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Presses universitaires de Rennes

Émotions et discours
L'usage des passions dans la langue

Michael Rinn (dir.)

DOI : 10.4000/books.pur.30405
Éditeur : Presses universitaires de Rennes
Lieu d’édition : Rennes
Année d’édition : 2008
Date de mise en ligne : 11 juillet 2016
Collection : Interférences
EAN électronique : 9782753546752

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782753506367
Nombre de pages : 374

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Référence électronique
RINN, Michael (dir.). Émotions et discours : L'usage des passions dans la langue. Nouvelle édition [en
ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2008 (généré le 15 février 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pur/30405>. ISBN : 9782753546752. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.pur.30405.

© Presses universitaires de Rennes, 2008


Licence OpenEdition Books
RÉSUMÉS
Défini dans la Rhétorique et dans la Poétique d’Aristote comme un langage-action, le
pathos est l’une des techniques d’argumentation destinée à produire la persuasion, cela
en émouvant les récepteurs. Les critiques de cette raison pratique n’ont cessé de
dénoncer sa dimension manipulatrice et démagogique, constatant son écart avec le
raisonnement formel centré sur la vérité objective. Cependant, l’analyse des émotions
dans la langue permet de reconnaître la problématique essentielle de la culture, celle
qui consiste à favoriser ou, au contraire, à nier la logique singulière d’une identité et
d’une différence. Les études présentées dans ce livre proposent de soulever cette
réflexion qui paraît urgente, compte tenu de la montée en puissance des nouveaux
discours communautaristes, négationnistes et racistes. Empruntant aux passions
communes, ces discours cherchent à réduire la pluralité des valeurs culturelles
nécessaires à la vie en société. Fruit de discussions passionnées, cet ouvrage intéressera
celles et ceux qui pensent que les émotions participent au dialogue entre individus et
que l’étude des passions dans la langue favorise une meilleure compréhension des
pratiques culturelles contemporaines.
Émotions et Discours
L’usage des passions dans la langue
Collection « Interférences »
Dirigée par Pierre Bazantay, Sophie Marret et Michèle Touret

Thierry Robin,
Flann O’Brien. Un voyageur au bout du langage, 2008, 242 p.
Emmanuel Bouju, Alexandre Grefen, Guiomar Hautcœur et Marielle Macé (dir.),
Littérature et exemplarité, 2007, 406 p.
Jean-Pierre Montier (dir.),
À l’œil des interférences textes/images en littérature, 2007, 334 p.
Jean-Paul Engélibert (dir.),
J. M. Coetzee et la littérature européenne. Écrire contre la barbarie, 2007, 208 p.
Jean-Pierre Montier (dir.),
Mots et images de Guillevic, 2007, 268 p.
Isabelle Brouard-Arends et Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval (dir.),
Femmes éducatrices au siècle des Lumières, 2007, 390 p.
Pierre-Jean Dufief (dir.),
La lettre de voyage. Actes du colloque de Brest, novembre 2004, 2007, 292 p.
Isabelle Brouard-Arends et Laurent Loty (dir.),
Littérature et engagement pendant la Révolution française. Essai polyphonique et iconographique, 2007,
202 p.
Christian Berg, Alexandre Gefen, Monique Jutrin et Agnès Lhermitte (dir.),
Retours à Marcel Schwob. D’un siècle à l’autre (1905-2005), 2007, 300 p.
Bei Huang,
Segalen et Claudel. Dialogue à travers la peinture extrême-orientale, 2007, 464 p.
Bruno Blanckeman (dir.),
Les diagonales du temps. Marguerite Yourcenar à Cerisy, 2007, 374 p.
Hélène et Gilles Menegaldo (dir.),
Les imaginaires de la ville. Entre littérature et arts, 2007, 504 p.
Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron,
Les Bretagnes de Colette. Régénération et ambivalences, 2007, 144 p.
Jackie Pigeaud (dir.),
La couleur, les couleurs. XIes Entretiens de La Garenne-Lemot, 2007, 264 p.
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.),
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne, 2007, 308 p.
Anne Piéjus (dir.),
Plaire et instruire. Le spectacle dans les collèges de l’Ancien Régime, 2007, 374 p.
Ioana Galleron (dir.),
L’art de la préface au siècle des Lumières, 2007, 268 p.
Sous la direction de Michael Rinn

Émotions et Discours
L’usage des passions dans la langue

Collection Interférences
PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES – 2008
Ce colloque a bénéficié du soutien du Conseil régional de Bretagne,
du Conseil général du Finistère et de Brest Métropole Océane.

© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES


campus de la harpe
2, rue du doyen Henri Leroy – 35044 Rennes Cedex
www.pur-edtition.fr

Dépôt légal : 1er semestre 2008


ISBN : 978-2-7535-0636-7
ISSN : 0154-5604
SOMMAIRE

Liste des auteurs...............................................................................................11

Michael RInn
Introduction ......................................................................................................13

PREMIÈRE PARTIE
La pensée pathétique

1. Fernand DELARUE
Pathétique et « Grand Style » à Rome (premiers siècles avant et après J.-C.) 21

2. Pierre ZOBERMAn
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime :
l’irrépressible expression de la joie du peuple ................................................37

3. Patrick CHARAUDEAU
Pathos et discours politique .............................................................................49

4. Georges MOLInIÉ
Les choses sont pathétiques .............................................................................59

5. Georges-Elia SARFATI
Sens commun et effets de discours : note sur la contribution de la
théorie du speech art à l’analyse des normes sémiotiques ...............................65

DEUXIÈME PARTIE
La fonction argumentative du pathos

6. Marc AnGEnOT
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie...........................................83

7. Emmanuelle DAnBLOn
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet ............................99

8. Ruth AMOSSY
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos ...............................113
9. Raphaël MICHELI
La construction argumentative des émotions : pitié et indignation dans
le débat parlementaire de 1908 sur l’abolition de la peine de mort ...............127

10. Christian PLAnTIn, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHAnIAn


Parcours des émotions en interaction .............................................................141

TROISIÈME PARTIE
La poétique du pathos

11. Marc BOnHOMME


Les figures pathiques dans le pamphlet : l’exemple du Discours sur
le colonialisme de Césaire .............................................................................165

12. Philippe MESnARD


L’ambivalence du vide, entre Giorgio Agamben et Binjamin Wilkomirski...177

13. Michael RInn


Critique des réfutations négationnistes ..........................................................189

14. Jean-Paul DUFIET


Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi.
Charlotte Delbo : Qui rapportera ces paroles ? .............................................205

15. Gilles DECLERCQ


Pathos et théâtralité. Pour une économie cognitive des passions ..................219

QUATRIÈME PARTIE
Pour une herméneutique du pathos

16. François RASTIER


Croc de boucher et Rose mystique. Enjeux présents du pathos sur
l’extermination ...............................................................................................249

17. Florence BALIQUE


Le ressort pathétique du discours de propagande : servitude volontaire
contre mirage identitaire ................................................................................275

18. Ekkehard EGGS


Le pathos dans le discours – exclamation, reproche, ironie ..........................291
19. Ioannis KAnELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDEnC
Émotions et genres de locution. La reconstruction du pathos
en synthèse vocale..........................................................................................321

20. Aurélie LAGADEC


Les attentats du 11 septembre 2001. Les limites du pathos entre
éthique et esthétique.......................................................................................339

21. Louis PAnIER


L’émotion à la « Une » : La mort de Yasser Arafat ........................................351
LISTE DES AUTEURS

Ruth AMOSSY Université de Tel-Aviv, Israël


Marc AnGEnOT McGill University, Montréal, Canada
Florence BALIQUE Université de Versailles
Marc BOnHOMME Université de Berne, Suisse
Patrick CHARAUDEAU Université de Paris 13
Emmanuelle DAnBLOn FnRS, Université Libre de Bruxelles, Belgique
Gilles DECLERCQ Université de Paris 3
Fernand DELARUE Université de Poitiers
Jean-Paul DUFIET Università di Trento, Italie
Ekkehard EGGS Université de Hannovre, Allemagne
Ioannis KAnELLOS EnST Bretagne
Aurélie LAGADEC Université de Bretagne Occidentale
Philippe MESnARD Haute Ecole de Bruxelles, Belgique
Raphaël MICHELI Université de Lausanne, Suisse
Georges MOLInIÉ Université de Paris 4
Thierry MOUDEnC France Telecom R&D, Lannion
Louis PAnIER Université Lumière Lyon 2, UMR 5191 ICAR
Christian PLAnTIn Université de Lyon 2, CnRS, UMR 5191
François RASTIER CnRS
Michael RInn Université de Bretagne Occidentale
Georges-Elia SARFATI Université de Blaise Pascal Clermont-Ferrand
Ioana SUCIU EnST Bretagne, France Telecom R&D, Lannion
Véronique TRAVERSO Université de Lyon 2, UMR 5191
Liliane VOSGHAnIAn Université de Lyon 2, UMR 5191
Pierre ZOBERMAnn Université de Paris 13
INTRODUCTION

Michael Rinn

Les études rhétoriques, littéraires et linguistiques ont souligné depuis


plusieurs années l’importance que revêtent l’usage et la gestion des émotions
dans le discours, rappelant la pérennité d’un concept élaboré depuis l’Antiquité
grecque : le pathos1. Défini par Aristote comme un langage-action, le pathos
est conçu comme l’une des techniques d’argumentation destinées à produire la
persuasion, cela en émouvant les récepteurs2. Les critiques de la raison pratique
n’ont cessé de dénoncer la dimension manipulatrice inhérente à l’argumentation
par le pathos, constatant son écart fondamental avec le raisonnement formel centré
sur la quête de la vérité objective. Or interrogeant ce type d’argumentation dans
les effets concrets des discours artistique, politique ou journalistique, l’analyse du
pathos permet de reconnaître la problématique essentielle de la culture sociale, celle
qui consiste à favoriser ou, au contraire, à nier la logique singulière d’une identité
et d’une différence. La réflexion méthodologique paraît urgente, compte tenu de
la montée en puissance des nouveaux discours identitaires, communautaristes,
négationnistes et racistes. Empruntant aux passions communes, ces discours
persuasifs cherchent à réduire la pluralité des valeurs culturelles nécessaires à la
vie en société.

Cet ouvrage collectif, dressant l’état des lieux de la recherche, tente


de mesurer cette problématique éthique et esthétique pour nos sociétés
contemporaines. Réparti en quatre parties, il propose d’abord une analyse des
modèles théoriques pour présenter les enjeux du pathos dans le cadre de la pensée
occidentale. La deuxième partie centrée sur le fonctionnement argumentatif du
pathos cherche à définir les genres de discours dans lesquels s’articulent les
émotions de façon exemplaire. Par ailleurs, plusieurs travaux sont consacrés à la
critique des textes pour élaborer une typologie des figures du discours pathétique.
Enfin, la dernière partie, sollicitant des concepts de la sémantique interprétative,

1 Voir PERELMAN CH. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles,


Éditions de l’Université de Bruxelles, 158 ; ANGENOT M., La parole pamphlétaire. Typologie
des discours modernes, Paris, Payot, 182 ; MEYER M., Le philosophe et les passions, Paris,
Librairie Générale Française, 11 ; G. MATHIEU-CASTELLANI, La rhétorique des passions,
Paris, PUF, 2000.
2 Aristote modélise ce concept en plusieurs endroits de son œuvre. Pour les références, voir les
notes bibliographiques des auteurs.
14 Introduction

des nouvelles technologies de communication ou encore de la sémiologie de


l’image élabore plus globalement une herméneutique du pathos en action3.

La pensée pathétique

Si les théoriciens anciens et modernes lui ont concédé une place importante
dans les discours de persuasion, le pathos revêt souvent un rôle secondaire par
rapport aux arguments quasi logiques, ces derniers bénéficiant du prestige accordé
au raisonnement incontesté auquel ils ressemblent. Cependant, l’Histoire récente
a démontré que nos sociétés contemporaines ne sont pas à l’abri de dérives
« passionnelles ». L’expérience des camps de concentration, pour ne citer que cet
exemple extrême, a montré la nécessité de renouveler la rhétorique conçue comme
un outil de règlement pacifique et rationnel des conflits, sans toutefois résoudre la
question de la gestion des émotions dans le discours. Ainsi, la première partie de
cet ouvrage cherche à montrer comment la pensée pathétique a proposé au cours
de l’Histoire des modèles divergents.

Fernand Delarue avance dans son article sur les Pères grecs de l’éloquence
et de la rhétorique latine que l’usage du pathêtikon a fini par triompher à la fin
de la république romaine. Il est la marque indélébile de la défense de la liberté.
Cependant, à la fin du premier siècle apr. J.-C., Tacite voit dans son déchaînement
démagogique une des causes de la perte du régime républicain. La recherche
de Pierre Zoberman consacrée au discours cérémoniel de la fin du XVIIe siècle
soutient que les références à la voix du peuple mettent en évidence un lieu
pathétique. Établissant un lien avec des périodes historiques plus récentes,
P. Zoberman constate que l’expression irrépressible de la joie des sujets est
invoquée comme le signe le plus puissant de la réussite du pouvoir absolutiste,
voire totalitaire. Patrick Charaudeau, dans son étude sur la finalité d’influence
du discours politique, parvient à approfondir cette conception des émotions
comme représentation sociale. Il paraît important de constater que le pathos est
constitutif d’un processus d’identification sociale, mais également humaine, des
interlocuteurs.

Quant à Georges Molinié, articulant le concept aristotélicien du pathos


dans le cadre d’une philosophie du langage, il propose de prolonger l’approche
anthropologique. Il soutient l’idée d’une relation essentielle entre le langage et
les affects, le dynamisme langagier étant conçu comme pathétique. Enfin, l’étude

3 J’ai le plaisir de remercier Yves Piccand pour ces commentaires critiques. Merci à Raluca Ban-
ciu, Aurélie Lagadec et Merry Susiarjo-Bathany, doctorantes en Sciences du langage à l’UBO,
pour la relecture des manuscrits. Ma reconnaissance va également à Françoise Dourfer pour la
mise en page de l’ouvrage.
Introduction 15

de Georges-Elia Sarfati consacrée à la théorie des effets de discours permet


d’appréhender le concept du pathos en tant que langage-action. Si la théorisation
de G. Molinié confère aux émotions l’expression d’une pensée somatique partagée
par tous les êtres humains, G.-E. Sarfati envisage la structuration de l’agir humain
comme une pratique régie par le sens commun, établissant un lien étroit entre acte
de parole et activité sociale.

Les arguments du pathos

Contrairement à l’usage courant qui se contente souvent d’enregistrer les


agitations de l’homme passionné, la logique passionnelle ressemble largement à
la mise en forme quasi logique des arguments. On peut reconnaître deux types de
fonctionnement. Le premier consiste à présenter un point de vue subjectif comme
un principe général, alors que le second conduit à refuser les conséquences qui
s’imposent. Si dans le premier type le pathos manipule le principe en fonction
des conséquences recherchées, le second manipule les conséquences pour
sauvegarder un principe jugé valable. Aussi faudra-t-il montrer dans cette partie
comment la logique passionnelle soulève la problématique d’un déni argumenté,
déni qui paraît difficile à contrer par des moyens argumentatifs rationnels lorsque
le pathos en action traduit l’adhésion à une croyance idéologique.

La recherche de Marc Angenot consacrée au « raisonnement » antisémite


permet ainsi de définir un idéaltype argumentatif toujours actuel, celui qui repose
sur une logique du ressentiment : le refus, voire la haine de l’autre. Récusant la
disjonction classique du pathos et du logos, M. Angenot pose, au contraire, que
cette double appartenance contribue à la force argumentative du ressentiment. Les
différentes formes de militantisme réactionnaire du XIXe siècle jusqu’à nos jours
paraissent intimement liées à l’angoisse face aux procédés de modernisation des
sociétés occidentales (industrialisation, nouvelles technologies, mondialisation).
Le cas du pamphlet situationniste choisi par Emmanuelle Danblon permet de
continuer l’étude de l’argumentation pathémique qui articule un sentiment de
« désenchantement » à l’encontre de la modernité. Ce genre de procédure
discursive se caractérise par une mise scène des dernières limites, cherchant la
condition de l’implosion des valeurs occidentales.

L’étude de Ruth Amossy centre la critique de ce type d’argumentation de


la passion du Même sous-jacent au repli identitaire sur la notion de sympathie.
Composante essentielle de l’image de soi projetée par l’orateur, la sympathie
fait appel à la bienveillance et à la compassion pour renforcer le sentiment
d’appartenance à un groupe socio-culturel particulier. Quant à l’analyse du
débat parlementaire de 108 sur l’abolition de la peine de mort présentée par
16 Introduction

Raphaël Micheli, elle montre comment l’usage des émotions tend à échapper à
l’emprise du discours rationnel centré sur la négociation des différences. L’auteur
pose qu’une construction argumentative des émotions conduit inexorablement
à des jugements de valeur péremptoires. Enfin, l’étude de cas présentée par
Christian Plantin, Véronique Traverso et Liliane Vosghanian définit le formatage
pathétique de l’interaction verbale. Analysant le parcours émotionnel d’un
échange communicatif, les auteurs parviennent à conclure que les conditions de
production et de gestion de l’émotion dépendent des valeurs partagées par les
interlocuteurs.

La poétique du pathos

Les techniques argumentatives liées au pathos fonctionnant par redéfinition


d’une réalité culturelle et sociale donnée, l’analyse stylistique du pathos cherche
à relever les règles de construction des émotions dans le discours. De prime
abord, on peut dégager la problématique suivante : les passions qui émeuvent
les récepteurs doivent être des passions communes. La construction pathémique
puise largement dans les lieux communs en vigueur. Or centrées sur la négociation
de la distance entre les sujets parlants, les figures pathiques réalisent ou bien
la promesse d’un accord consensuel entraînant apaisement et quiétude, ou bien
la menace d’un conflit insoluble provoquant discorde et souffrance. La double
dimension éristique et agonique du pathos rappelle le modèle aristotélicien selon
lequel les règles de construction du discours pathémique s’appliquent à la fois à
l’écriture utilitaire et à l’écriture littéraire. Ainsi, cette partie propose de réfléchir
sur l’expression, la portée et l’effet esthétique de ce langage d’action. Cependant,
comme l’histoire de la rhétorique le montre, l’établissement d’une typologie des
figures pathiques ne paraît pas aisé. Néanmoins, la recherche stylistique contribue
à la critique des processus de modélisation des émotions dans le discours.

Marc Bonhomme, soutenant que le pathos suscite des configurations


discursives spontanées et difficilement mesurables, élabore une typologie des
figures pathiques à partir d’une logique pulsionnelle. À l’exemple du Discours
sur le colonialisme de Césaire, celle-ci s’organise sur des plans sémiotique,
sémantico-cognitif et communicationnel pour donner lieu à des schèmes
rhétoriques destinés à entraîner l’adhésion empathique des lecteurs. La recherche
de Philippe Mesnard sur les réécritures contemporaines du sublime permet
d’approfondir l’étude des figures pathémiques dans le contexte extrême des
discours littéraires et philosophiques sur les camps de concentration. Cela pose
non seulement la question de la typologie de ces figures, mais également celle
de leur enjeu cognitif, rhétorique et idéologique, dont celui du « paradigme de
l’exception » de la Shoah. Quant à Michael Rinn, il analyse l’usage des figures de
Introduction 17

la véhémence destiné à réfuter les « thèses » négationnistes qui nient le génocide.


Cédant la place à la violence verbale, la polémique engagée par les orateurs
anti-négationnistes s’oppose au concept aristotélicien d’un règlement négocié
des conflits. En l’occurrence, les figures pathémiques empruntent à l’argument
ad hominem, stratagème persuasif de promotion de soi et d’humiliation, voire
d’élimination de l’autre.

Cependant, le cas d’une pièce de théâtre de Charlotte Delbo, survivante


d’Auschwitz, soulevé par Jean-Paul Dufiet indique une autre approche des
figures pathémiques. Comme si un pathos absolu était la conséquence logique
de la Shoah, cette pièce intitulée Qui rapportera ces paroles ? repose sur une
économie du style pathétique. J.-P. Dufiet montre comment les différents niveaux
linguistiques de la pièce exploitent, au plan du pathos, la double structure de la
communication théâtrale, celle des passions représentées et celle des effets visés.
Gilles Declercq s’interroge plus précisément sur l’effet de la monstration du pathos
au théâtre, posant que sa saisie sur scène ouvre la voie à son intelligence. Étudiant
d’abord des critiques avancées par Quignard et Brecht, G. Declercq prend appui
sur Racine (Iphigénie) et Sophocle (Ajax furieux) pour définir la métathéâtralité
tragique, mettant à distance l’attraction fascinante du spectacle des passions.

Pour une herméneutique du pathos

Le pouvoir du pathos en action consiste à mettre en relation l’esprit et le


corps, relation dont la problématique est largement reconnue par les théoriciens
de la rhétorique et de la poétique. La composante thymique marque bien la
particularité majeure de ce type d’argument. Empruntant à toutes les sphères
de la communication – le verbal, la gestuelle, la mimique et le postural – et
touchant les cinq sens, l’usage des émotions modélise un ensemble de codes
culturellement déterminés. La dernière partie de l’ouvrage procède ainsi à
l’analyse des procédures de stéréotypisation du pathos, lesquelles nourrissent
l’herméneutique de la véhémence et de l’enthousiasme dans le discours. Dès lors
il paraîtra indispensable de proposer les concepts d’une sémiologie du pathos afin
de contribuer à la critique renouvelée de la culture sociale.

François Rastier propose une critique de l’usage récurrent du pathos dans


les essais sur la Shoah, notamment chez Steiner et Agamben et leurs auteurs de
référence (Heidegger et Carl Schmitt). L’étude s’attache à la grandiloquence
irrationaliste qui unit le politique et le théologique contemporains, soutenant que
le pathos sur l’extermination semble pris dans un système des valeurs d’exaltation
qui favorise l’irruption du mythe, voire de l’idolâtrie dans l’Histoire. La recherche
de Florence Balique consacrée au discours pathétique de la propagande nazie
18 Introduction

confirme largement ce constat. Puisant dans une idéologie identitaire, ce type


de discours fonctionne par effet de miroitement qui séduit l’auditoire composé
d’un « peuple élu », en même temps qu’il procède à l’exclusion d’un peuple tiers,
présenté comme bouc émissaire. Cependant, F. Balique s’interroge également sur
la possibilité de faire l’économie des émotions dans le discours, évoquant les
dangers d’une modernité désormais privée de voix et de corps humains.

Élargissant l’approche de la notion de séduction dans les communications


sociales, Ekkehard Eggs propose une recherche sémiotique qui s’attache
précisément aux indices corporels et expressifs des émotions. À l’exemple de
l’exclamation, du reproche et de l’ironie, l’analyse des structures prosodiques
revêt un rôle prépondérant. E. Eggs parvient ainsi à définir des champs pathiques,
leur base sociale et cognitive étant la doxa d’une communauté donnée. Cela lui
permet de démontrer le jeu complémentaire entre les structures prosodiques,
pathiques et éthiques. Dans un contexte différent, celui de la recherche en
synthèse vocale destinée à améliorer l’interaction entre les hommes et les
machines, Ioannis Kanellos, Ioana Suciu et Thierry Moudenc s’interrogent à
leur tour sur la complémentarité de la prosodie et de l’expression des émotions.
Afin d’améliorer l’acceptabilité d’une machine destinée à rendre une locution
naturelle, les auteurs réfléchissent sur les paramètres pathémiques nécessaires
pour permettre à une machine de calquer la voix synthétisée sur des modèles
préexistants, tels l’intensité, le rythme, le débit ou encore le timbre. Empruntant
aux différentes pratiques herméneutiques, la reconstitution du pathos en synthèse
vocale fait ainsi appel aux catégories d’analyse globale, relevant du genre de
discours, du style de lecture et de la textualité.

Les deux dernières études de l’ouvrage portent sur les effets pathémiques
de l’image dans les médias. La première présentée par Aurélie Lagadec prend
l’exemple des attentats du 11 septembre 2001 pour s’interroger sur l’usage du
pathos tiraillé entre exigence éthique et représentation esthétique de l’événement.
L’auteure montre comment la figuration iconique s’effectue par une réactivation
d’un univers culturel symbolique à la fois tragique et apocalyptique, cherchant à
combler le vide référentiel produit par l’effet du choc. Or ce manque d’emprise
émotionnelle sur l’événement même, renforcé par la censure interdisant les images
des corps de victimes, a ouvert un espace de controverse quant à la réalité de ces
attentats. Enfin, la recherche de Louis Panier prend appui sur quelques « Unes »
des journaux annonçant la mort de Yasser Arafat survenue le 11 novembre 2004
pour analyser la figuration iconique des émotions. L’analyse des dispositifs
énonciatifs lui permet de nouer la production de l’émotion, à sa représentation et
à sa transmission. Les formes et les détours de l’énonciation et la contagion du
sens qui peut s’en dégager.
PREMIÈRE PARTIE

La pensée pathétique
Pathétique et « Grand Style » à Rome
(premiers siècles avant et après J.-C.)
Fernand DELARUE

Je ne surprendrai personne en soulignant le goût prononcé des Romains


pour le pathétique. Il serait facile de montrer sa place dans les genres narratifs,
épopée ou histoire, aussi bien que sur la scène. Les orientations du colloque
m’ont conduit à concentrer le propos sur la théorie et la pratique de l’éloquence :
mon projet est de montrer l’évolution de l’attitude romaine à l’égard du pathos
durant les deux plus grands siècles de la littérature latine, en m’appuyant surtout
sur trois témoins et acteurs essentiels, Cicéron, Salluste, Tacite. Mais comme il
n’aurait jamais existé de culture latine sans la Grèce, je ne laisserai pas de côté
les deux grands noms qui viennent clore la période grecque classique et qui, en
même temps, montrent la voie à l’avenir (c’est-à-dire aux Latins), Aristote et
Démosthène – le plus grand théoricien de la rhétorique (ainsi que de bien d’autres
domaines) et le plus grand orateur de l’antiquité. À partir de leurs œuvres se
développe à Rome une réflexion qui associe étroitement politique et morale,
rhétorique et littérature et où le pathétique joue un rôle primordial.

Les pères grecs de l’éloquence et de la rhétorique latines

Les dates de Démosthène et d’Aristote sont les mêmes, 384-322. Mais


la double paternité que j’évoque ne va pas de soi, ce qui ne sera pas sans
conséquences.
Démosthène est l’homme d’une seule cause, celle de la liberté d’Athènes
en face de Philippe de Macédoine. Pour faire court, je cite simplement J. de
Romilly : « L’éloquence de Démosthène suppose une expérience consommée de
l’art oratoire. Mais ces ressources sont ici fondues dans un élan intérieur auquel
l’importance de la lutte engagée donne tout son prix. Le style de Démosthène
correspond au caractère total et passionné de son engagement1. » À l’époque
romaine, il tend à devenir l’Orateur par excellence, de même qu’Homère est le
Poète2. Tous admirent, non moins que son art et son pathétique, son attachement
à la liberté avec lequel communient les Romains et dont les Grecs conservent la
nostalgie.

1 Littérature grecque, Paris, PUF, 1980, p. 147.


2 BOMPAIRE J., L’apothéose de Démosthène, de sa mort à la seconde sophistique, Bull. de l’As-
soc. G. Budé, 1984, p. 17-26.
22 Fernand DELARUE

Rien ne laisse prévoir une telle gloire dans la Rhétorique d’Aristote,


où il n’est mentionné que trois fois (encore peut-il s’agir, dans un cas, d’un
homonyme). Raisons politiques ? Aristote, lié à la cour de Macédoine, précepteur
d’Alexandre, ne pouvait guère éprouver de sympathie pour lui. Cependant
l’ennemi et le grand rival de Démosthène, l’orateur pro-macédonien Eschine
n’est, lui, jamais nommé. En fait c’est surtout un certain type d’éloquence que
désapprouve Aristote : « L’orateur éprouve toujours sympathie pour qui parle
pathétiquement (pathêtikôs), ce qu’il dit n’eût-il aucune valeur. Aussi beaucoup
d’orateurs frappent-ils de stupeur leurs auditeurs par leur vacarme3. » Ces
orateurs pathétiques et tonitruants (thorubountes, le mot expressif est en relief en
fin de phrase) sont-ils Démosthène et Eschine ? Il n’est en tout cas pas douteux
que Démosthène soit visé quand Aristote examine l’action oratoire, hupokrisis,
considérée comme un art commun à l’orateur et à l’acteur. Selon un mot souvent
répété, Démosthène, comme on lui demandait quelle est la première qualité de
l’orateur, répondit : l’action ; la seconde ? l’action ; la troisième ? l’action4. C’était
là un élément essentiel de son pathétique et, selon Eschine, il « virevoltait » à la
tribune. Aristote, lui, préconise la sobriété et déplore de telles pratiques : « De
même qu’aujourd’hui, dans les concours les acteurs font plus pour le succès que
les poètes, ainsi en est-il dans les débats de la cité, par suite de l’imperfection des
constitutions5. »
Dans une cité parfaite, selon Aristote, on ne ferait appel qu’à la raison pour
convaincre auditeurs et juges. Mais dans notre monde sublunaire, il faut aussi
tenir compte de leurs dispositions. Platon, dans le Phèdre (276 b-c), a comparé
l’orateur qui parle sans tenir compte de la nature de son auditoire à un mauvais
jardinier qui sèmerait sans tenir compte du climat, de la saison, de la nature du
sol… et qui s’étonnerait de ne rien récolter. Aristote a magistralement analysé ces
dispositions de l’auditoire dont l’orateur doit tenir compte. Mais il invite maintes
fois à user avec modération des moyens qu’il étudie : il est sûr que Démosthène,
à ses yeux, dépasse de loin le « juste milieu ».
Quelle place accorde-t-il dès lors au pathos, de même qu’à son acolyte
l’êthos, parmi les « moyens de persuasions », pisteis ? On sait qu’il n’y a pas une
cohérence parfaite du système dans sa Rhétorique (quelle qu’en soit la raison6).
Je veux insister sur un aspect qui n’apparaît pas toujours dans les lectures, parfois
un peu schématiques, qu’on présente de la Rhétorique, mais auquel les Latins ont
été très sensibles.

3 Rhet. III, 1408 a 23-25 ; trad. É. Dufour-Wartelle.


4 Cf. DELARUE F., Cicéron et l’invention du regard, L’Inf. Littéraire, 36, n° 4, 2004, p. 32-41.
5 Rhet. III, 1403 b 32-35 ; sur « L’imperfection des constitutions », cf. I, 1354 a 18-20.
6 Le problème est comparable pour la Poétique : voir sur ce point l’édition de CHIROn, P. (GF
Flammarion, 2007), p.43-55.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 23

L’orateur doit à la fois tenir compte des dispositions de l’auditoire et feindre


des dispositions adaptées7. Ces dispositions sont de deux sortes :
(i) L’êthos est défini dans le Dictionnaire étymologique de Chantraine :
« manière d’être habituelle, coutume, caractère ». Traduit en latin par
mores, le terme désigne donc le caractère habituel d’un homme, d’un
groupe, d’une cité (voire d’animaux). Les êthê constituent un élément
stable, constant, doté d’une sorte de force d’inertie, auquel il convient de
s’adapter par un mouvement qu’on pourrait qualifier de centripète : tout en
inspirant soi-même confiance, il faut tenir compte de l’âge, de la fortune,
de la condition de ceux auxquels on s’adresse pour créer une communion
de pensée8.
(ii) Les pathê « sont les causes qui font varier les hommes dans les
jugements et ont pour consécution la peine et le plaisir » (II, 1378 a 19-20).
Le texte grec comporte en fait deux fois l’idée de modification : ce sont
les causes par lesquelles, en changeant (metaballontes), ils sont différents
(diapherousi). Partout les pathê sont instabilité, variation, changement :
par un mouvement en quelque sorte centrifuge, l’orateur agit sur eux, les
modifie sans chercher à « pervertir les juges » (I, 1354 a 24-2) – mais non
sans les mimer :

Le style exprime les passions si, quand il y a outrage, le langage est celui d’un
homme en colère ; quand il s’agit d’actes impies et honteux, celui d’un homme qui
s’indigne et a scrupule même à les énoncer ; quand il s’agit d’actes louables, celui
de l’admiration ; quand il s’agit d’actes pitoyables, celui de l’humilité, et pareille-
ment du reste (III, 1408 a 16-19).

Les passions sont présentées par couples opposés : colère/calme (ou


placidité), crainte/confiance, obligeance/ingratitude… L’attitude saine se situe
dans l’équilibre du juste milieu. C’est ainsi que le calme (praotês), qui du point
de vue de l’éthique n’est pas une passion9, constitue, pour la rhétorique, un état
transitoire sur lequel on peut agir : de même qu’il faut souvent calmer la colère, il
faut parfois réveiller un peuple qui s’endort dans une sécurité trompeuse, comme
Démosthène, qu’Aristote l’approuvât ou non, n’a cessé de le faire.

7 Aristote emploie le verbe diakeisthai, « être dans telles dispositions », II, 1377 b 27, 28 et 30
8 Six chapitres sont consacrés aux êthê des auditeurs (II, 12-17), moins de 25 lignes à l’êthos de
l’orateur (I, 1356 a 4-13 ; II, 1378 a 6-19).
9 Mais l’incapacité à se mettre en colère quand il y a lieu est un défaut : Eth. Nic., IV, 1125 b-
1126 a.
24 Fernand DELARUE

Le retour du pathétique au Ier siècle av. J.-C.

Sur l’éloquence et la rhétorique en Grèce aux IIIe et IIe siècle, on ne sait


presque rien. Ce qu’en disent les Anciens est fortement romancé et les hypothèses
modernes demeurent fragiles. L’influence de le Rhétorique d’Aristote paraît avoir
été limitée10 et il semble qu’on s’est peu intéressé aux preuves « morales ». Vers
85, les adaptations latines de traités grecs, l’anonyme Rhétorique à Hérennius et
le De inventione de Cicéron ne leur accordent pas de développements spéciaux.
On le verra plus loin, le témoignage d’Antoine, dans le De oratore confirme cet
effacement.
À Rome, la tribune est bien plus favorable pour les développements
passionnés. Les orateurs sont des hommes politiques importants, dotés d’une
forte personnalité. Dans les tribunaux, au contraire de ce qui se passe en Grèce,
on n’est pas obligé de se défendre soi-même : les termes de patronus, avocat,
et cliens, conservé en français, reflètent l’organisation sociale et l’implication
du puissant, protecteur de sa « clientèle ». Pourtant, pendant longtemps, on se
défie des beaux parleurs (et des Grecs : les deux vont de pair). La définition
de l’orateur par Caton, uir bonus dicendi peritus, « un homme de bien sachant
parler », idéalise sans doute la réalité. Il demeure que la majorité de ces dirigeants
qui prennent la parole dans toutes les occasions importantes sont possédés d’un
sens très fort de leurs responsabilités. Mais la situation change à la fin du second
siècle, quand Rome n’ayant plus d’ennemis au-dehors « retourne le fer contre
ses propres entrailles11 ». À la suite des tentatives de réforme des Gracques,
assassinés, Tibérius en 133, Caïus en 121, les passions se déchaînent dans la
vie politique comme dans l’éloquence, situation dont témoigne le De oratore de
Cicéron.
Le De oratore, écrit en 55, est un dialogue qui est censé se dérouler en 91.
Les principaux acteurs sont deux grands orateurs de l’époque, Crassus, plus
« humaniste », et Antoine, plus pratique12. Cicéron, par leur bouche, tire parti
des analyses d’Aristote, sans chercher à les reproduire13. Très conscient du fait
que le latin est encore peu apte à exprimer l’abstraction par des substantifs, il
transpose ceux-ci par des verbes : le trio des moyens de persuasion, logos, êthos,
pathos, devient docere, conciliare (ou delectare), mouere. La modification la plus
frappante est l’établissement d’une hiérarchie qui marque le triomphe de l’affectif.
Le pathétique acquiert la prééminence dans un monde politique où l’efficacité, la

10 BARnES J., « Roman Aristotle », Philosophia togata II, Plato and Aristotle in Rome, in
J. Barnes et M. Griffin (éd.), Oxford, 1, p. 1-.
11 Cf. Virg., Aen. VI, 833 ; Luc. I, 3.
12 Antoine (grand-père de l’amant de Cléopâtre) a été consul en , censeur en 7 ; Crassus, consul
en 95, censeur en 92.
13 Sur la connaissance de la Rhétorique d’Aristote par Cicéron, J. Barnes, op. cit., p. 50-54.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 25

capacité de mener l’auditoire où l’on veut, paraît seule compter. Très révélatrice,
l’évocation du procès de norbanus fournit des exemples frappants de cet emploi
privilégié des passions.
En 95, le tribun norbanus, accusant Cépion et désespérant de le faire
condamner, a suscité une émeute populaire contre lui : des magistrats ont été
molestés, l’accusé a failli être lynché. Accusé à son tour en 94, il a été défendu
victorieusement par Antoine. Crassus, qui a en particulier affirmé l’utilité d’une
formation philosophique pour l’orateur, loue sans la moindre réserve ce succès :
« Pour traiter ce sujet délicat, inouï, périlleux, nouveau s’il en fut, ne fallait-il pas
une incroyable puissance de talent14 ? » En 91 comme en 55, les troubles civils
menacent et vont bientôt éclater : Antoine en sera victime en 87. Tour de force ou
pure démagogie ?
Ainsi encouragé, il explique lui-même comment il a procédé. Pour réfuter
l’accusation, il a commencé par docere, en s’appuyant sur des exemples, ces
paradeigmata qui représentent, pour Aristote, la forme rhétorique de l’induction :
à toutes époques, à Rome, certaines séditions « avaient été légitimes et en quelque
sorte indispensables ». Tel est bien le cas actuel : « Or si jamais on avait reconnu
que le peuple romain eût le droit de se soulever – chose souvent reconnue, je
le prouvais (docebam) –, en aucun cas il n’en avait eu un plus juste motif que
dans l’affaire en question » (199). La conclusion de l’enthymème s’impose
naturellement.
Le temps de mouere vient ensuite. L’accusation de Cépion par norbanus
reposait sur sa responsabilité dans une défaite subie en 106 contre les Cimbres.
Les chevaliers (equites Romani), qui représentent le pouvoir économique en face
du pouvoir politique des sénateurs, ont des raisons particulières de haïr Cépion :
non seulement cette défaite a causé la ruine de nombre de leurs établissements
en Italie du nord, mais Cépion a voulu faire voter une loi qui leur retirait le
droit exclusif de siéger dans les tribunaux, droit qui leur a été attribué par Caïus
Gracchus. Passant de la refutatio à la confirmation (probatio), Antoine exploite à
fond cette double rancune :

Puis, donnant un tout autre cours à ma plaidoirie et passant à l’attaque, je reprochai


rudement sa fuite à Cépion, je déplorai le désastre qu’avait subi notre armée. Par
ce moyen, je ravivais la douleur15 de ceux qui avaient à pleurer des parents, et je
réveillais, je rallumais dans le cœur des chevaliers, juges de ce procès, leur haine
contre Cépion, qui s’en était déjà fait des ennemis pour avoir voulu leur enlever
les jugements (199).

14 De or. II, 124 ; trad. Courbaud modifiée.


15 Dolor est la traduction qu’a essayée Cicéron pour pathos (De or. III, 96).
26 Fernand DELARUE

Les moyens du pathétique sont ceux que préconise Aristote : Antoine


modifie les dispositions des auditeurs, ici en réveillant des passions passées
(refricabam, renouabam, reuocabam). Une différence semble apparaître quand
Antoine en vient à l’« éthique16 » (êthikon), qu’il a évoqué précédemment
(182-184), mais dont, comme toujours, le caractère est plus clair si on part des
exemples : « Alors je commençai à tempérer le ton véhément et inflexible (generi
orationis uehementi atque atroci) de mon discours et j’usai de cette autre manière,
toute de douceur et d’aménité (dulcedinis et mansuetudinis), dont je parlais tout
à l’heure » (200). Une opposition entre pathétique et « éthique » se manifeste,
qui semble être celle de la violence et de la douceur17. Si on s’en tient là, on ne
voit plus la filiation avec Aristote et on perd de vue le sens d’êthos – alors que
Cicéron a soin d’employer l’équivalent latin mores chaque fois qu’il est question
de conciliare18. Il s’agit moins, chez lui, de « l’état habituel » d’un groupe que
des sentiments naturels considérés comme universels dans le genre humain. On le
voit bien dans la démarche spécieuse, mais efficace, d’Antoine, dans ce qui était
clairement sa péroraison.
Tout semblait contre lui, dit-il, dans le procès, les faits eux-mêmes et
l’opinion des honnêtes gens. Pour défendre un individu indéfendable, il n’avait
qu’un bien faible motif d’excuse (tenuis quaedam uenia excusationis, 198) :
norbanus avait été son questeur durant son consulat. Voici le parti qu’il en tire :

Je représentai qu’il y allait du sort de mon ancien questeur, que, selon les idées
de nos ancêtres, je devais regarder comme un fils ; qu’il y allait presque de tout
mon honneur et de ma fortune ; qu’il ne pouvait rien m’arriver de plus honteux, de
plus funeste à ma réputation ou de plus cruel à mon cœur, que si, moi qui passais
pour avoir sauvé des indifférents, dont le seul titre à mes yeux était d’être des
concitoyens, je me montrais incapable de porter secours à un camarade <à qui
m’unissaient des liens sacrés (sodali meo)> (200).

Quel est le sentiment premier et le plus fondamental chez les hommes ?


L’amour entre parents et enfants. Voici donc le questeur promu au rang de fils du
consul19. Les juges risquent-ils de n’en être pas convaincus ? les maiores, ancêtres
communs du peuple romain, apportent, par la bouche de l’orateur, un témoignage
que nul n’oserait récuser. La religion de la cité n’est pas absente : sodalis, dont il
a fallu donner une traduction glosée, désigne les membres d’une même confrérie

16 Comme pour désespérer les esprits systématiques, les termes employés pour résumer l’effet
obtenu par le développement pathétique sont ceux mêmes qui ailleurs caractérisent l’êthikon :
populi beneuolentiam mihi conciliaram.
17 Ce sera le cas dans le Traité du Sublime (9, 15 ; 29, 2) ou chez Quintilien (VI, 2).
18 De or., II, 121, 182, 183, 184, 213 (cf. 241, 243, 327). Cf. Quint. VI, 2, 8-9 ; 13 ; 17 ; 26.
19 C’est ainsi qu’on a parfois dit chez nous que le colonel était le père du régiment. Les fonctions
du questeur sont d’ordre financier.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 27

religieuse. Au sein de cette grande famille qu’est la cité, sous la protection de ses
dieux tutélaires et de leurs desservants, on contemple la douleur d’un père auquel
on veut arracher son enfant20. Il ne s’agit plus de diviser, mais de réunir, de faire
communier l’auditoire, au-delà des intérêts des différents groupes ou factions,
dans les valeurs communes de l’humanitas. Effets « éthiques » pour Cicéron,
mais qui relèveraient clairement pour nous du pathétique.
C’est en exaltant ces moyens relevant de l’affectivité, négligés par les
manuels depuis Aristote, qu’Antoine conclut l’évocation de son succès :

Ainsi, dans toute ma défense, je ne fis qu’effleurer et toucher en passant ce qui


paraissait relever proprement de la technique rhétorique21, comme la question de
la loi Apuleia, la définition du crime de lèse-majesté. Mais je m’attachai à ces deux
parties de l’éloquence, dont l’une vise à susciter la sympathie, l’autre à entraîner
les âmes, et sur lesquelles les traités des rhéteurs ne donnent pas de préceptes
précis […] Et voilà comment, après avoir remué le cœur des juges bien plutôt
qu’éclairé leurs esprits, je triomphai (201).

Les réserves d’Aristote à l’égard de l’usage des passions sont, on le voit,


complètement mises de côté : l’éthique même se trouve comme « pathétisé ».
n’existe-t-il aucune limite ? Plus de dix ans plus tard, dans son dernier ouvrage,
le traité Des devoirs, Cicéron s’interroge sur ce qu’on peut appeler la déontologie
de l’orateur. Une seule réserve importante : « Il faut s’en tenir avec soin à cette
règle d’action, de ne pas poursuivre un innocent devant les tribunaux quand il y
va de sa tête. » D’autre part, « et bien que ce soit à éviter », on peut, aux dépens
de la vérité et « pourvu que ce ne soit pas un abominable scélérat » défendre
un coupable : « la foule l’exige, la coutume le permet, l’humanité même le
demande »22. De fait, pour lui, l’essentiel n’est pas là. S’il admet maints écarts
par rapport à la stricte justice dans les procès privés, c’est que, célébrant la toute-
puissance de la parole, il l’oppose à la violence des armes, comme garantie de
l’état de droit : cedant arma togae. L’image de Démosthène en face de Philippe
lui sert de modèle et il ne l’oublie jamais quand il s’agit du haut intérêt de la
république. S’il finit par mourir en martyr de la liberté, c’est pour avoir prononcé,
lui aussi, ses Philippiques.

20 Sans que l’idée soit explicite chez Cicéron, on rapproche éthique et comédie, pathétique et
tragédie : dans la comédie, les familles finissent par se réconcilier ; dans la tragédie, elles s’en-
tre-tuent.
21 Quod esse in arte positum uidebatur : ars (oratoria) traduit tekhnê rhêtorikê.
22 De officiis, II, 51 ; trad. Bréhier.
28 Fernand DELARUE

Salluste et la mise en cause du pathétique cicéronien

Au temps du De oratore, Cicéron paraît le maître incontesté de l’éloquence


politique et judiciaire. C’est vers cette époque pourtant que, dans des ouvrages
aujourd’hui perdus, les critiques se déchaînent contre lui. Quintilien résume
ainsi : « ses propres contemporains osaient le prendre à partie, le jugeant
ampoulé, asiatique, redondant, abusant des répétitions, froid quelquefois dans
la plaisanterie, avec un rythme de phrase maniéré, sautillant et presque (loin de
moi cette idée !) trop relâché pour un homme23 ». Le premier fut Calvus, chef
de l’école « attique », qui se réclamait lui aussi de Démosthène24, au nom du
purisme littéraire. Brutus, guidé par un souci de rigueur morale venu du Stoïcisme,
s’associa à ces attaques, critiquant une abondance verbale, copia ou ubertas, qui
berce l’auditeur de rythmes mélodieux, mais manque de nerfs et de virilité. On
survolera seulement ici une querelle littéraire, qui a fait couler beaucoup d’encre
mais dont la portée exacte échappe souvent : retenons que Calvus en tout cas ne
remet pas en cause la suprématie du pathos25.
En 46, dans le Brutus, Cicéron reproche à Calvus la « maigreur » (exilitas)
de son éloquence, « réduite par un excès de scrupule » (religione) (Br. 283). Dans
l’Orator, il est conduit à approfondir ses analyses, ou plutôt à adapter la théorie
rhétorique à sa propre pratique, en associant les trois « styles » et les fonctions
de l’orateur26 : seul le style « abondant » (uber, grauis ; en grec, hadros, « bien
en chair ») serait capable de mouere. Le pathétique est le propre de l’orateur
« majestueux, abondant, grave, orné (amplus, copiosus, grauis, ornatus), dans
lequel se trouve à coup sûr la plus grande puissance (maxima uis) […] C’est
à cette éloquence qu’il appartient de remuer les cœurs, qu’il appartient de les
émouvoir de toutes les façons. Elle se fraie un passage en nous tantôt par la force,
tantôt en s’insinuant ; elle implante en nous de nouvelles manières de voir, elle
arrache celles qui y étaient implantées27. »
L’association dans ce beau texte de l’abondance et de la puissance, préparée
par les savants détours d’un traité au plan déconcertant, est devenue canonique.
Elle ne va pourtant pas de soi. Quand, dans un contexte qui n’est plus polémique,

23 Quem tamen et suorum homines temporum incessere audebant ut tumidiorem et asianum et


redundantem et in repetitionibus nimium et in salibus aliquando frigidum et in compositione
fractum, exultantem ac paene (quo procul absit !) uiro molliorem (XII, 10, 12).
24 Cf. Sénèque le Père, Contr. VII, 4, 8. Tout porte à croire que la référence à Lysias (sans doute à
propos de la pureté du vocabulaire) a été exploitée et systématisée par Cicéron.
25 On trouvera un résumé par A. VIDEAU (avec bibliographie) de ce qu’on sait sur ce sujet dans
l’article « Atticisme, Asianisme » du récent Dictionnaire de l’Antiquité (Paris, PUF, 2005).
26 Cf. A. E. DOUGLAS, « A ciceronian contribution to rhetorical theory », Eranos, LV, 1957,
p. 18-26. F. DELARUE, « Comment Cicéron adapte la théorie rhétorique à sa propre pratique »,
dans Le genre de travers, La Licorne (à paraître en 2008).
27 Orator, 97 ; trad. A. Yon.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 29

l’auteur du Traité du Sublime compare Démosthène et Cicéron, il attribue au


premier l’hupsos, le sublime, image verticale de l’élévation ; au second la khusis,
l’abondance, image horizontale du fleuve qui se répand largement (image présente
dans l’Orator). Le Romain est comparé ensuite à l’incendie, le Grec, maître
apparemment du pathétique le plus authentique, à la foudre28 (12, 3-4).

Il est difficile de savoir ce que l’historien Salluste doit à Calvus et à son


groupe. Mais son œuvre, au contraire des leurs, est conservée et permet d’analyser
plus concrètement ce qui paraît une critique implicite du pathétique cicéronien et
qui marque en tout cas, quelques années plus tard, une exigence nouvelle en
ce domaine. Pour éviter la dispersion je citerai surtout ici Catilina, récit de la
conjuration de 63, écrit vers 42, dans la période instable du second triumvirat.
Rien de plus sommaire ni de plus arbitraire que les jugements longtemps portés
sur les options politiques de Salluste par des critiques plus attentifs à ce qu’on croit
savoir de sa biographie qu’à l’analyse de sa pensée. Ainsi a-t-on voulu faire de lui
l’ennemi acharné de Cicéron. On est revenu à des vues plus mesurées29. Salluste
mesure exactement ses mots (c’est, on va le voir, un de ses soucis constants),
lorsqu’il parle de l’optimus consul, ou quand il qualifie la première Catilinaire
d’orationem luculentam atque utilem rei publicae (31, 6) ; il situe l’orateur à une
place certes éminente, mais qui n’est pas celle que le « Romulus d’Arpinum30 » a
voulu lui-même s’attribuer. Seuls, dit-il, deux de ces hommes exceptionnels qui
ont fait la grandeur de Rome ont vécu à son époque, Caton et César.
C’est dans la bouche de ce dernier qu’il place, lors du procès des Catiliniens,
une mise en garde contre l’inflation verbale et les effets faciles de l’hypotypose :

La plupart de ceux qui ont donné leur avis avant moi ont eu des accents d’un
art admirable pour déplorer les malheurs de la république. Ils ont énuméré les
horreurs de la guerre, le triste sort des vaincus : rapt des jeunes filles, des jeunes
garçons, enfants arrachés aux bras de leurs parents, mères de famille soumises au
caprice des vainqueurs, temples et maisons pillés, meurtres, incendies, enfin par-
tout des armes, des cadavres, du sang, des deuils. Mais, par les dieux immortels,
à quoi tendaient de tels propos ? À vous faire détester la conjuration ? Sans doute
celui qu’une chose (res) aussi grave, aussi atroce n’a pu émouvoir, un discours
(oratio) l’enflammera-t-il 31 !

28 Déjà Démétrios, dans son traité Du style (vers 100 av. J.-C. ?), distinguait le grand style (mega-
loprepês : magnifique, majestueux) et le style véhément (deinos), représenté par Démosthène.
29 Voir p. ex. R. SYME, Sallust, Cambridge, 1962, p. 105-111.
30 La formule Romulus Arpinas figure dans la brillante Invective contre Cicéron attribuée, sans
doute à tort, à un Salluste plus jeune. Elle fait allusion à un poème de Cicéron à sa propre
gloire.
31 Catilina, 51, -10 ; trad. ernout modifiée.
30 Fernand DELARUE

L’avertissement s’accorde au contenu du lucide discours de César32,


équivalent de la fameuse formule « ne touchez pas à la hache ». Elle s’accorde
aussi à ce qu’on sait de ses idées littéraires. La formulation est cependant
toute sallustéenne. La suite l’est plus encore, lorsqu’à la critique de la passion
inconsidérée s’associe une analyse précise de l’usage qui est fait des mots :
« Plus grande est la fortune, moins grande est la liberté. Toute préférence, toute
haine doit être écartée, et plus que tout, la colère. Ce qu’on appelle emportement
(iracundia) chez les autres, prend, quand on est au pouvoir, le nom d’orgueil et
de cruauté (superbia atque crudelitas) » (Id. 13-14).
Un texte, fort remarquable au demeurant, paraît avoir agi comme
révélateur pour Salluste, car les échos en sont partout dans son œuvre, l’analyse
par Thucydide des effets de la guerre civile :

Les hommes en vinrent, pour qualifier les actes, à modifier arbitrairement le sens
habituel des mots. L’audace insensée passa pour du courage et du dévouement au
parti, l’attentisme prudent, pour de la poltronnerie dissimulée sous des apparences
honorables, et la modération, pour le masque de la lâcheté […]. Les précautions
que certains voulaient prendre avant d’agir passaient pour de beaux prétextes dis-
simulant une dérobade. Chaque fois, c’était aux forcenés qu’on faisait confiance
et l’on se défiait de ceux qui les contredisaient33.

Sans cesse, Salluste scrute le sens des mots, et ce qui se cache en réalité
derrière eux. Dans Catilina, c’est en 70, année du consulat de Pompée et de Crassus,
que triomphe une hypocrisie générale : « tous ceux qui, depuis cette époque, ont
jeté le trouble dans la république sous de beaux prétextes (honestis nominibus),
les uns se posant en défenseurs du peuple, les autres pour donner toute sa force
à l’autorité du sénat, tout en alléguant (simulantes) le bien public, travaillaient
chacun pour leur propre puissance » (38, 3). Il prendra ensuite conscience que le
mal remonte bien plus loin34.
Salluste ne se contente pas de dénoncer. Il montre directement le pouvoir
malfaisant des mots dans les propos de Catilina, maître manipulateur, à ses
complices (mais l’Antoine du De oratore, avec sa désinvolture à l’égard de la
légalité républicaine, ne lui indiquait-t-il pas le chemin ?) :

Si votre valeur et votre loyauté ne m’étaient bien connues, c’est en vain que l’oc-
casion favorable se serait offerte ; en vain aurions-nous eu un grand espoir, le

32 On est en revanche surpris de voir combien les critiques modernes, quasi unanimes à prendre le
parti de Caton, sont assoiffés de sang.
33 Thucydide, III, 82, 4-5 ; trad. D. Roussel. – Sur Démosthène, très présent également, surtout
dans les discours, P. PERROCHAT, Les modèles grecs de Salluste, Paris, Belles Lettres, 1949,
p. 73-83.
34 Après la chute de Carthage (146) dans Jugurtha (41, 5) et les Histoires (I, 12 M.).
Pathétique et « Grand Style » à Rome 31

pouvoir absolu sous la main ; et moi-même je n’irais pas lâcher pour l’incertain
le certain, si je n’avais pour appui que des esprits lâches ou frivoles. C’est parce
qu’en de nombreuses et graves circonstances j’ai reconnu votre bravoure et votre
fidélité envers moi que mon cœur a osé entreprendre la plus grande et la plus belle
des tâches ; c’est aussi parce que j’ai compris que biens et maux étaient communs
entre vous et moi ; car une communauté des aspirations et des refus, tel est le seul
vrai fondement de l’amitié (20, 2).

Quintilien se réfère à ce discours pour montrer qu’un homme, aussi méchant


soit-il, cherche à ne pas le paraître (III, 8, 44-45). Il y a plus ici. Magnifique
programme en effet que celui qu’annoncent d’emblée uirtus fidesque – deux des
plus hautes vertus romaines. Virtus, dans la tradition romaine, désigne les qualités
du uir, homme digne de ce nom, citoyen et soldat ; dans la langue philosophique
le mot a fourni l’équivalent du grec aretê, « excellence morale ». Fides (à qui
numa avait dressé un temple, aux origines même de Rome) désigne en quelque
sorte la transparence dans les rapports humains : à la loyauté de l’un répond la
confiance de l’autre35. De même, à la fin de cet exorde, la notion du partage des
mêmes valeurs comme fondement de l’amitié philosophique, répond aux idées
qu’exprime Cicéron dans le De amicitia. Les honesta nomina, termes et formules
les plus propres à exalter et à entraîner l’âme du Romain, accoutumé à les révérer
dès l’enfance, fût-il un scélérat, sont mis au service du projet de Catilina.
Qu’en est-il en réalité ? Comme l’indiquait Thucydide, tout contenu
moral a disparu. Virtus s’oppose à ignauia, « lâcheté » : seul demeure le courage
physique – incontestable chez des vétérans qui rêvent de reprendre les armes.
Quant à fides, quand les deux substantifs sont repris par des adjectifs, fortis
fidosque mihi, le pronom personnel indique de quelle fidélité il s’agit : la fidélité
au chef de bande, qui s’appelle ailleurs loi du milieu ou omertà. Catilina et ses
auditeurs ont en commun eadem bona malaque : on est passé du plan moral au
plan le plus matériel. Les intérêts sont communs, parce que la situation actuelle
est déplorable pour eux, ruinés et écrasés de dettes, tandis que la situation future
sera bonne (spes magna), quand, en mettant le république à feu et à sang, on
possèdera la dominatio, « pouvoir absolu » au sens de « tyrannie ». C’est bien là
ce que recouvre idem uelle atque idem nolle. Voici les grands mots et les grands
principes qui sont censés être les garants de l’état de droit, mais dont Cicéron a
montré toutes les capacités d’adaptation, mis au service de sa destruction par la
violence. Ce n’est pas sans ironie que l’historien fait utiliser par Catilina la célèbre
formule qui ouvre la première Catilinaire : quae quousque tandem patiemini, o
fortussimi uiri ? (20, 9).

35 Cf. HELLEGOUARC’H J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la
République, Belles Lettres, 1963, en part. p. 244-245 (uirtus) et 27 (fides, « confiance mutuel-
le »).
32 Fernand DELARUE

Salluste le proclame, la carrière politique a perdu toute signification et il


n’est plus possible d’agir utilement par l’éloquence. C’est dans l’histoire que
s’exprime le pathétique sallustéen36, qui évite les facilités de l’amplification,
compagne de la certitude de l’avocat et/ou du démagogue. Cette conversion n’est
pas renoncement. Historien engagé, il s’adresse à ses compatriotes et cherche à les
convaincre. La fin de la monographie pose sobrement de terribles questions. Dans
l’interaction qui s’est établie entre une cité pervertie et un chef criminel, mais
supérieurement doué (5, 8 ; 14, 1), celui-ci apparaît en somme comme une « ruse
de la raison37 ». Malgré sa défaite, le mal demeure et l’acharnement héroïque de
Catilina et de ses partisans témoigne de la profondeur de ses racines :

Catilina, lui, fut trouvé loin des siens au milieu des cadavres ennemis ; il respirait
encore un peu et conservait sur son visage cet air de violence et d’orgueil qu’il
avait durant sa vie. Enfin de toute cette armée, ni dans le combat, ni dans la fuite,
aucun citoyen de naissance libre ne fut fait prisonnier ; tous avaient aussi peu épar-
gné leur vie que celle de leurs adversaires. Pourtant la victoire remportée par l’ar-
mée du peuple Romain n’était pas de celles qui ne coûtent ni larmes ni sang. Les
plus braves étaient tombés en combattant ou s’étaient retirés grièvement blessés.
En outre nombre de soldats, sortis du camp pour visiter ou pour piller le champ
de bataille, découvraient en retournant les cadavres ennemis qui un ami, qui un
hôte ou un parent ; quelques-uns aussi reconnaissaient des adversaires personnels.
Ainsi par toute l’armée régnaient des sentiments divers, où se mêlaient allégresse
et chagrin, deuil et joie (61, 4-9).

Dans cette évocation finale du champ de bataille, la concision et l’extrême


tension entre les mots s’accordent à l’angoisse que veut communiquer l’historien
devant une situation apparemment sans issue. La parole du politique, qui est
directement action, a fait place à une parole qui se veut à la fois diagnostic et
invitation passionnée à réfléchir pour chercher des remèdes, mais il s’agit toujours
de « faire varier les hommes dans leurs jugements ».
C’est bien en fait dans la perversion du vocabulaire que Rome trouvera
une solution. En 27, la république fait place à une monarchie, mais le vainqueur
des guerres civiles, pour légitimer ce qui n’est en réalité que le droit des armes,
préserve le vocabulaire républicain. Qualifié lui-même de princeps, il n’est
pas un rex, titre honni, mais le premier des citoyens. Dans ses Res gestae, il se
présente dès 44 comme le champion de la libertas. Saisissante illustration de ce
que Salluste a dénoncé.

36 Quintilien oppose Thucydide et Salluste, historiens pathétiques, à Hérodote et Tite-Live, histo-


riens « éthiques » : voir II, 5, 19 ; X, 1, 73 et 101 (cf. 32).
37 Il en va de même pour Marius, dans Jugurtha.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 33

L’adieu au pathos

Si les avertissements de Salluste n’eurent guère d’effet sur la politique


romaine, l’admiration pour son œuvre fut vive et son influence importante. Au
premier siècle de notre ère, l’ampleur cicéronienne a fait son temps, densité et
concision triomphent, associées souvent au pathétique, dans les grands comme dans
les petits genres : alors apparaît la « pointe » de l’épigramme. Sous l’hypocrisie
du nouveau régime, la lucidité demeure : « Parmi les peuples qui supportent la
royauté, notre sort est le pire », écrit Lucain, « car être esclaves nous fait honte »
(VII, 444-445). Alors que le peuple ne joue plus aucun rôle dans la vie politique,
que les élections des magistrats et les procès importants dépendent du prince,
quelle place subsiste pour la « grande » éloquence ? Pourtant loin de se résigner,
on ne cesse de s’interroger : pourquoi l’éloquence n’a-t-elle plus le même éclat
que sous la république ? comment lui restituer toute sa force ?
C’est à l’école, a-t-on dit, qu’elle se réfugie alors. De fait les maîtres
de rhétorique, que nous connaissons surtout par le recueil de Sénèque le Père,
fleurissent alors avec un grand succès. On a beaucoup critiqué leurs sujets
« artificiels », leur recherche de la formule frappante, leur pathétique constant.
On apprécie mieux aujourd’hui les beautés que leur doivent Sénèque, Lucain,
Tacite – et bien d’autres38. Le risque est cependant de perdre le souci premier de
l’efficacité.
Tous ne le perdent pas. Sous les « mauvais princes », de Tibère à néron,
puis sous Domitien, brillent des orateurs qui, comme délateurs, acquièrent
d’énormes fortunes grâce à ce que Tacite appelle « une éloquence de lucre et
de sang » (Dial. 12). Retenons la formule de l’un des plus grands et des moins
recommandables, Régulus : iugulum statim uideo, hunc premo, « je vois aussitôt
la gorge et là, je serre » (Plin., Ep. I, 20, 14). Le maître vénéré du respectable
Quintilien39, Domitius Afer, fut un délateur dépourvu de tout scrupule (Tac., Ann.
IV, 52). Et Quintilien lui-même montre que l’élève doit dès l’école apprendre
à « frapper les organes vitaux (ferire uitalia) de l’adversaire, et à protéger les
siens » (V, 12, 22). – tout en proclamant toujours la vieille définition de l’orateur
comme uir bonus dicendi peritus.

38 Au-delà des fantaisies de Pascal Quignard, considérons cette controverse : un brave qui a perdu
ses deux bras, est outragé (o acerbam mihi uirtutis meae recordationem ! o tristem uictoriae me-
moriam ! Ille onustus modo hostilibus spoliis uir militaris…) et fait appel à son fils : quid ridetis,
inquam ? habeo manus. Vocaui filium (I, 4, 1). Il me paraît sûr que le Don Diègue de Corneille
doit quelque chose à ce vieillard humilié.
39 Quintilien, qui écrit vers 95 l’Institution oratoire fut lui-même le maître de Pline le jeune et
peut-être de Tacite.
34 Fernand DELARUE

Cette opiniâtreté ne peut être éternelle. Le verdict définitif apparaît vers


102 sous la plume de Tacite, dans le Dialogue des Orateurs : il n’y a plus de
place, sous un régime absolu, pour cette éloquence qui, comme le disait Cicéron,
« remue les cœurs et à qui il appartient de les émouvoir de toutes les façons ». Il
faut lui dire adieu sans regrets :

nous ne parlons pas d’une chose calme et tranquille, amie de l’honnêteté et de la


modération. Non, cette grande et glorieuse éloquence d’autrefois est la fille de la
licence, que des sots vont appelant liberté, la compagne des séditions, l’aiguillon
d’un peuple sans frein ; ne connaissant l’obéissance ni le sérieux, opiniâtre, témé-
raire, arrogante, elle ne naît pas dans les États doués d’une sage constitution40.

Terrible condamnation de ceux qui se sont voulus les émules de Démosthène.


Tacite pense-t-il à Aristote, déclarant que ces orateurs n’ont le droit de parler
pathêtikôs que « du fait de l’imperfection des constitutions » ? La mention de
la Macédoine parmi les états qui doivent servir de modèles, invite à le penser.
La condamnation des démocraties est sans appel : « Chez les Rhodiens, il y eut
quelques orateurs, chez les Athéniens, il y en eut beaucoup, parce que tout était
au pouvoir du peuple, au pouvoir de gens incompétents, et, pour ainsi dire, au
pouvoir de tout le monde » (Id., 3). Celle de la république romaine, pire encore :
« Pour la république, l’éloquence des Gracques ne valait pas qu’elle supportât
aussi leurs lois et la renommée oratoire de Cicéron a été payée trop cher par sa
fin » (Id., 3-4).
Reniement ? Bien que, dans le Dialogue, celui qui s’exprime ici soit
Maternus, le plus proche de l’auteur, on devine, dans l’outrance même, une
profonde amertume. Alors que déjà, en 100, Pline le jeune, ami très proche de
Tacite, a prononcé le Panégyrique de l’empereur, modèle pour ceux qui suivront,
lui-même se tourne, comme Salluste, et sans doute à son exemple, vers l’histoire.
Mais l’histoire de Salluste conservait des liens avec l’éloquence puisqu’elle
visait, en dépit de son pessimisme, à une prise de conscience et à un sursaut.
Selon Quintilien, l’histoire est « très proche de la poésie (proxima poetis) et, dans
une certaine mesure, un poème en prose (carmen solutum) », car elle n’est pas
composée « pour agir sur les événements ni pour un combat actuel » (X, 1, 31).
Peignant avec prédilection des périodes de crimes et de violence, c’est sans projet
d’agir sur un peuple avili ou sur des princes que le pouvoir risque à tout instant
de corrompre, sans illusions sur l’humanité en général, que Tacite suscite pitié,
horreur – et fascination41.

40 Dial. 40, 2 ; trad. Bornecque modifiée.


41 Une étude du pathétique relèverait ici de la Poétique, non de la Rhétorique : la situation du
lecteur est celle du spectateur de théâtre.
Pathétique et « Grand Style » à Rome 35

Ainsi Rome en finit-elle avec une certaine idée de l’éloquence. Le modèle,


pendant plus de deux siècles a été l’orateur à la fois charismatique et sage, maître
et régulateur des passions. Cette éloquence généreuse implique un engagement
total, engagement intellectuel et moral, mais également physique, car la parole est
toujours en compétition avec la violence et les armes : de même que Démosthène
a été contraint au suicide, pensons à la façon dont sont morts, pour s’en tenir à
ceux que j’ai mentionnés, les Gracques, Antoine, César, Cicéron, Brutus… On est
loin ici de la mesure que préconisait Aristote. Sa morale des passions modérées
n’est guère mentionnée à Rome que pour être critiquée42. La tiédeur de la vie
quotidienne ne paraît qu’un pis-aller, Rome aspire à l’exaltation, à l’excès, au
bigger than life43. On ne paraît à l’aise que dans l’intensité. Quand Salluste et
Tacite se convertissent à l’histoire, c’est pour peindre des monstres hors pairs,
Catilina, Caligula ou néron.
Le rôle d’Aristote est autre. Les analyses de la Rhétorique satisfaisaient
pleinement le besoin d’ordre et d’organisation qui est également un trait du
génie latin. Grâce à lui ou à sa suite, l’orateur sait où il va, quand il déchaîne
les passions ou, ce qu’il aime moins, les apaise. S’il compte peu sur le logos
pour convaincre l’auditoire, c’est qu’il s’en réserve jalousement l’usage. Si la
trajectoire qui s’achève avec Tacite peut apparaître comme exemplaire, c’est que
jamais, me semble-t-il, on n’a vécu avec tant de ferveur l’union de la passion et
de la lucidité.

42 Paradoxalement, chez Cicéron et chez Sénèque, en se référant au Stoïcisme qui, lui, condamne
sans appel les passions. Il serait intéressant de considérer ici l’influence de Platon, non celui du
Gorgias, mais celui du Phèdre, où sont intimement associés amour et éloquence. Les Anciens
ont cru (à tort) que Démosthène avait été l’élève de Platon.
43 Qu’on lise par exemple dans le César de CARCOPInO J. la description des triomphes hol-
lywoodiens de César.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien
Régime : l’irrépressible expression de la joie du peuple
Pierre ZOBERMAN

L’expression de « topos pathétique » est quelque peu ambiguë. Mon propos


est bien d’examiner l’inscription sociale de phénomènes apparentés au pathos
rhétorique – et l’éloquence d’apparat est le lieu par excellence où chercher la
trace d’une telle inscription – mais c’est parfois d’un pathos au second degré qu’il
s’agira : j’étudierai la fonction de l’affirmation de l’existence de mouvements
pathétiques dans le discours plutôt que la mise en œuvre directe de techniques
rhétoriques pathétiques – plutôt l’utilisation argumentative de la reconnaissance
ou du postulat de mouvements relevant normalement du pathos oratoire que la
construction de ces mouvements dans et par le discours.
Lorsque la rhétorique trouve dans une réflexion sur la parole comme
expression de la pensée une justification de ses descriptions, l’émotion étend
encore son empire sur la langue, et les figures deviennent, non plus par hasard
historique ou constat arbitraire, mais par raison, le langage des passions. Bernard
Lamy définit ainsi l’exclamation comme le résultat de la vive émotion sur le
mouvement des esprits animaux :

L’Exclamation doit être placée à mon avis la premiere dans cette Liste des Figures,
puisque les passions commencent par elle à se faire paroistre dans le discours.
L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’ame vient à être agitée
de quelque violent mouvement, les esprits animaux courans par toutes les parties
du corps entrent en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits
de la voix, & les font enfler ; ainsi ces conduits étant rétrecis, la voix sort avec
plus de vitesse & impetuosité au coup de la passion dont celui qui parle est frappé.
Chaque flot qui s’élève dans l’ame est suivi d’une exclamation 1.

Se bousculant, si l’on peut dire, au portillon, les esprits animaux provo-


quent une congestion qui se résout en une suite d’expulsions violentes de la voix,
lesquelles sont autant d’exclamations.
Curieusement, cette expression irrépressible est le modèle de la voix
populaire sous la monarchie louis-quatorzienne. Les peuples, c’est-à-dire, dans
la terminologie de l’époque, les sujets, du plus grand monarque qui ait jamais
été pour leur prince un amour (juste récompense pour celui, infini, dont il les

1 La Rhétorique ou l’art de parler (4e éd., Amsterdam, 1), Brighton, Sussex Reprints, 1,
p. 112-113.
38 Pierre ZOBERMAN

enveloppe partout et toujours) qui s’exprime, précisément par une voix. Et cette
voix, les textes du dix-septième siècle répètent à l’envi qu’elle est la manifestation
irrépressible d’une joie elle-même signe du bonheur qu’ils éprouvent à vivre sous
le règne de Louis le Grand. Il y a, dans l’éloquence d’apparat de l’époque, un topos
incontournable, celui d’une voix populaire, et, plus précisément de l’expression
ubiquitaire et impérieuse d’une joie sans égale. Deux traits complémentaires
caractérisent ces explosions de joie : la voix du peuple ne saurait être contenue ;
ses manifestations sont présentées en termes pathétiques – la voix du peuple
n’est que la vocalisation de sa passion (faite de tendresse, de reconnaissance et
d’admiration).
Je suggérerai ici deux choses : premièrement, que ce topos est paradoxal
parce qu’on y affirme que le peuple s’exprime d’une seule voix et que cette
voix entonne un chant de bonheur tout en laissant entendre (explicitement ou
implicitement) qu’il s’agit en fait d’une réaction purement passionnelle ou
émotive au bonheur dont les sujets jouissent, réaction qui peut passer par la
voix, mais qui ne tient réellement aucun discours articulé, qui n’accède donc
pas au statut de parole proprement humaine, c’est-à-dire la parole rationnelle ;
deuxièmement, que, si ce topos est ubiquitaire, c’est qu’il correspond à un besoin
idéologique du discours officiel : en marquant, voire en martelant, le bonheur
de l’ensemble du royaume sous la houlette de son incomparable monarque, il
complète l’appareillage idéologique du régime louis-quatorzien – comme preuve
incontournable de la réussite de la monarchie absolue, qui fonde précisément sa
justification dans le bonheur universel du royaume… De la sorte, le topos de la
voix du peuple, ou plutôt sa variante de l’époque (l’expression irrépressible de
la joie populaire) apparaît comme constitutive de la représentation symbolique et
idéologique du régime.

La voix du peuple n’est pas à proprement parler une invention de l’époque


louis-quatorzienne : le Panégyrique de Trajan, pour ne citer qu’un exemple, l’avait
déjà orchestrée, et sous la forme de l’amour du Prince. En réalité, on l’entend
résonner dès qu’il s’agit d’affirmer le consensus – à bon droit ou non. Car, si dans
la vie réelle, ou dans les univers fictionnels qu’on en tire, la foule crie de manière
indistincte – témoin ce passage de Cry the Beloved Country d’Alan Paton : « Yes,
there are a hundred, and a thousand voices crying. But what does one do, when
one cries that thing, and one cries another2 ? » –, comme topos au contraire, la
voix du peuple permet de postuler une unité essentielle. Les pouvoirs en place y
ont recours de manière privilégiée, en particulier lorsqu’un vote ou une élection
n’a pas donné les résultats escomptés ou activement visés. Si voter, dans les
démocraties modernes, c’est donner sa voix, les résultats des élections sont autant

2 « Oui, il y a cent, il y a mille voix qui crient. Mais que faire, quand l’un crie une chose, et l’autre
une autre ? » (148), London, Vintage Books, 2002, p. 71.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 3

de tests de l’opinion publique. On s’attendrait donc à ce que les politiciens fussent


à l’écoute de la voix du peuple. Mais, bien que cette voix manifeste son accord ou
son désaccord avec des politiques en votant pour ou contre des candidats (qu’il
s’agisse de scrutins individuels ou de scrutins de liste) ou en votant oui ou non dans
des référendums, il n’est pas jusqu’aux implications de ce fragment de discours
qui ne soient vidées de toute réalité. L’espace laissé vacant est immédiatement
investi par un discours prêté au peuple de l’extérieur. Deux exemples pris dans
la vie politique française récente le montrent bien (mais on trouverait des cas
analogues dans la vie politique américaine, et dans bien d’autres situations). En
2004, les partis présidentiels ont été largement battus aux élections régionales
– ils ne conservaient qu’une seule région sur vingt-deux. La réaction du président
Chirac a été caractéristique : interprétant sur les ondes les résultats, il expliqua
que les Français n’étaient pas en désaccord avec la politique gouvernementale :
simplement, le gouvernement devait être plus pédagogique. Même son de cloche
après le « non » retentissant au référendum sur la constitution européenne. Les
votants n’avaient pas rejeté la constitution, ils n’avaient pas compris le vote ;
ils s’étaient mépris sur la nature du référendum – qu’ils avaient vu comme un
plébiscite. Le traité avait, si l’on peut dire, payé pour le mécontentement général
à l’égard de la situation politique du pays. Naturellement, cette vision a été
reprise à Bruxelles, comme le confirme un commentaire du International Herald
Tribune :

The French and Dutch voters who said no to the charter [the European Consti-
tution] did not really reject the constitution, the EU officials said Thursday night,
they just failed to understand it. The comments, after nearly three weeks of soul-
searching about Europe’s direction, spoke less of a crisis atmosphere than of a
surreal disconnect between Europe’s leadership and its voters3.

[Les Français et les néerlandais qui ont dit non au traité n’ont pas réellement rejeté
la Constitution, disaient mardi soir les représentants de l’Union Européenne, ils
ne l’ont tout simplement pas comprise. Ces commentaires, qui suivaient près de
trois semaines d’interrogations métaphysiques sur la voie où s’engageait l’Europe,
n’indiquaient pas tant une atmosphère de crise qu’une coupure surréaliste entre les
dirigeants et les électeurs européens.]

Les Français avaient tout de même fait un grand effort pour s’informer,
en dépit du caractère technique du texte soumis à leur verdict, et des difficultés
parfois rencontrées pour se le procurer à l’avance. Quoi qu’il en soit, dans les
deux cas, la réponse explicite est renvoyée – en compagnie de quelques ministres
pour faire bonne mesure.

3 International Herald Tribune, samedi 18 juin 2005.


40 Pierre ZOBERMAN

C’est ce phénomène de substitution d’un discours imposé de l’extérieur à


celui, absent, nié ou effacé, de la voix du peuple, qui me paraît ici intéressant. Il
semblerait que le topos de la voix du peuple soit toujours susceptible de donner
lieu à réécriture et, à en juger du moins par les réactions au référendum, à une
réécriture comme mouvement d’humeur.
Mais c’est plus nettement sous l’Ancien Régime que la dimension pathétique
se fait jour, avec l’insistance sur la joie qui doit se dire, à toute force, et même
sans s’articuler : se crier, se gesticuler, se manifester sous une forme brute, mais
d’autant plus sincère qu’elle reste, non sans voix, mais à court de discours. Que
l’on songe par exemple à l’extraordinaire vague de célébration qui submergea le
royaume dans les mois qui suivirent novembre 18 : le Roi avait fini par se faire
opérer d’une fistule à la fesse, et, l’inquiétude ayant ébranlé le royaume jusqu’à
son… fondement, la joie qui suivit le succès complet de l’opération éclata en
réjouissances très soigneusement organisées et orchestrées. Le Mercure galant en
est saturé (il y consacra d’ailleurs un numéro spécial en 187). Je reviens ici à des
textes que j’ai édités et étudiés il y a longtemps, mais qui sont très révélateurs de
la mise en scène de la vox populi :

Il n’est rien de plus charmant, que de voir tout le Peuple, comme transporté hors
de luy-mesme. Jamais la Magnificence des Rois n’a fait un spectacle si beau, ny
si digne de la Majesté royale, que cet empressement universel des Artisans & des
marchands, qui laissent leurs ouvrages, ferment leurs Boutiques, & courrent aux
Églises, y loüer Dieu de la Santé du Roy. Ils ne sçavent quelles marques donner,
d’une joye extraordinaire qu’ils n’ont point encore sentie. Il leur semble qu’ils
ne sçauroient assez allumer de feux Sacrez sur les Autels pour faire connoistre
l’ardeur & la pureté de leur zele. Ils ne se contentent pas de leur propre voix, pour
exprimer la tendresse de leur amour ; ils empruntent les plus belles & les plus sça-
vantes, qui retentissent de toutes parts en Cantiques de loüanges & d’actions de
graces. Il est vrai cependant, que rien n’est si beau que ce qu’ils font eux-mesmes
sans preparation : ces cris naturels qui ne sçauroient estre imitez par une fausse
joye ; ces concerts de cœurs & d’affections, où l’on ne prelude point ; cette voix du
Peuple, qu’un Prophete appelle la voix de Dieu, parce qu’elle ne peut, ny feindre,
ny tromper4.

Voix du peuple transporté : Vox populi, vox Dei. À y regarder de plus


près, cependant, cette voix du peuple est tout émotion, tout transport. Elle ne dit
rien. Elle a besoin, pour articuler un discours, d’emprunter, ou plutôt d’engager,
d’autres voix, belles et érudites ; sans porte-parole, pour reprendre le vocabulaire
de Bourdieu, elle ne tient aucun discours articulé – et l’on se rappellera que
« porter la parole », c’est l’expression qui désigne le fait de parler publiquement

4 Barbier d’Aucour, « Discours sur le rétablissement de la santé du Roy » (187), dans P. Zober-
man, Panégyriques du Roi, op. cit., p. 225-22 ; c’est moi qui souligne.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 41

au nom d’un groupe, dans le contexte de l’éloquence d’apparat. Au fond, parle-t-


elle réellement, cette voix collective ? « Ils ne savent, constate Barbier d’Aucour,
quelles marques donner [de leur] joie extraordinaire »… Ils ne parlent pas vraiment.
Le compliment hyperbolique que l’adage semble reprendre est un leurre. Cette
voix qui ne peut feindre ni tromper n’est, par là-même, pas vraiment humaine.
À preuve, le Discours physique de la parole (18) de Cordemoy, cartésien bon
teint qui définit la parole comme transmission de la pensée rationnelle. Pour
Cordemoy, le mensonge est humain. Il reconnaît en effet que d’autres corps sont
humains quand il peut s’assurer qu’ils essaient sciemment et volontairement de
le tromper ; c’est la preuve, et la plus certaine, que ces corps sont, comme le sien,
unis à des âmes. Ce peuple ému qui ne sait comment exprimer sa joie et qui se
réjouit bruyamment (modèle paradoxal pour les académiciens qui ont un devoir
de parole : « tout est bon, hors le silence5 ») n’a de voix que le cri de la passion,
voix naturelle, mais non parole, au sens que les philosophes du dix-septième
siècle donnent au mot.
Les exemples sont en fait légion, et, plutôt que de les énumérer, je soulignerai
qu’ils montrent tous le paradoxe du lieu de l’expression irrépressible de joie chez
le peuple : d’un côté, on décrète omniprésente la voix qui la manifeste ; de l’autre,
cette voix est infra-humaine, elle s’exclame, se récrie, vide de sens – et du coup,
elle est disponible pour servir d’appui au discours que le programme de l’orateur
ou du sujet qui parle requiert. non seulement le peuple s’exprime directement
par le langage de la passion (cris, gestes), non seulement il s’assure des voix les
plus savantes ou les plus érudites ; on lui dit encore ce qu’il dit, on parle pour lui.
Et, sous Louis XIV, que pourrait-il dire d’autre que son amour pour un Roi qui
a précisément pour ses sujets l’amour le plus tendre… L’impératif de Tallemant,
évoquant la campagne de Flandre de 177, est caractéristique du désir de voir
les sujets de Sa Majesté tenir leur rôle dans la célébration réverbérée de texte en
texte – et donne des arguments pour suggérer qu’il n’y a pas encore réellement de
« sphère publique » où une opinion peut se former et surtout se faire entendre7 :

5 Ibid., p. 22.
 Dans Salonnières, Furies and Fairies. The Politics of Gender and Cultural Change in Absolutist
France (Newark, DE : The University of Delaware Press, 2005), Anne Duggan résume les dé-
bats récents sur la place des femmes dans la sphère publique. Elle reprend en particulier la dis-
tinction que Dena Goodmann fait pour le XVIIIe siècle entre la sphère publique « inauthentique »
de l’autorité politique (sphère publique qu’elle-même appelle « politico-économique ») et une
« sphère publique “authentique” (socioculturelle) où les gens étaient réunis par l’usage commun
de la raison » (41 ; traduction P2). Les salons seraient, pour Anne Duggan, l’une des composan-
tes de cette sphère publique. Mais les peuples auxquels on prête un discours d’amour pour leur
roi ne sont guère réellement concernés par cette distinction et l’existence qu’elle implique d’une
sphère publique séparée de la sphère du pouvoir.
7 Sur ce point, voir P. Zoberman, « Public Discourse, Propaganda, and Personality Cult under
Louis XIV », The Public 8 (2001), 3, p 5-71.
42 Pierre ZOBERMAN

« Adorez, Peuples, les pas de ce Prince Auguste : ce n’est pas sans raison qu’à son
retour vous semiez son chemin de fleurs, & qu’il trouvoit par tout des marques
extraordinaires de vostre joye8. »
Peuple ému donc, comme sont émus les simples paroissiens qui voient tout
à coup Monsieur, frère du Roi, apparaître à l’office à Saint-Eustache, et à qui l’on
dit ce qu’ils ressentent, dans une interprétation, moins de leurs exclamations que
le sermon retient, mais de leur attitude, vue comme variante de l’explosion de
joie. On dit en somme au peuple ce qu’il dit et ce qu’il sent. Il ne faudrait pas être
simpliste en affirmant qu’il y a là fabrication pure et simple. Le topos pathétique du
peuple en liesse correspond certainement à une part de réalité. Comme le rappelle
Bourdieu, « le langage d’autorité ne gouverne jamais qu’avec la collaboration de
ceux qu’il gouverne, c’est-à-dire grâce à l’assistance des mécanismes sociaux
capables de produire cette complicité, fondée sur la méconnaissance, qui est au
principe de toute autorité10 ». Et cette complicité et cette méconnaissance jouent
certainement un grand rôle dans la « joie » et la patience des sujets. nul doute que
bon nombre des assistants aient été en effet fort aise de voir Monsieur en leur sein11…
On retrouve ici les manifestations de la conscience de soi aliénée, pour reprendre
cette fois l’analyse althussérienne du théâtre matérialiste dialectique – les classes
dominantes imposant leur idéologie comme universelle et dominante12. Mais, en
même temps, cette projection sur la voix populaire, sur les réactions (forcément

8 Tallemant, « Panégyrique du Roy sur la campagne de Flandre » (177), dans P. Zoberman, éd.,
Les Panégyriques du Roi prononcés dans l’Académie française, Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 11, p. 13.
 « Après avoir fait la division de son Discours, il dit : C’est le partage de ce discours que je consa-
cre, Messieurs, au Triomphe de J.-C. & à vôtre instruction, car ni ma bouche ne doit point icy
annoncer les œuvres des hommes, ni vos yeux ne doivent point regarder d’autres grandeurs
que celle du Dieu saint dont vous venez entendre la parole, & si dans la joye que vous avez
de posseder au milieu de vous un auguste Prince, vous attachez sur luy vos regards, si vous
admirez en luy sa pieuse ardeur à passer de son Palais dans le Temple, son respect pour les
choses saintes, sa veneration pour les ministres sacrez, son zele pour les gens de bien, dans une
si haute élevation, une si grande sagesse dans le centre des passions, une soûmissison aux loix
si fidelle ; si vous êtes charmez de cette égalité d’ame & de cette bonté à qui toute reputation est
sacrée & toute misere est precieuse, bonté qui le fait regner sans couronne, rendez-en la gloire à
celuy qui donne la grace. Rapportez ces merveilles à la puissance de J.-C. ressuscité par qui les
Cesars sont devenus Chrestiens, & les superbes Geans ont esté réduits à l’humilité des enfans,
qui a instruit à pleurer leurs pechez ceux qui sçavent finalement vaincre leurs ennemis & qui a
fait si souvent descendre de leurs trônes ces Dieux de la Terre pour les amener à son Sépulcre. »
(Mercure galant, mai 1, 138-141).
10 Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 182, p. 113.
11 Tout comme en juin 2005, à Londres, les spectateurs de Billy Elliot, the Musical furent tout
émus de voir monter sur scène Elton John, qui en avait composé la musique et qui venait annon-
cer qu’un donateur ayant assumé les frais de la soirée, le théâtre avait pu faire don de la recette
à la fondation SIDA (AIDS Foundation) du célèbre artiste pop.
12 Voir Louis Althusser, « Le ‘Piccolo’, Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste »
(dans Pour Marx, Paris, François Maspero, 1, p. 128-152).
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 43

passionnelles chez des êtres encore bien proches de la nature et de l’animalité)


sert de fondement à la représentation des rapports sociaux que se donnent les
groupes de l’élite. Si l’on poursuit l’analyse en termes bourdieusiens, on peut
dire que le postulat de la joie du peuple fait partie du processus d’autorisation qui
permet aux énoncés cérémoniels de remplir leur fonction d’apparat.
En produisant l’illusion d’une harmonie sociale heureuse (c’est-à-dire en
masquant les divisions), le topos de l’émotion populaire joue en somme un rôle
architectonique, puisqu’il donne sens à la réunion des catégories sociales. Il est
d’autant plus important qu’il est en quelque sorte réversible, et que les peuples
malheureux sont aussi susceptibles de prêter leur voix aux discours qui amplifient
leurs plaintes. Les oscillations des rapports entre le Parlement de Paris et les rois
de France montrent que, dès que les parlementaires se sentent en position de
force, ils se réclament d’une voix du peuple, dont ils défendraient les intérêts,
pour s’opposer à l’autorité royale, laquelle, nullement en reste, dénonce cette
prétention dès qu’elle a repris le dessus13. Et les pamphlétaires, en particulier après
la révocation de l’édit de Nantes en 185 ne font-il pas état d’une voix populaire
tout aussi inarticulée, pour opposer à la joie et au bonheur qui hantent les textes
officiels, l’abattement et le malheur réels qu’ils répèteraient ? Dans Les Soupirs
de la France esclave, qui aspire aprés la liberté de Jurieu (Amsterdam, 18), les
soupirs ne sont que le double inversé des explosions de joie. Seul le chroniqueur
peut en fait articuler historiquement l’origine des malheurs des peuples.

J’ai suggéré en ouverture que le topos lui-même n’était ni une invention


de l’Ancien Régime, ni un phénomène inconnu des régimes contemporains. Il
reste que ses manifestations dans le cadre de la monarchie louis-quatorzienne
ont un sens spécifique – en particulier sous la forme de la joie populaire. Ce qui
est en jeu, ici, c’est l’idéologie de l’absolutisme. Comme potestas absoluta, la
monarchie absolue suppose que la volonté d’un seul (« le bon plaisir ») s’exerce
sans restriction matérielle et sans contrepoids. Cependant, la justification
idéologique fondamentale de l’absolutisme, c’est qu’en échange, par exemple,

13 Les mémoires de Louis XIV sont sur ce point très éclairants : «… au lieu qu’au siècle passé
une partie de leur intégrité était de ne pas approcher du Louvre, et cela, non pas par mauvais
dessein, mais par la fausse imagination d’un prétendu intérêt du peuple opposé à celui du prince,
et dont ils se faisaient les défenseurs sans considérer que ces deux intérêts ne sont qu’un, que la
tranquillité des sujets ne se trouve qu’en l’obéissance, qu’il y a toujours moins de mal pour le
public à supporter qu’à contrôler même le mauvais gouvernement des rois dont Dieu seul est le
juge, et que ce qu’ils semblent faire contre la loi commune est fondé le plus souvent sur la raison
d’État, qui est la première des lois, mais la plus méconnue et la plus obscure à tous ceux qui ne
gouvernent pas » (Mémoires de Louis XIV, présentés et annotés par Jean Longnon, nouv. éd.
revue et corrigée, Paris, Librairie Jules Tallandier, 178, p. 0). Jurieu, qui n’adopte pas la même
perspective, évoque effectivement l’évolution des parlements qui se seraient progressivement
intégrés à l’appareil royal, perdant ainsi leur nature originaire (sur Jurieu, voir les remarques
qui suivent).
44 Pierre ZOBERMAN

de l’abaissement de la noblesse, qui fait que tous les sujets sont effectivement
soumis au bon vouloir royal, tous les groupes sont satisfaits, et même heureux.
Affirmer le bonheur sans nuage des peuples, dont le Roi a toujours l’intérêt à
cœur, c’est affirmer du même coup que le pouvoir monarchique a réussi, a rempli
sa mission, ou plutôt la mission sur laquelle se fonde sa cohérence idéologique.
Ici encore, les exemples sont nombreux, mais les plus éclairants sont ceux
qui affirment paradoxalement ce bonheur à l’occasion des souffrances mêmes
du peuple. La révocation de l’édit de Nantes démultiplie la parole, comme s’il
fallait sans cesse confirmer que tout, dans la politique royale, était fait dans
la pensée de rendre les peuples heureux. J’ai déjà étudié ces phénomènes qui
relèvent proprement de la propagande14. Ce qui importe ici, c’est la disponibilité
du topos, au moment même où l’orateur semble devoir concéder une souffrance.
Le Mercure galant s’enthousiasme devant les conversions collectives dans les
villes de province, sous la conduite de personnages en vue ou de figures bien
connues des lecteurs du périodique, comme Mlle Bernard à Rouen ou les Dacier
à Castres15. Une sorte de compulsion, de liesse incontrôlable envahit les textes
officiels. La Continuation du Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet est
caractéristique :

Parle qui voudra, ou plutost qui le pourra faire dignement de la profonde sagesse
de ce grand Roy, qui a procuré la vie de la grace à tant d’Ames par ce saint zele :
sa patience, sa douceur, ses bienfaits par des Lois aussi salutaires qu’équitables ;
quoy que d’abord comme les Medecines elles ayent paruës ameres aux plus mala-
des, qui publient maintenant la santé qu’ils en ont receuë1.

14 Voir « Propagandes : pouvoir en peinture ou récit du pouvoir ? », dans S. Bonnafous, P. Chi-


ron, D. Ducard, C. Lévy, dirs., Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine,
Révolution française, monde contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003,
p. 101-110, et « Eloquence and Ideology : Between Image and Propaganda », Rhetorica XVIII,
3 (Summer 2000), p. 25-320.
15 Voir Mercure galant, octobre 185, p. 27 sq.
1 Jean de La Barre, Continuation de l’Histoire universelle de Messire Jacques Benigne Bossuet
Évêque de Meaux. Depuis l’An 800. de Notre Seigneur jusqu’à l’An 1700. inclusivement [Lon-
dres, David Mortier, th edition, 1707 (publié comme second volume du Discours sur l’histoire
universelle de Bossuet), P. 11-12]. On pourrait peut-être voir dans l’emploi du verbe publier
l’implication d’un discours. Il est tout aussi logique de conclure que cette « santé » se « publie »,
s’extériorise d’elle-même, qu’elle éclate, tout comme la joie des peuples. De toute façon, c’est
encore un discours minimal.
De plus, nous avons clairement affaire ici à la vision officielle, à en juger par les variantes que
fournissent les panégyriques prononcés devant l’Académie française (qui ont tendance, malgré
tout, à ne traiter qu’en passant le « miracle » de la ‘disparition’de la RPR). En 187, Tallemant
s’exclame, devant l’enthousiasme prêté aux « nouveaux convertis » : « D’où peuvent venir ces
prodiges... si ce n’est de la confiance extreme des Peuples en l’amour de leur Prince pour eux.
Ils ne peuvent s’imaginer qu’il exige d’eux aucune chose qui ne soit pour leur bien & pour leur
avantage, ils ne peuvent croire qu’un Prince si juste, si moderé, si sage soit dans la voye de l’er-
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 45

nouvelle version du paradoxe du pharmakon entre poison, médecine et


magie, mis en évidence par Derrida il y a plusieurs décennies17 ? Voilà que les
mesures apparemment répressives – proscription de la « Religion Prétendue
Réformée » (expression qui servait à l’époque pour désigner les Protestants),
commodément appelée « erreur » autant qu’hérésie – se révèlent à ceux mêmes
qu’elles frappent comme les prescriptions bénéfiques savamment dosées par un
monarque, père de ses peuples qui se double d’un habile médecin – et cette révélation
s’accompagne, automatiquement, du pathétique de leur reconnaissance. Bonheur
et joie sont donc les termes-clés de cette écriture du succès de la monarchie.
Encore aujourd’hui, le pouvoir se légitime d’avoir entendu la voix du peuple (on
se rappelle encore le « je vous ai compris » de de Gaulle18 !), et il n’est pas de
régime totalitaire qui n’ancre son discours sur l’affirmation qu’il exprime la voix
du peuple. Mais le pathos du peuple en liesse est nécessaire à la représentation
de la monarchie absolue sur le plan idéologique, même si le régime se définit par
l’absence de toute restriction sur l’autorité – peut-être parce qu’à la différence
des régimes modernes, des républiques qui se sont dites populaires précisément,
le peuple n’est pas posé comme le détenteur du pouvoir – seulement comme
son bénéficiaire. Du coup, le flot ininterrompu de littérature encomiastique qui
a submergé le royaume, voire l’Europe, au temps de Louis XIV correspond à un
mécanisme de renforcement insistant de la vision autorisée du régime.
Si l’on prend malgré tout au sérieux les textes qui soulèvent, par dénégation,
la possibilité d’un mécontentement populaire, on peut penser que ce lieu pathétique
de l’expression de la joie populaire est en même temps le point d’affleurement
d’une voix populaire plus authentique et surtout irréductible aux scripts qu’on
impose à son discours. Du coup, on peut aussi y diagnostiquer une sorte de
comportement incantatoire pour se protéger des réactions passionnelles négatives
du peuple : les explosions de violence, contrepartie des cris de joie et des marques
irrépressibles de reconnaissance. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter des textes
comme le « Discours sur la guerre présente » de 12, que le Mercure galant
cite, et que j’ai toujours plaisir à évoquer parce qu’il me remet irrésistiblement
en mémoire une plaisanterie canonique (« D’abord, je n’ai pas volé la montre, et
ensuite elle n’était pas en or »). La tâche de l’orateur est clairement compliquée
par le décalage entre une tradition rhétorique louis-quatorzienne euphorique
et des circonstances au contraire dysphoriques. Ayant commencé par noter la
tendance universelle des sujets à blâmer les monarques pour les maux qu’ils

reur, & sur cette pensée ils courent sans balancer où sa voix les appelle, cedent sans peine à tout
ce qu’il luy plaist de leur inspirer, & Dieu voit ainsi le Fils aisné de son Eglise, triomphant de
l’heresie & du mensonge, & la France ne faisant plus qu’un troupeau, & ne connoissant qu’un
seul Pasteur. » (P. Zoberman, Panégyriques du Roi…, p. 211).
17 La Pharmacie de Platon, Paris, Tel Quel, s.d., p. 30 sq.
18 Discours du 4 juin 158 à Alger.
4 Pierre ZOBERMAN

subissent, l’orateur se reprend et propose le seul contre-exemple, les sujets de


Louis le Grand :

Les François seuls ne sont point capables d’un sentiment si injuste & si condam-
nable. Leur amour pour leur Prince, non seulement les tient dans une obeissance
& dans une soumission qui fait leur plaisir & leur joye, mais il enchaisne leurs
cœurs d’un lien encore plus fort & plus etroit ; & quoy qu’ils ayent quelquefois
apperceu de loin les maux que la guerre cause, ils l’ont toujours trouvée si juste,
qu’ils n’en ont pris que plus de cœur & plus d’indignation contre les Ennemis de
l’État, qu’ils ont regardez comme les seuls auteurs de ce qui pouvoit alterer le
repos de leur vie1.

Il y a véritablement de l’ironie dans les mécanismes que je viens de décrire,


si l’on définit comme ironiques des énoncés qui ne sont pas (complètement) pris
en charge par le locuteur. La voix du peuple porte toujours une vérité qui n’est
pas sa vérité, qui est fabriquée pour lui, en son nom, mais aussi à sa place – un
effet de ventriloquisme20. Pour en revenir à la question qu’implique l’affirmation
titulaire de Bourdieu, « ce que parler veut dire21 », nous avons affaire à des foules
qui ne sont jamais autorisées à parler (qui n’ont pas autorité pour le faire), qui
ne sont pas les auteurs de leur discours (du discours qu’on leur prête) et qui
n’ont donc pas d’autorité sur lui. Source d’étonnement admiratif, l’expression
irrépressible de joie marque en même temps le refoulement d’une voix du peuple,

1 Mercure, juin 12, p. -11. Le texte (qui n’est introduit que par la phrase : « Ce Discours a esté
prononcé dans une celebre occasion par Mr Delmas, Avocat du Roy au Presidial, & Senechal de
Roüergue »), s’ouvre sur l’énoncé de la règle : « Deux des plus extraordinaires & des plus cruel-
les injustices qui se commettent dans la vie, sont d’attribuer ce qui n’arrive que par un decret
de la Providence (que les Anciens appelloient un Arrest du Destin) uniquement à ceux qui n’en
sont que les simples Executeurs & les Ministres, & de rendre responsables, non seulement des
événements, mais encore des incidens, de ce qui survient occasionnellement, & des suites, ceux
mesmes qui ont pris les plus justes mesures pour le succés de leurs desseins, & pour empêcher
ce qui n’est arrivé enfin que par une necessité fatale, que toute la prudence humaine ne pouvoit,
ny prévenir, ny éviter. Les Princes, dans quelque élevation qu’ils soient, ne sont point à couvert
de ces atteintes, & quelque tendresse qu’ils ayent pour leurs Sujets, ils ne trouvent souvent dans
leur esprit que de la douleur, dans leur cœur que de l’ingratitude, & dans leur bouche que du
murmure, dés qu’une conjoncture malheureuse telle qu’est la guerre (effet funeste plus souvent
d’une fatalité inévitable, que de leur déliberation) les necessite d’exiger d’eux les secours qu’ils
leur doivent, & qu’ils ne demandent pour l’ordinaire, que pour la défense & le propre interest de
ces ingrats. » Pour une analyse de ce texte dans la perspective de l’opposition entre propagande
proprement dite et élaboration d’image (culte de la personnalité, voir P. Zoberman, « Eloquence
and Ideology : Between Image and Propaganda », Rhetorica XVIII, 3, Summer 2000).
20 J’avais d’abord assimilé cet effet à une sorte de karaoké, et je dois à Gary Ferguson cette carac-
térisation clairement plus exacte : on prête au peuple des réactions passionnelles qu’on interprète
– le karaoké supposerait qu’à défaut de proférer un discours autonome, le peuple en répète un,
alors qu’on lui en met un dans la bouche.
21 Ce que parler veut dire, op. cit.
Un topos pathétique de l’harmonie sociale sous l’Ancien Régime 47

un mécanisme qui demeure perceptible dans les réactions officielles au verdict des
urnes aujourd’hui. Un tel refoulement n’est pas sans enjeux. On entend souvent
les gouvernements les plus répressifs affirmer qu’ils sont l’expression de la voix
du peuple. En se faisant l’écho d’une voix du peuple qui chante inlassablement
son bonheur, le régime monarchique se donnait une base idéologique, tout en se
prémunissant mythiquement contre les explosions de colère du peuple ; le risque,
aujourd’hui, c’est de voir ce peuple dont on fait taire la voix en affirmant qu’on
l’a compris se tourner vers ceux qui tablent sur la frustration et le mécontentement
ambiants pour fonder leur propre crédibilité comme porte-parole de ce peuple
dépossédé de son discours, dans la pure tradition populiste ou fasciste.
Pathos et discours politique
Patrick CHARAUDEAU

Rappels

Ayant déjà traité la question des émotions à propos du discours des médias
– et particulièrement de la télévision – au cours d’un colloque qui eut lieu à Lyon
en l’an 2000, je me contenterai de rappeler dans un premier temps un certain
nombre des points que j’ai développés, et qui serviront d’attendus pour la suite
de mon propos.
Tout d’abord, je n’entrerai pas dans la discussion autour du choix des
termes qu’il convient de retenir pour parler de cette question : pathos, émotion,
sentiment, affect, passion. Chacun de ces termes est susceptible de recouvrir une
notion particulière, et on peut gager que chacune de ces notions dépend d’un
point de vue théorique particulier. Je me contenterai simplement de dire que, pour
ce qui me concerne, je pense qu’il faudrait distinguer la notion de « sentiment »
de celle d’« émotion » dans la mesure où la première semble davantage liée à
l’ordre de la morale, alors que la seconde serait plutôt liée à l’ordre du sensible.
Mais cela mériterait un long développement, raison pour laquelle, dans l’exposé
qui suit, j’emploierai ces termes indifféremment l’un pour l’autre.

Les émotions comme représentation sociale


On fera l’hypothèse que les émotions relèvent d’une « rationalité
subjective » parce que – cela nous vient de la phénoménologie –, elles émanent
d’un sujet dont on suppose qu’il est fondé en « intentionnalité », elles sont
orientées vers un objet « imaginé » parce que cet objet est arraché à la réalité
pour devenir un « réel » signifiant, le rapport entre ce sujet et cet objet se fait par
la médiation de représentations.

C’est parce que les émotions se manifestent dans un sujet « à propos » de quelque
chose, qu’il se figure, disions-nous, qu’elles peuvent être dites représentationnel-
les. La pitié ou la haine qui se manifeste chez un sujet n’est pas le simple résultat
d’une pulsion, ne se mesure pas seulement à une sensation d’échauffement à une
poussée d’adrénaline ; elle s’éprouve à la représentation d’un objet vers lequel
tend le sujet ou qu’il cherche à combattre. Et comme ces connaissances sont rela-
tives au sujet, aux informations qu’il a reçues, aux expériences qu’il a faites et aux
valeurs qu’il leur attribue, on peut dire que les émotions ou les sentiments sont liés
à des croyances1.

1 nous reprenons ici notre analyse développée dans « Une problématisation discursive de l’émo-
tion. A propos des effets de pathémisation à la Télévision », PLAnTIn (dir), Les émotions dans
les interactions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 125-155.
50 Patrick CHARAUDEAU

Ces croyances « s’appuient sur l’observation empirique de la pratique des


échanges sociaux et fabriquent un discours de justification qui met en place un
système de valeurs érigé en norme de référence2 ». Elles témoignent donc, à la fois,
« du rapport de “désirabilité” que le groupe social entretient avec son expérience
de la quotidienneté, et du type de commentaire d’intelligibilité qui est produit
sur le réel, sorte de métadiscours révélateur de son positionnement3 ». C’est ainsi
que l’on peut dire qu’une mort ne vaut pas une mort du point de vue de son effet
pathémique. Selon qui la perçoit – médecin, soldat, ami, parent ou téléspectateur –
la médiation représentationnelle varie faisant varier l’effet émotionnel.

Émotions et effets possibles


Dans une perspective d’analyse du discours, les sentiments ne peuvent
être considérés ni comme une sensation, ni comme un éprouvé, ni même comme
un exprimé, car si le discours peut être porteur et déclencheur de sentiments ou
d’émotions, ce n’est pas en lui que se trouve la preuve de l’authenticité du ressenti.
On ne confondra pas l’effet que peut produire un discours quant à la naissance
possible d’un sentiment et le sentiment comme émotion ressentie. Le ressenti,
d’ailleurs, n’est jamais réfutable. Une émotion ressentie, si elle est authentique, est
là comme un surgissement irrépressible, et aucun discours n’y peut rien. La raison
n’a aucune prise sur elle. En revanche, le discours visant à produire une émotion
est, lui, réfutable : « Vous ne m’aurez pas avec votre façon jouer les victimes » peut-
on répliquer à quelqu’un qui essaye de vous attendrir. De même, on peut expliquer
après-coup, voire justifier, l’expression d’une émotion si on la juge honteuse.
Cela incite à prendre le parti d’une « rhétorique des effets » déjà présente
chez certains rhétoriciens de l’Antiquité, comme le rappelle R. Barthes, et
particulièrement chez Aristote : persuader son auditoire consiste à produire chez
celui-ci des sentiments qui le prédisposent à partager le point de vue de l’orateur.
Le sentiment ne sera pas confondu avec son expression (même si celle-ci peut
jouer un certain rôle), il sera considéré comme un effet possible que peut susciter
une certaine mise en discours auprès d’un certain public, dans une certaine
circonstance.

Les traces sémiologiques des émotions


Y a-t-il des traces propres à l’expression des émotions qui serviraient de
support au récepteur pour, sinon les éprouver lui-même, du moins les repérer ?
La réponse n’est pas facile, car qu’il s’agisse du langage verbal, du langage de
l’image ou d’autres moyens d’expression tels les gestes ou les mimiques, l’emploi
de mots ou de traits iconiques ne constituent pas nécessairement la preuve de

2 CHARAUDEAU P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours,


Bruxelles, De Boeck-Ina, 2005.
3 Ibid., p. 47.
Pathos et discours politique 51

l’existence d’une émotion. Des mots tels que « colère », « horreur », « angoisse »,
« indignation », etc. désignent des états émotionnels mais ne provoquent pas
nécessairement de l’émotion. Il peut même se faire que leur emploi ait un effet
contre-productif : expliciter un état émotionnel pourrait être interprété comme un
faux-semblant, car comme on le dit dans certaines cultures : « l’émotion vraie se
ressent, mais ne se dit pas ». D’autres mots comme « victime », « assassinat »,
« crime », « massacre », des images de sang de destruction, d’inondation,
d’écroulement qui ont partie liée avec les drames du monde, des exclamations
(ah ! oh ! hélas !) sont susceptibles d’exprimer ou d’engendrer des peurs, des
souffrances, de l’horreur, mais sont seulement « susceptibles ». Ce que l’on peut
dire, c’est que ces mots et ces images sont, à tout le moins, de « bons candidats »
au déclenchement des émotions4. Mais tout dépend de l’environnement de ces
mots, du contexte, de la situation dans lesquels ils s’inscrivent, de qui les emploie
et qui les reçoit.

Des catégories pathémiques


Enfin, dernier rappel, j’avais tenté de catégoriser des effets pathémiques,
à partir des procédés de mise en scène de la télévision. Je ne les redéfinirai pas
ici, mais je rappellerai ce que j’avais appelé les « topiques du pathos », parce
qu’on les retrouve dans le discours politique : topique de « la douleur » et son
opposé « la joie » ; topique de « l’angoisse » et son opposé « l’espoir » ; topique
de « l’antipathie » et son opposé « a-sympathie ». Chacune de ces topiques était
définie en termes de scénario et de figure (tristesse-souffrance/contentement-
fierté ; peur-terreur/confiance-appel ; colère-aversion/bienveillance-compassion)
assignant une certaine place (adhésion/distance) au téléspectateur5.

