Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
RAILLERIE, SCANDALES
ET BLASPHÈME AUTOUR DU CHRISTIANISME EN RÉGIME DE LAÏCITÉ.
Gaspard Salatko
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
Lectures de la caricature
Femen : caricatures en
performances.
Raillerie, scandales et
blasphème autour du
christianisme en
régime de laïcité. GASPARD SALATKO
La caricature a fait l’objet de maintes définitions À quoi réfèrent les objets qui supportent
formelles. Encore faut-il considérer que celles-ci ne la présentation des entités du chris-
tianisme pour ceux qui les vénèrent et
se sont stabilisées qu’au XXe siècle, avec notamment
pour ceux qui les caricaturent ? Pour
les travaux de Fris (1938), de Mahon (1947) et de répondre à cette question, cet article
Gombrich (1962)1 . Dès lors, mettre en question le genre entend rendre compte de la façon dont
« caricature », comme le propose Aude Seurrat2 , requiert les membres du collectif Femen appuient
au moins deux préalables qui, dans le cadre de cet article, leurs revendications sur le détournement
parodique et controversé des ressources
conduiront à rendre compte de la portée descriptive de la
du christianisme. Il s’agit alors de décrire
notion au regard des formes contemporaines de parodie, la façon dont ces militantes, par le re-
d’iconoclasme et de blasphème qui lui sont étroitement cours à des mises en scène transposées
corrélées. D’une part, renoncer à toute acception
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
les caricatures religieuses, tout comme les icônes qu’elles parodient, seraient-elles
de nature à susciter chez ceux qui en font l’expérience des réactions de caractère
spectaculaire12 ? Répondre à cette question suppose d’identifier et de distinguer ce
à quoi réfèrent les objets qui supportent la présentation des entités du christianisme
(cloches, icônes, statues) pour ceux qui les vénèrent, d’une part, et pour ceux
qui les parodient, d’autre part. Sous cette perspective, la description des gestes
critiques formulés par les membres du collectif Femen permet de rendre compte
de la façon dont ces militantes appuient leurs revendications, non seulement sur la
destruction, mais aussi sur le détournement parodique ou caricatural d’icônes, de
cloches ou de statues qui, d’un point de vue cultuel, tiennent lieu de supports de
mise en présence du dieu et des saints chrétiens.
L’un des gestes remarquables de ce collectif a consisté en l’abattage à la
tronçonneuse, au mois d’août 2012, d’une croix chrétienne monumentale située
à Kiev. Les Femen entendaient ainsi manifester publiquement leur soutien
aux Pussy Riot, un groupe de musique punk dont les membres avaient été
emprisonnées en Russie quelques mois plus tôt pour avoir « profané » l’autel
d’une cathédrale moscovite13 . La question demeure cependant de comprendre si
les visées anticléricales des Femen se limitent à une simple action de destruction
volontaire : en effet, de même que la prière parodique formulée par les
Pussy Riot, les actions de militantes du collectif Femen n’intègrent-t-elles pas
aussi un détournement des gestes d’oraison, et pour ainsi dire des formes de
communications extra-mondaines14 caractéristiques du christianisme, ainsi que
l’illustrent les séquences filmées de la Femen Inna s’agenouillant et se marquant
d’un signe de croix avant de procéder à l’abattage de la croix monumentale ?
Sans se limiter à l’examen des « grammaires de la dénonciation » d’où procède
l’imputation de blasphème15 , l’attention portée au caractère situé de ces crises
et de leur règlement requiert alors de mieux identifier et de mettre en réseau les
agents, les cibles et les victimes de la caricature, considérant la façon dont les êtres et
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
12. David Freedberg, The Power of images: studies in the history and theory of response, Chicago,
University of Chicago Press, 1991.
13. « Le 21 février 2012, cinq membres du collectif avaient pénétré masqués dans la cathédrale
moscovite du Christ-Sauveur, haut lieu du renouveau orthodoxe en Russie, pour y déclamer, en
musique et devant l’autel, un Te Deum revisité à la sauce punk demandant à la Vierge Marie de chasser
Poutine : “Vierge Marie, mère de Dieu, chasse Poutine, chasse Poutine, chasse Poutine” » (Juliette Rabat,
« Les Pussy Riot, féministes punk châtiées par Vladimir Poutine », Le Monde, 15 mai 2012).
