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UNIVERSITE DE PARIS 8 – VINCENNES SAINT-DENIS

ECOLE DOCTORALE VILLE TRANSPORTS TERRITOIRES

THESE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITE PARIS 8
DISCIPLINE : ARCHITECTURE

par
CLEMENT ORILLARD

KEVIN LYNCH ET L’URBAN DESIGN


REPRESENTER LA PERCEPTION DE LA VILLE
(1951-1964)

VOLUME 1
(Introduction – Partie 1)

présentée et soutenue publiquement


le lundi 8 mars 2010

Sous la direction de :
M. YANNIS TSIOMIS, directeur d’étude, EHESS et Université Paris 8,
professeur, ENSA Paris-la-Villette

Composition du jury :
M. JEAN-LOUIS COHEN, professeur des Universités, Université Paris 8,
professeur à New York University
MME CAROLINE MANIAQUE, maître-assistant, ENSA Paris-Malaquais
M. CHRISTIAN TOPALOV, directeur de recherche, CNRS et directeur d’étude,
EHESS
M. MARC TREIB, professeur émérite, Université de Californie à Berkeley

Rapporteurs :
MME MEREDITH L. CLAUSEN, professeur, Université de Washington, Seattle
M. CHRISTIAN TOPALOV, directeur de recherche, CNRS et directeur d’étude,
EHESS
2
REMERCIEMENTS
Je tiens ici à remercier :
Tout d’abord Yannis Tsiomis, mon directeur de thèse, pour le soutien amical sans faille durant
toutes ces années de travail et sa sollicitude durant les dernières années mais aussi Jean-
Louis Cohen pour son intérêt permanent pour cette recherche.
Les membres actuels ou envisagés du jury pour avoir accepté d’en faire partie : Christian
Topalov dont les séminaires m’ont ouvert l’esprit, Marc Treib dont l’accueil à Berkeley fut des
plus chaleureux, Meredith Clausen pour son enthousiasme communicatif et sa gentillesse
prévenante, Viviane Claude pour nos échanges continus et toujours sympathiques, et Caroline
Maniaque pour nos très amicales discussions chaque fois que nous nous croisions.
Les proches et moins proches qui m’ont matériellement aidé dans ce travail : Pierre Chabard
pour sa longue et solide amitié, nos discussions et sa relecture critique, Isabelle Grudet pour
l’amitié toute aussi longue et la relecture toujours scrupuleuse, Wilma Wols que j’ai connue à
cette occasion et Laurence Demorgon pour le professionnalisme très sympathique de la
correction, Bendicht Weber sans qui les images ne seraient que des évocations textuelles et
Volker Ziegler pour son érudition autoroutière.
Mes deux directrices pour l’accueil, le travail avec elle qui a nourri de deux manières
différentes cette thèse et leur compréhension au moment de la surchauffe de fin de thèse :
Monique Eleb et Danièle Valabrègue. Les membres passés et présents de l’équipe du pôle
Architecture Société Métropolisation de l’ENSA Paris-la-Villette que je n’ai pas encore cités
pour les petits mots de soutien et, là encore, leur compréhension lors des derniers mois :
Thérèse Evette, Agnès Deboulet, Hervé Thomas, Valentina Moimas, Olivier Chadoin, Carole
Gayet, Emmanuel Amougou, Michael Fenker.
Les personnes qui m’ont permis d’alimenter ce travail : Philippe Gresset qui m’a fait découvrir
ce sujet, Pierre Yves Saunier qui m’a introduit dans le monde des fondations philanthropiques,
Frédéric Pousin et nos discussions sur le paysage urbain.
Mes autres amis chercheurs qui ont été là durant toutes ces années : d’abord Tricia Meehan
pour nos longues journées à la BNF et ailleurs et Bénédicte Grosjean pour le partage dans
l’enseignement mais aussi Estelle Thibaud pour la sollicitude contrariée au dernier moment,
Valéry Didelon pour les discussions venturo-brownscottiennes, Jean-Louis Violeau pour le bon
conseil à chaque passage au laboratoire, Marc Brabant parce que la recherche c’est d’abord
un vécu, Linda Benkaci au moment du DEA et après, Valérie Lebois pour les combats de
début de thèse et Juliette Pommier pour l’échange sur les affres de l’accouchement du
thésard, Julien Bastoen pour la motivation de fin de thèse, Maria Gonzalez Cardenas pour les
perspectives futures, Andrei Feraru et l’équipe du Grand Paris pour l’ambiance toujours
sympathique durant les deux dernières années. Que ceux que j’ai oubliés me le pardonnent.
Les personnes rencontrées à l’occasion de ce travail, certaines étant devenues des amis :
Mme Jacqueline Cullen et sa générosité et gentillesse incroyable, ainsi que sa famille, Denise
Scott Brown et Philip Thiel pour leur disponibilité pour les interviews, l’extraordinaire sollicitude
et générosité de David Kessler de la Bancroft Library à Berkeley sans qui Appleyard serait
resté un anonyme, Jo et Lin Fisher pour leur accueil à l’IFH durant mon mois lynchien des
débuts, et bien entendu les personnes des archives du MIT, de la Fondation Rockefeller, de la
Bancroft Library à Berkeley, des Architectural Archives de l’Université de Pennsylvanie, du
RIBA, de l’Université de Yale, de la Fondation Ford qui m’ont aidé dans ces recherches.
Mais tout cela n’aurait pas été possible sans la présence indispensable et patiente de ma
compagne Eugenia Frias Moreno et le soutien toujours aussi indispensable et permanent,
quoi qu’il arrive, de ma mère, Magali Orillard, et leur aide de dernière minute ainsi que les
joyeuses soirées et discussions avec mon ami d’enfance Pierre Desorgues.
Ce travail est le fruit du mélange de l’amour de l’histoire et de la chose publique que m’a
insufflé mon père et de celui de la recherche que m’a transmis ma mère. Je le leur dédie.
TABLE DES MATIERES

INTRODUCTION...................................................................................................................................................................... 13

A. FORMES URBAINES, RECHERCHE ET DISCOURS ARCHITECTURAL SUR LA VILLE ...................................................... 14

B. KEVIN LYNCH OU UN MODE DE REPRESENTATION ET SON CONTEXTE.................................................................... 15


ƒ Kevin Lynch et la notation de la perception de la ville .......................................................................................... 15
ƒ Kevin Lynch entre milieu de travail et champ académique.................................................................................... 17

C. LES DEUX OBJETS : LE CHAMP DE L’URBAN DESIGN ET LA RECHERCHE « THE PERCEPTUAL FORM OF THE CITY »... 18
ƒ La mise en tension d’une double histoire : celle d’un champ académique et d’une recherche ............................. 18
ƒ Elements de méthodologie : deux collectifs et une traduction ............................................................................... 19

D. AU SEIN DE L’HISTOIRE DE L’URBANISME : PERIODE, APPORTS, METHODOLOGIE .................................................... 21


ƒ L’urbanisme dans le monde anglo-américain après la seconde guerre mondiale................................................. 21
ƒ Les différents apports à l’histoire de l’urbanisme ................................................................................................... 23
ƒ Les sources et l’écriture ......................................................................................................................................... 24

E. PRESENTATION DES CHAPITRES ....................................................................................................................................... 25

PARTIE 1

DECRIRE LE CHAMP DE L’URBAN DESIGN : UN PANORAMA DES TRADUCTIONS ..................................................... 29


ƒ Planning / design / studies : l’urbanisme divisé en trois champ............................................................................. 29
ƒ La nature de l’urban design : entre architecture et transdisciplinarité.................................................................... 31

1. INSTITUTIONS / DISCOURS : DOUBLE HISTORIOGRAPHIE DE L’URBAN DESIGN............................................. 34

1.1. L’HISTORIOGRAPHIE EMERGENTE : LES ELEMENTS DE L’INSTITUTIONNALISATION DU CHAMP ............................. 34


1.1.1. La Graduate School of Design d’Harvard et la modernisation de l’enseignement ....................................... 35
ƒ Le cycle des Urban Design Conferences et la fondation d’un champ (1956-1970)............................................... 35
ƒ Hudnut et les CIAM ou le double héritage de la modernité architecturale............................................................. 40
ƒ Héritage et renouveau autour de la notion de design ............................................................................................ 44
1.1.2. La Fondation Rockefeller et le développement d’une recherche urbaine...................................................... 48
ƒ Urban design / urban studies : la Fondation Rockefeller face à la Fondation Ford ............................................... 49
ƒ A l’origine : une accumulation de programmes financés par la Division of Humanities......................................... 51

4
ƒ Vers une politique structurée : de la conférence au programme en urban design ................................................ 54

1.2. DES INSTITUTIONS AU DISCOURS : REGARDER LA LITTERATURE DU CHAMP ...................................................... 58


1.2.1. Au cœur de la construction du champ urban design, les discours sur la perception ................................. 59
ƒ Vision/cognition/culture : les trois perceptions ....................................................................................................... 59
ƒ Townscape, Kevin Lynch et Learning from Las Vegas .......................................................................................... 61
1.2.2. Une généalogie par le mode de représentation : la perception et ses traductions ...................................... 63
ƒ De Camillo Sitte à Raymond Unwin, la construction d’un schème ........................................................................ 64
ƒ De Townscape à Learning from Las Vegas, une nouvelle séquence de traductions ............................................ 67

2. REPRESENTER LA PERCEPTION : DES TRADUCTIONS DANS LE CHAMP ......................................................... 72


ƒ Comparer les représentations : le mot et l’image................................................................................................... 72

2.1. LES USAGES VARIABLES DU NOM « SEQUENCE » ASSOCIE A L’EPITHETE « VISUELLE »..................................... 74
2.1.1. Townscape : des séquences à « la vision en série »........................................................................................ 75
2.1.2. « Séquence », un terme stable et central dans The View from the Road ....................................................... 78
2.1.3. Learning from Las Vegas et l’usage banalisé du terme « séquence » ........................................................... 83

2.2. LA REPRESENTATION ICONOGRAPHIQUE : BANDE PHOTOGRAPHIQUE ET AUTRES SYSTEMES ............................. 86


2.2.1. Townscape ou l’oscillation autour d’un modèle ............................................................................................... 87
ƒ L’iconographie de la « vision en série » : hétérogénéité et similitudes .................................................................. 87
ƒ Des représentations similaires sans être attachées à la « vision en série ».......................................................... 90
2.2.2. L’iconographie dense et stable de The View from the Road ........................................................................... 91
ƒ La bande photographique, un système très stable ................................................................................................ 92
ƒ Un système de notation constitué de deux diagrammes ....................................................................................... 95
ƒ Variations autour du système de notation............................................................................................................ 100
2.2.3. Learning from Las Vegas entre iconographie anecdotique et autres iconographies................................. 105
ƒ L’usage très mesuré de la bande photographique............................................................................................... 106
ƒ Des systèmes iconographiques autres ................................................................................................................ 107

2.3. LE RECIT, SYSTEME SCRIPTURAL DOMINANT ................................................................................................ 111


2.3.1. Townscape : la vue comme unité dans des récits mélés à des descriptions.............................................. 112
2.3.2. Les formes banalisées du récit dans The View from the Road ..................................................................... 118
2.3.3. Learning from Las Vegas et l’absence de description................................................................................... 121
ƒ Une représentation générique : série de vues photographiques et récit ............................................................. 126
ƒ La co-construction de la bande photographique et de l’objet séquence.............................................................. 127
ƒ Les différents jeux entre représentations génériques et particulières.................................................................. 129

3. TROIS OUVRAGES, TROIS DISCOURS OU LA COMPLEXITE DU CHAMP .......................................................... 132

3.1. TOWNSCAPE : ETUDES DE CAS A PROPOS D’UN « ART » URBANISTIQUE ........................................................ 133
3.1.1. L’« art des relations » et la « vision en série » ................................................................................................ 133
ƒ La ville comme jeu visuel, une pratique professionnelle potentielle .................................................................... 133
ƒ Un « art » urbanistique complémentaire du discours scientifique........................................................................ 134
ƒ Vision et émotions : les composantes de l’ « art des relations » ......................................................................... 136

5
ƒ Au cœur du discours, la question du contraste.................................................................................................... 138
3.1.2. Un recueil d’études de cas ................................................................................................................................ 140
ƒ Un « casebook », tentative de synthèse à partir d’études de cas........................................................................ 140
ƒ « Studies & Proposals » : un recueil d’articles ..................................................................................................... 143
3.1.3. La présence invisible d’un collectif.................................................................................................................. 145
ƒ La « Tradition fonctionnelle », une connexion à d’autres production................................................................... 145
ƒ Les crédits photographiques, trace d’une production collective .......................................................................... 147
3.1.4. Un discours iconographique............................................................................................................................. 149
ƒ La place très limitée des projections orthogonales et notamment du plan .......................................................... 150
ƒ Des vues entre constat photographiques et croquis analytiques......................................................................... 153
ƒ Au cœur de l’appareillage illustratif : le contraste ................................................................................................ 154
ƒ La rencontre d’une esthétique pittoresque et moderne........................................................................................ 155

3.2. THE VIEW FROM THE ROAD : UNE RECHERCHE SCIENTIFIQUE SUR UN NOUVEL OUTIL URBANISTIQUE ............... 158
3.2.1. Construire une science de l’esthétique autoroutière ..................................................................................... 158
ƒ Un nouveau moyen : l’autoroute urbaine ............................................................................................................. 158
ƒ Esthétique, expérience visuelle et séquence : vers une technique ..................................................................... 160
ƒ Une démarche analytique pour permettre au designer d’agir sur le sens de la ville ........................................... 163
3.2.2. Une recherche au croisement entre questions paysagères et solutions techniques................................. 165
ƒ L’établissement de règles pour la conception autoroutière.................................................................................. 166
ƒ Le paysage comme objet et comme pratique ...................................................................................................... 169
ƒ Rationaliser l’étude de la perception visuelle : design et psychologie ................................................................. 172
ƒ Vers une technique, l’inscription dans un collectif de recherche ......................................................................... 177
3.2.3. De l’usage des diagrammes .............................................................................................................................. 180
ƒ La domination écrasante de l’iconographie propre à l’ouvrage ........................................................................... 181
ƒ Marginalité des projections orthogonales, le système de notation s’y substituant .............................................. 182

3.3. LEARNING FROM LAS VEGAS : MANIFESTE POUR UNE ARCHITECTURE COMME SYSTEME DE COMMUNICATION .. 183
3.3.1. Recherche en design sur l’architecture populaire de la ville contemporaine ............................................. 183
ƒ Comprendre et représenter une nouvelle forme urbaine, le « strip commercial »............................................... 184
ƒ Une étude urbaine détournée dans la construction d’un discours de designer ................................................... 187
ƒ La réhabilitation du symbolisme, dimension « oubliée » par l’architecture moderne........................................... 189
ƒ L’architecture comme communication contre l’architecture comme expérience.................................................. 191
3.3.2. Renverser le débat urbanistique et recourir à la sémiologie, démarche d’architectes .............................. 194
ƒ Renverser le débat sur l’environnement urbain ................................................................................................... 194
ƒ S’appuyer sur la critique sémiologique en architecture........................................................................................ 196
3.3.3. Un usage paradoxal de références en urban studies et en art plastique..................................................... 198
ƒ Mobilisation faible du monde du planning face aux urban studies et au civic design.......................................... 199
ƒ « L’art et la littérature pop » comme ressource centrale et comme modèle ........................................................ 200
3.3.4. Un système essentiellement illustratif jouant de différents registres .......................................................... 203
ƒ La place centrale des vues face aux projections orthogonales ........................................................................... 204
ƒ La construction d’outils analytiques originaux et ambigus ................................................................................... 206
ƒ Differents jeux autour du médium photographique .............................................................................................. 208
ƒ Le « ready made » ou la coupure entre discours et iconographie ....................................................................... 209

6
ƒ « Art » / recherche urbaine / « recherche en design »........................................................................................ 212
ƒ Recueil / ouvrage scientifique / manifeste............................................................................................................ 213
ƒ Esthétique et sciences sociales : un univers de références varié et en évolution ............................................... 214

4. LES TROIS PAYSAGES DE L’URBAN DESIGN : ESQUISSE D’UNE HISTORIOGRAPHIE .................................. 216

4.1. LE PAYSAGE VISUEL ET LA CAMPAGNE EDITORIALE DU « TOWNSCAPE » ........................................................ 217


4.1.1. Campagne du « townscape » et champ de l’urban design : une co-production ......................................... 217
4.1.2. Le « townscape » comme ressource pour le champ de l’urban design ....................................................... 221

4.2. LE PAYSAGE COGNITIF, L’ENVIRONMENT-BEHAVIOR RESEARCH ET KEVIN LYNCH ........................................... 224


4.2.1. Un foyer essentiel : le groupe de Kevin Lynch au MIT................................................................................... 224
4.2.2. Le développement d’un champ de recherche : l’environment-behavior research...................................... 226

4.3. LE PAYSAGE CULTUREL ET LE PARCOURS DE DENISE SCOTT BROWN. .......................................................... 230


4.3.1. Denise Scott Brown ou la synthèse des discours et le déplacement de la pratique .................................. 231
4.3.2. Le discours culturaliste : apport spécifique et liens institutionnels ............................................................ 233

PARTIE 2

ETUDIER L’ACTION DU GROUPE DE TRAVAIL DE KEVIN LYNCH : LA FABRIQUE D’UNE TRADUCTION ................ 249
ƒ De l’ouvrage à la longue recherche qui l’a précédé ............................................................................................. 249

5. CONJONCTURE PARTICULIERE POUR UNE INSTITUTION SPECIFIQUE : LES RAISONS DE LA


TRADUCTION ? .................................................................................................................................................................... 252

5.1. LE MASSACHUSETTS INSTITUTE OF TECHNOLOGY ET LA RECONFIGURATION DES CHAMPS DES SAVOIRS ........ 253

5.1.1. Les acquis de l’avant-guerre : la puissance d’un établissement .................................................................. 253


ƒ Un établissement petit, plutôt riche et performant… ............................................................................................ 253
ƒ …mais héritier d’une culture technoscientifique très spécifique .......................................................................... 256
5.1.2. La grande mutation de l’après-guerre : la rencontre avec les sciences sociales ....................................... 258
ƒ Un tournant : Burchard et la fondation de la School of Humanities ..................................................................... 259
ƒ Recherche militaire et développement de la cybernétique .................................................................................. 261
ƒ L’émergence du paradigme cognitif et des représentations mentales................................................................. 263

5.2. TRANSFORMATIONS ET POSITIONNEMENTS DE LA SCHOOL OF ARCHITECTURE DU MIT ................................. 265


5.2.1. La voie particulière suivie dans la modernisation du discours architectural.............................................. 267
ƒ Une modernisation par la recherche : la Albert Farewell Bemis Foundation, Alvar Aalto et la Fondation
Rockefeller 268
ƒ Un « modernisme régionaliste » : William Wurster et Pietro Belluschi ................................................................ 274
5.2.2. Un Department of City Planning au cœur des évolutions de son champ .................................................... 279
ƒ Ancienneté et position centrale de l’enseignement du MIT.................................................................................. 279
ƒ Vers une scientifisation du champ : le Joint Center for Urban Studies ................................................................ 284

7
6. L’EMERGENCE DE THEMES DE RECHERCHE AUTOUR DE LA QUESTION DE LA FORME URBAINE CHEZ
KEVIN LYNCH ....................................................................................................................................................................... 291

6.1. KEVIN LYNCH, UN JEUNE ENSEIGNANT-CHERCHEUR A LA PERSONNALITE PARTICULIERE ................................. 292


6.1.1. Avant le MIT : un parcours original .................................................................................................................. 292
6.1.2. Un étudiant puis un enseignant en devenir au sein du MIT .......................................................................... 294

6.2. AUTOMNE 1951 : AU COMMENCEMENT, L’ « ERRATIQUE » SEMINAIRE VISUAL FORM OF THE CITY .................. 297
6.2.1. Une ambition à propos d’un « sujet difficile et ambigu »............................................................................... 297
6.2.2. Une culture essentiellement issue du design et même de l’architecture..................................................... 301
ƒ L’écrasante présence des articles du «townscape » ........................................................................................... 302
ƒ Les autres références : fragmentation et usages divers ...................................................................................... 304
6.2.3. Une approche foisonnante et finalement limitée ............................................................................................ 308

6.3. 1952-1953 : STRUCTURER LES APPROCHES, LE VOYAGE D’ETUDE EN ITALIE ................................................. 311
6.3.1. Décrire et noter la ville sensible, les débuts d’une pratique de recherche .................................................. 312
6.3.2. L’émergence des thèmes lynchiens et la question des « séquences » ....................................................... 314
ƒ Un travail de catégorisation de la perception et des qualités spatiales ............................................................... 315
ƒ L’apparition de la question des séquences .......................................................................................................... 316
ƒ Venise comme terrain d’étude des séquences .................................................................................................... 317

7. LA FABRIQUE D’UN PROGRAMME DE RECHERCHE : EFFETS D’OPPORTUNITE ET OBJECTIFS ................ 321

7.1. GYÖRGY KEPES : LA PERCEPTION, DU GESTALTISME A LA COGNITION ........................................................... 322


7.1.1. Un artiste devenu théoricien, et proche des scientifiques ............................................................................ 322
ƒ À Londres puis à Chicago avec László Moholy-Nagy.......................................................................................... 322
ƒ Le « Langage de la vision » ................................................................................................................................. 325
7.1.2. Le « nouveau paysage » du MIT ....................................................................................................................... 330
ƒ Un « paysage » dans la suite de Language of Vision .......................................................................................... 332
ƒ Le réseau scientifique de Kepes .......................................................................................................................... 335
ƒ Le « paysage industriel » de la métropole moderne ............................................................................................ 339

7.2. DU PROJET COLLECTIF A LA PROPOSITION DE RECHERCHE ........................................................................... 342


7.2.1. À la convergence de plusieurs intérêts et opportunités................................................................................ 342
ƒ La Fondation Rockefeller et l’héritage des contacts d’avant-guerre .................................................................... 342
ƒ La recherche en urbanisme et l’approche esthétique de Belluschi...................................................................... 345
ƒ Un centre de recherche qui doit répondre à des demandes concrètes ............................................................... 346
7.2.2. Première ébauche de programme et prise de contact informelle ................................................................. 348
ƒ Le travail collectif autour de l’ébauche d’un programme...................................................................................... 348
ƒ L’action de John Burchard et les premiers contacts avec la Fondation............................................................... 353

7.3. ALEAS DE LA NEGOCIATION ENTRE LE MIT ET LA FONDATION ROCKEFELLER ET RECENTRAGE DU PROGRAMME357


7.3.1. Vers une limitation de la recherche : le premier programme ........................................................................ 358
ƒ La montée en puissance de l’approche psychologique ....................................................................................... 358
ƒ Des pistes de recherche nombreuses et plus précises........................................................................................ 360

8
ƒ Une proposition transdisciplinaire ? ..................................................................................................................... 362
7.3.2. La mise au point du programme définitif......................................................................................................... 363
7.3.3. L’examen de la proposition finale par la Fondation Rockefeller : des avis contrastés............................. 367
ƒ L’hostilité de la Division of Social Sciences : une question de savoir-faire.......................................................... 368
ƒ L’intérêt de la Division of Humanities : une question de personnes .................................................................... 372
7.3.4. Une recherche désormais dans le champ des humanities............................................................................ 374
ƒ Préciser et convaincre : la dernière version du projet de recherche.................................................................... 375
ƒ Le soutien enthousiaste d’architectes patrons de grandes agences proches de la Fondation .......................... 378
ƒ Vote de la subvention, dernières précisions et annonce officielle ....................................................................... 380

8. UN PROGRAMME DE RECHERCHE EXPLORATOIRE : THE PERCEPTUAL FORM OF THE CITY.................... 384

8.1. UN AN D’EXPLORATION POUR PLUS DE SCIENTIFICITE ................................................................................... 385


8.1.1. Mettre à l’épreuve le programme : les personnes contactées ...................................................................... 385
ƒ Une majorité d’architectes, quelques pionniers des urban studies...................................................................... 388
ƒ Des représentants de différentes disciplines artistiques...................................................................................... 390
ƒ Des scientifiques dont un interlocuteur privilégié ................................................................................................. 394
8.1.2. Premières consultations et organisation de séminaires................................................................................ 398
ƒ Consulter des psychologues et envoyer le programme pour avis ....................................................................... 398
ƒ Des séminaires entre psychologie et disciplines artistiques ................................................................................ 402
8.1.3. Le document d’étape de janvier : un « cadre » pour le futur programme .................................................... 406
ƒ Vers la définition de « critères normatifs » pour les formes urbaines .................................................................. 407
ƒ De nombreux sujets possibles mais quelques pistes approfondies..................................................................... 409
ƒ Les réactions contrastées des personnes nouvellement consultées................................................................... 413
8.1.4. L’exploration de plusieurs pistes de recherches de janvier à mai ............................................................... 415
ƒ Des pistes de recherche qui continuent à se multiplier........................................................................................ 415
ƒ Entre « nouvelles voies » et « impasses » : vers un choix .................................................................................. 418

8.2. DES DIFFERENTS AXES DE RECHERCHE AUX PREMIERES PUBLICATIONS ........................................................ 422
8.2.1. « A Walk around the Block » : l’étude d’un « petit environnement urbain »................................................ 423
8.2.2. De la recherche sur l’orientation à The Image of the City, le cœur du programme .................................... 428
ƒ Une piste de recherche précise et structurée dès le départ ................................................................................ 428
ƒ L’évolution de la recherche et le groupe autour de Kevin Lynch ......................................................................... 433
ƒ Importance apparente de l’anthropologie et discrétion de la psychologie ........................................................... 437
8.2.3. La communication et le sens dans le paysage urbain, un travail inabouti.................................................. 439

9. LA « HIGHWAY RESEARCH » : UNE CONSTRUCTION COMPOSITE ................................................................... 448

9.1. 1955-1957 : L’ÉMERGENCE DU THÈME DURANT LE PROJET « PERCEPTUAL FORM OF THE CITY » .................. 448
9.1.1. 1955 : la piste complémentaire de l’étude des effets de la circulation......................................................... 450
ƒ L’« impact » perceptuel de la circulation .............................................................................................................. 451
ƒ Les études proposées .......................................................................................................................................... 454
9.1.2. 1956 : Premières tentatives pour un travail sur les séquences .................................................................... 456
ƒ Un jeune pionnier dans l’équipe : Philip Thiel ...................................................................................................... 457
ƒ Décrire : la place des séquences dans l’exhaustivité des débuts........................................................................ 460

9
ƒ La question d’un système de notation des séquences ........................................................................................ 463
9.1.3. De la circulation à l’expérience autoroutière, premières évolutions ............................................................ 471
ƒ 1956 : de l’impact de la circulation à l’impact de la conduite autoroutière ........................................................... 472
ƒ 1957 : détailler l’expérience de la conduite autoroutière...................................................................................... 474
ƒ Questions de méthode ......................................................................................................................................... 479

9.2. UN NOUVEAU COLLABORATEUR : DONALD APPLEYARD ................................................................................ 480


9.2.1. Donald Appleyard, un étudiant particulier....................................................................................................... 480
ƒ Un jeune architecte moderne européen............................................................................................................... 481
ƒ Un positionnement original à l’image de Lynch.................................................................................................... 484
9.2.2. De l’image vers les seuls parcours : son mémoire de Master’s Degree ...................................................... 486
ƒ L’inscription dans un collectif de recherche ......................................................................................................... 487
ƒ Un effort pour « scientificiser » son discours ....................................................................................................... 489
ƒ Un outillage graphique limité ................................................................................................................................ 493
ƒ La part importante du « design » et l’héritage européen...................................................................................... 495

9.3. LE TROISIEME HOMME : JOHN RANDOLPH MYER ......................................................................................... 501

10. LA FABRIQUE ÉCLATÉE DE THE VIEW FROM THE ROAD................................................................................... 506

10.1. 1958-1959 : LE CŒUR DE L’ANALYSE DES AUTOROUTES URBAINES .............................................................. 507


10.1.1. L’analyse du New Jersey Turnpike et la mise en place des catégories ....................................................... 507
10.1.2. La Mystic Route et la mise au point d’un système de notation graphique .................................................. 512
ƒ Le développement d’une méthodologie ............................................................................................................... 513
ƒ L’apparition des diagrammes dans une forme très avancée ............................................................................... 516
ƒ De l’analyse au projet : l’approche idéale d’une ville ........................................................................................... 519
10.1.3. Extension et systématisation du travail développé........................................................................................ 521
ƒ L’apport théorique de John Myer.......................................................................................................................... 521
ƒ Transcrire l’expérience : l’application d’une méthode d’enquête ......................................................................... 523

10.2. 1959-1964 : D’AUTRES ELEMENTS VIENNENT S’AGREGER AU TRAVAIL D’ORIGINE .......................................... 529
10.2.1. Donald Appleyard et le contre-projet de périphérique................................................................................... 530
ƒ Les éléments dispersés d’une démarche de conception ..................................................................................... 530
ƒ L’armature du quatrième chapitre de The View from the Road ........................................................................... 532
ƒ Les traces d’éléments analytiques ....................................................................................................................... 533
10.2.2. Philip Thiel et la mise au point progressive d’un système de notation........................................................ 535
ƒ La mise au point d’un enseignement ................................................................................................................... 535
ƒ Vers un système de notation stable ..................................................................................................................... 537
ƒ Le début d’un autre parcours ............................................................................................................................... 540
10.2.3. Derniers apports ? L’assitant et la maquettiste .............................................................................................. 541
ƒ Le travail complémentaire de Richard A. Peterson sur la Mystic Route .............................................................. 541
ƒ Muriel Cooper et le développement de The MIT Press........................................................................................ 543

10
CONCLUSION ....................................................................................................................................................................... 546

A. MOTEUR ET FORME DE L’INNOVATION : CONSTRUCTION D’UN CHAMP ACADEMIQUE ET DEVELOPPEMENT DE LA


RECHERCHE 546

B. LA TRADUCTION DU DISCOURS SUR LA PERCEPTION DE LA VILLE ........................................................................ 547


ƒ Dans la fabrique de la traduction : points d’entrée et de sortie............................................................................ 547
ƒ Dissymétrie entre entrées et sorties et construction du champ ........................................................................... 548

C. LES MOBILISATIONS DIVERSES DU PRINCIPAL DISCOURS-RESSOURCE, LA PSYCHOLOGIE ..................................... 549


ƒ Le recours au discours scientifique, une problématique généralisée .................................................................. 549
ƒ Différentes voies dans la mobilisation de la ressource clé : la psychologie......................................................... 550
ƒ Au-delà de l’usage de la psychologie................................................................................................................... 550
ƒ De Townscape à Learning from Las Vegas, la psychologie comme lien............................................................. 551

D. POUR DEPASSER LE DOMAINE ACADEMIQUE ..................................................................................................... 551


ƒ Réseau politique et recherche urbaine ................................................................................................................ 551
ƒ Pratique professionnelle et recherche urbaine................................................................................................. 11553

E. LA TRADUCTION AU-DELA DE L’URBAN DESIGN ET DE KEVIN LYNCH .................................................................... 555

SOURCES.............................................................................................................................................................................. 565

BIBLIOGRAPHIE................................................................................................................................................................... 590

INDEX .................................................................................................................................................................................... 615

ANNEXES .............................................................................................................................................................................. 620

ILLUSTRATIONS...................................................................................................................................................................A-1

11
TABLEAUX ET ENCARTS

TABLEAUX

Tableau 1 : Le cycle des Urban Design Conferences (1956-1970) ......................................................................................... 37

Tableau 2 : Programmes en urbanisme financés par la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller ......................... 52

Tableau 3 : Recherches financées par le programme « Studies in Urban Design »................................................................ 57

Tableau 4 : Articles publiés dans The Architectural Review republiés dans l'ouvrage Townscape ....................................... 144

Tableau 5 : Effectifs des principales universités étasuniennes en 1939 ................................................................................ 253

Tableau 6 : Budget et dons reçus des principales universités étasuniennes en 1939........................................................... 254

Tableau 7 : Performances pédagogiques des principales universités étasuniennes en 1939............................................... 255

Tableau 8 : Descriptif du cursus de city planning (Course IV.B) à la School of Architecture and City Planning du MIT........ 283

Tableau 9 : Descriptif du cursus d’architecture (Course IV.A) à la School of Architecture and City Planning du MIT ........... 283

Tableau 10 : Dotations pluriannuelles octroyées par la Fondation Ford au JCUS de 1958 à 1973....................................... 287

Tableau 11 : Structure de l’ouvrage The New Landscape in Art and Science ....................................................................... 336

Tableau 12 : Personnes contactées pour la recherche « The Perceptual Form of the City »................................................ 386

Tableau 13 : Retranscriptions de trajets sur des autoroutes extérieures à Boston................................................................ 524

ENCARTS

A : Sujets proposés en décembre 1954, programme « The Perceptual Form of the City »................................................... 411

B : Méthodologie proposée pour la recherche sur l’orientation en juin 1955 ......................................................................... 432

12
INTRODUCTION

Au tournant de 1960 paraissent quasiment en même temps mais des deux côtés de l’Atlantique
deux ouvrages proposant chacun un regard différent mais nouveau sur la ville : Studi per una operante
storia urbana di Venezia de Saverio Muratori en Italie et The Image of the City de Kevin Lynch aux
Etats-Unis 1 . Ces ouvrages s’appuient tous deux sur la mobilisation d’un mode de représentation
spécifique permettant de montrer un aspect de l’« invisible urbain » 2 : l’histoire de la production des
villes pour l’un, les représentations mentales des habitants pour l’autre. De cette manière, ces ouvrages
s’inscrivent dans le développement de systèmes de visualisation du fait urbain permettant de dépasser
ses formes physiques pour en montrer les diverses dimensions cachées à l’œil, approche qui est une
caractéristique de ce champ depuis son origine. Parmi ces systèmes, on pense notamment à ceux
croisant données topographiques et sociologiques, objets d’une réinvention constante depuis Charles
Booth et sa représentation des classes sociales londoniennes 3 jusqu’à Paul-Henry Chombart de
Lauwe, Jacques Bertin et leur figuration des espaces de la vie sociale quotidienne des Parisiens et des

1 Respectivement publiés en 1959 par l’Instituto Poligrafico dello Stato à Rome et en 1960 par The MIT Press à Cambridge
(Mass.).
2 Nous empruntons l’expression à Ola Söderström, Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Editions Payot
Lausanne, 2000. Sur ce sujet voir aussi Frédéric Pousin, Figures de la ville et construction des savoirs : architecture,
urbanisme et géographie, Paris, CNRS éditions, 2005.
3 Voir Christian Topalov, « La ville, "terre inconnue". L’enquête de Charles Booth et le peuple de Londres, 1886-1891 »,
Genèses, vol. 5, n° 1 (septembre 1991), pp. 4-34.

13
banlieusards 4 . Mais la particularité de ces deux ouvrages est d’utiliser ces nouveaux systèmes de
représentation non pour interroger ces dimensions invisibles mais pour explicitement refonder un
discours sur les formes urbaines elles-mêmes.

a. Formes urbaines, recherche et discours architectural sur la ville


Les deux ouvrages de Saverio Muratori et de Kevin Lynch apparaissent ainsi comme le
symptôme transatlantique d’un renouveau autour de la question des formes de la ville et de leur
production. Ces deux ouvrages se présentant tous deux sous la forme d’un travail empirique et
analytique produit dans le cadre d’un établissement d’enseignement supérieur, l’Institut Universitaire
d’Architecture de Venise et le Massachusetts Institute of Technology, le renouveau qu’ils proposent
s’inscrit dans une démarche scientifique. D’autres travaux de recherche immédiatement antérieurs ou
postérieurs, mobilisant eux aussi des systèmes de représentation spécifiques, participent de ce
renouveau. Parmi ceux-ci figurent bien entendu les études historiques de Pierre Lavedan à l’Institut
d’Urbanisme de l’Université de Paris à partir de l’entre-deux-guerres 5 . Mais certains travaux sont
produits par des architectes dans des établissements d’enseignement de l’architecture, constat qui n’est
pas étonnant lorsqu’on discute de formes urbaines. A côté de Muratori et de Lynch, on pense aux
recherches menées par Leslie Martin et Lionel March à l’Université de Cambridge dont la fécondité
manifeste, à travers certains de leurs anciens étudiants ou collaborateurs de Colin Rowe à Peter
Eisenman en passant par Christopher Alexander, reste encore à étudier 6 .Ce renouveau de la littérature
sur les formes urbaines apparaît donc articulé, au moins en partie, avec une transformation du discours
de l’architecture sur la ville.
Une historiographie, encore largement incomplète, met en évidence ainsi tout un corpus de
recherches produit durant la seconde moitié du XXe siècle dont le travail de l’architecte Saverio Muratori
est un des moments fondateurs 7 . En Italie dans les années soixante et soixante-dix, il s’agit bien

4 Voir Jean-Pierre Frey, « Paul-Henry Chombart de Lauwe : la sociologie urbaine française entre morphologies et
structures », Espaces et sociétés, n° 103 (2000), pp. 27-55.
5 Voir Isabelle Grudet, L’« Histoire de l'urbanisme » de Pierre Lavedan de 1919 à 1955, entre savoir et action, thèse de
doctorat, Université Paris VIII, 2006.
6 Voir Peter Carolin et Trevor Dannatt, Architecture, Education and Research: The Work of Leslie Martin, Papers and
Selected Articles, Londres, Academy Editions, 1996.
7 Voir notamment la généalogie esquissée dans Pier Giorgio Gerosa, Eléments pour une histoire des théories sur la ville
comme artefact et forme spatiale, XVIIIe-XXe siècles, Strasbourg, Université des Sciences Humaines, 1991, pp. 177-246. A
propos de Muratori, voir Giancarlo Cataldi, Saverio Muratori architetto (1910-1973), il pensiero e l'opera, Florence, Alinea,
1991.

14
entendu des travaux se plaçant dans une filiation directe, comme ceux de Gianfranco Caniggia 8 , son
élève, à l’Université de Florence, ou d’autres, comme ceux de Carlo Aymonino et Aldo Rossi de
nouveau à Venise. On trouve aussi en France ce même type d’étude à la suite de la fondation des
unités pédagogiques d’architecture dans les années soixante-dix et quatre-vingt avec notamment trois
groupes parisiens. L’étude des liens entre ces travaux ainsi qu’entre eux et d’autres produits dans
d’autres lieux – comme à Barcelone dans les années quatre-vingt avec Manuel de Solà-Morales – ou
dans d’autres périodes – comme dans les années quatre-vingt-dix à Venise avec Bernardo Secchi 9 –
voire les deux – avec Alain Leveillé à Genève toujours dans les années quatre-vingt-dix 10 – reste
encore à approfondir. Ce corpus, souvent appelé « morphologie urbaine » semble dessiner un réseau
transnational correspondant à une aire culturelle qui est celle de l’Europe latine. Au sein de ce réseau,
nombre de chercheurs ont associé à leurs recherches celles de Kevin Lynch, notamment en Italie et en
France, qui développait une approche complémentaire des formes urbaines tout en appartenant à une
autre aire culturelle au sein du champ de l’urbanisme durant cette période.

b. Kevin Lynch ou un mode de représentation et son contexte


Le travail de Kevin Lynch (1918-1984) est surtout connu à travers son premier ouvrage – The
Image of the City – qui est fondateur comme nous l’avons vu de cette approche très innovante des
formes urbaines : analyser les représentations que les habitants ont de leur environnement urbain.
Largement remarqué dès cette époque, ce travail lui vaut très rapidement une certaine renommée qui
ne se démentit pas par la suite et Lynch reste, de nos jours, un nom régulièrement mentionné dans la
littérature urbanistique. Pourtant si le nom est connu, l’auteur et son œuvre restent très méconnus, y
compris dans le pays où il a fait toute sa carrière : les Etats-Unis.

ƒ Kevin Lynch et la notation de la perception de la ville


En effet, l’œuvre de Kevin Lynch ne se limite pas à son premier ouvrage. Au contraire, durant
les trente ans qu’a duré sa carrière universitaire à la School of Architecture and City Planning du
Massachusetts Institute of Technology (MIT), Lynch a publié pas moins de sept ouvrages, tous publiés

8 Voir Gian Luigi Maffei, Gianfranco Caniggia architetto (1933-1987), disegni progetti opere, Florence, Alinea, 2003 et
Gianfranco Caniggia, Lecture de Florence, Bruxelles, Institut Supérieur d'Architecture Saint-Luc, 1994.
9 Voir le travail de ses étudiants au Politecnico di Milano, Stefano Boeri, Arturo Lanzani et Eduardo Marini, Il territorio che
cambia. Ambienti, paesaggi e immagini della regione milanese, Milan, Abitare Segesta, 1996.
10 Alain Léveillé (dir.), Atlas du territoire genevois. Permanences et modifications cadastrales aux XIXe et XXe siècles,
Chêne-Bourg, Georg Genève, 1993-1999 (4 vol.).

15
chez The MIT Press – hormis un livre posthume – dont un manuel très largement révisé à deux
reprises 11 , environ vingt-cinq articles dans différentes revues et quelques rapports dans le cadre de
projets d’urbanisme portant en particulier sur Boston et son aire métropolitaine. Le travail de Lynch sur
la perception et la représentation par les habitants des formes urbaines est loin d’être limité à son
premier ouvrage. Jusqu'au milieu des années soixante-dix, cette thématique est très largement au
centre de ses écrits, qu’il propose un travail parallèle portant sur l’image du temps véhiculée par
l’environnement physique – What Time is this Place?, 1972 12 – ou un prolongement sous la forme d’un
élargissement des méthodes et des échelles – Managing the Sense of a Region, 1976 13 .
Au sein de cette production, deux ouvrages participent d’une première période particulièrement
innovante. Il s’agit de The Image of the City et de The View from the Road, ce dernier étant publié en
1964. Si le premier traite comme nous l’avons vu de la question de la représentation que les habitants
se font de leur ville, le second analyse la principale pratique à travers laquelle cette représentation est
construite, pratique qu’il mettait déjà en avant dans le précédent ouvrage : les parcours. En traitant de
l’analyse de la perception de la ville par un conducteur circulant sur une autoroute urbaine, The View
from the Road fait le lien entre représentation, perception et projet. Mais, cet ouvrage va plus loin
encore dans la construction d’un système de représentation innovant. A côté du système
cartographique mis au point par Lynch pour représenter les images mentales de la ville dans The Image

11 Les ouvrages publiés au MIT Press sont : The Image of the City (1960), Site Planning (1962), The View from the Road
(1964), Site Planning, 2e éd. (1971), What Time is this Place? (1972), Managing the Sense of a Region (1976), A Theory of
Good City Form (1981), Site Planning 3e éd. (1984). L’ouvrage posthume, publié par son ancien étudiant Michael
Southworth, est Wasting Away, New York, Random House, 1991.
12 « J’ai déjà discuté de l’image de l’environnement spatial […]. De nombreux parallèles peuvent être faits à propos de
l’image environnementale du temps. » [I have elsewhere discussed the image of the spatial environment […]. Many parallel
statements can be made about the environmental image of time.] Kevin Lynch, What Time is This Place?, Cambridge
(Mass.), The MIT Press, 1972, p. 241.
13 « […] les preneurs de décision – et beaucoup de professionnels – continuent de trouver la technique bizarre. Malgré la
notoriété continue de la première étude [The Image of the City], elle a suscité un enthousiasme des chercheurs dans
d’autres champs, d’amateurs et de contemplatifs, ou de débutants dans la profession. J’ai essayé, dans Managing the
Sense of a Region, de montrer comment de telles études et de tels sujets pouvaient en fait être appliqués aux décisions en
matière de gestion publique dans des régions urbaines compliquées. » [ […] decision makers – and many professionals –
still find the technique peculiar. Despite the continuing notoriety of the early study, it has been an enthousiasm of
researchers in other fields, or of amateurs and cotemplatives, or of beginners in the profession. I tried, in Managing the
Sense of a Region, to show how such studies and issues could actually be applied to public management decisions in
complicated urban regions.] Kevin Lynch, « Reconsidering The Image of the City » in Tidib Banerjee et Michael Southworth
(dir.), City Sense and City Design: Writings and Projects of Kevin Lynch, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1990, p. 255.

16
of the City, ce second ouvrage propose un système de notation tout à fait inédit pour analyser la qualité
des séquences visuelles le long d’un parcours, autoroutier en l’occurrence.

ƒ Kevin Lynch entre milieu de travail et champ académique


Le contexte dans lequel s’est développé le travail de Kevin Lynch est encore plus mal connu
que son oeuvre. Les œuvres complètes de Kevin Lynch ont été publiées accompagnées d’une courte
bibliographie. Mais comme les auteurs de cette dernière l’indiquent, il ne s’agit que d’une
« esquisse » 14 . En particulier, elle évite soigneusement de dépasser la figure de l’auteur ce qui
permettrait pourtant de relier son travail au contexte plus large dont il participe. Or pour comprendre
l’émergence de cette production particulièrement innovante durant cette période, il est nécessaire de la
relier à d’autres auteurs et d’autres textes afin de saisir quel a été son moteur mais aussi quelles ont été
les ressources mobilisées et les modalités très concrètes de la mise en œuvre de cette mobilisation.
Parmi les écrits de Kevin Lynch, The View from the Road offre deux caractéristiques tout à fait
particulières qui permettent d’identifier ces liens. Première caractéristique, c’est le seul ouvrage que
Lynch partage à égalité avec d’autres auteurs. En effet, dans les préfaces de ses autres écrits, Lynch
évoque souvent des collaborateurs mais il apparaît comme le seul auteur de l’ouvrage lui-même. Dans
le cas de The View from the Road, les collaborateurs quittent la préface pour la couverture où, de plus,
les noms étant classés par ordre alphabétique, les deux autres auteurs – Donald Appleyard et John R.
Myer – apparaissent crédités à égalité avec lui. Or ces deux auteurs enseignaient comme Lynch au sein
de la School of Architecture and City Planning du MIT au moment de la publication de The View from
the Road. Cet ouvrage est en fait le produit avec d’autres écrits, dont The Image of the City, d’un grand
programme de recherche intitulé « The Perceptual Form of the City » – qu’a co-dirigé Kevin Lynch – et
de ses suites auxquelles ont participé nombre d’autres chercheurs toujours au sein du MIT. L’étude de
la fabrique de cet ouvrage permet donc de dépasser la seule figure de Lynch pour plonger ce dernier
dans son milieu de travail, dans l’équipe d’enseignants-chercheurs à laquelle il appartenait, ce qui
constitue une première échelle de contexte.
Seconde caractéristique, The View from the Road s’inscrit dans une forme de généalogie. A la
différence de The Image of the City notamment, The View from the Road bénéficie d’une bibliographie
non pas pléthorique et comportant peu de références appartenant au champ de l’urbanisme mais au
contraire relativement courte et composée essentiellement de textes appartenant au champ des

14 Tridib Banerjee et Michael Southworth, «Kevin Lynch: His Life and Work» in Tribid Banerjee et Michael Southworth (dir.),
op. cit., pp. 9-20.

17
professions de l’aménagement de l’espace. L’un d’entre eux développe plus particulièrement une
représentation des séquences visuelles le long d’un parcours. Il s’agit de Townscape, publié par l’auteur
britannique Gordon Cullen en 1961 chez The Architectural Press mais qui est le recueil des articles qu’il
a publiés dans la revue The Architectural Review de 1947 à 1959. The View from the Road est aussi un
ouvrage moins connu car moins diffusé que The Image of the City. Il est donc nettement moins cité que
ce dernier. Un ouvrage, important dans le champ des professions de l’aménagement et qui développe
lui aussi des éléments permettant de représenter un parcours dans l’espace urbain, lui donne pourtant
une place tout à fait centrale. Il s’agit de Learning from Las Vegas publié en 1972 chez The MIT Press
par les trois auteurs étasuniens Denise Scott Brown, Robert Venturi et Steven Izenour qui est, lui, basé
sur un enseignement d’atelier dispensé en 1968. De plus, Townscape, The View from the Road et
Learning from Las Vegas participent ensemble de la littérature canonique d’un (sous-)champ qui s’est
constitué au sein du vaste champ de l’urbanisme durant la même période, l’urban design.

c. Les deux objets : le champ de l’urban design et la recherche « The


Perceptual Form of the City »
Il est donc possible de regrouper les ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning
from Las Vegas au sein d’un même corpus proposant un discours 15 sur les formes urbaines mobilisant
la perception visuelle. Mais ce corpus apparaît comme beaucoup plus hétérogène que, par exemple,
celui de la morphologie urbaine. Dans ces trois ouvrages, un même objet est représenté : les
séquences visuelles le long d’un parcours. Mais si on retrouve certains traits caractéristiques communs
aux modes de représentation mobilisés dans ces ouvrages, des différences toutes aussi importantes
existent. Au sein de l’ensemble formé par les trois ouvrages, The View from the Road apparaît comme
un moment d’intense innovation en matière de représentation avec l’invention d’un système de notation.
Comment comprendre cette tension entre la participation à une généalogie qui lie cet ouvrage aux deux
autres et la forte innovation qui le différencie nettement de ceux-ci ?

ƒ La mise en tension d’une double histoire : celle d’un champ académique et d’une
recherche
Une réponse peut être apportée par une analyse historique du contexte de production de The
View from the Road mettant en tension deux histoires différentes mais s’articulant : celle d’un champ,

15 Nous emploierons la notion de « discours » dans un sens neutre et général correspondant à : « exposé de la pensée
conduite de manière à atteindre son objet par une suite d'énoncés organisés, raisonnement » (Sens C.2., Art. « Discours »,
Trésor de la Langue Française).

18
l’urban design, et celle d’un travail de recherche basé sur le programme « The Perceptual Form of the
City ». Inusité avant les années cinquante, le terme urban design a été couramment utilisé à partir de
cette période – d’abord aux Etats-Unis puis dans le reste de l’aire culturelle anglo-saxonne – pour
désigner à la fois un champ académique et un champ professionnel qui ne correspondent pas à une
discipline. En effet, si des programmes et des diplômes comportent bien le terme urban design dans
leurs intitulés, ce terme ne correspond à aucune unité de formation et de recherche autonome au sein
des établissements d’enseignement supérieur. De même, si des professionnels peuvent endosser le
titre d’urban designer, ce n’est pas forcément suite à l’obtention d’un diplôme portant ce titre et aucune
organisation professionnelle ne portant cet intitulé n’en régule la pratique. L’urban design se présente
plutôt comme un territoire à l’intersection entre les différentes professions, que nous appellerons
professions de l’aménagement de l’espace ou de l’environnement bâti, et qui sont dans le monde anglo-
saxon l’architecture, le paysagisme et le planning. Le terme de « champ » que nous utilisons est
emprunté aux acteurs de l’urban design eux-mêmes qui emploient couramment l’équivalent anglais
« field » pour le qualifier.
Au sein de ce champ, nous ne nous intéresserons qu’au versant qui correspond aux
publications de Kevin Lynch, soit son versant académique dont l’historiographie commence à être
développée depuis quelques années. La recherche qui a abouti à The View from the Road mais aussi à
The Image of the City se situe au fondement de ce champ mais les publications qui en ont résulté, et en
premier lieu The Image of the City, continuent de participer du cœur de celui-ci. Il s’agit d’une recherche
académique développée au sein d’un établissement d’enseignement supérieur, la School of
Architecture and City Planning du MIT. Au cœur de cette recherche se situe le programme intitulé « The
Perceptual Form of the City » qui correspond à un format clairement identifié car produit dans le cadre
d’un financement de la Fondation Rockefeller. Mais ce programme est inclus dans un ensemble de
productions nettement moins formalisées. Toutes ayant été produites dans le cadre d’une pratique qui
est celle de la recherche académique, nous regrouperons l’ensemble sous l’intitulé « recherche » son
équivalent anglais, « research », étant utilisé par ses producteurs, dont Kevin Lynch.

ƒ Elements de méthodologie : deux collectifs et une traduction


Si l’on observe le champ de l’urban design et la recherche sur la forme perceptuelle de la ville à
travers un regard historique faisant appel à la sociologie, ils correspondent à deux échelles distinctes de
collectifs que l’on peut différencier par la sociabilité des acteurs qui le composent. Le collectif
correspondant au champ est défini par l’absence de liens personnels attachant ses membres à une
production commune. Les liens y sont pour la plupart indirects et médiatisés par des structures sociales,
des institutions et des textes. Acteurs, institutions et textes sont disposés dans le champ et articulés

19
sans hiérarchie prédéfinie. L’usage que nous faisons de la notion de champ correspond à une acception
faible et descriptive plutôt qu’à l’acception forte et opératoire qu’a développée Pierre Bourdieu dans son
œuvre. Néanmoins, nous pouvons la rapprocher de cette dernière avec laquelle elle partage des
caractéristiques communes notamment le fait d’être un microcosme dans le macrocosme social,
possédant des règles du jeu et des enjeux spécifiques irréductibles à d’autres collectifs du même type,
où les acteurs ont une position différenciée et sont en compétition les uns avec les autres 16 .
Au contraire, le collectif correspondant à la recherche est marqué par la présence de liens
interpersonnels très majoritairement directs entre ses membres dus à l’existence d’une production
commune. Quand ils sont indirects, ils sont médiatisés par un seul acteur et attachés à cette production
commune. Dans ce cadre, les relations entre institutions, acteurs et textes peuvent être nettement plus
hiérarchisées : une institution héberge des acteurs qui produisent un ou plusieurs textes. D’autres
institutions et d’autres acteurs peuvent s’articuler plus librement avec ce premier ensemble. Du fait de
cette caractéristique principale, ce collectif correspond à la notion sociologique de groupe de travail. Le
groupe de travail participe d’un champ auquel il ne peut souvent être réduit car il est aussi lié à d’autres
champs.
Si l’on adopte le point de vue de la sociologie des sciences, ces deux collectifs peuvent aussi
être considérés comme deux aspects différents, deux échelles, d’un même réseau socio-technique
articulant selon des modalités diverses acteurs, institutions et dispositifs techniques. Au sein de ce
réseau circulent des éléments discursifs divers dont des modes de représentation et, parmi eux, celui
qui nous intéresse : la représentation des séquences visuelles. Nous n’interrogerons pas la pertinence
de celui-ci vis-à-vis de la réalité. Il sera analysé pour lui-même comme un inscripteur, un dispositif
technique qui construit la réalité physique tout autant que la réalité sociale 17 . En passant d’un collectif à
l’autre, il est traduit. Nous employons ici la notion de traduction à la fois dans le sens faible du langage
courant mais aussi au sens fort de Michel Callon et Bruno Latour 18 . Cette notion décrit les changements
liés au passage d’un élément de discours de la réalité discursive d’un collectif à celle d’un autre collectif.
Mais elle indique aussi un changement des enjeux, et donc des intérêts des acteurs, auxquels est lié
cet élément discursif dans ce passage d’un collectif à un autre. En circulant d’un collectif à l’autre, d’un
groupe de travail à un autre, le mode de représentation est modifié par les acteurs de chaque groupe de

16 Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contre-champ » in Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu.
Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 2001, pp. 24-25.
17 Bruno Latour, La science en action, Paris, Folio, 1989, p. 163.
18 Michel Callon, « Sociologie de l’acteur-réseau » in Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, Sociologie de la
traduction. Textes fondateurs, Paris, Ecole des Mines de Paris, 2006, pp. 269-270 et Bruno Latour, op. cit., pp. 261-292.

20
travail en fonction de leurs intérêts. La traduction devient la preuve de la circulation mais aussi une
manière de décrire les différences entre ces groupes de travail.
La notion de traduction permet de résoudre le paradoxe apparent qui naît de l’articulation des
ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas dans une forme de
généalogie et des très fortes différences les séparant notamment au niveau des modes de
représentation des séquences visuelles qui sont similaires et en même temps très différents. De
grandes différences articulées avec des caractéristiques communes sont l’expression de la circulation
et donc du lien entre ces ouvrages. Par rapport à cette notion de traduction, les deux collectifs du
champ et de la recherche acquièrent dès lors deux statuts différents. Le champ, qui est le porteur des
enjeux à grande échelle par rapport auxquels les acteurs se positionnent, devient la portion du réseau
socio-technique à l’échelle de laquelle cette traduction est activée et se déploie. Le groupe de travail,
qui est le collectif à petite échelle de la production du discours, devient la portion du réseau socio-
technique au sein de laquelle est mise en œuvre cette traduction et donc la « fabrique » 19 de celle-ci.
Nous chercherons donc dans un premier temps à cartographier le champ afin de comprendre deux
éléments différents de cette traduction : les enjeux à l’échelle du champ qui ont motivé cette traduction
et les modalités de son déploiement. Puis dans un second temps, nous analyserons la recherche qui a
abouti à The View from the Road afin de comprendre la fabrique en acte de cette traduction. Dans cette
deuxième analyse, nous insisterons d’un côté sur les ressources qui sont mobilisées pour la traduction
et de l’autre sur les acteurs qui les mobilisent.

d. Au sein de l’histoire de l’urbanisme : période, apports, méthodologie


En plongeant The View from the Road dans son contexte de production, le travail proposé se
présente donc comme une contribution à l’histoire de l’urbanisme. Son positionnement par rapport à
cette histoire présente différents traits principaux.

ƒ L’urbanisme dans le monde anglo-américain après la seconde guerre mondiale


Cette recherche traite d’une période et d’une aire géographique particulières. Le contexte de
production étant divisé selon deux échelles différentes, la période et l’aire géographique sont elles aussi
abordées selon ces deux échelles. Le travail sur le champ de l’urban design correspond à une période
courant de la seconde moitié des années quarante jusqu’au début des années soixante-dix et à une

19 Nous emploierons la notion de « fabrique » dans un sens voisin de « manière dont un objet est fabriqué, dont est faite une
chose » (Sens B.1.a., Art. « Fabrique », Trésor de la Langue Française) pour désigner par métonymie l’espace social dans
lequel est construite une chose.

21
aire géographique qui est celle du monde anglo-américain. Il s’agit d’une période et d’une aire
s’inscrivant dans une certaine cohérence dans l’histoire socio-politique. Elle correspond au Royaume-
Uni et aux Etats-Unis au consensus bi-partisan d’après-guerre [post-war consensus] qui est marqué par
le développement de l’état providence [welfare state] 20 . Ce dernier entraîne bien évidemment une forte
expansion de l’appareil administratif et législatif mais aussi des politiques publiques en matière
d’urbanisme. Mais cette cohérence est aussi celle d’une proximité politico-culturelle sans précédent
entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis, proximité qui est une conséquence de la seconde guerre
mondiale mais aussi de la guerre froide. La cohérence de cette aire géographique est aussi
profondément inscrite dans l’histoire de l’urbanisme, la fondation du city planning étasunien étant
historiquement liée au town planning britannique 21 . L’étude de la recherche « The Perceptual Form of
the City », de ses prémices et de ses suites, correspond à une période plus réduite, 1951-1964 22 , et à
une aire géographique plus limitée, l’aire métropolitaine de Boston, moment et lieu où le développement
de l’état providence en général et des politiques urbanistiques en particulier connut une forte
accélération 23 .
Plus largement, cette thèse participe de l’étude d’une période de l’histoire de l’urbanisme dans
le monde occidental que l’on peut qualifier de troisième âge. Une première période correspond à
l’émergence – de la fin du XIXe siècle jusqu’à la première guerre mondiale – de ce champ dans son
hétéronomie et en liaison avec le développement de la « nébuleuse réformatrice » 24 . Une seconde est
liée à son institutionnalisation progressive dans de nombreux états – durant l’entre-deux-guerres – à
travers la mise en place d’un appareil administratif et législatif 25 . Cette troisième période est celle de la
maturité mais aussi d’une expansion se combinant avec une complexification croissante liée à la

20 Voir François-Charles Mougel, Histoire du Royaume-Uni au XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 1996,
pp. 353-446 et Pierre Melandri, Histoire des Etats-Unis contemporains, Paris, André Versailles éditeur, 2008, pp. 307-394.
21 Pour une perspective plus large, voir aussi Daniel T. Rodgers, Atlantic Crossings. Social Politics in a Progressive Age,
Cambridge, Harvard University Press, 1998.
22 Cette période correspond à la fin de la présidence Truman (1945-1953), à la présidence Eisenhower (1953-1961) et au
début de la présidence Kennedy (1961-1963).
23 Voir Lawrence W. Kennedy, Planning the City upon a Hill: Boston since 1630, Amherst (Mass.), The University of
Massachusetts Press, 1992, pp. 157-192.
24 Nous empruntons l’expression à Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses
réseaux en France, 1880-1914, Paris, EHESS, 1999. Pour une perspective internationale, voir Stephen V. Ward, Planning
the Twentieth-Century City: The Advanced Capitalist World, Chichester, Wiley, 2002, pp. 11-80.
25 Pour une perspective internationale voir Stephen V. Ward, op. cit., pp. 81-156. Pour le cas français, voir Viviane Claude,
Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXe siècle, 2006, pp. 57-102.

22
mutiplication des (sous-) champs et des discours. Le contraste entre les deux dernières périodes est
particulièrement fort dans le monde anglo-américain après un moment d’unité durant l’entre-deux-
guerres autour de l’institutionnalisation de la discipline académique et de la profession du town/city
planning.

ƒ Les différents apports à l’histoire de l’urbanisme


Au-delà de l’œuvre de Kevin Lynch et de ses collaborateurs d’un côté et du champ de l’urban
design de l’autre, cette thèse est aussi une contribution à d’autres axes de l’histoire de l’urbanisme.
C’est d’abord une contribution à l’analyse de la construction d’une interdisciplinarité en acte au sein de
l’histoire de l’urbanisme. Face à l’hétéronomie de ce champ, l’apport de disciplines comme la
géographie et la sociologie est reconnu. L’étude du travail de Kevin Lynch permet de jeter un regard
nouveau sur cette interdisciplinarité qui est au cœur de l’urbanisme en analysant deux de ses
caractéristiques. La première correspond à la mobilisation d’une discipline originale vis-à-vis de ce
champ, la psychologie, et plus précisément de deux de ses courants, le gestaltisme et la psychologie
cognitive. La seconde est liée au statut central de cette interdisciplinarité – construite à travers différents
dispositifs – dans ce travail.
Elle doit aussi contribuer à identifier l’action, au sein de l’urbanisme, de deux institutions
majeures dans l’histoire de la recherche aux Etats-Unis et dans le monde : une fondation, la Fondation
Rockefeller, et un établissement d’enseignement supérieur, le Massachusetts Institute of Technology.
La Fondation Rockefeller est, depuis sa naissance en 1913, une institution clé au niveau du
financement de la recherche dans le monde. Très tôt, son action dans le champ des politiques
publiques a touché les champs de l’architecture et de l’urbanisme. Son action commence à être
documentée pour la période corrrespondant à la première moitié du XXe siècle 26 mais reste à
approfondir en ce qui concerne la seconde moitié. De plus, il s’agit de l’étude au sein de cette Fondation
de l’action d’une Division moins connue en matière de recherche que celle chargée des sciences
sociales : celle des humanities. Mais cette thèse propose aussi une contribution à l’histoire du MIT

26 Voir par exemple Pierre-Yves Saunier, « Selling The Idea of Cooperation. The US Foundations and the European
Components of the Urban Internationale (1920s-1960s) », in Giuliana Gemelli (dir.), American Foundations and Large Scale
Research: Construction and Transfer of Knowledge, Bologne, Clueb, 2001, pp. 219-246 et en ce qui concerne le champ
général de son action Barry D. Karl et Stanley N. Katz, « The American Private Philanthropic Foundation and the Public
Sphere, 1890-1930 », Minerva, vol. 19, n° 2 (juin 1981), pp. 236-270 et Emily S. Rosenberg, « Mission to the World:
American Philanthropy Abroad, 1890-1945 » in Larry Friedman (dir.), Charity, philanthropy, and civility in American history,
New York: Cambridge University Press, 2002, pp. 241-258.

23
correspondant à une période qui a fondé sa puissance. Cet établissement est surtout connu pour son
action en matière d’enseignement et de recherche en techniques et sciences fondamentales, voire en
sciences humaines, mais très peu pour son action dans les champs de l’architecture et de l’urbanisme.
Face à l’histoire de la Graduate School of Design de l’Université Harvard qui a fait l’objet de
publications 27 , ce travail traite de celle de la School of Architecture and City Planning du MIT qui est un
établissement aussi important, si ce n’est plus en ce qui concerne le champ de l’urbanisme, mais
présentant un profil différent.
Enfin, ce travail de recherche est aussi l’occasion de développer les biographies de quelques
acteurs plus ou moins importants de l’histoire de la recherche en architecture et en urbanisme aux
Etats-Unis : Kevin Lynch bien entendu, ses collègues György Kepes, Donald Appleyard et John Myer,
ses assistants de recherche Philip Thiel, David Crane mais aussi l’administrateur historique de cette
recherche au MIT, John Ely Burchard. Ces différentes biographies mettent en scène des personnalités
– au parcours et à la production relativement originaux – qui se sont retrouvées au cœur de la
recherche en urbanisme.

ƒ Les sources et l’écriture


Le travail sur le champ de l’urban design s’appuiera sur deux types de sources très différentes.
D’un côté, il s’agira des trois ouvrages Townscape, The View from The Road et Learning from Las
Vegas qui feront l’objet d’une analyse de contenu poussée afin de saisir les modalités de la traduction
étudiée. D’un autre côté quelques sources archivistiques permettront d’identifier les enjeux auxquels est
reliée cette traduction en documentant deux moments de la fondation de ce champ. Une première
source correspond au manuscrit d’un ouvrage inédit sur les premières Urban Design Conferences à la
Graduate School of Design de l’Université Harvard, présent dans les archives de Jaqueline Tyrwhitt au
sein des fonds du Royal Institute for British Architects. Une seconde est un ensemble de documents
appartenant aux archives de la Fondation Rockefeller correspondant aux programmes directement
impliqués dans les premiers développements de ce champ.
Le travail sur la recherche qui a abouti à The View from the Road est fondé principalement sur
un fond d’archives en particulier, celui de Kevin Lynch, conservé au MIT. Pour la période correspondant
au programme « The Perceptual Form of the City », ces archives sont doublées de celles relatives à ce
programme et conservées à la Fondation Rockefeller. A côté de ces deux sources principales, d’autres

27 Voir Anthony Alofsin, The Struggle for Modernism: Architecture, Landscape Architecture, and City Planning at Harvard,
New York, W. W. Norton & Company Inc., 2002 et Jill Pearlman, Inventing American Modernism: Joseph Hudnut, Walter
Gropius, and the Bauhaus Legacy at Harvard, Charlottesville (Vir.), University of Virginia Press, 2007.

24
fonds archivistiques de deux acteurs importants de cette recherche sont mobilisés mais de manière très
limitée : les archives de György Kepes conservées à la Smithsonian Institution à Washington et les
archives de Donald Appleyard conservées à l’Université de Californie à Berkeley. Ponctuellement, des
mémoires de Bachelor’s Degree et de Master’s Degree de certains des auteurs étudiés ainsi que des
documents issus de cours ou de recherches mais stockés en bibliothèque – notamment ceux produits
par Philip Thiel – seront aussi utilisés. Enfin, l’histoire de l’enseignement et de la recherche au MIT – et
du Joint Center for Urban Studies commun au MIT et à Harvard – s’appuie principalement sur le
quotidien édité par les étudiants du MIT, The Tech, et très ponctuellement sur celui édité par ceux de
l’Université Harvard, The Harvard Crimson.
En raison du caractère largement inédit du sujet mais aussi du nombre des sources de
première main utilisées, un certain nombre d’orientations méthodologiques ont été adoptées. Le sujet
n’ayant quasiment jamais été développé, ce travail se présente donc comme un premier défrichage qui,
nous l’espérons, ouvre vers d’autres travaux. Ceci a entraîné deux choix. Nous avons accordé une
certaine importance au travail de description dans la compréhension des objets observés. D’un autre
côté nous avons aussi tenté de développer une certaine exhaustivité afin d’éviter de fermer ou de forcer
l’interprétation des sources. Au-delà du sujet lui-même, les sources archivistiques mobilisées sont aussi
pour la plupart inédites. Nous avons donc pris le parti de largement les citer pour les montrer, mais
aussi pour éviter de parler à leur place. Le travail d’analyse des trois ouvrages a donc consisté à tenter
de tirer parti au maximum de l’analyse de contenu pour bien identifier la nature de ceux-ci. Pour le
travail sur la recherche sur la forme perceptuelle des villes, une partie non négligeable du travail a
consisté à croiser les deux fonds d’archives principaux et à ordonner chronologiquement les
documents. Nul doute que le travail à la fois sur les ouvrages et surtout sur les sources archivistiques
méritera d’être repris et approfondi.

e. Présentation des chapitres


La première partie de ce travail est donc consacrée à l’analyse de cette traduction dans le
cadre de l’histoire du champ de l’urban design. Un premier chapitre développe l’historiographie
émergente de ce champ. Celle-ci a surtout permis d’amorcer l’étude de l’action de deux institutions qui
ont été déterminantes dans sa construction, étude que nous proposons d’approfondir. L’urban design a
avant tout été fondé à travers un cycle de conférences de la Graduate School of Design de l’Université
Harvard. Ce cycle s’est nourri de deux héritages issus de la modernisation du discours architectural,
articulés autour des permanences et des transformations d’une notion particulière à la langue anglaise,
la notion de design. Mais l’urban design s’est aussi nourri du développement progressif d’une politique
de recherche au sein de la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller. Construite en miroir de

25
l’action contemporaine de la Fondation Ford, cette action est née de l’accumulation de divers
programmes traitant des questions d’esthétique urbaine, accumulation peu à peu transformée en une
politique cohérente. A côté de cette institutionnalisation progressive, ce chapitre permet aussi
d’interroger la naissance de ce champ à travers sa littérature. Au cœur de ce champ, un corpus de
textes attachés au discours sur la perception de la ville peut être isolé, corpus dont font partie les trois
ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas qui sont aussi liés à des
écrits plus anciens.
Dans un deuxième chapitre, les trois ouvrages Townscape, The View from the Road et
Learning from Las Vegas sont interrogés pour caractériser ce mode de représentation tout en montrant
les différences existant entre eux. Cette analyse s’appuie sur une définition de la notion de mode de
représentation à travers trois caractéristiques : un terme servant à le désigner, un système graphique et
un système scriptural. On découvre ainsi une représentation générique associant le terme « séquence »
à une série de vues photographiques organisées en bande et à un récit. Ce mode connaissant de
nombreuses variations dans Townscape, devient très construit et théorisé dans The View from the
Road pour ensuite se dissoudre dans le reste du discours dans Learning from Las Vegas.
Chacun des ouvrages est ensuite interrogé en lui-même au sein d’un troisième chapitre afin de
comprendre ces différences. Cette analyse est développée selon trois axes : le positionnement du
discours proposé par les auteurs, le réseau des autres auteurs mobilisés à travers les références
apparaissant de manière explicite et enfin les modalités de l’usage du système iconographique. Ces
trois ouvrages dessinent ainsi un portrait nettement contrasté du champ urban design si on place ces
différences dans une chronologie attachée au moment de production de chacun d’entre eux. Ce champ
s’appuie au départ surtout sur la production d’un discours essayant de renouveler une approche
« artistique » des formes urbaines face à une rigidification du discours du planning après-guerre. Puis, il
se développe à travers la construction d’une science de ces formes en faisant usage des discours
scientifiques sur la perception contemporaine. Mais, un des usages majeurs de ce nouveau discours
sur les formes urbaines reste finalement à destination du champ de l’architecture : la critique du
discours dominant du Mouvement Moderne.
Un quatrième chapitre permet d’esquisser une historiographie du réseau articulant les trois
ouvrages à partir du contexte de production de chacun. La campagne éditoriale du « townscape » est
ainsi connectée aux transformations du discours sur la ville au sein des Congrès Internationaux
d’Architecture Moderne alors que nombre de textes participant de la naissance du champ de l’urban
design en font un usage central. Le travail de recherche du groupe de Kevin Lynch apparaît au cœur de
l’émergence de ce champ mais aussi de la construction d’un autre qui lui est connexe : l’environment-
behavior research. L’enseignement de studio dont participe Learning from Las Vegas est rattaché au

26
parcours de Denise Scott Brown qui hérite notamment du travail du groupe de Lynch mais le
recompose grâce à l’apport du discours culturaliste sur l’environnement humain.
La deuxième partie est consacrée à l’analyse de la fabrique de la traduction dans le cadre du
travail de recherche mené par Kevin Lynch et son groupe. Le contexte institutionnel de cette recherche
est détaillé dans le cinquième chapitre à travers un portrait du Massachusetts Institute of Technology et
de sa School of Architecture and City Planning. Le MIT dans son ensemble est marqué par son
positionnement historique particulier hérité de son statut de petit établissement spécialisé dans
l’enseignement de la technologie. Mais après la seconde guerre mondiale, une School of Humanities
est fondée et devient le lieu d’un nouveau dialogue entre sciences humaines et techniques autour du
discours de la cybernétique et des sciences cognitives. L’histoire plus particulière de la School of
Architecture and City Planning montre le chemin original suivi par cet établissement. La modernisation
du discours et de la pédagogie architecturale au sein de cet établissement se développe à travers la
recherche – grâce à une institution particulière, la Fondation Albert Farwell Bemis – mais aussi l’action
de doyens éloignés d’une modernité doctrinaire. De plus, son Department of City Planning connaît
après-guerre une montée en puissance continue avec notamment la fondation en 1959 du Joint Center
for Urban Studies. Le récit recomposant le travail de recherche de Kevin Lynch et de ses collaborateurs
qui aboutit, entre autres, à l’ouvrage The View from the Road, est décrit en cinq chapitres qui
correspondent à autant d’étapes successives.
Une première période détaillée dans le sixième chapitre correspond aux deux travaux
exploratoires que Lynch mène à propos de la question de la forme urbaine. Il s’agit d’abord du
séminaire expérimental « Visual Form of the City » qu’il dirige au MIT en 1951. La recomposition du
contenu de ce séminaire à travers les documents d’archives permet de montrer l’importance des articles
de la politique éditoriale du « townscape » de la revue The Architectural Review dans la genèse des
recherches de Lynch. Mais c’est à travers un voyage d’étude en Italie qu’il effectue en 1952-1953 que
Lynch développe de nombreuses pistes de travail. L’étude de son journal de bord montre qu’il
commence dès cette époque à identifier les séquences visuelles comme une piste de travail et à tenter
de les représenter.
Puis le croisement des archives de Kevin Lynch et de la Fondation Rockefeller dans le
septième chapitre permet de comprendre comment la négociation avec cette dernière a permis de faire
aboutir les travaux exploratoires de Lynch en un programme de recherche. Ce programme naît de la
volonté de la School of Architecture and City Planning du MIT de fonder un centre de recherche
urbaine, notamment à l’aide des financements de la Fondation. Cette volonté se base sur une impulsion
issue de la tête de la Fondation elle-même et se traduit par une négociation avec cette dernière pour la
mise au point d’un programme de recherche. Façonné par cette négociation, il se nourrit aussi des

27
travaux préalables de György Kepes qui le co-dirige avec Lynch.
L’analyse des archives de Kevin Lynch au sein d’un huitième chapitre permet de comprendre
les évolutions du programme « The Perceptual Form of the City » qui est développé de 1954 à 1959
grâce à un financement de la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller. Le programme
commence par une année exploratoire. De nombreux concepteurs, scientifiques et artistes sont
sollicités, des séminaires, rencontres et échanges sont organisés pour finalement aboutir à un
programme détaillé. Le contact avec une psychologie cognitive émergente à ce moment-là aura un rôle
central pour Lynch dans la confirmation de ses intuitions. A partir de ce programme détaillé, les trois
axes de recherche principaux aboutissent finalement entre 1959 et 1961 à la production de trois
publications différentes : un article portant sur l’étude de la représentation que les citadins se font d’un
« petit espace urbain », un livre portant sur la question de l’orientation – le fameux The Image of the
City – et un dernier article portant sur l’exploration inachevée de la question du « sens dans le paysage
urbain ».
A côté de ces trois pistes prioritaires, une piste de recherche supplémentaire est
progressivement développée par Lynch comme nous le voyons dans un neuvième chapitre : l’étude des
séquences autoroutières. Elle est issue d’un axe complémentaire du programme détaillé portant sur les
« effets de la circulation » relatifs à la perception. Mais elle bénéficie aussi des premiers travaux sur les
séquences développés dans l’étude portant sur les « petits espaces urbains » par un assistant de
recherche, Philip Thiel. A partir de 1956, ces deux axes de travail fusionnent pour aboutir à une étude
des séquences autoroutières. Cette piste se nourrit en particulier de l’apport de Donald Appleyard. En
effet, le parcours de ce dernier – qui est très différent de celui de Kevin Lynch – a abouti à un autre
regard qu’il a développé dans un travail de mémoire dirigé par Lynch à travers une étude portant déjà
sur la qualité perceptuelle des parcours automobiles. Avec Appleyard, l’architecte John Myer qui
enseigne aussi au MIT fait son entrée dans le groupe de travail de Lynch.
Un dixième et dernier chapitre est consacré à la fabrique « éclatée » des matériaux qui
constitueront ensuite The View from the Road. En 1958, avant la fin du programme « The Perceptual
Form of the City », une méthode d’analyse est mise au point d’abord par Lynch et Appleyard à partir
d’un cas d’étude bostonnien puis mobilisée, semble-t-il par Lynch et Myer, pour étudier d’autres
autoroutes urbaines. Après la fin du programme, d’autres éléments – dont la trace est plus ou moins
fragmentaire – viennent ensuite s’agréger à ce travail : contre-projet de périphérique pour Boston,
poursuite du travail sur un système de notation, apport de la maquettiste de l’ouvrage, etc.

28
PARTIE 1

DECRIRE LE CHAMP DE L’URBAN DESIGN : UN PANORAMA DES TRADUCTIONS


Traduire le terme français urbanisme peut être relativement simple dans nombre de langues
européennes. Dans ces différents pays, ces termes ont fini par s’imposer assez rapidement pour
désigner le champ relativement large et complexe des discours et actions sur la ville. Mais ce n’est pas
le cas dans le monde anglo-saxon. Le terme urbanism existe mais est d’un usage très limité face à non
pas un mais plusieurs autres termes couramment utilisés. Parmi ces termes, trois dominent largement :
urban planning, urban design et urban studies. Le champ défini par le terme urbanisme en France est
donc éclaté en trois pôles : planning, design et studies 28 .

ƒ Planning / design / studies : l’urbanisme divisé en trois champ


Le champ correspondant au vocable urban planning où aux vocables apparentés town planning
au Royaume-Uni et city planning aux Etats-Unis, bénéficie d’une historiographie désormais
importante 29 . Celui-ci que l’on désigne aussi de manière plus courante par le terme planning est avant
tout un champ de pratiques et d’action comme le laisse imaginer l’usage de ce terme signifiant
« planifier » ou « organiser », ainsi qu’une discipline universitaire dans ces deux pays. Au départ
composite, issu du vaste mouvement de réforme urbaine, il s’est progressivement structuré au XXe
siècle autour de formations universitaires à vocations professionalisantes et surtout d’organisation
professionnelles, le Town Planning Institute (TPI) au Royaume-Uni et l’American City Planning Institute
(ACPI) aux Etats-Unis. Cette structuration a abouti à l’émergence de la figure du professionnel, du town
planner, du city planner ou plus simplement du planner. Parmi les différents fils tissant cette histoire, un
des plus importants est la filiation existant entre le town planning britannique et le city planning
étasunien qui a créé durant la première moitié du XXe siècle un véritable moment anglo-américain dans

28 Donatella Calabi a été parmi les premiers chercheurs à proposer une explication des termes anglo-saxons en urbanisme
dont nous divergeons quelque peu. Voir « Les premiers urbanistes en Grande-Bretagne. La naissance du "town-planning" »,
Annales de la recherche urbaine, n° 21 (janvier 1984), pp. 45-65.
29 Pour ne citer que les ouvrages fondamentaux pour cette historiographie : Anthony Sutcliffe (dir.), British Town Planning:
The Formative Years, Leicester, Leicester University Press, 1981 ; Anthony Sutcliffe, Towards the Planned City: Germany,
Britain, the United States, and France, 1780-1914, Oxford, Blackwell, 1981, pp. 88-125 ; Gordon E. Cherry (dir.), Pioneers in
British Planning, Londres, The Architectural Press, 1981 ; Donald A. Krueckeberg (dir.), The American Planner: Biographies
and Recollections, New Brunswick (N.J.), Center for Urban Policy Research, 1994, 2e éd.

29
l’histoire mondiale de l’urbanisme. Un des processus centraux dans ces deux pays ayant participé de
l’émergence de ce champ est sa progressive séparation en matière de structure professionnelle et en
matière de formation universitaire du champ de l’architecture 30 .
Face à ce champ bien identifié, celui qui est désigné par l’expression urban studies ne bénéficie
pas encore de travaux importants qui permettraient de comprendre à la fois ses limites et l’histoire de sa
constitution. Mais il n’en est pas moins facile de saisir à quoi il correspond. Comme tous les autres
vocables utilisant le terme studies, il sert à désigner depuis les années 1960 aux Etats-Unis non pas
une discipline mais un champ de savoir transdisciplinaire structuré autour d’un objet de recherche. Le
champ des urban studies est donc décentré et nettement plus large que l’urban planning. Si le savoir
développé au sein du planning en fait partie, ce n’est pas le cas de ce qui relève strictement des
pratiques professionnelles, et surtout il intègre aussi des éléments de savoir provenant d’autres
disciplines traitant du même objet : la ville. Au sein des urban studies nous retrouvons donc aussi des
économistes, des sociologues, des géographes etc.
Face à ces deux champs, celui qui est désigné par le vocable urban design est, lui, plus difficile
à saisir. Pourtant, il apparaît de nos jours comme un champ constitué par certaines caractéristiques.
Nous le retrouvons dans les intitulés de certaines formations universitaires comme nous l’avons vu.
Mais surtout, depuis les années 1990, des formes éditoriales caractéristiques d’un champ de savoir
portent cet intitulé. Il s’est d’abord agit de revues comme la britannique Urban Design Quarterly et
l’étasunienne Journal of Urban Design. Mais surtout en 2007, deux recueils de textes, deux readers, ont
été simultanément produits de part et d’autre de l’Atlantique : l’un dirigé par des enseignants
britanniques chez The Architectural Press et l’autre par par des enseignants étasuniens chez
Routledge 31 . Ce dernier fait partie de la « Urban Reader Series » de Routledge et se range dans les
Urban Disciplinary Readers au même titre que les recueils traitant de géographie urbaine, de sociologie
urbaine, de politique urbaine ou de urban and regional planning. A côté de cette existence académique,

30 Même si aux Etats-Unis, la profession de paysagiste a été la première contributrice en termes de mambres au city
planning. Voir Christian Topalov, « L’urbanisme comme mouvement social. Militants et professionnels du city planning aux
Etats-Unis (1907-1917) », Annales de la recherche urbain, n° 44-45 (décembre 1989), pp. 139-154.
31 Pour la Grande Bretagne, The Architectural Press a publié le recueil dirigé par Matthew Carmona, professeur en Planning
et Urban Design et directeur de la Bartlett School of Planning de l’University College of London et Steve Tiesdell, maître de
conférence en politique publique et directeur de l’enseignement et de l’apprentissage dans le département d’Urban Studies
de l’Université de Glasgow. Pour les Etats-Unis, il s’agit du recueil publié par Routledge dans la « Urban Reader Series » et
dirigé par Michael Larice, associate professor en urban design et city planning à l’Université de Pennsylvanie et Elizabeth
Macdonald, assistant professor en urban design and city planning à l’Université de Californie à Berkeley.

30
le terme d’urban designer a été adopté par de nombreux professionnels de l’aménagement urbain.

ƒ La nature de l’urban design : entre architecture et transdisciplinarité


Dans le recueil de textes sur la ville The City Reader publié chez Routledge et qui se présente
comme une introduction à la collection Urban Reader Series, les directeurs de la publication organisent
les textes présentés en huit catégories. Les quatre premières sont autant de regards sectorisés sur
l’objet urbain : histoire urbaine, dimensions socioculturelles de la ville, géographie urbaine et dimension
politico-économique. La dernière traite du « futur de la ville ». Entre celles-ci, trois parties traitent
successivement de l’histoire du planning, de la théorie et de la pratique du planning et, enfin, des
« perspectives à propos de l’urban design ». Dans cette section, les directeurs de cette publication
définissent d’une manière à la fois lapidaire et très large le champ recouvert par cette expression : « la
manière dont les humains ont effectivement donné forme à leur environnement bâti » 32 . Mais lorsque
l’on cherche les définitions que peuvent en donner les auteurs qui dirigent les deux principaux recueils
dans ce champ que nous avons cité, la tache devient beaucoup plus ardue. Soit ils ne donnent pas de
définition, même lapidaire, soit la définition devient tellement large, « faire lieu », qu’elle en est très peu
opératoire. Par contre, dans chacun de ces recueils, on insiste sur le fait que cette question fait
polémique et on laisse les textes présentés tenter d’en proposer une. Les textes proposant cette
démarche réflexive ont, pour la plupart, été publiés dans les années 1990.
Ainsi, Alexander R. Cuthbert, Professeur à l’Université de Nouvelle Galles du Sud en Australie
et auteur du tout premier recueil de textes sur l’urban design, tente de donner lui-même une définition
mais dans un autre ouvrage en 2006 33 . L’urban design est pour lui « l’étude de la manière dont les
villes ont fait aboutir leur forme physique et le processus en cause dans leur rénovation » avant de
désigner l’action sur celles-ci 34 . Mais Cuthbert semble relativement isolé dans cette voie. L’urban
design, comme l’urban planning, apparaît chez de nombreux auteurs comme relevant d’abord de
l’action avant d’être un champ de savoir.
Dans un article qu’il a publié en 1997 dans la Town Planning Review, Ali Madanipour,
responsable du diplôme en urban design de l’Université de Newcastle-upon-Tyne, insiste dès le titre sur
l’ambiguïté de l’urban design et interroge la dimension procédurale de ce champ essentiellement sur le

32 « Introduction to Part Seven » in Richard T Legates, Frederic Stout (dir.), The City Reader, New York, Routledge, 2003, 3e
édition, p. 425.
33 Le recueil est Alexander R. Cuthbert, Designing Cities: Critical Readings in Urban Design, Londres, Wiley-Blackwell, 2003.
34 Alexander R. Cuthbert, The Form of Cities: Political Economy and Urban Design, Londres, Wiley-Blackwell, 2006, p. 1.