Proposition

Ces quatre principes qui agissent simultanément posent au sujet parlant un


certain nombre de problèmes qu’il lui faut résoudre pour échanger avec un autre,
et que l’on peut décrire sous la forme d’une série de questions : comment entrer
en contact avec l’autre ? comment imposer sa personne de sujet parlant à l’autre ?
comment toucher l’autre ? comment organiser la description du monde que l’on
propose/impose à l’autre ?
Entrer en contact avec l’autre se fait par le biais d’un processus
d’énonciation qui consiste en : justifier la raison pour laquelle on prend la parole,
car prendre la parole est un acte d’exclusion de la parole de l’autre (pendant qu’on
parle, l’autre ne parle pas) qu’il faut pouvoir légitimer ; établir un certain type de

4 « Une problématisation discursive de l’émotion », op. cit.


5 « Une problématisation discursive de l’émotion », op. cit.
52 Patrick CHARAUDEAU

relation à l’autre dans lequel on assigne à celui-ci une place. Cela correspond à
un processus de régulation pour la réalisation duquel le sujet parlant a recours
aux procédés d’énonciation locutifs (Allocutif, Élocutif, Délocutif6) qui sont en
vigueur dans le groupe social auquel il appartient, et qui se constituent en ce que
l’ethnométhodologie appelle des « rituels socio-langagiers ». La finalité de ce
processus est l’adhésion aux normes sociales de comportement.
Comment imposer sa personne de sujet parlant à l’autre répond à la
nécessité pour le sujet parlant de faire qu’on le reconnaisse comme une personne
digne d’être écoutée (ou lue), soit parce qu’on la considère crédible, soit parce
qu’on peut lui attribuer sa confiance, soit parce qu’elle représente un modèle
charismatique. Il s’agit ici d’un processus d’identification qui exige du sujet parlant
qu’il construise de lui-même une image qui ait un certain pouvoir d’attraction sur
l’auditoire de sorte que celui-ci adhère de manière quasi irrationnelle à ce que dit
le locuteur. C’est la problématique de l’ethos, particulièrement importante dans
le discours politique mais que je ne traiterai pas ici7.
Comment toucher l’autre est l’objectif que peut se donner le sujet parlant
pour faire que cet autre ne pense pas et se laisse emporter par les mouvements de
son affect. Le sujet parlant a alors recours à des stratégies discursives qui tendent
à toucher l’émotion, les sentiments, de l’interlocuteur ou du public de façon à la
séduire ou au contraire lui faire peur. Il s’agit d’un processus de dramatisation
qui consiste à provoquer l’adhésion passionnelle de l’autre en atteignant ses
pulsions émotionnelles. On est en pleine problématique du pathos, bien que celle-
ci puisse s’étendre aux autres attitudes. C’est celle-là que je traiterai ici à propos
du discours politique.
Enfin, comment organiser la description du monde que l’on propose/ou
impose à l’autre consiste à, d’une part, décrire et narrer les événements du monde,
d’autre part, à apporter des explications sur le comment et le pourquoi de ces
événements. Pour ce faire, le sujet parlant aura recours à des modes d’organisation
discursive selon une certaine rationalité narrative et argumentative8, et en
supposant que l’autre pourra les reconnaître et y adhérer. Il s’agit d’un processus
de rationalisation qui, évidemment, est en même temps empreint des autres, et
que je ne traiterai pas ici.
La figure placée en fin d’article représente la position du sujet parlant pris
entre les contraintes de la situation de communication dans laquelle il se trouve et
les processus qu’il met en œuvre. Dans le débat qui oppose les partisans du tout
est argumentation, quitte à y distinguer en son sein une activité plus rationalisante

6 Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.


7 J’ai discuté et décrit cette catégorie dans mon dernier livre Le discours politique. Les masques
du pouvoir, Paris, Vuibert, 2005.
8 Voir Grammaire du sens et de l’expression, op. cit.
Pathos et discours politique 53

ayant pour but la vérité (où l’on peut détecter des paralogismes), et une autre
plus persuasive ayant pour but la véracité (où les paralogismes n’ont pas lieu
d’être), d’autre part, les partisans d’une distinction primitive entre argumentation
et persuasion, je choisis une autre position, celle qui consiste à mettre en notion
générique, surdéterminante, une finalité d’influence, laquelle se réalise à travers
divers processus dont on aura remarqué, par le jeu des flèches en pointillé, qu’ils
sont en interaction constante entre eux.

Pathos et discours politique

Pour mieux comprendre comment le pathos intervient dans le discours


politique et tenter d’en décrire ses effets possibles, il convient de circonscrire
le cadre de cette pratique sociale, puis, à l’intérieur de celui-ci décrire les
caractéristiques générales du discours populiste à propos duquel on montrera
comment les effets pathémiques sont mis en scène.

La scène du discours politique


La parole du discours politique est une parole qui, d’une part, circule dans
l’espace public, d’autre part, s’inscrit dans une scène politique.
Une parole qui circule dans l’espace public est une parole qui est lancée sans
que l’on ait la totale maîtrise des effets qu’elle produira, mais avec la supposition
raisonnable qu’elle sera diversement interprétée. L’analyser nous conduit donc à
nous interroger sur :
- qui lance cette parole, à l’adresse de qui en définissant quelle identité
des partenaires (ici l’auditoire est toujours une entité collective de grand nombre)
et en se fondant sur quelle légitimité ?
- dans quelle situation de communication et quel en est le dispositif
d’échange ?
- dans quel but de persuasion exigeant visées de crédibilité et de captation
de la part de l’instance discursive ?
Cela nous conduit à déclarer que l’émotion ne peut être traitée de la même
façon selon que cette parole circule dans espace privé ou dans un espace public9.
Cet espace public est susceptible d’être lui-même structuré de diverses façons
en différentes « scènes discursives » (scientifiques, juridiques, religieuses) parmi
lesquelles se trouve la scène politique qui se différencie, malgré ce qu’avancent
certains, de la scène publicitaire et de la scène médiatique, même si elles ont parti
lié entre elles.
La scène politique se caractérise par un dispositif qui est mis au service d’un
enjeu de pouvoir. Celui-ci met en présence une instance politique et une instance

9 Évidemment, il conviendrait d’approfondir ces deux notions.


54 Patrick CHARAUDEAU

citoyenne, l’instance politique étant toute tendue vers un « agir sur l’autre » qui
doit s’accompagner d’une « exigence de soumission de l’autre », ce qui explique
que cette tension soit orientée vers la production d’effets ; mais comme dans un
régime démocratique le pouvoir résulte à la fois d’un « consentement » (H. Arendt),
d’une « domination légitime » (M. Weber) et d’une « organisation administrative »
(J. Habermas), l’instance politique est tenue d’exercer ce pouvoir au nom :
- d’un droit dont une part est la légitimité attribuée par le jeu de la
représentativité, de la délégation du pouvoir par le peuple, et une autre part est
acquise par des stratégies discursives de légitimation mise en œuvre par le sujet
politique ;
- d’un savoir et d’un savoir-faire pour lesquels le sujet politique aura
recours à des stratégies de construction d’images de lui-même, de façon à se rendre
crédible aux yeux de l’instance citoyenne (ethos de crédibilité), et attractif (ethos
d’identification10), ethos d’identification qui pose le problème de la frontière avec
les effets de pathos puisque celui-ci cherche à toucher l’affect du citoyen.
- de valeurs, de valeurs communes, qu’instance politique et instance
citoyenne sont censées partager pour fusionner dans un certain idéal de « vivre
ensemble ». Ici encore se pose le problème de la frontière, cette fois entre logos
et pathos, puisqu’on peut adhérer émotionnellement à des valeurs supérieures.
On voit que le discours politique est un lieu de vérité piégée, lieu de faire
semblant puisque, ce qui compte n’est pas tant la « vérité » de cette parole lancée
publiquement, que sa force de « véracité ».

La mise en scène du pathos dans le discours populiste


De nombreux écrits se sont attachés à tenter de définir le phénomène
politique qu’on appelle « populisme ». On n’en donnera pas une nouvelle
définition, mais il convient d’en résumer quelques caractéristiques récurrentes
pour expliquer ce qui est à la base de ce type de discours.
Le populisme est un mouvement de masse qui naît dans une situation de
crise sociale. La masse est une agrégation d’individus autour d’un inconscient
collectif qui dit que cette agrégation a prétention à représenter le peuple dans
sa souveraineté populaire, et le mouvement est orienté contre les élites qui sont
considérées responsables de la situation de crise, impuissantes à apporter une
solution réparatrice, voire soupçonnées de protéger leurs privilèges de classe
dominante. Mais ce mouvement plus ou moins insurrectionnel, lui-même
non organisé (il n’est pas mouvement de parti ni de syndicat) a besoin, pour
se manifester et constituer une force de contre-pouvoir, de se rassembler sous
la conduite d’un leader qui soit suffisamment charismatique pour constituer un
support d’identification afin que cet agrégat d’individus puisse fusionner dans

10 Ces deux types d’ethos du politique sont décrits dans Le discours politique. Les masques du
pouvoir, op. cit.
Pathos et discours politique 55

un Moi idéal, représentant transcendantal d’une nouvelle mais illusoire entité


collective.

Ainsi, masse réagissant de façon émotionnelle face à une crise, élites


jugées responsables et apparition d’un leader permettent que soit mise en scène
une dramaturgie discursive qui consiste à :
- dénoncer une situation de déclin dont le peuple est victime, jouant sur
la topique de l’« angoisse » : « Un million d’immigrés, un million de chômeurs »
lançaient à l’emporte-pièce Jean-Marie Le Pen, il y a quelques années. Plus les
formules sont simples, essentialisantes et menaçantes et plus l’effet émotionnel
visé a des chances d’avoir un impact ;
- désigner la source du mal sous la figure d’un coupable qui ne doit pas
être parfaitement déterminé et doit laisser planer l’impression qu’il est caché
dans l’ombre, arrangeant ses affaires en sous-mains (« la classe politique », « les
élites froides et calculatrices » ou « l’établissement » comme dit Le Pen pour ne
pas employer le terme consacré d’establishment), d’où la possibilité de jouer sur
l’existence de complots :

L’établissement, qu’il s’agit de renverser par une révolution de salut public, dési-
gne la classe dirigeante qui impose aujourd’hui son pouvoir. Les droits de l’hom-
me sont des tables de la Loi. Il a ses évangiles selon saint Freud et saint Marx. Il a
son clergé, son architecte et ses maçons. Son lieu de culte, le Panthéon républicain,
ses rites, il prêche la morale11.

On retrouve ici la topique de l’« antipathie » comme orientation de l’affect


en contre d’un agresseur ou simplement d’un ennemi.
- s’instaurer en sauveur en se construisant une image de « puissance » à
travers un comportement oratoire fait de « coups de gueule » (parfois même de
« coups de poing »), le lancement de formules chocs ou le maniement de l’ironie,
catégorie humoristique difficile à manier dans le champ politique parce que
l’ironie ayant toujours un effet destructeur, elle peut être contre-productive, à
moins précisément qu’elle soit l’indice d’une position de force, provocatrice (se
permettre d’occuper la position du cynique). Les dits dérapages verbaux de Jean-
Marie Le Pen n’ont d’autre but que celui de se construire cet ethos de puissant pour
inciter son auditoire à l’épouser. Il s’agit d’un ethos à des fins pathémiques :

Il est bien évident que, depuis 174, il est entré dans notre pays, même officiel-
lement, plusieurs millions d’étrangers. Mais il est vrai aussi que les systèmes de
naturalisation automatique vident cette entité étrangère tous les ans de gens dont

11 LE PEn J – M., Identité, janvier 1990.


56 Patrick CHARAUDEAU

on nous a dit : « Ben, oui, mais il ne s’agit plus d’immigrés, maintenant ce sont
des Français. » Ce sont des Français du type Yaka Miam Miam qui est devenu
secrétaire d’État à l’intégration12.

Mais s’instaurer en sauveur, ce n’est pas seulement invectiver le


monde, c’est aussi exalter des valeurs et s’en faire le porte-parole. Des valeurs
communautaires, car il s’agit de passer du ressentiment13 à la ré-appropriation
d’une identité originaire : « Oui, nous sommes en faveur de la préférence nationale
car nous sommes pour la vie contre la mort, pour la liberté contre l’esclavage, pour
l’existence contre la disparition14. » Des valeurs communautaires qui s’appuient
sur des discours exaltant d’autres valeurs comme celles qui renvoient à la nature
et à tout ce qui est originel :

nous sommes des créatures vivantes. […] nous faisons partie de la nature, nous
obéissons à ses lois. Les grandes lois des espèces gouvernent aussi les hommes
malgré leur intelligence et parfois leur vanité. Si nous violons ces lois naturelles,
la nature ne tardera pas à prendre sa revanche sur nous. nous avons besoin de
sécurité. Et pour cela nous avons besoin comme les animaux d’un territoire qui
nous l’assure15.

Exaltation également des valeurs de filiation et d’hérédité : « Nous croyons


que la France occupe une place singulière en Europe et dans le Monde, car notre
peuple résulte de la fusion unique en soi des vertus romaines, germaniques
et celtes16 » ou bien encore : « Qu’il s’agit là de notre terre, de nos paysages,
certes, tels qu’ils ont été donnés par le Créateur mais tels qu’ils ont été défendus,
conservés et embellis par ceux qui ont peuplé ce territoire depuis des millénaires
et dont nous sommes les fils17. »


En fait, on retrouve cette stratégie discursive dramatisante chez d’autres
leaders politiques sans qu’elles soient portées à ces extrêmes. En cela, on peut
dire que cette stratégie discursive à tendance populiste est constitutive de la
démocratie dans la mesure où le positionnement de l’instance politique la conduit
à s’opposer à un adversaire, à se poser en leader incontestable et à exalter des

12 Discours de Jean-Marie Le Pen à Saint-Franc, Présent, 21 et 22 octobre 1991, p. 111.


13 Pour cette notion, voir dans ce même colloque la contribution de Marc Angenot.
14 La lettre de Jean-Marie Le Pen du 15 mai 1991, p. 115.
15 Discours de Jean-Marie Le Pen prononcé à la fête des Bleu-blanc-rouge, in Présent, op. cit.,
p. 87.
16 Nos valeurs, La Documentation française, 4 mai 1988.
17 Discours de Jean-Marie Le Pen à Saint-Franc, Présent, 21 et 22 octobre 1991, p. 88.
Pathos et discours politique 57

valeurs d’idéalité sociale. Le recours aux effets pathémiques est constitutif du


discours politique.
Mais pour terminer sur une note plus positive de ces effets pathémiques,
je citerai le cas de la « comandante Esther » mandatée par l’EZLn, mouvement
zapatiste de libération nationale des indiens du Chiapas, mené par le charismatique
« subcomandante Marcos », pour faire un discours devant les élus du peuple de la
chambre des députés du Mexique. Celle-ci termina son discours qui était un appel
à la reconnaissance des indiens du Mexique comme faisant partie intégrante de
la nation mexicaine en criant par trois fois « Viva México ! », cri qui fut repris
en chœur, à chaque fois par l’honorable assemblée. Or, ce cri est le privilège du
Président de la République mexicaine, lequel, à chaque fête nationale, lance ce
cri du balcon du bâtiment de La Constitución, cri repris en chœur par le peuple
réuni sur la place. La comandante Esther – dont il faut rappeler qu’elle prononça
son discours masquée – a ainsi piégée les députés en les faisant communier
émotionnellement avec cette Indienne et son discours derrière lequel se trouvait
toute la communauté indienne, et du même coup les obligeant à reconnaître que
le mouvement zapatiste n’est pas un mouvement de dissidence identitaire, mais
au contraire de fusion identitaire dans le peuple mexicain. Voilà un bel exemple
de stratégie de dramatisation dans lequel on voit se mêler pour la bonne cause un
ethos identitaire (« nous, Indiens du Chiapas, faisons partie du peuple mexicain »),
un effet de pathos touchant la fibre patriotique des députés (« vous comme nous
célébrons la nation mexicaine ») et une pointe de logos dans l’exaltation d’une
idéalité sociale (« l’unité du peuple nécessaire à la constitution de la nation»).
58 Patrick CHARAUDEAU
Les choses sont pathétiques

Georges MOLINIÉ

À la suite du renouveau des études de rhétorique depuis une vingtaine


d’années, notamment en France, par opposition au continuum dans les autres
pays civilisés, ce qui n’exclut nullement des avancées ou des renouvellements
spectaculaires au sein même de ces aires protégées (ainsi l’apport de Perelman
en Europe), et après les nombreux produits qui se sont manifestés dans quantités
d’ouvrages, colloques et numéros spéciaux1, sans compter les travaux d’édition
savante de traités classiques, je voudrais me contenter de proposer, ou de re-
préciser, deux connexions, qui n’en forment peut-être qu’une, autour de la notion
de pathos.
C’est la connexion rhétorique, et c’est la connexion herméneutique2.
Pour moi, il s’agit avant tout de la rhétorique aristotélicienne, telle que je
la réinterprète. À cet égard, je considère que le domaine éthique et le domaine
pathétique, formant l’un comme l’autre un type de topique-source des preuves
techniques (ou artificielles) dans la posture sociale de l’argumentation, constituent
de fait un ensemble graduel, du plus stabilisable au moins stabilisable, de l’ordre
d’une sorte de socio-sémiotique psycho-sentimentale : l’affectif en général, comme
balisage justement rhétorique. On peut y voir du pathétique lato sensu, c’est-à-
dire une cartographie des dispositifs des affects. Et on peut aussi y voir la trace,
la manifestation très triée, élaborée et codifiée, de tensions et de dynamismes qui
relèvent d’un ordre anthropologique plus profond et fondamental. Le pathétique
apparaît alors comme l’une des dimensions constitutives de l’humain, en tant que
du phénoménal pro-social.
C’est à ce point que je rejoins, dans ma propre entreprise de théorisation,
ou dans l’entreprise de ma propre théorisation, la préoccupation herméneutique,
c’est-à-dire, à mon avis, de philosophie du langage. Sans remonter ab ovo,
puisque tout le monde doit être au courant, et que je m’en suis expliqué à plusieurs
reprises3, je rappelle quelques axes. On peut se situer du côté d’un externalisme
modéré, qui préserve à la fois l’intégrité du monde, comme tel inaccessible et

1 Je me contente de signaler, parce que davantage confidentielle, la journée d’étude de l’école doc-
torale « Concepts et Langages » de Paris-Sorbonne (Paris-IV) organisée par Lia Kurts, Marie-
Albane Rioux-Watine et Mathilde Vallespir le 16 avril 2005 sur le sujet Sémiotique et Ethique.
2 Je ne vais bien sûr que tenter une démarche extrêmement humble et hypothétique dans ce do-
maine, à ma façon, parallèlement aux voies illustrées par François Rastier.
3 notamment dans Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle – Essai de philosophie du
langage, Champion, 2005.
60 Georges MOLINIÉ

inaltérable, et l’autonomie du sémiotique (dans sa praxis de traitement continué


et de génération du mondain). Dans cette atmosphère, on peut aussi nourrir de
forts et légitimes soupçons quant à la portée même du concept de signe comme
moyen de penser l’idée de langage, de transitivité langagière4. Et on peut surtout
être conduit à devoir réfléchir sur la théorie de la signification.
On y arrive. Je maintiens qu’il est empiriquement et provisoirement
raisonnable (rentable) de concevoir, à tout le moins, deux (sous-)composantes
de ce que, dans la tradition hjelmslévienne, on appelle la substance du contenu,
c’est-à-dire, selon moi, non pas une quatrième composante, mais la portée
sémiotique de la mise en jeu de tout le système : une sous-composante noétique
(ratio-conceptuelle) et une sous-composante pathético-thymique, ou éthico-
pathétique (affective et pulsionnelle), dont le jeu serait régi par l’action d’une
position proprement éthique (au sens de morale).
La question est de savoir si cette vision structurale peut s’enraciner dans
une organisation plus intégrée, plus riche, plus complexe. Et ce n’est pas là
une question purement spéculative, de ratiocination alambiquée : c’est que je
théorise également, par ailleurs, pour des raisons sémio-historiques, la nécessité,
ou la réduction, ou la solution, d’une pensée du corps, d’une pensée corporo-
centriste (somatique), comme alternative au ratio-centrisme bi-millénairement et
occidentalement à mon avis dominant, criminel, et finalement suicidaire – parler,
c’est catégoriser ; catégoriser, c’est étiqueter ; étiqueter, c’est conquérir. C’est
bien ces également – par ailleurs qui, entre autres, font problème5.
Donc, retour à Aristote, pour essayer d’articuler plus profondément, plus
viscéralement la pensée de l’opération sémiotique.
Vous connaissez toutes par cœur le début du Peri;ÔErmhneiva~, et vous
savez bien aussi qu’il s’agit d’une partie de l’Organon, destinée à un exposé des
jugements d’acceptabilité et de compatibilié des propositions du point de vue
logique. L’analyse philologique a beaucoup glosé sur l’importance et la portée
de ce texte dans le corpus artistotélicien. Un des éléments qui militent en faveur
de l’idée de son exceptionnelle ancienneté et de sa qualité intrinsèque est que,
justement, le premier paragraphe, aussitôt après la phrase d’exposé liminaire de
l’objet du traité, s’attache avec vigueur et fermeté à un problème beaucoup plus
ample, celui-là même de la théorie de la signification linguistique. Je le prends
donc dans sa matérialité textuelle, comme discours favorisant l’intelligence6 :

4 On sera particulièrement sensible aux relectures de Saussure, comme en ont proposées, entre
autres, Simon Bouquet ou Philippe Monneret.
5 Même si, apparemment, c’est le renversement de toute la doxa occidentale qui constitue l’obs-
tacle affectif et moral majeur.
6 La traduction est ici un mixte d’après les leçons et les choix interprétatifs de MInIO-PALUEL-
LO L. (Oxford Classical Texts, 1949), de ACKRILL J.L. (Oxford, Clarendon Press, 1963), de
TRICOT J. (Vrin, 1989), de PEPIn J. (Berlin-new York, De Gruyter, 1985) et de CASSIn B.,
Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004. “Esti me;n ou\n ta; ejn th'Û fwnh'Û tw'n ejn
Les choses sont pathétiques 61

Ce qui est dans la voix, c’est le signe des affects de l’âme, et ce qui est dans
l’écrit, c’est le signe de ce qui est dans la voix. Et de même que les lettres ne sont
pas les mêmes pour toute l’humanité, de même les réalisations de la voix ne sont
pas les mêmes ; et pourtant, ce dont ces sons sont d’abord les signes, ce sont les
mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité, comme ce dont ces affects sont les
homologues, les choses, ce sont déjà les mêmes (pour toute l’humanité).

Je prends l’âme (h Jyuchv) au sens de psychisme, globalement. Je note, sans


insister maintenant, l’équivalence, dans ce passage précisément, de suvmbolon et
de shmei'on pour indiquer l’idée large de signe. Ce qui m’intéresse spécialement,
c’est la hiérarchie, dans une démarche de réflexion préalable à toute interrogation
sur la signification langagière en général (l’e;rmhneiva l’interprétation), dans
l’emploi et la portée des termes que j’ai traduits par les affects et les choses,
ta; paqhvmata, ta; pravgmata, avec une sorte d’opérateur de régie entre ces deux
ordres d’entité, oJmoiwvtata7 que je traduis, le plus neutrement possible, compte
tenu du contexte, par les homologues.
On peut évidemment donner (et on a effectivement donné) plusieurs
interprétations à cette théorie de l’interprétation sémio-linguistique, qui est en
soi une position de philosophie du langage. La tradition la plus connue, par-
delà les innovations stoïciennes et à travers les réinterprétations scolastiques,
est celle de la fameuse triade sémiotique, qui implique une compréhension des
termes mêmes du texte aristotélicien et une analyse radicalement différente de la
mienne : je renvoie à 25 siècles de compréhension dominante. Par opposition, je
choisis deux axes cohérents avec ma propre problématique : celui de la relation
du langage (car il s’agit bien ici d’un traité sur le langage verbal, le logos) avec
les affects (les pathèmata, le pathos vécu) ; et celui de la relation de ces affects
avec le monde ou le mondain (c’est une question) sous la désignation des choses
(les pragmata).
Le premier axe, celui de la première relation, paraît le plus simple (même
s’il n’est pas manifeste, car, justement, totalement discordant de la compréhension
traditionnelle). Poser la relation du langage avec les affects, comme forme
fondamentale du langage, c’est dire que l’articulation, ou la génération, ou la
production langagière (en l’occurrence même spécifiquement linguistique) est
radicalement affective. Le dynamisme langagier profond est d’abord pathétique ;
il s’ensuit que, ou c’est parce que, le langage humain a une dimension universelle
(on retrouve la rhétoricité essentielle du social chez Aristote, ou la socialité
essentielle de sa conception du rhétorico-verbal), dimension communautaire,

th'Û yuch'Û paqhmavtwn suvmbola, kai; ta; grafojmena tw'n ejn thÛ fwnh'Û. Kai; w{sper oujde; gravmmata
pa's i ta; aujtav, oujde; fwnai; aiJ aujtaiv∑ w|n mevntoi tau'ta shmei'a prwvtwn, taujta; pa's i paqhvmata
th'~ yuch'~, kai; w|n tau'ta oJmoiwvmata pravgmata h[dh taujtav.
7 Littéralement ce qui est ressemblant – ce qui est proche.
62 Georges MOLINIÉ

égalitaire d’une certaine façon, de participants au même fonds pathétique, en tant


que le résiduel humain. C’est l’insistance, dans le raisonnement, sur l’universel
humain (pa's i), universel qui ne se saisit qu’à ce niveau des affects : ce qui
reste, parce que c’est ce qui fonde l’humain, c’est ce que l’on ressent. Telle est
donc, apparemment, la source de la partageabilité des diverses langues, qui tout
ensemble signale et unifie l’humain.
Bien sûr, cette psuchè doit-elle être entendue comme le domaine
psychique global, en tout cas globalisant, qui emporterait aussi la spécification
noétique (ce qui répond d’ailleurs à l’une des orientations les plus marquées
de ma propre théorisation sur l’incarnation du conceptuel8). L’important, c’est
le mode d’existence de ce psychisme : c’est-à-dire celui de ses pathèmata.
Comment qu’on traduise – émotions, affects, ressentiments, ou pathos –, ce n’est
en tout cas ni l’idéel, ni le spirituel. Ce mouvement d’affects fonctionne, très
hjelmsléviennement, comme du phénoménal qu’on pourrait appeler, strictement,
du manifestant, qui se produit à travers les manifestations linguistiques. D’une
certaine façon, on comprend que si ce terreau pathétique, et ce terreau seul,
forme à la fois le contenu9, la détermination et l’orientation de tout processus de
signification, il s’articule consubstantiellement avec ce que je désignais plus haut
comme la dimension proprement éthique (morale) de l’activité sémiotique des
langages, dans la mesure où le ressentir s’enclenche forcément dans une praxis de
bien ou de mal que l’on vit et/ou que l’on fait vivre dans l’inter-relation, comme
dialectique élémentaire de la position, c’est-à-dire de l’intérêt (entre chaque
subjectivité et ses altérités relatives).
J’insiste : rien de compliqué à cela, quels que soient les avis des unes et des
autres et sur la théorie d’Aristote et sur ce que j’en fais.
En revanche, il me paraît plus délicat, et plus excitant aussi, de réfléchir
sur le rapport des choses (l’extériorité mondaine) et des affects (c’est la seconde
relation que j’annonçais). Sans entrer dans la perspective du devenir artistotélico-
thomiste qui a pu être entraîné dans la compréhension réaliste, et comme
hypostasiante, de cette approche en théorie de la connaissance (avec l’idée de
l’extériorité transformée en image mentale dans le cerveau, sur quoi s’échafaude
tout le processus cognitif et abstractif)10, je m’en tiens à la prédication des affects
par oJmoiwvmata : ce qui est en affinité avec, ce qui ressemble à, ce qui a l’air de, ce
qui est comme, ce qui donne idée de, l’analogue de – l’homologue. On a une sorte
de transitivité intrinsèque qui va des affects aux choses. Les affects ne sont pas
les choses, mais il y a un rapport d’homologie entre les deux ordres. Ce rapport

8 Ce qui forme tout simplement une des voies d’une pensée matérialiste.
9 Si tant est que le terme ne soit pas dangereusement sommaire.
10 Ce qu’induit, d’une façon ou d’une autre, le choix interprétatif de TRICOT J. avec la traduction
d’homoiomata par images, qui rejoint évidemment tout le pan majeur de l’interprétation tradi-
tionnelle dominante.
Les choses sont pathétiques 63

n’est pas le même que celui des lettres aux sons, ni que celui des sons aux affects :
Aristote emploie alors sumbola ou sèméia, qui, en ce texte, sont sémantiquement
interchangeables, comme le prouve la superposition-reprise ce qui est dans
la voix, c’est le signe des affects de l’âme – et pourtant, ce dont ces sons sont
d’abord les signes, ce sont les mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité ;
même si on finasse pour trouver deux termes différents11, le parallélisme formel et
argumentatif des deux membres de phrase impose la synonymie, ce qui n’est pas
exactement le même fonctionnement avec l’autre type de rapport. À un rapport
plutôt conventionnel, s’opposerait un rapport plutôt iconique ou indiciel (si l’on
voulait s’exprimer en termes peirciens).
La tentation est grande d’imaginer une réversibilité de cette seconde
relation, ce qui aboutirait du reste à en nier toute authentique transitivité. Si
je propose cette hérésie épistémologique, c’est pour tester deux directions, ou
deux inflexions de direction d’interpétation de l’interprétation. La sagesse est
évidemment de rester en théorie sémiotique traditionnelle et de proposer une
lecture à la fois active et apaisante, du moins apaisée, d’Aristote. Dans ce sens,
on dira que la prédication des affects comme homologues des choses anticipe la
pensée sémiotique aujourd’hui répandue et efficace de la distinction du monde
et du mondain : les affects mondanisent le monde, le pathétique constitue l’aire
du travail de mondanisation. Ou même : le pathétique, c’est la mondanisation,
comme activité de traitement, ce qui voudrait dire finalement d’humanisation.
Mais, justement du strict point de vue sémiotique, atteint-on le monde,
les choses, sans procédures psychiques de traitement ? Alors, le monde vécu, les
choses humanisées, seraient forcément, sinon pathétiques, du moins pathétisées,
pour pouvoir seulement former matière à orientation, à réaction, à intérêt – à
signification. Pour que les choses aient des homologues, il faut bien qu’elles
soient homologisables.

D’où je tire deux conclusions provisoires : que la pensée artistotélicienne


permet d’approfondir, d’étoffer et de recentrer puissamment toute approche
moderne de la théorie des langages et de la signification ; que la réflexion sur
le pathétique à la fois déborde le rhétorique et favorise le questionnement des
conditions de possibilité non exagérément paradoxales d’une tentative vers la
double exigence et d’une pensée corporo-centriste et d’une herméneutique
matérialiste.

11 Pour d’abord suvmbola puis pour shmei'a.


Sens commun et effets de discours :
note sur la contribution de la théorie du speech act à
l’analyse des normes sémiotiques
(linguistique, pragmatique, praxéologie)

Georges-Elia SARFATI

« Ce que nous disons reçoit son sens du reste de nos actions »


L. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 23.

Théorie de l’effet de discours

L’une des questions les plus saillantes de la théorie du langage est de


savoir à quelles conditions il serait possible d’intégrer au nombre de ses objets
la problématique des effets de discours. Sans doute cette question est-elle aussi
ancienne que la codification et la description des normes de l’art oratoire, puisque
dans la Rhétorique, Aristote entend y répondre de manière définitive. La question
de l’effet de discours peut être tenue pour le problème central de l’énonciation en
ce que celle-ci véhicule plusieurs recherches d’effets1.
Mais quand la néo-rhétorique et la pragmatique contemporaines reprennent
à leur compte l’antique questionnement, il semble bien qu’elles fassent subir à
cette notion d’effet une restriction d’envergure, au point peut être de constituer
en dénomination d’un plan de réalité marginal, une dimension de l’agir humain
situé en excès du discours.
Les perspectives ouvertes par l’art oratoire ont ainsi permis d’identifier et
de thématiser des niveaux de construction du discours à l’horizon desquels se
situerait le monde ouvert des conduites non verbales. Tout porte à penser qu’avec
l’émergence des sciences herméneutiques, l’analyse de l’agir humain a été
catégorisée sinon répartie en diverses disciplines connexes dont la particularité
consiste notamment à éclairer sous un rapport chaque fois spécifique un aspect de
ce tout : linguistique, sociologie, psychologie, etc.
Un tel découpage, pour ne pas dire un tel découplage, préside aux divisions
intellectuelles que l’on sait ; il tend in fine à scinder en plusieurs pôles distincts la
description de l’agir : la pragmatique prenant en charge d’éclairer les mécanismes

1 Rappelons ici que les trois fonctions traditionnelles de l’art oratoire sont d’instruire, de plaire,
d’émouvoir.
66 Georges-Elia SARFATI

de l’acte de parole, la praxéologie assumant quant à elle de rendre compte des


logiques de l’action sociale2.
Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de décrire et de « comprendre »
deux modes d’expression et de symbolisation des mêmes agents – à la fois sujets
de discours et acteurs sociaux.
En dépit de cette distinction, la polarité pragmatique/praxéologie laisse
pendante la question de l’effet de discours, alors qu’examinée sous le rapport
d’une compréhension exigeante de l’entier du cours d’action, la reprise critique
de cette question aiderait à mieux saisir le lien qui unit l’un à l’autre le plan de
l’acte de parole à celui de l’action sociale.
Avec un point de départ qui accorde toute priorité à l’analyse du langage
ordinaire, c’est précisément à une telle reprise – même si elle reste partielle –
qu’est consacrée la réflexion de J.-L. Austin. On se rappelle que la patiente
analyse qu’il développe au sujet de faits de langage en apparence insignifiants
se justifie au regard d’une finalité théorique ambitieuse : la constitution d’une
« phénoménologie linguistique », c’est-à-dire d’une analytique du langage
en vue de connaître les phénomènes. L’un des enjeux demeuré tacite de cette
méthode d’analyse serait précisément de relier le phénomène linguistique à la
phénoménalité sociale, en définissant avec précision le biais par lequel ces deux
dimensions constitutives de l’agir humain entrent en rapport.
Dans les développements qu’il a consacrés à l’acte de parole, Austin ne
semble jamais assurer ses résultats, mais toujours les soumettre à une critique
inlassable, au point de produire l’impression d’un mouvement constant de
dissolution/recomposition de son objet. L’organisation même de sa pensée consiste
à parcourir une question jusqu’au bout, puis à s’en dessaisir pour la retrouver
ensuite, au terme d’un déplacement de perspective qui permet moins de nier les
acquis du premier moment que de les redéployer au bénéfice d’un renouvellement
de la réflexion. En l’espace de douze analyses concises dont le phrasé simple porte
même à l’écrit la tonalité imprévisible de l’oral, Austin ne produit pas moins de
trois théories : la première relative à l’hypothèse performative, la seconde à l’acte
de parole, quand la troisième esquisse une typologie des valeurs énonciatives. Il
est manifeste que cette triple théorisation dont aucun des moments n’annule le
précédent, mais tout au plus le dépasse en vue d’une intégration plus précise de
ses apports, cherche dans son instabilité même à faire place à un nouvel objet, et,
plus précisément, à établir un rapport, à nouer un lien.
L’inquiétude heuristique dont témoignent les analyses consignées par
Austin n’a jamais été appréhendée pour ce qu’elle est : non seulement un effort
constant pour délimiter un nouveau domaine de recherche, mais encore une

2 Cette perspective est notamment développée par le courant de l’individualisme méthodologi-


que.
Sens commun et effets de discours 67

tentative forte pour aboutir dans l’espace théorique contemporain la reprise du


problème d’Aristote. Les strates théoriques successives de How to do things with
words parachèvent le mouvement de remembrement de la théorie du langage au
sein de la philosophie analytique d’inspiration logiciste, tout en s’y opposant.
Avant toute autre considération, la philosophie du langage ordinaire
ainsi requise établit sur des bases conceptuelles originales la perspective
communicationnelle ouverte par le « second » Wittgenstein4. Cette accentuation
offre le cadre propice d’une réflexion neuve sur la véritable nature de l’acte de
parole. Avant toute élaboration, ce choix théorique introduit en philosophie du
langage - et, par suite, en sciences du langage - le primat de l’aspect pragmatique,
et, incidemment celui de l’interaction5.
Il en résulte une minoration de la conception classique du langage
– conception selon laquelle le langage et les langues seraient d’abord des
représentations de la pensée et, corrélativement, du monde. Le primat accordé
à l’option pragmatique ouvre dès lors la problématique de l’emploi du langage
– fort différent de celle de l’usage linguistique- à la double thématisation d’une
parole active qui se comprend simultanément comme facteur d’interaction et
d’inter réaction. Dès lors l’élaboration théorique du concept de speech act vise
à envisager par degrés toujours croissants la question des rapports, ou des liens
d’immanence et de mutualité, qu’elle est susceptible de nouer avec une « théorie
générale de l’action ».
a) Le premier mouvement théorique consacre la pertinence relative de
l’hypothèse performative, à partir d’une critique radicale de ce que Austin appelle
« l’illusion descriptive ». À ce stade, les premières analyses portent sur la spécificité
d’un type d’énoncé dont l’énonciation coïncide avec l’accomplissement d’un

3 Désormais : HDTWW
4 La hâte théorique dont a fait preuve la linguistique d’inspiration saussurienne à l’endroit de cette
perspective n’a eu d’égale que sa propension à instrumentaliser, sinon à réinterpréter en les
adaptant à des cadres méthodologiques congruents, les concepts forgés par Austin. Cette inter-
vention à la fois relativement précoce, et régulièrement réitérée, n’a pas peu contribué à « refer-
mer » nombre de questions ouvertes par le philosophe. La délimitation puis la stabilisation d’un
domaine d’étude précis tel que la pragmatique linguistique a eu pour effet théorique durable de
figer dans le cadre de la linguistique des perspectives d’étude empruntées qui ont trouvé là le
contexte de leur limitation en même temps que l’occasion de leur nivellement. Tout au plus, la
linguistique a-t-elle admis d’ouvrir le spectre de ses préoccupations en alliant au programme
d’une linguistique de la langue celui d’une linguistique de la parole. Mais en tant que telle, la
question de l’effet de discours, et celle du double rapport que sa compréhension permet d’entre-
voir entre l’acte de parole et l’activité sociale des énonciateurs/acteurs n’a pu être réexaminée
compte tenu de choix épistémologiques et méthodologiques initiaux.
5 On pourrait toujours gloser sur cette dénomination absente du vocabulaire d’Austin, mais qui
s’impose quand on considère la double orientation de sa pensée : l’acte de parole relève d’un
examen spécifique d’une dimension de l’agir humain, mais la théorisation qui en résulte paraît le
situer au plus près d’une conception utilitariste du langage (les « emplois du langage » tels que
Austin les envisage relèvent d’une conception utilitariste-pragmatiste).
68 Georges-Elia SARFATI

certain acte. L’opposition constatif/performatif permet de soustraire l’énonciation


performative à la juridiction séculaire de la sémantique vériconditionnelle, et lui
fait correspondre de nouveaux critères (échec vs réussite) ;
b) Le deuxième mouvement théorique procède des nombreuses objections
que l’analyse bien menée est en droit de déduire de la critique de l’hypothèse
performative. L’absence de critères stables (grammaticaux, lexicologiques, voire
lexicographiques) détermine la recherche d’un « nouveau point de départ ». C’est
dans ce contexte que Austin reprend à nouveau frais la question de savoir « en
quel sens dire une chose c’est la faire ». Il s’agit d’un moment crucial qui conduit
Austin à examiner de manière serrée les notions d’acte et d’action ;
c) Le troisième et dernier mouvement théorique donne à la théorie du
speech act sa forme canonique, même si Austin admet qu’il s’est arrêté sur un état
« provisoire » de la recherche. Cette dernière contribution est l’occasion d’une
nouvelle élaboration de son objet : Austin cherche à identifier les grands types
d’actes de parole, en esquissant, selon des principes qui rappellent la méthode de
classement des dictionnaires idéologiques, un classement de ceux-ci selon cinq
entrées6.

Le speech act comme sens commun

La reprise de la question de savoir « en quel sens dire une chose c’est la


faire » est l’occasion d’un renouvellement de la problématique d’ensemble, et,
incidemment de la mise en œuvre de nouvelles distinctions. Au-delà du rappel,
nous ne nous étendrons pas sur ce moment théorique bien connu. Il nous suffira
de restituer ici les principales thèses avancées par Austin à cet endroit de manière
à permettre leur réexamen.
Ce moment occupe trois des douze conférences de HDTWW 7. Il est
principalement consacré à trois points de discussion :
1- Tout d’abord, Austin pose une définition de l’acte de parole, compris
comme un complexe intégrateur de micro-actes. Il répond aux caractéristiques
suivantes :
a- L’entier de l’acte de parole est un procès tripartite, puisqu’il admet
trois aspects constitutifs qu’il s’agit d’identifier sans confusion de leurs registres
fonctionnels : il faut « comparer actes illocutoires et illocutoires à un troisième
type d’acte », « dire quelque chose provoque souvent […] certains effets sur les
sentiments, les pensées, les actes de l’auditoire, ou de celui qui parle ou d’autres
personnes encore » (§.101)

6 De fait, les développements ultimes de la théorie du speech act ont entériné nombre de décisions
et d’orientations légitimées par Austin (cf. notamment les travaux de J.-R. Searle).
7 Respectivement : les conférences 8, , 10. On pourrait y inclure la dernière du recueil de textes,
tant il est vrai qu’elle constitue un point d’aboutissement avéré des précédentes.
Sens commun et effets de discours 69

b- l’acte de parole admet en outre une disjonction entre deux types d’effets :
« Il y a donc une coupure dans la chaîne, une coupure naturelle et normale qu’on
ne trouve pas dans le cas de l’acte physique et qui est liée à la classe particulière
des mots qui désignent les actes illocutoires. » (§112)
2- Ensuite, Austin établit un critère de démarcation décisif entre l’aspect
illocutoire et l’aspect perlocutoire de l’acte de parole :
a- le trait de conventionnalité permet de fonder cette démarcation : « les
effets suscités par les perlocutions sont de vraies conséquences dénuées de tout
élément conventionnel ». (§102)
b- la distinction illocutoire/perlocutoire relève de deux ordres d’effets qui
seraient radicalement hétérogènes : « il ne saurait y avoir d’acte illocutoire si
les moyens employés ne sont pas conventionnels, et les moyens de réussite non
assortis de parole devrait donc être conventionnels ». (§118)
3- Enfin, sur la base des précédentes spécifications, Austin précise le statut
de l’aspect illocutoire de l’acte de parole. Ce moment fixe les éléments principaux
d’une théorie dominante de l’illocutoire, puisque dès lors la réflexion va porter
sur la construction du concept d’effet dont la caractérisation tient compte des
différentes sortes « d’emplois du langage » :
a- L’aspect illocutoire de l’acte de parole est crédité de trois types d’effets :
« nous avons relevé trois sens selon lesquels les actes illocutoires eux-mêmes
peuvent induire des effets : 1. s’assurer d’avoir été bien compris (“securing
uptake”), 2. prendre effet, 3. inviter à répondre. […] Les actes illocutoires sont
conventionnels, les actes perlocutoires ne le sont pas ». (§120)
b- L’analyse des effets de l’illocutoire donne lieu à une justification
ultime qui consiste à recourir à la confirmation de la thèse avancée en alléguant
la pertinence d’un critère lexical : « par l’emploi du lexique de l’illocutoire,
nous faisons référence non aux conséquences (du moins au sens ordinaire) du
locutoire, mais aux conventions des valeurs illocutoires -lesquelles concernent
les circonstances particulières de l’énonciation ». (§114)
En somme, la théorie développée par Austin éclaire d’un jour nouveau la
problématique philosophico-linguistique du sens commun. Mais dans l’optique
de l’acte de parole, c’est le procès d’énonciation qui instancie la possibilité d’une
mise en commun du sens. Toutefois, sur l’ensemble du procès, Austin suggère
que ce qui est effectivement commun à l’énonciateur et au co-énonciateur porte
exclusivement sur la dimension illocutoire. Seuls les « effets » conventionnels
induits par les mécanismes de l’illocutoire seraient de nature à définir un espace
de sens commun. Ce qui relève de l’ordre de la « conséquence » perlocutoire ne
saurait participer d’une communauté de sens. On conçoit alors que la distinction
illocutoire/perlocutoire, selon nous analogue de la distinction pragmatique/
praxéologie culmine dans une limitation de taille qui consiste à rejeter hors de la
théorie du speech act la question des effets pratiques du discours.
70 Georges-Elia SARFATI

Éléments de discussion

Les distinctions introduites par Austin sont d’un grand intérêt théorique.
Leur portée est encore plus grande quand on en apprécie la fécondité pour
penser dans une perspective descriptive la question des normes langagières, en
tant qu’elles définissent entre protagonistes d’une situation de communication
la possibilité d’un espace de sens commun. La distinction argumentée des trois
paliers de l’acte de parole – locutoire, illocutoire, perlocutoire – permet d’aborder
avec davantage de rigueur la question des effets du discours. Or, comme nous
venons de le voir, selon Austin le rapport entre le plan de l’illocution et le plan
de la perlocution définit une zone d’indécidabilité qui est, selon les cas, absolue
ou relative. Il semble pourtant qu’Austin ait fait bien plus que pressentir l’enjeu
cardinal qui se logeait là, puisque la définition ternaire de l’acte de parole
aboutit, quelques réserves qu’il ait pu émettre par la suite, à la double mise en
perspective de la théorie de l’activité linguistique et de la théorie de l’action. La
problématique des effets de discours, y compris abordée d’une façon restrictive
porte désormais la théorie du langage à s’interroger sur les liens de contiguïtés
qui l’unissent à la théorie de l’action. Les trois dimensions « pratiques »
qu’Austin délimite à partir de la caractérisation du speech act touchent à trois
ordres normatifs parfaitement intégrés par les sujets de la communication selon
les situations sociodiscursives dont ils sont quotidiennement amenés à faire
l’épreuve. Du moins est-ce l’interprétation que l’on serait tenté de donner aux
concepts austiniens, au vu de leur domaine de juridiction : locutoire, illocutoire,
perlocutoire se donnent toujours dans la simultanéité de l’activité de parole. Or,
les normes communicatives relèvent simultanément de trois plans de structuration
du sens : elles sont linguistiques, mais aussi pragmatiques et praxéologiques. Le
parallélisme est trop apparent pour ne pas être souligné par-là même puisque ces
trois plans de structuration intéressent trois dimensions du sens commun.

Locutoire - normes linguistiques


Illocutoire - normes pragmatiques
Perlocutoire - normes praxéologiques

Les distinctions posées par Austin ont le grand mérite de différencier


nettement entre trois plans de structuration du sens, et par conséquent entre
trois conditions de possibilité de mise en commun du sens : le plan strictement
linguistique des normes locutoires (phonétique, phatique, rhétique), le plan
pragmatique des normes illocutoires (valeurs énonciatives conventionnellement
corrélées aux précédentes), le plan praxéologique des normes perlocutoires
(induites par le bloc locutoire/illocutoire selon des contraintes discursives chaque
fois spécifiques).
Sens commun et effets de discours 71

Austin en vient à caractériser en les dissociant des normes linguistiques


et pragmatiques le palier des normes praxéologiques « responsables » de la
structuration de l’agir humain. Pour ce faire, il suggère que l’acte de parole est
extérieur à l’action, ou, pour dire les choses autrement que le cours d’action est
un dehors de l’activité linguistique. Cette option se trouve renforcée par son souci
premier qui est de caractériser prioritairement l’illocutoire8.
Toutefois deux objections peuvent être adressées à cette restriction :
1- Les actes illocutoires et les effets qui en résultent ne sont jamais déliés
de toute situation de discours spécifiques ;
2- Les actes illocutoires se relient entre eux selon les situations de
discours.
Compte tenu de l’explicitation de ces deux remarques, plusieurs perspectives
théoriques peuvent être tirées :
1- Si la relation entre illocution et perlocution n’est pas conventionnelle,
cela ne suppose ni n’implique pas que le rapport des deux plans soit entièrement
inconditionné ;
2- En effet, le rapport causatif (illocutoire/perlocutoire) permet de penser
le lien d’incitation éventuel entre l’un et l’autre, puisque dans une situation de
discours donnée les conséquences perlocutoires des actes illocutoires ne sont ni
entièrement indéfinies, ni totalement aléatoires.
Mais le paradoxe de la procédure d’analyse engagée par Austin est qu’elle
prétend identifier de considérables enjeux théorico-pratiques à partir d’une base
empirique extrêmement fragile. C’est sans doute la contrepartie d’un choix
méthodologique minimaliste sans lequel des distinctions aussi importantes
n’auraient par ailleurs pas vu le jour.
nous sommes toutefois amenés à penser que loin de s’exclure ou de se
dissocier sans entretenir le moindre lien de solidarité « logique » ou « formel »,
le plan de l’illocution et celui de la perlocution s’interpénètrent et interfèrent,
précisément dans le cours d’action lui-même saturé par les variables contextuelles.
La question qui se pose est toutefois de savoir s’il faut purement et simplement
abandonner la perspective perlocutoire, après avoir conclu à l’impossibilité d’une
articulation théorique avec la théorie des actes illocutoires. La perspective un
temps ouverte par Austin, et très vite refermée, n’emporte-t-elle aucun élément
de pertinence ?
On pourrait penser que l’hypothèse perlocutoire tient le rôle d’un artefact
à vocation heuristique, tout juste bon, en somme, à préciser le statut du rapport

8 Il faut ici prévenir une objection, et souligner une fois de plus l’importance de la conceptuali-
sation austinienne. Le souci d’Austin est en effet de faire droit à une théorie de l’acte de parole
à un moment où existe déjà une, voire, plusieurs théories sociologiques de l’action. Le souci
de notre contribution est d’articuler à bon droit les deux, ou du moins d’en indiquer certaines
possibilités.
72 Georges-Elia SARFATI

locution/illocution ; au-delà de quoi, ce concept, déclaré sans avenir, n’aura


fonctionné qu’à la façon d’un repoussoir théorique, son seul mérite étant
d’autoriser le tracé d’une délimitation nette entre le palier de l’acte de parole et
le domaine étendu de l’action sociale9. La principale raison de cet « abandon »
programmé, Austin l’a donnée à plusieurs reprises au cours des développements
qu’il consacre à ce problème : aucun lien de nature conventionnel ne permet de
le rattacher d’une quelconque façon à l’aspect illocutoire de l’acte de parole.
Si l’illocution est un effet – complexe certes, mais prédictible –, la perlocution
n’est qu’une conséquence imprévisible, foncièrement aléatoire, de sorte que son
éventuelle dépendance à l’égard de l’illocution est bien trop ténue et fragile pour
que la théorisation envisage d’assigner une place fixe à tous les événements que
sa dénomination recouvre.
L’autre orientation, qui impliquerait que soit réaffirmée la validité de
l’hypothèse perlocutoire, consisterait à sauver celle-ci du naufrage théorique
en recourant à une nouvelle interprétation de son statut dans le cadre même de
la théorie du speech act, en proposant notamment de penser de manière moins
stricte le point de jonction des normes linguistique (moment locutoire), des
normes pragmatiques (moment illocutoire) et du moment praxéologique (moment
perlocutoire). En se fondant sur une lecture intentionnaliste de la reconnaissance des
éléments inducteurs d’effet de parole, on pourrait par exemple assigner une autre
compréhension à la notion de « reconnaissance » (« securing uptake ») avancée
par Austin à l’endroit le plus délicat de la définition de l’illocution. Il s’agit, encore
une fois, d’avancer ici une solution théorique, qui serait de nature à maintenir dans
le cadre d’une conception de la théorie de l’acte de parole ouverte à une théorie
générale de l’action la prise en compte non aléatoire de la perlocution.
L’idée alors privilégiée, consisterait à réinterpréter de manière radicale le
moment véritablement « opératif » de la saisie de l’acte (« securing uptake ») au
vu du rapport illocutoire/perlocutoire, et par conséquent au vu de la contiguïté
pragmatique/praxéologie de manière à justifier l’inscription d’une théorie des
effets étendus du discours à l’horizon d’une théorie pragmatique de l’acte de
parole. Il semble que la relecture gricéenne de la saisie de l’acte ait eu pour but
une telle rectification. En avançant le concept de signification non intentionnelle
(Snn), Grice suggère de faire dépendre la réussite de la communication d’un jeu
spécifique de reconnaissance d’intention de signifier.

9 Austin écrit ceci : « La notion d’acte même n’est pas claire. […] L’acte est généralement tenu
pour un événement physique précis, effectué par nous, et distinct à la fois des conventions et des
conséquences. » Et encore ceci : « L’acte, en réalité, entraîne toujours des conséquences plus ou
moins conventionnelles et certaines d’entre elles peuvent être imprévues. Il n’y a pas de limite
à l’acte physique minimum. Que l’acte lui-même comporte la série indéfiniment longue de ses
“conséquences”, c’est là – ou ce devrait être – un lieu commun essentiel de la théorie du langage
qui touche à l’action en général. » (§107).
Sens commun et effets de discours 73

Plus directement transposée à la question qui nous occupe, on pourrait


ici faire de la surenchère à partir du modèle de Grice en introduisant ce type
de précision. Ainsi, la reconnaissance de l’intention de donner à reconnaître
l’intention que le locuteur a de signifier telle ou telle valeur illocutoire de son
énoncé pourrait être amendée en énonçant plus simplement que pour un locuteur
donné, communiquer consiste à faire reconnaître l’ensemble des effets visés
par la reconnaissance de son intention de communiquer. Dans cette optique, on
admettrait le caractère d’emblée plus complexe mais aussi plus direct de l’intention
de signification, celle-ci incluant par avance un calcul relatif à la reconnaissance
d’une double visée – illocutoire et perlocutoire.
L’ennui avec ce type d’interprétation est qu’elle ne permet pas de limiter
le risque de régression à l’infini, mais surtout qu’elle manque entièrement de
précision en ce qui concerne la dimension symbolique du langage, c’est-à-dire la
matérialité même de l’énoncé, puisqu’elle repose entièrement sur une conception
mentaliste-intentionaliste de la communication. Elle pêche donc par sa trop grande
puissance explicative, l’abstraction de ses postulats et son trop grand degré de
généralité n’étant pas les moindres de ses défauts. D’autant qu’Austin lui-même
a d’emblée prévenu l’interprétation intentionnaliste de la théorie10.
Il existe pourtant une autre solution. Elle consiste à conserver du point de
vue théorique l’essentiel de l’apport austinien, tout en orientant les attendus de
cette réflexion sur un autre terrain méthodologique, au risque de lui choisir un
nouveau point de départ qu’Austin lui-même désavouerait peut être. Mais cela
reste à prouver. nombre de développements de HTDTWW nous laissent supposer
le contraire. À savoir que la seconde interprétation que nous allons maintenant
avancer trouve dans les analyses d’Austin un grand nombre de ses justifications
et de ses motifs théoriques.
La formidable intuition d’Austin demande à être mise en forme dans un
cadre théorique où aucun des aspects du normatif ne serait sacrifié. Dans la
conceptualisation initiale, la scansion locutoire/illocutoire/perlocutoire ne permet
pas d’assigner au perlocutoire un statut fonctionnel rigoureusement déterminé.
Plus exactement, le statut théorique du perloctoire ne permet pas de lui reconnaître
un degré de prédictivité suffisant pour prétendre au statut d’objet théorique.
Tout au plus ce concept désigne-t-il un horizon de la théorie. Commençons par
éclaircir cette intuition. En considérant à nouveau frais « l’acte de langage total »
situé dans les circonstances qui le rendent possible, une autre interprétation de ses
constituants s’impose.
Au palier locutoire correspondrait l’ensemble des normes linguistiques
sélectionnées par une situation générique et agencées dans une forme générique.

10 « La précision et la moralité sont toutes deux du côté de celui qui dit tout simplement : notre
parole, c’est notre engagement. » (§10) Autrement dit avoir l’intention de s’engager n’est pas
s’engager.
74 Georges-Elia SARFATI

Le palier illocutoire coïncide quant à lui avec la ou les normes pragmatiques


afférentes à une situation de discours donnée, normes elles-mêmes construites et
contraintes par le genre11.
Le palier perlocutoire ne serait pas seulement une « conséquence » non
calculable d’une situation d’énonciation donnée, mais sa condition même, identique
au rapport que la situation d’énonciation entretient d’emblée avec les différents
constituants d’un cours d’action. Autrement dit, le perlocutoire correspond à
l’ensemble des normes praxéologiques qui permettent d’appréhender ensemble
l’acte de langage total et l’action sociale au sein de laquelle il se justifie. Dans
cette optique, le perlocutoire cesse d’être défini comme un appendice gênant de
l’acte de langage. Il occupe dès lors la place de garant ou de point d’articulation
d’une situation d’énonciation donnée et d’une situation de discours comprise
comme visée véridictoire globale, préadaptée à produire un certain type d’effet.
Sans doute cette relecture des concepts austiniens ainsi que la réévaluation de
leur statut théorique appelle-t-elle une ou deux autres spécifications.
Les voici. Plutôt que de situer la perlocution au terme de l’acte de langage,
comme un espace de conséquence lointaine, inaccessible à la description, il
convient selon nous de l’envisager au principe de la situation de discours, comme
l’une des conditions de sa genèse, la situation de discours étant elle-même
comprise comme moment d’un cours d’action.
Austin entend donc rendre compte de « l’acte de langage total ». Selon nous
ce programme sert d’autant mieux une meilleure connaissance de l’agir humain
que l’acte de langage est examiné en rapport avec le type de situation dans lequel
il se formule. Du moins est-ce dans cette perspective que se justifieraient les
distinctions proposées (locutoire/illocutoire/perlocutoire). nous avons avancé
plus haut que la production de l’acte de langage coïncide avec la mise en jeu d’un
sens commun.
Pour mieux saisir l’interprétation proposée, il convient de raisonner à
partir de la définition du sens commun linguistique. Par sens commun il faut
entendre de manière générale la sémiotisation des normes de la praxis, et,
plus particulièrement, l’ensemble des normes investies par les sujets (acteurs
sociaux – énonciateurs) dans les pratiques, et, plus spécifiquement, les pratiques
discursives (l’auteur, 1). Cette définition suppose que l’instanciation des
normes dans les pratiques consiste dans un procès graduel de sélection des
normes instanciées à partir d’un ensemble de possibles. Ce procès se déroule
en quatre étapes auxquelles correspondent les quatre paliers fondamentaux de
détermination des normes engagées dans une performance sémiotique donnée :
le premier palier est celui de la topique sociale, il recouvre l’entier des possibles

11 De sorte que les normes pragmatiques seraient bel et bien des normes linguistiques spécifiques,
ce qui laisse intacte la thèse soutenue par Austin du rapport intrinsèquement conventionnel entre
locutoire et illocutoire.
Sens commun et effets de discours 75

normatifs admis dans une formation sociale donnée ; le deuxième palier désigne
la topique configurationnelle à laquelle peut être rapporté le dispositif normatif
d’une pratique sociale déterminée. Le troisième palier, celui de la topique
discursive définit les normes d’une communauté de discours donnée, c’est-à-dire
l’ensemble des manières de signifier et des savoirs propres aux acteurs de cette
communauté. Le quatrième palier est celui de la topique textuelle afférente à
une topique générique particulière. Ces dernières mettent en œuvre les normes
retenues par une performance sémiotique singulière (topique textuelle) à partir
d’un ensemble de contraintes formelles spécifiques (topique générique).
Selon cette conception, la situation langagière prime l’expression
linguistique, de sorte que le sens commun se conçoit comme un continuum
sémiotique, de type sociodiscursif, et, plus exactement, praxéologico-pragmatique.
Aussi, la problématique de l’acte de langage total doit être réévaluée dans cette
perspective si l’on veut « tenir ensemble » le statut également légitime des
concepts avancés par Austin pour le caractériser en détail. Précisions davantage
les enjeux de ce cadre interprétatif :
(1). Le palier de la topique sociale recouvre encore l’espace des normes de
l’agir, c’est-à-dire des motifs praxéologiques dont la réquisition suppose l’espace
des normes générales (« stock de connaissances », « allant de soi »). Ce palier
est à proprement parler le lieu des normes praxéologiques12. Les normes de la
topique sociale ont pour particularité foncière d’être des normes incitatives. Les
usages du langage qu’elles déterminent anticipent sa dimension perlocutoire ;
(2). Le palier de la topique configurationnelle recouvre l’espace des normes
d’une pratique, c’est-à-dire l’ensemble des situations génériques afférentes à
cette pratique13. Les normes de la topique configurationnelle ont pour propriété
fondamentale d’être modalisantes à l’égard des sujets dont l’activité relève de
cette même pratique ;

12 En termes de constituants normatifs, la topique sociale peut se ramener à l’équation suivante.


Topique sociale = normes générales + normes praxéologiques. Les possibles normatifs de la
topique sociale sont susceptibles d’être investis et sémiotisés par les sujets (à la fois acteurs
sociaux et énonciateurs). Insistons ici sur le fait que les sujets sont sujets de plusieurs pratiques.
À cet égard, il est intéressant de suivre en sciences du langage les développements successifs de
la théorie du sujet parlant. Du Cours de linguistique générale à l’analyse du discours, en passant
par la sémiotique, le sujet a gagné en extension. Il a d’abord été sujet-de-la-langue (système) et
finalement postulé comme sujet d’archive.
13 Modalisation : ce point fait appel à une conception praxéologique de la modalité, comprise ici
comme occasion de détermination de la conduite des sujets. Les modalités ici retenues sont
celles qui ont été notamment caractérisées par Greimas ; elles définissent avant tout des régimes
actoriels. S’agissant de lier cette conception de la modalisation à l’orientation modale de la
théorie du speech act, précisons encore que le concept est ici requis pour rendre compte non de
la « représentation » textuelle des actions, mais de la constitution situationnelle des conduites à
partir de l’activité linguistique.
76 Georges-Elia SARFATI

(3). Le palier de la topique discursive recouvre l’espace des normes


d’un discours produit dans le cadre d’une pratique, compte tenue de sa visée
véridictoire, c’est-à-dire de sa prétention à la validité14. Elles ont pour propriété
d’être inductrices d’effets perlocutoires15.

Ensemble les normes sélectionnées par la conjoncture d’une topique


configurationnelle et d’une topique discursive définissent le domaine des normes
praxiques. À ce titre on peut encore les appeler normes procédurales dans la mesure
où elle typifient l’expérience sémiotique des différentes situations de discours,
comprises comme institutions de sens et comme sphères délimitées de sens16.
Précisons encore.
(4). Le palier de la topique générique recouvre l’espace des normes de la
praxis sémiotisées selon les contraintes imposées par les normes linguistiques.
Les normes de la topique générique ont pour particularité de « filtrer » les normes
de la praxis tout en conférant à la performance sémiotique sa forme singulière
stabilisée ;
(5). Le palier de la topique textuelle recouvre quant à lui l’espace des
normes linguistiques17. Ces dernières, compte tenu du rapport que la performance

14 Visée véridictoire : dans la mesure où un discours sémiotise les normes d’une pratique sociale,
il délimite un domaine de référence dont la validité est présumée. La visée véridictoire inclut les
différents types de validité (vérité, pertinence, véridicité, etc.).
15 D’effet et non pas de « conséquences » comme le suggère Austin. Selon nous, les effets per-
locutoires sont conventionnellement appelés par la fonction modalisante des pratiques. En ce
sens, l’acte de langage – ou la performance sémiotique- est avant tout un effet perlocutoire induit
par le déjà dit constitutif de tout domaine de pratique. La perlocution est un effet prévisible de
doxa, à son tour inducteur d’autres effets de même nature. Une relecture attentive des analyses
d’Austin montre que la perlocution se mesure à trois types d’incidences : cognitive, kinésique,
verbale. La conception modale de la perlocution défendue ici suppose que les pratiques sont
efficientes à l’égard des conduites, dans la mesure où elles constituent des institutions de sens,
à ce titre dotées de visées thymiques-esthésiques qui sont autant de parcours d’anticipation des
thématiques investies par les situations de discours et par conséquent de l’attitude adoptées par
les sujets qui en participent. La théorie des normes du sens commun défendue ici rencontre la
réflexion sur les formes sémantiques (Cadiot-Visetti).
16 Avec la doctrine des échecs, Austin donne une caractérisation très précise du type de rapport qui
existe entre les différents paramètres d’une situation de discours. En posant comme conjointe et
interdépendante les déférentes conditions de réussite d’un acte de parole, il dessine les perspec-
tives d’une conception praxéologique des genres de discours. C’est en effet la « situation » dé-
terminée d’une pratique définie qui contraint la prise de parole (mariage, inauguration, etc.). De
même, chaque situation de discours, selon son appartenance à telle ou telle sphère délimitée de
sens, se caractérise par un style cognitif particulier. Il y a lieu ici de solliciter la théorie du speech
act (J.-L. Austin) dans la perspective de la phénoménologie du monde naturel (A. Schütz).
17 À la suite de Hjelmslev et de Cosériu, les normes linguistiques ont été magistralement caractéri-
sées par F. Rastier selon les distinctions suivantes : normes fonctionnelles, normes sociolectales,
normes idiolectales. Dans la perspective développée ici, les normes linguistiques permettent la
sémiotisation des normes de la praxis sans se confondre avec elles.
Sens commun et effets de discours 77

sémiotique entretient avec les normes praxiques, définissent le profil doxal de celle-
ci. Relativement aux variations sémiotiques d’un sens commun donné, la topique
textuelle, avec les topiques génériques qu’elle suppose, inscrit la performance
sémiotique en position de canon, de vulgate ou de doxa (l’auteur, 2006).
Ensemble les dispositifs normatifs de la topique générique et de la topique
textuelle définissent l’espace des normes pragmatiques. Dans cette optique, les
normes de la praxis sont sémiotisées selon un scénario d’énonciation particularisé.
La mise en perspective de la performance sémiotique à l’aune d’une normativité
praxéologique forte indique que l’instanciation toujours singulière des normes
du sens commun reste sous la dépendance des normes processuelles (praxiques
et pragmatiques). C’est donc par la médiation d’un procès d’intégration et de
sélection graduel que les normes du sens commun sont instanciées.

La distinction posée par Austin entre locutoire-illocutoire-perlocutoire


conditionne ici l’analyse de ce procès d’instanciation complexe qui suppose, pour
aboutir à son terme, le concours de deux ensembles normatifs :
- l’ensemble des normes procédurales (praxéologiques) situées en amont,
avec une pesée incitative forte ;
- l’ensemble des normes processuelles, d’abord praxiques (normes d’une
pratique), ensuite pragmatiques (normes d’une performance singulière).
Dans cette relecture, la « conséquence perlocutoire » de l’agir verbal
est réinterprétée au vu de la fonction modalisante des pratiques dont il est une
dimension opératoire discursive. Quant à l’effet illocutoire il relève entièrement
des normes linguistiques qu’il vient spécifier au titre des contraintes de genre. Le
locutoire se répartit entre les différents seuils de la normativité linguistique.
En guise de conclusion tout ceci peut être représenté par le schéma
suivant :

Normes du sens commun

Niveaux de structuration des effets de discours Types et effets normatifs

Normes
procédurales/praxéologiques« stock de connaissances »/ « allants de soi » normes d’action

-Topique sociale - possibles génériques -incitatives

Normes
processuelles/praxiques institutions/sphères délimitées de sens normes d’une pratique
78 Georges-Elia SARFATI

-Topique configurationnelle - situation générique - modalisantes

-Topique discursive -visée véridictoire - perlocutoires

Normes
processuelles/pragmatiques spécifiées en scénario d’énonciation Normes linguistiques

-Topique générique -forme génériques -sémiotisées

-Topique textuelle -performance profil doxal

Bibliographie

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Sens commun et effets de discours 79

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DEUXIÈME PARTIE

La fonction argumentative du pathos


Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie

Marc ANGENOT

Le raisonnement antisémite

Relisons, pour entamer l’analyse et la caractérisation avec un cas de figure


des plus typique, l’inépuisable Édouard Drumont et la douzaine de livres à succès
qu’il publia contre la « France juive » entre 1886 et 1914 et extrayons-en une
manière récurrente de raisonner, une certaine logique propre. Que dit en somme
Drumont ? Vous réussissez dans cette société moderne où nous, qui sommes la
majorité pourtant, nous, Français catholiques de vieille souche, ne sommes pas en
état de nous imposer, de vous concurrencer – donc vous avez tort car la logique
sociale qui permet et favorise votre succès est illégitime et méprisable. Et plus
vous réussirez et nous échouerons, plus vous manifesterez votre scélératesse et
mieux nous serons moralement justifiés de vous haïr. Le monde moderne, dégradé,
est à l’image de l’« âme juive », car seuls des individus congénitalement pervers
peuvent y réussir. Ce qui explique notre échec, et fait de cet échec notre gloire
– Umwertung der Werte – tout en légitimant notre vengeance prochaine contre
ces métèques qui tiennent le haut du pavé, plat qui, selon la sagesse des Nations,
se mange froid. Cette manière de raisonner forme un idéaltype argumentatif, le
type d’une logique du ressentiment. Parlant de rhétorique, on parle avant tout de
façons d’argumenter ; or, on le sait bien, les antisémites de jadis et de naguère
argumentaient et raisonnaient énormément (et ils convainquaient ainsi de façon
fulgurante les esprits prédisposés), souvent ils semblaient raisonner même un
peu trop. Dès le XIXe siècle, leurs adversaires n’hésiteront pas à rapprocher la
logique antisémitique de ce que les manuels de psychiatrie d’autrefois appelaient
simplement la « folie raisonnante1 ».

1 Pas un livre sur l’antisémitisme qui ne se laisse aller une fois ou l’autre, sans prétention de rigueur
nosographique évidemment, mais parce que c’est tout à fait suggestif au passage, à étiqueter tel
thème de propagande, tel argument conspiratoire des antisémites de « paranoïaques » et autres
aménités. Un « paranoïaque », tel était Édouard Drumont, juge Michel Winock dans une note
en bas de page au début de son Édouard Drumont & Cie : « Paranoïaque ? Peu importe ; il est lu,
célébré, on le prend au sérieux. » Certainement l’historien n’a aucune intention de se substituer
au psychiatre post mortem et il sait que « l’homme Drumont » dans son temps n’apparut pas plus
pathologique que la plupart de ses contemporains (ce qui n’est pas en soi un critère décisif). Ce
que Michel Winock veut dire, ce qu’il veut évoquer, c’est ceci même dont je parle : l’antisémite
ce n’est pas seulement quelqu’un qui a des convictions politiques odieuses, une vision obses-
sionnelle et haineuse de certain groupes sociaux, c’est quelqu’un qui, dans ses pamphlets et ses
brochures, s’est mis à raisonner et qui raisonne même énormément, mais de façon bizarre…
84 Marc ANGENOT

Il y a deux sens au mot de « ressentiment » : au sens courant, ce mot qualifie


des mentalités, des états d’esprit (« ressentiment » est alors proche de frustration,
rancœur, convoitise, envie, désir de vengeance…) Mais, au sens philosophique et
socio-historique – trouvant sa source chez Søren Kierkegaard puis chez Friedrich
Nietzsche et chez Max Scheler, il concerne des « morales », des idéologies, des
mises en discours et en « visions du monde ».
Ce qui me fait problème dans la plupart des traités classiques de rhétorique,
ce n’est pas la présentation, impeccablement aristotélicienne, de la rhétorique
comme techniques complémentaires du logos et du pathos (et de l’ethos), c’est
la banale disjonction même pathos/logos. Cette disjonction est scolaire et peu
opératoire. Les plus subtils théoriciens montrent bien que les deux se confondent
tout le temps et intimement et qu’il faudrait analyser en bloc, comme le suggérait
le titre de Théodule Ribot au début du siècle passé, une Logique des sentiments.
Les mouvements de pathos et les « vérités du sentiment » ne forment pas une
catégorie à part de l’analyse du discours ni ne forment un supplément stylistique
au logos. Ils ne sont pas séparables des schémas cognitifs et des raisonnements,
lesquels ont toujours une « dimension » affective. Ce n’est donc pas par hasard
que la notion de ressentiment, qui désigne dans le langage ordinaire un état d’âme,
« rancœur », « rancune », devient ou plutôt s’analyse chez Nietzsche et Scheler
comme un type argumentatif et herméneutique, fondateur d’une « morale » et
d’idéologies politiques modernes. La « logique des sentiments », inséparable de
la logique des intérêts dans la vie sociale, c’est toute la logique.
Nietzsche, grand connaisseur de la rhétorique grecque, démonte la
« généalogie de la morale », chrétienne et puis sécularisée, comme une sophistique
au service du ressentiment des faibles contre les puissants. Cette morale du
ressentiment s’appuie sur quelques paralogismes : que la supériorité acquise
dans ce monde terraqué est un indice de bassesse « morale », que les valeurs que
les dominants reconnaissent sont ipso facto méprisables et que toute situation
subordonnée, infériorisée donne droit au statut de victime, que tout échec, toute
impuissance à prendre l’avantage dans ce monde se « transmue » en mérite et va se
légitimer en griefs. Ainsi, l’homme du ressentiment raisonne-t-il, il dévide même,
lui aussi, de longs raisonnements, mais il le fait en partant d’un axiome : ce monde
où je sens ma faiblesse et souffre de mes difficultés n’est pas le vrai. Les valeurs
immanentes au monde sont des impostures aux yeux d’un Arbitre transcendant que
je vais invoquer. Le rapprochement doit se faire ici entre position de ressentiment
et « gnose » au sens que donne à ce mot, en l’appliquant aux idéologies totalitaires
modernes, Éric Vœgelin3. C’est la dimension « gnostique », dénégatrice de ce

2 Paris, Alcan, 104.


3 Le philosophe austro-américain Éric Vœgelin a postulé, en s’appuyant notamment sur les tra-
vaux de Norman Cohn et de Henri de Lubac sur les Joachimites, un pattern de conscience gnos-
tique qui serait à suivre en continuité depuis l’Antiquité avec des épisodes de latence relative. Le
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 85

monde, œuvre d’un démiurge mauvais, qui sert de porte d’entrée éventuelle au
ressentiment dans certaines idéologies d’extrême gauche. La transvaluation,
l’inversion des valeurs, Umwertung aller Werte, au cœur du ressentiment, est
d’origine judéo-chrétienne, montre Nietzsche. On perçoit en effet le rapport
direct entre les idéologies séculières du ressentiment et la « pensée religieuse » en
Occident comme telle, c’est-à-dire comme déclassement de ce monde sublunaire,
– distorsion du rapport du moi à ce monde par l’invocation d’un Autre Monde,
d’un autre ordre des choses plus vrai que le cours des choses.

Pathos et logos

Le ressentiment est à la fois pathos et logos ; la disjonction classique du


pathos et du logos est immédiatement inadéquate – comme elle l’est à mon sens
à l’étude de tout phénomène discursif. Mais quel rapport entre pathos et logos,
entre frustration et argumentation ? Se connaître des mérites non reconnus, se
heurter à des obstacles qui bloquent l’épanouissement de votre potentiel, se
révolter contre l’injustice de cette situation, – il n’y a pas de ressentiment dans
ceci ! Mais évidemment, il faudrait pouvoir distinguer (et c’est malaisé) cette
sorte de prise de conscience de son inversion fallacieuse qui consiste à conclure :
je n’arrive à rien, donc j’ai des mérites ; d’autres réussissent où j’échoue, donc
leur réussite est due à des avantages escroqués à mon détriment.
Le ressentiment classe, juge, raisonne et interprète, mais il le fait avec sa
souffrance, ses griefs remâchés, ses déceptions, ses haines. Il argumente pour
transmuer cette souffrance brute en une vision du monde consolante, pour divertir
cette souffrance, détourner le traumatisme vers des convictions moins débilitantes :
pitié pour les siens, sentiment de son mérite prouvé par ses échecs mêmes, haine
désormais légitimée des victorieux et des possédants, iconoclasie des valeurs des
Autres. Il connaît le monde à travers sa douleur et sa frustration ; il n’argumente
pas pour clarifier son rapport au monde, mais pour anesthésier sa peine originelle.
L’idéologue du ressentiment se place donc face à un monde jugé imposteur et

type a en effet réémergé périodiquement jusqu’à nous. La gnose apparaît ainsi en longue durée,
non pas tant comme une doctrine ou un système datés, ni comme une stricte tradition continue,
mais comme « une attitude permanente de l’esprit humain dans son effort de saisie du monde ».
La gnose part de la croyance que ce monde a été façonné par un Démiurge ignare et méchant
et non par Dieu. Elle rejette en bloc le monde terraqué, monde de misère et d’injustice, monde
chaotique aussi, du côté du Mal et du Désordre et le sépare d’un Dieu bon, absent, dont les jus-
tes peuvent se rapprocher par la « connaissance ». Il n’est pas à propos par ailleurs d’identifier
gnose et religion ou églises. Il suffit de noter que cette forme de pensée a toujours été suspecte
aux églises établies et, notamment, au catholicisme qui a poursuivi les gnoses antiques et médié-
vales comme des hérésies d’inspiration diabolique ainsi que le fulminèrent Eusèbe de Césarée
et Irénée de Lyon. Les Églises sacralisent le maintien d’un Ordre universel, les gnoses tracent
l’itinéraire pour sortir d’un désordre scélérat.
86 Marc ANGENOT

oppresseur en cultivant des griefs. Le grief remâché devient son mode exclusif
de contact avec le monde, tout s’y trouve rapporté, il sert de pierre de touche, de
grille herméneutique. Il donne une raison d’être et un mandat social qui permettent
cependant de ne jamais sortir de soi-même. Le grief détermine une sorte de
privatisation des universaux éthiques et civiques et formule un programme pour
l’avenir comme liquidation d’un immense contentieux accumulé dans le passé.
Bien entendu, en dehors de ses tortueux raisonnements, la pensée du
ressentiment se reconnaît aussi à des éléments extra-dialectiques, c’est-à-dire à
des « mythes » de prédilection. Dénégatrice et suspicieuse, cette pensée est grande
consommatrice et productrice de certaines sortes, bien connues, de « mythes » :
mythe du Complot, de la Conspiration scélérate, mythes des Origines, de
l’Enracinement, mythe du Vengeur à naître parmi les Siens. On perçoit l’effet
persuasif de tels mythes : ils sont conçus pour contribuer à une Grande explication
de ce mundus inversus, de ce monde à l’envers où moi et les miens n’avons pas
notre juste place.
Le mouvement fondateur du ressentiment est le refus de l’autre, une
pulsion de repli contre la diversité sentie comme sourde à la communauté des
griefs ; je citerai une seule fois Nietzsche en un passage bien connu : « La morale
des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui ne fait pas partie d’elle-même,
à ce qui est “différent” d’elle, à ce qui est son “ non-moi” : et c’est ce non qui est
son acte créateur. » En valorisant ses valeurs « propres », la tribu de ressentiment
exalte le mérite qu’il y a à se restreindre et à se refermer sur son contentieux à
l’égard du monde extérieur en se purifiant de la diversité.
Le ressentiment est, certes, dans tout ceci, une argumentation de protestation
et d’émancipation, mais c’est une voie d’émancipation radicalement aliénée.
Pierre Bourdieu aux Règles de l’art, le dit fort bien : « Le ressentiment est une
révolte soumise. La déception, par l’ambition qui s’y trahit, constitue un aveu de
reconnaissance. Le conservatisme ne s’y est jamais trompé : il sait y voir le meilleur
hommage rendu à l’ordre social, celui du dépit et de l’ambition frustrée. »

Ressentiment et transvaluation

Je reviens à mon idée d’un type spécifique de raisonnement. Le ressentiment


se définit comme un mode de production des valeurs, comme un positionnement
« servile » à l’égard des valeurs prédominantes, mais c’est une position qui
cherche à se fonder par la voie de raisonnements têtus, d’argumentations retorses
et qui ne se sépare pas de ceux-ci. D’où l’importance qu’il y a de reconstituer
les figures-clés d’une rhétorique du ressentiment. Cette rhétorique sert deux fins
concomitantes : en démontrant la situation présente des siens comme injustice

4 Minuit, 12, p. 3.


Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 87

radicale, comme dol, elle cherche à persuader de l’inversion des valeurs et à


expliquer la condition misérable des siens en renvoyant ad alteram partem tous
les échecs essuyés. Seconde finalité : il s’agit de valoriser la position victimale et
le mode d’être du dominé ; et de dévaloriser les valeurs que chérit le dominant et
qui vous sont inaccessibles en les montrant à la fois (cette simultanéité est déjà
paralogique si la logique repose sur le principe de non-contradiction) comme
chimériques, arbitraires, ignobles, usurpées et causatrices de préjudice.
L’essence du ressentiment, selon Nietzsche et ses successeurs, réside en une
transmutation des valeurs, c’est-à-dire transmutation des stigmates, des échecs,
des signes où les Autres voient votre faiblesse et votre « servilité », en valeurs.
Au cœur de la « sophistique » du ressentiment, on trouve une axiologie renversée,
retournée : la bassesse et l’échec sont indices du mérite et la supériorité séculière,
les instruments et produits de cette supériorité, sont condamnables par la nature
des choses car usurpés à la fois et dévalués au regard de quelque transcendance
morale que le ressentiment se construit. Si le succès « séculier » n’est aucunement,
en bonne logique, la preuve nécessaire du mérite, la sophistique du ressentiment
tire de cette proposition la thèse que l’insuccès ici-bas est au contraire un indice
probant dudit mérite.
C’est un paralogisme par les conséquences qui conduit les démagogies
du ressentiment à la recherche ou l’invention d’un autre système de valeurs, de
rationalité, de morale, etc. que celui dont se réclament ceux qu’on présente comme
les dominants. De deux choses l’une en effet. Ou bien, au bout du compte, les
valeurs réinventées par les idéologues des prétendus opprimés ne seront à l’examen
qu’un retapage des valeurs présentées par les dominants comme universelles –
aboutissement des plus fâcheux, car ce serait concéder au dominant une certaine
légitimité et une certaine humanité, une capacité d’avoir jusqu’à un certain point
pensé au nom de tous – et cela indiquerait en outre que la différence narcissique du
peuple ressentimentiste n’est pas aussi essentielle et spécifique qu’il la présente.
Ou bien, et ce serait déjà beaucoup mieux, les valeurs propres au groupe victimisé
prendront le contrepied des prédominantes. – La question restant de voir si ces
contre-règles, contre-raisons et contre-morales (qui prouveront au groupe qui les
adopte qu’il avait été dépossédé de ses biens axiologiques propres) vont permettre
à ce groupe de faire son chemin dans le monde et de concurrencer victorieusement
l’adversaire… Or, de la génétique mitchourino-lyssenkiste dans la « science
prolétarienne » stalinienne, au mythe de la Femme-sorcière congénitalement
immunisée contre la raison et la science des phallocrates (dans le féminisme dit
radical de la fin des années 170), aux dénonciations islamistes des sciences et des
techniques du Grand Satan tout d’un tenant avec ses mœurs perverses, dans tous
ces cas et bien d’autres qui encombrent le siècle révolu, les dénégations auxquelles
conduisent ces raisonnements fallacieux n’ont guère servi, en fin de compte et sauf
erreur, le combat des groupes qui sont passé à l’acte et ont cherché à appliquer
dans le réel leur transmutations des valeurs.
88 Marc ANGENOT

Il y a en fait un double procès de transvaluation auquel travaillent les


idéologies du ressentiment : l’un construit comme alibi légitimateur, transcendant
à l’ordre du monde et à ses méchants, permet ce renversement qui montre que l’état
d’échec du victimisé est – transcendantalement – un mérite ; l’autre, découlant
du repli identitaire, du narcissisme frustré, légitimant exclusivement ce qui est
propre aux « siens », disant non et encore non aux valeurs du monde « extérieur »
et sacralisant le programme de rancune à l’égard des « autres ».
Le succès est le mal, l’échec, la vertu : voici, ramenée à une formulette,
toute la « généalogie de la morale ». Nul ne peut régner innocemment, disait Saint-
Just : le dominant, tout bénéficiaire du Système est toujours un scélérat puisqu’il
est coupable de tous les maux du seul fait d’occuper une position avantagée et
d’y trouver profit. Le dominé, s’il est dépouillé de ses droits, est en droit du
moins de lui demander des comptes. « Sexe fort ! s’exclame la fouriériste Clara
Vigoureux vers 1840, c’est vous qui régnez sur toute la terre, c’est à vous que je
viens demander compte du mal qui désole la terre5. » L’axiologie de ressentiment,
nourrie de rancunes parfois fort légitimes, fort réelles en tout cas, vient radicaliser,
hyperboliser et surtout moraliser la haine qu’on éprouve du dominant6.
Sans doute, la pensée du ressentiment et la haine des privilégiés qui
l’accompagne sont-elles des moyens d’échapper à la « simple » et passive rancœur
jointe au mépris de soi. La haine du dominant est inséparable de la survalorisation
du dominé et la fonction mobilisatrice de celle-ci est souvent directement
déchiffrable. C’est ce qu’avait bien montré Albert Memmi dans son Portrait du
colonisé7. On peut penser qu’il n’y a pas d’oppression « objective » qui ne soit
tentée de tirer parti de son état d’infériorisation et de la conscience partielle qu’elle
en prend pour ajouter à ses « justes revendications » tous les sujets possibles de
plainte contre tous et chacun, contre la fatalité et la longue durée – « ayant bien
sujet d’accuser la nature… » – et surtout, mais de façon travestie, contre elle-
même, contre le groupe opprimé et la haine de soi que comporte la condition
servile où il se trouve placé et que l’aliénation intériorisée, autant que les bénéfices
secondaires qui accompagnent le ressentiment, contribueront à perpétuer.

Ressentiment et persuasion

Le ressentiment ratiocineur, carburant au pathos, ne veut pas vraiment


convaincre le monde extérieur, il sait qu’il n’y a guère de chances. Le

5 Parole de providence, Paris, Bossange, 1834, p. 5.


 Sans doute, la pensée du ressentiment et la haine des privilégiés qui l’accompagne sont-elles des
moyens d’échapper à la « simple » et passive rancœur, jointe au mépris de soi. La haine légiti-
mée du dominant est inséparable de la survalorisation du dominé et la fonction mobilisatrice de
celle-ci est souvent directement déchiffrable.
7 Paris, Buchet-Chantal, 1957 et nombreuses rééditions.
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 89

ressentiment dévide ses raisonnements non pour convaincre les « autres » – dont
il n’attend rien de bon – mais pour ressasser sa vérité particulière aux oreilles
des siens et dissuader de toute velléité critique les membres de sa tribu qui
seraient tentés de raisonner par eux-mêmes ou qui pourraient avoir des doutes.
Le ressentiment a simplement horreur des objectivations venues de l’extérieur
qui sont « insensibles » à sa « spécificité ». Il faut toujours lui rendre hommage
d’abord, tenir compte de son hypersensibilité, de ses susceptibilités d’écorché.
Quand l’homme du ressentiment accepte de parler à quelqu’un à qui il a supposé
d’abord de la bonne volonté, il finit par devoir dire, défrisé : « Vous ne pouvez pas
nous comprendre décidément ! »
Dans les discours de ressentiment fonctionne une dialectique éristique
sommaire, c’est-à-dire quelque chose comme L’Art d’avoir toujours raison (titre
d’un opuscule de Schopenhauer8), d’être inaccessible à l’objection, à la réfutation
comme aux antinomies qu’on décèle chez vous, le tout formant un dispositif
inexpugnable et aussi une réserve inusable : on n’a jamais gagné, il demeure
toujours des torts anciens qui n’ont pas été corrigés, des cicatrices qui rappellent
le passé et ses misères, le ci-devant groupe dominant est toujours là, hostile et
méprisant, et – si on n’est pas parvenu à s’en débarrasser totalement, à l’annihiler
par quelque « solution finale » – il conserve toujours quelque avantage qui en
font l’obstacle infini à la bonne image qu’on voudrait avoir de soi et des siens.
Il y a quelque chose de « diaboliquement » simple dans les raisonnements
de ressentiment. Dans la logique ordinaire, les échecs ouvrent la possibilité de
revenir sur les hypothèses de départ et de les corriger. C’est d’ailleurs la règle
d’or de la méthode scientifique… Dans le ressentiment, les échecs ne prouvent
rien, au contraire, ils confortent le système, ils se transmuent en autant de preuves
surérogatoires qu’on avait raison et que décidément « les autres » vous mettent
encore et toujours des bâtons dans les roues. Un système où les démentis de
l’expérience ne servent jamais à mettre en doute les axiomes, mais les renforce
est un système inexpugnable par structure. Et un système inexpugnable « pose
problème » au regard des « bases de la discussion » indispensables à la raison
communicationnelle.

Ressentiment et idéologies

Le ressentiment, cette sorte de logos guidé par une passion misérable, est
alors ceci même contre quoi, depuis les Lumières et jusqu’à l’épuisement actuel
de la modernité, les pensées du progrès, les grands militantismes sociaux, les
programmes des Grands récits émancipateurs ont eu à lutter. La modernité est à
définir alors comme cette période révolue marquée par des tentatives constantes

8 Réédité récemment : Strasbourg, Circé, 10.


0 Marc ANGENOT

et dans une large mesure victorieuses de tenir le ressentiment en respect, de le


« dépasser dialectiquement », de le re-transmuer en autre chose. La modernité
entendue sur les deux siècles de sa durée comme pensée des Lumières, des
droits de l’homme, pensée de la citoyenneté, comme idéologie « bourgeoise »
du progrès, idéologie positiviste de la science, mais aussi essor des doctrines
socialistes : dans toute une diversité de dispositifs en conflit – en dépit du fait
qu’ils découlent de la même logique de dépassement.
Le ressentiment a été et demeure une composante de nombreuses idéologies
tant de droite – nationalisme, antisémitisme – que de gauche, s’insinuant dans
certaines expressions du socialisme, du féminisme, des militantismes minoritaires.
Pensée de l’inversion des valeurs, tournée vers un passé mythique, ressassant des
griefs, rancunière et suspicieuse à l’égard de tous ces « autres » qui ne sauraient
comprendre assez votre « différence », le ressentiment est à la source des démagogies
nationalistes et des idéologies identitaires qui progressent dans le monde. Le
ressentiment actuel n’est pas une idée neuve en Europe, ni en Amérique. C’est
le retour d’un refoulé. La dynamique du ressentiment ne se comprend que sur la
longue durée de l’histoire moderne. Mais il y a aussi, dans cette histoire moderne,
des dispositifs « antiseptiques » de rationalisme, d’universalité, d’émancipation
qui ont joué mais, dans certaines conjonctures comme celle que nous vivons, ils se
retrouvent débordés par le reflux du ressentiment toujours sous-jacent.

Ressentiment et réaction

En gros, le ressentiment est coextensif aux militantismes réactionnaires. Il


subsiste parmi nous, dans une longue persistance depuis le Syllabus du Pape Pie IX
un antique ressentiment de droite avec des connotations cléricales. Oscillant entre
la nostalgie d’un Ordre révolu, l’angoisse devant la modernité, la rancune et la
dénégation, la grande production idéologique antimoderniste de droite a cherché
à re-fétichiser la religion, la tradition, la nation, la famille, à réinstituer dans le
symbolique tout ce que dans le réel, le « progrès » du marché capitaliste a eu
pour vocation fatale de déstabiliser et de mettre bas. Il y a d’ailleurs dans toute
idéologie du ressentiment, de forme conservatrice ou pseudo-progressiste, une
dénégation crispée de ce qui est en train de s’opérer dans le « monde réel ». Face
à la déterritorialisation, à une évolution sans fin ni cesse qui dissout des territoires
symboliques et d’antiques enracinements, le ressentiment cherche à restituer des
fétiches, des stabilités, des identités. L’idéologie de ressentiment de droite aboutit
dans l’ordre déontique à des exigences de « réarmement moral ».
Le rapprochement entre la pensée conspiratoire et ce ressentiment de
droite s’impose. Les idéologies du ressentiment sont de grandes fabulatrices de
thèses de conspiration. Les adversaires qu’elles se donnent passent leur temps à
ourdir des trames, ils n’ont de cesse de tendre des rêts – et comme ces menées
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 91

malveillantes ne sont guère confirmées par l’observation directe, il leur faut


supposer une immense conspiration secrète et se convaincre de son existence
aussitôt l’hypothèse envisagée. Comme le mouvement politique et social fondé
sur le ressentiment s’empêtre dans ses propres contradictions, qu’il subit la
« malencontre du réel » et que ses revendications et rancœurs demeurent peu
intelligibles à l’extérieur, cette conspiration universelle se confirme constamment
à ses yeux. La vision conspiratoire du monde va de pair avec le raisonnement du
ressentiment : du fait que certains sont vus en position avantagée et sont objets
d’envie, on leur prête un malfaisant projet de domination (il ferait beau voir que
leur succès soit à quelque égard innocent !), un but ultime d’hyperdomination, de
dépouillement total des désavantagés.

Nationalismes

Le ressentiment forme le substrat idéologique des nationalismes des XIXe et


XXe siècles, – pas les chauvinismes de grande puissance, bien entendu : celui des
petites entités ethniques traînant le souvenir d’avoir été méprisées et brimées. Le
nationalisme envisagé surtout comme séparatisme, comme besoin de sécession
pour se retrouver entre soi, comme fantasme de n’avoir plus à se comparer sur le
terrain de l’adversaire historique et dans ses termes, selon la logique qui a assuré
son succès. Les groupes ethniques ne se définissent pas à l’origine par une identité
collective pleine (mais ils s’affairent à se bricoler un moi collectif), mais par
un manque, une frustration collectivement éprouvée. Tout nationalisme prétend
faire la promotion d’une indicible identité sacrée collective, d’une plénitude de
différences admirables, d’une particularité pleine au nom de laquelle il justifie ses
revendications politiques. Or, on sait qu’à l’analyse cette singularité plénière et
sacrale n’apparaît jamais que comme l’éversion de griefs et de rancœurs perpétués
et partiellement maquillés auxquelles la communauté est d’autant plus attachée
qu’y renoncer reviendrait à perdre ce qui lui tient lieu d’« âme ». Le ressentiment
est premier, il est ce qui soude la communauté idéologique, la tribu identitaire
dont la cohésion ne résulte que du ressassement collectif de griefs et de rancunes.
Le ressentiment fait les idéologies nationalistes et identitaires, il les engendre, il
les soutient, il en constitue l’ultime recours : voici ma thèse.
Quoi que le prétendu dominant et ennemi héréditaire ait pu faire ou fasse,
la rhétorique nationaliste le lui tiendra à grief. Cherche-t-il à imposer ses valeurs,
sa bienfaisance, il a tort, il fait preuve de condescendance et complote pour
priver le peuple du ressentiment de son identité. Leur interdit-il l’accès auxdites
valeurs, il a encore tort. Prétend-il s’occuper d’eux, il s’immisce. Demeure-t-il
indifférent et les laisse-t-il vivre à leur guise, il les méprise. Aucune attitude ne
peut satisfaire l’idéologie de ressentiment laquelle ne cherche qu’à retrouver en
toutes circonstances des preuves de la malveillance des autres à son endroit.
92 Marc ANGENOT

Une des grandes revendications du ressentiment communautariste, c’est le


droit de persister dans son « essence », le droit de n’avoir pas à ajouter à la douleur
d’une position sans gloire, la douleur additionnelle d’avoir à s’adapter au cours
du monde et la perspective de « disparaître ». La peur de disparaître qu’avouent
pour « leur » peuple les partis nationalistes, les politiques de persistance, de
perpétuation à l’identique et de « containment » du monde extérieur qu’ils
cherchent à imposer aux « leurs » ne sont que l’expression de la peur d’avoir à
renoncer à ce ressentiment qui les soude. Les nationalismes comportent un rêve
d’étanchéité.
Ce qui frappe encore dans les idéologies nationalistes, c’est leur rapport
morbide au temps : l’avenir est conçu non comme ouverture, dépassement,
mais comme épuration des comptes rancuniers que l’on entretient avec un
certain passé. Le ressentiment nationaliste est fatalement tourné vers le passé
(quoiqu’inscrivant sa rhétorique sur un avenir compensatoire) et c’est un passé
à mémoire longue, plein de reproches remâchés, du souvenir d’offenses qui se
perdent dans la nuit des temps dont chaque génération réactive le grief car son
identité tient à ces manquements, à ces mortifications, – aggravés par transmission,
et pleins d’explications ad hoc des échecs de son propre groupe, échecs jamais
assumés. Rien ne se « pardonne » (car pardonner supposerait de se concevoir
sujet à part entière), rien ne se surmonte, on traîne après soi un lourd faix, un
passé qui s’immisce dans tout action présente et qui interdit de jamais en avoir
fini. Dans ce ressentiment fonctionne un paralogisme temporel analogue à celui
que Proust prête à Swann jaloux d’Odette : la joie de se figurer anticipativement le
plaisir qu’on aura quand on n’aimera plus et qu’on sera vengé enfin par le regret
que les avanies qu’elle vous a fait subir inspireront à l’aimée – sans comprendre
que ce jour-là on sera devenu un autre et indifférent à une revanche qui sera
devenue sans saveur.

Ressentiment à gauche

Mais les logiques du ressentiment se sont insinuées à divers moments à


gauche, ou plus précisément dans ce que l’on situe à l’extrême gauche. Il est
difficile, mais non impossible de distinguer dans certaines idéologies – les unes
réactionnaires, les autres posant pour progressistes – la logique du ressentiment et
la volonté d’ordre dans un cas, de justice et d’émancipation dans l’autre, derrière
quoi elle se dissimule ou à laquelle elle se mêle. On a pu analyser le parasitage des
programmes de justice sociale par les sophismes du ressentiment et ceci semble
un moyen décisif de critique des dérapages pernicieux occasionnels du socialisme
comme du féminisme et d’autres idéologies de critique sociale – que ce soit,
dans l’ordre du discours, la critique oratoire du manichéisme – qui est une figure
du ressentiment – du camp de la vertu et du camp des bourreaux, des victimes
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 93

innocentes contrastées aux exploiteurs scélérats (à quoi s’oppose la connaissance


ésotérique du social qui énonce ce qu’exactement Karl Marx pose en axiome
dans la préface du Capital, qu’il « ne s’agit de personnes qu’autant qu’elles sont
la personnification de catégories économiques… »), ou, par voie d’application, la
critique des politiques concrètes fondées sur l’Umwertung der Werte accompagnée
de la dénégation des effets pervers qu’entraîne le renversement volontariste des
valeurs.
De fait, nul ne l’ignore, les dynamiques de l’égalité peuvent être entachées de
ressentiment : elles se développent entre l’appétition vers une justice émancipatrice
et le ressentiment de l’égalisation « par le bas », de la revanche sociale, du
truquage des règles du jeu pour empêcher, au prix de la léthargie économique et
par toutes sortes de moyens vexatoires, que des distances ne se constatent ou ne
se creusent. Il y a, vieille comme le monde moderne, une sophistique de l’égalité :
l’égalité comme « lit de Procuste » qui est celle qu’affectionnent les réclamations
du ressentiment, qu’on nomme aussi l’« égalisation par le bas » qui flatte
l’inversion de valeurs et apaise la rancune des abaissés. Il y a la justice dite parfois
« plébéienne » comme obligation de rentrer dans le rang et de « faire comme tout
le monde », justice pour qui toute liberté individuelle et toute différence sociale
sont suspectes de faire tort à la masse égalitaire. On rencontre aussi dans les
idéologies radicales une conception de la justice comme punition des autres, qui
seront « mis à votre place » tandis que vous prendrez la leur – imposition d’une
inversion de rôle, réalisation du mundus inversus comme vengeance du dominé.
« Le désir de vengeance est la plus importante des sources du ressentiment »,
écrit Max Scheler9. Mais c’est une vengeance différée par le cuisant sentiment de
son incapacité à prendre naturellement l’avantage, vengeance exacerbée par de
la rancœur.
On peut lire alors un dépassement du ressentiment plébéien de l’ouvrier
exploité dans ce qui s’est désigné comme le « socialisme scientifique » :
dépassement formulé dans le mandat donné au prolétariat, à la classe salariée
transfigurée – telle qu’en elle-même enfin l’Histoire la changeait – en Prolétariat,
d’émanciper prochainement l’humanité tout entière « sans distinction de classe,
de race ou de sexe », selon les termes du Programme minimum du Parti ouvrier
(guesdiste) en 1881, programme revu par Karl Marx. Il faut peut-être déceler ici
un socialisme des intellectuels cherchant à doter Caliban d’une image sublime
qui lui permettait de dépasser son ressentiment frustre et barbare, c’est-à-dire de
le mettre au service d’une modernisation étatiste et planiste. Il fallait opposer au
ressentiment spontané des masses laborieuses un mandat sublime d’émancipation
de l’humanité qui mettait en fait celles-ci au service d’un projet rationnel de

9 L’Homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 170, p. 1.


94 Marc ANGENOT

modernisation productiviste. C’est ce que l’anarchiste polonais Vaclav Makhaiski


dénomma en effet au tournant de ce siècle le « socialisme des intellectuels »
(auquel il opposait le purement ouvrier anarcho-syndicalisme)10.
Mais Makhaiski transposait une autre formule polémique fameuse. Le
leader de la Sozialdemokratie allemande, August Bebel avait dit en une formule
condamnatrice face à quelque chose qui menaçait du dedans le socialisme,
formule qui ne manquait pas de justesse : « l’antisémitisme, c’est le socialisme
des imbéciles ! » Il le disait bien : l’antisémitisme qui rongeait l’extrême gauche
allemande (et française) à la fin du XIXe siècle, était une sorte de socialisme, quelque
chose qui y ressemblait, mais transposé en une autre clef cognitive. Il n’y avait pas
entre les deux idéologies, socialisme et antisémitisme, une différence de contenu,
de cible ou d’objet de haine, mais une discordance de manière de penser et comme
on disait à cette époque, de « mentalité ». L’antisémitisme, c’était quelque chose
comme la lutte des classes, mais pensée d’une manière « imbécile », gothique,
barbare, pensée en une transposition agressivement archaïque par des esprits non-
contemporains – ungleichzeitig. Le ressentiment, dirais-je pour généraliser, cela
a été et c’est le patriotisme des imbéciles, c’est le féminisme des imbéciles, c’est
l’écologisme des imbéciles, et on pourrait continuer. Derrière l’amour des faibles,
lisez la haine des forts, suggérait Nietzsche ; transposons ceci pour un certain
écologisme geignard : derrière l’amour de la nature « violée », lisez la haine des
humains productifs et de leurs industries dans tous les sens de ce dernier mot.

L’essence du populisme

Michel Wieviorka, dans un livre paru en 13, La démocratie à l’épreuve,


Nationalisme, populisme, ethnicité11 analyse la concomitance entre la montée
des nationalismes dans la conjoncture actuelle et les progrès de cette sorte de
démagogie plus diverse qu’on regroupe sous le nom de « populisme ». Dans
la perspective de cet essai, je voudrais proposer le paramètre du ressentiment
comme critère propre de la notion de populisme en le montrant du même coup
logiquement proche, contigu des nationalismes de ressentiment. Je vois comme
le trait typique du populisme le fait pour les doctrinaires de cette sorte de
mouvements de prétendre « revenir au peuple, renouer avec les valeurs profondes
du peuple », mais pour capter dans ledit « peuple » et donner force, non aux
ferments de révolte et à l’appétit de progrès qui pourraient s’y cultiver, mais
justement à ce qu’on peut y trouver et y cultiver sélectivement de ressentiment
spontané : ressentiment du bon sens « populaire » à l’égard de la domination des
intellectuels (des « eggheads », les têtes en forme d’œuf, disent les populistes

10 Le socialisme des intellectuels, Paris, Seuil, 1979.


11 Paris, La Découverte, 13.
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 95

américains), des techniciens (des « technocrates »), des experts d’État dont les
compétences font ombrage aux « sagesses » des masses et dévaluent celles-ci,
ressentiment des routines à la petite semaine, « improductives », et des bonnes
vieilles traditions plébéiennes à l’égard des modernisations et « rationalisations »
qui harassent et déstabilisent, ressentiment à l’égard de ces inintelligibles arts et
littératures d’avant-garde qui ne plaisent qu’aux « grosses tête » et aux « snobs ».
Ressentiment à chaque coup de ceux qui sont attachés à un ordre de valeurs
populaires à l’égard des valeurs qui d’en haut, de la capitale, de l’appareil d’État,
viennent les dévaluer, les déclasser12.

Le ressentiment aujourd’hui

Un vaste marché du ressentiment s’est ouvert dans les sociétés occidentales


de la fin du XXe siècle. Marché de bon rendement, avec une large clientèle de
désillusionnés à la recherche d’illusions retapées et de rancunes inépuisables.
Dans les sociétés développées, sociétés éclatées en lobbies suspicieux, obsédées
par des revendications identitaires – on a parlé de néo-tribalisme – infléchissant
la pensée du droit pour la ramener à un marché criard de « droits à la différence »,
formées de groupes entretenant des différends appuyés sur des contentieux
insurmontables et sur une réinvention rancunière de « passés » à venger, le
ressentiment (re)devient envahissant. Tout ceci me semble se produire en raison
de l’effondrement des utopies de progrès et de dépassement des litiges vers une
idée de justice et de réconciliation rationnelle. La refondation de l’identité des
groupes sur du ressentiment est concomitante de cette « Fin des utopies » qui
formaient la connaissance de soi à l’horizon d’un devenir-autre. Je vois dans les
retours du ressentiment et de ses sophismes quelque chose qui vient colmater les
trous béants, boucher les vides dans une conjoncture qui dépossède les esprits
de tout projet d’espérance commune à partager et rend suspicieux à l’égard de la
démocratie et de l’état de droit. Dans un tel contexte, le ressentiment identitaire
apparaît comme un nouvel opium des peuples : quelque moyen artificiel et
passager d’apaiser de grandes douleurs, de rediriger ses émotions frustrées vers
des fantasmes consolateurs. On assiste à un repli de l’intelligible collectif sur des
« positions préparées à l’avance », celles de l’homogène censé chaleureux, du
gemeinschaftlich qui absolutise ses limites. Face à la privatisation néo-libérale
de grands pans des économies et à la globalisation des grandes puissances

12 Parlant de valeurs, je note que ce n’est pas par hasard que le grand mouvement populiste agraire
du dernier tiers du XIXe siècle aus États-Unis a eu pour thème et motif de mobilisation la protes-
tation des classes rurales du Mid-West et Far-West contre une dévaluation : la démonétisation
de l’argent décrétée par Washington, le choix de l’or comme encaisse de référence, décision
technocratique et modernisatrice qui ruinaient certaines régions et dévaluaient un certain mode
de vie.
96 Marc ANGENOT

transnationales auxquelles ils laissent le champ libre, les dépossédés et les frustrés
réagissent en privatisant et en muant en absolus – faible rétorsion – leurs mœurs,
leurs valeurs et leurs mini-cultures13.
Certaines sociétés occidentales – ceci frappe aux États-Unis – semblent en
passe de devenir des sociétés de différends (selon le concept de Jean-François
Lyotard) où les litiges et les griefs des uns et des autres ne cherchent surtout plus
à se transcender vers une règle de justice ou vers un compromis collectif. Le
ressentiment, comme il a toujours fait, se donne un projet d’avenir, mais c’est
un avenir pour les « siens » et un avenir de « règlement de comptes » avec divers
antagonistes héréditaires. La formule d’« absolutisme culturel » est de Rhoda
Howard, sociologue ontarienne : elle substitue une juste formulation à ce que l’on
persiste à présenter comme le « relativisme culturel ». L’absolutisme culturel définit
une tendance néo-féodale à l’absolutisation autarcique d’axiologies « tribales ».
L’« absolutisme culturel » fait de son expérience, de son ignorance et de celles des
siens la mesure de toutes choses. Bonne occasion de répéter la maxime de Vico :
L’uomo ignorante si fá regola dell’universo. Il s’agit bien d’expliquer encore et
toujours la fausse conscience et l’idéologie par des intérêts, mais il ne s’agit pas
ici d’intérêts tangibles, plutôt d’intérêts psychiques à collectivement maquiller,
déguiser, transmuer… Intérêts psychiques – parfois sentis comme vitaux – à
« renverser » dans l’idéologie les rapports qu’on a, de fait, avec les autres14.

On peut constater ainsi, dans le cours du temps, un déportement


axiologique ; on peut prévoir le triomphe de l’idée même de la droite nationale
(barrésienne et maurrassienne), idée qui s’est revêtue de nos jours des haillons
du progressisme : quelle est cette idée ? Que la valeur éthique fondamentale est

13 On pourrait faire apparaître aussi dans la conjoncture présente des contagions. Le ressenti-
ment « s’attrape ». Au contact de minorités stigmatisées, résolues à se plaindre indéfiniment
sans perspectives de négociation rationnelle, les groupes relativement privilégiés se mettent à se
chercher un contentieux à leur opposer… et le trouvent. On a vu apparaître au cours des années
180 en Amérique du Nord des mouvements masculinistes, calquant, singeant un à un les griefs
du féminisme, montrant le malheureux mâle, opprimé, asservi par les femmes, victimisé tout
autant qu’elles et remâchant lui aussi ses griefs.
14. Le ressentiment n’est certes pas la seule forme récurrente de « fausse conscience » (je reviens à ce
concept travaillé jadis par Joseph Gabel). Il faudrait le confronter par exemple avec la conscience
malheureuse qui lui est complémentaire. Pour une analyse d’un avatar en idéologies contempo-
raines de ce type argumentatif, on peut se référer au Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner
(Paris, Seuil, 183) qui étudie les raisonnements culpabilistes dans le militantisme tiers-mondiste,
en parallèle au ressentiment qui, lui, peut apparaître comme le raisonnement au service de la
rancune. Le ressentiment forme une position affective et cognitive qui se complète ainsi d’autres
« formes simples » d’idosyncrasies raisonnantes : rationalité restreinte des technocrates, cynisme
des repus, conservatisme opposant invinciblement ce qui est à ce qui pourrait être, « darwinisme
social » (transfigurant la « lutte pour la vie » en principe légitimant la violence sociale), mais
aussi doubles jeux, mauvaise conscience et conscience malheureuse (assez propre aux domi-
nants-dominés), puritanisme de l’âme « pure », phobies sociales de différentes origines.
Le ressentiment : raisonnement, pathos, idéologie 97

la culture et les traditions d’un groupe déterminé et que celles-ci engendrent des
droits collectifs suprêmes. On assiste à une réinvention féodaliste du droit des
personnes par le néo-ressentiment : des droits qui ne sont reconnus qu’attachés
à une glèbe et soumis à une allégeance, à un aveu d’appartenance, droits qui
sont mérités par ceux qui se réclament d’abord d’une protection identitaire et à
ce prix. Précondition de l’obtention de droits très fâcheuse pour les déviants, les
atypiques et les agnostiques de toutes les Identités.

