Vous êtes sur la page 1sur 17

FEMEN : CARICATURES EN PERFORMANCES.

RAILLERIE, SCANDALES
ET BLASPHÈME AUTOUR DU CHRISTIANISME EN RÉGIME DE LAÏCITÉ.

Gaspard Salatko

NecPlus | « Communication & langages »

2016/1 N° 187 | pages 105 à 120


ISSN 0336-1500
DOI 10.3917/comla.187.0105
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2016-1-page-105.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour NecPlus.


© NecPlus. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


105

Lectures de la caricature
Femen : caricatures en
performances.
Raillerie, scandales et
blasphème autour du
christianisme en
régime de laïcité. GASPARD SALATKO

La caricature a fait l’objet de maintes définitions À quoi réfèrent les objets qui supportent
formelles. Encore faut-il considérer que celles-ci ne la présentation des entités du chris-
tianisme pour ceux qui les vénèrent et
se sont stabilisées qu’au XXe siècle, avec notamment
pour ceux qui les caricaturent ? Pour
les travaux de Fris (1938), de Mahon (1947) et de répondre à cette question, cet article
Gombrich (1962)1 . Dès lors, mettre en question le genre entend rendre compte de la façon dont
« caricature », comme le propose Aude Seurrat2 , requiert les membres du collectif Femen appuient
au moins deux préalables qui, dans le cadre de cet article, leurs revendications sur le détournement
parodique et controversé des ressources
conduiront à rendre compte de la portée descriptive de la
du christianisme. Il s’agit alors de décrire
notion au regard des formes contemporaines de parodie, la façon dont ces militantes, par le re-
d’iconoclasme et de blasphème qui lui sont étroitement cours à des mises en scène transposées
corrélées. D’une part, renoncer à toute acception
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


et adaptées du rituel chrétien, enrôlent
restreinte du terme image – qui tend à en limiter les images de leurs ennemis aux fins de
véhiculer leur propre message.
l’analyse au seul régime d’appréciation visuel3 – afin de
recourir à une acception élargie à « tout signe, œuvre Mots-clés : blasphème, caricature,
catholicisme, christianisme, cloche, im-
age, icône, iconoclasme, femen, rituel
1. Comme l’ont fait apparaître ces auteurs, « on ne peut parler
proprement de caricature que si sont satisfaites simultanément trois
conditions : il faut que l’intention comique soit perceptible, qu’elle
se traduise par la déformation et que celle-ci vise précisément
soit un individu, soit un type reconnaissable, ce qui suppose la
maîtrise technique des codes graphiques, historiquement constitués,
de la ressemblance, ou de la vraisemblance. » (Bernard Vouilloux,
« Caricature », in Jacques Morizot & Roger Pouivet, Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007,
p. 72-73).
2. Aude Seurrat, « La mise au jour des médiations à travers l’affaire des
caricatures », Communication & langages, 155, 2008, p. 27-38.
3. Marie-Luce Gélard, Olivier Sirost (dir.), « Langages des sens »,
Communications, 86, 2010.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


106 Lectures de la caricature

d’art, inscription ou peinture servant de médiation pour accéder à autre chose »4 .


D’autre part, traquer les usages des termes afférents à la notion de caricature, de
façon à objectiver les dispositifs sémantiques qui en contraignent l’emploi et lui
confèrent moins un intérêt descriptif qu’une portée critique. Il en retourne alors de
l’attention portée aux opérations de cadrage, de mise en visibilité et, par là même,
de mise en intelligibilité des cours d’actions qui, sujettes à contentieux5 , sont
constitutives de situations de crise, à comprendre comme autant de conjonctures
dans lesquelles « des éléments de niveaux très différents se connectent de façon
relativement inhabituelle »6 . Pour rendre compte de ces crises, cet article se base
sur un travail d’enquête portant sur les actions formulées par le collectif Femen,
un groupe d’activistes féministes fondé en Ukraine en 2008 dont les militantes
recourent à des formes médiatisées de « mises en scène » qui tendent à parodier
la pratique chrétienne7 . Que dire des motivations effectives de ces activistes ? Et
quelles réactions leurs actions suscitent-elles chez ceux qui, dans des sociétés à
principe de laïcité, vénèrent les objets et les symboles religieux ?
Les formes de mobilisation qui se constituent en réaction au détournement
critique de référents religieux ont été identifiées et documentées pour la religion
musulmane. C’est ce qu’illustrent les recherches de Jeanne Favret8 qui, dans
la continuité de ses travaux sur l’outrage et sur le blasphème9 , s’est proposée
d’enquêter sur la crise, de caractère international, suscitée par les caricatures
du prophète Mahomet publiées au mois d’août 2005 par le Jyllands-Posten, un
quotidien conservateur danois. Mais, par contraste, les affaires constituées autour
du christianisme contemporain ont tendanciellement échappé à l’attention des
sciences sociales et, plus particulièrement, de l’anthropologie, qui dispose d’un
équipement analytique et conceptuel a priori pertinent pour rendre compte des
rapports que les groupes humains entretiennent avec des images qui, pour être
faites de main d’homme10 , n’en sont pas moins sujettes à de singuliers processus
d’autonomisation11 . Pour reprendre les termes de l’historien David Freedberg,
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


4. Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, La Découverte, 2009.
5. Jacques Cheyronnaud, « Rire de la religion ? Humour bon enfant et réprobation », Archives de sciences
sociales des religions, 34(2), 2006, p. 93-112.
6. Élisabeth Claverie, « La naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre », in
Élisabeth Claverie, Jacques Cheyronnaud, Denis Laborde & Philippe Roussin, Critique et affaires de
blasphèmes à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998.
7. Les données empiriques rassemblées dans ces pages entendent rendre compte des réactions
contrastées que suscitent les actions controversées formulées par les membres de ce collectif. Basé sur
l’examen du vaste corpus de ressources médiatiques (images, coupures de presses, billets postés sur des
réseaux sociaux, témoignages et manifestes de toutes sortes) liées à cette forme singulière d’activisme,
ce travail exploratoire a vocation à compléter un programme, en cours de réalisation, d’observation
ethnographique portant sur la question des formes politiques d’iconoclastie religieuse.
8. Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les prairies
ordinaires, 2007.
9. Jeanne Favret-Saada, « Rushdie et compagnie : Préalables à une anthropologie du blasphème »,
Ethnologie française, 22(3), 1992, p. 251-260
10. Hans Belting, Image et culte, Paris, Cerf, 1998.
11. Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1992.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 107

les caricatures religieuses, tout comme les icônes qu’elles parodient, seraient-elles
de nature à susciter chez ceux qui en font l’expérience des réactions de caractère
spectaculaire12 ? Répondre à cette question suppose d’identifier et de distinguer ce
à quoi réfèrent les objets qui supportent la présentation des entités du christianisme
(cloches, icônes, statues) pour ceux qui les vénèrent, d’une part, et pour ceux
qui les parodient, d’autre part. Sous cette perspective, la description des gestes
critiques formulés par les membres du collectif Femen permet de rendre compte
de la façon dont ces militantes appuient leurs revendications, non seulement sur la
destruction, mais aussi sur le détournement parodique ou caricatural d’icônes, de
cloches ou de statues qui, d’un point de vue cultuel, tiennent lieu de supports de
mise en présence du dieu et des saints chrétiens.
L’un des gestes remarquables de ce collectif a consisté en l’abattage à la
tronçonneuse, au mois d’août 2012, d’une croix chrétienne monumentale située
à Kiev. Les Femen entendaient ainsi manifester publiquement leur soutien
aux Pussy Riot, un groupe de musique punk dont les membres avaient été
emprisonnées en Russie quelques mois plus tôt pour avoir « profané » l’autel
d’une cathédrale moscovite13 . La question demeure cependant de comprendre si
les visées anticléricales des Femen se limitent à une simple action de destruction
volontaire : en effet, de même que la prière parodique formulée par les
Pussy Riot, les actions de militantes du collectif Femen n’intègrent-t-elles pas
aussi un détournement des gestes d’oraison, et pour ainsi dire des formes de
communications extra-mondaines14 caractéristiques du christianisme, ainsi que
l’illustrent les séquences filmées de la Femen Inna s’agenouillant et se marquant
d’un signe de croix avant de procéder à l’abattage de la croix monumentale ?
Sans se limiter à l’examen des « grammaires de la dénonciation » d’où procède
l’imputation de blasphème15 , l’attention portée au caractère situé de ces crises
et de leur règlement requiert alors de mieux identifier et de mettre en réseau les
agents, les cibles et les victimes de la caricature, considérant la façon dont les êtres et
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


les choses ainsi dis-qualifiés circulent dans des espaces publics, pluralistes en tant
qu’ils supportent la coexistence de mondes distincts16 . En sorte que, d’un point
de vue descriptif, enquêter sur les formes spécifiques de critique que mobilisent
les Femen conduit corrélativement à décrire la fabrique matérielle et morale

12. David Freedberg, The Power of images: studies in the history and theory of response, Chicago,
University of Chicago Press, 1991.
13. « Le 21 février 2012, cinq membres du collectif avaient pénétré masqués dans la cathédrale
moscovite du Christ-Sauveur, haut lieu du renouveau orthodoxe en Russie, pour y déclamer, en
musique et devant l’autel, un Te Deum revisité à la sauce punk demandant à la Vierge Marie de chasser
Poutine : “Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine, chasse Poutine, chasse Poutine” » (Juliette Rabat,
« Les Pussy Riot, féministes punk châtiées par Vladimir Poutine », Le Monde, 15 mai 2012).
14. David Douyère, « L’Incarnation comme communication, ou l’auto-communication de Dieu en
régime chrétien. », Questions de communication, 23, 2014, p. 31-56.
15. Rappelons que pour Jeanne Favret-Saada, la formule de toute communication à propos d’un
« blasphème » devient alors : [X] rapporte à [Z], en vertu d’un certain montage institutionnel : « [Y]
a dit : “Dieu est n” » (Jeanne Favret-Saada, « Rushdie et compagnie : Préalables à une anthropologie du
blasphème », art. cit.).
16. On parlera alors de « versions-mondes », au sens de Nelson Goodman (Nelson Goodman, Manières
de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992).

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


108 Lectures de la caricature

Figure 1 : Source Femen.org.

du blasphème analysé non seulement comme relevant d’un geste parodique,


mais aussi comme une forme singulière d’appréciation esthétique infléchie
par un ensemble de dispositions cultuelles qu’il convient de mettre au jour :
quelles séquences d’actions ces militantes empruntent-elles aux rituels chrétiens ?
Comment ces emprunts suscitent-ils la réprobation politique, l’indignation
ecclésiale ou l’approbation amusée ? Enfin, comment ces actions s’inscrivent-elles
au regard des calendriers liturgiques ? Ce sont là autant de questions qui,
envisagées à l’échelle des espaces publics européens, concernent tant la constitution
des dynamiques plurielles de sécularisation que les grammaires des conduites
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


citoyennes qui s’expriment dans des cadres politiques et juridiques contrastés.

