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Diderot (Paris 7)
Sorbonne Paris Cité
SPAIER MARION
DE 1950 A 1972
JURY :
Monsieur Éric MARTY, directeur, membre de l’IUF, professeur à l’Université Paris VII – Denis Diderot.
Madame Myriam BOUCHARENC, rapporteur, professeur à l’Université Paris X – Paris Ouest Nanterre.
Monsieur Claude COSTE, rapporteur, professeur à l’Université de Cergy-Pontoise.
Monsieur Dominique RABATÉ, membre de l’IUF, professeur à l’Université Paris VII – Denis Diderot.
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Université Paris
Diderot (Paris 7)
Sorbonne Paris Cité
SPAIER MARION
DE 1950 A 1972
JURY :
Monsieur Éric MARTY, directeur, membre de l’IUF, professeur à l’Université Paris VII – Denis Diderot.
Madame Myriam BOUCHARENC, rapporteur, professeur à l’Université Paris X – Paris Ouest Nanterre.
Monsieur Claude COSTE, rapporteur, professeur à l’Université de Cergy-Pontoise.
Monsieur Dominique RABATÉ, membre de l’IUF, professeur à l’Université Paris VII – Denis Diderot.
1
2
A ma famille et à mes proches, pour leur soutien sans faille,
A mon directeur Éric Marty, pour ses conseils et sa supervision attentive,
A mon professeur Pierre Pachet, pour ses encouragements et sa bienveillance.
3
4
L’héroïsme et la poésie viennent après la chute imprévue,
quoi que ce soit qui t’ait rompu, ne cherche pas à ressouder.1
Mon désir est de me retirer avec mon globe de la vie dans la main, et
j'ai la certitude que celui-là, c'est moi — cet homme pour qui l'état
d'absence est si facile, si merveilleux. C'est de là que je peux ramener
les parcelles de création que je donnerai, et uniquement de là :
naturellement, puisque c'est l'issue vers une réalité parfaite.2
1 Henri Thomas, Carnets : 1934-1948, Paris, C. Paulhan, 2008, note du 17 juillet 1935, p.154.
2 Henri Thomas, lettre du 26 juin 1942 à Adrienne Monnier, Choix de lettres 1923-1993, Paris, Gallimard, 2003, p.178.
5
6
SOMMAIRE
Nous renvoyons nos lecteurs à la fin de ce travail pour une table des matières détaillée.
Sommaire...........................................................................................................................................7
Introduction générale ........................................................................................................................8
Partie I Désertions, dépossessions, révélations : le roman et la tentation poétique .......... 23
Chapitre I De la désertion à la dépossession : invariants ........................................................... 29
1.1) Un schéma récurrent : distraction, désertion, dépossession. ................................................................................30
1.2) Voyants, veilleurs ou enquêteurs : la dynamique singulière des personnages ....................................................53
Chapitre II Vers la réalité poétique : échos poétiques, poèmes, récits....................................... 81
2.1) Le roman et la tentation de l’immobile .....................................................................................................................82
2.2) Proses et poèmes : mélange des formes .................................................................................................................101
Partie II Nous ne sommes tenus qu’a l’impossible ......................................................... 137
Chapitre III Impossibles : définitions....................................................................................... 145
3.1) L’impossible pour Henri Thomas ............................................................................................................................146
3.2) La perception du monde : un impossible ? ............................................................................................................159
Chapitre IV Impossibles visions ............................................................................................... 183
4.1) L’infirmité .....................................................................................................................................................................184
4.2) « Les bains de Diane » : figuration de l’impossible et relecture du mythe ........................................................193
4.3) Diane au bain : le mythe de Diane et la vision sacrilège ......................................................................................212
Chapitre V Ecriture de l’impossible : un détour par la marge .................................................. 223
5.1) Le Promontoire : il n'y a pas de plus petit geste que celui d'écrire.....................................................................226
5.2) L’écriture du manque pour dire l’impossible : Georges Bataille et Henri Thomas .........................................233
Conclusion : l’impossible saisie ........................................................................................................................................252
Partie III Héroïsme de l’impossible : un « autre monde » est-il possible ? ..................... 255
Chapitre VI Héroïsme de l’impossible ..................................................................................... 265
6.1) Le héros : typologie, singularités ..............................................................................................................................266
6.2) Le héros dépossédé : influences et démarcations..................................................................................................293
6.3) Le héros et la quête .....................................................................................................................................................318
Chapitre VII L’irrationnel et la révélation poétique : l’inexplicable « réalité parfaite » ........... 343
7.1) Sortir de la raison : poèmes, romans, langage. .......................................................................................................348
7.2) Tranquillité et révélation : « l’état de conscience poétique » ...............................................................................386
7.3) Hölderlin en Amérique ..............................................................................................................................................395
Conclusion générale ...................................................................................................................... 419
Bibliographie ................................................................................................................................. 431
Annexes ......................................................................................................................................... 443
Index sélectif des noms propres cités ......................................................................................... 4589
Table des matières ........................................................................................................................ 461
7
8
INTRODUCTION GENERALE
Henri Thomas bâtit des mondes en toute discrétion. Ses romans, récits ou nouvelles, les
fragments de ses carnets, nous conduisent au seuil d’un espace étranger. « Lire n’est pas rêver,
mais s’éveiller au monde et à soi »1, écrit Thomas dans la préface au premier volume du recueil La
Chasse aux trésors, qui résonne comme un manifeste. Avec Thomas, nous nous aventurons dans un
monde rude, marqué par les disparitions, mais un monde habité par le pressentiment des
apparitions à venir et la possibilité de s’éveiller à un monde neuf. C’est un monde qui se refuse à
l’endormissement des faux-vivants, ces ruminants à l’existence compacte et à la sensibilité obturée,
décrits par l’écrivain dans son essai sur Tristan Corbière2. Ce monde exige de nous notre pleine
conscience. « Personne entre le monde et moi, personne pour fausser mes mouvements ! » 3 ,
s’exclame le poète dans un fragment du recueil Sous le lien du temps, exprimant un désir
d’immédiateté jamais assouvi.
Lisant les textes d’Henri Thomas, nous assistons à de fugaces révélations poétiques. Elles
donnent accès à « l’inexplicable », à un « point de vue de l’éternité » qui est aussi « le point de vue
absolu »4, perception libérée de ses entraves. La révélation poétique met en contact avec « ce
sentiment d’éternité qui s’éveillait tout à coup à l’appel d’une image, ou appelant une image, le
rythme des mots et de la pensée, le chant de l’inconnu en [s]oi-même »5.
Le langage de l’impossible
La révélation poétique représente bientôt pour Thomas un impossible, dont la quête, loin
d’en résoudre la difficulté, ne fait qu’en découvrir la complexité et la variété des formes.
1 Prière d’insérer d’Henri Thomas au premier volume de son recueil d’articles critique intitulé La Chasse aux trésors,
Paris, Gallimard, 1961. A partir de cette note, les références aux textes d’Henri Thomas seront signalées sans
mention de l’auteur. Nous vous prions de vous référer à la liste de ses œuvres dans la bibliographie, page 414 du
présent volume.
2 Tristan le dépossédé, Paris, Gallimard, 1972
3 Sous le lien du temps, « Thème de Londres », Paris, Gallimard, 1963
4 Entretiens sur France-Culture avec Alain Veinstein, émission « Nuits magnétiques », novembre 1983, repris sous le
9
L’écrivain trouve alors dans ses récits un terrain pour varier ses recherches et y faire
figurer les différents impossibles et leurs enjeux. « Philosophe de formation »1, Thomas reçoit le
premier prix de philosophie au Concours général de 1931, et accomplit trois années de khâgne à
Henri IV en spécialité philosophie.
Pourtant, il pense rapidement que le langage philosophique n’est pas à même de décrypter
un tel objet, et se tourne de plus en plus vers le langage poétique, opposé au logos et au langage du
possible.
Jusqu’à la fin des années 1940, l’auteur espère y parvenir grâce à un progrès personnel
orchestré par l’écriture. Cependant, dans la préface du recueil Sous le lien du temps publié en 1963,
intitulée « Examen », il explique s’être défait de la croyance illusoire en « une direction, une
progression, un PROGRES » qui n’est en fait qu’un « trompe-l’œil »2. L’auteur construisait ses
récits afin de donner l’apparence du progrès à l’itinéraire de ses personnages, en un décor illusoire
qui l’éloignait de la réalité. Ce mouvement factice ne visait pas tant à tromper ses lecteurs que lui-
même : Henri Thomas espérait que le changement espéré pour lui soit enclenché par celui de son
personnage.
Thomas réalise alors que le progrès, érigé en valeur personnelle dans ses carnets de
jeunesse, ne peut l’amener à comprendre ces brusques révélations poétiques. Celles-ci sont pourtant
ressenties dès l’enfance comme l’expérience fondamentale (expérience retranscrite dans sa
nouvelle « Le Sermon », et souvent rappelée lors d’entretiens3).
Il comprend aussi qu’il ne peut maintenir la stricte séparation des genres qu’il préconisait.
Toutes les ressources doivent être mobilisées afin d’atteindre cet impossible, et particulièrement les
moyens et le langage poétiques. Ce faisant, Thomas, si réfractaire à tous les mouvements
littéraires, s’inscrit à la fois dans une tradition littéraire — celle des mystiques, des poètes comme
Mallarmé ou Rimbaud —, des avant-gardes comme les poètes du Grand Jeu, mais aussi dans une
modernité littéraire. Les « chercheurs de l’impossible » réunissent des écrivains aussi différents
que Artaud, Beckett, Blanchot, Bataille ou Bonnefoy, pour ne citer que ceux auxquels peut penser
Thomas. Ces penseurs de l’impossible se situent souvent loin des grands courants littéraires
d’après-guerre, existentialistes ou nouveaux romanciers souvent dénigrés par Thomas pour leur
trop grand formalisme ou leur engagement littéraire qui ramène pour lui la littérature au possible.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50 Printemps-Eté 2005, op. cit., pp.178-179
2 Sous le lien du temps, « Examen », op. cit., p.7
3 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004, op. cit., p.140 et ss. Cette escapade fait
Il serait aisé de définir Henri Thomas par les marges. « Méconnu capital »3, lu par un
cercle restreint d’admirateurs fidèles, Henri Thomas a l’image d’un éternel errant, « camp
volant »4, pour reprendre une expression utilisée dans une de ses nouvelles. Ses héros sont quant
à eux sans cesse menacés d'une disparition qui peut aller jusqu'à la mort, et d'une déchéance tant
physique (infirmité) que matérielle (dénuement extrême).
Depuis une vingtaine d’années, le monde littéraire et universitaire multiplie pourtant les
travaux sur Henri Thomas5. La thèse de Pierre Lecoeur, la première consacrée à cet auteur et plus
spécifiquement à son œuvre romanesque, a récemment été publiée chez Classiques Garnier 6. La
célébration du centenaire de sa naissance en 2012 a par ailleurs suscité la publication de plusieurs
numéros spéciaux de revue7 et d’un colloque, organisé à l’université Paris Diderot8.
Pourtant, sa lecture demeure confidentielle et une partie de son œuvre n'est pas rééditée
par son éditeur « historique » Gallimard9. Cette discrétion n’est pas nouvelle.
1 Cette conception singulière de l’Impossible est particulièrement développée dans le recueil d’articles intitulé Apories,
paradoxes et autocontradictions, La littérature et l’impossible, textes réunis et présentés par Éric Benoit, publié dans la revue
Modernités 35, Presses Universitaires de Bordeaux en 2013, et qui fait suite au séminaire de l’équipe TELEM tenu en
2012-2013 à Bordeaux. Ce rapport à l’Impossible est abordé dans des études sur Georges Bataille, comme celle que
dirige Denis Hollier (Georges Bataille après tout, Belin, 1995). Les différentes publications de Michel Surya, dont Bataille,
la mort à l’œuvre (Paris, Seguier, 1987) ont aussi guidé notre approche. Il convient d’indiquer certaines études sur le
Neutre chez Maurice Blanchot, et particulièrement la thèse de Denis Aucouturier, Le Neutre à l'œuvre dans les récits de
Maurice Blanchot, dirigée par Éric Marty et soutenue en 2003 à Paris 7, mais aussi des études préexistantes, comme
celle d’Éric Marty intitulée « Maurice Blanchot, Roland Barthes, une “ancienne conversation” », Maurice Blanchot et la
philosophie, dir. Éric Hoppennot et Alain Milon, Presses universitaires de Paris Ouest, 2010, pp.298-313.
2 Titre proposé par Henri Thomas pour le numéro hors-série que lui a consacré la revue Sud, 1991
3
Maxime Caron, Henri Thomas, éditions La Part Commune, Rennes 2006, p.11
4
Thomas nomme ainsi le personnage principal de sa nouvelle « Histoire de Pierrot », un gitant qui tente le narrateur
de déserter (Histoire de Pierrot et quelques autres nouvelles, Paris, Gallimard, 1960, p.23)
5
Un colloque international intitulé « Henri Thomas : L’écriture du secret » s’est tenu à la Sorbonne en janvier 2003,
sous la direction de Patrice Bougon et de Marc Dambre, une thèse a été soutenue par Pierre Lecoeur en 2007 (Une
poétique de la présence, voies de la création romanesque chez Henri Thomas) ; des numéros spéciaux de revue lui ont été
consacrés (Obsidiane, Le temps qu’il fait…). Plus récemment, Marie-Hélène Gauthier lui dédie une partie de son
livre La Poéthique, Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros (éditions du Sandre, 2010), tout comme Raphaël Sorin
dans 21 irréductibles (Finitude, 2009) et Pierre Bergounioux dans L’Invention du présent, (Fata Morgana, 2006)
6 Pierre Lecoeur, Henri Thomas, une poétique de la présence, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe
Henri Thomas », Europe, n° 1015-1016, novembre-décembre 2013, « Dossier Henri Thomas » (dir. Patrice Bougon)
8 « Henri Thomas, 1912-1993, Colloque du centenaire », 7 décembre 2012, org. Patrice Bougon et Marion Spaier,
11
Selon Maurice Blanchot en 1957, l’œuvre est « peu visible, protégée dans son invisibilité
par une certaine indifférence pour les formes et les techniques nouvelles » 1 . En 1989, le
journaliste Bernard Frank explique que « l’une des raisons pour lesquelles [ses] livres n’ont pas de
presse, c’est que nous ne savons pas comment en parler. Nous n’avons pas de discours tout prêt
sur eux »2.
Henri Thomas serait donc un écrivain marginal, se défendant d’appartenir à un monde
littéraire et institutionnel dont il ne se reconnaît pas, comme le remarque Philippe Jaccottet dans
cette lettre écrite à François Jodin en 1991 :
Périodiquement, je m’indigne contre une époque qui ne sait pas voir Thomas, depuis tant
d’années… Mais il y est pour quelque chose : “Vous ne m’aurez pas”… Il a eu ce courage
de toujours se dérober, qui est si rare. Lui […] reste démuni comme un vagabond, et libre
comme eux3.
Je n’ai jamais été très riche, et j’ai même souvent été – c’est un mot assez curieux,
déprécié – pauvre. On dit maintenant “économiquement faible”, ce qui est affreux. On
est fort comment quand on est économiquement faible ?4
(1960), Le Promontoire [1961], (1987), La Chasse aux trésors, t.I (1961), Poésies (1970), Sainte jeunesse (1973), Joueur surpris
(1982), Le Migrateur (1983), Une Saison volée (1986), Le Croc des chiffonniers (1985), Ai-je une patrie (1991), La Joie de cette vie
(1992) ; les titres suivants sont épuisés : Le Précepteur (1942), La Cible (1955), Sous le lien du temps (1963), La Relique
(1969), Signe de vie (1944), Nul désordre (1950), Travaux d’aveugle (1941), Le Monde absent, (1947) A quoi tu penses (1980)
1 « Henri Thomas a poursuivi son œuvre… », La Nouvelle Revue Française, n° 51, mars 1957, repris dans Obsidiane,
12
« Je suis né dans une ferme », écrit-il ainsi dans la nouvelle « Le vosgien »1, avant d’insister
sur la certitude de son originalité, et sur la « sorte de hargne » qui accompagne ces propos. Le
personnage expose et revendique sa marginalité auprès de ses amis : « Il y a très peu
d’intellectuels, disait-il, qui viennent directement de la paysannerie, sans transition de petits-
bourgeois »2.
Alors, Henri Thomas serait un « fugueur appliqué »3, animé « du besoin d’errances et du
désir de découvrir des mondes étranges »4 évoqués par François Jodin ? Oui et non, car cette
image a aussi été forgée par l’auteur, et relève en partie d’une construction : l’écrivain revendique
sa marginalité, quitte à prendre des libertés avec la vérité. Il affirme ainsi à plusieurs reprises avoir
délibérément abandonné le concours de Normale par refus du professorat, alors qu’il a été recalé
deux fois aux oraux, comme le remarque Pierre Lecoeur dans sa thèse. Le critique souligne par
ailleurs sa reconnaissance précoce par de grands écrivains et critiques de son temps (Gide,
Blanchot, Réda, Derrida, Jaccottet, Artaud…), et les prix littéraires prestigieux qu’il reçut (Sainte-
Beuve, Femina, Médicis, Valery Larbaud…). Pourtant, celui qui collabore régulièrement à La
Nouvelle Revue Française et travaille à plusieurs reprises pour les éditions Gallimard en tant que
lecteur et traducteur, déclare :
Dieu sait tous les gens qui me considèrent avec défiance et ironie, rue Sébastien-Bottin (et
ailleurs). Je dis et même répète, dans mon malheur, des choses comme : « La littérature de
demain, je la fais tout seul ».5
Henri Thomas a pris soin de noter cette phrase dans le livre Compté, pesé, divisé paru en
1989, ce qui montre l'importance qu'il accordait à cette idée même longtemps après, puisque
Salim Jay estime que la conversation a eu lieu dans « le milieu des années soixante, dans tous les
sens du terme ».
Les préoccupations d’Henri Thomas l’inscrivent pourtant de fait dans son époque. « Le
seul héroïsme qui m’intéresse encore c’est l’héroïsme de l’impossible parce qu’on dit “à
l’impossible nul n’est tenu”, eh bien, nous ne sommes tenus qu’à l’impossible. C’est ce qui fait
qu’on n’arrête pas de le chercher »6, affirme l’écrivain lors d’un entretien avec son ami Marcel
Bisiaux. Or, les années d’après-guerre ne voient-elles pas les écrivains chercher désespérément,
par des moyens qui les opposent, un héroïsme de l’impossible ?
cit., p.47
4 Henri Thomas ou les feux du solitaire, op. cit., p.46
5
Salim Jay, Avez-vous lu Henri Thomas ?, éditions du Félin, Paris, 1990, p.9
6 Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, dir. Paul Martin, mai 1998, p.271
13
Les différentes avant-gardes, les batailles idéologiques ne sont-elles pas le signe d’une
quête qui prend seulement des formes bien diverses ?
Par ailleurs, il s’agit pour Thomas de la seule période où il participe réellement à une
aventure collective, à travers la création de la revue 84 et la publication d’un manifeste commun.
La marginalité est donc une caractéristique revendiquée et construite par Thomas, et force
est de constater qu’elle est partagée par ses héros de romans et de nouvelles. Il semble que
Thomas se construise une figure d’écrivain dépossédé à l’image de ses héros de l’impossible. A
leur égard, nous observons la récurrence de certains schémas narratifs : un personnage, marqué
par une puissante distraction, cède à la tentation de la désertion. D’une expérience de dénuement à
celle d’une dépossession, les déserteurs sont attirés par un désir de séparation et de disparition qui
les conduit parfois jusqu’à la mort.
Pendant vingt ans, Henri Thomas se consacre à la construction d’un héroïsme qui lui
permette d’accéder à un impossible. Ses recherches l’incitent à approfondir sa propre conception de
cet objet fuyant. De révélation ou expérience poétique, elle devient bientôt autre chose encore.
Thomas accroît son champ d’investigation au fur et à mesure de la progression de ses récits, et de
ses héros.
L’impossible n’est plus ce qui s’oppose au possible mais au monde limité des faux-vivants. Il
devient pour Thomas tout ce qui excède les limites du possible, du rationnel, du visible. Sa quête
exige donc la construction de héros disposés à toutes les aventures, et à tous les dangers. Ces
héros sont engagés dans une quête poétique que Thomas réalise parallèlement dans ses poèmes.
Les textes publiés durant cette période doivent alors moins être ordonnés par genre que
par « thèmes ». Il est aisé de reprendre la classification effectuée par l’auteur lui-même dans son
recueil de poèmes et proses intitulé Sous le lien du temps : « thème martial », « thème parisien »,
« thème savoyard », « thème de Londres », « anathème », « thème de la Corse » et « thème
américain » 1 . Tous les écrits de Thomas correspondent à l’une de ses appellations. Il ne faut
cependant pas se laisser leurrer par leur dénomination géographique. Les espaces désignés
renvoient avant tout à un lieu poétique et métaphysique d’exploration de l’impossible. Ainsi,
l’anathème qualifie-t-il ironiquement la place de l’écrivain chez la riche mécène Florence Gould à
Juan-les-Pins, séjour rapporté dans les notes de Sous le lien du temps.
1 Ces « thèmes » divisent le recueil Sous le lien du temps en autant de chapitres, clairement identifiés par l’auteur.
14
L’anathème devient un antithème, l’écrivain se conçoit comme sacrifié pour le bien-être de
ces grands bourgeois et leur jette l’anathème en réponse. Il désigne aussi l’espace de l’irrationnel qui
constitue, comme nous le verrons, l’épreuve ultime du héros de l’impossible — son sacrifice pour
une instance sacrée.
Cette recherche, primordiale pour Henri Thomas, ne relève pourtant pas d’un champ de
recherche particulier dans les études thomasiennes. Marie-Hélène Gauthier privilégie l’analyse des
liens entre sa pensée et la philosophie antique, soulignant toute la dimension de progrès personnel
que nous avons évoquée. Pierre Lecoeur se concentre quant à lui sur ses qualités romanesques. Il
a souligné les caractéristiques de son art singulier du récit, en marge des avant-gardes, le plaçant
sous le signe de la mélancolie et de la Terreur, tout en insistant sur la puissance d’une présence
sensible dans le lieu même de la perte. Il est important de signaler l’importance du projet de
Pierre Lecoeur, le premier de cette envergure à se consacrer uniquement à Henri Thomas et à en
dégager de multiples hypothèses interprétatives. Mais son très large corpus (toute la production
romanesque de Thomas) le contraint à exclure en grande partie la production poétique de
l’écrivain, et à laisser certaines pistes inexplorées. S’il a bien signalé la grande spécificité et la
cohérence des textes publiés entre 1950 à 1970, son étude circonstanciée doit maintenant être
entreprise. Nous étudierons le système mis en place dans tous les écrits de cette période, ainsi que
ses liens avec ce que nous définirons comme une communauté de l’impossible.
Le point de départ de notre recherche a été l’étude des « effractions », ces épisodes de
brusques arrêts du narratif au profit du poétique et du contemplatif, dont nous avions dégagé les
enjeux chez l’écrivain Danilo Kiš dans un précédent travail. Destinées à dire autre chose, nous les
avons nommées depuis, à la suite de Thomas, « l’immobile ». Le professeur Pierre Pachet nous a
orienté vers cet écrivain, qu’il a connu grâce à leur ami commun Pierre Leyris, lorsque nous
discutions de cette recherche des effractions dans la littérature. Nous sommes d’abord interpelée
par la mention d’une inexplicable « réalité parfaite »1, une manifestation de « poésie pure »2 qui
cause à Thomas « une espèce d'étourdissement causé par l'excès de réalité »3. Cette réalité semble
faire l’objet d’une quête particulièrement vive entre 1950 et 1970, pendant laquelle elle prend la
forme singulière d’un héroïsme de l’impossible.
D’abord centrée sur les fictions thomasiennes, notre étude étend bientôt son champ à
l’ensemble des poèmes qui apparaissent indispensables à la compréhension d’une poétique globale.
D’une très grande cohérence interne, l’œuvre de la période étudiée s’érige en système au profit
d’une enquête poétique sur l’impossible ou les impossibles.
1 Lettre à Adrienne Monnier, juin 1942, Choix de lettres 1923-1993, Paris, Gallimard, 2003, p.178
2 Choix de lettres, op. cit., lettre du 22 mai 1953, p.337
3
Lettre à Maurice Saillet, août 1939, Choix de lettres, op.cit., p.120
15
Tous les textes publiés à cette époque sont unis par un système d’échos, de répétitions et
de récurrences qui en constituent l’unité thématique. Ces écrits offrent une variation des mêmes
motifs, dont la déclinaison permet de mesurer la nature des enjeux.
La réalisation d’une pareille étude requiert de répondre à un certain nombre
d’interrogations : comment définir ce système mis en place ? A quelle fin Thomas l’a-t-il érigé ?
Quelle est la nature de cet impossible recherché ? Comment le rattache-t-il à une famille littéraire ?
Quels sont ces héros de l’impossible, et comment l’auteur réussit-il à inclure l’épopée dans l’écriture
moderne de l’impossible ?
Comment dégager la singularité de ce que nous définissons comme une épopée au service
d’une poétique de l’impossible, systématiquement mise en place dans les récits de cette époque, et qui
s’appuie sur tous les textes produits par l’auteur, quel qu’en soit le genre ?
Ainsi est-il important afin de comprendre la spécificité de la période du cycle de l’impossible,
de définir les enjeux qu’elle revêt pour l’écrivain.
Henri Thomas publie son premier roman, Le Seau à charbon, en 1940, et son premier
recueil de poèmes, Travaux d’aveugle, en 1941, chez Gallimard. A vingt ans, en 1932, il a quitté son
village vosgien d’Anglemont, le « sale petit collège »1 de Saint-Dié et le lycée Poincaré de Nancy,
pour suivre une khâgne à Henri IV à Paris, période qui inspire son roman La Dernière année
(1951). De 1940 à 1950, il publie ce que Pierre Lecoeur nomme des « romans de formation »2.
Ces romans d’apprentissage évoquent une jeunesse vosgienne (Le Seau à charbon), les années de
formation qui suivent la mobilisation de 1939, à travers une expérience de précepteur à Paris (Le
Précepteur), ou la description d’une communauté de jeunes hommes cherchant un mode
d’existence commun (La Vie ensemble).
À Paris, Henri Thomas fréquente André Gide qui lui présente ses amis, dont Pierre
Herbart. Il rencontre Emmanuel Peillet et Philippe Merlen, ses camarades au lycée Henri IV et
futurs fondateurs du Collège de ’Pataphysique, et inaugure une correspondance avec Adrienne
Monnier. Il présente ses textes à Jean Paulhan, qui publie ses premiers poèmes dans la revue
Mesures en 1938. Après une année d’apprentissage de l’allemand à Strasbourg, Thomas se bat en
Moselle au sein des Tirailleurs Algériens avec qui il a fait son service militaire, avant d’être
finalement démobilisé à Auch. À Cabris, il rejoint Gide dans la résidence de La Messugière,
résidence pour écrivains fondée par Aline Mayrisch de Saint-Hubert avant la guerre, où il
séjourne jusqu’à l’automne 1940. Il rentre ensuite à Paris où il demeure jusqu’à la fin de la guerre.
1Lettre écrite en automne 1937 à Jean Paulhan au sujet de deux poèmes sélectionnés pour paraître dans la revue
Mesures, in Choix de lettres : 1923-1993, op. cit., p.95
17
Entre 1950 et 1972, Thomas publie sept romans, trois recueils de nouvelles, et trois
recueils de poèmes. C’est donc une période de grande créativité. Thomas est animé par une
recherche poétique qui trouve alors sa plus grande émulation. Nourri par ses propres expériences,
mais aussi par ses rencontres et ses lectures, il multiplie les figures du héros dépossédé et les
issues à sa quête impossible. Les Déserteurs (1951) se concentre sur les variations de la désertion et
situe son intrigue en Corse, tandis que La Nuit de Londres (1956), s’appuie sur sa propre
expérience pour décrire l’errance et la solitude d’un homme dans les rues de Londres, en quête de
son secret. En 1955, Thomas publie son premier recueil de nouvelles, La Cible, dans lequel
transparaissent ses thématiques de prédilection (l’expérience première de la révélation poétique,
par exemple). En 1960, deux récits de Thomas sont publiés, ainsi qu’un recueil de nouvelles,
Histoires de Pierrot et quelques autres. Ce dernier s’organise autour de la figure du déserteur, déclinée
sous les traits de différents personnages.
Le premier roman publié cette année, La Dernière année, s’inspire librement de l’expérience
de l’écrivain durant sa dernière année de khâgne, à Paris, tandis que le second (John Perkins)
appartient au « thème américain » et met en scène la vie misérable d’un couple américain issu de
la classe moyenne. Suivent ensuite trois grands romans thomasiens : Le Promontoire (1961), roman
artémisien de la dépossession, en Corse ; Le Parjure (1964), récit hölderlinien de la désertion d’un
belge aux Etats-Unis ; et La Relique (1969), qui relate les bouleversements induits par le vol d’une
relique sans valeur, et l’expérience mystique qui s’ensuit. En 1963, le recueil Sous le lien du temps
mêle poésie et prose dans un ensemble thématique totalement inédit chez Thomas, qui marque
une profonde rupture dans sa poétique. L’édition de poche Poésies, éditée dans la collection
« Poésie » de Gallimard en 1970, reprend ses précédents recueils (dont Nul Désordre, publié en
1950), avec de légères variantes. Là encore, comme nous le verrons plus en détail des images,
thèmes et figures récurrentes habitent les textes.
Deux mouvements entrent donc en tension dans les textes de notre corpus. Une tentation
du poétique, qui se fait de plus en plus pressante et envahit le narratif, ayant pour rôle de dire
l’impossible, et la construction d’une épopée, qui doit mettre en forme la quête de l’impossible.
Ainsi, notre travail doit-il répondre à plusieurs questions : comment cette tension est-elle
mise en forme, et comment se résout-elle ? Quel est le système mis en place par Thomas, par un
jeu d’échos et de récurrences, et à quelle fin ? Quelle évolution et quelle issue à la quête de
Thomas ? De quelle manière sa réflexion s’inscrit-elle dans une tradition, et dans une modernité
littéraire ?
18
En d’autres termes : comment la tentation du poétique et l’épopée de l’impossible
coïncident-elles afin de construire une poétique en quête d’impossibles ?
Nous nous attacherons donc à analyser le système exploratoire construit par Thomas, afin
d’en dégager la structure et l’évolution. Cette recherche de l’impossible, appréhendée comme une
quête, nécessite l’avènement d’un héroïsme singulier pour être menée à terme, vouée à atteindre un
objet impossible qui regroupe un ensemble de domaines : irrationnel, inexpliqué, intenable, illimité,
indicible, invisible… chacun de ces termes désignant un aspect de l’impossible. L’étude détaillée
des références utilisées par Thomas nous permet également de définir plus précisément le ou les
impossibles recherchés par Thomas. Ancrant cette quête de l’impossible dans une tradition ainsi
qu’une modernité littéraire, nous en dégagerons aussi la spécificité, montrant comment Thomas
s’inclut et se singularise d’une communauté de l’impossible.
L’étude du système mis en place durant la période étudiée, des récurrences et échos qui
fondent l’unité des textes, constituera donc notre première partie. Nous y mettrons en valeur
l’importance du schéma narratif qui pousse le personnage principal de la distraction à la
désertion, jusqu’à la grande dépossession. La question du regard sera alors abordée afin de révéler la
dynamique singulière des personnages, qui se répartissent entre héros, témoin, enquêteur, mais
aussi entre veilleurs, voyants, regardants ou voyeurs. À travers le regard de « l’homme des foules »
tel que le définissent Edgar Allan Poe et Charles Baudelaire, nous interrogerons déjà la vision,
essentielle à la définition de l’impossible. Le deuxième chapitre s’attachera à décrire la tentation
poétique qui habite les textes, quel que soit leur genre. L’incursion du poétique dans le narratif
sera appréhendé sous le prisme de l’immobile, en particulier dans les romans Les Déserteurs et La
Dernière année, mais aussi du mélange des formes, avec l’intégration de la forme poétique dans la
forme romanesque. Les questions du genre et du récit poétique seront posées, en particulier avec
l’étude de La Nuit de Londres et des nouvelles. Enfin, nous nous interrogerons sur l’importance de
l’image poétique chez Henri Thomas.
Au-delà de ces questions formelles, une recherche commune régit l’ensemble des textes
de notre corpus. Notre second temps sera donc consacré à l’impossible. L’impossible est d’abord
compris dans son sens de « situation impossible », de « l’intenable » qui fait de la réalité une
prison et pousse les personnages à la séparation et à la désertion. C’est ensuite toute la question
de la perception qui sera abordée : considérée comme impossible, elle suppose l’idéal d’une
perception libérée des phantasmes1 et obsessions, capable alors d’atteindre un impossible fond de la
vie. Thomas fonde alors ses réflexions sur les lectures d’Henri Bergson ou Aldous Huxley.
1Je reprends ici l’orthographe utilisée par Thomas, entre autres dans Le Poison des images (Cognac, Le Temps qu’il fait,
19992).
19
Ainsi, étudierons-nous plus particulièrement les visions impossibles, notamment à travers
le motif de l’infirmité, mais surtout grâce à l’intertexte qui lie Le Promontoire au mythe du bain de
Diane et au récit de Klossowski, ainsi qu’à l’interprétation qu’en donne Maurice Blanchot. La
vision impossible devient alors la vision sacrilège et transgressive de Diane nue qui se baigne.
Cette image récurrente dans tous les textes étudiés introduit une autre acception de l’impossible
assimilé au sacré. La recherche de l’impossible exige alors une écriture particulière qu’il nous
faudra analyser. Elle use du détour et de la marge pour dire l’impossible, c’est-à-dire l’indicible ou
l’inexprimable. Nous comparerons cette écriture du manque à celle de Georges Bataille qui a
développé et théorisé ses propres techniques de l’impossible, afin de dégager les singularités de la
voie poétique empruntée par Thomas.
Enfin, nous interrogerons la figure du héros de l’impossible construit par Thomas, afin de
déterminer s’il peut mener à bien la quête entamée par l’écrivain et parvenir à l’autre monde. Nous
analyserons donc cette figure dans son rapport à la quête, en nous appuyant sur le « héros
problématique » défini par Georg Lukács 1 , mais aussi sur ses caractéristiques épiques et son
rapport à l’altérité. Nous penchant ensuite sur la singularité du héros dépossédé, nous isolerons
l’influence des « mystiques » et des poètes du Grand Jeu, à travers la théologie négative, qui, dans
la tradition de Maître Eckhart et Jacob Boehme, désigne Dieu par son absence et son
indétermination, tradition dont Léon Chestov avait renouvelé l’approche. Henri Thomas
revendique sa lecture des mystiques, en particulier les écrits de Swedenborg, qu’il relie à ceux de
William Blake. Enfin, nous terminerons cette analyse par l’étude des liens entre le héros et sa
quête, questionnant sa nature, sa méthode et sa finalité. L’examen d’une quête du lieu autre sera
enrichi par le concept de « l’hétérotopie »2 de Michel Foucault, et de « l’île déserte »3 de Gilles
Deleuze. Le dernier chapitre de notre étude s’attardera en effet sur le terme de la quête de notre
héros, tout autant habité par l’épique que par le poétique. L’impossible sera alors envisagé sous
l’angle de l’irrationnel et de la révélation poétique, entendue comme accès à l’inexplicable « réalité
parfaite ». L’irrationnel, compris comme ce qui dépasse les limites de la logique — comme
l’impossible excède les limites du possible — doit beaucoup à la figure d’Antonin Artaud, dont
nous pointerons l’influence.
1 Georg Lukács, La Théorie du roman, trad. par J. Clairevoye, Paris, Denoël, 1968 ; rééd. Paris, Gallimard, « Tel », 1989
2 Michel Foucault, Dits et écrits (1984), T. IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, Nrf, Paris, 1994 ;
(conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), dans Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre
1984, pp. 46-49
3 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » [1953], dans L'île déserte et autres textes, édition préparée par
1 Hölderlin, Œuvres, préface de Philippe Jaccottet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, Paris 1961
2 Paul de Man, « L’Image de Rousseau dans la poésie de Hölderlin » (Deutsche Beitrage zur geistigen Überlieferung,
1965), « Les exégèses de Hölderlin par Martin Heidegger », parue dans la revue Critique, 9 (1955), pp. 800-819,
« Keats and Hölderlin », parue dans la revue Comparative Literature, Vol. 8, No. 1. (Winter, 1956), pp. 28-45
3 Jacques Derrida, Mémoires, Pour Paul de Man, Paris, Galilée, coll « La philosophie en effet », 1988
4 Maurice Blanchot, « La parole “sacrée” de Hölderlin », revue Critique n°7, déc. 1946, repris dans La Part du feu, Paris,
Gallimard, [1949], 1997 ; « L’itinéraire de Hölderlin », L’Espace littéraire, Annexes IV, Gallimard, 1955, coll. « folio »,
1988
21
22
PARTIE I
1De Profundis Americae, Carnets américains 1958-1960, note du 13 novembre 1959, Le Temps qu’il fait, Cognac, 2003,
p.130
23
Introduction
[…] j’avais le sentiment — voilà ce que j’ai perdu au fil des années — j’avais le sentiment
de la hiérarchie des écritures. C’est-à-dire que la poésie correspondait à un moment de
félicité, de délivrance, indéfinissable logiquement […]. Et alors, donc, il y avait la prose,
mais la prose elle-même avait des étages, avait même des souterrains étouffants, qu’on
appelle — je ne sais pas pourquoi — le journal intime. […] Et puis, entre la poésie et ça,
la fiction, l’imaginaire.1
Henri Thomas n’interrompt pourtant jamais cette activité. Il ne publie pas de roman entre
La Relique (1969) et Le Croc des chiffonniers (1982), mais écrit régulièrement dans ses carnets des
fragments de récits qui serviront parfois de base à des publications futures 2 . Si la poésie lui
semble au-dessus de tout et associée à une joie pure, « le roman ne s’est jamais séparé vraiment de
[lui] »3.
Pourtant, il est clair que dès le début des années cinquante, Thomas modifie son opinion
à ce sujet. L’écriture romanesque acquiert alors une place primordiale, et s’intègre complètement
à un projet global qui nécessite aussi bien le narratif que le poétique pour arriver à ses fins.
Thomas oriente résolument ses recherches vers la question de l’impossible.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, 1975, revue Théodore Balmoral, n°49/50, printemps été 2005, p.174. Il est issu
d'une série de cinq entretiens sur France Culture diffusés en avril 1975, A voix nue, Henri Thomas avec Christian
Giudicelli, intégralement retranscrits dans la revue Théodore Balmoral (n°46/47, juin 2004, pp.136-142, n°48, hiver 2004,
pp.156-178, n°49-50, printemps-été 2005, pp.161-183). Six points distincts sont abordés successivement : « Les
Vosges », « Paris », « Londres », « La Corse », « L'Amérique », « La poésie et le roman ». La revue accompagne ces
entretiens de textes sur Henri Thomas : souvenirs d’amis (Jean-Jacques Duval, Paul Martin, Jean Roudaut), lettres ou
articles critiques (Paul de Roux, Luc Autret, Paul Martin)
2 Ibid.
3 Entretien avec Marcel Bisiaux, Cahier treize, op. cit., p.269
24
Cette quête s’avère requérir la présence de héros de l’impossible, mais aussi du mouvement et de
la temporalité du récit pour son développement.
La méfiance de Thomas envers le romanesque, accusé de l’avoir « coupé de la poésie »1, se
modifie au profit d’une incorporation du récit à ses problématiques. Elle s’accompagne d’une
recherche formelle bien éloignée de ses contemporains, en particulier des écrivains dits du
Nouveau Roman. Thomas ne se départit jamais d’un certain classicisme dans son écriture. Sa
modernité se révèle dans les questionnements abordés et sa manière d’y répondre, qui récuse
roman psychologique, roman à thèse, mais aussi un trop grand formalisme qui le couperait d’une
puissance romanesque indispensable à sa recherche. Ainsi, il développe une méthode singulière
afin de faire coïncider le narratif et le poétique dans ses récits, le tout au service d’une quête qui
en constitue le centre.
Certains écrits de Thomas montrent très clairement le changement opéré au début des
années cinquante au sujet de la poésie. La Chasse aux trésors (1961), recueil d’articles critiques
publiés entre 1945 et 1960 2 , se consacre en très grande part à la poésie 3 . L’auteur aborde la
problématique des anthologies, de l’expérience poétique, du rapport de la poésie avec la France,
l’Histoire, la politique et la critique. Il évoque Adalbert Stifter mais pour mettre en valeur la part
de poésie de son œuvre, Melville pour son journal de bord, T.S. Eliot pour son théâtre, et de
Charles Lamb, dont il traduit Les Essais d’Elia, il n’évoque que brièvement l’œuvre pour se
consacrer à sa biographie. Excepté une petite note sur Gide, Camus et Blanchot, l’essentiel du
recueil se consacre à la poésie ou aux poètes.
Cependant, le premier chapitre de La Chasse aux trésors révèle l’évolution de la pensée de
l’auteur entre les années 1940 et 1960. Intitulé « Au commencement », le texte fait office de
préface au recueil, et est écrit à l’occasion de sa publication. Il présente le projet de l’écrivain et
l’objet du livre en portant un regard rétrospectif sur ces articles, soulignant qu’entre 1945 et la fin
des années cinquante, l’auteur recentre son attention sur le romanesque :
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, film de François Barat, série « Les Hommes-Livres », dir. Jérôme
Prieur, INA-FR3-Océaniques, 1989, repris partiellement dans Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, extraits
présentés par Jérôme Prieur, op. cit., p.269 et ss.
2 Ces articles sont principalement publiés dans Les Cahiers de la Pléiade, et, à partir de 1953, dans La Nouvelle Nouvelle
Revue Française. Voir, sur ce sujet, l’excellent site de Luc Autret, qui recense les revues littéraires du 20 ème siècle, et sa
bibliographie extrêmement détaillée sur Henri Thomas
Url : http://www.revues-litteraires.com/articles.php?lng=fr&pg=85&mnuid=53&tconfig=0
Consulté le 15/06/2016
3 Sont convoqués Verlaine, Fargue, Baudelaire, Joë Bousquet, Rimbaud, Char, Artaud, Michaux, Supervielle, Aragon,
Eluard, Jean de Bosschère, Paul Valéry, Georges Schehadé, Goethe, Pouchkine ou Robert Frost
25
Cependant, si j’avais mené ces pages jusqu’au moment présent (le commentaire retarde
toujours sur l’expérience personnelle), je crois que l’équilibre des lectures s’établirait
différemment : le roman l’emporterait sur le poème, et, d’autre part, les auteurs étrangers
sur les français. Mais, du vers à la prose, du français à l’anglais ou à l’allemand, je suis sûr
de poursuivre la même réalité, poétique au plein sens du terme.1
La réalité poétique recherchée par Henri Thomas n’est plus l’apanage de la poésie2. Ce
changement apparaît dans le carnet De Profundis Americae. Réunissant les notes écrites par
l’écrivain lors de son séjour aux Etats-Unis, de 1958 à 1960, l’ouvrage multiplie les références au
roman. L’écrivain, qui travaille alors à plusieurs de ses grandes fictions (John Perkins, La Dernière
année, Le Promontoire), note dans des carnets ses réflexions sur le genre romanesque. Il inscrit ainsi
ce message proche d’une injonction, et qui révèle sa haute exigence face au roman : « Ce n’est pas
assez d’écrire un roman, il faut encore que ce soit une œuvre d’art, et même plusieurs, se
recouvrant l’une l’autre, et savoir laquelle doit servir d’écorce » 3 . La structure des romans
thomasiens, composée de thèmes entrelacés, se révèle dans ce mot d’ordre.
S’agissant de ce que certains critiques ont pu nommer « l’éthique thomasienne »4, cette
annotation datée du 18 février 1960 nous indique le point de vue de l’écrivain :
Plutôt ces œuvres où les idées sont présentes mais cachées, enfouies au seul niveau où
elles peuvent vivre, — comme l’esprit est mêlé à nos lourdes manières d’être. Enfin, quoi,
les grands romans plutôt que les « traités ».5
Henri Thomas se distance ici des « romans à thèses » qu’ont pu écrire, par exemple, les
auteurs existentialistes. Il manifeste aussi son ambition nouvelle : celle d’écrire des grands romans,
terme qui apparaît plusieurs fois sous sa plume, et qui s’opposerait au roman tel qu’il le juge
parfois durement, fiction qui inventorie le réel sans s’inclure dans la recherche de l’impossible.
Pourquoi alors, au cours des années cinquante, cet intérêt plus prononcé pour les
problématiques romanesques, et ce changement de perspective des « hiérarchies » en littérature ?
Henri Thomas, La Licorne, 1992, p.115. Marie Hélène Gauthier de Muzellec a consacré une partie de son livre La
Poéthique, Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros, (éd. du Sandre, 2010) à cette question
5 De Profundis Americae, op.cit., p.158
26
Christian Giudicelli l’interroge sur ce revirement lors de son entretien avec Henri Thomas
en 1975. Il commence par un constat : Thomas commence par écrire des poésies, et pendant
longtemps il fait alterner poésie et prose. Pourtant, il publie son dernier recueil Nul Désordre en
1950, et l’on ne retrouve un ouvrage de poésie qu’en 1963, avec Sous le lien du temps qui mêle
poèmes et proses.
Christian Giudicelli demande donc à Henri Thomas s’il y a eu abandon de la poésie et
pourquoi, ce à quoi l’écrivain répond : « Il n’y a pas eu abandon exactement, mais presque
submersion dans l’écriture en général »1.
La période étudiée, qui débute dans les années cinquante, correspond bien à une rupture
dans la poétique thomasienne. Thomas construit un système textuel qui lui permette de penser
l’impossible. Ce système se fonde sur deux mouvements. On distingue premièrement un réseau
de récurrences visant à construire une écriture romanesque de l’impossible, qui se vérifie dans la
répétition d’un même schéma conduisant le personnage principal de la distraction, à la désertion
et à la dépossession, ainsi que dans la dynamique singulière des personnages, fondée sur le regard.
D’autre part, la poésie, qui était jusque-là parfaitement séparée de la fiction, « submerge »
ses écrits, sous ses différentes formes. Henri Thomas s’engage dans une recherche formelle qui le
mène à intégrer le poétique dans le narratif, sur le modèle qu’il développe dans ses nouvelles. On
constate donc, après la tentation du récit poétique, la mise en place d’un mélange progressif des
formes, et l’introduction de l’immobile dans le roman.
Ces deux aspects appartiennent à un système dont le but est de penser une poétique de
l’impossible, système qui se perfectionne tout au long de la période étudiée.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, N° 49/50 Printemps-Eté 2005, p.174
27
28
Chapitre I
29
1.1) Un schéma récurrent : distraction, désertion, dépossession.
Roman —, tentative pour trouver toute la vie à partir
d’une vie, ou malgré elle.1
Les romans des années cinquante et soixante proposent des intrigues et des univers très
différents : romans en quasi huis clos comme John Perkins, errance circulaire à petite ou grande
échelle pour La Nuit de Londres et Le Parjure ou errance dynamique des Déserteurs et de La Relique ;
lieux aussi divers que Londres, Paris, la Corse ou les Etats-Unis.
Cependant, ces récits répètent tous un même schéma narratif, suivant un mouvement qui
peut être décomposé en trois phases : distraction, désertion et dépossession. Il semble que
l’auteur ait voulu répéter une même expérience sur les personnages en variant ses conditions de
mise en place. Pierre Pachet remarque d’ailleurs que « la coupure entre les romans, elle-même,
n'est pas absolue, sans que pour autant ils en viennent à constituer un ensemble soudé »2. Ces
variations interrogent le même mystère dont l’élucidation se refuse à l’auteur, les romans
formulant des questions sans y apporter de réponses artificielles. Selon Thomas, la fiction,
comme la vie, « pour ne pas se terminer, doit poser une question » :
Même une nouvelle, souvent, est pour moi une difficulté dont je sais que je ne peux
m’occuper qu’en la compliquant toujours plus, et en donnant au personnage, en lui
attribuant des gestes ou des intentions qui sortent de lui et pas de moi. C’est ça, le
paradoxe.3
Ces romans peuvent être lus comme diverses mises en récits d’une même expérience. Les
héros diffèrent par leur âge, leur situation, leur sexe, leur passé. Néanmoins, ils vivent tous une
expérience de perte essentielle ; la réalité qu’ils connaissent change brutalement, leur donnant
accès à l’inconnu. Si la distraction implique un mouvement de séparation du personnage (de lui-
même, de son environnement, de sa réalité), la désertion concrétise le désir du personnage qui
quitte un lieu, parce qu’y demeurer n'est pas soutenable. La désertion est donc une réponse à
l’impossible : impossibilité d’un espace, au sens concret ou figuré, voire au sens philosophique
d’un milieu idéal indéfini. La dépossession conclut ce mouvement par l’expérience complète de la
perte, qui est aussi, nous le verrons, une ouverture pour le personnage.
30
Une grande distraction
Les personnages principaux des romans ont en commun une forte propension à la
distraction. Paul de Roux remarque une « étrange absence ou distraction, des sortes de pannes de
l’attention [qui] font tomber [le héros] dans tous les pièges ». Cette « inadaptation au monde qui
l’entoure » produit selon lui « le malaise du lecteur »1.
Ces distractions sont notées dès les premières pages comme une marque distinctive, un
état subi dont ils doivent régulièrement « s’éveiller »2, « se secouer »3, pour revenir à un monde
dont ils s’étaient un instant complètement séparés. Dans La Relique, l’archevêque remarque « la
distraction » du commissaire Didier et s’en félicite comme d’une faiblesse qui lui permettra de
mieux arriver à ses fins avec lui4. Le narrateur du roman lui-même s’étonne de cette disparition
soudaine du personnage, quittant pour l’occasion son détachement pour intervenir directement
dans le récit : « La grande attention s'accompagne de distraction, mais rarement à ce point. Où
êtes-vous, commissaire Didier ? »5.
Paul Souvrault, le héros et le premier narrateur de La Nuit de Londres, remarque au
deuxième chapitre ces moments « de moins en moins rares » qui lui laissent l’impression d’avoir
été « absent de [lui]-même »6. Le personnage, qui vit seul et isolé à Londres, part chaque soir
effectuer de longues marches dans la ville. Ces errances durent parfois toutes la nuit, et sont
l’occasion de réflexions qui sont autant de divagations sur sa place, parmi la foule urbaine et le
monde nocturne. Il établit ainsi la définition du type même de l’homme des foules, « Mr. Smith ».
Cet homme sans identité propre incarne la foule en tant qu’elle est absorbée dans son
mouvement et les lumières de la ville. La description de Mr. Smith occupe tout le premier
chapitre du récit, mais ce personnage créé par Paul Souvrault apparaît régulièrement dans le texte
comme son double, ou son opposé. Le récit se concentre le temps d’une nuit d’errance et de
réflexions, mais celle-ci se situe dans la continuité d’un véritable rituel qui annonce chaque soir
cette sortie en ville, au sein d’une vie très monotone.
Les « légères distractions de la fin du jour » se produisent lorsqu’il se prépare à sa
promenade quotidienne dans les rues de Londres, parce qu’il s’absorbe complètement, « tout
entier » dans ce qu’il fait :
1 Paul de Roux, « A l’écoute d’Henri Thomas », Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005 p.195
2 « elle s'éveilla de sa distraction », Les Déserteurs, op. cit., p.57
3 « Pierre secoua cette espèce de distraction », Les Déserteurs, op. cit., p.28
4 La Relique, op. cit., p.66
5 Ibid., p.82. Suzanne, dans Les Déserteurs, est aussi sujette à de telles « pannes ». Il est fait mention dès le début du
roman de « ces distractions durant lesquelles Pierre cess[e] d'exister de façon si totale que Suzanne en éprouv[e] une
légère stupeur » Les Déserteurs, op. cit., p.19.
6 La Nuit de Londres, Paris, Gallimard, [1956], collection « L’imaginaire », 1977, pp. 24-25
31
Je n’avais pas perdu conscience, naturellement, mais ce dont j’avais eu conscience, c’était
de cirer mes souliers, de me raser, de voir que la nuit venait — de tout ce qui m’entourait,
mais non de moi-même, et c’est pourquoi je peux parler d’absence1.
Durant ces « absences », le personnage essaie de retrouver « quelque chose d’autre », mais
« sans y parvenir, et qui n’avait pas de rapport avec les objets du moment ». Il cherche une part de
lui-même, qui se révèle lorsqu’il accède à un état détaché : « Je me rappelais que j’avais été
tranquille durant cette espèce de distraction : c’était sans doute ce qui subsistait de “moi-même”,
— mon restant de conscience alors que j’étais tout à ce que je faisais ».
Le personnage accède donc à un état autre, séparé de celui dans lequel il vit
habituellement. Il doit faire un effort pour se souvenir de son identité habituelle, comme
l’homme qui s’éveille cherche en sa mémoire les traces des rêves de sa conscience endormie.
Le narrateur est alors « heureux », et ce bonheur provient d’un « calme », d’une tranquillité
apaisante liée à ce sentiment d’absence qui est une forme d’oubli à soi :
Paul Souvrault, tout en restant lui-même (il n’est « pas hanté, ni divisé »), est aussi
confronté à une forme d’altérité. La distraction le sépare des limites de sa propre personne et lui
permet de ressentir le « calme de Mr. Smith », de « l’autre ». L’autre, ressenti d’abord comme
extérieur à sa personne, se révèle lors de ces moments d’absence comme un part de lui. Après
avoir conceptualisé et distancié comme objet de recherche ce type de l’homme des foules, Paul
Souvrault le rejoint dans la distraction. Henri Thomas évoque dans un carnet cette qualité de la
distraction, qui ouvre la perception et abolit les limites : « les distractions éveillées – qui nous
placent peut-être à l’improviste devant des aspects instantanés du monde »2.
La distraction implique une séparation mais aussi une tension du personnage entre
identité et altérité, le monde présent et « le monde absent »3. Cette tension s’accompagne d’une
forme d’attention, d’absorption même dans ce monde autre. La distraction n’est donc pas
entendue comme un divertissement suivant sa conception pascalienne4, à savoir une activité qui
occupe l’esprit et détourne l’attention par l’agitation ou les passions.
32
Elle est au contraire associée à une passivité, une torpeur, un effacement de la conscience.
Elle suscite une immobilité bienheureuse qui se satisfait de la solitude et du silence.
La distraction sépare le sujet de son environnement direct, mais n’est pas une abolition de
l’attention. Elle se distingue aussi de la définition qu’en donne Walter Benjamin dans son texte
« L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée »1. La distraction s’y oppose nettement à
l’attention, au recueillement jusqu’alors de mise dans la contemplation d’œuvres d’art comme les
tableaux. Selon l’auteur, l’homme moderne distrait ne contemple plus, son attention ne se fixe pas
sur un objet. Pour Benjamin, les nouvelles formes d’art reproductible comme la photographie ou
le cinéma sont le signe d’une modification de la perception. La distraction étend alors son
emprise sur les hommes :
Celui qui se recueille devant l'œuvre d'art s'y plonge : il y pénètre comme ce peintre
chinois qui disparut dans le pavillon peint sur le fond de son paysage. Par contre, la
masse, de par sa distraction même, recueille l'œuvre d'art dans son sein, elle lui transmet
son rythme de vie, elle l'embrasse de ses flots.2
Pourtant, dans les romans de Thomas, la distraction induit une forme aigüe d’attention.
Le personnage principal de La Dernière année (1960) est sujet à de nombreuses distractions
que le narrateur relie à des événements traumatiques de son enfance. La première partie du
roman s’attache à décrire les moments clés de l’enfance de Lucien Aubry, tandis que les chapitres
suivants se consacrent à l’intrigue proprement dite du roman — la dernière année d’étude du
héros, qui est aussi l’année où il se détache des liens de son passé. Cette année de formation le
conduit à abandonner le concours de Normale, à quitter l’internat du lycée puis le domicile de
son frère, pour se construire à travers des expériences d’isolement profond et de confrontation à
l’altérité.
Lucien Aubry a rompu avec le monde depuis un déménagement terrible de son enfance.
Cet épisode de séparation majeure constitue un moment déchirant à plusieurs titres : perte de son
amour d’enfance, du lieu même de l’enfance, trahison du frère qui tue son chat sur ordre de sa
mère. Enfin, il s’agit de la perte de la famille dans son entier puisque le trajet du déménagement
représente aussi le dernier souvenir qu’il ait de son père vivant, avant son décès durant la
première guerre.
des Pensées)
1 Walter Benjamin, Ecrits français, texte traduit de Pierre Klossowski, Gallimard, 2003
2 Ibid., chap. XVIII
33
Après ce « moment où la séparation s’[est] faite » 1 , la vie de Lucien se résume à une
« attente pénible »2. Interne dans un grand lycée parisien où il a renoncé à préparer sérieusement
les concours de Normale, il lit par « distraction » 3 de vieux livres désuets. D’ailleurs, son
professeur de philosophie, Laboureur (figure à peine déguisée d’Alain, professeur de Thomas à
Henri IV), l’engage à « couper court à toute rêverie errante », conseil qui « l’avait atteint à travers
sa distraction et son indifférence » mais qui ne provoque chez lui qu’une réaction contraire, une
« indignation qui l’avait fait pas mal rêvasser »4. Face au monde, il « en restait, lui, à constater, sans
rien commenter », « comme absent, dissipé dans le silence »5. La dissipation, autre forme de la
distraction, maintient l’idée de séparation et d’écartement du centre mais lui ajoute celle,
puissante, de la dispersion dans l’espace.
Si le personnage se sépare de son hic et nunc, il n’en demeure pas moins doué d’une grande
attention, et passe « quelquefois des heures à envisager [de] menus problèmes, si absorbé qu’il en
oubli[e] tout à fait sa propre existence » 6 . Il peut s’abîmer dans la contemplation du
« ruissellement de la pluie » 7 jusqu’à se remémorer des souvenirs d’enfance oubliés. La
contemplation d’un feu lui permet ainsi de revivre ses « premières veillées d’enfance »8, car plus
qu’un acte de souvenir il s’agit pour le héros de renouveler une expérience sensible. « Qu’un
enfant ait pris souvent plaisir à promener sa main sur le vernis tiède d’un certain poêle, ce n’est
pas une raison pour que dix ans plus tard il passe près d’une heure à y songer », remarque ainsi le
narrateur. Pourtant, ces songeries l’amènent à éprouver la peur et l’épouvante qui sont nées lors
du déménagement, et à comprendre qu’elles ne l’ont plus quitté9.
Le narrateur relie clairement distraction et attention, affirmant que « celui qui se tait
vraiment est amené à devenir très attentif ». Lucien n’a jamais tenté de sortir de cette « attention
engourdissante » qui le mène à ses « rêveries sans but » ; en deux ans au lycée « le mal était devenu
irrémédiable »10.
Nous retrouvons cette disposition dans le roman Le Promontoire (1961), dans lequel une
profonde distraction sépare le personnage de son environnement, le condamnant à une condition
d’étranger. Le héros, isolé dans un village corse bloqué par la neige, est ainsi « distrait »
soudainement par « la vue des flammes » dans une cheminée.
34
Il se détache alors complètement de la situation et des personnes présentes. Cette
propension à la distraction engendre chez lui une forme de passivité qui précipite le processus de
rabaissement auquel il est soumis dans le village. Le narrateur précise la quotidienneté de ces
distractions : « il m'est arrivé la même chose que tous les jours depuis que je vis seul près de mon
feu ». Il poursuit avec la description du déroulement des distractions, selon le même principe que
dans le récit La Nuit de Londres. Ici, il s’agit d’un rituel autour de l’élément du feu : la manière de
l’allumer, ses composants, son aspect absorbent complètement le personnage : « La chaleur me
prend le visage, les mains, les jambes »1.
La distraction détermine le cheminement des personnages thomasiens. Elle provoque une
division et une séparation d’avec le monde commun. Tendu entre les deux pôles, le personnage
est réduit au silence. Il ne peut plus communiquer avec ses semblables car il est absorbé dans ses
distractions qui lui sont nécessaires, parce qu’elles le libèrent d’une réalité ressentie comme un
enfermement. C’est ainsi que Lucien Aubry, héros de La Dernière année, définit la vie comme une
épreuve allégée par les distractions : « Incertitude, hasard, faiblesse, — elle n'était guère que cela,
— avec des moments de distraction comme sous la pluie d'orage »2.
« Etats d’absence » 3 , de vacuité, d’arrachement à la réalité, les distractions sont une
première fuite avant la désertion, une évasion intérieure qui en constitue la première étape. Marie-
Hélène Gauthier-Muzellec, dans son livre La Poéthique, évoque à ce sujet les « désirs centrifuges
vécus comme des états subis et paralysants mais qui ouvrent la fuite libératrice hors des entraves
à ce que l’on sent être soi-même »4. A cause de cette vacuité, les personnages se laissent prendre
par « l’autre » (Mr. Smith, image d’un feu de cheminée ou souvenir), premier signe d’une
dépossession plus profonde.
Les personnages ont déjà refusé un lien social avec le monde et demeurent dans un entre-
deux qui n’est pas tenable, jusqu’au moment de basculement. « Ils ont eu tous les deux cette
petite distraction que j’avais quand je criais orphelin, et bien d’autres fois, et cela a été suffisant
pour qu’ils passent de l’autre côté »5, explique Stéphane Chalier dans Le Parjure (1964), lorsqu’il
tente de décrire le comportement de ses proches et l’instant crucial d’un passage à un autre état.
merveilleux », Henri Thomas, Choix de lettres 1923-1993, Gallimard, Paris, 2003, p.178
4 Marie-Hélène Gauthier de Muzellec, La Poéthique, Paul Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros, op. cit., p.260
5 Le Parjure, op. cit, p.78
35
Les déserteurs
Les distractions des personnages sont des prémices à leur tentation de déserter, une
désertion qui se réalise plus ou moins selon les romans. Car les personnages des romans d’Henri
Thomas font mentir cette affirmation d’un personnage des Déserteurs, selon lequel « on ne s’en va
pas avec les bohémiens, cela n’existe plus »1.
Dans l’univers pourtant réaliste qui les voit évoluer, il est possible, voire fréquent, de
s’enfuir à la suite d’un « camp volant ». Suzanne, dans Les Déserteurs, exprime cette sentence pour
se convaincre de ne pas succomber à la désertion, après une des distractions dont elle est
familière. Elle a rencontré le Docteur Praince à l’hôpital de Bordeaux où elle rendait visite à un
malade avec son compagnon Pierre. C’est là que le docteur, reconnaissant en Pierre un camarade
d’Yves Sorge, le cousin de Sabatini, les aborde pour les décider à partir à sa recherche.
Suzanne rentre seule à l’hôtel, à pied, alors que les deux hommes discutent de Sabatini.
Elle est dépassée par un motard dont la vision la plonge dans une rêverie profonde qui est déjà
désir de fuite :
Certainement, si l'homme lui avait offert de monter sur le siège arrière, elle aurait
accepté […]. Elle appuierait tout d'un coup ses lèvres là, entre les cheveux et le col de la
veste épaisse ; il y aurait un immense tournant dans l’ombre d’une montagne, et ensuite
une autre courbe de la route inondée de lune. L’homme n’aurait pas de nom, pas
d’histoire, il ne lui aurait pas dit un mot.2
L’homme sans nom et sans histoire, voilà bien la figure du déserteur, celui qui a
abandonné son identité qui a osé « devenir une autre personne dont [il] ne sa[it] pas le nom »3.
Après s’être « éveill[ée] de sa distraction », Suzanne vit une autre « rencontre » 4 . Elle
aperçoit une gitane en robe rouge assise dans une remorque accrochée clandestinement à un
camion. Impulsivement, Suzanne s’accroche à un des barreaux rouges de la remorque en
mouvement. Une « défaillance », un abandon de force, lui fait lâcher la « cage » et la perdre de
vue. Elle se contente finalement d’envoyer des baisers à la fille. C’est alors que Suzanne déclare
l’impossibilité du départ éminemment romanesque avec le bohémien, mais la distraction et la
tentation jusqu’au vertige de la désertion ont laissé leur marque, « le saisissement d'une surprise
sans nom »5.
36
Le personnage est saisi, c’est-à-dire pris, arraché, « saisissement » redoublé dans le texte
par la « surprise » qui est à comprendre dans son sens premier (fait d’être pris). Au contraire, la
fille la regarde « sans étonnement », avec la tranquillité de celle qui sait déjà qui elle est.
La « surprise » de Suzanne précipite déjà la perte de repère propre à la désertion, qui
touche autant son langage que son identité. L’homme et la surprise sont « sans nom », tout
comme « la fille », qui n’est décrite qu’à travers des clichés attachés à la représentation des gitanes
(chevelure noire, anneau à l’oreille, cigarette, robe rouge, peau très brune entrevue sous la jupe).
L’inscription sur le camion semble à Suzanne écrite « en langue étrangère » alors même que le
véhicule roule lentement et juste en face d’elle. La défaillance de Suzanne est de courte durée, et
cet épisode amorce la véritable désertion à venir : elle décide peu après, sans en informer son
compagnon, de partir jusqu’en Corse à la recherche du déserteur Sabatini.
Contrairement à la distraction, qui est un état subi (même si les personnages ne font rien
pour le contrer), la désertion est une rupture délibérée, voulue comme définitive. Elle contient
deux aspects : la fuite physique, le déplacement vers un lieu sauvage, autre, inconnu (que
représente la fille en rouge de Suzanne), et l’abandon de tous liens, familiaux, sociaux,
professionnels, qui va jusqu’à la perte de l’identité du personnage. La désertion est donc
séparation radicale, mais se prolonge aussi dans la recréation d’un autre espace, d’un autre temps
et d’un autre être.
Tous les romans de notre corpus présentent des déserteurs ou des personnages tentés par
la désertion, mais la désertion est rarement complète, et la séparation n’est pas toujours suivie de
recréation. Certains personnages sont des « déserteur[s] complet[s] »1 et vont de la distraction, à la
séparation et à la recréation, même temporaire. Sabatini, dans Les Déserteurs, est le type même, le
modèle exemplaire du déserteur. Il a accompli une désertion militaire puisqu’il se fait passer pour
mort auprès de son régiment, à Tunis, pendant la guerre. Il a changé d’identité, abandonnant le
lorrain Claude Sorge au profit du corse Sabatini, et rompu tous les liens affectifs liés à son passé,
pour se recréer une vie en Corse, où il est propriétaire d’un café dans un village. Ce personnage
fonde son identité sur celle du déserteur. Sa vie est une série de fuites, de disparitions soudaines,
et lorsque feindre la mort ne suffit plus pour disparaître, le personnage décède d’un accident de
voiture « parce qu’il était chassé de son silence et que le seul moyen de regagner son silence était
de mourir »2.
1 Les Déserteurs, op. cit., p.111. C’est ainsi que Pierre définit Sabatini à un ami londonien.
2 Ibid., p.199
37
Cette désertion poussée à son paroxysme en montre déjà les limites : « Sans doute
Sabatini pressentait-il l'offense depuis longtemps, et lorsqu'il a voulu mourir, c'est qu'il savait qu'il
n'avait pas changé d'être ; autrement il aurait été invulnérable… »1.
Les Déserteurs, comme son titre l’indique, réfléchit cette question sous de multiples formes.
Tous les personnages principaux sont pris par la désertion : Sabatini, mais aussi Suzanne, qui part
à sa recherche pour disparaître ensuite de la vie de Pierre. Dans le village où elle retrouve le
déserteur, elle rencontre l’écrivain Wright venu quelques temps pour écrire, mais qui fuit en
barque à la fin du roman en emmenant la petite Angèle traumatisée par la mort de Sabatini,
changeant de vie et rompant avec sa famille 2. L’étudiant en pharmacie Zevaco qui travaille dans le
bar de Sabatini ne retourne jamais à Aix-en-Provence 3 pour terminer ses études et demeure
s’occuper du bar « Le Promontoire » après la mort de Sabatini, usurpant tout simplement sa
place4. Le bar du déserteur fait signe vers le roman éponyme publié dix ans après. Dans ces deux
romans, les personnages ne peuvent quitter le village corse qu’après avoir déserté leur vie
précédente. En 1961, Thomas choisit de se concentrer sur un seul personnage du Promontoire, et
de décrire une séparation plus radicale avec le monde en la rendant plus intérieure. Il est pourtant
évident que les thèmes abordés dans le roman Les Déserteurs préfigurent ceux qui sont développés
dans Le Promontoire.
Plusieurs personnages des Déserteurs expriment ainsi directement leurs réflexions au sujet
de la désertion.
Le docteur Praince exprime à plusieurs reprises5 sa théorie sur la désertion, qu’il associe à
une « explosion des forces » de l’homme, à trente-cinq ans, pouvant provoquer sa métamorphose.
C’est ainsi qu’il explique l’itinéraire du marin Mathieu Lourcin, et de son ami Sabatini. Cette
théorie provoque l’étonnement, et même « l’irritation » (pour Pierre 6 ) ou la colère (pour
Suzanne7), des personnages qui l’entendent. Praince, personnage assez antipathique du roman,
qui se place à la fois en victime et en observateur de l’histoire, tente de rationaliser ce qui ne peut
l’être. Au contraire, l’écrivain Wright essaie de le comprendre sans pour autant le généraliser. La
confiance de Praince en la logique est une illusion.
établi que la volonté d’en sortir fit bientôt place, chez Zevaco, à une profonde résignation » ; « il avait trouvé ce qu’il
cherchait », Ibid., pp.221-222
5 Ibid., pp.44-51, 67, 226
6 Ibid., p.50
7 Ibid., p.99
38
Comme le souligne Pierre lors d’une conversation, « on ne sait pas ce que cherchent les
déserteurs »1, parce qu’ils ignorent eux-mêmes l’objet de leur quête. Praince est possédé par une
curiosité qui confine au voyeurisme au sujet des déserteurs (« la curiosité est ma passion »2, dit-il à
Pierre), mais il est incapable de suivre leur trace, comme le constate le narrateur3.
Une fois les théories de Praince écartées, c’est sans doute l’écrivain Wright qui nous
éclaire sur le sujet. Il introduit la notion fondamentale de la nécessité de la désertion, qui fonde en
partie l’innocence des déserteurs, introduisant une thématique dominante du roman Le Parjure.
Selon Wright, personne ne peut prouver que Sabatini n’avait pas agi « par devoir », « à l’instant
même où il avait si hasardeusement déserté ». Il émet l’hypothèse que « fuir, changer d’existence,
faire peau neuve — c’était là seulement l’apparence », concluant que « tout ce qu’on avait dit de
lui n’allait pas au-delà »4. Le mystère Sabatini demeure entier, et sa prétendue culpabilité, comme
celle des autres déserteurs, ne peut être l’effet que d’une apparence trompeuse.
Wright se dit persuadé à la fin du livre que Sabatini « avait toujours obéi à une nécessité à
peu près inexprimable, bien qu’elle n’eût rien de mystérieux ». Cette même nécessité le pousse à
sauter dans la barque d’Angèle le soir de la mort de Sabatini et à fuir avec la jeune fille.
Cette conception de la désertion rejoint celle de Pierre, l’ami de Suzanne, telle qu’il
l’exprime lors d’une conversation avec un ami anglais, deux ans après l’histoire qui nous est
contée. Cet ami, Davison, est qualifié de déserteur par Pierre, mais c’est un déserteur très
particulier, qui déserte dans « l’immobile ». Il incarne déjà le type de déserteur que privilégie
ensuite Thomas dans ses romans. Il peut « passer des journées entières dans [sa] chambre sur le
jardin, presque sans bouger »5, dans la contemplation du ciel :
— Mais, mon cher Peter, demanda-t-il, quand vous désertez — naturellement, je
n’emploie pas du tout le mot comme un blâme —, vers quoi allez-vous ? Qu’est-ce que
vous cherchez ? Qu’est-ce que vous trouvez ?
— Par exemple les fumées qui sortent des toits. Quelquefois un souvenir.6
— N’importe lequel ?
militaire à Dijon pour John Perkins, récit clé d’enfance (à Gijon, par un étrange effet d’écho) pour Stéphane Chalier
dans Le Parjure, déménagement traumatique pour La Dernière année…
39
— Je ne crois pas ; il me semble qu’ils ont tous un point en commun. […] J’ai le
sentiment que le souvenir ne vient pas seul, qu’il y a quelque chose derrière lui, et
toujours la même chose — un objet précis que je pourrais décrire exactement si j’arrivais
à le voir.1
Pierre ajoute ensuite cette pensée singulière, qui rejoint celle de Wright sur la nécessité de
déserter : « Ce sont les autres qui désertent en faisant ce qu’on appelle le devoir, et vous qui vous
occupez de ce qui compte… »2.
Le déserteur poursuit donc l’opération initiée par le distrait qui cherche et sent lui aussi ce
qui se cache derrière le visible. Ce roman publié au début de la période étudiée, en 1951, semble
annoncer les différents types de personnages qui sont ensuite développés dans les récits. Thomas
y énonce des questionnements et y propose des thématiques qui demeurent au cœur de son
travail durant deux décennies3.
Le personnage principal du Parjure évolue lui aussi de la séparation à la recréation.
Stéphane Chalier a rompu avec les autres et les devoirs que la société lui imposait. Déserteur, il a
littéralement rendu désert l’espace qu’il a définitivement quitté afin d’aller vivre ou écrire
« Hölderlin en Amérique »4 plutôt que de l’étudier aux côtés de son père le professeur, comme il
l’annonce avant son départ. Il abandonne en effet sa famille, femme, père et enfants, qui vivent
avec lui en Belgique, pour refaire sa vie et se remarier en Amérique. Cette alliance le rend
coupable d’un parjure, puisqu’il n’a pas signalé aux autorités qu’il était encore marié.
Le terme d’abandon revient très souvent sous la plume du narrateur, un ami et qui a pour
charge de relater son histoire. Bien plus que du parjure lui-même, c’est de l’abandon qu’il le juge
coupable, et il peine à lui pardonner ce qu’il considère comme une trahison 5. La rupture est
brusque là aussi : au début du roman, l’étudiant qui souhaitait auparavant se spécialiser sur
Hölderlin cumule les petits travaux « mal payé[s], temporaire[s], mais sans trop chercher, sans
beaucoup parler »6 depuis trois ans.
fondant dans la foule nocturne des rues de Londres, jusqu’à en perdre son identité et enfin sa vie, lui aussi lors d’un
accident. Il s’agit pour le personnage principal d’être « dans ces rues comme au fond d’un puits, avec [s]a vérité » (La
Nuit de Londres, op. cit., p.136). Fasciné par l’état d’absence, animé par la volonté de pousser la distraction jusqu’à la
séparation totale, Paul Souvrault trouve dans la mort l’oubli complet qu’il recherche : « mais si la vérité de la foule est
l’absence, la mort de Y. dans un appartement de Kensington peut être considérée aussi bien comme l’arrivée à la
vérité » (Ibid., p.55).
4 Le Parjure, op. cit., p.20
5 « s’il était coupable, il ne l’était pas seulement de parjure devant les autorités américaines, mais d’abandon de sa
40
Il oppose ses difficultés anciennes, notamment pour converser avec son père ou avancer
dans ses travaux d’étudiant, à la « libération » 1 qu’il ressent dans sa nouvelle vie. Stéphane
abandonne son identité d’intellectuel, lisant de moins en moins et renonçant à préparer un
diplôme universitaire, mais aussi tous les liens2 qui le ramènent à sa vie en Belgique. S’il ne change
pas à proprement parler de nom, comme l’a fait Claude Sorge, son identité n’en est pas moins
modifiée, et celui qui est parti sous le couvert d’écrire « Hölderlin en Amérique » semble peu à peu
devenir cet Hölderlin fantasmé, comme le fait remarquer Jacques Derrida dans son article sur Le
Parjure :
Hölderlin en Amérique, sera-ce le titre d’une œuvre à venir, comme tout semble le donner à
penser ? ou bien, à travers l’œuvre, le nom propre, à peine la métonymie, au fond
l’autographe de son propre devenir à venir ? Ne sera-t-il pas, lui-même, Hölderlin en
Amérique ?3
Cette existence en Amérique est « une autre vie, exactement ce qu’il voulait en s’enfuyant
après une dernière querelle avec Chalier père » 4. Le début du roman nous présente Stéphane
dormant dans sa voiture et travaillant temporairement à la cueillette de fraises, existence précaire
qu’il conserve durant tout le récit, accomplissant un large mouvement de la côte est des Etats-
Unis à l’ouest, en passant par l’Iowa où il rencontre sa nouvelle femme Judith, pour retourner
ensuite jusqu’à l’extrême Est, l’océan de nouveau et l’île de Hag5.
Le Parjure explore la thématique de la désertion en réfléchissant les questions de l’abandon
et de l’oubli. Si Stéphane Chalier commet un parjure, c’est parce qu’il ne pense pas à sa famille en
Belgique, qu’il a tant changé de vie qu’il en a oublié la première :
— Mon cher Stéphane (et c’est la première fois que je l’appelais par son prénom, tout
naturellement, instinctivement, par grande amitié !), mon cher Stéphane, ce n’est pas moi
tout de même qui ai un petit peu manqué de mémoire le jour où vous vous êtes marié.
Il dit :
— C’est vrai. Figurez-vous que je n’y pensais pas. Merci. Je crois que la visite est
terminée. Inutile de vous déranger à l’avenir.6
p.31
4 Le Parjure, op. cit., p.11
5 En passant par la Géorgie (où Stéphane est commis voyageur d’une encyclopédie technique), New York,
Washington (où réside la mère de Judith), l’université de Westford dans le New Hampshire.
6 Le Parjure, op. cit., p.134
41
Cet extrait est longuement glosé par Jacques Derrida dans son article « Le parjure, peut-
être (“brusques sautes de syntaxe”) », déjà cité. Soulignons après lui les liens ténus qui unissent
désertion et mémoire, mémoire de soi-même et des autres. Les déserteurs sont à la marge de la
société parce que, comme le héros du Parjure, ils ont commis cette faute : ne pas penser qu’ils
devaient se rappeler, qu’ils avaient un devoir de mémoire, qu’ils devaient ne pas oublier et ne pas
s’oublier eux-mêmes. Avoir oublié leur identité de sujet, leur identité à eux-mêmes, voilà la faute
commise par les déserteurs aux yeux de la société, selon Jacques Derrida : « Je ne pensais pas,
j’oubliais, c’est un fait, que, comme l’identité à soi du sujet, la mémoire est, ou plutôt doit, devrait
être une obligation éthique : infinie et de chaque instant »1.
L’« amnésie ou la distraction »2 à l’origine du parjure commis par Stéphane provoquent les
nombreuses désertions des personnages de Thomas. Modifiant leur identité, elles leur offrent la
possibilité d’être multiples, ainsi que l’explique Jacques Derrida :
C’est comme si je n’étais pas le même, comme si « je » n’était pas identique à plusieurs
moments de l’histoire, de l’histoire à raconter ou à rappeler, voire à plusieurs instants du
jour ou de la nuit, dans la veille ou le sommeil, la conscience ou l’inconscient, voire avec
différentes personnes, avec tous les autres en somme auxquels me lient des engagements
différents, tous aussi impérieux, tous aussi justes mais incomparables, intraduisibles les
uns dans les autres.3
La désertion entendue comme principe de séparation est donc intimement liée à l’oubli.
Le personnage principal du Promontoire demeure pour quelques semaines dans le village corse de
Lormia avec sa femme et sa fille afin d’y accomplir son travail de traducteur. Il finit par s’installer
définitivement dans le monde qu’il a intégré au prix d’une séparation totale d’avec l’ancien,
devenant berger et croque-mort et se séparant de sa femme et de sa fille pour vivre dans le plus
complet isolement, et dénuement. Narrateur de ce récit, le héros s’inquiète d’une forme d’oubli
qui le gagne, constatant avoir « admis à un moment donné que, non, que c'était fini, qu[’il] ne
reverrai[t] plus [sa famille], qu[’il] étai[t] parti pour autre chose »4.
1 Jacques Derrida, « Le parjure, peut-être (“brusques sautes de syntaxe”) », art. cit., p.17
2 Ibid., p.46
3 Ibid., p.18
4 Le Promontoire, op. cit., p.83, p.103 Le héros de La Dernière année abandonne lui aussi sa carrière (la préparation des
concours de Normale), ses camarades de khâgne, sa famille. L’abbé Dumas qui mène l’enquête au début du récit La
Relique s’enfuit avec une prostituée repentie et s’installe clandestinement en Savoie avec elle, où il travaille dans un
garage à autos, tandis que le commissaire de police et apprenti écrivain qui a repris les recherches démissionne à la fin
d’une enquête où il découvre le grand principe nécessaire à la tranquillité. Les personnages principaux des romans
sont donc tous sujets à la désertion ou à sa tentation.
42
La désertion demeure parfois un désir inassouvi, comme dans le roman John Perkins
(1960), pourtant publié la même année que La Dernière année et seulement un an avant Le
Promontoire. Il forme, avec Le Parjure, l’un des deux romans au thème « américain » rendant
compte du séjour de Thomas aux Etats-Unis, lorsqu’il travaille à l’université Brandeis. Pourtant, il
en constitue nettement la part sombre, et demeure l’un des romans les plus noirs de Thomas.
John Perkins vit avec sa femme Paddy dans un temps et un espace figés, mortifères. Le
récit décrit leur quotidien jusqu’à la mort de Paddy et la fuite de John. John survit à son quotidien
étouffant en partie grâce au souvenir d’un moment de liberté et de bonheur absolus, à Dijon, lors
de son service militaire. Il rêve de retourner à Dijon, d’être à nouveau « Jean »1 et plus John, de
déserter pour changer d’identité. S’il ne passe pas à l’acte, il « déserte » d’une autre manière, en
commençant à reproduire une fresque de Dijon, en secret, dans sa cave, à partir d’une vieille
photographie. Cette peinture n’a pas vocation à représenter fidèlement un souvenir, puisque John
réalise vite que « ce n'était pas lui non plus, ce soldat. Ce n’était personne » 2 . Elle est une
échappatoire provisoire à la vie terrible de John, une tentative de renouer avec ce qu’il a perdu, de
recréer un espace de liberté dans sa réalité. Cette fresque devient la désertion du personnage, sa
séparation provisoire d’avec son monde, mais aussi une promesse de désertion future. Allongé
sur sa couchette, le personnage observe la fresque et songe à son départ futur, lorsqu’il aurait
terminé sa peinture. Alors, « il s’en irait, laissant la porte de l’atelier ouverte, le projecteur allumé.
Il s’en irait avec sa valise, il travaillerait ailleurs, à Chicago, à Détroit, et Paddy entrerait dans
l’atelier, elle verrait John et la petite Française, et tout serait dit… »3
La tentation de la désertion est liée au fantasme d’une renaissance totale, mythe qui
« travaille » Henri Thomas lorsqu’il séjourne en Corse et écrit Les Déserteurs, ainsi qu’il l’explique à
Christian Giudicelli4. Ceci explique l’importance du motif de la disparition dans les narrations,
que constate le narrateur des Déserteurs au sujet des personnages du récit :
Il a disparu comme les deux autres vont disparaître tout à l’heure, comme Suzanne a
disparu, voici deux ans, comme toute une existence s’est effacée. Puisque c’est nécessaire,
à quoi s’en attrister ? Mieux vaut faire méthodiquement les valises.5
43
Ce désir d’une renaissance totale mène certains personnages à la mort, puisqu’elle est la
« métamorphose […] complète et irréfutable »1, comme l’exprime le narrateur des Déserteurs.
Les romans d’Henri Thomas interrogent tous la possibilité même de la désertion, ses
conditions et ses conséquences, en multipliant les figures du déserteur. Comme souvent chez
Henri Thomas, le lecteur n’a pas de solution au problème de la désertion, et ce qui fait office de
conclusion est souvent encore plus énigmatique.
« Autant dire que les déserteurs trouvent les crabes en train de les dévorer. En somme,
l’interrogation restait entière »2, conclut Pierre dans Les Déserteurs. La désertion est une recherche,
puisque la désertion totale ne peut aboutir qu’à la mort, comme l’histoire de Sabatini ou celle de
Paul Souvrault le montrent. « Pas plus de désertion parfaite que de compromis parfait », écrit à ce
sujet un grand ami d’Henri Thomas, André Dhôtel, dans un article intitulé « De Rimbaud à John
Perkins » 3. Il établit un lien entre l’univers de Thomas et celui de Rimbaud, poète capital pour
l’auteur, en évoquant leur mutuelle « recherche d’une désertion totale, afin de préserver le trésor,
on ne sait quel trésor, mais le trésor qui n’est ni justice, ni vérité, ni mystique ni génie ».
44
La dépossession est une thématique essentielle de l’univers thomasien1, déclinée dans tous
ses récits, du Seau à charbon au Croc des chiffonniers. Elle implique des points fondamentaux de son
écriture romanesque : quête intérieure des personnages dépossédés, expérience de la perte et de la
disparition, modification de la perception et de l’expression (la dépossession atteint aussi le
langage), dénonciation des illusions et passions néfastes, rupture et tentation de la renaissance.
Tristan le dépossédé, écrit en 1972 sur le poète Tristan Corbière, est par ailleurs le seul essai de cette
envergure publié par Thomas, et se consacre en partie à cette notion.
Il est publié peu après les romans de notre corpus, nous incitant à penser que le concept
de dépossession a été travaillé par l’écrivain pendant toute cette période. Dans cet essai, Henri
Thomas étudie le parcours poétique et existentiel de Tristan Corbière comme un chemin vers une
dépossession complète et « un insolent et mystérieux acquiescement à l’être auquel l’avoir fai[t]
obstacle »2.
La dépossession, pour Henri Thomas, obéit à des lois définies et suit des étapes qui
prennent parfois la forme d’une quête inversée, quête vers le rien et la perte, ou d’un ascétisme
dont on ne peut que constater des influences notables (Georges Bataille et L’Expérience intérieure,
publiée en 1943, les poètes du Grand Jeu, la lecture des mystiques chrétiens comme
Swedenborg), sur lesquelles nous reviendrons.
Observons déjà la récurrence manifeste de ce mouvement de dépossession qui fait suite à
celui de distraction et de désertion, et le clôt dans une rupture finale et définitive.
Le premier temps de la dépossession est celui du dénuement. Il se traduit par la perte
matérielle et affective, la rupture d’avec la société, un refus général à emprunter la voie commune,
volonté qui « ne va pas sans risque : il se pourrait que le héros désinvolte fasse erreur, dans son
refus, et que l’erreur soit si complète qu’ils ne puissent, la femme et lui, qu’en mourir… de rire »3.
Cette volonté se matérialise dans la désertion des personnages ; dans Le Parjure, elle se traduit par
le refus de Stéphane de se plier aux exhortations de son père qui lui répète : « “Tu n’as pas encore
trouvé ta voie”, et cela voulait dire que Stéphane ne savait pas choisir un sujet de diplôme »4.
1 Selon Hervé Ferrage, la dialectique profonde de son œuvre est la suivante : « la dépossession et la grâce y sont
l’envers et l’endroit d’une même réalité, d’une seule expérience », dans « Henri Thomas, la dépossession et la grâce »,
La Nouvelle Revue Française n°501, Paris, Gallimard, oct. 1994, p.56
2 Tristan le dépossédé, op. cit., p.71
3 Ibid., p.59
4 Le Parjure, op. cit., p.20
45
A cette « voie », visant à relier directement un point à un autre, Stéphane va opposer
l’étroitesse et la particularité du « chemin » et du « sentier » : « Recherche du chemin, que tout
cela, ou plutôt du sentier, de la ligne imperceptible qu’il suivait depuis lors et sur laquelle il se
tenait arrêté, cette nuit »1. Il s’agit alors d’un accès détourné, dont l’intérêt ne réside pas dans sa
finalité mais dans le cheminement lui-même (« ni Père ni Maison en réalité — seulement la route
— » 2 ). D’ailleurs, la fin du roman, sur l’île de Hag, montre l’abandon de tout sentier, et les
personnages sont plongés dans ce que Thomas a pu nommer « la vie totale »3, une « ouverture
béante » sans « sentier tracé », où ils « ne cherch[ent] pas le chemin »4. « Ecoutez donc ce que
nous avons trouvé, à défaut de nos voies […] — nous avons trouvé que nous vous aimions »5,
indique ainsi le narrateur à la fin du roman.
Les héros dépossédés, dévoyés, paient ce choix par une vie de dénuement. Pierre et
Suzanne, au début du roman Les Déserteurs, « prolongeaient leur séjour à Bordeaux ; ils ne
pouvaient bouger faute d’argent »6. La décision de Lucien, dans La Dernière année, d’abandonner
une carrière professorale et de ne pas vivre avec sa famille, a pour conséquence une existence
précaire dans « l’espèce de taudis-entresol » d’une connaissance récente, Marcellin, où il vit de
traductions éparses et d’un livret de caisse d’épargne qui ne peut, « en vivant aux moindres
frais »7, ne lui durer que trois mois. Ce dénuement obéit à une nécessité, celle de refuser une
« conversion à l’utile » 8 , celle de l’acceptation d’un cheminement qui peut conduire à une vie
privée de confort. Le dénuement est alors un facteur auquel il faut, comme pour le reste de
l’expérience de dépossession, consentir, comme le rappelle le narrateur du Parjure :
question, ni réponse, il n’avait pas de compte à rendre », La Dernière année, op. cit., pp.110-111
9 Le Parjure, op. cit., p.187
46
[…] j’ai eu tout un long moment la certitude que j’étais misérable définitivement, —
beaucoup plus pauvre que je ne l’étais en réalité, comme si cette station de Piccadilly me
dépouillait d’avance de mon logis, de mon salaire, du peu d’argent laissé en France.1
refus des moutons page 116 : « J'ai dit nettement : “Non. D'abord je vais partir, je quitte Lormia quand on pourra
47
Le héros quitte d’abord l’hôtel, trop cher parce qu’il n’a pas saisi l’occasion d’un travail
mieux rétribué, avec sa famille, pour habiter dans une vieille maison du village. Les conditions de
vie sont telles que sa femme décide de partir, rupture qui marque l’accélération de la déchéance
du personnage. Il habite finalement seul dans une masure délabrée, à l’extrémité du village, près
du promontoire, se nourrissant de purée de pois et de vin chaud, et a la sensation croissante
d’être « pris »1 à jamais dans ce village. « Encore boire, boire, regarder, boire »2, résume-t-il ainsi sa
situation de dépossession complète.
La dépossession se caractérise donc par un dénuement acquis ou progressif ; le
personnage vit une déprise « du confort moral, intellectuel, esthétique, qui l’a bercé jusque-là. Et
il n’en reste pas là »3.
S’il n’en reste pas là, c’est qu’alors le personnage « n’est dépossédé que de ce qui n’est pas
lui », et à ce titre la dépossession est « illusion elle aussi, ou du moins n’était qu’une étape », qui
doit être franchie. Pour atteindre « la grande dépossession » 4 , le personnage doit donc se
déposséder de lui-même, forme de renoncement qui peut se concevoir comme un dépouillement
intérieur, une rupture de la frontière même qui sépare intériorité et extériorité.
L’archevêque dans La Relique indique ainsi que « quelque chose s’était détaché de lui,
quelque chose qui avait dû faire partie de lui, non pas comme un vêtement […] quelque chose
dont l’absence le rendait extrêmement faible, sans lui faire mal »5. Ce renoncement intérieur est
celui d’un certain degré d’existence qui se base à la fois sur un idéal (de la vie, de l’écriture), sur
des certitudes, sur une appartenance à une communauté d’où le personnage s’éjecte.
Le renoncement atteint alors tout ce qui constitue, pour Henri Thomas, non une
distraction mais un divertissement, passions et activités illusoires qui empêchent le commissaire
de La Relique de trouver son principe de tranquillité.
circuler.” / Il s'est mis à rire ». Au chapitre suivant, le personnage avoue pourtant la progression de son troupeau :
« J'ai deux moutons, maintenant » (p.134).
1 Le Promontoire, op. cit., pp.81, 117, 123, 129, 148.
2 Ibid., p.119.
3 Tristan le dépossédé, op. cit., p.90
4 Ibid., pp.72, 115, 110
5 La Relique, op. cit., p.98
48
Mais, contrairement au renoncement tel qu’il a pu être défini par Michel Foucault dans Le
Souci de soi1, cette pratique suivie par les personnages principaux vaut en partie pour elle-même,
pour ce qu’elle modifie dans leur conscience et leur rapport au monde, le mouvement profond
qu’elle initie en eux ; elle n’est pas qu’une série d’épreuves visant à « mesurer et […] confirmer
l'indépendance dont on est capable à l'égard de tout ce qui n'est pas indispensable et essentiel »2.
Le renoncement doit atteindre l’être même des personnages, et le dénuement se faire
dénouement, libération qui n’est atteinte que par quelques personnages : le « prisonnier cesse de
tirer sur ses liens et ce renoncement même paraît abolir ces liens, et les murs de l’oubliette
devenus transparents sur un monde lointain »3.
Espoir comme désespoir s’effaceraient dans cette perspective, « l’avenir s’annul[ant] en
une sorte d’éternité sans profondeur, inerte comme la confrontation de l’Idole et de l’idolâtre »4.
Cette dépossession totale semble bien atteinte par les personnages du Parjure dans l’île de
Hag, où même leur identité est menacée. Fuyant la justice américaine, Stéphane, Judith, deux
enfants et le narrateur sont retranchés dans l’île où ils vivent très pauvrement. Ils ont pour seule
compagnie un vieillard maléfique, (« Old Nick », l’une des appellations du Diable en langue
anglaise), qui devient de plus en plus menaçant, et sa femme. Entendant des coups de feu dans
l’île, le narrateur et Stéphane, inquiets, partent à la rencontre des enfants. Ils vivent alors une
expérience de dépossession extrême, cheminant dans la boue et le sang d’animaux mis à mort par
le vieil homme.
Le narrateur est d’abord qualifié d’insecte, une « empuse appauvrie »5, avant de s’identifier
au cheval tué par le vieux Nick, comme Stéphane devient le cochon abattu (« C'est moi. Le
cochon, c'était moi »6).
1 Histoire de la sexualité t.III, Gallimard, 1994. Michel Foucault y développe les formes que prennent le « souci de soi »
et les « pratiques de l’ascèse » chez les philosophes antiques, explorant divergences et continuations avec l’ascétisme
chrétien des premiers siècles et notre civilisation. Notons que Marie-Hélène Gauthier Muzellec a longuement étudié
les liens qui unissent Henri Thomas avec les philosophes antiques (entre autres l’influence du stoïcisme et de
l’épicurisme.)
2 « Mais surtout la finalité de ces épreuves n'est pas de pratiquer le renoncement pour lui-même ; elle est de rendre
capable de se passer du superflu, en constituant sur soi une souveraineté qui ne dépende aucunement de leur
présence ou de leur absence. Les épreuves auxquelles on se soumet ne sont pas des stades successifs dans la
privation ; elles sont une manière de mesurer et de confirmer l'indépendance dont on est capable à l'égard de tout ce
qui n'est pas indispensable et essentiel. Elle ramène, pour un temps, au socle des besoins élémentaires, faisant
apparaître ainsi dans les faits à la fois tout ce qui est superflu et la possibilité de s'en passer. Dans le Démon de
Socrate, Plutarque rapporte une épreuve de ce genre dont la valeur est affirmée par celui qui, dans le dialogue,
représente les thèmes du néo-pythagorisme ; on commençait par s'ouvrir l'appétit par la pratique intensive de
quelque sport; on se plaçait ensuite devant des tables chargées des mets les plus succulents, puis après les avoir
contemplés, on les laissait aux serviteurs et on se contentait soi-même de la nourriture des esclaves », Le Souci de soi,
op. cit., p.75
3 Tristan le dépossédé, op. cit., p.120
4 Ibid., p.121
5 Le Parjure, op. cit, p.201
6 Ibid., p.219
49
La dépossession, qui était d’abord dénuement matériel, touche donc aussi les frontières
du sujet qui perd ses repères identitaires. Le narrateur demande ainsi : « est-ce que j'ai rêvé,
Judith, il parlait bien à ce sable, pas à moi ? Le sable ou moi, c'est la même chose »1. « L’éternité
sans profondeur » évoquée par Thomas semble alors atteinte, puisque le narrateur souligne à
plusieurs reprises l’absence de mouvement temporel dans leur situation :
Mais cette nuit sera comme les autres, elle passera et il en viendra toujours une autre. Et
c’est cela, l’horreur, dite, Chalier, c’est à cela que vous pensiez en déplorant de m’y
entraîner ? Mais vous en parliez parce que vous étiez sûr que cela allait finir. Vous vous
êtes trompé. Trop d’espoir, comme toujours ! Trop de souffrance !2
Plus loin dans le texte, le narrateur explique que ce qui leur arrive n’est que « la même
chose » que ce qui s’est passée auparavant : « C’était la même chose, oui, la même chose, la même
chose, je n’en sortais pas »3.
Le personnage principal du Promontoire atteint quant à lui cet état en dehors de l’espoir et
du désespoir, dans le dénuement et l’immobilité ; il s’exprime son étonnement sur ce sujet dès le
début du récit :
A supposer que j’aie tout à coup la certitude absolue, la preuve que je ne sortirai jamais
d’ici, que d’autre part nous pourrions y vivre, ma femme, ma fille et moi, sans privations
excessives, dans une médiocrité plus proche de la pauvreté que de l’abondance, — qu’est-
ce que j’éprouverais devant une telle perspective ?4
S’étant posé cette question, il lui apparaît qu’une « bonne réponse normale » serait « le
désespoir », mais ce n’est pas sa réponse, et il en conclut qu’en telle situation, il convient de « ne
réagir comme personne! Une manière d'être unique, et que cela me soit égal ! Ou plutôt, que j'en
sois satisfait! Cap sur ce dernier point, pas le moindre doute : la réponse n'est pas : désespoir,
mais : indifférence, calme d'esprit »5.
La « grande dépossession » théorisée par Henri Thomas dans Tristan le dépossédé est une
thématique récurrente des romans de notre corpus. Il est clair que durant cette période, le genre
romanesque a été le terrain d’expérimentation, par la fiction, des possibilités de cette
dépossession, qui inclut dans son mouvement distraction et désertion des personnages.
50
Ceux-ci sont saisis à un point de rupture qui atteint liens extérieurs comme intérieurs, et
leur capacité même de communiquer avec le monde qui les entoure. Cette rupture est un sujet qui
touche la personne même de Thomas, qui publie un texte en 1955 dans lequel il exprime ce
besoin :
[…] ce paysage pelé, désert, l’enveloppait dans son silence. C’était vraiment le paysage de
la fin, et pas de n’importe quelle fin : la sienne, dans un monde bien ratissé de tout objet
heureux, crevé de soleil, et où il n’y a plus qu’à marcher sans penser à grand’chose.2
Dans son essai sur Tristan Corbière, Henri Thomas donne une issue positive à la
dépossession. Lorsqu’elle est complète, et après la rupture avec « le monde de la communication
réciproque », elle permet le plongeon « sans retour possible, dans l’univers unique du vécu
antérieur, de la profonde réalité » 3. Cette réalité n’a pas disparu, mais « se révèle au contraire
l’inévitable, la seule, la terre promise, loin du sens biblique, l’humus qui fait rêver à un rapport
entre humus et homo, terre humide et noire où nous entrons après en être issus pour une
aventure personnelle grandiose et dérisoire »4. La dépossession serait une forme d’acceptation,
d’adéquation à la réalité, « dénouement dans toute la force du terme, non pas fin d’un être au sens
matériel, mais effacement du principe qui, depuis le christianisme et dès Platon, imprègne la
conscience occidentale, nouant dans tout homme un faisceau de volontés tendues vers le salut ou
la perdition »5.
1 « La Terre ferme », revue Monde nouveau, 1955, repris p.252 de Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit.
2 Les Déserteurs, op. cit., p.224
3 Tristan le dépossédé, op. cit., p.171
4 Ibid., p.181
5 Ibid., p.151
51
Cependant, force est de constater que si la séparation intervient bien dans tous les romans
lors d’un processus de dépossession, l’expérience répétée, jamais complète, des personnages pris
dans des situations qui les poussent à la folie ou à la mort, incite à s’interroger sur une finalité
possible, et positive, de cette expérience, au sein de l’univers romanesque. La dépossession
théorisée par Henri Thomas dans son essai est le fait d’un poète, s’exprime par la poésie et repose
sur l’étude de la poésie, alors que ses personnages vivent cette expérience d’un point de vue
métaphysique et existentiel. Peut-être est-ce là une première piste qui explique le rapprochement
opéré au fur et à mesure des années par Thomas entre poésie et roman, en même temps qu’un
écueil auquel il s’est confronté.
52
1.2) Voyants, veilleurs ou enquêteurs : la dynamique singulière des personnages
Pourtant, j’aimais bien la philosophie, mais je ne voyais pas ce qu’elle avait affaire avec la
poésie. […] Le Nouveau Roman me semblait être une resucée de l’existentialisme qui
était passé par Francis Ponge – je lui tire mon chapeau – tout ça me semblait un petit peu
de l’eau sous le pont. Mais enfin, c’est le pont qui m’intéressait.1
Il ne fait pas de doute que dans le refus de Thomas de ce qu’il considère comme des
modes littéraires, gît la fierté d’un écrivain qui s’est construit une figure marginale, celle qui lui fait
dire comme une bravade : « La littérature de demain, je la fais tout seul ! » 2 . Cependant,
l’attachement de Thomas aux personnages, sa confiance, sa foi même, dans les pouvoirs du
langage et de la fiction, l’opposent résolument à une partie de ses contemporains. En 1989, il
évoque lors d’un entretien son admiration pour Bonnefoy, invoquant cette raison :
Il a dit une chose inoubliable : « Il y a peut-être un monde… ». C’est une parole qui réduit
au néant toute la littérature actuelle de la chose non-dite, du langage où il n’y a plus de
sens. Car s’il y a un monde, le langage a un sens. Il a eu le courage de dire ça. Ça m’a
ébloui.3
Les romans de Thomas s’élaborent autour de la recherche, par le langage, d’un monde
possible. Confiance envers les personnages et confiance envers le langage sont liées pour Henri
Thomas, et ses romans se construisent sur cette double affirmation du sens :
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n°49/50 Printemps-Eté 2005, p.172-173
2 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, film de François Barat, série Les Hommes-Livres, dir. Jérôme Prieur,
INA-FR3-Océaniques, 1989, repris partiellement dans Henri Thomas, Cahiers du Temps qu’il fait, n° 13, 1998
3 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.101
53
L’abandon du personnage où certains voient un pas en avant, une libération du roman,
est peut-être aussi l’aveu d’une dérobade de l’homme (de lettres) envers sa propre
existence en tant qu’homme (tel quel), la déclaration d’un bizarre quiétisme athéologique
lié sans doute au discrédit du langage même1.
Selon Thomas, l’abandon du personnage est la première étape d’une « pente infinie » qui
mène à l’effacement de la littérature elle-même, et de l’homme remplacé par un langage vide,
parce que non fondé sur le réel et l’expérience : « la littérature se constitue sans rien, sans
personne, l’égale du monde où nous sommes effacés avant d’être ». Le résultat en est « une
félicité sans nom, vraiment : l’homme imaginaire, c’est-à-dire l’homme totalement remplacé par le
langage qui roule sans lui »2. Commentaire [NN1]: citation
trop lo,ngue
Henri Thomas fonde en creux dans cette citation une éthique du romancier, qui se
confronte, grâce aux personnages, et donc au langage, à l’homme, « ce noyau d’obscurité tenace
qui est mon être même »3, que les variations romanesques ont pour tâche d’explorer. Les termes
employés pour désigner les écrivains qui « abandonnent » le personnage, qui se « dérobent » (à un
devoir ?) sont durs. L’accusation est double : lâcheté de l’homme de lettres devant le mystère de
l’homme (remplacé par « l’homme imaginaire », « l’effacement de l’homme avant d’être » étant
tout ce que récuse Thomas dans ces romans avec ses héros dépossédés qui cherchent un monde,
un langage, un être au monde authentique, quête impossible et voie du plus haut risque), et le
« discrédit du langage ». La comparaison avec « un bizarre quiétisme athéologique » est elle aussi
puissante : roman sans personnage comme un sacré sans Dieu, désengagement du romancier qui
désacralise le langage, et tout sens à son entreprise.