31
terrain britannique 35 . Lorsqu’il tente de définir la nature de ce champ dans sa conclusion, il le décrit
comme « l’activité multi-disciplinaire consistant à donner forme et à gérer des environnements urbains,
s’intéressant à la fois au processus de cette mise en forme et aux espaces qu’elle aide à mettre en
forme ». Mais dans le corps de l’article, il s’aventure plus loin en distinguant à côté de la dimension
technique, la modélisation de l’espace physique en vue d’agir sur elle, deux autres dimensions : une
dimension sociale, le jeu entre une multitude d’acteurs impliqués dans l’action de transformer l’espace
physique, et une dimension communicationnelle, la médiatisation de la transformation physique projetée
par des moyens graphiques permettant aux acteurs d’interagir entre eux. Tout ceci désigne un champ
relativement large.
Dans la conclusion de son ouvrage publié en 1994 – Urban Design : The American Experience
– qui fait partie lui aussi d’un des recueils mentionnés, Jon Lang, ancien responsable du programme en
urban design à l’Université de Pennsylvanie et professeur à l’Université de Nouvelle Galles du Sud en
Australie s’intéresse lui aussi à ce champ du côté de l’action 36 . On y retrouve, sans pour autant qu’elles
soient traitées de manière aussi explicite, les dimensions sociale et communicationnelle mobilisées par
Madanipour à côté de la dimension technique du travail de l’urban designer. Mais Lang s’intéresse lui
au positionnement disciplinaire et professionnel de ce champ. Il en donne une définition relativement
proche de Madanipour : l’urban design est pour lui lié à « la mise en forme ou la re-mise en forme (ou la
formation ou la reformation) des établissements humains directement à travers l’organisation physique
ou indirectement à travers l’établissement de règles que d’autres doivent suivre » 37 . Dans son article,
Madanipour se remet à une citation d’un groupe de professionnels militant de l’urban design pour
indiquer sans insister qu’il s’agirait du « terrain central entre les professionnels reconnus de
l’environnement » bâti. Lang, qui au contraire s’intéresse aux questions disciplinaires et
professionnelles, insiste beaucoup plus sur cette dimension. C’est ainsi qu’il voit l’urban designer
comme un professionnel qui se situe dans un champ intermédiaire entre ceux de l’architecte, du
paysagiste, de l’ingénieur civil et du planner. L’urban design résulte pour lui d’un mouvement
historique : la séparation entre ces disciplines autrefois connexes a ouvert la voie à la constitution d’un
nouveau champ dans l’espace qui les sépare. Une vision qu’il développe dans la conclusion d’un

35 Ali Madanipour, « Ambiguities of Urban Design », Town Planning Review vol. 68 n °3 (juillet 1997), pp. 363-384. Republié
dans Matthew Carmona et Steven Tiesdell (dir.), The Urban Design Reader, Londres, The Architectural Press, 2007, pp. 12-
23.
36 Jon Lang, Urban Design: The American Experience, New York, Van Nostrand Reinhold, 1994, pp. 453-464.
37 Ibid., p. 453

32
ouvrage plus récent qui se présente comme un manuel d’urban design 38 .
Les rédacteurs du recueil The City Reader envisagent eux aussi l’urban design comme étant un
champ auquel appartiennent des professionnels formés dans diverses disciplines. Mais ils indiquent
immédiatement que « les urban designers sont habituellement formés comme architectes avec une
formation supplémentaire en urban design, city and regional planning ou les deux » 39 . Et lorsque Lang
décrit la constitution de ce champ intermédiaire dans l’introduction d’Urban Design: The American
Experience, lui aussi ne mobilise pas de manière équivalente les quatre disciplines. Au contraire, il
indique clairement que « l’urban design a été traditionnellement une spécialisation au sein de
l’architecture » qu’« il plonge ses racines dans l’architecture », que certes il a été développé « par un
groupe interdisciplinaire de personnes, mais de manière prédominante des architectes » 40 .

38 Ibid., p. 394
39 « Introduction to Part Seven » in Richard T Legates, Frederic Stout (dir.), op. cit., p. 425.
40 Jon Lang, op. cit., pp. ix, 4.

33
1. INSTITUTIONS / DISCOURS : DOUBLE HISTORIOGRAPHIE DE L’URBAN DESIGN
En esquissant cette histoire du champ de l’urban design dans son ouvrage , Jon Lang indique
que ce champ s’est développé comme une réponse aux « échecs du mouvement moderne » 41 . Or ce
point est un des rares à faire l’unanimité dans la littérature de l’urban design. Nous le retrouvons
notamment dans les deux recueils britannique et étasunien que nous avons cités, le premier parlant des
« critiques du modernisme » et le second d’« une critique du city planning du milieu du siècle » 42 . Or,
justement, ces recueils sont tous constitués de textes qui datent quasiment tous d’après la seconde
guerre mondiale. Les seuls ayant été publiés avant figurent dans le recueil étasunien et sont rangés
dans la catégorie des « précédents historiques ». Dans son ouvrage paru en 2006, The Form of Cities:
Political Economy and Urban Design, Cuthbert, l’auteur du premier recueil de textes en urban design,
donne une liste des quarante classiques de ce champ classés par ordre de parution et le premier date
de 1960 43 .

1.1. L’HISTORIOGRAPHIE EMERGENTE : LES ELEMENTS DE L’INSTITUTIONNALISATION DU CHAMP


Dans son ouvrage, Urban Design: A Typology of Products and Practices, publié en 2005, Jon
Lang donne une réponse claire mais très courte à la question de l’origine de ce champ. Il lie l’apparition
de cette expression à un contexte bien précis : « une conférence sur l’urban design [qui] s’est tenue à
l’Université Harvard en 1956 sous la direction de José Luis Sert et les premiers programmes de
formation en urban design [qui] ont été initiés avant la fin de la décennie à l’Université Harvard et à
l’Université de Pennsylvanie ». Mais Lang fait ensuite remarquer deux points. D’abord « ces
programmes ont comme antécédents les programmes en civic design qui ont eu un impact mondial
comme ceux de l’Université de Liverpool et de l’Ecole des Beaux Arts à Paris ». Et surtout, le discours
critique qui s’y est finalement développé en réponse aux véritables formes de paradigmes conceptuels
[the very types of design paradigms] – des approches conceptuelles génériques qui sont regardées
comme exemplaires de bonnes pratiques – dont Sert s’était fait l’avocat 44 . En faisant ainsi, Lang
reprend les premiers éléments d’une historiographie en plein développement qui, après les textes
réflexifs produits dans les années 1990, apparaissent comme une nouvelle étape dans une re-définition

41 Ibid., p. ix.
42 Matthew Carmona et Steven Tiesdell (dir.), op. cit., p. 2 et Michael Larice et Elizabeth Macdonald (dir.), The Urban Design
Reader, New York, Routledge, 2007, p. 1.
43 Alexander R. Cuthbert, op. cit., p. 12.
44 Jon Lang, Urban Design: A Typology of Procedures and Products, Londres, The Architectural Press, 2005, p. xxi.

34
plus précise du champ urban design.

1.1.1. La Graduate School of Design d’Harvard et la modernisation de l’enseignement


L’essentiel de l’historiographie de l’urban design s’est pour l’instant construit autour du premier
moment dont parle Lang, la conférence de 1956 à Harvard, qui, en fait, n’est que la première d’un cycle
qui a duré jusqu’en 1970. La reconnaissance de ce cycle comme élément fondateur de ce champ s’est
notamment développé à partir d’un colloque de 2002 à l’Institut Van Alen de New York qui a permis de
faire un point sur ce champ du côté académique 45 . Mais c’est surtout à l’occasion de l’anniversaire de la
première conférence de 1956 que ce cycle a fait l’objet de nombreux travaux historiques, notamment
ceux d’Eric Mumford, qui l’ont consacré en montrant son importance non seulement dans l’histoire du
champ mais dans l’histoire de l’urbanisme et de l’architecture en général 46 .

ƒ Le cycle des Urban Design Conferences et la fondation d’un champ (1956-1970)


Ces Urban Design Conferences ont été organisées par le doyen de la Graduate School of
Design (GSD), l’architecte José Louis Sert, avec l’aide d’une petite équipe d’autres enseignants de la
GSD dont il était très proche : l’urbaniste Jaqueline Tyrwhitt et l’historien Sigfried Giedion. Si c’est à
travers ces conférences que l’expression urban design a été consacrée, elle s’est peu à peu imposée
entre 1953, date de la nomination de Sert au poste de doyen de la GSD et la première conférence. En
1953, Sert l’utilise pour la première fois comme titre d’une communication dans le cadre d’un séminaire
de l’American Institute of Architects (AIA). Lorsque Giedion développe un nouveau cours d’histoire en
1954 à la demande de Sert, il est intitulé « History of Urban Design ». Mais c’est à travers le séminaire
expérimental que Sert dirige avec Hideo Sasaki, directeur du département paysagisme [landscape

45 Conférence « Urban Design: Practices, Pedagogies, Premises », 5-6 avril 2002, Université Columbia. A cette occasion
deux articles commençant à développer l’histoire de l’urban design sont produit : Eric Mumford, « From CIAM to Collage
City: Postwar European Urban Design and American Urban Design Education » et David Smiley, « A Tale of Two
Conferences: Urban Design and Urban Discourse in the mid-20th Century » in Urban Design: Practices, Pedagogies,
Premices: Master of Urban Design – Briefing Materials, New York, Van Alen Intitute, 2002, pp. 5-13 et 15-23. Article de
synthèse en français : Thomas Watkin, « Urban design : des pratiques aux pédagogies », Lieux Communs, n° 7 (décembre
2003), pp. 35-46.
46 « The Origins and Evolution of "Urban Design," 1956-2006 », Harvard Design Magazine, n° 24 (printemps-été 2006) ; Eric
Mumford et Hashim Sarkis (dir.), Josep Lluis Sert: The Architect of Urban Design, 1953-1969, New Haven (Conn.) –
Cambridge (Mass.), Yale University Press – Harvard Graduate School of Design, 2008 ; Eric Mumford, Defining Urban
Design: CIAM Architects and the Formation of a Discipline, 1937-69, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2009 et
Alex Krieger et William S. Saunders (dir.), Urban Design, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2009.

35
architecture] que cette expression prend de l’importance 47 .
Dès la première conférence du cycle en 1956, les organisateurs montrent qu’à travers elle ils
suivent deux objectifs en particulier. Comme Sert l’explique dans le texte présentant la conférence, le
but de cette conférence qui est « exploratoire, non pas didactique » [exploratory, not didactic] est
« d’essayer de trouver une base commune pour le travail commun de l’architecte, du paysagiste et du
city planner dans le champ de l’urban design » [to try to find a common basis for the joint work of the
architec, the landscape architect, and the city planner in the filed of urban design]. Mais au-delà de cet
objectif disciplinaire, Sert insiste surtout sur un autre objectif. Il indique ainsi que cette conférence est
principalement issue de la « préoccupation [des organisateurs] à propos de l’absence fréquente de
beauté et de plaisir dans la ville contemporaine » [concern [of the sponsors] with the frequent absence
of beauty and delight in the contemporary city]. 48 Sert définit ainsi l’urban design comme le champ de
pratiques qui traite de l’esthétique des formes urbaines et il l’inscrit clairement dans le registre
« artistique » comme il l’explique dans l’introduction de la conférence :
« Urban design is that part of city planning which deals with « L’urban design est cette partie du city planning qui traite
the physical form of the City. This is the most creative phase de la forme physique de la ville. C’est la phase la plus
of city planning and that in which imagination and artistic créative du city planning et celle dans laquelle l’imagination
capacities can play a more important part. » 49 et les capacités artisitiques peuvent jouer un rôle plus
important. »
Sert présente cette première conférence comme une réponse à la tendance qui a perduré
« durant les dernières années, [où] l’on a plus insisté sur la phase scientifique que sur la phase
artistique » du city planning [in late years, [when], the scientific phase has been more emphasized than
the artistic one]. Il s’agit aussi pour lui de la seule réponse valable aux défits contemporains de
l’étalement urbain et de la dégradation des centres villes.
Mais derrière cette volonté se cache une réelle difficulté qui montre la distance la séparant de la
réalité professionnelle : le fossé qui apparaît lors de cette première conférence entre architectes et
planners. Dans la conclusion de cette première conférence, Sert ne peut que constater qu’« un accord
profond entre l’architecte et le paysagiste » [a great deal agreement between the architects and the
landscape architectes] mais « lorsque l’on vient aux city planners et aux architectes, il peut y avoir un
petit conflit » [when we come to the city planners and the architects there may be a little conflict]. En fait,
ce « petit » conflit n’est pas des moindres comme il l’explique dans la phrase qui suit :

47 Richard Marshall, « Josep Lluis Sert’s Urban Design Legacy » in Eric Mumford et Hashim Sarkis, op. cit., pp. 130-143.
48 Jose Luis Sert, « Scope of the Conference » in « The Harvard Urban Design Conferences 1956-62 » [RIBA/TyJ/35/5]
49 Jose Luis Sert, « Introduction » in op. cit..

36
« There is certainly misgiving among architects, as « Certainement, les architectes doutent, comme quelques
someone has said here, that city planners do not know uns l’on dit ici, que les city planners connaissent quoi que ce
anything about the three-dimensional world we want to help soit du monde tridimensionnel auxquel nous voulons aider à
shape. And the city planners think the architects know donner forme. Et les city planners pensent que les
nothing about city planning. » 50 architectes ne connaissent rien du city planning. »
C’est ainsi qu’à la fin de sa conclusion, Sert destine explicitement ce type de conférence et le
champ dont elle procède, l’urban design, aux « quelques membres des deux professions qui se sentent
proches les uns des autres » [a few members of both professions that feel closer to one another].
ANNEE EVENEMENT THEME

1956 1ère UD Conference Discussion générale

1957 2ème UD Conference Discussion générale

1958 Rencontre informelle Urban Design Goals or Desiderata Les objectifs ou desiderata de l’urban design

1959 3ème UD Conference Design of Large-Scale Residential Projects La conception de projets résidentiels de
grande échelle
1960 4ème UD Conference The School in the Urban Environement L’école dans l’environnement urbain

1961 5ème UD Conference The Institution as a Generator of Urban L’institution comme générateur de forme
Form urbaine

1962 6ème UD Conference Desiging for Intercity Growth Concevoir la forme de la croissance
interurbaine
1963 7ème UD Conference The Shopping Center as a Nucleus of Le centre commercial comme noyau de
Intercity Activity l’activité interurbaine
1964 8ème UD Conference The Role of Government in the Form and Le rôle des pouvoirs publics dans la forme et
Animation of the Urban Core l’animation du centre urbain
1965 9ème UD Conference Education and the Environment L’éducation et l’environnement

1966 10ème UD Conference Education and the Environment—Part II: L’éducation et l’environnement – IIème
The Design of Education for Design partie : le design de l’éducation au design
1967 11ème UD Conference The New Technology: Its Implication for Les nouvelles technologies : leurs
Urban Design implications pour l’urban design
1968 12ème UD Conference Discussion autour du New Communties Project

1969 Troubles étudiants à la GSD

1970 13ème UD Conference Industrialisation de masse du logement

Tableau 1 : Le cycle des Urban Design Conferences (1956-1970)


Sources : « Jaqueline Tyrwhitt Papers », RIBA Archives et Eric Mumford, Defining Urban Design: CIAM Architects
and the Formation of a Discipline, 1937-69, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2009.

Le cycle complet est constitué de treize conférences organisées, sauf deux exceptions dont une
due à des évènements politiques, une fois par an jusqu’en 1970. L’ensemble du cycle correspond

50 Jose Luis Sert, « Conclusion », in op. cit..

37
quasiment au mandat de José Louis Sert à la tête de la GSD qu’il quitte en 1969. Ce cycle est divisé en
deux périodes. Les deux premières conférences n’ont pas de thème global mais des sous-thèmes
organisant une discussion générale. A partir de 1958, les organisateurs décident que chaque
conférence aura un thème.
Mais malgré ce changement, la forme de ces conférences reste la même. Elles associent
présentation et la discussion en groupes d’études de cas avec quelques communications plus
générales par certains participants. Ces conférences sont donc avant tout un lieu de discussion de la
pratique architecturale et urbanistique. Si théorisation il y a c’est à partir de ces cas pratiques.
Entre les deux premières conférences et les autres, le nombre d’intervenants change aussi. Ils
sont moins d’une vingtaine pour les deux premières puis plus d’une trentaine à partir de 1959, nombre
auquel il faut rajouter plus d’une dizaine d’étudiants. La composition de l’effectif des participants est
aussi révélatrice. Sauf deux, les intervenants de la première conférence reviennnent au moins une fois
dans les années qui suivent. En regardant les participants de quatre des cinq premières conférences
qui suivent celles de 1956 – celles de 1957, 1959, 1961, 1962 – [Annexe 16] on se rend compte que
leurs organisateurs suivent en effet l’objectif qu’avait défini Sert dans sa conclusion de la conférence de
1956, voire le dépassent. En effet, on retrouve environ 40 architectes pour environ 46 planners. Les
deux nombres sont proches, avec néanmoins un léger déséquilibre en faveur des planners. Mais ce
relatif équilibre des deux professions saute aux yeux lorsqu’on le compare au nombre de paysagistes :
quatre dont trois lors de la même conférence. Si on regarde les membres de la GSD participant à ces
quatre conférences, le déséquilibre est net : dix sont des architectes, quatre des planners et il n’y qu’un
seul paysagiste. Mais la faible présence des planners issus de la GSD peut s’expliquer par la faiblesse
elle-même de ce département au sein de la School. On remarque en effet que si l’on regarde
l’ensemble des participants enseignants, les proportions se rééquilibrent quelque peu : vingt architectes
pour dix-sept planners et toujours les deux paysagistes de la GSD. On peut penser que, faible dans ce
champ, la GSD fait appel aux autres établissements d’enseignement supérieur pour renforcer sa
présence.
Parmi ceux-ci, l’établissement voisin du Massachusetts Institute of Technologie (MIT) apparaît
comme le premier contributeur en nombre de participants – avec neuf participants – mais aussi en
nombre d’enseignants planners – avec cinq participants contre seulement deux qui sont architectes.
Plus intéressant encore, parmi les participants appartenant au MIT, on trouve les quelques rares profils
qui ne participent pas directement d’un des trois champs : nous retrouvons ainsi un artiste, György
Kepes, un architecte de formation mais dont la pratique est celle d’un historien, John Ely Burchard, ainsi

38
qu’un neurophysiologue 51 Mais ce qui est le plus intéressant, est que parmi les planners du MIT figure
un des deux seuls participants extérieur à la GSD présent à toutes ces conférences exceptée la
première : Kevin Lynch. L’autre est Edmund Bacon, alors Directeur de la City Planning Commission de
Philadelphie, qui connaît Lynch au moins depuis 1951 et sa participation au séminaire qu’il dirige au
MIT 52 . Si Lynch est absent lors de la première conférence, György Kepes y participe pour présenter la
recherche « The Perceptual Form of the City » qu’il co-dirige avec lui depuis 1954. Les autres
établissements représentés sont dans l’ordre d’importance l’Université de Pennsylvanie, quatre
architectes pour un planner, l’Université Washington à Saint-Louis, deux architectes pour un seul
planner, l’Université de Californie à Berkeley, trois planners mais venant pour une seule conférence, et
les Universités Connell, Yale, Clemson et Virginia Tech chacune comptant pour un seul participant et se
répartissant à égalité entre architectes et planners. Ces conférences sont donc aussi le lieu de la
matérialisation d’un réseau d’enseignants associant principalement Harvard, le MIT, l’Université de
Pennsylvanie et l’Université Washington à Saint-Louis 53 .
Le développement du champ de l’urban design, ne s’arrête pas pour Sert à l’organisation de
ces conférences. A partir de l’année universitaire 1960-61, l’urban design est aussi l’objet d’un
programme de formation spécifique [Fig. 210 et 211]. Il devient ainsi réellement un champ académique.
Ce programme commun aux trois département de la GSD, architecture, paysagisme et city planning,
est ouvert à des étudiants sélectionés ayant déjà un des diplômes de la GSD, Master’s Degree en
paysagisme et en city planning, ou simplement Bachelor’s Degree en architecture. Mais ce qui est le
plus intéressant est que ce programme ne permet pas d’obtenir un diplôme mais trois différents : Master
of Architecture in Urban Design, Master of Landscape Architecture in Urban Design ou Master of City
Planning in Urban Design 54 . Finalement en 1963, c’est un nouveau département d’urban design qui est
créé pour accueillir ce programme 55 .

51 Nous reviendrons plus loin sur Kepes et Burchard. Voir infra. « György Kepes : la perception, du gestaltisme à la
cognition », p. 322 ainsi que « Un tournant : Burchard et la fondation de la School of Humanities », p. 259 et « Une
modernisation par la recherche : la Albert Farewell Bemis Foundation, Alvar Aalto et la Fondation Rockefeller », p. 268.
52 Voir infra. « Automne 1951 : au commencement, l’ « erratique » séminaire Visual Form of the City », p. 297.
53 Cette analyse se base sur l’étude du manuscrit « The Harvard Urban Design Conferences 1956-62 » [RIBA/TyJ/35/5].
54 Eric Mumford, op.cit., pp. 154-175 et Richard Marshall, op.cit.
55 Anthony Alofsin, op. cit., p. 268. Le premier directeur était Willem von Moltke, un proche de Walter Gropius qui a été chief
designer pour la City Planning Commission de la ville de Philadelphie.

39
ƒ Hudnut et les CIAM ou le double héritage de la modernité architecturale
Les conférences puis le programme en urban design d’Harvard sont le fruit d’un double
héritage, d’une rencontre entre deux projets de modernisation de l’architecture. Le premier est le projet
de synthèse des arts promu par le prédécesseur de Sert au poste de doyen de la GSD, Joseph Hudnut.
Le second est le nouveau discours développé par Sert, avec Sigfried Giedion et Jaqueline Tyrwhitt,
lorsque celui-ci prend la tête des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) après la
Seconde Guerre Mondiale.
Lorsqu’en 1935, Joseph Hudnut, après avoir enseigné à l’Université de Columbia, est appelé à
Harvard pour rénover l’enseignement de l’architecture, il a développé non seulement une pratique dans
le champ de l’architecture mais encore dans celui du city planning, à travers son travail pour Werner
Hegemann. A cette époque, Harvard possède la particularité – alors unique aux Etats-Unis – de
compter non une mais trois Schools indépendantes correspondant aux trois champs disciplinaires que
sont l’architecture, le paysagisme et le city planning 56 . Mais au début des années 1930, elles sont face
à deux défis. La School of Landscape Architecture et la School of City Planning connaissent des
difficultés. D’un autre côté, le développement d’importantes commandes gouvernementales avec le
New Deal poussent la direction d’Harvard à moderniser l’enseignement de l’architecture et du
paysagisme en le rapprochant de celui de city planning. La direction d’Harvard décide donc de
fusionner les trois Schools en une seule Graduate School of Design et de faire du doyen de la School of
Architecture, Hudnut, le doyen unique. Ce dernier fonde ce projet de fusion autour de la notion de total
design, de synthèse des arts, dont il est un ardent partisant. Dans le mémorandum qui explique la
fusion des trois Schools, il indique que le design doit être à la première place 57 :
« The word ‘design’ is to be understood as including all « Le mot « design » doit être compris comme incluant tous
those processes by which the visual arts are created: ces procédés par lesquels les arts plastiques sont créés,
processes by which materials are assembled in such a way des procédés à travers lesquels les matériaux sont
as to afford aesthetic satisfaction. Design therefore includes assemblés d’une manière à procurer une satisfaction
architecture, landscape architecture and regional esthétique. Le design inclut donc l’architecture, le

56 Le premier cours d’architecture est fondé au sein de la Lawrence Scientific School en 1895. Le premier cours de
paysagisme est donné par Frederick Law Olmsted en 1900 toujours au sein de la Lawrence Scientific School, en mémoire
du fils du président d’Harvard, paysagiste associé à Olmsted. En 1908, ces deux enseignements forment des Departments
autonomes puis des Schools associées en 1914. Le premier master de city planning des Etats Unis est fondé dans la School
of Landscape Architecture en 1923. Il se transforme en une School of City Planning indépendante suite une bourse de la
Fondation Rockefeller en 1929. Sur l’histoire de ces écoles, voir Anthony Alofsin, op. cit., pp. 16-111.
57 Anthony Alofsin, op. cit., pp. 116-130.

40
planning. » 58 paysagisme et le regional planning. »
Mais son choix de nommer en 1937 la grande figure de l’architecture « moderne » Walter
Gropius à la tête du nouveau Department of Architecture et la faiblesse chronique du Department of
City and Regional Planning déséquilibre la GSD au profit de l’architecture 59 . Hudnut finira par rentrer en
conflit avec Gropius notamment à propos de ce déséquilibre 60 . Mais le projet de synthèse des arts ne
disparaît pas, il est développé simplement au profit de l’architecture. Lorsqu’un projet de fin d’étude en
collaboration interdépartementale est proposé en 1950, il rassemble d’un côté trois étudiants en
architecture et de l’autre un seul étudiant représentant les deux autres disciplines que sont le
paysagisme et le city planning 61 . Lorsque Sert occupe à la fois le poste d’Hudnut et de Gropius à partir
de 1953, celui-ci hérite ainsi d’un projet de synthèse des arts mais qui est déjà nettement orienté dans
une perspective architecturale. Sert le renouvelle en y injectant le discours des CIAM, qui depuis les
années 1930 instrumentalise les questions urbaines afin de moderniser l’architecture, mais il s’agit d’un
discours qu’il a contribué à nettement réorienter après guerre. Surtout, la démarche suivie ne consiste
plus à développer une synthèse des arts, une fusion des disciplines, mais bien plutôt un champ
transversal.
Alors qu’avant guerre, et notamment lors du 4e congrès, le discours développé au sein des
CIAM était orienté vers une approche techniciste et quantitativiste de l’objet ville, celui-ci change assez
largement après guerre pour revenir vers une approche plus formelle, voire plus esthétique, de la
ville 62 . Le principal artisant de cette évolution est José Louis Sert. Il est aidé de Sigfried Giedion puis
rejoint par la suite par Jaqueline Tyrwhitt. Lorsqu’il arrive en 1939 aux Etats-Unis, Sert formé
notamment dans l’atelier de Le Corbusier et ayant expérimenté la production de plans d’urbanisme au
sein du GATEPAC, la section barcelonaise des CIAM. Durant cette période, Sert entreprend de
résumer les résultats des 4e et 5e Congrès en un ouvrage qui deviendra Can Our Cities Survive?. C’est
donc un architecte fortement attiré par l’urbanisme, s’inscrivant pleinement dans le discours des CIAM

58 « Memorandum on the Proposed School of Design » cité dans Ibid., p. 124.


59 En 1936, la Fondation est de nouveau sollicitée pour financer la School of City Planning comme en 1929 mais refuse.
60 Jill Pearlman, « Joseph Hudnut and the Unlikely Beginnings of Post-Modern Urbanism at the Harvard Bauhaus », Planning
Perspectives vol. 15 n° 3 (juillet 2000) pp. 201-239.
61 Il s’agit d’un côté de William Conklin, Robert Geddes et Marvin Sevely et de l’autre de Ian McHarg. Voir Anthony Alofsin,
op. cit., pp. 206-210.
62 Eric Mumford, The CIAM Discourse on Urbanism, 1928-1960, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2000, pp. 9-130. Sur
les modes de représentation voir Enrico Chapel, Cartes et figures de l'urbanisme scientifique en France (1910-1943).
Recherche sur le rôle et les fonctions de la statistique et de l'unification graphiques dans la production des doctrines
urbaines, Thèse de doctorat, Université Paris VIII, 2000.

41
d’avant-guerre. Mais aux Etats-Unis son discours et sa pratique évoluent. Dès 1942, il fonde avec
d’autres architectes une agence à New York explicitement orientée vers la production de plans
d’urbanisme comme l’indique son nom, Town Planning Associates. Au sein de celle-ci, Sert abandonne
son titre d’architecte pour celui de town planner, probablement entendu par lui dans un sens
relativement large, synonyme des termes urbanisme et urbanismo 63 . A côté de cette pratique
urbanistique qui s’affirme nettement, le discours auquel il semble adhérer change. Un an après avoir fait
la synthèse du discours canonique des CIAM d’avant-guerre, Sert rédige avec Sigfried Giedion et le
peintre Fernand Léger un document non-publié intitulé « Nine Points on Monumentality ». Ce texte
marque un retour des questions esthétiques au sein du discours de deux membres majeurs des CIAM,
questions finalement développées par Giedion seul en 1945, dans un article faisant la promotion de « la
nécessité d’une nouvelle monumentalité » 64 .
Lorsque, après la guerre, un « bureau » fixe est constitué au sein du conseil des CIAM pour
diriger l’organisation, Sert en prend la tête. Au sein de ce bureau figurent certes les anciennes figures
promotrices du discours d’avant-guerre – comme Le Corbusier et Walter Gropius – mais aussi Giedion
et en 1948, un an après la formation du bureau, ils sont rejoints par la britannique Jaqueline Tyrwhitt 65 .
Les deux premiers sont vice-présidents mais les deux derniers assument les fonctions opérationnelles
de secrétaire général et de secrétaire du conseil 66 . Sert, Giedion et Tyrwhitt agissent pour
communiquer cette réorientation du discours à l’organisation. Dès le premier congrès d’après guerre en
1947 qui se déroule à Bridgwater en Angleterre, Giedion fait la promotion du discours sur la « nouvelle
monumentalité ». Celui-ci rentre en convergence avec celui sur l’« expression architecturale »
développé par J. M. Richards, leader du groupe Modern Architecture Research (MARS), la section
britannique des CIAM qui est à cette époque une des plus actives 67 . Mais le point d’orgue de cette

63 Siegfried Giedion, « The Need for a New Monumentality » in Paul Zucker (dir.), New Architecture and City Planning, New
York, Philosophical Library, 1944, pp. 549-568.
64 Jose Louis Sert, Fernand Léger et Siegfried Giedion, « Nine points on Monumentality », in Xavier Costa et Guido Hartray,
Sert, arquitecto en Nueva York, Barcelone, MACBA, 1997, pp. 14-17 et Siegfried Giedion, « The Need for Monumentality »
in Paul Zucker, New Architecture and City Planning, New York, 1944, pp. 549-568.
65 A propos de l’action de Jaqueline Tyrwhitt, voir Ellen Shochkes, « Jaqueline Tyrwhitt: A Founding Mother of Modern Urban
Design », Planning Perspectives, vol. 21, n° 2 (avril 2006), pp. 179-197 et Ellen Shoshkes, « Jaqueline Tyrwhitt and
Transnational Discourse on Modern Urban Planning and Design, 1941-1951 », Urban History, vol. 36, n° 2 (août 2009),
pp. 262-283.
66 Sur l’organisation des CIAM, voir Marilena Kouriati, « L’auto-dissolution des CIAM » in Jean-Lucien Bonillo, Claude Massu
et Daniel Pinson, La modernité critique. Autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence, Marseille, Editions Imbernon, 2006, pp. 62-75.
67 Eric Mumford, op. cit., pp. 168-179.

42
réorientation est bien entendu le 8e Congrès qui se tient en 1951 à Hoddesdon dans la banlieue de
Londres. Si le thème – qui est finalement intitulé « cœur de la ville » [The Heart of the City] – est
proposé par le groupe MARS, il est repris par Sert qui arrive à convaincre Walter Gropius et Le
Corbusier de le choisir. Ce congrès est en fait le premier de l’après-guerre portant sur un thème unique
et le premier piloté directement par le petit groupe du nouveau bureau du conseil. Il est aussi un des
rares à faire l’objet d’une publication sous la forme d’un ouvrage. Différentes sessions sont organisées,
dont une portant sur « l’arrière-plan historique du centre ». Elle est dirigée par Tyrwhitt et comporte une
conférence de Giedion. Une autre portant sur « le centre et les arts » est dirigée par Richards qui se
charge lui-même de la conférence 68 . La pratique d’architecte-urbaniste de Sert évolue en parallèle du
discours des CIAM. Avec les plans pour Cidade dos Motores (Brésil) et Chimbote (Pérou) en 1944 et
1946, Sert reste encore proche d’une forme de planification très corbuséenne basée sur la répétition
d’immeubles-unités de voisinage – les unités d’habitation – disposés sur un espace libre. Ses plans plus
tardifs comme celui pour Puerto Ordaz (Vénézuela) en 1951 et surtout La Havane en 1955 montrent
une évolution sensible. On y voit le retour de tissus urbains classiques relativement denses et bas et
surtout la montée en puissance du thème du centre civique. Dans la poursuite des travaux du 8e
Congrès, ces plans sont de plus en plus centrés autour de cette dernière figure 69 .
Mais on sait combien Sert recontre une contestation grandissante à partir du milieu des années
1950 face à la nouvelle génération d’architectes membres des CIAM qui souhaite profondément
renouveler le fonctionnement de l’organisation. En 1953, le 9e congrès est l’occasion de la montée en
puissance de cette génération qui forme une équipe, le Team X, pour organiser le congrès suivant mais
qui finalement conteste la forme même de l’organisation. Devant la déliquescence de l’organisation due
à ces luttes internes, quelques membres du Team X n’ont plus qu’à prononcer sa dissolution en 1959 70 .
Le lancement du cycle des Urban Design Conferences s’apparente donc aussi à la poursuite du travail
que Sert, Giedion et Tyrwhitt ont développé au sein des CIAM. Les deux premières sessions reprennent
d’ailleurs le programme et la forme des congrès : l’étude de la rénovation de centres urbains à travers
des cas d’études présentés par leurs concepteurs.
Dès 1942, le parcours de Sert croise celui d’Hudnut. Mais c’est surtout de 1943 à 1948 que ces

68 Ibid., pp. 201-215.


69 Josep M. Rovira (dir.), Sert 1928-1979 Complete Work: Half a Century of Architecture, Barcelone, Fundacio Joan Miro,
2006, pp. 109-227 et Maria Rubert de Ventos, « Ciudades en America Latina. El trabajo de Town Planning Associates 1943-
1956 » in Xavier Costa et Guido Hartray, op. cit., pp. 76-101.
70 Eric Mumford, pp.225-265 et J-L. Bonillo, C. Massu et D. Pinson (dir.), La modernité critique. Autour du CIAM 9 d’Aix-en-
Provence, Marseille, Editions Imbernon, 2006.

43
deux hommes collaborent avec d’autres au sein de l’éphémère American Society of Planners and
Architects (ASPA). Ce moment apparaît déterminant dans la préhistoire du champ urban design. En
étant un de ses premiers membres puis en participant au comité exécutif, Sert est fortement impliqué
dans cette nouvelle organisation professionnelle et militante dont Hudnut prend la direction. Elle est
fondée pour offrir un lieu de rencontre entre les deux champs disciplinaires de l’architecture et du city
planning. Le but est à la fois de concurrencer les organisations professionnelles qui leur correspondent,
l’American Institute of Architects et l’American Institute of Planners, et en même temps de constituer la
section étasunienne des CIAM, même si ces derniers sont alors en sommeil. L’ASPA se situe ainsi
dans la poursuite du projet d’Hudnut à la GSD. Mais comme la GSD, c’est un projet ambigu qui montre
les limites de la modernisation de l’architecture par une synthèse des arts. Ainsi si elle rassemble la
plupart des leaders de l’architecture moderne aux Etats-Unis – émigrés ou nationaux, certains étant
déjà enseignants d’autres le deviendront – elle ne compte que quelques planners qui, de plus,
appartiennent plutôt à la périphérie de leur champ comme Henry Wright, Robert Mitchell et Edmund
Bacon. En 1945, l’organigramme de l’organisation ne laisse plus aucun doute quant à son orientation
disciplinaire : tous les postes, du président aux membres du comité exécutif, sont occupés par des
architectes. Au-delà des objectifs professionnels et militants, l’ASPA s’oriente fortement vers une
approche des questions urbanistiques par la pratique et le projet spéculatif. C’est ainsi que Louis Kahn,
un de ses jeunes membres, développera un de ses premiers projets théoriques d’urbanisme,
l’« American Village ». L’ASPA se présente ainsi comme une association d’architectes modernistes
intéressés aux questions urbanistiques et les abordant par l’angle de la pratique et du projet. Près de
dix ans avant, elle apparaît comme une véritable préfiguration des Urban Design Conferences et du
programme éponyme de la GSD 71 .

ƒ Héritage et renouveau autour de la notion de design


Dans sa présentation de la première Urban Design Conference de 1956, Jose Luis Sert indique
un autre héritage plus lointain mais ayant lui aussi contribué à la naissance de ce champ. En effet, les
organisateurs ont un temps pensé utiliser « le terme Civic Design » [the term Civic Design] même s’il a
été rejeté « car il a, dans l’esprit de beaucoup, une connotation trop spécialisée ou trop grandiose » [as
having, in the minds of many, too specialized or too grandiose a connotation]. Le fait que ce terme ait
été envisagé s’inscrit en fait dans un autre aspect de l’héritage que laisse Hudnut au sein de la GSD.

71 Andrew M. Shanken, « Between Brotherhood and Bureaucracy: Hudnut, Louis I. Kahn and the ASPA », Planning
Perspectives, vol. 20, n° 2 (avril 2005), pp. 147-175 et Eric Mumford, Defining Urban Design: CIAM Architects and the
Formation of a Discipline, 1937-69, New Haven (Conn.), Yale University Press, 2009, pp. 46-61.

44
Car Hudnut y a longtemps enseigné un cours intitulé « History of Civic Design » qui est repris et
transformé en 1954 par Sigfried Giedion pour devenir le cours « History of Urban Design » 72 . C’est
dans ce cours qu’Hudnut a développé tout un discours sur la ville. Celui-ci divergeait de celui de Walter
Gropius et Martin Wagner et puisait ses racines dans ses premières expériences urbanistiques et
académiques et surtout dans sa rencontre avec une des figures clés de ce champ dans l’entre-deux-
guerres. En effet, Hudnut rencontre en 1917 Werner Hegemann, l’année même où il est diplômé en
architecture de l’Université Columbia 73 . En parallèle de sa propre pratique d’architecte, Hudnut travaille
dès cette période pour Hegemann sur deux projets de lotissements. Pour ceux-ci, il exerce ses talents
d’architecte s’inscrivant dans la tradition Beaux-Arts mais, à travers eux, il s’approprie le discours
urbanistique de Hegemann. Il réalise aussi de nombreux dessins en perspective dont plusieurs seront
utilisés par Hegemann dans l’ouvrage qu’il publie avec le paysagiste Elbert Peets en 1922 : The
American Vitruvius: An Architect’s Handbook of Civic Art. Avec ce dernier, Hegemann synthétise son
discours dans lequel il tente de maintenir un lien fort entre les dimensions scientifique et artistique. Il
offre ainsi un ouvrage canonique à ce champ qu’est le civic design 74 .
A l’image d’Harvard, au sein des universités étasuniennes mais aussi des autres pays de
langue anglaise, cette expression désigne encore au tournant de la seconde guerre mondiale, des
cours développés dans l’enseignement de l’architecture. Dans un monde où le planning commence à
s’éloigner résolument de celui du champ de l’architecture, ces cours continuent à dispenser une version
architecturale de l’urbanisme ancré dans un discours bien particulier. Il s’agit d’une approche
essentiellement esthétique et formelle de la ville basée sur le traditionnel discours Beaux Arts alors
dominant aux Etats-Unis. La profession d’architecte n’étant pas dominante dans la constitution du
champ des professionnels du city planning, ces cours apparaissent comme la survivance d’une époque
passée correspondant à la genèse de ce champ 75 . Cette époque est celle du City Beautiful Movement
au début du siècle, une époque où la réforme urbaine était encore symbolisée par la figure canonique
de l’architecte producteur de plans urbains pour les civic improvement commissions municipales. Avec

72 Jill Pearlman, op.cit., p. 219 et Richard Marshall, op. cit., p. 133.


73 Jill Pearlman, op. cit., pp. 210-216.
74 Alan J. Plattus, « The American Vitruvius and the American Tradition of Civic Art » et Christiane Crasemann Collins,
« Hegemann and Peets: Cartographers of an Imaginary Atlas » in Werner Hegemann et Elbert Peets, The American
Vitruvius: An Architects’ Handbook of Civic Art, New York, Princeton Architectural Press, 1988, réédition, pp. vii-xi et xii-xxii.
75 Sur les différents apports professionnels constituant à l’origine le champ du planning voir Christian Topalov, « L’urbanisme
comme mouvement social. Militants et professionnels du city planning aux Etats-Unis », Annales de la recherche urbaine,
n° 44-45 (décembre 1989), pp. 139-154 et Anthony Sutcliffe, op. cit., pp. 88-125.

45
Daniel Burnham et son plan de Chicago en 1909, cette époque est l’apogée d’une approches
constitutives du champ du city planning aux Etats-Unis : les politiques d’embellissement des villes, un
embellissement nommé usuellement civic art. Mais c’est aussi le moment où les questions
urbanistiques commencent à prendre leur autonomie. On le voit avec la création la même année à
l’Université de Liverpool, au sein de la School of Architecture, du premier département indépendant
d’enseignement de l’urbanisme intitulé « Town Planning and Civic Design ». C’est cet enseignement qui
sert de modèle à la fondation du premier cours de city planning aux Etats-Unis mais cette fois-ci au sein
de la School of Landscape Architecture d’Harvard 76 . Puis, quelques années plus tard, est créé
l’American City Planning Institute sur le modèle du Town Planning Institute britannique fondé seulement
trois ans plus tôt.
Le lien organique entre le champ du civic design et l’architecture est contenu dans la notion
même de design. Depuis le XIXe siècle, le terme de designer est attaché aux professions impliquées
dans la conception d’objets et d’espaces, et même plus particulièrement aux architectes et paysagistes
au milieu du XXe siècle. D’après l’Oxford English Dictionnary, cette notion apparaît dans la langue
anglaise au XVIe siècle comme un emprunt au terme français desseing qui regroupait alors les termes
dessein et dessin, c'est-à-dire les instructions et le schéma mental suivi. L’apparition et l’usage
croissant de cette notion semblent s’inscrire dans un différenciation croissante entre l’acte de concevoir
(to design) et l’acte de construire (to build). Or cette coupure correspond à l’évolution bien connue de
l’architecture, un champ qui s’est affirmé comme discipline depuis la Renaissance en s’éloignant
progressivement de la pratique de la construction 77 . Mais le succès de la notion au XIXe et surtout au
XXe siècle correspond à une deuxième étape de ce mouvement. La formation devient une activité
mentale strictement séparée de la pratique et de la finalité de l’acte de construire. L’apprentissage en
agence disparaît et un enseignement autonome se développe, en particulier aux Etats-Unis dès la fin
du XIXe siècle 78 . Cette activité est centrée sur la production de dessins spéculatifs qui s’éloignent

76 Martin Hawtree, « The Emergence of the Town Planning Profession » in Anthony Sutcliffe (dir.), op. cit., pp.64-104 et
Anthony Alofsin, op. cit., p. 43.
77 Yves Pauwels, « L’architecte, humaniste et artiste » in Louis Caillebat (dir.), Histoire de l’architecte, Paris, Flammarion,
1998, pp. 62-85.
78 Voir notamment l’article « Design » dans Adrian Forty, Words and Buildings. A Vocabulary of Modern Architecture,
Londres, Thames & Hudson, 2000, pp. 136-139. Pour un exemple concret de cette coupure, voir l’opposition entre Ware, un
des fondateurs de l’enseignement de l’architecture aux Etats Unis, et McKim, un des dirigeants de la plus prestigieuse
agence de New York, dans Richard Plunz, « Reflections on Ware, Hamlin, McKim, and the Politics of History on the Cusp of
Historicism » in Gwendolyn Wright et Janet Parks (dir.), The History of history in American schools of architecture, 1865-

46
progressivement de ceux développés dans le cadre de la pratique. A côté de l’idée de synthèse des
arts, l’usage du terme design véhicule donc l’idée d’un effort d’abstraction, de spéculation organisée
autour de la manipulation de formes.
Il n’est donc pas étonnant que cette notion ait eu beaucoup de succès chez les promoteurs de
l’avant-garde moderne en art en général et en architecture en particulier, avides de fixer des principes
« universaux » sur lesquels bâtir l’expression artistique et plastique. C’est ainsi qu’au moment de
l’importation du discours de l’architecture moderne, et en particulier de celui du Bauhaus, au Royaume
Uni et aux Etats-Unis, l’ensemble du corpus d’exercices fondamentaux de manipulation de l’univers
plastique des formes, couleurs, textures, etc. est rapidement désigné par l’expression « basic design ».
L’ensemble des enseignements développés par les anciens enseignants du Bauhaus est fondé sur ce
genre de corpus dispensé dans les premières années de la formation. C’était le cas à la GSD d’Harvard
sous l’impulsion de Walter Gropius mais ce type d’enseignement était aussi très développé à l’Institute
of Design fondé par Moholy-Nagy à Chicago 79 . Lorsque Serge Chermayeff quitte la direction de
l’Institute of Design où il avait pris la succession de Moholy-Nagy pour enseigner à la GSD en 1953, il
prend en charge la première année dans laquelle il fusionne les trois départements autour d’un
enseignement d’ « Environmental Design » qui s’appuie sur le cours de « Basic Design ». Mais surtout,
il tente de développer le doctorat qui existe à la GSD depuis 1942 en développant un programme de
« design research » 80 . A partir de différents financements, il développe un travail de recherche
entièrement basé sur une approche par le design avec un des premiers doctorants de la GSD,
Christopher Alexander. Or cette recherche par le design s’oppose plus ou moins aux formes de
recherche qui se développent au sein du champ du city and regional planning. Dans ce champ, une
évolution vers la recherche s’est développée beaucoup plus tôt et s’est orientée nettement vers les
sciences humaines et sociales. Inversement, la recherche en design, surtout chez Chermayeff et
Alexander qui est aussi un mathématicien, s’oriente plus vers le modèle des sciences dures, la
recherche d’universaux détachés du contexte socio-culturel. Alexander poursuit ce travail de
renouvellement du discours sur le design à l’Université de Californie à Berkeley où il obtient un poste en

1975, New York: Temple Hoyne Buell Center for the Study of American. Architecture et Princeton Architectural Press, 1990,
pp. 53-72.
79 Voir Alain Findeli, Le Bauhaus de Chicago. L’œuvre pédagogique de László Moholy-Nagy, Sillery (Quebec) – Paris,
Septentrion – Klincksieck, 1995 et Jill Pearlman, op. cit., 2007, pp. 121-122 et 218-225.
80 Le but de la création du doctorat en architecture, paysagisme et city and regional planning en pleine seconde guerre
mondiale est d’attirer des étudiants mais il reste très peu développé pendant de nombreuses années. Voir Anthony Alofsin,
op. cit., pp. 179-180.

47
1963 81 .
Si le champ de l’urban design s’inscrit dans la continuité avec celui du civic design, le
changement d’expression, le passage de civic à urban, est la matérialisation d’une rupture, une rupture
avec les discours développés dans ce champ, souvent encore ancrés dans l’héritage Beaux Arts.
Comme nous l’avons vu à travers ses propos lors de la première Urban Design Conference en 1956,
José Luis Sert cherche bien à revenir sur les questions esthétiques, et donc d’une certaine manière à
redynamiser le champ. Mais par contre, il s’agit pour lui d’abandonner complètement le discours
développé dans ce champ, qui « a, dans l’esprit de beaucoup une connotation trop spécialisée ou trop
grandiose » 82 Dans l’introduction de cette même conférence, lors qu’il constate que « durant les
dernières années, la phase scientifique a été plus développée que la phase artistique » du city planning
[in late years, the scientific phase has been more emphasized than the artistic one], Sert se fait plus
explicite. Il accuse le discours développé sous l’intitulé civic design d’avoir dévalorisé la dimension
esthétique de l’urbanisme :
« This may be due to a natural reaction against past « Ceci peut être du à une réaction naturelle contre la
practice, when city planning was based on the superficial pratique passée, lorsque le city planning était basé sur
« City Beautiful » approach, which ignored the roots of the l’approche superficielle du « City Beautiful », qui ignorait les
problems and attempted only window-dressing effects. » 83 racines des problèmes et ne tentait que des effets de
façade. »
Le choix d’utiliser l’expression urban design s’inscrit dans cette rupture.

1.1.2. La Fondation Rockefeller et le développement d’une recherche urbaine


Mais en engageant le renouvellement radical du discours porté par le champ du civic design sur
la base du discours porté par les CIAM, José Luis Sert ouvre aussi la porte plus ou moins
volontairement à d’autres discours produits dans d’autres contextes mais répondant à un des objectifs
qu’il développe. Car à côté de l’objectif d’un dialogue entre les champs de l’architecture, du paysagisme
et city planning, les Urban Design Conférences sont portées dès le départ par une critique de l’évolution
du phénomène urbain aux Etats-Unis, une critique à la fois de la dégradation des centres villes et de la
suburbanisation, mais aussi une critique de la génération précédente du city planning et de son idéal.
L’ensemble de ces phénomènes et de ces discours est regroupé par Sert sous l’intitulé
« suburbanism » dont on comprend aisément la double référence à la fois aux banlieues pavillonaires,

81 Alan Powers, Serge Chermayeff: Designer Architect Teacher, Londres, RIBA Publications, 2001, pp. 189-210.
82 Jose Luis Sert, « Scope of the Conference » in Jaqueline Tyrwhitt (dir.), « The Harvard Urban Design Conferences 1956-
62 » [RIBA/TyJ/35/5].
83 Jose Luis Sert, « Introduction » in Jaqueline Tyrwhitt (dir.),op. cit.

48
suburbs, et à l’idée d’un « sous-urbanisme ». Sert milite ainsi pour une redécouverte des composantes
« universelles » des centralités urbaines, de la civilisation urbaine, pour une valorisation de l’idéal
communautaire mais dans de nouveaux vêtements, ceux de l’architecture moderne 84 .
Or Sert et son équipe à la GSD ne sont pas les seuls à développer ce type de discours critique.
La mise en place de la politique de rénovation urbaine et la constatation de la suburbanisation
galopante que connaîssent les Etats-Unis dans les années 1950 provoquent le développement de
nombreuses interrogations chez les décideurs politiques et l’opinion publique. C’est ainsi que des
programmes de recherche sur l’urbain et l’urbanisme se mettent en place progressivement au sein des
principaux établissements d’enseignement supérieur étasuniens pour tenter de répondre à ces
questionnements. Au sein de ce vaste mouvement, la Fondation Rockefeller joue un rôle très important
dans la construction d’une recherche portant sur l’urban design. Ce rôle constitue un deuxième axe de
l’historiographie du champ de l’urban design qui n’est encore qu’esquissé 85 .

ƒ Urban design / urban studies : la Fondation Rockefeller face à la Fondation Ford


Dans ce mouvement de mise en place d’une nouvelle recherche urbaine, les deux principales
fondations philanthropiques étasuniennes de cette époque, la Fondation Rockefeller et la jeune
Fondation Ford, principales ressources pour la recherche non militaire, sont profondément impliquées
dans leur financement. Cela aboutit assez rapidement à la formation dans ces deux fondations de
véritables politiques de recherche urbaine cependant chacune s’oriente dans une direction différente.
L’implication de la Fondation Ford dans la recherche urbaine est massive des années 1950 à
1970 malgré sa jeune existance. Elle est avant tout le fait d’un homme, Paul Ylvisaker. Diplômé
d’Harvard en politique économique et en administration publique, il enseigne à Swarthmore College au
sud de Philadelphie et, à partir de 1954, travaille au poste de executive secretary du maire de
Philadelphie, Joseph S. Clark. Depuis 1949 au poste de city controler, maire à partir de 1952, Clark, un
démocrate progressiste, engage sa ville dans une transformation administrative et urbaine très

84 Jose Luis Sert, « Scope of the Conference » in Jaqueline Tyrwhitt (dir.), op. cit. Ce thème est au cœur dès la conférence
de 1953 dans laquelle Sert utilise pour la première fois l’expression « urban design » comme titre. Voir Eric Mumford, « The
Emergence of Urban Design in the Breakup of CIAM » in Alex Krieger et William S. Saunders (dir.), op. cit., pp. 15-37.
85 Pour l’instant cet axe est essentiellement représenté par la thèse de doctorat de Peter L. Laurence à l’Université de
Pennsylvanie intitulée Urban Design Criticism: Jane Jacobs and the Development of Architectural Criticism and Urban
Design Theory in the U.S., 1935-65 qui aborde partiellement ce sujet. Nous n’avons pas pu accéder à ce travail qui semble
ne pas avoir été encore soutenu mais nous avons pu par contre consulter les nombreuses publications déjà disponibles qui
en sont issues.

49
importante qui passe notamment par une politique de rénovation urbaine très volontaire développée
avec l’aide de la City Planning Commission de la ville dirigée par Edmund Bacon. En 1956, Ylvisaker
est recruté par la Fondation Ford pour diriger la Division of National Affairs dans laquelle il développe le
Public Affairs Program et notamment, au sein de ce dernier, tout une politique orientée vers le soutien
aux opérations de rénovation urbaine des centres des principales villes étasuniennes. Mais ces
opérations sont très vite critiquées par les habitants aux revenus modestes qui en sont les victimes et
une opposition très forte se fait jour. Le soutien à la rénovation urbaine d’Ylvisaker et de la Fondation
Ford va alors s’orienter dans une direction particulière, le financement des actions sociales des
associations locales d’habitants à travers un programme intitulé « Grey Areas program ». Pour
développer une connaissance approfondie de ces quartiers, la Fondation Ford se met rapidement à
soutenir massivement le développement de la recherche urbaine 86 . Sous sa direction, à travers le
Public Affairs Program puis le programme concernant l’enseignement supérieur, la Fondation finance
de nombreux programmes de recherche, des programmes de doctorats ou même le budget de centres
de recherche consacrés à ce champ. Parmi ces derniers, on peut notamment citer le Joint Center for
Urban Studies de l’Université Harvard et du Massachusetts Institute of Technology qu’il contribue à
fonder en 1959 ainsi que ceux de l’Université Columbia et de l’Université de Chicago 87 . Ylvisaker
démissione de la Fondation Ford en 1967 au moment de changements importants à la tête de celle-ci et
prend la direction de la President’s Task Force on the City sous Lyndon B. Johnson dont il était membre
depuis la Présidence Kennedy. La même année, et ce n’est probablement pas un hasard, la Fondation
alloue une énorme dotation exceptionnelle de 12.000.000 $ en une seule fois aux quatre principaux
établissements soutenus pour qu’ils développent massivement leur recherche urbaine : les Universités
Harvard, Columbia et de Chicago et le MIT 88 . Mais cette politique de financement de la recherche
urbaine ne s’arrête pas avec Ylvisaker. Elle continue jusqu’en 1974 afin de tenter de répondre
notamment aux problèmes communautaires qui deviennent cruciaux dans les villes étasuniennes

86 Voir G. William Domhoff, « The Ford Foundation in the Inner City: Forging an Alliance with Neighborhood Activists », Who
Rules America?, University of California at Santa Cruz, septembre 2005
(http://sociology.ucsc.edu/whorulesamerica/power/ford_foundation.html) et V. M. Esposito, « Paul Ylvisaker: A Biographical
Profile » in V. M. Esposito (dir.), Conscience and Community: The Legacy of Paul Ylvisaker, New York, Peter Lang
Publishing, 1999, pp. xv-xxix.
87 Sur le Joint Center for Urban Studies, voir infra. « Vers une scientifisation du champ : le Joint Center for Urban Studies »,
p. 284.
88 La somme totale correspond à près de 77.668.000 $ en dollars 2009. L’Université Columbia bénéficie d’une subvention
supplémentaire de 1.500.000 $ qui avait été décidée avant le vote de cette énorme subvention.

50
autour de 1970. Ce sont les restrictions budgétaires de l’année 1974-75 qui précipitent la fin de ces
financements alors que les retombées en matière de politiques urbaines restent faibles finalement. 89 Au
début, cette politique de recherche est plutôt orientée vers une approche économique mais très vite elle
devient multi-disciplinaire. Elle reste néanmoins orientée essentiellement vers les sciences sociales et
devient ainsi une des principales forces permettant l’émergence du champ urban studies.
Dans les années 1950 et 1960, la Fondation Rockefeller suit un chemin différent. Il ne s’agit pas
d’une politique décidée a priori mais bien plutôt de la résultante de décisions prises successivement
sans planification véritable. Ainsi l’implication de la Fondation dans la recherche urbaine se divise en
deux périodes différentes. Dans les années 1950, la Fondation participe progressivement au
financement de tout un corpus de programmes traitant de l’urbanisme. Ce n’est que vers la fin des
années 1950 que les programmes ainsi financés constituent la base d’une tentative de politique
cohérente. Mais, il est une autre différence majeure avec la Fondation Ford qu’il est important de
remarquer : l’ensemble de ces programmes est financé non par la Division of Social Sciences de la
Fondation mais par la Division of Humanities qui s’occupe notamment des programmes artistiques. Ceci
oriente bien entendu ces projets dans un sens particulier quand ils ne le sont pas déjà.

ƒ A l’origine : une accumulation de programmes financés par la Division of


Humanities
Le tout premier programme de ce type date est développé entre 1954 et 1959, une période de
trois ans étendue sur deux années supplémentaires. Il s’agit d’un programme développé au sein de la
School of Architecture and City Planning du Massachussets Institute of Technology. Ce programme
dirigé par deux professeurs du MIT, le plasticien György Kepes et le jeune planner Kevin Lynch, porte
sur « la forme perceptuelle de la ville » [the perceptual form of the city]. Dans le relevé de décision de la
Fondation, il est décrit comme traitant de « l’aspect esthétique du city planning » 90 . Mais à partir de
cette date, la Fondation, à travers sa Division of Humanities, se met à financer plusieurs programmes
du même type.
C’est surtout la School of Fine Arts qui bénéficie de cette vague de financements. Afin
d’alimenter son enseignement en city planning qu’elle transforme et son enseignement en paysagisme
qu’elle reconstruit, elle obtient en 1956 un financement groupé pour deux programmes de recherche
associés. Il s’agit d’« une histoire du développement de la ville et de la campagne » et d’une

89 Richard Magat, The Ford Foundation at Work: Philanthropic Choices, Methods and Styles, New York, Plenum Press / The
Ford Foundation, 1979, pp. 95-97.
90 « Resolved RF 54034 », 07/04/1954 [RF/1.2/200/375/3330.30]

51
« recherche en paysagisme [landscape design] » 91 . En 1958, la Fondation augmente ce financement
pour ajouter un troisième programme sur « l’amélioration de la conception [design] de l’environnement
visuel » 92 . Ces programmes permettent principalement la naissance d’un Institute for Urban Studies à
l’Université de Pennsylvanie. A côté de cet investissement très important dans un seul établissement,
un dernier financement est engagé en 1957 sur un programme de recherche. Il s’agit d’une recherche
sur « les aspects visuels du paysage humain américain [man-made american landscape] » que le
relevé de décision de la Fondation décrit comme un étude des possibilités en conception urbaine pour
l’aménagement des zones de la frange intermédiaire entre la ville et la campagne » [design possibilities
in developing urban-rural fringe areas] 93 . Il doit permettre au petit Graduate Program in City Planning
dirigé par le paysagiste Christopher Tunnard au sein du Department of Architecture de l’Université Yale
de se développer. L’ensemble de ces programmes aboutissent à la publication d’ouvrages, certains
ayant d’emblée un rôle central dans le champ de l’urban design comme The Image of the City issu du
programme du MIT et Man-Made America: Chaos or Control? issu du programme de Yale 94 .
PERIODE INTITULE ETABLISSEMENT ET RESPONSABLE MONTANT
Sept 1954- « The Perceptual Form of the City » School of Architecture and City Planning 85 000 $
août 1959 Massachusetts Institute of Technology
György Kepes et Kevin Lynch
Sept 1956- « A History of Town and Country School of Fine Arts 102 000 $
août 1961 Developement » Université de Pennsylvanie (66 000 $ +
« Research in Landscape Design » G. Holmes Perkins 36 000 $)
« Improvement of the Design of the
Visual Environment »
Sept 1957- « A Study of the Visual Aspects of the Department of Architecture 67 600 $
août 1961 Man-made America Landscape » Université Yale
Christopher Tunnard
Total 254 600 $
Tableau 2 : Programmes en urbanisme financés par la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller
Sources : Archives de la Fondation Rockefeller, Rockefeller Archives Center

Le choix de la Fondation Rockefeller – et au sein de celle-ci de la Division of Humanities – est

91 « Resolved RF 56109 », 22/06/1956. Pour le détail du programme, voir City Planning and Landscape at the School of Fine
Arts, Université de Pennsylvanie, « Research Proposal », 03/04/1956 [RF/1.2/200/456/3899].
92 « Resolved RF 58129 », 20/06/1958 [RF/1.2/200/456/3899]. Pour le détail de cette extention du programme, voir Institute
for Urban Studies, School of Fine Arts, Université de Pennsylvanie, « Summary Proposal », 28/05/1958
[RF/1.2/200/456/3900].
93 « Resolved RF 57082 », 03/04/1957. Pour le détail du programme, voir la lettre-programme de Christopher Tunnard à
Edward F. D’Arms, 15/02/1957 et les précisions dans la lettre de Christopher Tunnard à Charles B. Fahs, 25/03/1957
[RF/1.2/200/472/4033].
94 Kevin Lynch, The Image of the City, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1960 et Christopher Tunnard et Boris Pushkarev,
Man Made America: Chaos or Control?, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1963.

52
apparemment surtout dû aux circonstances. Comme nous le verrons de manière beaucoup plus
approfondie plus loin, le choix fait par la School of Architecture du MIT de s’adresser à cette fondation
plutôt qu’à une autre s’inscrit avant tout dans les liens tissés entre ces deux institutions depuis l’avant-
guerre et au plus haut niveau, celui des Trustees et de la famille Rockefeller 95 . La décision de confier le
financement de ce programme à la Division of Humanities qui s’occupe d’art et non à la Division of
Social Sciences résulte du rejet du programme par cette dernière 96 . Les archives montrent aussi que
l’enseignant-chercheur responsable du programme de l’Université Yale s’est adressé directement au
directeur adjoint de la Division of Humanities en lui étant présenté, semble-t-il, par un planner très
important 97 . Le lien entre la Fondation et la School of Fine Arts de l’Université de Pennsylvanie n’est
pas aussi clair mais le premier document correspondant à ce large financement est une lettre du
directeur du Department of Land and City Planning de la School adressée directement au directeur de
la Division of Humanities qui apparemment insiste pour que la demande soit prise en considération 98 .
Ces divers programmes ne mobilisent donc des membres de la Division of Humanities à divers
niveaux sans qu’aucun en fait ne soit particulièrement impliqué par son parcours dans le monde de
l’architecture ou du city planning. Le directeur, Charles Burton Fahs est un ancien professeur en
sciences politiques spécialisé dans le Japon contemporain du Pomona College recruté par la fondation
en 1946 et ne la quitte qu’en 1962 99 . Un des directeurs adjoints, Edward F. D’Arms, est un ancien
enseignant chercheur en lettres classiques de Princeton, dont il est diplômé, et des Universités du
Minnesota et du Colorado. Il est recruté par la fondation en 1947 qu’il quitte en 1957 pour la Fondation
Ford où il reste jusqu’en 1969. Deux autres membres de la Division of Humanities ont un rôle dans
l’examen et la prise en charge de ces programmes. L’autre directeur adjoint moins impliqué mais qui
joue un rôle clé dans l’évaluation des projets est John Marshall, diplômé en lettres modernes anglaises
à Harvard en 1928. Suite à son diplôme, il commence à enseigner dans la même université avant

95 Voir infra. « À la convergence de plusieurs intérêts et opportunités », p. 342.


96 Voir infra. « Vers une limitation de la recherche : le premier programme », p. 358.
97 Il s’agit de Coleman Woodbury, un enseignant à l’Université du Wisconsin-Madison qui a travaillé pour le National
Ressource Planning Board et la National Housing Agency pendant les années 1930 et 1940 et qui a enseigné à la GSD de
1951 à 1953. Lettre-programme de Christopher Tunnard à Edward F. D’Arms, 15/02/1957 [RF/1.2/200/472/4033].
98 Lettre de William L.C. Wheaton à Charles B. Fahs, 19/07/1955 et Interoffice correspondance : John Marshall / Charles B.
Fahs, 15/08/1955 [RF/1.2/200/456/3899]. Dans ce dernier document, Marshall donne un avis négatif vis-à-vis de la
proposition mais Fahs, son supérieur, répond en indiquant qu’« elle mérite au moins une pleine considération ».
99 « Charles B. Fahs Papers, 1929-1979 » in « Papers of Individuals », The Rockefeller Archives Center
(http://www.rockarch.org/collections/individuals/rf/)

53
ensuite de rejoindre la Fondation en 1933, beaucoup plus tôt que Fahs et D’Arms, qu’il ne quitte qu’en
1958 100 . Mais une des personnes clés de l’investissement de la Fondation dans le champ de l’urban
design est Chadbourne Gilpatric, surnommé par ses connaissances Gil. Il est le fils de Walter Hodges
Gilpatric, un avocat qui a fait carrière à Wall Street, et le frère cadet de Roswell Gilpatric qui rejoint la
même profession que son père mais est aussi un ami d’enfance de Nelson Rockefeller. Ce dernier
devient Sous-Secrétaire d’Etat à la Défense de 1951 à 1953 dans l’administration Eisenhower et
ensuite Secrétaire d’Etat Adjoint de 1961 à 1964 dans l’administration Kennedy puis Johnson qu’il
continue à servir après cette date. Entre ces deux postes gouvernementaux, il est devenu membre du
Special Studies Project du Rockefeller Brothers Fund, un projet de Nelson Rockefeller 101 . Son frère,
Chadbourne Gilpatric, fait des études de philosophie à Harvard, où il devient un ami proche du fils d’un
professeur d’histoire, Arthur Schlessinger, et obtient un Bachelor’s Degree dans cette discipline en
1937 102 . Recruté en 1949 par la Fondation, il devient directeur associé de la Division of Humanities où il
travaille jusqu’en 1972. Il est intéressant de remarquer qu’au-delà des parcours différents de chacun,
l’ensemble des membres de ce groupe est en fait fortement marqué par un engagement au sein du
renseignement ou de la propagande alliée pendant la seconde guerre mondiale 103 .

ƒ Vers une politique structurée : de la conférence au programme en urban design


C’est Chadbourne Gilpatric qui prend en charge le suivi des différents programmes que nous

100 Voir William J. Buxton, « John Marshall and the Humanities in Europe: Shifting Patterns of the Rockefeller Foundation
Support », Minerva, vol. 41, n° 2 (juin 2003), pp. 133-153.
101 Eric Pace, « Roswell L. Gilpatric, Lawyer and Kennedy Aide, Dies at 89 », The New York Times, 17 mars 1996 et Godfrey
Hogdson, « Obituary: Roswell Gilpatric », The Independent, 21 mars 1996.
102 Arthur M. Schlessinger, Jr., A Life in the Twentieth Century: Innocent Beginnings, 1917-1950, Boston, Mariner Books,
2002, pp. 115-117.
103 Deux d’entre-eux ont travaillé au sein de l’Office of Strategic Service (OSS), le premier organisme de renseignement des
Etats-Unis fondé en 1942 et dont la réorganisation entre 1945 et 1947 donnera naissance à la Central Intelligence Agency.
Charles Fahs entre ainsi au sein de l’OSS l’année de sa fondation, pour devenir chef de la Far East Division, qu’il quitte au
moment de la réorganisation du renseignement. Chadbourne Gilpatric travaille pendant la guerre lui aussi pour l’OSS puis
rejoint la section des opérations spéciales de la CIA au moment de sa création mais reste un homme de bureaux. Edward
D’Arms sert pendant la guerre dans l’armée et à la fin de celle-ci s’occupe du renseignement en Allemagne occupée. Sans
participer directement aux organismes militaires, John Marshall a notablement aidé à améliorer la communication
gouvernementale pour préparer et gérer la guerre à travers travers le Rockefeller Communication Seminar qu’il avait fondé
dès 1934 pour explorer le champ des sciences de la communication. Voir Gary Brett, « Communication Research, the
Rockefeller Foundation, and Mobilization for the War on Words, 1938-1944 », Journal of Communication, vol. 46, n° 3 (été
1996), pp. 124-148.

54
venons d’évoquer et ce rôle provoque un basculement de l’action de la Division of Humanities de la
Fondation dans le champ urbanistique à partir de 1958. A la différence d’Ylvisaker, son parcours ne le
prépare pas particulièrement à travailler sur ces questions, hormis une possible rencontre avec Bruno
Zevi avant la seconde guerre mondiale 104 . Pourtant, devenu Directeur Associé de la division, il
commence dès 1958 à développer de sa propre initiative de nouvelles actions qui s’appuient sur les
acquis des programmes dont il a la charge. Il s’agit de l’organisation d’une conférence et de la rédaction
d’un ouvrage qui tous deux s’inscrivent dans le développement d’une critique urbanistique. Dès mai
1958, Gilpatric suggère ainsi au directeur du Department of Land and City Planning de la School of Fine
Arts de l’Université de Pennsylvanie d’organiser une conférence sur ce thème 105 . Un programme est
rapidement mis au point et un financement de 10 000 $ est votée dès la mi-juillet de la même année
pour financer une « conférence pour formuler des lignes directrices pour une critique plus adéquate du
city planning and design » 106 . Très vite, l’expression qui est retenue pour définir le sujet dans la
correspondance entre les acteurs du projet est « urban design criticism ». C’est un jeune enseignant de
la School of Fine Arts, en charge du programme de Civic Design et ancien assistant de recherche de
Kevin Lynch dans le programme « The Perceptual Form of the City », David A. Crane, qui est chargé de
la mettre au point. Elle se tient à Rye dans l’état de New York en octobre 1958 et réunit de nombreux
architectes et journalistes [Fig. 212] 107 .
En parallèle de cette action, Gilpatric lance durant la même année la carrière d’essayiste d’une
journaliste spécialisée en urbanisme jusqu’ici inconnue et qu’il a invité à participer à cette conférence :
Jane Jacobs. Elle est alors rédactrice au sein de la revue Architectural Forum où elle a commencé à
rédiger des articles critiques contre les premières opérations de rénovation urbaine. Mais en 1956, son
destin prend une autre dimension. Invité à participer à la première Urban Design Conference, Douglas
Haskell, le rédacteur en chef de la revue, décide d’y envoyer Jacobs. Durant la conférence, Jacobs

104 Alors qu’il étudie à Oxford en 1938, il rejoint Schlessinger à Paris où tous deux font connaissance de Tullia Calabi, la
compagne de Bruno Zevi. Schlessinger recontre Zevi à Harvard en 1940 après l’immigration du couple Zevi-Calabi. Arthur
M. Schlessinger, Jr., op. cit., pp. 203-204.
105 Lettre de William L. C. Wheaton à Chadbourne Gilpatric, 26/05/1958 [RF 1.2/200/457/3904].
106 Institute for Urban Studies – School of Fine Arts – Universite de Pennsylvanie, « A Proposal to the Rockefeller Foundation
for a Conference on Criticism in Urban Design », 12/06/1958 et « Grant in Aid to the University of Pennsylvania »,
15/07/1958 [RF 1.2/200/457/3904].
107 Les participants sont : Kevin Lynch, Louis Kahn, I.M. Pei, Gordon Stephenson, J. B. Jackson, Lewis Mumford, Frederick
Gutheim, Catherine Bauer Wurster, Grady Clay, Eric Larrabee, Leslie Cheeks, Ian McHarg, Jane Jacobs, Arthur Holden,
David Crane, G. Holmes Perkins William L. C. Wheaton.

55
développe plus avant sa critique de la rénovation urbaine et reçoit les encouragements de plusieurs des
participants. Elle travaille ensuite sur la rédaction d’un long article inspiré de ce texte pour sa revue. Un
des rédacteurs du magazine Fortune qui fait partie de la même maison d’édition Time Inc., William H.
Whyte, est alors en train de préparer une série d’articles intitulée « The Exploding Metropolis » sur les
transformations que connaissent les villes aux Etats-Unis 108 . Whyte, qui recherche quelqu’un pour
écrire un article sur les opérations de rénovation urbaine, prend connaissance de l’article de Jacobs et
décide aussitôt de le publier pour clore la série. Or Gilpatric prend lui aussi connaissance de cet article
avant sa parution et s’enthousiasme, voyant en elle l’un des « autres Lewis Mumford » que lui et la
Fondation recherchent. Elle participe bien entendu à la conférence sur l’Urban Design Criticism. Mais
surtout Gilpatric lui obtient un financement de 18 000 $ à travers deux subventions à la New School for
Social Research pour qu’elle développe son article en un ouvrage, The Death and Life of Great
American Cities, qui est publié en 1961 109 .
D’autres financements pour des programmes s’ancrant dans le champ naissant de l’urban
design sont votés après 1958. En 1959, il s’agit d’une recherche à l’Université de Californie à Berkeley
« sur le city design à travers la protection du patrimoine » et en 1960 d’un programme de la New York
City Housing Authority « pour développer les composantes esthétiques dans les logements de la
ville » 110 . Mais, en 1962, Gilpatric décide de passer à l’étape suivante en proposant à la Fondation une
véritable politique coordonnée sous la forme d’un « programme pour des études en urban design »
auquel est alloué une dotation de 130 000 $. Le but de ce programme est de constituer un fond
autonome de financements pour huits petites actions chacune dotée au maximum de 15 000 $, ce fond

108 Ce projet fait suite à la série d’articles sur l’émergence d’une société marquée par le salariat des grandes entreprises
entièrement rédigés par Whyte et publiés dans Fortune. Parmi les articles qui sont regroupés en un ouvrage intitulé The
Organization Man, publié en 1956 et immédiatement best-seller, Whyte aborde notamment la question de la
suburbanisation. A la différence de cette série, Whyte s’entoure de plusieurs journalistes pour produire la série « The
Exploding Metropolis », tous travaillant pour Fortune, sauf Jane Jacobs. Les articles sont publiés dans les numéros de
septembre, octobre, novembre, décembre 1957, janvier et avril 1958. La série fait l’objet d’une publication sous la forme d’un
ouvrage chez Doubleday en 1958. A partir de cette série, Whyte développe une carrière d’essayiste et de théoricien en
urbanisme. Pour quelques éléments sur William Hollingsworth Whyte, voir Albert LaFarge, « Introduction » in Albert LaFarge
(dir.), The Essential William H. Whyte, New York, Fordham University Press, 2000, pp.xiii-xv et Eugenie L. Birch, « Whyte on
Whyte: A Walk in the City » in Rutherford H. Platt (dir.), The Human Metropolis: People and Nature in the 21st-Century City,
Amherst (Mass.), University of Massachusetts Press, 2006, pp. 25-31.
109 Peter L. Laurence, « Jane Jacobs before Death and Life », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 60, n° 1
(mars 2007), pp. 5-14.
110 « Program for Urban Design Studies – Resolved RF 62053 », 04/04/1962 [RF 3.2/911/11/59].

56
étant piloté par un Advisory Committee composé de cinq experts associés à cinq évaluateurs 111 .
Apparemment, ce programme ne semble avoir duré finalement que deux ans et financé seulement
quatre études.
PERIODE INTITULE ETABLISSEMENT ET RESPONSABLE MONTANT
Dotation du programme 130 000 $
Juillet 1962- « Study on large cities in advanced Université de Californie à Berkeley 15 000 $
sept 1963 industrial civilization » Allan Temko
Jan 1963- « Book on the design of cities » Université de Pennsylvanie 15 000 $
dec 1964 Edmund N. Bacon
Juin 1963- « Study of voting behavior with respect Université Harvard 15 000 $
nov 1964 to public expenditure issues in urban Edward C. Banfiled et James Q. Wilson
areas »
Sept 1963- « Study of the urban design process » Université Washington à Saint-Louis 15 000 $
août 1965 Roger Montgomery
Tableau 3 : Recherches financées par le programme « Studies in Urban Design »
de la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller
Sources : Archives de la Fondation Rockefeller, Rockefeller Archives Center

Parmi celles-ci, deux ont une grande importance dans le développement du champ de l’urban
design 112 . La première aboutie à la publication en 1967 de l’ouvrage Design of Cities d’Edmund Bacon,
directeur de la City Planning Commission de Philadelphie et enseignant à l’Université de Pennsylvanie.
Avec Kevin Lynch dont il est proche depuis 1951, il est le seul à participer à toutes les premières Urban
Design Conferences de la GSD et l’ouvrage devient canonique dans le champ de l’urban design dès sa
publication. La seconde étude correspond à un travail sur le « processus d’urban design dans la
rénovation urbaine » par l’architecte Roger Montgomery, ancien élève de Sert à la GSD dont il est
diplômé en 1956, et enseignant à l’Université Washington à Saint-Louis à partir de l’année suivante.
Alors qu’il est devenu en 1962 le premier urban designer de la Housing and Home Finance Agency,
cette étude lui permet, dans l’université, de construire le programme d’urban design qu’il co-fonde avec
un autre ancien élève de Sert à la GSD, Fumihiko Maki, et de monter un Urban Renewal Design

111Les membres du Committee sont Otto L. Nelson, Jr. de la New York Life Insurance Company, l’architecte I. M. Pei, le
promoteur James W. Rouse, William L. Slayton de la Federal Housing and Home Finance Agency, et l’urbaniste et activiste
Catherine Bauer Wurster. Les évaluateurs proposés sont Lewis Mumford, David Crane, Jane Jacobs, Barclay G. Jones and
Kevin Lynch.
112 Les deux autres études sont très différentes. La première étude qui porte sur les « grandes villes dans la civilisation
industrielle avancée » est développée par le journaliste et activiste Allan Temko. La seconde qui porte sur « le
comportement électoral en fonction des questions de dépenses publiques dans les agglomérations urbaines » s’inscrit dans
la recherche urbaine classique. Elle est développée par les politistes Edward C. Banfield et James Q. Wilson d’Harvard.
Avec d’autres, elle a abouti à l’ouvrage des mêmes auteurs intitulé City Politics et publié en 1963 à Harvard University Press
par le Joint Center for Urban Studies.

57
Center 113 .

1.2. DES INSTITUTIONS AU DISCOURS : REGARDER LA LITTERATURE DU CHAMP


Regarder le début de l’institutionnalisation du champ de l’urban design à travers un programme
d’enseignement ou un programme de recherche n’est pourtant pas suffisant pour comprendre comment
il s’est structuré. En effet, lorsqu’on étudie la littérature constituant ce champ, force est de constater
qu’elle échappe en grande partie aux institutions dont nous venons de parler. Parmi les articles qui
essayent dans les années 1990 de développer une démarche réflexive à propos de ce champ, un texte
repris dans plusieurs des recueils que nous avons cités, cherche justement à aborder cette question
sous l’angle des discours. Dans cet article de 1992, publié dans le Journal of Planning Literature, Anne
Vernez Moudon, directrice du programme en urban design de la School of the Built Environment à
l’Université de Washington à Seattle, proposait d’esquisser un portrait de l’urban design à partir du
corpus de textes qui lui est associé 114 . Or dans la liste proposée, les écrits issus des programmes
financés par la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller sont très marginaux. Mais encore
plus étonnant, les noms de José Luis Sert, Siegfried Giedon et Jaqueline Tyrwhitt en sont
complètement absents. Jon Lang indique même que l’on peut faire un constat encore plus étonnant : le
discours qui s’est développé dans ce champ s’est rapidement orienté vers une critique plus ou moins
explicite du discours développé par Sert et son équipe au sein des Urban Design Conferences 115 . Cette
marginalité ou absence ne saurait pourtant être attribuée à une simple question d’ancienneté de ces
publications car, dans la liste proposée par Anne Vernez Moudon, de nombreuses publications datent
de la même période et d’autres sont nettement plus anciennes. L’urban design présente ainsi la
particularité d’une certaine disjonction entre d’un côté son histoire institutionnelle et de l’autre l’histoire
de son discours. Comprendre l’origine et l’évolution de ce champ impose donc de développer à côté
d’une historiographie l’abordant comme champ institutionnalisé, de développer une historiographie
l’abordant comme champ de discours. La cartographie proposée par Anne Vernez Moudon le permet.

113 Voir Fumihiko Maki, « Memoir » in Eric Mumford (dir.), Modern Architecture in St. Louis: Washington University and
Postwar American Architecture, Saint Louis (Miss.), Washington University in St. Louis, 2004, pp.91-97. Pour une
présentation du programme, voir Roger Montgomery, « Improving the Design Process in Urban Renewal » in James Q.
Wilson, Urban Renewal: The Record and the Controversy, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1966, pp. 462-466.
114 Anne Vernez Moudon, « A Catholic Approach to Organizing What Urban Designers Should Know », Journal of Planning
Literature, vol. 6, n° 4 (mai 1992), pp. 331-349. Ce texte est republié dans Alexander R. Cuthbert (dir.), op. cit., pp. 362-386
et Michael Larice et Elizabeth Macdonald (dir.), op. cit., pp. 439-460.
115 Jon Lang, op. cit., p. xxi.

58
1.2.1. Au cœur de la construction du champ urban design, les discours sur la perception
Comme elle l’indique dans le titre de son article, « une organisation de ce que les urban
designers doivent connaitre selon une approche éclectique [catholic] », l’approche adoptée par Anne
Vernez Moudon est modeste et ouverte. Si le titre fait apparaître une démarche plutôt prescriptive, le
corps de l’article est en fait une véritable interrogation des sous-champs structurant la bibliographie
idéale de l’urban design. Vernez Moudon propose ainsi de diviser la littérature en urban design en neuf
sous-champs. Mais derrière ces multiples catégories, cet article permet de constater qu’une majorité
des textes appartenant au champ de l’urban design traite plus ou moins d’une même question, la
perception des espaces urbains.

