Côte, 18.2.03). Et encore : « On dirait le Sud vivifie
le cinéma suisse » (Pascal Gavillet, Tribune de Genève, 19.2.03), « Cinéma suisse : un signe,
enfin » (Freddy Buache, Le Matin, 16.2.03), « Le réalisateur Vincent Pluss veut réveiller
le cinéma suisse » (ats, La Côte, 18.2.03)1.
4 Si on parle de « nouveau », c’est que ce type de démarche esthétique apparaît comme
peu exploité en Suisse, paradoxalement pourrait-on dire, car elle est à même de
produire des films de haute tenue avec des moyens limités. C’est en venir à l’autre
aspect de la « nouveauté » ressentie, qui relève de l’acte de production indépendant
assumé par ceux qui ont fabriqué ce film, le réalisateur et les scénaristes en tête, bien
qu’il s’agisse d’une entreprise collective propre à ce type de démarche. Ce cinéaste, allié
à ses deux scénaristes, Laurent Toplitsch et Stéphane Mitchell, et à Luc Peter dans le
rôle du cameraman, ce cinéaste « qui n’a encore rien fait »… ou presque et qui n’est pas
reconnu par le système helvétique d’aide au cinéma a réalisé son premier long métrage
de fiction sans soutien financier.
5 Mais qu’y a-t-il de nouveau là-dedans ? Quelle place peut-il y avoir dans le champ 2 du
cinéma suisse pour une telle démarche ? À travers cet événement, qui inclut le
processus qui mène au film, le film lui-même, et sa réception, nous allons essayer de
comprendre un peu de ce qui se passe dans le cinéma suisse, et plus particulièrement
suisse romand3. Il faut donc commencer par ce que, à travers la réflexion sur ce film,
l’on dit du cinéma suisse, de la manière dont on le présente, le décrit, l’identifie, car ces
définitions justifient parfois la possibilité d’en prévoir ou d’en dicter l’avenir.
en passer par les modèles, mieux, tuer les pères, et c’est à ce titre que le film de Jacob
Berger, Aime ton père (2002) – que l’on entend alors ironiquement – a pu être considéré
comme « un modèle pour l’avenir » du cinéma romand parce qu’il présente un
« règlement de compte autobiographique » à travers son intrigue. La substitution de ce
modèle au précédent implique un corollaire non négligeable : l’avenir du cinéma
romand se réalisera dans les coproductions travaillant avec des stars françaises 9. En
somme, l’antithèse même de l’expérience de Pluss.
9 En forçant ce raisonnement, on peut radicaliser la formule et avancer que le « Groupe 5
est un mythe », une illusion en somme, trait qui apparaît sous d’autres plumes ou à
travers d’autres voix. La critique se transforme alors en un dispositif à double détente :
ce n’est pas seulement le procès des chroniqueurs du cinéma et de leur utilisation de
la référence aux anciens qui est la cible, mais bien explicitement les films eux-mêmes
du Groupe 5 comme la démarche en général dans ces années 60-70. À travers
l’appellation de « mythe », il est possible de faire fi du modèle de production qui a été la
condition première de l’avènement de ces films à l’époque, sans parler de leurs
thématiques et de leur discours engagés. En somme, parce que nous serions confrontés
à du mythe, il faudrait reléguer le Groupe 5 à l’histoire – celle-ci est souvent requise
dans cette argumentation et entendue comme un passé qu’il convient de « laisser à son
temps » – pour pouvoir réaliser enfin autre chose, et si possible le contraire.
10 Or, même si on en vient à admettre un processus de mythification dans les discours sur
le cinéma suisse, il est une manière d’aborder la question qui n’évacue pas la pertinence
de l’histoire : si un mythe fonctionne bien comme un modèle symbolique figé, comme
tout stéréotype, il se peut qu’il comporte pourtant une part de vérité. Lorsque l’on
classe sous l’étiquette du mythe le phénomène du Groupe 5, il faut nécessairement se
poser la question de ce que démontre cette expérience. Alors, le recours à l’histoire, à la
connaissance historique, vient revivifier le présent ne serait-ce qu’en lui permettant de
construire sa différence : l’histoire n’appartient pas au passé, mais justement aux
contemporains. Pour ce qui concerne le cinéma romand des années 60-70, il reste des
films qui ont été distribués, vus, commentés ; un système de production créatif mis en
place de manière expérimentale ; la réaction, en somme, d’un certain nombre
d’individus par rapport à une situation culturelle et économique. De même, ce que nous
avons appelé « le roman familial du cinéma », tout en reconduisant les clichés qui lui
sont inhérents, construit une image de la situation du cinéma suisse qui se fonde
pourtant sur des constats pertinents : en effet, il y a un problème d’accessibilité aux
financements fédéraux pour les premiers films ; effectivement, il est indispensable de
trouver comment se situer par rapport aux expériences passées du cinéma suisse. La
difficulté est que l’histoire « des vieux et des jeunes » ne permet de trouver que des
solutions « familiales » peu adaptées à la situation concrète qui ne relève pas, bien sûr,
du rapport parents-enfants. Lorsque, à partir d’une critique du discours de la presse on
préconise la révolte contre les pères ou la mythification qui leur confère l’autorité des
modèles, on ne sort pas du roman familial.
