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Serge Cardinal
DOI : 10.4000/books.pus.545
Éditeur : Presses universitaires de Strasbourg
Lieu d'édition : Strasbourg
Année d'édition : 2018
Date de mise en ligne : 26 février 2019
Collection : Formes cinématographiques
ISBN électronique : 9791034404070
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 27 mars 2018
ISBN : 9782868209948
Nombre de pages : 246
Référence électronique
CARDINAL, Serge. Profondeurs de l’écoute et espaces du son : Cinéma, radio, musique. Nouvelle édition
[en ligne]. Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2018 (généré le 24 juillet 2019).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pus/545>. ISBN : 9791034404070. DOI :
10.4000/books.pus.545.
Jeu d’acteurs. Corps et gestes au cinéma, sous la direction de Christophe Damour, 2016.
SERGE CARDINAL
PROFONDEURS DE L’ÉCOUTE
ET ESPACES DU SON
CINÉMA, RADIO, MUSIQUE
Illustration de couverture :
Jerry Lewis dans Cinderfella (Frank Tashlin, 1960) © Jerry Lewis Films, Inc.
ISBN : 978-2-86820-994-8
© 2018 Presses universitaires de Strasbourg
5 allée du Général Rouvillois
F – 67083 Strasbourg Cedex
Remerciements
Tous les chapitres de ce livre ont connu des versions antérieures sous forme d’articles.
À l’exception du texte qui conclut ce livre, tout a été profondément revu, corrigé
et augmenté. « Le cow-boy ornithologue » est paru en 2017, dans un numéro des
Cahiers Forell ayant pour thème « Un film, comment l’entendre », numéro placé sous
la direction de Andrew McKeown et Martin Rass. « Une écoute qui geste un monde »
paraîtra en 2018, dans un numéro de la revue Textuel ayant pour thème « Questions
de cinéma et problèmes d’anthropologie », numéro placé sous la direction de Luc
Vancheri et d’Emmanuelle André. Les « convulsions paroxystiques de l’acteur » est
paru dans un numéro de la revue Intermédialités ayant pour thème « Synchroniser »,
numéro placé sous la direction de Philippe Despoix et de Nicolas Donin (no 19, 2012,
p. 65-83). « Brigadoon, ou l’envers musical du monde » est paru en anglais sous le titre
« Time Beside Space » dans la revue Music and the Moving Image, dirigée par Gillian
Anderson et Ron Sadoff (vol. 1, n° 2, 2008, p. 1-9). Une première version de « La
radio, modulateur de l’audible » est parue dans la revue Chimères, dirigée par Pascale
Criton (no 53, 2004, p. 45-59), avant de paraître en anglais sous le titre « Radiophonic
Performance and Abstract Machines: Recasting Arnheim’s Art of Sound » dans la
revue Liminalities: A Journal of Performance Studies, dirigée par Micheal LeVan (vol. 3,
no 3, 2007, p. 1-23). Où est la musique du film ? est paru, sous le titre « Où (en) est
(l’étude de) la musique (au cinéma) du film ? », dans la revue Intersections : Canadian
Journal of Music (vol. 33, no 1, 2012, p. 35-49). « La musique de la relation » est paru
dans un numéro de la revue Protée ayant pour thème « La mort de Molière », numéro
placé sous la direction de Patrice Pavis et de Rodrigue Villeneuve (vol. 27, no 1, 1999,
p. 39-42). Nous remercions les revues et les directeurs de publication qui nous ont
permis de reprendre ces articles.
Les matériaux rassemblés dans ces chapitres ont trouvé des compositions
diverses dans des communications présentées, à l’occasion de colloques ou de jour-
nées d’étude, à l’invitation de collègues que nous remercions pour la générosité avec
laquelle ils ont relancé notre réflexion : Gillian Anderson, Emmanuelle André, Edouard
Arnoldy, Véronique Campan, Scott Durham, Dilip Gaonkar, Laurent Guido, Sophie
Lécole Solnychkine, Andrew McKeown, Laura Odello, Martin Rass, Ron Sadoff,
Luc Vancheri. Tout au long de son élaboration, ce livre a trouvé chez les étudiants
inscrits au séminaire « Poétiques de l’audio-visuel », que nous animons depuis 2013,
des auditeurs critiques et des interlocuteurs généreux : qu’ils soient tous remerciés.
Alors qu’il approchait de sa forme définitive, ce livre a pu s’enrichir des échanges avec
les étudiants de l’université de Strasbourg et leurs professeurs, Christophe Damour et
Benjamin Thomas – ce dernier accueillant même notre livre dans la collection qu’il
dirige ; je les en remercie.
6 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Que peut-on gagner à faire de John Wayne un ornithologue ? Que peut-on espé-
rer découvrir dans le chant élégiaque des vaqueiros du Sertão qui concernerait le
cinéma ? Quelle peut être la motivation d’un chercheur faisant du comique phono-
musico-visuel de Jerry Lewis l’efficace reprise de la Théorie critique pratiquée par
T. W. Adorno ? Et qui, à l’exception de Stanley Cavell peut-être, peut prendre au
sérieux la proposition suivante : par sa puissance propre d’articulation de la musique
et de l’espace filmique, Gene Kelly pose le double problème du scepticisme cognitif
et éthique ? Et qui encore peut découvrir dans les utopies musicales de l’art radio-
phonique les lieux d’une réflexion sur l’expérience esthétique, éthique et politique
au cinéma ? Et que veut-il celui qui attend de l’analyse d’un film qu’elle tire des
leçons de l’interprétation musicale et devienne épellation mimétique ? Et qui donc
est celui qui pose toutes ces questions ? Tout simplement quelqu’un qui se croit
capable de créer un concept de musicalité du cinéma.
1. Gilles D, « Lettre à Arnaud Villani du 29 décembre 1986 », dans Lettres et Autres
Textes, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2016, p. 86-87.
8 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Celui-là pense que la majorité des livres consacrés à la musique au cinéma, et plus
généralement ceux consacrés aux dimensions vocale et sonore des films, tombent dans
une erreur globale : on arrive trop tard devant l’écran et dans la salle de cinéma ; on
croit que le cinéma consiste essentiellement en des images en mouvement, que ces
images à elles seules ont le pouvoir de représenter un monde, de narrer une histoire,
de figurer une idée ; et que les voix, les bruits, les sons et les musiques n’ont pour
seules fonctions que de compléter ou de contester la représentation visuelle, de sou-
tenir ou de compliquer la narration des images, de commenter ou d’expliquer la figu-
ration d’une idée. C’est à croire que les cinéastes se comportent comme de mauvais
artistes peintres, commençant par dessiner leurs figures avant de les remplir de cou-
leurs, et le spectateur, comme un drôle d’amateur de peinture qui séparerait le dessin
de la couleur sous prétexte que l’un a été tracé avant que l’autre ne soit appliquée…
Plus encore, celui qui tend à une musicalité du cinéma pense que ces livres intéres-
sés par la musique de film font un bruit sourd dans leur chute aveugle : on croit, ou
feint de croire, qu’un monde, une histoire ou une idée sont donnés avant leur repré-
sentation, leur narration, leur figuration ; la surdité et l’aveuglement empêchent de
sentir, de percevoir, de penser l’évidence du cinéma, à savoir que, dans un film, le
donné est toujours produit ; et c’est pourquoi la plupart des analyses de la musique
au cinéma partent, par exemple, d’un sentiment d’abord donné par l’acteur, ou le
personnage, ou la situation, pour montrer comment ce sentiment donné est ensuite
représenté, exprimé, surligné, contesté, par la musique. Et c’est ainsi que ces analyses
commettent toutes la même erreur : elles restent sourdes et aveugles aux rencontres
entre les matériaux moléculaires – visuels ou figuratifs, sonores ou musicaux – qui
composent sentiments de famille, émotions de classe, intelligibilité d’État, mais aussi
problèmes, percepts, affects de multiplicité. Musicalité du cinéma est le concept que
celui-là voudra créer pour rendre justice au système d’appels et de réponses entre
matériaux qui fait l’événement d’un film.
Celui-là pense encore que deux choses essentielles sont oubliées par ces mêmes
travaux sur la musique au cinéma ou sur les dimensions vocale et sonore des films :
on oublie qu’entre la fin du e siècle et tout au long du e siècle des hommes et
des femmes ont continué de composer de la musique, et des musiques qui ont mis en
question ce qu’il fallait entendre par musique ; on oublie que des vibrations dans l’air
ne deviennent des phénomènes sonores, vocaux ou musicaux que dans l’espace d’une
expérience d’écoute. Celui qui tend à une musicalité du cinéma pense que la plupart
de ces travaux consacrés à la musique, à la voix ou au son oublient que l’écoute est
une pluralité de gestes aux visées différentes ou différentielles composant un système
complexe de résonances et de dissonances, que l’écoute est traversée de tensions ou
d’hésitations tranchantes, qu’elle est souvent pétrie de morale jusque dans ses juge-
ments de connaissance, qu’elle est quelquefois métaphysique jusque dans l’exercice
Introduction 9
la musique (au regard d’Adorno). C’est que la musique a peut-être quelque chose
à nous apprendre sur l’analyse de films, et particulièrement sur les forces du littéral
qui répètent l’œuvre par l’écriture et dans l’écriture, et font de cette reconstitution
mimétique une forme de savoir. L’analyse de films retrouve sa musicalité quand elle
devient sensible à ce que le régime de signifiance de la musique rend immédiatement
manifeste, à savoir que le sens est incommensurable avec les règles de la technique et
les règles de l’interprétation. Quand l’analyste cherche à produire un concept par la
description même des images, et quand il conduit cette description sans recourir à
l’application d’une théorie, et sans la reconduire à une théorie, alors il vient d’opérer
une première et fondamentale transformation du film : le film indique dès lors de
lui-même ce qu’il veut dire, et il le précise par lui-même, mais chacune de ses pré-
cisions ne cesse en même temps de voiler ses intentions. Si bien que l’analyste doit
interpréter le film comme on interprète la musique. Interpréter le film, avant cette
transformation, c’était le comprendre. Or, « interpréter la musique, c’est la jouer », et
bien jouer la musique, c’est avant tout bien parler son langage. Ce langage
demande à être mimé, et non pas déchiffré. Ce n’est que dans la pratique
mimétique […] que la musique peut éclore ; jamais dans une contemplation
qui l’interprète indépendamment de son exécution 5.
Analyser un film, ce sera donc parler son langage, le jouer, le mimer. Mais si
l’œuvre ne fait pas de son sujet le support d’un agencement formel, si elle fait du
sujet l’expression même, et si cette expression est nécessairement une langue étran-
gère, celle des matériaux visuels et sonores, alors, pour prendre quelque réalité dans
notre expérience, cette expression esthétique nous contraint à épeler sa langue étran-
gère. « Épellation mimétique », c’est le nom que donne Adorno à ce comportement
« qui vise, non pas à retrouver ce à quoi la configuration esthétique ressemble […],
mais à se rendre semblable à l’œuvre elle-même 6 », à imiter ses courbes dynamiques pour
apprendre sa langue, à se mouler sur cette non-coïncidence à soi de l’œuvre (qui fait
aussi l’étrangeté de son expression).
Si certains types d’art [comme la musique] demandent à être joués et interprétés
afin de devenir ce qu’ils sont […] alors ces types d’œuvres ne font que rendre
véritablement évident le comportement de toute œuvre d’art, même lorsqu’elle
5. Theodor W. A, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, traduit par Jean-Louis Leleu,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1982, p. 5.
6. Gilles M, Essai sur Adorno, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2010,
p. 295-296.
Introduction 11
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Chapitre I : Le cow-boy ornithologue. Quand, dans la nuit inaugurale de Red River, nous
attendons avec John Wayne et Walter Brennan l’attaque des Indiens, on doit recon-
naître que leur crainte est celle de deux gestaltistes incapables de préformer l’événement,
et que, outre la maîtrise des armes, ils ont le pouvoir de dire un problème : les deux
cow-boys attendent tout ce qu’ils pourraient dire ou tout ce qui pourrait être dit sur le
retard figuratif et la retenue figurative des Indiens. Le rapport du cow-boy à l’Indien est
celui d’une sensibilité à un problème figuratif et figural. La nuit est un espace sonore
en ce qu’elle est un espace composé de signes intensifs : l’éclat d’une branche qui craque,
le chuchotement d’une couleur lunaire, la dépression d’un mouvement d’air. La nuit
est un espace sonore en ce qu’elle est une situation acousmatique : une situation où l’on
entend des bruits, des voix, des sons, sans en voir la source ni les causes ; une situation
d’observation exacerbée par ce qui lui résiste, lui échappe ou la surprend. Par
conséquent, la nuit pose un problème figuratif et figural qui devient une occasion
d’écoute de l’écoute elle-même pour en découvrir l’entrelacement et l’interférence
des visées. Dans l’attente des Indiens, attente imaginairement suspendue pour
l’éternité, l’écoute découvre une posture – s’écouter écouter – et un espace – un plan
d’intensités – qui deviendront les conditions nécessaires à une musicalité du cinéma.
7. Theodor W. A, Théorie esthétique, traduit par Marc Jimenez, Paris, Klincksieck,
coll. « Esthétique », 1995, p. 180.
12 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Chapitre II : Une écoute qui geste un monde. Dans le documentaire Aboio, de Marilia
Rocha, des vachers chantent pour rassembler et guider les vaches. Leur chant aux
accents mélancoliques est l’expression vocale d’un toucher audio-visuel qui surface
les hommes et les animaux et, ce faisant, rend possible un contact entre eux – alors
que les uns et les autres sont abandonnés au désœuvrement ou à la stupeur. Au bout
de l’attente suspendue, l’écoute découvre une nouvelle posture : l’abandon. Mais on
ne s’abandonne pas n’importe où ; dans le désert du Sertão, l’écoute s’abandonne au
milieu, à l’« entre ». Aboio développe une logique du tact ou du toucher : le sonore
touche au visuel ; et chacun des sens se touche lui-même ; par et dans ces touchers,
l’hétérogénéité du sentir se découvre ; et les sens se métamorphosent :
[…] en quittant l’intégration du “vécu”, [chaque sens] devient aussi bien autre
chose, une autre instance d’unité, qui expose un autre monde, non pas “visuel”
ou “sonore”, mais, précisément, “pictural” ou “musical” 8.
8. Jean-Luc N, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul ? », dans Les Muses,
Paris, Galilée, 2001, p. 42-43.
9. Jean-Luc N, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 25.
10. Ibid., p. 38.
Introduction 13
« accès de soi », d’un accès de renvois, d’une « crise de soi 11 ». Ce sujet écranique composé
de résonances, c’est la double mimésis de l’acteur qui l’anime : tantôt la captation,
la dissonance et la réfraction sont les modes d’une « mimésis passive, incontrôlée et
immaîtrisable », conséquence d’une contagion et cause d’une épidémie des maté-
riaux phono-musico-visuels ; tantôt la captation, la dissonance et la réfraction sont
les modes d’une « mimésis active », une mimésis proprement poïétique, procédant
de cette aptitude à exproprier et à s’approprier les matériaux phono-musico-visuels
pour mieux perdre ses qualités et son caractère 12. Par cette pratique supérieure de la
synchronisation, Jerry Lewis pose la condition d’une épellation mimétique : « il faut
n’être rien par soi-même ». C’est-à-dire : d’une part, « n’avoir rien en propre », être sans
propriété ni spécificité ; et d’autre part, n’avoir qu’« une égale aptitude à toutes sortes
de choses », n’être que « force productrice ou formatrice, énergie au sens strict, perpé-
tuel mouvement de la présentation 13 ». C’est dans ce destin comique que la musicalité
du cinéma va entraîner celui qui se livre à la description et à l’analyse du film comme
s’il était à l’écoute d’une crise de soi.
Chapitre IV : Brigadoon, ou l’envers musical du monde. Brigadoon est une comédie
musicale non pas parce qu’on y chante, mais parce que ce film nous oblige à adop-
ter ce comportement mimétique. C’est qu’on ne pourra interpréter la façon dont ce
film impose la musique comme une force autonome et productive circulant à travers
tous les espaces fictionnels (réels ou imaginaires), au point d’en déplacer les frontières
constitutives, qu’à mouler notre écoute sur celle de Gene Kelly. Mouler son écoute
sur celle de cet acteur, c’est la mouler sur un être humain qui danse, et qui, en dan-
sant, nous conduit à interpréter l’expressivité de la musique comme un mouvement
dans l’espace et de l’espace – une cinétique et une dynamique qui n’entraînent pas
un mobile sans mobiliser le plan sur lequel il se meut. Mais si l’on moule son écoute
sur celle d’un danseur, alors il faut reconnaître avec lui que la cinétique et la dyna-
mique musicales exigent une réponse de notre part : il faut reconnaître que nous
sommes attirés vers cette expression et entraînés par elle ; il faut reconnaître que cette
expression qui nous attire et nous entraîne possède une vie propre – même seul avec
la musique, le danseur danse en couple. C’est cette double reconnaissance seule qui
donne sens à la musique (pour un danseur). En d’autres termes, la musicalité comme
faculté mimétique est une réponse au scepticisme qui grève la musique au cinéma : si
les figures sentimentales ou émotives de la musique déchues en un système de clichés
ne persistent ou ne reviennent dans les films qu’à titre de problèmes, et si aucun savoir
de la musique ne peut donner ou redonner à ces figures la valeur de catégories ni de
solutions pré-problématiques, alors il faut reconnaître qu’une réponse à ce scepticisme
se trouve peut-être dans la mutation de la musique de film en une cinétique et une
dynamique entraînant tous les matériaux dans la composition des espaces d’un film
– avec ceux qui se livrent à sa description et à son analyse comme des danseurs.
Chapitre V : La radio, modulateur de l’audible. On peut croire que le cinéma ne
pourra prétendre s’approprier la puissance de la musique qu’à s’approcher des mathé-
matiques, qu’à se transformer en un système combinatoire, en un régime de signes
qui trouve son modèle idéalisé dans la musique dite absolue où le son en soi et pour
soi se déploie dans un jeu de renvois intermusicaux et intramusicaux. C’est qu’on ne
veut pas admettre que la musique elle-même a changé, qui est aujourd’hui souvent
pensée comme une puissance de production, de configuration, d’implication tempo-
relles d’affects d’espace ou de matière. S’il faut un détour au cinéma pour s’approprier
la musicalité, il lui faudra peut-être s’approcher de l’architecture – ce sera l’hypothèse
finale de ce livre. Mais, s’agissant de musicalité, il faut d’abord revenir aux rapports du
cinéma à la radio. C’est que la revendication d’un espace de composition musicale de
tous les sons – et éventuellement des matériaux phono-musico-visuels –, c’est la reprise
en cinéma d’un problème esthétique d’abord posé par la radio. Rapprocher cinéma
et radio, c’est se donner les moyens de conceptualiser une autre musicalité, celle qui
reconfigure le monde en composant des sons, celle qui prend acte d’un dédoublement
de l’écoute capable d’accueillir tout à la fois des sons comme des indices et comme
des signes, mais aussi comme des qualités expressives composant un plan supplémen-
taire autonome. Personnage rythmique est le nom de cette écoute double et divisée.
Plutôt que de penser qu’il y a musique quand les sons se détachent de leurs sources
ou de leurs références pour entrer dans des rapports internes suivant des lois naturelles
ou conventionnelles, on dira qu’il y a musicalité quand un agencement découvre un
principe relationnel qui reconfigure en même temps le monde des sons et celui de
leurs causes ou de leurs significations. De la radio au cinéma, la musicalité est redé-
finie comme une posture d’écoute découvrant des rapports d’implication entre tous
les matériaux sonores qui redonnent au monde le possible. Paysage mélodique est le
nom de cet espace d’implication où se loge l’écoute double et divisée.
Chapitre VI : Où est la musique du film ? La très grande majorité des études de la
musique au cinéma se contentent de photocopier le même répertoire de fonctions
narratives ou poétiques ; ces fonctions s’inscrivent sous trois catégories générales : la
musique au cinéma est référentielle (elle fournit ou surligne les marques de repérage
temporel, spatial, social, ethnique, etc.), elle est expressive (elle surligne l’émotion),
elle est motivique (elle fournit des éléments récurrents favorisant la compréhension
Introduction 15
narrative). Cet atavisme de classe permet d’oblitérer l’évidence : certains films accor-
dant une valeur problématisante à l’occupation et à la circulation spatiales de la
musique nous incitent à suivre l’infiltration de la musicalité dans les agencements
des matériaux visuels et sonores, figuratifs et figuraux, thématiques et narratifs. Et,
ce faisant, ils nous engagent à adopter une posture phono-musico-visuelle, à prati-
quer une écoute mimétique : ces films nous obligent à prendre acte du devenir de
la musique au cinéma, à prendre acte du fait qu’elle est alors audio-visuelle. Cette
écoute mimétique retrace les plissements du complexe phono-musico-visuel, ou ces
zones d’interférence, qui doivent devenir les lieux d’écoute intérieurs au film pour
une sensibilité attentive aux appels et aux réponses entre différents matériaux, à la
promesse mutuelle des matières visuelles et sonores de faire rythme par et dans leur
hétérogénéité. La conclusion de ce livre est l’esquisse d’une telle répétition mimétique.
Mais il nous vient le sentiment que ce livre ne porte pas sur l’écoute, le son, la
musicalité, le cinéma, mais sur l’Amérique et son horizon éthique et politique, et sur
la « solitude peuplée » de qui aime le cinéma.
CHAPITRE I
LE COW-BOY ORNITHOLOGUE
SUR L’ÉCOUTE DANS RED RIVER,
D’HOWARD HAWKS
Thomas Dunson et Nadine Groot sont adossés à leur wagon ; arme à la main, ils
tendent l’oreille à la nuit ; grenouilles et insectes produisent la seule matière sonore
d’un espace en attente de son instant critique : le surgissement des Indiens. C’est
le début de Red River, d’Howard Hawks (1948). Thomas Dunson a abandonné
la caravane de pionniers à laquelle il s’était joint pour faire route vers l’ouest, lais-
sant derrière lui sa fiancée. Il a décroché vers le sud en compagnie de son fidèle ami
(plus un bœuf et deux vaches) alors même que, la menace indienne se précisant, ses
talents de tireur devenaient plus précieux pour la communauté, plus nécessaires à
la réussite du projet de colonisation. La possibilité d’une attaque des Comanches,
Dunson vient d’en apercevoir à distance la réalisation. Au moment où il atteint les
rives de la Red River, temps et lieu marquant l’ouverture de son nouveau monde et
la direction de son destin, il découvre dans son dos une colonne de fumée signalant
à l’horizon d’un passé récent l’anéantissement de la caravane, et la mort de sa fiancée.
Mais ce qui surgit d’abord de la nuit, ce n’est pas un Comanche ; ce qui fend
l’espace sonore, ce n’est pas son cri de guerre mais un chant, celui d’un oiseau, puis
un autre, et un autre encore. Ce qui doit pour toujours surprendre le spectateur,
c’est que les deux cow-boys reconnaissent dans ces chants d’oiseaux des Indiens.
1. João G R, « L’histoire de l’homme à la gâchette », dans Mon oncle jaguar
et autres histoires, traduit par Mathieu Dosse, Paris, Chandeigne, coll. « Bibliothèque
lusitane », 2016, p. 254.
18 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Reprenant le circuit des quatre écoutes de Pierre Schaeffer, on dira que, comme nous,
ils entendent les qualités mélodiques du chant qu’ils ont ouï, mais qu’eux, contraire-
ment à nous, écoutent des Comanches et comprennent la menace qu’ils représentent.
Si John Wayne et Walter Brennan sont des cow-boys et nous des spectateurs, c’est
qu’ils vont dresser notre écoute. Ils vont lui apprendre un geste esthétique et sémio-
tique effacé du répertoire du plus expérimenté des ornithologues lui-même : un
chant d’oiseau signale le surgissement probable d’un Indien. Ils vont lui apprendre
à qualifier un espace inconnu, peut-être disparu, dans tous les cas imaginaires : les
plaines de l’Ouest ne sont pas que sable et chaleur, mais faune réelle et feinte. Cet
apprentissage sera utile au spectateur quand il se retrouvera dans un western de John
Ford ou d’Anthony Mann, par exemple, car là aussi les oiseaux sont des Indiens. Et
cette écoute sera peut-être également utile au touriste de passage dans une réserve,
qui pourra se donner l’impression de comprendre mieux le bestiaire des autochtones
d’Amérique… Plus encore, ces cow-boys ornithologues auront fait entendre les
seuils raccordant l’une à l’autre les quatre écoutes – écouter, ouïr, entendre, com-
prendre – comme autant de frontières esthétiques, culturelles et géopolitiques : si ce
qu’on ouït et entend ne correspond pas à ce qu’on écoute et comprend, c’est qu’on
occupe un territoire qui ne nous appartient pas (encore) ; et si on réussit malgré tout
à comprendre ce désaccord, c’est qu’on a déjà une sensibilité capable d’entendre des
différences culturelles – et un entendement qui déjà sait comment les éliminer…
Nous nous proposons de décrire et d’analyser l’activité auditive des deux cow-
boys. On ne compte plus le nombre d’études sur le western faisant des hommes de
l’Ouest des sémioticiens, des déchiffreurs de signes naturels ou conventionnels, mais
peu d’entre elles décrivent en détail cette activité sémiotique, et à notre connaissance
aucune ne tient compte de l’écoute, le regard assumant seul la responsabilité d’explo-
rer le sensible à la recherche du sens – double lacune que notre description et notre
analyse veulent combler. Écouter, ouïr, entendre, comprendre : pour le réinventeur de
la musique concrète, ce sont là autant d’« intentions d’écoute », d’« attitudes typiques »
ou de « comportements caractéristiques », « formes diverses de l’activité de l’oreille »
ayant chacune son objectif propre, mais qui restent néanmoins indissociables parce
qu’elles se complètent ou rivalisent, se corrigent ou s’induisent en erreur, au gré de
leurs démarches, de leurs apprentissages, au gré des déchiffrements d’objets et des
réflexions du sujet 2. Décrire et analyser cette complexité des modes et des parcours
de l’écoute, cela doit montrer que l’adresse, l’assurance du cow-boy se gagne sur un
2. Pierre S, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, coll. « Pierres
vives », 1966, p. 109 et p. 112-113.
Le cow-boy ornithologue 19
un ensemble d’indices). Ce fond n’est pas seulement matériel, il est aussi temporel ;
c’est la durée continue du monde et du sujet (tant qu’il vit) : « Je vis dans un monde
qui ne cesse pas d’être là pour moi ». Mais le fond sonore n’est jamais présent à la
conscience ; il s’identifie avec un passé, proche ou éloigné, rappelé par « une modifi-
cation brusque ou inusitée de ce fond sonore », par un besoin pressant, par un senti-
ment d’inconfort, etc. ; il s’identifie avec un passé qui se rappelle à nous à la manière
d’un revenant. Plus encore, cette attitude d’écoute en partie inconsciente nous donne
ce fond sonore comme « une source jamais épuisée de potentialités » : la rumeur conti-
nue du monde est un passé proche ou éloigné impliquant un potentiel objectif iné-
puisable 6. Entendre, c’est explorer ce potentiel objectif inépuisable (le fond sonore)
ou les sons produits par tel être ou telle chose (les indices) pour en sélectionner et
en organiser les divers aspects. Cette attitude d’écoute procède ainsi à une qualifica-
tion de ce qui a été ouï (elle lui donne précisément la valeur d’un fond) et de ce qui
est écouté, surtout lorsque l’identité ou la nature d’une source sonore, le sens d’une
idée ou la cause d’un événement nous laissent dans l’incertitude. Il ne s’agit pas ici,
par l’intermédiaire du son, de répartir et de relier des individus, ni de délimiter un
monde, mais de configurer le sonore lui-même (ce qui peut évidemment dissiper les
doutes quant à l’être ou la chose à l’origine du son, quant au sens d’une idée, quant
à la cause d’un événement). Entendre, c’est alors situer des sons, les séparer, en privi-
légier certains, les rythmer, les effacer, etc. Cette configuration ou cette qualification
a elle aussi son mode temporel : ni présent actuel, ni passé proche ou lointain, mais
répétition et variation du même 7. Comprendre, c’est mettre nos « expériences pas-
sées », nos « intérêts dominants actuels », une « forme particulière de connaissance »,
un système signifiant, des conventions explicites, un conditionnement pratique, des
codes culturels, au service de l’écouter et de l’entendre, de manière à favoriser la pré-
cision et la clarification de l’expérience. Pas d’indices repérés, pas de fond réactivé, pas
d’aspects configurés, sans qu’ils ne soient tous toujours déjà orientés vers une forme
particulière de connaissance et des significations abstraites. Il s’agit ici – par com-
paraison, par mise en rapport, par déduction et généralisation – de « saisir le sens ».
Partant des divergences inhérentes à la diversité des phénomènes sonores et des atti-
tudes d’écoute, il s’agit d’atteindre, au fil d’une exploration répétée et toujours plus
poussée de l’expérience perceptive, à la précision des conclusions sur l’identité ou la
nature des sources, sur le sens d’une idée, sur la cause d’un événement. Les sons ne
sont plus des indices, ni un fond, ni des aspects, mais des signes appartenant à des
« systèmes signifiants » et qui ont leur propre temporalité, celle de l’histoire culturelle
d’un domaine de valeurs – telle forme musicale, tel système langagier, tel cadre social
ou professionnel 8.
C’est d’abord Groot qu’on découvre, accroupi sous le wagon, carabine à la main, qui
tend l’oreille, qui perçoit sans doute tout ce qu’il y a à percevoir mais n’entend rien
de ce qu’il voudrait entendre, qui ne sait pas précisément vers quel objet sa volonté
devrait tendre, voulant seulement entendre, plus exactement ouïr ou détecter, une
différence de pression dans l’air qui serait synonyme d’un mouvement au ras du sol,
le voulant au point d’avoir l’illusion d’ouïr cette différence, cherchant en vain du
regard à transformer cette illusion en perception, se fatiguant aussitôt, abandonnant,
pour chercher du côté de Dunson une raison d’abandonner ; Dunson qui, s’il écoute,
subordonne l’écoute au regard qui balaie l’espace, cherchant à voir ce qu’il devrait ouïr,
alors que Groot, lui, avait l’impression d’ouïr ce qu’il aurait dû voir. « Tom? We could
have been wrong about that smoke. – Oh I wish it… » À peine Dunson a-t-il ébauché
sa phrase qu’un hululement lui répond, qui l’imite ; à son exclamation un hibou,
infirmant de sa réalité acoustique l’hypothèse sceptique de Groot, a répondu « hou,
hou-hou », réponse que Dunson met un temps à ouïr, qu’il finit par écouter comme
le signalement d’un Indien que du regard il vise à l’aveugle, que Groot cherche dans
la même direction alors que le hululement se répète sur un petit pan de paysage, un
bosquet à l’avant-plan, un arbre en diagonale, un fond de ciel éclairé par la lune,
tableau trop bref pour que le spectateur l’explore à la recherche d’un mouvement,
d’un reflet, d’une forme, d’une silhouette.
« There they are », conclut Dunson. Sa conclusion n’offre guère de réponses ; que
des questions. Car qui est là, exactement ? Où est ce là ? Et qu’est-ce qu’être là pour
ceux qui y sont ? Les deux hululements, étaient-ce deux phrases d’un même motif
chanté par un seul hibou, ou deux motifs chantés par deux hiboux ? Ou par des
Indiens ? Ou par un pan du paysage ? Questions en mal de formulation car aussitôt
un second chant répond au premier, comme si un engoulevent rassurait un hibou
de sa présence, ce qui n’est pas sans inquiéter le regard de Groot, qui peine à situer la
source de ce nouveau chant, se contente de tendre dans une direction, vers un autre
morceau de paysage, comme si ce petit pan de nature sifflait aussi. Cette impréci-
sion pose des problèmes au calcul de la perception : Groot additionne de la main des
questions ; oui, ils sont bien deux, lui répond Dunson d’un hochement de tête ; nous
sommes trois, corrige un oiseau moqueur caché dans un autre tableau ; ils sont trois,
répète Groot de la main pour un Dunson qui n’a plus le goût au calcul, son regard
emporté dans toutes les directions par la reprise de la moquerie. Bruit d’une détente,
frottement éolien : Dunson se tourne vers une boule de feu surgie d’un quatrième
paysage ; la musique confirme qu’il s’agit bien d’une flèche ; le chœur fait entendre
ses cris de guerre ; c’est en tirant que Dunson fait apparaître du fond de la nuit un
Comanche qui vole au ras du sol, plonge sur lui et l’emporte dans la rivière.
Arrêtons ici notre description ; la séquence pose déjà beaucoup de questions aux-
quelles il faut chercher à répondre, à commencer par celles-ci : les Indiens d’Amérique 9
imitaient-ils le chant des oiseaux ? En quelles circonstances et dans quels buts ? Red River
n’est évidemment pas un film documentaire, mais c’est un western qui, comme tous
les films du même genre, trouve une partie de ses matériaux dans l’histoire, l’économie
et la géopolitique des États-Unis : la colonisation progressive de l’Ouest ; les guerres
indiennes, et spécialement celle contre les Comanches ; l’implantation de grands éle-
vages de bétail sur le territoire du Texas ; la guerre de Sécession ; l’obligation pour
les grands éleveurs d’acheminer le bétail vers le nord après la défaite et la faillite du
Sud ; l’arrivée du chemin de fer dans les États et les territoires de l’Ouest : Missouri,
Kansas 10. À l’évidence, Red River s’empare aussi d’un matériau anthropologique qui
9. Sous notre plume, les Comanches du film deviennent des Indiens, les Indiens d’Amé-
rique, et même l’Indien des westerns. Ces termes veulent désigner une figure produite
au fil de l’histoire du cinéma hollywoodien, ou un amalgame entre cette figure et ceux
qui, au fil des cinquante dernières années, ont aussi porté le nom d’Amérindiens, ou
d’Autochtones, ou de membres des Premières Nations, ou encore d’Aborigènes.
10. Sur les rapports de Red River à l’histoire des États-Unis, voir Stanley C, « Cowboys,
Free Markets, Wyatt Earp, and Thomas Dunson », dans Cowboys As Cold Warriors:
The Western and U. S. History, Philadelphie, Temple University Press, 2004, p. 19-50 ;
Suzanne L-G, Red River, Londres, Palgrave-MacMillan, 2009 ; Mary
P, « Haunted by Waters: The River in American Films of the West », dans
Deborah A. C (dir.), The Landscape of Hollywood Western: Ecocriticism in
an American Film Genre, Salt Lake City, University of Utah Press, 2006, p. 17-40 ;
Robert B. P, « Red River and the Right to Rule », dans Hollywood Westerns and the
American Myth: The Importance of Howard Hawks and John Ford for Political Philosophy,
New Haven, Yale University Press, 2010, p. 26-60 ; Robert S, « Empire of the West:
Le cow-boy ornithologue 23
Red River (1948) », dans John E. O’C et Martin A. J (dir.), American
History / American Film: Interpreting the Hollywood Image, New York, Frederick Ungar,
coll. « Ungar Film Library », 1979, p. 167-181.
24 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Car, bien entendu, les Indiens d’Amérique imitaient le chant des oiseaux, et ils le
faisaient d’abord pour les capturer : c’est avec la voix, ou en soufflant dans un petit
tube sculpté dans l’un de ses os, qu’ils attirent le dindon sauvage en imitant son glou-
gloutement ; c’est en imitant leur chant nuptial qu’ils attirent le mâle et la femelle
vers un piège ou à portée de leurs armes 11. Mais il semble bien que certains Indiens
imitaient aussi le chant des oiseaux quand, sur le sentier de la guerre, il leur fallait
communiquer entre eux ou couvrir le bruit de leurs pas 12. La prudence est ici de
rigueur puisque, comme le rappelle Shepard Krech III, il n’existe toujours pas d’étude
anthropologique exhaustive sur les rapports entre les Indiens et les oiseaux 13, encore
moins sur l’imitation comme stratégie de communication et de camouflage. Pour
décrire cette stratégie, plusieurs anthropologues, y compris Krech III, s’en remettent
à l’étude de John R. Swanton qui lui-même, s’agissant d’ornithologie, ne faisait que
citer l’ouvrage de l’Indian trader James Adair, The History of the American Indians,
publié pour la première fois en 1775, à Londres 14.
Que nous apprend ce commerçant irlandais qui, de 1735 à 1768, traite avec les
peuples cherokee et catawba de la Caroline du Sud ? Que nous apprend-il, lui qui
commande une troupe d’éclaireurs chickasaws durant la guerre de 1759 contre les
Cherokees ? Beaucoup de choses, dont quelques-unes ont à voir avec le sujet de notre
étude, et que plusieurs lecteurs jugeront avoir été dictées par les westerns qu’elles
devraient justement expliquer – mais c’est l’écho qui est l’explication : le spectateur
n’a pas fabulé grâce aux westerns ce qu’il aurait pu connaître avec plus d’assurance
et d’exactitude en lisant des enquêtes anthropologiques, mais, au contraire, les films
ont été des expériences de pensée portant sur ce qui n’avait de valeur de vérité qu’à
titre de légendes populaires ou d’hypothèses fondées sur le seul et unique témoignage
d’un Indian trader ; comme d’autres westerns, Red River construit une écoute possible
à partir de ces ouï-dire 15. D’abord, les Indiens qui partent sur le sentier de la guerre
11. Shepard K III, Spirits of the Air: Birds and American Indians in the South, Athens,
University of Georgia Press, coll. « Environmental History and American South »,
2009, p. 36 et p. 57.
12. Ibid., p. 121.
13. Ibid., p. 2.
14. John R. S, Source Material for the Social and Ceremonial Life of the Choctaw
Indians, Washington, Smithsonian Institution, Bureau of American Ethnology, 1931.
15. Sur la valeur des expériences de pensée et du possible pour la connaissance, voir Stéphane
C, Le Sens du possible, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Analyse et
philosophie », 2010.
Le cow-boy ornithologue 25
n’entrent pas dans les bois sans entrer dans le silence : muets, ils marchent plusieurs
jours sans jamais faire de bruit, s’assurant ainsi que « leurs oreilles seront promptes à
les avertir d’un danger 16 ». Ensuite, lorsqu’ils s’approchent d’un campement ennemi,
ils se séparent sans jamais s’éloigner davantage que leur capacité d’audition ne le permet,
car tout un chacun, toujours, doit percevoir les travelling signals des autres. Ces signaux
consistent notamment en l’imitation de chants d’oiseaux, et précisément des oiseaux
qui nichent ou chassent au cœur de cette forêt-ci, au pied de cette montagne-là…,
au long de la Red River : « ils peuvent reproduire avec la plus grande exactitude la
voix et les cris de chacun des quadrupèdes et des volatiles peuplant les bois d’Amé-
rique 17 ». Enfin, tous les guerriers indiens étant prudents, aux aguets et rusés, il n’est
pas rare de voir l’imitateur piégé par son imitation : « Je sais des cas où la pratique
de cet art a été fatale à l’illusionniste 18 ». Les Indiens d’Amérique sont donc, selon
James Adair, de très bons imitateurs doublés de rigoureux ornithologues : ils savent
imiter le chant des oiseaux présents dans tel habitat, en telle saison, à telle étape du
cycle naturel de leur vie, à tel moment du jour ou de la nuit ; et jamais ils ne perdent
de vue qu’il y a oiseau et oiseau.
Notre certitude, c’est que le film Red River reprend ce matériau anthropologique ;
notre hypothèse, c’est que, comme plusieurs autres westerns, il contribue à son enri-
chissement, participe à sa vérification, en explore les significations – il lui donne une
réalité phénoménale, le met à l’épreuve d’une situation et d’une action, en dégage les
dimensions esthétique, éthique et politique –, et qu’il fait tout cela en problématisant
les modes et les parcours de l’écoute.
16. James A, The History of the American Indians, New York, Johnson Reprint
Corporation, coll. « American Studies », 1968, p. 381 – notre traduction. Dans Listening
to Nineteenth-Century America (Chapel Hill, The University of North Carolina Press,
2001), Mark M. S rappelle que, pour les northerners comme pour les southerners,
ce silence est inséparable d’une contradiction acoustique, anthropologique et politique :
il vaudrait mieux que les Amérindiens cessent de crier, de hurler, de chanter, et qu’ils se
taisent (de manière civilisée), mais leur silence est angoissant. Le silence des Amérindiens
est le signe de leur accord avec l’environnement et de cette fine capacité de détection
auditive qui les instruit du moindre faux pas d’un Blanc (il est en cela comparable au
silence des esclaves noirs) ; par voie de conséquence, il témoigne d’une sensibilité ani-
male (p. 50, p. 67-79, p. 88 et p. 104-105). Voir aussi Richard Cullen R, How Early
America Sounded, Ithaca, Cornell University Press, 2003, p. 147-148.
17. James A, The History of the American Indians, op. cit., p. 385 – notre traduction.
18. Idem – notre traduction.
26 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Le silence légendaire des Indiens devient, dans Red River, coassement monotone
de grenouilles, grésillement continu d’insectes, entretien régulier, presque mécanique,
qui agit comme fond, un fond aux dimensions de la nature tout entière. Red River
nous apprend que le silence des Indiens s’entend comme la rumeur de la nature ; leur
virtualité est son trop-plein de présence. En chacune des faibles variations de ce coas-
sement, de ce grésillement, se trouve l’amorce en creux d’une figuration, l’apparition
possible mais jamais réalisée, dans tous les plis et replis de la nature, d’un Indien. Le
silence des Indiens est donc plus profondément une surdité des cow-boys, une inca-
pacité à tirer des pulsations du fond le caillot d’une figure. Cette incapacité se présente
comme une frontière dans le corps percevant, qui l’isole de certaines vitesses existen-
tielles présentes dans le milieu vivant : la limite physiologique de l’oreille se marque
par l’incapacité de sentir une manière d’occuper l’espace, de se distribuer en lui, de
s’y mouvoir ; ce n’est pas l’Indien qui disparaît, c’est le cow-boy qui ne peut l’ouïr, ou
qui ne peut ouïr et entendre ses mouvements qu’en se leurrant sur l’immobilité du
coassement et du grésillement. Ou qui toujours l’aura ouï : la frontière infranchissable
dans le corps du cow-boy, au-delà de laquelle s’ouvre le monde de l’Indien, l’écoute
la découvre toujours après coup ; le cow-boy entend l’Indien comme quelque chose
qu’il aurait dû ouïr, un déjà-là imperceptible qui se rend présent du fond d’un passé
de surdité. Au moment même où ils perçoivent le premier chant d’oiseau, les deux
cow-boys sont forcés de se dire : Ils étaient là ! Déduction politique de la part d’une
sensibilité vérifiant ses propres limites.
À l’événement objectif visé par l’écoute de Groot – l’approche des Indiens, la
forme de leur attaque – correspond un événement subjectif : la perception brute d’un
fond coassant et grésillant de grenouilles et d’insectes. Tandis que Groot y cherche
le mouvement audible d’un Indien, le fond ne cesse de l’envelopper, de le rejoindre
pour l’atteindre, de se laisser ouïr. Le monde ne cesse jamais de se donner à ouïr ; ce
coassement et ce grésillement continus ne cessent jamais d’être perçus par Groot ; il
s’y adapte d’instinct ; il y réagit, il croit même devoir y réagir, lui qui interroge : Ai-je
ouï une différence d’intensité, une variation de l’entretien ? Ai-je chaque fois pré-
levé le même matériau sonore ? Y avait-il quelque chose d’autre à ouïr ? Ces ques-
tions ont leur temps : c’est toujours en retard qu’on se les pose. On n’a pas de prise
sur ce qui est donné à ouïr ; le donné est nécessairement repris ; Schaeffer insiste :
il faut d’abord écouter pour ouïr – il faut viser en chaque son un Indien pour que
le fond coassant et grésillant prenne une valeur –, et c’est pour avoir entendu, c’est
pour avoir cherché à qualifier ou à configurer le sonore qu’on se rappelle avoir ouï.
Ouïr est dans un présent inaccessible à la conscience ; c’est après coup qu’on entend
et écoute ce qu’on a ouï ; on le retrouve au futur comme un fantôme ou un reve-
nant. Ouïr est au-delà d’une limite ou d’une frontière de la présence, dans un fond
hors du champ de la perception consciente. Plus précisément, nous avons affaire à
Le cow-boy ornithologue 27
19. Sur l’état d’alerte, de crainte et de peur inhérent à l’écoute des indices, voir Roland B,
« Écoute », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, coll. «Tel Quel », 1982,
p. 217-230. Bien qu’il souligne combien l’audition est d’abord et avant tout « le sens même
de l’espace et du temps » (p. 218), Barthes ne déplie pas les dimensions temporelles de
l’écoute des indices ; il insiste plutôt sur son pouvoir d’appropriation d’un territoire.
Nous reviendrons plus en détail au chapitre II sur ce type d’écoute et ses affects.
20. Le chapitre II sera consacré à un documentaire, Aboio, de Marilia Rocha, où le rapport
audio-visuel au paysage marque plus nettement sa valeur d’autochtonie de résistance.
28 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
et les chants qu’ils imitent ne renvoient pas à un individu situé dans l’espace, mais
se présentent comme des polarisations intermittentes, des frontières mouvantes, des
zones d’intensité. C’est ce paysage sonore que le pionnier devra faire disparaître s’il
veut établir ses droits sur le territoire : la bataille politique est aussi subordination de
l’écoute au regard. La mise en scène le suggère : d’abord, les coups de feu de Dunson,
en transformant l’oiseau en Indien, transforment la sensation auditive de mouve-
ments intensifs en perception visuelle d’objets ; puis, le passage de la nuit au jour, en
redonnant au regard les pleins pouvoirs, transforme la sensation auditive d’espaces en
appropriation de ressources naturelles. Surplombant de vastes plaines, Dunson peut
alors décréter : « This is it. This is where we start growing good beef. Everything a man
could want. Good water and grass ». Et quand le jeune Matthew Garth lui demandera
à qui cela appartient, il pourra répondre sans hésitation : « To me! », son regard impo-
sant son droit aussi loin que porte la vue.
À quelle expérience de pensée se livre Red River, s’agissant du danger pour l’imita-
teur d’être piégé par son imitation ? Pour répondre à cette question, il faut reprendre
notre description de la séquence : Dunson sort de la rivière après avoir tué l’oiseau de
proie descendu sur lui, au poignet duquel il vient de retrouver le bracelet qu’il avait
donné à sa fiancée ; il rejoint Groot qui a abattu tous les autres guerriers indiens sauf
un, croit-il, quand un hululement – qui pourrait être la copie du premier – se fait
entendre. « That’s him, chuchote Groot. – Answer him », lui ordonne immédiatement
Dunson. La pratique est inaccoutumée, risquée, et l’ordre provoque l’étonnement de
Groot qui s’exécute pourtant. Tandis que Dunson rampe hors champ, il s’essaye à l’imi-
tation d’un chant d’oiseau, et à sa grande surprise obtient une réponse. S’engage alors
un dialogue entre deux espèces d’oiseaux, entre un cow-boy et un Indien, c’est-à-dire
entre deux imitateurs qui s’échangent des leurres, tandis que le troisième animal rampe,
un couteau entre les dents, non seulement invisible mais inaudible, passé à son tour
sous la frontière d’audibilité de l’oreille, déformé et défiguré, pour rejoindre celui qui
s’amalgame à la nature. C’est alors toute une théorie de questions qui s’étire. Puisque
l’Indien répond à l’appel de Groot, il peut l’ouïr ; mais, comme Groot, l’Indien perd-il
dans l’inaudible le déplacement de Dunson ? Ses oreilles lui signaleront-elles le danger
assez rapidement ? Et que devient un cow-boy quand il adopte cette cinétique et cette
dynamique lui permettant de passer sous le seuil d’audibilité ?… un Indien ? Et quand
un Indien entend un chant d’oiseau, écoute-t-il immanquablement un autre Indien ou
peut-il écouter aussi un cow-boy ? un cow-boy qui imite un Indien ? qui imite un Indien
imitant un oiseau ? Et si, entendant un oiseau, un Indien écoute un cow-boy, est-ce à
dire que, comme le cow-boy, il comprend ce chant comme un arrêt de mort ? Est-ce à
dire que, au moment où ils partagent la même culture de l’écoute, l’un va mourir parce
que l’autre l’a imité imitant ? Toutes les questions éthologiques et politiques soulevées
par cette situation d’écoute semblent indiquer que le cow-boy et l’Indien s’engouffrent
Le cow-boy ornithologue 29
dans les mêmes écarts séparant ouïr et ne pas ouïr, entendre un oiseau mais écouter
un homme ; et, de ces écarts, ils semblent tirer la même conclusion ou comprendre la
même chose : la menace de mort que l’un représente pour l’autre. Voilà ce que la mise
en scène voile à peine ; mais ce qu’elle oblitère ou rature sans l’effacer, c’est le deve-
nir mutuel qui doit s’ébranler pour que le cow-boy et l’Indien s’engouffrent dans les
mêmes écarts et comprennent la même chose : il faut qu’aux frontières entre écouter,
ouïr, entendre et comprendre, se produise quelque chose comme un vol par imitation
entre le cow-boy et l’Indien.
