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Émotions et discours
L'usage des passions dans la langue
DOI : 10.4000/books.pur.30405
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Lieu d’édition : Rennes
Année d’édition : 2008
Date de mise en ligne : 11 juillet 2016
Collection : Interférences
EAN électronique : 9782753546752
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782753506367
Nombre de pages : 374
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Référence électronique
RINN, Michael (dir.). Émotions et discours : L'usage des passions dans la langue. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 15 février 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/30405>. ISBN : 9782753546752. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.pur.30405.
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Flann O’Brien. Un voyageur au bout du langage, 2008, 242 p.
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Littérature et engagement pendant la Révolution française. Essai polyphonique et iconographique, 2007,
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Retours à Marcel Schwob. D’un siècle à l’autre (1905-2005), 2007, 300 p.
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Segalen et Claudel. Dialogue à travers la peinture extrême-orientale, 2007, 464 p.
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Les Bretagnes de Colette. Régénération et ambivalences, 2007, 144 p.
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La couleur, les couleurs. XIes Entretiens de La Garenne-Lemot, 2007, 264 p.
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Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, 2007, 308 p.
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Plaire et instruire. Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, 2007, 374 p.
Ioana Galleron (dir.),
L’art de la préface au siècle des Lumières, 2007, 268 p.
Sous la direction de Michael Rinn
Émotions et Discours
L’usage des passions dans la langue
Collection Interférences
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES – 2008
Ce colloque a bénéficié du soutien du Conseil régional de Bretagne,
du Conseil général du Finistère et de Brest Métropole Océane.
Michael RInn
Introduction ......................................................................................................13
PREMIÈRE PARTIE
La pensée pathétique
1. Fernand DELARUE
Pathétique et « Grand Style » à Rome (premiers siècles avant et après J.-C.) 21
2. Pierre ZOBERMAn
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime :
l’irrépressible expression de la joie du peuple ................................................37
3. Patrick CHARAUDEAU
Pathos et discours politique .............................................................................49
4. Georges MOLInIÉ
Les choses sont pathétiques .............................................................................59
5. Georges-Elia SARFATI
Sens commun et effets de discours : note sur la contribution de la
théorie du speech art à l’analyse des normes sémiotiques ...............................65
DEUXIÈME PARTIE
La fonction argumentative du pathos
6. Marc AnGEnOT
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie...........................................83
7. Emmanuelle DAnBLOn
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet ............................99
8. Ruth AMOSSY
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos ...............................113
9. Raphaël MICHELI
La construction argumentative des émotions : pitié et indignation dans
le débat parlementaire de 1908 sur l’abolition de la peine de mort ...............127
TROISIÈME PARTIE
La poétique du pathos
QUATRIÈME PARTIE
Pour une herméneutique du pathos
Michael Rinn
La pensée pathétique
Si les théoriciens anciens et modernes lui ont concédé une place importante
dans les discours de persuasion, le pathos revêt souvent un rôle secondaire par
rapport aux arguments quasi logiques, ces derniers bénéficiant du prestige accordé
au raisonnement incontesté auquel ils ressemblent. Cependant, l’Histoire récente
a démontré que nos sociétés contemporaines ne sont pas à l’abri de dérives
« passionnelles ». L’expérience des camps de concentration, pour ne citer que cet
exemple extrême, a montré la nécessité de renouveler la rhétorique conçue comme
un outil de règlement pacifique et rationnel des conflits, sans toutefois résoudre la
question de la gestion des émotions dans le discours. Ainsi, la première partie de
cet ouvrage cherche à montrer comment la pensée pathétique a proposé au cours
de l’Histoire des modèles divergents.
Fernand Delarue avance dans son article sur les Pères grecs de l’éloquence
et de la rhétorique latine que l’usage du pathêtikon a fini par triompher à la fin
de la république romaine. Il est la marque indélébile de la défense de la liberté.
Cependant, à la fin du premier siècle apr. J.-C., Tacite voit dans son déchaînement
démagogique une des causes de la perte du régime républicain. La recherche
de Pierre Zoberman consacrée au discours cérémoniel de la fin du XVIIe siècle
soutient que les références à la voix du peuple mettent en évidence un lieu
pathétique. Établissant un lien avec des périodes historiques plus récentes,
P. Zoberman constate que l’expression irrépressible de la joie des sujets est
invoquée comme le signe le plus puissant de la réussite du pouvoir absolutiste,
voire totalitaire. Patrick Charaudeau, dans son étude sur la finalité d’influence
du discours politique, parvient à approfondir cette conception des émotions
comme représentation sociale. Il paraît important de constater que le pathos est
constitutif d’un processus d’identification sociale, mais également humaine, des
interlocuteurs.
3 J’ai le plaisir de remercier Yves Piccand pour ces commentaires critiques. Merci à Raluca Ban-
ciu, Aurélie Lagadec et Merry Susiarjo-Bathany, doctorantes en Sciences du langage à l’UBO,
pour la relecture des manuscrits. Ma reconnaissance va également à Françoise Dourfer pour la
mise en page de l’ouvrage.
Introduction 15
Raphaël Micheli, elle montre comment l’usage des émotions tend à échapper à
l’emprise du discours rationnel centré sur la négociation des différences. L’auteur
pose qu’une construction argumentative des émotions conduit inexorablement
à des jugements de valeur péremptoires. Enfin, l’étude de cas présentée par
Christian Plantin, Véronique Traverso et Liliane Vosghanian définit le formatage
pathétique de l’interaction verbale. Analysant le parcours émotionnel d’un
échange communicatif, les auteurs parviennent à conclure que les conditions de
production et de gestion de l’émotion dépendent des valeurs partagées par les
interlocuteurs.
La poétique du pathos
Les deux dernières études de l’ouvrage portent sur les effets pathémiques
de l’image dans les médias. La première présentée par Aurélie Lagadec prend
l’exemple des attentats du 11 septembre 2001 pour s’interroger sur l’usage du
pathos tiraillé entre exigence éthique et représentation esthétique de l’événement.
L’auteure montre comment la figuration iconique s’effectue par une réactivation
d’un univers culturel symbolique à la fois tragique et apocalyptique, cherchant à
combler le vide référentiel produit par l’effet du choc. Or ce manque d’emprise
émotionnelle sur l’événement même, renforcé par la censure interdisant les images
des corps de victimes, a ouvert un espace de controverse quant à la réalité de ces
attentats. Enfin, la recherche de Louis Panier prend appui sur quelques « Unes »
des journaux annonçant la mort de Yasser Arafat survenue le 11 novembre 2004
pour analyser la figuration iconique des émotions. L’analyse des dispositifs
énonciatifs lui permet de nouer la production de l’émotion, à sa représentation et
à sa transmission. Les formes et les détours de l’énonciation et la contagion du
sens qui peut s’en dégager.
PREMIÈRE PARTIE
La pensée pathétique
Pathétique et « Grand Style » à Rome
(premiers siècles avant et après J.-C.)
Fernand DELARUE
Le style exprime les passions si, quand il y a outrage, le langage est celui d’un
homme en colère ; quand il s’agit d’actes impies et honteux, celui d’un homme qui
s’indigne et a scrupule même à les énoncer ; quand il s’agit d’actes louables, celui
de l’admiration ; quand il s’agit d’actes pitoyables, celui de l’humilité, et pareille-
ment du reste (III, 1408 a 16-19).
7 Aristote emploie le verbe diakeisthai, « être dans telles dispositions », II, 1377 b 27, 28 et 30
8 Six chapitres sont consacrés aux êthê des auditeurs (II, 12-17), moins de 25 lignes à l’êthos de
l’orateur (I, 1356 a 4-13 ; II, 1378 a 6-19).
9 Mais l’incapacité à se mettre en colère quand il y a lieu est un défaut : Eth. Nic., IV, 1125 b-
1126 a.
24 Fernand DELARUE
10 BARnES J., « Roman Aristotle », Philosophia togata II, Plato and Aristotle in Rome, in
J. Barnes et M. Griffin (éd.), Oxford, 1, p. 1-.
11 Cf. Virg., Aen. VI, 833 ; Luc. I, 3.
12 Antoine (grand-père de l’amant de Cléopâtre) a été consul en , censeur en 7 ; Crassus, consul
en 95, censeur en 92.
13 Sur la connaissance de la Rhétorique d’Aristote par Cicéron, J. Barnes, op. cit., p. 50-54.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 25
capacité de mener l’auditoire où l’on veut, paraît seule compter. Très révélatrice,
l’évocation du procès de norbanus fournit des exemples frappants de cet emploi
privilégié des passions.
En 95, le tribun norbanus, accusant Cépion et désespérant de le faire
condamner, a suscité une émeute populaire contre lui : des magistrats ont été
molestés, l’accusé a failli être lynché. Accusé à son tour en 94, il a été défendu
victorieusement par Antoine. Crassus, qui a en particulier affirmé l’utilité d’une
formation philosophique pour l’orateur, loue sans la moindre réserve ce succès :
« Pour traiter ce sujet délicat, inouï, périlleux, nouveau s’il en fut, ne fallait-il pas
une incroyable puissance de talent14 ? » En 91 comme en 55, les troubles civils
menacent et vont bientôt éclater : Antoine en sera victime en 87. Tour de force ou
pure démagogie ?
Ainsi encouragé, il explique lui-même comment il a procédé. Pour réfuter
l’accusation, il a commencé par docere, en s’appuyant sur des exemples, ces
paradeigmata qui représentent, pour Aristote, la forme rhétorique de l’induction :
à toutes époques, à Rome, certaines séditions « avaient été légitimes et en quelque
sorte indispensables ». Tel est bien le cas actuel : « Or si jamais on avait reconnu
que le peuple romain eût le droit de se soulever – chose souvent reconnue, je
le prouvais (docebam) –, en aucun cas il n’en avait eu un plus juste motif que
dans l’affaire en question » (199). La conclusion de l’enthymème s’impose
naturellement.
Le temps de mouere vient ensuite. L’accusation de Cépion par norbanus
reposait sur sa responsabilité dans une défaite subie en 106 contre les Cimbres.
Les chevaliers (equites Romani), qui représentent le pouvoir économique en face
du pouvoir politique des sénateurs, ont des raisons particulières de haïr Cépion :
non seulement cette défaite a causé la ruine de nombre de leurs établissements
en Italie du nord, mais Cépion a voulu faire voter une loi qui leur retirait le
droit exclusif de siéger dans les tribunaux, droit qui leur a été attribué par Caïus
Gracchus. Passant de la refutatio à la confirmation (probatio), Antoine exploite à
fond cette double rancune :
Je représentai qu’il y allait du sort de mon ancien questeur, que, selon les idées
de nos ancêtres, je devais regarder comme un fils ; qu’il y allait presque de tout
mon honneur et de ma fortune ; qu’il ne pouvait rien m’arriver de plus honteux, de
plus funeste à ma réputation ou de plus cruel à mon cœur, que si, moi qui passais
pour avoir sauvé des indifférents, dont le seul titre à mes yeux était d’être des
concitoyens, je me montrais incapable de porter secours à un camarade <à qui
m’unissaient des liens sacrés (sodali meo)> (200).
16 Comme pour désespérer les esprits systématiques, les termes employés pour résumer l’effet
obtenu par le développement pathétique sont ceux mêmes qui ailleurs caractérisent l’êthikon :
populi beneuolentiam mihi conciliaram.
17 Ce sera le cas dans le Traité du Sublime (9, 15 ; 29, 2) ou chez Quintilien (VI, 2).
18 De or., II, 121, 182, 183, 184, 213 (cf. 241, 243, 327). Cf. Quint. VI, 2, 8-9 ; 13 ; 17 ; 26.
19 C’est ainsi qu’on a parfois dit chez nous que le colonel était le père du régiment. Les fonctions
du questeur sont d’ordre financier.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 27
religieuse. Au sein de cette grande famille qu’est la cité, sous la protection de ses
dieux tutélaires et de leurs desservants, on contemple la douleur d’un père auquel
on veut arracher son enfant20. Il ne s’agit plus de diviser, mais de réunir, de faire
communier l’auditoire, au-delà des intérêts des différents groupes ou factions,
dans les valeurs communes de l’humanitas. Effets « éthiques » pour Cicéron,
mais qui relèveraient clairement pour nous du pathétique.
C’est en exaltant ces moyens relevant de l’affectivité, négligés par les
manuels depuis Aristote, qu’Antoine conclut l’évocation de son succès :
20 Sans que l’idée soit explicite chez Cicéron, on rapproche éthique et comédie, pathétique et
tragédie : dans la comédie, les familles finissent par se réconcilier ; dans la tragédie, elles s’en-
tre-tuent.
21 Quod esse in arte positum uidebatur : ars (oratoria) traduit tekhnê rhêtorikê.
22 De officiis, II, 51 ; trad. Bréhier.
28 Fernand DELARUE
La plupart de ceux qui ont donné leur avis avant moi ont eu des accents d’un
art admirable pour déplorer les malheurs de la république. Ils ont énuméré les
horreurs de la guerre, le triste sort des vaincus : rapt des jeunes filles, des jeunes
garçons, enfants arrachés aux bras de leurs parents, mères de famille soumises au
caprice des vainqueurs, temples et maisons pillés, meurtres, incendies, enfin par-
tout des armes, des cadavres, du sang, des deuils. Mais, par les dieux immortels,
à quoi tendaient de tels propos ? À vous faire détester la conjuration ? Sans doute
celui qu’une chose (res) aussi grave, aussi atroce n’a pu émouvoir, un discours
(oratio) l’enflammera-t-il 31 !
28 Déjà Démétrios, dans son traité Du style (vers 100 av. J.-C. ?), distinguait le grand style (mega-
loprepês : magnifique, majestueux) et le style véhément (deinos), représenté par Démosthène.
29 Voir p. ex. R. SYME, Sallust, Cambridge, 1962, p. 105-111.
30 La formule Romulus Arpinas figure dans la brillante Invective contre Cicéron attribuée, sans
doute à tort, à un Salluste plus jeune. Elle fait allusion à un poème de Cicéron à sa propre
gloire.
31 Catilina, 51, -10 ; trad. ernout modifiée.
30 Fernand DELARUE
Les hommes en vinrent, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens
habituel des mots. L’audace insensée passa pour du courage et du dévouement au
parti, l’attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences
honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté […]. Les précautions
que certains voulaient prendre avant d’agir passaient pour de beaux prétextes dis-
simulant une dérobade. Chaque fois, c’était aux forcenés qu’on faisait confiance
et l’on se défiait de ceux qui les contredisaient33.
Sans cesse, Salluste scrute le sens des mots, et ce qui se cache en réalité
derrière eux. Dans Catilina, c’est en 70, année du consulat de Pompée et de Crassus,
que triomphe une hypocrisie générale : « tous ceux qui, depuis cette époque, ont
jeté le trouble dans la république sous de beaux prétextes (honestis nominibus),
les uns se posant en défenseurs du peuple, les autres pour donner toute sa force
à l’autorité du sénat, tout en alléguant (simulantes) le bien public, travaillaient
chacun pour leur propre puissance » (38, 3). Il prendra ensuite conscience que le
mal remonte bien plus loin34.
Salluste ne se contente pas de dénoncer. Il montre directement le pouvoir
malfaisant des mots dans les propos de Catilina, maître manipulateur, à ses
complices (mais l’Antoine du De oratore, avec sa désinvolture à l’égard de la
légalité républicaine, ne lui indiquait-t-il pas le chemin ?) :
Si votre valeur et votre loyauté ne m’étaient bien connues, c’est en vain que l’oc-
casion favorable se serait offerte ; en vain aurions-nous eu un grand espoir, le
32 On est en revanche surpris de voir combien les critiques modernes, quasi unanimes à prendre le
parti de Caton, sont assoiffés de sang.
33 Thucydide, III, 82, 4-5 ; trad. D. Roussel. – Sur Démosthène, très présent également, surtout
dans les discours, P. PERROCHAT, Les modèles grecs de Salluste, Paris, Belles Lettres, 1949,
p. 73-83.
34 Après la chute de Carthage (146) dans Jugurtha (41, 5) et les Histoires (I, 12 M.).
Pathétique et « Grand Style » à Rome 31
pouvoir absolu sous la main ; et moi-même je n’irais pas lâcher pour l’incertain
le certain, si je n’avais pour appui que des esprits lâches ou frivoles. C’est parce
qu’en de nombreuses et graves circonstances j’ai reconnu votre bravoure et votre
fidélité envers moi que mon cœur a osé entreprendre la plus grande et la plus belle
des tâches ; c’est aussi parce que j’ai compris que biens et maux étaient communs
entre vous et moi ; car une communauté des aspirations et des refus, tel est le seul
vrai fondement de l’amitié (20, 2).
35 Cf. HELLEGOUARC’H J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la
République, Belles Lettres, 1963, en part. p. 244-245 (uirtus) et 27 (fides, « confiance mutuel-
le »).
32 Fernand DELARUE
Catilina, lui, fut trouvé loin des siens au milieu des cadavres ennemis ; il respirait
encore un peu et conservait sur son visage cet air de violence et d’orgueil qu’il
avait durant sa vie. Enfin de toute cette armée, ni dans le combat, ni dans la fuite,
aucun citoyen de naissance libre ne fut fait prisonnier ; tous avaient aussi peu épar-
gné leur vie que celle de leurs adversaires. Pourtant la victoire remportée par l’ar-
mée du peuple Romain n’était pas de celles qui ne coûtent ni larmes ni sang. Les
plus braves étaient tombés en combattant ou s’étaient retirés grièvement blessés.
En outre nombre de soldats, sortis du camp pour visiter ou pour piller le champ
de bataille, découvraient en retournant les cadavres ennemis qui un ami, qui un
hôte ou un parent ; quelques-uns aussi reconnaissaient des adversaires personnels.
Ainsi par toute l’armée régnaient des sentiments divers, où se mêlaient allégresse
et chagrin, deuil et joie (61, 4-9).
L’adieu au pathos
38 Au-delà des fantaisies de Pascal Quignard, considérons cette controverse : un brave qui a perdu
ses deux bras, est outragé (o acerbam mihi uirtutis meae recordationem ! o tristem uictoriae me-
moriam ! Ille onustus modo hostilibus spoliis uir militaris…) et fait appel à son fils : quid ridetis,
inquam ? habeo manus. Vocaui filium (I, 4, 1). Il me paraît sûr que le Don Diègue de Corneille
doit quelque chose à ce vieillard humilié.
39 Quintilien, qui écrit vers 95 l’Institution oratoire fut lui-même le maître de Pline le jeune et
peut-être de Tacite.
34 Fernand DELARUE
42 Paradoxalement, chez Cicéron et chez Sénèque, en se référant au Stoïcisme qui, lui, condamne
sans appel les passions. Il serait intéressant de considérer ici l’influence de Platon, non celui du
Gorgias, mais celui du Phèdre, où sont intimement associés amour et éloquence. Les Anciens
ont cru (à tort) que Démosthène avait été l’élève de Platon.
43 Qu’on lise par exemple dans le César de CARCOPInO J. la description des triomphes hol-
lywoodiens de César.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien
Régime : l’irrépressible expression de la joie du peuple
Pierre ZOBERMAN
L’Exclamation doit être placée à mon avis la premiere dans cette Liste des Figures,
puisque les passions commencent par elle à se faire paroistre dans le discours.
L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’ame vient à être agitée
de quelque violent mouvement, les esprits animaux courans par toutes les parties
du corps entrent en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits
de la voix, & les font enfler ; ainsi ces conduits étant rétrecis, la voix sort avec
plus de vitesse & impetuosité au coup de la passion dont celui qui parle est frappé.
Chaque flot qui s’élève dans l’ame est suivi d’une exclamation 1.
1 La Rhétorique ou l’art de parler (4e éd., Amsterdam, 1), Brighton, Sussex Reprints, 1,
p. 112-113.
38 Pierre ZOBERMAN
enveloppe partout et toujours) qui s’exprime, précisément par une voix. Et cette
voix, les textes du dix-septième siècle répètent à l’envi qu’elle est la manifestation
irrépressible d’une joie elle-même signe du bonheur qu’ils éprouvent à vivre sous
le règne de Louis le Grand. Il y a, dans l’éloquence d’apparat de l’époque, un topos
incontournable, celui d’une voix populaire, et, plus précisément de l’expression
ubiquitaire et impérieuse d’une joie sans égale. Deux traits complémentaires
caractérisent ces explosions de joie : la voix du peuple ne saurait être contenue ;
ses manifestations sont présentées en termes pathétiques – la voix du peuple
n’est que la vocalisation de sa passion (faite de tendresse, de reconnaissance et
d’admiration).
Je suggérerai ici deux choses : premièrement, que ce topos est paradoxal
parce qu’on y affirme que le peuple s’exprime d’une seule voix et que cette
voix entonne un chant de bonheur tout en laissant entendre (explicitement ou
implicitement) qu’il s’agit en fait d’une réaction purement passionnelle ou
émotive au bonheur dont les sujets jouissent, réaction qui peut passer par la
voix, mais qui ne tient réellement aucun discours articulé, qui n’accède donc
pas au statut de parole proprement humaine, c’est-à-dire la parole rationnelle ;
deuxièmement, que, si ce topos est ubiquitaire, c’est qu’il correspond à un besoin
idéologique du discours officiel : en marquant, voire en martelant, le bonheur
de l’ensemble du royaume sous la houlette de son incomparable monarque, il
complète l’appareillage idéologique du régime louis-quatorzien – comme preuve
incontournable de la réussite de la monarchie absolue, qui fonde précisément sa
justification dans le bonheur universel du royaume… De la sorte, le topos de la
voix du peuple, ou plutôt sa variante de l’époque (l’expression irrépressible de
la joie populaire) apparaît comme constitutive de la représentation symbolique et
idéologique du régime.
2 « Oui, il y a cent, il y a mille voix qui crient. Mais que faire, quand l’un crie une chose, et l’autre
une autre ? » (148), London, Vintage Books, 2002, p. 71.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 3
The French and Dutch voters who said no to the charter [the European Consti-
tution] did not really reject the constitution, the EU officials said Thursday night,
they just failed to understand it. The comments, after nearly three weeks of soul-
searching about Europe’s direction, spoke less of a crisis atmosphere than of a
surreal disconnect between Europe’s leadership and its voters3.
[Les Français et les néerlandais qui ont dit non au traité n’ont pas réellement rejeté
la Constitution, disaient mardi soir les représentants de l’Union Européenne, ils
ne l’ont tout simplement pas comprise. Ces commentaires, qui suivaient près de
trois semaines d’interrogations métaphysiques sur la voie où s’engageait l’Europe,
n’indiquaient pas tant une atmosphère de crise qu’une coupure surréaliste entre les
dirigeants et les électeurs européens.]
Les Français avaient tout de même fait un grand effort pour s’informer,
en dépit du caractère technique du texte soumis à leur verdict, et des difficultés
parfois rencontrées pour se le procurer à l’avance. Quoi qu’il en soit, dans les
deux cas, la réponse explicite est renvoyée – en compagnie de quelques ministres
pour faire bonne mesure.
Il n’est rien de plus charmant, que de voir tout le Peuple, comme transporté hors
de luy-mesme. Jamais la Magnificence des Rois n’a fait un spectacle si beau, ny
si digne de la Majesté royale, que cet empressement universel des Artisans & des
marchands, qui laissent leurs ouvrages, ferment leurs Boutiques, & courrent aux
Églises, y loüer Dieu de la Santé du Roy. Ils ne sçavent quelles marques donner,
d’une joye extraordinaire qu’ils n’ont point encore sentie. Il leur semble qu’ils
ne sçauroient assez allumer de feux Sacrez sur les Autels pour faire connoistre
l’ardeur & la pureté de leur zele. Ils ne se contentent pas de leur propre voix, pour
exprimer la tendresse de leur amour ; ils empruntent les plus belles & les plus sça-
vantes, qui retentissent de toutes parts en Cantiques de loüanges & d’actions de
graces. Il est vrai cependant, que rien n’est si beau que ce qu’ils font eux-mesmes
sans preparation : ces cris naturels qui ne sçauroient estre imitez par une fausse
joye ; ces concerts de cœurs & d’affections, où l’on ne prelude point ; cette voix du
Peuple, qu’un Prophete appelle la voix de Dieu, parce qu’elle ne peut, ny feindre,
ny tromper4.
4 Barbier d’Aucour, « Discours sur le rétablissement de la santé du Roy » (187), dans P. Zober-
man, Panégyriques du Roi, op. cit., p. 225-22 ; c’est moi qui souligne.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 41
5 Ibid., p. 22.
Dans Salonnières, Furies and Fairies. The Politics of Gender and Cultural Change in Absolutist
France (Newark, DE : The University of Delaware Press, 2005), Anne Duggan résume les dé-
bats récents sur la place des femmes dans la sphère publique. Elle reprend en particulier la dis-
tinction que Dena Goodmann fait pour le XVIIIe siècle entre la sphère publique « inauthentique »
de l’autorité politique (sphère publique qu’elle-même appelle « politico-économique ») et une
« sphère publique “authentique” (socioculturelle) où les gens étaient réunis par l’usage commun
de la raison » (41 ; traduction P2). Les salons seraient, pour Anne Duggan, l’une des composan-
tes de cette sphère publique. Mais les peuples auxquels on prête un discours d’amour pour leur
roi ne sont guère réellement concernés par cette distinction et l’existence qu’elle implique d’une
sphère publique séparée de la sphère du pouvoir.
7 Sur ce point, voir P. Zoberman, « Public Discourse, Propaganda, and Personality Cult under
Louis XIV », The Public 8 (2001), 3, p 5-71.
42 Pierre ZOBERMAN
« Adorez, Peuples, les pas de ce Prince Auguste : ce n’est pas sans raison qu’à son
retour vous semiez son chemin de fleurs, & qu’il trouvoit par tout des marques
extraordinaires de vostre joye8. »
Peuple ému donc, comme sont émus les simples paroissiens qui voient tout
à coup Monsieur, frère du Roi, apparaître à l’office à Saint-Eustache, et à qui l’on
dit ce qu’ils ressentent, dans une interprétation, moins de leurs exclamations que
le sermon retient, mais de leur attitude, vue comme variante de l’explosion de
joie. On dit en somme au peuple ce qu’il dit et ce qu’il sent. Il ne faudrait pas être
simpliste en affirmant qu’il y a là fabrication pure et simple. Le topos pathétique du
peuple en liesse correspond certainement à une part de réalité. Comme le rappelle
Bourdieu, « le langage d’autorité ne gouverne jamais qu’avec la collaboration de
ceux qu’il gouverne, c’est-à-dire grâce à l’assistance des mécanismes sociaux
capables de produire cette complicité, fondée sur la méconnaissance, qui est au
principe de toute autorité10 ». Et cette complicité et cette méconnaissance jouent
certainement un grand rôle dans la « joie » et la patience des sujets. nul doute que
bon nombre des assistants aient été en effet fort aise de voir Monsieur en leur sein11…
On retrouve ici les manifestations de la conscience de soi aliénée, pour reprendre
cette fois l’analyse althussérienne du théâtre matérialiste dialectique – les classes
dominantes imposant leur idéologie comme universelle et dominante12. Mais, en
même temps, cette projection sur la voix populaire, sur les réactions (forcément
8 Tallemant, « Panégyrique du Roy sur la campagne de Flandre » (177), dans P. Zoberman, éd.,
Les Panégyriques du Roi prononcés dans l’Académie française, Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 11, p. 13.
« Après avoir fait la division de son Discours, il dit : C’est le partage de ce discours que je consa-
cre, Messieurs, au Triomphe de J.-C. & à vôtre instruction, car ni ma bouche ne doit point icy
annoncer les œuvres des hommes, ni vos yeux ne doivent point regarder d’autres grandeurs
que celle du Dieu saint dont vous venez entendre la parole, & si dans la joye que vous avez
de posseder au milieu de vous un auguste Prince, vous attachez sur luy vos regards, si vous
admirez en luy sa pieuse ardeur à passer de son Palais dans le Temple, son respect pour les
choses saintes, sa veneration pour les ministres sacrez, son zele pour les gens de bien, dans une
si haute élevation, une si grande sagesse dans le centre des passions, une soûmissison aux loix
si fidelle ; si vous êtes charmez de cette égalité d’ame & de cette bonté à qui toute reputation est
sacrée & toute misere est precieuse, bonté qui le fait regner sans couronne, rendez-en la gloire à
celuy qui donne la grace. Rapportez ces merveilles à la puissance de J.-C. ressuscité par qui les
Cesars sont devenus Chrestiens, & les superbes Geans ont esté réduits à l’humilité des enfans,
qui a instruit à pleurer leurs pechez ceux qui sçavent finalement vaincre leurs ennemis & qui a
fait si souvent descendre de leurs trônes ces Dieux de la Terre pour les amener à son Sépulcre. »
(Mercure galant, mai 1, 138-141).
10 Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 182, p. 113.
11 Tout comme en juin 2005, à Londres, les spectateurs de Billy Elliot, the Musical furent tout
émus de voir monter sur scène Elton John, qui en avait composé la musique et qui venait annon-
cer qu’un donateur ayant assumé les frais de la soirée, le théâtre avait pu faire don de la recette
à la fondation SIDA (AIDS Foundation) du célèbre artiste pop.
12 Voir Louis Althusser, « Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste »
(dans Pour Marx, Paris, François Maspero, 1, p. 128-152).
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 43
13 Les mémoires de Louis XIV sont sur ce point très éclairants : «… au lieu qu’au siècle passé
une partie de leur intégrité était de ne pas approcher du Louvre, et cela, non pas par mauvais
dessein, mais par la fausse imagination d’un prétendu intérêt du peuple opposé à celui du prince,
et dont ils se faisaient les défenseurs sans considérer que ces deux intérêts ne sont qu’un, que la
tranquillité des sujets ne se trouve qu’en l’obéissance, qu’il y a toujours moins de mal pour le
public à supporter qu’à contrôler même le mauvais gouvernement des rois dont Dieu seul est le
juge, et que ce qu’ils semblent faire contre la loi commune est fondé le plus souvent sur la raison
d’État, qui est la première des lois, mais la plus méconnue et la plus obscure à tous ceux qui ne
gouvernent pas » (Mémoires de Louis XIV, présentés et annotés par Jean Longnon, nouv. éd.
revue et corrigée, Paris, Librairie Jules Tallandier, 178, p. 0). Jurieu, qui n’adopte pas la même
perspective, évoque effectivement l’évolution des parlements qui se seraient progressivement
intégrés à l’appareil royal, perdant ainsi leur nature originaire (sur Jurieu, voir les remarques
qui suivent).
44 Pierre ZOBERMAN
de l’abaissement de la noblesse, qui fait que tous les sujets sont effectivement
soumis au bon vouloir royal, tous les groupes sont satisfaits, et même heureux.
Affirmer le bonheur sans nuage des peuples, dont le Roi a toujours l’intérêt à
cœur, c’est affirmer du même coup que le pouvoir monarchique a réussi, a rempli
sa mission, ou plutôt la mission sur laquelle se fonde sa cohérence idéologique.
Ici encore, les exemples sont nombreux, mais les plus éclairants sont ceux
qui affirment paradoxalement ce bonheur à l’occasion des souffrances mêmes
du peuple. La révocation de l’édit de Nantes démultiplie la parole, comme s’il
fallait sans cesse confirmer que tout, dans la politique royale, était fait dans
la pensée de rendre les peuples heureux. J’ai déjà étudié ces phénomènes qui
relèvent proprement de la propagande14. Ce qui importe ici, c’est la disponibilité
du topos, au moment même où l’orateur semble devoir concéder une souffrance.
Le Mercure galant s’enthousiasme devant les conversions collectives dans les
villes de province, sous la conduite de personnages en vue ou de figures bien
connues des lecteurs du périodique, comme Mlle Bernard à Rouen ou les Dacier
à Castres15. Une sorte de compulsion, de liesse incontrôlable envahit les textes
officiels. La Continuation du Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet est
caractéristique :
Parle qui voudra, ou plutost qui le pourra faire dignement de la profonde sagesse
de ce grand Roy, qui a procuré la vie de la grace à tant d’Ames par ce saint zele :
sa patience, sa douceur, ses bienfaits par des Lois aussi salutaires qu’équitables ;
quoy que d’abord comme les Medecines elles ayent paruës ameres aux plus mala-
des, qui publient maintenant la santé qu’ils en ont receuë1.
reur, & sur cette pensée ils courent sans balancer où sa voix les appelle, cedent sans peine à tout
ce qu’il luy plaist de leur inspirer, & Dieu voit ainsi le Fils aisné de son Eglise, triomphant de
l’heresie & du mensonge, & la France ne faisant plus qu’un troupeau, & ne connoissant qu’un
seul Pasteur. » (P. Zoberman, Panégyriques du Roi…, p. 211).
17 La Pharmacie de Platon, Paris, Tel Quel, s.d., p. 30 sq.
18 Discours du 4 juin 158 à Alger.
4 Pierre ZOBERMAN
Les François seuls ne sont point capables d’un sentiment si injuste & si condam-
nable. Leur amour pour leur Prince, non seulement les tient dans une obeissance
& dans une soumission qui fait leur plaisir & leur joye, mais il enchaisne leurs
cœurs d’un lien encore plus fort & plus etroit ; & quoy qu’ils ayent quelquefois
apperceu de loin les maux que la guerre cause, ils l’ont toujours trouvée si juste,
qu’ils n’en ont pris que plus de cœur & plus d’indignation contre les Ennemis de
l’État, qu’ils ont regardez comme les seuls auteurs de ce qui pouvoit alterer le
repos de leur vie1.
1 Mercure, juin 12, p. -11. Le texte (qui n’est introduit que par la phrase : « Ce Discours a esté
prononcé dans une celebre occasion par Mr Delmas, Avocat du Roy au Presidial, & Senechal de
Roüergue »), s’ouvre sur l’énoncé de la règle : « Deux des plus extraordinaires & des plus cruel-
les injustices qui se commettent dans la vie, sont d’attribuer ce qui n’arrive que par un decret
de la Providence (que les Anciens appelloient un Arrest du Destin) uniquement à ceux qui n’en
sont que les simples Executeurs & les Ministres, & de rendre responsables, non seulement des
événements, mais encore des incidens, de ce qui survient occasionnellement, & des suites, ceux
mesmes qui ont pris les plus justes mesures pour le succés de leurs desseins, & pour empêcher
ce qui n’est arrivé enfin que par une necessité fatale, que toute la prudence humaine ne pouvoit,
ny prévenir, ny éviter. Les Princes, dans quelque élevation qu’ils soient, ne sont point à couvert
de ces atteintes, & quelque tendresse qu’ils ayent pour leurs Sujets, ils ne trouvent souvent dans
leur esprit que de la douleur, dans leur cœur que de l’ingratitude, & dans leur bouche que du
murmure, dés qu’une conjoncture malheureuse telle qu’est la guerre (effet funeste plus souvent
d’une fatalité inévitable, que de leur déliberation) les necessite d’exiger d’eux les secours qu’ils
leur doivent, & qu’ils ne demandent pour l’ordinaire, que pour la défense & le propre interest de
ces ingrats. » Pour une analyse de ce texte dans la perspective de l’opposition entre propagande
proprement dite et élaboration d’image (culte de la personnalité, voir P. Zoberman, « Eloquence
and Ideology : Between Image and Propaganda », Rhetorica XVIII, 3, Summer 2000).
20 J’avais d’abord assimilé cet effet à une sorte de karaoké, et je dois à Gary Ferguson cette carac-
térisation clairement plus exacte : on prête au peuple des réactions passionnelles qu’on interprète
– le karaoké supposerait qu’à défaut de proférer un discours autonome, le peuple en répète un,
alors qu’on lui en met un dans la bouche.
21 Ce que parler veut dire, op. cit.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 47
un mécanisme qui demeure perceptible dans les réactions officielles au verdict des
urnes aujourd’hui. Un tel refoulement n’est pas sans enjeux. On entend souvent
les gouvernements les plus répressifs affirmer qu’ils sont l’expression de la voix
du peuple. En se faisant l’écho d’une voix du peuple qui chante inlassablement
son bonheur, le régime monarchique se donnait une base idéologique, tout en se
prémunissant mythiquement contre les explosions de colère du peuple ; le risque,
aujourd’hui, c’est de voir ce peuple dont on fait taire la voix en affirmant qu’on
l’a compris se tourner vers ceux qui tablent sur la frustration et le mécontentement
ambiants pour fonder leur propre crédibilité comme porte-parole de ce peuple
dépossédé de son discours, dans la pure tradition populiste ou fasciste.
Pathos et discours politique
Patrick CHARAUDEAU
Rappels
Ayant déjà traité la question des émotions à propos du discours des médias
– et particulièrement de la télévision – au cours d’un colloque qui eut lieu à Lyon
en l’an 2000, je me contenterai de rappeler dans un premier temps un certain
nombre des points que j’ai développés, et qui serviront d’attendus pour la suite
de mon propos.
Tout d’abord, je n’entrerai pas dans la discussion autour du choix des
termes qu’il convient de retenir pour parler de cette question : pathos, émotion,
sentiment, affect, passion. Chacun de ces termes est susceptible de recouvrir une
notion particulière, et on peut gager que chacune de ces notions dépend d’un
point de vue théorique particulier. Je me contenterai simplement de dire que, pour
ce qui me concerne, je pense qu’il faudrait distinguer la notion de « sentiment »
de celle d’« émotion » dans la mesure où la première semble davantage liée à
l’ordre de la morale, alors que la seconde serait plutôt liée à l’ordre du sensible.
Mais cela mériterait un long développement, raison pour laquelle, dans l’exposé
qui suit, j’emploierai ces termes indifféremment l’un pour l’autre.
C’est parce que les émotions se manifestent dans un sujet « à propos » de quelque
chose, qu’il se figure, disions-nous, qu’elles peuvent être dites représentationnel-
les. La pitié ou la haine qui se manifeste chez un sujet n’est pas le simple résultat
d’une pulsion, ne se mesure pas seulement à une sensation d’échauffement à une
poussée d’adrénaline ; elle s’éprouve à la représentation d’un objet vers lequel
tend le sujet ou qu’il cherche à combattre. Et comme ces connaissances sont rela-
tives au sujet, aux informations qu’il a reçues, aux expériences qu’il a faites et aux
valeurs qu’il leur attribue, on peut dire que les émotions ou les sentiments sont liés
à des croyances1.
1 nous reprenons ici notre analyse développée dans « Une problématisation discursive de l’émo-
tion. A propos des effets de pathémisation à la Télévision », PLAnTIn (dir), Les émotions dans
les interactions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 125-155.
50 Patrick CHARAUDEAU
l’existence d’une émotion. Des mots tels que « colère », « horreur », « angoisse »,
« indignation », etc. désignent des états émotionnels mais ne provoquent pas
nécessairement de l’émotion. Il peut même se faire que leur emploi ait un effet
contre-productif : expliciter un état émotionnel pourrait être interprété comme un
faux-semblant, car comme on le dit dans certaines cultures : « l’émotion vraie se
ressent, mais ne se dit pas ». D’autres mots comme « victime », « assassinat »,
« crime », « massacre », des images de sang de destruction, d’inondation,
d’écroulement qui ont partie liée avec les drames du monde, des exclamations
(ah ! oh ! hélas !) sont susceptibles d’exprimer ou d’engendrer des peurs, des
souffrances, de l’horreur, mais sont seulement « susceptibles ». Ce que l’on peut
dire, c’est que ces mots et ces images sont, à tout le moins, de « bons candidats »
au déclenchement des émotions4. Mais tout dépend de l’environnement de ces
mots, du contexte, de la situation dans lesquels ils s’inscrivent, de qui les emploie
et qui les reçoit.
Proposition
relation à l’autre dans lequel on assigne à celui-ci une place. Cela correspond à
un processus de régulation pour la réalisation duquel le sujet parlant a recours
aux procédés d’énonciation locutifs (Allocutif, Élocutif, Délocutif6) qui sont en
vigueur dans le groupe social auquel il appartient, et qui se constituent en ce que
l’ethnométhodologie appelle des « rituels socio-langagiers ». La finalité de ce
processus est l’adhésion aux normes sociales de comportement.
Comment imposer sa personne de sujet parlant à l’autre répond à la
nécessité pour le sujet parlant de faire qu’on le reconnaisse comme une personne
digne d’être écoutée (ou lue), soit parce qu’on la considère crédible, soit parce
qu’on peut lui attribuer sa confiance, soit parce qu’elle représente un modèle
charismatique. Il s’agit ici d’un processus d’identification qui exige du sujet parlant
qu’il construise de lui-même une image qui ait un certain pouvoir d’attraction sur
l’auditoire de sorte que celui-ci adhère de manière quasi irrationnelle à ce que dit
le locuteur. C’est la problématique de l’ethos, particulièrement importante dans
le discours politique mais que je ne traiterai pas ici7.
Comment toucher l’autre est l’objectif que peut se donner le sujet parlant
pour faire que cet autre ne pense pas et se laisse emporter par les mouvements de
son affect. Le sujet parlant a alors recours à des stratégies discursives qui tendent
à toucher l’émotion, les sentiments, de l’interlocuteur ou du public de façon à la
séduire ou au contraire lui faire peur. Il s’agit d’un processus de dramatisation
qui consiste à provoquer l’adhésion passionnelle de l’autre en atteignant ses
pulsions émotionnelles. On est en pleine problématique du pathos, bien que celle-
ci puisse s’étendre aux autres attitudes. C’est celle-là que je traiterai ici à propos
du discours politique.
Enfin, comment organiser la description du monde que l’on propose/ou
impose à l’autre consiste à, d’une part, décrire et narrer les événements du monde,
d’autre part, à apporter des explications sur le comment et le pourquoi de ces
événements. Pour ce faire, le sujet parlant aura recours à des modes d’organisation
discursive selon une certaine rationalité narrative et argumentative8, et en
supposant que l’autre pourra les reconnaître et y adhérer. Il s’agit d’un processus
de rationalisation qui, évidemment, est en même temps empreint des autres, et
que je ne traiterai pas ici.