11 Tuer les pères c’est encore une fois s’inscrire dans le modèle, celui appliqué à la
description de la Nouvelle Vague et des nouvelles cinématographies. Ce schéma ne peut
que reconduire au fil des années et des générations la même révolte : il y aura toujours
des fils pour tuer les pères, qui eux-mêmes auront remis en questions leurs aînés. Or,
en présentant la révolte entièrement centrée sur le fait de génération, on obscurcit la
question plutôt qu’on ne l’éclaire.
12 Ce qu’il importe de montrer c’est que, structurellement, les rapports de force sont
différents d’une époque à une autre et que par conséquent, la notion même de révolte
doit être comprise autrement. Encore faut-il saisir la qualité de la révolte qui précède
pour en mesurer les analogies avec les expériences d’aujourd’hui. Pour cette raison, on
ne peut abandonner l’histoire à un passé révolu.
d’aide de la Confédération mis en place pour les fictions à partir de 1969 17 après une
décennie de débats sur son élargissement. Un autre soutien leur vient aussi de la voix
de F. Buache dans La Tribune de Lausanne, qui met au service de la défense de ces
cinéastes sa plume de critique, mais aussi, ailleurs, sa position de directeur de la
Cinémathèque suisse. Il en ira de même au Festival de Locarno – dont il est alors
codirecteur –, qui accorde une place à ces films : Charles mort ou vif y obtient le Grand
prix en 1969, et d’autres films de ces réalisateurs y sont montrés : La lune avec les dents
en 1967, en même temps que Chicorée de Fredi M. Murer et L’inconnu de Shandigor.
Haschich, La pomme, Le fou, L’invitation sont eux aussi projetés à Locarno les années
suivantes. Ils sont également présents dans les festivals étrangers, souvent avec succès.
En somme, l’émergence de ces films n’aurait pas eu lieu si une série de conditions
concrètes n’était venue déranger l’équilibre du fonctionnement du cinéma en Suisse
romande.
15 Cependant, ces longs métrages rencontrent des difficultés de diffusion que l’on tente de
surmonter de diverses manières : A. Tanner en vient à apporter lui-même les bobines
de Charles mort ou vif dans les salles de Suisse qui souhaitent le montrer. C’est que les
discours et l’esthétique en rupture de ces films sont peu acceptés. Un « réseau
parallèle » se constitue au Théâtre de l’Atelier pour leur donner une visibilité. Entre
1967 et 1970, la critique est globalement froide. Outre « un discours non maîtrisé », on
reproche à ces cinéastes notamment leur « jeunesse » qui seule motive leur « révolte »,
ainsi que l’aspect « trop local » de leurs films. Alors que les noms de Cl. Goretta et de A.
Tanner avaient été retenus comme espoirs du cinéma romand par certains
chroniqueurs du cinéma, au moment de l’apparition du Groupe 5 sur les écrans et les
festivals, notamment étrangers, le ton se durcit18. À partir de 1970, la production du
Groupe 5 est mieux accueillie, ce qui a été considéré comme un « rattrapage » de la
critique helvétique après le succès international.
16 Y a-t-il eu révolte de ces cinéastes ? Sans doute. Leurs films tiennent un discours
engagé, en prise avec le présent, avec le monde contemporain helvétique. Ils ne se
dressent pas contre des « pères », des autorités du cinéma 19, mais contre une idéologie,
un mode de fonctionnement social et économique et contre un système de
représentations et de valeurs nationales qui structurent la Suisse dans les années 60.
Leur positionnement est partie prenante du contexte international d’après 68, qui,
pour ce qui concerne la création cinématographique, voit se développer l’engouement
des cinéphiles pour les démarches engagées, en prise avec des questions politiques et
d’identité nationale, autant qu’esthétiques, propres aux « nouveaux cinémas ». Ce
contexte est bien sûr favorable à la renommée internationale des cinéastes romands.