Ressentiment et désenchantement

En longue durée, la démarche de ressentiment a toujours opéré – dans le fictif,


dans le dénégateur – en réaction au désenchantement, Entzauberung – ce concept
central de Max Weber. Les idéologies du ressentiment sont intimement liées aux
vagues d’angoisse face à la modernité, à la rationalisation, à la séculanisation et
à la déterritorialisation. La mentalité de la Gemeinschaft [Tönnies], homogène,
chaude et stagnante, ayant tendance à tourner à l’aigre dans les sociétés ouvertes
et froides, rationnelles-techniques. Entzauberung : le ressentiment qui recrée une
solidarité entre pairs rancuniers et victimisés et valorise le repli communautaire,
– gemeinschaftlich, – apparaît comme un moyen de réactiver à peu de frais
de la chaleur, de la communion dans l’irrationnel chaleureux alors qu’on se
trouve confronté à des mécanismes de développement sociaux et internationaux
anonymes et froids, des « monstres froids » incontrôlables, lesquels ne permettent
justement pas de tactique ni de réussite collectives.
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet
Emmanuelle DANBLON

Introduction

La somme que nous devons à Marc Angenot (1982) sur le pamphlet nous
fournit un cadre de réflexion très complet sur lequel je m’appuierai pour amorcer
les réflexions qui suivent. Nous rappellerons à propos du pamphlet quelques
points utiles au développement qui va suivre.
Tout d’abord, la position du pamphlétaire est proprement paradoxale. Il
détient la vérité mais n’a pas de terrain commun avec l’auditoire. Or, sans topique
commune, la réfutation est impossible. Ensuite, la façon dont il s’adresse à
l’auditoire est elle aussi paradoxale : il se met à parler parce qu’il n’a plus d’espoir
de convaincre et « s’en remet au hasard » pour que son discours fasse mouche.
Enfin, la position défendue semble elle-même paradoxale (Angenot 182 :
338). Sous la plume du pamphlétaire, les catégories politiques traditionnelles
sont, elles aussi, éclatées pour donner lieu, par exemple, à des positions de type
« révolutionnaire réactionnaire ».
Ainsi, le pamphlétaire brouille les pistes en semblant jouer avec les
limites du cadre rhétorique traditionnel. Ce que nous venons de rappeler des
caractéristiques du pamphlet laisse apparaître un éclatement des techniques
traditionnelles de persuasion : la construction d’un ethos adapté à l’auditoire,
la recherche de valeurs communes et la construction d’une position clairement
identifiable dans un débat.
Je voudrais dans ce qui suit contribuer à une réflexion sur le pamphlet en
cherchant à comprendre le rôle qu’il joue par rapport à la norme en observant
les effets produits sur l’auditoire. Je ferai l’hypothèse que le pamphlétaire crée
une mise en scène de transgression des cadres de la rhétorique mais que cette
mise en scène n’est possible que parce qu’elle utilise ces mêmes cadres. Dans
cette perspective, le pamphlet peut être considéré comme un genre rhétorique
qui, derrière le prétexte de mettre la société à l’épreuve, a souvent pour effet de
la revivifier.

Préliminaire anthropologique

Dans cette perspective, on peut voir dans le pamphlet un mouvement général


de transgression des normes en rhétorique. Plus profondément, le rapport à la
norme recouvre la question de la socialité. Le pamphlet comme genre discursif
transfère ainsi à la rhétorique la question anthropologique posée par Todorov
100 Emmanuelle DANBLON

(15) en ces termes : « La socialité est-elle naturelle chez l’homme ou s’agit-il


d’une norme imposée pour permettre la vie en société ? »
Todorov insiste en outre, à propos des règles et des normes du vivre
ensemble, sur l’importance de la reconnaissance sociale qui peut prendre deux
formes opposées : celle que l’on obtient par conformité et celle que l’on obtient
par distinction. D’un côté, la satisfaction que l’on tire de la conformité aux normes
du groupe explique la puissance des sentiments communautaires. D’un autre
côté, la satisfaction que l’on tire de la reconnaissance par distinction est peut-
être plus fragile, plus complexe. Or, il se fait que la rhétorique offre la possibilité
d’exploiter ces deux formes de reconnaissance par ces différentes figures du
renforcement des valeurs : respectivement, la conformité et la distinction.
D’un côté, l’attitude d’exception se met en récit dans le genre épidictique.
Celle-ci peut donner lieu à un éloge comme à un blâme. L’être exceptionnel peut
être un héros qui cristallise sur lui toutes les vertus dont se pare la communauté,
mais il peut aussi être un bouc émissaire sur lequel se concentrent tous les vices
dont la société veut se débarrasser.
D’un autre côté, l’argumentation peut contribuer à un renforcement de la
norme – et donc de la conformité – en la confirmant par des justifications. Mais
elle peut aussi mettre la norme au défi, l’ébranler, dans une mise à l’épreuve
réalisée par la critique. Comme pour les éloges et les blâmes, ces deux usages de
l’argumentation qui paraissent opposés au premier abord sont, à bien y regarder,
étrangement proches. Dans tous les cas, la norme est mise en avant, elle devient
objet d’attention : dès ce moment, elle cesse d’être évidente et ce fait même la met
en danger. Que l’on ait l’intention de la renforcer en la réaffirmant ou de la mettre à
l’épreuve, en la critiquant, dès que la norme est formulée, elle révèle son caractère
conventionnel et éventuellement relatif, ce qui potentiellement fragilise toujours
ses fondements. C’est pourquoi d’ailleurs les éloges et les blâmes prennent soin
de mettre en avant les valeurs de la société par des mises en scène qui contribuent
à maintenir un sentiment d’évidence dans le chef de l’auditoire. Avec la critique,
en revanche, on est à ce moment de kairos politique où la société ne sait pas si elle
va vivre une guerre civile ou une refondation1. Ce moment est toujours fragilisant
pour la communauté et l’on peut considérer qu’une des fonctions centrales de la
rhétorique est de régulariser cette fragilité pourtant nécessaire dans toute société
ouverte, dont les normes doivent régulièrement être revivifiées.
Selon cette vision des choses, le système rhétorique constitue l’institution-
nalisation par les discours d’un besoin de régulation nécessaire à ce double rapport
social à la norme. Y aurait-il, dans cette perspective, une attitude rhétorique dont
le traitement de la norme serait propre au pamphlet ?

1 Sur tout ceci, on lira avec profit GOYET F., Le sublime du lieu commun, Paris, Champion, 1.
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 101

La rhétorique et la question de la norme

Pour répondre à cette question dans le détail, il faut tout d’abord préciser la
conception que l’on se donne de la norme en rhétorique. On considérera dans un
second temps le rôle que peut y jouer le pamphlet. Pour répondre à cette question,
nous commencerons par une rapide enquête concernant l’usage de l’étiquette
« pamphlet » chez les locuteurs.
Si l’étiquette de « pamphlet » n’a pas de sens clairement péjoratif au
départ, il finit par l’acquérir sans ambiguïté. Les connotations péjoratives qui
lui sont réservées associent généralement le caractère fallacieux à la violence.
Ces caractéristiques traduisent d’ailleurs la conception normative des théories
de l’argumentation, qui voient un lien plus ou moins explicite entre des usages
rhétorico-linguistiques « transgressifs » et des positions politiques condamnables.
Christian Plantin souligne cette tendance à propos du caractère polémique de
certains usages de l’argumentation : « un degré élevé de polémicité devient un
bon indicateur du caractère fallacieux de l’échange ». (2003 : 380).

Une conception prescriptive de la norme : le pamphlet est-il un genre


fallacieux ?

Le pamphlet rassemble en effet une série de traits rhétoriques qui peuvent


constituer en soi des critères pour déterminer ce que la tradition normative
de l’argumentation juge fallacieux (Woods et Walton 12 ; van Eemeren et
Grootendorst 1). On y retrouve la condamnation de l’usage de l’argumentation
ad hominem au détriment de l’argumentation ad rem, l’appel à la persuasion
plutôt qu’à la conviction (ce que recouvre l’ancienne dichotomie entre movere
et docere) et enfin un usage de l’ironie souvent associée à la méchanceté ou à la
subversion.
Considérons à cet égard le point de vue de l’École d’Amsterdam :
Dans la communication ordinaire, on joue avec les règles, en plaisantant, en am-
plifiant les choses, etc., sans renoncer pour autant au Principe de communication.
Il n’y a évidemment rien à dire de ce comportement communicatif. Pour expliquer
son fonctionnement, particulièrement dans le discours argumentatif, nous avons
dégagé les règles sur lesquelles il repose. Le mal n’est pas grand si ces règles sont
violées sans intention communicative particulière, mais cela ne fait guère avancer
la résolution du différend.
(Van Eemeren et Grootendorst 1 : 0)
La dernière partie du commentaire révèle le caractère normatif, prescriptif
et moral, de cette conception de la rhétorique dans laquelle la transgression est
vue comme une faute par rapport à une norme qui a le statut de loi, ou tout au
102 Emmanuelle DANBLON

moins de règle. Même lorsque la transgression est considérée avec indulgence


(« le mal n’est pas grand »), elle est conçue comme un écart par rapport à la
norme que, somme toute, il vaudrait mieux éviter.
Comme on sait, dans la théorie des paralogismes, on suppose un lien plus
ou moins explicite entre une position réputée « bonne » ou « correcte » au plan
politique avec un usage correct, normé, de la rhétorique. Vu sous cet angle,
le pamphlet serait politiquement incorrect étant donné l’usage fallacieux des
ressources de l’argumentation qu’il met en œuvre.

Une conception descriptive de la norme


Mais dans la vision descriptiviste défendue par Plantin (voir aussi Doury 17,
2003), les accusations de paralogisme – amalgame (Doury 2003), ad hominem,
pétition de principe, etc. – peuvent être analysées comme des arguments à fonction
réfutative utilisés par les locuteurs dans le but de disqualifier la position adverse.
L’étiquette de « pamphlet » pourrait très bien être analysée dans cette
vision. Le terme de « pamphlet » devrait, selon cette perspective, être utilisé
dans les débats par les locuteurs pour désigner une position jugée politiquement
incorrecte sur la base d’un usage incorrect de la rhétorique. Si c’était le cas, cela
confirmerait que les locuteurs font usage de normes – sur la rhétorique ainsi que
sur les genres – dont ils ont une conception intuitivement prescriptive. Mais cette
conception intuitivement prescriptive ne doit pas pour autant être transférée à la
théorie de l’argumentation (voir encore Doury 2003).

Un usage réfutatif de « pamphlet »


Considérons un échantillon d’argumentation utilisant l’étiquette de
« pamphlet ».

Anatomie d’un pamphlet prohibitionniste, par Jérôme Vidal.


À propos du livre Bas les voiles ! de Chahdortt Djavann (Gallimard, 2003)

Présentation du livre
Ce livre ne comporte ni chapitres, ni table des matières. Il ne comporte pas non
plus de notes ou d’index, et ne fait à aucun moment référence à des travaux d’an-
thropologie, de sociologie ou d’histoire ou aux témoignages de femmes voilées.
[…] Il ne s’agit pas d’un témoignage, bien que l’auteure fonde la légitimité de son
discours sur son expérience vécue. Il ne s’agit pas non plus d’un essai sociologi-
que s’appuyant sur des enquêtes de terrain. Il s’agit d’un pamphlet, d’un « coup
de gueule » qui vise moins à susciter une discussion rationnelle et informée sur la
question du foulard qu’à défendre le point de vue de l’auteure (en faveur d’une loi
d’interdiction) au moyen d’arguments passionnels. […]
Jérôme Vidal, 18 octobre 2003
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 103

Cet échantillon d’argumentation fait intervenir un usage de l’étiquette


« pamphlet » à travers lequel on peut sans difficulté donner la représentation de
ce que le locuteur entend appartenir à la bonne ou à la mauvaise rhétorique. C’est
ce qui est figuré dans le tableau ci-dessous :

Représentation normative de la rhétorique à usage réfutatif

Bonne rhétorique Mauvaise rhétorique


Genre Essai/Témoignage Pamphlet/coup de gueule
Logos Discussion rationnelle et informée Point de vue de l’auteure
Pathos Raison Dramatisation à outrance

Ces quelques traits d’analyse résumés par ce tableau permettent d’étayer


l’hypothèse de la présence des normes prescriptives dans l’usage réfutatif que
font les locuteurs en situation de débat. Dans ce cas, l’étiquette de « pamphlet »
comme genre rhétorico-argumentatif relève clairement de l’accusation.
Dans cette perspective réfutative, le pamphlétaire est toujours l’adversaire
puisque, en quelque sorte, cette optique impose l’adage selon lequel : « ma
position est forcément correcte, celle de l’autre est forcément fallacieuse ».
Cet usage prescriptif de la norme intervient au cœur des débats pour tenter de
disqualifier une position à travers le principe selon lequel la transgression est
en soi un mal pour la communauté : toute attitude transgressive, non conforme,
représente dans une certaine mesure une menace pour la communauté. Dans cette
perspective, la frontière de la « vie commune » a tendance à se confondre avec
celle de la « bonne rhétorique ».
Cette conception de l’argumentation tend à ne valoriser que la reconnaissance
par conformité à une norme conçue comme un règlement à suivre à la lettre.
Plus préoccupant, peut-être, le fait de reprendre l’usage réfutatif que les locuteurs
font de la norme au compte d’une théorie de l’argumentation a tendance à voir
dans l’activité critique elle-même une source potentielle de paralogisme au profit
d’une attitude dite « non violente » qui serait la garantie du caractère éthique de
l’argumentation. Comme le disent les partisans de ces théories, la discussion est
orientée vers le consensus ou tout au moins vers la résolution du conflit. Or il
existe une position alternative qui voit dans la mise à l’épreuve de la norme par
la critique une condition de survie de celle-ci. Si l’on fait l’hypothèse, comme
nous l’avons proposé plus haut, que la rhétorique a pour fonction de réguler ce
mouvement de la critique, on cherchera à comprendre quelle fonction régulatrice
pourrait assumer le pamphlet comme genre au sein duquel la critique occupe une
place centrale.
104 Emmanuelle DANBLON

L’ironie comme mise en scène de la critique

L’analyse de discours qui relèvent du genre pamphlétaire au sens d’Angenot


ne pourrait se satisfaire d’une conception prescriptive de la norme derrière laquelle
se niche une vision unitaire de ce qui peut produire, en rhétorique, un sentiment
de reconnaissance ou de défiance par rapport à la norme.
C’est pourquoi, nous allons tenter de voir si l’on peut récupérer quelque
chose de l’intuition des locuteurs concernant le caractère « transgressif » du
pamphlet, en cherchant à le traiter du point de vue du pathos. Cela revient à
poser la question en ces termes : « À quel type d’émotion rhétorique le pamphlet
s’adresse-t-il, comme genre transgressif ? » Ce qui rapproche le pamphlet de la
critique traditionnelle réside dans le fait que, dans tous les cas, on a affaire à
une suspension – momentanée – du jugement de l’auditoire concernant la norme
évaluée. Alors qu’elle était évidente, la norme devient problématique au moment
où elle se trouve réévaluée, mise à l’épreuve par la critique. Mais cette suspension
du jugement subit un traitement particulier avec le pamphlet.
Nous proposons d’expliquer cette différence par la distance qui sépare
la critique de l’ironie et les conséquences qui s’ensuivent dans les mécanismes
d’interprétations que doit mettre en œuvre l’auditoire.
L’ironie, très présente dans le pamphlet, est une expression rhétorique
possible de la transgression face à une norme. Dans le Dictionnaire de rhétorique
et de poétique de Michèle Aquien et Georges Molinié (Paris, Le Livre de Poche,
1), on trouve la définition suivante de l’ironie :

L’ironie est une figure de type macrostructural, qui joue sur la caractérisation in-
tensive de l’énoncé : comme chacun sait, on dit le contraire de ce que l’on veut
entendre. Il importe de bien voir le caractère macrostructural de l’ironie.
(Molinié 1 : 210)

La figure de l’ironie permet de mettre les principes à distance d’une façon


plus profonde que celle qui s’applique dans la critique classique. Alors que l’usage
de la critique contraint l’orateur à fournir à l’auditoire les clés de l’interprétation
qui donnera lieu à une position clairement assumée par lui, l’ironie laisse quant
à elle l’auditoire livré à lui-même pour l’interprétation. Ceci a de nombreuses
conséquences au plan rhétorique. La première de celle-ci est directement liée
au fait que l’ironie exempte l’orateur de la responsabilité de sa position. Un tel
phénomène se décèle dans le caractère notoirement polyphonique de l’ironie. Nous
pouvons à ce stade récupérer les intuitions de Marc Angenot sur le pamphlet que
l’on peut directement mettre au compte de ce traitement rhétorique de la critique
par la figure de l’ironie. Celle-ci donne lieu à l’ethos typiquement pamphlétaire
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 105

du solitaire qui se présente comme ne tenant pas compte de l’auditoire, ce qui est,
à l’évidence, un ethos paradoxal.2

Ironie rhétorique ou ironie politique ?

Ce paradoxe se résout en partie si l’on voit dans le pamphlet une mise en


scène de rejet des conventions rhétoriques qui s’exprime dans la figure de l’ironie.
La présence de cette mise en scène peut constituer en soi un critère pour établir que
le pamphlet utilise encore les cadres de la rhétorique. La catégorie du pathos est
ainsi préservée : l’orateur fait « comme si » il ne tenait pas compte de l’auditoire.
Mais l’ironie ainsi produite guide néanmoins l’auditoire vers un certain type
d’interprétation. Or, il est des cas où l’interprétation reste impossible à établir
de façon stable. Dès ce moment, la figure rhétorique de l’ironie se transforme en
expression tragique du mystère (Booth 175 ; Danblon 2003) laquelle donne lieu
à une réalité indécidable.
Ainsi, les différentes variations autour de la figure de l’ironie ont partie
liée en rhétorique avec le genre du pamphlet. Mais certaines différences de
profondeur dans le traitement de l’ironie peuvent apparaître. Nous pensons qu’il
n’est pas inutile de garder à l’esprit le critère du « comme si » comme mise en
scène de suspension de jugement propre à l’ironie rhétorique. Ceci nous permettra
de la comparer ensuite à une situation dans laquelle plus aucune mise en scène
n’interviendrait. L’ironie et son mécanisme de suspension du jugement seraient
alors à prendre à la lettre. On pourra voir dans cet approfondissement, dans cette
« dérhétorisation » de la figure ce que Behler décrit comme le propre du traitement
de l’ironie dans le contexte de la modernité européenne :
Pour maintenir la lecture déconstructive dans les tensions qui lui donnent toute sa
richesse, le fait d’être ainsi attiré par une sombre fin devrait être aussi bien une
manière de résister que le fait d’être attiré par un objectif prometteur. Il s’agit tout
de même d’interpréter l’« in-between », la phase de l’allégorie, de l’ironie et de
l’écriture non pas comme une simple phase de transition ou comme une perte de
sens, mais de les reconnaître comme le mode d’existence du sens, et comme le lieu
adapté de notre action.
(Behler 17 : 355)
Cette façon de voir dans l’ironie, non pas la mise en scène rhétorique du
moment de suspension du sens mais le caractère constitutif du sens lui-même
permet de rapprocher cette nouvelle figure de l’ironie profonde de la figure
contemporaine de « perte de sens ». La déconstruction serait de ce point de

2 Ce n’est pas le lieu de reproduire un développement spécifique sur la question bien connue de
l’ironie. Nous renvoyons le lecteur, pour son caractère polyphonique, à DUCROT (184) ; pour
la question de la suspension de l’interprétation, cruciale en rhétorique à BOOTH (175).
10 Emmanuelle DANBLON

vue, la politisation, voir l’ontologisation de l’ironie rhétorique. On comprend


mieux aussi en quoi la figure contemporaine de « perte de sens » rejoint de façon
objective la figure tragique du mystère : dans les deux cas, l’homme se trouve
face à une réalité non interprétable, indécidable, qui ne trouve aucune résolution
par l’expression. Dès ce moment, le réel devient ineffable, ce qui constitue le
critère linguistique de perte du sens3. La figure rhétorique de l’ironie se donne
comme une possibilité de résoudre cette tension.

Un pamphlet situationniste

Dans la dernière partie de cette contribution, nous chercherons à illustrer ces


dernières réflexions par l’analyse d’un pamphlet exemplaire de cette modernité.
Il s’agit d’un texte publié par le mouvement situationniste, dont voici le début4 :

Pour Diderot et ses amis, la puissance pratique qu’étaient en train d’acquérir les
hommes avec le développement de la production marchande annonçait un monde
délivré des préjugés et gouverné par la raison, un monde plus riche en occasions
de jouissances, où chacun serait libre dans sa recherche du bonheur. Après plus de
deux siècles, et quoique dans sa modestie elle prétende être encore loin d’avoir
dispensé tous ses bienfaits, le moment est à l’évidence venu de juger sur pièces
cette production marchande : elle a en effet assez transformé le monde pour qu’il
soit possible d’apprécier ce qu’elle nous a apporté et pas encore assez pour qu’il
soit impossible de se souvenir de ce dont elle nous a privé. Voilà d’ailleurs une
opportunité que l’on peut s’étonner de voir si peu utilisée : jamais les discussions
sur la nécessité de l’économie marchande ne furent aussi rares qu’à présent, alors
que, pour la première fois, tout le monde peut en discuter. Il est vrai que si nos
contemporains saisissaient cette possibilité de juger leur histoire, ils pourraient
aussi bien s’emparer de celle de la faire librement. Nous n’en sommes pas là, mais,
pour y parvenir, il nous semble opportun de répandre le goût pour la première de
ces activités. Nous allons essayer d’y aider.
Encyclopédie des nuisances, Discours préliminaire, novembre 184, p. 3
Voyons tout d’abord en quoi les premières lignes de ce « discours
préliminaire » se laissent interpréter comme de l’ironie. Avant tout, ce texte invite
le lecteur à interpréter au moins certains des énoncés dans un sens dérivé, ce
qui suppose que l’interprétant a conscience qu’une norme – linguistique – a été
transgressée5. Mais à quel type d’émotion cette transgression donne-t-elle lieu ?

3 Sur les rapports entre mystère et ironie et la concurrence entre le tragique et le rhétorique, je
me permets de renvoyer à DANBLON (2003) ; pour l’effabilité comme critère de la rationalité
discursive, voir DANBLON (2002).
4 Je remercie Fabienne Martin d’avoir porté à ma connaissance cette littérature fascinante.
5 On notera, en vrac, l’expression « Diderot et ses amis » pour désigner l’Encyclopédie et à travers
elle, les valeurs issues des Lumières, ou encore, l’expression « dans sa modestie » qui fait un
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 107

Ce commentaire de Schoentjes nous éclairera de ce point de vue :


Il existe une forme particulière de solidarité qui découle du partage d’un lieu, une
espèce de cohésion qui s’observe même entre inconnus que le hasard seul a réu-
nis. C’est la complicité qui s’instaure entre les voyageurs dans un compartiment
de chemin de fer : chaque nouvel arrivant fait immanquablement figure d’intrus,
même si les places sont loin d’être toutes occupées. Outre le lieu, les observateurs
de l’ironie partagent une interprétation, et la connivence qui s’établit entre eux
accroît la cohésion du groupe, même si celle-ci est faible au départ. Le fait de com-
prendre un énoncé qui ne livre pas d’emblée son sens avec d’autres personnes et
comme elles, renforce toujours le sentiment d’appartenance à une communauté.
Schoentjes (2001 : 13)
On peut voir dans la complicité l’effet produit par la résolution d’une
tension due à un effort d’interprétation dans une situation où le sens ne se donne
pas de façon immédiate. Le fait d’avoir triomphé de cette « tension » avec autrui
peut donner lieu à un sentiment social de partage, de connivence, que l’on retrouve
dans la complicité.
Ainsi, l’ironie dans le logos pamphlétaire a pour effet de créer une complicité
avec l’auditoire grâce à l’effort collectif d’interprétation.

Quelles normes sont mises à distance ?


Au cours de l’ironie, les valeurs auront été mises à distance. Dans l’extrait
de pamphlet que nous analysons, ces valeurs et ces normes sont celles de la
philosophie des Lumières et de la topique des droits de l’homme. Il s’agit donc
de l’ensemble des valeurs qui a fondé la société moderne. À ce titre, elles sont
censées être partagées par tous et faire l’objet d’un large consensus : la raison, le
progrès, la liberté, autant de valeurs qui constituent les horizons d’attente d’une
communauté qui croit en l’amélioration de la vie en général que doivent apporter
la science et la technologie.
Ce pamphlet donne aux lecteurs l’occasion de prendre conscience que
la communauté à laquelle ils appartiennent se fonde sur ces valeurs tout en les
mettant à distance par le jeu d’inversion ironique.
Considérons encore un extrait :
L’ouvrage que nous commençons, et dont nous n’osons espérer que nous soyons
contraints de l’interrompre par manque de matière, a ainsi deux objets : comme
Dictionnaire de la déraison dans les sciences, les arts et les métiers, il doit expo-
ser comment chacune des spécialisations professionnelles qui composent l’acti-
vité sociale permise apporte sa dégradation générale des conditions d’existence ;

usage inverseur de l’ironie, ou enfin, l’expression « apprécier » que l’on peut interpréter dans un
double sens, dont l’un seulement est positif. Toutes ces expressions font usage de l’ironie.
 Nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit peut-être que d’un type de pathos pamphlétaire dans la me-
sure où le degré d’agressivité d’un ethos empêche peut-être que puisse émerger la complicité.
108 Emmanuelle DANBLON

comme Encyclopédie, il doit exposer l’unité de la production de nuisances comme


développement autoritaire dont l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardes-
que de la liberté possible de notre époque7.
Encyclopédie des nuisances, Discours préliminaire, novembre 184, p. 3
On voit dans cet extrait l’ironie se transformer en une inversion systématique
des valeurs censées admises par la communauté et constituant la topique des
Lumières. Le titre lui-même est une inversion du titre de l’Encyclopédie raisonnée
des arts, des sciences et des métiers de Diderot et d’Alembert. On trouve des
formules inversées telles que « dégradation » là où on attendrait « progrès ». Ici,
le verbe « apporte » normalement associé à « progrès » ne peut être interprété
que dans une acception ironique, dès lors qu’il est associé au substantif négatif
de « dégradation ». Enfin, l’expression « l’image inversée et cauchemardesque
de la liberté possible de notre époque » achève en quelque sorte le processus
d’inversion ironique. Ici, la « vision inversée » exprime littéralement le
mouvement d’inversion, sans que celui-ci soit formulé par une figure rhétorique.
Comme nous allons le voir, l’expression littérale de l’inversion plutôt que son
évocation par la figure de l’ironie n’est sans doute pas fortuite dans le contexte.
Cette « inversion » est en outre qualifiée de cauchemardesque, ce qui évoque sur
le mode de la dénonciation, le rôle – trompeur – qu’a pu jouer la notion d’utopie
dans la topique des Lumières. On voit ici comment l’ironie quitte les procédés
classiques de mise en scène. C’est ici que s’ouvre la possibilité d’un glissement
de l’ironie rhétorique à l’ironie politique, voire métaphysique. Celle-ci prend
alors les traits de la déconstruction, telle qu’elle est analysée par Behler et fait
de la « perte de sens » le mode de constitution du sens lui-même. D’une façon
remarquable, il semble que ce traitement ironique de la réalité politique soit une
caractéristique du regard que l’Europe contemporaine porte sur elle-même. Au
cours de ce mouvement de politisation de l’ironie, on peut imaginer que ce sont
les fondements mêmes des valeurs qui sont directement visés. Dès ce moment, la
notion de socialité, essentielle à la poursuite de l’activité de discussion, commence
à trembler sur ses bases.
Ainsi, le pamphlet joue avec les limites de la socialité. Mais la question
cruciale consiste à savoir dans quelle mesure et jusqu’où il s’agit d’un jeu, d’une
convention rhétorique partagée par l’orateur et par l’auditoire. Nous venons de
voir comment cette frontière peut devenir poreuse, lorsque l’ironie, de rhétorique,
devient politique voire métaphysique.
L’un des critères de cette porosité peut être établi en observant ce qu’il
advient, dans ce contexte, de la complicité.
Jusqu’ici, nous avons souligné que l’effort d’interprétation demandé par
la figure de l’ironie pouvait donner lieu à une émotion spécifique de la part de

7 Inversion de « Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ».
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 109

l’auditoire : la complicité. Mais dès lors que l’ironie, de rhétorique, devient politique,
on a vu que l’interprétation devenait potentiellement plus difficile à établir, voire
dans certains cas, impossible. Dans ces conditions, on peut s’attendre à ce que
la complicité devienne problématique. Pourtant il est encore une autre façon de
bloquer la complicité qui émerge de l’ironie. C’est ce qui arrive lorsque, selon les
termes de Schoentjes, l’orateur (ou locuteur) transforme « l’ironie complice en
ironie accusatrice ». L’auditoire se trouve contre toute attente en position d’accusé
alors qu’il pensait être complice avec l’orateur pour juger la société.
En voici un exemple :
La sempiternelle « crise de la raison » n’est jamais que la crise de la raison domi-
nante, que la crise des raisons de la classe dominante. Il faut avouer que si dans
cette situation le ton irrationaliste ne coûte rien à quelques idéologues, le reproche
d’irrationalisme ne coûte rien à quelques autres. Cette confusion est celle d’une
époque qui ne sait, pas plus que de ses autres moyens, se servir de la pensée ra-
tionnelle.
Encyclopédie des nuisances, discours préliminaire, p. 
Cet extrait suit un passage qui ironise sur tous les lieux communs de la
« raison ». Mais comme on voit, au cas où l’auditoire pourrait communier dans
le sentiment complice d’une raison qu’ils décideraient de rejeter à l’unissons,
l’orateur pamphlétaire les renvoie dos à dos avec sa première cible. Ce procédé
déroutant consiste en quelque sorte à frustrer l’auditoire d’une communion, d’une
homonoia vers laquelle il tend naturellement. Mais il peut s’agir, là encore, d’une
mise en scène rhétorique, destinée à faire réagir l’auditoire. Il y a ainsi au moins
deux façons de frustrer la complicité vers laquelle tend naturellement l’auditoire
qui se trouve face à l’ironie pamphlétaire : soit en rendant l’interprétation
indécidable, soit en transformant l’ironie complice en ironie accusatrice. Tant qu’il
reste une place pour la mise en scène la figure de le pamphlet garde un caractère
rhétorique et l’on peut voir dans l’ironie une mise en scène de la critique qui fait
« comme si » elle voulait détruire les valeurs sociales pour mieux les refonder.
Mais si l’on ne peut plus établir que l’ironie est un « comme si », si la mise en
scène semble avoir totalement disparu, la figure devient littérale et exprime la
perte du sens. Il nous semble que le propre du pamphlet situationniste est qu’il
joue encore avec ces dernières limites, en allant chercher, aux fondements des
valeurs européennes la condition de leur implosion. S’agit-il de les revivifier ?
S’agit-il de les détruire ? Cette question est entièrement contenue dans l’espace
qui sépare l’ironie rhétorique de l’ironie politique ou métaphysique.
Les réflexions qui précèdent nous permettent à présent de faire le point sur
différents modes de transgression de la norme dont les visées respectives ne sont
pas toujours faciles à démêler. Le pamphlet autorise les différentes possibilités
d’expression de ces figures. C’est ce qui est exprimé dans le tableau ci-dessous :
110 Emmanuelle DANBLON

Figures de la transgression en rhétorique : critique, ironie, perversion

Mode de
Rapport à la norme Visée
transgression
Suspension puis Revivifier ou
Argumentation Critique
rétablissement ou rejet remplacer
Revivifier ou
Rhétorique Ironie Suspension « comme si »
remplacer
Dénaturer (sans
Politique Perversion Suspension réelle
détruire)

Le pamphlet met ainsi en scène un rapport à la norme qui pousse aux limites
de la critique. Déviant toutes les conventions classiques de l’ethos, du pathos et
du logos, il atteint les caractéristiques de ce que l’on peut décrire, en définitive,
comme l’attitude perverse. Comme Sade qui construit un univers mental dans
lequel « autrui cesse de compter » (Todorov 15), le pamphlétaire met en scène
un rapport à l’auditoire dans lequel celui-ci cesse de compter. Mais cette mise
hors de la norme du pamphlétaire par lui-même et de l’auditoire est encore une
mise en scène toute rhétorique.
Comme François Ost le montre bien, le rapport pervers à la norme est fondé
sur au moins deux caractéristiques qui sont essentielles pour notre propos.
La première réside dans le fait que le pervers fait fi des conventions et des
symboles qui sont nécessaires à la vie sociale. Dès ce moment, la question de
savoir si une position est ironique ou littérale, cruciale dans le cadre rhétorique,
devient sans objet pour le pervers. Le pervers veut tout dire, littéralement. Sous
cet angle, l’expression qui consiste à voir dans les Lumières une pensée « dont
l’arbitraire est l’image inversée et cauchemardesque de la liberté possible de notre
époque » prend un sens nouveau.
La seconde révèle que – nouveau paradoxe – le pervers ne veut pas détruire
les normes de la vie sociale. Il en a tragiquement besoin, pour pouvoir les rejeter
chroniquement, les inverser, les infléchir, car c’est le seul rapport social qu’il
lui est possible d’entretenir avec elles, comme avec autrui. D’où la possibilité,
incompréhensible autrement, de parler pour suspendre la norme, de la placer
littéralement la tête en bas, en somme pour le plaisir.
Le pamphlet offre la possibilité rhétorique de figurer ces différents modes
de transgression de la norme, à travers l’ironie qui peut produire une complicité
réelle. Mais lorsque la complicité est bloquée ou frustrée, il peut toujours s’agir
de l’indice de la présence d’une ironie métaphysique dont la face la plus noire
est celle de la perversion. Celle-ci, comme la Gorgone, ne produit qu’un seul
Figures de la transgression du lien social dans le pamphlet 111

effet sur l’auditoire : la pétrification8 qui revient, en rhétorique, à la négation du


pathos. L’ironie métaphysique offre la possibilité d’un brouillage des frontières
qui séparent le social du non social. La rhétorique perverse, si on fait l’hypothèse
qu’elle existe, s’engouffrera alors dans cette zone grise offerte par le pamphlet :
là où l’on ne sait plus si l’ironie est une figure extrême de la critique ou une façon
perverse d’entretenir un lien avec le monde social et avec autrui.

Bibliographie

ANGENOT M., La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris,


Payot, 182.
AQUIEN M. et MOLINIÉ G., Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris,
Le Livre de Poche, 1.
BEHLER E., Ironie et modernité, Paris, PUF, 17.
BOOTH W., A Rhetoric of Irony, Chicago-Londres, The University of Chicago
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de la persuasion, Bruxelles, Éd de l’Université, 2002.
DANBLON E., « Du tragique au rhétorique », HOOGAERT C. (dir.), Rhétoriques
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DANBLON E., La fonction persuasive. Anthropologie de la rhétorique. Origines,
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DECLERCQ G., MURAT M. et DANGEL J. (dir.), La parole polémique, Paris,
Honoré Champion, 2003.
DOURY M., Le débat immobile, Paris, Kimé, 17.
DOURY M., « L’évaluation des arguments dans les discours ordinaires. Le cas
de l’accusation d’amalgame », Langage et société, n° 105, septembre 2003.
OST F., Sade et la loi, Paris, Odile Jacob, 2005.
PLANTIN C., « Des polémistes aux polémiqueurs », DECLERCQ G., MURAT
M. et DANGEL J. (dir.), La parole polémique, Paris, Honoré Champion,
2003.
SCHOENTJES P., Poétique de l’ironie, Paris, Éditions du Seuil, 2001.
TODOROV T., La vie commune, Paris, Éditions du Seuil, 15.
VAN EEMEREN H. et GROOTENDORST R., La nouvelle dialectique, traduction
coordonnée par Christian Plantin, Paris, Kimé, 1.
WOODS J. et WALTON D., Critique de l’argumentation. Logique des sophismes
ordinaires, Paris, Kimé, Traduction coordonnée par Christian Plantin, 12.

8 J’emprunte l’image de la Gorgone comme figure mythique de la perversité au développement


très pénétrant qu’en propose François Ost.
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos

Ruth AMOSSY

Dans une perspective qui lie étroitement la rhétorique à l’analyse du


discours, je voudrais montrer comment l’ethos, ou la présentation de soi du
locuteur, s’élabore sur le double plan de la raison et du sentiment. Il ne s’agit
donc plus, comme le faisait la rhétorique classique, de rejeter l’ethos du
côté de l’affectivité pure en l’opposant au logos, qui serait seul du côté de la
raison. Il faut voir au contraire que l’image de soi projetée par l’orateur agit
sur l’auditoire dans le cadre d’une interrelation qui se fonde aussi bien sur le
rationnel que sur le passionnel. Encore faut-il comprendre en quoi consiste la
rationalité qui sous – tend la relation argumentative. Ce sera le premier temps de
ma réflexion. Le second temps reviendra sur la dimension affective de l’ethos qui
est l’indispensable complément de sa dimension rationnelle, pour s’interroger
sur sa nature singulière. Je voudrais montrer ici qu’au-delà des passions étudiées
par la rhétorique (la pitié, l’émulation, etc.), l’image de soi projetée par l’orateur
doit être capable de susciter la sympathie dans le sens fort de sentir avec. Elle
est d’autant plus efficace qu’elle éveille chez l’allocutaire l’impression que celui
qui prend la parole est l’un des siens et qu’il peut se sentir avec lui, ne fût-ce que
partiellement, à l’unisson. Prise dans ce sens de rapport intime à une collectivité,
ou plutôt à son représentant, la sympathie apparaît comme une composante
essentielle de l’ethos. Elle est en même temps un facteur problématique. Poussée
à l’extrême, la sympathie ne risque-t-elle pas de résorber l’argumentation dans la
passion du Même, et le dialogue dans le repli communautaire ? Ce sont donc les
stratégies au gré desquelles l’ethos se construit en reconstituant un être ensemble
et une communauté de sentiment dans le cadre de la différence et du dissensus,
qu’il faudra examiner de plus près. C’est ce qu’on fera à partir de quelques
exemples choisis ad hoc, où figurera en bonne place le texte À la mère inconnue
du soldat inconnu (Amossy 2006) que j’ai étudié ailleurs et à partir duquel je
tenterai de développer la réflexion.

Ethos et pathos dans la réflexion rhétorique

Avant de passer à la démonstration, un bref rappel du rapport communément


établi entre l’ethos et le pathos s’impose. Je partirai du résumé que donne Olivier
Reboul de la question dans son Introduction à la rhétorique (1991). Il y distingue
les moyens qui ressortissent de la raison, à savoir les arguments, de ceux qui
114 Ruth AMOSSY

« ressortissent de l’affectivité » et qui sont « d’une part l’ethos, le caractère que


doit prendre l’orateur pour capter l’attention et gagner la confiance de l’auditoire,
et d’autre part le pathos, les tendances, les désirs, les émotions de l’auditoire, sur
lesquels peut jouer l’orateur » (1991:7). Il différencie de la sorte l’argumentatif
de l’oratoire, tout en reconnaissant que les deux aspects sont souvent difficiles
à démêler : ainsi une métaphore qui contribue à émouvoir exprime aussi un
argument en le condensant. Cette bipartition apparaît, avec différentes nuances,
dans de nombreux traités de rhétorique anciens ou contemporains où l’ethos
s’articule toujours au pathos. Selon Gilles Declercq, par exemple, « la preuve
éthique […] est au croisement de la psychologie morale (caractère de l’orateur) et
de la psychologie affective (passions de l’auditoire) ; l’ethos s’articule au pathos,
car la représentation des vertus morales induit des émotions chez l’auditoire »
(12:51). C’est pourquoi, ajoute-t-il, il est suspect aux yeux de nombreux
moralistes à l’âge classique.
Il en ressort que seul le logos comme recherche et enchaînement logique
d’arguments a partie liée avec la raison, logos en grec désignant à la fois le discours
et la raison. Cependant, ce point de vue impose une vision de l’argumentation axée
sur l’autonomie de la rationalité qui se déploierait en dehors de toute situation de
communication, et dont les affects liés à la relation intersubjective ne pourraient
qu’altérer la pureté. Il privilégie une conception fondée sur la présentation
cohérente d’arguments en dehors de tout dispositif d’énonciation. On pose, note
E. Eggs, que « le logos convainc en soi et par soi-même indépendamment de la
situation de communication concrète tandis que l’ethos et le pathos sont toujours
liés à la problématique spécifique d’une situation et, surtout, aux personnes
concrètes impliquées dans cette situation » (Eggs 1999:45). Pour restituer à la
rhétorique son empire, celui de l’exploration et de la gestion des problèmes dans
le partage de la parole sociale, il faut donc avant tout briser la dichotomie du
raisonnement pur et de la relation intersubjective sur laquelle se greffe celle de la
raison et de la passion.
Le premier temps consiste à reconnaître le pouvoir de la raison dans la
relation intersubjective et à montrer comment elle préside aux relations entre les
partenaires d’un échange verbal. En effet, la force de la perspective rhétorique
consiste, comme l’avait bien vu Perelman (1970), à élargir la notion de rationalité
et à la réintroduire dans la sphère de l’échange sur tous les sujets où la certitude
obtenue par la rigueur logico-mathématique est impossible, c’est-à-dire sur la
grande majorité des affaires humaines. Dans la perspective rhétorique il y a, sur
tout ce qui fait problème et divise les esprits, une possibilité de dialogue fondé sur
la raison qui sauve l’existence sociale de la violence anarchique. On peut alors
se demander quelle est la place de l’affectif et du pulsionnel dans la rationalité
qui sous-tend les interactions argumentatives. Les avis sur la question sont
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 115

partagés. Certains théoriciens, comme Perelman lui-même, tentent de minimiser


l’importance du pathos : on sait que la nouvelle rhétorique se débarrasse du livre
d’Aristote consacrée au sujet en expliquant sa centralité par l’inexistence de la
psychologie à l’époque. Dans la même optique, l’école d’Amsterdam, qui pose
pourtant l’interaction au cœur de sa théorie, envisage l’argumentation comme
« une activité verbale et sociale de la raison » qui tente de justifier ou de réfuter
une position devant un juge rationnel à l’aide d’une constellation de propositions
(1984:53). Selon van Eemeren, les émotions peuvent certes jouer un rôle dans
l’adoption d’une position, mais elles ne sont pas pertinentes dans l’argumentation,
au cours de laquelle les gens « situent leurs considérations dans le domaine de la
raison » (1996:2). Cette vision épurée et quelque peu utopique de l’interrelation
qui lie les participants n’est cependant pas unanime. Une autre perspective existe,
fondée sur une conception plus complexe de l’interaction au sein de laquelle
celle-ci revêt une pluralité de dimensions qui ne se laissent pas isoler les unes des
autres. Sans doute reste-t-elle plus proche de la rhétorique aristotélicienne, qui ne
concevait pas la raison en dehors de la triade logos-ethos-pathos.
Ainsi Michel Meyer, considérant que « la rhétorique est la négociation de
la différence par des individus sur une question donnée », pose que « l’ethos, le
pathos et le logos sont à mettre sur un pied d’égalité, si l’on ne veut pas retomber
dans une conception qui exclue les dimensions constitutives de la relation
rhétorique » (2004:10). La négociation des différences, voire des différends,
passe par une relation intersubjective où l’image que l’orateur donne de lui-
même contribue puissamment à entraîner l’adhésion des esprits. Il faut donc,
en un premier temps, se demander en quoi l’ethos – ou la présentation de soi
dans le discours – fait intervenir des formes de rationalité dans les relations
intersubjectives. En un second temps, on verra comment cette rationalité doit être
complémentée par l’affectivité pour le bon succès de l’entreprise de persuasion.
On examinera les problèmes qui en découlent dans toutes les formes d’échange
qui font jouer les figures du même et de l’autre dans les divisions nationales et
sociales.

La rationalité de la relation rhétorique

Ekkehard Eggs a bien montré que l’ethos aristotélicien avait à la fois un


sens moral – il englobe des vertus comme l’honnêteté – et un sens neutre relié aux
mœurs et coutumes : l’orateur convainc à la fois en montrant une haute moralité et
en s’exprimant d’une façon appropriée à son type social (1:32). La construction
de l’ethos dans le discours mobilise les moyens verbaux qui permettent de
donner à voir ces caractéristiques. L’analyse du discours (Maingueneau 13,
1998) a élargi et repensé la notion d’ethos en la reliant à la scène d’énonciation.
Il ne s’agit pas seulement de mesurer son degré de moralité et d’appropriation
116 Ruth AMOSSY

sociale mais aussi de voir comment elle s’élabore en conformité avec un type de
discours (religieux, politique, etc.), à l’intérieur de celui-ci un genre de discours
(le sermon, le clip électoral, etc.) et, dans ce cadre, une scénographie : le rôle
puisé dans un scénario préétabli que le locuteur adopte librement (le Père parlant
à ses enfants, le prophète, etc.). Quel que soit l’angle d’analyse sélectionné, il
est clair que l’image discursive du locuteur est censée produire un effet sur son
allocutaire. Or, cet effet ne repose pas uniquement sur la capacité à impressionner
l’auditoire en jouant sur ses émotions.
Sur un premier plan, l’ethos l’engage en effet à une démarche au sein
de laquelle Marcelo Dascal (1999) souligne des « processus inférentiels, voire
cognitifs ». Il me semble que ceux-ci permettent, sur un second plan, de réagir à
l’image du locuteur à travers des raisonnements syllogistiques. Prenons quelques
exemples pour illustrer le fondement rationnel de la démarche que l’auditoire est
appelé à faire pour activer l’ethos que le locuteur construit à son intention.
Dans le cas – le plus fréquent – où le discours manifeste plutôt qu’il
n’énonce les qualités du sujet parlant, l’auditoire fait des inférences à partir
d’observations basées sur le discours de l’orateur. Il interprète son comportement
verbal en mettant en relation « des types de comportement avec des propriétés
de caractère » : par exemple, les marques d’une connaissance détaillée d’un
sujet donné équivalent à l’expertise. Ces inférences, dit Dascal, « aboutiraient
à des croyances propositionnelles (Je crois que L est un expert) » (1:8). En
rapprochant ces processus des processus pragmatiques normaux d’interprétation
d’énoncés, Dascal entend situer la question de l’ethos trop souvent rejeté du côté
de l’émotif dans une perspective argumentative-cognitive.
Mais on peut aller plus loin encore. La confiance que l’allocutaire veut
bien prêter à l’orateur n’est pas un aveuglement émotionnel, mais le résultat
d’un processus déductif implicite. Il peut se résumer dans le syllogisme suivant :
(majeure) : les hommes qui possèdent une expertise sur une matière donnée sont
les plus compétents pour juger des problèmes liés au sujet ; (mineure) : X possède
une expertise sur Y, et la conclusion : il est donc le plus compétent en la matière et
c’est son opinion qu’il faut prendre en compte. Sont en l’occurrence déterminants
le poids qu’on accorde à l’expertise (l’opinion doxique formulée dans la majeure),
et la capacité de l’orateur à projeter une image conforme aux attentes issues de la
doxa (résumée dans la mineure). Le raisonnement se construit, comme de droit
en rhétorique, sur des lieux communs. De même, si quelqu’un qui entreprend de
juger une situation faisant l’objet d’un litige entre deux nations ou deux individus
se montre pondéré et équitable, l’auditoire peut en déduire qu’il est digne de
confiance selon le même processus déductif : pour arbitrer, il ne faut pas être ni
impulsif ni partial, X n’est pas affligé de ces défauts, son jugement a donc du
poids. Il s’agit bien, dans tous les cas, de ce qu’il est raisonnable de déduire à
partir de l’image de l’orateur reconstruite par un processus inférentiel. On voit
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 117

qu’il y a là une rationalité qui règle les relations interpersonnelles sur la base d’une
doxa partagée – une rationalité de type rhétorique et non scientifique fondée sur
le plausible et le sens commun.

Susciter un sentiment relatif à sa propre personne

Cependant, la rationalité au fondement de l’entreprise de persuasion ne


suffit pas pour la soutenir. En effet, l’image projetée par l’orateur ne doit pas
seulement susciter chez l’auditoire un jugement de valeur fondé en raison ; elle
doit aussi parler au cœur, elle doit émouvoir. Mais comment l’image de l’orateur
peut-elle éveiller un sentiment susceptible de faire adhérer son public à une thèse ?
On peut bien sûr reprendre le point de vue global selon lequel « la représentation
des vertus morales induit des émotions chez l’auditoire » (Declercq 12 :51).
La question du rapport de l’ethos au pathos demande cependant à être élucidée
plus avant.
Un premier cas de figure, le plus simple sans doute, est celui où l’objectif
de l’entreprise de persuasion nécessite que l’orateur suscite chez l’auditoire un
sentiment relatif à sa propre personne. Il en va ainsi, par exemple, dans tous les
cas où l’orateur sollicite un vote, demande à se faire embaucher, désire qu’on
lui confie un poste ou une mission, appelle à l’aide, etc. La présentation de soi
poursuit alors un but qui est liée à l’argumentateur lui-même.
Soit le type de discours que profèrent actuellement ceux qui font la manche
dans le métro1. La présentation de soi du locuteur relève d’un exercice dans
lequel la mise en série désigne un véritable genre. Celui qui prend la parole se
présente comme un homme doté de bonnes manières qui contredit son aspect
misérable ou négligé : il s’excuse de devoir importuner les gens, d’empiéter sur
leur territoire en les contraignant à l’écouter (de menacer leur face négative, dans
les termes de la théorie de la politesse). Cette « civilité » se traduit aussi dans la
correction grammaticale et le style du discours proféré, qui situent le quémandant
dans une moyenne respectable. Elle est par ailleurs liée à l’incarnation d’un
stéréotype prégnant depuis le XIXe siècle, celui de la pauvreté honnête. Le locuteur
évoque brièvement les circonstances qui l’ont amené à sa situation présente – le
licenciement, l’impossibilité à obtenir du travail à cause desquels il est obligé de
chercher des moyens temporaires de survie. Il se donne non comme un mendiant
de profession, mais bien comme un travailleur qui se trouve malgré lui dans
l’impossibilité de gagner son pain. La mention fréquente de la nécessité d’avoir
quelque argent pour rester propre se rapporte à la fois à la civilité et à la nécessité

1 Sur le pathos dans les appels à la charité, on consultera MANNO G., « L’appel à l’aide humani-
taire : un genre directif émotionnel », PLANTIN et DOURY (dir), Les Émotions dans les inte-
ractions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000.
118 Ruth AMOSSY

de faire bonne figure pour pouvoir retrouver du travail. Elle s’accompagne le plus
souvent de l’évocation d’une famille réduite à la faim.
L’auditoire peut ainsi inférer des diverses marques discursives mentionnées
que l’orateur est non seulement un homme civilisé et digne mais aussi un honnête
travailleur réduit au besoin, voire un digne père de famille. La rationalité de la
relation intersubjective se traduit à divers niveaux. Tout d’abord, l’auditoire est
appelé à dégager du discours une image du locuteur qui contredit celle que donne
à voir son apparence physique – et qu’il peut accepter en fonction d’un savoir
commun stipulant que l’habit ne fait pas le moine, que l’apparence extérieure
peut être trompeuse. La représentation reconstruite par un processus inférentiel
est alors rapportée à un savoir préalable de type social : le problème du chômage
et l’exclusion qui en découle. Il est appelé à faire le raisonnement suivant : il
faut aider les gens honnêtes dans le besoin à éviter la déchéance ; le locuteur
est un homme honnête dans le besoin ; il faut donc l’aider. La majeure s’appuie,
comme il se doit, sur des lieux communs, en particulier sur ceux que charrie
le discours dominant sur l’exclusion et la nécessité de la combattre. Elle est
renforcée par les préceptes de la morale (chrétienne) demandant de porter secours
aux nécessiteux.
La rationalité préside bien ici à la relation argumentative. Il est clair,
cependant, que l’image de l’orateur mise aussi sur l’appel au sentiment. C’est
avant tout à la compassion qu’il en appelle : il s’agit, selon Aristote, de « l’affliction
qu’on a pour un mal qui semble menacer quelqu’un de sa perte, ou du moins
de le faire souffrir, quoiqu’il ne mérite nullement qu’un tel malheur lui arrive »
(Aristote 1991:73). Et il ajoute qu’on aura toujours pitié quand arrive à quelqu’un
un mal que nous craignons pour nous-mêmes – en l’occurrence, le licenciement,
le chômage, l’incapacité de nourrir ses enfants, l’éventuelle déchéance qui peut
découler d’une situation de ce genre. C’est dans ce sens que le locuteur peut
apparaître à l’allocutaire comme un semblable dans lequel il lui est possible de se
reconnaître, et qu’il peut sentir le désir de le secourir.

Susciter la « sym-pathie »

Qu’en est-il, cependant, lorsque l’adhésion demandée n’est pas directement


liée aux émotions qu’éveillent la situation et la personne de l’orateur ? Prenons
l’exemple des Lettres à tous les Français publiées pendant la Grande Guerre par
Emile Durkheim avec la collaboration d’Ernest Lavisse. Le locuteur, qui entend
raffermir le moral éprouvé de l’arrière auquel il demande de tenir, projette un
ethos de scientificité que confirme son statut de sociologue réputé. Il affiche la
retenue de celui qui est capable en toutes circonstances de peser les choses sans
se laisser entraîner par l’émotion, et la compétence du savant qui sait rassembler
et analyser les données. Dans cette optique, il évite les appels à l’émotion et les
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 119

effets pathétiques trop faciles en cette période de deuil et de souffrances. La tenue


de son discours et son style à la fois factuel et dûment argumenté produisent ainsi
l’image d’un homme compétent, mesuré et donc digne de confiance qui légitime
le rôle qu’il prétend assumer : non seulement expliquer la situation, mais encore
susciter de la part du public une prise de conscience. En même temps, je l’ai
montré ailleurs, il se pose en patriote en appelant les citoyens à un devoir civique
qu’il partage : « les conditions particulières de la guerre […] nous imposent à tous,
et en particulier aux non-combattants, des devoirs nouveaux dont il importe que
nous prenions conscience » (11 ; 12:21). L’ethos ainsi construit s’articule
sur le pathos sous deux aspects principaux. Tout d’abord, il projette une image
d’autorité qui réconforte les Français déstabilisés par la longueur de la guerre, la
lourdeur des pertes subies (on est en pleine bataille de Verdun) et l’incertitude
de l’issue. Il répond ainsi à ce que Michel Meyer considère comme sa vocation
principale lorsqu’il compare l’orateur à un père dont l’enfant veut savoir, pour
calmer son inquiétude, qu’il connaît les réponses aux questions : il est celui qui
sait – il y a donc quelqu’un qui sait. L’image que le locuteur projette n’agit pas
seulement sur le plan rationnel : elle calme les angoisses et raffermit les cœurs.
Mais il y a plus. « L’ethos, écrit encore Meyer, se présente de manière
générale comme celui ou celle à qui l’auditoire s’identifie » (Meyer 2004:21).
Plus que d’identification, on pourrait parler du sentiment d’appartenance qui
unit les membres d’un même groupe et qui fait que les allocutaires peuvent se
sentir immédiatement à l’unisson avec le locuteur, vibrant aux mêmes accents. Ils
peuvent éprouver de la sympathie pour lui, au sens fort du terme, lorsqu’ils ont le
sentiment de sentir avec lui parce qu’ils partagent le même univers d’espoirs, de
désirs, de croyances – l’amour pour la Mère patrie et les valeurs qu’elle représente,
l’hostilité envers l’ennemi défini comme agresseur, la douleur de la perte, l’espoir
de la victoire, etc. Dans cette communauté de sentiment, ils reconnaissent le
locuteur comme l’un des leurs. On peut bien sûr se demander si les notions de
« sentiment d’appartenance », ou de « communauté de sentiment », relèvent du
pathos. Malgré le caractère flou de ces notions, elles semblent cependant utiles
pour bien comprendre les dimensions constitutives de l’ethos. Pour faire adhérer
l’auditoire à une thèse, il ne suffit pas de l’aspect moral (les vertus) et de l’aspect
procédural (l’appropriation des qualités à la fonction, au but). En l’occurrence, il
ne suffit pas que Durkheim ait le savoir et l’honnêteté, que ses compétences de
sociologue et son statut d’intellectuel lui donnent la capacité d’analyser la situation
et d’intervenir de façon pertinente dans les affaires de la cité. Il faut aussi que
l’auditoire puisse le reconnaître comme un être avec qui il partage des façons de
voir et de sentir. La sympathie spontanée, c’est-à-dire l’impression qu’on partage
avec le locuteur un monde familier de croyances et d’affects qui le rend proche,
favorise l’écoute. Sans doute est-elle en partie le fruit de l’ethos préalable, de ce
que représente l’orateur avant même sa prise de parole : Durkheim est un Français
120 Ruth AMOSSY

pris dans la tourmente et le patriotisme de ce socialiste pacifiste d’avant-guerre


est connu. Mais la sympathie est aussi le produit de son discours : c’est dans sa
parole que l’auteur des Lettres à tous les Français construit une image de soi
adéquate. En 1916, le titre même marque l’adresse à un public considéré comme
une communauté étroitement unie par l’épreuve. Le « nous » brandi d’entrée de
jeu, et qui regroupe les civils de l’arrière, conforte le sentiment d’appartenir à une
même communauté, et l’évocation d’un « devoir » collectif rassemble les esprits
fortement imprégnés de la nécessité de « faire leur devoir » et souvent honteux
de se retrouver à l’arrière alors que les combattants risquent leur vie. Si un savant
étranger situé en dehors du conflit avait projeté le même ethos de scientificité et
de compétence, il n’aurait pu persuader le public français de partager ses vues
dans la mesure où les lecteurs n’auraient pas été capables de se reconnaître en lui
et de partager avec lui une communauté de sentiment.

Altérité et dissensus : comment éveiller la sym-pathie ?

Deux remarques s’imposent ici. Tout d’abord, on peut se demander s’il ne


s’agit pas là tout simplement d’une variante de la bienveillance dont parle Aristote :
pour que l’orateur inspire confiance, il faut qu’il donne l’impression d’être bien
disposé à l’égard de son public. On voit bien cependant que la bienveillance,
qui garantit que celui qui prend la parole n’essaye pas de tromper et d’utiliser
son savoir à mauvais escient, ne se confond pas avec ce que j’ai appelé, faute de
mieux, le « sentir avec », qui ressortit d’un sentiment d’appartenance. Il s’agit,
au-delà des sentiments répertoriés par la rhétorique des passions aristotéliciennes,
d’une réaction affective qui est liée à la collectivité. Deuxièmement, on peut se
demander si l’importance de la communauté de sentiments ne dérive pas, en
l’occurrence, de la particularité de l’exemple du patriotisme. Nul doute, en effet,
qu’il s’agisse d’un cas extrême. Mais il a le mérite de poser dans toute son acuité
la question du type particulier de pathos que doit produire la présentation de soi
de l’orateur. Dans quelle mesure la possibilité de la sympathie nécessite-t-elle
que l’orateur apparaisse comme un semblable, un Même ? Dans quelle mesure
l’altérité qui se dégage d’une image de soi particulière entrave-t-elle la part
d’affectivité qui doit soutenir et complémenter le rationnel ?
On voit les dangers que fait planer cette dimension affective de l’ethos. Tout
d’abord, elle peut mettre en péril l’exercice de la raison lorsqu’elle occupe une
place prépondérante. Le sentiment fort envers la figure du Même peut paralyser
l’esprit critique et mettre l’auditoire du côté de l’orateur en court-circuitant les
processus rationnels. À la limite, il peut même en venir à dominer le verbe et à se
substituer à la parole argumentative, comme le prouve l’exemple des démagogies.
La séquence où Charlie Chaplin, dans Le dictateur, déclenche l’enthousiasme
par un discours vide en offre une parfaite illustration. On se trouve donc face à
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 121

un paradoxe : la dimension affective est nécessaire à l’argumentation, mais en


même temps elle menace de la dissoudre. Pour que l’argumentation puisse se
déployer, il faut donc que la présentation de soi de l’orateur dose la rationalité et
l’affectivité.
Ensuite, la place accordée au « sentir avec » risque d’enfermer
l’argumentation dans une vision communautariste étroite. Faut-il croire que nous
ne nous laissons persuader que par des locuteurs qui sont des figures du Même ?
Et si l’on ne peut accepter cette hypothèse, aberrante dans le cas d’une discipline
comme la rhétorique qui repose sur la négociation des différences, comment
l’altérité peut-elle se donner à voir dans l’ethos sans entraver l’entreprise de
persuasion ?
Il est clair que dans les cas d’altérité fortement ressentie, une difficulté
émerge à laquelle le discours argumentatif doit trouver une solution. Je prendrai
un contre-exemple du cas de l’ethos patriotique de Durkheim : celui de Madeleine
Vernet qui, dans son journal La Mère éducatrice, publie en 120 un texte virulent
intitulé À la mère inconnue du soldat inconnu contre la cérémonie officielle du
Soldat Inconnu. Elle appelle toutes les femmes à intervenir sur la scène publique
pour protester contre la violence guerrière et exiger une politique de paix. C’est
dire que la locutrice se situe en marge du consensus pour projeter une image
à plusieurs titres subversive. Non seulement son texte manifeste une attitude
iconoclaste face à une cérémonie à laquelle se ralliait tout naturellement le plus
grand nombre, mais encore il proclame que les soldats sont morts pour rien,
refusant ainsi aux proches leur suprême consolation : « Tu sais qu’il s’est sacrifié
en vain, que sa mort a été vaine, que ta douleur reste vaine. » Ce texte polémique
qui va à contre-courant de la parole officielle et de la doxa partagée est ancré dans
la doctrine socialiste dont la locutrice reprend les arguments-clés et les formules
consacrées. La mère est assimilée aux exploités (« Ô Mère inconnue, les peuples
sont comme toi, ils s’ignorent ») qui ne sont opprimés que parce qu’ils n’ont pas
pris conscience de leur force : « Et si tous ceux qui, comme toi, se courbent devant
leur despotisme, si tous ceux-là devenaient clairvoyants, c’en serait fait de leur
force, vois-tu, puisque, je te l’ai dit, leur force n’est faite que de votre faiblesse. »
En évoquant l’opposition des petits, des faibles et des exploités, d’une part, et des
« potentats du monde », les « industriels, banquiers, commerçants, mercantis de
tout poil », d’autre part, la locutrice projette une image de socialiste militante, voire
d’antimilitariste : c’est parce que l’armée a selon elle pour fonction d’« assagir la
foule des miséreux réclamant le droit à la vie » en cas d’affrontement qu’elle
réclame « que disparaissent les armées et les casernes ».
Cet ethos de socialiste et de pacifiste, et qui plus est de femme engagée,
peut-il éveiller un sentiment de sympathie ? Sans doute une minorité de militantes
pouvait-elle se reconnaître dans les désirs et les aspirations de la locutrice.
Pour les autres, la différence de celle qui prend la plume risque de provoquer
122 Ruth AMOSSY

l’éloignement, voire le rejet. Sans doute le « je » qui s’exprime s’exerce-t-elle


à projeter une image fiable. Vernet construit un ethos qui joint l’autorité du
savoir à la détermination. Elle se dresse en effet en détentrice de la vérité capable
d’éclairer les victimes de la violence de guerre. La force de ses affirmations, sa
capacité à la démystification, sa vocation pédagogique face aux mères abusées
par le pouvoir, en fait une figure professorale susceptible de guider ses lectrices.
En même temps, par son intervention courageuse dans les affaires publiques,
elle se pose en être capable de détermination et d’engagement. L’auditoire peut
ainsi reconstruire l’image d’une personne qui possède à la fois le savoir et les
qualités appropriées à une figure publique. Cependant cette image de compétence
et d’autorité risque à l’époque de se heurter à la représentation idéale qu’on se
fait de la femme : les qualités qui conviennent à un orateur ne légitiment pas une
oratrice. La figure de la femme supérieure compétente et engagée, jointe à celle
de la socialiste aux vues subversives, peut peut-être convaincre les féministes.
Elle risque cependant de rebuter la majorité les Françaises, aussi peu suspectes
de féminisme que d’antimilitarisme.
Sur le plan rationnel, l’ethos construit par Vernet ne contribue ainsi que
faiblement à l’entreprise de persuasion. Il projette une image qui, en faisant
ressortir l’altérité de la locutrice, amoindrit sa capacité à influencer le public de
son époque. Est-ce à dire que la différence qui sépare la locutrice de la plus grande
partie de l’auditoire exclut toute possibilité d’écoute ? Le discours de Madeleine
Vernet, en tout cas, tente de parer à cette éventualité.

Il le fait en projetant un ethos conforme de Mère dans lequel toutes les


lectrices peuvent se retrouver. En effet, la locutrice profère une parole de femme
où s’exprime de façon poignante la douleur du deuil. C’est aussi un discours
capable d’évoquer de l’intérieur le trajet pathétique de la mater dolorosa dont le
fils a disparu sans laisser de traces. En décrivant avec force, dans la seconde partie
de son texte, les diverses phases de la séparation, de l’angoisse, de l’attente, de
l’horreur de la perte, elle construit l’image d’une femme sensible qui éprouve dans
sa chair la souffrance terrible de la mère confrontée à la perte et au vide. Ce qui se
montre à travers l’évocation pathétique est conforté par l’invocation lancinante
(« ô Mère inconnue du soldat inconnu »), par le rythme, par l’inscription de la
subjectivité et de l’émotion dans le discours. Il est également renforcé par des
déclarations explicites : « Ô mère inconnue du soldat inconnu, je comprends ta
douleur et je communie avec ton affliction. » La locutrice dit participer d’une
communauté de souffrance. Qui plus est, elle se pose explicitement en figure
maternelle. Non pas en mère dont le fils est tombé au champ dit d’honneur, mais
en femme qui a perdu un enfant en bas âge et qui a fait l’expérience du deuil. Elle
tente en quelque sorte de couvrir son altérité de femme politiquement engagée
par la figure familière de la Mère aimante et souffrante, celle qui donne et protège
Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 123

la vie. C’est en son nom qu’elle demande qu’on arrête les massacres. Le je se
transforme ici en nous, soulignant le lien entre toutes les femmes et désignant une
communauté fondée sur la différence des sexes :

Et nous ne voulons pas, nous ne voulons plus, nous autres, qu’on immole nos en-
fants sur l’autel de je ne sais quel Moloch imbécile et cruel.
Les mères ont de tous temps payé à ce monstre le douloureux tribut de leurs en-
trailles meurtries.
C’est pour la joie, pour le bonheur, pour le travail libre et fécond, pour la beauté
de la vie que nous voulons enfanter.
En bref, Vernet construit son ethos pour un public qu’elle redéfinit et
modèle en fonction de ses objectifs propres : non plus l’ensemble des Français
et des Françaises patriotes rendant un hommage officiel aux morts, mais la
communauté des Mères qui ont subi les affres de l’angoisse et souvent de la perte.
C’est pour elles qu’elle projette une image de mère animée par les sentiments
les plus intenses, sinon les plus violents. Ce sont elles qu’elle incite à partager
son émotion et à entrer dans son discours. La mère douloureuse doit éveiller la
confiance que la journaliste engagée peine à mobiliser. Le sentiment partagé est
censé disposer à l’éveil des consciences que la raison échouerait à provoquer.
On voit donc que l’ethos en appelle à l’être ensemble et au sentir avec
de l’auditoire en s’adressant à un groupe qu’il délimite, et parfois définit, à cet
effet. La construction de l’ethos se fait ainsi en fonction du type de communauté
qui peut se reconnaître dans l’image de l’orateur – une communauté qui peut
aller du groupe national ou social à l’entité « humanité » dans l’idée particulière
qu’on peut s’en faire. Reprenons un instant le premier exemple que nous avons
donné, celui du sans-travail qui fait la manche dans le métro. Il est clair que sa
qualité de mendiant, de miséreux, que souligne éventuellement sa mise, produit
une impression d’altérité qui frappe désagréablement le voyageur. Cependant son
discours construit un ethos d’honnête travailleur tombé malgré lui dans le besoin
qui modifie le scénario de l’échange. Il vise une communauté de travailleurs et
d’honnêtes gens qui pourront éprouver de la sympathie pour celui qui s’avère être,
malgré les apparences, un des leurs. Au travers des communautés reconstruites,
voire imaginées, qu’il implique, l’ethos du locuteur permet de doubler la
rationalité de l’échange d’une dimension affective plus ou moins forte qui en
constitue l’indispensable complément. La construction de l’ethos travaille ainsi
à surmonter les obstacles que soulève, dans la relation argumentative, l’altérité
plus ou moins marquée de celui ou de celle qui prend la parole.


124 Ruth AMOSSY

En fin de parcours, j’espère avoir montré que (i) l’ethos se construit sur
le double plan de la rationalité et de l’affect, (ii) qu’il faut préciser la nature
de la rationalité et de l’affectivité qui interviennent dans la relation que noue
l’orateur avec son auditoire à travers sa présentation de soi. On peut ainsi dégager
la rationalité qui régit non le dit, mais les modalités de l’échange argumentatif.
Corollairement, et c’est le troisième point, (iii) on peut spécifier, au-delà de
la gamme des sentiments que peut ressentir chaque membre de l’auditoire et
qu’étudie la rhétorique classique, une dimension affective qui a trait au collectif
plutôt qu’à l’individuel et qui repose sur la sympathie, sur le sentir avec. Dans
les cas nombreux où l’image de l’orateur fait preuve d’une altérité trop voyante,
la construction de l’ethos s’effectue de façon à autoriser un sentiment de
communauté susceptible de favoriser et de soutenir le mouvement de la raison.
Aussi ne faut-il pas penser, comme on le fait souvent, que l’élimination de l’affect
permet seule, en laissant agir la raison, de surmonter, l’hostilité envers l’autre et
le repli communautaire. C’est dans le dosage du rationnel et de l’émotionnel que
se joue l’efficacité de l’ethos au sein de la relation argumentative qui permet aux
partenaires de négocier leurs différences.

Bibliographie
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Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos 125

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La construction argumentative des émotions : pitié et
indignation dans le débat parlementaire de 1908 sur
l’abolition de la peine de mort

Raphaël MICHELI

Introduction

Du débat sur l’abolition de la peine de mort, on dit souvent qu’il est


« passionnel », « affectif » ou encore « chargé d’émotions ». Comme le souligne
l’historien Jean Imbert, les différentes opinions sont « d’autant plus catégorique[s]
qu’elle[s] [sont] généralement fondée[s] sur un sentiment1 ». Ce que postule un
tel propos, c’est le fait que les émotions échappent à l’emprise du débat : si elles
trouvent à s’y exprimer, elles n’en constituent pas moins le noyau intangible ou,
pour ainsi dire, le facteur d’inertie. Les dispositions affectives des uns et des
autres apparaissent si profondément ancrées qu’elles ne semblent pas pouvoir
– ni même devoir – se discuter. En outre, le pathos peut, dans ce débat, passer
à première vue pour l’exemple typique d’un éternel retour du même. On peut
en effet penser, au prix d’une illusion d’optique qui méconnaît la complexité
historique du débat, qu’au pathos anti-abolitionniste, centré sur la figure de la
victime, répond de façon immuable le pathos abolitionniste, centré sur la figure
du condamné. De tels postulats n’ont sans doute pas favorisé l’émergence
de recherches qui, dans un genre discursif donné et à une époque précise, se
proposeraient d’examiner les formes diverses qu’ont pu revêtir les appels à
l’émotion au sein des débats sur l’abolition de la peine de mort.
Du discours argumentatif, on dit volontiers qu’il peut, d’une part, agir sur
les croyances de l’auditoire et, d’autre part, influencer – voire même déterminer –
son comportement. Comme l’a justement relevé Christian Plantin2, on dit moins
volontiers qu’il est susceptible de fonder, outre un « devoir croire » et un « devoir
faire », un « devoir éprouver3 ». Certes, les études argumentatives modernes
ne se sont pas entièrement désintéressées des appels à l’émotion. Cependant,

1 La peine de mort, Paris, PUF, 1989, p. 3.


2 « L’argumentation dans l’émotion », Pratiques, n° 96, 1997, p. 81.
3 Ce constat vaut pour l’étude de l’argumentation, entendue comme une discipline descriptive et
analytique. Il ne s’applique pas, en revanche, à la rhétorique en tant que technè : celle-ci, on le
sait, accorde une place centrale aux techniques discursives qui permettent à l’orateur de s’assu-
rer la maîtrise du « devoir éprouver » de son auditoire.
128 Raphaël MICHELI

l’effort s’est jusqu’ici concentré de façon assez nette sur leur évaluation. Suivant
une telle optique, l’analyste doit jauger les effets d’un appel à l’émotion, et
ceci en regard du déroulement idéal d’une argumentation tel que le fixe, de
façon normative, un modèle de dialogue4. L’appel à l’émotion respecte-t-il les
règles du modèle de dialogue ou en constitue-t-il une violation ? Concourt-il à
la réalisation de ses buts légitimes ou y fait-il au contraire obstacle ? Il s’agit,
en somme, de se placer en aval et d’évaluer positivement ou négativement les
effets qu’exercent les appels à l’émotion sur la « bonne tenue » du processus
argumentatif. On peut, suivant les travaux de Plantin, préférer se placer en amont
et considérer que les émotions elles-mêmes sont argumentables. L’idée est la
suivante : lorsqu’ils se trouvent dans des situations de conflit et de dissensus,
les locuteurs peuvent chercher à « argumenter une émotion » ou, en d’autres
termes, à fonder la légitimité d’une disposition affective. Une telle perspective
place en son centre le caractère argumentable des émotions ou, si l’on ose
un néologisme, leur argumentabilité. Elle est en cela proche de la sociologie
d’un Raymond Boudon. Dans sa « logique des sentiments moraux », Boudon
affirme en effet que « comprendre l’émergence d’un sentiment moral, c’est le
plus souvent reconstruire le système de raisons qui le fonde5 ». Si l’on pose en
principe que les émotions sont argumentables et que l’on se place, comme ce
sera le cas ici, dans la perspective d’une analyse de discours, on choisit alors
d’étudier la manière dont les locuteurs s’efforcent de légitimer ou, au contraire,
d’illégitimer certaines dispositions à ressentir des émotions. On s’éloigne, ce
faisant, d’une approche normative qui se donne pour tâche ultime l’évaluation :
l’émotion n’est plus appréhendée dans les effets – le plus souvent négatifs, dit-
on – qu’elle exerce sur l’argumentation. Elle se présente comme l’objet de ce que
j’appellerai ici des constructions argumentatives et se laisse saisir à travers les
raisons que les locuteurs eux-mêmes donnent à son appui ou à son encontre.
Le but du présent article est d’étudier la construction argumentative des
émotions dans le débat parlementaire relatif à l’abolition de la peine de mort qui
eut lieu en 1908 à la Chambre des députés de la Troisième République6. Il s’agit
d’examiner les diverses manières dont les représentants du peuple argumentent
des émotions – ou, à tout le moins, les diverses manières dont ils tentent de fonder
en raison ce qu’il convient et ce qu’il ne convient pas d’éprouver. Mon propos
consiste, plus précisément, à décrire et à comparer les différentes constructions

4 On pense ici aux importants travaux développés par D. WALTOn dans le cadre de sa théorie
pragmatique des fallacies, notamment The Place of Emotion in Argument (University Park, The
Pennsylvania State University Press, 1992) et Appeal to Pity (Albany, State University of new
York Press, 1997).
5 « La logique des sentiments moraux », L’année sociologique, n° 44, 1994, p. 45, je souligne.
6 Ce débat a fait l’objet d’une minutieuse enquête historique et sociologique (LE QUAnG SAnG J.,
La loi et le bourreau : la peine de mort en débats (1870-1985), Paris, L’Harmattan, 2001). On
peut s’y référer pour davantage d’informations sur le contexte des discours que nous étudions.
La construction argumentative des émotions 129

argumentatives de la pitié et de l’indignation qui s’opposent au cours de ce débat.


Je souhaite ainsi contribuer à fixer un état historique du pathos abolitionniste et
anti-abolitionniste – cela dans le cadre d’un genre de discours spécifique.

La construction argumentative de la pitié dans le discours anti-


abolitionniste

Lorsqu’ils visent à fonder la pitié, les parlementaires anti-abolitionnistes


élaborent ce que l’on pourrait appeler un dispositif de places. Au sein de ce
dispositif s’opposent un malheureux et son persécuteur – c’est-à-dire, d’une
part, un individu qui souffre et, d’autre part, un second individu présenté comme
le responsable des souffrances du premier. J’esquisserai ce dispositif à l’aide
d’un seul exemple emblématique, tiré de l’intervention du député Georges Berry
(4 novembre 1908)7. Dans une optique anti-abolitionniste, le remplissement de
la place du malheureux implique à la fois le choix de malheureux effectifs et celui
de malheureux potentiels (ou virtuels). Examinons rapidement le paradigme de
désignation. Les malheureux effectifs, ce sont « ceux qui tombent sous le couteau
des assassins » (p. 2035). Les malheureux potentiels sont, quant à eux, désignés
soit par la conformité de leurs conduites – ce sont les « braves » ou les « honnêtes
gens » (p. 2035) –, soit par leur statut de « citoyens » (ibid.). Le remplissement
de la place de persécuteur s’effectue de façon parfaitement complémentaire : les
malheureux étant « ceux qui tombent sous le couteau des assassins » ou « ceux
que l’on tue » (p. 2033), les persécuteurs sont, en toute logique, les « assassins »
(ibid.) eux-mêmes ou « ceux qui […] tuent » (p. 2035). La grande force d’un
tel remplissement des places réside assurément dans l’évidence incontestable
du lien causal qui unit l’action du persécuteur à la souffrance du malheureux. Je
montrerai ci-après que la topique abolitionniste ne peut, quant à elle, se reposer
sur un tel effet d’évidence et se doit dès lors d’établir des relations causales à
distance entre ceux qu’elle élit comme malheureux et comme persécuteurs.
Pour les partisans de la peine de mort, il ne suffit pas de suggérer que les
malheureux sont dignes de pitié : encore faut-il leur en accorder le monopole.
Berry exhorte son auditoire en ces termes : « Gardons notre pitié pour ceux qui
tombent sous le couteau des assassins et sachons défendre ces malheureux par
une répression juste et sévère contre ceux qui les tuent » (p. 2035). Ainsi, les
« malheureux » sont non seulement constitués en objets légitimes, mais surtout
en objets exclusifs de pitié. L’élection des malheureux s’accompagne, chez les
anti-abolitionnistes, d’une fin de non-recevoir à l’égard d’autres individus que
leurs souffrances pourraient porter à devenir, eux aussi, des malheureux. Ainsi,

7 Les extraits du débat sont tirés du Journal Officiel. J’indique à chaque fois la date de la séance
et la pagination.
130 Raphaël MICHELI

les « assassins » ne sauraient être requalifiés en malheureux compte tenu des


souffrances qu’ils auraient par ailleurs endurées (on verra, en revanche, comment
la rhétorique abolitionniste exploite cette idée). Cela se justifie par le degré de
souffrance inégal chez les uns et chez les autres, ainsi que par la responsabilité
des uns dans la souffrance des autres. Évoquant les « bandes » de criminels
qui sévissent, Berry demande : « Croyez-vous que si ces gens-là sont exécutés,
ils souffriront plus que ceux qu’ils ont mis à mort ? » (ibid.). Cette question
rhétorique suggère bien l’asymétrie fondamentale des souffrances évoquées.
Celle des « vrais » malheureux est non seulement supérieure au plan quantitatif,
mais présente de surcroît deux différences exorbitantes : celle d’être imméritée,
et celle d’avoir été causée par ceux-là même que les abolitionnistes voudraient a
posteriori faire passer pour des malheureux.
Le pathos anti-abolitionniste opère une binarisation du monde dont il
importe de bien saisir la logique. L’acte de « tue[r] » définit deux ensembles
mutuellement exclusifs, irrémédiablement séparés, et entre lesquels aucune
circulation n’est possible. Le premier ensemble est constitué par les individus
qui accomplissent cette action et le second par ceux qui en pâtissent. Seuls les
individus du second ensemble sont dignes de pitié, pour les raisons que l’on vient
d’examiner. On notera, avant d’aller plus loin, que le fonctionnement d’un tel
dispositif pathémique exige que l’agentivité de « ceux qui tuent » ne fasse pas
problème et ne puisse être relativisée d’une quelconque manière – ce sera, en
revanche, l’une des pierres d’achoppement du pathos abolitionniste.

Le renversement du pathos dans le discours abolitionniste

Que devient ce dispositif de places dans la rhétorique abolitionniste ? À


la binarisation par l’acte criminel, les parlementaires abolitionnistes de 1908
vont opposer une binarisation par la souffrance. Il ne s’agit plus, dans ce cas,
de séparer les « assassins » ou les « scélérats » de « ceux qui tombent sous l[eur]
couteau ». Le partage pertinent s’effectue entre, d’une part, ceux qui souffrent et,
d’autre part, ceux qui ne souffrent pas. Une telle configuration se rapproche de
celles étudiées par le sociologue Luc Boltanski dans son ouvrage La souffrance
à distance8. S’il porte prioritairement sur le discours humanitaire contemporain,
le travail de Boltanski effectue aussi un précieux retour en arrière dans lequel il
s’interroge sur l’« introduction de l’argument de la pitié en politique9 » au cours
du XIXe siècle. Le sociologue s’intéresse particulièrement, suivant Hannah Arendt,
à la « politique de la pitié », qu’il définit comme une politique qui « s’empare
de la souffrance pour en faire l’argument politique par excellence10 ». Deux

8 Paris, Métailié, 1993.


9 BOLTAnSKI L., op. cit., p. 7.
10 Ibid., p. 57.
La construction argumentative des émotions 131

traits caractérisent selon lui cette politique : « Il s’agit d’abord de la distinction


entre des hommes qui souffrent et des hommes qui ne souffrent pas […et] de
l’insistance mise sur la vue, sur le regard, sur le spectacle de la souffrance11. »
Mon hypothèse est que ces deux traits se marquent de façon exemplaire dans le
pathos que déploient les parlementaires abolitionnistes de 1908 (à la différence
de leurs prédécesseurs de 1791 et de 1848, ainsi que de leurs successeurs de
181). Je décrirai deux aspects centraux de cette reconfiguration pathémique.
Une brève étude des paradigmes de désignation me permettra de montrer que
ceux que la rhétorique anti-abolitionniste donnait à voir comme les agents d’une
action blâmable sont, dans ce nouveau dispositif, présentés comme des êtres
souffrants, au caractère agentif quasiment nul. Je m’intéresserai ensuite à ce que
l’on pourrait appeler l’assignation causale des souffrances évoquées : il faut en
effet, pour que l’indignation se déploie, que celles-ci puissent être saisies en
tant qu’elles résultent de l’action d’un agent identifiable. J’étudierai en détail les
procédures complexes de désignation de l’agent, les prédicats que le discours lui
associe et le type de responsabilité qu’il lui impute.
Considérons, pour l’analyse, les extraits suivants :

(1) Dans Paris, j’ai vu et d’autres que moi ont pu voir des troupes d’enfants de
sept, huit, neuf ans, couchant dans les chantiers, faisant sécher leurs linges au feu
de morceaux de bois ramassés dans ces chantiers. Le lendemain matin, où allaient
ces enfants affamés, transis par une nuit froide ? Ils allaient voler aux étalages des
magasins, des bazars. Est-ce que ce ne sont pas là des apprentis pour le bagne ?
La société, responsable de la vie de vagabondage, de misère, hors la loi, menée par
ces enfants privés de conseils, de nourriture, de caresses, la société les prend au
moment du crime, les envoie dans des prisons, puis dans les colonies pénitentiai-
res. Quand ils en sortent, les malheureux, ils ont si peu d’habitude de la liberté que,
huit jours après, ils se font encore reprendre pour un larcin quelconque, quand ce
n’est pas pour un crime (Jean Allemane, 7 décembre 1908, p. 2788).

(2) Lorsque la République aura accompli son devoir social, lorsqu’elle aura pris
toutes les précautions utiles pour qu’il n’y ait plus d’affamés, d’enfants traînant
dans les rues, dans les ruisseaux, plus d’ignorants, plus de gens qui se trouvent
dans cette poignante alternative de voler ou de mourir de faim, quand la Républi-
que aura accompli cette tâche, elle aura peut-être alors le droit d’examiner si ses
codes sont assez rigoureux, si ses pénalités sont assez implacables.
Je demande à M. le rapporteur, comme à M. le président de la commission : Est-ce
que le parti républicain a accompli son devoir de solidarité ? Est-ce qu’on s’est
occupé des miséreux ? Est-ce que nos enfants ont leur nécessaire ? […]
[R] entrez en vos consciences, citoyens républicains, députés républicains ; exami-
nez si votre devoir a été rempli jusqu’au bout, si vous vous êtes appliqués dans la

11 Ibid., p. 15-16.
132 Raphaël MICHELI

mesure de vos moyens à rendre la société plus secourable aux malheureux. (Jean
Allemane, 7 décembre 1908, p. 2788).

(3) Lorsque nous parlerons des causes, nous irons plus loin que vous et nous vous
dirons que c’est le milieu social qui développe la criminalité (Applaudissements
à l’extrême gauche) et qui, abandonnant sans force, sans protection et sans appui,
des jeunes gens exposés à tous les hasards de la rue, provoque cette fréquence de
criminalité.
Et savez-vous pourquoi ces causes ne sont pas diminuées, extirpées ? C’est que
nous avons tous ici une part de responsabilité (Oui ! Oui ! à l’extrême gauche),
car si, au lieu de perdre notre temps en querelles stériles, nous nous occupions
un peu plus des déshérités, qui souffrent et qui ont besoin d’être protégés, si nous
faisions des lois sociales, vous verriez immédiatement diminuer la criminalité.
(Albert Willm, 3 juillet 1908, p. 1543).

(4) nous ne nous occupons pas assez, dans cette enceinte, des déshérités de la for-
tune et de la vie. […Q]ue fait-on pour aider ceux qui souffrent ? On les laisse sans
appui, sans aide, sans soutien, abandonnés à tous les hasards de la rue, à toutes les
tentations de l’alcoolisme. […] Tant que nous nous bornerons à occuper ici nos
séances à discuter du maintien de la peine de mort, nous n’aurons rien fait pour la
grande armée des misérables, de ceux qui souffrent, qui peinent et qui sont entraî-
nés par des courants auxquels ils ne savent pas résister (Albert Willm, 4 novembre
1908, p. 2026-2027).

(5) Sans cœur, sans entrailles, les industriels d’aujourd’hui chassent l’enfant sans
se soucier de ce qu’il deviendra ! Maintenant, on se réveille en présence de l’ac-
croissement de la criminalité enfantine. Allons, Messieurs, vivement, montez la
guillotine et supprimez ces gêneurs ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Assurément, Messieurs, l’enfant qui se trouve dans les circonstances que j’ai tra-
versées se détache très facilement de la société. Il glisse tout d’abord comme une
pierre partant du sommet des rochers et bondissant par des sauts d’autant plus
grands qu’elle se rapproche de l’abîme. Et quand l’enfant est ainsi tombé, c’est
alors que quelques esprits généreux interviennent et tentent de le sauver. Il est
malheureusement trop tard. L’enfant qui est tombé si bas dans le mal ne peut plus,
croyez-le bien, le cœur et le corps brisés, ne peut plus reprendre sa place dans la
société moderne ; il ne peut plus se relever. Vous ne pouvez pas le racheter. (Ap-
plaudissements à l’extrême gauche.)
Que faites-vous alors ? Ah ! oui ! vous avez créé pour lui la relégation ; vous l’en-
voyez au bagne, pauvre cœur, pauvre corps meurtris ! (Victor Dejeante, 11 novem-
bre 1908, p. 2206).

(6) Eh bien ! Quand les ouvriers de nos grandes industries, déracinés par les crises
économiques, jetés par le chômage sur tous les chemins du hasard, arrivent dans les
grandes cités où ils n’ont pas un ami, ils sont à la merci, dans [l] es bouges, de toutes
les rencontres funestes. (Jean Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2397, je souligne).
La construction argumentative des émotions 133

(7) Ah ! C’est chose facile, c’est procédé commode : un crime se commet, on fait
monter un homme sur l’échafaud, une tête tombe et la question est réglée, le pro-
blème est résolu. nous, nous disons qu’il est simplement posé ; nous disons que
notre devoir est d’abattre la guillotine et de regarder au-delà les responsabilités
sociales.
nous disons, Messieurs, qu’il est très commode et qu’il serait criminel de concen-
trer sur la seule tête des coupables toute la responsabilité. nous en avons notre
part, tous les hommes en ont leur part, la nation tout entière en a sa part. (Jean
Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2396).

(8) Eh bien ! de quel droit une société qui par égoïsme, par inertie, par complai-
sance pour les jouissances faciles de quelques-uns, n’a tari aucune des sources
du crime qu’il dépendait d’elle de tarir, ni l’alcoolisme, ni le vagabondage, ni le
chômage, ni la prostitution, de quel droit cette société vient-elle frapper ensuite,
en la personne de quelques individus misérables, le crime même dont elle n’a pas
surveillé les origines ? (Jean Jaurès, 18 novembre 1908, p. 2397).

Requalification des coupables en êtres souffrants et atténuation de leur


agentivité.

Étude de quelques expressions catégorisantes


Que deviennent, au sein de la rhétorique abolitionniste, les « assassins »,
les « criminels » et les « scélérats » ? Ces lexèmes ne font bien entendu pas partie
du paradigme de désignation utilisé. Je commencerai par étudier la spécificité
des opérations de catégorisation mises en œuvre par les orateurs abolitionnistes.
Les individus qui commettent des délits et des crimes sont reversés dans une
classe dont il s’agit de saisir la logique de constitution et de désignation.

Parmi les principales expressions catégorisantes, les lexèmes « misérables »


et « malheureux » sont récurrents – en (1), (2), (4) et (8). Ils opèrent une double
fonction. (i) Ils permettent, d’une part, d’apporter des informations factuelles
concernant la situation matérielle dans laquelle se trouvent les individus référés :
ils signalent que ceux-ci vivent dans une extrême pauvreté et ne disposent
d’aucune ressource. (ii) Ils comportent, d’autre part, une dimension affective.
non contents de fournir une description du référent, ils permettent d’énoncer,
dans le même temps, le sentiment que ce référent produit sur le locuteur et/ou
qu’il devrait produire sur l’allocutaire : les « misérables » sont ceux qui inspirent
ou méritent d’inspirer la pitié. Ils permettent également, et c’est essentiel,
d’attribuer au référent lui-même une disposition affective – en l’occurrence une
disposition durable à ressentir des émotions uniformément négatives. S’ils font
signe vers les souffrances vécues par l’individu référé, les lexèmes « misérables »
134 Raphaël MICHELI

et « malheureux » ne présentent en revanche pas explicitement celles-ci comme


les effets d’une action qui serait imputable à un agent. À ce titre, deux autres
expressions catégorisantes retiennent l’attention : il s’agit de « déshérités »,
que l’on rencontre chez Willm en (3), et de « victimes12 », que l’on rencontre
chez Dejeante (séance du 11 novembre, p. 2205). Ces expressions ont pour
caractéristique de mettre la souffrance du référent en rapport avec ce qui l’a
produite ou causée. À ce titre, elles annoncent la construction de l’indignation
qui requiert, on le verra, l’identification d’un agent à qui l’on peut imputer la
responsabilité des souffrances dépeintes (voir infra).
Cette brève étude des principales opérations de catégorisation suggère
que le discours abolitionniste regroupe en une classe des individus qui ont
pour caractéristique commune de souffrir – que cette souffrance soit ou non
explicitement rapportée à l’action d’un agent. Il faut à présent aller plus loin.
En intégrant ceux qui commettent des délits et des crimes dans une classe de
« malheureux », de « misérables », de « déshérités » ou de « victimes » – bref,
d’êtres souffrants –, le pathos abolitionniste tend, du même coup, à empêcher
que ceux-ci puissent être pleinement constitués en agents responsables de leurs
actes. Dans l’optique d’une construction argumentative de la pitié, le travail
rhétorique des abolitionnistes tend vers ce que j’appellerai une atténuation
d’agentivité. Je tenterai d’illustrer cette perte du statut d’agent à travers quelques
faits stylistiques significatifs.

Les extensions du groupe nominal et le rôle des participes passés


Si l’on se penche sur la complexité des expressions référentielles qui
détaillent les différents individus faisant partie de cette classe des « malheureux »,
on est frappé par l’extension des syntagmes nominaux, et notamment par la
prolifération des participes passés à valeur d’épithète. Je me limiterai, faute de
place, à deux exemples particulièrement révélateurs. Lors d’une description
d’enfants « couchant dans les chantiers » (extrait (1)), Allemane demande : « Le
lendemain matin, où allaient ces enfants affamés, transis par une nuit froide ? Ils
allaient voler aux étalages des magasins, des bazars. » Ici, les deux participes
suggèrent que les forces (faim et froid) qui s’exercent sur les enfants sont telles
que l’acte délictueux en devient quasiment inéluctable et tend ainsi à perdre
son caractère pleinement actionnel. Le discours empêche en effet de voir dans
cet acte délictueux la mise en œuvre d’une intention que l’agent aurait mûrie
et dont il aurait, en toute conscience, pesé le pour et le contre : on est ici bien

12 Le terme « victimes » est d’ordinaire une chasse gardée des anti-abolitionnistes. Sa réappro-
priation par Dejeante et son utilisation pour référer à des individus qui commettent des cri-
mes – et non à ceux qui en pâtissent – annonce un renversement du système de valeurs que la
construction de l’indignation viendra confirmer.
La construction argumentative des émotions 135

plus proche de ce que Paul Ricœur appelle, dans sa sémantique de l’action, une
« causalité-contrainte13 » (ou une causalité à faible degré de motivation). On
retrouve un fonctionnement similaire dans l’extrait (6), lorsque Jaurès évoque
d’autres individus peuplant la « grande armée des misérables », à savoir les
ouvriers. Ici, les épithètes détachées (« déracinés » et « jetés ») fonctionnent
comme la réduction de tournures passives dont on peut saisir les compléments
d’agent (« par les crises économiques », « par le chômage »). Les ouvriers sont
dépeints comme les jouets de forces qu’ils ne maîtrisent en rien. Purs patients, ils
n’instiguent ni ne contrôlent des procès : ce sont plutôt les procès qui s’exercent
sur eux. L’usage de l’épithète détachée prend ici, de par sa fonction de circonstant,
une pertinence argumentative pour l’ensemble de l’énoncé. C’est bien parce
qu’ils sont « déracinés par les crises économiques » ou « jetés par le chômage
sur tous les chemins des hasards » que certains ouvriers peuvent céder, en fin
de compte, à la tentation criminelle qu’offrent les « rencontres funestes ». Les
épithètes détachées fournissent pour ainsi dire des « circonstances atténuantes » :
elles rendent raison de la grande vulnérabilité des ouvriers au crime et viennent,
de fait, disculper – au moins en partie – ceux-ci.
De manière générale, comment expliquer la présence insistante du participe
passé à fonction d’épithète (on pourrait encore citer Allemane qui, en (1), parle
d’« enfants privés de conseils, de nourriture, de caresses » ou Willm qui, en (3),
évoque « des jeunes gens exposés à tous les hasards de la rue ») ? (i) Le participe
passé a pour caractéristique de faire porter l’accent sur l’état qui résulte d’un
procès. Dans le cadre de la rhétorique abolitionniste, l’enjeu est de suggérer
que les « malheureux » se trouvent dans des états qui résultent de procès qu’ils
n’ont eux-mêmes ni instigué ni contrôlé, mais se sont contentés de subir. Les
« malheureux » sont, dans une telle rhétorique, bien davantage agis qu’agissants :
ils sont présentés comme des êtres sur lesquels s’exercent des procès. (ii) L’usage
du participe passé permet également aux orateurs abolitionnistes d’embrayer sur
la construction argumentative de l’indignation. En effet, à partir de chaque état
résultant, on peut potentiellement remonter à l’accomplissement d’une action et
à un agent qui en est responsable. Parler d’individus « privés de conseils », c’est
sous-entendre que quelqu’un a privé ces individus de conseils. nous avons vu
jusqu’à présent comment le pathos abolitionniste recatégorise « ceux qui tuent »
en « malheureux ». Il nous reste maintenant à examiner en détail le parachèvement
de la construction argumentative de l’indignation, c’est-à-dire les processus
discursifs par lesquels les abolitionnistes désignent ceux qu’ils tiennent pour les
responsables de la souffrance des « malheureux » et donc, par extension, pour les
vrais agents des délits ou des crimes que ceux-ci en arrivent à commettre.

13 Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1986, p. 190.


136 Raphaël MICHELI

La construction de l’indignation et l’assignation causale des


souffrances

L’indignation est une émotion qui requiert que l’on décrive un état de
choses négatif non comme l’effet du hasard, mais bien comme l’effet d’une
action dont on peut imputer la responsabilité à un agent. Ce trait est mis en
évidence tant par la psychologie cognitive – Ortony, Clore et Collins rangent
l’indignation dans la catégorie des agent-based ou attribution-of-responsibility
emotions14 – que par les sociologues. Selon Boltanski, le propre de l’indignation
est qu’elle « se détourne de la considération déprimante d’un malheureux et de
ses souffrances pour aller chercher un persécuteur et se centrer sur lui15 ». Le
discours qui prétend offrir une construction argumentative de l’indignation doit
ainsi se consacrer à l’identification de l’agent et à l’établissement incontestable
de sa responsabilité. Ces opérations revêtent un surcroît de complexité pour les
abolitionnistes. On se souvient que leurs adversaires ont l’avantage de pouvoir
se reposer sur l’évidence du lien causal entre l’action d’un agent (l’« assassin »,
selon les termes de Berry) et la souffrance d’un malheureux (« ce [lui] qui tombe
sous le couteau de l’assassin »). Les abolitionnistes, en revanche, perdent en
grande partie l’évidence de ce lien : qui, au juste, vont-ils rendre directement
responsable de la souffrance de ceux qu’ils ont élus comme « malheureux » ?
Comment saisir leur souffrance en tant qu’elle résulte de l’action (ou de
l’omission d’action) d’un agent identifiable ?

Qui est responsable ? Le problème de la désignation des agents


La construction argumentative de l’indignation à laquelle se livrent
les parlementaires abolitionnistes se caractérise par une difficulté certaine à
fixer l’agent dans une désignation unifiée et stable. Je tenterai de montrer que
l’instabilité de ces procédures de désignation est due au fait qu’elles oscillent
entre singularisation et désingularisation, entre la saisie d’individus spécifiques
et celle d’entités supra-individuelles.
Dans le registre de la singularisation, la désignation de l’agent vise
parfois explicitement les participants directs à la situation de communication.
Ces participants ont pour caractéristique principale d’être des agents spécialisés,
c’est-à-dire des individus dont on peut, selon la formule de Boltanski, « attendre
qu’ils fassent quelque chose » au vu d’« engagements préexistants16 ». En tant que
représentants élus du peuple, ils disposent, par délégation, du pouvoir d’élaborer,
de discuter et de voter la loi. Ils doivent, toutefois, faire de ce pouvoir un usage

14 The Cognitive Structure of Emotions, Cambridge, CUP, 1987, p. 134.


15 BOLTAnSKI L., op. cit., p. 91.
16 Ibidem, p. 30.
La construction argumentative des émotions 137

qui soit dans le meilleur intérêt de ceux qu’ils représentent. La désignation de


ces agents spécialisés, participants directs à la situation de communication,
s’effectue par l’usage d’embrayeurs. L’examen des indices de personne permet
de distinguer deux postures adoptées par les orateurs abolitionnistes, dont
l’une peut être dite antagoniste et l’autre intégrative. (i) Lorsque l’orateur fait
un usage massif du « vous », il se place délibérément à l’extérieur du groupe
des agents responsables : il fait peser toute la responsabilité des souffrances des
« malheureux » sur ses adversaires politiques. C’est le cas de Dejeante qui parle
presque systématiquement de « vos lois » et qui affirme que « vous avez été
impuissants à supprimer la misère » (séance du 11 novembre, p. 2206), que vous
« envoyez [l’enfant] au bagne » ou encore que « vous abandonnez [les enfants] à
eux-mêmes » (ibid., p. 2208). (ii) Cette posture antagoniste, par laquelle le « je »
se dissocie nettement de ses allocutaires et se place en quelque sorte hors du
régime de responsabilité, doit être distinguée de la posture davantage intégrative
qu’adoptent les autres orateurs abolitionnistes. On notera, à ce titre, l’usage du
« nous » et de déictiques spatiaux qui renvoient au lieu même de la délibération en
cours et, plus généralement, au lieu institutionnel d’exercice du pouvoir législatif.
Willm affirme en (3) que « nous avons tous ici une part de responsabilité » et
que « nous ne nous occupons pas assez, dans cette enceinte, des déshérités de la
fortune et de la vie ». Dans un tel cas, l’orateur englobe dans la première personne
du pluriel l’ensemble des participants à l’interaction verbale.
Qu’il s’agisse d’une accusation exclusivement dirigée vers ses pairs
(posture antagoniste) ou d’une accusation lors de laquelle le locuteur bat sa
propre coulpe en même temps que celle de ses adversaires (posture intégrative),
on reste dans un régime individualisant. Les embrayeurs désignent comme
agents des individus identifiables par leur participation à l’interaction et par
leur fonction institutionnelle. Or on observe également que les parlementaires
abolitionnistes opèrent une désindividualisation de l’agent. Ce mouvement se
lit bien dans la gradation ternaire que propose Jaurès en (8) : « nous avons notre
part [de responsabilité], tous les hommes en ont leur part, la nation tout entière en
a sa part. » Le déictique « nous » englobe l’orateur et ses allocutaires premiers,
c’est-à-dire des individus spécialisés par leur fonction. Le syntagme « tous les
hommes », pour sa part, désigne certes encore des individus, mais, à la différence
du « nous », des individus non spécialisés : la responsabilité visée ne concerne
ici plus seulement les représentants du peuple, mais aussi les représentés. Le
dernier syntagme de cette gradation ternaire (« la nation tout entière ») achève
de désindividualiser la responsabilité en l’orientant vers une entité supra-
individuelle. La rhétorique abolitionniste semble, de façon générale, procéder à
une « réorientation de l’accusation des personnes vers les systèmes17 ». Cela se

17 Ibid., p. 114-115.
138 Raphaël MICHELI

vérifie très nettement chez Dejeante, qui parle des « victimes de l’organisation
sociale » (séance du 11 novembre, p. 2205), et chez Willm, qui affirme en (3)
que « c’est le milieu social qui développe la criminalité ». Un tel mouvement
désindividualisant n’est toutefois pas sans risque : il prête en effet le flanc à
une dilution de la responsabilité. Si « tous les hommes » sont responsables, si
le système (« milieu », « conditions » et « circonstances ») est responsable, ne
tend-on pas à faire perdre à l’agent sa consistance, son caractère tangible, et, par
là même, ne tend-on pas à échapper au régime de la responsabilité ?
Je ferai l’hypothèse que dans sa construction argumentative de l’indignation,
le discours abolitionniste doit gérer une double contrainte. Il faut, d’une part, que
l’accusation soit suffisamment générale, c’est-à-dire qu’elle atteigne, au-delà
des individus qui l’initient ou le perpétuent, un système. Il faut, d’autre part,
éviter à tout prix une désincarnation excessive de l’agent, sans quoi l’on risque
d’échapper au régime de la responsabilité – l’indignation restant, dans ce cas,
lettre morte. Cette double contrainte se traduit par le caractère souvent hybride
de la désignation des agents responsables de la souffrance des « malheureux ».
On notera, à ce sujet, l’hybridité des formes d’adresse utilisées par Dejeante,
notamment « Vous, société,… » (p. 2206). Une telle formule est exemplaire des
procédures par lesquelles les abolitionnistes tentent d’épingler le(s) agent(s) :
elle se propose à la fois d’accuser un système dans son ensemble (« société »)
et, par l’usage du déictique, de cibler la responsabilité sur un sous-ensemble
d’individus plus responsables que les autres.

Prédicats d’action et types de responsabilité


Après avoir tenté de saisir la complexité des procédures de désignation
de l’agent, j’examinerai les prédicats qui sont typiquement associés à ce dernier,
ainsi que le type de responsabilité qui lui est imputé.
Les orateurs cherchent à imputer à l’agent une responsabilité par
omission : il s’agit, pour eux, d’établir un lien de causalité entre, d’une part, le
fait que les « malheureux » souffrent et qu’ils commettent des délits, voire des
crimes, et, d’autre part, le fait que l’agent (sous ses diverses dénominations, de
« nous » les parlementaires à la « société » ou la « République ») ne fasse rien.
Une première série de prédicats vise ainsi essentiellement à montrer que l’agent
omet d’agir. Cela peut se traduire par de simples assertions (en (4) : « nous
ne nous occupons pas assez, dans cette enceinte, des déshérités de la fortune
et de la vie »). Toutefois, les orateurs, notamment Allemane en (2), préfèrent
souvent avoir recours à ce que Pierre Fontanier appelle des « interrogations
figurées » : « Est-ce qu’on s’est occupé des miséreux ? Est-ce que nos enfants
ont leur nécessaire ? La République a-t-elle accompli son devoir ? » Dans ce
genre de cas, l’orateur ne prend pas, selon l’expression de Fontanier, le « tour
La construction argumentative des émotions 139

interrogatif […] pour marquer un doute et provoquer une réponse18 ». En réalité,


le tour interrogatif oriente uniformément vers une réponse négative qui n’a pas
besoin d’être verbalisée tant elle est présentée comme évidente. Un tel procédé
permet à l’orateur de « défier » ceux à qui il parle de « pouvoir nier ou même
répondre » et de les mettre ainsi « hors de réplique19 ». L’omission d’action
est particulièrement apte à susciter l’indignation, dans la mesure où, selon les
abolitionnistes, l’agent non seulement dispose de la possibilité d’agir, mais en a,
de plus, le devoir. Il faut ajouter que les orateurs abolitionnistes ne se contentent
pas d’imputer une responsabilité par omission, mais vont jusqu’à redoubler celle-
ci d’une responsabilité par perpétuation. Pour ajouter au scandale de l’omission
d’action de l’agent, les orateurs vont suggérer que ce dernier n’agit pas en toute
connaissance de cause et ce dans le but – inavoué et inavouable – de servir
ses propres intérêts. Jaurès, par exemple, lorsqu’il s’en prend à la « société »,
dévoile dans l’extrait (8) ce que l’on pourrait appeler les motivations latentes de
l’omission d’action : selon lui, si la société ne « tari [t] aucune source du crime »,
c’est « par égoïsme, par inertie, par complaisance pour les jouissances faciles de
quelques-uns ».
Le parachèvement de la construction argumentative de l’indignation va
consister, pour les orateurs abolitionnistes, à porter l’accent sur le décalage entre,
d’une part, l’omission préalable de toute action bienveillante qui soulagerait les
souffrances des « malheureux » et, d’autre part, le caractère à la fois violent
et tardif de l’action finalement accomplie par l’agent. Toujours dans l’extrait
(8), la rhétorique jaurèsienne met en place une chronologie au sein de laquelle
l’omission d’action de l’agent et, partant, le manquement à ses devoirs (« il
dépendait d’elle [la société] de tarir [les sources du crime] ») précède l’exercice
du plus exorbitant de ses droits. L’interrogation « de quel droit… ? », reprise
de manière emphatique par l’anaphore rhétorique, suggère précisément que
l’absence de toute action bienveillante à l’égard des « individus misérables »
illégitime la violence de l’action subséquente (« frapper ») exercée sur eux. Ce
qui est en jeu, dans cette construction argumentative de l’indignation, c’est, de
manière cruciale, un transfert de responsabilité. J’en dégagerai deux aspects
essentiels qui me permettront à la fois de conduire l’analyse à son terme et de faire
une rapide synthèse des observations précédentes. Premièrement, il s’agit, pour
les parlementaires abolitionnistes, de disculper – au moins partiellement – ceux
que le paradigme de désignation adverse stigmatisait comme des « assassins » :
ils sont ici dissociés de leurs actes (le « crime ») et requalifiés en « individus
misérables ». Secondement, en plus de « disculper des innocents stigmatisés »,
il faut, pour que le retournement du pathos adverse soit complet, procéder à

18 Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977, p. 368.


19 Id.
140 Raphaël MICHELI

ce que Boltanski appelle une « accusation des accusateurs20 ». Selon Jaurès, la


« société vient frapper, en la personne de quelques individus misérables, le crime
même dont elle n’a pas surveillé les origines ». La formulation de l’énoncé est
significative. Elle suggère un découplage entre le « crime », entendu comme un
phénomène social aux enjeux supra-individuels et, d’autre part, la « personne »
des « individus misérables » que l’on est prompt à désigner comme son agent
exclusif. Elle suggère, de plus, que la « société » se trompe volontairement
de cible, ceci pour épargner sa propre responsabilité. Elle choisit de traiter un
phénomène éminemment social en opérant à la fois une concentration et une
personnalisation de la responsabilité. Au sein de cette rhétorique, les « individus
misérables » apparaissent dès lors clairement comme des boucs émissaires : ils
subissent une action violente (« frapper ») de la part d’un agent (la « société »)
qui a autant – sinon davantage – de responsabilité qu’eux dans l’existence du
phénomène indésirable. À la différence de leurs adversaires, les parlementaires
abolitionnistes ne présentent pas la société comme l’ensemble des « braves
gens » qui, par malheur, « tombent sous le couteau des assassins » : la société
apparaît, dans ce dispositif pathémique renversé, davantage comme persécuteur
que comme persécuté.