La figure placée en fin d’article représente la position du sujet parlant pris
entre les contraintes de la situation de communication dans laquelle il se trouve et
les processus qu’il met en œuvre. Dans le débat qui oppose les partisans du tout
est argumentation, quitte à y distinguer en son sein une activité plus rationalisante
ayant pour but la vérité (où l’on peut détecter des paralogismes), et une autre
plus persuasive ayant pour but la véracité (où les paralogismes n’ont pas lieu
d’être), d’autre part, les partisans d’une distinction primitive entre argumentation
et persuasion, je choisis une autre position, celle qui consiste à mettre en notion
générique, surdéterminante, une finalité d’influence, laquelle se réalise à travers
divers processus dont on aura remarqué, par le jeu des flèches en pointillé, qu’ils
sont en interaction constante entre eux.
citoyenne, l’instance politique étant toute tendue vers un « agir sur l’autre » qui
doit s’accompagner d’une « exigence de soumission de l’autre », ce qui explique
que cette tension soit orientée vers la production d’effets ; mais comme dans un
régime démocratique le pouvoir résulte à la fois d’un « consentement » (H. Arendt),
d’une « domination légitime » (M. Weber) et d’une « organisation administrative »
(J. Habermas), l’instance politique est tenue d’exercer ce pouvoir au nom :
- d’un droit dont une part est la légitimité attribuée par le jeu de la
représentativité, de la délégation du pouvoir par le peuple, et une autre part est
acquise par des stratégies discursives de légitimation mise en œuvre par le sujet
politique ;
- d’un savoir et d’un savoir-faire pour lesquels le sujet politique aura
recours à des stratégies de construction d’images de lui-même, de façon à se rendre
crédible aux yeux de l’instance citoyenne (ethos de crédibilité), et attractif (ethos
d’identification10), ethos d’identification qui pose le problème de la frontière avec
les effets de pathos puisque celui-ci cherche à toucher l’affect du citoyen.
- de valeurs, de valeurs communes, qu’instance politique et instance
citoyenne sont censées partager pour fusionner dans un certain idéal de « vivre
ensemble ». Ici encore se pose le problème de la frontière, cette fois entre logos
et pathos, puisqu’on peut adhérer émotionnellement à des valeurs supérieures.
On voit que le discours politique est un lieu de vérité piégée, lieu de faire
semblant puisque, ce qui compte n’est pas tant la « vérité » de cette parole lancée
publiquement, que sa force de « véracité ».
10 Ces deux types d’ethos du politique sont décrits dans Le discours politique. Les masques du
pouvoir, op. cit.
Pathos et discours politique 55
L’établissement, qu’il s’agit de renverser par une révolution de salut public, dési-
gne la classe dirigeante qui impose aujourd’hui son pouvoir. Les droits de l’hom-
me sont des tables de la Loi. Il a ses évangiles selon saint Freud et saint Marx. Il a
son clergé, son architecte et ses maçons. Son lieu de culte, le Panthéon républicain,
ses rites, il prêche la morale11.
Il est bien évident que, depuis 174, il est entré dans notre pays, même officiel-
lement, plusieurs millions d’étrangers. Mais il est vrai aussi que les systèmes de
naturalisation automatique vident cette entité étrangère tous les ans de gens dont
on nous a dit : « Ben, oui, mais il ne s’agit plus d’immigrés, maintenant ce sont
des Français. » Ce sont des Français du type Yaka Miam Miam qui est devenu
secrétaire d’État à l’intégration12.
nous sommes des créatures vivantes. […] nous faisons partie de la nature, nous
obéissons à ses lois. Les grandes lois des espèces gouvernent aussi les hommes
malgré leur intelligence et parfois leur vanité. Si nous violons ces lois naturelles,
la nature ne tardera pas à prendre sa revanche sur nous. nous avons besoin de
sécurité. Et pour cela nous avons besoin comme les animaux d’un territoire qui
nous l’assure15.
≥
En fait, on retrouve cette stratégie discursive dramatisante chez d’autres
leaders politiques sans qu’elles soient portées à ces extrêmes. En cela, on peut
dire que cette stratégie discursive à tendance populiste est constitutive de la
démocratie dans la mesure où le positionnement de l’instance politique la conduit
à s’opposer à un adversaire, à se poser en leader incontestable et à exalter des
Georges MOLINIÉ
1 Je me contente de signaler, parce que davantage confidentielle, la journée d’étude de l’école doc-
torale « Concepts et Langages » de Paris-Sorbonne (Paris-IV) organisée par Lia Kurts, Marie-
Albane Rioux-Watine et Mathilde Vallespir le 16 avril 2005 sur le sujet Sémiotique et Ethique.
2 Je ne vais bien sûr que tenter une démarche extrêmement humble et hypothétique dans ce do-
maine, à ma façon, parallèlement aux voies illustrées par François Rastier.
3 notamment dans Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle – Essai de philosophie du
langage, Champion, 2005.
60 Georges MOLINIÉ
4 On sera particulièrement sensible aux relectures de Saussure, comme en ont proposées, entre
autres, Simon Bouquet ou Philippe Monneret.
5 Même si, apparemment, c’est le renversement de toute la doxa occidentale qui constitue l’obs-
tacle affectif et moral majeur.
6 La traduction est ici un mixte d’après les leçons et les choix interprétatifs de MInIO-PALUEL-
LO L. (Oxford Classical Texts, 1949), de ACKRILL J.L. (Oxford, Clarendon Press, 1963), de
TRICOT J. (Vrin, 1989), de PEPIn J. (Berlin-new York, De Gruyter, 1985) et de CASSIn B.,
Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004. “Esti me;n ou\n ta; ejn th'Û fwnh'Û tw'n ejn
Les choses sont pathétiques 61
Ce qui est dans la voix, c’est le signe des affects de l’âme, et ce qui est dans
l’écrit, c’est le signe de ce qui est dans la voix. Et de même que les lettres ne sont
pas les mêmes pour toute l’humanité, de même les réalisations de la voix ne sont
pas les mêmes ; et pourtant, ce dont ces sons sont d’abord les signes, ce sont les
mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité, comme ce dont ces affects sont les
homologues, les choses, ce sont déjà les mêmes (pour toute l’humanité).
th'Û yuch'Û paqhmavtwn suvmbola, kai; ta; grafojmena tw'n ejn thÛ fwnh'Û. Kai; w{sper oujde; gravmmata
pa's i ta; aujtav, oujde; fwnai; aiJ aujtaiv∑ w|n mevntoi tau'ta shmei'a prwvtwn, taujta; pa's i paqhvmata
th'~ yuch'~, kai; w|n tau'ta oJmoiwvmata pravgmata h[dh taujtav.
7 Littéralement ce qui est ressemblant – ce qui est proche.
62 Georges MOLINIÉ
8 Ce qui forme tout simplement une des voies d’une pensée matérialiste.
9 Si tant est que le terme ne soit pas dangereusement sommaire.
10 Ce qu’induit, d’une façon ou d’une autre, le choix interprétatif de TRICOT J. avec la traduction
d’homoiomata par images, qui rejoint évidemment tout le pan majeur de l’interprétation tradi-
tionnelle dominante.
Les choses sont pathétiques 63
n’est pas le même que celui des lettres aux sons, ni que celui des sons aux affects :
Aristote emploie alors sumbola ou sèméia, qui, en ce texte, sont sémantiquement
interchangeables, comme le prouve la superposition-reprise ce qui est dans
la voix, c’est le signe des affects de l’âme – et pourtant, ce dont ces sons sont
d’abord les signes, ce sont les mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité ;
même si on finasse pour trouver deux termes différents11, le parallélisme formel et
argumentatif des deux membres de phrase impose la synonymie, ce qui n’est pas
exactement le même fonctionnement avec l’autre type de rapport. À un rapport
plutôt conventionnel, s’opposerait un rapport plutôt iconique ou indiciel (si l’on
voulait s’exprimer en termes peirciens).
La tentation est grande d’imaginer une réversibilité de cette seconde
relation, ce qui aboutirait du reste à en nier toute authentique transitivité. Si
je propose cette hérésie épistémologique, c’est pour tester deux directions, ou
deux inflexions de direction d’interpétation de l’interprétation. La sagesse est
évidemment de rester en théorie sémiotique traditionnelle et de proposer une
lecture à la fois active et apaisante, du moins apaisée, d’Aristote. Dans ce sens,
on dira que la prédication des affects comme homologues des choses anticipe la
pensée sémiotique aujourd’hui répandue et efficace de la distinction du monde
et du mondain : les affects mondanisent le monde, le pathétique constitue l’aire
du travail de mondanisation. Ou même : le pathétique, c’est la mondanisation,
comme activité de traitement, ce qui voudrait dire finalement d’humanisation.
Mais, justement du strict point de vue sémiotique, atteint-on le monde,
les choses, sans procédures psychiques de traitement ? Alors, le monde vécu, les
choses humanisées, seraient forcément, sinon pathétiques, du moins pathétisées,
pour pouvoir seulement former matière à orientation, à réaction, à intérêt – à
signification. Pour que les choses aient des homologues, il faut bien qu’elles
soient homologisables.
Georges-Elia SARFATI
1 Rappelons ici que les trois fonctions traditionnelles de l’art oratoire sont d’instruire, de plaire,
d’émouvoir.
66 Georges-Elia SARFATI
3 Désormais : HDTWW
4 La hâte théorique dont a fait preuve la linguistique d’inspiration saussurienne à l’endroit de cette
perspective n’a eu d’égale que sa propension à instrumentaliser, sinon à réinterpréter en les
adaptant à des cadres méthodologiques congruents, les concepts forgés par Austin. Cette inter-
vention à la fois relativement précoce, et régulièrement réitérée, n’a pas peu contribué à « refer-
mer » nombre de questions ouvertes par le philosophe. La délimitation puis la stabilisation d’un
domaine d’étude précis tel que la pragmatique linguistique a eu pour effet théorique durable de
figer dans le cadre de la linguistique des perspectives d’étude empruntées qui ont trouvé là le
contexte de leur limitation en même temps que l’occasion de leur nivellement. Tout au plus, la
linguistique a-t-elle admis d’ouvrir le spectre de ses préoccupations en alliant au programme
d’une linguistique de la langue celui d’une linguistique de la parole. Mais en tant que telle, la
question de l’effet de discours, et celle du double rapport que sa compréhension permet d’entre-
voir entre l’acte de parole et l’activité sociale des énonciateurs/acteurs n’a pu être réexaminée
compte tenu de choix épistémologiques et méthodologiques initiaux.
5 On pourrait toujours gloser sur cette dénomination absente du vocabulaire d’Austin, mais qui
s’impose quand on considère la double orientation de sa pensée : l’acte de parole relève d’un
examen spécifique d’une dimension de l’agir humain, mais la théorisation qui en résulte paraît le
situer au plus près d’une conception utilitariste du langage (les « emplois du langage » tels que
Austin les envisage relèvent d’une conception utilitariste-pragmatiste).
68 Georges-Elia SARFATI
6 De fait, les développements ultimes de la théorie du speech act ont entériné nombre de décisions
et d’orientations légitimées par Austin (cf. notamment les travaux de J.-R. Searle).
7 Respectivement : les conférences 8, , 10. On pourrait y inclure la dernière du recueil de textes,
tant il est vrai qu’elle constitue un point d’aboutissement avéré des précédentes.
Sens commun et effets de discours 69
b- l’acte de parole admet en outre une disjonction entre deux types d’effets :
« Il y a donc une coupure dans la chaîne, une coupure naturelle et normale qu’on
ne trouve pas dans le cas de l’acte physique et qui est liée à la classe particulière
des mots qui désignent les actes illocutoires. » (§112)
2- Ensuite, Austin établit un critère de démarcation décisif entre l’aspect
illocutoire et l’aspect perlocutoire de l’acte de parole :
a- le trait de conventionnalité permet de fonder cette démarcation : « les
effets suscités par les perlocutions sont de vraies conséquences dénuées de tout
élément conventionnel ». (§102)
b- la distinction illocutoire/perlocutoire relève de deux ordres d’effets qui
seraient radicalement hétérogènes : « il ne saurait y avoir d’acte illocutoire si
les moyens employés ne sont pas conventionnels, et les moyens de réussite non
assortis de parole devrait donc être conventionnels ». (§118)
3- Enfin, sur la base des précédentes spécifications, Austin précise le statut
de l’aspect illocutoire de l’acte de parole. Ce moment fixe les éléments principaux
d’une théorie dominante de l’illocutoire, puisque dès lors la réflexion va porter
sur la construction du concept d’effet dont la caractérisation tient compte des
différentes sortes « d’emplois du langage » :
a- L’aspect illocutoire de l’acte de parole est crédité de trois types d’effets :
« nous avons relevé trois sens selon lesquels les actes illocutoires eux-mêmes
peuvent induire des effets : 1. s’assurer d’avoir été bien compris (“securing
uptake”), 2. prendre effet, 3. inviter à répondre. […] Les actes illocutoires sont
conventionnels, les actes perlocutoires ne le sont pas ». (§120)
b- L’analyse des effets de l’illocutoire donne lieu à une justification
ultime qui consiste à recourir à la confirmation de la thèse avancée en alléguant
la pertinence d’un critère lexical : « par l’emploi du lexique de l’illocutoire,
nous faisons référence non aux conséquences (du moins au sens ordinaire) du
locutoire, mais aux conventions des valeurs illocutoires -lesquelles concernent
les circonstances particulières de l’énonciation ». (§114)
En somme, la théorie développée par Austin éclaire d’un jour nouveau la
problématique philosophico-linguistique du sens commun. Mais dans l’optique
de l’acte de parole, c’est le procès d’énonciation qui instancie la possibilité d’une
mise en commun du sens. Toutefois, sur l’ensemble du procès, Austin suggère
que ce qui est effectivement commun à l’énonciateur et au co-énonciateur porte
exclusivement sur la dimension illocutoire. Seuls les « effets » conventionnels
induits par les mécanismes de l’illocutoire seraient de nature à définir un espace
de sens commun. Ce qui relève de l’ordre de la « conséquence » perlocutoire ne
saurait participer d’une communauté de sens. On conçoit alors que la distinction
illocutoire/perlocutoire, selon nous analogue de la distinction pragmatique/
praxéologie culmine dans une limitation de taille qui consiste à rejeter hors de la
théorie du speech act la question des effets pratiques du discours.
70 Georges-Elia SARFATI
Éléments de discussion
Les distinctions introduites par Austin sont d’un grand intérêt théorique.
Leur portée est encore plus grande quand on en apprécie la fécondité pour
penser dans une perspective descriptive la question des normes langagières, en
tant qu’elles définissent entre protagonistes d’une situation de communication
la possibilité d’un espace de sens commun. La distinction argumentée des trois
paliers de l’acte de parole – locutoire, illocutoire, perlocutoire – permet d’aborder
avec davantage de rigueur la question des effets du discours. Or, comme nous
venons de le voir, selon Austin le rapport entre le plan de l’illocution et le plan
de la perlocution définit une zone d’indécidabilité qui est, selon les cas, absolue
ou relative. Il semble pourtant qu’Austin ait fait bien plus que pressentir l’enjeu
cardinal qui se logeait là, puisque la définition ternaire de l’acte de parole
aboutit, quelques réserves qu’il ait pu émettre par la suite, à la double mise en
perspective de la théorie de l’activité linguistique et de la théorie de l’action. La
problématique des effets de discours, y compris abordée d’une façon restrictive
porte désormais la théorie du langage à s’interroger sur les liens de contiguïtés
qui l’unissent à la théorie de l’action. Les trois dimensions « pratiques »
qu’Austin délimite à partir de la caractérisation du speech act touchent à trois
ordres normatifs parfaitement intégrés par les sujets de la communication selon
les situations sociodiscursives dont ils sont quotidiennement amenés à faire
l’épreuve. Du moins est-ce l’interprétation que l’on serait tenté de donner aux
concepts austiniens, au vu de leur domaine de juridiction : locutoire, illocutoire,
perlocutoire se donnent toujours dans la simultanéité de l’activité de parole. Or,
les normes communicatives relèvent simultanément de trois plans de structuration
du sens : elles sont linguistiques, mais aussi pragmatiques et praxéologiques. Le
parallélisme est trop apparent pour ne pas être souligné par-là même puisque ces
trois plans de structuration intéressent trois dimensions du sens commun.
8 Il faut ici prévenir une objection, et souligner une fois de plus l’importance de la conceptuali-
sation austinienne. Le souci d’Austin est en effet de faire droit à une théorie de l’acte de parole
à un moment où existe déjà une, voire, plusieurs théories sociologiques de l’action. Le souci
de notre contribution est d’articuler à bon droit les deux, ou du moins d’en indiquer certaines
possibilités.
72 Georges-Elia SARFATI
9 Austin écrit ceci : « La notion d’acte même n’est pas claire. […] L’acte est généralement tenu
pour un événement physique précis, effectué par nous, et distinct à la fois des conventions et des
conséquences. » Et encore ceci : « L’acte, en réalité, entraîne toujours des conséquences plus ou
moins conventionnelles et certaines d’entre elles peuvent être imprévues. Il n’y a pas de limite
à l’acte physique minimum. Que l’acte lui-même comporte la série indéfiniment longue de ses
“conséquences”, c’est là – ou ce devrait être – un lieu commun essentiel de la théorie du langage
qui touche à l’action en général. » (§107).
Sens commun et effets de discours 73
10 « La précision et la moralité sont toutes deux du côté de celui qui dit tout simplement : notre
parole, c’est notre engagement. » (§10) Autrement dit avoir l’intention de s’engager n’est pas
s’engager.
74 Georges-Elia SARFATI
11 De sorte que les normes pragmatiques seraient bel et bien des normes linguistiques spécifiques,
ce qui laisse intacte la thèse soutenue par Austin du rapport intrinsèquement conventionnel entre
locutoire et illocutoire.
Sens commun et effets de discours 75
normatifs admis dans une formation sociale donnée ; le deuxième palier désigne
la topique configurationnelle à laquelle peut être rapporté le dispositif normatif
d’une pratique sociale déterminée. Le troisième palier, celui de la topique
discursive définit les normes d’une communauté de discours donnée, c’est-à-dire
l’ensemble des manières de signifier et des savoirs propres aux acteurs de cette
communauté. Le quatrième palier est celui de la topique textuelle afférente à
une topique générique particulière. Ces dernières mettent en œuvre les normes
retenues par une performance sémiotique singulière (topique textuelle) à partir
d’un ensemble de contraintes formelles spécifiques (topique générique).
Selon cette conception, la situation langagière prime l’expression
linguistique, de sorte que le sens commun se conçoit comme un continuum
sémiotique, de type sociodiscursif, et, plus exactement, praxéologico-pragmatique.
Aussi, la problématique de l’acte de langage total doit être réévaluée dans cette
perspective si l’on veut « tenir ensemble » le statut également légitime des
concepts avancés par Austin pour le caractériser en détail. Précisions davantage
les enjeux de ce cadre interprétatif :
(1). Le palier de la topique sociale recouvre encore l’espace des normes de
l’agir, c’est-à-dire des motifs praxéologiques dont la réquisition suppose l’espace
des normes générales (« stock de connaissances », « allant de soi »). Ce palier
est à proprement parler le lieu des normes praxéologiques12. Les normes de la
topique sociale ont pour particularité foncière d’être des normes incitatives. Les
usages du langage qu’elles déterminent anticipent sa dimension perlocutoire ;
(2). Le palier de la topique configurationnelle recouvre l’espace des normes
d’une pratique, c’est-à-dire l’ensemble des situations génériques afférentes à
cette pratique13. Les normes de la topique configurationnelle ont pour propriété
fondamentale d’être modalisantes à l’égard des sujets dont l’activité relève de
cette même pratique ;
14 Visée véridictoire : dans la mesure où un discours sémiotise les normes d’une pratique sociale,
il délimite un domaine de référence dont la validité est présumée. La visée véridictoire inclut les
différents types de validité (vérité, pertinence, véridicité, etc.).
15 D’effet et non pas de « conséquences » comme le suggère Austin. Selon nous, les effets per-
locutoires sont conventionnellement appelés par la fonction modalisante des pratiques. En ce
sens, l’acte de langage – ou la performance sémiotique- est avant tout un effet perlocutoire induit
par le déjà dit constitutif de tout domaine de pratique. La perlocution est un effet prévisible de
doxa, à son tour inducteur d’autres effets de même nature. Une relecture attentive des analyses
d’Austin montre que la perlocution se mesure à trois types d’incidences : cognitive, kinésique,
verbale. La conception modale de la perlocution défendue ici suppose que les pratiques sont
efficientes à l’égard des conduites, dans la mesure où elles constituent des institutions de sens,
à ce titre dotées de visées thymiques-esthésiques qui sont autant de parcours d’anticipation des
thématiques investies par les situations de discours et par conséquent de l’attitude adoptées par
les sujets qui en participent. La théorie des normes du sens commun défendue ici rencontre la
réflexion sur les formes sémantiques (Cadiot-Visetti).
16 Avec la doctrine des échecs, Austin donne une caractérisation très précise du type de rapport qui
existe entre les différents paramètres d’une situation de discours. En posant comme conjointe et
interdépendante les déférentes conditions de réussite d’un acte de parole, il dessine les perspec-
tives d’une conception praxéologique des genres de discours. C’est en effet la « situation » dé-
terminée d’une pratique définie qui contraint la prise de parole (mariage, inauguration, etc.). De
même, chaque situation de discours, selon son appartenance à telle ou telle sphère délimitée de
sens, se caractérise par un style cognitif particulier. Il y a lieu ici de solliciter la théorie du speech
act (J.-L. Austin) dans la perspective de la phénoménologie du monde naturel (A. Schütz).
17 À la suite de Hjelmslev et de Cosériu, les normes linguistiques ont été magistralement caractéri-
sées par F. Rastier selon les distinctions suivantes : normes fonctionnelles, normes sociolectales,
normes idiolectales. Dans la perspective développée ici, les normes linguistiques permettent la
sémiotisation des normes de la praxis sans se confondre avec elles.
Sens commun et effets de discours 77
sémiotique entretient avec les normes praxiques, définissent le profil doxal de celle-
ci. Relativement aux variations sémiotiques d’un sens commun donné, la topique
textuelle, avec les topiques génériques qu’elle suppose, inscrit la performance
sémiotique en position de canon, de vulgate ou de doxa (l’auteur, 2006).
Ensemble les dispositifs normatifs de la topique générique et de la topique
textuelle définissent l’espace des normes pragmatiques. Dans cette optique, les
normes de la praxis sont sémiotisées selon un scénario d’énonciation particularisé.
La mise en perspective de la performance sémiotique à l’aune d’une normativité
praxéologique forte indique que l’instanciation toujours singulière des normes
du sens commun reste sous la dépendance des normes processuelles (praxiques
et pragmatiques). C’est donc par la médiation d’un procès d’intégration et de
sélection graduel que les normes du sens commun sont instanciées.
Normes
procédurales/praxéologiques« stock de connaissances »/ « allants de soi » normes d’action
Normes
processuelles/praxiques institutions/sphères délimitées de sens normes d’une pratique
78 Georges-Elia SARFATI
Normes
processuelles/pragmatiques spécifiées en scénario d’énonciation Normes linguistiques
Bibliographie
Marc ANGENOT
Le raisonnement antisémite
1 Pas un livre sur l’antisémitisme qui ne se laisse aller une fois ou l’autre, sans prétention de rigueur
nosographique évidemment, mais parce que c’est tout à fait suggestif au passage, à étiqueter tel
thème de propagande, tel argument conspiratoire des antisémites de « paranoïaques » et autres
aménités. Un « paranoïaque », tel était Édouard Drumont, juge Michel Winock dans une note
en bas de page au début de son Édouard Drumont & Cie : « Paranoïaque ? Peu importe ; il est lu,
célébré, on le prend au sérieux. » Certainement l’historien n’a aucune intention de se substituer
au psychiatre post mortem et il sait que « l’homme Drumont » dans son temps n’apparut pas plus
pathologique que la plupart de ses contemporains (ce qui n’est pas en soi un critère décisif). Ce
que Michel Winock veut dire, ce qu’il veut évoquer, c’est ceci même dont je parle : l’antisémite
ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des convictions politiques odieuses, une vision obses-
sionnelle et haineuse de certain groupes sociaux, c’est quelqu’un qui, dans ses pamphlets et ses
brochures, s’est mis à raisonner et qui raisonne même énormément, mais de façon bizarre…
84 Marc ANGENOT
monde, œuvre d’un démiurge mauvais, qui sert de porte d’entrée éventuelle au
ressentiment dans certaines idéologies d’extrême gauche. La transvaluation,
l’inversion des valeurs, Umwertung aller Werte, au cœur du ressentiment, est
d’origine judéo-chrétienne, montre Nietzsche. On perçoit en effet le rapport
direct entre les idéologies séculières du ressentiment et la « pensée religieuse » en
Occident comme telle, c’est-à-dire comme déclassement de ce monde sublunaire,
– distorsion du rapport du moi à ce monde par l’invocation d’un Autre Monde,
d’un autre ordre des choses plus vrai que le cours des choses.
Pathos et logos
type a en effet réémergé périodiquement jusqu’à nous. La gnose apparaît ainsi en longue durée,
non pas tant comme une doctrine ou un système datés, ni comme une stricte tradition continue,
mais comme « une attitude permanente de l’esprit humain dans son effort de saisie du monde ».
La gnose part de la croyance que ce monde a été façonné par un Démiurge ignare et méchant
et non par Dieu. Elle rejette en bloc le monde terraqué, monde de misère et d’injustice, monde
chaotique aussi, du côté du Mal et du Désordre et le sépare d’un Dieu bon, absent, dont les jus-
tes peuvent se rapprocher par la « connaissance ». Il n’est pas à propos par ailleurs d’identifier
gnose et religion ou églises. Il suffit de noter que cette forme de pensée a toujours été suspecte
aux églises établies et, notamment, au catholicisme qui a poursuivi les gnoses antiques et médié-
vales comme des hérésies d’inspiration diabolique ainsi que le fulminèrent Eusèbe de Césarée
et Irénée de Lyon. Les Églises sacralisent le maintien d’un Ordre universel, les gnoses tracent
l’itinéraire pour sortir d’un désordre scélérat.
86 Marc ANGENOT
oppresseur en cultivant des griefs. Le grief remâché devient son mode exclusif
de contact avec le monde, tout s’y trouve rapporté, il sert de pierre de touche, de
grille herméneutique. Il donne une raison d’être et un mandat social qui permettent
cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une sorte de
privatisation des universaux éthiques et civiques et formule un programme pour
l’avenir comme liquidation d’un immense contentieux accumulé dans le passé.
Bien entendu, en dehors de ses tortueux raisonnements, la pensée du
ressentiment se reconnaît aussi à des éléments extra-dialectiques, c’est-à-dire à
des « mythes » de prédilection. Dénégatrice et suspicieuse, cette pensée est grande
consommatrice et productrice de certaines sortes, bien connues, de « mythes » :
mythe du Complot, de la Conspiration scélérate, mythes des Origines, de
l’Enracinement, mythe du Vengeur à naître parmi les Siens. On perçoit l’effet
persuasif de tels mythes : ils sont conçus pour contribuer à une Grande explication
de ce mundus inversus, de ce monde à l’envers où moi et les miens n’avons pas
notre juste place.
Le mouvement fondateur du ressentiment est le refus de l’autre, une
pulsion de repli contre la diversité sentie comme sourde à la communauté des
griefs ; je citerai une seule fois Nietzsche en un passage bien connu : « La morale
des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui ne fait pas partie d’elle-même,
à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est son “ non-moi” : et c’est ce non qui est
son acte créateur. » En valorisant ses valeurs « propres », la tribu de ressentiment
exalte le mérite qu’il y a à se restreindre et à se refermer sur son contentieux à
l’égard du monde extérieur en se purifiant de la diversité.
Le ressentiment est, certes, dans tout ceci, une argumentation de protestation
et d’émancipation, mais c’est une voie d’émancipation radicalement aliénée.
Pierre Bourdieu aux Règles de l’art, le dit fort bien : « Le ressentiment est une
révolte soumise. La déception, par l’ambition qui s’y trahit, constitue un aveu de
reconnaissance. Le conservatisme ne s’y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur
hommage rendu à l’ordre social, celui du dépit et de l’ambition frustrée. »
Ressentiment et transvaluation
Ressentiment et persuasion
ressentiment dévide ses raisonnements non pour convaincre les « autres » – dont
il n’attend rien de bon – mais pour ressasser sa vérité particulière aux oreilles
des siens et dissuader de toute velléité critique les membres de sa tribu qui
seraient tentés de raisonner par eux-mêmes ou qui pourraient avoir des doutes.
Le ressentiment a simplement horreur des objectivations venues de l’extérieur
qui sont « insensibles » à sa « spécificité ». Il faut toujours lui rendre hommage
d’abord, tenir compte de son hypersensibilité, de ses susceptibilités d’écorché.
Quand l’homme du ressentiment accepte de parler à quelqu’un à qui il a supposé
d’abord de la bonne volonté, il finit par devoir dire, défrisé : « Vous ne pouvez pas
nous comprendre décidément ! »
Dans les discours de ressentiment fonctionne une dialectique éristique
sommaire, c’est-à-dire quelque chose comme L’Art d’avoir toujours raison (titre
d’un opuscule de Schopenhauer8), d’être inaccessible à l’objection, à la réfutation
comme aux antinomies qu’on décèle chez vous, le tout formant un dispositif
inexpugnable et aussi une réserve inusable : on n’a jamais gagné, il demeure
toujours des torts anciens qui n’ont pas été corrigés, des cicatrices qui rappellent
le passé et ses misères, le ci-devant groupe dominant est toujours là, hostile et
méprisant, et – si on n’est pas parvenu à s’en débarrasser totalement, à l’annihiler
par quelque « solution finale » – il conserve toujours quelque avantage qui en
font l’obstacle infini à la bonne image qu’on voudrait avoir de soi et des siens.
Il y a quelque chose de « diaboliquement » simple dans les raisonnements
de ressentiment. Dans la logique ordinaire, les échecs ouvrent la possibilité de
revenir sur les hypothèses de départ et de les corriger. C’est d’ailleurs la règle
d’or de la méthode scientifique… Dans le ressentiment, les échecs ne prouvent
rien, au contraire, ils confortent le système, ils se transmuent en autant de preuves
surérogatoires qu’on avait raison et que décidément « les autres » vous mettent
encore et toujours des bâtons dans les roues. Un système où les démentis de
l’expérience ne servent jamais à mettre en doute les axiomes, mais les renforce
est un système inexpugnable par structure. Et un système inexpugnable « pose
problème » au regard des « bases de la discussion » indispensables à la raison
communicationnelle.
Ressentiment et idéologies
Le ressentiment, cette sorte de logos guidé par une passion misérable, est
alors ceci même contre quoi, depuis les Lumières et jusqu’à l’épuisement actuel
de la modernité, les pensées du progrès, les grands militantismes sociaux, les
programmes des Grands récits émancipateurs ont eu à lutter. La modernité est à
définir alors comme cette période révolue marquée par des tentatives constantes
Ressentiment et réaction
Nationalismes
Ressentiment à gauche
L’essence du populisme
américains), des techniciens (des « technocrates »), des experts d’État dont les
compétences font ombrage aux « sagesses » des masses et dévaluent celles-ci,
ressentiment des routines à la petite semaine, « improductives », et des bonnes
vieilles traditions plébéiennes à l’égard des modernisations et « rationalisations »
qui harassent et déstabilisent, ressentiment à l’égard de ces inintelligibles arts et
littératures d’avant-garde qui ne plaisent qu’aux « grosses tête » et aux « snobs ».
Ressentiment à chaque coup de ceux qui sont attachés à un ordre de valeurs
populaires à l’égard des valeurs qui d’en haut, de la capitale, de l’appareil d’État,
viennent les dévaluer, les déclasser12.
Le ressentiment aujourd’hui
12 Parlant de valeurs, je note que ce n’est pas par hasard que le grand mouvement populiste agraire
du dernier tiers du XIXe siècle aus États-Unis a eu pour thème et motif de mobilisation la protes-
tation des classes rurales du Mid-West et Far-West contre une dévaluation : la démonétisation
de l’argent décrétée par Washington, le choix de l’or comme encaisse de référence, décision
technocratique et modernisatrice qui ruinaient certaines régions et dévaluaient un certain mode
de vie.
96 Marc ANGENOT
transnationales auxquelles ils laissent le champ libre, les dépossédés et les frustrés
réagissent en privatisant et en muant en absolus – faible rétorsion – leurs mœurs,
leurs valeurs et leurs mini-cultures13.
Certaines sociétés occidentales – ceci frappe aux États-Unis – semblent en
passe de devenir des sociétés de différends (selon le concept de Jean-François
Lyotard) où les litiges et les griefs des uns et des autres ne cherchent surtout plus
à se transcender vers une règle de justice ou vers un compromis collectif. Le
ressentiment, comme il a toujours fait, se donne un projet d’avenir, mais c’est
un avenir pour les « siens » et un avenir de « règlement de comptes » avec divers
antagonistes héréditaires. La formule d’« absolutisme culturel » est de Rhoda
Howard, sociologue ontarienne : elle substitue une juste formulation à ce que l’on
persiste à présenter comme le « relativisme culturel ». L’absolutisme culturel définit
une tendance néo-féodale à l’absolutisation autarcique d’axiologies « tribales ».
L’« absolutisme culturel » fait de son expérience, de son ignorance et de celles des
siens la mesure de toutes choses. Bonne occasion de répéter la maxime de Vico :
L’uomo ignorante si fá regola dell’universo. Il s’agit bien d’expliquer encore et
toujours la fausse conscience et l’idéologie par des intérêts, mais il ne s’agit pas
ici d’intérêts tangibles, plutôt d’intérêts psychiques à collectivement maquiller,
déguiser, transmuer… Intérêts psychiques – parfois sentis comme vitaux – à
« renverser » dans l’idéologie les rapports qu’on a, de fait, avec les autres14.
13 On pourrait faire apparaître aussi dans la conjoncture présente des contagions. Le ressenti-
ment « s’attrape ». Au contact de minorités stigmatisées, résolues à se plaindre indéfiniment
sans perspectives de négociation rationnelle, les groupes relativement privilégiés se mettent à se
chercher un contentieux à leur opposer… et le trouvent. On a vu apparaître au cours des années
180 en Amérique du Nord des mouvements masculinistes, calquant, singeant un à un les griefs
du féminisme, montrant le malheureux mâle, opprimé, asservi par les femmes, victimisé tout
autant qu’elles et remâchant lui aussi ses griefs.
14. Le ressentiment n’est certes pas la seule forme récurrente de « fausse conscience » (je reviens à ce
concept travaillé jadis par Joseph Gabel). Il faudrait le confronter par exemple avec la conscience
malheureuse qui lui est complémentaire. Pour une analyse d’un avatar en idéologies contempo-
raines de ce type argumentatif, on peut se référer au Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner
(Paris, Seuil, 183) qui étudie les raisonnements culpabilistes dans le militantisme tiers-mondiste,
en parallèle au ressentiment qui, lui, peut apparaître comme le raisonnement au service de la
rancune. Le ressentiment forme une position affective et cognitive qui se complète ainsi d’autres
« formes simples » d’idosyncrasies raisonnantes : rationalité restreinte des technocrates, cynisme
des repus, conservatisme opposant invinciblement ce qui est à ce qui pourrait être, « darwinisme
social » (transfigurant la « lutte pour la vie » en principe légitimant la violence sociale), mais
aussi doubles jeux, mauvaise conscience et conscience malheureuse (assez propre aux domi-
nants-dominés), puritanisme de l’âme « pure », phobies sociales de différentes origines.
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 97
la culture et les traditions d’un groupe déterminé et que celles-ci engendrent des
droits collectifs suprêmes. On assiste à une réinvention féodaliste du droit des
personnes par le néo-ressentiment : des droits qui ne sont reconnus qu’attachés
à une glèbe et soumis à une allégeance, à un aveu d’appartenance, droits qui
sont mérités par ceux qui se réclament d’abord d’une protection identitaire et à
ce prix. Précondition de l’obtention de droits très fâcheuse pour les déviants, les
atypiques et les agnostiques de toutes les Identités.
Ressentiment et désenchantement
Introduction
La somme que nous devons à Marc Angenot (1982) sur le pamphlet nous
fournit un cadre de réflexion très complet sur lequel je m’appuierai pour amorcer
les réflexions qui suivent. Nous rappellerons à propos du pamphlet quelques
points utiles au développement qui va suivre.
Tout d’abord, la position du pamphlétaire est proprement paradoxale. Il
détient la vérité mais n’a pas de terrain commun avec l’auditoire. Or, sans topique
commune, la réfutation est impossible. Ensuite, la façon dont il s’adresse à
l’auditoire est elle aussi paradoxale : il se met à parler parce qu’il n’a plus d’espoir
de convaincre et « s’en remet au hasard » pour que son discours fasse mouche.
Enfin, la position défendue semble elle-même paradoxale (Angenot 182 :
338). Sous la plume du pamphlétaire, les catégories politiques traditionnelles
sont, elles aussi, éclatées pour donner lieu, par exemple, à des positions de type
« révolutionnaire réactionnaire ».
Ainsi, le pamphlétaire brouille les pistes en semblant jouer avec les
limites du cadre rhétorique traditionnel. Ce que nous venons de rappeler des
caractéristiques du pamphlet laisse apparaître un éclatement des techniques
traditionnelles de persuasion : la construction d’un ethos adapté à l’auditoire,
la recherche de valeurs communes et la construction d’une position clairement
identifiable dans un débat.
Je voudrais dans ce qui suit contribuer à une réflexion sur le pamphlet en
cherchant à comprendre le rôle qu’il joue par rapport à la norme en observant
les effets produits sur l’auditoire. Je ferai l’hypothèse que le pamphlétaire crée
une mise en scène de transgression des cadres de la rhétorique mais que cette
mise en scène n’est possible que parce qu’elle utilise ces mêmes cadres. Dans
cette perspective, le pamphlet peut être considéré comme un genre rhétorique
qui, derrière le prétexte de mettre la société à l’épreuve, a souvent pour effet de
la revivifier.
Préliminaire anthropologique
1 Sur tout ceci, on lira avec profit GOYET F., Le sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1.
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 101
Pour répondre à cette question dans le détail, il faut tout d’abord préciser la
conception que l’on se donne de la norme en rhétorique. On considérera dans un
second temps le rôle que peut y jouer le pamphlet. Pour répondre à cette question,
nous commencerons par une rapide enquête concernant l’usage de l’étiquette
« pamphlet » chez les locuteurs.
Si l’étiquette de « pamphlet » n’a pas de sens clairement péjoratif au
départ, il finit par l’acquérir sans ambiguïté. Les connotations péjoratives qui
lui sont réservées associent généralement le caractère fallacieux à la violence.
Ces caractéristiques traduisent d’ailleurs la conception normative des théories
de l’argumentation, qui voient un lien plus ou moins explicite entre des usages
rhétorico-linguistiques « transgressifs » et des positions politiques condamnables.
Christian Plantin souligne cette tendance à propos du caractère polémique de
certains usages de l’argumentation : « un degré élevé de polémicité devient un
bon indicateur du caractère fallacieux de l’échange ». (2003 : 380).
Présentation du livre
Ce livre ne comporte ni chapitres, ni table des matières. Il ne comporte pas non
plus de notes ou d’index, et ne fait à aucun moment référence à des travaux d’an-
thropologie, de sociologie ou d’histoire ou aux témoignages de femmes voilées.
[…] Il ne s’agit pas d’un témoignage, bien que l’auteure fonde la légitimité de son
discours sur son expérience vécue. Il ne s’agit pas non plus d’un essai sociologi-
que s’appuyant sur des enquêtes de terrain. Il s’agit d’un pamphlet, d’un « coup
de gueule » qui vise moins à susciter une discussion rationnelle et informée sur la
question du foulard qu’à défendre le point de vue de l’auteure (en faveur d’une loi
d’interdiction) au moyen d’arguments passionnels. […]
Jérôme Vidal, 18 octobre 2003
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 103
L’ironie est une figure de type macrostructural, qui joue sur la caractérisation in-
tensive de l’énoncé : comme chacun sait, on dit le contraire de ce que l’on veut
entendre. Il importe de bien voir le caractère macrostructural de l’ironie.
(Molinié 1 : 210)
du solitaire qui se présente comme ne tenant pas compte de l’auditoire, ce qui est,
à l’évidence, un ethos paradoxal.2
2 Ce n’est pas le lieu de reproduire un développement spécifique sur la question bien connue de
l’ironie. Nous renvoyons le lecteur, pour son caractère polyphonique, à DUCROT (184) ; pour
la question de la suspension de l’interprétation, cruciale en rhétorique à BOOTH (175).
10 Emmanuelle DANBLON
Un pamphlet situationniste
Pour Diderot et ses amis, la puissance pratique qu’étaient en train d’acquérir les
hommes avec le développement de la production marchande annonçait un monde
délivré des préjugés et gouverné par la raison, un monde plus riche en occasions
de jouissances, où chacun serait libre dans sa recherche du bonheur. Après plus de
deux siècles, et quoique dans sa modestie elle prétende être encore loin d’avoir
dispensé tous ses bienfaits, le moment est à l’évidence venu de juger sur pièces
cette production marchande : elle a en effet assez transformé le monde pour qu’il
soit possible d’apprécier ce qu’elle nous a apporté et pas encore assez pour qu’il
soit impossible de se souvenir de ce dont elle nous a privé. Voilà d’ailleurs une
opportunité que l’on peut s’étonner de voir si peu utilisée : jamais les discussions
sur la nécessité de l’économie marchande ne furent aussi rares qu’à présent, alors
que, pour la première fois, tout le monde peut en discuter. Il est vrai que si nos
contemporains saisissaient cette possibilité de juger leur histoire, ils pourraient
aussi bien s’emparer de celle de la faire librement. Nous n’en sommes pas là, mais,
pour y parvenir, il nous semble opportun de répandre le goût pour la première de
ces activités. Nous allons essayer d’y aider.
Encyclopédie des nuisances, Discours préliminaire, novembre 184, p. 3
Voyons tout d’abord en quoi les premières lignes de ce « discours
préliminaire » se laissent interpréter comme de l’ironie. Avant tout, ce texte invite
le lecteur à interpréter au moins certains des énoncés dans un sens dérivé, ce
qui suppose que l’interprétant a conscience qu’une norme – linguistique – a été
transgressée5. Mais à quel type d’émotion cette transgression donne-t-elle lieu ?
3 Sur les rapports entre mystère et ironie et la concurrence entre le tragique et le rhétorique, je
me permets de renvoyer à DANBLON (2003) ; pour l’effabilité comme critère de la rationalité
discursive, voir DANBLON (2002).