Si Thomas interroge, au cœur même de ses romans, l’authenticité de la fiction, son lien
avec la vie même, et la capacité des personnages principaux, des héros, à exprimer une parole
romanesque et à mener une intrigue à son terme, rendant la présence d’un narrateur-témoin
souvent indispensable, il ne conçoit pas le roman sans ces attributs. Pierre Lecoeur insiste aussi
sur cette caractéristique dans sa thèse consacrée à l’écrivain :
1 La Chasse aux trésors t. II, « A travers Boris Schreiber », op. cit., p.187
2 Ibid.
3 Le Migrateur, op. cit., p.86, d’abord paru en 1946 dans la revue Seine, sous le titre « Cette minute d’éveil », dans le
chapitre « Langage » : « Or je n’ai le goût de rien exprimer, si ce n’est ce noyau d’obscurité tenace qui est mon être
même, ma substance morale et poétique. Pourquoi exprimerais-je ce qui s’offre de soi-même à la forme, ce que le
laisser-aller suffit à développer ? »
54
Aux yeux de Thomas, le personnage, l’intrigue, si ténue soit-elle, sont les éléments d’un
vraisemblable qui est une voie vers le vrai. Quand les nouveaux romanciers considèrent
comme un retard la fidélité aux vieux canons mimétiques, Thomas, qui pourtant
s’interroge sur la possibilité de la représentation, se refuse à les tenir pour obsolètes.1
Selon Thomas, le respect des conventions fictionnelles permet de conserver le lien qui
unit vie et création. Les romans de Thomas accordent donc une part importante à l’évolution et
aux relations entre les personnages, sans pour autant verser dans le roman psychologique, et
conservant toujours l’énigme de leur « lien secret avec la vie »2. La période romanesque étudiée
est à ce titre intéressante, présentant les romans les plus fictionnels, laissant la plus grande part à
l’imaginaire de l’écrivain qui construit un monde romanesque singulier pour chacun. Elle entérine
aussi le passage au « il », la délégation de la narration romanesque à un personnage tiers, comme
Thomas l’exprime le 6 novembre 1948 dans une lettre à Pierre Leyris : « Mais j’en ai assez d’écrire
Je ; il faut passer au Il, absolument »3. Elle est enfin la période de l’expérimentation de tous les
possibles, et impossibles, du héros romanesque (« je n'aime pas les romans sans héros » 4 , dit
Thomas à Marcel Bisiaux en 1989), et de ses relations avec les autres personnages. Nous pouvons
déjà dégager deux dynamiques primordiales dans les romans de Thomas : celle qui régit les
rapports entre le héros, le narrateur, le témoin ou l’enquêteur, et ceux du voyant, regardant et
voyeur, dans un dédoublement complexe des capacités de chaque personnage.
Les héros des romans de Thomas ont un point commun : ils sont tous confrontés à
l’incapacité d’exprimer leur expérience, comme si la dépossession atteignait le langage lui-même.
Le silence est un élément essentiel à leur aventure, et est souvent l’objet d’un apprentissage,
conséquence des distractions ou de la découverte d’un autre rapport au réel, qui inclut un
renoncement à la parole et à la communication usuelle avec les semblables, ou les
« dissemblables »5.
1 Pierre Lecoeur, Une Poétique de la présence, « Conclusion générale », « Classicisme et “discrétion” », thèse soutenue en
2007 à l’université Paris Diderot, sous la direction d'Eric Marty, p.558. Signalons que cette thèse a été publié dans
une version réécrite, en 2014, sous le titre Henri Thomas, une poétique de la présence, (Paris, Classiques Garnier,
coll. « Études de littérature des XXe et XXIe siècles »).
2 La Chasse aux trésors t. I, « Charles Lamb, londonien », op. cit., p.175
3 Lettre à Pierre Leyris, Londres, 6 novembre 1948, Choix de lettres, op. cit., p.270
4 Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.270
5 Tristan le dépossédé, op. cit., p.114. Henri Thomas y dit emprunter cette expression à Mallarmé, qui l’utilise à propos
des contemporains de Villiers de l’Isle-Adam. Il reprend aussi cette expression dans son entretien avec Alain
Veinstein, publié sous le titre Les Heures lentes : « Parlant de Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé disait : “il descendait de
son logis pour se mêler à ses dissemblables !.” » (Les Heures lentes, op. cit., p.21)
55
Cet état de fait rend problématique la narration romanesque en elle-même. Sans Le
Promontoire, cette narration peut être prise en charge par le héros, au prix d’une lutte acharnée
contre le silence et la non-expression, l’écriture devenant un rempart contre la dépossession
ultime, la mort et la disparition. Cependant, dans la plupart des romans la narration est alors prise
en charge par un autre personnage, enquêteur ou témoin qui relaie l’expérience par la fiction
d’une écriture, au risque de s’égarer lui-même.
Le Parjure en est l’exemple le plus saisissant. Le récit est mené par un narrateur qui quitte
l’impersonnalité d’une narration omnisciente et s’affirme comme personnage à partir du
deuxième chapitre. Il se présente dès lors comme témoin, un témoin dont se sont « emparés »1 les
personnages principaux et qui acquiert une place de plus en plus importante dans le récit qu’il
nous conte, exposant même ses difficultés au lecteur :
C’est au troisième chapitre qu’il dévoile son lien avec Stéphane Chalier 3 , mais il faut
attendre le chapitre suivant pour qu’il renforce son rôle de témoin en évoquant son point de vue
sur « l’affaire » du parjure : « Ici, je suis forcé de parler de moi, alors que je voulais parler
uniquement de Stéphane Chalier »4.
Le personnage décide d’abord d’écrire un rapport-confession à la place de son ami, afin
de le défendre juridiquement auprès de la Commission qui statuera de son cas5, mais il semble
rapidement que ce rapport soit « impossible d'une manière étrange, […] même unique »6, et le
personnage prend alors une décision radicale, celle de devenir le rapport en question :
Je suis le rapport qu'on attendait […] Je raconterai tout ce que je sais, et puis je dirai :
« Maintenant je m'efface ; à partir de là, je ne sais plus rien, il y a autre chose. » Qu'est-ce
qu'ils feraient ?7
56
Il devient témoin, mais un témoin singulier, qui prend parti et s’enfuit avec Stéphane,
lorsqu’il se rend compte que « disparaître effectivement était l'unique réponse vraie que Chalier
pouvait faire à la commission »1. C’est ainsi qu’il passe du récit à la troisième personne au « je »,
puis au « nous ». Il débat d’abord de la culpabilité de Stéphane, décidant qu’« il était même,
disons-le franchement, coupable »2, pour se résoudre ensuite à son innocence, admettant alors son
erreur : « j’ai compris que Chalier n’était absolument pas coupable, et j’ai compris encore autre
chose. Dans ces conditions, je devais chercher à le défendre, puisqu’on l’accusait »3. En dernier
lieu, le narrateur prend en charge la culpabilité même de Stéphane lors d’une identification
étonnante qui fait de lui le coupable4. Jacques Derrida souligne dans son article le « trouble de
l’identification [qui] tourmente constamment le narrateur », le fait s’interroger sur le moment « et
même s’il aura jamais le droit de dire “nous” »5. Le critique y voit le signe d’une substitution
anacoluthique qui serait à l’œuvre dans tout le récit et en serait « le moteur, la motivation et
l’émotion dramatique ». L’« anacoluthe généralisée » ferait du « narrateur, de tout narrateur sans
doute, un acolyte de son “personnage” ou de son “ami” » :
Ce narrateur se qualifie lui-même de témoin et réfléchit sans cesse son rôle7, un témoin en
quête d’une vérité inaccessible8, qui se révèle dans la simplicité d’une affirmation (Stéphane n’est
pas coupable), et d’une expérience, sur l’île de Hag, qui va au-delà de la parole, et à laquelle il
participe, devenant ainsi « le contraire d’un témoin »9.
La narration du récit, prise en charge par ce personnage secondaire mais primordial,
réalise par ailleurs le projet premier de Stéphane, celui qui sert de prétexte à sa désertion : écrire
Hölderlin en Amérique. A la toute fin du roman, le narrateur réaffirme son rôle, qu’il avait nié un
instant :
p.97
9 Ibid., p.99
57
[…] oui, j’étais bien le seul interprète possible. C’était mon rôle, depuis que leur vie était
la mienne, et maintenant encore, alors que je ne sais plus ce qu’ils deviennent, et bien que
cela ne puisse rien changer à leur sort, je parle pour eux. Je n’ai pas eu de mal à
m’expliquer parce que les gens sont raisonnables : leur faire voir l’enchaînement logique,
c’est les contenter.1
Stéphane, le héros du roman, est quant à lui voué au silence depuis une scène clé de son
enfance plusieurs fois évoquée dans le récit. Alors qu’il réside en Espagne, à Gijon, avec ses
parents pour des vacances, il intègre la journée un groupe de petits mendiants espagnols et se fait
passer pour orphelin auprès des touristes de passage, avant de regagner le domicile familial dans
la soirée. Or, il rencontre un soir chez ses parents un couple auprès de qui il a mendié à la gare. Il
paraît bientôt évident que ce couple le reconnaît, mais pourtant il reste silencieux sur ces faits.
Selon Stéphane, ils ne parlent pas car ils savent, comme lui, une vérité essentielle : « les parents
étaient vivants et morts, comme j’étais orphelin et assis au dîner de la famille. Le terrible, pour
moi, le compliqué, ç’aurait été de n’être que l’un ou l’autre »2. Cette soirée a un caractère décisif
selon le narrateur : « en le rendant silencieux, en le réduisant au silence, plutôt, en l'obligeant non
pas à mentir, mais à éprouver ce qui ne peut pas devenir parole »3. Première expérience de l’ordre
de l’inénarrable, pressentiment de la dépossession future, ce silence devient constitutif de son
rapport aux autres : « S’il aime Ottilia, s’il aime les enfants, s’il aime son père, s’il aimait sa mère,
silence, silence, rire »4.
Le narrateur témoin doit donc se faire enquêteur, au service d’une vérité qui échappe tant
à celui qui vit l’expérience qu’à celui qui la rapporte. Il pousse le héros à parler, le suit et
s’interroge longuement pour être au plus près de la vérité. Dans La Relique, cette configuration est
poussée à son terme : le personnage principal est d’abord l’abbé qui découvre le vol de la relique
dans son église, mais il est remplacé dans une seconde partie par un commissaire qui enquête sur
cette affaire. Là aussi, le récit se clôt par l’allusion à une fiction d’écriture, puisque le commissaire
aurait écrit le récit que nous lisons. Les deux derniers chapitres du roman sont pris en charge par
une narration à la première personne : l’ancien commissaire Didier conclut le roman en même
temps que l’enquête. Le schéma est ici proche de celui du Parjure. Dans les deux cas, ce dernier
narrateur assume son rôle de témoin. Pour Didier, il s’agit de « raconter la chose avec fidélité »5,
ce en quoi il oppose clairement sa position avec celle de l’abbé qui s’est fondu dans l’expérience 6.
58
Le quotidien de l’abbé est bouleversé par le vol de la relique. Cette disparition incongrue
produit une rupture dans ses certitudes et l’amène à redécouvrir son rapport au monde qui
l’entoure. Il est ainsi noté que le personnage, qui repoussait auparavant le « vrai silence »,
maintenant « hume sa venue » 1 . Ce « vrai silence » se « distingue parfaitement du silence des
choses, qui est vide ». Ce silence de la plénitude précipite l’abbé dans un état contemplatif : « une
odeur de fumée le matin, qui fait la terre nouvelle, un regard immobile, le silence, — cette
croix […] Il y a cette chose, et très peu d'autres. Il y aura peut-être tout, s'il continue à se taire »2.
L’abbé mène discrètement l’enquête au sujet de la relique et la retrouve finalement au cou
d’une prostituée. Cette découverte est le lieu d’une révélation, « l'esprit […] s'arrêt[ant] à des
choses pour lesquelles il n'a pas de mots ». La révélation ne prend pas la forme d’une « chute
soudaine accomplie, les yeux fermés », mais elle est au contraire le lieu d’une renaissance, d’un
« commencement qui ne cesse depuis bien des jours d'être toujours un commencement », à la fois
absolument réel et tout aussi indicible :
Oh ! dès le début, cela fut bien réel, nullement un rêve comme il en a fait autrefois. Réel
et vivant, c'est pour cette raison justement que cela recommence toujours nouveau et
reste dans le silence. Une chose est sûre, finalement : tout ce qu'il en dirait serait loin du
compte. Toute absolution veut une faute, et ce serait celle-là, très cruelle : parler. Il doit se
taire.3
Le commissaire Didier reprend l’enquête après la fuite de l’abbé, et de son propre fait. Il
découvre lui aussi la valeur du vrai silence, et l’impossibilité du dire4.
Comme le narrateur du Parjure, il participe, à sa manière, à l’expérience d’une
dépossession. Le rôle du témoin et sa difficulté est aussi abordée d’un point de vue plus théorique
dans le roman, lors de l’évocation des derniers jours de l’archevêque qui supervisait l’abbé
Dumas :
soucieuse, indifférente plutôt, si l'on peut être inflexible avec indifférence » (p.123) ; « Disant cela, j'éprouve une
espèce d'étonnement, plutôt d'étouffement, comme si mon esprit s'étranglait » (p.127), avouant ensuite sa peur de se
trouver subitement dans l’état de l’homme « qui ne peut ni parler ni se taire qui pousse des heu… heu… » (p.127), et
concluant, à propos de la relique : « La chose la plus importante, et qui n'est jamais perdue, qui est toujours là, ils n'en
parlent jamais »
59
Si l'un des signes de délire, et le plus impressionnant, est la substitution à la réalité
environnante, qui est celles des témoins, la seule ! — d'un monde où ces témoins n'ont
pas accès, puisqu'il n'existe pas, mais dont il leur faut subir la présence indirecte, un peu
comme les aveugles —, alors il est certain que l'archevêque a déliré jusqu'à son dernier
souffle.1
Afin d’aborder ce « monde où [l]es témoins n’ont pas accès », l’enquêteur, le narrateur
doit « éprouver ce qui se passe de parole » et participer au « délire » des déserteurs, mais par ses
propres moyens, par la tentative d’une compréhension qui doit rapidement se délester de ses
outils traditionnels : appréhension du monde par la logique, la rationalité, au profit d’une saisie
sensible dont le langage peut constituer une clé.
Le silence des déserteurs est compensé par le rôle du narrateur témoin. Dans certains
romans, le silence des héros relève d’une exigence liée au lieu marginal qu’ils habitent. Paul
Souvrault définit ainsi dans La Nuit de Londres la « zone de vide et de silence » qui se place « entre
le monde où tout peut arriver » et son domicile, et qui est « la seule place qui [lui] convienne »2.
Ce silence est une part de son expérience de dépossession : « M’y voici : un silence de machine
arrêtée, c’est moi »3. La structure finale du roman reprend en partie celle du Parjure et de La
Relique : un narrateur-témoin prend en charge le récit à la première personne, concluant le texte
par une réflexion plus générale sur l’expérience du déserteur et la possibilité de la retranscrire. Ici,
il s’agit d’un personnage déjà rencontré dans le récit (chapitre V et VI), professeur à l’Institut
Français et ami du héros depuis la préparation de l’Ecole Normale à Paris, au lycée Henri IV. Ce
narrateur remet en cause une partie de l’expérience telle que l’a décrite son protagoniste, Paul
Souvrault, offrant un point de vue différent sur ce personnage, qui se veut plus objectif.
Il cherche dans l’histoire personnelle de Paul Souvrault une explication à son
comportement, à ce qu’il considère comme une « songerie », un « acharnement à dresser autour
de lui une fiction plus lourde et plus hostile que la réalité » grâce au « langage »4. Il oppose sa
version à celle de Paul Souvrault, les « faits divers » à la « poésie »5. Enquêteur bienveillant mais
indigné, et même bouleversé par la vision de Souvrault, le personnage offre un contrepoint à tout
le récit en nous livrant ses doutes sur les expériences du premier narrateur.
60
C’est encore une fiction d’écriture qui est créée lors de cette dernière partie : Paul
Souvrault a un accident mortel, et l’hôpital en informe le professeur, qui, en l’absence d’entourage
de Souvrault, se charge de ses affaires laissées dans sa chambre. C’est ainsi qu’il récupère une
liasse de « papiers », dont le lecteur comprend qu’il s’agit du récit de Souvrault. Ce dernier
chapitre fait donc office de post-scriptum au livre fictif qu’on peut imaginer publié par les soins
de ce témoin malgré lui.
Maurice Blanchot récuse ce deuxième mouvement dans son article sur La Nuit de Londres,
intitulé « D’un art sans avenir » 1 et publié en 1957. Selon lui, ce dernier chapitre éloigne le texte
du récit pour le rapprocher du roman. Redonnant corps à un personnage qui n’était plus qu’une
« figure disparaissante », le texte du professeur en annule la modernité et l’originalité, diminuant
les effets du « grand mouvement » esquissé par la première partie du récit. Le « regard étranger »
du professeur rompt le charme du récit porté par la seule voix d’un « homme des foules ». Selon
Maurice Blanchot, la mort de Paul Souvrault précipite sa métamorphose en personnage,
« achevant en fiction un récit d’abord écrit comme à la source de tout récit ».
Thomas se distingue de son contemporain sur ce point, puisqu’il insiste sur la nécessité
d’instaurer des personnages au sein d’une fiction classique. Il répète donc dans ses récits les
mêmes dispositifs lui permettant de faire cohabiter le déserteur privé de parole, et le narrateur
témoin qui ancre le récit dans une fiction plus traditionnelle.
Le narrateur-témoin vient combler un double manque dans le récit : celui de la parole et
celui de la vision du héros dépossédé. Il prend le relais de la narration lorsque celle-ci ne peut plus
être assurée. Il est aussi caution, témoin de la véracité de situations parfois invraisemblables,
affirmant leur simple qualité de transcripteurs.
Les déserteurs plongés dans l’oubli et l’incommunicable sont aussi dépourvus de
mémoire, d’où la nécessité d’une enquête, forme que prend souvent le témoignage du narrateur.
Sabatini, dans Les Déserteurs, « n’a pas de passé ; il l’a supprimé » 2 . C’est donc Praince qui se
rappelle et charge Pierre et Suzanne d’une enquête. L’effacement de la mémoire et le silence qui
lui est lié sont au fondement du processus de désertion et de dépossession. Suzanne, une fois
prise dans ce mouvement, ne peut donc continuer à témoigner et à confier son histoire à
Praince :
1 Maurice Blanchot, « D’un art sans avenir », dans La Nouvelle Revue Française, n° 51, mars 1957, rééd. dans La
Condition critique. Articles 1945-1998, textes choisis et établis par Christophe Bident, Gallimard, 2010, p. 228-238. Voir,
à ce sujet, l’article de Jérémie Majorel, « Henri Thomas et Maurice Blanchot : au lieu du récit », publié dans les actes
de la journée d’étude du 7 décembre 2012, publication à venir
2 Les Déserteurs, op. cit., p.169
61
A présent, c’était fini, elle ne parlerait pas ; c’était sur des murs de silence que le soleil de
cette belle soirée glissait et Suzanne n’était pas malheureuse dans cette prison. Il ne
faudrait plus penser à ces choses […]. On pouvait s’imaginer en train de prononcer ces
paroles, mais Suzanne se sentait pour sa part hors d’état de les prononcer en
réalité. […] Un pareil moment ne reviendrait jamais.1
Praince n’assume pas la narration à la première personne, comme il n’assume pas son rôle
de témoin. Dans ce roman, c’est l’écrivain Wright qui transcrit l’histoire. « L’Américain » s’est
installé dans le petit village corse d’Evico afin d’écrire sur l’histoire de cette commune. Il réside
donc dans le même hôtel que le jeune couple, qui l’entend taper sur sa machine à écrire toute la
journée. Suzanne remarque dès le début son regard « calme » et « étonné » qui est différent de
celui de Pierre. C’est ainsi qu’elle se confie à lui plutôt qu’à son compagnon, dépassé par une
situation qui lui semble « une sorte de précipice où [il] est tombé à l’improviste, et dont il a eu
beaucoup de mal à sortir »2. Ce personnage est le témoin discret de toutes les scènes clés qui
fondent la relation entre Suzanne et Sabatini. Wright est présent dans le hall de l’hôtel lors de la
première rencontre de Suzanne et Sabatini. Quelques jours plus tard, Pierre et Suzanne sont
réveillés lors d’une nuit torride par des maçons ivres qui crient sous leur fenêtre, et décident
d’aller au bal du « Promontoire », le bar tenu par Sabatini. Alors que Suzanne et Sabatini dansent
et se parlent pour la première fois, des coups de feu tirés par les maçons interrompent la scène,
sous le regard concentré de Wright qui leur adresse un salut 3 . Lorsque Pierre s’effraie de
l’évolution de Suzanne, de ses liens avec Sabatini et la jeune Angèle, Wright devient son confident
attentif.
Il se fâche même avec Pierre qui ne comprend pas la folie qui prend Suzanne à la mort de
Sabatini et qualifie d’« histoires idiotes » le mystère qui entoure Sabatini : « Ce ne sont pas des
histoires idiotes, même si ce n’était pas un dieu, et ce qui est affreux, c’est justement de ne pas
savoir »4.
L’écrivain Wright assume donc le rôle de témoin discret mais présent, dévoilant même
son activité à Sabatini : « A Sabatini seulement il avait parlé du livre auquel il travaillait […] Les
choses ne se sont probablement pas passées comme vous le racontez, avait dit Sabatini, mais ce
n’est pas là ce qui compte »5.
62
Il en vient à mener une véritable enquête, cherchant « la vérité, incompréhensible dès
qu’elle est dite, suppliciante parce qu’elle ne sera jamais complète », obsédé par ces questions :
« pourquoi cet homme s’est-il enfui de l’armée ? Qui est-il ? »1.
Cette recherche débute bien : des « après-midi de félicité intellectuelle » lui font concevoir
son récit comme « le miroir clair et profond qui projetterait [sa certitude] dans les esprits encore
obscurs » 2 . Cependant, cette solution lui semble, à la fin du roman, « illusoire », et le témoin
abandonne son rôle, pour déserter avec Angèle, parce qu’il s’est confronté à l’impossibilité du
témoignage :
Mais une autre histoire, qui ne contiendrait aucune raison de mourir, et qui ne cacherait
rien, cependant — par quoi la commencer ? Si l’on cherche, tout est perdu, on ne peut
chercher que cette impossible vérité sur les êtres, et le supplice recommence.3
Ces interrogations font écho aux réflexions qui clôturent Le Parjure. Dans les deux cas, le
narrateur fait le témoignage paradoxal d’une expérience, en insistant sur son impossibilité :
Wright ne cherchait pas ; il pensait même, très tranquillement, qu’il n’y avait pas d’histoire
à raconter ; certaines choses arrivent, l’imagination répand des images qui ont leur loi, et
ce qu’on appelle une histoire est commencé depuis longtemps, puisqu’on est vivant.4
De même, l’identification de Wright à Sabatini5 à la fin du roman n’est pas sans rappeler
celle du professeur à Stéphane Chalier, telle que l’a mise en valeur Derrida.
Le témoin qui raconte l’histoire porte en lui la mémoire du déserteur, mais aussi les
preuves de son innocence (« Mais qui prouvait que Sabatini n’avait pas agi par devoir, lui aussi »,
s’interroge Wright6). Il est un rempart à la disparition ultime dans le silence et la mort, cette mort
qui seule sépare encore Wright de Sabatini à la fin du roman, alors qu’il répète avec Angèle les
mêmes gestes que le déserteur et s’est enfui avec elle. Cette mort est alors « la seule chose qui lui
para[ît] encore étrange […] mais il [est] persuadé aussi qu’elle cesser[a] de lui être étrange »7.
pensait à Sabatini, cette unité s’amplifiait singulièrement. […] il avait pensé que durant cette nuit [avec Angèle], il
n’avait sans doute pas fait d’autres gestes que Sabatini naguère ; qu’il avait fait les mêmes gestes que lui, exactement
les mêmes », Ibid., p.205
6 Les Déserteurs, op. cit., p.206
7 Ibid.
63
Selon Jacques Derrida, le témoin chez Thomas « remet en mémoire la non-mémoire, la
possibilité d’une amnésie essentielle, la menace ou la chance d’un oubli (actif ou passif) ». Il
rappelle « les effets d’une distraction irréductible au cœur de la pensée finie, une discontinuité,
une interruptibilité qui est au fond la ressource même, la puissance ambiguë de l’anacoluthe »1.
Le principe de séparation et de distraction à l’origine du processus de désertion des
personnages oblige le témoin à porter la mémoire de cette non-mémoire, de cette mémoire
fragmentée et discontinue qui est l’être même du héros dépossédé.
Le narrateur-témoin est indispensable au projet de Thomas qui consiste à chercher
l’essence d’une expérience en la répétant, mettant en doute le récit produit au fur et à mesure qu’il
est écrit parce qu’il interroge aussi la possibilité de représenter cette expérience.
Le roman Le Promontoire, seul récit où le héros dépossédé est aussi le narrateur-témoin qui
retranscrit tant bien que mal son expérience, peut être perçu comme tentative de suivre
l’évolution du héros du point de vue même de sa propre écriture. Le héros déserteur est alors
témoin et enquêteur, et ce projet semble répondre à une note de carnet d’Henri Thomas, écrite le
1er janvier 1960 :
Je raconte une naissance, du point de vue de celui qui naît. C’est le point de vue capital,
car celui qui naît ira plus loin que tous les témoins, — il verra plus loin qu’eux. Vous
n’êtes rien pour lui, en ce moment.2
La Dernière année présente une autre variation de cette dynamique : deux personnages se
partagent enquête et dépossession, le personnage principal Lucien Aubry et Stef, qu’il rencontre
après avoir quitté le domicile de son frère. Stef, jusqu’à la fin du livre, tente un projet de
témoignage démesuré et à la portée poétique certaine : noter tout « ce qui s’impose, ce qui
s’impose avec un sens quelconque, enfin, le sens de ce qui s’impose », sur des feuillets non datés,
éparpillés, « des paroles », le tout « écrit dans tous les sens »3.
Ce projet est abandonné à la fin du roman : « que la pluie détruise tous les signes ! C’était
entièrement faux »4. Lucien se confronte à la perte, à la dépossession (la mort de sa mère, la
rupture des liens avec la société, la famille), alors que Stef est l’archétype même du dépossédé,
mais du poète dépossédé, qui cherche des « mots » et non des « signes, avec un sens »5.
64
Lucien est « réduit au silence », alors que pour Stef « le silence était comme l’eau au sein
de laquelle [il] se mouvait »1. Ce roman dédouble donc les figures du héros déserteur, dépossédé,
et de l’enquêteur témoin, dans les deux personnages qui se partagent ces attributs sans clairement
s’identifier à chacun.
La récurrence de ce personnage témoin de la dépossession des héros, porte en elle une
autre interrogation, celle du jeu des doubles et des regards que sa position sous-tend. Celui qui
voit et raconte, celui qui voit et décide de ne rien dire, celui qui ne voit pas et vit l’expérience :
tous ces archétypes sont inclus dans les romans, qui déclinent à l’envi les figures du voyant, du
regardant et du voyeur.
65
Dans Les Déserteurs, l’étudiant en pharmacie Zevaco observe les villageois et les touristes
avec les jumelles militaires de Sabatini, perché en haut du « Promontoire » 1, occupant ainsi ses
vacances et tentant de repérer les couples sur la plage 2. Il représente bien le personnage type du
voyeur, dont le seul rôle dans le roman est d’observer, ne confiant qu’à Praince, autre figure du
voyeur, quelques informations parcellaires et fausses3.
Ces personnages sont souvent dénigrés par le narrateur ou les autres personnages, et
représentent des figures négatives dans les textes. Pourtant, Henri Thomas semble entretenir un
rapport paradoxal avec cette vision. Dans un entretien, il déclare que « dans un voyant, se cache
un voyeur, et réciproquement 4 », complexifiant cette figure en lui donnant une profondeur
insoupçonnée. Des personnages comme Zevaco nourrissent la réflexion sur le statut de voyeur
qu’Henri Thomas explore dans Le Poison des Images5, bref roman écrit par Henri Thomas en 1975
mais non publié, dans lequel il analyse la passion malsaine du héros Marc pour les images
pornographiques.
De nombreuses notes de carnets font référence à des situations mettant en scène un
voyeur, montrant l’ambivalence de l’auteur sur cette question. Les scènes d’observation par les
fenêtres des immeubles, des hôtels, sont très présentes dans son œuvre 6. Le roman La Dernière
année se clôture ainsi sur une scène de ce type : le héros Lucien s’installe dans la chambre d’hôtel
voisine de Stef et Ginette, son amour d’enfance, sans faire de bruit : « C’était moins pour ne pas
être entendu que pour pouvoir entendre, qu’il évitait ainsi le moindre bruit »7.
Faudrait-il alors envisager plusieurs types de voyeurs, de regardants, qui se font ou non
voyants d’une expérience qu’ils ne partagent pas forcément, l’éclairant d’une manière unique ?
Ces personnages se placent en marge du texte, dans un espace bien défini qu’ils choisissent ou
non d’habiter, simple passage ou résidence définie.
1 Le « rituel » d’observation de Zevaco est décrit dans les détails p.217 et ss.
2 Zevaco suit Suzanne et Pierre lorsqu’ils quittent la terrasse du bar après la photographie de groupe : « Le type était
là […]. Il nous avait suivis derrière les arbres. Quand j’ai glissé de tes épaules, je le voyais, sais-tu ce qu’il faisait : il
faisait une vilaine chose derrière un arbre », p.164. L’obsession de Zevaco pour les images obscènes n’est pas sans
faire écho à toute l’intrigue du Poison des Images
3 Il s’agit d’un « message d’une odieuse familiarité » selon Praince, qui considère Zevaco comme un « pitre » (Les
« Figures », 53 : 43
5 Le Poison des images, op.cit. (un extrait, intitulé « Une Histoire d’images », est auparavant publié dans le livre de
François Jodin, Henri Thomas ou les feux du solitaire, Epinal, La Licorne, 1992).
6 A titre d’exemple, on peut citer une note dans Sous le lien du temps, où le narrateur se souvient avoir observé par une
fenêtre les vitres du dortoir d’un hôpital (p.61), ou la nouvelle « Sur les toits », dans La Cible : le narrateur observe sa
voisine d’hôtel par la fenêtre en passant par les toits, celle-ci, effrayée par un visage entrevu, frappe à sa porte pour
demander de l’aide, sans le reconnaître. Cette dernière nouvelle introduit bien les questions de la reconnaissance, du
double à travers la fenêtre, que nous allons traiter ci-dessous
7 La Dernière année, op. cit., pp.271-272
66
Dans La Relique, une scène double de voyeurisme se résout ainsi par une rupture chez
tous les protagonistes. L’abbé regarde « par un trou de serrure »1 la prostituée qui porte la relique
et qu’il vient de reconnaître, alors même que le commissaire l’observe par « l’un des repaires
d’observation aménagés par le patron lui-même » 2 . Cette scène primitive est comparable à la
vision de Diane nue dans Le Promontoire, une femme aveugle décédée cinq ans avant l’arrivée du
héros dans le village qui avait pour habitude de se baigner nue dans la mer. Elle aussi est observée
par plusieurs personnages dont certains s’ignorent, et son image est le déclencheur chez ces
personnages d’un processus de transformation profonde.
Dans La Relique, le commissaire déclare à propos de cette vision : « c’est alors que j’ai eu
la surprise, et mon accès de tranquillité, pour la première fois », affirmant peu avant : « la passion
des voyeurs m’est tout à fait étrangère ; j’en ai observé quelques-uns au temps de mes grandes
curiosités : si j’avais eu du goût pour ce genre d’agenouillement, ce spectacle aurait suffi pour
m’en guérir »3. Cette scène d’indiscrétion ouvre un espace autre dans la réalité des personnages, la
vision fait effraction dans leur quotidien, et cette commotion suffit aux personnages, au contraire
de Zevaco ou de Godwin qui font de la vision indiscrète une obsession.
Veille et surveillance
Dans La Nuit de Londres un long passage est dédié à la description des « veilleurs »,
personnages en marge de la foule comme du reste de la ville4. Ces « excentriques », attirés « dans
les marges de la nuit », sont seuls à percevoir les « vides introuvables », les « espaces les moins
fréquentés » de la ville. S’ils occupent « [les] limites [de la ville], les marges où se tiennent les rares
veilleurs », c’est qu’il est possible, pour le narrateur Paul Souvrault, que « le secret de la foule soit
à découvrir loin du centre », un centre qu’il essaie néanmoins toujours d’atteindre, les marges
constituant une méthode, lors de cette quête impossible.
Il convient alors de demeurer « sur le seuil », seul espace qui appartient au veilleur, « dans
les interstices de ces immenses campements », cônes de lumière projetés dans la ville par les
lampes, centres mouvants et inaccessibles.
La réflexion initiée dans ce roman sur la figure du « veilleur » rejoint l’interrogation de
Thomas sur le regard, à savoir la définition de la limite à partir de laquelle l’observateur se fait
voyeur, le « bienveillant » un « malveillant ».
1 Notons que le « voyeur » est aussi un « trou dissimulé dans une cloison qui permet d'assister, sans être vu, à des
scènes de caractère érotique ou obscène », Trésor de la Langue Française Informatisé, url :
http://www.cnrtl.fr/definition/voyeur ; consulté le : 16/06/2016
2 La Relique, op. cit., pp.137-138
3 Ibid., pp.137-138
4 La Nuit de Londres, op. cit., pp.48-55
67
Car si une « réalité parfaite » ne se laisse entrevoir que lors de visions hallucinées, la
recherche d’un juste rapport à la réalité, d’un détachement qui ne soit pas uniquement neutralité
mais incision du regard dans le réel, est une préoccupation constante de Thomas dans ses œuvres.
L’apparition de la figure du « veilleur » dans La Nuit de Londres correspond à un moment
de bascule du récit. Paul Souvrault, qui imaginait dans le premier chapitre du récit la vie du type
même de l’homme des foules, « M. Smith » 1 , se prend ensuite lui-même comme objet
d’observation2. Il part ensuite en quête du secret de la foule, portant son analyse sur ses strates, sa
composition, son mouvement dans la ville 3 . Le personnage distingue les « veilleurs » des
différentes sections observées, les définissant comme des « promeneurs de nuit [qui] restent
longtemps à l’écoute » qui ont « leur signification dans l’ensemble » de la nuit :
La « peur » est le premier trait qui définit les veilleurs, auxquels le narrateur, qui souhaitait
pourtant les « observer de loin », s’identifie rapidement après une expérience inquiétante : la
rencontre d’un « compagnon infiniment pénible », Florian La Barre, collègue décédé dont le
souvenir hante le héros. Florian La barre est d’abord décrit comme un collègue français qui
« imitait presque parfaitement le gentleman », décédé des suites, semble-t-il, d’une maladie. La
question de l’imitation, du « mimétisme » de celui qui ne trouve pas sa place introduit déjà la
problématique du double, de la reproduction comme de la simulation (entreprise que connaît
Paul Souvrault, qui cherche à se fondre dans la foule, composée selon lui de duplicata de M.
Smith, la foule elle-même étant redoublée par celle des morts). Son histoire présente déjà un écho
notable avec celle de Paul Souvrault : après sa mort, son « plus proche collègue (“un ami” pour la
circonstance), a recueilli de l’hôpital un carnet intime » 5, comme le professeur le fait avec lui à la
fin du texte.
1 Notons tout de même qu’Henri Thomas, dans la dernière partie du roman délivrant le point de vue du professeur,
induit le doute quant à l’anonymat complet de ce personnage au nom si usuel dans les pays anglo-saxons : « Ma
femme et moi, et un collègue de Souvrault à l’Agence, (son nom était Smith), nous sommes allés jusqu’au
crématorium », (p.151)
2 Il note ainsi, dans le chapitre II, ses distractions et les changements qu’opère en lui la « plongée » dans les rues de
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Florian La Barre est présenté dès son introduction comme une figure de double. « Après
La Barre, je ne pouvais rencontrer que moi, je serais retombé sur moi, fatalement », explique Paul
Souvrault. En effet, selon lui, entre eux « il n’y avait qu’une différence de degré »1. La figure de La
Barre hante Souvrault : il pense à lui quand il distingue un costume qui le lui rappelle, le compare
à son collègue le professeur, pour leur propension à l’imitation (Labarre imite un gentleman, le
professeur un poète, un conférencier). « Il ne lui ressemble pas, et pourtant c’est la même
chose »2, conclut-il. Se retrouvant soudain, au cours de son errance, « face à face avec lui », il subit
« un choc disproportionné à l’importance de la trouvaille ».
Il est surpris par la vision de cet homme pourtant décédé, mais aussi par l’idée qu’elle
implique, à savoir que « le veilleur regard[ant] dans la direction des morts », le narrateur
« regard[e] avec lui (avec son souvenir, par les yeux d’un de ces hommes dont [il] me
souvenai[t]) ». Le narrateur a fait sien le regard du veilleur capable de voir la foule des morts
derrière celle des vivants :
[Le veilleur] pense aux morts, c’est sa manie, et c’est aussi son rôle, à l’écart de la foule
mais non séparée d’elle ; […] pour lui, la foule qui tourne dans la lumière n’est pas la
seule, il en existe une aussi qui se tient immobile autour de l’autre, au-dessous de l’autre,
une foule disparue, — mais la disparition n’a-t-elle pas déjà lieu à chaque instant dans le
manège visible ?…3
Non « hostile », « inoffensif », le « guetteur » veille à la séparation des mondes dont il est
seul à avoir conscience de l’étonnante promiscuité. Il obéit au mouvement circulaire et
concentrique de la foule, spectateur soumis au « manège » des vivants et des morts. Le narrateur
nous fait part de cette expérience, et de la découverte qui en est liée : la foule est donc dédoublée
(foule des vivants et foule des défunts), et s’y ajoute une troisième foule, « à l’état de pression
amorphe », foule non organisée ni structurée, disséminée à l’extérieur, qui exerce une force sur le
centre qu’essaie d’atteindre Paul Souvrault, centre aussi du principe de disparition à l’œuvre dans
la foule.
L’erreur de Souvrault est alors, selon lui, de passer du veilleur à ce que cet homme
surveille, de « l’homme de la foule » à « l’homme des foules », selon la distinction qu’opère Jean-
François Mattéi dans son essai Edgar Poe ou Le regard vide4.
Baudelaire dans ses textes, entité abstraite, et « les foules » d’Edgar Allan Poe, entités mouvantes qui donnent leur
69
Rejoignant l’objet observé par les veilleurs, Paul Souvrault quitte les marges. Il voit
disparaître la figure du veilleur, et avec lui sa vision plus complète, plus proche de la vérité
d’annihilation que la foule renferme :
[…] le tableau de la nuit était complet, je touchais ses limites de tous les côtés… Mais
cette limite-là n’était pas rassurante ; elle n’était rien, elle n’était personne — mais elle
nous enfermait tous en elle, — la foule, et moi qui n’était pas la foule, comme le souvenir
est enfermé dans une conscience, — nous n’étions rien, puisqu’elle n’était rien.1
La limite illusoire de la nuit se dérobe à Paul Souvrault, et cette figure du veilleur, de celui
qui par sa seule présence, son seul regard, voit au-delà des frontières entre lesquelles il se tient,
très explicite dans ce texte, n’est pas sans faire écho à d’autres récits thomasiens, et en premier
lieu au Promontoire. Son héros tente lui aussi de se maintenir à la frontière de deux mondes (« Je
suis une sorte d'amphibie, qui ne vivrait pas tour à tour mais en même temps dans deux
milieux »2), celui de l’expérience et de l’écriture, de la terre et de la mer qui menace quiconque de
disparition (les personnes comme le village dans son entier), et le monde des vivants comme des
morts. Le héros qui évolue dans un entre-deux après avoir porté l’objet transitionnel par
excellence, « la cafetière des morts », au cours d’une veillée funèbre qui occupe une grande part
du récit, semble bien une figure du veilleur, maintenant par son regard et sa présence la contiguïté
des deux mondes, empêchant la disparition complète de ceux qui « vont disparaître, [qui] ont déjà
commencé », qui sont « tranquilles comme s’ils étaient morts »3. Notons aussi l’importance de la
veille dans le dernier chapitre du Parjure, lorsque les personnages tentent de s’enfuir de l’île de
Hag, effrayés par le vieux Nick qui leur a dérobé leur revolver. Les personnages veillent à tour de
rôle, ne pouvant agir pour sortir d’un monde mortifère, dominé par une figure diabolique, « Old
Nick », que par la veille (« D’ici là, veiller… »), et c’est Judith qui les sauve, lors de son « tour de
veiller », alors que le narrateur et Stéphane dorment « comme un seul idiot »4, ignorants face à la
veilleuse qu’est Judith, celle qui sait les faire passer d’un monde à l’autre, celle qui ne parle pas
mais observe, puis agit.
titre à son récit tel que le traduit Baudelaire. Dans le conte de Poe, « l’homme des foules » serait le vieillard qui
cherche à se perdre à se fondre dans la multitude, et « l’homme de la foule » le narrateur qui le poursuit, à la fois
spectateur et acteur, penseur qui se cherche dans la foule, qui cherche à donner un sens, position adoptée par
Baudelaire dans son texte sur les foules (Le Spleen de paris ; Petits poèmes en prose : XII « Les Foules », Le Peintre de la vie
moderne)
1 La Nuit de Londres, op. cit., p.53
2 Le Promontoire, op. cit., p.45
3 Ibid., pp. 121, 165
4 Le processus d’identification à l’œuvre entre Stéphane et son témoin, ou « acolyte », comme le définit Derrida, est
parvenu ici à son terme, puisque les deux personnages ne font plus « qu’un ». Ibid., pp. 210, 239, 246
70
Henri Thomas a-t-il songé au précepte d’Épictète 1 , qui recommande de scruter ses
pensées comme un veilleur de nuit, de veiller à soi-même comme le veilleur de nuit vérifie les
entrées à la porte des villes ou des maisons, choisissant et maîtrisant qui entre et sort ?
La comparaison de la nuit et de la foule avec la conscience 2, du personnage principal avec
« l’âme » de ce « corps dispersé »3, peut nous amener vers cette image. Il est sûr que dans La Nuit
de Londres, une éthique de la maîtrise (et de la déprise) se profile, et l’image du veilleur de nuit ne
peut que s’accorder avec ces récits nocturnes. Pourtant, c’est sans doute le rôle propre du veilleur
de nuit qui est ici sollicité : le veilleur de la Nuit de Londres officie la nuit, son rôle est bien le
contrôle des frontières nocturnes de la ville.
Le récit, lors de ce passage mais pas uniquement, fait référence au texte d’Edgar Poe
traduit par Baudelaire, L’Homme des foules, et aux textes écrits par Baudelaire sur ce thème4. Les
carnets d’Henri Thomas montrent que sa réflexion sur la foule est bien antérieure à l’écriture de
La Nuit de Londres 5 , Baudelaire étant par ailleurs un poète qu’il a lu et apprécié très tôt. Son
emménagement à Londres est propice à une immersion dans l’étrangeté de la ville 6, et à des
expériences d’errance nocturne dans ce qu’il considère être la ville des poètes, encore habitée par
la présence de Verlaine et Rimbaud (« la ville énorme »), De Quincey, Charles Lamb dont il
traduit bientôt les Essais d’Elia, William Blake, Shakespeare, et fantasmée par Baudelaire7.
Les premières pages d’un roman qui paraît comme l’édition pré-originale de La Nuit de
Londres sont publiées en 1955 sous le titre « La foule et ses images »8, référence plus directe au
texte de Poe, pages que Luc Autret qualifie d’une « belle divagation dans le labyrinthe de Londres
autour de ce qu’il appelle le mythe de l’homme des foules précisément défini par Baudelaire dans
sa traduction de Poe : “Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits” »9.
1 Epictete, Entretiens III, 12, 15, éditions Belles Lettres, [1943], 1975
2 La Nuit de Londres, op. cit., p.53
3 Ibid., p.96
4 « Les foules » dans Le Spleen de Paris, plusieurs références à Londres et à de Quincey dans Les Paradis artificiels
(« Voluptés de l’opium » et « Tortures de l’opium »), « L’Artiste, homme du monde, homme des foules et enfant »
dans Le Peintre de la vie moderne, où il fait directement référence au récit de Poe, mais aussi les nombreux poèmes sur
Paris dans Les Fleurs du Mal, et références dans Fusées…
5 Ainsi, le 23 août 1940 « Où s’enchevêtrent les artères inépuisables, le flux de vie sourdant par le livre, la foule, par
toutes les formes de l’art, là s’accumule l’énergie poétique, de laquelle je dois être l’instrument sensible, mu par une
joie quasi impersonnelle », Carnets 1934-1948, op. cit., p.248
6 On en trouve de nombreuses traces dans ses carnets : Carnets 1934-1948 à partir de la page 591 (1947), Carnets inédits
1947, 1950, 1951 pp.40-41 par exemple, où il analyse « l’immense roulement de Londres » et l’oppose à Paris (août
1947), de nombreuses lettres de cette époque y font référence aussi
7 « Londres est une ville de la poésie française », Les Heures lentes, op. cit., pp.46-47
8 Cahiers des Quatre Saisons, n°1, aout 1955, pp.1-4
9 Luc Autret, « Alchimie du Verbe, alchimie de la Douleur (quelques notes fantomatiques sur Henri Thomas) », revue
71
D’ailleurs, deux références explicites à Baudelaire sont incluses dans le récit ; le professeur
pour qui « seule la poésie est vraie » a écrit une thèse sur la « vision baudelairienne »1, et lors de sa
rencontre nocturne avec Paul Souvrault, il cite quelques vers du poème « Les Sept vieillards » (Les
Fleurs du Mal) pour évoquer la ville de Londres :
Paul Souvrault, ailleurs très critique avec ce personnage, s’accorde avec lui sur ce point,
ancrant ainsi le récit dans le seul repère de la présence baudelairienne.
Quelques années avant la publication de La Nuit de Londres, Henri Thomas écrit un article
critique sur l’écrivain londonien et ami de Coleridge, Charles Lamb3. Cette étude est centrée sur la
vie de l’auteur, et une grande part est consacrée à son attachement à Londres et à la ville en
général. Charles Lamb est défini comme « quelqu’un pour qui l’effusion lyrique au sein de la
nature inculte n’a guère plus de sens qu’elle n’en aura cinquante ans plus tard, en France, pour
Baudelaire, protestant énergiquement qu’il ne peut trouver une âme dans un chou »4, et le texte
semble construit au vu d’une révélation significative, qui intervient page 181 : « Vous avez
reconnu l’homme des foules »5.
Gallimard, 1961, p.165-192. Ce texte est sans doute le reflet de son travail pour une préface à sa traduction des Essais
d’Elia, qui ne seront jamais publiés par Gallimard. On trouve de nombreuses références à cette traduction dans sa
correspondance, notamment dans des lettres écrites à Pierre Leyris au cours de l’année 1948 (aux dates du 8 octobre,
1er février, 6 novembre : « La préface au Lamb s’allonge périlleusement », dans Choix de lettres). Les notes de carnet de
cette époque illustrent l’importance de cet écrivain pour lui, dès 1947, avec de nombreuses citations en anglais qui
sont insérées dans ses propres pensées (voir par exemple les dates du 18, 20, 27, 28 septembre 1947 dans les Carnets
inédits 1947, 1950, 1951)
4 La Chasse aux trésors t.I, p.178. Henri Thomas fait ici référence à une lettre de Baudelaire écrite en 1853 ou 1854 à
Fernand Desnoyers où il s’exprime ainsi : « Je ne croirai jamais que l’âme des Dieux habite dans les plantes, et quand
même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement et considèrerais la mienne comme d’un bien plus haut prix
que celle des légumes sanctifiés », (Correspondance I, Gallimard, bib. de la Pléiade 1973, p.248)
5 Ce texte sur « l’homme des foules » a été repris dans les Carnets inédits 1947, 1950, 1951, en guise de « Post-
scriptum », avec cette annotation discutable : « On dirait que, dans ce passage, Thomas trace son autoportrait », Si
certains éléments ne peuvent manquer de faire écho à la personne d’Henri Thomas dans ce texte (l’errance dans les
rues des villes, à Paris et surtout à Londres, mais dans ce cas on pourrait considérer La Nuit de Londres comme un
portrait en creux de Thomas, et s’il est sûr que Thomas emprunte des éléments de sa vie et de son expérience pour
écrire ses récits, ceux-ci dépassent largement cette dimension autobiographique ou autofictionnelle), c’est sans doute
plus parce que, comme dans le texte de Baudelaire (Le Peintre de la vie moderne), la description de l’homme des foules
rejoint sur certains points celle de l’artiste, du poète dont la « vie personnelle se réduit — ou s’élargit — à la seule
conscience d’exister ».
72
L’italique prévient le lecteur de la référence, et l’auteur poursuit par une définition
générale et théorique sur plus d’une page : « C’est par définition un personnage fuyant, facile à
perdre de vue, un homme du soir et même de la nuit ».
Ce texte apparaît comme le versant théorique de La Nuit de Londres, en même temps qu’il
témoigne de la profonde réflexion de Thomas sur cette question, et de sa lecture de Poe et de
Baudelaire. On y trouve des échos manifestes avec le texte de Baudelaire (« son point de vue sur
le bonheur n'est pas celui de la sentimentalité habituelle », chez Thomas, renvoie aux « bonheurs
supérieurs » évoqués par Baudelaire dans « Les foules », alors que les « visions » chez Thomas se
rapportent aux « images qui remplissaient son cerveau » dans Le Peintre de la vie moderne), et avec le
texte de Poe (notamment la distinction entre l’homme des foules qui fuit par lâcheté et goût de
l’étourdissement, et celui qui voit et qui ressent la plénitude, le « véritable homme de foules »,
plus baudelairien ; le jugement moral sur l’homme des foules selon Thomas rejoint aussi les
préoccupations du texte de Poe).
Les références aux textes de Poe et de Baudelaire et à la thématique de « l’homme des
foules » sont donc nombreuses dans les textes de Thomas, et préparent le récit de La Nuit de
Londres. Dans ce texte, elles sont un moyen de réfléchir la question du regard, du voyeur et du
voyant, en l’ancrant dans une tradition littéraire tout en la dépassant. La question de la foule est
toujours liée au regard pour Henri Thomas :
La foule qui ne change pas, comme si c’était le même regard ou le même non-regard par
d’autres yeux. […] Elle ne cherche, conformément à ce qu’elle est, qu’à se vider le plus
possible de pensée individuelle — et impossible de retrouver là-dedans ce qu’elle est
après cela — car ce serait toujours moi qui chercherais, pas elle…1
Remarquons ici la vacuité du regard qui fait écho à celui de « l’homme des foules » de
Poe, et à la foule décrite par Souvrault dans le premier chapitre consacré à Smith. Le regard utilise
cette vacuité pour voir par d’autres yeux, ainsi Souvrault qui voit ce que voient les veilleurs, ce
que voit La Barre, Souvrault qui est, comme le poète de Baudelaire dans « Les foules » à la fois
lui-même et autrui, miroir reflétant la foule et son vide qu’il ne peut atteindre que dans la mort.
On a dit judicieusement d'un certain livre allemand : Es lässt sich nicht lesen, — il ne se
laisse pas lire. Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits. Des hommes meurent la nuit
dans leurs lits, tordant les mains des spectres qui les confessent et les regardant
pitoyablement dans les yeux ; des hommes meurent avec le désespoir dans le cœur et des
convulsions dans le gosier à cause de l'horreur des mystères qui ne veulent pas être révélés.3
Poe prévient son lecteur dès la première phrase qu’il s’apprête à lire une nouvelle qui ne
se laisse pas lire, parce qu’elle traite du secret inénarrable de l’être humain4.
En plaçant son récit sous l’égide de celui de Poe, Thomas met en garde le lecteur averti :
lui aussi va chercher, par l’intermédiaire de son narrateur, le secret de l’homme dans celui de la
foule, secret qui ne peut (qui ne veut) être révélé, le héros ne se « décharge[ant] que dans le
tombeau » de ce mystère insoluble. Souvrault, l’observateur et narrateur au début du récit, tente
lui aussi de percer le secret de la foule en en définissant les strates (veilleurs, foule des vivants et
des Mr. Smith, foule des morts). Le récit de La Nuit de Londres, comme celui de Poe, ne se laisse
pas lire aussi parce qu’il est presque dénué d’intrigue, de personnages pleins.
1 « et puis des pâtissiers, des commissionnaires, des porteurs de charbon, des ramoneurs ; des joueurs d'orgue, des
montreurs de singes, des marchands de chansons », Edgar Allan Poe, L’Homme des foules, éditions Manucius, op. cit.
2 Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, recueil d’essais traitant du peintre Constantin Guys, publié initialement
l’essai de Jean-François Mattéi déjà cité, des leçons d’Antoine Compagnon ayant pour sujet « Baudelaire et la ville »
(14/02, 28/02, 6/3 et 13/03 2012, au Collège de France), et de l’article de Dominique Rabaté, « Traversée de La Nuit
de Londres » écrit pour la journée d’étude célébrant le centenaire de l’écrivain, organisée le 7 décembre 2012 à
l’université Paris Diderot (à paraître)
74
Il est, lui aussi, un récit impossible qui traite de l’impossible. Le personnage, chez Poe
comme chez Thomas, ne peut se trouver qu’en se dédoublant et en se poursuivant, dans un jeu
de regards et de miroirs qui met en scène une dualité profonde chez l’homme.
Jean-François Mattéi remarque ainsi l’importance du vocabulaire de la vision dans le texte
de Poe, ainsi que l’opposition entre le regard vide, vacant car dénué d’intention, de l’homme des
foules, et celui, insistant, du narrateur, regard du poète et du philosophe développé ensuite par
Baudelaire dans ses textes où il compare le poète et l’artiste à « l’homme de la foule » : « parfait
flâneur », « observateur passionné », dont la « passion et [la] profession, c’est d’épouser la foule »,
cet homme est « doué de la faculté de voir » et « de la puissance de l’exprimer », car il est
« toujours, spirituellement, à l’état de convalescent » et joui « d’une perception enfantine, c’est-à-
dire d’une perception aiguë, magique à force d’ingénuité ! »1
Comme dans le texte de Poe, le vocabulaire du regard est extrêmement présent dans La
Nuit de Londres, plaçant cette thématique au cœur du récit, et, comme c’est le cas chez Baudelaire,
la question de la perception, d’une perception plus aiguë qui fait de l’observateur, du voyeur, un
ème
voyant, sous-tend le texte. A titre d’exemple, on peut citer la fin du IV chapitre qui illustre bien
le dédoublement des regards et la thématique du miroir.
Paul Souvrault erre dans « le vide de la nuit »2, entre Hyde Park Corner et Piccadilly, longe
d’anciens immeubles qui semblent abandonnés, et dont les perrons sont accessibles. Il assiste
subitement à une scène qui ne nous est pas décrite, hormis le fait qu’un groupe est assis sur un
perron : « j’ai tout vu d’un coup d’œil ». Il passe ensuite devant un club avec sous-sol, et une
tranchée où, ayant « jeté un coup d’œil oblique », il « aperç[oit] les deux indiscrets », après avoir
entendu leur remarque (les deux hommes gagent que Souvrault repassera devant le perron). Il est
fait mention de leurs yeux, à hauteur de la chaussée, ce qui obligera Souvrault à « [se] montrer à
leur regard de nouveau ». Souvrault sait lui aussi qu’il retournera sur ses pas : « car avant que les
larbins du club de nuit ne m’aient aperçu, j’avais vu, moi, ce que je voulais absolument revoir ».
Ces larbins sont décrits comme de « fins observateurs » car ils ont deviné à sa démarche qu’il
« avai[t] été saisi par ce qu’[il] avai[t] vu sur le perron précédent ».
1 Le Peintre de la vie moderne. On retrouve cette idée « d’épouser » la foule, de se fondre en elle, forme de
« prostitution » de l’artiste, ainsi que celle du « travestissement », du masque, de la capacité de prendre forme dans la
foule, dans le texte « Les foules » (Petits poèmes en prose). L’artiste et homme des foules peut sortir de lui-même (comme
le fait Paul Souvrault lors de ses distractions et de ses errances nocturnes), est partout chez lui (Souvrault devient la
foule, se perdant lui-même, passant de l’observateur à ce qu’il observait, du veilleur à Mr. Smith, pouvant voir par les
yeux de La Barre), sans avoir de foyer (ce qu’indique aussi Thomas dans son essai sur Lamb, et ce que confirme le
personnage de Souvrault, qui perd ses clés au moment de rentrer chez lui)
2 La Nuit de Londres, op. cit., pp.70-77 pour les citations de cette page
75
La déclinaison du vocabulaire de la vision se poursuit, alors que Souvrault revient au
perron : « ce que je voulais revoir, je l’avais déjà très bien vu » ; « j’ai levé les yeux, j’ai cherché les
visages dans la pénombre, les regards » qui se fixent sur lui « stupides d’attention » ; « je n’ai pas
pu voir ce qui a succédé à la stupide attention ».
C’est donc le jeu de regards qui est décrit, et non la scène elle-même, qui ne peut être
approchée qu’obliquement, comme le regard que Souvrault lui porte 1. Par allusions, le lecteur
comprend qu’il s’agit d’une scène de « vice », engageant « trois filles »2, mais seule la vision du
personnage est clairement définie. Ce tableau se conclut par une double scène de reconnaissance :
Patrick Danaham, le directeur de l’agence où travaille Souvrault, qui sort du club, et un des
hommes de la tranchée, qui lui rend un penny tombé, et qui vaut pour reconnaissance globale de
l’individualité au sein de la foule, de l’humanité en général :
[…] il voyait sûrement sur mon visage, comme moi dans le sien, le reflet de la nuit grise
qui environne les maisons à plus ou moins de distance. C’était le premier visage que je
pouvais dire avoir vu cette nuit-là, le premier dont j’ai pour ainsi dire consulté de près le
regard3
1 Cette scène se rapproche ainsi fortement de la vision de Diane nue, dans Le Promontoire, et de celle de la prostituée
dans La Relique, évoquées plus haut. La femme nue est au cœur de ces trois visions « impossibles »
2 Notons ici l’importance du chiffre trois qui se détache du nombre, de la multitude de la foule, et qui contribue à
donner une portée mythique à cette traversée orphique dans La Nuit de Londres. Le narrateur suit les trois prostituées,
et leur rencontre constitue le cœur du récit de cette errance nocturne
3 La Nuit de Londres, op. cit., p.81
4 « Charles Lamb, londonien », publié dans la revue le Mercure le 1er juin 1949, repris dans le premier volume de La
76
L’observateur, comme chez Baudelaire, rejoint l’homme des foules, alors que chez Poe, il
poursuit son double en la figure de l’homme des foules, double qui se constitue dans le regard de
l’autre. Jean-François Mattéi, comme de nombreux critiques avant lui, fait sienne la théorie selon
laquelle le narrateur poursuit son double. Selon lui, le regard mouvant, calme et curieux du
narrateur et celui, fixe, effaré et vacant de l’homme des foules sont irrésistiblement liés l’un à
l’autre en ce sens que la dualité de l’être humain déchiré entre le bien et le mal se révèle au
regard ; le regard plein et le regard vide sont ainsi deux facettes du même regard1.
Dominique Rabaté nuance quant à lui ce propos, notant que si « certains critiques ont vu
dans l’homme âgé une sorte de double du narrateur lui-même », cette piste « n’offre en aucune
façon une résolution de l’énigme laissée ouverte par le conte »2.
Les deux mouvements sont présents dans La Nuit de Londres : Paul Souvrault est à la fois
le penseur, l’observateur qui « épouse la foule », ressent la solitude au sein de la multitude, et celui
qui poursuit son double à travers les masques de la foule. Le dédoublement a lieu en lui-même,
comme le remarque Dominique Rabaté :
À la page 91, le narrateur note en effet : « Quelqu’un — est-ce encore moi ? ». On voit
bien l’espèce de dédoublement permanent qui clive le sujet, qui l’écarte de lui, qui
l’impersonnalise, en irréalisant tout ce qu’il vit à mesure. Le sujet qui parle et raconte,
l’écrivain qui tente d’ordonner la suite erratique d’actions nocturnes est le héros paradoxal
d’un évanouissement et d’une dépossession que le livre doit précisément figurer.3
Paul Souvrault est entouré de figures qu’il perçoit comme des doubles, et en premier lieu
Florian La Barre. Ce personnage se construit en creux de Paul Souvrault. Il est par ailleurs le seul
à être véritablement nommé, et défini, par ce narrateur 4 . A l’opposé, on trouve « M.X »,
« l’inconnu d’une équation qui est la foule »5, alors même que le narrateur déclare : « J’étais la
foule à moi seul »6, et « M.Y », projection fantasmée de lui-même par Souvrault, qui meurt après
avoir découvert que « la vérité de la foule est l’absence », et le seul point de vue juste sur celle-ci
celui d’un « disparu de la foule »7.
regard qui revient sur lui-même pour découvrir son propre visage (p.69), Poe fondant sa métaphysique sur la scission
de l’unité primitive et la dualité de l’homme et de l’univers, de la vie et de la mort, du bien et du mal (p.71).
2 Dominique Rabaté, « Traversées de La Nuit de Londres », actes de la journée d’étude du centenaire d’Henri Thomas,
à paraître
3 Ibid.
4 Seuls Peggy, une des trois prostituées rencontrées, et Patrick Danaham, son directeur à l’agence, sont nommés par
Paul Souvrault. Le professeur est simplement « l’autre », pages 123 et 125, « lui », et le lecteur n’apprend le nom de
Paul Souvrault que dans le récit final du second narrateur
5 La Nuit de Londres, op. cit., p.20
6 Ibid., p.27
7 Ibid., p.55
77
Il est alors d’autant plus marquant que le nom de La Barre soit autant répété dans le récit,
et sa nomination presque solennelle : « c’était son nom : Florian La Barre », venant d’un
personnage menacé de disparition, qui ne peut se nommer lui-même.
Mr. Smith, le professeur, La Barre sont tous trois des figures de double, oscillant entre
« l’autre » et « le même » au fil du récit, Paul Souvrault, qui cherche à échapper à un jeu de miroir
dans lequel il se perd, poursuivant une réalité accessible seulement à ce prix, rejette ces figures qui
sans cesse se rappellent à lui.
En questionnant les rapports entre regardant et le regardé, voyeur et voyant, Henri
Thomas nous incite à faire une typologie du déserteur, soit l’homme des foules, de la ville,
homme fuyant dans la ville et la foule, qu’on retrouve par exemple dans La Dernière année, soit le
déserteur comme Sabatini, qui à l’errance circulaire préfère la fuite concrète, lointaine, et, comme
le personnage du Parjure, ne s’arrête que dans un territoire des confins, l’île de Hag ou la Corse.
Ces deux espaces entretiennent néanmoins un lien ténu, puisque l’espace des confins, matérialisé
par le promontoire, espace où bute la fuite, les renvoie à une errance circulaire qui n’a
d’échappatoire que la mort.
Le regard de l’homme sur le monde et sa capacité à le percevoir est primordiale pour
Henri Thomas. L’auteur décline dans ses romans les figures de témoins, de voyeurs, de veilleurs,
de visionnaires qui trouvent leur image « loin de tout témoin »1. La porosité de ces statuts leur
permet d’expérimenter plusieurs types de regards au cours du récit : celui qui prend et garde pour
lui, celui qui voit au-delà, celui qui veille et surveille, celui qui témoigne de ce qu’il a vu… Dans
un poème, l’auteur rend même un étrange hommage aux voyeurs :
Ce réseau multiplie les jeux d’échos entre les différents textes. La thématique de la fenêtre,
celle que franchit l’observateur du texte de Poe au début de son récit, est très présente dans tous
les romans. La vision oblique, filtre qui accepte le reflet comme constituant du regard, est ainsi
récurrente dans La Dernière année. Le héros Lucien est isolé à la fois de ses camarades, et des gens
qu’il aperçoit par les fenêtres de la cour du lycée, « petit théâtre souvent très animé » qu’il aime à
observer.
L’homme des foules, cette espèce de griserie qui vous vient de ne plus être vraiment
qu’un homme parmi les autres, d’avoir au fond les mêmes désirs, d’avoir le même besoin
de disparition. Et si on songe qu’il y a une foule qui veut disparaître, ça devient
dantesque.
même —, y disparaître, en tant qu’âme, car ce qui me retient, ce qui fait que je ne ressens pas l’abîme comme attirant,
c’est cette conscience qui par ailleurs sait ce qu’elle veut, croit même parfois l’avoir atteint : être présent par l’esprit,
par l’œuvre de l’écrivain, dans cette foule — levain de joie spirituelle, vision. » La Défeuillée, op. cit., p.78
4 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n°48, hiver 2004-2005, p.170 et ss.
79
La Nuit de Londres est issue de ces réflexions, son thème étant « l’homme qui est dévoré
par les images, et par les rencontres, et qui descend dans une ville qui est presque comme les
pyramides de l’ancienne Egypte ».
Les romans de Thomas publiés entre les années 1950 et 1970 présentent une grande
cohérence, qui repose principalement sur la dynamique singulière régissant les liens entre les
personnages, qui institue un jeu d’échos puissant entre les textes. Les instances narratives
changent, tout comme les points de vue, et bouleversent les certitudes du lecteur, dans une quête
qu’il partage avec les personnages des romans.
La réalité, pour Henri Thomas, est un problème que la littérature dévoile mais ne résout
pas. Dans un entretien, l’écrivain s’explique sur le contraste entre la complexité de composition
de ses romans et la clarté, l’apparente simplicité de ses poèmes. Selon lui, la « clarté » du poème
tient à « l’absence de distance entre le poète et son poème », parce qu’un poème « existe »
pleinement. Au contraire, dans la fiction, la clarté « s’éloigne toujours et l’auteur se rapproche de
quelque chose qui est forcément un problème ». Selon l’écrivain, « il n’y a pas de grand roman au
fond duquel il n’y ait pas un problème qui n’est pas résolu. Car, s’il est résolu, il y a une thèse, on
a un roman avec une finalité très simple »1.
Pourtant, les romans de Thomas ne sont pas dépourvus d’instants de clarté qui doivent
être interrogés en lien avec la conception poétique singulière de l’auteur, en particulier de
« l’immobile » qui rompt la narration de ses récits.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, N° 49/50 Printemps-Eté 2005 p.180
80
Chapitre II
81
2.1) Le roman et la tentation de l’immobile
En décembre 1946, Thomas s’installe à Londres pour travailler à la BBC et s’échapper
d’un milieu parisien et d’une situation maritale dans lesquels il étouffe. La santé mentale de sa
femme Colette se détériore au point qu’ils doivent se séparer, tandis qu’il se sent confiné dans un
Paris littéraire et mondain où il ne se sent pas reconnu, pensant y perdre son temps et son énergie
créatrice. Jusqu’en 1958, il séjourne à Londres, mais quitte régulièrement son travail pour
retourner à Paris ou se réfugier en Corse pour écrire. Sa décision de partir est brusque, comme le
rapporte Jacques Brenner dans Les Lumières de Paris 1. Elle intervient dès qu’il apprend par un
écrivain anglais ami d’André Gide que les services de langue française de la BBC cherchent des
traducteurs. Thomas ne s’intéresse jamais beaucoup à ce travail, où ses collègues le surnomment
« the ghost » 2 . L’écrivain explique à Alain Veinstein qu’il était alors « quelque chose comme
program-assistant, mais ça n’a pas d’importance. [Il] faisai[t] à un moment donné un petit truc en
français qui s’appelait “au jour le jour” ; trois minutes sur n’importe quoi »3.
A son arrivée à Londres, Henri Thomas s’immerge dans une ville mais aussi dans une
littérature. Sa lecture assidue des poètes anglais influence sa propre conception des rythmes et des
vers. D’autre part, la découverte du roman anglais, et d’auteurs comme Thomas Hardy, Antony
Trollope, Charles Dickens ou Henry James, modifie considérablement son appréhension du
genre romanesque. Cette immersion est liée à la ville et à son étrangeté, aux marches
interminables dans les rues mais aussi au rythme du métro londonien qui « [lui] donn[ent] une
autre notion du temps ». L’expérience est l’occasion d’une découverte déterminante : « J’ai
compris que le grand roman était lié au temps, et non pas à l’instant »4.
Une temporalité particulière imprègne les romans de notre corpus. Au temps de la
traversée, de la rupture identitaire des Déserteurs (1951) succède le temps de l’errance de La Nuit de
Londres (1956). Dans John Perkins (1960), c’est le temps usant et terrible du deuil impossible qui
impose son rythme, différent du temps du passage de l’adolescence à l’âge adulte de La Dernière
année (1960), ou de celui de la complète dépossession du Promontoire (1961). Le temps de l’oubli
dans Le Parjure (1964) précède celui qui mène de la désillusion à la redécouverte du monde dans
La Relique (1969).
1 Jacques Brenner, Les Lumières de Paris, Paris, R. Julliard, 1962, réed. Grasset, 1983, p.53
2 « Le fantôme »
3 Les Heures lentes, entretiens avec Alain Veinstein diffusés dans l’émission « Nuits magnétiques » sur France Culture
82
Pour Thomas, le roman est lié à la « présence irréelle » 1 du temps. Dans ses romans,
ellipses et temps fuyant avec une rapidité qui étonne les personnages alternent avec des moments
immobiles, des après-midis ou des nuits interminables vécus dans des chambres étouffantes. Ces
lieux vides soulignent la solitude des personnages, perclus dans la contemplation du monde ou
une angoisse profonde.
Dès le roman Les Déserteurs, publié en 1951, Thomas évoque la possibilité de déserter dans
l’immobile2. Cette notion acquiert au fil du temps de plus en plus d’importance, jusqu’à supplanter
toute autre forme de désertion.
Lors d’un entretien réalisé avec Marcel Bisiaux pour la série « Les Hommes livres », en
1989, Henri Thomas évoque ces personnages qui « partent » dans l’immobile, « l'immobile qui tue
le roman et qui en même temps lui donne un passé, un présent et une sorte d'au-delà ». Pour
Thomas, le roman « n'est pas seulement le mouvement, c'est aussi son contraire »3. L’immobile
rompt la narration pour introduire une part poétique qui donne sa singularité au récit thomasien.
L’introduction de l’immobile modifie durablement la structure de ses romans. Elle lui
impose son rythme propre, et implique une économie très singulière : Thomas demeure très
attaché au personnage et à la forme romanesques, mais la composition du roman est corrompue
par l’immobile qui entraîne le roman vers le récit poétique. L’immobile est une notion à la fois
romanesque et poétique ; elle en constitue un point de jonction qui permet à l’auteur de travailler
à une poétique capable de mettre en langage sa quête de l’impossible.
Thomas abandonne les romans de formation pour initier son « cycle de l’impossible » à
une époque qui voit coïncider dans le monde des lettres un rejet de la poésie, avec une grande
crise du roman.
Dans un article écrit en 1949, Thomas juge ainsi le statut de la poésie à son époque
comme étant « au point mort », car le courant qui circule entre les « deux pôles », « l’invisible
réalité poétique, et la forme hantée par elle » 4 , ne nous est plus sensible. Selon Thomas,
l’engagement des poètes à son époque (le Parti Communiste pour Eluard, la « bonne digestion de
l’Eucharistie » pour Claudel), ne fait que cacher le « vide » de la poésie de son temps. Auparavant,
avec Coleridge, Baudelaire ou Hölderlin, la poésie « existait dans l’ensemble de la vie » : « il y avait
un genre de travail qui permettait de l’atteindre, de créer la communication, une alchimie qui
donnait des résultats.
1 De Profundis Americae, Carnets américains 1958-1960, note du 13 novembre 1959, Le Temps qu’il fait, Cognac, 2003,
p.130
2 Les Déserteurs, op. cit., pp.106-107
3 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.270
4 La Chasse aux trésors t.I, op. cit., p.66
83
Inversement, il y avait une forme propre à la poésie, non pas une forme inerte, mais
quelque chose qui n’apparaissait que vivifié, et autrement se dissolvait dans le langage usuel »1.
Au moment de son départ à Londres, l’auteur est intégré à un milieu littéraire parisien,
même s’il s’en défend parfois. Il écrit régulièrement pour la Nouvelle Revue Française, fréquente
André Gide et Jean Paulhan. Il publie chez Gallimard des recueils de poèmes ou des récits. En
1947, il fonde avec Marcel Bisiaux la revue 84 qui constitue pendant plusieurs années un véritable
terrain d’expérimentation littéraire et une aventure commune.
Il travaille ainsi à une nouvelle définition de la poésie, afin de l’intégrer à son travail
romanesque sur la dépossession.
Les années cinquante correspondent à la seule période durant laquelle Thomas multiplie
des articles théoriques sur une « poésie nouvelle »2. « Je cherche les conditions d’une pointe vers
la poésie nouvelle à partir des anciennes plaintes, des dégoûts récurrents » 3, écrit-il ainsi dans Le
Migrateur, avant d’ajouter qu’il souhaite trouver « une parole inhérente à son sens, et ce sens
inhérent à [s]a propre existence ». La poésie future doit se libérer de la rhétorique, afin de
demeurer « simple et magique »4. Elle ne serait pas sérieuse, mais pleine d’une « gaieté poétique »
et d’une « extrême gravité » consécutives de la constatation selon laquelle « le poème ne change
rien à rien »5.
L’article « “84” ou une morale de la poésie »6, paru dans la revue Combat le 14 juillet 1949,
apparaît ainsi comme un véritable manifeste. Thomas en serait le premier rédacteur, ainsi que
l’initiateur, selon Philippe Blondeau7, qui prend appui sur une lettre envoyée à André Dhôtel le 30
décembre 1946, dans laquelle Thomas évoque son projet d'écrire une « circulaire poétique » que
chaque membre de 84 pourrait annoter et améliorer avant de la lui renvoyer à Londres. Ce
manifeste collectif, au moins par sa pensée et ses signatures 8, est unique dans l’œuvre d’Henri
Thomas, qui revendique et entretient toute sa vie sa place d’écrivain marginal et solitaire. On
reconnaît d’ailleurs des accents très thomasiens, « l’élément de surprise et de joie inséparable » du
« risque » poétique par exemple, et l’accent mis sur une coïncidence entre poésie et réalité :
84
La féérie intentionnelle, crevaison du surréalisme, est inférieure au moindre épisode vrai heureusement
noté, sans souci du merveilleux qu’il soit poétique ou politique. 84 entend se maintenir en plein vent de ce
carrefour de la vie et langage où toute théorie se voit bousculée. Il laisse à d’autres le souci de la ligne et du
système.
Selon Thomas, la poésie est à la fois une réalité « invisible », et une forme poétique, un
langage qui se définit par sa précision. La rencontre de ces deux pôles constitue l’expérience
poétique en elle-même. Le travail poétique offre « la clé de la réalité »1.
La poésie correspond pour Thomas à une rencontre qui a lieu simultanément dans la
réalité et à travers l’écriture ou la lecture poétique, notamment de Rimbaud et de Baudelaire. La
poésie est donc essentiellement liée à une liberté, puisque « la pensée commune à ces poètes est
bien que la vérité nous rendra libres. Or, la vérité poétique est vision, vision-clé, en quelque sorte,
rassemblant ou abolissant le temps. Elle est le signe, la preuve et l’épreuve, de l’unité retrouvée » 2.
Au fil de ses écrits, Thomas élargit la notion du poétique à l’expression de la réalité
poétique. En 1953, il fait ainsi à son ami, le poète arménien Armen Lubin, le récit d’une
promenade en Corse. Il a la surprise de découvrir dans le maquis une grande église en ruine,
« crevée, inexplicable », qui abrite un âne errant en liberté dans ce décor incongru. L’étrangeté de
cette apparition, la surprise du poète, le conduisent à faire cette remarque : « Ces choses-là me
font comprendre la poésie pure ; elles devraient être l’âme et la moelle de mes chroniques »3.
Pour Henri Thomas, cette vision est avant tout d’ordre poétique. La rencontre de l’image
découverte, avec le langage d’un homme et sa sensibilité, constitue le fondement de l’expérience
poétique. L’apparition a toujours lieu au sein même de la réalité, mais c’est sa part d’inconnu qui
la révèle au poète et le « jette tout entier dans l’étrangeté autre, visage, fleur, rivage, champ
d’étoiles à la verticale du sentier où [il] trébuche »4. Durant les années cinquante, Henri Thomas
admet « la submersion de la poésie dans l’écriture en général »5, et abandonne sa stricte hiérarchie
des écritures au profit d’une recherche mobilisant tous les genres. Le statut du poétique s’en
trouve compliqué : le roman, les textes narratifs, acceptent ainsi leur part de poétique, alors même
que Thomas récuse l’insertion de la poésie dans le roman, mettant ainsi en question le statut des
textes narratifs et leurs liens avec le poétique.
1 Entretien avec Christian Giudicelli Théodore Balmoral n° 46/47, juin 2004, p.146, Thomas évoquant sa découverte de
Baudelaire : « C’était un langage qui était la clé de la réalité. Là, j’ai cru en la poésie »
2 « Les psalmistes », La Chasse aux trésors t.I, op. cit. p.99
3 Choix de lettres, op. cit., p.337
4 La Chasse aux trésors, t.II, « Le journal intime », op. cit., p.226
5 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n° 49/50, printemps-été 2005, p.174
85
Vital Rambaud, dans son article sur « L’ambition poétique du roman »1 dans les années
1945 à 1960, établit que ces années sont marquées par la création d’œuvres qui récusent la
distinction traditionnelle entre le roman et la poésie. On constate ainsi un retour au récit pour la
poésie (avec la parution du Roman inachevé d’Aragon en 1956, et du roman en vers La Beauté de
l’amour d’Audiberti en 1955), et, parallèlement, la création de textes qui assignent au genre
romanesque un but poétique, et qui peuvent prendre les formes diverses de la simple nouvelle,
voire du poème en prose, au récit et au roman poétique proprement dit.
Les textes sont caractérisés par « l’intime alliance de la vision poétique et de la perspective
romanesque »2, et réunissent des auteurs aussi différents que Clancier, Luc Estang, Pierre Gascar,
Mandiargues, Vian, Gracq, et Thomas, dont trois romans sont cités à ce titre (Les Déserteurs, La
Nuit de Londres et La Dernière année). C’est cette alliance qui conduit Julien Gracq dans Lettrines3 à
identifier le roman au songe, sans quoi il ne peut être que mensonge, d’autant plus qu’il cherche à
se donner pour une image authentique de ce qui est. Rappelons ici la relation étroite que Thomas
établit entre le rêve et la littérature ; il affirme avoir écrit ses romans « en marge d'un rêve qu['il]
essayai[t] de suivre »4, croit « qu’il y a un lien très fort entre la forme d’un poème et le rêve »5, et
note :
[…] j’ai un peu l’impression d’avoir écrit mes livres dans un rêve dont je ne me
souviendrais pas, et donc ces livres ne sont pas le récit, mais le résultat, ou le reflet
fragmenté, comme écrits dans la marge étroite d’un éveil.6
1 « Poésie, roman, théâtre », Poésie de langue française, 1945-1960, dir. Marie-Claire Banckart, PUF, coll. « Ecriture »,
livre collectif, 1995, pp. 171-179
Cet ouvrage dispose d’une notice biographique sur Thomas dans le « Petit dictionnaire des poètes » qui clôt le livre,
où il est précisé que Thomas « appartient comme poète à la modernité intemporelle de l’après-guerre. Retrouvant à
sa manière, dans le vers court et le mètre impair, le Rimbaud des “rythmes naïfs” de 1872, il compose une poésie
d’apparence facile, musicale et désancrée, mais spiritualisée par l’angoisse existentielle et le sens du mystère, comme
le suggèrent les titres de ses recueils » (p.313). Il est aussi question de Thomas à deux reprises dans le chapitre
consacré aux revues, d’abord à propos de la N.N.R.F. et de la critique de Thomas, dans son premier numéro, de la
poésie engagée d’Eluard comme d’une pratique de l’alchimie du verbe qui « conduit infailliblement au cantique ou au
mot d’ordre » (p.35-36), puis au sujet de la revue Critique, où il figure parmi les poètes souvent cités. Il est apprécié du
fait du « ton de malaise » de ses textes considéré comme authentique (p.40-41), comme Armen Lubin ou Edith
Boissonnas.
2 Georges-Emmanuel Clancier, La Poésie et ses environs, Gallimard, 1973, p.62
3 Julien Gracq, Lettrines, Corti, 1975, p.91 ; cité p.173 de Poésie de langue française, 1945-1960
4 Les Heures lentes, op. cit., p.104
5 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50 Printemps-Eté 2005, p.178. Thomas y développe
cette parenté de la rime et du rêve, notamment dans leur dimension sacrée, de surprise, d’une provenance à la fois
d’ailleurs et de nous-mêmes :
6 Le Migrateur, op. cit., p.206
86
Les textes narratifs publiés par Thomas durant ces années tendent à saisir l’« invisible
réalité » cherchée par Thomas, et doivent pour ce faire intégrer des éléments poétiques dans
l’économie romanesque. L’état poétique préconisé par Thomas, « état maximum »1, nous incite à
chercher les liens entre expérience poétique et expérience de la dépossession, en commençant par
la question, centrale de l’immobile.
Ça commence toujours par un mouvement, par un geste, une porte qui claque, quelqu’un
qui sort, quelqu’un qui… quelqu’un qui s’en va ou qui revient ; c’est toujours lié à un
geste qui déclenche d’autres gestes, et il y a une logique ; le roman, c’est une logique.4
87
Le roman La Relique (1969) présente l’exemple le plus manifeste de cette revendication
romanesque qui intervient à travers le soulignement narratif du « premier geste ». Il est vrai que ce
roman tire parti de sa singularité : Thomas, qui exprime à plusieurs reprises son admiration pour
Simenon1, souhaite alors écrire un roman « un peu policier, un peu théologique »2 et joue avec les
conventions de ce genre bien codé.
Le roman prend la forme d’une enquête, menée par les différents personnages du récit.
L’enquête se concentre sur la disparition anodine mais inquiétante d’une relique à la valeur
pourtant insignifiante, un os minuscule appartenant à un saint oublié, situé dans l’église de Saint-
Edry à Paris, dans un quartier populaire de la capitale. C’est d’abord l’abbé Dumas qui s’interroge
sur la disparition de la relique dans son église.
Le roman commence donc dès les premières lignes par une rupture :
C’est par un matin d’hiver, alors qu’il faisait encore nuit, que l’abbé Dumas, en allumant
les cierges électriques pour la première messe, a découvert que la relique de Saint-Edry
(qui s’écrit également Ettery ou Etri), avait disparu du reliquaire abrité dans une chapelle
de l’abside, derrière le maître-autel.3
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n°49/50 printemps-été 2005, p.165, « Simenon ou l’assassin »,
Paysage Dimanche, n°13, 9 septembre 1945, p.5
2 Henri Thomas, Prière d’insérer au roman La Relique, Paris, Gallimard, 1969
3 La Relique, op. cit., p.7
4 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.270
5 « Henri Thomas en ombre chinoise », entretien avec René de Ceccaty paru dans Le Monde le 19 juin 1992. Henri
Thomas y développe cette idée, selon laquelle le roman doit commencer par « un geste » et non une « exposition »,
l’essentiel étant le « centre invisible » vers lequel se dirige tout le texte : « Un roman ça commence par le bruit d'une
porte qui s'ouvre ou qui se ferme. Il ne doit pas y avoir d'exposition. C'est pour Balzac les expositions. Je débute par
le geste d'un personnage, un geste qui me surprend. L'important, surtout c'est la scène capitale, le centre invisible qui
attire l'esprit quand il s'éloigne »
6 Les Déserteurs, op. cit., p.22
88
La narration est parfois interrompue par l’immobilité des personnages, pris dans un temps
figé qui les rend passifs. Le début de la deuxième partie du roman est consacré à la vie en Corse
du couple, arrivé dans le village depuis trois jours. Le lecteur y est surpris par le ralentissement du
récit, après le brusque départ de Bordeaux.
La pesanteur est directement rendue sensible par le présent d’habitude qui ouvre ce
nouveau chapitre : « A six heures du matin, le soleil passe sous la porte et le carrelage de la
chambre brille tellement que Suzanne se tourne de l’autre côté, bien qu’elle n’ait plus envie de
dormir »1. Suzanne subit le soleil, le jour nouveau, réduisant tout mouvement au minimum dans
l’espace de sa chambre d’hôtel. Même sa perception paraît ralentie et comme étrangement
passive : « le bleu du ciel semble remuer, à cause des rameaux des grands arbres ». Après la vue,
c’est l’ouïe qui entre en jeu dans un découpage de la perception par sens qui ralentit encore la
narration : « Il y a le bruit du torrent ; il y a le tintement du ciseau des tailleurs de pierre qui
découpent le gros bloc sur la pente » 2 . L’auteur privilégie les constructions passives ou les
tournures impersonnelles pour décrire ce quotidien. L’atmosphère pesante de ce temps suspendu
est résumée par cette phrase : « Depuis trois jours, c’est la même chose ; on se laisse vivre, on ne
bouge presque pas ».
Ce temps immobile est interrompu par une scène dont le lecteur ressent d’autant plus la
violence qu’il était plongé dans la torpeur des personnages, celle du bal du « Promontoire » où se
rend le couple réveillé en pleine nuit. Les coups de revolver tirés par un des maçons ivres brisent
le caractère joyeux mais solennel, et même hypnotique pour Suzanne, de ce bal. Cet épisode de
tension dramatique intense, dont la conclusion rapide est précipitée par une confusion finale
durant laquelle Suzanne se blesse à la cheville 3 , précède deux nouveaux jours d’immobilité à
l’hôtel.
Cette alternance de rythmes est bien représentative de la structure générale du roman. Sa
lecture est souvent comparée à l’expérience onirique par nombre de commentateurs, comme
l’explique très bien Jean Roudaut dans un article :
pour observer la scène sans y participer, choisissant l’immobilité au milieu du tumulte (« tu es folle », lui dit Pierre).
Comme souvent, la connivence avec le personnage de l’écrivain, Wright, est forte, puisqu’il « ne bouge pas » non
plus, et qu’ils s’adressent un salut. Notons la peur que Suzanne a des maçons qui crient sous sa fenêtre et
l’empêchent de dormir, avant même la scène du bal, peur qu’elle-même n’explique pas (elle est « effrayée
déraisonnablement » par les maçons), et le caractère solennel du bal qui étonnent les deux personnages, habitués des
bals parisiens et de leur « drôlerie spontanée ».
89
S’il est difficile de résumer les romans d’Henri Thomas, c’est qu’ils ne se déroulent pas
selon le système théâtral d’une énigme, posée, amplifiée et dénouée. S’il est, cependant,
impossible de les oublier, c’est que leur développement donne une impression de
nécessité grave : la logique qui les conduit n’est pas celle de la grammaire narrative, mais
celle qui est propre au rêve.
Jean Roudaut poursuit en décrivant l’univers représenté par Thomas comme « facilement
a-chronique », car « le temps historique s’y défait, et reconstruit, en un ordre mieux fondé ». Selon
lui, « cet ordre n’est pas celui de la mémoire vagabonde, mais de l’analogie poétique »1.
Le trajet de l’écrivain rejoint celui du personnage, ses tâtonnements qui surprennent
jusqu’à son créateur, comme Thomas le déplore dans une lettre à André Dhôtel : « ce roman où
les personnages se dérobent sarcastiquement à la mission dont je m’obstine à vouloir les charger ;
dans le fond, je leur donne plutôt raison, mais ça m’inquiète pour la longueur du livre »2.
L’écrivain fait sans doute référence ici à La Dernière année, publié en 1960. Il est possible
de lire un paragraphe de ce roman sous cette perspective.
Dans le troisième chapitre, Lucien quitte son lycée dans le VIème arrondissement afin de
retrouver son frère, Joseph, dans son bar à Belleville, afin d’y dîner et d’y passer la nuit du
dimanche.
Le personnage de Lucien semble étrangement réfractaire à ce projet. Au début du
paragraphe, son camarade Sourdier lui rappelle ce rendez-vous qu’il avait « complètement
oublié »3. Il refuse l’invitation de Sourdier à le suivre pour l’après-midi dans sa promenade, mais
ne se presse pas pour autant et demeure pensif dans sa chambre d’internat. Le temps du récit
s’interrompt alors pour être rompu par l’immobile : Lucien ne parvient pas à rejoindre son frère
dans les temps impartis et à obéir à l’intrigue du récit. Il part à pied mais n’atteint jamais le bar de
Belleville, parce qu’il erre des heures « n’ayant point de but particulier »4. Lucien dérive dans Paris
en suivant ses pensées qui se font de plus en plus poétiques :
Il a vu une fois le ciel de l’été répandu comme une poussière sur tout l’horizon, voilant les
hauteurs de la banlieue sud, décolorant les verdures, les toits, et ce n’était même pas
ennuyeux : on sait que faire contre l’ennui ; c’était de l’immobile, rien d’autre, et pourtant
quelque chose fichait le camp, et impossible que cela fût autrement.5
1 Jean Roudaut, « Un roman évocatoire », La Nouvelle Revue Française n°442, nov. 1989, Paris, Gallimard, p.25
2 Lettre à André Dhôtel, Londres, 12 août 1957, Choix de lettres, éd. Joanna Leary, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers
de la N. R. F. », 2003, p.372
3 La Dernière année, Paris, Gallimard, 1960, p.57
4 Ibid., p.64
5 Ibid., p.66
90
Arrivé aux quais de Bercy aux alentours de six heures, la rencontre d’une « gamine, qui
buvait à une borne-fontaine »1 le détourne encore une fois de son but. Sans raison, Lucien la suit
jusqu’à la sortie de Paris. Lui tendant la main, il ressent une « joie insensée » 2 à la vue de la
« surprise enfantine » de la fille, mais l’effraie en lui baisant la main ; il prend alors peur, « ou bien
ce fut comme un réveil : en tous cas, il s’enfuit ». Lucien arrive avec tant de retard chez son frère
qu’il manque cette soirée et des retrouvailles décisives3.
Le personnage se dérobe à toute obligation construite par son auteur. La temporalité
donne aussi sa liberté au personnage. Cette liberté du roman s’affirme en dehors des catégories4,
et admet l’introduction de l’immobile comme condition de cette liberté.
La liberté du roman est indissociable d’un certain égarement : celui des personnages qui
échappent à l’auteur, au narrateur, à eux-mêmes, et celui du lecteur qui suit leur cheminement. Le
roman doit être une voie vers l’inconnu auquel le lecteur ne peut se dérober, pris lui aussi dans
cette temporalité désorientante : « en écrivant un roman, le but est de se trouver perdu (avec le
lecteur), parmi des choses inconnues »5.
chez son frère, et qu’une suite de rencontres le conduit à ne jamais revenir chez son frère Joseph.
4 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.275
5 Lettre inédite à Jean Paulhan du 10 mai 1958, fonds IMEC, citée dans la thèse de Pierre Lecoeur, Une Poétique de la
présence, p.32
91
Refus et tentation du récit poétique
Les textes publiés par Thomas à partir des années cinquante s’intègrent dans une
modernité qui brise les codes romanesques et introduit la notion de récit, contre celle du roman.
Leur statut, en particulier pour La Nuit de Londres, a été interrogé par Maurice Blanchot, et à sa
suite Dominique Rabaté et Pierre Lecoeur.
La dimension critique des romans de Thomas, « terroriste » 2 selon Pierre Lecoeur,
souvent incarnée par un personnage de romancier qui s’oppose au personnage principal, oriente
les romans thomasiens vers le récit. Quant à leur dimension poétique, elle les rapproche du récit
poétique tel que le définit Jean-Yves Tadié.
Henri Thomas s’est pourtant toujours fortement opposé à l’intégration de la poésie dans
le roman, la considérant comme l’insertion artificielle de la forme poétique dans la forme
romanesque. Lors de son entretien avec Marcel Bisiaux pour la série « Les Hommes livres », en
1989, il critique ce mélange comme compromettant la « pureté » du genre romanesque, auquel,
comme on l’a vu, il est très attaché :
Mais quant à mettre de la poésie dans le roman, je trouve que c’est une abomination, c’est
plaqué, c’est décoratif, ce sont des arabesques en soi ; les arabesques, il n’y a rien à dire
contre elles mais dans le roman, elles gâchent le métal du roman. Le roman, il faut que ce
soit un métal assez pur.3
Le langage même du roman ne peut, selon lui, se confondre avec celui de la poésie, car les
mots du poème « ne sont pas ceux de la prose », et que la « poésie donne une valeur aux mots
qu’aucun tissu d’une fiction ne peut donner » 4. La poésie peut se manifester en dehors du poème,
mais ne parvient pas alors à son accomplissement, à savoir la forme poétique5.
Pourtant, la dimension poétique des romans d’Henri Thomas est inhérente au projet de
l’auteur, à sa tentative de saisie d’une réalité qu’il conçoit comme poétique :
92
Vous pensez que mes romans sont des romans de poète ? J’enregistre, c’est tout. Mais je
crois que les poètes, même les plus visionnaires, ont un lien profond avec la réalité. Elle
est si chargée de signification que ceux qui la perçoivent n’ont pas besoin d’imagination.1
1 Entretien avec Denise Bourdet à l’occasion du Prix Médicis reçu par Henri Thomas, retranscrit dans Brèves rencontres,
Grasset, 1963, p.244
2 Marie-Hélène Gauthier de Muzellec, Une Littérature de la conscience, Paul Gadenne, Georges Perros, Henri Thomas,
93
Maurice Blanchot, bien que sensible à l’écriture de Thomas et à sa thématique, récuse la
dernière partie du livre1, lui reprochant un brusque retour à la fiction2, ainsi que nous l’avons noté
précédemment. Dominique Rabaté, dans son article « Traversées de La Nuit de Londres », juge le
désaccord de Blanchot sous l’angle de la contestation du récit par le roman. En redonnant corps
au personnage disparaissant de Paul Souvrault, Thomas « donne un tour plus évidemment
romanesque à son récit, comme s’il voulait reprendre le contrôle d’un mouvement de
désœuvrement ruineux ». Selon Dominique Rabaté, « c’est peut-être ce recul final que Blanchot
juge avec sévérité, comme si l’écrivain s’était dérobé au mouvement neutre de sa narration
première »3.
Henri Thomas répond à la critique de Maurice Blanchot dans une lettre qu’il écrit à
Marcel Arland en mars 1957. Il reconnaît la justesse de la lecture du critique, en ce qui concerne
la nécessaire formation d’une « œuvre qui se commence incessamment à partir d’un défi », mais
aussi au sujet de la dimension poétique du langage qui lui est lié.
Il affirme pourtant son désaccord avec Maurice Blanchot quant à la question du roman.
Thomas insiste en effet sur l’essentielle intervention de « l’autre » dans l’économie de son texte.
Bien que « pas bon juge » parce que « trop intéressé », l’autre seul peut sortir le personnage
principal du « sérieux poétique » dans lequel il serait resté, pour redonner à ses prétentions leur
mesure de « rêveries de pauvres diables » 4.
L’auteur s’empare des moyens poétiques dans son récit, et en particulier du langage
poétique, mais c’est à dessein qu’il réinscrit le texte dans le roman afin de réinstaurer une distance
entre le lecteur et son texte, et de garantir l’efficacité de son projet. L’autre, dans ses récits, agit
donc comme un contrepoint au langage poétique et à l’immobile.
Il est l’envers du héros déserteur, dépossédé et disparaissant. C’est le professeur qui clôt
La Nuit de Londres, Godwin dans John Perkins, le narrateur et ami de Stéphane Chalier dans Le
Parjure, le romancier Gilbert Delorme dans Le Promontoire, le commissaire Didier dans La Relique,
et Praince dans Les Déserteurs.
1 Maurice Blanchot, « D’un art sans avenir », dans La Nouvelle Revue Française, n° 51, mars 1957, rééd. dans La
Condition critique. Articles 1945-1998, textes choisis et établis par Christophe Bident, Gallimard, 2010, p. 228-238. Cette
chronique abordait Portrait d’un inconnu et Martereau de Sarraute et La Nuit de Londres de Thomas. Seuls les six
premiers alinéas, réflexions générales sur le roman, seront repris dans Le Livre à venir, sous le titre « À toute
extrémité »
2 Voir à ce sujet l’article détaillé de Jérémie Majorel sur les liens qui unissent Blanchot et Thomas, « Henri Thomas et
Maurice Blanchot : au lieu du récit », actes de la journée d’étude du centenaire d’Henri Thomas, à paraître
3 Dominique Rabaté, « Traversées de La Nuit de Londres », actes de la journée d’étude du centenaire d’Henri Thomas,
à paraître
4 Lettre du 27-28 mars 1957, écrite à Londres, Choix de lettres, op. cit., pp.370-371
94
Thomas termine sa lettre à Marcel Arland par la réaffirmation claire de sa croyance au
genre romanesque : « Je crois que le roman est possible, et même qu’il faut un tour de force
comme chez Blanchot pour ne pas le rencontrer, — parce que l’un n’est jamais donné sans
l’autre » 1.
La présence de l’autre garantit le roman et maintient le texte entre le mouvement
romanesque et l’immobile poétique. Cette tension oriente pourtant les textes de Thomas vers ce
que Dominique Rabaté, à la suite de Maurice Blanchot, nomme récit, à savoir « une fiction qui se
prive des moyens et des facilités du roman »2.
Le récit, contrairement au roman, ne prend jamais d’ampleur, ne présente pas
d’excroissance ou de développement autonome. Les textes narratifs de Thomas se concentrent
tous sur une expérience déployée dans des textes assez courts (entre cent et deux cent pages). Ils
présentent assez peu de personnages, dont la plupart ne sont presque pas définis, leur identité
limitée au minimum (personnages sans nom, sans passé, sans description physique ou
psychologique). Ils offrent une large part aux descriptions, aux pensées et doutes du narrateur,
réduisant actions et intrigues au strict nécessaire pour mener à bien un récit souvent percé de cet
« immobile » qui tue le roman.
Le récit, pour Dominique Rabaté, a rapport à l’impossible, est une « relation de l’impossible »3
et c’est en cela que les textes de Thomas s’y rattachent. Le récit cherche à dire ce qui l’excède et le
ruine, et ce refus se manifeste chez Thomas par son désir de poésie. La méfiance envers le
langage, réitérée dans ces textes, est ainsi un des signes du récit. La Nuit de Londres « semble moins
un “roman” qu’un récit, tant il rompt avec les usages romanesques ». Dans ce récit, « l’objet du
récit ne cesse de s’échapper » d’une narration qui existe car « quelque chose doit encore se
raconter » 4.
La Nuit de Londres se refuse à fixer un sens, et se maintient dans une oscillation entre le
« sérieux poétique » et l’errance romanesque, avec sa quête et ses intrigues, aussi ténues soient-
elles. Selon Dominique Rabaté, « l’originalité du livre de Thomas, qui ne pouvait que retenir le
critique, est peut-être dans l’hésitation maintenue entre les instances subjectives et
impersonnelles.
1 Lettre du 27-28 mars 1957, écrite à Londres, Choix de lettres, op. cit., pp.370-371
2 Henri Thomas, L’écriture du secret, actes du colloque international « L’écriture du secret chez Henri Thomas », organisé
à l'Université de Paris-Sorbonne, Paris, les 10-11 janvier 2003, p.18
3 Henri Thomas, L’écriture du secret, op. cit., p.19
4 Dominique Rabaté, « Traversée de La Nuit de Londres », art. cit.
95
Là où Blanchot semble édicter une loi d’impersonnalisation, Henri Thomas laisse place à
un aller-retour qui déroute, selon une façon de vertige irrésolu qui est à la fois la réussite et
l’échec de ce récit »1.
Pierre Lecoeur, dans sa thèse, remarque la tentation de la circularité qui caractérise des
romans comme La Nuit de Londres, Le Promontoire ou La Relique. Pourtant selon lui, et à la
différence de Blanchot, la rencontre vaut surtout comme confrontation du discours à son dehors,
le narrateur étant soit absorbé par l’objet de sa quête dans son absence, soit face à son objet qu’il
voit se dissoudre, le deuil étant réalisé pour se réincarner dans l’infini des présences à venir 2.
Cette circularité est pourtant une des caractéristiques qui fondent le récit poétique pour
Jean-Yves Tadié3, récit qui emprunte au genre poétique ses moyens d’action et ses effets tout en
conservant la fiction d’un roman, et se présente comme une « épure du genre romanesque »4. Les
systèmes d’échos, de reprises et de contrastes sont ainsi l’équivalent, pour le critique, des
assonances, allitérations et rimes et font tendre les récits vers le poétique, la poésie commençant,
selon Jakobson, aux parallélismes. Les images et les métaphores forment ainsi l’ossature d’un
texte construit en spirale, sur le principe de « l’escargot ».
Force est de constater que les romans de notre corpus répondent à cette définition. A
l’errance des déserteurs, leur enfoncement dans une expérience et un espace singuliers, la
construction elliptique des textes, s’ajoute l’importance donnée aux descriptions de villes ou de
paysages, auxquelles s’oppose la brièveté des informations données sur les motivations des
personnages. Les dénouements n’offrent par ailleurs que peu de réponses aux questions posées
par le texte et les personnages. Tous ces éléments s’accordent bien avec la caractérisation du récit
poétique selon Jean-Yves Tadié.
Le motif de la spirale est important dans les romans de Thomas, les personnages avançant
vers un centre qui se dérobe sans cesse. Ce motif est répercuté dans la construction même du
texte, qui ne suit pas une chronologie linéaire mais laisse se succéder narrateurs et points de vue,
dans une temporalité particulière qui peut se figer pour décrire « l’immobile », répéter les mêmes
scènes dans un jeu d’écho manifeste, reprendre un récit après plusieurs chapitres, ou passer sous
silence des événements essentiels à la compréhension du déroulement logique de l’intrigue.
96
La mort de Diane dans Le Promontoire, et celle, symbolique, du père dans Le Parjure,
lorsque le petit Stéphane prétend être orphelin, la scène de vision majeure dans La Relique, vision
du prêtre et de la prostituée avec la relique volée, le déménagement traumatique de l’enfance dans
La Dernière année, sont les exemples mêmes de ces scènes clés qui nous sont racontées par
fragments tout au long du récit. Il s’agit presque pour le récit de parvenir à reconstituer cet
épisode source, et non de relater les aventures du héros souvent réduites à rien.
Selon Jean-Yves Tadié, le récit poétique met en mots un temps flottant, arrêté, et
privilégie l’ellipse temporelle qui « exhibe ses lacunes, au lieu de les masquer ». Il ajoute que « le
récit poétique cherche à échapper au temps par la remontée jusqu’aux origines de la vie, de
l’histoire et du monde : […] l’avenir l’intéresse peu. D’où le grand nombre de ces textes consacrés
à l’enfance »1.
La place centrale qu’occupent l’espace dans ces textes, celui de Paris ou Londres, de la
Corse, des montagnes du Sud de la France ou des étendues américaines, avec ses îles et ses forêts,
dans l’expérience et l’errance des personnages est aussi une tension vers le récit poétique. Dans
son article « Errance dans le récit poétique, errance du récit » 2 Christèle Devoivre insiste sur
l’importance de l’espace dans ces récits. Le personnage se laisse absorber par le paysage qui
devient l’objet de son désir. La quête d’un espace est alors l’essence même de ce type de récit.
Attaché aux parcours spatiaux des personnages, le récit poétique produit un espace qui lui est
propre. L’espace devient plus important que les événements, presque absents du texte. Tout tend
vers un but qui se dérobe sans cesse, et l’errance devient le principe constitutif des récits qui ont
pour objet la quête d’une quête, le chemin d’une conscience vers le véritable objet du désir,
différent de celui qui était posé au départ. Le récit se pose alors comme le paradigme de la quête
infinie des hommes en recherche de leur être. Le récit poétique est donc un itinéraire, un voyage
orienté et symbolique. Il met en scène une conflictualité féconde entre la fonction référentielle du
message avec ses tâches d’évocation et de représentation et la fonction poétique qui attire
l’attention sur la forme même du message.
Le cheminement des personnages thomasiens s’apparente souvent à la quête d’un espace
idéal qui les incite à déserter sans cesse. Hervé Ferrage note par ailleurs dans son article « Le
langage comme patrie », une particularité du langage de Thomas, qui peut « cesser d’être
mimétique sans cesser d’être référentiel » :
Ces nombreux points signalent l’inscription du poétique dans les textes narratifs ; certains
textes, et particulièrement La Nuit de Londres, semblent correspondre à la plupart des
caractéristiques du récit poétique. Maurice Blanchot, dans son article sur La Nuit de Londres2, a
bien noté l’originalité de ce récit dans lequel « il ne se passe rien »3 et il insiste sur le « pouvoir
d’enchantement de ces images »4 présentes dans les longues descriptions du texte.
Les narrations de Thomas tendent donc vers le récit, auquel elles empruntent de
nombreuses caractéristiques. Elles s’en distinguent cependant parce qu’elles placent le personnage
principal et son expérience au cœur de la narration.
Jean-Yves Tadié définit le personnage principal du récit poétique comme une « image
déréalisée et sans conflits véritables, voix anonyme et pourtant obsédante, qu’elle soit à la
première ou à la troisième personne, être fascinant ou fasciné mais vide […] le héros du récit
poétique est à la fois le sujet d’une quête et le sujet d’une phrase » 5 . Les personnages sont
évanescents et manquent de consistance, et le lecteur ne sait presque rien sur eux.
Si les héros thomasiens ne disposent pas de toutes les caractérisations du héros classique,
ils possèdent une présence et une matérialité qui font d’eux les objets principaux des livres. Le
héros de La Nuit de Londres serait le plus proche de cette définition, mais dans ce livre comme
dans d’autres, le personnage témoin prend le relais de la narration et enquête sur le héros, cherche
des indices dans sa vie, et son passé pour le narrateur du Parjure ou celui du Poison des images. Au
cours de leurs recherches, ils donnent une existence au héros, leur restituant la place centrale de
l’intrigue. Les héros sont bien en quête d’un espace et d’une temporalité idéales, d’une « réalité
parfaite », mais cette quête prend la forme d’une aventure. Seuls quelques passages des textes
concentrent tous les traits du récit poétique, la description gagnant alors une autonomie et
l’espace devenant « l’agent » du texte dans une réalité intensément poétique.
1 Hervé Ferrage, « Le langage comme patrie », Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.16
2 Maurice Blanchot, « D’un art sans avenir » [La Nuit de Londres], La Nouvelle Nouvelle Revue Française, n° 51, mars 1957,
p. 488-498, repris dans la revue Obsidiane n°30 consacré à Henri Thomas, 1986, Paris, p.45-49, et M. Blanchot, La
condition critique, Gallimard, « Les Cahiers de la N.R.F. », 2010
3 Obsidiane n°30, op. cit., p.46
4 Ibid., p.47
5 Jean-Yves Tadié, Le Récit poétique, op. cit., p.46
98
C’est donc « l’autre », « présence offensive » 1 selon Henri Thomas, qui s’oppose au
personnage principal et lui octroie ainsi son statut de héros, ancrant dans le genre romanesque.