20 BOLTAnSKI L., op. cit., p. 225.


Parcours des émotions en interaction

Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

Cette étude de cas porte sur une interaction au cours de laquelle une
personne, Mme n reconstruit, sous forme de récit, pour son interlocutrice,
Mme GH, un événement « émotionnant » qui vient de l’affecter. Le terme
daté « émotionnant » est utilisé, à défaut de mieux, au sens de « provoquant
une participation émotionnelle, positive ou négative » du ou des participants à
l’événement. On le trouve dans la littérature psychologique sur les émotions,
avec le verbe correspondant « émotionner ». « Émouvoir » et « émouvant »
ne peuvent être utilisés comme termes englobants du champ des émotions ; ils
ne s’appliquent qu’à l’induction d’émotions de type négatif de faible intensité
(émotions compassionnelles douces).
On se propose d’illustrer une méthodologie d’analyse de l’expression, de
la construction et de la gestion des émotions ordinaires (Cosnier : 1994)1 dans
le cadre de l’interaction verbale. Cette méthode a été mise au point et remaniée
dans Plantin (1998)2, Plantin, Doury & Traverso (éds 2000)3, Traverso (2000a)4.
Le cas proposé est extrait d’un corpus recueilli dans le cadre du programme
« Commerce » dirigé par C. Kerbrat-Orecchioni et V. Traverso (Kerbrat-
Orecchioni & Traverso, 2006, à paraître)5. L. Vosghanian est propriétaire et
responsable de ce corpus, dont elle a effectué la transcription et une analyse dans
le cadre de son mémoire de DEA (Vosghanian 2002)6. Ce corpus est composé
d’une série d’enregistrements audio effectués dans une boutique de retouches de
vêtements, à Lyon7. Les interactions du corpus se caractérisent par leur finalité
dominante (le service), et sont clairement délimitées par une séquence d’ouverture

1 COSnIER J., Psychologie des émotions et des sentiments, Paris, Retz, 1994.
2 PLAnTIn Chr., « Les raisons des émotions », in M. Bondi (ed.) Forms of argumentative dis-
course/Per un’analisi linguistica dell’argomentare, Bologne, CLUEB, 1998, p. 3-50.
3 PLAnTIn Chr., DOURY M., et TRAVERSO V., Les émotions dans les interactions, Lyon, PUL
(ouvrage avec cédérom), 2000.
4 TRAVERSO V., « Les émotions dans la confidence », in C. Plantin, M. Doury, V. Traverso (éds),
2000a, 205-223.
5 KERBRAT-ORECCHIOnI C., & TRAVERSO V., (eds), L’interaction en site commercial : inva-
riants et variations, (2006, à paraître).
6 VOSGHAnIAn L., Les interactions verbales en site commercial : exemple d’un magasin de
retouches de vêtements. Mémoire DEA en Sciences du langage, sous la dir. de C. Kerbrat-Orec-
chioni, 2002.
7 Les participants ont donné leur accord (soit a priori, soit a posteriori) pour l’exploitation à
des fins scientifiques des données recueillies. Sur les questions juridiques et éthiques liées à
142 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

et une séquence de clôture, entre lesquelles se maintient une certaine stabilité de la


structure participationnelle. Les interactions se divisent en séquences présentant
une certaine homogénéité, qui peut être pragmatique (la réalisation du service,
l’accomplissement des actes rituels attendus) ou thématique (Traverso 19968,
Doury & Traverso 2006, à paraître9).
L’objet qui est soumis à l’analyse est constitué des données primaires (les
enregistrements) et de leur transcription enrichie des notes du collecteur. Celle-
ci est effectuée selon les principes et les conventions développés au laboratoire
ICAR10.

« dites y avait une agrafe »

Le parcours émotionnel reconstruit s’étend sur trois interactions, qui mettent


en présence Mme GH, propriétaire de la boutique, et Mme n qui vient quasi
quotidiennement dans ce magasin, et discute de longs moments avec Mme GH.
Mme n ne vient pas apporter ou retirer de vêtement, mais, comme à son habitude,
passer un moment. Ces interactions sont de ce fait, particulières par rapport aux
échanges de type commercial qui ont lieu généralement dans la boutique.
nous exploiterons la première et la troisième de ces interactions, à travers
plusieurs extraits. La première interaction s’est déroulée le jeudi 25 janvier
2001 à 9h25 du matin, en présence de l’observatrice L. Elle dure 22 min 17sec ;
2 minutes manquent, suite à un problème d’auto-reverse. L’enregistrement était
lancé avant l’entrée de Mme n dans le magasin.
L’extrait ci-dessous, d’une durée de 4 minutes pose le cadre de tout ce qui
va suivre. Les extraits suivants seront beaucoup plus brefs. Ils seront notés selon
leur ordre chronologique dans l’interaction (Interaction 1, extrait B vient avant
Interaction 1 extrait C).
Interaction 1, Extrait A
1 ((Mme n rentre dans le magasin))
2 Mme GH bonjour madame =
3 L = bonjour
4 Mme N pour un peu vous me revoyiez pas =
5 Mme GH = pourquoi/
6 ((Mme n tousse))

la confection et l’utilisation de corpus d’interactions, voir site CORInTE, Guide DGLF-LF).


http:// icar. univ-lyon2.fr/projets/corinte/
8 TRAVERSO V., La conversation familière. Analyse pragmatique des interactions, Lyon, PUL,
1996.
9 DOURY M., & TRAVERSO V., « Les activités transactionnelles et les autres : l’hétérogénéité de
l’interaction en site commercial », in C. Kerbrat-Orecchioni & V. Traverso (éds) (2008, à paraî-
tre), L’interaction en site commercial : invariants et variations. EnS éditions.
10 http:// icar. univ-lyon2.fr/projets/ICOR/031105_Conventions_ICOR_base. pdf
Parcours des émotions en interaction 143

7 Mme n excusez-moi
8 Mme GH alors vous toussez toujours/
9 Mme n c’est pas ça oui oui la preuve ((continue à tousser))
10 (.) imaginez-vous =
11 Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
12 Mme N j` déjeune
13 Mme GH oui/
14 Mme n ben ça c’est tout banal hein
15 Mme GH ce matin/
1 Mme N je (.) ce matin\
17 Mme GH oui
18 Mme N je coupe mon pain tant que j` peux en mettre
19 pas du beurre hein
20 Mme GH oui
21 Mme N et puis j` mords dedans comme chacun fait hein (.)
22 dites y avait une agrafe j` l’ai pas apportée je l’ai
23 oubliée j` vous l’apporterai (.) comme ça dans le
24 pain = ((montre la taille de l’agrafe avec les mains))
25 Mme GH = dans le pain/
26 Mme n ça s’est accroché [dans mon palais
27 Mme GH [ho/
28 Mme N j’ai cru que j’allais étouffer
2 Mme GH oh la la ben alors =
30 Mme N = puis alors plus j` voulais tirer dessus plus ça me
31 faisait mal (.) puis j’ai oublié =
32 Mme GH = ah ben i` fallait l` garder ça
33 Mme N mais j` l’ai gardée
34 Mme GH ben oui [mais
35 Mme N [comme une imbécile j’ai posé ça sur son verre
3 à lui quand i`11 va descendre pour lui dire regarde donc
37 c` qui m’est arrivée (.) puis j` m’étais dit en allant
38 chercher l` pain j` vais l’emporter (.) il est sur l`
39 verre
40 Mme GH mais c’était c’était une agrafe qui [est qui qui &
41 Mme n [une a- une a-
42 Mme GH & qu’il avait =
43 Mme N = vous savez comme les =
44 Mme GH = non parc` qu’il est- il agrafe pas le sachet/
45 Mme N ben justement/(.) alors c’était euh je pense [que euh
46 Mme GH [mais
47 c’est dans l` pain ça [non/
48 Mme n [mais c’est dans
mais c’est sorti
49 [de mon morceau
50 Mme GH [oui c’est dans le
pain ça =

11 Elle parle de son ami.


144 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

51 Mme N = mais c’est dans l` pain


52 Mme GH fff c’est incroyable [ça
53 Mme N [alors j’ai mordu dans mon
54 pain vous savez comme on fait hein
55 L oui
5 Mme N puis j’ai dit c’est bizarre (.) ah puis j’ai plus
57 pu- après j` pouvais plus ouvrir la bouche tellement
58 ça m` faisait mal ça m’a piqué (.) alors j` me suis
5 dit comment tu vas être après [quand je l’ai eu
60 enlevée &
61 Mme GH [ho
2 Mme N & hein j` transpirais moi =
3 Mme GH = oh la la ben dis donc
4 Mme N alors j’ai pris je je d` l’alcool j` me suis dit
65 qu’est-ce que c’est puis ça va me faire mal l’alcool
 (.) alors j’ai pris de l’Eludril (.) j` me suis rincée
7 rincée rincée rincée (.) et ben voilà =
8 Mme GH = encore heureusement qu` vous avez pu l’enlever pa`ce
 que [si si enfin si vous l’aviez enfin avalé (.) peut- &
70 Mme N [mais vous savez ça a été difficile (.) ah mais &
71 Mme Gh & être pas mais ça aurait pu arriver hein quand même
72 Mme N & mais c’est ah non mais j` l’avais déjà euh j` l’avais
73 déjà euh enfin j` l’avais pas dans la gorge faut pas ex-
74 non [mais assez loin quoi
75 Mme GH [non mais bon on sait on sait jamais v` savez c’est
7 Mme N alors ça se r`trouve dans l’estomac puis après [ça
77 Mme GH [ah ben
78 oui
79 Mme n mais alors elle est grande vous savez c’est ces gros
80 sacs de cinquante (00:02:00) kilos là quand i` livrent
81 la farine ou [je n` sais pas quoi (.) c’est c’est c’est
82 Mme GH [pff
83 Mme n pas une petite agrafe de de de machin hein (.)
84 [j’étais furieuse
85 Mme GH [ah ben moi à mon avis i` faut i` faut faire une
86 réclamation [hein
87 Mme N [alors là j` vais y aller j’y vais parc` que
88 il a plus d` pain12 (.) c’est pas c’est pas son pain à
8 lui déjà c’est d`jà pas mal (.)c’est l` mien (.) bon et
0 puis j` vais leur dire j` vais leur dire voilà voilà
1 c` que j’ai trouvé ben pas avant cet après-midi là
2 j’ai oublié là j’ai pas l` temps parce qu’hier
3 on n’est pas allés à la Verpillère i` f`sait
4 [trop d` vent ah non y avait trop d` vent
5 Mme GH [ah bon j’ai pensé à vous j` dis [tiens est-c` que :
 Mme N [alors je suis pas

12 Cf. note 3.
Parcours des émotions en interaction 145

7 sortie de la journée
98 Mme GH ah
 Mme N alors j` pense qu’on va y aller aujourd’hui j’en sais
100 rien voir cette pauv` mémé v` savez bon passons (.)
101 (2.0) et ben j’étais j’étais contente [c` matin j` vous &
102 Mme GH [et ben dis donc &
103 Mme n & assure hein (.)
104 Mme GH & (.)ben oui ça ça fait (.)
105 Mme n puis ça m’a fait mal ça fait mal (.) [puis on a peur &
106 Mme GH [non mais pff
107 Mme N & aussi hein d’avaler c` truc =
108 Mme GH = moi à mon avis faut trouver un autre endroit pour
10 acheter le [pain parc` que là c’est pff
110 Mme N [ben oui mais y a que là i` peut qu’i` peut
111 l` mâcher
112 Mme GH ouh la la ben laissez lui débrouiller hein qu’i`
113 s` débrouille ailleurs ((rires)) qu’il aille acheter son
114 pain [ailleurs
115 Mme N [ah ben i` s` promène [aussi i` travaille tous les &
11 Mme GH [oh la moi j’ai j’ai plus d` &
117 Mme N & jours euh i` traverse tous les jours les Halles i` &
118 Mme GH & confiance à :: à U. là (.) c’est vraiment ça devient &
11 Mme N & va tous les jours à Carrefour alors
120 Mme GH & euh (1.0) enfin j` sais pas
121 (4.0)
122 Mme GH ah la la
123 Mme N mais j` me demandais bien ce qui m’arrivait vous savez
124 j’ai (inaud.) qu` cette agrafe dans la bouche tu perds
125 une dent ((rires)) j` savais plus bien où j’en étais
12 (.) `fin c’est un p`tit malheur ça `fin ça ça ça peut
127 avoir des conséquences quoi
128 Mme GH ben oui [mais : c’est c’est
12 Mme N [puis je je savais pas avec quoi avec quoi me
130 me me désinfecter la bouche quoi alors j’ai pensé à
131 l’Eludril tout bonnement c’est tout ce que j’avais (.)
132 pouvais quand même pas prendre de l’eau d` javel hein
133 L ((rires))
134 Mme N alors bon ben voilà (.) à part ça ça va/
135 Mme GH ben ça va oui\
13 Mme N le chat aussi/
137 […]
146 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

Un récit d’émotion

Après les échanges rituels d’ouverture (lignes l et 2), la préface d’un récit est
immédiatement introduite par Mme n « pour un peu vous me revoyiez pas » (l. 4).
L’interaction qui s’engage ne se profile ainsi ni comme une interaction de service,
ni tout à fait comme les interactions consacrées au small talk ou menus propos,
fréquentes dans le site, avec les clientes qui aiment, comme Mme n, passer du
temps à papoter dans la boutique13. Elle est placée sous le signe d’un événement
suffisamment extraordinaire pour être suggéré par la cliente dès le troisième tour
de parole de la rencontre. Tout lecteur du texte de cette interaction très spéciale
– a fortiori tout auditeur de l’enregistrement – risque de donner libre cours à
ses préjugés sur le langage, la structure et les fonctions des échanges ordinaires
en se projetant par empathie dans la situation. Cette projection est inévitable et
nécessaire, mais elle ne correspond qu’à un premier contact, fournissant une
compréhension globale de ce qui se passe, très satisfaisante intuitivement, mais
qui doit être contrôlée et dépassée.
L’approche que nous proposons prend le parcours émotionnel comme
unité d’analyse, celui-ci pouvant se développer sur une ou plusieurs séquences
d’une interaction, mais aussi inclure plusieurs interactions comme c’est le cas ici.
Il s’agit donc d’une unité co-construite par les participants, et non d’une unité
produite par un seul locuteur (un tour de parole) et moins encore d’une unité
isolée de son contexte (un mot ou un énoncé).
Mme GH et Mme n co-produisent une suite de tours de paroles traçant
les contours d’un événement passé, réel, ou affirmé et accepté comme tel, par
la narratrice et la narrataire. Dans le cas présent, la narratrice est la protagoniste
unique du récit. Cet événement vécu par la narratrice est structuré rationnellement
(principe d’« accountability », l’enchaînement d’actions et d’émotions liées sont
plausibles) et chronologiquement : il a un commencement, une acmé et une fin.
Le récit est « intéressant » dans la mesure où il construit la « surprise », qui est
un constituant fondamental de l’émotion. C’est sur cette production verbale
d’émotion, inhérente à la production verbale de l’événement, que porte notre travail.
La forme rationnelle du récit n’est pas différente de sa forme émotionnelle.

13 Voir le travail de Vosghanian (2002 ; cf. note 6) sur ce « site de papotage » ainsi que Doury &
Traverso (2006, à paraître ; cf. note 9) pour une analyse des types d’échanges conversationnels
dans un site qui présente lui aussi des allures de salons de conversation (un marchand de presse).
Une réflexion sur la différence entre « small talk », au sens d’« échanges à bâtons rompus » et
d’autres formes d’activités dans la conversation est proposée dans Traverso (1996, cf. note 8 ;
2000b, « La conversation ordinaire », [revue] Op. Cit. 14, 13-21).
Parcours des émotions en interaction 147

La collaboration, dont l’étude constitue le coeur même des analyses


interactionnelles, se marque particulièrement, pour le cas des émotions, sur les
points suivants.
– Mme GH ratifie les événements et les émotions rapportés. Ces ratifications
permettent au récit de se développer en validant au fur et à mesure les événements
et leur conférant le statut ontologique de réalité partagée. Le rôle essentiel des
ratifications dans la stabilisation de la réalité et de la co-production des émotions
se voit a contrario lorsqu’apparaît une objection narrative qui nécessite une
séquence d’explication (voir, Menace sur l’émotion).
– Mme GH demande des précisions et des confirmations qui stimulent la
narratrice et augmentent la réalité du récit.
– Au moment de cette narration inaugurale, l’événement est en cours
de vécu, il est inachevé dans sa structure émotionnelle et rationnelle. Il ne
s’accomplit, sur ces deux plans, qu’au terme de la troisième interaction (Cf.
Résolution : « j’ai eu tout mon pain »). Mme GH contribue directement à son
développement en proposant une nouvelle séquence d’action dans l’émotion
(voir, Contrôle secondaire).
nous n’envisagerons pas ici la reprise du récit au cours d’une séquence de
la première interaction où Mme GH devient de narrataire co-narratrice.

Mme n pilote la co-construction. Elle mentionne des émotions qu’elle a


vécues en S° (moment passé de l’événement reconstruit), et, de ce fait elle les
réélabore en S1 (moment de l’interaction), au contact des réactions provoquées
chez Mme GH par ce récit émotionnant.
Mme n est, par sa personne et par son récit, inductrice d’émotion chez Mme
GH. L’émotion est marquée dans leurs dires et dans leurs dits. La transcription ne
nous donne qu’un aperçu lointain de leurs façons de dire. Une infinité d’événements
interactionnels ne sont pas saisissables dans nos données (par exemple, tout ce
qui relève de la transmission biologique des émotions, des données perceptuelles
neuro-biologiques infra-conscientes). Les intonations et les gestes (pour ceux qui
ont été notés par l’observateur ; il n’y a pas eu d’enregistrement vidéo) ne sont
pris en compte qu’en fonction de la construction verbale, dont on postule que,
dans cette situation essentiellement conversationnelle, elle fonde la construction
de l’émotion : l’émotion est ce qu’on dit qu’elle est.
La transcription capte l’émotion dite, qui est repérable dans l’organisation
du matériel verbal, soit directement, soit indirectement :
– directement : au moyen d’énoncés d’émotion, qui désignent l’émotion
en jeu ;
148 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

– indirectement : d’une part, en rapportant des « signaux aval » de


l’émotion c’est-à-dire des modes de comportements caractéristiques d’une
personne émotionnée (manifestations physiologiques, mimo-posturo-gestuelles
ou comportementales) ; d’autre part, par des inducteurs stéréotypés d’émotion qui
rapportent la situation sous un format narratif-descriptif induisant telle ou telle
classe d’émotions.
Schématiquement :

En amont, on postule deux grands types de traits linguistiques inducteurs


d’émotion (ou deux types d’émotions). D’une part, des situations non susceptibles
de formatage émotionnel : avoir une agrafe plantée dans la bouche est un inducteur
univoque d’émotion (à la réserve des grands masochistes ?). D’autre part, les
situations susceptibles de multiples formatages émotionnels (X est mort). Plus
précisément, ce n’est pas la situation qui induit l’émotion dans l’interaction,
mais la description sous laquelle elle est donnée. C’est le sens contextuel, et
pas l’événement référence brut qui est alors responsable de l’émotion. Parmi
les paramètres qui construisent de façon indissociable l’événement et l’émotion
associée dans cette interaction, on mentionnera particulièrement le paramètre
« Nature de l’objet » (ce qu’est une agrafe ; la grosseur de l’agrafe) ; les différents
modes du paramètre « Contrôle » ; les « Conséquences, réelles ou possibles (« si
ça avait été un enfant »).

La base thymique
Les événements passés formant la base du récit en interaction sont pris
en charge par Mme n. Mais alors que le récit s’achève, le parcours émotionnel
continue, à l’initiative de Mme GH, qui commence à planifier des revendications
(stéréotypiquement « ça ne va pas se passer comme ça, on ne va pas en rester
là »).
La toux de Mme n est susceptible de diverses interprétations. Le récit
commence par la narration d’une routine « prendre son déjeuner » :
Interaction 1, extrait A (Rappel)
9 Mme n c’est pas ça oui oui la preuve ((continue à tousser))
10 (.) imaginez-vous =
11 Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
12 Mme N j` déjeune
Parcours des émotions en interaction 149

13 Mme GH oui/
14 Mme n ben ça c’est tout banal hein
15 Mme GH ce matin/
1 Mme N je (.) ce matin\
17 Mme GH oui
18 Mme N je coupe mon pain tant que j` peux en mettre
19 pas du beurre hein
20 Mme GH oui
21 Mme N et puis j` mords dedans comme chacun fait hein (.)
22 dites y avait une agrafe […]

L’épisode rapporté est stable (thymique), émotionnellement « plat ».


Aucun indice ne permet de le situer sur un axe positif ou négatif, et de lui conférer
un degré sur l’un de ces axes. Il correspond à l’état qui précède l’amorce de la
phase émotionnelle en cloche. C’est une manière de fixer le niveau zéro du récit
d’émotion, préparant le surgissement de l’inducteur émotionnel.
Il est précédé d’une nouvelle préface (« imaginez-vous ») qui renforce
dans l’interaction une tension de curiosité (disposition à la surprise), parfaitement
captée par Mme GH (« qu’est-ce qui vous arrive/»). Ce décalage entre la tension
créée et la platitude rapportée prépare l’annonce de l’événement surprenant
« dites, y avait une agrafe ». On note à ce propos l’inversion temporelle : ce n’est
qu’après s’être débarrassée de l’objet que Mme N peut savoir que c’était une
agrafe.

Expression des émotions par des énoncés d’émotion


Un énoncé d’émotion (EE) est un énoncé attribuant une émotion à un
individu ; ici, il s’agit d’auto-attributions, faites par Mme n. Le travail sur ces
énoncés d’émotion se fonde sur un simple relevé direct lorsque le locuteur utilise
un terme d’émotion : « j’étais furieuse », l. 83 ; par commodité, nous ramènerons
tous les dérivés morphologiques à leur forme substantive, qui sera notée entre
crochets ; sur la base de cet énoncé nous attribuerons donc à Mme n de la
[fureur].
La reconstruction peut s’opérer également à partir d’expressions ayant une
orientation émotionnelle. Dans ce cas, le terme figure entre barres obliques : on
peut ainsi attribuer à quelqu’un qui dit « ma vie elle est pas drôle » un sentiment
de l’ordre de la/tristesse/, le terme utilisé étant le terme central d’une zone
émotionnelle.
Sur la base des énoncés d’émotions produits par Mme n, on peut dégager
trois états émotionnels (auto-attribués), à la fois distincts mais cependant liés,
comme nous allons le montrer :
– deux émotions éprouvées en S° : [affolement], puis [fureur] ;
– un émotion éprouvée en S1 :/tristesse/.
150 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

nous les aborderons dans cet ordre, même si le récit les permute et les
mentionne dans l’ordre « [fureur] –/tristesse/– [affolement] ». Ces permutations
sont à interpréter. L’[affolement] surgit en dernier, on pourrait faire l’hypothèse
d’un passage d’émotions très dicibles socialement [fureur] à des émotions plus
intimes (/tristesse/) voire plus difficilement avouables [affolement]. Au fur et à
mesure du déroulement et de l’acceptation du récit, il y a un approfondissement
de la confidence émotionnelle.

Les affects premiers (en S°) : [panique], [affolement]


Mme n « dit », dans la situation actuelle d’interaction S1, les émotions
qu’elle a éprouvées en S° dans plusieurs énoncés d’émotion. Ces affects premiers
sont d’abord évoqués par la description de comportements sous le coup de
l’événement émotionnant (reconstruction par l’aval), puis, tout à fait au terme de
l’interaction, ils sont nommés (EE).
L’émotion est d’abord signalée indirectement, par la mention d’états
cognitifs – affectifs – avec une forte composante comportementale qui manifeste
l’absence totale de contrôle immédiat :

Interaction 1, extrait A (Rappel)


122 Mme N mais j` me demandais bien ce qui m’arrivait vous savez
123 j’ai (inaud.) qu` cette agrafe dans la bouche tu perds
124 une dent ((rires)) j` savais plus bien où j’en étais

Ensuite, tout à la fin de cette première interaction, apparaissent des énoncés


nommant les affects premiers : « j` paniquais même un peu j` crois », « c’est
affolant ». Ces énoncés d’émotion sont accompagnés d’une réitération de la
description du comportement sous le coup d’une émotion sur laquelle Mme n
n’exerce aucun contrôle : c’est la description la plus complète de l’état émotionnel
de Mme n en S° (de l’état émotionnel attribué à Mme n en S° par Mme n en S1).

Interaction 1, extrait F
1 Mme N ça m` faisait mal puis alors j’arriv- pas j’arrivais pas
2 j` paniquais même [un peu j` crois
3 Mme GH [non et puis c’est c’est
4 [c’est dangereux : aussi euh :
5 Mme N [j’arrivais pas à l’enlever (.) j’avais mes yeux qui
 coulaient comme ça [`fin ça m` faisait mal j’arrivais
7 Mme GH [bah bien sûr
8 Mme N pas à l’enlever j’ai dit comment j` vais m’en sortir (.)
9 qu’est-ce qui faut qu` j’appelle qu’est-ce qui [faut
10 qu` je fasse
Parcours des émotions en interaction 151

11 Mme GH [ah non


12 mais c’est sûr [que :
13 Mme n [c’est ça quand on est tout seul hein :
14 Mme GH ah bah :
15 Mme n dès qu’y a quelqu’un vous dites bon ben avec une pince à
16 épiler : [peut-être que : ben
17 Mme GH [oui bah bien sûr
18 Mme N j’en avais plein la bouche c’était c’est c’est ss- c’est
19 [affolant hein
20 Mme GH [i` fallait venir là ou aller chez monsieur : L.

On passera de l’affolement premier à la fureur en S° par la reprise du


contrôle sur les événements.

Contrôle primaire et premier affect second (en S°) : [fureur]


Des émotions d’un type tout différent de l’affolement sont exprimées en
premier dans le récit :
« j’étais furieuse » (l. 83, Interaction 1, extrait A) ;
« j’étais contente c’matin je vous assure » (par antiphrase) :
Interaction 1, extrait A (Rappel)
8 Mme N alors j` pense qu’on va y aller aujourd’hui j’en sais
 rien voir cette pauv` mémé v` savez bon passons (.)
100 (2.0) et ben j’étais j’étais contente [c` matin j` vous &
101 Mme GH [et ben dis donc &
102 Mme n & assure hein (.)

La dimension « contrôle » joue un rôle fondamental dans la construction


de l’émotion (Scherer 198414, 13/18415 ; Ungerer 199716 ; Caffi, Cl. & R.

14 SCHERER K. R., « On the nature and function of emotion : a component process approach », in
Scherer, K. R., & P. Ekman, (eds), Approaches to emotions, Hillsdale, n. J., Lawrence Erlbaum,
1984, p. 293-317.
15 SCHERER K. R., « Les émotions : Fonctions et composantes », Cahiers de psychologie cogni-
tive, 4, 1984, p. 9-39.
16 UnGERER F., « Emotions and emotional language in English and German news stories », in
niemeyer S., Dirven R. (eds), The language of emotion, p. 307-328, Amsterdam, John Ben-
jamins, 17.
152 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

W. Janney (1994a17, 1994b18 ; Plantin 1998, 200019, 200320). On distinguera le


contrôle primaire, qui assure la maîtrise immédiate de l’événement, et le contrôle
secondaire, avec recherche de responsabilité. Le contrôle primaire (en S°)
intervient sur le champ ; il s’agit d’enlever l’agrafe :

Interaction 1, extrait A (Rappel)


26 Mme n ça s’est accroché [dans mon palais
27 Mme GH [ho/
28 Mme N j’ai cru que j’allais étouffer
2 Mme GH oh la la ben alors =
30 Mme N = puis alors plus j` voulais tirer dessus plus ça me
31 faisait mal (.) puis j’ai oublié =

Interaction 1, extrait A (Rappel)


5 Mme N puis j’ai dit c’est bizarre (.) ah puis j’ai plus
57 pu- après j` pouvais plus ouvrir la bouche tellement
58 ça m` faisait mal ça m’a piqué (.) alors j` me suis
59 dit comment tu vas être après [quand je l’ai eu enlevée &
60 Mme GH [ho
1 Mme N & hein j` transpirais moi =
2 Mme GH = oh la la ben dis donc
63 Mme n alors j’ai pris je je d` l’alcool j` me suis dit qu’est-
64 ce que c’est puis ça va me faire mal l’alcool (.) alors
65 j’ai pris de l’Eludril (.) j` me suis rincée rincée
66 rincée rincée (.) et ben voilà =

Enlever l’agrafe, se rincer la bouche sont des actions rationnelles,


adaptées, qui permettent la sortie de l’[affolement]. L’apparition de la [fureur]
est consécutive à différentes opérations cognitives dont l’identification de l’objet
(« dites y avait une agrafe »), et, on peut le supposer de la situation « avoir avalé
une agrafe avec son pain » :
affolement = > contrôle + identification du dol = > fureur
L’objet de la fureur n’est pas précisé. Or la fureur est un sentiment orienté
vers un objet (on se met en fureur contre quelqu’un, éventuellement contre soi-

17 CAFFI Cl., & JAnnEY R. W., « Introduction : Planning a bridge », Journal of pragmatics 22,
1994a, p. 245-249.
18 CAFFI Cl., & JAnnEY R. W. « Toward a pragmatics of emotive communication », Journal of
pragmatics 22, 1994b, p. 325-373.
1 PLANTIN Chr., « Se mettre en colère en justifiant sa colère » in Ch. Plantin, M. Doury & V. Tra-
verso (éds), Les émotions dans les interactions, Lyon, PUL (ouvrage avec cédérom), 2000.
20 PLAnTIn Chr., « Structures verbales de l’émotion parlée et de la parole émue », in J.-M. Col-
letta, A. Tcherkassof (dir.), Les émotions. Cognition, langage et développement, Liège, Mar-
daga, 2003, p. 97-130.
Parcours des émotions en interaction 153

même) ; il oriente vers la recherche d’un responsable. Cet objet de la [fureur] sera
travaillé par le second contrôle, qui aboutira à la détermination d’un responsable
autre qu’elle-même, et à son action revendicative.
On ferait la même observation à partir de « contente »,/mécontente/, =>
/exprimer son mécontentement à/.

Second affect second (en S1) : [plainte]


Après l’épisode des « noirs », Mme n refait allusion à sa mésaventure dans
ce qui s’annonce comme l’ouverture d’une séquence de clôture. De l’émotion
rapportée on passe à l’émotion vécue/tristesse/: « j` vais méditer sur mon triste
sort ».

Interaction 1, extrait B
1 Mme N c’est joli comme ça oui (s) bon (.) alors j` vais
2 chercher mon pain puis j` vais méditer sur mon triste
3 sort (1s) vous croyez qu’i` faut que j` demande ce grand
4 machin là/
5 Mme GH le
6 Mme n le patron s’il est à moitié saoul ça va donner aucun
7 résultat

L’expression « méditer sur mon triste sort » à la fois exprime un état d’âme de
type/tristesse/, et une distanciation ironique vis-à-vis de ce sentiment. Cette auto-
ironie est renforcée par le parallélisme des actions prévues pour un futur proche
(« j’vais chercher mon pain puis j’vais méditer sur mon triste sort »), qui semble
planifier le sentiment.
Deux EE expriment des affects présents (de Mme n en S1) de type thymique, des
sortes de résultatifs, différés, des émotions précédentes : « c’est pas marrant » ;
« ma vie elle est pas drôle »

Interaction 1, Extrait E
1 Mme N `fin c’est pas marrant mais y a pire que ça mais
2 j` me suis dit un enfant [moi tout d` suite je pense &
3 Mme GH [non mais enfin c’est pas &
4 Mme N & pour un enfant qu’est-ce qu’i` fait =
5 Mme GH & marrant quand même = et ben =
 Mme N = enfin bon (.) j` vous raconte ma vie elle est pas
7 drôle
Il s’agit, dans les deux cas [fureur] et/tristesse/, d’affects seconds (d’après
coup, après qu’elle ait contrôlé la situation émotionnante). Ces affects seconds sont
énoncés en premier dans l’interaction, avant l’affect lié à la situation émotionnante
elle-même, l’[affolement]. On note que ces sentiments dépressifs apparaissent au
154 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

terme de l’épisode où Mme N est amenée à répondre à une objection faite par
Mme GH (cf. Menace sur les émotions). Ces affirmations générales de tonalité
plaintive, dépressive, triste, que Mme n s’auto-attribue en S1, contrastent avec la
fureur que Mme n s’auto-attribue en S°.
On peut poser le problème de l’organisation syntagmatique des deux
émotions négatives [fureur] et/tristesse/. On peut faire l’hypothèse de la
combinatoire « fureur + impuissance face aux responsables = > dépression » ;
on s’oriente vers de la victimisation, avec une orientation possible vers la/
résignation/. Cette classe d’émotion est ratifiée par Mme GH, mais n’est pas
élaborée dans l’interaction.
On peut schématiser le parcours émotionnel à l’aide du graphe suivant :

Globalement, les émotions se succèdent temporellement comme suit :


Parcours des émotions en interaction 155

Construction de l’intensité et de l’appropriété de l’émotion

Dans cette chaîne, c’est donc l’élément [fureur] qui est travaillé dans
l’interaction. L’émotion « pas drôle », « pas marrant » qui aurait pu être un candidat
à l’élaboration n’est pas repris. Trois composantes (réitérées) sont greffées sur les
éléments séquentiels de récit, elles légitiment l’émotion, la construisent comme
intense et appropriée à la situation.

Intensité de la douleur et dommage corporel


La douleur : un grand nombre d’énoncés expriment la douleur. La douleur
n’est pas une émotion, mais un inducteur essentiel d’émotions négatives intenses.
Exemples :
– « puis alors plus j` voulais tirer dessus plus ça me faisait mal (.) »
(Interaction 1, Extrait A, l. 30-31)
– « j` pouvais plus ouvrir la bouche tellement ça m` faisait mal »
(Interaction 1, Extrait A l. 57-58)
Le degré d’ingestion de l’agrafe constitue en outre un intensifieur discursif,
étroitement liés au thème événementiel (à la différence du matériel morphologique
ou phonétique intensifiant général) : à savoir, le tube digestif, la ligne palais
– gorge-estomac. Plus c’est profond, plus c’est grave, plus l’émotion est intense,
plus l’indignation est justifiée, et le responsable coupable. Cet axe de construction
est introduit par Mme GH, il est un modèle de co-construction :

Rappel de Interaction 1, Extrait A


7 Mme GH = encore heureusement qu` vous avez pu l’enlever pa`ce
68 que [si si enfin si vous l’aviez enfin avalé (.) peut- &
 Mme N [mais vous savez ça a été difficile (.) ah mais &
70 Mme Gh & être pas mais ça aurait pu arriver hein quand même
71 Mme N & mais c’est ah non mais j` l’avais déjà euh j` l’avais
72 déjà euh enfin j` l’avais pas dans la gorge faut pas ex-
73 non [mais assez loin quoi
74 Mme GH [non mais bon on sait on sait jamais v` savez c’est
75 Mme n alors ça se r`trouve dans l’estomac puis après [ça
76 Mme GH [ah ben
77 oui

Description de l’agrafe
L’agrafe elle-même fonctionne comme inducteur d’émotion. Mme n
utilise l’une des astuces les plus éprouvées de la rhétorique judiciaire, pour créer
du pathos, « Montrez des objets ! » (signa) instruments du dol (Plantin 1998).
Mais elle a oublié l’agrafe, qu’elle a cependant mise de côté ; à défaut de l’objet
156 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

lui-même, elle le décrit en l’agrandissant, ce qui à la fois justifie et intensifie


l’émotion.

Interaction 1, extrait A (Rappel)


78 Mme n mais alors elle est grande vous savez c’est ces gros
7 sacs de cinquante (00:02:00) kilos là quand i` livrent
80 la farine ou [je n` sais pas quoi (.) c’est c’est c’est
81 Mme GH [pff
82 Mme n pas une petite agrafe de de de machin hein

Interaction 1, Extrait C
1 Mme N = puis alors c’est grand c` machin ça fait bien [comme
2 ça (montre la taille de l’agrafe avec la main) (.)
3 Mme GH [bah ::
4 Mme n y a bien un centimètre de [(inaudible)
5 Mme GH [ben oui et puis ça :
6 Mme n une grosse agrafe de j` sais pas quoi moi `fin ces ces
7 gros sacs =

Axe « personne affectée »


La force émotionnelle d’un événement varie avec la personne affectée. Les
enfants sont les êtres vis-à-vis desquels, conventionnellement, sont attachées les
plus fortes réactions affectives.

Interaction 1, extrait E
1 Mme N `fin c’est pas marrant mais y a pire que ça mais
j` me suis dit un enfant [moi tout d` suite je pense &
2 Mme GH [non mais enfin c’est pas &
3 Mme n & pour un enfant qu’est-ce qu’i` fait =

Par cette hypothèse, elle se désengage et crée un monde où le dommage


est plus grand, et la gravité de l’émotion renforcée. L’émotion ne dépend plus du
monde réel, mais du pire des mondes possibles, en connexion avec ce monde réel.

Contrôle secondaire

Il correspond à l’action de rétorsion entreprise vis-à-vis du supermarché.


Ce contrôle secondaire est co-construit : c’est Mme GH qui ouvre cette phase que
Mme N ratifie :
Rappel de Interaction 1, Extrait A
84 Mme GH [ah ben moi à mon avis i` faut i` faut faire une
85 réclamation [hein
Parcours des émotions en interaction 157

8 Mme N [alors là j` vais y aller j’y vais parc` que


87 il a plus d` pain (.) c’est pas
88 c’est pas son pain à lui déjà c’est d`jà pas mal (.)
8 c’est l` mien (.) bon et puis j` vais leur dire j` vais
90 leur dire voilà voilà c` que j’ai trouvé ben pas avant
1 cet après-midi là j’ai oublié là j’ai pas l` temps parce
2 qu’hier on n’est pas allés à la Verpillère i` f`sait
3 [trop d` vent ah non y avait trop d` vent

Cette phase est longuement co-élaborée. Elle développe l’objet de la fureur :


on est en fureur contre quelqu’un, responsable du dommage subi. Dans l’extrait
ci-dessus, est fixé un premier niveau de responsabilité le magasin d’alimentation
(« j’vais leur dire »). Mais le responsable d’un dommage ayant provoqué la
fureur est obligatoirement humain. Deux candidats se présentent, « la p`tite (.) »
(la caissière) et « ce grand machin » :

Interaction 1, Extrait B
1 Mme N vous croyez qu’i` faut que j` demande ce grand machin là/
2 Mme GH le
3 Mme n le patron (.) s’il est à moitié saoul ça va donner
4 aucun [résultat

La première est mise hors de cause, le second fournit le responsable idéal.


On obtient ainsi une émotion bien formée : le dommage est bien établi et sa gravité
est argumentée. Mme n a établi de façon indifférentiable sa qualité cognitive-
légale de victime et légitimé son état émotionnel. Cette prise de rôle de victime lui
ouvre une ligne d’action subséquente, qu’elle mène à bien immédiatement. Elle
reviendra un peu plus tard raconter ce qui s’est passé lors de sa première visite au
supermarché après l’incident ; cette seconde interaction n’est pas reprise ici.

Menace sur l’émotion

C’est dans cette entreprise de recherche de responsabilités que doit être


appréciée l’importance de l’épisode suivant :

Interaction 1, Extrait D
1 Mme GH = mais c’est marrant que vous avez [pas vu quand vous &
2 Mme N [j` vous l’apporterai
3 Mme GH & la coupez l` pain quand [même non/
4 Mme N [mais j` vais vous expliquer
5 pourquoi `lors le le le jour où j’y suis allée y avait
 plus d` pain que je prends couramment
158 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

7 Mme GH oui =
8 Mme N = alors j’ai pris euh vous allez comprendre tout d`
 suite j’ai pris c` qu’on appelle une marguerite
10 Mme GH ah d’accord =
11 Mme N = alors donc vous savez qu` ça se casse [comme ça on &
12 Mme GH [oui hm
13 Mme n & passe pas ni par le [ni on coupe pas ni rien (.) et &
14 Mme GH [oui
15 Mme N & quand j’ai coupé mon pain en deux [ce ce cette boule &
16 Mme GH [hm
17 Mme n & [si vous voulez
18 Mme GH [oui oui bah oui

L’objection de Mme GH « mais c’est marrant que vous avez [pas vu


quand vous la coupez l` pain quand [même non » pourrait casser la construction
émotionnelle : si Mme n pouvait voir l’agrafe d’une manière ou d’une autre,
alors la responsable c’est elle. Elle est sa propre victime, l’émotion possible n’est
plus du tout la même, il n’est plus question de se mettre en fureur contre qui que
ce soit, sinon contre soi-même, et de chercher des compensations. Le fait qu’il
s’agisse d’une marguerite explique tout, et rétablit la continuité émotionnelle.

Résolution : « j’ai eu tout mon pain »

Cette troisième interaction se déroule le samedi 27 janvier 2001, début à


9h43.

Interaction , Extrait A
1 ((Mme n entre dans le magasin))
2 (00 : 00 : 00)
3 Mme GH ah vous avez eu un cadeau là (.) non// la [galette
4 Mme n ((ferme la porte))
5 Mme n [oh :
 mais attendez [(.) que j’vous dise tout
7 Mme GH [et bah oui bah v’voyez// ((rires))
8 Mme N j’m’assois quand même deux minutes (.) j’ai eu
 tout mon pain//
10 Mme GH et ben (.) [en plus
11 Mme n [deux choux à la crème
12 Mme GH ouh la la =
13 Mme N = et une tarte
14 Mme GH et bah v’voyez [comme quoi
15 Mme n [avec les sourires et les excuses
16 Mme GH et bah voilà (.) [et bah
17 L [et ben c’est la moind’des
Parcours des émotions en interaction 159

18 choses
19 Mme GH [ah bah oui
20 Mme N [bah oui m’enfin euh j’ai quand même dit merci
21 hein
22 L ah bah oui
23 Mme GH oui bah d’accord mais bon (1.0) vu la grandeur de
24 l’agrafe ((rires))
25 Mme N mais vous savez que je je lui ai dit hein j’la
26 garde en souv’nir
27 Mme GH vous avez mérité bien ça ((rires)) (.) ah la la
28 Mme N alors voilà =
2 Mme GH = j’espère qu’i- vont montrer aux : à leurs
30 fournisseurs au- [moins
31 Mme n [mais i-z-en changent de
32 fournisseurs
33 Mme GH oui bah oui
34 Mme n mais c’était tout prêt tout prêt
35 Mme GH et bah alors v’voyez hein ((rires)) le gros machin21
36 il a fait un effort (.) considérable
37 Mme N mais j’crois qu’c’est l’fils que j’ai vu c’matin
38 Mme GH ah c’est [possible
39 Mme n [et ah non mais il est très aimable
40 Mme GH oui il est gentil le
41 Mme N gros là [un peu i- vient d’avoir une p’tite fille
42 Mme GH [oui oui costaud là
43 Mme N ou un p’tit garçon j’sais pas quoi
44 Mme GH et bah c’est bon
45 Mme N alors j’ai dit bon bah j’vais aller chercher tout
4 ça parc’que c’t’après-midi (inaud.) assez j’étais
47 sur l’marché à sept heures moins dix
48 Mme GH oui j’suis pas allée j’ai pas eu [d’courage
49 Mme n [i- faisait un
50 froid dis donc bah j’vous dis pas
51 Mme GH j’ai pas eu d’courage
52 (3.0) (raclement de gorge de L)

Le parcours émotionnel arrive à son terme. Le sentiment de type/


satisfaction/est bien marqué :
– par le « cadeau », dont les composantes sont énumérées et à chaque fois
ratifiées par des exclamations (l.10, 12, 14, 1) ;
– par la mention du rétablissement de bonnes relations avec « le gros », qui
est reconstruit sous des affects positifs, par ses relations familiales et non plus en
tant qu’ivrogne comme dans l’interaction 1 extrait B.

21 Elle parle du patron du supermarché.


160 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

Le schéma final ci-dessous récapitule le parcours émotionnel sur trois


jours, tel qu’on peut le reconstruire à partir des éléments en notre possession.

nB : Cette étude ne dit rien sur les ré-élaborations que Mme n peut effectuer
ultérieurement, sur l’événement ou sur les émotions qu’il a induites.

Un autre parcours ? « ça arrive une fois tous les 6 ans »

L’épisode suivant est extrait de la même interaction (samedi 27 janvier,


un peu plus tard) et illustre le fait que l’émotion est un construit. Z est le fils de
Mme GH.

Interaction , Extrait B
1 Mme N et bah oui et bah j’ai failli avaler ça la i- non
2 mais j’vous jure j’ai eu mal hein ((bruit de ciseaux))
3 Z ((rires)) p’tain
4 Mme N puis j’ai encore mal [hein
5 Mme GH [oui en plus elle a elle a eu dans
 sa bouche hein//
7 Mme N mais oui//
8 Z bah dis donc ouais mais ça arrive une fois tous les 36
Parcours des émotions en interaction 161

9 euh [36 ans


10 Mme n [ouais mais il a fallu qu’ça m’arrive vous vous en
11 moquez vous j’sais bien ((rires de Mme GH))
12 Z bah non mais bon
13 Mme n v’voyez et ben c’est enregistré on saura qu’vous n’avez
14 pas d’coeur ((rire collectif))
15 Z t’façon j’achète pas d’pain moi j’achète du pain d’mie
16 [pour faire les toasts
17 Mme GH [bah oui

Z reformate la situation comme relevant de l’exceptionnel – indifférent,


par opposition à l’exceptionnellement grave de l’interaction précédente. Cette
prise de distance sur le plan événementiel s’effectue parallèlement sur le plan
relationnel (refus d’identification empathique). Elle implique le rejet de toute
recherche de responsabilité. En bref, toute compassion est exclue. L’émotion
est produite et gérée dans le cadre de la relation Mme GH — Mme n ; elle est
impossible dans le cadre de l’interaction Mme GH — Z. L’émotion est un produit
du langage en interaction, elle est co-construite et co-gérée.

nous n’avons pas discuté des séquences qui alternent avec le récit de Mme
N. où sont narrés des événement de vie souvent très négatifs, porteurs d’émotions,
parfois exprimées explicitement. Intuitivement l’émotion construite dans le récit
de l’agrafe est homogène à celle qui imprègne les échanges qui l’entourent.
L’épisode de l’agrafe conforte une vision de soi et du monde partagée par
les participantes, ainsi que la tonalité émotionnelle qui sous-tend leurs échanges
en général, où la dérision les sauve de l’accablement.
162 Christian PLANTIN, Véronique TRAVERSO, Liliane VOSGHANIAN

Annexe : Conventions de transcription

nous nous sommes appuyé(e) s sur les conventions de transcription


ICOR.

’ élision, ex. :
Mme n mais c’est dans l’pain
: allongement d’un son, ex. :
c’est sû : r.
::: Allongement très important.
- mot interrompu brutalement pas le locuteur, ex. :
Mme n une a- une a- une agrafe
[ chevauchement (début du tour « interrupteur », et
emplacement de l’interruption dans le tour en cours), ex. :
Mme n mais c’est sorti [de mon morceau
Mme GH [oui c’est dans le pain ça
= enchaînement immédiat entre deux tours.
Mme N imaginez-vous =
Mme GH = qu’est ce qui vous arrive/
\ Indique une intonation descendante.
/ Indique une intonation montante.
Mme GH alors vous toussez toujours/
(4s) durée de la pause entre parenthèses

Les productions vocales sont notées à l’aide de graphies simples : hm, pff, ah,
hein, ben, etc.
Les rires sont indiqués entre parenthèses.
Toutes les explications concernant la situation, les personnages et leurs attitudes
sont indiquées en italique et entre parenthèses.
Timing (hh : mm : ss) toutes les deux minutes.
TROISIÈME PARTIE

La poétique du pathos
Les Figures pathiques dans le pamphlet : l’exemple du
Discours sur le colonialisme de Césaire

Marc BONHOMME

À priori, il peut sembler incongru de parler de figures « pathiques », dans


la mesure où la figuralité suppose une régulation du discours au moyen de formes
plus ou moins domestiquées, quand le pathos, associé au movere, tend à susciter
des productions verbales spontanées et difficilement mesurables. Néanmoins, le
lien entre pathos et figures apparaît comme une constante depuis l’Antiquité chez
de nombreux théoriciens, cela à toutes les époques, comme en témoignent le
Pseudo-Longin (IIIe siècle), Gracián (XVIIe siècle) ou Crevier (XVIIIe siècle). Plus
récemment, ce lien a explicitement été établi par Angenot1 à propos d’un des
genres pathiques les plus révélateurs : le pamphlet, que l’on peut définir comme
un contre-discours fondé sur la dénonciation véhémente d’un scandale.
Dans les pages qui suivent, notre propos va être double. D’abord, nous
allons nous livrer à quelques réflexions critiques sur l’approche rhétorique
conventionnelle des figures pathiques, en mettant en évidence les limites de cette
approche. Ensuite, à partir d’un des pamphlets les plus célèbres en son temps : le
Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire, publié en 155, nous montrerons
comment les figures pathiques contribuent à l’efficacité pragmatique de ce type
de texte et comment elles sont principalement des constructions discursives.

Figures pathiques et tradition rhétorique

Quand on examine les figures pathiques dans les ouvrages de rhétorique,


celles-ci s’y présentent essentiellement sous trois formes. Tantôt elles font
seulement l’objet de mentions ponctuelles. C’est ainsi qu’entre autres
commentaires, Fontanier signale la dimension passionnelle du pléonasme chez
le poète latin Horace ou les effets affectifs de la réticence qui, en interrompant
brusquement le discours et « en faisant naître les pensées en foule dans l’esprit,
affecte le cœur d’une manière vive et profonde2 ». De son côté, Reboul3 observe
incidemment que les liaisons symboliques se développent souvent sur le pathos.
Tantôt les figures pathiques donnent lieu à des regroupements en divers micro-

1 Dans La Parole pamphlétaire, Paris, Payot, 182.


2 Les Figures du discours, Paris, Flammarion, 18 (1821), p. 135.
3 Dans Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 11.
1 Marc BONHOMME

paradigmes. Par exemple, Hermogène les range dans la catégorie des « figures
de la véhémence4 » (parmi lesquelles prédomine l’apostrophe) ou Batteux dans
celle des « figures touchantes 5 ». Tantôt – et beaucoup plus rarement – les figures
pathiques prennent une place centrale dans le dispositif rhétorique, finissant par
se confondre avec la notion même de figure. C’est le cas avec la théorie bien
connue de Lamy à l’époque classique, laquelle oppose les tropes, envisagés d’un
point de vue purement lexical comme remèdes aux déficiences de la langue, aux
figures, réalités énonciatives définies comme « le langage des passions », que
ces dernières soient celles du locuteur ou du récepteur.
Cependant, d’une façon générale, les figures pathiques posent deux
sortes de problèmes dans l’approche rhétorique traditionnelle. D’un côté, leur
configuration spécifiquement pathique y est assez mal décrite. La majorité des
théoriciens voient en elle l’empreinte des passions, sans vraiment approfondir
leurs considérations et sans entrer dans les détails. Pour certains rhétoriciens,
les figures pathiques auraient partie liée avec les « émotions7 » ou avec le
« sentiment8 », ce qui n’est guère plus précis. Dans l’ensemble, la configuration
pathique des figures est mise en relation avec les pulsions difficilement
contrôlables de l’affectivité, par opposition à la raison : « C’est par les figures les
plus vives de l’éloquence que tous les mouvements de l’âme deviennent ardents
et passionnés. » D’un autre côté, le mécanisme pathique des figures est abordé
selon des perspectives tout autant problématiques dans la tradition rhétorique.
Soit les figures pathiques sont expliquées par des motivations extralinguistiques,
la plupart du temps psychologiques, sans que leurs répercussions strictement
langagières soient clairement prises en compte. Cela se vérifie lorsque Condillac
traite de l’hyperbate, écrivant simplement à son propos : « L’hyperbate est propre
à peindre le désordre d’un esprit à qui une grande passion exagère tout10. » Soit
les effets pathiques des figures sont énoncés comme allant de soi, suivant la
démarche de la pétition de principe. Par exemple, le Pseudo-Longin note que

4 L’Art rhétorique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 17, p. 3.


5 Principes de la littérature, Paris, Saillant & Desaint, 1774, p. 128. Batteux classe notamment
comme « figures touchantes » l’exclamation, la concession, la commination, l’imprécation et
l’interrogation.
 La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, Mariette, 1701, p. 13. Selon Lamy, la liste des figures
est coextensible à celle des passions en rapport avec le langage : « Comme il y a des figures pour
menacer, pour reprocher, pour épouvanter, il y en a pour prier, pour fléchir, pour flatter […] »
(op. cit., p. 174). Pour une analyse détaillée de la théorie de Lamy, voir LE GUERN M., « Tro-
pes et figures chez Bernard Lamy », Verbum, n° 1-2-3, 13, p. 15-21.
7 PSEUDO-LONGIN, Du sublime, Paris, Payot & Rivages, 13, p. 8.
8 CREVIER J.-B., Rhétorique française, Paris, Saillant & Desaint, 177, p. 122.
 RAPIN R., Réflexions sur la poétique de ce temps, Genève, Droz, 170 (175), p. 51.
10 Traité de l’art d’écrire, Genève, Slatkine, 170 (177), p. 287.
Les Figures pathiques dans le pamphlet 17

« l’asyndète11 et l’anaphore mettent en branle des passions » (op. cit., p. 8), mais
il ne précise ni les motivations ni les modalités d’un tel processus12.

Le scénario pragmatique des figures pathiques dans le pamphlet


En fait, quand on analyse un pamphlet comme le Discours sur le colonialisme
de Césaire, on constate rapidement qu’il n’intègre pas des figures déjà pathiques
en elles-mêmes, mais que la dimension et les effets pathiques de ces dernières
émanent avant tout de leur mise en texte, étant bien entendu qu’elles ont aussi
à leur niveau des prédispositions pour l’expression de l’affectivité. En d’autres
termes, les figures pathiques sont par nature pragmatiques, apparaissant comme
des saillances langagières qui polarisent les grandes propriétés communicatives
du pamphlet sur des structures récurrentes. Ce statut discursif des figures
pathiques peut être représenté par le scénario pragmatique suivant dont nous
allons commenter les principaux aspects, en prenant quelques exemples dans les
toutes premières pages du Discours sur le colonialisme :

Source Effets Visée


Portée illocutoire des figures
psychologique illocutoires perlocutoire
Émotivité/ Pathémisation du discours Degré faible :
Indignation à travers des traits : Révélation de
du pamphlétaire l’émotivité/
• Intrinsèques indignation
- Tension discursive du pamphlétaire
- Conflictualité sémantique
- Dislocation syntaxique
- Implication énonciative
- Actualisation référentielle
Degré fort : Persuasion/
• Extrinsèques Déclenchement Adhésion
-Thématique/Axiologie/Thymie* de l’émotivité/ empathique
- Contraintes du genre indignation de
-… de l’énonciataire l’énonciataire
* Emprunté à la psychologie par la sémiotique greimassienne, ce terme désigne les
dispositions affectives (euphorie/dysphorie) du locuteur révélées par le discours.

11 Celle-ci désignant la suppression des termes de liaison dans un énoncé. Cf BONHOMME M.,
Les Figures clés du discours, Paris, Le Seuil, « Mémo », 18.
12 Lamy apparaît parfois comme une exception à cette lacune généralisée dans l’explication du
fonctionnement pathique des figures, en particulier lorsqu’il analyse le cas de l’exclamation
selon une perspective psycho-physiologique qui rappelle le Traité des passions de l’âme de
Descartes : « L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’âme vient à être agitée de
quelque violent mouvement, les esprits animaux courant par toutes les parties du corps entrent
en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits de la voix, et les font enfler ;
ainsi ces conduits étant rétrécis, la voix sort avec plus de vitesse et d’impétuosité au coup de la
passion dont celui qui parle est frappé. Chaque flot qui s’élève dans l’âme est suivi d’une excla-
mation. » (op. cit., p. 144).
18 Marc BONHOMME

Motivation psychique

Comme le soulignent beaucoup de rhétoriciens, les figures pathiques


dépendent étroitement des dispositions de leur énonciateur. Cette motivation
psychique est nécessaire pour insuffler au discours une conformation particulière
propre à révéler, à travers différents indices, l’état d’esprit de son producteur.
Dans le cas d’un pamphlet comme le Discours sur le colonialisme, une telle
motivation psychique consiste en l’émotivité et surtout en l’indignation de
Césaire devant la situation coloniale au milieu du XXe siècle. Cette indignation
suscite en lui des prises de position très tranchées, voire viscérales, à l’encontre
de l’Europe colonialiste et une identification affective avec les peuples colonisés,
essentiellement africains. On peut alors parler de pathos-source qui détermine la
tonalité du pamphlet et qui motive la véhémence des figures développées en son
sein, tout en les naturalisant13.
Mais s’il est important pour la genèse du processus pamphlétaire, ce pathos-
source n’est qu’un principe déclencheur, extérieur à la mise en œuvre du discours
de Césaire. Quand bien même il fournit un éclairage indéniable sur son cadre
psychologique, il ne saurait expliquer à lui seul ses mécanismes linguistiques
d’affectivisation. Et nous retrouvons ici l’insuffisance déjà signalée des théories
traditionnelles pour lesquelles les commentaires psychologiques tiennent trop
souvent lieu d’analyse discursive.

Pathémisation du discours

Ce qui compte en effet, c’est de voir comment l’indignation-source de


Césaire se traduit par une imprégnation affective de son pamphlet lui-même.
Celle-ci s’effectue prioritairement au moyen de figures, définies en termes de
schèmes pulsionnels et exemplaires14, lesquels condensent l’orientation globale
du pamphlet.

Des traits figuraux intrinsèques et extrinsèques


Les figures présentes dans le Discours sur le colonialisme possèdent
une portée illocutoire de pathémisation plus ou moins forte, c’est-à-dire une
aptitude à produire des effets sensibles, à travers des traits qui peuvent leur être
intrinsèques ou extrinsèques. Entrant dans la définition de certaines figures, les

13 Cette naturalisation des figures pathiques est nécessaire pour leur crédibilité, leur authenticité et
leur plein rendement sur le public. Car comme l’a observé le Pseudo-Longin (op. cit.) à propos
du sublime, le pathos ne supporte ni l’artifice, ni l’étalage de techniques simplement ornemen-
tales.
14 Pour des précisions sur cette définition non pas logique, mais phénoménologique des figures,
voir BONHOMME M., Pragmatique des figures du discours, Paris, Champion, 2005.
Les Figures pathiques dans le pamphlet 1

traits intrinsèques les préorientent vers une exploitation pathique, pour peu que
le contexte pamphlétaire les active. Parmi ces traits, pour la plupart déjà entrevus
– quoique de façon dispersée ou succincte – par les théoriciens du pamphlet, cinq
sont prédominants :
– La tension discursive. Celle-ci s’avère fondamentale pour engendrer
les effets de maximalisation énergétique du pamphlet. Cette tension se spécifie
en intensité avec l’hyperbole : « L’Europe est comptable devant la communauté
humaine du plus haut tas de cadavres de l’histoire. » Elle s’actualise en extensité
avec l’anaphore rhétorique : « L’essentiel est ici de voir clair, de penser clair, de
répondre clair. » Ou en extensité/intensité avec la gradation : « Je vois partout où
il y a, face à face, colonisateurs et colonisés, la force, la brutalité, la cruauté, le
sadisme 15. »
– La conflictualité sémantique. Cette dernière est également capitale pour
exprimer le trouble affectif et cognitif consécutif à la contradiction des valeurs ou
au mundus inversus dénoncé par le pamphlet (Angenot, op. cit.). Cette conflic-
tualité est inhérente aux paradoxismes (« La colonisation travaille à déciviliser le
colonisateur. ») ou aux antithèses : « De toutes les expéditions coloniales accu-
mulées […], on ne saurait réussir une seule valeur humaine. » Elle est aussi atta-
chée à l’ironie qu’on trouve abondamment dans le Discours sur le colonialisme :
« Et les innombrables jouissances qui vous frisselisent la carcasse de Loti quand
il tient au bout de sa lorgnette d’officier un bon massacre d’Annamites. » Racon-
tant la prise de Thouan-An en 1883, un tel énoncé met en scène un télescopage
de points de vue antagonistes entre l’isotopie de mort représentée et la vision
euphorique de Pierre Loti que Césaire prend ironiquement pour cible.
– La dislocation syntaxique. Elle est fréquemment corrélée à l’émotivité
chez les théoriciens du pathos1 ou chez ceux de la figure-passion, à l’instar de
Lamy (op. cit.) et de Crevier (op. cit.). Dans le Discours sur le colonialisme,
cette dislocation syntaxique se traduit entre autres par des inversions rhétoriques
– ou des hyperbates (« Ce nazisme là, on l’a supporté avant de le subir. »), par
des asyndètes (« Les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des
chevalets. ») et par des ellipses : « Chaque fois qu’il y a […] une fillette violée et
qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y
a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort. »
– L’implication énonciative. Établissant un engagement communicatif
marqué des co-énonciateurs dans le discours, elle est aussi couramment associée

15 Quand l’intensité a une valeur intrinsèquement puissancielle, l’extensité inclut en plus la durée
ou l’étendue textuelle. Pour ces concepts, voir FONTANILLE J., Sémiotique et littérature, Paris,
PUF, 1. Par ailleurs, l’accointance des trois figures tensives susmentionnées avec la passion a
été constatée par divers analystes : CONDILLAC E., op. cit. ; ARISTOTE, Rhétorique, Le Livre
de Poche, 11 ; PAULHAN J., Traité des figures, Paris, Le Nouveau Commerce, 177…
1 Comme GREIMAS A. J. et FONTANILLE J., Sémiotique des passions, Paris, Le Seuil, 11.
170 Marc BONHOMME

aux figures pathiques et à la parole pamphlétaire, que ce soit par des rhétoriciens
comme Quintilien17 ou divers théoriciens actuels18. Dans le texte de Césaire, cette
implication caractérise les figures interactives, telle la subjection1 : « Je pose la
question suivante : la colonisation a-t-elle vraiment mis en contact ? Je réponds
non. » Ou le dialogisme, au sens de Fontanier20 : « On s’étonne, on s’indigne.
On dit : “Comme c’est curieux ! Mais, bah ! C’est le nazisme, ça passera !” Et on
attend. »
– L’actualisation référentielle. Celle-ci contribue aux effets de
présence, de proximité et de vécu relevés dans le pamphlet, « discours affectif
sans distanciation » selon Angenot (op. cit., p. 43). Cette actualisation est
consubstantielle à l’hypotypose, grâce à laquelle Césaire donne aux lecteurs
l’illusion d’assister à une scène qui n’est que rapportée : « Les gestapos s’affairent,
les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour
des chevalets. » On retrouve un même effet de présence avec la figure de la
congerie qui consiste à accumuler les composantes d’une situation pour la rendre
plus vivante et dont Césaire fait un large usage : « Chaque matraquage policier,
chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque
expédition punitive, chaque car de CRS, chaque policier et chaque milicien nous
fait sentir le prix de nos vieilles sociétés. »
D’autres figures trouvent leur portée pathique dans des traits qui ne leur
sont plus définitoires comme précédemment, mais extrinsèques ou contextuels.
Par exemple, si une métaphore comme : « Il y a le poison instillé dans les veines
de l’Europe. » a un potentiel pathique indéniable, ce n’est pas en vertu de sa
configuration proprement métaphorique, mais à cause du sémantisme mortuaire,
de l’axiologie négative et de la dysphorie qu’elle véhicule du fait de son entour
textuel. On pourrait faire une observation analogue à propos de la focalisation
synecdochique suivante, dont la dramatisation et la charge thymique tiennent à
son habillage thématique occurrentiel et non à sa structure tropique : « Chaque fois
qu’il y a au Viet-Nam une tête coupée et un œil crevé […], il y a une régression
universelle qui s’opère. » Il convient au demeurant de préciser que les facteurs
thématiques, axiologiques et thymiques peuvent aussi accroître le potentiel
pathique des figures vues auparavant. Mais quoi qu’il en soit, la pathémisation de

17 Dans son Institution oratoire, t. 5, Paris, Les Belles-lettres, 178.


18 Parmi eux, on peut mentionner PARRET H., Les Passions, Liège, Mardaga, 18 ; ou HALL-
SALL A. W., L’Art de convaincre, Toronto, Paratexte, 188.
1 « La subjection consiste à présenter une affirmation sous la forme question-réponse, dans un
simulacre de dialogue entièrement pris en charge par l’énonciateur. » (ROBRIEUX J.-J., Les
Figures de style et de rhétorique, Paris, Dunod, 18, p. 4).
20 « Le dialogisme consiste à rapporter directement, et tels qu’ils sont censés sortis de la bouche,
des discours que l’on prête à ses personnages. » (op. cit., p. 375).
Les Figures pathiques dans le pamphlet 171

toutes ces figures est grandement contrainte par la « logique affective » du genre
pamphlétaire, pour reprendre l’expression de Angenot (op. cit., p. 151).

Le rôle des variables discursives


Chaque trait et chaque figure qui viennent d’être présentés peuvent avoir
isolément une efficacité psychologique, surtout lorsqu’ils émergent au premier
plan des énoncés, établissant un relief contrastif avec leurs patterns d’arrière-
plan. Mais en général ces traits et ces figures concourent davantage au potentiel
pathique du pamphlet quand ils s’organisent en constellations plus ou moins
structurées, selon plusieurs variables discursives qui dépendent des phases du
texte. D’abord, l’efficacité des traits figuraux tient le plus souvent à un paramètre
configurationnel qu’il est possible de résumer en une formule : plus une figure
cumule les traits que nous avons relevés, plus elle est susceptible d’éveiller le
pathos de son récepteur. C’est le cas pour la gradation des premières lignes du
texte, greffée sur une anaphore préliminaire :

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son
fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux
est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.

Outre sa tension continue et progressive, de nature pulsionnelle, cette


gradation se remarque par son axiologie abaissante (on passe en effet du pouvoir –
à l’intellect – pour aboutir au comportement moral –) et par sa dysphorie croissante
(de la déliquescence à la mort), le tout étant fortement actualisé dans le présent de
l’énonciation. Un tel cumul de prédicats négatifs vise évidemment à provoquer
un sentiment d’aversion à l’encontre de la civilisation dénoncée.
Sur un autre plan, plus une figure est réitérée dans le déploiement du texte,
plus son potentiel pathique gagne en impact. Ainsi, les premières séquences du
Discours sur le colonialisme sont véritablement martelées par une succession
de gradations. Fonctionnant comme cadrage argumentatif initial, la gradation
générique [1] des premières lignes, citée au paragraphe précédent, se voit ensuite
reprise et amplifiée pour être rapportée à la seule Europe :

Le fait est que la civilisation dite « européenne » […] est incapable de résoudre les
deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème
du prolétariat et le problème colonial ; que, déférée à la barre de la « raison » com-
me à la barre de la « conscience », cette Europe-là est impuissante à se justifier ;
et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse
qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
172 Marc BONHOMME

Cette gradation spécifique [2] est elle-même suivie d’une gradation


énonciative [3] (assertion modalisée, atténuative et non assumée —> assertion
péremptoire et assumée), lorsque Césaire tire les conséquences du comportement
négatif de l’Europe :

L’Europe est indéfendable.


Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable.

Cette gradation énonciative est immédiatement relayée par une autre


gradation [4], à la fois géographique (masses européennes —> plan mondial)
et numérique (masses européennes —> millions d’hommes), quand Césaire en
vient aux accusations contre le continent européen :

Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes


qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur le plan mondial par
des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage,
s’érigent en juges.

Créant un rythme syntaxique et sémantique, chacune de ces gradations filées


polarise la fin de sa structure sur des termes hautement sensibles (« moribonde »
en [1] ; « odieuse » en [2] ; « spirituellement indéfendable » en [3] ; « des dizaines
de millions d’hommes » en [4]), ce qui dramatise d’autant plus la tonalité de
l’incipit du pamphlet.
Enfin, l’action convergente de plusieurs figures dans un même passage en
renforce le potentiel pathique, ce qu’on observe avec la séquence ci-après :

On peut tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique noire,


sévir aux Antilles. Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes
un avantage. Ils savent que leurs « maîtres » provisoires mentent.
Donc que leurs maîtres sont faibles.

Cette séquence associe le pressing tensionnel d’une gradation thématique


descendante (tuer > torturer > emprisonner > sévir) à la proximité impressive d’une
congerie qui amoncelle au présent de l’indicatif, en les détaillant, les exactions
du colonialisme pour les rendre plus manifestes. La convergence de ces deux
figures vise à frapper sur le champ la sensibilité du lecteur par l’actualisation de
la brutalité coloniale. Ce couplage figural sert à son tour d’appui au paradoxisme
des Forts-Faibles (« leurs maîtres sont faibles »), celui-ci démasquant le malaise
de l’imposture coloniale aux yeux de Césaire.
Les Figures pathiques dans le pamphlet 173

Effets illocutoires des figures pathiques

La portée illocutoire des énoncés figuraux donne lieu, dans la perspective de


leur réception, à des effets illocutoires. Dépendant des orientations et de la force
qui déterminent la portée illocutoire, ces effets illocutoires définissent l’influence
directe des figures sur les comportements (psychiques, verbaux, pratiques…)
de leurs récepteurs. La réussite fonctionnelle des figures n’est possible qu’avec
l’aboutissement de ces effets illocutoires qui ne sont pas toujours faciles à évaluer,
du fait qu’ils sont tributaires de chaque situation de communication.
Dans le cadre du scénario pragmatique instauré entre Césaire et ses lecteurs,
la pathémisation discursive des figures que l’on a vues suscite deux sortes d’effets
illocutoires. Au degré faible, ces figures ont un effet de symptôme, révélant alors
au lecteur l’ébranlement affectif et l’indignation du pamphlétaire Césaire face
au colonialisme. Il est à souligner que cet effet de symptôme est de plus en plus
perceptible dans la chronologie du Discours, spécialement avec la multiplication
des figures énonciatives qui mettent progressivement à nu, au fil des pages, la
subjectivité exacerbée de leur producteur. Ainsi, la seconde partie du texte de
Césaire se remarque par une prolifération d’exclamations (« Allons donc ! Comme
c’est commode ! »…), d’apostrophes (« Ecoutez-le plutôt ! »…), d’interrogations
rhétoriques (« Ai-je besoin de dire que c’est de très haut que l’éminent savant21
toise les populations indigènes ? »…), ou de prolepses oratoires22 : « Et alors, me
dira-t-on, le vrai problème est d’y revenir. Non, je le répète. »… Au degré fort,
les figures pathiques ont un effet générateur de déclenchement de l’indignation
des lecteurs à l’encontre du colonialisme. Mais autant l’effet symptomatique
de ces figures est très probable, autant leur effet générateur (ou leur pathos-
effet) n’est nullement garanti. Entre autres, auprès des lecteurs qui pensent que
le colonialisme n’avait pas que des défauts, mais aussi des aspects bénéfiques
sur le plan tant matériel qu’éducatif, ou auprès de ceux qui suspectent Césaire
d’exagération, voire de parti-pris tiers-mondiste ou marxiste23. En tout cas, se pose
ici le problème de la réception inévitablement relative de tout discours pathique,
dont les effets contextuels oscillent souvent entre la catégorie de l’illocutoire et
celle, plus incertaine et plus indirecte, du perlocutoire24.

21 Le savant en question est J. Gourou, auteur de l’essai Les Pays tropicaux, dans lequel il défend
la thèse qu’il n’a jamais existé de grande civilisation tropicale.
22 Celles-ci consistent à prévenir une objection du lecteur en la réfutant par avance.
23 La phraséologie marxiste de Césaire s’explique par ses sympathies communistes, encore réaf-
firmées dans une récente interview (in Le Nouvel Observateur du 18-11-2005). En voici un
exemple : « La bourgeoisie, en tant que classe, est condamnée, qu’on le veuille ou non, à prendre
en charge […] le racisme comme l’esclavagisme. »
24 Selon la théorie classique de AUSTIN J., exposée dans Quand dire c’est faire, Paris, Le Seuil,
170, la catégorie du perlocutoire définit ce qui peut être effectué par le fait de dire quelque
chose.
174 Marc BONHOMME

Une visée perlocutoire de persuasion

Le déclenchement de l’indignation du lecteur est en principe nécessaire pour


la réussite de la visée perlocutoire de persuasion de celui-ci par le pamphlétaire.
Si elle se réalise, une telle persuasion aboutit à une adhésion du lecteur au contenu
polémique du pamphlet, adhésion que les figures pathiques favorisent à travers
deux procédures complémentaires plus ou moins explicites.
La première de ces procédures est la pathémisation du logos. Dans ce cas,
les figures pathiques renforcent les structures argumentatives – majoritairement
rationnelles – du pamphlet par des marquages affectifs propres à les rendre
encore plus probantes. Cette procédure est particulièrement nette dans les
séquences initiales du Discours sur le colonialisme qui ont déjà retenu notre
attention. Ces séquences reposent globalement sur un enthymème. La première
d’entre elles asserte une règle fondée sur le lieu de la qualité25 : Celui qui agit –
est qualitativement –. La seconde de ces séquences applique, par une démarche
inclusive, cette règle au cas de l’Europe : En agissant –, la civilisation européenne
est qualitativement –. La troisième séquence fournit la conclusion découlant
d’une telle application : Donc l’Europe est indéfendable. Déjà virtuellement
convaincante, cette structure déductive voit sa force de persuasion accrue
grâce aux effets des figures pathiques que nous avons relevées, qu’il s’agisse
de la véhémence des anaphores rhétoriques ou de la vectorisation aussi bien
disqualifiante que péjorante des gradations.
Selon une procédure encore plus radicale, les figures pathiques peuvent
entraîner l’adhésion en court-circuitant le logos et en suscitant une empathie ou
une communication immédiate des récepteurs avec l’orientation idéologique du
pamphlet. Cette empathie fait notamment suite à la manipulation des valeurs
qu’on observe avec certaines métaphores, du type : « Il vaudrait la peine […] de
révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXe siècle
qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son
démon. » En assimilant analogiquement les penchants procolonialistes du
bourgeois européen à la personne d’Hitler, Césaire risque fort – par ce raccourci
allotopique et par ce recours à une antivaleur prototypique largement partagée –
de provoquer un sentiment instantané de répulsion auprès de ses lecteurs, en deçà
de toute réflexion. En plus, l’ironie qui se concentre sur le lexème « démon », en
même temps orienté positivement par son allusion au génie habitant Socrate et
diabolisé suite à son contexte hitlérien, accentue cette connivence des lecteurs
dans la réprobation, en faisant l’économie de tout développement justificatif.
Dans d’autres cas, l’empathie du public est favorisée par l’évidence perceptive

25 Au sens de REBOUL, op. cit.


Les Figures pathiques dans le pamphlet 175

liée à l’imagerie2 de certaines figures pathiques. Ainsi en est-il avec les congeries
et les hypotyposes à la théâtralisation empreinte de violence, qui parsèment le
Discours sur le colonialisme, à l’instar de cette occurrence : « Quatre-vingt-dix
mille morts à Madagascar ! L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures
ramenées du fond du Moyen-Âge ! Et quel spectacle ! Ce frisson qui vous revigore
les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! » La force de monstration d’une telle
hypotypose est plus efficace que toute démonstration pour engendrer le dégoût
du lecteur vis-à-vis des exactions coloniales, et donc son adhésion au point de
vue de Césaire.

En fin de compte, les figures pathiques accroissent doublement l’efficacité


du pamphlet de Césaire. D’un côté, elles en cristallisent et en balisent
l’engagement affectif sur des saillances discursives surdéterminées, aisément
perceptibles. Celles-ci apparaissent comme des pics fonctionnels qui permettent
une maîtrise accrue et une meilleure gestion communicative de cet engagement
affectif. D’un autre côté, par leur potentiel précisément empathique, les figures
du pathos offrent des procédures de persuasion impressives, à la fois rapides,
économiques et difficilement réfutables, même si ces procédures reposent sur la
subjectivité et l’immédiateté de l’émotion, ce qui rend leur impact émotif instable
et aléatoire. En effet, au niveau diatopique, celui-ci est toujours susceptible de
se diluer avec un public peu concerné par la problématique du colonialisme.
Par exemple, auprès de lecteurs suisses ou autrichiens, dépourvus d’histoire
coloniale, l’empathie affective au discours de Césaire est exposée à s’estomper
en une simple sympathie intellectuelle de condamnation du colonialisme. De
même, au niveau diachronique, les réactions affectives au pamphlet de Césaire
peuvent être très réduites chez les jeunes lecteurs de 2005 qui n’ont pas baigné
dans le contexte colonial du milieu du XXe siècle. En d’autres termes, pour être
pleinement aboutie, la construction du pathos induite par les figures que l’on a
analysées suppose que le récepteur ait non seulement une connaissance mentale
du fait colonial, mais aussi qu’il soit imprégné culturellement – ne serait-ce que
d’une façon limitée – par celui-ci. Cela nous confirme encore la forte dépendance
pragmatique de la communication pathique qui trouve son meilleur rendement
dans une réception hic et nunc, ou à chaud, ainsi que dans un univers modal
partagé entre ses interactants.

2 Notons que, d’une façon générale, l’image rhétorique a fréquemment été vue soit comme sour-
ce, soit comme conséquence de passions et d’émotions. Sur ce point, on peut se reporter à
QUINTILIEN, op. cit. ; à RICHEOME L., La Peinture spirituelle, Lyon, Pierre Rigaud, 111 ;
ou à MEURAUD M., L’Image végétale dans la poésie d’Eluard, Paris, Minard, 1.
L’ambivalence du vide, entre Giorgio Agamben et
Binjamin Wilkomirski

Philippe MESNARD

L’ampleur de la violence exercée par les systèmes concentrationnaire,


puis génocidaire nationaux-socialistes, la position centrale qu’ils occupent dans
l’histoire de l’Occident au XXe siècle et la proximité mémorielle qui est entretenue
avec eux, déclenchent une forte émotion et toute évocation de ces événements
devient aussitôt un pôle où convergent enjeux éthiques et esthétiques. Une des
questions qui se posent alors, engageant aussi bien le passé que le présent, le
rapport aux morts que la transmission à des publics de plus en plus éloignés de
la datation objective de cette histoire – j’emploie cette périphrase pour signaler
qu’indépendamment de son éloignement, l’on peut se sentir très proche et pour
ainsi dire contemporain d’un événement, parfois plus même que ceux qui l’ont
vécu –, la production que la réception, donc une de ces questions se pose dans les
termes suivants : quelle économie accorder au pathos ?
Michel Borwicz1 ou Primo Levi2 ont, chacun à sa façon, insisté sur
l’importance de l’articulation entre rationalité et pathos, non seulement pour
répondre à un impératif de transmissibilité, mais aussi pour tenir la souffrance
à distance et ne pas risquer que le sujet, dans tous les sens du terme, s’y abîme.
Or, il est des œuvres et, parmi elles, des textes, à l’opposé de ces principes, où
la rationalité propre au logos est toute entière requise non pour mettre le pathos
en scène, ce qui demande de laisser aux dispositifs une certaine lisibilité, mais
pour faire du pathos une scène exclusive. C’est à deux de ces textes, de genres
très éloignés, que je voudrais m’intéresser ici, le premier est un essai, Ce qui
reste d’Auschwitz3, paru en 1998, qui vient d’un philosophe, Giorgio Agamben,
le second, un récit, Fragments, paru en 1995, dont l’auteur est connu sous le nom
de Binjamin Wilkomirski.

1 BORWICZ, M., Écrits des condamnés à mort sous l’occupation nazie (199-195), Gallimard
(1973), coll. « Folio », p. 445.
2 LEVI, P., Le métier des autres (1985), traduit de l’italien par M. Schruoffeneger, Gallimard
(1992), coll. « Folio », p. 76.
3 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz (1998), traduit de l’italien par P. Alferi, Payot-Rivages,
1999.
178 Philippe MESNARD

Le « musulman » de Giorgio Agamben

Le terme « Muselmann »4 désignait à Auschwitz les déportés, atteints d’un


état comparable à la cachexie, dont le délabrement physique les avait menés à
un stade quasiment irréversible affectant durablement leurs facultés psychiques
jusqu’à les priver de la volonté de survivre et, par là même, de leur capacité de
communiquer5. Régulièrement, ils étaient l’objet de sélections pour le gazage qui
avaient lieu à l’intérieur du camp. Mais l’on sait que tout déporté mort au camp
n’est pas mort du fait de cet état, quantité d’autres périls guettaient. De même, si
les chambres à gaz ont fonctionné pour les déportés sélectionnés, pour des malades
mentaux, des prisonniers russes et les tsiganes, ceux qui y ont été assassinés
en plus grand nombre et de façon systématique sont les Juifs. Parmi lesquels
la plupart étaient alors en possession de leurs moyens physiques et psychiques,
à l’inverse des « Muselmänner » qui s’avèrent ainsi ne pas être historiquement
représentatifs des différentes procédures de mise à mort dans les camps nazis.
Si cet état et cette situation de dégradation ne témoignent pas de l’ensemble du
fonctionnement objectif du double système concentrationnaire et génocidaire, sa
vision horrifique signifiait néanmoins aux déportés une des fins possibles qui les
attendaient s’ils se laissaient aller. La vision du destin qui ne devait pas être le
leur. Aussi, quelle que soit, en amont, son origine étymologique, il faut penser,
en aval, que « Muselmann » désigne un ailleurs – l’Islam, monde de référence
premier du terme musulman, est très étranger au territoire polonais6 – que n’avait
envie de rejoindre aucun déporté ; le symétrique du funeste « Pichipoï » désignant
Auschwitz pour les Juifs français.
Faire, comme Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz, du
« Muselmann » une figure emblématique pose ainsi un problème sémantique
doublé par le fait que cela ne tient pas compte de l’histoire objective. D’autant
que la fonction qu’il assigne au « Muselmann » s’avère plus radicale encore. non
seulement l’auteur ne s’intéresse pas aux visions qui peuplaient et peuplent encore
l’imaginaire des déportés, mais pour faire du « Muselmann » la clé de voûte de
son argumentation, il écarte les spécificités des systèmes concentrationnaire et
génocidaire et confond l’un avec l’autre. Il trace un parcours interprétatif où le
« Muselmann » joue le rôle d’une figure structurante et énigmatique par laquelle

4 (Au pl. Muselmänner), en français « musulman(s) ». Je ne m’attarderai pas ici sur l’origine du
mot et son usage à Auschwitz, ni sur ces équivalents dans d’autres camps. Je renvoie à MES-
nARD, P., KAHAn, C., Giorgio Agamben à l’épreuve d’Auschwitz, Kimé, 2001, p. 42-46.
5 RYn, Z., KLODZInSKI, S., Die Auschwitz-Hefte (1re édition Auschwitz, Przelad Lekarski), Beltz
Verlag, Weinheim et Basel, 1987.
6 néanmoins, l’imaginaire des Musulmans en Pologne existait, notamment avec les Turcs com-
battus au cours des guerres des siècles passés ; ils étaient également présents dans l’imaginaire
juif par de multiples entrées (voyages, contes ou la conversion de Sabbataï Zevi devant le sultan
de Turquie).
L’ambivalence du vide 179

s’embraye, se structure et se chiffre son discours. Sa thèse est la suivante : il est


le « témoin intégral » qui donne accès à la vérité même du témoignage sur le
système concentrationnaire nazi et, ce faisant, qui fonde l’éthique qu’auraient à
nous enseigner Auschwitz7, en particulier, et le camp, en général, conçu « comme
nomos de la modernité8 ». Pour cela, il s’appuie sur des propos de Primo Levi
qu’il extrait de Si c’est un homme9, puis de Les Naufragés et les rescapés et qu’il
décontextualise en les privant de leur sens dans le rapport aux camps dont Levi se
sentait, dans les années 1980, de plus en plus éloigné et dont il souffrait.
Le « Muselmann » est dans Ce qui reste d’Auschwitz l’occurrence la plus
redondante, aussitôt suivie de Méduse ou Gorgone et, moins fréquemment, de
l’enfant. Mais il est également contigu d’un ensemble de termes qui ont une
fonction identique chez Agamben depuis ses premiers ouvrages. Ainsi, avec lui se
déploient deux axes, l’un tourné vers les lecteurs en particulier, l’autre contenant et
exprimant l’ensemble de sa pensée. L’un se fonde sur la cohésion d’une rhétorique
avec une visée qui, au-delà de la persuasion, cherche à emporter le lecteur ; l’autre
fonde la cohérence de l’œuvre entière et structure la réflexion qui la sous-tend.
Ces deux réseaux partagent une même stratégie reposant sur l’alliance du sublime
et du pathos dont je voudrais dégager ici les grandes lignes.
Agamben construit avec le « Muselmann » une figure métaphorique – ce
qu’elle n’est pas du tout pour Levi – qui, pour le lecteur, réfère aux fosses de
cadavres sur la vision desquelles s’est construite la mémoire concentrationnaire
– par excellence une mémoire où le pathos l’a d’abord emporté sur la rationalité
de comprendre, et où il domine encore celle-ci – mais, dans le même temps – c’est
là son tour rhétorique –, Agamben suspend cette référence : le « Muselmann »
n’est pas encore un cadavre, il stationne entre la vie et la mort. ne pouvant plus
rien, étant donné son état, il symbolise l’infinie passivité, non la fin définitive
et concentre ainsi un pouvoir messianique de suspension où se concentre une
puissance extrême de retenir10 que Agamben tente de saisir. Si la compétence

7 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 57.


8 AGAMBEn, G., Homo sacer (1995), traduit de l’italien par M. Raiola, Seuil, 1997, p. 179-193.
 « Leur vie est courte mais leur nombre infini. Ce sont eux, les Muselmänner, les damnés, le nerf
du camp ; eux, la masse anonyme, continuellement renouvelée et toujours identique, des non-
hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte » (LEVI, P., Si c’est un homme (1958), traduit de
l’italien par M. Schruoffeneger, (Julliard, 1987), Presse Pocket, p. 96).
10 L’« aporie » paradigmatique d’Auschwitz recouvre une implicite configuration messianique.
Le messianique, selon Agamben, est défini comme un moment de crise qui maintient à distance
l’attente du messie de sa venue, l’histoire de la fin de l’histoire – il s’agit là d’une interprétation
épurée et, pour ainsi dire, réduite à une tension temporelle qui met de côté toute la substance
théologique issue du judaïsme et toute la richesse imaginaire dont le messianisme s’est histo-
riquement nourri. Ce moment critique dont la fonction est d’ajourner un accomplissement se
décrit chez Agamben, comme chez Schmitt d’ailleurs, par le terme grec katekhon, dans le sens
d’une force freinante qui empêche l’épuisement du geste dans sa complétion, de la figure dans
sa réalisation. Katekhon, bâti sur le verbe ekhon (signifiant tout à la fois retenir, maintenir, tenir
180 Philippe MESNARD

historique du lecteur est sollicitée, c’est pour le déstabiliser en lui disant tout
autre chose que ce que les reportages et l’histoire ont appris – ces deux-ci ne
s’attardant pas au « Muselmann », sinon pour les assimiler au cadavre.
Le corps souffrant du « Muselmann » est connoté par la passion du
christ, ce qui sollicite à un tout autre niveau la compétence des lecteurs pour
qui le cadre d’interprétation chrétien a longtemps prévalu pour donner sens à la
violence concentrationnaire. C’est alors la dimension christique messianique de
ces êtres morts pour tous les autres déportés11 qui est convoquée. Thématique
christique, épiphanie négative, citation de L’Enfer de Dante, alternant avec les
descriptions médicales de la dégénérescence extrême, mais aussi, non plus à
propos des « musulmans », mais des gazages, un tableau où le « moucheté de
roses et de verts12 » des corps assassinés rivalise avec la mention des orifices
et des mâchoires dont on extrait les futurs trésors du Reich, avec cela donc, la
rhétorique d’Agamben s’organise sur un système de renvois et de rupture de sens
qui cherche à entraîner le lecteur et à le bouleverser en restreignant de façon
drastique ses marges de manœuvre interprétatives.
Il multiplie les asyndètes, passe du littéral au métaphorique et inversement,
compose avec des citations d’auteurs qu’il juxtapose. D’un registre à un autre, il
glisse sans transition, par exemple, de la façon dont Primo Levi utilise « Gorgone »,
à l’usage qu’en fait Frontisi-Ducroux à propos de la peinture sur vase dans la Grèce
antique. Il convoque un vocabulaire paroxystique où abondent les superlatifs et
les expressions contraignantes comme « ne peut que », « c’est seulement ainsi
que… », ou des adjectifs évaluatifs absolus, tout aussi contraignants, comme
« pur », « absolu », leurs dérivés et leurs synonymes13. « Il n’y a rien de plus fort,
pour émouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs figures14 », disait Longin.
De même, insister sur le terme « musulman » quand le sujet touche le génocide
des Juifs, en jouant ainsi sur l’homophonie avec le registre islamique, est un
aspect de cette stratégie qui cherche à mettre en porte à faux le sens que le lecteur

à distance, et posséder), définit un mode relationnel privilégié par Agamben, celui qui relie
l’exception à la norme, celui que rend possible le ban – notion qui, ici, est empruntée à Jean-Luc
Nancy – dont l’exercice définit le geste d’exclusion à l’origine de la polis.
11 La lecture chrétienne des camps va des photos de déportés les bras en croix au Lazare parmi
nous de Jean Cayrol. Il n’est pas jusqu’à Elie Wiesel qui, bien que militant de l’identité juive et
de la singularité d’Auschwitz, n’échappe pas à cette « christification ». Je rappelle qu’une des
transformations majeures que François Mauriac, chrétien éminent, lui a imposées dans la réécri-
ture de La Nuit pour sa publication en France est l’apparition d’une figure cadavérique à la place
de son visage dans le miroir lorsque le narrateur recouvre peu à peu la santé après la libération.
12 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 29.
13 « Pure autoréférence » (AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 180), « pur évé-
nement de langage » (ibidem., p. 181), « pure existence » (ibid., p. 182), « pure fonction » ou
« pure position » (ibid., p. 184), « pure possibilité de dire » (ibid., p. 189) ; « pure substantialité
sans sujet » (ibid., p. 193).
14 LOnGIn, Traité du sublime, Le Livre de poche, 1995, (20.1.), p. 106.
L’ambivalence du vide 181

attribue en premier aux mots et sa capacité de jugement, pour lui faire accepter
par l’émotion ce qui, au contraire, nécessite un important recul critique pour être
évalué. On aurait ici un modèle rhétorique de terreur au sens où, comme y insiste
Burke, « [a]ucune passion [comme la terreur] ne dépouille aussi efficacement
l’esprit de tous ses pouvoirs d’agir et de raisonner15 ».
L’alliance du pathos au sublime se trouve ainsi renforcée par la confusion
et la perte de repères interprétatifs qui sont tout à fait congruent avec les principes
de la théorie de l’exception que produit Agamben dans toute son œuvre. « En
parlant du sublime, il est lui-même sublime16 », disait Boileau de Longin. Outre
la révocation du droit et une conception apocalyptique de la politique – ce qui
dépasse ici notre sujet –, une des conséquences de cette théorie est de disqualifier
les témoins eux-mêmes, les survivants : « le témoignage vaut essentiellement
pour ce qui lui manque ; il porte en son cœur cet “intémoignable” qui prive les
rescapés de toute autorité. Les “vrais” témoins, les “témoins intégraux”, sont ceux
qui n’ont pas témoigné, et n’auraient pu le faire17 ». Le musulman d’Agamben
s’avère être une figure paradigmatique qui, reconstruite à partir de ces êtres ni
morts ni vivants, désigne le lieu de la non-langue de l’aliénation extrême : « la
déconnexion entre le vivant et le parlant », dit Agamben, comme « place vide18 ».
Figure sublime, au-dessus (toujours déjà revenante) et en deçà de la mort (non
décédée cliniquement), tenant d’une combinaison allégorique du silence, de
l’exception et de la souveraineté19, qui s’inscrit dans une perspective ontologique
et théologique fort étrangère à la réalité concentrationnaire qu’Agamben annonce
aborder de front.
Ce système fait fondre dans la même indistinction vertigineuse les frontières
entre concentrationnaire et génocidaire, victimes et bourreaux, humain et inhumain,
existence et vie biologique, le tout venant se confondre avec le néant. Si l’on passe
de l’exercice rhétorique localisé à Ce qui reste d’Auschwitz au fonctionnement
général de la structure combinée de la pensée et du discours, on s’aperçoit que le
musulman agambenien est contigu de l’ensemble des notions centrales de l’œuvre
d’Agamben : le « ban » dans Homo sacer, lui-même emprunté à Jean-Luc nancy,

15 BURKE, E., Recherche philosophique sur l’origine de nos idées. Du sublime et du beau, traduit
de l’anglais par B. Saint-Girons, Vrin, 1998, p. 102.
16 BOILEAU, préface à Login, Traité du sublime, op. cit., p. 65.
17 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 41.
18 Ibidem, p. 187.
19 Cette conception où l’allégorie rencontre la souveraineté renvoie au discours que tient Ben-
jamin, dont Agamben est l’éditeur en Italie, sur l’allégorie dans son Origine du drame baro-
que allemand, dans lequel Benjamin – proche ici de Schmitt auquel il se réfère à plusieurs
reprises dans des notes infrapaginales – reconnaît la proximité du tyran et du martyr dont il
est difficile de dissocier, dit-il, le drame du premier de l’histoire du second [Märtyrerhistorie].
BEnJAMIn, W., Ursprung des deutschen Trauerspiels (1925), Gesammelte Schriften, I.1, Suhr-
kamp, 1991, p. 249-255.
182 Philippe MESNARD

l’enfance et la larve dans Enfance et histoire, de « Bartleby » dans Bartleby ou


la création dans lequel d’ailleurs il est déjà question des « Muselmänner ». De
l’une à l’autre de ces figures, se dégage le modèle de la « puissance presque
infinie de souffrir20 » sous-tendant toute une mystique du langage qui en appelle à
la foi, non à la croyance. Le musulman d’Agamben représente un « pouvoir, une
puissance presque infinie de souffrir qui sont inhumains – et non les faits, non les
actions et omissions21 ». Passive par excellence, l’inhumanité de ce musulman
n’est pas du côté de la bête ou de la brute, de ce côté-ci, selon Agamben, on trouve
les Kapos et les Sonderkommandos, mais du côté du messianique.

Les souvenirs d’enfance de « pseudo-W »

Trois ans auparavant, en 1995, Bruchstücke de Binjamin Wilkomirski paraît


en Allemagne, il est rapidement traduit en treize langues, il paraît en France en 1997
sous le titre Fragments. Une enfance 199-198. Le livre remporte un important
succès, son auteur reçoit de nombreux prix. C’est, dit la quatrième de couverture,
« [u]n livre inoubliable, chef-d’œuvre d’écriture et d’émotion ». Il s’agit du récit
d’un homme qui tente de rassembler les souvenirs de sa petite enfance, lorsqu’il a
été déporté à Majdanek et y a miraculeusement survécu, après quoi il a été adopté
par une famille suisse, où il vit actuellement. Pourtant, petit à petit, il apparaît que
le récit, dont le succès repose sur l’authenticité de son caractère autobiographique
et, par là même, testimonial, est une imposture. L’auteur, qui s’appelle Bruno
Grosjean-Dösseker, n’est pas juif et s’il a effectivement été adopté, il n’a jamais
quitté sa Suisse natale et n’a donc directement rien à voir avec le génocide des
Juifs. C’est pourquoi je le nommerai désormais « pseudo-Wilkomirski », pour
m’attacher, non à l’affaire publique, mais à la composition du livre et m’arrêter
principalement sur trois passages exemplaires de la construction actuelle de la
rhétorique du pathos liée au génocide des Juifs.
Exemplaire, ce texte l’est d’emblée du fait de son appartenance à la topique
post-moderne notamment caractérisée par un style fragmentaire et parataxique.
Ainsi, Fragments est composé de chapitres courts qui, mimétiquement, voudraient
figurer sur le papier le chemin que prend l’adulte quand il essaie de reconstituer la
mémoire défaillante de son enfance et d’en combler les lacunes. Du côté narratif,
si le parti pris intradiégétique est clair et si le Je, premier mot du texte, annonce
d’emblée que la focalisation est interne, en revanche, il n’y a aucune indication
paratextuelle de genre faisant que, à la faveur de la campagne de marketing de
Suhrkamp, c’est, à l’unanimité, l’« autobiographie » qui s’est imposée. Le nom
de l’auteur est donc censé être le même que celui du narrateur, d’autant que le

20 AGAMBEn, G., Ce qui reste d’Auschwitz, op. cit., p. 99.


21 Ibidem.
L’ambivalence du vide 183

fragment du livre, titré « À propos de ce livre », tient lieu à la fois de dernier


chapitre et de postface : « J’ai écrit ces fragments conservés par ma mémoire pour
aller à la recherche de moi-même et explorer mes premières années22 », y écrit
l’auteur.
Le premier extrait que j’ai choisi se tient sur les deux premières pages.
Le narrateur annonce n’avoir de langue ni maternelle, ni paternelle, ses racines
linguistiques étant le yiddish de son frère aîné Mordehai. Le lecteur est averti.
L’exercice ne ressortit pas aux Belles-lettres. non seulement, il est entendu – et
attendu – que le beau, en la circonstance, est hors-sujet, mais l’auteur ajoute que
la seule langue qu’il ait jamais apprise dans son enfance est pauvre, se réduisant
« au minimum indispensable pour exprimer et comprendre ce qui était nécessaire
à la survie23 ». Cette adresse liminaire aux lecteurs sous-entend que ceux-ci
savent que la langue du camp était sommaire ; plus qu’un contrat de compétence,
une complicité lie destinateur et destinataires. Un jargon qui entraîne le lecteur
au-delà du beau. Ensuite, le narrateur indique : « De toute manière, à un moment
donné de cette période j’ai perdu l’usage de la parole, et ne l’ai retrouvé que
beaucoup plus tard. Avoir oublié la majeure partie de ce charabia, qui après la
guerre n’était utilisable nulle part, ne fut donc pas une grande perte24. » L’idée
de la langue parcellaire illustre, à même l’expression, l’état fragmentaire de cette
conscience mnésique, auquel le texte donne forme de façon à traduire l’oubli et
la perte qui sont le sol premier et sans fond sur lequel s’est élevé le narrateur. Il
s’agit donc d’attester moins d’un monde vécu que du vide dans lequel l’enfant est
reclus25. Attester d’une non-langue comparable à celle du musulman d’Agamben.
Ce n’est pas tout.
Si le texte convoque les connaissances générales sur l’univers
concentrationnaire, il s’appuie plus précisément sur un intertexte majeur. Les
études du cas « Wilkomirski » ont souligné que l’auteur était devenu un érudit
de la littérature de la Shoah26. En effet, et à de nombreuses reprises, ce sont des
séquences de L’Oiseau bariolé de Jerzy Kosinski que l’on retrouve, à tel point
que Fragments peut en partie se lire comme sa réécriture et son actualisation.
La perte de parole de « pseudo-Wilkomirski » renvoie à celle dont le narrateur
de L’Oiseau bariolé est atteint et dont il ne guérit qu’aux dernières lignes du
récit. « Ma voix, perdue dans une lointaine église de campagne, m’avait enfin

22 WILKOMIRSKI, B., Fragments (1995), traduit de l’allemand par L. Marcou, Calmann-Lévy,


1997, p. 151.
23 Ibidem., p. 7.
24 Ibid.
25 Enfant doublement reclus puisqu’il l’est aussi dans l’adulte – on retrouve là ce lieu vide qu’oc-
cupe et dont atteste le « musulman » d’Agamben.
26 LAPPIn, Elena, L’Homme qui avait deux têtes (1999), traduit de l’anglais par P.-E. Dauzat, éd.
de l’Olivier, 2000, p. 25.
184 Philippe MESNARD

retrouvé. Elle remplissait toute la pièce. Je parlai très fort, paysan, puis l’argot
des faubourgs27 », écrit Kosinski après avoir raconté une histoire dont on a pensé
longtemps qu’elle était, elle aussi, autobiographique et qui dès sa sortie en 1966
a défrayé la chronique28. Or, je rappelle que L’Oiseau bariolé raconte l’histoire
d’un petit enfant polonais qui, juif ou bohémien (le doute y est entretenu), est
caché à la campagne par ses parents pour échapper aux persécutions29.
Le récit de Kosinski cumule comme rarement dans cette littérature les
descriptions de cruauté. Il ne s’agit pas d’une cruauté érotico-sadique à connotation
aristocratique, mais d’une cruauté de mœurs partagée par le plus grand nombre.
Les détails sans raffinements sont ceux des sévices qu’administre – notamment
aux étrangers – le monde paysan qui recueille et maltraite le narrateur enfant.
À quoi s’ajoutent les horreurs que ces populations subissent sur le front de
l’Est. À propos de récits cruels, on peut également citer dans la bibliothèque de
« pseudo-Wilkomirski », Le Grand Cahier d’Agota Kristof, livre qui lui-même
est probablement un mixte inspiré de L’Oiseau bariolé et de Max und Moritz
de Wilhelm Busch, lequel appartient certainement à la culture d’enfant suisse
allemand du petit Bruno Grosjean-Dösseker.
« Les premières images surgissent, isolées tels des flashs, sans lien
apparent, mais nettes, claires. Juste des images encore à peine accompagnées
d’une pensée30 », écrit « pseudo-Wilkomirski » pleinement conscient qu’il n’est
pas possible de relater des souvenirs de la première enfance autrement que sous la
forme d’une anamnèse fragmentée et, en apparence, dénuée de sens. Il faut signaler
que ce texte a été écrit alors que l’auteur était en contact avec un réseau d’assistance
psychologique aux survivants de la Shoah et suivi par un psychothérapeute.

27 KOSInSKI, Jerzy, L’Oiseau bariolé (1965), traduit de l’anglais par M. Pons, (Flammarion,
1966), éd. J’ai lu, p. 285.
28 Il y eut d’abord l’outrage porté aux populations paysannes de l’Est et, plus particulièrement,
polonaises, puis, le doute que ce fût un texte autobiographique, ce que dément l’auteur dans une
préface à la nouvelle édition en 17, enfin, cela porta sur la capacité de Kosinski à avoir écrit
seul le livre – accusation qui s’avère infondée.
29 Autre hypotexte présent, mineur celui-ci, mais dont la subtilité de composition a inspiré pseudo-
Wilkomirski, il s’agit de W ou le souvenir d’enfance de Perec. Je n’y insiste pas ici. Récit qui,
n’entretenant aucune ambiguïté, n’en est pas moins un modèle d’un genre quasi-expérimental
où s’alternent et se combinent, se répondent et se reflètent, fiction et autobiographie. « Mes plus
anciens souvenirs d’enfance surgissent en premier lieu des images précises conservés par ma
mémoire photographique… », lit-on dans Fragments, faisant écho aux premiers chapitres auto-
biographiques de W ou le souvenir d’enfance, notamment les ch. 2, 4 et 8 où l’auteur explique
qu’il n’a « pas de souvenirs d’enfance » (PEREC, G., W ou le souvenir d’enfance, Gallimard,
1975, p. 13), qu’il a perdu son père à l’âge de quatre ans et sa mère à l’âge de six (chronologie
que reprend approximativement pseudo-Wilkomirski) et que seules quelques « photos jaunies »
étayent ses souvenirs et lui permettent de commencer d’« évoquer ce que trop longtemps [il a]
nommé l’irrévocable » (ibid., p. 23).
30 WILKOMIRSKI, B., Fragments, op. cit., p. 8.
L’ambivalence du vide 185

Le vraisemblable que produit le texte dépend d’un savoir psychologique et ne


doit prétendre à aucune cohésion ; il produit ainsi un effet fragmenté – pourtant
parfaitement cohérent à l’externe avec ce que l’on sait de ce genre de remontée
dans ses propres arcanes – dans lequel on reconnaît la combinaison de stratégie
narrative dite « postmoderne » et du savoir psychanalytique. Un tel récit assigne
déjà le lecteur à une position acritique renforcée par la charge émotionnelle que
contient le topos de l’enfant, charge redoublée par l’importance croissante à
la fois mémorielle et sociétale qu’a prise le thème de l’enfant dans la société
contemporaine.
Après la description sur deux pages du climat angoissant de la persécution,
on lit le récit d’inspiration kosinskienne de ce dont l’enfant est alors spectateur –
et qu’il invite le lecteur à partager : l’exécution suivant un mode plutôt inhabituel
de son père : « Aucun cri ne sort de sa gorge, mais il en gicle un puissant jet
noir à l’instant où la voiture, dans un grand fracas, le broie contre le mur31. »
L’hypotypose, dont la force suffirait à interloquer le lecteur plaçant littéralement
la sauvagerie sous ses yeux, est cependant exhaussée par la phrase qui suit
aussitôt, exemple d’asyndète produite à partir du point de vue de l’enfant : « je
suis malheureux parce qu’il s’est détourné de moi. Mais, je le sens, ce n’est pas
parce qu’il ne m’aime plus32 ».
Le deuxième passage est placé sous le signe de la vermine, le titre du
chapitre : « La niche à chien ». « Pseudo-Wilkomirski » est maintenant interné
à Majdanek. Après avoir fait un cauchemar dans lequel il est poursuivi par des
« myriades d’insectes piqueurs33 », le voici qui, réveillé, suit deux hommes hors
du bloc où il est assigné. Pour avoir piétiné le sillon que l’un d’eux vient de
creuser, il est enfermé dans une niche à chien et doit y passer la nuit. Là, des
« bestioles » de toutes sortes le recouvrent et le grignotent, dégoûté, l’enfant
se vomit dessus, ce qui aiguise d’autant l’appétit des insectes. La description,
produisant un effet de nausée qui est d’ailleurs un bon indicateur du rapport entre
pathos et corps du lecteur, combine, d’une part, des séquences-types de L’Oiseau
bariolé où, régulièrement maltraité par des êtres à la force démesurée au regard
de sa faiblesse d’enfant, le narrateur est enfermé dans des endroits sordides et
puants, manquant notamment d’être dévoré par des corbeaux, des rats, un chien,
d’autre part, le topos thématique de la vermine qui ronge le corps des déportés,
évoqué par la plupart de ces derniers.
Le troisième et dernier passage décrit une scène dans le bloc, de nuit.
On « jette précipitamment deux gros paquets dans la baraque34 ». Le narrateur
s’aperçoit au bout de quelques temps que les formes bougent, que ce sont,

31 Ibidem, p. 10.
32 Ibid.
33 Ibid., p. 40.
34 Ibid., p. 68.
186 Philippe MESNARD

explique-t-il, « deux minuscules enfants [qui] ont des dents, mais ne savent pas
encore parler ». Il tente d’élucider ce que font ces enfants et pourquoi ils sont
là, au pied de son châlit. Après une page et demi de montée en tension, le détail
qui lui était le plus inexplicable, des mains noirs avec des bouts blancs, « d’une
blancheur de neige », dit-il, trouve enfin son explication : les deux bébés, tenaillés
par la faim, ont rongé leur doigt gelé jusqu’à l’os. Et sont morts. C’est son ami
Yankel qui lui explique. Ici, la focalisation externe prend soin de ne délivrer
aucune information sur ce que ressent le narrateur, en revanche, on apprend que
la voix de Yankel est chargée de « chagrin » et d’« amertume », il pleure35. Le
lecteur subit là aussi un saut comparable au précédent, le narrateur est comme une
place vide de sentiments, sujet passif, il enregistre pour le lecteur l’objectivité de
la vision.
La puissance de ces images vient d’une composition qui, articulé au point
de vue de l’enfant, est à la fois facilement repérable dans l’histoire littéraire –
l’enfant est un topos narratif – et actualisé par des images recélant une grande
violence ou une grande angoisse. Mais cette actualisation ne construit aucun
monde concentrationnaire possible. C’est un des ressorts de ce discours à la fois
fragmentaire et sublime. L’effet de réel coupe radicalement du monde auquel il
prétend référer. La coupure a été telle que personne n’a voulu entendre ceux qui
dès la sortie du livre supposaient l’imposture, ni le journaliste Hanno Helbing, ni
l’historien Raul Hilberg disant qu’il n’y eut aucun enfant survivant de Majdanek,
ni le scepticisme d’Imre Kertész. Cette situation de réception a été augmentée
par le fait que Fragments paraît à l’époque où, parmi les témoins qui prennent la
parole, ceux qui ont été enfants sont de plus en plus présents, s’étant tus après-
guerre.

Le pathos à l’œuvre

Agamben et « pseudo-Wilkomirski » ont peu en commun si ce n’est d’être


contemporains d’une époque hautement mémorielle qui a largement favorisé la
fortune de leur réception. Et qui n’est certainement pas sans incidence sur le
choix de leur sujet et la façon dont ils l’ont exprimé, recourant à des procédés
qui relèvent du style sublime par lequel, au-delà de son consentement, le lecteur
doit être emporté par l’émotion, en subir comme la commotion. Ainsi, le lecteur
viendrait à partager le sentiment de chaos et de souffrance restant de l’expérience
des camps. Pour cela, préalablement au style, les deux auteurs se sont également
assurés une forte intertextualité, Si c’est un homme et Naufragés et rescapés
pour Agamben avec, surtout, l’autorité de Primo Levi, L’Oiseau bariolé pour
Wilkomirski et l’ambiguïté de Kosinski. De là, ils ont élaboré leurs textes de telle

35 Ibid., p. 70.
L’ambivalence du vide 187

façon qu’ils reposent, l’un sur une figure messianique inversée et négative, l’autre
sur l’idée d’un destin sans salut accompli jusqu’à l’excommunication de Bruno
Grosjean « pseudo-Wilkomirski » par ceux-là même qui l’avaient adoré.
Cela signifierait-il que la littérature et la philosophie se sont épuisées
face à la terreur du XXe siècle exemplarisée par le génocide des Juifs et qu’elles
ne peuvent plus attester de ce qui a eu lieu qu’en dépassant leur programme et
leur pouvoir figuratif ? Cette interprétation est notamment celle du sublime, au
sens philosophique et non plus rhétorique, de Lyotard, autant que de l’exception
d’Agamben, auxquels l’on pourrait associer les noms de Blanchot, Derrida,
de Man. Comme le remarque Jean Bessière, ces « réécritures » du sublime se
caractérisent par leur visée anticognitive36 qui, faudrait-il ajouter, n’en est pas
moins animé par une puissante visée au-delà de la persuasion. Ce point fait revenir
à la réception, sur laquelle nous conclurons en faisant appel à Georges Molinié
qui, lors de son commentaire du Sang du ciel de Piotr Rawicz, définit un mode
particulier de réception qu’il nomme « réception pathétique37 ». Cette approche
éclaire particulièrement ce que nous venons de décrire. En effet, le lecteur qui
reçoit ce type de textes comme une commotion – et ils sont destinés à être reçus
de cette façon – est, écrit-il, « actorialement partie prenante à la structure verbale
déployée sous leur yeux38 ». Le lecteur est en rapport avec le texte sur un mode
pathique. La phrase suivante est tout aussi importante : « il me paraît presque
certain que le mécanisme de la réception pathétique bloque la mise en jeu de celui
du régime de littérarisation39 ». Ainsi, cette réception bloque la reconnaissance de
la dimension littéraire – dès lors que Wilkomirski a été excommunié, son texte n’a
plus existé, puisqu’il n’avait de valeur que par son authenticité testimoniale – et
la compréhension des enjeux philosophiques de l’interprétation d’Agamben qui,
lui, à l’inverse du premier, bénéficie encore du pathos que ses propos déclenchent.
Ainsi, les deux auteurs sont en phase avec l’époque hautement mémorielle qui
est la nôtre, où le régime esthétique dominant est celui d’un pathos exclusif et
désarticulé des traditions de la rationalité.

