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Quel ennui ! ?
M. Jean-Philippe Chimot

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Chimot Jean-Philippe. Quel ennui ! ?. In: Mots, n°48, septembre 1996. Caricatures politiques. pp. 142-145;

doi : https://doi.org/10.3406/mots.1996.2109

https://www.persee.fr/doc/mots_0243-6450_1996_num_48_1_2109

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Jean-Philippe CHIMOT0

Quel ennui ! ?

Déçu par le dessin choisi, j'ai dû me demander pourquoi. En


général, j'apprécie Plantu (ce qui est peu surprenant chez un
intellectuel classé à gauche). Le dessin était-il médiocre ? On
attendrait que j'en donne la raison. La situation traitée était-elle
médiocre ? Autrement dit, un train en cachait-il un autre ?
L'universitaire était une fois de plus mis devant ses rapports avec le
citoyen. Entre les vieilles lunes de l'impartialité et celles, plus
récentes, de l'engagement, il faut sans doute donner toute sa place
à la critique, sans laquelle il n'y a point d'universitaire ni de
citoyen qui tienne.
Commençons par apprécier l'événement de référence : le candidat
de la droite, après avoir difficilement fait plus que son rival Balladur
au premier tour, et moins que Jospin, revenant de loin, gagne assez
confortablement le deuxième tour, et s'installe, comme on dit, dans
un emploi et un mobilier qu'il guignait depuis longtemps.
Le candidat de la gauche revient lui aussi de loin, ayant quasiment
renoncé à la politique pendant quelques mois, représentant un parti
amoindri, étrillé par les scandales, largement battu aux législatives
de 1993. Avec plus de 47 % des voix au deuxième tour, il dessine
les contours d'une défaite honorable pour les uns, d'un espoir de
renouveau pour les autres.
Ils reviennent donc de loin — et où vont-ils ? Pour éclaircir cette
énigme, considérons le hic et nunc, l'image. Simultanément, nous
apparaissent, dans le plan, deux personnages à l'amabilité anodine,
très proches l'un de l'autre, puisque les pieds de l'un sont quasiment
sous le nez de l'autre. L'attitude du vaincu est désinvolte, mais
son expression est plutôt d'embarras masqué. Chirac de son côté
n'est pas irrité, mais d'une bonhommie absente et perplexe. La

0 Université de Paris 1, Institut d'art et d'archéologie de Paris, 3 rue Michelet


75006 Paris.

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cohérence des signes indique que les protagonistes jouent le même
jeu.
Tout semble les réunir, et Plantu les montre complémentaires ;
cela va du mobilier 18e dans lequel se joue, en tout cas pour la
montre, la haute politique française, aux attributs : Chirac est en
costume de photo officielle ou de message télévisé, et Jospin en
costume courant, puisqu'il a perdu. Il vient de poser à terre la très
« rond de cuiresque » serviette de représentant de l'opposition. Plantu
a spécialement travaillé le contraste ' des physionomies : si Chirac
n'est qu'un nez, un menton pointu, une grande bouche sous un
petit crâne, Jospin présenter une large face carrée, quasiment pas
de nez et une grande capacité crânienne gonflée de cheveux frisés.
Si l'opposition est complémentaire de la majorité, est-elle encore
opposition ? Les médias, dans la dernière phase de la campagne,
avaient abondamment souligné la courtoisie, le fair-play dont les
deux concurrents témoignaient. Cette insistance se justifiait par les
rapports entretenus jusqu'alors par Mitterrand et ses adversaires et,
plus encore sans doute, par cette marotte de l'idéologie dominante :
le consensus. Le pouvoir a généralement intérêt à prétendre au
consensus, pimenté de quelques repoussoirs. Ce n'est pas l'intérêt
de l'opposition, dont l'originalité risque alors de disparaitre. On
peut donc supposer que Plantu suggère qu'ici l'opposition joue le
jeu du vainqueur.
Comme ce vainqueur n'a pas l'air bien affûté, on n'est peut-être
pas loin d'une version des « petits futés » (chacun pense gagner à
cette amabilité) qui sont peut-être « les deux nigauds », surtout si,
à part l'ambition, rien ne les opposait fondamentalement, ce qui
rendrait indolore ce fair-play, une fois anesthésiées les blessures
d'amour-propre.
Le caricaturiste aurait donc construit ce jugement-analyse : la
situation est ennuyeuse ou « un peu moyenne », comme on le dit
par euphémisme.
Cela arrive souvent à Plantu de suivre ainsi les figures de la
politique, de les accompagner dans leur comédie. Si cet
accompagnement est jugé insidieux, l'homme dont la figure est ainsi traitée
peut se demander pourquoi Plantu trouve ce suivi insidieux. Et si
tout cela est « anodin », n'est-ce pas que les acteurs sont médiocres ?

1. Contraste ou complémentarité. Cette polysémie suggérée, et un peu mécanique,


fait partie depuis au moins Gillray de l'arsenal efficace, quoique limité, de la
caricature. Cf. La planche « French liberty, British slavery » où un gros John Bull
baffreur fait pendant à un sans-culotte étique.