SONNER LES CLOCHES DE NOTRE-DAME :


CIBLES , AGENTS ET VICTIME D ’ UNE SÉQUENCE D ’ ACTIONS « SARCASTIQUES »
Ces questions peuvent être abordées sur la base du vaste corpus de données
empiriques produites à la suite de l’irruption médiatique des Femen en France,
où l’une de leurs actions les plus commentées a consisté en l’attaque des
cloches commandées pour le 850e anniversaire de la cathédrale Notre-Dame
de Paris. Scandale dont l’une des protagonistes relate en ces termes la
préparation :
Depuis longtemps Inna fantasme sur une action dans Notre-Dame, qu’elle perçoit
comme un symbole international de la religion. L’occasion rêvée. La cathédrale
expose, depuis le 2 février, neuf cloches [. . .] destinées à rejoindre sa tour et à sonner
pour la première fois le 23 mars, jour des Rameaux et du lancement des festivités
pour les 850 ans du monument. Nous effectuons un repérage et constatons que
les cloches encerclées de cordons de velours sont disposées dans la nef, aisément

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 109

accessibles. L’idée se précise, nous sonnerons les cloches pour célébrer le projet de
loi sur le Mariage pour tous et saluer avec sarcasme la démission du pape.17

De fait, après avoir été déposée le 31 janvier 2013 dans la nef de la cathédrale, sous
les acclamations d’une foule réunie pour assister à cet événement, chaque cloche
reçoit (conformément aux plans d’instructions du Rituel romain qui règlent les
étapes des cérémonies dites de « bénédiction des cloches ») un baptême rituel
qui, outre un nom, lui confère trois parrains ou marraines (un adulte et deux
enfants). Trois cloches (Gabriel, Marie et Anne Geneviève) sont nommées en
référence à des entités du légendaire chrétien (l’Ange Gabriel, la Vierge Marie et
sainte Anne). Les six autres (Denis, Marcel, Étienne, Benoît-Joseph, Maurice et
Jean-Marie) sont prénommées en mémoire des évêques de la capitale, qui sont
des personnages historiques. Ces instruments ont pour parrains ou marraines
adultes des personnalités politiques européennes, des dignitaires ecclésiastiques (le
pape Benoît XVI), mais aussi des représentants des mondes de l’art (musicien,
architecte, écrivain). Exposées dans la nef jusqu’aux fêtes de Pâques, les cloches
sont soumises à l’appréciation non seulement des fidèles, mais aussi des visiteurs
de la cathédrale qui, en raison de son inscription aux Monuments historiques, et
peut-être aussi de son aura, au sens de Walter Benjamin18 , accueille un public
international de touristes19 . L’observation de la déambulation des visiteurs dans
l’édifice révèle la pluralité de leurs réactions, polarisées sur le régime de l’émotion
patrimoniale20 ou sur celui de la félicité religieuse. Certains visiteurs cherchent à
repérer parmi les cloches, dont ils énumèrent respectueusement les noms, celles
dont la dénomination réfère aux anges et aux personnes saintes du christianisme,
tandis que d’autres s’enthousiasment des qualités architecturales d’un monument
capable de supporter le poids de ces « êtres au corps d’airain ».
C’est alors que survient un événement que n’avaient pas prévu les instances
religieuses et patrimoniales chargées d’organiser les cérémonies de présentation
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


et de mise en fonctionnement de cet ensemble d’instruments. Le 12 février 2013,
neuf militantes du groupe Femen font irruption dans la cathédrale. Torse nu, elles
scandent des slogans anticléricaux (« Pope no more », « Crise de foi », « Bye bye
Benoît »), par ailleurs inscrits sur leur corps en lettres noires, tout en tapant sur les
cloches exposées dans la nef, qu’elles font sonner au moyen de bâtons.
Nous choisissons d’agir à 11 heures du matin, juste après la messe. Neuf d’entre nous
entrent par groupe de trois dans Notre-Dame à quinze minutes d’intervalle afin de
ne pas éveiller les soupçons. Des journalistes que nous avons contactés sont postés
près de l’autel. Ils nous lancent une œillade entendue quand nous les dépassons.
Chaque groupe se poste devant une cloche qui lui a été préalablement attribuée.
L’attente pénible s’installe. Fébrile, j’arpente la nef, je m’assois, me relève, fais mine
de contempler les lustres. Je jette des regards interrogateurs aux autres. Qu’est-ce

17. Éloïse Bouton, Confession d’une ex-Femen, Paris, Éditions du Moment, 2015, p. 78-79.
18. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Œuvres, tome 3, Paris,
Gallimard, 2000 [1935], p. 67-113.
19. Évelyne Cohen, « Visiter Notre-Dame de Paris », Ethnologie française, 32(3), 2002, p. 503-513.
20. Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la MSH, 2013.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


110 Lectures de la caricature

Figure 2 : Source Femen.org.