4 Je remercie Fabienne Martin d’avoir porté à ma connaissance cette littérature fascinante.
5 On notera, en vrac, l’expression « Diderot et ses amis » pour désigner l’Encyclopédie et à travers
elle, les valeurs issues des Lumières, ou encore, l’expression « dans sa modestie » qui fait un
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 107
usage inverseur de l’ironie, ou enfin, l’expression « apprécier » que l’on peut interpréter dans un
double sens, dont l’un seulement est positif. Toutes ces expressions font usage de l’ironie.
Nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit peut-être que d’un type de pathos pamphlétaire dans la me-
sure où le degré d’agressivité d’un ethos empêche peut-être que puisse émerger la complicité.
108 Emmanuelle DANBLON
7 Inversion de « Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ».
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 109
l’auditoire : la complicité. Mais dès lors que l’ironie, de rhétorique, devient politique,
on a vu que l’interprétation devenait potentiellement plus difficile à établir, voire
dans certains cas, impossible. Dans ces conditions, on peut s’attendre à ce que
la complicité devienne problématique. Pourtant il est encore une autre façon de
bloquer la complicité qui émerge de l’ironie. C’est ce qui arrive lorsque, selon les
termes de Schoentjes, l’orateur (ou locuteur) transforme « l’ironie complice en
ironie accusatrice ». L’auditoire se trouve contre toute attente en position d’accusé
alors qu’il pensait être complice avec l’orateur pour juger la société.
En voici un exemple :
La sempiternelle « crise de la raison » n’est jamais que la crise de la raison domi-
nante, que la crise des raisons de la classe dominante. Il faut avouer que si dans
cette situation le ton irrationaliste ne coûte rien à quelques idéologues, le reproche
d’irrationalisme ne coûte rien à quelques autres. Cette confusion est celle d’une
époque qui ne sait, pas plus que de ses autres moyens, se servir de la pensée ra-
tionnelle.
Encyclopédie des nuisances, discours préliminaire, p.
Cet extrait suit un passage qui ironise sur tous les lieux communs de la
« raison ». Mais comme on voit, au cas où l’auditoire pourrait communier dans
le sentiment complice d’une raison qu’ils décideraient de rejeter à l’unissons,
l’orateur pamphlétaire les renvoie dos à dos avec sa première cible. Ce procédé
déroutant consiste en quelque sorte à frustrer l’auditoire d’une communion, d’une
homonoia vers laquelle il tend naturellement. Mais il peut s’agir, là encore, d’une
mise en scène rhétorique, destinée à faire réagir l’auditoire. Il y a ainsi au moins
deux façons de frustrer la complicité vers laquelle tend naturellement l’auditoire
qui se trouve face à l’ironie pamphlétaire : soit en rendant l’interprétation
indécidable, soit en transformant l’ironie complice en ironie accusatrice. Tant qu’il
reste une place pour la mise en scène la figure de le pamphlet garde un caractère
rhétorique et l’on peut voir dans l’ironie une mise en scène de la critique qui fait
« comme si » elle voulait détruire les valeurs sociales pour mieux les refonder.
Mais si l’on ne peut plus établir que l’ironie est un « comme si », si la mise en
scène semble avoir totalement disparu, la figure devient littérale et exprime la
perte du sens. Il nous semble que le propre du pamphlet situationniste est qu’il
joue encore avec ces dernières limites, en allant chercher, aux fondements des
valeurs européennes la condition de leur implosion. S’agit-il de les revivifier ?
S’agit-il de les détruire ? Cette question est entièrement contenue dans l’espace
qui sépare l’ironie rhétorique de l’ironie politique ou métaphysique.
Les réflexions qui précèdent nous permettent à présent de faire le point sur
différents modes de transgression de la norme dont les visées respectives ne sont
pas toujours faciles à démêler. Le pamphlet autorise les différentes possibilités
d’expression de ces figures. C’est ce qui est exprimé dans le tableau ci-dessous :
110 Emmanuelle DANBLON
Mode de
Rapport à la norme Visée
transgression
Suspension puis Revivifier ou
Argumentation Critique
rétablissement ou rejet remplacer
Revivifier ou
Rhétorique Ironie Suspension « comme si »
remplacer
Dénaturer (sans
Politique Perversion Suspension réelle
détruire)
Le pamphlet met ainsi en scène un rapport à la norme qui pousse aux limites
de la critique. Déviant toutes les conventions classiques de l’ethos, du pathos et
du logos, il atteint les caractéristiques de ce que l’on peut décrire, en définitive,
comme l’attitude perverse. Comme Sade qui construit un univers mental dans
lequel « autrui cesse de compter » (Todorov 15), le pamphlétaire met en scène
un rapport à l’auditoire dans lequel celui-ci cesse de compter. Mais cette mise
hors de la norme du pamphlétaire par lui-même et de l’auditoire est encore une
mise en scène toute rhétorique.
Comme François Ost le montre bien, le rapport pervers à la norme est fondé
sur au moins deux caractéristiques qui sont essentielles pour notre propos.
La première réside dans le fait que le pervers fait fi des conventions et des
symboles qui sont nécessaires à la vie sociale. Dès ce moment, la question de
savoir si une position est ironique ou littérale, cruciale dans le cadre rhétorique,
devient sans objet pour le pervers. Le pervers veut tout dire, littéralement. Sous
cet angle, l’expression qui consiste à voir dans les Lumières une pensée « dont
l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardesque de la liberté possible de notre
époque » prend un sens nouveau.
La seconde révèle que – nouveau paradoxe – le pervers ne veut pas détruire
les normes de la vie sociale. Il en a tragiquement besoin, pour pouvoir les rejeter
chroniquement, les inverser, les infléchir, car c’est le seul rapport social qu’il
lui est possible d’entretenir avec elles, comme avec autrui. D’où la possibilité,
incompréhensible autrement, de parler pour suspendre la norme, de la placer
littéralement la tête en bas, en somme pour le plaisir.
Le pamphlet offre la possibilité rhétorique de figurer ces différents modes
de transgression de la norme, à travers l’ironie qui peut produire une complicité
réelle. Mais lorsque la complicité est bloquée ou frustrée, il peut toujours s’agir
de l’indice de la présence d’une ironie métaphysique dont la face la plus noire
est celle de la perversion. Celle-ci, comme la Gorgone, ne produit qu’un seul
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 111
Bibliographie
Ruth AMOSSY
sociale mais aussi de voir comment elle s’élabore en conformité avec un type de
discours (religieux, politique, etc.), à l’intérieur de celui-ci un genre de discours
(le sermon, le clip électoral, etc.) et, dans ce cadre, une scénographie : le rôle
puisé dans un scénario préétabli que le locuteur adopte librement (le Père parlant
à ses enfants, le prophète, etc.). Quel que soit l’angle d’analyse sélectionné, il
est clair que l’image discursive du locuteur est censée produire un effet sur son
allocutaire. Or, cet effet ne repose pas uniquement sur la capacité à impressionner
l’auditoire en jouant sur ses émotions.
Sur un premier plan, l’ethos l’engage en effet à une démarche au sein
de laquelle Marcelo Dascal (1999) souligne des « processus inférentiels, voire
cognitifs ». Il me semble que ceux-ci permettent, sur un second plan, de réagir à
l’image du locuteur à travers des raisonnements syllogistiques. Prenons quelques
exemples pour illustrer le fondement rationnel de la démarche que l’auditoire est
appelé à faire pour activer l’ethos que le locuteur construit à son intention.
Dans le cas – le plus fréquent – où le discours manifeste plutôt qu’il
n’énonce les qualités du sujet parlant, l’auditoire fait des inférences à partir
d’observations basées sur le discours de l’orateur. Il interprète son comportement
verbal en mettant en relation « des types de comportement avec des propriétés
de caractère » : par exemple, les marques d’une connaissance détaillée d’un
sujet donné équivalent à l’expertise. Ces inférences, dit Dascal, « aboutiraient
à des croyances propositionnelles (Je crois que L est un expert) » (1:8). En
rapprochant ces processus des processus pragmatiques normaux d’interprétation
d’énoncés, Dascal entend situer la question de l’ethos trop souvent rejeté du côté
de l’émotif dans une perspective argumentative-cognitive.
Mais on peut aller plus loin encore. La confiance que l’allocutaire veut
bien prêter à l’orateur n’est pas un aveuglement émotionnel, mais le résultat
d’un processus déductif implicite. Il peut se résumer dans le syllogisme suivant :
(majeure) : les hommes qui possèdent une expertise sur une matière donnée sont
les plus compétents pour juger des problèmes liés au sujet ; (mineure) : X possède
une expertise sur Y, et la conclusion : il est donc le plus compétent en la matière et
c’est son opinion qu’il faut prendre en compte. Sont en l’occurrence déterminants
le poids qu’on accorde à l’expertise (l’opinion doxique formulée dans la majeure),
et la capacité de l’orateur à projeter une image conforme aux attentes issues de la
doxa (résumée dans la mineure). Le raisonnement se construit, comme de droit
en rhétorique, sur des lieux communs. De même, si quelqu’un qui entreprend de
juger une situation faisant l’objet d’un litige entre deux nations ou deux individus
se montre pondéré et équitable, l’auditoire peut en déduire qu’il est digne de
confiance selon le même processus déductif : pour arbitrer, il ne faut pas être ni
impulsif ni partial, X n’est pas affligé de ces défauts, son jugement a donc du
poids. Il s’agit bien, dans tous les cas, de ce qu’il est raisonnable de déduire à
partir de l’image de l’orateur reconstruite par un processus inférentiel. On voit
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 117
qu’il y a là une rationalité qui règle les relations interpersonnelles sur la base d’une
doxa partagée – une rationalité de type rhétorique et non scientifique fondée sur
le plausible et le sens commun.
1 Sur le pathos dans les appels à la charité, on consultera MANNO G., « L’appel à l’aide humani-
taire : un genre directif émotionnel », PLANTIN et DOURY (dir), Les Émotions dans les inte-
ractions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000.
118 Ruth AMOSSY
de faire bonne figure pour pouvoir retrouver du travail. Elle s’accompagne le plus
souvent de l’évocation d’une famille réduite à la faim.
L’auditoire peut ainsi inférer des diverses marques discursives mentionnées
que l’orateur est non seulement un homme civilisé et digne mais aussi un honnête
travailleur réduit au besoin, voire un digne père de famille. La rationalité de la
relation intersubjective se traduit à divers niveaux. Tout d’abord, l’auditoire est
appelé à dégager du discours une image du locuteur qui contredit celle que donne
à voir son apparence physique – et qu’il peut accepter en fonction d’un savoir
commun stipulant que l’habit ne fait pas le moine, que l’apparence extérieure
peut être trompeuse. La représentation reconstruite par un processus inférentiel
est alors rapportée à un savoir préalable de type social : le problème du chômage
et l’exclusion qui en découle. Il est appelé à faire le raisonnement suivant : il
faut aider les gens honnêtes dans le besoin à éviter la déchéance ; le locuteur
est un homme honnête dans le besoin ; il faut donc l’aider. La majeure s’appuie,
comme il se doit, sur des lieux communs, en particulier sur ceux que charrie
le discours dominant sur l’exclusion et la nécessité de la combattre. Elle est
renforcée par les préceptes de la morale (chrétienne) demandant de porter secours
aux nécessiteux.
La rationalité préside bien ici à la relation argumentative. Il est clair,
cependant, que l’image de l’orateur mise aussi sur l’appel au sentiment. C’est
avant tout à la compassion qu’il en appelle : il s’agit, selon Aristote, de « l’affliction
qu’on a pour un mal qui semble menacer quelqu’un de sa perte, ou du moins
de le faire souffrir, quoiqu’il ne mérite nullement qu’un tel malheur lui arrive »
(Aristote 1991:73). Et il ajoute qu’on aura toujours pitié quand arrive à quelqu’un
un mal que nous craignons pour nous-mêmes – en l’occurrence, le licenciement,
le chômage, l’incapacité de nourrir ses enfants, l’éventuelle déchéance qui peut
découler d’une situation de ce genre. C’est dans ce sens que le locuteur peut
apparaître à l’allocutaire comme un semblable dans lequel il lui est possible de se
reconnaître, et qu’il peut sentir le désir de le secourir.
Susciter la « sym-pathie »
la vie. C’est en son nom qu’elle demande qu’on arrête les massacres. Le je se
transforme ici en nous, soulignant le lien entre toutes les femmes et désignant une
communauté fondée sur la différence des sexes :
Et nous ne voulons pas, nous ne voulons plus, nous autres, qu’on immole nos en-
fants sur l’autel de je ne sais quel Moloch imbécile et cruel.
Les mères ont de tous temps payé à ce monstre le douloureux tribut de leurs en-
trailles meurtries.
C’est pour la joie, pour le bonheur, pour le travail libre et fécond, pour la beauté
de la vie que nous voulons enfanter.
En bref, Vernet construit son ethos pour un public qu’elle redéfinit et
modèle en fonction de ses objectifs propres : non plus l’ensemble des Français
et des Françaises patriotes rendant un hommage officiel aux morts, mais la
communauté des Mères qui ont subi les affres de l’angoisse et souvent de la perte.
C’est pour elles qu’elle projette une image de mère animée par les sentiments
les plus intenses, sinon les plus violents. Ce sont elles qu’elle incite à partager
son émotion et à entrer dans son discours. La mère douloureuse doit éveiller la
confiance que la journaliste engagée peine à mobiliser. Le sentiment partagé est
censé disposer à l’éveil des consciences que la raison échouerait à provoquer.
On voit donc que l’ethos en appelle à l’être ensemble et au sentir avec
de l’auditoire en s’adressant à un groupe qu’il délimite, et parfois définit, à cet
effet. La construction de l’ethos se fait ainsi en fonction du type de communauté
qui peut se reconnaître dans l’image de l’orateur – une communauté qui peut
aller du groupe national ou social à l’entité « humanité » dans l’idée particulière
qu’on peut s’en faire. Reprenons un instant le premier exemple que nous avons
donné, celui du sans-travail qui fait la manche dans le métro. Il est clair que sa
qualité de mendiant, de miséreux, que souligne éventuellement sa mise, produit
une impression d’altérité qui frappe désagréablement le voyageur. Cependant son
discours construit un ethos d’honnête travailleur tombé malgré lui dans le besoin
qui modifie le scénario de l’échange. Il vise une communauté de travailleurs et
d’honnêtes gens qui pourront éprouver de la sympathie pour celui qui s’avère être,
malgré les apparences, un des leurs. Au travers des communautés reconstruites,
voire imaginées, qu’il implique, l’ethos du locuteur permet de doubler la
rationalité de l’échange d’une dimension affective plus ou moins forte qui en
constitue l’indispensable complément. La construction de l’ethos travaille ainsi
à surmonter les obstacles que soulève, dans la relation argumentative, l’altérité
plus ou moins marquée de celui ou de celle qui prend la parole.
≥
124 Ruth AMOSSY
En fin de parcours, j’espère avoir montré que (i) l’ethos se construit sur
le double plan de la rationalité et de l’affect, (ii) qu’il faut préciser la nature
de la rationalité et de l’affectivité qui interviennent dans la relation que noue
l’orateur avec son auditoire à travers sa présentation de soi. On peut ainsi dégager
la rationalité qui régit non le dit, mais les modalités de l’échange argumentatif.
Corollairement, et c’est le troisième point, (iii) on peut spécifier, au-delà de
la gamme des sentiments que peut ressentir chaque membre de l’auditoire et
qu’étudie la rhétorique classique, une dimension affective qui a trait au collectif
plutôt qu’à l’individuel et qui repose sur la sympathie, sur le sentir avec. Dans
les cas nombreux où l’image de l’orateur fait preuve d’une altérité trop voyante,
la construction de l’ethos s’effectue de façon à autoriser un sentiment de
communauté susceptible de favoriser et de soutenir le mouvement de la raison.
Aussi ne faut-il pas penser, comme on le fait souvent, que l’élimination de l’affect
permet seule, en laissant agir la raison, de surmonter, l’hostilité envers l’autre et
le repli communautaire. C’est dans le dosage du rationnel et de l’émotionnel que
se joue l’efficacité de l’ethos au sein de la relation argumentative qui permet aux
partenaires de négocier leurs différences.
Bibliographie
AMOSSY R., L’argumentation dans le discours, Paris, Colin, 2006.
AMOSSY R. (dir), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos,
Genève, Delachaux et Niestlé, 1.
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B. Timmermans, Paris, coll. « Le livre de poche », 11.
DECLERCQ G., L’art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Paris,
éd. Universitaires, 1992.
DASCAL M., « L’ethos dans l’argumentation : une approche pragma-rhétorique ».
DURKHEIM É. et LAVISSE E., Lettres à tous les Français, Paris, Colin, 1992.
EEMEREN F. H. Van et GROOTENDORST R., Speech Acts in Argumentative
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EEMEREN F. H. Van et GROOTENDORST R. et SNOEK HOEKEMANS F.,
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1996.
EGGS E., « Ethos aristotélicien : conviction et pragmatique moderne », AMOSSY
R. (dir), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Genève,
Delachaux et Niestlé, 1.
MAInGUEnEAU D., Le Contexte de l’oeuvre littéraire. Énonciation, écrivain,
société, Paris, Dunod, 1993.
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 125
Raphaël MICHELI
Introduction
l’effort s’est jusqu’ici concentré de façon assez nette sur leur évaluation. Suivant
une telle optique, l’analyste doit jauger les effets d’un appel à l’émotion, et
ceci en regard du déroulement idéal d’une argumentation tel que le fixe, de
façon normative, un modèle de dialogue4. L’appel à l’émotion respecte-t-il les
règles du modèle de dialogue ou en constitue-t-il une violation ? Concourt-il à
la réalisation de ses buts légitimes ou y fait-il au contraire obstacle ? Il s’agit,
en somme, de se placer en aval et d’évaluer positivement ou négativement les
effets qu’exercent les appels à l’émotion sur la « bonne tenue » du processus
argumentatif. On peut, suivant les travaux de Plantin, préférer se placer en amont
et considérer que les émotions elles-mêmes sont argumentables. L’idée est la
suivante : lorsqu’ils se trouvent dans des situations de conflit et de dissensus,
les locuteurs peuvent chercher à « argumenter une émotion » ou, en d’autres
termes, à fonder la légitimité d’une disposition affective. Une telle perspective
place en son centre le caractère argumentable des émotions ou, si l’on ose
un néologisme, leur argumentabilité. Elle est en cela proche de la sociologie
d’un Raymond Boudon. Dans sa « logique des sentiments moraux », Boudon
affirme en effet que « comprendre l’émergence d’un sentiment moral, c’est le
plus souvent reconstruire le système de raisons qui le fonde5 ». Si l’on pose en
principe que les émotions sont argumentables et que l’on se place, comme ce
sera le cas ici, dans la perspective d’une analyse de discours, on choisit alors
d’étudier la manière dont les locuteurs s’efforcent de légitimer ou, au contraire,
d’illégitimer certaines dispositions à ressentir des émotions. On s’éloigne, ce
faisant, d’une approche normative qui se donne pour tâche ultime l’évaluation :
l’émotion n’est plus appréhendée dans les effets – le plus souvent négatifs, dit-
on – qu’elle exerce sur l’argumentation. Elle se présente comme l’objet de ce que
j’appellerai ici des constructions argumentatives et se laisse saisir à travers les
raisons que les locuteurs eux-mêmes donnent à son appui ou à son encontre.
Le but du présent article est d’étudier la construction argumentative des
émotions dans le débat parlementaire relatif à l’abolition de la peine de mort qui
eut lieu en 1908 à la Chambre des députés de la Troisième République6. Il s’agit
d’examiner les diverses manières dont les représentants du peuple argumentent
des émotions – ou, à tout le moins, les diverses manières dont ils tentent de fonder
en raison ce qu’il convient et ce qu’il ne convient pas d’éprouver. Mon propos
consiste, plus précisément, à décrire et à comparer les différentes constructions
4 On pense ici aux importants travaux développés par D. WALTOn dans le cadre de sa théorie
pragmatique des fallacies, notamment The Place of Emotion in Argument (University Park, The
Pennsylvania State University Press, 1992) et Appeal to Pity (Albany, State University of new
York Press, 1997).
5 « La logique des sentiments moraux », L’année sociologique, n° 44, 1994, p. 45, je souligne.
6 Ce débat a fait l’objet d’une minutieuse enquête historique et sociologique (LE QUAnG SAnG J.,
La loi et le bourreau : la peine de mort en débats (1870-1985), Paris, L’Harmattan, 2001). On
peut s’y référer pour davantage d’informations sur le contexte des discours que nous étudions.
La construction argumentative des émotions 129
7 Les extraits du débat sont tirés du Journal Officiel. J’indique à chaque fois la date de la séance
et la pagination.
130 Raphaël MICHELI
(1) Dans Paris, j’ai vu et d’autres que moi ont pu voir des troupes d’enfants de
sept, huit, neuf ans, couchant dans les chantiers, faisant sécher leurs linges au feu
de morceaux de bois ramassés dans ces chantiers. Le lendemain matin, où allaient
ces enfants affamés, transis par une nuit froide ? Ils allaient voler aux étalages des
magasins, des bazars. Est-ce que ce ne sont pas là des apprentis pour le bagne ?
La société, responsable de la vie de vagabondage, de misère, hors la loi, menée par
ces enfants privés de conseils, de nourriture, de caresses, la société les prend au
moment du crime, les envoie dans des prisons, puis dans les colonies pénitentiai-
res. Quand ils en sortent, les malheureux, ils ont si peu d’habitude de la liberté que,
huit jours après, ils se font encore reprendre pour un larcin quelconque, quand ce
n’est pas pour un crime (Jean Allemane, 7 décembre 1908, p. 2788).
(2) Lorsque la République aura accompli son devoir social, lorsqu’elle aura pris
toutes les précautions utiles pour qu’il n’y ait plus d’affamés, d’enfants traînant
dans les rues, dans les ruisseaux, plus d’ignorants, plus de gens qui se trouvent
dans cette poignante alternative de voler ou de mourir de faim, quand la Républi-
que aura accompli cette tâche, elle aura peut-être alors le droit d’examiner si ses
codes sont assez rigoureux, si ses pénalités sont assez implacables.
Je demande à M. le rapporteur, comme à M. le président de la commission : Est-ce
que le parti républicain a accompli son devoir de solidarité ? Est-ce qu’on s’est
occupé des miséreux ? Est-ce que nos enfants ont leur nécessaire ? […]
[R] entrez en vos consciences, citoyens républicains, députés républicains ; exami-
nez si votre devoir a été rempli jusqu’au bout, si vous vous êtes appliqués dans la
11 Ibid., p. 15-16.
132 Raphaël MICHELI
mesure de vos moyens à rendre la société plus secourable aux malheureux. (Jean
Allemane, 7 décembre 1908, p. 2788).
(3) Lorsque nous parlerons des causes, nous irons plus loin que vous et nous vous
dirons que c’est le milieu social qui développe la criminalité (Applaudissements
à l’extrême gauche) et qui, abandonnant sans force, sans protection et sans appui,
des jeunes gens exposés à tous les hasards de la rue, provoque cette fréquence de
criminalité.
Et savez-vous pourquoi ces causes ne sont pas diminuées, extirpées ? C’est que
nous avons tous ici une part de responsabilité (Oui ! Oui ! à l’extrême gauche),
car si, au lieu de perdre notre temps en querelles stériles, nous nous occupions
un peu plus des déshérités, qui souffrent et qui ont besoin d’être protégés, si nous
faisions des lois sociales, vous verriez immédiatement diminuer la criminalité.
(Albert Willm, 3 juillet 1908, p. 1543).
(4) nous ne nous occupons pas assez, dans cette enceinte, des déshérités de la for-
tune et de la vie. […Q]ue fait-on pour aider ceux qui souffrent ? On les laisse sans
appui, sans aide, sans soutien, abandonnés à tous les hasards de la rue, à toutes les
tentations de l’alcoolisme. […] Tant que nous nous bornerons à occuper ici nos
séances à discuter du maintien de la peine de mort, nous n’aurons rien fait pour la
grande armée des misérables, de ceux qui souffrent, qui peinent et qui sont entraî-
nés par des courants auxquels ils ne savent pas résister (Albert Willm, 4 novembre
1908, p. 2026-2027).
(5) Sans cœur, sans entrailles, les industriels d’aujourd’hui chassent l’enfant sans
se soucier de ce qu’il deviendra ! Maintenant, on se réveille en présence de l’ac-
croissement de la criminalité enfantine. Allons, Messieurs, vivement, montez la
guillotine et supprimez ces gêneurs ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Assurément, Messieurs, l’enfant qui se trouve dans les circonstances que j’ai tra-
versées se détache très facilement de la société. Il glisse tout d’abord comme une
pierre partant du sommet des rochers et bondissant par des sauts d’autant plus
grands qu’elle se rapproche de l’abîme. Et quand l’enfant est ainsi tombé, c’est
alors que quelques esprits généreux interviennent et tentent de le sauver. Il est
malheureusement trop tard. L’enfant qui est tombé si bas dans le mal ne peut plus,
croyez-le bien, le cœur et le corps brisés, ne peut plus reprendre sa place dans la
société moderne ; il ne peut plus se relever. Vous ne pouvez pas le racheter. (Ap-
plaudissements à l’extrême gauche.)
Que faites-vous alors ? Ah ! oui ! vous avez créé pour lui la relégation ; vous l’en-
voyez au bagne, pauvre cœur, pauvre corps meurtris ! (Victor Dejeante, 11 novem-
bre 1908, p. 2206).
(6) Eh bien ! Quand les ouvriers de nos grandes industries, déracinés par les crises
économiques, jetés par le chômage sur tous les chemins du hasard, arrivent dans les
grandes cités où ils n’ont pas un ami, ils sont à la merci, dans [l] es bouges, de toutes
les rencontres funestes. (Jean Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2397, je souligne).
La construction argumentative des émotions 133
(7) Ah ! C’est chose facile, c’est procédé commode : un crime se commet, on fait
monter un homme sur l’échafaud, une tête tombe et la question est réglée, le pro-
blème est résolu. nous, nous disons qu’il est simplement posé ; nous disons que
notre devoir est d’abattre la guillotine et de regarder au-delà les responsabilités
sociales.
nous disons, Messieurs, qu’il est très commode et qu’il serait criminel de concen-
trer sur la seule tête des coupables toute la responsabilité. nous en avons notre
part, tous les hommes en ont leur part, la nation tout entière en a sa part. (Jean
Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2396).
(8) Eh bien ! de quel droit une société qui par égoïsme, par inertie, par complai-
sance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n’a tari aucune des sources
du crime qu’il dépendait d’elle de tarir, ni l’alcoolisme, ni le vagabondage, ni le
chômage, ni la prostitution, de quel droit cette société vient-elle frapper ensuite,
en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n’a pas
surveillé les origines ? (Jean Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2397).
12 Le terme « victimes » est d’ordinaire une chasse gardée des anti-abolitionnistes. Sa réappro-
priation par Dejeante et son utilisation pour référer à des individus qui commettent des cri-
mes – et non à ceux qui en pâtissent – annonce un renversement du système de valeurs que la
construction de l’indignation viendra confirmer.
La construction argumentative des émotions 135
plus proche de ce que Paul Ricœur appelle, dans sa sémantique de l’action, une
« causalité-contrainte13 » (ou une causalité à faible degré de motivation). On
retrouve un fonctionnement similaire dans l’extrait (6), lorsque Jaurès évoque
d’autres individus peuplant la « grande armée des misérables », à savoir les
ouvriers. Ici, les épithètes détachées (« déracinés » et « jetés ») fonctionnent
comme la réduction de tournures passives dont on peut saisir les compléments
d’agent (« par les crises économiques », « par le chômage »). Les ouvriers sont
dépeints comme les jouets de forces qu’ils ne maîtrisent en rien. Purs patients, ils
n’instiguent ni ne contrôlent des procès : ce sont plutôt les procès qui s’exercent
sur eux. L’usage de l’épithète détachée prend ici, de par sa fonction de circonstant,
une pertinence argumentative pour l’ensemble de l’énoncé. C’est bien parce
qu’ils sont « déracinés par les crises économiques » ou « jetés par le chômage
sur tous les chemins des hasards » que certains ouvriers peuvent céder, en fin
de compte, à la tentation criminelle qu’offrent les « rencontres funestes ». Les
épithètes détachées fournissent pour ainsi dire des « circonstances atténuantes » :
elles rendent raison de la grande vulnérabilité des ouvriers au crime et viennent,
de fait, disculper – au moins en partie – ceux-ci.
De manière générale, comment expliquer la présence insistante du participe
passé à fonction d’épithète (on pourrait encore citer Allemane qui, en (1), parle
d’« enfants privés de conseils, de nourriture, de caresses » ou Willm qui, en (3),
évoque « des jeunes gens exposés à tous les hasards de la rue ») ? (i) Le participe
passé a pour caractéristique de faire porter l’accent sur l’état qui résulte d’un
procès. Dans le cadre de la rhétorique abolitionniste, l’enjeu est de suggérer
que les « malheureux » se trouvent dans des états qui résultent de procès qu’ils
n’ont eux-mêmes ni instigué ni contrôlé, mais se sont contentés de subir. Les
« malheureux » sont, dans une telle rhétorique, bien davantage agis qu’agissants :
ils sont présentés comme des êtres sur lesquels s’exercent des procès. (ii) L’usage
du participe passé permet également aux orateurs abolitionnistes d’embrayer sur
la construction argumentative de l’indignation. En effet, à partir de chaque état
résultant, on peut potentiellement remonter à l’accomplissement d’une action et
à un agent qui en est responsable. Parler d’individus « privés de conseils », c’est
sous-entendre que quelqu’un a privé ces individus de conseils. nous avons vu
jusqu’à présent comment le pathos abolitionniste recatégorise « ceux qui tuent »
en « malheureux ». Il nous reste maintenant à examiner en détail le parachèvement
de la construction argumentative de l’indignation, c’est-à-dire les processus
discursifs par lesquels les abolitionnistes désignent ceux qu’ils tiennent pour les
responsables de la souffrance des « malheureux » et donc, par extension, pour les
vrais agents des délits ou des crimes que ceux-ci en arrivent à commettre.
L’indignation est une émotion qui requiert que l’on décrive un état de
choses négatif non comme l’effet du hasard, mais bien comme l’effet d’une
action dont on peut imputer la responsabilité à un agent. Ce trait est mis en
évidence tant par la psychologie cognitive – Ortony, Clore et Collins rangent
l’indignation dans la catégorie des agent-based ou attribution-of-responsibility
emotions14 – que par les sociologues. Selon Boltanski, le propre de l’indignation
est qu’elle « se détourne de la considération déprimante d’un malheureux et de
ses souffrances pour aller chercher un persécuteur et se centrer sur lui15 ». Le
discours qui prétend offrir une construction argumentative de l’indignation doit
ainsi se consacrer à l’identification de l’agent et à l’établissement incontestable
de sa responsabilité. Ces opérations revêtent un surcroît de complexité pour les
abolitionnistes. On se souvient que leurs adversaires ont l’avantage de pouvoir
se reposer sur l’évidence du lien causal entre l’action d’un agent (l’« assassin »,
selon les termes de Berry) et la souffrance d’un malheureux (« ce [lui] qui tombe
sous le couteau de l’assassin »). Les abolitionnistes, en revanche, perdent en
grande partie l’évidence de ce lien : qui, au juste, vont-ils rendre directement
responsable de la souffrance de ceux qu’ils ont élus comme « malheureux » ?
Comment saisir leur souffrance en tant qu’elle résulte de l’action (ou de
l’omission d’action) d’un agent identifiable ?
17 Ibid., p. 114-115.
138 Raphaël MICHELI
vérifie très nettement chez Dejeante, qui parle des « victimes de l’organisation
sociale » (séance du 11 novembre, p. 2205), et chez Willm, qui affirme en (3)
que « c’est le milieu social qui développe la criminalité ». Un tel mouvement
désindividualisant n’est toutefois pas sans risque : il prête en effet le flanc à
une dilution de la responsabilité. Si « tous les hommes » sont responsables, si
le système (« milieu », « conditions » et « circonstances ») est responsable, ne
tend-on pas à faire perdre à l’agent sa consistance, son caractère tangible, et, par
là même, ne tend-on pas à échapper au régime de la responsabilité ?
Je ferai l’hypothèse que dans sa construction argumentative de l’indignation,
le discours abolitionniste doit gérer une double contrainte. Il faut, d’une part, que
l’accusation soit suffisamment générale, c’est-à-dire qu’elle atteigne, au-delà
des individus qui l’initient ou le perpétuent, un système. Il faut, d’autre part,
éviter à tout prix une désincarnation excessive de l’agent, sans quoi l’on risque
d’échapper au régime de la responsabilité – l’indignation restant, dans ce cas,
lettre morte. Cette double contrainte se traduit par le caractère souvent hybride
de la désignation des agents responsables de la souffrance des « malheureux ».
On notera, à ce sujet, l’hybridité des formes d’adresse utilisées par Dejeante,
notamment « Vous, société,… » (p. 2206). Une telle formule est exemplaire des
procédures par lesquelles les abolitionnistes tentent d’épingler le(s) agent(s) :
elle se propose à la fois d’accuser un système dans son ensemble (« société »)
et, par l’usage du déictique, de cibler la responsabilité sur un sous-ensemble
d’individus plus responsables que les autres.
Cette étude de cas porte sur une interaction au cours de laquelle une
personne, Mme n reconstruit, sous forme de récit, pour son interlocutrice,
Mme GH, un événement « émotionnant » qui vient de l’affecter. Le terme
daté « émotionnant » est utilisé, à défaut de mieux, au sens de « provoquant
une participation émotionnelle, positive ou négative » du ou des participants à
l’événement. On le trouve dans la littérature psychologique sur les émotions,
avec le verbe correspondant « émotionner ». « Émouvoir » et « émouvant »
ne peuvent être utilisés comme termes englobants du champ des émotions ; ils
ne s’appliquent qu’à l’induction d’émotions de type négatif de faible intensité
(émotions compassionnelles douces).
On se propose d’illustrer une méthodologie d’analyse de l’expression, de
la construction et de la gestion des émotions ordinaires (Cosnier : 1994)1 dans
le cadre de l’interaction verbale. Cette méthode a été mise au point et remaniée
dans Plantin (1998)2, Plantin, Doury & Traverso (éds 2000)3, Traverso (2000a)4.
Le cas proposé est extrait d’un corpus recueilli dans le cadre du programme
« Commerce » dirigé par C. Kerbrat-Orecchioni et V. Traverso (Kerbrat-
Orecchioni & Traverso, 2006, à paraître)5. L. Vosghanian est propriétaire et
responsable de ce corpus, dont elle a effectué la transcription et une analyse dans
le cadre de son mémoire de DEA (Vosghanian 2002)6. Ce corpus est composé
d’une série d’enregistrements audio effectués dans une boutique de retouches de
vêtements, à Lyon7. Les interactions du corpus se caractérisent par leur finalité
dominante (le service), et sont clairement délimitées par une séquence d’ouverture
1 COSnIER J., Psychologie des émotions et des sentiments, Paris, Retz, 1994.
2 PLAnTIn Chr., « Les raisons des émotions », in M. Bondi (ed.) Forms of argumentative dis-
course/Per un’analisi linguistica dell’argomentare, Bologne, CLUEB, 1998, p. 3-50.
3 PLAnTIn Chr., DOURY M., et TRAVERSO V., Les émotions dans les interactions, Lyon, PUL
(ouvrage avec cédérom), 2000.
4 TRAVERSO V., « Les émotions dans la confidence », in C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (éds),
2000a, 205-223.
5 KERBRAT-ORECCHIOnI C., & TRAVERSO V., (eds), L’interaction en site commercial : inva-
riants et variations, (2006, à paraître).
6 VOSGHAnIAn L., Les interactions verbales en site commercial : exemple d’un magasin de
retouches de vêtements. Mémoire DEA en Sciences du langage, sous la dir. de C. Kerbrat-Orec-
chioni, 2002.
7 Les participants ont donné leur accord (soit a priori, soit a posteriori) pour l’exploitation à
des fins scientifiques des données recueillies. Sur les questions juridiques et éthiques liées à
142 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
7 Mme n excusez-moi
8 Mme GH alors vous toussez toujours/
9 Mme n c’est pas ça oui oui la preuve ((continue à tousser))
10 (.) imaginez-vous =
11 Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
12 Mme N j` déjeune
13 Mme GH oui/
14 Mme n ben ça c’est tout banal hein
15 Mme GH ce matin/
1 Mme N je (.) ce matin\
17 Mme GH oui
18 Mme N je coupe mon pain tant que j` peux en mettre
19 pas du beurre hein
20 Mme GH oui
21 Mme N et puis j` mords dedans comme chacun fait hein (.)
22 dites y avait une agrafe j` l’ai pas apportée je l’ai
23 oubliée j` vous l’apporterai (.) comme ça dans le
24 pain = ((montre la taille de l’agrafe avec les mains))
25 Mme GH = dans le pain/
26 Mme n ça s’est accroché [dans mon palais
27 Mme GH [ho/
28 Mme N j’ai cru que j’allais étouffer
2 Mme GH oh la la ben alors =
30 Mme N = puis alors plus j` voulais tirer dessus plus ça me
31 faisait mal (.) puis j’ai oublié =
32 Mme GH = ah ben i` fallait l` garder ça
33 Mme N mais j` l’ai gardée
34 Mme GH ben oui [mais
35 Mme N [comme une imbécile j’ai posé ça sur son verre
3 à lui quand i`11 va descendre pour lui dire regarde donc
37 c` qui m’est arrivée (.) puis j` m’étais dit en allant
38 chercher l` pain j` vais l’emporter (.) il est sur l`
39 verre
40 Mme GH mais c’était c’était une agrafe qui [est qui qui &
41 Mme n [une a- une a-
42 Mme GH & qu’il avait =
43 Mme N = vous savez comme les =
44 Mme GH = non parc` qu’il est- il agrafe pas le sachet/
45 Mme N ben justement/(.) alors c’était euh je pense [que euh
46 Mme GH [mais
47 c’est dans l` pain ça [non/
48 Mme n [mais c’est dans
mais c’est sorti
49 [de mon morceau
50 Mme GH [oui c’est dans le
pain ça =
12 Cf. note 3.
Parcours des émotions en interaction 145
7 sortie de la journée
98 Mme GH ah
Mme N alors j` pense qu’on va y aller aujourd’hui j’en sais
100 rien voir cette pauv` mémé v` savez bon passons (.)
101 (2.0) et ben j’étais j’étais contente [c` matin j` vous &
102 Mme GH [et ben dis donc &
103 Mme n & assure hein (.)
104 Mme GH & (.)ben oui ça ça fait (.)
105 Mme n puis ça m’a fait mal ça fait mal (.) [puis on a peur &
106 Mme GH [non mais pff
107 Mme N & aussi hein d’avaler c` truc =
108 Mme GH = moi à mon avis faut trouver un autre endroit pour
10 acheter le [pain parc` que là c’est pff
110 Mme N [ben oui mais y a que là i` peut qu’i` peut
111 l` mâcher
112 Mme GH ouh la la ben laissez lui débrouiller hein qu’i`
113 s` débrouille ailleurs ((rires)) qu’il aille acheter son
114 pain [ailleurs
115 Mme N [ah ben i` s` promène [aussi i` travaille tous les &
11 Mme GH [oh la moi j’ai j’ai plus d` &
117 Mme N & jours euh i` traverse tous les jours les Halles i` &
118 Mme GH & confiance à :: à U. là (.) c’est vraiment ça devient &
11 Mme N & va tous les jours à Carrefour alors
120 Mme GH & euh (1.0) enfin j` sais pas
121 (4.0)
122 Mme GH ah la la
123 Mme N mais j` me demandais bien ce qui m’arrivait vous savez
124 j’ai (inaud.) qu` cette agrafe dans la bouche tu perds
125 une dent ((rires)) j` savais plus bien où j’en étais
12 (.) `fin c’est un p`tit malheur ça `fin ça ça ça peut
127 avoir des conséquences quoi
128 Mme GH ben oui [mais : c’est c’est
12 Mme N [puis je je savais pas avec quoi avec quoi me
130 me me désinfecter la bouche quoi alors j’ai pensé à
131 l’Eludril tout bonnement c’est tout ce que j’avais (.)
132 pouvais quand même pas prendre de l’eau d` javel hein
133 L ((rires))
134 Mme N alors bon ben voilà (.) à part ça ça va/
135 Mme GH ben ça va oui\
13 Mme N le chat aussi/
137 […]
146 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
Un récit d’émotion
Après les échanges rituels d’ouverture (lignes l et 2), la préface d’un récit est
immédiatement introduite par Mme n « pour un peu vous me revoyiez pas » (l. 4).
L’interaction qui s’engage ne se profile ainsi ni comme une interaction de service,
ni tout à fait comme les interactions consacrées au small talk ou menus propos,
fréquentes dans le site, avec les clientes qui aiment, comme Mme n, passer du
temps à papoter dans la boutique13. Elle est placée sous le signe d’un événement
suffisamment extraordinaire pour être suggéré par la cliente dès le troisième tour
de parole de la rencontre. Tout lecteur du texte de cette interaction très spéciale
– a fortiori tout auditeur de l’enregistrement – risque de donner libre cours à
ses préjugés sur le langage, la structure et les fonctions des échanges ordinaires
en se projetant par empathie dans la situation. Cette projection est inévitable et
nécessaire, mais elle ne correspond qu’à un premier contact, fournissant une
compréhension globale de ce qui se passe, très satisfaisante intuitivement, mais
qui doit être contrôlée et dépassée.
L’approche que nous proposons prend le parcours émotionnel comme
unité d’analyse, celui-ci pouvant se développer sur une ou plusieurs séquences
d’une interaction, mais aussi inclure plusieurs interactions comme c’est le cas ici.
Il s’agit donc d’une unité co-construite par les participants, et non d’une unité
produite par un seul locuteur (un tour de parole) et moins encore d’une unité
isolée de son contexte (un mot ou un énoncé).
Mme GH et Mme n co-produisent une suite de tours de paroles traçant
les contours d’un événement passé, réel, ou affirmé et accepté comme tel, par
la narratrice et la narrataire. Dans le cas présent, la narratrice est la protagoniste
unique du récit. Cet événement vécu par la narratrice est structuré rationnellement
(principe d’« accountability », l’enchaînement d’actions et d’émotions liées sont
plausibles) et chronologiquement : il a un commencement, une acmé et une fin.
Le récit est « intéressant » dans la mesure où il construit la « surprise », qui est
un constituant fondamental de l’émotion. C’est sur cette production verbale
d’émotion, inhérente à la production verbale de l’événement, que porte notre travail.
La forme rationnelle du récit n’est pas différente de sa forme émotionnelle.