36 BESSIÈRE, J., « Le sublime aujourd’hui : d’un discours sur le pouvoir de l’art et de la littérature,
et de sa possible réécriture », in ouvrage collectif sur le sublime, sous la direction de Patrick
Marot, Presse Universitaire de Toulouse-le-Mirail, à paraître.
37 Voir MOLInIÉ, G., Sémiostylistique. L’effet de l’art, PUF, 1998, p. 139-153.
38 Ibidem, p. 150.
39 Ibid.
Critique des réfutations négationnistes

Michael RINN

Dès la capitulation de l’Allemagne nationale-socialiste signée le 8 mai


1945, des voix, d’abord éparses, puis de plus en plus nombreuses, se sont élevées
pour contester l’existence de la politique d’extermination menée par le régime
hitlérien. Selon les estimations, on compterait aujourd’hui 40 000 à 60 000 sites
Internet voués au déni du génocide nazi1. Depuis plusieurs années, les sciences
humaines ont critiqué la propagation toujours croissante de cette opinion
fallacieuse, évoquant ses raisons idéologiques, psychologiques et culturelles2.
Mais comme les nouvelles dispositions légales destinées à bannir les discours
racistes de la place publique virtuelle3, les démarches scientifique, pédagogique
et civique n’ont pas conduit à des résultats concluants. Interrogeant ce constat
d’échec, notre réflexion sera consacrée à la rhétorique du déni de la Shoah et de
sa réfutation sur le Net, afin de soulever la question suivante : que faire d’un objet
de réflexion dont on a certes démontré les procédés persuasifs fallacieux, mais
qui ne cesse d’être validé par une partie de l’opinion publique ?
Pour préciser cette question éminemment éthique, nous développerons
la thèse suivante : les modèles d’analyse de la réfutation sophistique – en
l’occurrence négationniste – ont perdu de leur emprise sur une partie de l’opinion
publique de plus en plus dubitative à l’égard de l’institution universitaire chargée
de la transmission du savoir établi et de la production de discours fondateurs de la
chose publique, que ce soit dans les domaines historique, juridique ou scientifique.
Ce doute affecte en premier lieu les méthodologies des sciences humaines
destinées à critiquer le fonctionnement paralogique des discours, a fortiori ceux
qui soutiennent des arguments extrémistes menaçant la paix sociale. La mise
en réseau illimité des acteurs sociaux a conduit en effet à une juxtaposition des
opinions, empêchant ainsi une hiérarchisation claire des domaines sémantiques
nécessaires à la définition de la vérité objective. Dès lors, nous, récepteurs, serons
irrémédiablement renvoyés à nous-mêmes ; tenus pour responsables de notre
opinion, nous sommes pourtant dépourvus de moyens fiables pour assumer notre

1 COROLLER C., « Racisme : nettoyer le Net de la haine », in Libération, 17 juin 2004.


2 Pour une approche historiographique, voir LIPSTADT D.E., Denying the Holocaust : The growing
assault on Truth and Memory (1993), TAGUIEFF P.A., La couleur et le sang. Doctrines racistes
à la française (1998) et IGOUnET V., Histoire du négationnisme en France (2000).
3 Voir PAnSIER F.-J. et JEZ E., La criminalité sur Internet (2000), KAHn R., Holocaust denial
and the Law (2004) et LIPSTADT D. E, History on Trial (2005).
190 Michael RINN

choix. Ainsi, l’opinion tend à devenir croyance. Or comme la croyance ne se


discute pas, cette problématique échappe largement aux études des arguments
dans le discours, études consacrées au concept antique du logos.
À cela s’ajoute une autre difficulté. Comment reconnaître les faiseurs
d’opinion dans le flux ininterrompu des voix qui circulent librement sur le Net ?
Même si l’école française de l’analyse des discours a contribué ces dernières
années au renouvellement des recherches sur la construction de l’image de soi
que se donne l’orateur pour étayer sa crédibilité auprès de son public – concept
aristotélicien de l’ethos (Amossy 1 et 200 : -, Maingueneau 2004 : 203-
221) –, il paraît de plus en plus aléatoire de vouloir distinguer l’orateur crédible
d’un orateur manipulateur, voire mensonger (Breton 2000 : 33-51). Dorénavant
le travail persuasif peut être à la fois déconnecté d’une argumentation raisonnée
et dépourvue d’un fondement éthique et moral, sans toutefois perdre de son
efficacité. D’un point de vue rhétorique, ce constat nous conduit à reconnaître
toute l’importance de l’argumentation par le pathos. On a beau décrier la force
manipulatrice déployée par les orateurs négationnistes, encore faut-il disposer de
concepts critiques pour réfuter leurs « thèses » de façon efficace. Or, comme le
montre l’histoire de la philosophie du langage et davantage celle, plus récente,
des sciences du langage, la conceptualisation de l’argumentation pathémique a été
largement abandonnée en raison même de son objet : l’usage des émotions dans
le discours persuasif paraît empêcher la quête de la vérité objective, but ultime
de toute démarche scientifique (Declercq 2003 : 17). Comme si œuvrer en faveur
du triomphe de la raison consistait à ignorer la corporéité du sujet parlant. Mais
la zone de combat rhétorique que l’on peut découvrir sur Internet est précisément
celle des corps. Les négationnistes ne cherchent pas à défendre les causes qui ont
conduit à la disparition des victimes du nazisme, mais à affirmer leur inexistence.
En cela, ils actualisent le principe de fonctionnement même des chambres à gaz et
des fours crématoires : lieux géographiques et sémiotiques de production de cette
inexistence des corps.
Selon la thèse proposée, l’un des enjeux majeurs de la réfutation du
négationnisme consisterait ainsi à modéliser l’argumentation pathémique. Cette
scénographie critique du corporel dans le discours contribuerait à la redéfinition
culturelle et humaine du corps social menacé aujourd’hui comme hier de
désintégration. Afin de discuter la thèse que nous soumettons à l’analyse, nous
procéderons par trois étapes successives : d’abord, nous dresserons une typologie
sommaire des discours négationnistes sur le net. Ensuite, nous mettrons en
exergue les différentes stratégies de réfutation adoptées par les sites institutionnels
destinés à transmettre le savoir historiographique de la Shoah. Enfin, analysant
des sites individuels anti-négationnistes, nous montrerons de quelle manière
l’humour peut être conçu comme un argumentaire pathémique de la réfutation
sophistique contemporaine.
Critique des réfutations négationnistes 191

Typologie des discours négationnistes

nos recherches nous ont permis de dresser une typologie des discours
négationnistes qui repose sur les principales stratégies argumentatives
déployées, à savoir le brouillage référentiel, la polyphonie informationnelle et
la délectation ludique4. Pour le premier cas de figure, le brouillage référentiel,
on peut consulter, à titre d’exemple, la page d’accueil du site de Russ Granata,
négationniste américain (http://www.russgranata.com5) (consulté le 23/11/2003).
Du point de vue rhétorique, la prise de contact entre l’hôte et ses visiteurs est
déconcertante : la présentation de la page d’accueil est confuse ; des colonnes
verticales et horizontales empêchent une hiérarchisation claire des rubriques
proposées, enfin un mélange de voix locutrices renforce l’impression de se
trouver dans un « brouillard » sémiologique. Si l’on a quelque peine à mettre en
relation les signes distinctifs du blason pseudo-aristocratique des Granata avec
le visage de grand-père qui s’affiche au milieu de la page, l’ethos de l’orateur,
c’est-à-dire l’image qu’il cherche à donner de lui-même semble incohérente
lorsque l’internaute s’intéresse à sa notice biographique intitulée « Biographical
Sketch ». Il y apprendra que Russ Granata est effectivement un grand-père et
que, matelot sur le porte-avions Houston durant la Seconde Guerre mondiale, il
a vu décoller et atterrir George Bush père, pilote de chasse et futur président des
États-Unis. Cette rencontre fortuite semble avoir été un des grands moments de
la vie de Russ Granata.
Selon la tradition rhétorique, ses exploits guerriers peuvent témoigner de
son caractère vertueux, de même que son regard de grand-père devrait susciter
la bienveillance des internautes. Mais si l’on se réfère au modèle aristotélicien,
on reconnaît aisément l’absence de la troisième condition nécessaire pour
gagner l’adhésion des internautes : le bon sens. Comment mettre en relation le
patriotisme dont se prévaut Russ Granata avec son engagement aux côtés des
adversaires déclarés des États-Unis ? En effet, en activant les entrées rangées dans
la colonne gauche de la page d’accueil, on constate que Russ Granata entretient
des relations étroites avec l’extrême droite américaine raciste et suprématiste,
notamment avec celle qui approuve l’attentat perpétré contre le Murrah Federal
building à Oklahoma le 19 avril 1995, causant la mort de 168 personnes. Par
ailleurs, le site de Russ Granata sert de station relais à plusieurs négationnistes
européens. Il assure également la diffusion du site raciste et antisioniste « Radio
Islam » qui se sert de l’argumentaire négationniste occidental pour entretenir le

4 Voir RINN M. « Cybernégationnismes » (200a) et « La mémoire courte d’Internet. Analyse


sémiodiscursive du déni de la Shoah » (200b).
5 Créé en avril 1, le site de Russ Granata a disparu fin 2004. Sur une page révisionniste amé-
ricaine qui lui rend hommage, on peut apprendre que R. Granata est décédé le 14 août 2004 en
Californie (http://www.ihr.org/headlines/041028.shtml) (consulté le 21/03/2008).
192 Michael RINN

conflit israélo-arabe. Enfin, les icônes de la croix gammée située en haut de la


page d’accueil et de la silhouette du loup figurant le diminutif du prénom de
Hitler (Wolf) rappellent que Russ Granata cherche en même temps à revaloriser
le passé nazi, mettant ainsi en dialogue néofascisme, néonazisme, antisémitisme,
antisionisme et islamisme radical.
Le travail persuasif de ce discours négationniste consiste ainsi à
déstabiliser les références historiographiques indispensables à la compréhension
du génocide nazi et des usages culturels de sa mémoire. Pour bien comprendre
son fonctionnement sémio-pragmatique, on se gardera de sous-estimer l’impact
communicatif du dilettantisme affiché par Russ Granata et ses successeurs, dont
Ahmed Rami, gérant de « Radio Islam », paraît le plus efficace. À ce titre, on peut
évoquer le cas de la vague de solidarité planétaire déclenchée par les photographies
et les récits fournis par de simples touristes occidentaux victimes du Tsunami en
Asie en 2004. L’exemple de Russ Granata permet de mieux comprendre pourquoi
des carences sur le plan discursif et éthique peuvent renforcer le pouvoir de
persuasion des émotions.
Par rapport au premier type de site négationniste dont nous venons
de relever la stratégie argumentative par brouillage référentiel, le deuxième
cherche à s’affirmer résolument dans les nouveaux paysages médiatiques qui se
sont dessinés durant les années 1990. À titre d’exemple, nous nous proposons
d’analyser le modèle persuasif adopté par « Zundelsite » (http://www.zundelsite.
org) (consulté le 18/05/2005). Géré par Ernst Zündel, un citoyen allemand
résidant au Canada6, ce site peut être envisagé comme le précurseur de ce que nous
appelons la polyphonie informationnelle. L’internaute peut s’orienter en fonction
d’enseignes iconiques clairement hiérarchisées selon un ordre chronologique et
des parties textuelles qui font appel, par zones interactives, au contenu des images.
Contrairement aux sites de R. Granata ou de A. Rami, celui d’E. Zündel traduit la
volonté de capter l’attention du visiteur par le biais d’une disposition du contenu
et d’un fonctionnement argumentatif dépouillé. Il adopte l’organisation du cursus
universitaire américain (les cours de première année portent le chiffre 101, ceux
de la deuxième année le chiffre 202, etc.). La rubrique intitulée « Revisionisme
101 » indiquée en haut de la page d’accueil permet de découvrir toute la panoplie
de l’argumentaire négationniste, allant de la prise en charge du révisionnisme
historique par les négationnistes légitimant l’appel au débat sur les causes et les
effets de l’Holocauste, pour finir par la prétendue censure exercée par un lobby
juif qui serait capable d’exercer son pouvoir d’influence au niveau planétaire,
en passant par la remise en question systématique du fonctionnement même des
chambres à gaz dans les camps d’extermination nazis.

6 Depuis 2003, ce site a perdu beaucoup de son dynamisme en raison des procédures juridiques
que le gouvernement canadien a engagées contre Ernst Zündel. Ce dernier purge actuellement
une peine de prison, cédant les affaires courantes du site à un acolyte.
Critique des réfutations négationnistes 193

Mais sur le plan rhétorique, le site emprunte deux stratégies argumentatives


contradictoires, contribuant à réduire sa portée persuasive. D’une part, cette
contradiction se manifeste au niveau de l’accroche de la page d’accueil,
juxtaposant le logo et le slogan du site. Le signifiant iconique du logo, figurant
– dans une position désaxée – la lettre Z contenue dans le nom de l’hôte, s’inscrit
sur un fond rouge et blanc. La référence à la croix gammée du drapeau nazi est
clairement affirmée. Focalisé sur une vision passéiste d’E. Zündel, l’ensemble du
programme d’éducation proposé par le site est consacré à la promotion du déni
de la Shoah dont le but consiste à revaloriser le régime nazi. D’autre part, selon
le slogan du site « S’il vous plaît, soutenez le site le plus assiégé du Web » placé
à côté du logo, le gérant cherche à se présenter comme le défenseur de la liberté
de parole sur Internet. Cet appel insistant à la solidarité lancé à la communauté
des internautes pour soutenir le « Zündelsite » ne pourra atteindre qu’un public
restreint, compte tenu du but déclaré d’E. Zündel qui consiste à « combattre le
nouveau Monde ». On peut supposer que E. Zündel pense au nouvel ordre mondial
proclamé par le président américain George Bush après la première guerre du
Golf dans les années 10. Mais ce même ordre a précisément fait naître le public
auquel il s’adresse aujourd’hui et qui est sa cible principale.
Compte tenu de la notoriété dont bénéficie le « Zündelsite » sur Internet
depuis de nombreuses années, l’analyse rhétorique permet certes de constater la
visée contradictoire de ce type de discours. Mais elle ne conduit pas à expliquer
ses effets perlocutoires. On peut penser qu’en adoptant le modèle de l’homo
communicans (Breton 17 : 51) sous-jacent au fonctionnement cybernétique du
Net, E. Zündel est parvenu à multiplier les instances informationnelles dont il est
le seul émetteur. Le morcellement infini des auditoires auxquels il s’adresse lui
assure ainsi la pérennité de son travail de persuasion7.
Le troisième type de discours négationniste emprunte à la délectation
ludique. À titre d’exemple, nous choisissons le site « Action Report » de David
Irving, historien autodidacte anglais (http://www.fpp.co.uk/online) (consulté
le 03/12/2004)8. Jouant habilement plusieurs rôles à la fois, celui du chercheur
reconnu, du pamphlétaire teigneux, de l’éditorialiste acerbe et du guide
charismatique, D. Irving gère son site comme une tribune oratoire. Présenté
sous forme de journal électronique, « Action Report » prétend satisfaire un
lectorat étendu en proposant des contenus variés. S’il est vrai que le premier

7 D’un point de vue argumentatif, le site de Serge Thion, ancien chercheur au CnRS, intitulé
« L’Association des Anciens Amateurs de Récits de Guerres et d’Holocaustes » (http://vho.org)
repose sur le même modèle communicatif de la polyphonie informationnelle. Voir RInn, op.
cit, 2006a.
8 Lors d’un déplacement pour une conférence à Vienne, D. Irving a été arrêté par la police autri-
chienne en novembre 2005. Fin février 2006, un tribunal de Vienne l’a condamné à trois ans de
prison pour avoir nié la réalité de l’Holocauste. Le journal en ligne Action Report continue à
être diffusé en ligne.
194 Michael RINN

exemple que nous en avons tiré le 1/02/2001 était centré sur le cliché du Juif
avide d’argent, l’ensemble de la page d’accueil actuelle emprunte davantage à la
presse à scandale. Ainsi, l’antisémitisme du gérant est habilement mis en scène.
Se coulant dans le moule du registre discursif adopté, « Action Report » cherche
aujourd’hui à répondre aux aspirations d’une jeune génération d’internautes avides
de chroniques scandaleuses (en septembre 2001, D. Irving prétend connaître les
vrais mobiles des Américains en Irak), et de divertissements (les éditions de la
même époque publiaient une section intitulée « flag girl », montrant l’image que
l’on pouvait agrandir pour découvrir une femme à demi nue.)
La polémique engagée par D. Irving contre ses contradicteurs se caractérise
par un mélange de jeux de langage et d’images iconiques. Ainsi, dans la rubrique
intitulée « Quelques ennemis traditionnels de la liberté de parole » (notre
traduction)9 (consultée le 13/11/2005), on peut découvrir une section consacrée
au « Centre Simon Wiesenthal » (http://www.wiesenthal.com). Le milieu de la
première page est occupé par la photographie officielle de Simon Wiesenthal,
fondateur du centre. L’entête de la page affiche la lettre « W » peinte en jaune,
inversant le logo de la chaîne de restauration rapide américaine MacDonald’s. Le
nom « Wiesenthal » est inscrit dans ce pseudo-logo. Cette iconisation du verbal
induit à penser que le Centre Simon Wiesenthal poursuit des buts mercantiles. À
la même hauteur de la page, on peut lire une phrase non signée qu’il faut attribuer
à D. Irving : « Le Centre Simon Wiesenthal diffuse tous les jours six millions de
mensonges et de légendes sur l’Holocauste autour du monde » (notre traduction)10.
Cette affirmation péremptoire soutient l’idée de la puissance médiatique dont
disposerait le centre pour mener une entreprise de propagande à l’échelle
planétaire. Quant au chiffre de « six millions », établi par l’historiographie au
sujet des victimes juives de la Solution finale, il est avancé pour renforcer la
« thèse » qui nie l’existence du génocide nazi.

D. Irving s’affirme comme un orateur doué, mélangeant savamment


les grands genres des discours de conviction : le judiciaire, le délibératif et
l’épidictique11. D’une part, en empruntant le genre judiciaire, il prétend faire
appel à la Seconde Guerre mondiale dans une finalité éthique, afin de distinguer
clairement le juste de l’injuste. D’autre part, se servant du genre délibératif, il revêt
le rôle traditionnel de conseiller auprès d’un public de non-spécialistes, cela dans
le but déclaré de proposer à son auditoire une prise de position favorable à l’égard

 Texte original : « some traditional enemies of Free Speech ».


10 Texte original : « The Simon Wiesenthal Center serves up Six Million Lies and Legends about
the Holocaust around the world daily. »
11 Pour une définition courante de ces termes empruntés à la rhétorique antique, voir RINN M.,
Les discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique, op. cit., p. 171-
194.
Critique des réfutations négationnistes 195

des opinions défendues par son journal électronique. Enfin, s’appuyant sur sa
pseudo-réputation d’historien, il oriente son discours sur la promesse d’un avenir
radieux où seule la liberté de parole gouvernerait les sociétés contemporaines,
mais dont le but sous-jacent est de ternir la mémoire de la Shoah. D. Irving
cherche ainsi à banaliser les crimes nazis sur le mode de l’infotainment.

Stratégies rhétoriques contre le déni de la Shoah

La section suivante consistera à savoir comment les stratégies de réfutation


parviennent à bloquer l’argumentation négationniste qui fonctionne par brouillage
référentiel, par polyphonie informationnelle et par délectation ludique. Cette
question permettra de dresser une typologie des sites Internet destinés à garder
vivante la mémoire de la Shoah. Dans le dispositif de la lutte contre l’influence
grandissante des « thèses » négationnistes, il faut d’abord reconnaître le rôle
que revêtent les sites des nombreuses institutions publiques et privées – musées,
fondations et bibliothèques comme le Mémorial de la Shoah à Paris (http://www.
memorialdelashoah.org), le Yad Vashem à Jérusalem (http://www.yad-vashem.
org) ou le United States Holocaust Memorial Museum à Washington (http://
www.ushmm.org). Ces institutions de réputation internationale se chargent de
l’archivage, de l’élaboration, de la gestion et de la représentation de la mémoire
historique. Leurs sites donnent accès à un grand nombre de sources documentaires,
historiographiques, pédagogiques et scientifiques. Leur rôle consiste ainsi à
diffuser largement le savoir établi par la communauté des chercheurs qui en
garantit la fiabilité. Aussi fournissent-ils un ensemble d’arguments puissants
pour réfuter les stratégies discursives centrées sur le brouillage référentiel dont
se servent Russ Granata ou Ahmed Rami. Enfin, comme le montre le cas du
US Holocaust Memorial Museum (USHMM), ces institutions peuvent également
faire usage de leur pouvoir de représentation pour intervenir directement dans les
débats politiques : en février 200, Fred S. Zeidman, directeur de l’USHMM a
condamné publiquement les propos du Président iranien Mahmud Ahmadinejad
qualifiés de négationnistes, d’antisémites et d’antisioniste (http://www.ushmm.
org) (consulté le 28/03/200).
Les procédures de réfutation auxquelles peuvent conduire les sites
institutionnels sont de première importance car elles ne cessent d’actualiser la
critique historiographique, redéfinissant la relation entre les mots (les discours
de représentation) et les choses (le fait réel de l’extermination). En termes de
rhétorique, la complexité sémantique, philosophique et idéologique de la relation
entre les mots et les choses porte sur l’argumentation logico-discursive qui paraît
d’autant plus persuasive qu’elle prend assise sur la crédibilité de l’orateur. Tel est
le cas de ceux qui parlent au nom des institutions prestigieuses que nous venons
de mentionner, parmi lesquelles il faut également ranger les centres universitaires
196 Michael RINN

de recherches consacrées à l’étude de l’antisémitisme comme le Zentrum für


Antisemitismusforschung de Berlin (http://tu-berlin.de/zfa) et le Vidal Sassoon
International Center for the Study of Antisemitism (http://sicas.huji.ac.il).
Cependant, il est fort à craindre que ce type de discours ne puisse fournir de
réponses adéquates aux convictions nationales-socialistes d’un Russ Granata et
à l’intégrisme islamiste d’un Ahmed Rami car ces derniers puisent leur force de
persuasion dans l’argumentation pathémique destinée à éveiller les émotions du
public auquel ils s’adressent. Leurs discours du faire comme si la Shoah n’avait pas
eu lieu se soustraient largement à l’opinion établie par le savoir institutionnel.
On peut penser qu’il en va autrement pour les sites individuels qui engagent
directement la polémique avec les négationnistes. Comme ils ne sont pas tenus
de respecter les règles de production, de gestion et de diffusion du savoir objectif
en raison même de leur caractère non institutionnel, ils peuvent en tirer leur
principale force argumentative à l’encontre de la polyphonie informationnelle
dont se servent Ernst Zündel ou Serge Thion. Répondant à la loi de proximité
qui régit tout acte de communication publique, ces sites s’inscrivent davantage
dans des traditions rhétoriques spécifiques à leur pays d’origine. Compte tenu de
la mondialisation des flux d’information dont profite la mouvance négationniste,
les différences nationales paraissent frappantes lorsqu’on compare, par exemple,
le site français de Michel Fingerhut intitulé « Ressources documentaires sur le
génocide nazi et sa négation » (http://www.anti-rev.org), le site nord-américain
de Ken McVay appelé « The Nizkor Project » (http://www.nizkor.org) ou encore
celui de Jürgen Langowski, la « Holocaust-Referenz » hébergée en Allemagne
(http://h-ref.de).
Michel Fingerhut emprunte au discours des Lumières ; son site revêt
un rôle éducatif, explicatif et informatif ; il propose un véritable programme
d’apprentissage des connaissances essentielles relatives à la Shoah. En cela, il
est proche des sites institutionnels. Mais en écartant systématiquement le doute
cartésien quant à la réalité même du fait historique, son but argumentatif vise
directement l’annulation des « thèses » négationnistes. Son entreprise paraît
donc encyclopédique. M. Fingerhut réunit un grand nombre de textes originaux
d’historiens, de philosophes, de sociologues, de pédagogues, mais également
d’écrivains et de poètes qui se sont exprimés sur le crime nazi et sur les tentatives
de sa négation. En outre, garantissant le copyright à l’ensemble des ressources
documentaires proposées, M. Fingerhut inscrit son site dans le dispositif légal
qui régit le monde de l’édition, ce qui renforce l’aspect logico-discursif de sa
démarche persuasive. Enfin, il propose une bibliographie fournie, ainsi qu’un
calendrier complet et actuel des rencontres, colloques et conférences portant
sur la problématique. Par le souci de mettre à disposition de l’internaute une
documentation exhaustive de la Shoah, M. Fingerhut se démarque donc clairement
des démagogues racistes qu’il cherche à réduire au silence.
Critique des réfutations négationnistes 197

Quant à Ken McVay, il inscrit son site appelé « The Nizkor Project »
(Nizkor signifie en hébreu « nous nous souviendrons ») dans la tradition anglo-
américaine de la joute rhétorique : le détenteur de la vérité est celui qui fournit de
meilleurs arguments que son adversaire. Plusieurs rubriques du site proposent ainsi
un véritable « kit » d’argumentation anti-négationniste, rappelant les classes de
rhétorique appliquée dans les speech departments des universités américaines. En
brossant minutieusement le portrait des principaux représentants de la nébuleuse
négationniste, il s’agit d’abord de reconnaître les forces et les faiblesses de leur
discours. Ensuite, K. McVay et ses collaborateurs réfutent systématiquement les
fameuses  « thèses » formulées par Ernst Zündel et Greg Raven, directeur de
l’« Insitute for Historical Review » (IHR) (http://ihr.org), officine négationniste
domiciliée en Californie, leur opposant un argumentaire d’une grande rigueur
de  questions et réponses. Enfin, le site propose à l’internaute un ensemble
de cours d’analyse de textes négationnistes qui lui permet de s’exercer dans la
réfutation négationniste. « The Nizkor Project » peut donc être envisagé comme
une véritable « trousse d’outils » dont parle Wittgenstein dans les Investigations
Philosophiques (153 : §11), expliquant les règles de jeux de langage nécessaires
pour dominer les adversaires de la société démocratique.
Enfin, le site de Jürgen Langowski intitulé « Holocaust-Referenz » puise
largement dans la tradition de la philologie allemande. Dans différentes rubriques
consacrées à l’argumentaire des Auschwitz Leugner (négateurs d’Auschwitz)
(notre traduction) de langue allemande, il analyse les procédures de falsification
qui caractérisent leur travail de persuasion, allant de la prétendue guerre préventive
engagée par la Wehrmacht contre la menace soviétique, aux stéréotypes du Juif,
ennemi du peuple allemand, en passant par la spéculation sur le chiffre exact des
victimes du nazisme. Ainsi, dans la rubrique « Eine Lektion in revisionistischer
Sprachwitzenschaft » (mot-valise signifiant à la fois |science du langage| et
|mot d’esprit| au sens de |mauvaise plaisanterie|) (consultée le 0/0/2005),
J. Langowski dénonce la manière avec laquelle les négationnistes allemands se
servent abusivement d’une traduction réductionniste du mot anglais race pour
« prouver » que les juifs américains chercheraient à se définir comme la « race
élue ». Par là, J. Langowski montre comment les négationnistes veulent mettre
en exergue l’incompatibilité entre les peuples juif et allemand. Ainsi, l’analyse
lexicologique permet de dévoiler les carences de leur raisonnement. Certes, le
sens du mot anglais race recouvre partiellement le domaine biologique auquel
réfère le mot allemand Rasse. Mais l’usage de l’expression the Hebrew race
signifie également |groupe culturel|, |famille|, |nation|, |nationalité|, |gens|, |tribu|
et |type|. J. Langowski affirme enfin que la traduction de jewish race en jüdische
Rasse – singulièrement réductrice – serait destinée à étayer l’argument raciste
soutenu par les négationnistes allemands.
198 Michael RINN

On peut conclure que les trois sites individuels empruntant à différentes


traditions rhétoriques – le rationalisme cartésien (M. Fingerhut), le débat
démocratique (K. McVay), et l’examen philologique (J. Langowski) –, semblent
bien adaptés pour réfuter l’argumentation négationniste qui puise dans la
polyphonie informationnelle. Mais leur travail persuasif reste centré sur la
pertinence logique proposée par un orateur qui cherche à faire la démonstration
de ses compétences analytiques et de ses valeurs morales. Cédant le terrain
des émotions aux négationnistes, les sites individuels auront probablement peu
d’emprise sur les discours qui empruntent à la délectation ludique dont David
Irving paraît un modèle précurseur.

La force des émotions dans le langage

Proche du site de Ken McVay « The Nizkor Project » que nous venons
de citer et dont il assure la diffusion en français des « 66 questions et réponses
négationnistes réfutées », celui de Gilles Karmasyn intitulé « Pratique de
l’histoire et dévoiements négationnistes » (PHDN) (http://www.phdn.org) fournit
lui aussi un « kit » argumentatif destiné à bloquer les discours des grands leaders
de l’internationale négationniste, dont David Irving, Ernst Zündel ou Ahmed
Rami. Cependant, le style humoristique avec lequel PHDn engage la polémique
avec Robert Faurisson, doyen français de la mouvance, puise largement dans le
pathos, portant les réfutations négationnistes dans le domaine des émotions. Dans
une rubrique appelée « Négations en folie » (consultée le (0/0/2005), plusieurs
articles sont consacrés à Robert Faurisson. Ainsi, « The Mad Revionnist »,
« Mémoire en défonce : de l’inexistence d’Alain Delon » et « Le débarquement
en Normandie n’a jamais eu lieu ». Ces articles se présentent sous forme de
pastiches, moquant l’argumentaire de l’auteur qui les signe, un dénommé Faubert
Robinson. L’anagramme de Robert Faurisson souligne la motivation sémantique
entre son nom et sa stratégie discursive visant à nier des faits historiques. L’article
consacré au débarquement des Alliés en normandie servira d’exemple. Ainsi
l’avertissement :

Notre maître à tous, le géant de l’intellect révisionniste, Faubert Robinson, démontre


ici en recourant à son infaillible méthode (louée soit-elle), que le 6 juin 1944,
aucun débarquement n’eut lieu en Normandie : il s’agit d’un mythe mensonger
faisant partie des Protocoles des Sages du Mémorial de Caen… (p. 1)

Sous forme déclamatoire, l’Internaute est invité à la tribune du dénommé


Faubert Robinson présenté comme un orateur célèbre. L’exagération hyperbolique
de « géant de l’intellect », la répétition pléonastique de « infaillible méthode »
ou la citation inappropriée d’une formule religieuse « louée soit-elle » qui se
Critique des réfutations négationnistes 199

rapporte à « méthode » tournent en dérision l’argument proposé. Cette figuration


stylistique dénonce le discours négationniste qui cherche à rendre redondants
mythe et mensonge dont seraient responsables les comploteurs juifs avides
d’argent. L’expression sarcastique de « Protocoles des Sages du Mémorial
de Caen » rappelle en effet que les négationnistes se réfèrent toujours à cet
opuscule antisémite de la police tsariste intitulé Protocoles des Sages de Sion.
En l’occurrence, l’utilisation du sarcasme, forme exacerbée de la moquerie
qui, contrairement à l’ironie12, laisse peu de doute sur le sens du discours de
l’énonciateur, sert à rappeler que la preuve établissant leurs faux n’empêche pas
les négationnistes de crier au complot.
Sur le plan formel, le pastiche imite fidèlement le procédé de R. Faurisson.
L’ensemble du texte se présente comme un article scientifique, respectueux
des consignes d’édition en vigueur. Cependant, sous la plume de Faubert
Robinson, la démarche ne manque pas de dévoiler son caractère incongru. À titre
d’exemple, nous nous proposons d’analyser un passage de la seconde partie du
premier chapitre intitulé « La normandie moins bien défendue ? Autopsie d’un
mythe ». Le pseudo-auteur cherche à démontrer que les forces alliées avaient
pris connaissance de la présence de divisions allemandes à proximité des plages,
notamment grâce aux informations transmises par la Résistance. Pour cette
raison, ils auraient renoncé au débarquement. Afin de prouver son affirmation,
Faubert Robinson s’appuie sur un épisode relaté par Paul Carell (alias Paul Karl
Schmidt)13 dans son livre intitulé Ils arrivent (14) :

Que dit Paul Carell ? Que la Résistance a effectivement transmis le renseignement


sur la présence de la 352e division, mais par voie de pigeon voyageur. Or, nous dit
cet historien, un sniper allemand a abattu ce malheureux pigeon… naturellement,
Paul Carell ne nous fournit aucun détail supplémentaire, aucune source pour véri-
fier la pertinence de son affirmation. L’Allemand n’est même pas nommé, pas plus

12 Pour la définition des figures rhétoriques de la véhémence, voir HALSALL A. W. (2003 : 23-
281).
13 Le livre publié en France chez Robert Laffont, relatant le débarquement des Alliés en norman-
die, a été un best-seller international. Cependant, l’auteur Paul Carell, célèbre pour ses ouvrages
sur la Seconde Guerre mondiale, et soucieux de distinger les fait guerriers de la Wehrmacht des
crimes commis par la SS, n’a rien d’un historien. Il s’agit en vérité de Paul Karl Schmidt (1911-
1997), ancien SS et haut fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères du IIIe Reich. Depuis
13/40, il était le directeur du service de presse et responsable de la propagande nazie à l’étran-
ger. En 1944, il a contribué activement à la déportation des Juifs de Budapest. Après la guerre,
outre la brillante carrière d’auteur populaire et de journaliste reconnu, il a été le conseiller per-
sonnel d’Axel Springer, patron de presse allemande. L’ensemble de la citation présentée comme
une source historiographique emprunte ainsi à une autre figure rhétorique de la véhémence :
l’objurgation. Il s’agit d’une forme rhétorique du reproche par laquelle l’énonciateur, en l’oc-
currence celui qui signe le pastiche, se base sur un défaut de l’adversaire – le négationniste
R. Faurisson – pour le critiquer.
200 Michael RINN

que le pigeon. Aucune trace, ni de l’Allemand, ni de la sépulture du pigeon, n’a été


retrouvée. Par ailleurs, puisque ledit pigeon travaillait pour l’Intelligence Service
Service (sic), on aurait pu retrouver dans les archives du Public Record Office une
preuve de l’existence dudit pigeon, comme une fiche de salaire granulé, par exem-
ple. En dix minutes de recherche au sein de ces archives, je n’ai rien trouvé de tel.
Précisons qu’aucune médaille de la Résistance n’a été versée à ce pigeon, obscur
héros du devoir, comme s’il avait été oublié de tous… (p. 3-4)

Le pastiche met en exergue l’absurdité du raisonnement. Selon la


« méthode » de l’hypercriticisme pratiquée par le vrai/faux Faurisson, la découverte
de l’incohérence d’une information rapportée par un pseudo – historien, aussi
anecdotique soit-elle, conduit à dénoncer l’incompétence du chercheur, l’accusant
du même coup d’être à l’origine d’une falsification de l’Histoire. La tournure
interrogative de la séquence d’ouverture s’apparente à une figure pathique de
la véhémence, l’epiplexis, qui sert à blâmer l’énonciataire en lui posant des
questions fourrées destinées à révéler ce qui, aux yeux de l’énonciateur, constitue
son erreur. Comme il s’agit ici d’une question que l’énonciateur s’adresse à lui-
même, la clause emprunte à l’auto-ironie, dénonçant l’incongruité de l’argument
développé. L’épisode du pigeon paraît ainsi révélateur du discours négationniste
qui se caractériserait par la surexploitation d’un détail sans commune mesure avec
la donnée générale, la condamnation péremptoire de la source, le dilettantisme
scientifique et un lyrisme versant dans le kitsch.
À l’hypercriticisme s’oppose ce que l’on pourrait appeler l’hypocriticisme,
rappelant que les négationnistes, sophistes de l’époque contemporaine, cherchent
à affirmer tout et le contraire. Ainsi l’extrait suivant :

L’on sait également depuis la remarquable étude de Vincent Ringard, que la 2e SS


Panzer se contentait de réguler la circulation dans le Limousin et que les accu-
sations selon lesquelles le général Lammerding aurait refusé d’aider une vieille
dame à traverser une rue sont infondées. (p. 10-11)

Sous l’effet d’économie et de sous-détermination discursives, on reconnaît


les événements historiques qui ont conduit au massacre d’Oradour-sur-Glane
perpétré le 10 juin 144 par les SS de la division « Das Reich ». L’expression
euphémique « réguler la circulation dans le Limousin » qui vise à atténuer le choc
avec la réalité historique est une injure portée à la mémoire des victimes et de
leurs familles, jetant irrémédiablement le discrédit sur l’auteur fictif cité – Vincent
Ringard. À l’aspect moral mis en exergue par l’euphémisme s’ajoute l’auto-
accusation de médiocrité incarnée par le nom de l’auteur (Ringard). Se présentant
sous la forme d’une assertion directe de la défaillance de l’accusé – alors qu’il
est présenté comme exemplaire par l’orateur, la categoria, figure de discours de
Critique des réfutations négationnistes 201

l’expression pathémique, rappelle la procédure rhétorique de l’epiplexis analysée


précédemment. Dans les notes présentées en fin d’article, on pourra trouver
les références bibliographiques relatives à l’étude mentionnée : Mon bouquin
sur Oradour, une demi-tonne de mise en scène, Edition du Bunker, Asuncion,
Paraguay (p. 13). Si l’usage du terme familier « bouquin » est injurieux par
rapport à l’évocation du lieu géographique du massacre, la locution qualificative
« une demi-tonne de mise en scène » porte la figuration discursive à un degré
d’émotivité fort. On peut reconnaître le procédé rhétorique de l’abominatio,
procédé qui consiste à provoquer chez l’énonciataire une aversion extrême pour
le sujet visé. La force émotive investie dans l’acte de langage sollicite ainsi
l’implication du public visé dans le but de provoquer une réaction pathique.
Hyper- et hypocriticisme, mais également scientisme erroné destiné à
prouver que les côtes normandes n’ont pas été bombardées (p. 5) et racisme
envers les soldats afro-américains (p. 7), le pastiche passe en revue toute la
panoplie de l’argumentaire négationniste, faisant la démonstration de l’ineptie
de ses propos. Enfin, il procède à une attaque en règle contre la personne même
d’un orateur qui puise largement dans le registre pornographique et scatologique.
En effet, Faubert Robinson, faisant l’éloge de « la plantureuse Eva Braun » (p. 1)
et du film intitulé « Suce le juif » (p. 1), ou comparant les fameux messages
personnels de la BBC à un « préservatif », trahit son caractère cupide, tandis
que le lapsus « grosse merdo » (p. 11) et la transformation nominale de Deborah
Lipstadt, historienne américaine réputée, en Deborah « Lipshit » (p. 13) révèlent
son goût ordurier. L’ensemble de ces expressions emprunte à l’ara, figure de la
véhémence qui consiste à joindre l’exécration à l’imprécation, afin de soulever
auprès de l’énonciataire la plus forte antipathie envers l’opposant. Cependant, en
raison de sa charge émotionnelle extrême, ce procédé rhétorique peut déclencher
des effets de retournement sur l’orateur, substituant les réactions pathiques à des
raisonnements. En l’occurrence, c’est bien le discours tenu par l’énonciateur, le
dénommé Faubert Robinson, qui soulève chez l’énonciataire un fort sentiment de
rejet de sa personne.
Enfin, on peut penser que le pastiche emprunte également à l’humour auquel
réfère Heinrich Himmler, affirmant le 4 septembre 143 dans un discours adressé
aux cadres SS chargés de l’exécution de la Solution finale : « Wir dürfen nie den
Humour verlieren. » (Nous ne devons jamais perdre le sens de l’humour) (notre
traduction)14. Cependant, comme nous avons pu le constater, le texte produit par
retournement argumentatif un effet d’auto-dérision, permettant d’identifier les
caractéristiques de l’humour noir des nazis qui prône un scepticisme radical
pour conduire au désengagement moral de l’orateur et au conformisme social

14 Voir http://www.nationalsozialismus.de/documente/textdokumente/heinrich-himmler-posener-
rede-vom-04101943-volltext, p. 8. (consulté le 24-03-2006).
202 Michael RINN

du récepteur (Evrard 1 : 77-4). Ainsi, Faubert Robinson, pour prouver les
troubles de mémoire dont souffriraient les survivants de la Shoah, relate le cas
d’un proche ami âgé d’une soixantaine d’années et admirateur inconditionnel du
Führer, qui consacre sa vie d’Internaute à affirmer que Hitler était végétarien,
pas un légume. Or l’adresse de son site serait la suivante : « http://www.Hitler.
vegetable.com » (« http://www.Hitler.légume.com ») (p. 13) (notre traduction).

Notre réflexion s’interroge sur le constat selon lequel l’opinion publique


hésite toujours à valider le savoir institutionnalisé de la Shoah, malgré la
médiatisation actuelle de la mémoire. La principale raison en est sans doute la
nature du crime nazi. Penser Auschwitz paraît monstrueux, nous penser avec
paraît inacceptable. Même s’il sera difficile d’évaluer l’influence réelle des
négationnistes sur les sociétés contemporaines, leurs démarches persuasives sur
l’agora de l’Internet dont nous avons dressé une typologie rappellent que les
émotions participent grandement à nos manières de comprendre l’être humain,
donc nous-mêmes. Représenter Auschwitz comme un non-lieu d’essence
inhumaine cautionne ainsi l’argumentation négationniste centrée sur la peur de
l’inconnu. notre critique des réfutations négationnistes sur Internet a donc porté
sur le fait qu’elles négligent grandement l’argumentation pathémique, laissant le
champ libre aux discours racistes et néo-nazis.
Certes, l’analyse du pastiche diffusé sur le site de Gilles Karmasyn (PHDn)
nous a permis de montrer comment l’argumentation par les émotions paraît à la
fois trop appuyée et trop familière, voire vulgaire, ce qui la rapproche, somme
toute, des procédés rhétoriques des négationnistes. Ainsi, on aura reconnu l’usage
des figures de la véhémence, allant du sarcasme présent dans l’avertissement, à
l’exécration provoquée par l’injure scatologique, en passant par l’objurgation qui
dénonce l’impiété envers les soldats alliés tombés sur les plages normandes, ou
encore la provocation d’une représentation euphémique du massacre d’Oradour-
sur-Glane. Cependant, force est de constater l’effet persuasif de l’exercice de
style : battu par ses propres moyens argumentatifs, l’orateur pseudo-négationniste
se condamne au silence.
Il importe de savoir comment interpréter ce silence-là. La question porte
en premier lieu sur le dialogue incertain, ambigu, partagé entre l’esthétique et
l’éthique tel qu’il s’articule dans les discours artistiques de l’extrême contemporain
(Rinn 2005). Lire Imre Kertész ou Piotr Rawicz conduit, par moment, à suspendre
le flux interprétatif ; mais que restera-t-il de l’Autre et du moi dans ce vide de
sens ?
Critique des réfutations négationnistes 203

Bibliographie :

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Éditions Mille et une nuits, 1998.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi
Charlotte Delbo : Qui rapportera ces paroles ?

Jean-Paul DUFIET

Introduction

Dans cet article, nous analyserons le pathos présent dans la pièce de


Charlotte Delbo, Qui rapportera ces paroles ? (19661), et dont l’action se déroule
dans un camp d’extermination.
Cette pièce a une source autobiographique. En effet, Ch. Delbo2 fut arrêtée
comme Résistante, et déportée à Auschwitz avec deux cents autres femmes,
dans un convoi qui partit de Compiègne le 24 janvier 19433. Grâce à son statut
d’internée politique, Ch. Delbo évita la sélection pour la chambre à gaz, que les
déportés raciaux devaient subir au moment de leur arrivée à Auschwitz. À partir
du mois de janvier 1944, le groupe de Ch. Delbo se retrouva à Ravensbrück. Elle
fut libérée le 23 avril 1945, avec quarante-huit autres survivantes.
Dans notre étude, nous laisserons de côté les enjeux culturels, philosophiques
et politiques qui sont propres à la représentation de l’univers concentrationnaire.
Toutefois, deux remarques sont utiles à notre analyse du pathos. Premièrement, le
fait que tous les personnages de QRCP sont exclusivement des femmes – vingt-
trois – a sans nul doute une influence sur la nature et le rôle du pathos dans
QRCP. Deuxièmement, même si on ne trouve aucune trace d’idéologie politique
dans cette pièce, pas même des remarques antinazies, il est très probable que les
convictions politiques de Ch. Delbo4, en plus de son appartenance à la Résistance,
expliquent que le pathos de QRCP soit fondé sur une intense fraternité entre les
personnages.

1 DELBO Ch., Qui rapportera ces paroles ?, Aigues-Vive, HB éditions, 2001. Dorénavant, dési-
gnée par QRCP dans la suite de notre article. La pièce fut écrite en 1966, et la première repré-
sentation eut lieu en 1974.
2 Ch. Delbo est décédée en 1985.
3 DELBO Ch., Le convoi du  janvier, Paris, Les Éditions de Minuit, 1965.
4 Ch. Delbo était membre du Parti Communiste.
206 Jean-Paul DUFIET

Pathos, théâtre et camp nazi

Le pathos au théâtre
Le pathos se définit, très simplement, comme l’ensemble des émotions que
l’œuvre dramatique suscite5. Mais, on distingue6 au théâtre entre les passions
représentées, et les passions provoquées chez le spectateur. D’ailleurs, cette
distinction s’appuie sur la double structure énonciative du théâtre7 : d’une
part, la représentation montre des émotions intra-scéniques que s’échangent
des énonciations fictionnelles (les personnages), et d’autre part, l’ensemble de
l’interaction dialoguée se comporte comme une source énonciative unique qui
produit des effets émotifs sur la salle.
En tout état de cause, le texte de théâtre exalte naturellement le pathos,
puisque le locuteur-personnage prend directement la parole, sans la médiation
d’un narrateur, comme dans le roman ou le récit. En outre, la représentation fait
appel à d’autres paramètres qui nourrissent le pathos. Ainsi, lorsque des acteurs
incarnent des personnages, ils leur donnent un corps, un visage, une voix qui
produiront nécessairement des émotions. De même, tous les autres niveaux
sémiotiques de la représentation produisent des effets de pathos : la musique,
les lumières, la scénographie, etc. Certes, on n’analysera pas ici de spectacle,
et on ne s’interrogera que sur la pièce écrite. Mais il n’en reste pas moins que la
repésentation théâtrale est un dispositif dont les différents facteurs sont autant de
sources cumulables de pathos.

Représentation du camp nazi et éthique du pathos


Que se passe-t-il lorsque le théâtre s’empare d’un sujet comme le monde
concentrationnaire ? À l’évidence, la représentation du camp est obligatoirement
une source de pathos, sans, pour autant, que l’on donne à ce mot le sens de
sentimentalisme excessif, comme le fait implicitement une commentatrice de
QRCP, lorsqu’elle affirme : « Charlotte n’édulcore pas la réalité, n’enjolive rien,
n’omet rien. Pas d’hyperbole non plus, pas de pathos8. » Or, bien évidemment,
Ch. Delbo ne représente pas les internées du camp en taisant leurs souffrances et
leurs émotions9. Et nul doute que pour le spectateur-destinataire, l’humiliation de
l’être humain et sa déshumanisation systématique ne provoquent de l’indignation,

5 DASCAL M., « L’ethos dans l’argumentation : une approche pragma-rhétorique », AMOSSY R.,
(dir.), Images de soi dans le discours, Lausanne, Delachaux et niestlé, 1999, p. 61.
6 On se reportera à PAVIS P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Les éditions sociales, 1980, p. 287.
7 UBERSFELD A., Lire le théâtre III, Paris, Belin SUP, 1996.
8 GODARD C., « Postface » in DELBO Ch., op. cit., p. 141-142. C’est nous qui soulignons.
9 PAVIS P., Dictionnaire du théâtre, Paris, Éditions sociales, 180, p. 287 : « Pathos a aujourd’hui
un sens souvent péjoratif : c’est un pathétique trop affecté. »
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 207

de la compassion, et cette bienveillance solidaire envers les victimes, que les


Grecs appelaient l’« Eunoia ».
Cependant, si le pathos est ici une évidence incontestable, il est tout
autant un problème. Car le spectacle de l’individu, réduit aux nécessités les plus
élémentaires et les plus triviales de la survie, provoque aussi, par son excès même,
le dégoût et la honte chez celui qui regarde. L’indignité de la vision engloutit le
spectateur.
La représentation du camp de concentration impose donc, à l’énonciation
théâtrale, une position éthique, afin d’éviter de produire des effets de pathos
indignes – comme le font parfois le cinéma et la littérature. C’est pourquoi QRCP
repose sur trois règles linguistiques et sémiotiques particulières : une relation
référentielle, des codes esthétiques, et un champ sémiotico-éthique.

Les conditions théâtrales du pathos éthique

La relation référentielle
Dans QRCP, la représentation du camp est à la fois référentielle et
dénaturalisée. En effet, les indications scéniques spatiales excluent toute imitation
du camp : « Dans la baraque (inutile de la figurer, lumière et texte suffisent)10. »
La scène suggère donc un référent sans figuration : « un paysage désolé,
inimaginable, lunaire ; dans une lumière d’iréel11 ». En fait, le texte symbolise plus
l’idée abstraite du camp d’internement, qu’un camp particulier et réel. D’ailleurs,
le nom du camp n’est jamais prononcé dans la pièce.
Par conséquent, Ch. Delbo évite tous les signes stéréotypés du camp qui le
réduiraient à une icône reconnaissable, et l’horreur ne provient pas d’une image
scénique horrible.

Les codes esthétiques


Ch. Delbo rejette aussi les stéréotypes vestimentaires, puisqu’elle précise
dans les didascalies : « Surtout pas de rayures12. » Le corps des personnages est
même complètement neutralisé par les indications scéniques sur les costumes :
« Tuniques ou sarraux mi-longs, en coutil gris. [… ] Le costume ne compte
pas13. » Selon ces didascalies, les visages eux aussi disparaissent du champ de
la signification : « Les visages ne comptent pas14. » Or, on le sait, les corps et les
visages constituent une des ressources principales du pathos, dans le jeu théâtral.

10 DELBO Ch., op. cit., p. 48.


11 Ibidem, p. 48.
12 Ibid., p. 48.
13 Ibid., p. 48.
14 Ibid., p. 48.
208 Jean-Paul DUFIET

À l’évidence, Ch. Delbo a écarté toutes les possibilités de montrer des corps
suppliciés, et des visages grimaçants de douleur.
On pourrait d’ailleurs ajouter, que l’exclusion des déformations du corps
est corroborée par l’exclusion des cris dans la parole : « Les mouvements seront
toujours lents et on ne criera jamais15. »
Les corps suppliciés, les larmes et les hurlements sont donc bannis
de la scène. Il apparaît que l’énonciation dramatique effectue ici des choix
sémiotico-esthétiques systématiques et cohérents, et que le pathos, produit par la
représentation de l’univers concentrationnaire, est surdéterminé par un impératif
éthique.

Le champ sémiotico-éthique
Le camp nazi a fait disparaître les universaux transcendantaux16 et
pathétiques de l’homme. Dans les camps, l’homme n’a plus donné de mesure aux
relations humaines, et le monstrueux lui-même s’est exprimé hors de la mesure
de l’homme. Par conséquent, cette monstruosité même du camp d’extermination
est comme antérieure à la représentation théâtrale et à ses langages : en quelque
sorte, elle n’est pas sémiotisable. En d’autres termes, le camp d’extermination
ne peut être montré que si la monstruosité qui est hors de la mesure de l’homme,
comme par exemple l’homme-bête sauvage et l’homme-détritus, est laissée hors
de la scène. Primo Levi le souligne dans sa préface à la version théâtrale de Se
questo è un uomo : « abbiamo cercato di conservare per ogni singolo personaggio
la sua carica umana originaria, anche se logorata dal conflitto permanente con
l’ambiente selvaggio del campo17 ». Comme le dit également L. Atlan, à propos
de sa pièce Monsieur Fugue18 : « Ce qu’ont subi les femmes, il valait mieux ne pas
le dire19 », pas plus qu’il ne fallait dire que « même les professeurs, les rabbins
devenaient des bêtes féroces au moment de la soupe ». D’ailleurs, comme pour
confirmer ce point de vue, QRCP ne montre pas les personnages au moment de
la soupe.
Le pathos de la représentation du camp ne procède donc pas de la
vision de l’extrême absolu, hors de toute mesure humaine. Ch. Delbo restreint
volontairement les capacités sémiotiques et linguistiques de son théâtre.

15 Ibid., p. 48.
1 NANCY J.-L., « La représentation interdite », in L’art et la mémoire des camps, NANCY J.-L.
(dir.), Paris, Seuil, 2001, p. 13-39.
17 LEVI P., Se questo è un uomo, versione drammatica di Pieralberto Marché e Primo Levi, Tori-
no, Einaudi, p. 8. On se rapportera également à SCARLINI L., « Teatro », in Primo Levi, Mila-
no, Marcos y Marcos, p. 485-499.
18 ATLAn L., Monsieur Fugue, Paris, Théâtre de l’école des loisirs, 2000.
1 ATLAN L., « Rendre la vérité vivante », in La Sho’ah tra interpretazione e memoria, napoli,
Vivarium napoli, MCMXCIC, 1998, p. 197.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 209

La conception du pathos de Ch. Delbo


Comme nous l’avons déjà souligné, la représentation théâtrale du camp nazi
est nécessairement irriguée par le pathos. Que serait, en effet, la représentation
du camp d’extermination, si elle était émotivement indifférente aux déportés ?
n’aurait-elle pas, sur les victimes, le même regard que les SS ? Émouvoir le
spectateur appartient donc, nécessairement, à la visée pragmatique du texte.
Cependant cette visée pragmatique de QRCP ne se réalise pas en
représentant le degré de sauvagerie le plus répugnant. En effet, la pièce montre,
principalement, la survie dans le camp, avec dignité et humanité. Les victimes
sont présentées à travers l’idéal de leur combat contre la déshumanisation, et
leur sens de la solidarité20. QRCP exprime donc un pathos qui naît de l’héroïsme
humaniste et de l’agon que la victime déploie contre sa propre dégradation :

nous aurons vu, côte à côte, la pire cruauté et la plus grande beauté. Quand je
dis cela, je pense à celles qui m’ont donné leur tisane quand je suffoquais de soif,
quand ma langue était comme un morceau de bois rugueux dans ma bouche, à
celles qui m’ont touché la main en réussissant à former un sourire sur leurs lèvres
gercées quand j’étais désespérée, à celles qui m’ont relevée quand je tombais dans
la boue, alors qu’elles étaient déjà si faibles elles-mêmes, à celles qui m’ont pris
les pieds dans leurs mains, le soir, au moment de se coucher, et qui ont soufflé sur
mes pieds quand je sentais qu’ils avaient commencé à geler pendant l’appel. Et je
suis là. Toutes mortes pour moi21.

Dans QRCP, l’effet de pathos sur le spectateur est structuré par deux types
d’affect envers la victime : tout d’abord, par la compassion qui naît de la litanie
des abominations, et deuxièmement, par l’estime et l’admiration que suscite
l’humanité des internées. Ainsi Ch. Delbo exclut-elle de la scène « la zona grigia22 »,
cette zone ambiguë dans laquelle la victime se fait auxiliaire des bourreaux, tout
en continuant d’être victime. De cette manière, tous les personnages de QRCP
sont éthiquement intacts, et le spectateur n’est jamais en situation d’éprouver des
sentiments contradictoires pour un même personnage. Dans QRCP, le pathos naît
de l’hommage aux victimes, et il se mêle à la rhétorique épidictique23.

20 Sur ce point nous partageons tout à fait les analyses de RASTIER F., in, Ulysse à Auschwitz,
Paris, Les éditions du CERF, 2005.
21 DELBO Ch., op. cit., p. 122.
22 LEVI P., I Sommersi e i salvati, Torino, Einaudi, 18, « La zona grigia », p. 24-52.
23 KIBEDI VARGA A., Rhétorique et Littérature, Paris, Librairie Klincksieck, 2002, p. 22-32.
210 Jean-Paul DUFIET

Pathos et communication théâtrale

Au plan formel, la pièce est composée d’un Prologue, d’un Envoi final, et
de trois actes construits sur une suite discontinue de moments de la vie du camp.
Différents facteurs textuels déterminent le dispositif de prise de parole,
d’où naissent le pathos et les émotions.

L’énonciation et le pathos

Le pathos, dans QRCP, dépend essentiellement de trois positions énonciatives.


Tout d’abord, dans le Prologue, l’énonciation est définie comme vaine :

PROLOGUE
Françoise
Parce que je reviens d’où nul n’est revenu
Vous croyez que je sais des choses
Et vous vous pressez vers moi
Tout gonflés de vos questions
De vos questions informulables
Vous croyez que je sais les réponses.
[…]
Et cette lumière sur les prunelles qui ont osé la regarder
Les a brûlées.
Alors pourquoi dire
Puisque ces choses que je pourrais dire
ne vous serviront
À rien…24

Françoise met le destinataire du prologue en garde : le dire du survivant


est composé de « choses » qui ne « serviront à rien ». Le Prologue instaure donc
un dispositif énonciatif qui doute de ses propres capacités de persuasion. Au sens
linguistique, l’énonciation du début de QRCP est malheureuse. De plus, l’Envoi,
qui clôt le drame, confirme cet échec énonciatif :
EnVOI
[…]
Denise
C’est que là d’où nous revenons
les mots ne voulaient pas dire la même chose
Françoise
Les mots qui disent les choses simples :

24 QRCP, p. 51.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 211

avoir froid
avoir soif
avoir faim
être fatigué
avoir sommeil, avoir peur,
vivre, mourir.
Denise
Si vous ne voyez pas la différence
c’est que nous ne savons plus les prononcer
avec le sens que là-bas ils avaient25.

Dans l’Envoi, l’acte locutoire est présenté comme s’il était sans effet sur
le spectateur : « Si vous ne voyez pas la différence. » Le Prologue et l’Envoi
se font donc écho, lorsqu’ils doutent de leur efficacité énonciative. Mais bien
évidemment, ce danger est conjuré par le reste de la pièce. En effet l’action
dramatique de QRCP est pensée contre cette impuissance énonciative. Les trois
actes du texte sont comme le contrepoint énonciatif et rhétorique du Prologue
et de l’Envoi, parce qu’ils permettent au spectateur de comprendre le « sens »,
apparemment inaccessible, que les mots avaient dans le camp. Et dans cette
entreprise de persuasion, le pathos joue un rôle central.
En second lieu, l’énonciation des personnages interpelle souvent directement
le spectateur. Cette relation théâtrale avive l’effet pathétique, comme dans cette
interrogation de Françoise : « Et maintenant, combien en reste-t-il ? Peut-on jouer
une pièce avec des personnages qui meurent avant qu’on ait eu le temps de les
connaître ? Moi non plus, je n’ai pas eu le temps de les connaître26. » L’énonciation
du personnage englobe ici toute la représentation, car le passé composé repose,
très curieusement, sur le rapport entre le passé historique de la vie du camp et le
présent de la représentation. Cet effet de réel, propre à l’énonciation théâtrale,
met le spectateur en situation de forte tension émotive, puisqu’il n’est plus face
à un personnage dramatique de survivant, mais face à la survivante réelle, Ch.
Delbo. Le pathos est particulièrement exalté par cette forme énonciative.
Enfin, la présence du spectateur à l’intérieur du dialogue structure
l’énonciation des personnages. Elle repose sur un topos de la littérature
concentrationnaire : les prisonnières, pour résister aux conditions du camp, rêvent
qu’elles survivent et qu’elles racontent leur expérience, mais qu’elles se trouvent
toujours face à un interlocteur imaginaire incrédule (ami, parent, etc.). Ce topos
est présent dans L’Envoi de la pièce : « Pourquoi iriez-vous croire/à ces histoires
de revenants/de revenants qui reviennent/sans expliquer comment 27? » Mais, on

25 C’est nous qui soulignons.


26 DELBO Ch., op. cit., p. 111.
27 Ibidem, p. 137.
212 Jean-Paul DUFIET

trouve ce topos également en de multiples autres occasions ; par exemple : « Ils


penseront que, puisque nous en sommes revenues, c’est que ce n’était pas aussi
terrible que nous le dirons. Celles qui rentreront seront un démenti à leurs dires28 » ;
et encore : « Mais de quoi sont-elles mortes toutes ? Toutes n’ont pas bu d’eau,
toutes n’ont pas été égorgées par les chiens, toutes n’ont pas été battues à mort,
comme Claire29 ? » ; ou bien : « Nous expliquerons et personne ne comprendra30. »
Dans ce topos réitéré, le personnage oriente sa parole en fonction des objections
qu’il anticipe chez son interlocuteur. Cette forme de parole constitue une
structure énonciative dialogique dans laquelle la présence ou l’absence de pathos
est décisive de deux manières. D’abord, l’affect de la survivante est sollicité,
puisqu’à l’horreur de ce qu’elle a enduré, s’ajoute l’injustice de n’être pas crue.
Mais, de plus, l’émotion ou l’indifférence du destinataire imaginaire donne
sens à son regard sur la victime : en effet son incrédulité nourrit forcément son
insensibilité, ou à tout le moins de son impassibilité, car nul n’est ému par ce qu’il
ne croit pas. Dès lors, à contrario, le pathos du spectateur sera bien une preuve, au
sens rhétorique, qu’il est convaincu que la vie dans les camps fut abominable, et
que les survivantes s’y sont comportées de manière admirable.
Tout au long des trois actes de la pièce, le dispositif énonciatif conjure
donc l’échec de la communication théâtrale, tel qu’il est redouté au Prologue,
et apparemment confirmé dans l’Envoi. Le pathos et la persuasion du spectateur
sont totalement interdépendants dans QRCP.

La langue et le pathos

Eu égard au pathos, la langue de QRCP a deux grandes caractéristiques.


La première concerne la relation référentielle. Dès lors que, comme on
l’a vu, le camp nazi n’est pas figuré, la langue de Ch. Delbo ne peut réfèrer à
l’univers concentrationnaire que si le spectateur-destinataire est déjà informé de
la réalité des camps, et qu’il partage le champ cognitif de la pièce. Seule, cette
connaissance permet au spectateur de saisir l’échange dialogal suivant : « Claire :
tu es lâche.. » – « Françoise : lâche… encore un mot qui ne veut rien dire ici31. »
Le spectateur ne peut comprendre la désémantisation du lexème « lâche » que s’il
est au fait de la déshumanisation absolue de la vie du camp. Et du point de vue
linguistique, cette désémantisation révèle que, dans QRCP, le pathos s’exprime
par des variations qui concernent la langue la plus commune. Le pathos ne naît

28 Ibid., p. 79.
29 Ibid., p. 115.
30 Ibid., p. 124.
31 Ibid., p. 57.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 213

pas d’une langue inouïe de l’abomination inconcevable, mais des variations


sémantiques que la vie des camps attribue au vocabulaire le plus quotidien. Déjà
dans l’Envoi, la langue ne recourt pas à l’image la plus suggestive, ni même à la
trouvaille stupéfiante de l’abomination. Au contraire, comme dans les exemples
suivants :
avoir froid
avoir soif
avoir faim
être fatigué
avoir sommeil, avoir peur,
vivre, mourir.

Ch. Delbo crée le pathos dans la langue la plus plate, en ôtant aux lexèmes
quotidiens leur banalité trop rassurante, et en redonnant à leur relation référentielle
l’intensité radicale de la pure essence des choses. Toutes ces locutions verbales
de la sensation humaine immédiate, « avoir froid, avoir soif, avoir faim, être
fatigué, avoir sommeil, avoir peur » désignent, dans QRCP, des enjeux de vie et
de mort.
La seconde caractéristique de la langue de Ch. Delbo concerne le style
du pathos. Certes, on trouve certains procédés stylistiques et rhétoriques
d’accentuation du pathos, comme par exemple dans l’extrait suivant (avec les
images de vision horrible, les amplifications, les accumulations, les redondances,
les translations grammaticales, etc.) :

Alors, mourir pour mourir, autant tout de suite, avant d’avoir souffert cette souf-
france qu’on voit sur les mortes, là dans la neige, là-bas sur le tas où corbeaux
et rats se rassemblent, ces cadavres nus, enchevêtrés en un tas, et même sur les
encore vivantes qui sont arrivées une semaine avant nous32.

Mais, conformément à ce que nous venons de dire sur la langue commune,


cette rhétorique de l’intense est extrêmement circonscrite. De plus, elle a surtout
une fonction logique : dans le cas présent, en effet, la vision des cadavres ne
produit pas une contemplation fascinée, mais sert d’argument à la prisonnière,
en faveur du suicide. nous reviendrons d’ailleurs sur l’argumentation dans le
dialogue. Plus généralement, la langue de QRCP frappe surtout par le fait qu’elle
est très écrite, et qu’elle ne mime jamais la souffrance, comme elle pourrait le
faire, en utilisant, par exemple, des marques littéraires de l’oralité. On a déjà vu,
d’ailleurs, que, dans les didascalies, les cris sont exclus de la scène. De même,
Ch. Delbo utilise très peu d’interjections, n’emploie pas de mots réduits à des
bribes phonétiques, et elle évite les phrases inachevées et les monosyllabes, etc.

32 DELBO Ch., op. cit., p. 51.


214 Jean-Paul DUFIET

En clair, l’acte même de parler ne porte aucune trace de la dégradation physique


des personnages, et ceux-ci parlent au-dessus des conditions référentielles
dans lesquelles ils se trouvent. La langue de QRCP n’est donc pas l’expression
naturaliste du camp. D’ailleurs, le lexique utilisé confirme ce choix linguistique.
En effet, on ne retrouve absolument pas le jargon du camp, tel qu’il est décrit dans
les témoignages ; de plus, aucun mot allemand n’est employé, et le babélisme,
si important chez P. Levi33, est totalement absent de la pièce. La langue de
QRCP persuade donc le spectateur-destinataire par l’intermédiaire d’un pathos
raisonné ; elle n’offre pas la restitution brutale et crue d’un vécu effroyable, mais
la réélaboration de ce vécu à des fins cognitives. La représentation de l’émotion
est donnée dans la langue d’une émotion pensée.

Situations dramatiques et dialogues


Les situations dramatiques dans QRCP se développent à deux niveaux, qui
s’avèrent être dans un rapport de tension : d’une part, les situations montrent la
vie quotidienne de l’univers concentrationnaire (l’appel, la nuit dans les baraques,
le lever etc.) ; mais d’autre part, dans ces situations, se déploient des dialogues, à
visée pragmatique, entre les prisonnières. En effet, les internées veulent surtout
s’entraider, se convaincre, se rassurer, se consoler, se confier, s’encourager pour
préserver leur dignité, etc. Le pathos qui vise le destinataire-spectateur ne dépend
donc pas principalement de l’horreur de la situation concentrationnaire ; il provient
beaucoup plus de la pragmatique des dialogues, et, par conséquent, des qualités
humaines et des sentiments exprimés par les personnages. De plus, du fait que
les personnages de QRCP appartiennent tous exclusivement à la catégorie des
victimes, le pathos du dégoût, ou de la haine, que provoqueraient la présence
scénique des bourreaux, n’atteint pratiquement jamais le destinataire-spectateur.
La nature des principaux effets pathémiques qui visent le destinataire-
spectateur dépend de deux attitudes dominantes, mais apparemment opposées,
des victimes. Dans certains cas, les déportées sont prêtes à lutter pour rester
vivantes dans le camp, et, dans d’autres cas, elles se laissent sombrer dans la
mort. Du coup, la réaction émotive du spectateur semble sollicitée en deux sens
contradictoires. Ainsi, dans la première scène de la pièce, le suicide est critiqué
au nom de la lutte contre la déshumanisation, et de la nécessité de témoigner.
En revanche, dans la dernière scène, la pièce suggère, au destinataire-spectateur,
d’estimer le suicide, car il permet ici d’éviter la complicité avec le système
concentrationnaire. La contradiction n’est donc qu’apparente. Le suicide est

33 LEVI P., I sommersi e i salvati, op. cit., p. 68-82.


34 EGGS E., « Ethos aristotélicien, conviction et pragmatique moderne », in AMOSSY R., (dir),
Images de soi dans le discours. La construction de l’éthos, Lausanne, delachaux et niestlé, 1999,
p. 31-59.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 215

rejeté ou valorisé, non pas selon son hypothétique valeur absolue, mais selon
qu’il permet, ou qu’il ne permet pas, de résister au système concentrationnaire.
En conséquence, l’effet de pathos sur le destinataire-spectateur de QRCP, est
une relation sémantico-pragmatique, qui dépend, en permanence, du combat des
déportées contre le système concentrationnaire.
Le pathos des caractères supplante donc le pathos des situations
abominables.

Le pathos et les formes discursives

Dans QRCP, le pathos se manifeste à travers deux formes discursives


préférentielles : le dialogue argumentatif et le récit.

Le dialogue argumentatif
Le dialogue argumentatif domine la pièce. Ceci n’est pas surprenant, puisque
le pathos, comme on l’a déjà vu, participe à l’art de persuader le destinataire-
spectateur de la vérité des camps.
Dans ce passage, le personnage de Claire cherche à convaincre Françoise,
– la survivante qui incarne Ch. Delbo –, de ne pas se suicider :

Françoise
Je n’ai pas de vocation pour le courage perdu.
Claire
Veux-tu m’écouter ?
[…]
Claire
Je répète que tu [Françoise] n’as pas le droit. Tu n’as pas le droit parce que tu
n’es pas seule. Il y a les autres. Et surtout, il y a les petites : Mounette, Denise et
sa sœur, Rosette, la grande Hélène, Aurore, Rosie qui n’a pas seize ans, toutes les
petites à qui tu faisais réciter des poèmes, à qui tu faisais jouer la comédie avant
le départ, quand nous inventions des passe-temps en attendant le départ. Elles
t’admiraient parce que tu es grande. Elles t’écoutent, elles te suivent. Si tu te sui-
cides, elles te suivent. Si tu te suicides, elles ou certaines d’entre elles t’imiteront.
Suppose que parmi elles, il y en ait une qui ait une chance de rentrer, une seule, et
qu’à cause de toi elle perde cette chance35.

Claire mêle les arguments de sentiments et les convictions éthiques.


En effet, d’une part elle fait appel à l’orgueil de Françoise, en valorisant son
importance pour les autres prisonnières : « elles t’admiraient, elles t’écoutent,
elles te suivent » ; mais d’autre part, elle sollicite aussi son sens du devoir, comme

35 DELBO Ch., op. cit., p. 56-57.


216 Jean-Paul DUFIET

le soulignent, en particulier, les expressions : « Tu n’as pas le droit » et « à cause


de toi ». Le discours de Claire se fonde donc sur le présupposé de la solidarité
et de la responsabilité de chaque prisonnière vis-à-vis de toutes les autres. Pour
contester ce discours, Françoise devrait lui répondre que les autres prisonnières
l’indiffèrent. Connaissant l’attachement de Françoise aux autres déportées, Claire
ne lui demande pas de sauver sa propre vie, mais de réfléchir à l’exemplarité de
son suicide. Elle tend donc à la culpabiliser en lui présentant la conséquence
éventuelle de ses actes. Pour le spectateur, ce pathos moralisant est contrebalancé,
en retour, par un pathos d’admiration, tant pour Françoise que pour Claire.
Cet échange dialogal articule, de manière exemplaire, la logique, l’éthique
et le pathos.

Le récit
Le récit est utilisé, comme dans la dramaturgie classique, pour rendre
visible, exclusivement par la parole, les horreurs qui se déroulent hors scène, et
qui ne doivent pas être montrées, conformément aux principes éthiques énoncés
précédemment. Ce type de récit n’élimine donc pas le pathos, mais le contrôle,
comme le montre ici la mort de Claire :

(À Agnès qui ne voit pas la scène) Yvonne : Une surveillante s’est jetée sur Sylvie
qui était sortie du rang pour faire dans le fossé, s’est ruée sur elle à coups de bâton
et Claire a couru pour lui arracher Sylvie, la ramener dans le rang. L’autre a laissé
Sylvie et s’est tournée sur Claire. Elle lui assène des coups sur la tête, sur la nuque,
sur les yeux. Oh !.. Claire est dévorée de rage. Elle rend coup pour coup, avec ses
poings, avec ses pieds. Mais l’autre ne la lâche pas. Je n’aurais pas cru Claire aussi
forte. En voilà une qui arrive en renfort… Claire est à terre. Les deux furies la
piétinent. (Un cri) C’est Claire qui a crié. Elles lui ont fracassé la tête. Elles s’en
vont. C’est fait36.

Ce récit commente, en direct, l’action en train de se dérouler37. Le présent


transforme le récit en un reportage, dans lequel la locutrice devrait difficilement
contrôler ses émotions, puisqu’elle parle tout en assistant à l’événement. Or, à
part un « Oh », certes très rare chez Ch. Delbo, la locutrice maîtrise tout à fait ses
affects et sa parole, au point d’introduire un commentaire raisonné au milieu de la
description : « Je n’aurais pas cru Claire aussi forte. » Une succession de phrases
indépendantes et brèves décrit exclusivement les actions, par des verbes et des
substantifs et en évitant les adjectifs et les adverbes intensifs. La langue écarte les
détails maccabres, à l’exception de l’unique participe, « fracassé », qui décrit la

36 QRCP, op. cit., p. 69-70.


37 Le récit classique était plus volontiers au passé.
Le pathos dans la langue de la représentation du camp nazi 217

tête de Claire. Ce récit bref donne à voir une exécution sans pitié, mais selon des
procédés linguistiques qui limitent l’horreur.
Le pathos est donc contrôlé, à deux niveaux, par l’énonciation de Ch.
Delbo. Premièrement, la mort de Claire n’est pas montrée en scène, mais elle est
seulement racontée. Deuxièmement, la langue de ce récit, très contrainte, limite
considérablement les effets de pathos horrible. En outre, la clôture sèche du récit,
sans prolongements émotifs de la part de la locutrice, laisse le spectateur sous
l’emprise du fait lui-même, et non pas sous l’effet d’un commentaire larmoyant.
La visée pragmatique du récit est moins le pathos de la monstruosité que, encore
une fois, le sentiment d’admiration, suggéré d’ailleurs par le commentaire : « Je
n’aurais pas cru Claire aussi forte. » La mort de Claire entre, sans emphase
rhétorique, dans la catégorie très classique des morts exemplaires.
Dans QRCP, le récit aussi limite l’horreur et impose l’admiration.

Conclusion

notre étude a mis en évidence que la représentation théâtrale du camp


nazi impose la présence du pathos. Le pathos est, à la fois, une mesure obligée
de l’expérience humaine, et un effet indispensable de la représentation théâtrale
sur le spectateur.
Mais, notre étude a tout autant mis en évidence que la nature et la mise
en œuvre du pathos sont également un problème crucial. À cet égard, le camp
d’extermination impose aussi que sa représentation dramatique soit fondée sur
un pathos éthique.
Le pathos, dans QRCP, est donc mis en œuvre dans le cadre d’une
scénographie et d’un jeu théâtral exempts de toutes les émotions larmoyantes et
affectées38.
Ch. Delbo introduit le pathos en irriguant toutes les structures textuelles.
Le pathos possède donc cette double caractéristique sémantique et fonctionnelle :
il se comporte comme un fluide qui traverse simultanément plusieurs structures
textuelles, et il recèle des changements d’intensité et de signification. On a pu
remarquer l’extrême variété des formes, des positions et des niveaux auxquels le
pathos s’attache.
Le pathos participe, très fortement, à la réalisation de la visée pragmatique
de la pièce, telle qu’elle est problématisée dans le Prologue et l’Envoi de QRCP.
Par conséquent, il convainc le spectateur de « croire à ces histoires de revenants ».
Il contribue donc fortement, selon une conception de la persuasion propre à la
rhétorique aristotélicienne, au dépassement du doute qui menace en permanence

38 Le seul cri que nous ayons rencontré dans le récit de la mort de Claire est produit hors scène.
218 Jean-Paul DUFIET

la communication théâtrale lorsqu’elle représente des camps nazis. De ce point


de vue, les limites sémiotiques et linguistiques fixées par Ch. Delbo permettent
aux émotions d’acquérir leur efficacité pragmatique. Ce faisant, cette pièce
justifie le pathos, et le réhabilite dans son origine, rompant avec les commentaires
dépréciatifs, ou les connotations péjoratives, dont il est l’objet.
Pathos et théâtralité
Pour une économie cognitive des passions

Gilles DECLERCQ

L’objet de ce travail n’est pas la passion, mais l’intelligence des passions :


non pas la mimésis scénique des passions, mais leur mise à distance esthétique et
critique par la représentation. Leur mise en lumière et leur passage au crible par
la théâtralité. Étude transgénérique, puisqu’il s’agit appréhender en amont de la
monstration des passions, leur théâtralité, inhérente ou construite, et la pertinence
de cette notion pour la compréhension des passions. Ou pour reprendre une
distinction d’A. Greimas et J. Fontanille (1991:245), l’objet de cette étude n’est
pas le discours passionné (qui exprime les passions et les fait entendre), mais le
discours passionnel (qui mentionne les passions et les fait comprendre).
Appréhender la théâtralité et son lien dynamique au pathos requiert
quelques définitions. Pathos désignera ici le processus rhétorique par lequel
l’orateur suscite l’émotion de l’auditoire : le motus animi cicéronien tout comme
le ravissement du sublime longinien caractérisent le pathos comme mouvement.
Cette acception se retrouve en poétique dans la dimension extrascénique du
processus théâtral : mobilisation des passions de l’âme chez le spectateur – tel le
processus cathartique, modalité spécifique du pathos tragique selon Aristote. Il
faut ensuite distinguer théâtralité et dramaticité. Dramaticité réfère au système
des faits aristotélicien, à la conduite de l’action dans la dramaturgie classique. La
théâtralité excède donc, génériquement et essentiellement, la dramaticité : elle
pourra caractériser la monstration des passions dans un contexte ou un genre non
théâtral. Il faut enfin distinguer spectacularité et théâtralité. Les deux notions
concernent le regard, mais par spectacularité nous entendons un état du monde,
ensemble de signes ou d’objets, qui se donne à voir ; la spectacularité est une
donnée de réception. Inversement par théâtralité, nous entendons un dispositif
de structuration du regard relevant de la poétique. La théâtralité postule une
intentionnalité, esthétique ou critique1 : elle ne donne pas à voir, mais invite
(parfois impose) à regarder et penser l’objet à voir. Elle détermine ainsi le lien
entre théâtre et philosophie ; nous reviendrons sur ce point en conclusion.

1 Cette distinction définit la métathéâtralité, dispositif discursif ou dramatique qui explicite l’in-
tentionnalité critique du spectacle des passions. Elle caractérise la dramaturgie de l’âge baroque
(cf. Le Véritable saint Genest de Rotrou). A contrario, son effacement caractérise la dramaturgie
ultérieure de l’âge « classique » dont, par contrecoup, on néglige souvent la théâtralité c’est-à-
dire la construction esthétique du regard (cf. ci-dessous notre analyse d’Iphigénie de Racine).
220 Gilles DECLERCQ

nous partirons thématiquement du pathos pour appréhender sa saisie


par la théâtralité, en quatre stations. Les deux premières étapes, spéculatives,
successivement fondées sur une narration de Pascal Quignard et un dialogue de
Bertolt Brecht, prendront la mesure en contrepoint de la puissance aesthétique
du pathos. Les deux dernières étapes, analytiques, prendront appui sur Racine
(Iphigénie) et Sophocle dont l’Ajax furieux constitue le paradigme d’une
théâtralité philosophique, aux antipodes de la fureur qui se déploie dans l’épopée.
La théâtralité comme processus s’articule ainsi à la métathéâtralité comme
discours.

Une scène de sidération : fulguration du fascinans et anagnorisis


aporétique

Une épouse découvre son premier mari misérable, le col de sa veste relevé, en
train de mendier dans la rue. Le feu passe au vert, elle braque, elle range sa voiture
le long du trottoir. Elle regarde, stupéfaite.
Elle n’en croit pas ses yeux. Elle baisse sa vitre. Elle regarde.
Tout à coup il la remarque.
Puis il la reconnaît.
Ses lèvres remuent sans trop savoir quoi dire.
Peu à peu ses lèvres se mettent à trembler.
Devant elle, au loin, son ancien mari se met à pleurer comme un petit enfant. Il
tend la main vers elle.
Ses larmes coulent silencieusement sur son visage alors qu’il tend la main vers elle,
penchant légèrement la tête sur son épaule, titubant, suppliant. Il s’approche.
Il s’approche de plus en plus vite.
Son attitude est si bouleversante qu’elle enclenche la vitesse et repart.
C’est plus fort qu’elle : elle repart alors qu’il court vers elle.
De retour chez elle, elle tombe malade presque aussitôt. Elle se dit : « Pourquoi
ne lui ai-je pas parlé ? Comment cela est-ce possible ? Mais est-ce bien lui ? n’est-
ce pas plutôt une ressemblance ? Avait-il un frère que j’ignore ? » Ce souvenir la
torture. Elle se rend à plusieurs reprises dans cette rue. Chaque fois elle se tient
exactement devant ce cerceau de fer contre lequel le mendiant était appuyé. Elle
reste des heures dans cette rue. Elle ne le retrouve pas.
(Quignard, Sordidissimes, p. 7-8, nous soulignons)

Sordidissimes, dont ce récit constitue l’ouverture, s’inscrit dans la


méditation récurrente chez Pascal Quignard sur le fascinans, cet effet foudroyant
du pathos, qui réfère esthétiquement au sublime, et idiosyncratiquement à la
scène originelle : cela dont on est issu mais qu’on ne peut voir, et dont l’acte
sexuel parental est le paradigme – lien paradoxal du fondamental et du déceptif.
Pathos et théâtralité 221

À cette topique est étroitement corrélée la question de la reconnaissance, comme


quête de l’origine et révélation furtive de sa propre identité2.
Le récit s’ordonne en deux phases distinctes : 1) temps foudroyant de la
reconnaissance et du bouleversement : raptus sublime, modalité hyperbolique
du pathos ; 2) temps déceptif de la quête illusoire, moment du dolor, modalité
négative du pathos. Ordonnancement exemplaire de l’euphorie et de la disphorie
du transport émotionnel, inséré comme souvent chez Quignard dans une structure
fabulaire, paradigmatique : ce court récit met le pathos au miroir pour une leçon
précisément centrée sur la théâtralité.
Il y a d’abord la vision fugitive qui fige l’épouse et la mue en spectatrice.
Stupeur propre au sublime, mixte d’effroi et de pitié à la vue de l’époux déchu.
Mais aussi moment d’incertitude et d’incrédulité qui suspend la reconnaissance.
Temps, antérieur, de la surprise selon Aristote, de l’étrangeté au sein du familier3.
À ce stade cependant, l’épouse est encore en situation de maîtrise, et l’abaissement
de la vitre indique la construction d’un regard qui surveille le regardé. Tel le
chasseur à la mètis décrit par Détienne et Vernant, l’épouse est aux aguets ; elle
tente de transformer la spectacularité initiale, émotionnellement bouleversante,
en théâtralité rationnelle, calculatrice et vérificatrice. Posture quasi judiciaire de
scrutatrice, qui cherche l’erreur ou l’imposture dans la ressemblance. Mais le
rapport de force bascule avec la reconnaissance de l’épouse par l’époux : second
foudroiement. À l’observation unilatérale succède un face-à-face, aussi stupéfiant
qu’impératif. L’époux reconnaissant convertit ses larmes en interpellation
rhétorique, incarnant une humanité suppliante c’est-à-dire exigeante. L’approche
de l’époux expose l’épouse au risque du dialogue et de la demande : interpellée,
sollicitée, agressée peut-être ?
Le pathos révèle ainsi sa labilité qui peut à tout moment inverser les
rapports de force : l’épouse, de prédatrice devient proie ; objet d’un regard et d’une
demande impérieuse ; scène intime devenant brusquement scène de rue… Mais
cette naissance du drame et de l’échange n’aura pas lieu : l’épouse terrorisée se
dérobe et dissout l’espace de la représentation. Effet ravageur du pathos qui met
en déroute la raison délibérative. Comportement pulsionnel qui tourne le dos aux
valeurs d’humanité et de pitié, et que sanctionne la débâcle du corps (« elle tombe
malade presque aussitôt »). Paradigme en tout point semblable chez Racine à la
dérobade et l’effroi d’Hippolyte devant les avances de Phèdre : « Théramène,
fuyons. Ma surprise est extrême./Je ne puis sans horreur me regarder moi-
même. » (II, 6, 716-17).

2 Sur la fascination, voir notamment Le Sexe et l’effroi. La reconnaissance est un thème structurant
des Paradisiaques ; voir notamment la fable du Décoiffé et sa glose, chap. LXXVIII, p. 265-s.
3 Cf. Poétique, ch. 4, où Aristote définit le processus mimétique comme succession d’une mécon-
naissance surprenante et d’une re-connaissance esthétique et cognitive.
222 Gilles DECLERCQ

Dès lors s’instaure une seconde temporalité, itérative et déceptive :


l’épouse chaque jour revient pour éprouver douloureusement le vide de la scène.
Temporalité paradigmatique du remords tardif et du vain repentir qu’énonce
encore Théramène face à Thésée : « Ô soins tardifs, et superflus !/Inutile tendresse !
Hippolyte n’est plus » (V, 6, 1492). Dans la mise en place de cette itération placée
sous le signe de la perte (« elle ne le retrouve pas ») se dessine une seconde
théâtralité, aporétique, au rituel vainement évocatoire : regard aux aguets, scène
vide de l’objet du désir – dramaturgie infinie du En attendant 4.
Placée sous le signe du sublime foudroyant, la saynète quignardienne met
donc en lumière :
- la puissance ambivalente du pathos. Alternativement source de
reconstruction (la reconnaissance) et de destruction (fuite et perte), le pathos met
en péril l’ethos de l’épouse (qui fuit le scandale de retrouvailles honteuses) et
paralyse son logos. Dans l’ensemble des séquences – fascination, fuite, retour –
sa raison est mise en échec et son comportement s’avère pulsionnel, et même
compulsionnel.
- L’ambiguïté du lien pathos/théâtralité. Si le regard est bien vecteur du
pathos, il s’agit avant tout d’un regard surpris, et la tentative de guet pour passer
de la spectacularité à la théâtralité est aussitôt déjouée par le regard de l’époux,
vecteur d’un second assaut pathétique, larmoyant et suppliant. Ce qui déstabilise
radicalement le spectateur que se voulait l’épouse : semblable aux premiers
spectateurs du cinématographe craignant d’être broyés par le train qui s’avance
sur l’écran, submergée par la puissance imageante du pathos, l’épouse fuit. Et le
dernier regard, dicté par le repentir est un regard déçu, à jamais désirant : théâtralité
négative faute de spectacularité – puisque plus rien ici ne se donne à voir.

La scène de rue, paradigme de narration cognitive dépathétisée

L’ambivalence vectorielle du pathos qui met en péril l’ethos et le logos du


spectateur, et l’équivocité de son rapport à la théâtralité, tour à tour déjouée et
déçue, explique le projet brechtien d’un théâtre construit à distance du pathos,
qu’expose le dialogue confrontatif de L’Achat du cuivre (1939-1940). Pour le
Dramaturge et le Comédien, porte-paroles d’une vision traditionnelle, la fin du
théâtre est l’émotion du spectateur5, et l’esthétique prime sur le réel toujours

4 L’attente et le guet, vains et itératifs, trouvent une illustration d’une force singulière dans la nou-
velle de Friedrich Dürrenmatt, Das Versprechen (adaptation cinématographique, Sean Penn, The
Pledge, 2001) où un policier fait promesse de retrouver l’assassin d’une enfant et finit, en bord
de route, par guetter à jamais l’improbable passage du probable coupable.
5 « Pour emplir les hommes de passions et de sentiments, pour les arracher aux petits événements
de leur vie quotidienne. Les événements sont, pour ainsi dire, l’échafaudage sur lequel nous
exerçons notre art, le tremplin que nous empruntons » (p. 483).
Pathos et théâtralité 223

déficitaire au regard de l’idéalisation artistique : « l’art est tellement au-dessus de


la réalité qu’on ferait mieux de dire que la réalité est une copie de l’art ». Et une
copie gâchée ! (514). Le philosophe, militant du théâtre épique, contredit cette
esthétique néo-aristotélicienne en assignant au théâtre une finalité déterminée par
le rapport au réel et les relations interhumaines :

Oh ! Je n’ai rien contre les sentiments. J’admets que les sentiments soient néces-
saires pour qu’il soit possible de représenter, d’imiter des événements tirés de la
vie en commun des hommes, et j’admets aussi que les imitations doivent susciter
des sentiments. Ce que je me demande, c’est seulement si vos sentiments, et sur-
tout la peine que vous prenez à réveiller des sentiments particuliers, ne nuisent pas
aux imitations. Car il me faut malheureusement y revenir : ce sont les événements
de la vie réelle qui m’intéressent avant tout. ( 484)

La mimésis scénique des passions et l’éveil de l’émotion du spectateur font


obstacle en s’intercalant entre la représentation théâtrale et le réel. Et les grandes
passions tragiques sont le lieu paradigmatique de ce brouillage de la conscience
critique :

Au moment où ton roi Lear maudit ses filles, le monsieur chauve qui était assis à
côté de moi s’est mis à haleter d’une façon si peu naturelle que je me suis demandé
pourquoi, puisqu’il adhérait jusqu’à la vivre à ta grandiose représentation de la
fureur, l’écume ne lui venait pas aux lèvres. (500)

Si « les émotions sont fallacieuses et les sources de l’instinct artificiellement


polluées » (521), l’illusion théâtrale et l’empathie qui lui est associée définissent
le théâtre passionnel comme une sophistique : « j’avais l’impression qu’il
s’agissait en fait de conférer un maximum de vérités à des chimères » (501). Ainsi
s’opposent deux dramaturgies. D’une part, la dramaturgie de type Carrousel, où
le spectateur, hissé sur un cheval de bois, saisi d’une impression de mouvement
réel, cède par attraction du vraisemblable fictionnel, à l’illusion des images qui lui
sont proposées. D’autre part, la dramaturgie de type Planétarium qui renonce à
cette activité captieuse pour adopter la passivité provisoire d’un spectateur convié
à l’observation scientifique du monde :

La dramaturgie de type P, qui à première vue abandonne tellement plus le specta-


teur à lui-même, le met pourtant davantage en état d’agir. Son progrès sensationnel
– renoncer largement à l’identification du spectateur – a simplement pour but de
livrer, par le biais des représentations qu’il en donne, le monde à l’homme, au lieu
de livrer, comme le fait la dramaturgie de type C, l’homme au monde. (519)
224 Gilles DECLERCQ

Cette dramaturgie affranchie des illusions de la vraisemblance, de la visée


et des effets du pathos fonde le paradigme du théâtre épique dans la narration
d’une scène de rue6, où la liberté et la rationalité critique de l’auditoire requièrent
l’ascèse de tout effet émotionnel, de toute pratique mimétique identifiante :

La démonstration ne perd rien de sa valeur si elle ne recrée pas l’effroi soulevé


par l’accident et même elle perdrait plutôt de sa valeur si elle le récréait. Le
démonstrateur ne vise pas à faire naître de pures émotions. (522)
Au contraire, la perfection de sa démonstration doit être limitée, car la démonstra-
tion serait contrariée si chacun remarquait l’aptitude du démonstrateur à se méta-
morphoser. Le démonstrateur doit éviter de se conduire de telle sorte que le public
puisse s’écrier : « comme son chauffeur est vrai ! […] Il n’a pas besoin d’un talent
particulier de suggestion » (523).

Cependant, l’éradication de la finalité pathétique n’élimine nullement la


technique actoriale. Celle-ci est au contraire nécessaire pour lutter contre la doxa
esthétique qui assimile le processus théâtral à l’emprise consentie du pathos sur
la scène et la salle. Cette technique de « décontamination », au fondement du
célèbre V-Effekt, repose notamment sur la fonction narrative, où le commentaire
prend le pas sur l’imitation :

Le démonstrateur de théâtre, le comédien, doit user d’une technique qui lui per-
mette de rendre avec une certaine réserve, un certain recul, le ton de celui qu’il
montre, de façon que le spectateur puisse dire : « il s’énerve, en vain, trop tard,
enfin », etc. bref, le comédien doit rester démonstrateur ; il doit rendre le person-
nage qu’il montre comme une tierce personne et ne pas faire disparaître dans sa
représentation toute trace du « il a fait ceci, il a fait cela. (528)

Elle procède également d’une dédramatisation par un découpage temporel et


focal qui augmente littéralement la représentation d’un détail pour le déréaliser
et le problématiser :

On pourrait avoir la situation suivante : un spectateur pourrait dire : « si la victime


a, comme vous le montrez, posé d’abord le pied droit sur la chaussée, alors… », et
notre démonstrateur d’interrompre : « Mais j’ai montré qu’il a d’abord avancé le
pied gauche… ». Au cours de la controverse (le démonstrateur a-t-il d’abord posé
sur la chaussée son pied droit ou son pied gauche durant la démonstration ? et sur-

6 « Le témoin oculaire d’un accident, montre, gestes à l’appui, à des gens attroupés, comment
les choses se sont passées. Ces gens peuvent ne pas être de l’avis du témoin, voir les choses
“autrement” ; l’essentiel est que le démonstrateur montre le comportement du conducteur, ou
de la victime, ou de l’un et de l’autre, de manière que l’auditoire puisse se faire une opinion sur
l’accident » (p. 522).
Pathos et théâtralité 225

tout, qu’est-ce qu’a fait la victime ?), la démonstration peut se trouver modifiée à un
point tel que l’effet de distanciation intervient. Par l’attention qu’il accorde main-
tenant au moindre détail de son mouvement, par la circonspection avec laquelle il
l’exécute, au ralenti vraisemblablement, le démonstrateur […] distancie cette frac-
tion du processus, en fait ressortir l’importance, la rend remarquable. (529)

La dramaturgie épique reformule à contrepied la poétique aristotélicienne


– l’effet de distanciation se substituant à l’effet de catharsis – et se définit comme
théâtralité sans pathos fusionnel extrascénique. C’est-à-dire qu’elle inhibe en
permanence le processus empathique qu’engendre la représentation scénique
des passions. Pour ce faire, elle déploie une technique qui définit une pratique
actoriale, et plus globalement une dramaturgie anti-aristotélicienne. Cette
technique s’énonce en trois termes :
- par la suspension, elle rompt la concaténation des faits et l’effet de
vraisemblance qui lui est associé (usage du ralenti et de la représentation
hyperbolique) ;
- par l’itération, elle introduit dans la représentation un processus de
variation qui la rend virtuelle et spéculative ;
- par l’exemplarité, affranchie toutefois de l’héroïsation épique, elle
procède à la focalisation du regard critique et met en place le processus
didactique réflexive lié au maniement philosophique du paradigme
(Declercq, 2000).
L’exemple de la scène de rue illustre l’usage de la suspension ; un bref examen
des deux autres termes permet d’appréhender le modèle brechtien de gestion des
passions.
Chez Brecht, la répétition n’est pas en amont mais en aval de la
représentation. La fonction itérative introduit dans la représentation un principe de
variation qui détermine l’interrogation critique du réel, et modélise la construction
d’une théâtralité épique, marquée notamment par le passage incessant de la
représentation au commentaire et la pluralisation dialectique des interprétations.
Le Philosophe définit ce principe dramaturgique :

Supposons une pièce, supposons qu’à la première scène un homme A conduise un


homme B au lieu du supplice, mais qu’à la dernière scène la chose se fasse en sens
inverse, c’est-à-dire qu’après toutes sortes d’événements qu’on aurait montrés,
l’homme A soit conduit au lieu du supplice par l’homme B ; […] Eh bien, la der-
nière scène distancie la première (de même que la première distancie la dernière,
ce qui constitue l’effet proprement dit de la pièce). […]
Et maintenant vous n’avez plus qu’à appliquer ce style de jeu à des pièces qui
n’ont pas cette dernière scène. (584-585)
226 Gilles DECLERCQ

Ainsi s’agit-il de « jouer toutes les scènes en fonction d’autres scènes possibles »,
l’exemple donné ajoutant à ce principe de virtualisation scénique spéculative, un
processus de contradiction interscénique qui met la dialectique des contraires au
cœur de la dramaturgie épique7.
L’itération spéculative donne plusieurs versions du même fait à fin de
confrontation critique. Elle rend possible le travail d’évaluation que Brecht
assigne au spectateur et propose corrélativement une réflexion sur l’exemplarité
du fait sur lequel elle focalise le regard. Cette exemplarité critique se définit à
rebours de l’héroïsation épique ou tragique ; ce processus est en effet vecteur
d’identification empathique – identification émotionnelle qu’inhibe précisément
la virtualisation. D’où cette proposition d’interprétation de la scène de séduction
paradoxale dans Richard III :

Tu songes à la scène où il fascine la veuve de celui qu’il vient d’assassiner, au point


qu’elle lui cède ? J’ai deux solutions. Ou bien on montre qu’elle y est contrainte
par la terreur, ou bien on la rend laide. Mais de quelque façon qu’on montre cette
fascination, on n’aura pas avancé d’un pas si on n’arrive pas à montrer, dans le
développement ultérieur de la pièce, comment elle échoue. Par conséquent, il faut
montrer une force de fascination relative. (563)

De même convient-il pour l’interprétation de la mort de César, paradigme


de narration pathétique dans la tradition oratoire (Quintilien) et dramatique
(Shakespeare), de « prendre le texte comme un compte rendu authentique,
mais susceptible de plusieurs interprétations »8. Cette technique de théâtralité
transforme la vision empathique du pathos en son observation critique, par effet
anesthésique de la distanciation9 :

Le Philosophe : Quand nous observons la douleur jouée sur scène tout en l’éprou-
vant, il faut immédiatement ajouter que nous l’éprouvons tout en l’observant.
nous sommes pris par la douleur, mais en même temps nous sommes des gens

7 D. Mesguich a fait usage de cette technique dans sa mise en scène de Marie Tudor (Théâtre de
la métaphore, 1989) en faisant précéder la représentation du texte par un prélude montrant, sans
toutefois l’identifier, l’exécution de Fabiano Fabiani. Voir l’analyse de Stella Spriet, « Les ruses
de la mise en scène. Autour de Daniel Mesguich », in Ruse et Surveillance au théâtre, colloque
organisé par G. Banu et G. Declercq, Université Paris III – InHA – EnS, 7-9 décembre 2006.
8 « Entouré de nobles conjurés, un vague César aurait, apprends-tu, marmonné à un vague Brutus :
“toi aussi, Brutus”. Celui qui entendrait une telle réplique hors du contexte même de la pièce,
n’importe où et n’importe comment, n’aurait pas appris grand-chose, sa connaissance du monde
n’aurait pas considérablement augmenté. […] Toi, comédien, tu fais alors irruption dans cette
idée vague, nébuleuse, et tu représentes la vie même. Quand tu as terminé, ton spectateur devrait
en avoir vu plus que le témoin oculaire du processus original. » (554)
9 Sur cette fonction anesthésique et son rapport à la problématique aristotélicienne de la terreur et
de la pitié, voir ci-dessous l’analyse d’Ajax furieux.
Pathos et théâtralité 227

qui regardons une douleur, la nôtre, d’un regard presque étranger ; des gens, en
quelque sorte, qui n’éprouvent pas cette douleur, car seuls ceux qui n’éprouvent
pas une douleur sont capables de la regarder d’un œil aussi étranger. Ainsi nous
ne nous dissolvons pas totalement dans la douleur, quelque chose de ferme tient
encore en nous. (546)

En procédant à une focalisation critique du regard sur un personnage et un


acte remarquables, la technique distanciative joue de l’exemplarité qui fonctionne
comme un marqueur spécifique de théâtralité. Nous la verrons à l’œuvre dans la
fureur de Clytemnestre et celle d’Ajax. Mais, dans les deux cas, l’exemplarité est
dissociée de la dimension héroïque propre à l’épopée : la tragédie se définit en effet
comme retravail critique opéré sur la matière épique et l’ethos héroïque. Et dans
la dramaturgie brechtienne, l’exemplarité et la mise à distance de l’héroïsation ont
explicitement une fonction dialectique et critique : il s’agit d’une part, d’inhiber
la liaison inductive qui transforme l’exemple en modèle ; il s’agit d’autre part,
d’empêcher le processus psycho-cognitif par lequel le spectateur, par l’effet
d’ancrage réaliste qu’engendre le pathos, est conduit à s’identifier au personnage.
Au processus empathique, la dramaturgie épique oppose donc une démarche
heuristique qui multiplie les hypothèses interprétatives sur le personnage et ses
actes, en jouant sur la variation de leur représentation.
L’exemplarité assure l’ancrage de cette réflexion dramaturgique dans
l’actualité politique. Contemporaine de La Résistible Ascension d’Arturo Ui,
L’Achat du cuivre analyse un contre exemple de dramaturgie épique dans la
pratique oratoire nazie. Le souci hitlérien d’accroître son pouvoir de persuasion
par les leçons d’un acteur professionnel n’est pas tourné en dérision : c’est au
contraire l’occasion de souligner les enjeux politiques de la théâtralité et de
l’exemplarité10. Est dénoncé en revanche l’usage d’un pathos qui en recourant à
l’arsenal des grandes passions épiques, suscite le transfert passionnel et l’abandon
de toute distance critique, deux données communicationnelles qui caractérisent
l’auditoire d’un discours démagogique :

Il se répand en injures coléreuses à la manière des héros homériques, il proteste


bien haut de son indignation, il laisse entendre qu’il a mille peines à se retenir de
sauter carrément à la gorge de son adversaire […] En tout cela, l’auditeur peut
le suivre intuitivement et sentimentalement, l’auditeur prend part aux triomphes
de l’orateur [lequel] engage les gens à abandonner leur propre point de vue pour
adopter le sien propre – le point de vue de celui qui parle. (538)

10 « Et par jeu théâtral, nous voulons dire ici qu’ils ne se conduisent pas seulement comme l’exi-
gent leurs actes, mais qu’ils agissent en ayant conscience d’être exposés aux regards du monde
et qu’ils font tout pour que leurs actes et leurs démarches s’imposent aux yeux du public comme
évidents et exemplaires. » (534)
228 Gilles DECLERCQ

En définitive, la dramaturgie brechtienne ne récuse nullement la théâtralité,


mais dénonce sa réduction lorsque la finalité du processus est le seul éveil des
passions. La conséquence est qu’elle envisage non pas une éradication des
passions de la scène, mais une gestion critique du pathos. Sous réserve de ne
pas leur conférer de statut téléologique, la technique brechtienne accorde place
aux émotions, tout comme elle consent à une identification transitoire de l’acteur
au personnage11 ; et si elle récuse l’illusion, elle sollicite l’imagination en tant
qu’instance de représentation spéculative :

Il est évident qu’il vous faudra toujours vous remettre en pensée dans la peau du
personnage que vous devez jouer, vous remettre dans sa situation, réadopter son
allure physique, sa façon de penser. C’est une des opérations de la construction du
personnage. Cela convient parfaitement à nos fins, il suffit que vous sachiez en-
suite en ressortir. Il y a une grande différence entre celui qui se fait son idée et qui
a donc besoin d’imagination, et celui qui se contente d’une illusion et qui a donc
besoin de faire taire son intelligence. Nos fins réclament de l’imagination ; nous
voulons transmettre au spectateur l’idée que nous avons de tel ou tel fait, nous ne
voulons pas créer d’illusion. (555)

Plus globalement, cette gestion des passions, comme l’ensemble des


techniques de distanciation (dédramatisation, focalisation sur un détail, itération
problématisante de l’interprétation, passage de celle-ci au commentaire) participe
d’une théâtralité conçue comme processus de médiatisation indispensable
à l’appréhension, cognitive et politique du monde. En effet, la méfiance de
Brecht envers les passions, tout comme la manière dont sa dramaturgie les
prend en compte, procède d’un postulat psycho-cognitif général – à savoir que
l’intelligence du monde requiert un détour cognitif qui consiste précisément en sa
représentation. Cet impératif résulte du statut en soi inintelligible du fait brut, de
l’expérience vécue, dont la valeur aléthique ne peut être saisie que médiatement12.
L’intelligence du monde passe par la théâtralité cognitive et émotive de sa
représentation – ce qui revient à dire que le monde requiert herméneutiquement
le théâtre. La nécessité de construire un commentaire philosophique et politique
de l’expérience est le fondement épistémologique de la théâtralité épique.

11 « [Le type P] peut faire valoir qu’il suscite lui aussi des émotions, sans que ce soient les émotions
brutes et sauvages du type C. le type P essaie en effet de se libérer d’une lourde tradition, du
devoir de susciter des émotions par des représentations du monde ; en revanche, il n’a rien contre
les émotions qui naissent sur la base de ses propres représentations. » (520)
12 « Il nous faudrait examiner là dans quelle mesure l’expérience vécue peut être instructive sans
qu’interviennent certains éléments de commentaire. Premièrement, il y a de nombreux facteurs
qui interdisent à l’expérience vécue d’être instructive, c’est-à-dire de nous rendre plus avisés.
C’est le cas lorsque la situation se modifie trop lentement, imperceptiblement, comme on dit. »
(505)
Pathos et théâtralité 229

Tel est le sens fondamental que Brecht assigne à la théâtralité et au filtrage


critique que celle-ci impose au pathos. Ce sont deux exemples d’un semblable
filtrage que nous voulons à présent observer dans l’étude de deux fureurs, celles
de Clytemnestre chez Racine et d’Ajax chez Sophocle

Le spectacle de fureur entre grandeur et distance (Racine,


Iphigénie, V, 4)

CLYTEMnESTRE
Ah vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire.
AEGInE
Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ? 1670
CLYTEMnESTRE
Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;
Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie ?
AEGInE
Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel Serpent inhumain 1675
Iphigénie avait retiré dans son sein ?
Eriphile en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
CLYTEMnESTRE
Ô Monstre que Mégère en ces flancs a porté !
Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté.180
Quoi tu ne mourras point ? Quoi pour punir son crime…
Mais où va ma douleur chercher une Victime ?
Quoi pour noyer les Grecs, et leur mille Vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?
Quoi ! Lorsque les chassant du Port qui les recèle, 185
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les Vents, les mêmes Vents si longtemps accusés,
ne te couvriront pas de ces Vaisseaux brisés ?
Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée
Reconnais l’héritier, et le vrai Fils d’Atrée, 1690
Toi, qui n’osas du Père éclairer le Festin,
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
Mais cependant, Ô Ciel ! Ô Mère infortunée !
De festons odieux ma Fille couronnée
Tend sa gorge aux couteaux, par son Père apprêtés.1695
Calchas va dans son sang… Barbares, arrêtez.
230 Gilles DECLERCQ

C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre.


J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.
Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.