La dimension poétique des narrations est cependant indéniable. Pierre Vilar note, dans
son article « Rebec d’Henri Thomas. Le poète et le discret », que Thomas « diversifie à discrétion
sa réalité poétique au plein sens du terme, il refuse de la restreindre au poème »2.
Il poursuit avec quelques lignes de Philippe Jaccottet, poète proche de Thomas 3 ,
montrant la communauté d’esprit des deux poètes, leur quête commune d’une « forme » : « Il
arrive peut-être une forme présente dans le langage comme nous sommes présents dans le temps
— notre seule manière d’être, et elle est insaisissable ! »4 Philippe Jaccottet, dans L’Entretien des
muses, prend lui aussi compte du changement opéré par Thomas dans son écriture afin d’intégrer
une dimension qui participe à sa quête poétique :
Si accomplie qu’elle soit, dans une discrétion qui l’a gardée presque inconnue, cette part
poétique de l’œuvre d’Henri Thomas, l’exigence profonde de sa vie devait ensuite le
conduire vers la prose — le roman, la nouvelle — où il n’a fait d’ailleurs qu’enrichir,
creuser, diversifier, l’expression d’une expérience qui n’a pas changé de sens en changeant
de forme.5
Il faut sans doute alors, avec Marie-Hélène Gauthier de Muzellec, utiliser pour Thomas le
terme de « roman poétique ». Ce roman tend et se fond parfois avec le récit ou le récit poétique,
pour s’en détacher ensuite et retourner résolument vers le roman. Il use des moyens poétiques
sans se priver des moyens romanesques, dont il se distancie pourtant.
Marie-Hélène Gauthier de Muzellec, dans son livre La Poéthique, définit la rupture
produite dans les années cinquante non comme une progression du roman vers la poésie, mais
comme l’irruption gratuite d’une forme dans l’autre6. Il semble que son analyse s’accorde avec les
changements remarqués durant cette période, même si à l’insertion purement gratuite d’une
forme poétique figée dans la forme romanesque, nous préfèrerons l’intégration d’une forme qui
est poétique sans être le poème, ni concourir à l’homogénéité d’un récit poétique, mais qui fonde
le roman poétique.
1 « Henri Thomas en ombre chinoise (entretien) », Le Monde, 19 juin 1992, avec René de Ceccatty
2 Pierre Vilar, « Rebec d’Henri Thomas. Le poète et le discret », Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op.cit.,
p.96
3 Dans une lettre à Philippe Jaccottet datant de 1956, Thomas écrit : « comme vous éclairez l’essentiel de mes livres,
— un mode d’espérer, la recherche d’une vérité personnelle non réfractaire au langage » Choix de lettres, op. cit., p.364
4 Ibid., p.365
5 Philippe Jaccottet, Entretien des muses, Paris Gallimard 1963, p.219, cité par Pierre Vilar dans son article « Rebec
d’Henri Thomas. Le poète et le discret », Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.97
6 Marie-Hélène Gauthier de Muzellec, La Poéthique, op. cit., p.311
99
Il est évident que Thomas est tenté, durant les années cinquante, par la forme moderne
du récit qui semble à même de mener à bien sa quête d’une réalité pleinement poétique.
Les Déserteurs, publié en 1951, contient les prémices des thématiques abordées ensuite
pendant vingt ans. C’est un livre programmatique, qui expose de manière théorique et pratique les
questions entourant les déserteurs, et semble expérimenter les possibilités de la narration pour
traiter de ces sujets. Ce premier texte apporte un traitement clairement romanesque à cette
réflexion, multipliant personnages et intrigues. Pourtant, les deux publications suivantes, La Nuit
de Londres en 1956 et John Perkins en 1960, se présentent comme deux textes très épurés,
possédant un grand nombre de traits propres au récit.
Dans John Perkins, l’intervention directe du narrateur surprend le lecteur dans la dernière
partie du livre, intitulée « Un scrupule ». L’auteur y propose une fin alternative au récit et à la fuite
de John après la mort de Paddy, brisant volontairement le pacte romanesque. Ces deux textes
s’approchent résolument du récit et illustrent la tentation éprouvée par Thomas pour ce genre qui
lui permettrait de concilier une narration et une dimension poétique importante, nécessaire à son
projet.
En 1960, il publie pourtant La Dernière année, texte qui s’oriente vers le roman poétique,
tout comme les romans suivants. La Relique, dernière publication de notre corpus (1969), joue
d’ailleurs délibérément avec les codes du roman en introduisant les conventions du roman
policier.
Henri Thomas développe, entre les années cinquante et soixante-dix, un type de narration
qui accepte une dimension poétique indispensable à son projet littéraire. Le roman est parfois
proche du récit, et souvent porteur d’une grande modernité. « Roman » ou « récit » poétique, il
n’en demeure pas moins extrêmement attaché à un héroïsme qui lui confère toute sa singularité.
Afin de mettre en forme la « submersion » de la poésie dans la narration, sans pour autant
briser l’harmonie du récit par une intégration artificielle, Thomas perfectionne un mélange des
formes élaboré au cours de ces années, qui ne compromet l’authenticité d’aucun des deux genres,
mais garantit la préservation du roman, comme du langage poétique.
100
2.2) Proses et poèmes : mélange des formes
Le seul travail est de donner forme à l’indéterminé vivant.1
Car nous sommes incorrigibles, nous ne vivons pas un jour, qu’il
n’ait sens !2
En 1963, paraît aux éditions Gallimard Sous le lien du temps, qui marque une rupture dans
l’œuvre de Thomas. Sous-titré « Poésie et prose », le livre mêle poèmes et notes en prose. Il se
compose de huit parties : une préface, intitulée « Examen », et sept chapitres thématiques (thème
martial, parisien, savoyard, de Londres, anathème, thème de la Corse, thème américain). Les
chapitres mêlent prose et poèmes sans ordre de succession prédéfini, selon une alternance
irrégulière qui obéit à une nécessité secrète et au thème choisi. « L'anathème », consacré à la
description de la haute société à Juan-les-Pins, ne comporte que des fragments de notes en prose,
tout comme le « Thème martial », seul à être daté3, qui propose tout de même la retranscription
d’une chanson. Au contraire, le « Thème parisien » ne contient que des poèmes, et le « Thème de
Londres » mêle les deux formes. Le « Thème savoyard », le « Thème de la Corse » et le « Thème
américain » ne contiennent qu’un seul poème mais font alterner des passages en prose très
poétiques avec l’observation précise des habitants entourant le narrateur.
Les notes en prose, « points de vue obliques sur les choses et sur [lui]-même » 4 selon
Thomas, évoquent une anecdote, une description poétique, des réflexions personnelles ou
théoriques. Quelle que soit la forme utilisée, l’auteur fait toujours lien entre les fragments et fonde
ainsi la cohérence de son ouvrage. Prenons ainsi la fin du « Thème de Londres » : le narrateur
exalte la beauté de l’automne (« Quelle merveille, cet automne lumineux, avec les bouffées de
vent et de fumées bleues dans le square en face de ma fenêtre ! »5), dont la lumière influe sur sa
perception de la réalité (« Personne entre le monde et moi, personne pour fausser mes
mouvements ! »), et décrit les visions qui en émanent : « Je ne vois pas l’arbre ; les feuilles mortes
semblent se détacher de la nuit elle-même ».
Moselle, peu de temps avant la guerre, dans un régiment de Tirailleurs algériens. Thomas avait demandé à faire son
service dans les « troupes coloniales » pour « voir du pays », comme il l’explique dans ses Carnets 1934-1948, et dans
son entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, p.164
4 Entretien avec Christian Giudicelli Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n° 49/50, Printemps-Eté
2005, p.174. Henri Thomas évoque en ces termes l’écriture de ses carnets, et plus particulièrement les extraits qu’il a
choisis de publier dans Sous le lien du temps.
5 Sous le lien du temps, « Thème de Londres », op. cit., p.54
101
Le fragment suivant est un poème, « Harrington gardens », qui poursuit sur ce thème mais
pour alerter du caractère illusoire du soleil d’automne, « charlatan subtil, doux bonimenteur », qui
promet des trésors au poète quand celui-ci doit trouver dans l’obscurité « l’anneau d’une épave au
fond de la mer ».
La note de carnet qui fait suite au poème décrit une foule devant un cinéma, à côté de
laquelle un « artiste ambulant » effectue un numéro de ventriloquie, « camelot » dont le
« boniment » répond au soleil « bonimenteur » du poème précédent. Le thème de la lumière et
des saisons est poursuivi dans le paragraphe suivant, qui évoque les « puits d’obscurité » et les
« files de lumières sur le vide » de Londres en hiver. Ensuite, le poème « Les lointains du
dimanche » fait le lien entre « l’air des automne », qui est « immédiateté », et « les hivers, temps
d’idéalité ».
Dans la préface, intitulée « Examen », Thomas révèle sa décision de rompre avec une
pratique littéraire antérieure. Il dénonce sa croyance illusoire en un progrès personnel rendu
possible ou visible par l’écriture d’une œuvre. Le poète « croyai[t] voir […] qu’il y avait là ce qu[’il]
avai[t] voulu : une direction, une progression, un PROGRES » 1 . Il met en cause une forme
d’orgueil que l’auteur prétend dépasser dans un mouvement de dépossession qu’il applique à
l’acte d’écrire lui-même. Le rôle de l’écrivain consiste alors, plutôt que de construire un « trompe-
l’œil » qui ferait croire au lecteur comme à l’auteur que le texte achoppe sur une « certitude
acquise après épreuves », à établir des liens. Ce travail s’effectue en dehors de toute certitude mais
pas de la vérité car « il n’y aurait pas de littérature ni même de langage, s’ils étaient sans rapport
avec la vérité » 2. Le poète accepte sa soumission au temps et à une vérité non réductible à une
méthode de composition, soumission qui s’accompagne d’une grande confiance dans le langage.
L’erreur de Thomas consistait à penser qu’en structurant son livre suivant des étapes
représentant un progrès personnel, il serait « gagné par le trompe-l’œil », et ferait « le progrès qui
rendrait vraie la fiction »3, rendant le style responsable seul d’une totalité illusoire4. Les étapes, que
nous retrouvons mêlées dans Sous le lien du temps, sont « l’ignorance », « la vision totale », « la
délivrance » et « le silence ». Ce livre ne force pas un sens par sa composition, mais crée
« d’incessantes métamorphoses dont la succession est la vérité même »5.
l’auteur. Les premières pages ont été publiées dans Monde Nouveau, n°95 et 96, en décembre 1955 et janvier 1956,
respectivement pp. 118-122 et 97-103.
4 Dans cette préface, Henri Thomas répertorie plusieurs « solutions impossibles » apportées par les auteurs
contemporains à l’écueil que constitue la fabrique artificielle d’une progression spirituelle par la composition d’un
texte. Il décrit cependant l’illusion comme ayant été nécessaire pour résister à la dispersion et à la décomposition qui
caractérise pour lui la « bataille des nuits de jeunesse ».
5 Hervé Ferrage « Henri Thomas, La dépossession et la grâce », La Nouvelle Revue Française n°501, op. cit., p.63
102
La « cause continue »1, « l’unité d’une existence, jamais complète, jamais absente d’aucun
fragment », suggérée par « ces déplacements », remplace une totalité fallacieuse. Afin d’établir ces
liens, l’écrivain passe du vers à la prose selon sa nécessité profonde.
Le recueil de « poésie et prose » marque donc une rupture dans l’œuvre de Thomas. Il
théorise et manifeste la nécessité de multiplier les mélanges entre prose et poèmes, qu’il s’agisse
de l’intégration dans le roman de formes poétiques, ou de textes narratifs qui tendent vers le
poème en prose ou la prose poétique.
La contamination, « submersion » de la poésie dans l’œuvre de Thomas, questionne les
textes et pointe souvent les insuffisances du romanesque. Ces caractéristiques révèlent la
dimension organique des textes de Thomas qui se répondent et interrogent les mêmes aspects de
la réalité. Multipliant les outils d’une recherche qui ne peut se passer de la poésie comme du
narratif, ces textes fondent leur structure particulière sur une tension entre le voir et le dire,
l’image et le narratif.
L’influence de la poésie sur le roman est thématique, et se remarque jusque dans la
composition même des textes, dans leurs structures et techniques romanesques, rapprochant
Thomas d’une modernité littéraire qui n’est pas celle du Nouveau Roman ou des Existentialistes.
Raymond Queneau, au sujet de son roman Le Chiendent2, qu’il a tenté de composer avec des règles
aussi strictes que celles d’un sonnet, écrit ainsi qu’il souhaite faire rimer situations et personnages
comme on fait rimer des mots3. La structure de ces romans serait alors de type géométrique ou
musicale, et n’obéirait pas à la stricte ligne narrative de la fiction ; l’ambition poétique n’est plus
réservée au roman poétique mais à tout roman. Nous avons déjà soulignée la structure complexe
et non linéaire des romans thomasiens ; ajoutons que lors de son entretien avec Marcel Bisiaux,
Henri Thomas évoque la composition musicale de ses livres, et argumente qu’« un roman, un vrai
roman, ce sont des thèmes distincts qui s’entrelacent mais qui restent distincts »4.
Les « entrelacs de thèmes », qui forment le « côté musical » du livre, sont très séparés, et le
« drame » survient dans la narration lorsqu’ils « se nouent », l’auteur lui-même ne pouvant pas
décider de l’issue d’un conflit amené par cette composition musicale.
1 « Mais l’essentiel de la continuité n’est pas tellement qu’on doive pouvoir parcourir tous les intermédiaires, c’est,
avant tout, que la même raison se conserve, qu’on ait affaire à une cause continue », Yvon Belaval, cité en exergue à
Sous le lien du temps, op. cit., p.15
2 Raymond Queneau, Le Chiendent, Paris, Gallimard, 1933
3 Raymond Queneau, Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, coll. « Idées », 1965, p.42
4 Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.277. Henri Thomas tient le même discours à Alain Veinstein :
« L’unité du livre, pour moi, c’était un style, une musique, oui, une sorte de musique qui devait se retrouver dans tout,
qui était à la base de tout. […] Il faut toujours retrouver un écho », Les Heures lentes, op. cit., p.14
103
Songeons ainsi à la scène clé de la rencontre sur la terrasse du café Le Promontoire
d’Angèle, l’écrivain Wright, Sabatini, Suzanne, Pierre et le voyeur Zevaco dans Les Déserteurs,
épisode qui fait écho à la scène parallèle du bal, avec les mêmes personnages et au même endroit.
Il ne s’agit pas pour autant de créer une « mélodie », suite ordonnée au rythme défini : l’auteur
compare ainsi Webern à Rimbaud, leurs deux œuvres se caractérisant par une suite de notes où
« il n’y a plus de mélodie », « cassée à chaque instant par la prose de diamant » de Rimbaud,
« quelque chose d’instantané », « musique pure […] d’où toute la douleur ou tout le plaisir ont
disparu ; il n’y a plus que la musique » 1.
La « musique pure » caractériserait bien la « poésie pure » déjà évoquée par l’auteur, pureté
essentielle qui se défait de toute émotion qui ne soit pas poétique, où on retrouve
« l’instantanéité » des rythmes ou des images garantissant leur authenticité. Thomas conclut par sa
certitude de l’existence de « filières tout à fait nettes et difficiles à suivre entre la musique, le
roman, le poème… », des liens donc, encore, liens que nous pouvons davantage approfondir.
A partir de 1950, la forme poétique est une présence discrète mais constante dans les
romans de Thomas. Elle compose des liens propres à poursuivre « la même réalité, poétique au
plein sens du terme »2, en complément de la structure narrative du récit.
Le roman Les Déserteurs s’achève ainsi par une chanson entièrement retranscrite3. Cette
conclusion est inhabituelle, d’autant plus que le roman ne dispose pas d’un véritable dénouement.
Les deux personnages principaux sont absents du dernier chapitre 4 , qui se concentre sur les
pensées de Praince venu à Evico bien après la mort de Sabatini. C’est donc la « chanson de
Mathieu Lourcin », intitulée « Le marin fusillé », qui constitue le véritable dernier chapitre du
roman, une complainte traditionnelle, en décasyllabes, avec un refrain et trois couplets.
1 Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.277
2 « Au commencement », La Chasse aux trésors t.I, op. cit., p.13
3 Cf. Annexe I. Dans La Dernière année, le frère du héros chantonne une chanson populaire (p.86), tandis que deux
différents chapitres qui retracent sa dernière soirée londonienne. On ignore cependant les détails de son départ de
Corse, comme de ce qu’il est advenu de Suzanne ou de Praince. Seule la destinée des « déserteurs » ne fait pas de
doute : Sabatini et Mathieu Lourcin sont morts, l’écrivain Wright vit avec Angèle, Zevaco dans le bar de Sabatini. De
Suzanne, Pierre indique uniquement qu’elle a « disparu » deux ans auparavant, que « toute une existence s’est
effacée » (p.97).
104
Il est probable que Thomas ait ici songé aux « Gens de mer » de Tristan Corbière, dans la
partie des Amours Jaunes que le poète a dédiée aux marins et matelots, poèmes nourris des vieilles
chansons entendues ou lues1. Dans son livre sur le poète breton, Thomas insiste sur la valeur du
chant, « parole vivante » :
[…] elle seule peut dire la vie parce que son langage n’est pas celui de la raison, de la
démonstration […] mais celui des images et des rythmes qui s’appellent l’un l’autre dans
une profonde cohérence2
Si le roman lui-même est composé de « thèmes musicaux », cette chanson peut être son
refrain, tant sa présence discrète encadre le récit. L’aventure de Pierre et Suzanne commence par
la rencontre du marin à l’hôpital de Bordeaux, durant laquelle Mathieu Lourcin confie son cahier
de chansons à Pierre.
C’est à l’occasion de cette visite que le docteur Praince, qui s’occupe du marin, reconnaît
Pierre et missionne le jeune couple au sujet de Sabatini. Mathieu Lourcin est le premier véritable
déserteur rencontré par le couple. Praince décrit la vie de Mathieu Lourcin à Pierre afin
d’accréditer sa « théorie de l’explosion des forces ». Selon lui, la mort prochaine du marin est la
conséquence d’une « métamorphose manquée ». Après une vie plutôt tranquille, le marin, lassé de
son mariage et de son travail, d’une « sécurité trompeuse », prend « conscience de sa force ». Il
n’est pas capable de « donner à sa vie un cours nouveau » (comme l’a fait Sabatini), et « n’a pu
que se laisser aller » aux excès (alcool, femmes, drogue). Il déserte à Shangaï, y passe un an avant
de faire de la prison et de terminer sa vie dans des hôpitaux3.
La chanson retranscrite reproduit bien le « thème » du livre ; elle traite de la mélancolie de
l’exil et du prix à payer pour une liberté totale et non assujettie à une autorité (le marin va être
fusillé pour avoir souffleté son sergent, il écrit à ses parents pour le leur annoncer), sans pour
autant qu’il soit fait mention d’un quelconque regret du geste subversif (le marin attend la mort
« sans pâlir », « le seul ennui qui [l]e dévore » est « de n’avoir pas tué [s]on sergent »).
1 Ainsi le recueil Le Gaillard avant. Chansons maritimes, E. Dentu, 2ème édition, 1865, chansons accompagnées de leur
partition, comme le remarque Jean-Luc Steinmetz dans son essai Tristan Corbière : Une vie à-peu-près (p.156 et note
p.162)
2 Tristan le dépossédé, op. cit., p.20
3 Comme toujours lorsqu’il s’agit de l’opinion de Praince, il faut se méfier de son jugement sur « l’échec » du marin,
jugement invalidé par la présence récurrente du cahier de chansons. L’obsession de Praince pour la logique et non la
vérité, sa curiosité et sa rhétorique faussent son jugement, et en font l’opposé de quelqu’un comme Suzanne, qui peut
se réjouir du fait qu’il n’y ait aucun rapport entre des gens qu’elle rencontre, sans en chercher (p.38). Praince révise
d’ailleurs son opinion lorsqu’il établit, un peu après, que la mort est bien une métamorphose complète et irréfutable,
et qu’il reconnaît ses qualités, en outre son courage et sa façon de distinguer le vrai du faux, deux aptitudes qui font
défaut au médecin (p.67-69).
105
L’insoumission à l’autorité, au principe même de la désertion 1 , est revendiquée par le
marin, dont la complainte se termine sur l’exhortation aux parents à ne pas laisser leurs enfants
partir en Afrique :
L’importance de ces vers est signifiée par leur réitération, puisqu’on les trouve déjà avec
quelques mineures modifications à la fin du septième chapitre de la première partie, lorsque
Pierre, revenu de l’hôpital et de sa rencontre avec Mathieu Lourcin, se met à lire le cahier de
chansons à l’hôtel, en attendant Suzanne2 :
Mes chers parents, père et mère de famille,
N’envoyez pas vos enfants en Afrique,
Car ce serait leur creuser leur tombeau…3`
Ce cahier est la « récompense » de Pierre pour être venu visiter le marin4. S’il n’a « rien
d’un document secret » pour Pierre, il en possède les caractéristiques. Personne ne connaissait
l’existence de ces « chansons de matelots », pas même Praince qui allait le voir tous les jours.
Mathieu Lourcin ne donne le cahier à Pierre qu’après avoir demandé le départ de Suzanne. Pierre
affirme la valeur de ce « cahier d’écolier […] en si mauvais état que les feuillets ne tenaient plus
ensemble », dès son acquisition : « il y a des merveilles, dans ce cahier »5. Il le lit ensuite dès qu’il
rentre à l’hôtel, choisissant la chanson retranscrite en fin de récit, et Suzanne le trouve encore à
feuilleter l’ouvrage lorsqu’elle rentre à six heures et demi6. Il en est aussi fait mention durant la
soirée de départ de Pierre à Londres, deux ans après. Il a donc soigneusement conservé ce cahier
depuis deux ans (« un vieux cahier que je trimballe depuis deux ans. Elles partent en Amérique
avec moi demain… »), et, lors de cette soirée où Pierre se replonge dans ses souvenirs, et réfléchit
sur les principes de disparition et de désertion, il lit des chansons à ses hôtes : « Si je connaissais
l’air, je vous les chanterais ; je me contenterai de les déclamer »7.
1 Dans Le Parjure, Stéphane Chalier refuse ainsi de se plier aux exigences de la commission chargée d’évaluer son
délit, préférant fuir jusqu’à l’île de Hag que de tenter d’atténuer sa sanction.
2 Suzanne est rentrée à pied jusqu’à l’hôtel tandis que Pierre s’entretenait avec Praince de Sabatini, alors que son
106
La complainte offre une clé de compréhension au roman. Si on peut penser à des
personnages comme Zevaco, Wright, ou Suzanne, il est probable que Mathieu Lourcin soit en
fait le véritable double de Sabatini, les deux seuls déserteurs au sens strict, qui doivent se cacher
des autorités. Pierre a compris cette parenté, lorsqu’il les réunit dans sa pensée : « Ils ne
possédaient pas leur secret — ils le cherchaient — ce même secret que Suzanne ne peut pas
dire »1. Un secret présent en substance dans les chansons du marin, qui ne peut se dire dans
l’économie narrative du roman, hanté par la figure du marin décédé. La complainte du marin
fusillé invalide le projet de Praince exprimé dans les dernières lignes du roman (« Il y a eu
autrefois un projet de médecine coloniale que Sabatini approuvait ; assurément c’est le seul
acceptable à présent » 2 ). Elle oppose dans ses « rythmes et images » une vérité contraire au
langage plein de « raison et de démonstration » de Praince. La complainte fait directement écho à
la vie de Sabatini, qui déserte et feint sa mort en Tunisie, à Gabès, désertion qui est une mort à sa
vie d’antan, et qui anticipe sa mort future, à l’instant où il est retrouvé par Suzanne.
La chanson, qui clôt le roman, est donc un rappel de l’indéfectible mystère que sont les
déserteurs, mystère qui ne peut s’exprimer pleinement sans le secours d’une forme autre,
marginale dans le texte, détachée pour former son « refrain ».
Cette technique est souvent adoptée par Henri Thomas3 ; dans La Nuit de Londres, ce sont
des références explicites à Baudelaire qui sont incluses dans le récit, et qui entretiennent le thème
de la vision autre dans la ville nocturne, la vision du poète et de l’homme des foules. Le
professeur pour qui « seule la poésie est vraie » a ainsi écrit une thèse sur la « vision
baudelairienne »4, et lors de sa rencontre nocturne avec Paul Souvrault, il cite quelques vers du
poème « Les Sept vieillards » (Les Fleurs du Mal) pour évoquer la ville de Londres.
Le Parjure est quant à lui profondément marqué par la présence du poète Hölderlin, tant
dans l’identification des personnages (Stéphane Chalier à Hölderlin, Judith à Diotime, puisqu’elle
est reconnue comme telle par le jeune homme), dans les thématiques de l’œuvre et dans la quête
du héros (la rencontre amoureuse qui est aussi adéquation avec la nature, la folie sur l’île de Hag,
la quête poétique), que dans les vers mêmes du poète et des références directes à sa vie ou ses
livres. Stéphane lit régulièrement un petit volume de poèmes de Friedrich Hölderlin durant les
haltes du soir, avant de rompre définitivement avec toute ambition universitaire, et de cesser
toute lecture. Il évoque souvent le poète auprès de Judith et du narrateur, qui relaie ses propos5.
question de la joie thomasienne, et sa quête poétique, dans la troisième partie de notre objet.
107
Cette présence poétique d’Hölderlin agit bien comme un « thème musical » dans le
roman, et, comme pour Baudelaire dans La Nuit de Londres, et la chanson du marin dans Les
Déserteurs, révèle un aspect poétique de la quête des personnages.
Les vers du poète sont inscrits dans le texte à plusieurs reprises, parfois de manière très
discrète, comme lors de la référence par le narrateur à « cette lumière philosophique autour de la fenêtre
d’une chambrette de Heidelberg, en été, à laquelle pensait Stéphane Chalier, à cause des éclairages
indirects derrière les palmiers nains du motel »1. La citation, signalée par l’italique, est extraite
d’une lettre d’Hölderlin à Casimir Ulrich Böhlendorff datée d’automne 1802, dans laquelle il
raconte son voyage en France 2 , son retour dans sa ville natale, et où il oppose la manifeste
violence du ciel et de la limitation à la tranquillité possible de la vie humaine3.
La rencontre de Stéphane et Judith entérine l’identification du héros avec Hölderlin,
identification reconnue par le narrateur qui prête des sentiments à Stéphane lors de cette soirée,
dont celui d’avoir ressenti cette lumière, comme Hölderlin avant lui :
Cette lumière issue d’une lointaine lecture avait brillé aussi dans le vin d’origine avant de
se répandre bizarrement sous les petits palmiers, et d’être toute la pâleur de la prairie où
ils s’arrêtèrent, plusieurs heures après le motel.
Stéphane vit donc Hölderlin en Amérique ; sa rencontre avec Judith est entièrement
placée sous le sceau du poète, et une autre citation est directement retranscrite dans le texte :
Il venait de dire, en riant entre les mots, de sorte qu’elle n’avait pas tout saisi :
Les lignes de la vie sont différentes,
Ce qu’ici-bas nous sommes…
[…] Ce qu’ici-bas nous sommes, un dieu seul peut le compléter.4
Ces vers rappellent un thème profond du roman, qui fait écho avec la recherche
d’Hölderlin et sa volonté « d’habiter poétiquement le monde »5. L’effet d’attente provoqué par le
découpage, met l’accent sur un autre thème commun : la recherche d’une plénitude, le manque et
la perte.
1 Le Parjure, op. cit., p.19. L’idée de la recherche d’un « chemin » est récurrente dans l’ouvrage ; elle est utilisée par le
narrateur pour illustrer son incapacité à soutenir son rôle de témoin (« il manque toujours une idée dans le chemin
suivi par l’interlocuteur pour comprendre l’affaire », p.97), et pour opposer Ottilia à Judith, chez qui « la force n’a pas
pris le même chemin » (p.103). Le chemin symbolise la quête des personnages, qui aboutit à Hag (p.212).
2 Ibid., pp.174, 83, 170
3 Thomas a par ailleurs traduit plusieurs poèmes de Hölderlin pour la revue 84 parus en 1950 (repris dans la Revude
choix d’inscrire « Dieu » et non « un dieu », comme c’est le cas dans d’autres traduction (Thomas est tout de même le
seul à ne pas mettre de majuscule à « dieu », le renvoyant nettement à un des dieux de l’antiquité chère à Hölderlin).
Signalons une autre traduction de ces vers, par Denis Naville : « Les lignes de la vie sont diverses / comme les voies
les cimes des monts / ce que nous sommes ici un Dieu là-bas peut le parfaire / Au moyen d’harmonies, récompense
éternelle et paix », Correspondance complète, Gallimard, 1948, p.340, d’après le texte de la 3 ème édition de Hölderlins
sämtliche Werke, Berlin, 1943
5 « Les lignes de la vie », Œuvres, Pléiade, p.1023
109
Henri Thomas fait donc dire par son personnage seulement un vers sur deux de la
citation complète, omettant la comparaison qui précise la diversité des lignes de la vie, les moyens
que Dieu (ou un Dieu) utilise pour compléter l’homme et lui accorder la plénitude, et du même
coup l’opposition nette entre « ici » et « là-bas » qui met l’accent sur le contexte religieux du
poème, la plénitude ne s’acquérant pas « ici-bas ». Les vers choisis par Thomas, sont à la fois plus
mystérieux et plus ouverts aux interprétations ; ils mettent en avant l’absence et le manque en
occultant le dernier vers.
La référence à Hölderlin, dans Le Parjure, donne souvent lieu à des passages très
poétiques. Ainsi dans cet extrait qui anticipe sur la rencontre à venir, dans le chapitre suivant,
entre Stéphane et Judith :
Et toi, Ottilia, Diotime, Ottilia barbare, te trouvera-t-il, Diotime, grande fleur sauvage
veillant sur les plus petites fleurs ? Sûrement, beaucoup plus loin, déjà trouvée beaucoup
plus loin, dans le gris de l’aube quelquefois, comme il baissait la vitre de sa Ford. Dans la
nudité de l’aube, la rosée brille un instant, quand l’horizon de l’ouest est encore sombre,
barré d’une nuée confuse.1
Tous les éléments poétiques sont réunis dans la dernière phrase, et la poésie obéit ici à
une temporalité autre que la narration, puisqu’elle décrit déjà le premier réveil des deux amants,
après leur nuit à la belle étoile, et leur départ ensemble vers l’ouest, suivant la même trajectoire
que Hypérion en Grèce, dans le roman de Hölderlin.
Il convient donc de considérer l’inscription de formes poétiques dans les romans comme
de discrets thèmes musicaux qui influent sur la narration comme sur le lecteur.
Du poème en prose ?
c) Si vous y tenez au cochon d’Inde, pourquoi que vous le balancez à la Seine ? Hygiène, superstition,
cruauté. Il est mort comme un chien.6
d) Il est toujours à poil sous la soutane. Il est beau mon Jésus. Non mais quel bruit, quel bruit, quel
bruit. C’est des machines à battre le beurre.
verticale de étoile7
1 La Dernière année, op. cit., deuxième paragraphe du cinquième chapitre, pp.122-130 ; Lucien décide alors de
demeurer chez Marcellin et non chez son frère
2 Ibid., pp.161-185
3 Ibid., pp.124, 123
4 Ibid., p.123
5 Ibid., p.124
6 Ibid., p.168
7 Ibid., p.170
111
Les notes mêlent donc fragments d’oralité et observations de Stef (« Hygiène,
superstition, cruauté »), qui apparaissent là encore à l’état de fragment, sans déroulement ni liens
de causalités. Notons la puissance des images crées par les notes : « un oiseau qui fait bravo »,
« un glaviau » comme tentative d’unir « l’oiseau » et le « glaviot » par un procédé purement
poétique, le cochon d’Inde « mort comme un chien », « verticale de étoile » comme pur jeu
d’assonances créant l’image poétique. La succession des notes sans aucune contextualisation, les
répétitions, fonctionnent aussi comme procédés poétiques créant liens et images (« à poil sous la
soutane » / « beau mon Jésus » / « quel bruit, quel bruit, quel bruit » / « machines à battre le
beurre »).
Stef tente d’expliquer sa démarche auprès de Lucien. Il note « ce qui s'impose, ce qui
s'impose avec un sens quelconque, enfin, le sens de ce qui s'impose »1. L’acte d’écrire constitue
une bonne part de ce processus de déchiffrement de la réalité. Il refuse ainsi de prendre ces notes
en sténo, comme le lui suggère Lucien, car il n’aurait été alors qu’un secrétaire, une machine.
Selon lui, « il n'y aurait plus eu de centre », ce centre créé par l’écriture sur les feuillets qu’il égare
partout et jette parfois, et qu’il conserve sans ordre ni agencement. Sténographiés, « ce ne seraient
plus des mots, ce seraient des signes, avec un sens… ». Stef établit ainsi les modalités de sa
notation, qui ne concerne définitivement pas les « signes » ou « le sens », mais la simple
retranscription du réel en mots. Cette recherche d’un « langage pur » n’est pas éloignée de la
« poésie pure » ou de la « musique pure » décrites par Thomas. Les « mots » auxquels on a retiré
leur « signe » ou « signifié » sont rendus à leur pureté première, avant toute interprétation et
compromission par la banalité, le cliché, et le langage ainsi délié (langage poétique, qui vaut pour
lui et non pour ce qu’il signifie) peut offrir de nouvelles clés de saisie de la réalité. Stef évoque la
possibilité de « ne retenir que le sens » par souci d’exactitude, pour la rejeter aussitôt, car « cela ne
concerne plus personne ». Les mots choisis par Stef n’ont donc pas vocation à donner un sens,
mais se définissent par leur usage poétique, même s’ils se différencient nettement du poème par
leur absence de structure et de rythme : « Pas de rythme, — il ne peut pas y en avoir », déclare
Stef à Lucien qui s’interroge.
Les fragments de notes de Stef prolongent le rôle du personnage dans le roman, qui
consiste à interroger, et même à invalider les actions des autres par sa seule présence. Il s’oppose
fortement à Marcellin, pour qui Lucien a au début du roman un « coup de foudre d’amitié »2.
1 Lucien et Stef sont écartés de sa nouvelle vie, et Lucien prié de ne pas rester dormir dans l’appartement ; Lucien fait
état de sa surprise lorsqu’il arrive chez Marcellin : « Beaucoup de choses avaient changé dans l'entresol » (p.260), et
remarque qu’une affiche représentant un assassin, chère à Marcellin du temps où il travaillait avec des délinquants, a
disparu. Autre détail symbolique : Marcellin fume dorénavant des cigares, et non plus la pipe.
2 Nul Désordre, op. cit., pp.71-72
3 Ibid., pp.73-76
113
Le narrateur se fond avec l’âne : c’est l’âne qui pousse la clameur de détresse qu’il retient,
et il lit dans les yeux de l’âne « la trahison sans remords, et le calme de l’étroite écurie où
[l]’attendent la lanterne et le pain dur ». « Les Cavaliers »1 décrit la conversation de deux cavaliers
avec un étudiant et une jeune femme, au sujet d’un travail difficile dans les pêcheries. Après la
description de la jeune fille et de ses pensées, le narrateur passe à la troisième personne dans le
dessein avoué de « parle[r] maintenant de toi comme de quelqu’un dans une histoire qui m’a été
dite, douteuse, déraisonnable ». Enfin, « Le Couloir »2, dédié à Arthur Adamov, décrit l’apparition
poétique d’une femme dans un hôtel, apparition qui fait entrer le narrateur en contact avec
l’absolu, tandis que l’hôtel et les alentours disparaissent.
Les quatre textes sont unis par une forte cohérence thématique et stylistique. Non
réalistes, ni narratifs, fortement oniriques, ils sont centrés sur la présence et l’apparition d’une
femme mystérieuse, recherchée et suivie par un narrateur qui s’efface devant elle. Ils se limitent à
un lieu unique, et questionnent parfois leur statut (ainsi dans « Les cavaliers », lorsque le narrateur
passe à la troisième personne et s’en explique). Les textes obéissent donc aux principaux critères
de définition du poème en prose.
Ils se caractérisent aussi par leur cohésion avec l’ensemble du recueil de poèmes dédié à
Béatrice Moulin. Thomas rencontre la jeune femme en mai 1948 à Londres, et s’installe avec elle
en 1949 en Corse, à l’hôtel Idéal à Porto, où le couple demeure de fin janvier à juin. Béatrice
rejoint alors son fiancé à Lausanne, mais revient vers Thomas de janvier à mai 1950, malgré son
mariage en Suisse en septembre 19493. Les poèmes de Nul Désordre sont empreints de ces mois
passés en Corse, du bonheur lumineux et de l’apaisement que Thomas y éprouve, occupant ses
journées entre l’écriture, les baignades et les promenades avec Béatrice 4, ainsi que de leur vie
commune à Londres à Hammersmith à partir de juillet 19485. La rencontre de Béatrice renouvelle
clairement l’inspiration poétique de Thomas, lui apportant une tranquillité qui trouve un écho
direct dans ses poèmes.
L’accord avec le monde (le titre Nul Désordre en rend compte), l’éloge de la femme tantôt
érotique, tantôt contemplatif, la vision éblouie et l’impossible saisie de la beauté, la légèreté
dominent les poèmes du recueil, et les quatre textes en prose s’y intègrent parfaitement.
émotion est manifeste dans la lettre datée du 18 octobre 1949 (Choix de lettres, op. cit., p.284)
4 Dans une note de carnet datée du 5 juin 1950, qui prend acte du départ de Béatrice Moulin, Thomas écrit :
« Comme ce serait bon et bien, d’être deux à pousser à la roue du mouvement poétique, en toute occasion », Carnets
1947, 1950, 1951, op. cit., p.147
5 Ainsi, le poème « Hammersmith, l’hiver » (« Rappelle-toi les longs métros sous le ciel gris » v.1 ; « Je suis heureux
1 Les références sont nombreuses dans Nul Désordre : le poème « Une feuille » voit apparaître son initial (« B. dit que
non, mais j’en suis sûr », évoquant la parenté d’une feuille d’eucalyptus avec un sexe de jeune fille), « Porto », nom du
lieu de résidence du couple (« Ici je reprends goût à la vie »), dans « Lincoln’s Inn » (« Le grave solicitor / (Mais cet
homme a un cœur d’or) / Se retourne lorsque crie / Béatrice, enfant chérie. »), « Une clarté » (« Béatrice, monceau de
roses »), « Le masque vrai » (« Béatrice, blanc médium / Béatrice, totem vivant »), « Si jamais » (« fille balancée / par
la mer Méditerranée »)
2 « De rendre à la jeunesse un hommage profond, / — A la Sainte jeunesse, à l'air simple, au doux front », dans
« J'aime le souvenir de ces époques nues », Les Fleurs du mal V, Baudelaire y développe sa nostalgie d’un monde
parfait, une jeunesse des hommes qu’il associe dans ce poème à l’antiquité, la beauté étant éternelle ; indiquons aussi
l’existence du poème « La Béatrice » dans le même recueil, où le poète met en scène une Béatrice infernale et
entourée de démons, envers de la Béatrice de Dante.
3 C’est ce poème (publié dans Les Illuminations) qui provoque une rupture entre Thomas et son professeur de
philosophie Alain, lorsqu’il est à Henri IV : Alain critique le poème que Thomas a écrit au tableau, arguant que
« n’importe qui peut écrire ça » ; pour Thomas, « le Dieu s’est écroulé » (Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore
Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, p.157).
4 Cf. Annexe IV
115
Le langage de Thomas évolue vers une précision qui vise à obtenir une grande fidélité à la
réalité. Il véhicule sa poésie propre, qui n’est pas créée par des figures de langage mais par la
rencontre d’éléments de la réalité avec un langage qui lui convienne.
On observe aussi un recentrement sur le texte, puisque Thomas enlève les références à un
au-delà de la narration, se concentrant sur l’histoire courte de la nouvelle. La « route à flanc de
montagne par où j'étais arrivé, pauvre et sans projets » se réduit à une route « qui faisait de si
longs détours » ; la phrase « J'étais las de marcher dans cette forêt que les gens m'avaient dit
dangereuse en cette saison à cause du paludisme » se transforme en « Je suis vite sorti, comme
fuyant un piège avant qu'il se referme, de ce bois presque sans ombre où la chaleur stagne ».
Thomas travaille son texte en lui donnant un tour à la fois plus poétique et plus narratif,
dans un style épuré qui lui donne plus de puissance. Observons ainsi un même paragraphe dans
les deux versions :
La simplicité de la seconde version met en valeur le tableau poétique qui nous est décrit,
alors que les éléments essentiels du texte demeurent inchangés. Les textes ne sont pas
transformés mais fondu en un tout, montrant ainsi la porosité des deux genres.
Mais revenons au recueil Sous le lien du temps, dont de nombreux textes tendent vers le
poème en prose. Celui-ci se caractérise souvent comme la poésie des lieux, des déambulations
dans les villes ou les campagnes, et ce depuis Baudelaire et ses Petits poèmes en prose, mais aussi
Rimbaud, Aragon ou Reverdy ; il s’accompagne par ailleurs souvent d’extraits réflexifs.
De nombreux passages du recueil s’orientent définitivement vers une prose poétique, qui
peut annoncer et accompagner un poème, comme on le constate à la fin du thème savoyard.
116
La description détaillée de « la pièce où se tient le fermier Pierre », donne suite à deux
paragraphes très poétiques, qui révèlent l’unité et l’harmonie des éléments présents, dans une
description qui réunit autant la lune, les nuages, que la hache et la scie du fermier :
La lune, les nuages, le vent, les nuages, la montagne, le vent. Dans la pièce du bas où je
fume la pipe, la fumée disloquée et entraînée rapidement montre que notre espace
domestique est fait de courants et de tourbillons.
La hache et la scie contre le mur, et la lune dans les nuages au-dessus de la montagne.
Iras-tu sans bruit prendre la hache et la scie pour apprêter du bois pour ton feu, à
minuit ?
En 1955, Henri Thomas publie son premier recueil de nouvelles, La Cible, qui remporte le
prix Sainte-Beuve en 1956, situant dès l’abord Thomas comme grand nouvelliste. L’auteur est
familier avec ce genre depuis quelques années déjà (« Le Couloir » est publié en mai 1946 dans la
revue Les Quatre vents1), et la fin des années quarante, qui marque l’abandon progressif des romans
de « formation » 2 , et de poèmes d’inspiration très verlainienne, correspond à l’ouverture
déterminante de Thomas à la nouvelle, genre qui semble particulièrement apte à s’intégrer aux
projets poétiques de l’écrivain à cette période.
Thomas ne cesse plus d’écrire des nouvelles, et le premier recueil est rapidement suivi par
d’autres, les années cinquante à soixante-dix se caractérisant par une forte publication : Histoire de
Pierrot en 1960, Sainte jeunesse en 1972, Les Tours de notre Dame en 1977. En parallèle, des nouvelles
de l’écrivain paraissent régulièrement dans des revues, et ce jusqu’à la fin de sa carrière 3 (« Le
Crapaud dans la tour » est publié à La Nouvelle Revue Française en novembre 1986).
mai 1946 et « Le sermon » en avril 1947, quinze nouvelles paraissent ensuite entre 1949 et 1960, six entre 1962 et
117
Henri Thomas trouve dans la nouvelle des qualités qui contentent ses aspirations
poétiques comme narratives : la possibilité d’un texte dans lequel le mystère, le secret, la
suggestion, tiennent une place centrale, et qui nécessite une participation active du lecteur. René
Godenne, lorsqu’il établit le portrait de Thomas comme nouvelliste, insiste sur ces qualités, où
l’on retrouve aussi des traits propres au romancier (l’absence de jugement porté sur les
personnages et d’explications approfondies sur leur comportement, comme de réponses finales
aux questions posées par le texte, l’utilisation du témoignage d’un tiers…), accentués du fait des
spécificités du genre1.
Thomas a réfléchi en amont au statut de ce genre particulier, qui lui offre une voie en
dehors des contradictions entre son attachement au roman et sa tentation « terroriste »2 envers
celui-ci. Une première ébauche de ses observations est proposée au lecteur dans un article
critique intitulé « La nouvelle » 3, paru dans la revue Paysage Dimanche, en août 1945, article que
vient compléter « La nouvelle et le conte » 4 en octobre 1950. Ces textes font montre de
l’importante réflexion de Thomas sur ce sujet, et de son évolution. Dans le premier article,
l’auteur ne fait qu’esquisser une définition de la nouvelle. Son analyse sur le genre lui-même est
plus concise, et concerne l’absence de développement psychologique selon lui inhérente à ce type
de texte : « interdisant les préparatifs psychologiques, la nouvelle exige un contact soudain avec la
réalité, comme une porte qui s’ouvre ». Les nouvelles réussies décriraient alors « souvent une vie
un peu fruste, où le coup de main et l’instinct l’emportent sur la rumination morale ».
La pensée de Thomas se précise et se radicalise dans le second article, beaucoup plus
théorique : la nouvelle, si elle est proche de la poésie et encore plus du conte, de la fable, s’oppose
résolument au roman, dont elle ne doit jamais être un condensé 5 . La nouvelle est « présente
comme à l’état pur » dans le conte, qui est devenu « comme un idéal ou une tentation, le point
d’or d’une perspective que le cinéma aussi bien que la poésie et le récit cherchent à fixer » 6.
Notons que dans son article « L’esprit des contes », Thomas écrit :
1970, sept entre 1972 et 1981, trois entre 1981 et 1986. La régularité de Thomas dans l’écriture et la publication de
nouvelles (contrairement aux romans et aux poèmes), est associée à une période de grande productivité entre les
années cinquante et soixante-dix. La grande majorité de ces nouvelles se retrouve dans les trois recueils mentionnés.
1 « Répertoire alphabétique des auteurs », Bibliographie critique, op. cit., pp.269-270
2 Ainsi que le développe Pierre Lecoeur dans sa thèse, comme nous l’avons déjà noté (cf. note 4 p.87)
3 Paysage Dimanche n°8, 5 août 1945, p.3. Henri Thomas rédige régulièrement une chronique littéraire dans cet
hebdomadaire, intitulée « Les livres par Henri Thomas », de juillet à septembre 1945
4 Bulletin de la guilde du livre, n°10, octobre 1950, pp. 210-212 ; cet article est repris sans changements dans La Chasse
qui oppose roman et nouvelle (par exemple dans sa préface au Prisonnier de Cintra), ou Marcel Arland, qui écrit dans
un article intitulé « Sur l’art de la nouvelle » (Le Promeneur, Paris, 1944, Ed. du Pavois, p.212) : « La nouvelle a son
génie propre (qui n’est pas celui du roman, et même, dans une certaine mesure, s’y oppose »)
6 La Chasse aux trésors t.I, op. cit., pp.260-261
118
Changer d’apparences, passer d’un règne à l’autre, se jouer justement de l’impossible, c’est
là l’esprit même du conte, et quel passant, vers six heures du soir, en automne, n’a pas eu
le vague espoir d’un événement inouï et cependant familier ?1
Cette phrase résonne puissamment avec l’univers des narrations thomasiennes, dont
l’étrangeté réside dans l’introduction d’un « événement inouï et cependant familier » dans le
quotidien des personnages.
Les contes convient le lecteur dans « le temps du dénuement et de l’espoir étrange ». Ils
provoquent une attente bien différente de celle du lecteur de roman ; une « complicité fabuleuse »
se crée entre le conteur et le lecteur, qui fonde l’étrangeté et la rareté du conte2.
L’intérêt de Thomas pour le conte est significatif à une époque où il réfléchit à une
écriture lui permettant de mettre en forme une quête de l’impossible. Ces réflexions ont pu
influencer l’écriture de ses romans, dont le sens et le statut oscille sans se fixer, empruntant des
éléments propres aux contes comme il le fait avec le récit poétique. Cette tonalité est d’ailleurs
accentuée dans les romans où un narrateur raconte au lecteur une histoire qui l’a touché (La Nuit
de Londres, Le Promontoire, Le Parjure, La Relique), dans un dispositif voisin de celui du conte.
Mentionnons aussi l’importance de la veille et de la veillée dans ces livres3, et des modifications
de perception qu’elles entraînent chez le personnage, sachant que pour Thomas la réalité qui
affleure dans les contes est « l’image profonde, la légende éternelle de tous vivants, que la parole
libère, jusqu’à la fin de la veillée ». Les récits de Thomas sont construits sur l’irruption d’éléments
poétiques et incongrus dans la vie des personnages souvent marqués par la perte. Or, pour
Thomas, le « monde des contes est pire que celui des plus noirs romans, car c’est seulement
lorsque tout est perdu que l’insolite peut se produire »4.
Le travail sur la nouvelle va permettre à Thomas de tenter d’exprimer « la vérité, qui est
que l’extraordinaire ne saurait être qu’indescriptible », au contraire de « ceux qui veulent voir et
savoir »5.
Thomas peut y pratiquer à loisir son art de la suggestion, y multiplier les saisies d’instants
qui sont comme les indices d’une quête profonde que le lecteur doit reconstruire au gré des
nouvelles.
119
Les caractéristiques de la nouvelle sont définies en détail dans « La nouvelle et le conte »,
et nous permettent de saisir la démarche de l’auteur dans ces textes : la nouvelle invente, est
« toujours et très résolument non réaliste, quelle que soit sa richesse en observation directe »,
s’opposant ainsi au roman, ceux de Thomas comme les autres. De l’esprit du conte, elle conserve
« l’éclairement des choses quotidiennes qu’il représente » et la « brièveté parlée plutôt que lue »,
une oralité assez présente dans les nouvelles de Thomas, qui a même intégré à son recueil Sainte
Jeunesse une petite pièce, « Le Bon vent », et « Pépiement des ombres », dialogue bref entre deux
personnages dans Paris. Ajoutons que Michel Guissard a mis en avant, dans sa thèse « La
nouvelle Française, essai de définition d’un genre », ce qu’il a nommé la « théâtralité de la
nouvelle », citant à l’occasion le recueil de Thomas1.
Il est évident que l’auteur s’inspire de ces caractéristiques pour écrire ses romans, toujours
brefs et marqués par « l’humour, le mystère, la fantaisie, l’exactitude étrange », outils poétiques de
la nouvelle par excellence. Ses trois recueils sont, à ce titre, exemplaires. « Des histoires simples,
avec des gens simples, dans une commune atmosphère, celle du style inimitable de Thomas : à
petites touches » 2 , écrit à ce sujet François Jodin. Ses nouvelles se distinguent bien par leur
simplicité, de trame comme de langage, loin des codes de la nouvelle fantastique ou même de la
« nouvelle ». Mais ces « fables modernes » ne sont jamais réalistes. Elles plongent le lecteur dans
un univers faits de « petits hasards inquiétants » 3 , où une chute dans un sentier se répercute
mystérieusement sur toute une vie, puisqu’il « suffit qu’on manque une marche d’escalier, surtout
la nuit, pour que toute l’étagère mentale subisse un choc étourdissant »4.
Les recueils de Thomas obéissent à la terminologie établie par Michael Issacharoff : ni
une simple anthologie de textes publiés ensemble pour des raisons d’ordre commerciale ou
publicitaire, ni un recueil mis en avant par Chklovski comme système d’emboîtement,
« composition par enfilage »5 du Décaméron par exemple, ils sont un système complexe de traits
d’union, véritable architecture avec une unité qui se révèle au niveau plus discret d’un réseau ou
d’une ensemble de réseaux métaphoriques ou symboliques6.
1 Michel Guissard, La nouvelle Française, essai de définition d’un genre, Academia Bruylant, coll. Thèses de sciences
humaines, 2002, pp.88 et 89
2 François Jodin, Henri Thomas ou les feux du solitaire, op.cit., p.130
3 « La Dernière nuit », Histoire de Pierrot et quelques autres, op. cit., p.110
4 « La Dernière nuit », op. cit., p.108
5 Chklovski, L’Espace et la nouvelle, Paris, J. Corti, 1976, p.8
6 Ibid., p.10
120
Pour Henri Thomas, la nouvelle se situe entre le roman et le poème, et vise l’idéal du
conte. Les nouvelles de Thomas abondent en images poétiques, et cette caractéristique est mise
en avant par l’auteur lorsqu’il évoque la « réussite des meilleures nouvelles » : « on y verra, suivant
l’humeur, un truc ou une manifestation du mystère poétique »1.
D’autres critiques ont établi cette parenté de la nouvelle et du poème, invoquant la
perfection formelle nécessaire à cette forme brève 2. Il faut ainsi noter l’influence de la conception
baudelairienne du genre dans la pensée de Thomas3, dont on sait l’admiration pour le poète et la
lecture approfondie de ses textes, tout comme sa connaissance de l’œuvre de Poe 4.
Baudelaire situe ainsi le poème au summum de la hiérarchie littéraire, car elle est poésie
pure, composition dont les éléments procèdent d’une nécessité régie par la loi du rythme qui met
en œuvre « l’idée de beauté ». Le roman, « genre bâtard », est disqualifié par son « infinie liberté »,
et la nouvelle occupe l’espace entre les deux. Inférieure au poème parce qu’écrite en prose mais
supérieure au roman par sa brièveté, elle « jouit des bénéfices éternels de la contrainte ».
Le nouvelliste plie le récit à son projet, et le strict agencement rapproche la nouvelle du poème,
les deux genres partageant les qualités supérieures du genre de composition5.
Thomas a clairement intégré cette hiérarchie dans ses premières années d’écriture, et sa
conception de la nouvelle dépend en partie de celle du poète. Il prend cependant ses distances en
ajoutant notamment la question du conte à celle du roman et du poème, ce qui lui permet de
sortir de la hiérarchie des genres. Thomas insiste plutôt sur la capacité de la nouvelle à créer un
univers narratif mais non réaliste, à éclairer les « choses quotidiennes » pour en montrer le
« mystère poétique », que sur l’intérêt dramatique et l’action, le « suspense » qui pour Baudelaire
sont au centre de la nouvelle.
Selon Poe et à sa suite Baudelaire, la lecture de la nouvelle comme du poème permet
d’accéder à une connaissance supérieure, idée qui a sans aucun doute trouvé écho chez Thomas.
propositions de Poe exposées dans « L’Art du conte » (« Tale writing »), qu’il intègre dans sa typologie des genres
poétiques (il parle ainsi de nouvelles et non d’histoires ou de contes, comme le fait Poe qui écrit sur les « stories » et
« tales »). Je m’appuie ici sur l’article détaillé de Daniel Grojnowski, « De Baudelaire à E. A. Poe : l’effet de totalité »,
paru dans La nouvelle hier et aujourd’hui, actes du colloque de University College Dublin, dir. Johnie Gratton et Jean-
Philippe Imbert, L’Harmattan, 1998, pp.29-40
4 Nous l’avons évoqué à propos des variations de Thomas sur « l’homme des foules », dans La Nuit de Londres et son
Un extrait du « Thème de la Corse » montre l’importance que Thomas accorde aux images,
au fondement de sa conception de la perception comme de l’écriture : « Toutes les images, tout
ce que je perçois n’est que symbole, n’est que fable, oui, fable réelle, perspective sur le plus lointain
moi-même, indications concernant l’esprit qui les discerne ». Les images contiennent autant de
pouvoir d’illusion 3 que de déchiffrement du monde. Elles sont des signes qu’il faut savoir
interpréter, et Thomas en parsème ses romans comme ses poèmes. On l’a vu, Thomas place
l’image au cœur de la vision comme de la création poétique. Dans son article « Par enchaînement
d’images », publié dans le premier volume de La Chasse aux trésors, il insiste sur la nécessité des
images et des rythmes, à l’origine de l’expérience poétique :
[…] l’image heureuse nous livrant un monde que nous reconnaissons comme nôtre (d’où
cette inqualifiable joie) — nôtre, c’est-à-dire donné sous la loi du temps de la mémoire, de
l’étonnement d’être et de ne pas être. Qu’est-ce qu’une métaphore, même poussée
jusqu’au sophisme magique, sinon une première image disparue à notre attention, mais
ressaisie dans une autre plus puissante, élémentaire ?4
1 « Cette minute d’éveil », article paru en 1946 dans la revue Seine, cité par Jean-Jacques Duval dans « Souvenirs »,
Théodore Balmoral N° 46/47, juin 2004, p.148
2 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.261
3 Thomas développe cette idée dans Le Poison des images
4 La Chasse aux trésors t.I, op. cit., p.47
5 Ibid., Henri Thomas décrit ici la poésie de Desnos.
6 Poésies, « Nul Désordre », op. cit., p.190
122
Dans ce poème qui fait référence aux montagnes de la Corse du Sud, Thomas multiplie
les images poétiques pour exprimer l’apaisement total de celui, « homme de fumée », « homme de
granit » ou « homme de feuillage », qui vit en adéquation avec le monde qui l’entoure et qu’il voit :
La vision est à l’origine de l’image, et lui est essentielle, mais elle n’est pas suffisante : le
langage fait lien entre les images produites et des sentiments ou des pressentiments, et ce lien est
le rythme dans les poèmes « car la poésie est, indiscernablement, l’image et le rythme »1, et le
mouvement dans les textes narratifs, romans ou nouvelles.
Dans le roman La Dernière année, la distraction du héros et sa perte de repères trouvent
leur point culminant dans les chapitres VII et VIII. Ces parties retracent la période durant
laquelle Lucien vit seul dans l’entresol de Marcellin. Lucien a tout juste rompu ses liens familiaux
et sociaux, en quittant à la fois l’internat de son lycée, le logement de frère où il côtoyait Ginette,
mais aussi en abandonnant ses camarades et une carrière professorale. Le chapitre VII décrit son
quotidien dans le logis inconnu (il a rencontré Marcellin très peu de temps auparavant), et dans
une grande solitude, et le chapitre VIII se concentre sur la venue inopinée de Stef, qui s’invite à
dormir.
Ils sont tous deux marqués par un fort sentiment d’étrangeté et de séparation non
exempts d’inquiétude. La distraction du personnage, laissé seul ou confronté à la folie de Stef,
évolue en une sensation de morcellement de lui-même et du monde qui est représentée dans le
texte par une profusion d’images de dispersion et d’éparpillement. Celles-ci caractérisent et
occupent tout l’environnement de Lucien, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’entresol.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, 1975, revue Théodore Balmoral, n°49/50, printemps été 2005, p.174
123
L’arbre dans la cour répand « des nuées de graines si légères qu’elles flott[ent] comme des
moustiques avant de toucher les pavés »1, et qui envahissent tout : l’appartement (« par le courant
d’air de la porte »), la table, jusqu’aux cheveux de Lucien.
Elles ressemblent sans s’y confondre aux « plumes échappées de l’édredon », tandis que
des moucherons entourent le personnage, « voltig[ent] entre le visage de Lucien et la lampe, le
soir ». Ces trois éléments figurant l’éparpillement sont rassemblés par le jeune homme, qui en est
troublé, affecté, et tentent de les combattre : « Contre les moucherons, contre les graines
volantes, il se défendait tout de même assez aisément, mais depuis quinze jours qu’il vivait dans
l’entresol il ne savait encore à quoi se résoudre au sujet de l’édredon ». L’édredon a été crevé par
la roue d’un vélo envoyé par Lucien au fond de la cuisine, un soir où il tente d’atteindre le
compteur électrique, et la libération des plumes crée un « spectacle » aussi drôle qu’inquiétant.
Les « vols de ces flocons de plume » lui paraissent « capricieux, silencieux, malicieux »,
mais aussi « répugnants, vaguement menaçants ». Ils envahissent complètement son logement,
allant jusqu’à la cour, par une lucarne, et se mêlant aux graines. Rien n’y fait pour stopper
complètement leur « tourbillon ». Les plumes sont « moins importunes que les moucherons et le
duvet de l’arbre », mais Lucien est moins gêné par elles que par « l’existence de cet édredon sous
la couverture au fond de la cuisine ». Le texte décrit longuement les préoccupations du
personnage face à cette invasion (il écrit une lettre à Marcellin, recouvre l’édredon, observe les
courants d’air qui ramènent plumes et graines, s’irrite des moucherons, s’inquiète de l’édredon
crevé), qui finissent par parfaitement définir son existence (« Pauvre jeune homme, — les
moucherons, les duvets de peuplier, les plumes »2).
L’image rend compte de l’état dispersé du personnage. Elle produit une atmosphère
vaguement menaçante, provoque un sentiment d’inquiétude et d’étrangeté heureuse, comme si les
plumes, les graines et les moucherons étaient le signe visible d’une présence secrète : « Il y a
sûrement beaucoup d'autres choses à deviner ici. Mais pourquoi ces devinettes ? » 3 . Cette
ambivalence est renforcée par la chapitre VIII, quand Stef rouvre par mégarde l’édredon. Le rire
de Lucien s’explique à la fois par sa familiarité d’avec cet univers (« je les connais », « Ça a l’air
d’une plaisanterie idiote »4), et par l’incongruité de la situation (Stef arrive pieds nus, avec ses
liasses de feuillets qu’il disperse, il est « d’une pâleur comme éclairée du dedans » et rouvre
l’édredon si difficilement cloisonné).
124
Face à lui, Stef réagit avec stupeur et angoisse : « C’est de la folie », « Mais il en vient
d’autres, elles me suivent, il en vient de partout », « j’en vois partout autour de moi, sur la table,
regardez, au plafond, le long du mur. Vous ne trouvez pas cela inquiétant ? » 1 . Les plumes
représentent une menace pour les personnages, celle d’un éparpillement inéluctable, de la perte
définitive d’un centre, d’un sens :
« Qu'est-ce qui s'est passé ? Qu'est-ce qui s'est passé ? La réponse est toujours de bouger,
de se jeter en avant sans plus songer… »2. Mais elles sont aussi une image de la poésie (Stef les
compare à ses fiches), d’un ordre discret qui se défait du chaos.
Dans ce texte comme toujours chez Thomas, le surgissement de l’image est lieu d’une
apparition, et risque d’une disparition, ces deux pôles instituant le mouvement ou le rythme des
images. Ce mouvement est primordial pour l’écrivain, qui se dit « persuadé que la vie est fondée
sur l’apparition et la disparition »3. Dans l’unique article qu’il écrit sur Rimbaud, Thomas insiste
sur l’importance de la précision des images et de leur mouvement :
[…] nous avons ici l’ultime précision des images surgies dans le vide de l’esprit, appelées
par lui selon une logique merveilleuse, le temps d’être contemplées, puis abandonnées à
un vide non moins merveilleux4
Le poète saisit les images dans leur mouvement, engageant son esprit comme son corps
dans ce processus. Pour Thomas, il ne s’agit pas de comprendre ces images, mais de les admettre.
Les images ne valent pas pour elles-mêmes, mais s’associent au langage et au rythme pour former
un « corps nouveau » :
Les œuvres qui survivent au surréalisme sont celles précisément qui ne s’arrêtent pas à
l’image, qui ne font pas non plus retour au langage discursif, celles qui ont vraiment en
elles un mouvement et rassemblent les ressources de la parole, tant de fois analysées et
dissociées, en un corps nouveau, surprenant et cependant naturel.5
Nouvelle Revue Française n°472, Paris, Gallimard, mai 1992, « Arthur Rimbaud, le point du jour », p.49-66,
« Reconnaissances »,). Voir, à ce sujet, l’article de Gérard Bocholier, « L’attelage secret d’Henri Thomas », dans La
Nouvelle Revue Française n°501, op. cit. pp.33-47
5 La Chasse aux trésors t.II, op. cit.
125
Le poème « Le vieux poète a forcé sur l’image » (« Thème parisien »), adresse ses critiques
au « vieillard éventreur de poupées » qui « éprouve le langage » et semble vouloir tuer « Suzanne1
roide aux caresses de l’art ». Dans un article critique, Thomas déplore d’ailleurs que « l’image a
subi le sort de tout ce qui surabonde, elle a perdu de sa valeur »2.
Pourtant, il est clair pour lui que « ce monde est prodigieusement animé, par l’insidieuse
montée des images ou par leur apparition »3. Montée ou apparition des images qui animent donc
le monde et qu’il s’agit de voir, dans leur mouvement ou leur rythme. Lorsqu’il écrit sur Tristan
Corbière, Thomas évoque les images du temps et de l’éternel, « les plus délicates, sordides, dont
l’ensemble a été la vie », qui constituent des clés du monde et qui deviennent accessibles au
dépossédé : « pour ce dormeur-éveillé l’avenir n’est plus à vivre, seulement à contempler, comme
un horizon à la fois débordant et vide 4 ». Thomas insiste encore une fois sur le double
mouvement des images (« à la fois débordant et vide »), entre apparition et disparition.
Dans certains romans, des images occupent une position centrale, bien que souvent
discrète, le poétique s’ajoutant au narratif sans le remplacer.
Dans Le Parjure, l’image de l’aigle constitue ainsi un motif essentiel à la narration. Elle
intervient une première fois le lendemain de la rencontre de Stéphane et Judith, au matin, lorsque,
se réveillant, ils aperçoivent « en même temps » un aigle tourner haut dans le ciel avant de filer
vers l’ouest. « L’aigle des montagnes » est déjà un signe qu’il faut suivre :
— Il nous montre la route, dit Judith Samson. Essayons de le voir le plus longtemps
possible.5
Cet aigle a bien valeur d’image, il existe déjà dans un objet en bois conservé
précieusement par Judith :
— L’oiseau qui nous a fait signe de le suivre, lui avait-elle dit peu de temps avant qu’ils
n’atteignissent les montagnes, l’aigle que nous avons suivi, nous ne l’avons pas perdu, je
l’avais depuis longtemps, regarde.
1 Suzanne est ici une représentation de la beauté, convoitée par le vieillard qui veut la souiller, sans y parvenir (à la fin
du poème, Suzanne est « ressuscitée », la beauté et la poésie ne pouvant être abîmées par ce vieillard). Le poème fait
référence ici au célèbre épisode biblique de « Suzanne et les vieillards » ou « Suzanne au bain », dans lequel la belle
Suzanne, surprise au bain par deux vieillards et refusant leurs avances, se trouve accusée d’adultère et est sauvée par
Daniel. Cet épisode a été largement représenté dans des tableaux (Tintoret, Rembrandt…). Ajoutons que Suzanne est
aussi le nom de l’héroïne du roman Les Déserteurs, et qu’il s’agit encore une fois du motif de la femme nue surprise se
baignant, vision transgressive récurrente chez Thomas
2 « Robert Frost. Un poète non maudit », Profils, n° 6, hiver 1954, p. 20-26, repris dans La Chasse aux trésors, op. cit.,
p.214
3 Tristan le dépossédé, op. cit., p.135
4 Ibid., p.142. Il est impossible ici de ne pas songer à la conclusion, très contemplative, du Promontoire.
5 Le Parjure, op. cit., p.49
126
[…] Stéphane vit apparaître pour la première fois un objet qui prit dès ce jour-là une
grande importance.1
L’objet en question est un morceau de bois trouvé sur une plage du Maine, qui possède
en lui l’image de l’aigle des montagnes. C’est en effet « une chose petite, à peine plus longue que
ma main, et si pauvre en détails qu’il fallait avoir d’abord l’idée de l’aigle, perdu dans le ciel, pour
reconnaître tout à coup son image en ce fragment de bois roulé par la mer »2.
Pourtant, « l’étrange, c’est bien que l’idée de l’aigle ne pouvait manquer de venir », car
« quelque chose qui était l’aigle existait aussi dans ce bout de bois, et agissait sur l’esprit » :
C’était l’aigle, l’aigle de mer, l’aigle des Rocheuses aussi, l’aigle qui plonge pour enlever un
poisson, un mouton, un ganymède peau-rouge ! Et puis, ce n’est rien du tout, un morceau
de bois à peine retouché — mais si longtemps !3
L’image de l’aigle a un pouvoir sur les personnages, elle crée chez Stéphane « un
étonnement aussi heureux et désolé que toute l’existence qu’il menait depuis le jour de l’orage »,
étonnement qui provient du statut indécidable de l’objet, ni bois d’épave, ni aigle de mer mais
« du bois d’arbre d’aigle : tu ne peux plus savoir »4. L’image qui les guide vers les montagnes puis
vers la mer et défini leur existence commune a une présence tout aussi indéterminable, prise entre
son apparition (l’objet est bien apparu à Stéphane, tout comme l’aigle peu avant), et sa disparition
programmée. « On n’est pas plus sûr de leur disparition que de leur présence avant », explique
Stéphane à Judith alors qu’ils discutent de Hölderlin 5 et de sa conviction que les Dieux ont
disparu, avant de comparer ce statut indécidable à celui du bois d’aigle. Selon Philippe Jaccottet,
l’épave en forme d’aigle est « comme l’image même du pouvoir de l’image (poétique) » 6 , et
Thomas lui-même établit ce parallèle dans un texte théorique où l’image poétique est comparée à
un « fragment de bois ou de pierre étonnamment travaillés et polis par les flots », « galet » et
« poisson de bois lourd » dont « la nature première [lui] échappent » :
Hölderlin, Œuvres, II, Mercure de France, 1987, pp. 1929-1930. Traduction de Pierre Jean Jouve avec la collaboration
de Pierre Klossowski
Ajoutons que dans le poème « Toi qui vois partout des images », cité plus haut, Henri Thomas fait mention d’un
« aigle épars dans le sillage » (v.2)
6 Henri Thomas, Obsidiane n°30, « Dans la détresse », Langres,1986, p.88
127
Je cherche et j'ai trouvé des poèmes au bord de la mer, comme on cherche des fragments
de bois ou de pierre étonnamment travaillés et polis par les flots. […] Les plus gros blocs
d'expérience doivent à la longue s'y réduire en formes nécessaires et singulières, complices
des yeux (du lecteur).1
L’image est ce qui demeure quand la dépossession est devenue complète, et le livre se
conclue sur cette dernière phrase : « Vite, en laissant tout, mais pas vos bouts de bois, votre aigle
de mer, vos poupées — vite, grimper dans le bateau, sans dire un mot, et vous tellement calme ».
L’influence des poètes russes sur Henri Thomas, dans sa conception de la poésie, du
langage, et en particulier sur le rôle qu’il attribue aux images, est fondamentale.
Thomas apprend lui-même le russe, au début de la guerre, des « grammaires russes dans
son sac »3 lui permettant de déchiffrer Essenine ou Pouchkine. Son goût pour la littérature russe
traverse toute sa vie : dans un entretien de 1983, il explique que les livres qui comptent pour lui
sont la poésie russe, ajoutant : « C’est presque la poésie tout court »4.
Ses premières traductions datent de 1946 (« A une fille morte » de Pouchkine, publié dans
la revue Seine n°2 en février, pp.144-145) et 1947 (Le Convive de Pierre — La Roussalka, de
Pouchkine, publiée au Seuil dans la collection « Le Don des langues »). On sait qu’il travaille
longtemps sur des traductions d’Essenine, dont il publie des poèmes en 1986 dans la revue
Obsidiane (n°30 pp.25-29). Dans une lettre envoyée à André Gide en 1938, il confie son
admiration pour le poète, évoquant les liens mystérieux qui unissent Essenine à Rimbaud en ce
qu’ils ont « le même sentiment de la fatalité poétique — de la fatalité du bonheur » :
Un vrai poète joue sa vie sur la poésie, j’en suis sûr ; je songe souvent au courage presque
surhumain de Rimbaud. Essenine a dû conquérir sa poésie avec la même énergie
désespérée.5
1 « Deux étapes », Poésies, op.cit., p.15 ; texte d’abord publié en préface à Nul Désordre, sous le titre « Par expérience »
2 « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-
1983.
3 Ibid. Dans cet entretien, Thomas dit avoir appris le russe « dans des conditions héroïques ». Dans un autre entretien
avec André Rollin de juin 1988, il évoque ses deux certificats de licence de russe (Lire, n° 153, p.108)
4 Ibid.
5 Choix de lettres, op. cit., pp.100-101
128
On trouve régulièrement, dans sa correspondance, des références aux deux écrivains
russes et à leurs ouvrages 1 qui montrent la constance et la prégnance de cette influence sur
Thomas. De Pouchkine, il partage le parti pris d’écrire dans une langue commune, accessible à
tous, unifiée2, ce qui n’empêche jamais l’enchantement d’advenir, la banalité de devenir beauté3.
Le sentiment d’exister, l’irruption du mal, la présence de bohémiens « satisfaits de leur farouche
existence ; […] rêve d'un homme condamné à la civilisation »4, d’une conception d’un « monde
infini personnel et étranger à la personne »5, l’attention aux mythes anciens comme la Roussalka,
ondine russe qui fait écho aux bains de Diane du Promontoire, ces thèmes dessinent une affinité
profonde entre l’univers de Pouchkine et celui de Thomas.
C’est le projet poétique de Pouchkine, la place qu’il accorde à la poésie dans la vie de ses
personnages, qui marquent particulièrement Thomas, relevant les « mystérieuses issues ménagées
par la vie » dans ce qui est pour le reste un « enfer », issues réservées aux « oisifs par qui la poésie
vient au monde, aux vrais excentriques, plus proches du centre indéterminable que tous ceux qui
pensent l'avoir saisi dans le pouvoir et l'action »6.
Mais pour celui qui déclare : « ma poésie, c’est la poésie russe »7, et qui considère que la
poésie russe est « le monde des images », Essenine représente une influence plus considérable, et
même, comme il le dit à plusieurs reprises, « un frère »8, frère russe d’origine paysanne comme lui
(« pauvre paysan arrivé à Moscou avec un accordéon et sa sœur »), qui représente « la Russie, la
Russie matérielle », et donc « presque les Vosges » 9 . Essenine représente « un double » pour
Thomas, par ses origines, sa marginalité, sa différence revendiquée (et souvent mythifiée par le
poète10) :
1 Dans une lettre à Jean Paulhan de 1943, en parlant d’Armand Robin (Choix de lettres, op. cit., p.192) ; à Dhôtel de
1945, où il fait référence à sa traduction de Pouchkine « qui [l]e passionne » (Ibid., p.209) ; tout comme à Duval en
1945 ou à Armen Lubin en 1946 (Ibid., pp.214 et 222) ; en 1985, il écrit ces mots à Jean Castagné à propos de
l’écriture d’une introduction à l’œuvre d’Essenine (Ibid. p.464).
2 Henri Thomas développe cette idée dans son article « Pouchkine », La Chasse aux trésors, op. cit., p.161 et ss.
3 Introduction d’Henri Thomas à son volume de traduction Le Convive de Pierre, La Roussalka. Le Seuil, 1947, p.7
4 Ibid., p.12
5 Ibid., p.17
6 Introduction d’Henri Thomas au livre Le Convive de Pierre, La Roussalka. op. cit., p.13
7 Henri Thomas, Film de François Barat, op. cit.
8 Ibid. ; « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas.
9 Henri Thomas, Film de François Barat, op. cit.
10 Dans la préface au recueil de poésie L’Homme noir publié aux éditions Circé en 2005, Henri Abril évoque « Les
mythes de Serge Essénine », légendes formées par Essenine qui modifie ou imagine des faits passés pour mieux
mettre son existence en harmonie avec sa poésie, s’identifiant parfaitement à son œuvre (il s’invente ainsi des grand-
parents vieux-croyants, ou un bataillon disciplinaire pendant la Grande Guerre). L’édification, par une œuvre et des
éléments biographiques parsemés, d’une figure d’écrivain pas tout à fait conforme à la réalité, est aussi un trait
thomasien, l’auteur français n’ayant pas hésité non plus à transformer des faits pour construire son statut de poète
marginal (ainsi, avoir abandonné les concours au lieu d’y avoir échoué, comme le souligne Pierre Lecoeur dans sa
thèse).
129
Je suis un pauvre vagabond.
Par la steppe, avec l’étoile du soir,
comme le simandre
je chante Dieu.1
Ce « dernier poète de la campagne russe » 2 qui trouve son inspiration dans une
cosmogonie populaire et traditionnelle, est animé toute sa vie par une volonté de fuite (de sa
famille, de son pays, de la femme), désertant l’armée en 1917 pour se faire vagabond dans le nord
de la Russie, magnifiant l’errance et le vagabondage. Ces aspects sont sans conteste pour
beaucoup dans l’intérêt de Thomas pour le poète russe, et son identification au parcours du
poète-vagabond. Il est néanmoins certain que Thomas a été directement influencé par la pensée
poétique et la création d’Essenine.
Essenine, qui retient de la révolution son caractère irrationnel, pense sa poésie capable de
créer une harmonie dans le monde. Il conçoit la poésie comme un ensemble de forces vives, un
surgissement d’éléments non tributaires d’une succession de vers et de rimes.
La vie s’y inscrit à travers le style, les rythmes, les sons et intonations. Privilégiant la
cadence, la « vibration sonore et émotionnelle » 3 , Essenine opte pour une grande variété de
formes et de vers, et libère la rime de ses contraintes.
Le poète est par ailleurs marqué par l’imaginisme (ou imagisme), mouvement littéraire qui
exprime son opposition au futurisme et au symbolisme dans son manifeste de 1919. Pour ses
partisans, l’image est le seul principe de la poésie : « la seule loi de l’art, sa seule et incomparable
méthode, est de faire paraître la vie au moyen de l’image et par le rythme des images ». La tâche
du poète consiste alors à retrouver l’image qui est la base de chaque mot et de la faire ressortir
dans le poème4. Si l’image est, pour le symboliste, un moyen de penser, et pour le futuriste, un
moyen de renforcer la visibilité de l’impression (la parole étant à la base de la poésie), elle est pour
l’imaginiste un but en elle-même, et n’est pas subordonnée à la grammaire.
Essenine a fait partie du groupe de poètes à la base de ce mouvement, comme il l’exprime
dans un texte écrit en 1925 intitulé « En ce qui me concerne » :
L’imaginisme, c’était l’école formelle que nous voulions créer. Mais elle n’avait aucune
base solide et disparut comme elle était venue ; il n’en est resté de concret que « l’image
organique ».5
1 Journal d’un poète, trad. Christiane Pighetti, éditions de La Différence, 2005, p.55
2 Introduction à Journal d’un poète, op.cit.
3 Frances De Graaff, Serge Ésénine (1895-1925) : sa vie et son œuvre, Leiden, ed. E.J. Brill, Pays-Bas, 1933, p.103
4 Ibid.
5 Journal d’un poète, op. cit., p.29
130
Essenine, très marqué par les traditions littéraires populaires 1, ne se conforme pas aux
préceptes de ce mouvement qui aboutit parfois à un « catalogue d’images » 2 , mais sa poésie
demeure empreinte de cette pensée poétique qui offre une place prépondérante à l’image.
« L’image organique », conçue « comme un organe vivant, relative au temps et à la vie présente,
polysémique »3, est présente dans ses poèmes, et inspire Thomas dans sa création poétique et
narrative, qui conserve à l’image un rôle primordial.
1 « De l’éternel adolescent, naïf et sincère, méditatif à ses heures, amoureux de la nature et passionné de lecture, au
fêtard de Moscou, hooligan et fauteur de scandales suivi de sa bruyante troupe d’adulateurs à la Rogojine, arrogant
parfois, provocateur par nature plus que par défi, quel est donc le vrai visage du poète ? En vérité, comme “la
cheminée à cheval sur le toit”, Essenine est écartelé entre deux vives inclinations : pour la Grande Russie
traditionnelle, jardin de son enfance, dont il se dit le gardien et le héraut, et pour la Révolution (telle qu’il l’entend)
que son bouillant tempérament appelle de ses vœux ; autrement dit entre un passé qu’il chérit et rejette tour à tour au
nom d’un présent qui le frustre et le trahit », Christiane Pighetti, in Journal d’un poète, op. cit., pp.9-10
2 Les avant-gardes littéraires au XXe siècle : Histoire. Vol.1, dir. Jean Weisgerber, ohn Benjamins Publishing, 1986, p.275
3 Journal d’un poète, op. cit., p.29, note de l’éditeur
131
Conclusion
L’unité d’une œuvre consistera donc dans l’appartenance de tous les
moments d’une même période absolue ou, si l’on veut,
métaphysique.1
L’écriture des Déserteurs, publié en 1951, correspond à une rupture dans l’œuvre de
Thomas. Il abandonne les romans de formation, mais aussi l’idée d’une hiérarchie stricte des
genres littéraires reléguant le roman en bas d’une échelle de valeur qui voyait triompher la poésie.
Henri Thomas abandonne l’idée d’un progrès personnel qui serait à la fois moral,
intellectuel et spirituel et que l’écriture matérialiserait. Cette rupture est marquée par la préface de
Sous le lien du temps (« Examen », 1963).
Le retournement est même radical : Henri Thomas récuse la logique et le progrès, comme
des illusions néfastes, y confirmant sa fidélité à Rimbaud. Cette position est adoptée par certains
de ses personnages : « j’aime voir aussi comment la vie, la réalité, contredisent les définitions les
plus poussées »2, indique ainsi le héros d’une de ses nouvelles.
Le nouvel intérêt que développe Thomas pour le genre romanesque au début des années
cinquante coïncide avec une réflexion originale. L’auteur souhaite concilier les attributs
conventionnels du roman (personnages, intrigues, temporalité), avec une dimension poétique,
sans compromission pour l’un ou l’autre des genres, ni introduction artificielle du poétique dans
le narratif.
La période étudiée initie donc une période d’une grande créativité. Thomas procède à des
recherches formelles qui l’amènent à emprunter des caractéristiques au récit et au récit poétique,
au conte et à la nouvelle, au poème en prose et à la poésie russe, pour parvenir à un récit très
singulier.
Les romans de Thomas s’inspirent de ces formes sans jamais céder sur les grands
principes romanesques. Après Les Déserteurs, qui propose en substance toutes les grandes
thématiques à venir, Thomas publie des fictions souvent brèves, à l’intrigue resserrée et avec peu
de personnages, mais conservant toujours les fondements, mêmes épurés, du genre romanesque.
Il semble particulièrement tenté par le récit tel qu’a pu le théoriser Maurice Blanchot, lors
de l’écriture de La Nuit de Londres (1956) et de John Perkins (1960), mais se tourne ensuite vers des
fictions plus romanesques.
1 Cesare Pavese, Le Métier de vivre, trad. Michel Arnaud (Gallimard, 1958) p.234, cité par Henri Thomas dans une
lettre à Gilles Ortlieb du 16 février 1985, définie comme « la formule de ce qui m’a préoccupé, et continue, sur le
sens général d’une œuvre qui est faite finalement de fragments », in Choix de lettres, op. cit., p.463
2 La Cible, « Harry », op. cit., p.69
132
Il souhaite en effet utiliser toutes les ressources de la fiction et particulièrement de
l’imaginaire, mais aussi conserver un lien authentique entre sa création et la vie. Pour Thomas « si
l’on sépare la littérature de la vie, il ne reste plus rien »1, et seul le genre romanesque garantit cette
fidélité à la vie. Ce principe se réalise pleinement dans le roman « un peu policier, un peu
théologique »2 La Relique (1969).
Durant vingt ans, Henri Thomas expérimente diverses possibilités visant à intégrer la
poésie dans le roman, lors d’une submersion du poétique dans le narratif qui doit prendre en
compte autant l’image que le rythme poétiques.
La notion d’immobile nous permet d’étudier en détail cette évolution, parce qu’elle
constitue un point de jonction entre le romanesque et le poétique. Brisant le mouvement du
roman sans en subvertir profondément la forme, l’immobile introduit une autre temporalité dans la
narration. Le poème et l’image poétique agissent comme de discrets refrains au sein des textes,
tissant des liens qui se superposent à ceux que propose l’intrigue.
Le roman thomasien est donc tendu entre la tentation de l’immobile et du sérieux poétique,
et celle du mouvement et de la temporalité romanesque. Cette tension provoque le sentiment
d’étrangeté éprouvé par le lecteur et détermine la grande singularité des textes. Thomas se
détache en effet autant des auteurs classiques, que des grands mouvements d’avant-garde du
vingtième siècle ou de ses contemporains les plus modernes.
La recherche formelle de Thomas se nourrit de son travail sur les nouvelles et sur une
prose poétique qu’il commence à intégrer dans ses recueils de poèmes (dans Sous le lien du temps,
en 1963). Elle est une conséquence directe de la recherche tant poétique que métaphysique qui
habite Thomas durant cette période, qui place l’impossible au cœur de ses réflexions. Afin de
donner corps à cette étude, Thomas doit définir des héros à même d’endosser une quête de
l’impossible. Ces personnages sont caractérisés par un mouvement qui les porte de la distraction,
à la désertion et à la dépossession. Ils sont animés par une dynamique singulière centrée sur la
question du regard : voyeurs, voyants, veilleurs ou enquêteurs fixent la trame de la narration. La
dimension poétique se double alors d’une dimension épique. La temporalité du roman permet à
Thomas de déployer ce mouvement selon différents schémas. L’immobile est à la fois une
représentation de l’impossible, qui se refuse à un certain type de narration, et une tentative de le
dépasser.
[…] le dessein formel le plus pur et le tour le plus populaire ont même principe, — dans
une certaine joie qui ne laisse pas de nuire au terrible sérieux de Blanchot, — mais aussi
au sérieux du genre et de la forme, tels qu’on les montre.1
Autour des gares, dans la pluie et la brume, et le fleuve pas loin, qui est grossi d’une eau
jaune, — il y a, il se passe, il s’est passé tant de choses, qui ne sont descriptibles qu’en se
plaçant au commencement : élans vers une rencontre, cheminement inverse, — tous ces
chemins faits et défaits vers une seule chose qu’il faudra bien que l’on devine dans tout ce
que j’écris.4
neige », Trézeaux, p.46, 1ère strophe, et les illuminations poétiques qu’évoquent Thomas : « On aurait dit autrefois
qu’on a vu Dieu. Mais qu’est-ce qu’on a vu ? On a vu soi-même dans un autre monde ». Entretien avec Christian
Giudicelli, Théodore Balmoral n° 46/47, juin 2004, p.146
4 Le Migrateur, op. cit., pp.148-149
134
La recherche par Thomas d’un impossible au moyen d’une écriture narrative semble en
contradiction avec une modernité affichée, qui pose l’impossible comme écueil fondamental de
toute expérience, de toute tentative de saisie authentique du réel. Le nécessaire héroïsme des
personnages principaux se construit contre cet impossible qui complique l’accomplissement de la
quête et impose la répétition comme unique mouvement.
Alors, pourquoi Thomas doit-il mener cette quête ? Quelle issue lui donne-t-il et
comment l’intègre-t-il dans son écriture, et dans ses narrations ? Comment définir l’impossible tel
que le conçoit Thomas, et comment cette définition s’intègre-t-elle dans les enjeux d’une
modernité littéraire à laquelle Thomas appartient autant qu’il s’en démarque ?
135
136
PARTIE II
137
Introduction
La confrontation de l’écriture à son impossibilité caractérise une modernité dans laquelle
Thomas, malgré sa marginalité voulue ou subie (relative, nous l’avons vu), se situe clairement.
Cette modernité littéraire se distingue, selon Dominique Rabaté, par un « mouvement de
déconstruction ou de contestation toujours plus critique que l’on voit nettement chez Rimbaud,
Mallarmé ou dans le Bouvard et Pécuchet de Flaubert »1, trois auteurs lus, admirés et étudiés par
Thomas2. Cette histoire de la modernité littéraire s’effectue en plusieurs étapes, des précurseurs
qui « radicalisent le geste romantique en le déplaçant », aux avant-gardes et à leurs esthétiques qui,
dévalorisant l’héritage littéraire précédant et évoluant grâce à une esthétique de la table rase,
provoquent une « crise endémique » dans la littérature, jusqu’aux ultra-formalistes des années
soixante et suivantes. Les années quatre-vingt présentent une « rupture avec l’héritage théorique
(terroriste) de l’ultra-formalisme » ; la littérature « retrouve le monde » (la société, le réel, le sujet
individuel), le « plaisir immédiat du récit », prenant conscience du « terrain d’étouffement »
consécutif à ces mouvements littéraires.
La chronique littéraire d’une modernité conçue dans son rapport avec l’impossible ne doit
pas occulter une autre histoire littéraire des années soixante, dans laquelle nous retrouvons
Thomas, celle des expérimentations de la collection « Le Chemin »3, collection créée par Georges
Lambrichs, ami de Thomas qui participa à l’aventure de la revue 84.
Cette revue, fondée par Henri Thomas et Marcel Bisiaux en 1947, et publiée jusqu’en
1951, doit son nom au 84 rue de Saint-Louis-en-l'île, domicile de Marcel Bisiaux où se
rencontrent les auteurs participant à la revue.
1 Dominique Rabaté, « Peut-on hériter d'une aporie ? Perspectives sur la littérature française actuelle », Apories,
paradoxes et autocontradictions, La littérature et l’impossible, textes réunis et présentés par Eric Benoit, publié dans la revue
Modernités 35, Presses Universitaires de Bordeaux, 201, p.271
2 Henri Thomas cite régulièrement ces trois auteurs, sur lesquels il réfléchit toute sa vie, et qui constituent pour lui
une influence notable, dans ses carnets et sa correspondance. Il publie aussi des articles critiques sur ces écrivains :
« Flaubert et les démons puniques », La Nouvelle Revue Française, n°211-212, juillet-août 1970, pp.1-5 (publié ensuite
dans Salammbô, Gallimard et L.G.F., « Le Livre de Poche », 1970, pp.9-14), « Arthur Rimbaud, le point du jour », La
Chasse aux trésors, t. II, op. cit., pp.62-84, « Un coup de dés jamais… », Ibid., pp.95-99.
3 Collection de littérature et de critique françaises, publiée chez Gallimard et dirigée de 1959 à 1992 par Georges
Lambrichs (1917-1992). Un groupe se forme autour de Georges Lambrichs, le groupe des auteurs publiés dans la
collection et dans Les Cahiers du Chemin, revue animée par Lambrichs chez Gallimard de 1967 à 1977 — année durant
laquelle il prend la direction de La N.R.F. On y retrouve, participant souvent aux « déjeuners du chemin » organisés
le mercredi par Georges Lambrichs et sa femme, Jacques Réda, Ludovic Janvier, Michel Chaillou, Jean Roudaut, Jude
Stéfan, Michel Deguy, Gérard Macé, Jean-Loup Trassard, Michel Butor, Jacques Borel… La collection publie des
livres de Michel Butor, J.-M.G. Le Clézio, Henri Meschonnic, Pierre Bourgeade, Henri Raczymow, Michel Deguy,
Jean Demélier, Philippe Beaussant, Jean-Marie Laclavetine, Jean Lahougue, Pascal Lainé, Roger Laporte ou Georges
Perros. Henri Thomas publie dans cette collection Le Migrateur (1983) et La Joie de cette vie (1991), deux recueils de
notes de carnets. Plusieurs de ses textes paraissent dans Les Cahiers du Chemin (ainsi le poème « Le parc épique », le 15
janvier 1972, les articles critiques « Mémoires intimes de X., par J. Grenier », le 15 avril 1972, « Les Brûlots de Jean-Paul
Marat », le 15 janvier 1973, le récit autobiographique « Corps d’enfance », le 15 janvier 1976).
138
La revue réunit Jacques Brenner, qui rapporte cette expérience dans son livre Les Lumières
de Paris 1 , André Dhôtel, Alfred Kern, Arthur Adamov, Pierre Leyris, Georges Lambrichs ou
Antonin Artaud (qui crée la première de couverture de la revue2). Jean Paulhan s’intéresse tout de
suite à la revue 84, et apparaît dès le deuxième numéro dans le sommaire sous le pseudonyme de
Maast (« Un malentendu », 1947). Il patronne de loin la revue, sur un plan littéraire, en y orientant
de jeunes auteurs, en particulier les textes refusés, sulfureux ou maudits, indésirables pour
Gallimard — ainsi certaines pages du journal (1939-1942) d’André Gide, en « enfer », qu’il a
supprimé de l’édition Gallimard —, et financier — c’est grâce à lui que la revue est un temps
financée par la riche mécène Florence Gould. Par ailleurs, les écrivains Armen Lubin, André
Gide, Philippe Jaccottet, Armand Robin, Francis Ponge, Raymond Queneau, et dans les derniers
numéros, Samuel Beckett et Marguerite Duras, publient dans la revue3.
Selon Philippe Blondeau, dans son article « Henri Thomas, André Dhôtel et l'aventure de
4
84 » , si ces écrivains ont en commun un « esprit plus […] qu'une ligne clairement définie », ils
partagent une certaine conception de la littérature qui souhaite se démarquer de la littérature de
résistance et d'après-guerre (dans leurs livres, la guerre apparaît comme une parenthèse
incompréhensible, et se situe en arrière-plan de l'intrigue — on pense au Précepteur d'Henri
Thomas, au Gouvernement provisoire…). Ainsi, « on est aussi loin de la littérature engagée de la
résistance que des recherches formelles du futur Nouveau Roman ».
Anne Simonin, quant à elle, explique que ce qui rassemble ces auteurs, c’est « moins des
idées précises qu’une communauté de refus »5, réunie autour d’une seule consigne : écrire des
textes brefs. Grâce à Georges Lambrichs, la revue 84 est publiée par les éditions de Minuit, et
peut survivre financièrement quelques années. C’est autour de Lambrichs, dans son bureau ou à
son quartier général, la brasserie Lipp boulevard Saint-Germain, qu’ont lieu les conciliabules et les
différends autour de l’élaboration du sommaire6 de cette revue, « plus collégienne que collégiale »
selon le témoignage de Georges Lambrichs, destinée aux connaissances et aux connaisseurs 7.
courts textes en prose. Voir, pour plus de précisions, l’excellent site de Luc Autret, www.revues-litteraires.com, qui
consacre une page à la revue 84, et détaille chaque numéro. Adresse url : http://www.revues-
litteraires.com/articles.php?pg=779, site consulté le 02/09/2014.
4 Philippe Blondeau, « Henri Thomas, André Dhôtel et l'aventure de 84 », Henri Thomas, l'écriture du secret, op. cit.,
pp.213-227
5 Anne Simonin Les Editions de Minuit 1942-1955, Le devoir d’insoumission, Imec éditeur, coll « L’édition
imprécise, ne se dégageait jamais de la conjonction des textes ; et l’on se demandait quels caractères convergents
avaient pu conduire à leur assemblage, mise à part une contagieuse légèreté aux confins de l’atonie ». Les Derniers jours
de Corinthe, Minuit, 1994, p.43
7 Anne Simonin, Les Editions de Minuit 1942-1955, Le devoir d’insoumission, op. cit.
139
La revue s’arrête en mai-juin 1951, entre autres à cause des problèmes financiers des
éditions de Minuit, trop importants pour supporter la publication d’une revue délibérément si
confidentielle, mais l’apport de la revue aux éditions est réel (elles lui doivent notamment
l’écrivain Michel Butor). Selon Anne Simonin, « c’est avec 84 que les éditions de Minuit
s’intègrent dans la vie littéraire »1.
Henri Thomas apparaît comme le « noyau indispensable » du groupe, et écrit le seul
programme de la revue, « 84 ou une morale de la poésie »2, que nous avons déjà évoqué. Sa
correspondance illustre bien son désir de « créer un important mouvement » 3 autour d'une
esthétique commune, comme il l'indique dans une lettre à André Dhôtel : « le style seul est
impossible […] je vois la possibilité d'un automatisme royal, naissant de la rupture de
l'automatisme habituel »4. Plus intéressant quant à notre objet de recherche, ces écrivains semblent
se réunir autour d'un certain rapport entre littérature et la réalité. Selon Philippe Blondeau, dans le
premier numéro, « l'étrangeté et le mystère dominent nettement, dans une perspective souvent
onirique qui n'est pas étrangère au surréalisme, un surréalisme qui se voudrait fidèle à l'esprit des
origines ». Rappelons que pour Henri Thomas, « la féerie intentionnelle, crevaison du surréalisme,
est inférieure au moindre épisode vrai heureusement noté, sans souci du merveilleux, qu'il soit
poétique ou politique » 5 . Ces écrivains partagent « une certaine forme d'inquiétude ou
d'incertitude face au réel », une volonté « d'aller au-delà de la réalité pour en restituer une sorte
d'envers mystérieux », un « refus des théories et des systèmes et une attention quelque peu
hallucinée aux diverses manifestations de la réalité »6. Cette aventure en commun fait évoluer
Henri Thomas vers plus de simplicité : ses textes deviennent plus ancrés dans une réalité
mystérieuse rendue sensible grâce à la construction des personnages et de l'intrigue plutôt qu'à la
psychologie et à l'introspection, comme c'est le cas dans ses premiers romans (Le Seau à charbon,
1940, Le Précepteur, 1942…).
Des divergences existent bien entre ces auteurs, qui ne suivent pas à la lettre une ligne
directrice mais partagent une conception commune du monde et des lettres. Dans une lettre à
Patrick Reumaux datée du 8 avril 1975, Henri Thomas s'explique sur son refus de participer à une
conversation à trois avec André Dhôtel :
1Anne Simonin, Les Editions de Minuit 1942-1955, Le devoir d’insoumission, op. cit., p.275
2Cf. Annexe 3
3 Henri Thomas, lettre à André Dhôtel, 30 décembre 1946, citée par Philippe Blondeau dans son article « Henri
Thomas, André Dhôtel et l'aventure de 84 », op. cit.
4 Ibid., lettre du 7 avril 1948
5 « 84 ou une morale de la poésie », Combat, 14 juillet 1949
6 Philippe Blondeau, « Henri Thomas, André Dhôtel et l'aventure de 84 », op. cit., pp.220-224
140
Mes rapports avec son œuvre sont tels (et de longue date) que je ne peux vraiment m'en
expliquer que par écrit. Je ne me vois absolument pas disant à André : « Mais le problème
du mal, l'irrémédiable condition, est-ce que vous ne l'escamotez pas un peu ? Faut-il rêver
la vie, même dans la gratuité d'une fiction ? etc. » Déjà là, j'excède ma pensée, je sais que
la vie n'est pas possible sans le rêve de la vie. Mais cela demande la mise au point
perpétuelle de l'écriture, pas de la parole1.
Nous constatons une nouvelle fois la volonté pugnace de Thomas de demeurer dans ses
écrits au plus près de la réalité. Il n'en reste pas moins que le groupe formé autour de la revue 84
est une véritable communauté littéraire réunie autour d'une même volonté esthétique, et qu'elle
correspond au seul véritable moment où Henri Thomas intègre et revendique une famille
littéraire.
Coexiste donc toujours, « comme le rappelle Julien Gracq dans Préférences, une ligne
classique à côté des écritures de rupture plus bruyantes et voyantes »2, et Henri Thomas s’inscrit
délibérément dans cette famille littéraire qui, à sa façon, et de manière moins manifeste que
certains de ses contemporains, poursuit la quête impossible de Rimbaud, Mallarmé ou Flaubert.
Dominique Rabaté, qui y place la figure centrale de Georges Perec, la caractérise par son débat
sur la question du réalisme (débat auquel participe Thomas, comme ses divergences avec André
Dhôtel citées plus haut le montrent), repris à la lumière de Georg Lukács. La problématique du
quotidien (que le roman John Perkins explore sous ses aspects les plus sombres), les rapports entre
mémoire individuelle et collective, formalisme et romanesque sont au cœur des préoccupations
de ces auteurs.
C’est donc « moins par un retour au récit que par une re-fictionnalisation des apories
théoriques des œuvres précédentes que s’est poursuivi l’héritage des années soixante, pensé
comme rapport à l’impossible »3.
Si Thomas s’attache bien, dans ses textes écrits durant les années soixante à quatre-vingt,
à redonner un contenu fictionnel à la notion d’impossible, sa singularité est marquée jusque dans
sa pensée très personnelle de l’impossible, et de ses rapports avec la littérature et l’écriture.
L’impossible est pour l’écrivain « la seule recherche gratifiante parce qu’on ne le trouve
jamais », une recherche qui vaut donc pour le processus qu’elle engage, pour les découvertes qui
l’accompagnent, car au cours de cette démarche, « on trouve des tas de choses ».
141
« Des tas de choses » mais pas l’impossible donc, qui ne se découvre pas mais dans lequel
les « héros de l’impossible » peuvent « tomber » :
Ces héros qui se sont assignés « un terrible but » et qui, cherchant l’impossible,
« tombent » dans la mort, s’apparentent bien à nos personnages déserteurs et dépossédés, à Paul
Souvrault ou Sabatini qui achèvent dans la mort leur quête impossible. « Sabatini est mort parce
qu'il y a des choses impossibles »2 est-il écrit dans Les Déserteurs, alors que Paul Souvrault, dans La
Nuit de Londres, exprime le caractère impossible de sa quête :
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.271
2 Les Déserteurs, op. cit., p.184
3 La Nuit de Londres, op. cit., p.58
4 Le Migrateur, op. cit., p.234
5 Le Promontoire, op. cit., p.85
142
La surprise est un élément essentiel à leur expérience, et la dépossession aboutit à la
reconnaissance de leur ignorance profonde du monde qui les entoure. Mais cet aveuglément n’est
pas vain ; il est la condition du développement de l’imagination, notion essentielle chez Thomas
qui place l’image au cœur de son projet :
Le passage leur permet cependant, ou les contraint, d’imaginer la partie du sablier dont ils
sont issus, et celle où ils disparaîtront sans retour, car ils savent (depuis Kant ?) qu’aucune
main ne retourne le sablier.1
Impossible de repousser, de briser les limites qui les enceignent ; les personnages qui
cherchent à agrandir leur monde doivent s’aider de l’imagination, et d’une autre manière, de la
poésie, pour accéder à l’au-delà de ces frontières.
La dépossession désirée ou expérimentée par les héros thomasiens est intimement liée à
l’impossible (puisque la dépossession ultime ne peut être que la mort), elle est essentiellement
quête de l’impossible, et induit une nécessaire dimension épique à ces textes. Hervé Ferrage, dans
son article « Le langage comme patrie » 2 a bien mis en valeur l’articulation entre ces deux
éléments.
Il commence par définir « l’expérience fondatrice, chez Thomas », qui « est celle de la
dépossession, c’est-à-dire une désorientation de tout l’être, un égarement profond qui conduit au
plus près de la catastrophe et dépouille de tout savoir. Le poète est celui qui ne sait pas, celui qui
ne peut se prévaloir d’aucune maîtrise ». Cette dépossession n’invite pas à la lamentation, n’est
pas élégiaque, même si elle est douloureuse et dramatique, et est inséparable d’une affirmation :
elle permet de faire voler en éclat l’ordre apparent du monde et de retrouver, par-delà cette
apocalypse intime, un territoire neuf, une énergie intacte, grâce au pouvoir du langage, à la
puissance d’une parole affirmative. Après l’abandon de l’illusion du progrès personnel (se référant
ici au texte « Examen » que nous avons commenté), Thomas comprend que seul compte
l’impossible pour mener à bien cette dépossession, c’est-à-dire ce qui peut être affirmé
capricieusement en dépit du principe de non-contradiction, et des lois les plus strictes de la
causalité. Il s’agit alors de « se libérer de modèles philosophiques qui ne se préoccupent que du
vérifiable et des vérités nécessaires et générales auxquelles nous sommes enchaînés malgré nous ».
Comme la parole qui affirme, dans l’impossible dépossession, l’existence d’un territoire neuf, le
langage libère et ouvre une voie, au sein de la réalité, « offre précisément cette chance de
l’impossible : il peut dire ce qui n’est pas et ne pas dire ce qui est, pour le seul plaisir d’affirmer
son pouvoir et de donner à celui qui parle le sentiment d’une étrange et merveilleuse liberté ».
1 Hervé Ferrage, « Le langage comme patrie », Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.20
2 « Henri Thomas, Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, [pp.96-103], p.102.
3 Dominique Rabaté, « Peut-on hériter d'une aporie ? Perspectives sur la littérature française actuelle », op. cit., p.271
144
Chapitre III
Impossibles : définitions
145
3.1) L’impossible pour Henri Thomas
Ce foyer d’impossibles, un écrivain1
La pensée de l’impossible occupe une place importante dans les préoccupations d’Henri
Thomas, et ce dès la fin des années quarante. L’auteur s’inscrit de ce fait dans une modernité
littéraire certaine, qui, depuis Flaubert, Baudelaire et Rimbaud, mais aussi Mallarmé, et à leur suite
Artaud, Bataille, Blanchot ou Beckett, associe fortement littérature, expression romanesque ou
poétique, et impossible. Roland Barthes affirme cette conviction lorsqu’il écrit que « la modernité
commence avec la recherche d'une littérature impossible »2, conviction centrale de la modernité
littéraire, déclinée sous de nombreux angles (impossibilité ontologique, formelle, historique,
morale), mais qui concerne en premier lieu l’expression. Maurice Blanchot, dont la réflexion, on
l’a vu, éclaire sur certains points celle de son contemporain Thomas, associe l’inexprimable à
l’impossible, ce que Denis Aucouturier souligne dans sa thèse lorsqu’il évoque la thématique de la
parole sacrée, son identification au Neutre et à l’impossible. Il écrit que « selon Blanchot, et en
opposition à Heidegger, le sacré est incommunicable et se refuse à toute possibilité de
médiation », citant par ailleurs cet extrait de La Part du feu :
Comment le Sacré qui est « inexprimé », « inconnu », qui est ce qui ouvre à condition de
ne pas se découvrir […] peut-il tomber dans la parole, peut-il se laisser aliéner jusqu’à
devenir, lui pure intériorité, extériorité du chant ? A la vérité, justement cela ne se peut
pas, c’est l’impossible.3
Maurice Blanchot, dirigée par Eric Marty, 2003, Paris 7, p.78. Nous soulignons.
4 Ibid., p.84. L’objet impossible est, dans Le Dernier homme, « l’impossible affirmation du “moi” et l’attirance vers la
neutralité du dernier homme disparu », dans L’Attente l’Oubli il est un « présent rendu impossible pour les personnages
par une conjonction contradictoire entre mouvement et immobilité », et, dans Celui qui, mouvement du narrateur vers
la dualité.