ƒ Vision/cognition/culture : les trois perceptions


En effet, les différents sous-champs définis par Anne Vernez Moudon ne sont pas égaux,
certains sont relativement isolés alors que d’autres peuvent être regroupés. Seuls cinq peuvent être
reliés les uns aux autres en un ensemble cohérent historiquement. A côté des études d’histoire urbaine,
qui sont définies comme des « évaluations critiques des formes et forces du passé qui ont façonné
l’environnement bâti » et des études environnementales [nature-ecology studies] qui correspondent à
l’analyse des liens entre « les forces naturelles et l’environnement bâti », deux corpus de textes
nettement plus importants se dégagent. L’un d’entre eux tourne autour de la question de la morphologie
urbaine. Mais il est formé par deux sous-champs qui n’ont pas de liens entre-eux : la typo-morphologie
historique d’origine italienne et la morphologie géométrique d’origine anglaise, tous deux ayant des
répercussions relativement limitées dans la littérature américaine d’après Vernez Moudon. Le deuxième
corpus est encore plus large est surtout nettement plus cohérent. Il s’articule autour de la question de la
perception de l’espace urbain et celle-ci est envisagée de plusieurs points de vue. Le premier sous-
champ correspondant à ce corpus est intitulé « études pittoresques », il est défini comme traitant des
« attribus visuels des villes ».
Pour Vernez Moudon, ce type de texte occupe une place très important actuellement dans le
champ de l’urban design à la fois au niveau de la formation et de la pratique. Mais surtout, elle indique
que les textes appartenant à ce sous-champ constituent « les fondations et la clé de voute de l’urban
design jusque dans les années 1960 ». Avec le deuxième sous-champ, nous retrouvons les « études de
l’image » [image studies] qui consistent à interroger « comment les personnes voient et comprennent
les villes ». Pour Vernez Moudon, son poids est considérable au sein de l’urban design car « en fait,
beaucoup de planners et de designers voient les études de l’image comme la principale contribution de
l’urban design aux champs de la conception [design fields] ». Si elles traitent des « dimensions
physiologiques, psychologiques et sociales de l’environnement tel que les individus les utilisent et les

59
perçoivent », ces études « se concentrent sur la manière dont l’environnement urbain est perçu
visuellement ». Ces études « sont donc souvent perçues dans la continuité de la tradition pittoresque »,
même s’il existe de nombreuses différences. Notamment Il est le « témoin de l’influence grandissante
des sciences sociales dans la conception [design] depuis les années 1960 ».
Un troisième sous-champ est intitulé « études du comportement dans l’environnement »
[environment-behavior studies] et correspond lui à la manière dont « les gens voient, font usage et
interagissent avec l’environnement bâti ». Dans sa description, Vernez Moudon le présente à l’évidence
comme un ensemble de textes à la fois plus large et surtout développant une démarche plus
scientifique que les « études de l’image ». Constitué de textes plus tardifs, il apparaît comme une
poursuite par d’autres moyens de ce type de démarche qui a abouti à la structuration d’un champ de
recherche, l’environmental design research. Un quatrième sous-champ est intitulé « études de lieu »
[place studies]. Il traite de la manière dont « les gens perçoivent, ressentent, font usage et interagissent
avec leur environnement immédiat ». Très clairement, il est présenté comme un groupe de textes
beaucoup plus hétérogène, « éclectique », mais intimement lié au précédent. Pour Vernez Moudon, il
s’agit de textes produits par des auteurs qui sont « des rejetons [offshoot] des études de comportement
dans l’environnement par l’objet qu’ils traitent même s’ils ne s’occupent pas d’être formellement reliés à
[ce] champ. » A ces quatre sous-champs qu’Anne Vernez Moudon lie fortement entre-eux, il est
possible de rajouter un cinquième qu’elle intitule « études de la culture matérielle » [material culture
studies] en empruntant explictement la notion de culture matérielle à l’anthropologie. Si, à première vue,
ce groupe de textes apparaissant dès la seconde moitié des années 1960 mais dont l’essentiel date des
années 1980 peut sembler éloigné des quatre premiers, la description qu’elle en fait, l’étude « des
qualités du paysage culturel [cultural landscape] en tant qu’objet », l’en rapproche. En effet, en faisant
appel à la notion de paysage, elle convoque de nouveau la question des conséquences visuelles des
relations entre environnement et comportement humain mais cette fois-ci du point de vue culturel. De
plus, elle indique aussi qu’il existe des liens historiques entre les « études pittoresques » et ces études
dans le processus de découverte de l’architecture vernaculaire.
Nous voyons donc se dégager au cœur du champ de l’urban design un vaste corpus constitué
de textes tous reliés à la question de la perception de l’environnement voire plus précisément de la
perception visuelle. En totalisant le nombre d’ouvrages correspondant aux cinq sous-champs, ce
groupe domine largement la littérature citée par Anne Vernez Moudon, en représentant quasiment la
moitié des références citées. Mais dans cet ensemble attaché à l’étude de la question de la perception,
de nettes différences apparaîssent qui permettent d’effectuer un autre découpage. Un premier groupe
correspond aux études de « l’image », du « comportement dans l’environnement » voire des « lieux ».
D’après la description qu’en donne Vernez Moudon, ces travaux envisagent tous les liens entre la

60
perception et la compréhension qu’un individu a de son environnement et/ou son action dans l’espace.
Tous envisagent ainsi la perception comme un processus cognitif. Les différences entre ces trois corpus
sont limitées au critère de scientificité ou à la taille plus ou moins limitée du sujet abordé. A la différence
de ce groupe, les deux autres sous-champs envisagent eux la perception d’une manière différente.
Dans les études « pittoresques », la perception est strictement limitée à la vision et est avant tout un
processus sensitif envisagé pour lui-même. Dans les études de la « culture matérielle », la perception
de l’espace est cette fois-ci envisagée depuis la sphère culturelle, c’est uniquement le sens produit qui
est étudié. Surtout, ce qui différencie ces deux sous-champs du groupe précédent, c’est leur
attachement non pas au sujet mais aux objets, non pas à la perception des individus mais aux objets
perçus. Il est donc possible de re-découper ce vaste corpus pour dépasser la catégorisation développée
par Vernez Moudon en trois groupes de textes : les textes sur le paysage visuel, les textes sur le
paysage cognitif et les textes sur le paysage culturel.

ƒ Townscape, Kevin Lynch et Learning from Las Vegas


Au sein de chacun de ces trois groupes, l’article de Vernez Moudon permet d’identifier, parmi
d’autres noms, une œuvre ou un auteur ou groupe d’auteurs particuliers. En ce qui concerne les textes
sur le paysage visuel, trois ensembles de textes apparaissent : un premier est constitué de textes
datant d’avant la première guerre mondiale, un deuxième des années 1960 et 1970 et un troisième des
années 1980. Le premier groupe date d’avant la construction du champ de l’urban design et le second
correspond à des auteurs qui sont des universitaires éloignés des professions de l’aménagement de
l’espace. Reste donc le groupe intermédiaire que Vernez Moudon place résolument au centre. Parmi
les textes qui en font partie, elle désigne en particulier un ouvrage qui est pour elle « la plus mémorable
contribution à l’urban design dans le style pittoresque » : Townscape, publié en 1961 par Gordon Cullen
au sein de la maison d’édition britannique The Architectural Press mais aussi cette même année dans
une version identique au sein de la maison d’édition étasunienne Van Nostrand Reinhold.
Pour les textes concernant le paysage cognitif, Vernez Moudon est encore moins équivoque
malgré le très grand nombre d’auteurs et de travaux cités dans ce vaste ensemble. En effet, un auteur
apparaît dans les trois catégories qu’elle a identifiées, études de l’image, études du comportement dans
l’environnement et études de lieux, il représente même l’essentiel des études de l’image qui sont à
l’avant-garde de l’ensemble du groupe de textes sur le paysage cognitif. Pour Vernez Moudon, cet
auteur est même le nom qui « vient peut être le premier à l’esprit » lorsque l’on pose la question de la
littérature en urban design aux Etats-Unis. Ce nom est bien entendu celui de Kevin Lynch attaché à
l’importante litterature qu’il a produit. Mais elle ne se limite pas à lui, elle cite d’autres auteurs qu’elle
présente comme ses collaborateurs. Ce n’est donc pas seulement Lynch mais un groupe de travail

61
organisé autour de lui qui est ici identifié. La quasi-totalité des ouvrages de Kevin Lynch et de son
groupe de collaborateurs a été publié par la maison d’édition étasunienne The MIT Press.
Enfin, en ce qui concerne les textes sur le paysage culturel, Vernez Moudon propose une liste
assez éclatée entre architectes, universitaires ou autres. Pour développer ce sous-champ, Anne Vernez
Moudon s’appuie principalement sur les travaux publiés par l’anthropologue Thomas Schlereth dans les
années 1980. Mais elle indique que ce dernier distingue notamment trois auteurs. Deux, John
Brinkerhoff Jackson et Grady Clay, sont des critiques devenus tardivement des universitaires. Le seul
auteur issu des professions de l’aménagement de l’espace est Robert Venturi. Ce dernier n’est pas cité
pour toute son œuvre mais pour un seul ouvrage qu’il publie avec deux autres auteurs, Denise Scott
Brown et Steven Izenour : Learning from Las Vegas, publié en 1972, lui aussi publié par The MIT Press.
L’importance des deux ouvrages Townscape et Learning from Las Vegas et du groupe
d’auteurs autour de Kevin Lynch n’est pas seulement lié à un positionnement au sein du champ
étasunien ou même anglo-américain de l’urban design. Il provient aussi plus simplement de leur succès
considérable au-delà de ce champ et de ce contexte culturel. En effet, depuis leurs parutions,
Townscape et Learning from Las Vegas ont été deux très gros succès au sein de l’ensemble de la
littérature touchant aux questions architecturales et urbaines non seulement dans le contexte anglo-
saxon mais aussi à travers le reste du monde grâce à des traductions dans de très nombreuses
langues. D’abord publiés dans une première version reliée et relativement couteuse, ces deux ouvrages
ont ensuite été édités des années plus tard dans une version brochée très nettement remaniée qui a été
massivement traduite. Townscape a ainsi connu plusieurs rééditions dans sa version reliée avant de
devenir en 1971 The Concise Townscape, une version amputée d’une partie très importante, deux
sections sur quatre, limitée au noir et blanc et brochée. C’est celle-ci qui a été traduite dans cinq
langues 116 . Learning from Las Vegas n’a connu qu’une seule édition dans sa version brochée avant
d’être très largement remanié en 1977 à l’occasion de sa publication en petit format broché avec le
sous-titre or the Forgotten Symbolism of the Architectural Form qui a connu lui de très nombreuses

116 En 1974, il est traduit en espagnol par José Maria Aymani pour l’éditeur barcelonais Blume sous le titre El paisaje urbano
: tratado de estética urbanística. En 1975, il est traduit en japonais par Kitahara Satoshi pour l’éditeur tokyoite Kajima
Institute Publishing Company. En 1976, il est traduit en italien par Pier Luigi Giordani pour l’éditeur bolognais Calderini sous
le titre Il paesaggio urbano : morfologia e progettazione. En 1991, il est traduit en allemand par Renate Gerhardt pour
l’éditeur suisse Birkhäuser sous le titre Townscape : das Vokabular der Stadt. Une traduction chinoise est en cours de
préparation. Sur le contexte de cet ouvrage voir la thèse d’Erdem Ertem, Shaping "The Second Half Century" : The
Architectural Review, 1947-1971, Massachusetts Institute of Technology, 2004.

62
rééditions. La encore, c’est cette version qui a été traduite en dix langues117. De même, parmi la
littérature produite par Kevin Lynch, nombreux sont les ouvrages qui ont aussi connu un très grand
succès et de nombreuses traductions. Parmi ceux-ci, The Image of the City, traduit en dix langues,
reste la référence principale, une référence aussi pour Anne Vernez Moudon lorsqu’elle développe la
catégorie « études de l’image »118.

1.2.2. Une généalogie par le mode de représentation : la perception et ses traductions


Mais au delà du sujet commun qui lie l’ensemble de ces travaux, Anne Vernez Moudon suggère
très clairement l’existence d’une généalogie liant ces différents groupes de textes. En effet, elle indique
que les textes sur la perception visuelle dominent avant 1960 pour ensuite laisser la place à une
approche plus scientifique, dont sont issus les travaux sur la perception comme processus cognitif. Eux-
mêmes se placent dans une chronologie débutant avec les études de l’image, approche pionnière qui
aboutit à la structuration d’un champ de recherche, l’environmental design research, ce dernier
suscitant des études périphériques formant un ensemble plus vaste, plus hétérogène et plus tardif, les
études de lieux. Enfin, les textes sur le paysage culturel apparaîssent d’un côté plus tardifs que les
études de l’image, de l’autreplus ou moins contemporains de celles sur les lieux.
Vernez Moudon va même plus loin. Dans sa description du sous-champ des « études
pittoresques » qui apparait comme étant à l’avant-garde de ce groupe de textes, elle cite deux textes
remontant à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, œuvres de deux « précurseurs » de ce
genre d’études. Or ces deux figures majeures se situent au croisement du civic design et des débuts du
planning : Der Städtebau nach seine künstlerischen Grundsätzen de l’autrichien Camillo Sitte et Town

117 En 1978, il est traduit en espagnol chez l’éditeur barcelonais Gustavo Gili sous le titre Aprendiendo de Las Vegas : el
simbolismo olvidado de la forma arquitectónica, en français chez l’éditeur belge Mardaga sous le titre L'Enseignement de
Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale et en japonais par Kazuhiro Ishii et Kobun Ito chez l’éditeur
tokyoïte Kajima Institute Publishing Company. En 1979, il est traduit en allemand chez l’éditeur allemand Vieweg sous le titre
Lernen von Las Vegas : zur Ikonographie und Architektursymbolik der Geschäftsstadt. En 1985, il est traduit en italien sous
le titre Imparando da Las Vegas : il simbolismo dimenticato della forma architettonica chez l’éditeur vénitien Cluva. Il a aussi
été traduit en serbe en 1988, en coréen en 1989, en turc en 1993, en chinois en 1997, en hébreux en 2008. Une traduction
en portugais est en cours de préparation. Sur cet ouvrage, voir la thèse de Valéry Didelon, L’affaire Learning from Las
Vegas. Production et Reception, 1968-1988, Université Paris 1, 2010.
118 Publié en 1960 chez The Technology Press devenu ensuite The MIT Press, il est traduit en italien chez Marsillo en 1964,
en japonais par KenzoTange et Reiko Tomita chez Iwanami Shoten et en allemand chez Bertelsman en 1968, en français
chez Dunod en 1969, en espagnol chez les argentins d’Ediciones Infinito en 1970, en serbo-croate et en persan en 1974, en
portugais chez le brésilien Martins Fontes en 1997, en chinois en 2001, en tchèque en 2004.

63
Planning in Practice du Britannique Raymond Unwin. Or on sait que ces deux auteurs sont notamment
liés entre eux à travers la construction progressive d’un mode de représentation particulier qui
justement propose une approche la ville à travers la question de sa perception.

ƒ De Camillo Sitte à Raymond Unwin, la construction d’un schème


On sait que dans la construction de son discours « artistique » sur l’urbanisme naissant,
Camillo Sitte s’inscrit dans la Kunstwissenschaft germanique et que, dans sa tentative de lier l’histoire
de l’art avec la théorie, cette dernière fait appel à un discours marqué par les débuts de la
phénoménologie et mettant ainsi en scène l’individu esthète et observateur 119 . Camillo Sitte suit cette
voie et développe une approche essentiellement psycho-optique dont il extrait une nouvelle notion, le
Stadtbild, la ville étant ainsi pensée comme une suite de tableaux différents. La qualité artistique de la
ville est alors proportionnelle au nombre et aux différences entre les multiples tableaux proposés par
l’espace urbain 120 . Dans son ouvrage, Sitte limite cette notion à un espace particulier, la place, et ne
théorise pas l’articulation des places entre-elles au sein de l’espace urbain. Surtout, la notion de
Stadtbild reste de l’ordre de l’écrit théorique et ne se traduit pas en un dispositif graphique. Au contraire,
le corpus iconographique consiste en des gravures de nature et de point de vue très divers sans logique
globale explicite. Mais nombreux sont les auteurs qui par la suite se font le relais des propos de Sitte
tout en les transformant.
Charles Buls notamment reprend dans l’Esthétique des villes la notion de Stadtbild qu’il traduit
par « tableau urbain » mais met au premier plan un type différent d’espace urbain, la rue 121 . Il est aussi
touché par l’esthétique pittoresque anglaise qu’il évoque explicitement 122 . Il valorise ainsi dans son

119 Voir Anne-Marie Werner, Epistémologie diachronique de la Kunstwissenschaft, Thèse de troisième cycle soutenue à
l’Université Paris I, 2001 et Harry Francis Mallgrave et Eleftherios Ikonomou (dir.), Empathy, Form and Space. Problems in
German Aesthetics (1873-1893), Santa Monica (Ca.), Getty Center for the History of Art and the Humanities, 1994.
120 Cette variation est liée à la multiplicité des espaces urbains différents : « Considérons enfin l’effet produit par la
combinaison habile de plusieurs places sur l’observateur qui passe de l’une à l’autre. A chaque instant le tableau varie, en
même temps que les impressions ressenties » ou à l’irrégularité d’un seul espace : « Pour chacune d’elles, il existe plus
d’une douzaine de vues différentes prises de points divers et offrant à chaque fois un autre tableau, si bien que l’on pourrait
croire qu’il s’agit toujours de la même place, si on ne le savait déjà. » Camillo Sitte, L’art de bâtir les villes. L’urbanisme selon
ses fondements artistiques, traduction de Daniel Wieczorek, Paris, Seuil, 1996, p. 68.
121 Sur les liens entre Buls et l’univers allemand, voir Voir « Les échanges privilégiés avec l’Allemagne » dans Marcel Smets,
Charles Buls. Les principes de l’art urbain, Lièges, Mardaga, 1995, pp. 148-151.
122 Il semble que Buls ait traduit Humphry Repton, grand jardinier paysagiste dans l’Angleterre du XVIIIème siècle et un
théoricien clé dans la popularisation de l’esthétique pittoresque et dans sa transformation en principes d’aménagement.

64
texte la rue pittoresque, une rue composée de vues-tableaux contre une rue tracée uniquement en plan
qui est jugé comme un outil trop abstrait par rapport à la perception de l’observateur de la ville. L’Art de
bâtir les villes, la traduction française de Der Städtebau… par le suisse Camille Martin, un proche de
Buls, suit cette évolution 123 . Martin « augmente » l’ouvrage de Sitte d’un chapitre entier intitulé Des
Rues 124 . Mais c’est avec la construction d’un nouveau corpus d’illustrations, que Martin innove le plus. Il
s’agit de vues réalisées par des « illustrateurs-architectes » montrant certains espaces figurés en plan
dans le même ouvrage. Toutes ces illustrations sont issues de gravures sur bois. Elles ont été
probablement réalisées à partir de photos et unifiées graphiquement par la technique afin de permettre
une comparaison entre différents paysages urbains. Ces illustrations correspondent bien sûr à la notion
de « tableau », traduction du « Stadtbild » sittéen chez Martin en un dispositif iconographique. En les
associant aux plans que Sitte avait lui-même redessiné, Martin met ainsi en place un nouveau dispositif
graphique qui permet d’associer la construction spatiale et les caractéristiques paysagères d’un espace.
Cette association est particulièrement présente dans le chapitre « Des rues ». De plus, on peut
remarquer que, à la suite des plans du chapitre « Des groupements de places », le plan d’une rue de
Genève et de la rue des Pierre de Bruges développent des séquences numérotées a,b,c ou I, II, III, IV
et correspondant à un parcours. Mais cette systématisation du corpus des vues urbaines reste limitée.
Avec la publication, en 1909, de Town Planning in Practice, ouvrage canonique de l’histoire de
l’urbanisme, Raymond Unwin fait définitivement entrer l’héritage sittéen dans le monde anglo-saxon 125 .
Or, on peut remarquer qu’Unwin reprend la notion de « Stadtbild » pour la traduire à son tour en « street
picture ». En utilisant ces deux mots, Unwin fait référence à la rue et au « tableau » de Buls et Martin. Il
va même plus loin en s’élognant encore plus du discours abstrait véhiculé par le « Stadtbildt » de Sitte,
pour rejoindre le monde concrêt des dispositifs techniques de l’urbanisme. Mais Unwin fait surtout
évoluer le dispositif iconographique car, au-delà des deux illustrations qui sont directement empruntées
à L’art de bâtir les villes, l’ensemble du corpus de vues urbaines développées dans l’ouvrage utilise le
même type de représentation. Qu’il s’agisse de vues réelles ou imaginaires, toutes sont issues de

Dans l’Esthétique des Villes, on peut lire son attachement à l’héritage anglais : «Comme l’Anglo-Saxon, dont nous sommes
cousin […]. » Charles Buls, Esthétique des villes, Bruxelles, Bruyelant – Christophe & Cie, 1893, p. 28.
123 Voir Armand Brulhart, « Martin e la versione francese » in Guido Zucconi (dir.), Camillo Sitte e i suoi interpreti, Milan,
FrancoAngeli, 1992, pp. 19-23.
124 Camillo Sitte [Camille Martin], L’art de bâtir les villes. Notes et réflexions d’un architecte, Paris, H. Laurens, 1902, pp. 75-
85.
125 Voir Mark Swenarton, « Sitte, Unwin e il movimento per la città giardino in Gran Bretagna » in Guido Zucconi (dir.), op.
cit., pp. 229-235.

65
gravures sur bois très proches de celles de l’ouvrage de Martin. Mais Unwin systématise l’usage et la
forme de ces vues urbaines : il les multiplie pour rendre compte de différents points de vue qui sont tous
à hauteur de yeux du piéton. C’est ainsi le cas de l’analyse de la petite ville allemande de Büttstedt 126
qu’il développe dans le chapitre « des centres et lieux clôts » [of centres and colsed places] en faisant
explicitement référence à l’approche de Camillo Sitte. Unwin utilise onze tableaux dont les points de vue
sont indiqués sur un plan pour dépeindre les qualités plastiques de ce petit centre de bourg s’articulant
à une place centrale. Avec ce reversement de proportion entre vues et plans, ce n’est plus l’outil plan
qui domine mais les vues urbaines. Le plan ne semble plus là que pour permettre de rendre intelligible
la relation des vues entre-elles. L’analyse de Büttstedt va au-delà de cette simple multiplication. En
effet, on peut remarquer que les différentes vues numérotées de A à J suivent sur le plan un ordre
logique, celui d’un observateur effectuant un parcours à l’intérieur de la ville. Mais la mise en série des
vues n’est pas encore identifiée en tant que telle, elle n’est que la résultante de l’accumulation des vues
dans une description. Il en va tout autrement dans le chapitre suivant intitulé « des arrangements des
principales voies, de leur traitement et des plantations » [on the arrangement of main roads, their
treatment and planting], où, après avoir discuté de questions techniques, Unwin aborde la question de
la qualité visuelle des voiries. Il développe pour cela une analyse de la Grande Rue [High Street]
d’Oxford en faisant appel à une série de six photographies associées à un plan figurant les points de
vue, les vues étant organisées selon un parcours le long de cette voie 127 . Ici Unwin traite non plus de
chaque vue prise isolément mais de la série prise dans son ensemble qui, de plus, est indépendante du
texte car elle ne fait pas l’objet d’une description. Il utilise alors l’expression series of views mais il faut
remarquer que celle-ci est relativement banale, qu’il ne l’utilise qu’une fois et qu’il fait immédiatement
référence à la notion de street picture dans la même phrase.
De Camillo Sitte à Raymond Unwin, même si ce dernier ne développe pas seulement cet
aspect, c’est donc bien une approche esthétique particulière, une approche paysagère de la ville qui est
progressivement développée. Cette approche s’appuie notamment sur une notion clé qui est l’objet de
traductions successives entre les auteurs : le Stadtbild, transformé en « tableau » puis street picture.
Elle évolue comme nous l’avons vu et donc possède une certaine plastique. Cette évolution la fait
d’ailleurs glisser dans les niveaux de discours. Si elle est une notion très théorisée chez Camillo Sitte,
elle devient relativement banale et descriptive chez Unwin. Ce dernier doute d’ailleurs du caractère

126 Raymond Unwin, Town Planning in Practice. An Introduction to the Art of Designing Cities and Suburbs, Londres, 1909,
pp. 215-221. Büttstedt est une ville de Turinge.
127 Raymond Unwin, op. cit., p. 260 et illus. 199-205.

66
réllement opératoire de cette notion dans le cadre de l’aménagement d’espaces urbains. Néanmoins,
elle reste centrale dans le discours des auteurs concernant cette approche elle-même fondamentale.
Cette notion est aussi progressivement attachée à un système inconographique particulier mettant en
valeur une gravure simplifiée face à un plan très schématisé et de taille nettemment plus réduite. Cette
évolution du système illustratif de Sitte à Unwin se nourrit beaucoup du développement d’un genre
littéraire particulier et identifié dès le milieu du XIXe siècle : la littérature pittoresque. Il s’agit d’un genre
basé sur l’usage massif, en parallèle du récit, d’illustrations, usage rendu possible par la diffusion de
techniques peu couteuses de la lithographie et de la gravure sur bois 128 Cette notion de vue urbaine
correspond donc une catégorie clé de l’entendement dans le discours des auteurs. En empruntant un
langage kantien, on peut dire qu’il s’agit d’un schème élémentaire de leur discours 129 . Mais nous avons
vu que ce schème évolue, alors que la notion devient street picture chez Unwin, sa représentation met
en relation ces vues entre elles le long du parcours d’un citadin dans les espaces urbains. Un autre
schème se met donc en place, celui correspondant à l’idée de séquences visuelles urbaines, mais sans
pour autant être entièrement constitué puisque, comme nous l’avons vu, il n’est pas désigné en tant que
tel par une notion stable et utilisée de manière répétée. Ce dernier constitue une forme de proto-
schème notamment présent dans le discours d’Unwin sur l’urbanisme.
Malgré tout la figuration de ce schème des séquences visuelles se présente ainsi comme un
mode de représentation proposant une alternative au plan qui, au sein du champ naissance de
l’urbanisme, devient un mode de représentation de plus en plus technique à la même époque.

ƒ De Townscape à Learning from Las Vegas, une nouvelle séquence de traductions


La traduction de Der Städtebau… par Camille Martin et Town Planning in Practice ont
longtemps constitué le fondement du discours du champ du civic design au Royaume-Uni et aux Etats-
Unis. En 1922, cette approche a été relayée aux Etats-Unis par les extraits publiés dans le The
American Vitruvius de Werner Hegemann, le mentor d’Hudnut pour lequel il a travaillé, et Elbert Peets,
puis, en 1945, par la traduction en anglais de la version de Martin par le planner Charles T. Stewart. Au
sein du champ du civic design, le schème des tableaux urbains ou street pictures, voire le proto-schème
des séquences visuelles, s’est donc diffusé par l’intermédiaire de ces deux œuvres ou de leur citations.
Au sein de la littérature de l’urban design, non seulement nous voyons ressurgir le schème des

128 Voir Philippe Kaenel, Le métier d’illustrateur (1830-1880) : Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève,
Droz, 2005, 2e éd.
129 Voir Art. « Schème » in André Lalande (dir.), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses
Universitaires de France, 1991, 17e éd.

67
vues urbaines mais aussi le proto-schème des séquences visuelles. Il réapparait même précisément au
sein des trois groupes d’auteurs clés de ce champ que nous avons identifiés plus haut. Dans
Townscape, ce mode de représentation occupe une place importante au début de l’ouvrage mais aussi
dans les deux dernières sections de l’ouvrage. Or ces deux sections disparaissent dans The Concise
Townscape. Dans Learning from Las Vegas, il est présent même si son importance est beaucoup moins
grande. Par contre, il disparaît dans la version brochée de 1977. Mais au sein de la production du
groupe d’auteurs dont Kevin Lynch est la figure centrale, ce mode de représentation acquiert un statut
exceptionnel. En effet, un ouvrage lui est entièrement consacré : The View from the Road. Cet ouvrage
dont les auteurs sont Kevin Lynch et deux de ses collaborateurs, Donald Appleyard et John Randolph
Myer, est publié en 1964 par The MIT Press. A la différence d’autres ouvrages écrits par Lynch, cet
ouvrage publié en version reliée est réédité mais jamais publié en version brochée. Surtout, il ne sera
jamais traduit. Face à Townscape et Learning from Las Vegas, cet ouvrage est donc un peu particulier.
Mais il est surtout très intéressant de remarquer que ces trois ouvrages se situent d’eux-mêmes
dans une filiation, semblant ainsi confirmer la généalogie esquissée par Anne Vernez Moudon. En effet,
dans la courte bibliographie de The View from the Road qui ne compte qu’une vingtaine de titres,
Townscape fait partie des références mobilisées. Cette mobilisation est très précise car les auteurs
indiquent en faisant figurer des numéros de pages qu’il s’agit de deux sections bien particulières de
l’ouvrage. Townscape est l’un des deux seuls ouvrages référencés où sont indiqués une ou plusieurs
sections. Et lorsque l’on se reporte à ces sections qui se sont très éloignées l’une de l’autre dans
Townscape, elles correspondent bien évidemment, hormis le petit texte introductif, à des pages où les
illustrations sont toutes des représentations différentes de séquences visuelles. Dans Learning from Las
Vegas, le statut privilégié de The View from the Road est encore plus évident : il est l’unique ouvrage
issu du monde des professions de l’espace à être cité. Il s’agit d’ailleurs d’une citation in extenso avec
note en bas de page figurant au début de la partie analytique de l’ouvrage. Cette citation porte très
clairement sur la question des séquences visuelles :
« In The View from the Road, Appleyard, Lynch and Myer « Dans The View from the Road, Appleyard, Lynch et Myer
describe the drinving experience as a "sequence played to décrivent l’expérience de la conduite comme « une
the eyes of a captive, somewhat fearful, but partially séquence jouée aux yeux d’un public captif, quelque peu
inattentive audience, whose vision is filtered and directed effrayé, mais partiellement inattentif, dont la vision est filtrée
forward » 130 et dirigée vers l’avant »
Elle est suivie d’un long paragraphe qui de toute évidence se présente comme une synthèse de

130 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), The MIT Press,
1972, p. 9.

68
The View from the Road accompagnée de commentaires :
« Movement perception along a road is within a structural La perception du mouvement le long d’une route est
order of constant elements—the road, sky, lamppost comprise dans un ordre structurant d’éléments constants –
spacing, and yellow stripes. A person can orient himself to la route, le ciel, l’espacement des lampadaires, les bandes
this, while the rest just happens! Lynch found that more than jaunes. Une personne peut s’orienter grâce à ceux-ci, alors
half the objects sighted along a road by both drivers and que le reste passe simplement ! Lynch a trouvé que plus de
passengers are seen straight ahead and narrowly to the la moitié des objets vus par les conducteurs et les
sides, as if with blinders. [Etc...] » passagers sont vus s’ils sont droit devant ou très proches
du bord, comme les aveugles.[Etc…] »
Ces deux paragraphes ne disparaissent pas de la version de 1977, ils sont simplement
déplacés en fin d’ouvrage.
Même s’ils se situent d’eux-mêmes dans une filiation, ces ouvrages sont fondamentalement
très différents. Ils sont de format et de longueur très divers. Ils ne sont pas du tout structurés de la
même manière. Enfin, le genre et le contenu même des discours qui y sont développés sont différents.
Townscape, le plus ancien, est un ouvrage de format in-quarto, de trois cent quize pages, n’est
crédité que d’un seul nom d’auteur, Gordon Cullen. La page cinq nous présente un sommaire détaillé
qui permet de comprendre la structure de l’ouvrage. Il est divisé en quatre grandes sections qui ne sont
pas numérotées - « recueil de cas » [Casebook], « études générales » [General Studies], « études
urbaines » [Town Studies] et « propositions » [Proposals] – encadrées par des remerciements et une
introduction en tête d’ouvrage et un index en fin. Chacune des grandes sections, d’un nombre de page
variable, regroupe ce que nous appellerons des sous-sections – elles non plus numérotées – en
nombre variable et comportant des intitulés divers. L’ensemble forme un ouvrage ayant une maquette
très hétérogène et usant volontiers d’un système illustratif constitué de photographies et de dessins en
noir et blanc parfois accompagnés d’applats monochromatiques. Les deux jouent d’effets plastiques.
Comme le nom de la première section l’indique, cet ouvrage semble être un recueil de situations
urbaines plastiquement intéressantes et rangées par thème ou site en fonction des sections.
The View from the Road est un ouvrage de format in-folio, nettement plus court, il comporte
soixante quatre pages, et est crédité de trois noms d’auteur, dans l’ordre : Donald Appleyard, Kevin
Lynch et John R. Myer. La première page nous détaille le contenu : quatre sections numérotées de 1 à
5 encadrées par une préface au début et une page de bibliographie et de crédits photographiques à la
fin. L’intitulé des quatre sections est : « 1. Le paysage autoroutier » [1. The Highway Landscape], « 2.
Enregistrer des séquences autoroutières » [2. Recording Highway Sequences], « 3. Analyse d’une
autoroute existante » [3. Analysis of an Existing Highway], « 4. Méthodes de conception » [Methods of
Design] et « 5. En conclusion » [5. In Conclusion]. Hormis la cinquième section, toutes sont subdivisées
en sous-sections d’un nombre variable comme est variable le nombre de pages de chaque section. La

69
préface précise d’ailleurs que ces sections sont des chapitres. Bien que la maquette soit spectaculaire,
elle est relativement simple et surtout systématisée. Les illustrations mélangent des photographies à
valeur illustrative et des diagrammes aux formes plus ou moins techniques. Enfin, l’ouvrage use
volontiers de la note en bas de page absente dans l’ouvrage précédent. The View… apparaît ainsi
comme un ouvrage à la fois plastiquement intéressant et scientifique.
Learning from Las Vegas est un ouvrage lui aussi de format in-folio, mais de longueur
intermédiaire entre les deux précédents : deux cent sept pages. Il est crédité lui aussi de trois noms
d’auteurs : Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour. Le sommaire là aussi nous indique
que l’ouvrage est divisé en trois sections appelées parties [Parts] : « Partie I. Un sens pour les parking
de A&P ou l’enseignement de Las Vegas » [Part I. A Significance for A&P Parking Lots, or Learning
from Las Vegas], « Partie II. L’architecture laide et ordinaire ou le hangar décoré » [Part II. Ugly and
Ordinary Architecture, or the Decorated Shed], « Partie III. Essais dans le laid et l’ordinaire : quelques
hangars décorés » [Part III. Essays in the Ugly and Ordinary : Some Decorated Sheds]. Toutes ces
parties sont subdivisées en sous-sections, que nous pouvons appeler sous-parties car il ne s’agit pas à
proprement parler de chapitres, aux intitulés les plus divers. Seulement dans la Partie II, certaines de
ces sous-parties sont regroupées sous trois intitulés. Mais seule la Partie I traite véritablement de
questions urbaines, nous ne nous intéresserons donc seulement à celle-ci. Ici aussi nous avons affaire
à une maquette volontairement spectaculaire mais qui est tout sauf simple et systématisée. Au
contraire, nous retrouvons l’hétérogénéité de Townscape. L’appareil illustratif est en couleurs. Il mixe un
très grand nombre de type d’images. La photographie domine nettement mais figurent aussi nombre de
diagrammes. Ces diagrammes semblent utilisés pour leur valeur plastique car ils sont indépendants du
propos. Ils disparaissent d’ailleurs pour la plupart dans la version de 1977.
*******
Au sein de l’histoire des modes des représentations construit au sein de l’urbanisme, nous
avons donc isolé un schème particulier, les séquences visuelles, qui s’est construit en deux temps, en
deux séquences de traduction, qui correspondent à deux champs différents mais liés entre eux : le civic
design d’abord, l’urban design ensuite. Le passage d’un champ à l’autre est décisif car une étape est
franchie dans la construction du schème : ce qui n’était dans le civic design que vues en série est
devenu une vraie séquence. L’urban design, qui est avant tout le produit d’une reconstruction du
discours des architectes sur la ville, s’articule donc notamment à ce schème. L’étude de la construction
progressive de ce schème à travers les traductions de la représentation des séquences visuelles entre
les trois ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas offre donc un axe
complémentaire dans le développement d’une historiographie du champ de l’urban design. Au-delà d’un
regard à travers la littérature et non plus uniquement à travers le système institutionnel, il s’agit de

70
regarder plus particulièrement un schème de représentation de la ville au sein de cette littérature.
Regarder non pas seulement la production écrite au sein de cette littérature mais plutôt les
systèmes mobilisés par ses auteurs pour représenter la ville parait particulièrement judicieux lorsque le
champ dont il est question est le produit d’un groupe plus particulièrement attaché à ce mode
d’expression, les architectes. Depuis une dizaine d’années, quelques travaux en histoire de l’urbanisme
ont tracé une voie allant dans ce sens. Certains schèmes de représentation ont ainsi été identifiés et
leur construction et transformation progressive entre les écrits de différents groupes d’auteurs
documentés. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer la cartographie statistique et ses usages avant la
seconde guerre mondiale dans le discours des CIAM, notamment à l’occasion du 4e Congrès. Le
chapitre suivant propose de suivre cette voie en étudiant la traduction du schème des séquences
visuelles entre Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas.

71
2. REPRESENTER LA PERCEPTION : DES TRADUCTIONS DANS LE CHAMP
Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas sont donc trois ouvrages
traversés par une tension. Ils se situent dans une filiation mais sont en même temps très différents.
Circule au sein de ces trois ouvrages la représentation d’un même schème, les séquences visuelles, qui
est traduite d’un ouvrage à l’autre. Nous retrouvons avec ces trois ouvrages toute la complexité du
champ de l’urban design. A côté d’une institutionalisation localisée, toute une littérature très diverse
s’est développée et a pénétré ce champ tissant un réseau nettement plus vaste et nettement plus
hétérogène. Au sein de cette hétérogénéite, le schème des séquences visuelles et sa représentation
offre un fil conducteur intéressant pour décrire la complexité de ce champ.
Ce chapitre répond ainsi à un double objectif. D’abord, il s’agira d’analyser la représentation de
ce schème, sa constitution et son évolution, au sein de ces trois ouvrages. Après la séquence Sitte-
Unwin au sein du civic design, l’urban design offre une deuxième séquence de traductions, une
deuxième période et un deuxième terrain dans l’histoire de la représentation des vues urbaines au sein
du champ de l’urbanisme, avec les trois ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning
from Las Vegas. L’idée est classiquement d’étudier ce mode de représentation à travers l’urban design.
Mais ce chapitre sera aussi l’occasion d’étudier l’urban design à travers ce mode de représentation. En
effet, en étant à la fois constamment présent mais sous des formes différentes entre ces trois ouvrages,
la représentation de ce schème peut servir de descripteur permettant de comprendre ce qui lie entre
eux et ce qui sépare ces différents discours sur la perception – discours visuel, cognitif ou culturel.
Nous développerons ainsi dans ce chapitre une simple démarche comparative systématisée
traitant de la représentation de séquences visuelles urbaines afin de faire la part du commun et du
propre à chaque ouvrage. Il ne s’agira pas de resituer ces représentations dans le cadre du propos
général des ouvrages, ce sera le rôle du chapitre suivant, mais au contraire de simplement repérer et
comparer entre les ouvrages les différentes représentations du schème des séquences visuelles. Notre
but dans ce chapitre est de caractériser de manière systématisée des représentations mais en restant
limité aux ouvrages eux-mêmes, hors de tout contexte de production ou même de lien avec d’autres
ouvrages.

ƒ Comparer les représentations : le mot et l’image


Comment comparer la représentation des séquences visuelles entre ces ouvrages si
différents ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de préciser ce que nous pouvons entendre
par représentation d’un schème, de préciser la notion même de représentation, et d’en tirer une
méthode opératoire.

72
Dans cette optique, nous reprendrons le découpage que Nelson Goodman 131 propose pour
analyser les représentations. En suivant le vocabulaire de la linguistique, Goodman décrit la
représentation comme étant la relation entre d’un côté l’appelation d’une chose, qu’il nomme étiquette,
et de l’autre un exemple de cette chose qu’il nomme échantillon. L’étiquette est un donc un terme qui
est le sujet de la représentation. Ce terme peut être par exemple un simple nom ou composé d’un nom
et d’un adjectif qui lui est associé, une épithète 132 . L’exemple de la chose, l’échantillon correspond à ce
que nous appelons habituellement représentation, c’est à dire une combinaison de signes associés à
l’étiquette, au terme qui désigne la chose. Il peut appartenir à plusieurs registres qui peuvent être très
simplement nommés si l’on s’éloigne un peu de la philosphie de Goodman. Cette combinaison de
signes peut appartenir au domaine de l’écrit et dans ce cas, il s’agit d’un système que nous pouvons
qualifier de scriptural. Elle peut appartenir au domaine de l’image et dans ce cas, il s’agit d’un système
que nous pouvons qualifier d’iconographique. Avec ces différentes notions, nous pouvons proposer une
défintion de la fonction de représentation qui nous servira pour bâtir notre travail analytique : c’est la
relation entre le terme associé à une chose, terme qui peut notamment être formé d’un nom ou d’un
nom et d’une épithète, et un exemple de cette chose qui peut être un système scriptural, un système
iconographique ou les deux. Ce système relativement simple permet de développer le travail de
repérage et d’analyse qui nous intéresse dans ce chapitre.
Pour commencer ce repérage des représentations, il est possible de chercher les exemples –
ce que nous nommons couramment les représentations – et de remonter aux noms – ce que nous
nommons couramment le sujet des représentations. Pourtant, du fait de la dissymétrie entre l’exemple
et le sujet – Nelson Goodman nous indique qu’il y a plusieurs exemples/échantillons pour un seul
sujet/étiquette – il parait plus intéressant de développer la méthode inverse. De plus, nous avons vu que

131 Les travaux de Nelson Goodman présentent l’indéniable avantage d’offrir une théorie des systèmes symboliques qui
recherche une validité dans tous les domaines touchés par la question de la représentation, et donc, dans notre société
(encore) moderne, fonctionnant autant dans l’art que dans la science. Cette propriété issue de l’application radicale d’une
philosophie analytique dans le domaine de l’art offre donc des outils précieux pour analyser des ouvrages sans présumer de
leur registre, artistique ou scientifique. « J’emploie ici symbole comme un terme très général et neutre. Il recouvre les lettres,
les mots, les textes, les images, les diagrammes, les cartes, les modèles, et bien d’autres choses, mais ne véhicule pas de
sous-entendus détournés ou occultes » Nelson Goodman, Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles,
Nîmes, Jaqueline Chambon, 1990, p. 27. Lorsqu’il peut sembler prématuré de décider de l’appartenance des ouvrages à l’un
des deux domaines, ce qui nous semble le cas ici, les outils de Goodman offrent les bases d’une méthodologie solide pour
débuter l’analyse.
132 Voir art. « terme », « nom » et « épithète » in Alain Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert,
2005.

73
les termes sequence ou visual sequence sont présents et apparaissent régulièrement dans le discours
des auteurs des trois ouvrages mais qu’ils correspondent à des systèmes iconographiques très divers –
certains étant communs, d’autres non. Dans l’analyse, nous partirons donc de ce nom pour aller vers
les exemples qui lui sont associés, systèmes scripturaux ou systèmes iconographiques.
Du fait que les trois ouvrages étudiés sont en langue anglaise, il est néanmoins nécessaire de
vérifier que les notions mobilisées dans cette analyse sont aussi stables qu’en français et que des
contresens ne sont pas possibles. Or il existe une quasi-homonymie entre la notion anglaise de
sequence et la notion française de séquence. Même si le champ sémantique de la notion anglaise est
sensiblement plus grand, le sens général dans les deux langues est le même : suite, succession
ordonnée de choses. De même, l’étymologie est la même 133 . Devant cette proximité, nous utiliserons
dans cette recherche désormais directement les traductions en français « séquence » et « séquence
visuelle » sans faire référence aux originaux anglais sequence et visual sequence.
La méthode consiste donc, dans un premier temps, à repérer le sujet « séquence » et voir s’il
est associé, et de quelle manière, à l’adjectif « visuelle » et, dans un second temps, à repérer et
discuter des exemples associés à ce nom, qu’ils soient des systèmes scripturaux et iconographiques.
Mais il est possible de ne pas se limiter à cette démarche pour s’autoriser, dans un second temps,
après ce premier travail analytique, à regarder d’autres exemples qui ne sont pas explicitement
associés au terme « séquence visuelle » mais qui peuvent pourtant être intéressant. Parmi les deux
catégories d’exemples possibles, nous commencerons par les systèmes iconographiques. En effet,
notre recherche attache une grande importance à ceux-ci afin de contrebalancer l’attention excessive à
l’écrit qui a marqué les débuts de la recherche sur l’histoire de l’urbanisme en France, volonté que nous
partageons avec de nombreux autres chercheurs aujourd’hui.

2.1. LES USAGES VARIABLES DU NOM « SEQUENCE » ASSOCIE A L’EPITHETE « VISUELLE »


Nous avons donc choisi de commencer notre analyse par le terme lui-même. L’analyse
consistera à repérer la présence du nom « séquence » [sequence] avant de vérifier la présence

133 L’origine étymologique est la même dans les deux cas : emprunt au bas latin sequentia-ae « suite, succession » passé
par le francisque sequens, sequentis, participe présent de sequi « suivre ». L’usage premier est aussi identique, il est
liturgique : « melisme vocalisé sur a, faisant suite à l’alléluia ; texte composé pour être chanté sur ces mélismes à raison d’un
syllabe par note » et « a composition in rhythmical prose or accentual metre said or sung, in the Western Church, after the
Alleluia and before the Gospel ». Ainsi l’Oxford English Dictionary donne-t-il successivement dans un premier groupe
« succession, suite » les définitions suivantes : « le fait de suivre après ou de succéder, la suite d’une chose après l’autre
dans une succession, un exemple de cela », « ordre de succession », « une série continue ou connectée (de choses) »

74
explicite de l’épithète « visuel » [visual]. En cas d’absence explicite de l’épithète, nous chercherons, en
analysant le contenu de la phrase, voire du paragraphe dans lequel apparaît le nom « séquence », la
présence ou non d’une connotation sémantique implicite impliquant la question de la vision. Le but est
d’établir la fréquence et les modes d’usage de ce terme 134 .

2.1.1. Townscape : des séquences à « la vision en série »


Townscape, à la différence des deux autres ouvrages, bénéficie d’un index. Un rapide coup
d’œil à celui-ci permet de vérifier que le nom « séquence » n’y est pas présent. La deuxième étape pour
tenter de localiser l’usage de ce terme consiste naturellement à lire l’introduction.
L’introduction de Townscape est un texte de huit pages, le plus long texte continu de l’ouvrage,
écrit dans un registre relativement libre et imagé. En fait, il s’agit plutôt d’un texte à visée théorique qui
détaille les éléments clés du discours développé dans l’ouvrage en développant trois des quatre
intitulés des sous-sections de la section « recueil de cas » [Casebook] – la vision en série [Serial
Vision], le lieu [Place], le contenu [Content].
Dans le corps de ce texte texte, le nom « séquence » revient deux fois dans les paragraphes
relatifs à la notion de lieu [Place]. La première fois, ce sujet est clairement lié à la question du
mouvement sans que celui de la vision lui soit clairement associé. Certes, il est fait référence à l’idée d’
« expérience plastique » mais, par la suite, des sensations bien plus générales sont mobilisées :
« If, therefore, we design our towns from the point of view of « Si, dès lors, nous concevons nos villes depuis le point de
the moving person (pedestrian or car-borne) it is easy to see vue de la personne en mouvement (piéton ou motorisé) il
how the whole city becomes a plastic experience, a journey est facile de voir comment la ville dans son ensemble
through pressures and vacuums, a sequence of exposures devient une expérience plastique, un voyage à travers
and enclosures, of constraint and relief. » 135 pressions et vides, une séquence d’expositions et
d’enfermements, de contraintes et de reliefs. »
C’est avec la seconde occurrence, lorsque l’auteur parle d’« une séquence brillante » [a brillant
[…] sequence], que la question de la vision apparaît comme centrale dans l’usage de ce mot. En effet,
son usage fait référence dans le texte à une séquence détaillée pendant les paragraphes précédents.
Traitant de « quelques uns des plus grands effets du paysage urbain » [some of the greatest townscape
effects], cette séquence, comme le montre l’usage du verbe « voir » [see] et de qualificatifs comme
« caché » [hidden], est avant tout visuelle.
Avec seulement deux occurrences, le terme « séquence » n’est donc que peu présent dans

134 Dans l’ensemble des citations située dans cette section, les soulignés ont été ajoutés par nous.
135 Gordon Cullen, Townscape, Londres, The Architectural Press, 1961, p. 12.

75
l’introduction de l’ouvrage. En tournant les pages, le lecteur entre dans la section « recueil de cas »
[Casebook], qui semble avoir un statut particulier. Dès la première page de cette section, il est plongé
dans la sous-section « la vision en série » [Serial Vision]. Si cette dernière est très courte, l’usage du
terme « séquence » est systématique.
Ces cinq pages sont constituées de plusieurs ensembles d’illustrations occupant la majeure
partie de la page et des trois textes courts les accompagnant. Or dès la première phrase de chaque
texte, le terme « séquence » non seulement apparaît mais aussi occupe une place centrale. On
comprend alors que ces différents ensembles illustratifs placés en tête de l’ouvrage sont des systèmes
iconographiques représentant des séquences bien évidemment visuelles mais sans que cette dernière
épithète ne soit explicitement présente :
- « To walk from one end of the plan to another, at a uniform - « Marcher d’un bout à l’autre du plan, à une vitesse
pace, will provide a sequence of revelations which are constante, procurera une séquence de révélations qui sont
suggested in the serial drawings opposite, reading from left suggérées dans les dessins en série ci-contre, à lire de
to right. » 136 gauche à droite »
- « These three sequences, Oxford, Ipswich and - « Ces trois séquences, Oxford, Ipswich et Westminster,
Westminster, try to recapture in the limited and static essayent de capter dans le médium limité et statique d’une
medium of the printed page a little of the sense of discovery page imprimée un peu du sens de la découverte et de
and drama that we experience in moving through towns. » l’action que nous ressentons lorsque nous nous déplaçons
137 à travers les villes »
Seul le texte accompagnant la dernière séquence associe directement séquence et vision mais
cette association est indirecte :
« The sequence in New Delhi (read left to right) emphasizes « La séquence à New Delhi (regarder de gauche à droite)
the role of levels and screenings in serial vision, for here met en exergue le rôle des niveaux et de l’encadrement
what could have been one picture reproduced four times, dans la vision en série, ici ce qui aurait pu simplement être
each view enlarging the centre of the previous view and une image reproduite quatre fois, chaque vue élargissant la
bringing us near to the terminal building, turns out to be four première et nous amenant plus proche du bâtiment final,
separate and unique views (see description in the devient quatre vues séparées et uniques (voir la description
Introduction). » 138 dans l’introduction). »
Ce changement important dans l’usage du terme « séquence » incite à regarder de plus près
l’usage que fait l’auteur de l’expression « vision en série » [Serial Vision] et notamment à retourner dans
l’introduction lire quels sont les propos de l’auteur dans la partie qui lui est dévolue. Cette partie est la
première d’une série de trois dans lesquelles l’auteur développe les intitulés qui se retrouvent ensuite

136 Ibid., p. 17.


137 Ibid., p. 19.
138 Ibid., p. 20.

76
dans la section « recueil de cas » [Casebook]. Son premier paragraphe débute par un titre on ne peut
plus explicite quant à la dimension visuelle de ce qui va y être traité, « 1. à propos de l’OPTIQUE » [1.
concerning OPTICS], développe l’exemple d’une séquence visuelle, une description, attachée à un
parcours à l’intérieur d’une ville, pour se terminer par :
« The significace of all this is that although the pedestrian « La signification de tout cela est que, alors que le piéton
wlaks through the town at a uniform speed, the scenery marche à travers la ville à une vitesse constante, la scène
towns is often revealed in a series of jerks or revelations. de la ville est souvent révélée dans une série d’à-coups et
This we call SERIAL VISION » 139 de révélations. Nous appellerons ceci la VISION EN
SERIE. »
Le plus étonnant dans ces trois paragraphes est que l’auteur, qui utilise ailleurs comme nous
l’avons vu le terme « séquence », ne l’utilise pas ici et lui préfère ce vocable particulier de « vision en
série » [serial vision].
Le fait d’utiliser le terme « vision en série » et non « séquence visuelle » est très intéressant car
le premier correspond à une inversion du dernier. En effet, en substituant au nom « séquence », le nom
« vision » et à l’épithète « visuelle », le qualificatif « en série », nous aboutissons à un changement de
focale. Ce n’est plus la séquence et donc l’idée de continuité qui est mise en avant mais au contraire
l’idée de vue dans son autonomie.
L’usage du terme « vision en série » dans l’introduction et non de celui de « séquence » semble
indiquer une différence de statut entre les deux : l’un recouvre un usage théorique précis, l’autre un
usage plus banal. Ce statut privilégié du terme « vision en série » se retrouve dans l’index. Là où
l’entrée « séquence » ne figurait même pas, l’entrée « vision en série » non seulement figure mais
correspond à dix-neuf pages de descriptions et d’iconographie.
Mais lorsque l’on observe ces descriptions et iconographies, deux constats s’imposent. Non
seulement le terme « vision en série » est totalement absent de chaque description et légende mais en
plus le nom « séquence », qui est le plus souvent utilisé, rentre lui-même en concurrence voire est
remplacé par une autre comme « tour », terme anglais que nous pouvons traduire par « parcours » 140 .

139 Ibid., p. 11.


140 Nous avons déjà vu plus haut l’usage systématique du terme « séquence » dans les textes de la sous-section « Vision en
série ». Dans la légende de la séquence de Blandford Forum, nous retrouvons : « La séquence suivante dans Blandford
Forum couvre en quelques centaines de yards pas moins que six effets de clôture différents, tous obtenus au moyen de la
même route » [« The following sequence in Blandford Forum covers in a few hundred linear yards no less than six different
effects of closure, all gained through the medium of the main road »] Ibid., p. 107. Dans le cas d’Evesham, l’auteur hésite
entre « parcours » [tour] et « séquence » : « Alors que nous faisons ce parcours, des propositions seront faites de temps à
autre pour augmenter ou intensifier la personnalité des points focaux : une séquence piétonne est inutile si ce genre de

77
Nous voyons que cette valse des expressions décrite plus haut ne se limite pas à l’alternance entre
« séquence » et « vision en série » mais implique l’usage d’autres termes.
Ainsi dans l’ouvrage Townscape, même si le vocable « séquence » existe et est associé à des
descriptions ou systèmes iconographiques, c’est le terme « vision en série » qui est explicitement mis
en valeur par l’auteur et porté au rang de catégorie autonome constituant son discours. Mais certains de
des systèmes iconographiques ou descriptions associés au terme « vision en série » sont aussi
désignés par le terme « parcours » [tour]. Dans cet ouvrage, on peut donc constater que la
représentation des séquences visuelles est relativement instable au niveau du terme mobilisé.

2.1.2. « Séquence », un terme stable et central dans The View from the Road
Lorsqu’il ouvre The View from the Road, le lecteur ne peut être que frappé par l’apparition du
nom « séquence » dès le sommaire, dans l’intitulé d’un des chapitres de l’ouvrage. En regardant les
intitulés des sous-chapitres, on peut aussi remarquer que ce nom ou l’adjectif qui en est directement
dérivé apparaît aussi dans les chapitres 1 et 3 avec les intitulés « Forme séquentielle » [Sequential
Form] et « Diagrammes de séquence » [Sequence Diagrams].
En se penchant sur la préface qui est un court texte présentant les attendus de l’ouvrage, il est
possible de faire deux constats. D’abord, le terme « séquence visuelle » possède d’emblée une grande
stabilité. En effet, si le nom « séquence » apparaît deux fois dans la préface qui est un très court texte, il
est chaque fois associé à l’épithète « visuelle » [visual]. Aucun autre terme n’est employé ici à la
différence de Townscape. Mais surtout, la question des séquences visuelles apparaît comme un des
éléments centraux du propos de l’ouvrage.
Ainsi le terme apparaît dès le troisième paragraphe de cette introduction. Dans celle-ci les
auteurs expliquent ainsi :
« We were also attracted to the highway because it is a « Nous avons aussi été attirés par les autoroutes parce que
good exemple of a design issue typical of the city: the c’est un bon exemple d’une question de design typique de
problem of designing visual sequences for the observer in la ville : le problème posé par la conception de séquences
motion. » 141 visuelles pour l’observateur en mouvement. »
La deuxième occurrence du terme « séquence visuelle » renforce l’importance donnée à ce

variété qu’elle peut procurer manque » [« As we make this tour proposals will be made from time to time to increase or
intensify the personnality of the focal points: a pedestrian sequence is useless if the kind of variety these can provide is
lacking »] Ibid., p. 199. Enfin pour St Paul, l’auteur n’utilise que « parcours » [tour] : « Un parcours à travers la configuration
proposée pour le quartier » [« A tour through the proposed precinct »], Ibid. p. 299.
141 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, The View from the Road, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1964,
p. 2

78
terme dans l’ouvrage et confirme un usage continu. En effet, lorsqu’ils décrivent la structure de
l’ouvrage à la fin de la préface, les auteurs indiquent que « le chapitre 2 propose un nouveau langage
graphique pour décrire les séquences visuelles sur une autoroute » [Chapter 2 proposes a new graphic
language for describing visual sequences on the highway]. 142 .
Ce double constat se confirme dans le corps de l’ouvrage Dans le chapitre 1, le nom
« séquence » est utilisé vingt-quatre fois en seize pages soit quasiment dans chaque sous-chapitre.
Dans le chapitre 2, conformément à l’intitulé qui fait usage de ce nom, la fréquence augmente très
sensiblement pour passer à trente-deux occurences pour seulement huit pages. L’usage massif que les
auteurs font de ce sujet dans les deux premiers chapitres, qui constituent très explicitement les parties
les plus théoriques de l’ouvrage, confirme le statut central du sujet « séquence » dans le propos des
auteurs. Dans le chapitre 3, la fréquence retombe à neuf citations pour huit pages. L’épithète
« visuelle » suit un rythme différent. Dans le chapitre 1, elle n’est associée au nom « séquence » que
deux fois. Dans la plupart des autres cas, le nom est utilisé seul ou en association avec une autre
épithète qui ne renseigne pas sur la nature mais sur la qualité de la séquence – similaire, entière, lisible,
unifiée, etc. Mais le caractère visuel des séquences dont il est question dans ces cas est évident. Ainsi
le nom « séquence » est-il employé dans les phrases de ce chapitre pour faire référence à :
• « la vue depuis la route [qui] peut être un jeu dramatique d’espace et de mouvement, de
lumière et de texture, ceci à une nouvelle échelle » 143
• une expérience de mouvement et d’espace dont « la vision, plus que l’audition et l’olfaction, est
le sens principal », une sensation qui « est celle d’une architecture à grande échelle ; la
continuité et l’intensité du flot temporel sont ceux de la musique et du cinéma » 144
• quelque chose qui est joué « aux yeux d’un public captif, parfois effrayé, mais partiellement
inattentif, dont la vision est filtrée et dirigée vers l’avant » 145 ,
• un ensemble fait « de nombreux éléments [qu’]il est plus commode de regrouper en liaison

142 Ibid., p. 2.
143 « The view from the road can be a dramatic play of space and motion, of light and texture, all on a new scale. These long
sequences could make our vast metropolitan areas more comprehensible […] » Ibid., p. 3
144 « The sensation of driving a car is primarily one of motion and space, felt in a continuous sequence. Vision rather than
sounds or smell, is the principal sense. Touch is a secondary contributor to the experience […]. The sense of spatial
sequence is like that of large-scale architecture ; the continuity and insistent temporal flow are akin of music and the
cinema. » Ibid., p. 4.
145 « The driving experience can now be described as being a sequence played to the eyes of a cpative, somewhat fearful,
but partially inattentive audience, whose vision is filtered and directed forward. » Ibid., p. 5.

79
avec une progression présumée dans le processus de perception visuelle » 146 .
Néanmoins, on remarque que dans quelque cas, une épithète différente est utilisée, ce qui
indique une divergence dans la nature même des séquences dont il est question. Dès le début du
chapitre 1, le lecteur peut ainsi lire :
« The sense of spatial sequence is like that of large-scale « La sensation des séquences spatiales est celle d’une
architecture ; the continuity and insistent temporal flow are architecture à grande échelle ; la continuité et l’intensité du
akin to music and cinema. » 147 flot temporel sont ceux de la musique et du cinéma »
L’usage de « spatial » dans ce cas pourrait presque sembler synonyme de « visuel ». Mais
lorsque les auteurs dans la suite du chapitre associent au sujet « séquence » deux qualificatifs
différents ne faisant plus référence à la vision, dont celui d’espace, nous comprenons que ce n’est pas
le cas :
- « The various aspects of a highway – its sequence of - « Les différents aspects d’une autoroute – sa séquence
space and motion, its role in the environmental image, the d’espace et de mouvement, son rôle dans l’image de
meaning it helps to express – are only separable in a l’environnement, le sens qu’il aide à exprimer – sont
academic sense. » 148 séparables seulement dans un sens scientifique. »
- « In future sophisticated designs, it may be possible to use - « Dans les conceptions sophistiquées futures, il sera peut
some of the most advanced devices of counterpoint : two or être possible d’utiliser quelques uns des procédés les plus
three progressions played silmutaneously and meeting, avancés du contrepoint : deux ou trois progressions jouées
diverging, and reacting against each other. A sequence of simultanément et se rencontrant, divergeant et réagissant
motion might be played against a sequence of space, for les unes aux autres. Une séquence de mouvement peut
example. » 149 être jouée sur une séquence d’espace par exemple. »
A côté de l’étiquette « séquence visuelle », nous voyons ainsi apparaître deux nouveaux termes
différents mais complémentaires : « séquence de mouvement » et « séquence d’espace ». La première
occurrence dans le chapitre 1 de cette association entre « espace » et « mouvement » – et qui
correspond à une phrase que nous avons déjà vue – permet de comprendre la relation entre ces deux
nouveaux termes et le terme « séquence visuelle » :
« The view from the road can be a dramatic play of space « La vue depuis la route peut être un jeu dramatique
and motion, of light and texture, all on a new scale. » 150 d’espace et de mouvement, de lumière et de texture, ceci à
une nouvelle échelle. »

146 « This sequence is made up of many elements ; it is convenient to group them according to a presumed progression in
the process of visual perception. » Ibid., p. 5
147 Ibid., p. 4.
148 Ibid., p. 17.
149 Ibid., p. 18.
150 Ibid., p. 3.

80
L’espace et le mouvement seraient deux composantes de la vue depuis une automobile, ce que
les auteurs confirment un peu plus loin :
« Beyond the sensation on near detail, the fundamental « Au delà de la concentration sur les détails proches, la
sensation of the road, continuously referred to, is the visual sensation fondamentale sur la route, auquel il est fait
sensation of motion and space. » 151 référence de manière continue, c’est le sens visuel du
mouvement et de l’espace. »
Séquences d’espaces et séquences de mouvement seraient donc le fruit d’une décomposition
des séquences visuelles. Espace et mouvement seraient les composants élémentaires des séquences
visuelles autoroutières que les auteurs ont isolé. Naturellement, ils les associent régulièrement dans
leur discours :
- « The sensation of driving a car is primarly one of motion - « La sensation de conduire une voiture est d’abord une
and space, felt in a continuous sequence. » 152 sensation de mouvement et d’espace, contenue dans une
- « In a affluent society, we may well choose to buiuld roads séquence continue. »
in which motion, space, and view are organized primarly for - « Dans une société d’abondance, nous devrions décider
enjoyment. » 153 de construire des routes adéquates dans lesquelles le
mouvement, l’espace et la vue sont organisés d’abord pour
le plaisir. »
Mais sont-ils les seuls composants élémentaires des séquences visuelles ? Il ne semble pas
car toujours dans le même chapitre, les auteurs les associent à d’autres notions que sont l’orientation et
la signification :
« The road itself furnishes an essential thread of continuity, « La route elle-même fournit le fil essentiel de la continuité,
but it must be supported by succession of space, motion, mais elle doit être soutenue par une succession d’espaces,
orientation, and meaning which seem to be parts of a de mouvements, d’orientations et de significations qui
connected whole.» 154 semblent être les parties connectées d’un tout. »
Qu’en est-il dans le chapitre 2 ? Le nom « séquence » est employé seul dix-huit fois. Il est
accompagné du qualificatif « visuelle » ou « de vues » sept fois. Mais dans les trois premiers
paragraphes, ce qualificatif l’accompagne cinq fois alors que le sujet « séquence » n’est employé seul
qu’une fois et associé à une épithète qualificative – « dynamique » – une fois. L’usage massif du seul
nom « séquence » seul par la suite apparaît ainsi comme une simplification de langage.
Dans The View from the Road, le nom « séquence », associé explicitement ou implicitement à
l’épithète « visuelle », est donc utilisé à de très nombreuses reprises et dans tous les sous-chapitres

151 Ibid., p. 8.
152 Ibid., p. 4.
153 Ibid., p. 3.
154 Ibid., p. 17.

81
des deux premiers chapitres qui sont les parties théoriques de l’ouvrage. Comme nous l’avons vu, cet
usage est explicitement central dans le propos des auteurs dès la préface. L’usage de ce terme est
donc ici à la fois continu, aucun autre ne vient rentrer en concurrence avec lui, et central.
Mais à partir du repérage du terme « séquence visuelle », nous avons vu comment les auteurs
développaient d’autres notions qui sont autant de sujets potentiels de représentations. Un qualificatif
nouveau est utilisé dans le chapitre 2. Il correspond au support de la séquence, l’autoroute : « séquence
d’autoroute », « séquence autoroutière ». Il semble évident dans ce cas que l’épithète « visuelle » est
sous-entendue et que l’usage du qualificatif n’est là que pour préciser encore plus le terme, passer de
« séquence visuelle » en général à « séquence visuelle autoroutière ».
En ce qui concerne les autres qualificatifs associés au nom « séquence », un passage de ce
même chapitre 2 apporte une réponse très claire :
« Our studies have led us to think that the essential « Nos études nous ont conduit à penser que l’expérience
experience of the highway consists in the perception of essentielle de l’autoroute consiste en la perception des
roadside detail, the sense of motion and space, the feeling détails du bord de route, la sensation de mouvement et
of basic orientation, and the apparent meaning of d’espace, la sensation basique d’orientation et la
landscape. The sequence of roadside details that are signification apparente du paysage. La séquence des
significant at the scale of the entire road – changes in lights, détails du bord de la route qui sont signifiant à l’échelle de
signs, rails, or pavement texture – is easely recorded. The l’ensemble de la route – changements en matière de
sequence of meaning (beyond that of simple functional lumière, de signalisation, de glissière de sécurité ou de
meaning) is quite difficult to analyze. We therefore chose to texture du revêtement de la route – est facilement
develop techniques for communication of : (1) locational enregistrable. La séquence de signification (au delà de celle
orientation, and (2) the experience of motion (both of self des simples significations fonctionnelles) est assez difficile à
and of surroundings) through a changing light-filled spatial analyser. Nous avons donc choisi de développer des
form. » 155 techniques permettant de communiquer : (1) l’orientation
pour la localisation et (2) l’expérience du mouvement (à la
fois propre et de l’environnement) à travers une forme
spatiale lumineuse et changeante. »
Nous retrouvons ici certains termes qui ont été identifiés précédemment ainsi que d’autres.
Mais nous voyons que ces termes, loin d’être laissés en désordre, sont très finement organisés. Ainsi,
les auteurs associent les termes « mouvement » [motion] et « espace » [space] en une nouvelle
expression formant un troisième terme : « mouvement et espace » [motion and space]. Dans la légende
des diagrammes, c’est même une association encore plus radicale qui est proposée en fait à travers
l’usage de l’expression « espace mouvement » [space motion]. Celle-ci et le terme « orientation »
[orientation] sont subordonnés au terme « séquence de signification » [sequence of meaning]. Et celui-

155 Ibid., p. 21.

82
ci avec « séquence des détails de bord de route » [the sequence of roadside detail]. Ce schéma
d’organisation des différents termes entre-eux indique une véritable démarche analytique. Et cette
démarche montre une attention toute particulière aux deux sujets « mouvement et espace » et
« orientation » qui sont au bout de la chaîne analytique.
Mais à côté de cette démarche analytique, un autre point remarquable apparaît à la lecture de
The View from the Road. Si le terme « séquence » est très fortement présent dans l’ensemble de
l’ouvrage, il n’est jamais clairement défini, il ne correspond à aucun discours théorique indépendant.
Ainsi le seul sous-chapitre traitant explicitement de la notion de séquence, « la forme séquentielle »
[Sequential Form] n’intervient qu’en douzième position dans le chapitre 1 qui expose les éléments
théoriques du propos des auteurs, alors que le terme « séquence » apparaît dès la première page pour
être très régulièrement utilisé par la suite. Surtout dans ce sous-chapitre, jamais la notion de « forme
séquentielle », pas plus que celle de séquence, évidemment, n’est clairement définie. Tout se passe
dans l’ouvrage comme si la nature même de la notion de séquence était entendue et la question qui est
abordée n’est que celle de sa composition, de plus dans le cadre d’un terrain particulier, l’autoroute. En
fait, les séquences visuelles ne constituent pas le sujet qui est à l’origine de l’ouvrage The View from
the Road. Comme nous l’avons vu, ce sujet est l’autoroute elle-même, ou plus précisément l’expérience
autoroutière. Celle-ci est définie à travers « la vision, plus que l’audition et l’olfaction est le sens
principal » et que cette expérience « exerce une impression dynamique » sur le conducteur ou son
passager 156 . L’objet « séquence visuelle » n’existe ici qu’en rapport immédiat avec la définition de
l’objet initial sur lequel porte l’ouvrage : l’« expérience autoroutière ». C’est cet objet qui est discuté et
non pas la notion de séquence visuelle qui lui est quasiment automatiquement associée.

2.1.3. Learning from Las Vegas et l’usage banalisé du terme « séquence »


Avec l’ouvrage Learning from Las Vegas, l’usage du terme « séquence » est tout à fait différent.
On peut d’abord remarquer qu’il est totalement absent de la préface – même s’il ne s’agit que d’un texte
peu théorique et relativement court à la différence de l’introduction de Townscape.
Ce n’est que dans la première partie de l’ouvrage qui traite de l’analyse du Strip de Las Vegas
que le terme « séquence » apparaît. On le retrouve cinq fois mais son usage reste limité. Il est
remarquable que la première occurence ne corresponde pas au propos même des auteurs. En effet,
cette occurrence correspond à la citation de The View from the Road dont nous avons discuté. Mais elle

156 « Vision, rather that sound or smell, is the principal sense. […] the road makes a dynamic impression on the driver and his
passengers. » Ibid., p. 4.

83
ne fait pas partie du corps du texte mais d’une des notes d’atelier rédigée par deux étudiants.
Néanmoins, même si cette première occurrence du terme séquence ne correspond pas directement au
propos des auteurs, elle fait bien référence à la notion de séquence visuelle.
Les quatre autres occurrences, au contraire, s’inscrivent dans le corps du texte et donc dans le
cadre des propos propres aux trois auteurs. Mais cette inscription se fait d’une manière différenciée.
Dans le premier cas, qui apparaît tard – à la trente-troisième page d’une première partie qui en compte
soixante-deux – le terme est mobilisé pour faire référence à une temporalité historique et non à la vision
en mouvement. Ainsi peut-on lire dans le chapitre « Changement et permanence sur le Strip » [Change
and Permanence on the Strip] :
« There are noticeable changes every days: new hotels and « Il y a des changements notables chaque année : de
signs as well as neon-embossed parking structures nouveaux hôtels et de nouvelles enseignes mais aussi des
replacing on-lot parking on and behind Fremont Street. Like parkings en silo rehaussés de néons remplaçant des aires
the agglomeration of chapels in a Roman church and the de parkings sur et à l’arrière de Fremont Street. Comme un
stylistic sequence of piers in a Gothic cathedral, the Golden ensemble de chapelles dans une église romaine et la
Nugget casino has evolved over 30 years from a building séquence stylistique des piliers d’une cathédrale gothique,
with a sign on it to a totally sign-covered building. » 157 le casino Golden Nugget a évolué en 30 ans d’un bâtiment
surplombé d’une enseigne à un bâtiment entièrement
recouvert par son enseigne. »
Cette « séquence stylistique » [stylistic sequence] ne correspond en rien à l’usage qui nous
intéresse.
Mais l’occurrence suivante, qui est située dans la sous-partie « L’architecture du Strip » [The
Architecture of the Strip], fait bien référence à la question de la vision en associant le terme séquence
au verbe voir :
« It is significant that Fremont Street is more photogenic « Il est significatif que Fremont Street soit plus
than the Strip. A single postcard can carry a view of the photogénique que le Strip. Une seule carte postale peut
Golden Horseshoe, The Mint Hotel, the Golden Nugget, and accueillir une vue du Golden Horseshoe, du Mint Hotel, du
the Lucky Casino. A single shot of the Strip is less Golden Nugget et du Lucky Casino. Une simple
spectacular ; its enormous spaces must be seen as moving photographie du Strip est moins spectaculaire ; ses espaces
sequences. » 158 énormes doivent être vus comme des séquences en
mouvement. »
Mais dans les deux dernières occurrences, l’usage du terme séquence est de nouveau
relativement ambigu. En effet, ces deux dernières occurrences dans le paragraphe intitulé « L’oasis

157 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), The MIT Press,
1972, p. 33.
158 Ibid., p. 36.

84
intérieure » [The Interior Oasis] servent à décrire une séquence architecturale, c’est à dire une portion
de parcours à l’intérieur d’un bâtiment, et non une séquence urbaine :
« If the back of the casino is different from the front for the « Si l’arrière des casinos est différent de l’avant pour
sake of the visual impact in the "autoscape", the inside conserver l’impact visuel sur le « paysage routier »,
contrasts with the outside for other reasons. The interior l’intérieur contraste avec l’extérieur pour d’autres raisons. La
sequence from the front door back progresses from séquence intérieure de la porte d’entrée au fond du
gambling areas to dining, entertainment, and shopping bâtiment progresse des espaces de jeux aux espaces de
areas, to hotel. Those who park at the side and enter there restauration, de spectacle et de shopping pour aboutir à
can interropt the sequence. But the circulation of the whole l’hôtel. Ceux qui se garent sur le côté et entrent par là
focuses on the gambling rooms. In a Las Vegas hotel the peuvent interrompre la séquence. Mais les circulations de
registration desk is invariably behind you when you enter l’ensemble se concentrent sur les salons de jeux. Dans un
the lobby ; before you are the gambling tables and hôtel de Las Vegas, la réception est invariablement derrière
machines. » 159 vous lorsque vous entrez dans le hall ; devant vous il y a les
tables de jeux et machines à sous. »
Ce type de séquence est apparenté à une séquence visuelle car c’est bien une description
faisant appel à une suite de vues organisées le long d’un parcours qui est ici mobilisée. Pourtant, c’est
la configuration spatiale d’un espace intérieur qui est ici mis en valeur. Cet usage du terme séquence
participe en fait plutôt du registre conventionnel de la description architecturale. Il est donc difficile d’y
voir un usage équivalent à celui développé dans le chapitre « L’architecture du Strip ».
Avec Learning from Las Vegas, nous nous retrouvons donc avec un troisième cas de figure.
L’usage du terme « séquence » est faible – seulement cinq occurrences dans la première partie de
l’ouvrage, aucune dans l’introduction – et, en plus, cet usage est éclaté, fait référence à plusieurs
univers sémantiques. L’usage du terme « séquence » pour décrire une séquence visuelle urbaine
n’apparait qu’une fois alors que le terme est utilisé pour décrire un style ou une configuration spatiale.
Dans Learning from Las Vegas, le terme ne semble donc pas être investi d’un quelconque contenu
sémantique. Au contraire, il semble être d’un usage banal éloigné des véritables enjeux du discours
présentés au sein de l’ouvrage.
********
Au terme de cette première exploration des trois ouvrages, nous pouvons constater que leur
usage du terme « séquence visuelle » est extrêmement varié.
La fréquence de cet usage et la cohérence de l’étiquette sont très contrastées. Dans le cas de
Townscape, le nom séquence est employé dans des contextes très explicitement visuels, quand il n’est
pas directement associé à l’épithète « visuelle ». Pourtant, ce terme n’est pas d’un usage constant et

159 Ibid., p. 44.

85
voisine notamment avec celui de « vision en série » qui est utilisé dans la partie théorique. Avec The
View from the Road, le terme « séquence visuelle » devient omniprésent et très stable. Il n’est pas en
concurrence d’autres termes. Dans Learning from Las Vegas par contre, le nom « séquence » lui-même
est rare et encore plus lorsqu’on le cherche associé à l’épithète « visuelle » ou à un qualificatif
équivalent.
Mais le contenu sémantique de ce terme et son statut varient aussi fortement. L’auteur de
Townscape charge la notion qu’il recouvre d’un enjeu théorique très fort, ce qui permet d’expliquer au
moins en partie l’usage du terme « vision en série » à la place de celui de « séquence visuelle » plus
banal. Dans The View from the Road, la question des « séquences visuelles » est résolument au cœur
du propos des auteurs, c’est l’enjeu principal de l’ouvrage. Pourtant, les auteurs ne théorisent pas
vraiment son contenu, si ce n’est qu’en lui associant d’autres termes – « séquence de mouvement »,
« séquence d’espace », etc. – qui apparaissent comme issus de sa décomposition analytique. Enfin, les
auteurs de Learning from Las Vegas ne donnent pas au terme « séquence visuelle » une importance
particulière : les rares usages montrent un statut totalement banalisé.

2.2. LA REPRESENTATION ICONOGRAPHIQUE : BANDE PHOTOGRAPHIQUE ET AUTRES SYSTEMES


Deuxième axe de notre analyse de la représentation des « séquences visuelles » dans ces trois
ouvrages : rechercher les systèmes iconographiques attachés à ce terme. A partir des occurrences
identifiées précédemment dans chacun des ouvrages, il est possible de repérer les systèmes
iconographiques qui sont explicitement associés au terme « séquence » ou « séquence visuelle ».
Mais, dans notre analyse, nous ne nous limiterons pas à ceux-ci et considèrerons d’autres
systèmes iconographiques ne portant pas explicitement cette étiquette et pouvant pourtant être
rapprochés de cette dernière. Pour cela, il est possible d’utiliser la définition du terme « séquence »
lorsqu’elle est associée à la dimension visuelle : il s’agit de celle qui correspond à l’usage du terme
dans le cinéma. L’Oxford English Dictionary donne la définition suivante : « un passage consistant en
plusieurs plans unifiés par un seul thème ou événement » [a passage consisting of several shots unified
about a single theme or event]. 160 Or celle-ci est très proche de la définition du Trésor de la Langue
Française : « suite de plans constituant un épisode distinct, correspondant à une suite d’actions
présentées dans leur continuité logique et chronologique et dans leur diversité spatiale. »

160 Art. « sequence » (déf. 3.c.) in J.A. Simpson and E.S.C. Weiner (dir.), The Oxford English Dictionary, Oxford : Clarendon
press, 1989.

86
2.2.1. Townscape ou l’oscillation autour d’un modèle
Nous avons vu que cet ouvrage mobilise plusieurs termes. Parmi ceux-ci deux dominent
largement sans que l’on constate que l’un ou à l’autre ait une plus grande importance : « séquence »
est massivement mobilisé mais pour un usage courant, alors que « vision en série » est moins mobilisé
mais fait l’objet d’un travail de théorisation. Le constat est-il le même pour les représentations
ionographiques ? Pour répondre à cette question, il est possible d’entrer d’abord par les systèmes
iconographiques explicitement associés au terme « vision en série » avant de rechercher d’autres
représentations de « séquences ».

ƒ L’iconographie de la « vision en série » : hétérogénéité et similitudes


Parmi les représentations graphiques correspondant à l’entrée « vision en série » dans l’index,
les cinq exemples qui constituent la sous-section éponyme au sein de la section « Recueil de cas »
[Casebook] forment naturellement le plus gros contingent. Il s’agit :
• d’une séquence traversant de part en part une petite ville probablement médiévale dont ni le
nom, ni la situation n’est révélée au lecteur d’une manière intentionnelle (séquence 1) [Fig. 2],
• d’une séquence le long de High Street à Oxford (séquence 2) [Fig. 3],
• d’une séquence autour de la traversée d’un porche à Ipswich (séquence 3) [Fig. 3],
• d’une séquence tournant autour de l’ensemble formé par Westminster Parliament et
Westminster Abbey à Londres (séquence 4) [Fig. 4],
• d’une séquence le long de la Perspective Centrale [Central Vista] menant au palais de la
présidence de l’Inde, le Rashtrapathi Bhawan à New Delhi (séquence5) [Fig. 5]. 161

En plus de ces exemples, l’index en indique un autre toujours dans la section « recueil de cas »
mais dans la sous-section « lieu » [Place] qui représente une séquence d’approche de la ville de
Shepton Mallet depuis la campagne 162 (séquence 6) [Fig. 9].
Les autres systèmes iconographiques cités dans l’index se répartissent dans les trois grandes
sections. Ils représentent :
• une séquence d’approche du centre de Blandford Forum depuis la rivière Stour jusqu’à l’église
principale intitulée « Clôture » [Closure] et située dans la partie « études générales » [General
Studies] (séquence 7) [Fig. 11-15],

161 Gordon Cullen, op. cit., pp. 17-20. Ipswich est une ville possédant un très important patrimoine urbain, chef lieu du
Suffolk.
162 Ibid., p. 55. Shepton Mallet est une ville rurale du Somerset.

87
• une séquence traversant le centre de la ville d’Evesham, intitulée tout simplement « Evesham »
et située dans la partie « Etudes de villes » [Town Studies] (séquence 8) [Fig. 42-46],
• une séquence tournant autour de la cathédrale St Paul à Londres, qui n’est qu’une partie de la
sous-section intitulée « L’enclôt religieux de St Paul » [St Paul’s Churchyard] au sein de la
section « Propositions » [Proposals] 163 (séquence 9) [Fig.112-118].
Analysons la composition des systèmes iconographiques attachés à ces échantillons. Tous
sont composés de différentes vues prises au niveau du sol et associées pour figurer un parcours. Mais
la nature de ces vues et la manière dont elles sont articulées entre-elles et même leur disposition
peuvent être très variables. Les vues peuvent être figurées par des photographies (cinq cas) ou par des
dessins (quatre cas). Elles peuvent être mises en page d’une manière systématique ou bien disposées
d’une manière plus libre. Bref, une certaine hétérogénéité se fait jour. Si l’on se limite aux cinq systèmes
iconographiques correspondant aux quatre pages de la sous-section « Vision en série » qui ont,
évidemment, une place particulière, on constate là aussi que les représentations sont très hétérogènes
les unes par rapport aux autres.
Hormis la série sur Westminster, les vues mobilisées dans ces systèmes iconographiques sont
représentées par des vignettes de petites dimensions et correspondant à un cadre carré (séquences 1
et 5) ou rectangulaire (séquences 2 et 3) qui se lisent de gauche à droite et de haut en bas. Ces quatre
séries sont composées de photographies, hormis la séquence 1 qui est composée de vues dessinées.
Ces représentations iconographiques font irrésistiblement penser à des planches contacts [contact
sheets]. En effet, les pellicules photographiques d’un reflex 24x36 classique après impression sont
composées de vues rectangulaires dont la longueur est disposée le sens de la pellicule. Pour faire le
tirage d’une planche contact, la pellicule est découpée en sections de la longueur du tirage qui sont
disposées de haut en bas. Lorsque les vues sont prises au format paysage, les vues se succèdent donc
de droite à gauche, dans le sense du morceau de pellicule, et de haut en bas, dans le sens des
morceaux de pellicules successifs. Lorsque l’appareil prend des clichés dans un format carré, l’ordre
reste le même. Mais au sein de ces représentations, l’iconographie traitant de Westminster (séquence
4) fait exception en étant composée de vues assez lointaines de l’ensemble des bâtiments du complexe
de Westminster – hormis les deux dernières vues – dessinées et disposées sur une ligne figurant
l’horizon sans être inscrites dans un cadre. A la différence des autres séries qui jouent du réalisme,
celle-ci semble correspondre plutôt à des vues idéalisées débarrassées de l’environnement urbain qui

163 Respectivement, Ibid., pp. 106-110, 199-203 et 299-305. Evesham est une ville rurale du Worcestershire, appartenant
aussi aux West Midlands.

88
entoure le complexe de Westminster. Dans trois de ces systèmes iconographiques, les séries de vues
sont accompagnées de projections orthogonales. Celles-ci sont toutes relativement simples, plus petites
que la série de vues et figurent toutes les points de vue correspondant à la série de vues à laquelle
elles sont associées. Deux de ces projections orthogonales sont des plans (séquences 1 et 4) et pour
l’une une coupe (séquence 5). Les séries qui n’en sont pas accompagnées (séquences 2 et 3) montrent
des vues où des éléments architecturaux se répètent d’une vue à l’autre rendant la lecture de la
séquence facile. Les projections orthogonales semblent ainsi n’être utilisées que pour donner au lecteur
des informations complémentaires permettant de mieux comprendre la série de vues : configuration
générale de l’espace traversé mais aussi parcours correspondant à la séquence.
Peut-on voir dans certaines de ces caractéristiques – vues de dimensions réduites utilisant la
photographie et disposées sous la forme d’une planche contact, accompagnées d’une projection
orthogonale – les éléments d’une approche systématisée qui souffrirait simplement de quelques
exceptions à l’image de la séquence sur Westminster ? Lorsque nous regardons les quatre autres
systèmes iconographiques que nous avons repérés grâce à l’index, la réponse est à l’évidence
négative. La séquence 8 est composée de vues de petites tailles mais dessinées – comme la séquence
1 – et disposées non en colonne mais selon une ligne verticale ondulant dans la page. La série de vues
est précédée d’une représentation globale de l’espace figurant le parcours effectué mais cette
représentation n’est pas un plan, il s’agit d’une perspective aérienne dessinée. La séquence 6 est
composée certes de photographies organisées selon une grille se lisant de gauche à droite et de bas en
haut. Mais elle ne sont pas de petite taille ni accompagnées d’une représentation globale qui peut
sembler superflue, certains éléments permettent de les lier entre elles – mur de pierre, clocher. Les
séquences 7 et 9, l’une composée de photographies et l’autre de dessins, offrent même des exemples
rompant avec un cadrage uniforme tel qu’on le trouvait dans les cinq premiers systèmes
iconographiques. Si la séquence 7 est aussi représentée par un plan figurant des points de vue, la
séquence 9 n’est accompagnée que d’un plan figurant la configuration générale de l’espace sans aucun
point de vue ni parcours indiqué.
Que peut-on conclure de cette analyse des systèmes iconographiques correspondant à l’entrée
« vision en série » ? D’abord, la seule caractéristique vraiment commune à l’ensemble de ces systèmes
est la lecture de gauche à droite et de bas en haut des séries de vues. Mais celle-ci correspond en fait à
une forme de tirage photographique assez classique, la planche contact. Elle ne saurait donc permettre
de réunir ces iconographies en un système. Ensuite, ces séries sont quelques fois accompagnées
d’une représentation globale de l’espace traversé pour permettre une meilleure articulation des vues
entre elles. Cette représentation est extrêmement variable – plan, coupe, vue aérienne oblique – et
l’usage un peu plus important du plan, lui aussi très banalisé, ne saurait prétendre à constituer un

89
système. L’iconographie utilisée par l’auteur ne correspond donc pas à un système unifié autour de
caractéristiques fixes. Ce sont plutôt des systèmes iconographiques autonomes qui semblent
configurés en partie en fonction de l’espace qui est représenté mais pas principalement. Ces systèmes
iconographiques possèdent parfois certains traits en commun qui sont ceux que nous avons relevés –
petite taille des vues, photographies ou dessins imitant un cadrage photographique et organisation en
colonne – mais les mobilisent d’une manière très libre. Bref, ils s’agit plutôt de différents systèmes
iconographiques, certes non pas indépendants, mais autonomes et donc bien plus attachés à l’espace
représenté « Ipswich », « Evesham », « Westminster », etc. qu’à un sujet générique du type « séquence
visuelle » ou même « vision en série ».

