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Introduction

Bernard LECHEVALIER, Hervé PLATEL


& Francis EUSTACHE

Comme c’est souvent le cas en psychologie ou en médecine, c’est du


regroupement de quelques observations privilégiées que naissent des
théories générales et l’élaboration de nouveaux domaines scientifiques.
En ce qui concerne la neuropsychologie de la musique, l’attention fut
attirée à la fin du XIXe siècle par de curieuses dissociations chez des
patients cérébrolésés entre l’atteinte des fonctions du langage et la
conservation des capacités musicales, tant dans l’expression que dans la
perception. À l’inverse, d’autres observations historiques soulignaient ce
fait étrange que des musiciens de métier avaient perdu les capacités
inhérentes à leur profession alors que leur langage était intact. Ainsi se
dessina par rapport à l’aphasie, et pour ainsi dire « a contrario », le profil
clinique et pathologique de l’amusie, dont on fut bien obligé de reconnaî-
tre qu’il ne s’agissait pas d’un syndrome univoque, et que des corrélations
anatomo-cliniques étaient possibles dans ce domaine (Marin, 1982 ;
Lechevalier et al., 1985). Parallèlement à ces observations pionnières,
des études générales sur la perception de la musique ont vu le jour. Ainsi,
l’étude psychologique et neurologique de la perception musicale a depuis
longtemps suscité l’intérêt d’une petite communauté active de cher-
cheurs francophones qui ont perpétué l’héritage de fondateurs tels que
Robert Francès (1958) et Paul Fraisse (1974). Les travaux psychologi-
ques et cognitifs sur la perception musicale ont ainsi donné lieu, il y a plus
de dix ans, à deux ouvrages collectifs de référence dans le domaine
(Zenatti, 1994 ; McAdams & Bigand, 1994). Depuis lors, aucun ouvrage
en langue française n’est venu compléter ce domaine, notamment en
insistant plus avant sur les aspects neuropsychologiques et en tenant
compte de l’avancée des recherches dans le domaine des neurosciences.
En 2001, le remarquable ouvrage collectif The biological foundation of

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Le cerveau musicien

music (sous la direction de I. Peretz & R. Zatorre) a pu combler cette


lacune, mais aucune traduction française n’est encore disponible à ce
jour. Depuis, la vivacité de la communauté internationale concernant les
recherches à l’interface des neurosciences et de la musicologie n’a fait
que croître ; et on peut attendre des résultats de ces études de nouvelles
perspectives thérapeutiques et pédagogiques qui émergeront au cours de
la première décennie de ce nouveau millénaire.
L’ambition de ce livre est de montrer que l’étude neuropsychologique
de la perception musicale présente deux facettes complémentaires qui
rendent ce thème de recherche particulièrement productif et passionnant.
Tout d’abord, l’étude de la musique pour elle-même (y compris ses
particularités neuroanatomiques) nous permet de mieux comprendre la
nature même de cet objet de culture. Il s’agit d’un vaste domaine d’étude,
passant par la description des processus perceptifs, la connaissance de
l’architecture cognitive de cette modalité (nombre de composantes
élémentaires, modularité et hiérarchie de ces composantes entre elles),
l’intégration cognitive des systèmes de représentations propres à la
musique... Dans l’exploration neuropsychologique de la perception mu-
sicale, se croisent, comme nous le rappellerons, un certain nombre de
questions essentielles du fonctionnement de la cognition humaine :
indépendance fonctionnelle de ce domaine par rapport à d’autres comme
le langage, poids des facteurs d’expertises et existence de prédispositions
génétiques.
Outre ce premier aspect particulièrement vaste et intéressant, la
musique se présente également comme un formidable outil d’investiga-
tion des fonctions cognitives. Le matériel musical offre la possibilité
d’étudier différents niveaux de la cognition humaine (perception, mé-
moire, représentation, émotion) et se présente comme une alternative
souvent intéressante et complémentaire de la mesure de la cognition en
psychologie, habituellement évaluée par des tâches verbales ou visuo-
imagées.
La perception de la musique est donc un domaine d’étude fondamen-
tal de la neuropsychologie humaine ; c’est aussi un secteur de recherche
clinique et appliqué : clinique, car, même s’ils sont rares, des patients
porteurs de lésions cérébrales présentent parfois des troubles dans ce
domaine qu’il faut pouvoir objectiver à l’aide d’outils d’évaluation adap-
tés, et prendre en charge. De plus, en dehors de toute plainte spécifique
portant sur la perception musicale, l’utilisation de la musique dans une
visée rééducative et parfois thérapeutique a été depuis longtemps
envisagée.
La neuropsychologie s’intéresse à la caractérisation des troubles de
la perception auditive depuis maintenant plus d’un siècle. Les troubles
centraux de l’audition ont fait l’objet d’une attention particulière à travers
les observations d’agnosie auditive. Toutefois, le domaine de la percep-
tion auditive est resté moins étudié que d’autres thèmes voisins comme

