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RÉINVENTER

L’ETHNOGRAPHIE  
PRATIQUES IMAGINATIVES
ET MÉTHODOLOGIES CRÉATIVES
DENIELLE ELLIOTT
DARA CULHANE

RÉINVENTER
L’ETHNOGRAPHIE  
PRATIQUES IMAGINATIVES
ET MÉTHODOLOGIES CRÉATIVES
Nous remercions le Conseil des arts du Canada de son soutien.
We acknowledge the support of the Canada Council for the Arts.

Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année de la Société de


développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière
pour l’ensemble de leur programme de publication.

Cet ouvrage est la traduction de A Different Kind of Ethnography: Imaginative


Practices and Creative Methodologies, de Denielle Elliott et Dara Culhane,
publié en 2016 par University of Toronto Press
© 2016 University of Toronto Press
© 2021 Presses de l’Université Laval, pour la traduction française

Traduction : Geneviève Deschamps


Mise en pages : Emmanuel Gagnon
Maquette de couverture : Laurie Patry

© Les Presses de l’Université Laval 2021


Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2021

ISBN 978-2-7637-5373-7
PDF 9782763753744

Les Presses de l’Université Laval


www.pulaval.com

Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque


moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de
l’Université Laval.
Table des matières

Liste des images.................................................................................... VII


Remerciements..................................................................................... IX
Préface.................................................................................................. XI

CHAPITRE 1
Imagination : une introduction............................................................. 1

CHAPITRE 2
Écriture................................................................................................ 31

CHAPITRE 3
Sens...................................................................................................... 61

CHAPITRE 4
Enregistrement et montage................................................................... 91

CHAPITRE 5
Marche................................................................................................. 117

CHAPITRE 6
Performance......................................................................................... 145

Annexe – Ressources à l’intention des professeurs................................... 169

V
Liste des images

1.1 Piano, Strathcona Community Gardens, Vancouver, Canada..... XII


ital. 1.2 Etienne, La Conversación.............................................................6
1.3 Représentation d’un orignal, Niagara-on-the-Lake, Canada........13
1.4 « Guardians », Alert Bay, Canada.................................................16
2.1 Murale et graffiti, Paris, France...................................................30
2.2 Écriture et recherche, Corinna Gurney, Vancouver, Canada........46
3.1 « The Creator », Anna Waschke, Wandering Star Studio (Alaska)....60
3.2 « Never Be Intimidated », Vancouver, Canada.............................82
4.1 En pleine écoute au Royal BC Museum......................................90
4.2 Enregistrement dans une ruelle de Vancouver...........................108
5.1 Échiquier dans un parc.............................................................116
5.2 « Nous sommes ceux que nous attendions »...............................134
6.1 Performance ethnographique Horses and Angels......................144
ital.
6.2 Randia......................................................................................158

VII
Remerciements

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des


sciences humaines, dans le cadre du Prix d’auteurs pour l’édition savante,
à l’aide de fonds provenant du Conseil de recherches en sciences humaines
du Canada.

IX
Préface

C et ouvrage est le résultat de l’imagination collaborative des cinq


auteures, qui sont toutes commissaires au Centre for Imaginative
Ethnography. Il s’agit d’un collectif de recherche qui s’intéresse essen-
tiellement aux méthodologies ethnographiques expérimentales et émergentes
fusionnant les arts créatifs, les médias numériques et l’ethnographie sensorielle
et qui encourage le recours à une nouvelle écriture ethnographique dans
l’enseignement, la théorie et la pratique. Inspirées par les formes créatives,
artistiques et littéraires, nous avons été réunies par un intérêt commun pour
la création d’espaces permettant de bouleverser, de remettre en cause et de
contester l’anthropologie classique et de créer de nouvelles installations,
performances, histoires, ethnographies et théories qui cadrent avec notre
volonté de produire des travaux socialement pertinents, opportuns et rigou-
reux au sujet du monde dans lequel nous vivons et travaillons.
Nous voyons d’un bon œil les tensions productives qui émergent de la
fusion de l’art, de la performance, de l’ethnographie et de la théorie, ainsi
que des rencontres entre militants, artistes, spécialistes et sujets de recherche.
Nous considérons ces points de croisement comme des sites de possibilité et
de transformation. Nous encourageons nos membres à engager des conver-
sations leur permettant d’explorer les aspects visuel, textuel, urbain, spatial,
poétique, politique, performatif, improvisé, incarné, réflexif, cinétique, ethno-
graphique, émergent, créatif et imaginatif dans leurs travaux et leurs pratiques
pédagogiques.
Vous trouverez sur le site du Centre for Imaginative Ethnography des
ressources sur l’ethnographie acoustique et les politiques du son, les romans
graphiques et l’animation en anthropologie, les images animées et les films,
l’ethnographie littéraire et le documentaire créatif ainsi que sur les expériences
de théâtre et de performance. Vous trouverez également des informations sur
les membres du collectif. Nous vous invitons à consulter le site au www.
imaginativeethnography.ca ainsi qu’à explorer, partager et contribuer.
Denielle Elliott
Dara Culhane

XI
IMAGE 1.1 : Piano, Strathcona Community Gardens, Vancouver, Canada
Photo : Dara Culhane, 2014
Chapitre 1

Imagination : une introduction


Dara Culhane

La réalité doit beaucoup à l’imagination.


— John Lennon

S ana rêvasse encore en classe. Elle essaye de se concentrer sur ce que


raconte son professeur, mais une force la transporte ailleurs dans le
temps et l’espace. Elle l’entend, de loin, parler du projet de session…
« Votre essai doit faire 14 pages. Il doit être tapé à double interligne
dans un logiciel de traitement de texte avec la police Times New
Roman 12. Veillez à laisser des marges de 2,54 cm en haut et en bas de la
page ainsi que des deux côtés. Est-ce clair ? Je vous invite à surligner les
instructions concernant le format sur la feuille de consignes, car… »
Sana se demande si les cours universitaires sont conçus pour miner
sa créativité et son imagination ou pour les encourager. Est-il vraiment
important qu’elle apprenne à faire des marges de 2,54 cm ? Et pourquoi
la police Times New Roman ? N’aurait-on pas pu choisir une police plus
intéressante ? C’est celle qu’elle aime le moins.
Sana n’a pas envie de se conformer, d’écrire entre les marges, elle n’a
pas envie que son travail ressemble à tous les autres. Elle veut explorer les
crevasses profondes et obscures de son imagination pour y trouver la lueur
d’espoir et de créativité qui continue d’y briller.
Sana aurait envie de dessiner son travail de fin de session. Elle imagine
dessiner le travail qu’elle doit remettre dans le cadre de son cours d’an-
thropologie économique : elle dépeindrait Microsoft comme un gros
monstre poilu qui se nourrit des autres avant de régurgiter une flaque de
vomi, puis la Fondation Gates surgissant dans le chaos… Elle le dessinerait
au fusain, songe-t-elle. Ou peut-être pourrait-elle danser son projet de fin

1
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

de session ? Bonne idée : elle représenterait avec un mashup musical la


position dominante d’Apple sur le marché ainsi que la violence et les
pratiques minières dangereuses dont le géant dépend au Congo : la pièce
« IMF », de Seun Kuti, « When the Tigers Broke Free », de Pink Floyd, et
un peu de Green Day. Elle démontrerait avec le mouvement comment
l’exploitation minière brise des vies, viole des corps et détruit l’environ-
nement. Ou peut-être pourrait-elle écrire un poème, un rap en forme de
diatribe colérique, un poème contre les manœuvres économiques des
grands groupes pétroliers.
Sana imagine une université différente, une anthropologie différente,
de celles qui permettraient à son imagination et à sa créativité d’émerger,
de se développer et d’être cultivée — en phase avec les enseignements
critiques et savants qui la passionnent. Elle aimerait voir émerger une
anthropologie capable de tenir compte des sons, des goûts, des odeurs et
des sensations, de décrire ses espoirs et ses craintes, ses rêves et ses cauche-
mars.
Elle imagine…

Qu’est-ce que l’ethnographie ?


Nous considérons l’ethnographie imaginative et créative comme un point de départ,
une invitation à vivre différemment, à animer des espaces, des classes et des scènes, à
écouter attentivement les vies des autres, à utiliser l’humour et l’imagination pour
écrire, dépeindre et représenter le monde vivant.
— Centre for Imaginative Ethnography,
« Welcome to CIE », 2016
Qu’est-ce que l’ethnographie ? Que vous soyez vous-même ethno-
graphe, comme les auteures de cet ouvrage, ou qu’il s’agisse pour vous d’un
nouveau domaine, vous avez sans doute été exposé à une multitude de
réponses potentielles à cette question. Dans Réinventer l’ethnographie :
pratiques imaginatives et méthodologies créatives, vous en apprendrez plus
sur les travaux qui sont menés en vue de favoriser une approche de la
méthodologie ethnographique du genre auquel Sana aspire.
Les cinq auteures dont vous lirez ici le travail sont toutes commis-
saires au Centre for Imaginative Ethnography (CIE) (www.imaginativeeth-
nography.ca), un collectif de recherche transnational qui rassemble des
intellectuels, des artistes, des artistes/intellectuels, des militants et des
praticiens du monde entier. Le Centre offre un espace pour explorer les

2
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

méthodologies ethnographiques émergentes comme celles que nous abor-


derons dans cet ouvrage. Nous nous pencherons notamment sur l’écriture
ethnographique expérimentale (Elliott, chapitre 2), les ethnographies
sensorielles (Culhane, chapitre 3), les études sonores et les médias numé-
riques (Boudreault-Fournier, chapitre 4), la marche et la fabrication
d’images (Moretti, chapitre 5) et la narration et la performance (Kazu-
bowski-Houston, chapitre 6). Les cinq auteures enseignent dans des
universités canadiennes et mènent des recherches sur plusieurs sites géopo-
litiques au Canada, à Cuba, en Irlande, en Italie, au Kenya et en Pologne.
Les pratiques imaginatives et les méthodologies créatives sont essentielles
à nos recherches ethnographiques, notre enseignement et notre travail au
CIE.
Nous considérons l’imagination et la créativité comme des pratiques
auxquelles nous nous adonnons quotidiennement et qui façonnent et sont
façonnées par les relations sociales, la politique et les formations culturelles
qui influencent l’expérience vécue. Dans chacun des chapitres de ce livre,
vous trouverez des exercices participatifs qui vous invitent à expérimenter
différents genres littéraires, à prêter attention à l’expérience multisenso-
rielle incarnée, à créer des images au moyen d’un crayon et de papier ou
d’une caméra, à faire de la musique et à vous prêter au jeu de la narration
et de la performance au moment de conceptualiser, de concevoir, de mener
et de communiquer des recherches ethnographiques. Ces exercices
permettent d’engager une réflexion critique sur l’ethnographie à travers la
pratique et sur l’impact potentiel d’une éventuelle conscience éthique et
politique sur nos propres relations avec l’ethnographie et sur celles que
d’autres entretiennent avec la discipline.
La plupart des ethnographes contemporains sont d’accord pour dire
que la recherche ethnographique continue de se focaliser sur ce que l’an-
thropologue Tim Ingold décrit comme « les relations enchevêtrées »
(entangled relationships) entre les humains, les non-humains et les envi-
ronnements naturels, sociaux et virtuels. Il écrit : « L’environnement ne
recouvre donc pas ce qui entoure l’organisme, mais une zone d’enchevê-
trement » (2008, 1797). La méthodologie dont nous parlerons ici s’appuie
sur des approches théoriques qui supposent que le savoir ethnographique
naît non pas d’une observation détachée, mais de conversations et
d’échanges très divers entre des personnes qui interagissent dans différentes
zones d’enchevêtrement. C’est ce qu’on veut dire quand on fait référence

3
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

à l’ethnographie en tant que méthodologie d’enquête portant sur l’élabo-


ration « collaborative » ou « cocréative » de savoirs.
Cet ouvrage s’articule autour de la question « que font les ethno-
graphes ? ». Les différents chapitres montrent que les réponses sont façon-
nées par les cours universitaires et collégiaux portant sur les méthodes de
recherche, certes, mais aussi, de manière importante, par les personnes
avec qui travaillent les et les lieux où ils mènent leurs recherches, les objec-
tifs visés par des projets de recherche particuliers et les parcours et intérêts
des ethnographes concernés. Au lieu de donner des instructions détaillées
sur la façon de faire de l’ethnographie, cet ouvrage présente des exemples,
des exercices et des pistes de réflexion, qui, nous l’espérons, vous encou-
rageront à trouver des moyens de pratiquer l’ethnographie de façon imagi-
native, créative et rigoureuse.
Mais que font les ethnographes ? D’après une citation célèbre du
vénérable anthropologue Clifford Geertz (1998), les ethnographes
pratiquent une « immersion profonde » (deep hanging out) au sein d’un
groupe de personnes tandis qu’elles vaquent à leurs occupations et qu’ils
vaquent eux-mêmes aux leurs. Nous nous mêlons aux gens pendant qu’ils
travaillent, jouent et s’occupent de leurs proches. Il nous arrive de donner
un coup de main. Nous partageons des repas ; nous assistons à des céré-
monies, des événements sociaux et sportifs et à des fêtes ; nous participons
à des manifestations, des conférences universitaires, des réunions d’asso-
ciations professionnelles, des services religieux, des concerts et bien plus
encore. Nous écoutons les gens raconter leurs propres histoires ou celles
de leur famille, de leurs voisins et d’autres chercheurs. Nous partageons
nous-mêmes des histoires. Ce sont évidemment des activités auxquelles se
livrent la plupart des gens dans leur vie quotidienne ainsi que des cher-
cheurs appartenant à de nombreuses disciplines autres que l’anthropologie.
D’après Quetzil Castañeda (2006, 78), ce qui distingue l’ethnographe, ce
sont les questions et les idées qu’il a « derrière la tête ». Ces questions et ces
idées ne sortent pas de nulle part : elles sont façonnées par les expériences
incarnées que nous vivons et par les liens que nous entretenons avec les
pratiques et les croyances culturelles, les histoires et les relations sociales/
politiques ainsi que les débats et les théories académiques universitaires
que nous apprenons dans des disciplines, des interdisciplines et des trans-
disciplines particulières.

4
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

Si l’on tient pour acquis que « savoir, c’est pouvoir », il faut, pour que
le potentiel politique de la méthodologie ethnographique se réalise, que
l’on approfondisse notre compréhension des processus micropolitiques et
relationnels impliqués dans la cocréation de savoirs (Biehl, 2013). En
étudiant la façon dont ces processus incarnés se déplacent dans des zones
d’enchevêtrement, on peut avoir une idée du pouvoir à l’œuvre et en
arriver à comprendre les questions méthodologiques comme des questions
épistémologiques : comment savons-nous ce que nous savons ? Quelles
sont les connaissances qui comptent et pourquoi ? À qui appartiennent
ces connaissances ?
Tout comme les modes de vie complexes et changeants que nous
étudions, nos pratiques de recherche ethnographique s’enchevêtrent aussi
avec des processus historiques/politiques/culturels et évoluent donc dans
le temps et l’espace. Nous aborderons maintenant brièvement la façon
dont le présent ouvrage s’appuie sur les traditions critiques en anthropo-
logie et participe aux débats contemporains sur la méthodologie ethno-
graphique, sa provenance, ses perspectives d’avenir et en quoi tout cela
c’est important.

Une brève histoire du présent


En d’autres termes, la compréhension ne peut être réduite à la méthode, car le cher-
cheur et l’objet de sa recherche sont toujours historiquement situés et historiquement
liés. La fusion au cœur de la compréhension nous oblige à considérer la production de
connaissances comme un processus flexible, influencé par la créativité et par l’histoire.
– Allaine Cerwonka (2007, 23)
Les idées que les anthropologues se font de la recherche ethnogra-
phique sont en partie façonnées par la compréhension critique qu’ils ont
des théories sur les peuples et les cultures et la façon d’étudier les relations
humaines que leurs prédécesseurs ont établie au fil des générations. Les
critiques qui ont principalement contribué à forger l’identité de l’anthro-
pologie moderne ont été formulées par les porte-paroles des mouvements
de décolonisation autochtones qui ont émergé dans des anciennes colonies
comme le Canada, les États-Unis, l’Australie et Aotearoa (la Nouvelle-
Zélande), et lors des luttes de libération nationale menées dans les
anciennes colonies européennes d’Asie et d’Afrique, luttes qui ont
commencé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se sont inten-
sifiées dans les années 1960 et 1970 (Biolsi, 1997 ; Said, 1989 ; 1993). Ces

5
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

mouvements dénonçaient la complicité de l’anthropologie avec les gouver-


nements coloniaux et néocoloniaux et exigeaient le respect de leur droit à
l’autoreprésentation ainsi qu’un contrôle sur les recherches, qui font partie
intégrante de la lutte politique pour l’autodétermination (Simpson, 2014).
Les recherches féministes (Behar et Gordon, 1991), queer (Lewin et Leap,
2001), postcoloniales (Mahmood, 2011) et environnementales (Bodley,

IMAGE 1.2 : La Conversación, une œuvre du sculpteur français Etienne, a été


offerte le 25 mai 2012 par Vittorio Perrota au Bureau de l’historien de La Havane.
Elle représente l’importance du dialogue dans la société contemporaine.
Photo : Dara Culhane, 2013

6
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

2008) se sont alignées sur les mouvements militants, formulant elles aussi,
tout au long des dernières décennies du XXe siècle, des critiques sur l’an-
thropologie, les méthodes de recherche ethnographique et la représenta-
tion qui animent aujourd’hui encore l’anthropologie contemporaine. La
tradition critique qui caractérise les travaux menés par des anthropologues
relativement marginalisés du XXe siècle comme Zora Neale Hurston, Ella
Deloria, Ruth Landes et d’autres s’inscrit dans une lignée canonique alter-
native à travers laquelle nombre d’ethnographes contemporains retracent
aujourd’hui leur ascendance disciplinaire.
La publication, en 1986, de Writing Culture: The Poetics and Politics
of Ethnography, un ouvrage coédité par l’historien James Clifford et l’an-
thropologue George Marcus, est souvent considérée comme la naissance
de la critique contemporaine et le début de la reconstruction de l’anthro-
pologie. Les auteurs de l’ouvrage prennent vigoureusement position contre
une anthropologie historique s’inspirant des sciences naturelles et
influencée par les théories sociales du positivisme ayant dominé la disci-
pline depuis la fin du XIXe siècle. Ils critiquent les publications conven-
tionnelles qui adoptent le style autoritaire et monologique des rapports
scientifiques rédigés par des observateurs prétendument neutres et déta-
chés. D’après les auteurs de Writing Culture, les anthropologues et les
personnes avec qui ils travaillent s’engagent dans un processus dialogique
de cocréation et de diffusion de connaissances qui s’oppose au modèle
positiviste. Ainsi, des textes écrits par des ethnographes naissent de conver-
sations et d’échanges entre des chercheurs et des collaborateurs qui
étudient activement leur culture, leurs histoires et leurs épistémologies
ainsi que celles d’autres personnes. Ce processus est déterminé dans une
large mesure par la relation qu’entretient le chercheur avec le participant
à la recherche ou le collaborateur, une relation où, bien sûr, se croisent des
enjeux historiques et politiques divers et complexes. Clifford et Marcus
affirment ainsi qu’il est plus productif et pertinent d’écrire et de lire les
ouvrages d’ethnographie comme des œuvres littéraires utilisant une rhéto-
rique, des styles d’écriture et des stratégies d’auteur plus proches du roman
que du rapport de laboratoire.
Les critiques des structures institutionnelles et des canons discipli-
naires qui ont occupé la réflexion anthropologique contemporaine se sont
concentrées sur les relations entre les ethnographes et les participants à la
recherche, les politiques de la représentation et les limites des formes

7
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

textuelles conventionnelles ainsi que les questions concernant l’intérêt


public pour l’anthropologie. Les participants à la recherche exigent désor-
mais un engagement éthique de la part des chercheurs. Nombre d’entre
eux s’attendent à ce que les bénéfices de la recherche soient équitablement
répartis et se réservent le droit de refuser d’y prendre part s’ils jugent que
cela pourrait nuire à l’intérêt de ceux qu’ils représentent ou n’avoir aucun
avantage pour eux. S’en est suivi une demande de prise en compte et de
reconnaissance de la valeur analytique des connaissances incarnées, affec-
tives et expérientielles et des analyses critiques subalternes. Le monde dans
lequel nous vivons et travaillons est en pleine évolution : nos façons de
vivre et de travailler doivent donc changer.
Dans une réflexion portant sur les changements qui se sont produits
dans les 25 années écoulées depuis la publication de Writing Culture,
George Marcus a noté une profusion de textes expérimentaux et de films
ethnographiques ; une augmentation du nombre de projets collaboratifs
faisant intervenir des anthropologues, des scientifiques, des chercheurs en
sciences humaines, des artistes, des artistes/intellectuels et des militants ;
une croissance exponentielle du développement et de l’usage des techno-
logies numériques. Il écrit : « L’héritage contemporain le plus vivant légué
par les critiques des années 1980 de Writing Culture se trouve aujourd’hui
en dehors, ou au-delà, des textes conventionnels, et plutôt dans les formes
qui font partie intégrante du travail de terrain lui-même » (Marcus, 2012,
47). En effet, dans leur introduction à Theory Can Be More Than It Used
to Be — un volume complémentaire de Fieldwork Is Not What It Used to
Be (Faubion et Marcus, 2009) —, Boyer et Marcus (2015, 3) expliquent
que « [l]es deux ouvrages proposent des réflexions méthodologiques, une
analyse de la manière dont les normes et les objets classiques de la recherche
et de la formation anthropologiques ont été précisés et réorganisés à la fin
du XXe siècle et au début du XXIe siècle ». Ils soutiennent par ailleurs que
le fait de porter une attention analytique à la méthodologie en tant que
processus de cocréation de savoirs facilite la critique épistémologique. En
d’autres termes, le fait de mener des recherches sur la façon dont nous
acquérons des savoirs a ouvert la voie à la prise en compte par les ethno-
graphes et leurs collaborateurs de formes de connaissances incarnées, affec-
tives, imaginatives et créatives souvent négligées et ainsi, à la remise en
question et à la transformation de la théorie sociale « de la base au sommet »
en intervenant sur le lieu de la production des savoirs.

8
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

Les collaborations interdisciplinaires se multiplient entre les anthro-


pologues, les artistes et les artistes/intellectuels stimulés par les critiques
partagées de leurs histoires disciplinaires respectives et portés par l’enthou-
siasme suscité par les nouvelles perspectives offertes par ces collaborations
et par les visions d’avenirs possibles (Schneider et Wright, 2006 ; 2013).
À propos des artistes qui envisagent leur travail comme une pratique
sociale, qui se posent les mêmes questions et partagent les mêmes enga-
gements que nombre d’anthropologues contemporains, Roger Sansi écrit :
« Lorsqu’ils sortent de leurs galeries, ces artistes proposent des formes
d’œuvres explicitement sociales et politiques. Leurs projets ont pour
objectif de développer des relations sociales, certes, mais aussi d’intervenir
dans des contextes existants, de produire un effet social et politique »
(2015, 13). En même temps, s’appuyant sur les travaux de prédécesseurs
comme le romancier Amitav Ghosh (1994), le réalisateur Jean Rouch
(Stoller, 1992), le spécialiste de la théorie de la performance Victor Turner
(Turner et Schechner, 1988) et d’autres, certains anthropologues ont
commencé à utiliser l’écriture créative, la photographie et la réalisation
cinématographique, les arts sonores, musicaux et visuels, la performance,
l’exposition et les installations comme des formes expressives et commu-
nicatives plus adaptées aux difficultés liées à la présentation des travaux de
recherche ethnographique et des expériences réalisées sur le terrain. Si,
traditionnellement, les anthropologues considéraient les produits artis-
tiques créés par les sujets de la recherche comme des objets d’étude,
aujourd’hui, de nombreux anthropologues et artistes contemporains s’in-
téressent aux méthodologies créatives, aux moyens d’inscrire l’ethnogra-
phie et les pratiques artistiques dans le processus de recherche et à la
cocréation de savoirs ethnographiques. Dans cette nouvelle façon de
travailler, les pratiques artistiques et la méthodologie ethnographique sont
intégrées dans la conception de la recherche, la pratique, l’analyse et le
développement de produits de communication à destination de publics
variés. Dans son analyse des travaux de recherche de trois artistes libanais
contemporains, l’anthropologue Mark Westmoreland affirme que « les
possibilités génératives offertes par le franchissement des frontières disci-
plinaires entre l’art et l’anthropologie » (2013, 723) apparaissent dans les
engagements communs sur les recherches portant sur l’expérience senso-
rielle, incarnée et affective qui critique « à la fois ce qui constitue la
connaissance et la façon dont elle est acquise » (738).

9
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Les concours de poésie et de fiction ethnographiques organisés depuis


plusieurs années par le journal Anthropology and Humanism ainsi que les
nouvelles initiatives comme Ethnographic Terminalia témoignent de la
reconnaissance et du soutien accordés aux travaux innovateurs situés au
carrefour de l’anthropologie, de l’ethnographie et des arts. Le projet Ethno-
graphic Terminalia, qui s’est déroulé entre 2009 et 2019 en marge des
assemblées annuelles de l’American Anthropology Association, s’est donné
les objectifs suivants : « Ethnographic Terminalia ne se contente plus de
théoriser les fins de la discipline et les possibilités offertes par les nouveaux
médias, les nouveaux lieux ou les nouvelles méthodes disponibles pour
poser de vieilles questions, mais s’efforce de mettre au point des ethnogra-
phies génératives qui ne subordonnent pas les sens à la monographie ou au
texte théorique et informatif » (Ethnographic Terminalia, s.d.). Ethnogra-
phic Terminalia a créé un espace vivant permettant aux anthropologues de
mettre en valeur les possibilités créatives d’une recherche sociale qui rompt
avec les conventions et repousse les frontières en ayant recours aux nouveaux
médias, aux arts graphiques, aux formes artistiques acoustiques et maté-
rielles et à la photographie (Brodine et coll., 2011).
Dans le chapitre rédigé par Alexandrine Boudreault-Fournier
(chapitre 4, « Enregistrement et montage »), nous voyons comment ces
méthodes conventionnelles peuvent être transformées et renforcées en
utilisant les nouvelles technologies du son et de l’image, et comment nos
modes d’attention influencent ce que nous savons. Quand nous enregis-
trons des sons ou des images, nous développons une conscience aiguë des
univers sonores et visuels qui nous entourent. Cela signifie que nous deve-
nons pleinement conscients de sons et d’images que nous tenons souvent
pour acquis. L’« imagination filmique » nous oblige à imaginer le monde
de manière visuelle et cinématographique. C’est ce qui se produit quand
les réalisateurs enregistrent des images et des sons et quand ils montent
un film, mais aussi lorsque les gens regardent des médias audiovisuels ou
écoutent des médias sonores. Les collaborateurs de Cristina Moretti
(chapitre 5, « Marche ») racontent les visites à pied qu’ils organisent pour
mener une réflexion sur la relation qu’ils entretiennent avec la ville
italienne de Milan, où ils vivent. Randia, une femme rom âgée, et
Magdalena Kazubowski-Houston (chapitre 6, « Performance ») écrivent
ensemble un scénario mêlant des anecdotes de la vie de Randia à un conte
de fées.

10
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

Le dialogue, la collaboration, l’engagement éthique, l’imagination et


la créativité sont désormais des mots-clés dans l’anthropologie et l’ethno-
graphie de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle. L’ethnographie
contemporaine exige l’établissement d’une relation éthique et collaborative
entre les chercheurs et les sujets de la recherche. Les premiers ont aussi
une certaine responsabilité politique envers les collectivités dans lesquelles
ils mènent des recherches. Les anthropologues autochtones et féministes,
en particulier, travaillent activement à recréer la théorie et la méthodologie
conventionnelles (Smith, 1999 ; Davis et Craven, 2016). L’anthropologie
environnementale est devenue une discipline importante au cours des
dernières décennies. Les anthropologues recensent les effets des change-
ments climatiques et du capitalisme fossile ainsi que les catastrophes envi-
ronnementales comme l’ouragan Katrina et l’accident nucléaire de
Fukushima-Daiichi (Kottak, 1999) et proposent une réflexion sur ces
sujets. Un pan dynamique de l’anthropologie publique critique témoigne
de l’importance de l’ethnographie dans le monde d’aujourd’hui (Fassin,
2013 ; Morris, 2015).
Penser l’ethnographie en ces termes nous amène à prêter une atten-
tion critique aux relations entre et parmi les chercheurs et les participants
à la recherche, et, partant, à préciser nos engagements intellectuels et
politiques à l’égard de la réflexivité et de l’analyse des relations de pouvoir,
et à nous questionner sur la manière dont ils façonnent la recherche ethno-
graphique. Il est désormais courant et attendu que les chercheurs consi-
dèrent de manière analytique les similitudes et les différences entre
eux-mêmes et les participants à la recherche, notamment en matière de
race, de classe, de genre et de sexualité, et s’interrogent sur la manière dont
ces positions politiques façonnent les relations de recherche. Le chapitre
rédigé par Dara Culhane (chapitre 3, « Sens ») s’attache à comprendre
comment l’ethnographie sensorielle appelle de nouvelles pratiques de
« réflexivité sensorielle incarnée » pour prendre en compte, de manière
théorique et méthodologique, la façon dont les ethnographes et les colla-
borateurs sont des êtres incarnés, sentants, imaginatifs et créatifs (Katzman,
2015 ; Green et Hopwood, 2015). Magdalena Kazubowski-Houston
raconte le processus d’écriture de son conte de fées « Iridescence », basé sur
sa relation de recherche avec Randia, une femme rom âgée originaire de
Pologne, et son travail d’adaptation pour la scène. En livrant les détails de
sa réflexion sur les difficultés posées par ce processus, Kazubowski-Houston
permet aux lecteurs et aux lectrices de la suivre à travers les hauts et les bas

11
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

de cette aventure de cocréation. Nous découvrons les surprises, les


promesses, les risques et les difficultés qu’elle et sa collaboratrice ont
rencontrés en essayant de partager leurs histoires et de négocier les tensions
entre l’ethnographie et la fiction, la recherche et l’art, l’anthropologue et
l’interlocuteur.

Une autre forme d’ethnographie


Au sens où nous l’utilisons, le mot « ethnographie » fait référence à une méthodologie :
des processus incarnés, affectifs et relationnels de cocréation et de rediffusion des savoirs
qui s’appuient sur des méthodes ethnographiques conventionnelles — observation
participante, participation observante, entrevues, recherches documentaires et archi-
vistiques, etc. — ou qui les expliquent et les enrichissent, les remettent en question et
les subvertissent.
– Centre for Imaginative Ethnography, « Welcome to CIE »
Traditionnellement, les trois méthodes considérées comme formant
le cœur de la pratique de recherche ethnographique sont l’observation
participante, l’entrevue et l’analyse de la littérature documentaire, archi-
vistique et savante. Dans la pratique classique, l’observation participante
considère « l’ethnographe » comme une personne qui voyage de sa propre
communauté à une autre, mène un travail de terrain axé sur les « observa-
tions d’un groupe X », puis rentre chez elle analyser et présenter ses décou-
vertes, le plus souvent à d’autres érudits. Un accent particulier est mis sur
« l’observation » en tant que source de connaissances valides, la « partici-
pation » indiquant que l’autorité de l’ethnographe repose sur le fait d’être
allé sur place (Clifford, 1983). Les descriptions détaillées, précises et
complètes de ce que les individus font et disent, de quand et comment ils
le font et le disent, avec qui et à qui, ainsi que les conséquences de ces actes
et de ces paroles continuent d’être fondamentales pour la démarche ethno-
graphique, mais la manière dont l’ethnographie est pratiquée et les éclai-
rages théoriques qui façonnent notre réflexion à son sujet bouleversent
notre compréhension à la fois de la pratique et des connaissances produites.
En 1991, Barbara Tedlock a proposé de remplacer le terme « obser-
vation participante » par « participation observante ». Ce changement de
terminologie reflète une critique des théories qui font des chercheurs des
sujets actifs et observateurs et des participants à la recherche des objets
passifs et observés. La reformulation proposée par Tedlock prend égale-
ment en compte le nombre croissant des « initiés » qui pratiquent l’ethno-

12
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

IMAGE 1.3 : Représentation d’un orignal, Niagara-on-the-Lake, Canada


Photo : Denielle Elliott, 2015

graphie au sein de ce qu’ils identifient comme leurs propres communautés,


réseaux et organisations. L’ethnographie qui nous intéresse ici est particu-
lièrement en phase avec la façon dont les expériences corporelles et affec-
tives font partie de la pratique ethnographique. D. Soyini Madison (2006,
401), spécialiste de l’ethnographie de la performance, écrit ainsi : « Il se
passe quelque chose de différent quand le corps doit se mouvoir et s’adapter
aux rythmes, aux structures, aux règles, aux dangers, aux joies et aux secrets
d’un lieu unique. L’ethnographie s’intéresse tout autant, sinon plus, à
l’attention corporelle — faire dans et contre un cadre circonscrit — qu’à
ce qui est dit au cours d’une entrevue. » Elle soutient en outre que les
nouvelles formes d’écriture ethnographique prennent en compte les
odeurs, les sons et les images ordinaires et extraordinaires.

13
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Ainsi, nous sommes aussi attentives à la façon dont nos propres


pratiques d’écriture et nos modes de savoir sont façonnés par l’affectif et
le sensoriel. À titre d’exemple, Denielle Elliott (chapitre 2, « Écriture »)
explique comment différentes formes d’écriture — poétique, satirique,
fictive — peuvent nous obliger à voir le monde de différentes manières à
travers des engagements uniques avec le monde sensoriel qui nous entoure
et avec nos collaborateurs de recherche. Écrire poétiquement exige de
porter une attention particulière au monde. Le chapitre rédigé par Dara
Culhane (chapitre 3, « Sens ») explique comment le fait de focaliser l’at-
tention analytique sur les expériences polysensorielles remet en cause la
traditionnelle hiérarchie sensorielle occidentale, qui ne reconnaît que cinq
sens, envisagés comme séparés et distincts, et considère la vue comme la
source privilégiée de connaissances légitimes, ainsi qu’en attestent l’expres-
sion « il faut le voir pour le croire » et la reconnaissance juridique des « récits
de témoins oculaires ». Les conventions académiques reflètent cette
approche culturellement et historiquement spécifique de la connaissance,
qui privilégie les images, les mots et le texte, tandis que les interactions
dynamiques entre les sons, les goûts, les odeurs, les textures, les sentiments
de lieu, d’appartenance et d’exclusion, et l’extrasensoriel sont souvent
ignorés ou rejetés, car sans rapport avec la vie sociale et l’étude des connais-
sances. Le fait de considérer que l’expérience sensorielle, comme l’imagi-
nation, joue un rôle important dans la cocréation de savoirs constitue une
pratique de critique épistémologique et politique.
Traditionnellement, les sentiments, tout comme les corps, n’étaient
pas considérés comme des sources de connaissances fiables et utiles. Les
personnes qui ont contribué à cet ouvrage abordent la recherche affective
comme une façon d’extraire l’imagination dans la vie sociale, suivant en
cela l’idée, développée par Sara Ahmed (2014), selon laquelle les notions
théoriques sont plus génératives lorsqu’elles sont incarnées, vécues et « en
sueur ». Le chapitre rédigé par Cristina Moretti (chapitre 5, « Marche »)
envisage par exemple les manières dont la marche peut être une métho-
dologie ethnographique qui nous confronte à des traces, des souvenirs et
des énigmes qui bouleversent nos modes de pensée et de recherche habi-
tuels et qui appellent différentes façons de marcher et d’écrire. Moretti
montre comment les visites guidées en ville peuvent s’appuyer à la fois sur
l’espace public en tant qu’objet et en tant que lieu incarné d’engagement
et d’étude. Le chapitre rédigé par Alexandrine Boudreault-Fournier

14
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

(chapitre 4, « Enregistrement et montage ») montre comment le dévelop-


pement de notre « imagination acoustique » nous force à écouter et à
composer avec les silences, les bruits et les voix dans notre travail de terrain
ethnographique et à mettre au point de nouvelles technologies pour enre-
gistrer et transmettre. À titre d’exemple, elle raconte avoir collaboré avec
des anthropologues visuels brésiliens pour enregistrer et produire un récit
sonore et visuel d’un match de la Coupe du monde de football de 2014.
Les approches contemporaines de l’entrevue bouleversent les conven-
tions de la même manière. S’éloignant du modèle interrogatif dans lequel
le rôle du chercheur est de déterminer le sujet de l’entrevue et de préparer
des questions et celui du participant de fournir des données brutes en
réponse à ces questions, les auteures considèrent ici l’entrevue comme une
conversation spécialisée entre cocréateurs dont le contenu est fortement
influencé par le contexte, l’investissement dans le projet de recherche et
les relations entre le chercheur et le participant à la recherche. De la même
manière, les documents, les archives et la littérature académique sont
étudiés en portant une attention analytique critique au contexte politique
dans lequel ils ont été créés et diffusés, à la localisation et aux intentions
des personnes qui les ont produits, aux expériences et aux analyses des
chercheurs et aux multiples lectures et interprétations possibles que
diverses audiences peuvent en faire (Burton, 2006 ; Costa, 2010). Les
« méthodes » de recherche sont donc profondément théoriques : les
croyances explicatives (théories) que nous avons sur la manière dont la
connaissance est créée, autorisée ou écartée déterminent la manière dont
nous étudions la création de sens et la cocréation de savoirs.
La manière dont l’imagination et les pratiques imaginatives
imprègnent les relations sociales constitue un axe particulier de notre
travail. Nous considérons que la créativité est activement liée aux pratiques
imaginatives, à la vie quotidienne et aux relations sociales. Nous sommes
conscientes que les méthodologies créatives peuvent nous permettre
d’améliorer notre compréhension, d’enrichir nos analyses et de faciliter
notre communication auprès de divers publics, tant à l’intérieur qu’à l’ex-
térieur du milieu universitaire.

15
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

IMAGE 1.4 : « Guardians », Alert Bay, Canada


Photo : Clifford Emery, 2015

Pratiques imaginatives
Après des siècles de débats entre poètes et philosophes, l’imagination a été à la fois louée
pour sa capacité à façonner le monde et décriée pour le brouillage des frontières entre
réalité et illusion dont elle est parfois responsable.
– Stuart McLean (2007, 5)
Nous utilisons tous couramment le mot « imagination ». Il se rapporte
à des activités que nous pratiquons tous fréquemment. Cependant, comme
vos propres expériences de vie vous l’ont appris, il est difficile de donner
une définition précise de ce mot. L’imagination en tant que concept
renvoie à un large éventail d’idées et de réponses. Pour l’un, il évoque le
souvenir d’une voix encourageante : « Utilise ton imagination ! » Pour
l’autre, une mise en garde : « Ne laisse pas ton imagination prendre le
dessus ! » Il peut aussi être associé à la peur : « Tu ne peux pas t’imaginer
l’horreur ! » Des images de corps mutilés, d’extraterrestres, de monstres et
de zombies défilent sur les écrans du monde entier, excitant l’imagination.
Il en va de même pour les tableaux de scènes pastorales exposés dans des
galeries d’art austères et silencieuses : ces scènes transportent leurs contem-
plateurs dans d’autres lieux et d’autres temps, comme le font les outils en
pierre présentés dans les vitrines des musées poussiéreux. Si l’on nous
demandait de restituer et de partager une expérience individuelle de cette
« imagination », certains d’entre nous réciteraient les vers d’un poème,

16
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

fredonneraient un air ou exécuteraient des pas de danse. D’autres peste-


raient contre les panneaux d’affichage lumineux qui polluent l’espace
public et exploitent notre imagination, nous promettant le bonheur si
nous achetons le dernier gadget à la mode. D’autres encore mentionne-
raient une histoire — lue dans un livre, vue à la télé ou entendue à l’oc-
casion d’une rencontre fortuite avec un inconnu — qui nous invite à
imaginer ce que cela nous ferait d’être emprisonné, abusé sexuellement ou
affamé ; d’être libre et de manger à notre faim ; d’être amoureux ; de mourir
seul. Nos imaginations, comme celle de Sana, dansent peut-être avec des
polices de caractère originales, des marges excentriques, des images de
marées noires, des recherches radicales et des chansons hip-hop.
Nous envisageons les multiples significations et la nature perpétuel-
lement générative du concept d’« imagination » comme relevant de son
potentiel indocile — et non d’erreurs à corriger par la théorie ou d’obs-
tacles à surmonter par la pratique. Nous utilisons ce terme dans le sens
que lui donne l’anthropologue Stuart McLean (2007, 6), qui décrit l’ima-
gination comme « une composante active de l’expérience et de la percep-
tion, engagée dans un échange constant avec les textures matérielles du
monde existant ». Les auteures de cet ouvrage montrent comment on peut
imposer une représentation alternative des vies sociales qui rend compte
de ce que l’on a oublié, de ce qui a disparu, de ce qui est caché et de ce
qui est perdu en portant attention aux possibilités de l’imagination. Dans
le chapitre 5, Cristina Moretti explique comment elle et ses collaborateurs,
parmi lesquels on retrouve des Italiens de souche et des immigrants récem-
ment arrivés dans le pays, « co-imaginent » des passés, présents et futurs
divers en concevant des visites guidées à pied de la ville italienne de Milan.
Dara Culhane (chapitre 3) nous met quant à elle au défi de nous consi-
dérer nous-mêmes comme des êtres multisensoriels, incarnés et imagina-
tifs qui vivent et meurent entourés d’autres personnes dans des contextes
historiquement spécifiques et politiquement sensibles. Alexandrine
Boudreault-Fournier (chapitre 4) considère la manière dont les nouvelles
technologies acoustiques et visuelles reconfigurent les mondes qui nous
entourent. Dans le chapitre 2, Denielle Elliott demande à ses lecteurs
d’« indiscipliner » leur imagination pour rethéoriser le quotidien.
L’imagination fait depuis longtemps l’objet de débats dans la tradi-
tion philosophique d’Europe occidentale. Déjà, au quatrième siècle avant
notre ère, Aristote définissait l’imagination comme une imagerie mentale

17
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

ayant deux formes. La première, « l’imagination sensitive », est stimulée


par des expériences sensorielles vécues par le corps (voir, entendre, sentir,
goûter, toucher). La seconde, « l’imagination délibérative », fait référence
à la manière dont les capacités cognitives — dont l’esprit est le siège et qui
sont théorisées comme étant absentes du corps — permettent d’analyser
ou de donner un sens à l’expérience sociale. S’appuyant sur Aristote, René
Descartes a posé comme principe une séparation radicale entre le corps et
l’esprit, ce qu’on appelle le « dualisme cartésien ». Il a ainsi affirmé que
l’esprit humain est le siège de la raison et qu’il est distinct du corps humain,
où se dissimulent la passion et l’irrationnel. Menace omniprésente pour
l’indépendance de l’esprit par rapport au corps et pour la suprématie
supposée de l’esprit sur le corps, l’imagination est exclue de la pensée
binaire du dualisme cartésien. L’imagination n’est confinée ni dans l’un ni
dans l’autre : elle voyage de manière imprévisible à l’intérieur des individus
et entre eux ; elle est toujours en mouvement, toujours en cours, suggérant
toujours la possibilité d’une surprise. S’opposant à Descartes et aux canons
traditionnels de la philosophie occidentale, Réinventer l’ethnographie
problématise une séparation radicale et abstraite entre l’esprit et le corps.
Nous nous rallions ici au point de vue de l’anthropologue Kirsten Hastrup
(1994, 232), qui explique que si nous considérons nos expériences vécues
comme une source légitime de connaissances, il devient alors évident que
les limites du langage nous confondent : « Ce sont les mots, plutôt que les
expériences, qui nous manquent pour exprimer l’unité du corps et de
l’esprit », écrit-elle.
La vulnérabilité supposée de l’imagination aux désirs physiques et
aux intensités affectives ainsi que son refus d’être contenue de manière
théorique la rendent symboliquement et matériellement dangereuse pour
les régimes politiques au pouvoir et complexe pour la philosophie tradi-
tionnelle occidentale et la théorie sociale. Ce n’est que tardivement que
l’imagination a été associée à la créativité et valorisée pour sa capacité
potentielle à libérer la pensée, à « rendre l’absent présent » (Mittermaier,
2011, 17) et à apporter un éclairage. Dans ces dernières interprétations,
l’imagination est considérée comme un processus relationnel et non
comme un objet. Traditionnellement, les anthropologues qui s’intéres-
saient à l’imagination menaient des recherches dans des domaines consi-
dérés comme imaginatifs/non rationnels par le monde universitaire
occidental : les arts, la religion, la cosmologie, les rituels, la guérison
chamanique, les rêves et les cérémonies.