Située au seuil de la catastrophe, et précédant immédiatement le récit


du dénouement par Ulysse, la scène représente Clytemnestre en reine et mère
privée de son pouvoir. La dénonciation d’Eriphile interdit la fuite, et Iphigénie
renonce à toute résistance en consentant à son supplice. Dès l’ouverture de
la scène, l’interposition des gardes entre la reine et sa fille (« Mais on se jette
en foule au-devant de mes pas ») énonce l’effondrement du pouvoir royal :
Clytemnestre n’a plus aucune emprise sur l’avancée de l’action. C’est ainsi
qu’au plan dramaturgique, espace et temps se dédoublent entre un hors-scène
dramatisé et une scène assignée à l’a-dramaticité ; tandis qu’au plan rhétorique,
l’aporie délibérative de la reine détermine le surgissement du discours pathétique.
La scène peint Clytemnestre furieuse, tandis qu’Iphigénie et Eriphile marchent,
hors scène, vers l’autel, seuil d’une reconnaissance dont la fonction dramatique
répond au critère aristotélicien du bon dénouement (Eriphile révélée par Calchas
comme « autre Iphigénie »). Toutefois, la scène 4 elle-même est une scène de
reconnaissance (Eriphile dénoncée par Aegine), mais à fonction pathétique, et
qui préfigure émotionnellement la reconnaissance dramatique. Dans l’économie
racinienne des passions, la fureur anticipe la catastrophe, le pathos est en avant
du drame.
La marque du pathos est le trouble. Mais ce dernier n’est pas une essence
passionnelle : la tragédie racinienne n’est pas une psychologie, mais une rhétorique
des passions agissantes. Le trouble n’est donc pas la passion, mais sa marque
scénique, concrétisée par les mouvements du personnage. Parcourant vainement
l’espace, Clytemnestre métaphorise les oscillations stériles de son pouvoir
décisionnaire : « Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;/Et rentre au
trouble affreux, dont à peine je sors »). Dans cet espace d’oscillation analogique
de la gesticulation physique et du tourment psychique, le trouble assigne au
discours furieux le double critère de l’a-dramaticité et la de spectacularité. Dans
cette scène en effet, il ne se passe rien et tout se donne à voir. Selon un double
regard. Tout d’abord, celui d’une conscience qui contemple sa propre déchéance :
le personnage racinien est toujours lucide sur sa propre passion ; c’est en cela
qu’il est simultanément libre et complaisant, à l’instar de Clytemnestre mettant
en lumière le « trouble affreux » qui l’absorbe toute entière13. Mais aussi le regard
du spectateur : les premiers vers de Clytemnestre qui constatent son impuissance

13 Sur ce double aspect, voir SCHERER, La liberté du personnage racinien, et STAROBInSKY,


L’œil vivant.
Pathos et théâtralité 231

et désignent son trouble, mettent en place une double structure de spectacularité :


regard porté sur elle-même ; regard – corrélé et en miroir – du spectateur sur
la fureur. Et la scène pathétique construit exemplairement ce second regard,
extrascénique, selon la modalité de la théâtralité.
Aporie délibérative, lucidité complaisante, théâtralité pathétique : cette
conjonction de traits définit chez Racine le spectacle annoncé de la fureur1.
Spectacularité qui donne à voir les passions intrascéniques ; et théâtralité qui
construit l’émotion extrascénique. La conséquence rhétorique est que le genre
épidictique, marqueur du pathos racinien, régit cette scène au double plan
intrascénique et extrascénique : celui du discours de Clytemnestre qui s’achève
exemplairement par une malédiction, et celui du fonctionnement émotionnel
de la scène fondée, sur la mise en place d’une distance scopique – littéralement
théâtrale – qui détermine la réception esthétique de la fureur comme spectacle en
marge de l’action.
Une double confirmation de ce fonctionnement – cathartique, si l’on entend
par là l’esthétisation des émotions suscitées par la représentation des passions –
nous est donnée par la construction du discours furieux et la nature des figures
employées :
- La spécificité du discours furieux est de procéder d’une véritable
coopération discursive entre la reine et de sa confidente. Nullement passive, Aegine
a très exactement la fonction d’un détonateur illocutoire en amorçant la fureur
de Clytemnestre (« Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ? »…
« Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie, ») ; elle met ainsi en place la
métaphore tératologique qui qualifie Eriphile, et que reprendra Clytemnestre
pour amplification. Cette coopération rhétorique crée un filage mythologique en
crescendo qui donne à la malédiction finale son cadre cosmologique : « Savez-
vous quel Serpent inhumain »… « Ô Monstre que Mégère en ces flancs a porté !/
Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté. » Cette coopération caractérise le
discours furieux comme une construction dialogique. Aegine n’est pas spectatrice
de la fureur : authentique partenaire rhétorique, littéralement compassionnel,
elle co-construit le spectacle pathétique. Le discours furieux n’est donc pas,
contrairement à une doxa critique tenace, l’expression monologique d’un
personnage abîmé en sa propre véhémence.
- La seconde preuve est constituée par le choix de la figure d’apostrophe
qui confère à la tirade de Clytemnestre sa nature dialogique. À la différence
de l’hypotypose (dans laquelle le protagoniste s’enferme en limitant le rôle du
confident à la fonction d’auditeur, hormis quelques interventions à fonction

14 Cette orientation, au demeurant, caractérise, dans l’histoire de l’interprétation théâtrale, les


grandes « scènes » raciniennes, tel l’aveu de Phèdre.
232 Gilles DECLERCQ

phatique), l’apostrophe fait du discours furieux de Clytemnestre un dialogue


où sont convoqués, par prosopopée et personnification, les Eléments cosmiques
(Mer, Vents, Soleil)15. Avant Phèdre, Clytemnestre peuple la scène de dieux
païens. Ceux-ci constituent les spectaculaires ornements de la fureur des humains,
ornements s’entendant ici au sens de Quintilien comme les figures armées de la
fureur, autrement dit ses insignes. Le discours épidictique met ainsi en place une
préfiguration symbolique de l’action à venir : élevée à la grandeur du cosmos,
la double malédiction d’Eriphile et d’Agamemnon renoue avec la causalité du
drame (la mort d’Eriphile valant punition)16 et celle de la fable (où l’assassinat du
roi accomplira la vengeance de la mère et de l’épouse).
De la fureur de Clytemnestre, nous pouvons donc retenir les traits
suivants :
- le discours pathétique se déploie dans le cadre d’une spectacularité sans
dramaticité, le trouble désignant l’aporie délibérative du protagoniste. Cette
spectacularité intrascénique, constituée par le regard du personnage sur lui-même,
devient théâtralité extrascénique par la mise en abîme du regard du spectateur. Ce
regard double atteste de l’intentionnalité du dramaturge qui, par la modalité du
genre épidictique, construit l’appréciation esthétique de la fureur.
- La structure rhétorique du discours furieux met en évidence un
fonctionnement coopératif entre les personnages : Aegine tient le rôle d’un orateur
intrascénique éveillant les grandes émotions (la colère) chez son auditrice, laquelle
prend le relais en déployant sa fureur aux dimensions mythiques du cosmos.
- Cette fureur, initialement judiciaire (puisqu’elle dénonce et condamne
la traîtrise d’Eriphile) devient malédiction épidictique par l’expansion cosmique
de l’hyperbole. Le discours dramaturgiquement impuissant de Clytemnestre,
retrouve alors in fine un effet prédictif quant aux deux personnages maudits
(Eriphile sacrifiée, et Agamemnon assassiné).
L’exemple racinien donne ainsi à méditer sur la fonctionnalité symbolique
des figures et des genres oratoires dans le cadre d’un suspens dramatique. Le
spectacle du pathos est un moment privilégié fondé sur la construction d’une
distance esthétique où le théâtre cosmologique des dieux chargés d’accomplir la
vengeance des humains, figure, dans le grand style véhément, une violence que le
personnage ne peut mettre en œuvre au plan dramatique. Spectacle de véhémence,
la fureur est compensation symbolique d’une aporie délibérative et pragmatique.
Il convient donc de dire que Racine met à distance le spectacle de la passion, mais

15 Sur l’hypotypose et l’apostrophe, voir respectivement DECLERCQ (1995) et HAWCROFT


(2003).
16 Selon un principe d’économie éthique qui répond au paradigme aristotélicien de la statue de Mi-
tys dont la chute tue le meurtrier selon une conjonction aussi surprenante (en tant qu’événement
accidentel) que parfaite (en tant qu’action éthique). Cf Poétique, ch.9.
Pathos et théâtralité 233

qu’étranger à la prescription brechtienne, il construit cette théâtralité pathétique


non pour la mettre en question mais pour la mettre en lumière : en lui faisant
redoubler dans la symbolique du discours l’avancée de l’action dramatique. S’il
y bien distance esthétique, il n’y a pas ici de distanciation réflexive : la finalité
émotionnelle de la tragédie aristotélicienne est assumée et accomplie par la
dramaturgie racinienne.

Une leçon de terreur (Ajax furieux, prologue)

Ajax furieux nous prive d’emblée du spectacle de la fureur : la rage meurtrière


d’Ajax envers Agamemnon et Ménélas, envers Ulysse surtout, dont la parole rusée
l’a injustement privé des armes d’Achille, cette rage malicieusement détournée
par Athéna sur des animaux, et qui, dans notre culture moderne de l’image
– cinématographique – donnerait naissance à la représentation hyperbolique de la
violence, cette rage est absente de la scène. Elle n’est pas, elle a été. Antérieure
au drame qui en traite, la fureur n’est pas le sujet d’Ajax furieux, mais son thème
– celui d’un théâtre, organisé et présidé par un dieu :

Voici un type de drame à catastrophe qui nous montre d’entrée de jeu comment,
d’un destin d’ores et déjà décidé, il revient à l’homme de s’acquitter. Pourtant, une
telle construction et une telle leçon sont si peu courantes dans le théâtre antique
que l’Ajax est la seule tragédie de son espèce que nous ayons conservée. Ce qui
en outre la rend incomparable à toutes les tragédies de Sophocle, c’est l’entrée en
scène initiale d’un dieu visible qui vient désigner la victime de son courroux. De-
vant la tente d’Ajax, Ulysse entend la voix d’Athéna, sa patronne et sa protectrice :
visible seulement pour le spectateur et le forcené dans la splendeur de sa divinité,
Athéna ordonne à sa victime de sortir de sa tente, attise sa fureur comme si elle
était son alliée tout en le livrant à son ennemi puis, comble de cruauté, elle y joint
une exhortation à méditer l’exemple. (REInHARDT, p. 34)

Matière du Prologue, cette mise en scène divine ne joue pas de la


spectacularité potentielle de la fureur d’Ajax, mais en construit, à distance et
en miroir, la théâtralité aléthique et éthique. Ce théâtre appelle son spectateur,
privilégié, en la personne d’Ulysse. Homme de la mètis, sur les traces d’Ajax, mais
dont l’approche est guettée par sa déesse tutélaire qui, invisible, investie d’une
mètis supérieure, le surplombe du regard, juchée sur une skene symbolique : « je
te vois toujours, fils de Laërte/A l’affût de surprendre quelque ennemi » (v. 1-2).
Cette inversion du rapport de force signifie d’emblée la démiurgie de la déesse.
Dominant l’espace et maîtresse du savoir, elle organise la scène selon une visée
didactique impérieusement explicitée : « Tu vas me dire pourquoi tu te donnes
cette peine/Afin que moi qui sais je t’instruise. » (12-13). Assurée de la docilité
234 Gilles DECLERCQ

de son spectateur, la déesse expose sa ruse, étroitement apparentée au pouvoir


dramaturgique, puisqu’elle a usé de l’illusion pour dévier la fureur d’Ajax :

Moi, je l’ai écarté, j’ai jeté sur ses yeux


La lourde illusion d’une joie funeste.
Je l’ai détourné vers le troupeau des bêtes (51-53)

Ce détour salvateur prive la fureur de son efficace, la rend vaine et grotesque ;


et ce suspens dramatique permet à Athéna de faire d’Ulysse le spectateur de la
fureur d’Ajax :

Je vais
Te montrer son mal flagrant pour qu’après
L’avoir vu tu l’annonces à tous les Argiens.
Reste sans crainte. Il ne peut
Te porter malheur. Je détournerai
Ses regards, j’empêcherai qu’il voie ton visage. (65-70)

Les termes renvoient ici explicitement à une dramaturgie qui joue une nouvelle
fois de l’illusion : après avoir été frappé d’hallucination, Ajax sera aveuglé afin
de mettre Ulysse à l’abri de sa fureur. Le théâtre est désormais établi, avec son
personnage, peinture incarnée de la fureur, son spectateur, invisible et protégé
d’une confrontation directe à la passion, et son dramaturge enfin, soucieux de
donner leçon aux humains.
En faisant sortir Ajax de la tente où il torture un bœuf qu’il prend pour Ulysse,
Athéna donne en effet une leçon de terreur qui répond aux critères émotionnels
du spectacle tragique tel que le définit Aristote par l’articulation d’eleos et de
phobos. Ces deux émotions, passées au filtre esthétique de la catharsis doivent
tout d’abord être distinguée de l’émotion in praesentia, non médiatisée par la
représentation. C’est pourquoi Athéna conjure la crainte qu’éprouve d’emblée
Ulysse à l’idée d’être confronté directement à son ennemi : expérience brute
du vécu dont Brecht déclare qu’elle ne peut être instructive sans détour. La
dramaturgie d’Athéna nous offre donc un exemple concret de gestion du pathos :
le spectateur ne doit pas l’éprouver sans médiation, et cette médiation suppose de
recourir explicitement à l’illusion, ce voile qui permet tout à la fois d’être à l’abri
et de voir les passions intrascéniques (« reste là sans crainte…. j’empêcherai qu’il
voie ton visage »). Subie par Ajax et consenti par Ulysse, l’illusion a une fonction
anesthésique sur les émotions brutes. L’aveuglement d’Ajax est la condition
nécessaire du théâtre du pathos ; et cette illusion salutaire crée la possibilité d’une
représentation critique et aléthique.
Pathos et théâtralité 235

Les émotions tragiques peuvent alors surgir selon une succession


précisément décrite par Aristote. naît d’abord la pitié qui « s’adresse à l’homme
qui n’a pas mérité son malheur » (Poétique, XIII, 53a5-7). Aussi Ulysse s’émeut-
il devant la punition infligée au guerrier coupable d’ubris :

Bien qu’il soit mon ennemi


J’ai pitié de ce malheureux
Maintenant qu’il ploie sous une affreuse terreur
Et que je pense à moi plus qu’à lui-même.
Je vois que nous, les vivants,
nous ne sommes que phantasme et vaine ombre. (121-126)

Comme l’énoncent les deux derniers vers, la crainte qui s’adresse « au malheur
d’un semblable » (Poétique, ibid.) naît ensuite, par réflexivité :

La crainte est une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir
pouvant causer destruction ou peine […]. Pour parler en général, sont à craindre
toutes les choses qui arrivant à d’autres ou les menaçants, sont propres à exciter la
pitié. (Rhétorique, II, 1382a20- ; 1382b24-26)

La crainte suppose en effet un parcours rétrospectif effectué par l’imagination


spéculative – celle que Brecht appelle de ses vœux – qui suit un double
cheminement d’universalisation de l’exemple particulier (Ajax furieux et
accablé) en paradigme de l’homme coupable d’ubris et puni par les dieux ; puis
de particularisation réflexive où Ulysse applique cette situation à lui-même. Issue
du travail inductif de l’imagination spéculative, cette crainte seconde n’a pas
le même objet que la première crainte intrascénique : alors qu’Ulysse craignait
la vengeance d’Ajax, c’est désormais le châtiment des dieux qu’il craint à
travers Ajax : initialement guerrier menaçant, Ajax est devenu exemple éthique
de l’homme déchu17. Aristote explicite ce parcours pathético-cognitif dans la
Rhétorique. L’exemplarité éthique procède d’un cycle émotionnel où la crainte
intrascénique éprouvée par le personnage suscite chez le spectateur une pitié
projective suivie d’une crainte rétrospective :

La pitié est une peine consécutive au spectacle d’un mal destructif ou pénible,
frappant qui ne le méritait pas, et que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans
sa personne ou la personne d’un des siens, et cela quand ce mal paraît proche ; car

17 Athéna explique clairement à Ulysse qu’Ajax expie non pas le fait d’avoir voulu se venger, mais
un trait d’ubris antérieur, lorsque dans le cours d’un combat devant Troie, il a dédaigné l’aide
que lui proposait la déesse : la faute d’Ajax est de se vouloir maître du destin et du hasard, ce qui
est le privilège des dieux.
236 Gilles DECLERCQ

pour ressentir la pitié, il faut évidemment qu’on se puisse croire exposé, en sa per-
sonne ou celle d’un des siens, à éprouver quelque mal. (Rhétorique, 1385b 11)

La perspective oratoire propre à la Rhétorique envisage l’usage de


ce processus émotionnel pour manipuler l’auditoire, dont la pitié envers
ses semblables engendre la crainte que l’orateur souhaite éveiller chez ses
auditeurs :

Il faut par conséquent quand il est préférable que les auditeurs ressentent la crainte,
les mettre en état de l’éprouver, en leur disant qu’ils sont exposés à souffrir ; car de
plus grands qu’eux ont souffert ; leur montrer leurs pairs souffrant ou ayant souf-
fert, et cela de la part de gens, de la manière et dans le temps où ils ne pouvaient
s’y attendre. (Ibid., 83a6)

Jouant ainsi de l’inductivité réflexive des passions et de leur exemplarité, Athéna


peut alors énoncer sa leçon :

Considère cet exemple et ne va jamais dire


De paroles insolentes envers les dieux,
Ne t’enfle pas d’orgueil si tu triomphes de quelqu’un
Par ton bras ou par abondance de richesse.
Un seul jour abaisse et relève
Toutes les choses humaines. Les dieux
Aiment les sages et haïssent les méchants. (127-133)

En ce final du Prologue, le pathos est entièrement inscrit dans une structure


de théâtralité, allégoriquement assimilable au pouvoir divin qui surplombe les
humains et leur édicte le strict respect de la supériorité divine.
Cette épiphanie de la puissance divine où l’a-dramaticité, si spécifique
d’Ajax furieux18, est la condition d’une théâtralité didactique et éthique, serait
cependant une leçon un peu courte si elle se limitait à l’avertissement conclusif
du Prologue. Aussi convient-il, après avoir souligné l’inefficacité de la fureur
d’Ajax, d’observer l’efficacité de la leçon de terreur divine. Nous disposons pour
cela de la lecture de Jean Starobinski (« L’épée d’Ajax », in Trois Fureurs) qui
articule la théâtralité didactique du prologue au processus dramatique qui mène

18 K. Reinhard a souligné cette singularité structurelle : « Par sa forme de pathos stationnaire,


ignorant encore tout renversement à l’intérieur des actes, Ajax se place, avec les Trachiniennes,
d’un côté, et tout le reste de l’œuvre de l’autre côté. (p. 3) […] Le plaisir pris par le poète à
faire contraster les destins, plus généralement la prépondérance du signe, de la monstration, de
l’explication sur le développement et la progression, la prédominance de la simultanéité des rap-
ports sur la dynamique du devenir et du déclin dans le temps sont autant de caractères distinctifs
du drame d’Ajax pris dans son ensemble » (p. 58).
Pathos et théâtralité 237

de la fureur au suicide d’Ajax, mais surtout au paradoxal plaidoyer par lequel


Ulysse parvient à persuader – difficilement – Agamemnon de donner sépulture
au héros déchu. Pour ce faire, Starobinski relie la cruauté de la leçon divine à la
question de la responsabilité d’Ajax, et justifie la nécessité de l’une par la réalité
de l’autre. En effet, selon le code éthique du drame antique, Ajax ne peut plaider
l’irresponsabilité de la folie. Son ubris de guerrier qui se croit invincible, c’est-à-
dire autosuffisant en fait un impie. À cette rupture du lien de piété envers les dieux,
il ajoute la rébellion et le régicide envers les hommes ; sa décision de se venger
l’isole déjà de la communauté humaine – avant même que n’intervienne Athéna,
qui en le frappant d’hallucination et en détournant sa fureur des hommes vers
le bétail, ne fait que dévier la dynamique de sa fureur. Conscient d’être la cause
première de son acte furieux, auquel Athéna a simplement ajouté la modalité du
ridicule et de l’inanité, Ajax décide son suicide en toute lucidité, faisant même
preuve de calcul en mentant à Tecmesse pour atteindre le rivage où il se tue en
s’éventrant sur ses propres armes. Ajax furieux déploie ainsi une problématique
de la responsabilité en totale contradiction avec les herméneutiques modernes de
la pathologie des passions :

Répétons-le : la fureur procède tout entière de l’ethos d’Ajax ; la déesse n’a qu’à
lui fausser le regard, et l’action devient délirante. Par la conjonction d’une causa-
lité humaine et d’une causalité divine, la folie est moins la source que le résultat
du pathos dévié. (p. 39)

Cette problématique ordonne la partition exemplaire de la pièce en deux


phases pathético-cognitives – égarement absolu et extrême lucidité19 – qui
confirment toutes deux la responsabilité du héros. Ou, pour le dire autrement, la
fureur d’Ajax l’aurait conduit au suicide sans même l’intervention d’Athéna. Il
faut dès lors s’interroger sur la signification de cette intervention divine.
Ce qui se joue dans cette prise en charge superfétatoire20, cette adjonction
de la causalité divine à la causalité humaine, est précisément l’élaboration de la

19 « Dans le personnage d’Ajax, Sophocle fait intervenir successivement, au cours d’un seul jour
mortel, les deux états contrastés de l’égarement absolu et de l’extrême lucidité, de la contrainte
subie et de la libre décision de mourir. Ces états appartiennent à des moments parfaitement dis-
tincts, dont l’opposition si nettement marquée va sans doute de pair avec la poursuite de l’effet
tragique. De la révolte à l’égarement, de l’égarement à la reconnaissance du déshonneur, de cette
connaissance humiliante à la mort volontaire, Sophocle scande avec une surprenante précision
la succession, l’enchaînement et la différence des attitudes passionnelles : le lecteur moderne a
le sentiment de voir s’étaler, dans le cours temporel de la représentation, les couleurs pures dans
lesquelles se décompose la lumière aveuglante du suicide. » (STAROBInSKY : 1974, p. 19)
20 « La nécessité de cette descente dans la frénésie animale aurait pu, semble-t-il, se manifester
de façon autonome, comme une conséquence inéluctable et tout humaine de l’erreur d’Ajax.
Sophocle en fait cependant l’œuvre d’Athéna : c’est elle qui, au début de la tragédie, se joue du
238 Gilles DECLERCQ

théâtralité didactique. De même que la fureur d’Ajax n’est pas initialement montrée
mais narrée, de même la médiation d’Athéna consiste en l’interprétation de la fureur
d’Ajax, qui procède de sa monstration théâtralisée. Cette fonction herméneutique
requiert ce « pathos stationnaire » (Reinhard), cette « dépragmatisation » de la
fureur (Starobinski) qui résulte de la ruse initiale de la déesse – la déviation de
la fureur vers le vain et ridicule massacre des troupeaux. Dans cette scène d’une
staticité intentionnelle, Athéna remplit une fonction déictique et aléthique : elle
montre Ajax encore furieux et déjà déchu. Mettant en lumière la cruauté d’Ajax
qui refuse de cesser de torturer Ulysse (v. 112-3), elle révèle la persistance de son
ubris, corrélativement la justesse de son anéantissement à venir, la cruauté d’Ajax
justifiant la cruauté en réciprocité d’Athéna.
Mais à cette première économie des passions, il faut adjoindre une seconde,
déterminée par le calcul qui fonde l’intervention d’Athéna. Au-delà de la
fonction d’avertissement, la leçon inculquée à Ulysse confie indirectement et par
anticipation à ce dernier, le soin de gérer la crise ouverte par le suicide d’Ajax. Ce
suicide en effet, s’il est expiatoire, n’est pas résolutif : il est au contraire une plaie
éthique ouverte à l’image de la blessure mortelle qui rend monstrueux le corps
éventré d’Ajax et le sang noir qui s’en écoule. Cette dernière image n’appartient
pas à l’univers tragique, du moins tel que le définit l’esthétique aristotélicienne,
puisqu’elle procède de l’horreur et non de la terreur21. Cette béance physique
et physiologique se double d’une béance éthique que constitue le refus de
Ménélas et d’Agamemnon d’ensevelir dignement Ajax. Il appartient à Ulysse de
persuader les chefs de l’armée que cet ensevelissement et le pardon, c’est-à-dire
la reconnaissance de l’héroïsme antérieur d’Ajax sont les conditions nécessaires
d’une refondation des valeurs sociales et humaines mises en péril par la fureur
meurtrière et suicidaire du guerrier.
Or ce plaidoyer repose très précisément sur l’argumentation pathético-
réflexive que le prologue a mis en place, sur la leçon de terreur illustrée par le
sort d’Ajax :

Agamemnon : Tu me pousses donc à laisser ensevelir ce corps ?


Ulysse : Certes. ne serais-je pas comme lui un jour ?
Agamemnon : C’est toujours pareil, chacun travaille pour soi.
Ulysse : Et pour qui travaillerais-je mieux que pour moi ? (1367-
1377).

Mais de réflexive, l’argumentation devient projective, faisant valoir que les rois
doivent « passer pour des justes » en rendant hommage public à la bravoure

héros délirant ; c’est elle qui se fait reconnaître (v. 118-120) comme l’agent souverain dont la
volonté punitive s’accomplit. (ibid., 32)
21 Sur terreur (dramaturgique) et horreur (scénographique), voir Poétique, ch. 14.
Pathos et théâtralité 239

d’Ajax ; les chefs de guerre et de cité doivent se soucier de leur renommée,


fondement de leur autorité. Pour ce faire, ils doivent sacrifier leurs passions
privées, et pratiquer à la magnanimité :

Ulysse :
ne sois pas sans pitié, n’empêche pas d’ensevelir
Cet homme. Que la violence ne triomphe pas de toi,
Ni la haine jusqu’à fouler au pied la justice. 335 […]
non, il n’est pas juste d’offenser un brave
Quand il est mort, même si on l’a en haine. 1345
Agamemnon :
Quoi, Ulysse, tu combats contre moi ?
Ulysse :
Oui. Je l’ai haï quand il fallait le haïr. […]
Il fut mon ennemi, mais il fut généreux.
Sa vaillance est plus forte en moi que la haine. 1360
Agamemnon :
Vas-tu nous faire passer pour des lâches ?
Ulysse :
non, mais pour des justes aux yeux de tous les Grecs. (nous soulignons)

La leçon politique de ce discours qui invite le prince à la prudence et à


la générosité énonce une admirable leçon de gestion du pathos, de maîtrise des
grandes passions tragiques : haine et admiration, crainte et pitié. Cette gestion
maîtrisée, illustrée par le travail opéré par Ulysse sur ces propres passions, est
l’aboutissement éthique de la leçon d’Athéna : sens du kairos (Je l’ai haï quand
il fallait le haïr) et surtout conversion pathétique (Sa vaillance est plus forte en
moi que la haine). Cette conversion des passions s’avère in fine être la visée
de l’avertissement fait à Ulysse par Athéna dont la cruauté initiale, nullement
gratuite ni même excessive, trouve ainsi sa justification. Il ne s’agissait pas
simplement d’assurer la prééminence des dieux sur les hommes, mais de donner
aux hommes le pouvoir de maîtriser leurs passions. C’est ainsi qu’Ulysse a pu
devenir le défenseur de son pire ennemi. La réflexivité de la crainte et de la pitié
tragiques a agi sur ce spectateur exemplaire : cible de la leçon éthique des dieux,
sujet privilégié d’un dévoilement aléthique, Ulysse a fait évoluer ses passions
au point d’être capable de les inverser, et de convaincre autrui de suivre son
exemple. Cette conversion pathétique et cette conscience critique constituent le
véritable effet dramatique d’Ajax furieux.


240 Gilles DECLERCQ

Quelle leçon pouvons-nous tirer à notre tour du spectacle sophocléen de la


fureur d’Ajax ?

- Un premier élément est le lien entre pathéticité et a-dramaticité : la


structure singulièrement statique de la pièce, souvent jugée « mal construite »,
le statut dépragmatisé et l’aporie délibérative qui caractérisent le Prologue sont
les conditions de possibilité d’une monstration théâtralisée du pathos. Il s’agit
bien d’une théâtralité plénière, totalement gérée et construite par l’intentionnalité
éthique et aléthique d’Athéna qui impose à Ulysse une double leçon de terreur
et de pitié en faisant de la fureur d’Ajax un exemple d’ubris et de châtiment
divin. Cette théâtralité essentielle permet de caractériser la relation du tragique
à l’épique comme un retravail critique de l’héroïsme ; Ajax furieux posant
notamment le problème de l’articulation conflictuelle de l’action individuelle aux
intérêts généraux de la communauté.
- Un deuxième élément est la relation stratégique de la théâtralité, mise
en place dans le prologue, à la ruse qui caractérise l’interposition d’Athéna entre
la fureur d’Ajax et son objet22. La mètis est omniprésente dans Ajax furieux :
dramaturgie et lexique de la chasse (Ulysse traque Ajax, Athéna guette Ulysse),
ainsi que du leurre (détournant le bras d’Ajax, Athéna lui donne littéralement le
change). Et dans le second aveuglement d’Ajax (empêché de voir Ulysse, son
spectateur) se lit le lien analogique de l’acte théâtral à la ruse : art ambivalent du
voile et du dévoilement qui répartit les espaces intrascénique et extrascénique
afin que ce qui est donné là à voir, soit perçu ici comme à interpréter et à penser.
L’enjeu de la ruse comme celui du dispositif de théâtralité est la connaissance par
la reconnaissance, laquelle suppose le détour, la médiation par l’illusion à visée
aléthique23, ce qui concerne autant Ulysse qu’Ajax une fois revenu de sa fureur :

Telle est dans cette pièce, l’anagnorisis : le héros se reconnaît lui-même dans les
actes qu’il vient d’accomplir, il découvre la puissance des dieux, l’impermanence
du monde. […] Athéna impose le détour irrésistible qui produit la dégradation
bestiale, la honte, la connaissance amplifiée et la mort. […] Singulière fonction

22 « La folie est développée par l’addition d’une fureur naturelle (d’un pathos), et d’une tromperie
divine, – tromperie qui écarte l’acte commencé de sa fin préméditée. La déesse ne fait que dé-
tourner les énergies vengeresses, en les laissant se dépenser tout entières. […] Entre le dessein
premier d’Ajax, et le résultat de son assaut, Athéna interpose le phantasme, la fausse reconnais-
sance, – et le bras frappe à côté. Le projet vengeur n’était qu’excessif ; il devient folie au moment
où il manque son accomplissement. Athéna sauve les Atrides au dernier moment : cela veut dire
qu’elle intervient sur la partie finale de l’acte d’Ajax, en le vouant à la perversion téléologique,
en provoquant l’écart entre la finalité atteinte et la finalité pensée : la passivité, la maladie, pour
le héros égaré, s’insinuent précisément en cet écart. » (STAROBInSKY : 1974, p. 39)
23 Sur la ruse aléthique, voir DECLERCQ, 2005.
Pathos et théâtralité 241

médiatrice qui, en redoublant l’obscurité, prépare le triomphe d’une clarté elle


aussi redoublée. (STAROBInSKY, 60-61, nous soulignons)

- Un troisième élément, que l’on pourrait appréhender de manière hégélienne


comme la forme théâtrale de la ruse de la raison mise en place par Athéna (elle-
même allégorie de la démiurgie dramaturgique) concerne la structure générale
de la pièce, et plus précisément son ouverture (la leçon de terreur et de pitié)
et son final (la conversion et le plaidoyer d’Ulysse). Présent comme spectateur,
puis comme orateur, Ulysse occupe une place privilégiée dans un dispositif
dramaturgique dont la fonction métathéâtrale est essentiellement herméneutique.
Dans les deux séquences, la fureur d’Ajax est l’objet de la monstration et/ou
du discours à fonction évaluative : les deux séquences sont caractérisées par le
primat de la visée extrascénique, et conformément au régime épidictique de la
fonction extrascénique en tragédie, en appelle à la fonction de juge du spectateur,
sommé de tirer leçon, non pas du spectacle de la fureur, mais de la gestion des
passions initiée par Athéna, puis relayée par Ulysse.
- Enfin, cette leçon permet sans doute de classer Ajax furieux parmi les
pièces qui relèvent d’un théâtre de la pensée, non pas au sens rebattu d’un théâtre
d’idées, mais au sens d’un processus, d’une pensée à l’œuvre au double plan
intrascénique (conscience émotionnelle et morale d’Ulysse) et extrascénique
(conscience émotionnelle et morale du spectateur). S’il est ainsi possible de parler
d’une philosophie théâtrale – au sens d’une pragmatique théâtrale d’un travail de
la pensée – (et non d’une philosophie du théâtre qui serait en arrière-plan de ce
dernier), Ajax furieux répond à une telle définition parce la connaissance y prime
sur le voir, la théâtralité sur la spectacularité, et la pathéticité (appréhendée par son
versant aléthique) sur la dramaticité. On peut alors considérer Ajax furieux non
comme une pièce dramaturgiquement marginale, mais comme le paradigme d’un
théâtre pensant où l’essentiel n’est pas l’image (ici de la fureur), mais la
construction du regard sur l’image. Comme le suggère Daniel Mesguich :

Au théâtre, ce n’est pas l’image qui importe, c’est qu’on l’entende.


Car le théâtre n’est pas, malgré les « apparences » (c’est-à-dire à travers une mau-
vaise écoute), art de l’image. Il est art de l’entendement. Les images, les formes
que l’on voit sur la scène, ne sont que les résidus du sens qui passe, une « réma-
nence auditive ». (1991, p. 167)

C’est là sans doute que peut s’énoncer une conclusion provisoire de


ce parcours consacré aux effets du pathos, mais plus encore à l’effet de sa
monstration calculée : si la confrontation directe au pathos engendre fascination
paralysante et aporie délibérative, sa saisie en théâtralité ouvre inversement la
voie d’accès à son intelligence. Méditée par les orateurs, mise en œuvre par les
242 Gilles DECLERCQ

dramaturges, la problématique de la monstration du pathos définit l’axe double de


la métathéâtralité tragique et de la réflexivité critique que recèle la structuration
théâtrale dès lors qu’elle met à distance l’attraction fascinante du spectacle des
passions.

Bibliographie

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Cahier du Gadges, n° 2, Université Jean-Moulin – Lyon III (diffusion Droz),
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L’œil vivant, Gallimard, 1961, 1999.
243
Annexe :

Sophocle : Ajax (Prologue)


Gallimard, traduction Jean Grosjean

Athéna :
Je te vois, toujours, fils de Laërte,
A l’affût de surprendre quelque ennemi
Et te voici près des tentes d’Ajax
Au bout de la rangée des vaisseaux,
A suivre et scruter depuis un moment
Ses fraîches empreintes pour savoir
S’il est là ou non. Un vrai flair
De chienne laconienne semble te mener
Car justement l’homme se trouve là,
La tête mouillée de sueur et les mains de meurtre.10
Tu n’as plus rien à épier au-dehors.
Tu vas me dire pourquoi tu te donnes cette peine
Afin que moi qui sais je t’instruise.
Ulysse :
O voix d’Athéna, ma déesse la plus chère,
Comme j’écoute ! Si invisible que tu sois
J’entends ta voix et la recueille en mon âme
Comme une trompette étrusque à bouche de bronze.
Tu as bien compris que mes pas tournent
Autour d’un ennemi, Ajax porteur de bouclier.
C’est lui et nul autre que j’épie depuis un moment.20
Cette nuit il a commis contre nous
Un acte incroyable, si toutefois c’est lui,
Car nous ne savons rien de clair, nous errons
Et j’ai voulu m’atteler à ce problème.
nous venons en effet de découvrir
Qu’on a détruit, massacré notre butin,
Qu’on l’a égorgé avec les gardeurs de bétail.
Tout le monde en accuse Ajax.
Un guetteur m’a dit, m’a affirmé
L’avoir vu bondir seul dans la plaine 30
Avec son épée baignée de sang frais.
J’ai vite suivi les traces ; les unes me semblent claires,
Mais d’autres je n’en puis comprendre l’origine.
244 Gilles DECLERCQ

Tu arrives à point car en tout désormais


Je serai comme naguère dirigé par ta main.
Athéna :
Je le sais, Ulysse. Depuis un moment je suis en chemin
Pour protéger, favoriser ta chasse ;
[Athéna rapporte l’acte d’Ajax en raison d’une « grave colère pour les armes
d’Achille ; et narre la façon dont elle a détourné ses coups]
Moi, je l’ai écarté, j’ai jeté sur ses yeux 51
La lourde illusion d’une joie funeste.
Je l’ai détourné vers le troupeau des bêtes,
Butin indivis que des bouviers gardaient.
Il s’est rué au carnage des bêtes à cornes,
Leur brisant l’échine à la ronde. Il pensait
Tantôt tuer de sa main les deux Atrides
Tantôt fondre sur un autre chef. J’excitais
Cet homme en proie à la démence, je le poussais
Dans le piège. Puis, quand il fut las de tuerie, 0
Il attacha avec des liens les bœufs
Survivants et autres bêtes et les emmena
A sa demeure comme des hommes, non comme
Un butin cornu. Maintenant qu’ils sont chez lui,
A l’attache, il les brutalise. Je vais
Te montrer son mal flagrant pour qu’après
L’avoir vu tu l’annonces à tous les Argiens.
Reste là sans crainte. Il ne peut
Te porter malheur. Je détournerai
Ses regards, j’empêcherai qu’il voie ton visage.70

A Ajax :
Hé ! Toi qui tords de liens les mains de tes captifs,
Viens, je t’appelle par ton nom
Ajax, viens-t-en devant ta demeure
Ulysse :
Que fais-tu, Athéna ? ne le fais pas sortir
Athéna :
Garde le silence et n’aie aucune crainte […]
Crains-tu de voir en face un homme en délire ?81 […]
Je resterai mais je voudrais être loin.
[Athéna pousse Ajax à se vanter du meurtre des Atrides ; puis évoque Ulysse,
qu’Ajax croit tenir enchaîné, et veut torturer à mort :]
Annexe 245

Pourquoi faire du mal à ce malheureux ?10


Ajax :
Il mourra sous le fouet, le dos en sang.
Athéna :
ne va pas laisser ainsi ce malheureux
Ajax :
Salut, Athéna ! Je t’accorderai tout le reste
Mais lui, il subira cette peine et pas une autre. […]
Athéna :
Tu vois, Ulysse, quelle est la puissance des dieux.
Qui donc était plus sensé que cet homme ?
Qui valait mieux que lui au moment d’agir ?120
Ulysse :
Personne, je le sais. Bien qu’il soit mon ennemi
J’ai pitié de ce malheureux
Maintenant qu’il ploie sous une affreuse terreur
Et que je pense à moi plus qu’à lui-même.
Je vois que nous, les vivants,
nous ne sommes que phantasme et vaine ombre.
Athéna :
Considère cet exemple et ne va jamais dire
De paroles insolentes envers les dieux,
Ne t’enfle pas d’orgueil si tu triomphes de quelqu’un
Par ton bras ou par abondance de richesse.130
Un seul jour abaisse et relève
Toutes les choses humaines. Les dieux
Aiment les sages et haïssent les méchants.
QUATRIÈME PARTIE

Pour une herméneutique du pathos


Croc de boucher et Rose mystique
– Enjeux présents du pathos sur l’extermination

François RASTIER

« Goebbels […] veut l’éthos et le pathos sans oublier le mythos. »


Karl Kraus, 2005, p. 319.

« Il faut se défendre de céder aux débordements émotionnels


inadmissibles qui vous arrachent à la réflexion
pour vous plonger dans le sentimental. »
Jean Améry, 1996, p. 110.

Raison, sentiments et émotions

Toute communication suppose une anthropologie, en premier lieu une


théorie de l’âme : à quelle partie de l’âme s’adresse t-on ? En tant que spectacle
total, l’éloquence s’adressait à toutes. Elle avait pour but de « prouver la vérité de
ce qu’on affirme, se concilier la bienveillance des auditeurs, éveiller en eux toutes
les émotions qui sont utiles à la cause » (Cicéron, Orator, xv), et s’adressait ainsi
à la raison, au sentiment et aux émotions1.
Le pathos contemporain sur l’extermination détruit cette gradation pour
susciter un mélange d’horreur et de jouissance, au moyen d’un éthos de séduction
et de violence. Le démembrement procède en trois temps :
i) On oppose la raison à la sphère affective pour l’y subordonner par une
conception cynique de la rationalité : Schopenhauer, dans L’art d’avoir toujours
raison réduit ainsi la dialectique à une simple éristique. La mort de la raison
devient un topos de l’extrême-droite : « La raison est morte en 14, novembre 14…
après, c’est la fin, tout déconne… » (Céline, Nord, p. 23).
Dès lors que les émotions sont utilisées comme une machine de guerre contre
la raison, l’unité contradictoire de l’âme se voit minée par une guerre intérieure.
On retrouve ainsi chez Carl Schmitt, Kronjurist de Hitler, le vieux thème gnostique

1 Une métapsychologie implicite informe une gradation (émotions, sentiments, raison) qui peut être
lue dans un sens ou dans l’autre selon que l’on donne le primat à la raison ou aux émotions.
250 François RASTIER

de la guerre intérieure (cf. La notion de politique, III), redoublée dans la société


par la guerre contre l’ennemi intérieur (les Juifs en premier lieu)2.
ii) La raison destituée, on substitue ensuite les émotions aux sentiments :
ils ne seraient qu’un affadissement culturel et sophistiqué, voire efféminé, des
émotions qui nous commandent.
iii) À leur tour, les émotions ne seraient qu’efflorescences conscientes
de l’Instinct, qui nous rattache à la nature et donc à la vérité : ainsi, chez
Schopenhauer, de la Volonté, sorte d’instinct de conservation de l’espèce, que
Nietzsche spécifie en Volonté de puissance, source à la fois d’exaltation du Moi
et de meurtre de l’Autre. Expression de la nature, l’Instinct dépend de la Race
– ou comme l’affirme aujourd’hui la psychologie évolutionniste néo-darwienne,
de l’Espèce.
Cette simplication radicale participe du programme de naturalisation, déjà
bien présent dans le scientisme de Schopenhauer. Aux sentiments, empreints de
culture – on en a dénombré 164 dans le roman français du XIXe –, se subtituent
ainsi quelques émotions de base, témoignages de l’instinct (6 selon Ekman).
Dans le pathos sur l’extermination dominent la peur, le dégoût et la haine : trois
émotions qui participent, nous le verrons, de la violence qu’elle a mis en œuvre.
Cette évolution de la métapsychologie commune explique en partie
l’évolution sémantique du mot pathos : d’une anticipation de la réception, il est
devenu une sorte de grandiloquence qui déploie devant l’auditeur ou le lecteur
une violence séduisante. Dans la suite de cette étude, nous distinguerons, outre le
pathémique, simple anticipation de la réception, le pathétique, qui s’adresse aux
sentiments, et le pathos qui vise les émotions les plus instinctives.
Chez les premiers romantiques, l’éloquence sentimentale, comme chez
Schleiermacher dans sa pratique du sermon pastoral, a pu tenir un moment, au
risque d’une fadeur pathétique, le milieu entre la raison et les émotions. Mais
avec la radicalisation de l’idéalisme et son inversion en matérialisme positiviste,
le dualisme entre l’esprit et le corps l’a emporté, en opposant l’argumentation
conclusive de la science à l’émotion effusive de la poésie lyrique – et de la
politique. On se repose désormais dans le sublime et le ton modéré paraîtrait
modérantiste, platement bourgeois. Figé dans l’intensité lyrique, délaissant toute
la gamme des sentiments moyens, le pathos privilégie l’extase et l’horreur, les
deux émotions dominantes dans le monde apocalyptique qu’il annonce.

2 Par un mystère somme toute transparent, l’âme et la société se répondent, sans d’ailleurs que l’on
puisse dire que le social configure la personnalité : du moins les théories de la personne obéis-
sent-elles aux mêmes canons implicites que celles du monde social et du monde naturel. Dans
l’imaginaire « État de nature » en témoignent aussi bien la guerre hobbesienne de tous contre
tous que la compétition darwinienne. Aujourd’hui encore, la sociobiologie et la psychologie
évolutionniste entendent fonder la politique en nature.
Croc de boucher et Rose mystique 251

Par l’émotion, le pathos vise la commotion et devient ainsi l’arme de la


propagande. À la série rationaliste raisonnement – conclusion – conviction, se
substitue ainsi une série sensationnaliste commotion – révolte – séduction (après
captation). L’émotion remplace alors pour les contemporains les sentiments dont
ils ne sont plus capables.
Toutefois, ces considérations rudimentaires de métapsychologie ne peuvent
suffire : il faudra montrer comment la raison, liée à la consécution des syntagmes
et des phrases, à la coordination, à la linéarité d’un récit, voire à la téléologie
de l’intrigue qui assure ce que Ricœur appelait l’intelligence narrative, se voit
contestée par l’émotion liée au style coupé, aux actes de parole comminatoires,
aux antithèses, aux ruptures thématiques, etc.

Le grand style de la théologie politique

Politique de l’apocalypse. – Dès ses premiers commencements chez


Joachim de Flore, l’apocalyptisme moderne est d’emblée une lecture théologique
du politique, tout événement historique étant interprété comme accomplissement
de la prophétie apocalyptique. Dans son Expositio in Apocalypsim3, Joachim de
Flore interprète ainsi la victoire de Saladin sur les Croisés, qui eut lieu alors
même qu’il finissait son livre : « la sixième tête du Dragon, c’est celui dont il est
parlé dans Daniel : “Un autre roi paraîtra après eux et il sera plus puissant que les
premiers” (Daniel, VII, 24). La sixième tête a pris son essor avec ce roi des Turcs
nommé Saladin qui naguère [1187] a soumis la « cité sainte [Jérusalem] » (1982,
p. 144) ; et Joachim conclut alors que Les Rois sont là « pour ériger le blasphème
de Mahomet » (182, p. 133).
Le prétendu « Axe du Mal » naissait alors et l’on comprend que Saddam
Hussein se soit naguère décerné le titre de Nouveau Saladin : il n’est pas exclu
que l’apocalyptisme occidental soit depuis huit siècles lié à l’affrontement avec
l’Islam.
À l’inverse de l’allégorèse patristique qui allait du sens historique au
sens anagogique, Joachim, comme nos modernes théologiens politiques qui en
dérivent, va du sens anagogique traitant des fins dernières au sens historique
– d’ailleurs le plus immédiat – et politiquement orienté : la troisième croisade,
commandée notamment par Frédéric II, allait partir deux ans après la prise de
Jérusalem par Saladin.
L’idée d’une troisième étape de l’histoire du Salut semble ainsi liée à
l’histoire politique immédiate interprétée théologiquement. Déjà, Fra Dolcino
de novare, avant d’être condamné au bûcher par Bernardo Gui, en appelait à

3 Rédigé en 1184-1187, publié en 1527 à Venise ; in Terreurs et prophéties au Moyen-Âge, traduit


et préfacé par Claude Carozzi et Hughette Taviani-Carozzi, éd.1982, p. 93-148.
252 François RASTIER

l’empereur Frédéric II, chef du premier Reich, deux fois excommunié, pour
réformer radicalement le monde4.
Saladin ou Frédéric II, comme plus tard Hitler pour Carl Schmitt, deviennent
des opérateurs de l’histoire du Salut. Dès lors qu’on fait aujourd’hui du IIIe
Reich et de l’extermination des événements théologiques et non pas seulement
politiques, le pathos prophétique devient parfaitement licite.

L’archive prophétique. – Des deux inspirateurs majeurs du pathos


théologique, l’Ecclésiaste et Isaïe, le premier déplore la déréliction, le second
appelle la vengeance divine. De l’Ecclésiaste, occupé à la lamentation sur
le monde et la détestation de soi, Renan dit : « L’auteur nous apparaît comme
un Schopenhauer résigné5 », et Schopenhauer reconnaissait d’ailleurs : « Je
me considère moi-même comme un pur produit naturel né dans le temps et
destiné à la plus complète destruction, à peu près à la manière du Kohélet.6 »
(i.e. l’Ecclésiaste). Isaïe complète le pessimisme par l’annonce de la vengeance
apocalyptique, la parousie de Yahvé, détruisant « toutes les hautes tours7 ».
Dans les sources chrétiennes, le pathos apocalyptique doit beaucoup
à Saint Paul, et reste souvent marqué par l’hostilité aux Juifs car il s’agit de
rompre définitivement avec le passé. Notamment dans II Thessaloniciens, 2, 3-
9, Paul prophétise les troubles qui accompagnent la Parousie et le dévoilement
de l’anomos (qui est l’Antéchrist ou Satan)8. Ce passage contesté est une source
de la figure du Surhomme chez Nietzsche, « celui qui s’élève au-dessus de tout
ce qui porte le nom de Dieu ». Plus subtilement, il devient chez Carl Schmitt le
fondement de la théorie du katéchon, celui qui retarde la venue de l’Antéchrist
– en fait le Führer, qui par l’extermination des juifs, retarde la Fin du Monde.

4 Cf. op. cit., p. 158. Pour l’Église, il n’y a pas de millénium, mais un seul jour de colère ; point de
nouveau Messie qui serait l’Antéchrist. Saint Augustin avait distingué radicalement la Jérusalem
terrestre et la Jérusalem céleste.
5 Histoire du peuple d’Israël, 1887-93, t. V, IX, xv.
6 Sur la philosophie et la méthode, in Parerga et paralipomena, II, I, Sämtliche Werke, V, Stuttgart-
Frankfurt am Main, Suhrkamp, 18, p. -28. Trad. Angèle Kremer-Marietti, in SCHOPEn-
HAUER, 2001, § 13.
7 Isaïe, I, 2, 11-16. Par contraste, Job n’a rien d’un prophète, mais pour Primo Levi, sa figure com-
mande toutes les autres (comme en témoigne le diagramme initial de son anthologie personnelle,
1981, p. 14). « Job incarne le juste opprimé par l’injustice » « Dieu créateur de merveilles et de
monstres l’écrase de sa toute-puissance » (p. 15). Victime lucide sinon sereine, il ne se plaint pas
et garde confiance en lui dans l’adversité. Levi a choisi dans son anthologie les passages de Job
où apparaissent Léviathan et Béhémoth, les deux monstres qui figurent depuis Hobbes, et surtout
chez Carl Schmitt, l’état totalitaire moderne.
8 « Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Être perdu, l’Adversaire, ce-
lui qui s’élève au-dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à
s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui-même comme Dieu. […] Sa
venue, à lui, l’Impie, aura été marquée par l’influence de Satan, de tout espèce d’œuvres de puis-
sance, de signes et de prodiges mensongers, comme de toutes les tromperies du mal. »
Croc de boucher et Rose mystique 253

Ce passage modèle aussi chez George Steiner une prophétie qu’il met dans
la bouche d’un agent du Mossad : « À l’heure des ténèbres surgira sur terre un
homme d’une éloquence sans pareille. Tout ce qui vient de Dieu, loué soit son
nom, a toujours une seconde face, un revers de mal et de néant […]. [Dieu] créa
sur la face nocturne du langage une parole infernale. Dont les mots vomissent
la haine de la vie. Peu d’hommes sont capables d’apprendre cette parole ou
d’en être longtemps porteurs. Elle les mène à la mort. Mais un homme viendra
et sa bouche sera une fournaise et sa langue une épée destructrice. Il saura la
grammaire de l’enfer et d’autres l’apprendront de lui. Il saura les sons de la folie,
de l’abomination et ils deviendront musique dans sa bouche » (1981, p. 60).
Les citations d’Isaïe et de saint Paul qu’Agamben place entre l’avant-
propos et l’introduction de son livre Ce qui reste d’Auschwitz (p. 14) soulignent
encore l’allusion à une théologie négative d’Israël9.
Il faudrait ici distinguer deux attitudes complémentaires, qui s’unissent
comme la destruction du monde ancien et la promotion du monde nouveau : le
pessimisme eschatologique de tradition monacale et l’optimisme millénariste
sécularisé en foi du progrès. Elles se sont réunies de façon novatrice dans le
radicalisme contemporain.

Le style des prophètes contemporains. – Revenons aux premiers prophètes


contemporains, auteurs-phares de Steiner, Schopenhauer et surtout nietzsche,
pour lui le modèle du « grand style ».
Le Monde comme volonté et comme représentation est le seul livre que
le caporal Hitler lisait pendant la première guerre mondiale. Schopenhauer n’a,
selon un de ses partisans, qu’« une seule pensée : la subordination des fonctions
intellectuelles à l’affectivité » (Jaccard, 1989, p. 86). Cet obscurantisme
s’accompagne d’un programme stylistique exalté. Schopenhauer met en garde :
« Défiez-vous des métaphysiciens douceâtres. Une philosophie où l’on n’entend
pas bruire à travers les pages les pleurs, les gémissements, les grincements de
dents et le cliquetis formidable du meurtre réciproque et universel, n’est pas une
philosophie.10 » Par cette évocation grand-guignolesque, il se prononce ainsi pour
une théologisation rampante de la philosophie : pleurs et grincements de dents est
une formule canonique pour décrire l’Enfer (cf. Mat. 13.42)11.

9 Isaïe 10, 20-22 ; Romains 11, 5-26. Agamben a écrit un livre sur Saint Paul.
10 Jaccard, 1989, p. 86 -87.
11 Cf. Roland Jaccard, à propos de l’assasinat d’Élisabeth d’Autriche dite Sissi, par un anarchiste
italien, sur un quai de Genève : « L’anarchiste contribua à la délivrance d’un fantôme sur les
rives du néant en attendant de s’y jeter ; il tua une suicidée en sursis, qui végétait, étouffée par
les germes de la tristesse qui dévastaient son corps et envahissaient son cerveau. Ce fut la Mé-
lancolie qui assassina Elisabeth d’Autriche. » (18, p. 140). Anodin et boursouflé, le pathos fait
ici de l’histoire une sorte épiphanie allégorique.
254 François RASTIER

nietzsche, qui trouvait Schopenhauer inégalable, met en œuvre ce


programme philosophique – et stylistique – dans le célèbre monologue de
l’insensé (Le gai savoir, III) :

ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ? n’entendons-nous rien encore
des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu ? ne sentons-nous rien encore de la putré-
faction divine ? – Les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort !
Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des
meurtriers ! Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus
puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains ?
(1961, p. 138).

Marquée du sceau de la passion d’une âme, cette tirade12 de nietzsche


reprend, sur un mode qu’il serait charitable de croire parodique, la rhétorique
exaltée des Schwärmer, ces piétistes du XVIIIe siècle, fervents adversaires des
Lumières, dont le style rhapsodique s’inspirait des prophètes et dont les écrits
meublaient la bibliothèque de son père pasteur. Ici, les émotions exprimées sont
tout à la fois la peur fascinée du meurtre et l’horreur du crime, deux émotions
fondamentales du pathos moderne. Cette exaltation ne s’oppose pas seulement à
Dieu, mais à la raison. Héritier involontaire des piétistes, le Dyonisos nietzschéen
affronte ainsi l’Apollon rabbinique.
Ainsi parlait Zarathoustra n’était pas seulement une rhapsodie poétique
néo-babylonienne. Derrière le mélange kitsch de mièvrerie et de violence, cette
prophétie visait à dépasser toute théologie judéo-chrétienne pour revenir à
l’antique dualisme : Zarathoustra réformait l’ancienne religion perse pour accuser
l’affrontement entre Bien en Mal, Lumière et Ténèbres, jusqu’à une Apocalypse
dans le feu13. Aujourd’hui, plus subtilement, le combat du Bien et du Mal devient
un dépassement des valeurs mêmes : Au-delà du Bien et du Mal14.
Se prétendant dans la continuité de Nietzsche, à qui il fit élever des
statues, Hitler lui-même emplit ses écrits, mais surtout ses discours15, justement
sous-estimés, d’un pathos outré qui accuse les tics de la théologie politique
contemporaine. L’exaltation du fanatisme terrasse selon lui la raison par la foi

12 Amplement commentée par Heidegger, elle est un des textes clés du pathos sur l’extermination :
elle est reprise et commentée in extenso dans l’essai de Steiner Dans le château de Barbe-
Bleue.
13. L’apocalyptique manichéenne en dérive ; elle sera reprise par toutes les sectes gnostiques, jus-
qu’aux plus tardives, celles du New Âge contemporain.
14 On comprend pourquoi le chapitre VIII de Se questo è un uomo s’intitule « Al di qua il bene e il
male » (« En deçà du bien et du mal ») ; Améry dériva de cette formule le titre de son principal
ouvrage Jenseits von Schuld und Sühne, 1966.
15 « Tous les grands mouvements que l’histoire a enregistrés ont dû beaucoup plus aux orateurs
qu’aux écrivains » (1924, préface).
Croc de boucher et Rose mystique 255

aveugle. Dans un discours de 1927, Hitler s’exclame : « Soyez-en sûrs, nous


plaçons la foi (Glauben) au premier rang et non la connaissance ! On doit pouvoir
croire en une cause. La foi (Glauben) seule crée l’État. Qu’est-ce qui pousse
les hommes à aller se battre et mourir pour des idées religieuses ? non pas la
connaissance, mais la foi aveugle.16 »
On sait la valeur positive de fanatisch chez les nazis, notée par Kraus
comme par Klemperer17. Le combat contre l’ennemi est en effet un combat
contre la raison : « Les moyens de remporter la plus facile victoire sur la raison :
la terreur et la force » (Hitler, 1924, p. 127). On sait moins la valeur positive
de pathos : Erich Rothacker, idéologue nazi qui se plaignait d’avoir été plagié
par Heidegger, écrit dans l’appendice de sa Philosophie de l’histoire que sous
le IIIe Reich la formation et l’instruction doivent être « animées du plus grand
pathos possible, aussi bien au sens hégelien qu’au sens antique, pour le plus grand
bien de la formation et de la rigidification stylistiques18 ».
Si le pathos vise la terreur, sa force d’expression vise aussi l’extase en usant
des formes de la prédication exaltée. Goebbels, dans son journal du 10 février
132, note sur Hitler au Palais des Sports : « À la fin, il entre dans un merveilleux et
incroyable pathos oratoire, puis il conclut par ce mot : Amen ! L’effet est si naturel
que les gens en sont profondément bouleversés et émus… Au Palais des Sports, les
gens sont pris d’une ivresse insensée » (in Klemperer, 1996, p. 155). À Würtzburg,
en 1937, il s’exclame : « La Providence nous guide, nous agissons selon la volonté
du Tout-Puissant. Personne ne peut faire l’histoire des peuples ni celle du monde,
s’il n’a pas la bénédiction de cette Providence » (ibid., p. 154-155).
Dans le style fanatique, le pathos de l’horreur et celui de l’adoration utilisent
les mêmes formes. La Ligue nationale-socialiste des femmes s’exclamait ainsi à
propos du Führer :

16 Dans Tal, 1978, p. 30.


17 Rousseau, L’Émile (Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 408) : « Le fanatisme, quoique sangui-
naire et cruel, est pourtant une passion grande et forte, qui élève le cœur de l’homme, qui lui fait
mépriser la mort, qui lui donne un ressort prodigieux, et qu’il ne faut que mieux diriger pour en
tirer les plus sublimes vertus. » Érigeant le fanatisme en valeur, le citoyen de Genève légitimait
innocemment un tout autre langage, ordinaire dans les extrême-droites des années 1930 ; ainsi
chez Cioran : « Ils m’écœurent, tous ces jeunes francisés, fins, subtils, impuissants quand ils sont
modernes, sans messianisme quand ils donnent dans la tradition. Ils m’écœurent, parce qu’ils
n’ont pas de fanatisme ni de vision de l’avenir, pas de volonté d’affirmation impériale et de
sacrifice illimité » (14, Solitude et destin, Paris, Gallimard, p. 325).
Hitler avait fait du fanatisme une valeur philosophique : « Toute violence qui ne prend pas nais-
sance dans une solide base spirituelle, sera hésitante et peu sûre. Il lui manque la stabilité qui ne
peut reposer que sur des conceptions philosophiques empreintes de fanatisme. » (Mein Kampf,
p. 172).
18 Cf. FAYE (2005, 44) : « um der stylistischen Formung und Straffung willen, im Hegelschen wie
im antiken ne mit Grösstem Pathos zu beseelen »
256 François RASTIER

Quel homme béni des dieux !... Quel chéri des Dieux !... Et cet homme, le plus
grand de tous les temps, passé, présent, et avenir, nous appartient, – à nous !!!
n’est-ce pas trop de bonheur ? L’avons-nous mérité ? n’est-ce pas de la grâce
pure ? Peut-être allez-vous rire de moi, cela ne fait rien, riez donc ! Nous rions à
notre tour, nous épanouissons et fleurissons dans la confiance que nous portons
à cet homme unique, notre sauveur et notre libérateur – notre chancelier à nous,
notre héros !19

Le pathos redouble la mise en scène d’un éthos de l’exaltation, qui résume


toute objectivité au monologue ravi ou horrifié de l’âme avec elle-même. Nous
sommes à l’opposé de l’éthos du témoignage, qui demande un minimum de
distance et d’intelligibilité pour pouvoir objectiver des faits.
Il était tentant de dépeindre la guerre sur ce mode, la violence du pathos
répondant à la violence de la guerre. Ainsi nadeau note-t-il à propos du dernier
livre de Céline, Nord, qui relate la fin du Reich :

Ici ses défauts le servent : l’incohérence de son débagoulage, ses images à l’em-
porte-pièce, son goût du bluff et de l’exagération, le désir d’en remettre à tout
coup. Il nous plonge dans le tohu-bohu, la sarabande infernale, l’Apocalypse. On
entend des cris, des lamentations, des rires hystériques entre les éclatements des
bombes et le roulement de tonnerre incessant des forteresses volantes 20 .

Mais cependant, l’extermination est subtilisée : par exemple, le début


évoque « la plus pire archibombe H ?…Z ?…Y ? » (quatrième ligne), « la bombe
Z » (p. 13), « dix, vingt hiroshimas par jour » (p. 14) ; et la première section finit
par l’évocation des croupiers de Baden-Baden, « tous soi-disant déportés… les
mèches gominées, les mêmes… nez busqués, les mêmes » (p. 19). Bref, les juifs
sont toujours là à compter l’argent, et nous vivons sous la menace atomique
américaine21. Le pathos devient ainsi un instrument du double langage, utilisant
l’exaltation mystifiante à des fins politiques.
À la différence du discours politique ordinaire, qui fait fonds pour l’essentiel
sur les préjugés moyens, et à la différence du discours proprement théologique,
qui veut cerner par la raison ce qui lui échappe, le discours mystique s’adonne à
toutes les formes de l’intensité. Arnauld d’Andilly écrivait par exemple : « Ceux
qui consacrent leurs plumes à Dieu peuvent sans crainte déployer toutes les forces
de leur esprit : rien ne saurait donner de bornes dans un champ qui n’en a point ;
tout y est infini, éternel, adorable ; la perfection y consiste en l’excès.22 »

19 In KRAUS, 2005, p. 388.


20 NADEAU M., « Céline et l’Apocalypse », in France Observateur, 9 juin 1960.
21 Cf. infra III, la juxtaposition chez Heidegger de l’extermination et de la bombe H.
22 Préface du Poème sur la vie de Jésus-Christ, in Œuvres chrétiennes, Paris, Pierre le Petit, 1654,
p. 3.
Croc de boucher et Rose mystique 257

Cela permet de caractériser assez bien le style exalté des tenants du pathos
contemporain. Dans une première approximation scolaire, on peut l’aborder par
le biais des figures. Fontanier, qui ne savait trop où classer les fausses figures que
seraient selon lui la commination, l’imprécation, l’optation, la déprécation, le
serment, la dubitation, propose de les regrouper sous le nom de figures de passion
(p. 44). Ces figures prétendues sont des actes de langage, caractérisables par
des formes syntaxiques et prosodiques, comme par ailleurs un régime mimétique
qui appartient au réalisme transcendant. En témoignent les deux exemples
caractéristiques que nous avons cités ; le discours ravi de la Ligue des femmes
nazies use de même langage que le monologue de l’insensé nietzschéen : phrases
coupées, ponctuations fortes, exclamations, comminations, interrogations
rhétoriques de délibération, gradations par surenchère, confusion entre le propos
et l’énonciation représentée, indistinction du récit et de la narration, présent
perpétuel, thématique mystique.
Un tel discours ne s’adresse à personne qu’à celui qui parle, comme si
l’éthos et le pathos s’étaient définitivement confondus. En cela, il peut assumer
des fonctions identitaires et s’accorde à merveille avec le narcissisme de masse du
nationalisme agressif. Il emploie le nous : celui des meurtriers de Dieu et celui des
adoratrices du Führer se confondent. Cette forme du pathos culmine ainsi dans
l’horreur ou la jouissance, deux émotions indissociables (comme le bourreau et
la victime) largement exploitées par le pathos sur l’extermination, forme dérivée
de la théologie politique en acte.

Le Miroir des faussaires

Quand il s’applique au thème de l’extermination, le pathos se lie


étrangement à la théologie. Plus précisément, il procède d’une théologie politique,
et se construit par l’imitation des prophètes de malheur, mêlant l’annonciation de
l’Apocalyse à celle de ses conséquences politiques.

Les faux survivants. – L’imposture a beau témoigner d’une iconisation de


la figure de la victime, elle nous intéresse ici par son langage. Enric Marco Batlle,
Président d’une l’Association des déportés espagnols pendant plus de trente
ans, déclarait en janvier 2005, lors d’un discours devant les députés du Congrès
espagnol : « Lorsque nous arrivions dans ces trains de bétail infectés aux camps
de concentration, ils nous dénudaient, leurs chiens nous mordaient, leurs lumières
nous aveuglaient » (Le Monde, 13 mai 2005, p. 1). Or, c’était un imposteur qui
n’avait pas été déporté mais avait compris combien le pathos était attendu : ne
visant que l’émotion, il dispense de réflexion.
Plus significatif encore, il faut rappeler le succès d’un faux : Fragments,
de Binjamin Wilkomirski, publié en 1995, aussitôt traduit en neuf langues, narre
258 François RASTIER

l’enfance d’un enfant juif, dans les camps d’Auschwitz et Majdanek. Recueilli
par une famille suisse, il témoigna tardivement, car il fallut une psychothérapie
pour que la mémoire lui revienne. Ce témoignage, note un critique, est « très
graphique : il montre le sang jaillissant du cou de son père, les rats grouillants
sur les monceaux de cadavres23 ». Or ces détails attendus restent ambigus ; par
exemple, Wilkomirski décrit des rats sortant du ventre de femmes enceintes, alors
qu’aucun historien, rappelle Annette Wiewiorka, n’a relaté cela. En revanche, les
rats appartiennent à la thématique antisémite : Goebbels en personne a exigé que
Le juif Süss commence par un plan de rats sortant d’une bouche d’égout.
Le titre Fragments annonce parfaitement la construction de l’ouvrage, suite
de flashes censés mimer une anamnèse pénible et lacunaire. Or la composition
fragmentaire interdit précisément d’assumer la dimension narrative propre au
témoignage. En quelque sorte, aucune raison narrative ne vient balancer l’émotion
grand-guignolesque des images : le pathos donne tout à voir et rien à comprendre.
Le succès immédiat en dit long sur les attentes du public : « Le livre fut loué de
manière extravagante par le The New York Times Book Review et ailleurs pour
sa puissance descriptive » (Boyes, ibid.). Le livre de Wilkomirski a été primé,
notamment par le National Jewish Book Award et le Jewish Quarterly-Wingate
Award ; en 17, Mme Mitterrand remit à l’auteur le Prix de la Mémoire de la
Shoah.
Par sa violence, l’ouvrage anesthésiait le jugement : c’est une enquête sur
l’auteur qui a permis de déceler le faux, et non une analyse de l’ouvrage. Or une
lecture attentive aurait sans doute permis de comprendre que le personnage de
Wilkomirski enfant n’est qu’un avatar littéraire de Hurbinek, orphelin aphasique
né à Auschwitz, dans le témoignage de Primo Levi, Si c’est un homme.

Les stylistes du double langage. – Bien qu’ommiprésent, le double langage


est un phénomène mal décrit ; en l’occurrence, le pathos sur l’extermination en
relève, nous allons le voir, quand il déplore les massacres en exonérant le nazisme.

a) L’oracle heidéggerien. – Après la guerre, Heidegger fut pressé par ses


partisans de se prononcer sur l’extermination, et, dans deux conférences de 194924,
il l’aborda en quelques phrases interprétées favorablement tant par Hannah Arendt
que par Theodor Adorno, et toujours mentionnées par ses partisans pour défendre
sa mémoire – bien qu’il soit historiquement établi que son nazisme sans faille
n’avait rien d’un égarement passager. Heidegger déclara :
Des centaines de milliers meurent en masse. Meurent-ils ? Ils succombent. Ils sont
abattus. Meurent-ils ? Ils deviennent les pièces d’un stock de fabrication de cada-

23 BOYES R., London Times, 8 septembre 1998.


24 L’histoire de ces textes est complexe. Ils ont circulé sous forme de dactylographies, ont été
commentés, mais ne sont parus en allemand qu’en 1994 et restent inédits en français.
Croc de boucher et Rose mystique 259

vres… Meurent-ils ? Ils sont discrètement liquidés dans des camps d’extermina-
tion. […] Partout en masse les détresses d’innombrables morts, épouvantablement
non mortes – et néanmoins l’essence de la mort est cachée aux hommes. L’homme
n’est pas encore le mortel.25

L’interrogation répétée Sterben sie ? peut mettre en doute la qualité de leur


mort, au sens où leur trépas n’est pas un décès, n’est pas suivi de funérailles ni
d’hommage des proches26. Mais une autre dénégation se profile obliquement :
d’une part, l’interrogation ne reçoit aucune réponse directe ; d’autre part, il semble
que la mort soit morte et non les victimes (l’homme n’est pas encore le mortel).
L’allusion à saint Paul s’impose ici : « La mort a été engloutie dans la victoire.
Mort où est ta victoire ? Mort où est ton aiguillon ? » (1 Corinthiens 15, 54s.).
Une autre lecture, complémentaire, s’appuie sur l’intertexte heidéggerien.
Elle apparaît dans un entretien inédit entre Alain Finkielkraut et Emmanuel Faye
qui y retrouve la conception nazie de la mort comme,

sacrifice de l’individu à la communauté. On la trouve déjà annoncée dans Être et


temps et célébrée par Heidegger en mai 1933 dans son discours qui exalte Schla-
geter, le héros des nazis27 mort fusillé par les Français en 1926 pour, dit Heidegger,
« mourir pour le peuple allemand et son Reich ». C’est pour Heidegger mourir de
la manière la plus dure et la plus grande. Mais ceux qui ont péri dans les camps
d’anéantissement sont, dit-il, grausig Ungestorben, « horriblement non morts » :
[…] Ceux-là ne mourraient pas de la mort des héros, ils n’étaient pas par essence
dans la « garde de l’Être ». […] celui-là ne meurt pas de la mort des héros, ne
meurt pas vraiment… Il y a là une sorte de négationnisme ontologique absolument
effroyable28. (Faye, 2005)

25 « Hunderttausende sterben in Massen. Sterben Sie ? Sie kommen um. Sie werden umgelegt. Ster-
ben sie ? Sie werden Bestandstücke eines Bestandes der Fabrikation von Leichen. Sterben sie ?
Sie werden in Vernichtungslagern unauffällig liquidiert. […] Massenhafte Nöte zahlloser, grausig
ungestorbener Tode überall – und gleichwohl ist das Wesen des Todes dem Menschen verstellt.
Der Mensch ist noch nicht der Sterbliche. » (Die Gefahr, HGA, vol. 79, p. 56). En réponse à Em-
manuel Faye, Alain Finkielkraut voyait dans ces lignes une magnifique réflexion sur la mort.
26 Ce passage répond sans doute au début des Carnets de Malte Laurids Brigge, avec la mort de
Christoph Detlev Brigge, les réflexions sur le savoir-mourir et des phrases comme : « Sie alle
haben einen eigenen Tod gehabt » (RILKE, Werke, éd. Zinn, vol. VI, p. 720 sq.).
27 Alain Finkielkraut s’écrie ici : « Ah ! Mon Dieu ! ».
28 On sait que l’égalité devant la mort est un topos antique. Mais pour la pensée raciale, elle de-
vient insupportablement égalitaire : impossible de mettre sur le même plan la mort glorieuse du
héros et la crevaison des sous-hommes.
Dans son essai Sur Ernst Jünger (Tome 90 de la Gesamtausgabe) Heidegger écrit que « la force
de l’essence non encore purifiée des allemands est capable de préparer dans ses fondements une
nouvelle vérité de l’Être. Telle est, dit-il, notre croyance [Glaube]. » Et il se recommande de
la Rassegedanke, cette pensée de la race qui, dit-il, « jaillit de l’expérience et de l’Être comme
subjectivité » (cf. FAYE, loc. cit.).
260 François RASTIER

Cette lecture se renforce par l’effacement grammatical des victimes,


qui ne sont désignés que par un pronom (Sie), comme si ces innommés étaient
innommables. Les bourreaux disparaissent, dissimulés dans des nominalisations
(Fabrikation) et des tournures passives dont l’agent est ellipsé.
Préparée par l’opacité hiératique-oraculaire du propos, litaniquement
rythmée par la répétition, la fin du passage réaffirme la dimension théologique,
en reprenant la question du Psaume 8, v. 5 : « Qu’est donc le mortel ? ». Primo
Levi répondit par Si c’est un homme29. Heidegger brouille le fait historique de
l’extermination en concluant que l’homme n’est pas encore mortel.
Le sens de ce brouillage s’éclaire par plusieurs expressions qui appartiennent
au jargon nazi : liquidiert, Fabrikation von Leichen (expression caractéristique de
l’humour nazi, due au S.S. Friedrich Entress) ; Stück (dans Bestandstück – au lieu
de Bestandsteil : par l’emploi de Stück, inanimé, la déshumanisation a lieu, c’était
d’ailleurs le terme habituel des gardiens pour compter les prisonniers).
Dans l’autre conférence, l’image de l’industrialisation, devenue un topos
avec Arendt, Steiner, Agamben et tant d’autres, revient à propos de la production
agricole : « L’agriculture est à présent une industrie alimentaire motorisée, dans
son essence c’est la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres
à gaz et les camps d’extermination, la même chose que le blocus de régions afin
de les affamer, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène30. »
Tout s’inverse et en même temps tout se confond : on ne parle pas de la
guerre mais de la paix, on ne parle pas de l’extermination mais de l’agriculture,
on dit « fabrication de cadavres » au lieu d’extermination de vivants. Le blocus
n’est pas celui du ghetto de Varsovie par les nazis, mais celui de Berlin-Ouest par
les Russes, en 1948.
L’extermination nazie devient essentiellement la même chose que la
politique russe et américaine – les USA se préparaient à expérimenter la bombe
H. Ce thème est resté florissant dans tous les radicalismes contemporains.
Schématiquement, deux séries sont mises en parallèle :

[Guerre] Industrie [nazis] Camps Chambres à gaz [Juifs]

[Paix] Agriculture [Américains/Russes] Blocus Bombe H [Allemands]

29 Sur l’histoire de la formule, cf. l’auteur, 2005, p. 40. On sait que Heidegger se destinait d’abord
à la prêtrise.
30 « Ackerbau ist jetzt motorisierte Ernährungsindustrie, im Wesen das Selbe wie die Fabrikation
von Leichen in Gaskammern und Vernichtungslagern, das Selbe wie die Blockade und Aushun-
gerung von Ländern, das Selbe wie die Fabrikation von Wasserstoffbomben. » (Das Ge-Stell,
HGA [Heidegger Gesamtausgabe], vol. 79, p. 27).
Croc de boucher et Rose mystique 261

Les fonds sémantiques de la guerre et de la paix sont implicites ; comme dans


l’extrait précédent, les acteurs ne sont pas nommés (nous les avons donc explicités
conventionnellement entre crochets). Des formes sémantiques contrastées, bien
que non lexicalisées, américains-russes et allemands, nazis et juifs, bourreaux
et victimes, sont assimilées ; des formes sans rapport sont homologuées : blocus
de Berlin et camps d’extermination, chambres à gaz et bombe H. Ces procédés
d’assimilation participent de la tradition antinomiste : on affirme l’identité des
contraires pour conduire à une absurdité présentée comme une unité supérieure31.
Mais ici une micro-dialectique va de la première ligne de notre tableau à la
seconde, du passé allusif au présent et au futur affirmés, par une sorte d’allégorèse
inversée ou le sens littéral, le sens historique, se trouve caché, et le sens figuré
littéralisé dans l’allusion politique immédiate. Dans cette allégorèse qui rappelle
celle de Joachim de Flore, mais qui s’accompagne en outre d’une inversion des
valeurs, l’extermination des juifs joue le rôle des prophéties de l’ancienne loi,
s’accomplissant dans les malheurs présents des Allemands, ce qui transmute la
culpabilité du nazisme en victimisation du peuple.
La structure oratoire du pathos demeure : répétitions, affirmations
oraculaires, présent essentiel. Dans les deux conférences revient la même formule
sur la fabrication des cadavres, caractéristiquement antinomiste, puisqu’elle
désigne une destruction : pourtant complémentaire de la chambre à gaz, le
crématoire est oublié, bien qu’il fasse disparaître en sortie de chaîne les produits
de cette « industrie », affaiblissant ainsi l’antithèse.
Alors que le principe de la pensée – et déjà de la dialectique selon
Platon – consiste à distinguer pour articuler, il s’agit ici de confondre tant les
fonds sémantiques que les formes et les moments, par l’intervention miraculeuse
d’une identité métaphysique qui réside dans l’Être, im Wesen. L’essentialisation
permet de sortir de l’histoire en créant de l’ontologie : l’effacement des agents, les
nominalisations essentialisent la Mort, l’Homme, la Technique (jugée meurtrière
par elle-même). Mais le message politique reste clair, bien qu’inaperçu : en 14,
les Allemands sont les victimes.
La composition de formules scripturaires, de langage métaphysique et de
jargon nazi, le tout lié dans la prosodie du « grand style », tout cela tend des
leurres séduisants : chacun peut y lire la magnifique méditation qui lui plaît, et
si dans ce double langage le sens reste celé en évidence (quel est le rôle de la
bombe H dans une méditation sur l’Être ?), qui osera le discerner risque fort de

31 Heidegger s’appuie ici sur un topos invétéré qui oppose l’agriculture et la paix aux massacres
et à la guerre. La littérature antique pullule de figures qui concrétisent cette opposition : l’his-
toire de Cincinnatus, les Géorgiques de Virgile (et curvae rigidum falces conflantur in ensem, I,
v. 508), les Métamorphoses d’Ovide (I, 95 sq.) sur le passage de l’âge d’argent (marqué par les
débuts de l’agriculture) à l’âge de fer (où commence la guerre).
262 François RASTIER

se voir stigmatisé par un chœur dévot ou à tout le moins d’indigner le monde


académique.

b) Enfer et Paradis. – Steiner et Agamben ont tous deux écrit un livre


sur Heidegger (respectivement Martin Heidegger et Le langage et la mort) et
un livre sur l’extermination (Dans le château de Barbe-bleue, et Ce qui reste
d’Auschwitz)32.
Dans des écrits qui ont fait de lui une référence augurale pour ce qui
touche à l’extermination, Steiner accumule des détails horrifiants. C’est Langner
« écorché vif, “le sang s’égouttant lentement de sa chevelure” » (1969, p. 177),
ce sont les enfants et les « traces griffées sur les murs des fours par leurs petites
mains » (p. 181 ; il n’y avait dans les fours ni traces griffées, ni enfants vivants).
Ces exemples de ce que l’on a appelé « la pornographie de l’holocauste » ont fait
beaucoup pour son succès33.
Le pathos pointe vers une explication théologique :

Les camps de concentration, les camps de la mort au vingtième siècle, ont, dans
tous les régimes politiques, l’immanence de l’enfer. Ils sont l’enfer transparaissant
à la surface de la terre. […] parce qu’elle place l’enfer au centre de l’ordre occiden-
tal, La Divine Comédie demeure, littéralement, notre guide vers la fournaise et vers
les étendues glacées, vers le crochet du boucher [remains our literal guide-book to
the flames, to the ice fields, to the meat hooks]. Dans les camps a fleuri l’obscénité
millénaire [millenary pornography] de la peur et de la vengeance, cultivée dans
l’esprit occidental par les doctrines chrétiennes de la damnation. (1973, p. 65-66,
je rétablis l’original où la traduction d’Emmanuel Dauzat édulcore).

Bizarrement, cette mise en accusation du christianisme – et non du nazisme


qui se prétendait païen – se double d’une explication biologique : « Les réflexes de
génocide du vingtième siècle, la dimension implacable du massacre proviennent
peut-être d’une ruade de l’âme asphyxiée » (p. 64) ; « L’holocauste est un réflexe,
plus intense d’avoir été longtemps réprimé, de la sensibilité naturelle, des
tendances animistes et polythéistes de l’instinct » (p. 52) ; « Sentant notre identité
mise en cause par le suffocant marais de l’anonyme, nous sommes saisis d’accès
meurtriers, du désir aveugle de foncer pour nous faire de la place. » (p. 62, je
souligne).
Sous le pathos et ses clichés (implacable, asphyxiée, intense, suffocant
marais, désir aveugle, foncer) qui détournent l’attention, la responsabilité
historique du nazisme est ainsi discrètement subtilisée. La biologie et la théologie

32 Sur ces deux auteurs, nous nous permettrons de renvoyer au ch. XII de Ulysse à Auschwitz.
33 Quand Wilkomirski a été démasqué, Steiner, classé deuxième ex-aequo, a reçu une partie du
prix Jewish Quarterly-Wingate.
Croc de boucher et Rose mystique 263

sont en l’occurrence deux moyens de contourner l’histoire et de créér une double


fatalité qui supprime toute responsabilité.
Passant de l’Enfer au Paradis, Agamben écrit sur Auschwitz : « L’espace du
camp […] se laisse même représenter comme une série de cercles concentriques,
qui, telle une onde, frôlent continuellement un non-lieu central où se trouve le
musulman […] Toute la population du camp n’est en fait qu’un immense tourbillon
tournant obstinément autour d’un centre sans visage. Mais ce vortex anonyme,
comme la rose mystique du Paradis de Dante, est “peint à notre image”34. »
(p. 63).
Ce passage réécrit en effet la célèbre vision de Dante. L’antinomisme
est à son comble35, et l’inversion des valeurs appelée par nietzsche se réalise
ainsi dans une confusion provocante, l’image convenue de l’enfer devenant
paradis. On retrouve dans cette inversion le langage des bourreaux : Laurence
Rees, interrogeant l’ancien attaché personnel de Goebbels, Wilfred von Oven,
lui demanda de résumer en un mot son expérience du IIIe Reich, et l’entendit
répondre : Paradies36.
La parousie kitsch du « Musulman », essentialisé par l’emploi du singulier,
se place dans un temps absolu qui n’est plus celui de l’histoire (voir « frôlent
continuellement », « tournant obstinément », etc.), où le « musulman », iconisé,
prend la place de Dieu.
Travestis en vérité mystique, des faits historiques perdent leur contexte,
deviennent des symboles, pendant que d’autres disparaissent tout simplement
de l’attention. On transforme Auschwitz en Enfer ou en Paradis37, alors qu’on
exterminait tout aussi bien au camp de Belzec et dans mille bourgades de Galicie
qui ne correspondent à aucun stéréotype théologique.

Théologie politique. – De l’emphase comme succédané essayiste du


sublime, on passe ainsi au pathos comme succédané littéraire du sacré.
Alors que la théologie tenta de concilier la raison et la foi, chez des auteurs
comme Averroès, Moïse de Léon, Maïmonide ou Thomas d’Aquin, la prétendue

34 « Lo spazio del campo […] può anzi essere efficacemente rappresentato come una serie di cerchi
concentrici che, simili a onde, continuamente lambiscono un non-luogo centrale, dove abita il
musulmano. […] »
«Tutta la popolazione del campo non è, anzi, che un immenso gorgo che ossessivamente ruota
intorno a un centro senza volto. Ma quel vortice anonimo, come la mistica rosa del paradiso
dantesco, era “pinta della nostra effige”, portava impressa la vera immagine dell’uomo. »
35 Tout italien a en tête les vers de Dante qui décrivent ce séjour des élus, devenu ici Auschwitz :
« Questo sicuro e gaudïoso regno. » « Ce tranquille et joyeux royaume », Paradis, XXXI, v. 25 ;
voir aussi XXXII, v. 54 sq. : « Dans l’espace de ce royaume,/un point fortuit n’a pas de place ;/
non plus que tristesse, ou soif, ou faim […] Aussi cette foule venue précocement/À la vraie vie
n’a pas été sans cause/Placée ici de façon plus ou moins excellente » (v. 52-60).
36 Auschwitz, les nazis et la « solution finale », Paris, Albin Michel, 2004.
37 Pour un développement, cf. l’auteur, 2005, ch. XII.
264 François RASTIER

théologie politique use de matériaux mystiques pour légitimer l’irruption du mythe


dans l’Histoire : cette irruption, le nazisme l’a montré, se fait dans le sang.
Détournant l’attention des responsabilités historiques, le double langage
peut ainsi tenir le langage du dévoilement : le théologique cache le politique.
Au-delà de sa grandiloquence convenue, le pathos sert d’organon pour passer du
politique au théologique, de l’histoire à l’Apocalypse.
La mise en abstraction théologique permet de glisser en même temps un
message politique bien précis comme Berlin = Auschwitz chez Heidegger, ou chez
Agamben musulmans des camps = palestiniens = prisonniers de Guantanamo,
donc Israéliens et Américains = nazis.

L’inversion des valeurs et l’antinomisme apocalyptique. – Dans le passage


du politique au théologique, le pathos exerce une fonction médiatrice, pour opérer
et masquer une inversion des valeurs en sublimant l’horrible.
L’antinomisme gnostique posait que l’accomplissement de la prophétie
réside dans la trangression de la Loi. Il a influencé la théologie négative, chez
le Pseudo-Denys quand il explique pourquoi les formes bestiales du tétramorphe
sont des images fidèles du divin. Sa forme moderne est issue de la pensée
messianique marrane, illustrée par le sabbatianisme. De fait, dans son cours au
Collège de philosophie, fin 17, Agamben a établi explicitement un lien entre le
« musulman » d’Auschwitz et Sabbataï Zevi, ce messie prétendu qui finit, converti
à l’islam, comme portier de harem. Agamben cite d’ailleurs ce propos de Sabbataï
Zevi : « L’accomplissement de la Torah est sa transgression38. » (1995, p. 145)
Largement inspiré par Heidegger, l’antinomisme contemporain a élaboré
une herméneutique propre, célèbre sous le nom de déconstruction. Un de ses
représentants les plus illustres, Paul de Man, posait dans Allegories of Reading que
tout texte signifie le contraire de ce qu’il semble signifier ; ce dogme antinomiste
s’éclaira toutefois d’un jour nouveau quand on découvrit le passé pro-nazi de son
auteur, qui réécrivait ainsi sa propre histoire.
L’antinomisme convient à la pensée apocalytique39 puisque les lois de
l’époque où nous sommes, théologiquement sub gratia, y seraient subverties.
Ironiquement, l’extermination elle-même, iconisée dans Auschwitz, aurait été
le point de départ du Millenium où les valeurs sont inversées. Les deux cités,

38 Voir aussi la pénétrante étude de Jeffrey Mehlman : « Steiner l’antinomiste », dans DAUZAT
(éd.), 2003, p. 77-88.
3 Steiner se réfère aux prédictions de Soloviev (théoricien fin-de-siècle de la théocratie univer-
selle, qui prédisait la fin de l’Histoire et la lutte finale entre le Christ et l’Antéchrist), à la ba-
taille d’Armageddon dans l’Ève de Péguy (173, p. 41), enfin à « l’apocalypse rationnelle »
de Spengler (p. 75) ; Agamben relit l’apocalyptique juive et met en scène la Parousie (celle du
« musulman »).
Croc de boucher et Rose mystique 265

la Jérusalem terrestre et la Jérusalem céleste seraient enfin confondues, au sens


où Auschwitz, paradis antinomiste, serait devenu, selon Agamben, le nomos de
la Terre. La Loi ne serait plus que la Loi d’exception, dénégation légale de la
légitimité. La politique disparaît ainsi au profit du politique – au sens de Carl
Schmitt et du néo-radicalisme qui s’en inspire (Toni negri, Giorgio Agamben).

De la fin des Temps à la fin du temps. – La sortie de l’histoire s’opère


linguistiquement par les valeurs temporelles : plus d’intervalles de temps ordonnés
par la consécution, plus de passé, plus d’aspect ponctuel propre au présent de
narration, un présent imperfectif qui donne l’illusion de la perpétuité, créant un
temps hiératique constitué par la destruction du temps humain.
Avec la disparition des intervalles définis qui donneraient cohérence et
succession, ce temps suppose le suspens de la rationalité. Fait d’une récurrence
indéfinie de ravissements dans l’horreur ou dans l’extase, il permet une coïncidence
fusionnelle du sujet et de l’objet, telle qu’ils s’imposent ensemble, sans qu’on
puisse déterminer un point de vue. Or le récit testimonial demande une succession
d’événements identifiés, localisés dans le temps comme dans l’espace, telle qu’il
puisse être soumis à débat et devenir un document historique, voire une pièce à
conviction40. Il est évidemment rendu impossible par cette fin du temps.

Intensité et déraison. – En posant l’unité des contraires, soit par des


comparaisons antithétiques, soit par des affirmations contradictoires, le pathos
sur l’extermination ruine toute légitimité de la raison et ne lui laisse aucune prise.
Il suspend la raison historique, ou du moins l’effort de la raison pour relater
l’histoire, en qualifier et en ordonner les événements.
Parmi les entraves au raisonnement objectivant, nous avons relevé les phrases
coupées, les répétitions anaphoriques, les ponctuations fortes en surnombre. En
syntaxe comme en prosodie, tout concourt à dépasser les seuils évaluatifs. Il en
va de même dans le lexique du pathos41. Mais l’intensité omniprésente interdit
les évaluations : si les seuils évaluatifs sont partout outrepassés, l’évaluation elle-

40 C’est évidemment la compréhension historique qui est en jeu ; Hans-Robert Jauss affirmait par
exemple : « On ne peut pas comprendre le génocide commis par les nazis parce que le com-
prendre serait une manière de l’approuver : s’il faut donc continuer à recenser et à étudier les
faits pour montrer jusqu’où ont pu conduire les mécanismes du Reich nazi, il faut refuser de les
comprendre » (Le Monde, 6 septembre 1996). Peu de temps après cette déclaration noblement
antirationaliste, on découvrait que Jauss avait eu dans les S.S. le même grade que Eichmann.
41 On sait que le lexique des langues est structuré, et que dans toute langue les classes lexicales
sont traversées par des seuils d’acceptabilité. Si aucune métrique objective ne sépare le froid du
glacial, le petit du minuscule ou le grand de l’immense, le franchissement d’un seuil d’accepta-
bilité modifie voire inverse les évaluations positives ou négatives (par exemple, froid est neutre,
mais glacial est péjoratif).
266 François RASTIER

même, qui est comparative et différentielle devient impossible. Dans un monde


où tout est extrême, les contrastes qui permettent l’appréhension différentielle
du sens ne peuvent être perçus : aussi, dès lors qu’elle dépasse partout les seuils
évaluatifs, l’intensité peut-elle sembler un succédané du transcendant, comme si
par exemple le brûlant transcendait le chaud et le glacial le froid.
Dans les extraits que nous avons cités, l’opérateur de l’intensité est le
pathos, stylisation linguistique de la violence. Il y aurait lieu de s’interroger sur la
violence qui se généralise comme substitut du sacré : on voit cela se déclarer chez
des écrivains comme Artaud et Bataille aussi bien que chez des essayistes comme
Walter Benjamin et Carl Schmitt. Ce lien semble même appeler l’iconisation et
l’essentialisation hiératique de la victime, le Musulman par exemple.
On sait que le témoin, dans l’Apocalypse même, est aussi une victime,
littéralement un martyre (cf. 11, 7-10). Toutefois, le sacrifice, par le déplacement
rituel qu’il opère, symbolise la violence pour en localiser et restreindre les effets.
Il en va à l’inverse dans la théologie politique de la violence, puisqu’elle justifie
le massacre de masse au nom de missions transcendantes, là où les argumentaires
de la politique ordinaire n’y parviennent pas.

Une mimésis particulière. – Les théoriciens de la fin de l’Histoire


instituent par l’usage du pathos un dispositif mimétique antinomiste. La sortie
de l’histoire s’opère en déniant la mimésis empirique qui pourrait être celle d’un
témoignage : rhapsodie de détails outrés42 qui deviennent des symboles, ou des
icônes essentialisées dans un présent perpétuel. Isolés de leur terrain historique,
sortis de l’histoire, ils deviennent emblématiques et relèvent alors du réalisme
transcendant.
Marsile Ficin (1433-14) exposait brillamment la reconduction de ce
monde à l’autre par un processus de suppression de la matérialité, des lieux,
de la temporalité, de la multiplicité43. Si l’on veut bien considérer un instant ce
processus de découverte comme un processus de création, et si l’on tient compte
des techniques littéraires éprouvées pour supprimer le lieu, puis le temps, puis
la multiplicité de la composition, cette abstraction progressive est une voie
pour passer du réalisme empirique au réalisme transcendant et pour aller de la
description des choses à la création du divin.

42 Chez Agamben, par exemple, les « cadavres mouchetés de rose et de vert » (1999, p. 29).
43 « Évidemment, tu vois la beauté du corps. Veux-tu voir aussi la beauté de l’âme ? Enlève à la
forme corporelle le poids de la matière, et les limites du lieu, garde le reste, tu as alors la beauté
de l’âme. Veux-tu voir aussi celle de l’ange ? Retire, je t’en prie, non seulement l’étendue du
lieu, mais aussi la marche du temps, retiens la multiplicité de la composition, tu la trouveras
aussitôt. Veux-tu saisir la beauté de Dieu ? Supprime en outre cette composition multiple des
formes, garde la forme absolument simple, et immédiatement tu atteindras la beauté de Dieu »
(1956, p. 233-234).
Croc de boucher et Rose mystique 267

Empruntant un chemin inverse, la voie antinomiste impose de détruire ce


monde pour parvenir à l’autre. Elle condamne et détruit pour édifier, explicitement
ou non (Mallarmé, Breton). Alors que la métaphore mesurée permettait par
l’allégorèse ce que Ricœur appelait la promotion du sens, l’antinomisme apprécie
la violence de l’antithèse, de l’hypallage, de l’oxymore, voire du zeugma ou de
la paronomase.
Si Joachim de Flore, par une allégorèse inversée, passait des prédictions de
l’Apocalypse à la lecture de l’histoire politique immédiate, le pathos théologico-
politique contemporain va de la mimésis empirique de l’histoire à la mimésis
transcendante de la mystique : la destruction du réalisme empirique accompagne
alors la fin de la rationalité et la fin de la narrativité, au profit d’un essayisme
exalté qui interdit en retour toute mimésis empirique et donc toute appréhension
historique de l’événement.
L’extermination, dans les textes que nous avons cités, se réduit en effet
à des formes simplifiées, au relief accusé, dont tous les sèmes sont placés au-
delà des seuils d’acceptabilité. Isolées des autres formes qui leur confèreraient un
sens par contraste, détachées de leur fond sémantique empirique, elles peuvent
indéfiniment être transposées dans d’autres domaines que l’histoire.
Au-delà de toute situation historique, le langage de la mort de dieu et de la
mort de l’homme fait ainsi, par sa mimésis propre, appel à la violence inconditionnée
car sacralisée : littéralement il fait violence, comme s’il accomplissait ce qu’il
prétend dénoncer.

Le pathétique contre le pathos

Borwicz notait à propos des camps : « Nulle part le sublime et le pathétique


n’étaient aussi fréquents » (1993, p. 367). Les camps concrétisaient en effet à
leur manière cette forme exaltée du romantisme tardif, restée utopique jusque-là,
que Goebbels appelait un « romantisme d’acier » (eine stählerne Romantik). Elle
pouvait engager les témoins eux-mêmes à un pathos de bonne foi. Par exemple,
note Borwicz, dans un manuscrit écrit au camp de Lwow par un journaliste, la
volonté de faire comprendre « l’immensité et la densité des crimes perpétrés
provoque une telle avalanche de répétitions, d’apostrophes, de questions
rhétoriques et de points d’exclamation que tout cela submerge le modeste exposé
des faits eux-mêmes et en rend le compte-rendu extrêmement confus. Par suite,
les résultats sont parfaitement contraires à l’intention » (1993, p. 375-376).
Primo Levi a lucidement évité ce danger et s’en explique ainsi au lecteur dans
l’appendice à Se questo è un uomo : « Lorsque j’ai écrit ce livre, j’ai délibérément
eu recours au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime
ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d’autant plus
268 François RASTIER

crédibles et utiles qu’elles apparaîtraient objectives et dépassionnées ; c’est dans


ces conditions seulement qu’un témoin appelé en justice remplit sa mission, qui
est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous » (1958, p. 330). C’est
dire la fonction tout à la fois esthétique et éthique de la simplicité.
De façon concordante, Borwicz note que « les poètes connus avant la
guerre par leur langage surchargé […], les auteurs difficiles à comprendre
simplifient spontanément leurs moyens d’expression » (13, p. 37). En effet,
l’expressionnisme apparaît alors comme un piège : « Les prisonniers furent
souvent assaillis non par des idées, mais par des débris de pensée et un chaos de
sentiments […] Rendre directement ce charivari étrange ne serait que le prolonger
et le propager. » (ibid.). On ne saurait mieux dire que le pathos sur l’extermination
est pris dans le système des valeurs d’exaltation qui l’ont permise.
Soulignant que l’inimaginable était devenu quotidien, Borwicz conclut :
« S’y opposer, cela signifiait : tendre vers des formules claires et logiques,
redonner une hiérarchie aux choses et aux notions » (p. 377). La fonction du
témoignage suggère donc une règle esthétique de précision, par le choix des faits
pertinents pour un juge ou un historien. Mais les essayistes, même de bonne foi,
n’ont pas toujours fait preuve de cette réserve44.
Érasme, dans son Ciceronianus, voulait fonder une éloquence morale
« centrée sur le bien et sur le vrai plutôt que sur le beau » et il ajoutait : « Son
sublime consistera dans l’emploi singulier et inimitable de la langue de tous45. »
Cela pourrait convenir à une définition du pathétique dans le témoignage de
l’extermination, chez des auteurs comme Antelme ou Levi. Ce mode du pathétique
s’y trouve placé sous la rection de l’éthos, par la mission testimoniale qui incombe
au survivant.
Par l’acte du témoignage, le meurtre entre dans la catégorie du crime et
peut être jugé comme tel. Or, rappelle Primo Levi, « un témoin est d’autant plus
crédible qu’il n’exagère pas46 », et il ajoute : « Un témoignage fait avec retenue
est plus efficace que s’il l’était avec indignation : l’indignation doit venir du
lecteur, pas de l’auteur, car on n’est jamais certain que les sentiments du premier
deviendront ceux du second. J’ai voulu fournir au lecteur la matière première de
son indignation47. »

44 « Alors surgirent, dès les années cinquante, de toutes part à travers le monde, mais unies par un
même lien de haine, des formes nouvelles de la négation. […] Le poison fut dissimulé, mais mal,
dans la capsule de la science. […] Ce mensonge revêtit tant de masques, présenta des arguments
d’une telle abjection que leur recension provoque la nausée. Empêtrés dans ce fleuve de boue,
les historiens eurent besoin d’un certain temps d’adaptation pour construire leur réplique. »
TERnOn Y., L’innocence des victimes. Au siècle des génocides, Paris, Desclée de Brouwer,
2001, p. 120-121.
45 LECOInTE J., L’idéal et la différence, Genève, Droz, 1993, p. 383.
46 P. LEVI, 1998, p. 211-212.
47 Id., ibid.
Croc de boucher et Rose mystique 269

Levi se forge ainsi un Décalogue privé qui révoque tout pathos : « Tu


écriras de façon concise, clairement, correctement ; tu éviteras les volutes et
les arabesques, tu sauras dire à propos de chacun de tes mots pourquoi tu as
utilisé celui-ci plutôt qu’un autre ; tu aimeras et imiteras ceux qui suivent cette
même voie ». Si la forme des commandements moraux souligne l’engagement
éthique de l’écrivain (1981, p. 183) en formulant ce décalogue du témoignage, il
esquive non sans humour l’engagement théologique, appelant à une éthique de la
responsabilité et non de la culpabilité.
Le refus du pathos permet aux sentiments de renouer avec la raison. Alors
que la violence criminelle est redoublée par son absurdité, Levi s’insurge aussi
au nom de la raison48. Jusqu’à son suicide, Levi tentera de réconcilier la raison et
les sentiments, la prose et la poésie, qu’il présentait comme les deux moitiés de
lui-même.
Refusant toute grandiloquence, Levi prend le parti de l’exactitude. Peu
de descriptions, de rares détails, pas de descriptions psychologiques, un usage
restreint de l’adjectif descriptif, un monde de privation sensorielle réduit à la
douleur : son écriture fait une critique définitive de la pose, de l’effusion et du
sublime apocalyptique49.
En refusant la violence, le témoignage gagne en force. Au sortir du train
plombé qui les conduisait à Auschwitz, Levi dit adieu à une jeune fille, amie
d’avant-guerre, membre de son groupe de partisans : « Ci dicemmo allora,
nell’ora della decisione, cose che non si dicono fra i vivi50. » (1958, p. 16). Par
cet adieu à celle qu’il ne nomme pas, et en même temps au monde des vivants où
il ne reviendra plus qu’en apparence, il dit l’au-delà de la vie avec toute la gravité
sans larmes que l’on trouve dans certains reliefs funéraires antiques51.

48 Si l’horreur morale se double d’un scandale pour la raison, celle-ci ne renonce pas pour autant.
Dans le processus même de l’extermination, Levi oppose la rationalité apparente des moyens à
l’irrationnalité des buts : quelle raison utilitariste justifierait l’improductivité absolue de la Bu-
na ou le transport, sur de longues distances, de mourants pour les mettre à mort ? Le propos de
Levi va ainsi à l’encontre du topos ordinaire qui rejette sur la Raison la responsabilité de l’exter-
mination (voir par exemple : « Penser la souffrance, la cruauté, la violence, sans les réduire ni à
leurs fatalités, ni à leurs évidences, c’est chercher à comprendre les dispositifs et les mécanismes
de rationalité qui les ont fait naître. » (FARGE A., Quel bruit ferons-nous ? Entretiens avec Jean-
Christophe Marti, Paris, Les prairies ordinaires, 2005).
49 De même, Perec, remarquant qu’il n’y a pas, dans L’Espèce humaine d’Antelme, une seule « vi-
sion d’épouvante » (1992, p. 96), voyait-il lucidement sa force dans « son refus du gigantesque
et de l’apocalyptique » (p. 94).
50 « nous nous sommes dit alors, à l’heure de la séparation, des choses qui ne se disent pas entre
vivants ».
51 Dans la poésie de Levi, l’exigence éthique se traduit par une critique radicale du lyrisme et re-
trouve des formes d’antiques genres gnomiques. Par de tout autres voies, et de l’intérieur même
de la tradition allemande, Celan a détruit la prétention lyrique, compromise avec les valeurs
d’exaltation.
270 François RASTIER

Le danger politique de l’idôlatrie

Un publiciste dont je tairai le nom écrivait en 2003 dans La revue des deux
mondes :
À sa façon aussi, rien moins qu’intuitive et zébrée de noires illuminations, George
Steiner répète à chacun de ses livres qu’Auschwitz est le creuset bestial où la
langue elle aussi, comme un immense corps vivant martyrisé, a plongé avec des
millions de victimes réduites en cendres, sans doute parce que, dans un parallèle
qui n’a pas manqué d’offusquer les petites âmes, le Verbe a sombré dans le gouffre
du Golgotha52.

Par le pathos, la théologisation tourne ici à la mystification plus qu’au


mystère.
Le symposium du 2 mars 17 qui réunit à New York Emil L. Fackenheim,
Richard H. Popkin, George Steiner et Elie Wiesel a promu ce que Bernstein
appelle une idéologie monothéiste de la catastrophe. En faisant d’Auschwitz
l’Evénement unique et en quelque sorte fondateur53, elle subordonne l’événement
historique à un schéma d’interprétation religieux. Elle inspire de nos jours encore
les discours dominants sur l’extermination, se prêtant à la critique de l’historien
révisionniste Ernst nolte, quand il laisse entendre que la Shoah serait plus une
quasi-religion (Religionsersatz) qu’une vérité historique.
De là vient aussi aujourd’hui la menace. Mahmoud Ahmadinejad, président
de la République islamique d’Iran, déclarait dans son message du premier
janvier 2006 : « Ils (les occidentaux) ont inventé le mythe du massacre des juifs,
et le placent au-dessus de Dieu, des religions et des prophètes ». Ces propos,
pour une fois, ne démentent aucunement l’extermination, puisque leur auteur
affirme dans la suite : « Les Européens ont pratiqué le nettoyage ethnique contre
les juifs en Europe » (Le Monde, 3.1.2006). Le mythe dépasse ici le mensonge.
À cette date inaugurale, le Président iranien accuse les occidentaux d’idôlatrer
l’extermination pour effacer leur responsabilité : il sait bien que l’idôlatrie
reste une abomination pour toutes les religions abrahamiques. Le pathos sur
l’extermination lui donne raison sur ce point, quand il empêche de discerner toute
responsabilité historique.

52 Le même auteur, à la sortie d’Ulysse à Auschwitz, publia une étude copieuse qui s’achève ainsi :
« Mon Dieu me suis-je répété, consterné, […] pourvu que jamais un de ces barbares […] ne
s’avise de contraindre le fragile François Rastier, adorateur du cosmopolitisme sans visage,
pourvu que jamais un de ces barbares ou une horde d’entre eux ne contraignent le pacifique
professeur, comme le firent tant de fois les criminels nazis avec des rabbins, à nettoyer avec sa
langue les égouts où ils rêvent, eux, de conduire l’humanité. » Cette prose qui fait de moi un
rabbin outragé accuse par son absurdité menaçante les attendus politiques d’un certain pathos.
53 Pour l’histoire, tous les événements sont uniques.
Croc de boucher et Rose mystique 271

N. B. : J’ai plaisir à remercier ici Carola Hähnel, Philippe Mesnard, Werner


Wögerbauer.

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Le ressort pathétique du discours de propagande :
servitude volontaire contre mirage identitaire

Florence BALIQUE

Il n’y a absolument pas de naturalité non rhétorique du langa-


ge à laquelle on pourrait faire appel : le langage lui-même est
le résultat d’arts purement rhétoriques. La force qu’Aristote
appelle rhétorique, qui est la force de démêler et de faire voir,
pour chaque chose, ce qui est efficace et fait de l’impression,
cette force est en même temps l’essence du langage : celui-ci
se rapporte aussi peu que la rhétorique au vrai, à l’essence
des choses ; il ne peut pas instruire, mais transmettre à autrui
une émotion et une appréhension subjective.
nIETZSCHE, Cours sur la rhétorique1

Redonnant ses lettres de noblesse à la rhétorique, Chaïm Perelman évacue


comme suspecte la force persuasive liée au pathos ; le rêve de « l’auditoire
universel » traduit cet effort pour dégager le discours de la sophistique, pour
instituer une frontière entre argumentation et manipulation, entre éducation et
propagande2. Sans doute, la notion d’accord préalable est-elle déterminante dans
la Nouvelle Rhétorique, mais elle situe la psychologie dans un en-deça discursif,
analyse propédeutique à l’exercice du discours envisagé ensuite avant tout suivant
le critère logique.
Observer « le pathos en action » implique de poser la question du statut
de cette composante dans l’entreprise rhétorique et d’examiner les procédés qui
suscitent l’émotion, en la mimant, en la laissant imaginer. Placer le pathos au
cœur du dispositif persuasif permet, nous semble-t-il, d’insister sur la dimension
physique et affective, souvent omise dans l’analyse du discours. À l’inverse,
l’insistance sur la composante logique, qui aboutit trop souvent aujourd’hui, et
notamment dans l’enseignement, à une vision simplifiée et peu instructive de
l’art de persuader, gomme peut-être l’essentiel : la parole incarnée par l’action
(autre partie de la rhétorique laissée de côté) exerce une force, fondée avant tout

1 nIETZSCHE, « Cours sur la rhétorique » (1872-1873), LACOUE-LABARTHE P. et nAnCY


J.-L., F. Nietzsche, Rhétorique et langage, Poétique, n° 5, Seuil, Paris, 1971.
2 Voir Traité de l’argumentation, éd. de l’Université de Bruxelles, 1988,1992, p. 68-72.
276 Florence BALIQUE

sur l’émotion : émotion mimée, sentiment à éveiller ou à canaliser, c’est bien par
ce jeu pathétique que l’orateur emporte l’adhésion de son auditoire. Reconnaître
d’emblée l’absence de « naturalité » du langage, comme le proposait nietzsche,
conduit à envisager la persuasion comme un art qui joue des affects.
Afin de comprendre comment se réalise le jeu de séduction, nous proposons
de considérer le discours idéologique comme un miroir magique, déformant le
réel, pour renvoyer à l’auditoire une identité fictionnelle, piège qui suppose la
perte de soi et l’acceptation d’une communion fondée sur du vent. Si l’empreinte
pathétique semble caractériser la parole manipulatrice, faut-il pour autant évacuer
le pathos, compris alors comme un scandaleux appel à l’irrationnel ? Mais peut-on
vraiment faire l’économie des émotions, en s’adressant à une pure raison, comme
le rêvait Chaïm Perelman, qui en venait ainsi à privilégier le modèle judiciaire,
jugé plus apte à révéler le vrai ? À vouloir à toute force conjurer les émotions, on
parvient seulement à refouler le pathos, toujours agissant dans le discours, mais
de façon plus souterraine. nous montrerons quels risques cette pseudo neutralité
comporte : le complexe de l’émotion, caractéristique de la modernité, fait entendre
un discours sans voix adressé à un corps sans cœur et sans chair.

Le miroir séduisant du discours

Les pièges de la fable


La force de la parole dont parlait nietzsche ne peut s’exercer sans un
effet de miroir : l’auditoire doit trouver son lieu, au cœur du discours, la parole
flatteuse allant jusqu’à métamorphoser l’inconsistance en mirage d’être : « Vous
êtes le Phénix des hôtes de ces bois3. » La peinture chimérique du corbeau-
Phénix s’entend comme le fragment d’un discours amoureux qui occupe l’espace
discursif jusqu’à le saturer, suivant la logique de séduction qui permet de happer
l’autre, pris au piège d’une identité fictionnelle qui l’incite à renoncer à soi.
Idéal mythique, symbole de l’immortalité, le Phénix est un mot-appât auquel le
corbeau mord, flatté, c’est-à-dire floué par le morceau épidictique qui vise, par
la séduction, la prédation. Si la rhétorique peut se définir comme la négociation
d’une distance, comme le proposait Michel Meyer4, la séduction renvoie plus
précisément à une phénoménologie du désir : le discours tend à l’autre une image
désirable, éveillant, en même temps (à moins qu’il ne préexiste), le sentiment
d’une insoutenable imperfection, à fuir à tout prix :

3 À propos de cette fable, voir MARIn L., « Les tactiques du renard », Le Portrait du roi, Paris,
éd. de Minuit, coll. « Le sens commun », 1981, p. 117-129.
4 Voir MEYER M., « Langage, raison et séduction », Questions de rhétorique, coll. « Le livre de
poche », Paris, 1993, p. 22.
Le ressort pathétique du discours de propagande 277

La séduction a pour objet une différence pour atteindre indirectement l’identité,


elle cristallise l’apparence dans laquelle le sujet peut se réfugier. De vide, le Moi
est devenu plein, plein de cette apparence creuse qui se suffit à elle-même5.