Le meilleur exemple d’une telle fabulation de la frontière en tant que lieu où
l’homme de l’Ouest capture par imitation des traits de l’Indien, l’entraînant dans la
disparition tout en inventant une identité américaine, se trouve dans « The Significance
of the Frontier », de Frederick Jackson Turner. Trois thèses rythment cette célèbre
conférence. Première thèse : la frontière de l’Ouest est une ligne de rencontre entre la
civilisation européenne et la nature sauvage. La frontière ne passe donc ni entre deux
civilisations ni entre deux territoires densément peuplés et rigoureusement fortifiés,
comme en Europe ; elle se dessine plutôt suivant l’éparpillement et le déplacement
de quelques colons « at the hither edge of free land 21 », c’est-à-dire à la limite d’un
commencement radical toujours répété, au seuil de conditions primitives retrouvées :
la frontière n’avance pas vers l’ouest sans reculer dans l’histoire, et toujours tout
reprend à partir d’une origine mythique des civilisations 22. Concrètement, qu’est-ce
que cette origine ? La réponse se trouve dans la deuxième thèse : la ligne de rencontre
entre civilisation et « wilderness » est une ligne d’américanisation. Qu’est-ce que cette
américanisation ? L’historien répond par une formule : « the wilderness masters the colo-
nist 23 », qui ne trouve son sens que par la conversion très concrète des trois variables.
The wilderness, c’est la positivité, la pleine ouverture et la totale disponibilité des grands
espaces, forêts, plaines, montagnes, fleuves et déserts, un nomos sans répartition. The
colonist, c’est un style vestimentaire, un mode de transport, une manière de penser :
« garments of civilization », « railroad car », « Germanic germs 24 ». Si « the wilderness
masters the colonist », c’est que les grands espaces, trop forts pour l’homme européen,
lui imposent d’adopter le canot d’écorce comme moyen de locomotion, de porter
la chemise de chasse et les mocassins, de se réfugier dans une cabane en rondins, de
21. Frederick Jackson T, « The Significance of the Frontier » (1893), dans The Frontier
in American History, Tuscon, The University of Arizona Press, 1986, p. 3.
22. Ibid., p. 14-15.
23. Ibid., p. 4.
24. Idem.
30 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
cultiver le maïs, de lancer des cris de guerre et de s’adonner au scalp 25 ; bref de faire sien
tout ce qui compose la culture matérielle, agraire et guerrière des Indiens d’Amérique.
Tenu de répéter l’autochtone sous peine de périr lui-même, « le colon s’installe dans
des clairières et se déplace en parcourant des pistes 26 ». Or cette répétition n’est pas
duplication. Pour Turner, la frontière n’est pas le lieu d’une réflexion en miroir :
le colon se voit forcé non pas d’imiter à l’identique l’Indien, mais de s’emparer de
certains de ses traits et de les reconfigurer pour répondre aux injonctions d’une nature
sauvage qui domine tout autant l’autochtone. Dans la répétition non duplicative de
l’un par l’autre, c’est l’un et l’autre qui se trouvent entraînés dans la différence, dans
une mutuelle transmutation, le simulacre emportant l’original comme la copie : « une
nouveauté est produite, l’homme américain 27 ». Ni l’Européen en canot d’écorce ni
l’Indien en train à vapeur ne sortiront indemnes de ce vol du primitif commandité
par la nature : d’une part, « il n’en résulte pas une nouvelle Europe », d’autre part,
« chaque vallée et chaque piste sont devenues des fissures dans la société indienne 28 ».
D’où la troisième – et forcément dernière – thèse de Turner : « Bien avant que ne
s’installent les premiers cultivateurs, la vie primitive des Indiens était disparue 29 ».
Le cow-boy n’embarque donc pas dans un devenir-Indien sans que l’Indien ne
devienne un fantôme. Un peu d’ornithologie peut nous faire saisir la forme que
prend dans Red River ce processus d’américanisation. Il est un oiseau qui se retrouve
presque partout, et qui règne sur la nuit dans laquelle les guerriers indiens de Red
River viennent fondre leur menace : le hibou. Qu’on le trouve établi presque par-
tout sur le territoire américain, voilà sans doute la principale raison, pratique, qui
explique la fréquente imitation de son chant par les Indiens 30 – spécialement ceux
qui peuplent les westerns ; mais l’engoulevent règne aussi sur la nuit et occupe
presque tout le territoire américain, ce qui explique qu’il fréquente assidûment les
westerns. Il faut donc trouver des raisons d’une autre sorte pour expliquer qu’un
Indien, au moment précis où il approche l’ennemi ou doit s’avouer vaincu, imite le
hibou. Ces raisons, culturelles, ont à voir avec les croyances et les mythes qui, parce
que communs aux Indiens d’Amérique et au cow-boy d’ascendance européenne 31,
25. Ibid., p. 4.
26. Idem – notre traduction.
27. Idem – notre traduction.
28. Ibid., p. 13 – notre traduction.
29. Idem – notre traduction.
30. Shepard K III, Spirits of the Air, op. cit., p. 121.
31. Ibid., p. 24-25.
Le cow-boy ornithologue 31
Si, aux oreilles de Thoreau, la claire répétition de leur chant et leur instinct de
la lumière font des oiseaux des prophètes 34, ils font du hibou le prophète d’un mal-
heur géopolitique : dans l’invisible animal à voix humaine s’est coulé l’esprit des
morts qui annonce, à l’aube de la fondation d’un nouveau monde, le retour des
vieilles condamnations.
32. Ibid., p. 146-151. Sur ce fonds commun, voir aussi Edward A. A, The Folklore
of Birds: An Enquiry into the Origin and Distribution of some Magico-Religious Traditions,
New York, Dover Publications, 1970, p. 113 ; et Alice P, All the Birds of the
Bible: Their Stories, Identification and Meaning, New York, Harper and Brothers, 1959,
p. 168-169 et p. 174.
33. Henry David T, Walden ou la vie dans les bois, traduit par G. Landré-Augier,
Paris, Aubier, coll. « Collection bilingue des classiques étrangers », 1967, p. 245 et p. 247.
34. Stanley C, The Senses of Walden: An Expanded Edition, Chicago, The University
of Chicago Press, 1992, p. 40.
32 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
LA NUIT ACOUSMATIQUE :
ATTENDRE UN INDIEN, ÊTRE SURPRIS PAR UN OISEAU
La nuit est une situation acousmatique naturelle, une situation où l’on entend des
bruits, des voix, des sons, sans en voir la source ni les causes, bien souvent sans que
l’on puisse désigner l’agent producteur du son ni se prononcer sur ses intentions,
sans avoir la certitude qu’il s’annonce expressément à nous par ces sons, sans pouvoir
décider des raisons pour lesquelles il s’annoncerait ainsi à nous, sans savoir si, de son
côté, il perçoit nos bruits, notre voix, nos sons, et notre identité et nos intentions 35.
C’est une situation qui pose des questions et exige de nous des réponses, lesquelles
se font souvent attendre parce que l’exploration aveugle du problème nous force à
reprendre plusieurs fois nos calculs perceptifs. La nuit acousmatique est une situation
35. C’est Michel C qui, le premier, a montré l’importance esthétique et poétique
des situations acousmatiques au cinéma ; rappelons la définition qu’il en donnait : « La
situation d’écoute acousmatique est celle où l’on entend le son sans voir la cause dont
il provient » (Un art sonore, le cinéma. Histoire, esthétique, poétique, Paris, Cahiers du
cinéma, coll. « Essais », 2003, p. 411). Voir aussi ses notions d’acousmate, d’acousma-
tisation et d’acousmêtre. Pour une généalogie de la notion d’écoute acousmatique ou
de son acousmatique, voir Brian K, Sound Unseen: Acousmatic Sound in Theory and
Practice, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 45-94.
Le cow-boy ornithologue 33
d’observation exacerbée par ce qui lui résiste, lui échappe ou la surprend ; par consé-
quent, comme toute situation acousmatique, naturelle ou médiatisée, la nuit est une
occasion de redécouverte ou de réécoute des sons et de l’écoute elle-même 36. Dans
les termes d’une phénoménologie que n’aurait pas reniée Schaeffer lui-même 37, on
peut dire, pour ceux que la chose intéresse encore, que la nuit acousmatique accentue
les a priori matériels du son (pour une écoute) : son intermittence, son évanescence,
mais aussi et surtout l’annonce et l’invitation inhérentes au son. Dans la mesure où
un objet fait du bruit mais ne le possède pas, dans la mesure où il ne l’expose pas à
sa surface mais le projette dans l’espace, il s’annonce par intermittence mais sans se
donner, il nous invite à le rejoindre plutôt qu’il ne se donne à nous, et cette invita-
tion est évanescence 38. Évanescence, intermittence, annonce sans exposition et invi-
tation sans donation : la nuit ne fait-elle pas de tout son un Indien ?
Dunson et Groot sont plongés dans une telle nuit acousmatique. Pour leur regard,
il n’y a qu’une maigre profondeur et un fond. Cette nuit n’est pas abolition du visible,
mais raréfaction des formes perceptibles : quand ils plissent les paupières et tendent le
regard, ils aperçoivent quelques bosquets d’arbustes, de petits arbres, la tache d’un sol
sablonneux, un coin de ciel. La vaste plaine moutonneuse, son ouverture jusqu’aux
hautes montagnes, la végétation accrochée aux rives de la rivière, la poussière en sus-
pension, tout cela n’est pas effacé mais raréfié ; tout cela est repris et peut-être rap-
pelé, mais comme par allusion, après de nombreux retranchements, en miniature :
c’est maintenant un décor de studio. Non pas une mauvaise reproduction, mais le
produit d’une abstraction, l’espace contrôlé d’une expérience (ou d’un style filmique,
36. Pierre S, Traité des objets musicaux, op. cit., p. 33-34.
37. Pour une analyse du Traité des objets musicaux qui en sonde le sol phénoménolo-
gique, voir Jean-François A, « L’objet sonore ou l’environnement suspendu »,
dans Ouïr, entendre, écouter, comprendre après Schaeffer, Paris, Buchet-Chastel / INA,
coll. « Bibliothèque de recherche musicale », 1999, p. 83-106 ; Pauline N,
« Application. Pierre Schaeffer et la phénoménologie », dans Musique et Philosophie
au XXe siècle, Paris, Classiques Garniers, coll. « Philosophies contemporaine », 2014,
p. 73-117 ; et Makis S, « Schaeffer phénoménologue », dans Ouïr, entendre,
écouter, comprendre après Schaeffer, Paris, Buchet-Chastel / INA, coll. « Bibliothèque de
recherche musicale », 1999, p. 53-67.
38. Mikel D, L’Œil et l’Oreille, Montréal, L’Hexagone, coll. « Essai ». 1987, p. 48 et p. 88.
Sur les a priori matériels du son, voir aussi Don I, Listening and Voice: Phenomenologies
of Sound. Second Edition, Albany, State University of New York Press, 2007, p. 94-95
et p. 102 ; et Jean-Luc N, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
2002, p. 14 et p. 34.
34 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
celui de Hawks) 39. Ce coin de paysage nocturne est tendu comme un piège pour les
Indiens, et posé comme un défi aux deux cow-boys, qui doivent compter sur leur
écoute pour actionner ce piège. Pour se protéger, Dunson et Groot avaient éliminé des
morceaux d’espace : avant que Hawks ne raréfie le tout, eux-mêmes avaient placé la
rivière derrière leur dos, ils s’étaient retirés sous leur wagon, pour ne conserver devant
eux qu’un angle du paysage. Par raréfaction, cet angle est devenu une scène fermée ;
il a été plongé dans l’obscurité comme dans un agent d’abstraction.
L’élimination des espaces et la raréfaction des formes entraînent le regard jusqu’à
leurs limites propres – jusqu’au pénultième degré de l’élimination et de la raréfaction –,
c’est-à-dire dans une matière qui le rend presque aveugle : la nuit. D’où l’emballement
des regards : regard inquiet de Groot, regard nerveux de Dunson, qui visent dans toutes
les directions sans rien tirer de l’obscurité. Ce n’est pas l’attente tranquille et sereine d’un
chasseur qui maîtrise les règles du jeu et attend sans risque le gibier rabattu vers lui ; c’est
l’attente nerveuse de celui dont la sensibilité auditive est le seul déclencheur du piège.
À cette écoute il n’est pour l’instant donné qu’une durée monotone : chevaux, vaches
et taureau sont silencieux ; le wagon immobile a évidemment cessé de faire entendre le
grincement de ses essieux et le craquement de son châssis de bois ; il n’y a que le bruit
des grenouilles et des insectes qui soit audible, régularité électrique d’une ligne à haute
tension ou d’une rumeur égale vite oubliée. Et il n’est pas même certain que notre
écoute entende des insectes ; car ces insectes, il se pourrait bien qu’elle les ait voulus au
point de les imaginer, s’assurant ainsi un fond paradoxal, un fond qui soit non seule-
ment surface d’abstraction mais profondeur naturelle. Cette situation est donc acous-
matique non seulement parce que le regard est empêché de voir la source des sons, et
que seule l’écoute peut et doit capturer l’événement, mais parce que tout le visible est
neutralisé par la nuit, que le coassement ou le grésillement lui-même est neutralisation
du sonore et anonymat d’un fond, autant de conditions qui feront du surgissement de
la prochaine figure sonore l’occasion d’une expérience d’écoute et de l’écoute.
Mais ce qui surgit de la nuit, on l’a dit, ce n’est pas un Comanche ; ce qui surgit
sur ce fond coassant et grésillant, ce n’est pas son cri de guerre mais le chant d’un
hibou, celui d’un engoulevent, puis d’une espèce d’oiseau moqueur. Dunson et Groot
entendent des chants d’oiseaux très vaguement situés dans l’espace : ce ne sont que des
directions et des pans ; des oiseaux, par là, quelque part dans ces arbres ou ces arbustes,
39. Pour une étude détaillée de cette esthétique de la reprise et du retrait, voir Jean-Michel
D, Hawks, cinéaste du retrait, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du
Septentrion, coll. « Arts du spectacle », 2007, et notamment la page 37, sur la reprise intra-
filmique ; la page 43, sur la reprise en tant que soustraction ; la page 81, sur le rôle du studio
dans ce système de reprise et de retrait ; et le livre entier sur le régime de vérité de ce style.
Le cow-boy ornithologue 35
40. Jean-Christophe B, Le Versant animal, Paris, Bayard, coll. « Le rayon des curiosités »,
2007, p. 17.
41. Ibid., p. 26-27.
42. Sur les sons en tant qu’ils font entendre l’espace avant de s’y absorber et sur la tem-
poralité de l’écoute, voir Véronique C, L’Écoute filmique. Écho du son en image,
op. cit., p. 15-17 et p. 39.
43. Mais c’est alors la phénoménologie de l’écoute et du sonore dont il faudrait questionner
la politique : les a priori matériels cachent-ils la figure primitive de l’Indien d’Amérique ?
36 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
sur le plein jour. La géopolitique des westerns s’articule sur l’opposition générale de
la culture sonore et de la culture visuelle. Évanescence, intermittence, annonce sans
exposition et invitation sans donation : ce n’est pas ce qui empêche de percevoir un
Indien des westerns ; c’est plus profondément ce qui définit son mode d’apparition et ce
qui conditionne la sensibilité du cow-boy ; c’est ce qui donne même à la figure visible
de l’Indien les aspects du sonore, et au regard du cow-boy, les tensions de l’écoute.
Qu’il faille s’en remettre à l’écoute plus qu’au regard, qu’il faille écouter sans comp-
ter sur le regard pour reconnaître et situer ce qu’on écoute, qu’il faille espérer ouïr ce
qu’on attend avec inquiétude, mais sans la moindre assurance qu’on le comprendra
ni même que cela sera audible, c’est tout cela qui rend raison de cette situation où
l’urgence de capter un bruit ou un son tend l’écoute vers le monde en la retenant près
d’elle-même. Toute l’attention qu’on porte au monde se retourne en même temps
vers l’écoute : le cow-boy ne guette pas la nuit sans se surveiller lui-même. Et le regard
fut-il disqualifié, sa disqualification, elle, continue à jouer un rôle : c’est parce qu’il
n’est plus capable d’assurer l’efficacité de cette surveillance, parce qu’il ne peut plus
diriger ou corriger l’écoute, qu’il la force à se survoler et à se surveiller elle-même.
C’est tantôt Groot qui mesure les limites physiologiques de son oreille, qui cherche
à en déterminer le seuil d’audition, et les regards qu’il lance vers la nuit ou ramène
vers sa personne sont alors autant de doutes exprimés par l’ouïe sur sa propre sensi-
bilité. C’est tantôt Dunson qui, demandant à son écoute de lui indiquer des direc-
tions et de lui signaler des identités, recueille dans l’éparpillement de son regard les
troubles de visée : entendre un oiseau, mais écouter un Indien. C’est encore Groot
qui, parce que privé d’une partition du visible, cherche à entendre les qualités acous-
tiques et mélodiques des chants d’oiseaux tout en doutant sans cesse de la capacité
de son écoute aveugle à caractériser le sonore. Combien de motifs ou de chants dif-
férents ?… un ?… deux ? trois ? Et, pour chacun, combien de « chanteurs » au timbre
singulier ? C’est encore Dunson qui, en interrompant la conversation, en armant sa
carabine, en se cherchant un regard, en énervant ses yeux, pose de tout son corps tendu
des questions à ce savoir qui devrait lui permettre de saisir la situation. Ces chants
d’oiseaux, ce sont des Indiens, ils se répondent, ils se parlent, mais que se disent-ils ?
Se sont-ils déjà partagé les cibles ? Dois-je comprendre que ce dernier chant était le
signal annonçant l’attaque ?
La nuit acousmatique active et concentre l’écoute ; elle la dédouble : l’oreille se
tend de toutes ses forces vers la situation parce qu’un événement reste en attente ; mais
c’est précisément l’imminence de cet événement qui ramène l’écoute à elle-même,
qui la rend sensible à elle-même, à toutes les fonctions qu’elle implique – écouter,
ouïr, entendre, comprendre – et à tous les parcours qui la « perplexent », emballés par
l’attente et l’imminence. Dunson et Groot ne font pas qu’écouter la nuit et l’analy-
ser, pointant dans le vide l’objet de leur attente, anticipant la cause de leur réplique ;
Le cow-boy ornithologue 37
ils s’écoutent écouter : chacun vise sa propre écoute et celle de son partenaire ; plus
encore, chacun vise la sienne à travers celle de l’autre. Groot vise sa propre écoute
en questionnant celle de Dunson, et Dunson vise la sienne en répondant à celle de
Groot – réflexivité stéréophonique de l’écoute. Ils écoutent leur sensibilité auditive, son
fondement physiologique, sa fondation culturelle, son architecture affective. Écoute
partagée, qui sépare ou spécialise ses différentes fonctions avant de les combiner et
recombiner suivant différents parcours, ou de mettre l’une sous la surveillance ou le
contrôle de l’autre. Quand Groot n’a pas même l’assurance d’avoir ouï, c’est Dunson
qui doit lui faire comprendre l’inévitable et lui redonne ainsi de l’écoute : « Oh I wish
it [could be true] ». Quand Groot n’arrive pas à entendre ou à caractériser le sonore,
c’est l’écoute de Dunson qui doit lui faire sentir des distinctions : … oui, ils sont bien
deux,… ils sont maintenant trois ! Et les deux compagnons ne s’écoutent pas écouter
sans chercher à tendre vers un point de synchronisation des quatre écoutes qui soit
celui de leur subjectivité.
La situation acousmatique est fondamentalement une situation d’attente, et d’es-
poir que cette attente soit remplie ; quand un phénomène naturel ou un dispositif
technique, la nuit ou un enregistreur, disqualifie le regard, tout le possible reflue vers le
sonore, et l’espoir autant que la crainte animent l’écoute – l’espoir se tient tout contre
la crainte. Les deux cow-boys espèrent que le dressage et la culture de leur écoute leur
permettront d’entendre les bonnes formes et d’écouter les bonnes figures, c’est-à-dire
d’en suivre la formation et la figuration ; ils espèrent que, si cette formation et cette
figuration ne correspondent pas parfaitement aux réflexes nerveux et aux attentes de
leur mémoire culturelle, ils sauront malgré tout percevoir et comprendre le singulier.
Le spectateur a l’impression que le pire qui puisse leur arriver, c’est qu’il n’arrive rien,
que l’écoute reste éternellement suspendue, que les formes et les figures ne se pré-
sentent pas, qu’elles restent dans un passé et un avenir sans présent ni présence : ils
espèrent écouter, c’est-à-dire bien viser, ce qu’ils attendent et guettent, non seulement
pour ne pas perdre la vie, mais pour ne pas se perdre eux-mêmes, pour ne pas perdre
tout ce système nerveux et ce savoir-entendre qui, en partie, les constituent comme
sujets (politiques). Ils entrent dans la tension, dans le guet, d’un rapport à soi. On
pourra dire, paraphrasant Jean-Luc Nancy, que cette nuit acousmatique permet à la
spatialité et à la temporalité du son et de l’écoute de se déployer, et, se déployant, de
fendre les sujets, de les ouvrir de l’intérieur alors même qu’ils s’ouvrent au dehors 44.
La nuit acousmatique ramène l’écoute vers elle-même tandis qu’elle la projette
vers le dehors. C’est dire qu’elle est aussi l’occasion d’une exacerbation de l’activité
sémiotique principale de l’homme de l’Ouest : déchiffrer des indices ou des signes
naturels. Dunson, c’est celui qui déchiffre les signes ou les indices laissés dans le
paysage, et comme à son intention (à l’intention d’un sujet économique cette fois),
par le climat ou par les hommes. Ces touffes éparses d’herbe, par exemple, c’est le
signe que la caravane des pionniers longe une région dont il y a fort à parier qu’elle
réserve, plus au sud, des plaines riches et grasses où élever avec profit du bétail. Ce
qu’on oublie de souligner, c’est que, dans les westerns, ce déchiffrement est souvent
rattaché à une attitude qui en découvre la complexité : l’attente 45. Cette nuit acous-
matique nous le rappelle avec force, en même temps qu’elle interdit toute confusion
entre l’attente et la contemplation. Dunson et Groot attendent des Indiens : « They’ll
most likely send some out after us ». C’est la conclusion à laquelle était arrivé Groot après
avoir aperçu à l’horizon la colonne de fumée indiquant quel sort cruel venait d’être
réservé à la caravane de pionniers, car : « That’s too big for a signal smoke, ain’t it? » Ils
sont bien postés, ils sont aux aguets, ils sont armés, prêts à répliquer ; et ils cherchent
à percevoir le signal visuel ou sonore qui indiquera une présence et ses intentions,
en même temps qu’il déclenchera leurs réflexes et leur réponse. C’est dire qu’ils anti-
cipent, que leur attente n’est pas contemplative ou pure disponibilité, mais qu’elle
cherche activement dans la nuit son objet. Mais quel objet, au juste ? À quel point
est-il déterminé, prévu ou prévisible ? Conserve-t-il une part d’indétermination ? Si
oui, quelle valeur prend cette indétermination et, surtout, le rapport entre le déter-
miné et l’indéterminé ? Ce sont là des questions acoustiques, logiques et noétiques,
mais aussi éthiques et géopolitiques ; ce sont ces questions, ou ces Indiens, qui préci-
pitent l’une sur l’autre les fonctions de l’écoute, et qui entraînent Dunson et Groot
dans une manière de dialogue entre gestaltistes.
S’ils anticipent, ils ne prévoient pas ; ils ne tracent pas sur la nuit les contours
d’une représentation mentale qui donnerait à l’avance la figure de l’attendu. On peut
se plaindre de l’éternelle invincibilité de l’homme de l’Ouest, et trouver injuste l’iné-
vitable défaite des Indiens 46, mais cela ne devrait pas nous dispenser d’analyser les
45. Nous nous inspirons ici des travaux de Claude R, notamment de son herméneu-
tique événementiale de l’attente : voir L’Aventure temporelle. Trois essais pour introduire à
l’herméneutique événementiale, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige »,
2010, p. 73-77 ; L’Événement et le Temps, Paris, Presses universitaires de France,
coll. « Épiméthée », 1999 ; et « Attendre », Conférence, no 25, 2007, p. 529-556.
46. Sur la nature détestable des représentations de l’Amérindien dans les westerns, voir entre
autres Edward B, Injuns!: Native Americans in the Movies, Londres, Reaktion
Books, coll. « Locations », 2006 ; et Jon T, « Images of Indians », dans The American
West in Film: Critical Approaches to the Western, Westport, Greenwood Press, coll.
« Contributions to the Study of Popular Culture », 1985, p. 237-260.
Le cow-boy ornithologue 39
ligne d’horizon mouvante, ni le sifflement d’une flèche, ni l’éraillement d’un cri, mais
le hululement mélancolique d’un hibou. La compréhension de l’écoute est pour un
instant court-circuitée ou surprise par la réalité phénoménale, sa richesse et sa singu-
larité, qu’il faut immédiatement et impérativement entendre et écouter. La fonction
dernière et finale de l’écoute, la compréhension, qui oriente la perception brute, la
qualification et l’identification du sonore vers des domaines de valeurs, des formes
de connaissance et des systèmes symboliques, a été déjouée, et, dans son étourdisse-
ment passager, elle fait sentir le fragile équilibre qui rassemble toutes les fonctions de
l’écoute : les temporalités des quatre écoutes se « désynchronisent » ; l’anticipation de
la compréhension (Attendons les Indiens…) reflue vers l’après-coup de l’ouïe (Ne
sont-ils pas de tout temps dans ce fond que j’oubliais ?) ; les reprises de la qualifica-
tion (C’est un hululement, une plainte, un rire hennissant…) font bégayer l’instant
de l’identification (… c’est un…, c’est un…, c’est un…). Cette désynchronisation,
ces retards et ces sauts sur place sont la matière de la peur ou de la crainte qui struc-
turent l’écoute des cow-boys et lui donnent sa morale 50. Mais cela vaut encore mieux
que la panique. Il plane sur l’écoute du cow-boy une dernière menace : un Indien va-
t-il une nuit imiter autre chose qu’un oiseau, imitation qui pourrait tromper, voire
paniquer, le cow-boy parce que cela aurait d’abord trahi la culture amérindienne, la
mémoire et l’immémorial de cette culture ? Un Indien ne va-t-il pas, un beau matin,
imiter une vache pour piéger un cow-boy ?
®®®
50. Nous dégagerons au prochain chapitre les traits de cette morale, à la lumière de laquelle
le lecteur pourra repenser les rapports auriculaires entre le cow-boy et l’Indien.
42 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
sur la fin du film, qui met en scène un apprentissage de l’écoute : si, comme nous,
les cow-boys entendent les qualités acoustiques du sifflet qui s’est donné à ouïr tout
à coup, contrairement à nous ils ne savent pas écouter ou reconnaître un train et
comprendre la civilisation qu’il va représenter 51. Cette civilisation qui approche, ils
vont pourtant l’entendre à nouveau durant ce qui s’annonce comme l’ultime duel
entre Matt et Dunson. Devenu adulte, Matt se montre digne du désir filial dont il
était depuis toujours l’objet, et ce, sous les appels à la raison de celle qui assurera la
réalité de cette filiation :
Ici encore le tintamarre des pots et des casseroles fonctionne comme signal ;
mais cette fois, plutôt que de donner le coup d’envoi à un stampede, il ins-
talle un nouveau pouvoir, le pouvoir de celle qui dirigera bientôt la cuisine ; à
l’explosion d’une nature sauvage se substitue l’effet pacificateur d’une culture
communicationnelle 52.
51. Sur le bruit du train et son caractère annonciateur, voir Hillel S, Making Noise:
From Babel to the Big Bang & Beyond, New York, Zone Books, 2011, p. 246 et p. 488.
52. Josef F, « The Hero in the Epochs of the Mythical and the Bourgeois », dans
The Impertinent Self: A Heroic History of Modernity, traduit par Sarah L. Kirkby,
Stanford, Stanford University Press, coll. « Cultural Memory in the Present », 2009,
p. 47-48 – notre traduction.
Le cow-boy ornithologue 43
1. Jean-Christophe B, Le Versant animal, Paris, Bayard, coll. « Le rayon des curiosités »,
2007, p. 25.
46 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Tandis que le titre calligraphié du film apparaît sur un fond noir, on entend le tin-
tement débridé d’une petite cloche. Cherche-t-on à produire un message sonore,
voire quelque figure musicale ? Difficile d’en décider. Le calcul de la perception
s’acharne et s’épuise à configurer les tintinnabulements, trompé par la superposi-
tion et l’enveloppement des résonances et des réverbérations, par le caractère non
métrique et arythmique des répercussions. Il semble qu’une sonnaille est secouée
au hasard d’un mouvement. Notre écoute est aux prises avec des signaux sonores
erratiques mais obstinés, ceux d’un corps invisible dont le mouvement a mis en
branle l’instrument de percussion, et qui dresse ainsi un barrage sonore repous-
sant au loin le chant mélancolique d’un homme. Ce corps invisible qui s’essaie –
maladroitement – à la percussion, on aura la certitude de l’entendre meugler, à la
fin de cette ouverture, quand son profil viendra se graver sur le même fond noir
– et « d’entendre les bœufs meugler à qui mieux mieux », il nous viendra peut-être
« l’idée que tout n’est que le passé dans le futur 2 ».
Entre-temps, on aura entendu par deux fois la voix qui chante. Une première
fois, à peine perceptible, et vite chassée par une masse sonore lourde et grave, prise
dans un mouvement d’amplification et d’accélération, et qui, prenant de la vitesse
et de l’ampleur, devient de plus en plus légère et de moins en moins grave. Cette
masse sonore est rythmée par les gestes courts et rapides d’un frottement qui claque
aux extrémités de son mouvement – comme bientôt cette masse sonore elle-même
qui, au bout de son amplification et de son accélération, est devenue une surface,
un tissu, un cuir qui claque, et qui marque la durée d’une coupure de silence. Ce
claquement de la surface sonore, c’est une ponctuation signalant la reprise du
chant, qui revient à l’avant-plan de l’espace d’écoute, lâchement accompagné sur
les plans harmonique et rythmique par un geste rappelant ce frottement qui ryth-
mait à l’instant la masse sonore lourde et grave, mais qui, ici, en accentue certains
des traits cinétiques et dynamiques, lesquels auront dans ce film le rôle de gestes
audio-visuels. Car le sonore touche ici le visuel et l’entraîne dans son mouvement.
Les images en noir et blanc – figure d’un cavalier détourée par un soleil brûlant,
arbre solitaire accrochant ses branches au ciel gris, sol de racines rampantes pris
dans un filé –, images poussiéreuses ou rugueuses, deviendront bientôt surfaces de
lignes brisées, enchevêtrées, elles deviendront les figurabilités de la caatinga :
2. João G R, Diadorim (Grande Sertão: Veredas), traduit par Maryvonne
Lapouge-Pettorelli, Paris, Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2006, p. 246.
Une écoute qui geste un monde 47
[la caatinga qui étouffe le voyageur, qui] limite son regard ; l’agresse et l’étour-
dit ; l’enlace sans l’attirer, dans sa trame d’épines ; le repousse de ses feuilles
urticantes, ses épines et ses branches cassées en pointe de lance ; déroule devant
lui, pendant des lieues et des lieues, un aspect invariablement désolé des arbres
sans feuilles, aux branches tordues et desséchées, crochues et entrecroisées […],
évoquant l’immense convulsion torturée de la flore agonisante 3.
3. Euclides da C, Hautes Terres. La guerre de Canudos (Os Sertões), traduit par Jorge Coli
et Antoine Seel, Paris, Éditions Métailié, coll. « Bibliothèque brésilienne », 2012, p. 69.
4. Pour une analyse détaillée de tout le film, et pour une écoute particulièrement fine
des séquences qui nous intéressent dans ce chapitre, on lira Cristiane da Silveira L,
« Cantos em desaparição », dans Música em cena: à escuta do documentário brasileiro (thèse
de doctorat), Universidade Federal de Minas Gerais, 2015, p. 182-212. On portera une
attention particulière aux pages 187 à 190 ; Lima y décrit avec précision la dimension
mémorielle de cette plainte chantée, qui inscrit hommes et animaux dans une tempora-
lité de l’abandon à laquelle nous aboutirons en fin de parcours.
5. Jean-Luc N, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul ? », dans Les Muses,
Paris, Galilée, 2001, p. 36 et p. 42.
6. Ibid., p. 36.
7. Ibid., p. 42-43.
48 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
8. Ibid., p. 44 et p. 46-47.
9. Ibid., p. 45.
10. Jean-Luc N, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 21 et
p. 23. Nous reviendrons plus longuement au chapitre VI sur ce système d’appels et de
réponses entre les sons et les images.
11. Sur les rapports entre esthétique et anthropologie, et plus précisément entre l’esthé-
tique entendue comme théorie des facultés sensibles du sujet pratique (inaugurée par
A. G. Baumgarten) et l’esthétique entendue comme science des forces de transforma-
tion continue définissant la nature sensible de l’homme (défendue par J. G. Herder), voir
Christoph M, Force: A Fundamental Concept of Aesthetic Anthropology, New York,
Fordham University Press, 2013, p. 33-60.
12. Jean-Luc N, À l’écoute, op. cit., p. 25.
Une écoute qui geste un monde 49
mise en mouvement, et dont la découverte est de proximité : c’est tout contre elle
que l’oreille glisse pour la découvrir, pour en découvrir ou en sentir les densités et les
intensités, pour entendre sa proximité même dans les crépitements électriques pro-
duits par son auscultation.
Ces gestes d’écoute qui produisent des bruits et des sons par frottement vont donc
accompagner la voix qui chante, laquelle vient de passer définitivement à l’avant-
plan. L’idée d’accompagnement veut faire valoir que ces frottements d’une bande
sonore, que ces touchers qui font sentir les densités et les intensités d’une surface
vont rendre notre écoute sensible à certains des aspects de cette voix qui chante. On
remarquera alors que cette voix se lance sans calcul au-devant d’elle-même, et cherche
à étendre, à étirer, à prolonger chaque hauteur qu’elle atteint aussi longtemps que
l’énergie de son souffle ne s’est pas épuisée, les seules articulations formelles ayant peu
à voir avec un phrasé, mais beaucoup avec des défauts de respiration devenus qualités
d’inflexion : la montée ou la descente dans le champ des hauteurs fait de facto sentir
un resserrement ou une contraction de la matière sonore – donc une friction –, la
résistance des membranes atteignant les limites de leur souplesse ou de leur pouvoir
d’affection. Et quand la voix se taira net, emportée par le frottement généralisé, il ne
restera plus à notre oreille que le bruit blanc d’un souffle sans variation, sec, sablé,
un vent sans profondeur ni coulées stéréophoniques, mais non sans épaisseurs effi-
lochées et entremêlées, mille fréquences d’un bruit sans hauteurs précisément repé-
rables. Les qualités de ce vent – son grain de frottement, sa tessiture resserrée – sont
les fils de chaîne qui peuvent accueillir le pas des hommes foulant les herbes sèches
et le sable fin, marche sans ponctuation, une sorte de frottis de la ligne d’horizon, un
frottement usé par ce qu’il frotte. Ce vent accueille encore la trame d’une respiration
humaine qui cherche à l’imiter, il accueille le chuintement du portugais accentué par
la répétition de quelques vers, la cymbalisation des insectes dont l’allure très serrée
fait entendre le frottement qui se cache jusque dans les résonances métalliques. Ce
vent est la chaîne déroulante qui peut accueillir ce que le spectateur imaginera être
le son des ailes de cet oiseau qu’il aperçoit, un urubu qui plane dans l’atmosphère et
raye la surface uniformément bleue du ciel – « on croirait un couteau sans manche,
salement aiguisé par de vilains sentiments 13 ».
Si le chant du vacher est musical, cette musique est une structure ouverte qui
traverse le monde et est traversée par lui ; le chant et sa musicalité appartiennent à
un contexte et sonore, et rythmique, et naturel, et culturel, ils participent d’un geste
sonore et rythmique commun à des espèces humaines et non humaines (les vachers,
leurs familles, le bétail, les chiens de berger et les oiseaux de proie) : un frottement
surfaçant qui détermine des modes d’occupation de l’espace, et des rapports inters-
pécifiques aussi bien qu’intraspécifiques. Certes, du chant dans Aboio on peut dire
qu’il signale une appartenance à une région du monde, le Sertão, et que ce signe est
teinté d’une couleur affective associée à cette région du monde (mais pas qu’à cette
région) : une forme de mélancolie, la saudade. Mais cette appartenance territoriale
et affective est immédiatement ouverte par la généalogie instinctive des vachers, qui
inscrivent leur chant dans une fabulation mythologique, géographique, historique :
D’où vient-il ? Ça date, n’est-ce pas ? J’entends déjà l’aboio des vachers d’Ur,
dans les champs d’Abraham. Mon Dieu, le roi David, comme il a dû aboioer.
Un merveilleux chanteur, un poète merveilleux. Comme il devait appeler les
troupeaux de son père ! Je peux voir l’ancienne Égypte, les dynasties, la Grèce,
Anacréon. Socrate était un vacher, aussi. Il élevait des juments, les montait et
les attrapait au lasso. On peut imaginer comment Socrate rassemblait son trou-
peau. Mais ça date de temps immémoriaux. Tous ces chants et nos façons de
faire, tout vient de la péninsule Ibérique, occupée par les Maures au e siècle.
Cette occupation mauresque. On peut remarquer comment notre façon d’appeler
les vaches ressemble au muezzin des minarets de Kaaba qui appelle à la prière.
Cette fabulation d’herméneute approfondit le partage de la musique entre les
hommes et les animaux. Elle trouve sa logique dans cette pratique vocale qui fait
du chant non pas la marque d’une identité d’espèce, ni celle d’une propriété sur des
facultés, mais un immédiat rapport ou un toucher entre des règnes :
[les bêtes] suivent en ordre, lentement, au son mélancolique de la chanson qui
semble les apaiser, les bercer de son refrain monotone : Ê cou mansão. Ê cou…
ê cão !…, résonnant avec nostalgie dans les champs muets 14.
Pour être vacher dans le Sertão, il faut accepter de chanter sa mélancolie pour les
vaches ; pour appartenir à la communauté des hommes, il faut pouvoir chanter pour les
animaux, c’est-à-dire les reconnaître comme des auditeurs qu’on peut toucher, émou-
voir par sa voix. Il ne s’agit plus, donc, d’user simplement de sa voix comme d’une
excitation sonore pour mettre le bétail en mouvement, mais de faire de ce mouvement
même l’effet de notre communauté esthétique avec les animaux 15. Parce que les ani-
maux aussi ont fait un pas de trop : les bœufs écoutent les qualités et les rythmes du
chant, ils sont sensibles à ses valeurs expressives et plutôt indifférents, désormais, aux
forces signalétiques qu’il exerce. Le bétail tend vers une écoute musicienne collective 16.
Le chant n’est pas qu’indice (« par ici les bœufs », « par là les veaux ») ou signe (« I’m a
poor lonesome cowboy »), il est aussi signifiance : un espace où la matière sonore déplace le
discours langagier ou musical sous l’action duquel elle s’emballe, « cet espace très précis
où une langue rencontre une voix et laisse entendre, à qui sait y porter son écoute, ce
qu’on peut appeler son “grain” », l’entre-deux du corps et du discours 17.
Le signal qui appelle le bétail s’est autonomisé ; sa qualité expressive constitue un
plan supplémentaire autonome ; le chant double sa fonction logistique d’une puissance
d’expression : il ne dirige plus seulement les mouvements de la vache sur la plaine, il
la réconforte parce qu’il l’a d’abord instituée comme « personnage rythmique » d’un
territoire vocal. Le cri, l’onomatopée, les imitations vocales de la vache, ont extrait des
traits sonores (raclements, grognements, meuglements, souffles, etc.) qui composent
un motif, lequel a pour qualité expressive de musicaliser le frottement guttural : le
vacher a les sonorités d’une vache dans les tissus de sa gorge. Ce motif guttural vient
rythmer le chant mélancolique du vacher cependant que ce chant continue de musi-
caliser les sonorités de la vache : les arabesques de la voix sont inévitablement brisées
par des meuglements et des cris, lesquels s’étirent pour redessiner les inflexions d’une
complainte. Ce motif guttural n’est pas associé de l’extérieur à la vache, car c’est dans
le motif lui-même qu’est donné le contact du vacher et de la vache comme autant
de captures des manières, des tournures, des allures d’un frottement sonore de tissus.
Ce « grain » de frottement entre matière et discours, c’est lui le personnage rythmique
16. Nous entendons par écoute musicienne, suivant Pierre Schaeffer, une écoute sensible
aux factures et au « contenu global de la sonorité », et qui, par sa sensibilité même, se
détache des références musicales traditionnelles tout en cessant d’être une écoute natu-
relle, c’est-à-dire entraînée à la reconnaissance systématique des sources ou des causes du
son. L’enfant à l’herbe : c’est la figure de dramatisation qui, pour Schaeffer, correspond
à cette écoute. L’enfant à l’herbe « s’est cueilli une herbe adéquate, l’a tendue entre ses
deux paumes et souffle à présent sur cette herbe, tandis que le creux de ses mains lui sert
de résonateur ». Il force ainsi l’auditeur à entendre les qualités d’« une collection d’objets
dépourvus de sens musical » – « l’un plus rauque, l’autre plus strident ; les uns brefs, les
autres interminables ; les uns claironnants, les autres râpeux » – et à s’identifier à l’enfant
pour « souffler avec lui, réussir ou rater : l’herbe claque, festonne, se raidit, éclate, c’est
comme s’il en jouait lui-même » (Pierre S, Traité des objets musicaux. Essai inter-
disciplines, Paris, Seuil, coll. « Pierres vives », 1966, p. 339-340 et p. 344. Voir aussi Michel
C, Guide des objets sonores. Pierre Schaeffer et la recherche musicale, Paris, Buchet-
Chastel, coll. « Bibliothèque de recherche musicale », 1983, p. 41-43).
17. Roland B, « Écoute », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil,
coll. « Tel Quel », 1982, p. 226.
52 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
qui circule des vachers aux vaches, tout autant que du son à l’image, petite fabrique
d’humanité et d’animalité 18.
Ce chant n’entraîne pas les signaux vocaux vers des qualités et des rythmes expres-
sifs ou musicaux sans que les hommes et les animaux soient aussi entraînés hors de
leurs sentiers battus : les vaches sont devenues les enregistrements vivants d’un mode
de vie disparu, et les vachers, des personnages qui chantent une histoire qui les a
abandonnés. Et ce double rapport à l’histoire naturelle et culturelle, c’est celui des
hommes et des animaux caractérisés non plus par des facultés d’agir ou de penser, mais
par une capacité affective – capacité d’être touché par des inflexions vocales – qui est
immédiatement une temporalité et une temporalisation : un abandon. Le chant élé-
giaque est le rapport audio-visuel (le rapport de la voix et du corps) qui rapproche les
hommes et les animaux dans un temps d’abandon, qui rapproche ces vachers, – qui
chantent parce que, par habitude, ils se savent écoutés, encore et toujours, et même
après l’histoire, – et ces vaches – qui écoutent parce que par dressage elles savent que
ce chant, depuis toujours, depuis la préhistoire, est pour elles. C’est dans ce temps
d’abandon que l’écoute des vaches et des vachers geste encore un monde (possible).
DEUXIÈME PROMENADE :
ENTRAÎNER LE CHANT D’ORPHÉE DANS L’AUDIO-VISUEL
Tandis que les vaches et les vachers défilent latéralement, comme des épaisseurs rap-
prochées, empilées, des strates en mouvement rabattues sur un même plan par la hau-
teur du point de vue et par la pellicule sale, gaufrée et égratignée, ou tandis que des
branches et des feuilles sèches s’étirent, s’étalent, se superposent, et enveloppent ainsi
chevaux et cavaliers dans un paysage apparemment réalisé au pastel, on entend des
meuglements plaintifs, les pas lents et lourds des vaches et des chevaux qui aplatissent
les herbes et foulent le sable, la caresse de flammes qui enveloppent les crépitements
d’un feu, on entend le souffle fatigué d’un cheval, les voix des hommes qui crient,
qui meuglent à leur manière, qui chantent à leur façon, accompagnés par les jappe-
ments élastiques de leurs chiens. Ces sons, ces bruits, ces voix, Aboio les entremêle,
les superpose, partiellement ou complètement, sans jamais les amalgamer, composant
une pâte feuilletée où la répétition des éclats sonores est perçue comme le plissement
d’un continuum. Bien entendu, ici comme partout ailleurs, les images aimantent les
18. Sur cette composition d’un personnage rythmique, voir Gilles D et Félix G,
« De la ritournelle », dans Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit,
coll. « Critique », 1980, p. 388-392. Au chapitre V, nous reviendrons plus longuement sur
ce personnage rythmique, et sur le paysage mélodique qui lui est associé.
Une écoute qui geste un monde 53
sons, les bruits et les voix ; et maintenant comme toujours, la coïncidence audiovi-
suelle assure la synchronisation, serrée ou lâche, des vaches et des « meuh ! ». Mais il
nous semble que ce double système ne fonctionne pas complètement au profit d’un
isolement et d’une absorption des occurrences sonores par les formes et les figures
visibles, ni au profit d’une distribution réglée des occurrences sonores sur une scène
imaginaire 19. Ni l’aimantation ni la synchronisation n’arrivent à déplier complète-
ment le feuilleté sonore, à l’analyser, pour attacher chaque son au cou d’un corps en
mouvement, ou pour les localiser aux quatre coins du champ et du hors-champ. Ce
n’est pas que toute aimantation ou toute synchronisation ait disparu ; ce qui a dis-
paru, ce sont les effets de ponctuation et de localisation. C’est la logique du point qui
a disparu, absorbée par la latéralisation des mouvements, l’empilement des formes et
des figures visuelles, l’étirement des occurrences vocales, l’entremêlement des strates
sonores. La logique du point a disparu, remplacée par un art des surfaces.