18
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

Dans l’introduction qu’ils ont rédigée pour un numéro spécial du


journal Ethnos sur le thème de l’imagination et de l’anthropologie, Sneath,
Holbraad et Pedersen (2009, 5) se demandent à quoi ressemblerait une
anthropologie qui prendrait l’imagination au sérieux. Ils estiment que la
majeure partie des travaux contemporains considèrent l’imagination
comme excessivement instrumentale, focalisée sur la façon dont elle sert
des rôles fonctionnels dans la vie des gens, et/ou comme excessivement
romantique, envisagée seulement sous un angle positif. Ils défendent
plutôt une approche qui met l’accent sur « les moyens sociaux et matériels
par lesquels les imaginaires particuliers sont générés » (6). Le présent
ouvrage met l’accent sur le potentiel de l’imagination tout en tenant
compte de la mise en garde formulée par l’anthropologue Jamie Saris
(2007, 59) : « Si nous pensons vraiment que l’imagination contribue à
donner naissance à un “autre monde”, alors il est déjà trop tard pour
étudier la manière dont elle soutient et reproduit celui dans lequel nous
nous trouvons actuellement. »
Les débats philosophiques sur les différentes interprétations de l’ima-
gination sont importants et accaparent une bonne partie de l’attention et
de l’énergie des chercheurs. En tant qu’ethnographes, nous portons une
attention critique et soutenue à ce que les personnes avec qui nous travail-
lons appellent « l’imagination » et aux projets qu’elles mettent en œuvre
sur le sujet. En d’autres mots, nous cherchons les significations de l’ima-
gination moins dans la philosophie abstraite que dans la façon dont ces
significations se manifestent dans l’action. Le « faire » de l’imagination est
ce que nous appelons les « pratiques imaginatives ».
Le déplacement de l’attention vers la méthodologie apparaît claire-
ment dans les études sur l’imagination. À titre d’exemple, l’anthropologue
Vincent Crapanzano (2004, 1) écrit : « [L]es anthropologues se soucient
moins des processus imaginatifs que des produits de l’imagination. » Dans
cet ouvrage, nous nous intéressons précisément à ces processus, puisant
notre inspiration dans les travaux actuels sur l’imagination en anthropo-
logie. Ainsi, Andrea Muehlebach explore les relations entre la précarité et
l’imagination éthique, s’interrogeant sur « la mission de l’ethnographie
aujourd’hui, alors que “tout s’effondre à nouveau” » (2013, 297) ; Tine
Gammeltoft (2014, 117) étudie « la façon dont les fantasmes, les peurs et
les imaginaires des individus et les mécanismes du pouvoir étatique s’en-
tremêlent » dans une ethnographie portant sur l’expérience du handicap

19
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

au Vietnam ; Didier Fassin (2014) analyse le jeu de l’imagination lorsque


les récits de vie transgressent les frontières traditionnelles entre l’ethnogra-
phie et la fiction.
Dans cet ouvrage, et dans notre travail en général, nous abordons
l’imagination comme une pratique sociale faisant partie intégrante des rela-
tions entre les individus/peuples et entre les individus/peuples et les envi-
ronnements culturels, politiques et écologiques dans lesquels nous évoluons.
Nous considérons l’imagination comme une « anticipation » (Crapanzano,
2004, 20) ou comme une « ellipse » (Berlant, 2014), toutes deux caractéri-
sées à la fois par l’incertitude, une attente encore non satisfaite, un non-sa-
voir libérateur par son potentiel et ses possibilités. Le cercle de l’imagination
ne se limite pas à une représentation sous la forme d’images, de textes, de
rêves ou de souvenirs, réduisant son interprétation à l’objet ou au sujet.
Lorsqu’elle est traitée comme un processus ou une pratique, quelque chose
de relationnel et de productif, l’imagination ouvre de nouveaux espaces de
recherche qui dépendent de la nature collaborative de la connaissance
anthropologique. Cette approche considère l’imagination comme une péda-
gogie qui a le potentiel de s’ouvrir et de rendre visible l’inconnu.

Méthodologies créatives
Le fait d’aborder la créativité comme un processus social et culturel [permet] de prendre
conscience des limites qu’implique la conceptualisation de la créativité comme une
forme d’invention pratiquée par l’individu autonome [...]
– Tim Ingold et Elizabeth Hallam (2007, 20)
À l’instar du mot « imagination », le terme « créativité » évoque des
idées, des pratiques, des envies et des forces. Il n’en existe pas de définition
unique. Comme « imagination », c’est un mot que nous lisons, entendons
et utilisons couramment et qu’il est difficile de définir seulement avec des
mots ; il est toujours plus, mais jamais moins, que ce que le langage peut
nommer. Tout comme l’imagination, la créativité est ici un processus, consi-
déré aussi bien dans ses manifestations ordinaires que spectaculaires, mis en
œuvre de diverses façons par des experts et des amateurs, associé aux activités
extraordinaires comme aux exigences simples de la survie humaine.
La créativité inclut, sans s’y limiter, ce que nous considérons généra-
lement comme la pratique de l’art : peindre, dessiner, filmer, tisser, sculpter,
graver, chanter, danser, faire de la musique et donner des spectacles. Pour-
tant, la créativité peut aussi naître dans des lieux ordinaires et de pratiques

20
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

banales. Les cuisiniers n’expriment-ils pas leur créativité dans les plats qu’ils
préparent quotidiennement ou pour des festins gastronomiques ? Ne lais-
sons-nous pas tous libre cours à notre créativité quand nous choisissons
nos vêtements et nos accessoires, que nous aménageons notre logement,
que nous équilibrons (ou non) notre budget ou que nous exprimons nos
sentiments envers les autres, face aux événements ou à l’avenir ? Comment
pourrions-nous aussi faire preuve de créativité dans nos recherches ethno-
graphiques ?
Plutôt que de débattre de ce que sont l’imagination et la créativité,
nous nous concentrons dans cet ouvrage sur ce que la créativité accomplit
dans le monde en général et dans la recherche ethnographique en parti-
culier. Travailler en utilisant des méthodologies créatives, faire des
recherches sur les pratiques imaginatives, voilà le sujet de Réinventer l’eth-
nographie. Nous croyons que ce mélange d’imagination, de créativité et
d’ethnographie nous offrira la possibilité d’approfondir, de complexifier
et d’étendre nos recherches sur la manière dont les individus font, réparent
et refont le monde.
Les nombreux projets créatifs qui jettent un pont entre les arts visuels,
le théâtre, les performances, les films, les études sonores et les études
critiques nous inspirent. Les performances expérimentales, militantes et
féministes de T.L. Cowan puisent dans la satire, le burlesque, le monologue
comique et la théorie queer pour remettre en cause les normes en matière
de genre, de sexualité et de vieillissement1. Ses installations multimédias,
qui brouillent les genres, reposent sur des critiques savantes et des pratiques
artistiques expérimentales qui relèvent haut la main les défis de la créativité
et de l’imagination. On peut en dire autant du travail de la militante, artiste
et sociologue Max Liboiron, qui, dans le cadre de ses recherches sur l’éco-
logie, les changements climatiques, la science, la nature et l’étude des
déchets, utilise (et transforme), entre autres, des dessins historiques, des
photographies expérimentales, des dioramas, des collagraphes et des instal-
lations multimédias2. Dans les domaines de l’image et du son, on peut citer
des travaux novateurs comme Leviathan (2012), de Lucien Castaing-Taylor
et Véréna Paravel, un film ethnographique expérimental combinant sons
et images et offrant un aperçu des pratiques de pêche au large des côtes de
la Nouvelle-Angleterre, aux États-Unis. Les riches expériences menées par

1. Pour voir son travail, rendez-vous à l’adresse http://tlcowan.net.


2. Pour voir son travail, rendez-vous à l’adresse http://maxliboiron.com.

21
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Karen Barbour (2011), Theresa Buckland (2013), Dena Davida (2011),


Judith Hamera (2007) et bien d’autres spécialistes de l’ethnographie de la
danse contribuent aux études sur le mouvement et la connaissance incarnée
et la façon dont ils s’entremêlent dans les histoires et les communautés
contemporaines. L’ethnographe de la performance D. Soyini Madison
(2010) promeut le potentiel politique de la performance pour la défense
internationale des droits de la personne. Les contributeurs et les contribu-
trices d’un récent ouvrage collectif dirigé par Alex Flynn et Jonas Tinius
(2015) proposent des analyses critiques montrant la manière dont le poten-
tiel transformateur de la performance est facilité et contrarié dans les
programmes de développement internationaux et communautaires. Tous
ces efforts transdisciplinaires et exploratoires, dans lesquels les approches
artistiques et anthropologiques se façonnent et se transforment mutuelle-
ment, contribuent à une nouvelle forme de pratique ethnographique.
Certaines auteures présentent dans cet ouvrage les efforts qu’elles ont
déployés pour combiner art et anthropologie. Alexandrine Boudreault-Four-
nier parle de la créativité qu’implique le montage des sons et des images.
Pour elle, le processus d’enregistrement et les techniques de montage
donnent naissance à des mondes dans lesquels les spectateurs et les audi-
teurs peuvent réimaginer les lieux, les événements, les atmosphères et les
activités (entre autres choses) représentés dans un clip vidéo ou audio.
Magdalena Kazubowski-Houston explore le genre du conte de fées dans le
cadre d’un projet de recherche collaboratif mené avec des Roms polonais.
Denielle Elliott souligne comment le fait d’apporter un peu de créativité
dans la réflexion permet de transformer une pile d’assiettes sales dans l’évier
de la cuisine en des histoires ethnographiques sur la fracturation hydrau-
lique, la dépression, l’immigration et plus encore. Cristina Moretti explique
comment une promenade dans Milan peut donner naissance à une histoire
créative mêlant des récits narratifs auto-ethnographiques et des hypothèses
sur la vie d’autres individus dans des espaces partagés. Dara Culhane
explore quant à elle la façon dont les méthodologies créatives sont mobi-
lisées dans l’évocation et la représentation des expériences sensorielles dans
la pratique ethnographique. En résumé, si la forme d’ethnographie que
nous proposons s’appuie sur les méthodes conventionnelles que sont l’ob-
servation participante, l’entrevue et la recherche documentaire, les ques-
tions que nous posons sont éclairées par les nouvelles approches en matière
de collaboration et prennent en compte les relations entre la théorie et la
méthode, qui sont conceptualisées comme des problèmes dans l’épistémo-

22
Chapitre 1 • Imagination : une introduction

logie. Cette forme d’ethnographie s’articule autour d’une question centrale :


comment savons-nous ce que nous savons ?
Les contributions à cet ouvrage proviennent de travaux contempo-
rains posant le postulat que la méthodologie et la théorie sont nécessaire-
ment dynamiques, mutuellement constitutives et irréductiblement liées.
En analysant de manière critique les débats sur la théorie/méthode, la
méthodologie et l’épistémologie, nous nous joignons à celles et ceux qui,
dans les domaines des arts, des lettres et sciences humaines et des sciences
sociales, remettent en question les conventions et établissent des théories
relationnelles de l’épistémologie axées sur l’intersubjectivité et souscrivant
à l’idée qu’il est plus utile de voir les êtres humains comme des êtres
sociaux qui apprennent ce que nous savons, sur nous-mêmes et sur les
autres, dans et par les relations. Nous nous construisons les uns les autres.
Cet ouvrage s’inscrit dans la tradition des anthropologues qui nous
ont précédées et qui ont essayé de « briser les préjugés, ouvrir les horizons
et promouvoir la pensée et l’action créatives » (Crapanzano, 2004, 3) et
d’encourager une critique sociale et culturelle attentive au quotidien et à
l’extraordinaire, au sensoriel, à l’oubli, à l’évidence, au désordre. Nous
nous appuyons sur ces critiques en considérant comme pertinentes les
connaissances sensorielles, incarnées et affectives, en remettant en question
les cadres théoriques traditionnels et en utilisant des approches critiques
pour réassembler, repenser et reconstruire la discipline. C’est là l’objectif
de Réinventer l’ethnographie.

Références
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Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

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28
IMAGE 2.1 : Murale et graffiti, Paris, France
Photo : Denielle Elliott, 2013
Chapitre 2

Écriture
Denielle Elliott

L’écriture ne cesse jamais de m’étonner.


— Michael Jackson (2013, 93)

Indiscipliner l’imagination

Q ue veut dire écrire de façon imaginative ou écrire en faisant


preuve d’imagination ? Songeant à son enfance, l’écrivain kényan
Binyavanga Wainaina (2011) écrit sur le rôle joué par le colonia-
lisme dans l’éducation des enfants africains et la maîtrise de leur imagina-
tion. On s’attend ainsi d’eux qu’ils soient « de bons garçons ». Cet
avertissement vient contrarier sa propre imagination, qui semble plutôt
turbulente et sauvage, qui veut explorer, bouleverser et s’émanciper. Dans
un essai vidéo intitulé « We Must Free Our Imaginations », il dit : « Je veux
vivre avec une imagination libre… pour faire de nouvelles choses exci-
tantes1. » Comment cela pourrait-il s’appliquer à l’anthropologie ? À quoi
pourrait ressembler l’ethnographie imaginative ? Comme l’explique
Dominic Boyer (2016), l’anthropologie du XXIe siècle exige que les anthro-
pologues soient des écrivains plutôt prolifiques. Il est en effet attendu que
nous écrivions des articles dans les journaux savants, que nous publiions
des ouvrages et que nous contribuions aux débats publics sur l’anthropo-
logie sur les forums en ligne et les forums de nouvelles. Pourtant, comme
Joshua Rothman (2014) l’a récemment résumé, la rédaction savante est
souvent « épineuse et étrange, distante et fermée, technique et spécialisée,
hostile et sectaire ». Les étudiants de premier cycle ont souvent de la diffi-
culté à comprendre les articles abstraits qu’on les oblige à lire dans les

1. L’essai vidéo n’est plus disponible en ligne.

31
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

journaux savants et à se sentir concernés par les sujets abordés. Or il n’est


pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Dans le domaine de l’anthropologie cultu-
relle, il existe de nombreux exemples d’écrits rejoignant des publics qui ne
sont pas issus du milieu universitaire, des écrits qui brouillent et estompent
les frontières entre les genres et qui sont à la fois accessibles, créatifs et
imaginatifs. La critique exprimée par Rothman et dans d’autres débats
récents au sujet de la rédaction savante soulève cependant des questions
importantes pour l’ethnographe en tant qu’auteur. Comment écrivons-nous
l’ethnographie2 ? Quelles sortes de traditions disciplinaires façonnent notre
pratique ? À quoi prêtons-nous attention quand nous écrivons ? Quels sont
les éléments que nous laissons délibérément de côté ? Dans ce chapitre, je
m’intéresse au rôle d’auteur de l’anthropologue (Geertz, 1989 ; Wulff,
2016) pour explorer les divers moyens auxquels ont eu recours ces spécia-
listes pour tenter d’écrire en produisant effet et émotion.
Ce chapitre s’intéresse à la fois à la forme et au contenu : comment
nous écrivons et ce sur quoi nous écrivons. Je veux établir une distinction
entre : 1) écrire de façon imaginative (expérimenter avec la forme) et 2)
écrire sur des idées qui donnent libre cours à l’imagination. Il est sans doute
plus facile de traiter de la forme : nous pouvons écrire de la poésie ethno-
graphique, des documentaires créatifs, de l’ethnographie fictive et des
mémoires. Nous pouvons brouiller les frontières entre la fiction et la
critique, dessiner des notes de terrain ou rédiger un essai sous forme de
tweets. Il est plus difficile de faire preuve d’imagination dans les contenus,
mais on peut expérimenter de diverses façons — dans la structure et le style
— tout en demeurant dans le cadre du récit ethnographique, un récit fondé
sur un travail de terrain approfondi, collaboratif et rigoureux dont l’objectif
est de mobiliser et de transformer. Dans cet essai, je souhaite me pencher
sur une forme précise d’écriture anthropologique, une ethnographie imagi-
native qui s’inspire de la pratique créative littéraire, une ethnographie qui
raconte différents types d’histoires et prête attention à diverses expériences.
Influencés par la fiction et l’écriture créative et reconnaissant l’im-
portance accordée dans les années 1990 au récit ainsi que le bien-fondé
de certaines critiques importantes de l’anthropologie (Clifford 1986 ; Clif-
ford et Marcus 1986), des anthropologues socioculturels ont commencé

2. Je m’inspire de Narayan (2007, 135) pour définir l’ethnographie comme « une pratique
qui consiste à écrire sur les gens, pratique qui est explicitement ancrée dans le travail
de terrain et qui trouve sa source dans la discipline de l’anthropologie ».

32
Chapitre 2 • Écriture

à expérimenter avec des ethnographies narratives privilégiant les critiques


formulées par des femmes marginalisées et défavorisées au sujet de poli-
tiques locales, nationales et mondiales. Des travaux comme Translated
Woman (1993) et Vulnerable Observer (1996), de Ruth Behar, Writing
Women’s Worlds (1993), de Lila Abu-Lughod, Nisa : une vie de femme
(2004), de Marjorie Shostak, et Mama Lola (2001), de Karen Brown,
offrent des exemples importants de la façon dont des récits puissants pour-
raient théoriser le monde tout en cherchant à réconcilier les difficultés
associées au fait de « parler pour autrui » (Alcoff, 1991 ; Behar et Gordon,
1995). De tels exemples nous rappellent qu’écrire est un acte personnel,
politique et pédagogique (Rajabali, 2014). Ils nous rappellent également
que la narration est un moyen puissant de théoriser le monde dans lequel
nous vivons et qu’il existe de nombreuses façons de raconter une histoire.
Certaines formes d’écriture sont floues et interdisciplinaires par
nature, notamment l’auto-ethnographie, l’ethnographie poétique et l’eth-
nographie fictive. Il existe un vaste corpus de littérature sur la fiction ethno-
graphique et les récits fictifs de travaux anthropologiques réalisés sur le
terrain3. Ce chapitre s’intéresse plutôt à une forme d’écriture ethnogra-
phique qui s’inspire de nombreuses stratégies d’écriture créative pour
produire ce que nous appelons « l’ethnographie imaginative ». D’autres
auteurs ont décrit la « fiction ethnographique » comme une forme d’écriture
dans laquelle on emprunte des stratégies appartenant à la fiction et au
documentaire créatif, comme la narration et l’imagination, pour trans-
mettre des expériences culturelles et des anecdotes de la vie quotidienne
(voir, par exemple, Hecht, 2007). À mon avis, une telle écriture ne devrait
pas être considérée comme appartenant à la fiction : la narration, l’imagi-
nation et l’écriture ethnographique devraient plutôt être considérées
comme les outils essentiels d’une anthropologie contemporaine qui compte.
Malgré les travaux inspirants et audacieux réalisés dans les
années 1990 ainsi que l’appel en faveur d’une autre forme d’ethnographie
formulé par James Clifford et George Marcus (1986), de nombreux
anthropologues ont abandonné les pratiques d’écriture expérimentale et
imaginative. Les stratégies positivistes et conservatrices privilégiées par les
milieux universitaires et les journaux savants, qui se tiennent loin des

3. Citons, parmi les œuvres importantes, celles de Behar (2007), Clifford et Marcus
(1986), Fassin (2014), Gibb (2006), Narayan (1999, 2007), Langnes et Frank (1978)
et Stoller (1994).

33
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

articles peu orthodoxes, non conformistes ou qui brouillent les genres, ont
la faveur générale. De tels écrits sont souvent aliénants pour le lecteur
lambda ; ils ne s’adressent en fait qu’à une petite élite d’universitaires et ne
parviennent pas à représenter l’expérience sensorielle chaotique de la vie
de tous les jours.

La voie de l’imagination
En tant qu’anthropologue, je trouve mon inspiration chez ceux et
celles qui écrivent de la fiction et des ouvrages documentaires créatifs. Des
romanciers et romancières comme Nadine Gordimer (1989), Binyavanga
Wainaina (2011) et Lee Maracle (1996) écrivent sur les inégalités sociales
et la violence historique, et ils le font avec beaucoup d’honnêteté émotion-
nelle, d’habileté et de talent artistique. D’autres abordent de façon émou-
vante des sujets qui touchent l’une ou l’autre des multiples préoccupations
anthropologiques : la migration, les politiques raciales, la sexualité, les
normes liées au genre, l’urbanisation, la dépossession, le colonialisme, les
tensions de classe, la diaspora, la famille et bien d’autres. La fiction est
pourtant souvent considérée comme non théorique. Je suis d’avis que les
formes créatives d’écriture pourraient « faire de la théorie » beaucoup mieux
que les formes traditionnelles d’anthropologie socioculturelle, car, souvent,
la langue utilisée est accessible à un public beaucoup plus large. Comme
l’ethnographie, la fiction nous oblige à voir le monde différemment en
remettant en question ce que nous croyions savoir.
Dian Million (2011, 315) soutient que « la théorie, la narration et la
pensée critique ne s’excluent pas les unes les autres ». Les histoires rédigées
dans l’une ou l’autre de ces formes ont le potentiel de bouleverser la façon
dont nous considérons les processus, les pratiques et les personnes. Comme
l’ont soutenu un certain nombre d’universitaires autochtones, les histoires
sont une forme de théorie, même lorsqu’elles prennent la forme de récits
narratifs (voir par exemple Christian, 1987 ; Million, 2011 ; 2014). D’après
Audra Simpson et Andrea Smith (2014, 7), « si nous démystifions la théorie
et commençons à la considérer comme la réflexion qui nous conduit à
penser et à faire des choses, il devient clair que tous les peuples font,
évidemment, de la théorie ». L’écriture créative et l’ethnographie ont le
potentiel de produire des changements dans les rapports de force, comme
le démontrent clairement un si grand nombre d’écrits anticolonialistes et
féministes. Elles peuvent toutes deux donner une voix à ceux et celles que

34
Chapitre 2 • Écriture

l’on refuse d’entendre ou que l’on réduit simplement au silence. Elles


peuvent toutes deux être factuelles, basées sur des réalités historiques, tout
en évoquant des imaginaires dont on ne pourrait que rêver.
L’écriture créative est souvent à la fois plus subtile et plus précise que
l’ethnographie. Elle est généralement plus honnête que ne le sont les textes
ethnographiques conventionnels. Le développement de relations
complexes sur de longues périodes de temps est l’élément crucial sur lequel
s’appuie une bonne ethnographie, mais c’est aussi ce qui rend l’écriture si
difficile. Les anthropologues s’accordent tous à dire qu’il n’est pas facile
d’écrire sur les vies de ceux et celles avec qui nous travaillons, avec qui
nous devenons amis et, dans certains cas, avec qui nous vivons. Le carac-
tère « inventé » de la fiction, le fait qu’elle n’est pas représentative de la
« vraie » vie, donne aux auteurs l’espace nécessaire pour écrire de façon
honnête sur des questions et des expériences provocatrices sans détruire
des relations (Elliott, 2016 ; 2014). Ceux qui écrivent de la fiction peuvent
s’aventurer en des lieux que les ethnographes choisissent de ne pas
fréquenter. Ils peuvent donc être plus exhaustifs et inquisiteurs. Soulignons
aussi que la fiction n’exprime pas des vérités dans un jargon universitaire
inaccessible. Pour toutes ces raisons, l’écriture créative peut ouvrir une voie
vers l’ethnographie imaginative.
Nous assistons à d’importants changements dans la lecture et l’écri-
ture : il suffit de penser aux blogues, aux sites web, aux courriels, aux SMS,
à Twitter, Facebook et Instagram. Ces nouvelles technologies et formes de
communication influencent la façon dont les étudiants apprennent et
étudient et la façon dont les professeurs enseignent et interagissent avec
les étudiants. Elles transforment aussi les options qui s’offrent aux anthro-
pologues pour partager et transmettre les résultats de leurs recherches, y
compris aux communautés dans lesquelles ils travaillent. Comme elles
sont plus accessibles, du moins dans certains cas, elles peuvent libérer
l’écriture ethnographique des restrictions et des règles conservatrices qui
continuent de régir nos pratiques d’écriture.
J’ai toujours eu de la difficulté avec la rédaction académique. Les
textes universitaires et les articles savants que nous lisions aux cycles supé-
rieurs me paraissaient intimidants. Je n’avais pas confiance dans mes
propres capacités d’écriture et d’analyse et je ne trouvais pas ma voix dans
le genre de produits académiques que l’on exigeait de moi. Je trouvais qu’il
était particulièrement difficile d’écrire sur les travaux d’autres personnes,

35
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

ce qui est, essentiellement, ce que l’on fait à tous les niveaux des études
universitaires, jusqu’à ce que l’on finisse par mener nos propres recherches.
On rédige des recensions des écrits, des analyses, des précis. À la troisième
année de mon programme de doctorat, j’étais certaine d’une chose : je ne
finirais jamais mes études parce que j’étais incapable d’écrire. De
nombreuses personnes, tant des enseignants que des étudiants, ont de la
difficulté à écrire. Ce n’est pas étonnant : les attentes qu’on a envers nous
sont élevées. On nous confie le soin de raconter les histoires profondément
personnelles d’autrui. On dépend de la mémoire d’autres personnes quand
elles nous racontent leurs histoires et de la nôtre quand on doit les trans-
mettre à notre tour. On doit traduire, et pas seulement d’une langue à une
autre. On s’efforce de donner un sens à ce que les autres nous racontent,
puis de trouver le moyen de raconter leurs histoires d’une façon à la fois
sensible, critique et captivante. Dans ce chapitre, je me pencherai sur une
poignée d’ethnographies contemporaines qui parviennent à le faire et
j’imaginerai des possibilités qui n’existent peut-être pas encore.

Écrire en faisant preuve d’imagination dans la forme


L’acte d’écrire supplante la signification de l’écrit. Écrire prend tout son sens dans l’acte
matériel, dis/continu de l’écriture.
– Della Pollock (1998, 75)

Les ethnographes contemporains s’inspirent de la poésie, des ouvrages


documentaires créatifs, de la prose narrative, des témoignages et de la
narration. Les chercheurs expérimentent depuis longtemps déjà avec un
riche éventail de styles et de formes d’écriture. Ils ont ainsi contribué à
faire évoluer les normes de la discipline et à brouiller les frontières du
genre. Les anthropologues ont joué de différentes manières avec la struc-
ture et la forme de l’écriture ethnographique. Par exemple, Tobias Hecht
a écrit de la fiction dans After Life: An Ethnographic Novel (2006) ; Paul
Stoller a composé un mémoire intitulé Stranger in the Village of the Sick:
A Memoir of Cancer, Sorcery, and Healing (2005) ; et Anand Pandian et
son grand-père M.P. Mariappan ont écrit, ensemble, une biographie
ethnographique (2014). Dans cette section, je m’attarde sur des formes
imaginatives émergentes et novatrices, notamment la poésie ethnogra-
phique, les animations, la satire et l’écriture expérimentale utilisant la
technologie, comme les essais rédigés sur Twitter.

36
Chapitre 2 • Écriture

Writing poetically
I don’t know anything anymore
except this:
If Knowledge came to me
in the thickest part of the night,
woke me with a flashlight,
asked me, What do you know?
I would say, nothing, nothing at all,
except diving, and loving this world.
– Adrie Kusserow (2002, 50)
Écrire poétiquement
Je ne sais plus rien
à l’exception de ceci :
Si le Savoir venait à moi
dans l’obscurité profonde de la nuit,
qu’il me réveillait avec une lampe de poche
et me demandait : « Que sais-tu ? »
Je dirais : « Rien, rien du tout.
Je ne sais que plonger, et aimer ce monde. »
– Adrie Kusserow (2002, 50)
Quelle réflexion pourrions-nous avoir sur la poésie ethnographique ?
En quoi diffère-t-elle des autres formes de poésie ? Écrire un poème ethno-
graphique revient à transmettre sous une forme poétique notre savoir, nos
observations et nos analyses théoriques. Kent Maynard (2009, 115)
demande : « Comment le fait d’écrire de la poésie nous aide-t-il à en savoir
plus sur la société, sur d’autres formes de discours et de pratiques ? » Pour
Renato Rosaldo (2013, 101), la poésie ethnographique, ou antropoesía, se
situe dans « des mondes sociaux et culturels ; [c’est une] poésie qui porte
essentiellement sur la condition humaine ». Cette forme permet de
connaître et de représenter le monde d’une façon qui est non seulement
plus lyrique, mais aussi plus affective dans la façon dont les émotions
peuvent être dépeintes et évoquées.
Le petit corpus d’œuvres de poésie ethnographique et de prose
lyrique ayant été publiées s’élargit peu à peu. Citons notamment les
travaux de Kent Maynard (2001 ; 2002 ; 2009), de E. Valentine Daniel
(1996 ; 2013), de Renato Rosaldo (2013), d’Adrie Kusserow (2002 ; 2014)

37
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

et de Melisa Cahnmann-Taylor4 (2013). (On peut aussi supposer qu’il


existe une multitude de poèmes inédits et incomplets dans des carnets,
des ordinateurs portables et des notes de terrain.) Maynard (2009) suggère
que, même si elle comporte ses propres défis, la poésie ethnographique
offre quelque chose d’important pour l’anthropologie et la compréhension
du monde. Il soutient que la poésie ethnographique peut parfois être
mieux adaptée que la prose pour appréhender le monde, parce que la vie
est en grande partie connectée au rythme, à la poésie ou à la musique. La
prose témoigne rarement de la dimension affective — le bonheur, le deuil,
le désir, la rage, le malaise — et ne nous permet pas nécessairement non
plus de transmettre les incertitudes, les contradictions ou les ironies dont
nous sommes témoins dans les vies que nous observons.
Le poème de E. Valentine Daniel intitulé « The Coolie: An Unfi-
nished Epic » (2013) offre un exemple de ce à quoi peut ressembler l’eth-
nographie imaginative sous forme de poème ethnohistorique5. Le poème,
rédigé en hexamètres iambiques6, porte sur des travailleurs tamouls dans
les plantations srilankaises. On y évoque la mémoire, l’émotion et les sens
tout en respectant la rigueur ethnographique et la précision historique.
Au sujet de la découverte qu’il fait de la forme poétique et des difficultés
associées à la rédaction en prose académique, il écrit qu’il y a « dans les
vers une vérité qui ne peut être transmise par la prose, une vérité qui est
à portée de main dans l’ethnographie et l’histoire orale, mais qui est rendue
distante ou secondaire dans la prose. Je crois que, dans les sciences sociales
en particulier, la prose ne fait pas qu’éclipser ou réprimer cette vérité
affective dans son statut secondaire, mais qu’elle peut aller jusqu’à la
détruire » (Daniel, 2013, 68).
Contrairement à la prose universitaire, qui a tendance à réprimer et
à cacher plus qu’à éclairer, la poésie ethnographique peut évoquer ce qui
est souvent occulté dans l’ethnographie, comme le fait Melisa Cahn-
mann-Taylor (2006) dans son poème sur les étudiants des quartiers
pauvres de la ville et l’échec du système d’éducation américain.

4. Voir son site web pour une liste exhaustive de ses publications poétiques : https://
teachersactup.com.
5. L’ethnographie de Daniel, intitulé Charred Lullabies: Chapters in an Anthropology of
Violence (1996), est un autre exemple d’une ethnographie qui repousse les frontières
de l’écriture traditionnelle.
6. Cette forme poétique, aussi appelée « alexandrin », inclut un vers avec 12 syllabes et
6 iambes (syllabe non accentuée suivie d’une syllabe accentuée).

38
Chapitre 2 • Écriture

Ghetto Teachers’ Apology


I’m afraid, sweet Wilmarie, we’ve lied.
We didn’t teach you how to hide
your Rite Aid salary from Welfare
in a Dominican bank. We didn’t tell
you how to find a roommate or put a lock
on your bedroom door or how to walk
after sundown by yourself, how to slouch
at your brother’s funeral, patched
bullet holes in an open casket in your living room.
We never told you,
like your boss, you can’t speak English,
or like your cousin, you can’t speak Spanish.
We didn’t tell you how to live on
$5.50 an hour or that at seventeen
you’d be an orphan. We didn’t want to sour
our hopes and fictions, we wanted you to flower,
and prove us wrong. Sweet Wilmarie,
we’re sorry.
We didn’t live on your side of town
between crack houses and crackdowns.
We’re not like you, we didn’t know how to survive
behind shatter proof glass with those pretty brown eyes.
Excuses des profs du ghetto
J’ai bien peur qu’on t’ait menti, Wilmarie chérie.
On ne t’a pas appris à cacher
de l’aide sociale ton salaire du Rite Aid
dans une banque dominicaine.
On ne t’a pas dit comment trouver un coloc
ou mettre un verrou sur la porte de ta chambre.
On ne t’a pas appris comment marcher seule après le coucher du soleil
ni comment courber l’échine aux funérailles de ton frère, avec, dans le salon,
un cercueil ouvert avec des trous de balle bouchés.
On ne t’a jamais dit, comme ton patron,
que tu ne pouvais pas parler anglais,
ou, comme ton cousin,
que tu ne pouvais pas parler espagnol.
On ne t’a jamais dit comment vivre
avec un salaire de 5,50 $ de l’heure,
ni qu’à 17 ans tu serais orpheline.
On ne voulait pas briser tes espoirs et tes rêves.

39
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

On voulait que tu t’épanouisses,


que tu nous prouves qu’on avait tort.
Wilmarie chérie, on est désolés.
On ne vivait pas de ton côté de la ville,
à devoir composer avec les crack houses et la répression.
On n’est pas comme toi :
on ne sait pas comment survivre
derrière des vitres incassables
avec ces jolis yeux bruns.
L’écriture poétique ne concerne pas seulement la forme, mais aussi
le contenu. Maynard (2009, 121) explique : « Au lieu de traiter l’émotion
comme quelque chose d’accessoire ou de secondaire à des actes écono-
miques, politiques ou à d’autres actes déterminants, la poésie peut peut-
être nous montrer que l’affect pourrait même constituer une composante
de la vie économique et politique. » Cela est mis en évidence de façon
particulièrement éloquente dans les travaux de Renato Rosaldo (2013,
88). En 1981, ce dernier a publié un recueil d’essais sur l’accident et la
mort de sa première épouse, Michelle, et sur le chagrin, le deuil et le
sentiment de perte qu’il a ressentis à la suite de cet événement.
Colored Marshmallows
In Bayombong Father Joe arranges
for Shelly’s body to be transported to Manila.
We wait in a windowless room.
Sam lies listless on my lap,
asks for stories, one after another.
I buy colored marshmallows for Manny who glistens red
and screams and screams.
Guimauves colorées
À Bayombong, le père Joe organise
le transfert à Manille du corps de Shelly.
Nous attendons dans une pièce sans fenêtre.
Sam, apathique, blotti sur mes genoux,
demande une histoire après l’autre.
J’achète des guimauves colorées pour Manny qui est tout rouge
et qui crie et crie sans arrêt.
La poésie ethnographique offre un éventail de possibilités pour pratiquer
une anthropologie qui prend au sérieux la complexité et l’énormité des
émotions humaines et fait émerger une voix poétique critique et théorique

40
Chapitre 2 • Écriture

(Maynard, 2009). Les travaux académiques critiques peuvent mêler la prose


universitaire à la voix poétique. Citons par exemple « There Is a River in Me »
(2014), de Dian Million, et l’emblématique Borderlands/La Frontera: The New
Mestiza, de Gloria Anzaldúa (1987). La voix poétique peut être utilisée pour
remettre en cause l’hégémonie du langage universitaire et colonial et elle peut
envisager l’affect comme un élément central de la condition humaine.
La poésie n’est pas moins exigeante que les autres formes abordées ici
lorsqu’elle sert à pratiquer l’écriture ethnographique et qu’il faut trouver un
équilibre entre « des vers habiles, bien conçus » et « des résultats de recherche
valides » (Maynard et Cahnmann-Taylor, 2010, 12). Qu’il soit narratif,
lyrique, traditionnel ou libre, un bon poème ethnographique doit être
honnête et raconter une histoire. Stuart McLean (2009) offre un récit théo-
riquement nuancé de la façon dont les anthropologues pourraient utiliser la
poésie et invite les anthropologues à reconceptualiser la façon dont les
histoires sont créées. Il plaide « non pas pour une “poésie culturelle”, mais
pour une poésie du faire envisagée dans un sens plus large » (215), une poésie
qui est « expérimentale, multiagentive et pluraliste » (213). Il propose des
pistes de réflexion pour « pratiquer la créativité » (216) et pour réfléchir à des
formes imaginatives, des formes qui sont en accord avec l’histoire et la philo-
sophie dans la façon dont les histoires sont racontées de nouveau. Dans un
ouvrage récent, il fusionne le langage poétique, l’expression visuelle et le
matériel acoustique pour explorer les ontologies de la mer (McLean, 2017).

Dessin
Ce chapitre s’intéresse surtout à l’écriture sous la forme textuelle, qu’il
s’agisse d’un texte tapé sur la vieille machine à écrire de l’aïeul ou sur une
tablette ou rédigé au stylo en lettres attachées. Je souhaite quand même
mentionner l’existence de travaux récents ayant recours au dessin et à
l’animation et souligner la popularité croissante des romans et des anima-
tions graphiques en anthropologie. Dans des travaux savants, Tim Ingold
(2011), Lynda Barry (2008) et Michael Taussig (2011) ont utilisé le dessin,
le roman graphique et l’animation pour approfondir certaines connais-
sances et rendre leurs recherches accessibles à un public plus large (voir
aussi Hendrickson, 2008). La bande dessinée est utilisée depuis longtemps
dans la fiction et dans d’autres formes populaires d’écriture, mais elle est
jusqu’à présent restée marginale dans l’anthropologie et, plus générale-
ment, dans le milieu universitaire.

41
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Dans Redrawing Anthropology, Tim Ingold (2011) plaide pour le


développement d’une « anthropologie graphique » unissant matérialité de
la vie et de la culture, théorie des choses, analyse ethnographique et repré-
sentation créative du monde. Dessiner ce que nous voyons et expérimen-
tons sur le terrain exige une autre forme d’attention au monde, une
attention affective et sensorielle capable de remarquer la corporalité subtile
et pas si subtile de la vie quotidienne. Si le dessin est, à certains égards,
semblable à la photographie, au film (voir le chapitre 4) et à la poésie,
l’acte de dessiner, tout comme celui d’écrire sur du papier avec un stylo,
est performatif et incarné d’une manière spécifique. Jessica Taylor (2012,
2) explique que ses recherches et la relation qu’elle entretenait avec le
dessin « impliquaient une conscience intense de soi-même et de l’autre ;
une conscience de soi-même dans le regard de l’autre ». De la même façon,
Taussig affirme : « Le dessin intervient différemment de l’écriture et de la
photographie dans la prise en compte de la réalité » (2011, 13). Dessiner
exige de poser un regard différent sur les choses : il faut s’y entraîner et en
prendre l’habitude. Sousanis (2015) suggère même que, dans certains cas,
les mots limitent ce que nous pouvons voir et ce que nous comprenons
du monde. Les images peuvent aussi susciter des réponses différentes de
la part du public, car elles peuvent représenter des choses qui vont au-delà
du langage : les horreurs des génocides, les morts insensées des migrants
en Méditerranée, les attaques extrémistes menées contre des étudiants, etc.
Il existe peu de modèles de dessin ethnographique dans le milieu
universitaire7. Nick Sousanis (2015) a publié sa thèse sous forme de roman
graphique. L’édition originale, qui a pour titre Unflattening, a été publiée
par la Harvard University Press. En 2016, l’ouvrage a été traduit en français
chez Actes Sud sous le titre Le déploiement. Sousanis est d’avis que le dessin
permet de donner accès à des savoirs universitaires à un public plus large,
certes, mais qu’il fait aussi émerger quelque chose de beaucoup plus profond.
Quand le dessin et la prose sont « tissés ensemble à la manière que seule la
bande dessinée permet, l’un peut combler les lacunes que l’autre ne parvient
pas à combler et un échange se produit entre eux : le texte influence l’image
et l’image ajoute du sens au texte. Une forme de résonance se crée, une sorte

7. Pour plus d’informations sur les romans graphiques, voir la série de billets sur le
sujet publiée sur le blogue de l’University of Toronto Press : « Graphic Adventures in
Anthropology » : www.utpteachingculture.com/announcing-ethnographic-a-new-series.