146
La pensée de Blanchot sur l’impossible et sa mise en récits concorde sur certains points
avec les mouvements qu’on a pu observer dans les romans de Thomas. Le parcours des héros,
tourné vers un objet impossible, est souvent apprentissage d’une vacuité nécessaire (après les
mouvements de distraction, désertion et dépossession) à un rapport plus immédiat au monde, une
adéquation à une part sacrée de la réalité. Ces notions sont précieuses pour cerner la dimension
épique des récits thomasiens, car elles prennent part de ses caractéristiques, telles que la quête,
son cheminement et ses obstacles, les aventures, la présence du sacré…
Thomas évoque rarement directement la question du sacré, mais elle est indispensable à
sa conception de la poésie, et au rapport du poète ou du personnage dépossédé, avec « l’autre
monde », un « ailleurs » situé dans la réalité mais ressenti comme absent, une « réalité parfaite » ou
une « réalité poétique » qui ne se laissent pas voir, ni nommer. L’intérêt des deux écrivains pour
Hölderlin détermine par ailleurs leur pensée d’immédiateté plus que de médiateté : « le sacré c’est la
présence immédiate, […] ce n’est donc rien d’autre que la réalité de la présence sensible »1.
Cependant, pour Blanchot l’impossible caractérise d’abord un rapport de l’être au monde
par le langage. Or, chez Thomas, le langage n’est pas remis en cause intrinsèquement. Ses textes
décrivent la quête d’un rapport au monde qui se passerait du langage comme outils de
communication, sans que sa capacité à dire le poétique soit attaquée.
Thomas conserve toute sa vie une confiance absolue dans le langage, la poésie, et le
roman. D’ailleurs, il s’insurge contre les propos de ses contemporains qui mettent en cause la
possibilité du langage poétique :
La poésie est « impossible à l’époque actuelle ». Bien sûr, tant qu’on est en dehors d’elle.
Dès qu’elle apparaît, dès qu’elle vous environne et que vous y participez, il est évident
qu’elle existe, et tout particulièrement dans l’époque où elle est le plus impossible, — et
que cette contradiction est l’un de ses signes.2
147
Pourtant, il n’est pas question pour Thomas d’une expression essentiellement impossible,
ou d’une remise en cause globale des capacités du langage, de l’écriture, ou de la narration.
L’impossible atteint certaines parts de la réalité qui se situent en dehors du dicible, de l’expression
commune. L’auteur écrit ainsi :
Il y a des choses que je dois taire. Pas du tout parce qu'elles seraient hideuses ou
obscènes, exprimées. Elles seraient aussi éloignées de tout cela que les mathématiques les
plus abstraites. Mais parce que je ne peux les communiquer en mots sans les détruire. Il
est de leur essence d'être tues.1
C’est bien la confiance de Thomas envers le langage qui l’amène à extraire certains
concepts de l’expression et du possible, dans une forme de mystique de l’écriture, parce que le
langage, « fenêtre qui est la seule ouvrant sur l'inconnu »2, possède un réel pouvoir.
La pensée de l’impossible est répétée par Thomas comme un leitmotiv, un mémorandum
d’une exigence profonde qui semble supplanter celle d’un progrès personnel jugé trop factice.
Fin 1946, peu avant son départ à Londres, Henri Thomas rencontre Jeanne Pêcheur, une jeune
peintre, par l’intermédiaire de Paule Thévenin et d’Artaud. Leur relation est brève mais marque
durablement Thomas, comme le remarque justement François Jodin dans son essai3. Elle refuse
sa demande en mariage faite en septembre 1947, avant de le quitter. Thomas écrit alors dans un
carnet : « j’ai constaté l’impossible — et perdu le goût du possible » 4 . La recherche de
l’impossible, qui fait de l’écrivain un être à part, apparaît rapidement comme une éthique, un
objectif qui vaut pour le cheminement qu’elle induit, une tentative de repousser des limites
raisonnables et de découvrir un « ailleurs » dans le monde, « ailleurs » résolument poétique :
Comme si le milieu d’une existence était sa pleine mer, zone de dangers et de chances où
peut survenir la grande houle qui te portera
jusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles….
Je ne serais donc pas perdu ! J’aurais eu besoin de m’obstiner dans l’impossible, de
déjouer l’approbation ?5
1 Carnets inédits 1947, 1950, 1951, note du 23 janvier 1951, op. cit., pp.222-223
2 Lettre à Georges Auclair du 20 août 1972, Choix de lettres, op. cit., p.431
3 « Une femme parmi d’autres », Henri Thomas ou les feux du solitaire, op. cit., pp.149-155. François Jodin y relève son
Jésus Christ (1656 pour la première édition), livre II, chapitre IV (« De la pureté du cœur, et de la simplicité de
l'intention. »), dont voici la phrase complète :
« Pour t'élever de terre, homme, il te faut deux ailes, / La pureté du cœur et la simplicité : / Elles te porteront avec
facilité / Jusqu'à l'abîme heureux des clartés éternelles. »
148
L’exigence de cette recherche est répétée, dans des carnets et des entretiens, comme une
prescription qu’il ne faudrait jamais oublier :
a) on dit « à l’impossible nul n’est tenu », eh bien, nous ne sommes tenus qu’à
l’impossible1
c) « A l’impossible nul n’est tenu. » Quelle erreur ! On n’est vraiment tenu qu’à
l’impossible. Tout le reste vous tient, vous traîne, vous normalise.3
Mais à quel impossible Henri Thomas se sent-il tenu ? Avant de développer plus
précisément les différents impossibles qui cernent les personnages dans les narrations, rappelons
déjà un extrait de Sous le lien du temps déjà cité. Thomas y définit une double impossibilité, celle de
ne pas céder à l’illusion des images perçues, d’acquérir une distance qui permette aussi une
adéquation avec la réalité : « Mais j’ai toujours conscience ici de la double impossibilité de me
séparer de ce que je perçois, et de m’y réunir ». L'auteur poursuit en expliquant que « cette vraie
situation est difficilement exprimable autrement que par les moyens poétiques, seuls capables de
serrer d’un peu près la réalité ». La perception humaine entrave la vision véritable, la rend
impossible, car pour l’auteur : « toutes les images, tout ce que je perçois n’est que symbole, n’est que
fable, oui, fable réelle, perspective sur le plus lointain moi-même, indications concernant l’esprit
qui les discerne »4.
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op.cit., p.271
2 Compté, pesé, divisé, [Plon, 1989], Fata Morgana, Font Froide Le Haut, 1999, p.46
3 Le Migrateur, op. cit., p.217
4 Sous le lien du temps, « Thème de la Corse », op. cit., p.103
149
[…] je n'aime pas les romans sans héros. Un héros, c'est quelque chose d'assez positif
pour moi, c'est quelqu'un qui cherche l'impossible […]. Dans tous mes romans il y a une
recherche de l'impossible, l'impossible qui par-delà les gestes… l'impossible qui fait que
quelqu'un tout d'un coup s'arrête dans le roman et regarde la mer ou regarde un insecte
ou n'importe quoi, et il part dans l'immobile, l'immobile qui tue le roman et qui en même
temps lui donne un passé, un présent et une sorte d'au-delà.1
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op.cit., p.270
2 « Au commencement », La Chasse aux trésors, t. I, op. cit., p.12
3 Le Parjure, op. cit., p.71 ; « Histoire d’une bague », Histoire de Pierrot, op. cit., p.93 ; Les Déserteurs, op. cit., p.207
4 En référence à « l’héroïsme de l’impossible » désiré par Thomas dans ses romans. Entretien avec Marcel Bisiaux,
150
Or, que s’est-il passé, sur la terrasse du café du Promontoire, pour effrayer autant
Suzanne ? « L’immobile qui tue le roman », l’impossible s’est matérialisé sous ses yeux, à travers
un tableau figé, poétique, presque érotique tant il représente le désir à ses yeux, mais un désir
interdit, une réalité impossible.
Pierre et Suzanne aperçoivent leur voisin, l’écrivain américain Wright, avec Angèle, une
adolescente qui travaille pour Sabatini et entretient avec lui une relation ambiguë et ritualisée.
Angèle vient tous les matins sous le prétexte d’aider Sabatini à mettre de l’ordre dans le bar. Elle
prépare le café de Sabatini qui est parti nagé tôt. Après l’avoir bu, il part s’allonger sur son lit. « Il
fermait les yeux et Angèle était toujours près de lui sans qu’il l’eût entendue venir »1. Sabatini
prend la jeune fille dans ses bras et la caresse, jusqu’à ce qu’Angèle le morde « avec une véritable
férocité » à l’épaule, lui laissant des petites cicatrices sur tout le bras. Cette étrange pratique est
connue dans le village2 et est la cause de l’incident le soir du bal : le maçon ivre, cousin éloigné de
l’adolescente, « voulait tuer Sabatini à cause d’Angèle » et accomplir une « espèce de vendetta »3.
Le café du Promontoire est situé à une embouchure au bord de la mer, et Angèle a pour
charge de transporter les clients du bar d'un côté ou de l'autre de la berge. Wright tient pourtant
les rames de la barque où l’aperçoivent Pierre et Suzanne, et semble emmener la jeune fille en
promenade. Les personnages, surpris, décident d’attendre leur retour sur la terrasse du bar, à cette
heure déserte.
Ils sont trois à observer Wright et Angèle revenir jusqu’à la terrasse, Sabatini s’étant joint
à eux. Angèle porte une couronne de fleurs rouges et jaunes, « le smylax aimé des bacchantes ».
L’écrivain lui tient la main. C’est alors que « l'impossible qui fait que quelqu'un tout d'un coup
s'arrête dans le roman et regarde la mer ou regarde un insecte ou n'importe quoi », a lieu. Angèle
est « sérieuse comme une communiante », ainsi que Suzanne, comme ayant conscience de la
solennité du moment, et même de sa perfection. « C’est comme c’est », dit Suzanne, alors que
Wright déclare « C’est bien, ainsi, c’est très bien, très bien ». Le temps s'arrête sur la terrasse
déserte, figée dans un tableau onirique, « éclairée par le soleil horizontal qui dorait les feuilles
pendant des poutres ». Suzanne, si souvent distraite, caresse les cheveux d’Angèle avec une
« extrême attention, une manière d’écouter et de regarder, qui avait quelque chose d’un peu
hagard ». La perception impossible, celle qui permet une réunion, une adéquation complète avec
un instant rare de la réalité, s’accomplit pour un court instant. Suzanne finit par baiser la paume
d’Angèle, qui est, avec sa couronne de fleurs rouges et sa « petite paume durcie », bien semblable
à la jeune fille en robe rouge aperçue sur la remorque attachée au camion, à Bordeaux.
151
Cette scène unique qui réunit tous les personnages importants précède de peu la mort de
Sabatini. Un personnage ne participe pourtant pas à ce non-événement, à cet avènement de
l’immobile et de l’impossible dans leur vie. Pierre s’effraie de ce spectacle dans lequel il n’entre
pas. « C'est trop joli, c'est bizarre, c'est inquiétant », déclare-t-il dès son début, avant de constater
« presque avec épouvante » que Suzanne baise la paume d’Angèle.
« Il ne s’était rien passé d’autre, vraiment ; il y avait seulement eu un moment à partir
duquel Pierre avait cessé d’être avec eux », conclut le narrateur1.
Cette scène capitale, lors de laquelle Suzanne s’approche d’un pan poétique, presque
2
sacré , de la réalité, contribue à lui rendre insupportable son existence limitée par les impossibles :
Mais elle n’avait pas peur. Elle était paresseuse, peut-être, ou bien, simplement, ces choses-là
sont impossibles. Il s’en faut d’un rien qu’elles arrivent ; elles sont là, tout près ; Sabatini est
là, Angèle et la fille en rouge étaient là, mais c’était plus aisé de courir avec Pierre sur le
chemin de la plage […]. Elle pensa tout à coup à ce que ce serait, d’être portée par
Sabatini, pas sur son dos, mais devant, dans ses deux bras. Impossible, l’idée même lui inspirait
une sorte de répulsion.3
L’impossible renvoie ici à l’incompatibilité de réalités qui s’opposent : « Elle pensait que
Sabatini était Claude Sorge, elle se rappelait ce que Praince lui avait raconté, et rien ne tenait
ensemble dans son esprit, rien ne se rejoignait ; c’était en même temps comme si elle était sûre de
ces choses et comme si elle n’y croyait pas »4.
La « situation impossible » de Suzanne a deux conséquences. Elle est enfermée dans
l’impossible, dans des « murs de silence » qu’elle ressent comme une « prison »5. Sa passion pour
Sabatini (plus que de l’amour, il s’agit ici d’une passion irrationnelle, d’un besoin de possession
autant d’un homme que d’une vérité et d’une liberté fondamentales), surtout après la mort de
celui-ci, la précipite dans un état proche de la folie6. Pierre finit par ressentir lui-même cet état, car
l’impossible survit à Sabatini :
Se retirer le plus tôt possible dans la chambre avec Suzanne, c’était la seule chose
raisonnable à faire. Mais même cela lui semblait impossible. Cet homme mort, là-bas, dans la
maison du bord de la mer, les maintenait tous éveillés. A l’instant même où il pensait à
cela, Pierre eut peur, comme jamais il n’avait eu peur. […]
152
Il ne s’était jamais demandé ce que pouvait être la folie, ressentie à l’intérieur de soi.
Maintenant, il le savait. Depuis le matin, Suzanne éprouvait certainement cette
impression-là1
Comme Antonin Artaud dans le poème que Thomas lui dédie à son décès, Sabatini ne
cesse pas dans la mort d’être un héros de l’impossible, et « dit non, dans son cercueil, aux coups
de bêche »2.
L’impossible peut s’avérer terrible, altérer durablement les personnages, et pourtant
paraître dérisoire, minuscule, même aux personnages qui s’y confrontent. C’est même ce caractère
infime qui effraie le plus John Perkins, ce paradoxe entre la puissance de l’impossible et
l’apparente banalité des tâches à effectuer — paradoxe qui ne fait qu’accroître l’impossibilité :
Mais ce qu'il ne comprend pas, ce qui le fait trembler s'il y songe longtemps (et comment
s'en défendre), c'est que l'impossible ce soit cela : enlever cette guitare, éteindre cette
lampe, ouvrir la fenêtre — ce que tout le monde peut faire.3
153
Lucien, dans La Dernière année, explique sa fuite de Belleville et de chez son frère, par une
volonté de rester dans l’impossible, « pour que le pire moment continue » dans l’espoir que « la
vérité [rejoigne] le métier impossible, et l'amour, et l'avenir », car « il n’avait rien trouvé d’utile à
Belleville, plutôt des complications, de l’impossible »1. L’impossibilité d’un métier, un problème
pour Lucien depuis qu’il a abandonné les concours de Normale, devient par une inversion
volontaire un « métier de l’impossible » que le personnage prend à cœur de parfaire. John Perkins
affirme être le « seul à se battre avec l'impossible… »2.
Le narrateur du Parjure explique que Stéphane, « s’il se trouvait dans une de ces situations
qu’on appelle impossibles, elle n’entamait pas son intégrité morale, son exceptionnelle valeur »3.
La situation impossible est celle qui semble ne pas avoir d'issue, sur laquelle le personnage
n'a pas de prise. Elle est impossible aussi parce qu’elle contredit un ordre, une logique interne au
personnage, et provoque une rupture dans sa conception du monde. Lucien, dans La Dernière
année, retrouve chez son frère un amour d’enfance, Ginette, qui travaille dans son bar en tant que
serveuse, et habite chez lui.
Joseph, le frère de Lucien, pensait le surprendre agréablement en ne le prévenant pas de
cette rencontre, mais l’ordre de Lucien en est bouleversé : « il peut toujours appeler tout bas :
Ginette, — le difficile, l’impossible, c’est qu’elle soit là »4. Le héros du Promontoire, se sentant pris
de jour en jour plus tenacement par les habitants du village, qui le poussent à acheter un mouton
et à aider le berger, s’indigne lui aussi de cette situation qui contredit sa raison : « mène un peu le
troupeau avec lui, remplace-le un jour ou l’autre : c’est grotesque, c’est impossible, cette malice
imbécile »5.
L’impossible intervient comme une rupture ou une chute, dévoie les personnages et
rompt un ordre en eux. L’immobile est parfois la seule forme que peut prendre l’impossible pour
se réaliser dans la narration : l’immobilité, et donc « le poétique qui tue le roman », apparaît
comme seule opportunité de vivre un présent impossible, grâce à la disparition du temps et du
mouvement.
154
L’impossible et l’intenable
Le théâtre de l’intenable est celui de la répétition, car l’intenable ne peut pas durer, il ne
peut que revenir sans fin, et sans jamais se faire événement2
1 La Nouvelle Revue Française, n° 97, 1er janvier 1961, Paris, Gallimard, pp.31-41. Repris dans La Chasse aux trésors, t. I,
op. cit., pp. 221-232
2 La Chasse aux trésors, t. I, op. cit., p.222
3 John Perkins, op. cit., p.12
155
Il n’existe aucune échappatoire à cet enfermement ; John est pris entre sa volonté de
provoquer « quelque chose qu'il n'imaginait pas » et d’exprimer « quelque chose qu'il ne pouvait
dire ». Il ne peut dire (le personnage se « ser[t] mal des mots), ni agir (« Rien à faire »). Cette
situation impossible est proprement intenable, et provoque la colère de John, qui crie à Paddy :
« Mais fais quelque chose, essayons, ne reste pas comme ça… ». La vie du couple est celle d’un
« empoisonnement lent », mais sans issue, puisque même la mort leur est interdite : « On ne
mourait plus dans cette maison »1. Le couple est dans cette situation depuis la mort de Jim, un
jeune homme malade qu’il hébergeait. Son décès, et le deuil impossible qui s’ensuit, comme celui
de Diane dans Le Promontoire, soustraient les personnages du temps et de l’espace communs :
Depuis cinq ans, on était là, les bêtes et les personnes, toujours vivants, mais à part de
tout le reste ; passés de l'autre côté de la vie, suffoquant dans un air qui faisait que le
temps ne passait plus2.
Il s’agit bien ici d’une situation impossible car intenable, hors du temps et de tout
événement, où l’immobile ne révèle rien d’autre que l’origine d’une fixation : « Tout n'a pas
commencé à la mort de Jim, mais tout s'est fixé, tout a buté sur ce moment-là »3.
Le principe de répétition qui régit le quotidien du couple, décrit dans le premier chapitre
du roman, est renforcé par un jeu de miroir qui montre la vie de John et Paddy soumise à de
multiples dédoublements, simulacres qui remplacent peu à peu une réalité oubliée. C’est la seule
solution que John, à qui fait défaut imagination et expression, a pu trouver pour sortir de
l’intenable, mais c’est une solution illusoire : le phantasme redouble les impossibles qui l’enferment.
Les souvenirs de Dijon sont dédoublés par la fresque que peint John, de la même façon
que son double fantasmé, Jean, redouble sa propre personne. Jim, dont la chambre est la seule
pièce intacte et immaculée de la maison4, revit comme image dans la figure de Dorothy, une jeune
femme que Paddy rencontre dans l’hôpital où elle travaille, et qui vient vivre dans le sous-sol de la
maison. Dorothy est liée à Jim par son frère, George Lawney, qui était son meilleur ami, mais elle
n’en est qu’une image fausse et mauvaise. Dorothy entretient avec deux jeunes gens un ménage à
trois que John surprend, et cette vision pousse l’intenable à son plus point le plus extrême.
« L’image infernale », source du « mal » pour le personnage, est insupportable parce qu’elle révèle
sa condition, son absence au monde : « Et que les autres s'amusent comme s'ils n'existaient plus,
lui et Paddy, il ne peut plus le supporter »5.
156
Il s’agit ici bien ici « d’images »1, de simulacres de la réalité, les deux vies se reflétant sans
acquérir la profondeur de la réalité. Tout, dans le roman, est soumis à ce principe de
juxtaposition, dans un univers privé de mouvement, où seules les illusions peuvent apparaître.
Même « l'esprit de John bégaie »2, et la fin du roman n’échappe pas à ce jeu de miroirs. La mort
de Paddy, ultime événement qui seul peut rompre l’impossible et faire sortir les personnages de
l’atemporalité3 est ainsi redoublée par une fin alternative, intitulée par Thomas « Un scrupule ».
Henri Thomas insiste d’ailleurs dans la préface à ce nouveau chapitre sur le fait que cet autre
dénouement n’est pas donné « à titre de variante ou d’exercice de style, mais parce que
l’hésitation dont il résulte fait partie essentielle de l’histoire », reprenant ainsi « un possible à sa
source »4.
Le registre de l’impossible est décliné à l’envi dans tout le texte : impossibilité de s’ouvrir
à ses amis, de partager sa perte (« Il y a des choses qu'aucune volonté ne peut atteindre » 5 ),
impossibilité du deuil, et de la destruction des objets ayant appartenu à Jim (ainsi la guitare de
Jim : « c'est une de ces choses impossibles à briser »6), impossibilité de se séparer de Paddy, de ne
plus la voir revenir chaque soir de l’autodrome où elle travaille, environnée des amis de Jim
(« cette idée ne vient que pour rendre l'impossible plus pesant »7), sans qu’il puisse la toucher non
plus, l’atteindre de quelque manière que ce soit. Le personnage ne peut par ailleurs ni parler, ni se
taire (« il est impossible qu'il reste indéfiniment silencieux à ce point »8).
Le roman John Perkins présente une forme d’impossible qui peut être identifié à l’intenable,
à une situation qui ne peut pas durer et pourtant revient sans fin, « et sans jamais se faire
événement ». Cet intenable, représenté par le caractère oppressant des objets et déchets fragmentés
qui encombrent la maison de John et Paddy, est caractérisé par la répétition au sein même de
l’immobile :
157
A de rares moments, tout cela cesse d'être vrai ; il n'y a pas d'explication à l'immobilité de
cet homme dans la nuit, appuyé à un arbre, près d'une maison qui est la sienne mais qui se
dresse devant lui comme un piège. Ce qui le tient immobile est très fort, mais à peine s'il
s'en souviendra, dès qu'il aura repris le mouvement de la vie ordinaire, qui peut être
terrible sans la moindre surprise.1
La « vie ordinaire » de John, « terrible sans la moindre surprise », prise dans le piège du
mouvement répétitif et de l’immobile, ne lui laisse ni le recours du souvenir, ni celui de l’oubli,
qui supposeraient tous deux un déroulement temporel. C’est cette position intenable qui pousse
John à « sorte de démence »2, et à ces colères quotidiennes.
L’intenable, particulièrement développé dans ce roman, est une forme donnée à
l’impossible qui est à la base de tout déroulement romanesque chez Thomas : lieu, temps et
existence intenables font pression sur les personnages et les poussent à la distraction, la désertion,
ou la dépossession. « C'est ainsi que l'on arrive au bout de l'intenable, à la limite qui n'est pas
franchie car elle est large… »3, déclare ainsi, le narrateur-témoin du Parjure, à la fin du roman,
lorsque les personnages sont sur le point de quitter précipitamment l’île qui les isole du monde
mais les maintient prisonnier.
158
3.2) La perception du monde : un impossible ?
Images, images, ce ne sont qu’images, qui sont des masques sur des
masques. Le dernier s’appelle poussière, non moins image que tous
les autres.1
L’impossible, chez Henri Thomas, se manifeste souvent dans le rapport que ses
personnages entretiennent avec le monde. On l’a vu, il leur est difficile, sinon impossible, de
s’exprimer sur leur expérience, d’où la nécessité narrative de faire intervenir un personnage
témoin, narrateur ou enquêteur, pour raconter leur expérience. L’impossibilité dépasse
néanmoins la question du dire, pour atteindre celle du voir : les personnages luttent pour se
défaire des illusions, phantasmes et obsessions, et parvenir à une vision plus authentique de la
réalité qui les entoure.
Cette thématique rejoint une préoccupation importante d’Henri Thomas, qu’il décline
dans ses carnets, ses nouvelles comme ses poèmes, à savoir celle de l’impossible perception du
monde, dont nous ne voyons que des images, des reflets :
Un homme voit l’image de la vie, rien qu’elle, constamment elle, dans tout ce qu’il voit,
jusque dans la musique qui le surprend. Et tant qu’il n’a pas vu cela, il ne voit rien, il n’est
pas libre, il ne sait pas qu’il n’est pas libre.2
Les principes d’évolution des personnages thomasiens doivent beaucoup à cette idée : la
distraction, la séparation, la dépossession, sont des conditions nécessaires au développement
d’une perception moins limitée, ce qui constitue en soi une forme de libération. En effet, les
hommes, sont pris, possédés par les images que leur vision déformée par les obsessions et les
fantasmes leur renvoie. Un long processus pourrait les amener à un dévoilement, tel que Thomas
le fait observer dans Tristan le dépossédé, décrivant les étapes de dépossession qui permettent au
poète de changer son état de « rêveur » distrait en celui de « visionnaire »3.
Pierre Lecoeur souligne dans ses travaux l’importance du thème de « l’autre vision »,
assimilée à l’aboutissement d’une quête et considéré sous l’angle de la limite, de la conjonction de
deux impossibilités : « voir aveugle et rend muet »4. La « vision empêchée », « gage d’un savoir
impartageable », est inséparable d’une expression, et d’une communication avec l’autre,
impossibles. Dans ce schéma, seul l’imposteur possède une parole aisée, et l’illusion d’une vision
efficace.
159
Cette « vision totale » 1 défie les limites du possible, constituant de fait un impossible.
Dans les poèmes de Thomas, celui qui accède à la vision magique (« Salamandre »2) ou véritable
(« Le feu »3), est un « idiot », caractérisé par la vacuité, l’ignorance4 et donc dépris des illusions,
dans le premier cas, ou possède des caractéristiques héroïques, dans le second (il est le seul à
garder les yeux ouverts, alors que les autres hommes sont des « gens de cendre », qui rappellent
singulièrement les « faux vivants » et « ruminants » 5 de Tristan le dépossédé, ou les parents de
Stéphane Chalier qui sont « vivants et morts » 6 ). Le poème « Le feu » décrit une apparition
fantastique, un arbre entier en feu se levant et marchant vers des hommes stupéfiés, occupés à
observer flamber le bois. L’arbre avance avec un défi : « Ils allaient voir comme c’est au centre, /
les bonshommes du pourtour », mais les hommes ne peuvent voir le centre, hors « un seul [qui]
fit face et tint ses yeux ouverts » à son passage, et raconte avoir vu un homme passer près de lui,
faire signe et poursuivre son chemin. Cette vision s’oppose à celle du plus grand nombre : « On a
vu pourtant de la vallée le feu gravir longtemps la montagne ». Le poème se termine par une
interrogation sur la capacité des hommes à voir, sur la vérité de la vision, et les dangers de la
perception :
L’homme qui ne ferme pas les yeux voit quelque chose autre dans la réalité, mais cette
connaissance le plonge dans l’inconnu et l’angoisse : « Ouvrir les yeux sur l’univers sans âge !
L’éternelle adolescence, au moins ! En même temps l’effroi, la sensation de l’irrémédiable 7 », écrit
Thomas dans Le Migrateur.
1 De Profundis Americae, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003, 1er janvier 1959, p.43.
2 Sous le lien du temps, « Thème savoyard », op. cit., p.45.
3 Nul Désordre, Poésies, op. cit., p.186. Nous soulignons.
4 Rappelons que le processus de dépossession des héros thomasiens atteint aussi la connaissance : ils doivent se
déprendre de leurs connaissances, comme le héros du Parjure ou de La Dernière année qui abandonnent leurs études,
pour accueillir en eux une autre connaissance.
5 Tristan le dépossédé, op. cit. Thomas utilise ce terme dans son essai sur Tristan Corbière, Tristan le dépossédé, reprenant
la terminologie du poète.
6 Le Parjure, op. cit., p.79
7 Le Migrateur, op. cit., p.265
160
Ce poème résonne avec une conviction exprimée par Thomas, celle d’une perception
totale impossible : « la perception est un filtre ; si nous voyions et entendions tout, nous serions
anéantis. Des milliards d'étoiles se précipiteraient en nous. Nous les tenons à distance, parce
qu'une perception totale nous envahirait totalement »1. Cette conception, Thomas l’a « éprouvé[e]
[…] en lisant Aldous Huxley »2, et, à la lecture des carnets de Thomas, il est évident que l’auteur a
été influencé par les théories de l’essayiste qui prolongent la réflexion de Bergson, notamment
dans son essai Les Portes de la perception (1954). Notons que Thomas a connu Emmanuel Peillet,
professeur, philosophe et fondateur du Collège de ’Pataphysique, lorsqu’il est élève en classe
préparatoire à Henri IV. Leur longue relation laisse son empreinte dans les textes de Thomas3.
Leur correspondance est riche de découvertes mutuelles et d’échanges intellectuels. Emmanuel
Peillet tient très tôt Aldous Huxley en haute estime, lui consacrant une conférence en 1941, et il
est probable qu’il ait incité Thomas à cette lecture4.
Il s’agit pour Huxley d’étendre la perception ordinaire par la perception « de quelque
chose de plus, et surtout quelque chose d'autre, que les matériaux utilitaires soigneusement
choisis, que notre esprit individuel rétréci considère comme une image complète, ou du moins
suffisante, de la réalité »5.
Selon Huxley, si les artistes bénéficient d’un « conduit de dérivation qui évite la valve de
réduction » intuitive, les non-artistes peuvent acquérir des « conduits de dérivation temporaire,
soit spontanément, soit comme résultat d'exercices spirituels délibérément voulus (hypnose,
drogue) ». Il est clair que cette pensée a eu de l’importance pour Thomas, lorsqu’on réfléchit aux
brusques rapports immédiats à la réalité que peuvent expérimenter ses personnages romanesques,
après un processus de dépossession qui s’apparente par certains côtés à un exercice spirituel.
Les personnages de Thomas évoluent souvent dans un état de perception particulier,
souvent amplifié par la fatigue. Ce motif est présent dans de nombreux récits thomasiens : la
fatigue modifie la perception du héros de La Nuit de Londres, mais aussi celui du Promontoire.
Chiquenaude, Une Saison volée), certains poèmes (« Pour Peillet », Trézeaux, op. cit., p.43)
4 Voir, à ce sujet, l’article de Luc Autret intitulé « Le roman à l’aune de l’amitié, Henri Thomas — Emmanuel
1954, p.13
161
L'état du personnage n'est pas sans rapport avec ses réflexions hallucinées — il pense être
les sorcières de Macbeth —, et sa paranoïa — il se persuade, alors qu'il n'a avalé que du vin chaud
de toute la journée, que les villageois lui ont volé la traduction sur laquelle il doit travailler, afin de
l'obliger à devenir berger et à rester à Lormia. Pierre Vilar a bien noté l’importance de la fatigue
dans ce récit, produisant chez le héros « un état de contact entre deux mondes, deux modes
d’être »1. Dans Les Déserteurs, la scène du bal où Suzanne danse et aborde Sabatini a lieu parce que
les maçons ivres empêchent de dormir le jeune couple, tout comme dans La Dernière année, le soir
où Stef s’invite chez le héros et le maintient éveillé. John Perkins est quant à lui « brisé de
fatigue » lorsqu’il surprend Dorothy et ses amis dans une position obscène.
Cependant, si la perception des personnages est modifiée par un état de veille prolongé,
leur errance nocturne, la solitude et l’isolement, voire même l’alcool pour le héros du Promontoire
qui se nourrit de purée de pois et de vin chaud2, l’auteur ne préconise jamais l’usage de drogues
pour acquérir une autre vue, et les visions hallucinées ont toujours pour origine la réalité, quand
Huxley expérimente la mescaline dans son essai, et argue de la nécessité des psychotropes.
Thomas s’exprime sur ce sujet dans son entretien avec Alain Veinstein, évoquant
« l’erreur » des hommes qui identifient « l’arrière-pays » à l’amour ou à la drogue, et concluant que
« les stupéfiants ont un rapport assez louche avec la poésie »3. Il comprend l’attrait des drogues
pour les poètes, « tentés par le gouffre » qui « jouxte la poésie » 4 , reconnaît le mystérieux
« côtoiement entre les stupéfiants et la poésie » que les « anciens connaissaient », et l’effet de
« révélateur », et non « d’excitant », qu’ils peuvent avoir pour des personnes comme Antonin
Artaud5, mais selon lui, l’usage des drogues a pour but de « compenser » un manque, et il est
déterminant que Baudelaire n’ait pas écrit Les Fleurs du Mal « sous l’emprise du hasch ».
Dans son recueil de notes intitulé Le Migrateur, Thomas décrit la drogue telle que
commençant « avec la croyance à l’instant éternel, à l’éternité dans l’instant, et avec l’effort pour
provoquer celui-ci quels que soient les moyens dont on use pour cela, drogues ou pharmacopées
étant les plus extérieurs ».
1 « Sur un récit de veille : le promontoire du secret », dans Henri Thomas, L’écriture du secret, op. cit., pp.86-106.
Toujours dans ce recueil d’articles, Karine Gros souligne l’influence du « motif de la fatigue », qui explique en partie
le « secret de l’écriture » des souvenirs de Thomas : « en les faisant basculer de l’ordre du réalisme dans l’ordre de
l’examen de conscience, puis dans l’ordre de la réflexion philosophique et enfin dans l’ordre du poétique » (« Le
secret et la mort dans Le Tableau d’avancement », op. cit., p.55)
2 Il retrouve ses papiers égarés dans sa masure désordonnée après avoir accusé les villageois et reconnaît que le vin
chaud est « ce qui le retient le mieux » dans le village (Le Promontoire, op. cit., p.120).
3 Les Heures lentes, op. cit., pp.79-80.
4 « Ce n’est pas pour rien que Baudelaire a été tellement intrigué — sans être lui-même intoxiqué — par les
stupéfiants. Et il est révélateur que Balzac les ait refusés. […] C’est révélateur, et ça prouve que Balzac était un
homme d’action, tandis que Baudelaire, lui, était tenté par le gouffre. Et le gouffre jouxte la poésie. Mais il a résisté. Il
a bien résisté, il n’a pas écrit Les Fleurs du Mal sous l’emprise du hasch. » Les Heures lentes, op. cit., pp.79-80
5 Cependant, Henri Thomas insiste sur le fait qu’Antonin Artaud avait besoin de drogue parce qu’il était très malade,
ajoutant toujours qu’il n’était pas fou, mais était le dernier voyant.
162
Cette croyance est une illusion : elle consiste « à se dissimuler le fait que nous sommes des
hommes, vivant dans le temps, dans la limitation mais aussi dans la dispersion continuelle des
limites »1.
Dans un poème intitulé « Le Large » (Nul Désordre), Thomas aborde ce thème en décrivant
les « grands mangeurs d’ortédrine » 2 , se bercer de visions illusoires. Ces hommes souhaitent
poursuivre l’aventure rimbaldienne, élargir leur perception grâce à l’usage des drogues : ils « se
racontent leurs desseins », rejoindre le « Temps des Assassins », double allusion, à la fois au
poème de Rimbaud, « Matinée d’Ivresse » (Illuminations), qui se termine par l’assertion « Voici le
temps des Assassins », et à une étymologie probable du terme, qui dériverait du mot « haschich »3.
Une première lecture pourrait accréditer la possibilité d’accéder, par les drogues, à une perception
plus vaste de l’univers, et même à un « Tout » existentiel et poétique : « Aux vitres monte le soir,
/ Monte la nuit, monte Tout, / Le ciel n’est plus un trou noir, / Le volcan d’étoiles bout. »4
Pourtant, il nous semble qu’il faille interpréter ce poème comme doublement parodique, à la fois
de discours que Thomas a pu entendre à Paris dans les années quarante et cinquante 5, et d’une
tradition littéraire. La deuxième strophe situe l’environnement des hommes concernés, à Paris
(« La mer est haute à Paris / Dans l’esprit de quelques-uns »), et dans un milieu d’intellectuels qui
justifient leur expérience par des discours philosophiques (« C’est l’océan de l’Esprit, / Pas de
rivage importun »). Thomas fait sans doute ici référence à un milieu qu’il a fréquenté à Paris,
pendant l’aventure de 84 et dans l’entourage d’Artaud, et à des discours qu’il a entendus.
indica” par l'intermédiaire d'un plur. ar. non attesté *Hashīshiyyīn (sing. Hashīshiyya “fumeur de haschich”, Devoto),
nom donné par leurs ennemis aux Ismaëliens de Syrie, coupables de multiples assassinats à l'égard des Chrétiens et
des Musulmans. À cet ar. a été empr. un premier sens de l'ital. “membre d'une secte de fanatiques musulmans de
l'Asie occidentale, qui, au temps des croisades, tuaient souvent des chefs chrétiens” attesté dep. le xiiies. » (url :
http://www.cnrtl.fr/etymologie/assassin, consulté le 19/05/2014)
4 Troisième strophe.
5 Thomas s’insurge régulièrement dans ses carnets contre l’inanité de certaines soirées parisiennes, et d’un mode de
vie qu’il souhaite quitter. Ainsi, à la date du 3 novembre 1950 : « Ce ne sera pas un mal en tous cas de quitter
l’existence d’ici, usante et stérile […]. Et les parlotes, et les vaines passions, et le mode de vie insalubre. Cela m’aurait
mené à une véritable hébétude sous une apparente animation. » (Carnets inédits, 1947, 1950, 1951, op. cit., p.189), ou,
le 20 décembre de la même année : « Paris, c’était vraiment la dégradation continuelle ; les amis les meilleurs étaient
aussi nuisibles que les adversaires. » (Ibid., p.204). Le 26 décembre 1959, il note, lapidairement : « Tomber dans des
gouffres de conversations transparentes, à Paris. » (De Profundis Americae, op. cit., p.138).
163
« L’océan de l’Esprit » est une allusion à un texte de Leibniz sur l’Esprit universel 1 ,
philosophe qui serait arbitrairement convoqué par les « mangeurs d’ortédrine » afin d’appuyer
leurs positions sur l’agrandissement de la perception grâce aux drogues, en vue de rejoindre le
point de vue infini de l’Esprit. L’opposition entre « l’esprit de quelques-uns » et « l’océan de
l’Esprit » invalide par ailleurs, dans le même temps, ce discours avant tout ironique.
Ces personnes se veulent subversives, se réclament de Rimbaud et des « Assassins » qui
corrompent l’ordre établi, mais pour Thomas la subversion doit opérer par et dans la réalité, et
l’expérience poétique n’est authentique qu’à cette condition.
Le poème insiste d’ailleurs sur le caractère illusoire de l’expérience : le « Temps des
Assassins » n’est qu’un « dessein » qu’ils se « racontent », « l’océan de l’Esprit » est réduit à une
« mer » qui n’est haute que dans « l’esprit de quelques-uns », le « Tout » ne monte qu’aux
« vitres ». La rose qui « apparaît sur leur veillée » est de « fumée », et le poème se termine sur cette
phrase lapidaire : « On s’apprête à la cueillir ».
Thomas est moins critique ici envers un type de personnes qu’envers une illusion qu’il
souhaite combattre2, parodiant aussi toute une tradition littéraire qui a trait à l’usage des drogues
et aux changements de perception qu’il induit. La référence au poème de Rimbaud, « Matinée
d’ivresse », réaffirme aussi sa fidélité à une lecture personnelle du poète. Le poème de Rimbaud
présente en effet une portée parodique, visant aussi bien des contestataires que le poète a
rencontré (le groupe des zutiques, entre autres), leurs discours, que « Le poème du Haschich » de
Baudelaire et « Le Club des hachischins » de Théophile Gauthier. Rimbaud joue avec une
imagerie littéraire de la drogue dans ce poème, maniant l’ironie littéraire et un vocabulaire
théologique. Antoine Fongaro prend le contre-pied d’interprétations biographiques du poème3,
où l’expérimentation de la drogue est comprise comme part du « dérèglement de tous les sens »
préconisé par le poète.
Il oppose ainsi le « paraître » du texte, une exaltation du « poison » au sens de la drogue
pour découvrir le Nouveau, l’Inconnu, à la « vraie nature » et la « vraie portée » de la « méthode
rimbaldienne », qui vise la subversion totale des données existantes et l’avènement de la vraie vie 4.
1 Leibniz mentionne plusieurs fois « l’océan de l’esprit universel » dans son essai Considérations sur la doctrine d’un esprit
universel unique (1702)
2 Dans d’autres poèmes, c’est avec tendresse que Thomas porte son regard sur sa jeunesse parisienne. Ainsi « L’heure
nouvelle » (Sous le lien du temps, « Thème parisien »), qui fait référence à une revue littéraire dirigée par Arthur Adamov
(deux numéros, septembre 1945 et avril 1946), à laquelle participa Thomas et qui eut pour collaborateurs Noël Roux,
Prévert, René Char, Artaud et Roger Gilbert-Lecomte. Thomas y aborde son passé avec distance (« Camarade
Adamov, que nous avons changé »), s’interrogeant sur « l’impossible et bouffonne raison de vivre » que les deux amis
recherchaient lors de leurs errances parisiennes.
3 Comme celle d’Antoine Adam, dans ses notes à l’édition de la Pléiade des Oeuvres de Rimbaud (Paris, Gallimard,
1972)
4 Antoine Fongaro, « Quatre points dans Matinée d'ivresse », « Fraguemants » rimbaldiques, 1989, repris dans : De la lettre
164
Les assassins ne sont plus alors les « haschischins » mais les démolisseurs de l’ordre établi,
et l’ivresse renvoie à la révélation, aux pouvoirs de la poésie, plus qu’à la drogue.
Comme chez Thomas, l’exaltation d’une pratique de la drogue pour accroître la
perception et accéder à l’ivresse, ne concerne qu’un paraître du texte, et le procédé est dévalué et
disqualifié par un vocabulaire parodique.
Il semble bien que Thomas se place dans cette lignée interprétative, et soit fidèle à l’idée
selon laquelle les hallucinations qui conduisent à la vraie voyance ne peuvent être produites par
l’usage de drogues.
Le poème « Matinée d’ivresse » décrit bien une joie, joie sur laquelle insiste Thomas dans
son article « Arthur Rimbaud, le point du jour »1, où il évoque « cette joie instantanée [qui] sauve
toute la vie ». Mais cette joie s’ancre dans « le monde » cher à Henri Thomas : « Le “monde” n’est
jamais irréel pour Rimbaud », « ce monde n’est pas dans l’esprit de Rimbaud ; il n’est pas
subjectif », écrit-il dans l’article, ajoutant qu’il « est le lieu de tous les passages, de tous les
spectacles, de toutes les scènes — toutes les catastrophes ».
Pour Thomas, penser qu’on puisse rejoindre les illuminations rimbaldiennes et poursuivre
son aventure grâce à la consommation de drogues constitue une erreur, et les psychotropes ne
sont pas une solution à l’impossible perception.
Les héros de Thomas ont leur perception modifiée grâce à un changement profond d’état,
une dépossession qui affecte leur être comme leur paraître 2. Thomas doit beaucoup à Baudelaire
et Rimbaud, ce qu’il reconnaît toute sa vie, dans sa conception de la perception et de la vision
poétique, et des possibilités de voir autre chose. D’ailleurs, lorsqu’il explique à Alain Veinstein son
refus des drogues, c’est par une référence à Baudelaire : « il n’y a pas de lendemain qui chante
avec ces choses-là. Et moi, ce sont les lendemains qui m’intéressent »3.
fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l’impossibilité de s’appliquer à un travail suivi, vous
enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la
veille, ressemble aux mélancoliques débris d’une fête. […] Mais peut-on affirmer qu’un homme incapable d’action, et
propre seulement aux rêves, se porterait vraiment bien, quand même tous ses membres seraient en bon état ? » Le
Poème du Hachisch, V Morale
165
Le refus de Thomas n’est pas d’ordre moral, mais concerne une forme d’éthique poétique.
D’ailleurs, à l’époque où il écrit La Nuit de Londres, Thomas prenait « des comprimés qu’on
donnait aux pilotes des bombardiers à long rayon d’action qui se rendaient au Japon. […] C’était
des machins merveilleux : on ne dormait plus et on restait dévoré de curiosité. Ça s'appelait de la
Texadrine, ou quelque chose comme ça. […] Alors, [il] dormai[t] le jour et, la nuit, [il] errai[t], [il]
lisai[t], [il] travaillai[t]… »1
Mais de nouveau, le problème ne consiste pas pour Thomas à consommer des drogues ou
des excitants, problème qui pourrait être d’ordre moral, mais à les utiliser à des fins d’expériences
poétiques ou perceptives, ce qui correspond pour lui à une erreur, une illusion, d’autant plus que
pour Thomas l’état du corps, sa santé, sont étroitement liés à « l’état générateur de poésie ».
Thomas ne fait donc pas partie des poètes qui ont souhaité poursuivre le « dérèglement
de tous les sens », accéder à la voyance rimbaldienne, prolonger l’expérience poétique et élargir
leur perception en usant de stupéfiants. Il diffère en cela des poètes du Grand Jeu (dont nous
reparlerons), de certains de ses contemporains comme Michaux, auquel il consacre deux articles
non dénués d’admiration2, même s’il ne remet jamais en cause l’authenticité de leur tentative et de
leur liberté poétique. Pour Thomas, s’il s’agit de poursuivre l’aventure rimbaldienne, c’est en
développant une forme « d’apaisement, de domination heureuse sur les choses et soi ; aucun bien
ne serait perdu ; l’ardeur de Rimbaud continuerait à trembler dans la création, mais l’ardente
patience n’aurait pas été vaine… »3
Henri Thomas l’affirme, « il n’y a pas de surréalité », « la recherche poétique coïncide avec
l’essentiel du drame humain, […] ses difficultés, son exténuement, sont ceux mêmes de la
conscience humaine, ressurgissant de rien si elle ressurgit » 4 . Les drogues, en éloignant les
hommes de la réalité, fourvoient, quand Thomas veut toucher l’infini dans le réel et surtout sans
médiateur :
— Mais pas la drogue, vous l’oubliez. Elle était pour vous la serrure et la clé, mais moi je
vois l’infini sans serrure et sans clé.5
166
La lecture d’Huxley a une influence déterminante pour Thomas, sur sa conception de la
perception humaine et la possibilité de la développer. L’écrivain a été particulièrement sensible
aux pensées que le philosophe emprunte directement à Bergson, dont les théories sur la fonction
de réduction perceptive du cerveau ont marqué Thomas, et des phénoménologistes, comme
Husserl1.
L’admiration que Thomas entretient pour William Blake2 a pu aussi participer à sa pensée
sur la perception et sur l’impossible. Un fait est assuré, Thomas réfléchit toute sa vie à cette
question que ses lectures ne cessent d’enrichir, comme il le déclare dans un carnet :
Seulement les mots crient en moi, je les entends, ils me rapportent ce qui fut et ce qui est
— la lisière des bois oubliés, chaque jour d’été et d’automne, les perceptions qui ont été
mes vraies obsessions, jamais intérieures, à peine psychiques, toutes faites de réalité muette
que les mots s’arrachaient furieusement, se partageaient sous des formes différentes —
prose ou poème.3
Les carnets de Thomas abondent de ses réflexions sur la perception, où il est aisé de
constater l’influence des philosophes et notamment de Bergson. N’oublions pas que Thomas, qui
reçut le premier prix de philosophie au Concours général de 1931, se dit « quelque chose comme
philosophe de formation », et accomplit trois années de khâgne à Henri IV en spécialité
philosophie. L’écrivain ne se sent pourtant pas « philosophe », parce « qu’incapable de donner à
ses idées [la] tournure [d’un système] », et que selon lui « le philosophe érige un système ».
Thomas se méfie des « grands systèmes », des aphorismes et de la logique qui « sont comme des
mains pour prendre la réalité », c’est pourquoi il se tourne vers le roman qui lui permet de
déployer ses « idées éparses, qui toutes se démolissent l’une l’autre »4.
1 Paul Martin, dans « Souvenir(s) d’Henri Thomas », cite la lecture d’Husserl par Henri Thomas (Théodore Balmoral, n°
46/47, juin 2004, op. cit., p.155). Dans un entretien avec René de Ceccatty publié dans le journal Le Monde le 19 juin
1992, « Henri Thomas en ombre chinoise », Thomas évoque sa lecture de l’essayiste : « Regardez ce que je lis en ce
moment : Logique formelle et logique transcendantale de Husserl. Je lis ça comme un roman policier : la logique formelle,
c'est le vilain. La logique transcendantale, c'est le détective. Elle aura sa peau ! La logique transcendantale réussit à
saisir l'esprit des mathématiques. Pas seulement les mathématiques, leur esprit : c'est là que réside la finesse. »
2 Il fait part de l’influence du poète anglais lors d’entretiens (celui avec Christian Giudicelli, où on apprend que sa
lecture de Blake est très précoce — dans Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004 — ou celui avec Jean-Pierre Salgas,
où il évoque les « interférences étranges » qui existent entre Rimbaud et Blake — dans « Henri Thomas à La Chasse
aux trésors », La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-1983). Ses articles critiques (comme celui sur Charles Lamb), sa
correspondance témoignent aussi de sa lecture régulière du poète (il l’évoque dans une lettre à André Dhôtel datant
de 1957, avouant que Blake lui a montré « le sentier qui entre dans [l]a forêt » de Londres, mais aussi dans une lettre à
Pierre Leyris de 1972, où il écrit que la lecture des livres prophétiques du poète lui sont d’un grand secours — dans
Choix de lettres, op. cit., pp. 372 et 428). Rappelons que Blake, selon Joëlle de Sermet, est essentiel à la compréhension
d’une littérature de l’impossible, puisqu’il ouvre à un impossible envisagé comme sentiment et non comme catégorie
intellectuelle (« De quoi l’impossible est-il le nom ? », Apories, paradoxes et autocontradictions, op. cit., p.157).
3 La Défeuillée, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1994, pp.52-53.
4 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50 Printemps-Eté 2005, op. cit., pp.178-179.
167
Il n’en demeure pas moins empreint de ses lectures philosophiques qu’il poursuit toute sa
vie, lectures qui influencent sa réflexion, notamment sur la perception, et apparaissent en creux
dans ses écrits, carnets comme « prose ou poème ».
La distraction des personnages de romans, qui les amène à développer une attention autre
au monde qui les entoure (rappelons-nous de la figure du veilleur dans La Nuit de Londres, qui voit
la foule des morts s’ajouter à celle des vivants), peut ainsi être rapprochée des théories de
Bergson, notamment dans La Pensée et le mouvant1.
Le philosophe, qui prône un retour à la perception et au concret, y explique que la
perception distincte est simplement découpée, par les besoins de la vie pratique, dans un
ensemble plus vaste : « la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non
pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons
marché »2. Le cerveau opère un travail de sélection, le rôle de l’art et de la philosophie étant de
nous libérer de ces œillères. Le cerveau isolerait dans l’ensemble de la réalité les objets qui nous
intéressent, nous montrerait moins les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par
avance il classe, étiquette, et voit les catégories à la place d’objet. Mais certains hommes, quand ils
regardent un objet, le voient pour lui, et non plus pour eux-mêmes.
Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; « ils perçoivent pour percevoir, — pour
rien, pour le plaisir »3. C’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il perçoit un
plus grand nombre de choses, parce qu’il est détaché qu’il a une vision plus directe de la réalité.
Cette pensée éclaire une part du cheminement des personnages thomasiens : le processus
de dépossession se définit bien par une séparation, un détachement qui les conduit à percevoir
autrement la réalité qui les entoure, et même à entrer en contact immédiat avec elle, dans le sens où
la perception se passe de médiation, de sélection.
Car Thomas en a conscience : « il y a comme un décalage entre la chose perçue et sa
reconnaissance — entre ce que je crois avoir vu et un jugement de réalité sur lui »4. Il évoque
aussi la vision détachée des artistes, dont seuls quelques-uns ont « une perception libre conquise à
force de négligences coupables et de paresse »5.
1 La Pensée et le mouvant est publié pour la première fois en 1934 (La Pensée et le mouvant : essais et conférences, Paris, Alcan,
coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine »).
2 Henri Bergson, « La perception du changement », La Pensée et le mouvant, PUF, 1975, pp.149-153
3 Ibid.
4 Le Migrateur, op.cit., p.207
5 Ibid., p.100
168
Il nous semble qu’un des objets de recherche de Thomas, dans ses poèmes et ses récits,
est bien une perception libre, libérée, dépossédée des illusions, une « vision majeure qui résorbe
les déformations obsessionnelles » 1 qui fait fortement écho avec les théories exprimées par
Bergson sur la perception.
Selon Thomas, la vision qui permet de ressentir « la splendeur déterminée de l’espace
global »2 requiert bien un détachement fondamental allié à une grande attention, perception et
expression étant toujours intimement liées : « il faudrait être à la fois intensément soi-même et
détaché de soi, flottant sur la vie, pour atteindre à l’expression universelle de la vie »3.
Cet état permet le développement d’une vision plus authentique et immédiate de la
réalité : « Si voir vraiment une chose est se trouver avec elle dans un accord immédiat, absolu
comme celui qui règne — on l’imagine — à l’intérieur d’un objet, alors il a vraiment vu la
poussière4 ».
Cette vision intervient après une rupture, une crise qu’on a pu observer dans les
narrations thomasiennes comme à l’origine du processus de dépossession. Or Bergson, qui
préconise un retour « à la perception directe du changement et de la mobilité », insiste sur
l’importance d’une rupture avec des habitudes de penser et de percevoir devenues naturelles, sans
quoi « nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire les
étiquettes collées sur elles »5.
Thomas semble lui aussi avoir réfléchi à la mobilité au principe même de la réalité,
lorsqu’il écrit à Armen Lubin que les « instants exceptionnels » n’existent pas, sont une « illusion
néfaste — tous les instants sont pareils, et c’est ce qui se passe d’un instant à l’autre qui est vrai »6.
Rappelons que selon Bergson, le découpage temporel conçu par les hommes est artificiel,
construit et hypothétique ; le changement est indivisible car le passé fait corps avec le présent. Le
philosophe souhaite réintroduire une continuité vécue et non plus construite, insistant sur le
mouvement qui est la réalité : l’esprit humain a tendance à composer des pauses dans le temps,
pour leur aspect pratique (notamment dans les souvenirs), la durée vraie n’est quant à elle que
rarement accessible, et principalement par la contemplation. Thomas poursuit et s’appuie sur
cette réflexion, lorsqu’il écrit que « le présent étant ce [qu’il] voi[t], — le présent est l’espace
donné », ajoutant, que « le présent est l’espace dans les limites de la perception.
169
Le présent est l’unité de perception » 1. Il relie ici fortement perception et temporalité,
posant le découpage temporel entre présent et passé comme essentiellement artificiel et illusoire :
Temporalité signifie perception limitée : avant d’être après, quelque chose est autre,
s’annonce à nouveau, inconnu. Le « gouffre du temps », comprend tout ce qui est au-delà
de notre unité de perception.2
L’immobile, qu’on a déjà évoqué à plusieurs reprises, ne doit pas être compris comme une
pause dans le temps, mais comme prise de conscience de la réalité, dans son mouvement — saisie
immédiate qui fait sortir le personnage d’une perception faussée du temps et du monde, et donc
de la narration, qui est composition factice et fictionnelle d’un déroulement temporel illusoire.
La pensée de Thomas sur une perception libre, une « vision totale », est tributaire des
poètes et philosophes qui l’ont formé et dont la lecture a enrichi sa réflexion. Elle n’en constitue
pas moins, pour l’écrivain, un impossible pour la plupart des hommes, et de ses personnages,
impossible mis en récit dans ses narrations. Thomas s’efforce de confronter ses personnages à
une expérience concrète du monde. Cette expérience du concret est ouverture aux images de la
« poésie pure », à la réalité, et sortie des figures abstraites et illusoires.
Phantasmes et obsessions
La « perception libre » apparaît comme un impossible dans les textes de Thomas. Cette
impossibilité est d’abord incarnée par les phantasmes, médiations trompeuses entre le personnage
et la réalité. Le phantasme est l’image obsédante qui commue la réalité en son simulacre, vision
hallucinatoire qui supplante le monde tel qu’il est, illusion dangereuse qui n’est plus que le spectre
de la réalité. Pris dans la multiplicité des images, le personnage ne peut plus percevoir la réalité.
Les phantasmes et obsessions rendent impossibles vision comme connaissance du monde ; si la
désertion des personnages est une réponse donnée à une situation impossible ou intenable, leur
dépossession est tentative de déprise des illusions et obsessions.
Selon Thomas, les obsessions déforment et réduisent la perception : « Il faut être sans
obsession pour découvrir la plus large réalité »3. L’image obsessionnelle s’impose continuellement
à l’esprit, exerce une emprise souveraine qui isole le sujet, le confine dans une répétition sans
rapport avec la réalité rencontrée. La perception est concentrée sur une partie seulement du
monde, qui se substitue à sa totalité. L’enjeu est alors aussi d’ordre poétique, pour Thomas qui
définit la « poésie pure » par un rapport non faussé à la réalité.
170
Pour l’écrivain, les images fantasmatiques et obsessionnelles sont en partie un produit de
la société, une « société du spectacle », « où l’image détachée de son objet prolifère
mécaniquement » 1 . Deux griefs sont ici invoqués, la reproductibilité mécanique des images
offertes au public, et leur détachement de l’objet réel auquel elles réfèrent. Ces images multipliées
écartent l’homme de la réalité, lui permettent une fuite hors du monde qu’il habite : « Les foules
sans corps et sans visages s’abreuvent au flot des images qui sortent de partout, à croire qu’elles
répondent à quelque dessin du feu central »2.
Thomas développe cette thématique dans son bref roman Le Poison des images (1975), en
analysant le pouvoir et le danger du phantasme à travers ce qu’il considère comme sa manifestation
la plus significative, l’image pornographique. L’« histoire de photos pornographiques » qui est
l’objet principal du récit « n’[est] qu’un signe parmi d’autres »3 de l’état privatif qui caractérise le
personnage principal, un signe manifeste qu’Henri Thomas choisit pour traiter ce sujet.
Marc, le héros de la narration, est passionné par les photographies obscènes qu’il achète
secrètement dans un kiosque, jusqu’à une grave maladie qui l’amène à une hospitalisation
prolongée. Quitté par son amie Lucienne, il part alors sur une île en Bretagne pour une longue
convalescence, et entame une réflexion sur « le poison des images ». Ce sujet est présent dans de
nombreux textes de Thomas, mais n’a jamais été aussi frontalement abordé que dans ce roman.
Les images, assimilées à un « poison », altèrent la personne même de Marc, le rendent malade,
comme il l’affirme à plusieurs reprises :
171
Il note l’inanité de cette appropriation, évoquant la « collision des sens avec l’image où le
phantasme perdait son pouvoir à l’instant même qu’il en donnait la preuve »1. Le « poison des
images » provoque chez Marc une véritable métamorphose, physique (il est « alourdi, lézardé,
immobilisé ») et psychique (sa conscience est dissolue, éparpillée). Les images recherchées par
Marc avec une passion maniaque, l’illusion dans laquelle elles font vivre le personnage, sont
clairement de l’ordre du mensonge, de l’imposture, et éloignent le personnage de toute
connaissance ou vérité. La vie de Marc est un « mensonge par rapport à ce qu’il avait voulu
autrefois, et la vérité était ce qu’il avait perdu »2.
La perte causée par le phantasme qui supplante la réalité est complètement différente de
celle que sous-entend la dépossession, puisqu’elle est perte de la réalité, de l’authenticité, au profit
d’illusions que la dépossession cherche à supprimer. Les photographies pornographiques
deviennent une obsession pour Marc, alors qu’elles sont « quelque chose qui n’est pas là, le
phantasme » 3. Elles arrachent le personnage de la réalité, au profit d’un monde spectral où il
devient incapable de saisir une présence réelle. Sa convalescence en Bretagne consiste en grande
partie à apprendre de nouveau à voir, à sortir de la vacuité pour percevoir un monde qu’il a quitté
pour sa chimère. Il s’agit alors clairement d’une « délivrance » 4 , le personnage a la certitude
« d’avoir échappé au dernier moment, à ce qu’il appelle la folie »5.
Marc et son amie Lucienne sont « délivrés » 6 de l’obsession à la fin du récit lorsqu’ils
peuvent de nouveau percevoir le monde, à l’occasion d’une promenade dans le bois
d’Ermenonville. Ils y visitent la tombe de Mallarmé afin de retrouver « l’essentiel », et, suivant
ensuite un chemin de terre sous les arbres en rentrant du cimetière, entre la Seine et des terres
incultes, s’absorbent dans la contemplation du paysage et de hautes fleurs, affirmant être
« délivrés » par ce « lieu sacré ». En choisissant de placer cette délivrance sous l’égide de
Mallarmé, Thomas réaffirme le rôle primordial de la poésie dans la perception libre de la réalité et
l’accès à « l’essentiel », comme au « lieu sacré » tant recherché par les déserteurs.
Les phantasmes et obsessions sont un écueil constant dans les textes de Thomas. Ils
rendent impossibles la perception de la réalité, en focalisant l’attention du personnage sur une
image qui n’en est que le simulacre. La Nuit de Londres développe cette pensée dans sa première
partie.
172
Rappelons que le premier titre donné à ce récit était La Foule et ses images ; le premier chapitre du
livre se concentre sur la description de Mr. Smith, l’homme des foules, et de son quotidien au
milieu des images produites par la société.
Le texte décrit l’effet qu’une affiche publicitaire croisée quotidiennement produit sur la
foule, à son insu. L’image apparaît à Mr. Smith « sans qu’il y ait fait attention, mais elle passait
tout de même en lui »1. Elle est un obstacle à toute prise de conscience du monde et de soi,
puisqu’elle « facilite [le] déclenchement » des « routines quotidiennes », au lieu de l’en éloigner,
fait « diversion à la fatigue » en provoquant un « allègement » superficiel. Le mécanisme de
l’image est retors, car l’homme des foules, « délié » de sa présence au monde grâce aux images,
n’en est que plus sensible à leur pouvoir de « suggestion », qui est essentiellement érotique.
Le « peu » d’érotisme contenu dans chaque image de publicité, « répété indéfiniment,
acquiert une présence d’autant plus efficace qu’elle n’est pas ressentie comme obsédante ».
L’image « collective », qui renvoie à une beauté et à un érotisme « éprouvé[s] », fonde la foule en
l’unissant autour d’une obsession et d’une référence communes. Elle est « un secret qui serait
commun à la foule », un secret qu’il convient de décoder derrière « l’allusion » discrète employée
par un « artiste collectif » pour délivrer son message : « une trop belle affiche ferait oublier le
produit qu’elle célèbre ». L’affiche publicitaire, croisée sans cesse par la foule, est créatrice d’un
phantasme collectif, convenu, et d’illusions, tandis qu’elle « délie » l’homme de toute saisie plus
profonde de la réalité :
L’ensemble des images, chacune à peine sensible, distrait suffisamment l’esprit pour que
le rêve du scandale tienne indéfiniment lieu de réalité.2
L’image écarte l’homme d’une saisie véritable du monde ; elle le maintient dans un
quotidien sans issue, dans « le niveau moyen des apparences », « sorte d’idéal » d’une existence
parfaite mais « moins le péril, moins la réalité » : existence factice et simulacre, reflet trompeur de
la réalité. Le chapitre détaille le mécanisme de l’image publicitaire en prenant exemple sur une
affiche représentant une « patineuse en costume rouge vif » qui vante les mérites d’un « breuvage
au chocolat ». L’image, découpée par les hasards du métro, sans cesse vue par Mr. Smith, nourrit
l’obsession de la foule, se multiplie dans « des millions de conscience » et provoque autant une
vague irritation qu’une accoutumance. L’image se résorbe en un fantasme qui canalise
l’imagination et le langage de Mr. Smith.
Pour lui, c’est comme si tout le monde était mort, sauf nous. Comme si nous avions
trouvé sans le vouloir le centre d’où tous les autres ont été expulsés, projetés dans le vide,
et c’est là qu’il les voit : des images, un cinéma sans limite…4
174
Au-delà des obsessions : l’impossible « fond de la vie »
Le roman Le Poison des images nous intéresse pour sa réflexion approfondie d’une
thématique récurrente chez l’auteur : le danger des images mécanisées et stéréotypées produites
par la société, leur pouvoir illusoire et le risque de l’obsession qui éloigne d’une réalité plus
authentique, nommé « le fond de la vie » dans ce roman. Le « fond de la vie » est impossible à
atteindre parce que le personnage est pris par les obsessions, alors même que c’est la réalité
même, accessible « dans la porte-fenêtre ouverte du café » :
Trop tard ? Ce n’est pas cela. Impossible. Ce n’est pas devenu impossible, ça l’a toujours
été. Comme de garder Lucienne, comme de réussir quoi que ce soit excepté de trouver le
fond de la vie, et encore, il ne l’a pas trouvé, le fond de la vie l’attendait dans la porte-
fenêtre ouverte du café. Il n’y a pas de fond de la vie pour ce monolithe à tête ronde.2
Ce « fond de la vie » n’est pas sans évoquer le « fond de la mer » décrit dans Le
Parjure. Stéphane Chalier, hospitalisé après avoir été opéré des yeux, les paupières recouvertes
d’un bandeau, nomme ainsi le spectacle qui s’offre à lui : « c’est le fond de la mer, des épaves
grises, des roues grises, des ancres énormes, des chaînes »3. La vision, « tout à fait subjecti[ve] »,
présente un monde immobile de « vase grise » que seul le langage peut faire mouvoir (ici, le mot
érudition, qui provoque la vision d’un poisson derrière une épave). Il n’est pas anodin que ce
« fond de la mer » apparaisse au moment où le personnage est aveugle à l’apparence du monde, et
donc à ses illusions. Être sensible à la fois à l’apparence, au trompeur, et à ce qu’il dérobe dans le
fond, relève de l’impossible. Le « fond de la mer » est perception d’une réalité authentique, et par là
même accès à une connaissance, ou une reconnaissance.
Cette idée est poursuivie quelques pages plus loin, grâce au récit du narrateur. Quand
Stéphane, lauréat de la bourse Papaïos 4 , est reçu à l’université, il comprend qu’il la doit au
Professeur Maheu, l’ami du père devant lequel il avait feint d’être un mendiant en Espagne,
lorsqu’il était enfant. Il constate alors leur aveuglement : « Maheu ne l’avait pas reconnu ;
aveugles, morts, ces yeux fixés sur lui. Stéphane regardait les yeux du Président de Westford.
sûre et moins marginale pour toute la famille qui vivait dans une grande précarité jusque-là.
175
Celui-là non plus ne le reconnaissait pas. Personne. Jamais ».1 Cette incapacité à voir, à
reconnaître, est concrétisée par leur impossibilité à saisir ce « fond de la mer » :
Il y avait aussi tout ce que le président Westford ne pouvait pas voir, malgré ses verres de
contact, ce que le père de Stéphane lui-même n’avait pas deviné […] — Ils n’avaient pas
vu le fond de la mer.
La reconnaissance est une forme de connaissance, et son impossibilité redouble celle qu’a
connue Stéphane dans son enfance, quand il s’agissait de connaître ou reconnaître le mendiant,
l’orphelin, dans le fils choyé, les parents morts dans les parents vivants. Stéphane ne peut pas être
reconnu parce qu’il échappe à la connaissance des hommes qui ne voient pas au-delà des étiquettes,
il échappe à toute catégorisation parce que, déserteur et parjure, il se maintient en dehors de toute
continuité identitaire et mémorielle. Oubliant, ou se passant d’une identité à soi-même stable et
rigide, les déserteurs et dépossédés en deviennent invisibles aux autres. Le héros du Promontoire le
remarque, à la fin du roman, dans un dialogue fictif avec sa fille sur leur futur à Lormia. Il oppose
sa vision immédiate de la réalité à l’aveuglement de « ceux qui existent », qui ne sont pas
dépossédés d’une existence soumise aux illusions :
Maintenant j’écoute ce qui est autour de moi, tout près de moi ; je vois aussi tout près de
moi des scintillations qui changent […]. Un rayon, tu vois, il y en a des milliards au flanc
des rochers ; c’est nous ensemble, je lui montrerai. Quand ceux qui existent seront partis,
— et même s’ils sont là, regarde-les courir, ils ne nous voient pas.2
Cette idée est reprise par le narrateur du Parjure lorsqu’il dit : « La société ne nous poursuit
pas, parce que c'est inutile. Nous sommes beaucoup trop petits, beaucoup trop finis d'avance,
beaucoup trop morts. J'avais commencé à comprendre cela durant la première halte »3. Morts,
invisibles pour la société qui les entourent, comme Claude Sorge, première identité de Sabatini,
l’est pour sa famille et ses proches, les personnages dépossédés quittent l’espace commun du
monde et de sa reconnaissance.
Le thème de la vision autre se profile bien dans cette question de la reconnaissance ;
Stéphane, les yeux malades et bandés, voit et connaît ce que ni son père, ni le professeur Maheu,
ni le président de l’université ne peuvent percevoir. La vision autre est liée à la connaissance autre :
ces figures du savoir4, que sont des professeurs d’université reconnus, sont imperméables à une
connaissance véritable, la seule qui vaille et celle du plus haut risque.
professeur Godwin dans John Perkins, l’écrivain Delorme dans Le Promontoire, le docteur Praince dans Les Déserteurs en
176
« Le fond de la mer », comme « le fond de la vie », est une image de l’engloutissement, de
l’abîme, qui est récurrente chez Thomas. « Je suis une île qui s'est engloutie, le malheur n'est pas
grand, tous mes enfants sont heureux »1, écrit le narrateur du Parjure, tandis que celui de La Nuit
de Londres explique qu’il « ser[a] dans ces rues comme au fond d’un puits, avec [s]a vérité »2, et
celui du Promontoire qu’il est « tombé dans cette espèce de trou »3, imaginant par ailleurs à plusieurs
reprises, tout comme Rollaer, l’engloutissement de Lormia dans son entier : « le village pourrait
s'en aller de cette manière, en ruines, en fumée, ce serait glisser à la mer […] le cimetière entraîne
le reste, d'une certaine façon… »4 . Une note du Migrateur fait aussi état du « fond de la vie »,
décrit par une suite d’émotions et d’images, comme si l’idée était réfractaire à toute
conceptualisation : « le fond de la vie — les craintes, l’espoir, les braises mentales, le vent qui
souffle où il veut — se sont trouvés dérangés chez moi, au temps où je n’y étais pas »5.
L’image poétique de l’épave, au fond de la mer, accessible grâce à une vision autre (vision
associée, comme souvent chez Thomas, à une vision nocturne), est aussi présente dans le poème
« Harrington gardens » (Sous le lien du temps, « Thème de Londres »). Le poème met en garde
envers le pouvoir illusoire du soleil d’automne, « charlatan subtil, doux bonimenteur », qui
promet des trésors au poète quand celui-ci doit trouver dans l’obscurité « l’anneau d’une épave au
fond de la mer ». Le roman Le Parjure décline l’image de l’engloutissement et du fond de la mer sous
plusieurs aspects, parce qu’il correspond à un imaginaire puissant qui hante Stéphane Chalier. Le
personnage est ainsi fasciné par la petite grecque recueillie et « ému[e] » jusqu’aux « larmes », dans
une forme de « confusion des extrêmes » qui lui fait éprouver un amour heureux pour
l’orpheline 6 , se représentant à l’envie la vision « d’horreur » des « parents engloutis » : « Il
songeait, l’instant d’avant, à ce qu’il avait lu dans un journal, que l’île s’était effondrée sous les
eaux en grondant et qu’une étrange odeur de roche échauffée s’était répandue au loin sur la
mer »7.
Migrateur (« je suis au fond du puits, avec la vérité », op. cit., p.182), révélant la prégnance de cette image sur l’esprit
de Thomas.
3 Le Promontoire, op. cit., p.85
4 Ibid., p.174
5 Le Migrateur, op. cit., p.239
6 La petite Sophronie, littéralement « celle qui rend sage », fait bien sûr aussi écho à l’épisode source clé de l’enfance
de Stéphane, lorsqu’il se fait lui-même passer pour orphelin auprès des amis de ses parents et qu’il comprend que ses
parents sont morts et vivants. A son contact, selon le narrateur, Stéphane s’ouvre à « sa vérité — et je dirai
maintenant, moi : la vérité » (Le Parjure, op. cit., p.119).
7 Le Parjure, op. cit., p.118
177
Le fond de la mer, ou de la vie, échappe à toute définition structurée, et se décrit en
négatif, ou grâce à des images poétiques, « seul[es] capables de serrer d’un peu près la réalité »1.
Il est une énonciation de l’impossible, l’abîme renvoyant à la fois à un impératif de
connaissance d’une réalité cachée, et à son assimilation à l’impossible. Le « fond de la vie » est une
image poétique de l’impossible, et désigne une absence, un manque de ce qui ne peut être
nommé. L’impossible qui ne peut se dire, ni se voir, est figuré par défaut grâce à des
représentations extrêmes du manque : engloutissement, abîme, obscurité, cécité, folie ou mort,
que Thomas décline dans ses textes. Ce sont les morts de Diane dans Le Promontoire, de Jim dans
John Perkins, qui précipitent les personnages dans l’impossible. Dans Le Parjure, Stéphane Chalier
utilise cette image comme seule formulation d’une absence qui n’est pas entièrement négative,
puisqu’elle est une voie vers une libération indissociable d’une connaissance. Lorsque le narrateur
lui demande pourquoi il n’a pas cherché à s’informer de sa famille pendant ces années, il répond
qu’il a réagi comme Hölderlin dans le jardin d’une femme à Poitiers lors de son voyage en France,
ne reconnaissant plus ni le Père ni la Maison après avoir coupé ces liens : « ni Père ni Maison en
réalité — seulement la route — probablement comme le fond de la mer que je vois »2. Marc, dans
Le Poison des images, identifie tour à tour le « fond de la vie » à la mort, au fond d’une petite salle
dans un café dans laquelle il peut voir par une porte-fenêtre « le ravin de ronces et la barre de la
mer », et finalement à « rien » : « Le fond de la vie, mais ce n’était rien… » Ce n’était rien, donc ce
n’est pas quelque chose, mais peut-être une chose autre, la chose la plus petite, qui désigne une
absence et échappe à la vision quand elle est empêchée par les obsessions, mais lui est liée : « Le
fond de la vie, cela voulait dire qu’il était seul, que si Lucienne avait été là avec lui, il aurait vu
uniquement la porte, le ravin — pas le fond de la vie »3.
Ce rien, définition par défaut de l’impossible, est bien celui qu’évoque le narrateur du
Parjure lorsqu’il évoque les « toutes petites marques de la vérité, le minimum de trace, presque
rien », qui réclament « toute [s]on attention pour distinguer ce qui sépare ce “presque rien” de
“rien” »4. Il s’agit bien d’une forme de connaissance, de vérité, qui se refuse à toute dénomination
ou saisie.
178
« A partir de là, je ne sais plus rien, il y a autre chose »1, écrit le narrateur du Parjure, avant
de convenir qu’« il n'y aurait plus rien maintenant, rien que la vérité sans nom »2. L’impossible
fond de la vie, réduit à rien, n’admet comme réaction que le silence et le rire : « manière de
supporter ce qui nous arrivait — le presque rien, le rien : comment ne pas en rire »3.
Il est en deçà ou au-delà de la vision comme de l’expression, mais nous le retrouvons dans
le morceau de bois d’aigle de Judith, qui n’est « rien du tout, un morceau de bois à peine
retouché »4, tout en étant l’aigle des rocheuses qui montre aux amants la route à suivre. Le rien
définit aussi fortement la relique éponyme du roman écrit en 1969, objet sans valeur apparente,
dont le vol constitue le mouvement à l’origine de la narration. Elle est qualifiée d’« un rien
d'osselet de ce saint sur lequel on ne sait quasiment rien »5, et ce « rien » laisse finalement son
empreinte sur sa dénomination, puisque, de « relique » (ce qui reste, le « presque rien » qui
demeure et qui vaut pour la totalité perdue), l’objet devient un simple « gri-gri »6, où l’on retrouve
la marque phonétique du « rien », tandis que l’objet lui-même est désacralisé.
Le rien semble occuper chez l’auteur l’espace terminologique d’un impossible, d’un
manque qui se concrétise dans ces objets menus et relève d’un aboutissement de la
dépossession. A la fin du roman La Relique, le commissaire Didier accepte le dénuement, le rien,
comme accès à une tranquillité supérieure : « Je n'avais pas envie de m'approprier cet objet ; je
n'avais envie de rien, j'étais tranquille dans mon lit d'herbe »7. « Qui pourrait détruire la chose très Commentaire [NN2]: p.40 la
relique : Qui pourrait détruire la chose
8
humble, disparue, perdue, devenue vous-même au plus profond de l'âme ? » , s’interroge aussi très humble, disparue, perdue, devenue
vous-même au plus profond de l'âme?
l’abbé Dumas au début de ce roman. Tout le récit décrit les effets de l’intrusion de l’impossible En parlant de sa croix en bois
dans la vie des personnages, l’impossible symbolisé par le vol de la relique, par la relique elle-
même, et par l’image de la femme nue, la prostituée Michèle Lebaudy dont le corps est vu par
l’abbé déserteur et le commissaire.
On remarque encore une fois le soin apporté par Thomas aux patronymes de ses
personnages : « Lebaudy » est aussi « Le body », le corps en anglais. Le terme renvoie bien sûr à la
profession du personnage, mais, dans ce roman à l’intrigue policière, le nom de la prostituée est
déjà un indice d’une révélation finale : « la seule relique, c’est le corps vivant »9.
179
Le récit se termine sur cette affirmation qui clôt l’enquête du commissaire : « Le monde a
juste les dimensions d’un corps humain… Voilà la surprise » 1 . L’abbé d’abord, puis le
commissaire, et l’archevêque, se défont de leurs illusions, leurs obsessions — l’abbé qui ne
connaît pas son quartier, qui ne voit pas le monde dans lequel il vit, le commissaire qui nourrit
une obsession pour ses romans et ne voit la réalité qu’à travers son utilisation future dans ses
narrations2, l’archevêque qui sort, sur son lit de mort, du simulacre pour « vivre pour la première
fois » une expérience ancienne 3 — en conséquence de la brusque rupture provoquée par une
« anecdote »4, un fait minime et en marge, mais qui, comme toute anecdote pour Henri Thomas
« contient presque de l'éternel, il s'agit de saisir les deux dimensions, voilà le problème ».
Ce problème, selon Thomas, ne peut être résolu que par le langage, « qui est la clé »5, mais
ces deux dimensions qui lient le presque rien, l’infime, avec l’éternel, constituent deux aspects de
l’impossible : saisir le rien, saisir l’éternel, saisir leur intrication relève de l’impossible, d’autant
plus qu’ils ne sont « jamais donnés séparément, et jamais confondus » :
Distinguer l’épisode de l’essentiel, ce serait trop simple — c’est distinguer l’essentiel dans
l’épisode, jamais donnés séparément, et jamais confondus, — qui est le travail.6
Le héros de La Nuit de Londres fait lui aussi, lors de son errance nocturne, l’apprentissage
de cette réduction à l’impossible qui jouxte le néant ; il avoue toucher les « limites » de la nuit « de
tous les côtés », une limite qui n’est pas « rassurante », puisqu’elle réside dans une impossibilité :
« elle n’était rien, elle n’était personne — mais elle nous enfermait tous en elle ». « Nous n’étions
rien, puisqu’elle n’était rien »7, conclut le personnage qui ne peut qu’admettre un impossible, à
défaut de le comprendre.
Le rien, qui définit le manque et l’absence laissé par le fond de la vie dans l’existence,
fonctionne comme indice textuel d’un vide aussi important que ce qu’il recouvre. Le narrateur,
dans La Dernière année, ne dit pas autre chose lorsqu’il s’exprime ainsi, après une distraction qui a
fait s’approcher Lucien du fond de sa vie : « mais qu’est-ce qu’il avait rêvé, qui venait de ficher le
camp ? Il ne retrouvait rien, quelque chose n’était plus là, mais cela n’était pas un rêve »8.
180
Lucien ne « retrouve rien », mais il cherche, et cette quête peut être rapprochée de la
recherche poétique définie par Thomas comme « ressurgissant de rien si elle resurgit »1, alors que
« la poésie ne change rien à rien »2, et que le poète, face à l’abîme de la réalité qui le convoque, la
nature qui « se présente à l’état de hantise inachevée, d’appels n’arrivant pas jusqu’au centre »,
doit répondre à cet impératif : « alors marche, nage, n’interroge rien »3.
Pour Thomas « un poème ne détruit rien, ne modifie rien ; il montre seulement ce qui
4
est » , ce par quoi nous pouvons rapprocher cette pensée de la poésie et de l’impossible avec celle
de Georges Bataille, qui écrit dans L’Impossible5 que « la poésie n’est pas une connaissance de soi-
même, encore moins l’expérience d’un lointain possible […] mais la simple évocation par les
mots de possibilités inaccessibles »6. L’important, pour Thomas comme pour Bataille, consiste à
aller le plus loin possible vers l’impossible. L’inachèvement est au principe même de l’impossible ;
et la poésie, dont le mouvement amène du connu vers l’inconnu, est mouvement vers
l’impossible qui ne peut aboutir puisque la poésie ne modifie rien : « la poésie n’accomplit rien,
elle ne peut que tracer avec ses propres moyens des voies qui ne conduisent nulle part »7. La
poésie participe de l’impossible en ce sens que l’impossible est conçu comme trajectoire vers
l’inconnu et ce que Bataille nomme dans l’Expérience intérieure « l’extrême du possible ».
L’expérience des personnages de Thomas, dans les romans des années cinquante à soixante-dix,
les amène bien dans un mouvement extrême (dans le dénuement, la dépossession) du connu vers
l’inconnu, vers les frontières du possible pour toucher à l’impossible, qui jouxte toujours la poésie
et l’expérience poétique telle que les définit l’écrivain.
Le « fond de la vie », ou « fond de la mer », et son pendant négatif, rien, désignent tous
deux l’impossible par les seuls moyens laissés à l’écrivain du fait de sa nature même : l’image
poétique ou le négatif, l’absence pour exprimer la présence qui ne se laisse pas dire, ni voir.
En même temps, le passage par l’absence, la réduction au rien, prennent part du processus
de dépossession entendu comme libération des phantasmes et obsessions qui recouvrent, cachent
l’abîme désignés par le fond, le rien, deux appellations d’un impossible.
l’impossible est-il le nom ? », de Joëlle de Sermet, dans Apories, paradoxes et autocontradictions, La littérature et l’impossible,
op. cit., p.155
7 Joëlle de Sermet, « De quoi l’impossible est-il le nom ? », op. cit., p.155
181
Il semblerait qu’un passage par l’absence soit indispensable pour atteindre une forme de
connaissance de la réalité, indissociable d’une vision et d’une perception plus immédiate. Cette
connaissance n’est pas le savoir acquis des professeurs, illusions supplémentaires pour Henri
Thomas, elle s’atteint par l’expérience de l’absence, la dépossession de tout savoir préalable, elle
est elle aussi un impossible.
Le « fond de la vie », le rien, ne peuvent se voir ou se dire sans une vision autre, une parole
autre. La dépossession doit atteindre les obsessions et phantasmes des personnages pour leur
permettre de percevoir une réalité plus entière, plus authentique. La dépossession est perte,
processus de réduction à un rien qui s’annule devant l’absence totale, la mort ; elle est,
foncièrement, impossible à poursuivre jusqu’à son terme.
182
Chapitre IV
Impossibles visions
183
4.1) L’infirmité
Un aveugle peut avoir des idées claires, mais celui dont la vue se
trouble ? Difficilement si je m’en crois.1
La vision empêchée prend part de la réflexion plus vaste que Thomas développe dans ses
différents textes, qui interroge la possibilité — et l’impossibilité — d’une perception libre, et nous
l’avons déjà évoquée à ce titre. Il nous semble important d’accorder une attention particulière à
cette thématique centrale dans l’œuvre de Thomas, qui réunit en elle de nombreux enjeux. Nous
avons déjà mis en avant l’importance du regard qui définit les personnages et leurs relations :
voyeurs, témoins, veilleurs, regardants, regardés, malveillants ou malvoyants fondent la structure
narrative des romans et nouvelles, et l’intrigue se déploie souvent autour d’une vision centrale et
énigmatique que le récit ne cesse d’interroger. La vision empêchée dessine en creux l’idéal
poétique d’un regard au-delà du possible, de la voyance qui apparaît à la fois comme au faîte de
l’impossible et de la dépossession. Cette vision se pose comme nécessité et aboutissement d’un
processus qui vise essentiellement à affirmer une présence au monde sans filtre : « Personne entre
le monde et moi, personne pour fausser mes mouvements ! »2. Dans les textes, le motif de la
vision prend alors en charge une représentation de l’impossible conçu comme perception libre du
monde, et moyen d’accès à une réalité qui quitterait le domaine de l’invisible pour celui du visible,
la vision se faisant en ce cas sacrilège et subversive.
Commençons par une anecdote (mais dans laquelle, comme l’a écrit Thomas, il faut voir
de l’essentiel). Dans une lettre à Maxime Caron écrite en mai 1956, Georges Perros évoque Henri
Thomas en ces termes :
Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il ressemble tout à fait à ce qu’il écrit, on a l’impression
qu’il est aveugle, et ses mots viennent de loin.3
Cette constatation, qui résonne curieusement avec la thématique de la vision autre telle
que Thomas la développe dans ses textes, est confirmée par l’écrivain lui-même, dans une lettre à
Armen Lubin datée du 26 octobre 1949 : « C’est vrai : je ne sais pas voir, écrit-il, j’ai une autre
façon de ressentir les êtres, comme si ce qui me touchait était derrière l’apparence, dans l’invisible
1 « Carnet », août 1960, dans le numéro spécial de la revue Sud consacré à Henri Thomas, Vous ne m’aurez pas, hors-
série 1991 (Cahors, 3ème trimestres 1991), p.9
2 Sous le lien du temps, « Thème de Londres », op. cit., p.54
3 Lettre citée par Gérard Le Gouic dans la préface de son livre Atlantiquement vôtre, qui réunit les lettres que Thomas
lui a envoyées au cours de leur longue amitié, éditions des Montagnes noires, Collection « Correspondances »,
Gourin (Morbihan), janvier 2013, p.13
184
des sentiments »1. Thomas évoque ici une perception qui passerait outre « l’apparence », pour
ressentir une part « invisible » à l’œil.
Cette idée d’une vision trompeuse, qu’il s’agit de détourner pour atteindre un invisible,
d’un paradoxe inséparable de l’existence humaine, est présente dans de nombreuses lettres et
carnets de Thomas. En témoigne cette note des « carnets américains », datée du 2 juin 1959 :
L’homme n’est pas dans son corps, et n’est pas non plus ailleurs : il est dans « le monde »,
et en même temps il n’y est pas. Je ne suis pas ce que je vois, je ne suis pas où je vois, —
mais réduit à ce que je suis, où je suis (sans le monde, sans mes pensées qui viennent du
monde), à quoi suis-je réduit ?2
Thomas constate une scission entre l’homme et le monde, entre ce qu’il voit et ce qu’il
est, scission paradoxale qui est aveu d’une méconnaissance primordiale de son rapport au monde.
L’homme n’est pas « réduit » à sa vision, à son existence, mais à un « être » qui échappe à toute
saisie. Le processus de réduction mis en œuvre par Thomas s’attache donc à détacher de l’être
l’image du corps et du monde, que l’homme construit à partir d’une vision faussée, processus qui
ne peut qu’être rapproché de celui de la dépossession. La vision doit donc être abordée avec
méfiance lorsqu’il s’agit de la vision commune des hommes, vision réductrice et fallacieuse :
Presque tout se passe en dehors de notre champ de vision, derrière nous, sans intention
de nous assommer, comme sans dévier les coups, qui sont tous normaux, et même
« normatifs ». Sans détourner, non plus, les forces qui nous « portent ».3
Dans ce contexte, les personnages infirmes, aveugles, fort nombreux dans les textes, sont
sans doute ceux qui voient mieux et vraiment, comme l’ont justement remarqué Pierre Lecoeur,
qui évoque dans sa thèse la figure de l’aède, l’aveugle qui voit plus loin, et Pierre Vilar4. Henri
Thomas a d’ailleurs théorisé ce paradoxe dans son essai sur Tristan Corbière, lorsqu’il fait état de
la surdité du poète5. Il est impossible de savoir si l’auteur de « Rhapsodie du sourd » (Les Amours
jaunes, Paris, Glady frères, 1873) était réellement atteint de surdité ou s’il en fait un usage littéraire
et symbolique, lui qui évoque souvent les infirmes et exclus pour traduire sa propre marginalité.
y développe la figure de l’aveugle dans les récits thomasiens. Pour lui, si l’aveugle est thématisé comme voyant dans
le texte, l’origine du récit peut se trouver dans une forme de cécité, d’égarement qu’il relie à la tradition littéraire
homérique et aux figures mythiques du destin. Pierre Vilar évoque quant à lui les nombreux aveugles du roman Le
Promontoire dans son article déjà cité « Sur un récit de veille : le promontoire du secret ».
5 Les données biographiques existantes sur le poète breton sont très rares. Les « carences du document » ont
largement contribué à construire « une imagerie et un mythe » autour du poète méconnu que Verlaine classe, avec
Mallarmé et Rimbaud, dans les « poètes maudits ». Henri Scepi, « Une biographie de Tristan Corbière “à la limite de
l'art” », Critique 10/ 2012 (n° 785), pp.907-910, à propos de la très belle biographie de Jean-Luc Steinmetz, Tristan
Corbière « Une vie à-peu-près » Paris, Fayard, 2011, qui rend d’ailleurs hommage au travail d’Henri Thomas.
185
Dans son essai Tristan le dépossédé, Thomas prend le parti interprétatif, peu suivi, d’une
surdité effective du poète. Thomas y évoque « l’apaisement », « la torpeur où se réfugient de
préférence les infirmes, sourds, aveugles et ces hospitalisés “cherchant le soleil rare et remuant les
lèvres”, du poème de Baudelaire »1. Il confronte ensuite deux types d’infirmité, de surdité. Thomas
décrit d’une part celle de l’homme commun, de celui qui pense être éveillé au monde alors qu’il
lui est hermétique, l’autre qui s’oppose au dépossédé. C’est la surdité « du RUMINANT endormi,
que l’on peut dire psychique en ce sens qu’elle ne résulte pas d’un défaut de “l’organe” […], mais
de l’insensibilité épaisse, adipeuse, du vivant obturé de toutes parts par sa propre bêtise »2. Il s’agit
donc d’une infirmité qui n’est pas physique mais relève d’une insensibilité profonde. En
conséquence, celui qui devrait pouvoir voir, entendre, ne voit et n’entend pas. La vision, la
perception de la réalité lui sont impossibles. C’est l’infirmité de John et Paddy Perkins, ménage
qualifié par Dorothy de « fou », « bon » et « aveugle »3.
Il paraît donc que pour Thomas, deux types d’impossible se font face, en parallèle de
deux types d’infirmité. Pour le « ruminant », l’homme commun, l’impossible se définit bien
comme le contraire du possible. Il ne peut pas voir le réel. Pour le dépossédé, le poète, l’impossible
est ce qui excède le possible, ce qui le dépasse, impossible que Thomas tente de cerner dans ses textes.
Dans cette perspective, la vision impossible excède la vision possible, elle est perception du
« presque tout » qui « se passe en dehors de notre champ de vision ». Cette perception est alors,
paradoxalement, parfois plus facile à atteindre pour les infirmes, sourds et aveugles qui ne se font
pas bernés par les illusions vues et entendues, quand le dépossédé doit d’abord s’en défaire. C’est
seulement après s’être délivré de ses illusions que Stéphane Chalier développe une maladie aux
yeux qui nécessite une opération et le prive momentanément de la vue, tout en lui permettant de
voir autre chose. « Il a vu autre chose, avec ses yeux malades, je ne peux pas savoir, mais je lui ai fait
confiance » 4 , explique le narrateur. Les illusions de Stéphane concernaient sa personne, ses
études, son statut et son rapport au Père dont il tentait de suivre la voie, mais aussi Judith en qui
il voyait d’abord la Diotime de Hölderlin. Il lui faut tuer, symboliquement, Diotime, image idéale
et non femme réelle, pour voir vraiment Judith, acte qui s’accomplit lorsque le couple consomme
son union, et qu’il est fait état du « meurtre de Diotime, Diotime renversée dans l’herbe roussie à
la fin de l’été des Rocheuses, devenue la Jument Diotime, et sans aucun effort. Mais c’était
sérieux. Elle ne sera plus jamais Diotime. Quand l’a-t-elle donc été, en vérité ? »5.
186
Ce que voit ensuite Stéphane avec ses yeux malades, ce qu’il sait (« je vois très
suffisamment », dit-il au narrateur qui s’inquiète), ce que son infirmité lui permet de saisir, c’est
qu’entre une poignée de sable et ses enfants, la « distance infinie » est « un abîme qui n’est rien
parce qu’il est infini »1. La « vérité » découverte par Stéphane, qui abolit la différence visuelle
entre une poignée de sable et ses enfants, et révèle l’abîme derrière une image, le lien entre l’infini
et le rien (dont nous avons parlé plus haut), est invisible à l’œil qui voit bien du narrateur. Celui-ci
apprend donc, en suivant Stéphane, à reconnaître la vision impossible :
Tous les détails sont d’une netteté absolue, et ce qui devrait vous alerter un peu, c’est que
l’infirmité de Chalier n’a joué aucun rôle à ce moment-là. Aussi bien moi que lui, sans
avoir les yeux fermés, ce n'étaient pas nos yeux qui nous guidaient.2
D’ailleurs, le narrateur utilise une image signifiante pour évoquer la renaissance nécessaire
après un processus de dépossession complet, celle d’un « œil vidé » dont il leur faut sortir : « Je
vous déclare qu'il nous fallait d'abord sortir du zéro comme… un ver qui sortirait de la boue, d'un
œil vidé »3. Il faudrait donc vider l’œil pour s’affranchir de la vision impossible, afin de s’orienter
vers une vision qui excède le possible, et d’accéder à « la vérité sur la terre, en cet endroit d’une île
appelée Hag »4.
L’infirmité est associée chez Thomas à une liberté de perception retrouvée, à une
sensibilité qui peut passer outre l’impossible.
Dans Tristan le dépossédé, Henri Thomas décrit l’univers du poète devenu sourd comme un
« monde […] prodigieusement animé, par l’insidieuse montée des images ou par leur apparition ».
Le poète est « éveillé » dans ce monde fermé aux « ruminants » qui « dorment l’un sur l’autre »
« aux portes du labyrinthe », unifiés par « leur sueur »5. L’infirmité est clairement associée à la
dépossession. Elle en est la représentation physique dans les romans, ou même les poèmes. Ainsi,
le « boiteux des nuits pourries » du poème « La patience… »6, poème qui explore singulièrement
la patience rimbaldienne censée amener le poète au « vide pur », boiteux qui revient crier « la
dernière offre de la vie » au poète tenté par « le monde obscur ».
187
Notons par ailleurs l’importance des infirmes dans les récits d’Henri Thomas : l’aveugle
rencontré par Suzanne et Pierre dans Les Déserteurs, figure emblématique du destin qui provoque
leur aventure, la longue hospitalisation de Marc dans Le Poison des images, la nouvelle « Le
deuxième œil » (Histoire de Pierrot et quelques autres) qui relate l’étrange requête d’un vieil homme
borgne au narrateur, d’écrire pour lui une demande de remplacement de son œil de verre, en
allemand1, les nombreux aveugles du Promontoire sur lesquels nous reviendrons…
Les aveugles sont nombreux dans les textes, mais le roman La Dernière année s’attarde
plusieurs fois sur la surdité de Joseph, le frère de Lucien2. Joseph est atteint, depuis une grave
otite lorsqu’il avait quatorze ans, d’une mauvaise audition qui peut même devenir une complète
surdité pendant quelques jours, lorsque ses oreilles « se remett[ent] à suppurer »3. Si Joseph n’est
pas « affligé d’une de ses surdité passagères » 4 lorsqu’il rencontre Lucien dans son lycée la
première fois, l’otite le reprend lors de moments clés du roman. Après le long retard de Lucien au
dîner auquel son frère l’a invité quand il l’a rencontré au lycée, l’oreille de Joseph « bourdonn[e]
au point de ne plus lui laisser saisir sans effort que les paroles de Denise, depuis longtemps
habituée à lui parler d’une voix très haute »5. La surdité de Joseph devient complète après la mort
de sa mère, lors de son enterrement : « cela le mettait plus mal à l’aise qu’à Paris ; on ne parle pas
à voix haute dans les enterrements ; Joseph n’entendait rien » 6 . Ces épisodes de surdité
interviennent donc à l’occasion d’événements décisifs, tant du point de vue narratif que des
émotions du personnages. Ils sont un signe de perte et de rupture avec le monde commun, et
constituent le pendant du silence de Lucien, un silence sans cesse souligné dans le texte.
La surdité et la cécité, chez Thomas, sont la manifestation physique d’un état de
renoncement et de perte qui a trait à la dépossession, et qui permet l’abolition de frontières
perceptives, comme il l’explique dans Tristan le dépossédé :
1 Le vieil homme corse est un ancien prisonnier de guerre de la première guerre mondiale. L’accident qui le prive de
son œil a lieu dans une ferme allemande alors qu’il est prisonnier depuis un an, et les soins médicaux nécessaires sont
pris en charge à Augsbourg. Le narrateur fait part de son incrédulité au vieil homme, ne pensant pas que si
longtemps après, la maison Stiege puisse lui renvoyer un œil de verre, mais celle-ci leur répond dix jours après.
2 Notons aussi le patronyme, ironique, de Sourdier, le camarade de Lucien qui évoque devant lui une « conversion à
188
Lors de son entretien avec Christian Giudicelli, Thomas indique d’ailleurs sa fascination
pour les aveugles, qui relèvent pour lui de « l’introduction de l’autre monde. L’autre monde…
L’autre monde qui est là ! »1.
Or quel est cet autre monde évoqué par Henri Thomas, si ce n’est le monde même dans
lequel évoluent les hommes, et, dans la fiction, ses personnages, mais qu’ils ne peuvent pas voir ?
Ce monde, qui échappe à la perception commune, se révèle parfois au dépossédé, quand ce n’est
pas le langage poétique qui en donne la clé. Rappelons que pour Henri Thomas, « le propre de la
poésie [est] de nous rendre sensible, par un usage exact du langage, l’éloignement infini,
l’éparpillement, mais aussi l’infinie cohésion de toutes choses relativement à nous qui les
nommons. Loin d’offrir une révélation suprasensible, le langage poétique tendrait plutôt à nous
enfermer avec la nature, enfermement qui ressemble à celui du poisson dans l’eau »2. Cet enfermement
dans le monde révélé par la poésie, un monde qui n’est pas au-delà de la réalité sensible, mais
celui dans lequel nous vivons sans le saisir, définit bien l’infirmité telle que Thomas la décrit dans
son essai sur Tristan Corbière, mais aussi la dépossession, lorsqu’elle arrive à son terme : ayant
renoncé à tout, sans le recours des phantasmes, illusions, obsessions, le personnage n’est plus
qu’enfermé dans la réalité. Le langage poétique, essentiellement conçu comme succession de
rythmes et d’images, permet de recouvrer « une première image disparue à notre attention, mais
ressaisie dans une autre plus puissante, plus élémentaire »3. Cette image, disparue aux yeux du
plus grand nombre, n’est pas créée par le langage poétique, mais dévoilée. La puissance que
Thomas attribue au langage poétique explique que dans le cadre de ses fictions où le processus de
dépossession implique une modification de la perception du personnage, il ait besoin de mobiliser
des moyens poétiques, ainsi que nous l’avons évoqué dans le deuxième chapitre. L’image est
disparue « à notre attention » : c’est bien de perception dont il est question ici ; la distraction alliée
à la grande attention qui caractérise les héros thomasiens peut avoir pour conséquence la saisie
d’images de ce type. Les images disparues trouent la réalité perçue, et fondent son infirmité :
Ainsi le langage poétique, comme par écart et rupture, se trouve exprimer l’infirmité même
du réel, et nous donner aussi cette sorte de sécurité dont s’accompagnent les perceptions
exactes.4
De là, il est aussi possible de concevoir les nombreux infirmes qui habitent les textes de
Thomas comme signes de l’infirmité du réel, de l’impossible unité d’une réalité qui échappe à la
perception.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral n°49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.164
2 « Par enchaînement d’images », La Chasse aux trésors, t. I, op. cit., pp.47-48
3 Ibid., p.47
4 Ibid.
189
Les infirmes sont ainsi très présents dans les descriptions de Thomas, dans ses carnets et
ses poèmes, et particulièrement au sujet des îles et notamment de la Corse, et des grandes villes,
deux lieux hantés selon Thomas. Citons les deux jeunes filles qui n’ont « que trois jambes à elles
deux »1 dans une foule devant un cinéma, à Londres, et dont l’infirme est la plus jolie et la plus
souriante, ou le poème « La fumée descend dans la rue », qui décrit une « ville incompréhensible »
en commençant par convoquer une « chanteuse infirme » 2 (Sous le lien du temps, « Thème de
Londres »). Dans le « Thème de la Corse » de ce même recueil, Thomas remarque un danois
manchot et barbu, seul pensionnaire de son auberge, admirable pour son « application à vivre » et
sa « patience »3. Au tableau de ce marginal, fait suite celui de la nature qui l’entoure, et Thomas
réunit ces différents éléments sous le signe d’une attention au visible comme à l’invisible du
monde qui l’entoure :
[…] par-delà les bruits distincts, il y a comme une rumeur aussi indifférenciée sur le noir
de la nuit. L’espèce de bien-être qui me vient d’être attentif à tout cela est un peu de
même nature, il ne se différencie pas, il est d’un seul tenant avec tout ce qui m’entoure,
visible et invisible.4
Un village corse est caractérisé plus loin par la présence de « vieilles en noir » et d’un
« infirme sur son âne », tandis que le patron du seul café est « sourd et presque aveugle », le tout
créant une « impression de mort et d’abandon » dans ce village « suspendu » (entre deux
mondes ?)5.
L’infirmité, dans les textes de Thomas, et quelle qu’en soit la manifestation physique, a
toujours trait à la fois à la perception, et à l’impossible, dont elle est une représentation,
impossible saisie d’une unité, et d’une vérité poétique qui est « vision, vision-clé, en quelque sorte,
rassemblant ou abolissant le temps. Elle est le signe, la preuve et l’épreuve, de l’unité retrouvée »6.
L’écrivain ne peut que tenter des « travaux d’aveugle »7 pour s’approcher de la vision-clé qui est
vérité poétique, cherchant le « miroir de décembre », « oblique, profond / Invisible à celui qui
passe par raison », montrant, dans « l’heure où le miroir s’éclaire », « la rue imaginaire »8.
190
Les récits de Thomas sont souvent des histoires de dévoilement, comme le roman La
Relique, dont tous les personnages font peu à peu l’expérience de la vision qui excède le possible,
prenant conscience que les hommes « ne voient pas ce qui est, et comme il n’y a rien d’autre, ils
sont toujours inquiets, et appellent cela agir : construire, détruire, enquêter, maintenir l’ordre »1.
Le dévoilement est organisé autour de la vision centrale, impossible, de la prostituée nue qui
porte la relique, vue par l’abbé bientôt défroqué, le commissaire ensuite, et transmise à
l’archevêque.
Cette vision excède le possible, dépasse la réalité, comme tente de l’expliquer le
commissaire Didier à l’archevêque :
[…] il y avait là quelque chose qui dépassait la réalité, qui la transcendait ; je ne vois pas
d’autre mot. Le prêtre et la femme étaient en proie à une émotion qu’il me faut bien
qualifier de religieuse, ou de mystique.2
Mais ce n’est pas en me défendant mal que je suis tombé au-dessous de moi-même ce
jour-là (depuis, j’ai remonté). C’est en pensant — l’instinct de famille, le métier ! — qu’il y
avait lieu de me défendre, alors que tout se passait ailleurs qu’entre ce commissaire et cet
archevêque.8
aussi le cambriolage, ensuite, de sa chambre d’hôtel, voisine de celle de Michèle Lebaudy, que le commissaire
surprend l’abbé regarder par le trou de serrure de la chambre, avant de les voir tous deux en extase, avec la relique.
4 La Relique, op. cit., p.70
5 Ibid., pp.139-140
6 Ibid., p.80 et 82
7 Lettre à André Gide du 24 juillet 1939, Choix de lettres, op. cit., p.108
8 La Relique, op. cit., pp.139-140
191
Le dévoilement est un processus complexe, qui opère par ruptures successives, et dont les
rencontres entre le commissaire Oster et l’abbé Dumas, puis, par un jeu de symétrie, celles du
commissaire Didier et de l’archevêque, constituent des étapes décisives. La perception de l’abbé
Dumas et du commissaire Didier est transformée par ces échanges. L’abbé sort « éberlué »1 du
commissariat, pris entre « l’étonnement » et « un vif sentiment de délivrance », quand le
commissaire Didier décrit la « surprise » et la « tranquillité » qui font suite à ses découvertes.