qu’on attend ? Qu’on en finisse ! Je me poste nonchalamment devant une cloche,


les yeux rivés sur Inna assise quelques mètres plus loin. Brusquement, elle se dresse
sur ses pieds, ôte son manteau, le laisse glisser au sol. Je l’imite. J’enjambe le cordon
de velours qui me sépare de la cloche. Je martèle « Pope no more ! » au rythme des
tintements. Le bourdonnement des cloches m’assourdit. [. . .] De son côté, Inna se
balance accrochée au battant d’une cloche et la fait carillonner.21

La caractéristique remarquable de cet événement tient à l’émergence de formes


situées d’émotions et de mobilisations citoyennes dans un espace public,
conjointement marqué par le débat sur le « mariage pour tous » et par la
récente abdication, le 11 février 2013, du représentant de l’autorité pontificale.
L’intervention des militantes dans la cathédrale ne se limite toutefois pas à l’action
de faire sonner les cloches, mais – de leur propre témoignage – se poursuit sur le
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


parvis où, après avoir été extraites du lieu de culte, elles « tomb(ent) à genoux, se
signent et miment des prières, immobiles, les mains jointes. »22
Hautement médiatisée, ne serait-ce qu’en raison de la présence de pho-
tographes de presse préalablement alertés, cette séquence d’actions n’a pas manqué
de susciter un vaste ensemble de réactions. Du fait de son caractère spectaculaire
et par son aspect ostensiblement parodique, l’attaque des nouvelles cloches de
la cathédrale par les Femen a ainsi suscité divers commentaires qui sont autant
d’épreuves de qualification, contribuant à expliciter le caractère contrasté des
pratiques et des axiologies que soutient le dispositif de présentation cultuel et
patrimonial de ces instruments. En l’occurrence, les représentants des pouvoirs
publics dénoncent l’atteinte portée à l’encontre de ce qu’ils désignent comme la
liberté de culte, qui se trouve au fondement du principe français de laïcité :
Le ministre de l’Intérieur Manuel Valls avait fait part de sa « consternation ». Le
maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, avait quant à lui exprimé sa « tristesse »,

21. Éloïse Bouton, Confession d’une ex-Femen, op. cit., p. 80.


22. Ibid., p. 81.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 111

réprouvant un « acte qui caricature le beau combat pour l’égalité hommes femmes
et choque inutilement de nombreux croyants ». 23

Quant aux représentants de l’institution ecclésiale catholique, ils déplorent


l’atteinte portée à ce qu’ils désignent comme un patrimoine religieux, souhaitant
que les membres du collectif Femen soient condamnées pour « insulte à l’honneur
d’une personne en raison de sa religion », allégation face à laquelle la défense pointe
le risque que le « délit de blasphème », délit retiré du droit français depuis 1791, ne
soit implicitement rétabli24 .
Pour soutenir l’accusation, une victime est rapidement trouvée en la personne
de Marcel25 , l’une des cloches exposée dans la cathédrale, dont la robe aurait été
abîmée.
La police avait constaté sur le procès-verbal des éclats de plus d’un centimètre sur
le dessus de la cloche Marcel [. . .], recouvert de feuilles d’or. Lors du procès, les
Femen ont contesté être à l’origine du dommage, arguant qu’elles avaient pris soin
de recouvrir leurs bâtons de feutrine. Pas suffisamment, selon l’avocat du recteur de
Notre-Dame, [. . .] pour qui la protection était mal attachée, si bien que la cloche a
été frappée à « bâton nu ».26
C’est ainsi que la tentative de règlement de la controverse par le recours en
justice a pour effet de requalifier un geste à visée parodique sur le plan du
« blasphème » et du « vandalisme »27 , imputation dont les contours recoupent
la vaste problématique de l’iconoclasme qui, d’un point de vue strictement
formel, consiste en une atteinte portée à la dimension physique d’un médium
afin d’éradiquer ce à quoi ce médium réfère28 . Comme l’a souligné l’historien
Emmanuel Fureix dans un ouvrage récent, ce que nous désignons d’ordinaire sous
le terme « iconoclasme » consiste en « un geste total, qui mobilise des croyances
attribuées aux images ou aux signes, des affects puissants, mais aussi des dispositifs
de communication, et [. . .] plus encore des acteurs en chair et en os qui attendent
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


23. [Anon.], « Notre-Dame : les Femen face au tribunal vendredi après leur manifestation dans la
cathédrale », rtl.fr, 13 septembre 2013.
24. « L’insulte à l’honneur d’une personne en raison de sa religion est punie par le code pénal, a rappelé
devant la dixième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance, l’avocat du recteur de la
cathédrale Notre-Dame de Paris [. . .] : “Ce que l’on vous demande de façon bien maladroite, lui a
répliqué l’avocat de la défense Me Patrick Klugman en s’adressant à la cour, ce n’est ni plus ni moins
que de réintroduire le délit de blasphème. L’Église ne s’est visiblement jamais remise de la loi de 1905” »
(Fait-Religieux.com, 13 septembre 2013 [n’est plus accessible en ligne]).
25. Nommée en référence à saint Marcel, neuvième évêque de Paris (IVe siècle), cette cloche a pour
parrain l’organiste et chef de chœur Marcel Perez.
26. [Anon.], « Dégradation à Notre-Dame de Paris : les Femen relaxées, le parquet fait appel », Le
Parisien, 10 septembre 2014.
27. L’avocat du recteur de la cathédrale énoncera en effet au moment du procès que son client demande
« 6 000 euros pour la réparation de la cloche “Marcel” et un euro de dommages et intérêts pour le
préjudice moral [. . .] En portant atteinte à un tel symbole, leur vandalisme a choqué les catholiques
mais aussi le monde entier » (Delphine de Mallevoüe, « Le mouvement des Femen en pleine crise », Le
Figaro, 13 septembre 2013).
28. Hans Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