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Introduction

la perception visuelle et ses différentes pathologies (Platel, 2001). Une


certaine confusion a longtemps persisté concernant la définition des
troubles centraux de l’audition, confusion que se sont attachés à dissiper
Luigi Vignolo (chapitre 4) en Italie, ainsi que François Michel en France.
Pendant près d’un siècle, d’environ 1865 avec les premiers travaux de
Bouillaud sur l’exploration des capacités musicales chez des aphasiques,
jusqu’au milieu des années 1960, l’hypothèse la plus couramment
retenue sur les amusies (perturbations spécifiques des capacités musica-
les d’origine cérébrale) est qu’elles constituaient une forme particulière
des troubles aphasiques. La perte de capacités musicales était alors reliée
aux atteintes des mêmes centres cérébraux que ceux impliqués dans le
langage. La reconnaissance des sons musicaux fut de fait assimilée à celle
des sons verbaux.
Cependant, de nombreuses observations cliniques de dissociations
entre troubles du langage et de la musique ont amené les chercheurs à
postuler l’existence de substrats neuraux spécialisés et autonomes per-
mettant l’expression des compétences musicales. Cependant, comme
nous le montrons dans le chapitre 5 (Lechevalier, Rumbach & Platel), les
dissociations franches entre troubles du langage et de la musique sont
rares et constituent par-là même des cas exceptionnels sur lesquels il est
assez difficile de faire des généralisations. L’existence, même exception-
nelle, d’une dissociation de processus est-elle un argument suffisamment
fort pour concevoir des relations modulaires et autonomes entre musique
et langage ? Comme cela est rappelé dans le chapitre 6 par Nathalie
Gosselin et collaborateurs, le modèle cognitif de la perception musicale
proposé par Isabelle Peretz est fondé principalement sur l’existence de
telles dissociations. En revanche, les études de cas d’amusie ne sont pas
les seules sources cliniques intéressantes permettant de faire des inféren-
ces sur l’architecture cognitive de la perception musicale. L’essor au
cours des années 1960 des méthodes expérimentales, tant chez des
sujets sains que chez des patients cérébrolésés, a permis de séparer sur
un plan fonctionnel les rôles des hémisphères cérébraux, et a notamment
contribué à soutenir la distinction musique/langage. Un point très impor-
tant est de savoir si les musiciens et les non-musiciens perçoivent la
musique différemment. Des éléments de réponses sont apportés par
Emmanuel Bigand (chapitre 10) sur une question qui prête à controverse
et nous renvoie aux débats sur la part de l’inné et de l’acquis dans ce
domaine. Ainsi, avant d’aborder les compétences respectives des adultes
musiciens et non-musiciens, il nous a semblé naturel de revenir sur les
compétences perceptives des bébés, à partir d’un certain nombre de
résultats de psychologie expérimentale présentés par Clarisse Baruch
(chapitre 9).
À partir des premières études expérimentales s’est dégagée une
conception plus modulaire de la perception musicale, conception qui ne

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Le cerveau musicien

se satisfait plus d’une simple opposition musique/langage, mais propose


d’aborder la perception en considérant ses multiples processus (mélo-
dies, rythme, timbre…), chacun d’entre eux pouvant être latéralisé
différemment dans les hémisphères cérébraux. Ainsi, Séverine Samson
traite dans ce volume (chapitre 7) de la perception des timbres musicaux
et Carolyn Drake (chapitre 8) du rythme musical. Le chapitre écrit par
Carolyn Drake est dédié à la mémoire de Marie-Claire Botte, à laquelle
nous avons souhaité rendre hommage car elle fut en France une des
pionnières de l’étude expérimentale de la perception musicale, et contri-
bua par son dynamisme à l’expansion d’une communauté de chercheurs
dans ce domaine.
Il était nécessaire de faire précéder ces contributions par le travail de
Catherine Liégeois-Chauvel et collaborateurs (chapitre 3), fruit d’une
longue expérience sur le traitement musical au niveau du cortex auditif.
Sur les aspects fondamentaux de la musique, nous avons souhaité ouvrir
le sommaire par les articles rédigés par Christophe d’Alessandro (chapi-
tre 2) sur les caractéristiques physiques des divers stimuli auditifs, et par
Pierre Messerli et Nicolas Sordet sur les systèmes musicaux et leurs
fluctuations (chapitre 1).
Depuis le milieu des années 1980, l’essor des techniques d’imagerie
cérébrale fonctionnelle a permis de réactualiser, en la modernisant, l’idée
de localisation cérébrale chère aux neurologues associationistes de la fin
du XIXe siècle. Certes, ces techniques sont dominées par la caméra à
positons et l’IRM fonctionnelle, sujet traité par Hervé Platel (chapitre 13),
qui permettent de visualiser le fonctionnement des processus mis en jeu
au cours des opérations cognitives ; mais elles ne doivent pas faire
négliger l’étude des potentiels évoqués auditifs, dont Mireille Besson et
collaborateurs (chapitre 11) ont montré l’intérêt pour mettre en évidence
l’individualité de canaux verbaux et musicaux lors de l’écoute de mélodies
chantées, pas plus que l’EEG quantifié utilisé par Nathalie Lebrun et
Francis Eustache (chapitre 12) dans l’étude des bruits de l’environne-
ment.
Enfin, il nous a paru intéressant dans un ouvrage comme celui-ci de
présenter, in fine, le travail préliminaire mené sur une importante cohorte
de sujets par une équipe d’orthophonistes (chapitre 14) à propos du
défaut d’adaptation à la justesse dans la voix chantée.
Ce livre est accompagné d’un CD-audio, car il nous a semblé
indispensable de proposer aux contributeurs de cet ouvrage la possibilité
d’illustrer leurs chapitres par des extraits sonores permettant de mieux
saisir, « à l’oreille », la nature de leur exposé et de leurs expériences. Nous
espérons que ce complément sonore, malheureusement souvent absent
d’ouvrages théoriques sur la perception musicale, vous permettra d’ap-
précier davantage encore cette contribution francophone de l’étude de
notre « cerveau musicien ».

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