42
Chapitre 2 • Écriture

de va-et-vient continuel entre les deux8 ». Aleksandra Bartoszko et ses collè-


gues (2010) ont publié une étude sur les espaces publics et les technologies
de l’information au Oslo University College en utilisant le médium de la
bande dessinée. Ils expliquent qu’ils ont ainsi pu utiliser l’ironie, la satire et
l’humour pour donner du sens aux expériences décrites par les participants
et les participantes de la recherche. En consignant sous forme de dessin ou
d’écrit (poésie ou prose) quelque chose dont nous sommes témoins, on
gagne et on perd simultanément quelque chose. Grâce au crayon ou au
fusain, une image apparaît, avec des textures, des couches et des lignes. Cette
zone expérimentale émergente offre des possibilités infinies pour la pratique
d’une ethnographie imaginative (voir par exemple Causey, 2016).

Autres expériences
Les technologies et les plateformes de communication qui sont appa-
rues récemment, comme les téléphones intelligents et Twitter, ont trans-
formé notre façon de considérer ce qu’est une communication efficace en
faisant émerger un nouvel art, celui de la « microécriture » (micro-writing)
(Johnson, 2011). Si de telles expériences sont de plus en plus courantes
dans de nombreuses sphères, les milieux universitaires continuent souvent
de résister à de telles transformations. On s’habitue à raconter des histoires
d’une certaine manière (ce dont se plaignait Sana, avec qui les lecteurs et
les lectrices ont pu faire connaissance dans notre introduction), soit sous
forme d’exposé rédigé avec la police Times New Roman 12. Or il y a
d’autres moyens de raconter des histoires ethnographiques et de commu-
niquer notre savoir. Considérons un moment Twitter ou les messages textes
comme de nouveaux moyens de communiquer (Stommel, 2012). Un tweet
peut aujourd’hui contenir un maximum de 280 caractères (140 avant
2017), contre 160 pour un message texte. Au départ, plusieurs critiques
ont suggéré que l’utilisation de ces formes entraînerait un appauvrissement
du langage, mais certaines études laissent penser que les tweets transmettent
souvent des idées complexes en utilisant davantage de mots polysyllabiques
qu’une structure de phrase moyenne (Cougnon et Fairon, 2014). Et même
si ce n’est pas le cas, nous voyons émerger une nouvelle forme de langage,
ce que Jill Walker Rettberg appelle « le langage SMS9 ».

8. Propos tirés de l’entrevue menée avec Sousanis dans le cadre de la série de billets sur
les romans graphiques publiée sur le blogue de l’University of Toronto Press : www.
utpteachingculture.com/unflattening-scholarship-with-comics.
9. Voir son site web à l’adresse suivante : http://jilltxt.net/?p=15.

43
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Rettberg attire notre attention sur une publication lue sur le site web
de CNN. Un enseignant se plaignait de la façon dont écrivait l’une de ses
étudiantes. L’étudiante en question, à qui l’on avait demandé de raconter
ce qu’elle avait fait pendant les vacances d’été, avait commencé son essai
ainsi : « My smmr hols wr CWOT. B4, we used 2g02 NY 2C my bro, his
GF & thr 3:- kids FTF. ILNY, it’s a gr8 plc. » On pourrait traduire ce
passage de la façon suivante : « My summer holidays were a complete waste
of time. Before, we used to go to New York to see my brother, his girlfriend
and their three screaming kids face to face. I love New York. It’s a great
place. » Les traditionalistes et les conservateurs du langage y verront une
dégradation de la langue anglaise. De l’avis de Rettberg, toutefois, la
version proposée par l’étudiante est légère et créative. Elle combine des
mots, des caractères numériques, des abréviations et des lettres pour trans-
mettre la même idée que la phrase complète, mais elle le fait d’une façon
qui envisage les possibilités du langage à l’extérieur de l’exposé. Un tel style
ne risque pas d’être adopté ni accueilli favorablement par toutes les classes
ou par tous les enseignants ou éditeurs, mais nous pouvons œuvrer à créer
des espaces qui nous permettent, ainsi qu’aux étudiants, d’expérimenter
avec l’écriture espiègle, voire qui nous encouragent à le faire.
Le romancier Teju Cole a lui aussi fait des expériences d’écriture sur
Twitter10. L’essai de 4 000 mots intitulé « A Piece of the Wall », qu’il a rédigé
sur cette plateforme, porte sur les pratiques d’immigration et la militarisa-
tion de la frontière entre les États-Unis et le Mexique11. Cole (2014) est
d’avis que Twitter pourrait servir de solution de remplacement pour partager
des écrits, non pas pour en faire la publicité, mais plutôt dans l’intention
de créer de nouvelles formes d’écriture. Avec « Hafiz », Cole (2014) va encore
plus loin en créant sur Twitter un récit collaboratif exigeant la participation
de 31 personnes qui ont publié 31 tweets qu’il a lui-même repartagés. De
cette façon, il expérimente avec l’écriture, mais aussi avec la façon dont on
peut utiliser Twitter dans le processus d’écriture et le processus de « publi-
cation », à savoir le partage de nos produits. De telles expériences tirent
pleinement parti de la nature performative et inachevée de la forme narra-
tive ainsi que du processus collaboratif dont elle résulte.

10. Voir l’entretien avec Teju Cole à la National Public Radio sur l’utilisation qu’il fait de
Twitter dans ses écrits et en politique : www.npr.org/2014/01/16/262473432/forget-
the-new-yorker-storyteller-turns-to-twitter.
11. Voir « A Piece of the Wall » à l’adresse suivante : https://twitter.com/apieceofthewall.

44
Chapitre 2 • Écriture

Finalement, j’aimerais mentionner les possibilités qu’offre la satire en


ethnographie. Il existe de plus en plus de bons exemples de l’utilisation de
la satire, de l’humour et de la comédie dans les critiques culturelles et
politiques. Howard Campbell (2006) utilise par exemple l’histoire satirique
de Chona, une étudiante universitaire mexicaine américaine, pour tourner
en dérision la dynamique de la conférence annuelle de l’American Anthro-
pology Association. La géographe féministe Heather McLean se moque de
la même façon de l’élitisme et du sexisme qui sévissent dans le milieu
universitaire et de la marchandisation du savoir au moyen d’une perfor-
mance satirique de l’universitaire hipster « Toby Sharp12 ». John Jackson Jr.
(2005) décrit quant à lui son alter ego Anthroman comme « une sorte de
héros ethnographique » qui l’aide à travailler de façon méthodologique sur
le terrain et à demander à des étrangers de raconter des histoires person-
nelles sur leur vie. Briony Lipton (2014) considère l’histoire des femmes
aborigènes et la politique de la blanchité en Australie à travers un contre-
récit qui subvertit l’histoire de Cendrillon. Ce sont toutes des histoires
inattendues, astucieusement élaborées, ancrées dans les expériences et les
recherches sociales et ethnographiques. Elles nous donnent la possibilité
d’aborder des questions auxquelles le discours anthropologique n’offre pas
toujours de réponse. La satire est aussi un moyen efficace de mettre en
évidence les moyens par lesquels le pouvoir fait insidieusement son chemin
dans les institutions ou les structures normatives et hégémoniques comme
le milieu universitaire, le milieu médical, le discours et l’État13.

Écrire en faisant preuve d’imagination dans le contenu


[J]e rêve d’une écriture qui ne serait ni philosophie ni littérature, pas même contaminée
par l’une ou l’autre, tout en gardant, je n’ai aucun désir d’y renoncer, la mémoire de
la littérature et de la philosophie.
– Jacques Derrida (2009, 291)

Maintenant que j’ai abordé ces nouvelles formes — la poésie, le


dessin et le micro-essai —, je souhaite me tourner vers des expériences

12. Visionnez la performance vidéo à l’adresse suivante : http://antipodefoundation.


org/2013/03/28/featured-video-a-buzz-in-my-hub.
13. À titre d’exemple, voir la vidéo satirique « Radi-Aid: Africans for Norway », qui se
moque des initiatives humanitaires s’appuyant sur des solutions temporaires et
dépeignant tous les Africains comme étant pauvres et ayant besoin d’aide. Dans Radi-
Aid, des Sud-Africains récupèrent des radiateurs pour les envoyer à des Norvégiens qui
meurent de froid. Visionnez : www.rustyradiator.com.

45
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

d’écriture qui mettent davantage l’accent sur le contenu, c’est-à-dire ce sur


quoi on écrit. Je défends ici deux types d’écriture ethnographique : 1) ce
qu’Ann Cvetkovich (2012) a appelé l’« écriture fondée sur le processus »
et 2) l’écriture en tant que pratique influencée par une attention à l’incar-
nation et aux sens dans la recherche.

Écriture fondée sur le processus


« Écrire de façon imaginative » veut dire, pour moi, utiliser l’imagi-
nation pour écrire sur l’inattendu, l’idiosyncrasique, le sensoriel, la vie
quotidienne — le genre de choses qu’on ignore souvent au moment
d’écrire14. Une façon de rendre compte de ces phénomènes de tous les
jours est de réfléchir à la façon dont l’écriture est incarnée et performative,
ou, en d’autres mots, de mettre l’accent sur la performance corporelle
associée au geste d’écrire et d’être sensible au processus et à l’acte d’écrire.

IMAGE 2.2 : Écriture et recherche, Corinna Gurney, Vancouver, Canada


Photo : AHAH Project, 2006

14. Pour en savoir plus sur l’écriture portant plutôt sur l’imagination ou les rêves, voir
Mittermaier (2011) ou Pandolfo (1997).

46
Chapitre 2 • Écriture

La spécialiste des études culturelles Ann Cvetkovich (2012) a déve-


loppé une approche de l’écriture qu’elle appelle « l’écriture fondée sur le
processus » (process-based writing). Comme elle explique, le fait d’accorder
de l’attention « aux sensations, à la tactilité, aux émotions » et aux contextes
social, culturel et historique dans lesquels celles-ci émergent permet de
créer de l’espace pour « de nouvelles formes de documentation et d’écri-
ture » (2012, 11). Songeant à sa propre décision d’utiliser le genre littéraire
des mémoires pour écrire au sujet de la dépression en tant que phénomène
social et politique, Cvetkovich explique que l’art d’écrire est un moyen de
« s’ouvrir », de permettre à la réflexion spéculative, aux pensées incomplètes
et à l’imagination d’entrer dans notre écriture. Elle ajoute que cela fait
émerger des idées et des connexions inattendues, périphériques et peu
orthodoxes qui, à leur tour, donnent lieu à des récits créatifs sur la vie
sociale et politique. L’écriture fondée sur le processus peut également
permettre à l’auteur de remettre en cause les régimes disciplinaires et insti-
tutionnels de l’écriture, qui peuvent nous limiter, voire nous empêcher de
raconter le genre d’histoires qui importent à nos interlocuteurs et qui ont
un potentiel déstabilisateur. En d’autres mots, elle indiscipline notre écri-
ture. L’approche de Cvetkovich cadre avec la notion selon laquelle nous
devons nous entraîner de nouveau à voir le monde pour le dessiner ou
écrire de la poésie à son sujet. Cela suppose de ralentir, de cultiver une
conscience lucide et une attention au détail et aux forces plus larges du
pouvoir et de nourrir la sensibilité qui nous permet de voir, de connaître
et de représenter les moments d’intimité et les rythmes des vies qui émer-
gent parfois dans les moments de chaos de tous les jours.
Une telle approche concorde avec la tradition d’écriture performative
et incarnée qui « accueille le corps dans la maison de l’esprit » (Pelias, 2005,
417 ; Madison, 1999 ; voir aussi le chapitre 6). L’écriture fondée sur le
processus encourage aussi la création d’histoires partielles, fragmentées, et
reconnaît les produits inachevés comme étant représentatifs de la vie elle-
même (Clifford, 1986). Une telle forme d’écriture remet en cause les
structures néolibérales, conservatrices, coloniales et universitaires qui
imposent des logiques particulières de savoir et sur le savoir. Cvetkovich
(2012, 23) croit aussi qu’il faut faire de l’essai « un genre public destiné à
la réflexion spéculative ». Ce faisant, explique-t-elle, elle est « inspirée par
le désir d’élaborer de nouvelles formes d’écriture et de savoir qui sont issues
d’expériences affectives, de la vie ordinaire et d’archives alternatives » (23).
Son livre, intitulé Depression: A Public Feeling, fait à la fois office d’analyse

47
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

culturelle, de mémoire et d’ethnographie. Il offre un récit cru et non


censuré de sa lutte contre les problèmes de santé mentale, un récit qui
perturbe et dérange. De telles pratiques imaginatives supposent « un enga-
gement en faveur de l’ouverture » dans le cadre de la recherche.

Incarnation et sens
L’ouverture dont parle Cvetkovich exige notamment d’accorder une
attention particulière à l’expérience sensorielle et aux modes de savoir (voir
le chapitre 3). Je souhaite mentionner deux ethnographies qui, en raison
de l’attention qu’elles accordent au caractère sensoriel du domaine et de la
nature incarnée de l’écriture elle-même, peuvent sembler déconcertantes à
ceux et celles d’entre nous qui pratiquent l’écriture en anthropologie : My
Cocaine Museum (2004), de Michael Taussig, et Ordinary Affects (2007),
de Kathleen Stewart. Ce que j’admire de ces deux œuvres, c’est qu’elles
prêtent une attention particulière aux sensations (couleur, goût, toucher,
vision) et à l’ordinaire. Dans My Cocaine Museum, Taussig (2004, 29) décrit
les couleurs de l’or et comment de telles couleurs « émergent de l’obscurité »
ainsi que la sensation de la chaleur et de la pluie dans le climat tropical de
la Colombie. Il évoque l’expérience sensorielle de la vie quotidienne ordi-
naire avec autant de profondeur que sa violence frappante et extraordinaire.
Cette ethnographie est si riche dans l’attention qu’elle porte à l’univers
sensoriel qu’on peut presque sentir les « forêts froides et humides », goûter
l’amertume, toucher l’amant et sentir la pression de l’eau. Mais cela ne se
fait pas au détriment d’une analyse profondément théorique : les couleurs
de l’or n’ont de sens que dans le contexte de leurs sombres histoires de
violence et d’accumulation. Les histoires ethnographiques théorisent le
colonialisme, la logique capitaliste et la violence d’État tout en étant
sensibles à l’univers sensoriel de la vie quotidienne dans les tropiques.
Ordinary Affects (2007, 71), de Stewart, est remarquable en raison de
l’attention qu’on y accorde « aux textures et aux rythmes des formes de vie
alors qu’ils sont composés et soufferts dans la poesis sociale et culturelle ».
Stewart prend au sérieux les aspects banals, quotidiens de la vie dans une
série de scènes qui témoignent des moyens par lesquels les sensations et les
émotions façonnent nos vies et y donnent un sens. Elle décrit des motels,
des centres commerciaux et des casinos américains, évoquant de ce fait
l’étrange dans l’ordinaire. Il s’agit d’une ethnographie particulièrement non
conformiste et, pourtant, elle fait précisément ce que l’ethnographie doit

48
Chapitre 2 • Écriture

faire, à savoir saisir les vies réelles, vécues comme des moments fragmentaires,
partiels et incomplets. Même si elle est rédigée en prose, elle est irrésistible-
ment poétique. Stewart évite la théorisation manifeste de ces moments et de
ces vies, permettant plutôt aux histoires, en tant que « théories ressenties »
(Million, 2014), de produire une profonde impression sur le lecteur.
Insectopédie (2016), de Hugh Raffles, et In Sierra Leone (2004), de
Michael Jackson, sont deux modèles très différents d’ethnographies qui
considèrent l’histoire, la littérature et la philosophie comme faisant partie
intégrante des histoires ethnographiques qu’ils racontent. Comme Taussig
et Stewart, les deux auteurs remettent en cause les traditions de l’ethnogra-
phie et de la représentation en rédigeant des ethnographies qui décrivent des
aspects de la vie qui semblent insignifiants mais qui, en raison des forces
partagées qui façonnent, déforment et limitent, sont pourtant représentatifs
des vies menées partout dans le monde. Dans Insectopédie, une histoire et
une ethnographie des mouches, des coquerelles et d’autres insectes, Raffles
propose 26 essais qui rendent compte de la nature profonde des insectes et
du pouvoir qu’ils ont dans notre monde. Comme pour Ordinary Affects, de
Stewart, il n’est pas nécessaire de lire les histoires dans l’ordre, car, bien
qu’étroitement connectées, elles sont indépendantes les unes des autres. Cela
favorise une approche privilégiant une « théorie faible », c’est-à-dire qui
accorde davantage d’attention aux objets et aux sens (excitation, peur,
odeurs) qu’à la grande histoire elle-même. Et pourtant, Raffles y critique les
forces mondiales et la violence vues pendant l’Holocauste, à Tchernobyl et
dans le cadre du réchauffement climatique. L’auteur se déplace dans le temps
et l’espace, rejetant de ce fait la pensée linéaire. Basé sur un travail de terrain
mené sur plusieurs sites en Inde, en Chine et au Nouveau-Mexique, Insec-
topédie réunit dans un seul récit l’art, la littérature, la science, l’histoire et
l’ethnographie. Un autre fait remarquable, c’est qu’il est rédigé de façon à
susciter l’intérêt de divers publics, et pas seulement celui des universitaires.
In Sierra Leone est une ethnographie très différente (Jackson, 2004).
C’est en partie un mémoire, en partie un récit narratif, en partie une
ethnographie et en partie un document historique. Plusieurs histoires s’y
entremêlent : celle de l’anthropologue/narrateur Jackson ; celle de son
informateur Sewa Bockarie Marah (S.B.), dont il a promis d’écrire la
biographie ; et l’histoire intime d’un paysage et de peuples marqués par la
violence et les guerres civiles. C’est une lecture sensuelle du fait de l’atten-
tion qu’elle porte aux détails et de l’honnêteté qui s’en dégage, une honnê-

49
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

teté qui est rare dans l’anthropologie contemporaine. C’est un récit


délicatement et soigneusement rédigé qui porte sur les vies individuelles
et les leçons qu’elles peuvent nous apporter sur la condition humaine.
Jackson mêle allègrement littérature et philosophie, comme un anthropo-
logue philosophique explorant les thèmes de l’espoir, de l’optimisme et de
la réconciliation au milieu de la souffrance et de la pauvreté. Le récit des
souvenirs et expériences des plus de 30 années qu’il a passées en Sierra
Leone s’entremêle avec des références littéraires, les mémoires de S.B. et
un récit historique de la guerre civile. Comme les autres œuvres citées ici,
cette ethnographie privilégie le senti et le ressenti avec, en toile de fond,
les processus historiques, politiques et sociaux qui façonnent nos vies.
Ces ethnographes prennent des objets, des espaces et des événements
banals et souvent négligés pour en extraire les histoires cachées et tenues
pour acquises. Imaginez une pile de vaisselle sale dans un évier de cuisine.
Pour nombre d’entre nous, la vaisselle sale ne représente rien d’autre
qu’une tâche domestique qui attend d’être exécutée. Or elle évoque pour-
tant des histoires sur la vie des autres. Un ethnographe qui est à l’écoute
de ses sens pourrait percevoir les histoires qui se cachent derrière cette pile
de vaisselle sale. Peut-on sentir les relents du repas de la veille ? Y a-t-il une
faible odeur de nourriture, une odeur de gras ou de vieux café qui flotte
dans l’air ? La pile de vaisselle raconte peut-être l’histoire d’un accident
tragique, d’une bagarre blessante, d’une soirée trop arrosée. Ou celle d’une
assiette cassée qu’on a lancée ou qu’on a accidentellement laissée tomber.
Peut-être raconte-t-elle l’histoire de céramiques anciennes ou d’un
ensemble de vaisselle en porcelaine hérité d’une nonna, ou encore celle
d’une pièce peinte à la main par un artiste. Ou celle d’une femme mono-
parentale qui cumule trois emplois pour réussir à nourrir ses enfants et
qui n’a pas le temps de laver la vaisselle, l’histoire de l’échec d’un système
économique qui punit les pauvres. Peut-être l’histoire porte-t-elle plutôt
sur l’eau empoisonnée qui goutte du robinet et sur l’opération de dissi-
mulation des conséquences de la fracturation hydraulique orchestrée par
les entreprises. Ou encore sur la dépression et le deuil et l’effet paralysant
qu’ils ont sur la volonté de sortir du lit le matin. La pile de vaisselle sale
pourrait raconter l’une ou l’autre des nombreuses histoires compliquées
dont nous devrions être au fait en tant qu’anthropologues et qui sont
importantes pour les personnes auprès de qui nous menons nos recherches
et les communautés dans lesquelles nous travaillons. Une pile de vaisselle
sale sera toujours plus qu’une simple pile de vaisselle sale.

50
Chapitre 2 • Écriture

L’anthropologue en tant qu’écrivain/artiste/créateur/poète/blogueur


Toutes les œuvres dont j’ai parlé incarnent les principes de l’ethno-
graphie imaginative énoncés dans l’introduction. Leurs auteurs ont en
commun avec nous une volonté d’expérimenter avec les styles et les formes,
une appréciation du lent processus de l’écriture, une ouverture et une
honnêteté dans les formes narratives employées et une préoccupation par
rapport aux « modes affectifs de production des savoirs » (Westmoreland,
2011). Songez à votre propre travail d’anthropologie en tant qu’auteur.
Imaginez que vos écrits concernent tout autant la recherche que la docu-
mentation, la méthode que la théorie, le dialogue que le monologue, la
poésie que la prose et l’objectif que le subjectif. L’ethnographie imaginative
espère relancer, inspirer de nouveau une forme d’écriture ethnographique
qui remet en cause, élargit, démonte et transforme notre compréhension
des processus sociaux, politiques, économiques, culturels, historiques et
personnels qui façonnent et restreignent nos vies quotidiennes. Elle consi-
dère l’écriture ethnographique comme une pratique artistique incarnée,
mais aussi comme une forme de « traduction des savoirs » académiques.
Les ethnographies dont j’ai parlé ici, qu’elles soient poétiques,
graphiques ou sensorielles, fusionnent toutes l’art, la critique, le récit et la
théorie. Elles sont toutes soigneusement créées, qu’elles soient composées,
rédigées ou dessinées. Dans le film Sunset Ethnography (2014), Taussig et
Muecke suggèrent que « l’écriture expérimentale », comme l’écriture imagi-
native, exige que l’auteur se détache un peu du processus et se laisse
influencer par les expériences, les relations et la sensualité de la vie. Ils
proposent une réflexion sur le fait d’écrire avec le monde, et non au sujet
du monde. L’idée selon laquelle l’écriture est relationnelle et collaborative,
affective et effective, et créative et imaginative devrait guider notre pratique
d’écriture, quelle que soit la forme choisie.

Exercices à l’intention des étudiants


1. Le journal littéraire canadien Geist organise chaque année un
concours de « cartes postales ». Il peut s’agir d’une bonne façon de
s’exercer à créer des commentaires concis qui combinent images et
narration. Trouvez une vieille photo dans vos affaires et créez votre
propre carte postale. Rédigez un texte de 500 mots, fictif ou non, au
sujet de l’image que vous avez choisie. Créez votre « carte postale » en
utilisant des images ou des dessins recueillis pendant le travail de

51
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

terrain, puis écrivez une courte vignette ethnographique qui décrit


l’essence de l’image. Voir www.Geist.com/contests/postcard-contest.
2. Dans Alive in the Writing (2012), Kirin Narayan propose toutes sortes
de courts exercices. Mon préféré consiste à décrire, en deux pages,
une rencontre réalisée dans le cadre de votre recherche lors de laquelle
vous avez entendu ou observé quelque chose qui a transformé votre
réflexion.
3. Dessinez, gribouillez ou esquissez une scène de votre travail de terrain
ou de la vie sur le campus.
4. Écrivez un haïku ethnographique. Le haïku, une forme littéraire qui
vient du Japon, est composé de 17 syllabes réparties sur trois lignes
(cinq, sept et cinq).
5. Jouez avec la forme et créez un collage d’écriture. Écrivez un court
essai qui mélange les formes. Par exemple, commencez avec un
poème, continuez avec un essai-photos, puis avec une histoire docu-
mentaire créative, et terminez avec un montage de dessins, de mots
écrits, d’images et d’entrées de journaux personnels. La seule règle
applicable : votre œuvre doit raconter une histoire ethnographique.
6. Prenez une scène de votre recherche ou de votre expérience de terrain
et rédigez trois histoires différentes au sujet de cette même scène.
Chaque histoire doit faire moins de 500 mots.

Ressources supplémentaires
Sites web
Academic Muse (site web d’Alan Klima sur l’écriture : très utile pour les
étudiants des cycles supérieurs et les professeurs). www.academic-
muse.org
Drawings, Animations and Cartoons, Centre for Imaginative Ethnography
(ressources à l’intention des anthropologues qui s’intéressent à la
bande dessinée et à l’animation). https://imaginative-ethnography.
com/2016/01/11/new-blog-series/
Drawing Words and Writing Pictures. http://dw-wp.com
« How I Write », Renato Rosaldo. http://web.stanford.edu/group/
howiwrite/Transcripts/Rosaldo_transcript.html

52
Chapitre 2 • Écriture

Laughing Matters, Centre for Imaginative Ethnography (série de billets


de blogue sur le recours à la satire, à l’humour et à la parodie en
anthropologie culturelle). www.imaginativeethnography.org
Literature, Writing & Anthropology, Cultural Anthropology. https://
journal.culanth.org/index.php/ca/catalog/category/literature-wri-
ting-and
Spin, Weave, and Cut (site web de Nick Sousanis). http://spinweaveandcut.
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Sunset Ethnography: A Film about Experimental Ethnography, avec Stephen
Muecke et Michael Taussig. https://vimeo.com/113130961
The Banff Centre, Literary Arts. www.banffcentre.ca/literary-arts
The Near-Sighted Monkey (ateliers de Lynda Barry). http://thenearsighte-
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« Writing across Boundaries », Writing on Writing (projet de la Durham
University, série de courts articles sur l’écriture rédigés par des anthro-
pologues comme Anna Tsing, Howard Becker et Tim Ingold). www.
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Périodiques d’intérêt portant sur l’écriture expérimentale


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59
IMAGE 3.1 : « The Creator », de l’artiste Anna Waschke, du Wandering Star Studio
(Alaska)
Photo : Dara Culhane, 2016
Chapitre 3

Sens
Dara Culhane

En fin de compte, le savoir sensuel est une alliance de la


raison et du cœur. C’est une ouverture de l’être au
monde — un accueil.
— Paul Stoller, Sensuous Scholarship (1997, xviii)

B ienvenue dans le monde de l’ethnographie sensorielle ! Les questions


clés de notre recherche sont : qu’est-ce que l’ethnographie senso-
rielle ? Comment la pratique-t-on ? Comment peut-elle contribuer
à Réinventer l’ethnographie ?

Qu’est-ce que l’ethnographie sensorielle ?


Dans l’édition 2015 de Doing Sensory Ethnography, Sarah Pink note
qu’à l’instar de l’imagination et de la créativité, les expériences sensorielles
font partie intégrante des relations sociales humaines. « Le corps qui expé-
rimente et qui sait est au cœur du concept d’ethnographie sensorielle »,
écrit-elle (2015, 28). Prenez un moment pour y réfléchir. Les prémisses
de l’ethnographie sensorielle sont relativement explicites : les humains sont
des êtres incarnés et multisensoriels. Nous faisons l’expérience de nous-
mêmes, des autres et des non-humains à travers ce qu’Ingold (2011a)
appelle nos « enchevêtrements » (entanglements) avec le monde : les inter-
relations entre l’incarnation, l’affect, l’imagination et l’expérience senso-
rielle, empreintes de pouvoir et d’histoire. L’ethnographie sensorielle
considère ces expériences situées et vécues comme faisant partie intégrante
des modes de savoir et de ressentir et de la cocréation de connaissances
(Porcello et coll., 2010). Nous apprenons à nous connaître nous-mêmes
et à nous connaître les uns les autres de diverses manières, notamment à
travers les traditions culturelles, les relations politiques/économiques, les

61
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

biographies familiales et individuelles et la communication et les expé-


riences sensorielles. « L’apparence, le langage, la voix, l’odeur ou le toucher
d’un individu peut déterminer s’il sera stigmatisé ou traité avec respect,
s’il sera identifié à un groupe social, une communauté, une classe ou autre »
(Robben, 2008, 388). La raison pour laquelle les ethnographes devraient
s’intéresser aux études sensorielles semble ainsi évidente. L’ethnographie
sensorielle permet d’enrichir notre compréhension des divers modes de
savoir et d’être dans le monde, et elle est dès lors essentielle à la discipline
plus générale de l’ethnographie.
Ce chapitre s’articule autour d’une série d’exercices et de discussions
sur l’ethnographie sensorielle, une discipline née de l’anthropologie
contemporaine. Les exercices ont été conçus pour apprendre aux lecteurs
et aux lectrices à prêter une attention particulière aux expériences senso-
rielles et aux processus de cocréation de connaissances sensorielles, à réflé-
chir à la manière dont ils peuvent être spécifiques d’un point de vue
culturel et fondamentaux d’un point de vue politique, et à commencer à
intégrer des pratiques de « réflexivité sensorielle incarnée » dans leurs
propres pratiques de recherche.
Traditionnellement, les ethnographes ont eu tendance à privilégier le
partage de connaissances à l’oral ou à l’écrit et à diffuser leurs résultats de
recherche dans des textes publiés par des maisons d’édition universitaires
ou à l’occasion de conférences ou de cours magistraux. Aujourd’hui, de plus
en plus souvent, les ethnographes s’efforcent de présenter leurs recherches
dans d’autres formats. Nous créons des collections photographiques, réali-
sons des films ou des enregistrements sonores, concevons des installations
et des expositions dans les musées et proposons des spectacles en direct.
Comme l’écrit l’anthropologue Michael Herzfeld : « Il est urgent, tant sur
le plan politique qu’épistémologique, que la discipline soit plus attentive
aux messages formulés dans des codes sensoriels alternatifs [...]. Le mode
de description plus ancien, insensé, devient discutable » (2008, 437, 441).

Qu’est-ce que la connaissance sensorielle ?


Dans la littérature existante sur l’ethnographie sensorielle, on
remarque la répétition de certains adjectifs. La connaissance sensorielle est
« non verbale », « tacite », « tenue pour acquise », « ressentie », « accomplie »,
« invisible », « émotionnelle », « banale », « intuitive », « située », « imaginée ».
D’après Sarah Pink, « [i]l est difficile, voire impossible, d’exprimer [la

62
Chapitre 3 • Sens

connaissance sensorielle] à l’écrit ou à l’oral » (2015, 164). Les ethno-


graphes doivent faire l’effort de comprendre la manière dont les corps qui
expérimentent, savent et ressentent sont engagés dans divers modes de
savoir, ou épistémologies. Que savent les corps qui expérimentent et qui
ressentent ? Et comment découvrir ce que nos corps savent ?
L’ethnographie sensorielle englobe des expériences et des connaissances
qu’il peut être difficile d’exprimer avec des mots. On peut ainsi avoir l’im-
pression d’être face à une énigme insoluble, du moins en théorie. Et si nous
passions à la pratique ? Si nous nous intéressions à ce que font certains
spécialistes de l’ethnographie sensorielle ? Comment communiquent-ils ce
qui ne peut être exprimé par le langage ? La vénérable anthropologue
Margaret Mead propose une définition critique de l’anthropologie, qu’elle
qualifie de « discipline de mots » ([1974] 2003, 4). Dans Balinese Character,
un ouvrage publié en 1942, Bateson et Mead avancent l’argument que la
photographie est une méthode ethnographique à la fois durable et nécessaire,
qui permet d’apprendre et de comprendre le caractère central de l’image et
de l’apprentissage incarné, des caractéristiques fondamentales de la culture
balinaise qui ne ressortent pas des observations et des entretiens traditionnels.
Bateson et Mead ont surtout utilisé des images pour documenter et repré-
senter les observations faites dans le cadre de leur travail de terrain ; leur
ouvrage est devenu un texte fondateur dans le domaine de l’anthropologie
visuelle et a été étroitement associé à la tradition du film documentaire.
L’anthropologue et réalisateur français Jean Rouch a donné naissance à une
autre branche de l’anthropologie visuelle caractérisée par un certain affran-
chissement du réalisme documentaire, un intérêt pour la performance et le
théâtre et une critique de l’ethnographie en tant qu’activité détachée donnant
lieu à des descriptions et à des observations. Rouch a embauché des colla-
borateurs africains pour filmer des rituels dénonçant le colonialisme (Les
Maîtres fous, 1955). Il a pratiqué ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler
une « anthropologie à domicile » en réalisant un film-réflexion sur les intel-
lectuels et les artistes français (Chronique d’un été [coréalisé avec Edgar
Morin], 1960), ainsi qu’une « anthropologie inversée » avec le film Petit à
petit, une satire politique mettant en scène un groupe de jeunes hommes
nigérians racontant leur venue à Paris (1970 ; voir aussi Stoller, 1992).
L’anthropologie visuelle a historiquement dominé l’ethnographie non
textuelle ou extratextuelle. L’ethnographie sensorielle s’intéresse plus large-
ment à la nature multisensorielle ou polysensorielle de l’expérience vécue.

63
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Steven Feld a commencé sa carrière d’ethnomusicologue dans les


années 1970 chez les Kaluli de Papouasie–Nouvelle-Guinée (Feld, 1982).
Ces derniers lui ont parlé des relations qui existent entre les pleurs des
femmes, les chants des oiseaux et le bruit de la pluie, et de la façon dont
elles s’inscrivent dans la vie quotidienne au cœur d’une forêt tropicale
(Feld, 1982 ; Feld et Brenneis, 2004). Feld qualifie son travail contempo-
rain d’« acoustémologie » (acoustemology), un mot-valise pour « épistémo-
logie acoustique ». Il écrit : « Ces jours-ci, j’explore la connaissance
acoustique en tant que pièce maîtresse de l’expérience Kaluli ; la manière
dont le son et l’expérience sensuelle et corporelle du son constituent un
genre particulier de connaissances » (Feld, 1994, 10). Feld et d’autres
spécialistes de l’ethnographie sonore proposent leurs travaux dans diffé-
rents formats audios et audiovisuels (voir le chapitre 4).
Paul Stoller décrit la manière dont sa compréhension des épistémo-
logies sensorielles a évolué lorsqu’il est devenu l’apprenti d’un chaman.
Les chamans songhaï du Niger, qui lui ont enseigné leurs pratiques de
guérison, considèrent que l’estomac est le siège de la personnalité et de la
capacité d’agir. Ils croient que la connaissance émerge d’un processus d’in-
gestion et que l’estomac permet donc de « manger le pouvoir et l’histoire ».
Le travail qu’il a mené sur le terrain lui a appris « l’humilité épistémolo-
gique » : « On ne peut séparer la pensée du sentiment et de l’action. Main-
tenant je laisse les images, les sons, les odeurs et les goûts du Niger me
pénétrer. Cette loi fondamentale de l’humilité épistémologique m’a appris
que pour les Songhaï, le goût, l’odeur et l’écoute sont souvent bien plus
importants que la vue, le sens privilégié en Occident. Chez les Songhaï,
on peut goûter la parenté, sentir les sorcières et entendre les ancêtres »
(Stoller, 1989, 5)1. L’anthropologue Andrew Irving étudie les relations
entre l’expérience sensorielle et l’environnement urbain. Il invite des
piétons à enregistrer leurs flux de conscience, ou leurs monologues inté-
rieurs, quand ils déambulent dans certains quartiers de la ville. Irving a
constaté que le fait de traverser des ponts suspendus entre la terre, l’eau et
l’air « créait une nouvelle échelle de grandeur avec laquelle les citoyens
pouvaient comparer leurs corps finis et organiques » (2013, 290)2.

1. Stoller écrit des essais créatifs, des romans, des mémoires, des chroniques dans la
presse publique et des articles dans des journaux professionnels et des publications
universitaires.
2. L’article d’Irving est disponible sous forme d’essai en textes et en images ainsi qu’en
formats audio et audiovisuel en ligne.

64
Chapitre 3 • Sens

Les relations à la maladie et à la guérison ont fait de l’ethnographie et


de la connaissance sensorielles des sujets d’intérêt durables pour l’anthropo-
logie médicale. Participant à des débats publics aux Pays-Bas sur la question
de savoir quand et comment les médecins pouvaient déterminer que le refus
d’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer de se nourrir signifiait son
désir de voir sa vie prendre fin, Hans Harbers et ses collègues (2002, 207)
ont entrepris « d’intervenir dans l’impasse relationnelle entre la biomédecine
et l’éthique en utilisant comme levier le goût du chocolat ». Prenant le cas
d’une femme qui avait commencé à refuser tout aliment n’ayant pas le goût
du chocolat, puis qui ne mangeait plus que le chocolat de la marque que lui
offrait son fils lors de ses visites, Harbers et ses collègues s’interrogent sur la
façon dont cette anecdote pourrait contribuer à l’élaboration de politiques
éthiques sur les soins de fin de vie. Ils affirment que les expériences senso-
rielles comme le goût et l’ingestion sont liées, dans le vécu, à la mémoire,
aux relations avec les proches et à l’amour, et qu’elles devraient dès lors être
considérées comme essentielles aux relations sociales. Ils plaident en faveur
d’une recherche ethnographique sur les expériences sensorielles vécues par
les patients en phase terminale et leurs familles, certes, mais aussi par les
prestataires de soins quotidiens (comme le personnel de cuisine et les
aides-soignants) afin d’éclairer les politiques relatives à l’euthanasie.
Ces exemples montrent que l’ethnographie sensorielle commence
avec l’expérience multisensorielle. Chaque élément de cette description
est important et distinct. Allons-y, améliorons notre compréhension en
utilisant nos propres sens.

Qu’est-ce qu’une expérience vécue de façon multisensorielle,


incarnée et affective ?
Cultiver une réflexivité sensorielle incarnée
L’ethnographe de la performance Dwight Conquergood (1991, 180)
écrit : « L’ethnographie est une pratique incarnée ; c’est un mode de savoir
intensément sensuel. Le chercheur incarné est l’instrument. » Il est difficile
d’être parfaitement conscient de nos propres expériences sensorielles, de
l’interprétation qu’on en fait et de la manière dont on les applique. Cela
suppose un travail ciblé qui exige d’abord de savoir cultiver sa « réflexivité
sensorielle incarnée » (voir aussi Katzman, 2015 ; Pink, 2015). Il faut ainsi
commencer par apprendre à prêter une attention particulière aux expé-
riences sensorielles.

65
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Les exercices proposés dans ce chapitre ont été conçus comme des
pratiques imaginatives, des invitations à l’expérimentation, au jeu, à la
réflexion et au questionnement. Comme toutes les stratégies pédagogiques,
ces exercices s’appuient sur des processus interdépendants de désappren-
tissage et d’apprentissage, de prise de conscience des manières profondé-
ment ancrées de faire l’expérience des sensations et de les interpréter,
d’apprentissage d’autres manières de faire et d’analyse des sens en tant que
centres de la capacité d’agir, en tant que lieux d’expérimentation et d’action.
Chaque exercice peut être réalisé par une personne, deux personnes ou un
groupe. Dans les pages qui suivent, vous êtes invité à faire des allers-retours
entre les exercices, la lecture du texte, l’enregistrement des expériences
vécues et des analyses réalisées et la réflexion critique sur celles-ci.
Voici quelques instructions de base qui vous guideront dans la réali-
sation de chaque exercice. Les exercices qui suivent vous invitent à écrire,
parler, dessiner ou vous déplacer librement. Si vous avez un temps imparti
pour effectuer une tâche, réglez le minuteur, puis écrivez, dessinez, parlez
ou déplacez-vous jusqu’à la fin du temps imparti. Même si vous ne vous
sentez pas inspiré, poursuivez jusqu’à ce que l’alarme retentisse. Il est
important de réaliser l’exercice jusqu’à la fin du temps imparti.
Les principaux points à retenir sont les suivants : 1) vous êtes à la fois
la personne qui crée et le public ; 2) vous participez à une expérience dont
les résultats ne sont pas connus ; 3) si vous faites ces exercices seul, personne
ne verra, n’entendra, ni ne lira le résultat sans votre consentement. Si vous
les faites avec d’autres personnes, vous pouvez décider ensemble de la
manière de partager vos réflexions. L’important est de se rappeler que ces
exercices sont des auto-explorations ouvertes et qu’il n’y a pas de bonnes
ou de mauvaises réponses.

Préparations pour chaque exercice

1re étape :
Installez-vous confortablement dans votre espace de travail. Prenez
quelques grandes inspirations.

66
Chapitre 3 • Sens

2e étape :
Lisez attentivement les instructions de l’exercice. Prenez quelques
grandes inspirations.

3e étape :
Choisissez la manière d’enregistrer vos réponses afin de pouvoir y
réfléchir et les partager avec les autres ultérieurement si vous le souhaitez.
Vous pouvez écrire, dessiner ou peindre, parler, chanter ou danser, faire
un enregistrement, le visionner ou l’écouter. Prenez quelques grandes
inspirations.
Il est maintenant temps de faire le premier exercice. Nous allons
commencer par l’écriture, car le texte est le support que nous connaissons
le mieux dans le monde universitaire.

Exercice 1 : Les sens fondamentaux dans l’ici et le maintenant


Réglez votre minuteur sur cinq minutes et consacrez une minute à
chacune des taches décrites ci-dessous.
Écrivez ce que vous voyez.
Écrivez ce que vous entendez.
Écrivez ce que vous sentez.
Écrivez ce que vous goûtez.
Écrivez ce que vous touchez.
L’objectif de cet exercice est de prêter attention à la manière dont
vous vivez un moment dans le temps et dans l’espace avec vos cinq sens.
Essayez des variantes de cet exercice : fermez les yeux et/ou bouchez-
vous les oreilles et/ou pincez-vous le nez tout en vous concentrant sur les
autres sens. Quelles différences remarquez-vous ?