14. David Douyère, « L’Incarnation comme communication, ou l’auto-communication de Dieu en
régime chrétien. », Questions de communication, 23, 2014, p. 31-56.
15. Rappelons que pour Jeanne Favret-Saada, la formule de toute communication à propos d’un
« blasphème » devient alors : [X] rapporte à [Z], en vertu d’un certain montage institutionnel : « [Y]
a dit : “Dieu est n” » (Jeanne Favret-Saada, « Rushdie et compagnie : Préalables à une anthropologie du
blasphème », art. cit.).
16. On parlera alors de « versions-mondes », au sens de Nelson Goodman (Nelson Goodman, Manières
de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992).
accessibles. L’idée se précise, nous sonnerons les cloches pour célébrer le projet de
loi sur le Mariage pour tous et saluer avec sarcasme la démission du pape.17
De fait, après avoir été déposée le 31 janvier 2013 dans la nef de la cathédrale, sous
les acclamations d’une foule réunie pour assister à cet événement, chaque cloche
reçoit (conformément aux plans d’instructions du Rituel romain qui règlent les
étapes des cérémonies dites de « bénédiction des cloches ») un baptême rituel
qui, outre un nom, lui confère trois parrains ou marraines (un adulte et deux
enfants). Trois cloches (Gabriel, Marie et Anne Geneviève) sont nommées en
référence à des entités du légendaire chrétien (l’Ange Gabriel, la Vierge Marie et
sainte Anne). Les six autres (Denis, Marcel, Étienne, Benoît-Joseph, Maurice et
Jean-Marie) sont prénommées en mémoire des évêques de la capitale, qui sont
des personnages historiques. Ces instruments ont pour parrains ou marraines
adultes des personnalités politiques européennes, des dignitaires ecclésiastiques (le
pape Benoît XVI), mais aussi des représentants des mondes de l’art (musicien,
architecte, écrivain). Exposées dans la nef jusqu’aux fêtes de Pâques, les cloches
sont soumises à l’appréciation non seulement des fidèles, mais aussi des visiteurs
de la cathédrale qui, en raison de son inscription aux Monuments historiques, et
peut-être aussi de son aura, au sens de Walter Benjamin18 , accueille un public
international de touristes19 . L’observation de la déambulation des visiteurs dans
l’édifice révèle la pluralité de leurs réactions, polarisées sur le régime de l’émotion
patrimoniale20 ou sur celui de la félicité religieuse. Certains visiteurs cherchent à
repérer parmi les cloches, dont ils énumèrent respectueusement les noms, celles
dont la dénomination réfère aux anges et aux personnes saintes du christianisme,
tandis que d’autres s’enthousiasment des qualités architecturales d’un monument
capable de supporter le poids de ces « êtres au corps d’airain ».
C’est alors que survient un événement que n’avaient pas prévu les instances
religieuses et patrimoniales chargées d’organiser les cérémonies de présentation
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
17. Éloïse Bouton, Confession d’une ex-Femen, Paris, Éditions du Moment, 2015, p. 78-79.
18. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », in Œuvres, tome 3, Paris,
Gallimard, 2000 [1935], p. 67-113.
19. Évelyne Cohen, « Visiter Notre-Dame de Paris », Ethnologie française, 32(3), 2002, p. 503-513.
20. Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la MSH, 2013.
réprouvant un « acte qui caricature le beau combat pour l’égalité hommes femmes
et choque inutilement de nombreux croyants ». 23
Figure 3 : http://extremecentre.org.
de ce geste des effets très concrets »29 . Pour autant, la caractérisation d’iconoclasme
n’a rien d’évident, et tend même à se confondre avec celle de parodie ou de
caricature, dès lors que l’on considère la variété des horizons d’attente dont les
iconoclastes investissent leurs actions, mais aussi la diversité des interprétations
dont ces mêmes actions sont susceptibles – l’iconoclastie pouvant dès lors être
étendue aux phénomènes par ailleurs qualifiés d’iconoclash ou de sémioclastes30 .