Cet art des surfaces est inséparable d’un toucher. L’évitement des ponctuations
et l’effacement des localisations, c’est précisément ce qui rendra possible un rapport
audio-visuel entre les hommes et les animaux, une touche audio-visuelle entre les
vachers et les vaches. Car, ici, ce ne sont pas les corps qui épinglent les voix, ni les
sons qui pointent les figures, mais des épaisseurs de l’image et des strates sonores tout
entières qui se frôlent, se frottent, s’enchâssent l’une dans l’autre, ou bien encore se
déposent tout doucement l’une sur l’autre. Les voix des vachers sont là quelque part
entre les vaches ; et leurs cris, et leurs chants, et leurs grognements, se glissent, avec
les meuglements et le frottement des pas, entre ces masses de gris ou de blanc sale
qui se frôlent, entre cette épaisseur poussiéreuse de l’atmosphère et ce cavalier flou ;
de même, le frottement des cuirs et l’entrechoquement du fer-blanc des cloches s’in-
sèrent entre les clignotements du soleil et le sautillement d’un profil en contre-jour,
sans prendre valeur d’accentuation ni valeur métrique, mais en produisant la sensa-
tion d’un appui longitudinal, l’appui l’un sur l’autre de deux mouvements continus.
Dans Aboio, la figure d’Orphée est devenue geste audio-visuel. Le chant endeuillé
d’Orphée, qui apaise les animaux et anime les arbres et les rochers 20, est repris par des
vaqueiros s’inscrivant explicitement dans la généalogie établie par Clément d’Alexandrie
25. Sur la capacité du « chant céleste » à « muer en hommes civilisés » ces « bêtes sau-
vages » que sont les hommes mauvais, méchants, immoraux, non croyants, séduits
par des rites et des mystères païens, et ces « pierres » que sont les hommes « insensés »,
voir Clément ’A, Le Protreptique, Paris, Les éditions du Cerf, 2004,
p. 56-57 et p. 168.
26. Jean-Luc N, Être singulier pluriel, nouvelle édition augmentée, Paris, Galilée,
coll. « La philosophie en effet », 2013, p. 7.
27. Ibid., p. 23-24.
28. Ibid., p. 27 et p. 32.
56 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Un vacher chante tout contre le tympan de son compagnon. C’est que la plaine aride
du Sertão présentée dans Aboio n’est pas bornée par des parois rocheuses qui donne-
raient à la voix un espace d’écoute ou de réflexivité, donc un espace de subjectivité :
résonances, réverbérations, échos 29. Et la nuit dans laquelle se rassemblent les vachers
n’est pas un espace refermé dans lequel la voix rebondirait pour mieux se ramasser
en elle-même. La nuit, ou le fond noir, est une matière qui absorbe complètement
la moindre vibration lumineuse ou sonore. Seul le corps des vachers est surface de
réflexion : il donne lieu aux fluctuations de la lumière, au défilé des ombres, aux vibra-
tions du son. On chante donc tout contre le tympan, au plus près du pavillon pour
être tout contre le tympan. On ne projette pas sa voix dans les profondeurs de l’espace,
pas plus qu’on ne la dépose au creux de l’oreille ; on projette sa voix contre l’autre,
avec une force assez grande pour dépasser le seuil de l’entendement et atteindre à un
toucher sensible, à un seuil de résonance. L’auditeur n’est pas un espace de réception
en creux, mais une surface plane de réverbération. On chante tout contre la pellicule
du tympan, ou tout contre le cuir de son chapeau, comme on chante tout contre cette
plaine mouvante de cuir que constituent mille vaches entassées. Le chant des vachers
ne se perd pas dans un espace en profondeur, mais il cherche des surfaces ; il ne veut
pas remplir un volume, il veut toucher une membrane. Le chant est une façon de se
frotter à l’autre homme, à l’autre animal, au paysage, et donc de les traiter comme
des surfaces, d’entrer dans l’extrême voisinage d’un toucher qui effleure, qui presse,
ride, égratigne, qui écorche les peaux, la plaine ou la nuit. En chantant au coin du
feu, les vachers n’approfondissent pas la nuit, ils la surfacent et l’élèvent comme un
plan vertical que leurs voix cherchent à recouvrir ou à marquer, avant de venir choir
ou s’éteindre à ses pieds. Il ne reste plus que le bruit du feu dans la nuit silencieuse,
non pas principalement composé de crépitements, mais entendu comme un souffle
pressé entre des corps, contre eux, un « grésillement de viande dans de la braise 30 »,
qui glisse, s’infiltre, s’étend, s’étire, pour mourir sur la paroi de la nuit.
Dans Aboio, la transhumance du bétail s’est autonomisée : elle ne mène plus vers
des pâturages, qui ne sont que rappelés, ni vers les abattoirs, qui ne sont jamais évo-
qués. Dans ce film, la transhumance est un passé que les vachers miment ou repro-
duisent par esquisses, tantôt emportés dans un mouvement brusque mais éphémère de
29. Dans son Reason and Resonance: A History of Modern Aurality (New York, Zone Books, 2010),
Veit E a très bien analysé les rapports de la résonance, de la réverbération et de
l’écho avec les différentes philosophies du sujet.
30. João G R, Diadorim, op. cit., p. 373.
Une écoute qui geste un monde 57
fière mélancolie, tantôt alanguis ou déroutés par la durée d’un désœuvrement. Cette
transhumance qui fait du surplace a effacé toute trace d’impacts entre les vachers et
les vaches : pas une séquence qui montre des vachers usant de fouets, de couteaux,
de fers rouges, de pistolets électriques, etc. Le rapport audio-visuel entre les hommes
et les animaux est exempt de toute violence : aucun geste n’est ramassé sur un point
de douleur. Mais ce rapport n’est pas davantage un enveloppement des corps, ni un
amalgame des substances, ni une harmonie des espèces. À l’opposition de l’homme
et de l’animal le film Aboio ne substitue pas l’indifférenciation, mais la multiplication
d’un tact des différences. Dans les plaines du Sertão, les hommes et les animaux se
frottent ; donc ils se poncent, ils s’usent, s’éraflent, s’écorchent, et toujours sur la lon-
gueur de leur surface de contact ; ils exposent et éprouvent leurs plans de différence.
C’est sur cette ligne de partage que se situent le chant et son écoute en tant que
frottement intraspécifique et interspécifique. Chanter et écouter le chant sont des
manières de se frotter à l’autre, et de laisser l’autre se frotter contre nous, se frotter
à nous, qui déplacent le rapport entre les hommes et les animaux. Chanter et écou-
ter sont des manières de recevoir et d’éprouver des modes de vie sur cette terre, des
manières de s’exposer. Devenu musicologique, l’élevage n’est plus entendu comme
une maîtrise, comme un geste qui saisit et fixe l’animal dans des catégories analy-
tiques ou des opérations industrielles 31, mais comme l’évaluation de modes de vie
par un tact des intervalles. Le chant des vachers nous rappelle que les animaux nous
écoutent, et que cette écoute nous attendait de tout temps : on peut aisément imagi-
ner que les animaux nous guettent, et nous guettaient depuis le commencement de
l’homme ; on peut imaginer qu’ils attendaient notre arrivée et qu’ils se préviennent
de nous par l’écoute ; il est aussi permis d’imaginer que cette écoute, c’est précisé-
ment ce qui leur permet depuis toujours de répondre à nos signaux en faisant mine
de les comprendre ; il est déjà plus difficile d’admettre qu’ils puissent écouter notre
voix non pas comme un bruit ni un signal, mais comme un chant, et que des vaches
puissent ainsi être charmées ; alors qu’elles puissent avoir un goût pour tel timbre,
tel mode, telle forme de chant lyrique,… Et c’est pourtant dans cette direction que
nous entraînent les vachers du Sertão, qui nous montrent que, effectivement, ils sont
écoutés sous toutes ces modalités, sans exception.
31. La philosophe Cora D a consacré plusieurs textes à ce troublant rapport entre
définition de la nature humaine et élevage industriel des animaux, recourant souvent
à une confrontation avec la littérature pour penser philosophiquement ce rapport ; on
méditera entre autres son « The Difficulty of Reality and the Difficulty of Philosophy »
(Partial Answers, vol. 1, no 2, 2003, p. 1-26).
58 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Si l’on veut rendre justice à cette expérience d’écoute des vaches, il faut quitter le
point de vue dominant sur l’animal, le point de vue de ceux « qui ont vu, observé, ana-
lysé, réfléchi l’animal », mais qui n’auraient jamais cru être écoutés par lui, qui n’ont
pas tiré les conséquences anthropologiques du fait qu’une vache pouvait les entendre
et les écouter, et s’adresser à eux depuis cette écoute 32. Les vachers du Sertão ignorent
de toute leur aristocratie naturelle ce point de vue qui nous condamne à « la projection
appropriante » ou à « l’interruption coupante » : ils accordent aux vaches le pouvoir de
manifester leur expérience du chant 33 ; les vaches n’ont pas que la capacité de réagir
à un appel, à un ordre, au signe de leur nom, elles ont aussi le pouvoir de répondre
au lyrisme d’un chanteur 34 – pouvoir de répondre qui garantit aux vachers que le
meilleur de leur histoire et de leur culture est enregistré et conservé par les vaches.
De réactions en réponses, les vaches d’Aboio problématisent donc les rapports entre
l’homme et l’animal inscrits au cœur même de l’écoute – c’est le cas où un film et ce
« quelque chose humain » qu’il projette sur l’écran 35 doivent rouvrir théories et concepts.
C’est sans doute Roland Barthes qui, dans son « Écoute », a été le plus sensible à ces
rapports : ils hantent sa typologie des visées de l’oreille, du réflexe physiologique à
l’écoute flottante. Rendre pleinement justice à l’expérience d’écoute des vaches et
des vachers, ce sera aussi la laisser guider notre relecture de ce texte, non seulement
pour faire voir les figures de l’animal qu’il recèle, mais aussi pour en faire entendre
les accents nietzschéens.
L’écoute des indices est le premier type d’écoute dégagé par Barthes. Comme
toute écoute, l’écoute des indices est un « exercice de [la] faculté physiologique d’en-
tendre », mais c’est un exercice qui met en évidence une disposition essentielle de
cette faculté : « l’évaluation de la situation spatio-temporelle ». L’écoute des indices
révèle que l’audition est d’abord et avant tout « le sens même de l’espace et du
temps ». L’écoute des indices nous apprend que l’audition sert à configurer un terri-
toire pour en devenir propriétaire – les intentions d’un cattle baron se cachent dans
toute écoute des indices. Comment fonctionne cette « appropriation de l’espace » ?
Du fond auditif « confus et indifférent », il s’agit d’extraire ou de sélectionner des sons
distincts et pertinents, des indices de reconnaissance, au sens sémiotique et militaire de
32. Jacques D, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet »,
2006, p. 31.
33. Ibid., p. 37.
34. Ibid., p. 119.
35. Stanley C, La Projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, traduit par
Christian Fournier, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1999, p. 55.
Une écoute qui geste un monde 59
l’expression : il faut repérer des « bruits familiers, reconnus », qui permettent d’établir
un espace de sécurité défendable où l’on pourra satisfaire nos besoins. En ce sens,
l’écoute des indices consiste en un perpétuel état d’alerte : c’est une attention qui
cherche toujours à pré-entendre le danger (la surprise) ou l’occasion de satisfaire un
besoin (l’aubaine), comme si le territoire était toujours déjà menacé de s’effondrer,
de s’ouvrir, d’être envahi, ou de se tarir, de se vider. Le reconnu est toujours dé-bordé
par l’insolite ; l’habitat naturel, toujours menacé par l’inhabituel. Ici, l’écoute est « pure
surveillance », c’est un microphone qui doit « capter tout ce qui peut venir déranger
le système territorial ». Barthes précise que l’écoute des indices est pratiquée tant par
l’homme que par l’animal, si bien qu’elle apparaît, par rapport à l’écoute civilisée,
comme la trace d’un stade antérieur de l’évolution de l’espèce humaine : elle dénonce
une étrange parenté avec l’animal 36.
Mais que cette écoute soit rapportée à des affects d’alerte, de crainte, de peur
devant l’inconnu, l’insolite ou l’imprévisible – toutes situations qui, curieusement,
sont systématiquement ressenties comme un danger ou une menace –, cela doit rete-
nir notre attention : dans cette perspective éthologique et anthropologique se trouve
une morale (mal) cachée. On tend à l’oublier même quand on reconnaît dans la défi-
nition de Barthes une allusion à peine voilée au paragraphe 250 d’Aurore :
L’oreille, organe de la peur, n’a pu se développer aussi amplement qu’elle l’a fait
que dans la nuit ou la pénombre des forêts et des cavernes obscures, selon le
mode de vie de l’âge de la peur, c’est-à-dire le plus long de tous les âges humains
qu’il y ait jamais eu : à la lumière, l’oreille est moins nécessaire. D’où le carac-
tère de la musique, art de la nuit et de la pénombre 37.
L’homme est un animal qui mesure. Ce qu’il mesure, c’est ce qui résiste à sa puis-
sance, ce qui échappe à son contrôle : l’individuel, le libre, l’arbitraire, l’inhabituel,
l’imprévu, l’imprévisible, auxquels il applique une loi 38. La peur, c’est donc l’im-
puissance ressentie par une oreille qui cherche d’abord et avant tout à mesurer et à
légiférer ce qui échappe à ses perceptions, à ses évaluations, à son contrôle. La peur
« consiste à prévenir les variations de façon à écarter l’inconnu et à maintenir une
situation de maîtrise sur la réalité », à assurer la permanence des valeurs ou de l’autorité
Si l’écoute des indices est bien le fait d’une oreille animale, pour la psychologie
des cultures pratiquée par Nietzsche (et, croyons-nous, pour la sémiotique pratiquée
par Barthes) il ne s’agit pas de l’animal comme règne ou genre, mais, dans une pers-
pective éthologique, d’un certain genre d’animal. L’oreille qui écoute des indices, ce
n’est pas celle de l’animal aristocratique, de l’oiseau de proie, mais celle de l’animal tra-
qué, l’oreille de l’agneau 42 : impuissant, opprimé, qui aime les repaires, les détours, les
portes dérobées, ce qui est dissimulé de nature. Plus précisément, l’écoute des indices
a pour métaphore non pas l’oreille d’une proie, de toute proie, mais de la proie qui
se cache ; non seulement l’oreille de la proie qui se cache, mais l’oreille « des agneaux
[qui] en veu[l]ent aux oiseaux de proie », l’oreille de l’animal domestique qui éprouve
du ressentiment d’être encore plongé dans la vie et non pas dans un environnement
contrôlé. L’écoute des indices se fait depuis une retraite, un espace où se cacher, se
protéger ; c’est l’écoute de ceux qui restent dans l’ombre : non pas les chasseurs ni les
espions, mais les faibles, les esclaves, les hommes du ressentiment, qui chuchotent
et murmurent par prudence et de manière sournoise contre le devenir (la surprise,
l’insolite, l’inhabituel), « animaux souterrains qui ne sont que vengeance et que haine 43 »,
et qu’on ne confondra pas avec la taupe kafkaïenne qui mine la loi. L’alerte ou la peur
inhérente à l’écoute des indices est donc inséparable d’une morale ; et l’homme et
l’animal ne partagent pas cette écoute sans partager la morale qui la fonde.
L’écoute des signes est le deuxième type d’écoute qui retient l’attention de Barthes.
Il ne s’agit plus de surveiller une situation spatio-temporelle, mais d’en déchiffrer le
sens caché. Écouter, c’est d’abord transformer les bruits de la nature en « prophéties »
(et non plus en indices). Écouter, c’est ensuite chercher à déceler les intentions, ou
les plans, ou les lois des dieux qui se cachent dans ces prophéties. (Les lois divines, ce
sont les lois de la physique, des logiques mythologiques, bref toute instance « trans-
cendante » qui garantit la vérité.) Écouter ainsi la réalité naturelle (la rumeur du feuil-
lage, le cri du loup, le chant du hibou, etc.), c’est être au téléphone avec les dieux : le
sujet humain écoute une intentionnalité qui l’interpelle dans et par la nature. Écouter,
c’est encore transformer les paroles des hommes en « confessions » (et non plus en
indices de leurs actions à venir). Écouter, c’est enfin chercher à connaître les juge-
ments qu’un Dieu porte sur ces confessions – son regard sur nous, ou ses intentions
à notre égard –, que ce Dieu soit une science de l’interprétation, une détermination
culturelle, une psychologie du sens. Écouter ainsi la réalité humaine (discours, parole,
chant, voix), c’est être au téléphone avec Dieu : le sujet humain écoute une instance
qui, « du haut de son fauteuil », garantit la vérité de sa parole. Dans un cas comme
dans l’autre, écouter des bruits ou des paroles comme des signes,
c’est se mettre en posture de décoder ce qui est obscur, embrouillé ou muet,
pour faire apparaître à la conscience le “dessous” du sens (ce qui est vécu, pos-
tulé, intentionnalisé comme caché).
Bref, c’est la peur qui motive l’écoute des indices (du danger), et c’est la même
peur qui explique l’écoute des signes (des intentions). On passe inévitablement du
danger à l’intention cachée :
sans le vieil entraînement de la peur à chercher sous tout cela un second sens
caché nous ne prendrions aujourd’hui aucun plaisir à la nature, pas plus que
nous ne prendrions plaisir aux hommes et aux animaux sans cette maîtresse de
compréhension, la peur 49.
L’écoute des indices et l’écoute des signes pourraient n’avoir que des allures pra-
tiques, herméneutiques ou scientifiques, mais, comme le sens pratique, la mantique
et la science, ces écoutes sont plus profondément morales 50. C’est qu’elles consistent
également en l’élimination des capacités de variation ou d’écart par rapport à la règle
de l’homme lui-même (et pas seulement de la nature). À la lumière du film Aboio
et du réseau métaphorique de Nietzsche, on pourrait assimiler cette élimination à
(auxquelles renvoient les indices) et les vérités idéelles (auxquelles renvoient les signes),
les secondes déterminant les premières. « L’oreille, organe de la peur, n’a pu se déve-
lopper aussi amplement qu’elle l’a fait que dans la nuit ou la pénombre des forêts et
des cavernes obscures, selon le mode de vie de l’âge de la peur » : ce mode de vie, on
sait maintenant que c’est celui d’une façon traditionnelle d’agir et de penser, des pra-
tiques préconisées dans les meilleures sociétés, bref de cette puissance supérieure de
la morale sociale qui impose toutes les figures de la mesure.
Mais des oreilles qui visent « un royaume de la vérité et de l’être » restent nécessai-
rement sourdes à la « diversité même des perspectives et des interprétations d’ordre
affectif 55 ». Ce pourquoi Nietzsche en appelle à une « troisième oreille », sensible aux
sons qui sonnent, aux rythmes qui dansent, attentive à tout staccato, à tout rubato,
aux renflements, aux flexions, aux ruptures du ton, aux changements d’allure, à la
période, aux poids, frappes, rebondissements, pressions, roulements, etc. 56. Cette troi-
sième oreille est propre à discerner « une musicalité fondamentale – et fondamentale
en ceci, avant tout, qu’elle fait sens 57 ». Cette troisième oreille, qui se portait à l’écoute
de la signifiance, Barthes aussi la tendait.
L’écoute de la signifiance évite de tendre l’audition vers un sens donné par une réfé-
rence (ce chant, c’est un hibou) ou par un code (ce chant de hibou, c’est l’annonce de
la mort) ; l’écoute s’éloigne « aussi bien d’une simple herméneutique que du repérage ».
En un certain sens, c’est une écoute qui n’instrumentalise plus l’audition : elle ne se sert
plus de l’audition pour viser autre chose. Au contraire, l’écoute reste dans l’audition :
cette troisième écoute « s’accommode dans la parole à la modulation sonore ». Deux
questions surgissent : qu’est-ce que la modulation sonore ? et que veut dire « s’accom-
moder » ? La modulation sonore, ce n’est ni la matière brute sonore, ni la forme d’un
discours musical ou langagier, ni l’information de cette matière par ce discours, mais,
on l’a dit, ce lieu où la matière sonore déplace le discours musical ou langagier sous
l’action duquel elle s’emballe : « toutes les formes de polysémie, de surdéterminations, de
superpositions », d’effritement de la loi. S’accommoder à (ou se comporter de manière
à être en accord avec) cette rencontre métastable entre la matière sonore et le discours
musical ou langagier, cela signifie deux choses. D’abord, cela signifie écouter la « dis-
persion même », c’est-à-dire « laisser surgir », plus encore, laisser tout surgir plutôt que
de choisir à l’avance ce qui est digne d’écoute ; non pas ramener cette dispersion à un
surcroît qu’ils ne veuillent en dire plus que vous n’en savez. C’est donc la peur du réel
et c’est peut-être une peur salutaire, c’est-à-dire une peur justifiée. […] Pourtant, mon
expérience m’apprend que pour la plupart des textes, comme pour la plupart des vies,
il n’y a pas d’excès mais défaut de lecture » (Stanley C, À la recherche du bonheur.
Hollywood et la comédie du remariage, traduit par Christian Fournier et Sandra Laugier,
Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 1993, p. 40-41).
64. Patrick W, Nietzsche et le Problème de la civilisation, op. cit., p. 367.
65. Ibid., p. 286-287. Voir aussi Friedrich N, Aurore, op. cit., p. 135. Pour une inter-
prétation différente des figures de l’écoute chez Nietzsche, voir Marie-Louise M,
« Nietzsche – énigmes de l’écoute », dans Peter S (dir.), L’Écoute, Paris, L’Harmattan,
coll. « Les cahiers de l’IRCAM », 2000, p. 201-242.
66. Cary W, « Introduction: Exposures », dans Stanley Cavell et al., Philosophy and
Animal Life, New York, Columbia University Press, 2008, p. 15-16.
67. Jacques D, L’Animal que donc je suis, op. cit., p. 48-49.
Une écoute qui geste un monde 67
Le vent balaie la plaine sablonneuse, il ponce les animaux et les hommes, il use le
peu de végétation sèche qui n’a pas encore été foulée par le bétail. Cette soufflerie
atteint aussi l’appareil de notre écoute. Le vent s’entend parce qu’il frotte le cuir
rude des vaches et le sol aride, et aussi parce qu’il frotte directement notre oreille,
parce que son grain fourmillant, son allure serrée et sa tessiture compacte irritent
notre écoute sensible ; parce que, plus précisément, il frappe et sature l’oreille du
film, parce qu’il gratte jusqu’à l’irritation le tympan interne du film. Aussi peut-on
dire que ce vent est partout et nulle part, qu’il est insituable dans les espaces visibles
et invisibles pour la seule raison qu’il les traverse tous sans appartenir à aucune zone
ni à aucun régime de visibilité. On aura eu raison de s’exprimer ainsi, mais encore
faudrait-il montrer comment cette circulation du vent appartient au geste d’écoute
qui opère ici comme un geste audio-visuel. Il faudrait faire entendre comment le
sonore circule d’abord et avant tout entre ou parmi les figures et les formes visibles
entassées l’une sur l’autre, qui se frôlent, qui se frottent tandis que le vent les ponce.
Ainsi des meuglements, qui n’appartiennent à aucune vache mais se glissent entre
elles, comme un frottement supplémentaire des cuirs ; et qui s’ajoutent aux frottés
visuels – flous, filés, ralentis – qui surfacent les formes, les figures, le fond, et le vide
68. Nous faisons évidemment allusion aux thèses de Martin Heidegger sur les affects inhé-
rents aux rapports de l’homme au monde, et de l’animal à son milieu, et plus précisé-
ment à la relecture qu’en propose Giorgio A dans L’Ouvert. De l’homme et de
l’animal, op. cit., p. 94-105.
68 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
qui les sépare. On obtiendrait alors un montage de touchers : des surfaces visuelles
et sonores obtenues par glissements, frôlements, frottements, etc., se glissent les unes
dans les autres, se frôlent ou se frottent mutuellement, atteignant ce voisinage qui,
précisément, nous protège de l’amalgame. Au souffle aplani du vent s’entremêlent
les frottements des cuirs les uns contre les autres, la friction d’une expiration contre
la paroi des nasaux ; même les cloches ont perdu la limpidité de leur résonance et
n’entrechoquent plus que la matière éteinte de leurs pièces de fer-blanc. Et puis
bientôt, des meuglements comme des plissés vibratoires repris de gorge en gorge,
de la vache au vacher : extrême voisinage des hommes et des animaux dans le par-
tage d’un geste vocal et dans l’appel et la réponse des tissus vibrants. Mais il nous
revient encore, en un dernier geste de description et d’interprétation, de montrer
comment s’articulent l’une à l’autre les dimensions de ce problème qui a occupé
nos promenades : ce frottement audio-visuel qui surface les hommes et les animaux
et assure leur contact ; cet affect circulant entre abandon et stupeur, et des hommes
aux animaux ; et la gestation d’un monde.
Aboio donne l’impression de retrouver ces vaches et ces vachers à l’abandon.
Mais abandonnés par qui ? par quoi ? pourquoi ? Ils sont abandonnés par la tech-
nique. Abandonnés par cette technique qui « supplée la nature », qui « lui vient en
suppléance » là où elle n’assure pas certaines fins, comme la nourriture : la nature
fournit des animaux, mais pas du bétail, pas d’animaux en suffisance, immédiate-
ment disponibles 69. Les vachers le répéteront souvent : les grands éleveurs ne veulent
plus leur confier leurs troupeaux. Mais les vachers sont aussi abandonnés par cette
technique qui vient en supplément à la nature, qui se surajoute à la nature, qui
impose ses propres fins et ses propres moyens, celle qui « ne répond plus seulement
à des insuffisances naturelles » mais « produit ses propres attentes », qui « cherche
à répondre à des demandes qui viennent d’elle-même 70 ». Ça aussi, les vachers le
répéteront souvent : au milieu de la dévastation de leurs anciens champs de liberté,
ils regardent maintenant passer les troupeaux convoyés par camion entre les clôtures
des fermes d’élevage industriel. C’est comme si la perte du contact avec les animaux
rappelait les vaqueiros à cette résistance vivante qu’ils doivent opposer, depuis l’aube
de la république fédérale du Brésil et la révolte de Canudos, à la condamnation qui
69. Jean-Luc N, « De la struction », dans Aurélien B et Jean-Luc N, Dans
quels mondes vivons-nous ?, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2011, p. 79.
70. Ibid., p. 80-81.
Une écoute qui geste un monde 69
pèse sur eux : être classés parmi les « sous-races sertanejas du Brésil […] destinées à
une proche disparition face aux exigences croissantes de la civilisation 71 ».
Ce n’est peut-être pas l’aboio nu, hors film, hors relation audio-visuelle, qui
fabrique un monde possible. Si on le prend en l’état dans lequel le film le trouve et
décide de le composer, ce chant a perdu sa raison d’être, il est en souffrance d’actua-
lisation : c’est un chant rendu à sa puissance vacante, suspendu au-dessus d’un ter-
ritoire confisqué, au-dessus d’une étendue qui lui donnait à la fois les raisons et les
possibilités de se déployer. Le film Aboio arrive, et il donne lieu, littéralement – il
fournit un lieu à cela qu’il produit –, à une reconstitution qui provoque l’aboio. Dans
la levée de ces voix s’élèvent une série de récits fabulatoires (généalogie remontant à
Abraham, anecdotes sur l’épopée de l’ABC, devenir-castrat de la vachère déguisée en
cow-boy, etc.) ; dans la levée de ces voix se dresse le Sertão en tant que plan d’imma-
nence à parcourir, comparaissent et se tendent des peaux et des membranes, se sou-
lève une gestualité politique de résistance autochtone. Ce qui pourrait n’être qu’un
« signe mémoratif » – comme Jean-Jacques Rousseau le dit du ranz des vaches 72 –
agit par la vertu même du film et de son écoute comme un signal commémoratif, si
l’on s’en rapporte à Marie Ève Loyez :
Là où le signe mémoratif renverrait à une perte et à un passé dépassé, le signal
commémoratif déclenche une remise en voix, détecte un continuum entre
l’homme et l’animal, renverse la vacance qui, de celle des hommes, des ani-
maux et du chant, redevient celle du territoire à parcourir, vastitude pour un
déploiement politique (qui inclut les vaches) et légendaire (qui doit être dit et
constamment redit) 73.
qui soudainement sont mis en présence de ce à quoi ils sont absents : leur ter-
ritoire, leur pays 75.
Et c’est aussi ce qu’il produit qui rend le ranz intéressant : le chant appelle le chant,
puisque tous les soldats à leur tour le relaient ; mais, surtout, le chant se légende, donne
lieu à ces récits du ranz qui poussent les soldats aux larmes, à la désertion ou au suicide
– et les officiers d’interdire aux soldats d’aboier sous peine de mort. C’est dire que le
régime représentatif dans lequel Rousseau inscrit le ranz ne suffit pas à le caractériser :
Ce chant est un agent puissant de fabulation et de résistance : le ranz fait sortir du
rang, qui reconfigure un collectif abusif, opprimant, violent, déracinant, absurde,
politique mais au sens perverti du terme – l’armée, la guerre, sa raison d’État, ses
ratios-contingents, sa cartographie au cordeau –, qui reconfigure ce collectif de tous
les abus en une communauté éthique et politique fondée sur une surrection lyrique 76.
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Les vachers sont donc abandonnés, d’une part, par cette technique qui structurait les
fins, et d’autre part par cette technique qui, construisant des complexes de fins toujours
plus ramifiées, les a multipliées, les a rendues équivalentes et substituables, et donc les a
effacées 77. Au point non seulement de tout détruire ou tout dévaster, comme le répètent
les vachers, mais aussi de mettre en jeu la construction comme telle : on voit bien qu’il
n’est pas facile pour les vachers de reconstruire après la technique, de revenir à des gestes
fondateurs, bâtisseurs, constituants, instituants 78, à commencer par le geste de domes-
tication de l’animal par lequel on a fabriqué ou construit de l’homme. C’est pourquoi
il faut dire que les vachers et les vaches sont plus précisément abandonnés dans un état
de « struction » : ils sont amassés, entassés ; ils sont mis en tas, au milieu d’ensembles non
assemblés, sans ordonnance ni organisation stables ; ils sont entraînés dans une contiguïté
et une coprésence sans principe de coordination, principe qu’on superpose à la nature
et qu’on suppose à la technique ; ils se tiennent dans une juxtaposition qui ne fait pas
immédiatement sens 79. De séquence en séquence, on finira par comprendre que ces
vachers reproduisent une pratique qui n’a plus de réalité ordinaire (partir à cheval sans
75. Marie Ève L, « La mélancolie politique des vaches. À propos de la surrection
lyrique chez Jean-Jacques Rousseau », op. cit.
76. Ibid.
77. Jean-Luc N, « De la struction », op. cit., p. 82-84.
78. Ibid., p. 88-89.
79. Ibid., p. 89-91.
Une écoute qui geste un monde 71
troupeau à rassembler), qu’ils ébauchent des gestes aujourd’hui pour la plupart dispa-
rus (couper une branche pour en tirer la sève désaltérante alors qu’on revient tous les
jours au ranch pour dîner), et que, entre deux rares déplacements vers on ne sait où,
vachers et vaches vivent côte à côte dans une forme de léthargie ou de désœuvrement.
Les temps s’en sont allés, les coutumes ont changé. Pratiquement, de légitime
authentique, il reste peu de chose, il ne reste même plus rien. […] Et jusqu’au
bétail, dans les pâtures, qui se modère, moins sauvage, plus éduqué 80.
Il n’y a que sur l’écran de cinéma que vaches et vachers inventent un contact –
un geste vocal, lyrique et fabulatoire – capable de tirer de cette struction des traits
de construction : une disposition mutuelle, une distribution mutuelle, une entr’ap-
partenance, ou mieux encore une comparution, une « corrélation des paraîtres entre
eux 81 ». Les rapports audio-visuels reprennent cette struction, cette mise en tas, pour
y faire passer un sens, pour y faire circuler un toucher, un « se-toucher-ensemble », un
« être-avec 82 » qui aura valeur de résistance politique en face des condamnations d’une
« anthropologie » des races. L’écran de cinéma n’est rien d’autre ici que ces existences
touchées par leur comparution, laquelle comparution fait monde 83 en s’opposant à la
civilisation industrielle. La surface de l’écran audio-visuel, le toucher audio-visuel des
hommes et des animaux dans le mouvement de l’image sonore projetée, c’est peut-
être ce qu’on a trouvé de mieux pour montrer « l’avec ou l’entre de nous, cet avec ou cet
entre que nous sommes pour autant que nous sommes dans la proximité qui définit le
monde 84 ». Ce toucher audio-visuel des hommes et des animaux dans le mouvement
de l’image sonore projetée, c’est peut-être ce qu’on a trouvé de mieux pour s’exposer
à l’avec ou l’entre de nous qui est dans le monde sans être du monde ; pour s’expo-
ser à « cela même qui, au sein du monde, reste en excès » : le « rapport entre eux de
tous les êtres qui font, qui sont ce monde, et qui n’“ont” plus que lui 85 ». L’écran n’est
pas le commun espace d’une comparaison entre des différences et des ressemblances
empiriques, l’ultime surface qui permettrait d’appliquer des principes généraux issus
d’un jugement de connaissance ou d’un jugement de l’histoire. L’écran n’est qu’en
86. Stanley C, The Claim of Reason: Wittgenstein, Skepticism, Morality, and Tragedy,
nouvelle édition, New York, Oxford University Press, 1999, p. 433 et p. 439.
CHAPITRE III
1. Denis D, Le Neveu de Rameau, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 1951, p. 454-456.
2. Jerry L et James K, Dean and Me (A Love Story), New York, Broadway Books,
2005, p. 14 – notre traduction.
74 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Il s’agit ici de composer un concept de synchronisation qui pourrait être signé par
Jerry Lewis, l’acteur. Mais avant de sélectionner les matériaux à mettre en œuvre, et
pour projeter déjà le plan de composition qui sera le nôtre, il convient sans doute de
donner quelques explications sur la contribution de Jerry Lewis à cette entreprise. Car,
avant même qu’il ne se mette au travail (ou à la lecture), une question peut légitime-
ment se poser à l’apprenti (ou au lecteur) : qu’est-ce qu’un acteur peut m’apprendre
sur la synchronisation au cinéma ? Y répondre exige de l’apprenti qu’il découvre
sa conviction : certains acteurs rendent possible l’invention de certaines formes ou
figures ; cette invention figurative et poétique est en même temps création d’une pos-
sibilité de vie ; et cette possibilité de vie pose nécessairement un problème éthique et
politique particulier. Reste à retracer, pour le bénéfice du lecteur, le cheminement de
cette conviction que nous tenons du philosophe Stanley Cavell.
Dans La Projection du monde, Cavell reprenait, pour les soumettre aux procédures
critiques de la philosophie du langage ordinaire, des thèses défendues en 1947 par
Erwin Panofsky dans « Style et matériau au cinéma ». La dynamisation de l’espace
et la spatialisation du temps sont les possibilités propres au nouveau moyen d’ex-
pression : telle était la thèse principale de Panofsky qui débouchait sur une thèse
complémentaire : non seulement ces possibilités uniques et spécifiques déterminent
a priori la sélection des motifs (chevaux et épreuves sportives, méchantes peintures et
chansons populaires), l’exploitation d’archétypes essentiellement cinétiques et dyna-
miques (une justice primitive qui punit les corps en les soumettant à des mouvements
contraints, une sentimentalité qui consiste dans un élan sinueux entre des obstacles),
l’exploration de thèmes interdits à d’autres arts (enveloppement de la brume, tour-
noiement de la neige), mais elles déterminent aussi les voies légitimes de l’évolution
stylistique du cinéma 3. À ces thèses Cavell, a opposé une série de questions prépa-
rant un renversement humoristique : qu’est-ce « qui fait de ces propriétés “les possi-
bilités du moyen d’expression” » ? ; qu’est-ce « que cela signifie […] de les qualifier
de possibilités » ? ; « [ne sont-elles pas] de simples réalités concrètes de la mécanique
cinématographique 4 » ?
3. Erwin P, « Style et matériau au cinéma », traduit par Dominique Noguez, Revue
d’esthétique, nos 2-3-4, 1973, p. 47-50.
4. Stanley C, La Projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, traduit par
Christian Fournier, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1999, p. 60-61.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 75
Ces questions, Cavell aurait tout aussi bien pu les opposer au principe de co-
expressivité découlant, selon Panofsky, de « la loi de l’espace-chargé-de-temps et du
temps-lié-à-l’espace 5 », principe qui nous ramène directement à la synchronisation :
l’élément acoustique est inséparable de l’élément visuel ; ce qu’on entend demeure
inextricablement lié à ce qu’on voit ; le son ne peut rien exprimer de plus que ce qui est
exprimé par le mouvement visible ; et ce, dans la mesure où l’essence du cinéma consiste
en « une série de séquences visuelles maintenues ensemble par un flot ininterrompu
de mouvement dans l’espace », lequel flot de mouvement intègre entièrement à sa
cinétique et à sa dynamique les mouvements du bruit, de la parole, de la musique 6.
L’intuition de Panofsky a trouvé sa pleine efficacité esthétique et poétique dans
le travail de Michel Chion qui, à partir de considérations apparentées à celles de
l’historien de l’art, distingue trois phénomènes : aimantation spatiale du son par
l’image, synchrèse, ponctuation audiovisuelle, tout en arrachant la problématisation
au domaine de l’ontologie pour la porter en direction d’une psychophysiologie 7.
Mais c’est sans doute Christian Metz qui a le mieux fondé cette dépendance du son
à l’égard de l’image : partant des conclusions de la phénoménologie – la percep-
tion immédiate est fondamentalement une perception d’objets –, il a montré que
8. Christian M, « Le perçu et le nommé », dans Vers une esthétique sans entrave. Mélanges
offerts à Mikel Dufrenne, Paris, 10/18, coll. « Esthétique », 1975, p. 345-347, p. 353-355,
p. 362-364 et p. 370-372.
9. Stanley C, La Projection du monde, op. cit., p. 61.
10. Ibid., p. 61.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 77
où les choses n’arrivent pas où on les attend 11 ». Mais il ne s’agirait pas davantage de
dire ce qu’elles sont ou seront pour toujours en voyant quelques-unes des possibilités
esthétiques de la synchronisation – leur réalisation fut-elle adéquate à nos réflexes psy-
chophysiologiques universels. Au contraire, « il faut réfléchir aux films de cinéma 12 ».
Il faut chercher à dire comment certains films ont trouvé des manières particulières
de produire du sens en synchronisant (ou désynchronisant) l’image et le son, laissant
aux films à venir le dernier mot sur les puissances expressives de la synchronisation.
Parmi ces manières particulières de produire du sens, on trouve donc la forme
établie de la comédie américaine, avec son rythme narratif et son rythme physique.
Mais ce n’est pas exactement ce qui nous ramène à Jerry Lewis, l’acteur ; quelque
chose de plus profond encore nous oblige à revenir à lui pour penser la synchronisa-
tion. C’est que la comédie et ses rythmes narratif et physique doivent leur efficacité
dans tel ou tel film à ce que Cavell appelle un type : « les types sont précisément ce
qui porte les formes sur lesquelles les films se sont appuyés 13 ». Qu’est-ce qu’un type ?
C’est « un quelque chose humain, différent de tout ce que nous connaissons 14 » ; un
certain genre de personnage, « non pas ce genre de personnages que crée un auteur,
mais celui que sont certaines personnes réelles 15 » ; un ensemble d’attitudes et d’at-
tributs fixés non par la récurrence d’un rôle dans un corpus, mais par le retour de la
physionomie individuelle et totale d’un être humain dans une série de films 16. Un
type, c’est encore cette sorte d’individualité à laquelle peut aspirer un être humain,
car « ce qui fait de quelqu’un un type, ce n’est pas sa similarité avec d’autres membres
de ce type, mais son existence bien nettement séparée des autres personnes », sa pro-
jection d’une manière singulière d’habiter un rôle social 17, sa recherche propre d’une
société ou d’une communauté hors ou à l’intérieur de la société dans son ensemble 18.
Jerry Lewis est un tel type, le perdant-né, inséparable d’un genre, la comédie amé-
ricaine, qu’il porte dans sa physionomie individuelle et totale, et c’est pour toutes
ces raisons – éthique (le perdant-né), poétique (la comédie) et politique (la comé-
die américaine) – qu’il peut (et peut-être doit) donner signification et importance à
New York, Columbia University Press, 1985, p. 162-176 ; Alice M, « “Cinema
at Its Source”: Synchronizing Race and Sound in the Early Talkies », Camera Obscura,
vol. 17, n° 1, 2002, p. 31-71 ; Steve W, « She Sang, but the Microphone Was
Turned Off: The Live, the Recorded, and the Subject of Representation », dans Rick
A (dir.), Sound Theory / Sound Practice, New York, Routledge, 1992, p. 87-103.
On trouvera la plus récente synthèse des questions que soulève la synchronisation dans
l’ouvrage de K. J. D, Occult Aesthetics: Synchronization in Sound Film, Oxford,
Oxford University Press, coll. « Oxford Music / Media », 2014, qu’on consultera aussi
parce qu’il est symptomatique de cet abandon de toute perspective critique propre à plu-
sieurs études du dispositif postérieures à la chute du mur de Berlin (postérieures, donc, à
la disparition du mot idéologie, mais aussi de tout ce qui pourrait rappeler même vague-
ment la Théorie critique), et surtout parce qu’il témoigne des bêtises méthodologiques
les plus fréquentes dans les études sur la synchronisation : présupposés sur l’expérience du
spectateur jamais thématisés ; confusion entre technique et esthétique ; confusion entre
reproduction, représentation, mimésis, réalisme, effet de réel, etc. ; haine larvée du ciné-
ma d’avant-garde et expérimental, et jugements de goût justifiés par les neurosciences
et les théories gestaltistes ; etc. Sur la synchronisation de la musique avec les mouve-
ments et les gestes de l’acteur, voir Gillian B. A, « Synchronized Music: The
Influence of Pantomime on Moving Pictures », Music and the Moving Image, vol. 8, n° 3,
2015, p. 3-39 ; Laurent G, L’Âge du rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps
dans les théories françaises des années 1910-1930, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2014 ; Lea
J, Film Rhythm after Sound: Technology, Music, Performance, Berkeley, University of
California Press, 2015.
23. Dans un style pseudo-freudien, voir Robert B, Bonjour Monsieur Lewis, Paris,
Éric Losfeld, 1972 ; et Scott B, « Paralysis in Motion: Jerry Lewis’s Life as a
Man », dans Andrew H (dir.), Comedy / Cinema / Theory, Berkeley, University
of California Press, 1991, p. 188-205. Dans un style formaliste, voir Chris F,
Jerry Lewis, Chicago, University of Illinois Press, coll. « Contemporary Film Directors »,
2009 ; et le célèbre article de Jean-Louis C, « Chacun son soi », Cahiers du ciné-
ma, n° 197, 1967, p. 50-54. Pour notre part, nous adoptons la perspective de Steven
80 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Cela posé, si l’objectif est de composer un concept de synchronisation que seul Jerry
Lewis pourrait signer, en toute logique il n’y a d’autre choix que d’extraire et d’agencer
certains des matériaux qui composent sa physionomie individuelle et totale : son visage,
sa silhouette, sa démarche, son tempérament 24. Les excitations qui le font grogner, la
prolifération de ses timbres et de ses voix, son bégaiement rigoureusement grammai-
rien ; les hésitations, les gênes, les paralysies partielles de son corps, qui mènent aux
vrilles, aux contorsions, aux accélérations de ses danses ; les tortures – corporelles, psy-
chologiques, sociales, etc. – auxquelles il est soumis ; la plasticité affective avec laquelle
il y répond et recompose ses droits à la liberté ; son besoin irrépressible de musique :
c’est avec tous ces matériaux que doit se composer son concept de synchronisation.
Ce sont autant de traits pathiques, dynamiques, relationnels, juridiques, existentiels
que, de film en film, Jerry Lewis emprunte ou vole à certains personnages ayant déjà
une longue histoire théâtrale et cinématographique – le stooge, faire-valoir parce que
souffre-douleur ; le patsy, torturé parce qu’il veut être des nôtres –, ou qu’il prête à la
figure de l’enfant, un enfant forcé de faire l’apprentissage de l’indifférence, de l’ins-
trumentalisation et de la torture propres à la forme de vie capitaliste.
S (« Comedies of Abjection : Jerry Lewis », dans The Cinematic Body, Minneapolis,
University of Minnesota Press, coll. « Theory Out of Bounds », 1993, p. 108-114). À
notre connaissance, lui seul a pleinement montré qu’humiliation et servilité, chez Jerry
Lewis, ne sont pas le fait d’un sujet isolé ; que ces émotions ou affects impliquent tou-
jours le regard des autres et le jugement social ; et sont la conséquence d’une subordi-
nation aux pouvoirs sociaux ; et, plus encore, d’un respect excessif des valeurs sociales.
Shaviro a aussi montré comment Lewis, en provoquant par inadvertance l’autodestruc-
tion des normes, n’en entraîne pas la réévaluation, mais fragilise l’intégrité individuelle et
favorise un démontage du cadre de la subjectivité. Tout cela fait du cinéma de Lewis un
pénétrant commentaire social, capable de révéler, indirectement, le caractère oppressif des
normes sociales et la rationalisation capitaliste de tous les aspects de la vie. Dans les termes
d’Alexander Kluge (qu’il emprunte en partie à Adorno), on dira que la protestation de
Lewis contre la réalité effective s’exprime « par une imitation radicale (imitation, clownerie,
accentuation, singerie, corrélation superficielle, absurdité, mimésis) » – et que de ce fait elle
est sans doute moins immédiatement perceptible puisque le comportement mimétique
introduit nécessairement de la confusion dans les énoncés de protestation (Alexander
K, « Le comble de l’idéologie : que la réalité se prévale de son caractère de réalité
(1975) », dans L’Utopie des sentiments. Essais et histoires de cinéma, traduit par Christophe
Jouanlanne, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. « Le vif du sujet », 2014, p. 79-80).
24. Stanley C, La Projection du monde, op. cit., p. 228.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 81
25. Sur cette relation du figural et du problématique, voir Jean-Michel D, Jean-
François Lyotard : questions au cinéma. Ce que le cinéma figure, Paris, Presses universitaires
de France, coll. « Intervention philosophique », 2009, p. 99-100.
82 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
26. Jerry L, Quand je fais du cinéma, Paris, Buchet-Chastel, 1972, p. 22 – nous soulignons.
27. La définition du concept qui s’affirme dans ces pages, la façon de le fabriquer, le rôle
de « personnage conceptuel » que joue Jerry Lewis dans cette fabrication, tout cela est
emprunté à Gilles D et Félix G, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris,
Minuit, coll. « Critique », 1991.
28. Claude L-S, « La science du concret », dans La Pensée sauvage, Paris, Plon,
1962, p. 27 et p. 33.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 83
les collégiennes dans une série d’imitations et de reprises de sa dynamique à lui, dans
une prolifération de petits points de synchronisation qui sont autant de points de
désarticulation. Ces imitations et ces reprises, en même temps qu’elles représentent
des tests d’endurance pour la structure du groupe et la cohésion des éléments, se
découvrent productrices de figures singulières : des réfractions de lui-même que Jerry
Lewis capte en une sorte d’échange érotique.
Capter, dissoner, réfracter, n’ont ici une valeur de vérité particulière que dans la
mesure où ces trois opérations audio-visuelles permettent tout à la fois d’enregistrer
la puissance expressive de la synchronisation et de repenser le corps, l’individu, le
sujet. C’est le cas où « être à l’écoute » du son doit nous permettre de réentendre les
rapports du soi 29. Si le comique de Lewis est inséparable de l’écoute en ce que sa mise
en scène reprend les traits de la présence sonore
avancée, pénétration, insistance, obsession ou possession, en même temps
que “présence en rebond”, en renvoi d’un élément à l’autre, que ce soit entre
l’émetteur et le récepteur ou dans l’un ou l’autre ou enfin, et surtout, entre le
son et lui-même 30,
29. Jean-Luc N, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 30.
30. Ibid., p. 35.
31. Ibid., p. 44.
32. Philippe L-L et Jean-Luc N, Scène, suivi de Dialogue sur le dialogue,
Paris, Christian Bourgois, coll. « Détroits », 2013, p. 38.