Une expérience multisensorielle


L’arôme d’un aliment particulier peut évoquer des souvenirs et des
combinaisons d’images, sons, goûts, textures, personnes et récits associés à
d’autres temps et à d’autres lieux. Nous pouvons nous souvenir de paroles
aimables ou cruelles prononcées par un individu et ressentir de l’affection
ou de la peur, un sentiment de perte ou de désir. Se souvenir incite notre

67
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

corps/notre esprit/nos sentiments actuels à imaginer et à réagir aux


rencontres à venir. Notre « cœur s’emballe », notre « mâchoire se décroche »,
notre « estomac se noue », notre « peau frissonne », notre « moral remonte »
ou nos « rêves se brisent » lorsqu’une image surgit dans notre imagination.
Nous avons des « papillons » dans le ventre quand nous ressentons des sensa-
tions, entretenons des pensées ou éprouvons des sentiments. De toutes ces
manières, nos sens nous « parlent » : ils se font connaître à nous au moyen
de processus qui engagent simultanément corps, esprit et sentiments.
John Hockey et Jacquelyn Allen-Collinson (2009, 226) attirent l’at-
tention sur les expériences sensorielles des corps qui travaillent, sur
« l’odeur (et les sensations) de la sueur sur la peau [qui] montre que le
corps est engagé dans une tâche difficile ». La présence d’odeurs et les
réactions qu’elles suscitent peuvent également être liées à des tensions
sociales, comme l’explique Martin Manalansan (2006) dans ses travaux
sur la « politique de l’olfaction » ; par exemple, les odeurs de cuisine peuvent
être au cœur de conflits entre « hôtes » et « immigrants ». Quelle odeur
dégage votre corps au travail ? Quelles sont les compétences sensorielles
requises dans votre vie ? L’expérience sensorielle est-elle au cœur d’alliances
ou de conflits dans votre vie ?
Les scientifiques estiment aujourd’hui qu’il existe au moins dix sens,
voire peut-être 33, mais la philosophie et la théorie sociale occidentales
choisissent par convention de se concentrer sur cinq sens considérés
comme distincts, la vue étant le plus important, suivie de l’ouïe (Howes,
2009, 22-25). L’exercice 1, que vous venez de terminer, reflète cette
conception culturellement et historiquement spécifique s’appuyant sur
cinq sens distincts. Cela vous est-il familier ou étrange ?

L’anthropologie et les sens


Les spécialistes des sciences sociales, les écrivains et les écrivaines et les
artistes s’intéressent depuis longtemps aux sens, mais ce sont les travaux
initiés par l’anthropologue David Howes, l’historienne culturelle Constance
Classen et le sociologue Richard Synnott à l’Université Concordia, à
Montréal, au Québec, qui ont marqué l’émergence d’un domaine distinct
appelé « anthropologie des sens » (Classen, Howes et Synnott, 1994 ;
Classen, 1998 ; 2012 ; Howes, 1991 ; 2004 ; 2013 ; Howes et Classen, 2014).
Les recherches culturelles et historiques comparatives qu’ils ont menées
mettent à mal les hypothèses universalistes de la théorie sensorielle occiden-

68
Chapitre 3 • Sens

tale. Ces auteurs démontrent en effet l’incroyable diversité qui existe au sein
des cultures et entre elles ainsi que dans les diverses périodes de l’histoire.
Ils décrivent les types de sens que les individus reconnaissent et leur nombre,
l’organisation hiérarchique de ces sens, s’il y a lieu, et la manière dont les
relations entre les sens et les contextes culturels/politiques/cosmologiques
sont analysées. Classen, Howes et Synnott font également la critique des
traditions universitaires « verbocentriques » et « textocentriques » qui s’op-
posent à la reconnaissance des formes de connaissances sensorielles qui ne
peuvent être représentées par l’écrit. Le Sensory Ethnography Laboratory
(SEL) de l’université de Harvard, qui partage cette vision, se consacre à la
réalisation de films ethnographiques. Sa mission est d’éveiller « l’attention
sur les multiples dimensions du monde, tant animé qu’inanimé, qui sont
difficiles à restituer avec une prose propositionnelle, si tant est qu’elles
puissent l’être » (SEL, s.d.).
L’anthropologue Tim Ingold (2011b) soutient que Howes et ses collè-
gues appliquent à l’expérience vécue un concept abstrait et trop homogé-
néisant de la « culture » (pour plus d’informations sur le sujet, voir
également Howes, 2010 ; 2011 ; Pink, 2010). Dans le monde contempo-
rain, les individus se déplacent de plus en plus souvent dans de multiples
paysages géopolitiques, consomment couramment les produits des
« mediascapes » multinationaux, selon le terme employé par Arjun Appa-
durai (1990), et forment des communautés complexes où la diversité inter-
ital. et intraculturelle exige notre attention. La critique formulée par Ingold
reflète les débats contemporains entre anthropologues sur la question de
savoir si le concept conventionnel de « culture » employé dans la discipline,
soit celui d’une culture liée aux frontières de l’État-nation, est productif
(Abu-Lughod, 1991 ; Gupta et Ferguson, 1997).
Les médias et les arts créatifs proposent parfois des expériences senso-
rielles difficiles ou impossibles à exprimer avec des mots, certes, mais
Ingold (2011b) met en garde contre le rejet trop rapide des possibilités
offertes par l’expression écrite. Il note par ailleurs qu’il est risqué de
remplacer la prédominance du mot par la domination de l’image. Nombre
d’ethnographes contemporains explorent ce que l’écriture peut accomplir
en expérimentant différents genres (voir, par exemple, le chapitre 2 ;
Elliott, 2014). Les exemples sont multiples : Renato Rosaldo travaille dans
le domaine de l’ethnographie poétique (2013) et D. Soyini Madison
(2011, 181-199) plaide en faveur de la pratique de « l’écriture ethnogra-

69
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

phique performative », une écriture évocatrice, incarnée, relationnelle et


conséquente. Les expériences affectives/politiques intenses vécues aux
États-Unis imprègnent la narration écrite de Kathleen Stewart (2007).
Outre son travail sur la guérison chamanique en Afrique de l’Ouest
(1989), Paul Stoller a écrit sur la vente de rue à New York (2002). Il est
aussi l’auteur d’une fiction inspirée par la recherche ethnographique
(1999). À l’instar de l’imagination, qui résiste à l’enfermement théorique
abstrait, l’attention ethnographique portée à l’expérience sensorielle nous
invite à réimaginer nos esprits et nos corps, nos idées et nos sentiments
non pas comme des éléments binaires distincts et opposés les uns aux
autres, mais plutôt comme des éléments qui sont en interaction perpétuelle
et dynamique les uns avec les autres.

Exercice 2 : La fusion sensorielle, ou marcher en mâchant de la gomme


Revenez à l’exercice 1. Choisissez deux sens ou plus sur lesquels vous
concentrerez simultanément votre attention. Par exemple, que goûtez-vous
quand vous sentez ? Que touchez-vous quand vous écoutez ? Étudiez trois
paires de sens pendant deux minutes chacune et écrivez vos réponses.
L’exercice est difficile, n’est-ce pas ? Le premier objectif est de mettre
en avant les liens entre les sens et les tensions entre la théorie et l’expé-
rience. Si vous avez concentré votre attention sur la vue, par exemple, vous
avez fait l’expérience de l’ouïe en même temps. Le son est-il passé au
second plan de votre attention ? Avez-vous utilisé un vocabulaire univer-
sitaire traditionnel pour noter vos impressions ? Avez-vous plutôt décrit
vos expériences de manière chronologique ? Le deuxième objectif est de
s’interroger sur les possibilités de communiquer l’expérience sensorielle
dans des formes textuelles expérimentales. La poésie, par exemple, s’éloigne
des règles formelles de l’écriture et de la chronologie. Essayez d’écrire vos
réponses sous forme de poèmes et de les lire. Que remarquez-vous ?

Une expérience incarnée


Les nombreuses théories qui font progresser la compréhension de la
pertinence du corps dans la théorie sociale font l’objet de débats animés
(pour un aperçu complet, voir Mascia-Lees, 2011). Les principaux débats,
ceux qui durent dans le temps, se concentrent sur les relations entre le corps
théorisé en tant que texte écrit par la société, d’une part, et le corps théorisé
en tant qu’agent, écrit par la société et qui écrit à travers ses enchevêtre-

70
Chapitre 3 • Sens

ments avec la société, d’autre part. L’article rédigé par Thomas Csordas en
1993, « Somatic Modes of Attention », a fait école dans le domaine de
l’ethnographie sensorielle. Il définit « l’attention somatique » comme un
ensemble de « moyens culturellement élaborés d’être attentif à son corps et
à travers son corps dans des environnements où d’autres sont présents de
manière incarnée » (138). Csordas s’appuie ainsi sur l’œuvre du philosophe
Maurice Merleau-Ponty pour élaborer une théorie dynamique et relation-
nelle de l’incarnation. Ingold (2011b) soutient également que les corps qui
ressentent ne sont pas tant des textes marqués par des contextes culturels/
politiques que des corps qui agissent et sont enchevêtrés avec d’autres êtres
humains et non humains et des environnements communs. Les exercices
présentés dans ce chapitre s’appuient sur les prémisses théoriques formulées
par Csordas et Ingold. On invite le lecteur et la lectrice à entreprendre des
explorations en expérimentant et en menant une réflexion sur les modes
d’attention somatique, nécessairement situés et enchevêtrés avec l’histoire,
le pouvoir et les relations sociales/culturelles.

Une expérience affective


Dian Million (2013) utilise le terme « théorie ressentie » (felt theory)
pour insister sur le caractère irréductible et nécessaire du lien entre expé-
rience et théorie, un lien que les théoriciens sociaux contemporains
étudient sous l’angle de l’« affect ». À propos des autobiographies littéraires
de femmes autochtones, Million (2013, 58) pose la question suivante :
« Comment se fait-il que nos voix, nos traditions orales, nos voix littéraires
et historiques soient étouffées par un savoir occidental qui nie ses propres
attachements affectifs à certaines histoires ? » Elle répond ainsi à sa propre
question : « Nos voix font des vagues, et ces vagues atteignent parfois des
rivages éloignés. Nos voix sont dangereuses. »
Au sens où je l’utilise ici, le terme « affect » se rapporte aux sentiments
suscités par les relations entre les individus (et qui, comme pour l’incar-
nation, circulent à travers ces relations). L’affect inclut ce que nous consi-
dérons traditionnellement comme des émotions distinctes comme la
colère, la peur et l’amour, mais il ne se réduit pas à une expérience
émotionnelle individualisée : il est plutôt constitué de mouvements de
sentiments interconnectés et énergiques qui circulent entre les individus
dans des lieux et à des moments particuliers — des « êtres situés » (emplaced
beings), dans les mots de Million.

71
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Exercice 3 : L’expérience polysensorielle — goûter le toucher,


sentir les sons, entendre les observations
Avez-vous eu de la difficulté à exprimer vos expériences sensorielles
par écrit dans les exercices 1 et 2 ? Pensez-vous malgré tout que vous savez
ce que vous avez vu, entendu, senti, goûté ou touché parce que vous
« l’avez senti au plus profond de vous-même » ? Auriez-vous souhaité
pouvoir utiliser vos mains pour faire des signes lorsque vous essayiez de
décrire ce que vous touchiez et ce que vous ressentiez ? Ou auriez-vous eu
envie d’utiliser une expression faciale pour communiquer ce que vous avez
ressenti en respirant une odeur ? Pourriez-vous dessiner ce que vous avez
vu ? Comment représentons-nous les expériences sensorielles simultanées ?
Ces questions sont au cœur des réflexions engagées par les ethnographes
et les artistes sur l’ethnographie sensorielle. Les collages de textes et
d’images, les montages, les spectacles en direct, les films, la photographie,
la musique et la danse peuvent faciliter la représentation d’expériences
sensorielles complexes et simultanées. Les exercices présentés dans ce
chapitre vous invitent à faire un premier pas dans cette direction en utili-
sant divers modes d’expression.
Répétez l’exercice 1 en faisant un dessin libre plutôt qu’en écrivant.
Utilisez un crayon à mine ou un stylo, des crayons de couleur, des feutres
ou de la peinture. Dessinez librement, puis regardez votre dessin, réflé-
chissez et interrogez-vous.
Répétez l’exercice 1 en exprimant oralement vos réponses. Faites un
enregistrement audio de vos réponses, puis écoutez-le, réfléchissez et inter-
rogez-vous.
Répétez l’exercice 1, mais, cette fois, déplacez-vous librement. Faites
des grimaces, des gestes, utilisez tout votre corps. Faites un enregistrement
vidéo, visionnez-le, réfléchissez, interrogez-vous.
Si vous faites cet exercice seul, placez-vous devant un miroir. Soyez
votre propre public ! Si vous le faites en présence d’autres personnes, soyez
à tour de rôle acteur ou actrice et public. Amusez-vous !
Cet exercice vise surtout à faire l’expérience de formes non textuelles
de représentation et de communication de l’expérience sensorielle. Il vous
donne aussi une base de comparaison avec les résultats des exercices 1 et 2.

72
Chapitre 3 • Sens

Mouvement
Il est passionnant de lire ce que les ethnographes de la danse ont à
dire sur la manière dont le mouvement participe à la cocréation de
connaissances. Ces artistes/universitaires s’efforcent d’intégrer à la théorie
les connaissances incarnées qu’ils possèdent dans chaque fibre de leur être
(dansant) et de présenter clairement les épistémologies sensorielles incar-
nées à divers publics (Barbour, 2011 ; Buckland, 1999 ; Davida, 2011).
Ces connaissances incarnées apparaissent dans des contextes politiques et
ont des répercussions, comme le montre l’article d’Aaron Glass (2004) sur
la « danse secrète » d’une Première Nation qui vit sur l’actuel territoire de
la Colombie-Britannique, au Canada. Au mépris de la Loi sur les Indiens
du Canada, qui a criminalisé cette expression culturelle entre 1885 et
1951, les Kwakwaka’wakw ont continué de pratiquer leurs danses tradi-
tionnelles pour transmettre leurs connaissances aux jeunes générations.
Helena Wulff (2007) analyse les relations entre les corps, les identités
et l’économie locale/mondiale dans une étude portant sur l’histoire de la
danse irlandaise traditionnelle, des carrefours ruraux au succès commercial
international de Riverdance. Jennifer Roth-Gordon (2013) s’appuie quant
à elle sur le concept de « régime sensoriel » pour décrire l’opposition à une
esthétique profondément structurée par la classe, le genre et la race que
manifestent aujourd’hui de jeunes Brésiliens en s’identifiant à une « musique
hip-hop politiquement consciente ». Karen Barbour (2012, 67), qui étudie
les méthodologies sensorielles dans le contexte de la performance auto-eth-
nographique et qui associe exercices de mouvement, images, écriture créa-
tive et analyse théorique, écrit : « La connaissance naît du mouvement, pas
seulement de la perception. Nous nous mouvons pour percevoir et pour
comprendre. Le mouvement lui-même est un mode de connaissance. »

Exercice 4 : Le désordre des sens — quand les coudes sentent et


les orteils goûtent
Revenez à l’exercice 1. Réglez le minuteur sur dix minutes. Attribuez
au hasard des capacités sensorielles imaginaires à des parties de votre corps.
Bougez votre corps en conséquence et enregistrez votre expérience. Et si
vos coudes pouvaient percevoir des odeurs ? (Faites « renifler » le frigo à
votre coude.) Et si vos genoux pouvaient entendre ? (Placez vos écouteurs
sur vos genoux et imaginez qu’ils écoutent de la musique.) Et si vos orteils

73
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

pouvaient goûter et vos oreilles taper sur un clavier ? Tentez l’expérience !


Jouez ! Amusez-vous !
Cet exercice vise à utiliser votre imagination pour « rendre étrange ce
qui est familier ». Il s’appuie sur le volet de l’exercice 3 qui est consacré au
mouvement. Est-ce que le fait d’imaginer et de déplacer votre corps diffé-
remment vous a surpris et donné un nouvel aperçu de l’expérience senso-
rielle ? L’humour et les pitreries peuvent contribuer à développer une vision
critique des manières habituelles de faire les choses. Écrivez, dansez, chantez,
dessinez vos réponses.

Intersubjectivité et relationnalité
Dans un entretien publié en ligne par le journal Cultural Anthropo-
logy, Thomas Csordas s’exprime sur les relations entre l’incarnation, l’affect
et les mouvements politiques : « La première étape pour comprendre la
pertinence politique de l’affect consiste à reconnaître qu’il n’est pas seule-
ment un lieu de subjectivité, mais qu’il est aussi une caractéristique de
l’intersubjectivité. De là, il n’y a pas qu’un pas vers le pouvoir, la persuasion
et la politique » (2013).
Des anthropologues critiques remettent en cause les théories sociales
et la pensée populaire selon lesquelles la société humaine se compose d’une
masse d’individus atomisés et affirment plutôt que les humains sont des
êtres irréductiblement sociaux et relationnels qui développent leur identité
à travers les rapports qu’ils entretiennent avec les autres. L’intersubjectivité
est l’espace de la pensée, du sentiment, de l’action et de l’être, créé par des
individus qui interagissent les uns avec les autres dans et à travers les rela-
tions sociales. Elle est plus que la somme de ses parties. C’est l’espace où
se pratique l’ethnographie sensorielle. Les exercices proposés jusqu’à
présent pouvaient être réalisés en privé, mais il est maintenant temps de
sortir en public.
« Penser avec une mentalité élargie veut dire qu’on exerce son imagi-
nation à aller en visite », écrit Hannah Arendt (1989, 43).

Exercice 5 : En visite avec l’imagination sensorielle


L’objectif de cet exercice est de commencer à voyager à travers des
enchevêtrements où se rencontrent l’expérience sensorielle, l’autobiogra-
phie, un moment dans le temps et l’espace, les relations avec les autres et
les théories sociales.

74
Chapitre 3 • Sens

Lisez, écoutez et regardez les réponses apportées aux exercices 1 à 4.


Notez les souvenirs, les histoires et les associations avec d’autres individus,
temps, lieux, pensées et sentiments qu’elles évoquent en vous lorsque vous
les passez en revue. Quelles sont les sensations corporelles qui accom-
pagnent ces expériences ? Notez l’évolution et les changements observés
dans certaines de vos interprétations et/ou la persistance d’autres interpré-
tations. Prêtez une attention particulière à votre expérience sensorielle,
incarnée et affective. Un souvenir particulier vous remplit-il d’effroi ?
Ressentez-vous cette peur dans votre estomac ? Une histoire associée à la
nourriture vous remplit-elle de nostalgie ? Dans quelle partie de votre corps
ressentez-vous ce que vous appelez « nostalgie » ? Comment décririez-vous
la sensation ? Cet exercice vous irrite-t-il ? Testez différentes manières d’ex-
primer vos expériences sensorielles et d’y réfléchir. Écrivez et lisez. Enre-
gistrez et regardez/écoutez. Dessinez, peignez, dansez. Regardez-vous.
Faites participer d’autres personnes à vos exercices. Regardez-les.
Le premier objectif de cet exercice est de prêter une plus grande
attention à la manière dont les sensations s’inscrivent dans le corps et à la
manière dont on peut exprimer ces expériences incarnées. Le deuxième
est d’observer la manière dont l’expérience sensorielle est enchevêtrée dans
le temps, le lieu et le contexte ainsi que la manière dont les interprétations
et les significations peuvent évoluer. Le troisième objectif consiste à réflé-
chir aux implications que cela pourrait avoir sur les relations entre l’expé-
rience sensorielle et la connaissance sensorielle.

Phénoménologie
La phénoménologie occupe une place de choix dans les formulations
théoriques qui permettent de comprendre l’ethnographie sensorielle.
Contrairement à la phénoménologie philosophique, très critiquée parce
qu’elle suppose une relation désincarnée et abstraite avec le monde matériel,
les anthropologues et les ethnologues insistent sur le fait de porter une
attention particulière à la vie vécue dans des relations enchevêtrées et inter-
subjectives. Cet engagement vis-à-vis de l’expérience vécue caractérise les
conversations de l’ethnographie sensorielle autour de la phénoménologie.
Selon Desjarlais et Throop (2011, 87), les approches phénoménolo-
giques ont « aidé les anthropologues à repenser ce que signifie être humain,
avoir un corps, souffrir et guérir, et vivre parmi les autres ». Apprendre à

75
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

prêter attention à l’expérience sensorielle est un processus continu et nos


compétences en la matière sont en constante évolution.

Exercice 6 : Le moi dans le monde, le monde dans le moi


Imaginez que vous vivez dans des environnements multisensoriels.
Glissez l’exercice 1 dans votre poche et emmenez-le partout. Notez
comment, quand et pourquoi l’expérience sensorielle et le savoir appa-
raissent et à quel moment vous remarquez leur apparition. Comment
savez-vous que vous êtes « à votre place » (et est-ce bien le cas ?) quand vous
marchez dans la rue, sur un sentier, dans les champs, des plages ou des
lieux que vous considérez comme familiers ? Que ressentez-vous dans votre
corps ? Comment savez-vous quand, où et pourquoi vous « n’êtes pas à
votre place » ? Que ressentez-vous ? L’appartenance ou, à l’inverse, l’exclu-
sion sont des sentiments qui impliquent des enchevêtrements complexes
entre des corps qui voient, entendent, sentent, goûtent, touchent,
imaginent et des environnements.
Comment les expériences sensorielles associées à un film ou à la
musique évoquent-elles des réponses incarnées, affectives ? Que sont ces
réponses et que vous font-elles ressentir ? Prenez le temps de regarder un
film ou d’écouter de la musique. Que vous font-ils ressentir dans votre
corps ? Quelles idées cet exercice fait-il émerger ? Notez vos réponses.
Comment les personnes avec qui vous interagissez parlent-elles des
sens ? Posez-leur la question. Discutez de l’expérience sensorielle. Parlez-
leur de vos lectures sur l’ethnographie sensorielle. Demandez-leur ce
qu’elles pensent des théories et des recherches sur le sujet. Analysez leurs
réponses. Comment communiquez-vous et comment communiquent-elles
de manière sensorielle ? Notez vos réflexions. Les conversations que vous
avez avec les autres sur le sujet des sens s’accordent-elles avec ce que vous
lisez dans cet ouvrage ou remettent-elles plutôt en question les idées qui
y sont présentées ?
Cet exercice vous invite à commencer à vous interroger sur les rela-
tions entre l’expérience sensorielle, la connaissance sensorielle, les enche-
vêtrements et les théories sociales.
Considérez à nouveau les relations entre l’expérience et la théorie. Nous
prêtons particulièrement attention aux expériences sensorielles incarnées,
mais il est probable que nous n’analysions pas simultanément, consciemment

76
Chapitre 3 • Sens

ou délibérément notre situation sociopolitique, à savoir la place que nous


occupons dans le capitalisme néolibéral multinational, par exemple, ou les
relations historiques que nous entretenons avec le colonialisme et l’empire.
En tant qu’ethnographes, nous considérons que nous avons nécessairement
notre place dans ces formations politiques. L’expérience sensorielle est une
manière de comprendre ces enchevêtrements incarnés.

Histoire, pouvoir et savoir


L’expérience sensorielle en tant que pratique politique
« L’expérience sensorielle constitue une base essentielle pour explorer
les manières de sentir. On ne peut cependant se contenter d’une expérience
personnelle pour comprendre la manière dont les individus perçoivent le
monde. Les êtres humains partagent les mêmes capacités sensorielles
élémentaires, certes, mais elles sont développées et comprises de différentes
manières », écrit David Howes (2013, 8-9).
Le travail critique nous conduit à contester les catégories dont nous
avons hérité et avec lesquelles nous avons appris à penser et à travailler. Pour
les spécialistes de l’ethnographie sensorielle, cela exige d’abord de prendre
en compte la conception limitée des sens dans la théorie sociale occidentale.
En effet, celle-ci ne reconnaît traditionnellement que cinq sens (la vue,
l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher), qu’elle considère comme étant
distincts et indépendants les uns des autres et qu’elle ordonne selon une
hiérarchie. On estime que le cadre théorique ainsi créé suffit à expliquer
l’expérience humaine en toutes circonstances et en tous lieux. Dans ce
schéma qui fait autorité, les « sens supérieurs » de la vue et de l’ouïe sont
étroitement associés à l’esprit et traditionnellement présentés comme étant
particulièrement développés chez les hommes d’Europe occidentale qui
appartiennent à l’élite. Les « sens inférieurs » de l’odorat, du goût et du
toucher sont plus étroitement associés au corps ainsi qu’aux pensées, senti-
ments et actions des Autochtones, des « autres » racialisés, des femmes, des
enfants et des malades. On a décrit les individus dont l’imagination pourrait
déstabiliser l’ordre politique comme étant mus par des instincts et des
pulsions (animales). D’après l’anthropologue Michael Herzfeld (2008, 436),
« [l]a réticence des anthropologues d’aujourd’hui à analyser ou reconnaître
l’importance culturelle de l’odorat, du goût et du toucher est liée à la margi-
nalisation relative de ces sens dans l’Occident moderne, certes, mais aussi
aux penchants racistes d’une anthropologie antérieure, qui tendait à associer

77
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

les sens “inférieurs” aux races “inférieures” ». Reconnaître que cette construc-
tion des sens est propre aux théories occidentales dominantes nous permet
de prendre conscience que l’on vit dans ce que Roth-Gordon (2013) appelle
des « régimes sensoriels » (sensory regimes). Nos corps, nos sentiments, nos
imaginations et nos sens sont éduqués et formés de certaines manières, et
celles-ci sont naturalisées et considérées comme relevant du « bon sens
commun ». La pratique de l’ethnographie sensorielle nous amène à remettre
en cause ces modes de connaissances et d’action dominants et ancrés, mais
aussi les modes de recherche utilisés jusqu’à maintenant.
Prenons comme exemple l’histoire du colonialisme au Canada. L’ac-
caparement des terres et des ressources autochtones a été le moteur de la
colonisation, au Canada comme ailleurs, et la politique mise en œuvre par
l’État canadien en vertu de la Loi sur les Indiens de 1876 visait à rompre
systématiquement les liens qu’entretenaient les Premières Nations avec
leurs terres, leurs ressources et leurs proches et à reconstruire ces popula-
tions « de l’intérieur » (Coulthard, 2014 ; Simpson, 2014 ; Simpson et
Smith, 2014 ; Million, 2013). La ségrégation spatiale (système des
réserves), les restrictions sur les déplacements, la surveillance étroite de la
vie publique et privée, l’hospitalisation, l’incarcération et l’interdiction des
pratiques culturelles comme le potlatch ne sont que quelques-unes des
stratégies employées, stratégies qui, en influant sur l’expérience vécue au
quotidien, ciblaient directement les corps, les esprits, les pensées, les sensa-
tions et les sentiments individuels et collectifs des Autochtones (Million,
2013 ; Robertson et Kwaguł Gixsam Clan, 2012). La gouvernance colo-
niale — qui était de toute évidence un programme « multisensoriel,
incarné et affectif » — était inscrite dans la politique sur les pensionnats
indiens (1884-1996), qui s’est traduite par l’éloignement de générations
d’enfants de leur foyer et de leurs proches et leur placement dans des
pensionnats gérés par l’État et l’Église. À l’époque où elle était juge en chef
de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin avait qualifié cette
politique de « génocide culturel » (Fine, 2015).
Les populations autochtones ont cherché à s’émanciper du pouvoir
colonial et à affirmer leur souveraineté sur les terres, les ressources, les
esprits, les corps, les sentiments, les souvenirs et les imaginaires. Les luttes
qu’elles ont menées pour reconstituer les individus, les familles, les collec-
tivités et les nations indiquent clairement que l’expérience sensorielle est
un espace où se côtoient gouvernance colonisatrice et transformation

78
Chapitre 3 • Sens

décolonisatrice. L’histoire autochtone et les mouvements contemporains


montrent à quel point l’expérience sensorielle et le pouvoir politique sont
intimement liés.
Nous vivons ces expériences sensorielles dans des lieux et à des
moments précis. Quelles sont les histoires et les luttes politiques qui nous
précèdent et comment les remarquons-nous ou ne les remarquons-nous
pas avec nos sens ? La méthode de « l’ethnographie de la marche » a suscité
un grand intérêt chez les spécialistes de l’ethnographie sensorielle qui
travaillent sur les relations avec le lieu (voir, par exemple, le chapitre 5 ;
Moretti, 2015 ; Pink, 2008).

Exercice 7 : La terre sous nos pieds


Choisissez un lieu qui vous est cher pour quelque raison que ce soit.
Avant de vous lancer, prenez cinq minutes pour répondre aux questions
suivantes en écrivant, en dessinant, en parlant ou en vous déplaçant libre-
ment : que signifie ce lieu pour moi ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’imagine
pouvoir apprendre en faisant une promenade sensorielle ici ? Prenez ces
questions, l’exercice 1 et de quoi noter ou enregistrer vos réponses (crayon
et papier, caméra, magnétophone) et partez en promenade.
Pensez à l’histoire du lieu dans lequel vous vous trouvez. En Colom-
bie-Britannique, par exemple, il est désormais d’usage, lors de rassemble-
ments publics, de remercier les populations autochtones gardiennes des
terres où se déroule l’événement. La personne qui l’organise pourrait ainsi
dire : « Nous nous réunissons sur les terres non cédées des Premières
Nations des Salish de la côte et nous les remercions pour leur hospitalité. »
Ces déclarations témoignent à la fois de la longue histoire de la vie autoch-
tone sur les lieux concernés et de leur colonisation relativement récente ;
elles montrent aussi que la souveraineté et les droits fonciers des Autoch-
tones sont aujourd’hui encore contestés dans des luttes politiques actives.
Comment le fait de prêter attention au fait que la terre que nous foulons
se trouve en territoire autochtone influence-t-il notre expérience sensorielle
de la marche ?
Connaissez-vous l’histoire du lieu où vous vous promenez ? Si oui,
quelle est-elle et où l’avez-vous apprise ? Comment votre propre histoire
ou celle de votre famille influence-t-elle votre expérience actuelle et votre
avenir imaginé en relation avec ce lieu ? Comment cette expérience mobi-
lise-t-elle vos sens ?

79
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Intersubjectivité
L’ethnographie sensorielle privilégie les connaissances vécues, incarnées
et affectives, certes, mais elle se concentre aussi sur l’intersubjectivité et la
cocréation de ces connaissances, ce qui soulève des questions épistémolo-
giques fondamentales sur les relations entre savoir et pouvoir. La cocréation
de connaissances sensorielles est un processus auquel nous nous consacrons
pleinement et qui fait émerger de nouvelles manières de penser/ressentir
qui sont notamment (mais pas exclusivement) formées des éléments que
chacun apporte à la relation. Vu la relation entre intersubjectivité et réflexi-
vité sensorielle incarnée, il faut, pour se connaître soi-même, se livrer à une
réflexion introspective et s’efforcer de « se voir comme les autres nous
voient ». « Il est ainsi urgent, tant d’un point de vue politique qu’épistémo-
logique, que la discipline se sensibilise davantage aux messages formulés
dans des codes sensoriels alternatifs » (Herzfeld, 2008, 437).

Sens politique
Les expériences multisensorielles, incarnées et affectives et l’impor-
tance qu’elles ont pour les ethnographes ont également été au cœur des
recherches et des mouvements politiques abordés dans les travaux d’uni-
versitaires féministes, queer et radicaux (Blackman, 2009 ; 2011 ; Rooke,
2009). L’ethnographie sensorielle s’appuie d’ailleurs sur leurs contribu-
tions. Les études critiques sur l’incarnation, la performance et l’économie
politique constituent un autre courant de l’ethnographie sensorielle.
D’après Alex Flynn et Jonas Tinius (2015), la critique de la marchandisa-
tion et de son effet sur la vie sociale et l’individualité formulée par Walter
Benjamin offre la base d’une anthropologie politique des sens (voir aussi
Howes, 2005). Benjamin (2002) décrit les sentiments contradictoires
d’aliénation et de fascination qu’il éprouve lorsqu’il flâne dans les passages
parisiens du début du XXe siècle. Cet espace architectural qui a servi de
modèle aux centres commerciaux contemporains est conçu pour engendrer
le désir de posséder des « choses » qui promettent succès et bonheur.
Benjamin a vécu l’errance dans les passages comme une marchandisation
dystopique de la vie quotidienne produite par le capitalisme industriel.

Exercice 8 : Parlons capitalisme


Emmenez votre imagination sensorielle en balade dans un centre
commercial, au marché fermier ou dans tout autre lieu commercial. Consi-

80
Chapitre 3 • Sens

dérez le site que vous visitez comme un environnement multisensoriel


conçu dans un but précis. En tant que client, vous êtes sensé percevoir et
accueillir dans votre esprit/corps les stimuli sensoriels qu’offrent les
vendeurs, changer pour penser/ressentir de manière spécifique et avoir
envie d’acheter et de consommer les produits vendus.
Revenez à l’exercice 1. Pour chaque sens, décrivez votre expérience
en écrivant ou en dessinant, en enregistrant votre commentaire oral ou
votre corps en mouvement. Notez ce que vous imaginez être les intentions
des vendeurs et ce qu’ils essayent de provoquer en vous. Considérez l’ar-
chitecture de l’espace dans son ensemble. Analysez la cohérence ou le
manque de cohérence entre l’expérience vécue et les hypothèses émises
concernant les intentions des vendeurs. Avez-vous envie d’acheter quelque
chose ? Quoi ? Pourquoi ? Cédez-vous à la tentation ?
L’objectif de cet exercice est de faire l’expérience d’un environnement
sensoriel commercial contemporain, de considérer la manière dont l’ex-
périence sensorielle est façonnée par un tel environnement et d’imaginer
la manière dont on peut faire preuve d’une capacité d’agir (sensorielle)
dans ce contexte.
Les exercices d’introduction à l’ethnographie sensorielle que j’ai
proposés dans ce chapitre visaient à engager une discussion sur la théorie,
l’expérience et la pédagogie et à passer de la parole aux actes. On vous
invitait d’abord à prêter attention à l’expérience sensorielle de manière
critique et déterminée. Pour bon nombre d’entre nous, il s’agit d’une
nouvelle manière de penser, de sentir et de ressentir qui nous incite à
approfondir ce que nous appelons ici la « réflexivité sensorielle incarnée ».

Réflexivité sensorielle incarnée


Les ethnographes autochtones, féministes et critiques, en particulier,
affirment que les relations de pouvoir politique imprègnent la recherche et
les pratiques de cocréation de connaissances et que nous devons donc prêter
attention aux relations entre les ethnographes et les sujets de la recherche,
les participants et les collaborateurs (Magnat, 2011). On s’attend désormais
au minimum à ce que les ethnographes définissent leur positionnalité au
sein des catégories de race, de genre, de classe, de sexualité, de capacité
physique et de géopolitique locale et extralocale et qu’ils portent une grande
attention à ce qui les rapproche et ce qui les différencie de leurs collègues
et des personnes avec qui ils travaillent sur ces sujets. L’ethnographie senso-

81
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

rielle se concentre sur le lieu et le moment où les individus rencontrent,


dans leur chair et leurs sentiments et dans leur vie quotidienne, les forces
du colonialisme et de la racialisation, par exemple, et sur la manière dont
ils en font l’expérience. Elle exige de ce fait de prêter attention à ce posi-
tionnement politique, mais requiert aussi des ethnographes qu’ils

IMAGE 3.2 : « Never Be Intimidated », Vancouver, Canada


Photo : Dara Culhane, 2015

82
Chapitre 3 • Sens

apprennent à se connaître et à connaître les autres en tant qu’êtres multisen-


soriels, incarnés et engagés dans la cocréation de connaissances.
Pour s’engager dans la critique culturelle et politique, les spécialistes
de l’ethnographie sensorielle doivent donc se réaliser, mais ils doivent aussi
développer des pratiques réflexives. Nous vivons dans des ordres sensoriels,
et nos corps, sentiments, imaginations et sens sont éduqués et formés de
manières diverses et variées.
L’ethnographie sensorielle s’intéresse à la manière dont l’expérience
vécue de façon multisensorielle, incarnée et affective est liée à l’épistémologie
(voir Magnat, 2011). De quels processus sociaux et politiques émerge la
connaissance ethnographique ? Comment savons-nous ce que nous savons ?

Exercice 9 : Épistémologie — ressentir/connaître et connaître/


ressentir
Réexaminez le travail effectué dans le cadre des exercices. Réglez le
minuteur sur dix minutes et répondez aux questions suivantes en écrivant,
en parlant, en dessinant ou en vous déplaçant librement : quelle différence
cela fait-il pour moi (citoyen, étudiant, individu) de considérer l’expé-
rience multisensorielle, incarnée et affective que je vis comme une base de
connaissances précieuse et légitime ? Le travail effectué sur ce contenu a-t-il
fait évoluer mon point de vue sur l’épistémologie et sur l’ethnographie ?

Ressources supplémentaires
Les échanges sur l’ethnographie sensorielle, les études sensorielles, les
arts et l’expérience sensorielle ne manquent pas sur Internet. Vous trou-
verez ci-dessous quelques-uns des principaux sites abordant le sujet sous
l’angle de l’anthropologie.

Sites web
Centre for Imaginative Ethnography. www.imaginativeethnography.ca
Centre for Sensory Studies (Université Concordia). http://www.centre-
forsensorystudies.org
European Sensory Network. http://www.esn-network.com/research/
Sensory Ethnography Laboratory (Université Harvard). http://sel.fas.
harvard.edu/. https://vimeo.com/channels/sel

83
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Sensory Studies. www.sensorystudies.org/of-related-interest


Sound Studies Laboratory. www.soundstudieslab.org/projects/anthropo-
logy-of-sound
Studio for Ethnographic Design (Université de Californie à San Diego).
https://quote.ucsd.edu/sed/tag/sensory-ethnography
Sensory Ethnography (blogue). http://monoskop.org/Sensory_ethno-
graphy

Périodiques
Sensate: A Journal for Experiments in Critical Media Practice. http://sensa-
tejournal.com
The Senses and Society. www.tandfonline.com/loi/rfss20#.Vzj6zqukYXk

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IMAGE 4.1 : En pleine écoute au Royal BC Museum
Photo : Chris O’Connor, 2014
Chapitre 4

Enregistrement et montage
Alexandrine Boudreault-Fournier

Introduction

L es appareils numériques comme les téléphones portables et les


caméras GoPro font désormais partie intégrante de la façon dont
nous voyons les lieux, les événements et, plus généralement, la vie
de tous les jours. Nos téléphones intelligents nous permettent d’immorta-
liser des moments et de les partager presque instantanément avec nos
réseaux d’amis et d’abonnés. Grâce aux filtres disponibles sur Instagram,
les mordus de photo jouent avec le grain et les couleurs des images numé-
riques et en altèrent la temporalité et le sens. Ces appareils, programmes
et applications se taillent une place de plus en plus importante dans nos
vies, suscitant les préoccupations de ceux et celles qui croient que l’usage
excessif des téléphones intelligents et des appareils électroniques en général
a une incidence négative sur notre perception du monde et sur la qualité
de nos interactions sociales. Ces personnes s’inquiètent de voir la place
exagérée que prennent ces appareils dans nos vies : elles croient que cette
évolution pourrait avoir un effet sur la qualité et la sensualité de notre
appréciation de l’environnement et des relations sociales.
Je ne suis pas du même avis. Je ne crois pas que les dispositifs d’enre-
gistrement déroutent nos sens (voir aussi Sterne, 2003). C’est pourquoi, dans
ce chapitre, j’explorerai les moyens par lesquels nous pouvons utiliser ces
dispositifs, notamment les caméras, les enregistreurs et les téléphones intel-
ligents, pour créer des liens créatifs et imaginatifs avec les divers environne-
ments dans lesquels nous menons des recherches. Loin de vouloir encourager
les enregistrements à tout va, je souhaite plutôt insister sur le caractère déli-
béré et conscient du processus d’enregistrement et de la sélection des images

91
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

et des sons. On peut définir le montage comme le processus par lequel des
extraits audiovisuels sont juxtaposés pour produire une histoire (Marcus,
1990 ; 2013). Le montage est au cœur du récit filmique, car il crée des asso-
ciations entre des extraits qui, autrement, n’auraient peut-être aucun lien
entre eux. Dans ce chapitre, j’utilise le terme « montage » pour faire référence
au processus qui consiste à « mettre ensemble différents éléments en les
combinant et en les faisant se répéter et se chevaucher de diverses manières »
(Willerslev et Suhr, 2013, 1).
Le concept de montage est associé à différentes disciplines artistiques,
mais, dans ce chapitre, j’aborderai plus spécifiquement les médias audio-
visuels. Je m’intéresserai ainsi au cinéma, à l’anthropologie visuelle, au son
et aux études sensorielles, des domaines associés à d’abondantes traditions
littéraires. Évidemment, il est impossible de tous les aborder en profondeur
dans ce chapitre.
Les anthropologues utilisent depuis un certain temps déjà des appareils
leur permettant d’enregistrer des images et des sons pour collecter des
données. D’après Margaret Mead ([1974] 2003), enregistrer des pratiques
culturelles menacées permet aux anthropologues de préserver les cultures
observées en créant un matériel d’analyse concret. Les archives sonores
d’Alan Lomax offrent un exemple de ce type d’approche. Elles rassemblent
plus de 17 000 enregistrements de sons, d’entrevues et d’autres traces sonores
recueillies des années 1940 aux années 1990. Même si on reconnaît que les
dispositifs d’enregistrement d’extraits sonores et visuels sont essentiels au
travail ethnographique, ils n’étaient que peu employés par les anthropolo-
gues jusqu’à récemment, car une grande partie d’entre eux n’étaient pas à
l’aise avec ces technologies. Il faut aussi tenir compte du fait que, par rapport
à la vidéo, le film exigeait des équipements lourds et onéreux. Les techno-
logies numériques ont ainsi permis de démocratiser l’accès aux appareils
d’enregistrement et aux logiciels de montage. Cela a eu un énorme impact
sur l’anthropologie, car la production de matériel audiovisuel est devenue
plus accessible. L’histoire de l’anthropologie visuelle est riche et complexe
(voir par exemple Banks et Morphy, 1997 ; Pink, 2001 ; Hockings, 2003 ;
Ruby, 2000 ; Marcus et Ruby, 2011). L’analyse de films et de photos en
anthropologie fait l’objet d’une littérature extensive, mais rares sont les
sources qui abordent les technicités concrètes de l’enregistrement et du
montage de textes audiovisuels (à l’exception peut-être de Barbash et Taylor,
1997). La production de textes audiovisuels en anthropologie englobe désor-

92
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

mais l’approche traditionnelle de la réalisation de films ethnographiques.