112 Lectures de la caricature

Figure 3 : http://extremecentre.org.

de ce geste des effets très concrets »29 . Pour autant, la caractérisation d’iconoclasme
n’a rien d’évident, et tend même à se confondre avec celle de parodie ou de
caricature, dès lors que l’on considère la variété des horizons d’attente dont les
iconoclastes investissent leurs actions, mais aussi la diversité des interprétations
dont ces mêmes actions sont susceptibles – l’iconoclastie pouvant dès lors être
étendue aux phénomènes par ailleurs qualifiés d’iconoclash ou de sémioclastes30 .
À cet égard, Bruno Latour31 propose de distinguer cinq formes d’iconoclastie :
l’iconoclasme de ceux qui sont contre l’usage de toutes les images, l’iconoclasme
de ceux qui sont contre l’usage exclusif d’une image, l’iconoclasme de ceux qui
sont contre les seules images de leurs ennemis, l’iconoclasme de ceux qui sont
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


iconoclastes sans le savoir32 et enfin, l’iconoclasme de ceux qui se moquent des
iconophiles et des iconoclastes, les renvoyant dos à dos. Cette dernière forme
peut être illustrée par un montage photographique diffusé sur les réseaux sociaux
quelques jours après l’événement et qui présente pour particularité de concaténer,
en une même image, les neufs cloches – objets de déférence pour les chrétiens et les
institutions politiques et patrimoniales – et les Femen accusées de vandalisme.

29. Emmanuel Fureix, Iconoclasme et révolutions : de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2014,
p. 17.
30. Bruno Latour (Sur le culte moderne des dieux faitiches. . ., op. cit.) parle en effet d’acte iconoclash
lorsqu’une incertitude demeure concernant l’intention créatrice ou destructrice de son auteur. De ce
point de vue, les Femen n’ont-elles pas amorcé la production d’images neuves tout en portant atteinte
aux symboles du christianisme ? Quant à la sémioclastie, elle désigne « l’altération intentionnelle d’un
signe, visuel, symbole ou emblème dont le référent est abhorré » (Emmanuel Fureix, Iconoclasme et
révolutions. . ., op. cit., p. 17).
31. Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches. . ., op. cit.
32. C’est par exemple le cas de la « restauration », jugée scandaleuse, qui en 2012 visait une
représentation peinte du Christ située à Borja, dans la région de Saragosse en Espagne.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 113

ENRÔLER LES RESSOURCES DE SES ENNEMIS


Si elle a pu parfois prêter à sourire, l’attaque des cloches de la cathédrale
Notre-Dame de Paris par les activistes féministes n’a rien d’anecdotique dès lors
que l’on considère le(s) rôle(s) qu’elles confèrent aux choses qu’elles prennent pour
cible et ce à quoi ces choses réfèrent. Que les Femen se constituent par opposition à
ce qu’elles désignent comme des institutions « patriarcales », qu’elles s’en prennent
ouvertement aux institutions ecclésiales par l’entremise de leurs représentants et
de leurs objets, cela n’a en soi rien de surprenant étant donné la formulation
de leur programme, exprimé dans deux manifestes successivement publiés en
2013, en préface de l’ouvrage que leur consacre la journaliste Galia Ackerman33 ,
puis en 201534 . Dans le premier manifeste, le collectif Femen se présente comme
« un mouvement international d’activistes topless courageuses aux corps couverts
de slogans et aux têtes couronnées de fleurs [. . .] »35 dont l’objectif consiste à
« miner idéologiquement les institutions fondamentales du patriarcat, la dictature,
l’industrie du sexe et l’Église en soumettant ces institutions au trolling de diversion
jusqu’à leur capitulation morale complète »36 . Ce programme repose sur le
constat d’existence « d’un monde d’occupation masculine économique, culturelle
et idéologique »37 . Partant de ce constat, l’objectif visé est l’obtention de « la
victoire totale sur le patriarcat », dont les institutions ecclésiales constituent l’un
des représentants. Il est à noter qu’à cet égard, le second manifeste précise que
le mouvement entend ne faire « aucune différence entre les religions qui ne se
distinguent que par les noms de leurs divinités, leurs représentations, leurs lieux
sacrés, leurs rituels et leurs institutions »38 . Et d’ajouter, pour suivre mot à mot
les termes de cette ligne programmatique, que le « combat [. . .] ne peut pas se
satisfaire des attitudes consensuelles à l’égard des institutions religieuses »39 :
Loin de nous attaquer à la précieuse liberté de penser, que nous défendons par
ailleurs avec vigueur, nous combattons toutes les religions en ce qu’elles constituent
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


systématiquement des modèles de société concurrents et antidémocratiques où
hiérarchie et obéissance absolue sont les maîtres mots. Au sommet de ces
systèmes, se trouvent des divinités qui confèrent et justifient le pouvoir des chefs
religieux. Ensuite viennent les fidèles, puis les pratiquants d’autres religions et
enfin les incroyants. Au sein de cette organisation pyramidale, les femmes sont
perpétuellement reléguées à des positions subalternes. La femme athée est donc par
définition le plus bas échelon.40
Cette critique radicale des institutions ecclésiales pensées comme instrument de
la domination masculine doit cependant être, si ce n’est nuancée, du moins