33. Jean-Luc N, À l’écoute, op. cit., p. 25 et p. 30-31.
84 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
En 1938, Jerry Lewis faisait ses débuts en reprenant un numéro comique déjà très
répandu : le record act, ou dummy act 34.
J’avais perfectionné le numéro et, vous pouvez me croire, c’était sacrément amu-
sant. Une perruque grotesque posée sur la tête, en queue-de-pie, je mimais le
« Largo Al Factotum » du Barbier de Séville chanté par le grand baryton Igor
Gorin. Ou encore j’arrivais sur scène vêtu en Carmen Miranda, avec des fruits
sur mon chapeau, et je faisais Miranda. Puis, en veste rayée, je creusais les joues
et faisais Sinatra chantant « All or Nothing at All ». Je connaissais chacune des
rayures sur chaque disque, je les anticipais, j’en accompagnais le mouvement.
J’étais devenu expert dans l’art de soumettre mon long corps maigre à toute
sorte de contorsions dont je savais qu’elles étaient du plus haut comique 35.
La pratique lewisienne de la synchronisation n’a cessé de déplier les dimensions
technique, esthétique et éthique impliquées dans ce vieux numéro de vaudeville né
avec l’invention du phonographe. Témoin les quelques montages – ré-enchaînements
entre capter, dissoner, réfracter – présentés ici de manière à mettre en valeur les degrés
de différence par lesquels ils passent de film en film. Quoique grossière, cette gra-
dation devrait fournir le moyen, par la suite, de déterminer le point à partir duquel
l’image cinématographique permet à l’acteur de rendre encore plus malléable son
corps cependant que la synchronisation lui permet d’en augmenter les pouvoirs de
captation, de dissonance et de réfraction sonores : grimaces du visage, contorsions
du bassin, jeux de jambes désordonnés, tout cela enregistre, enchevêtre et propage
toute sorte de voix, de bruits, de sons, de musiques, bref tous les corps sonores. Ce
point de mutation, c’est celui où les figures audio-visuelles de l’acteur seront deve-
nues inséparables de la projection cinématographique.
La force de captation de Jerry Lewis, en parfaite adéquation avec son type de per-
dant-né, tient à l’incapacité de sélectionner pour mieux percevoir, parler ou agir, une
incapacité qui devient une puissance d’affection éparpillée (une dissonance) injectant
partout du désordre (par réfraction). Pour Jerry Lewis, tout commence souvent par un
flux : flux de paroles, flux vocaux, flux de musique, flux de micro-mouvements qui font
masse, foule, essaim (une danse en ligne, une parade militaire, un entraînement sportif,
etc.) ; flux de signaux neuronaux clignotants, peut-être d’idées qui fulgurent, d’intentions
sans rétention. Sur ce flux Jerry Lewis cherche à se brancher, à moins qu’on l’y force.
34. À ce sujet, voir Shawn L, King of Comedy: The Life and Art of Jerry Lewis, New York,
St. Martin’s Griffin, 1997, p. 29-33 et p. 59-61.
35. Jerry L et James K, Dean and Me, op. cit., p. 14 – notre traduction.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 85
36. Sur ce rôle de la danse chez Lewis, voir Scott B, « Paralysis in Motion: Jerry
Lewis’s Life as a Man », op. cit., p. 202.
86 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
37. Il faut bien faire le départ entre Dean Martin, qui joue pour la première fois dans un film
et cherchera tout au long de sa carrière d’acteur à s’enfoncer davantage dans la fiction, déve-
loppant toujours plus sa capacité à incarner un personnage, et Jerry Lewis qui, partant de la
même apparition, fera le mouvement inverse, remontant de film en film toujours plus près
de la surface de l’écran – remontée ayant à voir entre autres avec des effets de synchronisa-
tion décrits plus loin – pour mieux s’identifier au dispositif cinématographique.
38. On sait combien manger est difficile pour Jerry Lewis, au point même de représenter un
problème social : dans That’s my Boy (Hal Walker, 1951), le refus d’ingurgiter est résis-
tance au pouvoir despotique d’une culture du corps athlétique, corps dont la santé se
calcule en capital énergétique ; dans The Stooge (Norman Taurog, 1953), le maniérisme
des habitudes de table a pour conséquence de projeter au visage du restaurateur industriel
ce qu’on n’aura jamais eu l’intention d’absorber ; dans Ladies Man (Jerry Lewis, 1961),
l’hyperverbosité est tentative d’échapper au gavage infantilisant. Trois exemples parmi
d’autres qui devraient convaincre que la malléabilité du corps lewisien ne lui vient pas
d’une profondeur (et donc d’une intériorité d’accueil), mais d’une épaisseur (ou d’une
extériorité de rebond), et que c’est la raison pour laquelle toute lecture de son jeu appa-
rentée au « psychologisme » – qui sépare psyché, éthos et polis (Theodor W. A,
« À propos du rapport entre sociologie et psychologie », dans Société : intégration,
désintégration. Écrits sociologiques, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2011,
p. 330, p. 336-337 et p. 352-356 ; et Georges D-H, Invention de l’hystérie.
Charcot et l’iconographie de la Salpêtrière, Paris, Macula, 2012, p. 385-386) – nous aveugle
nécessairement (et peut-être délibérément) sur son gestus social.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 87
mais ce qu’il produit semble vite s’emparer de lui, le posséder, l’entraîner, comme si
un mouvement antérieur au claquement l’entraînait à claquer, ou comme si en faisant
claquer la langue il captait un mouvement auquel il devait se soumettre. La synchroni-
sation de son corps avec le tempo de la chanson est une promesse – faite à la torture –
qu’il entend honorer à n’importe quel prix. La synchronisation n’est pas qu’arrimage de
deux formes rythmiques, l’une sonore et l’autre visuelle ; elle n’est pas qu’individuation
plastique par soudure de deux matières ; elle est aussi soumission de la figure humaine
ainsi produite au mode audio-visuel de sa production. Le souffre-douleur tient la pro-
messe de soutenir ce à quoi il se soumet : la synchronisation qui l’anime, et l’anime en le
torturant. Car jamais il ne lui vient à l’idée de s’arrêter, et, quand la douleur devient par
trop insupportable, il en est réduit à s’infliger des coups pour la chasser ou la tromper.
Le claquement capte un tempo, un tempo que Jerry Lewis mâche, et qu’il mâche pour
le redonner en faisant sentir la douleur de sa ponctuation. Et la mastication du tempo
finit par dérouler d’épuisement la langue hors de la bouche. Cette langue, Jerry Lewis
ne la récupère, ne la ramène, ne la replie dans sa bouche que pour la faire vibrer au son
d’une autre voix que la sienne, celle de cette femme dont il est question dans la chan-
son, qui elle-même ne peut parler, qui ne peut que lancer un cri, ou tenir un son que
Jerry Lewis, avec Dean Marin, tiendra à l’unisson, profitant de l’effet de synchrèse pour
rendre un instant indécidable la propriété corporelle de cette voix. L’unisson synchro-
nise des différences et débouche sur une dissonance : deux gueules d’homme ouvertes
pour imiter acoustiquement une seule et même voix de femme.
C’est parce que le jeu de Lewis est tout entier captation, dissonance et réfrac-
tion que ses imitations vocales sont capables de problématiser la synchronisation de
l’image et du son. C’est peut-être dans The Stooge (Norman Taurog, 1953) qu’on
trouve la plus complexe de ces problématisations lorsque Jerry Lewis doit rempla-
cer sur scène un Dean Martin trop ivre pour chanter. On trouve ici dans sa forme
la plus pure cette imitation obtenue par captation, par attraction d’un objet circu-
lant hors champ, un canotier, lequel va dicter la formule de l’imitation. Jerry Lewis
prend la place de Dean Martin, mais pour aussitôt attirer sur lui les traits intensifs de
Maurice Chevalier : un accent français, une façon de rouler les consonnes, un phrasé
caractéristique, une torsion du bassin, un battement des bras. Il ne s’agit pas d’un
retour à la surface de ce qui aurait été conservé dans la mémoire de Jerry Lewis (les
débuts de Chevalier au cabaret, son appartenance à la tradition du burlesque), mais
bien d’une captation de ce qui circule partout et passe par tous : le cliché du chanteur
français, qui était déjà là, filigrane discontinu caché éparpillé dans la situation et ses
matériaux, cliché que la captation montre ou actualise. Une musique, une chanson,
un canotier, une scène, l’obligation de prendre la place de l’autre : tout cela s’agence
pour donner la figure de Maurice Chevalier. Trois faits plus singuliers donnent une
valeur particulière à cette imitation.
88 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Quant aux particules, il faut souligner – c’est un autre trait fréquent de la synchro-
nisation chez Jerry Lewis – qu’elles consistent essentiellement en des produits culturels :
ce qu’il capte et synchronise sur son corps ne fait que passer par lui, en provenance
d’un hors-champ coextensif à toute l’industrie culturelle. Il capte et fait dissoner l’in-
dustrie culturelle ou la culture de masse pour la réfracter parmi ses consommateurs,
mais de manière à leur redonner cette part qui leur revient à titre d’individus : les restes
de la culture ou de l’art populaires qui n’ont pas encore été entièrement réduits à des
produits culturels destinés à des consommateurs, le chant ou la danse en tant qu’ils
restent malgré tout intimement liés à la vie sociale. Jerry Lewis, c’est un microphone
captant les émissions de signaux de la culture de masse, qui monte une machine – la
table de mixage – à faire dissoner ces signaux avant de les réfracter dans des groupes
humains (camarades de travail, groupe de recrues à l’armée, étudiants et professeurs
sur un campus universitaire, spectateurs au music-hall, banlieusards témoins d’une
scène à laquelle ils prendront bientôt part, l’affairement des uns et des autres dans
un magasin à grande surface, etc.) sous forme d’ondes socialisantes (un désordre des
mondes administrés du travail et du loisir).
Le deuxième fait à retenir, c’est le caractère répétitif de l’imitation : non seule-
ment la figure de Maurice Chevalier ne s’impose pas d’un seul coup et en entier,
mais cette figuration n’est au fond qu’une ébauche, une esquisse vite évanouie qu’il
faut aussitôt reprendre, répéter, pour espérer prolonger l’apparition du trait de
39. Steven C, « The Modern Auditory I », dans Roy P (dir.), Rewriting the
Self: Histories From the Renaissance to the Present, New York, Routledge, 1997, p. 207
– notre traduction.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 89
Le troisième fait, c’est que l’imitation des voix chez Jerry Lewis fait peser un doute
sur sa voix la plus fréquente, comme si l’imitation était première, le seul moyen de
posséder une voix. Mais posséder une voix n’aurait alors de sens que sur un plan « sta-
tistique 41 » : Jerry Lewis serait seulement un homme chez qui telle voix (tel sexe, telle
identité) domine statistiquement, comme une fréquence retenue parmi toutes celles
captées, donc nécessairement inscrite dans un système de dissonances, sous forme
d’interférences, avec à l’horizon le risque toujours présent de tomber dans le chaos
du bruit blanc (la réfraction absolue).
La considération qui précède met en évidence un autre trait caractéristique de
la synchronisation chez Jerry Lewis : l’expropriation de la voix. S’emparer de la voix
d’un autre – homme, femme ou animal –, s’emparer d’une voix instrumentale ou
musicale, et aussi capter sa propre voix comme celle d’un autre, cela prendra plu-
sieurs formes. Nous nous attacherons ici à la forme d’expropriation qui intéresse le
plus directement la synchronisation, et qui va déboucher sur différents modes de
dissonance et de réfraction : au-delà de l’imitation vocale, Jerry Lewis s’en remet fré-
quemment au play-back.
Dans Scared Stiff (George Marshall, 1953), par exemple, Jerry Lewis doit rem-
placer sur scène une artiste – nulle autre que Carmen Miranda – en suivant des
lèvres la voix de la chanteuse fixée sur un disque et diffusée par un phonographe en
coulisses. Plus précisément, il ne fait pas mine de chanter sur la musique, bougeant
les lèvres en synchronisation avec la chanson diffusée. Ou, si cela est vrai, cela n’est
pas toujours vrai. Car, à partir du moment où il décide de mâcher une banane tirée
de son chapeau (!) tout en continuant à chanter, on entend bien qu’il ne chante pas
lui-même, mais que la chanson passe néanmoins par sa bouche. On n’entend pas sa
voix, cela relève de l’évidence. Mais tout ce qui fait qu’il a une voix, c’est-à-dire son
larynx, ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, – autant d’organes qu’habituelle-
ment le dispositif du play-back ne met pas à contribution, lui qui rend silencieux
l’appareil buccal et labial du corps visible –, donc tous les organes qui font qu’il a
une voix font entendre la voix de Miranda en l’altérant à cause de la matière végétale
qui les gêne ou les bouche. Plus encore, la bouche de Jerry Lewis a capté et mâché
la voix d’une autre en même temps que son propre corps a été capté et déformé par
les vitesses mécaniques de cette voix et les bégaiements du phonographe, Lewis étant
pour un instant non pas seulement instrumentalisé, mais appareillé par ce qu’il a
capté, accouplé en une dissonance et en vue de la reproduction.
Ces expropriations et appropriations par play-back, Jerry Lewis en multiplie et
en télescope les modes. Dans Money From Home (George Marshall, 1953), Lewis
capte d’abord la voix de Dean Martin, lequel, caché hors champ, chante une ballade à
41. Gilles D, Proust et les Signes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige »,
1998, p. 162-164.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 91
celle qu’il courtise par l’intermédiaire de son partenaire. Mais puisque – comme tou-
jours quand le crooner chante – cette ballade est accompagnée par tout un orchestre,
Lewis, en captant la voix de Martin, la phonographie. Découvrant l’artifice, la belle
oppose à cette voix phonographique des voix tout droit sorties d’une radio. Et c’est
alors une partie de la culture radiophonique et musicale américaine qui s’empare
de Lewis, forcé de chiffonner son corps suivant les dissonances produites par la ren-
contre entre la voix gutturale d’un chanteur noir et celle neutralisée d’un pseudo-
scientifique. Dans The Stooge ou Family Jewels (Jerry Lewis, 1965), le play-back est
aussi le moyen concret d’une désappropriation, la voix de Lewis se réfractant alors
pour rebondir sur tous les corps qu’elle rencontre. Dans le premier film, c’est tout
à coup Dean Martin qui transmet la voix de Lewis ; dans le second, la jeune nièce
n’imite pas simplement son oncle Bugsy, mais se met en bouche l’enregistrement
de sa voix, laquelle n’est que l’une des sept altérations de la voix de Lewis, qui joue
ici presque tous les rôles 42…
féminin 46. Tantôt la captation, la dissonance et la réfraction sont les modes d’une
« mimésis active, virile, formatrice », d’une mimésis proprement poïétique, d’une
aliénation volontaire, procédant de cette aptitude à exproprier et à s’approprier pour
mieux se désapproprier 47. Ainsi les instants critiques de synchronisation – quand sa
bouche mâche la voix d’une femme ou d’un homme, quand ses pantomimes figurent
les mouvements fantômes de corps musiciens, etc. – sont-ils chez Jerry Lewis tantôt
l’exposition d’une passivité du sujet, tantôt l’exposant d’une activité impersonnelle.
Dans un cas comme dans l’autre, si la synchronisation audio-visuelle permet à Jerry
Lewis de jouer tous les rôles, jouer tous les rôles n’est plus synonyme de virtuosité
dramatique, ni d’absence de sensibilité, ni de neutralisation de la sensibilité ; jouer
tous les rôles apparaît dès lors comme la conséquence d’une plasticité affective sans
cesse soumise à l’instrumentalisation et à la torture, et cherchant toujours à y échap-
per 48 – le type de l’acteur retrouvant souterrainement le type du perdant-né. Si Lewis
donne signification et importance à la synchronisation, ce n’est pas seulement parce
qu’il en fait le nouveau moyen d’une double mimésis, mais parce qu’il fait de cette
mimésis une dialectique audio-visuelle de la forme de vie capitaliste.
Mais revenons à cette séquence de Scared Stiff qui fait entendre Carmen Miranda,
car elle pourrait indiquer un ultime niveau d’appropriation par synchronisation. La
chanson est entendue par tous les personnages de la scène, et entendue de la même
manière que nous, spectateurs, l’entendons, c’est-à-dire avec les interférences provo-
quées par Jerry Lewis. Cependant, elle n’a pas la couleur acoustique de l’espace fic-
tionnel : elle sort tout droit de l’espace du dispositif. Par la synchronisation de la voix
et du corps, plus encore par la mastication de la voix par le corps, Jerry Lewis vient
d’absorber l’espace fictionnel pour le ramener à son seul corps, à sa seule bouche, en
même temps qu’il étend sa bouche à tout l’espace du dispositif pour mieux se l’ap-
proprier : ce n’est pas simplement cette voix phonographique qui passe par sa bouche,
46. Ibid., p. 32-33. Sur les rapports de Jerry Lewis à l’hystérie, on se reportera aux tra-
vaux d’Emmanuelle André, qui a montré avec précision comment l’acteur recourt au
« répertoire hystérique pour façonner une figura proprement cinématographique », et
spécialement à « l’iconographie de la Salpêtrière », tout en inscrivant souvent sa ges-
tuelle dans un mouvement « qui, pour conduire à l’hystérie, traverse l’hypnose et le
rêve » (Emmanuelle A, Le Choc du sujet. De l’hystérie au cinéma (XIXe-XXe siècle),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2011, p. 132-135,
p. 141 et p. 162-167). Voir aussi Rae Beth G, Why the French Love Jerry Lewis:
From Cabaret to Early Cinema, Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 204-215.
47. Philippe L-L, « Le paradoxe et la mimésis », op. cit., p. 34.
48. Georges D-H, Invention de l’hystérie, op. cit., p. 298, p. 305, p. 307 et p. 334-336.
94 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
renaissant à chaque état », sujet de volupté, sujet d’une émotion matérielle 50. Ce que
tire Jerry Lewis de ces instants critiques de synchronisation, c’est d’abord un plaisir ;
ou, pour le dire mieux, on peut tirer un Jerry Lewis comme résultat (plaisir, joie) de
ces synchronisations. Chaque nouvelle synchronisation est une zone d’intensité : dans
Who’s Minding the Store ? (Frank Tashlin, 1963), amusement tiré de la dactylographie
des accents rythmiques d’une musique sans caractère ; dans The Bellboy (Jerry Lewis,
1960), excitation tirée du contrôle d’un orchestre invisible ; dans Artists and Models
(Frank Tashlin, 1955), jouissance tirée des effets vocaux et sonores nécessaires à l’adap-
tation « radiophonique » d’un comic book. Chaque zone d’intensité désigne un pan de
l’histoire musicale : jazz, swing, rock, Maurice Chevalier, etc., ou un style de danse qui
lui répond : jitterbug, lindy hop, tap dance, etc., ou des dispositifs sonores : phonographe,
radio, standard téléphonique, etc. « Ce n’est pas une expérience hallucinatoire, ni une
pensée délirante, mais un sentiment, une série d’émotions et de sentiments comme
consommation de quantités intensives ». Tout se mêle en intensité, sans pourtant qu’il
y ait confusion des espaces et des formes : par la synchronisation, Jerry Lewis « remonte
et descend le temps – pays, races, familles, appellations parentales, appellations
divines, appellations historiques, géographiques et même faits divers 51 », disposi-
tifs techniques et médiatiques, styles musicaux et vocaux.
En un certain sens, toutes ces captations (mastication sans déglutition, expropriation
vocale, interception de la culture populaire), dissonances (permutation, implication
et amplification de puissances) et réfractions (illimitation, multiplication et mobili-
sation figurales) obtenues par synchronisation de l’image (du corps) et du son (de la
voix propre, imitée, reproduite, instrumentale ou musicale) font paradoxalement de
Jerry Lewis l’héritier du style de jeu appartenant au cinéma muet, qui, aux yeux du
critique Ricciotto Canudo, était l’essence même du jeu au cinéma, dans la mesure
où « la convulsion paroxystique de l’action » était la meilleure expression de la matière
et de la forme de la vie moderne : la vitesse et la précision 52. Dans « Le triomphe du
cinématographe », un premier article publié en 1908, et jusqu’à « Vedettes de cinéma »
paru en 1923, peu de temps avant sa mort, Canudo fait des acteurs de cinéma des
« héros du rythme » : ils sont capables d’incarnations rythmiques de la vitesse, c’est-à-
dire capables de figurer des contractions violentes et saccadées, contractions de mou-
vements, de gestes ou d’actions se succédant à un rythme irrégulier, plus ou moins
Mais Canudo n’en restait pas là, qui demandait : Comment la convulsion peut-elle
devenir un rythme vivable ? C’est encore dans les gestes de l’acteur qu’il a trouvé de
quoi approfondir la réflexion. Canudo y voyait une articulation entre deux extrêmes,
entre le plus expressif (dans la convulsion) et le plus synthétique (dans la précision).
D’une part, il a bien vu que l’expression est portée vers les extrêmes par les convulsions,
au risque des plus bêtes éparpillements ; mais, d’autre part, il observe que ces convul-
sions sont synthétisées par la précision du cinématographe – et c’est cette précision
qui rend vivables les convulsions, qui fait de la saccade des convulsions un rythme
de vie. D’une part, le spectateur a droit à des scènes tumultueuses, mouvementées,
qui se déroulent avec une précipitation et une rapidité impossibles dans la réalité ;
d’autre part, ces mêmes scènes sont d’une précision mathématique, une précision
d’horlogerie ; la gestuelle peut être compliquée ou perplexe, elle est toujours sûre.
Canudo découvre évidemment cette précision dans la répétition du même de pro-
jection en projection, mais aussi dans le plan comme bloc de mouvement contraint
par la pression d’une durée. Pour Canudo, un plan, c’est une composition réglée,
qui fait bloc, irrémédiablement et rigoureusement lancée dans un temps implacable
comme celui de la musique 54.
Quand Jerry Lewis ne se contente plus d’imiter des voix ou de bouger les lèvres
au rythme d’une chanson sortie d’un phonographe ou d’une radio, mais s’empare
d’une voix ou d’une musique sorties du dispositif même du film et de sa projection,
alors la précision mathématique de la synchronisation donne à ses contractions de
mouvements, de gestes et d’actions la consistance d’un bloc de mouvement contraint
par la pression d’une durée, c’est-à-dire la consistance du mouvement de la projection
même du plan. Et c’est sans doute pourquoi toutes ses pantomimes tendent, comme
vers leur degré supérieur, vers ces scènes où il danse sur une musique enregistrée, à
moitié musique d’écran, à moitié musique de fosse, la synchronisation de chacun de
ses tics, de chacune de ses grimaces, de chaque pas, ébauché ou virtuose, avec les plus
petites altérations du matériau musical donnant à son corps en mouvement l’étendue
projetée du plan, la durée projetée de l’image. En fondant le paradoxe du comédien
sur la logique d’un rapport audio-visuel, Jerry Lewis transforme le jeu de l’acteur de
cinéma en un art de l’écran.
Le temps est venu maintenant d’examiner de plus près ces cas de synchronisation qui,
dans le cinéma de Jerry Lewis, sont exemplaires des petites luttes éthiques et poli-
tiques menées par l’acteur de personnage en personnage et dans des situations très
nombreuses et très diverses qui dépassent largement celles où le rapport entre l’image
et le son passe à l’avant-plan de l’expérience. Ces cas de synchronisation doivent être
retenus parce qu’ils exposent les techniques du discours et du corps nécessaires à
l’instrumentalisation d’autrui, parce qu’ils rendent immédiatement sensibles les tor-
tures physiques, psychiques et sociales auxquelles nous sommes soumis quand nous
rejoignons la position du perdant-né. Ce sont des instants critiques de synchronisa-
tion qui figurent les pathologies sociales de la raison et de la reconnaissance, et qui
54. Ricciotto C, « Esthétique du spectacle. Défendons le cinéma », dans L’Usine aux
images, Paris, Séguier / Arte Éditions, 1995, p. 51.
98 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
55. Sur cette triple puissance du gestus social, voir Roland B, Écrits sur le théâtre,
Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2002, p. 92-93, p. 135 et p. 184-185 ; voir aussi Roland
B, « Diderot, Brecht, Eisenstein », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris,
Seuil, coll. « Tel Quel », 1982, p. 89-91. Pour un exposé général sur le gestus social, voir
Patrice P, « Mise au point sur le Gestus », dans Voix et Images de la scène. Essais de sémio-
logie théâtrale, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1982, p. 83-92.
56. Bertolt B, Petit Organon pour le théâtre, traduit par Bernard Lortholary, dans Écrits
sur le théâtre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 375-376.
57. Bertolt B, Sur la musique, traduit par Guy Delfel et Jean Tailleur, dans Écrits sur
le théâtre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2000, p. 712.
58. Ibid., p. 711-712.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 99
À ce compte, même la langue peut devenir gestus social si « elle indique quelles
attitudes précises l’homme qui parle adopte envers d’autres hommes 59 ». Ajoutons
que, pour Brecht, un gestus social n’est ni un archétype ni un réflexe humain conser-
vés au plus profond d’un inconscient collectif, mais un domaine gestuel qui trouve
son sens dans un contexte historique particulier 60.
Plus précisément, une attitude corporelle, une intonation et une expression
deviennent gestus social quand leur « particularité sociale 61 » est projetée, fixée, démontrée.
Dans le théâtre de Brecht, cette exposition est obtenue par plusieurs moyens (qui tous
participent du procédé de distanciation). Il y a notamment les « adresses musicales au
public qu’on trouve dans les chansons » – par la rupture entre la parole et le chant,
et par la disjonction sémantique entre la musique et le texte, le comédien accentue la
mise en lumière de la situation sociale de son personnage 62. Retenons également la
chorégraphie et la pantomime qui, par la stylisation du mouvement ou de l’action, de
la figure ou de la pose, modifient les proportions de la situation et en font ainsi mieux
voir la réalité sociale 63 – l’ostension n’est jamais une simplification : dans la représen-
tation qu’il donne des expressions gestuelles « généralement fort complexes et contra-
dictoires », le comédien doit « amplifier le complexe tout entier 64 ».
Si l’on admet, avec Roland Barthes, qu’un gestus social n’est pas nécessairement
lié à un procédé de distanciation, mais que l’acteur peut prendre « l’expression du
plus haut pathétique » dans l’exacte mesure où il projette, fixe et démontre la raison
sociale d’un geste par « l’excès même de ses versions 65 », on peut légitimement évaluer
la prolifération des voix chez Jerry Lewis, ses bégaiements et ses balbutiements, les
hésitations et les contorsions de son corps sous les pressions d’un dispositif sonore ou
d’un rythme musical, etc., comme autant d’expositions des situations sociales dans
lesquelles son type se trouve pris.
Nous étions déjà engagés dans cette voie quand, décrivant la première séquence
de The Patsy, celle où Jerry Lewis est soumis à un barrage de questions, nous avons
prêté attention à la multiplication des points de synchronisation entre le tempo
effréné des voix (y compris celle de Lewis) et celui tout aussi rapide des mimiques,
des réactions, des réflexes de l’acteur. Or ce qui exige maintenant d’être mieux souli-
gné, c’est que la vitesse d’affection des plus petits traits de son visage ou du moindre
muscle de son corps empêche de saisir le sens exact des questions qu’on lui pose et
des réponses qu’il donne. Entre voix et pantomime, la vitesse de synchronisation est
telle que la compréhension s’en trouve neutralisée ; c’est cela, précisément, qui fait
sentir que les questions sont en fait des mots d’ordre, d’autant plus efficaces que leur
pouvoir n’est pas tant le résultat d’une stratégie d’interrogation que le produit d’une
force acoustique capable de ponctuer le corps. La vitesse de synchronisation montre
littéralement qu’il ne s’agit pas tant de participer à un interrogatoire que de signa-
ler son obéissance en réagissant, au doigt et à l’oreille, à l’ordre inscrit dans l’énergie
physique du son. La vitesse de synchronisation entre la voix et les micro-mouvements
intensifs du visage et du corps emballe la parole et l’éloquence gestuelle de Lewis, elle
éparpille son exposé sur ses conditions de travail et salariales, elle décompose la syn-
taxe, désarticule les fonctions grammaticales, et fait ainsi sentir le rapport de pouvoir
dans lequel il se trouve pris : d’une part, être forcé de vendre à rabais son temps ou
sa force de travail – c’est en précipitant le compte des heures qu’il se surprend lui-
même d’avoir travaillé « nine days altogether last week » ; d’autre part, craindre que cette
équation résumant la folle valorisation du capital ne provoque une agression physique
ou psychologique, c’est-à-dire sociale, de ceux qui achètent sa force de travail – son
attente n’est celle d’un patsy, qui attend une sanction en retour d’un raisonnement,
que dans la mesure où elle est celle d’une membrane qui attend une ponctuation en
retour d’une résonance.
On trouve un autre exemple de gestus social audio-visuel plus loin dans le même
film. Nouvellement lancé sur le marché du spectacle comme le dernier produit de
la chanson populaire, Lewis doit passer à une émission de télévision où il chantera
en play-back son dernier tube : I Lost my Heart in a Drive-in Movie. Les efforts qu’il
déploie pour tenir la cadence, son imitation des instruments aussi bien que l’expres-
sion corporelle par laquelle il rend les paroles de la chanson, le rythme de ses danses
aussi bien que ses tentatives pour joindre la voix enregistrée au mouvement de ses
lèvres, tout cela ne produit d’abord que désynchronisation audio-visuelle et désap-
propriation vocale. Et c’est dans un effort désespéré qu’il va peu à peu s’approprier
sa propre voix et atteindre à la synchronisation ; après avoir été trop lent ou trop
rapide, après avoir rappelé en échos gestuels des figures sonores trop vite disparues, il
finira par se mouler adéquatement à la reproduction de la dictée musicale. Il réussira
à inscrire la puissance de figuration de son corps dans le mouvement d’une chanson
faisant rimer tous les stéréotypes de la culture industrielle : hamburger, cheeseburger,
and tater chips ; voiture, star de cinéma et film de série B ; cinéparc de banlieue et
amourette de teenager, etc. Dans l’espace d’exposition qui sépare désynchronisation
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 101
66. Voir à ce sujet, Alice M, « “Cinema at Its Source”: Synchronizing Race and Sound
in the Early Talkies », op. cit., p. 31-34 et p. 43 et suivantes.
67. Axel H, « La critique comme “mise au jour”. La Dialectique de la raison et les
critiques actuelles sur la critique sociale », dans La Société du mépris. Vers une nouvelle
Théorie critique, traduit par Olivier Voirol, Pierre Rusch et Alexandre Dupeyrix, Paris,
La Découverte, 2008, p. 148.
68. Axel H, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste. Une esquisse de la
théorie sociale d’Adorno », dans Ce que social veut dire, tome II : Les pathologies de la
raison, traduit par Pierre Rusch, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2015, p. 46-47.
69. Axel H, « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la
Théorie critique », dans La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, traduit par
Olivier Voirol, Pierre Rusch et Alexandre Dupeyrix, Paris, La Découverte, 2008, p. 120.
70. Axel H, La Réification. Petit traité de Théorie critique, traduit par Stéphane
Haber, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2007, p. 80.
71. Axel H, « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la
Théorie critique », op. cit., p. 122.
102 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Plus encore, une fois établie la connexion avec autrui, Jerry Lewis ressent l’ex-
pression de ces états « comme des demandes qui [lui] sont adressées de réagir d’une
façon appropriée 83 », demandes sur lesquelles il se méprend le plus souvent. Il y
répond donc avec trop d’empressement, trop de zèle, ou bien il n’en comprend
pas exactement la nature parce qu’elles sont toutes déterminées par le régime de la
réification : indifférence, instrumentalisation, torture. Et c’est alors que les réfractions
de ses réponses entraînent le dérèglement de la situation sociale.
®®®
80. Axel H, « Une pathologie sociale de la raison. Sur l’héritage intellectuel de la
Théorie critique », op. cit., p. 111-112.
81. Axel H, La Réification, op.cit., p. 63-64.
82. Ibid., p. 65.
83. Ibid., p. 66.
104 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
84. Theodor W. A, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit par Éliane
Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Éditions Payot et Rivages, coll. « Petite biblio-
thèque Payot », 2003, p. 208.
85. Axel H, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste. Une esquisse de la
théorie sociale d’Adorno », op. cit., p. 45.
86. Theodor W. A, Minima Moralia, op. cit., p. 306.
87. Axel H, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste. Une esquisse de la
théorie sociale d’Adorno », op. cit., p. 58.
88. Axel H, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 130-132.
89. Ibid., p. 138-139.
Les « convulsions paroxystiques » de l’acteur 105
sociales d’une chanson. Mais la « friction interne » ou la dissonance entre ces normes
sociales captées génère une souffrance possédant « un contenu cognitif, dont le noyau
consiste dans l’intention ou le désir de sortir de la situation pathologique 90 ». C’est
alors que Lewis réfracte attentes, schémas et normes dans le tissu social ; il collectivise
sa souffrance (contre le contrôle social du sentiment qui tend à l’individualiser et à
la personnaliser 91), se donnant le désordre comme anticipation d’une collectivité
où il pourrait prétendre satisfaire son désir mimétique – « l’“autrui généralisé” de la
communauté réellement existante doit […] céder la place à celui d’une société future 92 ».
Si être à l’écoute est la réalité d’un accès de soi ou d’une crise de soi, cet accès de
renvois est le point extrême qui dérègle la sociabilité, ce point d’« engendrement ins-
tantané de son acte » et d’« éternel ressassement de son objet », ce point de passivité
où la sociabilité « est comme la proie d’une triple violence, violence de ce qui la force
à s’exercer, de ce qu’elle est forcée de saisir et qu’elle est seule à pouvoir saisir, pour-
tant l’insaisissable aussi » : l’anarchie 93.
90. Axel H, « Une physionomie de la forme de vie capitaliste. Une esquisse de la
théorie sociale d’Adorno », op. cit., p. 56.
91. Axel H, « La dynamique du mépris. D’où parle une Théorie critique de la
société ? », op. cit., p. 213.
92. Axel H, La Lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 140.
93. Gilles D, Différence et Répétition, Paris, Presses universitaires de France, coll. «Épiméthée»,
1968, p.186-187.
CHAPITRE IV
BRIGADOON,
OU L’ENVERS MUSICAL DU MONDE
Les rapports entre la musique et les images en mouvement ne sont pas entièrement
déterminés par les lois d’un genre, par les procédés d’un style, par les limites d’une
technique. Et aucun film authentique « n’est par définition typique », sinon il « ne
serait rien d’autre qu’une sorte de contribution préalable à la science à venir 2 ». Les
rapports entre musique et images en mouvement sont aussi déterminés par l’idée
ou le problème qui hante tel ou tel film. Il arrive qu’une véritable idée, un véritable
problème redistribue partiellement les rapports musico-visuels propres à un genre, à
un style ou à une technique. La comédie musicale Brigadoon, de Vincente Minnelli
(1954), contient une telle idée problématique qui, pour la plupart de ses dimensions,
se donne dans la première scène et les paroles de la chanson-titre.
Deux New-Yorkais venus chasser la perdrix sont perdus dans les brumes d’une
forêt écossaise. S’ils arrivent encore à se repérer sur la carte – Auchindale se trouve
bien à gauche, et Braebirk à droite, ce que semble confirmer la boussole –, c’est pour
établir leur position dans le vide : « Then where the devil are we? – What’s in the middle?
– Nothing. – That’s where we are. » Ce rien ou ce vide, cet « ideal location », est le lieu
d’un passage : de la fatigue du corps à la fatigue de l’esprit. Gene Kelly pense bien
être incapable d’amour, il incline même à penser que personne n’en est plus capable.
Son partenaire, Van Johnson, assure pour sa part ne croire qu’en ce qu’il voit, entend,
touche, sent et avale. Mais, « Look at that! », là où il n’y avait rien a surgi un village :
Brigadoon. Un village ignoré par la géographie des Highlands ; un village où on laisse
« the world grow cold around us », où on laisse « the heavens cry above ». Un village qui
ne ressuscite qu’un jour tous les cent ans. En gagnant ce village, Kelly et Johnson
reculent de deux siècles, en l’an de grâce 1754. Quand ils entrent dans Brigadoon,
ils pénètrent au cœur du scepticisme moderne, au cœur de l’Écosse philosophique de
David Hume ; seulement, dans cette vallée, au terme des rêves ou des doutes, « there’ll
be love ». Et quand, pour trouver de quoi se sustenter, ils descendent place du marché,
au MacConnachy Square, ils pénètrent au cœur d’un capitalisme de rêve – on s’étonne
presque de ne pas voir passer Adam Smith, chantant et dansant.
Si l’on veut saisir les rapports de la musique avec ces images en mouvement, il faut
donc les mesurer à l’aune de l’idée problématique s’affirmant dans ce film, à l’aune
des dimensions de l’idée : perte des repères spatio-temporels, implication de l’invi-
sible dans le visible, passé qui s’articule avec le présent, opposition entre croyance et
connaissance, utopie du bonheur persistant à l’aube d’une économie de marché. S’il
n’est pas compté parmi les chefs-d’œuvre de Minnelli, s’il ne se signale pas par une
structure narrative et une mise en scène qui le feraient reconnaître pour une comé-
die musicale des plus sophistiquées, s’il ne figure à la filmographie d’aucun livre
d’histoire, Brigadoon n’en contient pas moins une véritable idée de cinéma : c’est en
construisant un pont particulier entre musique et image que nous échapperons peut-
être au scepticisme pour, le plus naturellement qui soit, retrouver ce monde-ci, et s’y
retrouver avec les autres.
L’avant-dernière scène du film présente avec force cette articulation particulière de
la musique avec ce que vivent les personnages, ce qu’ils en disent, l’espace où ils évo-
luent, les images qui les montrent. Nous voici à Manhattan, dans un restaurant que
fréquente le New York des affaires. Gene Kelly vient d’y rejoindre sa fiancée, laquelle
s’attache à régler les détails de leur mariage et de leur vie commune. Mais Kelly a
la tête ailleurs ; il n’arrive pas à oublier Cyd Charisse, la belle qu’il a abandonnée à
Brigadoon faute de croire en la réalité de ce village et de son amour. Un mot dans la
conversation suffira pour que s’ouvrent à lui les portes de la mémoire. Par trois fois,
un mot déclenche une chanson entendue plus tôt dans le film, une chanson que
Kelly ou Charisse ont chantée, ou sur laquelle ils ont dansé. Trois choses vont nous
intéresser dans cette scène : le caractère matériel de la musique, son autonomie pro-
ductive et le drame spatio-temporel qu’elle crée.
Brigadoonou
Brigadoon, , oul’envers
l’enversmusical
musical du
du monde
monde 109
LA MATÉRIALITÉ DE LA MUSIQUE
Trois fragments musicaux sont entendus successivement : « The Heather on the Hill »
et « Waitin’ for my Dearie », chantés par Cyd Charisse ; « I’ll Go Home with Bonnie
Jean », chanté par un chœur d’hommes. Plus précisément, on vient de le dire, les
trois fragments ne sont pas entendus mais réentendus. Sous une forme ou sous une
autre, le spectateur a déjà entendu ces chansons ; peut-être les a-t-il mémorisées et
fredonnées. Pour lui comme pour le personnage de Kelly, ces fragments musicaux
sont des extraits de passé. Mais, dans cette scène, qu’est-ce que le rappel et la reprise
ont de particulier qui nous apprendrait quelque chose du rapport entre musique
et images en mouvement ? Tous genres confondus, à commencer par la comédie
musicale, de nombreux films trouvent un principe de structuration dans la reprise
musicale et le travail mémoriel qui l’accompagne. Tantôt on reprend une chanson
populaire ou une pièce de musique classique, que ce soit en totalité ou en partie, de
manière expresse ou allusive, suivant la logique de la citation, de l’adaptation, de la
parodie ou du pastiche, inscrivant ainsi le film dans une large mémoire culturelle, et
le structurant par le souvenir particulier de tel ou tel morceau musical 3. Tantôt on
reprend un code musical, recourant par exemple au procédé du leitmotiv pour assu-
rer une structuration par rappels, ce système interne de reprises associant de manière
flexible un court thème ou un simple motif à un personnage, à un lieu, à un objet,
à une situation ou à une idée récurrente 4.
La particularité de l’avant-dernière scène ne tient pas à ces deux types répandus de
reprise formelle et poétique ; elle tient au caractère matériel et sensible de la reprise. Ici, il
faut faire confiance aux petits détails qui donnent le sens. Il faut s’en remettre à ces petits
indices acoustiques qui rendent matériellement sensibles le déclenchement et l’interrup-
tion des trois chansons. Il faut croire à ces « indices sonores matérialisants » capables de
nous rabattre sur la cause concrète de la musique 5 – quelque chose comme la croyance
est en jeu dans notre écoute, et cette croyance n’est pas sans rapport avec le régime de
connaissance auquel aspire l’étude du son et de l’écoute : la description et l’analyse du
son et de la musique peuvent-elles projeter le film dans un nouveau contexte, et ainsi
nous le redonner ? Il faut donc arriver à entendre ces indices sonores matérialisants, et
écouter ce qu’ils ont à dire quant à leur cause. Quelle est cette cause concrète ? En tron-
quant le début d’une ligne mélodique, en coupant une phrase musicale avant sa résolu-
tion tonale, les reprises nous rabattent certes sur l’orchestre, sur la partition, sur la struc-
ture musicale 6, mais aussi et surtout sur un autre fait matériel : ce qu’on entend, c’est un
enregistrement. Les chansons ne sont pas réinterprétées ; elles reviennent d’être diffusées.
Nous tenons ici une petite différence quant au rapport entre la musique et ce
que l’image comprend dans son tissu même. Les indices sonores matérialisants ne
renvoient pas au fonctionnement ou au dysfonctionnement de la mémoire psycho-
logique du personnage ; les altérations acoustiques et les variations musicales ne ren-
voient pas aux caprices d’un sujet. Ces indices renvoient plutôt au fonctionnement
d’une mémoire matérielle. D’une part, les déclenchements imprévisibles, les inter-
ruptions abruptes, les distorsions acoustiques qui en résultent, renvoient explicite-
ment aux actions d’un appareil et aux résistances d’un support matériel. D’autre
part, déclenchements, interruptions et distorsions ne sont pas, comme à l’habitude,
complètement absorbés par des justifications dramatiques ou psychologiques. Les
rapports entre la musique et les images en mouvement n’ont pas de valeur générale ;
s’ils ont un sens, ils le tirent des éléments de l’image, des assemblages produits par le
montage et le mixage, bref de tout ce qui fait du film un monde singulier. Ici, c’est
la singularité de l’enchaînement entre mot, musique et acte de remémoration qui
fait toute la différence. Un mot ne provoque pas d’abord la remémoration qui, à son
tour, rappellerait telle ou telle chanson ; c’est tout le contraire : un mot déclenche une
chanson qui, elle, transporte le passé jusqu’au personnage. Les chansons n’ont pas été
conservées par la mémoire du personnage et elles ne sont pas réinterprétées par son
imagination ; ce que déclenche une bribe de conversation, c’est l’appareil mémoriel
du film, sa mémoire musicale, une mémoire matérielle et indépendante. Matérielle,
parce que son fonctionnement fait entendre des opérations sur une matière audible
concrète ; indépendante, parce que ni cette matière ni ces opérations ne sont celles
d’une faculté de remémoration du personnage.
5. Michel C, La Musique au cinéma, Paris, Fayard, coll. « Les chemins de la musique »,
1995, p. 190.
6. Claudia G, Unheard Melodies: Narrative Film Music, Bloomington, Indiana
University Press, 1987, p. 14.
Brigadoonou
Brigadoon, , oul’envers
l’enversmusical
musical du
du monde
monde 111
Nous avons affaire à une mémoire musicale qui a gagné une grande autonomie à
l’égard de la logique du récit et de la psychologie du personnage. Car s’il est vrai que
la troisième chanson a déjà été entendue, et telle quelle, par le personnage, cela ne
vaut pas pour les deux autres. En effet, les deux premières chansons ne sont pas des
souvenirs, des traces d’une ancienne audition ou d’une ancienne interprétation. De
la première, Kelly ne garde pas exactement ce souvenir parce que ce n’est pas Cyd
Charisse, mais lui, qui l’a chantée. Quant à la deuxième, il ne peut tout simplement
pas en garder le souvenir puisqu’il ne l’a même jamais entendue. Chaque mot fonc-
tionne ici comme une petite madeleine et provoque, comme chez Proust, une mémoire
involontaire. Et surtout, comme chez Proust, cette mémoire involontaire est profon-
dément impersonnelle. Chaque chanson surgit, non pas telle qu’elle fut vécue, « mais
dans une splendeur, avec une “vérité” qui n’eut jamais d’équivalent dans le réel 7 ». Si,
dans cette scène, la musique engage « la lutte, esthétiquement et existentiellement, avec
la représentation narrative 8 », c’est qu’une technique de montage et de mixage de la
musique avec les images devient une métaphysique de la mémoire. La vie mémorielle
matérielle de la musique ainsi que son autonomie à l’égard du récit et du personnage,
font entendre la pure extériorité du temps et de la mémoire – et cette extériorité
constitue le monde du film. Dans Brigadoon, le passé n’est pas une ancienne percep-
tion : quand une chanson se conserve et revient, ce n’est pas nécessairement sous la
forme où le personnage et le spectateur l’ont vécue, mais dans la splendeur (voix enfin
donnée à Charisse dans sa reprise du chant d’amour de Kelly) ou avec la vérité (ne
pouvoir écouter qu’en différé un chant d’amour dont l’actualité est toujours impos-
sible à percevoir) que lui attribue la mémoire du film. Le passé ne se conserve pas en
nous, mais en lui-même et par le film : quand une chanson se conserve et revient, ce
n’est pas dans notre cerveau ni dans celui du personnage 9, mais dans le monde du
film (plus encore, c’est la temporalité de l’enregistrement musical et la spatialité de
sa diffusion qui constituent ce monde). Cela dit, il ne s’agit pas seulement de passé.
Cette mémoire musicale matérielle construit aussi un avenir. Tous ces fragments de
chanson ne rappellent pas seulement leur totalité d’origine, ils en appellent aussi à
une pièce musicale à venir qui les agencerait tous, ils en appellent à un agencement
de ponts qui rassemblerait leurs différences stylistiques, structurales, tonales et thé-
matiques – en d’autres termes, ces fragments cherchent à composer une ouverture.
7. Gilles D, Proust et les Signes, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige »,
1998, p. 71.
8. Claudia G, Unheard Melodies, op. cit., p. 13 – notre traduction.
9. Gilles D, Cinéma 2 . L’image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 80-81.
112 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Entre la musique et les images s’établit donc un rapport ayant valeur curative ;
il guérit déjà un peu du scepticisme, il reconduit Kelly, et peut-être nous aussi, aux
limites d’une « inclination naturelle 10 », au bord d’une pente qu’il dévalera jusqu’au
fond de la vallée, et que nous dévalerons avec lui à la fin du film : au sortir de la brume,
ou dans la salle de cinéma, la vie mémorielle matérielle et autonome de la musique
rappelle à Gene Kelly et aux spectateurs qu’un monde existe sans nous, tout juste à
côté de nous, un monde qui n’a pas encore tout donné, « ni un monde à peine passé,
ni un monde illusionniste », mais « un monde d’un avenir immédiat 11 », un monde
que nos besoins et nos intérêts pratiques ordinaires nous inclinent à reconnaître – à
entendre et à écouter – en dépit des doutes qui pèsent sur sa réalité ou, pour mieux
dire, sur son actualité.