Certains produisent des installations multimédias ; d’autres s’intéressent au
potentiel qu’offrent la performance, la collaboration artistique et l’expéri-
mentation (voir par exemple Schneider et Wright, 2013b ; Schneider et
Pasqualino, 2014 ; et d’autres ci-dessous). Le Sensory Ethnography Lab de
l’Université Harvard, dirigé par Lucien Castaing-Taylor, et le Centre for
Sensory Studies de l’Université Concordia, dirigé par David Howes, encou-
ragent les recherches et les travaux créatifs qui explorent l’esthétique et les
sens depuis une perspective anthropologique en s’appuyant, entre autres,
sur des techniques d’enregistrement et de montage.
Inspiré par ces approches novatrices qui combinent la créativité et
les sens, ce chapitre se concentre sur un argument en particulier, à savoir
que les processus d’enregistrement et de montage des sons et des images
agissent non pas comme des obstacles aux perceptions et aux interpréta-
tions, mais, au contraire, comme des catalyseurs qui encouragent les cher-
cheurs et les étudiants à réfléchir à l’endroit où ils se situent, à ceux et celles
qui les entourent et à ce qui se passe autour d’eux. En d’autres mots,
j’établis un lien fort entre l’enregistrement et le montage d’extraits visuels
et sonores, d’une part, et le concept d’imagination, d’autre part.
Il existe des technologies et des techniques qui permettent de repré-
senter les expériences sensorielles du toucher, de l’odorat et du goût. Il
suffit de penser au frottis, une technique utilisée dans les beaux-arts pour
représenter visuellement des textures qui évoquent différentes sensations
de toucher. La parfumerie pourrait être considérée comme une technologie
permettant d’archiver des odeurs et des arômes. Cependant, aucune tech-
nologie ne permet à ce jour de faire l’enregistrement et le montage de ces
expériences sensorielles, du moins pas comme peuvent le faire les dispo-
sitifs d’enregistrement numériques audiovisuels. Si ces dispositifs
permettent d’enregistrer, d’archiver, de récupérer et de consommer facile-
ment des extraits sonores et visuels, il serait cependant faux de soutenir
que les extraits audiovisuels font seulement appel aux sens de la vue et de
l’ouïe. Quand nous visionnons un extrait audiovisuel, notre imagination
va bien au-delà des images et des sons, qui contribuent simplement à nous
ouvrir à d’autres domaines d’expérimentation, à d’autres sensations. Voilà
pourquoi on dit que les films stimulent notre imagination ! Le film Le
Chocolat (2000), dirigé par Lasse Holström, est un excellent exemple de
la façon dont les films peuvent ouvrir notre imagination à d’autres univers

93
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

sensoriels et à d’autres lieux. Quand on visionne la scène où l’actrice


Juliette Binoche prépare soigneusement le chocolat, on ne peut s’empêcher
d’en imaginer l’odeur et le goût (les spectateurs devraient savoir qu’ils
pourraient être pris d’une irrépressible envie de manger du chocolat en
regardant le film !). Sarah Pink soutient que les enregistrements visuels
peuvent devenir « des voies vers la connaissance multisensorielle » (2009,
99). Les sens sont interconnectés et nous devons les comprendre dans la
pratique et dans l’action (Ingold, 2000 ; 2013), soit, par exemple, l’écriture
(chapitre 2), la marche (chapitre 5) ou l’enregistrement et le montage de
créations audiovisuelles.
Ce chapitre se fonde sur l’idée que « la théorie est désormais au cœur
de la façon de faire plutôt qu’à l’extérieur » (Schneider et Wright, 2013a, 1)
et que c’est en faisant et en fabriquant que les anthropologues devraient
mener leurs travaux de terrain. La recherche est un processus créatif
(Sullivan, 2010) et les anthropologues doivent être considérés comme des
agents créateurs et des producteurs-chercheurs, et non pas seulement comme
des participants-observateurs (Boudreault-Fournier, 2012 ; 2016). L’imagi-
nation sert cet objectif en ouvrant la porte à la créativité et à l’expérimen-
tation et, par conséquent, à de nouveaux moyens d’explorer, de faire et de
sentir. Les anthropologues créent un lien avec les images et les sons lorsqu’ils
utilisent une caméra ou un enregistreur et approfondissent ce lien lorsqu’ils
pratiquent l’enregistrement et le montage. Les étudiants et les étudiantes
qui ont l’habitude d’interagir avec les médias et les outils numériques
peuvent aussi tirer des leçons d’une démarche engagée dans la création de
médias audiovisuels. Pourtant, la création de médias audiovisuels dans un
contexte ethnographique et dans le cadre d’une interaction active avec l’en-
vironnement social et matériel a été peu explorée jusqu’à présent en anthro-
pologie et devrait faire l’objet de recherches supplémentaires.

Imagination cinématographique
Ce n’est pas que l’anthropologie ne s’est jamais intéressée au visuel, le problème, c’est
plutôt qu’elle n’a jamais su quoi en faire.
— David MacDougall (2006, 213)

Le riche concept d’imagination cinématographique, emprunté à


George Marcus (1990) par David MacDougall (2006 ; 2009), permet de
considérer les liens entre l’enregistrement et le montage, d’une part, et
l’imagination, de l’autre. Ce concept commun aux disciplines du théâtre,

94
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

du cinéma, de la littérature, des études cinématographiques et de l’anthro-


pologie visuelle nous encourage à réfléchir à l’importance de l’apprentis-
sage par la pratique dans le processus de création de médias audiovisuels.
Pour mieux saisir le concept, la compréhension qu’en a MacDougall et la
façon dont il s’applique aux pratiques d’enregistrement et de montage,
voyons tout d’abord la définition proposée par George Marcus.
L’anthropologue américain utilise le terme d’« imagination cinéma-
tographique » (cinematic imagination) pour évoquer la façon dont la tech-
nique du montage au cinéma est devenue, au fil du temps, une source
d’inspiration pour l’écriture d’ethnographies. Marcus faisait partie des
anthropologues qui, dans les années 1980, ont formulé une série de
critiques sur la discipline de l’anthropologie (voir Clifford et Marcus,
1986). Ces critiques portaient surtout sur la façon dont les anthropologues
menaient traditionnellement les travaux de terrain et écrivaient des ethno-
graphies. Elles portaient essentiellement sur les thèmes suivants :
1. La polyphonie, soit l’importance d’inclure plusieurs voix dans l’écri-
ture ethnographique de façon à ce que la voix de l’anthropologue ne
soit pas la seule à être considérée ;
2. La fragmentation, qui encourage l’anthropologue à raisonner en
termes d’inachèvement, de non-linéarité et de vérité partielle ;
3. La réflexivité, qui soulève la question de la position de l’anthropo-
logue et de sa subjectivité et, par conséquent, des obstacles qui
doivent être surmontés pour atteindre l’objectivité.
Les critiques abordaient aussi la question de la représentation (qui
peut représenter qui ?), la temporalité des récits ethnographiques, qui
avaient tendance à positionner le sujet de la recherche à une autre époque
que le chercheur (voir aussi Fabian, 1983), et, enfin, le caractère circons-
crit de la communauté de recherche. Ces critiques ont entraîné un chan-
gement dans l’« imagination anthropologique » : désormais, le monde
n’était plus perçu comme complet et cohérent, mais plutôt comme frag-
menté et ambigu (MacDougall, 2006, 244).
Marcus (1990) fait observer que les anthropologues ont commencé
à adapter leurs pratiques d’écriture à ces critiques ainsi qu’à des phéno-
mènes nouveaux qu’ils ne pouvaient plus ignorer, comme la déterritoria-
lisation de la culture et l’existence simultanée de multiples mondes, toutes
deux associées à la mondialisation. Il caractérise ce style d’écriture émer-

95
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

gent comme « moderne » et considère qu’il répond aux critiques. Il ajoute


que l’approche plus réaliste de l’ethnographie autrefois privilégiée ne
convient plus au monde dans lequel nous vivons.
Marcus suggère par ailleurs que les anthropologues devraient conti-
nuer à se tourner vers le cinéma pour y trouver de l’inspiration et, plus
précisément, vers la technique du montage, qui peut avoir des finalités
différentes. Le montage peut en effet créer un récit fluide quand les
séquences juxtaposées s’enchaînent de façon naturelle et sans distorsion. Il
peut à l’inverse produire une impression de fragmentation et de perturba-
tion permettant de conforter l’idée que le récit filmique est un discours
artificiel et qu’il ne devrait pas être perçu autrement par le spectateur. Le
premier exemple fait référence à un style de montage fluide connu sous le
nom de « montage en continuité » et souvent associé au cinéma américain.
Le second correspond quant à lui à un style plus novateur, parfois appelé
« cinéma intellectuel », et traditionnellement associé au cinéma soviétique,
et plus particulièrement aux œuvres de deux célèbres réalisateurs des débuts
du cinéma : Eisenstein et Dziga Vertov (MacDougall, 2006). Traditionnel-
lement, les films ethnographiques étaient réalisés dans une approche d’ob-
servation. On privilégiait ainsi les techniques de montage qui respectaient
le plus possible la chronologie et les lieux ordinaires, une approche qu’on
appelle souvent fly on the wall. Ces différentes approches du montage ont
un impact sur la manière dont le récit d’un film est construit et, partant,
sur la manière dont il est interprété par les spectateurs et les spectatrices.
L’idée développée par Marcus était que l’écriture peut refléter les
effets cinématographiques et qu’elle peut ainsi, plus précisément, faire écho
aux techniques associées au montage. À titre d’exemple, le montage dit
« alterné », qui fait alterner deux séries de plans, crée une impression de
simultanéité : plusieurs événements se produisent au même moment à
deux endroits différents. L’écriture ethnographique peut aussi créer cette
impression en juxtaposant deux anecdotes portant sur deux histoires diffé-
rentes. En utilisant cette technique, l’anthropologue met l’accent sur l’idée
de simultanéité (écriture moderne) au lieu de laisser entendre qu’il existe
une distance géographique ou temporelle entre le sujet et l’anthropologue
(écriture plus linéaire et réaliste). Dans Jackie Brown (1997) et Kill Bill
(2003/2004), le réalisateur américain Quentin Tarantino utilise la juxtapo-
sition des images dans un même cadre pour suggérer que deux scènes se
produisent simultanément à des endroits différents.

96
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

MacDougall (2006) s’inspire de l’approche de Marcus, mais le sens


qu’il donne au terme d’« imagination cinématographique » est différent. Il
est d’avis que l’imagination cinématographique existait déjà avant l’inven-
tion du cinéma. D’après lui, elle désigne des modes de pensée, comme des
ontologies visuelles, qui ont ouvert la voie à l’invention du cinéma en tant
que technologie et à l’émergence du genre cinématographique tel qu’on
le connaît aujourd’hui. L’une des principales caractéristiques de l’imagi-
nation cinématographique réside ainsi dans « la volonté de créer un espace
d’interprétation pour le lecteur ou le spectateur » (245). Il s’agit d’un mode
d’écriture ou d’une expérience cinématographique qui permet au lecteur
ou au spectateur de s’identifier à l’expérience de l’auteur ou du réalisateur
à travers une série de descriptions ou de séquences. MacDougall estime
que « pour structurer une œuvre de cette façon, il faut adopter une pers-
pective multipositionnelle qui tient compte de la nature fragmentaire de
l’expérience et, par extension, du caractère construit du savoir humain »
(245-246). Cette technique d’écriture et de montage situe le lecteur ou le
spectateur non pas à l’extérieur du texte, mais au cœur de celui-ci, soutient
MacDougall. Elle fait en outre intervenir la capacité du spectateur à
partager la conscience de quelqu’un d’autre en visionnant un film ; il s’agit
ici d’interagir de façon imaginative avec un film. Si la scène de la douche
du film Psychose, d’Alfred Hitchcock, est si effrayante, c’est parce que nous
nous projetons au centre de l’action. Nous pouvons sentir la peur, nous
nous imaginons debout sous le jet d’eau chaude, à la merci d’un assassin
dont on sent la présence derrière le rideau de douche.
Marcus et MacDougall soutiennent tous deux que l’avènement des
techniques de montage au cinéma et la transition observée dans l’imagi-
nation anthropologique, transition qui a donné lieu à la crise de la repré-
sentation des années 1980, se sont produits presque indépendamment
l’un de l’autre. D’après MacDougall, ce n’est qu’après la Seconde Guerre
mondiale que le cinéma et l’anthropologie ont commencé à converger et
que les anthropologues se sont ouverts à l’idée d’expérimenter avec le visuel
(2006, 2009). Les nouveaux styles d’écriture cinématographique utilisés
en anthropologie n’ont donc pas nécessairement été exploités dans un
premier temps pour réaliser des films ethnographiques. Cette situation
nous ramène à l’épigraphe de MacDougall citée en début de chapitre. Il
a effectivement fallu un long moment pour que les anthropologues sachent
quoi faire du visuel (et c’est sans parler du son, qui suscite l’intérêt des
anthropologues depuis quelques années seulement). MacDougall (2006)

97
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

cite deux exceptions à cette observation : les réalisateurs de films ethno-


graphiques Jean Rouch et John Marshall :
Rouch et Marshall étaient d’avis que l’anthropologie visuelle ne devait pas
se contenter d’enregistrer ce qui était devant la caméra. Ils s’intéressaient au
contenu invisible des scènes qu’ils filmaient, tant la sensation d’espace que
l’expérience des individus. Ils respectaient la capacité du spectateur à perce-
voir le fait que la vie continue quand la caméra cesse de tourner. (62)
D’après MacDougall (2006), leur exploit a été de réussir à donner au
spectateur suffisamment d’indices pour qu’il puisse réimaginer le monde
dans lequel vivent les sujets du film, et ce, malgré tous les éléments invisibles
qui se trouvent hors du champ de la caméra. La « réimagination », qui se
produit au moment du visionnement, décrit le processus par lequel le spec-
tateur s’approprie et interprète le film, imagine le lieu, le moment et le
contexte dans lesquels il a été tourné et celui dans lequel la trame narrative
prend place. Cette réimagination peut aussi inclure des éléments qui ne sont
pas explicitement montrés dans le film. C’est un processus qui permet au
spectateur d’apprécier un film et de le comprendre dans toute sa complexité.
Si l’expérimentation de nouvelles formes de montage dans les films
ethnographiques a connu un démarrage tardif, certains anthropologues
visuels ont malgré tout proposé des pratiques de montage créatives permet-
tant de repousser les frontières de ce qui était auparavant considéré comme
un « film ethnographique ». Pour Jay Ruby (2000, 6), on peut seulement
parler de « film ethnographique » pour décrire « les œuvres dont le créateur,
officiellement formé en ethnographie, aspire à produire une ethnographie,
emploie des pratiques ethnographiques de terrain et recherche une vali-
dation auprès de ceux et celles qui ont les compétences nécessaires pour
évaluer l’œuvre en tant qu’ethnographie ». La définition que j’ai adoptée
est moins restrictive. Je suis d’avis que tout film basé sur un travail de
terrain (dans un sens très large) et adoptant une approche éthiquement
consciente devrait être considéré comme un film ethnographique. Les films
ethnographiques peuvent être expérimentaux, et ils devraient nous encou-
rager à réfléchir aux limites de la discipline.
Les nouvelles pratiques de montage nous donnent la possibilité d’uti-
liser les films pour aborder les sentiments, les émotions, les souvenirs ainsi
que des sujets sensibles comme la mort. Forest of Bliss (1986), de Robert
Gardner, offre un exemple frappant. Les critiques suscitées par l’œuvre,
considérée comme l’une des plus complexes de Gardner du point de vue

98
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

du montage, étaient loin d’être unanimes (Henley, 2007a). Si le film a été


vu comme une incroyable source d’inspiration pour des générations d’an-
thropologues visuels et d’étudiants en anthropologie, on ne lui a cependant
reconnu aucune valeur anthropologique. L’une des principales critiques
résidait dans l’absence totale de sous-titres ou de références linguistiques
susceptibles d’aider le spectateur qui ne parle pas l’hindi. Si cette absence
de sous-titres nuit considérablement à la compréhension du film, elle incite
toutefois le spectateur à porter une attention particulière à la nature
symbolique et métaphorique des images et des sons ayant été soigneuse-
ment enregistrés et sélectionnés.
L’anthropologue et réalisateur Paul Henley (2007a) donne un bon
aperçu de certaines des techniques de montage visuel et sonore utilisées par
Gardner pour recréer l’atmosphère caractéristique la ville de Varanasi, sur
les rives du Gange, ainsi que les activités qu’on y pratique en lien avec la
mort. Ce n’est que petit à petit, et souvent métaphoriquement, que le film
révèle l’omniprésence de la mort. Le bois coupé est présent dans plusieurs
scènes, par exemple, mais ce n’est que plus tard dans le film que le spectateur
comprend qu’il est utilisé pour ériger les bûchers funéraires. En ce qui
concerne le montage, Henley donne comme exemple la façon dont Gardner
juxtapose des séquences pour suggérer que la mort fait partie de la vie pour
toutes les créatures, y compris les humains. À un moment, dans le film, des
cadavres d’animaux sont amenés en bas des larges marches du ghat avant
d’être jetés dans le Gange. Ces séquences sont suivies d’images d’un vieil
homme aveugle qui descend les marches du ghat. D’après Henley, cette
juxtaposition d’images exprimait l’idée que « nous mourrons nous aussi un
jour et que, concrètement ou métaphoriquement, nos corps seront amenés
en bas des marches d’un ghat et jetés dans un cours d’eau quelque part »
(2007a, 45 ; Henley fait aussi référence à l’analyse de cette scène proposée
par Gardner et Östör, 2001). Henley ajoute qu’en utilisant une série
d’images semblables qui relient entre elles des histoires parallèles et juxtapo-
sées, Gardner parvient à générer un sens métaphorique.
Lumina Amintirri (In the Light of Memory, 2010), d’Alyssa Grossman,
constitue un autre exemple de film dans lequel le montage est utilisé pour
créer du sens. Le film porte sur la mémoire dans un Bucarest (Roumanie)
postcommuniste. Pour faire un film sur un élément invisible qu’il est
difficile de représenter visuellement, Grossman a décidé d’utiliser une
technique qu’on appelle le « tourné-monté ». Dans le cas qui nous intéresse,

99
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

la réalisatrice a choisi de se déplacer horizontalement tout en filmant des


séquences ininterrompues qu’elle décrit comme des « travelings à vélo »
(Grossman, 2013). Le spectateur peut ainsi observer des gens en train de
relaxer, assis sur de vieux bancs de parc peints en vert. Grossman a attaché
sa caméra sur la selle de son vélo et fait un tour complet du parc. Nombreux
sont ceux qui regardent la caméra d’un air suspicieux et qui ne semblent
pas apprécier cette intrusion. Certains semblent se demander ce que fait
la camérawoman et d’autres ne remarquent même pas sa présence. Les
travelings sont extrêmement évocateurs. En tant que spectateurs et tiers,
on a envie d’en savoir plus sur ces gens ; on nous fait imaginer leur présence
en relation avec un passé et un futur dont nous ne savons pas grand-chose
à l’exception de ce que l’on peut apprendre de la présence physique de
souvenirs incarnés. La complexité et la multiplicité de la mémoire indivi-
duelle et collective sont magnifiquement représentées dans le film grâce à
un montage fluide. Des voix hors champ appartenant à des personnes
interviewées — que le spectateur ne voit jamais — évoquent des souvenirs
pendant que défilent les images du parc qui, bien que jolies, sont relati-
vement banales. Notre attention se déplace constamment entre les images
du moment présent et les voix qui évoquent des histoires passées.
Grossman explique qu’en expérimentant diverses techniques de montage,
elle a voulu « recréer pour [ses] spectateurs une expérience analogue au
travail de mémoire ». Elle voulait que son film « examine de façon critique
la mémoire en s’intéressant à la façon dont elle fonctionne et à ce qu’elle
nous fait ressentir plutôt qu’en expliquant ou en décrivant des souvenirs »
(2013, 201). Dans Lumina Amintirri, donc, le parc devient un espace
d’imagination et de commémoration. Certains lecteurs auront peut-être
l’impression que j’insiste sur l’aspect visuel du montage, mais je suis bien
consciente qu’en cinéma, le son est aussi important que le visuel. Nous
sommes tous d’accord pour dire qu’il est irritant de regarder un film sans
le son et qu’il s’agit même d’une perte de temps. Le son est le plus souvent
tenu pour acquis et il n’est pas perçu par le spectateur ou la spectatrice
comme jouant un rôle important dans le développement du récit filmique.
Ce rôle fait pourtant partie intégrante de l’illusion et c’est, précisément,
ce qui donne tout son pouvoir au son. Michel Chion (1994 ; 2003), un
spécialiste du son au cinéma, soutient que c’est précisément parce que le
son est pris pour acquis qu’il devient un outil de réalisation aussi puissant.
Il peut ainsi être exploité pour altérer les états d’âme des spectateurs sans
même qu’ils s’en rendent compte. Chion (1994) parle de la « valeur

100
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

ajoutée » du son par rapport aux images. Le terme fait référence à l’idée
illusoire selon laquelle le son n’est pas nécessaire au cinéma. Il suffit de
visionner la scène de la douche du film Psychose sans le son, puis avec un
fond de musique classique (sans l’ambiance sonore du film), et, finalement,
avec, pour accompagnement, la chanson « Happy », de Pharrell Williams,
pour comprendre que le son est capable de nous faire passer de l’horreur
à la nostalgie, puis à l’humour. Cet exercice simple suffit à convaincre ceux
et celles qui pourraient douter du pouvoir du son au cinéma.
Les réalisateurs sont bien conscients du potentiel du son et ils n’hé-
sitent pas à en jouer pour modifier les perceptions des spectateurs. Dans
le domaine de l’anthropologie visuelle, certains sont d’avis qu’il faut limiter
l’utilisation des sons qui ne font pas naturellement partie des scènes tour-
nées. Jean Rouch affirmait par exemple que « le son est l’opium du cinéma »
(cité dans Henley, 2007b, 55), critiquant ainsi l’incidence potentielle du
son sur l’interprétation d’une scène ou d’un film. La logique de l’argument
était que les sons qui ne font pas partie d’une scène enregistrée peuvent
créer de fausses impressions et qu’ils ne devraient donc pas être utilisés
pour générer des « sens artificiels » dans les films ethnographiques. À
plusieurs égards, cet argument fait écho à la méfiance des anthropologues
envers le principe plus général du montage, qui est considéré comme un
procédé polluant susceptible de bouleverser la relation entre la représen-
tation savante et l’univers social (Willerslev et Suhr, 2013, 1).
Si les anthropologues visuels sont bien conscients que le son peut altérer
le récit filmique, ils ne sont cependant pas tous d’accord avec l’approche
sonore « puriste » mise de l’avant par Jean Rouch. Henley (2007b), par
exemple, est d’avis que les anthropologues devraient utiliser le son de façon
plus créative et efficace dans la réalisation ethnographique. D’après lui, le
recours à des sons qui ne sont ni verbaux ni musicaux peut enrichir l’expé-
rience de la communication. Comme la « description dense » que défendait
Clifford Geertz, le son peut devenir un élément clé permettant d’approfondir
la représentation filmique d’un lieu ou d’un événement. En d’autres mots,
l’utilisation créative du son au moyen de techniques de montage peut donner
davantage de profondeur à une description ethnographique implicite.
Henley laisse entendre que les réalisateurs et les réalisatrices devraient enre-
gistrer des sons sur les lieux où des scènes visuelles sont tournées afin de créer
une banque de sons pouvant être ajoutés plus tard à la bande originale pour
donner plus de « densité » à la description ethnographique visuelle. Il fait

101
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

également valoir qu’une telle utilisation du son peut améliorer la compré-


hension qu’a le spectateur du sujet présenté dans le film et élargir l’éventail
d’options permettant au réalisateur ou à la réalisatrice de proposer une inter-
prétation quant au sujet du film (Henley, 2007b, 56). Je suis fermement
convaincue du potentiel créatif du son dans la production audiovisuelle,
certes, mais je ne suis pas d’accord pour cesser d’utiliser la musique et la voix
dans la réalisation de films ethnographiques. Le son, compris dans toutes ses
dimensions, peut ajouter à l’imagination cinématographique en apportant
ce que l’on pourrait appeler « l’imagination sonore ».
Jonathan Sterne (2012) utilise le terme « imaginations sonores » pour
faire référence à la façon dont le son est imaginé culturellement et histo-
riquement. Il explique que « les étudiants du son » devraient explorer les
imaginations sonores sous un angle critique. D’après lui, ces imaginations
« sont nécessairement plurielles, récursives et réflexives, et elles visent à
représenter, réimaginer et décrire à nouveau » (2012, 5). Les utilisations
que font Sterne et MacDougall de l’imagination s’inscrivent dans une
approche historique des aspects sonores et visuels, respectivement, car elles
s’appuient sur l’émergence et le développement de technologies qui
influencent notre façon de sentir, de percevoir et d’interpréter notre
monde. En réalité, nous devrions aussi utiliser le terme « imaginations
cinématographiques » au pluriel pour refléter la diversité des perceptions
et des interprétations susceptibles d’émerger des médias audiovisuels.
Le documentaire audio, un genre qui ne dépend pas du visuel, utilise
aussi l’imagination comme le fait MacDougall. Le montage de documen-
taires audios exige en effet le recours à des techniques semblables à celles
utilisées pour le montage de films : enregistrement, sélection, coupe et
juxtaposition sur une ligne du temps. Prenons comme exemple le documen-
taire sonore Ghetto Life 101 (1993) qui porte sur la vie quotidienne dans le
quartier de South Side, à Chicago, et qui a été créé par deux jeunes garçons,
LeAlan Jones, 13 ans, et Lloyd Newman, 14 ans, en collaboration avec le
producteur radio David Isay1. Les auditeurs et les auditrices de ce documen-
taire sonore — qui a eu du succès dans le monde entier — remarqueront
facilement les diverses techniques utilisées pendant l’enregistrement et le
montage pour dépeindre les vies à la fois fascinantes et difficiles de ces deux
jeunes garçons. Musique, bruits de pas, jappements, rires, voix hors champ

1. Ce documentaire sonore, produit par Soundportraits.org, est disponible à l’adresse


suivante : http://soundportraits.org/on-air/ghetto_life_101.

102
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

et enregistrements vocaux : le documentaire s’appuie sur diverses sources


sonores pour permettre à l’auditeur ou à l’auditrice d’imaginer les scènes, les
personnages et les ambiances associées au ghetto de South Side.
Si l’on revient au concept d’imagination cinématographique tel que
développé par MacDougall, il est évident que les films, les médias sonores
et, surtout, les techniques de montage employées pour les produire créent
des univers qui permettent aux spectateurs et aux auditeurs de réimaginer les
lieux, les événements, les atmosphères et les activités (entre autres) qui sont
représentés. Un média particulier peut ainsi interpeller les spectateurs et les
spectatrices de façon très personnelle et très intime en suscitant des émotions
et des impressions sensorielles. Les exemples développés ci-dessus montrent
que les réalisateurs et les producteurs de médias en général prennent soin
d’enregistrer des images et des sons et d’en faire un montage de façon à
transmettre certains messages ou, du moins, de générer des références méta-
phoriques et symboliques. Par conséquent, l’imagination cinématographique
correspond à des modes de ressentir et d’imaginer visuellement et cinéma-
tographiquement, ainsi qu’à des modes de réimaginer par le visionnement
et l’écoute d’un média audiovisuel. En résumé, l’imagination cinématogra-
phique est une approche qui intervient quand un réalisateur enregistre des
images et des sons et procède au montage d’un film ; elle s’applique aussi à
l’écoute ou au visionnement de médias audiovisuels ou sonores.

Enregistrement
L’enregistrement exige de porter une attention particulière à l’envi-
ronnement ambiant et de savoir percevoir et sélectionner les détails visuels
et sonores que l’on souhaite recueillir. Dans le film documentaire
Soundtracker (2010), Gordon Hempton, présenté comme un chasseur de
sons, parcourt les États-Unis pour enregistrer des sons qui, selon lui,
présentent un intérêt sur les plans acoustique et environnemental. Extrê-
mement conscient de l’univers acoustique qui l’entoure, Hempton choisit
soigneusement les lieux où il fait ses enregistrements. Dans le film, on le
voit contrarié par le son d’une génératrice électrique dans un champ désert
ou par celui d’un avion survolant un parc national. Cette pollution sonore,
ou ce bruit, l’empêche d’apprécier (et d’enregistrer) l’ambiance sonore d’un
site dans toute sa complexité et sa beauté naturelles. Évidemment, il s’agit
là d’un exemple extrême d’un « mode de ressentir » et il est clair qu’Hempton
est un écologiste romantique convaincu. Pourtant, nous avons tous

103
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

tendance, à divers niveaux, à tourner notre attention vers l’environnement


ambiant au moment de filmer un paysage, une chanson ou même une fête
d’anniversaire. Il se peut que nous cherchions à altérer ce qui, selon nous,
contamine le sujet qui nous intéresse, en éteignant la radio, par exemple,
ou en allumant la lumière. On souhaite ainsi enregistrer aussi fidèlement
que possible ce que nous voulons préserver et la façon dont nous voulons
le voir préservé. Le fait d’enregistrer ce qui nous entoure éveille nos sens et
nous incite à devenir plus conscients de notre environnement.
De la même manière, Sarah Pink (2009) traite de la façon dont les
anthropologues entrent activement en relation avec les environnements
sociaux et matériels qu’ils fréquentent quand ils utilisent un dispositif
d’enregistrement comme une caméra. D’après elle, cette relation senso-
rielle se produit à trois niveaux. La présence physique de l’anthropologue
dans un lieu, expérimentée à travers son corps et ses sens, ainsi qu’à travers
sa caméra, constitue le premier niveau. L’anthropologue prend soin d’avoir
tous les sens en éveil quand il circule dans un lieu avec une caméra et un
enregistreur. Il ne lâche pas la caméra : elle devient une extension de
lui-même et finit en quelque sorte par faire partie de son identité. Voilà
pourquoi, d’après Pink, l’anthropologue ne peut être complètement absent
des enregistrements audiovisuels. C’est cette présence que David MacDou-
gall (2006) appelle les « images corporelles » (corporeal images).
On pourrait appliquer le terme de MacDougall à la dimension sonore
et parler des « sons corporels » présents dans un extrait sonore. Les micros
enregistrent tout, et il est donc difficile de cibler un seul son sans que
l’enregistrement soit « contaminé » par les bruits ambiants. Il est aussi diffi-
cile d’éliminer sa propre présence d’un enregistrement sonore, même quand
on utilise un micro unidirectionnel. L’enregistrement permet donc à l’an-
thropologue de développer une approche sensorielle d’une certaine inten-
sité et de tisser des liens plus étroits avec le lieu qu’il étudie en laissant des
traces sonores et visuelles sur les séquences brutes. Ces traces peuvent être
altérées au montage, mais elles ne peuvent pas être complètement effacées.
Les critères et les paramètres déterminés par le réalisateur constituent
le deuxième niveau d’engagement évoqué par Pink. Le réalisateur fait des
choix qui ont une incidence sur ce qui est enregistré (et ce qui ne l’est pas)
et sur la manière dont cet enregistrement est fait. Ses choix déterminent par
exemple comment la caméra est positionnée, ce qu’elle enregistre et les
angles qui sont privilégiés. Ces décisions ont une incidence directe sur
l’esthétique, le sens et le récit. Elles sont fondées sur les intentions du réali-

104
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

sateur ou de la réalisatrice de représenter un lieu d’une certaine manière.


Après tout, filmer, c’est imaginer des moyens de représenter un environne-
ment social et matériel, et la nature de la séquence elle-même contribue à
créer une interprétation d’un lieu fondée sur la perception du réalisateur.
Le troisième niveau de la relation sensorielle correspond au moment
où le public (qui inclut l’anthropologue) visionne et écoute les enregistre-
ments faits par l’anthropologue et utilise « son imagination pour créer des
compréhensions personnelles/culturelles de la représentation » (2009,
101). Le public réimagine ainsi l’interprétation d’un lieu faite par le réali-
sateur en s’appuyant sur sa propre façon d’imaginer le lieu.
Sarah Pink s’intéresse avant tout aux enregistrements vidéos, mais sa
théorie pourrait aussi s’appliquer aux enregistrements audios. La compo-
sitrice et artiste sonore canadienne Hildegard Westerkamp (2002) écrit
qu’un élément fondamental de la composition sonore est l’écoute inten-
sive, qui peut se faire directement ou au moyen du microphone et qui
permet de créer un lien entre le créateur et l’auditeur, d’une part, et leur
environnement, d’autre part. L’enregistrement de sons exige de porter
attention à ce qui peut être entendu et à ce qui peut être perçu comme
une source d’irritation (le « bruit »). Les créateurs doivent donc développer
une plus grande conscience des paysages sonores ambiants.
Le terme « paysage sonore » (soundscape) est associé aux travaux de
R. Murray Schafer (2010), de Barry Truax (2001) et des membres du World
Soundscape Project de l’Université Simon Fraser, sur la côte ouest du
Canada. Il fait référence à tout domaine d’étude en lien avec l’acoustique,
aux événements entendus ainsi qu’à notre environnement sonore ; il évoque
aussi la création d’arrangements sonores originaux s’appuyant sur les enre-
gistrements faits dans un lieu (Schafer, 2010). Comme l’explique Eylul
Iscen (2014), le paysage sonore est « une composition fondée sur le contexte
dans laquelle la connaissance de contextes spécifiques façonne le travail du
compositeur, une composition qui s’appuie sur la connaissance qu’a l’au-
diteur de ces contextes [...] là où s’entrecroisent les associations, les souve-
nirs et les imaginations de l’auditeur en lien avec ce lieu » (127).

Montage
Tout comme le réalisateur d’une vidéo, le compositeur d’un extrait
sonore qui cherche à évoquer une situation ou un lieu précis doit faire
preuve d’imagination. D’après Marcus (2013, 305), le processus de

105
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

montage s’apparente au travail de terrain ethnographique ; il s’agit en effet


de « s’immerger dans des observations transformées en représentations ».
Les enregistrements sonores et les extraits sonores montés sont des repré-
sentations plus abstraites du « réel » que les médias audiovisuels, mais ils
ont tendance à stimuler davantage la mémoire, l’expérience sensorielle,
l’imagination et l’univers mental de l’auditeur (Marcus, 2013). En d’autres
mots, les extraits sonores mobilisent plus activement l’imagination et des
souvenirs. Il est d’ailleurs recommandé de fermer les yeux quand on écoute
un paysage sonore afin de limiter les perturbations visuelles et de mieux se
concentrer sur les sons. L’auditeur ou l’auditrice peut ainsi mieux imaginer
les scènes, les situations et les lieux présentés dans l’enregistrement.
Il est évident que la technologie joue un rôle important dans la
perception de l’environnement acoustique et qu’elle a, par conséquent,
une incidence sur la création d’un paysage sonore (Truax, 2012). Qu’il
s’agisse du processus ou du produit fini, le paysage ou le montage sonore
peut obliger le créateur à renouer avec son environnement et à développer
une conscience accrue de l’espace (Labelle, 2011). Comme je l’ai déjà
mentionné, en prêtant l’oreille aux sons associés à un endroit et en les
enregistrant, on se construit une représentation de ce lieu, on crée un lien
avec un environnement grâce à notre imagination. Là encore, le raisonne-
ment s’applique aussi aux médias audiovisuels.
Les enregistrements audiovisuels que l’on fait d’un lieu nous
permettent d’établir des liens avec ce lieu, mais la transformation
consciente de séquences brutes en une forme de représentation digne
d’intérêt, qu’il s’agisse d’un film, d’une vidéo ou d’une composition
sonore, joue aussi ce rôle. Par conséquent, le montage de sons et d’images
en vue de créer des compositions originales s’apparente à la pratique de
l’ethnographie (ou à celle de l’« imagination anthropologique », dans les
mots de MacDougall). Le montage oblige en effet le chercheur à sélec-
tionner les séquences qu’il considère comme représentatives d’une situa-
tion ou d’un lieu précis. Il doit ainsi sélectionner, couper et organiser des
séquences vidéos ou sonores brutes pour créer un espace ou une scène
susceptible de reproduire les impressions sensorielles ressenties au moment
de l’enregistrement (sur le sujet du paysage sonore, voir Drever, 2002). La
création d’un paysage sonore ou le montage d’un extrait vidéo est un
processus long et difficile par lequel l’anthropologue donne du sens à des
séquences brutes en produisant une représentation significative d’un lieu

106
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

ou d’une situation. Il n’est pas nécessaire que cette représentation soit


« réaliste » ; elle peut prendre diverses formes et esthétiques. C’est la
construction imaginative d’un lieu qui rend possible le processus de
montage2. En ce sens, je suis d’avis que l’on peut ajouter un quatrième
niveau au modèle proposé par Sarah Pink et présenté précédemment. Ce
quatrième niveau correspondrait à la relation qui est établie avec un lieu
et l’interprétation qui en est faite quand on transforme des séquences
vidéos et sonores brutes en un extrait monté.
Dans le cadre d’un projet de recherche, Nick Wees et moi avons
voulu créer un portrait sensoriel des ruelles de Vancouver. Nous avons
d’abord enregistré des séquences vidéos et sonores, puis monté une série
d’extraits (image 4.2). La vidéo intitulée « Soundscape and Videoscape—
Back Alley Vancouver3 » montre les usages quotidiens que l’on fait des
ruelles. Remarquez les petits détails et le bruit de l’infrastructure électrique.
La vidéo intitulée « Acoustic of a Saxophone Player in Vancouver’s Back
Alley4 » montre quant à elle un saxophoniste en train de jouer dans une
ruelle du centre-ville de Vancouver. Nous avons créé cette vidéo pour
expérimenter avec les perceptions sensorielles associées à cet espace-fron-
tière urbain (Boudreault-Fournier et Wees, 2017).
Dans un contexte totalement différent, j’ai produit, en collaboration
avec deux anthropologues visuelles brésiliennes, une imagination ciné-
matographique d’une scène banale de la Coupe du monde de football qui
a eu lieu au Brésil à l’été 20145. La vidéo montre un groupe de Brésiliens
vivant en périphérie de la mégapole de São Paulo en train de visionner
un match de leur équipe préférée et d’interagir les uns avec les autres.
Remarquez les couleurs, les sons, la tension et les interactions entre les
participants. En regardant ces images, on ressent un lien fort avec les lieux
qui y sont dépeints, et cela témoigne du pouvoir de l’imagination ciné-
matographique.

2. Pour en savoir plus sur ce processus et sur la façon dont on peut l’appliquer à des
approches novatrices de l’anthropologie audiovisuelle, voir Boudreault-Fournier et Wees
(2017).
3. Voir la vidéo à l’adresse suivante : https://vimeo.com/78777150.
4. Voir la vidéo à l’adresse suivante : https://vimeo.com/73407966.
5. Voir la vidéo « Football Game in Cidade Tiradentes—World Cup 2014 » à l’adresse
suivante : https://vimeo.com/107946581. La vidéo a été produite en collaboration avec
Rose Satiko Hikiji et Sylvia Caiuby Novaes.

107
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

IMAGE 4.2 : Enregistrement dans une ruelle de Vancouver


Photo : Alexandrine Boudreault-Fournier, 2013

Exercices à l’intention des étudiants


À la lumière du concept d’imagination cinématographique dont j’ai
parlé précédemment, je propose ci-dessous deux exercices qui visent à
raffiner l’appréciation que nous avons des environnements sociaux et maté-
riels qui nous entourent et à nous encourager à interpréter cet environne-
ment en ayant recours à des dispositifs d’enregistrement et à l’imagination.
L’objectif des deux exercices est de répondre à la question suivante :
comment créer une représentation visuelle ou sonore d’un lieu ou d’un
processus qui soit à la fois simple et digne d’intérêt ?

1. Produire une séquence


Pour le premier exercice, vous aurez besoin d’un appareil photo, d’un
téléphone intelligent ou de tout autre appareil qui vous permet de prendre
des photos. L’idée de cet exercice est de créer une série de photos destinées
à représenter un processus, une histoire simple ou un récit. La séquence
finale doit inclure un maximum de cinq photos.
Si vous êtes sur un campus universitaire à l’heure du lunch, par
exemple, vous pouvez aller à la cafétéria et photographier une personne

108
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

qui commande à manger et paye son repas. Vous devez ensuite sélectionner
un maximum de cinq photos et les organiser dans une présentation Power-
Point. Essayez de faire l’exercice dans un délai d’environ 10 à 15 minutes.
Montrez ensuite la présentation PowerPoint à vos amis. La séquence
devrait raconter une histoire basée sur l’interprétation que vous faites d’un
processus ou d’un lieu. Vos amis voient-ils la même chose que vous ? Si
non, pourquoi ? En quoi votre interprétation diffère-t-elle de celle de vos
amis ? Comment votre séquence aurait-elle pu être mieux réussie ?
Variante : Vous pouvez faire un exercice similaire avec une caméra
vidéo. Essayez de représenter un processus par une série de séquences qui,
mises bout à bout, créeront un scénario. Vous pourriez décider, par
exemple, de filmer votre colocataire pendant qu’il prépare à manger.
Commencez au début du processus. Essayez de filmer les aspects clés et
les gestes qui caractérisent le processus en ayant recours à des plans rappro-
chés, moyens et éloignés. Utilisez la touche pause pour arrêter l’enregis-
trement ; puis, choisissez votre prochaine scène et appuyez de nouveau sur
la touche pour reprendre l’enregistrement. Répétez ce processus jusqu’à
ce que vous soyez satisfait de la séquence que vous avez enregistrée. Laissez
les images parler d’elles-mêmes et n’essayez pas d’imposer une description
du processus pendant que vous enregistrez les séquences. Vous pouvez
utiliser un logiciel de montage de base comme iMovie pour créer une
chronologie linéaire. Une fois le processus filmé et les séquences organisées,
visionnez le film et voyez si le déroulement du processus est bien repré-
senté. Montrez-le à vos amis et demandez-leur quel est l’histoire ou le
processus qui y est montré. Ont-ils perçu ce que vous souhaitiez montrer ?