ƒ Des représentations similaires sans être attachées à la « vision en série »


A ce moment de l’analyse, on ne peut manquer de s’interroger face à quelques erreurs
mineures qui figurent dans l’entrée « vision en série » au sein de l’index et à l’hétérogénéité des
systèmes iconographiques rangés sous cette entrée 164 . Si on décide de regarder le reste de l’ouvrage
pour y rechercher d’autres systèmes du même type, on est surpris d’en découvrir de nombreux qui sont
très proches de ceux citées par l’index. Il s’agit très clairement d’exemples de séquences dont certains
peuvent apparaître comme étant construits d’une manière encore plus systématisée que ceux figurant
dans l’index sous l’entrée « vision en série ». Ils sont au nombre de douze. Trois sont dans la section
« Etudes générales » [General Studies] :
• la séquence d’approche et de l’entrée dans le village de Blanchland intitulée « Interlude à
Blanchland » [Interlude at Blanchland] dans la sous-section « Planifier la prairie » [Prairie
Planning] [Fig.20-21] 165 ,
• les deux séquences correspondant à une traversée du lotissement Well Hall Estate à Eltham et
une autre au sein de l’ensemble de Redgrave Road dans la ville nouvelle de Basildon, toutes
deux dans la sous-section « Casebook Precedents » [Fig.30-33] 166 .

164 Citation de la page du début et de celle de la fin d’une séquence et non de toutes celles correspondant à la séquence
comme dans le cas de Ludlow ou oubli des trois premières pages dans lesquelles la séquence commence comme dans le
cas de St Paul.
165 Ibid. pp. 137-138. Blanchland est située au sein du Northumberland, à proximité du Comté de Durham.
166 Ibid., pp. 164-167. Well Hall Estate a été un des premiers ensembles de logements construits par l’Etat britannique. Il a
été réalisé en 1915 par le His Majesty’s Office of Works (HMOW) dans la banlieue de Londres pour accueillir les travailleurs
de l’arsenal royal de Woolwich. Architectes : Sir Frank Baines (1877-1933), architecte en chef du HMOW mais aussi chargé
de la restauration d’éléments importants du patrimoine architectural britanique, notamment de Westminster Parliament ; A J

90
Dans le cas de la section « études de villes » [Town Studies], ce n’est pas seulement l’étude
d’Evesham qui comporte des systèmes iconographiques représentant des séquences mais aussi toutes
les autres – qui portent sur Ludlow, Shrewsbury, Shepton Mallet, Trowbridge, Kimbolton, Cheltenham,
Dursdey [Fig.36-41 et 47-75] 167 . Et enfin, dans la section « Propositions » [Proposals], le lecteur peut
trouver trois dernières représentations de séquences qui ne figurent pas dans l’index. Il s’agit de la
totalité de la sous-section « un environnement pour la cathédrale de Liverpool » [a precinct for Liverpool
Cathedral] [Fig.78-84] et d’une partie des sous-sections « Elwell » et « Plymouth Barbican » [Fig.101 et
104-105] 168 .
Pourquoi ces systèmes iconographiques ne sont-ils pas intégrés dans l’index sous la rubrique
« vision en série » ? Partagent-ils moins les traits que nous avons identifiés que les autres ? Pour
certains ce serait même plutôt l’inverse. Ainsi, l’iconographie figurant dans la sous-section « une
approche correcte : Kimbolton » partage tous les traits identifiés : il s’agit de vues de petite taille
dessinées avec un cadrage carré – même si le cadre n’est figuré par aucun trait – et accompagnées
d’un plan. De toutes façons, nous avons vu comment ces traits ne sauraient mener à un système
iconographique unifié. Dès lors, ces nouvelles représentations renforcent le constat que nous avons fait
plus haut : l’autonomie de chaque système iconographique dans une série très hétérogène. Mais elles
renforcent aussi la particularité de la première série iconographique qui correspond à la sous-section
« vision en série » et qui semble bien plus converger vers un système possédant les trois traits relevés
– converger sans s’y fondre réellement.

2.2.2. L’iconographie dense et stable de The View from the Road


L’usage uniforme du terme « séquence » au sein de l’ouvrage comme nous l’avons vu permet
d’envisager que les auteurs développent des systèmes iconographiques également uniformes En
feuilletant les pages de The View from the Road, le lecteur découvre, en effet, un même système
iconographique utilisé pour représenter les différentes séquences. Mais à côté de cela, les auteurs de

Pitcher, G E Phillips, J A Bowden et G Parker. L’ensemble de Redgrave Road a été réalisé en 1953 par Noel Tweddell
architecte en chef, John Graham et John Newton, architectes assistants, et Sylvia Crowe, consultante en paysagisme.
167 Ibid., pp. 193-198 et 205-234. Ludlow est une ville du Shropshire, West Midlands, possédant un important patrimoine de
style Tudor. Shrewsbury est le chef lieu du Shropshire, West Midlands. Trowbridge est le chef lieu du Comté du Wiltshire.
Kimbolton est un village du Cambridgeshire. Chelthenham est une ville thermale du Gloucestershire ayant un grand
patrimoine Régence. Dursdey est une ville du Gloucestershire.
168 Pour Liverpool, il s’agit des pages 247 à 255 de l’ouvrage. Pour « Elwell », ce sont deux pages de photographies situées
pages 275 à 276 et pour « Plymouth Barbican », une série de photographies, de dessins et de montages situés pages 281à
283 alors que le reste des vues par la suite perd de sa cohérence linéaire.

91
l’ouvrage proposent un second système iconographique, un système de notation des séquences
visuelles.

ƒ La bande photographique, un système très stable


Le premier système iconographique est très largement utilisé dans l’ensemble de l’ouvrage. Il
apparaît dans le premier chapitre. Dès la page 4, nous trouvons en effet une représentation dont la
légende mobilise très explicitement le terme « séquence ». Cette représentation d’« une séquence
d’approche d’un enclôt sacré japonais organisée simplement (Goshojinja, Kamakura) » [A simple
organized sequence in the approach of a Japonese shrine (Goshojinja, Kamakura)] [Fig.122] est
constituée de sept photographies de même taille organisées sous la forme d’une colonne 169 . Une petite
flèche verticale et pointant vers le haut disposée en bas de la colonne sur son côté gauche et
accompagnée de la mention « Lire vers le haut » [Read Up] permet de comprendre que cette
représentation se lit de bas en haut. Dans le reste du chapitre, d’autres représentations suivent
exactement le même modèle : une colonne de vues photographiques au format paysage toutes de la
même taille organisées pour être lues de bas en haut comme l’indique la flèche qui l’accompagne. Ce
mode de représentation ne fait plus penser à la pellicule photographique comme dans Townscape, mais
à la pellicule de cinéma. En effet, à la différence de ce qui se passe avec un appareil photographique du
type reflex, la pellicule dans une camera de cinéma ne défile pas de gauche à droite mais de haut en
bas. Lorsque le format de la prise de vue est le paysage, les vues rectangulaires formées se succèdent
donc verticalement et non plus horizontalement. Et comme la pellicule reçoit l’impression inversée, les
vues se succèdent non de haut en bas mais de bas en haut comme dans ce type de représentation.
Pages 20 et 21, trois systèmes iconographiques qui semblent de toute évidence être des extraits de
pellicule de film utilisent la même flèche pour montrer le sens de lecture et sont disposés de la même
façon. Ils confirment la parenté existant entre la pellicule de film et ce mode de représentation que nous
appelerons bande photographique et qui est d’un usage très répendu dans l’ouvrage.
Page 8, nous découvrons une séquence qui n’est pas légendée portant sur l’environnement
proche d’un automobiliste traversant le Golden Gate Bridge qui figure le mouvement descendant puis
ascendant que fait le câble de retenue qui reprend les forces des cables de supension [Fig.126]. Page
14, deux de ces mêmes bandes sont utilisées pour représenter l’une « la séquence d’approche du
bâtiment des Nations Unies sur East River Drive à New York » [Approach to the United Nations Building
on the East River Drive, New York City] et l’autre la séquence d’approche puis le dépassement sur une

169 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, op. cit., p. 4

92
autoroute d’un pont métallique sans que cette séquence ne soit située [Fig.132]. Mais « l’approche du
bâtiment des Nations Unies » possède une particularité : la dernière vue est volontairement cadrée à
45°. En se référant aux autres vues de la séquence, on peut supposer qu’il s’agit d’une vue de côté et
non plus frontale. Cette petite différence par rapport aux autres systèmes iconographiques mobilisés
dans l’ouvrage pour décrire des séquences visuelles indiquerait donc une caractéristique précise et non
un simple choix totalement arbitraire. De ce fait, elle renforce la rigueur que l’on constate dans l’usage
de ce système iconographique.
Dans ce même chapitre, seules deux ensembles iconographiques diffèrent réellement des
bandes de photographies : les vues ne sont plus photographiées mais dessinées et leur cadrage peut
changer ; schématiques, elles sont les exemples du principe de deux effets visuels – la rotation
apparente et la disparition et réapparition apparente d’objets dans le champ visuel – au moyen de
situations abstraites. Mais que ces ensembles fonctionnent sur le même principe que les autres – une
bande verticale de vues successives se lisant de bas en haut accompagnée d’une flèche figurant ce
sens de lecture – renforce ici encore le systématisme de la représentation iconographique des
séquences.
Que se passe-t-il dans les autres chapitres ? Dans le quatrième chapitre qui traite de l’analyse
d’une autoroute existante, la Northeast Expressway, nous retrouvons des représentations en bandes de
photographies qui sont exactement du même type que celles rencontrées dans le premier chapitre :
quatre séries de photographies exemplifiant autant de séquences particulières le long de cette
autoroute [Fig.145-147] 170 . Dans les autres chapitres, ce même type de système iconographique est
utilisé de nouveau mais avec de sensibles modifications.
Dans le deuxième chapitre – qui porte sur les outils de notation des séquences autoroutières –
les bandes de vues photographiées sont d’une autre nature : il ne s’agit plus de vues prises à des
moments éloignés dans le temps mais de vues très proches les unes des autres et la largeur des deux
bandes offertes à la vue du lecteur est bien plus faible. Ces caractéristiques correspondent très
clairement à des extraits de pellicules d’un film représentant deux parcours apparentés mais différents.
La première montre une séquence d’une autoroute apparemment réelle [Fig.135] alors que l’autre est
légendée : « un film périscopique d’une maquette de la même voie » [A periscopic movie of a model of
the same road] [Fig.136] 171 . La proximité des vues entre-elles et l’étroitesse de la bande ne permettent
plus au lecteur de lire convenablement l’espace qui est représenté. Ces pellicules ne semblent là que

170 Deux p. 32, une p. 33 et une dernière p. 34.


171 Ibid. pp. 20-21.

93
pour illustrer le texte où sont discutés les qualités et les défauts de cette technique pour enregistrer des
séquences.
Une autre version du même type de système iconographique – légèrement modifié – apparaît
dans le dernier chapitre, qui propose un contre projet pour la Ceinture Intérieure [Inner Belt], l’autoroute
périphérique de Boston [Fig.165-169]. Un seul et même trajet le long du tracé autoroutier proposé est
représenté. La séquence est représentée toujours par les mêmes bandes verticales de la même
largeur, mais, comme ce trajet correspond à un projet, ces bandes n’articulent non plus des
photographies mais une série de 68 vignettes constituant autant de vues le long d’un parcours figurées
sous la forme de croquis 172 . Les auteurs utilisent pour ce dernier système iconographique le terme plus
précis de « séquence en perspective » [Perspective Sequence]. Comme ils l’indiquent dans le texte,
chaque vue est une « perspective », un dessin participant d’un processus de conception, comme l’est la
perspective pour le projet de bâtiment. En étant chacune entourées d’un cadre et disposées en neuf
bandes successives, ces vues reproduisent elles aussi la forme de la pellicule de film même si le sens
de lecture alterne ici : elles se lisent de bas en haut puis de haut en bas puis de bas en haut, etc. pour
préserver la continuité de la lecture. Mais ces vues reste très scématiques et montrent seulement
certains éléments du paysage offert par le futur trajet.
C’est en découvrant cette dernière variation autour du mode de représentation de la bande
photographique que le lecteur peut comprendre un élément particulier dans l’iconographie de l’ouvrage :
l’existence depuis la première à la dernière feuille d’une petite vignette à l’angle en bas à droite sur les
pages recto et toujours en bas mais cette fois-ci à gauche sur les pages verso. Comme l’indique la
légende dès la page deux – « Pour une explication de ces dessins voir la page 58 » [For explanation of
these drawings see page 58] – ces petites vignettes sont toutes extraites des « séquences de
perspectives » de la dernière partie de l’ouvrage. Tentative supplémentaire de représenter le plus
efficacement possible le trajet imaginaire correspondant au projet des auteurs, son fonctionnement est
effectivement expliqué page 58 :
« The sequence of perspectives has also been repeted on « La séquence de perspectives a aussi été reproduite sur
the lower corners of the pages throughout the book, so les angles en bas des pages tout au long de l’ouvrage,
arranged that they can be seen as a moving sequence by arrangées de manière à ce qu’elles puissent être vues
riffling them in front of the eyes. For the complete trip, start comme une séquence en mouvement en les feuilletant
at the drawing on the lower left hand corner of page 2, and rapidement en face des yeux. Pour un trajet complet,
run forward to page 64. Continue from the lower right hand commencer avec le dessin à l’angle en bas à gauche de la

172 Ibid., pp. 58-62.

94
corner of page 63, and run back again to page 1. » 173 page 2 et aller à la page 64. Continuer avec le dessin à
l’angle en bas à droite de la page 63 et revenir à la page
1. »
Au sein de The View from the Road, les séquences sont donc d’abord représentées à l’aide
d’un système iconographique relativement constant : des bandes de photographies verticales de taille
uniforme se lisant de bas en haut accompagnées d’une flèche et de la mention « lire vers le haut »
[Read Up] indiquant le sens de lecture. S’il existe quelques variations autour de cette représentation –
vues dessinées, cadrages changeants –, elles ne correspondent pas à un changement de système
iconographique qui se retrouve ainsi présent dans quasiment tous les chapitres de l’ouvrage. Qu’en est-
il du terme qui lui est associé ? Ces représentations sont rarement légendées d’autre chose que d’un
nombre, numéro de figure repris en bordure du champ du texte. Le texte situé à côté de ce numéro
n’utilise ni le terme « séquence » ni un autre : il décrit simplement, dans un texte continu, la séquence
elle-même ou l’effet visuel représenté. Mais, comme nous l’avons vu, le terme « séquence » est utilisé
en légende lors de la première apparition de ce système iconographique page 4 et de sa dernière
apparition pages 58 à 62. Ce système est donc bien attaché au terme séquence.
Mais il ne s’agit pas du seul système iconographique utilisé dans The View from the Road pour
illustrer des séquences. Dès qu’il atteint le deuxième chapitre, le lecteur voit apparaître un autre mode
de représentation graphique, un système de notation.

ƒ Un système de notation constitué de deux diagrammes


Dès la description du contenu de l’ouvrage à la fin de la préface, les auteurs ont annoncé ce
système de notation :
« Chapter 1 contains a summary of our findings and « Le chapitre 1 contient une synthèse de nos découvertes et
conjectures, while Chapter 2 proposes a new graphic de nos hypothèses, alors que le chapitre 2 propose un
language for describing visual sequences on the highway. nouveau langage graphique pour décrire les séquences
Chapters 3 and 4 use these concepts and this language to visuelles sur une autoroute. Les chapitres 3 et 4 utilisent ces
analyze the impact of an existing road, and to illustrate how concepts et ce langage pour analyser l’impact d’une voie
a new road might be designed. » 174 existante et pour montrer comment une nouvelle voie
devrait être conçue. »
Les auteurs de The View from the Road n’entendent donc pas se contenter du simple mode
iconographique dont nous avons parlé mais souhaitent développer un véritable système de notation, un
« langage ». Ces systèmes iconographiques d’un autre type apparaissent d’abord pour représenter une

173 Ibid., p. 58.


174 Ibid., p. 2

95
séquence pages 30 et 31 dans le chapitre 3 traitant de l’analyse de la Northeast Expressway sous le
titre de légende « diagrammes de séquence » [Sequence Diagrams ]. Nous les appellerons
« diagrammes », comme leurs auteurs 175 .
Ces diagrammes [Fig.143 et 144] sont au nombre de deux et leur légende indique que
« quelques unes des composantes visuelles de l’expérience [le trajet le long de la Northeast
Expressway] sont graphiquement représentées à travers [ces figures] dessinées selon une échelle de
temps, dans lesquelles le parcours de la voie a été diagrammatiquement simplifié en une ligne droite »
[Some of the visual components of this experience are graphically presented in [these figures], drawn to
a time scale, in which the course of the road has been diagrammatically simplified to a straight line]. La
première figure « est un diagramme représentant la sensation de mouvement et d’espace du passager,
alors que [la seconde figure] illustre son orientation – son image du paysage total » [is a diagram of the
passenger’s sense of motion and space, while [the second figure] illustrates his orientation – his image
of the total landscape]. 176 Nous retrouvons ici une partie de l’organisation entre étiquettes identifiée
précédemment. Nous avons vu précédemment qu’en indiquant que le diagramme du « mouvement » et
de l’« espace » et celui de l’« orientation » représentent « quelques unes des composantes visuelles de
l’expérience », les auteurs subordonnent ces trois termes à celui de « séquence visuelle ». Ils indiquent
ainsi que ces diagrammes sont les produits de l’analyse de la séquence visuelle.
Ces diagrammes sont très proches des bandes photographiques, les systèmes
iconographiques que nous venons d’analyser précédemment. En effet, ils sont organisés verticalement,
« le parcours de la voie [ayant] été diagrammatiquement simplifié en une ligne droite ». La gradation
verticale figurant les minutes du parcours indique, qu’à l’image de l’iconographie analysée
précédemment, ces diagrammes se lisent de bas en haut. Ce sens de lecture est indiqué très
clairement par exactement le même élément que les bandes photographiques : une flèche en bas à
gauche, pointant vers le haut et accompagnée de la mention « Lire vers le haut » [Read Up]. Cette
proximité s’arrête à ces éléments car les diagrammes font appel à un mode symbolique tout à fait
différent de mode iconique du système des bandes photographiques.
Ces deux diagrammes sont aussi très nettement différents. Le premier, le « diagramme du

175 Le Trésor de la langue française donne comme définition courante de cette notion : « représentation graphique
schématique des composantes d'une chose complexe ». Or il est utilisé pour désigner une « figure sommaire représentant
les traits essentiels d'un objet » mais aussi des systèmes iconographiques plus complexes comme les graphiques à deux
dimensions combinant abscisse et ordonnée. Le terme est donc suffisament souple pour pouvoir désigner le système de
notation dont il est question ici.
176 Ibid., p. 30.

96
mouvement et de l’espace » [Space-motion diagram] est lui-même divisé en deux colonnes verticales.
La colonne de gauche est constituée de dessins successifs figurant des morceaux d’une bande ou d’un
ruban s’élargissant et se rétrécissant, un seul ou les deux côtés étant parfois surlignés d’un trait épais
noir. La signification de cette bande est indiquée dans la partie du chapitre 2 intitulée « mouvement
propre apparent » [apparent self-motion] [Fig.137] :
« This band widens to show ascent and narrows to show « Cette bande s’élargit pour montrer un mouvement
descent, just as if it were composed of two exaggerated ascendant et se rétrécit pour montrer un mouvement
vertical profiles of the road, laid flat and attached base to descendant, comme si elle était composée de deux profils
base. This band is bent right or left to symbolize turning de la route verticaux et exagérés, posés à plat et attachés
movements. To maintain progression along the base line par leurs bases. La bande est inclinée vers la droite ou vers
and to symbolize the subjective sense that sharp motions la gauche pour symboliser les mouvements pour tourner.
are entities to themselves, the ban dis broken and then Pour maintenir la progression le long de la ligne de base et
picked up again. Finally, the band is marked with horizontal pour symboliser la sensation subjective que des
lines to represent apparent velocity ; the greater the speed, mouvements brusques sont des entités en eux-mêmes, la
the closer together are the lines. The stops are shown by bande est coupée puis continuée de nouveau. Enfin, la
white bars across the band. » 177 bande est marquée par des lignes horizontales qui
représentent la vitesse apparente ; plus grande est la
vitesse, plus proches sont les lignes. Les arrêts sont
symbolisés par des barres blanches traversant la bande. »
Cette bande est accompagnée de petits points et de petites flèches qui sont expliqués dans la
partie intitulée « mouvement apparent du champ visuel » [apparent motion of the visual field] :
« The apparent motion of the visual fiel dis shown by small « Le mouvement apparent du champ visuel est montré par
arrow symbols, directly alongside or on top of the self- des symboles en forme de petites flèches, positionnées le
motion band. These are drawn in a contrasting color […]. long ou en haut de la bande du mouvement propre. Elles
These refer to the characteristics of the general field and are sont dessinées dans une couleur qui contraste […].
shown at the point where they are perceived. If a single Elles font référence aux caractéristiques du champ général
important feature is being referred to, a dot is appended. et sont montrées au moment ou elles sont perçues. S’il est
These are also shown where they are perceived and not fait référence à un élément isolé important, un point est
where they are physically located. Increase in apparent associé.
velocity of the fiel dis indicated by increasing the length of Ils sont aussi figurés au moment où ils sont perçus et non là
the arrow. » 178 où ils sont physiquement localisés. Une augmentation de la
vitesse apparente du champ est indiquée par une
augmentation de la longueur de la flèche. »
A coté de cette bande, figure une autre colonne composée d’une succession de petits points

177 Ibid., p. 22.


178 Ibid., p. 22.

97
disposés au dessus d’un trait, régulièrement espacés et entourés de divers traits changeant à chaque
fois. L’explication de ces autres éléments se trouve sous l’intitulé « caractéristiques spatiales » [Spatial
characteristics], dans le chapitre 2 :
« To the right of the motion ban dis a succession of cross- « A la droite de la bande du mouvement, une succession de
sectional diagrams showing the characteristics of the space diagrammes en coupe montre les caractéristiques de
being traversed. Enclosing surfaces are represented by l’espace qui est traversé. Les surfaces closes sont
solid lines ; screens or other objects, which give a sense of représentées par des lignes continues ; les écrans ou autres
enclosure without completely blocking vision, are indicated éléments qui donnent une sensation de clôture sans bloquer
by dotted lines. Overhead, underneath,a nd side surfaces or complètement la vision sont indiqués par des lignes en
screens are drawn in diagrammatic section, while those in pointillés. Les surfaces du dessus, du dessous et des côtés
front are shown as facing oval. » 179 sont dessinées comme dans un diagramme en coupe, alors
que celles qui sont en face sont montrées comme des
ovales vus de face. »
Dans sa composition le premier diagramme représente donc trois « composantes visuelles de
l’expérience » d’un trajet sur l’autoroute :
« 1. Apparent self-motion : speed, direction, and their « 1. le mouvement propre apparent : vitesse, direction et
change (stop-go, accelarate-decelerate, up-dow, right-left). leurs changements (s’arrêter – démarrer, accélérer –
2. Apparent motion of the visual field : passing alongside, décélérer, vers le haut – vers le bas, vers la droite – vers la
overhead, or underneath ; rotation ; translation ; spreading gauche).
or shrinking of outline or texture ; general stability or 2. Le mouvement apparent du champ visuel : longer, passer
instability ; apparent velocity or lack of it. par dessus ou au dessous ; rotation ; translation ; contour
3. Spatial characteristics » 180 ou texture en expansion ou en rétraction ; stabilité ou
instabilité générale ; vélocité apparente ou absence de
vélocité.
3. Les caractéristiques spatiales. »
Le second diagramme, le « diagramme d’orientation » [Orientation diagram] est lui aussi
organisé en deux séries d’éléments disposés en colonnes. Une première colonne est composée d’une
bande de petite largeur continue, entrecoupée de bandes perpendiculaires tramées verticalement,
d’étoiles, de surfaces rectangulaires hachurées, de flèches courbes. Sur les côtés de ce ruban, on
découvre quelques surfaces aux contours circulaires et tramées de points et de triangles.
Dans le chapitre 2, sous l’intitulé « la notation de l’orientation » [Fig.139-140], les auteurs
expliquent ce que ces différents éléments exemplifient 181 . Il y a d’abord :
• la bande qui représente les parcours [paths], « les lignes dans l’image mentale de

179 Ibid., p. 22.


180 Ibid., p. 21.
181 Ibid., p. 24.

98
l’environnement le long desquelles l’observateur sent qu’il peut se déplacer » [the lines in the
mental image of the environment along which the observer feels he can move],
• les bandes hachurées verticalement qui sont perpendiculaire à la bande du parcours et qui
représentent les limites [edges], « ces lignes qui apparaissent comme des barrières ou des
limites » [those lines which appears as barriers or boundaries],
• les étoiles qui représentent les nœuds [nodes], « les points focaux dans lesquels [l’observateur]
s’imagine pouvoir entrer » [the focal points into which he imagines that he can enter],
• les triangles qui représentent les points de repères [landmarks], « les points dans [l’] image [de
l’observateur] qui sont seulement des positions de référence et au sein desquels il n’entre
habituellement pas » [the points in his image which are only reference positions, and within
which he does not costomerly enter],
• les surfaces aux contours circulaires et tramées de points qui représentent des zones [districts],
« les surfaces d’une certaine étendue qu[e l’observateur] imagine comme étant relativement
homogènes et identifiables » [the areas of some extent which he imagines as being relatively
homogeneous and identifiable]
Ils constituent ce que les auteurs nomment « les « éléments de l’image » », auxquels ils
ajoutent d’autres symboles pour indiquer d’autres caractéristiques :
« Loss of continuity, or of ability to recognize the path or its « La perte de continuité ou de capacité à reconnaître le
relation to an intersection, is represented by a break in the parcours ou sa relation avec un carrefour est représentée
path line, plus question mark. Loss of contact with the par une coupure dans la ligne du parcours plus un point
« outside » image (as in a tunnel or a cut) is shown by an d’interrogation. La perte de contact avec l’image
overlay tone of the color of the outside elements. Major « extérieure » (comme dans un tunnel ou une tranchée) est
apparent turns of the path with respect to the outside image, indiqué par une trame superposée de la couleur des
or mahor apparent motion of the outside elements, appear éléments extérieurs. Les tournants apparemment majeurs
as superimposed arrows. Point of decision are shown by du parcours en relation avec l’image extérieure, ou les
black circles in the path. » 182 mouvements apparemment majeurs des éléments
extérieurs, apparaissent sous la forme de flèches
superposées. Les moments de prise de décision sont
indiqués par des cercles noirs dans le parcours. »
L’organisation de ces différents symboles dans le diagramme est expliquée par la suite :
« The highway itself is of course a path, with more or less « L’autoroute elle-même est bien entendu un parcours,
clarity of form and direction. On its course it goes through d’une forme et d’une direction plus ou moins claire. Sur son
nodes, breaks through edges, crosses other paths, enters trajet, elle chemine à travers des nœuds, des coupures à

182 Ibid., p. 24.

99
districts, passes landmarks. » 183 travers des limites, croise d’autres parcours, entre dans des
zones, passe à côté de points de repère. »
A la gauche de cette première colonne de symboles, sont disposées en quatre séries des lignes
verticales hérissées de triangles pouvant avoir deux tailles différentes. Ces symboles représentent « les
principaux buts le long du trajet, en indiquant quand ils sont visibles, s’ils sont atteints, s’ils constituent
une « référence passée » et comment ils se superposent et se succèdent les uns les autres » de la
manière suivante :
« The total distance within which a single goal is at least « La distance totale à l’intérieur de laquelle un objectif
occasionally visible is indicated by a vertical line to the right unique est au moins occasionnellement visible est indiqué
of the image diagram. Along it, triangular projections par une ligne verticale à la droite du diagramme de l’image
reprensent the periods in which it is potentially visible, and a mentale. Le long de celui-ci, des projections triangulaires
triangular "pennant" points to the element which was the représentent les périodes durant lesquelles il est
goal at the moment of arrival. » 184 potentiellement visible, et une « fanion » triangulaire pointe
vers l’élément qui était l’objectif au moment de l’arrivée. »

ƒ Variations autour du système de notation


A côté de ces deux diagrammes, figures canoniques de l’ouvrage, deux autres apparaissent
dans le même chapitre 3, mais dans un autre sous-chapitre intitulé « Critique du trajet » [The Trip in
Review] qui se propose « en revenant sur l’ensemble de l’expérience, […] d’analyser,
approximativement et du point de vue quantitatif » [going back to the whole experience, […] to analyze,
in a rough quatitative way] les données issues de l’enquête sur la Northeast Expressway.
Ces deux autres types de diagrammes reprennent les caractéristiques principales des deux
diagrammes dont nous venons de présenter – organisation en colonne verticale, petite flèche
accompagnée de la mention « Lire vers le haut » [Read Up] et gradation temporelle – mais ils
s’inscrivent dans deux modes de représentation opposés.
Page 35, c’est un diagramme plus abstrait qui est proposé au lecteur pour traiter du « rythme et
[de] la direction de l’attention » [Fig.148]. Il est composé de trois colonnes de courts traits épais
horizontaux plus ou moins espacés verticalement, chacune correspondant à une direction différente :
« à gauche », « devant », « à droite ». Les traits sont de deux couleurs pour indiquer soit qu’il s’agit
d’objets proches ou d’objets lointains. Le texte à droite du diagramme permet de comprendre que ces
symboles représentent « dans le cas d’un seul observateur, le timing de ses commentaires et la
distance et l’angle relatifs des éléments auxquels il se réfère. » Ce qui est remarquable dans cette

183 Ibid., p. 24.


184 Ibid., p. 25.

100
représentation, c’est qu’elle se rapproche très fortement d’une inscription produite par un instrument
technique quelconque, tel un séquenceur d’ADN, alors même que rien n’indique que ce soit le cas.
Dans le chapitre précédent, en bas à gauche de la page 25, un diagramme tout aussi abstrait
était déjà proposé au lecteur sous la forme d’une figure verticale formée de courbes et de pics
[Fig.140]. Le paragraphe au dessus indiquait un sujet proche et une même volonté de reproduire une
inscription issue d’un instrument :
« He [the highway designer] may wish to use an even more « Il [le highway designer] peut souhaiter utiliser une notation
abstract notation, which simply shows the location and encore plus abstraite, qui montre simplement la localisation
timing of major visual events, or the level of general visual et le timing des principaux événements visuels ou le niveau
intensity, without further specification. Such a diagram, d’intensité visuelle générale sans plus de spécification. Un
which would look like a time graph, or a variously shaded tel diagramme, qui ressemblerait à un graphique du temps
band, would be useful to analyze or express the basic ou à une bande ombrée de manière variable, serait utile
rythmic structure of a road. » 185 pour analyser ou exprimer la structure rythmique de base
d’une route. »
L’autre diagramme que propose le chapitre 3 – en dehors des deux figures canoniques que
nous avons analysées auparavant – s’intitule « séquence composite de la Northeast Expressway à
partir de croquis » [Composite Sketch Sequence of Northeast Expressway] [Fig.150]. Petite différence
avec les diagrammes précédents, il s’organise bien le long d’une gradation verticale mais celui-ci
représente la distance en miles et non plus le temps écoulé. Sur cette gradation, sont disposés des
croquis représentant les divers objets – bâtiments, panneaux, ponts, etc. – ou configurations spatiales
accompagnés de leur légende. La représentation s’éloigne de l’abstraction et est très réaliste. Le texte à
gauche du diagramme permet de comprendre ce que ce diagramme représente :
[This figure] « is something of a composite view of what the [Cette figure] « essaie de figurer une vue composite de ce
sketchers saw ; that is, it reproduces a sketch (in a que les dessinateurs ont vus ; elle reproduit un croquis
simplified style which approximate the most usual detail) (dans un style simplifié qui représente approximativement le
whenever a majority of observer were making the same plus de détails habituels) chaque fois qu’une majorité
drawing at approximately the same point. Thus it shows d’observateurs a fait le même dessin approximativement au
where attention is focused or forced, and what it is focusing même moment. Ainsi, elle indique le moment où l’attention
on. It does not refelct the tempo of drawing, however, since est concentrée ou forcée et montre ce sur quoi elle est
in some portions many sketches are being made but of concentrée. Elle ne reflète pas le rythme de la production
diverse objects, and in others few drawings are made but on des dessins néanmoins, car dans certaines sections, de
all the same things. The symbols alongside the sketches nombreux croquis ont été fait mais mais il s’agissait de
indicate the general tempo of drawing. » 186 divers objets et que, dans d’autres, peu de dessins ont été

185 Ibid., p. 25.


186 Ibid., p. 37.

101
faits mais tous représentant la même chose. Les symboles
le long des croquis indiquent le rythme général de la
production des dessins. »
A côté de l’homogénéité des représentations diagrammatiques que nous pouvons constater
dans les chapitres 2 et 3, le quatrième chapitre, qui traite de la question de la conception d’une nouvelle
autoroute, contraste nettement. Ce constat peut être effectué dès la première page avec le diagramme
intitulé « séquence d’approche d’une ville – hypothèse de projet » [City Approach – Hypothetical
Design] [Fig.151] 187 . Ce diagramme mélange des éléments appartenant aux deux diagrammes
différents détaillés dans le chapitre 2 : usage de la bande se dilatant et se rétrécissant et des coupes
sur voiries schématisées du « diagramme de l’espace et du mouvement » ainsi que des symboles des
« éléments de l’image » et de la notation de l’approche des objectifs du « diagramme de l’orientation ».
Plus loin, on constate que ce chapitre comporte bien les deux diagrammes, celui du
mouvement et de l’espace et celui de l’orientation – respectivement pages 50-51 et 52. Mais ceux-ci
sont accompagnés d’un troisième du même type – page 55 – intitulé « diagramme des détails de la
voie, de la signalisation et du revêtement » [Diagram of Road Detail, Signs and Pavement] [Fig.162]. Le
binôme formé par les diagrammes présents dans les chapitres 2 et 3 se transforme en triptyque. Le
paragraphe introduisant le diagramme du mouvement et de l’espace et celui de l’orientation dans le
chapitre 2 expliquent que ce troisième diagramme s’articule en fait aux autres mais qu’il ne nécessite
pas de codification particulière :
« Our studies have led us to think that the essential « Nos études nous ont conduit à penser que l’expérience
experience of the highway consists in the perception of essentielle de l’autoroute consiste en la perception des
roadside detail, the sense of motion and space, the feeling détails du bord de route, la sensation de mouvement et
of basic orientation, and the apparent meaning of the d’espace, la sensation basique d’orientation et la
landscape. The sequence of roadside details that are signification apparente du paysage. La séquence des
significant at the scale of the entire road—changes in lights, détails du bord de la route qui sont signifiants à l’échelle de
signs, rails, or paving texture—is easily recorded. The l’ensemble de la route – changements en matière de
sequence of meaning (beyong that of simple functional lumière, de signalisation, de glissière de sécurité ou de
meaning) is quite difficult to analyze. We therefore chose to texture du revêtement de la route – est facilement
develop techniques for communication of: (1) locational enregistrable. La séquence de signification (au delà de celle
orientation, and (2) the experience of motion (both of self des simples significations fonctionnelles) est assez difficile à
and of surroundings) through a changing, light-filled spatial analyser. Nous avons donc choisi de développer des
form. » 188 techniques permettant de communiquer : (1) l’orientation
pour la localisation et (2) l’expérience du mouvement (à la

187 Ibid., p. 38.


188 Ibid., p. 21.

102
fois propre et de l’environnement) à travers une forme
spatiale lumineuse et changeante. »
Mais au delà de cet ajout, la forme même des diagrammes change très sensiblement. Le
premier diagramme – pages 50 et 51 – et désormais légendé « espace, mouvement et vue » [Space,
Motion, and View] et non plus simplement « espace et mouvement » [Fig.159-160]. On peut noter
l’absence de la figuration de la gradation verticale dénotant l’écoulement régulier du temps. L’axe des
principales vues, discrètement dénoté par quelques lignes en pointillés dans le diagramme de la page
30, est ici dénoté par des lignes continues beaucoup plus nombreuses. Surtout, la représentation est
beaucoup moins abstraite. La bande du trajet, si elle est bien d’une largeur qui varie, n’est plus
découpée à chaque tournant pour être rabattue sur un axe vertical. Lorsque les mouvements du trajet
sont relativement courts, la bande ondule en reproduisant son tracé topographique. On constate aussi
l’usage de symboles issus de la cartographie topographique classique pour représenter les étendues
d’eau, qu’elles soient cours d’eau ou bord d’océan. Cette représentation de l’environnement de
l’autoroute s’écarte très nettement des conventions établies dans le chapitre 2 qui n’indiquait pas la
représentation d’éléments du contexte dans ce type de diagramme. Un éloignement d’autant plus
important que les symboles dénotant ces étendues d’eau sont très proches, encore une fois, de ceux
développé dans une cartographie topographique – usage de traits ondulés parallèles.
Autre modification par rapport au diagramme tel qu’il est développé dans les chapitres 2 et 3, la
colonne représentant l’environnement du conducteur à certains moments du trajet sous la forme de
coupe sur voirie n’est pas, à travers une légende commune, associé au diagramme que nous venons
de décrire, il bénéficie de sa propre légende indiquant qu’il s’agit de « Coupes transversales »
[Crossections]. Ces dernières sont aussi nettement moins schématiques et font plus référence à des
codes de représentation banalisés que celles proposées dans le chapitre 2 : le sol est figuré sous la
forme de hachures et les arbres sous la forme de masses buissonnantes. Séparé du diagramme de
l’espace et du mouvement, cette colonne de coupes sur voirie est mise au même niveau que le
diagramme qui est disposé à sa gauche sur la même page. Celui-ci, intitulé « Tempo présumé de
l’attention » [Presumed Tempo of Attention], correspond au diagramme abstrait proposé à la fin du
chapitre 2 [Fig.140].
Si le diagramme pages 50-51 s’éloigne quelque peu des conventions du chapitre 2 pour se
rapprocher de celles plus classiques de la cartographie topographique, le diagramme page 52 va
encore plus loin [Fig.161]. Même si l’étiquette qui lui est apposée utilise toujours le prédicat d’
« orientation », ce diagramme est très éloigné dans sa forme de l’autre « diagramme de l’orientation »
page 31. Comme dans le cas de celui traitant de l’espace, du mouvement et des vues que nous avons
observé précédemment, on remarque que toute gradation représentant l’écoulement du temps a

103
disparu et que le parcours du trajet n’est pas totalement rabattu sur un axe vertical.
Le lecteur peut aussi remarquer que cette représentation est bien plus détaillée. Ainsi alors que
les symboles dénotant les « nœuds » [nodes] et les « points de repère » [landmarks] ne représentent
pas la nature de ceux-ci, il en est tout autrement des trois autres catégories d’ « éléments de l’image ».
Sont différenciés les « parcours » [paths] selon qu’ils correspondent à des « voies de chemin de fer »
[railroads] ou à des « routes » [roads], les « limites » [edges] selon qu’elles correspondent à des fronts
de bâti « industriel » [industrial], « institutionnel » [institutional] ou « résidentiel » [residential], les
« zones » [districts] selon qu’il s’agisse de « parc » [park], d’espaces liés au « transport »
[transportation] – « des terrains ferroviaires, canaux, etc. » [r.r. yards, canals, etc.] -, des étendues d’
« eau » [water] ou des collines [hills].
Mais le plus spectaculaire reste les traits rapprochant nettement ce diagramme de la
cartographie topographique. D’abord, certains des symboles utilisés pour détailler les éléments de
l’image sont directement issus de ce type de cartographie : voie de chemin de fer symbolisée par une
ligne ponctuée de petits traits transversaux et surtout colline symbolisée par des formes concentriques
reprenant les courbes de niveau. Ensuite, la figuration de l’environnement de l’autoroute s’étend loin au
delà de l’axe vertical du parcours. C’est particulièrement vrai pour le dessin assez précis de l’étendue
d’eau autour de la péninsule de Boston, figurant notamment les moles du port, qui rend la lecture de cet
espace immédiate. On est ici bien éloigné du diagramme de la page 31, alors que celui là même est
censé représenter la même portion d’autoroute à sa toute fin.
Le « diagramme des détails de la voie, de la signalisation et du revêtement » [Diagram of Road
Detail, Signs and Pavement] s’éloigne encore plus d’une représentation sous la forme de diagramme.
La plupart des symboles utilisés sont directement importés de la cartographie topographique. Il n’y a
quasiment pas de légende autonome par rapport à la représentation : seul un symbole est légendé de
cette manière. Les nombreux autres symboles utilisés sont légendés directement à l’emplacement où ils
apparaissent.
Mais c’est surtout l’utilisation d’un nouveau type de représentation qui rompt définitivement avec
le principe qui a jusqu’ici organisé à la fois les dépictions et les diagrammes de séquences –
l’organisation verticale – qui montre le plus cette proximité entre diagrammes et cartographie
topographique dans le chapitre 4. Proposée au lecteur à quatre reprises pages 46, 48 et 56, ces
représentations sont toujours appelées diagrammes bien qu’elles ressemblent davantage à une simple
carte. Des diagrammes, elles reprennent essentiellement la bande représentant le mouvement apparent
du conducteur mais la disposent sur le tracé topographique de l’autoroute. La première représentation
de ce type, « structure du trajet » [Structure of Trip] [Fig.157], utilise les symboles issus du diagramme
d’orientation – triangle pour les points de repère et étoile pour les nœuds. Mais les deux diagrammes de

104
la page 48 [Fig.158], « diagramme de l’espace, du mouvement et de la vue, trajet dans le sens des
aiguilles d’une montre » [Space-Motion and View Diagram, Clockwise Travel] et « diagramme de
l’espace, du mouvement et de la vue, trajet dans le sens inverse des aiguilles d’une montre » [Space-
Motion and View Diagram, Counterclockwise Travel] achève de faire correspondre les diagrammes à
des cartes. En effet, ils reproduisent le diagramme de la page 50 en abandonnant la verticalité et en
représentant très finement de nombreux détails topographiques – relief et étendues d’eau des fleuves et
du port – par des symboles issus de la cartographie topographique – courbes de niveau, figuration de
petites vagues. Cette proximité avec la cartographie topographique est encore renforcée dans
« diagramme nocturne » [Night Diagram] [Fig.163] par l’usage de petits symboles en blanc sur fond noir
reprenant très clairement des traits réalistes et non plus abstraits, comme le reflet de lumières sur les
étendues d’eau.
Du diagramme des « croquis séquentiels » au diagramme sur l’attention en passant par les
diagrammes sur le mouvement et l’espace et sur l’orientation, on voit donc se déployer une très grande
diversité de représentation, de la plus figurative à la plus abstraite. Les chapitres 2 et 3 mettent en place
tout d’abord les diagrammes canoniques de l’ouvrage. Ils correspondent aux deux termes subordonnés
au terme « séquence visuelle » que nous avons découverts précédemment : « séquence du
mouvement et de l’espace » et « séquence de l’orientation ». Ces diagrammes sont d’un même niveau
d’abstraction dans leur système de notation. Dans le chapitre 3, deux autres diagrammes sont proposés
au lecteur. Très clairement issus de l’expérimentation ayant permis aux auteurs de construire leur
théorie, ils n’ont pas vocation à être un outil d’analyse mais sont pourtant construits sur la même base.
On pourrait donc imaginer que l’ouvrage développe un système diagrammatique constant.
En pourtant, il n’en est rien. Le chapitre suivant montre à quel point le système diagrammatique
utilisé reste instable et a nettement tendance à se rapprocher de la cartographie topographique, outil
banalisé pour travailler l’espace à cette échelle. Finalement, face à l’usage constant du même terme
associé au système iconographique lui aussi constant de la bande photographique, le système
diagrammatique reste donc instable malgré les efforts développés par les auteurs.

2.2.3. Learning from Las Vegas entre iconographie anecdotique et autres iconographies
Dans Learning from Las Vegas nous retrouvons l’appareil iconographique que nous avons isolé
dans les deux premiers ouvrages, les vues organisées en bande. Mais si dans The View from the Road,
comme dans Townscape, l’usage de vues organisées en bandes avait un rôle analytique très clair, nous
allons voir qu’au contraire ce rôle est ici absent et que son usage rejoint la banalité de l’usage du terme
séquence dans le texte.

105
ƒ L’usage très mesuré de la bande photographique
Seules trois séries iconographiques sont explicitement légendées comme étant des
« séquences » :
• une première correspond à quatre vues représentant une « séquence sur Frémont Street en se
déplaçant vers l’ouest et Union Pacific Station » [Fremont Street sequence moving west to
Union Pacific Station] 189 [Fig.179],
• une deuxième correspond à sept vues représentant une « séquence sur la première partie du
Strip en conduisant vers le nord »[Sequence, lower Strip, driving north] 190 [Fig.183],
• une troisième consiste en une série de 86 vues organisées en huit bandes et demi de pellicule
correspondant à une « séquence de film [montrant] un déplacement vers le nord sur le Strip, de
Tropicana Avenue à Sahara Avenue » [Movie sequence traveling north on the Strip from
Tropicana Avenue to Sahara Avenue] 191 [Fig.186].
Les deux premières représentations sont des séries de photographies de couleur toutes
identiques, de petites dimensions et rectangulaires, disposées verticalement pour la première série et
horizontalement pour la seconde et organisées pour êtres lues de gauche à droite et de haut en bas.
Leurs petites dimensions correspondent à celles d’autres photographies présentes dans l’ouvrage qui
ne représente pas des séquences mais simplement diverses vues sur un même thème. On peut aussi
remarquer que ces deux premières séries apparaissent dans des sous-chapitres où le mot
« séquence » n’apparaît pas dans le texte : « Main Street et le Strip » et « Système et ordre sur le
Strip », alors que dans deux des trois sous-chapitres où apparaît le mot « séquence » – « Changement
et permanence sur le Strip » et « L’oasis intérieure » – aucune représentation de séquence ne figure.
Les deux premières séries de vues semblent donc plutôt correspondre à un usage banalisé de ce type
de représentation à l’image de l’usage du terme « séquence » lui-même comme nous l’avons vu
précédemment.
On retrouve cet usage banalisé exprimé d’une autre manière dans le seul sous-chapitre où à la
fois le mot séquence mais aussi une représentation iconographique d’une de ces séquences apparaît :
« L’architecture du Strip ». La troisième série est en effet l’illustration même de la phrase « un seule vue
du Strip est moins spectaculaire ; son espace énorme doit être vu comme des séquences en
mouvement. » Pour illustrer ces séquences en mouvement, ce n’est pas un système iconographique

189 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, op. cit., illustrations 60 à 63, page 25
190 Illustrations 76 à 82, p. 31.
191 Illustration 94, pp. 40-41.

106
développé qui est mis en place mais un moyen relativement trivial, une bande de pellicule extraite d’un
film tourné sur le Strip. Cet extrait de pellicule figure des vues qui, si elles sont de la même taille que les
autres vues photographiques, sont d’une faible qualité et montrent une séquence qui ne semble pas
avoir d’intérêt particulier. Cette représentation ne possède ainsi aucune valeur analytique particulière
mais apparaît au contraire simplement comme l’extrait brut d’un enregistrement venu soutenir le propos.
Elle affirme encore plus fortement le caractère banal de la question des séquences visuelles.
D’une manière significative, lorsque des séries de vues sont associées ailleurs dans l’ouvrage,
l’organisation de ces vues sous la forme d’une séquence correspondant à un parcours donné est évité
et c’est au contraire une représentation éclatée présentant le Strip comme un kaléidoscope visuel qui
est préférée. C’est particulièrement explicite pour les 68 vues traitant d’ « autres enseignes et bâtiments
de Las Vegas » [More Las Vegas signs and buildings] [Fig.193] disposées en une double page dans la
partie « Les enseignes de Las Vegas » [Las Vegas Signs] 192 . A l’intérieur de cette série, le lecteur
attentif peut parfois reconnaître une séquence plus ou moins évidente associant deux à trois vues, mais
une vue d’ensemble ne permet de lire aucune continuité, ce que semble confirmer le fait que cet
ensemble ne soit pas reconnu comme un tout mais que chaque vue soit pourvue de son propre numéro
d’illustration.

ƒ Des systèmes iconographiques autres


Mais à côté des vues associées en séquence qui sont explicitement associées au terme même
de séquence, le lecteur trouve au sein de Learning from Las Vegas l’usage d’autres systèmes
iconographiques pour représenter les éléments visuels perçus le long du parcours sur le Strip. Ils sont
de trois types différents.
Le premier correspond à la cartographie analytique déployée pages 20-21, dans la sous-partie
de l’ouvrage intitulée « Cartes de Las Vegas » [Maps of Las Vegas]. Un extrait apparaissait déjà page 8
dans la sous-partie sur « l’architecture de la persuasion » [The Architecture of Persuasion], sa légende
indiquant qu’il s’agissait d’un extrait de la « carte du Strip de Las Vegas montrant tous les mots écrits
vus depuis la route » [Map of Las Vegas Strip (detail) showing every written word seen from the road] 193
[Fig.171]. Dans les pages 20-21, nous retrouvons la même légende augmentée d’une seconde intégrée
dans l’illustration elle-même et résumant cette description sous l’expression « Messages du Strip »
[Strip Messages] [Fig.176]. Cette cartographie associe à la représentation en plan par de simples traits

192 Illustrations 130 à 227, pp. 54-55.


193 Illustration 17, p. 8.

107
figurant les principaux éléments de l’espace du Strip – terre-plein central, limites des trottoirs et
principaux volumes bâtis – la représentation de tous les mots proposés – les « messages » – par les
enseignes à la lecture du conducteur le long du Strip. Ces mots sont de taille et de disposition
différentes en fonction de leur taille et de leur disposition dans la réalité. On remarque ainsi une écriture
des mots dans deux sens différents au nord ou au sud du Strip et une hiérarchie forte entre les noms
des casinos et des stations services écrits gros et les informations plus banales – « entrée » [entrance],
« stationnement interdit de ce côté » [no parking this side], etc. – écrites en plus petit.
Dans la même double page, une autre carte analytique représentant les « niveaux d’illumination
sur le Strip » [Illumination levels on the Strip] correspond au même type de représentation :
développement sur un plan d’information correspondant à une perception visuelle le long d’un
parcours 194 .
Un autre type de système illustratif représentant l’espace du Strip tel qu’il est perçu le long du
parcours sur le Strip est bien entendu l’« élévation du Strip à la « Edward Ruscha » » [« Ed Ruscha »
elevation of the Strip] située pages 26 à 29 dans la sous-partie intitulée « Main Street et le Strip » [Main
Street and the Strip] où sont comparées les deux échelles et architectures de Frémont Street et du Strip
[Fig.181-182]. Cette élévation continue du Strip est en fait un montage photographique découpé en huit
sections de deux élévations opposées représentant chaque rive du Strip. La légende explique ce mode
de représentation :
« Tourist maps are made of the Grand Canal and the Rhine « Des cartes touristiques du Grand Canal et du Rhin sont
showing the route lined by its palaces. Ruscha made one of réalisées pour montrer le parcours bordé par ses palais.
the Sunset Strip. We imitated his for the Las Vegas Ruscha en a réalisée une de Sunset Strip. Nous avons
Strip » 195 imitée la sienne pour le Strip de Las Vegas »
Nous retrouvons ici aussi le même mode que précédemment : le développement d’informations
concernant la perception visuelle de l’espace le long d’un parcours sur une représentation orthogonale.
Simplement ici, il ne s’agit pas du plan mais de l’élévation. Et toujours à la différence du système
précédent, seule la photographie est ici mobilisée.
Le dernier système illustratif qui propose une représentation des éléments visuels perçus le
long d’un parcours correspond à un collage déployé sur une double page et possédant elle aussi deux
légendes ne se recouvrant pas totalement : une légende en tant qu’illustration de l’ouvrage, « Une
image de Las Vegas » [An image of Las Vegas], et une légende intégrée à la représentation comme

194 Illustration 52, p. 20.


195 Illustration 65, p. 26.

108
dans d’autres cas « Images de la communication du Strip » [Strip Communication Images] [Fig.194] 196 .
Il est situé dans la dernière sous-partie de la première partie de l’ouvrage qui est elle-même intitulée
« L’image de Las Vegas : inclusion et allusion en architecture » [Image of Las Vegas: Inclusion and
Allusion in Architecture].
Ce collage se présente comme une composition relativement complexe de photographies qui
peut être décomposée en deux ensembles. Le premier correspond à la partie centrale du collage : une
série de bandes horizontales de photographies plus ou moins longue se répartissant de haut en bas, de
part et d’autre de la pliure de l’ouvrage. Le long de cette pliure chaque série gauche et droite est bordée
d’une bande noire. A l’endroit où chaque bande photographique touche la bande noire, le nom d’un
casino ou d’une station service est inscrit. On comprend dès lors qu’à la pliure correspond le Strip
redressé et que les bandes de photographies réparties de part et d’autre illustrent les aspects visuels de
chaque casino ou station service : enseigne, élément de façade, etc. Mais il est remarquable que le
caractère analytique de l’organisation de ce collage s’arrête là et que la disposition des photographies
dans les bandes ne développe aucune information. Elle correspond plutôt à un usage très pictural de
celles-ci à partir de la juxtaposition d’éléments très divers.
Entourant ce premier ensemble de photographies, un deuxième ensemble organise un cadre
en bord du collage. L’absence d’ordre analytique global est encore plus forte dans celui-ci. Seules
quelques séries de vues associées traitent d’un même aspect – représenter le désert, une séquence le
long du Strip, etc. – et surtout l’ensemble semble plutôt avoir comme rôle de résumer visuellement
l’atmosphère de Las Vegas – le désert, le jeu, et surtout les impressions visuelles kaléidoscopiques
offertes par les enseignes – d’une manière toute picturale.
La « note d’atelier » précédant cette double page explique qu’il s’agit d’une véritable réflexion
sur la question des systèmes illustratifs et leurs caractères opératoires :
« An image for a designer should be something very « Une image pour un designer devrait être quelque chose
evocative, something that not limit him by being too defined de très évocateur, quelque chose qui ne le limite pas en
of too concrete, yet helps him think of the city in physical étant trop défini et trop concret, mais qui lui permet de
tersm. Laughing or crying faces or people sitting at gambling penser la ville en des termes physiques. Des visages riants
machines are not enough. What is an urban designer’s ou pleurants ou des gens assis à des machines à sous n’est
image, or set of images, for the Strip and the big low spaces pas suffisant. Quelle est l’image, ou l’ensemble d’images,
of the casinos? What techniques – movie, graphic, or other du Strip et des grands espaces bas des casinos pour
– should be used to depict them? l’urban designer ? Quelles techniques – film, graphisme ou

196 Illustrations 233-234, pp. 60-61.


197 Ibid., p. 58.

109
In the eighteenth and nineteenth centuries an integral part of autre – devrait être utilisée pour les dépeindre ?
an architect’s education consisted of sketching Roman Au XVIIIème et XIXème siècle, une partie entière de
ruins. If the eighteenth century architect discovered his l’éducation d’un architecte consistait à croquer des ruines
design gestalt by means of the Grand Tour and his sketch romaines. Si l’architecte du XVIIIème siècle découvrait la
pad, we as twentieth century architects will have to find our gestalt de sa conception au moyen du Grand Tour et de son
own « sketch pad » for Las Vegas. carnet de croquis, nous devrons, en tant qu’architectes du
We feel that we should construct our visual image oif Las XXème siècle, trouver notre propre « carnet de croquis »
Vegas by means of a colage made of Las Vegas artifacts of pour Las Vegas.
many types and sizes, from YESCO signs to the Ceasars Nous pensons que nous devrions construire notre image
Palace daily calendar. Ton construct this collage you should visuelle de Las Vegas au moyen d’un collage fait d’objets de
collect images, verbal slogans, and objects. Bear in mind Las Vegas de différents types et tailles, depuis les
that, however diverse the pieces, they must be juxtaposed enseignes YESCO jusqu’au calendrier journalier du
in a meaningful way, for example, as are Rome and Las Caesars Palace. Pour construire ce collage, vous devrez
Vegas in this study. Document the American piazza versus collecter des images, des slogans et des objets. Conservez
the Roman, and Nolli’s Rome versus the Strip. » 197 en tête que, quelque soit la diversité des morceaux, ils
doivent être juxtaposés d’une manière signifiante comme le
sont, par exemple, Rome et Las Vegas dans cette étude.
Documentez la piazza américaine contre la romaine et la
Rome de Nolli contre le Strip. »
Nous le voyons, cette « image pour un designer [doit] être quelque chose de très évocateur »
mais « qui ne le limite pas en étant trop défini et trop concret ». Il ne s’agit donc pas de construire un
système analytique mais au contraire de développer un système de représentation ouvert qui
corresponde à l’usage que l’architecte du XVIIIe siècle faisait « du Grand Tour et de son carnet de
croquis ». Une approche artistique revendiquée à travers la citation du poète T. S. Eliot qui
accompagne cette image de Las Vegas page 60 :
« That was a way of putting it – not very satisfactory: « C’est une manière de l’organiser – pas très satisfaisante ;
A periphrastic study in a worn-out poetical fashion, Une étude périphrasique dans un mode poétique éculé,
Leaving one still with the intolerable wrestle Nous laissant encore avec l’intolérable lutte
With words and meanings. The poetry does not matter. » 198 Contre les mots et les sens. La poésie n’a pas
d’importance. »
*******
Reprenons les découvertes que nous avons faites en analysant en détail les systèmes
iconographiques développés dans les trois ouvrages pour représenter les « séquences visuelles ». En
comparant, le lecteur peut voir émerger très clairement dans les trois ouvrages une iconographie que
nous pourrions appeler générique des séquences visuelles et qui correspond à la mise en série de vues

198 T. S. Eliot, Four Quartets, New York, Harcourt, Brace and Company, 1943, p. 13. Il s’agit de notre traduction.

110
photographiques. Mais il ne s’agit pas d’un système unifié car les caractéristiques varient fortement
entre chaque ouvrage.
Ainsi, on remarque que cette mise en série dans Townscape correspond plutôt à l’objet planche
contact. On retrouve ici un attachement très fort à la vue qui rejoint nos propos sur les usages du terme
« séquence visuelle » et son remplacement par « vision en série ». Dans The View from the Road, la
continuité est fortement mise en avant avec une mise en série sous la forme d’un extrait de pellicule de
film, forme utilisée de manière systématique dans tout l’ouvrage. Mais malgré la volonté d’insister sur la
continuité chaque vue conserve sa qualité illustrative. Enfin dans Learning from Las Vegas, cette mise
en série est éclatée entre une planche exclusivement composée d’une pellicule continue présentée
sous une forme brute et de petites séries de petites vues organisées de manières diverses sans que ni
dans un cas ni dans l’autre chaque vue soit utilisée pour elle-même. En matière de configuration de
cette iconographie générique, on constate qu’elle est, certes, opératoire mais très peu stable dans le
cas de Townscape, très stable, unifiée et opératoire dans The View from the Road et stable mais très
peu opératoire dans Learning from Las Vegas.
A côté de cette iconographie générique représentant les séquences visuelles, nous voyons
apparaître d’autres systèmes iconographiques dans chacun des trois ouvrages plus ou moins
directement reliés à la représentation de « séquences visuelles ». Il s’agit de systèmes qui sont très
proches de la plache contact dans le cas de Townscape. Les auteurs de The View from the Road
développent un système diagrammatique totalement inédit mais avec la même organisation que les
bandes photographiques. Enfin, dans Learning from Las Vegas, une iconographie mobilisant une mise
en série très différente mais faisant toujours appel à la photographie est développée.

2.3. LE RECIT, SYSTEME SCRIPTURAL DOMINANT


Dans les nombreuses études qui traitent de la représentation au sein d’ouvrages divers, celle-ci
est souvent réduite à la relation unique terme – système iconographique, que ce dernier soit une vue
photographique, un diagramme ou autre chose. Or l’importance du commentaire, de la description pour
la compréhension des systèmes diagrammatique, dont on pourrait pourtant penser qu’ils se suffisent à
eux mêmes en se rapprochant d’un réel langage, l’articulation indispensable entre image
iconographique et image verbale pousse à étudier de manière complémentaire cet autre type d’exemple
qui permet de construire une représentation.
Nous repèrerons les systèmes scripturaux attachés aux séquences visuelles prioritairement à
partir des systèmes iconographiques que nous avons identifiés plus haut. Ce repérage sera complété
par un second développé à partir des occurrences du terme « séquence » que nous avons isolées
précédemment. Au sein de ces systèmes scripturaux, nous distinguerons trois registres différents : le

111
descriptif qui consiste à nommer, localiser et qualifier la réalité, le narratif qui implique des acteurs et
des acteurs et l’argumentatif qui construit des relations de sens dans un sens démonstratif ou
persuasif. 199

2.3.1. Townscape : la vue comme unité dans des récits mélés à des descriptions
Dans Townscape, le premier type d’exemple attaché aux termes « vision en série » et
« séquence » que rencontre le lecteur est scriptural. Ainsi dans l’introduction, lorsque l’auteur présente
pour la première fois la « vision en série » dans le paragraphe commençant par « 1. à propos de
l’OPTIQUE » [1. concerning OPTICS], ce n’est pas pour faire référence à une représentation
iconographique mais pour faire appel à un système scriptural :
« Let us suppose that we are walking through a town : here « Supposons que nous sommes en train de marcher à
is a straight road off which is a courtyard, at the far side of travers une ville : ici il y a une route droite à la fin de laquelle
which another street leads out and bends slightly before il y a une cour, sur le côté éloigné de laquelle une autre rue
reaching a monument. Not very unusual. We take this path commence et tourne légèrement avant d’atteindre un
and our first view is that of the street. Upon truning into the monument. Pas vraiment inhabituel. Nous empruntons ce
courtyard the new view is revealed instantaneously at the parcours et notre première vue est celle de la rue. Lorsque
point of turning, and this view remains with us whilst we nous tournons dans la cour, la nouvelle vue est
walk across the courtyard. Leaving the courtyard we enter instantanément révélée au point de rotation, et nous
the further street. […] The significance of all this is that conservons cette vue pendant que nous traversons la cour.
although the pedestrian walks through the town at a uniform En laissant la cour, nous entrons dans la rue suivante. […]
speed, the scenery of towns is otten revealed in a series of La signification de tout cela est que, alors que le piéton
jerks or revelations. This we call SERIAL VISION. » 200 marche à travers la ville à une vitesse uniforme, la scène de
la ville est souvent révélée dans une série d’à-coups et de
révélations. Nous appellerons ceci la VISION EN SERIE. »
Et c’est le même type de système scriptural qui est attaché au terme « séquence » lorsque,
dans la suite de l’introduction, l’auteur utilise ce terme pour décrire la séquence du Rashtrapathi
Bhawan de New Delhi représentée par l’iconographie de la page 20 [Fig.5] – que nous avons déjà
commentée :
« There is an open-ended courtyard composed of the two « Il y a une cour se situant dans un espace sans limite et
Secretariat buildings and, at the end, the Rashtrapathi composée des deux bâtiments du Secrétariat et, à
Bhawan. All this is raised above normal ground level and l’extrémité, le Rashtrapathi Bhawan. Cet ensemble est
the approach is by a ramp. At the top of the ramp and in surélevé par rapport au niveau normal du sol et l’accès se
front of the axis building is a tall screen of railings. This is fait par une rampe. Au sommet de la rampe et en face du

199 Sur ces trois registres, voir Patrick Charaudeau, Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.
200 Ibid., p. 11.

112
the setting. Traveling through it from the Central Vista we bâtiment axé, il y a une grille formant écran. Tel est le
see the two Secretariats in full, but the Rashtrapathi dispositif. En le traversant depuis la Perspective Centrale,
Bhawan is partially hidden by the ramp ; only its upper part nous voyons entièrement les deux Secrétariats, mais le
is visible. This effect of truncation serves to isolante and Rashtrapathi Bhawan est partiellement caché par la rampe ;
make remote. The building is withheld. We are Here and it is seulement sa partie supérieure est visible. En le tronquant,
There. As we climb the ramp the Rashtrapathi Bhawan is cet effet sert à l’isoler et à le mettre à distance. Le bâtiment
gradually revealed, the mystery culminates in fulfilment as it est caché. Nous sommes ici et il est là. Alors que nous
becomes immediate to us, standing on the same floor. But montons la rampe, le Rashtrapathi Bhawan est
at this moint the raillings, the wrought iron screen, is graduellement révélé, le mystère culmine lorsqu’il devient
inserted ; which again creates a from of Here and There by très proche de nous, se tenant sur le même sol que nous.
means of the screened vista. » 201 Mais à ce moment, la grille, un écran en fer forgé, est
insérée ; une forme d’Ici et Là est créée au moyen d’une
vue cadrée. »
Essayons de caractériser ces deux premiers exemples. Ils relèvent avant tout du registre
narratif, ce sont des récits décrivant les parcours effectués par un observateur dans un environnement
urbain et les sensations visuelles qui lui sont associées. Le fait que les séquences ou « visions en
série » soient d’abord des récits est très important pour l’auteur comme nous pouvons le constater
lorsque nous reprenons où nous l’avons laissé le texte correspondant à la première description :
« This we call SERIAL VISION. « Nous appellerons ceci la VISION EN SERIE.
Examine what this means. Our original aim is to manipulate Examinons ce que cela signifie. Notre but premier est de
the elements of the town so that an impact on the emotions manipuler les éléments de la ville afin de réaliser un impact
is achieved. A long straight road has little impact because sur les émotions. Une longue route droite a peu d’impact car
the initial view is soon digested and becomes monotonous. la vue initiale est rapidement absorbée et devient monotone.
The human mind reacts to a contrast, to the difference L’esprit humain réagit au contraste, aux différences entre
between things, and when two pictures (the street and the les choses, et lorsque deux images (la rue et la cour) sont à
courtyard) are in the mind at the same time, a vivid contrast l’esprit en même temps, un vif contraste est obtenu et la
is felt and the town becomes visible in a deeper sense. It ville devient visible d’une manière plus approfondie. Elle
comes alive through the drama of juxtaposition. » 202 devient vivante à travers le récit de la juxtaposition. »
Trois types d’informations sont liées entre-elles par cette mise en récit. D’abord des
informations sur la configuration générale de l’espace qui relèvent non du registre narratif mais du
registre descriptif. Ces descriptions sont toujours placées au début du récit pour indiquer que « tel est le
dispositif » pour reprendre les termes que l’auteur emploie dans le deuxième exemple : « […] ici il y a
une route droite à la fin de laquelle il y a une cour, sur le côté éloignée de laquelle une autre rue
commence [Etc.] » et « il y a une cour se situant dans un espace sans limite et composée des deux

201 Ibid., pp. 12-13.


202 Ibid., p. 11.

113
bâtiments du Secrétariat et, à l’extrémité, le Rashtrapathi Bhawan. [Etc.] ». Ce n’est que dans un
second temps que l’exemple fait la place à un récit et que des informations sur l’observateur et sur les
vues observées sont livrées articulées dans les mêmes phrases. Les informations sur l’observateur sont
elles-mêmes de deux types, elle détaillent le positionnement et l’action : « Nous empruntons ce
parcours et notre première vue est celle de la rue. Lorsque nous tournons dans la cour [Etc.] » et « En
le traversant depuis la Perspective Centrale, nous voyons entièrement les deux Secrétariats [Etc.] ».
Puis dans le deuxième exemple qui porte sur le Rashtrapathi Bhawan, viennent en troisième position
les informations sur les effets obtenus à travers les vues qui sont présentés sous la forme de
description : « En le tronquant, cet effet sert à l’isoler et à le mettre à distance. Le bâtiment est caché.
[Etc.] ».
Ce qui est remarquable dans ces systèmes scripturaux et qui rejoint ce que nous avons
constaté à propos de l’usage préféré du terme « vision en série » plutôt que celui de « séquence
visuelle », c’est qu’ils s’attachent à bien dissocier des vues. Ces « séquences » sont avant tout
composées de vues statiques articulées les unes aux autres et non un flot visuel continu. Cette
particularité est explicite dans les propos de l’auteur lorsqu’il définit ce qu’il entend par « vision en
série » :
« There is a further observation to be made concerning « Une observation supplémentaire peut être faite à propos
Serial Vision. Although from a scientific or commercial point de la Vision en Série. Alors que d’un point de vue
of view the town may be a unity, from our optical viewpoint scientifique ou commercial, la ville peut être une unité, du
we have split it into two elements: the existing view and the point de vue de l’optique que nous avons adopté, nous la
emerging view. » 203 séparons en deux éléments : la vue existante et la vue
émergente. »
Regardons maintenant quels sont les systèmes scripturaux qui sont associés aux systèmes
iconographiques que nous avons repérés plus haut, et d’abord à ceux qui sont référencées dans l’index
sous l’entrée « vision en série ».
Les systèmes scripturaux correspondant aux cinq séquences de la sous-section « vision en
série » sont trois textes relativement courts. Ce qui est frappant c’est qu’ils font tous l’économie de la
description de la configuration spatiale et surtout du récit correspondant à la séquence – même s’il est
vrai que le récit de la séquence de New Delhi a déjà été détaillée et qu’il y ait fait référence. Seuls sont
commentés les effets obtenus. Mais ceux-ci sont présentés sous une forme combinant les registres
descriptifs et narratifs. Ainsi, à la première séquence détaillant un parcours au sein d’une petite ville
sans nom [Fig.2], correspond le paragraphe suivant :

203 Ibid., p. 11.

114
« To walk from one endof the plan to another, at a uniform « Marcher d’un bout à l’autre du plan, à une vitesse
pace, will provide a sequence of revelations which are uniforme, procurera une séquence de révélations qui sont
suggested in the drawings opposite, reading from left to suggérées dans les dessins en série ci-contre, à lire de
right. […] The even progress of travel is illuminated by a gauche à droite. […] La progression régulière du trajet est
series of sudden contrasts and so an impact is made on the illuminée par une série de contrastes soudains et de cette
eye, bringing the plan to life (like nudging a man whi is going manière a un fort impact sur l’œil, donnant vie au plan
to sleep in church). 204 (comme donner un coup de coude à un homme que est en
train de s’endormir à l’église).
Un seul texte est associé aux trois séquences qui suivent [Fig.3-4]. Si là encore seuls les effets
visuels sont discutés, les registres descriptifs et narratifs alternent :
« Oxford ; the cube, 1, the drum, 3, and the cone, 4, create « Oxford ; le cube 1, le tambour 3 et le cône 4 créent la
an unfolding drama of of solid geometry. […] Ipswich ; a révélation d’un drame de géométrie solide. […] Ipswich ;
modest archway performs the office of dividing the prospect une modeste arche fait office de diviseur de la perspective
into two things, the street your are in and the place beyond, en deux choses, la rue dans laquelle vous êtes et le lieu au
into which you emerge so that you move out of one delà de vous, dans lequel vous émergez alors que vous
ambience to another. Westminster ; the shifting interplay of passez d’une ambiance à une autre. Westminster ; le jeu
towers, spires and masts, all the intricacy of fresh changeant des tours, flèches et mâts, toute la complexité
alignments and grouping […]. » 205 d’alignements et groupements nouveaux. […] »
La denière séquence de cette section, celle de l’approche du Rashtrapathi Bhawan [Fig.5], est
de nouveau associée à un paragraphe autonome mais qui traite lui aussi seulement des effets visuels
et cette fois-ci uniquement dans le registre descriptif :
« The sequence in New Delhi […] emphasizes the role of « La séquence à New Delhi […] met en exergue le rôle des
levels and screening in serial vision, for here what could niveaux et de l’encadrement dans la vision en série, ici ce
simply have been one picture reproduced four times […] qui aurait pu simplement être une image reproduite quatre
trurns out to be four separate and unique views (see fois […] devient quatre vues séparées et uniques (voir la
description in the Introduction) » 206 description dans l’introduction). »
Dans le cas de la représentation située dans la section « Lieu » [Place], qui est attachée au
terme « Continuité » [Continuity], le texte associé est très court. Et il s’agit cette fois-ci uniquement
d’une description :
« The example opposite, from Shepton Mallet, shows in a « L’exemple ci-contre, issu de Shepton Mallet, montre d’une
very simple way how the open countryside and the town manière très simple comment la campagne ouverte et le
centre are directly linked together by a footpath. It should be centre-ville sont directement liés ensemble par un

204 Ibid., p. 17.


205 Ibid., p. 19.
206 Ibid., p. 20
207 Ibid., p. 54.

115
read from left to right. » 207 cheminement piéton. Il doit être lu de la gauche à la droite »
Mais dans le cas de l’exemple de séquence qui est situé dans la sous-section « Clôture »
[Closure] [Fig.11-15], nous retrouvons un usage massif de la forme du récit. Il s’agit en fait d’un texte
continu découpé en paragraphes correspondant à chaque vue de la représentation iconographique qui
lui est associée. Dans chaque paragraphe, nous retrouvons des informations descriptives sur les effets
visuels obtenus et d’autres sur la configuration de l’espace observé mélangées au récit de la
progression dans l’espace de l’observateur :
« And what we see is not a secindary elevation, as might be « Et ce que nous voyons n’est pas une façade secondaire,
expected, but the main elevation. […] The narrow comme nous pouvions nous y attendre, mais la façade
gap…opens out as the road drives to the centre et the vista principale. […] Le trou étroit…s’ouvre alors que la route se
is cut short by the deflection of the road to the right. […] As dirige vers le centre et que la vue est coupée court par la
one turns round the town begins to be revealed […]. Due to déviation de la route vers la droite. […] Lorsque l’on tourne
the angle of the orad it performs the last act of closure autour, la ville commence à être révélée […]. Grâce à
before… we enter the wide main street where everything is l’angle que fait la route, il accomplit le dernier moment
revealed. » 208 d’enfermement avant… que nous entrions dans la large rue
principale où tout est révélé. »
Ce mélange entre description de la configuration spatiale et récit du parcours se retrouve dans
l’exemple d’« Evesham » [Fig.42-46] sous la forme de très courts textes intégrés dans chaque vue de la
représentation iconographique :
« Pedestrian way and traffic road divide ; the path leads to « Le parcours piéton et la route se séparent ; le parcours
the wedge, the road avoids it. The exit is spied at the end of amène vers le coin, la route l’évite. La sortie est aperçue à
the narrows…and reveals a futher development across the la fin de l’étranglement…et révèle une poursuite du
road…which turns out to be the Market Place. Turning parcours traversant la route…qui s’ouvre sur la Place du
around the Place the xepected view back along the High marché. En tournant autour de la Place, la vue arrière
Street is screened off. The transition is complete.[Etc] » 209 attendue le long de High Street a disparu. La transition est
complète. [Etc.] »
Enfin dans le cas du dernier exemple, celui portant sur un projet pour la cathédrale St Paul de
Londres, le registre descriptif domine largement face à quelques éléments narratifs qui ne sont utilisés
que parcimonieusement pour indiquer un parcours, comme le montre cet extrait :
« […] we are approaching what may be termed the ‘popular’ « […] nous approchons de ce qui peut être appelé le
subdivision of the precinct. Here the precinct streches to its secteur « populaire » de l’espace autour de la cathédrale. Ici
widest and St Paul’s faces the sun. The block of buildings, A cet espace est à son plus large et St Paul est face au soleil.
in 30, extends across our roads, thus definying the precinct L’îlot, A dans la figure 30, se déploie en croisant notre

208 Ibid., pp. 108-110.


209 Ibid., pp. 200-201

116
and making it coherent. » 210 cheminement, définissant ainsi l’espace autour de St Paul et
le rendant cohérent. », etc
En est-il différent des descriptions accompagnant les représentations iconographiques qui ne
figuraient pas sous la rubrique « vision en série » dans l’index mais que nous avons relevées
précédemment ? Dans la section « Etudes générales », la sous-section « Interlude à Blanchland »
[Interlude at Blanchland] [Fig.137-138] – qui comme nous avons vu partage un nombre important de
traits communs avec certaines représentations iconographiques – chaque vue est accompgnée d’un
texte offrant au lecteur des informations narratives à propos du parcours effectué par l’observateur mais
aussi d’autres décrivant les effets obtenus :
« 16, approach. The gap reveals urbanity in the countryside. « 16, approche. La trouée révèle l’urbanité dans la
17, entry and the way through is blocked by the building campagne.
opposite which suggests enclosure and hint of space yet to 17, entrée et le cheminement est bloqué par le bâtiment sur
be revealed. le côté opposé qui suggère un effet de clôture et fait allusion
18, on turning the corner th espace surprisingly extends, à un espace sur le point d’être révélé.
terminating in a beckoning black opening. » [Etc.] 211 18, en tournant à l’angle, l’espace s’ouvre soudainement,
pour se terminer attiré par une ouverture noire. » [Etc].
Au contraire, dans la sous-section « Casebook Precedent », les textes accompagnants les
illustrations ne font aucunement référence au récit d’un parcours mais constituent autant de notes
offrant une description essentiellement centrée sur les effets produits. Mais cette représentation
iconographique partage bien peu des traits communs que nous avons relevé précédemment.
Dans la section « Etudes de villes » [Town studies], nous avons vu que quasiment toutes les
sous-sections faisaient appel à une représentation iconographique figurant des séquences urbaines.
Mais ici aussi, ces représentations iconographiques reprenaient diversement les trois traits principaux
que nous avions relevés. Elles sont toutes accompagnées de textes dans lesquels la forme du récit
domine mais de manière diverse. Il peut s’agir d’un simple récit comme dans le cas de « une approche
correcte : Kimbolton » [A Correct Approach : Kimbolton] [Fig.67-68], ou d’un récit agrémenté
ponctuellement de descriptions portant sur la configuration spatiale du lieu et les effets obtenus, c’est le
cas de « Dursley » [Fig.70-75]. La forme peut être beaucoup plus mixte avec l’étude de
« Schrewsbury » [Fig.47-55] ou celle de « Ludlow » [Fig.36-41] ou, comme avec « Trowbridge »
[Fig.64-66], faire une place bien plus importante aux informations descriptives et ne développer que très
partiellement les éléments du récit d’un parcours. Là encore, le lien entre l’utilisation d’une

210 « Here, looking at the east end of the cathedral, 27, what we see of it is the visible mantle of the altar. » Ibid., p. 302. Ibid.,
p. 304.
211 Ibid., p. 137.

117
représentation iconographique réunissant les traits communs que nous avons isolés et le
développement d’un système scriptural faisant appel à la narration pour illustrer un parcours semble se
confirmer : la sous-section « Trowbridge » a la particularité de dépeindre cette ville à l’aide d’un
document synthétisant vues et représentation globale à la différence de l’étude sur Kimbolton qui
partage absolument tous les traits isolés ou même de « Dursley ». La section « Propositions »
[Proposals] confirme cette convergence. Alors que dans cette section, les représentations
iconographiques utilisées partagent peu de traits identifiés, les textes les accompagnant font peu appel
au registre narratif.

2.3.2. Les formes banalisées du récit dans The View from the Road
Dans l’ouvrage The View from the Road, la première représentation iconographique d’une
séquence visuelle – la « séquence d’approche d’un enclôt sacré japonais organisé simplement
(Goshojinja, Kamakura) » [A simple organized sequence in the approach of a Japonese shrine
(Goshojinja, Kamakura)] [Fig.122] – est associée à une description dynamique très proche du récit mais
qui évite de mettre en scène l’observateur :
« Come upon obliquely, the entrance gate stands alone, « En arrivant de biais, le portique se tient seul, puis révèle le
then reveals the path ahead and some distant steps as an parcours devant nous et quelques étapes distantes comme
intermediate gaol. Reccurent statues mark one’s forward buts intermédiaires. Des statues se suivent indiquant notre
progress,and the steps develop a double flight, partly in progression et les étapes se développent en une double
shade. Midway through this double flight, above and beyond volée, en partie dans l’ombre. A mi-chemin de cette double
a light screen, the final goal appears obliquely once more. A volée, au dessus et au delà d’un écran léger, le but final
small replica of the entrance gate frames the shrine, and apparaît de biais un fois de plus. Une petite réplique du
behind this begins another sequence. Rythmic succession, portique d’entrée cadre l’enclôt sacré et derrière celui-ci
progressive revelation, continuity, recall. » 212 commence une nouvelle séquence. »
Par contre, dans les chapitres 3 et 4, le registre du récit se retrouve systématiquement associé
aux bandes photographiques sans, pourtant, s’éloigner beaucoup de la description dynamique
précédente. En effet, dans le sous-chapitre intitulé « Un trajet sur la Northeast Expressway » [A Trip on
the Northeast Expressway] qui appartient au chapitre 3, figure un long texte développé sur trois pages
dont certaines sections correspondent aux quatre bandes photographiques qui appartient au registre
narratif. Dans ce texte, les descriptions sont clairement inféodées à un récit. Mais si les verbes
indiquant une action apparaissent régulièrement, nous retrouvons le peu d’importance donnée à
l’observateur à la différence de ce qui se passe dans Townscape. En réalité, l’acteur de ce récit devient
la route elle-même comme le montre le début de ce récit :

212 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, op. cit., p. 4.

118
« From the flat ground near the Revere airport, it runs « Depuis les terres plates à proximité de l’aéroport de
southwest through a thinly settled area and then turns Revere, elle court dans la direction du sud-ouest à travers
southeast to passa round the nose of Fennos Hill. It swings une zone d’habitat clairsemé puis tourne en direction du
southwest between Mt. Washington and Powder Horn Hill sud-est pour passer autour du bec de Fennos Hill. Elle
and makes a similar double turn once again as it enters tourne en direction du sud-ouest entre le Mont Washington
Chelsea and comes into line with the Mystic River Bridge. It et Powder Horn Hill et fait un zigzag similaire encore une
crosses the river at a high level, crosses a smaller channel fois en entrant dans Chelsea et devient une ligne droite au
on another bridge, and descend across the eastern end of passage du Mystic River Bridge. Elle traverse la rivière en
Charlestown, to turn southeast once more as it traverses the hauteur, traverse un chenal plus petit sur un autre pont et
mouth of the Charles River in a region of railroad yards and descend à travers les confins est de Charlestown, pour
docks. [Etc.] » 213 tourner en direction du sud-ouest une nouvelle fois alors
qu’elle traverse l’embouchure de la Charles River dans un
territoire d’emprises ferroviaires et de docks. [Etc.] »
Nous ne sommes donc pas très éloignés d’une description dynamique. A la fin du chapitre 4,
nous retrouvons un récit très étroitement associé à la bande photographique. En effet, lorsque les
auteurs développent la « séquence de perspectives » [perspective sequence] qui reproduit une bande
photographique continue correspondant au tracé proposé pour le projet autoroutier [Fig.165-169], elle
est accompagnée d’un long récit intitulé « Un commentaire en direct d’un trajet dans le sens des
aiguilles d’une montre » [A Running Commentary on a Clockwise Trip]. Ce dernier met cette fois-ci en
scène plus l’observateur que la route elle-même comme on peut le voir de manière tout à fait explicite
dans la première partie :
« We begin high up on the bridge, crossing the Charles « Nous débutons le trajet haut sur le pont, traversant la
River at between 45 and 50 miles per hour. The direction Charles River à une vitesse comprise entre 72 et 80 km/h.
stripes on the road have just gone by, and the pavement is Les marquages sur le sol de la route viennent juste de
now almost white in contrast to the previous dark surface of disparaître et le revêtement est maintenant quasiment blanc
the Crossing. The oncoming lane on our left is higher than par contraste avec la surface noire qui précédait au niveau
we are, creating a wall which blocks most of the view to the du croisement. La rampe d’accès sur la gauche est plus
left except for glimpses down to the bridge structure to the haute que nous, créant un mur qui bloque la plupart de la
river. The wall pushes our eyes to the right, to one of the vue à gauche exception faite des coups d’oeils vers le
best views of Boston. At this heigth the river widens out fleuve en contrebas à travers la structure du pont. Le mur
towards the silhouette of Beacon Hill, with the golden dome pousse notre œil vers la droite, vers une des plus belles
of the State House seen against the background of the vues de Boston. A cette hauteur, le fleuve s’élargit vers la
towers of the financial district. […] silhouette de Beacon Hill, avec la coupole dorée de la State
As the upper stories of a warehouse rush towards us on our House vue devant l’arrière plan que forme les tours du

213 Ibid., p. 29.


214 Ibid., p. 58.

119
right, we can tell how high we are. [Etc.] » 214 quartier des affaires. […]
Alors que les étages supérieurs d’un entrepôt arrivent
rapidement vers nous par la droite, nous pouvons dire à
quelle hauteur nous sommes. [Etc.] »
Les quatre pages du sous-chapitre alternent ce récit et les vues organisées sous la forme de
bandes photographiques. Les deux sont intimement liées à l’aide d’une indexation des vues par un
numéro reporté sur le coté du texte au moment du récit qui lui correspond. Ce texte et ce système
iconographique forment un tout, une représentation complexe qui apparaît comme la forme canonique
du mode de représentation qui est mis en scène dans The View from the Road.
Regardons de manière un peu plus attentive ces récits associés à la représentation de
séquences. Comment sont-ils construits ? On note d’abord un passage introduisant ce qui va être
décrit. Mais dans les chapitres 2, 3 et 4, il s’agit simplement d’une phrase de présentation :
« This diagram, reading from bottem to top, can be « Le diagramme, lu de bas en haut, peut être traduit de
translated in this way […]. » 215 cette manière […]. »
« This diagram can be translated in the following way « Ce diagramme peut être traduit de la manière suivante
[…]. » 216 […]. »
« Let us describe a brief trip on this road, as it might impress « Décrivons un bref trajet sur cette route tel qu’il peut
a typical passenger. » 217 apparaître à un passager type. »
« To complete our picture of this imaginary expressway, et « Pour compléter notre image de cette voie express
us pretend that we are driving around the loop in a imaginaire, disons que nous sommes en train de conduire le
clockwise direction […]. » 218 long de cette boucle dans le sens des aiguilles d’une montre
[…]. »
Puis vient le récit du parcours lui-même. Dans les deux grands récits des chapitres 3 et 4, on
peut constater que, en fait, même si dans ceux-ci le registre narratif domine, ils sont aussi constitués
d’informations appartenant à deux autres registres :
on retrouve des informations descriptives touchant aux effets visuels : « l’attention aux objets
silhouettés est augmentée » [the attention to the sihouetted objects is heightened],
mais ces textes comportent aussi des informations qui appartiennent à un registre plus
argumentatif car faisant appel à un travail de catégorisation associé à une notion abstraite : « débute la
première phase, celle de la familiarisation » [there begins the first, or familiarization, phase].
Mais les informations narratives dominent. Comme nous l’avons, elles peuvent être liées à

215 Ibid., p. 23.


216 Ibid., p. 25.
217 Ibid., p. 32.
218 Ibid., p. 58.

120
l’action de l’observateur – « après être monté… » [after rising up…] – ou à son postionnement mais
dans ce cas c’est la route qui devient l’acteur du récit – « alors que la route approche l’éperon nord de
Fennos Hill » [as the road approaches the northern spur of Fennos Hill].
The View from the Road utilise comme mode de représentation privilégié l’association entre
représentation iconographique sous la forme de bande photographique et récit. Ce récit est d’une forme
particulière car l’acteur n’est pas toujours l’observateur, parfois il s’agit la route elle-même. Mais cette
association n’est pas systématique ou exclusive.
D’abord, elle n’est pas systématique. Le chapitre 1, hormis dans le cas de la première bande
photographique, n’associe pas aux trois autres bandes qu’il comporte [Fig.122 et 128] un récit. Le seul
système scriptural qui leur est associé est simplement la très courte description de l’effet auquel elles
correspondent. Ensuite, elle n’est pas exclusive. Dans le chapitre 2, à la fin des deux sous-chapitres
« Une notation abstraite du mouvement et de l’espace » et « La notation de l’orientation » présentant le
fonctionnement des systèmes de notation diagrammatiques proposés par les auteurs, un exemple de
diagramme est proposé au lecteur [Fig.138]. Pour commenter ce diagramme, comme lorsqu’ils
commentent les bandes photographiques, les auteurs utilisent la forme du récit au sein duquel la route
est encore plus explicitement mise en scène.
Le cas des diagrammes du chapitre 4 est plus complexe. Page 38 [Fig.151], le premier
diagramme intitulé « séquence d’approche d’une ville – hypothèse de projet » [City Approach –
Hypothetical Design] est bien commenté sur la page opposée sous la forme d’un récit mettant en scène
la route. Les diagrammes des pages 50-51, 52 et 55 [Fig.159-162] ne sont pas décrits, comme quatre
des représentations iconographiques du chapitre 1. Mais les quatre autres diagrammes, dont nous
avons vu qu’ils sont en réalité beaucoup plus proches de la cartographie topographique que des
conventions établies dans le chapitre 2, ne sont pas associés à un récit mais à une description statique.
Si le récit n’est pas exclusif à la bande photographique, il semble donc néanmoins exclusif à la
représentation de séquences quelques soient les systèmes iconographiques utilisés. Mais parmi ces
informations, le paysage observé n’est pas directement décrit. Si la est toujours développée sous la
forme d’un récit, il ne s’agit plus d’un récit factuel attaché à la perception de la séquence visuelle mais
déjà d’un récit analytique.