Le rapport de la musique avec les images de cinéma, c’est d’abord et avant tout un rap-
port avec les niveaux de narration, les articulations de l’action et l’état psychologique
des personnages. Si le cinéma moderne et les nouvelles pratiques audiovisuelles ont
pu tendre à d’autres rapports – figuraux, énergétiques ou simplement rythmiques –,
c’est en défaisant ce triple carcan. Aussi bien est-ce en repoussant le modèle que
constitue la pratique hollywoodienne classique, qui attache la musique à des fonc-
tions 12 : indiquer un changement de point de vue, commenter les événements ou
l’action ; donner un caractère de nécessité à un enchaînement de séquences, délimiter
10. David H, Enquiries Concerning Human Understanding and Concerning the Principles
of Morals, Oxford, Clarendon Press, 1975, p. 162.
11. Stanley C, La Projection du monde. Réflexions sur l’ontologie du cinéma, traduit par
Christian Fournier, Paris, Belin, 1999, p. 120.
12. Pour des définitions et des exemples, on consultera les ouvrages suivants : Royal S. B,
Overtones and Undertones : Reading Film Music, Berkeley, University of California Press,
1994 ; Michel C, La Musique au cinéma, op. cit. ; Claudia G, Unheard
Melodies, op. cit. ; Kathryn K, Settling the Score: Music and the Classical Hollywood
Film, Madison, The University of Wisconsin Press, coll. « Wisconsin Studies in Film »,
1992 ; Anahid K, Hearing Film, op. cit. ; Peter L, Film Music, Londres,
Reaktion Books, 2005 ; Jerrold L, « Film Music and Narrative Agency », dans
David B et Noël C (dir.), Post-Theory: Reconstructing Film Studies,
Madison, The University of Wisconsin Press, 1996, p. 248-282. Au chapitre VI, nous
reviendrons sur ce fonctionnalisme généralisé pour en questionner l’efficacité esthétique
et poétique ; nous questionnerons aussi la place qu’occupent les fonctions dans les études
cinématographiques ou musicologiques de la musique au cinéma.
Brigadoonou
Brigadoon, , oul’envers
l’enversmusical
musical du
du monde
monde 113
une scène, polariser les actions ; assurer au discours des images une continuité spatio-
temporelle ; rapporter les éléments disparates du film à l’unité de son langage for-
mel ou programmatique. Une dernière fonction va davantage nous intéresser : de la
comédie musicale au western en passant par le documentaire, la musique a souvent
pour rôle de subjectiviser et de psychologiser l’image, celle d’un homme ou celle d’un
paysage 13, ce qu’elle fait notamment en indexant l’image sur le catalogue musical des
états émotifs culturellement déterminés.
C’est dire que le rapport classique entre la musique et l’image tient habituellement
à un élément de l’image : la figure humaine. Plus précisément encore, ce rapport est
fonction d’un personnage possédant une identité subjective et psychologique enten-
due comme un ensemble d’états émotifs cachés quelque part en lui ou inscrits dans
sa physionomie. Il reviendra à la musique de révéler ces états, de rendre manifestes
en des représentations extérieures ces vérités intérieures, ou de désigner sur la sur-
face physionomique ces traits d’émotion 14, et de les étendre au-delà du sujet, dans
le temps ou dans l’espace 15. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est la condition néces-
saire à cet usage de la musique. Quand la musique fournit la représentation audible
d’une émotion secrète, ou quand elle prétend souligner l’exprimé 16, elle présuppose
une chose devenue lieu commun : l’émotion existait avant que la musique ne la fasse
apparaître ; l’audition de la musique fait voir la forme manifeste d’une émotion déjà
possédée par le personnage ou par cette créature à laquelle on accorde un esprit ; la
musique révèle, désigne ou amplifie une émotion humaine vécue par un sujet psy-
chologisé. La musique n’a donc pas au sens strict un rapport avec l’image – comme
on le dit trop souvent en usant d’un raccourci qui finit par égarer –, mais avec une
figure de cette image, figure humaine ou anthropomorphe qu’elle inscrit dans sa rhé-
torique sentimentale. Et c’est précisément parce qu’elle a un rapport non pas avec
l’image, mais avec une figure subjectivisée et psychologisée 17, que la musique se tient
sous la menace d’un scepticisme : peut-elle représenter ou exprimer une émotion,
un sentiment ou un caractère ? Et si la musique peut représenter ou exprimer une
émotion, un sentiment ou un caractère, quelle valeur de vérité cette représentation
13. Voir à ce sujet Michel C, La Musique au cinéma, op. cit., p. 88.
14. Sur ces pouvoirs de révélation de la musique, voir entre autres Claudia G,
Unheard Melodies, op. cit., p. 79.
15. Michel C, La Musique au cinéma, op. cit., p. 234.
16. Kathryn K, Settling the Score, op. cit., p. 86-88.
17. Nous reviendrons au chapitre VI sur cette distinction entre rapport de la musique avec
l’image et rapport de la musique avec le personnage.
114 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
disposition jadis supposée naturelle. Ce qui ne veut pas dire que ces figures ne doivent
pas revenir ou ne reviennent pas dans tel ou tel film, mais que « [ce] qui revient, ce
sont des problèmes, non pas des catégories ni des solutions pré-problématiques 21 ».
Brigadoon reprend tous les procédés du style classique, mais en opérant d’impor-
tants décrochages qui vont se retrouver au cœur de la modernité musicale du cinéma.
Ces décrochages intéressent particulièrement la fonction de révélation émotive, que
le film problématise tantôt en déplaçant les rapports de la musique avec la figure
humaine, tantôt en déplaçant les rapports de la musique avec les images, – et c’est
par cela que les trois chansons vont permettre au monde du film d’échapper au scep-
ticisme éthique, et pas seulement parce que leur texte préciserait la teneur émotive
de l’expérience musicale. Par le rapport entre la musique et le personnage de Kelly,
Brigadoon nous apprenait que les souvenirs ne sont pas en nous ; par ce même rapport,
il nous apprend aussi que les émotions sont des entités objectives qui nous arrivent de
l’extérieur. Encore une fois, il faut revenir à la façon dont la musique se rapporte aux
postures et aux attitudes du personnage – et, encore une fois, il faut arriver à croire
en ce que l’on entend, tandis qu’on ne le voit pas toujours.
Comment expliquer le déclenchement de la première chanson ? Le mot hill a-t-il
provoqué la mémoire, puis l’audition de ce souvenir musical ? N’a-t-il pas plutôt
déclenché la chanson directement ? Questions auxquelles il est impossible de répondre.
L’interruption est pourtant sans équivoque : la chanson disparaît d’elle-même, antici-
pant la question adressée par sa fiancée à Gene Kelly, lui dont la remémoration, si elle
l’absorbe toujours, nous est devenue inaccessible puisque la musique l’a abandonné.
Le déclenchement de la seconde chanson est aussi sans équivoque : Kelly est littéra-
lement surpris par son apparition avant de se tourner dans sa direction pour la voir
et l’accueillir en lui, regardant hors champ la chanson avant de fermer les yeux pour
mieux éprouver ce qu’elle transporte jusqu’à lui. La dernière chanson surprend tout
autant Kelly, qui doit se tourner presque entièrement pour l’accueillir. Si, dans son
usage classique, la musique représente ou souligne l’état émotif du personnage, dans
cette scène c’est l’inverse : le personnage n’a pas d’abord un sentiment qu’une repré-
sentation musicale communiquerait ensuite ; la conscience lui vient par la musique.
C’est la conversion empiriste de Kelly : tout vient de l’extérieur. « La musique et son
rythme sont cause du mouvement de l’âme, non l’inverse 22 ». La musique s’impose
comme une force autonome et productive qui arrive de l’espace et du temps, qui
entre dans le corps, y porte et y fait vibrer un mouvement qui va se subjectiviser ou
23. Pour un résumé de cette esthétique, voir Nicholas C, Analysing Musical Multimedia,
Oxford, Clarendon Press, 1998, p. 88-94.
24. Claudia G, Unheard Melodies, op. cit., p. 24 – notre traduction.
Brigadoonou
Brigadoon, , oul’envers
l’enversmusical
musical du
du monde
monde 117
d’intensités, de niveaux d’affection distincts. Chacun sait, ou est censé savoir, que
andante, adagio, presto, ne sont pas que des vitesses, mais encore ? Ce sont aussi des
mouvements configurateurs qui prennent en compte la plasticité du matériau. Ce
sont des vitesses existentielles : si Kelly peut reconnaître la réalité du désir qu’exprime
Charisse, ce n’est pas seulement parce que les paroles de la chanson décrivent l’infinie
patience de son amour : « Waitin’ for my dearie and happy I am / To hold my heart till
he comes strollin’ by », mais aussi parce que la chanteuse trouve le moyen d’altérer le
rythme de cette chanson pour l’approcher de celui d’une valse, donnant ainsi à son
désir une réalité et une liberté toutes musicales ; et si Kelly prend finalement la déci-
sion de retourner en Écosse, ce n’est pas seulement parce que le chœur lui rappelle
le foyer de son amour : « Go home, go home with Bonnie Jean », mais aussi parce que
l’intimation possède la pression rythmique d’une marche. L’amour et la croyance ne
sont plus ce qu’éprouve intérieurement Kelly dans un intervalle de temps, c’est une
extériorité dans laquelle il entre et qu’il explore : la musique, ou le temps lui-même
en tant qu’il s’affecte, c’est-à-dire se scinde et se multiplie en autant de vitesses exis-
tentielles – infinie patience ou ébranlement. « Le temps n’est pas l’intérieur en nous,
c’est juste le contraire, l’intériorité dans laquelle nous sommes, nous nous mouvons,
vivons, changeons 28 ».
Mais si les mêmes rapports entre la musique et le personnage rendent sensibles et
l’indépendance du passé et l’autonomie du sentiment, ne doit-on pas comprendre que
la musique de Brigadoon joint sentiment et passé ? La conversion empiriste de Kelly
n’est-elle pas plus radicale qu’on le croit ? Plutôt que de l’extérieur, tout viendrait du
dehors, c’est-à-dire du temps. Ne faudrait-il pas reprendre ici ce que Deleuze disait
du cinéma de Resnais, mais en l’ajustant au cinéma de Minnelli 29 ? Chaque chanson
est une nappe de passé qui rejoue, selon une vitesse et une densité différentes, tout
l’amour de Charisse pour Kelly. Cette vitesse et cette densité sont précisément la
force et le matériau du sentiment musical. C’est cette intensité pure du sentiment qui
donne à la musique sa puissance d’affection, c’est elle qu’accueille et adopte le corps
dansant de Kelly. Ce pourquoi les trois chansons du passé donnent à son corps et à
son âme les capacités de reconnaître l’altérité, de l’accueillir en soi, et finalement de
la rejoindre sans risquer de l’annuler par le doute : ces trois capacités sont des modes
du temps, rendus vivables par la pression de la musique sur le corps et l’âme. Dans
Brigadoon, un homme ne reconnaît pas une femme sans faire un retour au passé, il
ne l’accueille pas en lui sans se convertir au présent, et il ne la rejoint pas sans faire un
saut dans l’avenir. Bref, la musique et la chanson lui apprennent à danser en couple.
Pour toutes ces raisons, ce rapport de la musique avec la figure humaine nous guérit
encore un peu plus du scepticisme : si l’indépendance musicale du passé nous met-
tait en présence d’un monde, l’autonomie artistique et formelle de l’émotion musi-
cale nous donne accès à l’être aimé, à l’autre comme à un être indépendant de nos
fantasmes, dont l’irréductible existence doit être reconnue, et qui ne peut l’être que
par une forme de danse. Kelly est danseur : c’est un être humain qui reconnaît que
la cinétique et la dynamique musicales exigent une réponse de sa part, et que seule
cette réponse peut donner quelque réalité à cette expressivité musicale ; qui recon-
naît qu’aucun savoir a priori de la musique ne peut lui prescrire la marche à suivre
pour donner un sens à cette expressivité ; et que seule une double reconnaissance
donnera sens et réalité à cet amour-musique : il doit reconnaître qu’il est attiré vers
cette expression et entraîné par elle, et que cette expression qui l’attire et l’entraîne
possède une vie propre.
30. Certains objecteront qu’ici ni la musique ni les images ne permettent de faire une
expérience mémorielle puisque la scène n’est pas le lieu d’une convocation ni d’une
représentation d’images du passé ou de souvenirs visualisés. Une telle objection pré-
suppose trois choses. D’abord, on présuppose qu’un véritable souvenir est un souvenir
visuel, et qu’un son ou une musique ne peuvent agir qu’à titre de signal déclenchant
ces « images-souvenirs » – comme c’est souvent le cas dans le cinéma classique. Ensuite,
on présuppose que notre expérience du temps s’articule nécessairement sur le dérou-
lement d’une action ou sur le développement d’un mouvement, le temps n’étant que
la mesure d’une action ou d’un mouvement – et la musique n’est alors que la sensa-
tion de cette mesure. Enfin, on présuppose que le passé n’est qu’un réservoir d’anciens
120 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
l’histoire 33. Cette dernière bifurcation nous ramène au point de départ : comment
Kelly peut-il non seulement entendre, mais aussi voir dans l’espace, devant lui, des
chansons qui n’appartiennent pas au monde de la fiction ?
Cette question a déjà une longue histoire musicale et musicologique ; et les ondes
d’une histoire auriculaire s’y croisent pour en répercuter le sens. Un premier écho
nous fait remonter jusqu’à l’influence de la réforme tridentine sur l’expérience musi-
cale, sur l’écoute de la musique, qui devient ou redevient une pratique spirituelle,
« la voie, s’il en est, de l’union avec le divin ». Pour toute une élite intellectuelle de
l’Italie des e et e siècles, l’écoute devient une activité méticuleusement réglée,
« moyen ayant pour fin de rendre possible l’expérience transcendante du divin 34 ».
Par conséquent, – et en cela elle se trouve à redoubler les visées de la rhétorique cicé-
ronienne – la musique doit plaire, instruire et émouvoir dans la mesure même où les
affeti musicaux sont entendus comme des passions de l’âme nées d’une inclination
pour le bien ; l’écoute spirituelle de la musique ne devient passionnelle que dans la
mesure où la passion est un mouvement dévotionnel. En témoignent les représenta-
tions picturales de saint François d’Assise : le saint, épuisé et rompu par sa démarche
spirituelle et ascétique, est assoupi dans un paysage allégorique, entre le symbole de ses
doutes (le crâne), celui de sa foi (le crucifix), et la figure de la musique (l’ange musi-
cien) « grâce à laquelle l’âme s’élève, capable enfin de contempler la présence divine »,
un état d’emportement auditif qui joint délectation raffinée et transport du corps 35.
Un deuxième écho nous fait remonter à la conviction paulinienne qui tient l’oreille
pour un organe de la foi ; à la survivance de cette écoute au milieu même des dispo-
sitifs intellectuels et techniques de démystification et de dénonciation des illusions
auditives ; à la reconfiguration de la foi auriculaire qui a suivi les appels dramatiques
à la vocation religieuse et à la prédication dans l’Amérique populaire du e siècle ;
au paradoxe ontologique de ces appels :
Les mots étaient bien réels, aisément discernables, quoique non perceptibles
pour l’oreille ; insaisissables, ils incarnaient ce qui est sans corps, permettant
ainsi de se représenter comment Dieu, être immatériel et immuable, se présente
pourtant à nous dans un corps évanescent 36.
Un troisième écho nous fait remonter à la littérature gothique, aux sons qui
l’habitent, qui y font entendre la présence du surnaturel ou d’un passé réprimé, et
qui attirent les auditeurs vers ce double fond du monde paradoxalement en contact
immédiat avec l’actualité des êtres vivants 37. Un quatrième écho nous fait remonter au
télégraphe, et au spiritualisme moderne qui érige cette technique de communication
en un média médiumnique en contact avec un « autre part électronique », le « télé-
graphe spirituel » affirmant l’existence d’une terre sans réalité substantielle, fournissant
ainsi « une preuve démonstrative – la scène sociale est toujours déplacée, le monde
est toujours à venir – de l’existence du paradis », ou nourrissant les rêves d’Edison
d’entrer en contact avec les morts, avec les « personnalités ayant quitté cette terre 38 ».
Un cinquième écho nous fait remonter jusqu’à l’opéra en tant que scène musicale
où, de la Renaissance à Wagner, la croyance en l’existence de deux mondes – l’un
qui ne serait accessible qu’aux sens, l’autre qui ne serait accessible qu’à l’esprit – a pu
exposer son paradoxe : rendre audibles des mondes suprasensibles – ciel des idées
platoniciennes, intervalle des correspondances cartésiennes entre le corps et l’esprit,
profondeurs des noumènes kantiens 39.
La carte que nous cherchions à tracer laissait échapper la réalité de Brigadoon et des
échos spirituels, religieux, gothiques, techniques, opératiques qui permettent à Kelly et
aux spectateurs d’en faire l’expérience et de croire à la réalité de cette expérience. Tout
comme le village de Brigadoon, la musique n’apparaît nulle part sur cette carte pour
la simple raison que cette carte doit être historicisée, c’est-à-dire compliquée, plissée
en la télescopant de tous ces échos. Sur cette carte, Brigadoon comme la musique ne
se mesurent pas suivant les unités d’un espace euclidien et d’un temps chronologique.
La musique et les images y inventent une topologie complexe et un temps multiple
qui articulent l’un à l’autre le sensible et l’intelligible, mais de manière à mettre en
crise la connaissance. C’est pourquoi, dans un premier temps, on sera tenté d’affirmer
que Brigadoon, comme toute comédie musicale, cartographie une tension entre un
monde donné pour réel et un monde idéal, « monde brillant, coloré et fascinant, mais
37. Isabella van E, Gothic Music: The Sounds of the Uncanny, Cardiff, University of Wales
Press, coll. « Gothic Literary Studies », 2012, p. 19-23.
38. Jeffrey S, Haunted Media: Electronic Presence from Telegraphy to Television, Durham,
Duke University Press, coll. « Console-ing Passions – Televsion and Cultural Power », 2000,
p. 23, p. 57 et p. 60 – notre traduction.
39. À ce sujet, voir Gary T, Metaphysical Song : An Essay on Opera, Princeton,
Princeton University Press, coll. « Princeton Studies in Opera », 1999, p. 9-108 ; et Carolyn
A, Unsung Voices: Opera and Musical Narrative in the Nineteenth Century, Princeton,
Princeton University Press, coll. « Princeton Studies in Opera », 1991, p. 119-120.
Brigadoonou
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qui se révèle chimérique parce qu’il n’est jamais que le produit d’un rêve », aména-
geant entre les deux un pont musical « affranchi des lois physiques régissant le temps,
l’espace et la causalité 40 ». Mais, dans un deuxième temps, il vaudrait mieux se garder
de cette affirmation qui assimile Brigadoon à une simple reproduction de l’histoire
spirituelle, religieuse, gothique, technique et opératique de l’écoute ; encore une fois
il faut croire aux petites différences, et leur donner une réponse. Car ici la musique
ne nous semble pas servir de pont vers « un domaine de l’au-delà », « au-delà du lan-
gage, de l’espace, du temps », vers « un lieu de transcendance 41 » ou vers un royaume
des morts au-delà de la terre ; la musique nous semble plutôt provenir d’un realm
beside, d’un côté de ce monde-ci : son hors-champ. Brigadoon n’entend pas dépasser
le scepticisme par le rêve d’un outre-monde idéal : l’ideal location peut bien valoir en
tant que scène pour la représentation d’un scepticisme inaugurant une conversion, il
n’est pas cet espace de projection où exprimer son accueil du monde et reconnaître
le désir de l’autre. Brigadoon est plutôt l’attracteur étrange d’une croyance retrouvée
sur un côté de ce monde-ci. Ce renversement passe par la relation de la musique avec
les images, avec leur scission intérieure entre champ et hors-champ.
Si la musique appartient à l’espace du film, elle ne lui appartient pas comme l’une
de ses parties extensives. Elle circule dans cet espace sans y occuper une position ni y
remplir une forme 42. Ce caractère illocalisable et informel est la condition même de
notre expérience sensible de la musique au cinéma. Et cette expérience cinématogra-
phique de la musique est inséparable des différentes écoutes – spirituelle, religieuse,
gothique, technique, opératique – que nous venons d’exposer trop brièvement.
40. Rick A, The American Film Musical, op. cit., p. 60-61 – notre traduction.
41. Ibid., p. 66 – notre traduction.
42. C’est pourquoi le repérage cartographique de la musique, ainsi que la caractérisation de ses
espaces, s’emballait, et risquait de nous rabattre sur ce fâcheux réflexe des études portant sur
le son ou la musique au cinéma : multiplier ad nauseam les catégories désignant des posi-
tions, des zones, leurs frontières, les mouvements qui les transgressent ; se croire obligé de
toujours redessiner les cartes déjà fort complètes et complexes établies par Michel Chion ou
par David Bordwell et Kristin Thompson ; au point de nous laisser croire que le spectateur
n’a rien de mieux à faire que d’agir en technicien opérateur de la théorie, entièrement occu-
pé à localiser la musique dans son manuel de narratologie : diégétique™, non diégétique™,
méta-diégétique™, para-diégétique™, etc.™, ou à trouver le dernier mot-valise avec lequel
faire le tour des colloques (pas toujours comme un chasseur fatigué) – alors qu’il faudrait
convertir les difficultés de localisation de la musique en occasions de problématisation (de
la croyance, par exemple). Mais les études du son et de la musique retombent peut-être tou-
jours dans ce fâcheux réflexe précisément parce qu’elles font d’un film un objet de connais-
sance et non pas une épreuve de la croyance.
124 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
43. Theodor W. A, Philosophie de la nouvelle musique, traduit par Hans Hildenbrand
et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1962, p. 148.
44. Nous suivons ici l’une des plus rigoureuses esthétiques musicales inspirées par la phé-
noménologie, celle de Roger S dans The Aesthetics of Music, Oxford, Oxford
University Press, 1997, p. 1-14.
Brigadoonou
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45. Sur cette libre circulation de la musique dans les espaces-temps du film et du disposi-
tif cinématographique, voir entre autres Michel C, La Musique au cinéma, op. cit.,
p. 215, et L’Audio-Vision, Paris, Nathan, coll. « Nathan-Université », 1990, p. 72-73 ; voir
aussi Robynn J. S, « The Fantastical Gap between Diegetic and Nondiegetic »,
dans Daniel G, Lawrence K et Richard L (dir.), Beyond the
Soundtrack: Representing Music in Cinema, Berkeley, University of California Press, 2007,
p. 184-202. Nous y reviendrons au chapitre VI.
126 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
La musique circule autour et entre les images, dans les images et entre leurs élé-
ments. Mais le plus important, c’est qu’elle circule comme une émotion pure, une
contraction de temps sans date. On ne peut pas la situer, ni en un point de l’espace
ni sur une ligne du temps, ni comme perception ni comme souvenir, ni à l’extérieur
ni à l’intérieur, ni dans le monde donné ni dans un outre-monde idéal. Mais elle est
bel et bien dans l’espace-temps du film, comme Brigadoon est dans le paysage : elle
y est en puissance ; elle s’y découvre comme une capacité retrouvée de croire, qui se
développe comme un potentiel en mouvements et en intensités, une faculté de danser
avec le monde et avec l’autre. Les trois chansons ne sont pas simplement hors champ ;
le hors-champ est devenu la doublure musicale du champ. Il n’est plus l’extension
prévisible d’un espace, mais une réserve d’événements. « Hey! Look at that! » : du temps
à côté de l’espace. Le hors-champ est musical dans l’exacte mesure où la musique,
c’est une percée de l’espace objectif « sous la forme du souvenir de l’existence passée,
comme utopie d’un bonheur qui n’a jamais existé 49 », et qui a continué à ne pas
exister tout en résistant à son oubli, c’est-à-dire à faire l’objet d’une saine illusion ou
d’une croyance, « tant qu’une économie de marché encore primitive régnait comme
forme de production 50 ». Tout à côté des spéculations de Wall Street on trouve l’uto-
pie sociale du MacConnachy Square ; tout contre le champ cacophonique d’un
New York névrosé par les affaires se dresse le hors-champ des échanges économiques
immédiatement soumis à leur valeur de socialisation par une musique de caractère.
Mais a-t-on bien vu ? La réserve d’événements est-elle bien à côté de l’espace
donné ? La musique n’est-elle pas plutôt à l’envers du monde ? L’extravagante contre-
plongée qui nous entraîne dans le restaurant new-yorkais, le dévalement des rondeurs
de la pente qui, à la fin du film, mène Kelly dans les bras de Charisse, ne permettent-
ils pas de bien comprendre dans quelle direction le regard retrouve la musique ? Si
nous moulons notre écoute sur ces deux mouvements, ne faut-il pas admettre que,
dans Brigadoon, le hors-champ musical n’est pas contigu au visible, mais se trouve
bien à l’envers du visible ? ou encore que la contiguïté de la musique mène directe-
ment à l’envers du monde ?
En définitive, Gene Kelly fait face au hors-champ musical de la même manière
qu’un auditeur se tient face à un poste de radio diffusant une musique. Dans sa
physiognomonie de la radio, T. W. Adorno a très bien décrit ce face-à-face – que ses
caractères archaïques lient aux écoutes déjà présentées : spirituelle, religieuse, gothique,
49. Theodor W. A, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, traduit par Jean-Louis
Leleu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1982, p. 105.
50. Theodor W. A, Malher. Une physionomie musicale, traduit par Jean-Louis Leleu
et Theo Leydenbach, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1976, p. 76.
128 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
médiumnique, opératique 51. Peu importe les circonstances, chaque fois qu’on allume
la radio, les phénomènes radiophoniques et acoustiques (et non pas les matériaux :
voix du chanteur ou de l’annonceur) qui viennent à nous sont immédiatement expres-
sifs 52. Ils ont valeur non pas de représentation ni de signification (les matériaux dif-
fusés, eux, sont d’abord des indices ou des signes), mais d’expression – et c’est cette
expression proprement radiophonique qui va transformer ou déformer la représen-
tation ou la signification des matériaux 53. Prenant son départ dans l’illusion dont se
sentaient le jouet les auditeurs de la radio naissante, et qui persiste de manière lar-
vaire au cœur de l’écoute devenue ordinaire des phénomènes radiophoniques, Adorno
rappelle que le poste de radio lui-même semble nous parler, avant qu’un annonceur
ou un chanteur ne s’adresse à nous. En d’autres termes, le poste de radio donne l’illu-
sion de posséder une voix propre, qui est le médium à travers lequel tous les sons sont
entendus. Et cette voix radiophonique est, pour Adorno, immédiatement en mode
performatif : la radio est littéralement un speaker 54.
Que la radio nous parle, cela veut dire encore que tous les sons quels qu’ils soient
(bruits, paroles, musiques) sont transformés, déformés ou métamorphosés en sons
vocaux ; ils prennent la valeur d’une voix. Et donc tous les sons quels qu’ils soient
adoptent le mode performatif de cette voix radiophonique : ce ne sont plus des indices
ni des signes, mais des énoncés performatifs – ils interpellent, ils ordonnent, ils inti-
ment, ils ensorcellent, ils hypnotisent, ils mobilisent ou immobilisent, etc. Le poste
de radio produit donc cette illusion de l’impossible : une machine me parle. Pour
Adorno, cette illusion est elle-même produite par une autre illusion : une illusion
de présence et de proximité, voire d’intimité 55. Une évidence doit être repliée en ses
résonances si le caractère métaphysique de la radio doit être reconnu : en droit, l’audi-
teur fait toujours face au poste de radio et aux sons qu’il produit. On écoute la radio
comme on regarde un paysage : toujours de face, toujours en face, c’est-à-dire tout à
la fois comme un horizon et un visage, une composition d’espaces impossible à mesu-
rer, mais qui se présente à nous dans la proximité et peut-être l’intimité d’un visage.
51. Pour une fine analyse de cette théorie, conçue par Adorno à l’occasion de sa collabora-
tion avec le Princeton Radio Research Project, entre 1938 et 1941, voir John M,
« Facing the Radio », dans Radio: Essays in Bad Reception, Berkeley, University of
California Press, 2011, p. 22-47.
52. Theodor W. A, « Physiognomonie de la radio », op. cit., p. 63.
53. Ibid., p. 65.
54. Ibid., p. 63, p. 68 et p. 77.
55. Ibid., p. 68.
Brigadoonou
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monde 129
Par conséquent, si tous les sons radiophoniques sont d’abord et avant tout des voix,
tous ces sons vocaux sont dans l’intimité d’un face-à-face ; et, par cette double machi-
nation, ils gagnent la puissance performative du témoignage, au point de pouvoir
témoigner de l’impossible – d’un impossible espace-temps pour la connaissance : celui
de la croyance au monde et à autrui ?
L’auditeur fait directement face à l’appareil radiophonique, et non pas aux musi-
ciens ni aux chanteurs ; par conséquent, l’instrument visible devient le support et
l’incarnation du son ou de la musique dont l’origine reste invisible 56. Mais à cette
invisibilité la radio donne une valeur singulière : la radio nous parle ou nous joue de
la musique, ici et maintenant, tout en suggérant quelque chose derrière elle ; comme
un visage, la radio présente quelque chose plus ou moins derrière elle ; une chose non
pas séparée d’elle mais intimement liée à elle, bien que cette chose ne soit pas iden-
tique à elle 57. Par conséquent, nous pouvons entendre ce derrière comme un envers,
qu’un endroit n’a pas à transmettre, qu’il n’a pas besoin de représenter, parce qu’il
peut l’exprimer à même sa texture – la radio reprenant ainsi le régime d’expression
physionomique qui est déjà, selon Adorno, celui de la musique :
Si nous nous penchons sur l’une des premières grandes réalisations de la musique
expressive, le Lamento d’Arianna de Monteverdi, la musique y « utilise » l’ex-
pression d’un personnage de fiction comme un élément de sa propre texture.
Mais même là, on ne peut considérer que cette expression est l’imitation de
l’état psychologique du personnage qui chante. Elle est liée au personnage au
sens où nos cris, nos pleurs ou nos rires sont liés à notre vie psychique. Le fait
de rire, de pleurer, de crier, dit effectivement quelque chose de ce qui se passe
en nous. Mais il n’en donne aucune image 58.
L’homme qui regarde la radio en face et l’écoute, n’entend pas quelque chose qui
se passerait au loin, ni des ondes ayant franchi une distance ; « [il] n’entend que ce
qui se passe “sous son nez” 59 » :
plus cette voix pénètre sa sphère privée, plus elle semble sortir des cellules de
sa vie la plus intime ; plus il a l’impression que son propre placard, […] que sa
propre chambre à coucher lui parlent, à lui personnellement, sans passer par
l’étape intermédiaire que constitue le mot écrit […].
56. Idem.
57. Ibid., p. 70.
58. Ibid., p. 163.
59. Ibid., p. 93.
130 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Diagramme de Brigadoon
De même, Gene Kelly fait directement face non pas à Cyd Charisse ni au chœur
d’hommes, mais à un pan d’espace qui est le support et l’incarnation des chansons
dont l’origine reste, à lui comme à nous, invisible. Comme un visage, ce pan pré-
sente quelque chose plus ou moins derrière lui, une chose non pas séparée de lui
mais intimement liée à lui puisqu’il en vibre, puisqu’il vibre des chansons que le
film a mémorisées et qu’il diffuse. Ce pan est une surface intérieure à l’espace de
Kelly – un pan lyrique fait face à la cacophonie d’un Wall (Street) –, une surface
qui lui parle, ou plutôt lui enjoint de quitter l’endroit où il se trouve et d’en rega-
gner l’envers (qu’il a abandonné), de rejoindre un passé qui se tient à l’envers du
pan acoustique qu’il regarde, c’est-à-dire dans cette présence radiophonique qui en
fait un futur immédiat 62.
62. Brigadoon est l’adaptation d’une comédie musicale présentée sur les scènes de Broadway.
Une étude comparative, revoyant tout ce qui a été exposé ici, pourrait dégager les ressem-
blances et les différences entre le film et le texte publié de la comédie. Trois différences
apparaîtraient immédiatement. D’abord, le texte précise que celle qui chante apparaît
derrière celui qui, se remémorant la chanson, regarde de manière rêveuse devant lui
(Alan Jay L, Brigadoon: A Musical Play in Two Acts, New York, Coward-McCann,
1947, p. 129-130). Ensuite, non seulement les chanteurs sont-ils visibles, mais ils le sont
tantôt devant le décor brumeux de l’Écosse, tantôt aux côtés du personnage qui se sou-
vient. Enfin, le personnage qui se souvient et ces chanteurs dont il se souvient peuvent
communiquer entre eux. Une importante ressemblance apparaîtrait aussi : comme dans
le film, les chansons sont chaque fois déclenchées par un mot dans la conversation et
ne sont donc jamais volontairement remémorées. À l’instant où la fiancée prononce les
mots magiques, « la voix de Fiona se fait entendre chantant. Tommy se détourne du
bar avec un regard rêveur. Les lumières derrière le bar montrent Fiona devant un fond
représentant les brouillards écossais » (p. 129 – notre traduction). L’examen de ces diffé-
rences et de cette ressemblance permettrait de comprendre à quel point la séquence ana-
lysée ici doit aux puissances figurales du cinéma : à quel point le hors-champ peut accen-
tuer l’indépendance de la mémoire musicale ; à quel point il change la nature du passé.
CHAPITRE V
1. Bertolt B, « La radio est-elle une invention antédiluvienne ? », dans Sur le cinéma,
précédé de Extraits des carnets, Sur l’art ancien et l’art nouveau, Sur la critique, Théorie de la
radio, traduit par Jean-Louis Lebrave et Jean-Pierre Lefebvre, Paris, L’Arche, coll. «Travaux »,
1970, p. 128.
134 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
De même, le geste audio-visuel d’Aboio – qui métamorphose les sens, qui ne présente
plus simplement un monde visuel et sonore, mais, par division et pluralisation des qua-
lités sensibles, expose un monde « pictural » et « musical » – témoigne d’un dialogue du
cinéma avec la musique qui débouche sur la transformation de l’expérience musicale. Le
chant des vachers est musical dans la mesure où la musique est devenue une structure
ouverte qui traverse le monde et est traversée par lui – un même geste sonore et ryth-
mique circule entre tous les règnes. Cette transformation de la musique est cinéma-
tographique : le geste sonore et rythmique est devenu geste audio-visuel, et la musica-
lité désigne maintenant la modulation de toutes les molécules de matières visuelles et
sonores. Tout le cinéma de Jerry Lewis présente une telle appropriation cinématogra-
phique du dispositif radiophonique et de la performance musicale : la synchronisation
n’est jamais aussi expressive que lorsque le corps de l’acteur suit les courbes dans lesquelles
telle musique apparaît et les diffuse dans l’espace comme des ondes de socialisation.
Mais il se pourrait que les rapports entre cinéma, radio et musique soient plus
profonds encore, et ce, pour trois raisons. D’une part, le cinéma s’inscrit dans l’his-
toire récente de l’art où la musique a pu servir de modèle pour les arts visuels et la
littérature. D’autre part, la radio elle-même a pu chercher à s’arracher au cadre de la
stricte communication de masse et tendre à devenir un art des sons en revendiquant
une forme de musicalité. Enfin, le cinéma a rejoué cette musicalité radiophonique
en imaginant ses compositions visuelles et sonores sous la forme du paysage pictural,
comme cela est exemplairement le cas chez Eisenstein. La revendication d’un espace
de composition musicale de tous les sons, composition qui ne solliciterait plus exclusi-
vement l’écoute des indices et l’écoute des signes mais placerait ces écoutes en tension
avec une écoute de la signifiance, c’est la reprise en cinéma d’un problème esthétique
d’abord posé par la radio. De plus, la revendication d’une musicalité propre au cinéma,
d’une composition musicale de tous les éléments visuels et sonores, thématiques et
narratifs, a trouvé son fondement dans la composition picturale du paysage, elle-
même inspirée par la musique depuis le romantisme allemand – reprise par le cinéma
d’un geste critique qui a été aussi celui de l’art radiophonique. Et, comme pour la
radio, cette reprise d’une musicalité inséparable du paysage, a inévitablement ouvert
pour le cinéma un espace de problématisation politique du sensible. La « musique de
la construction plastique du plan », aboutissement de la musicalité du paysage pro-
prement dit, s’épanouit dans le « contrepoint audio-visuel » qui lui-même apparaît
« comme le reflet le plus fidèle de l’activité d’un individu au sein de la collectivité 2 ».
Bref, il se pourrait que les rapports entre cinéma et radio soient plus profonds
qu’on ne le croit généralement. Au-delà de l’échange de formules poétiques, on trou-
verait un même problème exploré, celui de la musicalité. Or l’étude des profondeurs
de l’écoute et des espaces du son a pour principal mérite de mener à ce problème.
Nous proposons donc, avant de repenser au dernier chapitre la musicalité du cinéma,
d’en passer par une étude de l’art radiophonique, et spécialement de son utopie. Nous
nous intéresserons tout particulièrement à la forme qu’a prise cette utopie chez l’his-
torien de l’art Rudolf Arnheim – tout juste après qu’il eut cherché à établir la spé-
cificité artistique du cinéma. C’est que toutes les dimensions du problème musical
y sont dépliées avec force, et c’est à toutes ces dimensions qu’il faudra rester attentif
pour mieux préparer notre redéfinition de la musique du cinéma : saisie des bruits, des
paroles et de la musique d’abord comme des sons (ce qui devrait permettre de com-
poser un continuum sonore) ; aspiration musicale de cette composition, mais dans
la mesure seulement où la musique entre directement dans le monde et configure en
une hétérotopie ses matériaux ; si bien que la musicalité radiophonique n’est pas le
résultat d’un détachement des sons de leurs causes matérielles ou de leurs références
conceptuelles, permettant de ne les agencer qu’entre eux, mais d’un agencement qui
découvre un principe d’association reconfigurant tout à la fois le monde des sons et
celui de leur cause ou de leur sens ; reconceptualisation du musical inséparable d’un
dialogue avec le paysage pictural. C’est tout cela que le cinéma répète à sa manière.
®®®
En avril 1936, Rudolf Arnheim publie, aux éditions Faber & Faber de Londres, un
essai consacré à l’invention de la radio et à l’art radiophonique – au moment même
où, à Berlin, Goebbels et Hitler s’emparent des ondes en un geste tenant du décret :
la radio serait un formidable outil de propagande, telle était sa destinée 3. Dans Radio,
3. Sur les pratiques radiophoniques en Allemagne entre 1920 et 1936 – y compris l’ins-
trumentalisation de la radio par le régime nazi –, et sur les débats esthétiques et sociolo-
giques qui les entourent et auxquels l’essai d’Arnheim participe à distance, voir Mark E.
C, « Soundplay: The Polyphonous Tradition of German Radio Art », dans Douglas
K et Gregory W (dir.), Wireless Imagination: Sound, Radio, and the Avant-
Garde, Cambridge, MIT Press, 1992, p. 331-371 ; Kate L, « Listening Live: The
Politics and Experience of the Radiogenic », dans Listening Publics: The Politics and
Experience of Listening in the Media Age, Cambridge, Polity, 2013, p. 92-110 ; et Martin
K, « La retouche du réel. L’esthétique radiophonique de Rudolf Arnheim »,
dans Rudolf A, Radio, traduit par Lambert Barthélémy, Paris, Van Dieren, coll.
« Musique », 2005, p. 7-39.
136 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
4. Sur l’art radiophonique et ses rapports avec le politique, voir plusieurs des textes rassemblés
dans les ouvrages collectifs suivants : Daina A et Dan L (dir.), Radio Rethink:
Art, Sound and Transmission, Banff, Walter Phillips Gallery, 1994 ; Douglas K et
Gregory W (dir.), Wireless Imagination, op. cit. ; Brandon LB et Erik G
J (dir.), Radio Territories, Los Angeles, Errant Bodies Press, 2007 ; Neil S (dir.),
« Radiotext(e) », Semiotext(e), n° 16, 1993 ; Allen S. W (dir.), Experimental Sound &
Radio, Cambridge, MIT Press, coll. « TDR Books », 2001.
5. Radio duplique en quelque sorte Film as Art (Berkeley, University of California Press, 1957).
Comme l’a bien montré Noël C dans « Cinematic Expression: Rudolf Arnheim
and the Aesthetics of Silent Film » (dans Philosophical Problems of Classical Film Theory,
Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 17-91), la reconnaissance et la promotion
du caractère artistique du cinéma passent, chez Arnheim, par une théorie de l’expression
fondée sur les limites propres au médium. À ceux qui prétendent que le cinéma ne peut
pas être un art parce qu’il n’est que reproduction mécanique de la réalité ou d’œuvres
d’art dramatique (p. 20-21 et p. 28), Arnheim va opposer trois arguments : l’image de
cinéma diffère de la perception normale en ce qu’elle rencontre des limites techniques
et phénoménologiques l’empêchant d’imiter complètement et parfaitement la réalité
(p. 32-34) ; ces limites sont précisément les conditions de possibilité d’une expressivité
propre au cinéma (p. 35-36, p. 48 et p. 52) ; c’est donc en exploitant de manière créatrice
l’incapacité du cinéma à reproduire parfaitement la perception normale qu’on en fera
un art (p. 38) – et qu’on permettra ainsi au spectateur de jeter un œil neuf sur la réalité
(p. 38 et p. 54). Son essai sur la radio recourt à la même argumentation. Pour une présen-
tation de l’esthétique radiophonique d’Arnheim, on lira Shawn V, « Arnheim on
Radio: Materialtheorie and Beyond », dans Scott H (dir.), Arnheim for Film and
Media Studies, New York, Routledge, coll. « AFI Film Readers », 2011, p. 177-194 ; et on
consultera Timothy C. C, Wireless Writing in the Age of Marconi, Minneapolis,
University of Minnesota Press, coll. « Electronic Mediations », 2006, p. 136-144. Pour
une présentation complémentaire de l’esthétique du cinéma d’Arnheim, on lira Gertrud
La radio, modulateur de l’audible 137
une fois entendu que la radio saisit d’abord les bruits, les paroles et la musique comme
des sons, non comme des indices, des significations ou des formes, Arnheim tâche
de préciser en quoi cette élection pourrait permettre des alliances propres à dégager
une dimension musicale du monde, à créer un seul plan sonore modulable de tous
les êtres – doublant en quelque sorte l’écoute des indices et l’écoute des signes d’une
écoute de la signifiance ou d’une troisième oreille. Une fois entendu que la diffusion
radiophonique ne rend pas l’orientation, ni les limites, ni la structure d’un espace,
mais que simplement elle établit des rapports de distance entre des intensités sonores,
Arnheim cherche à dégager les procédures (d’enveloppement ou de résonance, de jux-
taposition ou de dissonance) capables de produire une perception spéciale : la percep-
tion haptique inséparable d’un espace intensif. Aussi bien ces procédures feraient-elles
surgir un espace du son : selon la formule de Jean-Luc Nancy, le son vibre en soi ou
de soi, et il n’existe que dans la mesure où ses composantes (hauteur, durée, inten-
sité, attaque, sons harmoniques, sons partiels, bruits de fond, etc.) renvoient les unes
aux autres, ces vibrations entre composantes étant inséparables de répercussions ou
de retentissements dans l’espace 6. Une fois entendu que la radio a toute la liberté de
reconfigurer le cours temporel d’un événement, Arnheim répertorie toutes les pro-
cédures de montage, de condensation, de surimpression, qui défont le caractère uni-
dimensionnel et unidirectionnel du temps chronologique ou chronométrique, et
rendent perceptibles des rapports d’implication entre des durées irréductibles. Mais
si ces analyses n’aboutissent pas à un simple catalogue des « phénomènes radiopho-
niques », c’est qu’elles se doublent d’une revendication : « le spectacle radiophonique
peut créer un univers complet en soi 7 ». Si bien qu’il faudra évaluer la réussite d’une
pièce radiophonique moins à sa capacité de solliciter la collaboration et l’accord des
facultés pour suppléer aux limitations de l’ouïe qu’à sa capacité d’instaurer un autre
K, « Rudolf Arnheim: The Materialist of Aesthetic Illusion – Gestalt Theory and
Reviewer’s Practice », The New German Critique, n° 51, 1990, p. 164-178.
6. Jean-Luc N, À l’écoute, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 2002, p. 22 et p. 35.
7. Rudolf A, Radio, Salem, Ayer Company Publishers, 1986, p. 137, ou Rudolf
A, Radio, traduit par Lambert Barthélémy, Paris, Van Dieren, coll. « Musique »,
2005, p. 145. Nous traduisons ici la version originale anglaise de Radio, celle parue chez
Faber & Faber en 1936 telle qu’elle fut réimprimée par Ayer Company Publishers en
1986 – celle qui a accompagné l’histoire de la radio. Si une version en italien paraissait
dès 1937, ce n’est qu’en 1979 qu’un texte fut rendu disponible en allemand. Dans le
présent chapitre, le premier folio indiqué renverra toujours à la version originale anglaise
par nous traduite ; quant au second folio, il renvoie à l’ouvrage en français paru en 2005,
dont la traduction a pour source la version allemande.
138 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
8. Gilles D et Félix G, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, coll. « Critique »,
1991, p. 72.
9. Idem.
10. Rudolf A, Radio, op. cit., p. 15 ou p. 44.
La radio, modulateur de l’audible 139
11. Cette définition de l’hétérotopie est évidemment empruntée à Michel F, « Des
espaces autres », dans Dits et Écrits, 1954-1988, tome IV, 1980-1988, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 755-756.
12. Rudolf A, Radio, op. cit., p. 13-14 ou p. 42-43.
140 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
13. Idem.
14. Ibid., p. 120 ou p. 129.
15. Ibid., p. 13-14 ou p. 42-43.
La radio, modulateur de l’audible 141
Insistons d’abord sur la torpeur des auditeurs notée par Arnheim et qui, liée à sa
revendication à l’égard de la radio, dessine tout l’enjeu d’une création radiophonique
ou plus généralement sonore : comment entendre autrement, comment inventer de
la perception ? De toute évidence, ces pêcheurs n’entretiennent pas avec la radio
une relation intime et naturelle, leurs habitudes d’écoute ne les disposent pas à
faire usage des agencements sonores dont le dispositif radiophonique est l’occasion.
Mais faisons surtout le pari que leur état de torpeur ne manifeste pas un manque
de culture, pas davantage une erreur de jugement, mais un état plus essentiel : la
défaillance des schèmes sensori-moteurs – sur laquelle seule, selon Arnheim, peut se
fonder une conquête perceptive. La torpeur n’est pas le fait des pêcheurs ; elle définit
en droit la condition d’une invention perceptive. L’état de torpeur des pêcheurs ne
manifeste pas un manque de savoir qui les conduirait à commettre des erreurs d’in-
terprétation. De toute façon, décrire l’interprétation en termes de savoir et d’erreur
favorise une image servile de l’écoute : condamnée à fournir la bonne réponse, le
résultat juste présupposé par une question d’identité, épuisant toutes ses puissances
dans la reconnaissance d’un monde véridique, l’écoute aurait alors pour toute tâche
d’appliquer les vérités basses de la récognition. Or, sans même recourir à nouveau à
la philosophie morale de Nietzsche, on imagine mal des pêcheurs italiens mettant
un temps fou à distinguer l’allemand du français. Ce n’est pas leur torpeur en tant
qu’effet de l’ignorance qui doit être relevée, mais bien leur torpeur comme signe
d’un devenir de la perception :
Cette nouvelle éducation sonore au moyen du sans-fil, qui est sur toutes les
lèvres actuellement, ne se réduit pas à habituer notre oreille à reconnaître des
bruits. […] Il est en effet plus important d’apprendre à ressentir la musique
qui imprègne les sons naturels 16.
de penser cette troisième oreille 17. Mais, contrairement à Schaeffer, Arnheim n’en
appelle pas à une écoute qui serait le résultat d’une volonté phénoménologique,
d’une épochè permettant d’atteindre à « l’écoute réduite » du son en soi et pour soi 18.