2. Promenade sonore
Dans son livre intitulé Le paysage sonore : le monde comme musique
(2010), R. Murray Schafer propose une série d’exercices permettant de
« nettoyer notre oreille » et de développer notre capacité à mieux écouter
l’environnement qui nous entoure. Il suggère notamment de cesser de faire
des sons pendant un certain temps, de rester muet pendant toute une
journée ou de méditer en se concentrant sur un son précis. Il recommande
aussi d’expérimenter la « marche sonore » (soundwalk).
Pour Schafer, la marche sonore ne se résume pas à faire une balade
en écoutant les sons qui nous entourent. Elle consiste plutôt en « une
exploration du paysage sonore dans un lieu donné, guidée par une parti-

109
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

tion » (2010, 304). La partition est une sorte de carte sur laquelle le prome-
neur note les différents sons qu’il rencontre au fil de ses déambulations.
Prenez une feuille et dessinez une carte de votre appartement, du
campus, d’un café ou de tout autre endroit. Déplacez-vous tranquillement
et essayez d’identifier les sons que vous pouvez entendre lorsque vous êtes
positionné à tel ou tel emplacement. Déterminez la superficie occupée par
le son sur la carte. Peut-on l’entendre dans toute la zone ? Ou seulement
à un endroit bien précis ? Quels sont les différents sons qui se mêlent
quand vous vous déplacez ? Portez attention à tous les sons que vous
pouvez entendre dans un lieu, puis fermez les yeux et concentrez-vous sur
un son à la fois. Identifiez-le, localisez-le et rédigez-en une courte descrip-
tion sur la carte (ronronnement du frigo, bruit des voitures dans la rue,
chant d’oiseaux, fournaise, radio, télévision, ronflements, etc.). Il se peut
que votre carte révèle un mélange hétéroclite de sons et donne une impres-
sion de cacophonie6. C’est tout à fait normal. Le principal objectif de
l’exercice est de vous obliger à vous concentrer sur les sons en essayant de
les entendre et de les identifier. Vous découvrirez peut-être dans votre
appartement des sons que vous n’avez jamais entendus avant. Vous pren-
drez aussi peut-être conscience que nous sous-estimons la complexité et
la présence des sons dans notre environnement. Nous avons en effet
souvent tendance à tenir les sons pour acquis.
Variante : Enregistrez chacun des sons indiqués sur votre carte. Il peut
être difficile de n’enregistrer qu’un seul son à la fois, mais c’est un bon
exercice de concentration. Créez un blogue ou un projet Google Earth
pour y publier une partition interactive de votre promenade sonore7. Faites
le trajet avec vos amis en écoutant les sons que vous avez enregistrés.
Retrouvez-vous les sons que vous avez enregistrés aux mêmes endroits et
avec la même intensité ? Demandez à vos amis d’ajouter des sons à votre
carte-partition. Il se peut qu’ils entendent des sons que vous avez manqués.
Discutez de votre perception des sons enregistrés et des sons « en direct ».
Sentez-vous une différence entre les deux ? Demandez à vos amis de
partager leurs impressions.

6. Voir par exemple la carte sonore de Jérusalem faite par l’artiste visuelle Roni Levit :
http://visual.ly/jerusalem-sound-map.
7. Voir par exemple les paysages sonores enregistrés par des étudiants du campus de
l’Université de New York à Abou Dhabi dans le cadre du projet Saadiyat Soundscapes :
http://nyuadsounds.info.

110
Chapitre 4 • Enregistrement et montage

Ressources supplémentaires
Enregistrements sonores
Feld, Steven (producteur et preneur de son), Bosavi: Rainforest Music from
Papua New Guinea, Smithsonian Folkways (SFW40487), 2001.
Feld, Steven (preneur de son, monteur et photographe), et Mickey Hart
(producteur), Voices of the Rainforest, Smithsonian Folkways
(HRT15009), 1991.
Turnbull, Colin M. (preneur de son), et Anne MacKaye Chapman
(productrice), Mbuti Pygmies of the Ituri Rainforest, Smithsonian
Folkways (SFW40401), 1992.

Films documentaires
New, David (réal.), Listen, Office national du film du Canada, 2009. www.
nfb.ca/ film/listen
Riedelsheimer, Thomas (réal.), Touch the Sound: A Sound Journey with
Evelyn Glennie, 2004.
Rossato-Bennett, Michael (réal.), Alive Inside, Projector Media, 2014.
Castaing-Taylor, Lucien, et Véréna Paravel (réal.), Leviathan, 2012. Voir
aussi le numéro spécial de la Visual Anthropology Review portant sur
ce film (vol. 31, no 1, 2015).

Film de fiction
Simonsson, Ola, et Johannes Stjärne Nilsson (réal.), Sound of Noise, Bliss,
Dfm Fiktion, 2010.

Sites web
Soundings, Centre for Imaginative Ethnography. http://imaginativeeth-
nography.org/soundings
Cities and Memory. http://citiesandmemory.com/what-is-cities-and-me-
mory-about
Saadiyat Soundscapes: Soundscapes of New York University Abu Dhabi
campus produced by students. http://nyuadsounds.info
Soundcities: A global soundmap project. www.soundcities.com

111
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Speaking maps. www.speakingmaps.co.uk


Sensory Ethnography Lab. https://sel.fas.harvard.edu
Centre for Sensory Studies. www.centreforsensorystudies.org
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Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

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Chapitre 4 • Enregistrement et montage

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Documentaire sonore
Jones, LeAlan, et Lloyd Newman, en collaboration avec David Isay, Ghetto
Life 101, 1993. Soundportraits.org

115
IMAGE 5.1 : Échiquier dans un parc. L’espace public en tant qu’invitation à
l’arrêt et à la rencontre : un parc crée par des habitants de Vancouver (Canada),
avec des bancs, un tableau d’affichage, une bibliothèque gratuite et des pions
géants pour jouer aux échecs et aux dames.
Photo : Cristina Moretti, 2016
Chapitre 5

Marche
Cristina Moretti

L isez ce chapitre dans le bus. Ou sur un banc dans un parc. Ou en


attendant le début d’une performance de rue, d’une manifestation
ou d’un festival. Que remarquez-vous autour de vous ? Qui voyez-
vous et pourquoi pensez-vous que ces personnes sont là ? Diriez-vous que
ce lieu est un « espace public » ? Pourquoi ? Si vous êtes sur un banc, vous
pouvez même commencer par cet élément ordinaire et quotidien de mobi-
lier urbain : qui peut l’utiliser sans problème et qui essaye-t-on de décou-
rager de s’y attarder ? Votre banc est-il divisé en plusieurs sections, pour
empêcher quiconque d’y dormir la nuit ? Provocateur, le designer italien
Giulio Iacchetti a créé un « banc de jour et de nuit », que l’on peut retourner
le soir pour en faire un abri1. Cet objet multi-usage de Iacchetti est une
critique indirecte : si l’espace public est censé appartenir à tout le monde,
pourquoi n’aurait-on pas le droit de dormir et de traîner dans les parcs ? Et
pourquoi les sans-abris sont-ils les habitants les plus marginalisés, médica-
lisés et contrôlés des villes (Lyon-Callo, 2008) ?
L’installation « Pay and Sit » du photographe allemand Fabian Brun-
sing2 est elle aussi une forme de provocation. Une vidéo de l’installation
montre un banc fonctionnant comme un parcomètre : ses pics rétractables
rentrent dans l’assise lorsqu’une pièce est insérée, puis ressortent quand le
temps imparti est écoulé. Il devient alors impossible d’y prendre place.
Brunsing imagine un avenir possible où seules les personnes aisées pour-
raient s’assoir dans un parc. Et si c’était le cas aujourd’hui ? Vous assoi-
riez-vous ici ou ailleurs ? Brunsing a choisi un simple banc, mais sa critique
concerne l’espace public en général. De quelle manière les places et les

1. Vous pouvez voir une photo du banc de Iacchetti sur www.giulioiacchetti.com/?p=785.


2. Vous pouvez voir une vidéo du banc de Brunsing à l’adresse suivante : www.
fabianbrunsing.de.

117
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

parcs sont-ils de plus en plus souvent destinés aux riches ? De quelle


manière l’espace public a-t-il déjà été accaparé, privatisé et transformé en
marchandise, comme le dénoncent Low et Smith (2006) ? Et, si l’on consi-
dère de plus en plus l’espace public comme un bien uniquement accessible
aux personnes pouvant se le permettre, quelles en sont les conséquences ?
Observer qui utilise, habite et revendique certains espaces permet de
mieux comprendre les relations sociales, que ce soit en ville ou à la
campagne, mais ce sont les espaces publics urbains qui intéressent le plus
les universitaires contemporains. D’une part, la densité et l’hétérogénéité
de la vie urbaine font des places, des rues et des parcs des zones de conflit,
de négociation et d’action en vue d’un changement social. D’autre part,
les places et les rues des centres-villes sont souvent investies d’un pouvoir
symbolique et représentatif. Elles incarnent donc une certaine autorité que
leurs habitants peuvent remettre en question. C’est pourquoi les anthro-
pologues se sont intéressés à la manière dont l’espace public peut favoriser
l’engagement politique, culturel et social. C’est avec cette idée en tête que
plusieurs personnes et groupes ont proposé des bancs incitant des
personnes qui ne se connaissent pas à interagir. L’organisation Esterni a
par exemple présenté un banc oscillant lors du Public Design Festival de
Milan (Italie), en 20093. Ce banc rond peut accueillir jusqu’à six personnes,
qui se font face et peuvent entraîner le balancement du banc en coordon-
nant leurs mouvements. Cette installation suggère de manière ludique que
l’espace public peut et doit encourager les citadins et les citadines à
communiquer entre eux et à collaborer.
Ces différentes sortes de bancs — et on pourrait en ajouter bien
d’autres — mobilisent notre imagination pour nous amener à remettre en
question les relations sociales dans nos lieux de vie. Dans ce chapitre, je
vous invite à faire de même et à utiliser l’espace public comme un lieu,
comme un point de départ, comme une question et comme une idée —
partagée et contestée — pour imaginer comment pourrait être notre
société et pour étudier les pratiques imaginatives des autres habitants et
habitantes. Ces pratiques comprennent les histoires, les mouvements et
les performances à travers lesquels les résidents interagissent, créent un
sentiment d’appartenance au lieu et considèrent l’espace public comme
un lieu d’intégration, d’identité, de différence ou de conflit.

3. Pour en savoir plus sur le festival organisé par l’organisation Esterni, rendez-vous sur
www.esterni.org/en/_progetti_/public-design-festival-2/.

118
Chapitre 5 • Marche

Je suggérerai ici différentes orientations et problématiques de


recherche en utilisant comme stratégie ethnographique l’activité ordinaire
qu’est la marche. Laissez le banc réel ou métaphorique sur lequel vous vous
trouviez et commencez à parcourir votre quartier. Qu’allez-vous remarquer ?
Qui allez-vous rencontrer ? En quoi votre statut social et votre identité
déterminent-ils vos itinéraires, la façon dont vous vous déplacez (voir, par
exemple, Truitt, 2008) et vos rencontres ? Comment le fait même de vous
déplacer vous permet-il de revendiquer une place dans votre quartier ou
dans la société au sens large ? Comment, à travers votre itinéraire, deve-
nez-vous un élément du paysage, un fil de la grande toile d’araignée formée
par les corps, les sons et d’activités quotidiennes ? En tant que manière
d’habiter, d’étudier et de représenter les réalités quotidiennes, la marche
est une pratique imaginative. Elle nous apprend à voir, à imaginer et à
comprendre les espaces publics et d’autres lieux ruraux, urbains ou péri-
phériques du point de vue des personnes avec qui nous nous déplaçons, en
fonction de leur statut social. Cela implique non seulement de circuler à
travers des réalités et des espaces existants, mais aussi de suivre ce que
différents habitants imaginent, ce dont ils se souviennent (Irving, 2010),
ce qui leur manque et ce à quoi ils aspirent (Schielke, 2012), ainsi que les
liens critiques qu’ils établissent entre les personnes, les lieux et les récits.
Dans ce chapitre, j’utilise une définition élargie de ce qu’est l’espace
public. Je considère ce concept comme une catégorie plutôt mouvante,
une idée et un ensemble de lieux qui prennent leur sens à mesure que les
gens les utilisent, les racontent, s’y déplacent et les commentent. Pour le
dire simplement, l’espace public n’a vraisemblablement pas la même signi-
fication pour vous que pour autrui. Les écoles publiques et les biblio-
thèques sont-elles des espaces publics ? Et qu’en est-il des métros et des
bus ? Les centres pour femmes ou les autres groupes politiquement actifs
sont-ils des espaces publics ? Peut-être les espaces publics sont-ils moins
un lieu particulier qu’une position temporaire où les personnes, en tant
qu’agents critiques, peuvent commenter la société et tenter de la changer.
Au lieu de tenir pour acquis que la notion d’espace public est partagée et
facilement définissable et que ses fonctions sont évidentes, il est bien plus
productif d’étudier les relations et les pratiques à travers lesquelles les
personnes interprètent quelque chose comme étant un espace public, et
par lesquelles elles créent activement des types particuliers de lieux et
d’identités (Moretti, 2015 ; voir aussi Butler, 2011). Pour moi, l’espace
public est à la fois un objet de recherche et un lieu dynamique et incarné

119
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

d’enquête, d’interaction, d’imagination et de participation. Au lieu de


partir du principe que le sens de l’espace public, quel qu’il soit, est fixe,
mon processus de recherche considère les connexions, les interruptions et
les détours imprévus comme une source d’enseignement. Tous ces
imprévus peuvent offrir l’occasion de mobiliser les pratiques imaginatives
à l’œuvre lorsque nous pensons à nos cadres de vie, lorsque nous les
construisons, les utilisons et les habitons.
Ces suggestions de démarches de recherche sont inspirées des travaux
d’anthropologues urbains et des idées d’ethnographes qui ont étudié la
marche comme stratégie de recherche, comme pratique d’apprentissage
et comme manière d’être dans un lieu. L’intérêt des universitaires pour
l’espace public provient en grande partie d’une préoccupation liée au
caractère de plus en plus inégal et fragmenté des villes contemporaines.
Des espaces publics accessibles, vivants et accueillants permettraient-ils
de créer des cadres de vie plus justes et propices à une démocratie parti-
cipative active et critique ? Comment, au contraire, nos rapports quoti-
diens avec l’espace public s’intègrent-ils dans un processus de
marginalisation et de discrimination ?
Les habitants, les militants et les universitaires se sont donc intéressés
à la fois au concept d’espace public urbain et aux vies quotidiennes qui s’y
déroulent. Les places, les rues et les parcs peuvent être utilisés par différents
« publics » à des fins différentes. Cette flexibilité met en évidence des
« idéaux d’ouverture et d’accessibilité tant dans l’espace urbain que dans
l’organisation politique » (Caldeira, 2000, 298). La notion d’espace public
ouvert et accessible à toutes et à tous (indépendamment du genre, de
l’appartenance ethnique, du statut, de la nationalité, de l’âge, de l’orien-
tation sexuelle, des capacités, etc.) est importante et mobilisatrice pour les
personnes et les groupes qui cherchent à obtenir une certaine reconnais-
sance (Mitchell, 1995). Les espaces publics, en tant que lieux matériels et
symboliques, permettent aux groupes d’être vus, de revendiquer leur place
dans la société et, éventuellement, de bousculer les idées et les relations
existantes. Le mouvement Occupy, qui a émergé dans de nombreuses villes
(voir, par exemple, Juris et Razsa, 2011), ainsi que les événements survenus
en 2011 sur la place Tahrir, au Caire (Égypte), montrent bien comment
l’espace public peut donner de la visibilité à un groupe ou à une idée. Si
vous avez déjà participé à une manifestation, vous en avez probablement
fait l’expérience.

120
Chapitre 5 • Marche

Je viens d’évoquer les fonctions positives, voire idéales, que peuvent


avoir les espaces publics. Les anthropologues s’inquiètent cependant de ce
que les rues, les places et les parcs sont aussi des lieux de discrimination,
d’exclusion et de contrôle. Les habitants les plus défavorisés, les Autoch-
tones, les minorités visibles et les immigrés sont plus souvent interpellés
par la police ou dissuadés de manière plus ou moins subtile d’utiliser les
espaces publics et de s’y rassembler (Holston et Appadurai, 1999). On
considère souvent qu’ils appartiennent à d’autres coins de la ville (Razack,
2000), qu’ils menacent le décor ou l’identité historique d’un quartier
(Dines, 2002) ou qu’ils présentent un danger pour la sécurité publique.
Le genre et l’orientation sexuelle sont également des critères d’exclusion
importants dans les villes contemporaines (Guano, 2007 ; Pratt, 1988).
Ces problèmes et ces possibilités complexes font de la recherche sur et dans
les espaces publics un moyen potentiellement productif d’étudier les inéga-
lités et les rapports sociaux changeants et de déterminer comment les
personnes et les groupes résistent à l’oppression, proposent de nouvelles
idées et négocient leur rôle dans la collectivité. Les anthropologues urbains
ont axé ces questions sur le paysage de la ville, mais nous pouvons poser
le même genre de questions sur les espaces publics situés en milieu rural,
comme les parcs nationaux ou les aires de jeux pour enfants.
Étudier l’espace public est également intéressant en ce que cela
soulève des questions plus larges sur la manière d’examiner les interven-
tions performatives dans l’espace public (Fikes, 2009 ; Guano, 2002).
Apparaître et circuler dans l’espace public implique de négocier son iden-
tité et sa place dans le monde. En tant que pratique incarnée, sociale et
imaginaire, la marche peut être une manière de dire, de commenter, de
mettre en scène et de créer des histoires et des lieux. Nous devons pour
cela prêter attention à l’imagination, car elle permet de soulever des inter-
prétations, des connexions et des questions. Pour compliquer un peu plus
les choses, Vigh (2009) nous rappelle que, quand des personnes se
déplacent, elles le font souvent dans un espace qui évolue lui-même
constamment (voir aussi Archambault, 2013). La marche est alors plus
comparable à la « navigation », au fait de « se mouvoir dans un environne-
ment qui se meut », c’est-à-dire dans un environnement « qui émerge et se
développe sans cesse » (Vigh, 2009, 424-425). Marcher dans l’espace
public comporte donc plusieurs dimensions : cela signifie interagir avec
l’espace social tel qu’il est, mais aussi tel qu’il pourrait être. Pour reprendre
les mots de Vigh, nous devons « constamment prêter attention à la façon

121
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

dont nous nous mouvons ici et maintenant et à la façon dont nous nous
mouvons en relation avec des objectifs sociaux et des situations poten-
tielles. Ainsi et surtout, la navigation est liée au mouvement à travers ce
qui est socialement immédiat et ce qui est socialement imaginé. Elle désigne
l’ensemble des actions et des interprétations qui nous permettent d’agir
ici et maintenant, d’avoir une idée des trajectoires et des itinéraires
possibles qui émergent du présent et de diriger notre mouvement avec
diligence vers des futurs possibles » (2009, 425-426).
Dans ce chapitre, je me concentre sur la marche et la recherche en
milieu urbain, mais les idées et les méthodes suggérées ici peuvent également
servir à la campagne ou dans des lieux éloignés. Tuck-Po (2008), par
exemple, souligne les liens entre des récits et des itinéraires de marche dans
les forêts malaisiennes. En se déplaçant avec les Batek, un peuple de chas-
seurs-cueilleurs, Tuck-Po a pu réfléchir à la position de l’ethnographe et à
la marche comme moyen de négocier les rapports sociaux. Marcher est
également une façon de faire le lien entre le passé et le présent afin de valider
et de rétablir des relations avec des ancêtres ou des événements passés
(Walsh, 2012 ; Legat, 2008 ; Lund, 2008 ; Basso, 1996). Marcher avec
d’autres personnes, où que ce soit (une forêt éloignée, un littoral désert,
l’impasse d’une banlieue, une avenue urbaine, etc.), peut nous permettre
de saisir le sentiment d’appartenance qu’elles ont envers ce lieu tout en nous
poussant à réfléchir aux relations sociales qui génèrent ce sentiment.

Itinéraires de marche
Dans le cadre d’un travail de terrain réalisé à Milan (Italie), j’ai
cherché à en savoir plus sur le rôle de l’espace public en demandant à des
habitants et des habitantes de me guider à pied à travers leur ville. J’ai
choisi de procéder ainsi parce que je souhaitais employer une méthode de
recherche suffisamment ouverte pour me donner la liberté de suivre les
idées, les souvenirs et les cadres explicatifs de mes guides et qui prenne en
compte la participation incarnée et sensuelle des gens à la vie urbaine (voir
aussi Pink, 2008). Marcher signifiait suivre le parfum du pain fraîchement
sorti du four et des châtaignes grillées, réagir au froid glacial du matin en
évoquant des souvenirs de stalactites tout droit sortis de l’enfance et entrer
dans des boutiques pour feuilleter de vieux livres. Comme l’a décrit Michel
de Certeau (1984), la nature improvisée de la marche nous permet en
outre de voir les itinéraires des gens comme une relation vivante avec la
ville, un lien qui change constamment.

122
Chapitre 5 • Marche

La méthode de recherche qui consiste à suivre les itinéraires des gens a


fait l’objet d’une attention accrue ces dernières années (voir, par exemple,
Irving, 2010 ; Ingold et Vergunst, 2008 ; Pink, 2008 ; Guano, 2003). Les
visites guidées à pied sont particulièrement intéressantes pour l’ethnographe,
non seulement parce qu’elles lui font découvrir des lieux, des souvenirs et
des relations qui sont simplement et déjà « là », mais surtout parce qu’elles
ouvrent un espace performatif : un moment et un lieu pour que les habitants
puissent prendre à leur compte ou détourner les nombreuses histoires, ques-
tions et significations pouvant être associées à un lieu en particulier ou y
réagir. Lorsque j’ai commencé mon travail de terrain à Milan, par exemple,
je pensais que l’enseignement le plus important que je pouvais tirer de cette
méthode serait de savoir quels espaces publics mes interlocuteurs appré-
ciaient et utilisaient. Inconsciemment, je m’attendais à ce que mes guides
me montrent des places, des rues ou des bâtiments existants et me les
« expliquent ». Rapidement, cependant, leurs réponses m’ont déroutée et
inspirée. D’abord, plusieurs interlocuteurs se trouvaient à la frontière entre
différentes cultures, différentes époques et différentes réalités sociales incom-
patibles. Ils ont exprimé leur sentiment d’appartenance à la ville (en affir-
mant, par exemple, qu’ils connaissaient de près l’histoire d’un lieu en
particulier) et, en même temps, leur impression d’en fouler les marges (en
critiquant, par exemple, des changements récents ou en montrant leur diffi-
culté à trouver des lieux, des personnes et des histoires témoignant de leur
expérience). Nombre de mes guides ont aussi évoqué ce qui était absent : ils
ont parlé de ce qu’ils imaginaient, de ce dont ils se souvenaient, de ce qu’ils
soupçonnaient ou auraient voulu trouver dans un lieu particulier. L’eau est
un bon exemple : Milan n’a pas de lac, de littoral ni de véritable rivière et la
plupart de ses navigli ont été recouverts par des rues dans les années 1930.
L’eau, quoiqu’absente, était étonnamment présente dans nombre de nos
discussions sur les espaces publics milanais. Certaines personnes interrogées
se demandaient à quoi ressemblerait Milan si elle avait une plage. Une femme
d’âge mûr a évoqué la possibilité d’une hausse du niveau des eaux qui
submergerait certaines parties de la ville, non seulement parce que de telles
inondations ont déjà touché le métro et les garages souterrains, mais surtout
parce que c’est une métaphore puissante de la manière dont le passé indus-
triel de Milan pourrait venir hanter la ville postindustrielle.
Ces réponses touchaient des thèmes bien plus larges que l’espace
public et m’ont incitée à suivre les connexions et les déconnexions
complexes que mes interlocuteurs voyaient à l’œuvre dans leur ville. Ces

123
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

réponses étaient également politiques : les personnes que j’ai rencontrées


profitaient de nos discussions sur l’espace public pour critiquer les inéga-
lités, le néolibéralisme, la marginalisation des populations immigrées et la
difficulté de trouver un logement abordable (Moretti, 2015). Ces visites
guidées étaient à la fois thématiques et empiriques, car l’espace public était
non seulement quelque chose dont nous pouvions parler, mais aussi
quelque chose que nous pouvions vivre ensemble, une réalité incarnée,
partagée et coconstruite. Ces parcours ont donc dirigé mon attention non
seulement sur l’objet, mais également sur le processus de recherche.
Comment mes guides et moi établissions-nous ensemble un itinéraire ?
Quel genre de public étais-je pour eux et comment cela influençait-il nos
conversations ? Qu’ai-je appris de leur manière de comprendre, d’inter-
préter et de représenter les espaces dans lesquels ils habitent, et comment
ces apprentissages ont-ils influencé mes pratiques ethnographiques ? Quel
genre de savoir avons-nous créé ensemble et dans quel but ?
Si vous avez l’intention d’utiliser les visites guidées dans vos recherches,
voici quelques suggestions pour commencer :

Envisagez les visites guidées comme une pratique performative


partagée
Marcher, comme le dit Liisa Malkki (2007, 178) à propos de l’eth-
nographie, est une « manière d’être dans le monde ». Quand nous nous
promenons, nos directions, nos déplacements et nos rencontres dépendent
de ce que nous pouvons faire et de qui nous pouvons être dans ces rues
(Pratt, 1988). Être et se déplacer dans l’espace nous aide à façonner notre
identité, vis-à-vis de nous-mêmes et des autres, et à revendiquer, littérale-
ment et métaphoriquement, une place dans le monde. Comme le font
observer Maggie O’Neill et Phil Hubbard (2010, 56), « marcher ne se
résume jamais à parcourir un chemin pour se rendre d’un endroit à un
autre : le déplacement en lui-même est performatif, c’est un acte de créa-
tion de lieu et une interaction active avec l’environnement ». Lors de ces
promenades ethnographiques, votre guide et vous visiterez certains lieux
emblématiques, certes, mais vous réaliserez aussi certains itinéraires, prati-
querez certains modes d’écoute et d’observation, et interagirez d’une
certaine manière, tant entre vous qu’avec les lieux qui vous entourent. Ces
actions s’intégreront en outre dans un contexte plus large dans lequel les
processus d’exclusion et d’intégration sont souvent fondés sur des négo-

124
Chapitre 5 • Marche

ciations performatives complexes (Goldstein, 2010 ; Partridge, 2008 ;


Fikes, 2009 ; Fleetwood, 2004). Vous pouvez vous poser les questions
suivantes : comment mes guides et moi jouons-nous notre rôle d’habitant
de cet espace, ici et maintenant ? Quelles pratiques pourraient éclairer cette
visite ? Quelles connaissances sur la ville mes guides montrent-ils ou
invoquent-ils et quels en sont les éléments constitutifs ? Que puis-je en
apprendre au sujet des autres manières d’être et de se déplacer dans la ville ?
Qu’est-ce que mes guides pourraient me montrer d’autre et quels ont été
les critères qui ont guidé le choix de ces itinéraires ?
Pour l’ensemble de mes interlocuteurs et interlocutrices, me guider à
travers la ville impliquait de tenir le rôle d’un habitant possédant de
nombreuses connaissances, mais la manière dont ces connaissances et leurs
liens avec la ville étaient définis et exprimés variait grandement, tout comme
la façon dont ils déterminaient notre parcours et nos déplacements à travers
les rues. L’une de mes guides m’a fait observer des sites historiques particu-
liers en faisant preuve d’une certaine connaissance de Milan dans sa manière
de voir et d’appréhender le paysage ; d’autres m’ont accompagnée dans la
ville comme s’il s’agissait d’un labyrinthe, m’invitant à remarquer les liens
sous-jacents entre les personnes, les lieux et les histoires. Une Italienne âgée
m’a donné rendez-vous dans le centre-ville, parce que c’était là qu’elle
travaillait quand elle était plus jeune. Elle m’a présenté un magasin qui
fournissait beaucoup de couturières de sa génération, montrant ainsi son
lien avec des pratiques et des identités qui ont, depuis, été largement dépla-
cées par l’industrie actuelle de la mode. Une autre guide m’a conduite à un
palais historique pour m’expliquer qu’il appartenait auparavant à sa famille,
retraçant ainsi ses liens avec certaines des plus vieilles familles de Milan.
Pour certains de mes interlocuteurs et interlocutrices qui avaient
immigré récemment à Milan, jouer le rôle de guide instruit était une
manière de montrer qu’ils avaient leur place dans cette ville. Deux migrantes
qui travaillaient comme gardiennes d’enfants et femmes de ménage, par
exemple, m’ont conduite vers certains sites d’art de Milan pour me montrer
qu’elles participaient activement à la vie culturelle et sociale de la ville,
contrairement à ce qu’affirmaient de nombreux Italiens d’origine. Pour l’en-
semble de ces guides, me parler de Milan était une manière de me montrer
quel genre d’habitants ils étaient et comment ils se positionnaient dans la
communauté locale. Leurs récits n’étaient pas de simples commentaires,
c’était une interaction sociale, situationnelle et émouvante avec le lieu.

125
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Vos interlocuteurs et vous allez créer ensemble un itinéraire dyna-


mique, incarné et improvisé, du moins dans une certaine mesure. Il est
donc important que vous réfléchissiez attentivement à la manière dont
vous allez négocier vos rôles respectifs, l’objectif du projet et ses résultats.
À qui allez-vous demander de vous guider ? Pourquoi et comment ces
personnes voudront-elles participer ? Sur quelle éthique, quelle obligation
de rendre des comptes et quelle responsabilité vos parcours reposeront-ils ?
Il pourrait être bon, par exemple, que vous adoptiez le processus de
consentement en trois étapes de Dara Culhane, dans lequel les participants
à la recherche acceptent de participer au projet phase par phase et décident
pendant le processus de recherche plutôt qu’avant à quoi ressemblera le
produit des rencontres (pour une description complète de cette méthode,
voir Culhane, 2011)4.
Au moment de planifier votre visite guidée, vous devez également
penser à la manière dont vous allez garder la trace de votre parcours (l’iti-
néraire, les commentaires, les déplacements à travers la ville et les interac-
tions avec les personnes et les lieux traversés) et quelles conséquences cela
aura sur votre visite (voir le chapitre d’Alexandrine Boudreault-Fournier,
« Enregistrement et montage », dans ce même ouvrage). Entre les diffé-

4. Lors du projet intitulé Stories and Plays, « cocréé » par Dara Culhane avec des étudiants
et des habitants du quartier de Downtown Eastside, à Vancouver, les participants ont
partagé, coconstruit et joué des récits ensemble (Culhane, 2011, 258). Les participants
au projet ont d’abord accepté de prendre part à une première série d’ateliers. Ils ont
ensuite signé un deuxième formulaire de consentement pour poursuivre les rencontres
et participer à une performance finale conçue de manière collaborative. Enfin, il
leur a été demandé s’ils acceptaient que le projet soit représenté et analysé dans des
publications. Ils avaient la possibilité d’opter pour que le projet ne donne lieu à aucune
production universitaire. Comme l’explique Culhane, obtenir un consentement éclairé
en plusieurs étapes, et voir cela comme la construction d’une relation plutôt que
comme un contrat ponctuel, est une manière de reconnaître le « principe performatif »
de l’ethnographie, qui veut que « le sens se dégage de la performance narrative et
de sa réception par différents publics » et que, par conséquent, le consentement soit
négocié non seulement avant, mais aussi pendant et après la performance (2011, 261).
Dans le projet Stories and Plays, l’objectif de cette méthode était d’expérimenter avec
d’autres formes d’« engagement éthique » entre l’ethnographe et les participants et
de contrecarrer les pratiques de recherche relevant de l’exploitation employées dans
ce quartier marginalisé où les habitants sont souvent régulièrement utilisés comme
des « mines de données » (2011, 261). Cette méthode permet en outre de détourner
l’attention du produit final pour la diriger sur le processus ethnographique et sur les
relations, les enseignements et les expériences qu’il crée (2011, 261 ; voir aussi le Centre
for Imaginative Ethnography sur www.imaginativeethnography.org).

126
Chapitre 5 • Marche

rentes visites guidées de Milan que j’ai suivies, j’ai observé une différence
intéressante quant à l’intérêt de mes guides pour photographier la visite.
Certains participaient activement en me disant où et quoi prendre en
photo ou filmer. Ils affirmaient ainsi leur rôle d’enseignant et mon rôle
d’élève ou d’apprentie. D’autres guides faisaient eux-mêmes des photos
ou des vidéos, dans une volonté de garder des images de leur ville. En
suivant leurs pratiques avec mon appareil photo et en observant ce qu’ils
photographiaient ou filmaient, comment et pourquoi, je pouvais voir la
ville à travers leurs yeux. Enfin, une autre guide s’est réjouie de voir que
j’avais un appareil photo et qu’elle allait pouvoir envoyer à sa famille et à
ses amis les photos que je prenais de la ville. Ce n’était donc pas seulement
différentes manières de garder une trace de nos parcours, cela illustrait et
définissait le sens que mes interlocuteurs et interlocutrices donnaient à
nos visites et les raisons qui les avaient poussés à me guider.
Vous pouvez aussi garder une trace sonore de vos visites. Dans un
projet intitulé New York Stories5, Andrew Irving (2015) enregistre non
seulement des images, mais surtout des dialogues et des rêveries (des
pensées rendues publiques en les prononçant à voix haute). Écouter avec
attention et enregistrer ce que vous entendez en marchant peut se faire
n’importe où. Quel est le paysage sonore des espaces ruraux, urbains ou
périphériques dans lesquels vous circulez ? Vous pouvez créer un enregis-
trement ethnographique sonore de votre visite à l’aide d’un enregistreur
numérique, d’un téléphone intelligent ou d’une caméra. Quand vous
écoutez ces enregistrements, qu’entendez-vous qui vous a échappé pendant
que vous marchiez ? Entendez-vous un train qui passe, un avion au-dessus
de votre tête, le cri des outardes, un klaxon au loin, le souffle du vent, un
enfant qui fredonne, un musicien de rue, un prédicateur, votre propre
voix ? Interrogez-vous aussi sur les sons que vous n’entendez pas. Le
paysage urbain vous empêche peut-être d’entendre le gazouillis des oiseaux
ou le bruissement du fleuve. Si vous êtes en milieu rural, peut-être remar-
querez-vous l’absence du fracas urbain, des cris et des sirènes. À titre
d’exemple, écoutez « Voices of the Rainforest », de Steven Feld (1990), qui
mêle les sons de la vie quotidienne en Papouasie–Nouvelle-Guinée avec
la musique des Kaluli pour représenter les effets de superposition du
paysage sonore. Vous pouvez y entendre l’herbe que l’on coupe, le chant

5. Voir l’entrevue d’Irving à l’adresse suivante : sur http://blog.wennergren.org/2013/06/


interview-dr-andrew-irving-new-york-stories/.

127
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

des oiseaux au bord d’une rivière, le bourdonnement des insectes et les


voix des membres de la communauté.

Envisagez les visites guidées comme une pratique de co-imagination


Les visites guidées sont des exercices d’imagination. L’imagination fait
partie intégrante de l’ethnographie, car elle nous permet de concevoir diffé-
rentes explications et différents points de vue et parce que l’ethnographie
nous amène à réagir aux pratiques imaginatives des personnes avec qui nous
travaillons (voir, par exemple, Schielke, 2013 et Navaro-Yashin, 2009).
Demandez à des personnes de nous servir de guides revient à
demander à des habitants d’un lieu d’imaginer leurs itinéraires et nous
conduit à réagir à leurs espaces imaginés. L’imagination ne s’entend pas
ici comme un détachement de la réalité, mais plutôt comme une interac-
tion complexe avec celle-ci (Appadurai, 1996). Elle peut être une manière
d’habiter le paysage, de penser au passé et à l’avenir ou de participer à des
projets collectifs. L’imagination est également essentielle pour vivre avec
l’espoir d’une société plus juste (Dolan, 2005). Pendant ma recherche, par
exemple, mes guides imaginaient souvent la vie d’autres habitants.
« Comment d’autres personnes que moi vivent-elles à Milan ? » se deman-
daient-ils. Voici quelques questions d’importance à ce sujet : comment des
idées et des pratiques imaginatives particulières renforcent-elles ou main-
tiennent-elles les structures de domination et d’oppression ? Comment
remettent-elles en question et redéfinissent-elles les structures hégémo-
niques et les relations de pouvoir ? Comment les souvenirs et les désirs
sont-ils associés à des lieux particuliers de manière à la fois éphémère,
localisée et toujours liés à d’autres histoires ?
Un après-midi, j’ai rencontré un groupe de jeunes qui dansaient sur
le quai d’une station de métro. Au cours de notre conversation, ils m’ont
demandé de les prendre en photo. Ils m’ont dit très précisément comment
je devais les photographier pour obtenir une bonne image de l’ensemble
de leurs mouvements. Leur insistance pour que je regarde leur groupe et
leurs mouvements d’une manière bien particulière m’a étonnée. J’ai réalisé
qu’ils me demandaient d’imaginer avec eux qu’il s’agissait d’une piste de
danse plutôt que d’une station de métro. C’était important pour eux, car,
en tant que jeunes Latino-Américains vivant à Milan, ils étaient souvent
considérés comme « différents » et on leur reprochait de faire un usage
« inadapté » ou « non conventionnel » des espaces de la ville, comme danser

128
Chapitre 5 • Marche

dans le métro, par exemple (Moretti, 2015). Mais s’il s’agissait d’une piste
de danse, en quoi le fait qu’ils se réunissent et dansent là pourrait-il être
étrange ?
Les promenades guidées nous sensibilisent à la manière dont les habi-
tants et habitantes imaginent dans et à travers les espaces urbains. Plus
précisément, suivre nos interlocuteurs vers des lieux qui ont de l’impor-
tance pour eux peut être considéré comme une pratique de co-imagina-
tion. Nous écoutons les histoires ou les commentaires de nos guides, mais,
comme dans l’exemple ci-dessus, on nous demande aussi de prendre part
à des manières particulières d’habiter et de comprendre la ville. Lorsqu’une
femme âgée me guidait le long des bâtiments où elle récoltait des stalactites
sur le chemin de l’école quand elle était enfant, elle m’invitait à m’imaginer
tenant ces trésors scintillants et à me figurer grandissant dans un quartier
ouvrier après la Seconde Guerre mondiale, avec ce que cela suppose de
difficultés et d’espoirs.
« Co-imaginer » signifie donc suivre non seulement les pas de vos
guides, mais aussi leurs idées, leurs souvenirs et leurs stratégies de compré-
hension. Comment théorisent-ils la ville ? À quoi ressembleront votre
recherche et vos arguments si vous suivez leurs théories locales et leurs
cadres explicatifs (Tsing, 1993, 31) ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Quelles sont
les conséquences de leurs critiques ? Quelles autres possibilités de vie et
d’apprentissage vos interlocuteurs vous invitent-ils à imaginer avec eux ? Il
ne s’agit pas simplement d’écouter les suggestions, les histoires ou les expli-
cations des personnes avec qui nous marchons6, car la façon dont elles
imaginent la ville nous invite à remettre en question et reformuler ce que
nous voulons savoir, pourquoi nous voulons le savoir et ce que peuvent
être les conséquences de ce savoir. La pratique partagée et incarnée de la
marche nous amène à réimaginer notre travail et nos observations ethno-
graphiques, à commencer par la manière dont nos interlocuteurs et inter-
locutrices interrogent et appréhendent les choses. Cette pratique incarnée
et réflexive devient une méthodologie : comme l’écrit Tsing (1993, 225),
l’ethnographie « située », « critique » de nos guides « rend la [nôtre] possible ».
Au cours de ma recherche, par exemple, j’ai observé trois différentes
manières de définir l’espace public. Certaines personnes que j’ai rencontrées
critiquaient le simple usage de ce terme : les mouvements sociaux indépen-
dants et alternatifs suggéraient que l’espace public était une fiction, car tous
6. Je remercie Erin Martineau pour ses suggestions perspicaces sur ce point.

129
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

les espaces étaient occupés par des intérêts puissants. Seuls les espaces acti-
vement revendiqués et « libérés » propices à l’action politique pouvaient donc
être appelés des espaces publics ou considérés comme tels (Moretti, 2015).
Ce point de vue a bousculé la manière dont j’envisageais la ville et ses espaces.
Cela m’a amenée à penser que l’ethnographie « tordait », voire déconstruisait
la définition de l’espace public pour considérer les implications de l’inclusion
ou de l’exclusion de certaines personnes dans les sociétés dans lesquelles nous
vivons et travaillons. La pratique du « squat » (occupation et utilisation illé-
gale d’un lieu) visant à transformer des bâtiments abandonnés en centres
socioculturels donne à entendre que les espaces publics sont ceux qui
touchent aux distinctions entre le public et le privé, qui remettent en ques-
tion l’organisation et la répartition de la propriété, des biens et du pouvoir
en milieu urbain. Cela m’a également fait penser aux lieux où le savoir est
construit et partagé. Si, comme l’affirmaient nombre de mes interlocuteurs,
on apprend et on comprend mieux en marchant dans les rues de la ville, où
les rencontres fortuites et les déplacements quotidiens nous confrontent à
d’autres vies, une ethnographie marchée ne serait-elle pas plus adaptée qu’un
document écrit pour représenter une ville ?

Envisagez les visites guidées comme une méthode


ethnographique rendue possible par les interruptions
Les visites guidées sont souvent pleines d’interruptions : des
rencontres et des conversations imprévues peuvent survenir, des détours
peuvent être faits, il peut y avoir des artistes de rue, des chants d’oiseaux
ou des cris d’enfants à écouter, des odeurs de pourriture dont on cherche
à s’éloigner, des livreurs à vélos, des voitures ou des ours à éviter (pour une
visite guidée axée sur le son et pleine de surprises, voir Rosenblum, 2013).
Il se peut que votre guide mette du temps à localiser un site particulier
difficile à trouver, qu’il se perde en chemin ou qu’il découvre un lieu qu’il
n’avait pas prévu de voir. On peut évidemment ignorer les interruptions
et les surprises et se concentrer uniquement sur ce que l’on a prévu de voir,
d’expliquer ou d’apprendre, mais ces interruptions et ces détours peuvent
être la source de précieuses informations. La pratique éphémère et impro-
visée d’habiter l’espace, qui implique d’être confrontée avec des idées et
des relations imprévues, est en effet particulièrement vitale pour l’espace
public et la vie quotidienne. Dans la recherche ethnographique, les inter-
ruptions et les surprises ne sont pas un sous-produit inévitable, mais plutôt
un avantage clé (Malkki, 2007, 174) : elles nous permettent de dépasser

130
Chapitre 5 • Marche

les paradigmes dominants, de confronter nos hypothèses et de faire de


nouvelles expériences et interprétations. Nous pouvons ainsi être plus en
phase avec les points de vue de nos interlocuteurs et interlocutrices et
repenser les réalités sociales auxquelles nous sommes confrontés.