17 Du point de vue de la démarche de production, on constate que s’il y a révolte, elle
s’exprime avant tout par une action de contournement : on trouve d’autres solutions,
d’autres alliés dans les différentes phases de la création d’un film. Ce qui passe avant
tout c’est de créer à partir d’une démarche qui implique l’intégration au lieu, pour ce
qui concerne la collaboration avec les acteurs, le mode de production et les sujets
traités. Notons que la participation dans les rôles principaux d’acteurs suisses comme
François Simon, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, n’exclut pas les acteurs français : Marie
Dubois (Les Arpenteurs), Michel Robin (L’invitation)20. Il est justement intéressant de
constater que ces films ont été ressentis malgré cela comme helvétiques, donc comme
appartenant à une cohérence désignée sous le nom de « cinéma suisse », aussi bien en
Suisse qu’à l’étranger.
années 60-70 ne peut que clarifier la position des cinéastes émergents d’aujourd’hui. À
une situation différente de celle des années 60-70, répond donc une action concrète
adaptée au présent. Ainsi du lancement en été 2000 de Doegmeli, dont l’importance
symbolique et pratique est essentielle : un tract qui tente d’identifier le « jeune »
cinéma en Suisse, de défendre sa place. Cela aboutit à la Résolution 261 qui engage les
signataires à réaliser envers et contre tout deux films de 61 minutes tournés en caméra
numérique, donc à passer d’emblée au long métrage, seul capable de leur accorder une
visibilité. La dimension de manifeste22 comme principe d’action collective permet à
ceux qui le signent et l’assument d’acquérir une visibilité, de prendre la parole,
d’exister comme groupe et comme force dans le champ du cinéma. La tactique
développée est particulièrement adaptée à la situation de blocage : c’est une forme de
contournement radicale. Enfin, Doegmeli s’est présenté comme la revendication
ironique inscrite dans l’ombre lointaine de Dogma, que Lars von Trier a porté avec
d’autres. Se placer dans ce sillage, même avec distance, c’est réagir à ce qui se passe
dans le cinéma international, l’utiliser, se l’approprier. C’est une manière différente de
s’inscrire dans un contexte qui dépasse la Suisse et le local, ce que les cinéastes du
Groupe 5 avaient trouvé dans le contexte idéologique, qui n’est plus le même
aujourd’hui.
22 La référence au Groupe 5 reste cependant essentielle pour comprendre ce qui concerne
la forme de l’action mise en place : elle passe à nouveau par le contournement des
obstacles, ce qui n’est bien sûr possible qu’une fois qu’ils ont été identifiés
correctement. Soulignons que la démarche de Doegmeli est plus radicale encore
puisqu’elle consiste à fabriquer un film sans financement autre que la somme apportée
par le cinéaste lui-même. Le rapprochement avec le Groupe 5 est essentiel pour ce qui
concerne les choix effectués pour réaliser le film : choix du contexte de travail, d’une
production locale avec un budget adapté aux moyens, avec des acteurs et des
collaborateurs du lieu, et une histoire qui les concerne eux, comme les spectateurs,
dans leur quotidien. En somme, il s’agit de se fonder sur les potentiels symboliques et
économiques suisses, et plus particulièrement suisses romands. En cela, il reprend un
modèle de création qui a permis l’émergence des films du Groupe 5. C’est ainsi que
Vincent Pluss spécifie sa démarche :
« La Suisse a besoin d’un cinéma qui lui soit propre. Je me sens connecté aux lieux,
aux gens, je vis les mêmes ambitions et frustrations. Je cherche, j’utilise et
j’apprécie cette dimension-là23. »
« Ces dix dernières années, la part du marché du cinéma suisse était de 0,78 pour
cent. Autant dire que personne ne se sent concerné par ses films et nous avons
notre responsabilité. Il faut relancer la machine, créer le désir en montrant autre
chose que les images bêtes de la télévision. Je suis sûr que les Suisses pourraient
consommer leur propre culture. À nous de leur transmettre l’émotion24. »
23 On ne s’étonnera pas de la place accordée par Vincent Pluss au modèle historique du
« nouveau cinéma » : « Ils ont fait ce qu’il fallait faire au moment où il fallait le faire » 25.
Entendons : nous faisons à notre manière ce qu’il convient de faire aujourd’hui 26.
24 Manifestement, l’histoire n’est pas un « fardeau » pour Pluss et ses collaborateurs. C’est
que le rapport au « nouveau cinéma suisse » n’est pas considéré par eux comme un
mythe, mais comme un fait historique parent et différent à la fois. En somme, soit on se
révolte contre ce qu’on définit ou perçoit comme une illusion, soit on se révolte contre
une position de force ou de pouvoir qui empêche d’avancer, ici les instances de
financement institutionnalisées, les télévisions, les systèmes d’aide fédérale, dans
spectateurs romands et par les spectateurs étrangers ; quelque chose qui ne relève pas
du « pittoresque », mais bien d’une fabrication du lieu.
27 Le combat ne se joue pas dans la relégation au statut de mythe d’un modèle historique
qui a su répondre de manière pragmatique aux problèmes posés par son contexte de
réalisation mais bien dans la création, aujourd’hui, de ce cinéma suisse d’expression
française et dans la mise en place d’un mode de financement qui permette de
développer les ressources nécessaires à son développement.