À cet égard, Bruno Latour31 propose de distinguer cinq formes d’iconoclastie :
l’iconoclasme de ceux qui sont contre l’usage de toutes les images, l’iconoclasme
de ceux qui sont contre l’usage exclusif d’une image, l’iconoclasme de ceux qui
sont contre les seules images de leurs ennemis, l’iconoclasme de ceux qui sont
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
29. Emmanuel Fureix, Iconoclasme et révolutions : de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2014,
p. 17.
30. Bruno Latour (Sur le culte moderne des dieux faitiches. . ., op. cit.) parle en effet d’acte iconoclash
lorsqu’une incertitude demeure concernant l’intention créatrice ou destructrice de son auteur. De ce
point de vue, les Femen n’ont-elles pas amorcé la production d’images neuves tout en portant atteinte
aux symboles du christianisme ? Quant à la sémioclastie, elle désigne « l’altération intentionnelle d’un
signe, visuel, symbole ou emblème dont le référent est abhorré » (Emmanuel Fureix, Iconoclasme et
révolutions. . ., op. cit., p. 17).
31. Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches. . ., op. cit.
32. C’est par exemple le cas de la « restauration », jugée scandaleuse, qui en 2012 visait une
représentation peinte du Christ située à Borja, dans la région de Saragosse en Espagne.
41. Marie-Anne Paveau, « Ces corps qui parlent 2. La petite vertu discursive des Femen », La pensée du
discours [Carnet de recherche], 3 mars 2013, http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=11603.
42. Caroline Van Eck, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories ethnologiques du
fétichisme, Paris, Éditions de la MSH, 2014.
43. Dario Gamboni, Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques du vandalisme artistique, Lausanne,
Les Éditions d’en bas, 1983.
44. Jack Goody, La peur des représentations, Paris, La Découverte, 2006.
45. Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, Paris, Seuil, 1994, p. 98.
de fleurs rouges, conçue pour l’occasion »46 , les bras en croix, tenant dans chaque
main un morceau de foie de bœuf, « symbolisant ironiquement l’embryon avorté
de Jésus »47 et exhibant, sur son dos, l’inscription « Christmas is canceled » et, sur
son torse, « l’inscription “344e salope”, en référence au manifeste des 343 paru dans
le Nouvel Observateur le 5 avril 1971 »48 .
Quelques jours plus tard, le 24 décembre 2013, la Femen Joséphine
interrompait la messe de Noël célébrée à la cathédrale de Cologne, se substituant à
la statue du Christ déposée sur l’autel avant d’être enlevée, les bras en croix, laissant
voir sur sa poitrine l’inscription « I am God ».
49. Jean-Claude Schmitt, Le corps des images : essais sur la culture visuelle au Moyen-Âge, Paris,
Gallimard, 2002.
50. Alain Corbin, Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au
XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1994.
51. Alfred Gell, Art and agency: an anthropological theory, Oxford, New York, Clarendon Press, 1998.
52. Michel Callon (dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989.
In fine, la façon dont les Femen tendent à ajuster leurs actions au calendrier de la
liturgie chrétienne requiert plus particulièrement d’examiner la relation qu’elles
entretiennent avec le christianisme. Sous cette perspective ouverte de recherche,
dont l’analyse pourrait être élargie à d’autres mouvements sociaux, il s’agit alors
de considérer la façon dont ces militantes tendent à publiciser leurs exploits par la
mise en œuvre d’une forme d’héroïsation56 transposée des récits hagiographiques,
qui constituent une forme d’écriture conférant à la personne visée un ensemble de
propriétés d’exceptionnalité caractéristiques de la sainteté57 . De ce point de vue, il
est remarquable de constater la façon dont les récits de vie que les Femen proposent
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
53. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot,
2001.
54. Michel de Certeau, Le christianisme éclaté, Paris, Seuil, 1974.
55. Marc Abélès, « Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès, 8-9, 1990,
p. 241-259.