13 Voir le travail de Vosghanian (2002 ; cf. note 6) sur ce « site de papotage » ainsi que Doury &
Traverso (2006, à paraître ; cf. note 9) pour une analyse des types d’échanges conversationnels
dans un site qui présente lui aussi des allures de salons de conversation (un marchand de presse).
Une réflexion sur la différence entre « small talk », au sens d’« échanges à bâtons rompus » et
d’autres formes d’activités dans la conversation est proposée dans Traverso (1996, cf. note 8 ;
2000b, « La conversation ordinaire », [revue] Op. Cit. 14, 13-21).
Parcours des émotions en interaction 147
La base thymique
Les événements passés formant la base du récit en interaction sont pris
en charge par Mme n. Mais alors que le récit s’achève, le parcours émotionnel
continue, à l’initiative de Mme GH, qui commence à planifier des revendications
(stéréotypiquement « ça ne va pas se passer comme ça, on ne va pas en rester
là »).
La toux de Mme n est susceptible de diverses interprétations. Le récit
commence par la narration d’une routine « prendre son déjeuner » :
Interaction 1, extrait A (Rappel)
9 Mme n c’est pas ça oui oui la preuve ((continue à tousser))
10 (.) imaginez-vous =
11 Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
12 Mme N j` déjeune
Parcours des émotions en interaction 149
13 Mme GH oui/
14 Mme n ben ça c’est tout banal hein
15 Mme GH ce matin/
1 Mme N je (.) ce matin\
17 Mme GH oui
18 Mme N je coupe mon pain tant que j` peux en mettre
19 pas du beurre hein
20 Mme GH oui
21 Mme N et puis j` mords dedans comme chacun fait hein (.)
22 dites y avait une agrafe […]
nous les aborderons dans cet ordre, même si le récit les permute et les
mentionne dans l’ordre « [fureur] –/tristesse/– [affolement] ». Ces permutations
sont à interpréter. L’[affolement] surgit en dernier, on pourrait faire l’hypothèse
d’un passage d’émotions très dicibles socialement [fureur] à des émotions plus
intimes (/tristesse/) voire plus difficilement avouables [affolement]. Au fur et à
mesure du déroulement et de l’acceptation du récit, il y a un approfondissement
de la confidence émotionnelle.
Interaction 1, extrait F
1 Mme N ça m` faisait mal puis alors j’arriv- pas j’arrivais pas
2 j` paniquais même [un peu j` crois
3 Mme GH [non et puis c’est c’est
4 [c’est dangereux : aussi euh :
5 Mme N [j’arrivais pas à l’enlever (.) j’avais mes yeux qui
coulaient comme ça [`fin ça m` faisait mal j’arrivais
7 Mme GH [bah bien sûr
8 Mme N pas à l’enlever j’ai dit comment j` vais m’en sortir (.)
9 qu’est-ce qui faut qu` j’appelle qu’est-ce qui [faut
10 qu` je fasse
Parcours des émotions en interaction 151
14 SCHERER K. R., « On the nature and function of emotion : a component process approach », in
Scherer, K. R., & P. Ekman, (eds), Approaches to emotions, Hillsdale, n. J., Lawrence Erlbaum,
1984, p. 293-317.
15 SCHERER K. R., « Les émotions : Fonctions et composantes », Cahiers de psychologie cogni-
tive, 4, 1984, p. 9-39.
16 UnGERER F., « Emotions and emotional language in English and German news stories », in
niemeyer S., Dirven R. (eds), The language of emotion, p. 307-328, Amsterdam, John Ben-
jamins, 17.
152 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
17 CAFFI Cl., & JAnnEY R. W., « Introduction : Planning a bridge », Journal of pragmatics 22,
1994a, p. 245-249.
18 CAFFI Cl., & JAnnEY R. W. « Toward a pragmatics of emotive communication », Journal of
pragmatics 22, 1994b, p. 325-373.
1 PLANTIN Chr., « Se mettre en colère en justifiant sa colère » in Ch. Plantin, M. Doury & V. Tra-
verso (éds), Les émotions dans les interactions, Lyon, PUL (ouvrage avec cédérom), 2000.
20 PLAnTIn Chr., « Structures verbales de l’émotion parlée et de la parole émue », in J.-M. Col-
letta, A. Tcherkassof (dir.), Les émotions. Cognition, langage et développement, Liège, Mar-
daga, 2003, p. 97-130.
Parcours des émotions en interaction 153
même) ; il oriente vers la recherche d’un responsable. Cet objet de la [fureur] sera
travaillé par le second contrôle, qui aboutira à la détermination d’un responsable
autre qu’elle-même, et à son action revendicative.
On ferait la même observation à partir de « contente »,/mécontente/, =>
/exprimer son mécontentement à/.
Interaction 1, extrait B
1 Mme N c’est joli comme ça oui (s) bon (.) alors j` vais
2 chercher mon pain puis j` vais méditer sur mon triste
3 sort (1s) vous croyez qu’i` faut que j` demande ce grand
4 machin là/
5 Mme GH le
6 Mme n le patron s’il est à moitié saoul ça va donner aucun
7 résultat
L’expression « méditer sur mon triste sort » à la fois exprime un état d’âme de
type/tristesse/, et une distanciation ironique vis-à-vis de ce sentiment. Cette auto-
ironie est renforcée par le parallélisme des actions prévues pour un futur proche
(« j’vais chercher mon pain puis j’vais méditer sur mon triste sort »), qui semble
planifier le sentiment.
Deux EE expriment des affects présents (de Mme n en S1) de type thymique, des
sortes de résultatifs, différés, des émotions précédentes : « c’est pas marrant » ;
« ma vie elle est pas drôle »
Interaction 1, Extrait E
1 Mme N `fin c’est pas marrant mais y a pire que ça mais
2 j` me suis dit un enfant [moi tout d` suite je pense &
3 Mme GH [non mais enfin c’est pas &
4 Mme N & pour un enfant qu’est-ce qu’i` fait =
5 Mme GH & marrant quand même = et ben =
Mme N = enfin bon (.) j` vous raconte ma vie elle est pas
7 drôle
Il s’agit, dans les deux cas [fureur] et/tristesse/, d’affects seconds (d’après
coup, après qu’elle ait contrôlé la situation émotionnante). Ces affects seconds sont
énoncés en premier dans l’interaction, avant l’affect lié à la situation émotionnante
elle-même, l’[affolement]. On note que ces sentiments dépressifs apparaissent au
154 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
terme de l’épisode où Mme N est amenée à répondre à une objection faite par
Mme GH (cf. Menace sur les émotions). Ces affirmations générales de tonalité
plaintive, dépressive, triste, que Mme n s’auto-attribue en S1, contrastent avec la
fureur que Mme n s’auto-attribue en S°.
On peut poser le problème de l’organisation syntagmatique des deux
émotions négatives [fureur] et/tristesse/. On peut faire l’hypothèse de la
combinatoire « fureur + impuissance face aux responsables = > dépression » ;
on s’oriente vers de la victimisation, avec une orientation possible vers la/
résignation/. Cette classe d’émotion est ratifiée par Mme GH, mais n’est pas
élaborée dans l’interaction.
On peut schématiser le parcours émotionnel à l’aide du graphe suivant :
Dans cette chaîne, c’est donc l’élément [fureur] qui est travaillé dans
l’interaction. L’émotion « pas drôle », « pas marrant » qui aurait pu être un candidat
à l’élaboration n’est pas repris. Trois composantes (réitérées) sont greffées sur les
éléments séquentiels de récit, elles légitiment l’émotion, la construisent comme
intense et appropriée à la situation.
Description de l’agrafe
L’agrafe elle-même fonctionne comme inducteur d’émotion. Mme n
utilise l’une des astuces les plus éprouvées de la rhétorique judiciaire, pour créer
du pathos, « Montrez des objets ! » (signa) instruments du dol (Plantin 1998).
Mais elle a oublié l’agrafe, qu’elle a cependant mise de côté ; à défaut de l’objet
156 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
Interaction 1, Extrait C
1 Mme N = puis alors c’est grand c` machin ça fait bien [comme
2 ça (montre la taille de l’agrafe avec la main) (.)
3 Mme GH [bah ::
4 Mme n y a bien un centimètre de [(inaudible)
5 Mme GH [ben oui et puis ça :
6 Mme n une grosse agrafe de j` sais pas quoi moi `fin ces ces
7 gros sacs =
Interaction 1, extrait E
1 Mme N `fin c’est pas marrant mais y a pire que ça mais
j` me suis dit un enfant [moi tout d` suite je pense &
2 Mme GH [non mais enfin c’est pas &
3 Mme n & pour un enfant qu’est-ce qu’i` fait =
Contrôle secondaire
Interaction 1, Extrait B
1 Mme N vous croyez qu’i` faut que j` demande ce grand machin là/
2 Mme GH le
3 Mme n le patron (.) s’il est à moitié saoul ça va donner
4 aucun [résultat
Interaction 1, Extrait D
1 Mme GH = mais c’est marrant que vous avez [pas vu quand vous &
2 Mme N [j` vous l’apporterai
3 Mme GH & la coupez l` pain quand [même non/
4 Mme N [mais j` vais vous expliquer
5 pourquoi `lors le le le jour où j’y suis allée y avait
plus d` pain que je prends couramment
158 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
7 Mme GH oui =
8 Mme N = alors j’ai pris euh vous allez comprendre tout d`
suite j’ai pris c` qu’on appelle une marguerite
10 Mme GH ah d’accord =
11 Mme N = alors donc vous savez qu` ça se casse [comme ça on &
12 Mme GH [oui hm
13 Mme n & passe pas ni par le [ni on coupe pas ni rien (.) et &
14 Mme GH [oui
15 Mme N & quand j’ai coupé mon pain en deux [ce ce cette boule &
16 Mme GH [hm
17 Mme n & [si vous voulez
18 Mme GH [oui oui bah oui
Interaction , Extrait A
1 ((Mme n entre dans le magasin))
2 (00 : 00 : 00)
3 Mme GH ah vous avez eu un cadeau là (.) non// la [galette
4 Mme n ((ferme la porte))
5 Mme n [oh :
mais attendez [(.) que j’vous dise tout
7 Mme GH [et bah oui bah v’voyez// ((rires))
8 Mme N j’m’assois quand même deux minutes (.) j’ai eu
tout mon pain//
10 Mme GH et ben (.) [en plus
11 Mme n [deux choux à la crème
12 Mme GH ouh la la =
13 Mme N = et une tarte
14 Mme GH et bah v’voyez [comme quoi
15 Mme n [avec les sourires et les excuses
16 Mme GH et bah voilà (.) [et bah
17 L [et ben c’est la moind’des
Parcours des émotions en interaction 159
18 choses
19 Mme GH [ah bah oui
20 Mme N [bah oui m’enfin euh j’ai quand même dit merci
21 hein
22 L ah bah oui
23 Mme GH oui bah d’accord mais bon (1.0) vu la grandeur de
24 l’agrafe ((rires))
25 Mme N mais vous savez que je je lui ai dit hein j’la
26 garde en souv’nir
27 Mme GH vous avez mérité bien ça ((rires)) (.) ah la la
28 Mme N alors voilà =
2 Mme GH = j’espère qu’i- vont montrer aux : à leurs
30 fournisseurs au- [moins
31 Mme n [mais i-z-en changent de
32 fournisseurs
33 Mme GH oui bah oui
34 Mme n mais c’était tout prêt tout prêt
35 Mme GH et bah alors v’voyez hein ((rires)) le gros machin21
36 il a fait un effort (.) considérable
37 Mme N mais j’crois qu’c’est l’fils que j’ai vu c’matin
38 Mme GH ah c’est [possible
39 Mme n [et ah non mais il est très aimable
40 Mme GH oui il est gentil le
41 Mme N gros là [un peu i- vient d’avoir une p’tite fille
42 Mme GH [oui oui costaud là
43 Mme N ou un p’tit garçon j’sais pas quoi
44 Mme GH et bah c’est bon
45 Mme N alors j’ai dit bon bah j’vais aller chercher tout
4 ça parc’que c’t’après-midi (inaud.) assez j’étais
47 sur l’marché à sept heures moins dix
48 Mme GH oui j’suis pas allée j’ai pas eu [d’courage
49 Mme n [i- faisait un
50 froid dis donc bah j’vous dis pas
51 Mme GH j’ai pas eu d’courage
52 (3.0) (raclement de gorge de L)
nB : Cette étude ne dit rien sur les ré-élaborations que Mme n peut effectuer
ultérieurement, sur l’événement ou sur les émotions qu’il a induites.
Interaction , Extrait B
1 Mme N et bah oui et bah j’ai failli avaler ça la i- non
2 mais j’vous jure j’ai eu mal hein ((bruit de ciseaux))
3 Z ((rires)) p’tain
4 Mme N puis j’ai encore mal [hein
5 Mme GH [oui en plus elle a elle a eu dans
sa bouche hein//
7 Mme N mais oui//
8 Z bah dis donc ouais mais ça arrive une fois tous les 36
Parcours des émotions en interaction 161
nous n’avons pas discuté des séquences qui alternent avec le récit de Mme
N. où sont narrés des événement de vie souvent très négatifs, porteurs d’émotions,
parfois exprimées explicitement. Intuitivement l’émotion construite dans le récit
de l’agrafe est homogène à celle qui imprègne les échanges qui l’entourent.
L’épisode de l’agrafe conforte une vision de soi et du monde partagée par
les participantes, ainsi que la tonalité émotionnelle qui sous-tend leurs échanges
en général, où la dérision les sauve de l’accablement.
162 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN
’ élision, ex. :
Mme n mais c’est dans l’pain
: allongement d’un son, ex. :
c’est sû : r.
::: Allongement très important.
- mot interrompu brutalement pas le locuteur, ex. :
Mme n une a- une a- une agrafe
[ chevauchement (début du tour « interrupteur », et
emplacement de l’interruption dans le tour en cours), ex. :
Mme n mais c’est sorti [de mon morceau
Mme GH [oui c’est dans le pain ça
= enchaînement immédiat entre deux tours.
Mme N imaginez-vous =
Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
\ Indique une intonation descendante.
/ Indique une intonation montante.
Mme GH alors vous toussez toujours/
(4s) durée de la pause entre parenthèses
Les productions vocales sont notées à l’aide de graphies simples : hm, pff, ah,
hein, ben, etc.
Les rires sont indiqués entre parenthèses.
Toutes les explications concernant la situation, les personnages et leurs attitudes
sont indiquées en italique et entre parenthèses.
Timing (hh : mm : ss) toutes les deux minutes.
TROISIÈME PARTIE
La poétique du pathos
Les Figures pathiques dans le pamphlet : l’exemple du
Discours sur le colonialisme de Césaire
Marc BONHOMME
paradigmes. Par exemple, Hermogène les range dans la catégorie des « figures
de la véhémence4 » (parmi lesquelles prédomine l’apostrophe) ou Batteux dans
celle des « figures touchantes 5 ». Tantôt – et beaucoup plus rarement – les figures
pathiques prennent une place centrale dans le dispositif rhétorique, finissant par
se confondre avec la notion même de figure. C’est le cas avec la théorie bien
connue de Lamy à l’époque classique, laquelle oppose les tropes, envisagés d’un
point de vue purement lexical comme remèdes aux déficiences de la langue, aux
figures, réalités énonciatives définies comme « le langage des passions », que
ces dernières soient celles du locuteur ou du récepteur.
Cependant, d’une façon générale, les figures pathiques posent deux
sortes de problèmes dans l’approche rhétorique traditionnelle. D’un côté, leur
configuration spécifiquement pathique y est assez mal décrite. La majorité des
théoriciens voient en elle l’empreinte des passions, sans vraiment approfondir
leurs considérations et sans entrer dans les détails. Pour certains rhétoriciens,
les figures pathiques auraient partie liée avec les « émotions7 » ou avec le
« sentiment8 », ce qui n’est guère plus précis. Dans l’ensemble, la configuration
pathique des figures est mise en relation avec les pulsions difficilement
contrôlables de l’affectivité, par opposition à la raison : « C’est par les figures les
plus vives de l’éloquence que tous les mouvements de l’âme deviennent ardents
et passionnés. » D’un autre côté, le mécanisme pathique des figures est abordé
selon des perspectives tout autant problématiques dans la tradition rhétorique.
Soit les figures pathiques sont expliquées par des motivations extralinguistiques,
la plupart du temps psychologiques, sans que leurs répercussions strictement
langagières soient clairement prises en compte. Cela se vérifie lorsque Condillac
traite de l’hyperbate, écrivant simplement à son propos : « L’hyperbate est propre
à peindre le désordre d’un esprit à qui une grande passion exagère tout10. » Soit
les effets pathiques des figures sont énoncés comme allant de soi, suivant la
démarche de la pétition de principe. Par exemple, le Pseudo-Longin note que
« l’asyndète11 et l’anaphore mettent en branle des passions » (op. cit., p. 8), mais
il ne précise ni les motivations ni les modalités d’un tel processus12.
11 Celle-ci désignant la suppression des termes de liaison dans un énoncé. Cf BONHOMME M.,
Les Figures clés du discours, Paris, Le Seuil, « Mémo », 18.
12 Lamy apparaît parfois comme une exception à cette lacune généralisée dans l’explication du
fonctionnement pathique des figures, en particulier lorsqu’il analyse le cas de l’exclamation
selon une perspective psycho-physiologique qui rappelle le Traité des passions de l’âme de
Descartes : « L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’âme vient à être agitée de
quelque violent mouvement, les esprits animaux courant par toutes les parties du corps entrent
en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits de la voix, et les font enfler ;
ainsi ces conduits étant rétrécis, la voix sort avec plus de vitesse et d’impétuosité au coup de la
passion dont celui qui parle est frappé. Chaque flot qui s’élève dans l’âme est suivi d’une excla-
mation. » (op. cit., p. 144).
18 Marc BONHOMME
Motivation psychique
Pathémisation du discours
13 Cette naturalisation des figures pathiques est nécessaire pour leur crédibilité, leur authenticité et
leur plein rendement sur le public. Car comme l’a observé le Pseudo-Longin (op. cit.) à propos
du sublime, le pathos ne supporte ni l’artifice, ni l’étalage de techniques simplement ornemen-
tales.
14 Pour des précisions sur cette définition non pas logique, mais phénoménologique des figures,
voir BONHOMME M., Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005.
Les Figures pathiques dans le pamphlet 1
traits intrinsèques les préorientent vers une exploitation pathique, pour peu que
le contexte pamphlétaire les active. Parmi ces traits, pour la plupart déjà entrevus
– quoique de façon dispersée ou succincte – par les théoriciens du pamphlet, cinq
sont prédominants :
– La tension discursive. Celle-ci s’avère fondamentale pour engendrer
les effets de maximalisation énergétique du pamphlet. Cette tension se spécifie
en intensité avec l’hyperbole : « L’Europe est comptable devant la communauté
humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. » Elle s’actualise en extensité
avec l’anaphore rhétorique : « L’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, de
répondre clair. » Ou en extensité/intensité avec la gradation : « Je vois partout où
il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le
sadisme 15. »
– La conflictualité sémantique. Cette dernière est également capitale pour
exprimer le trouble affectif et cognitif consécutif à la contradiction des valeurs ou
au mundus inversus dénoncé par le pamphlet (Angenot, op. cit.). Cette conflic-
tualité est inhérente aux paradoxismes (« La colonisation travaille à déciviliser le
colonisateur. ») ou aux antithèses : « De toutes les expéditions coloniales accu-
mulées […], on ne saurait réussir une seule valeur humaine. » Elle est aussi atta-
chée à l’ironie qu’on trouve abondamment dans le Discours sur le colonialisme :
« Et les innombrables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quand
il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites. » Racon-
tant la prise de Thouan-An en 1883, un tel énoncé met en scène un télescopage
de points de vue antagonistes entre l’isotopie de mort représentée et la vision
euphorique de Pierre Loti que Césaire prend ironiquement pour cible.
– La dislocation syntaxique. Elle est fréquemment corrélée à l’émotivité
chez les théoriciens du pathos1 ou chez ceux de la figure-passion, à l’instar de
Lamy (op. cit.) et de Crevier (op. cit.). Dans le Discours sur le colonialisme,
cette dislocation syntaxique se traduit entre autres par des inversions rhétoriques
– ou des hyperbates (« Ce nazisme là, on l’a supporté avant de le subir. »), par
des asyndètes (« Les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des
chevalets. ») et par des ellipses : « Chaque fois qu’il y a […] une fillette violée et
qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y
a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort. »
– L’implication énonciative. Établissant un engagement communicatif
marqué des co-énonciateurs dans le discours, elle est aussi couramment associée
15 Quand l’intensité a une valeur intrinsèquement puissancielle, l’extensité inclut en plus la durée
ou l’étendue textuelle. Pour ces concepts, voir FONTANILLE J., Sémiotique et littérature, Paris,
PUF, 1. Par ailleurs, l’accointance des trois figures tensives susmentionnées avec la passion a
été constatée par divers analystes : CONDILLAC E., op. cit. ; ARISTOTE, Rhétorique, Le Livre
de Poche, 11 ; PAULHAN J., Traité des figures, Paris, Le Nouveau Commerce, 177…
1 Comme GREIMAS A. J. et FONTANILLE J., Sémiotique des passions, Paris, Le Seuil, 11.
170 Marc BONHOMME
aux figures pathiques et à la parole pamphlétaire, que ce soit par des rhétoriciens
comme Quintilien17 ou divers théoriciens actuels18. Dans le texte de Césaire, cette
implication caractérise les figures interactives, telle la subjection1 : « Je pose la
question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Je réponds
non. » Ou le dialogisme, au sens de Fontanier20 : « On s’étonne, on s’indigne.
On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on
attend. »
– L’actualisation référentielle. Celle-ci contribue aux effets de
présence, de proximité et de vécu relevés dans le pamphlet, « discours affectif
sans distanciation » selon Angenot (op. cit., p. 43). Cette actualisation est
consubstantielle à l’hypotypose, grâce à laquelle Césaire donne aux lecteurs
l’illusion d’assister à une scène qui n’est que rapportée : « Les gestapos s’affairent,
les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour
des chevalets. » On retrouve un même effet de présence avec la figure de la
congerie qui consiste à accumuler les composantes d’une situation pour la rendre
plus vivante et dont Césaire fait un large usage : « Chaque matraquage policier,
chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque
expédition punitive, chaque car de CRS, chaque policier et chaque milicien nous
fait sentir le prix de nos vieilles sociétés. »
D’autres figures trouvent leur portée pathique dans des traits qui ne leur
sont plus définitoires comme précédemment, mais extrinsèques ou contextuels.
Par exemple, si une métaphore comme : « Il y a le poison instillé dans les veines
de l’Europe. » a un potentiel pathique indéniable, ce n’est pas en vertu de sa
configuration proprement métaphorique, mais à cause du sémantisme mortuaire,
de l’axiologie négative et de la dysphorie qu’elle véhicule du fait de son entour
textuel. On pourrait faire une observation analogue à propos de la focalisation
synecdochique suivante, dont la dramatisation et la charge thymique tiennent à
son habillage thématique occurrentiel et non à sa structure tropique : « Chaque fois
qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé […], il y a une régression
universelle qui s’opère. » Il convient au demeurant de préciser que les facteurs
thématiques, axiologiques et thymiques peuvent aussi accroître le potentiel
pathique des figures vues auparavant. Mais quoi qu’il en soit, la pathémisation de
toutes ces figures est grandement contrainte par la « logique affective » du genre
pamphlétaire, pour reprendre l’expression de Angenot (op. cit., p. 151).
Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son
fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux
est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
Le fait est que la civilisation dite « européenne » […] est incapable de résoudre les
deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème
du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » com-
me à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ;
et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse
qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
172 Marc BONHOMME
21 Le savant en question est J. Gourou, auteur de l’essai Les Pays tropicaux, dans lequel il défend
la thèse qu’il n’a jamais existé de grande civilisation tropicale.
22 Celles-ci consistent à prévenir une objection du lecteur en la réfutant par avance.
23 La phraséologie marxiste de Césaire s’explique par ses sympathies communistes, encore réaf-
firmées dans une récente interview (in Le Nouvel Observateur du 18-11-2005). En voici un
exemple : « La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre
en charge […] le racisme comme l’esclavagisme. »
24 Selon la théorie classique de AUSTIN J., exposée dans Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil,
170, la catégorie du perlocutoire définit ce qui peut être effectué par le fait de dire quelque
chose.
174 Marc BONHOMME
liée à l’imagerie2 de certaines figures pathiques. Ainsi en est-il avec les congeries
et les hypotyposes à la théâtralisation empreinte de violence, qui parsèment le
Discours sur le colonialisme, à l’instar de cette occurrence : « Quatre-vingt-dix
mille morts à Madagascar ! L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures
ramenées du fond du Moyen-Âge ! Et quel spectacle ! Ce frisson qui vous revigore
les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! » La force de monstration d’une telle
hypotypose est plus efficace que toute démonstration pour engendrer le dégoût
du lecteur vis-à-vis des exactions coloniales, et donc son adhésion au point de
vue de Césaire.
2 Notons que, d’une façon générale, l’image rhétorique a fréquemment été vue soit comme sour-
ce, soit comme conséquence de passions et d’émotions. Sur ce point, on peut se reporter à
QUINTILIEN, op. cit. ; à RICHEOME L., La Peinture spirituelle, Lyon, Pierre Rigaud, 111 ;
ou à MEURAUD M., L’Image végétale dans la poésie d’Eluard, Paris, Minard, 1.
L’ambivalence du vide, entre Giorgio Agamben et
Binjamin Wilkomirski
Philippe MESNARD
1 BORWICZ, M., Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (199-195), Gallimard
(1973), coll. « Folio », p. 445.
2 LEVI, P., Le métier des autres (1985), traduit de l’italien par M. Schruoffeneger, Gallimard
(1992), coll. « Folio », p. 76.
3 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz (1998), traduit de l’italien par P. Alferi, Payot-Rivages,
1999.
178 Philippe MESNARD
4 (Au pl. Muselmänner), en français « musulman(s) ». Je ne m’attarderai pas ici sur l’origine du
mot et son usage à Auschwitz, ni sur ces équivalents dans d’autres camps. Je renvoie à MES-
nARD, P., KAHAn, C., Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, 2001, p. 42-46.
5 RYn, Z., KLODZInSKI, S., Die Auschwitz-Hefte (1re édition Auschwitz, Przelad Lekarski), Beltz
Verlag, Weinheim et Basel, 1987.
6 néanmoins, l’imaginaire des Musulmans en Pologne existait, notamment avec les Turcs com-
battus au cours des guerres des siècles passés ; ils étaient également présents dans l’imaginaire
juif par de multiples entrées (voyages, contes ou la conversion de Sabbataï Zevi devant le sultan
de Turquie).
L’ambivalence du vide 179
historique du lecteur est sollicitée, c’est pour le déstabiliser en lui disant tout
autre chose que ce que les reportages et l’histoire ont appris – ces deux-ci ne
s’attardant pas au « Muselmann », sinon pour les assimiler au cadavre.
Le corps souffrant du « Muselmann » est connoté par la passion du
christ, ce qui sollicite à un tout autre niveau la compétence des lecteurs pour
qui le cadre d’interprétation chrétien a longtemps prévalu pour donner sens à la
violence concentrationnaire. C’est alors la dimension christique messianique de
ces êtres morts pour tous les autres déportés11 qui est convoquée. Thématique
christique, épiphanie négative, citation de L’Enfer de Dante, alternant avec les
descriptions médicales de la dégénérescence extrême, mais aussi, non plus à
propos des « musulmans », mais des gazages, un tableau où le « moucheté de
roses et de verts12 » des corps assassinés rivalise avec la mention des orifices
et des mâchoires dont on extrait les futurs trésors du Reich, avec cela donc, la
rhétorique d’Agamben s’organise sur un système de renvois et de rupture de sens
qui cherche à entraîner le lecteur et à le bouleverser en restreignant de façon
drastique ses marges de manœuvre interprétatives.
Il multiplie les asyndètes, passe du littéral au métaphorique et inversement,
compose avec des citations d’auteurs qu’il juxtapose. D’un registre à un autre, il
glisse sans transition, par exemple, de la façon dont Primo Levi utilise « Gorgone »,
à l’usage qu’en fait Frontisi-Ducroux à propos de la peinture sur vase dans la Grèce
antique. Il convoque un vocabulaire paroxystique où abondent les superlatifs et
les expressions contraignantes comme « ne peut que », « c’est seulement ainsi
que… », ou des adjectifs évaluatifs absolus, tout aussi contraignants, comme
« pur », « absolu », leurs dérivés et leurs synonymes13. « Il n’y a rien de plus fort,
pour émouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs figures14 », disait Longin.
De même, insister sur le terme « musulman » quand le sujet touche le génocide
des Juifs, en jouant ainsi sur l’homophonie avec le registre islamique, est un
aspect de cette stratégie qui cherche à mettre en porte à faux le sens que le lecteur
à distance, et posséder), définit un mode relationnel privilégié par Agamben, celui qui relie
l’exception à la norme, celui que rend possible le ban – notion qui, ici, est empruntée à Jean-Luc
Nancy – dont l’exercice définit le geste d’exclusion à l’origine de la polis.
11 La lecture chrétienne des camps va des photos de déportés les bras en croix au Lazare parmi
nous de Jean Cayrol. Il n’est pas jusqu’à Elie Wiesel qui, bien que militant de l’identité juive et
de la singularité d’Auschwitz, n’échappe pas à cette « christification ». Je rappelle qu’une des
transformations majeures que François Mauriac, chrétien éminent, lui a imposées dans la réécri-
ture de La Nuit pour sa publication en France est l’apparition d’une figure cadavérique à la place
de son visage dans le miroir lorsque le narrateur recouvre peu à peu la santé après la libération.
12 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 29.
13 « Pure autoréférence » (AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 180), « pur évé-
nement de langage » (ibidem., p. 181), « pure existence » (ibid., p. 182), « pure fonction » ou
« pure position » (ibid., p. 184), « pure possibilité de dire » (ibid., p. 189) ; « pure substantialité
sans sujet » (ibid., p. 193).
14 LOnGIn, Traité du sublime, Le Livre de poche, 1995, (20.1.), p. 106.
L’ambivalence du vide 181
attribue en premier aux mots et sa capacité de jugement, pour lui faire accepter
par l’émotion ce qui, au contraire, nécessite un important recul critique pour être
évalué. On aurait ici un modèle rhétorique de terreur au sens où, comme y insiste
Burke, « [a]ucune passion [comme la terreur] ne dépouille aussi efficacement
l’esprit de tous ses pouvoirs d’agir et de raisonner15 ».
L’alliance du pathos au sublime se trouve ainsi renforcée par la confusion
et la perte de repères interprétatifs qui sont tout à fait congruent avec les principes
de la théorie de l’exception que produit Agamben dans toute son œuvre. « En
parlant du sublime, il est lui-même sublime16 », disait Boileau de Longin. Outre
la révocation du droit et une conception apocalyptique de la politique – ce qui
dépasse ici notre sujet –, une des conséquences de cette théorie est de disqualifier
les témoins eux-mêmes, les survivants : « le témoignage vaut essentiellement
pour ce qui lui manque ; il porte en son cœur cet “intémoignable” qui prive les
rescapés de toute autorité. Les “vrais” témoins, les “témoins intégraux”, sont ceux
qui n’ont pas témoigné, et n’auraient pu le faire17 ». Le musulman d’Agamben
s’avère être une figure paradigmatique qui, reconstruite à partir de ces êtres ni
morts ni vivants, désigne le lieu de la non-langue de l’aliénation extrême : « la
déconnexion entre le vivant et le parlant », dit Agamben, comme « place vide18 ».
Figure sublime, au-dessus (toujours déjà revenante) et en deçà de la mort (non
décédée cliniquement), tenant d’une combinaison allégorique du silence, de
l’exception et de la souveraineté19, qui s’inscrit dans une perspective ontologique
et théologique fort étrangère à la réalité concentrationnaire qu’Agamben annonce
aborder de front.
Ce système fait fondre dans la même indistinction vertigineuse les frontières
entre concentrationnaire et génocidaire, victimes et bourreaux, humain et inhumain,
existence et vie biologique, le tout venant se confondre avec le néant. Si l’on passe
de l’exercice rhétorique localisé à Ce qui reste d’Auschwitz au fonctionnement
général de la structure combinée de la pensée et du discours, on s’aperçoit que le
musulman agambenien est contigu de l’ensemble des notions centrales de l’œuvre
d’Agamben : le « ban » dans Homo sacer, lui-même emprunté à Jean-Luc nancy,
15 BURKE, E., Recherche philosophique sur l’origine de nos idées. Du sublime et du beau, traduit
de l’anglais par B. Saint-Girons, Vrin, 1998, p. 102.
16 BOILEAU, préface à Login, Traité du sublime, op. cit., p. 65.
17 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 41.
18 Ibidem, p. 187.
19 Cette conception où l’allégorie rencontre la souveraineté renvoie au discours que tient Ben-
jamin, dont Agamben est l’éditeur en Italie, sur l’allégorie dans son Origine du drame baro-
que allemand, dans lequel Benjamin – proche ici de Schmitt auquel il se réfère à plusieurs
reprises dans des notes infrapaginales – reconnaît la proximité du tyran et du martyr dont il
est difficile de dissocier, dit-il, le drame du premier de l’histoire du second [Märtyrerhistorie].
BEnJAMIn, W., Ursprung des deutschen Trauerspiels (1925), Gesammelte Schriften, I.1, Suhr-
kamp, 1991, p. 249-255.
182 Philippe MESNARD
retrouvé. Elle remplissait toute la pièce. Je parlai très fort, paysan, puis l’argot
des faubourgs27 », écrit Kosinski après avoir raconté une histoire dont on a pensé
longtemps qu’elle était, elle aussi, autobiographique et qui dès sa sortie en 1966
a défrayé la chronique28. Or, je rappelle que L’Oiseau bariolé raconte l’histoire
d’un petit enfant polonais qui, juif ou bohémien (le doute y est entretenu), est
caché à la campagne par ses parents pour échapper aux persécutions29.
Le récit de Kosinski cumule comme rarement dans cette littérature les
descriptions de cruauté. Il ne s’agit pas d’une cruauté érotico-sadique à connotation
aristocratique, mais d’une cruauté de mœurs partagée par le plus grand nombre.
Les détails sans raffinements sont ceux des sévices qu’administre – notamment
aux étrangers – le monde paysan qui recueille et maltraite le narrateur enfant.
À quoi s’ajoutent les horreurs que ces populations subissent sur le front de
l’Est. À propos de récits cruels, on peut également citer dans la bibliothèque de
« pseudo-Wilkomirski », Le Grand Cahier d’Agota Kristof, livre qui lui-même
est probablement un mixte inspiré de L’Oiseau bariolé et de Max und Moritz
de Wilhelm Busch, lequel appartient certainement à la culture d’enfant suisse
allemand du petit Bruno Grosjean-Dösseker.
« Les premières images surgissent, isolées tels des flashs, sans lien
apparent, mais nettes, claires. Juste des images encore à peine accompagnées
d’une pensée30 », écrit « pseudo-Wilkomirski » pleinement conscient qu’il n’est
pas possible de relater des souvenirs de la première enfance autrement que sous la
forme d’une anamnèse fragmentée et, en apparence, dénuée de sens. Il faut signaler
que ce texte a été écrit alors que l’auteur était en contact avec un réseau d’assistance
psychologique aux survivants de la Shoah et suivi par un psychothérapeute.
27 KOSInSKI, Jerzy, L’Oiseau bariolé (1965), traduit de l’anglais par M. Pons, (Flammarion,
1966), éd. J’ai lu, p. 285.
28 Il y eut d’abord l’outrage porté aux populations paysannes de l’Est et, plus particulièrement,
polonaises, puis, le doute que ce fût un texte autobiographique, ce que dément l’auteur dans une
préface à la nouvelle édition en 17, enfin, cela porta sur la capacité de Kosinski à avoir écrit
seul le livre – accusation qui s’avère infondée.
29 Autre hypotexte présent, mineur celui-ci, mais dont la subtilité de composition a inspiré pseudo-
Wilkomirski, il s’agit de W ou le souvenir d’enfance de Perec. Je n’y insiste pas ici. Récit qui,
n’entretenant aucune ambiguïté, n’en est pas moins un modèle d’un genre quasi-expérimental
où s’alternent et se combinent, se répondent et se reflètent, fiction et autobiographie. « Mes plus
anciens souvenirs d’enfance surgissent en premier lieu des images précises conservés par ma
mémoire photographique… », lit-on dans Fragments, faisant écho aux premiers chapitres auto-
biographiques de W ou le souvenir d’enfance, notamment les ch. 2, 4 et 8 où l’auteur explique
qu’il n’a « pas de souvenirs d’enfance » (PEREC, G., W ou le souvenir d’enfance, Gallimard,
1975, p. 13), qu’il a perdu son père à l’âge de quatre ans et sa mère à l’âge de six (chronologie
que reprend approximativement pseudo-Wilkomirski) et que seules quelques « photos jaunies »
étayent ses souvenirs et lui permettent de commencer d’« évoquer ce que trop longtemps [il a]
nommé l’irrévocable » (ibid., p. 23).
30 WILKOMIRSKI, B., Fragments, op. cit., p. 8.
L’ambivalence du vide 185
31 Ibidem, p. 10.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 40.
34 Ibid., p. 68.
186 Philippe MESNARD
explique-t-il, « deux minuscules enfants [qui] ont des dents, mais ne savent pas
encore parler ». Il tente d’élucider ce que font ces enfants et pourquoi ils sont
là, au pied de son châlit. Après une page et demi de montée en tension, le détail
qui lui était le plus inexplicable, des mains noirs avec des bouts blancs, « d’une
blancheur de neige », dit-il, trouve enfin son explication : les deux bébés, tenaillés
par la faim, ont rongé leur doigt gelé jusqu’à l’os. Et sont morts. C’est son ami
Yankel qui lui explique. Ici, la focalisation externe prend soin de ne délivrer
aucune information sur ce que ressent le narrateur, en revanche, on apprend que
la voix de Yankel est chargée de « chagrin » et d’« amertume », il pleure35. Le
lecteur subit là aussi un saut comparable au précédent, le narrateur est comme une
place vide de sentiments, sujet passif, il enregistre pour le lecteur l’objectivité de
la vision.
La puissance de ces images vient d’une composition qui, articulé au point
de vue de l’enfant, est à la fois facilement repérable dans l’histoire littéraire –
l’enfant est un topos narratif – et actualisé par des images recélant une grande
violence ou une grande angoisse. Mais cette actualisation ne construit aucun
monde concentrationnaire possible. C’est un des ressorts de ce discours à la fois
fragmentaire et sublime. L’effet de réel coupe radicalement du monde auquel il
prétend référer. La coupure a été telle que personne n’a voulu entendre ceux qui
dès la sortie du livre supposaient l’imposture, ni le journaliste Hanno Helbing, ni
l’historien Raul Hilberg disant qu’il n’y eut aucun enfant survivant de Majdanek,
ni le scepticisme d’Imre Kertész. Cette situation de réception a été augmentée
par le fait que Fragments paraît à l’époque où, parmi les témoins qui prennent la
parole, ceux qui ont été enfants sont de plus en plus présents, s’étant tus après-
guerre.
Le pathos à l’œuvre
35 Ibid., p. 70.
L’ambivalence du vide 187
façon qu’ils reposent, l’un sur une figure messianique inversée et négative, l’autre
sur l’idée d’un destin sans salut accompli jusqu’à l’excommunication de Bruno
Grosjean « pseudo-Wilkomirski » par ceux-là même qui l’avaient adoré.
Cela signifierait-il que la littérature et la philosophie se sont épuisées
face à la terreur du XXe siècle exemplarisée par le génocide des Juifs et qu’elles
ne peuvent plus attester de ce qui a eu lieu qu’en dépassant leur programme et
leur pouvoir figuratif ? Cette interprétation est notamment celle du sublime, au
sens philosophique et non plus rhétorique, de Lyotard, autant que de l’exception
d’Agamben, auxquels l’on pourrait associer les noms de Blanchot, Derrida,
de Man. Comme le remarque Jean Bessière, ces « réécritures » du sublime se
caractérisent par leur visée anticognitive36 qui, faudrait-il ajouter, n’en est pas
moins animé par une puissante visée au-delà de la persuasion. Ce point fait revenir
à la réception, sur laquelle nous conclurons en faisant appel à Georges Molinié
qui, lors de son commentaire du Sang du ciel de Piotr Rawicz, définit un mode
particulier de réception qu’il nomme « réception pathétique37 ». Cette approche
éclaire particulièrement ce que nous venons de décrire. En effet, le lecteur qui
reçoit ce type de textes comme une commotion – et ils sont destinés à être reçus
de cette façon – est, écrit-il, « actorialement partie prenante à la structure verbale
déployée sous leur yeux38 ». Le lecteur est en rapport avec le texte sur un mode
pathique. La phrase suivante est tout aussi importante : « il me paraît presque
certain que le mécanisme de la réception pathétique bloque la mise en jeu de celui
du régime de littérarisation39 ». Ainsi, cette réception bloque la reconnaissance de
la dimension littéraire – dès lors que Wilkomirski a été excommunié, son texte n’a
plus existé, puisqu’il n’avait de valeur que par son authenticité testimoniale – et
la compréhension des enjeux philosophiques de l’interprétation d’Agamben qui,
lui, à l’inverse du premier, bénéficie encore du pathos que ses propos déclenchent.
Ainsi, les deux auteurs sont en phase avec l’époque hautement mémorielle qui
est la nôtre, où le régime esthétique dominant est celui d’un pathos exclusif et
désarticulé des traditions de la rationalité.
36 BESSIÈRE, J., « Le sublime aujourd’hui : d’un discours sur le pouvoir de l’art et de la littérature,
et de sa possible réécriture », in ouvrage collectif sur le sublime, sous la direction de Patrick
Marot, Presse Universitaire de Toulouse-le-Mirail, à paraître.
37 Voir MOLInIÉ, G., Sémiostylistique. L’effet de l’art, PUF, 1998, p. 139-153.
38 Ibidem, p. 150.
39 Ibid.
Critique des réfutations négationnistes
Michael RINN
nos recherches nous ont permis de dresser une typologie des discours
négationnistes qui repose sur les principales stratégies argumentatives
déployées, à savoir le brouillage référentiel, la polyphonie informationnelle et
la délectation ludique4. Pour le premier cas de figure, le brouillage référentiel,
on peut consulter, à titre d’exemple, la page d’accueil du site de Russ Granata,
négationniste américain (http://www.russgranata.com5) (consulté le 23/11/2003).