33. Galia Ackerman, Femen, Paris, Calmann-Lévy, 2013, p. 8-13.


34. Femen, Manifeste Femen, Paris, Éditions Utopia, 2015.
35. Galia Ackermann, Femen, op. cit., p. 9.
36. Ibid., p. 11.
37. Ibid., p. 10.
38. Femen, Manifeste Femen, op. cit., p. 39.
39. Ibid.
40. Ibid., p. 39-40.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


114 Lectures de la caricature

considérée au regard de ce que montrent les travaux de la linguiste Marie-Anne


Paveau, qui précise que « Anna Hutsol, la présidente actuelle, [. . .] dit s’inspirer de
l’ouvrage du socialiste allemand August Bebel, La Femme et le socialisme (1881) »41 .
Cette référence explicite aux mouvements socialistes du XIXe siècle implique de
repérer comment ce collectif s’est approprié les conceptions marxistes des objets
qui, selon Caroline Van Eck42 , demandent à être considérées au regard des théories
anthropologiques du fétichisme forgées au XVIIIe en France et en Allemagne
par des auteurs tels que Guillaume-Alexandre de Mehegan (Origines, progrès et
décadence de l’idolâtrie, 1757), Charles de Brosses (Le culte des dieux fétiches, 1760),
Octavien de Guasco (De l’usage des statues chez les anciens, 1768) et Goethe (Le
collectionneur et les siens, 1799). Dans le prolongement de la lecture diachronique
que Dario Gamboni a proposée des phénomènes qualifiés d’« iconoclastes »43 ,
compris comme résultant de processus de caractérisation situés au croisement de
diverses configurations interprétatives, cette mise en perspective historique vise à
reconsidérer l’intelligibilité des actions prenant pour cible les ressources (objets,
signes ou personnes) du culte chrétien. En sorte que le programme d’action des
Femen ne saurait être d’emblée interprété comme un simple constat de violence ni
même de défiance à l’égard des supports de représentation du divin44 . À côté des
discours et des images médiatiques dont ce collectif semble largement tirer parti,
ce qui demande alors à être décrit et caractérisé, c’est un « style d’action »45 qui
invite à reconsidérer la typologie des formes d’iconoclasties que propose Bruno
Latour afin de mieux envisager la façon dont les Femen enrôlent les images de leurs
ennemis – en l’occurrence les medium du christianisme – aux fins de véhiculer leur
propre message.
En effet, depuis 2012, ce collectif met en œuvre une forme originale d’activisme,
qui repose sur la circulation internationale de ses militantes. En réponse à
l’actualité, celles-ci accomplissent, dans différents États européens, des gestes
critiques qui prennent pour cible les choses et les symboles du christianisme.
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


C’est ainsi que sur son compte Twitter, la Femen Inna se représente sous les traits
d’une icône orthodoxe de la Mère de Dieu, son visage étant par ailleurs nimbé de
l’inscription « l’IVG est sacré ».
La publication de cette image, en janvier 2014, fait suite à diverses actions des
Femen qui, en perturbant la préparation des fêtes chrétiennes de Noël, entendaient
défendre le droit des femmes à l’avortement, alors débattu en Espagne. C’est ainsi
que, le 20 décembre 2013 dans la matinée, la Femen Éloïse posait devant l’autel de
l’église parisienne de la Madeleine coiffée « d’un voile bleu orné d’une couronne

41. Marie-Anne Paveau, « Ces corps qui parlent 2. La petite vertu discursive des Femen », La pensée du
discours [Carnet de recherche], 3 mars 2013, http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=11603.
42. Caroline Van Eck, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories ethnologiques du
fétichisme, Paris, Éditions de la MSH, 2014.
43. Dario Gamboni, Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques du vandalisme artistique, Lausanne,
Les Éditions d’en bas, 1983.
44. Jack Goody, La peur des représentations, Paris, La Découverte, 2006.
45. Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 98.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 115

Figure 4 : Source : Femen.org.


© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


Figure 5 : Source : Femen.org.

de fleurs rouges, conçue pour l’occasion »46 , les bras en croix, tenant dans chaque
main un morceau de foie de bœuf, « symbolisant ironiquement l’embryon avorté
de Jésus »47 et exhibant, sur son dos, l’inscription « Christmas is canceled » et, sur
son torse, « l’inscription “344e salope”, en référence au manifeste des 343 paru dans
le Nouvel Observateur le 5 avril 1971 »48 .
Quelques jours plus tard, le 24 décembre 2013, la Femen Joséphine
interrompait la messe de Noël célébrée à la cathédrale de Cologne, se substituant à
la statue du Christ déposée sur l’autel avant d’être enlevée, les bras en croix, laissant
voir sur sa poitrine l’inscription « I am God ».

46. Éloïse Bouton, Confession d’une ex-Femen, op. cit., p. 89.


47. Ibid.
48. Ibid.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


116 Lectures de la caricature

Figure 6 : Source : Femen.org.