L’abbé est « éberlué », et donc surpris, mais aussi atteint dans son regard, sa vision, la berlue
renvoyant initialement à une lésion de la vue. Le vol de la relique, et la rencontre avec le
commissaire, puis avec Michèle Lebaudy, semblent peu à peu, à travers une véritable obsession
pour l’affaire, le sortir des illusions tout en le plongeant d’abord dans l’incertitude, puis dans une
contemplation silencieuse qui est un muet acquiescement à une réalité impossible, qui excède et
dépasse ce qu’il pensait possible. Le « vrai silence », qu’il « distingue parfaitement du silence des
choses, qui est vide »2, remplace l’agitation et les discussions dans la vie de l’abbé, qui part du
commissariat transformé :
Ce sentiment de dévoilement est vécu, plus tard, par le commissaire Didier, lorsqu’il sort
de sa rencontre avec l’archevêque :
Cette porte, noire et lisse comme la paroi d'un coffre, le commissaire Didier se demanda
si c'était bien la même qu'il avait vue en entrant. La même évidemment, et une autre. Le
même monde, et un autre monde : qu'est-ce qui s'est passé entre les deux ?4
Visions empêchées et impossibles, soit parce qu’elles sont le fait des « ruminants » qui ne
peuvent pas voir, soit parce qu’elles excèdent le possible et « dépassent la réalité » des
personnages, cécité ou surdité comme figurations d’un impossible qui échappe à toute
représentation directe, dessinent bien un « entrelacs de thèmes » associé à une tentative de saisie
d’un impossible qui est étroitement lié, chez Thomas, à la problématique d’une perception, et
d’une vision libres.
192
4.2) « Les bains de Diane » : figuration de l’impossible et relecture du mythe
[…] l'œil immobile voit le domaine étranger1
Réellement, il n’en savait rien ; qu’est-ce qu’il avait vu ?2
Cet article est révélateur de l’influence qu’a pu avoir la pensée de Pierre Klossowski sur
l’œuvre et l’écriture d’Henri Thomas, notamment lors de la période qui nous concerne, et dans
des textes qui explorent la dynamique du « phantasme », et de la vision transgressive.
Les liens entre le mythe de Diane et le roman Le Promontoire ont été mis en avant par
Pierre Vilar, dans son article « Sur un récit de veille : le promontoire du secret »5, où l’auteur
souligne que « le roman tout entier repose sur le noyau central du mythe de Diane et Actéon »,
mettant en jeu le « péril du regard et de l’aveuglement réciproque », l’angoisse de l’aveuglement se
transformant en un aveuglement voulu, souhaité.
Le roman Le Promontoire est un livre qui, à l’instar de beaucoup de récits thomasiens, se
distingue par la simplicité d’une intrigue qui se révèle pourtant d’une complexité surprenante dès
que le lecteur tente d’en saisir plus précisément les mouvements.
193
Un traducteur séjourne dans un village corse, Lormia, avec sa femme et sa fille ; resté seul
après le départ de sa famille, il écrit sur des feuillets le récit que nous lisons, qui se déroule sur une
année (de septembre à septembre), et y décrit son quotidien.
Après avoir porté une « cafetière des morts »1 à une veillée funèbre, le personnage entre
dans un monde étrange et inquiétant, où il ne cesse de sombrer. Il habite finalement seul dans
une masure délabrée, à l’extrémité du village, près du promontoire, se nourrissant de purée de
pois et de vin chaud, et a la sensation croissante d’être « pris »2 à jamais dans ce village. « Encore
boire, boire, regarder, boire »3, résume-t-il ainsi sa situation.
Ecrit en 1961, ce « livre qui creuse un trou par où disparaître »4, selon Henri Thomas, est
hanté par des morts successives, qui s’organisent autour du décès mystérieux d’une jeune fille,
Diane Manero, cinq ans auparavant, menaçant de disparition jusqu’au village dans son entier.5 Le
Promontoire multiplie par ailleurs dans son texte les références au mythe de Diane et Actéon,
mythe qui interroge la capacité de la vision, puisqu’il met en scène l’impossibilité pour l’homme
de voir directement la déesse nue, le sacré. Diane Manero, la « Diane de Lormia » 6 , pour
paraphraser un personnage du roman, est tuée par un pharmacien, « l’Actéon d’Anvers »7, sur une
plage nommée dès la première page, « les bains de Diane ». Diane devenait aveugle, tout comme
sa sœur avant elle, et ne l’acceptait pas. Des pêcheurs et jeunes filles aveugles, qui savent mieux
que les autres, des histoires dont on ne peut déterminer le vrai du faux, un secret entourant une
mort mystérieuse, un village marqué par l’étrange, tout ceci trouble le lecteur qui se demande,
comme le narrateur : « mais qui sait voir ? »8.
À la version du mythe racontée par Ovide dans ses Métamorphoses, il faut dès maintenant
ajouter celle de Pierre Klossowski, telle qu’il la déploie dans son livre Le Bain de Diane. Paru en
1957, cet essai, œuvre littéraire selon Blanchot 9, explore l’énigme de la vision en confrontant
différents chapitres, semblables à des tableaux.
aille comme cela, d'un coup, dans la mer. Tout ça est fini, vidé, comme ce vieil abruti de tout à l'heure. Ce serait le
bon moment, coupé de tout comme maintenant. Il y a un train qui a disparu de cette manière, en Ecosse, sur un
grand pont qui s'est effondré net pendant la nuit [ …] Le cimetière en premier, les maisons, les deux églises… Il y a
longtemps que c'est fini, plus de cinq ans, en fait. » Le Promontoire, op. cit.,p.98.
6 Ibid., p.16.
7 Ibid., p.22. Ajoutons que le premier titre donné au roman, dans la revue Cahiers des Saisons qui en publie les premiers
chapitres (n° 24, 25, 26 et 27, en 1960-1961), était « Le pharmacien d’Anvers », donnant au personnage d’emblée un
rôle significatif dans le roman.
8 Ibid., p.24.
9 Maurice Blanchot, « Le Rire des Dieux », L’Amitié, Paris, Gallimard, 1971, chap. XIX, p.193.
194
Contrairement au mythe traditionnel, le récit présente Actéon comme voulant voir la
Déesse, et la Déesse être vue. Mention est faite de ce livre dès les premières pages du Promontoire,
par le narrateur : « Je venais de lire, dans une revue mensuelle, une curieuse dissertation érotique
et mythologique intitulée précisément : Le bain de Diane… »1
Si le personnage poursuit en évoquant l’ignorance probable du pharmacien de la « fable
d’Actéon », cette remarque avertit dès lors le lecteur qu’il devra prendre en compte deux versions
du mythe : celle, traditionnelle, des auteurs de l’Antiquité, et celle, sulfureuse et radicale, de Pierre
Klossowski.
Commençons par le mythe de Diane et Actéon, tel qu’il est décrit par Ovide dans ses
Métamorphoses. Actéon est puni pour avoir vu la Déesse nue au bain, alors qu’il errait dans les bois
après avoir chassé ; aveuglé par l’eau que lui jette Diane, cependant qu’elle le met au défi de
raconter ce qu’il a vu3, et métamorphosé en cerf (mais pas complètement, car il conserve sa raison
humaine, mais ne peut plus parler), il est tué par ses propres chiens.
Dans Le Promontoire, c’est Diane qui est tuée, alors même que l’auteur place délibérément
son récit sous le signe de la Déesse. Le village, enclavé entre la mer et des montagnes
infranchissables pendant l’hiver qu’y vit le narrateur, est déjà un lieu artémisien, menacé par le
sauvage qui l’entoure, et la mort de Diane le fait basculer.
Selon Jean-Pierre Vernant 4 , Diane est Déesse du passage, de la transformation, de
l’étrange ; sa place est dans les marges, dans l’Eschatia, les extrémités qui bordent la cité. Le
promontoire est un espace privilégié pour la déesse : une variante crétoise du mythe fait se jeter
Diane du haut d’un promontoire, pour échapper aux avances du roi Minos5. Le récit, qui se
déroule de nuit (Diane est associée à la lune, l’altérité qui est aussi la nuit), le village lui-même,
avec son pope et ses noms grecs, font signe vers le monde de Diane.
tu m’as vue sans voile ; si tu le peux, j’y consens. » Ovide, Métamorphoses, Traduction Georges Lafaye, Paris, Belles
Lettres, 2007 pour la 8ème édition.
4 Jean-Pierre Vernant, La Mort dans les yeux. Figures de l’Autre en Grèce ancienne, Hachette, « Textes du XXe siècle »,
Paris, 1986.
5 Pierre Ellinger, Artémis, déesse de tous les dangers, Larousse, Rodesa (Espagne), 2009, p.15.
195
Déesse du monde sauvage, sur tous les plans, Diane veille à ce que les hommes gardent le
bon équilibre entre le sauvage et le civilisé, et punit celui qui outrepasse. Ainsi Actéon, qui est allé
trop loin dans la forêt, mais aussi le roi Saron, qui chassant un cerf, n’a pas su s’arrêter à temps, et
périt noyé dans la mer1.
Cette histoire fait écho avec notre roman, où deux morts noyés sont évoqués : un jeune
garçon au tout début du récit, « une histoire terrible »2 selon le narrateur, mais dont on ne saura
rien, et la femme du narrateur, à la toute fin, qui « a voulu nager trop loin »3, sans prendre garde
au ressac qui entoure le promontoire. La jeune Diane, au contraire, est caractérisée par son
aisance dans l’élément marin : « Le berger, qui ne sait pas nager, dit qu’il l’a vue une fois nager
jusqu’au rocher isolé qui est bien à cinq cents mètres de l’endroit d’où elle était partie, et qu’elle
en est revenue sans s’être reposée sur le rocher »4.
Dans un entretien avec Christian Giudicelli datant de 1975, Henri Thomas évoque la
découverte de la Corse et l’écriture de ce roman. Il dit avoir été frappé par la fréquence des
noyades dans le village où il logeait, la présence de nombreux aveugles, et la permanence « des
vestiges d’une très ancienne présence de la mort », quelque chose d’« aussi vieux que les
Etrusques », qui ne correspond ni au christianisme ni aux mythes latins5.
Or, Diane est bien une « persistance » de mythes bien plus anciens, déesse étrange aussi
car étrangère à l’univers romain, importée de l’Orient. Les « romans corses » de Thomas sont
marqués par cette présence ancienne, étrangère ; le village des Déserteurs présente les débris d’une
tour génoise, sur son promontoire, détruite par « les barbaresques », et Pierre y découvre des
« débris de poterie peinte », reliquats de ce passé toujours sensible6.
196
Après la mort de Diane de Lormia, l’intégrité du village est menacée. Il est déchiré par des
débats qui oppose les étrangers (le pharmacien, ses amis 1 , le narrateur, la famille Manero 2 ,
« gitanes d’origine espagnole » 3 ), et les familles originaires du village, représentées par le curé
Subrini, curé qui « nourrit une haine profonde envers les filles Manero, les mortes et la vivante »,
à qui s’oppose un pope, célébrant les rites orthodoxes grecs, né en Corrèze, s’étant formé en
Turquie, et dont la bibliothèque est « grecque, latine, anglaise »4.
Le curé refuse un enterrement religieux à Diane, car sa sœur, Justine, a annoncé qu’elle
s’était suicidée, avant de se rétracter, mais trop tard. Justine tombe malade après cet événement,
et s’enferme dans son silence, jusqu’à l’arrivée du narrateur et la révélation de sa tumeur, bientôt
suivie de sa mort : « durant la nuit, elle avait tout à coup déclaré qu’elle allait mourir, qu’elle avait
une tumeur dans un sein grosse comme un œuf, que sa mère et sa sœur aînée étaient mortes de
cela — bref elle s’était rattrapée de son silence »5. C’est alors que le narrateur sombre vraiment et
porte la « cafetière des morts », intégrant le village et « l’autre monde ». L’aveu de la patronne fait
par ailleurs fuir un illustre écrivain, Gilbert Delorme, à qui il comptait demander un travail mieux
payé ; elle hâte sa déchéance et le départ de sa famille.
La mort de Diane est donc une aberration, une transgression encore bien plus grave que
celle de la voir nue. En retournant le mythe, Henri Thomas poursuit une expérience radicale dans
ce village coupé du monde. Cette mort, inenvisageable, fait basculer le village dans l’étrange, et le
narrateur tout particulièrement, gagné par l’ensauvagement : « même physiquement, je sais bien
qu'on ne me reconnaîtrait plus »6.
Dans les faits, « ce qui s’est passé au milieu des rochers ce jour-là, c’est tout simplement
que Rollaer a tué Diane d’un coup de revolver ». Pourtant, le narrateur poursuit par ces mots :
« On ne peut dire que cela, c’est pourquoi on ne dit rien, car en même temps les gens savent que
ce n’est pas la vérité », évoquant un peu loin « ce qu’il y avait d’extraordinaire dans cette
histoire »7. Diane ne supportait plus le manque de liberté lié à son aveuglement progressif, et
aurait donné le revolver au pharmacien pour qu'il la tue, sous les yeux de deux témoins, le pope et
le berger ; le mystère, cependant, demeure, quant à l’extraordinaire en question.
1 Un berger qui vit dans les montagnes, un pêcheur comparé à Priape (p.153), un personnage uniquement nommé
« le Sarde », un conducteur de bus, Thaddei, dont le frère vit en Egypte.
2 Les deux sœurs de Diane, Maria la jeune aveugle, Justine la patronne de l’auberge, son mari Augustin, « pas un
gitan, mais étranger aussi, homme de Villefranche », Le Promontoire, op. cit., p.157.
3 Ibid.
4 Ibid., p.10
5 Le Promontoire, op. cit., p.28 ; face à la réaction virulente d’une partie du village à l’annonce du suicide Diane : « Elle
a fini par crier que c’était peut-être un accident, ensuite elle est tombée malade. », Ibid., p.149.
6 Ibid., p.135.
7 Ibid., p.145.
197
Dans son texte, Pierre Klossowski insiste sur plusieurs caractéristiques propres à Diane, et
avant tout son goût du spectacle, ses théophanies régulières qui sont liées à son désir de ressentir
ce que son impassibilité lui interdit. Elle y parvient par le désir et l’imagination d’Actéon qui se
reflètent en elle, et ce grâce à un démon, intermédiaire des hommes et des dieux. Or, le mot
démon est bien employé par le narrateur du Promontoire, pour évoquer la mort de Diane, puisqu’il
fait état de « Rollaer possédé par le démon en même temps que Diane » :
Je comprends ce que le pope a vu, et pourquoi il s’est signé. Le diable, un acte qui était
directement l’œuvre du Malin, et Rollaer possédé par le démon en même temps que
Diane. Ce n’est pas Rollaer qui a tué Diane d’un coup de revolver, c’est le diable par la
main de Rollaer qui fermait les yeux — le berger a vu les yeux, de l’endroit où il était, le
pope, non.1
La jeune aveugle, de son vivant, se baignait quotidiennement dans la mer, avec l’aide du
pharmacien pour la guider. Comme dans la version de Klossowski, les personnages sont à la fois
tous deux responsables (Actéon a désiré voir la déesse, et la déesse être vue ; le pharmacien a tiré
sur Diane, mais à sa demande), et extérieurs à ce qui se passe vraiment. Diane de Lormia, comme
celle de Klossowski, cultive le désir et l’ambiguïté, en se baignant nue tout en se voulant
inaccessible, en revendiquant une liberté pour elle seule toute en refusant l’ambition des hommes.
Tout le Promontoire, roman « hanté vraiment par la disparition »2, est habité par la présence
de Diane, dans son absence. Des échos de disputes, des sous-entendus, des dénis volontaires,
réactualisent les apparitions de Diane à ses bains, de son vivant, sur une plage fréquentée. « Je ne
me souviens pas, je suis comme le curé » 3, dit ainsi Rollaer au pope qui lui demande confirmation
de ce qu’il a lui-même vu cinq ans avant. L’érotisme provoquant de ces scènes, Diane courant
nue au bord de la mer, ivre de liberté retrouvée, ne faisant qu’une avec ce qui l’entoure, le goût du
spectacle qu’elles supposent, le phantasme qu’elles suscitent, rapprochent cette Diane de la déesse
de Klossowski.
Le regard du pharmacien, où son corps qu’elle ne peut plus voir se reflète, lui permet
« d’expérimenter les émotions que son principe exclut »4. Diane, spectatrice de ses aventures, se
tue devant témoins, nue, plongeant le village dans l’espace absolu du mythe et sa temporalité
circulaire, et préservant ainsi son caractère unique, son exception qui s’étend au village entier.
198
Selon Henri Thomas, le thème obsessionnel de Klossowski est que « le monde du
quotidien, la vie, en effet, sont nécessairement “contraires à la cohérence intrinsèque de la pensée” »1. La
pensée, par un acte fondateur, « se désigne elle-même par un signe », un « signe unique, valant pour tout ce
qui a lieu dans le monde », qui est le prénom Roberte pour Henri Thomas, dans le roman Roberte, ce
soir, et donc Diane dans le livre qui nous occupe. Mais « accepter la contrainte que la pensée exerce par la
cohérence est un signe unique… c’est renoncer à vivre dans le monde constitué par l’incohérence qu’y fait régner le
code des signes quotidiens… c’est accepter la folie ». Le seul moyen d’échapper à la folie, de faire
demeurer le signe unique au-delà de sa contradiction avec les signes quotidiens, revient à le
divulguer, à le jeter parmi les signes du code quotidien, à livrer Roberte aux hommes, Diane à
Actéon, le corps de Diane et son histoire aux habitants de Lormia2.
L’auteur du Bain de Diane insiste aussi sur l’importance de Callisto, cette jeune nymphe
séduite par Zeus ayant pris l’apparence de Diane pour rétablir un équilibre rompu par la chasteté
de Diane : Diane revendiquait par ce fait la divinité pour elle seule en l’associant à l’intégrité
physique, alors que les douze Dieux sont d’essence commune.
Or, Justine, patronne de l’auberge « Caliste », tombe malade après le décès de sa sœur, et
sa mort rétablit un équilibre rompu en permettant au pope de consacrer la tombe de Diane. Le
narrateur ajoute alors : « les larmes du mari de Justine ont brillé au soleil couchant, et à ce
moment-là, […] j’ai eu la sensation que c’était fini, le froid extraordinaire, la neige sur la plage,
l’isolement du village »3. Le temps reprend ses droits, après un long hiver qui est vécu comme en
marge de la réalité par le narrateur.
La Diane de Lormia a donc de nombreux points communs avec la déesse : chaste et
provocante par ses bains, refusant le passage à l’âge adulte, à la vie maritale, demeurant dans les
marges, fascinante et étrange, elle confronte les hommes à la mort, tout comme la déesse, qui est
double à plus d’un titre.
1 « Pierre Klossowski, nouveau Candaule ? », La Chasse aux trésors, t. II, op. cit., p.175. Les mots soulignés par Henri
Thomas sont issus d’un texte de Klossowski publié dans la revue L’Arc, N°43, 1970, « Protase et apodose ».
2 Dans le cas contraire, la standardisation des objets du désir créée par la société mercantile constituerait une
« perversion ». Ce thème est développé par Henri Thomas dans son livre Le Poison des images.
3 Le Promontoire, op.cit., p.125
199
Elle était nue, Diane Manero1 : quand l’impossible, c’est dire et voir
En d’autres parts, la vision est associée à une peur, qui alterne avec une étrange tranquillité : celle de ne plus jamais
revoir sa famille : « Ce qui m'inquiète, c'est de constater que la nuit dernière j'ai admis à un moment donné que, non,
que c'était fini, que je ne les reverrais plus, que j'étais parti pour autre chose, ma grande cafetière blanche dans les
bras pour me tenir chaud. » Ibid., p.83, 103.
200
Cette « vision folle » 1 qui ne peut se voir ni se dire, proche du rêve, révèle un temps
imaginaire de la vision où le réel se saisirait au-delà du langage2. Or, plus on veut se passer du
discours pour aborder le réel sans médiation, plus on se retrouve dans l’imaginaire, comme tout le
village de Lormia semble être pris. Pour le narrateur, la « joie de l’imaginaire » est le seul moyen
de se détourner d’une « préoccupation profonde », qui est leur « vérité »3.
Maurice Blanchot, dans son article « Le Rire des Dieux »5, évoque les « étranges tableaux
imaginaires » qui composent Le Bain de Diane de Pierre Klossowski, « scènes qui sont comme
arrêtées dans leur immobilité visibles », qui « constituent les moments essentiels d’une intrigue
obéissant à un jeu nécessaire de multiplication »6. Ces « tableaux imaginaires » jouent « le rôle de
l’inimaginable », trompent la vue et le lecteur en se faisant passer pour une vision directe, sans
médiation, du réel, alors qu’ils sont « retirés de l’immédiat qui est leur lieu pour être introduits
dans celui d’une réflexion où tout se suspend et s’arrête comme au seuil même de la vision, puis
se réfléchit, c’est-à-dire se dédouble, se dissout, jusqu’à se retirer dans la pure invisibilité
abstraite »7. Henri Thomas fait usage de ce procédé dans ses romans ; ces « tableaux imaginaires »
qui se réfléchissent et se répondent, rendent sensible « l’inimaginable » et donc l’impossible,
renvoient bien au rôle de « l’immobile » dans les récits thomasiens, tels que nous l’avons déjà
décrit. Les tableaux sont très présents dans Le Promontoire, jusqu’après l’enterrement de Justine et
l’apprentissage par le héros d’une autre manière de voir.
Au début du roman, le personnage principal découvre et décrit Rollaer qui pose aux
« bains de Diane », adossé à un rocher bas, jambes nues8, « entre le torrent et les rochers »9. Cette
scène figée est capitale pour le narrateur, puisque Rollaer laisse échapper « un de ces secrets qui
profitent d'un instant de langage ouvert pour surgir dans une sorte de lointain »10, c’est-à-dire
l’existence des « bains de Diane », et donc de Diane elle-même. Ce tableau est sans cesse repris
dans le texte : le narrateur y pense11, réfléchit la scène, la voit dans d’autres1.
201
Il emprisonne le narrateur qui y projette des visions fantasmées : « Moi j’étais déjà pris, je
crois que c’est depuis le jour où ma fille s’est jetée dans les bras de Rollaer, sur la plage, du côté
des rochers »2. La description de Maria, la jeune sœur aveugle de Diane, « immobile », « le visage
exposé à la lumière »3, « blanc comme s’il était pétri dans de la mie de pain », les yeux « beaux,
comme des yeux peints, puisqu’ils sont morts »4, est un autre exemple de tableau imaginaire, celui
d’un possible de Diane, si elle avait vécu et accepté son aveuglement.
Ces tableaux représentent des fantasmes, des images désirées, qui ne sont qu’apparences.
Or, Diane nue est le fantasme absolu, dans le mythe comme dans le roman, et ce fantasme
empoisonne le village, rendant la question de la responsabilité de chacun largement secondaire,
comme le comprend le narrateur. Dans un autre roman qui place la vision inimaginable au cœur
du récit, La Relique, le tableau de Michèle Lebaudy avec la relique occupe une place très
importante dans la narration, représentant bien l’impossible et se refusant à toute transmission
directe, malgré les efforts de l’abbé Dumas, puis du commissaire Didier, d’expliquer ce qu’ils ont
vu.
La découverte de cette image fantasmatique est, de fait, placée elle aussi sous le signe
d’Artémis. La narration emprunte directement des éléments propres au mythe de Diane pour
décrire la découverte de l’abbé :
Aux confins du silence, le temps passe, les sentiers vénérables s’effacent. Il y a une orée à
cette grande forêt — une voix qui murmure tu ne sais où — la porte qui cède à peine
touchée — les haillons d’ombre autour de cette couche. Une nuit, Jean-Paul Dumas,
ayant longtemps erré […], a poussé cette porte après plusieurs autres […], béante sur le
corps étendu là sous la lumière sale de l’ampoule qui pend à un fil et se balance aux chocs
de la nuit. Le silence était là, derrière cette porte qui ne défend rien.5
1 Ainsi, quand Rollaer est adossé à son lit, dans sa chambre, pendant la veillée, ou lorsqu’il s’imagine les bains que
prenait Diane (Ibid., pp. 79 et 136)
2 Ibid., p.123
3 Ibid., p.65
4 Ibid., p.123
5 La Relique, op. cit., p.44
6 Ibid., pp.45, 46
202
La vision rejoint celle du commissaire Didier, qui tente d’expliquer l’inimaginable à
l’archevêque, de décrire l’abbé et la prostituée tels qu’il les a observés, figés dans une extase sans
nom : « Les larmes… Le visage du prêtre en était inondé, plus encore que celui de la femme. Je
les voyais briller sous la lampe — une ampoule nue au bout d’un fil »1. On remarque que pour
l’abbé comme pour le commissaire, la description directe est impossible : ils notent tous deux le
détail de l’ampoule nue au bout du fil, mais ne peuvent dépeindre précisément le centre du
tableau. Michèle Lebaudy est « un corps étendu là » pour l’abbé, tandis que le commissaire
n’évoque que les larmes des deux personnages.
Le commissaire a bien saisi le caractère sacré qui confère au tableau son aspect
inimaginable, et intransmissible, tandis que la vision est inévitablement transgressive, sacrilège. Il
évoque les « gestes qui faisaient une espèce de rite », mais dont le « sens [lui] a échappé ». L’abbé
et la prostituée sont tour à tour comparés à des « enfants », des gens « ivres » et des
« somnambules », pour tenter de décrire leur état, qui transcende celui d’êtres humains : « J’avais
sous les yeux deux êtres qui n’étaient pas seulement un homme et une femme. Ils étaient plus que
cela, ou moins que cela, ou l’un et l’autre ». Le commissaire, à défaut de pouvoir expliquer ce qu’il
a vu et ne peut se dire, insiste sur les émotions qu’il ressent devant l’image. Il révèle l’« espèce de
trouble » qui le frappe, qui n’est « pas de la souffrance », mais ressemble à « une émotion,
risquons le mot, métaphysique ». La vision dépasse tout ce qu’il a pu expérimenter avant : « rien
jusqu’ici ne m’a autant frappé et déconcerté ». Devant ce tableau figé, inimaginable, le
commissaire se sent par ailleurs immobiliser par une puissance démoniaque, comme l’abbé avant
lui : « J’étais retenu par une force plus grande… On parle de magie noire… »2
Le même tableau est tout l’objet de la nouvelle « Le vieux docteur » (Histoire de Pierrot et
quelques autres, 1960). Cette nouvelle développe des thèmes artémisiens par excellence : le vieux
docteur a « err[é] » dans la forêt longuement, de nuit, avant de parvenir à l’hôtel où il aperçoit une
touriste dormir nue. Il a traversé l’espace sauvage, « descendu comme un fou dans la forêt ».
Là aussi, la vision est dédoublée par deux voyeurs, le narrateur qui raconte la vision
centrale de la femme nue, et le propriétaire de l’hôtel qu’il aperçoit dans l’entrebâillement de la
porte, dans un jeu de regard similaire à celui qui entoure la mort de Diane ou la découverte de
Michèle Lebaudy.
Le docteur est « absorbé » par la vision transgressive. Sa beauté la situe en dehors de tout
érotisme primaire (« ce n’était pas à proprement parler troublant de la voir ainsi ; c’était beau »).
Actéon veut voir au-delà des apparences, celle de Diane et celle du démon qui la reflète.
Lors de son errance méditative dans le bois sacré, allant à l’encontre de Diane, il vit une série
d’étapes dont la métamorphose en cerf « ne serait alors que le degré ultime, illuminatif, vers lequel
mènerait par différentes étapes mentales — purgative, contemplative — la voie dans laquelle doit
progresser l’ascète artémisien »2. Klossowski poursuit en notant que pour trouver « la vraie source »
où se baigne la déesse, l’ascète doit, dans la « nuit obscure », remonter à la naissance des mots, au
point de départ de la réflexion de Diane. Le récit du narrateur, erratique et plein d’ellipses,
explorant le mystère de la mort de Diane, résonne avec l’errance d’Actéon.
On peut ainsi comprendre sa déchéance : il se défait de sa « fierté »3, de son ego, dans une
forme d’errance méditative et nocturne que l’écriture matérialise, et qui lui permet de ne pas
sombrer totalement. Il s’ensauvage physiquement comme moralement jusqu’à une dépossession
ultime : la mort de sa femme. Sa transformation en « esclave »4, sa « servitude »5, qui font écho à la
« cervitude volontaire » de l’Actéon de Klossowski, perdent leur négativité pour devenir
dépossession positive, seule voie d’accès vers une vision au-delà des apparences. Le héros, dans
cette errance, répond à la proposition absurde mais vraie énoncée par Klossowski : « je devais être
là parce que je ne devais pas être là »6. Sa parole ne peut être alors que transgressive, comme l’est celle
d’Actéon. Le mythe du bain de Diane raconte la transgression d’un interdit. Maurice Blanchot,
dans son article « Le Rire des Dieux », associe la transgression à l’impossible, l’interdit marquant
le point où cesse le pouvoir, et le primat de l’ego sur l’identité :
[…] l’interdit marque le point où cesse le pouvoir (et, en ce point, le primat de l’ego, comme
la logique de l’identité), tandis que la transgression est l’expérience de ce qui échappe au
pouvoir, l’impossible même.7
1 « Le Vieux docteur », Histoire de Pierrot et quelques autres, Paris, Gallimard, 1960, pp.123-158
2 Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op.cit., p.71.
3 Le Promontoire, op.cit., p.91. « Quand est-ce que cela a changé ? Aucun doute, c'est au moment où j'ai pris la cafetière
dans les bras. Qu'est-ce qui s'est passé ? J'ai dû perdre une espèce de fierté », Le Promontoire, op.cit., p.91.
4 Ibid., p.169.
5 Ibid., p.139.
6 Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op.cit., p.69.
7 Maurice Blanchot, « Le rire des dieux », L’Amitié, op. cit., p.201
204
Le narrateur partage donc avec les autres héros thomasiens cette recherche de
l’impossible que l’auteur a souvent indiqué comme la seule chose qui vaille la peine d’être
cherchée1. Au terme de cette errance, l’ascète se fait « voyant »2, terme que l’on peut opposer à
celui de « regardant », mot qu’on a déjà utilisé, et dont Michel Foucault souligne l’équivoque dans
son article « La prose d’Actéon »3 : « Subrepticement et en toute avarice, ce regard qui donne
prélève sa part de délices et confisque en toute souveraineté une face des choses qui ne regarde que
lui »4.
Le regardant, qui utilise ce qu’il voit, garde pour lui le principal, quand le voyant ne fait
plus qu’un avec ce qui l’entoure. L’écrivain Gilbert Delorme semble bien le « regardant » par
excellence, celui qui observe comme on consomme, pour son utilité personnelle (écrire des livres,
des histoires), mais ne s’implique jamais, contrairement au narrateur, qui est celui que les écrivains
ne font qu’imaginer, celui qui éprouve la réalité.
Le processus de transformation à l’œuvre dans le village, qui « prend » le narrateur, est
celui d’une réduction et d’un ensauvagement indispensable pour ne plus être leurré par les
apparences, par le « jeu d’illusions effroyables », « irréfutables logiquement »5, dans lesquelles nous
vivons. Henri Thomas a déjà noté dans ses carnets cette nécessité. Ainsi, en 1960 :
J’ai un tel besoin de sauvagerie, pour le corps et pour l’esprit. Le net souvenir, la vision, la
compréhension de tout ce que j’ai pu connaître, sauvage ou non, ne me sont possibles
que dans le silence de la sauvagerie.6
Dans un autre carnet, il évoque ses « assurances de sauvage, d’artiste réveillé par des
sensations très anciennes subitement découvertes »7. L’ensauvagement prend part d’un processus
de dépossession, de réduction, qui défait l’homme de son ego d’humain.
Alors, l’ensauvagé artémisien peut voir, même s’il n’a qu’une vision réduite de ce qui
l’entoure absolument, comme le narrateur le remarque à la fin du livre :
1 Henri Thomas développe longuement cette idée dans un entretien publié dans Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps
qu’il fait, op. cit., p.270 et ss.
2 Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op.cit., p.14.
3 « La prose d’Actéon », La Nouvelle Revue Française, n° 135, mars 1964 (repris in Dits et écrits. 1954-1988, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2001, vol. I, 21 (1964), p. 326-337
4 « La prose d’Actéon », Dits et écrits, vol.I, op. cit., p.332.
5 « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-1983,
voir l’article de Patrice Bougon : « L’écriture du carnet d’écrivain chez Henri Thomas », RSH n° 266-267, novembre
2002, pp.283-297.
7 La Défeuillée, Cognac, Le Temps qu’il fait, 1994, p.44.
205
Comme tout est abandonné, dans une tranquillité dont je ne peux pas donner idée ! Je
n’ai pas été esclave assez souvent, assez longtemps, c’était peut-être suffisant comme cela,
pour l’essentiel, pour que je vienne me coucher sur les pierres et que j’entende ruisseler,
par le vent, par le sang, par un déchirement d’élytres, — tout cela le cache, j’écoute plus
profond, c’est ici, je ne pourrai jamais m’en aller…1
Mais allons un peu plus loin dans cette analyse, en faisant nôtre le postulat énoncé par
Foucault dans son article « La prose d’Actéon » : la véritable expérience qui se joue dans le mythe
d’Actéon décrit par Klossowski, c’est de réaliser que l’Autre, le démon, c’est le Même,
l’exactement ressemblant : « l’identité de ce Même : à la fois imperceptible décalage et étreinte du
non-dissociable »4. Or, si A = A, lui-même étant égal à A, et ceci indéfiniment, la notion même
d’original se perd, et la vie elle-même est simulacre. Dans l’espace entre A = A, se joue tout le
récit, dans le vertige que cette région propose. La vie, « tableaux vivants »5 pour les hommes, est
simulacre, comme le langage et les hommes eux-mêmes. Cette spécularité interminable est fort
bien exprimée par le narrateur du Parjure, lorsqu’il décrit la fin de son aventure avec Stéphane
Chalier sur l’île de Hag :
[…] je cherchais le rapport entre ce qui nous arrivait et ce qui s’était passé avant — et je
trouvais que c’était la même chose, mais au lieu de me raffermir, je l’ai dit, cette idée me
retirait mes forces. C’était la même chose, oui, la même chose, la même chose, je n’en
sortais pas, le même homme, les yeux malades, et moi le même avec mon idée que j’étais
le même. Le même, et sans rapport, je veux dire : perdu, ayant toujours été perdu. Mais
toujours ce peut-être !6
206
Il semble bien que le narrateur du Promontoire, celui qui voit « ce qui s’est passé […] d’une
autre manière »1 ait saisi peu à peu l’enjeu de cette expérience. Qu’importe alors la responsabilité
individuelle dans la mort de Diane, qu’importe la mort de sa femme, qui est la même que celle de
Diane, refaite interminablement, indéfiniment ? Lui qui dit être « sûr depuis longtemps que
Solange était morte, noyée… » lorsqu’on le lui annonce, « ayant si souvent pensé à la façon dont
ils ont ramené le corps de Diane que c’était comme s’[il] refaisai[t] un trajet connu » 2.
La mort de Diane a précipité le village dans un espace vertigineux, ce qui explique
l’étrangeté du lieu et des hommes (Lormia n’est pas notre monde, ni celui qu’a quitté le narrateur,
mais le même monde). De même le vertige identitaire qui saisit parfois le personnage, puisque
l’autre, c’est le même, s’identifiant un instant à Diane 3 , puis comparant l’élan de sa fille vers
Rollaer à celui de Diane, et allant jusqu’à affirmer : « C'est moi, les sorcières qui n'existent pas »4,
en référence aux sorcières de Macbeth. Affirmer ne pas exister, c’est peut-être alors refuser de
prendre le simulacre pour la réalité, même en sachant que presque tout ce qu’il voit n’est que
simulacre, simulation, dissimulation :
Je serais le seul, moi, à dire que tout cela n'est que l'existence, et qu'elle est figée,
étranglée, que chaque mot qui se dit resserre un nœud, que le pope et le curé, chaque fois
qu'ils disent dieu, sont un peu plus forts pour se réduire, les autres avec eux, à l'état
nécessaire ici, — absolument nécessaire pour que l'existence continue.5
Cette situation a un effet sur le récit : les jeux de miroir incessants, les dédoublements et la
circularité qui caractérisent la temporalité, l’espace et les personnages, sont une conséquence de
l’éternel retour de toute chose. Diane, la déesse du reflet, laisse son empreinte dans le texte. Ainsi,
les personnages se dédoublent à l’infini : la figure de Diane réside aussi dans sa sœur Maria,
l’aveugle et éternelle vierge6, ou dans la jeune fille de seize ans qui s’enfuit avec le Sarde à la fin du
livre. D’ailleurs, le narrateur insiste sur la similitude des sœurs, jouant aussi sur l’autre sens de
Kalliste, « la plus belle », adjectif associé à Artémis, lorsqu’il se demande, devant le visage de
Maria : « Des trois sœurs, c’était peut-être la plus belle ? »7
1 « Je suis le seul à ne pas l’avoir vu, mais je suis le seul maintenant à ne pas pouvoir m’en échapper. Moi je vois ce
qui s'est passé, de la manière qu'ils le savent tous, mais d'une autre manière aussi, et si quelqu'un d'autre le voyait
comme moi, cela changerait peut-être tout ; je ne deviendrais pas malade à force de m’en parler tout seul. Mais
personne. » Le Promontoire, op.cit., p.137.
2 Le Promontoire, op.cit., p.184.
3 Ibid., p.144.
4 Ibid., p.46.
5 Ibid., p.164.
6 « une existence qui se continuerait encore maintenant, les deux aveugles et le beau-frère dans l’hôtel, si Diane avait
207
On peut identifier Actéon au pharmacien, mais aussi au narrateur qui veut voir derrière
les apparences et s’approprie sa parole transgressive ; il est en outre dédoublé par tous les
complices du crime : les deux témoins, Thaddei qui vient chercher le corps de Diane, le Sarde qui
jette le revolver, le pêcheur d’Elbo, comparé à Priape1, qui partage le secret. Le narrateur a quant
à lui une figure de double dans celle de l’écrivain Gilbert Delorme, l’Autre, celui qui réussit, qui
s’est intégré.
Le récit se structure en miroir, avec le retour des mêmes scènes (deux veillées, deux
enterrements, les retours du pharmacien, de Gilbert Delorme…), tout comme le roman La
Relique, qui expose symétriquement la vision de l’abbé Dumas et du commissaire, et leur
conversation ensuite, avec le commissaire Oster pour le premier, et l’archevêque pour le second.
Les personnages, pris dans l’espace et le temps de l’éternel retour, ne peuvent y échapper, comme
le comprend aussi le narrateur, qui dit à propos de Rollaer : « Il n’aime pas ce village, mais il ne
pourra pas s’empêcher de revenir. D’autres enfants auront un élan de passion envers lui, et cela
l’ennuiera » 2 . Lorsque le curé, malade, s’écrie à propos de la mort de Solange, la femme du
narrateur, la prenant pour Diane et refusant d’officier à son enterrement : « Encore cette fille ! J’ai
déclaré que je refusais, demandez au pope ! Pas de croix ! », le narrateur ajoute : « Il confondait
tout ? Je ne sais pas »3.
Si le narrateur reprend constamment son récit, revient sur ses dires, ses formulations
(« Ah non, je fais du roman en ce moment » 4 , écrit-il par exemple avant de rédiger de
nouveau), se méfiant du langage qui véhicule le faux, c’est qu’il sait aussi que le langage peut être
un miroir, un autre simulacre, même s’il est son seul moyen de ne pas sombrer, de se raccrocher à
une réalité :
J’ai conscience de ce qui nous enferme ensemble, et l’autre cercle dans lequel je suis
pris c'est ces mots qui n'arrêtent pas de courir pour imiter ce qui n'est pas directement
saisissable, l'idée que personne n'a tué Diane, et que si personne ne l'a tuée il n'y a pas eu
de mort.5
Il est alors évident que les aveugles, qui ne sont pas trompés par les tableaux et images,
savent mieux.
208
Le simulacre comme expérience : le rire, la poésie
Un hasard, ou peut-être cela vient de très loin : s'éveiller d'accord que c'est comme si
j'avais toujours été là — l'herbe qui poussait là, les rochers là-haut, les gueules des gens,
c'est toujours là avant moi et en même temps et après, et je ne peux que dire cela. Le
mouvement et rien qui bouge…7
cimetière s’affale par terre à cause de la neige (p.109), et le Sarde, lorsqu’il part en chantant l’histoire dans son
dialecte, et que le narrateur lui annonce son départ proche, rit aussi (p.115). Quand le berger, si silencieux, se met à
parler, c’est pour parler de Diane, et le rire accompagne ses paroles (p.134).
4 Ibid., p.73.
5 Ibid., p.99.
6 Sous le lien du temps, op. cit., p.102.
7 Le Promontoire, op.cit., p.156.
209
A la fin du livre, la grande tranquillité que le personnage ressent, l’accord avec le monde
dans lequel il se trouve, se traduit cette vision enchantée :
Maintenant j’écoute ce qui est autour de moi, tout près de moi ; je vois aussi tout près de
moi des scintillations qui changent, ce sont les facettes de tout petits cristaux qui
réfléchissent brusquement le soleil, ou bien c’est que j’ai un peu bougé, parce que je reste
là longtemps, quelque fois tout l’après-midi.1
La singularité d’Henri Thomas s’affiche ici fortement. S’il emprunte au Bain de Diane de
Klossowski, à ses contemporains, une forme de spéculation interminable, il tente toutefois
toujours d’atteindre un centre par les marges, et fait sortir le village de Lormia et son narrateur du
jeu de miroirs, de l’errance infinie, par une voie singulière et poétique. Une référence à Rimbaud,
même légère, oriente le lecteur averti vers cette voie. L’emploi répété du mot « ronces » par le
narrateur renvoie au vers du poète : « Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs
tètent Diane » 2 . Les témoins de la mort de Diane se cachent en effet derrière des « ronces
épaisses », l’histoire elle-même est comparée à une ronce qui lie le village et « que personne n’a
intérêt à arracher », et les ronces sont aussi ce qui emprisonne le narrateur, ronces dont il ne se
« dépêtre pas »3.
La fin du roman oriente l’errance contemplative du narrateur vers une issue positive et
poétique, tout en faisant écho à certains de ses poèmes. L’expérience de sortie du simulacre, de
dévoilement, les pertes mais aussi le surcroît de beauté qui lui sont liées, font signe vers le poème
« Un ciel » (Nul Désordre) que nous avons évoqué dans le deuxième chapitre de ce travail.
Le mythe du bain de Diane éclaire bien des aspects du Promontoire, même si de multiples
interprétations de ce texte complexe demeurent possibles. L’expérience du narrateur peut se
comprendre comme une tentative de sortie du simulacre, par l’entremise d’un dépouillement
extrême recommandé par Klossowski car condition d’un retour à un état primitif, à une
conscience dépersonnalisée et à une entière réceptivité.
Atteignant une forme de joyeuse tranquillité, réceptif à ce qui l’entoure directement
jusqu’à ne faire qu’un avec, le narrateur conquiert une singularité qui n’est plus la fierté du début
du livre. Si une perception totale du réel lui demeure impossible, il parvient à un rapport plus
authentique avec ce qui l’entoure.
210
Il entre en contact avec « l’autre monde », celui que « ceux qui existent » ne voient pas, au
prix du sacrifice de tout ce qu’il était et possédait auparavant, et avec l’aide d’une écriture de plus
en plus poétique : pour Henri Thomas, la poésie obéit à une nécessité, et l’écriture « qui émerge
de tout l’être » découvre « la vie totale »1.
Sortant du simulacre pour trouver sa propre voie, poétique, le narrateur affirme sa non-
existence, résultat de sa dépossession, comme un refus d’être dupe de l’éternel retour de toute
chose :
Et qu'est-ce que c'est, ne pas exister ? Les mots par exemple qui me viennent maintenant
pour le dire, ils me viennent comme l'arbre que je vois, comme tout ce qui m’est arrivé
toujours, et comme la mort est arrivée à Diane, ni par elle, ni par lui : je n'existe pas parce
qu'il y a autre chose, et encore autre chose, et c'est le cercle qui existe […]. Comme si je
me réveillais toujours.2
Le héros du Promontoire accède, au terme de son expérience, à une connaissance qui est
éveil, sans cesse renouvelé, devant l’inconnu. Thomas est habité par l’idée d’une vérité cachée par
le simulacre de l’éternel retour. Selon lui, « tout […] mène à un point de l’esprit, toujours le même
à nouveau. Plus ou moins de ressaisissements, plus ou moins de ressources (l’image, l’antivécu),
mais LE MEME, qui est, sur un plan supérieur, L’UNIQUE » 3 . Derrière l’autre, le héros
dépossédé découvre la spécularité du même ; s’il parvient au terme de son expérience, il peut
accéder à l’unique qui s’y cache.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, Printemps-Eté 2005, op. cit., p.165
2 Le Promontoire, op.cit., p.154.
3 Le Migrateur, op. cit., p.158
211
4.3) Diane au bain : le mythe de Diane et la vision sacrilège
Périls, périls partout — c’est-à-dire sens, intérêt profond partout —
quelque chose donc est en péril ? Il y a donc un point d’où je vois,
— un point où je suis.1
Le mythe de Diane est centré sur la vision sacrilège de la femme nue qui se baigne ; nous
l’avons évoqué, cette image est récurrente dans les textes de Thomas, et a souvent pour fonction
de donner une représentation narrative à l’impossible. L’écrivain multiplie dans ses textes les
déclinaisons de figures artémisiennes, femmes nues et femmes au bain, offrant toujours aux
personnages qui les surprennent des tableaux saisissants.
Dans le roman Les Déserteurs, Suzanne se baigne nue dans la mer, pour le plus grand plaisir
du voyeur Zevaco ; elle s’expose nue dans sa chambre d’hôtel, à Bordeaux et en Corse. Suzanne,
« fil caché » de l’aventure qui nous est narrée, est surprise par Pierre, qui la voit, entre rêve et
éveil, « dans la clarté de la nuit, devant la fenêtre, […] immobile et nue »2, tout comme Praince
l’aperçoit de la rue « debout sur le balcon, […] immobile et nue » 3 . Praince, troublé par
l’apparition, interpelle Suzanne en l’appelant par le prénom d’une autre femme, « Judith », femme
qui avait partagé la vie du docteur et de Sabatini lorsqu’il était encore Claude Sorge. Suzanne
répond affirmativement à l’appel, maintenant la confusion des identités jusqu’à signer de ce nom
les lettres qu’elle envoie ensuite à Praince pour lui parler de Sabatini. Si Diane et ses deux sœurs,
dans Le Promontoire, se distinguent par leurs apparitions, les trois femmes choisies par le docteur
Praince et Sabatini se caractérisent par leurs disparitions. Pierre le signale dans le texte, Suzanne a
disparu à la fin de son aventure en Corse4, mais cette disparition était presque programmée par le
rôle artémisien que Praince confie à la jeune fille : « Judith avait disparu. Gabriella est venue ici
même […]. Gabriella a disparu. Suzanne est venue — elle a obéi, puisqu’elle est maintenant à
Evico »5. Suzanne se fond et disparaît dans la tâche qui lui incombe, succédant aux deux jeunes
femmes citées par Praince. Les trois femmes de Sabatini constituent l’envers des trois sœurs
Manero, précipitant la dépossession de Sabatini. La première le fait fuir de Paris pour Bordeaux,
où un accident de voiture très semblable à celui qui provoque sa mort à la fin du roman l’amène à
une longue hospitalisation sous les soins du docteur Praince. La seconde, à Bordeaux, le pousse à
une désertion complète, avec changement d’identité et simulation de la mort de Claude Sorge, et
la troisième, Suzanne, hâte la dépossession ultime de Sabatini, sa disparition dans la mort.
1 « Carnet », août 1960, revue Sud, Vous ne m’aurez pas, op. cit., p.14
2 Les Déserteurs, op. cit., p.42
3 Ibid., p.79
4 Ibid., p.97
5 Ibid., p.152
212
« Ainsi le troisième tourbillon sera formé, étonnamment pareil aux deux autres »1, nous
explique le docteur Praince. L’influence de Diane, déesse du passage, de l’altérité, de
l’inenvisageable et donc de l’impossible, se retrouve dans ces trois femmes qui n’en font qu’une,
et endossent un rôle qui les dépassent. Car Diane, qui a horreur de l’hybris, peut bien être aussi
déesse de la dépossession, de la transformation par perte de tout ego 2. Notons par ailleurs le
choix du prénom « Suzanne », et sa référence à l’épisode biblique de Suzanne et les vieillards, qui,
comme Diane, se fait surprendre au bain.
Les trois femmes de Sabatini font signe vers les trois sœurs Manero du Promontoire, dans
ce roman fortement marqué par le chiffre trois : les trois sorcières de Macbeth évoquées par le
narrateur, et auxquelles il se compare3, le serpent qui visite trois fois le personnage, lorsqu’il est
déjà complètement marginal, et dépossédé 4 … Notons que cette allusion aux sorcières de
Macbeth fait signe encore vers la vision impossible, puisque ces sorcières ont un « pouvoir
prophétique », voient l’avenir de Macbeth et son compagnon Banquo (acte I, scène 3 de la pièce
de Shakespeare). Cette vision impossible est déplacée dans le roman de Thomas ; le narrateur
récuse pour lui tout pouvoir prophétique (« je peux tout juste me maintenir en vie »), la vision
impossible concernant non pas l’avenir mais la réalité présente du personnage. Ajoutons enfin
que les sorcières sont aussi nommées dans la pièce de théâtre les « trois fatales sœurs », aussi
fatales que les sœurs Manero…
Citons également les trois maçons ivres qui interrompent le bal du promontoire dans Les
Déserteurs, ou les trois prostituées rencontrées par le héros de La Nuit de Londres lors de son
errance nocturne. Cette récurrence du chiffre trois avertit le lecteur que le roman qu’il lit, s’il
répond aux codes du roman réaliste, ne se situe pas moins dans l’espace absolu du mythe, et le
temps du retour éternel, qui est le lieu où l’impossible peut se figurer.
lequel il travaille. Il décrit son environnement, et le filet d’eau dans lequel un serpent vient boire le matin, insistant
sur la fréquence de ces rencontres : « Trois fois je l’ai revu ». Ces visions sont secrètes, mystérieuses, renvoient à un
rapport intime que le narrateur entretient avec le monde qui l’entoure. Il n’en parle pas au berger, « de même qu[’il]
ne parle pas du berger au serpent ». Ibid., p.170
213
Les références mythiques sont d’ailleurs nombreuses dans les romans, maintenant le
trouble sur le statut du livre que nous lisons : la référence aux bacchantes dans Les Déserteurs, à
Orphée et sa traversée des enfers, et au Livre des morts tibétain, dans La Nuit de Londres, mais aussi
la comparaison de la fillette grecque Sophronie, littéralement « celle qui rend sage », à une « petite
Parque »1 par Stéphane Chalier dans Le Parjure. Les personnages évoluent dans une temporalité
impossible, qui ne se résout qu’avec leur disparition, leur mort, ou une dépossession complète.
Le patronyme de Diane est d’ailleurs « Manero », où l’on peut voir la trace du terme latin
« manere » (rester, demeurer), qui désigne à la fois la persistance de la mort de Diane dans l’esprit
des villageois, l’attente qui en découle, et qui modifie la temporalité à Lormia, ainsi qu’une double
référence à la mort et au sacré à travers le renvoi aux dieux manes des latins 2. Diane demeure,
dans le village de Lormia, par-delà le di manes, cliché employé en parlant des morts, qui désigne,
par extension, le séjour des morts.
Le tableau des femmes nues dans les textes de Thomas est toujours un signe, un indice de
l’impossible qui ne se laisse pas voir, du mythe de Diane et de la vision sacrilège.
Dans La Dernière année, c’est Ginette, l’amour de jeunesse de Lucien, devenue serveuse
dans le café de Joseph, qui est surprise par Lucien et Marcellin, nue sur le lit de Stef, alors qu’elle
s’est finalement mise en couple avec ce personnage : « elle était nue, et s’étant ainsi montrée elle
n’eut pas souci de se cacher à nouveau »3.
Judith offre un tableau saisissant à l’œil de Stéphane, dans Le Parjure, alors qu’ils traversent
les montagnes rocheuses à la suite de l’aigle, dans leur route vers l’ouest. Quittant l’image chaste
de Diotime pour devenir la femme sauvage, artémisienne, Judith se donne en spectacle à
Stéphane qui rentre à leur campement, une « cachette entre les rochers », après avoir été chercher
de l’eau, un matin : « Judith nue danse sur place dans l’herbe humide, sautille en riant, se
trémousse comme l’indien d’hier… »4 L’image de Judith nue, associée à une sauvagerie féminine
qui est aussi adéquation avec la nature qui l’entoure, marque profondément le héros, et prend
bien la dimension d’un phantasme. Le jeune homme est à la fois étonné et effrayé. Un peu après
cet épisode, Judith aperçoit une grosse araignée qu’elle fait mine de jeter à Stéphane. Ces deux
scènes se confondent dans l’esprit du personnage, la « frayeur », qui est semblable à un
« éblouissement », modifie son souvenir pour fusionner ces deux épisodes en un phantasme :
214
Les yeux de Judith sont éclatants et noirs, et elle est nue dans la lumière de ce soleil
vertical au-dessus d’eux au milieu des buis. Elle était vêtue des vieux bleus de travail et du
chandail quand elle a tendu le bras vers l’araignée — mais si Stéphane se rappelle sa
frayeur, Judith est nue.1
Judith devenait brillante et miroitante, le soleil à la fin de l’après-midi donnant sur leur
minuscule pelouse. […] Elle se retournait vers lui, la pluie de l’arrosage s’écrasait sur ses
fortes cuisses, son ventre, sa poitrine, avec un bruissement variable.2
Notons l’importance des réflexions sur le corps de Judith, de l’eau et de la lumière. Judith
est « miroitante »3, faisant signe vers Diane, la déesse du miroir et du double, tout comme Judith
effraie Stéphane par sa duplicité fantasmée : à la fois la pure et poétique Diotime, et la sauvage
Artémis. Une autre vision de Judith nue intervient à la fin du roman, sous l’œil du narrateur, alors
que les personnages vivent dans une masure sur l’île de Hag, dans une seule pièce. La sauvagerie
de la jeune femme, qui se lève pendant la nuit pour « mater les braises de la cheminée », éclairée
seulement par les lueurs du feu, offre un tableau fascinant autant qu’inquiétant :
J’ai cru qu’elle me regardait une nuit ; j’avais bougé la tête, dans mon coin ; je n’ai pas
distingué ses yeux, ses cheveux lui tombaient sur le visage, elle était peut-être à moitié
endormie, sinon se serait-elle levée de sa couche, nue comme elle était ? Si nous étions
dans la vérité, nous y étions tout entiers, jusqu’à la plus petite étincelle du feu. La vigueur
animale de cette femme, presque la brutalité, sans ruse, mais silencieuse — cela aussi,
dont nous n’avions jamais parlé, Chalier et moi, comme si cela faisait partie des choses
évidentes et insondables — […]4
nouvelle « Le vieux docteur », est dite « miroitante de soleil et d’eau » (Histoire de Pierrot et quelques autres, op. cit.,
p.124).
4 Le Parjure, op. cit., p.200
215
Le monde d’Artémis est celui de l’inquiétant, du retournement, des objets qui sortent de
leur quotidienne banalité pour nous faire entrer dans un monde étrange, autre.
Les visions de femmes nues, dans les textes d’Henri Thomas, semblent bien avoir pour
fonction de faire entrer les personnages dans une altérité angoissante qui remet en cause leur
conception, et leur perception, de la réalité. Ces tableaux, souvent repris par la parole qui, à force
de révéler, voile de nouveau 1 (le narrateur-témoin dans Le Parjure, les conversations entre
commissaires et prélats dans La Relique, les digressions du narrateur de La Nuit de Londres…), ne
sont accessibles que grâce à une vision indirecte, reflétée par le discours ou le regard d’un autre.
Retirés de l’immédiat, ils le sont aussi de la réalité pour intégrer l’univers du phantasme et de
l’impossible.
La vision se réfléchit, se dissout pour se retirer dans la pure invisibilité abstraite, parce que
la vision directe est impossible. La déesse des marges, des choses indicibles, imperméables au
langage, laisse son empreinte dans de nombreux récits thomasiens.
Le tableau de la femme nue, qui effraie et ne se laisse pas voir, est donc représentation de
l’impossible, et, plus particulièrement, de la vision impossible. A ce titre, il a souvent été utilisé
par Thomas dans ses poèmes, pour traiter de la vision poétique qui excède le possible.
Plusieurs poèmes d’Henri Thomas abordent directement cette thématique, plaçant au
cœur de l’expérience et de la vision poétiques le tableau fantasmatique de la femme nue.
Rappelons que le poète écrit que si « Jésus-Christ traçait sur le sable / Des caractères inconnus »,
« La Madeleine est bien capable / D’en faire autant sur une plage / Avec la pointe d’un sein nu »2.
Le poème « Salamandre » 3 associe l’autre vision, vision surnaturelle, magique, de l’idiot, avec la
vision d’une femme nue dans les flammes, alors que « Les bords du fleuve » décrit une fille
« sauvage et belle » qui est aussi « nue et cachée » sur les bords du fleuve, et dont la robe est
« déchir[ée] sur l’eau » par des lampes4.
1 Dans Le Gouvernement provisoire, le personnage principal, face à Lucile Dancourt qui se montre nue sur une plage,
doit trouver « les mots pour recouvrir ce corps insolent, pour cacher l'étrange, l'inconnu, le très fort ». Le Gouvernement
provisoire, Gallimard, 1989, p.47.
2 « Jésus-Christ… », Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.242. Ce poème n’était pas présent dans le recueil original
Sous le lien du temps, et a été ajouté par Thomas lors de la publication du recueil Poésies par Gallimard, qui regroupe
Travaux d’aveugle, Signe de vie, Le Monde absent, Nul désordre et Sous le lien du temps. Il nous semble signifiant que le poète
ait souhaité clore son recueil sur ce poème, qui donne au corps féminin le pouvoir mystérieux de décrypter la réalité.
3 Sous le lien du temps, « Thème savoyard », op. cit., p.45
4 « Les bords du fleuves », Nul Désordre, in Poésies, op. cit., p.218
216
Cette fille est « En chemin vers une image / Que le jour ne peut montrer », comme l’est la
Béatrice de « Sainte Jeunesse », « nue » et seule « au fond du cristal » de la bouteille du narrateur,
mais aussi la belle étrangère de la nouvelle « Le Vieux docteur » (Histoire de Pierrot) qui se baigne et
dort nue à la vue de tous, ou la voisine surprise par le narrateur de « Sur les toits » (La Cible), nue
dans sa chambre d’hôtel. L’image que le jour ne peut montrer, qui ne se laisse voir que dans la
nuit qui voile et cache, est bien la vision impossible, sacrilège, que la femme nue dévoile et
recouvre dans le même instant.
Les théophanies répétées de Diane au bain, déclinées par l’écrivain, sont toujours liées à
l’impossible et, plus particulièrement, à la vision impossible dont elles signalent l’interdit. Celui
qui voit, l’Actéon voyeur des textes, ne le peut qu’au prix du dépouillement extrême, d’une
recherche de pureté totale qui, comme le néant total, est impossible. Pour Pierre Klossowski, le
masque de cerf est inopérant pour le regard pur, le « pauvre chasseur dans la nuit obscure, faux
ascète au grand jour »1, est pris dans un « cercle vicieux » et éternel, porté vers une dépossession
totale et impossible, et une vision sacrilège qui exige un regard qu’il ne peut atteindre.
« Qu’il se vide lui-même de toutes pensées, de toutes paroles, jusqu’à l’oubli même du
nom de Diane ; que peu à peu il acquière la transparence de l’onde, alors, dans la nuit obscure de
son esprit, Diane… »2, préconise Pierre Klossowski, et cette recherche de vacuité résonne très
fortement avec celle des héros thomasiens, qui se défont aussi, lors de leur dépossession, de leurs
pensées, souvenirs, et même de la parole.
La seule solution est bien « que Diane même, du dehors, n’ouvre au-dedans du chasseur
les yeux du cerf mourant… » 3 , grâce à l’ouverture d’un regard intérieur qui fait signe vers le
troisième œil défini par les poètes du Grand Jeu4. Selon Roger Gilbert-Lecomte, la réouverture du
troisième œil, seulement intérieur depuis une évolution humaine qui est à la fois adaptation au
monde et régression, perte du sens visionnaire et processus d’involution mystique, permettrait
d’atteindre une vision totale. Les deux yeux de l’homme limitent sa vision aux apparences, alors
que l’important est uniquement saisi à l’intérieur de soi, toute voyance au-delà dépendant de
l’ouverture d’un œil original atrophié. La vision totale et intuitive permettrait de se détacher du
sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux domaines que l’intuition
pressent ; elle est ainsi un nouveau mode de connaissance.
de Roger Gilbert-Lecomte, Gallimard, 1974, T.1, p.146. Les positions de l’auteur sont très bien expliquées par Anne-
Marie Havard dans sa thèse, Le Grand jeu de Roger Gilbert-Lecomte : une expérience poétique singulière de l'entre-deux-guerres,
2008, dir. Eric Marty, p.290 et ss.
217
Ces auteurs s’inspirent de la vision intérieure préconisé par Swedenborg1, qui défend une
vision intérieure, projection spectrale développée par Robert Fludd dès 1629, l’associant à un
« point de vue doté d’un potentiel de transformation ». Georges Bataille développe cette
conception qu’il nomme « l’œil pinéal », et définit comme un troisième œil répondant à « une
envie irrésistible de devenir soi-même soleil (soleil aveuglé ou soleil aveuglant, peu importe) » 2.
« L’œil intérieur » s’ouvre face à la vision sacrilège, et donc sacrée selon Maurice Blanchot3, vision
figurée chez Thomas par la femme au bain.
Les scènes artémisiennes sont déclinées dans tous les livres selon de multiples variantes,
et jusqu’à une parodie grotesque dans John Perkins.
La crise de démence de John, à la fin du roman, qui le conduit à frapper sa femme Paddy,
et sans doute à la tuer, est provoquée par la vision insupportable, interdite, et en même temps
grotesque, de Dorothy nue avec son couple d’amis dans sa chambre.
La vision est terrifiante, John est « comme foudroyé, ou projeté dans une espèce de rêve
dont il ne pouvait remonter que très lentement, à la façon d'un noyé » 4 . Il est sous le choc,
cependant son malaise n’est pas lié à une question morale (il ne peut dire si Dorothy est
« innocente ou démoniaque »), mais à la résurgence d’un souvenir premier, primitif, de la vision
interdite de la femme, « une légère image infernale d'autrefois, la première, après laquelle le mal
avait toujours été là ». La crise de John provient de son manque d’imagination, qui l’empêche
d’assimiler la vision en l’anticipant dans son esprit. John sombre donc dans une « sorte de
démence, quand la provocation jamais imaginée surgit », parce qu’il ne peut parvenir à accomplir
le geste de l’Actéon voyeur de Pierre Klossowski, dont l’imagination est le vecteur de la réflexion,
et donc de l’apparition de Diane. Lors de cette scène transgressive, la présence du « démon »
apparaît aussi, à travers la question de John (Dorothy est-elle « innocente ou démoniaque » ?). Les
scènes de Diane au bain, chez Thomas, font souvent intervenir cette notion du démon, mais il
nous paraît qu’il faille encore y voir, plus qu’une prise de parti morale à connotation chrétienne,
une référence mythique au démon, intermédiaire entre les hommes et les dieux, ce démon avec
lequel la Diane de Pierre Klossowski pactise afin de se manifester à Actéon, démon qui « devient
l’imagination d’actéon et le miroir de diane »5.
1 Il est à noter que Thomas insiste à plusieurs reprises sur l’importance que le philosophe et théologien détient dans
sa vie personnelle et intellectuelle. Nous y reviendrons.
2 Georges Bataille évoque l’œil pinéal en particulier dans « L’oeil », article paru à la suite de Chien andalou de Luis
Buñuel, Œuvres complètes, tome1, Gallimard, Paris, 1970, pp. 187-188. Entre 1927 et 1930, Bataille développe une
représentation mythologique de l’œil pinéal. Cf. « Dossier de l’œil pinéal », Œuvres complètes, tome 2, op. cit., p. 14
3 « C’est le sacrilège qui atteste le sacré », Maurice Blanchot, « Le rire des Dieux », art. cit., p.199
4 John Perkins, op. cit., pp.110-111
5 Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op. cit., p.47
218
Selon Pierre Klossowski, les démons, qui ne peuvent être transfigurés par la mort et
échapper à leur corps aérien et immortel, tantôt se déchargent sur les hommes, à qui ils essaient
de transmettre des passions, tantôt s’allient avec eux pour remonter jusqu’aux dieux. Les dieux
détournent la menace de sérieux des passions humaines par la fable convenue des leurs, qui
édifient les hommes et pacifient les démons. Les démons sont des médiateurs ou des masques,
des mimes qui profitent du goût du spectacle des dieux.
Dans Le Bain de Diane de Pierre Klossowski, le démon s’ennuie, et il est voyeur ; Diane est
piégée par le démon parce qu’elle se réfléchit : elle « regarde donc dans ce miroir démonique et
devient ainsi l’objet de l’imagination d’Actéon » 1 . Seule l’union du démon et du divin peut
permettre à Actéon de voir, et à Diane d’expérimenter les émotions que son principe exclut, sans
préjudice pour son corps essentiel et invisible. Le démon rend possible la réflexion de l’homme
dans le dieu, et du dieu dans l’homme2 ; il inaugure une position intermédiaire en projetant dans
l’espace mythique le temps de la réflexion, récupérant ainsi l’espace mythique « qui est pour lui le
dehors », « en espace intérieur ou mental ». Diane, quant à elle, ignore un autre monde que celui
de l’espace mythique, absolu. Or, sa rencontre avec Actéon se situe dans un espace irréversible
qui n’est pas l’espace absolu des dieux et du mythe.
La permanence du regard, après la mort d’Actéon, ne peut être qu’un effet du démon,
hors de l’espace du mythe, car le démon, en tant que réflexion de Diane, inaugure une nouvelle
théophanie, celle des théologiens, en dehors de l’espace mythique. Diane, par le corps qu’elle
emprunte, se soumet au temps de la réflexion et sort du temps mythique et du temps éternel, qui
est convertit en espace mental. Actéon n’erre pas au hasard, il prévient l’extase par la méditation
et attend, dans son espace mental, au fond d’une grotte, que Diane vienne et qu’il puisse la voir,
telle que le démon lui proposait de se faire voir. A la simplicité de Diane, s’oppose donc la
complexité du démon. La vision, impossible, de Diane nue, se situe donc dans un espace
intermédiaire et « démoniaque » 3 qui seul la rend possible, même si l’apparence de Diane nue
n’est qu’un simulacre dû au démon, une simple réflexion des Dieux dans l’esprit des hommes.
L’espace intermédiaire et démoniaque se situe donc entre l’espace absolu du mythe, de la
réalité impossible à atteindre par les hommes, et l’espace humain qui lui est normalement
imperméable. Il est l'espace-frontière entre le possible et l'impossible, lieu des visions sacrilèges
où l'homme accède furtivement à un au-delà du possible — espace où sont plongés les
personnages des romans de Thomas. Les tableaux des femmes nues, dans les textes de Thomas,
ont pour charge de figurer cette réalité qui est essentiellement invisible, indicible et impossible :
219
Alors ce que voit Actéon se produit au-delà de la naissance de toute parole : il voit Diane
se baignant et il ne peut dire ce qu’il voit […] l’événement absorbe ce qu’il y avait encore
d’exprimable dans l’appréhension. Ce que je voyais je ne puis dire ce que c’était. Non pas
que ce que l’on ne saurait dire, on ne pût le comprendre davantage : ni qu’on ne puisse
voir ce que l’on ne comprend pas. Actéon, dans la légende, voit parce qu’il ne peut dire ce
qu’il voit : s’il pouvait dire, il cesserait de voir.1
Le démon prend l’apparence de Diane, que celui-ci lui prête grâce à l’imagination
d’Actéon. Or, ce que veut voir Actéon, c’est bien l’au-delà des apparences, la beauté et la divinité
nues, vision impossible dont il s’approche cependant, comme de nombreux héros thomasiens
dépossédés. La porte derrière laquelle les personnages du roman La Relique ont accès à la vision
sacrilège de Michèle Lebaudy est décrite comme une « porte marquée du démon »2. La femme
nue aperçue est bien le signe, l’indice d’une réalité au-delà de l’espace humain, puisque l’ancien
commissaire réalise, à la fin du roman, que « la seule relique, c'est le corps vivant »3. L’instant de
voir, les tableaux de femmes nues rendent compte d’un temps imaginaire de la vision où la réalité
se saisirait au-delà du langage, où la vision impossible deviendrait possible.
Les personnages qui assistent à cette représentation de l’impossible, entrent dans l’espace
« démoniaque » que Thomas a su rendre en intégrant dans ses fictions les détails étranges qui font
signe vers un temps, un espace autres (celui de la veille dans Le Promontoire, du deuil dans John
Perkins, de l’égarement sur l’île de Hag dans Le Parjure, de l’isolement dans l’entresol de La
Dernière année…). C’est d’ailleurs un démon « malicieux » et « méchant » qui pousse Davison, l’ami
anglais de Pierre dans Les Déserteurs, à déserter dans l’immobilité et la contemplation, un démon
qui ne pardonne aucune négligence ni maladresse, et qui exige la pure attention à la réalité 4 .
L’espace démoniaque ouvert par la contemplation, et par la brusque apparition de la femme nue,
vision transgressive centrale dans les romans, donne accès à une connaissance autre. La vision
impossible désigne l’irreprésentable, rappelle sa part de fantasme dans l’esprit des hommes, lui
donne une place au sein de la fiction. Ces romans mettent en récit la transgression d’un interdit,
d’un impossible, par des personnages qui font l’expérience de ce qui échappe au pouvoir, à l’ego,
et donc de l’impossible même. Les multiples figures de Diane sont des représentations de
l’impossible. Elles présentent à ceux qui la voient une image, qui peut n’être que simulacre ou
fantasme, le simulacre étant, pour Laurent Jenny, le statut de réalité de toutes les représentations
désirables5.
220
Car Diane se donne en spectacle comme la vie le fait en pure perte dans l’imagination
humaine, vie qui devient des tableaux vivants pour les hommes qui ne savent pas voir. Les
femmes artémisiennes, chez Thomas, qui se donnent en spectacle, nues, devant des voyeurs, des
témoins ou des héros dépossédés, dénoncent ce statut de simulacre par leur seule présence, et
précipitent la dépossession des personnages principaux, des « ascètes », en les attirant vers une
altérité, une liberté, une étrangeté même que la vision transgressive suggère.
Pierre Klossowski insiste sur le refus d’asservissement à une utilité quelconque de Diane,
même à une divinité1 : « sa “vie” consiste ainsi à se divertir de ses diverses théophanies dans sa
liberté sans limite et son inépuisable richesse ». Suzanne, Judith ou Diane se distinguent aussi par
leur absolue liberté. La Diane du Promontoire se baigne nue « parce que sur le sable et dans l’eau
elle était libre de ses mouvements comme si elle voyait : le fait d’être pieds nus, dévêtue… »2 Ces
femmes refusent de « végéter »3, et préfèrent l’aveuglement physique, la folie, le dénuement, à
l’imposture du simulacre. Par leur seule existence, elles réintroduisent la présence reliquaire d’une
réalité poétique, sacrée, impossible et perdue au commun des hommes.
La vision impossible qu’elles suggèrent est toujours liée à une parole et à un espace
« démoniaque » impossibles, intenables. « Je ne sortirais plus de Lormia » 4 , nous explique le
narrateur du Promontoire, tandis que d’autres personnages fuient, désertent, et ne peuvent parfois
quitter cet espace que dans la disparition ultime, la mort. La vision impossible concerne un au-
delà des apparences. Elle fait signe vers une totalité qui se situerait derrière les détails visibles, et
qui semble donc plus accessible aux aveugles qui ne sont pas trompés par la surface, comme tente
de l’exprimer le narrateur du Promontoire :
Celui qui est aveugle pour tous les détails auxquels les mots correspondent si bien, il
ressent ce qui vient de plus loin, ce qui est arrivé et qui continue toujours à arriver. Etre
aveugle comme Maria et comme plusieurs personnes dans ce village, c'est être seulement
privé de tous ces détails et il est possible de retrouver la communication, comme le
pêcheur aveugle, et non seulement possible, mais facile, tout le monde vous aide :
personne n’est plus respecté, plus admiré que Maria « elle sait tout ».5
1961.
1 Pierre Klossowski, Le Bain de Diane, op. cit., pp.44-45
2 Le Promontoire, op. cit., p.141
3 Ibid., p.143
4 Ibid., p.90
5 Ibid., p.151
221
Alors, « la différence n’est pas entre ceux qui disposent de leur vue et les autres », mais
entre ceux qui se contentent de voir, et ceux qui cherchent une adéquation, qui font preuve d’une
très grande attention : « Où le pope voit un arbre, moi aussi, et le Sarde, et Rollaer, nous voyons
un arbre, je crois même que je le verrais mieux… par ce que j’aurais besoin de lui, du moment
que je le vois, cet arbre, ici. Il s’agit d’activité, voilà la différence »1.
223
Introduction
L’écriture, ce sont des signes sacrés qui nous viennent du fond d’une
langue, qui est la nôtre.1
[…] aller vers l’inconnu sans espoir défini2
Les différentes figures empruntées au mythe de Diane, les personnages infirmes, les
formules imagées comme « le fond de la vie », les tableaux poétiques et figés dans lesquels
s’absorbent les personnages… tous ces procédés narratifs ou poétiques sont des moyens
détournés d’écrire l’impossible, puisque celui-ci échappe à tout dire direct. L’auteur doit donc
trouver comment, et par quels détours, il peut dire et écrire l’impossible, sans altérer son sens ni
nommer ce qui ne peut l’être.
Cette idée revient souvent chez Thomas, qui répète à plusieurs reprises des mises en
garde envers ce qui ne doit pas être formulé sous peine d’être détruit, modifié ou altéré. Ainsi,
dans le recueil de notes Compté, pesé, divisé, il évoque le « risque d’erreur » qui existe lorsque l’« on
nomme presque sans hésitation ce que l’on éprouve ». En effet, « une autre chose, une vérité, est
possible. Un autre risque, beaucoup plus grave, se cache : celui de nommer, celui d’être celui qui
vient de nommer »3. Le langage, pour Thomas, a une fonction trop importante pour « risquer
l’erreur » de nommer ce qui ne doit pas l’être, d’autant plus pour celui qui souhaite un « langage
qui surprendrait, changerait soudain quelque chose dans la perspective habituelle. Donnerait
subitement connaissance d’existences différentes, l’impression d’une gaieté née de relations
imprévues entre des données qui séparément sont familières, même banales »4. D’un autre côté,
l’écrivain fustige « l’abstrus (qui n’est pas l’abstrait), le langage commun démoli sans que ce soit au
produit d’un langage vrai mais rare, — l’incapacité de raconter considérée comme un progrès vers
le dévoilement de nul ne sait quoi »5. Thomas souhaite « remplir » les mots, « leur donner une
réalité », sans quoi il préfère « ne […] plus [s]’en servir »6 :
Je voudrais ne me servir que de termes que la réalité qui m'est accessible remplirait
totalement. Cela suppose que j'aurais la susdite réalité — cela suppose que je vivrais de
façon authentique.7
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, film de François Barat, op. cit.
2 Vous ne m’aurez pas, revue Sud, note de carnet d’août 1960, op. cit., p.11
3 Compté, pesé, divisé, op. cit., p.15
4 Vous ne m’aurez pas, revue Sud, note de carnet d’août 1960, op. cit., p.15
5 Ibid.
6 Ainsi, « les mots de sainteté, vertu, perfection etc. » qui « sonne[nt] creux ».
7 Lettre adressée à Jean-Jacques Duval, datée du 25 mars 1944, Choix de lettres, op. cit., p.202
224
L’auteur préfère les ellipses, les changements de narrateurs, ou les narrateurs peu
confiants en leurs pouvoirs, comme celui du Promontoire qui affirme n'être « pas écrivain », mais
« un lecteur, un traducteur, un copiste, et cela [lui] suffit », « ce que beaucoup de romanciers se
sont donnés tant de mal à imaginer : la personne qui n'est pas un romancier, pas un écrivain du
tout, et dont X. a trouvé un “manuscrit” plus ou moins ancien »1. Ce personnage se confronte
pendant tout le roman à une question qui demeure sans réponse : comment écrire l’impossible ?
préface du recueil Sous le lien du temps, intitulée « Examen », dans laquelle l’écrivain revient sur un texte jugé
maintenant factice et jamais publié, « La Terre ferme » (voir notes 363, 364 de la première partie).
226
C’est l’essence même de la fiction, du romanesque, que le « copiste » récuse, un type de
romanesque déjà attaqué par les avant-gardes des années trente 1, dans l’utilisation typique du
passé simple pour raconter : « Ce que je trouve faux dans les romans des gens comme Delorme,
ce sont ces passés simples : il lui prit la main ; il se souvint alors. Mais s'il n'y avait que cela ! »2. Le
narrateur oppose, à cette écriture romanesque codifiée, une écriture directe, qui se reprend (sur le
type du témoignage direct), et avoue sa défaite à saisir une réalité impossible, incompréhensible,
plutôt que de la transformer pour la narrer à l’aide de « truquages » et de « faussetés ». L’écriture
de l’impossible entraîne le narrateur dans une impasse, puisqu’il est pris entre le piège d’écrire
« des choses intéressantes, à rendre aussitôt fausses », ou de tenter de conserver leur authenticité,
mais alors « si elles restent vraies, ce sont elles qui vous possèdent, on n’en sort pas » 3 . Ces
« choses vraies » ont bien « pris », « possédé » le héros qui se trouve dépossédé de lui-même, alors
que Gilbert Delorme est parti indemne, avant d’être « pris dans cette histoire de mort » 4 , et
essentiellement par lâcheté : « Ils sont partis parce qu'ils avaient peur, moi je suis resté par
ignorance »5.
Le héros du Promontoire assume donc seul la narration de son expérience, dont l’écriture
représente une part indéniable. Il se définit sans cesse en opposition avec l’écrivain Gilbert
Delorme et les romanciers en général (dont certains ne laissent pas de doute sur leur véritable
identité, comme « Bob-Rillet » ou « Michel Néon »6) à qui il reproche la fausseté de leurs écrits,
leur manque d’implication dans la réalité qu’ils décrivent, leur absence de prise de risque en se
confrontant à l’expérience de la réalité concrète, et leur opportunisme. Il les accuse d’une forme
d’imposture littéraire et existentielle dont il essaie lui-même de se détacher. Son statut de scripteur
se construit par antinomie avec le personnage de Gilbert Delorme, écrivain intégré (s’il n’est ni
Marcel Arland ni André Gide, il partage des points communs avec les deux), reconnu par les
institutions, gagnant sa vie grâce à son statut et ses livres, quand le narrateur survit en faisant des
traductions utilitaires. Ce violent rejet définit la démarche du narrateur, et marque syntaxiquement
son écriture, construite dans une opposition constante entre les pronoms « je », « moi je », et
« ils », « les gens », « les écrivains » :
1 On pense ici en premier lieu au premier manifeste du Surréalisme, paru en octobre 1924, qui s’ouvre sur une
attaque virulente contre le genre romanesque, prenant appui sur la célèbre phrase attribuée à Paul Valery qui « se
refuserait toujours à écrire : “La marquise sortit à cinq heures” » (p. 16-17). André Gide reprend cette accusation,
dans son journal, en date du 25 avril et du 1er août 1931 : « J’y répugne, tout simplement, et ne me décide pas plus
que Valéry à écrire : “La marquise sortit à 5 heures”, ou, ce qui est d’un tout autre ordre, mais me paraît plus
compromettant encore : “X. se demanda longtemps si…” » (Journal II, Gallimard, « La Pléiade », 1997, p.270, 298).
2 Le Promontoire, op. cit., p.57
3 Ibid., p.81
4 Ibid., p.117
5 Ibid., p.102. L’ignorance est un trait essentiel des héros dépossédés, qui doivent se défaire de leurs fausses
227
J’ai connu des gens qui essayaient de faire croire qu’ils ne comprenaient rien à la vie, qu’il
n’y avait rien à comprendre : des écrivains, naturellement ; cela leur permettait de fourrer
n’importe quoi dans leurs fictions. Seulement ils vivaient plutôt bien, ils faisaient tous des
conférences à l’étranger. Moi je n’ai pas choisi, je n’ai pas fait exprès de ne rien
comprendre. […] Je suis quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas.1
228
L’écriture fait partie de son expérience (« Je me suis mis à écrire, pour ne pas oublier »1),
elle participe d’une recherche d’un point de vue non faussé sur sa situation, qui nécessite une
grande honnêteté quant au procès d’écriture lui-même. Le narrateur nous explique ainsi un
changement de paragraphe un peu abrupt du premier chapitre, révélant le mécanisme qui lie
l’écriture et « l’important », à savoir les « intervalles » entre deux temps de rédaction, où « un
certain mouvement » le pousse à regarder la rue par la fenêtre et à « mettre en ordre » ce qu’il a
vu, à y chercher un « système »2. Ces pauses sont parties intégrantes de son processus d’écriture,
modifient le texte qui nous est donné à lire : « je m’étais interrompu un peu trop longtemps, et il
m’a fallu admettre une sorte de coupure : “L’irritation de Mr. Smith se résorbe en rêveries…”3 A
partir de là, mon esprit a cessé d’être complètement à ce que j’écrivais […] l’ordre ascendant que
j’avais cru sentir dans la nuit se communiquait à mes idées »4.
Le professeur et second narrateur de La Nuit de Londres est alors celui qui nomme, tandis
que Paul Souvrault, qui enquête sur les « Smith » de la foule, et « se mêle de parler à leur place »,
évolue dans un espace qui échappe au langage usuel :
Les formules qui diraient tout cela n’existent sur aucun registre visible ou invisible ; il ne
resterait, pour l’exprimer, que les cris inarticulés, les gémissements, les larmes, le rire… 5
229
Dire, ce serait trop, suggérer un tout petit peu1
Mais si l’œuvre ainsi obtenue ne peut pas être vraie, quelle autre le sera ? Le désordre
spontané supposé premier n’étant pas moins inconciliable avec la forme que son contraire
idéal, l’équilibre à mi-chemin est tout aussi inexprimable.2
Il s’agit donc d’écrire « vrai », de donner à lire une vérité qui ne soit pas corrompue par
l’écriture, ce qui constitue pour lui une « recherche de l’impossible ». A défaut de proposer une
issue positive à cette quête, Henri Thomas énumère les « solutions imaginaires » offertes par ses
contemporains, solutions qu’il rejette pour leur « sérieux » et leur « dogmatisme » qui ne peuvent
s’accorder selon lui avec la littérature. Il évoque ainsi la littérature érotique, qui fait le choix
d’accueillir les « monstres obscènes », qu’ils viennent du « dehors » ou du « dedans » (impossible
alors de ne pas songer aux textes de Georges Bataille publiés à cette époque). Il convoque ensuite
la littérature que Maxime Caron qualifie « d’objectale »3, qui s’en tient au « tracé des choses », croit
à « l’objet dans le vide » (et c’est le formalisme de certains auteurs du Nouveau Roman qui est
alors visé4). Il déplore enfin la volonté de briser le langage et de privilégier « l’informe », d’écrire
dans un argot éloigné de la langue commune (on peut ici songer à Céline, dont Thomas écrit dans
La Joie de cette vie : « Hâbleries, grossissement, comme une volonté de se venger du réel, une bonne
volonté qui n’épargne rien »5).
Pour Henri Thomas, cette impasse de la littérature a une cause : « toutes les solutions
possibles on fait, refait leur tour ». Il n’en reste pas moins que Thomas sait ce qu’il refuse dans
l’écriture, et ce en quoi il croit : « toutes solutions emportées, reste le langage ». Thomas conçoit
l’histoire littéraire dont il a noté quelques aspects comme « façon de se défaire, en les
accomplissant, de tous les artifices possibles ».
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, film de François Barat, op. cit.
2 Sous le lien du temps, op. cit., p.9. Les références citées ici sont issues des pages 9 à 13 de ce recueil.
3 Maxime Caron, Henri Thomas, op. cit., p.74
4 Ce reproche est récurrent dans l’œuvre de Thomas, et même, comme on l’a vu dans ses romans (« Bob-Rillet » et
« Michel Néon » cités dans Le Promontoire, le commissaire-écrivain amateur de La Relique qui se renseigne sur l’objet
volé car « l'objet était encore à la mode dans le roman »).
5 La Joie de cette vie, op. cit., p.24
230
« L’outil » langage « demeure entier », pour « lier et délier des choses éparses ». L’écrivain
est sûr d’une chose : « à l’immensité de l’exprimable, l’informe ne sera pas la réponse ». La
réponse, la fidélité à une « vérité », se trouvent plus dans un principe de suggestion que dans une
méthode de composition : il s’agit finalement de « suggérer », par des « déplacements », « l’unité
d’une existence, jamais complète, jamais absente d’aucun fragment », et alors « le livre est vrai ».
Dans la partie intitulée « Thème américain » de ce recueil, l’auteur réfléchit à ce problème
à travers un cas pratique. L’écrivain déplore le mode de vie américain 1, qui est pour lui « sans
expression, ne peut pas en avoir »2. Il se demande alors comment écrire cet impossible, et aboutit
à cette conclusion : il lui faut trouver et exprimer « cette vie intérieure qui reprend un sens par
son absence même, passant outre aux cent mille voitures, au spectacle qui ne saurait être franchi
autrement que par ce bond dans l’imaginaire vrai ». L’écriture de cet impossible doit passer par
l’imaginaire pour arriver à ses fins, l’imaginaire qui est à la base du principe de suggestion.
D’ailleurs, pour Henri Thomas, ainsi qu’il l’écrit dans une note de carnet datant de 1959, « écrire,
c’est imaginer, non “penser”. “Penser” n’a lieu nulle part »3. La recherche d’une « vie intérieure »
derrière une « vie sans expression » constitue bien le fil directeur du roman John Perkins, où cette
vie est retrouvée et figurée à travers la fresque de Dijon que John peint dans son garage.
La suggestion est un moyen pour Thomas d’évoquer l’impossible, obligeant le lecteur à
user d’une attention toute particulière pour décrypter, saisir les indices et signaux de ce que
l’écrivain ne peut nommer. Les tableaux de femmes nues, la mort de Diane dans Le Promontoire,
de Jim dans John Perkins, le centre jamais trouvé par le héros de La Nuit de Londres, le secret de
Sabatini et Stéphane Chalier, le rien qui définit la relique volée, sont des représentations où se
suggère l’impossible. Dans une lettre à son ami Gérard Le Gouic, Thomas écrit « qu’il y a des
choses qui sont plus présentes suggérées que directement données », ajoutant qu’ « il y a des
choses, des gestes, des situations, qui brûlent parce qu’elles sont cachées, comme des feux
volcaniques. Si tu les jettes au grand jour, cela donne quelque chose qui paraît […] irréel et un
peu faux ». L’impossible se révèle d’autant plus qu’il est caché dans le texte, voilé même par ces
figures qui le suggèrent. Toujours dans cette lettre, Henri Thomas termine en expliquant que « la
réalité humaine n’est pas une » et qu’« il y a en nous des zones dangereuses »4.
1 C’est bien le mode de vie des américains qui est visé par Thomas, qui s’émerveille par ailleurs devant les grands
espaces d’Amérique du Nord, ce dont on trouve trace dans le roman Le Parjure, durant le parcours de Stéphane et
Judith à travers le pays.
2 Sous le lien du temps, « Thème américain », op. cit., p.112
3 De Profundis Americae, op. cit., note du 19 août 1959, p.110
4 Gérard Le Gouic, Atlantiquement votre, lettre du 8 août 1986, op. cit., p.137.
231
L’écrivain qui cherche une vérité à travers l’écriture, n’aborde ces « zones dangereuses »
protégées par la multiplicité de la réalité que par détour, afin d’atteindre plus sûrement le centre.
Les nombreuses ellipses et digressions, participent de la politique de l’auteur et de sa recherche
d’un équilibre précaire : « Le difficile, le seul juste, c’est de suggérer l’équilibre, qui change
continuellement, entre les choses dites, articulées, et le milieu indéfinissable qui les nourrit, les
entraîne, les disperse »1.
L’impossible, on l’a vu, désigne pour Henri Thomas ce qui excède le possible et non ce
qui s’y oppose, particulièrement en ce qui concerne ses héros déserteurs et dépossédés. Il rejoint
par ce biais son contemporain Georges Bataille, pour qui l’impossible désigne « l’ultime limite du
possible », « l’extrême du possible », « le possible se dépassant, se débordant, s’excédant,
ébranlant ses limites » 2 . Cet impossible est réalisé grâce à l’accomplissement de l’expérience
intérieure, reposant sur des expériences-limites et un déchirement de l’être, permettant d’atteindre
« l’extrême du possible », expression récurrente du livre L’Expérience intérieure3 (1943).
Les textes de Georges Bataille peuvent paraître infiniment éloignés de l’univers de notre
auteur, et pourtant, l’expérience parfois violente des personnages dépossédés d’Henri Thomas, la
prégnance de thèmes tels que la folie et la mort dans ses textes, la quête d’un impossible
considéré comme l’excédent du possible, peuvent inciter à un rapprochement des deux auteurs,
dont la confrontation ne peut qu’enrichir l’analyse, même s’ils demeurent essentiellement
antagonistes. Notons d’ailleurs que ce rapprochement a déjà été effectué à plusieurs reprises.
Jean-Christophe Bailly, dans son article « Un bonheur sans nom »4, oppose les « illuminations
profanes » décrites par Thomas pour évoquer son enfance, au motif de la souveraineté tel qu’il
apparaît chez Bataille, nuançant sa comparaison en notant que l’expérience d’une appréhension
du monde sans médiation est faite chez Thomas « sans montée ni descente, ni tension ni
détente » mais seulement « d’affleurements », au contraire de Bataille5. Dominique Rabaté réunit
lui aussi les deux auteurs dans son texte « Henri Thomas et le récit », en notant leur commun
mépris du formalisme pour lui-même, auquel Thomas oppose la nécessité d’un « héroïsme de
l’impossible » dans les romans, à travers un discours qui n’est pas sans rappeler l’Avant-propos du
Bleu du ciel6.
11-17
5 Henri Thomas, L’écriture du secret, op. cit., p.12
6 Ibid., p.24. Salim Jay lui aussi évoque les phrases « presque thomasiennes » de Georges Bataille sur le roman, dans
son livre Avez-vous lu Henri Thomas, op. cit., p.19. Le Bleu du ciel est un récit écrit par Georges Bataille en 1935, et
publié par Jean-Jacques Pauvert en 1957
233
Le critique rappelle par ailleurs que les deux auteurs ont fait leurs premières armes au
début des années trente, qu’ils sont tous deux contemporains mais non disciples de Blanchot
dont ils partagent des problématiques, et qu’ils appartiennent à la « famille » littéraire liée à la
Nouvelle Revue Française de Paulhan et Queneau. Ajoutons que Georges Bataille publie dans la
revue 84 dirigée par Henri Thomas, et Henri Thomas dans la revue Critique dirigée par Bataille1.
Georges Bataille, comme Henri Thomas, place l’impossible au cœur de ses
préoccupations littéraires et philosophiques. Son texte Haine de la poésie, publié une première fois
en 1947, est d’ailleurs repris sous le litre L’Impossible en 1962, et dès Le Bleu du ciel, écrit en 1935 et
publié chez Jean-Jacques Pauvert éditeur en 1957, Bataille écrit que « seule l’épreuve suffocante,
impossible, donne à l’auteur le moyen d’atteindre la vision lointaine attendue par un lecteur las
des proches limites imposées par les conventions »2. Dans L’Expérience intérieure (1943), l’auteur
définit l’expérience comme « un voyage au bout du possible de l’homme »3.
Certaines caractéristiques de l’impossible selon Georges Bataille sont assez proches de
celles de Thomas. Il souhaite mettre la vie, le possible, à hauteur de l’impossible et conçoit
l’impossible comme une déchirure, une perte de soi (on rejoint alors la dépossession prônée par
Henri Thomas). La poésie n’a pour lui de sens puissant que dans la violence de la révolte, qui
n’est atteinte qu’en évoquant l’impossible. Parier sur l’impossible, c’est accepter pour Bataille la
totalité de l’existence, à laquelle on peut comparer les révélations poétiques ressenties par les
dépossédés thomasiens comme, par exemple, le héros du Promontoire à la fin du roman. Les deux
écrivains ont par ailleurs des influences communes qui conditionnent leur idée de l’impossible. Ils
sont tous deux lecteurs de Nietzsche, qui pose dans Par-delà le bien et le mal (1886, 1898 pour la
traduction française) la nécessité de sacrifier Dieu au néant et de remplacer les illusions lénifiantes
par un déchiffrement immanent du réel. Henri Thomas, qui pensa réaliser un numéro spécial de
la revue 84 sur le philosophe, travaille pendant longtemps sur les fragments posthumes et la
correspondance de Nietzsche en vue d’une édition de « La Pléiade », projet abandonné par la
suite4.
1 Notamment : Georges Bataille, « L’éveil », 84 n° 7 (1949), p.170-171 ; Henri Thomas, « Herman Melville d'après
son journal de bord », Critique n°65, octobre 1952, « W.H. Auden et Norman Holmes Pearson », Critique n°68, janvier
1953. Jacques Brenner publie par ailleurs un article sur Henri Thomas dans la revue Critique n°42, en novembre 1950
(« Un révolté consciencieux »). La revue Critique est fondée en 1946 par Georges Bataille, et publiée aux éditions de
Minuit (comme 84). Georges Bataille la dirige jusqu’en 1962.
2 Georges Bataille, Le Bleu du ciel, Paris, U.G.E., 1970, p.11
3 Georges Bataille, L’Expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p.19
4 Henri Thomas fait part de sa lecture de Nietzsche dans deux articles : « Les notes de Nietzsche sur Baudelaire » (La
Nouvelle Revue Française n°12, décembre 1953, pp.1124-1127, repris dans La Chasse aux trésors, t. I pp.140-145), et dans
la préface à Ainsi parlait Zarathoustra (Le Livre de Poche, n°987/988, 1963, pp.7-11). Voir à ce sujet la note de carnet
datant du 16 janvier 1935, Carnets 1934-1948, op. cit., p.101.
234
Georges Bataille écrit d’ailleurs à Georges Lambrichs le 4 juillet 1950 : « Je n’ai aucune
idée de ce que peut être un inédit de Nietzsche contemporain du Gai Savoir. Pouvez-vous
demander à Henri Thomas de vous préciser ce dont il s’agit ? Cela m’intéresse beaucoup »1.
D’autre part, Arthur Rimbaud incarne pour les deux écrivains l’expérience de l’impossible,
et ils sont marqués par le philosophe russe Léon Chestov (1866-1938), « philosophe pour
Rimbaud » selon Henri Thomas, qui développe une pensée de l’irrationnel dans ses écrits,
notamment dans Athènes et Jérusalem2. Thomas est admiratif devant cette « pensée inadmissible et
pour [lui] illuminante »3, qui le mène sur le « chemin de ne plus rien admettre sauf Dieu »4, et
donc le sacré, dénonçant la logique comme un ennemi. « Après, on se méfie de tout », explique-t-
il pour évoquer cette lecture, reconnaissant son caractère « brutal, violent, arbitraire, terrible »5.
Michel Surya explique l’admiration de Georges Bataille pour Léon Chestov en ce sens que
l’écrivain russe dessine, de Nietzsche à Pascal, « une autre histoire de la philosophie qui passant le
possible ferait de l’impossible son dessein »6. Seules l’intéressent les questions auxquelles la raison
se déclare impuissante et l’abîme qu’elles ouvrent sous les pas, l’abîme d’un monde sans morale.
Léon Chestov exprime dans ses textes un impératif de connaissance couplé à une assimilation de
la vérité à l’impossible. Selon lui, il faut connaître ou mourir, et d’une façon ou d’une autre
l’homme tombe dans l’abîme. Toute théorie du milieu lui semble inacceptable. Pour le
philosophe, l’homme vit dans le tragique parce que « Dieu exige l’impossible, il n’exige que
l’impossible »7. Cependant, la finalité spiritualiste de Léon Chestov s’oppose au matérialiste bas de
Georges Bataille, tout comme à la révélation poétique d’Henri Thomas. Mais la pensée de
l’essayiste russe influence les deux écrivains et leur pensée de l’impossible entendu comme ce qui
excède les limites du possible, et ressenti comme une nécessité.
« Je crois même qu’en un sens mes récits atteignent clairement l’impossible » 8 écrit
Georges Bataille dans L’Impossible, et sur ce point, il rejoint encore Thomas, puisque pour les
deux auteurs, c’est la fiction qui permet d’atteindre l’impossible, et non les textes théoriques et
philosophiques qui ont pour tâche d’élaborer et cerner cette notion 9 . Le récit doit préserver
l’impossible en l’intégrant dans son texte sans le corrompre.
1 Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, « Les Cahiers de la N.R.F. », Gallimard, 1997, p.420
2 Athènes et Jérusalem. Un essai de philosophie religieuse, Paris, Vrin, 1938
3 Lettre à Georges Auclair, datée du 28 avril 1987, Choix de lettres, op. cit., p.478
4 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.96-103.
5 « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-1983.
6 Michel Surya, « L’arbitraire, après tout, de la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges
Bataille », Georges Bataille après tout, sous la dir. de Denis Hollier, Belin, 1995, p.223
7 Michel Surya, Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Seguier, 1987, p.71
8 Georges Bataille, L’Impossible, Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard, 1971, p.101)
9 Catherine Cusset, « Techniques de l’impossible », Georges Bataille après tout, op. cit., p.174
235
L’impossible est considéré comme un absolu que Bataille appelle tour à tour « Dieu,
Angoisse, Tout, Démesure, Horreur, Souveraineté, Impossible »1, quand Thomas lui préfère les
dénominations de « réalité totale » ou « réalité parfaite ». L’expérience de l’impossible est, pour les
deux auteurs, une trajectoire vers l’inconnu, au-delà des limites du possible et donc du discours.
Pourtant, Henri Thomas s’éloigne considérablement de Georges Bataille quant à la
manifestation qu’il donne à l’impossible. Si pour Bataille l’écriture de l’obscène se justifie par la
notion abstraite, voire mystique, d’impossible (la débauche est l’« impossible divin sous un
masque résolument vulgaire »2), poussant ses textes vers une considération frontale de l’excès et
de la négativité, Henri Thomas lui préfère la suggestion, au sein d’un projet résolument plus
poétique, intégrant la poésie dans ses fictions et portant ses poèmes vers une saisie de
l’impossible. Ce parti pris n’empêche pas la violence d’être présente dans les narrations
thomasiennes, à travers la mort ou la brusque dépossession des personnages, mais cette violence
n’affecte pas le langage comme c’est le cas chez Bataille. D’ailleurs, Henri Thomas a parfois des
mots très durs concernant l’écriture de Georges Bataille, à qui il reproche cette obscénité du
langage et son refus de la narration. Dans une lettre à Philippe Jaccottet datant d’avril 1978, il
écrit :
L’écriture de l’obscène, de l’érotisme, n’est pas transgressive pour Henri Thomas, mais en
constitue l’illusion. Dans cette même lettre, Henri Thomas loue la « lumière apaisée, peut-être
désespérée mais aussi sauvée » qui le « transperce » à la lecture des textes de Jaccottet. On
retrouve ici son opinion sur le « poison des images », l’érotisme et le « phantasme » dont il faut se
défaire pour parvenir à une réelle dépossession, bien éloignée de la notion de dépense chère à
Georges Bataille4.
1 Catherine Cusset, « Techniques de l’impossible », Georges Bataille après tout, op. cit.,
2 Georges Bataille, Le Petit, Œuvres Complètes III, op. cit., p.5
3 Choix de lettres, op. cit., pp.138-139
4 Il compare cette dépense à l’énergie, cosmique, du soleil qui « donne sans jamais recevoir » (« Le rayon solaire que
nous sommes retrouve à la fin la nature et le sens du soleil : il lui faut se donner, se perdre sans compter », L’économie à la
mesure de l’univers, Œuvres Complètes, T. VII, Gallimard, 1976, p.10). L’homme doit « dépenser activement, sans autre
raison que le désir qu[’il] en [a] », les ressources du monde : « La nature humaine à l’avance est à la mesure
d’immenses libérations d’énergie. Que ceux qui l’aperçoivent se vouent à ces libérations. Le plein fait sur la terre de
l’énergie rayonnante du soleil, ils ont la charge de la rendre à sa liberté première. S’ils sont trahis par la faiblesse —
236
Georges Bataille prône, en particulier dans « La notion de dépense » (publié dans la revue
La Critique sociale en 1933) et La Part maudite (Minuit, 1949), une économie qui trouve son principe
dans une dilapidation unilatérale. Selon lui, l’homme est voué à consumer en pure perte, à
dépenser sans compter et sans contrepartie.
Il n’a le choix qu’entre une dépense subie, passive, catastrophique sous les espèces de la
guerre ou du chômage, et une dépense voulue, active, souveraine et glorieuse. L’homme doit
cependant concilier ses propres fins, son sens de l’achèvement, avec cette dépense infinie : « nous
devons d’une part dépasser les limites proches où nous nous tenons d’habitude, et de l’autre faire
rentrer par quelque moyen notre dépassement dans nos limites »1.
La dépossession célébrée par Henri Thomas accueille bien en elle une « notion de
dépense », au sens où elle soumet les personnages à une déprise définitive, à une poussée hors des
limites de leur personne et du monde, et que l’état atteint ne peut l’être qu’au prix d’une dépense
d’énergie considérable (d’où la fatigue des personnages, leurs errances, leur contact avec la folie).
Mais ce dépassement des limites s’accomplit avec une grande différence, puisqu’il peut aboutir
sur une révélation poétique et n’est donc pas la consumation en pure perte de Georges Bataille, la
déraison cosmique sans finalité. De plus, Henri Thomas intègre ses principes de dépossession au
sein de récits fictionnels qui ne discréditent pas la fonction romanesque du héros, au sein de
narrations classiques ne mettant pas fondamentalement en cause les pouvoirs de la fiction.
Les deux auteurs doivent cependant trouver une parole pouvant atteindre cet au-delà des
mots et du discours, tout en conservant une exigence de vérité et d’authenticité. L’écriture de
l’impossible se fait donc « écriture du négatif »2, car elle vient désigner un manque, le vide, le
creux laissé par la dépossession, par le silence qui lui fait suite, dans les romans de Thomas. Les
représentations de l’impossible chez l’écrivain soit sont liées à un sublime poétique, aux tableaux
dans lesquels les personnages s’absorbent, à l’intégration de l’immobile dans le roman, soit
prennent la forme, plus familière, d’un extrême qui rend manifeste l’inconnaissable, qui occupe le
point vide de l’impossible : les brusques déchirements des personnages, la mort et la folie, thèmes
récurrents dans tous les textes.
Dans les textes de Georges Bataille, seuls les phénomènes auxquels il est lié par sa
négativité peuvent être appréhendés pour donner forme à l’impossible : non-sens, antinomie, mal,
crime, dépense, supplice, sacrifice, folie ou mort.
provisoire — de l’intelligence humaine, la rage du soleil au moins ne leur manquera pas : par la gloire — voulue —
ou par l’horreur — subie — jamais tâche proposée ne fut plus certaine d’aboutir » (Ibid., p.16).
1 Georges Bataille, La Part maudite, Paris, Minuit, 1967, p.128
2 Joëlle de Sermet, « De quoi l’impossible est-il le nom ? », op. cit., p.147
237
Henri Thomas, nous l’avons dit, ne rejoint pas son contemporain sur ces points, mais la
mort semble bien chez lui aussi occuper la place vacante laissée par ce qu’indique le mot
impossible : mort de Diane et de la femme du narrateur du Promontoire, mort de Jim et de la
femme de John Perkins, mort du héros de La Nuit de Londres et de son collègue avant lui, mort de
la mère, et réminiscences de la mort du père, dans La Dernière année, mort de l’archevêque dans La
Relique, mort de Sabatini dans Les Déserteurs… Ces morts, ces deuils, occupent la place de
l’impossible dans les narrations, placent les héros au cœur de l’impossible.
Les différents personnages touchés par ces morts sont eux-mêmes souvent au bord de la
folie, la fatigue et l’isolement les menant parfois jusqu’à avoir des hallucinations. Michel Foucault
décrit la mort comme une « figure empirique et pourtant étrangère à tout ce que nous pouvons
expérimenter » 1 , qui peut en cela être rapprochée de la folie. La mort, chez Henri Thomas,
participe donc de l’écriture de l’impossible au sens où elle permet de désigner ce qui échappe à
toute saisie, étant à la fois familière au lecteur et fondamentalement étrangère.
Il s’agit donc d’occuper le point vide, vacant, que désigne l’impossible, à travers une
écriture du manque, et des textes hantés par des morts et des disparus, par la nuit et le
retournement.
La nuit occupe ainsi une place très importante dans les narrations de Thomas, étant
associée à la mort, à la disparition, et au renversement des apparences. L’écrivain explique ainsi,
lors d’un entretien, que la nuit est le temps de l’absence : « On est en surface. On flotte la nuit, on
se détache du grand fond »3. La nuit fait basculer les personnages dans un espace où ils se défont
de leurs certitudes, espace mythique où les frontières sont rendues poreuses. « Il ne faut pas
toucher, ou très passagèrement, aux choses qui composent l’envers du jour »4, nous prévient le
narrateur des Déserteurs, car la nuit est le temps de l’impossible. Les personnages y saisissent ce qui
leur échappe durant la journée, accèdent à une perception plus vaste qui accélère leur
dépossession :
1 Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966), Paris, Gallimard, collection « tel », 1990, p.387. Cité par Joëlle de
Sermet dans « De quoi l’impossible est-il le nom ? », op. cit.
2 Les Déserteurs, op. cit., p.79
3 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.102.