Du point de vue rhétorique, la prise de contact entre l’hôte et ses visiteurs est
déconcertante : la présentation de la page d’accueil est confuse ; des colonnes
verticales et horizontales empêchent une hiérarchisation claire des rubriques
proposées, enfin un mélange de voix locutrices renforce l’impression de se
trouver dans un « brouillard » sémiologique. Si l’on a quelque peine à mettre en
relation les signes distinctifs du blason pseudo-aristocratique des Granata avec
le visage de grand-père qui s’affiche au milieu de la page, l’ethos de l’orateur,
c’est-à-dire l’image qu’il cherche à donner de lui-même semble incohérente
lorsque l’internaute s’intéresse à sa notice biographique intitulée « Biographical
Sketch ». Il y apprendra que Russ Granata est effectivement un grand-père et
que, matelot sur le porte-avions Houston durant la Seconde Guerre mondiale, il
a vu décoller et atterrir George Bush père, pilote de chasse et futur président des
États-Unis. Cette rencontre fortuite semble avoir été un des grands moments de
la vie de Russ Granata.
Selon la tradition rhétorique, ses exploits guerriers peuvent témoigner de
son caractère vertueux, de même que son regard de grand-père devrait susciter
la bienveillance des internautes. Mais si l’on se réfère au modèle aristotélicien,
on reconnaît aisément l’absence de la troisième condition nécessaire pour
gagner l’adhésion des internautes : le bon sens. Comment mettre en relation le
patriotisme dont se prévaut Russ Granata avec son engagement aux côtés des
adversaires déclarés des États-Unis ? En effet, en activant les entrées rangées dans
la colonne gauche de la page d’accueil, on constate que Russ Granata entretient
des relations étroites avec l’extrême droite américaine raciste et suprématiste,
notamment avec celle qui approuve l’attentat perpétré contre le Murrah Federal
building à Oklahoma le 19 avril 1995, causant la mort de 168 personnes. Par
ailleurs, le site de Russ Granata sert de station relais à plusieurs négationnistes
européens. Il assure également la diffusion du site raciste et antisioniste « Radio
Islam » qui se sert de l’argumentaire négationniste occidental pour entretenir le
6 Depuis 2003, ce site a perdu beaucoup de son dynamisme en raison des procédures juridiques
que le gouvernement canadien a engagées contre Ernst Zündel. Ce dernier purge actuellement
une peine de prison, cédant les affaires courantes du site à un acolyte.
Critique des réfutations négationnistes 193
7 D’un point de vue argumentatif, le site de Serge Thion, ancien chercheur au CnRS, intitulé
« L’Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d’Holocaustes » (http://vho.org)
repose sur le même modèle communicatif de la polyphonie informationnelle. Voir RInn, op.
cit, 2006a.
8 Lors d’un déplacement pour une conférence à Vienne, D. Irving a été arrêté par la police autri-
chienne en novembre 2005. Fin février 2006, un tribunal de Vienne l’a condamné à trois ans de
prison pour avoir nié la réalité de l’Holocauste. Le journal en ligne Action Report continue à
être diffusé en ligne.
194 Michael RINN
exemple que nous en avons tiré le 1/02/2001 était centré sur le cliché du Juif
avide d’argent, l’ensemble de la page d’accueil actuelle emprunte davantage à la
presse à scandale. Ainsi, l’antisémitisme du gérant est habilement mis en scène.
Se coulant dans le moule du registre discursif adopté, « Action Report » cherche
aujourd’hui à répondre aux aspirations d’une jeune génération d’internautes avides
de chroniques scandaleuses (en septembre 2001, D. Irving prétend connaître les
vrais mobiles des Américains en Irak), et de divertissements (les éditions de la
même époque publiaient une section intitulée « flag girl », montrant l’image que
l’on pouvait agrandir pour découvrir une femme à demi nue.)
La polémique engagée par D. Irving contre ses contradicteurs se caractérise
par un mélange de jeux de langage et d’images iconiques. Ainsi, dans la rubrique
intitulée « Quelques ennemis traditionnels de la liberté de parole » (notre
traduction)9 (consultée le 13/11/2005), on peut découvrir une section consacrée
au « Centre Simon Wiesenthal » (http://www.wiesenthal.com). Le milieu de la
première page est occupé par la photographie officielle de Simon Wiesenthal,
fondateur du centre. L’entête de la page affiche la lettre « W » peinte en jaune,
inversant le logo de la chaîne de restauration rapide américaine MacDonald’s. Le
nom « Wiesenthal » est inscrit dans ce pseudo-logo. Cette iconisation du verbal
induit à penser que le Centre Simon Wiesenthal poursuit des buts mercantiles. À
la même hauteur de la page, on peut lire une phrase non signée qu’il faut attribuer
à D. Irving : « Le Centre Simon Wiesenthal diffuse tous les jours six millions de
mensonges et de légendes sur l’Holocauste autour du monde » (notre traduction)10.
Cette affirmation péremptoire soutient l’idée de la puissance médiatique dont
disposerait le centre pour mener une entreprise de propagande à l’échelle
planétaire. Quant au chiffre de « six millions », établi par l’historiographie au
sujet des victimes juives de la Solution finale, il est avancé pour renforcer la
« thèse » qui nie l’existence du génocide nazi.
des opinions défendues par son journal électronique. Enfin, s’appuyant sur sa
pseudo-réputation d’historien, il oriente son discours sur la promesse d’un avenir
radieux où seule la liberté de parole gouvernerait les sociétés contemporaines,
mais dont le but sous-jacent est de ternir la mémoire de la Shoah. D. Irving
cherche ainsi à banaliser les crimes nazis sur le mode de l’infotainment.
Quant à Ken McVay, il inscrit son site appelé « The Nizkor Project »
(Nizkor signifie en hébreu « nous nous souviendrons ») dans la tradition anglo-
américaine de la joute rhétorique : le détenteur de la vérité est celui qui fournit de
meilleurs arguments que son adversaire. Plusieurs rubriques du site proposent ainsi
un véritable « kit » d’argumentation anti-négationniste, rappelant les classes de
rhétorique appliquée dans les speech departments des universités américaines. En
brossant minutieusement le portrait des principaux représentants de la nébuleuse
négationniste, il s’agit d’abord de reconnaître les forces et les faiblesses de leur
discours. Ensuite, K. McVay et ses collaborateurs réfutent systématiquement les
fameuses « thèses » formulées par Ernst Zündel et Greg Raven, directeur de
l’« Insitute for Historical Review » (IHR) (http://ihr.org), officine négationniste
domiciliée en Californie, leur opposant un argumentaire d’une grande rigueur
de questions et réponses. Enfin, le site propose à l’internaute un ensemble
de cours d’analyse de textes négationnistes qui lui permet de s’exercer dans la
réfutation négationniste. « The Nizkor Project » peut donc être envisagé comme
une véritable « trousse d’outils » dont parle Wittgenstein dans les Investigations
Philosophiques (153 : §11), expliquant les règles de jeux de langage nécessaires
pour dominer les adversaires de la société démocratique.
Enfin, le site de Jürgen Langowski intitulé « Holocaust-Referenz » puise
largement dans la tradition de la philologie allemande. Dans différentes rubriques
consacrées à l’argumentaire des Auschwitz Leugner (négateurs d’Auschwitz)
(notre traduction) de langue allemande, il analyse les procédures de falsification
qui caractérisent leur travail de persuasion, allant de la prétendue guerre préventive
engagée par la Wehrmacht contre la menace soviétique, aux stéréotypes du Juif,
ennemi du peuple allemand, en passant par la spéculation sur le chiffre exact des
victimes du nazisme. Ainsi, dans la rubrique « Eine Lektion in revisionistischer
Sprachwitzenschaft » (mot-valise signifiant à la fois |science du langage| et
|mot d’esprit| au sens de |mauvaise plaisanterie|) (consultée le 0/0/2005),
J. Langowski dénonce la manière avec laquelle les négationnistes allemands se
servent abusivement d’une traduction réductionniste du mot anglais race pour
« prouver » que les juifs américains chercheraient à se définir comme la « race
élue ». Par là, J. Langowski montre comment les négationnistes veulent mettre
en exergue l’incompatibilité entre les peuples juif et allemand. Ainsi, l’analyse
lexicologique permet de dévoiler les carences de leur raisonnement. Certes, le
sens du mot anglais race recouvre partiellement le domaine biologique auquel
réfère le mot allemand Rasse. Mais l’usage de l’expression the Hebrew race
signifie également |groupe culturel|, |famille|, |nation|, |nationalité|, |gens|, |tribu|
et |type|. J. Langowski affirme enfin que la traduction de jewish race en jüdische
Rasse – singulièrement réductrice – serait destinée à étayer l’argument raciste
soutenu par les négationnistes allemands.
198 Michael RINN
Proche du site de Ken McVay « The Nizkor Project » que nous venons
de citer et dont il assure la diffusion en français des « 66 questions et réponses
négationnistes réfutées », celui de Gilles Karmasyn intitulé « Pratique de
l’histoire et dévoiements négationnistes » (PHDN) (http://www.phdn.org) fournit
lui aussi un « kit » argumentatif destiné à bloquer les discours des grands leaders
de l’internationale négationniste, dont David Irving, Ernst Zündel ou Ahmed
Rami. Cependant, le style humoristique avec lequel PHDn engage la polémique
avec Robert Faurisson, doyen français de la mouvance, puise largement dans le
pathos, portant les réfutations négationnistes dans le domaine des émotions. Dans
une rubrique appelée « Négations en folie » (consultée le (0/0/2005), plusieurs
articles sont consacrés à Robert Faurisson. Ainsi, « The Mad Revionnist »,
« Mémoire en défonce : de l’inexistence d’Alain Delon » et « Le débarquement
en Normandie n’a jamais eu lieu ». Ces articles se présentent sous forme de
pastiches, moquant l’argumentaire de l’auteur qui les signe, un dénommé Faubert
Robinson. L’anagramme de Robert Faurisson souligne la motivation sémantique
entre son nom et sa stratégie discursive visant à nier des faits historiques. L’article
consacré au débarquement des Alliés en normandie servira d’exemple. Ainsi
l’avertissement :
12 Pour la définition des figures rhétoriques de la véhémence, voir HALSALL A. W. (2003 : 23-
281).
13 Le livre publié en France chez Robert Laffont, relatant le débarquement des Alliés en norman-
die, a été un best-seller international. Cependant, l’auteur Paul Carell, célèbre pour ses ouvrages
sur la Seconde Guerre mondiale, et soucieux de distinger les fait guerriers de la Wehrmacht des
crimes commis par la SS, n’a rien d’un historien. Il s’agit en vérité de Paul Karl Schmidt (1911-
1997), ancien SS et haut fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères du IIIe Reich. Depuis
13/40, il était le directeur du service de presse et responsable de la propagande nazie à l’étran-
ger. En 1944, il a contribué activement à la déportation des Juifs de Budapest. Après la guerre,
outre la brillante carrière d’auteur populaire et de journaliste reconnu, il a été le conseiller per-
sonnel d’Axel Springer, patron de presse allemande. L’ensemble de la citation présentée comme
une source historiographique emprunte ainsi à une autre figure rhétorique de la véhémence :
l’objurgation. Il s’agit d’une forme rhétorique du reproche par laquelle l’énonciateur, en l’oc-
currence celui qui signe le pastiche, se base sur un défaut de l’adversaire – le négationniste
R. Faurisson – pour le critiquer.
200 Michael RINN
14 Voir http://www.nationalsozialismus.de/documente/textdokumente/heinrich-himmler-posener-
rede-vom-04101943-volltext, p. 8. (consulté le 24-03-2006).
202 Michael RINN
du récepteur (Evrard 1 : 77-4). Ainsi, Faubert Robinson, pour prouver les
troubles de mémoire dont souffriraient les survivants de la Shoah, relate le cas
d’un proche ami âgé d’une soixantaine d’années et admirateur inconditionnel du
Führer, qui consacre sa vie d’Internaute à affirmer que Hitler était végétarien,
pas un légume. Or l’adresse de son site serait la suivante : « http://www.Hitler.
vegetable.com » (« http://www.Hitler.légume.com ») (p. 13) (notre traduction).
Bibliographie :
Jean-Paul DUFIET
Introduction
1 DELBO Ch., Qui rapportera ces paroles ?, Aigues-Vive, HB éditions, 2001. Dorénavant, dési-
gnée par QRCP dans la suite de notre article. La pièce fut écrite en 1966, et la première repré-
sentation eut lieu en 1974.
2 Ch. Delbo est décédée en 1985.
3 DELBO Ch., Le convoi du janvier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1965.
4 Ch. Delbo était membre du Parti Communiste.
206 Jean-Paul DUFIET
Le pathos au théâtre
Le pathos se définit, très simplement, comme l’ensemble des émotions que
l’œuvre dramatique suscite5. Mais, on distingue6 au théâtre entre les passions
représentées, et les passions provoquées chez le spectateur. D’ailleurs, cette
distinction s’appuie sur la double structure énonciative du théâtre7 : d’une
part, la représentation montre des émotions intra-scéniques que s’échangent
des énonciations fictionnelles (les personnages), et d’autre part, l’ensemble de
l’interaction dialoguée se comporte comme une source énonciative unique qui
produit des effets émotifs sur la salle.
En tout état de cause, le texte de théâtre exalte naturellement le pathos,
puisque le locuteur-personnage prend directement la parole, sans la médiation
d’un narrateur, comme dans le roman ou le récit. En outre, la représentation fait
appel à d’autres paramètres qui nourrissent le pathos. Ainsi, lorsque des acteurs
incarnent des personnages, ils leur donnent un corps, un visage, une voix qui
produiront nécessairement des émotions. De même, tous les autres niveaux
sémiotiques de la représentation produisent des effets de pathos : la musique,
les lumières, la scénographie, etc. Certes, on n’analysera pas ici de spectacle,
et on ne s’interrogera que sur la pièce écrite. Mais il n’en reste pas moins que la
repésentation théâtrale est un dispositif dont les différents facteurs sont autant de
sources cumulables de pathos.
5 DASCAL M., « L’ethos dans l’argumentation : une approche pragma-rhétorique », AMOSSY R.,
(dir.), Images de soi dans le discours, Lausanne, Delachaux et niestlé, 1999, p. 61.
6 On se reportera à PAVIS P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Les éditions sociales, 1980, p. 287.
7 UBERSFELD A., Lire le théâtre III, Paris, Belin SUP, 1996.
8 GODARD C., « Postface » in DELBO Ch., op. cit., p. 141-142. C’est nous qui soulignons.
9 PAVIS P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Éditions sociales, 180, p. 287 : « Pathos a aujourd’hui
un sens souvent péjoratif : c’est un pathétique trop affecté. »
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 207
La relation référentielle
Dans QRCP, la représentation du camp est à la fois référentielle et
dénaturalisée. En effet, les indications scéniques spatiales excluent toute imitation
du camp : « Dans la baraque (inutile de la figurer, lumière et texte suffisent)10. »
La scène suggère donc un référent sans figuration : « un paysage désolé,
inimaginable, lunaire ; dans une lumière d’iréel11 ». En fait, le texte symbolise plus
l’idée abstraite du camp d’internement, qu’un camp particulier et réel. D’ailleurs,
le nom du camp n’est jamais prononcé dans la pièce.
Par conséquent, Ch. Delbo évite tous les signes stéréotypés du camp qui le
réduiraient à une icône reconnaissable, et l’horreur ne provient pas d’une image
scénique horrible.
À l’évidence, Ch. Delbo a écarté toutes les possibilités de montrer des corps
suppliciés, et des visages grimaçants de douleur.
On pourrait d’ailleurs ajouter, que l’exclusion des déformations du corps
est corroborée par l’exclusion des cris dans la parole : « Les mouvements seront
toujours lents et on ne criera jamais15. »
Les corps suppliciés, les larmes et les hurlements sont donc bannis
de la scène. Il apparaît que l’énonciation dramatique effectue ici des choix
sémiotico-esthétiques systématiques et cohérents, et que le pathos, produit par la
représentation de l’univers concentrationnaire, est surdéterminé par un impératif
éthique.
Le champ sémiotico-éthique
Le camp nazi a fait disparaître les universaux transcendantaux16 et
pathétiques de l’homme. Dans les camps, l’homme n’a plus donné de mesure aux
relations humaines, et le monstrueux lui-même s’est exprimé hors de la mesure
de l’homme. Par conséquent, cette monstruosité même du camp d’extermination
est comme antérieure à la représentation théâtrale et à ses langages : en quelque
sorte, elle n’est pas sémiotisable. En d’autres termes, le camp d’extermination
ne peut être montré que si la monstruosité qui est hors de la mesure de l’homme,
comme par exemple l’homme-bête sauvage et l’homme-détritus, est laissée hors
de la scène. Primo Levi le souligne dans sa préface à la version théâtrale de Se
questo è un uomo : « abbiamo cercato di conservare per ogni singolo personaggio
la sua carica umana originaria, anche se logorata dal conflitto permanente con
l’ambiente selvaggio del campo17 ». Comme le dit également L. Atlan, à propos
de sa pièce Monsieur Fugue18 : « Ce qu’ont subi les femmes, il valait mieux ne pas
le dire19 », pas plus qu’il ne fallait dire que « même les professeurs, les rabbins
devenaient des bêtes féroces au moment de la soupe ». D’ailleurs, comme pour
confirmer ce point de vue, QRCP ne montre pas les personnages au moment de
la soupe.
Le pathos de la représentation du camp ne procède donc pas de la
vision de l’extrême absolu, hors de toute mesure humaine. Ch. Delbo restreint
volontairement les capacités sémiotiques et linguistiques de son théâtre.
15 Ibid., p. 48.
1 NANCY J.-L., « La représentation interdite », in L’art et la mémoire des camps, NANCY J.-L.
(dir.), Paris, Seuil, 2001, p. 13-39.
17 LEVI P., Se questo è un uomo, versione drammatica di Pieralberto Marché e Primo Levi, Tori-
no, Einaudi, p. 8. On se rapportera également à SCARLINI L., « Teatro », in Primo Levi, Mila-
no, Marcos y Marcos, p. 485-499.
18 ATLAn L., Monsieur Fugue, Paris, Théâtre de l’école des loisirs, 2000.
1 ATLAN L., « Rendre la vérité vivante », in La Sho’ah tra interpretazione e memoria, napoli,
Vivarium napoli, MCMXCIC, 1998, p. 197.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 209
nous aurons vu, côte à côte, la pire cruauté et la plus grande beauté. Quand je
dis cela, je pense à celles qui m’ont donné leur tisane quand je suffoquais de soif,
quand ma langue était comme un morceau de bois rugueux dans ma bouche, à
celles qui m’ont touché la main en réussissant à former un sourire sur leurs lèvres
gercées quand j’étais désespérée, à celles qui m’ont relevée quand je tombais dans
la boue, alors qu’elles étaient déjà si faibles elles-mêmes, à celles qui m’ont pris
les pieds dans leurs mains, le soir, au moment de se coucher, et qui ont soufflé sur
mes pieds quand je sentais qu’ils avaient commencé à geler pendant l’appel. Et je
suis là. Toutes mortes pour moi21.
Dans QRCP, l’effet de pathos sur le spectateur est structuré par deux types
d’affect envers la victime : tout d’abord, par la compassion qui naît de la litanie
des abominations, et deuxièmement, par l’estime et l’admiration que suscite
l’humanité des internées. Ainsi Ch. Delbo exclut-elle de la scène « la zona grigia22 »,
cette zone ambiguë dans laquelle la victime se fait auxiliaire des bourreaux, tout
en continuant d’être victime. De cette manière, tous les personnages de QRCP
sont éthiquement intacts, et le spectateur n’est jamais en situation d’éprouver des
sentiments contradictoires pour un même personnage. Dans QRCP, le pathos naît
de l’hommage aux victimes, et il se mêle à la rhétorique épidictique23.
20 Sur ce point nous partageons tout à fait les analyses de RASTIER F., in, Ulysse à Auschwitz,
Paris, Les éditions du CERF, 2005.
21 DELBO Ch., op. cit., p. 122.
22 LEVI P., I Sommersi e i salvati, Torino, Einaudi, 18, « La zona grigia », p. 24-52.
23 KIBEDI VARGA A., Rhétorique et Littérature, Paris, Librairie Klincksieck, 2002, p. 22-32.
210 Jean-Paul DUFIET
Au plan formel, la pièce est composée d’un Prologue, d’un Envoi final, et
de trois actes construits sur une suite discontinue de moments de la vie du camp.
Différents facteurs textuels déterminent le dispositif de prise de parole,
d’où naissent le pathos et les émotions.
L’énonciation et le pathos
PROLOGUE
Françoise
Parce que je reviens d’où nul n’est revenu
Vous croyez que je sais des choses
Et vous vous pressez vers moi
Tout gonflés de vos questions
De vos questions informulables
Vous croyez que je sais les réponses.
[…]
Et cette lumière sur les prunelles qui ont osé la regarder
Les a brûlées.
Alors pourquoi dire
Puisque ces choses que je pourrais dire
ne vous serviront
À rien…24
24 QRCP, p. 51.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 211
avoir froid
avoir soif
avoir faim
être fatigué
avoir sommeil, avoir peur,
vivre, mourir.
Denise
Si vous ne voyez pas la différence
c’est que nous ne savons plus les prononcer
avec le sens que là-bas ils avaient25.
Dans l’Envoi, l’acte locutoire est présenté comme s’il était sans effet sur
le spectateur : « Si vous ne voyez pas la différence. » Le Prologue et l’Envoi
se font donc écho, lorsqu’ils doutent de leur efficacité énonciative. Mais bien
évidemment, ce danger est conjuré par le reste de la pièce. En effet l’action
dramatique de QRCP est pensée contre cette impuissance énonciative. Les trois
actes du texte sont comme le contrepoint énonciatif et rhétorique du Prologue
et de l’Envoi, parce qu’ils permettent au spectateur de comprendre le « sens »,
apparemment inaccessible, que les mots avaient dans le camp. Et dans cette
entreprise de persuasion, le pathos joue un rôle central.
En second lieu, l’énonciation des personnages interpelle souvent directement
le spectateur. Cette relation théâtrale avive l’effet pathétique, comme dans cette
interrogation de Françoise : « Et maintenant, combien en reste-t-il ? Peut-on jouer
une pièce avec des personnages qui meurent avant qu’on ait eu le temps de les
connaître ? Moi non plus, je n’ai pas eu le temps de les connaître26. » L’énonciation
du personnage englobe ici toute la représentation, car le passé composé repose,
très curieusement, sur le rapport entre le passé historique de la vie du camp et le
présent de la représentation. Cet effet de réel, propre à l’énonciation théâtrale,
met le spectateur en situation de forte tension émotive, puisqu’il n’est plus face
à un personnage dramatique de survivant, mais face à la survivante réelle, Ch.
Delbo. Le pathos est particulièrement exalté par cette forme énonciative.
Enfin, la présence du spectateur à l’intérieur du dialogue structure
l’énonciation des personnages. Elle repose sur un topos de la littérature
concentrationnaire : les prisonnières, pour résister aux conditions du camp, rêvent
qu’elles survivent et qu’elles racontent leur expérience, mais qu’elles se trouvent
toujours face à un interlocteur imaginaire incrédule (ami, parent, etc.). Ce topos
est présent dans L’Envoi de la pièce : « Pourquoi iriez-vous croire/à ces histoires
de revenants/de revenants qui reviennent/sans expliquer comment 27? » Mais, on
La langue et le pathos
28 Ibid., p. 79.
29 Ibid., p. 115.
30 Ibid., p. 124.
31 Ibid., p. 57.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 213
Ch. Delbo crée le pathos dans la langue la plus plate, en ôtant aux lexèmes
quotidiens leur banalité trop rassurante, et en redonnant à leur relation référentielle
l’intensité radicale de la pure essence des choses. Toutes ces locutions verbales
de la sensation humaine immédiate, « avoir froid, avoir soif, avoir faim, être
fatigué, avoir sommeil, avoir peur » désignent, dans QRCP, des enjeux de vie et
de mort.
La seconde caractéristique de la langue de Ch. Delbo concerne le style
du pathos. Certes, on trouve certains procédés stylistiques et rhétoriques
d’accentuation du pathos, comme par exemple dans l’extrait suivant (avec les
images de vision horrible, les amplifications, les accumulations, les redondances,
les translations grammaticales, etc.) :
Alors, mourir pour mourir, autant tout de suite, avant d’avoir souffert cette souf-
france qu’on voit sur les mortes, là dans la neige, là-bas sur le tas où corbeaux
et rats se rassemblent, ces cadavres nus, enchevêtrés en un tas, et même sur les
encore vivantes qui sont arrivées une semaine avant nous32.
rejeté ou valorisé, non pas selon son hypothétique valeur absolue, mais selon
qu’il permet, ou qu’il ne permet pas, de résister au système concentrationnaire.
En conséquence, l’effet de pathos sur le destinataire-spectateur de QRCP, est
une relation sémantico-pragmatique, qui dépend, en permanence, du combat des
déportées contre le système concentrationnaire.
Le pathos des caractères supplante donc le pathos des situations
abominables.
Le dialogue argumentatif
Le dialogue argumentatif domine la pièce. Ceci n’est pas surprenant, puisque
le pathos, comme on l’a déjà vu, participe à l’art de persuader le destinataire-
spectateur de la vérité des camps.
Dans ce passage, le personnage de Claire cherche à convaincre Françoise,
– la survivante qui incarne Ch. Delbo –, de ne pas se suicider :
Françoise
Je n’ai pas de vocation pour le courage perdu.
Claire
Veux-tu m’écouter ?
[…]
Claire
Je répète que tu [Françoise] n’as pas le droit. Tu n’as pas le droit parce que tu
n’es pas seule. Il y a les autres. Et surtout, il y a les petites : Mounette, Denise et
sa sœur, Rosette, la grande Hélène, Aurore, Rosie qui n’a pas seize ans, toutes les
petites à qui tu faisais réciter des poèmes, à qui tu faisais jouer la comédie avant
le départ, quand nous inventions des passe-temps en attendant le départ. Elles
t’admiraient parce que tu es grande. Elles t’écoutent, elles te suivent. Si tu te sui-
cides, elles te suivent. Si tu te suicides, elles ou certaines d’entre elles t’imiteront.
Suppose que parmi elles, il y en ait une qui ait une chance de rentrer, une seule, et
qu’à cause de toi elle perde cette chance35.
Le récit
Le récit est utilisé, comme dans la dramaturgie classique, pour rendre
visible, exclusivement par la parole, les horreurs qui se déroulent hors scène, et
qui ne doivent pas être montrées, conformément aux principes éthiques énoncés
précédemment. Ce type de récit n’élimine donc pas le pathos, mais le contrôle,
comme le montre ici la mort de Claire :
(À Agnès qui ne voit pas la scène) Yvonne : Une surveillante s’est jetée sur Sylvie
qui était sortie du rang pour faire dans le fossé, s’est ruée sur elle à coups de bâton
et Claire a couru pour lui arracher Sylvie, la ramener dans le rang. L’autre a laissé
Sylvie et s’est tournée sur Claire. Elle lui assène des coups sur la tête, sur la nuque,
sur les yeux. Oh !.. Claire est dévorée de rage. Elle rend coup pour coup, avec ses
poings, avec ses pieds. Mais l’autre ne la lâche pas. Je n’aurais pas cru Claire aussi
forte. En voilà une qui arrive en renfort… Claire est à terre. Les deux furies la
piétinent. (Un cri) C’est Claire qui a crié. Elles lui ont fracassé la tête. Elles s’en
vont. C’est fait36.
tête de Claire. Ce récit bref donne à voir une exécution sans pitié, mais selon des
procédés linguistiques qui limitent l’horreur.
Le pathos est donc contrôlé, à deux niveaux, par l’énonciation de Ch.
Delbo. Premièrement, la mort de Claire n’est pas montrée en scène, mais elle est
seulement racontée. Deuxièmement, la langue de ce récit, très contrainte, limite
considérablement les effets de pathos horrible. En outre, la clôture sèche du récit,
sans prolongements émotifs de la part de la locutrice, laisse le spectateur sous
l’emprise du fait lui-même, et non pas sous l’effet d’un commentaire larmoyant.
La visée pragmatique du récit est moins le pathos de la monstruosité que, encore
une fois, le sentiment d’admiration, suggéré d’ailleurs par le commentaire : « Je
n’aurais pas cru Claire aussi forte. » La mort de Claire entre, sans emphase
rhétorique, dans la catégorie très classique des morts exemplaires.
Dans QRCP, le récit aussi limite l’horreur et impose l’admiration.
Conclusion
38 Le seul cri que nous ayons rencontré dans le récit de la mort de Claire est produit hors scène.
218 Jean-Paul DUFIET
Gilles DECLERCQ
1 Cette distinction définit la métathéâtralité, dispositif discursif ou dramatique qui explicite l’in-
tentionnalité critique du spectacle des passions. Elle caractérise la dramaturgie de l’âge baroque
(cf. Le Véritable saint Genest de Rotrou). A contrario, son effacement caractérise la dramaturgie
ultérieure de l’âge « classique » dont, par contrecoup, on néglige souvent la théâtralité c’est-à-
dire la construction esthétique du regard (cf. ci-dessous notre analyse d’Iphigénie de Racine).
220 Gilles DECLERCQ
Une épouse découvre son premier mari misérable, le col de sa veste relevé, en
train de mendier dans la rue. Le feu passe au vert, elle braque, elle range sa voiture
le long du trottoir. Elle regarde, stupéfaite.
Elle n’en croit pas ses yeux. Elle baisse sa vitre. Elle regarde.
Tout à coup il la remarque.
Puis il la reconnaît.
Ses lèvres remuent sans trop savoir quoi dire.
Peu à peu ses lèvres se mettent à trembler.
Devant elle, au loin, son ancien mari se met à pleurer comme un petit enfant. Il
tend la main vers elle.
Ses larmes coulent silencieusement sur son visage alors qu’il tend la main vers elle,
penchant légèrement la tête sur son épaule, titubant, suppliant. Il s’approche.
Il s’approche de plus en plus vite.
Son attitude est si bouleversante qu’elle enclenche la vitesse et repart.
C’est plus fort qu’elle : elle repart alors qu’il court vers elle.
De retour chez elle, elle tombe malade presque aussitôt. Elle se dit : « Pourquoi
ne lui ai-je pas parlé ? Comment cela est-ce possible ? Mais est-ce bien lui ? n’est-
ce pas plutôt une ressemblance ? Avait-il un frère que j’ignore ? » Ce souvenir la
torture. Elle se rend à plusieurs reprises dans cette rue. Chaque fois elle se tient
exactement devant ce cerceau de fer contre lequel le mendiant était appuyé. Elle
reste des heures dans cette rue. Elle ne le retrouve pas.
(Quignard, Sordidissimes, p. 7-8, nous soulignons)
2 Sur la fascination, voir notamment Le Sexe et l’effroi. La reconnaissance est un thème structurant
des Paradisiaques ; voir notamment la fable du Décoiffé et sa glose, chap. LXXVIII, p. 265-s.
3 Cf. Poétique, ch. 4, où Aristote définit le processus mimétique comme succession d’une mécon-
naissance surprenante et d’une re-connaissance esthétique et cognitive.
222 Gilles DECLERCQ
4 L’attente et le guet, vains et itératifs, trouvent une illustration d’une force singulière dans la nou-
velle de Friedrich Dürrenmatt, Das Versprechen (adaptation cinématographique, Sean Penn, The
Pledge, 2001) où un policier fait promesse de retrouver l’assassin d’une enfant et finit, en bord
de route, par guetter à jamais l’improbable passage du probable coupable.
5 « Pour emplir les hommes de passions et de sentiments, pour les arracher aux petits événements
de leur vie quotidienne. Les événements sont, pour ainsi dire, l’échafaudage sur lequel nous
exerçons notre art, le tremplin que nous empruntons » (p. 483).
Pathos et théâtralité 223
Oh ! Je n’ai rien contre les sentiments. J’admets que les sentiments soient néces-
saires pour qu’il soit possible de représenter, d’imiter des événements tirés de la
vie en commun des hommes, et j’admets aussi que les imitations doivent susciter
des sentiments. Ce que je me demande, c’est seulement si vos sentiments, et sur-
tout la peine que vous prenez à réveiller des sentiments particuliers, ne nuisent pas
aux imitations. Car il me faut malheureusement y revenir : ce sont les événements
de la vie réelle qui m’intéressent avant tout. ( 484)
Au moment où ton roi Lear maudit ses filles, le monsieur chauve qui était assis à
côté de moi s’est mis à haleter d’une façon si peu naturelle que je me suis demandé
pourquoi, puisqu’il adhérait jusqu’à la vivre à ta grandiose représentation de la
fureur, l’écume ne lui venait pas aux lèvres. (500)
Le démonstrateur de théâtre, le comédien, doit user d’une technique qui lui per-
mette de rendre avec une certaine réserve, un certain recul, le ton de celui qu’il
montre, de façon que le spectateur puisse dire : « il s’énerve, en vain, trop tard,
enfin », etc. bref, le comédien doit rester démonstrateur ; il doit rendre le person-
nage qu’il montre comme une tierce personne et ne pas faire disparaître dans sa
représentation toute trace du « il a fait ceci, il a fait cela. (528)
6 « Le témoin oculaire d’un accident, montre, gestes à l’appui, à des gens attroupés, comment
les choses se sont passées. Ces gens peuvent ne pas être de l’avis du témoin, voir les choses
“autrement” ; l’essentiel est que le démonstrateur montre le comportement du conducteur, ou
de la victime, ou de l’un et de l’autre, de manière que l’auditoire puisse se faire une opinion sur
l’accident » (p. 522).
Pathos et théâtralité 225
tout, qu’est-ce qu’a fait la victime ?), la démonstration peut se trouver modifiée à un
point tel que l’effet de distanciation intervient. Par l’attention qu’il accorde main-
tenant au moindre détail de son mouvement, par la circonspection avec laquelle il
l’exécute, au ralenti vraisemblablement, le démonstrateur […] distancie cette frac-
tion du processus, en fait ressortir l’importance, la rend remarquable. (529)
Ainsi s’agit-il de « jouer toutes les scènes en fonction d’autres scènes possibles »,
l’exemple donné ajoutant à ce principe de virtualisation scénique spéculative, un
processus de contradiction interscénique qui met la dialectique des contraires au
cœur de la dramaturgie épique7.
L’itération spéculative donne plusieurs versions du même fait à fin de
confrontation critique. Elle rend possible le travail d’évaluation que Brecht
assigne au spectateur et propose corrélativement une réflexion sur l’exemplarité
du fait sur lequel elle focalise le regard. Cette exemplarité critique se définit à
rebours de l’héroïsation épique ou tragique ; ce processus est en effet vecteur
d’identification empathique – identification émotionnelle qu’inhibe précisément
la virtualisation. D’où cette proposition d’interprétation de la scène de séduction
paradoxale dans Richard III :
Le Philosophe : Quand nous observons la douleur jouée sur scène tout en l’éprou-
vant, il faut immédiatement ajouter que nous l’éprouvons tout en l’observant.
nous sommes pris par la douleur, mais en même temps nous sommes des gens
7 D. Mesguich a fait usage de cette technique dans sa mise en scène de Marie Tudor (Théâtre de
la métaphore, 1989) en faisant précéder la représentation du texte par un prélude montrant, sans
toutefois l’identifier, l’exécution de Fabiano Fabiani. Voir l’analyse de Stella Spriet, « Les ruses
de la mise en scène. Autour de Daniel Mesguich », in Ruse et Surveillance au théâtre, colloque
organisé par G. Banu et G. Declercq, Université Paris III – InHA – EnS, 7-9 décembre 2006.
8 « Entouré de nobles conjurés, un vague César aurait, apprends-tu, marmonné à un vague Brutus :
“toi aussi, Brutus”. Celui qui entendrait une telle réplique hors du contexte même de la pièce,
n’importe où et n’importe comment, n’aurait pas appris grand-chose, sa connaissance du monde
n’aurait pas considérablement augmenté. […] Toi, comédien, tu fais alors irruption dans cette
idée vague, nébuleuse, et tu représentes la vie même. Quand tu as terminé, ton spectateur devrait
en avoir vu plus que le témoin oculaire du processus original. » (554)
9 Sur cette fonction anesthésique et son rapport à la problématique aristotélicienne de la terreur et
de la pitié, voir ci-dessous l’analyse d’Ajax furieux.
Pathos et théâtralité 227
qui regardons une douleur, la nôtre, d’un regard presque étranger ; des gens, en
quelque sorte, qui n’éprouvent pas cette douleur, car seuls ceux qui n’éprouvent
pas une douleur sont capables de la regarder d’un œil aussi étranger. Ainsi nous
ne nous dissolvons pas totalement dans la douleur, quelque chose de ferme tient
encore en nous. (546)
10 « Et par jeu théâtral, nous voulons dire ici qu’ils ne se conduisent pas seulement comme l’exi-
gent leurs actes, mais qu’ils agissent en ayant conscience d’être exposés aux regards du monde
et qu’ils font tout pour que leurs actes et leurs démarches s’imposent aux yeux du public comme
évidents et exemplaires. » (534)
228 Gilles DECLERCQ
Il est évident qu’il vous faudra toujours vous remettre en pensée dans la peau du
personnage que vous devez jouer, vous remettre dans sa situation, réadopter son
allure physique, sa façon de penser. C’est une des opérations de la construction du
personnage. Cela convient parfaitement à nos fins, il suffit que vous sachiez en-
suite en ressortir. Il y a une grande différence entre celui qui se fait son idée et qui
a donc besoin d’imagination, et celui qui se contente d’une illusion et qui a donc
besoin de faire taire son intelligence. Nos fins réclament de l’imagination ; nous
voulons transmettre au spectateur l’idée que nous avons de tel ou tel fait, nous ne
voulons pas créer d’illusion. (555)
11 « [Le type P] peut faire valoir qu’il suscite lui aussi des émotions, sans que ce soient les émotions
brutes et sauvages du type C. le type P essaie en effet de se libérer d’une lourde tradition, du
devoir de susciter des émotions par des représentations du monde ; en revanche, il n’a rien contre
les émotions qui naissent sur la base de ses propres représentations. » (520)
12 « Il nous faudrait examiner là dans quelle mesure l’expérience vécue peut être instructive sans
qu’interviennent certains éléments de commentaire. Premièrement, il y a de nombreux facteurs
qui interdisent à l’expérience vécue d’être instructive, c’est-à-dire de nous rendre plus avisés.
C’est le cas lorsque la situation se modifie trop lentement, imperceptiblement, comme on dit. »
(505)
Pathos et théâtralité 229
CLYTEMnESTRE
Ah vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire.
AEGInE
Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ? 1670
CLYTEMnESTRE
Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;
Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie ?
AEGInE
Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel Serpent inhumain 1675
Iphigénie avait retiré dans son sein ?
Eriphile en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
CLYTEMnESTRE
Ô Monstre que Mégère en ces flancs a porté !
Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté.180
Quoi tu ne mourras point ? Quoi pour punir son crime…
Mais où va ma douleur chercher une Victime ?
Quoi pour noyer les Grecs, et leur mille Vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?
Quoi ! Lorsque les chassant du Port qui les recèle, 185
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les Vents, les mêmes Vents si longtemps accusés,
ne te couvriront pas de ces Vaisseaux brisés ?
Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée
Reconnais l’héritier, et le vrai Fils d’Atrée, 1690
Toi, qui n’osas du Père éclairer le Festin,
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
Mais cependant, Ô Ciel ! Ô Mère infortunée !
De festons odieux ma Fille couronnée
Tend sa gorge aux couteaux, par son Père apprêtés.1695
Calchas va dans son sang… Barbares, arrêtez.
230 Gilles DECLERCQ
Voici un type de drame à catastrophe qui nous montre d’entrée de jeu comment,
d’un destin d’ores et déjà décidé, il revient à l’homme de s’acquitter. Pourtant, une
telle construction et une telle leçon sont si peu courantes dans le théâtre antique
que l’Ajax est la seule tragédie de son espèce que nous ayons conservée. Ce qui
en outre la rend incomparable à toutes les tragédies de Sophocle, c’est l’entrée en
scène initiale d’un dieu visible qui vient désigner la victime de son courroux. De-
vant la tente d’Ajax, Ulysse entend la voix d’Athéna, sa patronne et sa protectrice :
visible seulement pour le spectateur et le forcené dans la splendeur de sa divinité,
Athéna ordonne à sa victime de sortir de sa tente, attise sa fureur comme si elle
était son alliée tout en le livrant à son ennemi puis, comble de cruauté, elle y joint
une exhortation à méditer l’exemple. (REInHARDT, p. 34)
Je vais
Te montrer son mal flagrant pour qu’après
L’avoir vu tu l’annonces à tous les Argiens.
Reste sans crainte. Il ne peut
Te porter malheur. Je détournerai
Ses regards, j’empêcherai qu’il voie ton visage. (65-70)
Les termes renvoient ici explicitement à une dramaturgie qui joue une nouvelle
fois de l’illusion : après avoir été frappé d’hallucination, Ajax sera aveuglé afin
de mettre Ulysse à l’abri de sa fureur. Le théâtre est désormais établi, avec son
personnage, peinture incarnée de la fureur, son spectateur, invisible et protégé
d’une confrontation directe à la passion, et son dramaturge enfin, soucieux de
donner leçon aux humains.
En faisant sortir Ajax de la tente où il torture un bœuf qu’il prend pour Ulysse,
Athéna donne en effet une leçon de terreur qui répond aux critères émotionnels
du spectacle tragique tel que le définit Aristote par l’articulation d’eleos et de
phobos. Ces deux émotions, passées au filtre esthétique de la catharsis doivent
tout d’abord être distinguée de l’émotion in praesentia, non médiatisée par la
représentation. C’est pourquoi Athéna conjure la crainte qu’éprouve d’emblée
Ulysse à l’idée d’être confronté directement à son ennemi : expérience brute
du vécu dont Brecht déclare qu’elle ne peut être instructive sans détour. La
dramaturgie d’Athéna nous offre donc un exemple concret de gestion du pathos :
le spectateur ne doit pas l’éprouver sans médiation, et cette médiation suppose de
recourir explicitement à l’illusion, ce voile qui permet tout à la fois d’être à l’abri
et de voir les passions intrascéniques (« reste là sans crainte…. j’empêcherai qu’il
voie ton visage »). Subie par Ajax et consenti par Ulysse, l’illusion a une fonction
anesthésique sur les émotions brutes. L’aveuglement d’Ajax est la condition
nécessaire du théâtre du pathos ; et cette illusion salutaire crée la possibilité d’une
représentation critique et aléthique.