2.3.3. Learning from Las Vegas et l’absence de description


Si Learning from Las Vegas ne donne pas une place très importante à l’usage du terme
séquence ou à la représentation iconographique des séquences visuelles, cet ouvrage associe à ces
deux éléments quasiment aucun récit, voire simplement aucune description. Pourtant toutes les
illustrations sans exception sont référencées dans le texte de l’ouvrage.

121
Ainsi, les trois représentations iconographiques explicitement légendées comme étant celles de
séquences que nous avons identifiées sont-elles associées à un propos dans le texte. Pourtant le
lecteur ne trouvera dans ce propos aucun système scriptural doublant la représentation iconographique.
La séquence que représente la série de vue n’est aucunement discutée, encore moins étudiée.
Chacune des représentations iconographiques d’une séquence n’est là que pour simplement illustrer un
propos plus général qui varie du registre descriptif au registre argumentatif :
la première représentation d’une séquence [Fig.179] illustre « la concentration le long d’un axe
menant au dépôt ferroviaire depuis Fremont Street [qui] était visuelle, et possiblement symbolique, »
[the axial focus on the railroad depot from Fremont Street was visual and possibly symbolic] 219
la seconde [Fig.183] illustre « le système de l’autoroute [qui] donne un ordre aux fonctions
sensibles de la sortie et de l’entrée tout autant qu’à l’image du Strip comme un ensemble séquentiel »
[The system of the highway gives order to the sensitive functions of exit and entrance, as well as to the
image of the Strip as a sequential whole] 220
et la troisième [Fig.186], l’extrait d’une pellicule d’un film, illustre le fait qu’« un seul cliché du
Strip est moins spectaculaire, ses énormes espaces doivent être vus comme des séquences en
mouvement » [A single shot of the Strip is less spectacular ; its enormous spaces must be seen as
moving sequences]. 221

Nulle part, dans les paragraphes où figurent les références de ces illustrations, n’est développé
une seule description ou un seul récit qui leur est attaché. Mais nous avons vu comment ces systèmes
iconographiques sont complètement banalisés dans l’ouvrage.
Très clairement, la situation n’est pas différente avec ces autres systèmes iconographiques que
nous avons identifiés et qui ont un tout autre statut dans l’ouvrage. La « carte du Strip de Las Vegas
montrant chaque mot vu depuis la route » [Fig.171] n’est utilisée que pour illustrer une première fois
« les mots et les symboles [qui] peuvent être utilisés dans l’espace pour la persuasion commerciale »
[words and symbols may be used in space for commercial persuasion] 222 . Elle est utilisée une seconde
fois – pages 20-21 – avec la carte des « niveau d’illumination du Strip » [Fig.176] pour « suggérer les
qualités de l’atmosphère de Las Vegas [qui] dépendent principalement des watts, de l’animation et de
l’iconique » [to suggest the atmospheric qualities of Las Vegas, [that] are primarily dependent on watts,

219 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, op. cit., p. 25.
220 Ibid., p. 31.
221 Ibid., p. 36.
222 Ibid., p. 9

122
animation, and iconology] 223 . De nouveau, ici aucune description ou récit plus détaillé.
La situation de l’ « élévation du Strip de Las Vegas « à la Ed Ruscha » » [Fig.181-182] est
encore plus étonnante. Car, à sa référence dans le texte ne correspond absolument aucun système
scriptural. Cette référence surmonte simplement le mot « lui-même » [itself] dans la phrase suivante :
« c’est le dénouement du célèbre Strip lui-même, qui, en tant que Route 91, connecte l’aéroport au
centre-ville. » [Here is the unraveling of the famous Strip itself, which, as Route 91, connects the airport
with the downtown] 224 Sans la légende de cette illustration sur la page suivante, il est très difficile de
saisir le rapport qu’elle entretient avec cette phrase. Grâce à la légende, nous comprenons que ce
mode de représentation, en faisant du Strip l’équivalent du Grand Canal de Venise ou du Rhin, donne
substance à l’idée de « célébrité » du Strip. Mais malgré la légende, le rapport reste ténu et cette
représentation, suffisamment évocatrice pour être autonome dans l’ouvrage, se suffit à elle-même.
Nous avons précédemment vu comment, dans une note d’atelier, la construction et le rôle de la
représentation « une image de Las Vegas » [An image of Las Vegas] [Fig.194] était développée. Mais à
quel propos correspond cette image dans le texte ? Elle est associée au poème de T. S. Eliot que nous
avons vu. Mais lorsque nous regardons le texte qu’il conclut sur la page précédente, il est clair qu’elle
illustre en fait toute la sous-partie qui porte le même intitulé qu’elle : « L’image de Las Vegas : inclusion
et allusion en architecture » [The Image of Las Vegas: Inclusion and Allusion in Architecture] et
notamment les deux derniers paragraphes :
« Allusion and comment, on the past or present or on our « L’allusion et le commentaire, sur le passé ou le présent ou
great common places or old clichés, and inclusion of the encore nos grands lieux communs ou nos vieux clichés, et
everyday in the environment, sacred and profane—these l’inclusion du quotidien dans notre environnement, sacré et
are what are lacking in present-day Modern architecture. profane – c’est ce qui manque dans l’architecture moderne
We can learn about them from Las Vegas as have other actuelle. Nous pouvons en apprendre sur ces questions
artists from their own profane and stylistic sources. grâce à Las Vegas comme d’autres artistes l’ont fait à partir
Pop Artists have shown the value of the old cliché used in a de leurs propres sources profanes et stylistiques.
context to achieve a new meaning—the soup can in the art Les artistes pop ont montré la valeur des clichés anciens
gallery—to make common uncommon. And in literature, utilisés dans un nouveau contexte afin de développer un
Eliot and Joyce dispaly, according to Poirrier, "an nouveau sens – la boite à conserve de soupe dans la
extraordinary vulnerability…to the idimos, rhythms, artifacts, galerie d’art – pour faire du commun quelque chose
associated with certain urban environments or situations d’extraordinaire. Et dans la littérature, Eliot et Joyce ont
[…]." Poirier refers to this as the "decreative impulse". Eliot montré, selon Poirier, « une extraordinaire vulnérabilité…
himself speaks of Joyce’s doing the best he can "with the aux langages, rythmes, objets associés avec certaines

223 Ibid., p. 15.


224 Ibid., p. 25.

123
material at hand." Perhaps a fitting requiem for the irrelevant situations ou certains environnements urbains [….]. » Poirier
works of Art that are today’s descendants of a once nomme cela « l’élan décréatif. » Eliot lui-même parlait de
meaningful Modern architecture are Eliot’s lines in "East Joyce faisant du mieux qu’il pouvait « avec le matériel dont
Coker" […]. » 225 il disposait. » En guise de juste requiem pour les œuvres
d’Art non pertinentes que sont les descendants actuels
d’une architecture moderne autrefois signifiante, peut être
pourrions-nous citer les vers d’Eliot dans « East
Coker » […]. »
Ici encore, pas de description ou de récit associé à la représentation iconographique, mais des
propos théoriques relevant du registre argumentatif qui ne lui sont liés que d’une manière relativement
allusive. Dans Learning from Las Vegas, la représentation est une illustration autonome qui se suffit à
elle-même.
Si aucune représentation iconographique de séquence n’est associée à une description ou un
récit, on trouve néanmoins dans certains passages de l’ouvrage des récits de séquences. En effet, nous
avons vu plus haut que, dans la sous-partie « l’oasis intérieure » [The Interior Oasis], le terme de
séquence était utilisé deux fois au sein de quelques lignes décrivant bien un parcours visuel sous la
forme d’un récit :
« The interior sequence from the front door back progresses « La séquence intérieure de la porte d’entrée au fond du
from gambling areas to dining, entertainment, and shopping bâtiment progresse des espaces de jeux aux espaces de
areas, to hotel. Those who park at the side and enter they restauration, de spectacle et de shopping pour aboutir à
can interrupt the sequence. But the circulation of the whole l’hôtel. Ceux qui se garent sur le côté et entrent par là
focuses on the gambling rooms. In a Las Vegas hotel the peuvent interrompre la séquence. Mais les circulations de
registration desk is invariably behind you behind you when l’ensemble se concentrent sur les salons de jeux. Dans un
you enter the lobby ; before you are the gambling room. The hôtel de Las Vegas, le desk est invariablement derrière
interior space and the patio, in their exaggerated separation vous lorsque vous entrez dans le lobby ; devant vous il y a
from the environment, have the quality of an oasis. » 226 les tables de jeux et machines à sous. »
Mais c’est le seul cas où « séquence » et récit sont associés et comme nous l’avons vu dans le
cadre d’un usage très banal du terme séquence, loin de toute question urbaine. Cette soudaine
apparition d’un récit pour décrire un espace comme une séquence peut se comprendre, peut-être, à
travers une citation qui se trouve deux pages plus loin. Dans celle-ci, Morris Lapidus décrit une
séquence d’espace de son hôtel à Miami Beach « The Fontainebleau » d’une manière qui rappelle très
fortement « L’oasis intérieure » :
« To get into the dining room you walk up three steps, open « Pour entrer dans la salle à manger, vous montez trois

225 Ibid., p. 58.


226 Ibid., p. 44.

124
a pair of doors and walk out on a platform, and then wlak marches, ouvrez une double porte et traversez une plate-
down three steps. Now the dining room is at exactly the forme, puis descendez trois marches. Ainsi, la salle à
same level as my lobby, but as they walk up, they reach the manger est à la même hauteur que mon hall mais s’ils
platform. I’ve got soft light lighting this thing up, and before montent, ils atteignent la plate-forme. J’ai mis de la lumière
they’re seated, they are on stage as if they had been cast tamisée pour l’éclairer, et avant de s’asseoir, ils sont sur la
for the part. Everybody’s looking at them ; they’re looking at scène comme s’ils avaient été choisis pour leur rôle. Tout le
everybody else. » 227 monde les regarde ; ils regardent tout le monde. »
Si on abandonne la question des séquences pour parcourir cette première partie de l’ouvrage,
on ne peut que constater que les auteurs utilisent beaucoup plus le mode descriptif, voire la description
statique. Dans la sous-partie « L’architecture du Strip » [The Architecture of the Strip], le texte présente
la relation entre les hôtels-casinos et le Strip de la manière suivante :
« A typical hotel-casino complex contains a building that is « Un hotel-casino typique contient un bâtiment qui est
near enough to the highway to be seen from the road across suffisamment proche de l’autoroute pour être vu depuis la
the parked cars, yet far enough back to accommodate route à travers les voitures garées, mais aussi suffisamment
driveways, turnarounds and parking. The parking in front is loin pour accueillir les accès, les aires de retournement et
a token: It reassures the customer but does not obscure the les parkings. Le parking en front de bâtiment est un
building. It is prestige parking: The customer pays. The bulk symbole : il rassure le client mais ne cache pas le bâtiment.
of the bulk of the parking along the sides of the complex, C’est un parking de prestige : le client paye. La plus grande
allows direct access to the hotel yet still visible from the partie du parking, le long des côtés du complexe, permet un
highway. Parking is seldom at the back. » 228 accès direct à l’hôtel déjà visible depuis l’autoroute. Le
parking est rarement à l’arrière. »
Un mode de description que l’on retrouve dans l’ensemble de la première partie de l’ouvrage
comme dans cette description du Caesars Palace dans « Les styles de Las Vegas » [Las Vegas
Styles] :
« The complex program of Ceasars Palace—one of the « Le programme complexe du Caesars Palace – un des
grandest—includes gambling, dining and banqueting rooms, plus grands – comporte des salles de jeu, des salles à
nightclubs and auditoria, stores, and a complete hotel. It is manger et de banquet, des night-clubs et des
also a combination of styles. The front colonnade is San amphithéâtres, des boutiques et un hôtel complet. C’est
Pietro-Bernini in plan but Yamasaki in vocabulary and aussi une composition de styles. La colonnade en façade
scale ; the blue and gold mosaic work is Early Christian est du style Saint Pierre berninien en plan mais Yamasaki
tomb of Galla Placidia. (The Baroque symmetry of its dans son vocabulaire et son échelle ; le travail de mosaïque
prototype precludes an inflection toward the right in this bleue et dorée est du style tombe paléochrétienne à la Galla
facade.) Beyond and above is a slab in Gio Pont Pirelli – Placidia. (La symétrie baroque de son prototype exclut une

227 Morris Lapidus in Progressive Architecture (septembre 1970), p. 122, cité dans Robert Venturi, Denise Scott Brown et
Steven Izenour, op. cit., p. 46.
228 Ibid., p. 36.

125
Baroque and beyond that, in turn, a low wing in neo- inflexion vers la droite de sa façade.) Derrière et au dessus,
Classical Motel Modern. [Etc.] » 229 une barre du style Gio Ponti Pirelli baroque et encore plus
loin une autre aile basse de style motel moderne néo-
classique. [Etc.] »
*******
Encore une fois, les différences entre ces trois ouvrages peuvent être très fortes. Ainsi, dans
Townscape, les représentations iconographiques des séquences sont très souvent accompagnées de
textes. C’est un peu moins le cas dans The View from the Road, où l’iconographie suffit parfois. Par
contre ce n’est absolument pas le cas dans Learning from Las Vegas. On constate d’ailleurs que cette
caractéristique ne concerne pas seulement la représentation des séquences dans ce dernier ouvrage
mais aussi l’iconographie en général qui a une valeur illustrative par elle-même entretenant un rapport
indirect avec le propos développé dans le texte.
Mais on peut constater une convergence entre ces ouvrages. Lorsqu’une description est
attachée à la représentation iconographique d’une séquence, quelle qu’elle soit, c’est à dire que ce soit
une bande photographique ou un diagramme comme dans le cas de The View from the Road, il s’agit
toujours d’un récit. Mais ce récit peut prendre des formes différentes. Il peut être, comme les
représentations iconographiques qui lui sont associées, beaucoup plus attaché à la vue comme unité
dans Townscape par exemple. Au delà de la simple articulation des faits, cette forme de récit comprend
aussi des informations de deux ordres : la description des effets visuels obtenus et des propos
beaucoup plus réflexifs et argumentatifs. Lorsqu’il ne s’agit pas de traiter de « séquences visuelles », le
mode descriptif est plus majoritairement utilisé.
*******
L’analyse de la représentation des séquences visuelles dans Townscape, The View from the
Road et Learning from Las Vegas, visait à en repérer les similarités et des différences. Elle nous a
permis de repérer les éléments suivants :

ƒ Une représentation générique : série de vues photographiques et récit


Une première hypothèse que l’on peut formuler suite à l’analyse que nous venons d’effectuer
est l’existence d’un mode de représentation générique relatifs à l’ensemble des trois ouvrages et qui
s’appuie sur un médium particulier : la photographie. On peut en effet remarquer que dans chacun des
trois ouvrages, lorsque le terme « séquence » apparaît pour la première fois, avec le sens, explicite ou
implicite de séquence visuelle, il est toujours associé à une suite de vues photographiques horizontales.

229 Ibid., p. 48.

126
Certes, dans l’ensemble de l’ouvrage Townscape, la représentation iconographique des séquences
visuelles est profondément variable. Pourtant, si l’on se concentre sur sa toute première section dans
laquelle le sujet des séquences visuelles est explicitement théorisé sous l’intitulé « Vision en série »
[Serial vision], on observe une régularité beaucoup plus grande du mode de représentation : trois séries
de vues photographiques, organisées d’une manière similaire, face à deux séries de vues dessinées
dont une reprend exactement les conventions utilisées pour les vues photographiques. Dans The View
from the Road, nous avons vu que deux modes de représentation cohabitaient, la bande
photographique et les diagrammes. Mais là encore, c’est bien la bande photographique qui apparaît en
premier. Lorsqu’il s’agit de montrer un exemple de séquences visuelles et malgré l’usage des
diagrammes, ce mode reste dominant. Comment comprendre autrement l’usage dans un premier temps
de bandes photographiques pour représenter graphiquement les séquences qu’il s’agit de codifier à
travers l’usage des diagrammes et le retour à une représentation sous cette forme – certes cette fois-ci
nécessairement dessinée – en conclusion ? Dans Learning from Las Vegas, ce mode de représentation
ne cohabite même plus avec d’autres. Chaque fois qu’il s’agit explicitement d’une représentation d’une
« séquence », il est fait appel à une série de vues photographiques, qu’elle soit sous la forme de petites
vignettes ou d’un extrait de pellicule de film.
L’autre mode de représentation commun aux trois ouvrages, scriptural celui-là, est le récit. Mais
celui-ci apparaît comme subordonné dans les trois cas à la représentation photographique. Dans
Townscape, il est nettement moins utilisé que les séries de vues et il semble plus suppléer aux défauts
de ce mode de représentation que posséder une valeur opératoire propre. Avec The View from the
Road, ce rôle subalterne est encore plus évident. Dans le premier chapitre, théorique, les effets visuels
discutés sont illustrés par des bandes photographiques sans aucune description particulière, hormis
une seule fois. De longs récits apparaissent dans la troisième partie mais probablement surtout parce
qu’il n’est pas possible aux auteurs de représenter iconographiquement le long parcours autoroutier
dont il est question. Dans Learning from Las Vegas, la situation est encore plus radicale car non
seulement les récits mais aussi les descriptions de séquences sont quasiment absents.
Nous voilà donc avec un mode de représentation générique qui traverse ces trois ouvrages : les
séquences visuelles sont représentées prioritairement par une série de vues soutenues parfois par un
récit. La parenté que l’on peut constater entre ces trois ouvrages consiste donc essentiellement en ce
mode de représentation, c'est-à-dire les éléments matériels que sont la série de vues et le récit qui
organisent plus ou moins leur discours.

ƒ La co-construction de la bande photographique et de l’objet séquence


Un premier axe que nous pouvons relever dans l’analyse que nous avons faite de ces trois

127
ouvrages et qui correspond à des différences dans la représentation des séquences visuelles entre les
ouvrages tient aux variations parfois importantes dans l’expression de la représentation générique que
nous venons d’isoler.
Notre analyse de Townscape nous a d’abord révélé la grande diversité dans l’expression du
système de représentation dont il est question dans cet ouvrage. Nous retrouvons cette diversité dans
les termes mobilisés. « Séquence » est souvent remplacé par « vision en série » mais aussi parfois par
d’autres termes comme « parcours » [tour]. A cette diversité à propos des termes est associée une
relative diversité du système iconographique. Nous avons vu les différences existant entre les
représentations iconographiques des séquences visuelles dans les différentes parties de l’ouvrage. Ces
représentations diffèrent aussi sensiblement – même si c’est dans une moindre mesure – dans la
première section de l’ouvrage, là où pourtant la question des séquences visuelles est censée être
théorisée. A côté des représentations iconographiques, les systèmes scripturaux sont eux variés,
alternant entre mode descriptif et mode narratif. Mais ils occupent une place complémentaire
relativement importante en permettant de renforcer le lien entre les vues de la représentation
iconographique.
A la diversité de Townscape, succède chronologiquement la grande unicité de tout le système
de représentation mobilisé dans The View from the Road. Un seul terme est employé : « séquence ».
Le système iconographique de la série de vues photographiques est systématisé non seulement en
calibrant le cadrage des vues mais aussi à l’aide d’éléments graphiques supplémentaires comme la
flèche verticale et les mots « Lire vers le haut » [Read Up]. Le récit est aussi le mode scriptural
majoritairement utilisé pour illustrer ces séquences. Mais à la différence de Townscape, la question de
l’existence de « séquences visuelles » n’est plus un sujet de discussion. Le propos ne porte plus sur les
« séquences visuelles » en tant que telles, qui sont présentées comme une évidence, et se déplace
pour traiter essentiellement de leur composition interne.
Dans cette évolution de la représentation générique que nous avons isolée, Learning from Las
Vegas apparaît comme une troisième étape. Dans cet ouvrage, nous retrouvons régulièrement des
séries de vues photographiques associées au terme de séquence mais la question des séquences
visuelles n’est plus du tout l’enjeu du discours des auteurs. Au contraire, le terme même de
« séquence » est tombé lui-même dans une très grande banalité. C’est cette banalité que l’on retrouve
dans l’absence de mode scriptural associé et dans l’usage d’un extrait de pellicule comme exemple
iconographique d’une séquence, la seule fois où justement le terme « séquence visuelle » est
explicitement traité dans les propos des auteurs.
Nous voyons donc que ces différences dans l’expression de la représentation générique des
séquences visuelles procèdent d’un mouvement global commun. A partir d’une grande diversité qui

128
semble issue d’un questionnement sur l’objet « séquence visuelle » lui-même, cette représentation
évolue vers une grande stabilité qui est celle de la totale banalisation de cet objet. L’évolution de la
représentation iconographique des séquences visuelles est à l’image de ce mouvement de
banalisation : nous passons d’une représentation sous la forme de vues séparées à une bande
photographique puis enfin à un extrait de pellicule de film. Ce constat nous permet de faire l’hypothèse
de la co-construction des séquences visuelles – comme objet de questionnement – et de leurs
représentations matérielles. Plus la séquence participe d’une évidence, plus sa représentation se
rapproche de l’extrait brut d’un enregistrement matériel dont l’usage est totalement banalisé lui-même :
une pellicule photographique.

ƒ Les différents jeux entre représentations génériques et particulières


Mais à côté de ces différences concernant la représentation générique dans chacun des trois
ouvrages, d’autres différences concernent les autres représentations utilisées par chacun. Ces
représentations sont différentes entre-elles mais aussi avec la représentation commune aux trois
ouvrages que nous avons qualifiée de générique.
Dans Townscape, les différences de configuration et de techniques mobilisées dans ces autres
modes de représentation iconographiques sont certes importantes mais pas déterminantes. On
constate qu’il existe une forte parenté entre ces représentations et le mode de représentation générique
de la série de vues photographiques. Ces autres représentations qui peuvent prendre des formes très
variées s’articulent avec la représentation générique comme autant d’exercices de « variation sur un
thème », en l’occurrence celui des « séquences visuelles urbaines ». Ce travail se rapproche de ce type
de pratique artistique qu’est la « série » 230 .
Dans The View from the Road, ces autres représentations, les diagrammes, sont nettement
moins apparentées au mode de représentation générique tel qu’il est exprimé dans cet ouvrage. D’un
côté, des éléments graphiques comme la flèche, les mots « Read Up » et l’organisation verticale, qui

230 Etienne Souriau dans son Vocabulaire d’esthétique donne la définition suivante de la « variation » en matière de
musique : « varier un thème, c’est le répéter en lui apportant des modifications de toutes sortes, tout en le gardant comme
structure. » Ce qu’on peut rapprocher de la notion de « série » toujours chez le même Souriau : « […] avec les premières
séries d’œuvre sur un même sujet, réalisées par un même artiste (par exemple Monet, ou, plus près de nous, Picasso),
s’inaugure une approche différente de l’œuvre d’art. Les divers termes de la série sont juxtaposés sans ordre hiérarchique,
et excluent toute intention d’une reprise synthétique les subsumant. Ils actualisent des possibles et répudient la notion de
« chef d’œuvre ». Gouvernés par les règles de la variation, régis par le principe d’équivalence, les termes, œuvres
singulières, articulés dans la série qu’ils constituent, déclinent les jeux subtils d’une répétition qui engendre la différence. »

129
contribuent fortement à la systématisation de la représentation générique, sont repris par les auteurs
pour construire leur système de notation diagrammatique. D’un autre, le reste des modalités de ce
second mode de représentation iconographique sont totalement différents. Tout en maintenant
quelques éléments permettant de clairement relier les deux modes de représentation, les auteurs
procèdent à une opération de substitution, dans un sens dans le chapitre 3 et dans l’autre dans le
chapitre 4, entre des images et un système de notation. D’un mode sensible nous passons à un mode
analytique d’appréhension de la réalité puis nous revenons au monde sensible. Les auteurs
construisent ainsi un dispositif d’enregistrement permettant de développer l’axe principal de leurs
propos : la décomposition des séquences visuelles en différents éléments opératoires qui peuvent
ensuite être travaillés et recomposés en une autre séquence. L’approche est très clairement empirique
et analytique non seulement dans les propos mais aussi dans la démarche dans son ensemble. Il s’agit
d’un travail d’observation s’ancrant dans le registre scientifique.
Avec Learning from Las Vegas, nous sommes en présence d’une autre relation entre la
représentation générique et les représentations particulières. La photographie, matériau de base de la
plupart des modes d’expression mobilisés dans l’ouvrage, est toujours au cœur de ces autres
représentations des séquences visuelles. Ces dernières sont des montages photographiques
possédant une caractéristique particulière. Ils sont censés correspondre à un « genre » iconographique
ancien ou à une pratique artistique bien identifiés 231 : « portraits » à la manière du XVIIe siècle,
élévation « à la Ed Ruscha ». Ruscha reprenait dans son travail la représentation traditionnelle de
grands espaces linéaires participant des arts majeurs. Ces autres représentations s’apparentent donc à
un détournement dont le but est finalement l’entrée dans l’univers de la culture des espaces
représentés. Ce processus peut être rapproché de celui qu’Alain Roger avait nommé « artialisation in
visu » à propos de l’art du paysage au XVIIIe siècle : la transformation du regard sur un espace avec
lequel est entretenu un rapport économique pour en faire un objet culturel 232 . Dans ce cadre, la forme
de cette représentation prend le pas sur la chose représentée. Ce n’est plus la séquence qui est

231 Nous entendons ici le terme genre comme une catégorie esthétique.
232 Alain Roger distingue ainsi le pays qui est l’espace avec lequel le paysant entretien un rapport qui est celui de son
potentiel productif et le paysage qui est l’espace avec lequel le peintre, par exemple, entretien un rapport esthétique et plus
généralement culturel. Le passage du pays au paysage est un processus historique qu’il nomme « artialisation ». Et il
développe deux modalités différentes pour ce processus : une modalité in situ c'est-à-dire par la transformation physique de
l’espace pour le faire correspondre aux canons du paysage, c’est le paysagisme, et une modalité in visu c'est-à-dire par la
transformation non de l’espace lui-même mais du regard qui est porté sur cet espace, c’est le rôle que joue la peinture de
paysage au XVIIe siècle. Voir Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997.

130
importante mais la représentation de cette séquence. Nous retrouvons ici une pratique artistique mais
qui est différente de celle du Townscape.

131
3. TROIS OUVRAGES, TROIS DISCOURS OU LA COMPLEXITE DU CHAMP
Les représentations des séquences visuelles produites dans Townscape, The View from the
Road et Learning from Las Vegas ne s’articulent pas seulement à une généalogie qui lie les trois
ouvrages entre eux. La forme que peuvent prendre ces représentations dépend aussi étroitement du
discours, de sa nature, de son positionnement, de sa structure. Car un ouvrage est avant tout un monde
en soi possédant un ordre interne, qu’il soit fort ou faible, agrégeant et organisant entre eux l’ensemble
des éléments qui le composent. C’est cette force d’agrégation interne qui permet à chaque ouvrage de
cheminer le long des réseaux d’échange et de transmettre idées, notions, systèmes de pensées, etc.
Mais nous avons vu aussi que ces trois ouvrages ne doivent pas seulement leur importance au
sein du champ de l’urban design au fait qu’ils s’articulent tous autour d’un même schème, les
séquences visuelles. Nous avons vu, au contraire, que Townscape et Learning from Las Vegas étaient
des ouvrages clés de deux groupes de textes différents au sein de l’urban design et que The View from
the Road était une des productions principales d’un groupe d’auteurs central dans ce même champ, les
trois participant d’un discours sur la perception de la ville qui en constitue le cœur. Au-delà de la
comparaison des modes de représentation des séquences visuelles développée dans le chapitre
précédent, l’étude de chaque ouvrage indépendamment des deux autres devrait donc permettre de
poursuivre cette analyse du champ de l’urban design afin d’en déployer sa complexité.
Ce chapitre propose ainsi une analyse selon trois axes principaux permettant de caractériser
chaque ouvrage. Nous chercherons en premier lieu à comprendre ce discours, sa nature et ses
principaux éléments. Puis, comme nous nous attachons à développer une historiographie se basant sur
les modes de représentation, et plus particulièrement au sein de ceux-ci sur les systèmes
iconographiques mobilisés, un deuxième axe correspondra à l’étude de son corpus iconographique, en
complément de celui analysé dans le chapitre précédent. Nous chercherons à comprendre sa nature et
surtout l’usage qui en est fait dans l’ouvrage. Entre ces deux axes, et en fonction des formes propres de
l’ouvrage examiné, nous essaierons aussi de débusquer certains indices dans sa construction ou dans
l’appareil de référence mobilisé qui le lie au contexte dans lequel il a été produit, pour en comprendre
un peu mieux la nature et le positionnement.
Le but étant de confronter ces discours aux éléments d’historiographie institutionnelle de l’urban
design présentés dans le premier chapitre, nous insisterons au sein de ces trois axes sur deux points
clés qui sont au cœur du projet de l’urban design tel qu’il est développé par José Louis Sert :
pluridisciplinarité et en même temps autonomisation croissante du champ de l’urban design.

132
3.1. TOWNSCAPE : ETUDES DE CAS A PROPOS D’UN « ART » URBANISTIQUE
Townscape, comme nous avons vu, est un ouvrage de format octavo. Il compte 315 pages
publié en 1961 par la grande maison d’édition The Architectural Press domiciliée à Londres. C’est un
recueil d’études de cas qui est en fait un regoupement d’articles publiés dans une revue, The
Architectural Review, durant une dizaine d’années. Derrière l’auteur unique, figure donc un collectif de
production structuré, un comité de rédaction, dont on retrouve la trace dans les matériaux mêmes de
l’ouvrage. Traitant de l’art des relations qu’est censé être le « townscape », Townscape se présente en
fait comme un véritable discours iconographique, un discours où l’image domine le texte.

3.1.1. L’« art des relations » et la « vision en série »


La phrase finale de l’introduction de Townscape, Gordon Cullen permet de comprendre la
nature particulière de ce texte : « Ceci constitue la théorie du jeu, le fond » [That is the theory of the
game, the background] 233 . Penchons-nous donc sur la « théorie » de ce « jeu » pour saisir le propos de
cet ouvrage. Nous avons vu dans le chapitre précédent que la « vision en série » était un point de cette
théorie ; quels sont les autres ?

ƒ La ville comme jeu visuel, une pratique professionnelle potentielle


Si l’auteur débute par une louange relativement naïve de la concentration humaine engendrée
par la ville et de ses effets sur la vie, c’est pour faire immédiatement référence à la question visuelle en
appliquant le même raisonnement sur les constructions humaines :
« There are advantages to be gained from the gathering « On obtient des avantages du fait d’être associé à d’autres
together of people to form a town. […] A city is more than personnes pour former une ville […]. Une ville est plus que
the sum of its inhabitants. It has the power to generate a la somme de ses habitants. Elle a le pouvoir de générer un
surplus of amenity, which is one reason why people like to surplus d’équipement, ce qui est une des raisons pour
live in communities than in isolation. lesquelles les gens préfèrent vivre dans des communautés
Now turn to the visual impact which a city has on those who que dans l’isolement.
live in or visit it. I wish to show that an argument parallel to Maintenant tournons-nous vers l’impact visuel qu’a une ville
the one put forward above holds good for buildings: bring sur ceux qui l’habitent ou la visitent. Je voudrais montrer
people together and they create a collective surplus of qu’un propos parallèle à celui développé précédemment
enjoyment ; bring buildings together and collectively they fonctionne aussi pour les constructions : regroupez des
can give visual pleasure which none can give personnes et un surplus de plaisir est produit ; regroupez
separately » 234 des constructions et collectivement elles peuvent donner un

233 Gordon Cullen, op. cit., p. 15.


234 Ibid., p. 9.

133
plaisir visuel qu’aucune ne peut offrir individuellement. »
Le propos central de l’ouvrage tient dans cette dernière remarque : regroupées, comme dans le
cas d’un ensemble urbain, des constructions offrent un plaisir visuel plus important que celui engendré
par la somme de ses parties. L’ouvrage traitera donc de ce « plaisir », des moyens qui permettent de
l’obtenir. Mais de quel point de vue ?
Un glissement significatif dans le raisonnement apparaît dans la phrase qui suit immédiatement
la citation précédente. Ce glissement fonde la légitimité de l’ouvrage en développant l’idée que ce plaisir
est potentiellement l’objet d’une pratique de conception :
« One building standing alone in the countryside is « Un bâtiment isolé dans la campagne est appréhendé
experienced as a work of architecture, but bring half a comme une œuvre architecturale, mais regroupez une
dozen building together and an art other than architecture is demi-douzaine de bâtiments et un art autre que
made possible. » 235 l’architecture devient possible. »
Dès le paragraphe suivant et dans le reste de l’introduction, l’auteur utilise de manière explicite
et répétée la notion d’art, art qu’il définit en le différenciant de l’architecture et en utilisant la notion de
relation [relationship] :
« In fact there is an art of relationship just as there is an art « En fait, il y a un art des relations comme il y a un art de
of architecture. » 236 l’architecture. »
Dans les phrases qui suivent, l’auteur continue à préciser la nature de cet art en utilisant le
terme de « drama », effet dramatique. Le but de cet art des relations est donc « d’utiliser tous les
éléments qui concourent à créer l’environnement […] et de les assembler de manière à créer un effet
dramatique. Car la ville est un événement dramatique dans l’environnement » [to take all the elements
that go to create the environment […] and to weave them together in such away that drama is released.
For the city is a dramatic event in the environment]. A cet art qui manipule le visuel est donc rattachée
une finalité psychologique : créer un événement, un drame, des émotions.

ƒ Un « art » urbanistique complémentaire du discours scientifique


Mais de quelle nature est cet art ? Si l’auteur fait usage du mot « art », il n’utilise pas les termes
« artistique » ou « esthétique » dans l’introduction. Il apparaît pourtant évident que l’auteur s’inscrit
explicitement dans le registre du discours artistique ou esthétique.
L’auteur fait appel à des références censées expliquer le type d’effet recherché dans le cadre
de son « art des relations » à trois reprises. Deux appartiennent au domaine de la peinture : Cézanne
pour traduire la qualité visuelle d’une scène domestique et un paysage de Corot pour illustrer le

235 Ibid., p. 9.
236 Ibid., p. 10.

134
renforcement des contrastes entre couleurs complémentaires. La troisième référence, beaucoup plus
développée, correspond à un ensemble urbain planifié, le quartier administratif central de New Delhi
réalisé par Edwin Luytens et Herbert Baker entre 1912 et 1929. Mais cet ensemble semble être mis en
valeur parce qu’il correspond à une période précédant le développement de discours technoscientifique
en urbanisme et qu’il s’inscrit bien plus dans la tradition de l’art urbain, du civic design. De même, à la
fin de l’introduction, l’auteur fait-il appel à « la chaleur, le pouvoir et la vitalité de l’imagination humaine
pour construire un nouveau modèle destiné à bâtir un habitat pour l’homme » [the warmth and power
and vitality of human imagination so that we build the home of man] 237 .
Mais, surtout, l’introduction développe une forte critique du discours technoscientifique sur la
ville dont procède l’urbanisme à cette époque. Ainsi selon l’auteur, « nous devons nous départir de
l’idée que l’émotion et le drame que nous recherchons peuvent naître automatiquement de la recherche
scientifique et de solutions délivrées par le technicien (ou la moitié technique du cerveau) » [we have to
rid ourselves of the thought that the excitement and drama that we seek can be born atomatically out of
the scientific research and solutions arrived at by the technical man (or the technical half of the
brain)] 238 . Une position répétée quekques lignes plus loin : « […] nous ne pouvons plus obtenir [à ce
niveau] d’aide de l’attitude scientifique et […] nous devons dès lors nous tourner vers d’autres valeurs et
d’autres standards » [we can get no further help from the scientific attitude and that we must therefore
turn to other values and other standards].
Ce discours anti-scientiste prend un caractère encore plus virulent à la fin de l’introduction :
« Statistics are abstracts: when they are plucked out of the « Les statistiques sont abstraites : lorsqu’elles sont extraites
completeness of life and converted into plans and the plans de la globalité de la vie et converties en plans et les plans
into buildinsg they will be lifeless. The result will be a three- en bâtiments, ces derniers sont sans vie. Le résultat sera un
dimensional diagram in which people are asked to live. » 239 diagramme tridimensionnel dans lequel il est demandé aux
gens de vivre. »
Et l’auteur, juste après cette phrase, de qualifier la production de ce type d’espace
« d’environnement pour estomacs ambulants » qu’il s’agirait de transformer en habitat pour êtres
humains.
Mais si le discours développé par l’auteur est nettement anti-scientiste, le propos de l’ouvrage
n’est absolument pas anti-scientifique. Au contraire, si l’auteur reconnaît le caractère indispensable des
savoirs scientifiques, il constate simplement qu’ils ne sont pas suffisants :

237 Ibid., p. 15.


238 Ibid., p. 10.
239 Ibid., p. 14.

135
« Look at the research that is put into making a city work: « Regardez les recherches développées pour dans le cadre
demographers, sociologists, engineers, traffic experts […]. It d’un travail sur la ville : démographes, sociologues,
is a tremendous human undertaking. Andy et… if at the end ingénieurs, experts routiers […]. C’est une formidable
of it all the city appears dull, uninteresting and soulless, then entreprise humaine. Et puis… si à la fin de tout ça la ville
it is not fulfilling itself. It has failed. The fire has been laid but apparaît terne, inintéressante et sans âme, alors ce
nobody has put a match to it. » 240 processus n’est pas suffisant en lui-même. Il a échoué. Le
feu a été préparé mais personne n’y a jeté d’allumette. »
L’auteur positionne en fait son discours très explicitement comme complément du discours
scientifique, un complément nécessaire, s’articulant très fortement avec lui :
« We naturally accept these solutions, but are not entirely « Nous acceptons naturellement ces solutions [scientifiques
bound by them. […]Here then we discover a pliability in the et techniques] mais nous ne sommes pas entièrement
scientific solution and it is precisely in the manipulation of limitées par elles […].Ici nous découvrons une souplesse
this pliability that the art of relationship is made possible. As dans les solutions scientifiques et c’est précisément dans la
will be seen, the aim is not to dictate the shape of the town manipulation de cette souplesse qu’un art des relations est
or environment, but is a modest one: simply to manipulate possible. Comme nous le verrons, le but n’est pas de dicter
within the tolerances. » la forme de la ville ou de l’environnement, mais, d’une
manière plus modeste, simplement de la manipuler à
l’intérieur de tolérances »

ƒ Vision et émotions : les composantes de l’ « art des relations »


Maintenant que nous avons déterminé les contours de cet « art des relations » que l’auteur
souhaite développer dans son ouvrage, qu’en est-il de son contenu ?
Comme nous l’avons vu précédemment, le propos de l’auteur se concentre dès le départ sur la
question de la qualité visuelle des espaces urbains. Il est donc naturel que dans son discours cet art se
base sur ce qu’il nomme la « faculté de la vision » [faculty of sight] car pour lui « c’est presque
entièrement par la vision que l’environnement est appréhendé » [almost entirely through vision that the
environment is apprehended]. Mais cette faculté de la vision « n’est pas seulement fonctionnelle » [is
not only useful] car deux traits la caractérisent. D’un côté, le sens de la vision engage une perception
globale qui fait que « nous obtenons souvent plus que ce que nous avons recherché » [we often get
more than we bargained for], c'est-à-dire que nous percevons davantage d’informations que ce que
nous recherchons. D’un autre côté, la vision mobilise profondément l’inconscient de l’observateur :
« elle évoque notre mémoire et nos expériences, ces réponses émotionnelles qui ont le pouvoir de nous
troubler lorsqu’elles émergent » [it evokes our memories and experiences, those responsive emotions
inside us which have the power to disturb the mind when aroused]. Or, déclare l’auteur, « c’est de ce

240 Ibid., p. 10.

136
surplus non recherché que nous traiterons [ :] savoir si l’environnement produira une réponse
émotionnelle, avec ou sans notre propre volonté […] » [it is this unlooked-for surplus that we are dealing
with […] know if the environment is going to produce an emotional reaction, with or without our
volition] 241 .
Comment l’auteur pense-t-il traiter de ce lien entre vision et réponse émotionnelle ? Pour lui ce
lien se divise en trois éléments qu’il tente de théoriser. Ces éléments sont introduits à travers trois
termes : l’optique, le lieu et le contenu, qui évoluent au fil de l’introduction pour devenir le mouvement,
la position et le contenu. Chaque élément est théorisé et illustré en quelques paragraphes.
Nous avons déjà analysé précédemment le premier élément, l’« optique » [optics], qui est aussi
le plus développée et qui traite en fait essentiellement de la question de la perception en mouvement de
l’espace urbain. De ce principe nommé « vision en série », l’auteur en fait « une branche de l’art des
relations », la première, « un outil avec lequel l’imagination humaine peut commencer à fondre la ville
en un évènement cohérent » [a tool with which human imagination can begin to mould the city into a
coherent drama].
La question du « lieu » [place] ou de la « position » [position] occupe la deuxième place dans
l’esquisse de théorie proposée par l’auteur dans son introduction. Il s’agit ici de la relation qu’entretien
un individu avec son environnement par son corps. Cette relation procède « d’un éventail d’expériences
issues des impacts majeurs de l’exposition et de l’enfermement (qui peuvent atteindre des effets
morbides extrêmes dans les symptômes de l’agoraphobie et de la claustrophobie) » [with a range of
experience stemming from the major impacts of exposure and enclosure (which if taken to their morbid
extremes result in the symptoms of agoraphobia and claustrophobia)] résumées par l’auteur en un jeu
entretenu entre un « Ici » [Here] et un « Là » [There] : « un des plus grands effets en paysage urbain est
créé par une relation habile entre les deux […] » [Some of the greatest townscape effects are created
by a skinful relationship beween the two] 242 .
Enfin, troisième principe, celui du « contenu » [content], est plus flou. La description de ses
éléments dans le premier paragraphe associe des catégories décrivant de manière objective l’espace
physique – « échelle et style, texture et couleur » [scale and style, texture and colour] – à des
caractéristiques plus subjectives – « caractère et personnalité, unicité » [character and individuality] –
avant de mettre en valeur la diversité inhérente au fait urbain :
« Accepting the fact that most towns are of old foundation, « Si l’on accepte que la plupart des villes sont de fondation

241 Ibid., p. 10.


242 Ibid., pp. 12-13.

137
their fabric will show evidence of differing periods in its ancienne, leur tissu urbain montre des éléments de
architectural styles and also in the various accidents of différentes périodes dans ses styles architecturaux et aussi
layout. Many towns do so display this mixture of styles, leur disposition hasardeusement variée. Beaucoup de villes
materials and scales. » présentent ainsi ce mélange de styles, de matériaux,
d’échelles. »
Ces propos sont développés pour alimenter une critique forte de l’idée d’équilibre et d’harmonie
de la planification urbaine en jouant sur le double sens en anglais du mot « conformity », qui signifie à la
fois conformité et conformisme, et en utilisant une image pittoresque :
« Given a free hand that is what we might do… create « En ayant carte blanche, c’est ce que nous devrions faire…
summetry, balance, perfection and conformity. After all, that créer de la symétrie, de l’équilibre, de la perfection et de la
is the popular conception of the purpose of town planning. conformité. Après tout, ne s’agit-il pas de la conception
But what is this conformity? » 243 populaire de l’urbanisme ?
Mais quelle est cette conformité ? »
Pour l’auteur certes, un « cadre communément accepté » [commonly accepted framework] est
nécessaire, un cadre « qui produise de la lucidité et non de l’anarchie » [one that produces lucidity and
not anarchy]. Mais il s’agit, au sein de ce cadre, de « manipuler des nuances d’échelle et de style, de
texture et de couleur, de caractère et de personnalité, en les juxtaposant afin de créer un bénéfice
collectif » [manipulate the nuances of scale and style, of texture and colour and of character and
individuality, juxtaposing them in order to create collective benefits]. Une leçon issue de l’observation de
l’environnement qui « s’organise de lui-même non dans le conformisme mais dans le jeu entre ceci et
cela » [resolves itself into not conformity but the interplay of This and That.] 244 .

ƒ Au cœur du discours, la question du contraste


Dans cette dernière citation, la question des contrastes visuels apparaît très clairement. En fait,
elle est au cœur des propos de l’auteur sans pour autant être formulée explicitement comme principe
général. Dans chaque description des trois éléments de la « faculté de la vision », l’auteur les divise en
deux éléments interdépendants : la vue existante et la vue émergeante, ici et là, ceci et cela ; et insiste
sur la nécessité de les faire contraster le plus possible. Ainsi, concernant la « vision en série » [serial
vision] :
« The human mind reacts to a contrast, to the difference « L’esprit humain réagit au contraste, aux différences entre
between things, and when two pictures (the street and the les choses, et lorsque deux images (la rue et la cour) sont à
courtyard) are in the mind at the same time, a vivid contrast l’esprit en même temps, un vif contraste est obtenu et la

243 Ibid., p. 13.


244 Ibid., p. 14.

138
is felt and the town becomes visible in a deeper sense. It ville devient visible d’une manière plus approfondie. Elle
comes alive through the drama of juxtaposition. » 245 devient vivante à travers le récit de la juxtaposition. »
Cette obsession du contraste revient dans la partie traitant de la position :
« Here is an example. Suppose you are visiting one of the « Voici un exemple. Supposons que vous visitiez un de ces
hill towns in the south of France. You climb laboriously up villages perchés du Sud de la France. Vous grimpez
the winding road and eventually find yourself in a tiny village laborieusement la route balayée par le vent et vous vous
street at the summit. You feel thirsty and go to a nearby retrouvez finalement au sommet dans une rue de village.
restaurant, your drink is served to you on a veranda and as Vous avez soif et vous allez dans un restaurant à proximité,
you go out to it you find to your exhilaration or horror that votre boisson vous est servie dans une véranda et lorsque
the veranda is cantilevered out over a thousand-foot drop. vous la quittez vous découvrez, à votre grande joie ou
By this device of the containment (street) and the revelation horreur, que la véranda était en porte-à-faux par dessus un
(cantilever) the fact of height is dramatized and made vide d’une centaine de pieds. A travers la recette de la
real. » 246 restriction (rue) et de la révélation (porte-à-faux) la hauteur
est révélée et rendue réelle comme fait. »
Ou plus loin, toujours dans la même partie :
« […] it is easy to see how the whole city becomes a plastic « […] il est facile de voir comment la ville dans son
experience, a journey through pressures and vacuums, a ensemble devient une expérience plastique, un voyage à
sequence of exposures and exposures, of constraint and travers pressions et vides, une séquence d’expositions et
relief. » 247 d’enfermements, de contraintes et de reliefs. »
Comme nous l’avons vu, l’obsession du contraste est aussi présente dans la partie sur le
contenu. Pour illustrer son propos sur le conformisme qu’il est nécessaire de dépasser, l’auteur utilise
l’image pittoresque d’une soirée privée qui commence dans « une démonstration de bonnes manières »
[exhibition of manners] avant de devenir plus décontractée, permettant de découvrir « que l’esprit
tranchant mais de bon fond de Mlle X est exactement le bon contraste de la simple exubérance du
Major Y » [that Miss X’s sharp but good-natured witg is just the right foil to Major Y’s somewhat simple
exuberance] 248 . Une obsession du contraste qui se retrouve plus loin à propos de la couleur et du
paysage de Corot cité plus haut :
« It is a matter of observation that in a successful contrast of « C’est un fait observé que dans un contraste de couleurs
colours not only do we experience the harmony released réussi, non seulement nous ressentons l’harmonie obtenue,
but, equally, the colours o become more truly themselves. In mais que, d’une même manière, les couleurs elles-mêmes
a large landscape by Corot, I forget its name, a landscape of deviennent plus évidentes. Dans un grand paysage de
somber greens, almost a monochrome, there is a small Corot, j’ai oublié son nom, un paysage de vert sombre,

245 Ibid., p. 12.


246 Ibid., p. 12.
247 Ibid., p. 12.
248 Ibid., p. 13

139
figure in red. It is probably the reddest thing I have ever presque un monochrome, il y a une petite forme rouge.
seen. » 249 C’est probablement la chose la plus rouge que j’ai jamais
vue. »

3.1.2. Un recueil d’études de cas


Si l’auteur conclue l’introduction par : « ceci constitue la théorie du jeu, le fond ». Cependant, il
ajoute :
« In fact the most difficult part lies ahead, the Art of Playing. « Mais, la partie la plus difficile, l’Art du Jeu, reste à
As in any other game there are recognized gambits and développer. Comme dans les autres jeux, il existe des
moves built up from experience and precedent. In the pages stratégies et des tactiques issues de l’expérience et de
that follow and attempt is made to chart these moves under précédents. Dans les pages qui suivent nous tenterons de
the three main heads as a series of cases, and later to show faire la liste de ces tactiques sous les trois principales
their application by means of town studies an planning catégories sous la forme d’une série de cas d’étude, et
proposals. » 250 ensuite de montrer leur application au moyen d’analyses
urbaines et de propositions urbanistiques. »
Comment l’ouvrage répond-il à ce programme ?

ƒ Un « casebook », tentative de synthèse à partir d’études de cas


Le sommaire de Townscape propose au lecteur quatre grandes parties : « Casebook » [recueil
d’études de cas], « General Studies » [études générales], « Town Studies » [études de villes] et
« Proposals » [propositions]. Les entrées correspondant aux trois dernières parties montrent que celles-
ci correspondent bien à une simple suite d’études de cas. Dans le cas de « Town Studies » et de
« Proposals », nous retrouvons respectivement huit et dix noms de lieu, la plupart du temps des villes.
Pour ce qui est de « General Studies », le nombre d’entrées est plus important, dix-huit, et leurs intitulés
relativement variés. Nous retrouvons des thématiques architecturales classique – le mur, la clôture, le
sol – des thématiques urbaines qui ne le sont pas moins – éclairage de rue, publicité extérieure – ,
parfois développées en des formules évocatrices – « Des places pour tous les goûts », « Arbres
incorporés », etc. D’autres entrées font usage de formules moins claires, plus poétiques dont « Ligne de
vie », « Jambes et roues », « Le climat anglais », etc. La matière est donc relativement hétérogène mais
un simple regard aux articles correspondants suffit pour comprendre qu’il s’agit bien d’études de cas sur
divers sujets compilés.
La première partie, « Casebook », comporte 80 pages, ce qui est proche des parties « General

249 Ibid., p. 14.


250 Ibid., p. 15.

140
Studies » (96 pages) et « Proposals » (78 pages) et plus long que « Town Studies » (42 pages). Mais la
partie « Casebook » se signale par son originalité. Non seulement le sommaire n’indique que quatre
entrées, mais celles-ci correspondent aux intitulés théoriques développés dans l’introduction, à savoir
« Serial Vision », « Place » et « Content », auxquels est ajouté un quatrième, « The Functional
Tradition », sur lequel nous reviendrons plus loin. Cette partie se présente donc comme une synthèse
théorique, comme un développement des propos de l’introduction. Un autre élément confirme que la
partie « Casebook » est une synthèse : certaines de ses illustrations semblent provenir d’articles des
autres parties, notamment de croquis issus des « Proposals ». 251 L’usage du terme « casebook » est
particulièrement intéressant. Il correspond dans la langue anglaise à une acception très précise : un
livre contenant un recueil de cas légaux ou médicaux 252 . Appliqué aux questions urbanistiques, il ferait
référence à l’idée de « recueil d’études de cas urbains ». En fait, c’est l’ouvrage dans son ensemble qui
est un casebook. L’importance de ce terme pour l’ouvrage dans son ensemble semble se confirmer
avec son emploi dans le titre d’un des articles inclus dans les « General Studies », « Casebook
Precedents ».
Quelle est la construction de « Casebook » ? Les sous parties ne sont pas égales : « Serial
Vision » ne correspond qu’à quatre pages, alors que « Place » à trente-six pages, « Content » à trente
et « The Functional Tradition » à dix pages. Nous avons vu que les quatre pages de « Serial Vision »
montrent cinq exemples d’effets associés à la vision en séquences à l’aide de photos et de croquis.
Mais dans cette section, aucun titre n’est associé à un ensemble iconographique ou à une page,
aucune subdivision n’apparaît. Dans les deux autres parties, « Place » et « Content », qui sont
nettement plus longues, mais aussi dans « The Functional Tradition » dont la longueur est beaucoup
plus proche que « Serial Vision », le texte est organisé de manière différente. Un ou deux intitulés par
pages apparaissent en gras et sont développés à travers un court texte et une ou plusieurs images.
« Place » contient quarante-six entrées de ce type, « Content » trente-quatre et « The Functional
Tradition » neuf. Ces trois parties se présentent donc elles-mêmes comme, un casebook, un catalogue
des effets visuels de l’ « art des relations » que développe Townscape. A première vue ces trois parties

251 Par exemple les croquis en bas de la page 28 et en haut de la page 76 sont les reproductions, en noir et blanc, de deux
croquis en couleur faisant partie de l’article « Bankside Rengained », respectivement page 238 et page 240 ; les croquis en
bas de la page 38, en haut de la page 43 et en bas et à droite de la page 79 sont les reproductions de deux croquis de
l’article « A Precinct for Liverpool Cathedral », respectivement pages 254, 249 et 252-253 ; celui en bas de la page 41 est la
reproduction de celui de la page 102, de l’article « Squares for All Tastes » ; celui en haut de la page 85 est la reproduction
de celui page 152 qui fait partie de l’article « Outdoor Publicity ».
252 Casebook correspond ainsi en anglais à la fois à « recueil de jurisprudence » et « dossier médical ».

141
ne suivent pas une organisation claire : pas d’ordre alphabétique, pas de hiérarchie particulière
développée par la maquette de l’ouvrage ou par le sommaire mais une simple suite d’intitulés divers en
gras. Ce n’est qu’en lisant le texte correspondant aux intitulés que l’on peut comprendre qu’une
structure organise en fait l’intérieur de « Place » et « Content ». Certains intitulés en regroupent d’autres
qui sont pourtant exprimés de la même façon. Ainsi au fil du texte, nous découvrons que les différentes
entrées de « Place » peuvent être regroupées sous quatre intitulés.
Un premier « Possession » correspond aux « extérieurs [qui] sont colonisés pour des buts
sociaux ou commerciaux » [the out-of-doors [which] is colonized for social and business purposes.].
Avec le second intitulé, « La pièce extérieure et la clôture » [The outdoor room and enclosure], nous
retrouvons des propos de l’introduction :
« In this section of the casebook we are concerned by the « Dans cette section du recueil, nous sommes concernés
person’s sense of position, his unspoken reaction to the par le sens de la position de l’individu, sa réaction non
environment which might be expressed as ‘I am in IT or verbalisée à l’environnement qui peut être exprimé de la
above IT or below IT, I am outside IT, I am enclosed or manière suivante « je suis dans CECI ou au dessus de
exposed » 253 CELA ou sous CELA, je suis à l’extérieur de CECI, je suis
enfermé ou exposé »
Sous l’intitulé « Ici et là » [Here and there] sont associés deux groupes : une « première
catégories de relations [qui] est concernée par l’interaction entre un ici connu et un là connu » [first
category of relationships [which] is concerned with the interplay between a known here and a known
there] et les « aspects d’ici et là dont le ici est connu mais l’au-delà inconnu, est infini, mystérieux ou est
caché par un ruelle sombre » [aspects of here and there in which the here is known but the beyond is
unknown, is infinite, mysterious, or is hidden inside a black maw].
Enfin « Lier et joindre : le sol » [Linking and joining : the floor] est basé sur l’hypothèse qu’« un
des plus puissants agents pour unifier et lier la ville est le sol » [one of the most powerful agents for
unifying and joining the town is the floor] et que « si le sol est une étendue lisse et plate d’asphalte
grisâtre, alors les bâtiments resteront séparés car le sol échoue à intriguer l’œil de la même manière
que les bâtiments le font » [if the floor is a smooth and flat expanse of greyish tarmac then the buildings
will remain separate because the floor fails to intrigue the eye in the same way that the buildings do].
« Content » est aussi divisé en quatre sections. Une première, « Les catégories » [The
categories] traite des « grandes catégories paysagères » [great landscape categories]. L’auteur insiste
sur la nécessité que le paysage soit clairement divisé en différentes catégories qu’il s’agit ensuite de
juxtaposer pour renforcer leur contraste :

253 Ibid., p. 29.

142
« […] whatever the future may hold, one thing appears to be « […] quelque soit ce que nous réserve le futur, une chose
certain and that is the principle of categorization; for without apparaît comme certaine, le principe de catégorisation ; car
distinction between one thing and another all we get is a sans distinction entre une chose et une autre tout ce que
form of porridge which will maintain life only if one can nous obtenons est une forme de porridge qui est maintenue
refrain from vomiting it up » 254 en vie seulement si on peut se retenir de la vomir ».
Sous l’intitulé « Thisness », l’auteur cherche à trouver les éléments qui caractérise chaque
élément à partir de « l’idée de typicité, comme une chose est ce qu’elle est » [the idea of typicality, of a
thing being itself].
Les deux derniers groupes d’entrées traitent des relations entre chaque élément, chaque entité
du paysage. Un premier groupe, sans intitulé commun, traite des « émotions et [des] situations
dramatiques [qui] peuvent être extraites des différentes formes de relation » entre « Ceci et Cela »
[emotions and dramatic situations can be liberated out of the various forms of relationship]. Le second
développe non plus la simple idée de relation mais l’idée de contraste fort. Sous l’intitulé « Foils »
[repoussoirs, contrastes], l’auteur regroupe les différentes relations résultant « du mariage des opposés
[qui] peuvent être un effet d’échelle, de distorsion, de plantation d’arbre ou de publicité, mais [qui]
réussit car Ceci est bon pour Cela. » [marriage of opposites [which] may be a matter of scale, distortion,
tree planting or publicity, but [which] succeeds because This is good for That].
Ainsi en entrant dans le texte, nous découvrons que ces parties sont donc organisées sur un
mode hybride, d’un côté par entrées et de l’autre sous la forme d’un texte plus ou moins continu
développant chaque entrée et les liant et hiérarchisant entre elles, en les inscrivant dans un discours
plus global.

ƒ « Studies & Proposals » : un recueil d’articles


Face à la partie « Casebook », les trois autres – « General Studies », « Town Studies » et
« Proposals » – apparaissent bien plus hétérogènes. Au lieu de proposer une mise en page unifiée,
chaque sous-partie possède sa propre organisation aboutissant à un ensemble finalement très
fragmenté. Seule la présence des titres de chacune des parties dans le fil du texte, repris dans le
sommaire, donne corps à ces regroupements de sous-parties qui apparaissent comme autant d’articles
séparés. Devant une telle hétérogénéité, il est tentant d’émettre l’hypothèse que ces trois dernières
parties sont en fait autant de recueil d’articles disparates.
Nous avons vu que l’ouvrage est publié par The Architectural Press, maison mère de la revue
The Architectural Review. Lorsque l’on étudie les articles publiés par cette revue, on se rend compte

254 Ibid., p. 57.

143
que toutes les sous-parties de « General Studies », « Town Studies » et « Proposals », sauf une
exception, ont été été publiées sous la forme d’articles entre 1947 et 1958. Cette période correspond
précisément à la présence de Gordon Cullen au sein du comité de rédaction de la revue. La seule
exception est l’article « St Paul’s Churchyard » publié au sein de l’hebdomadaire The Architects’
Journal, revue associée au mensuel The Architectural Review.
Titre de l’article Particularité Année Mois Label
Townscape
General Studies
Squares for all tastes 1947 octobre
Cross as Focal Point 1952 février X
Closure 1955 mars X
The Line of Life 1950 août X
Legs and Wheels 1948 août X
Hazards 1948 mars
The Floor Titre original : « Focus on Floor » 1952 janvier
Prairie Planning En association avec art. de J. M.Richards 1953 juillet X
Rule of Thumb Titre original : « Bingham’s Melcombe » 1956 août
Street Lighting 1957 décembre X
Outdoor Publicity 1949 mai X
The Wall 1952 novembre X
The English Climate 1949 mars X
Casebook Precedents 1954 mars
Trees Incorporated 1950 octobre
Change of Level Co-écrit avec Peter Prangnell 1952 août X
Here and There 1958 novembre X
Immediacy 1953 avril X
Town Studies
Ludlow 1953 septembre X
Evesham 1954 février X
Shrewsbury 1954 mai X
Shepton Mallet 1957 septembre X
Trowbridge 1958 février X
Kimbolton Note 1953 août X
Cheltenham Note 1956 février X
Dursley 1956 juillet X
Proposals
Bankside Titre original : « Bankside Regained » 1949 janvier
New Marlow Inséré au sein d’un numéro spécial 1950 juillet
A Precinct for Liverpool 1948 décembre X
Cathedral
Pimlico Squares 1952 septembre X
Basildon New Town 1953 octobre X
Ewell Inséré dans un double article co-écrit avec I. Nairn 1957 juin X
Plymouth Barbican 1957 avril X
Oxford Relieved Article non signé 1956 mars
St Paul’s Churchyard Publié dans The Architects’ Journal 1955 août
Westminster Titre original : « Westminster Revisited » 1958 juin X
Tableau 4 : Articles publiés dans The Architectural Review
correspondant aux sections « General Studies », « Town Studies » et « Proposals » de Townscape
Au sein de cette revue, plusieurs formats d’articles existent. Quasiment tous ceux repris dans
Townscape correspondent au même format, l’article long, hormis deux brèves. Les titres n’ont que

144
rarement changé. Les articles ne sont pas organisés dans l’ordre de parution ce qui permet d’imaginer
que cette structure suit une certaine logique interne mais celle-ci n’est pas claire. La maquette de
chaque article, pensée dans une complète autonomie au sein de chaque numéro, n’est souvent que
peu remaniée pour l’ouvrage. Comme nous en avions fait l’hypothèse, ce recueil d’articles permet
d’expliquer la forme très hétérogène des trois dernières sections de Townscape. Au-delà de cet
ensemble d’articles, des matériaux de la première section, « Casebook », ont aussi été publiés
précédemment dans The Architectural Review. Le plus important est la séquence visuelle du complexe
de Westminster figurant dans la sous-section « Serial Vision » se trouve dans le deuxième article signé
par Gordon Cullen au sein de la revue et intitulé « Westminster Regained » [Westminster retrouvé].
Par ailleurs, l’étude des articles parus dans la revue The Architectural Review permet de
remarquer que l’usage du terme « townscape » apparaît très tôt. Dès août 1948, pour identifier
spécifiquement certains articles, un petit rectangle dans lequel est écrit ce terme en majuscule est
apposé sur la première page et souvent sur les autres. De plus, une rubrique existe sous ce nom dès la
création au sein de la revue d’une section de brèves en 1950. Près de quatre articles sur cinq parus
après la création de ce système d’identification et repris dans Townscape ont été signalés de cette
manière. Mais de nombreux autres articles, dont surtout des brèves, qui ne sont pas signés par Gordon
Cullen, bénéficient du même système d’identification. Même si Cullen est l’auteur principal des articles
ainsi identifiés entre 1947 et 1958, il n’est pas le seul.

3.1.3. La présence invisible d’un collectif


Townscape est donc un recueil d’articles publiés dans la revue The Architectural Review, la
plupart déjà identifiés comme participant d’un même ensemble nommé « townscape », et augmentée
d’une synthèse théorique. Mais d’autres articles publiés par d’autres auteurs ont aussi aussi bénéficiés
de la même identification. Dès lors, Townscape n’est-il que le produit de son auteur officiel, Gordon
Cullen ? Nous avons vu que malgré son hétérogénéité, la section « Etude de cas » [Casebook] suivait
une trame relativement organisée, présentée dans l’introduction. Pourtant la dernière sous-section ne
figure pas dans celle-ci.

ƒ La « Tradition fonctionnelle », une connexion à d’autres production


Dans les premières phrases de la sous-partie « The Functional Tradition », l’auteur indique
qu’elle « traite non des mouvements variés du jeu mais par la qualité intrinsèque des choses fabriquées
– structures, ponts, pavement, écriture et moulures – qui créent l’environnement » [concerns itself not
with the various moves in the game but with the intrinsic quality of things made –structures, bridge,
paving, lettering and trim- which create the environment]. Cette description fait apparaître The

145
Functional Tradition comme sensiblement redondante avec des éléments développés dans Place et
Content. Manifestement, The Functional Tradition ne s’inscrit pas dans Casebook au même titre que
Serial Vision, Place et Content. On peut postuler qu’il s’agit d’un ajout postérieur à la rédaction de
l’introduction, qui date de 1959 alors que l’ouvrage a été publié en 1961. De quelle nature est cet ajout ?
Un autre ouvrage a été été publié en 1958 par la même maison d’édition que Townscape, The
Architectural Press, avec un titre utilisant cette notion de « functional tradition » : « The Functional
Tradition in Early Industrial Buildings ». Or cet ouvrage est en fait la republication d’un numéro spécial
de la revue The Architectural Review intitulé « The Functional Tradition: its development during the last
years of the eighteenth and the first half of the nineteenth centuries, when the industrial revolution
adorned many parts of Britain with bold, anonymously designed factories, warehouses, docks and naval
dockyards, mills, breweries, maltings & past-houses » [La tradition fonctionnelle: son développement
durant les dernières années du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, lorsque la revolution
industrielle a orné de nombreuses parties de la Grande-Bretagne d’usines, d’entrepôts, de docks et
chantiers navals, de minoteries, de brasseries, de malteries & d’anciennes maisons audacieux et
conçus de manière anonyme] 255 . A la direction de ce numéro spécial apparaissent deux noms : J. M.
Richards qui n’est autre qu’un membre du comité de rédaction de la revue, ancien directeur de ce
même comité et architecte de formation, et Eric de Maré, architecte de formation et photographe,
ancien rédacteur en chef de The Architects’ Journal.
Ce numéro spécial de 1958 fait suite à un autre publié en 1950 et intitulé « The Functional
Tradition examined, analysed, exemplified and illustrated » [La tradition fonctionnelle examinée,
analysée, exemples et illustrations] 256 . Dans ce dernier, nous retrouvons tous les intitulés apparaissant
dans la sous-partie « Functional Tradition » de Townscape et surtout une très large majorité des
photographies utilisées. Sur quarante-deux illustrations, trente-quatre – soit 80% – figurent aussi dans
ce numéro publié plus de dix ans avant Townscape. Souvent, nous retrouvons aussi les mêmes textes.
Quelque fois, le constat est encore plus spectaculaire : certaines pages de Townscape sont simplement
la recomposition de pages de ce numéro spécial. Pourtant, Gordon Cullen n’est pas crédité pour
l’ensemble du numéro mais seulement d’une petite section portant sur l’échelle urbaine. Il est bien
entendu fort probable que Gordon Cullen ait participé au travail sur l’ensemble du numéro spécial de
1950 mais son action s’est inscrit dans un travail beaucoup plus collectif. Dans toute cette production
autour de la « tradition fonctionnelle », Eric de Maré, qui était un ami de Gordon Cullen, a joué un grand

255 The Architectural Review, vol. 123, n° 732 (juillet 1957), pp. 4-73.
256 The Architectural Review, vol. 107, n° 637 (janvier 1950), pp. 2-66.

146
rôle au côté de Richards 257 . Mais comme l’indique ce dernier dans son autobiographie, le travail sur la
« tradition fonctionnelle » s’inscrit en fait dans la suite d’une série d’articles publiés par Richards et un
de ses très proches amis, le peintre John Piper dans la revue avant la seconde guerre mondiale alors
même que Gordon Cullen ne faisait pas partie de la rédaction de la revue et n’y avait encore publié
aucun article 258 .
Avant guerre, John Piper est un jeune peintre pratiquant une expérimentation graphique et
picturale qui oscille entre une figuration aventureuse – avec une prédilection pour les vues urbaines de
stations balnéaires – et une abstraction rigoureuse dans laquelle il s’est lancé en 1934-35 259 . C’est à ce
même moment qu’il devient proche de Richards et commence grâce à lui à publier dans The
Architectural Review 260 . Parallèlement à la peinture figurative portant sur des sujets urbains ou
villageois, Piper développe aussi un intérêt prononcé pour le travail photographique sur ces mêmes
sujets. Ce double intérêt fait qu’il développe assez tôt une pratique originale : la rédaction de « carnets
topographiques » recensant ses découvertes durant ses expéditions à travers l’Angleterre 261 . Richards,
très intéressé par cette pratique, s’y associe et ensemble ils développent une série d’articles sur des
sujets divers mais dont la liste évoque très fortement les campagnes éditoriales dans la revue après-
guerre 262 . Or, la forme de ces articles annonce celle de ceux publiés par la suite par Gordon Cullen et
finalement celle de l’ouvrage Townscape lui-même. Non seulement le travail de Cullen mais la forme
même de ce travail s’inscrit ainsi dans un collectif beaucoup plus large.

ƒ Les crédits photographiques, trace d’une production collective


La sous-partie « La tradition fonctionnelle » permet ainsi de relativiser la position de Cullen en
tant qu’auteur unique de Townscape comme le suggère la seule présence de son nom sur la
couverture. Derrière celle-ci se profile une réalité beaucoup plus complexe où Cullen est certes

257 Voir Andrew Higott, « Eric de Maré and the Functional Tradition » in Eric de Maré: Photographer, Builder with Light,
Londres, Architectural Association, 1990, pp. 7-11 et Robert Elwall, Eric de Maré, Londres, RIBA Publications, 2000.
258 James Maude Richards, Memoirs of an Unjust Fella, Londres, Weidenfled and Nicolson, 1980, p. 194.
259 Durant cette période sa compagne Myfanwy Evans est la rédactrice d’Axis, une revue d’avant-garde.
260 Voir James Maude Richards, op. cit., p. 138.
261 Voir Richard Ingrams et John Piper, Piper’s Places, Londres, Chatto & Windus – The Hogarth Press, 1983, pp. 36-42.
262 Mais l’attrait de Piper pour ce type de travail se trouve comblé lorsque Richards lui présente John Betjeman, ancien
rédacteur en chef de The Architectural Review, et que ce dernier l’engage en 1937 pour participer à l’aventure des Shell
Guides. En lançant ces guides immédiatement après son départ de la revue, Betjeman entendait réinventer les guides
touristiques. Il en écrit deux, confient les autres à des amis qu’il avait rencontrés à Oxford, puis finalement fait appel à Piper
pour celui sur l’Oxfordshire, qui sera intitulé Oxon, avant de collaborer avec lui pour celui sur le Shropshire.

147
l’élément central mais où la figure de l’auteur est nettement plus partagée. Nous avons vu l’importance
de l’iconographie dans Townscape, or l’analyse de ce corpus permet d’étendre les conclusions à propos
de la partie « La tradition fonctionnelle » à l’ensemble de l’ouvrage.
Les deux premières pages qui suivent le sommaire de l’ouvrage sont consacrées aux
remerciements mais en fait ceux-ci consistent essentiellement en une très longue liste créditant les
auteurs des photographies qui ne sont pas de Gordon Cullen. On constate ainsi que la moitié des
photographies de l’ouvrage provient de la revue The Architectural Review, soit en nom collectif – trente-
huit photographies – soit à travers les membres de son comité de rédaction 263 . Parmi ces derniers
viennent d’abord les membres clés du comité. En tout premier lieu, il s’agit d’Hubert de Cronin Hastings,
le propriétaire de la maison d’édition The Architectural Press, ancien rédacteur en chef de la revue et
qui a joué un rôle clé dans la construction de la rubrique Townscape, sous son propre nom – trois
photographies – ou sous le pseudonyme d’Ivor de Wolfe – trente-sept photographies. Le second
contributeur est le photographe officiel de la revue, Hugh de Burgh Galwey – trente et une
photographies. Puis viennent à égalité le directeur de la rédaction durant cette même période, Ian
McCallum, et le critique Ian Nairn qui a rejoint Cullen pour animer la rubrique Townscape à partir
de 1955, tous les deux auteurs de vingt-cinq photographies. Dans une moindre mesure, d’autres
membres ou collaborateurs de la revue apparaissent. On retrouve bien entendu les protagonistes de la
« tradition fonctionnelle » comme J. M. Richards – huit photographies essentiellement dans cette
section – ainsi qu’Eric de Maré – sept photographies, mais qui sont dispersées dans l’ouvrage – mais
aussi John Piper – deux photographies, dont une dans cette section. Enfin, sont aussi cités les anciens
photographes officiels de la revue avant-guerre Dell & Wainwright – quatre photographies – et W. J.
Toomey – deux photographies.
Cet usage massif de photographies des membres du comité de rédaction aurait pu
correspondre aux trois dernières parties qui sont simplement le regroupement d’anciens articles publiés
dans The Architectural Review dont on a vu que certains étaient liés à des dossiers où apparaissaient
d’autres auteurs. Mais lorsque l’on analyse cette répartition partie par partie, on constate qu’il n’en est
rien. En effet, la première partie, « Casebook », produite spécialement pour l’ouvrage, compte
exactement deux tiers des photographies produites par d’autres auteurs et 77% de ces photographies
sont portées au crédit de la revue ou d’un de ses membres. Lorsque l’on regarde à l’intérieur de cette
première partie, un autre élément confirme que Townscape doit, au moins pour partie, être considéré

263 Sur les acteurs de la campagne du « townscape » ; voir infra. « Campagne du « townscape » et champ de l’urban
design : une co-production », p. 217.

148
comme une production collective. En effet, si les sous-parties « Place » et « Content » comportent
respectivement 71% et 68% de photographies issues de la revue parmi les photographies qui ne sont
pas de Cullen, ce taux atteint bien évidemment 94% pour la sous-partie « The Functional Tradition ».
Pour cette dernière sous-partie, Cullen n’est d’ailleurs l’auteur que de sept photographies sur quarante-
deux, soit seulement 17%.
La politique éditoriale de la revue avant la seconde guerre mondiale avait privilégié le
développement de la photographie comme médium principal pour les illustrations. Cette photographie
est d’abord une photographie noir et blanc d’avant-garde pouvant proposer des clichés très contrastés
aux points de vue spectaculaires. Cette politique s’appuyait sur le basculement à partir de 1935 de la
revue dans une solide politique de soutien aux architectes du Mouvement Moderne, allant jusqu’à une
implication très grande dans les instances de ce mouvement sur le sol britannique et au-delà. Le
développement de cette photographie d’avant-garde était censé médiatiser la modernité des bâtiments
montrés. L’association entre la revue et l’agence Dell & Wainwright a constitué l’élément le plus éclatant
de cette politique mais d’autres auteurs importants de cette photographie moderne ont collaboré à la
revue comme par exemple l’Anglais John Maltby – auteur d’une photographie publiée dans Townscape
– et surtout l’Etasunien G. E. Kidder Smith – auteur de six photographies 264 . Cette pratique a continué
après la guerre avec le photographe Hugh de Burgh Gawley intégré au comité de rédaction, mais il
semble que l’on assiste aussi à un glissement avec la montée en puissance d’une production des
membres du comité eux-mêmes, inspirée par la photographie professionnelle d’avant-guerre. Ils ont
eux-mêmes développé une pratique importante de la photographie dès les années 1930 à l’image de
Richards et de Piper mais celle-ci semble devenir généralisée et massive après-guerre. Même si cette
pratique était bien entendu avant tout documentaire, il parait évident qu’elle a adopté une part de
l’approche avant-gardiste de l’avant-guerre, dont le jeu sur le contraste 265 .

3.1.4. Un discours iconographique


Maintenant regardons à partir de quoi est construit ce discours sur l’art des relations. Nous
avons vu l’importance donnée à la question de la vision, il est donc naturel de se tourner vers l’étude du
système illustratif. Or cet ouvrage est en fait un véritable discours iconographique.
Townscape comporte une moyenne de 2,24 illustrations par page, ce qui est relativement
modeste. Mais lorsqu’on analyse la mise en page de l’ouvrage, on se rend vite compte que le système

264 Robert Elwall, Building with Light: The International History of Architectural Photography, Londres, Merrell – RIBA, 2004,
pp. 123-124 et 127-129.
265 Voir Robert Elwall, op. cit., pp. 128-129 et 163.

149
iconographique, en fait, domine largement. Dans la partie « Casebook », où la mise en page est la plus
systématique, le rapport illustrations / texte est en très net défaveur de ce dernier. En effet, dans cette
partie, les illustrations sont en général disposées dans la partie gauche de la page, en début de lecture,
mais peuvent très largement envahir le reste de la page si cela est nécessaire – format horizontal,
illustration supplémentaire, etc. Le texte, lui, d’une longueur variable mais souvent très courte – une
dizaine à une quinzaine de lignes – est cantonné à une colonne en haut à droite de la page. Et la
colonne de texte est la plupart du temps d’une largeur inférieure d’un tiers à celle de la colonne
d’iconographie. Même lorsque le texte occupe toute la partie droite de la page, ce rapport est le même.
Ce que l’on constate dans la partie Casebook se vérifie amplement dans les autres parties, voire se
traduit par une place encore plus limitée offerte au texte.
C’est ainsi que dans l’ouvrage Townscape, l’iconographie domine un texte qui lui est inféodé.
Ce n’est pas l’iconographie qui illustre le texte mais le texte qui illustre une iconographie, cette dernière
étant l’élément central du discours développé par l’auteur.

ƒ La place très limitée des projections orthogonales et notamment du plan


Mais quelle est la matière de ce matériau iconographique ? Décomposons ce matériel en deux
catégories : les projections orthogonales (plans, coupes, élévations, axonométries, etc.) et les
représentations sous la forme de vues en perspective. Lorsque l’on analyse la composition du matériau
illustratif de Townscape, on découvre un tableau nettement contrasté.
Ainsi, il est très largement composé de vues (88,5%) alors que le nombre de projections
orthogonales reste négligeable. Mais au-delà du nombre, l’usage même de ces dernières leur donne un
statut secondaire par rapport aux vues. Ainsi, les plans, coupes ou axonométries sont toujours d’une
taille nettement plus réduite que les vues représentées sur la même page. On constate aussi souvent
qu’elles sont parfaitement schématiques, peu détaillées. Bien loin d’être au cœur du discours de
l’auteur, les représentations orthogonales semblent en fait souvent avoir un statut complémentaire des
vues en perspective. Mais quoi de plus normal lorsque l’on se réfère aux propos de l’introduction sur
« l’optique ».
C’est particulièrement vrai pour la première partie, la synthèse théorique « Casebook ». Il est
frappant de constater en effet que dans cette partie, on ne compte que six représentations orthogonales
pour deux cent dix vues, soit moins de 3% du total de l’iconographie de cette partie. Lorsque l’on
regarde plus en détail, la démonstration est encore plus spectaculaire. Car la moitié de ces projections
orthogonales – deux plans et une coupe – se concentre dans les quatre premières pages qui
correspondent à la sous-partie sur la « Vision en Série » [Fig. 2, 3, 4 et 5]. Dans ce cadre, les
projections orthogonales ne sont utilisées que pour figurer les points de vue utilisés dans la séquence

150
visuelle et non pour leur qualité propre. Dans les 75 pages qui suivent, seules trois autres projections
orthogonales sont utilisées : un schéma, page 41 [Fig. 7], un plan, page 48 [Fig. 8], un plan de ville,
page 80 [Fig. 9]. Dans deux cas, ces représentations ne sont là que pour apporter des informations
supplémentaires à une vue qui est explicitement l’image principale : le plan page 48 est destiné à
expliquer la configuration du lac dont une vue est disposée en dessous, le plan page 80 ne sert qu’à
permettre la localisation dans Londres du parc dont une vue est dessinée au dessus. Seul le schéma en
coupe page 41 est utilisé pour lui-même et correspond à un intitulé « division de l’espace » [division of
space], mais sa taille est très limitée. Surtout, il semble appartenir à un groupe plus large organisé dans
la page et dominé par deux vues correspondant à deux intitulés différents « vue grandiose » [grandiose
vista] et « vue cadrée » [screened vista]. Il est très intéressant de remarquer aussi que la page 27
[Fig. 6] présente notamment une vue aérienne prise à la verticale qui pourrait remplacer un plan. Mais
cette fois-ci, à la différence des plans, cette représentation occupe la moitié de la page.
Qu’en est-il dans les autres parties ? On remarque une tendance identique même si le
contraste n’est pas aussi fort et que la situation peut sensiblement varier d’un article à l’autre, car
comme nous l’avons vu, il s’agit d’un regroupement d’articles. Dans la partie General Studies, l’usage
est toujours aussi peu important : un peu plus de 7% du total. Par exemple dans l’article « The Line of
Life », les plans des pages 113 et 117 [Fig. 16 et 17] ne sont utilisés que pour montrer la configuration
générale des littoraux de Brixham et de Looe et restent naturellement d’une taille modeste. Et l’absence
de tout plan figurant le littoral de Fowey, troisième situation comparée dans l’article, est une preuve
supplémentaire du fait que ce type de représentation n’est absolument pas central dans le discours
développé par l’auteur. Dans d’autres cas, on retrouve ce statut secondaire avec l’utilisation de coupes
(page 143, page 149) [Fig. 23 et 24], qui semblent présentes seulement parce qu’elles sont
nécessaires à une bonne compréhension du lecteur, ou avec l’inclusion d’un plan, page 163 [Fig. 25],
n’ayant aucun statut particulier au sein d’une suite de croquis. Seul l’article « Here and There » diffère
légèrement avec, pages 184 et 185 [Fig. 34 et 35], une place un peu plus importante donnée à une
coupe et deux plans. Mais seule la coupe est indépendante et les deux plans de la page 185 permettent
d’expliquer la configuration spatiale correspondant aux deux vues en croquis à gauche de la page.
En fait, on peut postuler que cet usage très limité des projections orthogonales correspond à
une véritable défiance envers ces représentations, et notamment vis-à-vis du plan. Comment
comprendre autrement l’usage de vues aériennes ou de vues de maquette – pages 134, 136 et 139
[Fig. 18, 19 et 22] – dans l’article « Prairie Planning », qui est une critique virulente de l’architecture des
villes nouvelles d’après-guerre ? Ces vues prennent explicitement la place de représentations en plan
en offrant un point de vue différent.
Même si la part des représentations orthogonales augmente sensiblement dans la partie

151
suivante, « Town Studies », pour atteindre plus de 18%, nous y retrouvons la défiance envers la
représentation. En effet, si quelques plans sont visibles, l’auteur préfère manifestement utiliser des vues
aériennes figurées en croquis. Page 214 [Fig. 56], ce type de vue est utilisé pour lui-même afin de
décrire la configuration de la ville de Shepton Mallet. Une réflexion similaire est menée à partir de deux
vues schématisées de la ville de Shrewsbury, page 205 [Fig. 47]. Mais, pages 199 et 224 [Fig. 42 et
66], dans les analyses des villes d’Evesham et de Trowbridge, ce type de vue vient remplacer le plan
dans la représentation de séquences visuelles. Deux analyses urbaines seulement utilisent des plans,
celles de Ludlow et de Drusley. Mais ces plans, pages 193 et 229-230 [Fig. 36 et 70-71], sont aussitôt
suivis de représentations sous la forme d’une vue aérienne en croquis, respectivement pages 197-198
et 231 [Fig. 40-41 et 72], auxquelles il est donné une place bien plus grande. Seul la petite carte du très
court article « A correct approach: Kimbolton », page 226 [Fig. 67], n’est pas secondée d’une
représentation en vue aérienne.
La situation change quelque peu dans la quatrième et dernière partie, « Proposals ». Les
représentations orthogonales sont bien plus nombreuses, plus de 26% du total. Hormis les deux
premiers, tous les articles de cette partie sont accompagnés de représentations orthogonales, et
notamment de plans relativement détaillés. Ces plans peuvent n’être qu’au nombre d’un par article
comme dans le cas des projets pour le quartier de la cathédrale de Liverpool [Fig. 78] ou pour le centre
de la ville nouvelle de Basildon [Fig. 95], voire de deux plans, un plan de situation et un plan détaillé,
comme pour le Barbican de Plymouth [Fig. 103]. Dans ce cas, ils sont utilisés pour détailler la
configuration spatiale du projet. Mais ces plans peuvent être beaucoup plus nombreux et utilisés dans
diverses logiques : présenter une évolution de la forme urbaine comme dans le cas du projet pour Ewell
[Fig. 102] ou comparer un ou plusieurs projets officiels et le contre-projet de l’auteur comme avec le
projet pour Oxford, ou pour l’approche de Westminster. Plus que le nombre, manifestement plus
important dans cette dernière partie, c’est l’usage ou non du plan nous permet de comprendre un
nouvel aspect du statut qui lui est octroyé : le plan n’est nullement un outil d’analyse urbaine pour
l’auteur mais potentiellement un outil de projet.
Par rapport à cette assertion, l’article « St Paul’s Churchyard » est une exception notable. Pas
moins de 12 représentations en plan sont utilisées, selon des modes divers. Ce nombre élevé tient au
propos de cet article : à l’aide de l’histoire des différents plans développés pour organiser l’espace
urbain autour de la cathédrale de Londres, l’auteur cherche à proposer un contre-projet face aux
diverses propositions officielles qui se sont succédées depuis les bombardements de la seconde guerre
mondiale. C’est ainsi que nous retrouvons quatre plans historiques proposant une analyse de l’évolution
du tissu urbain entourant la cathédrale St Paul, deux plans de projet historique faisant référence aux
propositions qui ont suivi l’incendie de 1666 et la reconstruction de la Cathédrale St Paul par

152
Christopher Wren, deux plans proposant une analyse de détail, trois plans figurant trois projets en
compétition après la guerre, etc. [Fig. 107, 108 et 109]. Ici, le plan acquiert bien le statut d’outil
analytique autonome, mais c’est le seul cas dans l’ensemble de l’ouvrage.
Or, cet usage très limité du plan est remarquable pour un ouvrage qui est non seulement publié
par une maison d’édition architecturale illustre, The Architectural Press, mais qui s’inscrit pleinement
dans le champ de l’architecture.