Enfin, envisagez la recherche comme une visite guidée


L’ethnographie est une pratique incarnée d’apprentissage qui se déroule
en présence d’autres personnes. Elle est toujours partiale, car nous choisissons
des itinéraires à travers nos espaces et nous sommes guidés par des interro-
gations spécifiques. Nos parcours nous permettent de percevoir et d’expéri-
menter des liens entre des réalités, des idées et des groupes de personnes
particuliers, que l’on observe souvent mieux depuis la rue, depuis les chemins
de terre ou les sentiers abandonnés et dans le quotidien des habitants. Réflé-
chir aux raisons pour lesquelles nous voyons ces liens et à partir de quels
points de vue nous les percevons peut nous permettre de prêter davantage
attention à la manière dont certaines réalités et certains systèmes laissent des
traces, en ville et ailleurs, et dont différents habitants s’y retrouvent confrontés
de façon particulière, située et incarnée. À Kalimantan (Indonésie), Tsing
(2005, 176-177) raconte avoir appris à quel point il était difficile de faire la
distinction « entre les catégories familières de ce qui est “cultivé” et “sauvage” »
en s’assoyant chez des gens pour manger des fruits et en jetant « les graines
dehors ». En étudiant l’urbanisation d’Hô Chi Minh-Ville, au Vietnam,
Harms (2010, 89) a décrit ce qu’il avait appris sur les zones périphériques
de la ville en voyageant d’un district à l’autre à l’arrière d’une mobylette, « au
milieu du tonnerre des moteurs de camions, des klaxons sur l’autoroute à
moitié finie, fouetté par le souffle de notre propre mouvement à travers le
paysage ». Où vous tiendrez-vous ou vous déplacerez-vous lorsque vous
rassemblerez vos informations et trouverez de nouvelles idées ? Qu’est-ce qui
va vous échapper et quels points de vue uniques allez-vous découvrir ?

Imaginer les traces et les absences


L’eau n’était pas le seul élément dont l’absence s’est fait ressentir lors
de ma recherche à Milan. Voyez cet extrait de mes notes de terrain :
Aujourd’hui, j’ai rencontré une vieille femme dans le bus. Après avoir
commenté certains changements observés à Milan depuis quelques dizaines
d’années, la femme m’a expliqué qu’elle avait été couturière. « Nous, les
couturières, nous sommes comme les mouches blanches, vous savez ? »

131
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

m’a-t-elle dit. « Les mouches blanches ? » ai-je demandé. « Oui, nous avons
disparu ! » J’ai répondu en souriant : « Toutes les couturières que je rencontre
me disent qu’elles ont toutes disparu, mais je n’arrête pas d’en rencontrer ! »
D’ailleurs, cette femme dans le bus est la troisième « mouche blanche » que
j’ai rencontrée par hasard ces dix derniers jours ! (28 mai 2011)
Les conversations et les rencontres comme celle-ci donnent lieu à de
petites allusions qui peuvent être plus pertinentes qu’on ne le croit.
Quelques jours avant cette conversation dans le bus, j’avais rencontré une
autre couturière, Renata, qui m’avait dit, elle aussi, que les personnes
comme elle n’existaient plus. Et pourtant, nous étions là, à marcher et
discuter le long des rues et des places. Pourquoi Renata et la femme dans
le bus se présentaient-elles comme celles qui n’étaient plus là ? Pendant
notre conversation, Renata m’a raconté qu’elle vivait avec un faible revenu
dans un complexe de logements sociaux, où les conditions de vie étaient
mauvaises. Son explication concernant le réseau disparu de tailleurs et de
couturières était aussi une réflexion sur les inégalités et sur les grands chan-
gements sociaux qu’elle avait vécus en tant que Milanaise. Une semaine
plus tôt, j’avais parcouru la ville avec une autre ancienne couturière. Nous
nous étions arrêtées devant un terrain laissé vacant par la désindustrialisa-
tion et elle avait déploré le fait que « les ourlets — des jupes, de tous les
vêtements — [étaient] terriblement mal faits aujourd’hui ». Qu’allais-je
faire de ces ébauches, de ces tissus décousus d’espaces, de vies et d’histoires ?
Que pouvais-je écrire à leur sujet ? Les réponses de mes interlocutrices
révélaient certaines des déconnexions qu’elles ressentaient en tant que
femmes à faible revenu vivant dans la ville : l’impression d’être des personnes
« qui ne sont plus là » reflétait ainsi un sentiment plus large provoqué par
l’évolution de leur environnement (voir Moretti, 2015 ; 2011).
Si vous menez des recherches dans un espace public, vous risquez de
rencontrer le même genre de vestiges incertains, d’allusions et d’associa-
tions dissonantes. Vous pourriez les appeler, comme Avery Gordon (1997),
des « matières fantomatiques » (ghostly matters) — ces personnes, ces objets,
ces lieux et ces liens qui ne sont prétendument plus là, et qui, pour cette
raison, « hantent » la réalité sociale. Les fantômes de Gordon sont compa-
rables à des ruines, des zones de délabrement, des lieux invisibles, des
interstices (Chu, 2014 ; Navaro-Yashin, 2009 ; Tonnelat, 2008), car ils
peuvent tous bousculer les catégories ou apparaître comme des lieux ambi-
valents, contradictoires. Parfois, ces espaces fantomatiques peuvent être
considérés comme un genre particulier d’espace public, mais ils ne sont

132
Chapitre 5 • Marche

peut-être pas souvent reconnus comme tels, car ils sont marginaux, ils
évoluent ou sont situés en bordure des choses. Mais en tant que lieux en
bordure, en évolution ou en marge, ils peuvent laisser la place à des conver-
sations, des interactions ou des interrogations, car ils peuvent offrir d’autres
associations ou points de vue que ceux auxquels nous sommes habitués.
De cette manière, ils peuvent nous aider à réévaluer de manière critique
nos propres modes de savoir.
L’invitation de Gordon (1997, 17) à remarquer « comment ce qui
semble absent peut en réalité être une présence bouillonnante » n’a pas
pour intention de nous distraire des injustices systémiques et des pratiques
d’exclusion qui ont lieu dans la ville. Ce n’est pas comme de commencer
un projet de recherche sans question particulière, sans orientation théo-
rique ni préoccupation en tête, en espérant juste trouver quelque chose de
curieux et d’inhabituel. Au contraire, les systèmes d’oppression étant
souvent si omniprésents, si subtils et si contradictoires et parce qu’ils
peuvent fonctionner en générant du consensus plutôt que par la contrainte,
il est d’autant plus important d’écouter les opinions divergentes et les
points de vue alternatifs sur la réalité et de prêter attention aux moments
qui suggèrent qu’il pourrait en aller autrement.

Intervention
Les espaces publics sont des lieux d’intervention dynamiques. L’art
public, les projets d’intérêt collectif, les festivals et les rassemblements poli-
tiques utilisent tous l’espace public comme un lieu de production cultu-
relle, d’analyse sociale et de participation critique (nous pouvons adhérer
à certains de ces projets et pas du tout à d’autres). Je pense surtout aux
installations, performances ou espaces temporaires, comme le projet de
cartographie El Tejido Urbano et l’initiative Park(ing) Day7, un événement
annuel durant lequel les places de stationnement payantes sont temporai-
rement transformées en installations ou en lieux d’interaction sociale.
Vous pouvez commencer un projet de recherche sur l’espace public
ou utiliser l’espace public pour étudier certains sujets ou problèmes en
suivant des interventions et des initiatives qui se déroulent dans votre ville,
en y participant ou en y réagissant. Quels sont les objectifs de ces projets ?
Qui y participe et pourquoi ? Quel rôle l’espace public joue-t-il dans ces

7. Pour plus d’informations sur ces projets, voir les sites web répertoriés dans la section
« Ressources supplémentaires ».

133
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

IMAGE 5.2 : « Nous sommes ceux que nous attendions. » Inscription sur un
trottoir lors d’une manifestation et d’un festival pour la justice climatique orga-
nisés à l’occasion du Jour de la Terre, Vancouver, Canada.
Photo : Cristina Moretti, 2013

actions ou ces installations ? En quoi les objectifs et la philosophie de ces


groupes concordent-ils avec des travaux universitaires ou s’en inspirent-ils ?
Comme ces questions le laissent entendre, assister en tant qu’ethnographe
à des interventions dans l’espace public peut avoir bien plus de sens que
de simplement étudier un événement, un mouvement ou un groupe. Cela
peut vous conduire à participer de manière critique à l’un de ces projets et
vous faire réfléchir avec attention aux sortes de collaborations et d’alliances
possibles entre les anthropologues, les militants et les artistes (voir, par
exemple, Pink et coll., 2010). Cela peut être l’occasion d’étudier différents
modèles pour penser la vie urbaine, apprendre à son sujet, la représenter
et y participer. Quelles orientations de recherche et d’action ces projets
offrent-ils ? Comment nous suggèrent-ils de regarder la ville ? Que pour-
rait-il se passer si nous intégrions ces formats, ces styles et ces modes de
compréhension et d’enquête dans la recherche et la représentation ethno-
graphiques ? Ces vastes questions nous poussent à examiner la relation entre
l’ethnographie en tant que pratique d’apprentissage et de relation au monde

134
Chapitre 5 • Marche

et l’endroit où celle-ci a lieu (Moretti, 2011). Dans quelle mesure l’ethno-


graphie peut-elle être une forme d’intervention, « un processus politique
de recirculation du savoir » (Culhane, 2011, 261) ? Si tel est le cas, quels
sont ses objectifs et ses enjeux ? Quels genres de savoirs, d’engagements
éthiques, de ressources et de relations sont nécessaires ?
Si vous souhaitez expérimenter avec ces questions et ces idées, vous
pouvez essayer de concevoir un projet se tenant dans un lieu public. L’ini-
tiative « re-speaking », décrite par Julie Wyman (2009), pourrait vous
inspirer : des passants étaient invités à réciter ou déclamer des discours
historiques dans les parcs de Chicago. Si vous prévoyez de créer ou d’étudier
des interventions ethnographiques dans votre ville, vous devez impérative-
ment réfléchir aux implications éthiques. À qui parlerez-vous et pourquoi ?
Comment pourrez-vous prendre au sérieux les intérêts et les préoccupations
de vos interlocuteurs et quelles relations établirez-vous ? Qui pourrait vous
aider ? Comment chercherez-vous à collaborer avec des personnes, des
groupes, des organisations ou des mouvements et quel rôle pourriez-vous
jouer dans leurs projets ? Comment veillerez-vous à l’éthique des relations
que vous entretiendrez avec les personnes que vous allez rencontrer ? Réflé-
chissez aux raisons pour lesquelles vous souhaitez vous lancer dans ce
projet : quels sont les conditions sociales, les histoires ou les événements
que vous aimeriez comprendre ou analyser ? Quels sont les enjeux ? Quelles
différences y a-t-il entre un tel projet et une ethnographie visant à débou-
cher sur un essai ou un article et comment cela va-t-il influencer le processus
de recherche et vos relations avec vos collaborateurs et collaboratrices ?

Exercices à l’intention des étudiants


1. Visites guidées
Créez une visite guidée à pied sur un sujet, un problème ou un
phénomène particulier. Voici des idées de sujets : l’embourgeoisement,
l’art public et l’espace public, le militantisme, les espaces genrés, la
pauvreté, le cosmopolitanisme, la mobilité, le néolibéralisme et la santé et
la maladie. Vous pouvez également créer une visite guidée axée sur un sens
particulier, tel que l’odorat, le goût ou l’ouïe.
• Choisissez cinq endroits où vous vous arrêterez dans votre itinéraire.
Pour chaque arrêt, ajoutez une photo et expliquez ce que vous diriez
en tant que guide. Que diriez-vous de ce lieu ? Que souhaiteriez-vous

135
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

que la personne qui vous accompagne apprécie, comprenne ou consi-


dère concernant ce lieu et votre présence à cet endroit ?
• Rédigez une conclusion synthétisant vos réflexions sur la visite dans
son ensemble. Quels sont les aspects faciles à explorer lors d’une visite
guidée et quels sont ceux qui pourraient être plus difficiles à remar-
quer ou à traiter ?
Si vous souhaitez aller plus loin, voici deux possibilités :
• Cet exercice peut prendre la forme d’un exposé écrit, mais vous
pouvez expérimenter en offrant cette visite guidée à vos camarades
de classe. Que remarquez-vous ? Les conversations changent-elles ?
En quoi votre compréhension des lieux que vous visitez évolue-t-elle ?
• Réfléchissez à différentes manières de présenter cette visite à votre
classe. Expérimentez différents formats. Vous pouvez inclure des
photos, des vidéos, une affiche, une performance ou un patchwork
de papier dont chaque carré représenterait un lieu avec, au verso, un
commentaire ou une interprétation de ce lieu.

2. Observation
• Réalisez un journal (de quatre à sept entrées) ou un essai photogra-
phique pour mettre en évidence des objets, des inscriptions ou des
événements particuliers que vous avez observés dans des espaces
publics et que vous trouvez surprenants, subversifs ou inspirants ou
qui vous amènent à vous questionner. Pourquoi ont-ils attiré votre
attention ? Que disent-ils sur l’espace public, la vie urbaine ou les
inégalités sociales ?
• Dressez une liste des espaces publics que vous utilisez au quotidien.
Pourquoi sont-ils importants pour vous ? Qu’appréciez-vous de ces
espaces ? Comment d’autres habitants les utilisent-ils et que cela dit-il
de leur vie ou de leur statut social ?

136
Chapitre 5 • Marche

Ressources supplémentaires
Sites web
Egypt: The Songs of Tahrir Square. Music at the Heart of the Revolution
Ce webdocumentaire d’Hussein Emara et Priscille Lafitte porte sur
le soulèvement survenu en 2011 en Égypte. Il nous entraîne dans différents
lieux du Caire et explore les liens entre la musique, l’action politique et
l’espace public. http://musictahrir.france24.com/tahrir-en.html
El Tejido Urbano
Dans ce projet de cartographie, Liz Kueneke utilise des cartes brodées
pour inviter les habitants et habitantes à échanger sur les différents espaces
de leur ville. Le deuxième lien présente des vidéos de ce projet réalisés dans
différentes villes. http://cargocollective.com/lizkueneke/The-Urban-Fa-
bric-El-Tejido-Urbano. https://vimeo.com/lizkueneke/videos
Public Space
Administré par le Centre de la culture contemporaine de Barcelone,
ce site et ses archives réunissent des informations sur des interventions
menées dans des espaces publics de différentes villes d’Europe. Sa biblio-
thèque propose des textes et des conférences sur l’espace public par des
universitaires de diverses disciplines. www.publicspace.org/en
Public Space Research Group at CUNY
Parmi les ressources que contient ce site géré par Setha Low et
Darshan Vigneswaran, vous trouverez une bibliographie traitant de diffé-
rents aspects de l’espace public. https://psrg.commons.gc.cuny.edu/
Park(ing) Day
Ce site donne des informations sur les événements du Park(ing) Day,
qui a lieu chaque année dans plusieurs villes (généralement le troisième
vendredi de septembre) et encourage les internautes à y participer. www.
parkingday.org
Public Design Festival
Ce site présente le festival organisé chaque année par Esterni à Milan
(Italie), qui transforme des zones de stationnement en espaces et en instal-
lations utilisables par le public. https://www.esterni.org/en/_progetti_/
public-design-festival-2/

137
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Urban Bricolage
Dans cette drôle de collection, Emile Hooge expose des idées ludiques
et des bricolages réalisés dans des lieux publics. http://urbanbricolage.
tumblr.com
Vancouver Mural Tour
Ce site, réalisé à l’initiative de la Ville de Vancouver, offre un exemple
intéressant de visite guidée : il décrit quatre itinéraires urbains axés sur les
peintures murales. www.vancouvermurals.ca

Références
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Chapitre 5 • Marche

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Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

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142
IMAGE 6.1 : Performance ethnographique Horses and Angels.
Cette performance
a été créée en 2003 en collaboration avec des comédiennes et des comédiens en
herbe polonais et explorait les rapports de genre inégaux en Pologne.
Photo : Foto Bannach Elbląg
Chapitre 6

Performance
Magdalena Kazubowski-Houston

Je regrette presque d’être entrée dans ce terrier… Et


pourtant… et pourtant… le genre de vie que je mène
est vraiment très curieux ! Je me demande ce qui a bien
pu m’arriver ! Au temps où je lisais des contes de fées, je
m’imaginais que ce genre de choses n’arrivait jamais, et
voilà que je me trouve en plein dedans !
— Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice
au pays des merveilles (2020, 101)

R andia, une vieille femme rom de Pologne qui est depuis longtemps
mon interlocutrice1, m’a un jour fait la remarque suivante : « Vous
devez écrire un conte de fées sur nous. Parce que quand vous venez
ici, c’est comme un conte de fées, c’est magique, et quand vous repartez,
tout disparaît. On pourrait en faire une pièce de théâtre, comme nous
l’avons déjà fait » (notes de terrain, 2012). La demande de Randia m’a fait
l’effet d’une bouffée d’air, comme si le Lapin blanc d’Alice venait tout juste
de passer en courant tout près de moi, une montre dans la poche de son
gilet. Depuis plus de dix ans, je travaille avec les membres des minorités
roms d’Elbląg, en Pologne, et j’étudie leur expérience quotidienne des
préjugés, des discriminations et de la violence. J’explore par la même occa-
sion les intersections entre l’ethnographie et l’imagination, en utilisant le
théâtre et la performance à la fois comme processus et comme produits
ethnographiques. Je fais ce que l’on peut appeler des « performances ethno-

1. Les anthropologues emploient différents termes pour désigner les personnes avec
qui ils travaillent : « sujets », « informateurs », « participants à la recherche », etc.
Pour ma part, je désigne par « interlocuteurs » et « interlocutrices » les personnes qui
jouent un rôle actif dans la conversation, la discussion ou le dialogue (interlocution).
Je souligne ainsi la nature collaborative de ma recherche ethnographique.

145
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

graphiques » (en utilisant la performance pour représenter mes observations


ethnographiques) et de la « performance employée comme ethnographie »
(où la performance elle-même est un processus ethnographique). La perfor-
mance et l’ethnographie peuvent se combiner de bien des manières. On
peut mener des recherches, puis créer une performance à partir de nos
découvertes ; utiliser le processus de création d’une performance comme
outil d’investigation ; ou recourir à la performance comme processus ethno-
graphique aboutissant à une représentation jouée en public.
Dans un projet précédent, j’avais utilisé le théâtre comme moyen
d’observation participante et de représentation. J’avais créé une perfor-
mance en collaboration avec un groupe de femmes roms et de comédiens
et comédiennes d’Elbląg. Les répétitions m’avaient permis de mieux
connaître les expériences de violences vécues par les femmes roms. Le
spectacle avait été joué dans un centre culturel local, devant un public rom
et non rom. J’avais ensuite analysé les relations de pouvoir qui définissaient
nos interactions dans le cadre du processus ethnographique (Kazubows-
ki-Houston, 2010). Dans un autre projet, j’avais utilisé la narration drama-
tique comme méthode ethnographique pour étudier l’impact de la
migration transnationale sur la façon dont les femmes roms vivaient leur
vieillissement.
Bien que Randia ait travaillé avec moi sur ces deux projets, la demande
qu’elle me faisait d’écrire un conte de fées m’a étonnée. J’avais mis en scène
des extraits de mes notes de terrain, mais en collaboration avec mes inter-
locutrices, qui tenaient les rôles de conteuses, de dramaturges, de metteuses
en scène, de comédiennes et de décoratrices. Elles utilisaient la fiction pour
représenter leurs histoires de vie, mais je n’avais moi-même jamais écrit de
scénario entièrement fictionnel, encore moins de conte de fées ethnogra-
phique. J’avais suivi une formation professionnelle de metteuse en scène,
mais il m’était difficile d’imaginer ma relation avec Randia en dehors de
nos rôles d’anthropologue et d’interlocutrice. D’ailleurs, comment écrit-on
un conte de fées ethnographique adaptable à la scène ? Que raconterait-il ?
Quel serait notre public ? Mon enthousiasme grandissait à mesure que les
questions se multipliaient. La proposition de Randia était tentante. C’était,
comme le terrier du Lapin blanc, la promesse d’un nouveau voyage dans
un monde imaginaire. Je considère l’imagination non pas comme une
faculté abstraite, mais, à l’instar d’autres contributrices de cet ouvrage,
comme des pratiques imaginatives et des méthodologies créatives variées

146
Chapitre 6 • Performance

et désordonnées (voir le chapitre intitulé « Imagination : une introduction »


pour en savoir plus sur ces termes). Les « pratiques imaginatives » sont les
pratiques sociales que constituent les relations humaines/non humaines et
les contextes historique, social et culturel dans lesquels elles s’inscrivent.
Les « méthodologies créatives », quant à elles, sont les méthodes de recherche
transdisciplinaires, collaboratives, incarnées et critiques qui relient l’eth-
nographie, l’anthropologie et les arts. En me lançant dans ce projet de conte
de fées, j’allais examiner les pratiques imaginatives qui constituaient mes
relations de terrain, la vie de Randia et son rapport avec l’anthropologue
que je suis. En tant que méthodologie créative, ce projet allait associer la
fiction, la performance et l’ethnographie sous forme d’enquête ethnogra-
phique critique, réflexive et collaborative.
Les pratiques imaginatives sont souvent fortuites, imprévues et
improvisées, mais aussi génératrices. Je m’inspire des travaux de Vincent
Crapanzano (2004, 19), qui a observé que l’imagination nous permettait
de « projeter nos “histoires” dans une direction qui n’a pas à tenir compte
de “l’univers manifeste” ». En rompant avec l’évidence, avec l’attendu, nous
pouvons faire survenir de nouvelles manières d’être, de nouveaux rêves et
désirs, diriger notre attention vers ce qui émerge, ce qui éclot, ce qui
promet (Mittermaier, 2011, 30 ; Crapanzano, 2004, 14-15). Cette capacité
génératrice ne peut cependant pas être appréhendée qu’en des termes
utopiques. En tant que « moteur de la vie réelle » (Ingold, 2013, 454),
l’imagination peut être source de pouvoir autant que d’impuissance, elle
peut combattre l’oppression comme elle peut la maintenir. L’imagination
peut nous remplir de joie, d’espoir et de force, mais elle peut aussi nous
plonger dans la tristesse, le désespoir et la résignation.
Au moment de commencer ce projet de conte de fées, c’est ce poten-
tiel créatif, anticipé mais incertain, qui m’enthousiasmait et qui m’inquié-
tait. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. Comme Alice, je me suis
enfoncée dans le terrier. Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas…
Quand soudain — patatras ! — j’ai atterri au fond dans un bruit sourd. Je
me suis relevée en un clin d’œil et j’ai regardé autour de moi : rien en vue
à part un grand meuble à tiroirs. J’ai jeté un œil à l’intérieur… Il contenait
une pile de notes de terrains, de journaux et de transcriptions d’entretiens.
Je les ai feuilletés avec la sensation d’être encore en pleine chute. Comment
transformer ce tas de papiers en conte de fées ? Alors que j’étais sur le point
de jeter l’éponge, j’ai réalisé que je devais esquisser moi-même les diffé-

147
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

rences entre fiction « ethnographique » et fiction « classique ». Je ne voulais


pas confondre l’histoire de la Souris avec sa queue, comme l’avait fait Alice.

Frontières
Depuis la « crise de représentation » des années 1980 (Clifford et
Marcus, 1986), qui a remis en doute la pertinence de l’ethnographie pour
décrire la réalité sociale, la plupart des anthropologues en sont arrivés à
considérer les vérités ethnographiques comme partiales et subjectives
(Behar, 1996 ; 2007 ; Abu-Lughod, 1993 ; Geertz, 1988 ; Clifford et
Marcus, 1986). Lorsqu’il s’agissait de faire la différence entre une mono-
graphie ethnographique et une fiction littéraire, certains y voyaient les
deux faces d’une même médaille, les jumeaux bavards Bonnet Blanc et
Blanc Bonnet se chamaillant sans cesse pour affirmer leur identité, mais
incapables de se séparer. Si le savoir ethnographique est partial et subjectif,
en quoi diffère-t-il d’une œuvre fictionnelle ? Certes, la frontière entre
l’ethnographie et la fiction n’est pas toujours facile à cerner, mais la plupart
des anthropologues s’accorderont à dire que l’ethnographe puise ses obser-
vations dans le travail de terrain et qu’il a une responsabilité envers les
personnes représentées (Narayan, 1999, 42 ; Clifford et Marcus, 1986),
tandis que l’auteur de fiction peut créer un monde à sa guise (Narayan,
1999, 135). Didier Fassin (2014, 41) écrit que le romancier invente un
monde, tandis que l’anthropologue cherche à décrire la réalité — ce qui
s’est passé — et à exposer la vérité — ce qui doit être mis en lumière (voir
le chapitre de Denielle Elliott, « Écriture », dans le présent ouvrage).
Ces débats ont donné lieu à de nombreuses expérimentations. En
quête d’un moyen d’expression plus évocateur, plus incarné et plus accessible
que la monographie ethnographique classique, des anthropologues se sont
essayés à différents genres littéraires. Ils ont intégré des conventions litté-
raires comme le suspense et l’exagération (Ashforth, 2000) ; improvisé à
partir des récits de leurs interlocuteurs et interlocutrices (Myerhoff, 1980) ;
anonymisé des lieux et des sujets de recherche (Elliott, 2014 ; Kazubows-
ki-Houston, 2012) ; inventé des lieux, des personnages ou des événements
inspirés de leur travail de terrain (Augé, 2013) ; et alterné entre l’exactitude
ethnographique et l’invention fictionnelle (Stewart, 1989). Malgré ce
mélange des genres, rares sont les anthropologues qui ont accepté de s’af-
franchir entièrement de ces frontières. En fin de compte, Bonnet Blanc et
Blanc Bonnet se ressemblent, mais ils ne sont pas identiques.

148
Chapitre 6 • Performance

Considération faite des différences entre l’ethnographie et la fiction,


j’ai décidé d’écrire un scénario fictionnel basé sur mon travail de terrain
et ma relation avec mes interlocutrices roms sous la forme d’un conte de
fées. Mais je n’avais aucune idée de comment m’y prendre. Mon enthou-
siasme fanait comme une violette en pleine sécheresse et le flacon d’Alice
étiqueté « BOIS-MOI » n’était nulle part en vue. Je me suis dit que je
devais peut-être en apprendre un peu plus sur les contes de fées afin de
pouvoir en écrire.

Le genre du conte de fées


Le conte de fées, qui s’inspire généralement des contes populaires de
tradition orale (Foster, 2012, 8 ; Zipes, 2012, 11), est un genre de fiction
littéraire qui met en scène des personnages, des événements et des lieux
fantastiques et qui sert à la fois à divertir et à éduquer (Sikharulidze, 2012,
91). Les contes de fées racontent souvent comment les personnages
affrontent et surmontent des événements ou des problèmes qui changent
le cours de leur vie (Zipes, 2012, xi). Généralement, l’adaptation théâtrale
d’un conte de fées transforme le récit en action dramatique et ses person-
nages en dramatis personae (Spangler, 2013, 16). Des anthropologues et
des folkloristes ont analysé le sens et la fonction sociale des contes de fées
d’un point de vue sémiotique, herméneutique, structurel, comparatif et
psychanalytique (voir, par exemple, Zipes, 2012 ; Shokeid, 1982 ; Propp,
[1928] 1968 ; Levi-Strauss, 1955 ; 1979). Des universitaires et des mili-
tantes et militants s’intéressant aux questions féministes et raciales ont
reproché aux contes de fées de perpétuer des idéaux de genre normatifs
qui maintiennent en place les systèmes de pouvoir dominants (Zipes,
2012) et de représenter les personnes de rang inférieur par des stéréotypes
racialisés (Stewart, 2000). D’autres ont revisité les contes populaires pour
bousculer les discours patriarcaux (Williams, 2012) et pour laisser aux
femmes la liberté d’imaginer d’autres réalités (Severin, 2003).
Si j’ai accepté d’entreprendre ce projet de conte de fées, c’est avant
tout parce que Randia me l’avait demandé, mais également parce que je
pensais qu’il pourrait être intéressant d’étudier ce genre littéraire en tant
qu’outil d’enquête et de réflexion ethnographiques. Je pressentais que ses
caractéristiques fictionnelles et fantastiques, qui favorisent l’imagination et
laissent entrevoir les pensées et les émotions des personnages, pouvaient
permettre d’accéder aux « mondes de la vie imaginative » (Irving, 2011, 22),

149
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

c’est-à-dire les dialogues intérieurs, les pensées, les humeurs et les émotions
auxquels les méthodes ethnographiques classiques ne permettent pas
toujours d’accéder aisément, mais qui constituent une part importante de
l’expérience vécue. J’espérais que ces observations me présenteraient la situa-
tion de mes interlocutrices et mes relations sous un nouvel éclairage qui
serait peut-être plus en harmonie avec les dimensions affective et incarnée
de nos vies, ce qui faciliterait la construction d’un savoir ethnographique
plus critique et plus réflexif. Je pensais également que l’anonymat apporté
par le caractère fictionnel du conte de fées me permettrait de réfléchir aux
aspects plus intimes de ma relation avec Randia, qui me semblaient trop
confidentiels pour être explorés publiquement, surtout si Randia décidait
finalement que le conte serait joué en public.

Écrire un conte de fées


Je commençais à avoir une idée de comment m’y prendre. Tout
d’abord, je devais réfléchir à la meilleure manière d’adapter le conte à la
scène. Ayant suivi une formation de metteuse en scène, je savais que de
nombreuses options s’offraient à moi. J’étais de nouveau Alice, découvrant
un couloir plein de portes. Je pouvais écrire un conte de fées ethnogra-
phique en prose, puis le mettre en scène, ou écrire une pièce ou un scénario
dramatique (auquel on a souvent recours pour les performances de créa-
tion2 ou le théâtre gestuel3) qui me servirait de fil conducteur pour créer
une performance. Descriptif ou poétique, le scénario dramatique précise
le lieu, les personnages et les grandes lignes de l’action. Si Randia n’avait
pas spécifiquement demandé que j’écrive ce conte de fées moi-même,
j’aurais pu créer un scénario en organisant des répétitions d’improvisation4
avec des comédiennes. J’ai finalement décidé d’écrire le conte de fées sous
forme de prose poétique. Je commencerais par fictionnaliser les person-
nages, les lieux et les événements avant d’adapter le conte à la scène.

2. Le terme « performance de création » (devised theatre) désigne généralement une œuvre


originale créée de manière collaborative par une compagnie de théâtre ou, parfois, par
un ou une artiste.
3. Le théâtre gestuel est une performance généralement sans texte, dans laquelle
les comédiennes et comédiens communiquent principalement par le geste et le
mouvement.
4. En improvisation théâtrale, les comédiennes et les comédiens créent les dialogues et la
gestuelle d’une performance sans scénario préétabli, soit par des jeux et des exercices
au cours des répétitions, soit spontanément devant un public.

150
Chapitre 6 • Performance

Inspirée par les critiques des contes de fées, notamment féministes,


j’ai pensé que le conte pourrait faire le récit du courage et de la persévé-
rance de Randia (et de bien d’autres femmes roms) face à l’oppression et
à la pauvreté. J’essayerais d’évoquer la manière dont les migrations trans-
nationales récentes ont transformé l’expérience du vieillissement. En
Pologne, les conditions de vies des Roms se sont détériorées depuis l’ef-
fondrement du socialisme d’État. Les stéréotypes négatifs, la crise écono-
mique et les sentiments nationalistes des Polonais n’ont fait qu’accentuer
le mépris et la violence que subit cette minorité. De nombreux Roms,
jeunes et moins jeunes, ont donc émigré vers l’Europe de l’Ouest et le
Royaume-Uni, laissant derrière eux les personnes âgées se trouvant dans
l’incapacité de voyager en raison de leur âge ou de leur état de santé. Le
conte de fées pourrait relater la manière dont Randia s’en est sortie en
l’absence des plus jeunes. Je souhaitais que les personnages, les lieux, les
événements et les images soient une métaphore des difficultés auxquelles
Randia est constamment confrontée, de sa détermination à vivre ce qu’elle
estime être une belle vie, de la solitude qu’elle exprime souvent lorsqu’elle
parle de sa cécité et de l’éloignement de ses enfants, du courage dont elle
fait preuve en continuant à dire la bonne aventure et de la générosité avec
laquelle elle soutient malgré tout ses enfants et petits-enfants, autant mora-
lement que financièrement.
Un jour, quelqu’un m’a dit que les contes de fées nous aidaient à nous
« ouvrir au monde ». Peut-être qu’aborder mon conte de fées comme un
exercice de réflexivité anthropologique constituerait un premier pas dans
cette direction. Je pourrais réfléchir aux conséquences de ma présence sur la
vie de mes interlocutrices. Les personnages et leurs actions pourraient repré-
senter ma relation, longue et compliquée, avec Randia. Je la connais depuis
15 ans. Elle m’a énormément appris et nous sommes devenues très proches.
Ces dernières années, cependant, son isolement et sa cécité croissante ont
transformé notre relation en une forme d’interdépendance. Elle compte de
plus en plus sur mon aide pour réaliser ses tâches quotidiennes et j’ai
commencé à me sentir plus responsable de son bien-être. J’ai pensé qu’il
serait important de traduire cet aspect de ma recherche dans le conte de fées.
Lorsque je me suis mise à écrire ce conte, l’image d’une bosse, d’un
dos bossu, m’est apparue comme un flash. Que cela pouvait-il bien signifier ?
Je n’en étais pas sûre, mais n’était-ce pas incroyable ? Il s’agissait peut-être
d’une étincelle créative, qui « s’embrase au moment propice » (Taussig, 2011,

151
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

118). Selon Lisa Stevenson (2014, 10), il est bon de penser en images, car
celles-ci nous obligent à demeurer dans l’incertitude, ce que l’on évite
souvent en ethnographie. Je me suis laissé conduire par cette image de bosse,
cette étincelle, cette porte ouverte… Elle m’a menée à « Iridescence ».

Iridescence
Il y a très très longtemps, dans un pays très très lointain, derrière une
grande montagne et une autre grande montagne, vivait Très grande vieille
Femme. Elle vivait dans un village, dans une cabane plutôt grande, avec
ses enfants plutôt grands et ses petits-enfants pas si petits. Les autres villa-
geois étaient minuscules, si minuscules en réalité qu’ils ne cherchaient
jamais à regarder Très grande vieille Femme droit dans les yeux. Et Très
grande vieille Femme était grande, si grande en réalité qu’elle ne pouvait
pas les regarder droit dans les yeux non plus. Très grande vieille Femme
travaillait très dur pour alimenter sa famille et le feu de son foyer. Toutes
les nuits, elle se glissait silencieusement hors du lit, enfilait sa robe de
chambre et s’aventurait dans les montagnes. Elle gravissait un haut sommet,
puis un autre haut sommet et, comme elle était si grande, elle effleurait
cette étoile et cette autre étoile et en recueillait les perles d’iridescence avec
ses grands yeux. La lumière déferlait dans son corps et l’emplissait d’une
telle chaleur qu’à chaque vague, Très grande vieille Femme grandissait de
quelques pouces et ses cheveux grisonnaient de quelques mèches. Au bout
d’un moment, elle baissait la tête, posait les paumes de ses mains sur ses
yeux et attendait… attendait… jusqu’à ce qu’un flot de poussières d’étoiles
jaillisse de ses yeux et qu’elle les recueille dans ses mains. Chaque nuit, Très
grande vieille Femme rentrait alors chez elle, les poches de sa robe de
chambre débordant de poussière d’étoiles. Le lendemain, quand le soleil
franchissait la crête des montagnes, elle se rendait sur la place du village
pour y vendre des sachets de poussière d’étoiles aux villageois en échange
de quelques sous, d’un quignon de pain, d’une botte de carottes, d’une
poignée de pommes de terre ou d’une barquette de fraises.
Un jour, alors qu’elle vendait ses sachets de poussière d’étoiles sur la
vieille place du village, Très grande vieille Femme rencontra par hasard
Très petite jeune Fille, qui regarda Très grande vieille Femme droit dans
les yeux. Très grande vieille Femme regarda Très petite jeune Fille droit
dans les yeux elle aussi. Fille commença à rendre visite à Femme dans sa
cabane. Elle découvrait son mode de vie et l’aidait à accomplir ses tâches
ménagères et ses commissions. C’est ainsi qu’elles devinrent amies.

152
Chapitre 6 • Performance

L’amitié entre Femme et Fille dura des années et des années, jusqu’au
jour du grand tremblement de terre, qui engloutit les enfants et les
petits-enfants de Femme, ainsi que tous les villageois. Tous, sauf Femme
et Fille. Femme n’en était cependant pas sortie indemne : des éclats tecto-
niques jaillis du sol lui avaient ôté la vue. Désormais aveugle, sa vie changea
pour toujours. Plus question de gravir une grande montagne après l’autre.
Plus question d’effleurer les étoiles ni d’en récolter la poussière. Plus de
vagues de chaleur dans le corps. Elle passait le plus clair de ses journées
assise, seule dans sa cabane, les yeux vides tournés vers le ciel. Un jour, elle
sentit une forte démangeaison dans le creux de son dos. Elle se gratta et
se gratta encore, mais plus elle grattait, plus son dos la démangeait.
Bientôt, la démangeaison fit une petite boursoufflure, qui enfla et devint
une bosse, une bosse si grosse que Femme pouvait à peine bouger. La bosse
enfla et enfla jusqu’à traverser le toit de la cabane. Femme sentit alors un
drôle de picotement sur sa bosse et demanda à Fille de venir y jeter un œil.
Fille accourut, examina la bosse et dit à Femme qu’à l’endroit où elle
sentait un picotement se trouvait une minuscule porte. Curieuse, Femme
demanda à Fille de l’ouvrir. Une vague de chaleur familière en déferla et
enveloppa Femme, qui grandit de quelques pouces et grisonna de quelques
mèches. Fascinée, elle demanda à Fille d’entrer par la porte. Fille disparut
une longue minute, puis une autre longue minute, et après plusieurs
longues minutes, elle ressortit et dit à Femme que sa bosse était pleine
d’iridescence et de chaleur et qu’elle apercevait au loin deux montagnes
qui brillaient comme de l’or. Femme demanda à Fille de gravir la première
grande montagne, puis la deuxième grande montagne et d’effleurer les
étoiles puis de revenir. Fille disparut alors une longue heure, puis une autre
longue heure. Femme attendait, impatiente. Elle fut désemparée quand
Fille revint lui dire qu’elle était trop petite pour effleurer les étoiles. Elle
lui demanda de réessayer. Fille gravit donc de nouveau la première
montagne, puis la deuxième montagne, et se haussa sur la pointe des pieds,
mais, une fois encore, elle fut incapable d’atteindre les étoiles. Chagrinée,
elle leva le regard vers les étoiles et pleura si fort que la bosse de Femme
frémit et trembla et des iridescences se décrochèrent du firmament et
tombèrent droit dans les yeux de Fille. La lumière déferla dans tout son
corps et la remplit d’une telle chaleur qu’à chaque vague, elle grandissait
de quelques pouces et ses cheveux grisonnaient de quelques mèches.
Femme continuait de frémir et de trembler et Fille continuait de grandir
et de grisonner. Quand le calme revint, Fille baissa la tête, posa ses paumes

153
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

sur ses yeux et un flot de poussières d’étoiles en jaillit et tomba dans ses
mains. Elle retourna vers la porte, les poches débordant de poussière
d’étoiles, mais elle avait tant grandi qu’elle ne pouvait plus passer dans
l’embrasure et elle avait tant vieilli qu’elle ne pouvait plus se mettre à
quatre pattes pour la franchir. Elle vida donc la poussière d’étoiles de l’une
de ses poches, puis de l’autre, et la tendit à Femme.
Mais au moment où la poussière d’étoiles franchit le seuil, l’intérieur
de la bosse devint sombre et froid. Et dès qu’elle toucha les mains de
Femme, elle les couvrit de givre. Le givre déferla dans tout son corps et la
remplit d’un tel froid qu’à chaque vague, Femme rapetissait de quelques
pouces. Et elle rapetissa tant et tant qu’elle finit par disparaître.