L’identité fabulée devient objet désiré, la flatterie dévoyant l’amour-propre


qui délaisse le sujet pour viser l’objet chimérique que le discours lui tend. De façon
analogue, les femmes ne tombent pas amoureuses de Don Juan mais du miroir
embellissant que constitue son discours de miel, fondé sur le mime pathétique.
Stratégie qu’il expose lui-même devant son valet subjugué, fasciné par la figure
du séducteur à laquelle il rêve de s’identifier :

On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune
beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, à combattre par des
transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine
à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous
oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement
où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y
a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous
nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne
vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une
conquête à faire6.

Morceau remarquable dans la mesure où le discours épouse ici la logique de


séduction, mimant la dialectique du désir tout en révélant la supercherie affective,
clé du ravissement féminin : ravie de se faire ravir, sous l’effet du narcotique
pathétique, la femme consent.

Triste fable
Le discours de propagande n’est pas étranger à ce jeu de séduction mais il
fait miroiter un idéal communautaire, censé fournir une identité de clan : autant
dire que l’individualité n’y est que plus violemment avalée puisque c’est une
image dépersonnalisée qui s’y substitue. Idéal de grandeur, mythe du peuple élu,
la distinction de la race autorise l’expression d’une supériorité hyperbolique dans
l’imaginaire hitlérien :

L’Aryen est le Prométhée de l’humanité ; l’étincelle divine du génie a de tout


temps jailli de son front lumineux ; il a toujours allumé à nouveau ce feu qui, sous
la forme de la connaissance, éclairait la nuit recouvrant les mystères obstinément

5 Op. cit., p. 132.


6 MOLIÈRE, Don Juan, Paris, Classiques Larousse, 1971, p. 32.
278 Florence BALIQUE

muets et montrait ainsi à l’homme le chemin qu’il devait gravir pour devenir le
maître des autres êtres vivants sur cette terre7.

Victor Klemperer a admirablement montré comment la propagande nazie


était, en fait, fondée sur un héroïsme8 de pacotille : culte du corps, valorisation
du sport, qui passe par une imagerie adolescente. En plus de l’uniforme militaire,
c’est « la panoplie du pilote de course, son casque, ses lunettes de protection
et ses gants épais9 », qu’emprunte l’héroïsme nazi, idéal de guerriers, et surtout
de boxeurs. Détournant l’adage Mens sana in corpore sano, qui devient sous
sa plume le titre courant « Un esprit sain, seulement dans un corps sain10 »,
Hitler préconise une éducation (dite « raisonnable ») privilégiant avant tout
l’endurcissement physique, censé éviter une corruption prématurée : « Le jeune
homme que le sport et la gymnastique ont rendu dur comme fer subit moins que
l’individu casanier, exclusivement repu de nourritures intellectuelles, le besoin
de satisfactions sensuelles11. » Ironie discursive : l’expression « dur comme fer »
trahit le vrai fantasme de la virilité, sans cesse refoulé, masqué par un ascétisme
factice. En permanence le rêve du corps athlétique est associé à l’interdiction d’en
jouir. Plus encore, il ne s’agit pas là d’un simple dualisme corps-âme, puisque
la crainte de la sensualité va de pair avec la suspicion de l’intelligence : l’idéal
héroïque est celui d’un corps maltraité, et d’un esprit qui ne pense pas.
Jetant dans la seconde partie de Mein Kampf les « bases de l’éducation dans
l’État raciste », Hitler exprime à nouveau cette obsession de la culture physique,
en faisant l’apologie de la boxe : « il n’y a pas de sport qui, autant que celui-là,
développe l’esprit combatif, exige des décisions rapides comme l’éclair et donne
au corps la souplesse et la trempe de l’acier12 ». L’axiologie dégradante signale,
quelques lignes plus loin, le mépris de la pensée : « […] l’État raciste n’a pas

7 HITLER, Mein Kampf, traduit Mon Combat, par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes,


Paris, nouvelles éditions latines, 1934, p. 289. Il y aurait beaucoup à dire sur cette traduction
interdite à la vente dès la première année (décision du Tribunal de commerce de Paris à la de-
mande de l’éditeur allemand de Mein Kampf). Le texte est livré au lecteur sans outil critique ;
le rapide avertissement ne suffit sans doute pas à signaler le caractère monstrueux de l’ouvrage.
Condamné à vingt ans d’indignité pour avoir publié sous l’occupation les Appels aux Français
du maréchal Pétain et d’autres ouvrages collaborationnistes, Sorlot est également responsable
de la publication d’ouvrages antisémites ou négationnistes, ou encore d’un Paul Rassignier. Si
nous citons ce texte, c’est que la traduction non expurgée donne à lire sans voile le programme
effrayant d’un ignoble projet. Op. cit., p. 253.
8 Voir notamment le texte liminaire intitulé « Héroïsme. En guise d’introduction », KLEMPE-
RER V., LTI, la langue du IIIe Reich, éd. Albin Michel, coll. « Agora », 1996, p. 23-31.
9 Op. cit., p. 26.
10 HITLER, op. cit., p. 252.
11 Op. cit., p. 253.
12 Op. cit., p. 408.
Le ressort pathétique du discours de propagande 279

précisément pour rôle de faire l’éducation d’une colonie d’esthètes pacifistes et


d’hommes physiquement dégénérés13 ».
La femme, quant à elle, doit rêver avant tout de « mettre au monde de vrais
hommes14 ». Eduquée à penser le mariage et l’enfantement comme seul horizon
d’existence, réduite à se définir comme matrice, quasi zéro social, « [l]a jeune
allemande est “ressortissant”, elle ne devient citoyenne qu’en se mariant15 ». Le
machisme nazi résume la femme dans l’animalité passive et soumise. Entendant
lutter contre la prostitution, Hitler donne comme solution « la création de la
possibilité d’un mariage précoce qui réponde au besoin de la nature humaine, et
en particulier de l’homme, car la femme ne joue à cet égard qu’un rôle passif16 ».
C’est dire que se reconnaître femme dans l’idéologie nazie signifie se complaire
dans la servitude et l’abêtissement, se conformer à l’« idéal masochiste » de
soumission à la puissance du mâle.
L’obsession du corps (à la fois peur et fascination, qui transparaît dans le
vitalisme et le jeunisme) s’articule à la dégradation de la pensée, qui prend la
forme d’une impitoyable guerre, visant l’élite intellectuelle, accusée de maladie
cérébrale : dans la mythologie hitlérienne, le cerveau disproportionné des penseurs
engendre du vent ! Haine et mépris s’abattent sur toutes les formes d’intelligence :
« Les prétendus intellectuels » (p. 43), « ces barbouilleurs » (pour disqualifier
les artistes contemporains, face à Goethe, utilisé comme référence, p. 65) « nos
hommes d’État si pleins d’esprit » (p. 154), ou encore « tout ce tas de misérables
vauriens de politiciens qui trompaient le peuple » (p. 199). Il faudrait relire ici,
dans les Mythologies de Roland Barthes, les deux textes sur Poujade : « Quelques
paroles de Monsieur Poujade » et surtout celui qui clôt le livre : « Poujade et les
intellectuels. » Dans l’imaginaire poujadiste, l’intellectuel est un songe-creux, sa
pensée reste vaine car improductive au regard du travail qui fournit des résultats
tangibles. « Ici apparaît un thème cher à tous les régimes forts : l’assimilation de

13 Op. cit., p. 409.


14 Ibid.
15 Op. cit., « Sujets de l’État et citoyens », citoyen, ressortissant, étranger, p. 440.
16 Op. cit., p. 250. On songe ici à la démystification de l’institution que réalise Balzac dans La
Physiologie du mariage (1826) et qu’il met en récit quelques années plus tard (1830-1832,
1842 pour la publication en un volume) dans La Femme de trente ans. Traumatisée par sa nuit
de noces, Julie d’Aiglemont fait cet aveu à son confesseur : « nous sommes, nous femmes,
plus maltraitées par la civilisation que nous ne le serions par la nature. […] La nature étouffe
les êtres faibles, vous les condamnez à vivre pour les livrer à un constant malheur. Le mariage,
institution sur laquelle s’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout le
poids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs. nous vous devons toute notre vie,
vous ne nous devez de la vôtre que de rares instants. Enfin l’homme fait un choix là où nous nous
soumettons aveuglément. […] le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, me semble être une
prostitution légale », chap. 2, « Souffrances inconnues », Paris, Gallimard, Librairie française,
1967, p. 144-145.
280 Florence BALIQUE

l’intellectualité à l’oisiveté17. » Même fascination pour le sport : « Poujade lui-


même a très vite développé la légende de sa force physique : pourvu d’un diplôme
de moniteur, ancien de la RAF, rugbyman, ces antécédents répondent de sa valeur :
le chef livre à ses troupes, en échange de leur adhésion, une force essentiellement
mesurable, puisque c’est celle du corps18. » Sous la plume de Poujade, se dessine
le portrait d’un penseur physiquement débile, caricature qui permet d’imposer
le critère biologique comme seul recevable parce qu’évident (une fois encore le
concret, « ce qui se voit » prime dans l’argumentaire simpliste) : « on touche ici à
l’idée profonde de toute moralité du corps humain : l’idée de race. Les intellectuels
sont une race, les poujadistes en sont une autre19 ».
Sous les invectives se cache le sentiment paranoïaque, insupportable,
d’une insatisfaction personnelle, rancœur que suscite le regard de l’autre, de
l’intellectuel qui sait déchiffrer la médiocrité. En invitant à communier dans
la reconnaissance d’une supériorité donnée comme indéniable, et sans cesse
réaffirmée avec obstination (précisément parce qu’on la sait fragile), le discours
du propagandiste offre à celui qui s’estime minable une promesse de revanche :
tel est l’enjeu de l’anti-intellectualisme nazi.

De l’autre côté du miroir : les dessous du pathos

Le mépris de l’auditoire : la raison du cœur est toujours la meilleure


L’analyse psychologique propédeutique au choix argumentatif et nécessaire
à l’accord préalable20 relève, chez Hitler, d’une vision fantasmée de la foule : animal
à dompter, femme à la sensualité exacerbée, les représentations traduisent le déni
de la raison individuelle, le mépris de l’auditoire : « Dans sa grande majorité, le
peuple se trouve dans une disposition et un état d’esprit à tel point féminins que
ses opinions et ses actes sont déterminés beaucoup plus par l’impression produite
sur ses sens que par la pure réflexion21. » Masse irrationnelle, la foule se voit
servir un discours simpliste, saturé de pathos : le rêve du chef, dans son infinie
volonté de puissance, consiste à déclencher l’hystérie collective pour mieux faire
jouir la foule. Rêve de manipulation inouïe puisqu’il consiste à diriger l’émotion
de chacun pour décider de son plaisir, en anesthésiant son sens critique.
La composante logique se voit donc reléguée au dernier plan, ethos et
pathos assurant le lien passionnel entre l’autorité manipulatrice du chef et les
réactions affectives du peuple-animal.

17 BARTHES R., Mythologies, Paris, Seuil, coll. « Points », 1957, p. 185.


18 Ibid.
19 Op. cit., p. 187.
20 Voir PERELMAn C., op. cit., p. 87-153.
21 HITLER, op. cit., p. 184.
Le ressort pathétique du discours de propagande 281

La grande masse d’un peuple ne se compose ni de professeurs, ni de diplomates.


Elle est peu accessible aux idées abstraites. Par contre, on l’empoignera plus fa-
cilement dans le domaine des sentiments et c’est là que se trouvent les ressorts
secrets de ses réactions, soit positives, soit négatives. Elle ne réagit d’ailleurs bien
qu’en faveur d’une manifestation de force orientée nettement dans une direction
ou dans la direction opposée, mais jamais au profit d’une demi-mesure hésitante
entre les deux. Fonder quelque chose sur les sentiments de la foule exige aussi
qu’ils soient extraordinairement stables. La foi est plus difficile à ébranler que la
science, l’amour est moins changeant que l’estime, la haine est plus durable que
l’antipathie. Dans tous les temps, la force qui a mis en mouvement sur cette terre
les révolutions les plus violentes, a résidé bien moins dans la proclamation d’une
idée scientifique qui s’emparait des foules que dans un fanatisme animateur et
dans une véritable hystérie qui les emballait follement22.

Le style lui-même devra être conforme à cette exigence pathétique : « Si


la propagande renonce à une certaine naïveté d’expression, elle ne parviendra
pas à toucher la sensibilité de la masse23. » Rhétorique du cœur, la propagande
hitlérienne fuit la raison comme son pire ennemi au point que le discours se
trouve comme vidé de toute substance argumentative ; c’est la haine qui s’impose
comme motif omniprésent, justifiant les paralogismes : il s’agit de trouver des
raisons de haïr. Hitler n’entend pas s’adresser à « l’intelligence des assistants »,
mais conquérir « le cœur de la masse » ; entendons par là réveiller le fanatisme le
plus haineux24.

Identité, différence, exclusion


La récurrence de l’analogie animale dégradante (« le Juif » est assimilé
au parasite) éclaire l’idéal communautaire : envers de l’identité fictionnelle, la
définition d’une différence à exclure purement et simplement constitue le ressort
du discours raciste. S’agit-il plutôt de masquer la fragilité du modèle rêvé, qu’une
définition par la négative, reposant sur un repoussoir exécré ? C’est ce processus
de valorisation a contrario qui engage le discours sur la voie de l’invective
hyperbolique.
C’est cette pulsion hystérique qu’analyse René Girard, montrant en même
temps la naïveté du discours raciste, qui croit à ses tristes fables. Le Bouc émissaire
s’ouvre par l’examen d’un extrait de Guillaume de Machaut, texte qui reflète,
selon lui, à travers l’écriture d’« un homme crédule », « une opinion publique

22 Op. cit., p. 337.


23 Op. cit., p. 341.
24 Op. cit., p. 342.
282 Florence BALIQUE

hystérique25 » : la haine raciste, rendant les juifs responsables de la peste noire qui
ravage la France en 134 et 1350, justifie le massacre. Le commentaire en regard
des « Animaux malades de la peste » permet d’éclairer la distorsion argumentative
en signalant le brouillage entre mythe et réalité, l’explication religieuse recouvrant
la réalité historique pour désigner un coupable : « le processus de la mauvaise foi
collective […] consiste à identifier dans l’épidémie un châtiment divin26 ».
Dans Mein Kampf, « le Juif », figure stéréotypée qui envahit le texte, devient
le bouc émissaire par excellence, « […] ce maudit animal,/Ce pelé, ce galeux
d’où venait tout le mal27 ». Pour ne citer que quelques exemples d’injures, « la
ruse perfide des parasites », « la fourbe association de ces Juifs empoisonneurs du
peuple » (p. 170), « la vermine » (ibid.), « cette pestilence » (p. 171), « l’araignée »
qui commence à « sucer doucement le sang du peuple allemand » (p. 193), « le
parasite-type, l’écornifleur, qui tel un bacille nuisible, s’étend toujours plus loin,
sitôt qu’un sol nourricier favorable l’y invite » (p. 304). Le discours hitlérien n’a
de cesse de décliner la caricature du juif, animal nuisible (le bestiaire hallucinant
envahit le texte), coupable des « contaminations » du sang allemand (p. 394), et du
fléau qu’est la syphilis28 parce que désigné comme l’organisateur de la prostitution.
Corruption, décadence, désastre, la litanie réactionnaire vise à proposer comme
solution-miracle l’élimination de celui qui résume tous les maux. Et puisqu’on ne
saurait tuer l’idée, c’est à ceux qui la pensent qu’il faut s’attaquer. Phrase terrible :
« […] la destruction d’une conception philosophique ne pourra s’effectuer que
par une extermination progressive et radicale de tous les individus ayant une
réelle valeur 29 ». Karl Marx, figure de sorcier, pratiquant « la magie noire30 »,
incarne cette intelligence démoniaque qu’Hitler entend supprimer.

Servitude volontaire. Idéal et frustration : « Perds-toi toi-même »


Dessous du pathos peu reluisants, de l’autre côté du miroir de la séduction,
on ne découvre que du vide, que le discours fait passer pour plein, puisqu’il
incite à brader l’intelligence et à abandonner le plaisir pour le mirage d’une
identité commune, fondée à la fois sur l’obsession du corps et sur la frustration.
Définissant la pensée comme une maladie de l’esprit, Hitler présente sa passion
raciste comme rationnelle : dans son ouvrage, il consacre un long récit à sa

25 GIRARD R., « Guillaume de Machaut et les juifs », Le Bouc émissaire, Paris, Grasset, coll.
« Livre de poche », 1982, p. 6.
26 Op. cit., p. 8.
27 LA FOnTAInE, Fables, VII, 1, « Les Animaux malades de la peste », v.57-58, éd. de Marc
Fumaroli, Paris, Classiques modernes, La Pochotèque, coll. « Le Livre de poche », Imprimerie
nationale, 1985, p. 378.
28 Voir, HITLER, op. cit., p. 245.
29 HITLER, op. cit., « L’emploi de la force brutale », p. 172.
30 Op. cit, p. 380.
Le ressort pathétique du discours de propagande 283

conversion haineuse, intitulé « Je deviens antisémite31 ». Ce qui est remarquable


dans ce passage, c’est l’inversion de l’irrationnel en rationnel : le venin devient
nécessité objective, tandis qu’il se déverse avec une violence verbale que rien
ne freine. Pour ne citer qu’un morceau : « sitôt qu’on portait le scalpel dans un
abcès de cette sorte, on découvrait, comme un ver dans un corps en putréfaction,
un petit yourte tout ébloui par cette lumière subite32 ». Dans la seconde partie
de Mein Kampf, lorsqu’il aborde la question de l’importance de la parole, sans
vergogne, il prétend : « Nous n’avons jamais, vraiment “flatté les passions des
masses”, nous nous sommes partout opposés à la folie populaire33. » Pour seul
exemple de l’art d’éveiller la crainte paranoïaque, fumier sur lequel il fait germer
ses fleurs de rhétorique : « Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des
heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du
danger qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort34. » Ce genre
de représentation stylisée est donnée comme conforme à la réalité : vous devez
trembler, pour mieux pouvoir haïr !
La justification de l’irrationnel explique la revendication associée au terme
« fanatisme », dont Hitler se gargarise, et qu’il considère comme la clé du succès :
« L’avenir d’un mouvement est conditionné par le fanatisme et l’intolérance que
ses adeptes apportent à le considérer comme le seul mouvement juste, très supérieur
à toutes les combinaisons de même ordre35. » D’où l’admiration portée à l’Église,
qu’Hitler prend comme modèle d’intolérance fanatique : « Le christianisme n’est
pas devenu si grand en faisant des compromis avec les opinions philosophiques de
l’antiquité à peu près semblables aux siennes, mais en proclamant et en défendant
avec un fanatisme inflexible son propre enseignement36. » Il retient notamment,
l’épisode biblique où Jésus chasse les marchands du temple, image d’une religion
d’intolérance qui le fascine : « […] il [le Christ] a usé, lorsqu’il le fallut, même du
fouet pour chasser du temple du Seigneur cet adversaire de toute humanité, qui,
alors, comme il le fit toujours, ne voyait dans la religion qu’un moyen de faire
des affaires37 ».
Dans le chapitre intitulé « Fanatique38 » de la LTI, Viktor Klemperer
souligne ce renversement axiologique qui confère au terme non une connotation
mais une dénotation positive dans le code linguistique nazi : l’adjectif est

31 HITLER, op. cit., p. 62-65


32 Op. cit., p. 64.
33 Op. cit., p. 464.
34 Op. cit., p. 325.
35 Op. cit., p. 349.
36 Op. cit., p. 350.
37 Op. cit., p. 307.
38 KLEMPERER V., op. cit., p. 89-93.
284 Florence BALIQUE

foncièrement élogieux, torsion de la langue qui révèle jusqu’où s’exerce la


violence du totalitarisme. Pour bien mesurer le coup de force ainsi réalisé par la
phraséologie nazie, il faudrait relire ici l’article du Dictionnaire Philosophique
de Voltaire intitulé « Fanatisme39 » où le fanatique est clairement défini comme
« celui qui soutient sa folie par le meurtre » (p. 18), rectification sémantique
nécessaire à la juste compréhension du projet nazi.
Supercherie rhétorique, le discours idéologique se fonde sur l’émotion tout
en revendiquant sans cesse le caractère prétendument rationnel du point de vue
qu’il impose ; il camoufle l’opinion à l’aide d’un vernis argumentatif qui bien vite
s’effrite : « […] toute idéologie se prétend elle-même rationnelle. Et il faut prendre
au sérieux cette prétention, car c’est elle, précisément, qui distingue l’idéologie
du mythe, du dogme, de toute croyance religieuse ou traditionnelle40 ».

Le tain du miroir : le mirage identitaire, une communion fondée


sur du vide

Les passions tristes1


Dans son introduction à l’Histoire de l’extrême droite en France42,
Michel Winoch indique d’emblée combien la rhétorique extrémiste fait appel à
l’irrationnel, cherchant la panique de l’esprit pour imposer en force ses solutions-
miracles : « Elle banalise l’inacceptable, rend crédible l’incroyable, souffle
ses mots aux orateurs ou aux journalistes, fait croître la peur dans les esprits
modérés » (p. 1). De bien tristes figures allégoriques ornent le mur du jardin de
l’extrême droite : terreur, haine, rancœur sont les maîtres mots de cette entreprise
de sape de la raison, qui table sur le mal être, les passions tristes.
L’entreprise d’endoctrinement passionnel passe essentiellement par la
presse, qui s’autorise l’hyperbole et la vulgarisation tendancieuse. On comprendra
ainsi la partition du lectorat exposée dans Mein Kampf : « Les livres sont pour les
niais et les imbéciles des “classes intellectuelles” moyennes, et aussi naturellement
pour les classes supérieures ; les journaux sont pour la masse43. » Inutile donc de
s’embarrasser d’un argumentaire rigoureux : Hitler lui-même semble s’enorgueillir
de sa rhétorique cavalière, comme il se vante d’avoir, dans sa jeunesse, fait l’école

39 VOLTAIRE, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 189-191.


40 REBOUL O., Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980, p. 24.
41 Rappelons la définition capitale de SPINOZA (« Définitions des sentiments », III) : « La tristes-
se est le passage de l’homme d’une plus grande à une moindre perfection. », Ethique, traduction
et introduction Roland Caillois, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1954, p. 243.
42 Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 1993, p. 16.
43 HITLER, op. cit., p. 49.
Le ressort pathétique du discours de propagande 285

buissonnière44, ethos de mauvais garçon, de « petit meneur45 », propre à séduire


plus d’un cancre ! La figure fascinante de l’autodidacte s’articule à la surcharge
pathétique pour donner une voix au ressentiment des insatisfaits.

La cérémonie
On comprendra alors le rôle essentiel dévolu à la cérémonie dans le projet
d’anesthésie intellectuelle de l’auditoire ; une musique savante réalise le sortilège
de l’adhésion tacite au discours de propagande. La parole doit s’entendre comme
une incantation envoûtante, propre à susciter la transe, que l’orateur mimera avec
grandiloquence pour décomplexer les passions. Hitler se complaît à raconter
les parades triomphales qui consacrent ses premières victoires devant une foule
subjuguée. Envisageant les « Conditions psychologiques de l’action oratoire »,
il distingue des moments propices à la parole, ceux où « l’affaiblissement du
libre arbitre » autorise le réveil de l’émotion. L’heure (on préférera le soir46, où
la raison s’assoupit), l’atmosphère permettront de faire passer le vide pour du
plein, dans le frémissement du discours creux : « le même but est atteint par la
pénombre artificielle et pourtant mystérieuse des églises catholiques, par les
cierges allumés, l’encens, les encensoirs, etc.47 ».

L’action
Enfin et surtout, le succès hitlérien réside dans l’incarnation du discours
(actio), composante oubliée de l’ancienne rhétorique que le Führer semble avoir
travaillée, et ce depuis son enfance où il se présente comme un petit meneur.
Dans L’Orateur, Du meilleur genre d’orateurs, Cicéron définit l’action comme
« l’élocution (ou le style) du corps » : « est enim actio quasi corporis quaedam
eloquentia, cum constet e uoce atque motu48 ». Le choix de la voix et du geste doit,
selon lui, s’accorder au sentiment dont l’orateur veut paraître affecté et à celui qu’il
veut susciter dans le cœur de l’auditeur. C’est dire que le pathos s’incarne dans
l’action sans laquelle il resterait purement théorique. Dans le De Oratore, Cicéron
s’appuie sur l’autorité de Démosthène pour faire de l’action la clé de voûte du
discours : « Actio, inquam, in dicendo una dominatur49 » (« C’est l’action, oui,
l’action, qui dans l’art oratoire, joue le rôle vraiment prépondérant. »). L’action est
redéfinie comme le langage du corps : « est enim actio quasi sermo corporis » (III,

44 Op. cit., p. 19.


45 Ibid.
46 Voir op. cit., p. 472-473.
47 Op. cit., p. 473.
48 CICEROn, L’orateur. Du meilleur genre d’orateurs, texte établi et traduit par Albert Yon,
XVII, 55, Paris, Les Belles lettres, 1964, p. 20.
49 CICEROn, De Oratore, III, LVI, 213, texte établi par Henri Bornecque et traduit par Edmond
Courbaud et Henri Bornecque, Paris, Les Belles lettres, 1930, p. 88.
286 Florence BALIQUE

222), qui doit épouser la pensée, et la fonction qui lui est dévolue est bien d’éveiller
la passion : « […] comme les passions de l’âme [motus animi], que l’action doit
avant tout mettre en lumière ou imiter, sont souvent si confuses, qu’elles sont
reléguées dans l’ombre et presque enfouies dans l’oubli, il faut les faire sortir de
l’ombre et s’attacher aux traits saillants qui les mettent en relief » (215).
Ce sens de la théâtralisation du discours, souvent omis dans les discours
modérés, qui rechignent au jeu d’acteur, jugé indigne d’une entreprise politique
honnête, est à l’inverse dramatisé dans la propagande extrémiste qui fait
fonctionner à plein « la folle du logis ». Le charisme50 du Führer reste inséparable
de cette aptitude oratoire à l’incarnation active du discours de haine. Passion pour
la force de la parole qui l’excite, précisément parce que l’action oratoire doit
assurer l’effervescence passionnelle de l’auditoire stupéfait. L’élocution violente
qu’il adopte convient à merveille au matraquage idéologique qu’il vise : musique
guerrière dénuée de sens, la parole du chef assène ses vérités en mimant la haine
pour mieux la stimuler. Admirable film que Le Dictateur où Chaplin caricature
cette incarnation de la pulsion de mort, en révélant par une gesticulatoire ridicule
le fond dérisoire des invectives nazies.

« Après sept ans de malheur, elle brisa son miroir51 »

À la lumière de ces analyses, doit-on comprendre qu’il conviendrait


d’évacuer le pathos ? Viser une neutralité objective, chasser une fois pour toutes
la sorcière rhétorique et s’en remettre à la fée argumentation, voilà le rêve,
certes séduisant, mais fort naïf, qui fait confondre discours politique et traité
scientifique. Impossible donc de briser le miroir de la séduction ; en revanche, la
compréhension du mécanisme pathétique autorise à mettre en œuvre une riposte
qui en désamorce le fonctionnement.

Rétorsion méthodologique
À la suite de la victoire de Jean-Marie Le Pen au premier tour des
élections présidentielles de mai 2002, Thomas Clerc publiait dans Le Monde un
article intitulé « Rhétorique de l’extrême droite », où il constatait la supériorité
rhétorique de Le Pen, apte à fictionnaliser le discours politique, façon de rompre
avec l’austérité du logos démocratique, et de toucher ainsi le public. Il proposait
de « coincer Le Pen sur son propre terrain, celui du style, sans valoriser “le style

50 Voir à ce sujet, BURRIn P., « Charisme et radicalisme » in Fascisme, nazisme, autoritarisme,


Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », 2000, p. 97-115.
51 POnGE F., « Fable » in Le Parti pris des choses, suivi de Poêmes, Paris, Gallimard, nRF, coll.
« Poésie », 1948, p. 126.
Le ressort pathétique du discours de propagande 287

contre les idées” mais en procédant à leur synthèse tribunitienne que la droite
et la gauche pratiquaient jadis, de Jaurès à De Gaulle : encore faut-il trouver
l’homme qui porte en lui cette aspiration, faute de quoi les démocrates seront
réduits au rôle de figurants ». La conclusion de l’article insistait sur la nécessité
d’une rhétorique des passions : « L’avenir du débat démocratique passe par une
génération politique “plus littéraire” qui abandonne la crainte du langage et
réhabilite le style des passions. Boileau appelait un chat un chat ; il faut à gauche
un homme qui appelle un chat un tigre ! »
À vouloir penser un monde dépassionné, le politique semblerait rêver d’une
étrange vérité ; les leçons de Machiavel52, du cardinal de Mazarin53 ou encore
d’un Baltasar Gracian54 ne sont guère éloignées : savoir jouer du renard, user de la
ruse, ce qui implique, en l’occurrence, une rétorsion méthodologique qui consiste
non à nier le sentiment de l’auditoire mais à le détourner des passions tristes que
l’autoritarisme lui sert.

Refoulement du pathos et démission éthique dans la logique capitaliste


S’il peut sembler aisé de stigmatiser les pratiques rhétoriques du discours
extrémiste, l’art d’estomper les émotions, qui s’impose à l’ère capitaliste, rend
l’examen plus délicat : quelle passion se cache derrière l’impératif économique sans
cesse réaffirmé, mis en avant comme la clé de tous les « problèmes » ? Mort des
idéologies ou sommeil qui laisse les émotions en latence ? Plus sournois que l’usage
éhonté du pathos, son refoulement fait apparaître le mirage de l’auditoire universel.
La neutralité ou encore l’objectivité font croire que la croyance n’existe pas ou
plus, dangereux postulat qui aboutit à un positivisme fondé sur l’objectivisation
suspecte des faits, l’homme prétendant appréhender les phénomènes comme des
problèmes, mis à distance : non plus être-au-monde, mais conscience face à l’objet-
monde. La démission éthique correspondant au refoulement pathétique consacre
une monstrueuse subjectivité collective, le « ce qu’on dit, ce qu’on pense, ce qu’on
aime » s’imposant comme une incontournable réalité.

52 Voir Le Prince, XVIII, « Comment les princes doivent garder leur foi » : « Combien il serait
louable chez un prince de tenir sa parole et de vivre avec droiture et non avec ruse, chacun le
comprend : toutefois, on voit par expérience, de nos jours, que tels princes ont fait de grandes
choses qui de leur parole ont tenu peu de compte, et qui ont su, par ruse, manœuvrer la cervelle
des gens ; et à la fin ils ont dominé ceux qui se sont fondés sur la loyauté. », traduction et présen-
tation par Yves Lévy, Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 141.
53 Voir Bréviaire des politiciens, et notamment « La simulation des sentiments », p. 83, « Dissi-
muler ses sentiments », p. 110, Paris, Arléa, 1997.
54 Voir L’art de la prudence, p. 220, « Se couvrir de la peau du renard, quand on ne peut pas se
servir de celle du lion », préface de Jean-Claude Masson, Paris, Rivage poche/Petite Bibliothè-
que, 1994, p. 172.
288 Florence BALIQUE

C’est oublier que tout logos n’a de valeur que si l’ethos, fonctionnant comme
une signature et une garantie, vient l’authentifier : c’est la force d’une subjectivité
susceptible de faire autorité qui accrédite l’objectivité des arguments avancés :

L’ethos est la condition de l’identité morale. Mais pourquoi un être possédant une
identité morale serait-il digne de foi ? La réponse à cette question, je crois, indique
l’ultime raison pour laquelle la confiance demande un ethos produit par logos.
Quelqu’un qui se présente comme usant de son identité morale en décidant ce qu’il
faut faire prend la responsabilité de ce qu’il propose. L’argument passe en lui, et
pas simplement par lui comme par un canal sans rapport avec ce qu’il conduit55.

Le thumos, « vive affirmation de soi » (qui, selon Aristote, distingue


les Grecs), donne vie au discours et fait de la parole un prolongement de la
personnalité, le lieu où s’inscrit l’identité intellectuelle, morale et affective
de l’orateur. L’effacement éthique interdit le relais pathétique, annulant ainsi
l’échange subjectif. À une ère paradoxalement donnée comme celle du triomphe
de l’individualisme, l’éclatement du jeu rhétorique traduit un effacement des
distinctions individuelles. Car est-ce un individu que celui qui assure seulement
son confort au quotidien et laisse la société lui dicter ses désirs jusque dans
l’alcôve ? Peur des larmes, peur des passions, quand elles ne concernent que soi,
la difficulté d’exister dessine un nouveau destin : non plus crainte des dieux, mais
crainte de soi qui mène à se conformer aux passions collectives.

Deux chemins littéraires : l’œil sec ou les sanglots d’Ulysse ?

Pour prolonger cette dernière analyse, nous proposons de tourner le regard


vers la littérature, et plus précisément vers le roman, afin de voir comment le
complexe de l’émotion, qui nous semblait caractéristique de l’ère capitaliste,
est traité en régime fictionnel. Il nous semble que le désengagement affectif
des individus, associé aujourd’hui à un déballage pathétique dans le discours
médiatique, fait entendre ses résonances dans l’évolution du genre romanesque,
qui, depuis l’expérience à la fois traumatisante et passionnante du Nouveau
Roman, a dû se poser la question de l’identification au personnage et du point
de vue, essentielles dans l’expérience affective que constitue la lecture d’un récit
de fiction. Si l’essai remarquable d’Alain Robbe-Grillet visait à libérer le lecteur
de l’autoritarisme de l’écrivain, qui, en régime traditionnel, impose les passions
plus qu’il ne les suggère, la démission de l’ethos amène, à l’inverse, l’imposition
d’une neutralité factice, qui n’est guère libératrice.

55 GARVER E., « La découverte de l’èthos chez Aristote », « Le statut du sujet rhétorique »,


CORNILLAT F. et LOCKWOOD R. (dir), Ethos et pathos, Actes du Colloque international de
Saint-Denis (1-21 juin 17), p. 34-35.
Le ressort pathétique du discours de propagande 28

L’engouement que suscite aujourd’hui un Michel Houellebecq, dans


sa grande croisade pour la médiocrité, nous semble symptomatique de ce
refoulement de l’émotion. Et le phénomène n’est pas à négliger, étant donné le
succès incontestable de l’écrivain (le plus lu des écrivains français) : son discours
se nourrit des questions qui animent la société contemporaine, comme il s’en fait
l’écho. Quelle émotion esthétique procure-t-il ? Grand mystère. Peut-être reste-il la
tristesse comme seule passion ayant droit de cité dans le roman de la désolation ? À
lire La Possibilité d’une île, c’est bien la passion qui s’avère impossible, évacuée
comme obscène. Symptomatique d’un anti-libertinage, d’un anti-érotisme, ce
nouveau miroir que Houellebecq tend à ses contemporains semble inviter à se
repaître de sa propre insuffisance. Le désir cyclothymique devient la norme dans
un monde inversant les valeurs, où règne la consommation fébrile, où disparaît la
patience, aptitude à faire germer la passion en action. Le neutre, style en creux, dit
cette démission de l’ethos : Houellebecq, fuyant, ne fait que se ranger derrière les
effets de mode, écrivain sans voix d’un monde sans désir.
Le corps est partout, certes, mais haï, source d’angoisse dans un étrange
mouvement faussement néo-platonicien56, puisque nulle idée ne vient sauver la
déchéance charnelle. Esprit sans cohérence : idéaliste refoulé, mauvais lecteur de
Schopenhauer, alliant le positivisme à la fascination pour la mystique des sectes,
l’écrivain est pathétique, dans ses descriptions cliniques où seul le sentiment
devient indécent. À confondre sport et sensualité, il révèle la névrose d’une
société qui, n’ayant d’autre critère que la rentabilité, obnubilée par le résultat, se
lance dans une course folle, grande fuite en avant qui génère la frustration.
Adieu Belle du seigneur ! Depuis l’admirable essai de Montaigne intitulé
« Sur des vers de Virgile », texte qui dit le plaisir dans un accord parfait entre Éros
et écriture, la littérature s’est ingéniée à décliner la passion dans le souci d’une
lecture voluptueuse. Il y a plus de libertinage dans La Princesse de Clèves ou Le
Lys dans la vallée que sur l’île de Houellebecq, livre sans voix féminine, qui ne
chante, ni ne danse, sans légèreté. Rêvons donc aux « sanglots d’Ulysse57 » sur
l’île des Phéaciens, à cette émotion esthétique qui porte la littérature et espérons
encore des livres qui ne laissent pas l’œil sec.

5 Pour une véritable réhabilitation du superficiel, voir, à l’inverse, MARTIN J – C., Parures
d’Eros, « un traité du superficiel », Paris, Kimé, 2003.
57 Voir FUMAROLI M., « Les Sanglots d’Ulysse », La Diplomatie de l’esprit, Paris, Hermann,
coll. « Savoir : lettres », 14, p. 1-22. Essai qui propose de voir dans l’épisode de L’Odyssée
(Ulysse sur l’île des Phéaciens) « […] la situation archétypique de la “réception” littéraire […]
décrite en miroir dans le premier chef-d’œuvre de notre littérature : le poète narre les aventures
du héros, de l’homme d’action, mais pour des auditeurs plongés dans le plein repos contemplatif
du loisir, dont cette narration est le moment de suprême bonheur », p. 11.
290 Florence BALIQUE

Dans l’épisode de L’Odyssée, les sanglots cachés du héros traduisent, en


effet, le retour à soi, l’émotion littéraire faisant accéder à une conscience nouvelle :
rescapé des flots, alors même qu’il devait périr, Ulysse n’est plus personne lorsqu’il
arrive nu sur la plage, effrayant les jeunes filles. Écoutant l’aède, il puise dans la
poésie l’émotion qui le ramène à la vie et lui redonne une identité (qui n’était pas
encore acquise) ; plus qu’une simple étape dans le voyage, l’île des Phéaciens est
le lieu littéraire qui permettra le retour de celui qui, s’étant reconnu comme héros
dans le récit mis en abyme (l’identification faisant couler les larmes), prend le
relais du poète Démodocos, et retrouve voire trouve ainsi son nom. Telle est sans
doute la force de l’expérience littéraire : offrir à chacun la liberté de se trouver
lui-même par le biais d’une identification qui suscite l’émotion.
Le pathos dans le discours - exclamation, reproche, ironie

Ekkehard EGGS

Déchiffrer le pathos : topique et sémiotique des émotions

Pour reconnaître une émotion, nous disposons de deux registres : en


amont, d’une topique des scénarios qui déclenchent une émotion déterminée
et, en aval, d’une sémiotique des émotions qui attribue à cette émotion certains
indices corporels et expressifs. Si Aristote définit par exemple la peur comme
« une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir pouvant
causer destruction ou peine […] ; et ces maux apparaissent non pas éloignés,
mais proches et imminents » (ARISTOTE Rhétorique II, 1382 a21), il établit un
topos spécifique. Autrement dit, il décrit le scénario prototypique1 de la peur.
Je préfère le terme topos, parce qu’il connote le potentiel argumentatif et
inférentiel de ce scénario. En effet, le topos de la peur « Si quelqu’un s’imagine
un mal à venir, proche et imminent, pouvant causer destruction, il éprouve de
la crainte » nous permet de conclure que quelqu’un se trouvant dans une telle
situation, éprouvera de la peur. La règle suivante décrit au contraire la sémiotique
de la peur donc ses indices typiques :
« Si quelqu’un se trouve dans un état de peur, alors tout son corps est figé et
gonflé par une érection généralisée (i1), sa bouche est ouverte et sa langue tuméfié
(i2), ses yeux écarquillés, ses sourcils soulevés et ses prunelles dilatées (i3), ses
cheveux hérissés (i4) et toute sa peau est pâle ou même livide (i5)2. »
Ces deux registres se distinguent nettement dans leur mouvement inférentiel
car les inférences se basant sur la topique des émotions sont déductives alors que
les inférences sémiotiques sont abductives.

1 C’est le terme qu’utilise Wierzbicka (1996).


2 Cf. DUBOIS (188, p. 51). D’après Dubois, « le lexique figural » de tous les traités sémioti-
ques de la rhétorique des gestes ou de l’art dramatiques du XVIe siècle jusqu’aux théories de la
psycho-sociologie des émotions et de la communication non-verbale) récentes (notamment de
« Desmond Morris, Paul Ekman, W. Friesen et des dizaines d’autres ») comporte « toujours au
moins les cinq invariants » i1 – i5. Sur la recherche actuelle EKMAn et DAVIDSOn (1994) et
le chap. 1 dans COSnIER (1994). Sur la peur dans la recherche neurophysiologique cf. le chap.
2 dans DAMASIO (2002).
292 Ekkehard EGGS

TOPIqUE : DÉDUCTION SÉMIOTIqUE : ABDUCTION


Si x se trouve dans un scénario Si x éprouve l’émotion Ez,
du type Sz, x éprouve normalement p→q x montre normalement les p→q
l’émotion Ez indices i1, i2,…, in
a se trouve dans le scénario Sz p a montre les indices i1, i2,…, in q
Donc, a éprouve l’émotion Ez. q Donc, a éprouve l’émotion Ez p

Si dans une situation donnée ces deux registres sont remplis pour autrui,
nous pouvons conclure avec raison et à juste titre qu’il éprouve l’émotion en
question. La force de cette conclusion diminuera, si le nombre des indices est
réduit ou si seulement les indices les moins forts sont donnés. Ainsi, pour prendre
l’exemple de la peur, l’indice « bouche ouverte » est moins fort que l’indice « yeux
écarquillés ». De même, la conclusion sera moins forte, si l’une des conditions
du scénario exigé – comme par exemple « l’imminence » du danger – n’est pas
remplie.
n’oublions toutefois pas que nous disposons d’un troisième registre d’at-
tribution des émotions : les dénominations émotionnelles. Dans les conversations
ou les récits, les interlocuteurs ou les protagonistes peuvent dénommer leurs
émotions ou celles d’autres personnes. Un narrateur se servira en règle générale
de ce moyen pour conceptualiser « l’état d’âme émotionnel » où se trouvent les
protagonistes de son récit. Prenons, pour illustrer ces trois registres, un extrait de
Madame Bovary :

Mme Bovary mère, la veille au soir, en traversant le corridor, l’avait [= la bonne,


E.E.] surprise dans la compagnie d’un homme, un homme à collier brun, d’envi-
ron quarante ans, et qui au bruit de ses pas, s’était vite échappé de la cuisine. Alors
Emma se prit à rire ; mais la bonne dame S’EMPORTA, déclarant qu’à moins de
se moquer des mœurs, on devait surveiller celles des domestiques.
– De quel monde êtes-vous ? dit la bru, avec un regard tellement impertinent que
Mme Bovary lui demanda si elle ne défendait point sa propre cause.
– Sortez ! fit la jeune femme en se levant d’un bond.
– Emma !… maman !… s’écriait Charles pour les rapatrier.
Mais elles s’étaient enfouies toutes les deux dans leur exaspération. Emma tré-
pignait en répétant :
– Ah ! Quel savoir-vivre ! Quelle paysanne !
Il courut à sa mère ; elle était HORS DES GOnDS, elle balbutiait :
– C’est une insolente ! Une évaporée ! Pire, peut-être !
Et elle voulait partir immédiatement, si l’autre ne venait lui faire des excuses.
Charles retourna donc vers sa femme et la conjura de céder ; il se mit à genoux ;
elle finit par répondre :
– Soit ! J’y vais.
Le pathos dans le discours 293

En effet, elle tendit la main à sa belle-mère avec une dignité de marquise, en lui
disant :
– Excusez-moi, madame.
Puis, remontée chez elle, Emma se jeta tout à plat ventre sur son lit, et elle y
pleura comme un enfant, la tête enfoncée dans l’oreiller.
(FLAUBERT, Madame Bovary ; soul. par nous)

nous pouvons d’abord « deviner » les états émotionnels des trois


protagonistes – Emma, Charles, la mère de Charles – grâce aux indices plutôt
descriptifs et aux indices plutôt interprétés. Cela signifie qu’il n’y a pas de
frontière nette entre ces deux ordres d’indices mais un continuum qui va dans
l’extrait cité de se lever d’un bond en passant par s’écrier ou pleurer à un regard
tellement impertinent3. On peut évidemment combiner les deux types d’indices,
ce qu’illustrent des formules comme dire avec un regard tellement impertinent ou
pleurer comme un enfant. Ensuite, Flaubert nous présente des scénarios dont on
peut déduire les états émotionnels des protagonistes. Prenons le scénario décrit
dans le premier paragraphe et évoqué par Madame Bovary mère : « si un de nos
proches n’accomplit pas ses devoirs et s’il s’en moque même, ce comportement
déclenche en nous l’emportement ou la fureur ». Enfin, le narrateur utilise
dans ce contexte le troisième registre en dénommant explicitement l’émotion
de Madame Bovary mère comme EMPORTEMEnT, donc comme un violent
mouvement de COLÈRE. Ces exemples montrent qu’il faut nettement distinguer
les dénominations comme S’EMPORTER ou ÊTRE HORS DES GOnDS d’un
côté, et les indices comme « se lever d’un bond » ou « pleurer » de l’autre : les
premiers sont des conceptualisations qui donnent à un comportement émotionnel
dans et par l’acte de dénomination un sens communicable (ce qui implique que
les émotions en tant qu’entités conceptualisées n’existent pas en dehors d’une
langue) ; les seconds sont des données observables qui peuvent servir d’indices
plus ou moins forts pour l’existence d’une émotion. Bref, si l’indice « se lever
d’un bond » est directement observable, la COLÈRE ne s’observe pas, elle n’est
qu’inférable à partir des scénarios et des indices observables.
Mais il faut ajouter un quatrième registre, les indices liés à l’intonation des
protagonistes. Comparée à la richesse des moyens intonatifs de la parole, la lan-
gue écrite ne dispose que d’un inventaire très réduit de signes. La langue parlée
et la langue écrite partagent cependant un cinquième registre, celui des indices

3 Pour une analyse plus exhaustive et pertinente, on devrait bien sûr distinguer les indices praxémi-
ques (mouvement du corps dans l’espace), gestuels et mimiques ainsi que les indices intonatifs
liés à la parole. Parmi les indices qui expriment une activité linguistique, il faudrait séparer ceux
qui expriment un acte de langage (dire, demander, affirmer, etc.) de ceux qui ne marquent qu’une
façon de s’exprimer (s’écrier, balbutier).
294 Ekkehard EGGS

linguistiques comme les interjections : « Ah ! Quel savoir-vivre ! Quelle paysan-


ne ! » Étant donné que les interjections comme Ah ! n’ont pas de signifié, elles ne
sont que des indices, mais toutefois des indices linguistiques puisqu’elles ont un
signifiant décomposable en phonèmes ou graphèmes. Dans l’exemple cité, l’in-
terjection se combine avec une autre classe d’indices linguistiques que j’appelle
indices syntaxiques. En effet, une expression incomplète comme quelle paysanne
devient seulement acceptable si on la conçoit réalisée avec une intonation d’ex-
clamation Quelle pay SA…NNe ! Si nous réservons le terme sémantique à la si-
gnification linguistique, nous pouvons dire que l’exclamation est une description
sémantique ayant en même temps un caractère sémiotique Or, les cinq registres
de base distingués jusqu’ici :

■ topique des scénarios


■ sémiotique des indices descriptifs et des indices interprétés,
■ conceptualisation par dénomination,
■ sémiotique des indices intonatifs,
■ sémiotique des indices linguistiques et syntaxiques

ne suffisent apparemment pas à rendre compte du fait qu’on pourra interpréter


à juste titre la déclaration de Madame Bovary mère dans le premier paragraphe
comme un reproche. La justification de cette interprétation se trouve dans le
registre éthique qui règle la communication entre les interlocuteurs qui sont par
définition des acteurs sociaux et politiques. Le reproche s’appuie sur le topos
générique qu’« on doit respecter, dans une situation donnée, certaines normes
sociales » pour garantir le déroulement de la vie sociale et, par-là même, pour
être accepté comme un acteur social raisonnable. De cette doxa éthique naît notre
droit et notre obligation de critiquer autrui s’il ne respecte pas ces normes : on doit
lui reprocher son non-respect, même avec pathos parce que sa violation, qui met
en question le déroulement réglé de l’interaction sociale, peut détruire l’existence
d’une communauté sociale.
À côté de cet aspect générique, le registre éthique joue surtout sur le plan
concret d’attribution d’un ethos spécifique aux protagonistes. Dans notre extrait,
Charles est construit par le narrateur comme un homme faible, anxieux et capitu-
lard, un ethos qui s’oppose sur tous les plans à l’ethos enfantin, rêveur et convul-
sif, en dernière instance brisé, d’Emma : elle rit et pleure, s’exaspère et trépigne,
et puis elle s’y résigne et devient sage, mais « remontée chez elle » elle se jette
« tout à plat ventre sur son lit » et elle y pleure « comme un enfant ».
Or, l’attribution d’un ethos spécifique à autrui influe non seulement sur
la lecture de son pathos ou la lecture du pathos de notre interlocuteur mais peut
aussi la déterminer. Si nous savons par exemple que le protagoniste qui s’exclame
Le pathos dans le discours 295

« Ah ! Quel savoir-vivre ! Quelle paysanne ! » est un homme prudent et écologiste


qui adore la vie simple des paysans (si simples), nous conclurons à juste titre que
cette interjection et ces exclamations n’expriment nullement l’emportement ou la
colère, mais bel et bien l’admiration presque enthousiaste de la vie paysanne. Si
donc l’ethos que nous attribuons à un protagoniste (ou à un acteur social) influe
sur la lecture pathétique de son comportement, il faut mettre ce registre dans ceux
relevant du pathos. Et, si nous prenons la définition de la colère d’Aristote :

Posons que la colère est un désir diffus de se venger accompagné d’une peine : ce
désir naît d’un acte de négligence ou de dédain contre nous ou contre les nôtres, et
cet acte ne nous semble pas justifié. (ARISTOTE Rhétorique II, 1378 a30 – trad.
de nous)

il devient évident que l’aspect générique de l’ethos règle non seulement les
principes de toute vie sociale et politique mais aussi, de façon diffuse, les
fondements de l’expérience du pathos même. (Cf. EGGS : 1984, p. 112sq. et
p. 204sq.) Ceci nous amène à une première conclusion : pour comprendre et
déchiffrer un état émotionnel déterminé, nous disposons, à côté des cinq registres
de base, d’un registre éthique qui permet,
• dans son aspect concret, de lire les formes du pathos à partir et à la lu-
mière d’un ethos spécifique ;
• dans son aspect générique, de comprendre et de vivre nous-mêmes le
pathos, de le réaliser dans le discours et d’accomplir des formes d’interactions
sociales complexes comme le reproche tout en bâtissant notre propre ethos.

Pour mieux comprendre l’interaction complexe de tous ces registres dans le


discours, nous analyserons leur « jeu d’ensemble » dans trois formes d’interaction
linguistique et sociale : l’exclamation le reproche et l’ironie. Chaque forme
représente, on le verra, un mode spécifique de réagir avec pathos à la possibilité
donnée à l’être d’être autrement.

L’exclamation – marqueur d’affectivité ou d’étonnement ?

L’exclamation est bicéphale en ce sens qu’elle combine la signification


sémantique avec les indices sémiotiques relevant de l’intonation et de la syntaxe.
C’est exactement ce qu’affirme Riegel :

Un énoncé exclamatif se caractérise d’abord par son intonation : sa mélodie est


très contrastée et sa courbe, montante ou descendante, commence ou finit souvent
sur une note élevée, qui met en valeur le terme sur lequel porte l’exclamation.
296 Ekkehard EGGS

C’est souvent l’intonation, combinée à des informations situationnelles, qui indi-


que au récepteur le sentiment exprimé par l’énoncé exclamatif : une même phrase
comme Il pleut ! peut exprimer une infinité de nuances affectives, de la colère à la
joie, du rire aux larmes. (RIEGEL : 1994, p. 401/2)

Ces affirmations caractérisent l’opinion dominante française sur plusieurs


plans. C’est d’abord le postulat que l’exclamation englobe toutes les émotions4.
Ensuite, cette conception globale de l’exclamation est liée à un emploi assez flou
du vocabulaire concernant le pathos ; ainsi, Riegel met les émotions (colère, joie)
dans la même catégorie (« nuances affectives ») que les indices émotionnels (rire,
larmes)5. Ce flou aboutit parfois chez certains auteurs à l’idée que l’exclamation
englobe le vaste champ qui va des interjections jusqu’aux jurons6. Ce qui
explique qu’on trouve souvent des exemples qui expriment un souhait, une
réfutation, une exhortation ou un conseil7. L’inconvénient de cette conception
floue est évidemment qu’il est pratiquement impossible d’attribuer à toutes
ces formes appelées ‘exclamation’ une intonation typique8 – ce qui explique
que la recherche n’a pas pu se mettre d’accord sur la question s’il existe une
« intonation exclamative9 » ou que Riegel recourt à une description très générale
de l’intonation. Enfin, Riegel reste comme la grande majorité des grammaires
muet sur les propriétés précises des « informations situationnelles ».

4 Cette conception a une longue tradition ; elle se trouve déjà chez BARY (1665, 34) : L’excla-
mation « consiste à exprimer quelque étonnement, quelque douleur, quelque passion ». Elle est
reprise par BEAUZEE : « La véritable place du point exclamatif est après toutes les phrases qui
expriment la surprise, la terreur, la pitié, la tendresse, ou quelque autre sentiment affectueux que
ce puisse être. » (BEAUZEE : 175, II, 1).
5 On retrouve le même glissement entre l’affectivité et les émotions chez GREVISSE (1986, §
392) : « La phrase exclamative […] apporte une information. Mais elle y ajoute une connotation
affective. Elle n’est pas objective, neutre, car elle inclut les sentiments du locuteur manifestés
avec une force particulière. […] Souvent la phrase exclamative indique un haut degré. […] Mais
elle peut aussi exprimer la surprise, la tristesse, la joie, etc. devant un fait qui n’est pas suscep-
tible de degré : Donc il est mort ! »
6 Cf. le numéro 6 (1995) de la revue Fait du langage sur « l’exclamation », édité par L. DAnOn-
BOLEAU et M.-A. MOREL, où une grande partie des contributions traite uniquement de l’in-
terjection.
7 Cf. par exemple « Qu’elle eût été heureuse de voir cela ! » (GREVISSE : 18 § 33), « S’il
faisait beau ! » (RIEGEL : 1994, 403) [= SOUHAIT] ou « Ton projet n’est pas aussi alléchant. »
(ROMERO : 2002, 17) [= RÉFUTATIOn].
8 Même l’approche de MOREL (1995), qui distingue trois variantes intonatives (l’exclamation « à
la finale haute », « à l’initiale haute et à la finale basse » et l’exclamation « haute et plate »), reste
problématique parce qu’elle se base pour la troisième variante sur l’interjection Oh la la dans
l’exemple suivant : « (Alors on s’est dit) Oh la la : faut pas s’appuyer » (ibid. p. 69).
9 Cf. sur cette question BACHA (2000, 44 sq). D’après Bacha, le schéma le plus souvent réalisé est
« la courbe en cloche » qui consiste en « une montée mélodique brusque suivie ou non d’une des-
cente selon le schéma mélodique, injure, étonnement, surprise » (cf. aussi LEOn : 1993, p. 143).
Le pathos dans le discours 27

Y a-t-il donc un scénario qui est corrélé à l’exclamation ? Selon le grand


philologue allemand du XVIIIe siècle, Johann Christoph Adelung ce scénario est
celui de l’étonnement. En effet, dans son traité Du style allemand Adelung défi-
nit l’exclamation comme « l’expression première et usuelle de tout mouvement
de l’âme ayant une force certaine tout en étant liée à l’étonnement d’un objet
nouveau. Il est agréable […] et désagréable10 ». Adelung se réfère lui-même à la
rhétorique de Bernard Lamy qui a effectivement vu dans l’exclamation la figure
rhétorique par excellence servant à exprimer le pathos :

L’Exclamation doit estre placée à mon avis la premiere dans cette Liste de Figu-
res, puisque les passions commencent par elle à se faire paroitre dans le discours.
L’exclamation est une voix poussée avec force. Lorsque l’ame vient à estre agitée
de quelque violent mouvement, les esprits animaux courant par toutes les parties
du corps entrent en abondance dans les muscles qui se trouvent vers les conduits
de la voix, & les font enfler ; ainsi les conduits estant rétrecis, la voix sort avec plus
de vitesse & d’impetuosité au coup de la passion dont celui qui parle est frappé.
(LAMY : 17, p. 82/3)

Bien que cette description soit cartésienne, Lamy ne s’intéresse qu’au


« langage particulier » des passions, c’est-à-dire à leur sémiotique. Descartes,
au contraire, avait aussi établi une topique des passions puisqu’il décrit dans
son traité Sur les passions de l’âme les scénarios déclencheurs des émotions.
L’admiration – en français moderne on dirait l’étonnement – est pour Descartes
« la première de toutes les passions » :

Lorsque la première rencontre de quelque objet nous surprend, et que nous le ju-
geons être nouveau, ou fort différent de ce que nous connaissions auparavant ou
bien de ce que nous supposions qu’il devait être, cela fait que nous l’admirons et
en sommes étonnés. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaissions
aucunement si cet objet nous est convenable ou s’il ne l’est pas, il me semble que
l’admiration est la première de toutes les passions11. (DESCARTES : 1649, ART.
53. L’admiration)

10 « Der Ausruf, lat. Exclamatio ist der erste und gewöhnliche Ausdruck einer jeden Gemüthsbe-
wegung, so bald sie nur einige Stärke hat, und mit Verwunderung über das Neue des Gegen-
standes verbunden ist. Sie ist sowohl angenehme : […] Als auch unangenehme ! » (ADELUnG :
1785, p. 458/).
11 Je retiens de cette définition trois choses : la doxa, la mémoire et l’altérité. En effet, Descar-
tes présuppose l’existence préalable d’une doxa, donc d’un système de savoir qui nous fait
supposer qu’une chose déterminée devrait être telle ou telle ; il va de soi que cette doxa n’est
disponible que si elle a été mémorisée ; enfin, si cette chose qui s’est réalisée est autre et diffé-
rente de notre attente, nous en sommes étonnés. Par son origine, l’étonnement renvoie donc à
la possibilité donnée à l’être d’être autrement.
298 Ekkehard EGGS

Soulignons que Lamy lui-même n’a pas établi de lien explicite entre
l’exclamation et l’étonnement. Le premier à l’avoir fait est, d’après ma
connaissance, Adelung. On ne peut pas exclure pour autant qu’Adelung se réfère
ici à une tradition rhétorique puisque quelques traités de rhétorique du XVIIe siècle
ne parlent pas du point d’exclamation, mais du point admiratif (« punctus
admirativus » ou « Verwunderungszeichen », WEBER : 2004, p. 17)12. Ce lien
étroit entre l’exclamation et l’étonnement se perdra même dans les stylistiques
allemandes, Adelung lui-même l’abandonne déjà dans sa grammaire et dans
son traité sur l’orthographe allemande où il souligne que le point d’exclamation
« dénote tout affect vif » (ADELUNG : 1788, p. 3). Cette conception, qui
prédomine la recherche stylistique et grammaticale allemande jusqu’au XXe siècle,
rejoint l’opinio communis française sur l’exclamation.
Toutefois, à partir des années 80, la recherche linguistique allemande s’est
opposée à ce courant en restreignant comme Adelung le champ émotif de l’ex-
clamation à l’étonnement (cf. ZAEFFERER 1983 et la discussion dans EGGS
2004). Ce qui a provoqué de très vives réactions. L’opinion actuelle dominante
est que l’exclamation peut exprimer n’importe quelle « attitude affective et émo-
tionnelle », le plus important étant que « l’état de choses dénoté soit marqué par
le locuteur comme contraire aux normes et comme inattendu » (FRIES : 1988,
p. 195 et D’AVIS : 2001, p. 2 et 39). Bref, on a le scénario typique de l’étonne-
ment… sans l’étonnement. Et si l’exclamation peut exprimer n’importe quelle
attitude affective, le critère de l’affectivité n’a apparemment plus de fonction
distinctive13 – ne peut-on pas exprimer, pour varier l’affirmation de Riegel citée
plus haut, avec n’importe quelle phrase affirmative « une infinité de nuances af-
fectives, de la colère à la joie, du rire aux larmes » ?
Concluons. On peut voir, dans cette attribution globale de l’affectivité à
l’exclamation, un refus d’analyser le fonctionnement à la fois multiple et diffé-
rencié du pathos dans le langage et dans le discours. Pour mettre en évidence la
« grammaire » et la « logique » du pathos dans l’exclamation, il faut apparem-
ment restreindre son champ. C’est ce que je vais faire dans les pages qui suivent
où je distinguerai parmi la grande masse des « exclamations » un type d’exclama-
tion bien délimité : la phrase exclamative.

12 La première attestation de ce « punctus admirativus » date selon BIEDERMAnn-PASQUES


(15) de la fin du XIVe siècle ; cette appellation se répand aux XVIe et XVIIe siècles pour être
remplacée au milieu du XVIIIe par le terme actuel point exclamatif ou point d’exclamation.
13 D’ici s’explique la critique décidée de Martin : « Une autre hypothèse consiste à mettre le je ne
sais pas quoi de l’exclamative au compte de l’affectivité ou, si l’on préfère, de l’expressivité.
Avec A. Culioli, on s’étonnera de cette ‘miraculeuse séparation de l’affectif et du cognitif ‘
(174, p. ). Inutile d’ajouter que des notions comme celles d’affectivité ou d’expressivité ont
un contenu si vague qu’elles découragent d’avance toute tentative de définition. » (MARTIN :
1984, p. 94)
Le pathos dans le discours 299

L’inattendu, l’étonnement – l’authenticité de l’énonciation exclamative


Les exemples suivants vérifient la définition d’Adelung : en accomplissant
une phrase exclamative, le locuteur signale son étonnement devant un objet ou un
état de choses inattendu. Autrement dit, la phrase exclamative se réfère toujours
à un fait singulier.

(1) Qu’il soit sorti de là vivant !


(2) Tu es là !
(3) Aller à la mer pendant la saison des pluies !
(4) Ah, ce qu’elle peut m’agacer celle-là !
(5) Ce que tu es pénible !
(6) Qu’est-ce que tu es grand !
(7) Comme elle a vieilli !
(8) Quel vin il m’a servi !
(9) Ce qu’il peut être arriéré !
(10) C’est d’un élégant !
(11) Qu’elle est grande, cette petite !
(12) Est-elle grande !
(13) C’est vous dire s’il est con ! Putain c’qu’il est blême, mon HLM !
(14) C’est vous dire combien il m’a touché !
(15) Oh ! Combien je t’aime !
(16) Elle est intelligente ! – Elle est tellement intelligente ! – Elle est si intelligente !
– Est-elle intelligente ! – Comme elle est intelligente ! – Ce qu’elle est intelli-
gente ! – Qu’est-ce qu’elle est intelligente !
(17) Il y avait cent invités !
(18) Ce qu’il a peu d’amis !
(19) Combien de fois cet homme n’a-t-il pas enfreint ces propres principes !
(20) Ce qu’il peut manger comme bonbons !

Dans tous ces exemples, l’état de choses en question est représenté par et
dans la phrase exclamative. C’est le premier trait fondamental. Deuxièmement,
la facticité de l’état de choses est toujours attestée et donnée. C’est là que
l’exclamation se distingue nettement de l’assertion où la facticité est seulement
revendiquée. Troisièmement, cette facticité est immédiate : l’immédiateté vient
apparemment du fait que tout acte exclamatif se donne comme une réaction
directe à quelque chose de vécu ou, au moins, par quelque chose de disponible
dans l’espace d’expérience des interlocuteurs. Cela explique que les exclamations
utilisent souvent des déictiques : les déictiques référentiels comme le démonstratif
ce, mais aussi des déictiques aspectuels comme tellement ou si qui renvoient à un
aspect ou un degré de l’état de choses en question.
Mais : d’où vient-elle, cette facticité immédiate ? Est-ce qu’elle est présup-
posée ? À première vue, une réponse par l’affirmative semble s’imposer. Mais
300 Ekkehard EGGS

une simple réflexion suffit, me semble-t-il, pour exclure cette hypothèse. En effet,
si l’on enchâsse une exclamation comme (1) dans un commentaire comme (21) :

(21) Cela (ne) m’étonne (pas) qu’il soit sorti de là vivant.


(22) Qu’il soit sorti de là viVAnT14 ! *Cela ne m’étonne pas ! (?? Cela m’étonne !)

on a une présupposition stricte (au sens linguistique) puisque la facticité de la


subordonnée est gardée dans l’affirmation et dans la négation. Au contraire, dans
(22), le commentaire négatif est inacceptable, voire illogique, puisque cela serait
en contradiction avec l’acte exclamatif où le locuteur a effectivement exprimé que
l’état de choses en question est étonnant. Cela explique que le commentaire Cela
m’étonne ! est aussi assez bizarre : comme on a déjà exprimé son étonnement,
le répéter serait redondant. Le corollaire qui découle quasi logiquement de cette
réflexion est que la facticité immédiate est produite par et dans l’accomplissement
de l’acte exclamatif lui-même. Par contre, en énonçant un commentaire explicite
comme (21) on ne se trouve pas nécessairement dans un état d’énervement ou
de colère. Il faut même aller plus loin. Il n’y a pas d’expression linguistique
permettant de dire l’expérience actuelle du pathos vécu. Tout pathos se montre
seulement dans l’accomplissement expressif. Si l’on en parle, on le représente
dans une distance cognitive. Cette expressivité du pathos explique certainement
le fait qu’on ne peut pas mettre en question la facticité de l’accomplissement
d’une émotion. À une interjection comme Aïe ! ou à une exclamation comme
Qu’il soit parti de là vivant ! on ne peut pas répondre par Mais ce n’est pas vrai.
Et, ce qu’il y a de plus, l’interlocuteur ne peut pas confirmer et valider l’acte
exclamatif avec Oui, c’est vrai ! Bref, le sujet exclamant n’affirme pas la facticité
de l’état de choses déclencheur : tout au contraire, il le pose en l’attestant par une
expression linguistique et corporelle tout en le marquant comme inattendu.
L’exclamation est donc toujours et déjà un acte de langage originaire, uni-
que et authentique qu’on ne peut pas répéter. C’est pourquoi le dialogue suivant
serait – bien qu’imaginable – absurde :

A – Ah, ce qu’elle peut m’agacer celle-là !


B – Qu’est-ce que tu dis ?
A – ?? Ah, ce qu’elle peut m’agacer celle-là !
L’authenticité de l’acte exclamatif ne résulte pas seulement de l’expression
d’un étonnement en face de l’inattendu, mais du fait qu’elle s’exprime toujours

14 Soulignons que ce type de phrase exclamative où que fonctionne comme une conjonction se
trouve dans tous les traités scientifiques ou didactiques allemands sur l’exclamation ; elle est au
contraire, fait extrêmement étonnant, totalement absente dans la recherche et dans les manuels
français où on ne trouve que le que adverbe (« Que le soleil est beau ce soir ! »).
Le pathos dans le discours 301

avec le corps – par des gestes, par la mimique ou au moins par une intonation
spécifique. L’acte de manifester une émotion « au moyen d’une intonation c’est
faire comme si on ne choisissait pas de le manifester, comme s’il se manifestait tout
seul débordant du cœur sur les lèvres » (DUCROT/SCHAEFFER : 15, p. 07).
L’intonation comme les interjections servent « à authentifier la parole » (ibid.).
Puisque l’exclamation est à la fois un acte linguistique représentatif et un « geste
de la parole » (Bally), son authenticité résulte en dernière instance de l’unité du
corps et de l’âme. Et si l’on comprend l’ethos au sens aristotélicien, c’est-à-dire
comme une façon de juger et d’avoir son corps, il s’ensuit que le locuteur exprime
à travers l’exclamation son ethos unique et authentique. Le tout compte comme
un indice fort et indéniable de sincérité.
Mais il faut voir que cet appel exclamatif est hautement risqué. La raison
en est que l’exclamation est toujours marquée par l’altérité qui s’exprime surtout
par un surcroît de dépense. Et ceci sur tous les plans : sur le plan syntaxique,
l’altérité se manifeste dans des procédés comme l’ellipse, l’inversion du sujet,
et, avec un surcroît de dépense, dans la dislocation ou l’intensification d’un élé-
ment de phrase ; sur le plan phonétique et prosodique, ce sont l’intensification,
l’allongement, l’augmentation du débit et la variation de la courbe mélodique qui
constituent un surcroît articulatoire ; enfin, sur le plan sémantique, des procédés
hyperboliques de toutes sortes manifestent le surcroît de dépense : Quel discours
interminable ! Enorme ! Quelle archi mes enfants ! Chez eux, l’argent coule à
flots ! Et ça, à deux pas d’ici ! Quelle immigration-invasion ! Ce qu’elle est hy-
percool ! Quelle hyper-bouffisure de prétention ai-je pu avoir ! Ouaaaaaaa quel
super site !
Altérité et surcroît de dépense – ces traits linguistiques de l’énonciation
exclamative reflètent la réalité représentée et exclamée qui dépasse, elle aussi, le
normal ou la norme attendus. On peut préciser cette constatation en distinguant
deux grands groupes d’exclamation : un groupe qui constate tout simplement
qu’un état de choses s’est réalisé contre toute attente (comme les exemples ((1)-
(3) ou (12)) et un groupe qui marque un haut degré en termes de qualité ou de
quantité qui dépasse le normal ou la norme (donc les exemples ((4)- (8) ou (15)).
Cette distinction correspond à celle de Martin en exclamations non-graduelles vs.
graduelles. Martin appelle le fait qu’un état de choses ne correspond pas à notre
doxa ou à notre horizon d’attente « tension contradictoire » qui est « reconnaissa-
ble sous toute phrase exclamative » (MARTIN : 187, p. ). Cette tension, il la
définit en termes de mondes possibles. Ainsi avec une exclamation comme (2) Tu
es là ! le locuteur oppose « l’univers actuel » où l’autre est présent « à une image
d’univers » ou cet état de choses est « possiblement faux » (ibid., p. 106).
Cette explication est donc, en principe, identique à celle que j’ai proposée.
Si je préfère, avec Descartes ou Adelung, l’analyse en termes de doxa ou d’hori-
302 Ekkehard EGGS

zon d’attente, c’est parce qu’elle situe l’exclamation dans le cadre social et his-
torique qui, seul, garantit que l’exclamation peut fonctionner comme un moyen
de communication.
De même, je suis Martin dans sa description des phrases exclamatives gra-
duelles ; dans ces phrases l’état de choses évoqué « est vrai dans les cas extrêmes,
quel que soit le degré d’intensité ou de déviance » (ibid.). Cette constatation est
même justifiée dans les exemples avec quantification comme Il y avait cent invi-
tés ! En effet, ces emplois deviennent gradables si l’on les décrit, avec Ducrot, en
termes d’échelles argumentatives. Ainsi, on peut situer (17) dans une échelle où,
disons, soixante invités constituent le nombre standard des invités pour un ma-
riage dans une région donnée. Dans ce cas, le fait d’avoir cent invités dépasse non
seulement ce qui est normal mais il est apparemment aussi un signe de qualité.
Donc, toute exclamation graduelle dépasse une norme ou le normal vers le haut,
le positif, ou vers le bas, le négatif.
Je dois cependant m’opposer à l’analyse de Martin sur plusieurs points.
Premièrement, d’après Martin, la vérité des exclamations non graduelles « est
assertée avec la force de l’évidence » (ibid.). Répétons-le : on n’a pas d’acte as-
sertif dans les exclamations. Leur facticité n’est pas assertée mais attestée et don-
née dans l’accomplissement même de l’exclamation. L’analyse purement logique
et cognitive de Martin renvoie, deuxièmement, à une grande absence dans sa
théorie : l’émotion n’y figure pas. Ce qui implique, troisièmement, qu’il ne voit
pas non plus que le locuteur manifeste, par une exclamation, son ethos unique
et authentique. Cette absence des sujets parlants en chair et âme explique, et
c’est le quatrième point, que Martin ne voit pas non plus que les exclamations
non graduelles expriment aussi un trop par rapport au normal. Une exclamation
comme Tu es là ! n’implique-t-elle pas que l’interlocuteur a dépassé une règle ou
au moins qu’il n’a pas respecté une attente ? n’aurait-il pas dû ne pas être là ! Les
exclamations non graduelles sous-entendent donc, elles aussi, le dépassement du
normal : dans toute énonciation exclamative se manifeste un trop d’être qui est au
moins marqué par l’intonation ; dans les exclamations graduelles ce trop est aussi
marqué linguistiquement. Bref, dans les exclamations, le trop d’être se reflète
toujours dans un trop énonciatif.

quelques propriétés des énonciations exclamatives

Après ces remarques de principe, je voudrais analyser les propriétés des


énonciations exclamatives qui illustrent leur caractère exceptionnel. Commençons
par leur forme syntaxique et notons que toutes les formes dans la série (16)
expriment un haut degré, mais elles le font différemment. En effet, les trois
premières formes de structure assertive peuvent être utilisées comme arguments
Le pathos dans le discours 303

dans des contextes comme (23) ; dans ces contextes les formes avec inversion et
avec marqueurs syntaxiques d’intensification sont exclues :

(23) Tu devrais l’embaucher. Elle est intelligente ! / Elle est tellement intelligente !
Elle est si intelligente !
(24) Tu devrais l’embaucher. *Est-elle intelligente ! / *Comme/ce qu’/qu’est-ce qu/
qu’elle est intelligente !

Ce comportement montre que les exclamations ne peuvent pas être utilisées


comme arguments pour valider une thèse. Les formes dans (23) acceptent cet
emploi15 parce qu’elles sont – grammaticalement et conversationnellement –
ouvertes à gauche à cause de leur forme assertive16. Les formes dans (24) sont
au contraire fermées à gauche. À droite, elles sont non exigeantes en ce sens
qu’elles laissent à l’interlocuteur le choix de réagir. Bien sûr, les phases assertives
dans (23) sont, elles aussi, non-exigeantes à droite si elles sont réalisées comme
exclamations et non pas comme arguments. Cela revient à dire que les exclamations
syntaxiquement marquées dans (24) sont – d’un point de vue grammatical,
textuel et conversationnel – des formes linguistiques autonomes et complètes sui
generis qui expriment « par elles-mêmes » le pathos dans le discours17.
Comment expliquer l’emploi du verbe modal pouvoir dans ces contextes ?
Pour Le Querler, pouvoir fonctionne ici comme un « marqueur de modalisation
appréciative ». Ce marqueur peut « se cumuler » avec qu’est-ce que ou avec ce
que « pour participer à l’intensification de l’adjectif ». Le Querler glose le résul-
tat de ce cumul pour une phrase comme Ce qu’il peut être odieux ! avec « Il est
vraiment particulièrement odieux » (LE QUERLER : 1994, p. 89) – ce qui enlève
apparemment à cette phrase son caractère exclamatif.

Culioli a proposé une solution plus élégante : pouvoir exprimerait « un


rapport à une éventualité ». Une phrase comme Il se peut que Jean parte entraîne
le complémentaire Il se peut que Jean ne parte pas » (CULIOLI : 174, p. 13).
Je dirais, en termes de logique modale, que pouvoir est ‘bilatéral’ : en effet, Il se
peut que Jean parte englobe les deux côtés : Jean partira et Jean ne partira pas.

15 L’emploi argumentatif des formes assertives n’est évidemment possible que si elles sont pro-
noncées sans intonation exclamative.
16 Il va de soi que les exclamations de structure assertive perdent leur caractère exclamatif si ces
phrases servent d’argument. néanmoins, on les traite souvent comme des exclamations ; cf. par
exemple : « Serviable comme elle l’est, Jeanne viendra sûrement ! » (MILNER : 177, p. 110
et 119), « J’adore cet acteur ! Il joue si bien ! » (DELATOUR : 1991, p. 202), « Ton projet n’est
pas aussi alléchant. » ou « Tu aurais pu m’aider puisque tu es si serviable ! » (ROMERO :
2002, p. 17 et 428).
17 C’est la raison pour laquelle la thèse de RIEGEL (14, p. 403 sq.) que ces exclamations sont
des phrases tronquées et incomplètes me semble peu convaincante.
304 Ekkehard EGGS

Et comme la phrase exclamative est, elle-aussi, bilatérale puisqu’elle comporte


« un parcours sur les deux valeurs du prédicat », pouvoir peut s’intégrer selon
Culioli dans les exclamatives : Ce qu’il fait (pas) comme bêtises ! – Ce qu’il
peut (pas) faire comme bêtises ! notons que Culioli se sert aussi de ce critère de
bilatéralité pour expliquer les exclamations qui ont une structure interrogative.
En effet, dans les interrogations « la notion du prédicat » n’est « ni positive ni
négative » (avec Est-ce que quelqu’un a ouvert la fenêtre ? on n’assigne aucune
valeur à l’énoncé – ni positive (quelqu’un l’a ouverte) ni négative (quelqu’un
ne l’a pas ouverte)). Bref, la bilatéralité permet à Culioli d’expliquer la co-pré-
sence des énoncés sans ou avec pouvoir, positifs ou négatifs et l’emploi des
structures interrogatives dans l’exclamation. Cette conception laisse toutefois
un vide théorique : si l’interrogation est, comme l’exclamation, caractérisée par
la bilatéralité, pourquoi ne peut-on pas intégrer le verbe pouvoir ou utiliser la
forme négative dans la phrase interrogative sans produire des changements sé-
mantiques importants ? Et, ce qui est plus grave, l’explication de Culioli ne rend
pas compte de la facticité inhérente aux énonciations exclamatives. Si, en effet,
pouvoir n’a rien de factif dans un emploi bilatéral comme Pierre peut déjà être
là, ce verbe renforce la facticité dans un emploi exclamatif comme Ce que Pierre
peut m’énerver ! Ces vides théoriques imposent donc une autre solution : pouvoir
exprime ici une potentialité (au sens de l’homme peut lire), ou plus précisément :
pouvoir exprime la potentialité de l’inattendu et renforce ainsi l’étonnement. Une
exclamation comme Ah, ce qu’il peut pleuvoir ici signifie donc que la potentialité
que la pluie dépasse largement ce qu’on peut attendre normalement est devenue
réalité. Cette potentialité est aussi, bien sûr, présente dans les exclamations sans
pouvoir. Mais, si on l’emploie, on ajoute par là une certaine distance cognitive :
Ce que tu es pénible vs. Ce que tu peux être pénible. Cette distanciation explique
aussi que les exclamations avec pouvoir ont souvent une connotation générique ;
ainsi, Ce que ce prof a l’air bête est une réaction immédiate tandis que Ce que
ce prof peut avoir l’air bête connote que c’est presque un trait caractéristique de
ce pauvre professeur.

Avec ces remarques, j’ai déjà indiqué l’origine ou le sens de la négation


dans les phrases comme Ce qu’il fait pas comme bêtises ! Cette négation signale
tout simplement que ce qui a pu arriver n’aurait pas dû arriver. On trouve la
même forme de négation dans la formule bien connue : Ah, c’est pas vrai… ça !
Par là, on ne nie nullement la facticité, mais on s’étonne du fait que l’inattendu
ait pu se réaliser. Il faut donc bien distinguer ce ne exclamatif du ne rhétorique
dans une question rhétorique comme N’est-il pas bête ! qui n’exprime rien d’autre
qu’une demande à l’interlocuteur de ne pas nier ce qu’on lui ‘impose’ implicite-
ment comme vrai à travers la question.
Le pathos dans le discours 305

Ce qui a pu arriver n’aurait pas dû arriver – cette formule, qui renvoie aux
emplois spécifiques de pouvoir et de la négation dans les exclamations, explique
en même temps leur origine : la possibilité des choses d’être autrement qu’elles
ne sont.
Notons enfin que le caractère exceptionnel de l’énonciation exclamative
comme acte de parole autonome et complète se vérifie dans son comportement à
l’intérieur des discours ou des textes. En effet, dans l’exemple suivant, l’exclama-
tion n’est pas seulement une parenthèse mais une intrusion, voire une irruption
du sujet parlant dans le déroulement du discours normal d’un type de texte, ici
dans un récit :

Par exemple, l’autre soir, je regardais à la télévision un film contant une histoire
vraie. Le héros, interprété par un acteur qui fait battre mon cœur à mille à l’heure
– oh, ce qu’il peut être beau cet homme ! – combattait pour l’indépendance de son
pays. (liensutiles.forumactif.com)

Avec ces irruptions, que j’appelle para-communicatives, l’énonciateur ou


ici le narrateur se manifeste, je l’ai déjà dit, en tant que sujet authentique. Si
ces intrusions exclamatives ne sont pas argumentatives au sens strict du terme,
elles sont, au contraire, de véritables preuves par le pathos – ou, puisque l’ethos
englobe le pathos, elles sont des preuves par l’ethos.

L’exclamation illustrative et généralisante

Les exclamations traitées jusqu’ici renvoient toutes à un état de choses


singulier. Je les appellerai exclamations de surprise. Qu’en est-il dans l’exemple
suivant où l’on a un toujours, donc une habitude ?

(25) a Qu’elle mette toujours ces chaussures de SPO ::::RT ! – Atroce !


*Chapeau ! [= DÉPLAISIR]
(25) b Qu’elle mette toujours ces chaussures de SPO :: : ::RT ? – Cha-
peau ! *Atroce ! [= ADMIRATIOn]
La phrase (25) permet deux intonations : la première signale un sentiment
désagréable, la seconde exprime de l’admiration. Ces deux prononciations sous-
entendent toutefois deux structures inférentielles nettement distinctes. En effet,
le premier cas est, d’un point de vue argumentatif, une illustration condensée :
son comportement concret – elle a, encore une fois, mis des chaussures de sport –
illustre et confirme ce qu’elle fait en général, bref, un cas singulier confirme une
règle générale. Le même type d’exclamation illustrative se trouve apparemment
dans :
306 Ekkehard EGGS

(26) Ils sont FOUS, ces Parisiens ! – C’est incroyable ! *C’est étonnant !

Dans le cas de l’intonation d’admiration, on exprime tout au contraire son


estime de la personne en question puisqu’elle a le courage de mettre des chaussures
de sport même dans des situations où « ça se fait pas ». Si donc l’exclamation de
surprise porte sur un fait singulier inattendu, l’exclamation d’admiration se réfère
à un habitus, donc à quelque chose de générique.
notons toutefois qu’une exclamation illustrative ne produit pas nécessaire-
ment un sentiment désagréable. Dans (27), l’orientation émotive va vers l’agréa-
ble, dans (28) par contre vers le désagréable.

(27) Ils sont toujours tellement aimABLES, ces Islandais ! – Très sympa !
[= plaisir]
(28) Ils sont toujours tellement aimA :::::::BLES , ces Islandais ! – C’est énervant !
[= déplaisir]
(2) Ils sont TOUjours si aimables, ces Islandais. [= confirmation (non-ex-
clamative)]

J’ai choisi pour les exclamations (27) et (28) la syntaxe d’une phrase
assertive pour montrer que cette structure permet une prononciation non-
exclamative qui confirme que l’amabilité est un trait caractéristique des Islandais.
Cette prononciation est exclue dans des structures comme (25) avec la conjonction
de subordination que qui souligne non seulement la facticité de l’état de choses en
question mais qui le soumet syntaxiquement à la portée de l’exclamation.
Reste un détail. Les exclamations illustratives qui expriment un plaisir ou
un déplaisir semblent contredire notre thèse que toute énonciation exclamative si-
gnale l’étonnement. L’exclamation (25)a, ne marque-t-elle pas au contraire qu’on
s’énerve en face de quelque chose de bien connu ? On peut résoudre ce problème
avec la réflexion « cartésienne » suivante : dans (25)a il y a, comme dans toute
émotion, de l’étonnement. Pour autant, dans ce cas, l’étonnement ne naît pas
parce que quelque chose d’inattendu est arrivé, mais parce qu’un comportement
usuel, donc un habitus éthique persiste ! Sur le plan psychique cela implique que
ces exclamations illustratives évoquent des émotions où ne prédomine pas l’éton-
nement, mais le plaisir ou le déplaisir. Dans ces émotions, disons dans l’estime
et le mépris, l’étonnement ne se trouve pour ainsi dire qu’au second rang. Cette
prédominance de l’agréable ou du désagréable en face d’un habitus éthique dans
les exclamations illustratives fait comprendre qu’on les utilise dans le discours
pour exprimer son admiration ou sa réprobation – en termes de rhétorique classi-
que, elles servent à louer et blâmer.
Le tableau suivant résume les propriétés de ces trois types d’énonciations
exclamatives :
Le pathos dans le discours 307

Les énonciations exclamatives


forme déclencheur opérations émotions
inférentielle cognitives
reconnaissance
exclamation de qc comme toutes les émotions
non-
de fait singulier nouveau (inat- où l’étonnement
généralisante
SURPRISE tendu) prédomine
induction / toutes les émotions
exclamation d’
généralisation où l’étonnement
ADMIRATION généralisante fait singulier
(nouvelle) prédomine
illustration de
exclamation toutes les émotions
qc de connu /
de illustrative où le (dés)agréable
fait singulier confirmation
(DÉ)PLAISIR prédomine
du connu

Reproche et autocritique

Les exclamations illustratives peuvent donc dans certains contextes signaler


un reproche. Dans ces cas, elles expriment non seulement la possibilité d’être
autrement mais surtout que ce qui a pu arriver n’aurait pas dû arriver. Si elles
s’adressent directement à l’interlocuteur, ce caractère réprobateur s’imposera
même plus nettement : Que tu mettes toujours ces chaussures de sport ! Atroce ! Il
semble évident que les exclamations de surprise (Que tu aies mis ces chaussures
de sport ! Alors ça !) peuvent, elles aussi, remplir cette fonction de reproche. Mais
n’oublions pas que ces manifestations linguistiques appartiennent en dernière
instance à la sémiotique des émotions, elles ne peuvent donc jamais dépasser le
statut d’indices d’émotion. Mais nous savons aussi que le degré d’indexicalité
augmente si ces signes sont renforcés par un élément de la topique des émotions,
autrement dit par un scénario qui déclenche en règle générale une émotion
compatible avec l’acte de reproche. Globalement, ce scénario se laisse décrire
comme une situation où l’interlocuteur (ou un tiers) a fait quelque chose qu’il
n’aurait pas dû faire. Le champ émotif liable au reproche est assez vaste puisqu’il
peut englober des émotions allant d’une irritation faible jusqu’à une indignation
forte, voire jusqu’à une colère véhémente. L’attribution de telle ou telle émotion
dépendra nécessairement du type et du degré de violation de norme et des formes
habituelles pour « réparer » ces violations dans un groupe social, mais aussi de
l’ethos spécifique de celui qui est l’objet du reproche ainsi que de celui qui se croit
légitimé de faire ce reproche. Cela revient à dire que toute attribution d’émotion
nécessite une connaissance détaillée de la situation de communication concrète.
308 Ekkehard EGGS

néanmoins, dans ce jeu d’interaction complémentaire des indices et des scénarios,


toute communauté linguistique réduit la complexité (et le risque) d’attribution
d’une émotion ou d’une intention en instituant des formes linguistiques plus ou
moins standardisées qui comptent pour l’expression de telle ou telle émotion ou
intention. nous appellerons ces indices sémiotiques formats linguistiques. Un des
formats fondamentaux est, nous l’avons vu, la phrase exclamative. Pour l’acte de
reproche, on peut distinguer cinq formats essentiels dont seulement les formats
(32) et (33) sont des exclamations18 :

(30) Pourquoi tu l’as interrompu avant 5 h ! QUESTIOn/DEMAnDE


(31) Comment tu as pu l’interrompre avant 5 h ! QUESTIOn/BLâME
(32) Que tu l’aies interrompu avant 5 h ! Alors ça ! EXCLAMATIOn CRITIQUE
(33) L’interrompre avant 5 h ! EXCLAMATIOn/BLâME
(34) Ça, c’est décidément de trop que tu l’aies
interrompu avant 5 h ! COMMEnTAIRE DÉPRÉCIATIF

Ces formats sont hiérarchisés d’après la marge de justification donnée


à l’interlocuteur pour expliquer ou excuser sa transgression qui est d’ailleurs
dans tous ces cas présupposée comme factive. Même si le premier format avec
pourquoi est énoncé avec une intonation forte de reproche, il donne a priori
à l’interlocuteur la chance de « garder sa face » en avançant un motif ou une
justification raisonnables. Cette chance est nettement réduite par le format avec
comment et totalement exclue par les exclamations (32) et (33) : dans ces cas,
« l’accusé » ne peut qu’avancer des excuses pour réparer sa transgression19. Ce qui
distingue ces deux formats de reproche, c’est visiblement le fait que le reproche
à l’infinitif est plus apodictique, car le locuteur s’y pose comme un juge indigné.
Enfin, le format (34) où le locuteur commente explicitement la transgression est,

18 Dans ce qui suit, nous évitons les exemples avec une trop lourde charge éthique ou émotionnelle
pour mieux illustrer la fonction pragmatique de la forme linguistique. Pour restituer un scénario
plausible, le lecteur pourra imaginer que l’interlocuteur « accusé » est un étudiant qui a inter-
rompu avant 5 heures un professeur qui a l’habitude de parler, dans son cours de 4 à 6 heures,
jusqu’à 5 heures pile.
1 Rappelons que GOFFMAN (173, p. 113sq.) distingue deux activités réparatrices, les justifi-
cations et les excuses. Les premières (dénégation de l’acte, donner à l’acte une définition qui
rend le transgresseur non-coupable, faire valoir une ignorance et une imprévoyance pardonna-
bles, avancer des circonstances atténuantes) correspondent aux trois premiers status rationales
(« causes logiques ») de la rhétorique classique (conjecture, définition, qualification), elles sont
donc plutôt rationnelles ; les excuses sont au contraire des stratégies misant plutôt sur le pathos :
« une expression d’embarras et de chagrin ; une assurance que l’on connaît la conduite attendue
et que l’on approuve l’application d’une sanction négative ; un rejet verbal, une répudiation, un
désaveu du mauvais comportement en même temps qu’un dénigrement du moi qui s’est ainsi
comporté ; un engagement à reprendre le droit chemin et à y rester, l’accomplissement d’une
pénitence et la volonté de restituer » (ibid., p. 117).
Le pathos dans le discours 309

d’un côté, beaucoup moins émotionnel et, de l’autre, nettement plus rationnel : le
locuteur y assume quasiment le rôle d’une instance de norme, voire de sanction.
Ce caractère de commentaire dépréciatif explique qu’aucune intonation de
(34) n’en ferait un acte linguistique d’admiration. Ce qui, nous l’avons déjà vu,
serait possible dans le cas des exclamations (32) et (33) qui peuvent être réalisées
avec une intonation d’admiration. Par contre, les formats (30) et (31) excluent
toute réalisation admirative parce qu’ils focalisent, en tant qu’interrogations par-
tielles, sur des aspects de l’état de choses en question, c’est-à-dire sur le pourquoi
et le comment. Cette focalisation restreint l’intonation possible à une gamme
qui va du ton neutre jusqu’au ton réprobateur. Comme les exclamations en tant
qu’expressions de l’étonnement de la facticité d’un état de choses ne connaissent
aucune focalisation restrictive, elles peuvent en principe exprimer, pour repren-
dre la formule d’Adelung, l’agréable ou le désagréable.
Ces quelques observations ont pour corollaire que le champ intonatif d’une
phrase n’est pas libre parce qu’il dépend de son format linguistique. Ce qui fa-
cilite apparemment la compréhension de l’émotion effectivement signalée par
l’énonciation de cette phrase. Comme les exclamations, les reproches connais-
sent également des formes génériques comme par exemple :

(35) Pourquoi tu dois toujours l’interrompre avant 5 h !


(36) Comment tu peux toujours l’interrompre avant 5 h !
(37) Que tu l’interrompes toujours avant 5 h !

notons que les formes génériques se caractérisent par les mêmes restrictions
que les formes singulières ; en effet, les formats d’interrogation partielle ne
permettent pas d’intonation admirative tandis que le format d’exclamation est
tout à fait compatible avec une intonation réprobatrice et admiratrice. notons
aussi l’emploi à la fois usuel et bizarre20 de devoir dans (35) qui ne correspond
à aucun emploi standard de ce verbe modal car l’interlocuteur ne se trouvait
pas dans l’obligation de l’interrompre. Ce tu dois (sans inversion !) présente le
comportement de l’interlocuteur comme si celui avait agi sous une contrainte
pulsionnelle extérieure à lui-même. Ce qui produit, dans le cas de l’autocritique,
un dédoublement du sujet parlant :
(38) Pourquoi je dois toujours l’interrompre à 5 h ?
(39) J’aurais pas dû l’interrompre à 5 h !
(40) Est-ce que je dois toujours l’interrompre ?

20 Ce format générique compte pour un signe conventionnel fort de reproche (cf. « Pourquoi tu
dois toujours en faire une tragédie ! » ou « Pourquoi tu dois toujours te mêler de ce qui ne te
regarde pas »).
310 Ekkehard EGGS

Dans les deux premiers exemples, le je du locuteur est un autre que le je


qui a dû l’interrompre. Il est évident que le sujet parlant ne se dédouble pas dans
des cas comme Pourquoi je dois toujours me brancher à Windows si je veux
démarrer mon traitement de texte ? où la contrainte est exercée par une force
vraiment extérieure qui se voit critiquée. L’autocritique est également absente
dans des formats comme (40) où l’interrogation n’est plus partielle mais globale.
Quant aux formes d’autocritique avec dédoublement, force est de constater
qu’elles expriment toujours et déjà la reconnaissance d’une norme ou d’une
règle qu’on ne devrait pas violer. Ce qui devient évident si l’on prend quelques
« collocations » standard qu’on trouve par centaines dans les romans de quatre
sous ou sur Internet :

être amoureuse de personnes que je n’aurai jamais ?


courir après lui !
(41) Pourquoi je dois toujours recommencer à douter de moi ?
m’expliquer et à la fin ça sert à rien !
critiquer les autres !?

Tout en étant banales, ces formes d’autocritique constituent, surtout si


elles sont énoncées en public, un premier pas vers la correction, la réparation
ou l’abandon d’un comportement non-conforme. Le chemin inverse, qui va
vers l’intérieur, peut mener aux émotions auto-destructrices de l’affliction, de
la culpabilité ou du remords, voire du mépris de soi-même ; et, si cette tendance
se stabilise, ce chemin peut devenir une disposition durable, donc un habitus
comme la dépression, la mélancolie ou le tempérament grincheux. Là aussi, on
peut distinguer et hiérarchiser des formats linguistiques qui indiquent un degré
plus ou moins fort de cette tendance auto-destructive :

(42) Pourquoi je l’ai interrompu à 5 h !


(43) Comment j’ai pu l’interrompre à 5 h !
(44) Pourquoi seulement l’interrompre à 5 h !
(45) Qu’est ce que je peux être impertinent avec mes prises de parole précipitées et
inconsidérées !
(46) Ah, si seulement je ne l’avais pas interrompu à 5 h !

Ironie : négativité, duplicité et dédoublement du sujet

Dans les échanges quotidiens, il existe bien sûr des formes plus complexes
de réparation d’une transgression. Prenons l’exemple d’un animateur bénévole
de Radio Divergence (Montpellier) qui a d’abord, le lundi 16 mai 2005, lors
d’un débat concernant le référendum sur la constitution européenne, qualifié les
Le pathos dans le discours 311

partisans du non comme « passionnés » pour ensuite insulter une auditrice en lui
déclarant : « On a certainement oublié une catégorie [les partisans du non, E.E.],
celle des idiots et qui sont fiers de l’être21. » Comme un auditeur a généralisé cet
incident en attaquant Radio Divergence dans son ensemble, un responsable se
voit obligé de répondre (nous soulignons) :

Effectivement, ce soir-là (en direct), notre animateur ne s’en est pas tenu au titre
de son émission, et c’est bien dommage. De là à écrire que c’est Divergence qui
insulte, il n’y a qu’un pas allégrement franchi il me semble. […]
Moi aussi, j’attends de cet animateur qu’il évoque dans une prochaine émission
cet incident. Mais entendons-nous bien. Si vous même commencez à généraliser
les maladresses d’un seul animateur à l’antenne dans son ensemble… c’est tout
aussi maladroit.
Un animateur professionnel aurait sans doute gardé son calme, mais n’aurait sans
doute pas fait cette émission mensuelle depuis trois ans, dont l’habituelle bonne
tenue ne me fait pas douter que le dérapage sera corrigé.

Le lecteur aura reconnu les procédés rhétoriques classiques utilisés par le


responsable : le regret faible (c’est bien dommage), la diminution de la faute de
son propre parti (maladroit, dérapage), la riposte du tac au tac (votre généralisation
est tout aussi maladroite), l’argument de l’exception lié ici à l’éloge de l’ethos de
l’animateur (son habituelle bonne tenue) et l’annonce d’une correction. Retenons
uniquement de cette justification à registres multiples qu’elle constitue une
combinaison habile des techniques ou preuves plutôt émotionnelles (le regret,
la correction, l’éloge), des procédés argumentatifs (l’argument de l’exception) et
des techniques interactionnelles (la riposte) – donc des techniques qui relèvent du
pathos, du logos et de l’ethos.
Ces discours à registres multiples sont surtout utilisés par les agresseurs
pour justifier leur transgression tandis que les victimes – surprises par l’agression
et ne disposant en règle générale que de peu de temps – doivent réagir immédia-
tement et brièvement : leur seuls moyens de réagir ne sont souvent que l’excla-
mation, les formats brefs de reproche et l’ironie. Il n’est donc pas étonnant que
l’auditrice – la victime de l’insulte de l’animateur dans l’incident évoqué – re-
court à l’ironie pour exprimer son indignation : « Ah, ben, alors là bravo ! »
On peut analyser cette ironie d’après la théorie dite « classique » : « faire
entendre le contraire de ce qu’on dit » (DUMARSAIS : 1730, p. 141). En face de
la masse d’articles des dernières années, constatons d’abord que le contraire ne se
dit qu’au niveau de la phrase. Même si l’on pouvait comprendre dans « Bravo !
Tu as fait là du joli travail » l’adjectif comme un antonyme de mauvais, il faut

21 Cf. sur tout cet incident le forum de Radio Divergence (divergence-fm.org/voirsujet.php3?id_


forum=4106).
312 Ekkehard EGGS

bien voir que le sens contraire ne naît qu’au niveau de la phrase : « Il faut pas croi-
re que tu aies fait du joli travail. » Si l’ironie est une figure macrostructurale « qui
joue sur la caractérisation intensive de l’énoncé » (MOLInIÉ] : 1992, p. 180), il
serait pourtant faux de l’associer avec l’allégorie, car cette dernière ne se réalise
que sur le plan du texte. En tant que figure de phrase, l’ironie se trouve entre les
tropes comme la métaphore transformant le sens d’un mot, et les figures de texte
comme l’allégorie. Ces trois procédés du discours figuré – mot tropique, phrase
ironique, texte allégorique – se rejoignent apparemment dans leur duplicité de
sens : tous les trois sont lisibles et visibles au sens propre ou littéral tout en nous
signalant qu’ils ne se comprennent qu’au sens figuré ou spirituel22.
Si donc l’ironie se produit sur le plan de la phrase ou, plus précisément
sur le plan de l’énonciation d’une phrase dans une situation de communication
concrète, il s’ensuit que les phrases exclamatives qui sont lisibles comme évalua-
tions positives Qu’est-ce qu’elle est intelligente ! ou Quel super coiffeur j’ai là !
peuvent être utilisées à des fins ironiques. Même l’exclamation Qu’elle mette tou-
jours ces chaussures de sport s’utilise, dans l’intonation d’admiration bien sûr,
ironiquement. Dans ce cas, elle exprime le déplaisir en face d’un état de choses
où l’inattendu est interprété comme une transgression d’une norme ou plus gé-
néralement d’une règle éthico-esthétique, autrement dit, l’ironie réagit au même
type de scénario que les exclamations de déplaisir ou les actes de reproche – mais
elle le fait de façon non-directe.
J’ai repris, avec ces remarques, une deuxième définition de l’ironie qui
se trouve déjà, elle aussi, dans la rhétorique classique et qui la conçoit comme
« un blâme par la louange » (Quintilien). Effectivement, ce que l’auditrice dans
l’incident évoqué veut faire entendre avec sa réponse ironique Ah, ben, alors là
bravo !, c’est son évaluation négative du comportement de l’animateur23. Si l’on
se base sur cette conception – l’ironie réagit à un scénario qui est évalué négati-
vement comme une transgression d’une règle éthico-esthétique –, on ne peut plus
réduire la négativité immanente à l’ironie à l’antiphrase simple. Mais il n’est pas
nécessaire non plus que cette critique se présente sous forme d’un éloge. Ce qui
devient évident si l’on prend l’exemple suivant de Freud :

22 Ce qui explique que la rhétorique classique, qui n’a pas clairement distingué le plan phrastique
du plan textuel, les a d’abord mis dans la même catégorie de tropes. Fontanier a été le premier à
distinguer clairement les tropes en un seul mot (métonymie, métaphore, synecdoque/antonoma-
se) et les tropes à plusieurs mots (allégorie, hyperbole, ironie, etc.) (cf. EGGS : 2001, p. 1109sq.
et 1138sq.).
23 Signalons que HARTUnG (1998) a récemment montré, dans une étude empirique sur l’ironie
dans les conversations quotidiennes, que les actes ironiques impliquent toujours une évaluation
négative.
Le pathos dans le discours 313

Daignant visiter la salle de chirurgie de l’hôpital, le roi y trouve le professeur en


train de procéder à l’amputation d’une jambe. Il se met alors à exprimer bruyam-
ment sa royale satisfaction en ponctuant chaque phase nouvelle de l’opération
d’un « Bravo, bravo, mon cher professeur. » Une fois l’intervention terminée, le
professeur s’approche de lui et lui demande en s’inclinant profondément : « vo-
tre Majesté m’ordonne-t-elle d’amputer aussi l’autre jambe ? » (FREUD : 1992,
p. 48)

Le chirurgien, qui se trouve en situation de sujétion, doit avoir recours


à une « ironie défensive » qui se base sur une argumentation par l’absurde.
Sa dissimulation transparente montre toutefois qu’il suffit pour l’ironie qu’un
énoncé se présente comme une évaluation positive alors qu’elle veut avancer une
évaluation négative d’un comportement, d’un propos ou d’une habitude.
Mais, comment cette évaluation négative est-elle signalée ? En effet, nous
avons jusqu’ici parlé de la topique de l’ironie sans préciser sa sémiotique. notons
d’abord que si le XIXe siècle de Schlegel à Kierkegaard, et si le discours philo-
sophique de Hegel à Jankélévitch mettaient en relief la topique et la négativité
de l’ironie, la recherche actuelle a mis l’accent sur sa sémiotique – au prix d’un
oubli ou même d’un refus de la dimension critique de l’ironie. Certainement,
cette partialité se comprend d’un point de vue théorique : car, si les explications
classiques concernant le fameux ‘exprimer le contraire de ce qu’on dit’ne suffi-
sent point à expliquer toutes les formes de l’ironie, une autre vue s’impose quasi
nécessairement. ne faut-il pas concevoir les ironies comme mentions (Sperber/
Wilson) ou comme une mise en scène polyphonique d’au moins deux énoncia-
teurs (Ducrot) ?

Pour les premiers, « toutes les ironies sont interprétées comme des
mentions ayant un caractère d’écho : écho plus ou moins lointain, de pensées
ou de propos, réels ou imaginaires, attribués ou non à des individus définis »
(SPERBER/WILSOn : 1978, p. 408). Dans cette approche, c’est apparemment
le terme mention qui pose et qui a posé problème. Si l’on le comprend dans les
sens de « citation », la théorie de l’écho devient insoutenable, et même si l’on le
comprend dans un sens large de « renvoi », ne faut-il pas accepter que l’exemple
standard de Sperber/Wilson, à savoir Quelle beau temps ! « paraît difficilement
se plier à la théorie des mentions » (MERCIER-LECA : 2003, p. 31) ? n’est-ce
pas tout simplement « un cliché » (ibid.) ? Défendons ici d’abord la position de
Sperber/Wilson, car ils ne disent rien sur le caractère de cette exclamation en soi,
ils soutiennent tout simplement qu’elle doit être comprise sous la pluie comme
un acte ironique en face de quelqu’un qui a tenu des propos optimistes sur le
temps – ce qui est indéniable. Il suffit en fait de réaliser que l’ironie « ne colle
314 Ekkehard EGGS

à aucun format linguistique » mais est uniquement décidable dans une situation
de communication concrète 24. notre critique de la théorie de Sperber/Wilson se
situe ailleurs : en accentuant l’aspect de mention ou, si nous comprenons bien
leur intention, de renvoi à un scénario déclencheur, ils dissimulent la dimension
critique de l’ironie. Mais corrigeons-nous. Car si la « négativité critique » est
immanente à l’ironie, il faut qu’on en trouve des traces même dans le texte de
Sperber/Wilson. Et on peut effectivement réfuter Sperber/Wilson avec Sperber/
Wilson en montrant qu’ils soutiennent en dernière instance la théorie classique en
soulignant que toute ironie est portée par une intention critique : « ces mentions
sont interprétées comme l’écho d’un énoncé ou d’une pensée dont le locuteur
entend souligner le manque de justesse ou de pertinence » et : « Une ironie a
naturellement pour cible les personnes ou les états d’esprit, réels ou imaginaires
auxquels elle fait écho. » (SPERBER/WILSOn : 1978, p. 409 et 411). La théorie
de Sperber/Wilson est donc tout à fait compatible avec la théorie classique.
Dans l’analyse de Ducrot, qui veut préciser la théorie de Sperber/Wilson
en substituant l’expression mentionner un discours par la formule polyphonique
faire entendre une voix, les traces de l’aspect critique de l’ironie ne se retrouvent
que dans des expressions comme se moquer de, bêtise, ridicule et surtout dans
le terme absurde. (Cf. DUCROT : 1984, p. 210-213) En effet, pour Ducrot, le
locuteur (qui accomplit un acte ironique) fait entendre la voix d’une autre per-
sonne, qu’il appelle énonciateur, en présentant la position de ce dernier comme
absurde. Si, pour reprendre l’exemple de Ducrot, mon allocutaire a refusé de me
croire que Pierre viendrait me voir aujourd’hui et si Pierre est effectivement venu
aujourd’hui, je peux lui dire ironiquement : « Vous voyez, Pierre n’est pas venu
me voir. » Certes, de cette affirmation ironique « je prends la responsabilité en
tant que locuteur », mais « je la présente comme l’expression d’un point de vue
absurde, absurdité dont l’énonciateur n’est pas moi » (ibid., p. 211) mais mon
allocutaire. Bref, dans l’ironie, le locuteur fait entendre la voix d’un énonciateur
(qui peut être assimilé à l’allocutaire ou à toute autre personne) en la présentant
en même temps comme absurde. Mais, si nous montrons que le point de vue de

24 Même dans une situation où il n’y pas de « pré-texte », on pourrait interpréter ce « Quel beau
temps ! » prononcé sous la pluie comme une (faible) critique ou plutôt comme un regret que le
beau temps si souhaité (pour ce rendez-vous par exemple) ne se soit pas installé. C’est pourquoi
nous interprétons des formules comme « C’est du joli ! », « Vous en savez des choses ! », « C’est
vous dire s’il est intelligent ! » ou « Ah, ben, alors là bravo ! » non pas comme clichés linguisti-
ques mais comme des formes publiques appartenant à l’expérience de tous et de tous les jours.
Ces formes d’ironie ne sont d’ailleurs pas « plus évidentes » ou moins « opaques » que les exem-
ples « complexes » comme celui du chirurgien : pour ceux qui sont initiés, c’est-à-dire pour ceux
qui connaissent la situation spécifique et les règles éthico-esthétiques partagées par un groupe
particulier, ces ironies ‘complexes’sont facilement déchiffrables. Bref, toute forme d’ironie est
par définition transparente.
Le pathos dans le discours 315

la cible de notre ironie est absurde et si nous nous moquons de lui par-là, n’est-ce
pas une évaluation négative, donc une forme de critique de son comportement ?
Reste la question de savoir si cette présentation ad absurdum est un trait
immanent à l’ironie. L’exemple suivant nous amène à en douter.
L’hôtesse à son invité : « Vous savez, cher ami, nous menons une vie conju-
gale harmonieuse ; c’est pourquoi nous essayons, contre ces conceptions moder-
nistes de la famille, de donner à nos enfants une image vraie et non-conflictuelle
du bonheur conjugal. Et, si jamais il nous arrive d’avoir une petite dispute, nous
envoyons nos enfants dans le jardin. » Une demi-heure plus tard, les enfants
rentrent et l’invité, en les voyant, réplique : « Vos enfants ont vraiment un teint
bronzé sain et naturel ! »
Cette réplique n’est, à aucun égard, absurde. D’un point de vue
argumentatif, il s’agit d’une réfutation qui se base sur le modus tollens (Si vous
aviez dit la vérité, vos enfants n’auraient pas ce teint bronzé). Si cette analyse
est correcte, il devient difficile d’interpréter les paroles de l’invité comme la voix
d’un énonciateur (ici la voix de l’hôtesse) différent du locuteur. ne serait-il pas
au contraire désavantageux, voire absurde, de la part de l’hôtesse de dire ces
paroles puisqu’elle se contredirait par-là elle-même ? Il suffit donc de dire que
l’ironie est un acte de langage critique qui se présente comme positif tout en
signalant de façon non-directe qu’un point de vue est intenable et critiquable. Ce
point de vue peut s’exprimer dans une prise de position, dans une thèse, dans un
comportement ou dans une conviction comme l’image de soi concernant l’ethos
national français : « Chaque petit Français naît avec la certitude héritée de trois
siècles que la terre entière lui envie ses artistes et penseurs – presque autant que
ses bassines à frites. » (Poirot-Delpech) Comme il serait également difficile, dans
cette ironie qui dévoile et ridiculise l’outrecuidance du ‘petit Français’, d’attribuer
les propos en italique à un deuxième énonciateur, la perspective de la théorie
classique qui cherche les signaux ironiques dans l’énonciation du locuteur même,
me semble s’imposer. Ici, l’intention ironique se montre dans le non-respect
d’une règle grammaticale et argumentative que les éléments d’une coordination
doivent appartenir à la même instance classificatoire. Avec presque autant que
ses châteaux et ses vins, Poirot-Delpech aurait respecté cette règle. Cette règle
est en ce sens argumentative qu’elle exige que les éléments coordonnés aient,
dans un contexte argumentatif, la même orientation argumentative. Puisque c’est
toujours le dernier argument qui prime, le non-respect de cette règle produit
une conclusion inverse : la conviction du petit Français n’est pas louable, mais
critiquable. J’appelle ce procédé projection en arrière parce qu’il contraint
l’interlocuteur à réinterpréter sa première conclusion après avoir écouté ou lu le
dernier élément d’une coordination25.