L’écoute qu’Arnheim appelle de tous ses vœux n’est pas non plus un pouvoir de sus-
pendre la volonté de reconnaissance ou d’interprétation et de « balayer des espaces
inconnus » pour en faire miroiter la signifiance 19. D’une part, cette écoute n’est pas
volonté ni pouvoir, mais sensibilité de l’impouvoir (à simplement reconnaître ou à
interpréter) : l’écoute du perdant-né ou de l’enfant. D’autre part, elle ne recherche pas
l’exclusion réciproque de la reconnaissance, de l’interprétation et de la musicalisation,
mais cherche à les inscrire dans un rapport de disjonction inclusive, à produire un
feed-back entre deux gestes d’écoute défaillants et un geste émergeant. Plutôt que de
penser qu’il y a musique quand les sons se détachent de leurs causes matérielles ou
de leurs références conceptuelles pour entrer dans des rapports internes suivant des
lois naturelles ou conventionnelles, on dira qu’il y a musicalité quand un agencement
découvre un principe relationnel qui reconfigure en même temps le monde des sons
et celui de leurs causes ou de leurs significations – et c’est ainsi qu’une hétérotopie
engage une croyance en ce monde-ci 20. Et c’est ainsi aussi que la radio pose un pro-
blème esthétique et politique qui sera celui d’un cinéma cherchant à musicaliser la
composition des bruits, des voix, des sons, de la musique.
Dans les termes de Jean-Luc Nancy, on dira que cette posture vers laquelle tend
Arnheim, c’est celle d’un auditeur qui
17. Pour une synthèse capable de dégager les présupposés de ces critiques et d’en démonter
les stériles objections, lire Frédéric D, La Création sonore et le Cinéma contem-
porain : la pensée et la pratique du mixage (thèse de doctorat), Montréal, Université de
Montréal, 2014, p. 242-253.
18. Pierre S, Traité des objets musicaux. Essai interdisciplines, Paris, Seuil, coll. « Pierres
vives », 1966, p. 269-270.
19. Roland B, « Écoute », dans L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil,
coll. « Tel Quel », 1982, p. 224 et p. 228-229.
20. Cette conception du paysage sonore recoupe en partie celles défendues par les artistes
du son et les théoriciens suivants : Katharine N, « Real-World Music as Composed
Listening », Contemporary Music Review, vol. 15, nos 1-2, 1996, p. 1-27 ; Barry T,
« Soundscape, Acoustic Communication and Environmental Sound Composition »,
Contemporary Music Review, vol. 15, nos 1-2, 1996, p. 49-65 ; Allen S. W, Varieties of
Audio Mimesis: Musical Evocations of Landscape, New York, Errant Bodies Press, 2008 ;
Hildergard W, « Linking Soundscape Composition and Acoustic Ecology »,
Organised Sound, vol. 7, n° 1, 2002, p. 51-56.
La radio, modulateur de l’audible 143
se trouve livré, d’emblée, à la mince indécision tranchante qui grince, qui claque
ou qui crie entre “écoute” [musicalisation] et “entente” [reconnaissance, inter-
prétation], entre deux auditions, entre deux allures du même (du même sens
[compris en plusieurs sens : modalité du sentir, sens sensé, sens sensible]) 21.
C’est une posture qui fait de la « mince indécision tranchante » le lieu même de
l’écoute. Une indécision, c’est-à-dire un flottement, une hésitation, une irrésolu-
tion, une perplexité entre entente et écoute. Mais une mince indécision, qui ne se
présente pas comme une zone assez large pour supporter ou accueillir notre flotte-
ment, notre balancement. Dans cet espace de l’indécision, nul confort ; si on par-
vient à l’occuper, ce ne sera pas sans effort, sans difficulté, sans défaillance. Car cette
mince indécision est tranchante : on balance sur le fil d’un rasoir, sur une lame dure
et effilée qui peut diviser, qui peut couper, mais qui s’en abstient ou qui suspend sa
puissance de résolution : l’indécision est tranchante de scinder l’écoute entre deux
modes et de nous diviser entre eux deux. À cette mince indécision tranchante on
« se trouve livré, d’emblée » : nous sommes toujours déjà soumis au pouvoir et aux
mouvements de cette indécision – que la radio et le cinéma ne feraient qu’accentuer.
Il s’agit de mouvements particuliers : entre l’entente et l’écoute, le balancement n’est
pas automatique, maîtrisé, coulant, naturel ; ça grince (comme une charnière rouil-
lée ou inutilisée), ça claque (comme des volets libres dans le vent), ça crie (comme
un organisme mal réglé). C’est que le balancement se fait entre une nature simple
(entendre) et un état tendu (écouter), entre deux degrés de différence (et non pas
entre deux différences de degré).
Ainsi des signes sonores posent-ils problème, ils forcent l’écoute, l’ébranlent, et
l’entraînent dans une recherche qui est aussi un apprentissage. Arnheim se méfie
d’un usage du dispositif radiophonique qui chercherait à transmettre un monde taillé
à la mesure de l’expérience possible, c’est-à-dire tout pénétré de culture visuelle et
de théâtre bourgeois. L’avenir de la radio se joue dans un devenir de la perception,
laquelle perception force « l’auditeur à se concentrer sur l’audible 22 » : atteignant ainsi
à une musicalisation du monde, la perception échappe au sens commun et la radio,
à la représentation. Le critère est donc la violence et la nouveauté. C’est précisément
ce qui frappe l’auditeur : il est forcé, contraint par un agencement sonore à une
exploration de la perception, et c’est là une chance pour lui de croire à nouveau en
ce monde-ci. Car croire au monde, c’est aussi ce qui lui manque le plus. L’auditeur a
perdu le monde, il n’y croit plus, il en a été dépossédé par cela même qui lui permet
de le reconnaître : ses habitudes et les clichés qui ont émoussé sa sensibilité 23. Alors
croire au monde ne lui viendra peut-être que d’agencements sonores qui échappent
au contrôle de la représentation, d’agencements qui, même modestes, font naître de
nouveaux espaces-temps, même éphémères ou réduits :
La nouvelle et étroite alliance entre les sons naturels et artificiels non seule-
ment créera un nouveau champ d’exploration artistique, mais affinera égale-
ment notre sensibilité 24.
28. Michel B, Naissance et Renaissance du paysage, Arles, Actes Sud, 2006, p. 292-
320. Voir aussi Michael J, L’Émergence du paysage, Genève, Infolio, coll. « Archigraphy
La radio, modulateur de l’audible 147
une autre logique esthétique et poétique. Cette mémoire de l’écoute, c’est celle qui
nous rappelle à quel point cette invention du paysage est un mythe essentiel à l’his-
toire de la modernité et de l’art, une histoire qui nous enferme dans une expérience
exclusivement esthétique de la nature et dans une lecture strictement formelle de sa
configuration 31. C’est aussi celle qui fait entendre les échos persistants d’un art pay-
sager qui, du e siècle à nos jours, a continué d’inscrire notre expérience sensorielle
du monde dans une forme de vie comprenant l’histoire, le politique ou le religieux,
l’exégèse, l’ekphrasis ou tout simplement des éléments textuels. Cette mémoire de
l’écoute exige de l’amateur de paysages sonores qu’il reste attentif à la façon dont un
artiste, parce qu’il a recours aux formules de la géologie ou à l’analyse tectonique,
entretient un dialogue – critique ou non, ce n’est pas l’important ici – avec les théories
cosmologiques d’Humboldt, mais aussi avec la métaphore chrétienne fondamentale
du livre de la nature. Et quand cet artiste part sur la route en quête de sons et de sens,
ne faut-il pas que notre oreille entende les résonances ou les dissonances qui l’assi-
milent au pèlerin ou au saint exilé 32 – pour donner des exemples qui feront grincer
les dents ceux qui sont déjà agacés par le déisme de l’écologie sonore…
Reprenant les positions de l’anthropologue Tim Ingold, on dira que notre pay-
sagiste sonore (ou notre amateur de paysages sonores) conçoit le paysage comme
un « registre pérenne de la vie et des travaux de ceux qui, l’ayant habité, y ont laissé
quelque chose d’eux-mêmes », à commencer par des configurations picturales, litté-
raires ou cartographiques, religieuses, scientifiques ou industrielles. Son expérience
perceptive et artistique du paysage « est donc vouée à un acte de mémoire » qui ne se
réduit pas au rappel d’images, mais se compare plutôt à une exploration et surtout
à une problématisation de ces configurations 33. L’idéal d’une organisation musicale
des sons ordinaires (que défend Arnheim) et les techniques d’enregistrement et de
diffusion des sons ont gardé le souvenir d’une phénoménalisation et d’une organisa-
tion picturales de la nature, et c’est la raison pourquoi cette musicalité et cette repro-
ductibilité vont découvrir une expérience esthétique et poétique autre du paysage – et
c’est encore le cas dans le cinéma rêvé et réalisé par Eisenstein, par exemple. Si, comme
31. Voir Serge B, « De l’invention du paysage. Pour une lecture critique des discours
contemporains sur l’émergence d’une sensibilité paysagère en Europe », Compar(a)ison.
An International Journal of Comparative Literature, vol. II, 1998, p. 35-56.
32. Sur les liens du paysage avec le sacré, voir Denis R et Michel W
(dir.), Le Paysage sacré. Le paysage comme exégèse dans l’Europe de la première modernité,
Florence, Leo S. Olschki, coll. « Giardani e paesaggio », 2011.
33. Tim I, « The Temporality of the Landscape », World Archaeology, vol. 25, n° 2,
1993, p. 152-153 – notre traduction.
La radio, modulateur de l’audible 149
le veut Arnheim, l’art radiophonique doit refuser tout emprunt aux autres arts pour
configurer son paysage sonore propre, ce refus, qui ne saurait consister en un simple
geste d’oubli ou d’indifférence, sera un geste de problématisation de leurs procédés
de composition (procédés de la composition littéraire, picturale, musicale). Il est tout
aussi absurde de refuser à l’artiste du son tout dialogue avec la musique et la peinture
(refus le plus souvent ancré dans un dogmatisme moderniste ou formaliste) que de
refuser au cinéaste un dialogue avec l’histoire de l’art. Et il y a fort à parier que cette
expérience autre du paysage tirera à son tour toutes les conséquences, sur le plan de
l’implication sonore, des nouvelles physiques, de l’émergence des géologies, de la décou-
verte et de l’aménagement du territoire américain, du développement des transports,
et spécialement du transport phonographique et du transport radiophonique 34. Et
cela, c’est sans compter ce sujet anthropologique sur lequel le sujet transcendantal a
fini par se rabattre entièrement : le touriste, double originaire et toujours dangereux
de l’artiste paysagiste, complice d’autres pouvoirs ou des mêmes 35.
Comment s’étonner alors que la remémoration soit catastrophique ? L’enregistrement
sonore peut d’autant mieux rendre la variété aspectuelle des éléments de la nature
qu’il la temporalise – mais dans cette profonde variation de la réalité concrète se
perdent la distinction des formes et la séparation des matières. L’implication des sons
peut d’autant mieux informer, organiser et unifier un paysage qu’elle est une géolo-
gie, une projection et une résonance en acte – mais parce que la jonction des plans
ou l’articulation des mouvements est un procès, l’auditeur risque à tout moment
de tout perdre. Comment tirer un paysage de ces catastrophes ? Et comment per-
mettre à cette continuelle modulation sonore et radiophonique d’échapper aux nou-
veaux pouvoirs et à leur système de contrôle continu ? Et si un paysage émerge de
ces catastrophes, quelles formules de cristallisation auront été nécessaires, et quels
gestes géographiques, cartographiques, dromographiques, rhétoriques ou religieux
auront été repris et transformés ?
34. Voir sur ces sujets John B J, Discovering the Vernacular Landscape, New
Haven, Yale University Press, 1984 ; Marc D, Paysages en mouvement. Transports
et perception de l’espace, XVIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des his-
toires », 2005 ; Pierre-Yves M, Musique et Document sonore. Enquête sur la phonographie
documentaire dans les pratiques musicales contemporaines, Paris, Les Presses du réel, 2012,
p. 81-86 ; et Salomé V, «The Landscape as Sonic Possible World », dans Sonic
Possible Worlds: Hearing the Continuum of Sound, Londres, Bloomsbury, 2014, p. 9-48.
35. Sur la mutation du sujet d’expérience du paysage, voir Suzanne P, Le Paysage
façonné. Les territoires postindustriels, l’art et l’usage, Québec, Presses de l’Université
Laval, coll. « Géographie Recherche », 2009, p. 47-60.
150 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Il faudrait donc suivre pas à pas cette exploration, ou ce périple, ou ce voyage long
de cinquante-deux minutes et cinq secondes, et montrer en quoi et comment ces vingt
mille kilomètres de son se trouvent configurés par la présence en creux de ces types
psychosociaux que sont le pionnier, le cartographe et le géographe (et d’autres encore
qui font série avec eux : l’ethnologue, le géologue, le touriste, un cinéaste en repérage,
etc.) devenus figures esthétiques ou personnages rythmiques – mais on se contentera
d’une simple indication. Et il faudrait montrer de manière détaillée et minutieuse
comment les modes d’agencement de ces « documents de surface », parce qu’ils sont
différents des procédés de la représentation visuelle, entretiennent des pourparlers ou
cultivent une mésentente avec le pictural, pourparlers ou mésentente propres à favo-
riser la renaissance du paysage – mais, encore une fois, notre écoute sera trop courte.
Écoutons malgré tout une toute petite séquence de paysage, que la cartographie
du livret présente ainsi : « Montagne / Vallée – 2 : 03. Grand corbeau, Beaver Creek,
YK ; Train du CP dans les gorges de la Thompson River au sud de Cache Creek, BC ».
36. Sur l’importance de la figure du pionnier pour la pratique des arts en sol américain, voir
Louise V, « Le pionnier : acteur de la frontière », dans Gérard B et
Bernard A (dir.), Mythes et Sociétés des Amériques, Montréal, Québec Amérique,
coll. « Dossiers et documents », 2007, p. 275-313.
La radio, modulateur de l’audible 151
Qu’entend-on ? Le chant d’un corbeau, évidemment… C’est une figure qui, en sur-
gissant, fait apparaître un avant-plan, à elle seule, et qui déclenche le paysage, pour
le laisser s’évanouir, avant de le reprendre, et qui le reprend au rythme d’itérations,
lesquelles sont autant d’appels, et de réponses à ces appels, comme si le corbeau s’ap-
pelait et se répondait. Mais, en se dédoublant ainsi, il se multiplie, et se multipliant
il approfondit et élargit l’avant-plan. Ses appels trouvent aussi une réponse, beaucoup
plus faible, pianissimo, c’est-à-dire au loin : dans le fond, un autre chant de corbeau,
ou l’écho du même qui revient du fond, à retardement.
Et dans ce même fond, on trouve aussi le bruit d’un moteur, celui d’une locomo-
tive qui fait du surplace : au fond du Yukon, la Colombie-Britannique ?… Entre ce
fond de locomotive et l’avant-plan de corbeau, pour l’instant, c’est le vide, un vide
qui surgit en tant que silence, celui qui rythme les apparitions du corbeau, un silence
senti comme une distance en creux, incommensurable. Ce vide sera bientôt com-
blé par les roulements d’un mobile et le bruit de la locomotive. Plus précisément,
ce vide sera bientôt rempli par le grain de frottement mat d’un roulement et par le
grain de résonance frémissant du moteur, et par la commune régularité mécanique
de leur allure. C’est tout cela qui s’avance, ces grains et cette allure, qui s’avancent et
qui reculent, pour s’avancer encore et presque rejoindre l’avant-plan où se trouve le
chant du corbeau, qui, au fil de ses itérations, monte dans le champ des hauteurs, ou
devient plus guttural, ou devient plus percussif, avant que le sifflet du train ne l’imite,
et, par cette imitation, fasse résonner les occurrences de ce paysage – mais ne sont-
ce pas les résonances qui produisent le paysage ? –, lui donne une consistance tem-
porelle faite d’appels, de réponses, de reprises, d’imitations. Consistance temporelle
redoublée par une consistance matérielle : en s’avançant, le bruit du moteur et celui
des roulements se sont intensifiés et accélérés, si bien qu’aux mouvements latéraux
sur des strates parallèles se sont ajoutés les mouvements verticaux des strates elles-
mêmes, comme si la composition sonore arrivait maintenant à se déplier en paliers,
et ces paliers à s’avancer vers nous pour nous dépasser par le haut et presque nous
envelopper – le Yukon se replie sur nous tout en cherchant à rouler sur la Colombie-
Britannique, qui elle-même cherche à fuir, comme si le complexe sonore chiffonnait
nos meilleures cartes –, avant de se replier au fond, alors même qu’un avion vient
tracer la strate la plus élevée de ce paysage, son grain de frottement plus ou moins
lisse s’amalgamant au grain de frottement plus mat du train pour produire un seul
continuum spatio-temporel. L’auditeur entre-temps s’est-il rendu compte que le cor-
beau a disparu de l’avant-plan 37 ?
37. Le lecteur aura évidemment reconnu les outils descriptifs utilisés par Pierre S
dans son Traité des objets musicaux, op. cit. ; et par Stéphane R dans L’Analyse des musiques
152 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
qui, dans l’environnement sonore, est perceptible comme unité esthétique » – même
si ce qu’il faut entendre par unité reste à préciser. Et qu’est-ce alors qui nous empê-
cherait d’identifier cette unité esthétique à un paysage ? Car enfin, des occurrences
sonores nous paraissent « appréciables parce qu’elles ont l’air assujetties à une compo-
sition 39 », laquelle peut informer notre regard et notre écoute, notre expérience de la
nature, de l’environnement, d’un lieu. Ce à quoi atteint aussi cette séquence sonore,
et son écoute, et sa description, c’est à une sorte d’implication sonore – désignation
qui voudrait dissiper l’illusion attachée à celle de composition sonore. Implication
sonore : cette prise de consistance du sonore, et cette information de l’écoute, qui
ont pour logique l’enveloppement, le repli, l’espacement, d’une résonance, d’une
dilatation, d’une réverbération 40. Un corbeau, on le sait depuis que l’on a rencontré
Walter Brennan et John Wayne, c’est une projection d’espace, une figure qui projette
langue – ne donne une réalité à notre expérience paysagère (Salomé V, « The
Landscape as Sonic Possible World », op. cit., p. 12 et p. 14, par exemple).
39. Jean-François A, « La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? », Le
Débat, n° 65, 1991, p. 53.
40. Voir Jean-Luc N, À l’écoute, op. cit. p. 32. La différence qui sépare composition
et implication en les rapportant l’une à l’autre pourrait contribuer à une esthétique
de l’audio-visuel au cinéma. Le visuel et le sonore n’entretiennent pas le même rap-
port à la forme. La forme, c’est ce que le visuel peut saisir (p. 14). C’est pourquoi la
forme visuelle « persiste jusque dans son évanouissement » (p. 14). C’est pourquoi « la
présence visuelle est déjà là, disponible, avant que je la voie » (p. 34). C’est pourquoi
cette présence visuelle est « manifestation et ostension, mise en évidence » (p. 15). Au
contraire, la forme, c’est ce que le sonore emporte (p. 14). C’est pourquoi la forme
sonore « apparaît et s’évanouit jusque dans sa permanence » (p. 14). C’est pourquoi
« la présence sonore arrive : elle comporte une attaque, comme disent les musiciens et
les acousticiens » (p. 34). C’est pourquoi cette présence est dite une pénétration sonore
(p. 14) : elle est « retrait et repli, mise en résonance » (p. 15). Mais le visuel et le sonore
touchent l’un à l’autre. L’un des côtés (le sonore) permet de penser (ou d’écouter) la
vérité ultime des phénomènes que l’autre côté (le visuel) cherchait en vain à penser
(ou à voir) : le battement entre apparaître et disparaître ; « la transitivité et la transition
incessante d’un venir-et-partir » (p. 16). Ainsi peut-on dire que, en touchant le visuel,
le sonore nous fait sentir que même une forme visuelle n’est pas entièrement saisie
(posée, cernée, contenue, fixée) : ce n’est pas une « figure nue sortant du puits » (p. 16)
ou une évidence. En touchant le visuel, le sonore nous fait sentir que même la figure
visuelle entretient des résonances. Elle n’est pas nue, mais enveloppée par les échos
du puits : venues et départs (ou renvoi des motifs les uns aux autres) ; élargissements,
amplifications et approfondissements (ou réverbération des lignes, des couleurs, des
formes) ; vibrations et ondulations optiques ou matérielles. Et c’est pourquoi les
154 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
de l’espace : le chant du corbeau n’est que direction et pan ; il n’existe que dans et par
cette genèse incomplète d’espace. Si le paysage pictural a pu s’organiser autour de ce
centre, à lui assuré par une figure, et gagner ainsi la spatialité d’une scène, le paysage
sonore pour sa part ne serait pas privé de figures, comme on le soutient souvent ; bien
au contraire, il ne cesserait d’en produire : non pas celles qui organisent un espace
indépendant autour d’elles, mais des figures qui apparaissent et disparaissent avec cet
espace, un espace inséparable d’elles.
Arnheim était convaincu que la cécité fondamentale de la radio était l’occasion
d’un tel espace, non pas à la seule condition de repousser tout appel à l’imagination
du monde visible, mais à condition d’atteindre, en refusant précisément d’en appeler
à cette imagination, à un usage discordant et disjoint de la sensibilité, de l’imagina-
tion, de la mémoire et de la pensée. Si les documents sonores rassemblés par Calon
et Dumas produisent une surface, cette surface est feuilletée par l’implication d’évé-
nements sonores qui sont tantôt des perceptions présentes, tantôt des souvenirs de
perception, tantôt des figures ayant une épaisseur historique ou mythologique, tantôt
des exemples, qui font lever tout à coup un doute sur leur mode d’existence et virent
en illusions, désirs, fantasmes, tantôt des opérations dignes de la topologie (des évé-
nements que le temps de l’expérience ne permet pas d’amalgamer ou de rapporter à
la cadence d’un milieu – ce pourquoi notre description laissait ouvertes ces hésita-
tions, hypothèses et questions qui rythment la venue et le départ du paysage). Cette
implication sonore n’a donc pas tous les traits d’une schématisation rationnelle de la
nature, d’une schématisation soumise aux catégories de l’entendement. Mais tombe-
t-elle pour cela dans le chaos de l’indétermination ? Bien au contraire.
Ce paysage radiophonique ou acousmatique est une occasion de redécouverte de
ce qu’est, et surtout peut, une « montagne /vallée » en deux minutes et trois secondes :
à la scène il a substitué un drame, un drame spatio-temporel. En un certain sens, le
paysage est devenu abstrait, et à deux égards : il ne présente pas des individus distribués
sur une scène, mais le moment de leur émergence et de leur distribution ; il présente
cette émergence et cette distribution comme une distinction unilatérale. Le corbeau
se distingue, mais ce dont il se distingue – le silence, le roulement de la locomotive,
l’espace de résonance – ne se distingue pas de lui ; le distingué s’oppose à quelque
chose qui ne peut pas s’en distinguer et qui continue d’épouser ce qui divorce d’avec
lui. Le fond monte à la surface sans cesser d’être un fond, et les formes se dissipent
en se réfléchissant dans ce fond qui remonte : le paysage sonore est tout entier échos,
renvois, résonances – dynamique de l’aller-retour. Le fond a fini d’être neutralisé, il
a fini d’être une scène ; les formes ont cessé d’être des déterminations coexistantes
et complémentaires. De tels tableaux constituent des zones d’indiscernabilité : ils ne
suppriment pas la distinction entre le corbeau et l’espace qu’il crée, mais la rendent
inassignable, l’un se réfléchissant dans l’autre 41.
Repassons la leçon d’écoute reçue de Brennan et Wayne : dans la mesure où ce
corbeau produit un chant mais ne le possède pas, dans la mesure où il n’expose pas
ce son à la surface de son corps mais le projette comme un mouvement d’espace (qui
peut faire surface), il s’annonce par intermittence mais sans se donner, il nous invite
à le rejoindre plutôt qu’il ne se donne à nous, et cette invitation est évanescence : ce
corbeau est une figure pour l’écoute, qui élève avec elle un pan de paysage aussi ful-
gurant qu’un météore. En ce sens, cette fulgurance du corbeau nous rappelle que le
paysage n’est réductible ni à la nature ni à l’espace : d’une part, si l’ordre de la mon-
tagne ou de la vallée se comprend en extension, « le paysage se conçoit comme impli-
cation », chaque occurrence enveloppant les autres ou étant enveloppée par les autres ;
d’autre part, la spatialité d’un paysage n’est pas newtonienne, la distance « étant perçue
comme un trajet effectué, comme un mouvement corporel d’un lieu à un autre 42 ».
Par conséquent, on doit bien se résoudre à dire que, si le sonore emporte la forme ou
la montagne, il ne la dissout pas, « il l’élargit plutôt, il lui donne une ampleur, une
épaisseur, et une vibration ou une ondulation 43 ». C’est-à-dire qu’il lui donne une
temporalité, « un mouvement dans lequel les formes elles-mêmes se créent », si bien
que « le paysage n’est jamais complété, jamais parfait 44 ».
41. Sur la logique de ce drame spatio-temporel, voir Gilles D, Différence et Répétition,
Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1968, p. 43-44.
42. Tim I, « The Temporality of the Landscape », op. cit., p. 154 – notre traduction.
43. Jean-Luc N, À l’écoute, op. cit. p. 14.
44. Tim I, « The Temporality of the Landscape », op. cit., p. 162 – notre traduction.
156 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
« le spectacle radiophonique peut créer un univers complet en soi 45». Mais pour-
quoi justement ces fragments ont-ils l’indépendance leur permettant de se com-
poser entre eux de manière variable, constituant ainsi des signes problématiques ?
Parce que l’agencement radiophonique saisit ces fragments musicaux, langagiers
et concrets par leur côté le plus déterritorialisé, le plus mouvant, le plus plastique :
leur commune matérialité sonore.
La redécouverte des notes musicales que renferment le son et la parole, cette
soudure de la musique et de la parole pour former un seul matériau, constitue
la plus grande fonction artistique du sans-fil 46.
Mais, ce faisant, la radio saisit moins les fragments sonores comme des qualités
sensibles se rapportant à un objet que comme une série illimitée de modes, de forces
passives et actives d’affection. Le sonore n’est plus considéré comme une matière
amorphe en attente d’une forme, mais comme un matériau intense traversé par des
tenseurs. Un matériau et des tenseurs :
45. Rudolf A, Radio, op. cit. p. 137. Voir note 7, p. 137.
46. Rudolf A, Radio, op. cit., p. 30-31 ou p. 57. Le raisonnement d’Arnheim,
dans son entièreté, va comme suit : si on peut situer un son complexe sur l’échelle des
hauteurs, alors on est forcé d’entendre que ces hauteurs participent d’un continuum
sonore, qu’elles ne sont que des stries d’audition particulières, et donc arbitraires, sur
un espace lisse d’audibilité générale. Par conséquent, on peut soutenir que la techno-
logie et l’art radiophoniques rattrapent et accompagnent « l’émergence du son dans
la musique », et donc la redéfinition du musical et de la musicalité : passage « d’une
culture musicale centrée sur le ton à une culture du son », qui entraîne un changement
profond de l’écriture et des techniques musicales, du contenu esthétique et de l’écoute
de la musique, et qui débouche, entre autres, sur les « accords-timbres de l’impres-
sionnisme musical », le « bruitisme italien », la musique concrète, la musique électro-
nique, « les sonorités et textures composées de Xenakis et de Ligeti », le « recentrement
sur l’écoute opéré par Cage », l’émancipation du son par le free jazz et le rock, « les
recherches sur l’espace-son », etc. (Makis S, De la musique au son. L’émergence
du son dans la musique des XXe-XXIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll.
« Æsthetica », 2013, p. 14-16). Si on pousse jusqu’au bout le raisonnement d’Arnheim,
on échappe à une aporie qui mine la théorie et la pratique du paysage sonore : le pay-
sage sonore n’a à se retrancher ni sur le terrain de la reproduction de l’environnement
sonore (donc sur le terrain d’une écoute des indices), ni sur celui des rapports des sons
entre eux (terrain d’une écoute des signes musicaux) parce que la musicalité elle-même
a changé de sens, qui est devenue la reconfiguration sonore du monde. Une précision
s’impose : a) une reconfiguration, b) sonore, c) du monde. La musicalité du cinéma y
trouve une condition de possibilité.
La radio, modulateur de l’audible 157
On retrouve dans tous ces sons une hausse chromatique d’intensité et de ton,
une explosion de puissance qui constitue justement l’empreinte particulière
laissée par ce type de son 47.
C’est le matériau sonore qui, lorsqu’il est élu dans chacun des fragments par des
expérimentations radiophoniques ou filmiques, ouvre à toutes les compositions pos-
sibles, embarque la radio ou le cinéma dans un devenir-musique : le sonore comporte
des forces élémentaires (intensité, tonie, intervalle, rythme, tempo, etc.) ayant sur
les gens un effet plus direct que le sens des mots ; pour Arnheim, là est le fondement
musical de l’art radiophonique 48.
Si, sur l’un de ses versants, l’agencement produit de telles compositions et force
l’auditeur à des associations ne se rabattant plus sur la reconstitution d’une scène du
monde, c’est que, sur un autre versant, il saisit les fragments comme un matériau
sonore capable de toutes les affections : le premier versant de composition est d’autant
plus libre du cadre référentiel des fragments qu’un rapport de forces les a saisis par
leur côté sonore moléculaire. Non comme formes et substances radicalement sépa-
rées, mais comme un seul matériau à intensité variable et affecté par des tenseurs : un
avion ou un train, c’est d’abord un grain et une allure, des « documents de surface »
qui, une fois impliqués, peuvent reconfigurer en profondeur le paysage. Une langue,
une pièce musicale, un bruit : ce sont là, pour Arnheim, des intensités différentes d’un
même plan de consistance sonore.
La distinction bruit-mot ne se produit qu’à un niveau supérieur. Essentiellement,
d’un point de vue purement sensoriel, les bruits et les mots sont avant tout
des sons 49.
À quoi ressemble cet autre versant de composition, ce niveau plus profond et pourtant
immanent aux expérimentations radiophoniques qui intéressent Arnheim (et qui
devraient intéresser les études cinématographiques) ? À ce niveau, répétons-le, les frag-
ments sont saisis comme matériau sonore. Mais ce matériau est un pouvoir différencié
d’être affecté, autant de degrés d’intensité, de résistance, de pénétration, d’enveloppe-
ment, de vitesse, etc. : « la multiplicité des voix – harmonieuses et discordantes, rauques
et douces, posées et chevrotantes, nasillardes et résonantes, étouffées et dégagées, flû-
tées et tonitruantes 50 ». Et ce qui affecte ce matériau, ce sont des forces ou des tenseurs :
juxtaposer, télescoper, impliquer, multiplier, etc. Ce rapport entre des forces passives
et actives, ce rapport d’affection, c’est ce qu’après Gilles Deleuze et Félix Guattari nous
nommons une machine abstraite : machine parce que c’est une série de forces ; abstraite
parce qu’elle ne machine pas des formes ni des substances actuelles, mais un potentiel
d’affection. Un dispositif technologique, radiophonique ou cinématographique,
n’est pas fait simplement de substances formées, aluminium, plastique, fil élec-
trique, etc., ni de formes organisatrices, programmes, prototypes, etc., mais d’un
ensemble de matières non formées qui ne présentent plus que des degrés d’intensité
51. Gilles D et Félix G, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris,
Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 637.
52. Rudolf A, Radio, op. cit., p. 30 ou p. 56.
La radio, modulateur de l’audible 159
53. Pour des raisons éthiques et politiques, R. Murray Schafer va penser la configura-
tion ou la restauration de paysages sonores à l’horizon d’une telle unité harmonique.
Il invente le néologisme de soundscape précisément pour désigner l’unité structurelle
(et culturelle) d’un champ sonore – unité idéelle et idéale qui doit permettre de dia-
gnostiquer l’état chaotique de la plupart des environnements sonores postindustriels et
d’en guider la restauration par tous les acteurs d’une communauté d’audition (scien-
tifiques, artistes, citoyens). Si, pour Schafer, le monde est une « composition musicale
macrocosmique » (R. Murray S, The Soundscape: Our Sonic Environment and
the Tuning of the World, Rochester, Destiny Books, 1994, p. 5 – notre traduction), et si
les pratiques et les savoirs musicaux doivent guider notre écoute et la composition des
paysages sonores, ce n’est pas seulement parce que ces pratiques et ces savoirs offrent
une riche diversité de postures et de modèles pouvant guider l’auditeur et l’artiste du
son (p. 10 et p. 103), mais aussi parce que la musique n’a jamais cessé au cours de son
histoire d’entretenir des liens étroits avec le monde matériel et l’environnement sonore.
De l’un de ses mythes fondateurs (« On dit que la lyre a été inventée par Hermès quand
il a découvert que la carapace de la tortue, utilisée comme caisse de résonance, pouvait
produire du son », p. 6 – notre traduction) à la musique à programme (ses métaphores
musicales veulent figurer tout ce qui rythme les cycles naturels : éléments de la nature,
météores, animaux, activités sociales ou religieuses…, aussi bien que les humeurs ou
les sentiments enveloppant l’expérience paysagère, etc., p. 104-107) ; de l’orchestre
symphonique comme métaphore du travail industriel aux formes musicales reprenant
les formules narratives de l’impérialisme (p. 108-109) ; de la disparition des pastorales
et des nocturnes à l’apparition de ballets mécaniques ; enfin de l’inclusion des agents
sonores du monde industriel et électrique dans l’instrumentarium au surgissement des
bruits de la ville dans la salle de concert puis dans la composition elle-même (p. 106 et
p. 110-111), la musique a toujours composé des paysages sonores avec des morceaux
de réalité sonore, avant de faire du son complexe et de l’écoute les dimensions fonda-
trices de la musicalité (p. 5 et p. 111) – ce qui allait refaire de la musique le point de
vue à partir duquel configurer directement le monde sonore : « Aujourd’hui tous les
sons appartiennent à l’ordre continu des possibilités contenues dans le vaste domaine
de la musique. Voyez le nouvel orchestre : l’univers sonore ! » (p. 5 – notre traduction).
Bref, l’unité structurelle du paysage sonore pourra trouver ses modèles dans la musique
à condition que cette dernière soit pensée dans la diversité de ses pratiques et de ses
savoirs, y compris les pratiques et les savoirs où la musique est considérée « uniquement
comme sons » (p. 5 – notre traduction). Or, sur cette nouvelle musique s’exerce non
160 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
C’est donc la modulation continue qui pose problème dans le signe radiophonique,
c’est la différenciation interne qui force l’auditeur 55. Une nouvelle manière de percevoir.
Cette manière n’est pas une procédure qu’il suffirait d’appliquer. On ne la capture pas
sans changer de nature corporelle, mentale, sociale, politique, etc. Le message d’Arn-
heim, c’est qu’avec la radio l’inégalité est un moyen de communication : chaque compo-
sition sonore apparaît comme le résultat d’une modulation de l’inégal. La modulation
n’est pas objet de représentation (sauf pour les arts « néo-libéraux ») ; c’est une force qui
hante la perception : la sensibilité est passée dans la zone de turbulences formée par ces
intensités sonores qu’il ne lui est pas loisible de contenir dans les formes régulatrices –
formes de l’objet ou de la scène, du mode ou de la cadence – fournies par le schéma-
tisme de l’imagination, et la voici qui entraîne l’imagination dans les processus d’une
individuation toujours répétée et déplacée (connexion de proche en proche d’intensi-
tés sonores, implication des potentiels inégaux des intensités, d’un potentiel à l’autre
mouvement forcé qui ouvre des brèches), tout comme elle entraîne la mémoire dans
une temporalité complexe et la pensée dans des rapports incommensurables. C’est cette
modulation, ce passage incessant d’un point d’écoute dans l’autre qu’Arnheim élève au
rang d’opération politique lorsqu’il décrit cet événement radiophonique apparaissant
d’abord comme un simple accouplement de positions opposées :
L’un des événements les plus spectaculaires de l’histoire du sans-fil se produisit
la veille du jour de l’An 1931-1932, au moment où le discours du président von
Hindenbung fut interrompu par les communistes : à un moment important, on
exprima inopinément deux pensées politiques diamétralement opposées à la suite
l’une de l’autre, et ces deux pôles contradictoires semblèrent émaner de la même
pièce. […] Ce fut là un véritable triomphe de l’esprit, puisqu’on réussit à créer de
nouvelles dimensions sensorielles qui n’accordaient aucune valeur aux relations
spatiales et temporelles, mais laissaient l’esprit décider – par association d’idées –
ce qui devait être réuni, non seulement en pensée, mais aussi sur le plan sensoriel.
[…] Ces mêmes bonds dans l’espace, accomplis sans effort et orchestrés par le
responsable de la radiodiffusion, sont aussi à la portée de l’auditeur, qui peut par-
courir rapidement les stations de son récepteur longue distance et s’abandonner à
l’extase de la magnitude, de la profondeur et de la diversité de la vie sur la Terre 56.
LA RÉALITE DE LA MODULATION :
PERSONNAGE RYTHMIQUE ET PAYSAGE MÉLODIQUE
Arnheim marque bien la distinction qui s’impose entre une distribution de posi-
tions dans une structure balisant les raccords et une implication de différences
par laquelle le signe radiophonique déclenche un mouvement de modulation des
espaces sonores, un mouvement télescopant des intensités, faisant rouler des univers
différents et franchissant sans les annuler les distances qui les séparent : « Dans la
dimension sensorielle de l’audibilité que nous transmet le microphone, il n’y a pro-
bablement aucune direction mais simplement des distances 57 ». D’un côté, l’auditeur
trouve toujours le moyen de répartir les espaces-temps ; de l’autre, les espaces sonores
hétérogènes s’impliquent les uns dans les autres. Dans le premier cas, les compositions
les plus complexes ne nous font jamais dépasser le mélange des sons dans un espace
euclidien et une durée chronologique (fût-elle trouée, elliptique ou à rebours). « Dans
le second cas, elles s’accompagnent d’un espace nouveau, particulier et invisible 58 » :
des dimensions divergentes s’impliquent sans jamais fusionner dans une unité plus
grande, obligeant à une permutation et à un transport constants, produisant l’indé-
cision propre au devenir, et ce, en maintenant des alternatives indécidables et des
différences inexplicables.
On peut passer d’un pays à un autre d’un simple mouvement de la main et être
exposé à des événements qui semblent, d’une part, aussi réels que s’ils se pro-
duisaient juste à côté et, d’autre part, aussi inaccessibles et lointains que s’ils ne
s’étaient jamais produits 59.
corbeau, le ronronnement d’une locomotive, le sifflet d’un train, le passage d’un avion,
le silence rythmique. Par cette sélection, cette extraction et cette implication, ces com-
posantes de perceptions-actions cessent d’être fonctionnelles (elles ne sont plus simple-
ment indices ou signes) pour devenir expressives ; elles gagnent une constance tempo-
relle et une portée spatiale : réitérations, appels et réponses du chant ; amplification et
récession du mouvement. Les composantes devenues expressives produisent un terri-
toire 62 : un horizon de résonance mécanique, la durée d’une imitation vocale, séparés
par un silence rythmique. Et c’est à l’intérieur de ce territoire qu’elles reprennent une
fonction : le chant du corbeau (qui avait une fonction d’indice, de signal) est devenu
composante expressive, il a produit un territoire (les grands espaces sont comme des
pans de vacuité qui gravitent dans l’orbite d’une aire d’écoute) avant de reprendre
une fonction (par exemple artistique : le chant du corbeau est devenu le double vocal
du sujet-percevant silencieux).
« Les composantes deviennent qualitatives ou expressives » : qu’est-ce que cela veut
dire ? L’expressivité n’est pas celle d’une impression ou d’une émotion subjective : le
chant fait d’abord entendre la vacuité des grands espaces, même si cette vacuité peut
prendre après coup la fonction psychologique de signifier l’ennui du pionnier, de
l’ornithologue ou du touriste. Le devenir expressif est un mouvement objectif 63. La
qualité expressive, ou matière d’expression, est constituante d’un domaine ou d’un
plan supplémentaire autonome : le territoire « s’inscrit sur un autre plan que celui des
actions », ou des émotions, ou des impressions subjectives 64. On a donc deux plans :
celui du chant territorialisant la montagne, celui du chant comme fonction psycholo-
gique territorialisée – et c’est pourquoi l’auditeur « se trouve livré, d’emblée, à la mince
indécision tranchante qui grince, qui claque ou qui crie entre “écoute” et “entente” ».
Le chant est d’abord la « marque constituante d’un domaine, d’une demeure 65 », d’une
vallée, et cette production, « une vallée-chantée-à-cinq-heures-du-soir », peut secondai-
rement être psychologisée comme ennui d’un sujet – on verra au prochain chapitre que
la musicalité du cinéma y trouve un germe de cristallisation.
Ces qualités expressives vont s’agencer les unes avec les autres pour former des
motifs territoriaux et des contrepoints territoriaux. D’une part, les qualités expressives
ou les matières d’expression entrent les unes avec les autres dans des rapports mobiles
qui vont exprimer le rapport du territoire qu’elles tracent avec le milieu intérieur des
impulsions (des impressions, des émotions, des sentiments, qui doublent inévitable-
ment les perceptions-actions enregistrées : chant énigmatique d’un corbeau, ronronne-
ment monotone d’une locomotive, sifflet mélancolique d’un train, passage rêvé d’un
avion). Ces rapports constituent des motifs territoriaux. Ces motifs vont surplomber les
impulsions ; ils vont superposer des impulsions ; ils vont insérer une impulsion dans une
autre. Ces motifs vont donc procéder à une reconfiguration critique des impulsions : ils
combinent ou neutralisent sentiment mélancolique et impression de rêve, impression
d’étrangeté et de suspension temporelle, tout en conservant eux-mêmes une autonomie
d’expression 66. D’autre part, les qualités expressives ou les matières d’expression entrent
les unes avec les autres dans des rapports mobiles qui vont exprimer le rapport du ter-
ritoire qu’elles tracent avec le milieu extérieur des circonstances. Ces rapports consti-
tuent des contrepoints territoriaux. Pour tel surplace d’une locomotive, tel emballement
des wagons, telle suspension météorologique, telle curiosité d’un oiseau, des compo-
santes vont former un agencement sonore qui va exprimer le rapport du territoire à ces
événements. Encore une fois, cette expression garde son autonomie par rapport aux
circonstances, au point que, même dans l’ignorance de ces circonstances (qui a déjà
exploré le Yukon ?), elle peut conserver sa valeur de reconfiguration pour un auditeur.
En d’autres termes, les motifs et les contrepoints territoriaux « explorent les potentiali-
tés du milieu, intérieur ou extérieur 67 ». Ils n’expriment pas, ni ne représentent, ni ne
signifient, des impulsions ou des circonstances (ce ne sont ni des symptômes, ni des
indices, ni des signes), mais ils les rejouent sur un autre plan pour en actualiser tout le
potentiel (esthétique, anthropologique, géologique, etc.).
C’est à cette double exploration des potentialités du milieu intérieur et du milieu
extérieur que Deleuze et Guattari donnent les noms de personnage rythmique et de
paysage mélodique. En explorant les potentialités des impulsions (des impressions et
des émotions subjectives), les motifs territoriaux forment des personnages rythmiques.
Ce n’est plus un rythme ou un motif qui serait associé de l’extérieur à un person-
nage, à un sujet, à une impulsion, parce que c’est dans le rythme ou le motif qu’est
donné le rapport avec l’attente, le guet ou l’abandon, avec la pétrification du point
d’écoute au son d’un corbeau étrangement polyglotte. Par conséquent, l’attente, le
guet ou l’abandon, la pétrification du point d’écoute, passent sur un autre plan ; « ils
conquièrent un autre plan » que celui de la psychologie, de l’action ou de la morale :
l’attente, le guet ou l’abandon sont devenus sonores, rythmiques ou mélodiques 68.
Les fragments sonores n’ont pas besoin d’une unité supérieure de la conscience
ou d’une représentation du monde pour prendre quelque consistance. La multipli-
cité qu’ils forment n’est pas le divers ; elle a la consistance d’un processus, de points
mobiles et de lignes sinueuses tracés par les figures d’écoute qui lui sont intérieures.
Et pourtant, tout est là ! Parce que l’essence de la radiodiffusion, c’est l’unité
qu’elle seule peut créer à l’aide de moyens sonores. Elle ne donne pas une impres-
sion externe d’intégrité naturaliste, mais reproduit l’essence d’un événement,
d’un processus de pensée, d’une représentation 72.
qu’il implique, c’est-à-dire que ces éléments naturels sont devenus des météores, ces
objets sont devenus des événements, ces plans sont devenus des rythmes, ces lieux sont
devenus des durées, qui se succèdent, se superposent, s’enveloppent, des animaux qui
s’amalgament, tout cela entre les limites de l’apparition et de la disparition matérielles
ou perceptuelles (une musicalité qui est aussi celle du film Aboio) :
Ce qui dans le paysage nous semble des formes fixes […] sont des formes elles-
mêmes en mouvement […], les mouvements des animaux participent du dyna-
misme général qui anime le monde 73.
Dès lors, les limites qui s’instaurent sont vécues et comprises comme des seuils d’au-
dibilité : les limites du paysage ne sont pas celles du dispositif, mais celles d’une sensi-
bilité en acte. Le silence, l’évanouissement, l’amalgame, ne sont pas des limites maté-
rielles imposées de l’extérieur à un pouvoir de perception, mais des seuils intérieurs à
la perception ou à la sensibilité, des seuils qui marquent son incapacité ou son impou-
voir en même temps qu’ils donnent une unité rythmique au sonore, qu’ils le paysagent.
Par conséquent, il nous semble faux de dire que l’implication sonore est privée des élé-
ments essentiels à l’invention plastique du paysage ; il faut plutôt chercher les moyens de
reconnaître que la résonance, l’enveloppement, la reprise et le repli, les limites mobiles
qu’ils multiplient ou raréfient, n’agissent certes plus comme des bases ou des fonda-
tions pour une composition ; ce sont désormais des questions ou des problèmes posés
à la sensibilité, à la mémoire, à l’imagination, à la pensée. Ai-je entendu une vache ou
plusieurs vaches ? Étaient-elles sur la plaine ou amalgamées à la végétation ? Ad libitum.
Ces questions donnent au paysage sonore sa plus profonde consistance ou sa durée, en
ce qu’elles animent l’expérience de sa venue et de son départ 74.
®®®
73. Tim I, « The Temporality of the Landscape », op. cit., p. 164 – notre traduction.
74. Voir à ce sujet Jean-Luc N, À l’écoute, op. cit., p. 22 ; et Maurice M-P,
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1945,
p. 24-25, p. 248 et p. 325.
168 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
toutes probabilités, la télévision anéantit les nouvelles formes d’expression sans fil, la
valeur de cette expérience esthétique n’en demeure pas moins inchangée 75 » – de toute
évidence, elle vaut pour le cinéma. La véritable nouveauté des signes radiophoniques
reste toujours nouvelle, « dans sa puissance de commencement et de recommencement,
comme l’établi était établi dès le début, même s’il fallait un peu de temps pour le recon-
naître 76 ». Car le propre du nouveau radiophonique, et cela vaut pour aujourd’hui et
demain aussi bien que pour hier, le propre de la modulation d’un plan sonore est de
solliciter dans la perception des forces qui ne sont pas celles de la récognition. En un
certain sens, Arnheim s’oppose ici aux positions phénoménologiques et sémiologiques
de Christian Metz et aux positions psychophysiologiques de Michel Chion, que nous
avons évoquées au chapitre III, tout autant qu’à l’expressivité musicale entièrement déter-
minée par la logique kinésique du corps, évoquée au chapitre IV : la perception d’objets
liée à la vie pratique du corps n’est pas au fondement de l’écoute radiophonique (et, en
certains cas, cinématographique).