4 Les Déserteurs, op. cit., p.70
238
Quelque chose se défait ; l’intelligence est présente, les gestes convenables
s’accomplissent, mais l’essentiel s’absente ; il faut attendre la nuit pour constater en toute
bonne foi qu’il n’y a pas un moment de la journée, dès le réveil, qui n’ait pas été vidé de
l’essentiel.1
239
Dans La Dernière année, plusieurs événements clés ont lieu durant des nuits sans sommeil,
comme lors de la veille du déménagement traumatique de Lucien enfant, ou de la nuit qui suit sa
découverte de Ginette chez son frère. Plus tard dans le roman, Lucien héberge Stef alors qu’il vit
seul dans l’entresol de Marcellin. La folie de Stef, son comportement extravagant, semblent
contaminer Lucien qui ne peut trouver le sommeil, et expérimente lors de cette nuit la perception
d’un univers étranger :
Lucien voyait comme un bloc d’ombre rouler sur le grand lit, se déformer, se creuser et
remonter contre la vague pâleur du mur, puis il se fit une sorte de rythme dans ce
mouvement, un battement rapide, et Stef haletait. […] Lucien n’entendait plus que ce
bruit venant du grand lit, et surtout le souffle de Stef — ce halètement de coureur à bout
de forces, — tout près du but, tout près, — et qui me regarde.1
Le personnage s’aperçoit plus tard que Stef a les yeux fermés et ne pouvait pas le regarder,
mais cette expérience de l’étrangeté le saisit profondément. L’auteur marque cette introduction de
l’irrationnel dans la vie de Lucien par une rupture syntaxique inhabituelle, le passage de la
troisième à la première personne au cours d’une même phrase, qui représente bien le déchirement
de l’être ressenti par Lucien au cours de cette rencontre avec l’impossible. Le procédé est réitéré
quelques phrases plus loin ; le lecteur accède de nouveau directement au discours de Lucien :
« Ne faire mine de rien […] pendant qu’il me regarde »2.
La nuit défamiliarise l’environnement des personnages, rend leur quotidien étrange, et
permet à l’écrivain de matérialiser le manque et l’impossible. Ce sont, dans les textes, les veillées
funèbres du Promontoire, l’errance de La Nuit de Londres, la nuit où Suzanne est appelée Judith par
Praince et part avec lui dans les rues de Bordeaux, dans Les Déserteurs, mais aussi la nuit du bal du
Promontoire. Dans Le Parjure, Stéphane Chalier rencontre Judith une nuit d’orage spectaculaire,
et leur aventure se clôt sur une autre nuit, celle où les personnages fuient l’île de Hag et le vieux
fou qui l’habite. Le roman s’ouvre sur une présentation du quotidien de Stéphane, en particulier
la nuit, alors qu’il est travailleur agricole en Iowa. Cette description insiste sur la sensation de
liberté qui s’empare de Stéphane, la nuit, dans sa voiture, et sur la forte impression que lui
procure la nature environnante. La plaine est alors « noire et vraie », le vent de la nuit et l’odeur de
la terre sont « étranges et inconnus », l’espace plus « profond » que le jour3.
La nuit est souvent associée à la mort dans les récits de Thomas : c’est durant la nuit que
la patronne du Caliste déclare qu’elle va mourir dans Le Promontoire, que Jim, et plus tard Paddy,
meurent dans John Perkins, tout comme Sabatini dans Les Déserteurs.
240
Dans La Dernière année, Lucien rejoint sa mère dans les Vosges après avoir appris qu’elle
est gravement malade, pour découvrir qu’elle a été amenée dans un hôpital distant de trois
kilomètres. C’est donc de nuit qu’il entreprend de suivre le chemin forestier qui le mène jusqu’à
l’hôpital, « dans un bois de sapins si serrés que l’obscurité y était complète » où « il aurait pu
s’égarer »1, pour apprendre que sa mère est décédée quelques heures auparavant. Le narrateur de
La Nuit de Londres associe d’ailleurs clairement le temps de la nuit, l’errance nocturne aux côtés de
la foule, avec la mort, à travers une référence au Livre des morts : « J’ai été, le temps de quelques
distractions, quelqu’un d’infiniment docile : Passe, tu es pur, — et je sortais de ma chambre —
Passe, tu es pur, — et je franchissais le seuil sur la rue »2.
La frontière que le personnage traverse pour rejoindre l’obscurité des rues le conduit dans
un monde où les limites entre vivants et morts sont poreuses, « un monde où la disparition n’est
pas source d’inquiétude »3.
La nuit ouvre aussi l’espace de l’irrationnel, de la folie qui ne se cache plus derrière les
gestes automatiques et convenus. C’est donc naturellement que les crises de John Perkins se
déclenchent toujours de nuit. Parce que la nuit est le temps de la lucidité, de la prise de
conscience du manque terrible, des illusions qui font la journée et la vie quotidienne qui ne
s’atteint pas, John vit la nuit comme une « courte panique pareille au sursaut d'un homme dans
un cauchemar »4. Le cauchemar, l’état de l’homme endormi, « ruminant », prend la place de l’éveil
dans la vie de John, qui ne peut supporter ces moments d’acuité où il ressent « un vide », un
« éblouissement électrique ». Ses crises de violence sont alors le « tout dernier sursaut, chaque
fois, pour échapper au vide » 5 — crises inefficaces et destructrices d’un homme face à
l’impossible, au manque intenable.
Par ses affinités avec la mort et la folie, mais aussi les modifications de perception qu’elle
induit, en particulier lors des errances des personnages, la nuit apparaît comme un objet de
prédilection pour désigner le manque, pointer le vide que couvre l’impossible, suggérer ce que
l’auteur ne peut nommer. Les descriptions nocturnes prennent donc part d’une écriture de
l’impossible entendue comme un défi apporté au langage. Henri Thomas centre d’ailleurs
plusieurs de ses nouvelles sur un événement nocturne déterminant.
241
Dans le recueil La Cible, ce sont « Les Disparitions »1 et « Sur les toits »2, dans Histoire de
Pierrot, « Le vieux docteur », dont nous avons déjà évoqué l’errance nocturne dans des bois, et
« La dernière nuit »3. La nuit évoque toujours chez Henri Thomas le moment où les apparences
peuvent se retourner, un destin et une réalité se transformer, des événements étranges advenir
parce que des limites sont franchies.
1 Dans cette étrange nouvelle, une femme disparaît tous les trois mois du logement de son amant, jusqu’à une nuit où
une caisse arrive mystérieusement dans l’appartement, caisse que l’homme passe la nuit à ouvrir. Sa compagne
disparaît toujours la nuit, répétant indéfiniment le processus qui soumet l’homme a de grandes émotions.
2 Le narrateur de cette nouvelle observe sa voisine de chambre, dans un hôtel, en passant sur les toits. Celle-ci
s’alarme en apercevant une silhouette dehors, et lui demande de l’aide, sans le reconnaître, à sa grande surprise, se
demandant pour finir « Qui a-t-elle vu ? ». Toute la nouvelle se déroule la nuit.
3 Deux personnages s’interrogent sur leurs souhaits s’ils venaient à passer leur dernière nuit sur terre.
4 Jean-Christophe Bailly, « Un bonheur sans nom », Henri Thomas, L’écriture du secret, op. cit., p.12
5 Plusieurs nouvelles sont directement consacrées à ces moments déterminants, en particulier dans le recueil La Cible,
242
La présence de l’impossible est rendue sensible dans le texte par le récit de ce souvenir,
qui est découpé et raconté en plusieurs fois, occupant ainsi un grand espace dans la narration.
Elle réside aussi dans les objets récupérés par Judith, la femme qui conserve et comprend sans
dire. Les galets, le « bois d’arbre d’aigle », sont les reliques de ces « galets mouillés par la vague »,
de cette présence un instant ressentie.
La relique est l’impossible réduit au rien, comme nous l’avons vu. Elle est la trace
narrative et poétique de l’impossible et permet à l’écrivain de l’intégrer dans son texte, de le dire
grâce à des images, quand la parole n’a pas ce pouvoir. Pierre Lecoeur a noté dans sa thèse
l’importance de l’objet relique, signe dont le propre est de conjurer sa nature de signe. La relique
est pour lui le support du travail de deuil, le sujet affirmant conjointement son amour pour l’objet
et s’en détachant, assurant ainsi la conservation de sa propre vie. Elle est un objet hybride,
révélant à la fois l’impossibilité du deuil et son accomplissement.
Elle maintient vivant l’objet, mais comme objet perdu, conjuguant au plus haut degré la
présence et l’absence1. Le geste du commissaire Didier dans Le Parjure, qui jette la relique enfin
retrouvée dans un ravin (« Moi, j'ai jeté quelque chose dans le monde et je regarde »2, nous dit ce
témoin et acteur), réunifiant la relique au monde, la partie au tout, est à ce titre hautement
symbolique. A la fin du roman, le narrateur explique sa « surprise », sa révélation, à savoir que « la
seule relique, c’est le corps vivant »3, donnant un sens là aussi aux différentes images de femmes
nues présentes dans les romans. Le corps vivant est la relique parce qu’il conserve en lui une trace
du divin, du sacré, comme signe d’un tout perdu. La relique est bien ce qui reste, ce qui demeure
après la perte d’une totalité. Les reliques s’intègrent donc dans les procédés mis en œuvre par
Thomas pour écrire l’impossible, usant du négatif pour dire ce qu’il ne peut simplement affirmer.
Nous retrouvons ce dispositif d’écriture (un souvenir d’unité perdue, sa relique qui
témoigne de la perte) dans John Perkins, avec le rappel de sa vie à Dijon, et la fresque qu’il peint
dans son garage. Dans La Dernière année, cette relique prend la forme d’un état que le personnage
retrouve sans comprendre ni comment ni pourquoi. Cet état de tranquillité, de distraction, qui
l’isole des autres, est hérité de son enfance.
1 Pierre Lecoeur, Une Poétique de la présence, « La relique, l’indice », op. cit., pp.84-90
2 La Relique, op. cit., p.143
3 Ibid., p.144
243
Le premier chapitre du roman décrit l’enfance de Lucien en se centrant sur trois épisodes
décisifs qui ont tous rapport avec la perte : la mort terrifiante d’un camarade de classe, tué par un
cheval devant l’école, le déménagement qui est une rupture du monde de l’enfance, de la
« tranquillité de la nuit qui vient » ressentie certains soirs, auquel est lié la mort de son chat1, et le
dernier souvenir que Lucien conserve de son père avant son décès pendant la guerre. Tous se
rapportent donc à la mort et la perte, la disparition, l’impossible. Ils manifestent un point de
rupture dans la vie de Lucien, assez comparable au choc ressenti par Stéphane Chalier durant la
« nuit des galets », rupture annoncée par le narrateur : « Le monde d’un enfant peut disparaître
sans que personne s’en doute — ni l’enfant […] — ni les grandes personnes, aux yeux de qui le
monde ne change plus »2. Cependant, pour Lucien comme pour d’autres, le « choc qui romprait
toute communication » entre les deux mondes, celui des enfants, des « illuminations profanes », et
des adultes, « n’a jamais lieu » :
[…] à plus ou moins longs intervalles, ceux-là retrouvent toujours un état parfaitement
tranquille dont on dit qu’il leur fait prendre la vie en patience ; c’est qu’alors tous les
événements de la vie sont admis de la même manière que l’enfant les admettait :
indiscutables, incompréhensibles, merveilleusement lointains et familiers en même
temps.3
Lucien conserve, à l’état reliquaire, cette capacité à admettre le monde, à s’y unir, et le
roman s’attache à comprendre et dépasser cette première disparition qui est de l’ordre de
l’impossible : « Il ne songeait guère à chercher pourquoi il était tranquille, et ce calme, c’était lui ;
cela a donc disparu sans laisser le moindre signe »4.
Seules l’évocation, les figures de remplacements, les reliques, peuvent donner au lecteur
une idée de l’impossible, car il est par définition inaccessible. L’important est donc, pour les héros
thomasiens, d’aller le plus loin vers l’impossible — jusqu’à la mort parfois, la folie. Il leur faut se
diriger vers l’inconnu, vers les limites du possible comme dernière frontière avant l’infigurable,
l’innommable. « Dans l’aventure de l’impossible, tout se passe donc à la limite »5, nous avertit
Joëlle de Sermet. La limite sans cesse repoussée introduit dans les textes une logique de l’interdit
et de la transgression (que l’on a pu observer au sujet des « bains de Diane »).
1 C’est la mère du jeune garçon qui ordonne à son frère de le tuer, arguant qu’il est trop vieux pour vivre un
déménagement. Cet épisode traumatique est évoqué à plusieurs reprises dans le roman, du point de vue de Lucien
comme de son frère.
2 La Dernière année, op. cit., p.14
3 Ibid., p.14
4 Ibid., pp.16-17
5 Joëlle de Sermet, « De quoi l’impossible est-il le nom ? », art. cit., p.155
244
Un dernier exemple nous semble illustrer avec netteté l’écriture de l’impossible chez
Henri Thomas. Il s’agit de la « jeune fille en rouge », la bohémienne aperçue par Suzanne dans Les
Déserteurs, à Bordeaux, accrochée dans une cage au camion qui transporte l’aveugle rencontré un
peu plus tôt. Elle apparaît au moment où l’aventure de Suzanne et Pierre commence, en même
temps que l’aveugle dont on a vu la valeur symbolique, figure du destin et de la vision autre. Si
l’aveugle détermine la décision de Suzanne d’aller visiter Mathieu Lourcin à l’hôpital, et donc sa
rencontre avec Praince et sa connaissance de Sabatini, la vision de la jeune fille en rouge précipite
sa désertion à un niveau plus profond1.
La bohémienne est, dans le texte, une figure du manque, de la perte, de ce qui fait défaut à
Suzanne pour se sentir libre et entièrement au monde. Elle est une expression de l’impossible,
pour Suzanne et pour le lecteur, représentation fantasmée d’un double de l’héroïne qui
parviendrait au-delà de toute limite.
Cet aspect est marqué dès le début du roman, puisqu’une première image de la jeune fille
en rouge apparaît avant même leur rencontre réelle. Suzanne se regarde dans un miroir, et y voit
« quelqu’un d’autre, debout à côté d’elle : des yeux noirs et une chevelure lustrée, dans le même
rayon qui éclairait son visage à elle.
La peau est très brune, la robe rouge sombre : elles ne parlaient pas, car sûrement l’autre
ne sait pas le français ; et puis même le saurait-elle, il est probable qu’elles ne diraient rien »2. On
reconnaît toutes les caractéristiques de la bohémienne rencontrée plus tard, marquée par la
sauvagerie (puisqu’elle est celle qui dépasse les limites) : peau brune, yeux noirs, longue chevelure,
robe rouge3. Son apparition dans un miroir la marque comme double de Suzanne, tandis qu’elle
se distingue par sa sauvagerie et son étrangeté (où l’on retrouve là encore l’empreinte de Diane).
Elle ne parle pas français4, ou plutôt elle ne partage pas le même langage que l’héroïne, comme si
elle ne provenait pas du même monde. Elle représente d’ailleurs un idéal de connaissance et de
communication qui se passerait de paroles, se distinguant à la fois par son silence et sa
compréhension immédiate issue de sa vision :
1 Nous avons noté l’impact et la spécificité de cette rencontre, ses liens avec la distraction de Suzanne et son désir de
désertion, dans le premier chapitre de ce travail (p.29 et ss.). Voir aussi le court récit « L’impersonnel », dans L’Ingrat
(suivi de) L'Impersonnel, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2002, pp. 123-124, qui donne une autre version de la même
rencontre (dans ce texte, ce sont deux amis qui voient arriver la roulotte-cage contenant la jeune fille en rouge).
2 Les Déserteurs, op. cit., p.16
3 Ce sont les mêmes termes qui sont utilisés pour décrire la jeune fille rencontrée par Suzanne à Bordeaux : « la peau
qui l’emmène, pourtant à faible allure, et se demande plus tard si elles n’ont pas été écrites « en langue étrangère »
(Ibid., p.58).
245
Mais pour elle, aujourd’hui c’était vrai, et elle ne le dirait à personne. C’était tellement vrai
que n’importe qui aurait dû s’en apercevoir ; mais personne ne le remarquerait. Sa force,
son insouciance […] personne ne s’en doute, excepté la fille en rouge. Celle-là a tout saisi
d’un coup d’œil ; à elle, Suzanne raconte tout.1
La bohémienne est aussi associée à la nuit, moment où elle apparaît à Suzanne, temps de
l’impossible où l’héroïne se révèle elle aussi dans sa nudité, sa sauvagerie, son désir d’un contact
immédiat avec le monde. Il est ainsi indiqué que la fille en rouge « s’était beaucoup rapprochée,
depuis la tombée de la nuit », le narrateur ajoutant qu’« à un certain moment, elle avait même été
si près de Suzanne que celle-ci avait posé la main sur les yeux de Pierre afin qu'il ne distinguât
rien »2. La nuit est pour Suzanne le moment où elle peut voir, où « son corps entier [est] libre » et
« tout dev[ient] plus net », « comme si l’obscurité s’était séparée des objets et n’avait plus été
qu’un voile transparent suspendu à quelque distance des yeux de Suzanne et qu’elle aurait pu
écarter du bout des doigts »3. Suzanne atteint la nuit un espace où elle se sent libre et dépossédée,
elle y est dans son élément, qui est aussi celui de la fille en rouge, « elle est dans la fraîcheur de la
nuit comme une nageuse aidée par l’eau »4.
Alors, elle s’éloigne du monde de Pierre pour tenter de rejoindre celui que représente la
bohémienne : « Pierre était couché, endormi, à l’entrée de la vallée où ils s’étaient abattus tous les
deux en riant, et la fille était présente à l’autre extrémité de la vallée, parmi les pierres éclairées par
la nuit de lune ; il suffisait de marcher doucement jusqu’à elle » 5 . Nous retrouvons ici, de
nouveau, le « chemin de lune sur les galets mouillés », représentation poétique de l’impossible, et
d’une vérité, dans Le Parjure. Suzanne est attirée vers « l’autre extrémité » où se tient la jeune fille
en rouge, elle souhaite franchir la frontière qui l’en sépare, sans le pouvoir ni s’en inquiéter : « la
fenêtre dont elle se rapproche semble immense ; elle va contenir tout le ciel, toutes les montagnes
où la fille s’éloigne à mesure que Suzanne avance, sans que Suzanne éprouve la moindre
impatience ou la moindre déception »6. De l’autre côté de la fenêtre qui ouvre sur l’impossible, se
tient une totalité inaccessible (« tout le ciel, toutes les montagnes »). Suzanne ne peut atteindre
l’impossible mais, du début du roman jusqu’à la fin, s’approche au maximum des limites du
possible, au-delà desquelles l’attend la jeune fille en rouge.
246
La bohémienne apparaît régulièrement dans le roman, se superposant à l’amant de
Suzanne dans les moments les plus intimes, « travers[ant] le plaisir de Suzanne » comme « un cri
d’hirondelle transperçant subitement la chambre »1, parce que s’y déploie toute sa sauvagerie (que
découvrent la nudité, la sexualité, la nuit ou la violence) :
Cela avait commencé à Bordeaux, la nuit qui avait suivi celle de la rencontre dans
l'avenue ; l'image de la fille en rouge avait surgi sans que Suzanne l'appelât, comme
apportée par le bouleversement du plaisir ; mais déjà cette nuit-là, l'image avait jeté
quelque chose de nouveau dans le plaisir, un surcroît de violence dont Suzanne s'était
emparée avidement. […] La fille avait sa robe rouge, et en même temps elle était nue ;
entre les deux images, dans la façon dont elles se remplaçaient, il y avait une espèce de
vertige aigu2.
Suzanne est alors à la frontière entre deux mondes. Comme le héros du Promontoire, elle
se maintient sur une limite périlleuse, attirée par la « gamine en robe rouge » vers l’impossible et la
perte totale d’elle-même, tout en s’accrochant au rebord, au possible que désigne Pierre. Cette
image brouille les repères identitaires de Suzanne, complique sa reconnaissance du réel en
introduisant dans son monde l’impossible, l’irrationnel : « la fille est là, et Suzanne est la fille, et
l'homme n'est pas Pierre »3.
Les apparitions de la fille en rouge s'intensifient jusqu'au décès de Sabatini, autre figure de
l’impossible, mais figure réelle et héroïque : « La fille en rouge a disparu avec Sabatini » 4 . Le
personnage de la jeune fille en rouge s’inscrit donc dans les procédés mis en œuvre par Thomas
pour écrire l’impossible, le désigner dans ses textes sans le nommer.
Elle l’incarne comme perte totale de soi, et défie Suzanne de mettre sa vie à hauteur de
l’impossible qu’elle représente.
Dans ses romans, Henri Thomas mène ses personnages à la limite du possible, dans une
quête au plus près de l’infigurable. Mais la poésie représente pour lui le langage de l’impossible, et
permet à l’écrivain de poursuivre, après Rimbaud, son expérience. Si la poésie ne « change rien à
rien », elle est le médium privilégié pour évoquer l’inconnu, et permet de ne pas ramener
l’inconnu au connu, mais de le maintenir comme tel, car « la magie la plus rare n’est peut-être pas
celle qui dispose de la réalité pour la modifier, mais celle qui nous la montre, uniquement, dans une
immobilité et une sorte de transparence qui valent toutes les interprétations »1.
Dans son article, « Les familiers de l’impossible »2, Henri Thomas associe clairement la
recherche de l’impossible avec la poésie. Il convoque tour à tour Michaux, Rimbaud, Artaud,
Supervielle, Rilke et Reverdy pour les réunir, malgré leurs dissemblances, la diversité de leurs
expériences, autour d’une même conception de la poésie comme écriture de l’impossible. Les
« familiers de l’impossible » sont les « rares » « libérés vivants »3, qui s’opposent aux « faux vivants » et
« ruminants »4 décrits dans Tristan le dépossédé. Ces poètes se distinguent par leur authenticité : ils se
situent « hors de toutes combines, complaisance de vocabulaire et appels au sens commun », leur
« climat » est « la liberté poétique » 5 . Ces caractéristiques les maintiennent dans un isolement
nécessaire à la création poétique, puisque « la plus profonde solitude est la plus traversée d’êtres ».
Henri Thomas insiste souvent sur cette solitude lorsqu’il est question de la recherche de l’inconnu
et de l’impossible. Au sujet de Tristan Corbière, il écrit que « c’est là, dans une solitude hantée,
que son génie trouve accès à un monde nouveau, inexploré jusqu’à lui »6.
L’impossible doit cependant se chercher dans la réalité, car « cette activité ne doit pas être
confondue avec le rêve ». Le poème doit accomplir les « noces du langage et du monde
quotidien » 7 à travers une écriture qui transcrive l’« instant de l’arrachement » 8 , le vertige du
gouffre : « rythme et mesure, ordre inimitable des mots […] forment leur danse au bord du
gouffre »9.
248
L’écriture poétique de l’impossible est orientée vers la « recherche d’une joie dont on n’a,
littéralement, pas idée »1. Elle « exige tout », se posant à « une limite au-delà de laquelle il n’y a plus
que hasard et miracle ou rien du tout »2.
L’écriture poétique permet donc de s’approcher au plus près des limites du possible, du
connu, tout en conservant son ancrage dans la réalité. L’impossible, c’est aussi cette joie, cette
vérité poétique « dont on n’a pas idée », qu’on ne peut concevoir ni dire, mais seulement susciter
grâce à la poésie. Le langage poétique, qui repose sur la transgression du discours, est idéal pour
rendre la portée transgressive de l’impossible.
Dans ses poèmes, Henri Thomas aborde l’expérience limite de la dépossession et de
l’absence, de l’impossible, plus frontalement que dans ses romans, usant des procédés poétiques
pour saisir l’inconnu.
Le poème « Ce que je vois » (Nul Désordre) déploie la thématique de la femme nue qui se
baigne, vision impossible et transgressive associée à l’essence même de la vision poétique. Ce
poème de forme classique (quatre quatrains, en octosyllabes, à rimes croisées), répond à
l’injonction du poète, faite dans la première strophe, vers qui donne son titre au poème : « Et ce
que je vois je le dis » (v.2). La première strophe présente l’enjeu du poème, en une phrase :
« à la » v.12…
249
C’est là le drame de mes jours,
La nuit revient sans le résoudre,
A la renverse fuit l’amour
Jusqu’à la mer pour se dissoudre.
Si je l’attrape je m’éveille,
Si je m’éveille elle est perdue,
Ainsi de suite. Est-ce merveille
Si j’ai l’air de tomber des nues ?
Le phonème [u], lui aussi très présent1, est à la fois la trace de l’espoir du poète d’une
ouverture (celle du lit de la fille), d’une saisie, et celle du jour à venir qui l’effacera inexorablement.
Les nombreuses rimes internes, les chiasmes, fondent une circularité qui évoque à la fois celle des
apparitions mythiques, et celle du retour quotidien de la nuit et de la lune, du rêve du poète, de
l’impossible solution mise en valeur par ces vers : « Si je l’attrape je m’éveille, / Si je m’éveille elle
est perdue, / Ainsi de suite ». Le rythme du cycle mis en avant par la structure du poème (une
phrase par strophe) est brisé dans la dernière strophe par le rejet qui marque la rupture du
mouvement circulaire. Le poème « Ce que je vois » compose bien la rencontre d’une vision du
poète avec une forme, le poème. La vision interdite, impossible, de la femme nue, s’accorde avec
celle d’une vérité poétique insaisissable. Paul de Roux a noté cette dimension des poèmes de
Thomas :
Dans cette poésie la découverte de la femme se confond donc souvent avec celle des
éléments, de la lumière. L’érotisme y ouvre à une dimension plus vaste de l’univers. La
rencontre des amants, comme celle du poète et des rythmes qui fondent la poésie, corrige
la tendance à l’entropie qui menace sans cesse l’individu. C’est une mise au monde (dans
un cas comme dans l’autre).2
Les éléments propres à l’impossible, récurrents dans les narrations de Thomas, sont bien
présents ici : la vision interdite et sacrilège, la nuit, la perte… L’écriture de l’impossible se
matérialise dans les poèmes de l’écrivain autour des mêmes thèmes, des mêmes mouvements
d’apparition et de disparition, mais le langage poétique permet à Thomas de s’approcher au plus
près de l’impossible et de l’inconnu. Dans d’autres poèmes, c’est de la dépossession ultime, de
l’absence totale, dont il est question.
251
Conclusion : l’impossible saisie
Nous ne vivons pas, il n'y a rien en ce monde, nous n'existons pas,
nous le croyons seulement… Et n'est-ce pas bien égal ?…1
Henri Thomas s’inscrit dans une histoire de la modernité littéraire qui place l’impossible
au cœur de ses préoccupations. Selon Dominique Rabaté, « il témoigne donc d’un moment
capital de l’histoire littéraire comme recherche de l’impossible » 2 . L’impossible, chez Henri
Thomas, se manifeste autour de thématiques variées — la perception, la dépossession, la perte, la
mort, l’intenable… — et d’une écriture qui matérialise un manque, une déchirure fondamentale.
L’impossible est au principe même du processus de dépossession mis en œuvre dans ses
narrations, parce qu’il est perte de soi, acceptation d’une solitude essentielle face à l’inconnu. Il
désigne un vide, un manque laissé par le retrait du sacré et du poétique dans la vie des
personnages — ce que nous laisse supposer aussi les multiples références à Hölderlin dans Le
Parjure, livre centré sur la perte du Père comme du père, et sur le souvenir presque mystique de
l’illumination du personnage, enfant, devant les galets et la mer. L’impossible est aussi la mort
perpétuellement reconduite, et l’absence qui lui est liée, celle de Diane, de Jim dans John Perkins,
du père dans La Dernière année, la foule des morts de La Nuit de Londres… Il est donc, chez
Thomas, tant formel (même si cet aspect est beaucoup moins marqué que chez certains de ses
contemporains, et que cet impossible ne remet pas en cause la capacité du langage et de la
littérature dans leur ensemble), qu'existentiel et poétique.
Cherchant l’impossible, les personnages se confrontent à l’inconnaissable qui est aussi une
vérité poétique, et exige un éveil et une liberté conquis sur leur être même, un ensauvagement
tout artémisien :
Le seul fait de choisir de rester éveillé quant à l’esprit — c’est-à-dire totalement éveillé,
car l’esprit ne peut pas opérer seul — veut que l’action ne soit pas quelconque. Il faut qu’il
y ait animalité (et même la candeur de l’antique animal), mais aussi choix dans l’animalité.
Récréation et création.3
1 Anton Tchékhov, Les Trois Soeurs, trad. Génia Cannac et Georges Perros, Paris, Gallimard, 1973, Folio n°393, p.482
2 Dominique Rabaté, « Traversée de La Nuit de Londres », actes de la journée d’étude du centenaire d’Henri Thomas, à
paraître.
3 Carnets inédits, 1947, 1950, 1951, note du 2 février 1951, op. cit., p.229
252
L’impossible existe au-delà du « point de rupture qui est difficile à franchir » 1, au-delà
d’une parole, d’un espace, d’une vision ou d’une situation. Mais, plus profondément, il désigne la
saisie sans médiation d’une réalité qui échappe, de « l’arrière-pays extraordinairement paisible »2
souvent évoqué par Thomas.
L’adéquation est impossible, parce qu’elle nécessiterait une dépossession complète qui ne
pourrait aboutir qu’à la mort. « La réalité est une prison »3, nous prévient Henri Thomas, une
prison qui jouxte « le gouffre cosmique où se perd toute existence particulière »4, le « trou » dans
lequel tombe le héros dépossédé du Promontoire. L’auteur doit trouver le langage qui permette de
rendre cet enfermement dans l’impossible, sans tenter de se hisser faussement hors de la réalité :
« L’imagination est sans issue du côté de la réalité. Elle vient d’elle, se voudrait ailleurs, et elle lui
reste parfaitement immanente. C’est aussi le sens, un sens, du “on ne part pas” de Rimbaud »5.
On ne part donc pas, nous sommes enfermés dans l’impossible, et la dépossession apparaît
comme l’ultime tentative d’une libération afin d’atteindre une « non existence », une « réalité
parfaite » qui est l’impossible en ce sens qu’elle excède le possible :
Mon désir est de me retirer avec mon globe de la vie dans la main, et j'ai la certitude que
celui-là, c'est moi — cet homme pour qui l'état d'absence est si facile, si merveilleux. C'est
de là que je peux ramener les parcelles de création que je donnerai, et uniquement de là :
naturellement, puisque c'est l'issue vers une réalité parfaite.6
L’impossible est ce qui échappe à toute saisie, l’espace vacant laissé par « la vie totale »7,
« l’autre monde »8, un monde qui « peut s’appeler un monde imaginaire, à condition d’admettre
qu’imaginaire ne signifie pas irréel »9, parce que ce monde se situe dans notre réalité.
Dans Tristan le dépossédé, Henri Thomas évoque la capacité, pour le poète visionnaire, de
réunir l’image et la réalité, un pari qu’il semble lui-même avoir pris afin d’écrire l’impossible,
créant « une image […] à la fois saisissante comme la griffe du vécu et insaisissable comme le
phantasme d’un rêve »10. L’écriture de l’impossible ne peut cependant se passer d’une répétition
née de sa nature, du cycle sans fin des tentatives des héros dépossédés pris dans les simulacres, et
de ses témoins impuissants à dire l’expérience.
1 Carnets inédits, 1947, 1950, 1951, note du 31 janvier 1951, op. cit., p.228
2 « Au commencement », La Chasse aux trésors, t. I, op. cit., p.13.
3 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, op. cit., p.177
4 « Bâtard de Créole et Breton », La Chasse aux trésors, t. II, op. cit., p.94
5 Le Migrateur, op. cit., p.154
6 Lettre du 26 juin 1942 à Adrienne Monnier, Choix de lettres, op. cit., p.178
7 Tristan le dépossédé, op. cit., p.137
8 Revue Théodore Balmoral, entretien avec Christian Giudicelli, n°46/47 p.146, n°48 p.158, n°49/50 p.164
9 De Profundis Americae, note du 19 juillet 1959, op. cit., p.102
10 Tristan le dépossédé, op. cit., p.162
253
L’impossible chez Henri Thomas se définit comme contact non faussé et immédiat avec
le monde, qui ne peut s’exprimer et pourtant doit s’exprimer, et se conçoit comme une quête,
justifiant l’usage d’un héroïsme de l’impossible si spécifique à l’univers de l’écrivain.
254
PARTIE III
255
Introduction
Entre les années 1950 et 1970, les récits de Thomas se distinguent par la répétition d’un
même mouvement narratif, construit sur un système d’échos et de pluralité (plus que d’une
complémentarité, le système n’étant jamais clos sur lui-même). Cette reproduction, au sein d’une
grande diversité de thèmes et d’univers fictionnels, est symptomatique d’un écueil constant : la
répétition témoigne d’un enfermement dans l’impossible qui caractérise le cheminement des
personnages, et dont la poésie offre le dernier recours. L’impossible est à la fois la quête des
personnages et ce qui empêche la quête d’aboutir ; il est au fondement de leur héroïsme, tant du
point de vue structurel de leur statut de personnage, que des valeurs qu’ils propagent. Thomas
l’affirme à de nombreuses reprises, « l’impossible » est au cœur de son projet poétique et
romanesque :
Mais il n’y a pas de médiocrité, et le seul héroïsme qui m’intéresse encore c’est l’héroïsme
de l’impossible parce qu’on dit « à l’impossible nul n’est tenu », eh bien, nous ne sommes
tenus qu’à l’impossible. C’est ce qui fait qu’on n’arrête pas de le chercher.1
Nous l’avons montré, l’impossible se manifeste sous de multiples formes dans les textes
de Thomas : l’intenable, la vision sacrilège, le lieu et le temps, mais aussi la perception et
l’expression impossibles. Ces aspects révèlent finalement l’impossible comme excédant,
outrepassant les frontières du possible. L’importance accordée à la notion d’impossible associe
l’écrivain à une famille littéraire qui partage cette préoccupation, auteurs de la Nouvelle Revue
Française, liés à Georges Lambrichs et Jean Paulhan, tels que Maurice Blanchot et Georges
Bataille, Georges Perec ou André Dhôtel, héritiers des recherches de Rimbaud et Mallarmé.
Henri Thomas se distingue de ses contemporains par une spécificité : il ne sépare pas l’impossible
de sa quête héroïque, d’un « héroïsme de l’impossible ». L’impossible, pour l’écrivain, ne peut se
concevoir sans héroïsme : la quête de l’impossible est nécessairement héroïque, tandis que
l’héroïsme ne peut faire l’économie d’une confrontation à l’impossible. Le seul héroïsme qui
intéresse Thomas, qui vaille, d’un point de vue romanesque comme ontologique, est celui de
l’impossible. Les deux notions sont donc construites et pensées de pair par l’écrivain. L’écriture
romanesque de l’impossible s’inscrit nécessairement, chez Thomas, dans une dimension épique.
Elle induit un dépassement héroïque vécu à la fois comme aventure et quête.
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.271
256
Henri Thomas l’assure, il « n’aime pas les romans sans héros », car « un héros, c'est
quelque chose d'assez positif […], c'est quelqu'un qui cherche l'impossible » 1 . Le héros, par
définition, recherche l’impossible.
Sa qualité héroïque l’oblige à effectuer cette quête, qui constitue la trame des romans.
L’écrivain revendique l’usage de la fiction pour écrire l’impossible, se démarquant ainsi de certains
de ses contemporains pour qui la reconnaissance de l’impossible implique un rejet du roman et
du romanesque. Au contraire, Henri Thomas insiste autant sur l’importance des personnages que
sur celle du héros, et de ses valeurs : « il faut qu’il y ait quelque chose d’héroïque dans le roman »2.
Ce besoin est tributaire autant de la forme romanesque elle-même que de la période dans
laquelle elle s'inscrit. L’auteur en convient : « nous vivons dans une époque qui est contraire aux
héros »3. Cette certitude a conduit des écrivains à défaire le statut du héros, construire des récits
sans personnage au sens traditionnel du terme, sans trame romanesque conventionnelle (intrigue,
aventures, résolution…), afin de rendre compte d’une crise de valeurs particulièrement violente
après la Seconde Guerre mondiale. Ce sont, bien entendu et comme nous l’avons évoqué dans la
première partie de ce travail, les écrivains dits du Nouveau Roman, mais aussi, d’une autre
manière, des écrivains comme Maurice Blanchot ou Georges Bataille qui rejettent le roman
traditionnel et en subvertissent la forme. Rappelons que Thomas, lors de sa première période
d’écriture où il publie ce que Pierre Lecoeur nomme ses « romans de formation », expérimente
des narrations ouvertement hostiles à la fiction romanesque. Dominique Rabaté souligne dans
son article « Lecture du secret » l’écho manifeste qui existe entre la fin du roman de Thomas Le
Précepteur (1942) et La Folie du jour de Maurice Blanchot (1973), paru une première fois sous le titre
« Un récit ? » en 1949 dans la revue Empédocle. Le dernier chapitre du Précepteur est constitué de
notes fragmentaires qui interrompent le cours du récit, le narrateur ajoutant cette sentence
définitive : « (finis les récits) »4. Cette formule résonne fortement avec la fin célèbre de La Folie du
jour : « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais ». Henri Thomas, d’abord tenté par une approche
de l’impossible condamnant récit et fiction, se tourne ensuite vers une voie radicalement
différente, puisqu’il entame à partir des années cinquante un cycle d’écriture de romans
résolument fictionnels, y réaffirmant les pouvoirs de l’imaginaire et du romanesque (puisque
« l’imagination déchire, ouvre, voit “l’infini sans serrure et sans clé” (Artaud) » 5 ), tout en
interrogeant sans cesse leurs limites.
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.271
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Le Précepteur, Gallimard, [1942], coll. « L’Imaginaire », 1993, p.161
5 Compté, pesé, divisé, op. cit., p.69
257
La conviction de Thomas selon laquelle son époque est « contraire aux héros », et au
système de valeurs qu’ils incarnent, ne fait que renforcer sa position : il est impératif d’affirmer la
place du héros dans le roman, afin de ne pas tomber dans la « platitude vertigineuse » dont seul
Flaubert parvient à se sauver, par le style1. Cependant, le héros thomasien parvient au statut de
héros parce qu’il se confronte à l’impossible, et c’est en cela qu'il s’inscrit définitivement dans une
modernité littéraire. L’impossible constitue l’objet de la quête de ces héros singuliers, quête à
l’origine des aventures qui fondent leur statut héroïque et structurent la narration. Dans les récits
de Thomas, la recherche de l’au-delà du possible ne peut être effectuée que par un personnage
aux qualités héroïques.
Dominique Rabaté a noté comment, « entre le déserteur (figure à la fois active et passive)
et son témoin », l’œuvre de Thomas « maintient quelque chose comme une aventure héroïque »2.
La dynamique singulière qui régit la relation des personnages, et en particulier la figure du
déserteur, du dépossédé, et du narrateur-témoin qui l’accompagne, s’inscrit dans le cadre
beaucoup plus classique d’une « aventure héroïque », impliquant une quête au sein de
l’impossible :
L’héroïsme est celui de la quête : quête de l’anonyme, du bonheur qui y réside, quête qui
ouvre à l’expérience paradoxale d’une ressaisie-dessaisie de soi, et qui rencontre donc
nécessairement l’inadéquation de l’expression, l’insuffisance du témoignage.3
La quête est donc étroitement liée à l’impossible, à l’impossibilité d’une expression, d’une
absence ou d’une dépossession, comme d’une présence, totales. Ailleurs, l’auteur évoque
l’héroïsme des personnages thomasiens comme « héroïsme de la déflation et du dégagement, mais
héroïsme encore parce qu’ils continuent à chercher quelque chose au-delà d’eux-mêmes »4. Car la
quête impossible, la quête de l’impossible, constitue bien, « même dans l’errance », un « absolu »,
« quelque chose qui dérange les certitudes, déplace les codes sociaux » :
Mais cet absolu, un peu à la façon de ce que Georges Bataille a appelé « l’expérience
intérieure », déjoue essentiellement toute possibilité d’en faire un projet. Il ne dépend
d’aucune volonté, au sens où elle émanerait d’un sujet constitué et plus ou moins maître
de lui.5
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.271
2 Dominique Rabaté, « Lecture du secret », L’écriture du secret, op. cit., p.24
3 Ibid., p.24
4 Dominique Rabaté, « Traversée de La Nuit de Londres », actes de la journée d’étude du centenaire, à paraître.
5 Ibid.
258
Il existe donc bien une dimension épique inhérente au projet de l’auteur, épicité
paradoxale puisqu’elle se construit au sein même de l’impossible, et qu’elle convoque un type de
héros spécifiques, des « héros de l’impossible » assistés de leurs narrateurs-témoins puisqu’ils ne
peuvent agir seuls. Ces caractéristiques fondent l’unité romanesque des textes étudiés.
La dépossession désirée ou expérimentée par les héros thomasiens est intimement liée à
l’impossible (puisque la dépossession ultime ne peut être que la mort), elle est essentiellement
quête de l’impossible, et induit une nécessaire dimension épique à ces textes. Les « héros
dépossédés » de Thomas sont à coup sûr des « héros de l’impossible ». Hervé Ferrage, dans son
article « Le langage comme patrie »1 a bien mis en valeur l’articulation entre ces deux éléments.
Il commence par définir « l’expérience fondatrice, chez Thomas », qui « est celle de la
dépossession, c’est-à-dire une désorientation de tout l’être, un égarement profond qui conduit au
plus près de la catastrophe et dépouille de tout savoir. Le poète est celui qui ne sait pas, celui qui
ne peut se prévaloir d’aucune maîtrise ». Cette dépossession n’invite pas à la lamentation, n’est
pas élégiaque, même si elle est douloureuse et dramatique. Elle est inséparable d’une affirmation :
elle permet de faire voler en éclats l’ordre apparent du monde et de retrouver, par-delà cette
apocalypse intime, un territoire neuf, une énergie intacte, grâce au pouvoir du langage, à la
puissance d’une parole affirmative. Après l’abandon de l’illusion du progrès personnel (se référant
ici au texte « Examen » que nous avons commenté), Thomas comprend que seul compte
l’impossible pour mener à bien cette dépossession, c’est-à-dire ce qui peut être affirmé
capricieusement en dépit du principe de non-contradiction, et des lois les plus strictes de la
causalité. Il s’agit alors de « se libérer de modèles philosophiques qui ne se préoccupent que du
vérifiable et des vérités nécessaires et générales auxquelles nous sommes enchaînés malgré nous ».
Comme la parole qui affirme, dans l’impossible dépossession, l’existence d’un territoire neuf, le
langage libère et ouvre une voie, au sein de la réalité, « offre précisément cette chance de
l’impossible : il peut dire ce qui n’est pas et ne pas dire ce qui est, pour le seul plaisir d’affirmer
son pouvoir et de donner à celui qui parle le sentiment d’une étrange et merveilleuse liberté ».
Hervé Ferrage ajoute cependant une condition à cette potentialité du langage, condition
nécessaire au « sens du réel si cher à Thomas », à « son goût d’un corps à corps entre le langage et
le monde » : celle de ne pas dire « n’importe quoi mais seulement ce qui libère de l’état de
“dépendance malheureuse” et laisse pressentir une plénitude dont on n’a pas la maîtrise »2.
1 Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., pp. 15-25.
2 Hervé Ferrage, « Le langage comme patrie », Henri Thomas, Cahier 13, Le Temps qu’il fait, op. cit., p.20
259
A la recherche d’un progrès et d’une totalité factices et illusoires, Thomas oppose une
« recherche de l’impossible » qui fait rompre, à travers une dépossession, avec le « jeu d’illusions
effroyables » créée par la raison, les « illusions irréfutables logiquement » qui nous détournent des
« choses prodigieuses »1, pourtant partout. La quête du « héros de l’impossible » nous conduit à
interroger les frontières du rationnel et de l’irrationnel, qui côtoient celles de l’impossible, et
convoquent de nouveau Georges Bataille à travers l’influence commune de Léon Chestov.
L’héroïsme si spécifique requis par la quête de l’impossible n’est pas non plus séparable
d’une des manifestations, selon Henri Thomas, de l’irrationnel, à savoir de la poésie. L’auteur
l’écrit dans un carnet :
La qualité héroïque, tout comme la poésie (celle qu’on perçoit du réel, celle qui se
matérialise dans le langage), ont une même origine : une rupture, une chute du possible à
l’impossible, du rationnel à l’irrationnel. Cette césure est positive et se produit en l’homme même
qui est « rompu », phénomène à rapprocher de celui de la dépossession.
Les héros d’Henri Thomas poursuivent l’expérience déterminante « de s’apercevoir que la
réalité est pleine d’irrationnel »3, irrationnel auquel la poésie « s[e] rattache par les images »4 ; cette
expérience relève pour l’écrivain du sacré.
La dimension poétique de la quête menée par les héros thomasiens n’est donc pas
séparable d’une dimension épique, dont les notions d’héroïsme, de quête, d’aventures et de
ruptures, mais aussi de sacré, confirment l’importance.
Le conflit que l’on pourrait percevoir entre héroïsme et impossible se résout de fait en
grande partie grâce à la conception toute particulière qu’en a Thomas : il rapproche l’impossible
du sacré (ce que la vision sacrilège de l’impossible, représentée notamment par les « Diane au
bain », confirme, le sacrilège attestant dans ce cas le sacré 5), et en fait l’objet d’une quête qui
structure son récit, caractéristiques au fondement de l’épique.
La conjonction d’une recherche de l’impossible qui se réalise dans l’écriture d’un texte, et
d’une épicité qui lui est liée a déjà été remarquée chez un autre écrivain de l’impossible, à savoir
Maurice Blanchot.
1 « Henri Thomas, Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, [pp.96-103], p.102.
2 Carnets : 1934-1948, op. cit., p.154.
3 Les Heures lentes, op. cit., p.102
4 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.102
5 « C’est le sacrilège qui atteste le sacré », Maurice Blanchot, « Le rire des Dieux », art. cit., p.199
260
Denis Aucouturier souligne dans sa thèse la dimension épique du projet de l’auteur1, d’un
point de vue thématique avec la présence du sacré, et notamment de la parole sacrée, qui est aussi
l’impossible, mais aussi sur un plan narratologique :
Ainsi les récits de Blanchot nous font vivre luttes et combats, des défis et des forces
invisibles, des chutes vertigineuses, l’appel du vide, des moments d’effroi […]. Il s’agit
bien d’aventure, de découverte et d’initiation, domaine […] qui n’est pas étranger, dans la
pensée de Blanchot, à une recherche à la fois ontologique et cosmogonique mais aussi
langagière et narrative.2
Barthes est l’un des premiers à ce titre à mettre en évidence la dimension épique de cette
œuvre en écrivant :
Dans cet article, Éric Marty mentionne une autre citation de Roland Barthes, dans laquelle
il fait état du « seul et dernier témoignage de cet “Héroïsme” [celui de Mallarmé] : Blanchot »8.
1 Denis Aucouturier, Le Neutre à l'œuvre dans les récits de Maurice Blanchot, dir. Eric Marty, op. cit.
2 Denis Aucouturier, Le Neutre à l'œuvre dans les récits de Maurice Blanchot, dir. Eric Marty, « D. Le récit trouve sa place »,
op. cit., p.77
3 Ibid., p.83
4 « Bâtard de Créole et Breton », La Chasse aux trésors, t. II, op. cit., p.94
5 Les Heures lentes, op. cit., pp.79-80
6 Eric Marty, « Maurice Blanchot, Roland Barthes, une “ancienne conversation” », Maurice Blanchot et la philosophie,
Éric Hoppenot et Alain Milon (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, Collection : Résonances de Maurice
Blanchot, 2010, pp.298-313
7 Roland Barthes, Essais critiques. Œuvres Complètes, t. II, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 519.
8 Roland Barthes, La Préparation du roman, 1978-1980, cours du Collège de France, Nathalie LEGER (dir.), Paris,
1 « Un coup de dés jamais… », La Chasse aux trésors vol. II, op. cit., pp.96, 98
2 « Entretien du Polyèdre. L'itinéraire spirituel et littéraire de René Daumal » avec la participation de André Dhôtel,
Jean Follain, Henri Thomas, Jacques de Bourbon Busset, Jean Mambrino, in René Daumal, Sigoda Pascal, Lausanne,
L'Age d'Homme, 1993, p.27 et ss., article paru dans la revue Etudes n° 328, mai 1968, pp. 701-723, republié avec
l'autorisation de Paul Valadier.
3 Préface des Œuvres choisies de Théophile de Viau, éditions Stock Delamain et Boutelleau, Paris, 1949, p.15
4 Compté, pesé, divisé, op. cit., p.62
262
Comment définir ces héros aux qualités essentiellement paradoxales ? Par quels moyens
littéraires l’écrivain convoque-t-il l’épique et le poétique pour assurer son projet ? La finalité de la
quête, et notamment la possibilité d’une révélation poétique, constituera le dernier point de notre
démonstration. Il est essentiel à la compréhension d’une poétique thomasienne qui place
l’impossible au centre de son propos, et apparaît régulièrement dans les textes, entre autres à
travers la question d’un « état de conscience poétique », mais aussi d’une joie particulièrement
sensible grâce à la présence d’un intertexte hölderlinien dans Le Parjure. Alors, il nous sera
possible de comprendre la « réalité parfaite », la « réalité poétique » chère à Thomas, terme d’une
quête impossible, et nous pourrons répondre à cette question : pour Henri Thomas, « l’autre
monde » est-il possible ?
263
264
Chapitre VI
Héroïsme de l’impossible
265
6.1) Le héros : typologie, singularités
Ces héros d’Homère qui mouraient sans
morphine
En rugissant, un javelot dans la poitrine1
Introduction
Les romans de Thomas étudiés sont construits autour de la figure forte d’un héros,
personnage central, déserteur ou dépossédé, qui entraîne parfois malgré lui les autres
protagonistes dans son aventure unique. Dans Les Déserteurs Pierre suit Suzanne, elle-même
poursuivant Sabatini, de Paris à Bordeaux puis en Corse, tandis que Stéphane Chalier recrée une
communauté de « déserteurs » autour de lui sur l’île de Hag (incluant sa femme Judith, leur fils
Patrick, la petite Sophronie, et le narrateur-témoin). Les récits ont pour objet principal les
aventures de ce personnage sur lequel se concentre l’intrigue : l’errance de Paul Souvrault dans La
Nuit de Londres, la dégradation du quotidien de John Perkins, la formation de Lucien Aubry dans
La Dernière année, l’enquête du commissaire de La Relique.
Ces héros, dont les caractéristiques communes ont déjà été évoquées (propension à la
distraction, à la désertion, à la dépossession ; recherche de l’impossible par la perception ou
l’expression), répondent à une typologie propre à Henri Thomas.
Selon Philippe Hamon, le héros se définit par deux critères fondamentaux2. Il relève d’une
part de problèmes structuraux internes à l’œuvre (c’est le personnage « globalement principal »3,
au portrait le plus riche, à l’action la plus déterminante, à l’apparition la plus fréquente) ; le héros
organise l’espace interne de l’œuvre. Il relève d’autre part d’un effet de référence axiologique à
des systèmes de valeurs — valeurs idéologiques positives d’une société ou d’un narrateur à un
moment donné de son histoire.
Cette définition nous permet d’interroger la spécificité du héros thomasien. Certains
romans étudiés semblent s’accorder en partie à cette caractérisation. Le héros est bien souvent le
personnage principal qui structure le récit (dans Le Promontoire, La Dernière année, Le Parjure, Le
Poison des images, John Perkins…). L’intrigue se concentre sur les aventures de ce « personnage
globalement principal », sur ses actes suffisamment significatifs pour qu’un narrateur-témoin
prenne soin de les retranscrire.
Pourtant, le héros des récits de Thomas répond avant tout à une exigence : il est celui qui
recherche et se confronte à l’impossible, il ne peut être héros que de l’impossible.
266
Nous l’avons noté, cette spécificité détermine le statut du héros chez Thomas. Dans Les
Déserteurs, c’est Sabatini qui représente le mieux la figure du héros de l’impossible. Suzanne, dans
sa quête, poursuit aussi l’impossible en cherchant Sabatini, mais ce dernier est bien le centre d’un
récit d’où il est presque absent.
Nous avons déjà remarqué comment, dans La Dernière année, le personnage de Stef double
celui du personnage principal. Rencontré par Lucien dès sa première visite chez son frère Joseph
à Belleville, Stef intervient durant tous les moments clés du récit. Il le croise dès le lendemain
dans le centre de Paris, alors qu’il est parti chercher sa malle au lycée. C’est Stef qui le présente
alors à Marcellin, dans l’entresol où Lucien va désormais séjourner. Après le départ de Marcellin,
Lucien vit dans une grande solitude jusqu’à l’arrivée inopinée de Stef qui passe la nuit dans
l’entresol avec lui, épisode central du roman. Enfin, la dernière scène du récit se déroule dans la
chambre d’hôtel voisine de celle de Stef, alors que Lucien guette les bruits provenant de la pièce
occupée par Stef et Ginette.
Stef entretient dès le début du roman une relation ambiguë avec Ginette. La jeune femme
préfère d’ailleurs à la fin du récit le déserteur qui cherche dans la drogue et la poésie une « autre
vie » et non le jeune homme en formation. Contrairement à Marcellin qui se conforme finalement
à une vie rangée (une fiancée, un travail stable, un appartement propre et fonctionnel, des
contacts réguliers avec sa famille, des projets concrets d'avenir), Stef, tout comme Lucien,
n'abandonne jamais sa recherche, quelle que soit la forme qu’il lui donne. D'errances en erreurs,
le personnage ne se départ jamais de son authenticité et de sa quête impossible. Il clôt le roman
puisque Lucien s’installe dans une chambre d’hôtel contiguë à la sienne, devenant voyeur le
temps d’une nuit (il espionne Stef et Ginette). Les rôles sont alors inversés : Lucien devient le
personnage témoin, et Stef le héros qui vit avec la fille convoitée. Ce personnage « comme éclairé
du dedans »1 vit dans les marges, se drogue, est visionnaire, et rappelle des figures de l’impossible
qui ont beaucoup marquées Henri Thomas comme Gilbert-Lecomte ou son ami de jeunesse
Arthur Adamov2. C’est un personnage qui survient, qui amène l’incongru avec lui. Il est un héros
de l’impossible. Pourtant, c’est bien Lucien le personnage principal, quand Stef ne fait
qu’apparaître et disparaître. Dans d’autres romans comme Le Parjure, le héros de l'impossible se
trouve effacé par le personnage du narrateur-témoin qui impose un « je » de plus en plus fort, et
conquiert peu à peu l'espace textuel, même si l’objet du texte demeure le héros.
1 La Dernière année, op. cit., p.163. Henri Thomas établit clairement le lien entre Arthur Adamov et son personnage
lors de son entretien avec Christian Giudicelli. Il y explique qu’« Adamov s’était mis en tête d’écrire une pièce avec
des phrases qu’il entendait dans la rue mais n’arrivait jamais à les coordonner », compilant des « dossiers affolants »,
des « phrases énigmatiques » sur des feuillets qui l’ont inspiré pour le personnage de Stef (Théodore Balmoral, n° 48,
hiver 2004-2005, op. cit., p.161).
2 Il évoque cette amitié dans son poème « L’Heure nouvelle » (Sous le lien du temps), que nous avons déjà cité.
267
Selon la typologie de Vincent Jouve 1, il s’agirait alors de héros non protagonistes, qui
peuvent ensuite être « convexes » ou « concaves », suivant qu’ils incarnent l’exemplarité ou
l’impliquent, en creux. Les « deux traits permanents du héros » demeurent « la singularité et
l’exemplarité ». Stéphane Chalier, et même Judith, dans le Parjure, incarnent les valeurs du héros de
l’impossible, dans leurs recherches, leurs fuites de déserteurs, leurs refus, alors même que le
narrateur-témoin acquiert une place de plus en plus importante au cours du récit, dont il devient
le protagoniste. Le lecteur ignore ainsi ce qu’il advient de Stéphane et Judith après leur fuite de
l’île de Hag. La disparition est une des caractéristiques des héros de l’impossible. Ils laissent
derrière eux des témoins fascinés et bouleversés, partant eux-mêmes en quête du secret un instant
découvert. Suzanne poursuit le héros de l’impossible Sabatini, et en devient peu à peu une elle
aussi (disparaissant à son tour à la fin du roman), se démarquant de Pierre ou de Praince qui ne
s’impliquent pas suffisamment dans la quête impossible. On retrouve ce schéma dans La Relique,
où le personnage principal, l’abbé Dumas, disparaît du roman tout en demeurant un héros de
l’impossible, remplacé comme protagoniste par le commissaire Didier qui confond peu à peu la
quête de la relique et la quête du héros de l’impossible, désertant lui aussi à la fin du roman.
Il semble bien que ce soit la recherche de l’impossible qui fasse du personnage un héros
dans le système de valeurs des romans étudiés. Or, le deuxième critère qui définit le héros selon
Philippe Hamon correspond à une incarnation de valeurs positives. Pour Vincent Jouve aussi, le
héros se définit, en plus de sa singularité, par son exemplarité. Les héros des romans d’Henri
Thomas, bien qu’en marge de la société, répondent à un certain système de valeurs qu'on peut
définir comme recherche d’un rapport non faussé au monde, quête de l’impossible qui peut aller
jusqu’au sacrifice de soi. Cependant, ces héros sont aussi pourvus d’attributs négatifs, même si le
texte ne porte aucun jugement moral sur leurs actes. Sabatini pourrait être un violeur, selon
Praince (mais ce personnage est-il fiable ?), et entretient une relation plus qu’ambiguë avec une
toute jeune fille. John Perkins a des « crises » de violence envers sa femme. Stéphane Chalier, bien
que qualifié « d’innocent » par le narrateur témoin, abandonne sa famille. Paul Souvrault ment,
selon le dernier narrateur du récit, « compos[e] avec des détails plus ou moins exacts un ensemble
qui ne l’est pas du tout »2. L’abbé Dumas s’enfuit avec une prostituée et une relique volée. Ils
incarnent donc un certain type d’exemplarité qui ne s’accorde par avec les valeurs de la société,
succombant souvent à l’illusion, au « poison » des images, l’errance se faisant alors erreur. Plus
« convexes » que « concaves », selon la typologie de Vincent Jouve, ils demeurent
fondamentalement insaisissables et semblent bien éloignés des héros traditionnels et positifs.
1 « Le héros et ses masques », dans Le Personnage romanesque, Cahiers de narratologie, n°6, Presses de l’université de Nice,
1995, p.253-254
2 La Nuit de Londres, op. cit., p.145
268
Si on ne peut pas parler de destin pour qualifier leur parcours, leur prédisposition à mener
la quête impossible qui les qualifie, les marque du « sceau qui est sur tous les vivants » 1 dont il est
question dans Le Parjure. Leur aventure est réelle et peut être dangereuse. En recherchant une
adéquation perdue entre l’intérieur et l’extérieur, ils poursuivent une totalité dont ils ne peuvent
faire le deuil.
Il est donc possible de distinguer deux types de structures romanesques dans les récits
étudiés, toutes deux tributaires de la place accordée au héros de l’impossible dans le texte, et de
son statut (le héros de l’impossible est toujours pris entre l’apparition, la formation, et la
disparition ; il n’est pas toujours capable d’exprimer son aventure). D’une part, dans certains
romans, le héros de l’impossible est aussi le personnage principal (John Perkins) et même parfois le
narrateur (La Nuit de Londres ou Le Promontoire, tous deux structurés avec des doubles sans que
ceux-ci ne deviennent personnages principaux ou même héros de l’impossible). D’autre part,
certains romans, spécifiques à la période étudiée, voient se dédoubler la figure du héros de
l’impossible qui n’est alors plus toujours le personnage principal, ni le narrateur du récit, ni même
parfois le seul héros du texte, quand le personnage qui le suit se fond avec l'objet de sa quête
(ainsi Suzanne avec Sabatini dans Les Déserteurs, le commissaire Didier avec l’abbé Dumas dans La
Relique, Lucien avec Stef dans La Dernière année). Notons que la présence de doubles du héros est
caractéristique des romans traditionnels et de leurs héros fortement valorisés, comme le rappelle
Lise Queffelec dans son article « Personnage et héros »2, dans lequel elle évoque les « oppositions
signifiantes produites par la pensée de l’ambivalence, telles celles du héros et ses doubles (souvent
sous la forme des frères ennemis) » récurrentes dans les romans populaires. Le double, en un
sens, atteste la valeur du héros par sa seule présence d’opposition3. Ces romans complexes aux
multiples personnages font l’objet de l’expérimentation effectuée par Thomas, entre les années 50
et 70, des pouvoirs de la fiction pour accomplir son projet poétique. Henri Thomas explique ainsi
à Marcel Bisiaux avoir souhaité, avec La Relique et quelques romans avant, « émigrer dans
l’imaginaire », réalisant alors que « l’imaginaire existe » 4. Dans tous les cas, la valeur qui caractérise
et singularise le héros est bien son rapport à l’impossible.
pour Stéphane Chalier dans Le Parjure (et même Ottilia avec Judith), Godwin pour John Perkins, mais aussi Praince
pour Sabatini (et Zevaco pour Wright, Angèle pour Suzanne) dans Les Déserteurs, le commissaire Didier pour l’abbé
Dumas dans La Relique, Lucien pour Stef dans La Dernière année.
4 Henri Thomas explique ainsi à Marcel Bisiaux : « C’était une nouvelle chimère mais elle a quand même donné cela,
que je pouvais me placer dans la peau d’un curé, qui perd une relique, qui la retrouve entre les seins d’une fille. Je me
suis dit : “Je vais vivre à sa place.” Et pour moi c’était une conquête enfin ». Il note un mot que lui aurait dit Léon-
Paul Fargue : « L’important, c’est de faire Don Quichotte », ajoutant : « ça m’a semblé très important ce qu’il disait
là. », entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, op. cit., p.163
269
Un héros problématique ?
1 Georg Lukács, La Théorie du roman (1968), rééd. Paris, Gallimard, « Tel », 1989, p.58
2 John Perkins, op. cit., p.110
3 Le Parjure, op. cit., p.9
270
Dans Les Déserteurs, il est noté que Pierre cesse parfois « d’exister de façon si totale que
Suzanne en éprouvait une légère stupeur » 1 , tandis que le narrateur de La Relique évoque le
« monde où ces témoins n'ont pas accès, puisqu'il n'existe pas, mais dont il leur faut subir la
présence de manière indirecte, un peu comme les aveugles » 2 . L’intrigue du Promontoire toute
entière peut être résumée comme quête de reconnaissance, d’adéquation au-delà de l’altérité.
S’absorber dans le monde, quitter l’altérité pour l’identité, revient alors à déserter de l’existence
commune, pour s’éveiller à un accord, qui est une libération de l’existence et de l’altérité3 :
Je suis bon de dire : il y a des gens, alors que c'est tout le monde à l'exception de ceux qui
n'existent pas, et dont le nombre n'excède pas… (qui sait ?). Un hasard, ou peut-être cela
vient de très loin : s'éveiller d'accord que c'est comme si j'avais toujours été là –— l'herbe qui
poussait là, les rochers là-haut, les gueules des gens, c'est toujours là avant moi et en
même temps et après, et je ne peux que dire cela. Le mouvement et rien qui bouge…4
Rappelons que cette recherche d’un accord est un thème central des poèmes de Thomas,
comme le souligne le titre de son recueil Nul Désordre (1950), qui s’ouvre sur le poème « Selon le
corps », manifeste d’une adéquation entre l’état du corps et l’état poétique. De nombreuses
nouvelles se focalisent sur le passage de l’altérité à la reconnaissance et à l’identité (ainsi dans le
recueil La Cible publié en 1956, « Le sermon », « La barque » ou « Harry », mais aussi la nouvelle
« Sainte Jeunesse » que nous avons commentée dans notre première partie). La question de la
vision sacrilège et impossible occupe aussi, comme nous l’avons vu, un point central des récits
thomasiens, et peut être comprise comme quête d’une adéquation à une réalité nue.
L’accord, c’est aussi la paix trouvée par le commissaire Didier à la fin de sa quête, dans La
Relique, lorsqu’il annonce : « Je suis en paix avec le corps de la femme qui est ce monde où je suis
vivant »5. Cet accord, cette paix avec le monde qui finalise une quête commencée par une rupture,
tend même parfois à la fusion. Si le commissaire voit, ressent, comprend, se conformant bien à
son rôle de témoin, le héros de l’impossible, l’abbé Dumas, parvient à une forme d’adéquation :
« Le défroqué ne l'a jamais vraiment vu. Il était fait pour le cacher sous lui […] fondre lui-même à son
contact — tout, sauf le comprendre »6. Ces deux romans proposent le plus nettement une issue à la
quête de l’impossible menée par les protagonistes.
p.191
4 Ibid., p.154 (nous soulignons).
5 La Relique, op. cit., p.145
6 Ibid. Nous soulignons.
271
A l’opposé, les héros de John Perkins ou de La Nuit de Londres butent sur une impossibilité
et ne parviennent pas à s’y soustraire autrement que par la mort ou la disparition.
Entre ces deux pôles, des romans multiplient les figures du héros de l’impossible,
construisent un réseau de doubles pour réfléchir les différentes issues à la recherche de
l’impossible. C’est le cas de La Relique, La Dernière année, Le Parjure ou Les Déserteurs : Sabatini
choisit la mort, Suzanne disparaît après s’être approchée de la vérité et de la folie, l’écrivain
Wright prolonge « l’aventure » de Sabatini en accomplissant « les mêmes gestes que lui,
exactement les mêmes » aux côtés d’Angèle, et en répondant à la même « nécessité » 1 de
désertion. C’est donc bien souvent une rupture avec le monde qui est à la fois à l’origine du récit
et de la qualité héroïque du personnage principal.
L’impossible peut ainsi définir la distance insurmontable du personnage avec le monde de
fait absent2, critère qui rapprocherait le héros de l’impossible du héros problématique tel que le
décrit Georg Lukács en particulier dans son essai intitulé La Théorie du roman (publié une première
fois en 1920 à Berlin par l’éditeur Paul Cassirer, puis, en France, à partir de 1968, par les éditions
Denoël et ensuite Gallimard).
Selon le théoricien hongrois, l'individu épique, le héros de roman naît d’une altérité du
monde extérieur. Le roman est défini comme « épopée d’un temps où la totalité extensive de la
vie n’est plus donnée de manière immédiate, d’un temps pour lequel l’immanence du sens à la vie
est devenue problème mais qui, néanmoins, n’a pas cessé de viser à la totalité »3. Partisan d’une
approche historique et sociologique des genres littéraires et donc du personnage, Lukács
considère que le héros romanesque est devenu polémique et problématique à l’époque moderne.
Selon lui, le héros ne constitue plus la forme naturelle de l’existence mais doit effectuer un effort
pour s’élever au-dessus des humains. Ainsi que le synthétise Lucien Goldman, qui prolonge dans
son essai Pour une sociologie du roman4, la pensée de Lukács, et rédige une Introduction aux premiers
écrits de Georges Lukács en 1962, l’épopée figurerait une adéquation entre l’âme et le monde,
l’intérieur et l’extérieur, et la tragédie serait la forme littéraire de l’essence pure, de la solitude et de
la négation de toute vie. Le roman, quant à lui, se définirait comme forme dialectique de l’épique,
forme de la solitude dans la communauté, de l’espoir sans avenir, de la présence dans l’absence 5.
Or, comment mieux définir la quête de l’impossible des héros thomasiens que comme celle d’une
présence dans l’absence, d’une solitude même dans la multitude ?
1 Selon lui, la disparition a eu lieu en deux étapes. La première, transitoire, voit la biographie de l’individu remplacée
par celle du groupe (par exemple, dans les romans de Malraux) ; dans la seconde, qui s’étend de Kafka au Nouveau
Roman, le héros n’est plus remplacé, il est simplement absent.
2 Philippe Hamon, Le Personnel du roman, Genève, Droz, 1998, « Introduction », p.10
3 De Profundis Americae, op. cit., p.171, 70
4 Jacques Derrida, Mémoires, Pour Paul de Man, Paris, Galilée, coll. « La philosophie en effet », 1988, p.33. Derrida y
évoque une autre « affaire » concernant Paul de Man : la découverte d’articles de jeunesse écrits par le philosophe aux
Pays Bas, publiés dans un journal collaborationniste pendant la guerre.
5 Ce John Perkins est évoqué à plusieurs reprises dans les « carnets américains », par exemple aux dates du 25 août
1959, 1er septembre 1959 (De Profundis Americae, op. cit., pp.112, 114). Un « John Griffin » est aussi convoqué dans
une note du 9 avril 1960, lui montrant « des photos de Dijon en 1944 — lui maigre jeune soldat, la neige de cet hiver-
là, les ruines des bombardements, des visages de Français à ce moment-là », où l’on retrouve la thématique centrale
de la fresque peinte par le personnage de John Perkins sur son passé de soldat à Dijon. On voit d’ailleurs dans cette
note que les images inspirent Henri Thomas, qui y « cherche je ne sais quelle trace et quel indice d’une vérité qui n’est
pas d’ordre photographique : une lumière sur le mystère du temps ! » (Ibid., p.173).
6 Voir la note du 6 février 1960 des « carnets américains », De Profundis Americae, op. cit., p.155
273
Son expérience personnelle a nourri l’écriture de romans comme La Dernière année (où l’on
retrouve ses souvenirs de khâgneux, tandis que le personnage de Stef doit beaucoup à Arthur
Adamov1 et Marcellin à Marcel Bisiaux), mais aussi La Nuit de Londres pour ses années de solitude
et d’errance dans la ville anglaise, ou Les Déserteurs et Le Promontoire pour ses fréquents séjours en
Corse durant les années cinquante et soixante.
Georg Lukács, parce qu’il analyse les genres littéraires selon une typologie chronologique
et un point de vue historique et sociologique, accorde une place centrale au personnage et à la
relation qu’il entretient avec le monde.
Le critique opère un classement des personnages jugé idéologique par Philippe Hamon
dans Le Personnel du roman, puisqu’il est établi selon le mode de relation et le niveau de conscience
que le héros entretient avec un système de valeurs institutionnalisées 2. Lukács en arrive ainsi à
« l’idée de structures significatives atemporelles, de “formes” comme expressions des différentes
modalités privilégiées de la relation entre l’âme humaine et l’absolu »3. Selon Lucien Goldman, « il
est le premier à poser dans toute son acuité et dans toute sa rigueur le problème des relations
entre l’individu, l’authenticité et la mort » 4 , relations au cœur de l’aventure des « héros de
l’impossible ». Fondamentalement étrangers au monde qui les entoure, les héros thomasiens sont
en quête d’authenticité dans un univers de simulacres et de faux-semblants, quête qui peut aller
jusqu’à la mort.
Le héros de roman se définit par son opposition radicale avec le monde et la société. Or,
les héros thomasiens sont toujours en marge d’un monde qu’ils ont volontairement quitté et
déserté, et le lecteur assiste au processus de marginalisation qui prend part d’une quête de l’au-
delà du possible, et donc du monde possible, commun. « La société ne nous poursuit pas, parce
que c'est inutile. Nous sommes beaucoup trop petits, beaucoup trop finis d'avance, beaucoup
trop morts »5, explique ainsi, radicalement, le narrateur du Parjure, entérinant une rupture mutuelle
entre le petit groupe de déserteurs dont il fait partie, et la « société » des hommes.
1 Le domicile de Marcel Bisiaux, au rez de chaussée du 84 rue de Saint-Louis-en-l'île, était à cette époque le lieu de
rencontre de tous les jeunes gens à l’origine de la revue 84, et a pu inspirer Henri Thomas pour l’entresol de
Marcellin.
2 Philippe Hamon, Le Personnel du roman, op. cit., « Introduction », p.10
3 Lucien Goldman, Introduction aux premiers écrits de Georges Lukács, op. cit., p.163. Lukács décrypte trois grands types
romanesques, résumés ainsi par Lucien Goldman dans son Introduction aux premiers écrits de Georges Lukács : le roman de
l’idéalisme abstrait, du personnage démonique à conscience trop étroite pour la complexité du monde, (ainsi Don
Quichotte de Cervantès ou Le rouge et le noir de Stendhal), le roman psychologique à héros passif dont l’âme est trop
large pour s’adapter au monde (L’Éducation sentimentale de Flaubert), le roman éducatif du renoncement conscient qui
n’est ni résignation ni désespoir (Wilhelm Meister de Goethe).
4 Ibid., p.164
5 Le Parjure, op. cit., p.163
274
Cette altérité se traduit par la distraction, l’absence à soi et au monde qui caractérisent les
héros, et même leur désir de disparition complète afin de se soustraire au monde absent, se « tirer
d’entre les morts »1. Rappelons ces vœux exprimés dans le poème « Les rêves de la fin » (Sous le
lien du temps), souhaitant, pour sa dernière heure, être dans « un pavillon dans un jardin à
l’abandon », à l’écart donc du monde, et des hommes puisqu’il voudrait « être fol et que l’on [l]’y
laissât / Faire discrètement ce qui me semble bon, / Et que la mort [l]’y trouve absent de [lui]
déjà »2.
L’altérité porte à la fois sur le monde naturel qui environne le personnage (le monde absent
que tente de rejoindre le héros du Promontoire à la fin du roman, dont la redécouverte surprend et
éblouit un instant John Perkins lorsqu’il traverse une forêt), et la « seconde nature, celles des
relations sociales »3 telle que la définit Lukács.
Nous avons vu comme la figure du héros se construit chez Thomas par son opposition à
l’autre : Gilbert Delorme, le professeur Godwin, Stef, Praince, l’archevêque de La Relique4…
Les héros problématiques sont, pour Lukács, des individus qui se dressent sciemment et
avec énergie contre une réalité qui les emprisonne et deviennent, par cette résistance, des
personnes véritables :
L’individu épique, le héros de roman naît de cette altérité du monde extérieur. […]
L’intériorité isolée n’est possible et nécessaire qu’au moment où ce qui sépare les humains
est devenu un fossé infranchissable, quand les dieux se sont tus et que le sacrifice ni
l’extase ne peuvent leur délier la langue ou forcer leur secret […] quand l’intériorité et
l’aventure sont à jamais dissociées.5
1 Expression répétée par Henri Blécher, le héros du roman Un Détour par la vie (Paris, Gallimard, 1988).
2 Sous le lien du temps, « Les rêves de la fin », Poésies, op. cit., p.228
3 Georg Lukács, La Théorie du roman, op. cit., p.57
4 A la fin du roman, cette altérité entre le commissaire et l’archevêque est elle aussi résolue : « Je suis en paix avec
mon ami l'archevêque ressuscité dans son enfance », est-il ainsi écrit (La Relique, op. cit., p.145). L’archevêque est
alors décrit comme la seule personne qu’il a rencontré qui avait « l’idée de ce qu[’il] veu[t] exprimer là », loin de lui
« mais en avant sur le même chemin ».
5 Ibid., p.60
6 La Nuit de Londres, op. cit., p.22
7 Le Parjure, op. cit., p.7
275
Pauvre jeune homme, il devient idiot. L’édredon crevé, c’est tout ce qu’il sait »1. L’impossible
isole le héros de la communauté, dans une solitude qui se fait même métaphysique dans Le
Parjure, roman qui explore un manque fondamental et la rupture d’un lien qui cesse d’être sacré :
pour Stéphane Chalier, « Dieu est mort »2, Dieu étant le Père, ainsi que toute paternité spirituelle.
« Ni père ni Père » dans ce roman, et, selon le narrateur témoin, « tout venait de là »3.
Stéphane quitte le chemin tracé par son père, quitte sa « famille engloutie »4, alors que
Judith a elle-même été abandonnée par son père, dans un mouvement géographique exactement
symétrique (son père est parti pour l’Europe, quand Stéphane quitte sa famille pour l’Amérique).
Ils recueillent en outre l’orpheline grecque Sophronie, seule survivante de sa famille après un
tremblement de terre sur une île de l’Egée, adoptée quelques mois auparavant par la mère de
Judith, et rêvent à cette occasion d’un « amour qui ne dépend d'aucun lien », « après que le Père et
la Mère ont disparu »5. Cette perte fondamentale est abordée à la fin du roman La Relique : la
relique est finalement le corps vivant parce qu’elle est vraiment la présence de la perte (la présence
dans l’absence). Elle figure le divin en l’homme, en sa matière, comme signe d’un tout perdu. La
relique, c’est littéralement ce qui reste, et la seule chose qui demeure d’une totalité perdue, c’est le
corps vivant. L’univers n’est alors pas infini pour le commissaire narrateur, il a les dimensions
d’un corps, relique d’une plus grande totalité.
Le héros de l’impossible ne se sent plus entouré de semblables mais de dissemblables. Il
tente par la dépossession de sortir de la dissociation entre intérieur et extérieur, de se fondre dans
une réalité extérieure, l’altérité n’étant réductible qu’en allant au-delà du possible. Parfois proche
de la folie (Paul Souvrault, Suzanne, Stef, le héros du promontoire qui devient paranoïaque dans
sa masure), parfois criminel (l’abbé Dumas qui vole la relique, Sabatini au passé amoureux violent
selon Praince, et déserteur de l’armée, John Perkins qui frappe sa femme moribonde ou déjà
morte, Stéphane Charlier et son parjure), ce héros en quête d’impossible est un personnage
profondément problématique :
Le héros du roman est un être problématique, un fou ou un criminel, parce qu’il cherche
toujours des valeurs absolues sans les connaître et les vivre intégralement et sans pouvoir,
par cela même, les approcher. Une recherche qui progresse toujours sans jamais avancer,
un mouvement que Lukacs a défini par une formule : « Le chemin est fini, le voyage est
commencé ».6
276
Le héros épique et la « communauté de l’impossible »
Tout se passe comme dans ces contes de fées dans lesquels le héros est soumis à des
épreuves. Cependant celles-ci ne lui sont pas données pour telles. Ce n’est que par la suite
qu’il apprend qu’il les a traversées, qu’il a échoué ou réussi.2
1 Françoise Lachkareff, « Le Passeur au milieu du courant », La Nouvelle Revue Française n°442, novembre 1989, pp.9-
13
2 Gérard Farasse, « Portrait d’Henri Thomas en chiffonnier », La Nouvelle Revue Française n°501, op. cit., p.51
277
Tous les éléments du registre épique sont présents dans nos récits. Le héros de
l’impossible poursuit une quête. Son objet peut prendre la forme d’une personne (Sabatini pour
Les Déserteurs), d’un objet (La Relique), d’une mission (être ou écrire Hölderlin en Amérique dans Le
Parjure) d’un rapport au monde ou à l’expression au-delà de la perte (John Perkins, Le Promontoire,
La Dernière année). Le héros reçoit l’aide de personnages auxiliaires, qui prennent parfois soin de
noter ses aventures afin d’en garder une trace, parce qu’elles lui paraissent riches
d’enseignements, remarquables, suivant le précepte selon lequel « l’homme une fois sorti du très
mauvais pas raconte l’épreuve, exactement ou non, peu importe, mais raconte, toujours »1.
Cette quête met le sujet face au danger, menace son intégrité physique et psychologique.
Des obstacles interviennent, parfois sous forme de personnes (Angèle qui s’interpose entre
Suzanne et Sabatini dans Les Déserteurs, Gilbert Delorme dans Le Promontoire, le professeur dans
La Nuit de Londres), allant parfois jusqu’au combat et à la lutte (avec Old Nick dans Le Parjure,
qualifié par le narrateur de « pire obstacle »2, Dorothy dans John Perkins, le maçon qui tire un coup
de feu face à Sabatini dans Les Déserteurs). De véritables figures du destin guident les héros vers
l’objet de leur quête, tel l’aveugle des Déserteurs qui conduit Suzanne jusqu’à Praince, ou Rollaer,
« l’Actéon » de Lormia, qui oriente le héros du Promontoire vers le mystère de Diane. Le sujet
accède finalement à un nouvel état ou à un savoir ; cet état peut être la dépossession ou la mort,
tandis que le savoir est associé à une connaissance, qui est aussi reconnaissance, du monde présent.
Georg Lukács, qui considère le roman comme appartenant de fait à la littérature épique,
décrit l’acte de l’écrivain comme « exhumation du sens enseveli ». Les héros doivent « briser
d’abord leur carcan », passer outre de « durs combats et dures errances pour affranchir de la
pesanteur terrestre la patrie de la liberté dont ils rêvent »3. Dante représente pour lui le point de
transition entre « l’épopée pure » et le roman4, car dans le monde de Dante, l’immanence de la vie
est toujours là, présente, mais dans l’au-delà ; « elle est l’immanence achevée du transcendant » :
[…] la distance est devenue insurmontable au sein de la vie ordinaire mais, dans l’autre
monde, tout égaré trouve la patrie qui l’attend de toute éternité ; à toute voix solitaire
d’ici-bas répond là-haut un chœur qui l’accueille et chante à l’unisson.
278
Dans l’au-delà, toute distance étant abolie, le héros a accès au sens de ce monde devenu
immanent (caractère de l’épopée), alors que de l’ici-bas, il n’éprouve la totalité que dans son
morcellement et sa nostalgie (caractère du roman). En somme, « l’épopée façonne une totalité de
vie achevée par elle-même, le roman cherche à découvrir et à édifier la totalité secrète de la vie »1.
Ces différenciations, qui montrent bien les liens qui unissent « épopée pure » et roman,
nous permettent d’apprécier les déclinaisons du genre épique dans les récits étudiés, de la distance
insurmontable qu’éprouvent John Perkins ou Paul Souvrault à la saisie d’un sens immanent
accordée au héros de La Relique et du Promontoire, de l’impossibilité même du roman pris dans
l’immobile2 à la réalisation épique du récit romanesque.
En outre, le héros épique se distingue par son appartenance à une communauté,
puisque « le héros d’épopée n’est jamais un individu ; son objet n’est pas un destin personnel mais
celui d’une communauté, dans un système de valeurs achevé et clos qui définit l’univers épique et
crée un tout organique »3. Le héros épique fonde et justifie sa communauté par ses luttes, et le
récit, le chant qui en découle consacre ce peuple dans le temps. Le héros de l’impossible est, nous
l’avons vu, un déserteur, c’est-à-dire qu’il a fui le monde et la société pour en habiter les marges.
Il n’appartient donc plus à la communauté visible et ordinaire, qu’il rejette autant qu’il en est
rejeté. Son refus d’intégration le définit en tant que personnage déserteur, dépossédé, et donc
comme héros de l’impossible ; il est condition de son héroïsme et de son authenticité, tandis que
les personnages établis sont présentés comme compromis par la société. L’impossible exige un
héros, puisqu’il s’agit de parvenir au-delà du possible et donc du commun ; de fait, le héros doit
donc quitter l’espace ordinaire, partagé par tous, qui est souvent l’espace civilisé, pour parcourir
des contrées sauvages, celles d’Artémis, la Diane du Promontoire, celle des déserteurs (« J’ai de plus
en plus tendance à revoir ce coin de l’île comme un endroit désert, sachant pourtant que nous
sommes là »4, remarque ainsi le narrateur du Parjure, réactivant le sens premier de « déserter »,
c’est-à-dire rendre désert). Le héros du Promontoire renonce à demander un travail à l’écrivain
établi Gilbert Delorme (« Je ne demanderai pas de travail à Gilbert Delorme »5) et occupe un
espace de plus en plus marginal, du centre du village à son extrémité près du promontoire, jusqu’à
dormir seul dans des cabanes de bergers dans la nature sauvage environnante.
279
De même le héros du Parjure, professeur dans une université d’une ville du New
Hampshire, s’installe dans une masure sur l’île de Hag.
Pourtant, l’effort produit par le héros de l’impossible pour recréer une communauté,
« peuple ou lignée »1 selon les mots de Georg Lukács, nous apparaît comme une constante dans
les récits étudiés. Suivant les textes, cet effort se solde ou non par un échec (lorsqu’il a lieu, il est
échec de tout héroïsme puisque mise à bas du projet épique).
Dans Le Parjure, Stéphane insiste pour emmener Sophronie, la petite orpheline recueillie
par la mère de Judith, avec lui sur l’île de Hag où il compte éviter la justice américaine, par
« besoin de symétrie » : « J’ai voulu l’amener ici pour avoir deux enfants près de moi — parce que
j’avais deux enfants, en Europe ! Pour la symétrie ! » 2 Après avoir déserté sa communauté
originelle, sa famille et son milieu social et culturel, Stéphane souhaite reconstruire une
communauté en dehors des liens qui l’oppressaient : « Je voulais mes quatre enfants ! Deux de
chaque côté de moi… C’était possible parce que Sophronie n’est pas ma fille… pas sortie de
moi… mais venue vers moi, rencontrée… plus qu’engendrée ! ». 3 Cette « communauté de
l’impossible » répond à un besoin d’unité et d’harmonie après la dissociation, la séparation. C’est
sans doute le même élan qui pousse Sabatini à prendre une photographie de toute la « troupe »
des déserteurs, réunis sur la terrasse de son bar : Angèle, Wright, Suzanne et Sabatini refondent
dans le petit village corse une communauté liée par des affinités plus fortes que celles que la
société a pu leur imposer, une connexion qui se passe de parole ou d’explication rationnelle. De
même, le héros du Promontoire trouve sa place, après s’être dépossédé de tout le reste, auprès des
« complices » du mystère qui entoure la mort de Diane, et préfère la vie de berger à celle que lui
propose plusieurs fois l’écrivain Gilbert Delorme, jusqu’après l’enterrement de sa femme 4.
La communauté reconstruite par Stéphane dans Le Parjure expérimente ce qui s’apparente
à une robinsonnade, vivant parfaitement isolée pendant un mois sur l’île de Hag où elle peut
évoluer selon ses codes, dans l’ignorance de la société. Cet épisode correspond au moment où le
narrateur s’intègre complètement à ce groupe et quitte le rôle de témoin extérieur pour celui de
protagoniste, s’exprimant au nom d’un groupe et de celui qui l’a fondé, le héros de l’impossible.
Paulin Gardon, décédé peu de temps avant. Il serait payé par le Fonds Gardon, logé avec femme et enfant dans un
Château en Sologne.
280
Ce temps est caractérisé par le bonheur, la « joie » du narrateur et de son entourage, y
compris les enfants qui s’adaptent avec beaucoup de facilité à ce nouveau milieu et qui sont
« heureux », ainsi qu’une légèreté non dénuée de sérieux (« nous avons ri, également »1).
Au contraire de la première famille de Stéphane, dirigée par un père intellectuel usant et
abusant du langage (« petit romantique », répète-t-il souvent à son fils), cette communauté
entretient une relation qui se passe de parole, comme le note le narrateur : « nous parlions
d’ailleurs assez peu […] il me semble que Chalier et Judith ont toujours été un couple plutôt
silencieux »2. S’ils parlent peu, c’est qu’un lien spirituel avec le monde les lie bien plus que la
parole comme outil social. Judith et Stéphane partagent ainsi des « dispositions communes à
l'égard du monde »3 qui vont au-delà de toute conversation. C’est aussi parce que le langage est
inapte à décrire leur nouvel état, leur nouvelle liberté : « il aurait fallu un langage dont nous nous
n’étions pas capables »4.
Ce type de relation caractérise aussi une autre « communauté de l’impossible », celle que
recrée Jean-Paul Dumas avec l’ancienne prostituée Michèle, dans La Relique. Michèle est « peu
bavarde », tandis que le « défroqué » pense aux choses « mais… à sa manière, qui est silencieuse
de plus en plus, nullement soucieuse, indifférente plutôt, si l'on peut être inflexible avec
indifférence »5. Les deux amants vivent en Savoie dans une petite maison avec leurs enfants, et
renouent avec une part enfouie en eux : la vie à la montagne, avec son langage ancien, pour
Michèle, la mécanique pour Jean-Paul qui travaille dans une station-service, et revient ainsi à son
« premier catéchisme »6, tandis que Michèle est serveuse dans une « vieille auberge du temps des
diligences » juste à côté. Ce temps ancestral, rythmé par les saisons, la montagne « cognée de
neige »7, une pauvreté issue de la dépossession, un dénuement heureux, caractérise la nouvelle vie
des héros de l’impossible.
Le héros de l’impossible réalise donc parfois ses tentations épiques de collectivité. La
« communauté de l’impossible » réunit autour du héros des personnages déserteurs qui
l’accompagnent dans sa quête. Le héros leur permet de dépasser une crise et de recréer, au-delà
de l’illusion et du chaos, un ordre nouveau qui les libère.
281
Le héros de l’impossible peut ainsi devenir porte-parole de sa communauté. Dans La Nuit
de Londres, le héros se fait chantre de la foule urbaine dont il devient représentant et héros. Paul
Souvrault écrit au nom de cette foule avec laquelle il tente de se fondre tout autant qu’il souhaite
la comprendre et la voir entièrement, quitte à lutter jusqu’à sa mort.
Dans John Perkins, nous assistons à l’échec de la communauté qu’aurait pu représenter
Dorothy, ses amis, John et Paddy, symétriquement à celle qui existait avant la mort de Jim. John
se réfugie donc dans une communauté illusoire, celle qu’il peint sur sa fresque murale et qui
représente une autre version de lui-même, jeune soldat, aux côtés d’Annette Boulard, sa sœur et
son père, dans la ville fantasmée de Dijon. John est seul à la fin du récit, tout comme Lucien
Aubry dans La Dernière année, après la faillite du regroupement de héros de l’impossible qui s’était
dessiné un moment, avec Marcellin (qui retourne à une vie plus conformiste), Stef et Ginette (qui
choisissent de s’isoler tous deux en usant de drogue, ce que Henri Thomas juge incompatible
avec une authentique recherche de l’impossible, ainsi que nous l’avons vu).
Dans ces deux textes, mais aussi dans La Nuit de Londres, où la mort du héros marque un
point d’arrêt à l’achèvement véritablement épique de sa quête et de sa communauté, le récit ne
fait que tendre vers une épicité dont il possède certaines caractéristiques sans pouvoir se prévaloir
de son entière appartenance au genre. Au contraire, des textes comme Le Promontoire, Le Parjure et
La Relique possèdent une dimension épique accomplie avec un héros qui parvient au bout de sa
quête et y fonde une « communauté de l’impossible ». Il n’est pas anodin de remarquer que ces
trois récits sont les derniers écrits durant la période étudiée, et avant l’interruption de seize ans
dans la publication de romans, comme si l’écrivain avait enfin trouvé une « issue possible » à la
quête de l’impossible, issue que seule peut réaliser l’épopée.
282
Le héros et l’altérité : désadaptés contre ruminants
« Ils ne m’auront pas. » Qui sont-ils ? Chacun a les siens. Pour moi,
c’est simplement (?) « les autres ».1
RUMINANT ! dilatant ta pupille éraillée,
Sais-tu ?... Ne sais-tu pas ce soupir —
LE REVEIL ! —2
Le héros thomasien se construit dans l’opposition, aussi subie que voulue, avec l’autre ou
les autres, grâce à un sentiment d’altérité qui détermine son désir de désertion et sa quête. Rejeté
du domaine du possible où il ne dispose d’aucune place, le personnage s’arme de qualités
héroïques (courage, abnégation) pour tenter de rejoindre celui de l’impossible et d’y fonder une
nouvelle communauté. C’est ainsi que le village de Lormia, immobilisé dans l’impossible depuis la
mort de Diane, se révèle être le lieu où peut vivre le héros, où il se sent dans son élément, quand
les autres en sont effrayés et le fuient. De ce fait, Gilbert Delorme, dernière personne rencontrée
par le héros représentant la société antérieure à sa vie actuelle, « a regagné cette société après
avoir deviné quelque chose ici [à Lormia], qui lui a fait peur »3. Le texte du Promontoire porte
syntaxiquement la marque de cette altérité. Ecrit à la première personne, avec un narrateur qui
coïncide avec le héros de l’impossible, le récit nous permet d’observer une opposition de plus en
plus marquée entre le héros et les autres, personnages de la société extérieure à Lormia comme
Gilbert Delorme mais aussi habitants du village, dissension portée à la limite du supportable par
un personnage devenu paranoïaque, avant l’acceptation d’une nouvelle communauté au sein de
l’impossible. Cette rupture douloureuse, l’écrivain la rend sensible par une opposition syntaxique
récurrente, et de plus en plus nette, entre le héros (« moi », « je »), et les autres (« ils », « tous »,
« eux ») :
a) Seulement ils vivaient plutôt bien, ils faisaient tous des conférences à l’étranger. Moi je
n’ai pas choisi, je n’ai pas fait exprès de ne rien comprendre.4
b) Ils sont partis parce qu'ils avaient peur, moi je suis resté par ignorance.5
c) Une question de convenances : moi je suis à ma place ici, j’ai porté le bois et le
charbon, […] Maintenant ils m’ont volé ces feuilles de Gumpel6
283
d) Je ne suis pas encore comme eux […]. Ils vont disparaître, ils ont commencé ; cela se
fera tranquillement, comme tout ce qui a précédé. […] Mais moi je resterai, je ne
bougerai pas.1
e) Je ne l’aurais peut-être jamais trouvé tout seul ! Mais je sais pourquoi. C’est parce que
moi j’étais dans sa fièvre, j’étais déjà tombé dans la fosse qu’il regardait lui, avec
précaution puisqu’il a jugé bon de filer le lendemain.2
f) [Gilbert Delorme] restait libre d’y penser ou non […]. Moi j’étais déjà pris3
g) Moi je vois ce qui s'est passé, de la manière qu'ils le savent tous, mais d'une autre
manière aussi […]4
Le héros dépossédé tente de se rattacher par l’écriture à un moi de plus en plus fuyant,
avant une résolution finale qui précipite son éclatement au profit d’un nous englobant : « c'est que
nous n'existons pas, nous ne mourons pas, nous ne bougeons pas, nous n'avons pas besoin les
uns des autres… »5.
Le héros de l’impossible ne peut accomplir sa quête qu’en se situant à la marge de son
monde. Les marginaux, errants, bohémiens ou vagabonds apparaissent dans les textes de Thomas
comme appel et rappel de cette marge qu’il faut atteindre pour accéder à la dépossession, à la
liberté dans la non existence. C’est ainsi le rôle de la bohémienne en robe rouge qui dit la nostalgie
de l’impossible, dans Les Déserteurs et les nombreux poèmes qui y font référence, tout comme les
cavaliers de la nouvelle « Sainte Jeunesse ».
Incarnant une marge qui attire, autant qu’elle effraie l’homme du possible, le bohémien
est la figure par excellence de l’altérité. Tout l’intrigue de la nouvelle « Histoire de Pierrot »6 se
concentre sur le passage du centre à la marge d’un personnage intégré, établi, sous l’influence du
« romanichel » Pierrot, et des changements qui en découlent, notamment en ce qui concerne la
perception du personnage. Cette nouvelle célèbre la puissance de la marginalité. Elle interroge la
capacité d’un homme commun à franchir la frontière qui mène vers la marge. Le titre l’annonce,
il s’agit ici de raconter « l’histoire de Pierrot », qui rencontre le frère du narrateur (jamais nommé),
dans une caserne près d’Ajaccio durant la démobilisation de troupes françaises après la défaite de
1940.
Pierrot le romanichel, autre malin, dont mon frère m’a raconté l’histoire. » (Le Migrateur, op. cit., p.159)
284
Alors que les soldats désœuvrés attendent de pouvoir rentrer chez eux, Pierrot utilise le
savoir-faire commercial du frère, boulanger à son compte dans la vie civile, pour revendre des
ceinturons en cuir qu’il tresse lui-même. Mais Pierrot voit plus loin : il souhaite par-dessus tout
quitter la caserne et les environs de la ville, où il ne sent pas à son aise, et profite de la requête de
deux boulangers, faite par la manutention de Corte, pour manigancer leur départ.
Pierrot décide qu’ils feront le voyage à pied ; pourtant son compagnon découvre bientôt
qu’il n’a pas l’intention d’aller jusqu’à Corte, mais de déserter paisiblement en s’enfonçant dans la
montagne corse et la vie sauvage afin de proposer d’abord ses services de rémouleur dans les
villages, puis de chercher des roseaux pour s’exercer à de la vannerie.
Le récit confronte donc « l’existence nomade de Pierrot, et l’existence rangée et casanière
d[u] frère 1 ». A son contact, celui-ci se défait de son orgueil et de son amour-propre, de son
« point de vue des fermes »2 sur la vie nomade, et entame un processus de dépossession qui le fait
accéder à « un pays nouveau » 3. Durant ces quelques semaines de vie libre, le personnage est
délivré, et expérimente grâce au passage à l’altérité un autre contact avec le monde. Ce
personnage étriqué y découvre une « curiosité », « l’insouciance et la gaieté », s’abîmant dans la
contemplation de montagnes pour la première fois de sa vie, « dans cet état où l’on enregistre
avec joie, sans effort, tout l’imprévu environnant » 4 . La dépossession parvient à son point
extrême, à savoir la perte et l’oubli des liens passés. Selon le narrateur, « s’il s’était trouvé si
heureux, à l’improviste, c’était tout simplement qu’à ce moment il l’avait un peu oubliée, [sa
femme] et les enfants »5 :
John Perse, « Vents », publié en 1946 par Gallimard : « Au seuil d'un grand pays nouveau sans titre ni devise, au seuil
d'un grand pays de bronze vert sans dédicace ni millésime », Œuvre poétique II, Paris, Gallimard, 1960, p.46. Henri
Thomas apprécie le travail poétique de son contemporain, même s’il lui reproche parfois sa grandiloquence, comme
en témoignent les articles qu’il écrit à son sujet (« Le songe de Crusoé », Hommage à Saint-John Perse, La Nouvelle Revue
Française n° 278, Février 1976, pp. 148-151 ; « Alexis, grand mouvement », La Chasse aux trésors, II, op. cit., pp.57-62).
Plus généralement, on peut sans doute évoquer une parenté des deux poètes particulièrement visibles dans certains
poèmes de Thomas animés d’un véritable souffle épique. Ainsi, son poème « Hier et demain » (Nul Désordre, 1950),
d’abord publié en 1949 sous le titre « Nous passerons », multiplie les discours au futur dans une promesse d’un
monde nouveau accessible après un voyage hors des « villes » qui sont des « piles de cercueil », dans un imaginaire
marin marqué par l’émerveillement : « Nous passerons la mer brumeuse et bleue, / Nous entrerons au pays sans
horloges ». Cette rhétorique est très présente dans les poèmes de Saint-John Perse (ainsi dans l’Œuvre Poétique II, 5 :
« nous remonterons », « nous y chercherons », « nous coucherons » op. cit., p.44), Le « pays sans horloges » est sans
doute le « pays nouveau » de Pierrot et de Saint-John Perse, dont la « poésie de la réalité », chez cet auteur qui
« n’embellit que le vrai, ne sanctionne que l’authentique », selon les termes de Roger Caillois (Poétique de St-John Perse,
Paris, Gallimard, 1972, p.146), et sa recherche de dépaysement, n’ont pu manquer de marquer Thomas.
4 Histoire de Pierrot, op. cit., p.32
5 Ibid., p.25
285
Il avait seulement l’impression de mener depuis longtemps une existence qui ne
ressemblait pas à ce qu’il avait connu autrefois. C’était comme si les choses d’autrefois
avaient disparu par suite d’une catastrophe si complète qu’elle ne laissait même pas la
possibilité de se souvenir et de regretter1
Une fois encore, pour dire la perte totale, l’auteur a recours à l’image de l’engloutissement,
« fond de la mer » ou « fond de la vie », comme l’abîme qui happe la famille de Sophronie dans Le
Parjure, condition d’un éveil à une autre existence. Stéphane Chalier a lui aussi dû perdre mémoire
de sa famille pour déserter totalement.
Cette vie s’interrompt juste avant son point de non-retour, alors que « quatre ou cinq
jours encore de cette vie, et normalement, on les porterait manquants, déserteurs » 2 . Pierrot
reprend la route de Corte parce qu’il ne trouve pas d’osier pour ses travaux de vannerie, au grand
soulagement du frère du narrateur, car « qui disait vannier, pour lui, disait camp volant de la pire
espèce » 3 . Cette « belle vie » se termine donc avant que la « curiosité, l’insouciance »,
« l’emport[ent] sur des sentiments d’honorabilité ».
Les deux personnages se séparent, et le frère apprend des années après, alors qu’il est
devenu « un véritable bourgeois et même un notable »4, que Pierrot a été assassiné, disparaissant
de sa vie comme souvent le font les héros de l’impossible, mais le laissant changé, transformé,
« plus tout à fait le même » selon les dires de sa femme5.
La nouvelle se concentre sur un point de passage, la tension d’un personnage prêt à
basculer dans l’altérité, la marginalité, sous l’influence d’un héros déserteur. Pierrot, le « camp
volant », est celui pour qui « il n’y a pas de zone interdite qui tienne »6, c’est-à-dire celui qui ose
transgresser le possible. La marginalité est donc, de fait, une exigence pour les héros thomasiens.
Par sa présence, la marge sous-entend l’existence d’un centre, d’un « ordre profond qui
veut que la poésie soit non pas cachée, mais lointaine en tous, à chercher du côté du silence »7. La
marginalité et l’altérité construisent le rapport du héros avec le centre. Il est tendu entre les pôles
de l’autre et du même, du possible et de l’impossible.
Henri Thomas s'explique dans son entretien avec Christian Giudicelli sur sa prédilection
pour des héros « asociaux ». Pour lui, seuls les « désadaptés » sont capables de voir « autre
chose » :
286
Mais un être désadapté, c’est l’envers de quelqu’un qui est adapté à quelque chose qui
viendra. Pas forcément à un passé que nous ne connaissons plus. Il faut rendre hommage
aux désadaptés. Ils ont des pierres d’attente, des antennes pour quelque chose qui viendra
peut-être. […]
Il y a une façon de ne pas être du monde où l’on est qui est le gage d’un autre monde. Et
malgré tout, j’avais cette impression : il est possible de vivre.1
Le désadapté ne l’est qu’au monde commun du possible. Il n’est marginal qu’aux yeux de
ceux qui pensent vivre au centre, et qui sont pourtant, vrais « bonshommes du pourtour »2, les
moins capables d’atteindre un centre ou un ordre véritable. Marginal, « camp volant »,
« désadapté », le héros de l’impossible est donc le seul à pouvoir s’adapter à « l’autre monde » qui
vient, ou qui viendra. Cette marginalité est héroïque, puisqu’elle suppose une perte qui va jusqu’à
l’oubli, ainsi que le franchissement d’obstacles, d’épreuves parfois terribles.
Les désadaptés se reconnaissent par-delà leurs différentes marginalités, et ressentent cette
identité comme essentielle depuis l’enfance. C’est cette force qui pousse Stéphane Chalier à
rejoindre les petits mendiants espagnols lorsqu’il est en vacances avec ses parents. Il obéit alors à
une attraction dont il ne peut comprendre les raisons, ne sachant pas ce qui le rend plus proche
de ces « vauriens » étrangers que de son milieu d’origine. Cette appartenance est donc très
ancienne ; le narrateur évoque la « vulgarité naturelle » de Stéphane qui lui permet de se faire
intégrer sans problème par les « galopins »3. Le héros ne se fait pas passer pour orphelin par jeu,
mais à cause d’une exigence profonde : il se sent orphelin, vagabond, différent de ses dissemblables,
« viva[nt] dans [s]on rêve »4 et non avec sa famille. Selon Philippe Jaccottet, si Stéphane dit être
orphelin « c’est qu’il l’était réellement, bien que ses parents eussent encore les apparences de la
vie. Dans ce monde, il n’y a même plus de lieu, il n’y a plus de foyer, plus de maison. Mais il y a
peut-être, encore, le chemin » 5 . Les Maheux qui l’ont surpris n’ont rien dit aux parents de
Stéphane parce qu’ils ont entrevu cette vérité : la solitude et la marginalité complètes de l’enfant.
Autrement dit, « quelque chose a été plus fort qu’eux »6, ils ont cru, comme l’enfant y croyait,
tentant de concilier l’idée que Stéphane est à la fois « orphelin et assis au dîner de la famille »7, pris
dans la même distraction que l’enfant quand il se dit orphelin, « et bien d’autres fois, et cela a été
suffisant pour qu’ils passent de l’autre côté »8, du possible vers ses marges et l’impossible.
1 Henri Thomas, entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, op. cit., p.158
2 « Le Feu », Nul Désordre, Poésies, op. cit., p.186.
3 Le Parjure, op. cit., p.74
4 Ibid., p.78
5 Philippe Jaccottet, « Dans la détresse », Henri Thomas, Obsidiane n°30, Langres, 1986, p.88
6 Le Parjure, op. cit., p.77
7 Ibid., p.79
8 Ibid., p.78
287
Cette expérience est fondamentale pour Stéphane parce qu’elle constitue la première
étape de son dévoiement hors du monde du possible : « Il n’y a sans doute pas eu de moment précis
où Chalier ait cessé de s’intéresser aux diverses voies entre lesquelles choisir pour vivre, mais je
crois que cette soirée bizarre de sa onzième année a eu quelque chose de décisif »1.
Cette altérité essentielle, Judith la reconnaît immédiatement chez son amant, insistant sur
cette continuité par-delà les ruptures : « c’est surtout maintenant que tu as l’air d’un mendiant
espagnol, dit Judith en fourrant une main dans la chevelure blonde »2. La jeune femme se reprend
néanmoins, ajoutant qu’il ressemble moins à un « mendiant » qu’à un « sac mouillé », nom donné
aux travailleurs mexicains sans visa qui franchissent la frontière illégalement de nuit en passant
par les torrents, reconnaissables le lendemain à leur sac mouillé.
Plus clandestin que mendiant, sans identité légale plus que sans argent, Stéphane, le
marginal, est définitivement celui qui transgresse les frontières. Pour lui, comme pour Pierrot ou
l’Actéon d’Anvers, « il n’y a pas de zone interdite qui tienne »3.