NOTES
1. Ajoutons, parmi d’autres passages : « une tentative réussie pour sortir le septième art national
de son long sommeil » (Freddy Buache, « Cinéma suisse : un signe, enfin », in Le Matin, 16.2.2003),
ou « Ce serait rêver à la recette d’un renouveau après laquelle les producteurs courent depuis des
décennies » (Nicolas Dufour, « Un espoir pour le cinéma suisse », in Le Temps, 19.2.2003).
2. La notion de « champ » est à entendre dans le sens de « champ culturel » : un espace social
dans lequel se trouvent situés, par une « structure de relations objectives » et d’« interactions »,
des agents qui contribuent à produire des œuvres culturelles. Voir notamment Pierre Bourdieu,
Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, 1998 [1992], p. 297-303.
3. La réflexion menée ici concernera avant tout le débat dans l’espace francophone. Nous nous
concentrerons sur la réception en Suisse romande parce que son homogénéité fait sens et afin
d’éviter d’introduire une autre variable dans l’analyse, celle qui régit les rapports culturels et
économiques du cinéma romand et du cinéma alémanique. C’est une question qu’il conviendrait
de poser à partir de la comparaison entre l’accueil que ce film a reçu dans les deux régions
linguistiques.
4. À propos du film de Vincent Pluss : « À la fin des années 60, M. Soutter, Alain Tanner, Claude
Goretta avaient créé le nouveau cinéma suisse en tournant le dos à l’establishment de l’époque.
Leurs films étaient également fauchés, et fabriqués entre copains. Quarante ans après, les longs
métrages Pluss et Meier inaugurent-ils une seconde ‹nouvelle vague› helvétique ? » (Laurent
Asséo, op. cit.).
5. Thierry Jobin, op. cit.
6. Voir sa chronique à propos du film de Vincent Pluss : « Ce charivari du style fait songer, soumis
au tempérament contemporain, à ce que fit La lune avec les dents, de Michel Soutter, détruit par
les sifflets en 1967 à Locarno. Ce que la critique de l’époque ne vit pas dans cette description de la
sortie, amère et drôle, de l’adolescence à ce moment-là porta les fruits que l’on sait deux ou trois
ans plus tard. Souhaitons que cette équipe, qui sait de quoi et comment parler, ouvrira des voies
identiques » (Freddy Buache, op. cit.).
7. Thierry Jobin, op. cit.
8. Notons le commentaire négatif de L’Hebdo (Antoine Duplan, 27.2.2003) qui se distingue dans le
paysage romand enthousiaste : en exergue à l’article intitulé « Un Pluss vaut moins que
cinquante Zérodeux », on peut lire « On dirait le Sud, de Vincent Pluss, a été primé. À ce petit
manifeste brouillon, on est libre de préférer Atelier Zérodeux, reflet fragmenté de l’exposition
nationale ».
9. C’est la position adoptée par Vinzenz Hediger dans sa « Lettre de Zurich », publiée dans
l’espace francophone (Trafic, no 44, hiver 2002, p. 127-136).
10. L’invitation (1973) de Cl. Goretta échappe partiellement au modèle. Il est tourné en 35mm
couleur et réalisé avec un financement plus élevé que les autres films, le producteur Citel Films
ayant obtenu une participation française.
11. Dans notre perspective, le phénomène historique du Groupe 5 doit être étudié au moment
précis de l’émergence de cette production spécifique avant que les cinéastes ne soient justement
« reconnus ».
12. A. Tanner sort La Salamandre en 1971 qui n’est pas financée par les accords du Groupe 5.
13. La lune avec les dents (1966), Haschich (1968), La pomme (1969).
14. « Entretien avec Jean-Louis Roy » par Marcel Leiser, in Cenobio, Rivista bimestriale di cultura,
Cinema e Gioventù, année XVI, novembre-décembre 1967, p. 449-450.
15. Alain Tanner a également été remarqué pour Les apprentis, film qui fut présenté à l’Exposition
nationale suisse de 1964.
16. Voir Marie André, « Le cinéma suisse au miroir de la critique cinématographique », in Cinéma
suisse : nouvelles approches, éd. M. Tortajada, F. Albera, Payot, Lausanne, 2000, p. 135-157.
17. Ainsi en ont bénéficié trois longs métrages d’Alain Tanner mentionnés ici, ainsi que du Fou de
Cl. Goretta et des Arpenteurs de M. Soutter.
18. Voir Marie André, op. cit., p. 144.
19. Les discours du moment tendent plutôt à passer sous silence la production helvétique
antérieure et à envisager les cinéastes comme surgis dans un horizon helvétique presque vierge :
c’est la topique de la « naissance » du « nouveau cinéma », qui paraît pour le moins paradoxale.
Les cinéastes eux-mêmes pré-fèrent se situer en rapport avec le cinéma international, tout en
parlant « depuis la Suisse ».