Même si le sans-fil était en mesure de surpasser le théâtre dans le domaine
du réalisme sonore, ces sons et ces voix n’étaient pas confinés au monde phy-
sique que nous apprivoisons à l’aide de nos yeux et qui, une fois perçu, nous
contraint à suivre ses lois. L’esprit est ainsi libre d’explorer des dimensions au-
delà du temps et de l’espace, et de relier des événements réels à des pensées et
des formes indépendantes de la dimension corporelle 77.
Où est la musique du film ? Cette question réfléchie par le regard de Gene Kelly,
nous devons en enregistrer les réverbérations parce que non seulement elle ébranle les
espaces du film, mais, ce faisant, elle déplace nos perspectives d’analyse. Cette ques-
tion pose un problème auquel il n’y a pas de solution, mais seulement des réponses,
lesquelles sismographient les profondeurs de notre expérience cinématographique de
la musique. D’une part, cette question permet de découvrir ce que peut le cinéma, et
ce que la musique peut au cinéma – les réponses à cette question ont produit toute
une série de figures rhétoriques et de procédés poétiques essentiels à certains styles
et à certains genres cinématographiques, à certains modes audiovisuels d’expression,
de représentation, de narration. D’autre part, elle vibre suivant une amplitude assez
forte pour ébranler les positions depuis lesquelles nous analysons la musique au
cinéma ; elle peut nous entraîner vers des régions métastables où tous les matériaux
d’un film s’agencent, forçant alors le théoricien du cinéma ou le musicologue à pen-
ser la musique d’un film dans les termes d’une musicalité du cinéma : cette question
peut nous permettre d’adopter une posture adéquate au complexe phono-musico-
visuel, une écoute mimétique qui, se moulant sur les interférences entre les matériaux
sonores et visuels, est capable de répondre de la musique et du musical au cinéma.
La musique d’un film, c’est une question posée tout autant à la musique qu’au
cinéma. Plus précisément, c’est d’abord une question posée par le cinéma à la musique.
En effet, l’étude de la musique au cinéma n’est peut-être intéressante que dans la
mesure où elle montre comment des problèmes musicaux, pratiques et théoriques,
sont relancés par certains films. Par exemple, qu’est-ce qu’un travelling latéral sur-
plombé par la transition permanente de petites unités motiviques, propre au style de
Berg 2, ou une répartition visuelle du net et du flou infiltrée par une série dodécapho-
nique, ou le gros plan d’une bouche ouverte et pourtant muette scandé par Routine
Investigations, de Morton Feldman, peuvent nous apprendre de l’implosion des formes
musicales, de la capacité d’une « dimension diagonale » à assurer la consistance d’une
œuvre 3, ou du rôle du silence dans l’expérience de la musique ?
Dans Analysing Musical Multimedia – un livre curieusement ignoré par la grande
majorité des chercheurs spécialistes de la musique au cinéma –, le musicologue Nicholas
Cook s’intéresse à certains objets audio-visuels : le vidéoclip, le film musical, la chanson,
l’opéra. Il inscrit ces objets sous un genre qu’il nomme le musical multimedia. Vidéoclip,
film musical, chanson, opéra sont autant d’instances multi-médiatiques, c’est-à-dire
2. Theodor W. A, Alban Berg. Le maître de la transition infime, traduit par Rainer
Rochlitz, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1989, p. 99.
3. Pierre B, « Anton Webern », dans Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel »,
1966, p. 372.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 171
des objets qui sont le produit d’une rencontre entre plusieurs média (musique, images,
mots), rencontre qui donne à la musique un rôle constitutif au sens où les mots et les
images expriment ou expliquent, complètent ou contestent, une expérience qui est
d’abord et avant tout musicale 4. Si Cook s’intéresse à ces instances multi-médiatiques,
c’est qu’elles lui permettent d’entamer des habitudes méthodologiques et de réviser des
positions théoriques dominantes en musicologie. Remarquant que la grande majorité
des études sur le vidéoclip ignorent complètement le fait qu’on y entend de la musique,
remarquant qu’elles ne portent aucune attention critique ou analytique à cette musique
et qu’elles négligent le fait que la structure énonciative ou la composition visuelle des
vidéoclips puissent être déterminées par cette musique 5 ; remarquant que la grande
majorité des études sur la chanson, et particulièrement sur le lied, ne reconnaissent à la
musique que la possibilité et la responsabilité esthétiques d’accompagner ou d’amplifier
l’expression poétique des vers 6 ; remarquant la même chose s’agissant des analyses de la
musique de film, qui ne reconnaissent à la musique que le pouvoir d’exprimer ce qui
se trouve déjà dans l’image, ou inversement 7 ; remarquant qu’une esthétique a défendu
l’autonomie et l’indépendance de la musique à l’égard des mots ou des images 8, Cook
fait le diagnostic suivant : sous le masque de l’indifférence (à la musique), sous le masque
d’une théorie réductionniste de l’expression (la musique ne fait qu’exprimer ce que les
mots ou les images signifiaient déjà, ou inversement), sous le masque d’une pureté de la
musique instrumentale, c’est un seul et même échec de la théorie et de l’analyse qu’on
découvre, à savoir que, dans ces trois cas, on refuse de reconnaître que c’est l’interaction
entre la musique, les images et les mots qui produit du sens.
On le voit, ces instances multi-médiatiques permettent à Cook de rouvrir le débat
entourant le régime de signification de la musique. Qu’on défende la thèse que la signifi-
cation de la musique se trouve dans sa structure interne, et dans les mouvements d’écoute
correspondants ; qu’on défende la thèse que la signification de la musique se trouve dans
les circonstances de sa création, de son exécution et de sa réception ; ou qu’on défende
la thèse que la signification de la musique se trouve au confluent de la musique et de la
société ; qu’on défende l’une ou l’autre de ces thèses, le montage d’une musique sur des
images nous oblige à contextualiser la signification musicale elle-même. Par exemple, Le
Mariage de Figaro, de Mozart, ne trouve plus sa signification absolue dans sa structure
4. Nicholas C, Analysing Musical Multimedia, Oxford, Clarendon Press, 1998, p. vi.
5. Ibid., p. vi et p. 148.
6. Ibid., p. 21, p. 101-102, p. 112 et p. 136.
7. Ibid., p. 115.
8. Ibid., p. vii et p. 86-87.
172 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
interne ni dans les cadres artistiques et sociaux qui l’ont vu naître, mais dans le contexte
audio-visuel où il intervient 9. La question « Que signifie cette musique ? » devient : « Que
signifie cette musique dans cette publicité ? » – peu importe qu’au nom de l’autonomie
et de l’indépendance de la musique, ou au nom d’un ancrage socio-historique, on s’of-
fusque de son instrumentalisation. En d’autres termes, la musique ne possède pas de
signification immanente ou historique comme une propriété (une signification qu’elle
prêterait aux images), elle participe à la production de sens et cette participation est propre
à problématiser sa structure interne ou son ancrage socio-historique. Contextualiser la
signification musicale, c’est donc plus profondément encore chercher la production de
sens dans le système musico-visuel tout entier : c’est l’interaction entre la musique, les
images et les mots qui produit du sens ; et « si la musique donne un sens aux images, de
même les images donnent un sens à la musique 10 ».
Cet intérêt pour les objets multi-médiatiques impliquant des matériaux musicaux
permet donc à Nicholas Cook de questionner certains présupposés de la musicolo-
gie. Les instances multi-médiatiques posent une question : écoutons-nous vraiment la
musique en elle-même et pour elle-même, et si nous l’écoutons effectivement ainsi, ce
type d’écoute est-il le mieux adapté à cette essence que l’on suppose à la musique 11 ?
Les instances multi-médiatiques posent cette question parce qu’elles nous rappellent
que ce type d’écoute recourt lui aussi aux mots et à plusieurs formes visuelles pour saisir
l’essence de la musique : les notes d’accompagnement, les partitions, les diagrammes,
les images figuratives ou abstraites, les figures du corps, loin d’être accessoires, sont
inhérents à ce type d’écoute 12. Bref, la culture musicale (celle des analystes et des
mélomanes, des compositeurs et des interprètes), même celle qui défend l’idée d’une
musique absolue, est une culture multi-médiatique. En d’autres termes, ce sont les
mots et les images qui permettent d’interpréter, d’analyser ou d’écouter la musique.
Les images et les mots font entendre la musique : ses éléments, sa syntaxe, ses formes,
sa structure 13. Conclusion : si la musique ne possède qu’un potentiel de signification,
et si ce potentiel ne se réalise que dans un contexte chaque fois particulier, alors la
signification n’est ni dans la musique en soi (la musique qui échappe à toute représen-
tation), ni dans l’autre médium avec lequel elle interagit (c’est-à-dire dans la représen-
tation qu’il donnerait de cette musique), mais dans l’interaction elle-même. La culture
9. Ibid., p. 3-9.
10. Ibid., p. 8 et p. 21 – notre traduction.
11. Ibid., p. 91.
12. Ibid., p. 23 et p. 92.
13. Ibid., p. 31, p. 41 et p. 74.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 173
musicale n’est pas une culture des sons, ni une culture de la représentation des sons,
mais une culture de la relation entre les sons et leurs représentations 14.
Ainsi, la musique d’un film, c’est une question posée tout autant à la musique
qu’au cinéma : non seulement question posée par le cinéma à la musique, mais aussi
question posée par la musique au cinéma. En effet, l’étude de la musique d’un film
devient intéressante aussi quand elle permet de poser des problèmes de cinéma, des
problèmes pratiques et théoriques : que plusieurs morceaux de musique au style très
différent puissent parfaitement s’ajuster à la même séquence de film, voilà une belle
énigme pour le filmologue qui croit nécessaire de déterminer la part des réflexes phy-
siologiques ou des universaux de perception dans la production de sens au cinéma –
nous verrons plus loin que les travaux d’esthétique les plus récents s’intéressant à la
musicalité de la bande sonore tracent cette perspective.
La musique au cinéma, c’est encore un ensemble de questions qui ne surgissent
que dans et par l’expérience cinématographique, ou qui ne prennent tout leur sens
que grâce à elle. Par exemple : « Qui est responsable de la musique que j’entends ? »,
c’est une question – typique d’un cow-boy – sans doute de peu de valeur d’un point
de vue strictement musical, mais que chaque spectateur se pose, et à laquelle il doit
trouver une réponse s’il veut mesurer les enjeux dramatiques et narratifs d’un film
de fiction 15. Ainsi de : « Où est la musique du film ? », question naïve et rusée s’il en
est 16. Et peut-être de : « La musicalité est-elle une propriété exclusive de la musique ? »
17. À ce sujet, voir Martin K, L’Oreille divisée. Les discours sur l’écoute musicale
aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Éditions MF, coll. « Répercussions », 2010, p. 278-279 ; et
Jacqueline W, En musique dans le texte. Le mélodrame, de Rousseau à Schoenberg,
Paris, Van Dieren Éditeur, coll. « Musique », 2005, p. 135-145.
18. Francis B, De Schönberg à Cage. Essai sur la notion d’espace sonore dans la musique
contemporaine, Paris, Klincksieck, coll. « Esthétique », 1987, p. 12-14.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 175
texte musical –, et seule une musique exclusivement non diégétique, en occupant une
position de surplomb, peut revendiquer ce pouvoir de nous garder, nous spectateurs,
du chaos, de la dispersion, de l’illisibilité…
Mais pourquoi la majorité des spécialistes de la musique au cinéma s’intéressent-ils
à son pouvoir d’unification, de structuration et de rationalisation des matériaux visuels,
figuratifs et narratifs ? C’est une question de psychologie à la Nietzsche, de sociologie
à la Bourdieu, de philosophie à la Bouveresse, à laquelle nous ne pouvons ici répondre
de façon satisfaisante. Rappelons seulement les grandes lignes du diagnostic posé par
le musicologue Michael Long : héritiers de tout un bric-à-brac de théories sémiotiques
dont ils ne retiennent que la version bon marché de leurs notions fondamentales, et
munis d’une conception imprécise de la production de sens, les spécialistes persistent à
faire de la musique au cinéma un « convoyeur de significations » – réduisant au passage
ces significations à des émotions –, à faire du film « une entité textuelle particulière »,
et des études universitaires « un business expliquant le rôle de la musique (elle-même
devenue texte) dans ce texte filmique ». Si bien que les analyses de la musique « se résu-
ment habituellement à des gloses narratives » : elles ont été menées dans l’oubli de toute
dimension culturelle, historique, médiatique, et plus encore plastique ou figurale 19 ; et
dans le refus de voir et d’entendre que l’interaction entre musique, images et mots ne
produit pas seulement des significations.
Les travaux du musicologue David Neumeyer – qui dominent aujourd’hui la scène
anglo-saxonne – sont le parfait exemple de cette pratique qui cherche, et trouve, en
toute musique de film un opérateur d’unification, de structuration et de rationalisa-
tion des matériaux visuels, figuratifs et narratifs, et qui fait de ces opérations les caté-
gories universelles déterminant l’expérience filmique. Et si les travaux de Neumeyer
sont représentatifs, c’est aussi qu’on en retrouve la logique argumentative dans la
majorité des études sur la musique au cinéma. Cette logique, inévitablement, prend
son départ dans un repérage statistique :
Dans quelques moments du film Dark Corner […], on trouve un exemple
simple et typique de la pratique sonore à l’époque des studios hollywoodiens
(grosso modo de 1930 à 1960) 20.
19. Michael L, Beautiful Monsters: Imagining the Classic in Musical Media, Berkeley,
University of California Press, coll. « California Studies in 20th-Century Music »,
2008, p. 3 et p. 19 – notre traduction.
20. David N, « Music in the Vococentric Cinema », dans Meaning and Interpretation
of Music in Cinema, Bloomington, Indiana University Press, coll. « Musical Meaning and
Interpretation », 2015, p. 3 – notre traduction.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 177
Telle est la première proposition, qui indexe l’étude musicologique au sain posi-
tivisme de l’enquête descriptive. Or, la santé épistémologique s’obtient au prix de
quelques privations. Ignorant, par exemple, les matières de l’image ou la politique
de figuration du film, la description s’intéressera à une technique de narrativisation
de l’image à laquelle la musique apporte sa contribution habituelle : « le retrait de
la musique à l’arrière-plan contribue à la clarté de la narration cependant qu’elle
s’arrime au mouvement de caméra ». Repérage d’une technique qui présuppose, évi-
demment sans les problématiser, un type de sensibilité – « le panoramique marque
la distance [entre les personnages principaux et l’orchestre], mais [le spectateur] ne
remarque pas que l’intensité sonore de la musique diminue » – et une détermination
culturelle – « la musique était d’abord un spectacle, mais elle mène rapidement à la
voix 21 ». Il y a bien là des éléments pour une politique de la figuration, qui jamais
pourtant ne seront thématisés.
La deuxième proposition extrait de cette statistique les déterminations d’une
méthodologie et de sa politique :
La recherche présentée dans ce livre est fondée sur la reconnaissance de deux
faits : la bande sonore est première ; le cinéma est vococentrique. Ces deux
affirmations sont développées en trois principes généraux. Le premier principe
veut que la bande sonore soit le système sonore du film et que, à ce titre, elle
ait préséance sur n’importe lequel des éléments qui la composent. Le deuxième
principe veut que la bande sonore soit construite – la grande priorité du sys-
tème classique étant la clarté de la narration et non pas la fidélité acoustique
– et hiérarchisée – la voix (le discours, le dialogue) occupant le sommet, suivie
par la musique et les effets sonores. Le troisième principe découle directement
du second : la musique de film est stylistiquement plurielle 22.
les moyens par lesquels la musique participe de la rationalisation narrative des maté-
riaux filmiques hétérogènes. Ensuite, le recours à la notion de vococentrisme (cal-
quée sur celle de logocentrisme) n’a plus ici que les apparences de la critique : flirtant
lointainement avec une philosophie de la déconstruction, cette poétique descriptive
constate la domination d’un logos rationalisant sur les matériaux d’un film, mais, trans-
formant la domination d’une logique en simple dominante statistique, elle s’épargne
de mener la critique de ce vococentrisme. La poétique pratiquée par Neumeyer ne
se revendique du geste descriptif que dans la mesure où le décrit est une norme, et
la norme une simple fréquence des usages. Enfin, cette poétique reste indifférente
non seulement à la logique (et donc à la politique) du vococentrisme, mais aussi à la
rigueur du système esthétique et poétique de Michel Chion, à qui elle emprunte la
notion et pour qui le vococentrisme empêchait précisément qu’on puisse légitime-
ment parler de bande sonore…
Tout cela serait sans graves conséquences si cette musicologie (et sa pratique du
détournement de sens) ne tendait à l’universel. Mais il semble que le calcul systéma-
tique des faits pour toute méthodologie conduise à une politique en mal de fonde-
ment. D’où la mise en œuvre d’une rhétorique devant mener tout naturellement le
lecteur à une troisième proposition : la fréquence statistique des usages de la musique
est la manifestation d’une essence du cinéma, laquelle est décalquée sur la nature de
l’entendement humain. Rien de moins. Tout commence bien innocemment par la
personnalisation du choix d’objet. Si on élit le long métrage de fiction, présenté ici non
pas comme une catégorie commerciale, mais comme un genre s’opposant à d’autres
genres, et notamment au film expérimental ou d’avant-garde, c’est une simple affaire de
goût : bien que « le long métrage de fiction ait été très majoritairement l’objet d’étude
et la source d’exemples 23 » de la musicologie, ce n’est pas en tant qu’objet dominant
le champ disciplinaire que Neumeyer le place sous examen, mais par simple habitude
– « ma recherche a porté principalement sur l’époque du cinéma sonore classique 24 ».
Évidemment, ici, une affaire de goût ne peut participer d’une économie du savoir
qu’à réduire ses habitudes à une manie individuelle échappant à toutes les détermi-
nations institutionnelles et politiques. Ce pourquoi, en toute délicatesse, Neumeyer
ne voudra pas imposer ce choix d’objet à d’autres chercheurs 25. Mais, vingt lignes
plus bas, les fonctions de la musique dans le long métrage de fiction ont un tel pou-
voir de généralisation qu’on ne voit pas comment ces autres chercheurs pourront les
ignorer, même s’ils s’intéressent au film expérimental ou d’avant-garde. D’autant que
Bref, dans la grande majorité des cas, l’histoire technique, poïétique, poétique
et culturelle de la musique de film rejoint les déterminations catégorielles de l’expé-
rience des hommes, qui, elles, la plupart du temps, soutiennent l’essence narrative du
cinéma, laquelle est, pour le spectateur qui en fait l’expérience, en tout temps et en tout
lieu, une affaire de repérage, de signalisation, de clarification. On croirait Neumeyer
engagé dans l’entreprise de prouver la réalité du fameux paragraphe 250 d’Aurore et
d’en généraliser la conclusion en une catégorie universelle de l’expérience (filmique)
– ultime détournement de sens s’il en est un. Oui, la musique est bel et bien « un
art de la nuit et de la pénombre », comme le disait Nietzche, et l’auditeur une proie
qui a pour seuls affects la peur de se perdre dans l’opacité du sensible et la crainte de
ne pas comprendre l’ordre du discours chuchoté depuis la fosse d’orchestre 27. Aussi,
chaque fois que la musique ne remplira pas ses trois fonctions (repérage, signalisa-
tion, clarification), elle ne prétendra jamais qu’à les contester ou les subvertir, et l’on
jugera automatiquement qu’elle participe d’une entreprise moderniste de critique
de la représentation ou qu’elle a succombé à la tentation postmoderne de l’effet-
spectacle, simples tentatives de se démarquer par rapport à des cadres génériques ou
Où est la musique du film ? Voilà une étrange question de repérage à laquelle certains
films redonnent pourtant toute sa force, et souvent de la manière la plus simple. C’est
le cas de Mauvais Sang, de Leos Carax (1986). L’occupation et la circulation spatiales
de la musique ont tout à voir avec les enjeux thématiques, dramatiques et poétiques
de ce film. Mauvais Sang raconte l’histoire d’Alex (interprété par Denis Lavant), le fils
d’un criminel récemment assassiné, qui se trouve enrôlé par Marc (Michel Piccoli),
un ancien associé de son père, afin de voler un sérum qui permettrait de guérir une
mortelle maladie d’amour. La mission d’Alex se complique quand il tombe amou-
reux d’Anna (Juliette Binoche), la jeune amante de Marc, et se trouve pris au cœur
d’une guerre avec un clan mafieux rival dirigé par une femme connue sous le nom de
l’Américaine. Une séquence en particulier va nous intéresser, elle se situe à la fin du
premier tiers du film. Après avoir raconté à Alex tout l’amour et toute l’admiration
qu’elle voue à Marc, Anna, comme fatiguée par une soudaine mélancolie, accepte
d’écouter un disque. Ne trouvant rien qui l’inspire dans la petite discothèque, Alex
ouvre la radio et donne trois tours au syntoniseur : c’est d’abord J’ai pas d’regrets, chan-
son interprétée par Serge Reggiani (jouant lui-même un rôle dans le film), qui se fait
entendre tandis qu’Alex sort fumer une cigarette sur le trottoir, devant la vitrine de
l’ancienne boucherie qui sert de repaire à toute la bande ; c’est ensuite la chanson
Modern Love, de David Bowie, qui envahit tout l’espace sonore et entraîne Alex dans
une course ou une danse devant une palissade multicolore.
Deux remarques permettront de mieux saisir pourquoi la musique, ici, doit
explorer et compliquer l’espace si elle veut encore servir de mode d’expression.
Premièrement, les personnages eux-mêmes structurent explicitement leur vie en
la répartissant dans l’espace : expliquant la singulière relation amoureuse qu’elle
entretient avec Marc, Anna évoque une « chose secrète, mystérieuse », qui serait
« au fond » de Marc, son amant, et dont elle s’approche « si près, si près », mais sans
28. David N, « Music in the Vococentric Cinema », op. cit., p. 12 et p. 24-25.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 181
jamais pouvoir l’atteindre – une énigme au fond de soi, dont on ignore (peut-être)
la hantise, mais qui détermine les rapports qu’on a avec les autres et avec soi-même.
Deuxièmement, pour toute réponse à cette confession, Alex propose d’écouter de
la musique : « J’aime bien la radio, il suffit d’allumer, on tombe toujours pile sur la
musique qui nous trottait tout au fond ». Je dis : « propose d’écouter de la musique »,
mais ce n’est pas tout à fait juste ; c’est Anna qui dit : « Oui, de la musique », comme
pour approuver un geste d’Alex qui, lui, reste invisible, hors champ. Que la musique
soit évoquée une première fois de cette manière, en inscrivant au cœur de la scène
l’invisible, l’invérifiable, l’impossibilité d’atteindre un espace imaginaire qui défini-
rait l’identité d’un sujet ou la réalité d’un état, cela me semble pourvoir la musique
d’une certaine nature, d’un certain pouvoir, – surdéterminés par la mémoire cultu-
relle et artistique que nous avons des formes d’expression de la musique, – et déjà
d’un certain rapport à ce qui est dit, à ce qui ne peut pas se dire, à ce qui est vu, à
ce qui reste invisible. Précisément, cette séquence (le dialogue, le rapport entre les
personnages, la distribution du visible et de l’invisible) problématise le rapport entre
l’expressivité de la musique et celle des images, du drame ou des personnages. Plus
encore, elle inscrit le musical à l’intérieur du film à la fois en tant qu’espace d’engen-
drement du drame, médium pour une mise en question éthique des personnages, et
logique interprétative pour le spectateur – non pas au sens où la pièce musicale serait
un code de décryptage, mais au sens où jouer ou mimer la courbe dynamique d’une
séquence musico-visuelle permet de découvrir les dimensions expérientielles du sens
sensible et du sens sensé d’un film. Cette inscription du musical au cœur du film
est d’abord et avant tout assurée par les personnages, qui incarnent un type d’audi-
tion de la musique 29 : dans un esprit quasi hégélien, ils écoutent de la musique pour
entendre ce qui semble à la fois proche et lointain, comme une énigme au revers de
leur vie, et ils écoutent de la musique parce qu’elle seule peut exprimer cette énigme,
la rendre manifeste en la configurant, faire de la pile une face, la musique étant pour
eux l’expression de ce qui « trottait tout au fond » de soi, un rythme et une demeure
entendus et habités comme un destin 30.
Mais, on le conçoit bien, la mise en scène et les personnages n’inscrivent pas le musi-
cal au cœur du film sans définir par cela même ce qu’il faut entendre par « musical ».
29. Sur différents types d’audition incarnés par les personnages ou configurés par les situa-
tions dramatiques d’un film, voir Michel C, Un art sonore, le cinéma. Histoire,
esthétique, poétique, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Essais », 2003, p. 258-285.
30. Sur la musique tout à la fois vitesse ou rythme existentiel (ici un trot) et demeure
(ici un fond tout au fond), voir Gilles D et Félix G, Mille Plateaux.
Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 384 et p. 393.
182 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Le musical, c’est d’abord ici une modalité du sonore : des sons audibles depuis un
point d’écoute, mais qui, pourtant, n’existent pas dans l’espace – au sens où ils n’oc-
cupent pas d’espace, leur présence n’excluant rien –, composent entre eux un espace-
mouvement propre, tout entier procès et événement, dans lequel nous ne pouvons
pas prendre place, mais qui traverse l’espace physique et l’ébranle, se rend sensible
et entraîne notre corps 31. Ce premier trait du musical, c’est la dynamique radiopho-
nique de la séquence qui le dessine. Le musical, c’est ensuite l’expérience d’une vie,
imaginée à partir des sons qu’on entend, la vie de cet espace-mouvement même, une
vie abstraite, impersonnelle, qu’on s’approprie dans l’acte même de notre écoute :
L’expérience d’une forme musicale, c’est l’expérience de mouvements et de
gestes arrachés au monde matériel et portés jusqu’à leur complétude musicale.
Par conséquent, en écoutant le contenu d’une pièce musicale, on écoute aussi
sa forme, cette vie qui émerge et se réalise entièrement dans des notes 32.
Ce dernier trait du musical, c’est le dialogue que nous avons cité, et que nous cite-
rons, qui le trace, en longeant la frontière à partir de laquelle la force de désignation
et de manifestation du discours vient à manquer 34.
31. Roger S, The Aesthetics of Music, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 114. Voir
au chapitre V notre exposé détaillé sur cette phénoménologie du son et de l’espace musicaux.
32. Ibid., p. 355-357 – notre traduction.
33. Ibid., p. 158 – notre traduction.
34. Par ce dernier trait du musical, Mauvais Sang se rattache à la tradition mélodramatique.
Plusieurs études ont montré à quel point les fonctions narratives et expressives de la musique
au cinéma devaient aux usages de la musique dans le mélodrame – voir entre autres Sarah
H (dir.), Melodramatic Voices: Understanding Music Drama, Burlington, Ashgate
Publishing Company, coll. « Ashgate Interdisciplinary Studies in Opera », 2011 ; David
N, « Melodrama as a Compositional Resource in Early Hollywood Sound Cinema »,
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 183
Voilà qui nous mène à une troisième remarque : la mise en scène de ce film
fait de la musique l’objet du dialogue, elle se sert de la diffusion radiophonique de
deux chansons pour configurer l’espace filmique, et elle laisse leur rythme entraîner
le corps des personnages et les matières de l’image ; ce faisant, elle se soumet tout
entière à une phénoménologie et à une logique expressive de la musique : transpa-
rences et reflets, couleurs et formes, chorégraphie de la figure humaine et rythme
du montage, etc., tout cela est articulé ou animé par la mobilisation musicale ; et,
par conséquent, la mise en scène dégage un espace pour le spectateur, le théoricien
du cinéma et le musicologue. C’est un espace d’appels et de réponses entre tous les
matériaux d’un film ; c’est l’espace à partir duquel faire l’expérience d’une œuvre
musicale, du musical et de la musicalité au cinéma – c’est lui qu’il nous faut aussi
chercher à atteindre si l’on veut répondre à la question : Où est la musique du film ?
La première partie de la séquence va déjà nous permettre de nous en appro-
cher, et précisément parce qu’elle fait un usage tout à fait ordinaire de la chanson
interprétée par Reggiani, recourant au répertoire habituel des articulations entre
structure musicale, composition des images, syntaxe du montage et mobilisation
des formes et figures – relations efficaces tout autant dans le cinéma le plus conven-
tionnellement narratif que dans le cinéma le plus radicalement expérimental : entrée
du personnage dans le champ de l’image au moment de la reprise de la première
phrase musicale ; scansion ou articulation de son mouvement de sortie suivant le
dialogue des différents instruments ; chaque pas du personnage correspondant aux
temps marqués par la contrebasse (le premier pas sur le trottoir correspondant, par
exemple, à un si bémol qui permet à la contrebasse de marquer le premier temps de
la première phrase) ; fumée de la cigarette disparaissant simultanément à l’élévation
dans le champ des hauteurs et à une demi-cadence sur un ritardando ; fixité du point
de vue ou du cadrage, et largeur du plan moyen, qui servent de rythme témoin
et qui permettent de mesurer la chorégraphie de l’acteur : allumer sa cigarette et
se déplacer vers la droite au début de la seconde phrase, s’arrêter sur un si bémol
majeur, revenir vers la gauche suivant la division des couplets ; l’espace scénique
Current Musicology, n° 57, 1995, p. 61-94 ; Michael V. P, Music for the Melodramatic
Theatre in Nineteenth-Century London and New York, Iowa, University of Iowa Press, coll.
« Studies in Theatre History and Culture », 2014 ; Anne Dhu S, « Action Music in
American Pantomime and Melodrama, 1730-1913 », American Music, vol. 2, n° 4, 1984,
p. 49-72 –, mais plusieurs d’entre elles oublient de souligner que le mélodrame est roman-
tique quand les rapports de la musique au texte, à la parole et à la voix sont articulés à l’im-
puissance du discours ou du geste à dire ou montrer le sentiment ou l’émotion – sur cette
fonction de relais de la musique, voir Jacqueline W, En musique dans le texte, op. cit.,
p. 34-39, p. 66-67 et p. 111.
184 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
– distribuant dans une profondeur maigre des strates de gris et de noir, ponctuées
par l’écho de formes rouges, le tout pris dans une transparence, celle de la vitrine
– qui reconfigure (ce qui ne veut pas dire duplique) l’espace musical de la chanson,
l’articulation de ses éléments, et notamment le dialogue des instruments (à vent,
à cordes, à cordes vocales), qui s’accompagnent, se soutiennent, se reprennent,
se répondent. Cette courte description devrait d’emblée nous convaincre : même
dans son usage le plus ordinaire, la musique de ce film, ce n’est pas la valse J’ai pas
d’regrets ; c’est (on le voit bien, du moins les caractères en italique cherchaient à le
montrer) tout ce complexe musico-visuel – qui entraîne ainsi la figure humaine
et les matériaux qui composent l’espace scénique dans un ballet. Si l’expressivité
du musical tient à l’expérience de mouvements et de gestes qui, en composant un
espace-mouvement, expriment de manière intransitive une émotion ou un senti-
ment, alors on doit dire que cette expressivité musicale ne se limite plus ici ni au
sonore ni à la chanson, mais s’empare des rapports entre les différents matériaux
de cette séquence. Si, comme le dit le personnage d’Alex, la musique doit « dicter
nos sentiments », cette dictée est maintenant celle de la musicalité du cinéma – ou
celle des multiples plis musico-visuels.
On pourrait avec le lecteur douter de la pertinence de ces observations pour une ana-
lyse de la musique au cinéma si on n’avait pas pris au sérieux le syntagme sous lequel
ce type d’analyse se place généralement : « analyse de la musique de Mauvais Sang » ;
qui, on l’imagine, ne veut pas dire : « analyse de la musique sur Mauvais Sang », ni
« de la musique pour Mauvais Sang », ni « de la musique dans Mauvais Sang », même
et surtout quand il s’agit de désigner tous ces cas où une musique préexistante
trouve une place dans une trame sonore. Mais que diable veut-on dire quand on dit
s’intéresser à la musique d’un film ? Pour ma part, j’ai envie de dire : je m’intéresse à
ce que devient la musique au cinéma, au fait qu’elle est alors audio-visuelle, c’est-
à-dire entendue, écoutée, comprise à partir de ses multiples rencontres avec le per-
sonnage, l’un de ses gestes, l’échelle du plan, le mouvement de caméra, le scintil-
lement de la lumière, le bruit d’un moteur, le sens d’une parole, etc., – entendue,
écoutée et comprise à partir de ces rencontres surtout lorsqu’elle donne l’impres-
sion de transporter avec elle ou en elle une charge capable de modifier le sens d’une
action ou d’une expression.
Ce sont ces plissements du complexe phono-musico-visuel, ou ces zones d’in-
terférence, qui doivent, il me semble, devenir les lieux d’écoute intérieurs au film
pour une sensibilité attentive non seulement aux demandes et aux réponses des dif-
férents matériaux, mais aussi à l’articulation, au dédoublement, à l’interférence des
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 185
médias, des arts et des sens 35. Pour le dire brièvement, il ne faut pas partir de « gros
dualismes stériles 36 » : musique et image. Ni de l’habituelle abstraction analytique
consistant à dégager la logique de telle musique en fermant les yeux, et celle de telle
séquence d’images en se bouchant les oreilles, avant de recomposer leurs rapports pour
inévitablement discuter « autour de ce qui doit être premier principe 37 » : vococentrisme
du cinéma, lois de la compréhension du récit, déterminismes cognitifs de l’espèce
humaine ; contrepoint audiovisuel, continuum sonore, musicalité du cinéma 38.
En fait le premier principe est toujours un masque, une simple image, ça n’existe
pas, les choses ne commencent à bouger et à s’animer qu’au niveau du deuxième,
troisième, quatrième principe, et ce ne sont même plus des principes 39.
L’expérience des relations est un tel ébranlement ; l’écoute moulée sur les inter-
férences entre les matériaux sonores et visuels est une telle animation. Essayons de
prendre pour fil conducteur ou pour ligne d’écoute cette expérience des relations
phono-musico-visuelles ; partant de là, du milieu et au milieu, « on voit se déployer,
35. Si, plus haut, nous avons parlé de plis et non pas de points, c’est que nous n’étions pas
intéressé par la concomitance, mais par ce que signalait cette concomitance : le lieu
d’une rencontre entre matériaux, arts, médias, sens, et donc d’une processualité de
l’expérience esthétique.
36. Gilles D et Claire P, Dialogues, Paris, Flammarion, coll. « Dialogues », 1977, p. 68.
37. Idem.
38. Le lecteur aura évidemment reconnu l’abstraction analytique pratiquée par Roger O
dans sa célèbre analyse de La Jetée – « Le film de fiction menacé par la photographie et sau-
vé par la bande-son (à propos de La Jetée de Chris Marker) », dans Dominique C,
André G et François J (dir.), Cinémas de la modernité : films, théories, Paris,
Klincksieck, 1981, p. 147-171 – et les principes dégagés par Michel C (L’Audio-
Vision, Paris, Nathan, coll. « Nathan-Université », 1990), par Edward B (« Sound
and Epistemology in Film », The Journal of Aesthetic and Art Criticism, vol. 47, n° 4, 1989,
p. 311-324), par Laurent J (Les Sons au cinéma et à la télévision. Précis d’analyse
de la bande-son, Paris, Armand Colin, coll. « Cinéma et audiovisuel », 1995), par S. M.
E (« La musique du paysage et le devenir du contrepoint du montage à l’étape
nouvelle », dans La Non-Indifférente Nature, tome 2, traduit par Luda et Jean Schnitzer,
Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1978, p. 45-330), par Michel F (« Le son et le sens », dans
Dominique C, André G et François J (dir.), Cinémas de la modernité :
films, théories, Paris, Klincksieck, 1981, p. 105-122), qui constituent aujourd’hui le sol de
fondation de la grande majorité des études du son et de la musique au cinéma.
39. Gilles D et Claire P, Dialogues, op. cit., p. 68-69.
186 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
morceau par morceau, un monde très étrange 40 » : les rapports entre la musique et
les images composent alors un processus d’investigation et de découverte mutuelles,
comme si une prothèse auditive et une machine optique se branchaient l’une sur
l’autre pour prospecter, extraire et transformer les richesses du sonore et du visible –
le complexe audio-visuel « [traversant] l’écriture musicale d’une nouvelle inscription »,
et inversement 41. Cet agencement machinique réclame son expérimentateur ou son
écoute du milieu, une écoute mimétique : « Penser avec 42 ». Et ce n’est jamais le son
en général ni le visible en général qui se rencontrent ainsi, mais plutôt la rencontre
qui découvre et rend efficaces en chaque cas des qualités sensibles locales : une valeur,
une hauteur, un espace harmonique, un rythme, une tension…, et une épaisseur, une
fluidité, une figure, un mouvement, un éclat… Les plissements du complexe phono-
musico-visuel, et l’écoute qui s’y loge, ne sont pas le dernier masque de la synthèse
ni de la synesthésie, mais les synonymes d’une prolifération des différences entre les
grands registres sensibles et sensoriels, entre les grands régimes formels et figuraux,
et à travers chacun d’eux 43.
L’écoute mimétique que nous cherchons à adopter est évidemment refus de l’in-
terprétation symbolique : refusant l’accès immédiat à la profondeur de l’esprit, elle
reste le plus longtemps possible à la surface de l’œuvre, dans sa littéralité esthétique,
qu’elle veut percevoir et préserver 44. Elle se méfie d’une correspondance trop parfaite
entre matériau et idée qui lui ferait traverser le premier pour simplement repérer la
seconde. D’autant que cette écoute ne saurait dire à l’avance à quelles qualités des
matériaux audio-visuels elle devrait s’attacher pour comprendre un film. C’est qu’il
n’existe évidemment pas au cinéma de systèmes de notation au moyen desquels on
pourrait établir automatiquement quelles propriétés sonores et visuelles sont esthéti-
quement pertinentes 45. Potentiellement, toutes les propriétés peuvent l’être, et chaque
film digne d’écoute redonne de l’hésitation : ce qu’on croyait pertinent cesse de l’être,
et des propriétés que l’écoute pouvait utilement ignorer deviennent configuratrices
du sens. D’où la continuelle remise en jeu de l’expérience d’écoute : d’une part, les
sélections des signifiants sont toujours opérées sur la totalité du matériau (et non pas
limitées par un système de notation), et y reviennent inévitablement pour s’y abîmer
(plutôt que de se consolider en système) ; d’autre part, la sélection des caractères esthé-
tiquement pertinents entraîne nécessairement la prolifération du matériau non sélec-
tionné, sa potentialisation (puisque c’est l’expérience qui le découvre et redécouvre
en chaque cas et non pas un système qui le balise une fois pour toutes). Si l’écoute
coll. « Théories », 1993 – auquel il deviendrait vite trop lourd de renvoyer avec préci-
sion puisque nous en citerons ici presque la totalité de manière contractée. Mais, pour
le bénéfice du lecteur, précisons que nous moulons notre exposé sur des fragments tirés
principalement des pages 29 à 173.
45. La musique a été pendant longtemps cet art doté d’un système de notation permettant
de déterminer à l’avance et de manière fine, raffinée, complexe, les propriétés matérielles
signifiantes de chaque œuvre musicale. Et c’est sur cette musique que se fonde le juge-
ment esthétique et institutionnel des spécialistes de la musique de film. La logique de leur
jugement va à peu près comme suit : par comparaison avec la musique et son système
de notation raffiné et complexe, les formes, les figures et les matières des images ciné-
matographiques sont peu nombreuses et rudimentaires – on peut alors soit les ignorer,
soit recourir à une introduction scolaire de l’analyse filmique pour les repérer ; l’essentiel
d’une image de cinéma doit donc se trouver ailleurs, et le plus souvent dans sa logique
narrative ; par conséquent, l’indifférence du musicologue à l’égard de l’image ne peut
pas être une faute méthodologique, mais l’indécrottable ignorance du langage musical
que trahit inévitablement le théoricien du cinéma est le signe certain de sa grossière-
té. Ces musicologues feignent évidemment d’ignorer trois choses : que l’histoire récente
de la musique a fait exploser son système de notation (si bien qu’on ne sait plus trop
quelle part du sonore peut être qualifiée de musicale) ; que les rapports de la musique aux
images en mouvement décomposent et recomposent ce système de notation et le font
quelquefois voler en éclats (si bien que le timbre d’un instrument peut prendre dans
un film plus de valeur qu’un triton) ; et que, le cinéma ne possédant pas de système
de notation déterminant à l’avance la pertinence esthétique des propriétés matérielles,
personne n’est incompétent et tous doivent faire confiance à leur expérience du film.
188 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
46. Le lecteur se reportera au chapitre II pour trouver un exemple d’analyse accordant une
attention au geste phono-musico-visuel en tant que gestation d’un monde, au chapitre III
pour une analyse d’un gestus phono-musico-visuel, et au chapitre IV pour l’analyse d’un
geste de problématisation d’une idée.
47. Theodor W. A, Alban Berg, op. cit., p. 78.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 189
48. Sur l’oreille impossible, voir Gilles D, « Rendre audibles des forces non-audibles
par elles-mêmes », Deux Régimes de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit,
coll. « Paradoxe », 2003, p. 142-146.
49. À certains égards, cette écoute mimétique recoupe ce que François N, par oppo-
sition à la perception et à l’audition, appelle l’écoute à l’œuvre, moment de tension inté-
rieur à l’œuvre musicale qui, en signalant « une nouvelle capacité de l’œuvre », ouvre « un
lieu pour l’écoute » ou fabrique son écouteur, une « position d’écoute constituée » par
elle (« Quand l’œuvre écoute la musique… Pour une théorie de l’écoute musicale », dans
Peter S (dir.), L’Écoute, Paris, L’Harmattan, coll. « Les cahiers de l’IRCAM », 2000,
p. 147-175). À d’autres égards, cette écoute mimétique répond à l’appel de Véronique
C : « écouter comme on danse » (L’Écoute filmique. Écho du son en image, Saint-
Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 1999, p. 15).
50. Theodor W. A, Malher. Une physionomie musicale, traduit par Jean-Louis Leleu
et Theo Leydenbach, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1976, p. 13-14 et p. 43.
Sur les différents traits d’une analyse pratiquée par écoute mimétique, voir Theodor W.
A, Philosophie de la nouvelle musique, traduit par Hans Hildenbrand et Alex
Lindenberg, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1962, p. 14-19 et p. 34-37 ;
Theodor W. A, Quasi una fantasia. Écrits musicaux II, traduit par Jean-Louis
Leleu, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1982, p. 15 ; Theodor W.
A, Alban Berg, op. cit., p. 73-74 et p. 98-99. Voir aussi les commentaires suivants :
Anne B, Adorno, la vérité de la musique moderne, Villeneuve d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, coll. « Opuscule », 1999, p. 21-41 ; et Anne B,
« Écoute et analyse chez Adorno », dans Catherine K (dir.), Peinture et musique :
penser la vision, penser l’audition, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion,
coll. « Esthétique et sciences des arts », 2002, p. 143-156.
190 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
DE LA MUSIQUE À LA MUSICALITÉ
et d’espaces. Le lieu d’écoute intérieur au film emboîte donc les mouvements et les
gestes fantômes de la musique, l’errance et la revenance médiatiques de la chanson,
l’insituable intériorité d’une âme. Et c’est tout cela qui décide pour le théoricien du
cinéma ou le musicologue des qualités sonores et visuelles qui font sens ou sensation :
il lui faut « tomber pile » sur le fond tout au fond, danser la coïncidence temporelle
de trois espaces impraticables pour le corps bien qu’ils l’animent : l’espace musical,
l’espace radiophonique, l’espace mémoriel.
La coïncidence temporelle de ces trois espaces se fait plus sensible dans la seconde
partie de la séquence, quand la chanson interprétée par Reggiani se termine, et que
l’animateur annonce la prochaine chanson : « Pour Christophe, qui habite le 5e, de la
part de Juliette, qui habite le 1er : l’amour moderne, par David Bowie ». Les premiers
accords de guitare donnent le branle à un prodigieux emboîtement d’espaces : la
chanson qui ébranle le fond du personnage, et fait entendre son immémorial rythme
de vie, se trouve tout à la fois remplir l’espace visible de la scène filmique et l’espace
invisible ou hors champ (ce Paris de fiction), en même temps qu’elle remobilise la
mémoire lyrique du spectateur et réinscrit cette scène filmique tout entière dans l’es-
pace social de partage de la culture musicale contemporaine. Et quand cette chanson
en viendra à faire clignoter les images sur l’écran, comme si elle était devenue la vie
même du montage et l’énergie même de la lumière qui bombarde le regard, eh bien
cette chanson sera aussi dans la salle de cinéma 51. La circulation de la chanson aura
rendu coextensifs les espaces de la fiction, les espaces culturels et l’espace du disposi-
tif cinématographique ; elle aura ainsi fait coïncider la vie mémorielle du personnage,
la mémoire culturelle de notre temps et le rythme musico-visuel qui emporte et le
corps de l’acteur, et celui du spectateur, et celui du film. C’est cette circulation et cette
mobilisation musicales, dans la mesure où elles emboîtent des espaces et impliquent
des temps, qui expriment « une émotion bien singulière » : l’amour moderne. Émotion
bien singulière parce que c’est ce mouvement rythmé d’affects d’espace et de matière
qui re-produit l’amour et lui donne sa modernité. Cette émotion « que nous n’ar-
rivons pas à mettre dans nos mots » ne reste pas sans réalité parce que l’expression
musico-visuelle en actualise l’espace-mouvement intensif : cette circulation musicale
entre les espaces et cette mobilisation musicale des lumières, des couleurs, des plans,
des figures, est l’exacte expression des intensités énergétiques, plastiques, techniques,
médiatiques qui composent la modernité de cet amour. Si J’ai pas d’regrets dictait les
sentiments, elle laissait le corps du personnage dans le calme exercice de tracer des
51. Pour une analyse détaillée du régime figural de cette séquence, voir Marie-Françoise
G, « Effet-toile. Sur une séquence de Mauvais Sang (Leos Carax, 1986) », Protée,
vol. 19, n° 3, p. 35-39.
192 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
figures et des poses, elle laissait intacts l’espace de la scène, l’espace de l’écran, l’espace
de la salle, et le potentiel en mouvements de la caméra restait sourd aux accords com-
posés par Boris Vian. Avec Modern Love, tout a changé : le corps de l’acteur est tout
à la fois entraîné et tordu ; le mouvement de la caméra semble arrimé à celui de la
chanson ; le clignotement des lumières, des ombres et des couleurs semble répondre à
ses inflexions ; les différents plans s’insèrent dans la musique comme autant d’accen-
tuations ; l’espace de l’écran contre-rythme la chanson… C’est cette nouvelle dictée,
celle des matières intenses, qui compose la modernité de l’amour, ou sa réalité musico-
visuelle – comme le ballet a pu représenter un autre âge de l’amour.