Pathos et théâtralité 235
Comme l’énoncent les deux derniers vers, la crainte qui s’adresse « au malheur
d’un semblable » (Poétique, ibid.) naît ensuite, par réflexivité :
La crainte est une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir
pouvant causer destruction ou peine […]. Pour parler en général, sont à craindre
toutes les choses qui arrivant à d’autres ou les menaçants, sont propres à exciter la
pitié. (Rhétorique, II, 1382a20- ; 1382b24-26)
La pitié est une peine consécutive au spectacle d’un mal destructif ou pénible,
frappant qui ne le méritait pas, et que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans
sa personne ou la personne d’un des siens, et cela quand ce mal paraît proche ; car
17 Athéna explique clairement à Ulysse qu’Ajax expie non pas le fait d’avoir voulu se venger, mais
un trait d’ubris antérieur, lorsque dans le cours d’un combat devant Troie, il a dédaigné l’aide
que lui proposait la déesse : la faute d’Ajax est de se vouloir maître du destin et du hasard, ce qui
est le privilège des dieux.
236 Gilles DECLERCQ
pour ressentir la pitié, il faut évidemment qu’on se puisse croire exposé, en sa per-
sonne ou celle d’un des siens, à éprouver quelque mal. (Rhétorique, 1385b 11)
Il faut par conséquent quand il est préférable que les auditeurs ressentent la crainte,
les mettre en état de l’éprouver, en leur disant qu’ils sont exposés à souffrir ; car de
plus grands qu’eux ont souffert ; leur montrer leurs pairs souffrant ou ayant souf-
fert, et cela de la part de gens, de la manière et dans le temps où ils ne pouvaient
s’y attendre. (Ibid., 83a6)
Répétons-le : la fureur procède tout entière de l’ethos d’Ajax ; la déesse n’a qu’à
lui fausser le regard, et l’action devient délirante. Par la conjonction d’une causa-
lité humaine et d’une causalité divine, la folie est moins la source que le résultat
du pathos dévié. (p. 39)
19 « Dans le personnage d’Ajax, Sophocle fait intervenir successivement, au cours d’un seul jour
mortel, les deux états contrastés de l’égarement absolu et de l’extrême lucidité, de la contrainte
subie et de la libre décision de mourir. Ces états appartiennent à des moments parfaitement dis-
tincts, dont l’opposition si nettement marquée va sans doute de pair avec la poursuite de l’effet
tragique. De la révolte à l’égarement, de l’égarement à la reconnaissance du déshonneur, de cette
connaissance humiliante à la mort volontaire, Sophocle scande avec une surprenante précision
la succession, l’enchaînement et la différence des attitudes passionnelles : le lecteur moderne a
le sentiment de voir s’étaler, dans le cours temporel de la représentation, les couleurs pures dans
lesquelles se décompose la lumière aveuglante du suicide. » (STAROBInSKY : 1974, p. 19)
20 « La nécessité de cette descente dans la frénésie animale aurait pu, semble-t-il, se manifester
de façon autonome, comme une conséquence inéluctable et tout humaine de l’erreur d’Ajax.
Sophocle en fait cependant l’œuvre d’Athéna : c’est elle qui, au début de la tragédie, se joue du
238 Gilles DECLERCQ
théâtralité didactique. De même que la fureur d’Ajax n’est pas initialement montrée
mais narrée, de même la médiation d’Athéna consiste en l’interprétation de la fureur
d’Ajax, qui procède de sa monstration théâtralisée. Cette fonction herméneutique
requiert ce « pathos stationnaire » (Reinhard), cette « dépragmatisation » de la
fureur (Starobinski) qui résulte de la ruse initiale de la déesse – la déviation de
la fureur vers le vain et ridicule massacre des troupeaux. Dans cette scène d’une
staticité intentionnelle, Athéna remplit une fonction déictique et aléthique : elle
montre Ajax encore furieux et déjà déchu. Mettant en lumière la cruauté d’Ajax
qui refuse de cesser de torturer Ulysse (v. 112-3), elle révèle la persistance de son
ubris, corrélativement la justesse de son anéantissement à venir, la cruauté d’Ajax
justifiant la cruauté en réciprocité d’Athéna.
Mais à cette première économie des passions, il faut adjoindre une seconde,
déterminée par le calcul qui fonde l’intervention d’Athéna. Au-delà de la
fonction d’avertissement, la leçon inculquée à Ulysse confie indirectement et par
anticipation à ce dernier, le soin de gérer la crise ouverte par le suicide d’Ajax. Ce
suicide en effet, s’il est expiatoire, n’est pas résolutif : il est au contraire une plaie
éthique ouverte à l’image de la blessure mortelle qui rend monstrueux le corps
éventré d’Ajax et le sang noir qui s’en écoule. Cette dernière image n’appartient
pas à l’univers tragique, du moins tel que le définit l’esthétique aristotélicienne,
puisqu’elle procède de l’horreur et non de la terreur21. Cette béance physique
et physiologique se double d’une béance éthique que constitue le refus de
Ménélas et d’Agamemnon d’ensevelir dignement Ajax. Il appartient à Ulysse de
persuader les chefs de l’armée que cet ensevelissement et le pardon, c’est-à-dire
la reconnaissance de l’héroïsme antérieur d’Ajax sont les conditions nécessaires
d’une refondation des valeurs sociales et humaines mises en péril par la fureur
meurtrière et suicidaire du guerrier.
Or ce plaidoyer repose très précisément sur l’argumentation pathético-
réflexive que le prologue a mis en place, sur la leçon de terreur illustrée par le
sort d’Ajax :
Mais de réflexive, l’argumentation devient projective, faisant valoir que les rois
doivent « passer pour des justes » en rendant hommage public à la bravoure
héros délirant ; c’est elle qui se fait reconnaître (v. 118-120) comme l’agent souverain dont la
volonté punitive s’accomplit. (ibid., 32)
21 Sur terreur (dramaturgique) et horreur (scénographique), voir Poétique, ch. 14.
Pathos et théâtralité 239
Ulysse :
ne sois pas sans pitié, n’empêche pas d’ensevelir
Cet homme. Que la violence ne triomphe pas de toi,
Ni la haine jusqu’à fouler au pied la justice. 335 […]
non, il n’est pas juste d’offenser un brave
Quand il est mort, même si on l’a en haine. 1345
Agamemnon :
Quoi, Ulysse, tu combats contre moi ?
Ulysse :
Oui. Je l’ai haï quand il fallait le haïr. […]
Il fut mon ennemi, mais il fut généreux.
Sa vaillance est plus forte en moi que la haine. 1360
Agamemnon :
Vas-tu nous faire passer pour des lâches ?
Ulysse :
non, mais pour des justes aux yeux de tous les Grecs. (nous soulignons)
≥
240 Gilles DECLERCQ
Telle est dans cette pièce, l’anagnorisis : le héros se reconnaît lui-même dans les
actes qu’il vient d’accomplir, il découvre la puissance des dieux, l’impermanence
du monde. […] Athéna impose le détour irrésistible qui produit la dégradation
bestiale, la honte, la connaissance amplifiée et la mort. […] Singulière fonction
22 « La folie est développée par l’addition d’une fureur naturelle (d’un pathos), et d’une tromperie
divine, – tromperie qui écarte l’acte commencé de sa fin préméditée. La déesse ne fait que dé-
tourner les énergies vengeresses, en les laissant se dépenser tout entières. […] Entre le dessein
premier d’Ajax, et le résultat de son assaut, Athéna interpose le phantasme, la fausse reconnais-
sance, – et le bras frappe à côté. Le projet vengeur n’était qu’excessif ; il devient folie au moment
où il manque son accomplissement. Athéna sauve les Atrides au dernier moment : cela veut dire
qu’elle intervient sur la partie finale de l’acte d’Ajax, en le vouant à la perversion téléologique,
en provoquant l’écart entre la finalité atteinte et la finalité pensée : la passivité, la maladie, pour
le héros égaré, s’insinuent précisément en cet écart. » (STAROBInSKY : 1974, p. 39)
23 Sur la ruse aléthique, voir DECLERCQ, 2005.
Pathos et théâtralité 241
Bibliographie
Athéna :
Je te vois, toujours, fils de Laërte,
A l’affût de surprendre quelque ennemi
Et te voici près des tentes d’Ajax
Au bout de la rangée des vaisseaux,
A suivre et scruter depuis un moment
Ses fraîches empreintes pour savoir
S’il est là ou non. Un vrai flair
De chienne laconienne semble te mener
Car justement l’homme se trouve là,
La tête mouillée de sueur et les mains de meurtre.10
Tu n’as plus rien à épier au-dehors.
Tu vas me dire pourquoi tu te donnes cette peine
Afin que moi qui sais je t’instruise.
Ulysse :
O voix d’Athéna, ma déesse la plus chère,
Comme j’écoute ! Si invisible que tu sois
J’entends ta voix et la recueille en mon âme
Comme une trompette étrusque à bouche de bronze.
Tu as bien compris que mes pas tournent
Autour d’un ennemi, Ajax porteur de bouclier.
C’est lui et nul autre que j’épie depuis un moment.20
Cette nuit il a commis contre nous
Un acte incroyable, si toutefois c’est lui,
Car nous ne savons rien de clair, nous errons
Et j’ai voulu m’atteler à ce problème.
nous venons en effet de découvrir
Qu’on a détruit, massacré notre butin,
Qu’on l’a égorgé avec les gardeurs de bétail.
Tout le monde en accuse Ajax.
Un guetteur m’a dit, m’a affirmé
L’avoir vu bondir seul dans la plaine 30
Avec son épée baignée de sang frais.
J’ai vite suivi les traces ; les unes me semblent claires,
Mais d’autres je n’en puis comprendre l’origine.
244 Gilles DECLERCQ
A Ajax :
Hé ! Toi qui tords de liens les mains de tes captifs,
Viens, je t’appelle par ton nom
Ajax, viens-t-en devant ta demeure
Ulysse :
Que fais-tu, Athéna ? ne le fais pas sortir
Athéna :
Garde le silence et n’aie aucune crainte […]
Crains-tu de voir en face un homme en délire ?81 […]
Je resterai mais je voudrais être loin.
[Athéna pousse Ajax à se vanter du meurtre des Atrides ; puis évoque Ulysse,
qu’Ajax croit tenir enchaîné, et veut torturer à mort :]
Annexe 245
François RASTIER
1 Une métapsychologie implicite informe une gradation (émotions, sentiments, raison) qui peut être
lue dans un sens ou dans l’autre selon que l’on donne le primat à la raison ou aux émotions.
250 François RASTIER
2 Par un mystère somme toute transparent, l’âme et la société se répondent, sans d’ailleurs que l’on
puisse dire que le social configure la personnalité : du moins les théories de la personne obéis-
sent-elles aux mêmes canons implicites que celles du monde social et du monde naturel. Dans
l’imaginaire « État de nature » en témoignent aussi bien la guerre hobbesienne de tous contre
tous que la compétition darwinienne. Aujourd’hui encore, la sociobiologie et la psychologie
évolutionniste entendent fonder la politique en nature.
Croc de boucher et Rose mystique 251
l’empereur Frédéric II, chef du premier Reich, deux fois excommunié, pour
réformer radicalement le monde4.
Saladin ou Frédéric II, comme plus tard Hitler pour Carl Schmitt, deviennent
des opérateurs de l’histoire du Salut. Dès lors qu’on fait aujourd’hui du IIIe
Reich et de l’extermination des événements théologiques et non pas seulement
politiques, le pathos prophétique devient parfaitement licite.
4 Cf. op. cit., p. 158. Pour l’Église, il n’y a pas de millénium, mais un seul jour de colère ; point de
nouveau Messie qui serait l’Antéchrist. Saint Augustin avait distingué radicalement la Jérusalem
terrestre et la Jérusalem céleste.
5 Histoire du peuple d’Israël, 1887-93, t. V, IX, xv.
6 Sur la philosophie et la méthode, in Parerga et paralipomena, II, I, Sämtliche Werke, V, Stuttgart-
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 18, p. -28. Trad. Angèle Kremer-Marietti, in SCHOPEn-
HAUER, 2001, § 13.
7 Isaïe, I, 2, 11-16. Par contraste, Job n’a rien d’un prophète, mais pour Primo Levi, sa figure com-
mande toutes les autres (comme en témoigne le diagramme initial de son anthologie personnelle,
1981, p. 14). « Job incarne le juste opprimé par l’injustice » « Dieu créateur de merveilles et de
monstres l’écrase de sa toute-puissance » (p. 15). Victime lucide sinon sereine, il ne se plaint pas
et garde confiance en lui dans l’adversité. Levi a choisi dans son anthologie les passages de Job
où apparaissent Léviathan et Béhémoth, les deux monstres qui figurent depuis Hobbes, et surtout
chez Carl Schmitt, l’état totalitaire moderne.
8 « Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Être perdu, l’Adversaire, ce-
lui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à
s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu. […] Sa
venue, à lui, l’Impie, aura été marquée par l’influence de Satan, de tout espèce d’œuvres de puis-
sance, de signes et de prodiges mensongers, comme de toutes les tromperies du mal. »
Croc de boucher et Rose mystique 253
Ce passage modèle aussi chez George Steiner une prophétie qu’il met dans
la bouche d’un agent du Mossad : « À l’heure des ténèbres surgira sur terre un
homme d’une éloquence sans pareille. Tout ce qui vient de Dieu, loué soit son
nom, a toujours une seconde face, un revers de mal et de néant […]. [Dieu] créa
sur la face nocturne du langage une parole infernale. Dont les mots vomissent
la haine de la vie. Peu d’hommes sont capables d’apprendre cette parole ou
d’en être longtemps porteurs. Elle les mène à la mort. Mais un homme viendra
et sa bouche sera une fournaise et sa langue une épée destructrice. Il saura la
grammaire de l’enfer et d’autres l’apprendront de lui. Il saura les sons de la folie,
de l’abomination et ils deviendront musique dans sa bouche » (1981, p. 60).
Les citations d’Isaïe et de saint Paul qu’Agamben place entre l’avant-
propos et l’introduction de son livre Ce qui reste d’Auschwitz (p. 14) soulignent
encore l’allusion à une théologie négative d’Israël9.
Il faudrait ici distinguer deux attitudes complémentaires, qui s’unissent
comme la destruction du monde ancien et la promotion du monde nouveau : le
pessimisme eschatologique de tradition monacale et l’optimisme millénariste
sécularisé en foi du progrès. Elles se sont réunies de façon novatrice dans le
radicalisme contemporain.
9 Isaïe 10, 20-22 ; Romains 11, 5-26. Agamben a écrit un livre sur Saint Paul.
10 Jaccard, 1989, p. 86 -87.
11 Cf. Roland Jaccard, à propos de l’assasinat d’Élisabeth d’Autriche dite Sissi, par un anarchiste
italien, sur un quai de Genève : « L’anarchiste contribua à la délivrance d’un fantôme sur les
rives du néant en attendant de s’y jeter ; il tua une suicidée en sursis, qui végétait, étouffée par
les germes de la tristesse qui dévastaient son corps et envahissaient son cerveau. Ce fut la Mé-
lancolie qui assassina Elisabeth d’Autriche. » (18, p. 140). Anodin et boursouflé, le pathos fait
ici de l’histoire une sorte épiphanie allégorique.
254 François RASTIER
ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ? n’entendons-nous rien encore
des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu ? ne sentons-nous rien encore de la putré-
faction divine ? – Les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort !
Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des
meurtriers ! Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus
puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains ?
(1961, p. 138).
12 Amplement commentée par Heidegger, elle est un des textes clés du pathos sur l’extermination :
elle est reprise et commentée in extenso dans l’essai de Steiner Dans le château de Barbe-
Bleue.
13. L’apocalyptique manichéenne en dérive ; elle sera reprise par toutes les sectes gnostiques, jus-
qu’aux plus tardives, celles du New Âge contemporain.
14 On comprend pourquoi le chapitre VIII de Se questo è un uomo s’intitule « Al di qua il bene e il
male » (« En deçà du bien et du mal ») ; Améry dériva de cette formule le titre de son principal
ouvrage Jenseits von Schuld und Sühne, 1966.
15 « Tous les grands mouvements que l’histoire a enregistrés ont dû beaucoup plus aux orateurs
qu’aux écrivains » (1924, préface).
Croc de boucher et Rose mystique 255
Quel homme béni des dieux !... Quel chéri des Dieux !... Et cet homme, le plus
grand de tous les temps, passé, présent, et avenir, nous appartient, – à nous !!!
n’est-ce pas trop de bonheur ? L’avons-nous mérité ? n’est-ce pas de la grâce
pure ? Peut-être allez-vous rire de moi, cela ne fait rien, riez donc ! Nous rions à
notre tour, nous épanouissons et fleurissons dans la confiance que nous portons
à cet homme unique, notre sauveur et notre libérateur – notre chancelier à nous,
notre héros !19
Ici ses défauts le servent : l’incohérence de son débagoulage, ses images à l’em-
porte-pièce, son goût du bluff et de l’exagération, le désir d’en remettre à tout
coup. Il nous plonge dans le tohu-bohu, la sarabande infernale, l’Apocalypse. On
entend des cris, des lamentations, des rires hystériques entre les éclatements des
bombes et le roulement de tonnerre incessant des forteresses volantes 20 .
Cela permet de caractériser assez bien le style exalté des tenants du pathos
contemporain. Dans une première approximation scolaire, on peut l’aborder par
le biais des figures. Fontanier, qui ne savait trop où classer les fausses figures que
seraient selon lui la commination, l’imprécation, l’optation, la déprécation, le
serment, la dubitation, propose de les regrouper sous le nom de figures de passion
(p. 44). Ces figures prétendues sont des actes de langage, caractérisables par
des formes syntaxiques et prosodiques, comme par ailleurs un régime mimétique
qui appartient au réalisme transcendant. En témoignent les deux exemples
caractéristiques que nous avons cités ; le discours ravi de la Ligue des femmes
nazies use de même langage que le monologue de l’insensé nietzschéen : phrases
coupées, ponctuations fortes, exclamations, comminations, interrogations
rhétoriques de délibération, gradations par surenchère, confusion entre le propos
et l’énonciation représentée, indistinction du récit et de la narration, présent
perpétuel, thématique mystique.
Un tel discours ne s’adresse à personne qu’à celui qui parle, comme si
l’éthos et le pathos s’étaient définitivement confondus. En cela, il peut assumer
des fonctions identitaires et s’accorde à merveille avec le narcissisme de masse du
nationalisme agressif. Il emploie le nous : celui des meurtriers de Dieu et celui des
adoratrices du Führer se confondent. Cette forme du pathos culmine ainsi dans
l’horreur ou la jouissance, deux émotions indissociables (comme le bourreau et
la victime) largement exploitées par le pathos sur l’extermination, forme dérivée
de la théologie politique en acte.
l’enfance d’un enfant juif, dans les camps d’Auschwitz et Majdanek. Recueilli
par une famille suisse, il témoigna tardivement, car il fallut une psychothérapie
pour que la mémoire lui revienne. Ce témoignage, note un critique, est « très
graphique : il montre le sang jaillissant du cou de son père, les rats grouillants
sur les monceaux de cadavres23 ». Or ces détails attendus restent ambigus ; par
exemple, Wilkomirski décrit des rats sortant du ventre de femmes enceintes, alors
qu’aucun historien, rappelle Annette Wiewiorka, n’a relaté cela. En revanche, les
rats appartiennent à la thématique antisémite : Goebbels en personne a exigé que
Le juif Süss commence par un plan de rats sortant d’une bouche d’égout.
Le titre Fragments annonce parfaitement la construction de l’ouvrage, suite
de flashes censés mimer une anamnèse pénible et lacunaire. Or la composition
fragmentaire interdit précisément d’assumer la dimension narrative propre au
témoignage. En quelque sorte, aucune raison narrative ne vient balancer l’émotion
grand-guignolesque des images : le pathos donne tout à voir et rien à comprendre.
Le succès immédiat en dit long sur les attentes du public : « Le livre fut loué de
manière extravagante par le The New York Times Book Review et ailleurs pour
sa puissance descriptive » (Boyes, ibid.). Le livre de Wilkomirski a été primé,
notamment par le National Jewish Book Award et le Jewish Quarterly-Wingate
Award ; en 17, Mme Mitterrand remit à l’auteur le Prix de la Mémoire de la
Shoah.
Par sa violence, l’ouvrage anesthésiait le jugement : c’est une enquête sur
l’auteur qui a permis de déceler le faux, et non une analyse de l’ouvrage. Or une
lecture attentive aurait sans doute permis de comprendre que le personnage de
Wilkomirski enfant n’est qu’un avatar littéraire de Hurbinek, orphelin aphasique
né à Auschwitz, dans le témoignage de Primo Levi, Si c’est un homme.
vres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans des camps d’extermina-
tion. […] Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement
non mortes – et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme
n’est pas encore le mortel.25
25 « Hunderttausende sterben in Massen. Sterben Sie ? Sie kommen um. Sie werden umgelegt. Ster-
ben sie ? Sie werden Bestandstücke eines Bestandes der Fabrikation von Leichen. Sterben sie ?
Sie werden in Vernichtungslagern unauffällig liquidiert. […] Massenhafte Nöte zahlloser, grausig
ungestorbener Tode überall – und gleichwohl ist das Wesen des Todes dem Menschen verstellt.
Der Mensch ist noch nicht der Sterbliche. » (Die Gefahr, HGA, vol. 79, p. 56). En réponse à Em-
manuel Faye, Alain Finkielkraut voyait dans ces lignes une magnifique réflexion sur la mort.
26 Ce passage répond sans doute au début des Carnets de Malte Laurids Brigge, avec la mort de
Christoph Detlev Brigge, les réflexions sur le savoir-mourir et des phrases comme : « Sie alle
haben einen eigenen Tod gehabt » (RILKE, Werke, éd. Zinn, vol. VI, p. 720 sq.).
27 Alain Finkielkraut s’écrie ici : « Ah ! Mon Dieu ! ».
28 On sait que l’égalité devant la mort est un topos antique. Mais pour la pensée raciale, elle de-
vient insupportablement égalitaire : impossible de mettre sur le même plan la mort glorieuse du
héros et la crevaison des sous-hommes.
Dans son essai Sur Ernst Jünger (Tome 90 de la Gesamtausgabe) Heidegger écrit que « la force
de l’essence non encore purifiée des allemands est capable de préparer dans ses fondements une
nouvelle vérité de l’Être. Telle est, dit-il, notre croyance [Glaube]. » Et il se recommande de
la Rassegedanke, cette pensée de la race qui, dit-il, « jaillit de l’expérience et de l’Être comme
subjectivité » (cf. FAYE, loc. cit.).
260 François RASTIER
29 Sur l’histoire de la formule, cf. l’auteur, 2005, p. 40. On sait que Heidegger se destinait d’abord
à la prêtrise.
30 « Ackerbau ist jetzt motorisierte Ernährungsindustrie, im Wesen das Selbe wie die Fabrikation
von Leichen in Gaskammern und Vernichtungslagern, das Selbe wie die Blockade und Aushun-
gerung von Ländern, das Selbe wie die Fabrikation von Wasserstoffbomben. » (Das Ge-Stell,
HGA [Heidegger Gesamtausgabe], vol. 79, p. 27).
Croc de boucher et Rose mystique 261
31 Heidegger s’appuie ici sur un topos invétéré qui oppose l’agriculture et la paix aux massacres
et à la guerre. La littérature antique pullule de figures qui concrétisent cette opposition : l’his-
toire de Cincinnatus, les Géorgiques de Virgile (et curvae rigidum falces conflantur in ensem, I,
v. 508), les Métamorphoses d’Ovide (I, 95 sq.) sur le passage de l’âge d’argent (marqué par les
débuts de l’agriculture) à l’âge de fer (où commence la guerre).
262 François RASTIER
Les camps de concentration, les camps de la mort au vingtième siècle, ont, dans
tous les régimes politiques, l’immanence de l’enfer. Ils sont l’enfer transparaissant
à la surface de la terre. […] parce qu’elle place l’enfer au centre de l’ordre occiden-
tal, La Divine Comédie demeure, littéralement, notre guide vers la fournaise et vers
les étendues glacées, vers le crochet du boucher [remains our literal guide-book to
the flames, to the ice fields, to the meat hooks]. Dans les camps a fleuri l’obscénité
millénaire [millenary pornography] de la peur et de la vengeance, cultivée dans
l’esprit occidental par les doctrines chrétiennes de la damnation. (1973, p. 65-66,
je rétablis l’original où la traduction d’Emmanuel Dauzat édulcore).
32 Sur ces deux auteurs, nous nous permettrons de renvoyer au ch. XII de Ulysse à Auschwitz.
33 Quand Wilkomirski a été démasqué, Steiner, classé deuxième ex-aequo, a reçu une partie du
prix Jewish Quarterly-Wingate.
Croc de boucher et Rose mystique 263
34 « Lo spazio del campo […] può anzi essere efficacemente rappresentato come una serie di cerchi
concentrici che, simili a onde, continuamente lambiscono un non-luogo centrale, dove abita il
musulmano. […] »
«Tutta la popolazione del campo non è, anzi, che un immenso gorgo che ossessivamente ruota
intorno a un centro senza volto. Ma quel vortice anonimo, come la mistica rosa del paradiso
dantesco, era “pinta della nostra effige”, portava impressa la vera immagine dell’uomo. »
35 Tout italien a en tête les vers de Dante qui décrivent ce séjour des élus, devenu ici Auschwitz :
« Questo sicuro e gaudïoso regno. » « Ce tranquille et joyeux royaume », Paradis, XXXI, v. 25 ;
voir aussi XXXII, v. 54 sq. : « Dans l’espace de ce royaume,/un point fortuit n’a pas de place ;/
non plus que tristesse, ou soif, ou faim […] Aussi cette foule venue précocement/À la vraie vie
n’a pas été sans cause/Placée ici de façon plus ou moins excellente » (v. 52-60).
36 Auschwitz, les nazis et la « solution finale », Paris, Albin Michel, 2004.
37 Pour un développement, cf. l’auteur, 2005, ch. XII.
264 François RASTIER
38 Voir aussi la pénétrante étude de Jeffrey Mehlman : « Steiner l’antinomiste », dans DAUZAT
(éd.), 2003, p. 77-88.
3 Steiner se réfère aux prédictions de Soloviev (théoricien fin-de-siècle de la théocratie univer-
selle, qui prédisait la fin de l’Histoire et la lutte finale entre le Christ et l’Antéchrist), à la ba-
taille d’Armageddon dans l’Ève de Péguy (173, p. 41), enfin à « l’apocalypse rationnelle »
de Spengler (p. 75) ; Agamben relit l’apocalyptique juive et met en scène la Parousie (celle du
« musulman »).
Croc de boucher et Rose mystique 265
40 C’est évidemment la compréhension historique qui est en jeu ; Hans-Robert Jauss affirmait par
exemple : « On ne peut pas comprendre le génocide commis par les nazis parce que le com-
prendre serait une manière de l’approuver : s’il faut donc continuer à recenser et à étudier les
faits pour montrer jusqu’où ont pu conduire les mécanismes du Reich nazi, il faut refuser de les
comprendre » (Le Monde, 6 septembre 1996). Peu de temps après cette déclaration noblement
antirationaliste, on découvrait que Jauss avait eu dans les S.S. le même grade que Eichmann.
41 On sait que le lexique des langues est structuré, et que dans toute langue les classes lexicales
sont traversées par des seuils d’acceptabilité. Si aucune métrique objective ne sépare le froid du
glacial, le petit du minuscule ou le grand de l’immense, le franchissement d’un seuil d’accepta-
bilité modifie voire inverse les évaluations positives ou négatives (par exemple, froid est neutre,
mais glacial est péjoratif).
266 François RASTIER
42 Chez Agamben, par exemple, les « cadavres mouchetés de rose et de vert » (1999, p. 29).
43 « Évidemment, tu vois la beauté du corps. Veux-tu voir aussi la beauté de l’âme ? Enlève à la
forme corporelle le poids de la matière, et les limites du lieu, garde le reste, tu as alors la beauté
de l’âme. Veux-tu voir aussi celle de l’ange ? Retire, je t’en prie, non seulement l’étendue du
lieu, mais aussi la marche du temps, retiens la multiplicité de la composition, tu la trouveras
aussitôt. Veux-tu saisir la beauté de Dieu ? Supprime en outre cette composition multiple des
formes, garde la forme absolument simple, et immédiatement tu atteindras la beauté de Dieu »
(1956, p. 233-234).
Croc de boucher et Rose mystique 267
44 « Alors surgirent, dès les années cinquante, de toutes part à travers le monde, mais unies par un
même lien de haine, des formes nouvelles de la négation. […] Le poison fut dissimulé, mais mal,
dans la capsule de la science. […] Ce mensonge revêtit tant de masques, présenta des arguments
d’une telle abjection que leur recension provoque la nausée. Empêtrés dans ce fleuve de boue,
les historiens eurent besoin d’un certain temps d’adaptation pour construire leur réplique. »
TERnOn Y., L’innocence des victimes. Au siècle des génocides, Paris, Desclée de Brouwer,
2001, p. 120-121.
45 LECOInTE J., L’idéal et la différence, Genève, Droz, 1993, p. 383.
46 P. LEVI, 1998, p. 211-212.
47 Id., ibid.
Croc de boucher et Rose mystique 269
48 Si l’horreur morale se double d’un scandale pour la raison, celle-ci ne renonce pas pour autant.
Dans le processus même de l’extermination, Levi oppose la rationalité apparente des moyens à
l’irrationnalité des buts : quelle raison utilitariste justifierait l’improductivité absolue de la Bu-
na ou le transport, sur de longues distances, de mourants pour les mettre à mort ? Le propos de
Levi va ainsi à l’encontre du topos ordinaire qui rejette sur la Raison la responsabilité de l’exter-
mination (voir par exemple : « Penser la souffrance, la cruauté, la violence, sans les réduire ni à
leurs fatalités, ni à leurs évidences, c’est chercher à comprendre les dispositifs et les mécanismes
de rationalité qui les ont fait naître. » (FARGE A., Quel bruit ferons-nous ? Entretiens avec Jean-
Christophe Marti, Paris, Les prairies ordinaires, 2005).
49 De même, Perec, remarquant qu’il n’y a pas, dans L’Espèce humaine d’Antelme, une seule « vi-
sion d’épouvante » (1992, p. 96), voyait-il lucidement sa force dans « son refus du gigantesque
et de l’apocalyptique » (p. 94).
50 « nous nous sommes dit alors, à l’heure de la séparation, des choses qui ne se disent pas entre
vivants ».
51 Dans la poésie de Levi, l’exigence éthique se traduit par une critique radicale du lyrisme et re-
trouve des formes d’antiques genres gnomiques. Par de tout autres voies, et de l’intérieur même
de la tradition allemande, Celan a détruit la prétention lyrique, compromise avec les valeurs
d’exaltation.
270 François RASTIER
Un publiciste dont je tairai le nom écrivait en 2003 dans La revue des deux
mondes :
À sa façon aussi, rien moins qu’intuitive et zébrée de noires illuminations, George
Steiner répète à chacun de ses livres qu’Auschwitz est le creuset bestial où la
langue elle aussi, comme un immense corps vivant martyrisé, a plongé avec des
millions de victimes réduites en cendres, sans doute parce que, dans un parallèle
qui n’a pas manqué d’offusquer les petites âmes, le Verbe a sombré dans le gouffre
du Golgotha52.
52 Le même auteur, à la sortie d’Ulysse à Auschwitz, publia une étude copieuse qui s’achève ainsi :
« Mon Dieu me suis-je répété, consterné, […] pourvu que jamais un de ces barbares […] ne
s’avise de contraindre le fragile François Rastier, adorateur du cosmopolitisme sans visage,
pourvu que jamais un de ces barbares ou une horde d’entre eux ne contraignent le pacifique
professeur, comme le firent tant de fois les criminels nazis avec des rabbins, à nettoyer avec sa
langue les égouts où ils rêvent, eux, de conduire l’humanité. » Cette prose qui fait de moi un
rabbin outragé accuse par son absurdité menaçante les attendus politiques d’un certain pathos.
53 Pour l’histoire, tous les événements sont uniques.
Croc de boucher et Rose mystique 271
Bibliographie :
Florence BALIQUE
sur l’émotion : émotion mimée, sentiment à éveiller ou à canaliser, c’est bien par
ce jeu pathétique que l’orateur emporte l’adhésion de son auditoire. Reconnaître
d’emblée l’absence de « naturalité » du langage, comme le proposait nietzsche,
conduit à envisager la persuasion comme un art qui joue des affects.
Afin de comprendre comment se réalise le jeu de séduction, nous proposons
de considérer le discours idéologique comme un miroir magique, déformant le
réel, pour renvoyer à l’auditoire une identité fictionnelle, piège qui suppose la
perte de soi et l’acceptation d’une communion fondée sur du vent. Si l’empreinte
pathétique semble caractériser la parole manipulatrice, faut-il pour autant évacuer
le pathos, compris alors comme un scandaleux appel à l’irrationnel ? Mais peut-on
vraiment faire l’économie des émotions, en s’adressant à une pure raison, comme
le rêvait Chaïm Perelman, qui en venait ainsi à privilégier le modèle judiciaire,
jugé plus apte à révéler le vrai ? À vouloir à toute force conjurer les émotions, on
parvient seulement à refouler le pathos, toujours agissant dans le discours, mais
de façon plus souterraine. nous montrerons quels risques cette pseudo neutralité
comporte : le complexe de l’émotion, caractéristique de la modernité, fait entendre
un discours sans voix adressé à un corps sans cœur et sans chair.
3 À propos de cette fable, voir MARIn L., « Les tactiques du renard », Le Portrait du roi, Paris,
éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1981, p. 117-129.
4 Voir MEYER M., « Langage, raison et séduction », Questions de rhétorique, coll. « Le livre de
poche », Paris, 1993, p. 22.
Le ressort pathétique du discours de propagande 277
On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune
beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des
transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine
à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous
oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement
où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y
a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous
nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne
vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une
conquête à faire6.
Triste fable
Le discours de propagande n’est pas étranger à ce jeu de séduction mais il
fait miroiter un idéal communautaire, censé fournir une identité de clan : autant
dire que l’individualité n’y est que plus violemment avalée puisque c’est une
image dépersonnalisée qui s’y substitue. Idéal de grandeur, mythe du peuple élu,
la distinction de la race autorise l’expression d’une supériorité hyperbolique dans
l’imaginaire hitlérien :
muets et montrait ainsi à l’homme le chemin qu’il devait gravir pour devenir le
maître des autres êtres vivants sur cette terre7.
hystérique25 » : la haine raciste, rendant les juifs responsables de la peste noire qui
ravage la France en 134 et 1350, justifie le massacre. Le commentaire en regard
des « Animaux malades de la peste » permet d’éclairer la distorsion argumentative
en signalant le brouillage entre mythe et réalité, l’explication religieuse recouvrant
la réalité historique pour désigner un coupable : « le processus de la mauvaise foi
collective […] consiste à identifier dans l’épidémie un châtiment divin26 ».
Dans Mein Kampf, « le Juif », figure stéréotypée qui envahit le texte, devient
le bouc émissaire par excellence, « […] ce maudit animal,/Ce pelé, ce galeux
d’où venait tout le mal27 ». Pour ne citer que quelques exemples d’injures, « la
ruse perfide des parasites », « la fourbe association de ces Juifs empoisonneurs du
peuple » (p. 170), « la vermine » (ibid.), « cette pestilence » (p. 171), « l’araignée »
qui commence à « sucer doucement le sang du peuple allemand » (p. 193), « le
parasite-type, l’écornifleur, qui tel un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin,
sitôt qu’un sol nourricier favorable l’y invite » (p. 304). Le discours hitlérien n’a
de cesse de décliner la caricature du juif, animal nuisible (le bestiaire hallucinant
envahit le texte), coupable des « contaminations » du sang allemand (p. 394), et du
fléau qu’est la syphilis28 parce que désigné comme l’organisateur de la prostitution.
Corruption, décadence, désastre, la litanie réactionnaire vise à proposer comme
solution-miracle l’élimination de celui qui résume tous les maux. Et puisqu’on ne
saurait tuer l’idée, c’est à ceux qui la pensent qu’il faut s’attaquer. Phrase terrible :
« […] la destruction d’une conception philosophique ne pourra s’effectuer que
par une extermination progressive et radicale de tous les individus ayant une
réelle valeur 29 ». Karl Marx, figure de sorcier, pratiquant « la magie noire30 »,
incarne cette intelligence démoniaque qu’Hitler entend supprimer.
25 GIRARD R., « Guillaume de Machaut et les juifs », Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, coll.
« Livre de poche », 1982, p. 6.
26 Op. cit., p. 8.
27 LA FOnTAInE, Fables, VII, 1, « Les Animaux malades de la peste », v.57-58, éd. de Marc
Fumaroli, Paris, Classiques modernes, La Pochotèque, coll. « Le Livre de poche », Imprimerie
nationale, 1985, p. 378.
28 Voir, HITLER, op. cit., p. 245.
29 HITLER, op. cit., « L’emploi de la force brutale », p. 172.
30 Op. cit, p. 380.
Le ressort pathétique du discours de propagande 283
La cérémonie
On comprendra alors le rôle essentiel dévolu à la cérémonie dans le projet
d’anesthésie intellectuelle de l’auditoire ; une musique savante réalise le sortilège
de l’adhésion tacite au discours de propagande. La parole doit s’entendre comme
une incantation envoûtante, propre à susciter la transe, que l’orateur mimera avec
grandiloquence pour décomplexer les passions. Hitler se complaît à raconter
les parades triomphales qui consacrent ses premières victoires devant une foule
subjuguée. Envisageant les « Conditions psychologiques de l’action oratoire »,
il distingue des moments propices à la parole, ceux où « l’affaiblissement du
libre arbitre » autorise le réveil de l’émotion. L’heure (on préférera le soir46, où
la raison s’assoupit), l’atmosphère permettront de faire passer le vide pour du
plein, dans le frémissement du discours creux : « le même but est atteint par la
pénombre artificielle et pourtant mystérieuse des églises catholiques, par les
cierges allumés, l’encens, les encensoirs, etc.47 ».
L’action
Enfin et surtout, le succès hitlérien réside dans l’incarnation du discours
(actio), composante oubliée de l’ancienne rhétorique que le Führer semble avoir
travaillée, et ce depuis son enfance où il se présente comme un petit meneur.
Dans L’Orateur, Du meilleur genre d’orateurs, Cicéron définit l’action comme
« l’élocution (ou le style) du corps » : « est enim actio quasi corporis quaedam
eloquentia, cum constet e uoce atque motu48 ». Le choix de la voix et du geste doit,
selon lui, s’accorder au sentiment dont l’orateur veut paraître affecté et à celui qu’il
veut susciter dans le cœur de l’auditeur. C’est dire que le pathos s’incarne dans
l’action sans laquelle il resterait purement théorique. Dans le De Oratore, Cicéron
s’appuie sur l’autorité de Démosthène pour faire de l’action la clé de voûte du
discours : « Actio, inquam, in dicendo una dominatur49 » (« C’est l’action, oui,
l’action, qui dans l’art oratoire, joue le rôle vraiment prépondérant. »). L’action est
redéfinie comme le langage du corps : « est enim actio quasi sermo corporis » (III,
222), qui doit épouser la pensée, et la fonction qui lui est dévolue est bien d’éveiller
la passion : « […] comme les passions de l’âme [motus animi], que l’action doit
avant tout mettre en lumière ou imiter, sont souvent si confuses, qu’elles sont
reléguées dans l’ombre et presque enfouies dans l’oubli, il faut les faire sortir de
l’ombre et s’attacher aux traits saillants qui les mettent en relief » (215).
Ce sens de la théâtralisation du discours, souvent omis dans les discours
modérés, qui rechignent au jeu d’acteur, jugé indigne d’une entreprise politique
honnête, est à l’inverse dramatisé dans la propagande extrémiste qui fait
fonctionner à plein « la folle du logis ». Le charisme50 du Führer reste inséparable
de cette aptitude oratoire à l’incarnation active du discours de haine. Passion pour
la force de la parole qui l’excite, précisément parce que l’action oratoire doit
assurer l’effervescence passionnelle de l’auditoire stupéfait. L’élocution violente
qu’il adopte convient à merveille au matraquage idéologique qu’il vise : musique
guerrière dénuée de sens, la parole du chef assène ses vérités en mimant la haine
pour mieux la stimuler. Admirable film que Le Dictateur où Chaplin caricature
cette incarnation de la pulsion de mort, en révélant par une gesticulatoire ridicule
le fond dérisoire des invectives nazies.
Rétorsion méthodologique
À la suite de la victoire de Jean-Marie Le Pen au premier tour des
élections présidentielles de mai 2002, Thomas Clerc publiait dans Le Monde un
article intitulé « Rhétorique de l’extrême droite », où il constatait la supériorité
rhétorique de Le Pen, apte à fictionnaliser le discours politique, façon de rompre
avec l’austérité du logos démocratique, et de toucher ainsi le public. Il proposait
de « coincer Le Pen sur son propre terrain, celui du style, sans valoriser “le style
contre les idées” mais en procédant à leur synthèse tribunitienne que la droite
et la gauche pratiquaient jadis, de Jaurès à De Gaulle : encore faut-il trouver
l’homme qui porte en lui cette aspiration, faute de quoi les démocrates seront
réduits au rôle de figurants ». La conclusion de l’article insistait sur la nécessité
d’une rhétorique des passions : « L’avenir du débat démocratique passe par une
génération politique “plus littéraire” qui abandonne la crainte du langage et
réhabilite le style des passions. Boileau appelait un chat un chat ; il faut à gauche
un homme qui appelle un chat un tigre ! »
À vouloir penser un monde dépassionné, le politique semblerait rêver d’une
étrange vérité ; les leçons de Machiavel52, du cardinal de Mazarin53 ou encore
d’un Baltasar Gracian54 ne sont guère éloignées : savoir jouer du renard, user de la
ruse, ce qui implique, en l’occurrence, une rétorsion méthodologique qui consiste
non à nier le sentiment de l’auditoire mais à le détourner des passions tristes que
l’autoritarisme lui sert.