20. Ainsi que Edith Scob dans Haschich.
21. « Controverse sur le prix du cinéma suisse 2003. Entretien avec Mathieu Loewer », Ciné-
bulletin, no 4, 2003, p. 19-20.
22. Voir « À propos de On dirait le Sud : entretien avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch » dans le
présent numéro. La création de Doegmeli est associée explicitement à un manifeste.
23. « Controverse sur le Prix du cinéma suisse 2003 » (op. cit., p. 20). L. Toplitsch : « Il existe une
attente pour ce type de film, un peu comme s’il fallait retrouver l’honneur perdu du cinéma
romand. Moi, je l’espère depuis Les Petites fugues, en 1979 » (« Oui au cinéma du ‹Ouais› ! Entretien
avec François Barras », in 24 Heures, 21.2.2003).
24. « Le beau cinéma suisse sans sous », in L’Express. Feuille d’avis de Neuchâtel, 27.01.2003.
25. Présentation du film et débat à la Section d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université de
Lausanne, mai 2003.
26. Vincent Pluss : « Je n’ai pas une grande connaissance de ces cinéastes. J’ai vu un certain
nombre de leurs films, mais je n’ai pas envie d’entrer dans une comparaison. Toutefois, je ressens
des besoins similaires, et la manière de penser les problèmes de production et l’autonomie
créative reste identique aujourd’hui. » (« À propos de On dirait le Sud », op. cit.). Remarquons que
l’intérêt pour le Groupe 5 est affirmé en même temps que des films récents de A. Tanner sont
critiqués : à propos de Jonas et Lila, à demain (1999) de A. Tanner pour ce qui concerne Vincent
Pluss et à propos de Fourbi (1996), pour ce qui concerne L. Toplitsch).
27. Pensons ici à Lionel Baier (La parade (notre histoire), 2001) qui, pour la Suisse romande, peut
figurer en exemple remarquable de ce type d’implication.
28. Cet effort se poursuit dans le projet de collection « Vite fait, bien fait ». Voir Ciné-bulletin,
op. cit., p. 20-21.
29. Le film aurait coûté 200000 fr. si « chacun avait dû être payé » (cité par Philippe Triverio,
« Vincent Pluss signe un film résolument indépendant », in Le Courrier, 22.2.2003).
Entretien
Alain Boillat
Biographies
2 Vincent Pluss (né en 1969 à Genève). Il suit une formation de musique (batterie,
trompette) et pratique le théâtre (entre 9 et 17 ans), obtient une maturité artistique
(arts visuels) à Genève, puis étudie à New York University (une année en Cinema, puis
deux en Film-TV-Production). Il y réalise des courts métrages 16mm en studio, puis
devient, en dernière année, chef opérateur. À la fin de ses études, il est engagé comme
stagiaire à New York chez Reiss Picture, une firme qui produit des publicités et des spots
sociaux destinés à la télévision. Découvrant le montage numérique qui venait d’être
lancé à New York, il devient monteur, puis directeur de production chez Reiss Picture.
Alors qu’il est rentré en Europe (Cologne), on lui propose de travailler à Pékin durant
cinq mois comme monteur sur un système AVID, l’un des premiers en Chine (entré par
contrebande). Il s’agissait de la toute première co-production d’une chaîne nationale de
télévision chinoise (Beijing TV, puis CCTV) avec l’extérieur (une production américaine),
une émission hebdomadaire de reportages qui avait été tournés aux USA sur des faits
(et dysfonctionnements !) sociaux. En Allemagne, il entre en contact avec les milieux de
Parcours et rencontres
En regardant votre parcours, on constate que vous êtes tous les deux passés par Pékin.
Est-ce là que vous vous êtes rencontrés ?
Laurent : Non, on s’est rencontré à Berlin durant la Berlinale, où Vincent avait loué
une salle avec un copain pour projeter son court métrage L’heure du loup.
Que t’a apporté cette expérience chinoise ?
Vincent : Ça m’a permis de me confronter aux mécanismes de censure ou
d’autocensure, de régulation perfide du contenu que j’ai l’impression de retrouver en
Suisse !
Dans quelle mesure ?
Vincent : Sous la forme d’un découragement… Quelqu’un qui vous glisse à l’oreille :
« Tu ne devrais pas insister là-dessus, parce qu’à la prochaine étape, ça ne passera
pas ! », c’est un peu le même mécanisme, je pense qu’on en est pas très loin en Suisse
avec les principes d’élaboration de commissions, etc. Une prudence qui fait office de
censure, et qui conduit à ne pas aborder les contenus sociaux, humains importants.
On préfère rester dans du folklorique, du bien-pensant.
Comment ton premier court métrage, L’heure du loup, a-t-il été financé ?