ƒ Des vues entre constat photographiques et croquis analytiques


Si les projections orthogonales ont une place limitée dans l’ensemble de l’ouvrage, les vues
sont omniprésentes comme nous l’avons vu. Non seulement la part de ces vues est écrasante, plus de
88% de l’ensemble des illustrations, mais leur usage leur confère une place centrale dans la
construction du discours développé. On remarque que ces vues peuvent être de deux natures
différentes : des photographies ou des croquis. Seules trois vues ne sont ni des photographies de
situations concrètes, ni des croquis de l’auteur 266 .
Quel est l’usage respectif des vues et des croquis ? Au premier abord, on pourrait penser que
les croquis sont utilisés presque exclusivement dans la partie « Proposals » pour représenter des
projets non réalisés, à la différence des parties précédentes qui analysent des situations construites.
Pourtant une analyse du rapport photographies / croquis dans chacune des parties montre une réalité
différente. Si dans la synthèse théorique « Casebook », les croquis sont en très petit nombre, près de
14% du total de l’iconographie, pour une part de plus de 83% pour les photographies, il n’en est pas de
même dans la partie « General Studies » où les vues sous forme de croquis comptent pour 36% et
celles photographiées pour 56% du total. Mais c’est en comparant « Town Studies » et « Proposals »
que l’on peut conclure que l’usage de ces deux types de représentation s’inscrit dans une autre
perspective. En effet dans ces deux parties, l’une proposant des analyses de villes existantes et l’autres
des projets, la part entre vues sous forme de croquis et vues photographiées par rapport au total de
l’iconographie est sensiblement équivalente, les croquis dominant nettement : 53%-29% pour « Town
Studies » et 48%-26% pour « Proposals ».
Cette analyse permet de constater que l’auteur utilise très majoritairement la photographie
lorsqu’il s’agit de développer la théorie mais fait appel plutôt au croquis pour l’analyse de situations et

266 Il s’agit d’une gravure, page 26, montrant une place qui est issue de The Architectural Review, d’une peinture
probablement de la Renaissance, page 28, issue des collections de la National Gallery et figurant un intérieur vu depuis
l’extérieur, et de nouveau une gravure ancienne, page 39, proposant une « scène allégorique italienne » mais dont la source
n’est pas mentionnée.

153
bien entendu le projet. La photographie semble donc utilisée comme preuve, comme outil permettant de
représenter une situation exemplaire qu’il ne s’agit pas d’analyser mais de montrer comme archétype
de chaque effet visuel discuté dans la partie « Casebook ». Par contre, lorsqu’il s’agit d’analyser
comment une situation articule plusieurs effets visuels, l’auteur semble utiliser prioritairement le croquis.
Bref, la photographie permet de faire des constats factuels, alors que le croquis est un outil analytique.
Mais, en l’absence de tout documents à propos de la production de cet ouvrage, ces hypothèses ne
peuvent que rester des hypothèses. Il est un fait que le matériel des différentes parties de l’ouvrage a
été produit dans des temporalités différentes, tout au long d’une dizaine d’années pour les articles qui
forment les trois dernières parties contre probablement un ou deux ans pour la première partie, et
probablement dans des conditions très différentes, Gordon Cullen étant plus directement associé au
groupe The Architectural Press lors de la fabrication de Townscape. Cela pourrait être une des
explications des différences entre « Casebook » et les autres parties en matière de types de vue
utilisés.

ƒ Au cœur de l’appareillage illustratif : le contraste


Mais au-delà de ces différences entre croquis et photographies, les deux sont majoritairement
imprimés en noir et blanc. Comment comprendre cette quasi-exclusivité ? Encore une fois, il est difficile
d’avancer quelques hypothèses tant cette question impliquerait une connaissance bien plus approfondie
du contexte entourant la publication de cet ouvrage. Prendre une démarche purement économique pour
une démarche artistique, la publication en noir et blanc étant nettement moins cher que la publication en
couleur, n’est pas le moindre de ces risques.
Abordons donc cette question autrement et intéressons-nous aux quelques pages en couleurs.
Celles-ci s’inscrivent dans une seule partie de l’ouvrage, « Proposals », et correspondent surtout à une
catégorie d’iconographie, les vues en croquis. Surtout, on remarque qu’il s’agit généralement d’une
seule couleur sous sa forme pure, vert dans le cas des articles « Pimlico Squares » [Fig. 85-93],
« Elwell » [Fig. 102] et « Plymouth Barbican » [Fig. 103] et marron dans celui de l’article « Basildon
New Town » [Fig. 94-99]. C’est seulement dans le cas des deux articles, « Bankside Regained » [Fig.
76] et « New Marlow » [Fig.77], que trois couleurs sont utilisées : cyan, rouge et bleu. Ces couleurs
pures sont appliquées en aplats généralement pleins. Mais dans trois cas, les articles monochromes
« Basildon New Town », « Elwell » et « Plymouth Barbican », un ou plusieurs autres types d’aplats sont
utilisés, en plus de l’aplat plein, pour offrir une autre densité de couleur.
L’usage de la couleur dans ces vues est très variable. Dans les deux premiers articles de
« Proposals », « Bankside Regained » et « New Marlow », les trois couleurs cyan, jaune, rouge
viennent donner à l’observateur des informations supplémentaires à propos des matériaux, de la

154
signalétique mais surtout animent des perspectives, les rendent plus vivantes. L’usage du vert dans
« Pimlico Squares » [Fig. 85-93] est identique : il symbolise la végétation, mais il est clair que l’objectif
est de donner plus de force aux vues en usant du contraste entre ce vert et le noir et blanc du fond. Il en
va autrement dans l’article « Basildon New Town » [Fig. 94-99], puisque le marron est utilisé pour
représenter les ombres dans leurs diverses intensités ou des différences de matériaux, mais encore
une fois il s’agit visiblement de rendre plus vivantes les vues en figurant un contraste naturel avec plus
de force. L’usage dans « Elwell » et « Plymouth Barbican » est sensiblement différent : la couleur n’est
plus utilisée dans les vues mais dans des plans. Dans le cas de « Elwell » [Fig. 102], le vert sert bien
entendu à symboliser les espaces végétalisés, qu’ils correspondent à des espaces probablement
agricoles, une ceinture verte, ou à un tissu périurbain moins dense et pourvu de jardins. Il est aussi
utilisé d’une manière bien plus banale pour donner plus d’importance à une flèche articulant deux vues
photographiques, que l’on retrouve dans « Pymouth Barbican » [Fig. 103], où la couleur devient un
élément comme un autre dans la légende d’une carte, un moyen de rehausser l’expression d’une
catégorie de cette légende.
Au-delà de l’idée de figurer des éléments bien précis qui nécessitent son usage, la couleur est
très largement utilisée par l’auteur dans ses croquis de la partie « Proposals » comme moyen d’animer
les représentations et notamment de souligner les contrastes. C’est particulièrement le cas dans
« Basildon Town Center » [Fig. 94-99] où le contraste qu’il s’agit de forcer est celui des ombres et des
matériaux en agissant sur la densité d’une seule couleur en superposition de croquis.
Mais cette obsession pour les contrastes se retrouve en fait dans le reste de l’ouvrage. En effet,
l’auteur insiste sur les contrastes de lumière et de matériaux dans la plupart des autres croquis. Cette
représentation des contrastes évolue en même temps que les représentations en croquis. Dans les
croquis des articles les plus anciens, l’auteur produit souvent des crayonnés assez précis pour figurer
les ombres alors que dans les croquis les plus récents, l’auteur utilise massivement des trames
industrialisées, du type zip-a-tone, en liaison avec des vues plus simples et schématiques. L’emploi du
noir et blanc pour les photographies et les croquis pourrait s’inscrire dans cette logique de mise en
valeur de contrastes élémentaires et forts en utilisant simplement les ombres et les textures et
permettant en même temps d’unifier l’ensemble.

ƒ La rencontre d’une esthétique pittoresque et moderne


Dans le numéro de décembre 1949 de The Architectural Review, alors que la campagne
éditoriale du « Townscape » a été lancée l’année précédente, Gordon Cullen publie un article intitulé

155
« Townscape Casebooks » qui est précédé d’un article théorique simplement intitulé « Townscape » par
le propriétaire de la revue, Hubert de Cronin Hastings, mais signé de son pseudonyme Ivor de Wolfe 267 .
Ces deux articles proposent pour la première fois un discours organisé autour de la campagne
éditoriale. Aucune autre tentative de ce type ne sera développée avant la parution de l’ouvrage
Townscape onze ans plus tard. Or le discours développé est relativement différent de celui que nous
trouvons dans ce dernier. L’article théorique construit le discours du « townscape » en rapport avec les
éléments du débat sur l’architecture moderne de l’époque tout en faisant déjà référence à la notion de
contraste. Dans l’article « Townscape », l’auteur insiste pour développer, à propos de l’espace urbain,
une approche « radicale » [radical] qui est :
« […] a passionate preoccupation with independant details, « […] une préoccupation passionnée pour les détails, les
parts or persons, an urge to help them to fulfil themselves, éléments ou les personnes indépendants, un fort désir de
achieve their own freedom ; and thus, by mutual les aider à être eux-mêmes, à atteindre leur propre liberté ;
differentiation, achieve an higher organization. » 268 et ainsi, par différentiation mutuelle, atteindre un plus haut
niveau d’organisation »
Cette esthétique urbaine basée sur la mise en valeur des différences est symbolisée
concrêtement dans ce même article par la valorisation de l’effet obtenu par la juxtaposition dans un
centre urbain de deux bâtiments de styles différents : « le bâtiment principal, ou du moins celui qui attire
l’œil, est […] un grand bâtiment carré fait de pierres du XVIIIe siècle recouvertes de lichen avec des
encadrements de fenêtre couleur chamois » [the principal building, or anyway the one that takes the
eye, is […] a large suare lichened early eighteenth century stone building with buff window achitraves] et
« une pharmacie en vénitien gothique construite à l’origine en briques blanches mais aujourd’hui
recouverte d’une peinture mélangeant marron mi mauve et marron doré […] » [a Venetian Gothic
chemist built originally of white brick but now over-painted a mixture of mid-puple brown and golden
brown] 269 .
Ce plaidoyer pour la « différence » mais aussi l’« irrégulier », l’auteur de l’article l’appuie sur
une référence en particulier. Le discours anglais sur le pittoresque apparaît en effet clairement comme
la ressource quasiment unique dans la construction de celui sur le « townscape ». L’article n’est-il pas
sous-titré « un plaidoyer pour une Philosophie Visuelle Anglaise fondée sur la vraie pierre de Sir
Uvedale Price » [A Plea for an English Visual Philosophy founded on the true rock of Sir Uvedale Price],

267 Ivor de Wolfe, « Townscape » et Gordon Cullen, « Townscape Casebook », The Architectural Review, vol. 106, n° 636
(décembre 1949), pp. 355-362 et 363-374.
268 Ivor de Wolfe, op. cit., p. 362.
269 Ibid., p. 361.

156
auteur-clé dans le débat autour du Pittoresque au XVIIIe siècle à travers son Essay on the Pictures
publié en 1794. Dans la déconstruction de la théorie esthétique classique qui a suivi la Renaissance, le
discours sur le pittoresque est né en Angleterre en liaison avec le développement de l’art des jardins.
Ses promoteurs ont ainsi mis en place une nouvelle catégorie esthétique, le « pittoresque », en
parallèle du « beau » classique et du « sublime ». Tout au long d’un débat qui anime l’Angleterre du
XVIIIe siècle, les canons d’un « nouveau » beau, le beau « pittoresque », sont fixés en référence à une
pratique artistique qui s’était significativement développée le siècle précédent : la peinture de paysage.
Selon ce discours, un beau jardin paysager doit être ainsi un jardin qui fournit au promeneur une série
de vues, de tableaux, inspirée par les tableaux des maîtres de la peinture de paysage comme Claude
Gelée dit Le Lorrain, Nicolas Poussin ou Salvator Rosa 270 . Dans ce discours esthétique, bien
évidemment, les effets visuels, dont le contraste, sont particulièrement mis en avant. Le recours à celui-
ci s’inscrit pour l’auteur de l’article dans la construction d’un nouveau discours au sein du Mouvement
Moderne en architecture. Il en appelle ainsi à un « développement régional », typiquement anglais, du
Style International qui passe notamment par un nouvel urbanisme « moderne », une « troisième voie »
anglaise qui s’éloigne de Le Corbusier, le « Français » qui est un « classique » et de Frank Lloyd Wright
curieusement rapproché du sublime « allemand ».
L’article intitulé « Townscape Casebook » qui suit et illustre « Townscape », propose un premier
recueil, organisé selon des catégories globalement différentes de celle que Gordon Cullen utilisera dans
l’ouvrage Townscape. Il propose notamment de regrouper les effets visuels par le rôle joué par l’œil.
L’article commence par une figure géométrique abstraite, un « objet cristalin » [crystalline object] 271 . Il
s’agit d’une figure classique des illusions d’optique simulant le relief d’un cube dans un autre mais qui
« peut être vu de deux manières » différentes. Comme le montre les deux petits dessins dessous qui
place cette figure dans un contexte, ce cube dans l’autre peut être vu alternativement en positif ou en
négatif. Or l’illusion d’optique qu’il provoque constitue le thème de la couverture du numéro dans lequel
figurent ces deux articles, le numéro dans lequel le « townscape » fait l’objet pour la première fois d’un
discours construit. On retrouve dans cette couverture exactement le même « objet cristalin »
accompagnée des deux petits dessins interprétatifs, chacun associé à un œil et une flèche dirigée vers
un côté différent de la figure abstraite afin d’illustrer l’illusion de manière explicite. Cette illusion
d’optique n’est donc pas anecdotique mais semble au contraire avoir un rôle important dans la

270 Voir le recueil de textes présentés par Marie-Madeleine Martinet, Art et Nature en Grande Bretagne au XVIIIe siècle. De
l’harmonie classique au pittoresque du premier romantisme, Paris, Aubier, 1980.
271 Gordon, Cullen, « Townscape Casebook », The Architectural Review, vol. 106, n° 636 (décembre 1949), p. 363

157
construction du discours sur le « townscape ». Elle est censée illustrer la différence entre les « deux
manières de voir… l’« associationnelle » et l’objective » [two ways of looking…the associational and the
objective], entre la figure abstraite en elle-même et cette figure augmentée d’éléments de contexte.
L’usage de la notion d’« associationnel » fait bien évidemment référence à l’associationnisme, courant
au cœur de la philosophie en Angleterre auquel se rattachent John Locke, David Hume ou John Stuart
Mill. La mobilisation de cette référence fait écho au discours de l’article « Townscape » qui s’appuie
fortement sur la philosophie de Locke. Mais le fait de faire appel à une illusion d’optique, l’« objet
cristalin », pour parler de la question de la perception, évoque de manière implicite le discours du
gestaltisme allemand. En effet, les illusions d’optique sont un des objets d’étude privilégié de ce courant
particulier de la psychologie qui traite prioritairement des questions de perception et qui a profondément
marqué le discours de l’art « moderne » en général et de l’architecture « moderne » en particulier au
sein duquel se situe l’auteur de l’article « Townscape » 272 . Or un élément clé du gestaltisme est
l’opposition fond/forme qui est l’un des aspects du contraste.

3.2. THE VIEW FROM THE ROAD : UNE RECHERCHE SCIENTIFIQUE SUR UN NOUVEL OUTIL URBANISTIQUE
The View from the Road est un ouvrage très différent de Townscape. D’un format folio, il fut
édité par The MIT Press une seule fois, en 1964. Depuis, malgré son apparition dans de nombreux
écrits comme référence, il n’a pas connu de réédition sous sa forme d’origine ou sous une autre. Ici, il
ne s’agit plus de bâtir un « art des relations » mais une science de l’expérience esthétique autoroutière.
Cette dernière est présentée comme une expérience urbaine particulière obtenue grâce à ce nouvel
objet qu’est l’autoroute urbaine. Cette « science » se nourrie tout autant d’une approche technique que
d’une approche paysagère de cet objet.

3.2.1. Construire une science de l’esthétique autoroutière


Dès la première ligne de la préface, la problématique guidant le propos des auteurs est
annoncé. Cet ouvrage traite de l’« esthétique autoroutière » [esthetics of highways]. Mais qu’est-ce que
recouvre réellement cette expression ambiguë ?

ƒ Un nouveau moyen : l’autoroute urbaine


Une première interrogation apparaît : qu’est-ce que les auteurs entendent par « highway » ?
Car ce terme recouvre en anglais américain trois réalités sensiblement différentes : « une route
principale, en particulier une route connectant deux villes importantes ; un synonyme d’« expressway » ;

272 Voir Roy R. Behrens, « Art, Design and Gestalt Theory », Leonardo, vol. 31, n° 4 (août 1998), pp. 209-303.

158
(principalement dans un usage officiel) ou une route publique » 273 . Le terme d’expressway est d’un
usage plus restreint – « une route principale [highway] conçue pour un trafic rapide, avec entrée et
sortie contrôlées, un terre-plein séparant les trafics dans les directions opposées, et avec, d’une
manière générale, deux voies ou plus dans chaque direction » 274 – ce qui en fait la traduction exacte du
terme français « autoroute ».
Quel est donc l’objet dont traite cet ouvrage : la simple route principale ou l’autoroute ? Une
même ambiguïté se retrouve dès le titre de l’ouvrage : « la vue depuis la route » [the view from the
road]. Or, toujours dans la préface, en dehors du mot highway, les auteurs mobilisent le terme road
[route] 275 , pour ensuite faire référence aux « nouvelles expressways ».
L’introduction du premier chapitre continue de faire planer le doute en utilisant alternativement
highway et road selon une fréquence quasiment égale : onze fois pour highway et neuf fois pour
road.Ce n’est qu’à la fin de cette introduction que le lecteur comprend le propos des auteurs :
« We will also restrict ourselves to the limited-access « Nous nous limiterons aussi aux autoroutes urbaines
highway in the city, although much of our material will be d’accès restreint [limited-access highway in the city], malgré
applicable to other roads. le fait qu’une grande partie de notre travail soit applicable
sur d’autres types de routes. »
Bien que le propos traite des routes en général, l’étude présentée dans l’ouvrage porte donc
bien sur le type particulier qu’est l’autoroute, voire l’autoroute urbaine. Cette assimilation entre ce travail
sur des cas autoroutiers et l’extension de ses conclusions à l’ensemble du système routier est
constamment présente dans l’ouvrage par l’usage près de deux fois plus important, dans le premier
chapitre, du terme road (quatre-vingt-douze occurrences) que de celui d’highway (quarante-sept
occurrences).
Si donc le propos est général, pourquoi les auteurs s’intéressent-ils plus particulièrement à ce

273 « A main road, esp. one connecting major towns or cities […] ; another term for expressway ; (chiefly in official use) a
public road […]. » Art. « Highway » in Elizabeth J. Jewell et Frank Abate, The New Oxford American Dictionary, New York,
Oxford University Press, 2001.
274 « A highway designed for fast traffic, with controlled entrance and exit, a dividing strip between traffic in opposite
directions, and typicaly two or more lanes in each direction. » Art. « Expressway » in op. cit. De nombreux autres termes
existent aux Etats-Unis pour décrire les différents types d’autoroutes comme freeway qui est un quasi-synonyme
d’expressway et turnpike qui est en général une autorouteà péage.
275 « Nous sommes convaincus, néanmoins, que ces nécessités sont parmi les plus importants qu’une route doive satisfaire
et qu’elles devraient avoir un poids substantiel dans l’évaluation finale du projet [We are convinced however that these
requirements are among the most important that a road must satisfy, and that they should have wieght in the final design
jugement]. » Ibid., p. 2.

159
type de route ? Pour obtenir une réponse, il est nécessaire de revenir à la préface :
« We became interested in the esthetics of highways out of « Nous nous sommes intéressés à l’esthétique de l’highway
a concern with the visual formlessness of our cities and an à partir d’un intérêt pour le manque de forme visuelle de nos
intuition that the new expressway might be one of our best villes et de l’intuition que la nouvelle expressway peuvent
means of re-establishing coherence and order in the new être un de nos meilleurs moyens pour rétablir de la
metropolitan scale. » 276 cohérence et de l’ordre à l’échelle métropolitaine. »
Une réponse à laquelle la dernière phrase de l’introduction du premier chapitre fait parfaitement
écho :
« We make this restriction because urban highways seem to « Nous faisons cette restriction parce que les autoroutes
pose the greatest problems and to promise the richest visual urbaines semblent à la fois poser les plus grands problèmes
returns. » 277 et promettre les bénéfices les plus grands en termes de
vision. »
Les expressways sont donc appréhendées par les auteurs, dans ces années 1960, comme des
objets nouveaux, de « grandes réussites de l’ingénierie » [great engineering achievement], qui offrent
de nouvelles possibilités à l’urbaniste pour contrôler la forme visuelle de la ville, son esthétique 278 .

ƒ Esthétique, expérience visuelle et séquence : vers une technique


Mais lorsque les auteurs utilisent le terme « esthétique » [esthetics], à quoi font-ils précisément
référence ? Retournons à la toute première phrase de l’ouvrage et citons-là en entier :
« This monograph deals with the esthetics of highways: the « Cette monographie traite de l’esthétique des autoroutes :
way they look to the driver and his passengers, and what comment elle sont perçues par le conducteur et ses
this implies for their designs. » 279 passagers, et ce que cela implique dans leur conception. »
Nous le voyons, les auteurs assimilent dès le départ esthétique et perception visuelle,
assimilation qui est confirmée dans les deux phrases qui suivent où les auteurs associent « la beauté

276 Ibid., p. 2.
277 Ibid., p. 3.
278 Si dans le chapitre 3 qui constitue le corpus principal d’analyse, les auteurs ne traitent, comme nous l’avons vu, que de la
Northeast Expressway de Boston, nombre d’autres cas ont été analysés dans l’étude qui a abouti à l’ouvrage : « Nos
conclusions ont été construites à partir de l’étude de nombreuses autoroutes urbaines de la Côte Est : la Route 2, Storrow
Drive et la Northeast Expressway à Boston ; East River Drive et West Side Drive à New York ; le Jersey Turnpike de Newark
à New York ; la Schuylkill Expressway à Philadelphie, mais aussi l’approche de la partie centrale de Philadelphie par
Fairmont Park ; le Rockefeller Parkway à Cleveland. » [Our conclusions were built up from the study of many urban
highways in the East: Route 2, Storrow Drive and the Northeast Expressway in Boston ; East River Drive and West Side
Drive in New York ; the Jersey Turnpike from Newark to New York ; the Schuylkill Expressway in Philadelphia, as well as the
approach to the central part of Philadelphia through Fairmont Park ; the Rockefeller Parkway in Cleveland.] Ibid., p. 27.
279 Ibid., p.2.

160
potentielle de ces grandes réussites de l’ingénierie » [the potential beauty of this great engineering
achievements] à un « potentiel visuel » 280 . Dans les deux premières phrases de l’introduction du
premier chapitre, les auteurs répètent la même assimilation en associant « les routes laides » [ugly
roads] et « le paysage routier ennuyeux, chaotique, perturbant » [the boring, chaotic, disoriented
roadscape].
Ce n’est qu’à la fin de cette introduction que les auteurs finissent par clairement exprimer ce
lien direct qui n’est pourtant pas évident :
« Highways have special visual qualities if we consider them « Les autoroutes ont des qualités visuelles spéciales si nous
as art. We will discuss them from the stand point of the les considérons comme de l’art. Nous discuterons d’elles du
driver and his passengers, ignoring the issue of how the point de vue du conducteur et de ses passagers, en
highway looks from the outside. » 281 ignorant la question de l’aspect de l’autoroute depuis
l’extérieur. »
Mais quelle est la perception visuelle dont il est ici question ? Toujours dans l’introduction du
premier chapitre, immédiatement après avoir indiqué que l’autoroute devrait être « une œuvre d’art » [a
work of art], les auteurs précisent :
« The view from the road can be a dramatic play of space « La vue depuis la route peut être un jeu dramatique
and motion, of light and texture, all on new scale. » 282 d’espace et de mouvement, de lumière et de texture, le tout
à une nouvelle échelle. »
Cette perception est donc avant tout une expérience sensible, une expérience autoroutière
[highway experience], expression servant de titre au premier sous-chapitre qui suit cette introduction et
qui commence par le paragraphe suivant :
« If the highway is a work of art, what are the raw materials « Si l’autoroute est une œuvre d’art, quels en sont les
of that art, and what are its principles? The sensation of matériaux de base et les principes ? La sensation de
driving a car is primarly one of motion and space, felt in a conduire une voiture est d’abord une sensation de
continuous sequence. Vision rather than sound or smell, is mouvement et d’espace, vécue dans une séquence
the principal sense. Touch is a secondary contributor to the continue. La vision, plus que l’audition et l’olfaction, est le
experience, via the response of the car to hands and feet. sens principal. Le toucher est un contributeur secondaire à
The sense of spatial sequence is like that of large-scale l’expérience, via la réponse de la voiture aux mains et aux
architecture ; the continuity and insistant temporal flow are pieds. La sensation de séquences spatiales est celle d’une
akin to music and the cinema.The kinesthetic sensation are architecture à grande échelle ; la continuité et l’intensité du
like those of the dance or the amusement park, although flot temporel sont comparables à de la musique et du

280 « This monograph deals with the esthetics of highways: the way they look to the driver and his passengers, and what this
implies for their design. We emphasize, as contrasted with their current ugliness. » Ibid., p. 2.
281 Ibid., p. 3.
282 Ibid., p. 3.

161
rarely so violent. » 283 cinéma. Les sensations kinesthésiques sont comme celles
de la danse ou des parcs d’attraction, même si elles sont
rarement aussi violentes. »
L’esthétique mobilisée ici est celle de l’expérience sensible de l’espace, une esthétique dans
laquelle la vision est le sens principal car le plus sollicité. C’est en raison de cette approche de l’espace
construit que les auteurs insistent sur la perception visuelle dynamique du conducteur plutôt que sur
des règles esthétiques particulières attachées à l’autoroute comme objet construit. Les auteurs peuvent
ainsi préciser une dernière fois le point de vue très particulier qu’ils souhaitent traiter dans leur ouvrage :
« While the road makes a dynamic impression on the driver « Alors que la route exerce une impression dynamique sur
and his passengers, it also exists as a static, bulky object in le conducteur et ses passagers, elle existe aussi comme un
the landscape, a substantial piece of urban scene for those objet statique, encombrant dans le paysage, un morceau
who live along its borders. This represents a two-faced substantiel du paysage urbain pour ceux qui habitent le long
problem, much as if a theatrical designer had to be de ses abords. C’est un même problème à deux facettes,
concerned with the visual form of the backstage apparatus. comme si un scénographe devait être concerné par la forme
Howerver important, it is a problem that we will not consider visuelle de tout l’appareillage de scène. Tout aussi
here. » 284 important qu’il soit, ce problème ne sera pas abordé ici. »
L’esthétique dont il est question ici est donc avant tout visuelle. Il s’agit même d’une expérience
visuelle, celle du conducteur d’une automobile et de son passager. Mais en quoi consiste-t-elle ? Un
des derniers paragraphes du sous-chapitre « L’expérience autoroutière » [The Highway Experience]
apporte une réponse :
« This driving experience can now be described as being a « L’expérience de la conduite peut désormais être décrite
sequence played to the eyes of a captive, somewhat fearful, comme une séquence jouée aux yeux d’un public captif,
but partially inattentive audience, whose vision is filtered quelque peu effrayé, mais partiellement inattentif, dont la
and directed forward. » 285 vision est filtrée et dirigée vers l’avant. »
Ainsi la transition est achevée. Nous avions commencé avec un questionnement général à
propos de l’esthétique pour glisser vers un plus précis concernant la perception visuelle, puis de la
perception en général vers la perception comme une expérience dynamique et enfin de cette
expérience vers un questionnement sur les séquences visuelles.
C’est à travers ce glissement que nous comprenons la place centrale, constatée dans le
chapitre précédent de cette thèse, que les auteurs donnent à la question des séquences visuelles au
sein de leur ouvrage.

283 Ibid., p. 4.
284 Ibid., p. 4.
285 Ibid., p. 5

162
ƒ Une démarche analytique pour permettre au designer d’agir sur le sens de la ville
Mais comment travailler sur cette expérience autoroutière ? Les auteurs dédient l’ensemble du
premier chapitre à la réponse à cette question en développant une démarche explicitement analytique.
Ils divisent cette expérience en autant d’éléments différents y concourant. Nous retrouvons ici les
différentes catégories subordonnées au sujet des « séquences visuelles » que nous avions isolées
dans le chapitre précédent et qui se développent en un discours analytique très élaboré.
Il y a d’abord « les éléments de l’attention » [The Elements of Attention] qui correspondent au
« genre d’éléments identifiables qui captent l’attention d’un passager avant ». Mais « au-delà de la
concentration sur les détails proches, la sensation fondamentale sur la route, à laquelle il est fait
référence de manière continue, c’est le sens visuel du mouvement et de l’espace » [beyond the
concentration on near detail, the fundamental sensation of the road, continuously referred to, is the
visual sense of motion of self,]. En fait, ce deuxième élément « inclut le sens du mouvement propre, le
mouvement apparent des objets environnants et la forme de l’espace dans lequel on se déplace » [the
apparent motion of surrounding objects, and the shape of the space being moved through]. 286 Dans les
sous-chapitres qui suivent, cinq « facteurs » sont traités : « le sens du déplacement » [The Sense of
Motion], « le tracé de la route » [Road Alignment], « le mouvement du champ » [The Motion of the
Field], « la sensation de l’espace » [The Sense of Space] et « l’extension de soi » [The Extension of
Self]. Puis viennent trois sous-chapitres correspondant à « la construction d’une image de sa
localisation au sein de son environnement » [building a locational image of his environment] et à « sa
propre orientation au sein de cette image » [orienting himself within this image] dans laquelle « le
conducteur est engagé » [the driver is engaged] 287 : « l’approche d’objectif » [Goal Approach],
« l’orientation » [Orientation] et « la signification » [Meaning].
Dans la description de ces différents éléments, mais aussi dès la préface, nous retrouvons le
clivage observé dans la construction des diagrammes dans le chapitre précédent de cette thèse : d’un
côté les éléments « des sensations du mouvement et de l’espace » et de l’autre les éléments de
« l’orientation » qui sont dans le discours des auteurs d’un « autre niveau d’organisation ». Mais à côté
de ces deux niveaux, les auteurs introduisent un troisième, celui de la « signification » qui ne fait pas
l’objet d’une représentation en tant que tel car il dépasse complètement l’échelle de l’autoroute. En

286 « This includes the sense of motion of self, the apparent motion of surrounding objects, and the shape of being moved
through. These factors are all intertwined, since the visual jugement of motion is based on the apparent motion of exterior
objects an dis interpreted as being motion in relation to the enclosing spatial form. » Ibid., p. 8.
287 Ibid., p. 14.

163
effet, à travers ce dernier « niveau d’organisation », les auteurs donnent à l’autoroute urbaine un rôle
central dans la structuration de la ville contemporaine comme ensemble signifiant :
« Would it be possible to use the highway as a means of « Serait-il possible d’utiliser l’autoroute comme moyen
education, a way of making the driver aware of the function, d’éducation, une manière de rendre le conducteur conscient
history, and human values of his world? The highway could des fonctions, de l’histoire et des valeurs humaines de son
be a linear exposition, running by the vital centers, exposing monde ? L’autoroute pourrait être une exposition linéaire,
the working parts, picking out the symbols and the historical expliquant les centres vitaux, montrant les parties
landmarks.» 288 industrielles, sélectionnant les symboles et points de repère
historiques. »
La démarche analytique développée par les auteurs permet donc de comprendre que « les
différents aspects d’une autoroute – ses séquences d’espace et de mouvement, son rôle dans l’image
de l’environnement, le sens qu’il aide à exprimer – sont séparables seulement dans un sens
scientifique » [The various aspects of a highway-its sequence of space and motion, its role in the
environmental image, the meaning it helps to express-are only separable in an academic sense.] mais
qu’ils sont profondément articulés les uns aux autres dans la réalité.
Dans quelle perspective s’inscrit la mise au point de cette démarche analytique ? La conclusion
du premier chapitre n’en fait pas mystère. Intitulée « les objectifs de la conception », elle développe des
objectifs clairement urbanistiques : concevoir et aménager des systèmes autoroutiers très performants
dans les trois niveau composant l’expérience autoroutière. Dès l’introduction du premier chapitre, cet
objectif urbanistique apparaît :
« These long sequences could make our vast metropolitan « Ces longues séquences peuvent rendre nos vastes aires
areas comprehensible: the driver would see how the city is métropolitaines compréhensibles : le conducteur verrait
organized, what is symbolizes, how people use it, how it comment la ville est organisée, ce qu’elle symbolise,
relates to him. To our way of thinking, the highway is the comment les gens l’utilisent, comment elle entre en relation
great neglected opportunity in city design. » 289 avec lui. Selon notre point de vue, l’autoroute est la grande
opportunité négligée en city design »
Mais dans cette explication, ce n’est pas la notion de city planning qui est mobilisée mais la
notion de city design. Cette technique, qui se base sur un travail analytique, s’inscrit donc de manière
explicite dans un champ particulier au sein de l’urbanisme, l’urban design. En fait dès la préface, les
auteurs choisissent précisément leur vocabulaire. Ainsi, s’ils déclarent que « cette monographie est
destinée à l’ingénieur autoroutier » [this monograph is addressed to the highway engineer], c’est pour
développer par la suite tout un paragraphe faisant appel à la notion de design :

288 Ibid., p. 8.
289 Ibid., p. 2.

164
« Design involves a balanced judgement about many « La conception implique un jugement équilibré entre
factors, of which visual requirements are only one set. We plusieurs facteurs dont les nécessités visuelles n’en sont
are convinced, however, that these requirements are among qu’une partie. Nous sommes convaincus, néanmoins, que
the most important that a road must satisfy, and that they ces nécessités sont parmi les plus importantes qu’une route
should have substantial weight in final design doive satisfaire et qu’elles devraient avoir un poids
judgement. » 290 substantiel dans l’évaluation finale du projet. »
D’une manière encore plus spectaculaire, dans le premier chapitre de cet ouvrage, le terme de
conception ou design est utilisé sept fois alors que le terme de planification ou planning n’y figure pas
du tout, pas plus que la notion d’ingénierie [engineering]. Une section de ce chapitre est même
entièrement dédiée à cette question : « Les objectifs du projet » [The Objectives of Design]. De même,
c’est la figure du designer qui est convoqué régulièrement dans ce premier chapitre et malgré son
apparition dans la préface comme principal destinataire, l’ingénieur n’est jamais évoqué. En fait dès la
préface les auteurs ne font pas mystère de leur positionnement disciplinaire en indiquant que
« beaucoup des idées exprimées font, bien entendu, partie de l’héritage général des professions du
design appliqué à un nouveau sujet » [many of the ideas, of course, are part of the general heritage of
the design professions, applied to a new subject]. C’est ainsi que lorsqu’après avoir dédié leur ouvrage
à l’ingénieur autoroutier, comme nous l’avons vu, ils déclarent : « nous espérons qu’il trouvera nos
idées utiles ». Il faut comprendre qu’en fait ils inscrivent ces « idées » dans un champ de savoir
complémentaire mais très explicitement extérieur à celui de l’ingénieur. A travers The View from the
Road, des designers transmettent aux ingénieurs de voirie un savoir en design.

3.2.2. Une recherche au croisement entre questions paysagères et solutions techniques


A la différence de Townscape, The View from the Road ne développe pas son argumentaire à
travers l’iconographie. Il est donc naturel que les crédits photographiques de l’ouvrage n’offrent que peu
d’intérêt pour comprendre comment se positionne le discours des auteurs. Par contre, comme tout
ouvrage s’inscrivant dans la construction d’une démarche scientifique, The View from the Road fait
explicitement référence à d’autres ouvrages à travers deux moyens : des notes dans le corps du texte
et une bibliographie. Cette dernière offre une grande ressource pour comprendre le positionnement des
auteurs.
Elle est relativement courte, avec seulement vingt entrées. Hormis le cas de J. B. Jackson, il n’y
a qu’un texte par auteur. Elle est aussi internationale mais parmi les sept références qui ne sont pas
étasuniennes, la quasi-totalité est de langue anglaise – cinq titres anglais, un titre sud-africain, et une

290 Ibid., p. 2.

165
référence hollandaise mais comportant un texte en anglais pour un seul texte uniquement en allemand.

ƒ L’établissement de règles pour la conception autoroutière


Décomposons maintenant cette bibliographie. On constate d’abord que neuf publications font
explicitement référence au thème routier ou autoroutier :
• American Association of State Highway Officials, A Policy on Arterial Highways in Urban Areas,
Washington, 1957.
• Automotive Safety Foundation, Driver Needs in Freeway Signing, Washington, décembre 1958.
• Bakker, H. B., A. E. J. Nap et G. A. Overdijkink, De Schoonheid van de Weg, La Haye, Het
Nederlandsche Wegencongres, 1959.
• California Department of Public Works, A Plan for Scenic Highways in California, rapport, 15
mars 1963.
• F. W. Cron, « The Art of Fitting the Highway to the Landscape » in W. Brewster Snow (dir.), The
Highway and the Landscape, New Brunswick (N. J.), Rutgers University Press, 1959.
• Sylvia Crowe, The Landscape of Roads, Londres, The Architectural Press, 1960.
• J. L. Gubbels [orthographié Gibbels], « Location and Road Focus » in Joint Committee on
Roadside Development, Roadside Development, Washington DC, Highway Research Board,
1940, pp. 41-43
• Desmond Hennessey, « Motor Roads in the Modern Landscape », Architectural Design,
septembre 1956.
• Hans Lorenz et F. A. Finger (dirs.), Trassierungsgrundlagen der Reichsautobahnen, Berlin, Volk
und Reich Verlag, 1943.
Mais d’autres publications figurant dans la bibliographie peuvent être rattachée à ce groupe. Il
s’agit notamment de la troisième partie de l’ouvrage Man Made America, Chaos or Control ? de
Christopher Tunnard et Boris Pushkarev intitulée « The Paved Ribbon » [Le ruban asphalté] 291 . Boris
Pushkarev, ancien étudiant de Christopher Tunnard devenu senior planner à la Regional Plan
Association 292 , spécialiste de la question des autoroutes, est l’auteur de cette partie. Enfin les deux

291 New Haven (Conn.), Yale University Press, 1963.


292 La Regional Plan Association a été créée à la suite de la publication du Regional Plan of New York and Its Environs
réalisé sous la direction de Thomas Adams comme organisation chargée de la réalisation du plan. Elle l’a révisé dans les
années 1960 en publiant un second plan dans lequel Boris Pushkarev pris une part active. Pushkarev est nommé chief
planner en 1967. Le troisième plan sera publié en 1996.

166
textes référencés de J. B. Jackson, « Other-Directed Houses » et « The Abstract World of the Hot-
Rodder » publiés dans la revue Landscape 293 , s’inscrivent aussi dans un questionnement sur le monde
de la route. C’est donc un total de douze références sur vingt qui ont comme thème la question des
routes et autoroutes, ce qui peut apparaître comme normal pour un ouvrage traitant de cette question.
Mais toutes ne l’abordent pas de la même façon.
Trois ouvrages sont issus d’organismes nationaux officiels. C’est le cas de A Policy of Arterial
Highways in Urban Areas qui est l’œuvre de la très puissante American Association of State Highway
Officials. Cette dernière a fonctionné comme une administration fédérale durant l’entre-deux-guerres, à
un moment où l’administration des routes et autoroutes était encore du ressort des Etats, et a ainsi
préparé le grand programme fédéral de construction d’autoroutes – les interstate highways – réalisé
après guerre. Cette action s’est traduite par la promotion d’une doctrine de conception commune à
l’ensemble des Etats-Unis à travers une série de trois publications dont A Policy of Arterial Highways in
Urban Areas est la dernière 294 . Ce texte est donc un ouvrage de base à propos des autoroutes
urbaines qui tente de traiter de l’ensemble du champ de la conception autoroutière dans les secteurs
urbains.
Il constitue cependant une exception dans cette bibliographie. Les autres ouvrages officiels
référencés traitent de la question des autoroutes selon l’angle plus restreint de leur esthétique. Cette
esthétique est d’abord une esthétique des règles de conception, de la géométrie des tracés. C’est
particulièrement le cas de l’ouvrage allemand publié en 1943, Trassierungsgrundlagen der
Reichsautobahnen [Fondements du tracé des autoroutes du Reich]. Constitué d’une vingtaine d’articles
rédigés par les grands protagonistes du programme autoroutier du IIIe Reich (Alwin Seifert, Hans
Lorenz, Ostwald, etc.), cet ouvrage fait le point sur les différentes expériences issues de ce
programme 295 . Il s’agit de dépasser les pratiques localisées et de constituer une doctrine organisée
autour de cinq points qui sont autant de chapitres : principes généraux, tracés en courbe, aménagement
spatial, moyens de représentation et de contrôle, routes et véhicules.

293 Respectivement vol. 6, n° 2 (hiver 1956-57), pp. 29-35 et vol. 7, n° 2 (hiver 1957-58), pp. 22-27.
294 Il est surnommé le livre rouge. Les deux autres sont Policies on Geometric Highway Design publié en 1950 et A Policy on
Geometric Design for Rural Highways, surnommé le livre bleu, publié en 1954 et réédité en 1965.
295 Hans Lorenz fut le collaborateur d’Alwin Seifert au sein du groupe de travail « paysagisme » [Landschaftgestaltung] de la
Société de recherches autoroutières [Forchungsgesellschaft für das Strassenwesen] de 1935 à 1938. Voir Volker Ziegler,
« Les autoroutes du IIIe Reich et leurs origines » in Jean-Louis Cohen (dir.), Les Années 30. L’architecture et les arts de
l’espace entre industrie et nostalgie, Paris, Editions du Patrimoine, 1997, p. 213 note 42. Fredrich August Finger était un
ingénieur de la construction qui a fondé en 1944 un institut à l’Université de Weimar, future Bauhaus Universiteit.

167
Cette queston est aussi abordée par le troisième ouvrage. De Schoonheid van de Weg [La
beauté de la route] est sous-titré Fotoboek over de esthetische verzorging van de weg [recueil de
photographies sur le traitement esthétique de la route], publié en 1959 par le Congrès des Routes
Néerlandais avec traduction en allemand, anglais et français. Recueil de cas associant pour chacun une
photographie et un très court commentaire, il propose explicitement de développer une technique de
l’esthétique de la route basée sur le « guidage visuel » et le « tracé ». Il est rédigé par trois techniciens
travaillant dans l’administration nationale hollandaise de l’aménagement du territoire : un « ancien
ingénieur en chef des travaux publics » et « conseiller pour le traitement esthétique des routes
nationales », l’« ingénieur en chef – directeur des travaux publics » et un « ingénieur-inspecteur de
l’administration forestière de l’Etat, service de l’aménagement du paysage ». En fait, cet ouvrage
s’inscrit dans l’articulation entre deux périodes dans l’aménagement des routes aux Pays-Bas dans
l’après-guerre. Alors qu’elle avait été jusqu’alors entre les mains des services forestiers de l’Etat, et
donc marquée par une perspective qui était celle de la protection du paysage, la conception des routes
passe dans le giron des ingénieurs et bascule ainsi du monde de l’esthétique à celui de la technique 296 .
D’autres textes subordonnent eux aussi la question de l’esthétique de l’autoroute à
l’établissement de règles de conception. Tous ces textes ont été produits par des auteurs s’inscrivant
dans cette pratique. C’est notamment le cas de l’article de Frederick W. Cron 297 intitulé « The Art of

296 L’un des auteurs de cet ouvrage G. A. Overdijkink fut employé dès 1929 comme forestier adjoint par le service forestier
national des Pays-Bas pour conseiller sur les plantations le long des routes et des canaux appartenant à l’Etat et fut aussi
impliqué dans la commission « De weg en het landschap » [La route et le paysage] de l’association pour la protection du
patrimoine national « De Bond Heemshut ». Il sera le directeur de l’ouvrage du nom de la commission qui est publié en 1935
en association avec Vereninging Het Nederlandse Wegencongres [la Convention de l’Association Néerlandaise des Routes]
et le ANWB [le Touring Club Royal des Pays-Bas], puis rédacteur d’une brochure toujours pour le compte de « De Bond
Heemshut » intitulée Langs onze wegen [Le long de nos routes]. En 1947 est créé le Département
« Landschapsverzorging » [protection du paysage] au sein du Service National des Forêts. Mais avec l’augmentation du
trafic, l’expertise de l’insertion dans le paysage est transférée aux ingénieurs routiers formés à travers des excursions et des
formations. C’est cet ensemble d’études de cas et de théorisation qui aboutit à la publication en 1959 de l’ouvrage De
shoonheid van de weg [L’esthétique des routes]. Voir Hein D. van Bohemen, Ecological Engineering and Civil Engineering
Works, Thèse de doctorat, Technische Universiteit Delft, 2004, pp. 174-176.
297 Frederick W. Cron rejoint le Bureau of Public Roads (BPR) en 1928 et pendant 28 ans s’occupe de la conception et de la
réalisation des routes forestières et parkways nationaux sur la Côte Est. Après avoir servi dans le corps du génie en Alaska
durant la seconde guerre mondiale, il fut Design and Construction Engineer pour la division du BPR qui s’occupait des
Philippines. Puis il devint Regional Engineer pour la Région 15 du BPR, responsable des contacts en matière de conception
et réalisation avec le National Park Service, le Forest Service et d’autres agences. De 1961 à 1969, il fut Regional Design
Engineer pour la Région 9, basée dans le Colorado jusqu’à sa retraite. Durant sa carrière et sa retraite, il fut un historien du

168
Fitting the Highway in the Landscape » et de la partie « The Paved Ribbon » écrite par Boris Pushkarev
cités ensemble dans la section « Tracé de la route » du premier chapitre de l’ouvrage. Ces deux textes
assez techniques sont utilisés pour soutenir que « l’opinion générale est aujourd’hui en faveur d’une
ligne « flottante », courbe et variée mais sans coupure ou interruptions visuelles [alors qu’] une
continuité douce est plus désirable » 298 . Ils parmi les quatre références bibliographiques citées dans le
corps de The View from the Road. Mais c’est aussi le cas de l’article de Desmond Hennessey, « Motor
Roads in the Modern Landscape », qui comporte une double page intitulée « Eléments de conception
autoroutière. Liste reprenant l’expérience acquise jusqu’à aujourd’hui » [Elements of motor road design.
Chart outlining experience gained to date] 299 . La dernière référence autoroutière cité dans le corps de
l’ouvrage est le texte de J. L. Gubbels qui introduit la notion de « focalisation routière » ??? [road focus]
dans la conception – c'est-à-dire le fait que, la vitesse augmentant, le champ visuel du conducteur se
réduit – ainsi que celui de l’Automotive Safety Foundation à propos de la signalisation autoroutière
[freeway signing].

ƒ Le paysage comme objet et comme pratique


Parmi les différents textes traitant de la question de l’esthétique de l’autoroute, il est intéressant
de remarquer que la plupart le font en associant explicitement route [road], ou autoroute [highway], et
paysage [landscape]. C’est le cas des ouvrages de Frederick W. Cron, The Art of Fitting the Highway in
the Landscape, de Sylvia Crowe, The Landscape of Roads, de Desmond Hennessey, Motor Roads in
the Modern Landscape. La notion de paysage est aussi centrale dans l’ouvrage de Christopher Tunnard
et Boris Pushkarev qui est sous-titré « une enquête à propos de certains problèmes de conception dans
le paysage urbanisé » [An inquiry into selected problems of design in the urbanized landscape] et bien

design des autoroutes. Il publia une série d’articles sur ce sujet dans la revue Public Roads de 1974 à 1976. Voir
« Frederick W. Cron on Highway Design Under Evolution » sur le site internet de la Federal Highway Administration des
Etats-Unis (http://www.fhwa.dot.gov/infrastructure/cron.cfm).
298 « General opinion now favors a « flowing » line, curving and varied but without visual breaks or interruptions. Smooth
continuity is most desired. » Donald Appleyard, Kevin Lynch et John Myer, op. cit., p. 10.
299 Nous n’avons pas pu retrouver d’éléments sur l’auteur. Mais il est indiqué dans le texte que l’article correspond à une
conférence donnée par la British Road Federation. Cette dernière, qui a été active de 1932 à 1994, était « une organisation
qui en mars 1954 avait comme membres 107 associations commerciales de divers types, depuis l’Association of British
Chemical Manufacturers jusqu’à la Caterers’ Association, depuis la National Dairymen Association jusqu’à la Wholesale
Textile Association. Elle représent[ait] les intérêts que ces groupes avaient en commun à propos de la question de l’entretien
des routes et du transport routier. » J. D. Stewart, British Pressure Groups. Their Role in Relation to the House of Commons,
Londres, Oxford University Press, 1958, p. 48.

169
entendu dans les articles de John Brinckerhoff Jackson, théoricien du paysage et fondateur de la revue
Landscape.
L’utilisation de la notion de paysage dans ces écrits se comprend de deux manières
complémentaires. D’abord, la notion est mobilisée pour décrire l’espace culturel dans lequel doit
s’inscrire l’autoroute. La perception du paysage comme un objet culturel qu’il s’agit de respecter dans le
cadre de la conception d’une autoroute se retrouve dans la mobilisation d’un texte comme « A Plan for
Scenic Highways in California » qui précéda la campagne menée par « Lady Bird » Johnson, femme du
Président des Etats-Unis Lyndon Johnson, qui a abouti à l’Highway Beautification Act de 1965 300 . Cette
acception de la notion de paysage issue notamment de la géographie culturelle américaine est bien
entendu à l’œuvre dans les écrits de John Brinckerhoff Jackson. C’est ainsi le cas dans les deux articles
référencés qui développent l’idée que l’autoroute est un nouveau type de paysage correspondant à une
nouvelle société, celle de la classe moyenne et de leurs loisirs sportifs contemporains 301 . Cette logique
sous-tend aussi l’ouvrage de Sylvia Crowe et le collectif dont participe l’article de Frederick W. Cron :
face à de vastes programmes nationaux pour la réalisation de nouvelles voies, il est nécessaire de
développer une réflexion sur l’insertion des autoroutes dans les paysages existants et sur la
préservation de ces derniers. Mais c’est dans Man-made America : Chaos or Control ? de Christopher
Tunnard et Boris Pushkarev que cette démarche est la plus présente. Car cet ouvrage se nourrit avant
tout d’une critique urbanistique très forte contre la dégradation du paysage.
Cette acception du paysage comme objet culturel à préserver n’est pas la seule. Lorsque l’on
se penche sur les auteurs cités, il est aisé de se rendre compte que c’est aussi à la notion de paysage
comme pratique, à la notion de paysagisme [landscape architecture ou landscape design], qu’il est fait
référence. Nous retrouvons ici une phrase de la préface de l’ouvrage :

300 Ce rapport a consisté à préparer les éléments d’une législation permettant de protéger les abords d’autoroutes ou de
routes principales [highways] dont le panorama présente un intérêt historique, environnemental, etc. Plusieurs Etats ont imité
la législation sur les scenic highways bâtie en Californie. Ce rapport a été développé par le California Department of Public
Works sous la mandature de Fred Farr, sénateur démocrate de l’Etat de Californie de 1955 à 1967 dont l’action politique
s’est concentrée sur la protection environnementale contre la construction d’une autoroute, l’implantation d’une exploitation
pétrolière et une opération immobilière toutes situées dans des zones naturelles sensibles. Lady Bird Johnson fera de la
question de l’esthétique des autoroutes, abordée d’un point de vue de sa protection, son principal cheval de bataille durant le
mandat de son mari. Elle s’appuiera sur l’exemple de la Californie et sur Fred Farr pour faire passer le Highway
Beautification Act. C’est aussi elle qui insistera avec succès pour la nomination de Farr au tout nouveau poste fédéral de
Highway Beautification Coordinator en 1967.
301 John B. Jackson, « Other-Directed Houses », Landscape, vol. 6, n° 2 (hiver 1956-57), pp. 29-35 et « The Abstract World
of the Hot-Rodder », Landscape, vol. 7, n° 2 (hiver 1957-58), pp. 22-27.

170
« Many of the ideas, of course, are part of the general « Beaucoup des idées exprimées font, bien entendu, partie
heritage of the design professions, applied to a new de l’héritage général des professions du design appliqué à
subject. » 302 un nouveau sujet. »
Ce n’est pas un hasard car la période dans laquelle cet ouvrage est publié est un moment
d’intense transformation du champ professionnel du paysagisme. La pratique artisanale et limitée à la
fois dans son objet et son échelle qu’elle avait développée évolue vers une pratique plus rationelle et se
portant à grande échelle. Dans la bibliographie nous trouvons ainsi quelques-uns des grands acteurs de
cette mutation. Il s’agit tout d’abord de Christopher Tunnard, qui est un paysagiste formé en Angleterre,
promoteur du modern landscape avant de devenir enseignant en city planning à l’Université Yale. Mais
c’est aussi le cas de Sylvia Crowe, qui fut une des premières paysagistes anglaises à travailler à grande
échelle, en tant que landscape consultant pour quatre villes nouvelles dont Basildon et Harlow autour
de Londres. On peut aussi préciser que Jacobus L. Gubbels fut un des premiers paysagistes intégrés
dans une administration chargée de la construction d’autoroute 303 . Enfin, Frederick W. Cron, ingénieur
de formation, théoricien du tracé autoroutier, fut membre honoraire de l’American Society of Landscape
Architects.
Rien ne symbolise mieux cette rénovation de la pratique du paysagisme que la mobilisation
dans la bibliographie de deux grands manuels de paysagisme séparés par près de deux siècles. D’un
côté, elle cite un grand ouvrage d’un des grands auteurs classiques du paysagisme anglo-saxon,
Humphry Repton, le théoricien de la pratique du landscape gardening et de l’esthétique pittoresque au
XVIIIe siècle qu’il porte à l’échelle des très vastes domaines de la noblesse anglaise. De l’autre, elle
mentionne John Ormsbee Simonds, un des auteurs qui refondent cette pratique dans les années 1960
aux Etats-Unis à travers son ouvrage Landscape Architecture. The Shaping of Man’s Natural
Environment. De ces ouvrages, la bibliographie ne référence en fait que seulement un seul chapitre,
respectivement « Approche » [Approach] et « Circulations », celui qui traite de la question de la
perception visuelle d’un observateur en mouvement.

302 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, op. cit., p. 2.


303 Jacobus « Jac » L. Gubbels est né à Groningen aux Pays-Bas. Il a d’abord étudié le paysagisme en Allemagne, puis a
travaillé pour un planteur à Sumatra de 1916 à 1922 avant d’immigrer aux Etats-Unis. Il travailla dans diverses agences et
entreprises liées au paysagisme avant d’ouvrir son agence à Houston. En 1933, il devient Chief Landscape Architect de la
division paysagisme du Texas Highway Department. C’est à ce poste qu’il développe une approche scientifique du
paysagisme destinée à renforcer l’efficacité de l’autoroute et la sécurité du conducteur. Voir Gregory T. Cushman,
« Environmental Therapy for Soil and Social Erosion: Landscape Architecture and Depression-Era Construction in Texas » in
Michel Conan (dir.), Environmentalism in Landscape Architecture, Washington, Dumbarton Oaks Research Library and
Collection, 2000, pp. 45-70.

171
ƒ Rationaliser l’étude de la perception visuelle : design et psychologie
Les autres entrées de la bibliographie ne traitent que de la question de la perception en
proposant une approche rationelle de cette question. Parmi ces références, on peut distinguer trois
textes qui s’affirment comme des classiques. Les deux premiers, écrits par des architectes,
appartiennent clairement au champ de l’architecture. Cependant, au sein de ce champ, ils se
distinguent en proposant un discours organisé à propos de la question de la perception. A la première
place de ces textes figure, bien évidemment Townscape de Gordon Cullen comme nous l’avons vu. On
pourrait penser qu’à l’instar d’autres références, les auteurs se seraient limités à citer uniquement
« Serial Vision » [La vision en série], la section théorique de l’ouvrage qui est directement liée au propos
développé dans The View from the Road. Mais en plus de cette section, les auteurs citent aussi deux
sous-sections de la partie « études de villes » [Town Studies]. La première correspond à la double page
portant sur Trowbridge, dans laquelle une vue aérienne, sous la forme d’un grand croquis, est associée
à des vues horizontales elles aussi dessinées et disposées sans ordre apparent. L’ensemble montre
des fragments de séquences associant des vues nettement individualisées dont les points de vue sont
indiqués sur la vue aérienne. La seconde correspond à la note portant sur Kimbolton qui est, au
contraire de la première, une des représentations les plus claires et systématisées de toutes les
séquences figurées dans Townscape.
La référence à Townscape dans la bibliographie de The View from the Road est renforcée par
la citation d’un texte plus anecdotique. Il s’agit d’un article du directeur de la rédaction de la revue The
Architectural Review, Hugh Casson, intitulé « The Temple of Heaven ». Casson a été un acteur
important dans la naissance de la série d’articles sur le « townscape ». Il a ainsi co-signé le premier
article de Gordon Cullen au sein de la revue dans lequel apparaissait déjà une approche de l’espace
sous la forme de séquences visuelles. Dans l’article « The Temple of Heaven ». publié en 1955, Casson
analyse le Temple du Ciel dans la Cité Interdite de Pékin à travers « la manipulation des approches et
des rampes, la relation subtile des bâtiments avec les cours et surtout les contrastes entre enfermement
et libération, entre suspense et délivrance, entre mouvement et repos – en fait tout ce que les lecteurs
de the AR ont été amenés à connaître comme étant le « Townscape » […] » 304 , à travers une suite de
séquences figurées par sept croquis qui reprennent l’idée de vision en série telle que théorisée par

304 « But the handling of the approaches and ramps, the subtle relationship of buildings to courtyards, and above all the
contrasts of enclosure and release, of suspense and relief, of movement and repose – everything in fact atht AR readers
have come to know as « Townscape » - this is surely cannot be matched anywhere in China. » Hugh Casson, « The Temple
of Heaven », The Architectural Review, vol. 118, n° 708 (décembre 1955), p. 400.

172
Gordon Cullen.
A côté de ces deux textes correspondant plus à une critique urbanistique qu’à une recherche
scientifique, un troisième fait le lien entre le monde de la pratique architecturale et celui de la recherche
scientifique. Il s’agit d’une section d’un ouvrage très particulier, The Idea of Space in Greek
Architecture, de Rex Diston Martienssen 305 . R. D. Martienssen, orthographié Martiennson dans la
bibliographie, fut un architecte sud-africain qui adhéra au mouvement moderne, notamment à travers
diverses rencontres et échanges avec Le Corbusier. Mais à la différence de la plupart des autres
architectes modernes, il a aussi entamé avec succès une carrière universitaire dès les années 1930.
C’est probablement à la suite de sa nomination à la tête du Département d’Architecture de l’Université
du Witwatersrand à Johannesburg que Martienssen, qui n’a alors qu’un Bachelor’s Degree, commence
un travail de chercheur qui lui permet d’obtenir d’abord un Master’s Degree avec un mémoire sur le
Constructivisme puis un doctorat avec une thèse sur l’architecture grecque antique. C’est cette thèse
qui est publiée en 1956 sous le titre The Idea of Space in Greek Architecture.
Cet ouvrage a donc un statut particulier comme l’indique le successeur de Martienssen à la tête
de le Départment d’Architecture du Witwatersrand, il s’agit d’une recherche historique écrite par un
architecte et donc un texte mêlant approche scientifique et critique architecturale :
« Les faits historiques purs ont formé une composante de son approche ; une
appréciation critique des valeurs architecturales impliquées une autre. » 306
C’est ainsi que cet ouvrage commence par une première section intitulée « La substance de
l’architecture » [The Substance of Architecture] qui traite de l’architecture en des termes essentialistes
avant d’aborder plus particulièrement la Grèce Ancienne. Par ailleurs la ville occupe une place
importante dans l’étude de « l’idée d’espace dans l’architecture grecque ». En effet, avant d’entrer dans
l’architecture de la maison et du temple dorique dans les chapitres 3 et 4, l’auteur aborde « les niveaux
de l’architecture grecque » [the range of Greek architecture] d’abord à travers « la structure de la ville »

305 Rex Diston Martienssen est né en 1905 et fit des études d’architecture à l’Université du Witwatersrand de Johannesburg
de 1923 à 1928. Il commença à publier des articles dans le South African Architectural Record en 1925 et à enseigner à son
ancienne université en 1931. L’année suivante, il fut désigné co-rédacteur en chef du South African Architectural Record et
la revue fut réorganisée alors qu’il fonda le groupe d’avant-garde Zerohour. Il visita l’Europe en 1933 et en 1937. En 1938, il
est nommé à la tête du Département d’Architecture de l’Université. En 1939, il est élu Président du Transvaal Provincial
Institute of Architects. Après son Master’s Degree, il soutient sa thèse de doctorat en 1941, qui est d’abord publiée sous la
forme d’articles dans le South African Architectural Record entre 1939 et 1942, date de sa mort lors d’un exercice militaire.
306 John Fassler, « Foreword » in Rex D. Martienssen, The Idea of Space in Greek Architecture, Johannesburg,
Witwatersrand University Press, 1956, p. xii.

173
[the city structure] dans le chapitre 2. Ce lien entre architecture et urbanisme est évident dès la
première phrase de cette section, située dans la première partie intitulée « La ville comme un
arrangement » [The Town as an Arrangement], une phrase sans appel :
« L’urbanisme est une extension de l’architecture » [Town-planning is an extension of
architecture] 307
Si le lien entre ville et architecture est affirmé dans le chapitre 2, c’est plus particulièrement la
quatrième partie du chapitre 5 intitulée « Temple et temenos » qui est référencée dans la bibliographie
de The View from the Road. Cette partie proposant l’« étude analytique de six sanctuaires » [Analytical
Survey of Six Sanctuaries] fait suite à l’« étude descriptive » de ces six sanctuaires 308 . La différence
entre ces deux approches est que la première consiste en la description de la disposition spatiale des
éléments de chaque sanctuaire alors que la seconde recompose ces éléments le long d’un parcours et
leur arrangement est analysé visuellement. Ce lien entre architecture – le temple – et usage – le
parcours processionnel – apparaît dès le début de cette section : avant d’en décrire les principes
d’organisation spatiale, l’auteur aborde le temenos à travers la question du « fête et [du] sacrifice »
[Festival and Sacrifice].
Cette approche de l’organisation spatiale du temenos à travers le parcours visuel
correspondant à une procession n’est pas nouvelle. Il y a même de très sérieux indices qui permettent
de penser que Martienssen emprunte cette idée à Auguste Choisy par l’intermédiaire de Le Corbusier.
Martienssen a été proche de Le Corbusier, qui a utilisé de l’Histoire de l’architecture d’Auguste Choisy
dans son ouvrage phare Vers une architecture 309 . Le Corbusier assène une critique virulente contre le
principe des axes de symétrie de l’architecture des Beaux-Arts en se basant sur les dessins analytiques
de Choisy à propos de l’Acropole d’Athènes 310 . Ce plan fait partie de la section « Le pittoresque dans

307 Rex D. Martienssen, op. cit., p. 11.


308 Ibid., pp. 117-143
309 Martienssen visita l’Europe en 1933 et rencontra Le Corbusier qui l’introduisit auprès de Fernand Léger. Il continuera à
correspondre régulièrement avec Le Corbusier. Lors de son deuxième voyage en Europe en 1937, Le Corbusier l’introduisit
auprès des CIAM. Dans la préface à la seconde édition, sa veuve, Heather Martienssen, elle aussi professeur à l’Université
du Witwatersrand, insiste sur son admiration pour le travail de Le Corbusier. Dans la bibliographie, les deux seules
références qui n’ont aucun rapport direct avec l’antiquité grecque sont Vers une architecture et un texte d’Amédée Ozenfant
correspondant à une grande citation à la fin de l’ouvrage. Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, Crès et Cie, 1923,
pp. 31, 35, 36, 37, 38, 39, 55, 152.
310 Ce dessin utilisé déjà page 31 est réutilisé dans la section de « Architecture II. L’illusion des plans » à l’appui du propos
suivant : « L’axe est peut-être la première manifestation humaine ; il est le moyen de tout acte humain. […] L’architecture
s’établit sur des axes. Les axes de l’Ecole des Beaux-Arts sont la calamité de l’architecture. L’axe est une ligne de conduite

174
l’art grec : partis dissymétriques, pondération des masses » de l’histoire de Choisy 311 . Dans cette partie,
l’auteur expliquait le manque d’organisation symétrique des plans des sanctuaires grecs de Delphes,
Délos, Olympie et Athènes par les notions de « parti dissymétrique » et de « pondération des masses »,
c'est-à-dire par une organisation savante des masses de bâtiments pour être visuellement perçues au
rythme d’un parcours. Dans son ouvrage, Choisy n’analyse ce principe que dans le cas de l’Acropole,
dont « les apparentes dissymétries ne sont qu’un moyen de donner le pittoresque au groupe
d’architecture le plus savamment pondéré qui fut jamais » 312 . Cette analyse est organisée en cinq
tableaux décrits et, sauf le dernier, illustrés par une iconographie associant vue perspective et plan sur
lequel est figuré l’angle de vue 313 .
Dans son livre, Martienssen reprend l’approche visuelle de la composition architecturale des
ensembles cultuels grecs développée par Choisy qui fait partie de ses références bibliographiques à
travers l’analyse de six sanctuaires 314 . Martienssen ne déploie pas un dispositif iconographique aussi
développé que Choisy ; il utilise plans sur lesquels il figure le parcours visuel au moyen de cercles reliés
entre eux par un trait continu et possédant chacun deux traits discontinus figurant l’angle de vision.
Mais, il systématise cette approche. D’abord en ne se limitant pas à des tableaux mais en décrivant de
vrais parcours au moyen de récits. Ensuite en tentant une synthèse ambitieuse à la fin de l’ouvrage,
une véritable « théorie générale des volumes en relation » [A General Theory of Related Volumes] qui
lui permet de distinguer au sein des « modes de cloisonnement visuels » [visual modes of enclosure], la
« transition directe » [direct transition], la gradation simple [simple gradation] et la gradation complexe
[complex gradation] 315 . C’est cette théorie que nous trouvons reprise dans l’avant dernière section,

vers un but. En architecture, il faut un but à l’axe. A l’Ecole, on l’a oublié et les axes se croisent en étoiles, tous vers l’infini,
l’indéfini, l’inconnu, le rien, sans but. L’axe de l’Ecole est une recette, un truc. […] Dans la réalité, les axes ne se perçoivent
pas à vol d’oiseau comme le montre le plan sur la planche à dessin, mais sur le sol, l’homme étant debout et regardant
devant lui. L’œil voit loin et, objectif imperturbable, voit tout, même au-delà des intentions et des volontés. L’axe de
l’Acropole va du Pirée au Pentélique, de la mer à la montagne. […] Il ne faut pas mettre les choses de l’architecture toutes
sur des axes, car elles seraient comme autant de personnes qui parlent à la fois. » Ibid., p. 151.
311 Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, Tome I, Paris, Gauthier-Villars, 1899, pp. 409-420.
312 Ibid., p. 413.
313 Sur cette partie de l’ouvrage et ses origines voir Thierry Mandoul, Entre raison et utopie. L’Histoire de l’architecture
d’Auguste Choisy, Wavre, Mardaga, 2008, pp. 223-252. Voir aussi Thierry Mandoul, L’Histoire de l’architecture d’Auguste
Choisy, entre raison et utopie, thèse de doctorat, Université Paris VIII, 2004.
314 Le temple C de Selinus, le temple d’Aphaia à Egine, le temple d’Athéna Parthenos à Athènes, le temple d’Apollon à
Delphes,
315 Ibid., pp. 144-147.

175
intitulée « La forme séquentielle » [Sequential Form], du premier chapitre de The View from the Road,
lorsque les auteurs abordent « le problème de la transition » [the problem of transition]. 316
Comme nous le voyons, les auteurs de The View from the Road mobilisent pour traiter de
l’analyse de la perception de l’espace essentiellement des architectes. Une seule référence tranche
radicalement avec ces trois premiers textes : elle n’est pas écrite par un architecte, ne consiste pas en
l’étude d’espace existant et offre une démarche scientifique très rigoureuse. Il s’agit de The Perception
of the Visual World de James Jerome Gibson dont la publication en 1950 a constitué un moment clé
dans l’histoire des théories sur la perception visuelle. Gibson est un psychologue étasunien qui fut
professeur à Smith College puis à l’Université Cornell de 1928 à 1979. Comme de nombreux auteurs
l’indiquent, Gibson se situe dans la poursuite du gestaltisme, notamment de celui de Kurt Koffka qu’il
côtoie à Smith College. Mais il s’agit d’un héritage du gestaltisme passé par une expérimentation
scientifique rigoureuse réalisée lors de son service pendant la seconde guerre mondiale alors qu’il est
devenu directeur du Psychological Test Film Unit de l’armée de l’air.
C’est au sein de cette unité chargée de conduire les expériences visant à augmenter la
précision des lâchers de bombes que Gibson va tester des éléments du gestaltisme à propos de la
perception visuelle et en développer d’autres. C’est à partir des conclusions de ces expériences qu’il
proposera une « théorie de base de la perception » [ground theory of perception] dans The Perception
of the Visual World, publié l’année après son arrivée à l’Université Cornell. Elle apporte une réponse
physiologique à une problématique à la base du gestaltisme : comment peut-on voir en trois dimensions
alors que l’image rétinienne est une image en deux dimensions ? Gibson s’appuie essentiellement sur
la notion de texture. A la texture de l’espace observé, il fait correspondre un « gradient de la texture
rétinienne » qui permet de comprendre la profondeur. Les modifications de cette perception de la
texture, le « gradient de mouvement rétinien », permettent à l’observateur de saisir sa vitesse, et ces
modifications rayonnant depuis un « centre d’expansion » il peut comprendre sa direction 317 . Or cette
notion de texture est très importante dans The View from the Road : elle est employée huit fois dans la
première partie dont les propos sont très gibsoniens 318 .

316 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, op. cit., p. 18


317 Voir David M. Boynton, art. « Gibson, James Jerome » in Alan E. Kazdin (dir.), Encyclopedia of Psychology, Washington,
American Psychological Association & New York, Oxford University Press, 2000.
318 Voir par exemple dans « L’expérience autoroutière » (p. 4) : « Les rayons lumineux provenant de l’extérieur provoquent
une perception immédiate de l’intensité et de la couleur, de la texture, du mouvement et des contours. Ces sensations sont
organisées en des objets identifiables, qui sont alors interprétés comme se déplaçant dans l’espace. L’observateur localise
ces objets et espaces en mouvement dans une structure globale, en s’orientant en regardant le monde autour de lui. » Ou

176
Au sein des références de la bibliographie de The View from the Road traitant exclusivement de
la question de la perception visuelle et non plus simplement de l’autoroute, une évolution sensible
apparaît. Townscape et le texte de Hugh Casson relèvent encore du domaine de la critique
architecturale. Mais une évolution vers plus de scientificité se fait jour avec l’ouvrage de Martienssen,
l’ouvrage de Gibson venant conclure ce mouvement en appartenant totalement au monde scientifique.
Dans cette évolution, le fait que Gibson soit un héritier du gestaltisme est un élément bien évidemment
central lorsque l’on sait combien l’architecture moderne a utilisé cette « psychologie de la forme » pour
bâtir son discours 319 .

ƒ Vers une technique, l’inscription dans un collectif de recherche


Viennent enfin deux derniers textes : The Image of the City de Kevin Lynch et un article d’un
auteur nommé Philip Thiel et intitulé « A Sequence-Experience Notation ». En cherchant l’usage qui en
est fait dans le texte de The View from the Road, il est facile de découvrir que ces textes s’inscrivent
directement dans la production de ce dernier.
Le statut de The Image of the City est le plus évident. Seul texte référencé dans la bibliographie
issu d’un des auteurs, il est clairement mobilisé tout au long du texte de The View from the Road. Ainsi
est-il cité trois fois, ce qui est exceptionnel pour cet ouvrage, avare de citations en bas de page. Mais
quel rapport entretient-il plus précisément avec The View from the Road ?
La première citation apparaît dès la préface à la fin des phrases suivantes :

dans « Le sens du mouvement » (p. 8) : « Ces preuves peuvent inclure le passage de détails du bord de route, la rotation
apparente d’objets proches autour d’objets lointains, le rayonnement apparent depuis le point de fuite frontal vers la
périphérie de détails et textures et l’illusion d’une croissance alors que l’objet se rapproche. »
319 Lorsque l’on connaît les écrits de James J. Gibson, il est possible néanmoins de se demander pourquoi les auteurs
n’utilisent que cette source au sein du monde de la psychologie. En effet, la théorie « écologique » de la perception qu’a
développée Gibson au cours de sa vie, impliquait l’absence de mécanisme interne dans le processus de perception et donc
notamment l’absence de représentation mentale. Pour Gibson, l’environnement offert à la perception est un gigantesque
ensemble d’information et le mécanisme de la perception se réduit à la sélection des informations nécessaires pour le sujet.
Cette approche constituera une troisième voie, en ce qui concerne la perception, entre le béhaviorisme et le cognitivisme.
Mais l’absence de représentation mentale s’oppose aux écrits de Kevin Lynch et notamment à The Image of the City. Il faut
néanmoins remarquer que cette absence de mécanisme interne n’est pas un élément central dans The Perception of Visual
World. Il faudra attendre son second ouvrage The Senses Considered as Perceptual Systems (Boston, Houghton Mifflin,
1966) pour que cet aspect de sa théorie soit mis en avant. Voir Thomas J. Lombardo, The Reciprocity of Perceiver and
Environment: The Evolution of James J. Gibson’s Ecological Psychology, Hillsdale (N.J.), Erlbaum, 1987 et Edward S. Reed,
James J. Gibson and the Psychology of Perception, New Haven (Conn.), Yale University Press, 1988.

177
« This monograph results from a study begun under a grant « Cette monographie est le résultat d’une étude débutée
from the Rockefeller Foundation and continued in the Joint grâce à une bourse de la fondation Rockefeller et continuée
Center for Urban Studies of M.I.T. and Harvard. We are au sein du Joint Center for Urban Studies du M.I.T. et
particularly grateful to the latter for their support of an d’Harvard. Nous sommes particulièrement reconnaissant à
expensive process of publication. Some of the basic ideas ce dernier pour leur soutien à un processus de publication
which underlie it are expressed in a previous study. » 320 qui fut onéreux. Quelques idées de base qui sous-tendent
cette étude ont été exprimées dans une étude précédente. »
A travers ces phrases, les auteurs inscrivent donc The Image of the City et The View from the
Road au sein d’un programme de recherche plus vaste. Mais quels sont leurs liens ?
La suite de l’ouvrage offre une réponse très claire : The Image of the City est cité en note de
bas de page à deux reprises dans une partie traitant de la question de l’ « orientation ». Une première
fois dans la section « Orientation » du premier chapitre :
« Beyond the sens of direct progression to a goal, the driver « Au-delà du sens d’une progression directe vers un
and his passengers are orienting themselves in the general objectif, le conducteur et ses passagers s’orientent eux-
environment, locating the principal features and discovering mêmes dans l’environnement général, localisant ses
their own position in relation to them. In part it is a practical, caractéristiques principales et découvrant leur propre
and in part an esthetic, activity. […] In addition, there is a position en relation avec elles. C’est une activité en partie
positive pleasure in being able to recognize the urban scene pratique, en partie esthétique. […] De plus, il y a un plaisir
and to fit it together. The fast highway is a new mean for positif dans le fait d’être capable de reconnaître le
making the structure of our vast cities comprehensible to the panorama urbain et de le lier en un tout. La voie rapide est
eye. If conciously designed for the purpose, they could un nouveau moyen pour rendre les structures de nos
present the city as a vivid and well-ordered image. » 321 grandes villes compréhensibles pour l’œil. Si elles sont
consciemment conçues pour ce but, elles peuvent présenter
la ville comme une image vivante et bien organisée. »
Une seconde fois dans la section « La notation de l’orientation » dans le chapitre intitulé
« Enregistrer des séquences autoroutières » :
« Space and motion is the immediate essence of a highway « L’espace et le mouvement sont l’essence immédiate d’un
run. But there is an important aspect of the trip which is trajet sur autoroute. Mais il existe un aspect important du
more complex and conceptual. This is the sense of trajet qui est plus complexe et conceptuel. C’est le sens de
orientation – the general image of the road and the l’orientation – l’image générale de la route et du paysage qui
landscape that develops in the mind, partly as a result of se développe dans le cerveau, résultant en partie de ce qui
what is presently visible, partly as a result of a memory of est visible dans l’instant et en partie de la mémoire des
past experience. Recording the image demands a expériences passées. Enregistrer cette image demande une
subjective interpretation, but we can use some concepts interprétation subjective, mais nous pouvons utiliser

320 Donald Appleyard, Kevin Lynch et John R. Myer, op. cit., p. 2.


321 Ibid., p. 16.

178
and techniques previously developed. » 322 quelques concepts et techniques développés auparavant. »
L’usage de The Image of the City est donc double. D’un côté, les auteurs s’y réfèrent à propos
de l’approche générale proposée par The View from the Road, celle d’un paysage urbain, source
d’information pour la compréhension du fonctionnement de la ville. De l’autre, les auteurs l’utilisent pour
le système de notation qu’il propose et sur lequel, nous l’avons vu, toute la partie « La notation de
l’orientation » [The Notation of Orientation] est basée.
Simplement à travers son titre, « une notation de l’expérience spatiale » [A Space-Experience
Notation], il n’est pas difficile de comprendre que l’usage du deuxième texte est probablement très
proche de celui qui est fait de The Image of the City. Dans The View from the Road, non seulement cet
article mais son auteur lui-même, Philip Thiel, occupent une place centrale. Ainsi peut-on lire dans le
deuxième paragraphe de la section « Une notation abstraite du déplacement et de l’espace » du
deuxième chapitre :
« Our proposals for a technique of this type borrows heavily « Notre proposition pour une technique de ce type emprunte
from the previous work of Philip Thiel, who has worked on largement aux travaux précédents de Philip Thiel, qui a
this question in depth. » 323 travaillé sur cette question d’une manière approfondie »
Un astérisque termine cette phrase pour faire référence non pas seulement à l’article cité en
bibliographie mais aussi à trois autres textes, ce qui renforce considérablement le statut de Philip Thiel
dans la bibliographie :
« See unpublished memoranda: ‘The Urban Spaces at « Voir les notes non publiées : « The Urban Spaces at
Broadway and Mason’, August 1959 ; ‘An Architectural and Broadway and Mason », août 1959 ; « An Architectural and
Urban Space-Sequence Notation’, August 1960 ; his article Urban Space-Sequence Notation », août 1960 ; son article
in the Town Planning Review for April 1961 entitled ‘A dans la Town Planning Review d’avril 1961 intitulé « A
Sequence-Experience Notation’ and that in Landscape, Sequence-Experience Notation » et celui dans Landscape,
Autumn 1961, ‘To the Kamakura Station’. » 324 automne 1961, « To the Kamakura Station ». »
Mais qui est donc cet auteur ? Le fait que les auteurs de l’ouvrage citent non seulement des
articles mais aussi des rapports non publiés indique une certaine proximité avec les auteurs. De fait,
Philip Thiel a fait partie de la School of Architetcure and City Planning du MIT où il obtient en 1952 un
Bachelor’s degree en architecture avec un mémoire dont le thème est proche de la problématique de
The View from the Road : « A Urban Visual Redevelopment ». Ensuite, il enseigne au College of
Architecture de l’Université de Californie à Berkeley, où ont été produits les deux manuscrits non
publiés, « The Urban Spaces at Broadway and Mason » et « An Architectural and Urban Space-

322 Ibid., p. 24.


323 Ibid., p. 21.
324 Ibid., p. 21.

179
Sequence Notation ».
D’autres noms cités dans The View from the Road renforcent l’idée d’un texte appartenant à un
programme de recherche plus vaste impliquant plusieurs enseignants et étudiants de la School of
Architecture and City Planning du MIT. Ainsi dans l’introduction les auteurs indiquent-ils que :
« Richard Peterson organized and conducted the field work « Richard Peterson a organisé et conduit le travail de terrain
for the sketch interviews on the Northeast Expressway. » 325 pour les sketch interviews sur la Northeast Expressway. »
De même, voit-on apparaître dans les crédits photographiques à côté de Richard Peterson un
autre nom ne correspondant pas à une administration ou à une entreprise de photographie
professionnelle : Harry Moul. Or, il s’agit de deux étudiants en City Planning dont le mémoire de
Master’s Degree a été encadré par Kevin Lynch, respectivement en 1960 et 1961 326 .
S’il est possible d’émettre des doutes concernant l’usage de la bibliographie au vu d’erreurs à
propos de certaines références 327 , nous avons vu que globalement son analyse permettait de situer la
proposition par les auteurs d’une science de la vision au service de la conception autoroutière. Leurs
propos s’inscrivent dans un mouvement de rationalisation de la conception des autoroutes et de
définition de règles, dans un moment de transformation de la tradition paysagère et paysagiste. Ils
procèdent d’une rationalisation du discours architectural sur la perception visuelle, notamment à travers
l’usage des théories gibsoniennes pour passer d’un discours teinté de gestaltisme à un discours plus
scientifique. Enfin, ils participent d’un programme de recherche bien plus important centré sur le MIT.

3.2.3. De l’usage des diagrammes


Nous avons vu dans le chapitre précédent que le propos même de The View from the Road
était la production d’un mode de représentation pour les séquences visuelles, autoroutières en
l’occurrence. Une grande partie de l’appareil iconographique consiste ainsi en la représentation par
différents moyens de ces séquences. Nous nous attacherons ici à étudier le reste du corpus

325 Ibid., p. 2.
326 Respectivement il s’agit de : Harry E. Moul, The Boston produce market and environs, an analysis of form and activity
with proposed synthesis, Massachusetts Institute of Technology, Department of City Planning, 1960 et Richard Arvid
Peterson, A visual analysis of Boston metropolitan shoreline from Dorchester Bay to Cohasset Harbor, Massachusetts
Institute of Technology, Department of City Planning, 1961. Harry Moul deviendra par la suite lecturer dans le Department of
City and Regional Planning du College of Environmental Design de Berkeley et planner de la municipalité de Santa Fe où il
s’intéressera à la question de la protection de la forme urbaine et au townscape. Voir Harry Moul, « Santa Fe Styles and
Townscapes : the search for authenticity » in Brenda Case Sheer et Wolfgang F. E. Preiser (dir.), Design Review :
Challenging Urban Aesthetic Control, New York, Chapman & Hall, 1994.
327 Ainsi est-il écrit J. L. Gibbels pour J. L. Gubbels et R. D. Martiennson pour R. D. Martienssen.