Au regard de ces événements qui constituent autant d’actions dérivées de la


pratique artistique du happening et donnent prise à la possibilité d’une saisie
médiatique, la question se pose plus particulièrement de comprendre comment,
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


dans les sociétés européennes, qui sont réputées sécularisées, des formes situées
d’émotion et de mobilisations citoyennes se constituent paradoxalement autour
d’objets, tels que des icônes, des statues ou des cloches. Comme l’ont montré
les travaux d’anthropologie historique49 et d’histoire de la sensibilité50 , il s’agit là
d’objets majeurs du christianisme qui, pour reprendre un point central des travaux
d’Alfred Gell51 , présentent pour propriété anthropologiquement remarquable
d’être rituellement traités comme des personnes. Tout semble ainsi se passer comme
si, en certaines circonstances, ces objets se trouvaient désalignés52 de leurs référents
extra-mondains – en l’occurrence les entités du christianisme – pour être réinvestis
par des axiologies mondaines – en l’occurrence le droit au mariage pour tous ou
encore le droit à l’avortement.

49. Jean-Claude Schmitt, Le corps des images : essais sur la culture visuelle au Moyen-Âge, Paris,
Gallimard, 2002.
50. Alain Corbin, Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au
XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.
51. Alfred Gell, Art and agency: an anthropological theory, Oxford, New York, Clarendon Press, 1998.
52. Michel Callon (dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 117

Pour rendre compte de ces déplacements, je fais l’hypothèse, dans le


prolongement de travaux de Arjun Appadurai53 , que dans des contextes
locaux soumis à des processus de globalisation, le christianisme et ses objets
constitueraient un corpus de références éminemment disponibles54 et, à ce titre,
mobilisables pour des collectifs qui, à défaut de disposer d’une accréditation55 à
exprimer une parole publique, recherchent les appuis qui leur permettraient de
formuler des revendications à caractère éthique. Cet apparent transfert de sacralité
depuis les répertoires de l’action cultuelle vers ceux de l’action politique pose
ainsi la question de savoir si les formes singulières de mobilisations citoyennes
qui, à la manière des Femen, enrôlent les ressources du christianisme comme
support de leurs revendications et de leur indignation ne seraient pas à analyser
comme des parodies de rituel adaptées de la pratique chrétienne. Parodies dont
l’accomplissement conduit à la production d’une iconographie, mais aussi à la
formulation d’un corpus d’énoncés dont la portée caricaturale est pleinement
illustrée par ce tweet posté par Femen France le 25 décembre 2013 au lendemain de
l’action de la Femen Joséphine à Cologne :
La Sainte Mère Joséphine a interrompu la messe de Noël à Cologne pour défendre
le droit à l’avortement.

In fine, la façon dont les Femen tendent à ajuster leurs actions au calendrier de la
liturgie chrétienne requiert plus particulièrement d’examiner la relation qu’elles
entretiennent avec le christianisme. Sous cette perspective ouverte de recherche,
dont l’analyse pourrait être élargie à d’autres mouvements sociaux, il s’agit alors
de considérer la façon dont ces militantes tendent à publiciser leurs exploits par la
mise en œuvre d’une forme d’héroïsation56 transposée des récits hagiographiques,
qui constituent une forme d’écriture conférant à la personne visée un ensemble de
propriétés d’exceptionnalité caractéristiques de la sainteté57 . De ce point de vue, il
est remarquable de constater la façon dont les récits de vie que les Femen proposent
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


d’elles-mêmes intègrent parfois des schèmes issus de la pratique chrétienne, le cas
le plus édifiant étant peut-être celui de la Femen Oksana qui, dans l’ouvrage de
Galia Ackerman, témoigne de la façon dont, durant ses jeunes années, elle devint
peintre d’icônes avant de se convertir à l’activisme féministe :
J’ai toujours voulu devenir artiste. Dès ma petite enfance, le dessin était
mon occupation préférée. Lorsqu’un atelier de peinture d’icônes s’est ouvert à
Khmelnitski, j’ai voulu le fréquenter. Le professeur avait lui-même été formé en
Grèce sur le mont Athos [. . .]. Quand il a vu mon travail, il en est resté bouche
bée. Il a dit à mon père que j’avais un don du ciel, et qu’il m’acceptait comme élève.
C’est ainsi que dès l’âge de 8 ans, j’ai commencé à peindre des icônes. J’ai fini mon

53. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot,
2001.
54. Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974.
55. Marc Abélès, « Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès, 8-9, 1990,
p. 241-259.
56. Jean-Claude Schmitt (dir.), Les saints et les stars, Paris, Beauchesne, 1983.
57. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


118 Lectures de la caricature

Figure 7 : Source : Femen.org.

apprentissage à 15 ans. [. . .] Lorsque j’ai commencé la peinture d’icônes, je me suis


plongée dans la lecture de la vie des saints et des Évangiles. Je connaissais des dizaines
de prières par cœur. Je priais matin et soir, ainsi qu’avant de me mettre au travail et
après l’avoir arrêté. [. . .] J’étais plongée dans la religion au point que, à l’âge de
13 ans, j’ai décidé d’entrer au couvent. J’ai pris mes affaires et j’étais sur le point
de partir lorsque maman est rentrée à la maison. Elle a demandé : « Où vas-tu ? –
J’entre au couvent pour servir Dieu et lui consacrer ma vie. » 58