Vincent : Normalement, j’ai eu beaucoup de chance : Office de la Culture, co-
production avec la télévision.
Et comment cela s’est-il passé pour le second ?
Vincent : J’ai eu pas mal de peine à financer Tout est bien. J’avais envie de tout axer sur
le travail avec les acteurs, dans l’idée qu’il devait permettre une remise en question
du scénario que j’avais écrit. À cause de cette optique, j’ai dû m’y reprendre à deux
fois pour le financement, car les gens me disaient qu’ils n’avaient pas assez de
garanties… J’ai compris à ce moment que, dès que tout n’est pas balisé, on se heurte à
une méfiance.
Comment en êtes-vous ensuite arrivés au projet de On dirait le Sud ?
Vincent : J’ai proposé à Laurent Toplitsch et Stéphane Mitchel, une scénariste
originaire de Genève que j’ai rencontrée à New York University, de nous lancer sur
un projet, Le prix des choses, où je voulais aborder les nombreux liens entre l’argent et
l’amour, mais on n’a pas reçu d’argent pour l’écrire. C’est cela qui a été le
déclencheur de la démarche que nous avons adoptée pour On dirait le Sud, une
démarche d’exploration qui consiste à ne pas se conformer à ce qui est attendu de la
part d’une commission, mais à viser le renouvellement, la surprise. On a donc décidé
de tourner sans financement, sur un week-end, car c’est le temps que l’on peut
mettre à disposition. Ça coïncidait avec le travail que j’avais envie d’effectuer avec
des acteurs, c’est-à-dire les nourrir d’idées, puis les lancer sur leur propre imaginaire
à partir de mes propositions de base.
Il y a donc, pour On Dirait le Sud, un scénario préalable. Comment avez-vous travaillé ?
Laurent : Le problème central a été de concilier écriture et improvisation. Sous
l’impulsion de Vincent, on a décidé de dépasser l’utilisation habituelle du scénario
comme un outil de contrôle, puisque c’est cela qu’on doit présenter pour obtenir de
l’argent… le résultat a été ce qu’on a appelé un « canevas ».
C’était un texte écrit, mais pas sous la forme de répliques ?
Vincent : Oui, ce qui était prévu, c’était le parcours des personnages, les
retournements de situation, les objets de conflit, etc. Tout cela était donné de notre
part et réfléchi au préalable, comme une recette de cuisine avec les temps de cuisson.
Mais ensuite il s’agit encore de faire le plat, et l’art de le faire, c’est l’alchimie du
tournage, c’est le travail avec le comédien.
Quand vous parlez de deux jours de temps de tournage, cette durée comprend-elle la
préparation des comédiens, ou y a-t-il un travail en amont ?
Vincent : Oui, il y a un travail en amont, mais qui ne consiste pas à répéter ce que sera
cette histoire, au contraire, il faut se garder la chance de le découvrir au moment de
le faire, ce qui est un privilège à ne pas gâcher ! Par contre, il y a quantité de
manières de se préparer, par exemple en faisant une recherche pour chaque
personnage. Nos « répétitions » consistaient à isoler, par exemple, l’ancien couple,
Céline et Jean-Louis, et à faire des improvisations concernant des moments de leur
vie, comme la rencontre.
Il s’agissait donc d’inventer le passé des personnages qui n’apparaît pas dans le film,
comme le demande par exemple Resnais à ses scénaristes ?
Vincent : Oui, mais ici, cela se fait en le vivant, ce n’est pas juste théorique comme
lorsque les scénaristes écrivent toute une biographie autour des personnages. Pour
établir, par exemple, quel a été le rapport de force entre les deux, on l’a joué, pour
que cela puisse être intégré par les comédiens et, de la sorte, puisse ressortir au
moment opportun lors du tournage.
Combien de temps a exigé cette phase préparatoire ?
Vincent : On a pris quelques jours par comédien, on avait peu de temps, j’étais sur un
montage et il fallait prendre ce temps dans le quotidien de chacun. C’était un peu un
On Dirait le Sud
Abordons maintenant plus précisément le film On Dirait le Sud. Pourquoi avoir choisi
de traiter de la famille et de la paternité ?
Vincent : Moi, je vois la famille comme un théâtre extraordinaire d’affrontements
humains. C’est presque métaphorique : en parlant de la famille, on parle de l’être
dans une société, on montre comment un Jean-Louis essaie de bousculer les gens qui
l’entourent. Par ailleurs, le sujet des relations au sein de la famille est en lui-même
passionnant.
Qu’en est-il de la paternité qui est un élément central du film ?
Vincent : C’est plutôt de la fiabilité des gens en général dont j’aimerais parler, en se
demandant ce que l’on attend d’un père.
Laurent : Je suis parti du fait que pour beaucoup de pères, comme pour moi, la
paternité reste une abstraction, ce qui est à la base de tous les problèmes d’un père, la
vie l’empêchant de continuer de considérer la paternité et la famille comme une
abstraction.