56. Jean-Claude Schmitt (dir.), Les saints et les stars, Paris, Beauchesne, 1983.
57. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
la caricature religieuse, aussi bien du point de vue de ceux qui en sont les
agents que de ce qui en constitue les cibles ou les victimes, pose pour enjeu
descriptif de considérer la caricature, non pas comme un genre qui serait toujours
préalablement constitué, mais bien comme le résultat de processus ayant pour effet
de requalifier les configurations référentielles qui en régulent la dimension critique
comme la dimension parodique. Peut-être est-ce d’ailleurs à ce triple niveau, à la
fois réflexif, projectif et critique, que se situe ce que les Femen nomment, dans leur
manifeste, un trolling de diversion, forme singulière de relation aux images qui du
point de vue de la pragmatique serait à saisir comme une épreuve de référence.
Bibliographie
Abélès Marc, « Mises en scène et rituels politiques. Une approche critique », Hermès, 8-9,
1990, p. 241-259
Ackerman Galia, Femen, Paris, Calmann-Lévy, 2013
Appadurai Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris,
Payot, 2001
Belting Hans, Image et culte, Paris, Cerf, 1998
Belting Hans, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004
Benjamin Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres, tome 3,
Paris, Gallimard, 2000 [1935], p. 67-113
Bouton Éloïse, Confession d’une ex-Femen, Paris, Éditions du Moment, 2015
Callon Michel (dir.), La science et ses réseaux, Paris, La Découverte, 1989
Cheyronnaud Jacques, « Rire de la religion ? Humour bon enfant et réprobation », Archives
de sciences sociales des religions, 134(2), 2006, p. 93-112
Claverie Élisabeth, « La naissance d’une forme politique : l’affaire du Chevalier de la Barre »,
in Élisabeth Claverie, Jacques Cheyronnaud, Denis Laborde, Philippe Roussin, Critique
et affaires de blasphèmes à l’époque des Lumières, Paris, Honoré Champion, 1998
Cohen Évelyne, « Visiter Notre-Dame de Paris », Ethnologie française, 32(3), 2002, p. 503-513
Corbin Alain, Les cloches de la terre : paysage sonore et culture sensible dans les campagnes au
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)
Fureix Emmanuel, Iconoclasme et révolutions : de 1789 à nos jours, Ceyzérieu, Champ Vallon,
2014
Gamboni Dario, Un iconoclasme moderne. Théorie et pratiques du vandalisme artistique,
Lausanne, Les Éditions d’en bas, 1983
Gélard Marie-Luce, Olivier Sirost (dir.), « Langages des sens », Communications, 86, 2010
Gell Alfred, Art and agency: an anthropological theory, Oxford, New York, Clarendon Press,
1998
Goodman Nelson, Manières de faire des mondes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992
Goody Jack, La peur des représentations, Paris, La Découverte, 2006
Kroug Georges, Carnet d’un peintre d’icônes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1983
Latour Bruno, Sur le culte moderne des dieux faitiches suivi de Iconoclash, Paris, La
Découverte, 2009
Paveau Marie-Anne, « Ces corps qui parlent 2. La petite vertu discursive
des Femen », La pensée du discours [Carnet de recherche], 3 mars 2013,
http://penseedudiscours.hypotheses.org/?p=11603
Seurrat Aude, « La mise au jour des médiations à travers l’affaire des caricatures »,
Communication & langages, 155, 2008, p. 27-38
Schmitt Jean-Claude (dir.), Les saints et les stars, Paris, Beauchesne, 1983
Schmitt Jean-Claude, Le corps des images : essais sur la culture visuelle au Moyen-Âge, Paris,
Gallimard, 2002
Van Eck Caroline, François Lemée et la statue de Louis XIV. Les origines des théories
ethnologiques du fétichisme, Paris, Éditions de la MSH, 2014
Vouilloux Bernard, « Caricature », in Jacques Morizot & Roger Pouivet, Dictionnaire
d’esthétique et de philosophie de l’art, Paris, Armand Colin, 2007, p. 72-73
GASPARD SALATKO
gaspard.salatko@gmail.com
© NecPlus | Téléchargé le 28/03/2022 sur www.cairn.info (IP: 190.231.15.181)