La figure de ces « désadaptés » et donc celle des héros se construit, contre celles des
« ruminants », les hommes du possible intégrés dans une société qui rejette l’impossible dans ses
marges. Le monde romanesque de Thomas se divise entre les « désadaptés » et les « ruminants »,
division qui peut aller jusqu’à l’exclusion physique d’une des parts (ainsi Lormia ou l’île de Hag
qui ne convient qu’aux désadaptés). Le professeur et second narrateur de La Nuit de Londres décrit
la stricte répartition des rôles établie entre lui et le héros de l’impossible Paul Souvrault :
Nous étions au moins d’accord, tacitement, sur quelque chose comme une division des
tâches : à lui de se déplacer, à moi de l’accueillir (et de faire le café) ; à moi la vie réglée,
sinon casanière, à lui le champ libre, le hasard, la tangente… De nous deux, c’était bien lui
qui avait le rôle le plus difficile.4
Le « ruminant », c’est aussi « l’économe des rayons d’aube », « des nuits d’étoiles » et « du
geste et du grain de [s]a vie », dont il est question dans le poème « Ab ovo »5 ; celui qui garde et
qui regarde, qui « thésauris[e] pour les morts au lieu d’aimer », alors que le héros se révèle dans la
dépense et la dépossession.
288
Ces « hommes qui se veulent porteurs d’une vérité, d’une conception de la vie qu’ils
estiment la seule juste » 1 se définissent par « leur compacte existence » qui concourt, selon
Thomas, à « la plénitude l’homme des foules »2, tel qu’il le définit dans son article sur « Charles
Lamb ». L’homme des foules, tout comme le héros de l’impossible, est désadapté, marginal : « il y
a chez lui un vide, des liens qui manquent ». Ce « vide » qui caractérise aussi le héros dépossédé
s’oppose à la vie « compacte », n’offrant plus aucun espace et donc de tension vers « autre
chose » ; le ruminant emplit son existence parce qu’il a peur du vide, qu’il « tremble » devant « le
néant », bien différent de « l’infini de l’existence »3 que recherchent les dépossédés. L’existence
compacte de ces « faux-vivants »4 résonne avec celle que rejette le héros du Promontoire à la fin du
roman et de sa dépossession, lorsqu’il écrit :
J'ai dû exister un moment : il y a de ces passages, de ces mélanges. Pourtant cela me paraît
si monstrueux que je doute d'y être parvenu vraiment : être cette espèce de caillot arrêté sur soi,
de plus en plus épais d'angoisse, d'hostilité […].5
Le « caillot arrêté sur soi », « épais d’hostilité », fait signe vers la « compacte existence »
des ruminants. C’est dans son livre Tristan le dépossédé que Thomas décrit avec le plus d’exactitude
cette figure qui apparaît dans tous les romans comme l’opposé du héros. Dans cet essai, l’écrivain
définit la dépossession comme « passage de l’immense extérieur à l’immense intérieur » 6 , ce qui
impose une rupture complète avec « l’Autre » 7 , y compris dans la communication, jusque
« l’inévitable disparition de l’autre en tant que voix comprise »8 :
Là précisément survient la faille (ou la révélation) qui va faire de l’autre non pas une vaine
apparition, mais un être opaque, grotesque et grimaçant certes, mais qui ne peut plus
l’atteindre moralement : littéralement un monstre – l’être qui se montre – l’être qui se montre
dans son étrangeté — celui que, dans la Litanie du sommeil, il nommera le RUMINANT.
Le ruminant, c’est l’autre du héros de l’impossible. Il est impénétrable aux « libres images »9,
et donc à la poésie, parce qu’il n’est pas éveillé au monde : les ruminants « dorment » « unifi[és] »10
par leur sueur.
1 Henri Thomas, Carnets inédits, 1947, 1950, 1951, note du 28 septembre 1947, op. cit., p.92
2 Henri Thomas, « Charles Lamb, londonien », art. cit.
3 Tristan le dépossédé, op. cit., p.186
4 Ibid., pp. 183, 186
5 Le Promontoire, op. cit., p.156. Nous soulignons.
6 Tristan le dépossédé, op. cit., p.112
7 Ibid., p.132
8 Ibid., p.113
9 Ibid., p.144
10 Ibid., p.135
289
Même son sommeil, partagé et non singulier, le sépare du héros de l’impossible, puisque
celui qui « ignore l’insomnie » « ne possède que le sommeil de la brute sans rêve »1. Les ruminants ne
rêvent pas, ne voient pas, et dormant se montrent dans leur horreur à celui qui les surprend : des
« faux vivants, règne de zombies (terme vaudou) qu[e le poète] rencontre partout et surtout en lui-
même »2. L’héroïsme du dépossédé consiste en la lutte contre ces ruminants qui le menacent dans
sa quête. Toute l’intrigue de John Perkins se concentre sur le combat du personnage contre une vie
de faux-vivant, pour accéder à autre chose que cette existence mortifère.
L’« éternelle inquiétude des vivants, blottis dans leur horrible certitude, celle de leur
3
mort » , évoquée dans l’essai, fait directement écho à la volonté d’Henri Blécher, héros d’Un détour
par la vie, de « se tirer d’entre les morts »4, mais aussi à la constatation de Stéphane Chalier dans Le
Parjure, qui remarque que ses parents et ses amis sont morts et vivants : « La mort est absente de
ce monde, et j'ai dit pourtant que l'honnêteté de ces gens était de se savoir morts. C'est ainsi.
Même leur mort est fausse »5.
Imperméable, impénétrable, le ruminant est pourtant « intégré, à son rang, dans la société
matérielle et morale »6 ; le héros de l’impossible doit donc se désadapter, lutter contre le ruminant
qui le menace en lui-même, en désertant la société pour sa marge.
290
Conclusion
Le héros de l’impossible se construit donc dans son rapport à l’autre, le ruminant mais aussi
l’autre monde, l’autre chose qui désigne ce qui échappe au moins à l’expression et qui exige du héros
un détour par la marge.
Cette figure du héros de l’impossible à la marge de la société est à rapprocher de la
fascination qu’entretient Henri Thomas pour les poètes maudits, Corbière, Rimbaud, son ami
Armen Lubin, ou Antonin Artaud, qui est pour lui « authentiquement le dernier poète maudit,
avec Jacques Prével » 1 , appartenant, avec Jean-Paul de Dadelsen par exemple, aux « poètes
maudits » des « années noires » qui voyaient les poètes « crev[er] de faim »2.
L’impossible est considéré par Thomas comme objet de la quête nécessairement
héroïque, qui fait dire au narrateur du Parjure : « Maintenant je m'efface ; à partir de là, je ne sais
plus rien, il y a autre chose »3, avant d’ajouter :
Alors il ne restera plus que ce que je ne pouvais pas rapporter, cet « autre chose » que
j'aurai laissé pressentir – et plus j'avancerai dans les années, plus ce que je sais se réduira à
ce que je ne peux pas dire, jusqu'à ce qu'enfin je me réduise à lui.4
1 « Henri Thomas, Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.100
Jacques Prével (1915, 1951) est un poète proche d’Antonin Artaud, qu’il fournissait en laudanum et opium lorsqu’il
revient de Rodez pour vivre dans sa clinique d’Ivry. Il raconte cette relation dans un journal publié sous le titre « En
compagnie d’Antonin Artaud » (Flammarion, 1974), interprété dans le film éponyme réalisé en 1993 par Gérard
Mordillat. Arrivé du Havre à Paris durant l’occupation, Jacques Prével vit misérablement quelques années difficiles,
durant lesquelles il cotoie Henri Thomas. Il publie à son compte trois plaquettes de poèmes avant de mourir de
tuberculose.
2 « Henri Thomas vieux londonien », 28 août 1977, émission « Ah vous écrivez » sur Antenne 2, entretien avec
Bernard Pivot, archives de l’INA. Jonas, unique recueil de poèmes publié de Jean-Paul de Dadelsen, journaliste à
Combat, est préfacé par thomas et publié en 1962 par François Duchêne.
3 Le Parjure, op. cit., p.148
4 Ibid., p.149
5 Le Parjure, op. cit., p.148
6 La Nuit de Londres, op. cit., p.156
291
L’écrivain dessine alors un type d’héroïsme qui suppose de se dresser face à la foule, de se
hisser hors de la société quitte à en être perçu comme coupable.
Pour le narrateur du Parjure, « ceux qui tenaient Stéphane Chalier pour coupable n’avaient
pas d’existence personnelle, ils représentaient la loi »1, ils sont le bloc compact des ruminants unis
dans leur sommeil, dans le seul possible, condamnant ceux qui s’en échappent, alors que
Stéphane « ne cherchait pas à être vrai : il l’était » 2 . Le narrateur comprend que le héros est
désormais en dehors des codes de la société et ne peut être jugé selon les lois du possible.
Thomas tente de construire un nouveau héros épique qui ne soit pas le héros classique,
traditionnel, dont la désuétude est dénoncée dans son poème « Hélène » (Nul Désordre), qui se
termine par ces deux vers : « L’Iliade est un vieux livre, / Au grenier, rien ne remue »3. Le héros
de l’impossible qu’il réfléchit pendant vingt ans, avant de retourner à des récits plus personnels,
prend en compte la modernité de l’impossible pour forger un héroïsme à sa mesure, marginal et
subversif. Le héros thomasien est hors la norme, toléré par les autres qui s’en sentent menacés
parce que le déserteur leur oppose un chemin subversif, traversant des « zones interdites » qui les
renvoient à leurs propres limites, à leur sommeil de ruminants. Le héros thomasien est porteur
d’une contestation profonde de l’ordre établi sans jamais professer, ni exhorter quiconque à le
suivre, trop occupé à maintenir son mouvement et son parcours. De marginal, il peut facilement
devenir exclus des faux-vivants qui l’entourent, quand il ne s’en exclut pas de lui-même pour
trouver sa propre voie.
292
6.2) Le héros dépossédé : influences et démarcations
La volonté inverse, celle de la dépossession, ne va pas sans risque : il se
pourrait que le héros désinvolte fasse erreur, dans son refus, et que
l’erreur soit si complète qu’ils ne puissent, la femme et lui, qu’en
mourir… de rire.1
Héroïsme et dépossession
1 Henri Thomas, une poétique de la présence, Classiques Garnier, Paris, coll. « Études de littérature des XXe et
XXIe siècles », 2014, p.84 et ss. Il s’appuie ainsi sur le texte de Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie »
(Métapsychologie, trad. Laplanche et Pontalis, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986, p. 148) et de Pierre Fédida,
L’Absence, citant la définition que l’auteur donne de la mélancolie : « La mélancolie est moins la réaction régressive à
la perte de l’objet que la capacité fantasmatique (ou hallucinatoire) de le maintenir vivant comme objet perdu »
(L’Absence, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1978, p. 65-66).
2 La Relique, op. cit., p.73
3 Le Parjure, op. cit., p.98
4 Ibid., p.166
5 Ibid., p.170
6 Philippe Jaccottet, « Dans la détresse », Henri Thomas, Obsidiane n°30, Langres,1986, p.88
7 Dominique Rabaté, « Traversée de La Nuit de Londres », actes de la journée d’étude du centenaire, à paraître.
8 Philippe Jaccottet, « Dans la détresse », Henri Thomas, Obsidiane n°30, Langres,1986, p.88
9 Ibid., p.83
294
Même si certains héros de l’impossible s’y perdent, cette phase du manque permet la
révélation d’un monde autre, tandis que l’absence de confort et de sécurité, amène les héros à la
véritable tranquillité. La fin du possible, l’entrée dans l’extrême du possible, suppose l'héroïsme —
singularité, distinction, valeur et bravoure — du personnage qui s’y risque, car la rupture des liens
provoque un difficile sentiment d’abandon et de déréliction.
Georges Bataille a bien saisi la fonction compensatoire du possible en regard de la perte et
du sentiment d’abandon attachés au domaine de l’impossible, lorsqu’il écrit : « je serai sans cela
subordonné au “possible” qui compenserait, au lieu d’être abandonné (comme je suis) à ma
souveraineté (à la nuit qui jamais ne verra se lever le jour) »1.
Il est possible d’observer une perspective commune à ces deux auteurs par ailleurs si
différents, parce qu’ils partagent une conception de l’impossible non séparable d’une certaine
approche mystique. Georges Bataille comme Henri Thomas sont tous deux imprégnés par la
théologie négative qui, dans la tradition de Maître Eckhart et Jacob Boehme2, désigne Dieu par
son absence et son indétermination, tradition dont Léon Chestov, autre influence commune,
avait renouvelé l’approche. Henri Thomas revendique sa lecture des mystiques dans son entretien
avec Alain Veinstein : « Je m'entends bien, d'ailleurs, avec les mystiques. Vous savez,
Swedenborg3 a joué un grand rôle dans ma vie »4. Il explique ensuite que « Swedenborg [lui] a
presque sauvé la vie » grâce à ses écrits « prodigieux », auxquels il relie ceux de William Blake,
autre auteur marquant.
Swedenborg se sent investi de la mission d’explorer et de décrire le monde suprasensible.
Ses écrits, essentiellement théologiques, relatent l’histoire naturelle du monde surnaturel, et
établissent une correspondance étroite entre le monde naturel et spirituel, visible et invisible. Ils
fondent les relations entre les anges et les êtres humains, dans un système de doubles dont
l’union tend sans cesse à se réaliser.
1 Georges Bataille, La Tombe de Louis XXX, cité par Catherine Cusset, dans « Techniques de l’impossible », Georges
Bataille après tout, op. cit., p.172
2 Jacob Boehme (1575-1624) est un philosophe gnostique, représentant majeur des courants mystiques de
l’Allemagne des XVIe et XVIIe siècles. Rêvant une unité du dehors et du dedans, il développe une théorie du « sans
fond » conçu comme essence et sagesse divine.
3 Emanuel Swedenborg (1688-1772) est un philosophe et scientifique suédois qui, à la suite de visions révélatrices et
d’illuminations, devient théosophe et écrit sur le monde invisible et spirituel. Il explique avoir le pouvoir de
communiquer avec les esprits et les anges, et publie un ouvrage mystique dans lequel il rend compte de ses visions,
intitulé Le Livre des rêves.
4 Les Heures lentes, op. cit., p.108
295
Le philosophe, ancien matérialiste cartésien, a conservé son esprit scientifique puisqu’il
étaye de telles réflexions ses écrits. L’ouvrage de référence de Martin Lamm, Swedenborg1, est par
ailleurs publié en France en 1936, au moment où le jeune Henri Thomas découvre Swedenborg.
La pensée du mystique présente des affinités avec celle que développe Thomas sur l’inexpliqué et
l’irrationnel, liés à un état de distraction dans ses romans. Swedenborg décrit en effet un état
intermédiaire durant lequel se produit le ravissement du corps loin de l’esprit, esprit et corps se
trouvant alors dans deux lieux différents à la fois :
L'homme est placé dans un état intermédiaire entre veille et sommeil. Pendant ce temps, il
ne sait qu'une chose : c'est qu'il est bien éveillé. Dans cet état, j'ai clairement vu et
entendu des esprits et des anges […] j'allais par les rues d'une ville et par les champs, et,
en même temps, je m'entretenais avec les esprits ; tout ce que je savais, c'est que j'étais
éveillé et je voyais toutes choses autour de moi comme à l'ordinaire ; mais, après avoir
marché ainsi pendant plusieurs heures, je m'aperçus soudain – et mes yeux de chair le
virent aussi – que j'étais en un lieu tout différent.2
Pensons alors à cette citation de Thomas extraite d’un carnet : « Je veille sans doute, mais
dans un monde intermédiaire / Où veiller n’est pas être absolument éveillé » 3 . Plus
particulièrement, ses récits personnels d’expériences de « trous dans la réalité », de l’irrationnel,
sont racontés dans des termes qui s’approchent des visions du mystique. Lors de son entretien
avec Alain Veinstein retranscrit dans Les Heures lentes4, mais aussi de celui avec Jacques Chancel, il
raconte la « cassure » qu’il éprouve un jour : « Tout à coup, je n'étais plus là. J'étais ailleurs et
j'étais là en même temps […]. J'avais vécu quelque chose qui se passait ailleurs ». Henri Thomas
vit et voit directement la chute d'un avion, un Jumbo Jet, qui s'écrase réellement dans la forêt
d'Ermenonville. Durant cette expérience de l’irrationnel, l'auteur a la « position du témoin » d’un
« point de vue de l’éternité » : « Pour moi, ça éclaire beaucoup de choses. Nous avons tous, je
crois, un contact avec l'éternité ». Lors de son entretien avec Jacques Chancel, Thomas fait aussi
état de cette « expérience indubitable » durant laquelle il « voit quelque chose qui n’est pas là » et
qui n’est pas l’imagination, à laquelle il ajoute un second témoignage : un jour qu’il partait acheter
un journal dans une boutique à Rennes, il se trouve face à un magasin détruit, « tel qu’il était [il le]
suppose après la guerre »5, alors qu’il est intact à cette époque.
1 Martin Lamm, Swedenborg, [1915], traduit de l'allemand par E. Söderlindh, préface de Paul Valéry, Stock, Paris, 1936
2 Traduction de Jacques-François-Etienne Le Boys des Guays, édition Saint Amand, cité par Régis Boyer, dans
l’article « SWEDENBORG EMANUEL (1688-1772) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 mai 2015.
URL : http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/emanuel-swedenborg/
3 De Profundis Americae, op. cit., p.53
4 Les Heures lentes, op. cit., p.106 et ss.
5 Entretien avec Jacques Chancel filmé par Georges Ferraro pour Antenne 2 en 1989, archives de l’INA, à partir de la
minute 54’.
296
La lecture des écrits de Swedenborg a sans doute aussi une influence sur la construction
du héros dépossédé. Le philosophe suédois explique en effet qu’il est nécessaire de renoncer à
l’amour propre au profit de l’amour idéal avec l’aide de la grâce, puisque la science rationnelle est
impuissante sur ce point. La vie terrestre n’est pour lui qu’une préparation au monde des esprits,
où seront accomplies les destinées individuelles. Seule une différence de degré, non de nature,
sépare le monde des esprits du nôtre, la créature humaine étant seule arbitre de son sort, et juge,
après sa mort.
Notons maintenant la recherche de Thomas d’un « point de vue de l’éternité »,
notamment par le langage, et certaines de ses assertions très marquées par sa lecture des
mystiques, telle celle-ci que nous pouvons aussi relier au processus de dépossession : « c'est la
mort qui nous permettra de savoir ce qui était précieux, puisque c'est l'éternité qui voit »1. La
vision et la connaissance véritables supposent donc un héroïsme qui passe au-delà des frontières
du possible — celles qui séparent la vie de la mort, le vivant des esprits, le présent de l’éternité.
Dans une lettre à Jean-Jacques Duval datée du 4 juin 1944, Thomas évoque aussi sa
recherche, à travers la création poétique et « l’aveu de soi » qui en est lié, d’une « pureté qui est
comme la préface du vide célébré par le vieux Eckhart »2. Eckhart distingue formellement (mais
non réellement) la déité — essence divine absolue dont nous ne pouvons rien affirmer sinon
qu’elle est unité —, et Dieu — la déité en tant qu’elle entre en rapport. L’influence platonicienne est
revendiquée, notamment au sujet du thème de l’archétype qui sous-tend sa pensée sur la création
humaine. Eckhart envisage l’âme humaine comme une réalité complexe découpée en régions, en
zones, avec un point très intérieur, le « fond de l’âme », qui contient son archétype éternel par
lequel l’âme est rattachée à l’essence divine. L’âme doit opérer un détachement radical d’elle-
même et de tout le créé pour retourner à l’unité divine, hors de la multiplicité de la création. Elle
doit renoncer à toute volonté propre, parvenir à un désintéressement absolu, à un repli sur elle-
même nommé « introversion », qui lui permette d’atteindre son archétype et d’y rejoindre l’unité
de l’essence divine. Sa théorie de l’union mystique s’inspire donc clairement de la philosophie
platonicienne3.
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, film de François Barat, op. cit.
2 Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.237
3 Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004, op. cit., p.146
4 Préface des Œuvres choisies de Théophile de Viau, op. cit., p.17
5 « Un détour par la vie au peigne fin », op. cit.
298
Pour lui, « on est ou on n’est pas mais on ne croit pas » : « on croit que par exemple la
table est noire, la bouteille est vide mais pour Dieu on ne croit pas, on est »1. Le rapport de
Thomas au sacré, à la poésie, est basé sur la question de la présence, d’un « être au monde »
indissociable d’une dépossession :
299
Le Grand Jeu et le véritable héros
Lors de l'élaboration de son héros dépossédé, Henri Thomas s’appuie sur de nombreuses
influences : sa lecture des mystiques, des romantiques et de leurs héros en quête d’absolu (en
particulier, mais nous y reviendrons, de Hölderlin), la conception verlainienne du « poète
maudit », mais aussi de certains contemporains de sa prime jeunesse, comme les poètes du Grand
Jeu2.
Ces auteurs, qui ont théorisé « la force des renoncements »3, inspirés par les mystiques et
la spiritualité orientale, préconisent, selon Marie-Hélène Poperlard, auteur d'un livre sur le peintre
Joseph Sima, un « dépouillement extrême », « condition d’un retour à l’état biologique primitif, à
la conscience dépersonnalisée, aux forces primitives et à l’entière réceptivité devant le rythme de
vie cosmique » 4 . « Dépouillement extrême » ou « dépossession », quête d’un état permettant
d’atteindre une « entière réceptivité », appréhension de la « voyance » comme forme de
connaissance… les liens sont forts entre les deux pensées, au-delà d’évidentes disparités. Les
poètes du Grand Jeu se prennent eux-mêmes comme objets d’expérimentations afin d’atteindre
une part plus profonde de la réalité — à travers notamment l’ingestion de drogues et de poison
comme le tétrachlorure de carbone, et des tentatives d’asphyxie, pour atteindre l’état limite de
« Mort-dans-la-Vie ». Henri Thomas, quant à lui, reproduit l’expérimentation dans le cadre de la
fiction, à travers ses héros de l’impossible. Cependant, Thomas partage avec ses aînés la
prégnance du mythe de l’unité perdue qui s’impose par son absence même :
1 Georges Ribemont-Dessaignes, « Sérénade à quelques faussaires », Le Grand Jeu, n°3, Les Poètes du Grand Jeu, coll.
« Poésie », Gallimard, Paris, 2003, p.58
2 Cf. Annexe V et VI
3 Texte de Roger Gilbert-Lecomte paru dans le premier numéro de la revue Le Grand Jeu, en juin 1928
4 Marie-Hélène Poperlard, La Peinture de Josef Sima ou le sang des astres, éd. Le bois d’Orion, L’Isle-sur-la-Sorgue, 2009,
300
Ce mythe, les récits de Thomas l’interrogent à travers la figure de Diane, du voyeur et de
la voyance comme forme de connaissance, du monde autre accessible grâce à une vision totale qui
fait défaut, grâce à la perte de tous les liens, du père comme du Père, à l’issue d’une dépossession
ultime qui s’apparente à l’impossible.
Philippe Jaccottet souligne dans son article sur Le Parjure l’importance d'un thème : celui
de la quête d’unité, mise en œuvre lors d'une expérience vécue. Il mentionne la recherche d’une
plénitude, « (qu’il ne faut pas confondre avec la manie de la “totalité”) à partir du manque
essentiel, à partir du malheur, de l’égarement non pas pensé, mais vécu ; vécu d’abord, pensé
seulement ensuite »1.
Henri Thomas partage avec les poètes du Grand Jeu la volonté d’ancrer ces expériences
dans la réalité, même s’il s’agit d’en repousser les limites, de s’apercevoir « que l'apparente
cohérence du monde extérieur, — celle-là même qui devrait, paraît-il, le différencier du monde
des rêves, — s'effondre au moindre choc » 2 . L’autre monde de Thomas comme des « phrères
simplistes »3 ne se situe pas dans un surréel ; il s’agit pour ces derniers d’accomplir une « révolution
de la réalité vers sa source »4, lors d’une « course au réel » autorisée par la recherche d’un juste
point de vue, d’un « point-foyer » 5 . Les poètes du Grand Jeu s’opposent ainsi à d’autres
expérimentateurs comme Henri Michaux, puisqu’ils cherchent à appréhender l’au-delà dans
l’ordre naturel, dans la réalité, et qu’ils estiment moins l’expérience que sa conclusion.
Dans « La force des renoncements », Roger Gilbert-Lecomte théorise le grand
renoncement de « celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui est en lui »
en des termes très proches de ceux que Thomas utilise pour décrire ses héros dépossédés. Ce
mouvement a pour origine la « Révolte », et répond à un besoin de « tout l’être, profond, tout-
puissant ». Le processus permet de briser les frontières entre « le monde-hors-de-nous » et le
« monde intérieur ».
Roger Gilbert-Lecomte évoque par ailleurs ce qu’il nomme des « miracles », définis
comme « ces instants où notre âme pressent la réalité dernière et sa communion finale en elle »,
« instants éternels que nous cherchons partout »6.
1 Philippe Jaccottet, « Dans la détresse », Henri Thomas, Obsidiane n°30, Langres,1986, p.85
2 Roger Gilbert-Lecomte, « La force des renoncements », op. cit., p.41
3 C'est ainsi que se prénommaient les membres du Grand Jeu (Cf. Annexe V et VI)
4 René Daumal, « Projet de présentation du Grand Jeu », dépliant 1928, repris dans L’évidence absurde, Gallimard, 1972,
in Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., pp.27-28. Dans ce texte, René Daumal définit aussi le Grand Jeu comme « primitif,
sauvage, antique, réaliste », insistant de nouveau sur la nécessité de se situer dans la réalité. Roger Gilbert-Lecomte
énonce quant à lui la loi poétique pour laquelle « on ne peut imaginer qu’une seule chose qui est la réalité », justifiant
ainsi l’utilisation des mythes, rêves et contes primitifs pour mieux cerner le réel (« Eternité ton nom est non »).
5 « Lettre ouverte à André Breton sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu », Le Grand Jeu, n°3, in Les Poètes du
301
Nous pouvons comparer la « réalité dernière » avec la réalité parfaite désirée par Henri
Thomas, « la réalité sans explication »1 dont il est question dans Le Migrateur, « image » à laquelle
sa volonté poétique s’arrêtera finalement, « la réalité nue »2 qu’il mentionne ailleurs à André Gide.
Cette réalité se révèle lors d’une « communion » ou d’une adéquation, elle est impossible car au-
delà des frontières visibles et sensées.
L'intérêt de Thomas pour ces poètes est manifeste dans un entretien intitulé « L'itinéraire
spirituel de René Daumal »3 publié en 1968, qui retranscrit une conversation à laquelle participe
l'écrivain aux côtés d’André Dhôtel, Jean Follain, Jacques de Bourbon Busset et Jean Mambrino.
Henri Thomas y fait part de son admiration pour les poètes du Grand Jeu, si proches de ses
« héros en quête d'impossible ». Il évoque ainsi Roger Gilbert-Lecomte, mort miné par les
drogues alors que ses comparses avaient abandonné leurs expérimentations :
Mais n'est-ce pas lui le véritable héros ? Il y a eu au moins une personne pour le
prétendre : Pierre Minet. Selon lui, Lecomte a poursuivi l'expérience jusqu'au bout, tandis
que Daumal a eu peur.4
Selon Henri Thomas, le « véritable héros », et donc le « héros de l’impossible », est celui
qui accomplit « jusqu’au bout » son expérience (et, dans les romans de Thomas, cela peut signifier
mourir, pour Sabatini ou Paul Souvrault), que la peur n’arrête pas (comme elle ne décourage pas
Stéphane Chalier sur l’île de Hag, malgré la frayeur qu’il y ressent). Même John Perkins, dans son
erreur, va jusqu’au bout d’une logique néanmoins erronée, n’abdique pas. Henri Thomas précise
lors de cet entretien ce qui constitue pour lui la véritable expérience, celle qui va au-delà du
possible :
Mais il est resté dans le monde des vivants. On ne peut rien conclure d'une expérience dont on
revient. Je n'arrive pas à croire à des expériences que l'on fait pour tenter la mort, pour
flirter avec la mort. Le moindre coup de revolver vous apprend davantage… La seule
expérience valable, c'est la mort. Toutes les autres expériences, c'est de la rigolade.5
Busset, Jean Mambrino, René Daumal, dir. Pascal Sigoda, Lausanne, L'Age d'Homme, 1993, p.25 et ss., article paru
dans la revue Etudes n° 328, mai 1968, republié avec l'autorisation de Paul Valadier.
4 Ibid., p.29
5 Ibid., p.27. Nous soulignons.
302
Nous retrouvons ici le même type de réflexion que celle qui l’autorise à déclarer que
« c'est la mort qui nous permettra de savoir ce qui était précieux, puisque c'est l'éternité qui
voit » 1 ; la mort seule constitue une expérience valable, le point de vue absolu est celui,
impossible, de la mort, écueil auquel se heurte Paul Souvrault dans La Nuit de Londres. Rappelons
cette phrase du récit qui exprime parfaitement cette idée : « Le point de vue de l’absence sur moi-
même assurait la tranquillité évidemment, — mais puisque ce ne pouvait être que celui de la mort,
et que je restais vivant pour affirmer cela — il en résultait une impossibilité pire que tous les
soucis » 2.
Cette véritable expérience est vécue par presque tous les héros de l’impossible d’Henri
Thomas, qui éprouvent la perte, la dépossession, dans ce qu’elle a de plus définitif. D’ailleurs,
quand ces héros ne « tombent » pas dans l’impossible qui est la mort, ils disparaissent
simplement, désertant le monde commun (ainsi Suzanne des Déserteurs, Stéphane Chalier, John
Perkins…). On comprend que l’auteur ait besoin de la fiction pour répéter l’expérience dont, par
définition, on ne revient pas, et qui pourtant constitue la base de tout véritable héroïsme ; encore une
fois, l’héroïsme selon Thomas nous confronte à l’impossible. Henri Thomas s’attache à cerner
l’extrême du possible en renouvelant les formes d’une confrontation entre héros et impossible à
travers l’expression poétique, afin de saisir les conditions de réalisation d’une adéquation à une
réalité impossible.
Il est par ailleurs évident que la lecture d’Arthur Rimbaud par les poètes du Grand Jeu,
qui met l’accent sur la voyance rimbaldienne et délivre le poète du catholicisme dans lequel une
critique traditionnelle le maintenait, a marqué le jeune Thomas3. Sa lecture de Rimbaud le voyant de
Rolland de Renéville, paru en 1948, est perceptible dans l’utilisation de certaines expressions
comme lorsqu’il fait état de la « poésie mystique, sauvage » de Rimbaud, réaction au « positivisme
scientiste »4 du siècle dans son essai sur Tristan Corbière.
Thomas sur un essai d’André Rolland de Renéville (Univers de la parole, publié chez Gallimard en 1945). L’article de
Thomas parait dans la revue Action, n° 26, à la date du vendredi 2 mars 1945 (p. 8). L’auteur y énonce ses réserves
au sujet du livre, mais reconnaît que, s’il n’est pas le fait d’un « découvreur », il « apporte une pierre non négligeable
au bastion poétique du siècle ». Plusieurs articles de Roger Gilbert-Lecomte sont par ailleurs publiés dans la revue
84 : « La sainte-enfance ou Suppression de la naissance », revue 84 n°3/4, 1948, p.77, « Rêve de mort », revue 84 n°7,
1949, pp. 402-403.
4 Tristan le dépossédé, op. cit., p.166. Thomas fait aussi référence ici à la célèbre préface de Paul Claudel aux Œuvres
Poétiques de Rimbaud, parue en 1912, dans lequel il compare le poète à « un mystique à l'état sauvage ». Henri Thomas
y fait d'ailleurs référence dans un entretien : « Rimbaud m’a sauvé, je peux le dire, physiquement et moralement,
comme il a sauvé Claudel. “Le mystique à l’état sauvage” », dans « Henri Thomas, Le parcours d’un migrateur »,
entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet 1989, p.98
303
Les travaux de Rolland de Renéville sur l’expérience poétique 1 ont aussi influencé
Thomas, en particulier lors de sa première période d’écriture, lorsqu’il hiérarchise les genres
littéraires et place la forme poétique au sommet — en soulignant l'usage essentiel qu'elle fait des
rythmes. Lors de son entretien avec Christian Giudicelli, Thomas commente un fragment sur la
nécessité de la poésie, publiée dans Le Porte à faux et ensuite dans Le Migrateur, en évoquant
l’essayiste, convenant ainsi de l’importance que cette pensée a eue pour lui :
Quand j’écrivais cela, je croyais à ce qu’on appelle « l’état poétique », ou à ce que Rolland
de Renéville appelait « l’expérience poétique »…2
L’écrivain se détache ensuite des notions d’« expérience » et d’« état », pour préférer les
termes « inexpliqué » et « irrationnel », sur lesquels se concentre notre dernier chapitre. Il s’agit en
effet moins pour lui d’éprouver un état que d’accepter un être au monde, une présence :
Alors, c’est une sorte de prestidigitation avec soi-même. J’étais là. Je ne suis plus là. Je
pourrai de nouveau exister. La poésie se réduit à une sorte d’espoir. […] C’est la chose
inexpliquée. C’est pourquoi c’est celle qui supporte tout.3
Si un personnage accède à une nouvelle connaissance, c’est moins grâce à son expérience,
c’est-à-dire à un apprentissage résultant de sa pratique, de son vécu, qu’à la faveur d’un contact
immédiat et inexpliqué avec l’autre monde. Ni les sens, ni l’intelligence, ne suffisent à garantir une
issue à l’expérience, si une inexplicable présence n’est pas atteinte (proposition qu’un personnage
comme Gilbert Delorme met en évidence). La poésie seule peut dire l’inexpliqué ; Thomas opte
pour la forme poétique (poèmes ou récits), au détriment de formes plus théoriques, de l’essai par
exemple, parce qu’elle rend compte d’un « monde ordonné » à un « certain centre », toujours net
bien qu’informulé4.
Au-delà des affinités plus générales que révèlent ces rapprochements, c’est la figure même
du héros de l’impossible qui semble pour partie tributaire des réflexions des membres du Grand
Jeu. Ceux-ci conçoivent l’expérience des limites comme une méthode pour pénétrer une réalité
située en deçà de la nôtre, dont les poètes auraient l’intuition.
1 André Rolland de Renéville, L’Expérience poétique, ou le Feu secret du langage, Paris, Gallimard, 1938, rééd. Le Grand
Souffle Éditions, Paris, 2004. L’auteur y développe en sept chapitres (L'Inspiration ; La Parole ; Les Images ; Le sens
de la nuit ; Poètes et Mystiques ; Mythe et Réalité ; Fonction du poète), les détails de ce qu’il entend par l’expérience
et la révélation poétique, fortement inspirées de la voyance rimbaldienne.
2 Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.176.
3 Ibid.
4 « Feuilleton critique » (84. Nouvelle revue littéraire, n°14. Septembre 1950, pp.72-74) repris dans Henri Thomas, Cahier
1 René Daumal, Chaque fois que l’aube paraît, Essais et notes I, Paris, Gallimard, 1953, p.265
2 Ibid., pp.226-227
3 Ibid.
4 Les Poètes du Grand Jeu, anthologie présentée par Zéno Bianu, op. cit., p.11
5 « L’inspiration poétique — exactement créatrice —, est la forme occidentale de la Voyance », écrit Roger Gilbert-
Lecomte dans son texte « L’horrible révélation… la seule » (Le Grand Jeu, n°3). Il ajoute : « La Voyance, c’est la
métaphysique expérimentale. Toute vision ouvre une fenêtre de la conscience sur un univers où vivent les Images qui sont,
en réalité, des formes de l’esprit, les concepts concrets, les symboles derniers de la réalité. La voyance est la dernière
étape […] avant l’Omniscience immédiate. » in Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., pp.140, 142
305
Celui qui a renoncé à tout ce qui est hors de lui comme à tout ce qui est en lui, — qui,
partant, ne sait plus distinguer le monde-hors-de-nous du monde intérieur, n'en restera
pas là. Il y a dans la Révolte, telle que nous la concevons, un besoin de tout l'être,
profond, tout-puissant, pour ainsi dire organique (nous la verrons devenir une force de la
nature) une puissance de succion qui cherchera toujours, poulpe de famine, quelque
chose à avaler.1
306
La dernière étape est nommée par les poètes du Grand Jeu « renoncement » ou
« résignation ». Destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l’individu,
elle ne cesse pour autant de supposer constant un pouvoir de rébellion. Après un état de révolte
qui vise la personne elle-même, l’état de résignation « sera, au contraire de l’abjection, la puissance
même »1 selon René Daumal. Le renoncement vise à combler une séparation avec le monde, et à
retrouver une communion. Il s’agit donc d’une forme profonde d’approbation indissociable de la
révolte première (car « l’essence du renoncement est d’accepter tout en niant tout » 2 , et cette
adéquation n’est possible qu’une fois les frontières du sujet abolies).
Il convient de quitter l’unité en tant qu’individuation pour retrouver une unité perdue
avec le monde, lors d’une libération qui est aussi renoncement au libre arbitre et négation de
l’autonomie individuelle3.
Ces éléments éclairent d’un sens nouveau la « liberté sans espoir », non exempte de
violence, découverte par le héros du Promontoire à la fin du roman, ainsi que les derniers
paragraphes très poétiques qui clôturent le livre : après la mort de sa femme et la complète
dépossession, le personnage accepte son statut non plus d’individu, mais de celui qui « n’existe
pas », condition pour une vie en communion avec le monde qui l’entoure.
La théorie du « renoncement » développée par les poètes du Grand Jeu, empreinte de
spiritualité orientale, de mystique chrétienne, de philosophie antique, et ses trois phases
clairement définies, peut par ailleurs être utilisée pour expliquer la structure des récits étudiés.
Prenons l’exemple du Parjure : à une première acceptation (Stéphane se marie avec une
élève de son père, il se dirige vers une carrière universitaire), suit la révolte (départ pour les Etats-
Unis, désertion, abandon du statut social et de la famille), et enfin la résignation (adéquation au
monde sur l’île de Hag). De même pour Le Promontoire : le héros accepte son statut social
inférieur, aimerait demander du travail à Gilbert Delorme sans y parvenir ; après avoir porté la
cafetière des morts, il abandonne son travail de traducteur, perd ses liens avec sa famille, tout en
se révoltant contre sa nouvelle situation et en pensant pouvoir partir du village ; enfin, il se
résigne à une dépossession complète. Dans La Nuit de Londres ou John Perkins, les héros ne
dépassent pas le stade de la révolte, n’accèdent au renoncement que durant de brefs moments qui
ne durent pas.
le renoncement « de presque tout le monde », l’abandon des grandes espérances, des rêves ; le renoncement qui est
accomplissement des espérances qui n’ont pas été abandonnées, renoncement « chinois », recherche d’un bonheur
« subtil » ; enfin, le « renoncement où l’amour intervient », qui change la « substance même de l’existence ». Carnets
1947, 1950, 1951, op. cit., p.205
307
Suzanne, après des jours de langueur et d’un bonheur banal qu’elle admet comme le seul
qui vaille, se rebelle et part à la recherche de Sabatini, avant une dépossession qui prend acte dans
la mort du déserteur et sa propre disparition. Lucien Aubry, qui accepte dans une première partie
sa vie au lycée et les exigences de sa famille, se révolte ensuite et les délaisse tous deux, pour se
résigner à la fin du roman à une vie seul, loin du confort de Marcellin, mais aussi de l’excessif Stef
qui ne parvient pas à renoncer, ni à lui-même ni à Ginette. De manière générale, tous les romans
de notre corpus décrivent différents schémas qui conduisent le héros de l’acceptation à la révolte,
pour aboutir parfois à la complète résignation ou, dans les termes d’Henri Thomas, à la
dépossession.
Ces étapes sont clairement calquées sur les trois phases du mystique, chez ces poètes qui
associent états mystiques et poétiques dans le cadre plus large d’une expérience d’étreinte avec
l’absolu. Anne-Marie Havard décrit ces trois phases qui suivent le mouvement de la dialectique
hégélienne, dans sa thèse Le Grand Jeu de Roger Gilbert-Lecomte, en s’appuyant notamment sur
l’ouvrage d’Henri Delacroix consacré aux grands mystiques chrétiens, Etudes d’histoire et de
psychologie du mysticisme1. La phase d’oraison, durant laquelle le moi se coupe du monde extérieur,
est suivie d’une phase d’angoisse profonde où le mystique se sent coupé de Dieu. C’est cet état
d’abandon qui est décrit dans La Nuit obscure de Jean de la Croix. Le vers de Thomas déjà cité,
« J'écouterai le monde obscur, / Appelons cela croire en Dieu »2, nous semble alors faire signe
vers la « nuit obscure » des mystiques, et des poètes, tout comme son exigence de « patience » et
sa promesse d’un « vide pur », « demain » : « La patience éclaire le mur, / Aujourd’hui neige,
demain vide pur ». Ce temps de la négativité a comme conséquence le vide et la complète
réceptivité de l’ascète. Enfin, la phase d’extase donne accès à une omniscience immédiate et
fulgurante, à la réconciliation et aux visions intuitives, « miracles » des poètes du Grand Jeu
associés à la Voyance3.
Les romans La Relique, Le Parjure et tout particulièrement Le Promontoire, empruntent en
partie leur structure à ce découpage. Le Promontoire, divisé en neuf paragraphes ou petits chapitres,
est organisé autour de trois phases différentes.
1 Henri Delacroix, Etudes d’histoire et de psychologie du mysticisme, Paris, Alcan, 1908, disponible sur Gallica, URL :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5681645m
2 « La patience éclaire ma chambre », Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.237
3 Anne-Marie Havard, Le Grand jeu de Roger Gilbert-Lecomte : une expérience poétique singulière de l'entre-deux-guerres, op. cit.,
pp.285-288
308
Les trois premiers paragraphes présentent les personnages et le village, les trois suivants
se concentrent sur la veillée funèbre, après la mort de la patronne du Calliste, la solitude et la
déchéance du héros, et les trois derniers offrent au lecteur une résolution, à la fois du mystère de
Diane, de l’angoisse du personnage et de sa dépossession, le roman se terminant sur la grande
tranquillité du héros et son nouveau contact avec la réalité qu’il apprend à contempler dans son
entier.
Dans la deuxième partie, le personnage combat sa situation. Il s’effraie de sa solitude, de
l’éloignement et de l’abandon de sa famille, de sa déchéance inexorable. L’écriture est alors son
arme contre le vide total auquel il ne peut encore se soumettre, et le monde extérieur lui semble
globalement menaçant. La souffrance du personnage est palpable dans ces pages où il se refuse à
devenir berger, à demeurer pour toujours à Lormia, et se sent enfermé avec les villageois « dans
ce moment-là où cette fille est morte sans que la mort soit venue de personne »1.
Le héros résiste alors à sa complète dépossession, il se sent abandonné et « réduit » par les
habitants, et sombre dans une paranoïa retranscrite lors de passages véritablement hallucinés :
Pourtant je sais bien qu’ils sont tous là, derrière les murs et même dans les rues, partout
— pas des fantômes. Thaddei a raison, il n’y a plus rien, — quoi, des paroles qui ne sont
pas dites, […] le mal, l’innocence, la mort, mon vin chaud qui fume ! Et plus loin, plus
bas, là où je suis tombé ?2
Le personnage ressasse ses craintes, dans un état second provoqué par son régime (purée
de pois et vin chaud), mais aussi la solitude, lors d’un monologue délirant où il énonce lui-même
les questions et les réponses. Il se persuade même que les habitants de Lormia l’ont piégé pour
l’obliger à rester à jamais dans le village et à devenir berger, voire même à écrire (« c’est peut-être
ce qu’ils veulent de moi maintenant… Eux presque illettrés »3), lui volant ses « listes Gumpel »,
travail de traduction qu’il doit accomplir pour un laboratoire pharmaceutique, afin de l’empêcher
d’être payé et de pouvoir partir :
Je pourrais être berger demain, me coucher dans la paille, je ne pourrais tout de même pas
vivre simplement comme si tout cela était naturel. Ils m’ont volé ma liste Gumpel, ils ne
peuvent pas m’enlever les mots qui me montent dans la tête dans le vin chaud. […]
Maintenant j’ai peur qu’ils me prennent tout ce que j’ai écrit ; pourquoi m’ont-ils laissé
mon tas de feuilles écrites ? Ils ne peuvent pas saisir que cela ne me rapporte rien.
309
Si, Thaddei doit le savoir ! C’est lui qui m’a volé les listes Gumpel, j’en ai la certitude. Cela
veut dire que Rollaer lui a expliqué ce qu’il fallait faire pour me réduire.1
L’idée d’une rupture absolue […]. Ce projet n’est pas original ; c’est toujours le “il faut
que vous naissiez de nouveau”. Il existe certains modèles, certains témoignages auxquels
se reporter, — une commune boussole inventée par quelques voyageurs.
Plus la quantité d’objets à renoncer serait grande, plus réelle serait l’autre vie.9
310
Le héros, coupé du monde extérieur et isolé de ses proches dans un premier temps,
ressent une angoisse profonde dans un second temps, avant la réconciliation d’avec le monde qui
lui donne accès à une tranquillité supérieure, mais aussi à des visions poétiques et extatiques (tel le
« soleil [qui] touche la mer en faisant comme un chemin de feu tremblant jusqu’à la plage »1).
Rappelons le dernier paragraphe du Promontoire :
Maintenant j’écoute ce qui est autour de moi, tout près de moi ; je vois aussi tout près de
moi des scintillations qui changent, ce sont les facettes de tout petits cristaux qui
réfléchissent brusquement le soleil […]. Un rayon, tu vois, il y en a des milliards au flanc
des rochers ; c’est nous ensemble, je lui montrerai. Quand ceux qui existent seront partis,
— et même s’ils sont là, regarde-les courir, ils ne nous voient pas.2
Il semble clair que les trois phases mystiques ont inspiré à Thomas la structure de ses
récits, même s’il en détourne le sens. La première partie du roman décrit comment le héros se
coupe du monde extérieur, et déserte, la seconde porte le personnage dans l’angoisse profonde de
la perte, de l’abandon, temps de la négativité indispensable à une dépossession complète, et la
troisième, si le processus est arrivé à son terme, présente le nouvel état d’adéquation au monde
atteint par le personnage et sa perception plus immédiate de la réalité. L’angoisse est ressentie sur
l’île de Hag par Stéphane Chalier et le narrateur, à travers la perte profonde du Père comme du
père, dans son jardin devant la débauche de Dorothy par John Perkins, dans les rues de Londres
par Paul Souvrault, isolé dans un entresol avec Stef pour Lucien Aubry, dans les montagnes
corses pour Suzanne.
question d’une renaissance nécessaire, en Esprit, pour voir le royaume de Dieu : « Ne t'étonne pas que je t'aie dit : “Il
faut que vous naissiez de nouveau.” » Jean 3:1-7.
1 Le Promontoire, op. cit., p.190
2 Ibid., pp.191-192.
311
Le héros et l’innocence retrouvée
violemment un galet à Pierre un jour qu’il la croise sur la plage tout en l’insultant.
4 Le Parjure, op. cit., p.26
5 « La Salamandre », Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.233
6 La Relique, op. cit., p.13
312
Ces différents mondes qui se côtoient, dont le héros doit parvenir à traverser les
frontières — parfois aussi rudement que le fait le héros de La Dernière année qui doit, pour
rejoindre le monde sauvage, archaïque, des montagnes et de la mère, mais aussi du passé,
emprunter de nuit un chemin enneigé à travers des bois, seul passage entre son monde parisien et
celui où sa mère est décédée1 —, permettent aussi au héros de se libérer de l’unité en acceptant la
pluralité. Jacques Derrida, dans son article sur Le Parjure, note bien la multiplicité des voix
narratives qui vient corrompre l’unité du texte, et révèle « la multiplicité des temps, des instants,
leur essentielle discontinuité, l’interruption sans merci que le temps inscrit en “moi” comme
partout »2.
Cette non-identité du « moi » (« comme si “je” n’était pas identique à plusieurs moments
de l’histoire »3), le héros y accède à travers la distraction et la dispersion, qui lui permettent de
sortir d’une individualité équivalente à un enfermement. L’ensauvagement est nécessairement
l’acceptation héroïque de la multiplicité des réels, qui ouvre à la contemplation de l’absolu.
Rolland de Renéville note ainsi, à propos de « La Lettre du voyant » de Rimbaud, que tout acte de
conscience est basé sur l’attention, « or faire attention, c’est s’intéresser, et par là même
s’individualiser » 4 . Il s’agit donc de se « se désintéresser », sur un plan matériel comme
psychologique, afin de « remonter à la conscience suprême » (et donc, Je est véritablement un
autre). Selon l’auteur, « il est essentiel de cultiver en soi l’inattention et le désintérêt » pour atteindre la
« conscience universelle », deux notions au cœur de la dépossession, à travers la distraction et le
dénuement des héros). Ce détachement amène les héros en dehors de l’individuation, et donc du
divorce d’avec le monde, pour retrouver une communion primitive avec celui-ci qui se manifeste
par le motif de la sauvagerie. La nature sauvage agit comme force de décentrement chez les
personnages, pour qui le monde sauvage peut aussi être celui des morts, particulièrement dans Le
Promontoire et La Nuit de Londres.
Le héros doit donc s’ensauvager, se libérer de l’unité comme individualisation, et séparation
d’avec le monde, pour retrouver une autre forme d’unité, à travers l’adéquation avec la réalité.
L’ensauvagement atteint donc l’identité des héros, et la répétition des phrases d’opposition
qui ponctuent le discours des personnages dépossédés, signalées par la redondance du « moi je »,
est alors le signe du combat que doit livrer le personnage qui se voit défait d’une identité stable.
1 La Dernière année, op. cit., chap. XI, pp.240-242. C’est ce même chemin enneigé et solitaire qui dans un autre roman
le conduit à la tombe du père et à son amour de jeunesse Ginette, dans un récit qui par bien des aspects résonne avec
celui que nous étudions, explorant les thématiques du manque et de l’enfance sous un angle plus poétique (Ai-je une
patrie, 1991).
2 « Le parjure, peut-être (“brusques sautes de syntaxe”) », Etudes Françaises n°38, op. cit., p.28
3 Ibid., p.18
4 Rolland de Renéville, « L’élaboration d’une méthode », Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., p.290
313
Il s’agit d’ancrer par l’écriture un moi qui se dérobe, avant l’acceptation finale d’une vacuité
et d’une non-existence. Suzanne accepte ainsi d’être la Judith de Praince (« Bien sûr que non, dit
Suzanne. Vous savez, je suis Judith »1), tandis que Diane, dans Le Promontoire, semble prêter ses
traits à toutes les femmes. Le héros du Promontoire revendique être les sorcières de Macbeth
(« C’est moi, les sorcières qui n’existent pas »2), tandis que John Perkins est à la fois John et Jean,
son double fantasmé resté en France, et que Lucien Aubry se fond dans les plumes, les nuées de
graines et les moucherons de l’entresol de Marcellin jusqu’à ne plus se reconnaître, ne plus
reconnaître Stef. Paul Souvrault est confondu dans la foule des vivants comme des morts dans
laquelle il disparaît ; « Quelqu’un — est-ce encore moi ? »3 demande ainsi le narrateur de La Nuit
de Londres, qui s’est déjà identifié à M. Smith, à Florian de la Barre, au Khâ de la foule… Le
narrateur du Parjure s’identifie au cheval tué par le vieux Nick, comme Stéphane devient le
cochon abattu (« C'est moi. Le cochon, c'était moi »4), avant d’être réduit au sable même (« Le
sable ou moi, c'est la même chose »5).
S’ensauvageant, le héros brise ses propres limites et renoue avec une surprise et un lien
anciens :
C’est le point de rupture qui est difficile à franchir. Même une rupture infime, une
privation dont on sait absolument que ce sera un avantage — […] il a peur de l’instant de
surprise de ce mécanisme — comme s’il touchait à quelque chose de central en lui.6
« Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela »7, explique René
Daumal. Henri Thomas écrit quant à lui dans une note que « l’innocence est avant tout
l’indivision de l’être »8, renvoyant à une primitivité exempte de séparations comme de frontières.
L’innocence paradoxale de Stéphane Chalier trouve sans doute son explication dans ces lignes :
s’il est coupable aux yeux de la loi comme de la société, Stéphane possède une innocence
primordiale, qui le conduit à un cheminement au plus profond du sauvage et au plus proche de la
réalité, dans la « tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi »9 évoquée par Gilbert-
Lecomte. Pour Thomas, l’impossible dépossession n’est pas dissociable d’une transformation
sauvage (on devient « sorcières », cochon, cheval, sable, Artémis).
1 Les Déserteurs, op. cit., p.87. Suzanne signe ensuite les lettres qu’elle envoie à Praince de ce nom.
2 Le Promontoire, op. cit., p.46.
3 La Nuit de Londres, op. cit., p.91
4 Ibid., p.219
5 Ibid., p.210
6 Carnets 1947, 1950, 1951, note du 31 janvier 1951, op. cit., p.228
7 René Daumal , « Liberté sans espoir », Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., p.52
8 Carnets 1947, 1950, 1951, note du 2 février 1951, op. cit., p.229
9 Roger Gilbert-Lecomte, « La Force des renoncements », Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., p.40
314
Ajoutons donc pour finir cette citation, dont la référence à « l’antique animal » du
« Sonnet d’automne » de Baudelaire réaffirme la nécessité d’un retour à une franchise primitive
dans l’amour du sauvage, afin de conserver l’esprit éveillé qu’ont perdu les ruminants :
Le seul fait de choisir de rester éveillé quant à l’esprit — c’est-à-dire totalement éveillé,
car l’esprit ne peut pas opérer seul — veut que l’action ne soit pas quelconque. Il faut qu’il
y ait animalité (et même la candeur de l’antique animal), mais aussi choix dans l’animalité.
Recréation et création.1
Comme Charles Baudelaire, Henri Thomas distingue certaines femmes2 qui sont animées
de cette « antique » animalité, d’une sauvagerie archaïque qui leur permet un contact plus
authentique avec le monde et leur octroie un rôle de guide au sein du récit. C’est Judith qui
convainc Stéphane de suivre les traces d’un aigle dans leur errance et de passer leur première nuit
ensemble à la belle étoile, Suzanne qui emmène Pierre jusqu’à Sabatini, et entretient avec lui un
rapport physique de plus en plus sauvage au fur et à mesure qu’elle est hantée par la bohémienne
en robe rouge3, Diane qui se baigne nue dans Le Promontoire ou Ginette dans La Dernière année.
1 Carnets 1947, 1950, 1951, note du 2 février 1951, op. cit., p.229. Le « Sonnet d’automne » est issu des Fleurs du mal :
« Mon cœur, que tout irrite, / Excepté la candeur de l'antique animal, / Ne veut pas te montrer son secret infernal »
(« Spleen et idéal », LXIV). Une note de l’édition La Pléiade présentée par Claude Pichois (1975), indique pour ce vers
que l’animal est « antérieur » au péché originel
2 Claude Pichois développe cette idée en s’appuyant sur la thèse de Nicolae Babuts dans sa note sur le « Sonnet
d’automne ». Le poète identifierait des femmes hors caste, « errantes », « déclassées », en s’identifiant à un modèle élu
(couple Faust-Marguerite, Oreste-Electre, le mangeur d’opium-Ann). Ici, le poème, adressé à une « pâle Marguerite »,
multiplie les références à sa clarté à laquelle s’oppose la noirceur du poète (Œuvres Complètes, op. cit., p.946)
3 A la fin du roman, les deux amants ont une relation féroce en haut du promontoire, après que Suzanne est tombée
dans les ronces lors de l’escalade. Suzanne mord alors jusqu’au sang l’épaule de Pierre, imitant le geste d’Angèle (Les
Déserteurs, op. cit., pp. 184-185).
315
Conclusion : le héros, la dépossession et l’impossible
Rien n’est meilleur que de ne plus être obsédé, quand ce résultat est
obtenu sans avoir cédé à l’obsession ; alors on a la clé de certains
paysages absolument ordinaires et uniques.1
La confrontation des textes du Grand Jeu à la pensée de Thomas sur le héros et
l’impossible, est riche de pistes qu’on ne peut toutes explorer. Elle révèle des affinités communes
à des poètes qu’une seule génération sépare, et qui sont liés par des lectures déterminantes
(Rimbaud, les mystiques, Mallarmé…). Ces artistes sont lancés dans une recherche poétique et
métaphysique, dans une « course au réel » qui éclaire celle de Thomas.
La quête des poètes du Grand Jeu est bien de l’ordre de l’impossible, et à ce titre, ses
acteurs sont pour Thomas des « véritables héros » :
Quant à savoir ce que sera le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident
qu'un état auquel nous n'avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le comprendre ni
même le concevoir puisque nous ne l'avons pas encore expérimenté. Du seul fait qu'il
demeure le but vers lequel nous tendons, il se présente actuellement à nous comme étant
l'absolu.2
1 Lettre du 8 octobre 1947 à Pierre Leyris, Choix de lettres, op. cit., p.252
2 Roger Gilbert-Lecomte, « La Force des renoncements », op. cit., p.47
3 Le Migrateur, op. cit., p.185
4 Tristan le dépossédé, op. cit., p.72
5 « Les pionniers », Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.240
316
De la spiritualité orientale, il dit retenir la méfiance envers la logique tout en redoutant sa
transposition dans la pensée occidentale1. Le héros dépossédé n’est donc pas un mystique, ni un
expérimentateur « simpliste » ; sa quête d’impossible, qui le définit, se manifeste dans toute sa
spécificité dans nos récits.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.179
317
6.3) Le héros et la quête
Les guerriers de l’Iliade
Avaient des casques terribles,
Ils couraient en débandade,
Hélène, amour impossible,
Enquêtes, enquêtes
Seront l’unique fête !
Qui m'en défie ?3
« Poésie », Gallimard, édition établie par Pascal Pia, Paris, 1979, p.198
318
L’enquête est menée méthodiquement : Lucienne cherche les « indices du mal »1, utilise
« son intelligence, sa méthode, sa mémoire »2, note ses propres égarements, lorsqu’elle « n’arrive
plus à retrouver [s]on état d’esprit », (« je ne comprends plus, ce n’est plus moi »3, écrit-elle ainsi,
en écho aux doutes du narrateur du Parjure). Le personnage applique donc une méthode afin
d’accompagner la quête du héros qui se dit lui-même « dans le noir ». « Je note tout cela comme
les détails d’une expertise sur les cailloux de Ramsès »4, explique-t-elle d’ailleurs, comprenant peu
à peu qu’il lui faut inverser ses certitudes. Elle qui affirmait ne pas souhaiter « tellement voir »,
mais « savoir » 5 , finit par promouvoir la « bonne nouvelle » : la connaissance comme la
reconnaissance ne sont pas nécessaires à la révélation visible de la non-existence (« c’est
justement cela la bonne nouvelle, que je n’aie pas eu besoin de la reconnaître pour la voir »).
Ce personnage prend donc sciemment le relais du héros, opérant un basculement de la
quête à l’enquête, car la recherche a pour objet un secret, une vérité perdue ou dissimulée, qu’il
s’agit de découvrir. Mentionnons l’obstination du narrateur du Parjure à comprendre une vérité
qui lui échappe, à l’affût des traces, indices qui éclaireraient « l’affaire Chalier », ou celle des deux
narrateurs de La Nuit de Londres, le premier à découvrir le secret de la foule, et le second à
expliquer le mystérieux comportement de Paul Souvrault à partir de ses souvenirs et de ses
carnets. Ces écrits, qui composent la première partie du récit, exposent l’effort du personnage
pour développer une démarche d’enquêteur :
Ah, cette fois, enfin ! je voyais clair ; je tenais un exemple de la façon dont ces gens-là
fonctionnent ; et ce n’était pas, cette vérité que je ne lâcherais plus, un effet du hasard,
mais le résultat de mon travail, — de mon obstination à déchiffrer le plan de la nuit.6
Le lecteur observe le personnage varier et expliquer ses techniques, alternant des épisodes
réflexifs avec des études de terrain :
J’avais recommencé en imagination la recherche faite réellement autrefois durant les nuits
d’hiver. Et il est bien possible que le secret de la foule soit à découvrir loin du centre.7
Le récit peut donc être lu comme les notes de recherche d’un enquêteur qui garde trace de
ses tâtonnements et interrogations, appliquant une méthode pour mieux parvenir à ses fins :
319
Il y a eu des surprises, bien sûr, des flottements, — je n’avais pas ma clé, pourquoi ?
l’autre est repassé dans son taxi, pourquoi ? — ces hésitations dans le plan de la nuit,
depuis le début…1
Le personnage acquiert son statut héroïque lors de sa quête, qui l’amène à franchir des
limites, au cours d’une aventure qui est à la fois une exploration géographique et la tentative de
déchiffrement d’une énigme. La quête est donc aussi une enquête, puisqu’il s’agit souvent de
s’approcher d’une vérité autant que d’un objet ; l’objet de la quête étant l’impossible, le personnage
en quête s’engage dans une aventure qui le conduit dans des gouffres, des obscurités effrayantes.
« C’est cela pourtant que je n’ai jamais pu comprendre ; les limites, le point à ne pas dépasser, le
moment où les dispositions changent… »2, explique Paul Souvrault à la fin de La Nuit de Londres,
le même qui reconnaît avoir cherché durant la nuit « quelque chose d’impossible à atteindre sous
la forme [qu’il] lui donnai[t] », puisque s’il « l’avai[t] atteinte, [il] n’aurai[t] pas été là pour juger du
succès »3, cette forme se confondant avec sa propre disparition.
Tout le roman Le Promontoire est centré sur l’énigme qui entoure la mort de Diane. Le
héros est mis en présence d’indices, comme cette photographie découverte dans la chambre de
Gilbert Delorme par laquelle on apprend que « Diane porte des lunettes », signe de sa malvoyance.
La patronne du Caliste se « précipite »4 pour récupérer et soustraire aux regards indiscrets l'image
oubliée par le pharmacien. Gilbert Delorme ajoute alors, s’étonnant du comportement de
l’hôtelière : « Un mystère est dissipé, mais un autre l'a remplacé, ne croyez-vous pas ? », tandis que
le héros, qui pense qu’il n’y a pas « de mystère de la patronne du Caliste », doute lui-même et
s’interroge (« mais qui sait voir ? »5). La « lueur d’inquiétude » que Gilbert Delorme aperçoit dans
les yeux de la patronne, ainsi que le livre Le vieil homme et la mer de Melville, oublié lui aussi dans la
chambre par « l’Actéon d’Anvers », sont présentés au lecteur comme les indices d’un secret à
découvrir.
La référence aux yeux de la patronne est récurrente dans ce roman qui place la question
du regard au centre de son intrigue. Ils sont qualifiés de « souffrants » par le héros qui ne les a pas
regardés parce qu’il n’aimait pas les voir, car ils sont « éteints et trop brillants », ont une fixité qui
révèle une inquiétude, un secret terrible. Une nouvelle référence à ces yeux mystérieux et au livre
de Melville, dans lesquels il aurait été possible de connaître le secret de Diane dès le début du
récit, est faite lorsque le héros est dans la chambre de Rollaer qu’avait occupé Delorme, après la
veillée.
320
Le narrateur insiste sur leur valeur révélatrice : « il n'y avait plus de questions, j'étais en
plein dans la réponse ». Plus loin, il est fait mention du départ de Delorme qui serait lié à la
découverte qu’il a faite grâce aux yeux de la patronne : « il a regagné cette société après avoir
deviné quelque chose ici, qui lui a fait peur. Les yeux de la patronne du Caliste, et puis la photo
dans le tiroir, mais certainement il n’y avait pas eu que cela ». Enfin, le narrateur explique son
incapacité à déchiffrer cet indice par son implication directe dans l’histoire de Lormia, au
contraire de Gilbert Delorme : « Je ne l’aurais peut-être jamais trouvé tout seul ! Mais je sais
pourquoi. C’est parce que moi j’étais dans sa fièvre, j’étais déjà tombé dans la fosse qu’il regardait
lui, avec précaution puisqu’il a jugé bon de filer le lendemain »1.
Le premier chapitre du roman rapporte les propos du pharmacien au héros, propos
« aussi mystérieux que la légende d’Actéon »2 dont la véracité est interrogée, mais qui distillent des
indices sur le secret au cœur du récit. Les références aux « bains de Diane », aux aveugles, à
l’étrange pope et à sa bibliothèque sont présentes dès les premières pages. Mais au-delà de ces
éléments, la narration avertit le lecteur qu’il doit chercher des réponses dans les détails et les
marges du texte. Il est indiqué que « la vérité d’une conversation ne vient pas de l’exactitude des
anecdotes racontées ; elle est dans le mouvement, dans l’invention, dans l’amusement d’une
parole »3. L’auteur lance l’enquête de manière trop ostentatoire pour ne pas y voir à la fois un défi
et un avertissement, lorsque Gilbert Delorme demande au héros : « il y a une Diane de Lormia.
L’avez-vous cherchée ? »4
Toute l’originalité de cette enquête réside en effet dans son « secret de Polichinelle »5,
puisque les personnages, le lecteur, comme l’enquêteur, connaissent sa résolution dès le début du
livre. Tout comme dans La Relique (dont l’histoire est en fait simple : une prostituée superstitieuse
vole une relique sans valeur, un abbé défroqué s’enfuit avec elle, « la banalité même »6 selon un
protagoniste), le secret, et l’objet de la quête comme de l’enquête, se situent en-deçà de ces vérités
accessibles à tous. L’enquêteur doit donc passer outre son premier objet et partir en chasse de
l’impossible que le secret recouvrait ; ainsi le commissaire Didier démissionne de son statut
d’enquêteur pour mieux retrouver, et perdre, la relique qui n’est que le signe de la présence
recherchée.
321
Cette situation se retrouve aussi dans John Perkins, où le lecteur est amené à élucider le
mystère qui entoure la situation dans laquelle vivent les personnages et son origine, la mort de
Jim, vrai-faux mystère entretenu par des indices textuels présents dès le premier chapitre 1.
Le lecteur accompagne le narrateur dans une entreprise de décryptage de la réalité,
décrivant souvent des situations dont il ne saisit le sens que beaucoup plus tard. Comme le héros
du Promontoire, il est « quelqu’un à qui il arrive quelque chose qu’il ne comprend pas »2, tout l’enjeu
du récit consistant à éclairer ce sens ou ce non-sens. Le texte est donc semé d’indices, et de
parodies d’enquêtes, de discours sur ces traces d’une réalité cachée, comme ces lignes tirées de La
Relique, le vrai-faux roman policier qui joue à perturber les codes du genre :
Les activités plus ou moins délictueuses et celles qui ne sont qu’aberrantes s’entremêlent à
tel point qu’il nous est impossible de négliger ce qui peut nous paraître une singularité
inoffensive ou même poétique.3
Cette phrase énoncée par le commissaire Didier semble s’adresser autant à l’archevêque
qui lui fait face qu’au lecteur, enjoint à ne négliger aucun détail du texte, même les plus aberrants,
c’est-à-dire ceux qui s’éloignent de la norme, qui semblent contredire la logique la plus
élémentaire, qui errent hors de la route narrative commune. Le roman La Dernière année intègre lui
aussi un simulacre d’enquête policière dans sa narration, consacrant son chapitre X à la
description de l’affaire qui est confiée à Marcellin dans le cadre de son travail au tribunal.
Marcellin prend en charge un enfant trouvé par la police dans une fête foraine avec beaucoup
d’argent, et entreprend d’en trouver les origines. L’enquête mêle véritable méthode et hasards
insensés qui décrédibilisent le sérieux de l’entreprise dans son ensemble (l’affaire est résolue parce
que le jeune homme croise par hasard la mère de l’enfant dans le métro).
Dans la préface au premier volume de La Chasse aux trésors, intitulé « Au
commencement », Thomas fait référence à un poème de Jules Laforgue en citant ces vers :
« Enquêtes, enquêtes / Seront l’unique fête ! ». Il poursuit en indiquant qu’il rêve lui aussi
« parfois d’enquêtes », en « imagine qui mèneraient loin », par le biais d’une interrogation sans fin
de lui-même.
1 « Depuis cinq ans, on était là, les bêtes et les personnes, toujours vivants, mais à part de tout le reste ; passés de
l'autre côté de la vie, suffoquant dans un air qui faisait que le temps ne passait plus » ; « Tout n'a pas commencé à la
mort de Jim, mais tout s'est fixé, tout a buté sur ce moment-là », John Perkins, op. cit., pp.13, 20.
2 Le Promontoire, op. cit., p.84-85
3 La Relique, op. cit., p72-73
322
Cette enquête, qui vise une vérité impossible, trouve sa place dans le roman, puisqu’il
s’agit de partir du plus complexe pour ne pas en sortir : « quelle enquête pourrait englober cela
sans devenir roman, avec tout l’incertain et l’aventureux que cela comporte ? » 1 . Le poème
correspond à l’autre forme qui puisse mener à bien l’enquête.
L’enquête est donc une forme donnée à la quête poétique de l’impossible. Elle fait partie
de la dimension épique du texte, le héros étant investi de la mission de déchiffrement d’une entité
étrangère, aberrante. D’ailleurs, trois romans font intervenir un indice écrit dans une langue étrange
ou étrangère.
Dans Le Promontoire, le sarde improvise une chanson en dialecte, en rentrant de
l’enterrement2 de la patronne du Calliste, tout en riant. Le narrateur apprend ensuite le contenu
de cette rengaine ; le sarde imagine et mime la conversation que peuvent avoir les deux sœurs,
une fois mortes, révélant ainsi des indices sur la mort de Diane :
Il y en a une qui dit : J’ai dit au curé que tu t’étais suicidée, moi, je lui ai dit cela ! Il savait
bien, le pope Bernard, que ce n’était pas vrai. Il sait bien que ce n’était pas un accident
non plus. Fallait bien qu’il te plante une croix, qu’il te remette en terre chrétienne, mais le
curé, qu’est-ce qu’il va dire, quand il saura ?3
Le roman Les Déserteurs met en récit la quête de Suzanne et son enquête sur le mystère de
Sabatini, ses liens avec Praince, et les deux femmes disparues Judith et Gabriella. Lorsque
Suzanne voit pour la première fois la bohémienne en rouge, elle découvre sur le camion qui
l’emporte une inscription étrange qu’elle ne peut déchiffrer 4 . D’autres obstacles et détails
signifiants jalonnent la quête. Les coups de revolver qui séparent Sabatini et Suzanne lors du bal
apparaissent comme « un avertissement imbécile et terrifiant », tandis que l’histoire de la jeune
Angèle et du déserteur est menaçante, « aggrave l’interdiction » 5 . Les discours de Praince
dévoilent autant qu’ils couvrent l’histoire de Sabatini. Sa voix n’apparaît réellement qu’à la fin du
roman, à travers le personnage de Zevaco qui la retranscrit en mettant en cause la véracité des
propos du docteur.
Suzanne. Elle regardait les lettres l’une après l’autre, sans rien lire, si bien qu’il lui arriva de penser par la suite que le
camion portait une inscription en langue étrangère. » Les Déserteurs, op. cit., p.58
5 Les Déserteurs, op. cit., p.147
323
Enfin, un indice décisif est apporté au premier enquêteur de La Relique sous la forme
d’une lettre anonyme (même si l’« anonymat était transparent »), une lettre dont « on croirait
d'abord une langue étrangère » tant elle est écrite dans un mauvais français, nécessitant donc un
déchiffrement (parodie là encore d’un véritable processus de décryptage tant il est aisé à
comprendre, apportant au commissaire le nom de la coupable avant même qu’il la cherche
vraiment1) :
Ici encore, la « langue étrangère », a moins pour fonction de conserver un secret que
l’enquêteur doit déchiffrer, puisque la solution est rapidement apportée au problème qu’elle
présente, que d’introduire l’étrangeté dans la vie de l’abbé Dumas, qui se prépare ainsi à sa
rencontre décisive avec Michèle Lebaudy, ce qui est souligné par les propos du narrateur : « Le
moment est venu peut-être où quelque barrière insoupçonnée va tomber… »3. La lettre, issue
d’une banale « vengeance de filles », ouvre un monde à l’abbé, comme le camion qui transporte la
jeune fille en rouge des Déserteurs ou la chanson du Sarde dans Le Promontoire. Ces signes sont des
indices d’un autre monde autant que la résolution d’une énigme que chacun connaît. Plus loin dans
le roman, la mention d’« un des petits mystères du quartier », l’inscription à la craie sans cesse
renouvelée stipulant que « Dieu est mort »4 sur un mur de l’église, qui a pour particularité d’avoir
toujours été un lieu de prédilection pour « les sectes les plus bizarres »5, apparaît comme un indice
à déchiffrer autant par le lecteur que par le commissaire (indication sur la renonciation de l’abbé
Dumas, apostasie paradoxale puisqu’elle s’accompagne d’une expérience mystique et sacrée).
Les héros mènent donc toujours quête comme enquête, dans un même geste épique de
recherche d’une unité, d’une totalité. D’ailleurs, l’enquête se confond parfois avec un combat, ce
qui est particulièrement clair dans La Relique, roman qui intègre le vocabulaire de l’affrontement à
ses confrontations verbales entre le commissaire et l’archevêque qui souhaite lui faire clore
l’affaire selon ses termes.
1 Le commissaire lui-même souligne l’imposture : « Les documents d’analphabètes ont l’air d’énigmes. En fait, cela se
ramène presque toujours à peu de chose… » La Relique, op. cit., pp.25-26
2 « Monsieur le commissaire, c’est Lebaudy Michèle qui a l’os de Saint Edry qu’elle a cambriolé pour qu’elle l’a
toujours sur elle qu’elle baise avec », La Relique, op. cit., p.25
3 La Relique, op. cit., p.24
4 Ibid., p.73
5 Ibid.
324
L’homme d’Eglise note qu’« ils s'affrontaient vraiment, cette fois », soulignant
« l’avance »1 que l’un a sur l’autre au cours de la conversation durant laquelle le commissaire lui
fait part de sa découverte. Il se félicite de « l’orgueil » dont fait part le jeune policier au sujet de
son livre La Pantenne, une « faiblesse », une « distraction » qui lui fait croire que « le dernier
combat sera facile »2. Le discours qu’il prononce ensuite sur la place de l’Eglise a pour objectif de
« frapper dur, et en finir » 3 . L’archevêque demande au commissaire d’appréhender la jeune
femme, de l’interroger et de la confier ensuite aux « Sœurs du bon conseil » pour sa rédemption.
Il gagne temporairement son combat puisque Didier accepte. La victoire n’est pourtant que
provisoire : « l'idée de devoir interroger la jeune femme, l'idée seulement de la voir là, dans la
petite salle grillagée du commissariat, lui était insupportable »4.
Cette « rage chaude, un énorme sursaut qui le jetait bien loin, terrassé », le conduit à
prévenir en secret les deux amants qui s’enfuient, comme on l’apprend beaucoup plus tard.
L’enquête et la quête intimement liées se terminent par la démission de Didier, sa découverte de
la relique chez le couple installé dans une région isolée, et sa décision de la jeter dans la nature,
clôturant définitivement cette affaire en supprimant son objet. La bataille contre l’archevêque se
solde par l’échec de ce dernier, qui reconnaît sur son lit de mort avoir « perdu son dernier
combat » 5 (il est d’ailleurs alors accompagné de sa fidèle amie la sœur Ildefonse, dont le
patronyme d’origine germanique désigne bien la guerrière6).
Cette bataille est à plus d’un titre décisive, puisque le commissaire avoue à la fin du roman
que l’épisode source de sa surprise, du premier accès de tranquillité qui lui ouvre un autre monde, lui
apparaît lors de sa rencontre avec l’archevêque et parce qu’il s’est senti attaqué, égaré par son
adversaire. Ce n’est pas en « se défendant mal » qu’il est tombé « au-dessous de [lui]-même »,
entamant ainsi sa dépossession, mais « en pensant qu'il y avait lieu de se défendre » et en se
départant de son instinct de famille et de sa conception du métier. Le commissaire avait
initialement rêvé quelque chose d’« impossible », à savoir qu’il « l'amènerai[t] à détourner le prêtre
de la femme », mais il prend peu à peu la position contraire lors de sa joute verbale avec le prélat
et sa tentative d’expliquer ce qu’il a vu lorsqu’il surprend les deux amants. Le combat se poursuit
en fait après la conversation, lors de laquelle « rien n’est joué ». Mais si les deux hommes ne
peuvent plus s’entretenir, leur conversation se poursuit dans les pensées de Didier qui est
« égaré » et a « déraillé ».
325
L’ancien commissaire termine sa réflexion sur un véritable retournement : l’archevêque
savait, et essayait de lui faire comprendre, ce qu’il a découvert pendant la conversation, cette
dimension sacrée de la vision. C’est à dessein que le vieil homme le fait parler autrement qu'il ne
voudrait et lui fait oublier ce qu'il voulait dire. Ce faisant, il se sacrifie : en contre-attaquant, en le
mettant en difficulté par son évocation de Lourdes, Didier l’a « blessé grièvement », ajoutant qu’il
est « pour quelque chose dans sa mort ». Ce combat était donc crucial dans la quête, comme dans
l’enquête du commissaire, qu’il résout « après avoir passé des semaines, des mois, à [s]e rappeler
exactement toute [s]a vie, reprenant au début chaque fois que quelque chose [lui] échappait »1.
Le dispositif qui associe la quête et l’enquête à un combat proprement épique apparaît
clairement dans ce roman, Thomas n’hésitant pas à insister sur cette dimension au cœur de sa
conception de l’impossible.
Les héros de l’impossible entament une quête qui concerne souvent un souvenir originel
perdu : l’épisode de l’enfant orphelin du Parjure, le dernier souvenir du père dans La Dernière année,
la vie à Dijon de John Perkins, le passé de Sabatini, le secret de Diane dans Le Promontoire, autant
de secrets qui, nous l’avons vu, hantent les personnages principaux et font l’objet d’enquêtes
approfondies.
La quête de ces héros prend aussi une dimension spatiale. Les personnages font
l’expérience de l’impossible dans un espace singulier qui se modifie au fur et à mesure de leur
entreprise. Le parcours des personnages suit souvent un mouvement excentrique qui les conduit
aux confins du monde. Au plus lointain, le héros accomplit sa quête en identifiant son objet à un
pays retrouvé, quittant le pays du possible pour celui de l’impossible. Cette « région où vivre »4,
pays ultime et « sans horloges » du poème « Hier et demain » (Nul Désordre), « paysage [qui est] un
langage »5, constitue pour les personnages un objet à atteindre. Les héros se battent pour parvenir
à ce domaine et y recréer une communauté.
326
Déserteurs, ils ont quitté un lieu intenable et errent à la recherche de « l’arrière-pays »
qu’ils doivent conquérir pour parvenir au terme heureux de leurs aventures.
Souvent cité par Henri Thomas, et ce dès les années quarante, « l’arrière-pays » désigne le
lieu d’une joie née d’une « communication réelle » entre l’homme et le monde qui l’entoure, joie
poétique de la redécouverte du « pays perdu » :
Thomas évoque une première fois cet « arrière-pays » dans une note de carnet datée du 31
août 1943, dans laquelle il mentionne « l’existence d’un domaine (qui n’est pas seulement
matériel), sur lequel [il] peu[t] compter, — l’arrière-pays où [il] peu[t] puiser des forces »2. Cet
espace peut être rapproché du « pays perdu » découvert à huit ans dans les livres de Jules Verne,
un pays lointain qui est aussi une « vision dont il ne peut pas parler », déclenchée devant la
gravure du matelot Pancroff allongé à l’entrée d’une caverne, avec ces mots, « Pancroff écouta
longtemps » :
Hé bien j’ai l’impression que j’écoutais. Je ne savais pas ce qui me parvenait, mais c’était le
bruit de la mer, que je n’avais jamais entendu.3
1 Le Migrateur, op. cit., p.87. Ce paragraphe est initialement paru dans un article publié en 1946 dans la revue Seine,
« Cette minute d’éveil », cité par Jean-Jacques Duval, « Souvenirs », Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004, op. cit.,
p.148. Il était déjà présent dans Le Porte à faux (Minuit, 1948). Cette persistance est bien le signe de l’importance que
cette pensée de « l’arrière-pays » a conservé pour Thomas, du début de sa carrière dans les années 40 jusqu’aux
années 80 (Le Migrateur est publié en 1983).
2 Carnets : 1934-1948, op. cit., p.408. Cette note fait suite à celle du 18 juillet, dans laquelle il parle du « monde
imaginaire » où il vivait dans le village de son enfance, au milieu des livres, dans lequel le monde réel est entré, et non
l’inverse.
3 Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004, op. cit., p.138
4 L’Arrière-pays est le titre d’un récit autobiographique écrit par le poète et publié en 1972 chez Gallimard. Signalons
que Henri Thomas et Yves Bonnefoy ont été collègues à l'université américaine de Brandeis, où ils partageaient un
bureau pour recevoir les élèves (Cf. entretien avec Jacques Chancel filmé par Georges Ferraro pour Antenne 2 en
1989, archives de l’INA, à partir de la minute 41, et les « carnets américains » de Thomas publiés par Le Temps qu’il
fait, en particulier les notes de l’année 1960 où il est souvent fait allusion à Bonnefoy, De Profundis Americae, op. cit.)
327
Dans L’Arrière-pays, Yves Bonnefoy exprime la tension qui l’habite et son désir d’atteindre
le « vrai lieu », la « réelle présence » qu’il représente. Il fait part d’une expérience de plénitude
inséparable d’un sentiment poétique. Le poète fait état de ses réflexions sur la poésie, qui
nécessite pour lui une sensibilité particulière. Le poète est en quête de ce lieu de la plus haute
réalité qu’il appelle « l’arrière-pays », pays en profondeur et parfois même intérieur lorsqu’il se
trouve dans le langage même, dans les souvenirs de livres ou de tableaux. Lors d’un entretien
publié dans L’Inachevable, Yves Bonnefoy explique que pour lui, « la mémoire produit ce que dans
un de [s]es livres [il a appelé un “arrière-pays”, un vestige de l’expérience originelle préservé aux
lointains du monde comme il faut bien qu’on l’accepte »1.
Pour Yves Bonnefoy, ce lieu, appréhendé sous l’angle de la perte essentielle, n’existe pas,
et c’est en cela que Thomas s’éloigne radicalement du poète, lui qui cherche dans la réalité même
ce lieu poétique de la présence vers lequel tous les héros de l’impossible partent en quête. Ses
carnets rendent compte de ces expériences, comme lors d’une promenade en Corse :
On ne dirait plus des pierres, mais des manifestations poétiques d’une absolue rigueur. Ce
n’est du reste pas la première fois que je suis saisi au passage par quelque chose de
presque terriblement présent dans la réalité. Une beauté qui n’est pas centrée sur l’homme
— qui décentre l’homme et le lance suivant une ellipse inconnue. C’est fichument dit,
pour une impression aussi nette (dont l’objet est justement extraordinaire pas sa netteté).2
Lors de son entretien avec Alain Veinstein, Henri Thomas explique que « l’arrière-pays »
est « une zone profonde, qui échappe à la passion » et qui « existe partout », un espace dans lequel
on peut se trouver :
Selon Thomas, « tous les hommes peuvent connaître l’arrière-pays », sans comprendre
nécessairement de quoi il est question, l’appelant par erreur « amour » ou « drogue ». « L’arrière-
pays » est donc le lieu d’une expérience intérieure, mais aussi d’une adéquation à un espace
concret.
Pierre Lecoeur souligne dans sa thèse les affinités qui existent entre les deux poètes : « De fait, si l’on veut trouver
des recherches apparentées à celle de Thomas, c’est vers des aînés tels que Reverdy ou Supervielle qu’il faut se
tourner, ou vers des contemporains tels que Bonnefoy et Jaccottet. » (Conclusion, p.549).
1 Yves Bonnefoy, L’Inachevable, Entretiens sur la poésie, Albin Michel, 2010, p.407
2 Lettre à André Dhôtel, 7 juin 1950, Choix de lettres, op.cit., p.298-299.
3 Les Heures lentes, op. cit., p.78
328
Henri Thomas aime à répéter son admiration pour une phrase d’Yves Bonnefoy, selon
lequel « peut-être que le monde existe »1, ou « il y a peut-être un monde », « parole qui réduit au
néant toute la littérature actuelle de la chose non-dit, du langage où il n’y a plus de sens. Car s’il y
a, le langage a un sens »2. Les héros dépossédés de Thomas n’existent pas, ou plus, parce que c’est
le monde qui existe et qu’ils tendent à se confondre avec l’existence du monde, avec l’arrière-pays
trouvé par le héros du Promontoire au terme du roman.
L’arrière-pays de Thomas est donc à chercher dans les marges et les confins, ce pourquoi
les héros de l’impossible s’enfoncent dans la ville de Londres jusqu’à toucher ses limites,
s’évadent jusqu’aux promontoires et aux îles qui constituent l’extrémité même de leur monde, se
perdent dans les forêts sauvages aux marges desquelles Diane veille.
Cette poétique est spécifique à la période littéraire comprise entre les années 1945 et 1960,
comme l’explique Christine Dupouy dans son article « La poésie du lieu »3. L’auteur y décrit un
courant poétique débutant après-guerre, caractérisé par la quête du lieu, un lieu qui, tout en se
manifestant de loin en loin sous forme de lumineuses épiphanies, demeure proprement insituable.
Pour ces poètes, l’espace est non pas perçu mais conçu et correspond à une représentation. Le
lieu, à travers l’effacement de la personne, opère comme une révélation du monde. Un tel lieu,
chez Philippe Jaccottet, constitue à ce titre un centre et participe au sacré : on y bâtit des temples,
des sanctuaires secrets, de forme concentrique. Son existence est tributaire des dieux et des
mythes. Selon Christine Dupouy, cette expérience est toujours liée à la perte, et son écriture ne
peut être que poétique, même lorsqu’il s’agit de prose.
Henri Thomas s’inscrit donc dans une recherche poétique commune à sa génération
d’écrivain, caractérisée par la recherche d’un lieu poétique idéal. Il s'en distingue toutefois par son
affirmation d’un héroïsme concret et sa quête d’un lieu réel. Le lieu cherché, pays où l’impossible
au sens de l’intenable est remplacé par l’au-delà du possible, est accessible aux combattants
héroïques, à la nouvelle communauté des déserteurs. Cette quête prend part de l’expérience des
limites vécue par les héros dépossédés, ce pourquoi elle se situe dans l’espace des confins : îles,
promontoires, extrémités des villes… La désertion et la dépossession des personnages les conduit
à la marge des lieux connus, dans des espaces-frontières inquiétants.
1 « Qui a osé dire “peut-être que le monde existe…”. C’est la phrase capitale. Pour Rimbaud le monde existe, et pour
la littérature actuelle, il a tendance à ne plus exister, c'est-à-dire qu’il n’y a plus de littérature », entretien avec Marcel
Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.262
Henri Thomas cite encore une fois cette phrase de Bonnefoy dans une lettre à Jean Dutourd datée du 1er mars 1990,
qualifiant sa pensée d’« en opposition absolue avec le négativisme de l’alittérature actuelle ». (Choix de lettres 1923-
1993, op. cit., p.499).
2 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.101
3 Poésie de langue française, 1945-1960, dir. Marie-Claire Banckart, PUF, coll. écriture, 1995, livre collectif, p.133
329
Le mouvement de désertion est un geste non pas concentrique, tel que Christine Dupouy
qualifie l’élan poétique d’Yves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet, mais excentrique, partant du
centre pour atteindre l’impossible par la marge, l’extrémité. C’est ainsi le mouvement de Stéphane
Chalier dans Le Parjure, qui accomplit un grand trajet vers l’ouest, pour revenir vers l’est et ses
confins matérialisés par l’île de Hag, ou celui du héros du Promontoire, mouvement réduit mais réel
qui amène le personnage à quitter le centre de Lormia pour ses marges, son promontoire, et ses
montagnes sauvages. La marginalité des héros s’exprime dans ce déplacement, dans lequel il
convient de voir aussi le signe visible d’une quête.
Hétérotopies
[…] je suis certain qu’il y a déjà des jours entiers où personne ne pense plus à moi, et je
crois qu’il y a des jours où je ne sais plus moi-même ce que j’ai fait, — rien probablement.
Je me fatigue tout de suite, j’ai des vertiges si je me tourne brusquement. Je ne fais plus de
feu depuis longtemps, j’ai une lampe à alcool que m’a donnée le Sarde […]. Le troupeau
va monter aux pâturages du Niollo dans quelques jours ; je peux l’accompagner, une fois
dans la montagne j’irais mieux.3
Les héros de La Relique se retrouvent aussi dans la montagne « cognée de neige », mais en
Savoie, à la fin du roman4. Dans La Dernière année, le lieu autre est à la fois la forêt du Bois-Bénit,
lieu frontière que traverse l’enfant pour quitter le village de son enfance, espace du dernier
souvenir conservé de son père5, mais aussi la forêt qu’il traverse la nuit pour rejoindre sa mère
mourante. L’espace autre, c’est aussi l’entresol saturé de moucherons, plumes et fleurs dans lequel
habite le héros lors de sa dépossession solitaire.
A bien des égards, ces espaces obéissent à la typologie détaillée par Michel Foucault lors
de sa conférence intitulée « Des espaces autres, Hétérotopies »6.
1 Les ronces sont encore une fois, comme les « ronces épaisses » qui séparent les voyeurs de Diane dans Le
Promontoire, le signe du passage vers l’espace du sauvage, du sacré, et de la réalité poétique. C’est d’ailleurs à une
« barrière de ronces » que Marc fait référence pour évoquer le fond de la vie, dans Le Poison des images (op. cit., p.66).
2 Les Déserteurs, op. cit., pp.178-183
3 Le Promontoire, op. cit., p.165
4 La Relique, op. cit., pp.122-123
5 La Dernière année, op. cit., p.20
6 Michel Foucault, Dits et écrits (1984), T IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, La Nouvelle Revue
Française, Paris, 1994 ; (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement,
331
Ce terme qualifie les « espaces absolument autres », « utopies localisées » ou « contre-
espaces » qui « sont absolument différents : des lieux qui s'opposent à tous les autres, qui sont
destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier ». Ces espaces ne sont pas des
utopies : ils existent vraiment, sont des « lieux réels hors de tous les lieux », des « utopies situées ». Il
semblerait bien que les espaces recherchés et habités par les déserteurs, foule des morts de Londres,
village de Lormia dont on ne peut partir, île de Hag où se recrée une communauté, espaces sauvages
de rupture ou de transformation, soient des espaces différents qui ont pour fonction d’être des
« contestations mythiques et réelles de l'espace » des ruminants.
Ces lieux sont séparés de l’espace commun, par une frontière bien définie : « les
hétérotopies ont toujours un système d'ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à
l'espace environnant ». On y entre parce qu’on y est contraint, ou après des rites, une purification.
D’autres hétérotopies semblent ouvertes alors que seuls y pénètrent les véritables initiés, ou que
leur ouverture n’est qu’une illusion. Songeons maintenant à cette référence au Livre des
morts présente dans La Nuit des Londres : « Passe, tu es pur, — et je sortais de ma chambre — Passe,
tu es pur, — et je franchissais le seuil sur la rue »1. La dépossession des personnages intervient
souvent comme rituel indispensable à leur entrée dans l’espace autre. Le héros du Promontoire est
véritablement contraint de demeurer à Lormia, à accomplir des rites (la cafetière des morts),
jusqu’à parvenir au terme de sa quête. Stéphane Chalier ne parvient à l’île de Hag qu’après un
long parcours, et une maladie qui transforme sa vision.
De manière générale, l’espace autre n’est accessible dans les récits de Thomas que par les
héros, au terme d’une quête qui nécessite leur propre dépossession. Cet espace est clairement
identifié et séparé des autres. Dans Le Parjure, l’altérité caractérise à la fois l’île de Hag dans
laquelle le héros termine son aventure, mais aussi le bois dans lequel Stéphane et Judith passent
leur première nuit dans les montagnes rocheuses, à la fin d’une longue route et d’une quête qui
commence par la poursuite d’un aigle sensé leur montrer la voie2. Cet espace caché, isolé des
regards et de la route commune, entouré de « buis géants », de « chênes, énormes » et de parois
rocheuses qui les enceignent de tous côtés, est proche d’un torrent et d’une cascade. « On dirait
qu'une porte s'est ouverte dans la paroi qui se referme derrière eux », explique le narrateur pour
décrire la profonde marginalité du lieu, sa nette séparation d’avec le monde extérieur. La fumée
même de leur feu de bois (qu’ils allument spontanément, et pour la première fois), monte
« invisible » le long de la paroi de roche ; « même la lueur de feu était cachée comme eux ».
332
Les deux personnages vivent alors un moment hors du temps (« ils n’avaient pas compté
les jours, aussi indifférents l’un que l’autre à cette sorte de comptabilité »), en unisson avec la
nature qui les entoure, Judith nue dans l’herbe mouillée, scellant un accord plus solide entre eux
que ne le serait un mariage officiel.
Ces espaces, qui correspondent à des épisodes centraux dans les récits, sont associés à une
temporalité différente. Ainsi, dans le village du Promontoire ou la maison de John Perkins, le temps
est aboli, les personnages ne peuvent ni quitter le lieu ni vieillir ou mourir, alors que dans La Nuit
de Londres, le narrateur cherche le « point de vue de l’éternité » en entrant en contact avec la foule
des morts qui évolue en dehors de la temporalité commune. Michel Foucault indique dans sa
conférence la proximité des hétérotopies avec des « hétérochronies ». L’espace autre est lié à un
découpage singulier du temps, il présente une rupture avec le temps traditionnel. C’est ainsi que
l’église de Saint-Edry, où vit l’abbé Dumas, est parfaitement coupée de l’espace comme de la
temporalité des hommes de l’extérieur. Michel Foucault donne l’exemple du cimetière, parfaite
hétérotopie comme hétérochronie, véritable « deuxième ville », comme l’est la foule des morts qui
double celle des vivants dans La Nuit de Londres ou le cimetière de Lormia qui entraîne le village
entier dans la disparition du monde visible.
Les hétérotopies ont rapport au temps dans la mesure où elles engagent les notions de
passage et de transformation. Dans John Perkins, le sombre quotidien des personnages décrits
dans le premier chapitre est rompu dès le second, par une nouvelle joyeuse, à savoir
l’augmentation inattendue de John, vécue comme une revanche et un espoir de revoir un jour
Dijon. « Pour la première fois depuis cinq ans, il [est] gai pendant un jour au moins »1. Cette joie
conduit John à rouler dans la forêt vers le lac de Walden2 au lieu de rentrer directement chez lui.
Il se souvient soudain d’une escapade en voiture avec Paddy et Jim, des années avant, image
parfaite de leur bonheur d’alors, irruption soudaine du passé dans le présent. La forêt est le lieu
qui rend possible ce rappel d’une joie oubliée ; l’expérience lui donne l’impulsion nécessaire à la
réalisation de sa fresque, amorçant une période plus apaisée pour les personnages. John, plein de
joie « devant la rivière scintillante », mange et boit devant le lac, contemplant la « nappe de
brume », les « barques de pêcheurs [qui] sembl[ent] abandonnées à jamais ». Pour finir, John
accomplit un acte incongru, étonnant : riant et parlant tout seul, il roule avec sa voiture qu’il a
camouflée, maculée de taches jaunes, traînant des « rameaux verts accrochés à ses flancs »3. La
forêt est pour le personnage un lieu de passage, de séparation.
333
Il a besoin de s’arrêter dans ce lieu pour accomplir sa transformation, produire une
rupture dans son quotidien sclérosé depuis la mort de Jim.
Le lieu autre, dans les récits de Thomas, est inquiétant parce qu’il mêle différents types
d’espaces : espace des vivants et des morts, du sacré et du profane, du mythe et du monde
commun, du passé et du présent. Or, selon Michel Foucault, l'hétérotopie a « pour règle de
juxtaposer en un lieu réel plusieurs espaces qui, normalement, seraient, devraient être
incompatibles ». Lieu privilégié, sacré, mais aussi lieu de la transgression, lieu interdit et réservé, la
traversée ou l’accession à cet espace est au cœur de la quête des héros.
Les hétérotopies ont pour fonction de contester les autres espaces, par l’illusion ou la
perfection : ou bien « en créant une illusion qui dénonce tout le reste de la réalité comme illusion,
ou bien, au contraire, en créant réellement un autre espace réel aussi parfait, aussi méticuleux,
aussi arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon ». Les héros thomasiens
parviennent donc à cet impossible : l’illusion ou la perfection, la « réalité parfaite » ou son
simulacre, terme d’une quête toute héroïque.
« Je suis une île qui s'est engloutie, le malheur n'est pas grand, tous mes enfants sont
heureux »3, explique Stéphane Chalier, dans Le Parjure. Le déserteur en fuite, le héros en quête
d’impossible, semble attiré par l’île — ce lieu autre, cette hétérotopie, cet espace réel et pourtant
imaginé — qui puisse le cacher, l’héberger avec sa communauté, aux confins de son monde et au
terme de sa quête.
L’imaginaire de l’île est puissant chez Thomas, qui vit en Angleterre, effectue de fréquents
voyages en Corse et termine sa vie en Bretagne sur l’île de Hag. Ses poèmes, récits et carnets
témoignent de la fascination du poète pour cet espace :
Et pourtant, dans l’air des promontoires, dans le torrent, dans la mer, il y a cet influx
d’énergie dont une parcelle s’intègre à moi pour être consumée à des fins personnelles4
334
Deux récits — Le Promontoire et Les Déserteurs — se déroulent en Corse, un autre sur une
île en Bretagne (Le Poison des images), en Angleterre (La Nuit de Londres), et Le Parjure se termine
par la création d’une communauté de déserteurs sur l’étrange île de Hag. Plusieurs nouvelles, dont
« Sainte jeunesse » (Sainte Jeunesse), « La dernière nuit », « Le vieux docteur », « Histoire de
Pierrot » (Histoire de Pierrot), « La barque » (La Cible), situent leur intrigue sur une île, souvent la
Corse. L’île est un lieu de prédilection pour ces nouvelles, qui entretiennent un lien étroit avec le
merveilleux, le conte. « La barque » fait ainsi le récit de la rencontre d’un jeune garçon avec une
femme peu vertueuse, lors de vacances dans le Morbihan avec sa marraine et un abbé, deux
personnages prudes et étriqués. La jeune femme emmène le héros, en barque, sur une petite île
déserte, où il fait conjointement l’expérience déterminante de la rencontre amoureuse et de
l’illumination poétique. L’île est l’espace séparé, singulier, qui rend possible cette échappée hors
des codes imposés au garçon.
La portée narrative de cet espace, qui s’ajoute à sa portée géographique, a été soulignée
par Gilles Deleuze dans son texte « Causes et raisons des îles désertes »1. Le philosophe insiste sur
l’imaginaire qui est associé à l’île, espace d’isolement et de séparation, mais aussi de renouveau et
de recréation :
Rêver des îles, avec angoisse ou avec joie, peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on
est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu — ou bien c’est rêver qu’on
repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence.2
L’île est pour Gilles Deleuze essentiellement « imaginaire et non réelle, mythologique et
non géographique. Du même coup son destin est soumis aux conditions humaines qui rendent
une mythologie possible »3.
Cet aspect est très présent chez Thomas, marqué très tôt par sa lecture des romans
d’aventure de Jules Verne, et sa contemplation des gravures qui accompagnaient le texte des
éditions Hetzel, en particulier de L’Île mystérieuse4. L’île, conçue comme un espace imaginaire, est
le lieu de l’impossible et de la recréation après la dépossession, la désertion. Cet espace est ainsi
souvent confondu ou associé avec l’objet de la quête des héros de l’impossible.
1 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes » [1953], dans L'île déserte et autres textes, édition préparée par
David Lapoujade, Paris, Éditions de Minuit (Paradoxes), 2002, p.11-17. Ce texte, jamais publié avant cette parution,
était initialement destiné à un numéro spécial consacré aux îles désertes du magazine Nouveau Fémina.
2 Ibid., p.12
3 Ibid., p.14
4 « C’était des œuvres de Jules Verne, protégées par la solide reliure Hetzel. Je ne les lisais pas, leur texte étant au-
dessus de mes dix ans, mais j’emportais le volume à la lumière de la lucarne qui donnait sur la place du village, et je
regardais les images, — les merveilleuses gravures de L’île mystérieuse, seul volume dont j’ai retenu le titre », dans
« Une autre image du monde », Les Cahiers de l'Estampe contemporaine, n° 1, 1992, pp. 15-17. Henri Thomas
consacre un poème à ces souvenirs, intitulé « Souvenirs de Jules verne » (Signe de vie).
335
L’île est porteuse d’un espoir de renouveau, comme l’exprime Henri Thomas dans le
poème « Hiver » : « Quelquefois un homme espère, / Dans la blancheur paraît une île, / Ainsi
s’éclaire la Terre »1. Elle est aussi une prison, un espace clôt et mortifère, qu’illustre le thème du
cimetière sur l’île, récurrent chez Thomas, autant dans ses romans (le cimetière de Lormia dans
Le Promontoire qui occupe une place centrale dans le village), dans ses notes et carnets (ainsi dans
Sous le lien du temps, cette description d’un cimetière ancien sur une île, et de l’imaginaire qui lui est
lié — enfants, pêcheurs, ramasseurs d’épaves 2), et dans ses poèmes (« Le cimetière de l’île », dans
le recueil A quoi tu penses : « Ici les morts et les vivants / Sont presque sur le même plan »3).
Si l’île est traditionnellement liée à l’utopie dans les fictions, puisqu’elle est l’espace des
propositions utopiques et des robinsonnades, elle répond pourtant à la définition donnée par
Michel Foucault de l’hétérotopie, puisqu’il s’agit bien d’une « utopie située », dans un espace réel
et accessible, même s’il est séparé de notre monde. D’ailleurs, comme le soulignent Benoit
Doyon-Gosselin et David Bélanger dans leur article « Les possibilités d’une île, De l’utopie vers
l’hétérotopie »4, Michel Foucault définit le navire dans des termes qui pourraient s’appliquer à
l’île : « [C]’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé
sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer »5. L’île est un espace réel qui entretient
un rapport différencié avec le continent. Elle est un microcosme qui conteste le macrocosme,
caractérisée par l’isolement de sa communauté, mais un isolement qui n’est pas absolu.
Ces aspects définissent bien le rapport des îles au continent dans les récits de Thomas,
rapport fondé sur l’ouverture et la fermeture. Lieux d’expérimentation, termes de la désertion
(puisqu’elles sont à l’extrémité de leur monde), et de la quête, les îles sont caractérisées par leur
grand isolement (particulièrement marqué dans Le Promontoire), mais un isolement régulièrement
rompu par des passages aménagés d’une part et d’autres des frontières (dans le même roman, ce
sont les allées et venues de Gilbert Delorme, Rollaer, et la famille du narrateur).
Le second héros de l’impossible de La Relique, l’ancien commissaire Didier, termine ainsi
sa quête de l’impossible sur une île, espace sur lequel il trouve la « paix », à travers la vie tranquille
d’un gardien de matériel de centre nautique. « Je suis en paix avec le corps de la femme qui est ce
monde où je suis vivant.
336
Elle respire avec moi tant que je vivrai », explique ce narrateur pour témoigner de la fin de
son expérience, de son ultime découverte poétique, qui n’est pas sans écho avec la nouvelle
« Sainte jeunesse » : « Il y a des nuits, le corps de la femme bouge doucement, juste comme une
vague sous la lune » 1 . Dans Les Déserteurs, la quête de l’écrivain Wright se confond avec une
enquête sur l’histoire de l’île, puisqu’il ambitionne d’en écrire le récit2.
Gilles Deleuze explique dans son texte que l’île est « ce vers quoi l’on dérive » : « l’île, c’est
aussi l’origine, l’origine radicale et absolue ». L’homme inverse le mouvement qui a séparé l’île du
continent, en se trouvant séparé du monde par sa présence sur l’île : « Ce n’est plus l’île qui se
crée du fond de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le monde à partir de l’île et sur
les eaux ». Rêver des îles, revient donc à rêver d’une séparation et d’une recréation à partir de
rien, thématique particulièrement explorée dans Le Parjure, lorsque les « héros de l’impossible »
vivent sur l’île de Hag. L’île représente un espoir pour les personnages, parce qu’elle est séparée
du monde dans lequel Stéphane est irrémédiablement coupable, du monde du Père et du père. Ce
lieu est donc l’ultime refuge, le point extrême d’une fuite qui ne peut les mener plus loin. Il
permet l’aboutissement de la quête par la recréation d’une communauté dans une innocence
retrouvée, et pourtant il est en même temps une prison, puisque seule le vieux Nick a le pouvoir
de les ramener sur le continent, grâce à son bateau.
L’installation sur l’île de Hag a toutes les caractéristiques de la robinsonnade : les
personnages y expérimentent une « vie primitive »3, qui leur apparaît comme une « nécessité ». Ils
vivent dans « un endroit désert » dont ils organisent le quotidien : ramassage du bois pour le feu
par les enfants, rénovation du puits et tirage de l’eau potable, construction d’un lieu d’habitation à
partir d’une masure abandonnée. Cette maison est par essence déserte, dans ce lieu sauvage et
non civilisé : « personne ne l’habite plus, ne l’habitera jamais »4. Le narrateur fait part de la joie qui
accompagne cette vie, du bonheur des enfants, de l’aisance de Sophronie, l’orpheline rescapée de
l’île grecque engloutie. La communauté reconstituée représente l’idéal d’une société unie par un «
amour qui ne dépend d'aucun lien », « après que le Père et la Mère ont disparu »5.