180
iconographique en cherchant notamment si les traits observés à propos de la représentation des
séquences visuelles peuvent aussi être constatés. The View from the Road est un ouvrage dont le
nombre moyen d’illustrations par page – 2,16 – est faible. Bien évidemment, cette moyenne recouvre
des situations variées. Ainsi dans un premier chapitre, présentant les éléments théoriques issus de
l’étude qui est au cœur de l’ouvrage, ce chiffre passe à 3,8, alors que pour les deux chapitres suivants,
il descend à 2 illustrations par page pour terminer à 1,25 dans le quatrième.

ƒ La domination écrasante de l’iconographie propre à l’ouvrage


Dans le premier chapitre, au-delà de la statistique, la simple observation de la construction de
chaque page montre un poids relativement important du corpus iconographique. Il est constitué
essentiellement de vues photographiques, qui forment 61% des illustrations, et de schémas,
représentant 35% du corpus.
Les deux principaux registres iconographiques de ce chapitre sont mobilisés très régulièrement
pour concrétiser visuellement, littéralement donner à voir, certains propos des auteurs qui resteraient
sinon trop abstraits. Au vu du sujet de l’ouvrage, il n’est pas étonnant de constater que ce double
corpus converge pour représenter, chacun dans les trois quarts des cas, des vues prises au niveau des
yeux d’un conducteur. Les autres représentations divergent en fonction des capacités propres à chaque
registre. Ainsi les photographies sont utilisées pour montrer, toujours à partir de vues obliques mais
cette fois-ci aériennes, des cas concrets ayant trait à la question de l’autoroute comme objet et à son
tracé. Les schémas sont la plupart du temps des dessins en plan extrêmement simplifiés pour discuter
de questions ayant trait, non pas uniquement à la perception du paysage, mais plutôt à l’interaction
entre le tracé et cette perception de manière plus abstraite.
Entre ces deux registres les complémentarités sont très fortes, devenant dans la section « La
sensation du mouvement » [The Sense of Motion], une association. La mise en page de l’appareil
iconographique, mais aussi les appels d’illustration dans le texte même, combinent ainsi fortement une
vue photographiée présentée comme un exemple et un ou plusieurs schémas développant le principe
issu de cet exemple 328 [Fig. 126-127]. Dans cette même section, l’association entre des vues et des
schémas en plan montrant différents effets apparait aussi sous la forme de trois illustrations entièrement
dessinées [Fig. 129].
Dans la section « Le mouvement du champ » [The Motion of the Field], cette même association
entre schéma et photographie se retrouve dans la représentation de vues. Sous la forme d’une bande

328 Illustrations n° 18, 19, 20, 21, p. 8 et 23a, 23b, 24 et 25 et 26, p. 9.

181
verticale, deux vues photographiques matérialisent une séquence montrant des moulins industriels
semblant tourner sur eux-mêmes et sont articulées à une séquence verticale de vues dessinées
schématisant le même principe 329 [Fig. 129]. Une association que l’on retrouve aussi dans l’analyse
des croquis produits par les personnes ayant parcouru la Northeast Expressway dans le troisième
chapitre 330 [Fig. 149].
Ainsi apparaît dans le premier chapitre les prémices de cette articulation forte entre vues et
système de notation représentant les principes plus globaux qui est au cœur du système
iconographique mobilisé pour représenter dans les chapitres 3 et 4 des séquences visuelles.

ƒ Marginalité des projections orthogonales, le système de notation s’y substituant


Dans cette même première partie, les projections orthogonales sont quasiment absentes.
Hormis cinq schémas, seuls deux plans, soit 3,5% du corpus, de surcroit de taille réduite et associés
sur une même page, apparaissent dans la section « L’expérience autoroutière » [The Highway
Experience] 331 [Fig. 123]. Ces plans de deux complexes religieux illustrent l’idée de « sensation de
séquences spatiales [qui] est celle d’une architecture à grande échelle […] » 332 . Le caractère marginal
de ce type de représentation iconographique ne se limite pas au premier chapitre. Même sans tenir
compte du deuxième chapitre, tout entier dévolu à l’explication du système de notation mis en place, le
lecteur, au fur et à mesure de sa progression au sein de l’ouvrage, prend conscience de la faible
importance donnée à ce registre iconographique dans l’ensemble de l’ouvrage.
Ainsi, dans le deuxième chapitre, une vue aérienne verticale et un plan du même secteur de
Boston pleine page permettent de localiser le tracé de la Northeast Expressway – indiqué par une ligne
marron - qui est analysé mais sans qu’aucune autre information ne soit ajoutée 333 [Fig. 141 et 142].
Ces deux représentations, qui représentent seulement 4,5% du corpus iconographique de ce chapitre,
sont essentiellement utilisées pour leurs qualités intrinsèques. Aucun plan n’est produit par les auteurs.
Dans le chapitre suivant, la situation change quelque peu. Comme nous l’avons observé
précédemment, la production iconographique y est plus variée. Ainsi, si une vue aérienne verticale et un
plan sont utilisés pour figurer le tracé du contre-projet autoroutier dont il est question [Fig. 154 et 156],
deux autres plans sont produits. L’un représente « la structure de Boston » [structure of Boston] et

329 Illustrations n° 33 et 34, p. 11.


330 Illustrations n° 72, p. 36.
331 Illustrations n° 3 et 4, p. 5.
332 « The sense of spatial sequence is like that of large scale architecture […]. » Ibid., p. 4.
333 Illustrations n° 63, p. 26 et n°64, p. 28.

182
l’autre « l’image existante de Boston » [existing image of Boston] et ils sont associés sur une même
page [Fig. 152] 334 . De même, deux autres représentations, plutôt classiques dans la littérature
urbanistique, sont mobilisées. Il s’agit d’une coupe longitudinale de l’autoroute projetée et d’un montage
proposant une vue aérienne de Boston où le contre-projet est figuré 335 [Fig. 153 et 155]. Mais le
nombre de représentations de ce type reste limité à six pour un chapitre sur un total d’une trentaine.
La raison de la faible place laissée aux projections orthogonales tient bien évidemment à la
nature et au rôle du système de notation inventé dans cet ouvrage et utilisé dans ces deux chapitres.
Permettant de caractériser les mouvements verticaux et horizontaux de l’autoroute représentée, ce
système rend théoriquement inutile à la fois la représentation en coupe et en plan de cette même
autoroute. Mais ce mouvement de substitution des projections orthogonales par le double système de
notation inventé dans le cadre de The View from the Road est aussi facilité par la forme hybride que
nous avons précédemment relevé. La représentation orthogonale ne disparaît donc pas réellement, il lui
est simplement substitué un autre système de représentation dont le principe est très proche.

3.3. LEARNING FROM LAS VEGAS : MANIFESTE POUR UNE ARCHITECTURE COMME SYSTEME DE

COMMUNICATION

Learning from Las Vegas, troisième ouvrage du corpus que nous avons identifié, est lui aussi
de format folio édité par The MIT Press mais illustré en couleur et a été publié en 1972. L’ouvrage
mobilise régulièrement la notion de « recherche en design » [design research] et effectivement propose
au lecteur un double matériau : un discours insistant sur le débat architectural se nourrissant de
références issues du Pop Art mais s’appuyant sur une réflexion et des auteurs appartenant au monde
du planning ou même des urban studies.

3.3.1. Recherche en design sur l’architecture populaire de la ville contemporaine


Les trois premières phrases de la préface de Learning from Las Vegas mettent en place
l’organisation de l’ouvrage. Les auteurs indiquent ainsi qu’il est divisé en trois parties très différentes
mais censées s’enchainer selon une logique allant de l’analyse au projet en passant par la théorie.
Ainsi, à partir de leur « étude de l’architecture du strip commercial » [study of the architecture of the
commercial strip], les auteurs proposent « une généralisation à propos du symbolisme en architecture
et dans l’iconographie de l’étalement urbain » [a generalization on symbolism in architecture and the
iconography of urban sprawl] pour afin aboutir à la description du « travail de [l’agence] Venturi et

334 Respectivement illustrations n° 79, p. 43 et n° 81, p. 45 d’un côté et n° 75 et 76, p. 41 de l’autre.


335 Illustrations n° 78, p. 42, et n° 80, p. 44.

183
Rauch de 1965 à la moitié de 1971, reflétant les théories de la partie II » [describes the work of Venturi
and Rauch from 1965 to mid-1971, reflecting theories of Part II] 336 .

ƒ Comprendre et représenter une nouvelle forme urbaine, le « strip commercial »


Après ce premier paragraphe, la préface insiste essentiellement sur la première partie de
l’ouvrage, l’« étude de l’architecture du strip commercial » :
« Passing through Las Vegas is Route 91, the archetype of « A travers Las Vegas passe la route 91, l’archétype du strip
the commercial strip, the phenomenon at its purest and commercial, le phénomène dans sa forme la plus pure et la
most intense. We believe a careful documentation and plus intense. Nous croyons qu’une documentation et une
analysis of its physical form is as important to architects and analyse attentive de sa forme physique sont aussi
urbanists today as were the studies of medieval Europe and importantes pour les architectes et les urbanistes
ancient Rome and Greece to earlier generations. Such a d’aujourd’hui que l’étaient les études de l’Europe médiévale
study will help to define a new type of urban form emerging et de la Rome et de la Grèce antiques pour les générations
in America and Europe, radically different from that we have précédentes. Une telle étude aidera à définir un nouveau
known; one that we have been ill-equipped to deal with and type de forme urbaine émergeant en Amérique et en
that, from ignorance, we define today as urban sprawl. » 337 Europe, radicalement différente de celle que nous avons
connue ; une forme avec laquelle nous étions mal équipé
pour travailler et que, par ignorance, nous définissions
aujourd’hui comme l’étalement urbain. »
Mais cette étude a été menée dans un cadre particulier, un enseignement d’atelier [studio] au
sein duquel a été développé une démarche de recherche interdisciplinaire tout en valorisant une notion
particulière, la recherche en design :
« It was, in fact, a research project, undertaken as a « C’était, en fait, un projet de recherche, conduit comme
collaboration among three instructors, nine students of une collaboration entre trois enseignants, neuf étudiants en
architecture, and two planning and two graphics students in architecture, deux étudiants en urbanisme [planning] et
graduate programs at Yale. The studio was entitled deux étudiants en graphisme, les quatre provenant de
« Learning from Las Vegas, or Form Analysis as Design programmes graduate de Yale. Le studio était intitulé
Research. » » 338 « L’enseignement de Las Vegas ou l’Analyse de forme
comme recherche en design ». »
Dans la présentation du studio, qui apparaît dès la première page de la première partie, les
auteurs vont plus loin en détaillant la méthodologie choisie pour ce type de recherche, en la
positionnant sans ambiguïté par rapport à d’autres formes de recherche urbaine :

336 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), The MIT Press,
1972, p. ix.
337 Ibid., p. ix.
338 Ibid., p. ix.

184
« This has been a technical studio. We evolving new tools: « Ce fut un studio technique. Nous élaborons de nouveaux
analytical tools for understanding new space and form, and outils : outils analytiques pour comprendre les nouveaux
graphic tools for representating them. Don’t bug us for lack espaces et les nouvelles formes et outils graphiques pour
of social concern. We are trying to train ourselves to offer les représenter. Ne nous cassez pas les pieds à propos
socially relevant skills. » 339 d’un manque d’intérêt pour les questions sociales. Nous
essayons de nous former pour offrir des capacités
socialement pertinentes. »
La division qu’instituent les auteurs entre deux types d’outils interroge la méthodologie
construite. Cette recherche de « nouveaux outils » estt associée à deux objectifs distincts. Il s’agit bien
évidemment de développer des « outils analytiques » pour « comprendre » le Strip. Mais, cette
recherche est aussi le lieu pour la construction d’« outils graphiques » permettant de « représenter ».
Est-ce qu’à côté d’outils procédant d’une démarche scientifique, d’autres participeraient d’une
démarche plus sensible, voire plus artistique ?
Nous retrouvons des éléments de cette double démarche dans les notes d’atelier, où « des
portions [du programme du studio] sont citées » [portions of them are quoted] et « des extraits des écrits
des étudiants sont accompagnés de leurs noms » [excerpts from writings by students have their names
appended in this column] 340 .
Ainsi, page 16, c’est une véritable étude analytique qui est proposée sous le titre « Las Vegas
comme organisation [pattern] d’activités » :
« The questions are: How can the traditional city planning « Les questions sont : comment peuvent être adaptées à
methods for depicting activity patterns (land-use and une ville comme Las Vegas les méthodes urbanistiques
transportation maps) be adapted to a city such as Las traditionnelles utilisées pour dépeindre l’organisation des
Vegas? How cant they be made useful as inspiration activités (occupation des sols et plan des transports) ?
sources and design tools for urban designers? What other Quelles autres méthodes sont disponibles pour aboutir à
methods are there for coming to an understanding of the city une compréhension de la ville comme un système
as an activity system? » 341 d’activités ? »
C’est en cherchant des réponses à ces questions que l’auteur du programme propose de
développer des techniques pour analyser le Strip et Las Vegas selon sept critères – économie,
occupation des sols et intensité de l’usage, systèmes de déplacement, etc. – afin d’avoir « une large
compréhension de la raison pour laquelle chaque chose est à sa place à Las Vegas » [a broad
understanding of why things are where they are in Las Vegas].
Cette démarche analytique utilisant des critères systématisés se retrouve dans la volonté de

339 Ibid., p. xvii.


340 Ibid., p. xvii.
341 Ibid., p. 17.

185
« compiler un catalogue » [compiling a pattern book] des types architecturaux. Il s’agit de dépasser
l’impression sensible, de « trouver le système derrière la flamboyance » [to find the system behind the
flamboyance]. Des tableaux à double entrée, figure classique d’une démarche analytique, sont ainsi
constitués :
« […] we devised schedules of individual building parts – « […] nous avons séparé le programme des différentes
flloors, walls, gas pumps, parking lots, plans, elevation parties des bâtiments – sols, murs, pompes à essence,
(front, back, and side) – for different building types and for parkings, plans, élévation (face, arrière et côté) – pour les
portions of the street. THese parts can then be reassembled différents types de bâtiments et pour des portions de la rue.
as two-dimensional graph for each building type with Ces parties peuvent ainsi être rassemblées en un graphique
buildings on the X axis and parts of buildings on the Y axis. à deux dimensions pour chaque type de bâtiment avec les
Reading across the graph, we have one building ; reading bâtiments sur l’axe des X et les éléments des bâtiments sur
down, all elevations of that building type on the Strip ; and l’axe Y. En lisant de gauche à droite, on a un bâtiment ; de
on the diagonal, a prototypal building. » 342 haut en bas, toutes les élévations d’un type de bâtiment du
Strip ; et en diagonale, un bâtiment prototype. »
L’architecture des casinos, des types station-service et motel sont ainsi décris à travers des
critères systématisés : client, site, bâtiment, style, etc 343 .
Mais à côté de l’analyse, le lecteur comprend vite que c’est la question de la représentation
proprement dite qui domine le discours des auteurs. Ainsi, le texte sur « Las Vegas comme organisation
[pattern] d’activités », inclus dans une section de la première partie intitulée « des cartes de Las
Vegas » [maps of Las Vegas], est précédé d’un autre extrait du programme où l’exigence bascule de la
compréhension à la représentation. En effet, les auteurs considèrent que « les techniques de
représentation apprises de l’architecture et du city planning gênent notre compréhension de Las
Vegas » car « elles sont statiques là où c’est dynamique, focalisées sur le plein là où l’espace est
ouvert, à deux dimensions là où c’est à trois dimensions » :
« Architectural techniques are suitable for large broad « Les techniques architecturales sont adaptées à des objets
objects in space, like buildings, but not for thin, intense large, qui se développent dans l’espace mais non aux objets
objects, like signs; planning techniques are able to depict minces et intenses comme des enseignes ; les techniques
activity (land use), but in excessively general categories, for du planning sont capable de représenter l’activité
the ground floor only and without intensity.» 344 (occupation du sol) mais dans des catégories extrêmement
générales, uniquement au niveau du rez-de-chaussée et
sans l’intensité. »
Logiquement, les auteurs en concluent qu’ils ont « besoin de techniques pour aller vers plus

342 Ibid., p. 36.


343 Ibid., p. 43.
344 Ibid., p. 15.

186
d’abstraction » [need techniques for abstracting]. Si la question de la représentation se pose face aux
outils de l’architecture et du city planning, ce n’est pas pour s’en remettre aux impressions sensibles
immédiates car comme l’indiquent les auteurs, « les jolies photographies que nous et les autres
touristes faisons à Las Vegas ne sont pas suffisantes » [the pretty photographs that we and other
tourists made in Las Vegas are not enough] 345 .

ƒ Une étude urbaine détournée dans la construction d’un discours de designer


L’ouvrage a donc comme origine une étude urbaine, un « studio de recherche en design » où il
s’agit de comprendre le « phénomène » [phenomenon] du strip commercial. Or, lorsque l’on regarde en
détail le discours développé non plus seulement dans les extraits du programme et les résultats du
studio mais dans le corps même du texte de l’ouvrage, c’est en fait un autre axe qui domine le propos
des auteurs. Il s’agit non plus de comprendre mais d’apprendre de l’architecture du strip commercial,
d’alimenter une démarche de designer, de concepteur, une réflexion à propos de la question
architecturale par l’observation d’une situation existante. La première section de la première partie qui
reprend le titre de l’ouvrage, « Une signification pour les parkings de A&P ou l’enseignement de Las
Vegas » [A Signifiance for A&P Parking Lots, or Learning from Las Vegas] met bien en avant cette autre
dimension du propos des auteurs :
« Learning from the existing landscape is a wy of being « Apprendre du paysage existant est une manière d’être
revolutionary for an architect. Not the obvious way, which is révolutionnaire pour un architecte. Pas de manière littérale,
to tear down Paris and begin again, as Le Corbusier qui consiste à détruire Paris et la reconstruire, comme Le
suggested in 1920’s, but another , more tolerant way; tha is, Corbusier l’a suggéré dans les années 1920, mais d’une
to question how we look at things. autre, plus tolérante ; il s’agit d’interroger notre regard sur
The commercial strip, the Las Vegas Strip in particular-the les choses.
example par excellence- challenges the architect to take a Le strip commercial, le Strip de Las Vegas en particulier –
positive, non-chip-on-the-shoulder view. Architects are out l’exemple par excellence – est un défi pour l’architecte, pour
of the habit of looking nonjudgnentally at the environment, qu’il adopte un regard positif, sans préjugés. […]
because orthodox Modern architecture is progressive, if not Cependant, développer ses idées à partir du banal n’est pas
revolutionary, utopian, and puristic; it is dissatisfied with nouveau : les beaux-arts suivent souvent les arts
existing conditions. Modern architecture has been anything populaires […]. »
but permissive: Architects have preferred to change the
existing environment rather than enhance what is there.» 346
« Interroger notre regard », « être révolutionnaire », « développer ses idées » : nous voyons
qu’au-delà de l’interrogation de l’objet étudié pour le comprendre, il s’agit aussi, et peut-être surtout, de

345 Ibid., p. 15.


346 Ibid., p. xviii.

187
s’interroger soi-même en tant que designer, d’interroger cette pratique. Au-delà d’une recherche sur cet
objet, il s’agit d’utiliser cet objet pour développer une autre démarche, la construction d’un discours de
designer qui s’inscrit davantage dans le champ artistique que dans le champ des sciences au vu des
références développées.
Et cet usage peut être d’une grande ambiguïté comme l’indique la citation du critique littéraire
Richard Poirier à propos de T. S. Eliot mise en exergue de la première partie de Learning from Las
Vegas :
« Substance for a writer consists not merely of those « La matière pour un écrivain n’est pas simplement
realities he thinks he discovers ; it consists even more of constituée des réalités qu’il croit avoir découvert ; elle
those realities which have been made avalaible to him by consiste encore plus dans ces réalités qui lui ont été
the litterature and idioms of his own day and by the images fournies par la littérature et la langue de son époque et par
that still have vitality in the literature of the past. Stylistically, les images qui ont toujours de la vitalité dans la littérature
a writer can express his feeling about this substance either du passé. Stylistiquement, un écrivain peut exprimer ses
by imitation, if it sits well with him, or by parody, if it sentiments à propos de cette matière soit par l’imitation, si
doesn’t. » 347 elle lui convient, soit par la parodie, si ce n’est pas le cas. »
C’est ainsi que nous comprenons la coupure très forte remarquée dans le chapitre précédent
de cette thèse entre le système illustratif et le discours. Il s’agit de deux productions différentes
juxtaposées, l’une, le discours architectural du designer, détournant l’autre, le discours scientifique de la
recherche urbaine, à son profit.
Mais cette dimension n’est pas présente seulement dans le corps du texte de Learning from
Las Vegas, elle est aussi présente dans les propos développés dans le programme du studio lui-même,
comme le montre l’extrait du programme cité en préface :
« We believe a careful documentation and analysis of tis « Nous croyons qu’une documentation et analyse attentives
physical form is as important to architects and urbanists de sa forme physique est aussi importante pour les
today as were the studies of medieval Europe and ancient architectes et urbanistes d’aujourd’hui que l’étaient les
Rome and Greece to earlier generations.» 348 études de l’Europe médiévale et de la Rome et la Grèce
antiques pour les générations précédentes. »
Nous voyons que dans l’argument même de l’étude urbaine, il s’agit bien de remplacer des
modèles culturels et artistiques – l’Europe Médiévale, la Rome et la Grèce Antiques – par un autre, le
strip commercial contemporain. Cette démarche est rattachée par les auteurs à d’importants précédents
dans l’histoire de l’architecture. Nous avons vu que pour les auteurs la démarche consistant à

347 Richard Poirier, « T. S. Eliot and the LItterature of Waste », The New Republic, 20 mai 1967, p. 21 cité dans Robert
Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, op. cit., p. xviii.
348 Ibid., p. ix.

188
« développer ses idées à partir du banal n’est pas nouveau » car les « beaux-arts suivent souvent les
arts populaires ». Les auteurs listent des exemples canoniques de l’histoire de l’architecture comme
« les architectes romantiques du XIXe siècle [qui] ont découvert l’architecture rustique conventionnelle
existante » [romantic architects of the eighteenthe century discovered an existing and conventional
rustic architecture.] et « les premiers architectes modernes [qui] se sont appropriés un vocabulaire
industriel existant et conventionnel sans plus d’adaptation » [Early Modern architects appropriated an
existing and conventional industrial vocabulary without much adaptation.]. Mais ils font aussi référence à
des pratiques qui leurs sont contemporaines et participent toujours du domaine de l’architecture comme
l’exposition de Bernard Rudolfsky « L’architecture sans architecte » [Architecture Without Architects »
censée présenter « les leçons » de « l’architecture vernaculaire primitive » ou la fascination des
« mégastructures néo-brutalistes et néo-constructivistes » pour « l’architecture vernaculaire
industrielle » Ces dernières références leur permettent de se positionner en faisant remarquer que pour
l’instant ces architectes « n’accordent pas facilement une validité au vernaculaire commercial » qu’ils
proposent d’étudier à travers cet ouvrage. Nous sommes donc bien dans une démarche très clairement
ancrée dans le domaine de l’architecture, et même dans la part artistique de l’architecture comme le
montre la dernière référence mobilisée :
« For the artist, creating the new may mean choosing the « Pour l’artiste, créer le nouveau peut signifier choisir
old or the existing. Por artists have relearned this. » 349 l’ancien ou l’actuel. Les artistes pop ont réappris cela. »

ƒ La réhabilitation du symbolisme, dimension « oubliée » par l’architecture moderne


Mais quel est l’argument de ce détournement ? Dès les premières pages, le propos des auteurs
s’affirme comme une attaque contre l’« architecture moderne ». Lorsque les auteurs utilisent cette
expression, ils ne font pas simplement référence à une production architecturale mais plutôt à un
discours organisé principalement accusé de rejeter les expressions culturelles et artistiques populaires.
Dès la première section de la partie 1, l’« architecture moderne orthodoxe est accusée d’être
fondammentalement « insatisfaite de la situation existante » d’avoir « préféré changer l’environnement
existant plutôt que d’embrasser ce qui existe » Usant d’un vocabulaire imagé, les auteurs postionnent
très clairement leur intérêt pour le vernaculaire commercial à rebourt de la démarche de l’« architecture
moderne » qui irait à l’encontre de ce que nous a enseigné l’histoire de l’architecture et de l’espace :
Modern architecture has not so much excluded the « L’architecture moderne n’a pas tant exclu le vernaculaire
commercial vernacular as it has tried to take it over by commercial qu’elle a tenté de l’absorber en inventant et
inventin and enforcing a vernacular of its own, improved and renforçant un vernaculaire propre, meilleur et universel. Elle

349 Ibid., p. 1.

189
universal. It has rejected the combination of fine art and a rejeté l’association beaux-arts – art brut. Le paysage
crude art. The Italian landscape has always harmonized the italien a toujours harmonisé le vulgaire et le Vitruvien […].
vulgar and the Vitruvian [….]: Naked children have never Nul enfant nu n’a jamais joué dans nos fontaines et I. M. Pei
played in our fountains, an I. M. Pei will never be happy on ne sera jamais heureux sur la route 66. »
Route 66
Cette critique du rejet des expressions culturelles populaires et commerciales s’ancre dans une
accusation qui est au centre de l’argumentation de l’ouvrage. Elle est résumée dans les deux sections
de la première partie : « l’architecture comme espace » [architecture as space] et « l’architecture
comme symbole » [architecture as symbol]. Le discours de l’« architecture moderne » est accusé
d’avoir privilégié la dimension spatiale de l’architecture au détriment de sa dimension symbolique :
« During the last 40 years, theorists of Modern architecture « Durant les 40 dernières années, les théoriciens de
(Wright and Le Corbusier sometimes excepted) have l’architecture moderne (hormis parfois Wright et Le
focused on space as the essential ingredient that separates Corbusier) ont présenté l’espace comme l’ingrédient
architecture from painting, sculpture, and literature. Their essentiel qui sépare l’architecture de la peinture, la
definition glory in the uniqueness of the medium ; although sculpture et la littérature. Leurs définitions glorifient l’unicité
sculpture and painting may sometimes be allowed spatial du médium ; alors qu’il est parfois possible de conférer à la
characteristics, sculptural or pictorial architecture is sculpture et à la peinture des caractéristiques spatiales, une
unacceptable – because Space is sacred. » 350 architecture sculpturale ou picturale est inacceptable – car
l’Espace est sacré. »
Ce déséquilibre est perçu par les auteurs de Learning from Las Vegas comme particulièrement
illégitime en raison de trois arguments principaux. Tout d’abord, il est perçu comme la perte de
l’héritage très riche que nous avait légué l’éclectisme du siècle précédent :
« Purist architecture was partly a reaction against « L’architecture puriste est en partie une réaction contre
nineteenth-century eclectism. […] The mixing of stayles l’éclectisme du XIXème siècle. […] Le mélange de style
meant the mixing of media. Dressed in historical styles, correspondait au mélange de médias. Habillés de styles
buildings evoked explicit associations and Romantic historiques, les bâtiments évoquaient des associations
allusions to the past to convey litterary, ecclesiastical, explicites et des allusions romantiques au passé pour
national, or programmatic symbolism. […] The overlapping transmettre un symbolisme littéraire, ecclésiastique, national
of disciplines may have diluted the architecture, but it ou programmatique. […] La superposition des disciplines a
enriched the meaning. » 351 pu diluer l’architecture, mais elle enrichissait la
signification. »
Ensuite, ce déséquilibre est aussi perçu comme procédant d’une dénégation du fonctionnement
même de la conception architecturale développée par les architectes modernes :
« Others have demonstrated that the functionalists, despite « D’autres ont montré que les fonctionnalistes, malgré leurs

350 Ibid., p. 1
351 Ibid., pp. 1-2.

190
their protestations, derived a formal vocabulary of their own, protestations, ont tiré un vocabulaire formel qui leur est
mainly from current art movements and the industrial propre principalement des mouvements artistiques
vernacular ; and latter-day followers such as the Archigram contemporains et du vernaculaire industriel ; et leurs
group have turned, while similarly protesting, to Pop Art and disciples plus tardifs comme le groupe Archigram se sont
space industry. » 352 tournés, tout en protestant de la même manière, vers le Pop
Art et l’industrie spatiale. »
Enfin, il rend aveugle à la richesse de l’architecture vernaculaire commerciale, celle du Strip, qui
est étudié dans la première partie de l’ouvrage :
« However, most critics have slighted a continuing iconology « […] la plupart des critiques ont ignoré l’iconographie
in popular commercial art, the persuasive heraldry that continue dans l’art populaire commercial, l’héraldique
pervades our environment from the advertising pages of the persuasive qui se répand dans notre environnement depuis
New Yorker to the superbillboards of Houston. And their les pages de publicité du New Yorker jusqu’aux immenses
theory of the « debasement » of symbolic architecture in the panneaux d’affichage de Houston. Et leur théorie de la
nineteenth-century eclectism has blinded them to the value « décadence » de l’architecture symbolique de l’éclectisme
of the representational architecture along highways. » 353 du XIXème siècle les a rendus aveugles à la valeur de
l’architecture figurative le long des autoroutes. »
La recherche d’un nouveau modèle à travers l’étude de l’architecture du Strip de Las Vegas
s’inscrit donc dans la volonté des auteurs de valoriser la richesse de la dimension symbolique de son
architecture. Il s’agit de rompre avec le discours essentiellement spatialiste de l’« architecture
moderne » mais aussi de reconstruire une continuité avec une tradition architecturale « oubliée ».

ƒ L’architecture comme communication contre l’architecture comme expérience


Mais si cette architecture du strip commercial s’inscrit dans la tradition éclectique évoquée
précédemment, elle est différente des « associations philosophiques de l’ancien éclectisme [qui]
évoquaient un sens subtil et complexe à savourer dans les espaces dociles du paysage traditionnel »
[…]. Les auteurs la décrivent comme un « éclectisme du bord de route » [roadside eclectism] ayant
comme but la « persuasion commerciale » [commercial persuasion], une architecture qui est conçue
pour avoir « un impact fort dans le cadre vaste et complexe du nouveau paysage des grands espaces »
[bold impact in the vast and complex setting of a new landscape of big spaces] et « des vitesses
élevées » [high speeds] mais aussi pour répondre aux « programmes complexes » [complex programs]

352 Ibid., p. 2. Voir aussi quelques lignes plus haut, dans « Un sens pour les parkings de A&P ou l’enseignement de Las
Vegas » : « Les premiers architectes modernes se sont appropriés un vocabulaire industriel existant et conventionnel sans
plus d’adaptation. Le Corbusier aimait les silos et les bateaux ; le Bauhaus ressemble à une usine ; Mies a perfectionné les
détails des aciéries américaines pour des bâtiments en béton. » Ibid., p. 1.
353 Ibid., p. 2.

191
du monde moderne et qui est essentiellement basée sur la signalisation. 354 Le conducteur moderne est
ainsi décrit comme ne faisant plus désormais confiance à son propre sens de l’orientation mais à « des
panneaux énormes dans de vastes espaces à des vitesses élevées » [enormous signs in vast space at
high speeds alors que « la domination des signes dans l’espace à une échelle piétonne apparaît dans
les grands aéroports » [the dominance of signs over space at a pedestrian scale occurs in big
airports] 355 .
Grâce à l’homonymie en anglais des termes signe et enseigne ou panneau [sign], les auteurs
opèrent un glissement dans leur propos. L’architecture dont il est question n’est plus seulement une
architecture des signes, des symboles, c’est une architecture d’enseignes, de panneaux. Il ne s’agit
plus simplement d’un monde architectural possédant une dimension sémantique mais d’un monde tout
simplement entièrement sémantique. C’est donc tout naturellement que l’architecture du strip
commercial est présentée par les auteurs de Learning from Las Vegas comme une architecture « anti-
spatiale » [antispatial], une « architecture de communication à travers l’espace » [an architecture of
communication over space], une architecture « où la communication domine l’espace » [communication
dominates space] 356 . La sémantique et l’architecture fusionnent dans le discours des auteurs. L’étude
sur le Strip de Las Vegas illustre très bien cette orientation : la question de la signification domine
largement. Les premiers éléments de l’étude présentés au lecteur portent ainsi sur les trois systèmes de
communication dont serait constitué le Strip : « le système héraldique (les enseignes) [qui] domine »
[…], « le système physionomique, les messages donnés par les façades des bâtiments » […] et « le
système de localisation » […].
En comparaison, la question de l’expérience visuelle, de la perception visuelle dans l’ouvrage
occupe en fait une place négligeable. Si The View from the Road est cité dans une des notes d’atelier,
ce n’est pas pour développer les propos des auteurs mais pour basculer finalement dans la question de
la signalisation :
In The View from the Road, Appleyard, Lynch and Myer « Dans The View from the Road, Appleyard, Lynch et Myer
describe the driving experience as “a sequence played to décrivent l’expérience de la conduite comme « une
the eyes of a captive, somewhat fearful, but partially séquence jouée aux yeux d’un public captif, quelque peu
inattentive audience, whose vision is filtered and directed effrayé, mais partiellement inattentif, dont la vision est filtrée
forward” In The View from the Road, Appleyard, Lynch and et dirigée vers l’avant. » […]. Nous dépendons de la vision
Myer describe the driving experience as “a sequence played pour notre perception de la vitesse. Les objets qui passent

354 Ibid., p. 4.
355 Ibid., p. 4.
356 Ibid., p. 4.

192
to the eyes of a captive, somewhat fearful, but partially au dessus de nous augmentent beaucoup la sensation de
inattentive audience, whose vision is filtered and directed vitesse. Est-ce que Las Vegas tente quoi que ce soit pour
forward” contrôler la vitesse – ralentir, donc voir plus de détails, donc
acheter ? »
Elle est même suspecte aux yeux des auteurs, ce qui permet de comprendre le peu de
considération des auteurs envers la notion de séquence visuelle que nous avons constaté plus haut :
« These relationships, and combinations between signs and « Ces interrelations et combinaisons entre enseignes et
buildings, between architecture and symbolism, between bâtiments, entre architecture et symbolisme, entre forme et
form and meaning, between driver and the roadside are signification, entre conducteur et bord de route
deeply relevant to architecture today and have been correspondent profondément à l’architecture d’aujourd’hui et
discussed at length by several writers. But they have not ont été discutées en profondeur par plusieurs auteurs. Mais
been studied in detail or as an overall system. elles n’ont pas été étudiées en détail ou comme un système
The students of urban perception and imageability have complet. Les étudiants en perception urbaine et imagibilité
ignored them, and there is some evidence that the Strip les ont ignorés et il y a quelques éléments qui indiquent que
would confound their theories.» 357 le Strip confondrait leurs théories. »
Malgré ces propos, les auteurs ne s’opposent pas à « ces architectes et universitaires qui
développent de nouvelles approches de l’architecture à travers une recherche dans des champs
connexes et avec des méthodes scientifiques » [those architects and academics who are developing
new approaches to architecture through research in allied fields and in scientific methods] qui sont en
partie perçues comme « une réaction contre la même architecture que nous avons critiquée » [a
reaction to the same architecture we have criticized] 358 . S’ils s’en distinguent nettement, c’est plus dans
une démarche qui se veut complémentaire au service de ce qu’ils perçoivent comme une même critique
de l’« architecture moderne » :
« We think the more directions that architecture takes at this « Nous pensons qu’à partir de ce point plus l’architecture
point, the better. Ours does not exclude theirs and vice partira dans des directions différentes, le mieux ce sera. La
versa.» 359 notre ne doit pas exclure les leurs et vice-versa. »
Si Learning from Las Vegas propose une recherche en design, il faut donc comprendre celle-ci
comme en fait une recherche en architecture. Il ne s’agit pas de puiser dans des savoirs extérieurs mais
de se nourrir des méthodes et discours propres à cette dernière. De quoi se nourrit cette approche
particulière développée par les auteurs de Learning from Las Vegas ?

357 Ibid., p. 4.
358 Ibid., p. ix.
359 Ibid., p. ix.

193
3.3.2. Renverser le débat urbanistique et recourir à la sémiologie, démarche d’architectes
Les trois articles de la seconde partie de l’ouvrage, présentés par les auteurs dans la préface
comme « une généralisation à propos du symbolisme en architecture et dans l’iconographie de
l’étalement urbain à partir de [leurs] découvertes de la Partie I » [a generalization on symbilism in
architecture and the iconography of the urban sprawl from our findings in Part I] procèdent des
arguments que nous venons d’évoquer 360 .

ƒ Renverser le débat sur l’environnement urbain


Dans le premier article, les auteurs cherchent à développer « quelques définitions qui emploient
la méthode comparative » entre deux résidences de retraite, Crawford Manor de l’architecte
« moderne » Paul Rudolph et la Guild House de l’agence Venturi & Rauch. Le but est ici de réfuter la
dénégation de l’usage des symboles par « l’architecture moderne » en montrant comment le premier
développe des associations symboliques « implicites » dans son architecture alors que le second
propose plutôt des associations symboliques « explicites ». 361 Dans le second, « Antécédents
historiques et autres : vers une vieille architecture » [Historical and Other Precedents: Towards an Old
Architecture], les auteurs prolongent l’argument de la tradition « oubliée » du symbolisme en
architecture en tentant de réinscrire l’architecture du strip commercial dans une histoire de l’architecture
basée sur sa dimension symbolique 362 .
Cette seconde partie de l’ouvrage s’ouvre sur deux images fortes qui indiquent dans quel débat
plus général le discours de Learning from Las Vegas s’inscrit. En effet, dans le premier article de cette
partie, deux photos apparaissent accompagnées chacune d’un croquis. Il s’agit de deux images très
célèbres tirées de l’ouvrage intitulé God’s Own Junkyard: the planned deterioration of America’s
landscape publié par Peter Blake, architecte « moderne » et critique d’architecture membre de la
rédaction de la revue Architectural Forum 363 . La première représente une boutique vendant des
canards rôtis au bord d’une route, le « Long Island Duckling », alors que la seconde représente un
paysage d’enseignes de stations-services et de panneaux toujours au bord d’une route. Peter Blake est
un architecte « moderne », journaliste à l’Architectural Forum dans les années 1950-60 et à ce titre
collègue de Jane Jacobs qui travaille jusqu'au début des années 1960 dans la même revue. Son
ouvrage publié en 1964 utilise ces deux images pour appuyer cette critique. Il s’inscrit dans le montée

360 Ibid., p. ix.


361 Ibid., pp. 64-72
362 Ibid., pp. 73-84
363 New York, Holt, Rinehart and Winston, 1964.

194
en puissance d’un discours critique de plus en plus virulente attaquant la détérioration de la qualité
esthétique du paysage américain. Mais l’usage qu’en font les auteurs de Learning from Las Vegas ne
s’inscrit pas du tout dans la même perspective. Bien au contraire, il s’agit d’illustrer de manière
paradigmatique les deux types différents correspondant à la fusion entre architecture et sémantique
qu’ils développent dans leur discours : le canard correspond au « bâtiment-devenant-sculpture » […] et
le paysage de stations-services « les systèmes spatiaux et structuraux [qui] sont directement au service
du programme et [dont] l’ornementation est appliquée indépendamment d’eux » […].
Cette théorisation des deux types à partir des deux photographies issues de l’ouvrage est aidée
par la présence à côté de chacune d’un croquis à la main proposant une coupe sur voirie simplifiée et
un profil du bâtiment type. L’extraction de deux types architecturaux à partir de ces photographies va si
loin que les auteurs, alors qu’ils ont nommé le deuxième type « hangar décoré », décident de nommer
le premier type, « canard », du nom même du cas photographié. C’est donc à un complet renversement
de valeur qu’assiste le lecteur dans cette page de Learning from Las Vegas. L’image dévalorisante
associée par Peter Blake à ces deux photographies fait place à une image non seulement valorisante
mais même idéale en proposant le « canard » de « Long Island Duckling » comme idéal-type.
Cette logique se poursuit dans les deux articles suivants à travers l’association, par
l’intermédiaire de la mise en page, de situations urbaines issues du strip commercial et d’ « antécédents
historiques » respectables. C’est, par exemple, le cas des deux types architecturaux figurés pages 77-
78, le motel et le hamburger restaurant, respectivement associés aux magasins Carson-Pirie-Scott
construit par Louis Sullivan à Chicago d’un côté et une banque et une église éclectique de l’autre. Page
80, la décoration des casinos de Fremont Street à Las Vegas en tubes fluorescents est rapprochée des
églises byzantines de La Martorana à Palerme, rococo du Pavillon d’Amalienburg – qui fait partie du
Château de Nymphenburg à Munich – et de la résidence maniériste de Pie V à Rome, nommé
opportunément de son nom d’origine, « casino ». Enfin page 82, un panneau d’affichage montrant une
publicité pour une crème de bronzage est rapproché de l’arc de Constantin à Rome 364 en écho des
propos sur la même page :
« The series of triumphal arcs in Rome is a prototype of the « La série d’arcs de triomphe à Rome est le prototype du
billboard (mutatis mutandis for scale, speed, and panneau publicitaire (mutatis mutandis pour l’échelle, la
content). » 365 vitesse et le contenu). »
A travers ce jeu développé dans ces deux premiers articles de la deuxième section de l’ouvrage

364 C’est encore plus explicite dans la deuxième version réduite de Learning from Las Vegas, où les deux images
correspondent exactement au même type de cadrage.
365 Ibid., p. 81.

195
nous assistons donc à un vaste mouvement d’intégration dans la culture de l’architecture vernaculaire
du strip commercial. Les images d’un paysage auparavant rejeté sont valorisées en devenant les
illustrations de types architecturaux nouveaux et une filiation avec des types anciens est construite.
Cette valorisation du vernaculaire commercial s’inscrit très clairement en lien avec une référence,
régulièrement revendiquée à travers l’ouvrage : les écrits de « J. B. Jackson [qui] est bien plus en
accord avec » […] le Strip de Las Vegas.

ƒ S’appuyer sur la critique sémiologique en architecture


Mais c’est dans le dernier article de la deuxième partie qu’une synthèse globale, organisant le
propos de l’ensemble de l’ouvrage, est développée sous le titre « Théories du laid et de l’ordinaire et
théories connexes et contraires » [Theory of Ugly and Ordinary and Related and Contrary Theories].
Cet article revient sur les arguments développés dans les deux premiers articles, la critique de
l’architecture moderne et la revalorisation de la dimension symbolique dans l’histoire de l’architecture, et
prolonge le troisième point exprimé dans la première partie de l’ouvrage, la richesse de l’architecture
vernaculaire contemporaine à travers la présentation des résultats d’un autre « studio de recherche en
design », Learning from Levittown. 366
Mais dans sa quatrième section intitulée « Théories du symbolisme et de l’association dans
l’architecture », les auteurs proposent aussi d’inscrire le discours sur la symbolique produite dans
Learning from Las Vegas dans un courant théorique de l’architecture contemporaine :
« We have approached the justification of symbolism in « Nous avons abordé la justification du symbolisme dans
architecture pragmatically, using concrete examples, rather l’architecture de façon pragmatique en employant des
than abstractly through the sciences of semeiology or exemples concrets plutôt qu’en nous référent abstraitement
through a priori theorizing. However, other approaches have à la sémiotique et une théorisation a priori. Néanmoins
rendered similar results. » 367 d’autres approches ont abouti à des résultats similaires. »
Parmi ces « autres approches », l’article du britannique Alan Colquhoun, « Typologie et
méthodes de conception » [Typology and Design Methods], publié dans la revue Arena en 1967 est
particulièrement valorisé. En effet la section « Théories du symbolisme et de l’association en
architecture » est constituée au moyen de la citation de sept extraits du texte de Colquhoun et de leur
commentaire. Ce texte de Colquhoun est très proche de nombre d’éléments développés par les auteurs
de Learning from Las Vegas. Comme ces derniers, il développe une critique du discours de l’
« architecture moderne » en contestant la prétention à l’absence de mobilisation de la dimension

366 Ibid., pp. 84-109.


367 Ibid., pp. 88.

196
symbolique par cette dernière et « Alan Colquhoun a analysé l’architecture en tant que partie d’un
« système de communication à l’intérieur de la société. » » [Alan Colquhoun has written of architecture
as part of a “system of communications within society”]. Mais Colquhoun propose une réflexion plus
large qu’il connecte fortement à la philosophie symbolique de Cassirer mais aussi à la sémiologie de
Barthes, références principales citées à la fin de son texte.
L’usage du texte de Colquhoun sert en fait aux auteurs de Learning from Las Vegas à
construire un pont entre leur discours et d’autres discours constituant un courant émergeant de la
théorie de l’architecture dans les années 1960. En effet, avant de commencer à citer Alan Colquhoun,
après avoir indiqué que « des exemples concrets plutôt qu’en nous référent abstraitement à la
sémiotique et une théorisation a priori », un appel de note indique clairement à quelles approches il est
fait référence ici :
« These approaches have recently been explored in a « Ces approches abstraites ont récemment été explorées
series of essays edited by Charles Jencks and George dans une série d’essais édités par Charles Jencks et
Baird, Meaning in Architecture (New York: George Braziller, George Baird, Meaning in Architecture […]. Nous sommes
1969). We are indebted particularly to the formulations of particulièrement redevables à Charles Jencks, Georges
Charles Jencks, George Baird, and Alan Colquhoun» 368 Baird et Alan Colquhoun pour leurs formulations. »
Cette note est remarquable parce qu’elle contraste très fortement avec la citation d’autres
références dans Learning from Las Vegas. En effet, il s’agit de la seule référence dans la filiation de
laquelle s’inscrivent explicitement les auteurs. Charles Jencks, George Baird et Alan Colquhoun sont
des architectes qui ont construit, mais aussi enseigné et mené une activité de théoricien et de critique
de l’architecture. C’est entre l’University College of London et l’école de l’Architectural Association où ils
menaient des recherches dans les années 1960 qu’ils ont remis en cause la doctrine du Mouvement
Moderne pour reconstruire une théorie à partir d’emprunts variés mais puisant largement dans la
sémiologie. En effet, dès la préface de l’ouvrage dont il est question, Meaning in Architecture, Charles
Jencks indique qu’ « il y a d’un côté une crise générale à propos des questions telles que la révolution
et le changement à l’intérieur de l’architecture […] et de l’autre il y a une crise plus spécifique à propos
de quelle « signification en architecture » (ou plutôt « significations ») est pertinente. » 369 Plus loin, il
indique que pour répondre à cette question de la « signification en architecture », « la première section
contient quatre articles qui diffèrent quant à la possibilité d’appliquer la sémiologie à l’architecture et à

368 Ibid., pp. 88.


369 « On one hand, there is a general crisis over such issues as revolution and change in architecture […] and on the other
hand there is a specific crisis over what ‘meaning in architecture’ (or rather ‘meanings’) is relevant. » Charles Jencks,
« Preface » in Charles Jencks et Georges Baird (dir.), Meaning in Architecture, New York, George Baziller, 1969, p. 7

197
l’urbanisme » et « la seconde section continue ce débat à propos de la sémiologie » 370 .Cet appel à la
sémiologie, plus précisément à la critique sémiologique qui se développe alors sur le sol britannique,
s’inscrit bien entendu tout à fait naturellement dans la prolongation des propos des auteurs sur
l’architecture comme système de communication. Avec ce discours importé de Grande Bretagne, les
auteurs de Learning from Las Vegas disposent de la ressource nécessaire leur permettant de
développer un discours différent de puisant dans « une recherche dans des champs connexes » et des
« méthodes scientifiques ».

3.3.3. Un usage paradoxal de références en urban studies et en art plastique


Mais à côté de ces références purement architecturales, les auteurs de Learning from Las
Vegas puisent aussi dans des références participant d’autres champs, tissant ainsi un réseau autour de
cet ouvrage. Si dans Townscape l’appartenance de l’ouvrage à un collectif était rendue invisible et
nécessitait pour le lecteur de se pencher sur la liste des crédits photographiques, si dans The View from
the Road les auteurs font figurer une bibliographie en fin d’ouvrage qu’ils mobilisent peu dans le corps
de l’ouvrage, l’usage de références occupe une place absolument centrale dans Learning from Las
Vegas. En effet, les auteurs développent un appareil de citations et de notes significatif dont nous avons
déjà parlé. Mais d’une manière plus étonnante, ils mobilisent aussi dans la préface, au sein des
remerciements, toute une série de noms auxquels ils rendent hommage :
« The temptattion is great to augment the list of thank-yous « La tentation est grande d’augmenter la liste des mercis
to include all those to whom three people feel warmly pour inclure tous ceux à qui trois personnes sont
grateful for their help in their intellectual lives. The following chaleureusement reconnaissantes pour leur aide dans leurs
list has been culled from that much larger list to include vies intellectuelles. La liste suivante a été extraite d’une liste
those who have been the particular intellectual and artistic plus longue pour inclure ceux qui ont été les fondements
underpinnings of this project. They are Donald Drew intellectuels et artistiques particuliers de ce projet. Il s’agit
Edgbert, Herbert J. Gans, J. B. Jackson, Louis Kahn, Arthur de Donald Drew Edgbert, Herbert J. Gans, J. B. Jackson,
Korn, Jean Labatut, Esther McCoy, Robert B. Mitchell, Louis Kahn, Arthur Korn, Jean Labatut, Esther McCoy,
Charles Moore, Lewis Mumford, the Pop artists (particularly Robert B. Mitchell, Charles Moore, Lewis Mumford, des
Edward Ruscha), Vincent Scully, Charles Seeger, Melvin M. artistes pop (particulièrement Edward Ruscha), Vincent
Webber, and Tom Wolfe. With some temerity we Scully, Charles Seeger, Melvin M. Webber et Tom Wolfe.
acknowledge too the help of Michelangelo, the Italian and Avec un peu d’audace, nous remercions aussi Michel-Ange,
English mannerists, Sir Edwin Lutyens, Sir Patrick Geddes, les maniéristes italiens et anglais, Sir Edwin Lutyens, Sir
Frank Lloyd Wright, and the early generations of Heroïc Patrick Geddes, Frank Lloyd Wright et les premières

370 « The fist section contains four articles differing over the possibility to applying semiology to architecture or urbanism. […]
The second section continues this debate over semiology. » Ibid., p. 7.

198
Modern architects. » 371 générations des héroïques architectes modernes pour leur
aide. »
A première vue rien de plus contrasté que cette liste. Une partie appartient très clairement au
monde de l’architecture mais d’autres semblent plus étonnantes, un tri est nécessaire.

ƒ Mobilisation faible du monde du planning face aux urban studies et au civic design
Les noms cités issus des professions impliquées dans l’aménagement de l’espace sont parmis
ceux qui étonnent le plus. En effet, si certaines figures tutélaires de l’urbanisme mondial, comme Lewis
Mumford et Patrick Geddes, apparaissent dans ces remerciements, elles sont relativement peu
nombreuses. Un extrait du programme intégré dans la section « Le grand espace dans la tradition
historique et chez A&P » présente par contre d’autres figures telles Haussmann, la Ville Radieuse de Le
Corbusier, les Métabolistes, Kevin Lynch, Camillo Sitte, etc., une liste un peu caricaturale qui ne veut
pas dire grand-chose, comme des exemples négatifs. On retrouve ici l’affichage du caractère
« révolutionnaire » du discours proposé en s’inscrivant dans la filiation de telle figure hétérodoxe –
comme Patrick Geddes et J. B. Jackson – et en rejetant les orthodoxes – comme Haussmann, Le
Corbusier ou Sitte.
Mais Geddes et Mumford se présentent aussi comme des figures du monde de l’urbanisme
plus ou moins marginales dans le monde du planning et s’inscrivant dans une approche de ce champ
plus dans le cadre du développement d’un discours scientifique que d’une pratique totalement
appliquée. D’autres figures du monde de l’urbanisme citées sont moins connues. Elles ne participent
pas du champ professionnel du planning mais du jeune champ universitaire des urban studies. Tous
sont des figures de l’avant-garde des urban studies, des spécialistes relativement originaux dans leur
champs : Robert B. Mitchell et Melvin M. Webber en transport, Herbert J. Gans en sociologie urbaine.
Ils s’inscrivent dans un parcours académique fort : Mitchell a été le fondateur du département de city
planning à la School of Fine Arts de l’Université de Pennsylvanie, Webber le principal animateur du
département de city planning du College of Environmental Design de l’Université de Californie à
Berkeley, Gans après avoir fait ses études sous la direction de Mitchell a enseigné à l’Université de
Pennsylvanie avant de rejoindre Columbia. La présence de l’ethnomusicologue de l’Université de
Californie à Berkeley Charles Seeger s’inscrit dans la même perspective de mobilisation d’auteurs
ancrés dans une démarche très scientifique.
Mais surtout deux de ces trois auteurs, Melvin M. Webber et Herbert J. Gans, ont développé
des travaux qui ont profondément révolutionné le regard porté sur la ville de l’étalement urbain. Webber

371 Denise Scott Brown et Robert Venturi, « Preface » in Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, op. cit., p. x.

199
à travers plusieurs de ses écrits a proposé de changer de notions urbanistiques pour comprendre la
réussite des formes urbaines nées de l’étalement urbain, notamment en cessant d’attacher une
communauté à un territoire et de penser une « communauté sans proximité » [community without
propinquinty] et une « ville comme [un] système de communication ». Nous retrouvons ici, le titre d’une
des sections de Learning from Las Vegas. Herbert J. Gans a développé une démarche à l’échelle locale
d’observation participante dans un suburb pour montrer que contrairement à l’idée reçue, les
interactions sociales dans ce type de communauté n’étaient pas faibles mais au contraire très riches et
simplement reconfigurées d’un autre manière. Volontairement, il a choisi pour ce travail un terrain
symbolique, Levittown, suburb très célèbre devenu prototype du genre, pour attaquer frontalement cette
idée reçue. Nous retrouvons ici le Levittown de Learning from Levittown, studio de recherche en design
qui a suivi celui sur Las Vegas. Mais en travaillant sur de tels sujets, Gans développe une recherche sur
la question de la culture, ici populaire, qui rentre en raisonnance avec les travaux de l’ethnomusicologue
Charles Seeger mais aussi d’une des autres figures citées dans la liste des remerciement, J. B.
Jackson.
A côté de ces figures appartennant aux urban studies, quelques autres figures sont attachés à
une architecture Beaux Arts qui n’est pas sans rappeler l’héritage du civic design. C’est le cas d’Edwin
Luytens, l’architecte du complexe gouvernemental de New Dehli, un des derniers projets importants
inscrit explicitement dans la pratique du civic design ou du civic art. Mais on retrouve aussi deux
personnes s’inscrivant dans l’héritage de l’Ecole des Beaux Arts de Paris. Il s’agit d’abord de l’architecte
français Jean Labatut, un des derniers Grand Prix de Rome à enseigner aux Etats-Unis dans les
années 1960. Doyen de la School of Architecture de l’Université Princeton – fondée dès 1919 mais
restée longtemps très proche du Department of Art and Archeology dont elle était issue – il y a ouvert
un Center of Urban Research. A côté de Labatut, enseignant dans la même université, nous retrouvons
Donald Drew Edgbert, historien de l’architecture qui s’est spécialisé dans l’histoire de l’Ecole Nationale
Supérieure des Beaux Arts et des Grands Prix de Rome.
En citant des figures des urban studies naissants et quelques héritiers de l’architecture Beaux-
Arts contemporains, en minorant les figures du monde du planning, les auteurs tentent d’articuler
l’héritage du civic design et l’apport nouveau des urban studies, discours esthétique et discours socio-
culturel.

ƒ « L’art et la littérature pop » comme ressource centrale et comme modèle


Parmi les personnes citées, certaines sont étonnantes dans un ouvrage traitant de questions
urbaines. On peut ainsi être surpris de voir les auteurs faire appel aux « artistes Pop » […] ou encore à
l’écrivain Tom Wolfe. Mais il pourrait en fait constituer le lien recherché entre esthétique et approche

200
culturelle.
Le fait de faire appel à cet univers de références s’inscrit dans la place très importante que les
auteurs donnent au monde de l’art dans l’ensemble de l’ouvrage. Si parmi les personnes que les
auteurs remercient avec « un peu d’audace », figurent Michel-Ange et « les Maniéristes italiens et
anglais », c’est explicitement, comme annoncé dans la préface, le Pop Art qui est principalement
mobilisé dans le discours de Learning from Las Vegas. Ainsi, la première image de la section « Symbol
in Space Before Form in Space : Las Vegas as a Communication System » n’est pas une image de Las
Vegas mais une lithographie d’Allan D’Arcangelo censée « puissamment évoqu[er] » une
« contradiction » dans laquelle est pris le conducteur contemporain : « Aujourd’hui le carrefour est un
trèfle. Pour tourner à gauche, il doit tourner à droite ». L’usage de ce peintre s’explique par l’orientation
particulière prise par son œuvre : à partir de 1963, il se concentre sur la peinture d’autoroute.
De même, lorsque les auteurs abordent la question des « enseignes de Las Vegas » dans la
section homonyme de la première partie de l’ouvrage, ils font appel à la description donnée par Tom
Wolfe dans son article très célèbre « Las Vegas (What?) Las Vegas (Can’t Hear You! Too Noisy) Las
Vegas!!!! », article faisant partie de la première section traitant des « nouveaux faiseurs-de-culture »
[The New Culture-Makers] du recueil « The Kandy-Kolored Tangerine-Flake Streamline Baby » :
« They tower. They revolve, they oscillate, they soar in « Elles élancent des formes devant lesquelles le vocabulaire
shapes before wich the existing vocabulary of art history is d’histoire de l’art existant reste muet. Je ne puis qu’essayer
helpless. I can only attempt to supply names – Boomrang de leur donner des noms – boomerang moderne, palette
Modern, Palette Curvilinear, Fash Gordon Ming-Alert Spiral, curvilinéaire, spirale vigilante Flash Gordon – Ming,
McDonald’s Hamburger Parabola, Mint Casino Elliptical, parabole à la McDonald, Mint Casino elliptique, haricot
Miami Beach Kidney. » 372 Miami Beach »
Au-delà de la correspondance entre les moyens et les buts mobilisés par les « artistes Pop » et
les « écrivains Pop », dont ferait partie Tom Wolfe, c’est la démarche même de ce type d’expression
artistique qui est valorisée, celle de l’emprunt au vernaculaire comme nous l’avons vu plus haut. Cette
recherche en design s’assimile dans le discours des auteurs à une pratique artistique. Comme ils
l’indiquent dans la section « Les panneaux d’affichage ont presque toujours raison » [Billboards are
Almost All Right], les architectes « n’accordent pas facilement une validité au vernaculaire commercial »
alors que « pour l’artiste créer le nouveau peut signifier choisir l’ancien ou l’actuel ». C’est justement ce

372 Tom Wolfe, The Kandy-Kolored Tangerine-Flake Streamline Baby, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 1965, p. 8. Il
est à noter qu’une bonne partie des éléments qui construisent le discours de Learning from Las Vegas sont déjà présents
dans cet article de Tom Wolfe, notamment l’intérêt pour les fabricants d’enseignes dont la Young Electric Sign Company
(YESCO) et leur esthétique.

201
qu’ont « réappris » à faire les artistes Pop. C’est cette même démarche que les auteurs décrivent de
nouveau dans la dernière section de l’ouvrage à propos de « L’image de Las Vegas » [Image of Las
Vegas] :
« Tom Wolfe used Pop prose to suggest powerful images of « Tom Wolfe utilise une prose Pop pour suggérer les
Las Vegas. […] Pop artists have shown the value of the old puissantes images de Las Vegas. […] Les artistes pop ont
cliché used in a new context to achieve a new meaning- the montré la valeur des clichés anciens utilisés dans un
soup can in the art gallery- to make the common nouveau contexte afin de développer un nouveau sens – la
uncommon.» 373 boite à conserve de soupe dans la galerie d’art – pour faire
du commun quelque chose d’extraordinaire. »
C’est bien entendu dans le cadre de cet usage du « Pop Art » que s’inscrit la production de
« l’élévation « à la Ed Ruscha du Strip » » [« Ed Ruscha » elevation of the Strip »], pages 26 à 29, qui,
comme nous l’avons vu, est censée reprendre « les cartes touristiques du Grand Canal […] et du Rhin
montrant l’itinéraire entourés par ses palaces » […].
Mais l’usage de références artistiques s’inscrivant dans cette démarche de revalorisation de la
culture populaire s’étend bien au-delà de « l’art et la littérature Pop ». Les auteurs mobilisent ainsi,
Victor Vasarely, figure de proue d’un autre courant artistique, l’Op Art ou art cinétique, contemporain du
Pop Art et qui partage avec lui une inscription dans le monde de l’industrie et de la société de
consommation. Si le travail de Vasarely ne possède pas par lui-même de connexion avec le monde de
la culture populaire, les auteurs le mobilisent dans une des descriptions du Strip et de son organisation.
Ce rapprochement rejoint la démarche de revalorisation que suivent les auteurs :
« It is not an order dominated by the expert and made easy « Ce n’est pas un ordre […] facile à appréhender par le
for the eye. The movinf eye in the moving body must work to regard. L’œil en mouvement dans le corps en mouvement
pick out and interpret a variety of changing, juxtaposed doit travailler pour sélectionner et interpréter une variété
orders, like the shifting configuration of a Vasarely d’ordres changeants, juxtaposés, à l’image des
painting. » 374 configurations changeantes d’une peinture de Victor
Vasarely. »
Une des autres références artistiques qui s’inscrit dans la même démarche est un écrivain bien
éloigné à première vue de ce courant Pop : T. S. Eliot. Ce dernier occupe une place très importante
dans le discours des auteurs : non seulement la première partie se termine par un extrait du poème
« East Coker » d’Eliot, mais elle commence aussi par un paragraphe extrait d’un article du critique
Richard Poirier sur Eliot publié dans le magazine The New Republic. Ici encore, l’objectif est d’illustrer
cette démarche Pop qui consiste à emprunter au vernaculaire dans la construction d’un discours

373 Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, op. cit., p.58.
374 Ibid., p.56.

202
appartenant à la haute culture. C’est cette dimension que les auteurs valorisent en faisant appel à la
citation de Richard Poirier qui rapproche Eliot et Joyce :
« And in literature, Eliot and Joyce display, according to « Et dans la littérature, Eliot et Joyce ont montré, selon
Poirier, an extraordinary vulnerability… to the idioms, Poirier, « une extraordinaire vulnérabilité… aux langages,
rhythms, artifacts, associated with certain urban rythmes, objets associés avec certaines situations ou
environments or situations. […] Poirier refers to this as the certains environnements urbains […] ». Poirier nomme cela
“decreative impulse”. Eliot himself speaks of Joyce’s doing « l’élan décréatif. » Eliot lui-même disait que Joyce faisait du
the best he can “with the material hand.”» 375 mieux qu’il pouvait « avec le matériel dont il disposait. » »
Mais les références participant de cette démarche dépassent aussi le simple domaine de l’art
qu’il soit plastique ou littéraire. En effet, parmi les personnes citées dans les remerciements, des
scientifiques sont aussi rapprochés de cette démarche. C’est notamment le cas du musicologue
Charles Seeger qui fut un des artisants de la redécouverte de la musique folk américaine. Lui aussi,
mais par d’autres moyens, a transposé la culture populaire dans le registre des sciences et donc de la
haute culture. Mais on peut auussi considérer que les figures des urban studies, Melvin Webber et
surtout Herbert J. Gans, s’inscrivent eux aussi dans le même type de démarche, eux aussi revalorisent
le regard sur la culture populaire à travers leur démarche scientifique. C’est cette dimension de leur
travail qui semble particulièrement intéresser les auteurs de Learning from Las Vegas.
On comprend dès lors la véritable nature de la « recherche en design » que ceux-ci souhaitent
développer. Il s’agit avant tout d’une démarche qui s’inscrit dans la démarche du Pop Art. Ainsi, dans la
section sur les enseignes de Las Vegas, un extrait du programme du studio indique-t-il :
« The time is ripe for a scholar to write his doctoral « Le temps est mûr pour un universitaire pour qu’il écrive sa
dissertation on signs. He would need literary as well as thèse de doctorat sur les enseignes. Il aura besoin d’un
artistic acumen, because the same reason that makes signs sens tout autant littéraire qu’artistique parce que les mêmes
Pop Art (the need for high-speed communication with raisons font que les enseignes sont du Pop Art (la nécessité
maximum meaning) makes them Pop literature as well» 376 d’une communication à grande vitesse avec un maximum
de sens) tout autant que de la littérature Pop. »
L’usage de l’art et de la littérature dépasse donc la simple inscription de l’ouvrage dans une
démarche pouvant correspondre à celle de « l’art et de la littérature Pop ». Très clairement si les
auteurs développent c’est le discours dans son ensemble qui se veut littéraire et artistique.

3.3.4. Un système essentiellement illustratif jouant de différents registres


Dès la préface, les auteurs insistent sur une dimension sous-jacente de l’étude menée sur le

375 Ibid., p. 56.


376 Ibid., p. 58.

203
Strip de Las Vegas :
« […] we have not stressed in this book; for example, our « […] nous n’avons pas insisté dans cet ouvrage sur
pedagogical interest in evolving the traditional architectural certains points qui ont été très importants pour le studio ;
“studio” into a new tool fot reaching architecture and our par exemple, notre intérêt pédagogique pour faire évoluer le
particular interest in finding graphic means, more suitable studio traditionnel vers un nouvel outil pour enseigner
than those now used by architects an planners, to describe l’architecture et notre intérêt particulier pour trouver des
“urban sprawl” urbanism and particularly the commercial moyens graphiques, plus adéquats que ceux utilisés
strip. » 377 aujourd’hui par les architectes et les planners, pour décrire
l’urbanisme de « l’étalement urbain » et en particulier le strip
commercial. »
Cette dimension de l’innovation pédagogique en particulier en matière d’outillage graphique ne
se résume pas aux quelques représentations iconographiques de séquences visuelles détaillées dans
le chapitre précédent de cette thèse. Elle est au contraire très riche et diverse.

ƒ La place centrale des vues face aux projections orthogonales


Un premier constat que l’on peut faire au sein de cet appareillage iconographique, c’est la place
centrale qu’occupent les vues horizontales dans l’ouvrage. Les vues photographiques ou perspectives
dessinées correspondent à un peu moins de 60% du total de l’iconographie de l’ouvrage. Mais cette
proportion ne reflète pas la réalité car les différences en ce qui concerne le matériel iconographique
sont très grandes entre les deux premières parties et la troisième. En effet, si dans cette troisième partie
de l’ouvrage, la proportion tombe à moins de 38%, cela s’explique très facilement par son contenu : des
projets de l’agence Venturi & Rauch. Dans les deux autres parties, au contraire, la proportion des vues
est très élevée. Elle atteint 83% dans la deuxième partie. Plus étonnant, alors que la première partie
s’appuie sur une étude urbaine, cette proportion atteint près de 76% dans cette dernière.
Mais de quoi est composée l’autre partie du corpus iconographique ? Dans la troisième partie
qui traite des projets de l’agence, les 62% d’illustrations restantes dans la troisième partie sont
essentiellement de projections orthogonales de projets qui, la plupart du temps, n’ont pas été construits.
Mais la part de ces projections orthogonales chute fortement dans les deux autres parties. D’une
manière très spectaculaire, sur 10 illustrations qui ne sont pas des vues horizontales dans la deuxième
partie, seules deux sont des plans situés dans le premier article. Dans ce dernier, la comparaison entre
deux bâtiments, Crawford Manor de Paul Rudolph et la Guild House de Venturi & Rauch, est donc
développée au moyen de deux plans contre huit photographies. Dans la première partie, 54 illustrations
sont des représentations issues du travail de studio des étudiants. Mais au sein de ces dernières, les

377 Ibid., p. 9.

204
projections orthogonales ne sont que 29, soit à peine plus de la moitié.
Au delà du faible nombre de représentations de ce type, leur usage même les rend
parfaitement marginales dans cette première partie que ce soit dans leur localisation ou dans la place
qui leur est accordée dans la mise en page. Parmi ces représentations, une seule correspond au
traditionnel système architectural plan-coupe utilisé pour décrire sept casinos du Strip. Si elle est pleine
page, l’absence de légende graphique rend incompréhensible le code couleur utilisé. Le reste des
projections orthogonales correspond à de la cartographie. Celle-ci est très localisée. La moitié est située
dans la section « Les cartes de Las Vegas » [Maps of Las Vegas] qui ne fait que six pages sur les 62
que compte la première partie [Fig. 173-176]. Les autres sont regroupées page 5 à 7, 24 et 25, 53 soit
six pages supplémentaires, c’est-à-dire douze en tout soit 22% des pages illustrées de la première
partie. Un chiffre très faible pour une partie basée sur une étude urbaine. Mais c’est surtout leur place
dans la mise en page de l’ouvrage qui confirme définitivement ce statut relativement marginal. En effet,
une majorité des cartes mobilisées est relativement détaillée, pourtant la taille de leur reproduction dans
l’ouvrage et des légendes graphiques parfois absentes diminue fortement leur usage 378 . Dans certains
cas, un extrait d’une carte est figuré à une échelle suffisamment grande pour être lisible mais dans ce
cas, il n’est pas possible de saisir l’analyse produite pour l’ensemble du Strip. Aucune carte n’est
développée pleine page. Cet usage contraste très fortement avec celui d’autres matériaux
iconographiques ayant une valeur analytique très faible mais prennant souvent une place beaucoup
plus importante. Confirmant le peu d’importance donnée à l’iconographie analytique, la seule carte à
être développée sur une double page, la « carte de Las Vegas montrant chaque mot vu depuis la
route » [Map of Las Vegas showing every written word seen from the road], est relativement peu
analytique.
Les conditions dans lesquelles a été développé le corpus de projections orthogonales dans la
première partie de Learning from Las Vegas permet de profondément douter de son rôle. Son usage ne
semble pas attaché au discours analytique qu’il peut développer mais simplement à sa simple présence
au sein de l’ouvrage, à l’affichage d’une démarche analytique ne donnant pas au lecteur la réelle
possibilité d’entrer en son sein. Si, dans la deuxième version de Learning from Las Vegas publiée en
1977, une partie des légendes absentes sont réintégrées, la disparition de certains codes couleurs,
comme celui de la planche des plans-coupes des casinos, et surtout le fait que la proportion de la

378 Page 18 par exemple, le code couleur de la carte n° 43 ne correspond à celui de la légende de la carte n° 42 qui est juste
au dessus. Les noms de casinos de la carte n° 52, page 20, sont très peu lisibles. La légende graphique des cartes n° 128
et 129 est aussi quasi-illisible.

205
cartographie par rapport à l’iconographie dans son ensemble reste quasiment la même, malgré la
réduction importante de ce dernier, semble confirmer ce statut.

ƒ La construction d’outils analytiques originaux et ambigus


A côté de cette cartographie relativement marginalisée, les auteurs, comme annoncé dans la
préface, proposent au lecteur dans la première partie un corpus iconographique relativement original
qui fait appel au type du tableau analytique à deux entrées, verticale et horizontale. Ces tableaux sont
de deux types.
Un premier type, nommé « inventaire » [schedule], est proposé dans la première partie dans un
systématisme très rigoureux à première vue. Les cinq tableaux de ce type sont tous regroupés dans
quatre pages qui se suivent quasiment. Ces quatre pages s’inscrivent dans la section « L’architecture
du Strip » [The Architecture of the Strip] et servent d’illustration pour ce texte. En marge de ce texte, un
extrait du programme du studio de recherche intitulé « Compiler un catalogue » [Compiling a Pattern
Book] indique très clairement le fonctionnement de ce type de tableau composé de photographies en
noir et blanc :
« To find the system behind the flamboyance, we devised « Pour trouver le système derrière la flamboyance, nous
schedules of individual building parts – floors, walls, gas avons séparé le programme des différentes parties des
pumps, parking lots, plans, elevation (front, back, and side) bâtiments – sols, murs, pompes à essence, parkings, plans,
– for different building types and for potions of the street. élévation (face, arrière et côté) – pour les différents types de
These parts can then be reassembled as a two-dimensional bâtiments et pour des portions de la rue. Ces parties
for each building type with buildings on the X axis and parts peuvent ainsi être rassemblées en un graphique à deux
of the buildings on the Y axis. Reading across the graph, we dimensions pour chaque type de bâtiment avec les
have one building ; reading down, all elevations of that bâtiments sur l’axe des X et les éléments des bâtiments sur
building type on the Strip ; and on the diagonal, a prototypal l’axe Y. En lisant de gauche à droite, on a un bâtiment ; de
building. » 379 haut en bas, toutes les élévations d’un type de bâtiment du
Strip ; et en diagonale, un bâtiment prototype. »
Ces cinq tableaux proposent ainsi des « inventaires » « des hôtels » [hotels] [Fig. 185], « des
stations-services » [gas stations] [Fig. 187], « des motels » [motels], des « chapelles nuptiales »
[wedding chapels] et du « mobilier urbain » [street fourniture] [Fig. 188] du Strip 380 . Mais s’ils sont tous
semblables dans leur fonctionnement et dans leur organisation graphique, ils sont de taille relativement
variables. Ainsi, à côté du premier qui propose pas moins de dix-sept « éléments » architecturaux sur
l’axe des Y pour sept casinos sur l’axe des X, les deux suivants n’identifient plus que respectivement

379 Ibid., p. 36.


380 Respectivement illustrations n° 90-91, pp. 38-39 ; illustration n° 97, p. 42 ; illustrations n° 98, 99 et 100 p. 43.

206
huit « éléments » pour cinq « bâtiments » et six « éléments » pour trois « bâtiments ». Quant aux deux
derniers, ils ne correspondent plus en fait à de véritables tableaux, plus aucun intitulé d’« élement »
architectural n’apparaît, et ils ressemblent bien plus à un collage de photographies sans intention
analytique. Un élément supplémentaire permet de douter de l’importance donnée à ces tableaux,
lorsqu’une des cases du tableau ne peut être renseignée, une photographie est utilisée de manière
systématique. Or cette photographie représente en fait Robert Venturi se tenant devant une enseigne.
Cette « private joke » met en doute la valeur accordée à ce type d’outils analytique.
Le second type de tableau que l’on peut rencontrer est graphiquement très construit. Il est
utilisé pour développer différentes « analyses comparatives » [comparative analyses] de différents
espaces de l’histoire de l’urbanisme à propos de trois thèmes : des « espaces directionnels »
[directional spaces] [Fig. 129], des « grands espaces » [vast spaces] [Fig. 180], des « « panneaux »
dans l’espace » [‘billboard’ in space] [Fig. 172] et des « zones du plaisir » [pleasure zones] [Fig.
192] 381 . Ce premier type associe pour chaque espace considéré disposé sur l’axe X différents éléments
figurés sur l’axe Y : une visualisation de l’espace considéré, une coupe pour les deux premiers et une
photo et un croquis en alternance pour le second, de l’écrit typographié et des symboles extrêmement
simplifiés. Mais ces tableaux restent finalement très simples, très schématiques. Il ne s’agit pas
réellement d’un outil analytique mais bien plutôt d’un moyen comparatif pour représenter les traits
principaux d’un raisonnement.
Un dernier type de tableaux se rapproche de ce type. Un premier représentant « le changement
et la permanence » sur le Strip, associe des systèmes de visualisation divers, croquis en plan ou
photographie voire extrait de publication, à de l’écriture manuscrite [Fig. 184] 382 . Le second, associé à
la section de la première partie de Learning from Las Vegas intitulée « La monumentalité architecturale
et le grand espace bas » [Architectural Monumentality and the Big, Low Space] [Fig. 189] 383 , est plus
proche de la figuration graphique d’un discours. Il permet de comparer « la vieille monumentalité » [old
monumentality] avec « la nouvelle monumentalité » [new monumentality] à travers dix points
correspondant à autant de lignes horizontales. Mais le graphisme mobilisé dans ce dernier type de
tableau relève du croquis rapide et de l’écriture manuscrite. Or nous retrouvons ce type de graphisme
ailleurs dans l’ouvrage sans que ce soit forcément pour développer un travail analytique. C’est
notamment le cas dans la deuxième partie de l’ouvrage où il est systématisé à travers sept croquis

381 Respectivement illustration n° 18, p. 8 ; illustration n° 24, p. 10 ; illustration n° 32, p. 13 ; illustration n° 232, p. 57.
382 Illustration n° 89, pp. 34-35.
383 Illustration n° 106, p. 47.

207
différents mais pour illustrer un propos très théorique. Ce graphisme est utilisé ainsi pour schématiser
par exemple les deux illustrations extraites de l’ouvrage God’s Own Junkyard de Peter Blake
[Fig. 195] 384 . Mais aussi pour représenter une idée comme par exemple qu’« un entrepôt conventionnel
conviendrait mieux à la bureaucratie avec, peut être, par-dessus une enseigne clignotante qui dit JE
SUIS UN MONUMENT » [A conventional loft would accommodate a bureaucracy better, perhaps with a
blinking sign on the top saying I AM A MONUMENT] [Fig. 197], ou que « les mini-megastructures sont
pour la plupart des canards » [mini-megastructures are mostly ducks]. [Fig. 198] 385
Comme nous le voyons, les auteurs mobilisent la figure analytique du tableau à de nombreuses
reprises au sein de Learning from Las Vegas. Mais pourtant l’usage du potentiel analytique de ce type
de système iconographique semble très limité. Le travail comparatif que permet ce type d’outil reste
grossier comme dans le cas des tableaux du deuxième type. Il reste finalement très proche de n’importe
quel autre système iconographique utilisé uniquement pour son potentiel plastique comme dans le cas
des petits tableaux du premier type qui deviennent des collages photographiques.

ƒ Differents jeux autour du médium photographique


Justement, la photographie occupe dans l’iconographie des première et deuxième parties de
Learning from Las Vegas une place dominante. Dans la deuxième partie, 56 des 63 vues horizontales
sont des photographies, soit très exactement les trois quarts de tout le corpus iconographique de cette
partie. 45% des pages comportent une photographie qui est régulièrement d’une taille inférieure au
sixième d’une page folio, ce qui reste relativement important. Il n’y a souvent qu’une à deux ou trois
photographies par page dans cette partie. Les planches regroupant de nombreuses photographies
restent relativement rares, l’usage des photographies colle plutôt étroitement au texte des articles. Dans
la première partie, le rapport entre vues photographiques et l’ensemble du corpus est quasiment
identique à celui de la deuxième partie. Par contre, seulement un tiers des pages utilise une
photographie, hors photomontage.
Mais c’est surtout les caractéristiques de l’usage de ces vues photographiques qui changent. Si
toutes représentent des éléments du Strip de Las Vegas, leur nature et leur taille varie très fortement.
Plus de 86% sont des photographies couleurs mais la plupart de ces dernières, soit 83% du total des
vues, ne sont que de simples petites vignettes qui ne font pas plus de 3,5x5 cm. Ces vignettes sont la
plupart du temps organisées en série sur une même page à côté d’autres représentations

384 Illustrations n° 2 et 3, p. 65.


385 Respectivement illustration n° 46, p. 91 ; illustration n° 67, p. 100 ; illustration n° 74, p. 109.

208
iconographiques, et notamment d’autres vues photographiques en noir et blanc de plus grande taille.
Parfois, cette association tient à une intention précise, comme la représentation de séquences que nous
l’avons vu dans le chapitre précédent de cette thèse. Mais en général, la raison n’est pas évidente et
cet usage de la photographie semble plus à la recherche d’un effet kaléidoscopique que d’un véritable
propos organisé. Un exemple extrême de cet effet purement iconographique est une double page où 97
vignettes photographiques sont associées ensembles pour illustrer la section sur « les enseignes de
Las Vegas » [Las Vegas Signs] sans que pour autant leur disposition réponde à des intentions
analytiques claires [Fig. 193] 386 .
Dans le prolongement du jeu iconographique autour de ce corpus purement photographique, le
medium photographie est aussi présent dans la première partie comme matériau central dans la
construction de onze autres représentations, notamment à travers neuf photomontages. Parmi ces
derniers, il y a bien entendu les « inventaires » analytiques que nous venons d’analyser et qui jouent
pleinement de l’effet kaléidoscopique, mais en noir et blanc, évoqué plus haut. Les photomontages
étudiés dans le chapitre précédent de cette thèse participent eux aussi de cet usage plus plastique que
réellement analytique de la photographie, qu’il s’agisse des différentes sections de l’« élévation du Strip
à la Ed Ruscha » ou du grand montage couleur de l’« image de Las Vegas ».
Ce dernier formé de vignettes encore plus petites que celles évoquées précédemment
assemblées en une double page qui clôt la première partie, avec la citation de T. S. Eliot, semble
célébrer cet usage très plastique du matériel iconographique et lui donner définitivement le premier rôle
dans Learning from Las Vegas.

ƒ Le « ready made » ou la coupure entre discours et iconographie


Un dernier type de matériau iconographique, au premier abord étonnant pour le lecteur qui
parcourt Learning from Las Vegas, confirme cet usage très plastique du corpus iconographique. Ce
matériau correspond à des extraits de brochures publicitaires utilisées comme illustrations sans aucune
transformation. C’est surtout dans la première première partie que ces matériaux prennent une place
considérable, non pas en nombre mais en taille. Ainsi pour illustrer la section « Des cartes de Las
Vegas » [Maps of Las Vegas], est-il fait appel à une « carte touristique » [tourist map] et à une
« brochure touristique » [tourist brochure] [Fig. 177-178] 387 . Ces deux documents reproduits en noir et

386 Illustrations n° 130-227, pp. 54-55.


387 Illustrations n° 53-54, pp. 22-23.

209
blanc et publiés pleine page pour « suggérer l’atmosphère de Las Vegas » 388 occupent dans la mise en
page une place relativement plus importante que le reste du corpus cartographique. De nouveau, dans
la section traitant des « styles de Las Vegas » [Las Vegas Styles], les auteurs font-ils appel à deux
extraits de la « brochure touristique du Caesars Palace » [Caesars Palace touristic brochure] publiés
pleine page pour montrer le collage de citations architecturales et artistiques dont est composé ce
dernier au lieu d’utiliser un document analytique propre à la production du studio [Fig. 190-191]. Encore
une fois, la valeur de ces extraits et surtout leur articulation avec le discours des auteurs procède d’une
certaine ambiguïté. Un des extraits, reproduit en noir et blanc, représentant la « statuaire au Caesars
Palace » [Statuary at Caesars Palace] 389 illustre parfaitement un propos des auteurs :
« Gian da Bologna’s Rape of the Sabine Women and « L’Enlèvement des Sabines de Jean de Bologne et des
statues of Venus and David, with slight anatomical statues de Venus et David, avec quelques légères
exaggerations, grace the area around the porte exagérations anatomiques, ornent l’espace autour de la
cochere. » 390 porte cochère. »
Mais le rôle de l’autre extrait, reproduit en couleur et proposant à la fois des vues extérieures et
intérieures du casino, mal référencé dans le texte et sans propos propre ou légende explicite, est
beaucoup moins clair. Dans la section « L’éclairage de Las Vegas » [Las Vegas Lighting] [Fig. 176],
une illustration issue de cet extrait montrant une vue de l’intérieur d’un casino est utilisée pour illustrer
un propos précis :
« Space is limitless, because the artificial light obscures « L’espace est sans limite car la lumière artificielle efface
rather than define its boudaries. » 391 plutôt que définit ses limites. »
Mais le slogan commercial accompagnant l’illustration dans la brochure et qui permet de
l’identifier comme iconographie publicitaire – « Vous ne venez pas au Caesars Palace pour jouer aux
jeux de dame… » [You don’t come to Caesars Palace to play checkers…] – n’est pas supprimé alors
même qu’il est sans rapport avec le propos discuté. La simplicité et le caractère brut de cette image ne
l’empêchent pas d’occuper plus d’un tiers de la page, soit plus que de très nombreuses images issues
de la production du studio sur Las Vegas.
Dans la dernière section de la première partie, « L’image de Las Vegas : inclusion et allusion en
architecture » [Image of Las Vegas: Inclusion and Allusion in Architecture], l’utilisation d’un autre extrait
d’une « brochure touristique » confirme le statut équivalent à la production iconographique propre au

388 « It is extremely hard to suggest the atmospheric qualities of Las Vegas, because these are primarly dependant on watts,
animation, and iconology ; however, « message maps », tourist maps, and brochure suggest some of it. » Ibid., p. 15.
389 Illustrations n° 109-110, p. 50.
390 Ibid., p. 48
391 Ibid., p. 44.