Nous nous trouvons là devant ce qu’Amy Herzog appelle un « moment musical » :
ce moment où une chanson populaire – et spécialement sa structure harmonique
et son schème rythmique – est une force dominante dirigeant la composition des
images, l’évolution des figures, le montage des plans – les mouvements du plan, dans
le plan et entre les plans n’étant plus déterminés par l’action dramatique, mais servant
à « visualiser la trajectoire de la chanson » –, moment motivé par un prétexte scéna-
ristique récurrent – un coup de foudre transforme pour un homme la rue en scène
d’expression de l’amour –, mais qui produit des effets qu’on pourrait qualifier tout à
la fois de disruptifs et de conservateurs – « inclination vers des excès thématiques et
esthétiques », « production d’espaces d’expérimentation visuelle et sonore », « tendance
à redistribuer les coordonnées spatio-temporelles, à reconfigurer les frontières et les
opération du corps humain, à former de nouvelles relations entre les éléments orga-
niques et inorganiques à l’intérieur du plan » 52. Bref, dans un tel moment musical, la
question « Où est la musique du film ? » change de sens. En traversant tous les espaces
cinématographiques, en quittant l’espace diégétique pour rythmer l’écran lui-même,
en faire un jukebox stroboscopique, et ainsi transformer la salle de cinéma en un plan-
cher de danse, la musique du film Mauvais Sang reformule notre question et demande :
« Où commence et où finit la musique d’un film ? Est-elle faite seulement de sons
dits musicaux ou bien aussi de couleurs, de lumières, de mouvements de caméra ?
La musique d’un film ne cherche-t-elle pas toujours à rejoindre une musicalité du
cinéma ? Et, rejoignant la musicalité du cinéma, ne trouve-t-elle pas enfin le mode
d’expression de l’amour moderne ? » Autant de questions qui forcent le théoricien du
cinéma à réverbérer les revendications poétiques des avant-gardes que les histoires du
cinéma ont depuis longtemps classées au rayon des utopies de l’esthétisme.
Si ces nouvelles questions ont quelque légitimité, c’est que les traits grâce auxquels
les personnages se présentaient comme un type d’audition sont maintenant ceux du
52. Amy H, Dreams of Difference, Songs of the Same: The Musical Moment in Film,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, p. 68 – notre traduction.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 193
53. Dans l’obligation d’ajouter un acte nouveau au drame des études cinématographiques
qui nous est donné, on se trompe, forcément et facilement, aussi bien sur ce qu’on fait
(un concept de musicalité) que sur ce qu’on est (un professeur de cinéma). On s’ima-
gine jouer un rôle (le philosophe esthéticien) composé pour soi par l’événement du
film (l’émotion poétique laissée par cette séquence dans notre vie), mais notre action
devient spontanément la répétition d’un rôle ancien (le cinéaste d’avant-garde) (voir
Harold R, « Les Romains ressuscités », dans La Tradition du nouveau, traduit
par Anne Marchand, Paris, Minuit, coll. « Arguments », 1962, p. 154). C’est la crise
des milieux universitaires, et l’effort à fournir pour en sortir vivant ou pour penser
autrement, qui obligent à recourir au mythe de l’avant-garde : toute ruse ou toute théo-
rie connue ne peut aboutir qu’à précipiter pour soi la fin de la représentation (p. 155) ;
il faut une substitution d’identité (prendre le costume du cinéaste d’avant-garde) pour
faire « jaillir un nouveau potentiel de visions et d’actions » (p. 156) ; si bien que la répé-
tition, loin d’être retour vers le passé, « accule l’acteur à une création authentique »
(p. 159). Mais voilà qu’une question se pose : la tâche donnée (penser autrement), en
ces temps-ci (l’économie financière du savoir), nous condamne-t-elle cruellement à la
farce (se croire avant-garde mais n’être qu’un spéculateur) ou nous conduit-elle joyeu-
sement à la tragédie (se rêver avant-garde, et se réveiller danseur ou vaqueiro) ?
54. On trouve le même passage par emboîtement chez Hitchcock où, comme le signalait
Elisabeth Weis, les aural motifs – musicalisation du bruit et bruitisation de la musique –,
qui participent de manière intime à son style filmique, sont souvent introduits par des
situations d’écoute et des pratiques musicales rythmant le récit ou le drame (Elisabeth
W, The Silent Scream: Alfred Hitchcock’s Sound Track, Londres, Associated University
Presses, 1982, p. 17-18 et p. 28). Annette Davison repère dans Wild at Heart (David
Lynch, 1990) la même articulation entre posture d’écoute adoptée par les person-
nages (posture d’abord radiophonique qui débouche là aussi sur la danse) et paysage
sonore et musical du film tout entier (Annette D, « “People Call Me a Director,
but I Really Think of Myself as a Sound-Man”: David Lynch’s Wild at Heart », dans
Hollywood Theory, Non-Hollywood Practice: Cinema Soundtracks in the 1980s and 1990s,
194 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Burlington, Ashgate Publishing Company, coll. « Popular and folk music », 2004,
p. 177-179).
55. Gilles D et Félix G, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris,
Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 299.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 195
vous changez de multiplicité 56. D’où l’existence d’un milieu suivant chaque multi-
plicité : non pas un centre ni un principe d’organisation ni un transport moyen, mais
une ligne enveloppante démonique pour des contagions et des alliances 57. Tous ces
gestes musico-visuels produisent ce que vous voudrez : sentiments de famille, émo-
tions de classe, intelligibilité d’État, mais aussi problèmes, percepts, affects de multi-
plicité 58. Même les fonctions musicales reviennent, non plus comme fondement ou
horizon, mais comme seuils ou zones de passage entre deux compositions de lignes
ou de dimensions. Il n’y a pas de fonctions données ni d’éléments donnés, et il n’y a
pas de critères donnés d’avance ou après coup, mais que des critères qui s’exercent au
fur et à mesure, sur le moment, suffisants pour nous guider au milieu : non plus des
éléments et des fonctions, mais des matériaux ; non pas des qualités pures, mais des
qualités dans un devenir – viscosité, lenteur, grain de frottement, etc. – qui entrent
dans des combinaisons diverses suivant tel ou tel geste et qui produisent des affects
d’espace et de matière 59. C’est l’évidence du cinéma rappelée par Mauvais Sang –
cette évidence a pour nom Sergueï Eisenstein – et que le spécialiste de la musique
au cinéma ne semble pas vouloir accepter : il n’y a pas un sentiment d’abord donné
par l’acteur, ou le personnage, ou la situation, qui serait ensuite illustré, représenté,
exprimé, surligné, contesté par l’image ou la musique, parce qu’un sentiment, une
passion ou une émotion au cinéma, l’acteur, le personnage ou la situation ne peuvent
pas les produire autrement que par de l’image, du son et de la musique. De même, il
n’y a pas non plus un sentiment d’abord donné par la musique. Au cinéma, même le
donné (telle expression actorale ou musicale) est produit ou reproduit (par le com-
plexe phono-musico-visuel). En d’autres termes, les spécialistes de la musique ont
pris la mauvaise habitude d’arriver trop tard au cinéma, au moment où il ne reste-
rait plus, non pas à la musique, mais à leur savoir musical, que le rôle de souligner,
de préciser, de contredire ce qui serait donné dans le film, niant l’expérience même
du cinéma, c’est-à-dire la production phono-musico-visuelle de ce soulignement, de
cette précision, de cette contradiction.
En un certain sens, l’indifférence des études de la musique de film à l’égard du com-
plexe phono-musico-visuel ressemble à s’y méprendre à l’indifférence d’une certaine musi-
cologie pour le jeu lui-même : on réduit les différentes durées vivantes de l’interprétation,
les différents matériaux et modes de production de l’interprète, au temps, à la force de
60. Carolyn A, « Music – Drastic or Gnostic ? », Critical Inquiry, vol. 30, n° 3, 2004,
p. 505.
61. Ibid., p. 509 – notre traduction.
62. Ibid., p. 513 – notre traduction.
63. Ibid., p. 517 – notre traduction.
64. Ibid., p. 520 – notre traduction.
65. Ibid., p. 526-529.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 197
l’expérience 66. Ce qui est nié par cette musicologie, c’est donc la musique en tant
qu’événement, ou, dans nos termes, le film en tant que rencontres entre des maté-
riaux – avec l’action ou l’expérience comme catégorie de la connaissance 67. D’où
l’appel de Carolyn Abbate à une musicologie qui replacerait son écoute au milieu de
la performance, non pas entendue comme authenticité et vérité de l’instant présent,
mais comme la durée complexe d’une production d’affects d’espace et de matière 68.
C’est que la musique ne peut pas directement souligner, ou rehausser, ou préci-
ser, ou contredire, la passion d’un personnage ou le développement dramatique d’une
situation – seuls le théoricien du cinéma, le musicologue ou le spectateur le peuvent. La
musique ne peut faire tout cela qu’en acceptant d’entrer dans un dialogue (pourparlers
ou mésentente) avec le mouvement de caméra, la durée du plan, la composition des élé-
ments dans le cadre, etc. Même et surtout quand la musique doit ramener une repré-
sentation de ce lieu invisible, immatériel et inatteignable suivant l’étendue – ce fond
tout au fond –, elle doit en passer par les espaces et les matières de l’image et du son.
Pour que chantent à l’unisson et l’action et le plan qui la saisira, il faut que la
composition spatiale de l’action contienne les mêmes éléments que ceux selon
lesquels va se structurer la découpe de cette action par le rectangle du cadrage ;
pour qu’il y ait consonance de l’acte et des paroles prononcées, les éléments de
la mise en scène doivent comporter les mêmes caractéristiques […] ; pour que
résonnent à l’unisson la musique (ou les chœurs) et le milieu ambiant, la tonalité
du jeu de la lumière et des ombres doit répondre au timbre, à la mélodie et au
rythme de l’atmosphère sonore qui va envahir l’espace de l’écran. Et surtout, il
faut que tout […] soit plongé dans la résonance de la même et unique émotion
déterminante qui est à la base de la polyphonie d’une composition multiplane 69.
des couleurs, etc. ; c’est tout cela qui produit ce que vous voudrez : sentiment, émotion,
idée, concept, percept, etc., même dans le film le plus obvie, à condition qu’il soit réussi ;
même dans le film le plus obtus, à condition de n’être pas mauvais.
Mais si le cinéma peut ainsi s’affirmer comme la rencontre de plusieurs arts, il n’est
pas certain que l’œuvre d’art totale soit le modèle de cette rencontre ; il se peut qu’il
faille remonter par une autre voie jusqu’aux Grecs. Si les matériaux visuels répondent
aux matériaux musicaux, et si cette réponse ne doit pas être confondue ni avec un
rapport d’homologie externe ni avec une osmose interne, c’est qu’il faut entendre
dans cette réponse la promesse mutuelle des matières visuelles et musicales de faire
rythme par et dans leur hétérogénéité, cette hétérogénéité qui « espace la pluralité »
du sensible et des sens 70 :
ce qu’on pourrait décrire selon l’étymologie de re-spondere comme un engage-
ment, une promesse donnée en réponse à une demande, à un appel : les tou-
chers se promettent la communication de leurs interruptions, chacun fait tou-
cher à la différence de l’autre 71.
70. Jean-Luc N, « Pourquoi y a-t-il plusieurs arts, et non pas un seul ? », op. cit., p. 46.
71. Ibid., p. 45.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 199
les membranes qui vibrent des chants de l’autre. Ainsi, répondre à, c’est chanter pour
garantir une promesse dès lors que l’on est prêt à répondre de l’irréductibilité d’une
différence. Répondre, c’est faire lever un chant qui est un tact, instaurant un espace
d’effleurement et non d’invasion. Ce sont tous ces chemins croisant le grec et le latin
qui mènent au complexe phono-musico-visuel : les sons et les images ne se rapportent
pas les uns aux autres par obligation (une obligation qui serait le fait de fonctions)
ni par conformité (il y a différend, négociation, traité ou alliance), mais les uns pro-
mettent de répondre par leur différence (alternance accélérée entre chœur et voix) à
l’appel de l’autre et de l’altérité (clignotement de blanc, de jaune et de rouge), et cette
promesse est inséparable d’un tact : un toucher d’implication réciproque qui fait sen-
tir l’arête du pli. Et tous ces chemins croisant le grec et le latin mènent dans le même
mouvement à certaines des questions éthiques et politiques posées par une écoute
mimétique. Répondre à l’Indien, ce n’est pas faire l’oiseau mais devenir vaqueiro : se
montrer digne non pas d’un ethos de cow-boy des westerns, mais de l’appel mélan-
colique des ruminants garants d’une éthique de l’occupation de l’espace. Répondre
pour Jerry Lewis, c’est capter les mots d’ordre, dissoner de souffrance sous le coup
de leurs exigences inconciliables, avant de collectiviser la souffrance en réfractant ces
ordres jusqu’au désordre. Répondre, c’est toucher ou prendre la main de Cyd Charisse,
lâcher la proie des spéculations pour l’ombre des brumes de Brigadoon – et danser
avec elle un monde et un amour (possibles). Répondre, c’est dérouler son écoute
sur vingt mille kilomètres de son et faire de cette surface une membrane qui vibre à
l’échelle continentale : « un lieu qui devient sujet dans la mesure où le son y résonne ».
Dans Mauvais Sang, le clignotement des couleurs et des lumières arrachées à la
palissade par le montage des plans est un appel auquel la musique répond en cher-
chant à toucher de sa continuité cadencée et de la saturation de sa substance cette
limite du perceptible – et c’est ainsi que la figure humaine devient battement entre
corps en mouvement et pure mobilité. De même, ce sont les plus infinitésimaux affects
d’espace et de matière qui composent pour Eisenstein cette « co-respondance » audio-
visuelle. Voyons le cas des « états lumineux successifs d’une cathédrale » :
1. Les ténèbres de la cathédrale ; 2. La cathédrale enténébrée ; 3. Les gens dans
la cathédrale obscure ; 4. La cathédrale revivant dans les lumières. […] Si l’on ne
perçoit pas les nuances de ces termes […], et surtout, si l’on n’a pas la capacité
de percevoir tangiblement en images sensibles les phénomènes réels qui corres-
pondent à ces nuances verbales, alors, alors… inutile de se mêler de l’analyse et
de l’assimilation des phénomènes et structures de l’audio-visuel 72 !
Le cinéma n’a pas cette autonomie ni cette souveraineté esthétiques par nature
ou par décret ; il nous revient sans cesse de lui donner et redonner sa musicalité, par
sensibilité et imagination éthiques. On peut certes comprendre et analyser un film
en le soumettant à nos savoirs, à nos compétences, à nos habitudes, à ces réflexes
neurophysiologiques qu’on a répertoriés, mais le faut-il ? Notre devoir se résume-t-il
à cette appropriation – qu’on reproche à John Wayne ? Et, s’il le faut, pour des rai-
sons transcendantales, sociales ou neuropsychologiques, comment s’assurer que ce
rapport savant, compétent, habituel, réflexe, au film n’équivaudra pas à le soumettre
au régime d’indifférence, d’instrumentalisation et de torture auquel, comme Jerry
Lewis, nous cherchons dans nos vies affectives, intellectuelles et politiques à échap-
per ? Si un film est capable « de supporter toutes les significations qu’on lui attribue »,
et ce, « sans jamais défaillir et nous décevoir », quelle posture non seulement phono-
musico-visuelle, mais aussi éthique faut-il adopter pour adéquatement répondre de
« cette liberté qu’il nous accorde » ? Si l’étude de la musique peut devenir d’une impor-
tance capitale pour le cinéma, c’est précisément parce que la musicologie rencontre
dans le caractère « ineffable » de n’importe quelle pièce musicale ce problème éthique
sous sa forme la plus vive :
Dans cette situation, une posture adéquate impliquerait de ne pas en tirer
avantage, d’hésiter avant d’imposer une fin ou de restreindre la musique à une
signification déterminée […]. Et peut-être de s’en abstenir. À tout le moins,
une telle posture équivaudrait peut-être à ne pas déterminer la signification
d’une configuration musicale sans signaler son propre manque de sérieux ou
sans proposer beaucoup trop de significations alternatives en même temps. […]
De telles propositions anthropomorphisent les œuvres musicales ; elles en font
des êtres vivants à l’égard desquels nous devons adopter une position éthique.
Elles ne sont évidemment pas des êtres vivants, mais la façon dont nous nous
préoccupons d’elles peut témoigner de décisions prises quant aux manières de
se préoccuper des êtres humains, ou de ne pas s’en préoccuper 73.
73. Carolyn A, « Music – Drastic or Gnostic ? », op. cit., p. 516-517 – notre traduction.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 201
Et c’est pourquoi la musique d’un film doit nous entraîner vers la musicalité du
cinéma – ce lieu d’expérience eisensteinien aujourd’hui redouté par tous les spécialistes
de la musique au cinéma. On sait qu’Eisenstein reconnaissait dans le paysage pictural
chinois ou japonais des valeurs musicales – qui deviendraient celles de son cinéma : répé-
tition d’un nombre réduit de motifs et d’éléments, variation de la co-disposition de ces
éléments, entrelacement de thèmes (qui apparaissent ou disparaissent l’un dans l’autre),
rapports d’intensité (grave /tendre, brusque montée /césures abruptes, etc.), rapports
d’interdépendance des éléments, interpénétration ou passage d’une qualité dans une
autre, organisation tonale des surfaces planes, etc. 74. Une musicalité du paysage pictu-
ral que le cinéma peut s’approprier « sans renoncement au réalisme 75 » – c’était aussi la
grande leçon que le chapitre V tirait de la radiophonie d’Arnheim. Cette musicalité du
cinéma refait aujourd’hui surface chaque fois que les concepteurs sonores ou les théo-
riciens de la bande sonore revendiquent le pouvoir et le devoir de musicaliser tous les
éléments sonores ou de conceptualiser cette musicalisation. Mais cette musicalité ne
refait pas surface sans être hantée par Eisenstein, et donc aussitôt mobilisée par l’entre-
prise d’unification, de structuration et de rationalisation des matériaux visuels, figura-
tifs et narratifs : qu’il s’agisse d’assurer les assises de la logique de la représentation (et
sa théorie prescriptive) ou d’assurer la mise en crise de la représentation (et l’apparence
critique de la théorie), on recourt à la musique en tant que modèle pour un contrôle
continu 76 et systématique de tous les éléments plastiques, de toutes les formes et figures
visuelles, de toutes les structures spatio-temporelles et narratives 77.
Tantôt, on soumet tous les éléments sonores à une logique musicale romantique pre-
nant valeur de cadre universel de l’expérience musicale – et tous les sons et leurs rapports
sont alors décrits et analysés suivant leurs qualités mélodiques ou harmoniques, leurs
valeurs intervallaires ou rythmiques, qualités et valeurs souvent converties en universaux
de perception soutenant les écritures narratives les plus répandues. Cette perspective
est adoptée notamment par Danijela Kulezic-Wilson : pour éviter de penser le cinéma
en faisant un usage « simplement métaphorique » du langage musical, la musicologue
78. Danijela K-W, The Musicality of Narrative Film, New York, Palgrave-
Macmillan, coll. « Palgrave Studies in Audio-Visual Culture », 2015, p. 3, p. 7, p. 12-14,
p. 37, p. 40-41 et p. 54 – notre traduction. Les travaux suivants tracent aussi cette per-
spective : James B, David N et Rob D, « The Musicality of the
Sound Track : Concepts and Terminology », dans Hearing the Movies: Music and Sound
in Film History, New York, Oxford University Press, 2010, p. 34-64 ; Danijela K-
W, « Sound Design is the New Score », Music, Sound, and the Moving Image, vol. 2,
n° 2, 2008, p. 127-131.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 203
Cette « universelle analogie » qui rythme le monde se traduit dans une composi-
tion ou un travail formel cultivant « les correspondances de tout ordre » et tendant « à
l’inachèvement de l’œuvre ou à son prolongement vers des régions qui dépassent le
domaine du dicible ou du représentable 81 ». Une telle poétique musicale permet « de
postuler un fondement structurel commun » aux œuvres et aux pratiques artistiques, et
un fondement de l’expérience esthétique, une « perception également unitaire, fondée
sur un sensorium commune, d’ordre acoustique », unité des sens dans une synesthésie
79. Noël B, Praxis du cinéma, Paris, Gallimard, coll. « Le Chemin », 1969, p. 12-13,
p. 27-29, p. 51 et p. 132. Parmi les travaux traçant cette autre perspective, voir ceux de
Jean-Claude M qui portent sur le cinéma d’Alain Robbe-Grillet et de Michel Fano,
« Une conception musicale du film », dans Quand le film se fait musique. Une nouvelle
ère sonore au cinéma, Paris, L’Harmattan, coll. « Audiovisuel et communication », 2007,
p. 133-161. Pour une présentation complète et systématique de la poétique sonore de
Michel Fano, voir Frédéric D, « Son organisé, partition sonore, ordre musical :
la pensée et la pratique cinématographiques d’Edgard Varèse et de Michel Fano »,
Intersections : Canadian Journal of Music, vol. 33, n° 1, 2012, p. 65-81 ; Dallaire y déve-
loppe deux idées qui vont guider notre redéfinition de la musicalité du cinéma : le rap-
port entre le musical et le visuel est d’abord un rapport spatial ; ce rapport est en même
temps le développement et l’exploration d’une pluralité différenciée de touchers des
matériaux sonores et visuels.
80. Verónica E S, Sens et Musicalité. Les voix secrètes du symbolisme, Paris, Classiques
Garnier, coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2014, p. 13.
81. Ibid., p. 24.
204 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
adossée à une cosmologie musicale 82. C’est en tant que « structuration raisonnée des
matériaux signifiants » dans tous les arts que cette musicalité s’approche au plus près
de son idéal d’unité, de totalité, d’harmonie 83.
Mais, sur son second versant, cette musicalité pourrait encore intéresser notre
écoute mimétique. Car cette musicalité symboliste est aussi conçue « comme un
déploiement temporel et sensible », « manifestation sensible, changeante, car inscrite
dans le devenir », un « pandynamisme (le devenir) qui tend à l’immortalité (l’être) 84 ».
Et c’est en tant que poïesis perpétuelle incarnée dans l’univers sensible que cette musi-
calité s’approche au plus près de son autre idéal : « Forme mouvante ou structure fixe,
elle est le moteur d’une mimésis profonde, qui n’aspire plus à reproduire l’image du
monde mais son principe créateur et organisateur 85 ». La musicalité est alors un désir
producteur, un amour assurant la liaison entre matériaux, parties, mouvements 86. La
musicalité désigne ainsi la fonction de l’art depuis le romantisme, qui « consiste désor-
mais à imiter non pas les sentiments ou le monde figuré, mais leur principe organi-
sateur commun, poïétique 87 ». Et si cette musicalité permet d’accentuer le caractère
non narratif, non descriptif ou non figuratif des arts poétiques ou visuels, la néga-
tion ne doit plus être comprise comme une dénonciation ou une déconstruction,
mais bien comme le rappel que ni la figure ni le récit ne sont donnés ou reconnus
par l’intermédiaire des matériaux, des parties, des mouvements : ils sont au contraire
produits et pensés par ces substances composées. Cette musicalité comme désir pro-
ducteur, c’est l’expérience même du « fondement sensible des processus métapho-
riques et symboliques » de l’œuvre 88, des agencements figuratifs et infra-figuratifs ;
et c’est une sémiotique sensible à l’expression qui ne commande pas le contenu sans
être générée par l’interaction des substances, par ce désir producteur d’agencements.
Ce qui – amour et « générativité du plan de l’expression » – nous ramène à Mauvais
Sang, c’est-à-dire à une musicalité du cinéma qu’il ne faudra plus entendre comme le
contrôle continu des fonctions narratives, ni comme l’idéal de rapports non figuratifs
et non narratifs entre des formes géométriques mobiles sur la surface abstraite d’un
écran, mais comme une puissance de production, de configuration, d’implication
temporelles d’affects d’espace ou de matière (qui peut parmi beaucoup d’autres choses
produire des figures reconnaissables et des énoncés narratifs, mais aussi, comme nous
l’avons souvent répété au chapitre V, reconfigurer le monde et ce qui le compose) 89.
Par conséquent, il se pourrait qu’on ne puisse penser ce rapport entre musique
et cinéma qu’en analysant le rapport entre musique et architecture. D’autant que la
musique elle-même est devenue production d’espaces, obligeant le musicologue et le
théoricien du cinéma à recourir à un nouveau modèle musical pour penser la musicalité
du cinéma. Partant de la distinction entre deux types d’espaces musicaux – « l’espace
physique, dans lequel se matérialisent le son et la musique ; l’espace de représentation,
un espace mental dans lequel sont pensés la musique et le son au moment de leur
composition et de leur réception » –, on doit suivre Makis Solomos quand il rappelle
que les musiques traditionnelles et les musiques anciennes font de l’espace physique
une « donnée fondamentale » ; quand il montre que la reconquête de l’espace physique
– perdu dans l’autonomisation de la musique – relève « de la rationalisation du maté-
riau et de l’évolution vers la totalité articulée : l’espace devenant lui aussi justiciable
d’une écriture, d’une construction » ; quand il retrace l’histoire de cette composition
musicale de l’espace, partant de Berlioz et de son traité d’orchestration pour débou-
cher sur le Poème électronique d’Edgar Varèse, les travaux de Xenakis, de Stockhausen
et d’autres 90. Et, partant de la différence qu’inscrit l’enregistrement dans la pratique
et l’écoute de la musique, on doit suivre Peter Doyle quand il rappelle à quel point
les techniques de prise de son et les traitements électriques de la matière instrumen-
tale et vocale ont donné non seulement au rock’n’roll, mais aussi au hillbilly, au sou-
thern country blues, au western swing ou au hapa haole qui l’ont précédé, des lieux et
des espaces virtuels : espaces à la fois concrets, mythiques et imaginaires empruntés
aux westerns hollywoodiens, aux représentations graphiques, littéraires et radiopho-
niques de l’Ouest américain, aux représentations médiatiques des plages de la côte
californienne ; espaces hallucinatoires des comic books et de la science-fiction ; espaces
sensibles sans référence autre que celle des techniques de mixage 91. Bref, si l’expression
« musicalité du cinéma » peut encore faire de la musique un modèle critique pour pen-
ser le cinéma, c’est tout simplement parce que la musique – la musique dite savante
ou la musique dite populaire – a été, dans l’histoire récente des arts, le matériau le
mieux préparé à l’actualisation de cette puissance de production, de configuration,
d’implication temporelles d’affects d’espace ou de matière.
Puisque nous sommes déjà perdus dans les rayons des utopies déclassées de l’esthé-
tisme, la main retrouvera sans peine quelques textes de Paul Valéry qui pourront être
utiles à la réflexion sur cette musicalité du cinéma, à commencer par le dialogue inti-
tulé Eupalinos ou l’Architecte au moyen duquel nous traçons dès maintenant quelques
pistes pour l’exploration à venir. Ce texte met en scène Socrate et Phèdre distrayant au
royaume des morts leur regret mélancolique du corps. Répondant à l’éternelle curiosité
interrogative de Socrate, Phèdre cherche à décrire le génie de l’architecte Eupalinos,
et conclut la première esquisse de son portrait par un rapprochement dont la suite du
dialogue tirera des conséquences esthétiques quant au rapport entre les arts : « Je lui
trouvais la puissance d’Orphée 92 ». Valéry prend ici la suite de Goethe qui, dans ses
et p. 422 et suivantes. Sur la montée de l’espace sonore dans les pratiques musicales du
e siècle, et surtout sur l’« écoute œuvrante » qui en est inséparable, voir Renaud M,
Appréhender l’espace sonore. L’écoute entre perception et imagination, Paris, L’Harmattan,
coll. « Musique-Philosophie », 2012. Voir aussi Jean-Marc C et Makis S
(dir.), L’Espace : Musique / Philosophie, Paris, L’Harmattan, coll. « Musique et Musicologie :
les Dialogues », 1998.
91. Peter D, Echo & Reverb: Fabricating Space in Popular Music Recording, 1900-1960,
Middletown, Wesleyan University Press, coll. « Music / Culture », 2005.
92. Paul V, Eupalinos ou l’Architecte, dans Œuvres, tome II, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 83.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 207
93. F. W. J. S, « Le cantique des colonnes », dans Textes esthétiques, traduit par Alain
Pernet, Paris, Klincksieck, coll. « L’esprit et les formes », 1978, p. 126.
94. Johann Wolfgang G, Maximes et Réflexions, dans Écrits sur l’art, traduit par Jean-
Marie Schaeffer, Paris, Flammarion, coll. « GF-Flammarion », 1996, p. 325-326.
208 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
105. Gilles D et Félix G, Mille Plateaux, op. cit., p. 429.
106. Ibid., p. 510-512.
107. Ibid., p. 429.
108. Paul V, Eupalinos ou l’Architecte, op. cit., p. 101-102.
109. Idem.
110. Ibid., p. 103.
111. Ibid., p. 102.
Où est la musique
Où musique du
dufilm
film? 211
affects d’espace nous environnent, ils nous enferment, ils nous contraignent, en ce
qu’ils sont organisés par des lois ou des principes poétiques 112. Et ces affects d’espace
sont des gestes d’idéation, de réalisation et de construction d’un espace architecturé ;
la musique fait sentir ces affections d’espace que sont les gestes d’un architecte, les
gestes de génération d’un espace architecturé.
Selon Valéry, il y a donc deux arts, l’architecture et la musique, qui sont seuls
capables d’envelopper ou d’enfermer l’homme ; qui sont seuls capables d’envelop-
per ou d’enfermer l’homme dans des lois ou des principes ; qui sont seuls capables
d’envelopper ou d’enfermer l’homme dans des matières, la pierre ou l’air, organisées
par des lois ou des principes ; qui sont seuls capables d’envelopper ou d’enfermer
l’homme dans des matières organisées par des lois ou des principes spatio-temporels 113.
Évidemment, le cinéma peut revendiquer de produire, de présenter et de compo-
ser des affects d’espace ; dans certains films, et c’est le cas de la séquence de Mauvais
Sang qui nous a intéressés, un espace commence, il se retire, il revient, il surgit, il
s’évanouit, il en percute un autre, il s’y amalgame, il se défait en morceaux, en lignes,
il gagne un volume, il perd en densité, etc. Certaines séquences de film, et spéciale-
ment ces « moments musicaux » auxquels nous nous intéressons, peuvent donc nous
donner l’expérience d’une architecture en acte, l’expérience des gestes d’idéation, de
réalisation et de construction d’un espace architecturé, et par cela musicaliser leurs
matériaux visuels et sonores, leurs formes et leurs figures, comme autant d’affects
d’espace – composant, dans Mauvais Sang, l’amour moderne.
Ce qui rapproche enfin l’architecture et la musique, c’est que ces deux arts sont
non pas des moyens de représentation, mais des causes de fabulation ou de narration.
Parce que l’architecture et la musique sont les exemples d’une structure et d’une durée
qui ne sont pas celles des êtres, « mais celles des formes et des lois ». Par conséquent,
elles nous rappellent directement, « l’une, la formation de l’univers, l’autre, son ordre
et sa stabilité ». Et, par conséquent, elles « invoquent les constructions de l’esprit, et
sa liberté, qui cherche cet ordre et le reconstitue de mille façons ». Alors l’architecture
et la musique peuvent, « au moyen de nombres et de rapports de nombres, enfanter
en nous non point une fable, mais cette puissance cachée qui fait toutes les fables » :
ces deux arts « élèvent l’âme au ton créateur » ; et l’âme « répond à cette harmonie
matérielle et pure qu’ils lui communiquent par une abondance inépuisable d’expli-
cations et de mythes » ; « et elle crée, pour cette émotion invincible que les formes
calculées et les justes intervalles lui imposent, une infinité de causes imaginaires 114 ».
Et c’est précisément pourquoi la musicalité du cinéma entendue comme production,
configuration et implication temporelles d’affects d’espace et de matière réclame
son écoute mimétique : si le rapport le plus profond de la musique avec le cinéma
est affaire de génération d’espaces intensifs, alors il faut reconstituer la nécessité de
cet agencement spatio-temporel en « le composant une seconde fois à partir de lui-
même 115 », en recomposant sa puissance de fabulation ou de narration – et de pro-
blématisation ou de conceptualisation.
Une dernière chose mérite d’être retenue – qui pourra contribuer à la réflexion
sur la musicalité du cinéma : le rôle du corps dans le rapport de l’architecture à la
musique. Pour l’architecte Eupalinos, le rapprochement entre architecture et musique
ne fait pas l’objet d’un savoir théorique : cette « divine analogie », il la ressent obscuré-
ment, et il lui est impossible de la penser dans toute sa profondeur ; il conçoit l’ana-
logie comme rêve ou inspiration, non comme science ; elle l’aiguillonne, mais il ne
peut l’analyser. En d’autres termes, cette analogie n’est pas méthode, mais puissance
de construction (comme l’architecture et la musique ne sont pas techniques mais
causes de fabulation ou de narration). Et, comme les muses, cette puissance s’em-
pare ou prend possession de l’artiste pour en faire de manière intermittente un génie.
L’artiste fait sien ce qui rapproche musique et architecture, leur « origine universelle
et intime 116 » – à savoir : l’imposition de formes intelligibles à la matière –, quand
son corps participe de l’idéation et de la composition de l’œuvre : « quand je compose
une demeure […], je te dirai cette chose étrange qu’il me semble que mon corps est
de la partie 117… ». Mais quel est ce corps ? Ce n’est pas le corps sensuel ; ce n’est pas
le corps en action ; ni le corps brut de matière ; ni le corps abandonné par l’esprit 118.
C’est le corps qui participe de ce qu’il voit ; c’est le corps qui touche et est touché par
toutes choses ; c’est le corps comme système harmonieux et mesure du monde ; c’est
le corps en tant qu’il est incarnation d’une idée 119. À la jonction de la musique et
de l’architecture, on trouve donc un corps dont les proportions et les mouvements
sont définis de façon précise. C’est un corps mobile qui n’a plus d’autre liberté que
celle de tracer une proposition ou une formule ou un ordre géométriques 120, c’est le
corps du danseur, et plus précisément de la danse classique. Il revient entre autres au
film Mauvais Sang (mais aussi à Gene Kelly et à Jerry Lewis) de nous avoir montré
que ce corps dansant n’a pas à évoluer sous cette seule logique classique, que le corps
dansant du cinéma peut prétendre à d’autres affects d’espace et de matière, et déve-
lopper ainsi une autre musicalité 121.
LA MUSIQUE DE LA RELATION
UNE RÉPÉTITION MIMÉTIQUE DE LA MORT DE MOLIÈRE,
DE ROBERT WILSON
La Mort de Molière est tissée de répétitions. Des éléments en série se croisent pour
former une trame vidéographique : des bruits, des cris, des onomatopées, des mots,
des phrases, des gestes, des costumes, des personnages, des objets, des scènes, des
images, des mouvements de caméra, des séquences, se répètent, se répondent, se
reprennent pour former une « musique », une chaîne rythmique, une multiplicité,
une suite de relations rameuses et ramifiantes. Il ne s’agit donc pas uniquement de
répétitions homogènes, statiques et statistiques, d’indifférentes répétitions réduites
à une distribution illimitée d’éléments semblables extérieurs les uns aux autres. Les
éléments indifférents de la répétition matérielle sont au contraire impliqués par une
relation. Cette relation crée à la fois quelque chose de nouveau et des degrés variables
de cette nouveauté : chaque série d’éléments se laisse entraîner dans des arrange-
ments, des combinaisons, des permutations, des renversements, des transpositions,
des variations. Le trépas de Molière est un passage de la répétition à la relation, de
la multiplicité numérique à la multiplicité qualitative, de la mesure au rythme, du
collage au montage, de l’espace au temps. En tous ces sens, La Mort de Molière rejoue
l’idéal d’une musicalité du cinéma, mais c’est pour mieux le faire filer, le déplacer,
le soustraire à un désir de systématicité solitaire, et le livrer aux turbulences d’une
action, d’une intervention, d’une capture du monde.
®®®
Des pas et des éclats de verre répétés ; des énoncés repris et retournés : « Ce n’est pas
un poème sur Molière », « Molière n’est pas un sujet de poésie », « C’est un poème
sur Molière » ; des variations à partir d’un nombre réduit de cellules musicales ; des
personnages dans un ordre strict passés et repassés en revue ; deux religieuses debout,
l’une qui s’assoit, puis l’autre, l’une qui croise les bras, puis l’autre aussi ; « Euh !
216 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
Euh ! Euh ! Brute ! Euh ! Brute ! 1 ». La Mort de Molière apparaît d’abord comme un
système de renvois d’un signe à l’autre, de reprises d’un signe par l’autre, à l’infini,
comme un ensemble de rapports formels redondants où le spectateur ne cesse de
retrouver ce qui avait momentanément disparu ; comme si, dans une gigantesque
et puissante circularité, tout signe était condamné au retour, tel un mort revenant
hanter le nouveau souffle, le dernier circuit de la perception et de l’interprétation,
le spectateur ne finissant jamais de payer sa dette à la gloire d’un système signifiant.
Toujours un signe derrière un signe : circularité et recyclage. Tout est rejoué, tout
est répétition dans ce monde endeuillé. On pourrait même croire que c’est elle, la
répétition, qui tue. Pourtant :
Ils le conjurèrent, les larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-là, et de prendre
du repos pour se remettre. « Comment voulez-vous que je fasse, leur dit-il, il y a
cinquante pauvres ouvriers qui n’ont que leur journée pour vivre, que feront-ils,
si l’on ne joue pas ? Je me reprocherais d’avoir négligé de leur donner du pain un
seul jour, le pouvant faire absolument ».
1. Toutes les citations proviennent des textes de la vidéo, écrits ou choisis par Heiner Müller.
Le reste est inspiré par les textes suivants : Émile B, La Théorie des incorporels dans
l’ancien stoïcisme, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de
la philosophie », 1997 ; Gilles D, Logique du sens, Paris, Minuit, coll. « Critique »,
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La musique de la relation 217
relation. Mais rien n’est dit encore de la condition de cette relation : ce qui est attribué
aux corps est en réalité un sentiment de nécessité dans l’esprit, une croyance, une foi ;
la répétition a besoin d’une association dans l’esprit, d’un montage dans l’imagination
qui soit capable de faire événement d’une rencontre entre des corps, nous donnant ainsi
des raisons de croire au monde. Cette croyance est paradoxale ; elle n’est pas égale à la
reconnaissance de formes achevées par un sujet constitué. Si Molière exige de répéter, de
rejouer, c’est justement parce qu’il n’y a rien de définitif dans cette croyance, elle qui se
trouve toujours au seuil de la mort, sur le point de perdre le monde dans le cliché ou le
stéréotype, dans la répétition nue. Pour Molière, la répétition reste toujours la dernière
chance d’une relation, d’un événement qui est à la fois affection d’un spectateur et créa-
tion d’un monde, un instant, à la limite du vivable, où la chaîne associative cesse de ras-
sembler des contenus conventionnels pour un individu déterminé, et devient principe
impersonnel de création du spectateur, de la scène et du spectacle. L’esprit affronte La
Mort de Molière : la pensée y naît comme le monde de la relation créée entre les corps
répétés, dans cette dimension supplémentaire à la limite des corps, dans cette implication
réciproque qui est tout sauf une homogénéisation. Si bien qu’on ne peut pas s’en tenir
à la perception : d’une collection dans l’espace, il faut passer à une association dans le
temps ; de la mesure il faut tirer du rythme, des différences de potentiel qui sont autant
de germes de vie pour la pensée et pour un monde.
La relation est donc une fuite, fuite en tant que dérive, échappée, conquête. Sortir
ainsi de la mesure, c’est se dégager d’un certain type d’individuation de structure ou de
concept, c’est s’échapper du tombeau et s’engager dans des associations, sur des lignes
associatives qui ne rebroussent plus vers une totalité d’origine ou ne poussent plus vers
une totalité de destination, fussent-elles, justement, toujours différées ou manquées.
De la répétition naît une puissance de relation non réductible au nombre possible des
combinaisons à l’intérieur d’un système. Au contraire, la ligne de relation capte des
domaines différents et y effectue des changements incorporels qui sont autant d’évé-
nements singuliers. Cette capture de l’hétérogène est une sortie de la musique par la
musique, du cinéma par le cinéma : La Mort de Molière met en jeu des variables d’ex-
pression qui sont autant de raisons internes de ne pas se fermer sur soi ; elle développe
une puissance de relation qui a besoin d’ouvrir sur le dehors pour tenter un acte, pour
capturer le monde. Non plus représenter, mais repousser, anticiper, ralentir, précipiter,
détacher ou réunir les corps les plus hétérogènes du monde, une manière de s’insérer
dans le monde qui ne serait ni représentative, ni informative, ni communicationnelle,
mais effective. Des changements incorporels : des opérations, des effets. C’est pourquoi,
si le mélange des corps dans La Mort de Molière donne l’impression d’une autosuffisance,
d’une fermeture dans la redondance, il n’en contient pas moins, précisément par cette
constance et cette rigueur de la répétition, une capacité d’ébranler l’esprit, de le forcer,
de le mobiliser, d’y injecter le sentiment de la relation, une affection, une musicalité qui
218 Profondeurs de l’écoute et espaces du son
n’a plus simplement à voir avec le fait musical au sens strict, mais avec une tendance de
l’esprit à associer, association d’une puissance en vue d’une joie. En ce sens, invoquer
une musicalité du cinéma n’équivaut pas à définir en quoi le montage visuel imite la
musique. Le matériau visuel n’est plus une possibilité de représentation de la musique,
mais une possibilité de mise en relation et de capture d’une variable. Il n’y a pas imi-
tation ou emprunt à la musique par le cinéma de procédures qui deviendraient com-
munes, mais des moyens différents de mettre en relation pour capter la même chose :
le temps, le temps perdu, le temps retrouvé.
On l’aura compris, la musicalité ici est « volonté » de relation. Elle n’est pas une méca-
nique céleste ni une mathématique du temps. Elle a quitté définitivement le monde
des correspondances pythagoriciennes et spirituelles. Elle n’est pas non plus ce système
combinatoire, ce régime de signes où le son en soi et pour soi se déploie dans un jeu
de renvois intermusicaux et intramusicaux. Non pas que tout cela soit trop abstrait, au
contraire ; abstraite, la structure ne l’est jamais assez. Car ce qu’exprime la musicalité de
Molière – et au demeurant ce qu’exprime la musique à la énième puissance –, ce n’est pas
l’idéalité d’une structure, c’est une abstraction plus grande encore, mais non moins réelle,
c’est un principe d’association, c’est une volonté impersonnelle de relation. Opérant par
matières et fonctions, cette machine relationnelle abstraite ne fait pas de différence entre
l’expression et le contenu. La croyance en ce monde-ci est à ce prix : La Mort de Molière
traverse autant les os que la langue, la chair que des concepts ; passer, telle est son affaire,
passer du physique au politique, à l’historique, à la rhétorique… La croyance est au bout
de ces séries divergentes et de ces ensembles incompossibles.
Non, la musique n’est pas un « jardin de verre géométrique ». La musique arrive
alors qu’on se dégage de la mesure et de la partition pour atteindre le rythme ; à tout
coup « le résultat dépend d’autres circonstances que le cours des étoiles ». Et le rythme
ne s’effectue pas au même niveau que le rythmé ; la relation est extérieure aux termes
répétés. Le rythme, c’est un « mouvement au travail » : « Father, I am dying. Father,
I am dying. Father, I am dying… » ; c’est un météore qui crée une transversale sur la carte
du ciel. La musique n’est pas collective mais distributive, il n’y a pas de combinaison
capable de comprendre tous les éléments ; il n’y a que des conjonctions conquises :
des alternances et des entrelacements, des attractions et des distractions. La musique
est puissance de relation, « une volonté de répandre la semence là où tend la violence
du désir ». Ce n’est jamais associer toutes les choses à la fois, ni toutes les choses d’une
seule fois, mais une à une toutes les fois : « le sang jaillit dans la direction de qui a
frappé et l’ennemi, s’il s’offre, est couvert de sang ». La musique de Molière est cap-
ture de l’hétérogène : Lautréamont, Corneille, Shakespeare, Kafka, Lucrèce, l’argent,
l’Amérindien, le théâtre, la médecine, les animaux, les insectes, les démons… Et ce
n’est jamais qu’un simple mélange des corps.
La musique de la relation 219
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Plus Molière se retire dans la mort, plus son tombeau fuit vers le monde : d’un rap-
prochement répété entre les visages, de l’accord symétrique d’un geste avec un autre,
de la scansion d’une exclamation à la répétition d’un cri, du redoublement des car-
reaux par les fenêtres, de la femme par l’amante et d’une religieuse par toutes les
autres, de « Molière se meurt » à « Molière se meurt », une puissance de relation, une
musicalité, se constitue pour aussitôt s’ouvrir sur un dehors qui n’est pas un espace
de délire, mais un temps de la pensée où l’éclat des « panneaux de signalisation »
s’associe à « l’éclatement des boîtes de bière », où la « traversée des banlieues » par un
« troupeau de comédiens » s’associe à « la lente agonie des mouches »… La Mort de
Molière s’arrache à la circularité du signe ad nauseam ; ici, ce n’est pas en vain que
l’on meurt. Entre deux cris – Molière est mort ! Vive Molière ! –, voilà qu’une mort
crée du nouveau, en provoquant la répétition, en précipitant la chronique d’une vie,
en l’arrachant à l’égrènement nécrologique des états civils. La répétition est l’occa-
sion du possible ; la relation n’est jamais simplement l’épuisement des combinaisons.
Il faut jouer encore et toujours ! Non pas jusqu’à la fin, mais en extrayant de la fin
une fuite, de la création, des mots de passe, des passages par où l’on pourrait croire
au monde. Jamais l’immortalité, toujours la métamorphose. Échapper au ressasse-
ment éternel, mourir dans un dernier acte dont les conséquences nous échappent,
dont l’affirmation reste libre de notre arrêt de mort. Mourir ad libitum.
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AUTORISATIONS
Les Presses universitaires de Strasbourg remercient les responsables des publications
suivantes de leur aimable autorisation sans laquelle les versions traduites ou remaniées
des textes de Serge Cardinal n’auraient pu être rassemblées dans ce volume.
paraître en 2018.
Chapitre III : « Les convulsions paroxystiques de l’acteur. La synchronisation de
CRÉDITS
Illustration de couverture : Cinderfella (Frank Tashlin, 1960) © Jerry Lewis Films, Inc.
INTRODUCTION
UNE ERREUR, UN OUBLI, UN CONCEPT ............................................................................... 7
CHAPITRE I
LE COW-BOY ORNITHOLOGUE
SUR L’ÉCOUTE DANS RED RIVER, D’HOWARD HAWKS............................................. 17
CHAPITRE II
UNE ÉCOUTE QUI GESTE UN MONDE
QUATRE PROMENADES AVEC DES VACHERS DU SERTÃO ..................................... 45
CHAPITRE III
LES « CONVULSIONS PAROXYSTIQUES » DE L’ACTEUR
LA SYNCHRONISATION DE L’IMAGE ET DU SON SUR LE CORPS
DE JERRY LEWIS ....................................................................................................................................... 73
CHAPITRE IV
BRIGADOON, OU L’ENVERS MUSICAL DU MONDE ����������������������������������������������� 107
LA MATÉRIALITÉ DE LA MUSIQUE............................................................................................................ 109
CHAPITRE V
LA RADIO, MODULATEUR DE L’AUDIBLE
UNE RENAISSANCE SONORE DU PAYSAGE ..................................................................... 133
LA RÉALITE DE LA MODULATION :
PERSONNAGE RYTHMIQUE ET PAYSAGE MÉLODIQUE ..................................................................... 161
CHAPITRE VI
OÙ EST LA MUSIQUE DU FILM ?
POUR UNE ÉCOUTE MIMÉTIQUE AU CINÉMA .............................................................. 169
CONCLUSION
LA MUSIQUE DE LA RELATION
UNE RÉPÉTITION MIMÉTIQUE DE LA MORT DE MOLIÈRE,
DE ROBERT WILSON .......................................................................................................................... 215