52 Voir Le Prince, XVIII, « Comment les princes doivent garder leur foi » : « Combien il serait
louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le
comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes
choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su, par ruse, manœuvrer la cervelle
des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. », traduction et présen-
tation par Yves Lévy, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 141.
53 Voir Bréviaire des politiciens, et notamment « La simulation des sentiments », p. 83, « Dissi-
muler ses sentiments », p. 110, Paris, Arléa, 1997.
54 Voir L’art de la prudence, p. 220, « Se couvrir de la peau du renard, quand on ne peut pas se
servir de celle du lion », préface de Jean-Claude Masson, Paris, Rivage poche/Petite Bibliothè-
que, 1994, p. 172.
288 Florence BALIQUE
C’est oublier que tout logos n’a de valeur que si l’ethos, fonctionnant comme
une signature et une garantie, vient l’authentifier : c’est la force d’une subjectivité
susceptible de faire autorité qui accrédite l’objectivité des arguments avancés :
L’ethos est la condition de l’identité morale. Mais pourquoi un être possédant une
identité morale serait-il digne de foi ? La réponse à cette question, je crois, indique
l’ultime raison pour laquelle la confiance demande un ethos produit par logos.
Quelqu’un qui se présente comme usant de son identité morale en décidant ce qu’il
faut faire prend la responsabilité de ce qu’il propose. L’argument passe en lui, et
pas simplement par lui comme par un canal sans rapport avec ce qu’il conduit55.
5 Pour une véritable réhabilitation du superficiel, voir, à l’inverse, MARTIN J – C., Parures
d’Eros, « un traité du superficiel », Paris, Kimé, 2003.
57 Voir FUMAROLI M., « Les Sanglots d’Ulysse », La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann,
coll. « Savoir : lettres », 14, p. 1-22. Essai qui propose de voir dans l’épisode de L’Odyssée
(Ulysse sur l’île des Phéaciens) « […] la situation archétypique de la “réception” littéraire […]
décrite en miroir dans le premier chef-d’œuvre de notre littérature : le poète narre les aventures
du héros, de l’homme d’action, mais pour des auditeurs plongés dans le plein repos contemplatif
du loisir, dont cette narration est le moment de suprême bonheur », p. 11.
290 Florence BALIQUE
Ekkehard EGGS
Si dans une situation donnée ces deux registres sont remplis pour autrui,
nous pouvons conclure avec raison et à juste titre qu’il éprouve l’émotion en
question. La force de cette conclusion diminuera, si le nombre des indices est
réduit ou si seulement les indices les moins forts sont donnés. Ainsi, pour prendre
l’exemple de la peur, l’indice « bouche ouverte » est moins fort que l’indice « yeux
écarquillés ». De même, la conclusion sera moins forte, si l’une des conditions
du scénario exigé – comme par exemple « l’imminence » du danger – n’est pas
remplie.
n’oublions toutefois pas que nous disposons d’un troisième registre d’at-
tribution des émotions : les dénominations émotionnelles. Dans les conversations
ou les récits, les interlocuteurs ou les protagonistes peuvent dénommer leurs
émotions ou celles d’autres personnes. Un narrateur se servira en règle générale
de ce moyen pour conceptualiser « l’état d’âme émotionnel » où se trouvent les
protagonistes de son récit. Prenons, pour illustrer ces trois registres, un extrait de
Madame Bovary :
En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui
disant :
– Excusez-moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y
pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l’oreiller.
(FLAUBERT, Madame Bovary ; soul. par nous)
3 Pour une analyse plus exhaustive et pertinente, on devrait bien sûr distinguer les indices praxémi-
ques (mouvement du corps dans l’espace), gestuels et mimiques ainsi que les indices intonatifs
liés à la parole. Parmi les indices qui expriment une activité linguistique, il faudrait séparer ceux
qui expriment un acte de langage (dire, demander, affirmer, etc.) de ceux qui ne marquent qu’une
façon de s’exprimer (s’écrier, balbutier).
294 Ekkehard EGGS
Posons que la colère est un désir diffus de se venger accompagné d’une peine : ce
désir naît d’un acte de négligence ou de dédain contre nous ou contre les nôtres, et
cet acte ne nous semble pas justifié. (ARISTOTE Rhétorique II, 1378 a30 – trad.
de nous)
il devient évident que l’aspect générique de l’ethos règle non seulement les
principes de toute vie sociale et politique mais aussi, de façon diffuse, les
fondements de l’expérience du pathos même. (Cf. EGGS : 1984, p. 112sq. et
p. 204sq.) Ceci nous amène à une première conclusion : pour comprendre et
déchiffrer un état émotionnel déterminé, nous disposons, à côté des cinq registres
de base, d’un registre éthique qui permet,
• dans son aspect concret, de lire les formes du pathos à partir et à la lu-
mière d’un ethos spécifique ;
• dans son aspect générique, de comprendre et de vivre nous-mêmes le
pathos, de le réaliser dans le discours et d’accomplir des formes d’interactions
sociales complexes comme le reproche tout en bâtissant notre propre ethos.
4 Cette conception a une longue tradition ; elle se trouve déjà chez BARY (1665, 34) : L’excla-
mation « consiste à exprimer quelque étonnement, quelque douleur, quelque passion ». Elle est
reprise par BEAUZEE : « La véritable place du point exclamatif est après toutes les phrases qui
expriment la surprise, la terreur, la pitié, la tendresse, ou quelque autre sentiment affectueux que
ce puisse être. » (BEAUZEE : 175, II, 1).
5 On retrouve le même glissement entre l’affectivité et les émotions chez GREVISSE (1986, §
392) : « La phrase exclamative […] apporte une information. Mais elle y ajoute une connotation
affective. Elle n’est pas objective, neutre, car elle inclut les sentiments du locuteur manifestés
avec une force particulière. […] Souvent la phrase exclamative indique un haut degré. […] Mais
elle peut aussi exprimer la surprise, la tristesse, la joie, etc. devant un fait qui n’est pas suscep-
tible de degré : Donc il est mort ! »
6 Cf. le numéro 6 (1995) de la revue Fait du langage sur « l’exclamation », édité par L. DAnOn-
BOLEAU et M.-A. MOREL, où une grande partie des contributions traite uniquement de l’in-
terjection.
7 Cf. par exemple « Qu’elle eût été heureuse de voir cela ! » (GREVISSE : 18 § 33), « S’il
faisait beau ! » (RIEGEL : 1994, 403) [= SOUHAIT] ou « Ton projet n’est pas aussi alléchant. »
(ROMERO : 2002, 17) [= RÉFUTATIOn].
8 Même l’approche de MOREL (1995), qui distingue trois variantes intonatives (l’exclamation « à
la finale haute », « à l’initiale haute et à la finale basse » et l’exclamation « haute et plate »), reste
problématique parce qu’elle se base pour la troisième variante sur l’interjection Oh la la dans
l’exemple suivant : « (Alors on s’est dit) Oh la la : faut pas s’appuyer » (ibid. p. 69).
9 Cf. sur cette question BACHA (2000, 44 sq). D’après Bacha, le schéma le plus souvent réalisé est
« la courbe en cloche » qui consiste en « une montée mélodique brusque suivie ou non d’une des-
cente selon le schéma mélodique, injure, étonnement, surprise » (cf. aussi LEOn : 1993, p. 143).
Le pathos dans le discours 27
L’Exclamation doit estre placée à mon avis la premiere dans cette Liste de Figu-
res, puisque les passions commencent par elle à se faire paroitre dans le discours.
L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’ame vient à estre agitée
de quelque violent mouvement, les esprits animaux courant par toutes les parties
du corps entrent en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits
de la voix, & les font enfler ; ainsi les conduits estant rétrecis, la voix sort avec plus
de vitesse & d’impetuosité au coup de la passion dont celui qui parle est frappé.
(LAMY : 17, p. 82/3)
Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le ju-
geons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant ou
bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et
en sommes étonnés. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions
aucunement si cet objet nous est convenable ou s’il ne l’est pas, il me semble que
l’admiration est la première de toutes les passions11. (DESCARTES : 1649, ART.
53. L’admiration)
10 « Der Ausruf, lat. Exclamatio ist der erste und gewöhnliche Ausdruck einer jeden Gemüthsbe-
wegung, so bald sie nur einige Stärke hat, und mit Verwunderung über das Neue des Gegen-
standes verbunden ist. Sie ist sowohl angenehme : […] Als auch unangenehme ! » (ADELUnG :
1785, p. 458/).
11 Je retiens de cette définition trois choses : la doxa, la mémoire et l’altérité. En effet, Descar-
tes présuppose l’existence préalable d’une doxa, donc d’un système de savoir qui nous fait
supposer qu’une chose déterminée devrait être telle ou telle ; il va de soi que cette doxa n’est
disponible que si elle a été mémorisée ; enfin, si cette chose qui s’est réalisée est autre et diffé-
rente de notre attente, nous en sommes étonnés. Par son origine, l’étonnement renvoie donc à
la possibilité donnée à l’être d’être autrement.
298 Ekkehard EGGS
Soulignons que Lamy lui-même n’a pas établi de lien explicite entre
l’exclamation et l’étonnement. Le premier à l’avoir fait est, d’après ma
connaissance, Adelung. On ne peut pas exclure pour autant qu’Adelung se réfère
ici à une tradition rhétorique puisque quelques traités de rhétorique du XVIIe siècle
ne parlent pas du point d’exclamation, mais du point admiratif (« punctus
admirativus » ou « Verwunderungszeichen », WEBER : 2004, p. 17)12. Ce lien
étroit entre l’exclamation et l’étonnement se perdra même dans les stylistiques
allemandes, Adelung lui-même l’abandonne déjà dans sa grammaire et dans
son traité sur l’orthographe allemande où il souligne que le point d’exclamation
« dénote tout affect vif » (ADELUNG : 1788, p. 3). Cette conception, qui
prédomine la recherche stylistique et grammaticale allemande jusqu’au XXe siècle,
rejoint l’opinio communis française sur l’exclamation.
Toutefois, à partir des années 80, la recherche linguistique allemande s’est
opposée à ce courant en restreignant comme Adelung le champ émotif de l’ex-
clamation à l’étonnement (cf. ZAEFFERER 1983 et la discussion dans EGGS
2004). Ce qui a provoqué de très vives réactions. L’opinion actuelle dominante
est que l’exclamation peut exprimer n’importe quelle « attitude affective et émo-
tionnelle », le plus important étant que « l’état de choses dénoté soit marqué par
le locuteur comme contraire aux normes et comme inattendu » (FRIES : 1988,
p. 195 et D’AVIS : 2001, p. 2 et 39). Bref, on a le scénario typique de l’étonne-
ment… sans l’étonnement. Et si l’exclamation peut exprimer n’importe quelle
attitude affective, le critère de l’affectivité n’a apparemment plus de fonction
distinctive13 – ne peut-on pas exprimer, pour varier l’affirmation de Riegel citée
plus haut, avec n’importe quelle phrase affirmative « une infinité de nuances af-
fectives, de la colère à la joie, du rire aux larmes » ?
Concluons. On peut voir, dans cette attribution globale de l’affectivité à
l’exclamation, un refus d’analyser le fonctionnement à la fois multiple et diffé-
rencié du pathos dans le langage et dans le discours. Pour mettre en évidence la
« grammaire » et la « logique » du pathos dans l’exclamation, il faut apparem-
ment restreindre son champ. C’est ce que je vais faire dans les pages qui suivent
où je distinguerai parmi la grande masse des « exclamations » un type d’exclama-
tion bien délimité : la phrase exclamative.
Dans tous ces exemples, l’état de choses en question est représenté par et
dans la phrase exclamative. C’est le premier trait fondamental. Deuxièmement,
la facticité de l’état de choses est toujours attestée et donnée. C’est là que
l’exclamation se distingue nettement de l’assertion où la facticité est seulement
revendiquée. Troisièmement, cette facticité est immédiate : l’immédiateté vient
apparemment du fait que tout acte exclamatif se donne comme une réaction
directe à quelque chose de vécu ou, au moins, par quelque chose de disponible
dans l’espace d’expérience des interlocuteurs. Cela explique que les exclamations
utilisent souvent des déictiques : les déictiques référentiels comme le démonstratif
ce, mais aussi des déictiques aspectuels comme tellement ou si qui renvoient à un
aspect ou un degré de l’état de choses en question.
Mais : d’où vient-elle, cette facticité immédiate ? Est-ce qu’elle est présup-
posée ? À première vue, une réponse par l’affirmative semble s’imposer. Mais
300 Ekkehard EGGS
une simple réflexion suffit, me semble-t-il, pour exclure cette hypothèse. En effet,
si l’on enchâsse une exclamation comme (1) dans un commentaire comme (21) :
14 Soulignons que ce type de phrase exclamative où que fonctionne comme une conjonction se
trouve dans tous les traités scientifiques ou didactiques allemands sur l’exclamation ; elle est au
contraire, fait extrêmement étonnant, totalement absente dans la recherche et dans les manuels
français où on ne trouve que le que adverbe (« Que le soleil est beau ce soir ! »).
Le pathos dans le discours 301
avec le corps – par des gestes, par la mimique ou au moins par une intonation
spécifique. L’acte de manifester une émotion « au moyen d’une intonation c’est
faire comme si on ne choisissait pas de le manifester, comme s’il se manifestait tout
seul débordant du cœur sur les lèvres » (DUCROT/SCHAEFFER : 15, p. 07).
L’intonation comme les interjections servent « à authentifier la parole » (ibid.).
Puisque l’exclamation est à la fois un acte linguistique représentatif et un « geste
de la parole » (Bally), son authenticité résulte en dernière instance de l’unité du
corps et de l’âme. Et si l’on comprend l’ethos au sens aristotélicien, c’est-à-dire
comme une façon de juger et d’avoir son corps, il s’ensuit que le locuteur exprime
à travers l’exclamation son ethos unique et authentique. Le tout compte comme
un indice fort et indéniable de sincérité.
Mais il faut voir que cet appel exclamatif est hautement risqué. La raison
en est que l’exclamation est toujours marquée par l’altérité qui s’exprime surtout
par un surcroît de dépense. Et ceci sur tous les plans : sur le plan syntaxique,
l’altérité se manifeste dans des procédés comme l’ellipse, l’inversion du sujet,
et, avec un surcroît de dépense, dans la dislocation ou l’intensification d’un élé-
ment de phrase ; sur le plan phonétique et prosodique, ce sont l’intensification,
l’allongement, l’augmentation du débit et la variation de la courbe mélodique qui
constituent un surcroît articulatoire ; enfin, sur le plan sémantique, des procédés
hyperboliques de toutes sortes manifestent le surcroît de dépense : Quel discours
interminable ! Enorme ! Quelle archi mes enfants ! Chez eux, l’argent coule à
flots ! Et ça, à deux pas d’ici ! Quelle immigration-invasion ! Ce qu’elle est hy-
percool ! Quelle hyper-bouffisure de prétention ai-je pu avoir ! Ouaaaaaaa quel
super site !
Altérité et surcroît de dépense – ces traits linguistiques de l’énonciation
exclamative reflètent la réalité représentée et exclamée qui dépasse, elle aussi, le
normal ou la norme attendus. On peut préciser cette constatation en distinguant
deux grands groupes d’exclamation : un groupe qui constate tout simplement
qu’un état de choses s’est réalisé contre toute attente (comme les exemples ((1)-
(3) ou (12)) et un groupe qui marque un haut degré en termes de qualité ou de
quantité qui dépasse le normal ou la norme (donc les exemples ((4)- (8) ou (15)).
Cette distinction correspond à celle de Martin en exclamations non-graduelles vs.
graduelles. Martin appelle le fait qu’un état de choses ne correspond pas à notre
doxa ou à notre horizon d’attente « tension contradictoire » qui est « reconnaissa-
ble sous toute phrase exclamative » (MARTIN : 187, p. ). Cette tension, il la
définit en termes de mondes possibles. Ainsi avec une exclamation comme (2) Tu
es là ! le locuteur oppose « l’univers actuel » où l’autre est présent « à une image
d’univers » ou cet état de choses est « possiblement faux » (ibid., p. 106).
Cette explication est donc, en principe, identique à celle que j’ai proposée.
Si je préfère, avec Descartes ou Adelung, l’analyse en termes de doxa ou d’hori-
302 Ekkehard EGGS
zon d’attente, c’est parce qu’elle situe l’exclamation dans le cadre social et his-
torique qui, seul, garantit que l’exclamation peut fonctionner comme un moyen
de communication.
De même, je suis Martin dans sa description des phrases exclamatives gra-
duelles ; dans ces phrases l’état de choses évoqué « est vrai dans les cas extrêmes,
quel que soit le degré d’intensité ou de déviance » (ibid.). Cette constatation est
même justifiée dans les exemples avec quantification comme Il y avait cent invi-
tés ! En effet, ces emplois deviennent gradables si l’on les décrit, avec Ducrot, en
termes d’échelles argumentatives. Ainsi, on peut situer (17) dans une échelle où,
disons, soixante invités constituent le nombre standard des invités pour un ma-
riage dans une région donnée. Dans ce cas, le fait d’avoir cent invités dépasse non
seulement ce qui est normal mais il est apparemment aussi un signe de qualité.
Donc, toute exclamation graduelle dépasse une norme ou le normal vers le haut,
le positif, ou vers le bas, le négatif.
Je dois cependant m’opposer à l’analyse de Martin sur plusieurs points.
Premièrement, d’après Martin, la vérité des exclamations non graduelles « est
assertée avec la force de l’évidence » (ibid.). Répétons-le : on n’a pas d’acte as-
sertif dans les exclamations. Leur facticité n’est pas assertée mais attestée et don-
née dans l’accomplissement même de l’exclamation. L’analyse purement logique
et cognitive de Martin renvoie, deuxièmement, à une grande absence dans sa
théorie : l’émotion n’y figure pas. Ce qui implique, troisièmement, qu’il ne voit
pas non plus que le locuteur manifeste, par une exclamation, son ethos unique
et authentique. Cette absence des sujets parlants en chair et âme explique, et
c’est le quatrième point, que Martin ne voit pas non plus que les exclamations
non graduelles expriment aussi un trop par rapport au normal. Une exclamation
comme Tu es là ! n’implique-t-elle pas que l’interlocuteur a dépassé une règle ou
au moins qu’il n’a pas respecté une attente ? n’aurait-il pas dû ne pas être là ! Les
exclamations non graduelles sous-entendent donc, elles aussi, le dépassement du
normal : dans toute énonciation exclamative se manifeste un trop d’être qui est au
moins marqué par l’intonation ; dans les exclamations graduelles ce trop est aussi
marqué linguistiquement. Bref, dans les exclamations, le trop d’être se reflète
toujours dans un trop énonciatif.
dans des contextes comme (23) ; dans ces contextes les formes avec inversion et
avec marqueurs syntaxiques d’intensification sont exclues :
(23) Tu devrais l’embaucher. Elle est intelligente ! / Elle est tellement intelligente !
Elle est si intelligente !
(24) Tu devrais l’embaucher. *Est-elle intelligente ! / *Comme/ce qu’/qu’est-ce qu/
qu’elle est intelligente !
15 L’emploi argumentatif des formes assertives n’est évidemment possible que si elles sont pro-
noncées sans intonation exclamative.
16 Il va de soi que les exclamations de structure assertive perdent leur caractère exclamatif si ces
phrases servent d’argument. néanmoins, on les traite souvent comme des exclamations ; cf. par
exemple : « Serviable comme elle l’est, Jeanne viendra sûrement ! » (MILNER : 177, p. 110
et 119), « J’adore cet acteur ! Il joue si bien ! » (DELATOUR : 1991, p. 202), « Ton projet n’est
pas aussi alléchant. » ou « Tu aurais pu m’aider puisque tu es si serviable ! » (ROMERO :
2002, p. 17 et 428).
17 C’est la raison pour laquelle la thèse de RIEGEL (14, p. 403 sq.) que ces exclamations sont
des phrases tronquées et incomplètes me semble peu convaincante.
304 Ekkehard EGGS
Ce qui a pu arriver n’aurait pas dû arriver – cette formule, qui renvoie aux
emplois spécifiques de pouvoir et de la négation dans les exclamations, explique
en même temps leur origine : la possibilité des choses d’être autrement qu’elles
ne sont.
Notons enfin que le caractère exceptionnel de l’énonciation exclamative
comme acte de parole autonome et complète se vérifie dans son comportement à
l’intérieur des discours ou des textes. En effet, dans l’exemple suivant, l’exclama-
tion n’est pas seulement une parenthèse mais une intrusion, voire une irruption
du sujet parlant dans le déroulement du discours normal d’un type de texte, ici
dans un récit :
Par exemple, l’autre soir, je regardais à la télévision un film contant une histoire
vraie. Le héros, interprété par un acteur qui fait battre mon cœur à mille à l’heure
– oh, ce qu’il peut être beau cet homme ! – combattait pour l’indépendance de son
pays. (liensutiles.forumactif.com)
(26) Ils sont FOUS, ces Parisiens ! – C’est incroyable ! *C’est étonnant !
(27) Ils sont toujours tellement aimABLES, ces Islandais ! – Très sympa !
[= plaisir]
(28) Ils sont toujours tellement aimA :::::::BLES , ces Islandais ! – C’est énervant !
[= déplaisir]
(2) Ils sont TOUjours si aimables, ces Islandais. [= confirmation (non-ex-
clamative)]
J’ai choisi pour les exclamations (27) et (28) la syntaxe d’une phrase
assertive pour montrer que cette structure permet une prononciation non-
exclamative qui confirme que l’amabilité est un trait caractéristique des Islandais.
Cette prononciation est exclue dans des structures comme (25) avec la conjonction
de subordination que qui souligne non seulement la facticité de l’état de choses en
question mais qui le soumet syntaxiquement à la portée de l’exclamation.
Reste un détail. Les exclamations illustratives qui expriment un plaisir ou
un déplaisir semblent contredire notre thèse que toute énonciation exclamative si-
gnale l’étonnement. L’exclamation (25)a, ne marque-t-elle pas au contraire qu’on
s’énerve en face de quelque chose de bien connu ? On peut résoudre ce problème
avec la réflexion « cartésienne » suivante : dans (25)a il y a, comme dans toute
émotion, de l’étonnement. Pour autant, dans ce cas, l’étonnement ne naît pas
parce que quelque chose d’inattendu est arrivé, mais parce qu’un comportement
usuel, donc un habitus éthique persiste ! Sur le plan psychique cela implique que
ces exclamations illustratives évoquent des émotions où ne prédomine pas l’éton-
nement, mais le plaisir ou le déplaisir. Dans ces émotions, disons dans l’estime
et le mépris, l’étonnement ne se trouve pour ainsi dire qu’au second rang. Cette
prédominance de l’agréable ou du désagréable en face d’un habitus éthique dans
les exclamations illustratives fait comprendre qu’on les utilise dans le discours
pour exprimer son admiration ou sa réprobation – en termes de rhétorique classi-
que, elles servent à louer et blâmer.
Le tableau suivant résume les propriétés de ces trois types d’énonciations
exclamatives :
Le pathos dans le discours 307
Reproche et autocritique
18 Dans ce qui suit, nous évitons les exemples avec une trop lourde charge éthique ou émotionnelle
pour mieux illustrer la fonction pragmatique de la forme linguistique. Pour restituer un scénario
plausible, le lecteur pourra imaginer que l’interlocuteur « accusé » est un étudiant qui a inter-
rompu avant 5 heures un professeur qui a l’habitude de parler, dans son cours de 4 à 6 heures,
jusqu’à 5 heures pile.
1 Rappelons que GOFFMAN (173, p. 113sq.) distingue deux activités réparatrices, les justifi-
cations et les excuses. Les premières (dénégation de l’acte, donner à l’acte une définition qui
rend le transgresseur non-coupable, faire valoir une ignorance et une imprévoyance pardonna-
bles, avancer des circonstances atténuantes) correspondent aux trois premiers status rationales
(« causes logiques ») de la rhétorique classique (conjecture, définition, qualification), elles sont
donc plutôt rationnelles ; les excuses sont au contraire des stratégies misant plutôt sur le pathos :
« une expression d’embarras et de chagrin ; une assurance que l’on connaît la conduite attendue
et que l’on approuve l’application d’une sanction négative ; un rejet verbal, une répudiation, un
désaveu du mauvais comportement en même temps qu’un dénigrement du moi qui s’est ainsi
comporté ; un engagement à reprendre le droit chemin et à y rester, l’accomplissement d’une
pénitence et la volonté de restituer » (ibid., p. 117).
Le pathos dans le discours 309
d’un côté, beaucoup moins émotionnel et, de l’autre, nettement plus rationnel : le
locuteur y assume quasiment le rôle d’une instance de norme, voire de sanction.
Ce caractère de commentaire dépréciatif explique qu’aucune intonation de
(34) n’en ferait un acte linguistique d’admiration. Ce qui, nous l’avons déjà vu,
serait possible dans le cas des exclamations (32) et (33) qui peuvent être réalisées
avec une intonation d’admiration. Par contre, les formats (30) et (31) excluent
toute réalisation admirative parce qu’ils focalisent, en tant qu’interrogations par-
tielles, sur des aspects de l’état de choses en question, c’est-à-dire sur le pourquoi
et le comment. Cette focalisation restreint l’intonation possible à une gamme
qui va du ton neutre jusqu’au ton réprobateur. Comme les exclamations en tant
qu’expressions de l’étonnement de la facticité d’un état de choses ne connaissent
aucune focalisation restrictive, elles peuvent en principe exprimer, pour repren-
dre la formule d’Adelung, l’agréable ou le désagréable.
Ces quelques observations ont pour corollaire que le champ intonatif d’une
phrase n’est pas libre parce qu’il dépend de son format linguistique. Ce qui fa-
cilite apparemment la compréhension de l’émotion effectivement signalée par
l’énonciation de cette phrase. Comme les exclamations, les reproches connais-
sent également des formes génériques comme par exemple :
notons que les formes génériques se caractérisent par les mêmes restrictions
que les formes singulières ; en effet, les formats d’interrogation partielle ne
permettent pas d’intonation admirative tandis que le format d’exclamation est
tout à fait compatible avec une intonation réprobatrice et admiratrice. notons
aussi l’emploi à la fois usuel et bizarre20 de devoir dans (35) qui ne correspond
à aucun emploi standard de ce verbe modal car l’interlocuteur ne se trouvait
pas dans l’obligation de l’interrompre. Ce tu dois (sans inversion !) présente le
comportement de l’interlocuteur comme si celui avait agi sous une contrainte
pulsionnelle extérieure à lui-même. Ce qui produit, dans le cas de l’autocritique,
un dédoublement du sujet parlant :
(38) Pourquoi je dois toujours l’interrompre à 5 h ?
(39) J’aurais pas dû l’interrompre à 5 h !
(40) Est-ce que je dois toujours l’interrompre ?
20 Ce format générique compte pour un signe conventionnel fort de reproche (cf. « Pourquoi tu
dois toujours en faire une tragédie ! » ou « Pourquoi tu dois toujours te mêler de ce qui ne te
regarde pas »).
310 Ekkehard EGGS
Dans les échanges quotidiens, il existe bien sûr des formes plus complexes
de réparation d’une transgression. Prenons l’exemple d’un animateur bénévole
de Radio Divergence (Montpellier) qui a d’abord, le lundi 16 mai 2005, lors
d’un débat concernant le référendum sur la constitution européenne, qualifié les
Le pathos dans le discours 311
partisans du non comme « passionnés » pour ensuite insulter une auditrice en lui
déclarant : « On a certainement oublié une catégorie [les partisans du non, E.E.],
celle des idiots et qui sont fiers de l’être21. » Comme un auditeur a généralisé cet
incident en attaquant Radio Divergence dans son ensemble, un responsable se
voit obligé de répondre (nous soulignons) :
Effectivement, ce soir-là (en direct), notre animateur ne s’en est pas tenu au titre
de son émission, et c’est bien dommage. De là à écrire que c’est Divergence qui
insulte, il n’y a qu’un pas allégrement franchi il me semble. […]
Moi aussi, j’attends de cet animateur qu’il évoque dans une prochaine émission
cet incident. Mais entendons-nous bien. Si vous même commencez à généraliser
les maladresses d’un seul animateur à l’antenne dans son ensemble… c’est tout
aussi maladroit.
Un animateur professionnel aurait sans doute gardé son calme, mais n’aurait sans
doute pas fait cette émission mensuelle depuis trois ans, dont l’habituelle bonne
tenue ne me fait pas douter que le dérapage sera corrigé.
bien voir que le sens contraire ne naît qu’au niveau de la phrase : « Il faut pas croi-
re que tu aies fait du joli travail. » Si l’ironie est une figure macrostructurale « qui
joue sur la caractérisation intensive de l’énoncé » (MOLInIÉ] : 1992, p. 180), il
serait pourtant faux de l’associer avec l’allégorie, car cette dernière ne se réalise
que sur le plan du texte. En tant que figure de phrase, l’ironie se trouve entre les
tropes comme la métaphore transformant le sens d’un mot, et les figures de texte
comme l’allégorie. Ces trois procédés du discours figuré – mot tropique, phrase
ironique, texte allégorique – se rejoignent apparemment dans leur duplicité de
sens : tous les trois sont lisibles et visibles au sens propre ou littéral tout en nous
signalant qu’ils ne se comprennent qu’au sens figuré ou spirituel22.
Si donc l’ironie se produit sur le plan de la phrase ou, plus précisément
sur le plan de l’énonciation d’une phrase dans une situation de communication
concrète, il s’ensuit que les phrases exclamatives qui sont lisibles comme évalua-
tions positives Qu’est-ce qu’elle est intelligente ! ou Quel super coiffeur j’ai là !
peuvent être utilisées à des fins ironiques. Même l’exclamation Qu’elle mette tou-
jours ces chaussures de sport s’utilise, dans l’intonation d’admiration bien sûr,
ironiquement. Dans ce cas, elle exprime le déplaisir en face d’un état de choses
où l’inattendu est interprété comme une transgression d’une norme ou plus gé-
néralement d’une règle éthico-esthétique, autrement dit, l’ironie réagit au même
type de scénario que les exclamations de déplaisir ou les actes de reproche – mais
elle le fait de façon non-directe.
J’ai repris, avec ces remarques, une deuxième définition de l’ironie qui
se trouve déjà, elle aussi, dans la rhétorique classique et qui la conçoit comme
« un blâme par la louange » (Quintilien). Effectivement, ce que l’auditrice dans
l’incident évoqué veut faire entendre avec sa réponse ironique Ah, ben, alors là
bravo !, c’est son évaluation négative du comportement de l’animateur23. Si l’on
se base sur cette conception – l’ironie réagit à un scénario qui est évalué négati-
vement comme une transgression d’une règle éthico-esthétique –, on ne peut plus
réduire la négativité immanente à l’ironie à l’antiphrase simple. Mais il n’est pas
nécessaire non plus que cette critique se présente sous forme d’un éloge. Ce qui
devient évident si l’on prend l’exemple suivant de Freud :
22 Ce qui explique que la rhétorique classique, qui n’a pas clairement distingué le plan phrastique
du plan textuel, les a d’abord mis dans la même catégorie de tropes. Fontanier a été le premier à
distinguer clairement les tropes en un seul mot (métonymie, métaphore, synecdoque/antonoma-
se) et les tropes à plusieurs mots (allégorie, hyperbole, ironie, etc.) (cf. EGGS : 2001, p. 1109sq.
et 1138sq.).
23 Signalons que HARTUnG (1998) a récemment montré, dans une étude empirique sur l’ironie
dans les conversations quotidiennes, que les actes ironiques impliquent toujours une évaluation
négative.
Le pathos dans le discours 313
Pour les premiers, « toutes les ironies sont interprétées comme des
mentions ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées
ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus définis »
(SPERBER/WILSOn : 1978, p. 408). Dans cette approche, c’est apparemment
le terme mention qui pose et qui a posé problème. Si l’on le comprend dans les
sens de « citation », la théorie de l’écho devient insoutenable, et même si l’on le
comprend dans un sens large de « renvoi », ne faut-il pas accepter que l’exemple
standard de Sperber/Wilson, à savoir Quelle beau temps ! « paraît difficilement
se plier à la théorie des mentions » (MERCIER-LECA : 2003, p. 31) ? n’est-ce
pas tout simplement « un cliché » (ibid.) ? Défendons ici d’abord la position de
Sperber/Wilson, car ils ne disent rien sur le caractère de cette exclamation en soi,
ils soutiennent tout simplement qu’elle doit être comprise sous la pluie comme
un acte ironique en face de quelqu’un qui a tenu des propos optimistes sur le
temps – ce qui est indéniable. Il suffit en fait de réaliser que l’ironie « ne colle
314 Ekkehard EGGS
à aucun format linguistique » mais est uniquement décidable dans une situation
de communication concrète 24. notre critique de la théorie de Sperber/Wilson se
situe ailleurs : en accentuant l’aspect de mention ou, si nous comprenons bien
leur intention, de renvoi à un scénario déclencheur, ils dissimulent la dimension
critique de l’ironie. Mais corrigeons-nous. Car si la « négativité critique » est
immanente à l’ironie, il faut qu’on en trouve des traces même dans le texte de
Sperber/Wilson. Et on peut effectivement réfuter Sperber/Wilson avec Sperber/
Wilson en montrant qu’ils soutiennent en dernière instance la théorie classique en
soulignant que toute ironie est portée par une intention critique : « ces mentions
sont interprétées comme l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur
entend souligner le manque de justesse ou de pertinence » et : « Une ironie a
naturellement pour cible les personnes ou les états d’esprit, réels ou imaginaires
auxquels elle fait écho. » (SPERBER/WILSOn : 1978, p. 409 et 411). La théorie
de Sperber/Wilson est donc tout à fait compatible avec la théorie classique.
Dans l’analyse de Ducrot, qui veut préciser la théorie de Sperber/Wilson
en substituant l’expression mentionner un discours par la formule polyphonique
faire entendre une voix, les traces de l’aspect critique de l’ironie ne se retrouvent
que dans des expressions comme se moquer de, bêtise, ridicule et surtout dans
le terme absurde. (Cf. DUCROT : 1984, p. 210-213) En effet, pour Ducrot, le
locuteur (qui accomplit un acte ironique) fait entendre la voix d’une autre per-
sonne, qu’il appelle énonciateur, en présentant la position de ce dernier comme
absurde. Si, pour reprendre l’exemple de Ducrot, mon allocutaire a refusé de me
croire que Pierre viendrait me voir aujourd’hui et si Pierre est effectivement venu
aujourd’hui, je peux lui dire ironiquement : « Vous voyez, Pierre n’est pas venu
me voir. » Certes, de cette affirmation ironique « je prends la responsabilité en
tant que locuteur », mais « je la présente comme l’expression d’un point de vue
absurde, absurdité dont l’énonciateur n’est pas moi » (ibid., p. 211) mais mon
allocutaire. Bref, dans l’ironie, le locuteur fait entendre la voix d’un énonciateur
(qui peut être assimilé à l’allocutaire ou à toute autre personne) en la présentant
en même temps comme absurde. Mais, si nous montrons que le point de vue de
24 Même dans une situation où il n’y pas de « pré-texte », on pourrait interpréter ce « Quel beau
temps ! » prononcé sous la pluie comme une (faible) critique ou plutôt comme un regret que le
beau temps si souhaité (pour ce rendez-vous par exemple) ne se soit pas installé. C’est pourquoi
nous interprétons des formules comme « C’est du joli ! », « Vous en savez des choses ! », « C’est
vous dire s’il est intelligent ! » ou « Ah, ben, alors là bravo ! » non pas comme clichés linguisti-
ques mais comme des formes publiques appartenant à l’expérience de tous et de tous les jours.
Ces formes d’ironie ne sont d’ailleurs pas « plus évidentes » ou moins « opaques » que les exem-
ples « complexes » comme celui du chirurgien : pour ceux qui sont initiés, c’est-à-dire pour ceux
qui connaissent la situation spécifique et les règles éthico-esthétiques partagées par un groupe
particulier, ces ironies ‘complexes’sont facilement déchiffrables. Bref, toute forme d’ironie est
par définition transparente.
Le pathos dans le discours 315
la cible de notre ironie est absurde et si nous nous moquons de lui par-là, n’est-ce
pas une évaluation négative, donc une forme de critique de son comportement ?
Reste la question de savoir si cette présentation ad absurdum est un trait
immanent à l’ironie. L’exemple suivant nous amène à en douter.
L’hôtesse à son invité : « Vous savez, cher ami, nous menons une vie conju-
gale harmonieuse ; c’est pourquoi nous essayons, contre ces conceptions moder-
nistes de la famille, de donner à nos enfants une image vraie et non-conflictuelle
du bonheur conjugal. Et, si jamais il nous arrive d’avoir une petite dispute, nous
envoyons nos enfants dans le jardin. » Une demi-heure plus tard, les enfants
rentrent et l’invité, en les voyant, réplique : « Vos enfants ont vraiment un teint
bronzé sain et naturel ! »
Cette réplique n’est, à aucun égard, absurde. D’un point de vue
argumentatif, il s’agit d’une réfutation qui se base sur le modus tollens (Si vous
aviez dit la vérité, vos enfants n’auraient pas ce teint bronzé). Si cette analyse
est correcte, il devient difficile d’interpréter les paroles de l’invité comme la voix
d’un énonciateur (ici la voix de l’hôtesse) différent du locuteur. ne serait-il pas
au contraire désavantageux, voire absurde, de la part de l’hôtesse de dire ces
paroles puisqu’elle se contredirait par-là elle-même ? Il suffit donc de dire que
l’ironie est un acte de langage critique qui se présente comme positif tout en
signalant de façon non-directe qu’un point de vue est intenable et critiquable. Ce
point de vue peut s’exprimer dans une prise de position, dans une thèse, dans un
comportement ou dans une conviction comme l’image de soi concernant l’ethos
national français : « Chaque petit Français naît avec la certitude héritée de trois
siècles que la terre entière lui envie ses artistes et penseurs – presque autant que
ses bassines à frites. » (Poirot-Delpech) Comme il serait également difficile, dans
cette ironie qui dévoile et ridiculise l’outrecuidance du ‘petit Français’, d’attribuer
les propos en italique à un deuxième énonciateur, la perspective de la théorie
classique qui cherche les signaux ironiques dans l’énonciation du locuteur même,
me semble s’imposer. Ici, l’intention ironique se montre dans le non-respect
d’une règle grammaticale et argumentative que les éléments d’une coordination
doivent appartenir à la même instance classificatoire. Avec presque autant que
ses châteaux et ses vins, Poirot-Delpech aurait respecté cette règle. Cette règle
est en ce sens argumentative qu’elle exige que les éléments coordonnés aient,
dans un contexte argumentatif, la même orientation argumentative. Puisque c’est
toujours le dernier argument qui prime, le non-respect de cette règle produit
une conclusion inverse : la conviction du petit Français n’est pas louable, mais
critiquable. J’appelle ce procédé projection en arrière parce qu’il contraint
l’interlocuteur à réinterpréter sa première conclusion après avoir écouté ou lu le
dernier élément d’une coordination25.
25 Cette projection en arrière caractérise d’ailleurs tout mot d’esprit (cf. EGGS : 2003). Illustrons-
le par un exemple qui ne respecte pas non plus la règle concernant les structures coordonnées :
316 Ekkehard EGGS
« Parmi les habitants de Göttingen, on distingue généralement entre les étudiants, les profes-
seurs, les philistins et le bétail (Heine, Voyage dans le Harz). » (FREUD : 1992, p. 142) Le ju-
gement positif impliqué par les trois premiers éléments dans cette énumération est apparemment
renversé par le dernier élément bétail qui provoque une appréciation inverse.
Le pathos dans le discours 317
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Le pathos dans le discours 319
Le concept de pathos n’est pas qu’un mets fin dans l’assiette du linguiste
gourmet. Il est aussi une proie appréciée par les prédateurs de la technè. Dans une
écologie qui compose de plus en plus avec des artéfacts, les origines de l’intérêt
que l’Informatique porte au concept de pathos ne sont pas difficiles à déchiffrer.
Plus qu’un simple élément, partie consubstantielle du discours, le concept de
pathos participe aux défis d’amélioration des performances sémiotiques d’une
machine – pour autant que l’on puisse parler, par quelque licence généreuse de
langue, de « sémiose de machine ». S’écartant d’un imaginaire encore vivace
porté naguère par une Intelligence Artificielle (IA) enthousiaste et imprudente,
souvent simplificatrice sur les problèmes de sens, les temps d’aujourd’hui sont
animés par d’autres objectifs. Et donc, par d’autres valeurs. La concurrence
avec l’humain, qui culminait au désir de faire des machines « intelligentes » à la
manière humaine, a cédé sa place à des postures plus modestes et certainement
salubres : nous vivons aux temps post-modernes, qui prennent acte de la faillite
des grands espoirs et des grandes idéologies, même technocratiques. La technè
de notre quotidien est assurément moins candide, connaît mieux les limites de sa
propre modernité, et s’affirme surtout au travers d’une préoccupation pragmatique
récurrente : construire des briques technologiques nécessaires à de nouveaux
services.
Le concept de pathos n’a pas tardé d’intéresser la problématique d’Interaction
Homme/Machine (IHM). Il est même devenu aujourd’hui passage obligé dès que
l’on recoupe quelques exigences de naturalité en reconnaissance ou en synthèse
de parole, bien sûr aussi dans le dialogue entre l’homme et la machine. Certes, les
idées rhétoriques que le concept recèle y connaissent des modifications notables,
puisque commandées par des impératifs applicatifs, toujours à la recherche
d’un équilibre entre efficience et coût. Il y subit des restrictions, des distorsions,
mais aussi des redéploiements, s’ouvrant à des catégories psychologiques et
anthropologiques, où un autre concept, celui d’émotion, lui jette parfois une ombre
injuste. Il est vrai que le pathos n’est pas qu’émotion, ni même un terme générique
désignant sentiments, attitudes psychologiques sous-tendant la perception, les
322 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC
Les systèmes de synthèse vocale (SSV) sont des systèmes qui visent,
précisément, à oraliser un texte écrit, présenté sous format numérique en entrée.
Leur schéma de base est donc simplissime :
1 Cf., par exemple, la machine pour les aveugles développée par R. Kurzweil en 17, et dont le
premier exemplaire a été acheté par Stevie Wonder ! Certes, depuis, les systèmes ont connu moult
perfectionnements ; Stephen Hawking utilise de nos jours le synthétiseur vocal NeoSpeech.