25 Cette projection en arrière caractérise d’ailleurs tout mot d’esprit (cf. EGGS : 2003). Illustrons-
le par un exemple qui ne respecte pas non plus la règle concernant les structures coordonnées :
316 Ekkehard EGGS

Si nous approfondissons et généralisons ces observations, il faut constater


que le locuteur signale son intention ironique par le non-respect d’une règle de
discours. Dans l’exemple de Ducrot (« Vous voyez, Pierre n’est pas venu me
voir »), le locuteur ne respecte pas la règle qu’on ne doit affirmer que ce qu’on
tient pour vrai ; et, dans l’exemple de Freud (« votre Majesté m’ordonne-t-elle
d’amputer aussi l’autre jambe ? »), le chirurgien viole la règle qu’on ne doit pas
demander à accomplir des actes qui blessent autrui dans son intégrité corporelle.
On pourrait utiliser ici les maximes de conversation de Grice pourvu qu’on préci-
se et explique, primo, que le non-respect d’une maxime ne produit pas seulement
un acte de parole indirect mais bel et bien une évaluation négative d’une attitude
ou d’un comportement et, secundo, que l’ironie ne constitue pas une violation de
la maxime de qualité (« dire la vérité ») parce qu’elle ne se distinguerait plus du
mensonge. Le menteur est en effet un tricheur au jeu communicationnel tandis
que l’ironiste est plutôt un rabat-joie sincère qui vise, par sa violation ouverte
d’une règle du jeu, à signaler une critique justifiée. Et, si l’on se rend compte que
la maxime de qualité ou plus précisément le principe de sincérité constitue une
méta-convention (cf. EGGS : 1979, p. 419sq.) ou, dans le cadre de « l’éthique de la
discussion », une exigence de validité (« Geltungsanspruch ») (cf. HABERMAS :
1976, p. 256sq. et APEL : 1996, p. 22sq.) à la base de toute communication, on
peut même dire, avec JAnKELEVITCH (1950, p. 154), que « l’ironie est encore
plus sérieuse que le sérieux ».
D’ici s’avère la vérité profonde de la métaphore parekbase utilisée par
Wilhelm Schlegel et les romantiques allemands pour décrire l’ironie. Le terme
parekbase (ou parabase) désigne dans le théâtre antique le moment où le chœur,
sort (ek-) de l’action dramatique en se mettant à côté (para-) d’elle pour interrom-
pre le jeu théâtral et pour commenter l’action. Dans le même sens, l’ironie est une
forme de para-communication qui se distingue toutefois de la parekbase théâtrale
par le fait qu’elle commente le jeu communicationnel au moment même où elle
y participe. Dans l’acte ironique, il n’y donc pas un locuteur qui fait entendre la
voix d’un énonciateur, mais un dédoublement du sujet parlant : le sujet qui par-
ticipe au jeu de la communication et le sujet « para-communicatif » qui suggère,
par un non-respect d’une règle de discours, que la face si belle d’un propos n’est
qu’une apparence. (Cf. EGGS : 1979, p. 424sq.)
C’est ce dédoublement du sujet qui distingue l’ironie de l’exclamation pour
laquelle nous avons également mis en évidence le caractère para-communicatif.
Mais, si la para-communication exclamative se produit comme une irruption sim-

« Parmi les habitants de Göttingen, on distingue généralement entre les étudiants, les profes-
seurs, les philistins et le bétail (Heine, Voyage dans le Harz). » (FREUD : 1992, p. 142) Le ju-
gement positif impliqué par les trois premiers éléments dans cette énumération est apparemment
renversé par le dernier élément bétail qui provoque une appréciation inverse.
Le pathos dans le discours 317

ple, immédiate et pathétique du sujet authentique dans le déroulement normal du


discours, l’ironie se présente comme une mise en scène double, distanciée et cal-
culatrice du sujet critique. Là, le pathos de la franchise naïve du sujet spontané,
ici, le logos de la duplicité à la fois opaque et transparente du sujet réfléchi. Cette
spontanéité naïve rend le sujet exclamant infiniment plus vulnérable que le sujet
ironique qui peut toujours se cacher derrière le sens littéral de ses paroles.
Mais, il ne faut pas oublier que la duplicité de l’ironie crée une compli-
cité, voire une connivence spontanée et émotionnelle avec l’interlocuteur. Ce qui
explique que celui-ci peut, s’il est la victime de l’ironie, ristourner à armes éga-
les. Dans ce cas, l’ironie permet ainsi à l’interlocuteur de garder sa face. Si, au
contraire, l’interlocuteur ne peut pas, pour des raisons objectives et subjectives,
ristourner, il vivra l’ironie comme une plus grande agression qu’une critique di-
recte. (Cf. MERCIER-LECA : 2003, p. 68sq. et 73sq.)
Ces deux réactions opposées renvoient, elles aussi, à la duplicité imma-
nente à l’ironie, une duplicité qui caractérise également le champ de pathos lié à
elle. Car, si l’exclamation doit choisir le plaisir ou le déplaisir, l’ironie les évoque
simultanément : elle veut plaire, voire évoquer un rire de connivence, mais en
tant que critique d’une transgression elle doit en même temps déplaire. Elle est
plaisante et agressive, agréable et désagréable, émancipatrice et blessante – bref,
l’ironie est séduction et rétorsion. Mais, n’oublions pas que c’est toujours le pre-
mier élément qui domine dans l’ironie puisque c’est sa forme de présentation.
Et c’est parce qu’elle veut plaire qu’elle se donne un aspect ludique et qu’elle
préfère le jeu des mots et des idées qui fait rire autrui – mais ce rire reste souvent
dans la gorge.
Quant au locuteur de l’acte ironique, il est aussi séducteur puisqu’il s’ex-
pose tout en se dérobant. Et cette dérobade le distingue du sujet de l’acte excla-
matif qui se montre ouvertement. Le sujet ironique est – comme le sujet excla-
mant – sensuel dans son regard et dans sa voix, mais il l’est aussi dans le ludique
de son expression ; mais ce qui l’écarte totalement du sujet exclamant, c’est qu’il
exige en même temps une subtilité intellectuelle pour découvrir sa vraie intention
critique. Je dirais donc que l’ironie est une séduction élégante. La vraie élégance,
on le sait, n’est pas ostentatoire ; et l’ironie est, comme elle, une apparente dé-
sinvolture, une sprezzatura rhétorique, un véritable art qui, dit Castiglione, « ne
paraît être de l’art » ; cette élégance n’est pas là pour plaire mais pour rendre
transparente une transgression éthico-esthétique. C’est pourquoi l’auditrice de
Radio Divergence de Montpellier dit : « Ah, ben, alors là bravo ! »
318 Ekkehard EGGS

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Émotions et genres de locution
La reconstitution du pathos en synthèse vocale

Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

De l’art rhétorique à l’artisanat informatique

Le concept de pathos n’est pas qu’un mets fin dans l’assiette du linguiste
gourmet. Il est aussi une proie appréciée par les prédateurs de la technè. Dans une
écologie qui compose de plus en plus avec des artéfacts, les origines de l’intérêt
que l’Informatique porte au concept de pathos ne sont pas difficiles à déchiffrer.
Plus qu’un simple élément, partie consubstantielle du discours, le concept de
pathos participe aux défis d’amélioration des performances sémiotiques d’une
machine – pour autant que l’on puisse parler, par quelque licence généreuse de
langue, de « sémiose de machine ». S’écartant d’un imaginaire encore vivace
porté naguère par une Intelligence Artificielle (IA) enthousiaste et imprudente,
souvent simplificatrice sur les problèmes de sens, les temps d’aujourd’hui sont
animés par d’autres objectifs. Et donc, par d’autres valeurs. La concurrence
avec l’humain, qui culminait au désir de faire des machines « intelligentes » à la
manière humaine, a cédé sa place à des postures plus modestes et certainement
salubres : nous vivons aux temps post-modernes, qui prennent acte de la faillite
des grands espoirs et des grandes idéologies, même technocratiques. La technè
de notre quotidien est assurément moins candide, connaît mieux les limites de sa
propre modernité, et s’affirme surtout au travers d’une préoccupation pragmatique
récurrente : construire des briques technologiques nécessaires à de nouveaux
services.
Le concept de pathos n’a pas tardé d’intéresser la problématique d’Interaction
Homme/Machine (IHM). Il est même devenu aujourd’hui passage obligé dès que
l’on recoupe quelques exigences de naturalité en reconnaissance ou en synthèse
de parole, bien sûr aussi dans le dialogue entre l’homme et la machine. Certes, les
idées rhétoriques que le concept recèle y connaissent des modifications notables,
puisque commandées par des impératifs applicatifs, toujours à la recherche
d’un équilibre entre efficience et coût. Il y subit des restrictions, des distorsions,
mais aussi des redéploiements, s’ouvrant à des catégories psychologiques et
anthropologiques, où un autre concept, celui d’émotion, lui jette parfois une ombre
injuste. Il est vrai que le pathos n’est pas qu’émotion, ni même un terme générique
désignant sentiments, attitudes psychologiques sous-tendant la perception, les
322 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

régimes d’opinion ou les dispositions de jugement ; il ne s’épuise pas non plus


dans les catégories de l’affect. Mais peu importe : le pathos vit toujours dans
les problématiques d’IHM, résumant une question fondatrice pour l’évolution
de l’Informatique et, plus généralement, pour le rapport de l’homme avec ses
productions artéfactuelles : un mode humain dans leurs échanges linguistiques.
Même donc fléchi, le pathos fait toujours compagnie au logos, préservant quelque
chose de ses origines, formulant toujours un problème tant de forme que de
contenu.
Dans le domaine de la synthèse de la parole la question du pathos semble
retrouver son importance et son autorité. Elle est à la source d’une classe de
techniques visant à doter une machine d’une locution aussi naturelle que possible,
en tout cas d’une locution qui ne soit pas plate, monotone, finalement lassante.
Notre contribution, vraisemblablement atypique dans un ouvrage qui
s’adresse à un lecteur plutôt linguiste qu’informaticien, appelle sans doute à
une rapide visite, inévitablement sommaire mais guidée, mettant l’accent sur les
principes des techniques de synthèse vocale. Et, plus étroitement, sur le problème
de naturalité auquel ces dernières cherchent à apporter une petite réponse. Par
voie artificielle.

La synthèse vocale et le problème du pathos

Les systèmes de synthèse vocale (SSV) sont des systèmes qui visent,
précisément, à oraliser un texte écrit, présenté sous format numérique en entrée.
Leur schéma de base est donc simplissime :

texte SSV parole

Il est oiseux d’argumenter sur l’importance du marché concerné par des


services nécessiteux de telles conversions. Il s’agit, bien entendu, d’un marché
qui déborde largement des problématiques d’IHM et l’impératif d’échanges
intuitifs et « amicaux » entre hommes et machines. Il s’ouvre même souvent à
une demande venant des populations exclues de l’accès à une information par
ailleurs disponible (à cause, précisément, d’un déficit matériel, physique, éducatif,
culturel…)1.

1 Cf., par exemple, la machine pour les aveugles développée par R. Kurzweil en 17, et dont le
premier exemplaire a été acheté par Stevie Wonder ! Certes, depuis, les systèmes ont connu moult
perfectionnements ; Stephen Hawking utilise de nos jours le synthétiseur vocal NeoSpeech.
Emotions et genres de locution 323

Les techniques de synthèse vocale (SV) ont vite évolué d’une vision
atomiste à une vision contextualisée. En effet, dans un premier temps, le phonème,
longtemps considéré comme unité élémentaire dans la synthèse de la parole, s’est
vu remplacer par le diphone2, une unité composite obtenue par l’intégration de deux
moitiés de phones (i.e. réalisations acoustiques de phonèmes) qui se succèdent (la
deuxième moitié du premier et la première du second). Cette idée visait à rendre
plus fluide la voix synthétisée, en résolvant un ensemble de problèmes de frontières
et de cohésion locale. Puis, dans un second temps, le diphone a été entouré d’un
corpus d’occurrences attestées3, ainsi que d’un ensemble de concepts de support,
relevant d’autres niveaux d’analyse du discours (essentiellement syntaxiques et
lexicaux). L’idée procédait d’un principe sain : intégrer dans l’unité fondamentale
de la synthèse des composants authentiquement linguistiques. La parole étant
sémiotisée, elle est lieu de régulation de phénomènes linguistiques qui servent le
sens à divers ordres et régimes.
Ainsi, dans les approches récentes, dites « par corpus », pour synthétiser
une séquence linguistique, on recherche le meilleur candidat disponible dans
un corpus préalablement enregistré. L’occurrence choisie doit maximiser un
ensemble de critères de décision, tant phonématiques que syntaxiques et/ou
lexicaux. La synthèse de la parole devient, par conséquent, tributaire du corpus,
lequel remplit une fonction de médiation par rapport au système de la langue. Les
résultats de cette dernière technique sont souvent très bons. On pourrait même
considérer la recherche sur la SV presque close : les problèmes qui restent à
résoudre semblent, en grande partie, liés à des préoccupations quantitatives (taille
des corpus, finesse des lexiques, nombre des règles syntaxiques), de paramétrage
contextuel et d’optimisation algorithmique.
Cependant, cette performance est conditionnée : elle ne donne satisfaction
que pour des pratiques linguistiques standardisées et pour des textes courts
(quelques phrases)4. La catégorie de la quantité n’est peut-être pas la cause d’un
tel état de choses mais seulement le facteur qui permet de révéler la nécessité
de traiter la naturalité sur une autre dimension. Une dimension qui est restée
latente, et qui se révèle, par les applications précisément, essentielle pour la
correcte réception et l’interprétation : le texte. En effet, le texte est intimement lié
à l’idée d’une locution naturelle5. On peut même oser dire que, généralement, le

2 EMERARD F., Synthèse par diphones et traitement de la prosodie, Thèse de troisième cycle,
Université de Grenoble III, 177.
3 Cf. « Les technologies de synthèse vocale », Archives France Télécom, document disponible
en ligne à http://www.francetelecom.com/sirius/rd/fr/ddm/fr/technologies/ddm200403/techfi-
che2.php
4 Comme dans les services d’annuaire téléphonique, d’accueil d’entreprise, d’opérations bancaires
ou de gestion de portefeuille boursier etc.
5 Cf. aussi, SUCIU, I., KAnELLOS, I. and MOUDEnC, Th., « What about the text ? Modelling global
expressiveness in speech synthesis » Proceedings of the IEEE International Conference ICTTA,
Damas, Syrie, 200.
324 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

pathos est un concept foncièrement textuel. Ainsi, dès que le niveau de la phrase
est dépassé, dès que nous cherchons à synthétiser des textes quantitativement
conséquents, la vocalisation, aussi intelligible qu’elle soit (et elle l’est), se révèle
irrecevable, puisque sans couleur, neutre, décidément ennuyeuse.
Produire une parole expressive automatiquement devient donc un défi
majeur et même, à présent, prioritaire pour les techniques de la SV. Par un curieux
retour de l’histoire, le pathos (enfin, un certain pathos), concept si vilipendé puisque
relevant d’une rhétorique privée des honneurs d’antan, devient de nos jours un
élément incontournable dans la validation des applications, plus même, un critère
d’homologation et d’acceptation des services bâtis sur la SV. Il dévoile aussi,
rétrospectivement, que ce que l’on appelle encore naïvement « voix naturelle »,
n’est pas un effet additif construit sur l’esthétique ou quelque convention
hasardeuse, mais une dimension sémiotiquement pertinente, authentique, qui
contribue à la fabrique de sens dès les premières phases de la construction du
texte. Une voix non expressive n’est pas une voix appauvrie en sens. Elle est
simplement une voix qui porte un autre sens. Et qui force à d’autres régimes de
communication. En l’occurrence, à des rectifications sémantiques pour lesquelles
l’auditeur n’est ni préparé ni même toujours exercé. L’effort en recherche dédié
de nos jours pour rendre la locution de synthèse un peu plus naturelle est grand et
grandissant. Naturellement.

L’écrit, l’oral et la tension de l’expressivité

Dimensions d’analyse
Envisagée à sa correcte complexité, la synthèse vocale formule une question
qui ne saurait recevoir de réponse globale. La raison en est immédiatement
épistémologique : la forme exigible en sortie est surdéterminée par rapport au
texte considéré en entrée et son excédent de détermination se présente à une
dimension (l’oralité) de laquelle le texte écrit, par nature, est exclu7. Du moins,
pas de manière satisfaisante. En effet, l’expressivité orale semble essentiellement
se composer sur trois sous-dimensions relevant de la prosodie, en tout cas d’une
prosodie historique, l’intensité, la fréquence et la vitesse (débit) de locution, où
une quatrième, transversale, toujours mal comprise et peu maîtrisée, le timbre,
vient y ajouter un mystère indéfinissable. Même en se restreignant aux trois
premières, pour des raisons d’hygiène théorique et de pragmatisme applicatif,
i.e. même en se limitant aux dimensions qui font le cœur du monde prosodique,

 Cf. KELLER, E. & alii, Improvements in Speech Synthesis. COST 58 : The Naturalness of Syn-
thetic Speech, Wiley, 2001. On estime aujourd’hui à plus d’un quart de l’investissement global
en SV dédié à des questions d’expressivité.
7 Cf., entre bien d’autres, GOODY, J., Entre oralité et écriture, Paris, PUF, 13.
Emotions et genres de locution 325

l’affaire de l’oralité reste encore complexe. La prosodie met à disposition des


possibilités d’opposition signifiante pour toute unité linguistique, offrant ainsi,
pour un texte écrit, une infinité de possibilités de variation sémantique. Les
traces de ces oppositions ne sont généralement pas repérables dans le texte
écrit, sauf bien entendu, dans le cas d’une écriture nouvelle, faisant appel à des
méta-données ad hoc et massives qui prescrivent certains modes de lecture. Les
exagérations typographiques des BD ou quelques formes de didascalies dans les
textes dramatiques en donnent une image.
La SV reprend sans doute une problématique connue dans la tradition
musicale, et qui n’est autre que celle du rapport entre notation et interprétation.
Même en contractant l’histoire, même en s’assurant une avance technologique
certaine, la SV doit se soumettre aussi à la lente lecture d’elle-même, faite
d’hésitations et d’approximations. En effet, on se rappellera que la notation
musicale a dû traverser des phases incertaines et vaguement indicatives pour
atteindre les formes hautement prescriptives des musiques contemporaines. Entre
la notation alphabétique sur quelques rares textes poétiques ou dramatiques qui
nous sont parvenus de la Grèce antique, les neumes du chant ancien, et la notation
d’un Penderecki, il n’y a pas qu’un problème de maturité et de technicité. Il y a
surtout une différentiation radicale sur la question de l’interprète. Et, bien sûr,
sur les pratiques que l’interprétation engage. Faisant abstraction de ces écarts,
somme toute culturels, qui transforment la fonction de l’œuvre, il ne reste, bien
entendu, que l’évidence de la complexification.
La leçon musicale pourrait se révéler décisive pour penser aussi les
nouvelles formes d’écriture au service de la SV. Si une telle notation semble
souvent nécessaire, c’est parce qu’il y a précisément mutation des fonctions
interprétatives lui étant typiquement associées : il faut enrichir le texte avec une
information extérieure, susceptible de préciser le choix de sa vocalisation. Pour
en faire un autre objet, cette fois, authentiquement discursif. Mais, généralement,
un texte devant être synthétisé par un SSV n’est pas structuré. La structuration
des données textuelles n’offrirait toutefois qu’une solution partielle au problème
de la synthèse. Car, tout comme dans le cas d’exécution d’une pièce musicale (où,
à partition identique, les interprétations peuvent varier indéfiniment), la variation
prosodique serait toujours possible8. Il est ainsi évident qu’une machine, fût-elle
sophistiquée et dotée d’intelligence, ne peut faire des miracles devant un texte,
si taiseux sur ses déterminations prosodiques. Sauf, peut-être, si elle dispose
quelques informations supplémentaires sur la pratique de la diction, autrement
dit, si elle est capable de compléter l’information en soumettant la forme orale
construite à des schèmes préétablis relevant d’un régime d’acceptabilité. On se

8 La SV n’est peut-être qu’un cas particulier d’interprétation musicale. On devrait probablement


insister plus sur cette filiation.
32 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

souviendra utilement qu’à l’époque de Bach encore la basse continue n’était plus
qu’une brève indication : l’accompagnement était généralement improvisé. Cette
remarque nous amène à une question ayant valeur de programme pour la SV :
pourrait-on imaginer une machine dotée de schèmes généraux lui permettant de
calquer la voix synthétisée sur des modèles préexistants ? Ce serait, en somme,
une alternative à une connaissance symbolique détaillée et coûteuse, sinon déjà
impossible.

Programmes scientifiques
Pour résumer, il y aurait donc à légitimer deux projets en SV :
Le premier, minimaliste, procéderait d’un constat de déficience expressive
provenant de la nature des données en entrée. Il amènerait à fixer des valeurs
prosodiques par défaut à tout texte (de tout genre et dans toute situation). Sans
doute, de telles valeurs ne seraient-elles qu’accidentellement appropriées pour
une parole expressive. Mais elles auraient l’avantage de rendre le logos du texte,
en préservant une importante partie de son intelligibilité.
La pensée applicative est pragmatique et procède généralement par
arguments de faisabilité, où le calcul d’une moyenne quantitative constitue
souvent une solution emblématique. Le résultat prosodique attendu d’une telle
option de recherche est bien sûr en deçà du neutre. Ce neutre n’est pas qu’un effet
de bord. Il est surtout un lieu interprétatif volontairement abstrait, insolite certes et
généralement artificiel, mais qui se tient à distance égale relativement à toute forme
de pathos. Il est peut-être peu recevable, mais toujours sujet à des rénovations
interprétatives susceptibles de le rendre, au bout du compte, acceptable, voire
même un peu adapté. Le neutre, n’est pas ce qui ne dérange pas, bien le contraire :
c’est ce qui dérange toujours. Mais il dérange de manière égale, non partiale, tout en
dispensant un service d’utilité à nombre de cas. Dans l’optique d’un tel programme,
le minimalisme provient donc d’un argument d’efficience, uniformément sensible
aux paramètres de coût. Une importante part du chemin est déjà parcourue dans
cette direction, et, avec l’approche par corpus, la SV peut présenter aujourd’hui des
performances tout à fait satisfaisantes. D’ailleurs, les réalisations qui s’inscrivent
dans ce programme de recherche peuvent toujours conserver leur espoir pour
une amélioration ultérieure de la voix synthétisée. Simplement, le problème de
l’expressivité est ordonné dans le temps, et généralement envisagé comme l’effet
postérieur d’un ajout. En termes rhétoriques, on dirait que, dans un tel programme,
le pathos vient toujours après le logos.
Le deuxième programme se donnerait pour ambition la restitution d’une
voix véritablement expressive. On comprend – peut-être avons-nous aidé avec
notre brève discussion ci-dessus – qu’un tel programme ne peut se réaliser que par
un supplément d’information. Selon le type de cette information et les procédures
Emotions et genres de locution 327

de son exploitation, il déclinerait deux sous-programmes. Si l’information


complémentaire a une finalité descriptive et prescriptive, on se ramène à une
perspective de notation, pas très différente des préoccupations du paradigme
musical. Sa forme computationnelle moderne serait un certain métalangage
de marquage : les entités linguistiques seraient en grand nombre indexées sur
des grammaires prosodiques et le système de synthèse n’aurait qu’à interpréter
« prosodiquement » le texte suivant une syntaxe univoque et explicite, disponible
en amont. Directe, évidente, peut-être toujours possible, cette orientation de
développement se heurte sur un problème de coût, qui est aussi important que
le coût que doit affronter un auteur de musique, dans le meilleur des cas, un
comédien travaillant sur son texte. Elle bute aussi sur un problème de pertinence
des unités linguistiques choisies, comme on le verra plus loin.
Si la finalité est indicative, on se ramène à une problématique de similitude.
Là, il s’agira d’importer et d’appliquer sur la matière textuelle des formes
prosodiques glanées dans des genres communicationnels jugés similaires. Une
telle orientation nécessite deux choses :
i) Une vue sûre sur les genres dont relève le texte sous traitement et
l’intention du discours, peut-être aussi, sur le profil du locuteur à
imiter ;
ii) La constitution d’un corpus suffisant, tant quantitativement que
qualitativement, qui suppose des enregistrements contrôlés et traités
au préalable manuellement (c’est-à-dire, intellectuellement !).
Peu de chemin est parcouru dans cette direction.
Située dans ce deuxième programme, notre démarche en SV peut désormais
revendiquer son identité. Nous en résumons, dans la suite, les idées principales.

Le cadre de l’expressivité : le genre et l’intention

Peut-on tout lire comme on veut ? Curieusement, aucune Académie ne


prescrit des normes de lecture s’appliquant au texte. Notre question ne concerne
cependant pas une règle imposée mais une norme installée. Certes, faisant
abstraction des pratiques ou se donnant comme objectif de brouiller les codes
de communication qu’elles convoquent, nous pouvons effectivement tout lire à
la manière qui nous plaît – le théâtre moderne nous en offre fréquemment des
exemples, souvent plus risibles que mémorables. Précisément, la naturalité que
l’on cherche en SV ne vise pas la modernité, et suppose par conséquent le respect

 Comme, par exemple, dans le cas des standards VoiceXML (http://www.voicexml.org/) soutenu
par IBM, AT&T, Lucent Technologies et Motorola, ou SSML (http://www.w3.org/TR/2004/
REC-speech-synthesis-2004007/), préconisé par W3C.
328 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

de ces codes : un poème est écrit pour être lu comme un poème, un roman comme
un roman, une lettre d’amour comme… On saura compléter la liste.
Même s’il ne la détermine pas complètement, le genre contraint la locution
en la situant, aussi, dans un référentiel d’expression. Bien sûr, il ne se suffit pas
seul : des formes diverses, attestant de stéréotypes culturels, ethnologiques,
sociaux, des déterminations de sexe et d’âge, viendront aussi apposer leur
marque et leurs valeurs. Dispositions émotionnelles, états affectifs, intentions
rhétoriques et choix de types de lecture finiront l’édifice expressif permettant
ensemble de positionner l’acte discursif qui ne recevra sa forme définitive que
par l’intervention d’un individu (qui fabriquera son « idiolecte expressif » avec
ses niveaux de langue, ses syntaxes et ses lexiques, ses styles et ses rythmes, son
timbre également). Ces distinctions, qui n’ont pas d’ambition classificatoire, ni
de prétention d’exhaustivité, ne suggèrent même pas une théorie des affections
permanentes ou transitoires de l’âme, du prétendu différentiel entre culture et
nature, de l’opposition entre le dicible et le dit, du comportement ou du style
locutoire et autres thèmes séculaires de sciences reconnues. Elles visent seulement
à réveiller quelques sensibilités. Et, surtout, à poser une première grille rendant
quelque rationalité à une « grammaire », même faible, que l’on souhaite toujours
disposer au sein d’un corpus de formes expressives. Mais ce sont ces dernières
qui nous intéressent, et qui ne peuvent subsister qu’après un acte, fondateur,
de positionnement… Un acte qui leur assure reconnaissance, applicabilité
et fonctionnalité dans les normes de communication. On pourrait résumer les
paramètres d’un tel positionnement par trois axes : le genre, la situation discursive
et le profil (ou style) du locuteur. Placer une matière textuelle dans un tel espace
constitue, en un sens, son acte de naissance expressive. Qui lui permet de devenir
texte, et plus tard, peut-être, un authentique discours.

situation/ matière textuelle


type
de lecture
style du
locuteur/
idiolecte

genre textuel
Emotions et genres de locution 32

Bien entendu, un acte de naissance ne suffit pas pour assurer la vie d’un
être. Pour parfaire sa nature et devenir texte, la matière textuelle emprunte à
volonté et de manière éclectique à la syntaxe et au lexique, à la morphologie
aussi, à la si négligée par ailleurs ponctuation, à cette obscure mais inévitable
dimension qu’on nomme « sémantique », hydre de toute théorie linguistique, aux
figures de discours… Les linguistes n’auront d’ailleurs pas tous les droits sur
elle : la typographie veillera à y corriger défauts et exagérations. Parfois même
à en produire. Tous ces aspects, qui font le quotidien du professionnel du texte
et dont l’exacte nature n’est pas toujours incontestable, ni leurs limites, encore
moins leurs mutuelles contraintes et déterminations, constituent autant de points
de vues, permettant des rationalisations partielles du texte.

morphologie syntaxe
ponctuation
sémantique
figures de
discours
lexique ...
typographie

matière textuelle

Ils sont des passages obligés, comme nous le verrons immédiatement,


dans la construction des formes expressives. Même au sens propre du terme
« passage ».
À ce niveau aussi, se pose le problème redoutable du choix des unités.
Faisons une courte excursion.
Le problème n’est pas propre à la SV. Il s’agit, projeté sur les parois de
notre caverne, du problème des niveaux d’analyse, et, corrélativement, de celui
de la décomposabilité. Sans doute, un texte est-il décomposable à loisir, mais
toutes ses décompositions ne sont pas nécessairement pertinentes pour une voix
expressive. Ni toujours possibles à mener de front sur un plan informatique.
L’analyse, en instituant ses niveaux, vise non pas peut-être à établir un régime
d’objectivité mais sûrement à commander un mode d’objectivation. C’est dire,
un mode de constitution des objets d’étude. Elle doit répondre à une série de
questions, toutes de méthode :
330 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

1. Sur quelles unités textuelles travaillerons-nous ? (Les morphèmes ou les


phrases ? Les syllabes ou les paragraphes ?…)
2. Quelles structures de ces unités importent l’expressivité vocale ?
3. Comment assure-t-on le passage entre différentes localités objectales ?
(Comment passe-t-on de la syllabe à la phrase ? Du syntagme au
texte ?…)
4. De quelle manière structures et unités, relevant de niveaux différents,
s’intègrent-elles et constituent-elles des cohérences expressives d’ordre
supérieur ?
Et, peut-être une dernière, de nature autant critique que technique :
5. Les réponses que nous donnons aux questions précédentes sont-elles
consistantes avec les technologies élues et les méthodologies de traitement
de données que nous suivons (dans notre cas : la synthèse par diphones
et l’approche par corpus) ? Respectent-elles, enfin, les contraintes de
complexité (et donc, de coût) pouvant être entreprises dans le cadre de
réelles applications ?
Il n’y a certainement pas une seule réponse à ces questions. Apporter sa
réponse c’est identifier une démarche de cohérence théorique et une administration
réflexive des produits de l’approche adoptée (théoriques et applicatifs) permettant
leur réfutation.
Nous avons, quant à nous, choisi trois niveaux d’analyse, essentiellement
sur des arguments de passage (question 3), instituant comme objets-types la
syllabe (syl), le syntagme (syn) et le groupe phrastique (gph). Notre élection était
aussi sciemment contrainte par la question 5, puisqu’il s’agissait de construire
sur du déjà construit. Toutes les trois ont clairement des réalités phonématiques
avérées. Mais celles-ci n’épuisent pas leurs rationalités, dans la mesure où elles
mènent des vies complexes au sein d’un texte : elles participent, à divers degrés,
à tous les points de vue (syntaxiques ou sémantiques, et même typographiques),
elles permettent les glissements maîtrisés vers des unités intermédiaires qui
ne sont pas immédiatement évoquées (vers le phonème ou vers le mot, pour
la syllabe, par exemple, vers le mot ou la phrase pour le syntagme etc.), elles
admettent des identifications et des segmentations aisées pour la construction d’un
corpus, elles entretiennent des rapports de composition, elles permettent souvent
de suivre leurs déterminations mutuelles et même les transgressions de niveau
dans l’expression… On pourrait représenter leur participation à la construction
précédente de la manière suivante :
Emotions et genres de locution 331

gph

syn

syl
morphologie

syntaxe
lexique ...
ponctuation typographie
sémantique figures de
discours

Nous sommes devant un terme. Nos considérations n’avaient jusqu’ici


qu’un objectif : préparer la matière textuelle, présentée en entrée, afin de la
conformer à quelques régimes de l’oralité. Ainsi positionnée et déterminée, ainsi
découpée aussi, la matière textuelle peut désormais recevoir des qualifications
prosodiques complémentaires, qui s’appliqueront prioritairement sur nos unités.
Structures mélodiques, temporelles et énergétiques viendront donc affecter
syllabes, syntagmes et groupes phrastiques en composant respectivement des
formes micro-, méso- et macro-expressives au-dessus d’elle. Schématiquement :

gph
gph syn syl syn
syl syn gph
syl
structure structure mélodique structure
temporelle énergétique

gph

syn

syl

L’enjeu consistera à suivre la productivité de ces premières affectations


prosodiques.
332 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

À chaque type d’unité (syllabe, syntagme ou groupe de phrases) correspond


donc un vecteur prosodique, volontairement réduit aux trois dimensions
(mélodique, temporelle et énergétique). Cette idée élémentaire pose déjà les
linéaments d’une algèbre simple mais efficace pour suivre les modifications entre
formes prosodiques de deux unités différentes. Et même de deux unités de type
différent (le cas n’est point exceptionnel dans une locution naturelle). Elle est à
la source d’un modèle de déformation expressive dont l’objectif formel est de
décrire la palette des possibles et les mécanismes de transformation des données
prosodiques associées à une unité10.
Il ne reste à présent qu’un seul pas pour arriver à ce qui était premier
dans notre entreprise : la modélisation des types discursifs expressifs. Ils avaient
silencieusement accompagné, conduit même l’ensemble de notre construction, qui
souscrivait à l’exigence herméneutique récurrente de la détermination du local par
le global. Un type discursif expressif (TDE) est précisément une forme prosodique
globale normée qui fait partie du patrimoine d’une langue. De son identité, même.
Il canalise le pathos, lui donne repère et mesure, il assure son partage. Il traverse
le système fonctionnel de la langue, affecte tout sociolecte, fléchit un idiolecte.
Apprendre une langue, c’est aussi apprendre ses types expressifs en vigueur et
leurs correspondances avec des situations de communication précises. Ce sont
les types expressifs qui permettent de situer d’emblée un acte discursif dans une
normativité, posant un référentiel de fond qui légifère tant sur la validité de la
production sémiotique que sur les stratégies de sa réception réussie.
Plus techniquement, un type discursif expressif se constitue par une
opération de choix ou, si l’on veut, comme résultat d’un parcours fait sur les
déterminations prosodiques des unités. Dans un tel choix, tous les points de vue et
toutes les dimensions prosodiques ne sont bien sûr pas nécessaires. Un TDE peut
concerner toute unité de tout niveau, mais son caractère de déterminant global
est mieux saisissable sur les unités de niveau supérieur. Clairement, une unité
de niveau supérieur contient des (et même contraint les) TDE des unités qui la
composent ; mais elle n’est pas un résultat cumulatif de leur composition. Dans
un certain sens, les TDE des groupes phrastiques sont des formes globales qui
informent sur l’identité « macro-prosodique » des parties textuelles. Ils engagent
les contenus textuels dans une dialectique avec des contenus relevant de l’oralité,
leur assurant des possibilités sémantiques originales. Ils assurent, aussi, dans un
certain sens, une fonction analogue à celle des figures de style.

10 Cf. SUCIU, I., KAnELLOS, I. and MOUDEnC, Th., « Formal expressive indiscernibility underly-
ing a prosodic deformation model », Proceedings of the ISCA Research Workshop on Experi-
mental Linguistics, Athènes, 200 (à paraître).
Emotions et genres de locution 333

TDE 2
... TDE n
TDE 1

gph
gph syn syl syn syl syn gph
syl

structure temporelle structure mélodique structure énergétique

En assemblant les fragments ci-dessus, nous obtenons enfin une représen-


tation intégrée.

TDE 2
TDE 1 ... TDE n

gph
syn
syl
structure temporelle structure mélodique structure
énergétique

gph

syn

syl
morphologie

figures de
discours
syntaxe
lexique ponctuation... typographie
sémantique

situation/
type
de lecture style du
matière textuelle locuteur/
idiolecte

genre textuel
334 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

Pensée expressive et modèle applicatif

Cette structure d’ensemble, aux origines de notre effort de comprendre


certains phénomènes d’expressivité discursive, est aussi aux origines d’un
programme de travail qui répond de la perspective d’une SV naturelle, fondée sur
un corpus de formes expressives et des opérations d’appariement par la similitude,
et orientée vers des objectifs applicatifs : la mise en place de briques technologiques
susceptibles de soutenir des services qui ont besoin d’une conversion de l’écrit
en une forme orale recevable. Il nous reste à décrire rapidement les points forts
du point de vue applicatif d’une telle structure. Trois mouvements exploitent, en
réalité, le modèle que nous présentons, mouvements qui se composent :

(i) Un premier, ascendant, où, pour un genre textuel, une situation


discursive et un profil de locuteur donnés, nous constituons le
corpus des types expressifs respectifs. Aucune exhaustivité,
seule une couverture suffisante est visée. Il est le support de
tout développement dans ce paradigme de SV, et sa qualité et
suffisance conditionnent le reste. Il est d’ailleurs sujet à des
extensions à volonté.
(ii) Un second, horizontal disons, situé au niveau des structures
prosodiques dans notre schéma d’ensemble. Là, nous nous
intéressons en particulier aux relations et aux transformations
formelles entre données prosodiques locales : allongements
ou contractions des structures mélodique, temporelle ou
énergétique, formes de similitude, conditions d’indiscernabilité
et scénarios de transformation d’une forme en une autre en
font l’essentiel. C’est précisément l’essence d’un modèle
de déformation prosodique, incontournable si l’on souhaite
maîtriser la plasticité expressive et disposer des protocoles de
production de types expressifs dérivés.
(iii) Un troisième, enfin, descendant, qui concrétise l’entreprise
applicative : il a pour objectif d’appliquer, à des données
textuelles nouvelles, des TDE qui sont disponibles dans le
corpus d’origine ou qui procèdent de modifications suivant
quelque protocole de transformation déjà établi lors de l’étape
précédente.

La figure suivante tente à les résumer.


Emotions et genres de locution 335

TDE 2
TDE 1 ... TDE n

Transformations Formelles

structure temporelle structure mélodique structure


énergétique

gph

R e s y n t h è s e
A n a l y s e

syn

syl
morphologie

figures de
discours
syntaxe
lexique ponctuation... typographie
sémantique

situation/
type
de lecture style du
matière textuelle locuteur/
idiolecte

genre textuel

Ces trois mouvements correspondent respectivement à trois diathèses


d’application : d’analyse tout d’abord, de plasticité et de tolérance ensuite,
de (re)synthèse, enfin. Et autant de finalités : acquisition de données (corpus
expressif), enrichissement et génération. Le lecteur qui a gardé ses distances y
décèlera probablement la structure d’une grammaire transformationnelle (noyaux,
opérateurs, expansion). Le rapprochement n’a de valeur qu’épistémologique,
pourtant. Diathèses et finalités d’application surgissent du paradigme suivi,
qui se fonde sur un corpus dont il cherche une rationalité en termes à la fois
transformationnels et génératifs. Toutes concernent par ailleurs tant la production
que la réception d’un texte synthétisé.
33 Ioannis KANELLOS, Ioana SUCIU, Thierry MOUDENC

Un modèle pour comprendre le problème de l’expressivité vocale

Comme tout modèle, le modèle que nous proposons pour l’expressivité de


la voix de synthèse, n’a pas de prétention à l’objectivité. Encore moins à quelque
essence de vérité. Il n’est qu’un moyen pour étendre notre espace d’interprétables,
i.e. notre potentiel de compréhension du problème d’une voix naturelle, tout en
maintenant la volonté d’en tirer des conséquences applicatives. Pas plus qu’un
langage d’assistance, il ose parfois esquisser un geste modeste pour guider le regard
sur la question d’une SV plus naturelle. Ce regard, souvent explicatif, convoque
la formalité où il recherche un appui descriptif des phénomènes d’expressivité
autant que les moyens pour une médiation informatique. S’éloignant délibérément
de l’objectivité, un tel modèle ne tombe pas nécessairement dans le piège de la
subjectivité, qu’il contourne aussi pour préférer l’intersubjectivité : ce qui est fait
de normes et ce qui fait les normes dans une économie sémiotique particulière (ici,
discursive). En effet, l’ensemble du mouvement ascendant, qui vise à constituer
le corpus de référence (son étendue, sa qualité, ses protocoles de validation et
d’utilisation) relève des normes, d’acceptabilité en particulier. Produit humain,
généré de façon non automatique, élaboré par des experts, il recèle les traces
d’un consensus d’une communauté. Nous ne parlerons pas différemment du
mouvement descendant (projections des TDE sur des textes nouveaux). Mais il
ne pouvait aller autrement pour un regard volontairement dirigé par des pratiques
herméneutiques11. Certes, l’expressivité qui nous concerne, pathos local mais pas
moins intégral, fait appel à une rationalité qu’il convient toujours d’interroger, de
détailler, de chercher à élucider. Toutefois, il faut admettre que cette rationalité
n’est pas seulement composite. Elle est aussi plurielle, tout comme le pathos est
composite et pluriel. Elle est le corollaire d’une négociation adaptée au sein d’une
communauté aux pratiques stabilisées. Même si elle reste difficile à mettre au
clair, encore plus difficile à opérationnaliser, il serait téméraire de complètement
l’omettre d’une démarche applicative.
On a sans doute encore beaucoup de chemin à faire pour comprendre
complètement l’investissement herméneutique dans l’expressivité vocale. Et
en valoriser ses dividendes dans la bourse d’une SV souhaitée plus naturelle.
Mais il serait aussi imprudent de revenir sur les objections générales de l’esprit
euphorique de la première IA qui se résument au constat récurrent d’une
impossibilité intraitable de faire produire par les machines une voix naturelle,
étant donné qu’elles sont par nature exclues de toute action herméneutique.
Nous avons souscrit à cette critique. Mais, dans notre esprit, l’objectif d’une

11 Pour nos filiations les plus directes, cf. RASTIER F. Arts et sciences du texte, Paris, PUF, 2001,
RASTIER F., Sémantique Interprétative, Paris, PUF, 187.
Emotions et genres de locution 337

SV naturelle ne reformule pas le fameux test de Turing, qui visait autrefois à


évaluer l’intelligence d’une machine : plus qu’à une machine, nous réfléchissons
aujourd’hui en termes de systèmes hybrides, faits d’hommes et de machines, qui
permettent de joindre les compétences des uns aux performances des autres au
sein d’un projet d’« artéfacture12 ». Nous réfléchissons aussi en termes non pas
d’un automatisme global, initial et final, mais à des scénarios de coopération
entre l’homme et la machine, dictés précisément par les briques technologiques
visées13. Là encore, là toujours, il y a tant de place pour construire sur le même
projet.

12 BACHIMOnT B., « L’artéfacture entre heméneutique de l’objectivité et de l’intersubjectivité.


Un projet pour l’Intelligence Artificielle », SALAnSKIS, J.-M., RASTIER, F., et SCHEPS, R. (dir.),
Herméneutique : Textes, Sciences, PUF, 17, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », p. 301-330.
13 Clairement, rien ne saurait se faire en SV naturelle sans cette information externe, commandée
nécessairement par un humain, qui place la matière textuelle dans un référentiel (genre, situa-
tion, style de locuteur). Rien non plus sans un corpus de formes discursives expressives, toujours
confié à l’autorité de l’homme. Il n’est pas nécessaire d’insister.
Les attentats du 11 septembre 2001
Les limites du pathos entre éthique et esthétique

Aurélie LAGADEC

La médiatisation en direct planétaire des attentats du 11 septembre 2001 à


new York place cet événement dans une perspective historique, celle de l’avant et
de l’après 11 septembre. Pour beaucoup de locuteurs contemporains, les attentats
du World Trade Center marquent la fin d’une époque et le début d’une autre.
La construction de l’événement s’effectue alors à travers la stupeur partagée
des témoins, des victimes ou encore des journalistes eux-mêmes. Cette émotion
vive et immédiate, exacerbée par une telle médiatisation, suspend d’emblée le
raisonnement. L’image ainsi véhiculée désintellectualise le message qu’elle
contient (Mouillaud : 1989), ne gardant en mémoire que la force symbolique de
ces deux tours en feu. L’esthétisation de la souffrance des victimes innocentes,
des sauveteurs de l’ombre ou encore des survivants miraculés contraste avec les
interdictions du gouvernement américain de filmer certains éléments, comme la
mort ou le désespoir.
Ce paradoxe nous pousse à nous poser la question de la transmission par
le discours des témoignages de ces attentats. En effet, à ce que tout le monde
ou presque a vu se mêlent les récits des témoins, ceux qui par un « j’y étais 1 »
inscrivent leurs souvenirs individuels dans la sphère publique. Or, de la perception
à l’expression de l’événement, c’est la construction de l’imaginaire collectif de ces
attentats qui s’opère. Face à l’imprévisibilité d’une telle catastrophe, le locuteur
est pris à défaut de ses propres expériences. Sa (re)présentation de l’événement
s’effectue alors par la réactivation d’un univers culturel symbolique lui permettant
de combler momentanément le vide référentiel auquel il se heurte.
Au-delà de la question épineuse des points de vue au regard de la valeur
idéologique d’un tel événement, il s’agira ici de se poser la question et de tenter
de comprendre de quelle manière l’exploitation de la puissance émotionnelle de
ces attentats par les médias peut conduire à une reconstruction sémantique de
l’événement.
À partir d’extraits de témoignages de presse, nous traiterons de la
combinaison des facteurs émotifs par ses paramètres et sa gradualité. Puis nous

1 DULOnG R., Le témoin oculaire : les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, éd.
de l’EHESS, 1998.
340 Aurélie LAGADEC

aborderons la question de l’esthétisation à travers les récits et les témoignages


illustrés. Pour finir, nous soulèverons la thématique de l’éthique de la mort, située
entre refoulement et diffusion.

Le passage de l’événement à l’émotion

Le glissement de la brutalité et de la soudaineté de ces attentats vers


la réaction émotive du spectateur-témoin s’explique principalement par les
paramètres et la gradualité temporelle de l’événement.

Puissance et paramètres de l’événement


Dans le cas des attentats du 11 septembre 2001, l’émotion naît tout d’abord
de son immédiateté télévisuelle. En outre, ce cadre du « direct » induit la proximité
et la simultanéité ce qui a pour effet de décupler l’effet de réel, attesté par un
garant humain présent sur place. Le téléspectateur devient alors témoin direct
et privilégié (car en dehors de la zone de risque) de ces attentats. Il découvre en
même temps que les reporters et les témoins présents sur place le second avion
venant s’écraser dans la tour sud du World Trade Center.
La temporalité médiatique qui reconstruit l’événement passé dans le présent
de l’information n’a ici plus aucun sens. L’émotion suscitée est partagée par une
communauté de témoins (unis par la tension émotive de l’événement) et non plus
orientée par le simple choix individuel du journaliste.
Face à cette stupeur, la puissance de l’événement s’inscrit également dans
sa charge symbolique. En effet, au-delà de l’émotion liée au choc de l’attentat
diffusé en direct et aux plans de vue des caméras sur les employés pris au piège
des tours, ce sont les États-Unis qui sont ici concernés, et à travers le World
Trade Center c’est le cœur même de new-York (symbole du « cœur occidental »
pour les islamistes) qui a été visé. Cette atteinte à une « super-puissance » pousse
au sentiment d’inquiétude et conduit à nous interroger immédiatement sur la
signification de ces attentats. Se dessine alors une vision manichéenne de la
situation confrontant coupables et innocents ou encore « gentils et méchants »,
vision relayée très rapidement par le discours du président des USA lui-même, ou
encore par les commentaires d’islamistes résolus sur la chaîne cablée Al Jezira.

L’émotion graduelle ou quand la réalité rejoint la fiction


Les attentats du 11 septembre 2001 peuvent être découpés en trois
séquences :
Tout d’abord lorsque à 8 h 45 (heure de new-York) l’avion de vol de la United
Airlines n° 175 s’écrase au niveau du 80e étage de la tour nord du World Trade
Center. Toutes les chaînes mondiales sont alors alertées, mais la thèse de l’accident
Les attentats du 11 septembre 2001 341

reste première. L’émotion est vive mais l’aspect accidentel de l’événement l’inscrit
dans une sorte de cadre tragique lié au hasard ou au mauvais sort.
La seconde séquence se déroule quant à elle environ 20 minutes plus tard.
Alors que les chaînes du monde entier sont focalisées sur la première tour en feu,
l’avion de vol American Airlines n° 11 percute de plein fouet la façade ouest de la
tour sud. À ce moment de l’événement le hasard tombe laissant place à l’horreur
et à la peur. Ce qui 20 minutes plus tôt se situait dans le cadre pathémique
tragico-accidentel de la douleur vive, bifurque ici vers un sentiment d’angoisse.
Cette inquiétude sur l’issue immédiate de l’événement a conduit par ailleurs à
la circulation de multiples rumeurs quant aux motifs et à l’organisation de ces
attentats (bombe dans le métro ; autre avion détourné sur new York…).
La dernière séquence qui conclut l’événement se déroule environ 1
heure plus tard, par l’effondrement de la tour sud suivie 20 minutes plus tard
de la tour nord, plongeant New-York dans le noir. Cette scène souvent qualifiée
« d’apocalyptique » place définitivement l’événement dans son ressentiment
final, sorte de mélange de stupeur, de colère et de haine.
L’aspect ascendant de la construction émotive de cet événement fait écho
à celle des films d’action à suspens, qui comblent souvent l’attente morbide du
spectateur voyeur2.

Le poids des mots, le choc des photos

Comme nous l’avons précédemment évoqué, la particularité des attentats


du World Trade Center (WTC) réside dans une médiatisation télévisuelle en
direct instaurant ainsi l’image avant l’écrit. Cette organisation de l’information
influe indéniablement sur les attentes des lecteurs de la presse écrite dans les jours
suivant ces attentats, stimulés probablement par autre chose que par l’apport
informatif. La presse écrite doit répondre à une demande bien plus forte, celle
de la recherche du singulier, de l’exclusif, du scoop. Le message testimonial
visuel ou écrit répond à cette demande. nous nous attacherons donc à analyser
ici le traitement de l’émotion par la presse écrite, à travers l’esthétisation de
l’événement.

Esthétisation de l’événement par l’image


Lorsque l’on consulte la presse post-attentat on est immédiatement frappé
par l’importance de la place accordée aux photos immortalisant l’événement.

2 Sur la question voir, BOLTAnSKI L., La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et
politique, Paris, Métailié, 1993 et KRISTEVA J., Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection,
Paris, Le Seuil, 1980.
342 Aurélie LAGADEC

Ces photos devenues depuis emblématiques peuvent être classées en deux


catégories ; celles qui traitent l’événement en le retraçant ou en le symbolisant,
et les portraits.
On note une forte récurrence des photos concernant la phase dynamique
de l’événement comme le second avion venant s’écraser dans la tour sud, ou
encore la reconstitution de cette scène en micro-séquences. D’autres clichés
diffusés également à grande échelle dans la presse illustrent la situation post-
attentat, vision d’un paysage lunaire après l’effondrement des deux tours ou
encore travail de recherche des pompiers sur les ruines du WTC3. Ce groupe de
« photos emblème » ou « photos icône » (que l’on retrouve très souvent d’un
journal à l’autre) reproduit presque toujours la même progression émotionnelle
allant de l’angoisse (avion qui arrive) à l’horreur ou la peur (ruines) pour finir sur
l’espoir (pompier plantant le drapeau américain).
Sur le premier type de photo, par exemple, c’est l’angoisse qui prime c’est-
à-dire le sentiment de profonde appréhension et d’inquiétude. Cette photo fige
la scène, l’avion est stoppé dans sa course infernale. L’action semble suspendue
dans sa phase la plus angoissante, juste avant l’impact. Le rapport de taille entre
ces tours immenses (l’une déjà en flammes) et l’avion qui paraît ici minuscule
mais animé d’un objectif si clair (viser la seconde tour) donne à cette photo une
valeur esthétique, accentuant ainsi sa teneur tragique.
Le second type de photo (celles postérieures à l’effondrement des tours)
est caractérisé par l’horreur et la peur suggérées ici à travers le paysage de
désolation, qualifié parfois de lunaire qui rappelle les images de guerres et de
villes bombardées. Certaines des photos jouent sur le contraste entre un homme
seul figé face à l’ampleur de la catastrophe (parfois des marqueurs de patriotisme
sont encore visibles comme cette photo représentant un paysage désolé où le seul
élément intact est le drapeau américain hissé).4
Sur le troisième type de photos retraçant et symbolisant l’événement,
notons celle très connu de ce pompier américain plantant le Star-Spangled Banner
sur un tas de ruines5. Par cette photo c’est le sentiment d’espoir et de force qui est
véhiculé. Le message paraît clair : beaucoup de personnes sont mortes, le WTC

3 La presse ayant servi de corpus à cette analyse est composée des magazines Le Nouvel Obser-
vateur (n° 1923 et n° 1925) et Le Point (n° 1513 et n° 1514), du journal L’Humanité (du 12 et
13 septembre 2001) et du Courrier international (n° 567). Les photos mentionnées dans cet
article sont consultables dans ces différents journaux, l’ensemble des articles post-attentats se
construisant sur la même structure : photos-témoignages-commentaires.
4 Se référer à la photo présente dans Le Nouvel Observateur n° 1925 et dans Le Point n° 1513 et
n° 1514, figurant un homme seul face à ce qui reste des tours détruites.
5 Cette photo entretient dans l’imaginaire américain une très forte analogie avec la célèbre photo-
graphie de Joe Rosenthal, Raising thee flag on Iwa Jima, représentant des marines plantant le
même drapeau à Iwa Jima lors de la guerre du Pacifique.
Les attentats du 11 septembre 2001 343

est anéanti mais l’esprit patriotique, unitaire du peuple américain, lui, est toujours
vivant.
L’aspect emblématique de ces photos est dû à leur récurrence et à la force
esthétique qu’elles dégagent. Elles sont progressivement dépouillées de leurs
traits indiciels secondaires et font ainsi l’objet d’une icônisation. L’ensemble de
ces photos retrace sous la forme d’un schéma hollywoodien la trame parfaite
du film d’action à suspens. Le lecteur oscille perpétuellement entre divers
sentiments d’angoisse mais la touche d’espoir finale distillée ici à petites touches
de patriotisme comble ses peurs en répondant à ses attentes.
Il faut noter par ailleurs la place importante accordée aux portraits dans
la presse écrite. Rappelons tout d’abord que le visage est par excellence le siège
de l’expression car il reflète les mouvements expressifs intenses de l’individu.
Les photos en gros plan apportent à ces portraits une déterritorialisation6 (n.
nel : 262) élevant le visage souffrant à l’état d’entité. Tous les portraits observés
expriment une émotion contenue, d’une très grande dignité. Les portraits
d’anonymes (inconnus à la recherche d’amis ou de proches) côtoient ceux de
personnes d’autorité (maire de new York, G.W. Bush) et la souffrance de ces
individus pousse à l’empathie.
Cependant ces photos ne constituent qu’une partie d’un ensemble
communicatif plus grand, regroupé sous forme de dossier, apportant une multitude
d’informations sur le sujet traité (déroulement des attentats, nombre de victimes,
témoignages des rescapés). La tension émotive ainsi créée par l’image, première
source visuelle d’information, se trouve alors renforcée par l’expression du vécu
individuel à travers le témoignage.

Esthétisation de l’événement par le témoignage


Au même titre que les photos, les discours testimoniaux ont une force
d’accroche visuelle importante accentuée par leur positionnement (colonne,
chapeaux) ou/et par la police de caractère employée (gras, italique, couleur).
Il est possible de classer les témoignages étudiés en deux catégories : ceux qui
s’autosuffisent émotionnellement et ceux dont la mise en récit journalistique
permet de combler ce manque.

Les témoignages qui s’autosuffisent émotionnellement


Ces témoignages se caractérisent par différents facteurs émotionnels. Le
rythme rapide de l’élocution tente de restituer au lecteur l’angoisse ressentie par

6 Voir nEL n., « De la médiatisation télévisuelle des massacres » in L’écriture du massacre en


littérature entre histoire et mythe- Des mondes antiques à l’aube du XXIe siècle, Berne, éd. Peter
Lang, 2004.
344 Aurélie LAGADEC

le témoin dans le présent de son témoignage. Les phrases s’enchaînent alors très
rapidement, comme ce témoignage de Fred Streit extrait du Nouvel Observateur
(n° 1923 ; du 13 au 19 septembre 2001) :

Après avoir descendu les escaliers, on s’est retrouvé dans la rue et j’ai vu le second
avion arriver dans la tour. Des débris sont tombés tout autour de moi, il a com-
mencé à faire noir, on a entendu quelqu’un crier : « Venez par-là ». Les employés
d’une banque nous ont fait rentrer dans l’immeuble, à l’abri. Je ne sais pas où sont
mes salariés, il y avait vingt à trente personnes à l’étage. La dernière fois que j’ai
vu l’une de mes employées, les secours étaient en train de lui bander la cheville
sur le parvis en bas des tours. Il y avait des ambulances et des voitures de police
partout, j’ai peur que la tour ne leur soit tombée dessus.

Certaines angoisses testimoniales s’expliquent par l’intrusion directe de


l’événement dans le temps du témoignage, comme cet exemple d’une femme
près de Chambers Street extrait du Nouvel Observateur (ibidem) : « Je ne veux
pas m’arrêter de marcher. Si la seconde tour s’écroule, elle va nous écraser. »
D’autres témoignages s’autosuffisent émotionnellement par la rupture qu’ils
illustrent comme celui de Laurent Jalou, PDG du groupe de presse Jalouse, extrait
du n° 1513, du 14 septembre 2001 du magazine Le Point :

J’étais en train de m’habiller, dans mon salon, quand j’ai entendu un bruit de réac-
teur à la hauteur de mes fenêtres, suivi d’une déflagration. Je me suis approché de
la baie vitrée, et j’ai vu un trou énorme, d’environ 30 mètres de diamètre, sur la
face nord de la tour numéro un, la tour nord. Le ciel était criblé de débris métalli-
ques et de feuilles de papier. J’ai immédiatement pensé à un missile.

D’autres témoignages se singularisent par l’expression de la déchéance


du sujet parlant. Ainsi certains témoignent avoir pleuré « comme des bébés » ou
encore s’être « uriné dessus » (Nouvel observateur n° 1923). Ici l’émotion est
assurée non pas par l’intensité de l’événement subie ou vécue par le témoin mais
par les manifestations visibles que l’impact de celui-ci opère sur l’intégrité du
sujet-témoignant. Mais globalement c’est le contenu informatif du récit lui-même
qui donne sa valeur pathétique au témoignage. Il peut être descriptif comme cet
extrait du magazine Le Point (n° 1514, du 21 septembre 2001) :

Avec mes collègues, on était au pied de la première tour quand elle s’est effondrée.
L’un d’entre nous s’est retrouvé coincé sous les débris. On a alors essayé de le
dégager. Il était vivant. On a dû s’écarter parce que ça bougeait. À ce moment-là,
la deuxième tour est tombée. Sur lui.
Les attentats du 11 septembre 2001 345

Ou bien, renvoyer à un univers culturel commun partagé par la communauté


des locuteurs. Ces témoignages réactivent l’univers symbolique lié à ce type de
situation soudaine et tragique, comme la déclaration de guerre : « c’est un nouveau
Pearl Harbor » (témoin dans la rue extrait de L’Humanité du 12 septembre 2001) ;
voire la guerre tout court : « C’est un chaos total. J’ai vu 28 personnes se jeter
du 81e étage par désespoir. Il y avait des corps partout. Une scène de guerre »
(un pompier dans Le Point n° 1513 du 14 septembre 2001). Certaines références
extra-événementielles sont également présentes dans les témoignages des
attentats, comme ceux faisant référence au cinéma hollywoodien (L’Humanité du
12 septembre 2001) :

C’est effroyable, au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer dans nos pires cauche-
mars. Au début, je ne pouvais tout simplement pas y croire car des choses comme
cela n’arrivent jamais. Ce matin, lorsque j’ai vu ces images effroyables, je pensais
qu’ils montraient un film hollywoodien. Je n’en croyais pas mes yeux. Et ce n’est
malheureusement pas fini.

notons également que de nombreux témoignages font référence à des


épisodes bibliques, notamment l’Apocalypse selon Saint Jean et l’épisode de
Sodome et Gomorrhe dans la Genèse (appel de note, isotopies de la fin du monde,
le feu, la destruction, la poussière…), c’est-à-dire les manifestations bibliques de
la colère de Dieu.

L’émotion testimoniale exacerbée par la mise en récit journalistique


Lorsque le témoignage ne comporte pas suffisamment d’éléments exclusifs
et incisifs l’émotion peut être exacerbée par la mise en récit journalistique. En
effet, la mise en récit de la parole des témoins est un élément central dans le
processus de construction et de réception de l’événement dans l’imaginaire
collectif. L’apport d’informations au sujet du témoin (identité, nationalité,
profession) et du contexte dans lequel sa parole est recueillie (lieu, moment,
action) permet de mieux comprendre son témoignage. Cependant, il s’avère,
au travers de cette analyse que beaucoup d’articles s’organisent autour d’une
narration permettant l’introduction des témoignages. Celle-ci est marquée par la
subjectivité, l’emphase, le vocabulaire affectif ou encore l’esthétisation, comme
dans cet extrait du Slate de Seattle extrait du Courrier International n° 567 du
13 septembre 2001 :

Le type ressemble à un bonhomme de neige, sauf qu’il n’est pas couvert de neige,
mais de cendres couleur d’amiante. Il marche avec la foule, en remontant Broad-
way vers le nord. La tête, le cou, les épaules et la moitié du buste sont couverts de
346 Aurélie LAGADEC

cendres grises. On distingue deux yeux injectés de sang ; il se passe la main sur la
tête. Il laisse derrière lui une petite volute de poussière qui fait écho au gros nuage
qui s’élève derrière lui de la tour 1 : « Il y avait environ 230 personnes au 81e, et
j’ai été l’un des derniers à sortir. On a pris les escaliers. Il y avait de la fumée, mais
ce n’était pas de la fumée de feu, c’était de la poussière. Le feu, c’était au-dessus »
Il tremble. Il a les yeux rouges à cause de la poussière et peut être des larmes. Il
ne semble pas du genre à pleurer. Il a la peau claire et les cheveux blonds coupés
en brosse […]

Dans ce passage les marques de subjectivité sont nombreuses « il a les


yeux rouges à cause de la poussière et peut-être des larmes. Il ne semble pas
du genre à pleurer » (nous soulignons). Celles-ci laissent entendre la voix du
journaliste qui recherche l’émotion et la compassion du lecteur. L’organisation
globale de la description du témoin répond à une volonté d’esthétisation par la
création d’un cadre isotopique : celui de la destruction et de la mort (cendre,
amiante, neige, volute, tremblement, rouge). De cette manière, et à travers les
non-dits, transparaît l’événement et tout son contenu sémantico-tragique. Le
témoignage de cet homme au milieu de la description n’apporte rien, ni du point
de vue informationnel, ni du point de vue sensationnel. En décrivant le témoin
lui-même, le journaliste cherche à reconstruire le cadre physique et émotionnel
de ce témoignage. Ici se pose alors le troisième point de cette recherche, celui de
la question de l’éthique testimoniale et plus concrètement de la place des morts
dans ces témoignages.

Absence des corps, présence des morts

Ceux qui témoignent, ceux qui parlent sont bien ceux qui sont encore en
vie. Les morts sont absents. À part quelques photos, isolées et vite censurées
de personnes se défenestrant, les victimes de ces attentats ont échappé à la
surmédiatisation de l’événement. La ville entière de new York est couverte d’avis
de recherche, qui au fil des jours sont interprétés comme autant d’avis de décès7.
Les images des tours en feu ont subi plusieurs épurations, en raison de
la censure du gouvernement américain au nom de l’éthique mais surtout de la
cohésion patriotique, ces images des victimes de l’intérieur sont interdites. Par
la suite les prises de vue des personnes se jetant dans le vide, ont tout d’abord
montré les corps avant de les gommer le plus possible pour ne garder que les
deux tours foudroyées. L’image s’est ainsi trouvée débarrassée de ses éléments
réalistes traumatisants pour glisser vers l’icône8.

7 Voir FRAEnKEL B., Les écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
8 Voir nel, op, cit
Les attentats du 11 septembre 2001 347

Le refoulement de la mort
Ces épurations au nom de l’éthique conduisent les survivants à un
refoulement de la mort. Témoigner répond alors à une volonté de rétablir
l’événement dans sa dimension humaine, afin de réussir à le reconstruire.
En effet, la brutalité de l’événement ne leur a pas permis de voir la mort en
face, celle de leur proche est souvent fantasmée et tous les scénarios deviennent
alors imaginables. Les morts n’ont jamais été aussi présents. Les autels à la
mémoire des innocents ou des pompiers couvrent les rues de new-York. Les rues
sont tapissées d’avis de recherche. Ce besoin de se souvenir, et ainsi de vivre
tourné vers les derniers instants de l’avant (événement), est également observable
à travers une forme très spécifique de témoignage : ceux des morts.

Lorsque les morts témoignent


Paradoxalement là où le corps du mort est censuré, la voix du mort est
admise. Grand nombre de conversations téléphoniques entre les témoins directs
pris au piège des tours ou des avions et leurs proches sont relayées, quelques jours
après, par la presse. Des dossiers spécifiques (Nouvel Observateur n° 1925 du
27 septembre au 3 octobre 2001 ; Le Point n° 1513 du 14 septembre et n° 1514
du 21 septembre 2001) leur sont réservés, soulevant alors la question de l’éthique
de cette visée testimoniale à faire parler les morts.

Les témoignages en direct des avions suicides


Le premier cas de transcription de témoignages dans les médias est celui
émis des avions détournés par les terroristes. La valeur pathétique de ce type de
témoignages est importante car la personne au bout du fil perçoit la tension et
l’angoisse de celui qui l’appelle. Cependant, dans la majorité des cas les témoins
ne mesurent pas l’ampleur de ce qu’ils vivent. Ce type de témoignages assez rare
dans l’emploi courant du discours testimonial dans la presse, atteint un niveau
tragique absolu, car le lecteur, lui, a connaissance de l’issue fatale de l’événement
que vit dans le temps de son discours le témoin. Ces témoignages sont souvent très
intimes, sortes de testaments sentimentaux (Le Nouvel Observateur n° 1925) :

Julie c’est moi. Je suis dans l’avion et les choses tournent très mal. Je veux juste
que tu saches combien je t’aime. Si on ne se revoit pas, je t’en prie, sois heureuse
et essaie d’avoir la meilleure vie possible. Quoi qu’il arrive, dis-toi qu’on se re-
trouvera un jour.

Ils ont permis d’apporter des informations sur le déroulement de certains


des détournements (Le Point n° 1513) :
348 Aurélie LAGADEC

Je t’aime beaucoup, beaucoup, au cas où je ne vous verrais plus […] Trois hom-
mes ont pris le contrôle. Ils disent qu’ils ont une bombe.

Le témoin ne sait pas qu’il va mourir


Dans le second type de témoignage téléphonique, le témoin ne sait pas
qu’il va mourir et son message en est d’autant plus tragique car il est souvent
confiant et cherche la plupart du temps à réconforter ses proches. Comme dans
cette conversation téléphonique entre deux frères, Abe et Jack, dans une des deux
tours en feu :

Abe : je suis encore là, tout va bien, ne te fais pas de souci. Jack : Qu’est-ce que
tu fous encore là-dedans, sors de cette horreur tout de suite ! Abe : je ne peux pas.
Je reste avec Ed mon copain quadriplégique. Il est ici. Il a peur. Je ne peux pas le
laisser seul. Il est sur sa chaise roulante. Ça va aller. Jack : il te faut sortir immé-
diatement. Demande de l’aide à un pompier. Tirez-vous de là ! Abe : ne te tracasse
pas. Tout va bien. On va s’en sortir.

Cette conversation est dramatique dans ce sens où elle touche à un


ensemble d’éléments pathétiquement fort. Tout d’abord le lien familial qui unit
les deux interlocuteurs. Ensuite la situation en elle-même sachant qu’Abe va se
sacrifier (sans qu’il ne le sache encore) afin de ne pas laisser seul son ami Ed,
quadriplégique. Cette dimension sacrificielle est véritablement tragique et la note
d’espoir qui clôt la conversation est comme le coup final porté au lecteur.

Le témoin sait qu’il va mourir


Dans ce dernier type de situation, la dimension testimoniale est à son
comble car ces derniers mots prononcés sont ceux d’un individu face à sa mort (Le
Nouvel Observateur, n° 1925) : « Quelque chose de terrible vient d’arriver. J’ai
le sentiment que je ne m’en sortirai pas. Je t’aime. Occupe-toi bien des enfants. »
Cette situation pose le problème du traumatisme lié à ces messages téléphoniques
ante mortem, comme l’évoque le journaliste Jean-Paul Dubois dans son article :
« new York : ces morts qui parlent encore » (Le Nouvel Observateur, n° 1925) :
Ceux qui ce matin-là ont décroché leur téléphone et entendu la voix de ces hom-
mes et de ces femmes en train de disparaître lentement dans les flammes des tours,
ceux qui ont pris les appels de ces êtres enfermés à l’intérieur d’images qu’eux-
mêmes étaient en train de regarder à la télévision, ces spectres avec lesquels ils
avaient déjeuné et dormi, ceux-là devront vivre avec le souvenir sacré de chacun
de leurs mots, chacune de leurs intonations qui longtemps les hanteront.

Ces messages téléphoniques ante-mortem soulèvent de nombreuses


questions d’ordre éthique. A-t-on le droit de diffuser à si grande échelle des
messages de personnes mortes, messages qui plus est intimes, sous caution de
Les attentats du 11 septembre 2001 349

drame national ? La portée testimoniale de ces messages peut-elle être consentie,


l’apport informatif sur le déroulement des événements étant dans la majorité des
cas limité. Le contexte de l’événement permet seul ici de révéler la dimension
agonique du pathos liée à l’imprévisibilité d’un tel drame.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que le contexte du direct sublime


l’événement en introduisant l’image avant l’écrit. La prédominance de la
scénarisation stéréotypée et le glissement rapide (à fortes doses de répétitions) vers
l’image emblématique désamorce la violence de l’image indicielle (nel : 2004).
Cette icônisation de l’événement, dûe principalement aux multiples censures du
gouvernement américain à filmer les corps conduit à son esthétisation. Ainsi, en
s’appropriant cette expérience « esthétique » (du grec aisthanesthai : percevoir),
nous effectuons un travail sur les perceptions et donc sur les sens, dans toutes les
occurrences du terme. Or, « le sens d’un événement n’existe pas a priori, n’a pas
de vérité en soi. Son sens, sa vérité résultent d’une rencontre entre les conditions de
sa production et les conditions de son interprétation ». (Charaudeau : 2002 :319).
Dans le cadre des attentats du 11 septembre 2001, la reconstruction
sémantique de l’événement est avant tout liée à l’exploitation par les médias de la
force esthétique et symbolique de cette catastrophe. L’émotion des journalistes est
lisible dans la mise en récit des témoignages, les photos chocs sont diffusées plus
que de mesure et les témoignages des victimes ou encore des otages utilisent les
moyens linguistiques-cognitifs à l’expression pathémique d’un tel événement.
Par cette volonté d’exacerber la dimension agonique de la force pathétique
de l’événement, à travers l’esthétisation sous couvert d’éthique, les médias
ouvrent la porte à un espace de controverse.
La dimension éristique du pathos permet alors de remettre en cause
l’événement lui-même. La possibilité qu’offre le net à l’expression de telles
remises en cause favorise la diffusion de « thèses » révisonnistes quant à la réalité
de ces attentats. Ainsi, certains sites accusent successivement les médias, la CIA
ou encore G.W. Bush d’une possible manipulation de l’image et des informations
véhiculées lors de ces attentats. La proximité de l’événement ne nous permet
pas encore de mesurer l’impact de ces « thèses », mais notons tout de même
les ouvrages de Thierry Meyssan10 (2002) : 11 septembre 2001, L’effroyable
imposture et Le Pentagate.

9 « La vérité prise au piège de l’émotion », in Les dossiers de l’audiovisuel, 104, Juillet-Août 2002,
InA, La documentation française.
10 Thierry Meyssan est journaliste et président du réseau Voltaire pour la liberté d’expression. Pour
plus d’informations sur ces ouvrages, consultez les sites internet : www.effroyable-imposture.
net/ et www.pentagate.info/sommaire-fr.html. Pour une approche critique de ces œuvres, con-
sultez le site internet : http : //www.prevensectes.com.
L’émotion à la « Une » : La mort de Yasser ARAFAT

Louis PANIER

Yasser Arafat est mort le 11 novembre 2004 à l’Hôpital militaire Percy.

Le lendemain, plusieurs quotidiens ont titré à la Une sur cette information,


rendant compte, par les titres et photos, par le texte et par l’image, de l’événement,
et de l’émotion suscitée par cette disparition. C’est ce dernier point qui nous
intéresse dans cet article : comment l’émotion peut-elle être montrée, produite,
partagée ? Quels dispositifs sémiotiques sont-ils mis en œuvre pour de tels effets ?
Le traitement de l’émotion est variable. Certains quotidiens1, comme Le Figaro et
Le Midi Libre, semblent la neutraliser au profit de la solennité d’une cérémonie
officielle et de ses rites (fig. 1). D’autres, comme L’Hérault du Jour, choisissent
de montrer l’émotion de la foule, de la donner en spectacle au lecteur (fig. 2).
Libération provoque l’émotion du lecteur en imposant, par un cadrage serré,
un objet émotionnel, le keffieh d’Arafat, emblème de son identité et indice de
son absence (fig. 3). L’Humanité insistant sur le combat militant d’Arafat et sa
poursuite présuppose l’émotion du lecteur et son engagement (fig. 4).

nous avons retenu pour cette étude la Une du quotidien Aujourd’hui en


France (ci-contre), qui nous paraît tout à la fois construire, montrer et produire
l’émotion. Il nous a paru intéressant de préciser les dispositifs sémiotiques de
l’émotion par une analyse de cette photo de presse et une description de son
fonctionnement énoncif et énonciatif2.

1 On trouvera en Annexe les reproductions de ces différentes Unes.


2 Ce corpus avait été sélectionné par M.-C. Giroud-Panier dans le cadre d’un cours de Culture Ex-
pression et Méthodologie Universitaire. La présente étude a été présentée au séminaire interdis-
ciplinaire Sémantique en contexte (UBO – ENST Bretagne) et au séminaire du Groupe Semeia ;
elle a profité des remarques orales et des participants.
352 Louis PANIER

La corrélation établie entre l’énoncé photographique (débrayé) et son


embrayage énonciatif contribue particulièrement à la production de l’émotion,
et à l’instauration d’un énonciataire susceptible d’assumer cette émotion.
Le titre, de son côté (« Arafat entre dans l’histoire »), permet de construire
une isotopie narrative interprétant la photo : la scène représentée est donnée
comme l’illustration de la performance dite. Cette Une illustre assez bien les
problèmes sémiotiques de la figurativité, et de la tension entre représentation et
signification. Il s’agit bien de la mort d’Arafat, le 11 novembre 2004, mais la
photo ne représente pas cet événement ; elle montre une scène dont on ne sait
ni où ni quand elle a pu avoir lieu. Toutefois, la configuration de l’image (son
dispositif figuratif et narratif) et sa structure énonciative (interne et externe) sont
susceptibles de constituer un tout de signification convergeant avec le contenu du
titre pour produire une impression référentielle spécifique. Le texte placé sous le
titre et accompagnant la photo installe l’image et ses acteurs dans un non-lieu et
dans un non-temps : le moment présent de l’énonciation du texte (« Arafat entre
dans l’histoire ») se pose entre le moment passé et le lieu du décès d’une part
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 353

« mort hier matin à 3 h 30 du matin à Clamart, à l’hôpital militaire Percy », et le


moment futur et le lieu de l’inhumation d’autre part « Yasser Arafat sera enterré
à Ramallah ». Que « représente » cette photo, ainsi détachée des coordonnées
référentielles qui lui sont pourtant affectées ? À quelles instances d’énonciation
peut-elle être articulée ? Le texte du titre et du commentaire présuppose une
instance d’énonciation, et l’image de son côté construit un centre de perspective
et un foyer énonciatif. Cette disposition singulière des rapports entre énoncé et
énonciation est susceptible d’instaurer l’instance énonciataire de la signification
produite par la construction figurative de l’image.

Dans les pages qui suivent, nous proposerons une analyse sémiotique de
l’énoncé photographique, de ses dimensions figuratives et narratives et, pour
aborder la question de l’émotion, nous insisterons sur l’organisation énonciative.
La photo représente des procès d’énonciation entre les acteurs de la scène
représentée (on parle alors d’énonciation énoncée), mais les caractéristiques du
cadrage, de la délimitation du champ et du hors-champ, ouvrent la perspective
vers l’énonciation « énonçante », vers l’instance spectatorielle qui, en position
d’énonciataire, se trouve convoquée par l’image elle-même pour assumer
l’ensemble du dispositif signifiant. Dans la disposition globale de l’image, la
position d’énonciataire se trouve partagée, clivée, entre le champ et le hors-
champ3, entre les données internes à la photo (relations entre Arafat et la foule) et
les éléments externes qu’elles présupposent mais ne représentent pas.

Ces mains tendues vers l’affiche, ces bras dont on ne sait pas à qui ils
appartiennent, fonctionnent comme une « prothèse » énonciative, un prolongement
de l’énonciataire (spectateur) extra-discursif à l’intérieur de l’énoncé, comme
un point de bascule ou d’oscillation entre l’intra-textuel et l’extra-textuel, point
d’accroche pour un énonciataire « clivé », pour un sujet clivé de l’énonciation.

3 Voir Daniel Arasse : « Le regard de l’escargot (l’Annonciation de Cossa) », On n’y voit rien,
Descriptions. Folio Essais, Denoël, 2000.
354 Louis PANIER

Partant de ce point de vue sur l’énonciation, on peut engager une proposition


de cohérence de ce corpus, et montrer comment l’énonciataire est construit
comme instance d’énonciation, non seulement de l’interprétation qui vise à
construire la cohérence du discours, mais également de l’énonciation « racontée »
dans l’image. Atteint par le regard du personnage central (Arafat) de l’image, le
lecteur se trouve convoqué pour les programmes modaux et pathémiques que
l’image met en scène. Il ne s’agit pas seulement d’empathie entre le spectateur et
la scène représentée – comme ce pourrait être le cas si l’émotion était seulement
(re)présentée par la photo (fig. 5), il s’agit d’un regard qui convoque un autre
regard, c’est en tant que corps regardant que le lecteur est convoqué et introduit
à l’intérieur de la scène. Du champ au hors-champ, à la limite entre les deux et au
point visé par le regard du personnage représenté sur l’affiche, se posent le regard
et le geste d’un énonciataire-énonciateur, et la place d’un corps. Le spectateur
est constitué comme participant à la scène, non seulement par le point de vue
(regard), mais par la fonction narrative instaurée en lien avec la construction
narrative de l’énoncé. Telle nous semble se présenter la production de l’émotion
à partir de cette Une.

Caractéristiques sémiotiques de l’image

Signification - énonciation
La photo s’inscrit dans la tension entre l’information (référentielle) et la
signification, entre l’événement (re)présenté et la figure mise en discours. On peut
représenter référentiellement l’émotion suscitée par la mort d’Arafat (fig. 2), ou
l’événement du transfert vers le lieu d’inhumation (fig. 1), dans ce cas l’ensemble
figuratif de l’énoncé construit un discours objectif ou « transitif »4, un signe qui
renvoie à son objet, avec cette prime d’objectivité que confère la photographie,
garantie d’un « avoir-été-là » comme le signalait R. Barthes. Mais certaines Unes
jouent de la décontextualisation de l’image, il s’agit de signifier l’événement par
le moyen des montages figuratifs, le discours est alors « intransitif5 », donnant la
priorité à la construction du sens et aux conditions d’émergence de la signification
pour un énonciataire.
Lire l’image, c’est proposer la construction d’une cohérence6 à partir des
données figuratives observables. Cette construction fait appel à des procédures

4 GENINASCA J., « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit », Protée, Printemps 1998,
p. 109-118.
5 GENINASCA J., art. cit.
 Voir L. Panier, « Discours, Cohérence, Énonciation : une approche de sémiotique discursive »,
in F. Calas (dir.), Cohérence et Discours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 200,
p. 107-116.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 355

complexes. Des grandeurs figuratives sont reconnaissables et référentiellement


identifiables, à partir de ce que U. Eco appelle des codes iconiques (on reconnaît
sur notre photo un mur, des barbelés, des mains, le visage d’Arafat, son keffieh
et son blouson…). L’agencement de ces grandeurs dans la scène représentée par
l’image permet d’élaborer des scénarios dans lesquels les figures trouvent un
rôle et une signification fonctionnelle (nous aurons à reconnaître le geste de salut
d’Arafat, mais aussi à interpréter les gestes des mains en bas de l’image). La
disposition des figures dans le plan de l’image permet d’élaborer des catégories
figuratives plus abstraites participant à la construction globale de la figurativité
(haut-bas ; clair-sombre…) et à la structuration sémantique de l’énoncé.
La disposition globale fait en outre appel à des codes iconographiques,
culturels ou intertextuels, susceptibles de renvoyer de manière plus ou moins
stéréotypée à des ensembles figuratifs reconnaissables et servant d’interprétant
pour l’événement en question. notre photo peut ainsi reprendre certains schémas
figuratifs. Mentionnons par exemple celui de ‘la mort d’un président’que l’on a
pu trouver dans Le Monde7 lors de la mort de François Mitterrand (construction
de l’espace entre bas et haut, déplacement et distance, modalité existentielle
des acteurs manifestés, la position de François Mitterrand sur le socle de statue
l’installant déjà dans l’ordre de la représentation alors que, paradoxalement, la
représentation (symbolique et stéréotypée) de la France acquiert un statut plus
fort de réalité). Ce schéma se retrouve dans la photo que nous analysons, comme
une variante d’un modèle établi.

Il nous a semblé pouvoir également reconnaître dans cette photo – et assez


paradoxalement – certains schémas figuratifs de la représentation traditionnelle de
l’Ascension du Christ dans l’iconographie chrétienne. On retrouve des dispositifs
spatiaux (terre/ciel ; bas/haut), actoriels (séparation, distance, médiation) ainsi
que des formes de modalités existentielles médiatisant le rapport présence/absence
et notant l’écart entre les classes d’acteurs, l’acteur principal étant représenté « en
image » dans l’image, soit dans une mandorle pour le Christ ou sur un affiche pour

7 Le Monde, 12 janvier 1 – Plantu.


35 Louis PANIER

Arafat, alors que les autres acteurs, en bas, appartiennent à un mode plus « réel »
d’existence et de représentation. On notera en outre bien sûr la position des bras
tendus vers… le ciel, et la gestualité particulière du personnage principal.

Dans le cas de la Une de presse, le titre participe, de façon intersémiotique


à la construction du sens. « Arafat entre dans l’histoire. Disparition… » : cette
légende s’applique à l’image pour désigner la scène représentée et constituer avec
elle une isotopie commune, une impression référentielle. Un tel titre obligera par
exemple à corréler les conditions figuratives de l’espace dans le texte et dans
l’image : « entrer dans l’histoire » ~ « s’élever vers le ciel, au-delà du mur… ».
La rencontre et l’écart maintenu entre les deux sémiotiques (Texte/Image), la
non-concordance entre les figures de l’une et de l’autre sollicitent le travail
interprétatif du lecteur8.

Problématique de l’énonciation
Dans notre analyse de l’image de presse et de la construction de l’émotion,
nous nous appuierons sur une approche sémiotique de l’énonciation. Tout énoncé
considéré comme discours, – c’est-à-dire comme manifestation d’un tout de
signification cohérent, et relatif à un acte énonciatif de structuration du sens –
présuppose logiquement une instance d’énonciation développée sur les deux pôles

8 On peut noter également que sur la Une du journal, le titre comme texte visible en surimpression
sur la photo fait image : on pourrait observer comment l’affiche sur laquelle figure Arafat se
trouve prise ou insérée entre « entre » et « histoire » : la disposition iconique de la page fait voir
ce que le texte dit.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 357

énonciateur et énonciataire. Il s’agit bien ici d’énonciation (de la signification) et


non pas de communication (du message).
Par ailleurs, l’énoncé lui-même, selon sa forme sémiotique singulière,
manifeste des dispositifs d’énonciation.
- L’énonciation énoncée (ou intra-discursive) désigne les opérations,
fonctions ou rôles d’énonciation représentés dans l’énoncé, les procès de
profération (prises de paroles, discours rapportés…), les procès d’interprétation
(argumentations assumées par une instance manifestée ou non par un acteur), les
procès de perception rapportés (descriptions relatives au point de vue d’un acteur
interne à l’énoncé…)
- Les dispositifs figuratifs mis en discours (l’organisation des temps,
espaces, acteurs) dessinent une perspective figurative à partir d’un centre de
perspective ou centre de présence supposé (comme c’est le cas dans la peinture
figurative avec les dispositifs classiques de la perspective).
- Ces dispositifs présupposent et produisent une position d’énonciation,
une place ou un rôle susceptibles d’être assumés par le spectateur (lecteur) de
l’image.
Dans la photo analysée ici, nous tenterons de montrer comment l’émotion
est un produit de l’énonciation :

a- par effacement du pôle émetteur du message :


La photo impose la scène en l’absence du destinateur, elle fait voir ou
donne à voir et elle garantit l’« avoir été là » de la scène (fonction indiciaire de la
photo selon R. Barthes). Mais ici, la « réalité » configurée par l’image manque des
marques de son inscription référentielle… On ne sait pas où ni quand cette scène
a eu lieu, ni quels en sont les acteurs. De plus, l’acteur réel reconnaissable, Arafat,
qui serait le « référent » du discours photographique (comme du titre) n’a pas le
même degré de réalité (la même modalité d’existence sémiotique) que le reste
de la scène où les autres acteurs, plus « réels », restent toutefois « anonymes » et
fragmentaires, donc difficilement référentialisables : Arafat est déjà « en image »
dans l’image… La photo signifie à distance de la scène qu’elle représente. La
communication du message joue de cette distance et de cet écart entre les pôles
de la communication (cf. Jakobson) et les instances de l’énonciation.
358 Louis PANIER

b- par construction des instances de l’énonciation énoncée :


Le dispositif figuratif de la photo manifeste des procès d’énonciation. Nous
aurons à décrire les gestes montrés9 (mains tendues par la foule, main d’Arafat
qui salue, ou dit adieu…), les regards dont les orientations construisent des
dispositifs d’interactions communicationnelles entre acteurs… L’agencement de
ces figures dans la scène représentée, mais aussi leur disposition dans l’espace de
la photo, produisent également une perspective, un champ de présence centré (un
point de vue perceptif), une « cible » pour laquelle la scène, comme « source »,
se donne à voir, mais aussi la place d’un acteur atteint par le regard émanant du
visage représenté de Y. Arafat : celui qui est mis en position de regarder la scène
(énonciataire et énonciateur, spectateur-lecteur ou photographe) est aussi celui
qui est visé et convoqué par le regard de Y. Arafat.

Le regard pointé vers le hors-champ atteint tout à la fois la foule (dont


on ne voit que les mains tendues) et une instance extra-discursive (photographe
et/ou spectateur). On constate donc ici une syncrétisation des pôles énoncifs
et énonciatifs à partir du regard mis en abîme dans la représentation de la
photographie.

c- par ouverture du pôle énonciataire vers le destinataire du discours


global.
Le cadrage de la photo, la délimitation du champ et du hors-champ à partir
des mains tendues, produisent le clivage de la position d’énonciataire (dans
l’énoncé photographique et hors de lui) au point limite, au seuil, et ouvre la
question du débrayage et du réembrayage à partir de l’énoncé photographique.

 La photo est un objet polysémiotique dans la mesure où la lecture de la scène représentée fait
appel à plusieurs sémiotiques : sémiotique de l’espace, sémiotique des gestes, des attitudes, des
physionomies, des regards, des vêtements, etc.…
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 35

L’énonciation intradiscursive dans la scène représentée (entre Arafat et la


Foule) est corrélée à l’énonciation principale (embrayée) où c’est le spectateur
qui est convoqué par le regard (voir un autre exemple fig. ).

C’est là que nous poserons la question de l’émotion produite et partagée.


Comment traiter le clivage de la représentation dans l’image (le regard sur l’affiche
– la foule dans la réalité de la scène) et son effet dans l’énonciation où l’on
reconnaît deux plans de convocation à partir du regard : du côté de l’énonciation
énoncée et du côté de l’énonciation principale. Regardant cette photo de presse
et la scène représentée, on y est et on n’y est pas (on en est et on n’en est pas) :
l’énonciataire est un sujet clivé : lecteur d’une photo et sujet de regard convoqué
par le regard adressé depuis l’affiche.

Analyse discursive de la photographie

La photographie donne à voir une « scène », une organisation narrative et


figurative qu’il serait possible de restituer verbalement : « La scène représente
une foule aux mains tendues vers une affiche s’élevant le long d’un haut mur, et
représentant Arafat souriant et saluant, etc.… »10. Pour autant, elle ne se limite pas
à cette représentation narrative, elle manifeste dans sa clôture et sa délimitation
(la photo a un cadre, elle délimite un champ et un hors-champ), un tout de
signification articulé (les grandeurs figuratives11 qui la constituent font sens et
s’interprètent les unes par rapport aux autres selon leur disposition dans le plan
de l’image) ; elle organise un champ de présence pour une instance d’énonciation
constituée comme un « je-ici-maintenant » par rapport au « non je – non ici – non
maintenant » de la scène représentée et de sa représentation.

10 Mais le titre dit : « Arafat entre dans l’histoire » !


11 Nous empruntons cette notion à Jacques Geninasca (« Sur le statut des grandeurs figuratives
et des variables », La parole littéraire, Paris, PUF, 17, p. 1-28). On définira rapidement les
grandeurs figuratives comme des unités de contenu individualisables, reconnaissables dans un
énoncé (textuel ou iconique), et ayant un correspondant hors de l’énoncé, soit dans le monde na-
turel, soit dans d’autres énoncés. Les grandeurs figuratives se présentent d’abord comme des si-
gnes-renvois, mais elles constituent également les formants d’une forme figurative du contenu.
30 Louis PANIER

L’analyse de la photographie s’attachera d’abord à décrire cette disposition


figurative des éléments temporels, spatiaux et actoriels.

Dispositif temporel
En tant qu’image fixe, instantanée, la photo sélectionne, saisit et fixe un
instant dans la continuité d’une durée, elle se présente comme la synecdoque d’un
parcours narratif global qu’il appartient au lecteur de pouvoir reconstituer à l’aide
d’inférences et par recours à des codes d’expérience12 : elle saisit l’affiche « au
vol », échappant aux mains qui cherchent à la saisir ou à la retenir13. La photo
produit un effet d’ellipse dans un parcours narratif.

Dispositif spatial
La photographie présente un dispositif spatial, une construction de l’espace.
Au-delà de sa fonction d’ancrage référentiel – impossible à préciser ici –, cette
disposition spatiale constitue des catégories figuratives susceptibles d’entrer dans
des constructions semi-symboliques14 et de proposer une sémiotique de l’espace
propre à cette image.
Nous pouvons reconnaître, sur la dimension spatiale, deux grandeurs
figuratives : le ‘ciel’et le ‘mur’surmonté de ‘barbelés’. Chacune des figures,
prise séparément, pourrait être « décodée » et interprétée. Ce ‘mur’avec les
‘barbelés’peut appartenir – comme on l’a noté plus haut – au code iconographique
de la représentation d’un espace carcéral15, d’un camp de prisonniers ou d’un
camp de concentration. Compte tenu du contexte historique et politique où l’on
situe la mort d’Arafat, ce mur pourrait être décodable comme le mur de séparation
entre Israël et les territoires palestiniens16.
Conjuguées dans la disposition globale de la photo, ces deux grandeurs
figuratives permettent d’élaborer des catégories figuratives. ‘Ciel’ et ‘mur’
découpent l’espace de la photo selon une diagonale montante de gauche à

12 Dispositif inférentiel analysé par U. Eco lorsqu’il parle du recours à l’ « encyclopédie » (Lector
in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 185, p. 15s).
nous retrouverons cette question lorsqu’il s’agira d’analyser le geste d’Arafat. ou celui des
mains tendues vers l’affiche.
13 L’orientation de l’image et la direction des axes principaux induisent cette interprétation : l’af-
fiche est « vue » comme s’élevant et s’éloignant vers la droite le long de la diagonale montante.
Si l’on retournait l’image, la diagonale descendante inciterait à lire une chute…
14 Au sens donné à cette expression par Jean-Marie Floch (voir, Petites mythologies de l’œil et de
l’esprit, Paris/Amsterdam, Ed. Hadès/Benjamins, 185).
15 La courbure des barbelés indiquant bien que la scène se passe du côté de l’enfermement, et que
le centre de perspective est de ce côté-ci.
16 On pourrait illustrer ainsi la notion d’impression référentielle : ce mur ne renvoie pas à son réfé-
rent comme un signe à un objet (« réel »), mais il entre dans une convergence de discours qu’il
autorise et qui construit un ensemble de traits sémantiques applicables à l’objet signifié.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 31

droite, à partir de laquelle peuvent être proposées des catégories spatiales telles
que : haut/vs/bas/, /ouvert/vs/fermé/, /en-deçà/vs/au-delà/, /ici/vs/là-bas/, mais
également des catégories plastiques : /clair/vs/opaque/, ou perceptives : /visible/
vs/invisible/. On notera que l’affiche représentant Arafat occupe le centre de
l’espace, qu’elle fait médiation entre les deux zones du ‘ciel’et du ‘mur’et que
le bras du personnage – dans le prolongement d’un des bras tendus – occupe la
seconde diagonale de l’image perçue également comme montante, à cause de
l’orientation des bras et des mains. On peut faire l’hypothèse que ces dispositions
spatiales, appartenant au plan de l’expression, sont susceptibles de correspondre
à des dispositions logico-sémantiques au plan du contenu : en quoi la diagonale
des bras vient-elle contredire la diagonale du mur ?
Ce dispositif spatial permet de manifester une axiologie et une narrativité.
Une axiologie peut être élaborée entre/bas/ vs/haut/, /ici/ et/là-bas/ (convertibles
au plan tensif en/proximité/ vs/éloignement/). Ces catégories peuvent investir des
objets-valeurs pour des sujets et soutenir des parcours narratifs tels que Départ,
Evasion, Elévation (Ascension ?) dans lesquelles les figures d’acteurs trouveront
place : Arafat s’élevant (s’échappant ?) en haut du mur vers le ciel, les mains,
en bas, tendues vers celui qui s’élève en haut (qui disparaît ? qui se libère ?)
pour l’accompagner (pour le retenir ?). Les catégories spatiales déterminent des
rôles thématiques et narratifs pour les acteurs : la polarité de l’espace (du bas
vers le haut17) détermine une orientation pour les programmes, l’écart détermine
la distance (modalité du vouloir) et l’éloignement inscrit la dynamique des
programmes (l’intensité de la visée). Une tension narrative s’établit ainsi entre
i) un programme de mise à distance (« départ », « fuite 18 », « envol »…) où
Arafat est à la fois le sujet (libéré, extrait du collectif situé en-deçà du mur) et
l’objet (perdu pour la foule) et ii) un programme de saisie où il s’agit de retenir
l’objet perdu qui disparaît19. Le dispositif spatial détermine également un axe
pour l’énonciation énoncée, tracé entre les mains tendues et le visage représenté
sur l’affiche, c’est un axe d’énonciation et de désir. Un procès d’énonciation (de
communication, de transmission) s’inscrit entre Arafat (regard et geste) comme
énonciateur énoncé et les mains tendues comme énonciataire énoncé20, mais les
mains tendues sont en position de sujet par rapport à un objet.

17 On verra plus loin comment l’orientation du regard du haut vers le bas construit corrélativement
à l’éloignement, le parcours de la communication.
18 Ou même « évasion » si l’on retient l’impression référentielle du mur avec ses barbelés…
1 Cette scène où un acteur échappe aux mains qui le retiennent peut rappeler iconographiquement
les représentations de l’Ascension du Christ que nous avons déjà mentionnées, ou telle repré-
sentation du « noli me tangere ».
20 Sans oublier que par ces mains se réalise l’ouverture hors-champ vers le lecteur (énonciataire)
de l’image.
32 Louis PANIER

On observe ainsi la tension narrative entre un programme de communication


(de haut en bas) et un programme d’appropriation (de bas en haut). Nous verrons
plus loin comment l’articulation du champ et du hors-champ convoque le lecteur
dans cette tension. En effet, à partir du « regard caméra » d’Arafat, sur l’affiche,
c’est vers le hors-champ que s’oriente la visée.

Dispositif actoriel
L’image propose deux grandeurs figuratives sur la dimension actorielle :
Y. Arafat et la Foule. Avant d’en proposer l’analyse, quelques remarques générales
sont à faire sur le statut sémiologique de ces grandeurs.
Dans le cadre d’une sémiotique de l’image, les grandeurs figuratives sont
interprétables d’abord à partir de la représentation qu’elles fournissent, c’est en
passant par l’objet représenté (référentiel) que se fait l’accès à la signification,
l’interprétation fait donc appel à d’autres sémiotiques appliquées à cet objet
(sémiotique du geste, de la physionomie, du vêtement etc.…). Il faudra ainsi
interpréter les gestes des mains, le geste d’Arafat, etc.…
Dans la photographie que nous analysons, le statut sémiologique des
acteurs est complexe puisque l’affiche introduit une image dans l’image… La
Foule appartient au niveau de réalité référentielle de la scène représentée. Arafat
appartient à un autre niveau de réalité puisqu’il est représenté sur l’affiche qui,
elle, appartient au niveau de réalité de la scène. L’affiche se présente bien comme
une affiche, avec les ondulations du papier. Mais elle est singularisée du fait
qu’elle est décollée (libérée ?) du mur, à la différence des autres affiches visibles
derrière, collées au mur ; elle manifeste ainsi la dynamique (structures modales et
tensives) qui sous-tend les parcours narratifs que nous avons évoqués plus haut.
On retiendra également le caractère officiel que lui confère le tampon visible en
haut à droite21.

Yasser Arafat
C’est donc comme image (icône) que Yasser Arafat est mis en discours et
narrativisé : il a la réalité d’un signe, d’une « figure ». Dans une perspective de
sémiotique narrative, ce statut d’icône correspond aux conditions de la sanction.
On sait que dans la théorie greimassienne, le schéma narratif22 propose comme
phase finale du parcours la sanction ou reconnaissance au cours de laquelle les
conditions de la performance sont évaluées et sanctionnées. Les énoncés narratifs

21 Parmi les nombreuses représentations d’Arafat que nous avons pu observer, on constate une très
forte présence des affiches, soit sur les murs soit tenues à la main (voir fig. 5).
22 Ce schéma articule logiquement 4 énoncé narratifs :
Manipulation, Sanction, Compétence, Performance. Voir : Groupe d’Entrevernes, Analyse sémioti-
que des textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 33

de cette phase mettent en circulation des objets-messages, ou objets-signes, qui


assurent l’identification vraie du sujet. On distingue les objets-valeurs, enjeu
du parcours narratif et des performances principales, et les objets-messages qui
représentent et signifient les valeurs en jeu, et permettent l’identification du sujet.
Il nous semble intéressant de constater ici que le personnage d’Arafat est traité
sous un mode de représentation iconique : c’est l’image officielle d’Arafat qui
sur cette affiche prend son essor par-delà le mur, assurant la ‘reconnaissance du
héros’ ; mais c’est aussi le « portrait officiel » d’Arafat qui entre dans les parcours
d’énonciation et de désir que nous avons mentionnés plus haut, et peut occuper
ainsi la position de Destinateur instaurant, dans la séparation, des sujets pour un
parcours narratif encore virtuel23.
Ce départ a ainsi une double fonction narrative, c’est la sanction du héros
glorifié au terme de la performance accomplie, mais c’est aussi le terme de la
« manipulation » par laquelle le Destinateur instaure des sujets opérateurs pour
des programmes à venir.

Représenté sur l’affiche Arafat est reconnaissable par son visage, et par ses
attributs (barbe, keffieh, blouson). L’affiche est au centre de la photographie à
distance des mains tendues et du sommet du mur. Le geste du bras et de la main
(inscrit dans une diagonale qui croise la diagonale du mur) peut être interprété
comme un geste de salut mais aussi d’adieu compte tenu de la construction de
l’espace et de la distance prise par rapport aux autres acteurs comme on l’a vu
pour l’illustration de la mort de Mitterrand24.

Ce dispositif met en place dans l’image une interaction : le salut et l’adieu


sont des adresses, des actes d’énonciation qui supposent une structure actantielle,
la relation entre un énonciateur et un énonciataire, un contrat énonciatif préalable
à toute éventuelle communication.

23 Rappelons le titre de L’Humanité : « Son combat continue » qui développe cette option nar-
rative, tout en manifestant que de ce combat, on retient le signe de la victoire (la performance
accomplie) !
24 Voir plus haut l’illustration de la mort de F. Mitterrand.
34 Louis PANIER

Un regard accompagne le salut, il s’oriente tout à la fois vers les regards


qui sont supposés être ceux des acteurs aux mains tendues et vers la place du
spectateur hors-champ dont le regard est appelé par le regard (« caméra »)
d’Arafat. Dans l’image (énoncé photographique), seul le regard d’Arafat est
manifesté et présent (sur l’affiche qui dit son absence), mais c’est à partir de ce
regard posé que se disposent les autres regards présupposés : la forme sémiotique
de l’énoncé programme les conditions de sa lecture. L’énonciataire est installé
dans le dispositif pathémique de l’image. La structure de l’énonciation est
impliquée par la forme de l’énoncé. Le rôle d’énonciataire est une fonction, une
place, soit dans l’énoncé lui-même, soit dans l’énonciation globale de la photo.

La Foule
Sur la dimension actorielle, la seconde grandeur figurative est la Foule.
nous avons noté déjà du point de vue des modalités existentielles, qu’elle
se situe au niveau même de réalité de la scène représentée, comme un acteur
effectivement présent. Mais de cet acteur on ne voit que les mains ; ici encore la
référence est défective : de Yasser Arafat, on n’a que l’image, de la Foule on n’a
que les mains.
Il s’agit d’un acteur/collectif/ par rapport à la/singularité/ d’Arafat.
L’image oppose l’individu et la totalité et oriente celle-ci par rapport à celui-là :
le mouvement des bras et des mains converge vers le personnage d’Arafat.
Le cadrage de l’image laisse ce collectif impossible à dénombrer, ouvert
vers une totalité multiple et indéfinie, et ouvert, en premier plan et en arrière-
plan, sur le hors-champ de l’espace spectatoriel à cause de la limite imposée en
bas de l’image par le cadrage. Toutefois, ces mains, par leur position, par leur
orientation, confèrent à l’acteur qu’elles signalent un statut figuratif et narratif
défini : son rôle thématique est de montrer, de saisir ou d’accompagner, et son
rôle actantiel est celui d’un Sujet articulé à un Objet (l’affiche qui s’élève/le
personnage sur l’affiche) et d’un Sujet relié à un Destinateur (le personnage
représenté sur l’affiche).
Comme grandeurs figuratives, en fonction des gestes qu’elles représentent,
ces diverses mains peuvent être interprétées comme des signes. On peut suggérer
une pluralité de gestes et de fonctions. Il y a des mains dont la fonction est
désigner le personnage qui s’élève (fonction de reconnaissance dans la sanction
narrative ; d’autres sont là pour saluer et répondre au salut de Y. Arafat (elles
s’inscrivent dans le contrat énonciatif manifesté dans l’image entre Arafat et la
Foule), d’autres sont là pour saisir (ou retenir) celui qui disparaît (fonction de
Sujet de la quête ou du désir), d’autres enfin (celle de gauche au premier plan
en particulier) semblent là pour soutenir ou même lancer (laisser partir) celui
L’émotion à la « Une » : la mort de Yasser Arafat 35

qui disparaît25. L’ensemble des mains manifeste donc une structure modale assez
complexe pour cet actant collectif (vouloir et ne pas vouloir – et ne pas pouvoir-
retenir) en face d’une structure modale du type devoir-disparaître (devoir-être)
caractérisant le personnage d’Arafat.
Le dispositif iconique (cadrage, division du champ et du hors-champ) a
pour effet de modaliser la place de l’énonciataire (extra-discursif) à partir des
structures narratives intra-discursives : ces mains manifestent (rendent présentes)
dans l’image la disposition modale et pathémique de l’énonciataire spectateur,
elles l’introduisent dans la scène, et par le biais de l’énoncé mettent en rapport la
représentation virtuelle d’Arafat (en image sur l’affiche) et la position « réelle »
hors-image du spectateur. Les structures énonciatives, modales et pathémiques
établies dans la photo entre Arafat et la Foule sont transférables entre la
représentation d’Arafat et le spectateur du fait de la limite du hors-champ qui
affecte la représentation du corps de la foule. C’est sur le corps des acteurs de la
Foule que s’opère la coupure du cadrage (il n’y a que des mains) : le regard qui
peut répondre au regard d’Arafat (qui manque à la réalité de la scène : c’est une
image sur une affiche) manque à la représentation de l’image, il ne peut être que
hors-champ et dans le réel de la situation spectatorielle. L’embrayage énonciatif
est un effet de la limite du hors-champ : c’est au seuil de l’image que le sujet de
l’énonciation trouve sa place26 en face de l’absent de la scène.

25 On a pu remarquer, d’un point de vue iconographique, comment cette main pouvait rappeler
certaines icônes dans lesquelles la Vierge désigne et soutient l’enfant Jésus (voir Fig. 7).

2 ARASSE D., op. cit.


3 Louis PANIER

Le pathos en action

nous avons pu suivre dans l’analyse de cette photo de presse la construction


de l’émotion, sa production et sa transmission. nous l’avons analysée en
sémiotique comme un phénomène de conversion énonciative : la forme
sémiotique de l’énoncé constitue les conditions de l’énonciation du point de vue
de l’énonciataire. La question n’est pas tant de communiquer une émotion que de
la susciter à partir des conditions de l’énoncé. Si l’on s’attache à bien distinguer
les conditions de l’énonciation des circonstances de la communication, on peut
ainsi montrer que les formes immanentes de l’énonciation internes à l’énoncé,
organisent des dispositifs d’énonciation disponibles pour les instances principales
relatives à la structuration d’ensemble de la signification : l’énonciataire se révèle
ainsi, à proprement parler « sujet de » l’énonciation. Il est assez remarquable que
la photo de presse, dans la mesure où elle prend ses distances avec le contexte
référentiel de l’événement qu’elle est censée illustrer met en œuvre sa propre
organisation interne au service des conditions sémiotiques de sa réception et de
l’émergence de la signification.
Dans cette photographie, la conversion énonciative nous semble passer
par la corrélation entre d’une part les procès d’énonciation internes à l’énoncé,
manifestés dans l’image par les gestes, le regard, mais aussi par la répartition
spatiale des éléments figuratifs, et d’autre part une énonciation énonçante,
impliquée à partir de l’énoncé par l’écart entre champ et hors-champ, et par les
ellipses figuratives (mains sans corps ou regards répondant au geste et au regard
d’Arafat)27. Tout se passe comme si ce regard sur l’affiche convoquait, dans le
hors-champ, par-delà les limites de la photo, le regard du spectateur, et comme si
les mains présentes dans l’image prenaient en charge la représentation des effets
pathémiques et modaux de cette adresse et introduisaient l’énonciataire dans la
configuration narrative de la scène représentée.

27 Par comparaison, mentionnons la photo de Une de La Marseillaise (12 novembre 2004) (voir
fig. 2) où ce sont les visages de la foule qui sont là pour montrer l’émotion suscitée par la mort
d’Arafat. Une telle image pourrait susciter l’empathie du spectateur, mais elle ne le constitue
pas énonciataire de la même manière que la photo que nous avons analysée. Notons par ailleurs
que cette photo présente la foule rassemblée devant hôpital où Arafat se trouvait hospitalisé. Et
remarquons la présence en haut à droite, en fond de scène, du portrait d’Arafat. S’il s’agit encore
de la présence du destinateur, elle n’est pas traitée modalement de la même manière que dans
Aujourd’hui en France.
Annexes 367

ANNEXES

Fig. 1 : Le FIGAro (12 novembre 2004)


« La France lui fait un adieu solennel.
L’hommage appuyé à Arafat »

Le Midi Libre montrait en Une une photographie quasi identique mais titrait :
« Des adieux de chef d’état pour Arafat ».
368 Louis PANIER

Fig. 2 : L’HérAuLt Du Jour (12 novembre 2004)

Hommages
Arafat : La conscience d’un peuple

Photo disponible sur : www.ipc.gov.ps


Annexes 369

Fig. 3 : LIBérAtIoN (12 novembre 2004)

« Et maintenant ? »

Comme dans la Une d’AJF, le texte (titre du journal) s’insère dans l’image,
et peut ainsi jouer à son niveau : quelle place donner à la /libération/ dans
ce corpus ? La légende de la photo (non reproduite ici) indique que la photo
représente la place d’Arafat empêché de participer à une cérémonie religieuse à
Bethléem…).
La forme interrogative du titre engage un dispositif énonciatif particulier,
et un place d’énonciataire mis en face du signe de l’absence d’Arafat et de
l’injonction à répondre.
370 Louis PANIER

Fig. 4 : L’HUMANITÉ (12 novembre 2004)

Son combat continue

Fig. 5
Annexes 371

Fig. 6 : (www.photofactory.nl)

Fig. 7 : Icône de la Vierge à l’Enfant.


Achevé d’imprimé
Mai 2008

Imprimé en France

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