Comme votre film est tourné en DV, le rapprochement pourrait être fait avec la
pratique marginale du film de famille. Que pensez-vous de ce rapprochement,
pouvez-vous définir votre projet à travers cette comparaison ?
Vincent : Oui, puisqu’en fait, dans des films de famille, on filme des moments très
officiels où on cultive l’image positive de la famille, alors que chez nous ce serait
plutôt l’adolescent qui filme sa famille pour lui renvoyer une image autre et remettre
en question le fonctionnement familial. Moi, je suis pour un cinéma de « l’avec »,
empathique, où l’on embarque, où le point de vue n’est ni extérieur ni totalement
subjectif, mais celui d’un témoin. Sa place est réfléchie.
On pourrait parler de ce positionnement en discutant le quiproquo du début du film,
situation où le spectateur en sait plus que le personnage du steward et, de la sorte, se
trouve du côté de Jean-Louis. Comment expliquez-vous ce choix assez fort quant à la
question du point de vue ?
Vincent : C’est pour impliquer le spectateur, afin que l’on soit dans le secret, dans
l’expérience des enfants qui se demandent ce qui va se passer. J’ai envie de donner
une place de complice au spectateur. Mais ce choix écarte le personnage du steward,
c’est-à-dire réalise ce que projette de faire Jean-Louis dans l’histoire, puisqu’il espère
regagner son ex-copine.
Vincent : Absolument, on est pris dans sa propre logique.
Laurent : Le quiproquo, c’est pour moi un classique, il y a ça dans Molière. En tant que
scénariste, j’interpréterais ce procédé comme une manière de rendre le spectateur
presque mal à l’aise vis-à-vis de Fred qui n’est pas au parfum, ce qui est d’autant plus
important que Fred est le personnage le plus « normal », celui qui fait tout bien. Mais
la première motivation, ce sont les possibilités offertes en tant que stimulation du
jeu.
Pour revenir sur les rapports entre l’acteur tel qu’il est réellement et son jeu, on remarque
que, souvent, et notamment lors du quiproquo initial, Jean-Louis se trouve dans une
situation de mise en scène à l’intérieur même de la fiction du film, ce qui implique pour le
spectateur qu’il devient difficile de distinguer l’improvisation des acteurs de celle, fictive, du
personnage.
Vincent : En effet, c’est passionnant de flirter avec les frontières entre la fiction et le
réel d’un acteur, son expérience de jouer en direct. Et en même temps, on se joue de
cela, puisque les personnages sont complètement différents de ce que sont les acteurs
dans la réalité. Jean-Louis, par exemple est, dans la réalité, quelqu’un d’extrêmement
calme et réfléchi. Il y a une notion de plaisir dans le jeu qu’on a tous plus ou moins
connu en tant qu’enfant, c’est une étape essentielle, une activité d’apprentissage.
Et dans On Dirait le Sud, le personnage adulte n’est lui-même pas tout à fait mature.
Vincent : Exactement, il prétend être ce qu’il n’est pas : un père responsable.
L’important, c’est de penser en termes de comportement, non de littérature. C’est là
ma quête profonde de cinéaste.
Certaines ellipses me semblent relever d’un autre type. Je pense à l’élision de phases
d’une action quotidienne, comme au début du film lorsque Jean-Louis fait des crêpes
avec les enfants.
Vincent : C’est vrai que, dans ce cas-là, le quotidien est un peu évacué, mais en même
temps il est très présent lorsqu’on arrive à la maison avec Jean-Louis, puisqu’on suit
presque chaque étape. C’est une vision presque musicale des choses : à ce moment-là,
il est presque tranquille, on partage avec lui ce moment où il sent la bise du petit
matin, on capte l’environnement avec lui, tandis que quand on fait des crêpes, on
partage sa panique.
C’est donc une manière de concevoir le rythme du film en fonction de la psychologie
des personnages ?
Vincent : C’est plutôt la recherche d’une expérience d’ordre psycho-sensoriel. J’aime
passer du calme à l’agitation, comme lorsque Jean-Louis bascule Céline sur le lit. C’est
une dynamique qui est basée sur le choc d’émotions différentes.
L’ellipse ne contribue-t-elle pas à atténuer ou à éliminer le climax des conflits ?
Vincent : Oui, car on n’a pas cherché à rendre le drame spectaculaire, à montrer le
spectacle d’une famille en train de se déchirer. Au contraire, il y a de ma part une
volonté de pudeur, de respect des gens comme si je faisais un documentaire. On
n’essaie pas de monter en mayonnaise les moments dramatiques. Dès qu’ils se
passent, on tente déjà de les déconstruire, voire de désamorcer la situation pour ne
pas retomber dans certains clichés de la fiction au cinéma. C’est un film où la forme
est très travaillée, mais où elle se laisse oublier au profit de l’expérience
émotionnelle. On ne cherche pas à manipuler, à tirer sur les grosses ficelles.