Emotions et genres de locution 323
Les techniques de synthèse vocale (SV) ont vite évolué d’une vision
atomiste à une vision contextualisée. En effet, dans un premier temps, le phonème,
longtemps considéré comme unité élémentaire dans la synthèse de la parole, s’est
vu remplacer par le diphone2, une unité composite obtenue par l’intégration de deux
moitiés de phones (i.e. réalisations acoustiques de phonèmes) qui se succèdent (la
deuxième moitié du premier et la première du second). Cette idée visait à rendre
plus fluide la voix synthétisée, en résolvant un ensemble de problèmes de frontières
et de cohésion locale. Puis, dans un second temps, le diphone a été entouré d’un
corpus d’occurrences attestées3, ainsi que d’un ensemble de concepts de support,
relevant d’autres niveaux d’analyse du discours (essentiellement syntaxiques et
lexicaux). L’idée procédait d’un principe sain : intégrer dans l’unité fondamentale
de la synthèse des composants authentiquement linguistiques. La parole étant
sémiotisée, elle est lieu de régulation de phénomènes linguistiques qui servent le
sens à divers ordres et régimes.
Ainsi, dans les approches récentes, dites « par corpus », pour synthétiser
une séquence linguistique, on recherche le meilleur candidat disponible dans
un corpus préalablement enregistré. L’occurrence choisie doit maximiser un
ensemble de critères de décision, tant phonématiques que syntaxiques et/ou
lexicaux. La synthèse de la parole devient, par conséquent, tributaire du corpus,
lequel remplit une fonction de médiation par rapport au système de la langue. Les
résultats de cette dernière technique sont souvent très bons. On pourrait même
considérer la recherche sur la SV presque close : les problèmes qui restent à
résoudre semblent, en grande partie, liés à des préoccupations quantitatives (taille
des corpus, finesse des lexiques, nombre des règles syntaxiques), de paramétrage
contextuel et d’optimisation algorithmique.
Cependant, cette performance est conditionnée : elle ne donne satisfaction
que pour des pratiques linguistiques standardisées et pour des textes courts
(quelques phrases)4. La catégorie de la quantité n’est peut-être pas la cause d’un
tel état de choses mais seulement le facteur qui permet de révéler la nécessité
de traiter la naturalité sur une autre dimension. Une dimension qui est restée
latente, et qui se révèle, par les applications précisément, essentielle pour la
correcte réception et l’interprétation : le texte. En effet, le texte est intimement lié
à l’idée d’une locution naturelle5. On peut même oser dire que, généralement, le
2 EMERARD F., Synthèse par diphones et traitement de la prosodie, Thèse de troisième cycle,
Université de Grenoble III, 177.
3 Cf. « Les technologies de synthèse vocale », Archives France Télécom, document disponible
en ligne à http://www.francetelecom.com/sirius/rd/fr/ddm/fr/technologies/ddm200403/techfi-
che2.php
4 Comme dans les services d’annuaire téléphonique, d’accueil d’entreprise, d’opérations bancaires
ou de gestion de portefeuille boursier etc.
5 Cf. aussi, SUCIU, I., KAnELLOS, I. and MOUDEnC, Th., « What about the text ? Modelling global
expressiveness in speech synthesis » Proceedings of the IEEE International Conference ICTTA,
Damas, Syrie, 200.
324 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC
pathos est un concept foncièrement textuel. Ainsi, dès que le niveau de la phrase
est dépassé, dès que nous cherchons à synthétiser des textes quantitativement
conséquents, la vocalisation, aussi intelligible qu’elle soit (et elle l’est), se révèle
irrecevable, puisque sans couleur, neutre, décidément ennuyeuse.
Produire une parole expressive automatiquement devient donc un défi
majeur et même, à présent, prioritaire pour les techniques de la SV. Par un curieux
retour de l’histoire, le pathos (enfin, un certain pathos), concept si vilipendé puisque
relevant d’une rhétorique privée des honneurs d’antan, devient de nos jours un
élément incontournable dans la validation des applications, plus même, un critère
d’homologation et d’acceptation des services bâtis sur la SV. Il dévoile aussi,
rétrospectivement, que ce que l’on appelle encore naïvement « voix naturelle »,
n’est pas un effet additif construit sur l’esthétique ou quelque convention
hasardeuse, mais une dimension sémiotiquement pertinente, authentique, qui
contribue à la fabrique de sens dès les premières phases de la construction du
texte. Une voix non expressive n’est pas une voix appauvrie en sens. Elle est
simplement une voix qui porte un autre sens. Et qui force à d’autres régimes de
communication. En l’occurrence, à des rectifications sémantiques pour lesquelles
l’auditeur n’est ni préparé ni même toujours exercé. L’effort en recherche dédié
de nos jours pour rendre la locution de synthèse un peu plus naturelle est grand et
grandissant. Naturellement.
Dimensions d’analyse
Envisagée à sa correcte complexité, la synthèse vocale formule une question
qui ne saurait recevoir de réponse globale. La raison en est immédiatement
épistémologique : la forme exigible en sortie est surdéterminée par rapport au
texte considéré en entrée et son excédent de détermination se présente à une
dimension (l’oralité) de laquelle le texte écrit, par nature, est exclu7. Du moins,
pas de manière satisfaisante. En effet, l’expressivité orale semble essentiellement
se composer sur trois sous-dimensions relevant de la prosodie, en tout cas d’une
prosodie historique, l’intensité, la fréquence et la vitesse (débit) de locution, où
une quatrième, transversale, toujours mal comprise et peu maîtrisée, le timbre,
vient y ajouter un mystère indéfinissable. Même en se restreignant aux trois
premières, pour des raisons d’hygiène théorique et de pragmatisme applicatif,
i.e. même en se limitant aux dimensions qui font le cœur du monde prosodique,
Cf. KELLER, E. & alii, Improvements in Speech Synthesis. COST 58 : The Naturalness of Syn-
thetic Speech, Wiley, 2001. On estime aujourd’hui à plus d’un quart de l’investissement global
en SV dédié à des questions d’expressivité.
7 Cf., entre bien d’autres, GOODY, J., Entre oralité et écriture, Paris, PUF, 13.
Emotions et genres de locution 325
souviendra utilement qu’à l’époque de Bach encore la basse continue n’était plus
qu’une brève indication : l’accompagnement était généralement improvisé. Cette
remarque nous amène à une question ayant valeur de programme pour la SV :
pourrait-on imaginer une machine dotée de schèmes généraux lui permettant de
calquer la voix synthétisée sur des modèles préexistants ? Ce serait, en somme,
une alternative à une connaissance symbolique détaillée et coûteuse, sinon déjà
impossible.
Programmes scientifiques
Pour résumer, il y aurait donc à légitimer deux projets en SV :
Le premier, minimaliste, procéderait d’un constat de déficience expressive
provenant de la nature des données en entrée. Il amènerait à fixer des valeurs
prosodiques par défaut à tout texte (de tout genre et dans toute situation). Sans
doute, de telles valeurs ne seraient-elles qu’accidentellement appropriées pour
une parole expressive. Mais elles auraient l’avantage de rendre le logos du texte,
en préservant une importante partie de son intelligibilité.
La pensée applicative est pragmatique et procède généralement par
arguments de faisabilité, où le calcul d’une moyenne quantitative constitue
souvent une solution emblématique. Le résultat prosodique attendu d’une telle
option de recherche est bien sûr en deçà du neutre. Ce neutre n’est pas qu’un effet
de bord. Il est surtout un lieu interprétatif volontairement abstrait, insolite certes et
généralement artificiel, mais qui se tient à distance égale relativement à toute forme
de pathos. Il est peut-être peu recevable, mais toujours sujet à des rénovations
interprétatives susceptibles de le rendre, au bout du compte, acceptable, voire
même un peu adapté. Le neutre, n’est pas ce qui ne dérange pas, bien le contraire :
c’est ce qui dérange toujours. Mais il dérange de manière égale, non partiale, tout en
dispensant un service d’utilité à nombre de cas. Dans l’optique d’un tel programme,
le minimalisme provient donc d’un argument d’efficience, uniformément sensible
aux paramètres de coût. Une importante part du chemin est déjà parcourue dans
cette direction, et, avec l’approche par corpus, la SV peut présenter aujourd’hui des
performances tout à fait satisfaisantes. D’ailleurs, les réalisations qui s’inscrivent
dans ce programme de recherche peuvent toujours conserver leur espoir pour
une amélioration ultérieure de la voix synthétisée. Simplement, le problème de
l’expressivité est ordonné dans le temps, et généralement envisagé comme l’effet
postérieur d’un ajout. En termes rhétoriques, on dirait que, dans un tel programme,
le pathos vient toujours après le logos.
Le deuxième programme se donnerait pour ambition la restitution d’une
voix véritablement expressive. On comprend – peut-être avons-nous aidé avec
notre brève discussion ci-dessus – qu’un tel programme ne peut se réaliser que par
un supplément d’information. Selon le type de cette information et les procédures
Emotions et genres de locution 327
Comme, par exemple, dans le cas des standards VoiceXML (http://www.voicexml.org/) soutenu
par IBM, AT&T, Lucent Technologies et Motorola, ou SSML (http://www.w3.org/TR/2004/
REC-speech-synthesis-2004007/), préconisé par W3C.
328 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC
de ces codes : un poème est écrit pour être lu comme un poème, un roman comme
un roman, une lettre d’amour comme… On saura compléter la liste.
Même s’il ne la détermine pas complètement, le genre contraint la locution
en la situant, aussi, dans un référentiel d’expression. Bien sûr, il ne se suffit pas
seul : des formes diverses, attestant de stéréotypes culturels, ethnologiques,
sociaux, des déterminations de sexe et d’âge, viendront aussi apposer leur
marque et leurs valeurs. Dispositions émotionnelles, états affectifs, intentions
rhétoriques et choix de types de lecture finiront l’édifice expressif permettant
ensemble de positionner l’acte discursif qui ne recevra sa forme définitive que
par l’intervention d’un individu (qui fabriquera son « idiolecte expressif » avec
ses niveaux de langue, ses syntaxes et ses lexiques, ses styles et ses rythmes, son
timbre également). Ces distinctions, qui n’ont pas d’ambition classificatoire, ni
de prétention d’exhaustivité, ne suggèrent même pas une théorie des affections
permanentes ou transitoires de l’âme, du prétendu différentiel entre culture et
nature, de l’opposition entre le dicible et le dit, du comportement ou du style
locutoire et autres thèmes séculaires de sciences reconnues. Elles visent seulement
à réveiller quelques sensibilités. Et, surtout, à poser une première grille rendant
quelque rationalité à une « grammaire », même faible, que l’on souhaite toujours
disposer au sein d’un corpus de formes expressives. Mais ce sont ces dernières
qui nous intéressent, et qui ne peuvent subsister qu’après un acte, fondateur,
de positionnement… Un acte qui leur assure reconnaissance, applicabilité
et fonctionnalité dans les normes de communication. On pourrait résumer les
paramètres d’un tel positionnement par trois axes : le genre, la situation discursive
et le profil (ou style) du locuteur. Placer une matière textuelle dans un tel espace
constitue, en un sens, son acte de naissance expressive. Qui lui permet de devenir
texte, et plus tard, peut-être, un authentique discours.
genre textuel
Emotions et genres de locution 32
Bien entendu, un acte de naissance ne suffit pas pour assurer la vie d’un
être. Pour parfaire sa nature et devenir texte, la matière textuelle emprunte à
volonté et de manière éclectique à la syntaxe et au lexique, à la morphologie
aussi, à la si négligée par ailleurs ponctuation, à cette obscure mais inévitable
dimension qu’on nomme « sémantique », hydre de toute théorie linguistique, aux
figures de discours… Les linguistes n’auront d’ailleurs pas tous les droits sur
elle : la typographie veillera à y corriger défauts et exagérations. Parfois même
à en produire. Tous ces aspects, qui font le quotidien du professionnel du texte
et dont l’exacte nature n’est pas toujours incontestable, ni leurs limites, encore
moins leurs mutuelles contraintes et déterminations, constituent autant de points
de vues, permettant des rationalisations partielles du texte.
morphologie syntaxe
ponctuation
sémantique
figures de
discours
lexique ...
typographie
matière textuelle
gph
syn
syl
morphologie
syntaxe
lexique ...
ponctuation typographie
sémantique figures de
discours
gph
gph syn syl syn
syl syn gph
syl
structure structure mélodique structure
temporelle énergétique
gph
syn
syl
10 Cf. SUCIU, I., KAnELLOS, I. and MOUDEnC, Th., « Formal expressive indiscernibility underly-
ing a prosodic deformation model », Proceedings of the ISCA Research Workshop on Experi-
mental Linguistics, Athènes, 200 (à paraître).
Emotions et genres de locution 333
TDE 2
... TDE n
TDE 1
gph
gph syn syl syn syl syn gph
syl
TDE 2
TDE 1 ... TDE n
gph
syn
syl
structure temporelle structure mélodique structure
énergétique
gph
syn
syl
morphologie
figures de
discours
syntaxe
lexique ponctuation... typographie
sémantique
situation/
type
de lecture style du
matière textuelle locuteur/
idiolecte
genre textuel
334 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC
TDE 2
TDE 1 ... TDE n
Transformations Formelles
gph
R e s y n t h è s e
A n a l y s e
syn
syl
morphologie
figures de
discours
syntaxe
lexique ponctuation... typographie
sémantique
situation/
type
de lecture style du
matière textuelle locuteur/
idiolecte
genre textuel
11 Pour nos filiations les plus directes, cf. RASTIER F. Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001,
RASTIER F., Sémantique Interprétative, Paris, PUF, 187.
Emotions et genres de locution 337
Aurélie LAGADEC
1 DULOnG R., Le témoin oculaire : les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, éd.
de l’EHESS, 1998.
340 Aurélie LAGADEC
reste première. L’émotion est vive mais l’aspect accidentel de l’événement l’inscrit
dans une sorte de cadre tragique lié au hasard ou au mauvais sort.
La seconde séquence se déroule quant à elle environ 20 minutes plus tard.
Alors que les chaînes du monde entier sont focalisées sur la première tour en feu,
l’avion de vol American Airlines n° 11 percute de plein fouet la façade ouest de la
tour sud. À ce moment de l’événement le hasard tombe laissant place à l’horreur
et à la peur. Ce qui 20 minutes plus tôt se situait dans le cadre pathémique
tragico-accidentel de la douleur vive, bifurque ici vers un sentiment d’angoisse.
Cette inquiétude sur l’issue immédiate de l’événement a conduit par ailleurs à
la circulation de multiples rumeurs quant aux motifs et à l’organisation de ces
attentats (bombe dans le métro ; autre avion détourné sur new York…).
La dernière séquence qui conclut l’événement se déroule environ 1
heure plus tard, par l’effondrement de la tour sud suivie 20 minutes plus tard
de la tour nord, plongeant New-York dans le noir. Cette scène souvent qualifiée
« d’apocalyptique » place définitivement l’événement dans son ressentiment
final, sorte de mélange de stupeur, de colère et de haine.
L’aspect ascendant de la construction émotive de cet événement fait écho
à celle des films d’action à suspens, qui comblent souvent l’attente morbide du
spectateur voyeur2.
2 Sur la question voir, BOLTAnSKI L., La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et
politique, Paris, Métailié, 1993 et KRISTEVA J., Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection,
Paris, Le Seuil, 1980.
342 Aurélie LAGADEC
3 La presse ayant servi de corpus à cette analyse est composée des magazines Le Nouvel Obser-
vateur (n° 1923 et n° 1925) et Le Point (n° 1513 et n° 1514), du journal L’Humanité (du 12 et
13 septembre 2001) et du Courrier international (n° 567). Les photos mentionnées dans cet
article sont consultables dans ces différents journaux, l’ensemble des articles post-attentats se
construisant sur la même structure : photos-témoignages-commentaires.
4 Se référer à la photo présente dans Le Nouvel Observateur n° 1925 et dans Le Point n° 1513 et
n° 1514, figurant un homme seul face à ce qui reste des tours détruites.
5 Cette photo entretient dans l’imaginaire américain une très forte analogie avec la célèbre photo-
graphie de Joe Rosenthal, Raising thee flag on Iwa Jima, représentant des marines plantant le
même drapeau à Iwa Jima lors de la guerre du Pacifique.
Les attentats du 11 septembre 2001 343
est anéanti mais l’esprit patriotique, unitaire du peuple américain, lui, est toujours
vivant.
L’aspect emblématique de ces photos est dû à leur récurrence et à la force
esthétique qu’elles dégagent. Elles sont progressivement dépouillées de leurs
traits indiciels secondaires et font ainsi l’objet d’une icônisation. L’ensemble de
ces photos retrace sous la forme d’un schéma hollywoodien la trame parfaite
du film d’action à suspens. Le lecteur oscille perpétuellement entre divers
sentiments d’angoisse mais la touche d’espoir finale distillée ici à petites touches
de patriotisme comble ses peurs en répondant à ses attentes.
Il faut noter par ailleurs la place importante accordée aux portraits dans
la presse écrite. Rappelons tout d’abord que le visage est par excellence le siège
de l’expression car il reflète les mouvements expressifs intenses de l’individu.
Les photos en gros plan apportent à ces portraits une déterritorialisation6 (n.
nel : 262) élevant le visage souffrant à l’état d’entité. Tous les portraits observés
expriment une émotion contenue, d’une très grande dignité. Les portraits
d’anonymes (inconnus à la recherche d’amis ou de proches) côtoient ceux de
personnes d’autorité (maire de new York, G.W. Bush) et la souffrance de ces
individus pousse à l’empathie.
Cependant ces photos ne constituent qu’une partie d’un ensemble
communicatif plus grand, regroupé sous forme de dossier, apportant une multitude
d’informations sur le sujet traité (déroulement des attentats, nombre de victimes,
témoignages des rescapés). La tension émotive ainsi créée par l’image, première
source visuelle d’information, se trouve alors renforcée par l’expression du vécu
individuel à travers le témoignage.
le témoin dans le présent de son témoignage. Les phrases s’enchaînent alors très
rapidement, comme ce témoignage de Fred Streit extrait du Nouvel Observateur
(n° 1923 ; du 13 au 19 septembre 2001) :
Après avoir descendu les escaliers, on s’est retrouvé dans la rue et j’ai vu le second
avion arriver dans la tour. Des débris sont tombés tout autour de moi, il a com-
mencé à faire noir, on a entendu quelqu’un crier : « Venez par-là ». Les employés
d’une banque nous ont fait rentrer dans l’immeuble, à l’abri. Je ne sais pas où sont
mes salariés, il y avait vingt à trente personnes à l’étage. La dernière fois que j’ai
vu l’une de mes employées, les secours étaient en train de lui bander la cheville
sur le parvis en bas des tours. Il y avait des ambulances et des voitures de police
partout, j’ai peur que la tour ne leur soit tombée dessus.
J’étais en train de m’habiller, dans mon salon, quand j’ai entendu un bruit de réac-
teur à la hauteur de mes fenêtres, suivi d’une déflagration. Je me suis approché de
la baie vitrée, et j’ai vu un trou énorme, d’environ 30 mètres de diamètre, sur la
face nord de la tour numéro un, la tour nord. Le ciel était criblé de débris métalli-
ques et de feuilles de papier. J’ai immédiatement pensé à un missile.
Avec mes collègues, on était au pied de la première tour quand elle s’est effondrée.
L’un d’entre nous s’est retrouvé coincé sous les débris. On a alors essayé de le
dégager. Il était vivant. On a dû s’écarter parce que ça bougeait. À ce moment-là,
la deuxième tour est tombée. Sur lui.
Les attentats du 11 septembre 2001 345
C’est effroyable, au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer dans nos pires cauche-
mars. Au début, je ne pouvais tout simplement pas y croire car des choses comme
cela n’arrivent jamais. Ce matin, lorsque j’ai vu ces images effroyables, je pensais
qu’ils montraient un film hollywoodien. Je n’en croyais pas mes yeux. Et ce n’est
malheureusement pas fini.
Le type ressemble à un bonhomme de neige, sauf qu’il n’est pas couvert de neige,
mais de cendres couleur d’amiante. Il marche avec la foule, en remontant Broad-
way vers le nord. La tête, le cou, les épaules et la moitié du buste sont couverts de
346 Aurélie LAGADEC
cendres grises. On distingue deux yeux injectés de sang ; il se passe la main sur la
tête. Il laisse derrière lui une petite volute de poussière qui fait écho au gros nuage
qui s’élève derrière lui de la tour 1 : « Il y avait environ 230 personnes au 81e, et
j’ai été l’un des derniers à sortir. On a pris les escaliers. Il y avait de la fumée, mais
ce n’était pas de la fumée de feu, c’était de la poussière. Le feu, c’était au-dessus »
Il tremble. Il a les yeux rouges à cause de la poussière et peut être des larmes. Il
ne semble pas du genre à pleurer. Il a la peau claire et les cheveux blonds coupés
en brosse […]
Ceux qui témoignent, ceux qui parlent sont bien ceux qui sont encore en
vie. Les morts sont absents. À part quelques photos, isolées et vite censurées
de personnes se défenestrant, les victimes de ces attentats ont échappé à la
surmédiatisation de l’événement. La ville entière de new York est couverte d’avis
de recherche, qui au fil des jours sont interprétés comme autant d’avis de décès7.
Les images des tours en feu ont subi plusieurs épurations, en raison de
la censure du gouvernement américain au nom de l’éthique mais surtout de la
cohésion patriotique, ces images des victimes de l’intérieur sont interdites. Par
la suite les prises de vue des personnes se jetant dans le vide, ont tout d’abord
montré les corps avant de les gommer le plus possible pour ne garder que les
deux tours foudroyées. L’image s’est ainsi trouvée débarrassée de ses éléments
réalistes traumatisants pour glisser vers l’icône8.
7 Voir FRAEnKEL B., Les écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
8 Voir nel, op, cit
Les attentats du 11 septembre 2001 347
Le refoulement de la mort
Ces épurations au nom de l’éthique conduisent les survivants à un
refoulement de la mort. Témoigner répond alors à une volonté de rétablir
l’événement dans sa dimension humaine, afin de réussir à le reconstruire.
En effet, la brutalité de l’événement ne leur a pas permis de voir la mort en
face, celle de leur proche est souvent fantasmée et tous les scénarios deviennent
alors imaginables. Les morts n’ont jamais été aussi présents. Les autels à la
mémoire des innocents ou des pompiers couvrent les rues de new-York. Les rues
sont tapissées d’avis de recherche. Ce besoin de se souvenir, et ainsi de vivre
tourné vers les derniers instants de l’avant (événement), est également observable
à travers une forme très spécifique de témoignage : ceux des morts.
Julie c’est moi. Je suis dans l’avion et les choses tournent très mal. Je veux juste
que tu saches combien je t’aime. Si on ne se revoit pas, je t’en prie, sois heureuse
et essaie d’avoir la meilleure vie possible. Quoi qu’il arrive, dis-toi qu’on se re-
trouvera un jour.
Je t’aime beaucoup, beaucoup, au cas où je ne vous verrais plus […] Trois hom-
mes ont pris le contrôle. Ils disent qu’ils ont une bombe.
Abe : je suis encore là, tout va bien, ne te fais pas de souci. Jack : Qu’est-ce que
tu fous encore là-dedans, sors de cette horreur tout de suite ! Abe : je ne peux pas.
Je reste avec Ed mon copain quadriplégique. Il est ici. Il a peur. Je ne peux pas le
laisser seul. Il est sur sa chaise roulante. Ça va aller. Jack : il te faut sortir immé-
diatement. Demande de l’aide à un pompier. Tirez-vous de là ! Abe : ne te tracasse
pas. Tout va bien. On va s’en sortir.
9 « La vérité prise au piège de l’émotion », in Les dossiers de l’audiovisuel, 104, Juillet-Août 2002,
InA, La documentation française.
10 Thierry Meyssan est journaliste et président du réseau Voltaire pour la liberté d’expression. Pour
plus d’informations sur ces ouvrages, consultez les sites internet : www.effroyable-imposture.
net/ et www.pentagate.info/sommaire-fr.html. Pour une approche critique de ces œuvres, con-
sultez le site internet : http : //www.prevensectes.com.
L’émotion à la « Une » : La mort de Yasser ARAFAT
Louis PANIER
Dans les pages qui suivent, nous proposerons une analyse sémiotique de
l’énoncé photographique, de ses dimensions figuratives et narratives et, pour
aborder la question de l’émotion, nous insisterons sur l’organisation énonciative.
La photo représente des procès d’énonciation entre les acteurs de la scène
représentée (on parle alors d’énonciation énoncée), mais les caractéristiques du
cadrage, de la délimitation du champ et du hors-champ, ouvrent la perspective
vers l’énonciation « énonçante », vers l’instance spectatorielle qui, en position
d’énonciataire, se trouve convoquée par l’image elle-même pour assumer
l’ensemble du dispositif signifiant. Dans la disposition globale de l’image, la
position d’énonciataire se trouve partagée, clivée, entre le champ et le hors-
champ3, entre les données internes à la photo (relations entre Arafat et la foule) et
les éléments externes qu’elles présupposent mais ne représentent pas.
Ces mains tendues vers l’affiche, ces bras dont on ne sait pas à qui ils
appartiennent, fonctionnent comme une « prothèse » énonciative, un prolongement
de l’énonciataire (spectateur) extra-discursif à l’intérieur de l’énoncé, comme
un point de bascule ou d’oscillation entre l’intra-textuel et l’extra-textuel, point
d’accroche pour un énonciataire « clivé », pour un sujet clivé de l’énonciation.
3 Voir Daniel Arasse : « Le regard de l’escargot (l’Annonciation de Cossa) », On n’y voit rien,
Descriptions. Folio Essais, Denoël, 2000.
354 Louis PANIER
Signification - énonciation
La photo s’inscrit dans la tension entre l’information (référentielle) et la
signification, entre l’événement (re)présenté et la figure mise en discours. On peut
représenter référentiellement l’émotion suscitée par la mort d’Arafat (fig. 2), ou
l’événement du transfert vers le lieu d’inhumation (fig. 1), dans ce cas l’ensemble
figuratif de l’énoncé construit un discours objectif ou « transitif »4, un signe qui
renvoie à son objet, avec cette prime d’objectivité que confère la photographie,
garantie d’un « avoir-été-là » comme le signalait R. Barthes. Mais certaines Unes
jouent de la décontextualisation de l’image, il s’agit de signifier l’événement par
le moyen des montages figuratifs, le discours est alors « intransitif5 », donnant la
priorité à la construction du sens et aux conditions d’émergence de la signification
pour un énonciataire.
Lire l’image, c’est proposer la construction d’une cohérence6 à partir des
données figuratives observables. Cette construction fait appel à des procédures
4 GENINASCA J., « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit », Protée, Printemps 1998,
p. 109-118.
5 GENINASCA J., art. cit.
Voir L. Panier, « Discours, Cohérence, Énonciation : une approche de sémiotique discursive »,
in F. Calas (dir.), Cohérence et Discours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 200,
p. 107-116.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 355
Arafat, alors que les autres acteurs, en bas, appartiennent à un mode plus « réel »
d’existence et de représentation. On notera en outre bien sûr la position des bras
tendus vers… le ciel, et la gestualité particulière du personnage principal.
Problématique de l’énonciation
Dans notre analyse de l’image de presse et de la construction de l’émotion,
nous nous appuierons sur une approche sémiotique de l’énonciation. Tout énoncé
considéré comme discours, – c’est-à-dire comme manifestation d’un tout de
signification cohérent, et relatif à un acte énonciatif de structuration du sens –
présuppose logiquement une instance d’énonciation développée sur les deux pôles
8 On peut noter également que sur la Une du journal, le titre comme texte visible en surimpression
sur la photo fait image : on pourrait observer comment l’affiche sur laquelle figure Arafat se
trouve prise ou insérée entre « entre » et « histoire » : la disposition iconique de la page fait voir
ce que le texte dit.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 357
La photo est un objet polysémiotique dans la mesure où la lecture de la scène représentée fait
appel à plusieurs sémiotiques : sémiotique de l’espace, sémiotique des gestes, des attitudes, des
physionomies, des regards, des vêtements, etc.…
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 35
Dispositif temporel
En tant qu’image fixe, instantanée, la photo sélectionne, saisit et fixe un
instant dans la continuité d’une durée, elle se présente comme la synecdoque d’un
parcours narratif global qu’il appartient au lecteur de pouvoir reconstituer à l’aide
d’inférences et par recours à des codes d’expérience12 : elle saisit l’affiche « au
vol », échappant aux mains qui cherchent à la saisir ou à la retenir13. La photo
produit un effet d’ellipse dans un parcours narratif.
Dispositif spatial
La photographie présente un dispositif spatial, une construction de l’espace.
Au-delà de sa fonction d’ancrage référentiel – impossible à préciser ici –, cette
disposition spatiale constitue des catégories figuratives susceptibles d’entrer dans
des constructions semi-symboliques14 et de proposer une sémiotique de l’espace
propre à cette image.
Nous pouvons reconnaître, sur la dimension spatiale, deux grandeurs
figuratives : le ‘ciel’et le ‘mur’surmonté de ‘barbelés’. Chacune des figures,
prise séparément, pourrait être « décodée » et interprétée. Ce ‘mur’avec les
‘barbelés’peut appartenir – comme on l’a noté plus haut – au code iconographique
de la représentation d’un espace carcéral15, d’un camp de prisonniers ou d’un
camp de concentration. Compte tenu du contexte historique et politique où l’on
situe la mort d’Arafat, ce mur pourrait être décodable comme le mur de séparation
entre Israël et les territoires palestiniens16.
Conjuguées dans la disposition globale de la photo, ces deux grandeurs
figuratives permettent d’élaborer des catégories figuratives. ‘Ciel’ et ‘mur’
découpent l’espace de la photo selon une diagonale montante de gauche à
12 Dispositif inférentiel analysé par U. Eco lorsqu’il parle du recours à l’ « encyclopédie » (Lector
in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 185, p. 15s).
nous retrouverons cette question lorsqu’il s’agira d’analyser le geste d’Arafat. ou celui des
mains tendues vers l’affiche.
13 L’orientation de l’image et la direction des axes principaux induisent cette interprétation : l’af-
fiche est « vue » comme s’élevant et s’éloignant vers la droite le long de la diagonale montante.
Si l’on retournait l’image, la diagonale descendante inciterait à lire une chute…
14 Au sens donné à cette expression par Jean-Marie Floch (voir, Petites mythologies de l’œil et de
l’esprit, Paris/Amsterdam, Ed. Hadès/Benjamins, 185).
15 La courbure des barbelés indiquant bien que la scène se passe du côté de l’enfermement, et que
le centre de perspective est de ce côté-ci.
16 On pourrait illustrer ainsi la notion d’impression référentielle : ce mur ne renvoie pas à son réfé-
rent comme un signe à un objet (« réel »), mais il entre dans une convergence de discours qu’il
autorise et qui construit un ensemble de traits sémantiques applicables à l’objet signifié.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 31
droite, à partir de laquelle peuvent être proposées des catégories spatiales telles
que : haut/vs/bas/, /ouvert/vs/fermé/, /en-deçà/vs/au-delà/, /ici/vs/là-bas/, mais
également des catégories plastiques : /clair/vs/opaque/, ou perceptives : /visible/
vs/invisible/. On notera que l’affiche représentant Arafat occupe le centre de
l’espace, qu’elle fait médiation entre les deux zones du ‘ciel’et du ‘mur’et que
le bras du personnage – dans le prolongement d’un des bras tendus – occupe la
seconde diagonale de l’image perçue également comme montante, à cause de
l’orientation des bras et des mains. On peut faire l’hypothèse que ces dispositions
spatiales, appartenant au plan de l’expression, sont susceptibles de correspondre
à des dispositions logico-sémantiques au plan du contenu : en quoi la diagonale
des bras vient-elle contredire la diagonale du mur ?
Ce dispositif spatial permet de manifester une axiologie et une narrativité.
Une axiologie peut être élaborée entre/bas/ vs/haut/, /ici/ et/là-bas/ (convertibles
au plan tensif en/proximité/ vs/éloignement/). Ces catégories peuvent investir des
objets-valeurs pour des sujets et soutenir des parcours narratifs tels que Départ,
Evasion, Elévation (Ascension ?) dans lesquelles les figures d’acteurs trouveront
place : Arafat s’élevant (s’échappant ?) en haut du mur vers le ciel, les mains,
en bas, tendues vers celui qui s’élève en haut (qui disparaît ? qui se libère ?)
pour l’accompagner (pour le retenir ?). Les catégories spatiales déterminent des
rôles thématiques et narratifs pour les acteurs : la polarité de l’espace (du bas
vers le haut17) détermine une orientation pour les programmes, l’écart détermine
la distance (modalité du vouloir) et l’éloignement inscrit la dynamique des
programmes (l’intensité de la visée). Une tension narrative s’établit ainsi entre
i) un programme de mise à distance (« départ », « fuite 18 », « envol »…) où
Arafat est à la fois le sujet (libéré, extrait du collectif situé en-deçà du mur) et
l’objet (perdu pour la foule) et ii) un programme de saisie où il s’agit de retenir
l’objet perdu qui disparaît19. Le dispositif spatial détermine également un axe
pour l’énonciation énoncée, tracé entre les mains tendues et le visage représenté
sur l’affiche, c’est un axe d’énonciation et de désir. Un procès d’énonciation (de
communication, de transmission) s’inscrit entre Arafat (regard et geste) comme
énonciateur énoncé et les mains tendues comme énonciataire énoncé20, mais les
mains tendues sont en position de sujet par rapport à un objet.
17 On verra plus loin comment l’orientation du regard du haut vers le bas construit corrélativement
à l’éloignement, le parcours de la communication.
18 Ou même « évasion » si l’on retient l’impression référentielle du mur avec ses barbelés…
1 Cette scène où un acteur échappe aux mains qui le retiennent peut rappeler iconographiquement
les représentations de l’Ascension du Christ que nous avons déjà mentionnées, ou telle repré-
sentation du « noli me tangere ».
20 Sans oublier que par ces mains se réalise l’ouverture hors-champ vers le lecteur (énonciataire)
de l’image.
32 Louis PANIER
Dispositif actoriel
L’image propose deux grandeurs figuratives sur la dimension actorielle :
Y. Arafat et la Foule. Avant d’en proposer l’analyse, quelques remarques générales
sont à faire sur le statut sémiologique de ces grandeurs.
Dans le cadre d’une sémiotique de l’image, les grandeurs figuratives sont
interprétables d’abord à partir de la représentation qu’elles fournissent, c’est en
passant par l’objet représenté (référentiel) que se fait l’accès à la signification,
l’interprétation fait donc appel à d’autres sémiotiques appliquées à cet objet
(sémiotique du geste, de la physionomie, du vêtement etc.…). Il faudra ainsi
interpréter les gestes des mains, le geste d’Arafat, etc.…
Dans la photographie que nous analysons, le statut sémiologique des
acteurs est complexe puisque l’affiche introduit une image dans l’image… La
Foule appartient au niveau de réalité référentielle de la scène représentée. Arafat
appartient à un autre niveau de réalité puisqu’il est représenté sur l’affiche qui,
elle, appartient au niveau de réalité de la scène. L’affiche se présente bien comme
une affiche, avec les ondulations du papier. Mais elle est singularisée du fait
qu’elle est décollée (libérée ?) du mur, à la différence des autres affiches visibles
derrière, collées au mur ; elle manifeste ainsi la dynamique (structures modales et
tensives) qui sous-tend les parcours narratifs que nous avons évoqués plus haut.
On retiendra également le caractère officiel que lui confère le tampon visible en
haut à droite21.
Yasser Arafat
C’est donc comme image (icône) que Yasser Arafat est mis en discours et
narrativisé : il a la réalité d’un signe, d’une « figure ». Dans une perspective de
sémiotique narrative, ce statut d’icône correspond aux conditions de la sanction.
On sait que dans la théorie greimassienne, le schéma narratif22 propose comme
phase finale du parcours la sanction ou reconnaissance au cours de laquelle les
conditions de la performance sont évaluées et sanctionnées. Les énoncés narratifs
21 Parmi les nombreuses représentations d’Arafat que nous avons pu observer, on constate une très
forte présence des affiches, soit sur les murs soit tenues à la main (voir fig. 5).
22 Ce schéma articule logiquement 4 énoncé narratifs :
Manipulation, Sanction, Compétence, Performance. Voir : Groupe d’Entrevernes, Analyse sémioti-
que des textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 33
Représenté sur l’affiche Arafat est reconnaissable par son visage, et par ses
attributs (barbe, keffieh, blouson). L’affiche est au centre de la photographie à
distance des mains tendues et du sommet du mur. Le geste du bras et de la main
(inscrit dans une diagonale qui croise la diagonale du mur) peut être interprété
comme un geste de salut mais aussi d’adieu compte tenu de la construction de
l’espace et de la distance prise par rapport aux autres acteurs comme on l’a vu
pour l’illustration de la mort de Mitterrand24.
23 Rappelons le titre de L’Humanité : « Son combat continue » qui développe cette option nar-
rative, tout en manifestant que de ce combat, on retient le signe de la victoire (la performance
accomplie) !
24 Voir plus haut l’illustration de la mort de F. Mitterrand.
34 Louis PANIER
La Foule
Sur la dimension actorielle, la seconde grandeur figurative est la Foule.
nous avons noté déjà du point de vue des modalités existentielles, qu’elle
se situe au niveau même de réalité de la scène représentée, comme un acteur
effectivement présent. Mais de cet acteur on ne voit que les mains ; ici encore la
référence est défective : de Yasser Arafat, on n’a que l’image, de la Foule on n’a
que les mains.
Il s’agit d’un acteur/collectif/ par rapport à la/singularité/ d’Arafat.
L’image oppose l’individu et la totalité et oriente celle-ci par rapport à celui-là :
le mouvement des bras et des mains converge vers le personnage d’Arafat.
Le cadrage de l’image laisse ce collectif impossible à dénombrer, ouvert
vers une totalité multiple et indéfinie, et ouvert, en premier plan et en arrière-
plan, sur le hors-champ de l’espace spectatoriel à cause de la limite imposée en
bas de l’image par le cadrage. Toutefois, ces mains, par leur position, par leur
orientation, confèrent à l’acteur qu’elles signalent un statut figuratif et narratif
défini : son rôle thématique est de montrer, de saisir ou d’accompagner, et son
rôle actantiel est celui d’un Sujet articulé à un Objet (l’affiche qui s’élève/le
personnage sur l’affiche) et d’un Sujet relié à un Destinateur (le personnage
représenté sur l’affiche).
Comme grandeurs figuratives, en fonction des gestes qu’elles représentent,
ces diverses mains peuvent être interprétées comme des signes. On peut suggérer
une pluralité de gestes et de fonctions. Il y a des mains dont la fonction est
désigner le personnage qui s’élève (fonction de reconnaissance dans la sanction
narrative ; d’autres sont là pour saluer et répondre au salut de Y. Arafat (elles
s’inscrivent dans le contrat énonciatif manifesté dans l’image entre Arafat et la
Foule), d’autres sont là pour saisir (ou retenir) celui qui disparaît (fonction de
Sujet de la quête ou du désir), d’autres enfin (celle de gauche au premier plan
en particulier) semblent là pour soutenir ou même lancer (laisser partir) celui
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 35
qui disparaît25. L’ensemble des mains manifeste donc une structure modale assez
complexe pour cet actant collectif (vouloir et ne pas vouloir – et ne pas pouvoir-
retenir) en face d’une structure modale du type devoir-disparaître (devoir-être)
caractérisant le personnage d’Arafat.
Le dispositif iconique (cadrage, division du champ et du hors-champ) a
pour effet de modaliser la place de l’énonciataire (extra-discursif) à partir des
structures narratives intra-discursives : ces mains manifestent (rendent présentes)
dans l’image la disposition modale et pathémique de l’énonciataire spectateur,
elles l’introduisent dans la scène, et par le biais de l’énoncé mettent en rapport la
représentation virtuelle d’Arafat (en image sur l’affiche) et la position « réelle »
hors-image du spectateur. Les structures énonciatives, modales et pathémiques
établies dans la photo entre Arafat et la Foule sont transférables entre la
représentation d’Arafat et le spectateur du fait de la limite du hors-champ qui
affecte la représentation du corps de la foule. C’est sur le corps des acteurs de la
Foule que s’opère la coupure du cadrage (il n’y a que des mains) : le regard qui
peut répondre au regard d’Arafat (qui manque à la réalité de la scène : c’est une
image sur une affiche) manque à la représentation de l’image, il ne peut être que
hors-champ et dans le réel de la situation spectatorielle. L’embrayage énonciatif
est un effet de la limite du hors-champ : c’est au seuil de l’image que le sujet de
l’énonciation trouve sa place26 en face de l’absent de la scène.
25 On a pu remarquer, d’un point de vue iconographique, comment cette main pouvait rappeler
certaines icônes dans lesquelles la Vierge désigne et soutient l’enfant Jésus (voir Fig. 7).
Le pathos en action
27 Par comparaison, mentionnons la photo de Une de La Marseillaise (12 novembre 2004) (voir
fig. 2) où ce sont les visages de la foule qui sont là pour montrer l’émotion suscitée par la mort
d’Arafat. Une telle image pourrait susciter l’empathie du spectateur, mais elle ne le constitue
pas énonciataire de la même manière que la photo que nous avons analysée. Notons par ailleurs
que cette photo présente la foule rassemblée devant hôpital où Arafat se trouvait hospitalisé. Et
remarquons la présence en haut à droite, en fond de scène, du portrait d’Arafat. S’il s’agit encore
de la présence du destinateur, elle n’est pas traitée modalement de la même manière que dans
Aujourd’hui en France.
Annexes 367
ANNEXES
Le Midi Libre montrait en Une une photographie quasi identique mais titrait :
« Des adieux de chef d’état pour Arafat ».
368 Louis PANIER
Hommages
Arafat : La conscience d’un peuple
« Et maintenant ? »
Comme dans la Une d’AJF, le texte (titre du journal) s’insère dans l’image,
et peut ainsi jouer à son niveau : quelle place donner à la /libération/ dans
ce corpus ? La légende de la photo (non reproduite ici) indique que la photo
représente la place d’Arafat empêché de participer à une cérémonie religieuse à
Bethléem…).
La forme interrogative du titre engage un dispositif énonciatif particulier,
et un place d’énonciataire mis en face du signe de l’absence d’Arafat et de
l’injonction à répondre.
370 Louis PANIER
Fig. 5
Annexes 371
Fig. 6 : (www.photofactory.nl)
Imprimé en France