Expérimentation ethnographique
Je devais maintenant me plonger dans l’adaptation du conte à la
scène. C’est toujours pour moi l’étape la plus excitante, mais aussi la plus
délicate. J’ai l’impression d’être au « thé extravagant » d’Alice, avec le Lièvre
de Mars, le Chapelier et le Loir somnolent, à tenter de résoudre des devi-
nettes les unes après les autres.
Depuis quelques dizaines d’années, la performance est utilisée comme
méthode de recherche et de représentation en anthropologie et dans
d’autres domaines apparentés. Ce sont principalement les critiques post-
modernes du positivisme scientifique et du déséquilibre des pouvoirs dans
les relations de recherche qui sont à l’origine de cette nouvelle méthode,
qui a donné lieu à de nombreuses expérimentations ethnographiques. Les
termes utilisés par les anthropologues et les spécialistes de différentes disci-
plines pour désigner cette méthode varient : « ethnographie de la perfor-
mance », « ethnographie performative », « théâtre ethnographique »
ou « ethnodrame », pour n’en nommer que quelques-uns.
Mon projet de conte de fées utilisait la performance comme une
forme de représentation ethnographique et pouvait donc être considéré
comme une performance ethnographique. De fait, la plupart des études
ethnographiques utilisant la performance l’ont fait au stade de la représen-
tation. Les premières remontent à la collaboration entre les anthropologues
Victor et Edith Turner et le metteur en scène et fondateur des études de la
performance Richard Schechner, au début des années 1980, époque où les
anthropologues avaient commencé à déplacer la focale de la fonction vers
le processus et de la structure vers la performance. Schechner et les Turner

154
Chapitre 6 • Performance

faisaient appel au « théâtre éducatif » pour représenter les données de terrain


dans le but de faciliter un processus de compréhension « cinétique » du
mode de vie d’une autre culture (Schechner, 1985 ; Turner et Turner, 1982).
Ils faisaient participer leurs élèves à des pièces de théâtre mettant en scène
des textes ethnographiques existants relatifs à certains rituels (des rites de
puberté et des mariages, par exemple) afin de leur faire acquérir une
compréhension plus incarnée que celle apportée par les représentations
descriptives et détachées que l’on retrouve dans les monographies ethno-
graphiques (Turner et Turner, 1982, 33-34).
La crise de la représentation, les genres flous et les tournants perfor-
matifs qui ont agité l’anthropologie et d’autres disciplines ont soulevé des
questions épistémologiques5 et éthiques6 au sujet de la recherche empi-
rique. Les chercheurs et chercheuses de différentes disciplines ont
commencé à étudier le potentiel communicatif et pédagogique de la
performance (voir, par exemple, Denzin, 2003 ; Saldaña, 2003 ; Miencza-
kowski, 1995 ; 2000). Jim Mienczakowski, un chercheur spécialisé dans
le domaine de la santé, crée par exemple des scénarios à partir de travaux
de terrain menés en milieu médical. Il qualifie ces « ethnodrames » critiques
(Mienczakowski, 1995, 360) de « fictions acceptables » : ils sont créés par
l’ethnographe à partir d’entrevues, puis leur exactitude est validée par les
personnes interrogées (Mienczakowski, 2000, 136). Les scénarios sont
ensuite diffusés parmi les membres du corps médical pour obtenir leur
avis, puis joués par des élèves en médecine ou en sciences infirmières
devant différents intervenants en santé. De la même manière, Norman
Denzin (2003) écrit des scénarios ethnographiques performatifs destinés
à être lus à voix haute, faisant ainsi une passerelle entre l’auto-ethnogra-
phie7, la performance et le commentaire. Des universitaires ont reproché
à la performance ethnographique de sous-entendre que le théâtre repré-
sentait et exprimait la « vérité » d’une autre culture de manière plus authen-
tique que l’écriture. C’est la principale raison pour laquelle je m’étais
jusque-là abstenue de créer une performance théâtrale inspirée d’observa-
tions ethnographiques sans que mes interlocuteurs et interlocutrices y

5. Relatives au savoir et à son acquisition.


6. Relatives à la responsabilité professionnelle de l’anthropologue et à son approche
éthique de la recherche ethnographique.
7. L’auto-ethnographie est un style réflexif d’écriture anthropologique qui fait appel à la
propre histoire de vie de l’anthropologue et à son expérience dans le domaine et révèle
ses méthodes de recherche.

155
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

participent. Le projet de conte de fées m’invitait à tenter l’expérience. Je


devais néanmoins faire en sorte de ne pas trahir mes convictions en matière
d’anthropologie et d’ethnographie. Mon intention n’était pas de créer un
produit ethnographique « plus authentique », mais de faire de cette création
un processus ethnographique.
Les expérimentations axées sur le processus ethnographique — la
performance employée comme ethnographie — sont restées relativement
rares. En anthropologie, Johannes Fabian (1990) en a été un précurseur. Il
a employé la performance théâtrale comme mode d’observation partici-
pante en créant, pour répondre à ses questions de recherche, une perfor-
mance collaborative avec une troupe de théâtre dans le Shaba, dans l’ancien
Zaïre (aujourd’hui la République populaire du Congo). Fabian (19) propo-
sait une ethnographie « performative » — par opposition à « informative »
—, où l’ethnographe devient un co-performer qui mène ses recherches « avec
et non sur » les personnes avec lesquelles il travaille (43). Parmi les autres
expérimentations, on compte celle de Dwight Conquergood (1988), qui
a exploré l’ethnographie sous la forme de théâtre de rue dans un camp de
réfugiés Hmong en Thaïlande ; l’étude de Soyini Madison (2010) sur la
performance en tant que forme de militantisme pour défendre les droits remplacer par :
humains au Ghana ; mes propres travaux avec les Roms de Pologne, dans de la personne
lesquels j’ai utilisé la performance comme mode d’observation participante
pour étudier le pouvoir au sein du processus ethnographique (Kazubows-
ki-Houston, 2010) ; l’ethnographie improvisationnelle utopique mise en
œuvre par Dara Culhane (2011) en collaboration avec la population du
quartier de Downtown East Side, à Vancouver ; le travail de Lee Papa et
Luke Eric Lassiter sur l’ethnographie en tant qu’action communautaire
collaborative et performative ; et l’utilisation par Virginie Magnat (2012)
de la performance comme « cérémonie » collaborative et ethnographique
visant à honorer les modes de savoir autochtones.
Cette fois-ci, plutôt que d’adapter mes notes de terrain et mes trans-
criptions d’entrevues, j’allais me lancer dans l’écriture improvisationnelle
et laisser les idées venir librement et les personnages apparaître spontané-
ment. J’allais appliquer une ethnographie de la chance (voir Taussig, 2011,
59-60, où il évoque la « chance dans le travail de terrain »), une ethnogra-
phie de la surprise ! Quels « horizons imaginatifs » allais-je découvrir
(Crapanzano, 2004) ? Sur quelles « vérités » ethnographiques ce processus
allait-il déboucher ?

156
Chapitre 6 • Performance

Les spécialistes des études théâtrales et de la performance affirment


depuis longtemps que l’improvisation — c’est-à-dire le fait de créer du
contenu sur le moment — peut conduire à des découvertes et des résultats
inattendus (Peters, 2009). Michael Taussig (2011, 19) écrit que « les mots
écrits à la hâte font mouche ». Certes, toutes les improvisations ne tapent
pas forcément dans le mille : la vulnérabilité que génère l’improvisation
peut parfois entraver la créativité et nous faire retomber dans des clichés
familiers. Il m’a toutefois semblé que même ce genre de faux pas pouvait
me livrer de nouveaux enseignements sur ma relation avec Randia. L’im-
provisation me semblait en outre être un outil judicieux théâtralement
parlant. En tant que metteuse en scène, ce procédé m’avait souvent aidée
à créer des pièces de théâtre plus marquantes. Le chercheur qualitatif et
praticien du théâtre Johnny Saldaña (2003, 220) nous rappelle que les
ethnographes qui ont recours à la performance doivent s’efforcer de créer
des représentations ethnographiques intéressantes, subtiles et dotées d’une
certaine charge affective. Après tout, qui voudrait écouter encore et encore
les ronflements du Loir d’Alice au pays des merveilles ?
Pour Saldaña (2003, 220), les principaux objectifs du théâtre sont
d’explorer des idées et de divertir le public. D’autres estiment que la
recherche axée sur la performance doit éduquer et provoquer (voir, par
exemple, Kazubowski-Houston, 2010 ; 2011 ; Madison, 2005 ; Denzin,
2003 ; Conquergood, 1988 ; 1991). Cet argument se fonde sur la notion
de politisation du théâtre, développée par Bertolt Brecht (1964). Théori-
cien du théâtre, dramaturge et metteur en scène, Brecht soutenait que le
théâtre devait inciter le public à remettre en question et dénoncer le statu
quo. Je voulais que le conte de fées invite les spectateurs et les spectatrices
à réfléchir de manière critique aux sujets représentés, sans pour autant en
faire une tribune de mes idées. J’ai donc trouvé un compromis entre
l’écriture improvisée et l’esquisse de certaines questions sur lesquelles je
voulais que le public pose un regard critique.

Imaginer une performance


Pour l’étape suivante, je devais décider où, comment et pour quel
public je voulais représenter le conte de fées. Il s’agissait pour moi de
trouver un équilibre entre les aspects ethnographiques et l’« expression
esthétique » (aesthetic expressive) (Edwards, 1997). Il s’agit d’un exercice
d’imagination intéressant qui consiste à trouver comment raconter des

157
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

IMAGE 6.2 : Randia
Photo : Magdalena Kazubowski-Houston, 2013

histoires de terrain, non de manière descriptive, mais par le biais de méta-


phores visuelles et incarnées. On peut aborder la mise en scène de bien
des façons. Je pouvais créer la pièce d’abord de mon côté avec un groupe
de comédiennes, puis demander à Randia ce qu’elle en pensait. Ce type
de démarche est utile quand les interlocuteurs et les interlocutrices ne
veulent ou ne peuvent pas participer personnellement aux répétitions.
Étant donné l’état de santé de Randia, cela semblait être une bonne option.
Une autre possibilité était de travailler sur ce projet avec des étudiantes et
de jouer la pièce devant la population locale ou d’embaucher des comé-
diennes d’Elbląg et de jouer la pièce dans un centre culturel local devant
un public rom et non rom.
J’ai ensuite commencé à préciser les aspects artistiques de la perfor-
mance. J’ai tout de suite pensé qu’elle pouvait prendre la forme d’une pièce
de théâtre gestuel, même si tout autre mode de performance aurait pu

158
Chapitre 6 • Performance

convenir : le théâtre réaliste8, le théâtre de rue9, les marionnettes10, le spec-


tacle de clown11, etc. Je suis formée au théâtre gestuel et ce choix me
paraissait donc évident, d’autant plus qu’il favoriserait une épistémologie
empirique et incarnée. Reconnaissant l’importance de cette forme théâ-
trale, Conquergood (1991, 189) affirme qu’une performance ne se fonde
pas toujours sur le texte parlé, car les gestes, les mouvements, le son, les
actions rituelles et les symboles expriment également des idées et des
émotions. Dans le même ordre d’idées, Paul Stoller (1997, 23) préconise
une « recherche sensuelle » (sensuous scholarship) qui « permettrait aux objets
ethnographiques de nous captiver par le biais de nos corps [et de nos
sens] » (voir le chapitre 3).
Ces dernières années, les théories des affects ont ouvert de nouvelles
voies de réflexion sur la manière dont l’ethnographie axée sur la performance
peut contribuer à la recherche anthropologique. Ces théories interprètent
la notion d’affect comme étant la capacité du corps à toucher et être touché
et le considèrent donc comme un espace pour la politique, le militantisme
et les alliances (Clough et Halley, 2007 ; Ahmed, 2004). Je voulais que ma
performance de conte de fées explore ces théories dans la pratique.
La mise en scène12 de ma pièce de théâtre gestuel comprendrait trois
personnages principaux : Très grande vieille Femme, Très petite jeune Fille
et la narratrice. Cette dernière pourrait raconter le conte de fées, réciter
des extraits de mes notes de terrain et de mes entrevues et expliquer au
public quels éléments de la performance relèvent de la fiction et lesquels
sont des observations ethnographiques. J’imaginais un petit théâtre aux
portes rouillées grinçant comme le cri d’un bouvreuil, un public se tenant

8. Le théâtre réaliste cherche à représenter la réalité en utilisant des costumes, des


accessoires (objets utilisés sur scène par les comédiens et comédiennes), des éléments
scéniques et du maquillage « fidèles à la réalité ». Les artistes s’efforcent quant à eux
d’interpréter de manière crédible les pensées et émotions des personnages.
9. Le théâtre de rue est un type de performance, généralement gratuit, qui se tient dans
différents espaces publics (parcs, stationnements, rues et allées, galeries commerciales,
etc.). Il a souvent une motivation politique et cherche à critiquer ou renverser le statu
quo.
10. Le théâtre de marionnettes est une forme de performance où les artistes manipulent
des marionnettes ou des mannequins.
11. Le spectacle de clown est une forme de performance ayant recours au burlesque, au
mime ou à l’exagération gestuelle, ainsi qu’au jonglage, à l’humour et au comique de
situation.
12. En français dans le texte. Le terme « mise en scène » désigne ici l’ensemble des éléments
scéniques : comédiennes, décors, lumières, accessoires, costumes, etc.

159
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

en cercle autour d’une scène représentant la place centrale d’un village, et


les comédiennes au milieu. Deux montagnes faites de matériaux opalins,
éclairées par des projecteurs pour suggérer des sommets baignés de soleil,
se dresseraient en arrière de la scène. Devant les montagnes, il y aurait une
grande cabane en bois délabrée avec une large porte de guingois. Les
lumières se tamiseraient et alterneraient entre des tons chauds (ambrés,
jaune, orange) et froids (bleu et blanc). La scénographie et l’éclairage
pourraient refléter le contraste entre l’esprit déterminé et généreux de
Randia et l’austérité de ses conditions de vie.
Très grande vieille Femme serait vêtue d’une longue robe rouge et
d’un châle noir et serait pieds nus, tandis que Très petite jeune Fille porte-
rait une robe noire, un châle rouge et des chaussures rouges. Ces costumes
évoqueraient la réciprocité qui caractérise ma relation avec Randia. L’en-
vironnement sonore pourrait être une douce musique minimaliste, de
Philip Glass peut-être, qui soulignerait les épreuves que doit constamment
surmonter Très grande vieille Femme. Je pourrais concevoir la chorégraphie
avec les comédiennes pendant les répétitions, par le biais de discussions et
d’exercices d’improvisation. Je pourrais commencer par diviser le scénario
en plusieurs parties et en identifier les thèmes, les émotions et les images
centrales. D’après le metteur en scène et praticien du théâtre Augusto Boal,
en contournant la censure de l’esprit rationnel, l’improvisation nous
connecte à nos sentiments et désirs subconscients (comme décrit par
Jackson, 1992, xxiii). Pour moi, l’improvisation est une manière de traiter
la performance comme un processus ethnographique incarné et affectif,
plutôt que comme une simple représentation. Je pourrais enfin organiser
des débats après la performance pour savoir ce que le public a pensé du
contenu et de l’utilisation du théâtre comme outil ethnographique.

Collaboration
J’aurais pu aborder ce projet de conte de fées ethnographique sous
un angle bien différent. Si Randia avait été en meilleure santé et qu’elle
avait pu participer au projet, nous aurions pu écrire le conte ensemble et
créer toute la performance de manière collaborative, ce qui en aurait fait
dès le départ un projet de performance employée comme ethnographie.
Conscients des relations de pouvoir inégales qui caractérisent leurs inte-
ractions avec leurs interlocuteurs et interlocutrices, les ethnographes
tentent, dans les projets collaboratifs, de modifier cette dynamique de

160
Chapitre 6 • Performance

manière à ce que ces derniers participent directement à la recherche et aux


prises de décision (Yeich, 1996, 112-113). Si Randia avait pu participer
au processus, nous aurions pu coécrire le conte de fées en choisissant
ensemble les récits de mon étude de terrain que nous souhaitions raconter
et en décidant ensemble du lieu, du public (rom, non rom, local, canadien,
international), des moyens (jouerions-nous la pièce nous-mêmes ou
embaucherions-nous des comédiennes ?) et du style de mise en scène. Lors
des répétitions, nous aurions créé ensemble les dialogues et la gestuelle,
l’intrigue, le profil des personnages, les images, ainsi que la scénographie,
les costumes, le son et les lumières. Nous aurions sans doute fait des
propositions puis cherché un consensus, improvisé mutuellement des
scènes ou demandé à des comédiennes de le faire, puis choisi les éléments
que nous souhaitions garder.
Ou Randia aurait pu prendre les rênes du processus et j’aurais fait
office de facilitatrice ou, comme Fabian (1990, 7) le dit si bien, de « pour-
voyeuse d’occasions », en apportant les ressources nécessaires pour réaliser
le projet sans en contrôler véritablement le contenu. Ces processus ethno-
graphiques ne constituent toutefois pas non plus des interactions totale-
ment équitables, car aucune collaboration n’est jamais exempte de rapports
de pouvoir (Fabian, 1990, 5). La production de savoir et ses applications
dans le monde réel impliquent toutes un certain pouvoir, et la recherche
collaborative axée sur la performance peut, comme tout projet de
recherche, être entachée de conflits.

De la préparation à la réalisation
Maintenant que j’ai écrit le conte de fées et imaginé les étapes
suivantes, nous pourrions commencer les répétitions et explorer ces idées
dans la pratique. Nous nous enfoncerions encore un peu plus profondé-
ment dans le terrier du Lapin blanc. Mais peut-être n’y aura-t-il pas de
répétitions, peut-être que le conte ne sera pas joué sur scène. Randia a aimé
le conte lorsque je le lui ai lu, et elle espérait que nous pourrions le repré-
senter un jour, mais elle est trop malade pour se lancer dans un tel projet.
Ce conte de fées pourrait donc bien finir par être une ethnographie axée
sur la performance sans performance, une excursion inachevée dans un
monde inachevé (Stewart, 2008). Ou plutôt une performance d’imagina-
tion ethnographique. Ce que Taussig (2011, 22) a observé avec tant d’élo-
quence concernant les esquisses dans les carnets de terrain — affirmant que

161
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

le dessin est « important, non pas parce qu’il nous permet de garder la trace
de quelque chose, mais parce qu’il nous amène à voir certaines choses »
— peut aussi s’appliquer à la performance d’imagination ethnographique.
Ce qu’elle montre est peut-être moins important que ce à quoi elle nous
mène, le terrier dans lequel elle nous attire.
Écrire ce conte de fées et imaginer sa mise en scène m’a indirectement
menée au Lapin blanc, à Blanc Bonnet et Bonnet Blanc, à la Souris, etc.
Ce processus m’a révélé une autre manière de faire de l’ethnographie.
Réceptive au mystère de l’image d’une bosse, j’ai ouvert une porte sur mes
expériences, mes impressions, mes humeurs et mes rêveries inexprimées
(Irving, 2011) et, partant, sur les observations de terrain ignorées qui se
cachaient quelque part dans la profondeur du terrier de mes « notes
mentales » non écrites (Ottenberg, 1990, 144-148). « Iridescence », le conte
vers lequel le Lapin blanc m’a entraînée, traite de ces aspects de la vie de
Randia et de ma relation avec elle qui ne peuvent pas être présentés et
expliqués clairement, mais qui nécessitent « une forme d’écoute […] qui
[…] rompt avec la sécurité de ce que l’on tient pour acquis » (Stevenson,
2014, 2). Certaines idées abordées par le conte correspondent bien sûr
précisément à ce que j’avais prévu d’étudier au départ, notamment les
conditions difficiles dans lesquelles vit Randia, sa cécité, son isolement et
sa solitude ; son esprit résilient et sa générosité ; et notre dépendance
mutuelle. Mais d’autres sentiments difficiles à distinguer ont également
émergé : tristesse, culpabilité, colère, découragement, impuissance ou
espoir. Ces sentiments nous « ouvrent au monde » comme un écheveau de
laine, nous permettant de saisir une partie de cette magie que l’on ne
trouve que dans les contes de fées.
Et regardez ! Voilà le Lapin blanc. Sentez-vous cette bouffée d’air ?
Voyez la montre dans la poche de son gilet tandis qu’il plonge dans le
terrier. Oserez-vous le suivre ?

Exercices à l’intention des étudiants


1. Écrivez un court scénario de performance s’inspirant de votre expé-
rience de terrain : un dialogue dramatique entre deux personnages ;
un canevas dramatique descriptif ou poétique présentant les prota-
gonistes, le lieu et l’action ; ou un conte de fées. Une fois votre
scénario écrit, répondez aux questions suivantes : quels aspects de
votre recherche avez-vous tenté de communiquer dans le cadre de

162
Chapitre 6 • Performance

cet exercice ? Quelles sont les métaphores et les images centrales de


votre œuvre ? Comment en véhiculent-elles le message général ?
Quelles sont les difficultés et quel est le potentiel de la représentation
de la recherche ethnographique par l’écriture performative ?
2. Rédigez une description d’une page expliquant comment vous pour-
riez adapter à la scène le scénario de performance ethnographique que
vous avez écrit. Exposez clairement les différents aspects de la mise en
scène que vous choisiriez, de la planification à la représentation en
passant par les répétitions. Présentez la chorégraphie et les éléments
scéniques (décor, accessoires, lumières, costumes). Il ne doit pas forcé-
ment s’agir d’une pièce de théâtre classique. Vous pouvez envisager
de créer une performance de rue, une action artistique (association
interdisciplinaire de diverses formes d’art), un spectacle de clown ou
de marionnettes, ou d’utiliser de nouveaux médias (une projection
d’images, un mixage de musique en direct par un DJ, une participa-
tion par téléphone ou sur les réseaux sociaux, etc.). Rédigez ensuite
un court paragraphe expliquant comment vous pensez que le texte
dramatique de la performance, le corps, l’image et le son peuvent
contribuer à construire et échanger des savoirs ethnographiques.

Ressources supplémentaires
Sites web
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http://imaginativeethnography.org/pedagogycurricula
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nography-anthropology-improvisation-and-performance
Cities@Manchester blog: New York Stories: The Lives of Other
Citizens. http://citiesmcr.wordpress.com/2011/12/12/new-york-stories-
the-lives-of-other-citizens
Hemispheric Institute. http://hemisphericinstitute.org/hemi

Revues
Text & Performance Quarterly. www.tandfonline.com/loi/rtpq20?-
cookieSet=1

163
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

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TDR. www.mitpressjournals.org/loi/dram?cookieSet=1
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164
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Chapitre 6 • Performance

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Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

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Genre, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2012.

168
Annexe

Ressources à l’intention des professeurs

Chapitre 2
Tous les exercices à l’intention des étudiants présentés dans ce
chapitre peuvent également être réalisés en classe. En voici d’autres qui
pourraient nécessiter davantage d’encadrement.

1. Essai twitté sur la définition de l’ethnographie


Après avoir débattu en classe de ce qu’est l’ethnographie, demandez
aux élèves de la définir sous forme de tweet. Invitez-les à écrire un essai
twitté sur l’#ethnographie en 140 caractères, ni plus ni moins, analysant
ou problématisant le terme.

2. Essai twitté collaboratif


Discutez des stratégies d’essai twitté et d’écriture collaborative de Teju
Cole avec vos élèves. Demandez-leur d’écrire en classe un essai twitté
collaboratif sur un thème particulier, à partir de la lecture d’une étude
ethnographique, par exemple. Ils peuvent utiliser leur compte Twitter ou
rédiger simplement l’essai sur une feuille de papier. Invitez ensuite les
élèves à analyser le processus et la forme de cet exercice en portant une
attention particulière aux stratégies d’écriture collaborative, aux tensions
dans la co-écriture et à la co-construction d’idées.

3. Croquis graphique
Expliquez l’utilisation du roman graphique en anthropologie
publique, débattez-en avec vos élèves et demandez-leur d’en lire quelques
exemples (de Nick Sousanis ou Lynda Barry, par exemple). Invitez vos
élèves à prendre leurs notes de cours uniquement sous la forme d’images,
pour les habituer à dessiner. Au cours suivant, vous pouvez leur donner

169
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

une anecdote ethnographique à dessiner en groupe. Vous pouvez vous


inspirer de 99 Exercices de style, de Matt Madden (2005), qui vous donnera
des idées sur certains sujets comme le point de vue, la forme, les techniques
de dessin et les couleurs.

4. Monologue anthropologique comique


J’adore utiliser la satire et l’humour en anthropologie. C’est une
bonne manière d’évoquer avec honnêteté, mais subtilité, des problèmes
que nous essayons généralement d’éviter. En classe, vous pouvez proposer
une ou deux brèves lectures satiriques à vos élèves (des textes de Kirsten
Bell, Howard Campbell ou John Jackson Jr., par exemple). Vous pouvez
aussi leur montrer de courtes vidéos de comédiens ou comédiennes abor-
dant des questions sociales ayant un lien avec la classe (Russell Peters sur
l’ethnicité, par exemple, ou Sandra Shamas sur la périménopause), ou la
vidéo de la campagne Radi-Aid, réalisée par le Students’ & Academics’
International Assistance Fund (SAIH), en Norvège. Demandez ensuite
aux élèves de réfléchir à la manière dont ils pourraient utiliser la satire, la
parodie et l’humour en anthropologie. Peut-être qu’au lieu de faire un
exposé oral, certains élèves oseront présenter un monologue anthropolo-
gique comique devant la classe.

5. Notes de terrains écrites et dessinées


Dans les projets pour lesquels les élèves doivent prendre des notes de
terrain, demandez-leur d’y intégrer des descriptions écrites et dessinées.

6. Projets de fin de session multimédias


Dans les cours avancés de premier cycle, au lieu d’une dissertation
de fin de session, vous pouvez proposer à vos élèves de réaliser des projets
multimédias (collages, sites Internet, sketchs, pièces de théâtre, etc.) ou
des essais photographiques, pour les amener à apprendre de nouvelles
manières de présenter leurs connaissances au public.

7. Mini-essais Instagram
Vous pouvez tirer profit de l’intérêt de vos élèves pour Instagram pour
les projets d’écriture. Demandez aux élèves de partager des micro-essais
accompagnés d’une photo sur Instagram, en utilisant, par exemple, un

170
Annexe • Ressources à l’intention des professeurs

hashtag réservé à la classe (comme #ANTH2016). Cela peut être une


manière intéressante de faire participer les élèves dans différentes matières,
de l’anthropologie économique à l’ethnographie sensorielle. Une variante
de cet exercice consiste à axer le travail sur un mot-clé, à la manière de
Raymond Williams (1985). Demandez à vos élèves de décrire ou d’ana-
lyser un concept lié à la photo choisie. Par exemple, une photo d’une
enseigne Coca-Cola peut donner lieu à un mini-essai expliquant le capi-
talisme mondial. Puisqu’Instagram autorise un maximum de 2 200 carac-
tères, les élèves doivent apprendre à faire preuve de concision.

8. Roman graphique
Notre contributrice Alexandrine Boudreault-Fournier a partagé sur
le site du Centre for Imaginative Ethnography l’un des exercices qu’elle
donne à ses élèves, qui consiste à créer un roman graphique. Elle a écrit
un blog sur son expérience intitulé « ‘Making’ Graphic Novels as a Creative
Practice in Anthropology : Learning Outcomes from the Classroom »
(www.imaginativeethnography.org).

Chapitre 3
Tous les exercices proposés dans le chapitre 3 sont avant tout conçus
pour être réalisés par les élèves et les lecteurs, seuls, à mesure qu’ils avancent
dans le chapitre. Vous pouvez les adapter pour les faire en classe ou pour
les donner comme devoirs à faire à la maison.

1. Cartographie sensorielle
La cartographie sensorielle est un exercice de production. Les élèves
sont invités à se promener dans un endroit donné (campus, quartier,
maison, etc.) et à créer une carte des odeurs, une carte des sons, une carte
du toucher ou une carte des images. Vous les analyserez ensuite en classe
à l’aide de lectures complémentaires et de questions que vous poserez aux
élèves.

2. Lecture et écoute sensorielle


Demandez à vos élèves de noter leurs réactions sensorielles à la lecture
d’un texte et à l’écoute d’un document sonore que vous leur aurez soumis.
Que ressent-on quand on pique notre curiosité ? Quelles sensations la

171
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

confusion, la frustration, l’enthousiasme, l’empathie, le dégoût, la peur


ou l’amusement provoquent-ils ? Qu’est-ce qui déclenche ces réactions ?
Quelles idées et quels souvenirs ces lectures ou ces documents sonores
évoquent-ils ? Analysez les résultats de cet exercice en classe à l’aide de
lectures complémentaires et de questions que vous poserez aux élèves.

3. Dégustation sensorielle
Faites d’un repas une expérience ethnographique. Demandez à vos
élèves de créer un « événement culinaire » : concevoir un repas, choisir le
lieu où il sera dégusté (à domicile ou dans un restaurant) et inviter le ou
les convives. Demandez-leur de noter les raisons pour lesquelles ils ont
pris chaque décision, de décrire l’ensemble du processus, de la conception
à la mise en œuvre, et de réfléchir à cette expérience. Analysez les résultats
de cet exercice en classe à l’aide de lectures complémentaires et de ques-
tions que vous poserez aux élèves.

Chapitre 4

1. Promenade sonore
Distribuez une carte du campus universitaire à vos élèves. Invitez-les
à se réunir en équipes de deux ou trois personnes et à explorer le campus
en prêtant attention aux sons rencontrés. Demandez-leur d’écrire une
courte description de ces sons sur la carte. À leur retour en classe, discutez
de ces sons. Vous pouvez afficher une carte vide du campus au tableau à
l’aide d’un projecteur pour indiquer où chaque son a été entendu au fur
et à mesure que les élèves les mentionnent. Si le temps est limité, ramassez
les cartes à la fin de la promenade, scannez-les et faites-en une présentation
PowerPoint pour pouvoir montrer les différents sons entendus par les
différentes équipes au cours suivant. Discutez des similitudes et des diffé-
rences entre chaque carte.

2. Créer un paysage sonore original


Cet exercice est un peu plus complexe. Je l’ai donc décomposé en
plusieurs étapes que vous pouvez adapter selon vos objectifs d’enseigne-
ment. L’idée est d’amener les élèves à créer un paysage sonore original à
l’aide de leurs propres enregistrements et de clips audios libres de droits.

172
Annexe • Ressources à l’intention des professeurs

– 1re étape : Choisir une œuvre d’art, un objet ou un élément archi-


tectural à proximité
Les dimensions visuelle et matérielle serviront de point de départ
pour explorer la dimension sonore. Souvent, le visuel nous parle
plus que les sons et semble plus concret. Le paysage sonore sera
conçu à partir de l’objet, de l’œuvre d’art ou de l’élément choisis ;
c’est là que vos élèves devront trouver leur inspiration. La dimen-
sion visuelle fournit une base concrète qui aidera vos élèves à réflé-
chir aux sons qu’ils pourront enregistrer et monter. Ces objets et
œuvres d’art peuvent être choisis sur le campus.
– 2e étape : Enregistrer et partager les sons
Il n’est pas difficile d’apprendre les bases de l’enregistrement audio.
Il existe de nombreux tutoriels en ligne qui montrent comment
enregistrer un son, que ce soit avec un équipement amateur ou
professionnel. Dites à vos élèves que ce n’est pas parce qu’ils n’ont
pas d’appareil spécialement dédié à l’enregistrement qu’ils doivent
s’abstenir d’enregistrer des sons. N’importe quel équipement (télé-
phone intelligent, dispositif portable de base, appareil photo, etc.)
peut faire office d’enregistreur. Bien sûr, si vos élèves ont accès à des
équipements semi-professionnels ou professionnels, il peut être
intéressant de les essayer. De nombreuses bibliothèques prêtent du
matériel équipé d’un microphone externe. En tant qu’enseignante,
j’ai l’habitude de former mes élèves aux techniques d’enregistrement
audio de base. L’objectif de l’exercice n’est pas de faire de vos élèves
des techniciens du son professionnels, mais de leur proposer des
expériences pratiques qui vous permettront par la suite de réfléchir
ensemble au processus et au contenu des enregistrements. Voici
quelques questions que vos étudiants devraient se poser au moment
d’enregistrer des sons : quel est le message que je veux faire passer
à l’aide de ce paysage sonore ? Quels différents éléments puis-je
inclure ? Comment trouver les sons que je souhaite enregistrer ?
Dans quelle mesure est-ce difficile d’enregistrer tel ou tel son ?
Il est probable que le fait d’enregistrer des sons sensibilise vos élèves
aux paysages sonores qui les entourent. Ils devraient prendre
conscience de certains sons qu’ils n’avaient jamais remarqués aupa-
ravant. C’est ce que j’appelle « l’éveil sonore ».

173
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Remarque : En classe, je suis très stricte avec les questions de droits


d’auteurs et je demande à mes élèves de n’utiliser que des enregis-
trements audios libres de droits, qu’il s’agisse de leurs propres enre-
gistrements ou de sons trouvés dans des archives libres de droits
comme freesound.org. Je demande également aux élèves de télé-
charger au moins dix clips audios sur une page Soundcloud créée
pour la classe. Les élèves peuvent ainsi utiliser des sons enregistrés
par leurs camarades dans leurs propres compositions. Partager des
sons incite les élèves à discuter et comparer les sons enregistrés. Les
clips enregistrés par certains élèves peuvent aussi inspirer leurs
camarades. À la fin de l’exercice, si tout le monde a participé comme
demandé, nous nous retrouvons avec une collection de près de
200 sons avec lesquels nous pouvons travailler.
– 3e étape : Monter le paysage sonore
Demandez à vos élèves de télécharger le logiciel à code ouvert Auda-
city, disponible gratuitement en ligne et compatible avec Windows,
Mac, et GNU/Linux. Ils peuvent également utiliser tout autre
programme d’édition audio ou vidéo auquel vous pouvez avoir
accès (GarageBand, Soundtrack Pro, FL Studio, etc.).
Sur Audacity, dites-leur d’ouvrir un nouveau projet et de le sauve-
garder dans un dossier. Tous les clips audios doivent se trouver dans
le même dossier. Audacity est un programme simple qui suit les
mêmes principes que la plupart des programmes conviviaux conçus
par Microsoft. Il est souvent utilisé pour créer des balados. Vos élèves
peuvent regarder des tutoriels en ligne pour apprendre à l’utiliser.
Demandez à vos élèves de choisir leur tonalité (keynote sound), soit
un son « que l’on entend en permanence, ou assez fréquemment
pour constituer un fond sur lequel les autres sons sont perçus »
(Schafer, 2010, 385). Le silence n’existe pas. Il y a dans tout paysage
sonore des sons plus ou moins subtils en arrière-plan. La sonorité
tonique est le premier clip audio que les élèves doivent importer
dans leur piste. Elle doit durer aussi longtemps que la totalité de
leur paysage sonore. Elle ne doit pas envahir leur composition, mais
rester audible en arrière-plan.
Les élèves doivent veiller à ce que leur composition sonore ne dure
pas plus de deux minutes.

174
Annexe • Ressources à l’intention des professeurs

Dites à vos élèves de placer des clips audios sur leur piste et d’ex-
périmenter différents effets et volumes.
Ils doivent travailler avec des écouteurs, mais aussi lire leur paysage
sonore avec des haut-parleurs pour vérifier que le son n’est pas
sursaturé.
Une fois leur composition terminée, ils peuvent l’exporter en
format WAV ou MP3.
– 4e étape : Présenter le paysage sonore
Demandez à vos élèves de présenter leur paysage sonore à leurs
camarades en montrant une photo de l’objet, de l’œuvre d’art ou
de l’élément architectural qui a influencé leur travail tout diffusant
leur composition. Invitez les autres élèves à réagir.
Vous trouverez des exemples de productions d’élèves de troisième
année sur le site du Royal BC Museum, à Victoria, à l’adresse
suivante : http://learning.royalbcmuseum.bc.ca/playlist/sounds-
cape-composition-anthropology-of-sound-students
– 5e étape : Réfléchir au processus et au paysage sonore en général
Tout comme le paysage sonore est essentiel pour transmettre une
interprétation d’un élément visuel ou matériel, écrire sur le
processus est essentiel pour permettre à vos élèves de préciser le sens
et la symbolique sonore de leur œuvre. En exprimant et en écrivant
pourquoi ils ont choisi un son plutôt qu’un autre, pourquoi ils ont
amplifié tel son et répété tel autre, par exemple, vos élèves réfléchi-
ront à leur travail et à la façon dont ils l’ont mené à bien, sans
s’arrêter aux dimensions matérielle et acoustique. Quelle a été leur
intention au moment de créer cette œuvre en particulier ? Que leur
composition soit réussie ou non, l’explication de leur motivation
permet aux auditeurs de percevoir comment ils peuvent utiliser leur
expérience pratique pour développer une sensibilité à l’importance
des sons dans notre environnement. En produisant leur paysage
sonore, les élèves se rendront sans doute compte de leur agentivité
potentielle, en tant qu’acteurs sociaux et culturels, pour trans-
former, grâce à l’imagination, notre environnement sonore ainsi
que la perception que nous en avons.

175
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

Chapitre 5
1. Entretiens assis et entretiens en marchant
Cet exercice amène les élèves à réfléchir à la différence entre un entre-
tien réalisé assis et un entretien réalisé en marchant et les aide à comprendre
les dimensions spatiale, performative et incarnée de la marche. Pendant la
première partie de l’exercice, réalisée en classe, un ou une élève raconte son
expérience de la vie étudiante à un ou une camarade. Ensuite, l’élève qui
a raconté son expérience guide son ou sa camarade dans le campus pour
lui montrer des lieux qui témoignent de cette expérience. Voici les instruc-
tions à donner aux élèves et deux formats possibles pour la partie marchée :
– 1re  étape :
Trouvez une personne de la classe avec qui réaliser cet exercice.
Décidez qui racontera son expérience et qui écoutera. La première
personne décrira à son binôme son expérience de la scolarité dans
cet établissement et certains lieux particuliers sur le campus.
Répondez aux questions suivantes : comment vivez-vous le fait
d’être étudiant ou étudiante ? Quels sont les avantages et les incon-
vénients d’étudier ici ? Racontez certaines de vos expériences sur ce
campus et dans cet établissement. Quels lieux sont favorables à la
santé, au bonheur, à la justice, au savoir ou à des relations sociales
positives ? Quels lieux ont une influence négative pour vous ?
– 2e  étape :
La personne qui a décrit son expérience prend maintenant le rôle
de guide. Faites visiter le campus à votre binôme. Pour cela, choi-
sissez l’un des deux formats suivants :
Format A
Choisissez trois « points d’arrêt » sur la base des critères suivants et
guidez votre binôme d’un point à l’autre en expliquant pourquoi
vous les avez choisis.
– Un lieu qui vous rappelle quelqu’un ou un événement particu-
lier.
– Un lieu qui représente un problème, quelque chose que vous
aimeriez changer à propos de l’université, de la ville où vous
habitez ou de votre situation d’étudiant ou d’étudiante.

176
Annexe • Ressources à l’intention des professeurs

– Un lieu où vous vous rendriez pour trouver de l’aide, de l’ins-


piration ou du soutien.
Format B
Guidez votre binôme vers ces trois points d’arrêt :
– Si vous étiez le Grand Méchant Loup1, sur quels bâtiments
aimeriez-vous souffler pour qu’ils s’envolent ? Pourquoi ?
– Si vous étiez le Petit Chaperon rouge, où habiterait votre grand-
mère ? Pourquoi ?
– Si vous étiez Jacques, où planteriez-vous votre haricot magique
et où voudriez-vous que le plant de haricot vous mène ?
– 3e  étape :
Retournez en classe, discutez de l’exercice et choisissez l’un des
points d’arrêt pour le raconter aux autres. Quelles sont les diffé-
rences entre le fait de partager vos expériences en étant assis ou
assise en classe et le faire en marchant et en montrant les lieux
témoignant de votre expérience sur le campus ?

2. Brochures
Créez des brochures en agrafant de simples feuilles de papier pliées.
Distribuez-en une à chaque élève. Vous pouvez faire cet exercice en classe
ou sur plusieurs semaines en laissant les élèves le temps de visiter et de
décrire les lieux de leur choix. Voici les instructions à donner aux élèves :
1. Sur la première page de cette brochure, décrivez un espace public
(selon votre propre définition) qui pourrait être le premier point
d’arrêt d’une visite guidée, et écrivez un commentaire sur ce lieu.
Que voudriez-vous que d’autres remarquent ou apprennent à propos
de ce lieu ? Qu’y a-t-il de particulier, d’intéressant ou de préoccupant
concernant ce lieu ou les événements/histoires qui y sont associés ?
2. Laissez les autres pages blanches.

1. Le Grand Méchant Loup fait référence au conte des trois petits cochons qui construisent
une maison en paille, une en bois et une en brique pour se protéger d’un loup affamé.
Le Petit Chaperon rouge, personnage d’un autre conte populaire, rend visite à sa
grand-mère malade et découvre qu’un loup l’a mangée. Quant à Jacques, lui aussi
protagoniste d’un conte, il plante un haricot magique qui pousse à toute vitesse et le
mène à un monde habité par un affreux géant.

177
Réinventer l’ethnographie : pratiques imaginatives et méthodologies créatives

3. Passez la brochure à une autre personne. Lisez la première page de la


brochure qui vous a été remise par l’un ou l’une de vos camarades et
ajoutez un autre point d’arrêt à la page suivante. Répétez l’exercice
jusqu’à ce que chaque brochure contienne au moins quatre ou cinq
lieux différents.

3. Cartographie
En classe, vous pouvez faire l’exercice de cartographier, recartogra-
phier et décartographier votre localité ou un quartier en invitant vos élèves
à annoter, modifier ou découper une carte existante. Cet exercice fonc-
tionne bien avec les cartes touristiques gratuites que vous pouvez trouver
dans les offices de tourisme et les hôtels. Si vous commencez par photo-
copier la carte officielle sur une ou plusieurs feuilles transparentes, vous
pourrez superposer différentes versions de la même carte et les comparer
à la fin de l’exercice. Voici quelques questions pour commencer :
– Comment pourriez-vous cartographier autrement la ville et ses
espaces publics les plus importants ? Renommeriez-vous certaines
places, certaines rues ou certains parcs ? Pourquoi ?
– Quelles histoires, quelles personnes, quels événements, quels noms,
quelles langues et quels points de vue ont été effacés ou ignorés par
les cartes « officielles » ?
– Dessinez et annotez votre carte pour ajouter une strate imaginaire,
« utopique », à votre ville ou votre quartier. Quelles sont les places,
les personnes et les ressources qui ne sont pas présentes, mais que
vous souhaiteriez y trouver ? Quels lieux souhaiteriez-vous effacer
de la carte ?

Chapitre 6
1. Performance ethnographique
Répartissez les élèves en petits groupes de trois ou quatre et deman-
dez-leur de désigner l’un d’entre eux pour jouer le rôle de l’ethnographe.
Les autres seront ses interlocuteurs et interlocutrices. Invitez l’ethnographe
à mener un bref entretien de cinq minutes avec ses interlocuteurs sur un
sujet de son choix. Puis, demandez au groupe d’écrire ensemble un court
dialogue fictionnel ou scénario dramatique basé sur l’entretien et qui pour-
rait être mis en scène.

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Annexe • Ressources à l’intention des professeurs

2. Performance employée comme ethnographie


Répartissez les élèves en petits groupes de trois ou quatre et deman-
dez-leur de désigner l’un d’entre eux pour jouer le rôle de l’ethnographe.
Les autres seront ses interlocuteurs et interlocutrices. Invitez l’ethnographe
à formuler une problématique de recherche et à y répondre en créant de
manière collaborative une courte performance. Les élèves peuvent réaliser
l’exercice en réfléchissant ensemble à comment mettre en scène la perfor-
mance en termes de dialogue, de chorégraphie, de scénographie, de
lumières, de costumes et d’accessoires ou — si le lieu et les ressources le
permettent — en répétant et en présentant une courte performance devant
la classe. Une fois les exercices 1 et 2 réalisés, débattez avec les élèves des
avantages et des inconvénients de ces deux méthodes.

Références
Madden, Matt, 99 Exercices de style, Paris, L’Association, 2006.
Schafer, R. Murray, Le paysage sonore : le monde comme musique, Marseille,
Wildproject, 2010.
Williams, Raymond, Keywords: A Vocabulary of Culture and Society,
New York, Oxford University Press, 1985.

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