La scène finale de la camionnette va néanmoins dans le sens d’une démarche plus
manipulatrice, non ?
Vincent : Oui, c’est abstrait en plus.
En effet, pratiquement on n’imagine pas la petite Dune toucher les pédales du véhicule.
Pourquoi cette envolée quasi onirique, pour annoncer la fin du film ?
Laurent : Comme lors de la scène des crêpes, les personnages font quelque chose au
lieu de parler. Ces scènes sont des actes de substitution qui remplacent la parole,
l’explication verbale. Quand il fait des crêpes, c’est une diversion, car il est très
embarrassé, c’est une manière d’exprimer son malaise. C’est la même chose pour
Dune à la fin. Au lieu de faire dire à des enfants, comme dans le cinéma qui ne nous
intéresse pas, des textes qui ont une portée qui les dépasse (dans le sens où ils ont été
écrits), là on se retrouve dans l’action. Elle prend ce qui appartient à son père, venu
en camionnette, pour se le réapproprier. Après on imagine qu’elle s’en va pour
manifester ses sentiments.
Et en termes de réalisme, un certain décalage s’instaure.
Laurent : C’est ce qui m’amuse, car nous sommes encore dans le jeu. On est dans un jeu
d’enfants dont les implications sont sérieuses.
Vincent : On est au cœur de notre art en rendant ce moment crédible. C’est une
dimension métaphorique, une manière aussi de narguer le contrat naturaliste qu’on a
fixé au début.
Laurent : La dramaturgie n’a pas à être vraisemblable.
Que pouvez-vous nous dire, pour conclure, des derniers plans du film où le père et ses deux
enfants se retrouvent autour du pommier ?
Laurent : Ce n’est pas la fin qui avait été prévue. On pensait en fait terminer sur une
scène générale de retrouvailles et conflits où les enfants feraient le procès des
parents en mimant leurs comportements. On ne l’a pas faite parce qu’on n’avait plus
le temps, il fallait rendre la maison. Mais ça aurait été très lourd.
Avec ce final où des enfants auraient joué une situation, on serait resté dans cette logique
ludique qui sous-tend tout votre film.
Vincent : Oui, tout à fait. Quelque chose d’anecdotique explique la fin choisie : Dune
devait s’enfuir en courant de la camionnette, et elle a couru tellement vite qu’on n’a
pas pu la rattraper sur le parking. On a alors laissé tourner, et cette fin s’est faite
d’elle-même, le film a pris le dessus sur nous. C’était pas tout à fait du hasard, puisque
l’une des options était que Jean-Louis parte se balader avec les enfants, donc il a
embrayé là-dessus, il part mais ne sait pas où. La caméra les a suivis. Cette scène de
verger s’est faite naturellement, et elle est très évocatrice, symbolique.
D’ailleurs, à la toute fin, tu introduis quelques ralentis.
Vincent : Oui, pour nous mettre en décalage. Le film commence d’ailleurs aussi comme
cela. C’est une sorte de petite marche vers le noir. Mais on reste énigmatique, je
pense que c’est bien, car, dans la vie, on ne résout rien en un week-end. Ce serait
artificiel de trancher dans le cadre de ce seul week-end.
On dirait le Sud (2002, 66 min.)
Réalisation : Vincent Pluss. Scénario : Laurent Toplitsch, Stéphane Mitchell, Vincent
Pluss. Interprétation : Jean-Louis Johannides, Céline Bolomey, Frédéric Landenberg,
François Nadin, Gabriel Bonnefoy, Dune Landenberg. Musique : Velma. Image : Image :
Luc Peter. Son : Vincent Kappeler. Montage : Vincent Pluss. Production : Vincent Pluss
et Luc Peter, Intermezzo Films. Distribution : Frenetic Films.
Production et droits : INTERMEZZO FILMS SA, 28 rue de Bâle, 1201 Genève (+41
22 7414747 tél+fax)
NOTES
1. Afin d’entrer le plus tôt possible dans la catégorie des cinéastes ayant déjà réalisé
deux longs métrages, et donc d’obtenir plus facilement des subventions de l’Office
Fédéral de la Culture (qui depuis lors a rehaussé la limite à trois films !), les membres
du collectif avaient décidé de réaliser chacun très vite deux longs métrages, c’est-à-dire
2X61 minutes de film. Une politique de francs-tireurs qui visaient à détourner les
contraintes fédérales, selon eux responsables d’une certaine inertie.
2. Les idiots (Idioterne, Lars von Trier, Danemark,1998).
3. Film d’Alain Tanner (Suisse, 1969).
4. Film d’Alain Tanner (Suisse, 1996).