210
studio qui est conféré à ce type de matériau iconographique. Intitulée « Las Vegas : la capitale mondiale
des loisirs » [Las Vegas: The Entertainment Capital of the World], et utilisée pour illustrer les
« puissantes images de Las Vegas » [powerful images of Las Vegas] suggérées par « les brochures
d’hôtel et les prospectus touristiques » [Hotel brochures and tourist handouts] 392 , cette illustration
reproduite en noir et blanc [Fig. 192] occupe la moitié d’une page. L’autre moitié est dévolue au tableau
sur les « zones de plaisir » [Pleasure zones] cité plus haut, lui aussi reproduit en noir et blanc. La mise
en page traite ainsi d’une manière parfaitement équivalente ces deux matériaux iconographiques
pourtant de natures très différentes mais plastiquement très proches.
Le fait de publier pleine page des documents issus d’une production extérieure ne peut pas
s’expliquer par la simple nécessité de rendre lisible ces documents. Nous avons vu comment de
nombreuses cartes publiées sont illisibles, notamment à cause de leur taille. La raison de la
surexposition de ce matériau iconographique particulier est bien plus profonde. Elle tient à un élément
de la démarche des auteurs analysé plus haut, l’importance de la logique de « l’art et de la littérature
Pop » dans leur propos, une logique qui tient en particulier au détournement d’une production
scripturale et iconographique produite dans un objectif particulier, un objectif commercial, pour en faire
un usage non prévu au départ, un usage artistique. Ces matériaux acquierent ici un véritable statut de
ready-made pour reprendre le terme de Duchamp.
Mais à l’image des parallèles répétés entre ces quelques extraits de brochures et le reste de
l’appareil iconographique, on peut se demander si cette logique du détournement ne touche pas
l’ensemble de l’iconographie. Un usage qui permettrait d’expliquer la coupure parfois très forte existant
entre le discours développé par les auteurs dans le texte et un système iconographique illustrant
quelques points tout en développant un autre discours. L’ouvrage Learning from Las Vegas accuserait
ainsi un bilinguisme paradoxal : le texte développerait un discours, là où certaines illustrations en
développeraient un autre, propre et parallèle, le contact étant finalement relativement faible. Dès lors, le
constat effectué dans la première partie de l’ouvrage, la coupure entre d’un côté la présence de
quelques éléments iconographiques représentant les séquences visuelles, et de l’autre la quasi-
absence de cette thématique dans le texte, s’expliquerait par la construction même de l’ouvrage.
*******
L’analyse de chacun des trois ouvrages Townscape, The View from the Road et Learning from
Las Vegas à travers le triple prisme du discours développé, du réseau d’auteurs mobilisé et des formes
et usages de leur système iconographique nous a permis de saisir la nature de chacun mais aussi de

392 Ibid., p. 58.

211
les rendre comparables au-delà de la représentation du schème des séquences visuelles. Aucun de ces
trois ouvrages ne se présente pas comme définissant explicitement le champ de l’urban design mais
nous avons vu qu’ils sont considérés comme appartenant à ce champ et que leurs auteurs se sont
positionnés, soit explicitement, soit implicitement par le discours disciplinaire développé, dans ce
champ. Ces trois ouvrages ont été publiés dans une période de douze ans débutant en 1960, date de la
fondation du programme en urban design à la GSD d’Harvard dont nous avons vu qu’il n’était que le
début d’une institutionnalisation de ce champ. Ces trois ouvrages dessinent donc un portrait de l’urban
design comme champ de discours dans la première décennie de son existence. Or ce portrait est
nettement contrasté. En effet, que ce soit dans leur forme, dans la nature du discours qui y est
développé ou dans le réseau d’auteurs et de discours mobilisés, ces trois ouvrages sont très différents.

ƒ « Art » / recherche urbaine / « recherche en design »


Au sein de ces ouvrages, nous retrouvons d’abord de nettes différences en ce qui concerne
l’usage de l’iconographie. Townscape se présente ainsi avant tout comme un discours dans lequel
l’iconographie joue le premier rôle. Elle n’est pas l’illustration du propos mais au contraire c’est elle qui
construit le propos par son caractère profondément opératoire à travers l’usage de croquis analytiques
et mais aussi de photographies noir et blanc et la manipulation de leurs qualités plastiques pour
décomposer les qualités visuelles de l’espace urbain. The View from the Road lui fait usage d’une
iconographie technique, de diagrammes produits spécifiquement pour la recherche ayant abouti à cet
ouvrage. Ces diagrammes codifient la réalité, la transforment pour l’intégrer dans le discours développé
en complément du texte. Dans Learning from Las Vegas, l’iconographie ne tient pas un rôle central.
C’est le texte qui tient le rôle central, l’iconographie étant strictement illustrative ou pouvant tenir un
discours parallèle qui n’est pas indispensable.
Ces usages très différents de l’iconographie s’inscrivent dans des pratiques elles-mêmes très
différentes mais se basant toutes sur un traitement de la même question, la perception de l’espace, le
paysage. Ainsi dans Townscape, cette pratique est dans les propos même de l’auteur un « art », une
manipulation des qualités plastiques de l’espace urbain, qui se positionne comme complémentaire d’un
discours scientifique et technique montant en puissance au sein du town planning anglais. Le discours
est sans ambiguïté. La ville est présentée comme un jeu visuel qu’il s’agit de manipuler à travers
quelques éléments répertoriés en un recueil. Certes, ces éléments sont théoriques mais tous, comme la
notion de contraste, relèvent très clairement d’un registre artistique. Au contraire, The View from the
Road correspond avant tout à l’établissement d’une science de l’esthétique urbaine. La pratique promue
dans cet ouvrage articule donc des techniques qui sont issues de la recherche urbaine, certes traitant
d’esthétique, mais ancrée dans les formes canoniques d’une démarche analytique et empirique. Dans

212
Learning from Las Vegas, si les auteurs développent un discours doctrinaire, ils nomment la pratique
développée « recherche en design ». Pourtant, comme nous l’avons vu, cette pratique est très éloignée
d’une véritable recherche empirique. Si une démarche empirique forme la première partie de cet
ouvrage, elle est détournée au service de la construction d’un discours esthétique qui prend des formes
doctrinaires. Dans l’articulation des deux termes, recherche et design, la pratique de la première est
subordonnée aux règles du second mais ce dernier est traité à travers la mise en place d’un discours
légitimant et non un travail sur la matière plastique directement.

ƒ Recueil / ouvrage scientifique / manifeste


Ces trois pratiques aboutissent naturellement à des ouvrages de natures très différentes.
Comme nous l’avons vu Townscape se présente comme un « casebook », un recueil de cas, un terme
régulièrement utilisé dans ses pages. S’il commence par un texte qui est un programme artistique, on
peut le considérer comme étant un manifeste, ce dernier est très court et l’essentiel de l’ouvrage
consiste en un rassemblement de vues et d’analyses de situations exemplaires 393 . Cette forme pourrait
être issue de la nature du projet dont est né l’ouvrage : grouper ensemble différents articles d’un même
auteur sur un même thème. Pourtant, il n’en est rien car le terme « casebook » est utilisé non pour
désigner les parties correspondant aux articles mais la synthèse constituant la première partie de
l’ouvrage. Townscape propose donc au lecteur une collection de principes esthétiques illustrés par des
situations urbaines plus ou moins analysées. The View from the Road adopte lui une forme très
différente. Malgré l’aspect spectaculaire de son format in-folio, il se présente comme un ouvrage
scientifique à travers son usage des notes en bas de page, sa bibliographie mais aussi les diagrammes
utilisés. Surtout sa structure correspond à celle d’un ouvrage scientifique en présentant au lecteur
l’ensemble de la démarche empirique adoptée : construction de l’objet de leur recherche, méthode
adoptée, analyse et résultats de la recherche, application. Malgré la présence d’éléments s’apparentant
à la production d’une recherche urbaine, l’ouvrage Learning from Las Vegas ne suit pas la même forme.
Ces éléments sont utilisés comme de simples illustrations d’un discours. En fait, l’ensemble des
matériaux de la première et de la deuxième parties sont mis au service de la construction d’un
programme de designer, d’un programme artistique appelant à la revalorisation de la dimension
symbolique de l’architecte. Si Learning from Las Vegas appartient au registre de l’art, il n’est donc pas
comme Townscape : le discours manifeste n’est pas limité, il structure l’ensemble de l’ouvrage et

393 Recueil : « Ouvrage ou publication rassemblant des documents de même nature ou appartenant au même genre, écrits,
reproduits ou imprimés ». Manifeste : « Déclaration écrite dans laquelle un artiste ou un groupe d’artistes expose une
conception ou un programme artistique ». Art. « recueil » et « manifeste », Trésor de la Langue Française

213
l’ensemble des éléments présents y concoure.

ƒ Esthétique et sciences sociales : un univers de références varié et en évolution


Les trois ouvrages, dans la mise au point de leur discours sur la perception, font tous les trois
appel à des ressources extérieures au monde des professions de l’aménagement de l’espace mais
celles-ci ne sont pas forcément les mêmes. Dans le cas de Townscape, nous l’avons vu, elles sont
implicites en l’absence d’un appareil de référence. Il est nécessaire de revenir à la première formulation
d’un discours organisé au début de la campagne éditoriale du « Townscape » pour saisir qu’il s’appuie
sur deux références. De manière explicite, il fait appel à l’esthétique du « pittoresque » produit au XVIIIe
siècle en Angleterre et qui avait constitué une première doctrine de l’aménagement de l’espace basée
essentiellement sur la question de la perception. Mais, un élément semble indiquer que le
« townscape » s’est aussi nourrit d’un autre discours beaucoup plus récent mais qui lui aussi traitait
essentiellement de la question de la perception visuelle : le courant de la psychologie allemande
nommé gestaltisme. Il n’est pas mobilisé directement mais indirectement, à travers le filtre de l’univers
culturel de l’art moderne dont il est un des éléments important. Dans le cas de The View from the Road,
nous retrouvons le discours anglais sur le « pittoresque » mais à travers son application professionelle,
celle du paysagisme naissant d’Humphry Repton, et sans retrouver cette référence dans le texte. Nous
retrouvons aussi la psychologie de la perception mais cette fois-ci elle est utilisée explictement et pour
elle-même dans le corps du texte. Il ne s’agit que d’une seule référence mais rédigée par un des
principaux chercheurs travaillant sur cette question durant cette période : James Jerome Gibson. La
psychologie occupe d’ailleurs une place importante dans la construction du discours de cet ouvrage
comme nous l’avons vu. Troisième et dernier ensemble de références cité dans The View from the
Road, deux articles de J. B. Jackson. A travers ceux-ci, c’est une approche culturaliste proche de la
géographie qui est mobilisée. Dans Learning from Las Vegas, nous retrouvons Jackson et son
approche culturaliste qui occupe cette fois-ci une place centrale. Mais les auteurs s’appuient en
parallèle sur d’autres auteurs appartenant aux urban studies qui développent eux aussi une approche
culturaliste de l’environnement urbain même si elle est nettement différente de celle de Jackson. Les
auteurs de Learning from Las Vegas mobilisent aussi et peut être surtout un autre discours, celui de la
sémiologie, mais sans faire appel directement aux auteurs clés de celui-ci. Ils citent en effet le discours
produit dans un champ plus réduit, celui de la sémiologie architecturale, porté par Charles Jencks,
Georges Baird et Alan Colquhoun. Mais en fait, les principales références de Learning from Las Vegas
appartiennent au registre artistique. Il s’agit du Pop Art et notamment de Ed Ruscha mais aussi
d’écrivains que les auteurs rattachent à ce mouvement, comme Tom Wolfe ou son aîné T. S. Eliot.

214
215
4. LES TROIS PAYSAGES DE L’URBAN DESIGN : ESQUISSE D’UNE

HISTORIOGRAPHIE

Analyser Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas permet de dessiner
un portrait du champ de l’urban design qui est complémentaire de celui offert par l’historiographie des
principaux programmes institutionnels portant cet intitulé. Mais ces trois ouvrages sont aussi des
productions localisées qui s’inscrivent dans un réseau les liant entre eux. A travers ces trois ouvrages, il
est donc possible de développer l’historiographie de ce champ dans deux sens complémentaires.
D’abord en plongeant chaque ouvrage dans le contexte de sa fabrique. Nous avons vu que chacun est
une production collective. The View from the Road et Learning from Las Vegas sont des ouvrages
signés par un groupe d’auteurs et ils se présentent explicitement comme la production d’une action
impliquant un collectif encore plus grand : un programme de recherche pour le premier et un
enseignement de studio mobilisant des étudiants pour le second. En ce qui concerne Townscape, nous
avons vu grâce à l’analyse de son appareil illustratif que derrière l’unique nom de son auteur, cet
ouvrage s’inscrivait lui aussi en réalité dans un collectif fortement mobilisé dans sa production. Analyser
l’histoire de chaque collectif permet donc naturellement de développer l’historiographie de l’urban
design, que chaque ouvrage se situe au centre ou en périphérie de ce champ.
Mais nous avons vu que ces trois ouvrages se situent aussi dans une filiation qui les relie entre
eux, sans que cette filiation soit attachée à un collectif qui engloberait les trois. Ces trois ouvrages se
situent donc dans un réseau qui les relie entre eux, qui se déploie sur une période relativement longue.
En effet, le premier article republié ensuite dans Townscape, l’ouvrage le plus ancien, date de 1948 et
Learning from Las Vegas, dernier des trois ouvrages à être publié, date de 1972. Ces trois ouvrages
permettent de couvrir une période plus importante que celle correspondant à l’action de José Louis Sert
pour fonder le champ au sein de la Graduate School of Design d’Harvard – qui se limite à une période
située entre 1953 et 1969 – ou à l’action de la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller – qui
commence en 1954 pour s’achever vers 1965. Tenter de suivre les fils qui les lient permet d’élargir
l’historiographie du champ de l’urban design dans l’espace et dans le temps.
Townscape, The View from the Road et Learning from Las Vegas sont des ouvrages de forme
et de nature très différentes bien qu’appartenant tous au champ de l’urban design. Ainsi, nous avons vu
que d’autres fils du réseau qui se noue autour de chaque ouvrage mobilisent d’autres discours et
d’autres auteurs. Certains appartiennent au monde des disciplines de l’aménagement de l’espace,
c'est-à-dire à l’architecture, au paysagisme, au planning voire à l’ingénierie civile. D’autres
appartiennent à l’extérieur de ce monde. Décrire ces fils permet d’aller encore plus loin dans

216
l’historiographie de ce champ : cela permet de faire le portrait de son hétéronomie, de ses liens avec
ces savoirs et savoir-faire extérieurs, de ces disciplines extérieures auxquelles il est profondément
connecté. Ce type de description est particulièrement opératoire pour un champ marqué par une aussi
forte ambiguïté.
En partant des trois ouvrages et de leurs contextes de production, nous chercherons à
esquisser tout à la fois les liens entre ces contextes et ceux appartenant à la double historiographie
institutionnelle que nous avons présentée dans le premier chapitre, entre chacun des trois contextes et
enfin entre ces contextes et ceux correspondant aux ressources extérieures. Il s’agira aussi de faire un
portrait de l’urban design à travers les trois univers de la perception identifiés toujours dans le premier
chapitre : le paysage visuel, le paysage cognitif et le paysage culturel.

4.1. LE PAYSAGE VISUEL ET LA CAMPAGNE EDITORIALE DU « TOWNSCAPE »


Townscape regroupe donc les articles publiés pendant dix ans entre 1948 et 1958 par Gordon
Cullen au sein de la revue britannique The Architectural Review. Mais ces articles participent d’une
campagne éditoriale éponyme au sein de laquelle ont été publiés d’autres articles par d’autres auteurs.
Cette campagne s’inscrit dans une politique éditoriale plus large de cette revue clairement liée au
contexte qui a présidé aux Urban Design Conferences. La campagne du townscape et ce cycle de
conférence sont donc des co-productions. De plus, le discours développé à travers la campagne
éditoriale du « townscape » a aussi servi de ressource dans la construction du champ de l’urban design.

4.1.1. Campagne du « townscape » et champ de l’urban design : une co-production


Cette campagne a un très grand retentissement dans l’Angleterre de l’après-guerre et dans le
milieu architectural d’autres pays et notamment des Etats-Unis. Elle a connu des évolutions importantes
entre ses débuts et la publication de l’ouvrage de Cullen. Les débuts sont progressifs.La rubrique
« Townscape » apparaît dans les pages de la revue en 1948 alors le thème du paysage urbain apparaît
dès la fin de la guerre à travers l’expression « urban landscape ». Les premiers articles de cette
rubrique prolongent la discussion à propos de la reconstruction – notamment du centre de Londres – et
proposent des contre-projets dans lesquels sont mis en avant à la fois l’organisation par quartiers
piétonniers [precincts] et une grande attention à la qualité plastique des espaces urbains. A côté des
contre-propositions pour la reconstruction des centres urbains, des articles commencent à proposer une
analyse de situations urbaines intéressantes par thème pouvant constituer un répertoire de cas utile à

217
l’architecte-urbaniste. Mais cette analyse se concentre assez rapidement sur les questions visuelles 394 .
C’est en décembre 1949 que la campagne est véritablement lancée à travers un article théorique
simplement intitulé « Townscape » accompagné d’un second proposant déjà un répertoire de situations
exemplaires 395 . Cette campagne évolue en fonction des politiques publiques en matière d’urbanisme au
Royaume-Uni. C’est ainsi que l’année 1953 est marquée par la montée en puissance d’une critique
acerbe des « échecs » de la politique des villes nouvelles, qui est suivie de l’étude de petites villes
historiques comme autant de cas exemplaires sans que les articles thématiques disparaissent 396 . A
partir de 1955, ces études thématiques et urbaines se doublent d’articles et de deux numéros spéciaux
aux titres sans équivoques, « Outrage » et « Contre-attaque » [Counter-Attack], dénonçant de manière
très véhémente la suburbanisation et la dégradation de l’espace rural qui en résulte 397 . Ces deux
numéros spéciaux, qui sont immédiatement réédité sous la forme d’ouvrage, assurent la renommée
définitive de la campagne au Royaume-Uni et à l’étranger. Mais surtout, ils marquent le basculement
dans une campagne qui dépasse le simple journalisme pour entrer dans l’action avec l’inauguration au
sein de la revue d’un « Counter-Attack bureau » pour coordonnées des campagnes publiques contre la
dégradation de l’environnement. Jusqu’en 1959 date de son départ de la revue, cette rubrique est
essentiellement animée par Gordon Cullen, jeune architecte-illustrateur qui a été avant-guerre très
proche du groupe MARS. ll a travaillé pour certains de ses figures éminentes et est devenu en 1947

394 Les propositions sont : Gordon Cullen, « Westminster Regained: Proposals for the Replanning of Westminster Precinct »,
The Architectural Review, vol. 102, n° 611 (novembre 1947), pp. 159-170 ; T. H. Carline, E. W. Macdonald, P. S. Boston, A.
G. Gass, J. K. O. Trew, Gordon Cullen, « A Precinct for Liverpool Cathedral », The Architectural Review, vol. 104, n° 624
(décembre 1948), pp. 280-286 ; C.H.P. Bailey, Graham Winteringham, Maurice Lee, « A Scheme for the Centre of
Birmingham », The Architectural Review, vol. 109, n° 650 (février 1951), pp. 90-97 ; etc. et les études Gordon Cullen,
« Hazards », The Architectural Review, vol. 103, n° 615 (mars 1948), pp. 99-105 ; Gordon Cullen, « Legs and Wheels », The
Architectural Review, vol. 104, n° 620 (août 1948), pp. 77-80 ; Gordon Cullen, « Trees Incorporated: Exemplar », The
Architectural Review, vol. 107, n° 646 (octobre 1950), pp. 237-248 ; etc.
395 Ivor de Wolfe, « Townscape: A Plea for an English Visual Philosophy Founded on the True Rock of Sir Uvedale Price » et
Gordon Cullen, « Townscape Casebook », The Architectural Review, vol. 106, n° 636 (décembre 1949), pp. 354-362 et 363-
374.
396 Gordon Cullen, « Midland Experiment: Ludlow », The Architectural Review, vol. 114, n° 681 (septembre 1953), pp. 171-
175 ; D. Dewar Mills, « Midland Experiment: Bewdley », The Architectural Review, vol. 114, n° 683 (novembre 1953),
pp. 319-324 ; Gordon Cullen, « Midland Experiment: Evesham », The Architectural Review, vol. 115, n° 686 (février 1954),
pp. 127-131 ; Gordon Cullen, « Midland Experiment: Shrewsbury », The Architectural Review, vol. 115, n° 689 (mai 1954),
pp. 323-330 ; etc.
397 « Outrage », The Architectural Review, vol. 117, n° 702 (juin 1955) et « Counter Attack », The Architectural Review,
vol. 120, n° 719 (décembre 1956). Ils sont republiés chez The Architectural Press respectivement en 1955 et 1957.

218
rédacteur artistique [art editor] de The Architectural Review 398 . A partir de 1954, il travaille avec un
autre jeune rédacteur, Ian Nairn, qui réoriente la campagne éditoriale vers la critique de la
suburbanisation 399 . Mais un des principaux promoteurs de cette campagne est en fait le propriétaire-
éditeur de The Architectural Review, Hubert de Cronin Hastings, auteur de l’article de décembre 1949
se cachant dernière le pseudonyme d’Ivor de Wolfe 400 . Hastings signe d’ailleurs sous son pseudonyme
un numéro spécial de The Architectural Review intitulé « The Italian Townscape » qui, développé,
aboutit à la publication d’un ouvrage doublant celui dans lequel les articles de Cullen sont regroupés 401 .
Dès l’article de décembre 1949, Hastings/deWolfe donne à la campagne du « townscape » un
rôle qui dépasse très largement celui de la simple critique et qui ouvre vers la construction d’un
nouveau discours doctrinaire au sein du « mouvement moderne ». Ce discours s’appuie sur le constat
de la « dégradation » du paysage contemporain pour proposer la constitution d’une esthétique du
paysage moderne. Cette dernière se nourrit avant tout des éléments du débat esthétique anglais du
XVIIIème siècle à propos de l’art des jardins et notamment de la constitution de la catégorie du beau
pittoresque à côté du beau classique et du sublime. L’esthétique promue est donc avant tout une
esthétique du visuel et de ses effets. Hastings/de Wolfe l’utilise dans son article pour construire une
approche « nationale » pittoresque de la modernité architecturale. Il l’oppose notamment à l’approche
« française » de Le Corbusier qu’il relie au beau classique et à l’approche organiciste de Frank Lloyd
Wright qu’il relie au sublime 402 . Ce pittoresque moderne que promeut Hastings/de Wolfe s’apparente
dans les faits à la recherche d’un compromis entre une architecture conforme aux canons des CIAM et
des formes urbaines se situant dans la poursuite des formes traditionnelles. Cette campagne n’est pas
isolée dans la revue. Bien au contraire, elle s’inscrit dans une politique éditoriale généralisée dans
l’après-guerre qui nourrit aussi d’autres campagnes critiques qui lui sont connexes. La campagne du
« townscape » est, de loin, la plus importante de toutes, mais deux autres sont aussi particulièrement

398 Voir David Gosling, Gordon Cullen: Visions of Urban Design, Londres, Academy Editions, 1996 et Eric de Maré, « Gordon
Cullen », The Architectural Review, vol. 200, n° 1196 (octobre 1996), pp. 81-85.
399 Voir Gordon Cullen, « Obituary: Ian Nairn (1930-1983) », The Architect’s Journal, vol. 178, n° 34-35 (24-31 août 1983),
p. 29 et Christopher Hurst, « Ian Nairn: 1930-1983 », The Architectural Review, vol. 174, n° 1039 (septembre 1983), p. 4.
400 Sur Hubert de Cronin Hastings, voir Susan Lasdun, « H. de C. Reviewed », The Architectural Review, vol. 200, n° 1195
(septembre 1996), pp. 68-72.
401 Ivor de Wolfe, numéro special « The Italian Townscape », The Architectural Review, vol. 132, n° 784 (juin 1962) et Ivor
de Wolfe, The Italian Townscape, Londres, The Architectural Press, 1963.
402 Ivor de Wolfe, « Townscape: A Plea for an English Visual Philosophy Founded on the True Rock of Sir Uvedale Price »,
The Architectural Review, vol. 106, n° 636 (décembre 1949), pp. 354-362.

219
importantes durant cette période et la renforcent. La campagne sur la « tradition fonctionnelle » menée
par le directeur de la rédaction J. M. Richards et le photographe et journaliste cherche ainsi à retourner
l’argument avant-gardiste du fonctionnalisme à l’aide de la redécouverte de l’architecture de la
Révolution Industrielle 403 . Celle sur le « nouvel empirisme » met en valeur le « compromis » entre
tradition et modernité développé par les architectes des pays scandinaves 404 . A travers ces différentes
campagnes, le comité éditorial de la revue ne se limite pas à un simple travail de journalisme mais
s’implique fortement dans la production d’un discours plus ou moins cohérent sur l’architecture et la
ville. Ce discours, porté par une approche, esthétique des questions architecturales, est en concurrence
avec les autres qui sont développés au sein du Mouvement Moderne. Ce rôle tout à fait particulier que
se donne, dans le champ de l’architecture, le comité de rédaction s’explique par la position qu’occupe
The Architectural Review dans l’histoire architecturale récente en Angleterre.
Fondé à la fin du XIXe siècle, ce mensuel est la propriété, avec l’hebdomadaire The Architect’s
Journal et la maison d’édition The Architectural Press, de deux familles qui se partagent leur
direction 405 . A partir des années 1930, Hubert de Cronin Hastings, qui est un des héritiers, prend la
direction de The Architectural Review et surtout renouvelle complètement son comité de rédaction pour
en faire le vecteur de l’architecture moderne au Royaume-Uni. La plupart des membres du comité
prennent ainsi une part active à la création de la section britannique des CIAM, le groupe Modern
Architecture Research (MARS), puis à son animation 406 . Peu de temps avant la seconde guerre
mondiale, l’organisation du comité de rédaction change. J. M. Richards prend officiellement la place de
Hastings à la tête de la revue mais ce dernier reste membre du comité et continue à plus ou moins le
diriger en sous-main. Après la seconde guerre mondiale, Richards prend la tête du groupe MARS et, au
sein de celui-ci, se fait le relais du discours de la revue. C’est ainsi qu’il propose des sessions pour les
6e et 8e CIAM qui développent une approche esthétique de l’architecture. Nous avons vu que ces
contributions de Richards et du groupe MARS sont rentrées en conjonction avec le discours de Giedion
durant ces mêmes congrés. Lorsque des commissions permanentes sont fondées lors du 7e Congrès

403 Cette campagne a abouti à deux numéros spéciaux : « 'The Functional Tradition' Examined, Analysed, Exemplified and
Illustrated », The Architectural Review, vol. 107, n° 637 (janvier 1950) et « The Functional tradition », The Architectural
Review, vol. 122, n° 726 (juillet 1957).
404 Eric de Mare, L. M. Giertz et N. Ahrbom, « The New Empiricism: Survey of Developments in Swedish Architectural
Theory, Technique and Education », The Architectural Review, vol. 103, n° 613 (juin 1948), pp. 9-22.
405 « The Owners », The Architectural Review, vol. 199, n° 1191 (mai 1996), p. 102.
406 Voir John R. Gold, The Experience of Modernism: Modern Architecture and the Future City, 1928-1953, London, E&F
Spon, 1997, pp. 110-115.

220
en 1949, Giedion et Richards prennent ensemble la tête de celle portant sur « la collaboration mutuelle
des architectes, peintres et sculpteurs » 407 . Nous avons vu aussi que c’est le groupe MARS lui-même
qui propose le thème des centres urbains pour le 8e Congrès. Or cette proposition s’appuie d’une
manière importante sur les premiers articles de la campagne éditoriale du « townscape ». En effet,
l’article que rédige Richards pour les actes et qui comporte des photographies issues notamment
d’articles qui précèdent la campagne du « townscape » et surtout un dessin, le seul, issu du premier
article de Gordon Cullen dans The Architectural Review 408 . Le soutien de Jose Luis Sert et l’orientation
qu’il imprime avec l’aide de Giedion et Tyrwhitt au discours des CIAM légitime en retour la politique
éditoriale de la revue qui monte progressivement en puissance durant cette période. Le nouveau
discours du « townscape » et celui de Sert, Giedion et Tyrwhitt sur la ville – qui aboutit finalement aux
Urban Design Conferences - se renforcent mutuellement à la fin des années 1940 et au début des
années 1950 malgré leurs différences. Il y a co-production entre ces deux discours, co-production entre
la campagne éditoriale et les conférences.

4.1.2. Le « townscape » comme ressource pour le champ de l’urban design


Mais, à côté de ces liens historiques associant le développement de la campagne éditoriale du
« townscape » et l’action du groupe de la Graduate School of Design d’Harvard, cette campagne a
aussi eu un rôle crucial dans l’autre versant de la naissance du champ de l’urban design : les différentes
actions qu’a soutenu puis encouragé la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller. Elle a
d’abord servi comme ressource aux deux programmes de recherche principaux : celui du
Massachusetts Institute of Technology et celui de l’Université Yale. En effet, comme nous le verrons en
détail plus tard, dans la bibliographie du séminaire expérimental « The Visual Form of Cities » que dirige
Kevin Lynch en 1951 et qui préfigure le programme « The Perceptual Form of the City », un tiers des
références sont des articles de la campagne éditoriale du « townscape » 409 . Le rôle de cette dernière
dans le programme « A Study of the Visual Aspects of the Man-made America Landscape » est
multiforme. A la différence de Lynch et Kepes, le directeur de cette recherche, Christopher Tunnard, a

407 Eric Mumford, op. cit., pp. 191-192.


408 James M. Richards, « Old and New Elements at the Core » in Jaqueline Tyrwhitt, Jose Luis Sert et Ernesto Nathan
Rogers, The Heart of the City: Towards the Humanisation of Urban Life, Londres, Lund – Humphries, 1952, p. 61 fig. 60.
L’article de Gordon Cullen dont il est question est « Westminster Reingained ». Au dessus de ce dessin, une photographie
montre le même espace. Dans les deux pages qui suivent, deux photographies montrent des vues du Festival of Britain
auquel a participé Cullen ainsi que nombre de collaborateurs de la revue.
409 Voir infra. « Automne 1951 : au commencement, l’ « erratique » séminaire Visual Form of the City », p. 297.

221
fait partie du groupe MARS avant guerre et a publié durant cette même période au sein de The
Architectural Review une très importante série d’articles qui ont été ensuite assemblés en un ouvrage
intitulé Gardens in the Modern Landscape 410 . En 1950, près de sept ans avant le programme de
recherche du même nom, Tunnard, enseignant déjà à l’Université Yale, est le principal contributeur du
numéro spécial de la revue intitulé « Man-made America » 411 . Or ce numéro spécial est connexe à la
campagne éditoriale du « townscape » et constitue un modèle pour les deux numéros spéciaux
« Outrage » et « Counter Attack against Subtopia ». Il n’est donc pas étonnant que dans
l’argumentation développée par Tunnard pour convaincre la Fondation, celui-ci déclare qu’il a été
encouragé « par le succès de la récente campagne pour améliorer le paysage britannique lancé dans
les pages de The Architectural Review » 412 . Enfin, dans le grand programme de l’Université de
Pennsylvanie que finance la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller, Ian McHarg propose en
1957 une étude sur « les tendances actuelles du paysagisme » et parmi celles-ci le thème du
« townscape » apparaît. McHarg est un paysagiste d’origine britannique qui a suivi des études en
paysagisme et city planning à la GSD. En 1951, étudiant de ces deux départements, il passe son
diplôme de fin d’étude en collaboration avec trois étudiants en architecture 413 . De retour au Royaume-
Uni jusqu’en 1954, il suit la montée en puissance de la campagne éditoriale du « townscape » 414 . A
partir de 1958, l’étude sur « les tendances actuelles du paysagisme » devient un travail protant
uniquement sur le « townscape ». Pour effectuer ce travail, McHarg propose de faire appel à un jeune
paysagiste britannique, Peter Shepheard, qui a collaboré à des articles de The Architectural Review
ayant participé de la campagne éditoriale 415 . Devant le refus de Shepheard pour manque de
disponibilité, il continue à vouloir faire appel à un auteur de la revue et propose J. M. Richards qui
refuse lui aussi pour demander que cette étude soit confiée à Cullen et Nairn 416 . Finalement, Nairn et

410 Christopher Tunnard, Gardens in the Modern Landscape, London, The Architectural Press, 1938. Sur Tunnard au
Royaume-Uni, voir David Jacques et Jan Woudstra, Landscape Modernism Renounced: The Career of Christopher Tunnard
(1910-1979), Londres, Routledge, 2009 et Lance M. Neckar, « Christopher Tunnard: The Garden in the Modern
Landscape » in Marc Treib (dir.), Modern Landscape Architecture: A Critical Review, Cambridge (Mass.), The MIT Press,
1994, pp. 144-157.
411 Christopher Tunnard, « Scene », The Architectural Review, vol. 107, n° 648 (décembre 1950), pp. 345-359.
412 Lettre de Christopher Tunnard to Edward F. D’Arms, 15/02/1957, 12 [RF 1.2/200/472/4033].
413 Voir supra. « Hudnut et les CIAM ou le double héritage de la modernité architecturale », p. 40.
414 Voir l’autobiographie de Ian McHarg, A Quest for Life: An Autobiography, New York, John Wiley & Sons, 1996.
415 « Interviews : Visit of Chadbourne Gilpatric to Institute for Urban Studies, School of Fine Arts, University of Pennsylvania,
Philadelphia », 07/05/1958, pp. 1-2 [RF 1.2/200/456/3900].
416 « Interviews: Chadbourne Gilpatric with Ian McHarg », 24/06/1959 et lettre de Ian McHarg à Chadbourne Gilpatric,

222
Cullen effectuent deux études séparées en 1959-60. Celle de Nairn sera publiée mais celle de Cullen
restera inédite, l’ensemble ne correspondant pas vraiment aux attentes de McHarg 417 .
La campagne éditoriale du « townscape » ne sert pas simplement de ressource par le discours
qu’elle produit, elle est aussi un modèle à suivre. Lorsqu’en 1957, William H. Whyte, rédacteur au sein
de la revue Fortune, lance la série d’article « The Exploding Metropolis », il fait appel à Ian Nairn et
Gordon Cullen pour un portfolio commenté sur les centres urbains américains dans le style des articles
de The Architectural Review. Finalement, seul Nairn se déplacera aux Etats-Unis, Cullen faisant les
dessins d’après les photos prises par celui-ci, pour ce tout premier travail sur le cas américain – deux
ans avant celui pour l’Université de Pennsylvanie. Intitulé « Scale of the City », ce reportage est associé
à l’article qui conclut la série et qui porte aussi sur les centres urbains, celui de Jane Jacobs intitulé
« Downtown is for People ». Le petit texte de présentation de ce portfolio rédigé de toute évidence par
William H. Whyte montre une grande admiration pour le travail de Cullen et Nairn en particulier et pour
la campagne du « townscape » en général. Il indique que « peu d’hommes ont un œil si perçant pour
les détails qui font cette échelle [de la ville] » et que les numéros spéciaux « Outrage » et « Counter-
Attack » ont provoqué autant d’intérêt – et d’arrières pensées – de la part des architectes, planners et
citoyens » 418 . Dans les quelques publications qui suivent, dont The Death and Life of Great American
Cities, Jacobs cite avec approbation le travail de Gordon Cullen et Ian Nairn. Cette tentative de
construire aux Etats-Unis une campagne équivalente à celle du « townscape » prend une toute autre
dimension avec la conférence Urban Design Criticism. Les documents préparatoires rédigés par le
jeune David Crane ne laissent aucun doute sur le modèle qui est au fondement de son programme. De
manière répétée, ce n’est pas la chronique de Lewis Mumford qui est mise en avant même si elle est
citée en exemple, mais bien la campagne du « townscape » à travers des propos très laudateurs,
qualifiant « la politique éditoriale [de la revue] comme étant claire, militante, sans équivoque » 419 . Une

17/06/1959 [RF 1.2/200/456/3901].


417 Le projet d’ouvrage a longtemps été intitulé Townscape USA. La seule partie publiée est Ian Nairn, The American
Landscape: A Critical View, New York, The Random House, 1965. Le manuscrit de Cullen est intitulé « Urgent West ». [
418 Fortune, vol. 57, n° 4 (avril 1958), p. 135.
419 Par exemple : « Yet, if our urban environment is “dreary,” “corrupt,” “scrofulous,” “infantile,” and “hopeless,” we have to
hear it from foreign publications like the British ARCHITECTURAL REVIEW. » (p. 1); « Superficiality has sometimes been
excused on the grounds that architects do not read, but many architects indicate an unfulfilled thirst by subscribing to foreign
publications like the British ARCHITECTURAL REVIEW. » (p. 11) « One of the editors once turned down a series of articles
on historical aspects of town design because advertisers and readers “would not consider them practical.” I have the
impression that the British ARCHITECTURAL REVIEW is highly dependent for support on advertising, but its editorial policy
is clear, militant, and unequivocal. » (p. 12) A propos du « Counter Attack Bureau » voir pp. A-6 et A-7. David Crane, « A

223
des mesures phare proposées est alors le montage d’un « Counter-Attack bureau » pour les Etats-Unis.
Dans ce travail de préparation de la conférence, Crane est aidé par un jeune journaliste, Grady Clay,
qui semble avoir beaucoup contribué à cette place particulière de la campagne du « townscape ».
Diplômé en journalisme de l’Université Columbia en 1939, Clay s’occupe après la seconde guerre
mondiale de la rubrique immobilier dans le Louisville Courrier qu’il transforme en une des premières
rubriques de critique urbanistique dans un quotidien aux Etats-Unis et qu’il intitule « Townscape ».

4.2. LE PAYSAGE COGNITIF, L’ENVIRONMENT-BEHAVIOR RESEARCH ET KEVIN LYNCH


The View from the Road est le produit d’un collectif de recherche organisé autour de Kevin
Lynch au sein de la School of Architecture and City Planning du MIT, comme nous l’avons vu. En fait,
cet ouvrage est issu d’un programme plus important qui a commencé en 1954. A travers ce programme,
Lynch a été un acteur majeur de la fondation du champ urban design non seulement comme champ de
discours mais aussi comme champ institutionnel. Au-delà de l’urban design, le travail de Lynch et de
ses collaborateurs a été fondateur pour le champ de l’environment-behavior research comme nous
l’avons vu avec Anne Vernez Moudon dans le premier chapitre. L’origine de ce champ ainsi que son
évolution sont profondemment liées à celui de l’urban design.

4.2.1. Un foyer essentiel : le groupe de Kevin Lynch au MIT


Parmi les différents acteurs de la naissance du champ de l’urban design, nous avons vu qu’un
nom revient systématiquement et de manière insistante : Kevin Lynch. En effet, ce dernier est le co-
directeur avec l’artiste György Kepes de la recherche intitulée « The Perceptual Form of the City » au
MIT qui est à l’origine de l’implication de la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller dans ce
champ à partir de 1954, un an après l’arrivée de José Luis Sert à la tête de la Graduate School of
Design appartenant à l’Université Harvard voisine du MIT. Kepes, que Lynch considère comme son
mentor, est un des fondateurs de l’Institute of Design avec László Moholy-Nagy et apparaît comme un
des principaux théoriciens de l’approche moderne du design. Enfin, Lynch sera un participant très actif
des Urban Design Conferences. Il n’assiste apparement pas à la première conférence, mais Kepes est
invité à présenter la recherche qu’il mène avec Lynch. Dès la deuxième conférence, Lynch est la seule
personne extérieure à la GSD participant à toutes les conférences avec Edmund Bacon, alors directeur
de la City Planning Commission de Philadelphie 420 . Pourtant, si Lynch participe à la fondation du champ

Working Paper for the University of Pennsylvania Conference on Urban Design Criticism », 04/09/1958 [RF
1.2/200/457/3904]
420 Voir Jaqueline Tyrwhitt, « The Harvard Urban Design Conferences 1956-62 » [RIBA/TyJ/35/5].

224
de l’urban design, son positionnement institutionnel reste ambigu. Bien que les auteurs du champ
l’adoptent rapidement comme une des figures principales, Lynch se situe à la fois dans et hors de ce
champ : il rédige la notice « urban design » pour l’Encyclopédia Britannica en 1974 mais reste très
critique vis-à-vis de sa production et préfère à l’expression « urban design » celle de « city design ».
A côté de György Kepes, d’autres membres de ce collectif de recherche apparaissent à la
lecture de The View from the Road : l’architecte Philip Thiel qui a été un de ses collaborateurs et surtout
l’architecte et planner Donald Appleyard qui a été son étudiant puis son plus proche collaborateur
pendant près de dix ans. Ces auteurs constituent en fait l’essentiel du groupe de travail de la recherche
« The Perceptual Form of the City » financée par la Fondation Rockefeller au MIT et dirigée par Lynch
et Kepes de 1954 à 1959. Thiel puis Appleyard ont été les deux principaux assistants de recherche
employés pour ce programme. Mais lorsque Lynch est cité dans le cadre du champ de l’urban design,
c’est principalement pour un autre ouvrage, The Image of the City, qui est le principal produit de cette
recherche. Un troisième assistant de recherche a travaillé avec Lynch sur cet axe, David Crane. Si
Philip Thiel – devenu ensuite enseignant-chercheur en architecture – ne s’est jamais positionné au sein
du champ de l’urban design, tel n’est pas le cas des deux autres assistants.
Donald Appleyard, architecte ayant passé son Master’s Degree en City Planning sous la
direction de Kevin Lynch en 1958, devient son bras droit au MIT dès 1959 jusqu’à son départ en 1967. Il
l’aide considérablement à développer un enseignement en city design. Lorsqu’il part en 1967 rejoindre
le College of Environmental Design (CED) de l’Université de Californie à Berkeley, c’est pour y être
nommé responsable du programme d’urban design. En 1982, il rédige avec Allan Jacobs, l’autre
professeur du CED impliqué dans ce champ, un texte ambitieux proposant une refondation du champ,
« Toward an Urban Design Manifesto », qui ne sera publié que sous la forme d’une synthèse que cinq
ans plus tard, à cause de la mort d’Appleyard 421 . Enfin, Appleyard est le fondateur avec Lynch et
d’autres enseignants de la School of Architecture and City Planning du MIT et du CED de la revue
Places qui parait après sa mort mais qui s’affirme dès le départ comme une des institutions majeures du
champ urban design.
Titulaire d’un Bachelor’s Degree en architecture du Georgia Institute of Technology en 1950,
directeur adjoint de l’Urban Redevelopment Housing Authority de Tampa en Floride en 1951, David
Crane a obtenu un Master’s Degree en city planning à la GSD en 1952, à la toute fin de la période
Hudnut-Gropius. Il a ensuite travaillé dans les agences d’architectes « modernes » membres du corps

421 Allan Jacobs et Donald Appleyard, « Toward an Urban Design Manifesto », Journal of the American Planning Association,
vol. 53, n° 1 (hiver 1987), pp. 112-120.

225
enseignant d’Harvard, notamment chez Marcel Breuer en 1953-54 puis José Luis Sert en 1954. C’est
en 1955-56 qu’il travaille sur ce qui deviendra The Image of the City 422 . Il est fort probable que Crane ait
été présenté à Lynch par Reginald Isaacs, directeur du Department of City Planning de la Graduate
School of Design d’Harvard. En effet, Isaacs le tient en haute estime et s’était montré très intéressé, dès
les premières consultations, par leur projet de recherche dont participe l’étude qui aboutiera à The
Image of the City 423 . En 1957, il est recruté par G. Holmes Perkins, doyen de la School of Fine Arts
(SFA) de l’Université de Pennsylvanie pour fonder un cours transversal aux différentes disciplines de
l’aménagement de l’espace. Grand admirateur de Lynch, Perkins connaissait Crane car, architecte
diplômé d’Harvard, il a enseigné le city planning à la GSD 424 . Mais il est surtout l’héritier direct de
Joseph Hudnut dont il a été très proche. Il a poursuivit à la SFA le projet de ce dernier en évitant d’être
confronté au dogmatisme d’une figure centrale de l’architecture « moderne » comme Gropius 425 . L’idéal
de Perkins reste donc celui de la synthèse des arts d’Hudnut. C’est ainsi que lorsqu’il charge Crane
d’organiser un programme transversal permettant d’obtenir un double Master’s Degree en architecture
et en city planning, il impose l’intitulé civic design au lieu d’urban design que Crane préfèrait. Enfin
Crane est l’oganisateur de la conférence Urban Design Criticism voulue par Gilpatric et sponsorisée par
la Division of Humanities de la Fondation Rockefeller en 1958. Et de 1961 à 1965, Crane quitte
l’Université de Pennsylvanie pour s’occuper des questions en urban design au sein de la Boston
Redevelopment Authority.

4.2.2. Le développement d’un champ de recherche : l’environment-behavior research


Dans la construction de leur discours sur l’urban design, Kevin Lynch et son groupe sont parmi
les premiers à faire appel aux sciences sociales, et plus particulièrement à la psychologie et à

422 Voir infra. « L’évolution de la recherche et le groupe autour de Kevin Lynch », p. 433.
423 Lorsque Jose Luis Sert, nouveau doyen de la GSD, cherche à développer en 1953 un programme transdisciplinaire en
urban design, Reginald Isaacs choisit de lui présenter trois personnes : Hideo Sasaki qui aura le poste, Kevin Lynch et David
Crane. Camee McAtee, « From the Ground Up. Hideo Sasaki’s Contributions to Urban Design » in Eric Mumford et Hashim
Sarkis (dir.), op. cit., p. 177.
424 Sur les liens entre Lynch et Perkins, voir Sarah Williams Goldhagen, Louis Kahn’s Situated Modernism, New Haven
(Conn.), Yale University Press, 2001, pp. 248-249 note 74.
425 En 1936, Holmes Perkins a notamment accompagné en Europe Hudnut pour choisir le nouveau directeur du département
d’architetcure de la GSD, puis accompagne seul Gropius à la Sarraz où il rencontre les principaux membres du
« mouvement moderne » avant d’assister semble-t-il au 5e CIAM. En 1945, il est nommé par Hudnut directeur du
département de city and regional planning de la GSD face à l’envahissant Gropius. Voir Anthony Alofsin, op. cit., pp. 131 et
199.

226
l’anthropologie, pour essayer de fonder une science et des techniques des formes urbaines. C’est ainsi
qu’il est considéré par la petite littérature qui propose une démarche réflexive à propos du champ de
l’environment-behavior research comme un des pionniers de ce champ.
Le champ de l’environment-behavior research aussi appelé environmental design research est
né d’une volonté de fonder la pratique de l’architecture sur des bases scientifiques dans les années
1950 et 1960, age d’or des technosciences. En 1956, le comité de recherche de l’American Institute of
Architects (AIA) a proposé à la National Science Foundation (NSF) d’organiser une conférence pour
discuter des relations entre sciences humaines et professions de l’aménagement de l’espace 426 . Dans
les années 1960, parmi les sciences sociales, ce rapprochement implique principalement
l’anthropologie et surtout la psychologie. L’importance de cette dernière est liée au développement de la
psychologie environnementale. Celle-ci est née d’une demande gouvernementale, que ce soit aux
Etats-Unis ou au Royaume-Uni où ce champ était dénommé psychologie architecturale. Aux Etats-Unis,
cette branche de la psychologie est notamment issue de l’héritage du gestaltisme, de la psychologie de
la forme, importé par ses principaux théoriciens en exil dont Kurt Lewin 427 . Le champ de l’environment-
behavior research s’est progressivement structuré à partir de 1965 avec la fondation de centres de
recherche financés notamment par le National Institute of Mental Health. En 1966, des chercheurs de
ces centres se regroupent en un informel Design Method Group. En 1969, ce groupe se transforme en
une association officielle, l’Environmental Design Research Association (EDRA), et une revue est
fondée, Environment & Behavior 428 . Parmi les auteurs des travaux pionniers qui sont autant de
ressources utilisées dans la fondation de ce champ, l’un des rares ouvrages consacrés exclusivement à
ce champ cite six auteurs qui n’ont pas de rapport entre eux 429 . Trois sont des chercheurs issus des
sciences sociales, les psychologues Roger G. Barker, qui est un élève du gestaltiste Kurt Lewin, et
Robert Sommer et l’anthropologue Edward T. Hall. Trois autres sont issus des professions de
l’aménagement de l’espace et correspondent aux deux foyers principaux identifiés par Anne Vernez
Moudon en ce qui concerne les Etats-Unis.
Le premier foyer, le plus précoce, correspond au groupe de Kevin Lynch à la School of
Architecture and City Planning du MIT. L’intérêt de Lynch pour la psychologie est largement du à Kepes
qui – dès le début de sa carrière à Berlin – est proche d’un courant de la psychologie, le gestaltisme ou

426 La conférence a lieu finalement en mars 1959 à Ann Arbor dans le Michigan.
427 Voir Mirilia Bonnes et Gianfranco Secchiaroli, Environmental Psychology: A Psycho-social Introduction, Thousand Oaks
(Cal.), Sage Publications Ltd, 1995, pp. 1-58.
428 Robert B. Bechtel, Environment & Behavior: An Introduction, Thousand Oaks (Cal.), Sage Publications, 1997, pp. 81-89.
429 Ibid., pp. 77-81.

227
psychologie de la forme. Cet intérêt repose aussi sur des recherches menées au MIT 430 . Néanmoins,
Lynch n’est pas directement impliqué dans le champ de l’environment-behavior research. S’il a publié
plus tôt que les autres The Image of the City, qui est resté un best-seller de ce champ, Lynch reste
extérieur et continue à développer une approche plus classique. Par contre, le positionnement de deux
de ses principaux assistants de recherche impliqués dans la recherche « The Perceptual Form of the
City » est plus clair. Philip Thiel travaille sur la dimension architecturale de la perception humaine et
devient un acteur majeur de la construction du champ environment-behavior research. Recruté par
l’Université de Washington à Seattle, il fonde avec deux de ses collègues de cette même université, le
psychologue Gary H. Winkel qui est un des fondateurs de l’EDRA et le planner Francis T. Ventre, la
revue Environment & Behavior en 1969. Donald Appleyard lui aussi est un acteur très important de ce
champ. Son départ du MIT pour l’Université de Californie à Berkeley en 1967 semble lié à une bourse
importante que le National Institute of Mental Health octroit cette même année au département de city
and regional planning du CED 431 . C’est au sein du CED qu’Appleyard fonde et dirige l’Environmental
Simulation Laboratory où il travaille avec un psychologue environmentaliste, Kenneth H. Craik. Ce
laboratoire créé grâce à une bourse de la National Science Foundation tente de développer une
simulation appliquée des aménagements urbains à l’aide d’une immense maquette et d’une caméra
dotée d’une optique spéciale 432 . Ses articles font le lien entre les apports en matière de connaissance
de la psychologie environnementale et son application dans le monde du planning 433 . Appleyard est
aussi un des tous premiers contributeurs à la revue Environment & Behavior.
Le CED est d’ailleurs le deuxième foyer de l’environment-behavior research : il accueille les
deux derniers pionniers issus des professions de l’aménagement de l’espace. Et, là encore, ces deux
pionniers sont liés au champ de l’urban design. Il s’agit d’abord de Christopher Alexander qui a connu
les débuts de la psychologie architecturale au Royaume-Uni où il a obtenu un Bachelor’s Degree en

430 Voir infra. « György Kepes : un artiste devenu théoricien et proche des scientifiques », p. 322.
431 Melvin M. Webber et Frederick C. Collignon, « Ideas that Drove DCRP », Berkeley Planning Journal, vol. 12 (1998),
pp. 1-19.
432 Donald Appleyard et Kenneth H. Craik, « The Berkeley Environmental Simulation Project : Its Use in Environmental
Impact Assessment » in Thomas G. Dickert et Katherine R. Domeny (dir.), Environmental Impact Assessment: Guidelines
and Commentary, Berkeley (Cal.), University Extension – University of California, 1974, pp. 121-126 et Donald Appleyard,
Peter Bosselmann, Randy Klock et Alexander Schimdt, « Periscoping Future Scene: How to Use an Environmental
Simulation Lab », Landscape Architecture Magazine, vol. 69, n° 5 (septembre 1979), pp. 487-488 et 508-509.
433 Voir notamment Donald Appleyard, Urban Environment: Selected Bibliography, Monticello (Ill.), Council of Planning
Librarians, 1972 et Donald Appleyard, « A Planner’s Guide to Environmental Psychology: Review Essay », Journal of the
American Institute of Planners, vol. 23, n° 2 (avril 1977), pp. 184-189.

228
architecture et un Master’s Degree en mathématique en 1958. Il poursuit ses études en architecture à
Harvard où il suit les débuts de l’enseignement de la psychologie cognitive. Il travaille aussi au Civil
Engineering Systems Laboratory MIT avec l’ingénieur en transport Marvin Manheim sur les premiers
modèles informatiques d’aide à la décision pour les tracés d’infrastructures 434 . A Harvard, il devient le
premier doctorant en architecture au sein de la GSD tout en travaillant avec Serge Chermayeff sur une
recherche qui abouti à l’ouvrage Community and Privacy en 1963 435 . La même année, ayant obtenu
son doctorat – qu’il publie en 1964, il obtient un poste au CED. C’est là qu’il dirige le Center for
Environmental Structures (CES) où il conduit avec un groupe d’étudiants une série de recherches
publiées à partir de 1977. S’il rejette au départ l’expression « urban design » et ce qu’elle recouvre, il
reste proche de ce champ depuis sa collaboration avec Chermayeff jusqu’à la parution en 1987 d’un
ouvrage intitulé A New Theory in Urban Design 436 . Alexander ne participe pas lui-même à la fondation
du champ de l’environment-behavior research mais deux de ses proches, Marvin Manheim et un de ses
étudiants Gary Moore, font partie des fondateurs de l’EDRA. A côté d’Alexander, Amos Rapoport est
l’autre pionnier du champ de l’environment-behavior research dont le parcours s’est articulé avec le
CED. Après avoir obtenu un Bachelor’s Degree en architecture en Australie, il poursuit ses études à
Rice University au Texas où il obtient un Master’s Degree en 1956 avec un mémoire intitulé An
approach to urban design. Après être retourné à Melbourne pour passer un Post Graduate Diploma in
Town and Regional Planning en 1962, il obtient un poste au CED. C’est au sein de ce dernier qu’il
commence a reconstruire une théorie architecturale autour d’une approche anthropologique qui puise
dans le courant culturaliste américain de cette discipline 437 . Bien qu’enseignant alors à l’Université de

434 « Hidecs 2: A Computer Program for the Hierarchical Decomposition of a Set with Associated Graph », Behavioural
Science, vol. 8, n° 2 (avril 1963), et « The Use of Diagrams in Highway Route Location » et « The Design of Highway
Interchanges » MIT Civil Engineering Systems Laboratory Publication, n°161 et 195 (mars 1962). Voir Michel Conan,
Concevoir un projet d’architecture, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 19
435 Alan Powers, Serge Chermayeff: Designer Architect Teacher, Londres, RIBA Publications, 2001, pp. 188-219.
436 Dans Christopher Alexander, The Timeless Way of Building, New York, Oxford University Press, 1979, Alexander
dénonce les tentations de « total design » dans laquelle il range l’urban design présenté comme correspondant à l’ambition
de « contrôler de grands pans de l’environnement » (p. 238). Dans Christopher Alexander, Hajo Neis, Artemis Anninou et
Ingrid King, A New Theory of Urban Design, New York, Oxford University Press, 1985, le discours change, l’expression
urban design correspond à la désignation d’une « discipline » mais le fait d’envisager seulement la question du design est
toujours refusé pour une mise en valeur du processus (p. 3).
437 Amos Rapoport, Human Aspects of Urban Form: Towards a Man-Environment Approach to Urban Form and Design,
Oxford, Pergamon Press, 1977, p. 4.

229
Sydney, il rédige un des textes introductifs à la première conférence de l’EDRA en 1969 438 .
Il est intéressant de remarquer que le CED est fortement lié au MIT et en même temps au projet
de synthèse des arts d’Hudnut pour la GSD. Il est fondé en 1959 par William W. Wurster qui fut doyen
de la School of Architecture and City Planning du MIT de 1943 à 1950 avant de partir pour l’Université
de Californie à Berkeley. Au MIT, Wurster a recruté à la fois György Kepes – qui a été chargé de la
modernisation du cursus en architecture – et Kevin Lynch pour, à l’origine, construire des programmes
articulant les départements en architecture et en city planning. Mais, en même temps, Wurster est un
familier de la GSD de l’époque d’Hudnut et de Gropius. Il a étudié au sein du programme doctoral de
cette dernière en 1943-44 puis a continué à cotoyer ses membres en devenant doyen de la School of
Architecture du MIT. Ce n’est qu’en 1950 que Wurster revient sur la côte ouest pour diriger le College of
Architecture de Berkeley 439 . Le projet de fusion du College et des départements doit aussi beaucoup à
T. J. Kent, ami de Wurster et directeur du département de City and Regional Planning. C’est même lui
qui propose apparemment ce nom pour la nouvelle structure, un terme utilisé par le groupe Telesis dont
était proche William Wurster. Telesis était un groupe formé en 1939 à San Francisco par des
architectes, paysagistes et planners pour répondre à des commandes des différentes agences
fédérales du New Deal sur la côte ouest 440 . Ses membres ont un temps envisagé aussi d’en faire la
section des CIAM pour la côte ouest des Etats-Unis, alors que l’ASPA d’Hudnut a faillit s’appeler Telesis
East, et ont notamment accueilli Serge Chermayeff lorsqu’il a envisagé de s’installer à San Francisco en
1940.

4.3. LE PAYSAGE CULTUREL ET LE PARCOURS DE DENISE SCOTT BROWN.


Même si Learning from Las Vegas est signé de trois noms, de nombreux auteurs le considèrent
avant tout comme le produit du travail de Robert Venturi. Pourtant, il n’en est rien. L’auteur le plus
important des trois est son épouse Denise Scott Brown. Car si Learning from Las Vegas est lié à un
enseignement de studio, il est surtout issu de l’expérience d’enseignement en urban design accumulée

438 Gilles Barbey et Roderick Lawrence, « Préface » in Amos Rapoport, Culture, architecture et design, Gollion, In Folio,
2003, pp.6-8. Pour une discussion des liens entre Rapoport et le champ de l’environment-behavior research voir Irwin
Altman, « Amos Rapoport: Scholar, Conscience and Citizen of the Environment and Behavior Field » in Keith Diaz Moore
(dir.), Culture – Meaning – Architecture: Critical Reflections on the Work of Amos Rapoport, Aldershot, Ashgate, 2000, pp.37-
52.
439 Sally Woodbridge, « Reflections on the Founding: Wurster Hall and the College of Environmental Design », Places, vol. 1,
n° 4 (April 1984), pp. 47-58. A propos de William Wurster, voir infra. « Un « modernisme regionaliste » : William Wurster et
Pietro Belluschi » p. 274.
440 Francis Viollich, « The Grassroots Origins of DCRP », Berkeley Planning Journal, vol. 12 (1998), pp. 20-24.

230
par Scott Brown à partir de 1959 et de ses choix personnels par rapport à ce champ. Or ces choix se
basent notamment sur la mobilisation de ressources développant une approche culturaliste mais qui
sont déjà présentes au sein de l’urban design.

4.3.1. Denise Scott Brown ou la synthèse des discours et le déplacement de la pratique


Architecte diplômée en Afrique du Sud, elle part au début des années 1950 en Angleterre avec
son mari, lui aussi architecte, pour suivre l’enseignement en architecture à l’Architectural Association
avant de venir en 1958 aux Etats-Unis pour suivre celui de Louis Kahn à la SFA de l’Université de
Pennsylvanie 441 . Ce cours étant complet, ils s’orientent vers le département de city planning et suivent
le studio « New City » dispensé à l’intérieur de ce département par David Crane et dont le sujet est le
contre-projet pour Chandigarh 442 . Après la mort tragique de son mari Robert Scott Brown en 1959,
Denise Scott Brown devient assistante de Crane pour le studio « New City ». Suite à des remaniements
dans l’organisation des études, elle s’occupe du studio de première année du cours de civic design 443 .
Au sein de la SFA, Scott Brown rencontre dans le département city planning une nouvelle génération de
chercheurs qui remet en cause le discours dominant dans le city planning et développe un nouveau
discours fondé sur un relativisme culturel. Deux noms en particulier ont une grande importance pour
Scott Brown. Il s’agit d’abord d’Herbert Gans qui vient alors de commencer son étude de Levittown afin
de dépasser les idées reçues sur la suburbanisation et dont elle reconnaitra toujours l’héritage 444 . Mais
il s’agit aussi et surtout de Paul Davidoff, dont elle devient l’amie. Il développe à ce moment là sa
critique de la formation des planners et pose les bases de l’advocacy planning qu’il « invente » en

441 La chronologie du parcours de Denise Scott Brown au sein des universités états-uniennes est basé sur Denise Scott
Brown, « Between Three Stools: A Personal View of Urban Design Pedagogy » in Ann Ferebee (dir.), Education for Urban
Design, Purchase (NY), Institute for Urban Design, 1982, pp. 132-172 et Denise Scott Brown, « Urban Design at Fifty: A
Personal View » in Alex Krieger et William S. Saunders (dir.), op. cit., pp. 61-81.
442 David A. Crane, « Chandigarh Reconsidered », AIA Journal, vol. 33, n° 5 (mai 1960), pp. 32-39.
443 L’année où Denise Scott Brown devient l’assistante de David Crane, le sujet a changé, il ne s’agit plus d’un contre-projet
de Chandigahr. Il porte sur la ville nouvelle de Ciudad Guayana qui fait l’objet depuis l’année précédente d’un vaste
programme de recherche au Joint Center for Urban Studies du MIT et d’Harvard. Voir infra. « Vers une scientifisation du
champ : le Joint Center for Urban Studies », p. 284.
444 Herbert Gans a eu un Master’s Degree interdisciplinaire en sciences sociales de l’Université de Chicago sous la direction
de Martin Meyerson qu’il a suivi à l’Université de Pennsylvanie où il a obtenu son doctorat en planning, le premier de la SFA,
puis a commencé à enseignemer à la SFA. La recherche sur Levittown a abouti à la publication de The Levittowners: Ways
of Life and Politics in a New Suburban Community, New York, Alfred A. Knopp & Random House, 1962. Sur la chronologie
des travaux de Gans voir Herbert J. Gans, « Working in Six Research Areas: A Multi-Field Sociological Career », Annual
Review of Sociology, vol. 35 (2009), pp. 1-19.

231
1965 445 . Durant cette période, elle rédige aussi quelques articles pour la revue professionnelle The
Journal of the American Institute of Planners. A côté de cette athmosphère de relativisme culturel, Scott
Brown cotoie aussi un milieu architectural qui met en valeur la dimension culturelle des formes
architecturales et urbaines. Louis Kahn participe à certains de ses jurys mais c’est surtout la rencontre
dès 1960 avec Robert Venturi, entré dans la SFA comme assistant de Kahn, qui est déterminante.
Venturi n’y enseigne pas seulement en studio. Il donne des conférences sur l’histoire de l’architecture
comme éléments de théorie.
En 1961, Crane part de l’Université de Pennsylvanie pour la Boston Redevelopment Authority,
et à partir de 1963, le conflit entre les planners et les designers, architectes et paysagistes, se
développe et les studios en city planning sont contestés 446 . En 1965, ce conflit pousse Denise Scott
Brown à accepter un poste dans les départements en architecture et city planning au sein du CED de
Berkeley. L’année suivante elle est chargée de co-fonder le cursus en urban design à l’Université de
Californie à Los Angeles (UCLA) avec Henry C. K. Liu. Ce dernier est un ancien étudiant de la GSD qui
a obtenu son Master’s Degree en architecture en 1960. Il a aussi suivi les studios en urban design et
fondé un cursus en urban design en 1962 au Rensselaer Polytechnic Institute à Washington 447 . A
UCLA, Scott Brown inaugure notamment un enseignement de studio qui est directement issu de celui
développé à la SFA. En 1967, elle se marie avec Robert Venturi, quitte UCLA pour la School of Art and
Architecture (SAA) de l’Université Yale où il a été nommé l’année précédente Charles Davenport
Professor of Architecture grâce à Charles Moore, autre ancien assistant de Kahn mais à Princeton 448 . A
partir de cette époque, Scott Brown revient dans le champ de l’architecture. A Yale, elle organise avec
Venturi un enseignement de studio de 1967 à 1970 mais elle n’obtient un poste de professeur invité
qu’à partir de 1968. Ces trois studios – « New York City Subway » en 1967, « Learning from Las
Vegas » en 1968 et « Learning from Levittown » en 1970 – ont tous comme objet le design analysis,

445 Paul Davidoff a fait des études de droit à l’Université Yale puis est venu à la SFA pour obtenir un Master’s Degree en
planning en 1956 et commencer à y enseigner. Il obtient son Bachelor’s Degree en droit (LLB) en 1961 dans la même
université. Pour quelques éléments sur le contexte, voir Guillaume Tiry, « Naissance de l’advocacy planning », Urbanisme,
n° 353 (mars-avril 2007), pp. 78-80 et Francis Cuiller « Interview de Paul Davidoff », Metropolis, vol. 2, n° 6 (juillet-août
1975), pp. 54-60.
446 En 1961, il est nommé par Ed Logue Planning Administrator et Director of Design puis retournera à l’Université de
Pennsylvanie de 1965 poursuivre une carrière d’enseignant.
447 Eric Mumford, Defining Urban Design: CIAM Architects and the Formation of a Discipline, 1937-69, New Haven (Conn.),
Yale University Press, 2009, pp. 176-177.
448 Sarah Williams Goldhagen, op. cit., pp. 176-177.

232
l’analyse par la représentation d’espaces du monde contemporain suburbain. Mais tous les trois sont
organisés dans le cadre de l’enseignement en architecture et n’ont aucun contact avec le petit
programme en city planning dirigé par Christopher Tunnard qui est relativement isolé au sein de la SAA.
Le second studio « Learning from Las Vegas », organisé avec l’assistance de Steven Izenour, ancien
étudiant de Venturi à l’Université de Pennsylvanie qui l’a suivi à Yale, sont publiés. En 1967, Scott
Brown, qui a collaboré sur des projets avec Venturi dès 1964, intègre comme associée l’agence
d’architecture que Robert Venturi dirige depuis 1964 avec John Rauch, un de ses premiers étudiants
diplômé de l’Université de Pennsylvanie en 1957 449 . Izenour rejoint l’agence en 1969 une fois obtenu
son Master’s Degree en envionmental design 450 . Au sein de l’agence, les rôles sont alors clairement
distribués. Robert Venturi est le théoricien au talent de dessinateur incomparable, John Rauch apparaît
clairement comme le responsable de toute la partie administrative du travail alors que Denise Scott
Brown développe une véritable carrière d’urban designer en exercice libéral en se chargeant des
aménagements dépassant l’échelle du bâtiment. La publication des résultats du studio « Learning from
Las Vegas » en 1972 par le MIT Press est l’occasion pour Venturi et Scott Brown de rassembler des
textes théoriques et la production de l’agence 451 .

4.3.2. Le discours culturaliste : apport spécifique et liens institutionnels


Parmi les quelques personnes qui font une critique positive de Learning from Las Vegas, on
trouve John Brinckerhoff Jackson 452 . Denise Scott Brown l’a rencontré pour la première fois en 1963
probablement à la SFA. C’est à partir de sa deuxième rencontre, deux ans plus tard à Berkeley, que
nait une longue amitié entre eux puis entre Jackson et le couple Venturi – Scott Brown, après qu’elle
l’ait présenté à Robert Venturi 453 . C’est notamment à travers le discours de Jackson qu’est construit le
lien entre l’approche culturaliste de l’environnement urbain et le discours post-moderniste en
architecture que l’on retrouve dans Learning from Las Vegas.
J. B. Jackson est une personnalité éclectique qui ne possède qu’un Bachelor’s Degree en

449 David B. Brownlee, « Form and Content » in David B. Brownlee (dir.), Out of the Ordinary: Robert Venturi, Denise Scott
Brown and Associates, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2001, pp. 20,29.
450 David B. Browlee, op. cit., p. 47. Steven Izenour est le fils de George C. Izenour un ingénieur spécialisé dans les
technologies théatrales qui dirige depuis 1939 un laboratoire électro-mécanique à l’Université Yale.
451 Le premier studio a lui aussi bénéficié d’une petite publication, un article dans la revue de la SAA. Robert Venturi, Bruce
Adams et Denise Scott Brown, « Mass Communication on the People Freeway or Piranesi is Too Easy », Perspecta, n° 12
(1969), pp. 49-56.
452 J. B. Jackson, « An Architect Learns from Las Vegas », The Harvard Independant, 30 novembre 1972, pp. 6 et 14.
453 Denise Scott Brown, « Learning from Brinck », in Paul Growth et Chris Wilson (dir.), op. cit., pp. 49-61.

233
histoire et litterature d’Harvard. Il a tenté pendant une année de suivre des études en architecture au
sein de la School of Architecture du Massachusetts Institute of Technology puis a abandonné pour
entamer une carrière d’écrivain. La guerre marque sa découverte de la géographie humaine française
pour laquelle il se passionne. Il projette alors de fonder une revue du même type aux Etats-Unis et c’est
ainsi que nait la revue indépendante Landscape, qu’il lance en 1951 et dont il assume la direction. Au
sein de cette revue, Jackson mène une politique éditoriale très ouverte en accueillant de nombreux
auteurs venant d’horizon divers 454 . Elle joue ainsi un rôle crucial dans les débuts de l’environment-
behavior research en accueillant les premiers articles de ses principaux pionniers : Kevin Lynch en
1959, Christopher Alexander et Amos Rapoport dans le même numéro de 1965 455 . Dès 1952, Jackson,
sous divers psudonymes, développe aussi une critique assez forte de l’architecture « moderne » dans
les pages de la revue 456 . Mais, dans la construction de son discours sur le paysage au sein de cette
revue, il se nourrit surtout d’un courant particulier de la géographie américaine pour lequel la notion de
paysage culturel était déjà centrale : la géographie culturelle. Il très tôt une relation particulière avec le
leader de ce courant, Carl Sauer, professeur à l’Université de Californie à Berkeley 457 . Dès le deuxième
numéro, Jackson publie en effet une recession très positive d’un écrit de Sauer et celui-ci lui écrit pour
le remercier. C’est ainsi qu’une correspondance nait. C’est sur l’invitation de Sauer que Jackson
commence une carrière de conférencier en université à l’Université de Californie à Berkeley en 1957. Or
les années 1950 et 1960 sont marquées par le net déclin du courant culturaliste dans la géographie
face à la montée en puissance d’une approche quantitativiste très critique envers cette première
approche 458 . La revue Landscape apparaît donc comme un refuge idéal pour Sauer et ses

454 Paul Growth et Chris Wilson, « Polyphony of Cultural Landscape Studies: An Introduction » in Paul Growth et Chris
Wilson (dir.), Everyday America: Cultural Landscape Studies after J. B. Jackson, Berkeley (Calif.), California University
Press, 2003, pp. 5-13 et Helen Lefkowitz Horowitz, « J. B. Jackson and the Discovery of the American Landscape » in John
Brinkerhoff Jackson, Landscape in Sight: Looking at America, New Haven (Conn.), Yale University Press, pp. ix-xxi
455 Kevin Lynch et Malcolm Rivkin, « A Walk Around the Block », Landscape, vol. 8, n° 3 (printemps 1959), pp. 24-34,
Christopher Alexander, « The Question of Computers in Design », Landscape, vol. 14, n° 3 (printemps 1965), pp. 6-8 et
Amos Rapoport, « Long Before the Shopping Mall: a Note on Shopping Lanes », Landscape, vol. 14, n° 3 (printemps 1965),
p. 28.
456 Helen Lefkowitz Horowitz, « J. B. Jackson as a Critic of Modern Architecture » in Paul Growth et Chris Wilson (dir.), op.
cit., pp. 37-48.
457 Dans la construction de son approche de la géographie, Carl Sauer a articulé deux héritages, celui attaché à la notion de
Kulturlandschaft de la géographie allemande et l’anthropologie culturaliste de Franz Boas.
458 David N. Livingstone, The Geographical Tradition: Episodes in the History of a Contested Enterprise, Cambridge (Mass.),
Blackwell, 1993, pp. 260-303.

234
collaborateurs et dès 1957, ces derniers deviennent les principaux contributeurs à cette revue. Mais, en
parallèle, Jackson intervient dans le CED où il encourage le développement d’un discours contre
l’architecture « moderne ». En 1962 il pousse quatre jeunes enseignants dont il est proche, dont les
deux grandes figures de la post-modernité, Charles Moore et Donlyn Lyndon, à rédiger un manifeste
qu’il publie dans Landscape 459 . Sauer finit par lui obtenir en 1967 un poste pour enseigner chaque
année pendant tout un semestre. Ce poste est commun au Département de Géographie et à celui de
Paysagisme qui appartient au College of Environmental Design. En 1969, Jackson obtient un poste
pour l’autre semestre à Harvard et abandonne alors la direction de Landscape. Là encore, il s’agit d’un
poste commun à deux départements, celui de Paysagisme et celui de Visual Environment Studies qui
est le nouveau nom du département d’Architectural Sciences fondé par Joseph Hudnut pour servir de
fondement à la Graduate School of Design d’Harvard.
Un autre ami de Jackson est lui aussi un promoteur de l’approche culturaliste de l’urban design:
Grady Clay dont la pratique est proche de celle de Jackson. Clay développe lui aussi une carrière de
journaliste/essayiste mais en tant que journaliste professionnel dans un quotidien généraliste, le
Louisville Courier. Il y tient une des premières rubriques de critique urbanistique dans un quotidien aux
Etats-Unis qui a été inspirée par la campagne du « townscape » 460 . Il rédige aussi des articles pour des
revues professionnelles comme Planning, la revue de l’American Society of Planning Officials, à partir
du milieu des années 1950 puis Landscape Architecture Magazine, revue de l’American Society of
Landscape Architects, à partir de 1960. Dès le début des années 1950, Clay entame une
correspondance avec J. B. Jackson suite à sa lecture des premiers numéros de Landscape, puis le
rencontre en 1957 461 . Dès le début des années 1960, comme Jackson, il commence une carrière de
chercheur occasionnel et de conférencier qui l’amène notamment à être un fellow du Joint Center for
Urban Studies commun à Harvard et au MIT dès 1960-61, centre au sein duquel Lynch poursuit ses
recherches après la fin du financement de la Fondation Rockefeller 462 . L’activité de conférencier et de

459 Donlyn Lyndon, Charles W. Moore, Sim Van der Ryn et Patrick J. Quinn, « Toward Making Places », Landscape, vol. 12,
n° 1 (automne 1962), pp. 31-41. Donlyn Lyndon concevra même le premier projet pour la maison de Jackson à La Cienaga
au Nouveau Mexique. Voir Jeffrey M. Limerick, « Basic "Brickmanship": Impression Left in a Youthful Mind », in Paul Growth
et Chris Wilson (dir.), op. cit., pp. 132-133.
460 Voir supra. « Le « townscape » comme ressource pour le champ de l’urban design », p. 221.
461 Grady Clay, « Crossing the American Grain with Vesalius, Geddes, and Jackson: The Cross Section as a Learning Tool »
in Paul Growth et Chris Wilson (dir.), op. cit., pp. 109-110.
462 Grady Clay, Competion for Urban Renewal Land, Cambridge (Mass.), Joint Center for Urban Studies, 1961. Sur ce centre
de recherche voir infra. « Vers une scientifisation du champ : le Joint Center for Urban Studies » p. 284.

235
chercheur occasionnel de Clay se nourrit dès cette époque d’éléments du discours de Jackson mais
aussi du travail de Kevin Lynch ainsi que des articles de Gordon Cullen comme nous l’avons vu.
Pourtant, Clay reste journaliste et prend en 1966 la direction de Landscape Architecture Magazine qu’il
conserve jusqu’en 1984 463 . Clay publie en parallèle plusieurs ouvrages à succès dans lesquels il
développe sont approche culturelle de l’urban design 464 .
Cette approche culturaliste s’articule au champ naissant de l’urban design lors de la conférence
de 1958 intitulée Urban Design Criticism : Grady Clay travaille avec Crane à sa préparation et J. B.
Jackson fait partie des quelques invités. C’est un moment clé. Si cette conférence est voulue par
Chadbourne Gilpatric, elle est organisée par la SFA de l’Université de Pennsylvanie. Or la SFA connaît
dans les années 1950 un processus de modernisation, comme à Harvard mais selon des modalités
différentes : il est relativement pluraliste et lie héritage pré-moderne et approche très scientifique. Sous
la direction du doyen G. Holmes Perkins en effet, cet établissement devient un des lieux de naissance
de l’architecture « post-moderne » et en même temps un centre important dans le développement des
urban studies 465 . A l’Université de Pennsylvanie, Crane s’éloigne un peu de l’enseignement de Lynch
en insistant sur la dimension symbolique de la représentation de la ville 466 . et en même temps
développe un regard critique sur le discours urbanistique des CIAM en proposant par exemple comme
sujet aux étudiants un contre-projet pour Chandigarh 467 . Les éléments développés dans Learning from
Las Vegas sont déjà là.
*******
A partir de la littérature du champ de l’urban design sur la perception de l’espace, se déploie
donc une historiographie complexe. Des relations entre le cœur institutionnel du champ – dont le cycle
des Urban Design Conferences de la GSD et l’action de la Division of Humanities de la Fondation
Rockefeller sont une partie essentielle – et d’autres discours et champs se tissent. Mais ces relations

463 J. William Thompson, « Land Matters », Landscape Architecture Magazine, vol. 96, n° 6 (juin 2006), p. 13.
464 Close-up: How to Read the American City, New York, Praeger, 1973 ; Right Before Your Eyes: Penetrating the Urban
Environment, Washington – Chicago, American Planning Association – Planners Press, 1987 ; Real Places: An
Unconventional Guide to America’s Generic Landscape, Chicago, University of Chicago Press, 1994.
465 Ann L. Strong, « G. Holmes Perkins: Architect of the School’s Renaissance » in Ann L. Strong et George E. Thomas (dir.),
The Book of the School – 100 Years, Philadelphie, The Graduate School of Fine Arts of the University of Pennsylvania,
1990, pp. 131-149.
466 David Crane, « The Meaningful in Environment » Department of Landscape and City Planning, Université de
Pennsylvanie, 1958.
467 David Crane, « Chandigarh Reconsidered », AIA Journal, vol. 33, n° 5 (mai 1960), pp. 33-39. Voir aussi David Crane
« The City Symbolic », Journal of the American Institute of Planners, vol. 26, n° 4 (novembre 1960), pp. 280-292.

236
peuvent être de types relativement différents. Si le champ de l’environment-behavior research est né en
même temps que l’urban design, il est le produit direct de l’action publique alors que l’urban design est
un produit indirect issu des politiques de rénovation urbaine développées au niveau fédéral et
municipal. Ces deux champs qui se constituent de manière concomitante sont sont liés par leur
référence à la psychologie sociale pour comprendre l’usage de l’espace. Ils partagent ainsi des figures
fondatrices communes. A l’origine, ils sont donc séparés mais connexes. La campagne éditoriale du
« townscape » et l’urban design sont liés entre eux. Ils ont été produits dans un contexte similaire et ne
sont séparés que par un léger décalage chronologique. Cette proximité associée à une légère
antériorité a fait du discours du « townscape » une ressource disponible pour la construction de celui de
l’urban design, une ressource qui a en particulier servi à construire l’objet traité par ce champ :
l’esthétique des formes urbaines. Le discours sur le paysage culturel de Jackson a par contre été
d’abord un lieu de valorisation des résultats de l’urban design avant de devenir un apport ponctuel mais
décisif. Il a notamment permis le rapprochement entre certains discours développés au sein de l’urban
design et d’autres discours culturalistes et l’abandon des aspects les plus scientistes dans les années
1970.
Mais il est aussi possible de faire l’hypothèse que ces discours les éléments clés de l’évolution
du champ de l’urban design et sa montée en puissance continue. L’environment-behavior research a
été, dans les années 1960, un élément clé de la structuration des discours sur la perception dans le
champ et de cette manière a grandement contribué à consolider ce champ. Le discours culturaliste et la
connexion qu’il a engagé avec le mouvement post-moderne en architecture a probablement été une clé
dans l’importation aux Etats-Unis du discours sur le « retour à la ville » développé par l’architecte
luxembourgeois Leon Krier et l’historien belge Maurice Culot originellement à l’école de La Cambre à
Bruxelles 468 . Or c’est cette importation qui a abouti à la fondation du Congress for a New Urbanism
(CNU) en 1993 469 . Celui-ci a promu un discours fortement militant et structuré qui est devenu

468 Sur le contexte bruxellois voir René Schoonbrodt, Vouloir et dire la ville. Quarante années de participation citoyenne à
Bruxelles, Bruxelles, AAM éditions, 2007 notamment les pages 81 à 99 sur « l’affaire de La Cambre ».
469 Les fondateurs du CNU sont Andrès Duany, Elizabeth Plater-Zyberk, Stefanos Polyzoides, Elizabeth Moule et Peter
Calthorpe. Les architectes Duany et Plater-Zyberk qui sont les fondateurs les plus actifs ont été formés dans les Universités
Princeton et Yale qui sont restées deux bastions d’un enseignement Beaux-Arts rénové aux Etats-Unis et où ils ont
rencontré Leon Krier. Voir Vincent Scully, « The Architecture of Community » in Peter Katz, The New Urbanism: Towards an
Architecture of Community, New York, Mc.Graw-Hill, 1994, pp. 221-230. Sur l’opposition entre Krier et Peter Eisenman dans
l’enseignement étasunien du début dans années 1980, voir Coll., Eisenman / Krier: Two Ideologies. A Conference at the
Yale School of Architecture, New York, The Monacelli Press, 2004. Sur le discours du « new urbanism » et ses racines

237
aujourd’hui le premier à être réellement cohérent et hégémonique au sein du champ de l’urban design.
Au milieu des années 1990, le Department of Housing and Urban Development fédéral adopte certains
éléments de la doctrine du « new urbanism » dans ses politiques 470 . Le « townscape » a, lui,
probablement permis l’importation à la fin des années 1970 du champ urban design au Royaume Uni.
Cette importation est passée par l’action au sein du Royal Institute of British Architects (RIBA) d’un petit
groupe désirant le retour des architectes au sein du monde du planning et qui a fondé en 1979, l’Urban
Design Group 471 . A partir des années 1980, le champ s’est considérablement développé alors que le
planning entrait dans une grave crise institutionnelle et intellectuelle 472 . A partir de 1998, lorsque le
gouvernement britannique commence à reconstruire une politique publique en urbanisme sous l’intitulé
de « Urban Renaissance », il est devenu le premier à la baser sur le champ de l’urban design 473 . Dans
les deux pays, le champ de l’urban design semble dominer désormais celui du planning après les
politiques de dérégulation des années 1980 qui ont fortement touché les adminstrations du planning.
Tout au long de l’histoire complexe d’un champ qui a nettement évolué en une cinquantaine
d’années d’existence, Kevin Lynch reste une figure résolument centrale et l’est toujours de nos jours.
En 1974, lorsque l’entrée urban design fait son apparition dans le Macropedia de l’Encyclopedia
Britannica, c’est lui qui est chargé de la rédiger. Plus de trente ans plus tard, en 2007, Lynch est le seul

étasuniennes, voir John A. Dutton, New American Urbanism: Re-forming the Suburban Metropolis, Milan, Skira, 2000.
470 Il s’agit notamment du programme Hope VI commencé en 1993, au début de la présidence de Bill Clinton, et qui avait
comme objectif de reconstruire l’ensemble des complexes de logements sociaux [public housing] à travers les Etats-Unis.
471 L’Urban Design Group (UDG) est fondé par les jeunes Francis Tibbalds, architecte et planner et Keith Ingham, architecte,
très activement soutenus par Percy Johnson-Marshall, qui est un ancien du groupe MARS, et Kevin Eastham, tous deux
architectes et planners. Ensemble, ils organisent une rencontre sur le thème « Architects in Planning » en 1978 au RIBA
puis fondent l’année suivante un groupe militant sous le même intitulé qui s’appelle ensuite « Designers in Planning Group »
avant de prendre son nom définitif la même année. Tibbalds dirige le groupe jusqu’en 1986 au moment où le groupe connaît
une très forte croissance. En 1988 et 1989, il devient le plus jeune président du Royal Town Planning Institute. Il faut aussi
noter que l’UDG organise chaque année à partir de 1986 une « Kevin Lynch Memorial Lecture ». Voir Arnold Linden,
« Urban Design Group », RIBA Journal, vol. 96, n° 4 (avril 1989), pp. 43-44 et Arnold Linden, « The Beginnings of the
Group » et Andy Karski, « Francis Tibbalds – His Life and Legacy », Urban Design Quarterly, n° 88 (automne 2003) ; Alan
Powers, « Obituary : Keith Ingham », The Independant, 3 mai 1995, le site internet de l’UDG (www.udg.org.uk) En ce qui
concerne Percy Johnson-Marshall, voir John R. Gold, op. cit. et The Practice of Modernism: Modern Architects and Urban
Transformations, 1954-1972, Londres, Routledge, 2007.
472 Voir Peter Hall, Cities of Tomorrow, Londres, Blackwell Publishing, 2002, 3e éd., pp. 387-403.
473 Pour un bilan de cette politique et de son impact sur l’urban design voir John Punter, « An Introduction to British Urban
Renaissance » et « Reflecting on Urban Design Achievements in a Decade of Urban Renaissance » in John Punter (dir.),
Urban Design and the British Urban Renaissance, Londres, Routledge, 2009, pp. 1-31 et 325-352.

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auteur à voir deux de ses textes figurer dans chacun des deux Urban Design Readers, étasunien et
britannique, qui sont publiés pour la première fois. Lynch a été très actif dans la fondation de ce champ
en participant aux deux grands moments de fondation institutionnelle que furent le cycle des Urban
Design Conferences à la GSD d’Harvard et l’action de la Division of Humanities de la Fondation
Rockefeller. Mais de tous les fondateurs du champ, c’est un des seuls à perdurer ainsi en son cœur.
Nous savons enfin que Lynch fut un grand innovateur au sein du champ en renouvelant par ses écrits la
question de la perception des formes urbaines, en tentant de développer une démarche rationelle et
scientifique qui permette de fonder ce champ sur des bases modernes. Kevin Lynch est donc une figure
centrale du champ et en même temps un grand traducteur. Mais nous avons vu que derrière Lynch se
tenait un collectif, un groupe de travail important.

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