Ce récit de vie tranche nettement avec la photographie donnant à voir la même


© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


Oksana lors des manifestations qui, en novembre 2012, opposèrent les Femen au
groupe d’extrême droite Civitas autour de la question du mariage pour tous59 .
La Femen Oksana est présentée point levée, la poitrine couverte de l’inscription
« Fuck God ».
En son principe même, Oksana l’iconoclaste (telle est du moins la désignation
que lui attribue Galia Akerman dans le chapitre qu’elle lui consacre60 ) apparaît
ainsi comme la figure inversée des peintres d’icônes du XXe siècle, dont le
modèle hagiographique relate généralement comment d’iconoclastes, ils devinrent
saints61 . De ce chiasme, résulte la nécessité méthodologique de penser, de manière
symétrique, les formes ordinaires de la pratique chrétienne et les formes de
disqualification que des activistes, telles les Femen, proposent de cette tradition
religieuse. Sous cette perspective duale, analyser les formes contemporaines de

58. Galia Ackerman, Femen, op. cit., p. 77-78.


59. Marion Dalibert, Nelly Quemener, « Femen, l’émancipation par les seins nus ? », Hermès, 69-2,
2014, p. 169-173.
60. Galia Ackerman, Femen, op. cit., p. 75-84.
61. Voir notamment Georges Kroug, Carnet d’un peintre d’icônes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983.

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


Femen : caricatures en performances 119

la caricature religieuse, aussi bien du point de vue de ceux qui en sont les
agents que de ce qui en constitue les cibles ou les victimes, pose pour enjeu
descriptif de considérer la caricature, non pas comme un genre qui serait toujours
préalablement constitué, mais bien comme le résultat de processus ayant pour effet
de requalifier les configurations référentielles qui en régulent la dimension critique
comme la dimension parodique. Peut-être est-ce d’ailleurs à ce triple niveau, à la
fois réflexif, projectif et critique, que se situe ce que les Femen nomment, dans leur
manifeste, un trolling de diversion, forme singulière de relation aux images qui du
point de vue de la pragmatique serait à saisir comme une épreuve de référence.

Bibliographie
Abélès Marc, « Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès, 8-9,
1990, p. 241-259
Ackerman Galia, Femen, Paris, Calmann-Lévy, 2013
Appadurai Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris,
Payot, 2001
Belting Hans, Image et culte, Paris, Cerf, 1998
Belting Hans, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004
Benjamin Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres, tome 3,
Paris, Gallimard, 2000 [1935], p. 67-113
Bouton Éloïse, Confession d’une ex-Femen, Paris, Éditions du Moment, 2015
Callon Michel (dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989
Cheyronnaud Jacques, « Rire de la religion ? Humour bon enfant et réprobation », Archives
de sciences sociales des religions, 134(2), 2006, p. 93-112
Claverie Élisabeth, « La naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre »,
in Élisabeth Claverie, Jacques Cheyronnaud, Denis Laborde, Philippe Roussin, Critique
et affaires de blasphèmes à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998
Cohen Évelyne, « Visiter Notre-Dame de Paris », Ethnologie française, 32(3), 2002, p. 503-513
Corbin Alain, Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)


XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994
Dalibert Marion, Quemener Nelly, « Femen, l’émancipation par les seins nus ? », Hermès,
69(2), 2014, p. 169-173
Certeau Michel (de), Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974
Certeau Michel (de), L’Écriture de l’histoire. Paris, Gallimard, 1975
Certeau Michel (de), La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994
Didi-Huberman Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit,
1992
Douyère David, « L’Incarnation comme communication, ou l’auto-communication de Dieu
en régime chrétien », Questions de communication, 23, 2014, p. 31-56
Fabre Daniel (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la MSH, 2013
Favret-Saada Jeanne, « Rushdie et compagnie : Préalables à une anthropologie du
blasphème », Ethnologie française, 22(3), 1992, p. 251-260
Favret-Saada Jeanne, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris,
Les prairies ordinaires, 2007
Femen, Manifeste Femen, Paris, Éditions Utopia, 2015
Freedberg David, The Power of images: studies in the history and theory of response, Chicago,
University of Chicago Press, 1991

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016


120 Lectures de la caricature

Fureix Emmanuel, Iconoclasme et révolutions : de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon,
2014
Gamboni Dario, Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques du vandalisme artistique,
Lausanne, Les Éditions d’en bas, 1983
Gélard Marie-Luce, Olivier Sirost (dir.), « Langages des sens », Communications, 86, 2010
Gell Alfred, Art and agency: an anthropological theory, Oxford, New York, Clarendon Press,
1998
Goodman Nelson, Manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992
Goody Jack, La peur des représentations, Paris, La Découverte, 2006
Kroug Georges, Carnet d’un peintre d’icônes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983
Latour Bruno, Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, La
Découverte, 2009
Paveau Marie-Anne, « Ces corps qui parlent 2. La petite vertu discursive
des Femen », La pensée du discours [Carnet de recherche], 3 mars 2013,
http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=11603
Seurrat Aude, « La mise au jour des médiations à travers l’affaire des caricatures »,
Communication & langages, 155, 2008, p. 27-38
Schmitt Jean-Claude (dir.), Les saints et les stars, Paris, Beauchesne, 1983
Schmitt Jean-Claude, Le corps des images : essais sur la culture visuelle au Moyen-Âge, Paris,
Gallimard, 2002
Van Eck Caroline, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories
ethnologiques du fétichisme, Paris, Éditions de la MSH, 2014
Vouilloux Bernard, « Caricature », in Jacques Morizot & Roger Pouivet, Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 72-73

GASPARD SALATKO
gaspard.salatko@gmail.com
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)

communication & langages – n◦ 187 – Janvier 2016

Vous aimerez peut-être aussi