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La critique selon Plantu est très familière, c'est pourquoi il est
difficile de s'en débarrasser.
Jacques Faizant, l'indéracinable dessinateur de F« autre » grand
quotidien parisien, Le Figaro, joue aussi de cette familiarité, mais
il est volontiers plus bavard, vaudevillesque, et finalement moins
insidieux que Plantu. Plantu peut déranger, Faizant range, et on
connait son système de classement qui convient parfaitement au
lectorat du Figaro. Dessinateur vedette du Monde (cette notoriété
ne préjuge pas d'un talent supérieur, seulement d'une efficacité du
moment, d'une adéquation à certains besoins de la gauche-humaniste-
éclairée-et-goguenarde), Plantu appartient à la branche des
caricaturistes à écriture. Écriture étant opposé à trait.
Les dessinateurs à trait nous atteigent plus par la qualité de la
performance graphique, les effets de ressemblance, une construction
respectueuse de la troisième dimension (Kerleroux, Cardon, Cabu,
Gébé). Wolinski est sans doute, en France, le plus célèbre des
dessinateurs à écriture (ce qui ne signifie pas forcément à texte,
bien que Wolinski, lui, en produise beaucoup). Il semble clair que
la parfaite familiarité de tous, par la télévision, avec les
ressemblances, a engendré une retraite et une contre-offensive critique de
certains dessinateurs de presse caricaturistes. La retraite consiste à
dire : « Nous ne pouvons ni concurrencer, ni remplacer la télévision »
(alors que jadis beaucoup plus nombreux étaient ceux qui avaient
vu Guizot ou Clemenceau en dessin, jamais « en vrai »).
La contre-offensive répond à deux pensées proches parentes :
« Vous les connaissez tellement en image mobile que vous n'avez
aucun besoin de supplément fixe ». Et même : « Pensez-vous qu'ils
soient si remarquables, les grands de ce monde, qu'il vaille la peine
de peindre leur ressemblance ? ». Ainsi le dessin politique écriture
prend-il valeur d'un certain refus de jouer le jeu de l'art mimétique,
un peu comme les graffitis, dont il se rapproche parfois (Reiser
nous y ramenait fortement).
Le dessin écriture est cursif et parait plus habile que talentueux.
On ne cherche pas à y frapper de grands coups, il est
antimonumental et, souvent, doublé d'une écriture texte, comme chez
Wolinski, mais pas chez Plantu qui, rarement sans paroles, est
d'expression plutôt lapidaire. Nous sommes dans la chronique et le
chronique — pas l'exceptionnel — ce qui convient bien à un
journalisme du quotidien. Ce dessin écriture est comme un manuscrit
(familiarité) envoyé au lecteur en période de machines à écrire et
d'images dites vivantes.
Le dessin-trait, certes, joue aussi un rôle contre-offensif face aux

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médias, mais il y parvient plus en s 'appuyant sur l'allusion aux
codes du « grand art », sérieux ou caricatural, du passé.
Les dessins comme ceux de Plantu ont à confirmer leur nécessité
et leur particularité face à l'essor de la caricature télévisée. Dans
ce domaine, les Français, extrêmement respectueux et longtemps
vissés par les ministres de l'information, avaient un gros retard, sur
les Britanniques en particulier (en quoi l'histoire de la caricature
se répète).
Le « Bébête Show » de Collaro-Roucas n'a guère comblé ce
retard. Le faible indice de ressemblance des marionnettes, le peu
d'autorité plastique, la gentillesse plus ou moins retorse du texte
comme des figures, le plaçaient plutôt du côté du dessin écriture.
L'essentiel des effets mimétiques portait sur les voix, ces voix qui
accompagnent les images télévisées. Le typage était très marqué.
Les « Guignols de l'Info » ont redonné l'avantage au dessin, ou
à la plastique trait, tout en plaçant les personnages directement
dans l'optique télévisuelle (présentateur, lieu, cadrage). Enfin, en
France, la télévision produit directement sa propre satire et celle
des politiques et sportifs (pour l'essentiel), mais elle le fait sur un
mode expressionniste et hyperbolique, ce qui n'est ni bien ni mal
a priori, et plait encore beaucoup aux Français qui n'en n'avaient
pas l'habitude. Sûrs de la force de la télévision, les « Guignols »
frappent fort et font la promotion du médium qui les produit. On
ne saurait le leur reprocher, mais c'est le collier qu'ils ont au cou,
comme dit la fable.
Plantu, très souvent regardé d'abord par des gens qui lisent
encore, ne cherche pas à régner par la force de ses images, mais
à gagner le lecteur à ce qui serait le plus juste possible, le plus
pénétrant, comptant que les implications du « premier perçu » feront
effet par la suite. Il offre une caricature beaucoup plus intimement
liée à la pratique de la lecture que ne l'étaient les grandes caricatures
du 19e siècle, une caricature en rébellion contre le « servi chaud »
d'une réalité indubitable que pratique la télévision du politique
(d'une manière le plus souvent scandaleuse d'opportunisme). Il n'est
pas étonnant que Le Monde ait choisi et gardé Plantu puisque ce
dernier honore une ligne éditoriale qui ne désespère pas de la
lecture et tâche de tenir sa garde haute devant la télévision.

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