Pourtant, l’île est dès le départ marquée par des caractéristiques étranges, inquiétantes. Les
« robinsons » doivent acheter à manger au vieux Nick, « abominable individu, capable de tout »,
un « solitaire à peu près dément, avec sa bonbonne de whisky dans sa tanière », auquel le
narrateur prête des « intentions effrayantes »6.
337
Nick vit avec sa femme dans une petite maison, avec un cochon et un vieux cheval. La
troisième habitation de l’île est une grande maison brûlée, la « villa de la dame », détruite lors d’une
« horrible histoire » dont on ne sait rien, le vieux Nick racontant à ce sujet « des tas de choses »1.
La masure du vieil homme est chargée des objets brûlés récupérés dans la villa, ce qui lui donne
un caractère encore plus inquiétant.
De manière générale, tout dans cette île a « quelque chose de manqué, d’abandonné
devant des obstacles »2, dont l’aspect le plus radical est cet homme qui semble un personnage
merveilleux ou fantastique tant son histoire est irréelle et pleine d’incohérences : d’où vient son
cheval ? Pourquoi la villa a-t-elle brûlé, et la masure a-t-elle été abandonnée en pleine
construction ? Pourquoi le vieux Nick dit-il avoir été gardien de phare alors que le capitaine du
bateau qui secourt les héros assure que c’est impossible ?
L’île est un lieu à part ; selon Gilles Deleuze, le mouvement qui amène l’homme sur l’île
reprend et prolonge l’élan qui produisait celle-ci comme île déserte : « L’homme dans certaines
conditions qui le rattachent au mouvement même des choses ne rompt pas le désert, il le
sacralise »3. Les héros de l’impossible s’intègrent à l’île, y fondent une communauté de déserteurs,
parce qu’après la dépossession ils sont à la fois suffisamment séparés, et créateurs, pour habiter
l’île sans cesser de la rendre déserte.
La recréation et la séparation totales constituent pourtant une illusion, et les personnages
sont rattrapés avec violence par ce qu’ils pensaient avoir quitté à jamais : « Le Père revient, cela a
commencé par ce filet de sang qui coulait des bêtes »4. Le quotidien des « robinsons » est rompu
lorsque le vieux Nick, dans un mouvement de folie, tue son cheval et son cochon, les coups de
feu provoquant la panique de toute la petite société. Stéphane et le narrateur s’égarent dans la
forêt, en proie à une véritable terreur. Lors d’une chute, le héros s’abîme à nouveau les yeux,
s’écrasant dans la boue et le sang des bêtes, brutal rappel d’une « loi du père » impossible à fuir
complètement : « Le Père est plus fort que nous, n'est même que cela, n'est rien que cette boue
où nous sommes tombés »5.
Les personnages sont donc ramenés au « bout de l’intenable, à la limite qui n'est pas
franchie car elle est large »6, une situation à la fois « horrible et risible »7. L’île est pourtant bien le
lieu de l’aboutissement de la quête, car elle est le lieu de la véritable vision au-delà d’une
perception faussée.
1 Le Parjure, op. cit., pp.186, 184
2 Ibid., p.189
3 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes », L'île déserte et autres textes, op. cit., p.13
4 Le Parjure, op. cit., p.235
5 Ibid.
6 Ibid., p.209
7 Ibid., pp.200-201
338
Stéphane s’étant abîmé les yeux dans la boue et le sang, voit le père à la place d’un phoque
sur un rocher, ce qui fait dire au narrateur qu’« il a vu autre chose, avec ses yeux malades »1. L’île
est l’espace de l’impossible, et de la révélation d’une vérité dans laquelle les personnages se
retrouvent « tout entiers »2.
« Il n'y a que la vérité, ce jour-là il y a eu la vérité sur la terre, en cet endroit d'une île
appelée Hag »3, explique le narrateur pour qui l’île est marquée par le « merveilleux silence de la
vérité »4.
Cette vérité est accessible après une renaissance — puisque Stéphane et le narrateur sont
morts lors de cette « terrible journée, grande comme toute une vie »5, tués par le vieux Nick, étant
respectivement le cochon et le cheval (« C'est moi. Le cochon, c'était moi »6, répète Stéphane au
narrateur). L’île, lieu de recréation et de renaissance, permet l’accomplissement de la quête dans
ce qu’elle a de plus terrible, et met les héros de l’impossible face à une vérité implacable : la
séparation totale est impossible, on n’échappe jamais complètement à la loi du père, la
catastrophe est nécessaire à la recréation, dans un processus essentiellement itératif qui les
enferme dans l’impossible7.
L’île déserte n’est pas un lieu de création mais de recréation, de commencement mais de
recommencement. Elle suppose donc, comme le montre Gilles Deleuze, que la formation du
monde ait lieu en deux temps : le second temps, la renaissance, est aussi indispensable que le
premier, nécessairement compromis pour que le second advienne. La catastrophe a lieu après
l’origine parce qu’il doit y avoir, dès l’origine, une seconde naissance : « il ne suffit pas que tout
commence, il faut que tout se répète, une fois achevé le cycle des combinaisons possibles »8.
La quête du héros de l’impossible s’achève donc sur cette renaissance, et la découverte de
cette répétition nécessaire, de cette recréation que l’île a rendue possible. L’île constitue pour
l’homme « l’origine, mais l’origine seconde », à partir de laquelle « tout recommence » : « l’île est le
minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine »9.
retrouve un couteau oublié sur place longtemps avant, lors de vacances passées sur l’île avec son père, juste avant
qu’il ne l’abandonne pour partir en Europe.
8 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes », L'île déserte et autres textes, op. cit., p.16
9 Ibid., p.14
339
Conclusion : le héros de l’impossible, en quête de l’autre monde
340
Les personnages de Thomas campent sur le dernier carré de l’expérience, là où « la mort
envisagée comme une manière d’être » (Germaine Brée) révèle tranquillement aux vivants
un mode d’emploi du quotidien qui héroïse l’acte de compter les moutons dans la nuit,
fait de cet acte l’engrenage d’un chapelet de rébellions.1
Les héros se dirigent résolument vers un autre monde, avec l’espoir d’y réaliser leur quête.
L’impossible prend alors la forme de l’irrationnel, et mène vers une révélation poétique
inexplicable, vers une « lumière hölderlinienne » que nous devons élucider.
343
Introduction : retour à l’impossible
1 Saint-John Perse, Vents, III, 5, éd. La Pléiade, Gallimard, Paris, 1972, p.228
2 Wafa Ghorbel, « Dire l’impossible ou l’impossible (du) dire : L’Impossible de Georges Bataille », Apories, paradoxes et
autocontradictions, La littérature et l’impossible, op. cit., p.184
3 Les Heures lentes, op. cit., p.97. Ainsi, « l'ombre envahissant l'image inexpliquée » du poème « Sésame », Signe de vie,
344
On peut suggérer qu’il y a de l’inexpliqué. Il y a toujours quelque chose, derrière vous, qui
fait de l’ombre sur ce que vous faites, sur ce que vous écrivez. C’est dans cette ombre que
se trouve l’important.1
Thomas semble donc élargir la notion d’inexpliqué à tout ce qui échappe à la raison
humaine — la poésie, le langage, les liens mystérieux qui unissent les hommes — associant
l’inexpliqué à cet autre aspect de l’impossible qu’est l’irrationnel : « nous sommes des êtres
planétaires ; et […] nous avons notre langue pour communiquer avec tout le reste. C’est pour ça
que c’est compliqué de dire l’inexpliqué : parce que ça consiste à rejoindre les autres »2.
L’impossible agit alors comme un principe subversif, défiant à travers la raison et la
logique, tout le monde du possible. Le héros fait donc l’épreuve de l’irrationnel à travers des
expériences-limites qui le confrontent à la terreur, à la violence, au sacré, ou à des visions
épiphaniques. « Dans l’aventure de l’impossible, tout se passe donc à la limite »3, explique Joëlle
de Sermet dans son article sur Georges Bataille, dans des termes qui pourraient tout à fait
s’appliquer à Henri Thomas. En effet, à travers la question de l’irrationnel, c’est la dernière limite
qui est atteinte, celle qui sépare l’homme sensé du fou, qui le retient de basculer dans le néant et
de matérialiser l’irreprésentable. Ce « dépassement de la limite indépassable »4, selon les mots de
Maurice Blanchot, est le fait des héros de l’impossible, qui accomplissent la transgression ultime
en menant à son terme la logique de l’interdit qui les anime. Cette limite — la logique, la raison, le
discours — nous ramène encore une fois à l’influence déterminante de Léon Chestov, philosophe
qui assimile la vérité à l’impossible, véritable penseur de l’irrationnel. Michel Surya a démontré
son impact sur la pensée de l’impossible de Georges Bataille :
Chestov peut être légitimement regardé comme celui qui s’est le plus assidûment efforcé
de nuire à la raison, qui en a le plus assidûment recherché la ruine. À la raison utilitariste
(le mot est de lui, même s’il paraît être de Bataille), à la raison savante, à la raison morale,
à la raison religieuse, etc.5
Je suis très proche d’un philosophe, Léon Chestov, que la Sorbonne exècre et que très
peu ont lu. Avec lui on est dans le pur défi. Il aurait été un philosophe pour Rimbaud.
Pour lui, la mort a été inventée par l’esprit malin. On admet la mort comme une chose
fatale. Mais pourquoi ? Pourquoi accepte-t-on deux plus deux égalent quatre et ne
s’agenouille-t-on devant cela ? C’est un jeu d’illusions effroyables. 1
Thomas poursuit, dans cet entretien datant de 1989, en opposant les « choses
prodigieuses » à « la logique » qui est « l’ennemi » et nous condamne, parce que les illusions son
« irréfutables logiquement ». « Ne plus rien admettre », « sauf Dieu », en lequel il est plus qu’il ne
croit (« On est. Entre être et croire, il y a un abîme »2, explique Thomas dans un entretien), voilà
donc le dernier stade de la dépossession thomasienne :
Nous vivons dans des illusions irréfutables logiquement. L’ennemi, c’est la logique. Alors
qu’il y a des choses prodigieuses partout, nous sommes à genoux devant les
mathématiques qui donnent les centrales nucléaires. Nous nous condamnons nous-
mêmes. Pourquoi ? Quand on commence à penser cela, on est sur le chemin de ne plus
rien admettre. Sauf Dieu. 3
1 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.102
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Les Heures lentes, op. cit., p.103
346
La subversion à l’œuvre dans cette dernière phase de la dépossession introduit aussi la
question du mal, de la terreur, parce que le récit, pour échapper à l’emprise du logos (d’où la
condamnation de la parole professorale), s’engage dans un mouvement négatif conduisant à
l’inconnu. Cette étape ultime de la perte concerne la raison, le sens, le savoir, mais aussi la
communauté, le père comme le Père, et enfin tout système clos qui enferme l’être. Le héros de
l’impossible est finalement en réalité orphelin : « abandonné à lui-même, tragiquement orphelin de
toute forme d’au-delà, l’être humain peut enfin s’orienter vers d’autres perspectives que le
savoir » 1 , explique Wafa Ghorbel. L’absence de Dieu (dans La Relique) ou du père (dans Le
Parjure) apparaît comme une des nombreuses définitions de l’impossible, dont Thomas nous
propose des variations dans ses récits.
Cette dernière étape de notre réflexion vise donc à éclaircir ces questions : quelles finalités
à la quête de l’impossible ? Existe-t-il un aboutissement à l’aventure de nos héros ? La joie de
l’adéquation, la « lumière derrière la fenêtre » correspondent-elles à une finalité envisageable ?
L’irrationnel ouvre-t-il à la révélation poétique ? Autrement dit : un autre monde est-il possible ?
1Wafa Ghorbel, « Dire l’impossible ou l’impossible (du) dire : L’Impossible de Georges Bataille », Apories, paradoxes et
autocontradictions, La littérature et l’impossible, op. cit., p.182
347
7.1) Sortir de la raison : poèmes, romans, langage.
Non, tu ne pourras pas huiler ni ralentir
L’engrenage du temps avec l’éternité.1
Lors de son entretien avec Alain Veinstein, Henri Thomas évoque une « lumière »,
équivalente à ce que Marcel Arland appelle « la grâce », une lumière liée au sacré que Thomas
associe à la « non-raison » 2 . Henri Thomas souhaite donc s’affranchir de la raison en mobilisant
toutes ses ressources, afin d’atteindre cette lumière qui peut être un aboutissement à la quête de
l’impossible.
Le langage « est une des rares activités qui permettent de sortir de la raison »3, explique
Henri Thomas, parce qu’il n’est « pas forcément logique », ou alors « de manière tellement
paradoxale qu’il ne s’agit plus de la raison ». Le langage permettrait donc de se hisser hors du
possible et de sa logique mortifère. Il agit comme « un passage, une lucarne hors de la raison »,
une fenêtre vers la lumière recherchée. Il engage « une recherche du point de vue de l'éternité »,
cette perception libérée et associée à l’impossible que l’écrivain définit comme union de
« l'inexplicable » et du « point de vue absolu »4. Ce langage n’est pas celui des philosophes, ou du
ruminant, de la logique et du possible. Le langage poétique, animé par les rythmes et les images, est
seul capable de sortir de l’illusion et de s’approcher de la vérité (autre forme de l’impossible),
comme Thomas le constate dans son essai sur Tristan Corbière : « [la poésie] seule peut dire la
vie, parce que son langage n’est pas celui de la raison, de la démonstration […] mais celui des
images et des rythmes qui s’appellent l’un l’autre dans une profonde cohérence »5.
La poésie, nous l’avons vu, est un moyen privilégié de se libérer de la raison parce que les
images se rattachent à l’irrationnel. Le roman peut constituer un « affranchissement » de la raison,
« à condition qu’il ne soit pas une thèse », comme les romans de Sartre ou de Paul Bourget 6,
auxquels Henri Thomas oppose ceux de Dostoïevski, qui « a en lui toutes les thèses »7. « Peut-être
que la société respire par les poètes, tandis qu’elle est écrasée par la raison », déclare Henri
Thomas à Alain Veinstein, ajoutant que « si deux et deux font quatre, le poète, lui, prétend que
du roman d’idées, mais aussi du roman moral à partir de 1901 quand il se tourne décisivement vers le catholicisme. Il
publie notamment Un crime d'amour (1886) Le Disciple (1889), ou Un Divorce (1904). Thomas n’est pas le premier à
associer Paul Bourget et Jean-Paul Sartre pour s’y opposer, puisqu’il suit sur ce point l’association effectuée par
Jacques Laurent, célère hussard, dans son essai intitulé Paul et Jean-Paul (Grasset, 1951).
7 Ibid., p.76
348
deux et deux font cinq, ou ne font rien du tout, ce qui est le cas », reprenant à son compte le
discours de Léon Chestov, et concluant que « la raison nous trompe ». Léon Chestov illustre sa
critique du rationalisme et sa révolte contre la toute-puissance des limites de la raison par cet
exemple mathématique, en particulier dans son étude sur Dostoïevski 1 . Le philosophe fait la
critique des Carnets du sous-sol. Se présentant comme un journal, ce texte est écrit par Dostoïevski
en 1864 peu après son retour du bagne. Il y fait part de sa défiance envers l’idée de progrès, et de
la situation insoluble qui le déchire, refusant toute certitude comme toute
2
incertitude . « Dostoïevsky se permet justement de douter que notre raison ait le droit de juger du
possible et de l’impossible », indique Léon Chestov dans son article publié dans la Nouvelle Revue
Française, ajoutant que « si vous voulez comprendre Dostoïevsky, vous devez toujours vous
souvenir de sa “thèse fondamentale” : deux fois deux quatre est un principe de mort. Il faut
choisir : ou bien renversons le “deux fois deux quatre” ou bien admettons que la mort est le
dernier mot de la vie, son tribunal suprême ». Cette démonstration permet au philosophe
d’exprimer son refus de soumission à la raison et du principe de contradiction, sa résistance qui
n’est pas un déni de l’évidence :
Nous comprenons ici un peu mieux le processus de dépossession que Thomas inflige à
ses héros de l’impossible : il leur faut se défaire de toute connaissance, savoir, redevenir « l’idiot »
qui voit la femme nue — celle-là même que Thomas associe toujours à l’impossible — dans les
feux du poème « Salamandre », qui renvoie aussi aux « poètes [qui] font les fous dans le feu » du
poème « Quel impur… »4. Il doit renoncer, à toute certitude comme incertitude, à l’évidence et à
l’apparence, pour embrasser « cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos ».
1 En particulier, dans La Philosophie de la tragédie, « Dostoïevski et Nietzsche », ed J. Schiffrin, 1926, mais aussi dans un
article intitulé « La lutte contre les évidences », trad. du russe par Boris de Schlœzer, Paris, La N.R.F., 1922.
2 « J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que deux fois
deux cinq est aussi une chose charmante », écrit le romancier russe dans ce texte.
3 Léon Chestov, « La lutte contre les évidences », art. cit.
4 Les deux poèmes sont issus du recueil Sous le lien du temps, respectivement aux pages 233 et 231 de l’édition Poésies
déjà citée.
349
Michel Surya explique la démarche de Léon Chestov dans un article, « L’arbitraire, après
tout, de la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges Bataille ». Dans son
chapitre sur « Dostoïevski et Nietzsche », Léon Chestov explique la découverte par le romancier
russe du fait que « le mais de la réponse hégélienne, ce mais de l’idéalisme allemand du XIXe siècle
selon lequel ce mal serait le prix à payer pour que le réel se rationalise, ce mais auquel Dostoïevski
a lui-même longtemps souscrit et qu’il a payé du prix du bagne, est en fait, est à la fin, une fuite,
un faux-fuyant »1. Au « réel est rationnel » affirmé par Hegel, Léon Chestov oppose l’inquiétude
extrême, « hallucinante »2, révélée par Dostoïevski.
Pour Léon Chestov, il s’agit alors de « se détourner de la raison et tenter sa chance auprès
de l’absurde » 3 , de chercher « la vérité non auprès de la raison aux possibilités limitées, mais
auprès de l’absurde qui ne connaît pas de limites »4, dans des termes qui définissent très bien la
quête de l’impossible :
Michel Surya termine son article en distinguant la pensée de Nietzsche, pour qui Dieu est
mort parce que nous l’avons tué, et celle de Léon Chestov, pour qui « l’état naturel de Dieu est la
mort »6. La mort de Dieu n’est donc pas définitive, mais elle continue, et ne se conclut pas dans
un athéisme. Dieu mort hérite du dieu vivant l’éternité, ce qui rend la mort de Dieu éternelle.
Ce penseur de l’impossible influence fortement Thomas, notamment lorsqu’il érige lui
aussi Dostoïevski en romancier de l’irrationnel7.
La dernière étape de la dépossession et de la quête des héros déserteurs, celle qui peut
nous mener jusqu’à une révélation poétique, est sans doute à chercher dans cet « autre » du
possible, cette ultime pensée qu’est l’irrationnel.
1 Michel Surya, « L’arbitraire, après tout, de la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges
Bataille », art. cit., p.226
2 Ibid., p.228
3 Léon Chestov, Spéculation et révélation, « Kierkegaard religieux », Genève, l'Âge d'homme, 1982, p.145
4 Ibid., p.144
5 Ibid.
6 Michel Surya, « L’arbitraire, après tout, de la “philosophie” de Léon Chestov à la “philosophie” de Georges
350
Impossible et irrationnel
D’ailleurs, admettre comme allant de soi que le développement humain ne procède pas
par âge, par ères distinctes, montre seulement à quel point la croyance à la parousie,
l’imagination religieuse tragique, est restée au fond de la conscience.3
1 Trézeaux, Paris, Gallimard, 1989, cité par Salim Jay dans Avez-vous lu Henri Thomas, op. cit., p.27
2 Tristan le dépossédé, op. cit., p.88
3 De Profundis Americae, op. cit., p.182
4 Personnage qui cache mal son référent réel, Alain, admiré par Thomas tout autant que rejeté pour son
351
Les personnages du Promontoire doivent oublier les circonstances de la mort de Diane pour
se sortir de « cette histoire de mort »1. « Je ne me souviens pas, je suis comme le curé », déclare
Rollaer au pope qui cherche auprès de lui confirmation qu’il peut « passer la grille, faire une
sépulture normale, une inhumation chrétienne » 2 , c’est-à-dire que Diane ne s’est pas suicidée,
alors que le curé « n’a pas le souvenir clair de ce qui s’est passé il y a cinq ans ». Le désastre qui
s’abat sur John Perkins intervient en grande partie parce qu’il ne parvient pas à oublier la mort de
Jim, sa vie à Dijon et la vie qu’ils menaient avant sa disparition.
La dépossession des héros consiste en partie à renoncer à la pensée rationnelle. « Le
changement réel figurerait peut-être une solution : abandonner l’insoluble à lui-même » 3 , écrit
Henri Thomas dans une note du Migrateur. Les héros de l’impossible doivent accepter
l’irrationnel, une démarche accomplie dans Le Parjure : « les parents étaient vivants et morts,
comme j’étais orphelin et assis au dîner de la famille. Le terrible, pour moi, le compliqué, ç’aurait été
de n’être que l’un ou l’autre »4. Ce renoncement au rationnel semble même être en fait le cœur de
l’ouvrage et de l’expérience du personnage, l’aboutissement d’une quête et d’une dépossession.
D’ailleurs, Henri Thomas nous oriente vers cette voie dans un entretien datant de juin 1988, où il
s’exprime à propos de son roman Un Détour par la vie 5 , paru la même année, dans lequel il
développe des thèmes sensiblement identiques à ceux du Parjure. Selon lui, le « cœur du livre »
réside dans cette phrase répétée par son héros Henri Blécher, « je me tirerai d’entre les morts », et
son centre est la tombe du père, sur laquelle s’attarde le personnage dans le roman. Henri
Thomas explique alors sa démarche :
Le père est mort et il est là : c’est-à-dire qu’il y a une absurdité et que l’absurdité est la clé
de tout. Cette phrase signifie que je trouverai le moyen d’être libre comme mon père est
libre dans sa pauvre tombe, comme il vient à moi. Ça m’a fait pleurer quand j’ai trouvé
ça. 6
datant de la première guerre mondiale, lors d’une scène de retrouvailles avec l’absent qui constitue le cœur du roman.
6 « Un détour par la vie au peigne fin », entretien avec André Rollin, Lire, n° 153, juin 1988, p.109
352
Le héros du Promontoire réussit à sortir de sa situation intenable en admettant « l’inexpliqué
[qui] est dans l’inexplicable »1 : « ce qui n'est pas directement saisissable, l'idée que personne n'a
tué Diane, et que si personne ne l'a tuée il n'y a pas eu de mort »2. « Je suis quelqu'un à qui il
arrive quelque chose qu'il ne comprend pas. » 3 , avoue-t-il ailleurs. C’est à cette condition
seulement que le héros peut accéder à la vision impossible qui se situe au-delà des limites de la
raison. « Le miroir de décembre est oblique, profond, / Invisible à celui qui passe par raison / De
la rampe à la nuit, de la nuit au sommeil »4, écrit le poète dans « Le Miroir de décembre » (Nul
Désordre).
Les récits de Thomas accordent une place importante à l’irrationnel et au hasard, dans
leur intrigue même : rencontres fortuites, errances et pertes de repères, accidents, tous ces aléas
construisent la narration et sont souvent à l’origine des évènements les plus importants (ainsi,
dans Les Déserteurs, la rencontre de l’aveugle, qui conduit à celle du Dr Praince et au départ pour
la Corse, la mort de Sabatini…). « L’univers est un hasard fantastique »5, explique Thomas dans
un entretien, ajoutant que c’est parce que le hasard a une importance considérable dans la réalité
qu’il lui donne une si grande place dans ses romans.
Thomas évoque très souvent la notion d’irrationnel dans ses entretiens, s’inscrivant de
nouveau dans une tradition littéraire et philosophique qu’il revendique. Nous avons déjà noté
l’influence de Léon Chestov, la parenté qui lie Thomas à Georges Bataille sur certaines questions.
Sa lecture des poètes du Grand Jeu peut être réaffirmée lorsqu’on aborde la question de
l’irrationnel. « À l’universalité de la raison scientifique — celle des mathématiques à sa base —
peut s’opposer une universalité de l’intuition immédiate », écrit Roger Gilbert-Lecomte dans son
texte « L’horrible révélation, la seule »6. Le mystique Swedenborg est aussi convoqué par Thomas
sur ces sujets, qui lui a appris à chercher « en arrière du langage » une chose « précieuse », au-delà
de la temporalité humaine « puisque c’est l’éternité qui voit ». « C’est encore une histoire
d’irrationnel »7 conclut Thomas à son propos.
Mais pour l’écrivain, le véritable penseur de l’irrationnel, c’est avant tout Rimbaud, celui
qui « n’a jamais fait d’erreur, […] ne s’est jamais emballé pour une cause ; le progrès… il n’y a
jamais cru ».
1989, p.102
6 Les Poètes du Grand Jeu, op. cit., p.138
7 Les Heures lentes, op. cit., p.108-109
353
Rimbaud serait à l’origine de toute la pensée actuelle sur l’impossible : « On ne peut pas
faire revivre une doctrine actuellement à moins de remonter en arrière et retrouver Rimbaud,
celui qui n’a eu peur de rien. C’était ça l’anarchiste ! »1.
Les recherches de Thomas sur l’irrationnel et le sacré, « des recherches par éclair » selon
l’auteur, qui sont au fondement de son écriture (« s’il n’y a rien, taisons-nous »), sont tributaires
des travaux de ce poète qui a refusé le progrès, la logique, et les a dénoncés comme illusions :
Tout est dans Rimbaud. Il contient tout Mallarmé, par éclairs. Rimbaud n’a pas marché
dans aucune des illusions dans lesquelles nous pataugeons : le progrès, la science. Quand
il a dit : « A la science, et en avant ! », c’est la formule la plus ironique que je connaisse.2
Le poète est le subversif par excellence, poète de l’impossible qui ne succombe pas à
l’illusion, « l’esprit qui ne s’est jamais trompé, qui a refusé radicalement tout »3.
La pensée de Thomas s’appuie sur celle d’un autre écrivain très important, Antonin
Artaud. Thomas entame une correspondance dès 1945 avec le poète, après avoir été interloqué
par certaines de ses dédicaces sur les livres d’André Gide, que Thomas a pour charge de ranger et
mettre à l’abri avec sa correspondance pendant la guerre 5. Il lui rend visite en mars 1946 avec sa
femme Colette, devenant la première personne à venir le voir à l’hôpital psychiatrique de Rodez.
Sa rencontre avec le poète, et l’amitié qui s’ensuit, sont un événement majeur dans la vie de
Thomas. Colette, qui est comédienne, tombe complètement sous le charme de celui qu’il nomme
le « poète maudit » dans Le Porte-à-faux6. La santé mentale de la jeune femme, déjà très fragile, se
détériore rapidement, pour sombrer après la mort d’Artaud en 1948. Colette travaille avec Artaud
jusqu’à sa disparition. En juin 1946, lors de la mémorable séance au Théâtre du Châtelet
organisée pour aider matériellement Antonin Artaud à reprendre pied à Paris, elle déclame un
texte inédit répété avec lui, impressionnant durablement l’assistance. Le jeune poète Jacques
Prével note dans son journal : « Et Colette Thomas, en transe, dit un texte inédit. Sa bouche
martèle les mots. Elle a travaillé avec Artaud. C'est Artaud qui parle. Eclair magnésium et
1 « Un détour par la vie au peigne fin », entretien avec André Rollin, Lire, n° 153, juin 1988, p.105
2 « Henri Thomas, Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.102.
3 « Un détour par la vie au peigne fin », entretien avec André Rollin, Lire, n° 153, juin 1988, p.105.
4 Jean Roudaut, « Conversation avec Henri Thomas », Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, op. cit., p.182.
5 « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, art. cit.
6 Cette première version du Migrateur, publiée chez Minuit en 1948, oriente les fragments dans un récit plus construit,
avec des personnages plus présents — comme celui d’Artaud et de Colette Gilbert.
354
obscurité. Cette voix trouble et vibre, fantastique. Applaudissements et bravos. Elle est rappelée
plusieurs fois » 1.
Artaud, qui la portraitura torturée2, était « ébloui », selon André Berne-Joffroy. Colette est,
avec Marthe Robert et Paule Thévenin, une des trois « filles de cœur » d’Antonin Artaud. Artaud
participe par ailleurs à l’aventure de la revue 84, selon la volonté de Thomas, et en dessine la
couverture.
Par son souvenir ou son esprit, la présence d’Artaud empreint les textes de Thomas, qui
lui consacre de nombreux articles3. Le poème « Mort d’Artaud » (Sous le lien du temps) lui rend
directement hommage, alors que de discrètes références enrichissent d’autres poèmes. Ainsi ce
« pavillon dans un jardin à l’abandon » où le poète souhaite être « fol et que l’on [l]’y laissât » dans
le poème « Les Rêves de la fin » (Sous le lien du temps), fait fortement écho avec la clinique privée
d’Ivry où Artaud est installé après sa sortie de Rodez4. Pensionnaire libre du Dr Delmas, Artaud y
vit seul dans un pavillon au fond du parc. Paul Martin voit dans le personnage de Bartal du récit
« L’impersonnel », ébauche ou « matrice » du roman Le Gouvernement provisoire (Gallimard, 1989),
une image d’Antonin Artaud à peine déguisée par son patronyme, ainsi qu’il l’écrit dans la préface
du texte 5 . Le personnage de Stef dans La Dernière année, emprunte ses traits autant à Arthur
Adamov qu’au « poète maudit ». La correspondance de Thomas, mais aussi ses carnets et
particulièrement Le Porte-à-faux, Le Migrateur6, Compté, pesé, divisé, rendent compte de l’influence
d’Artaud dans la vie et la pensée de l’écrivain. Certains de ses souvenirs s’intègrent d’ailleurs
directement dans ses récits, comme celui de sa première rencontre avec l’artiste, à Rodez. Les
deux hommes sortent se promener dans la ville, et passent devant la cathédrale. Thomas raconte
qu’Artaud lui dit alors : « “Ne la regardez pas, il y a un homme enfermé dans la rosace ! Ça sue le
maléfice !” Il ne pouvait pas la voir. Je le comprends »7.
1 Jacques Prével En compagnie d'Antonin Artaud, Flammarion, 1974 et 1994. Gérard Mordillat et Jérôme Prieur
évoquent cette relation dans leur film La Véritable histoire d’Artaud le Momo, La Sept, 1993.
2 Antonin Artaud, Dessins et portraits, Gallimard, 1986.
3 « Le Théâtre et son double, par Antonin Artaud », Action, n° 26, 2 mars 1945 ; « Le théâtre mort et vivant d’Antonin
Artaud », L’Heure Nouvelle, n° 2, 1946 ; « Les conditions de l’existence d’Artaud… », 84, n° 5-6, 1948 (numéro spécial
de la revue sur le poète) ; « Antonin Artaud par-delà le théâtre », Bulletin de la N. R. F., n° 188, mars 1964. Il envisage
un moment de lui consacrer un livre. Thomas évoque ses souvenirs dans le film documentaire de Gérard Mordillat et
Jérôme Prieur, La Véritable histoire d’Artaud le Momo, La Sept, 1993.
4 De 1946 à 1948, après sa sortie de l’asile de Rodez, Antonin Artaud vit librement dans la clinique du Dr Delmas à
Ivry, seul dans un des pavillons du fond du parc. Durant cette période, et jusqu’à son départ à Londres, Henri
Thomas fréquente régulièrement le poète.
5 L’Ingrat (suivi de) L'Impersonnel, op. cit., p.9
6 Ainsi, dans Le Migrateur, Thomas mentionne des rêves qui montrent bien à quel point le poète est une figure
importante pour lui (par exemple, page 137). Il évoque aussi à plusieurs reprises « l’obsession » (p.134) que sa femme
Colette nourrit pour Artaud, et les problèmes qui en résultent pour leur couple et pour sa santé mentale :
« L’adoration pour Artaud avec qui tout rapport sexuel était impossible a certainement été la cause principale de cet
état. Elle a voulu vivre selon les principes d’Artaud, qui ne peuvent que conduire au détraquement une femme aussi
vigoureusement sensuelle que C. Peu à peu (en un an), tout s’est “pris” en elle » (p.137).
7 « Henri Thomas à La Chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-1983.
355
Cette anecdote devient le cœur de la nouvelle « Une cathédrale » (La Cible). Une jeune
femme mariée et rangée y rencontre par hasard un ancien ami, le poète Louis Drague, qu’elle
avait connu lorsqu’elle fréquentait le café du Dôme à Paris.
Il est maintenant interné dans un asile, et emprunte un grand nombre de traits à Antonin
Artaud. La rencontre bouleverse la jeune femme qui se souvient d’une vie de liberté, avant son
mariage dans la cathédrale inquiétante qui, selon Louis Drague, « sue le maléfice » puisqu’un
homme est prisonnier dans une rosace, « encastré, arc-bouté vivant pour que ça tienne »1.
Les conversations qu’échangent Thomas et Artaud à Rodez, puis plus tard à Paris, sont
déterminantes pour l’évolution de la pensée de Thomas, sa rencontre avec le poète précédant de
peu sa deuxième période d’écriture et la rupture qui la produit. « Il était toujours inquiétant. On
ne savait pas ce qu’il allait dire, ni faire, mais il ne prononçait jamais de paroles cruelles. Il avait un
humour fou. Il m’inquiétait, mais en même temps, je ne pouvais pas le quitter » 2 , explique
Thomas pour décrire leurs relations, et leurs fréquentes errances dans les rues parisiennes.
« C’était difficile de se promener avec lui : il parlait des vivants comme s’ils étaient morts, et des
morts comme s’ils étaient vivants »3, indique-t-il ailleurs.
Pour Thomas, Artaud est « le dernier poète sacré, un vates, un voyant du Moyen-âge »4.
Thomas est convaincu que l’écrivain n’est pas fou mais qu’il est « authentiquement le dernier
poète maudit »5, le dernier voyant, digne continuateur de Rimbaud, sujet à de véritables visions
poétiques. Il définit Artaud comme un « somnambule émerveillé », habité par le sentiment d’avoir
été « guidé dans l’écriture, veillé par des présences, ou abandonné ». Plus important, il est pour lui
le « témoin modeste de l’improbable »6, mystique moderne en lien direct avec l’irrationnel et la
réalité parfaite. Hervé Ferrage souligne cette influence d’Artaud concernant une pensée de
l’irrationnel, dans son article sur « la dépossession et la grâce » :
Il ne s’agit pas de comprendre mais d’admettre tel quel. C’est ce que Thomas dit de
Rimbaud, c’est une leçon qu’il n’a jamais oubliée et que la fréquentation d’Artaud, dans
l’immédiat après-guerre, a dû raviver ou fortifier. Il faut accepter la discontinuité de nos
expériences dans un réel morcelé sans chercher à les replacer dans la grande chaîne
d’explication trompeuse des effets et des causes.7
356
Admettre l’impossible et la faillite de la raison, au profit d’un rapport plus authentique, et
plus poétique au monde, telle est la leçon que Thomas retient du poète. Selon lui, la vie d’Artaud
justifie « la parole de Novalis : l’homme existe poétiquement sur cette terre.
Mais lui existait vraiment comme ça »1. L’irrationnel est en effet aussi l’inexpliqué qui
définit la poésie selon Thomas.
Concrètement, une autre trace ou empreinte du poète se retrouve dans les textes de Thomas,
lorsqu’il est question de représenter l’irrationnel, à travers la référence à la magie, au totem et à
son opposé, le démon.
C’est bien de « magie noire » dont il est question dans La Relique, lorsque le commissaire
Didier décrit à l’archevêque la scène irrationnelle à laquelle il a assisté entre Michèle Lebaudy et
l’abbé Dumas. Le commissaire explique que ces deux personnages n’enfreignent aucune loi en
s’enlaçant avec émotion dans la chambre d’hôtel, et qu’il aurait donc dû quitter les lieux, mais
qu’il est « retenu par une force plus grande… On parle de magie noire… » 2 . L’archevêque
s’amuse de ce commentaire (« c’est même un fort beau sujet de conversation », lui répond-il), et
lui oppose une interprétation rationnelle :
— Votre question est précisément l’une de celles auxquelles le Concile qui touche à sa fin
a implicitement répondu, sur le pur plan doctrinal, en marquant de nouveau la frontière
entre le domaine de la Révélation et celui de la Raison. Il est certain que les reliques,
quelle que soit leur authenticité, sont extérieures à la Révélation.3
Pourtant, selon le commissaire Didier, l’objet « les t[ient] sous un charme quasi
magnétique »4, et il ne nous semble pas anodin que le personnage utilise précisément des termes
du registre de la « magie », par défaut, pour qualifier l’inqualifiable. D’ailleurs, une citation de
Thomas conforte l’idée que le terme n’apparaît pas par hasard dans le discours de Didier.
L’écrivain explique en effet dans un entretien que la relique, dans le roman éponyme, « est une
valeur magique, réellement », ajoutant :
La force des mots et puis la force des objets absurdes, des objets qui nous traversent, qui
n’ont pas d’utilité immédiate. Au fond, là-dedans, j’ai pensé à la magie. On a besoin de
tant de béquilles, que la magie n’est pas négligeable.5
1 La Véritable histoire d’Artaud le Momo, film documentaire de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, La Sept, 1993.
2 La Relique, op. cit., p.74
3 Ibid., p.78
4 Ibid., p.77
5 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, op. cit., p.164
357
La valeur et la force de l’irrationnel, concentrées dans cette relique, sont mises à l’épreuve
dans le roman. Le terme de « magie » désigne bien l’irrationnel, dont la puissance se loge dans les
« mots » ou les « objets absurdes », reliques auxquelles l’homme donne sens et pouvoir. « Mais la
magie vient avant la mort, elle est la vie », écrit Thomas dans une note1, confirmant sa conviction
d’une présence magique, intimement liée à l’impossible.
Mais revenons à Artaud. Dans un article consacré au poète, intitulé d’abord « Le théâtre
mort et vivant »2, Thomas livre son interprétation de la métaphysique de l’homme de théâtre :
[Le sens de la journée humaine selon Artaud] est l’inverse de celle de Nietzsche. Pour
celui-ci, Dieu est mort, et l’homme est désormais appelé à se créer soi-même. Pour
Artaud, les dieux (le magique, la peste) sont vivants. C’est l’homme qui est mort dans le
temps même où il les perdrait.3
Nous pouvons là encore établir un lien avec la pensée développée par Thomas : la quête
de l’impossible consiste à repousser les limites de l’être afin d’atteindre une relation surnaturelle,
mais qui est dans le même temps la plus naturelle parce qu’elle est affranchie des simulacres qui
parasitent la relation de l’homme au monde. Elle est donc la plus apte à aborder une totalité
(délivrée des limitations et frontières), et à rejoindre « l’animation authentique »5 :
358
Il y aurait eu en somme, à peu près inimaginable par une conscience moderne, une
manifestation totale de l’être spirituel et physique de l’homme. Plus tard, des causes non
indiquées, une rupture cachée, ont provoqué l’effondrement de cette unité.1
1 « Que la peste l’emporte », La Chasse aux trésors t.I, op. cit., p.72
2 Ibid., p.74
3 Ibid., p.73
4 « Mort d’Artaud », Sous le lien du temps, Poésies, op. cit., p.227
5 Le Promontoire, op. cit., p.139.
6 La Relique, op. cit., pp.45, 46
7 John Perkins, op. cit., pp.110-111
8 La Dernière année, op. cit., p.152
9 Les Déserteurs, op. cit., pp.104-105
359
Savez-vous ce qu’il m’a dit un jour ? Ceci : chaque fois que tu négliges quelque chose, que
tu commets de plein gré des maladresses, tu mets une pierre au cou de quelqu’un. Cela ne
m’a pas déplu […]1
Le démon insiste donc sur la nécessité d’attention et d’éveil tout en l’incitant à la désertion
(« votre démon veut surtout que vous désertiez »). La désertion est par ailleurs présentée comme
une quête, qui conduit Davison à chercher « quelque chose derrière, toujours la même chose »,
mais dont la recherche le mène à des contemplations (« les fumées des toits »), des souvenirs ou
des dessins. Cet objet invisible, que le démon pousse à rechercher, Davison ne peut le dessiner,
comme le héros du Promontoire ne peut l’écrire, mais il « pense à lui en dessinant, et [il se]
rapproche peut-être de lui, par le côté, obliquement »2. Ce « quelque chose », terme de la quête et
de la désertion, est plus tard nommé le « totem », envers du démon, objet ultime au-delà de toutes
les limites : « C’est un totem qui est derrière les souvenirs et les dessins. C’est l’opposé du petit
démon »3.
Il convient de souligner l’allusion à la thématique gidienne de « la part du Diable ». Celle-
ci domine dans ses écrits des années 1920, en particulier dans Les Faux-Monnayeurs (1925), lu par
toute une génération d’écrivains. Thomas est marqué toute sa vie par l’homme qui le premier le
reconnaît, alors qu’il n’est que lycéen, qui l’aide et le conseille ensuite durant des années.
Les héros de l’impossible, qui « ne possédaient pas leur secret, — ils le cherchaient — ce
même secret que Suzanne ne peut pas dire »4, partent, sous l’instigation du « petit démon », à la
recherche de ce secret, ce « totem ». Totem et démon sont les représentations de deux versants de
l’irrationnel, dans l’impossible. Ils sont des figurations du « magique » et de la « peste » d’Artaud,
principes de concentration ou de dispersion (terme de la quête ou incitation à la désertion).
360
Expérience des limites et « trous dans la réalité »
minute 54’.
4 Entretien avec Jacques Chancel, op. cit.
5 Les Heures lentes, op. cit., p.103.
6 Maurice Blanchot, « L’Expérience-limite », La Nouvelle Revue Française, n°118, 1er octobre 1962, p.579.
« L’expérience-limite » est le titre de la deuxième partie de L’Entretien infini (Paris, Gallimard, 1969, p. 119-418).
7 La Relique, op. cit., p.98
361
Pourtant, « si le lien fut rompu entre le mourant et la réalité environnante, la conscience
cependant demeura éveillée “ailleurs”, et fut même, de l’avis de ceux qui veillèrent auprès de lui,
singulièrement active » 1 . Le prélat, qui évolue ensuite dans un « délire » 2 , fait l’expérience de
l’irrationnel, « reconnaiss[ant] toutes choses, une infinité de choses »3, avec une « conscience à ce
point changée qu’on peut la dire nouvelle comme la lumière aux yeux d’un enfant », parce que
son « esprit avait secrètement trébuché » sur une « anecdote »4 : le vol d’une relique, la fuite d’un
abbé. Durant ce délire, le personnage a accès aux épisodes sources de son expérience de
l’irrationnel, alors même qu’auparavant « c’était à lui-même […] que ces choses étaient cachées »5.
Il parle de ces moments révélateurs, mais non pour les raconter de nouveau à son amie
qui le veille, la Mère Ildefonse, mais parce qu’il « les vivait pour la première fois », n’ayant « pas
encore rencontrée » 6 la Mère, ni vécu ces instants, expérimentant véritablement un « trou dans le
temps ». Sa « première émotion de chrétien » est ainsi décrite, lorsqu’il assiste adolescent à un
miracle à Lourdes. La découverte du prélat est cependant plus profonde : l’irrationnel qu’il
découvre comme une « exultation »7, physique, grâce au langage, et spirituelle, se vit en dehors de
l’église. L’homme rejette son crucifix juste avant sa mort, prononçant ces mots :
Métal, métal, va-t-en. Morceau de métal conciliaire… En veilleuse ! En veilleuse… Brûlez, guenilles.
Fils de David, dans tes déserts, conduis-nous, car nous gardons tes reliques. Saint du ciel, voici ta main,
ET EXULTAVIT ANIMA MEA.8
Ces phrases délirantes qui mêlent le poétique et le mystique au délire expriment le rejet de
la croix en métal, au profit de la véritable relique qui mène à l’exaltation. Un autre extrait de ces
paroles fait écho aux notes de carnet de Stef dans La Dernière année. On y lit une tentative de
retranscription du dévoilement qui échappe par nature au discours logique :
Froide, froide, et nul n'en meurt. Après la piscine, le plein jour surprend. Un foulard pour ma tête, par ce
soleil. Voyez si tout est bien.9
Ces « choses » irrationnelles qui lui sont révélées étaient donc « cachées », « comme un feu
qui couve, imperceptible ». « Considérez que ce n'est pas lui qui s'agite encore dans ce songe, mais
tout l'irrationnel de ce monde qu’il ne voit plus… », implore la Mère Ildefonse, reconnaissant la
nature non rationnelle du discours.
362
Cette amie comprend que « ce qui n'était qu'un chancellement d'extrême faiblesse pouvait
bien lui paraître le sursaut d'une révolte sans retour, et qui la déchirait au passage, elle, sans même
la voir » 1 . À la question « Ce délire avait-il un sens, ou n’en avait-il aucun ? », que pose le
narrateur, elle choisit l’affirmative lors d’une prise de position courageuse, car « son interprétation
des incroyables propos de l’archevêque sur son lit de mort est si cohérente, si raisonnable, si vraie
dans l’extraordinaire, qu’elle devrait l’emporter à la longue sur la solution de paresse de l’immense
majorité ». Aux côtés de l’archevêque, elle partage l’expérience de l’irrationnel, qui vient à elle
« comme la lueur du feu par les trous d'une cloison qu'il détruit »2, brisant ses propres limites
comme c’est le cas pour le prélat :
Quelque chose continuait en elle, une ombre de parole, un songe, qui la rendait lointaine
au milieu de ses religieuses. Il fut guéri. Elle aussi devait l'être.3
La Mère Ildefonse accepte elle aussi l’irrationnel en faisant retour sur son expérience
première, vécue lors de son « enfance païenne », lorsqu’elle est immédiatement au contact du
monde :
Ô fils de David, ô murmure de l'eau sur les cailloux ! Ô mon sauveur, j'irai à ta rencontre
dans les montagnes, avec mes jambes d'enfant, en suivant tes rivières !4
L’expérience de l’irrationnel est donc décrite avec une écriture qui doit faire usage du
poétique, du discours dénué de logique. Le cas le plus net qui nous est présenté peut être assimilé
à un autre délire, celui de Stéphane Chalier et du narrateur-témoin sur l’île de Hag dans Le Parjure.
363
L’inquiétant vieux Nick y fait office d’un Charon grotesque mais dangereux, un « être
redoutable » à qui le narrateur prête des « intentions effrayantes »1 dès l’instant où il les conduit
sur l’île en bateau, que sa présence non attendue aurait pu déjouer.
Le récit présente un enfoncement dans l’irrationnel, progressif et inéluctable. L’univers de
l’île, parfaitement distinct de celui que les personnages ont fui sur le continent, est d’abord décrit
par le narrateur comme inquiétant sans être alarmant. Les éléments de ce monde sont étranges, à
connotation fabuleuse, et font signe vers le conte noir d’où le vieux Nick semble tout droit sorti.
Le vieil homme vit ainsi dans une « tanière » et non une maison, emplie d’objets brûlés et
corrompus, provenant de la mystérieuse « villa de la dame » 2 : l’argenterie est « abîmée », les
meubles « noircis », le grand coffre « sans couvercle »3.
Le vieillard malfaisant provoque une réaction violente chez les personnages qui
l’entourent : sa femme le craint, le fils de Stéphane éprouve une « révulsion d’horreur » à son
égard depuis que Nick lui a craché dessus, une « chose affreuse » qui correspond à son premier
geste violent, et qui provoque chez l’enfant de nombreux cauchemars 4.
Cependant, ces détails inquiétants ne sont pas encore à proprement parlé des signes de
l’irrationnel, mais plutôt des indices de l’expérience qui attend les personnages, et qui a lieu
durant une « terrible journée, grande comme toute une vie » 5 , qui occupe entièrement les
chapitres VII et VIII du roman.
Judith est partie tôt le matin se ravitailler auprès du vieillard et de sa femme, qui lui
vendent parfois de la nourriture. Les deux hommes demeurent avec les enfants près de leur
masure, lorsqu’ils entendent des coups de fusil.
Les enfants courent immédiatement vers la maison et disparaissent promptement. Les
deux adultes partent à leur recherche en se dirigeant vers la maison du vieux Nick et l’origine des
coups de feu, où ils imaginent que les enfants sont partis rejoindre Judith. Comme il n’existe pas
de sentier pour accomplir ce trajet, ils tentent de s’orienter grâce à la mer mais se perdent
rapidement sur l’île déserte, dans ses bois anciens et ses plaines escarpées et dangereuses.
Stéphane Chalier et le narrateur pénètrent alors dans l’espace sauvage du terrible, de l’irrationnel
et de « l’horreur » ou de « l’horrible »6. « L’horreur » correspond ici à une sensation physique, un
hérissement et une aversion qui provoquent une forme d’arrachement de soi-même (comme
l’exaltation de l’archevêque).
364
Elle est un sentiment de répulsion devant l’effroyable, mais tout comme le terrible, elle
entretient un lien étroit avec le sublime et le sacré 1 , ainsi qu’avec l’extrême, l’excessif et
l’irrationnel. « Vous ne m’en voulez pas de toutes ces horreurs ? »2, demande Stéphane Chalier à
son collègue et ami, et ces horreurs ne désignent pas les « coups de feu entendus, ni […] la
disparition des enfants, ni […] cette lande rocheuse devant [eux]. Ces choses-là le faisaient rire
[…] — l’horreur était qu’il pût rire de tout cela, qu’il fût hors d’état de s’en empêcher ».
Stéphane se met à rire lorsque son compagnon lui demande : « Il faut revenir », parce qu’il
n’existe pas de retour à leur situation, à leur état, et qu’il est « incapable de ne pas trouver [leur]
situation risible, alors qu’il la voyait horrible aussi bien »3.
« Manière de supporter ce qui nous arrivait — le presque rien, le rien : comment ne pas
en rire »4, écrit plus loin le narrateur, dans une phrase qui fait écho à une affirmation du héros du
Promontoire : « Comme si la gaieté n’était pas le seul sentiment possible, quand vous entrez dans un
grand mystère en creusant une tombe, en regardant autour de vous ensuite, en écoutant »5. Tous
ces personnages répondent à l’expérience de l’irrationnel par le rire, tandis qu’ils découvrent un
« trou dans la réalité » ou dans « le temps ». Le héros du Promontoire est en effet « au fond d’un
trou » (la tombe qu’il creuse pour Justine, la sœur de Diane), tandis que Stéphane et son collègue
s’arrêtent de marcher devant « une ouverture béante », un « trou, où il n’y avait que le ciel »6.
Le narrateur tente de hisser Stéphane hors de cet abîme où il se complait à sombrer,
disparaissant dès que son compagnon n’y prend pas garde, pour s’approcher au plus près du
gouffre et des falaises :
Moi, je n’ai pensé qu’à une chose, une fois remis debout — le tirer de ce trou où nous
étions tous les deux, le ramener à la masure, qui m’apparaissait telle qu’elle a vraiment été
par la suite : une base, une forteresse, le repos dans la main de Dieu !7
Dans Le Parjure, les deux héros perdent rapidement tout repère temporel logique, et sont
plongés dans la temporalité de l’éternel retour définie comme « l’horreur ». Le narrateur explique
rapidement qu’ils ont marché une heure.
1 Le Trésor de la Langue Française Informatisé indique l’étymologie du mot « horreur » comme suit : « Empr. au lat. horror
“hérissement, frissonnement ; frisson d'effroi ; frisson religieux” », adresse url :
http://www.cnrtl.fr/lexicographie/horreur, consulté le 20/08/2015.
2 Le Parjure, op. cit., p.199
3 Le Parjure, op. cit., pp.200-201
4 Ibid., p.222
5 Le Promontoire, op.cit., p.106 ; Le groupe rit de nouveau, Rollaer les ayant rejoints, quand le pope qui entre dans le
cimetière s’affale par terre à cause de la neige (p.109), et le Sarde, lorsqu’il part en chantant l’histoire dans son
dialecte, et que le narrateur lui annonce son départ proche, rit aussi (p.115). Quand le berger, si silencieux, se met à
parler, c’est pour parler de Diane, et le rire accompagne ses paroles (p.134).
6 Le Parjure, op. cit., p.197
7 Ibid., p.207
365
Le soulignement indique ici sa surprise face au peu de temps qui s’est écoulé et à leur
arrivée dans un espace totalement différent de celui qu’ils ont quitté. Ce repère lui est donné par
sa montre, mais le découpage temporel ne semble plus s’accorder avec celui qui est ressenti. La
temporalité vécue pendant l’expérience de l’irrationnel est celle de l’éternel retour, du temps
horrible et cyclique, sur lequel s’exprime à plusieurs reprises Stéphane Chalier : « le seul repas ! Le
premier, et le dernier. Horrible ! », déclare-t-il au narrateur. Celui-ci comprend bientôt lui aussi la
spécificité temporelle de leur expérience : « cette nuit sera comme les autres, elle passera et il en
viendra toujours une autre. Et c’est cela, l’horreur ».
L’horreur va de pair avec l’aboutissement de la quête, qui est une terrible vérité, que l’on
peut résumer ainsi : « il n’y a pas de dernière épreuve », pas d’aboutissement à la quête, « il n’y a
que la vérité », une vérité expérimentée jusqu’au « bout de l’intenable »1, comprise comme un
retour du même et non une issue à l’impossible :
C’était la même chose, oui, la même chose, la même chose, je n’en sortais pas, le même
homme, les yeux malades, et moi le même avec mon idée que j’étais le même […].2
Autrement dit, « le sable et moi, c’est la même chose », situation horrible et risible,
expérience de l’irrationnel qui se comprend grâce à cette vérité « que Chalier a toujours su »3 : la
distance infinie qui sépare chaque chose, cet abîme n’est rien parce qu’il est infini. Les
personnages vivent donc une expérience-limite, se confrontant au terrible et à l’horrible, qui est
aussi « la vérité sans nom »4, comme le répète le narrateur : « si nous étions dans la vérité, nous y
étions tout entier », explique-t-il en effet, avant d’ajouter qu’« endormi ou éveillé, toujours la
vérité, comme dans la chaloupe du vieux, et depuis plus longtemps que cela »5. « Nous, dans la
vérité ! », condense-t-il à la fin de son récit afin de résumer au mieux une expérience qui n’a pas
de nom puisqu’elle est au-delà du discours rationnel. Les personnages, « divaguant » dans l’île et
« la vérité », parviennent à se mettre « hors de danger », c’est-à-dire « hors d’une certaine erreur
qui [les] enveloppait depuis longtemps ». Cette erreur est une forme d’orgueil, et l’expérience que
vivent les personnages vise bien à accomplir la dernière étape de leur héroïque dépossession.
Quel était donc l’orgueil qui précipite les personnages dans le dernier dénuement ?
366
Celui de « qui s’est cru supérieur au père »1, de qui a cru pouvoir se défaire de la loi du
père, sans penser qu’on ne peut être ou avoir été orphelin que parce que le Père existe, même dans
son absence. L’expérience de l’irrationnel termine la quête de l’impossible en mettant à mal ce
résidu d’ego :
Avez-vous eu peur ? Avez-vous senti l’horreur ? Nous sommes tombés, c’est tout. On
appelait cela de l’orgueil, ne changeons pas de mot. Je ne pensais qu’à moi, et même
maintenant… […] Réunis à nos pères — c’est l’expression — réunis à rien… Fini le Père,
fini l’orphelin.2
La quête est donc finie, après cette dernière aventure terrible, vécue comme une
« punition »3, une réponse à ce que les personnages nomment orgueil par défaut. Stéphane Chalier
a fait preuve d’orgueil en fondant sa communauté de l’impossible par mimétisme avec celle du
Père, se croyant son héritier, tout en pensant pouvoir construire un amour non filial, en dehors
de la loi du Père, dénoué des liens qui l’oppressaient :
Il allait tout reprendre à la poussière, lui ! Sophronie serait son enfant, la catastrophe ayant
eu lieu, l’engloutissement du Père ! […] Un souffle, et nous avons été vidés de nous-
mêmes, orgueil et tout.4
367
Après une marche qui les éloigne définitivement du monde commun, les deux
compatriotes se reposent et s’assoupissent un moment — le sommeil représentant alors le
passage à un état et un espace autre. Stéphane s’éloigne ensuite jusqu’à des falaises escarpées au
bord de la mer, pour découvrir un phoque entouré de ses congénères sur un îlot, animal qu’il
identifie immédiatement à son père, « le père dans les vagues d’écume »1. « Il a vu autre chose,
avec ses yeux malades, je ne peux pas savoir, mais je lui ai fait confiance »2, explique le narrateur
pour justifier ce rapprochement, au-delà d’une simple ressemblance.
Ce père appelle son fils au-delà de l’île. Stéphane est tenté de le rejoindre dans la
disparition ou la mort, en sombrant dans la mer, et le narrateur le rattrape au bord du gouffre,
avec chance car « le père dans les vagues n’a pas appelé avec assez d’autorité ». Sinon, « cela se
serait refermé — sur [eux] »3. Au cœur de leur dérive, les deux hommes voient en effet autre
chose, après que leurs yeux ont été malades. Car l’irrationnel atteint leur corps et leur esprit, les
personnages devenant « déments », « malades » 4 , à commencer par les yeux de Stéphane, de
nouveau atteints comme avant son opération. La vision de Stéphane est donc déformée5 et semble
contaminer celle du narrateur, comme l’univers inquiétant le fait avec le corps des personnages :
« la grande zone noire comme de la vase » qui recouvre l’œil droit de Stéphane paraît directement
issue de la « vase du marais »6, de la boue dans laquelle les personnages évoluent, et qui est aussi
une image du père. Le narrateur devient alors, sous l’œil de Stéphane, un insecte, une « empuse
appauvrie » 7 . L’expérience des limites et de l’irrationnel brise les frontières précédemment
admises. L’œil malade accède à la vision autre et à la vérité, lors d’un jeu de métamorphoses dont
la transformation du phoque en père n’est que la première étape.
« L’infirmité de Chalier n’a joué aucun rôle à ce moment-là. Aussi bien moi que lui, sans
avoir les yeux fermés, ce n’étaient pas nos yeux qui nous guidaient » 8 , explique le narrateur
lorsqu’il tente de décrire cette expérience qui les déleste du monde sensible et rationnel.
368
Protée et le combat héroïque
Lucile Dancourt avait dit aussi qu’elle n’était pas un héros comme son
mari, mais plus qu’un héros ! Pauvre Philippe, as-tu bien compris ?1
Moi non plus je ne suis pas un héros, mais je suis infiniment moins,
ou autre chose, je ne sais quoi, je ne sais pas encore.2
Les personnages sont alors pleinement dans l’irrationnel, vivant une « épreuve »3 au-delà
de la logique et de la raison. « Je suis borgne, et le vieux a tué son cheval et son cochon. Voilà la
journée »4. C’est ainsi que Stéphane résume leur aventure hors du commun. En effet, les coups de
feu entendus ont été tirés par le vieux sauvage sur ses deux animaux. Les personnages pénètrent
alors dans l’horreur, suivant un chemin marqué de sang pour assister à l’agonie des bêtes. Le
cheval est d’abord découvert, donnant lieu à un tableau frappant :
Il était couché dans son sang, la tête allongée presque tout droit, mais encore vivant,
soufflant à chaque respiration, les yeux surtout vivants, présents.5
Le cochon est ensuite visé par le vieux Nick, occasionnant cette fois un exposé sonore
tout aussi horrifique :
Le cochon a d’abord poussé des cris si forts, si perçants, que nous pouvions croire que ce
massacre avait lieu tout près de nous ; mais bientôt ce n’a plus été qu’une espèce de
gargouillis qui venait du côté où était la tanière du vieux.6
369
Il n’en reste pas moins que la mort du vieux cheval — dont la présence elle-même est
source d’irrationnel, puisque le narrateur ne peut s’expliquer comment le vieil homme a pu le
ramener sur l’île 1 — ne leur est pas « rassurante », et ne trouve d’explication que dans cette
inversion des destins accomplie lors de l’expérience de l’irrationnel :
Il avait senti — moi aussi, n’est-ce pas ? — que la mort du vieux cheval n’était pas
rassurante. Il dit :
— A moins qu’elle n’ait été pour vous.
— Qu’elle ait été quoi ?2
Ce basculement est rendu possible par la transformation des personnages, dès le début de
leur errance 3 . Il est initié par la rencontre avec « les moustaches du père phoque » 4 , dont la
mention prévient le lecteur qu’il pénètre dans l’espace du mythe5.
L’image du « père phoque », allongé sur son rocher au milieu des animaux marins, fait en
effet écho avec le mythe grec de Protée, divinité marine, mentionnée en particulier par Homère
dans l’Odyssée comme « Vieillard de la Mer » et gardien des troupeaux de phoques de Poséidon.
Protée est à la fois doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser. De caractère
amphibie, il outrepasse les frontières et les limites admises. Il connaît le passé, le présent et
l'avenir, mais n'aime pas révéler ce qu'il sait, obligeant ses interlocuteurs à la ruse. Afin d’éviter
d’exprimer une vérité découverte par ses dons de voyance, Protée multiplie ses métamorphoses
pour décourager ses adversaires. Un extrait de L’Odyssée (IV) décrit comment Ménélas s’introduit
dans le « troupeau » de phoques que Protée dénombre et surveille, afin de surprendre la divinité
durant sa sieste en leur milieu6, et lui faire avouer son destin — à savoir, dans ce cas précis,
comment rentrer chez lui et quitter l’île sur laquelle il est retenu. Ménélas reçoit les conseils de la
nymphe Idothée, fille de Protée. Elle lui explique qu’il lui faut surprendre le « Vieux de la Mer »,
et l’enserrer tout le temps qu’il se métamorphose en différents animaux et objets, jusqu’à ce qu’il
revienne à sa forme première et se trouve dans l’obligation de lui révéler quel Dieu l’empêche de
partir et ce qu’il doit accomplir pour rejoindre sa cité.
1 « Pourquoi ce cheval se trouvait-il dans l’île ? Judith n’avait pu le savoir », Ibid., p.191
2 Ibid., p.221
3 Une transformation qui commence par une décomposition, comme le note le narrateur : « Oui, c'est là que les
Anthropologie des mondes grecs anciens, Volume 8, n°1-2, 1993, pp. 129-146.
url :/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1993_num_8_1_994. Consulté le 08 septembre 2015.
370
La rencontre, dans Le Parjure, avec la figure du père phoque, ou Vieux de la Mer, intervient
juste après une phase transitionnelle de sommeil, le tout déclenché par le personnage maléfique
du vieux Nick. Tous ces éléments avertissent le lecteur du statut particulier de l’épisode, qui est
véritablement celui de l’épreuve ultime pour le héros aux tentations épiques. D’après Jean-Pierre
Vernant et Marcel Detienne, les divinités du type de Protée (divinités marines et souvent
primordiales, à l’intelligence retorse et visionnaire, douées du pouvoir de métamorphose)
« apparaissent, dans les récits mythologiques, à l’occasion d’une épreuve imposée à un héros,
humain ou divin »1. Les deux auteurs insistent sur la spécificité de ces « êtres aquatiques » et sur
les enjeux de leur rencontre avec le héros :
À un moment crucial de sa carrière le héros doit affronter les sortilèges d’un dieu très
rusé, qui détient le secret de sa réussite. Le dieu possède un pouvoir de transformation
qui en fait, au cours du combat, une sorte de monstre polymorphe, insaisissable et
terrifiant. Pour le vaincre, il faut le vaincre par une ruse, un déguisement, une embuscade
— comme Ménélas fait pour le vieux Protée — mettre la main sur lui à l’improviste et ne
plus lâcher prise, quoi qu’il advienne.2
Dans le Parjure, l’épreuve ultime du héros consiste bien pour lui à se mesurer à la figure
divine (le père comme le Père), protéiforme et aquatique, du « père dans les vagues »3, lors d’un
combat au corps à corps. C’est d’abord Stéphane qui s’échappe pour obéir à l’appel du « père
phoque », et qui est sauvé par son compagnon, alors véritable adjuvant :
Je sais bien pourquoi vous vous êtes échappé pendant que je dormais ; c’est comme si la
souffrance avait eu besoin de tout l’Océan qu’on entendait, qu’il se jette sur vous comme
la nuit sur l’aveugle. Je vous ai rattrapé à temps, malheureux ami4
Les deux compagnons, qui erraient sans repères, trouvent finalement leur chemin 5 en
suivant les « longues traînées de sang » laissées sur l’herbe par le cheval moribond. Après être
descendus dans le ravin pour l’accompagner dans la mort, le héros et son acolyte continuent leur
parcours en remontant les coulées de sang qui empruntent le chemin d’un ruisseau, jusqu’à un
espace marécageux qui est aussi une forêt antique, sauvage. Ils doivent « enjamber des troncs
d’arbres », « couchés là par des tempêtes bien anciennes ».
1 Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la mètis des grecs, Paris, Flammarion, 1974, p.28
2 Ibid.
3 Le Parjure, pp.219, 220
4 Ibid., p.210
5 « Maintenant, je sais le chemin », déclare le narrateur (Ibid., p.212). On se rappelle que Stéphane était jusqu’alors
En disant que nous avions vu le vieux cheval mourir, j’ai commencé à chercher le fil de ce
qui s’est passé en vérité ; il est comme le sang du cheval dans le ruisseau presque
imperceptible ; le sang descendait avec nous vers le marécage3
C’est alors qu’ils atteignent le lieu de l’ultime épreuve, du combat au corps à corps avec ce
père protéiforme. Tombant dans le limon, « barbouillés d’une boue qui n’était pas seulement la
vase de ce marécage »4, les personnages se battent pour traverser une boue noire qui les entrave.
« La punition du parjure », selon Stéphane qui étend ses « mains dégoulinantes », tandis que le
narrateur est « éclaboussé jusqu’au front », imprégné de l’odeur d’une vase qui retient ses pas.
C’est un véritable combat que livre le héros ici, un combat final contre la divinité aquatique du
« père phoque » dont il a ignoré l’appel mortifère.
« Le Père est plus fort que nous, n’est même que cela, n’est rien que cette boue où nous
sommes tombés », indique le narrateur à la fin du chapitre, ajoutant que « Le Père revient, cela a
commencé par ce filet de sang qui coulait des bêtes »5.
Dans leur essai sur la mètis des grecs, Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant expliquent
que le but du héros, lors de son combat, est de désarmer la magie grâce au lien qui enserre le
monstre, afin que la divinité à métamorphoses reprenne sa forme première et se rende à son
vainqueur. La série des transformations ne peut indéfiniment se poursuivre — Protée se
métamorphose en lion, dragon, panthère, porc géant, eau courante ou arbre à haut panache. Si
l’adversaire du monstre a su ne pas lâcher prise, le dieu polymorphe doit reprendre son aspect
originel pour ne plus la quitter.
Si la divinité est une déesse, elle doit une fois vaincue accepter le mariage, et si elle est un
dieu, elle se voit dans l’obligation de révéler les secrets de son savoir oraculaire. Alors, « le confus,
l’énigmatique a été rendu, au service de qui le domine, clair et univoque »6.
372
L’enjeu du combat contre l’être aquatique est le passage « de l’aporía, où le héros se perd à
l’origine, au póros, l’ingénieux expédient dont il dispose au terme de l’épreuve pour mener ses
projets à bien »1. Le « Vieux de la Mer » oppose aux essences immuables les réalités fuyantes,
multiples et imprévues de ses transformations. Il est une divinité de l’impossible : amphibie, il
transgresse par nature les limites entre mer et terre, mais aussi entre les espèces animales et
végétales ou les éléments puisqu’il est protéiforme. Les grecs pensaient d’ailleurs que le phoque,
animal qui lui est associé, était un animal amphibie, capable tout aussi bien de vivre dans et hors
de l’eau2. Il n’est donc pas anodin que Stéphane reconnaisse son père dans un phoque, au-delà
d’une possible et risible ressemblance physique — ce sur quoi insiste le narrateur :
Pourquoi, c’est mon père ? […] Une ressemblance avec le père, à cause des moustaches ;
non, je n’arrive pas à penser cela, je mourrais avant. Il a vu autre chose, avec ses yeux
malades3
Rappelons par ailleurs l’assertion du héros du Promontoire qui se définit comme « une sorte
d’amphibie »4, caractéristique qui semble bien s’accorder avec le statut particulier des héros de
l’impossible, dont la quête consiste à repousser les limites rationnelles. Stéphane Chalier se trouve
confronté à des figures du Père sous toutes ses formes dans Le Parjure, la fuite ne permettant
jamais de lui échapper.
Il doit finalement l’enserrer dans la boue noire tachée de sang pour le retrouver sous sa
forme première et parvenir, comme Ménélas, à s’échapper de l’île sur laquelle il était retenu.
L’issue de l’épreuve est clairement associée à la découverte, après la reconnaissance du Père, de la
« vérité sans nom »5, dans laquelle les personnages pénètrent « tout entier »6, ce qui est répété au
lecteur durant tout le chapitre narrant l’épisode dans la forêt. À travers l’expérience de
l’irrationnel, les personnages terminent leur quête en découvrant leur vérité. L’épreuve est
violente, terrifiante : « Avoir peur sans le dire, sans qu’il reste même la pensée de le dire, mais
aussi sans fermer les yeux » 7 . Elle se situe en dehors des limites du dicible, et du savoir
(« Pourquoi nous étions là, qu'est-ce qui s'était passé — je ne voulais plus rien savoir »8). Elle
marque aussi la fin de la dépossession, comme le résume le narrateur : « nous sommes tombés
c’est tout »9.
373
L’épreuve de l’irrationnel a lieu dans un espace spécifique, celui de l’île de Hag, qui,
comme le village de Lormia ou des Déserteurs, se situe à la frontière du possible et de l’impossible,
du réel et du mythe, du rationnel et de l’irrationnel. Les personnages peuvent donc y accomplir ce
« jeu qui ne pouvait se jouer que dans l’île de Hag »1. Ce lieu seul peut accueillir l’expérience qui
aboutit à une vérité, ce qui lui donne un statut unique : « Les retrouver, nous retrouver, cela ne
serait possible qu’en un seul endroit du monde, là où nous serions, non plus nulle part, mais près
de ce puits, de cette masure »2. La barque qui leur permet de mener à bien la traversée matérialise
celle dans laquelle Stéphane enfant s’est endormi, la nuit de la découverte de sa condition
d’orphelin, sur la plage3. Notons aussi l’importance du motif de la traversée dans la nouvelle « La
Barque » (La Cible), dans laquelle le héros accède à une « joie qui vivait à [sa] place et guidait [ses]
gestes », « cess[ant] d’exister consciemment » tant il est « perdu dans une joie » et « jeté dans
quelque chose de parfait »4. Le héros, avant d’accéder au lieu qui rend possible cette joie (et sa
rencontre amoureuse, qui est aussi rencontre avec la mer qu’il aime tant qu’il « approuv[e] tous
ses mouvements », se donnant à eux « corps et âme »5), doit suivre une jeune femme sur un îlot.
Celle-ci « ouvr[e] les portillons cachés dans les haies », connaissant les sentiers et les accès à
l’espace de l’impossible.
Sur l’île, à laquelle ils accèdent par un gué, ils traversent une maison déserte et
« singulière » (comme un parallèle avec la « villa de la dame » du Parjure), ce qui a pour effet de les
« sépar[er] complètement de la station balnéaire, de l’hôtel, de tout ce que [ils ont] laissé là-bas »6.
Une barque les attend de l’autre côté, dans laquelle le jeune garçon vit ses premiers émois
amoureux et poétiques. Rappelons aussi l’usage qui est fait de la barque dans Les Déserteurs :
Angèle conduit la barque qui relie le bar de Sabatini, le village et le civilisé, au monde sauvage (la
forêt, les marécages, la mer). C’est cette barque que l’écrivain Wright utilise pour ravir Angèle
d’abord seulement le temps d’une promenade qui la ramène couverte de smylax, puis,
durablement, pour la soustraire à la folie mortifère qui entoure la disparition de Sabatini.
L’épisode qui conclut les aventures de Stéphane Chalier sur l’île de Hag, parce qu’il narre
l’expérience de l’irrationnel qui confronte les personnages au terrible et au sacré, se situe à la
limite du fantastique.
374
Le narrateur apprend durant ce moment de vérité que la dame de la villa, dont il est
toujours question comme liée à un événement inquiétant, est morte durant l’incendie de sa
maison, dont le vieux Nick pourrait être responsable. Le statut même du vieux Nick est très
inquiétant ; il se prétend ancien gardien de phare, ce qui est impossible selon le médecin du
bateau qui secourt la communauté : « Ancien gardien de phare ? C’est impossible. Depuis
longtemps il n’y a plus que des phares à dispositif automatique sur cette côte. Votre vieux devait
être centenaire ! »1. Cet « être redoutable » est donc affilié à l’étrange, et même au surnaturel : il est
décrit comme « capable d’une détente, d’une vigueur quasiment surnaturelle… »2.
L’expérience de l’irrationnel donne lieu à des visions hallucinées, images immédiatement
reconnues qui nécessitent une autre perception. Ces visions associent le sublime au terrible,
identification inséparable de l’idée que les émotions esthétiques les plus intenses sont éveillées
non par la contemplation de proportions sereines, mais par l’acuité d’une discordance formelle.
« Je songe, je tergiverse, / Je vois la to-ta-li-té, / Et puis je verse / D’un seul côté »3, écrit Thomas
dans un poème. L’expérience de l’irrationnel doit donc être comprise, à l’instar de l’impossible ou
du désadapté, comme ce qui excède les limites, et non ce qui s’y oppose.
Figures du fou
L’irrationnel apparaît souvent dans les textes de Thomas au travers de la figure du fou,
mais aussi lors de l’irruption de la folie dans l’univers d’un personnage. Nous l’avons souligné, la
quête de l’impossible et l’expérience de l’irrationnel occasionnent des épisodes de « démence »,
pour citer le narrateur du Parjure, qui revendique cette « insanité »4 et sa place « au cœur de la
vérité » :
S’ils disent qu’il était dément, c’est moi qui l’aurai dit. Mais alors ils ne diront pas que lui
seulement était malade. Nous étions malades. Les autres le disent, et c’est moi, puisque je
suis seul en ce moment. Plus tard, ils viendront prendre leur pensée, l’endosser,
l’éparpiller. Mais vous ne vous disperserez jamais hors de nous ! Nous, dans la vérité !5
375
Nous avons déjà évoqué la folie du héros du Promontoire et sa paranoïa, la progression des
délires qu’il prend soin de noter. A la mort de Sabatini, Suzanne s’approche elle aussi
dangereusement de la folie, tout comme le héros de La Nuit de Londres et celui de La Dernière
année, lors de leur quête solitaire et leurs errances citadines. John Perkins est quant à lui sujet à de
furieuses crises de folie.
La raison « se trompe toujours »1, selon Lucien dans La Dernière année, et il est probable
que la quête de l’impossible amène les héros à des pertes de raison plus ou moins définitives.
D’ailleurs, c’est parce que Praince, dans Les Déserteurs, est un « homme tellement possédé de
logique » 2 , que le mystère de Sabatini lui demeure impénétrable. Praince pense en effet avoir
« découvert dans son passé une logique », n’envisageant pas « la possibilité d’une suite à ce
déroulement » 3 autre qu’un retour sur les étapes du passé. Enferré dans ses raisonnements, il
passe à côté de la vérité découverte par Suzanne aux côtés de Sabatini, une révélation qui la
plonge dans un état proche de la folie parce qu’elle est acceptation de l’irrationnel. A l’opposé,
« Praince avait cru qu’il était maître de cette logique qui formait le déroulement de sa vie »4. Il
fonde une théorie sur la métamorphose à trente-cinq ans, selon laquelle l’homme rentre alors
dans une prise de conscience de sa force qui le pousse à la désertion. Praince ne comprend
cependant pas que la vérité est à rechercher dans l’irrationnel.
Ainsi Suzanne aime Sabatini « jusqu’à en devenir folle », Pierre sait, « maintenant », « ce
que pouvait être la folie, ressentie à l’intérieur de soi » 5 , tandis que le héros de La Relique,
considéré par certains de ses collègues comme « quelqu’un de dingue », est « en train de devenir
ce qu'il est maintenant d'une manière sans doute définitive : quelqu’un de très étrange »6.
Cet avènement du motif de la folie dans les textes marque la progression de l’irrationnel
dans l’univers des héros de l’impossible. Il en est le signe, pour le héros comme pour le lecteur.
Sur ce point, la relation qu’entretient le héros de La Dernière année avec Stef est déterminante,
puisqu’il fait l’expérience de l’irrationnel en passant une nuit en sa compagnie dans l’entresol, et
que l’étrangeté de Stef le pousse alors au bord de la folie. Il qualifie cette sensation de « vertige
nénette », en référence à la fille de la concierge et à ses méthodes violentes envers son petit frère :
376
Il tombait ; Lucien voyait un corps en train de s’abattre ; Stef, dans sa chute, ne pouvait
lui répondre, ne pouvait que le regarder, de loin, de plus en plus loin, — sans aucun cri —
et que ferait Nénette ? ceinture, coups de talon ? Elle tomberait dessus, elle l’aplatirait
puisqu’il tombe ! Lucien s’est souvent demandé, plus tard ce qu’il aurait fait si ce qu’il
appelait le vertige nénette avait duré trois secondes de plus1.
La proximité insupportable de Stef entraîne Lucien vers une folie violente proche de celle
à laquelle succombe John Perkins. Dans un autre registre, la folie du vieux Nick dans Le Parjure
précipite l’expérience de l’irrationnel des personnages, le vieil homme étant bien décrit comme
« un fou, sûrement, quoi, un satyre, les cheveux tout blancs, mais épais »2.
Le thème de la folie est central dans plusieurs autres récits. Dans Le Gouvernement provisoire
(1989), le héros Philippe Cordier fuit sa femme Gilberte 3, prise de folie, et rencontre Lucile en
Bretagne, une femme mariée dont la fille Domnine a des problèmes de santé mentale et est
sujette à des crises de démence. Plusieurs nouvelles s’intéressent directement au thème de la folie,
sous des angles qui méritent d’être rapportés ici. Dans « La Dame » (Histoire de Pierrot), un couple
assiste impuissant à l’enfoncement dans la folie d’une dame à qui il loue une chambre. D’abord
qualifiée de « singulière »4, « timide au point d’en perdre un peu la tête »5, et « belle à faire peur »6,
la dame discrète développe un comportement de plus en plus étrange qui s’accentue lorsque les
visites d’un mystérieux homme raccourcissent puis cessent tout à fait.
La locataire, auparavant si discrète, cède peu à peu au « désordre », à « l’incurie » et à la
« confusion »7, « rogn[ant] un peu tout, comme avec hésitation »8 des aliments présents dans le
réfrigérateur qu’elle se contente parfois de découper ou d’éparpiller, égarant ses affaires dans la
maison. La dame occupe ses soirées à passer ses mains sur son visage assise devant un miroir, et
ses journées à se maquiller au lit, dans une chambre en parfait désordre. Alors que les
propriétaires s’agacent de l’attitude de leur locataire et attendent avec impatience la fin de son
bail, celle-ci disparaît brusquement « de manière assez étrange, sans adieu, abandonnant tout dans
sa chambre. Mais elle avait toujours été bizarre, de plus en plus bizarre. Pas au point, tout de
même, de s’en aller sans argent, comme une véritable folle »9.
internée à plusieurs reprises suite à des crises de folie lors de son mariage avec l’écrivain.
4 « La Dame », Histoire de Pierrot, op. cit., p.173
5 Ibid., p.175
6 Ibid., p.182
7 Ibid., p.180
8 Ibid., p.177
9 Ibid., p.187
377
Le propriétaire s’inquiète quelque temps de cette disparition, n’envisageant pas d’abord
qu’elle ait pu quitter le logement de cette façon et de son plein gré, avant d’accepter l’évidence :
« La dame était un peu folle, à moitié folle, elle le serait devenue tout à fait, y pouvait-il quelque
chose ? » 1 . La nouvelle explore donc l’impact que provoque l’irruption de la folie chez des
personnages stables, et les conséquences du côtoiement quotidien d’une personne qui s’enfonce
dans la folie et multiplie les actions illogiques.
Ce motif est très important pour Henri Thomas (c’est ainsi qu’il nous est donné à lire les
réactions du professeur Godwin à la vue du comportement de John Perkins). Dans le recueil
intitulé La Cible, deux nouvelles s’attachent à explorer les répercussions que peuvent avoir la
rencontre avec la folie. Dans « Harry », le narrateur passe quelques jours chez une famille
anglaise, et découvre la folie de la mère, mais aussi celle d’un des fils, Harry, qui fait collection de
squelettes d’animaux et rêve de mourir pour agrandir sa sélection. Dans la nouvelle intitulée
« Une cathédrale », l’héroïne, Madeleine, s’étonne devant le caractère authentique de Louis
Drague, parce qu’elle se souvient qu’« il est rare que quelqu’un de vrai ne soit pas changé tôt ou
tard, substitué ou escamoté : “On dit alors : je ne le reconnais plus” »2. La folie du poète semble
le protéger de l’enfermement dans le rationnel.
Cette conception de la folie rejoint celle de nombreux poètes des avant-gardes, comme les
surréalistes et les poètes du Grand Jeu qui se revendiquent d’Arthur Rimbaud. Elle doit aussi à
Aldous Huxley, qui explique dans Les Portes de la perception que les fous, comme les primitifs et les
enfants, représentent les paradigmes du dépassement de la norme rationnelle3.
La folie, entendue comme ce qui vient défier ou questionner la raison (et non ce qui est
purement illogique et obéirait alors à une définition psychiatrique de la folie), est donc une figure
clé du traitement de l’irrationnel dans les récits de Thomas.
Elle est intimement liée à la question de l’héroïsme, puisque le fou est celui qui reste
« vrai », n’est pas « changé », « substitué ou escamoté », qui accepte l’irrationnel quitte à en être
blessé. Revenons sur ce sujet à l’essai de Georg Lukács dans lequel il examine les conditions
d’accession au statut de héros dans le roman :
[…] il peut s’agir de crime ou de folie, et les limites qui séparent le crime de l’héroïsme
positif, la folie d’une sagesse capable de dominer la vie, sont des frontières glissantes,
purement psychologiques, même si la fin, atteinte dans la terrible clarté d’un égarement
sans espoir devenu alors évident, se détache de la réalité coutumière4.
378
Selon le théoricien, le crime et la folie objectivent « l’absence d’une patrie transcendantale,
absence affectant un acte dans l’ordre humain des connexions sociales ou une âme dans l’ordre
éthique des valeurs supra-personnelles »1. La folie appartient bien chez Thomas à l’expérience de
l’irrationnel qui fonde son héros de l’impossible. Elle est liée au sacré et à la poésie, comme il
l’exprime dans le poème « Quel impur » : « Les poètes / Qui partout / Sont chez eux // Sur le
faîte / Font les fous / Dans le feu »2, ou au vers deux des « Rêves de la fin » : « Je voudrais être
fol et que l’on m’y laissât »3.
La figure du fou n’est qu’une des représentations textuelles de l’irrationnel dans les écrits
de Thomas. Afin de rendre compte du statut particulier qu’il octroie à l’irrationnel, l’auteur
développe une écriture « sur les confins du réel et de la fiction » 5 . L’irrationnel, domaine de
l’impossible, doit maintenir son ancrage dans le réel, et ne pas être confondu avec la surréalité6 qui
n’existe pas selon Thomas.
« Qu’est-ce que je découvre alors ? », demande Thomas qui s’interroge sur l’écriture du
roman, « cela peut s’appeler un monde imaginaire, à condition d’admettre qu’imaginaire ne
signifie pas irréel »7. Il convient donc de mêler imaginaire et réalisme, détails étranges et petits faits
vrais, afin de transcrire la puissance de l’expérience irrationnelle, ainsi que le mentionne René de
Ceccaty :
Comme toujours chez Henri Thomas, les scènes fortes qui donnent tout leur sens au livre
sont dotées d'une réalité hallucinatoire. Habité par le rêve, Henri Thomas n'est pourtant
pas un écrivain onirique : il est réaliste.8
d’imaginaire, mais du réel de plus en plus heureux, multiple en ses aspects rayonnants » (Le Précepteur, op. cit., p.157,
cité par Salim Jay dans son essai Avez-vous lu Henri Thomas, op. cit., p.43).
8 René de Ceccatty, « Les enfances perpétuelles » (à propos du roman Ai-je une patrie), Le Monde, 14 juin 1991
379
L’écrivain met en place des procédés proches du processus de défamiliarisation, comme le
remarque Christian Garcin dans son article « Henri Thomas ou la discrétion salutaire », où il fait
état du « tout léger déplacement, que l'on perçoit à peine. Quelque chose comme une
défamiliarisation : les lieux deviennent incertains, les couleurs un peu différentes. Et ce quelque
chose bascule notre regard vers ailleurs »1. Ce procédé, nommé singularisation, défamiliarisation
ou ostranénie, est hérité des formalistes russes, dont deux des plus importants théoriciens sont
Chklovski et Tynianov. La littérature est conçue comme une forme de résistance à
l’automatisation de la perception de l’objet. Regroupés au sein de l’Opoïaz (Société pour l’étude
de la langue poétique), les formalistes ont théorisé des procédés qui permettent de rendre étrange
le réel, de dés-automatiser la perception afin de donner à voir. Considérant la littérature comme
un « matériau verbal », les formalistes modifient la perception du réel grâce à des procédés
purement techniques et formels. Selon eux, le but de l’art est d’assurer le renouvellement constant
de la perception. Ils développent une conception humaniste d’un art qui fait irruption dans la vie
pour lui redonner du sens2.
Thomas multiplie en effet les détails incongrus ou poétiques, « des détails qu’on voit venir
de loin et dont on a peur. Ils fondent sur vous et, en effet, ils changent quelque chose comme un
coup de revolver »3, tel qu’il les qualifie lui-même. Ces instants singuliers ou objets insolites ont
pour rôle, pour Pierre Lecoeur, d’incarner l’énigme de la poésie par l’absence, et de défier les
universaux4. L’usage de l’incongru permet à l’auteur de modifier la perception de son lecteur et de
l’emmener au-delà des frontières du rationnel et du possible.
« C’est émigrer dans l’inconnu que je veux »5, écrit Thomas dans Le Migrateur, tandis qu’il
rappelle dans un article l’impératif de développer son « étrangeté légitime », « devoir des devoirs »
qui « ne peut s’accomplir que dans l’absolue liberté »6. Plus particulièrement, Thomas multiplie
dans ses textes les références au rêve — onirisme, récits de rêves, état, langage, temporalité et
espace du rêve — parce qu’ils sont les outils idéaux d’une politique de l’étrangeté.
1 Christian Garcin, « Henri Thomas ou la discrétion salutaire », Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.29
2 Lire à ce sujet Les Formalistes russes, revue Europe, n° 911, Mars 2005.
3 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.273
4 Pierre Lecoeur, Une Poétique de la présence, op. cit., p.84
5 Le Migrateur, op. cit., p.84
6 « Le vestiaire de l’histoire », La Chasse aux trésors, t. I, op. cit., p.61
380
Onirisme et récits de rêves
Les textes de Thomas font la part belle aux récits de rêve, ainsi qu’aux récits qui
empruntent leur forme à ces derniers afin de traduire les distractions éveillées des personnages, tous
deux s’intégrant parfaitement dans une intrigue dont ils sont souvent des éléments indispensables.
Les récits de rêve traduisent dans tous les cas la part irrationnelle de l’expérience du héros ou de
ses proches. L’intérêt de Thomas pour ce sujet apparaît clairement dans ses carnets, qui
proposent de nombreux récits de rêve, souvent suivis de réflexions à leur sujet.
Dans Le Migrateur, Thomas fait état de la fatigue qui suit un « rêve du matin » dans lequel
il voit réunis « tous les embarras de [sa] vie — et peut-être de [sa mort] », des « thèmes » qui lui
apparaissent sous forme d’images : une valise sans couvercle, un chat qui s’échappe et perd sa
queue, un homme qui urine sans le voir, un chemin vide emprunté sans espoir d’arriver à son
terme où l’attend sa femme… Les rêves sont pour lui des « souterrains », à la « lumière spéciale »,
dans lequel il est « profondément le même, mais seulement profondément ». Souterrain, profondeur
de l’être… le rêve est donc en lien avec la part obscure et la plus intérieure de l’être et de la réalité.
Son monde ressemble au diurne mais intègre « déplacements instantanés, métamorphoses, non-
causalité »1, c’est-à-dire l’irrationnel. Dans un autre extrait du Migrateur, Thomas rapporte le rêve
« si vrai » d’une visite chez sa mère dans son village à Gugnécourt, dans les Vosges, alors qu’elle
est maintenant décédée. Le rêve est encore une fois ouverture à l’irrationnel et à l’impossible :
Ma mère l’a sûrement rêvé à cet instant, hors du temps, comme rêvent l’ombre avec le
corps, les vivants avec les morts. […] A la fin d’une famille, après quelques générations
pour rien, vient le moment où quelqu’un fait le Rêve. La roue a tourné, la corde s’est
tendue jusqu’à la rupture, la poussière ne s’envolera plus, elle dort dans l’esprit où le vent
ne se lèvera plus.2
Plusieurs poèmes (tels « Sagone » et « Ce que je vois » dans Nul Désordre) ont pour objet le
rêve du poète. Le recueil Sous le lien du temps, qui mêle « poésie et prose », intègre plusieurs récits
de rêve en prose dans ce qui prend la forme de notes de carnet. Ces extraits sont toujours reliés
aux considérations qui les précèdent ou les suivent, par les réflexions qui lui sont associées ou des
thématiques et images communes. Une raison de cet intérêt pour le rêve relève de la proximité
qu’il entretient avec l’irrationnel et la poésie. Thomas est fasciné par la langue du rêve, qui
fonctionne selon la même logique ou « absence de logique » que le langage poétique, c’est-à-dire
grâce aux rythmes et aux images, langage le plus à même de rapporter l’expérience irrationnelle :
Henri Thomas rapproche même directement l’épreuve du rêve et celle de l’irrationnel, qui
consistent toutes deux à reconnaître l’inexpliqué. Il associe par ailleurs l’écriture des romans à
l’expérience onirique, avouant avoir « l'impression, souvent, de les avoir écrits en marge d'un rêve
[…] qu[’il] essayait[t] de suivre »4 :
J’ai un peu l’impression d’avoir écrit mes livres comme dans un rêve dont je ne me
souviendrais pas, et dont ces livres ne sont pas le récit, mais le résultat, ou le reflet
fragmenté, comme écrits dans la marge étroite d’un éveil.5
Cette conception rejoint celle de Walter Benjamin, pour qui « la langue du rêve n’est pas
dans les mots, mais sous eux. Dans le rêve, les mots sont des produits aléatoires du sens qui, lui,
se trouve dans la continuité muette d’un flux. Dans la langue du rêve, le sens est caché à la
manière d’une figure dans un dessin-devinette »6. Le langage du rêve est donc associé à l’image et
à l’énigme, comme chez Henri Thomas.
Schweppenhäuser (suhrkamp, 1972-1989), p.601 ; Walter Benjamin, Rêves, recueil d’articles, édité et postfacé par
Burkhardt Lindner, traduit de l'allemand par Christophe David, éd. Le Promeneur, p.73
382
Walter Benjamin rappelle par ailleurs que le rapprochement opéré entre la littérature et le
rêve appartient à une tradition littéraire et répond parfois à une véritable mode. Il cite ainsi
Aragon, qui, dans son article intitulé « Une vague de rêves »1 paru en 1924 dans la revue Commerce,
exprime sa fascination pour le rêve mais raconte aussi comment la manie de rêver s’est répandue
dans Paris : les jeunes gens croyaient avoir découvert le secret de la poésie, alors qu’ils
éprouvaient au contraire une « mise hors tension » de la poésie2.
Walter Benjamin distingue quant à lui le monde réel et le monde vrai, plus pertinents qu’une
opposition entre le monde du rêve et celui de la veille. Dans le monde vrai, « il n’y a plus ni rêve ni
veille en tant que tels ; ils peuvent au mieux être les symboles de leur présentation. Car dans le
monde de la vérité, le monde de la perception a perdu sa réalité »3. Ce monde vrai s’accorde en de
nombreux points avec la définition que donne Henri Thomas d’une réalité parfaite accessible au-
delà des frontières du possible et du rationnel. Le rapport entre rêve et veille ne relève pas, selon
Benjamin, de la théorie de la connaissance mais de celle de la perception. Les perceptions ne sont
pour lui ni vraies ni fausses ; elles ne sont problématiques qu’au regard du domaine de leur
contenu signifiant : « le système de ces domaines possibles est la nature de l’homme en général »4.
La perception du rêve et la perception éveillée sont toutes deux importantes pour la
« connaissance », exactement de la même façon, c’est-à-dire exclusivement en tant qu’objets.
Thomas opère lui aussi une distinction qui transcende l’opposition entre monde du rêve et
monde de la veille.
En donnant pour motivation à ses héros romanesques la quête d’une réalité impossible, d’un
autre monde qui engagerait une modification de leur perception et de leur état, Henri Thomas
déplace les frontières communément admises pour façonner une conception plus personnelle de
la réalité, dont la vérité serait à chercher dans ses profondeurs, sans différenciation de valeur
entre monde du rêve et monde de la veille :
Car jamais nous ne sortons de la réalité. Il n’y a pas un monde du rêve. Il n’y a pas un
monde de la poésie. Il y a le monde, il y a la réalité. Seulement, elle est profonde. Et je
crois que le langage doit être troué, et déchiré pour laisser voir ce fond illimité de la
réalité.5
1 Publié pour la première fois en octobre 1924 dans le numéro 2 de la revue Commerce que dirigeaient Paul Valéry,
Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, « Une vague de rêves » est un des textes fondateurs du surréalisme. Réédité en
1970 par Seghers, coll. « Poésie d’abord », Paris.
2 Cité par Walter Benjamin, Rêves, op. cit., p.78
3 Ibid.
4 Ibid., p.76
5 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.179
383
La quête des héros thomasiens offre donc une part importante au rêve, qui permet au
héros de se familiariser avec l’irrationnel, et à l’auteur d’écrire cet irrationnel avec l’aide d’un
vocabulaire adéquat. Dans Les Déserteurs, Davison raconte un rêve qui est révélateur selon lui de
son statut de déserteur. Il voit l’intérieur de son cerveau et il entre comme dans une cave. Les
parois sont creusées d’alvéoles, de rayons ou de casiers, dans lesquelles grouillent des quantités de
crabes qui creusent d’autres trous. Le personnage pense, au réveil, avoir aperçu « l’état réel »1 de
sa cervelle. Pierre conçoit alors l’idée suivante : « les déserteurs trouvent les crabes en train de les
dévorer »2. Dans cet extrait, le rêve donne bien accès au monde vrai, à une vérité profonde sur
l’intériorité des déserteurs — leur capacité d’oubli, de renaissance, leur angoisse devant cette
vacuité qui peut les mener à la perte. Le récit de rêve permet à l’auteur d’exprimer cette part
d’irrationnel qui constitue le déserteur, et qui échappe à la logique de Praince.
Un autre récit de rêve nous paraît particulièrement signifiant, dans le roman John Perkins.
Le professeur Godwin rêve qu’il accomplit l’action dont il est incapable dans la réalité : traverser
la rue, venir à la rencontre de ses voisins John et Paddy, devenir le témoin actif dont ils auraient
besoin. Le personnage observe les pompiers sortir le corps de Paddy sans même allumer la
lumière de chez lui. Dans son rêve cependant, Godwin ne parvient pas à atteindre l’autre côté de
la rue. « Le rêve est vrai », nous prévient le narrateur, annonçant au lecteur qu’il ne traversera
jamais la rue qui le sépare des Perkins. Le narrateur conclut par cette phrase hautement
signifiante, dans laquelle il engage un jugement contre le professeur, et souligne la valeur de vérité
du rêve : « Chacun son domaine, et la vérité dans les rêves »3.
Thomas convoque par ailleurs régulièrement un vocabulaire onirique afin de décrire l’état
particulier qu’atteignent ses héros lorsqu’ils modifient leur perception. « Aucun dormeur ainsi
réveillé ne comprend immédiatement ce qui lui arrive » 4 est-il ainsi écrit dans La Relique pour
rendre compte d’un changement d’état lié au processus de dépossession. « Peut-on se réveiller
alors qu’on ne dormait pas ? »5, s’interroge autre part le narrateur. L’état de rêve est en effet lié à
un état de perception différent, et l’expérience de l’irrationnel peut aisément se comparer à celle
d’un rêve ou d’un cauchemar. Dans Tristan le dépossédé, Thomas indique que le Ruminant dort d’un
« sommeil brut sans rêve », tandis que le dépossédé, hors d’atteinte après son « renoncement sans
retour », vit dans un monde sans sommeil, mais perçoit par des « trouées » l’issue la plus éloignée
du monde, « visible comme les choses du rêve »6.
384
Le monde des rêves, définis dans La Joie de cette vie comme des instantanés qui ignorent le
temps mais sont pleins de choses anciennes et immémoriales 1 , se distinguent donc par une
langue, un état, un espace et un temps distincts du monde de la veille. Ces caractéristiques en font
un matériau précieux pour une écriture qui intègre l’irrationnel dans sa forme même.
Le héros s’est confronté à l’impossible. Il a déserté, s’est dépossédé de tous biens et liens,
il s’est déplacé jusqu’aux confins de l’espace qui lui était donné. Il a mené sa quête et ses combats,
s’est perdu lors de ses aventures dans la mort ou la rumination. Sa quête est semée d’obstacles, de
rencontres, d’expériences et de combats. L’impossible y déploie tout le spectre de ses
manifestations : irrationnel, onirisme, métamorphoses, disparitions… La dernière étape de leur
cheminement, s’il aboutit, est une révélation, un accès à une joie qui est aussi un état poétique.
Lors de l’expérience des limites que vivent les héros de l’impossible, le sacré n’est présent
que comme un manque, un vide, une blessure qui s’élargit aux dimensions de l’extrême possible
jusqu’à engloutir la totalité de l’existence, écrit Wafa Ghorbel dans son article sur l’impossible
bataillien3. L’absence de Dieu est une figure de l’impossible, ainsi que Georges Bataille le pointe
lui-même : « L’impossible, c’est ce qui ne peut être saisi d’aucune façon, que nous ne pouvons
toucher sans nous dissoudre, qu’il est asservissant de nommer Dieu » 4 . L’expérience de
l’impossibilité de Dieu est une expérience-limite qui révèle le divin de l’homme. Elle est
l’expérience fondatrice des héros de l’impossible, qui découvrent leur condition orpheline, aspect
particulièrement développé dans Le Parjure et La Relique.
Ces héros doivent, en dernier recours, sortir du discours logique, de l’écriture pour ceux qui
témoignaient de leur épreuve, parce que seul le langage poétique, « langage de l’impossible »5 par
excellence, peut les mener au terme de leur quête. Dans cette perspective, on peut comprendre la
forte caractérisation des héros de l’impossible comme figures marginales anti-intellectuelles et
anti-professorales, par le refus de la position de l’intellectuel engagé d’après-guerre. La politique
est envisagée comme figure du possible, et l’engagement implique des exigences du réel qui
détourneraient de l’impossible. De la même manière, le discours philosophique implique un
langage du possible, à l’opposé du poétique.
dans ce sens, comme cette phrase issue d’une lettre à Jean-Jacques Duval : « je crois que les mots de sainteté, vertu,
perfection etc. sont devenus pour moi difficiles à utiliser ; je ne veux plus m'en servir ; pour moi ça sonne un peu creux
– parce qu'il est très difficile de les remplir – de leur donner une réalité. » Henri Thomas, lettre du 25 mars 1944, Choix
de lettres, op.cit., p.202
386
Certains héros parviennent, au terme de leur quête de l’impossible, à un état que l’on peut
qualifier de poétique, « le seul juste » 1 pour Henri Thomas, lié à une révélation et à une joie
intense.
L’écrivain expose dans plusieurs textes sa définition de l’état poétique, largement
empruntée à Rolland de Renéville, comme nous l’avons vu. Il correspond pour lui à « celui où
tous les points de vue sont abolis dans le bonheur d’exister surabondamment »2. Lui permettant
d’avoir « conscience ailleurs » 3, l’état poétique est la condition d’apparition de l’autre monde que
recherchent les héros de l’impossible. Thomas le définit par « une approbation joyeuse, une
espèce d’adaptation-éclair à ce qui [l]’environnait », « un état désireux encore, mêlé de souffrance ;
une solitude tout entière tournée vers les autres, et qui, du reste, ne pouvait aller sans ironie »4.
L’état poétique selon Thomas est aussi le plus exigeant, le plus difficile. L’exigence s’accroît
d’ailleurs « en devenant plus consciente », alors que progresse l’état poétique :
La suprême difficulté s’est dans une certaine mesure détachée de moi ; la tâche la plus
difficile, sans rien perdre de sa difficulté et de tous ses risques, est également pour moi,
maintenant, le jeu par excellence.5
387
Le courant du langage qui passe par cet homme a rencontré le courant de la réalité
sensible ; dans le monde figé, une espèce de débâcle printanière se produit (moi c’est en
automne), et l’eau qui allège et fait vaciller toutes choses est le langage, ou plutôt réalité et
langage se sont mutuellement émus.1
L’expérience poétique correspond donc à une rencontre et un éveil par le langage des
poètes, à l’épreuve d’une adéquation qui se passe de médiation. La poésie tend à réaliser un
accomplissement du langage, selon Thomas. Elle ne nous éloigne pas du réel, mais au contraire
nous y enferme, « comme un poisson dans l’eau » 2 . « Nous ne pouvons sauter hors du
mouvement total — si c’est cela que vous entendez par évasion ! — nous sommes pris, faits et
refaits »3, écrit Thomas à propos du poète Léon-Paul Fargue4. Pas de fuite possible, donc, hors de
la réalité, et la révélation poétique n’a lieu qu’en son sein.
Dans son texte écrit pour préfacer les Poésies de Fargue 5 , Thomas se penche plus
précisément sur la question de la révélation poétique et de l’état qu’il s’agit d’atteindre à cette fin.
Il décrit l’alternance de « ces moments de dénuement, de mortelle vérité », et la « musique » ou
révélation poétique, entre lesquels il n’y a pas « d’intervalle », mais une « différence », un « saut
qualitatif » ou « renversement de signe », renversement non pas « symbolique » mais « réel et plus
que réel » :
[…] une totalité, musique est l’un de ses noms, elle en a bien d’autres, fait retour sur
l’homme, ou plutôt irruption en lui. Voici bien autre chose que le connais-toi toi-même de
toute la littérature psychologique. Plénitude, musique, beauté… autant de noms pour
apprivoiser quelque chose de terrible. L’homme sera comblé, et bien au-delà de sa
capacité. Il a beau se méfier, se prémunir de tout, rien ne le prépare à l’Apocalypse.6
Rien ne l’y prépare en effet, comme il nous est montré dans tous les récits de Thomas qui
insistent sur la surprise des personnages et leur terreur lorsqu’ils accèdent à une impossible plénitude.
rendu de ses pérégrinations dans Paris (Le Piéton de Paris), mais aussi pour ses recueils de poèmes admirés par ses
contemporains et amis, Valery Larbaud, Alfred Jarry, André Gide, Gaston Gallimard, Valéry, Vuillard, Mallarmé,
Debussy ou Claudel. Fondateur de plusieurs revues prestigieuses (Le Mercure de France, L’Art littéraire, Commerce…),
Léon-Paul Fargue est proche des surréalistes comme Philippe Soupault mais aussi de Malraux, Saint-Exupéry,
Michaux et Ravel avec lequel il fonde le groupe artistique « Les Apaches ». Fréquentant assidûment la librairie
d’Adrienne Monnier où il rencontre Joyce, Léon-Paul Fargue est une figure incontournable du 20ème siècle littéraire.
5 Thomas rédige la préface qui accompagne la réédition des principales œuvres poétiques de Fargue, dans un recueil
intitulé Poésies, dans la collection de poche « Poésie » de Gallimard, en 1967. Ce texte est publié en 1965-1966 par la
revue Le Nouveau commerce sous le titre « A la rencontre de Léon-Paul Fargue », et réédité en 1992 par Fata Morgana.
6 A la rencontre de Léon-Paul Fargue, op. cit., p.47
388
« Dieu ne s'étonne de rien. Il a laissé la surprise aux créatures. »1
Si Diane ou Suzanne sont évidemment surprises au bain, il n’en demeure pas moins
qu’Actéon est lui-même l’objet d’une terrible surprise en les découvrant. L’état poétique
s’accompagne donc d’une surprise d’autant plus intense que la révélation qui l’accompagne est
importante, et ce thème apparaît dans de nombreux récits de Thomas. C’est ainsi le « saisissement
d’une surprise sans nom »2 qui accompagne la découverte par Suzanne de la jeune fille en rouge,
dans Les Déserteurs. Il n’est pas anodin que le docteur Praince soit qualifié, par cette même
Suzanne, « d’homme à mauvaises surprises »3, quand on sait le rôle dénué de bienveillance qu’il
détient dans le roman, comme élément moteur de l’aventure menant les aventuriers à
l’impossible. Cette surprise est en effet singulière et ne doit pas être confondue avec l’étonnement
commun. Le narrateur du roman La Relique s’attache à saisir le mécanisme de ce ravissement, et son
lien avec une révélation profonde. « Je m'aperçois cependant d'une chose, c'est que mes accès de
tranquillité me sont toujours venus, non pas à la suite, mais en même temps qu'une surprise »4,
explique le commissaire Didier, qui a vécu sa première surprise lorsqu’il découvre l’effusion de
Michèle Lebaudy et de l’abbé Dumas dans la chambre d’hôtel (« C'est alors que j'ai eu la surprise,
et mon accès de tranquillité, pour la première fois »5). A la fin du roman, et de son expérience de
l’impossible, le héros accède à sa révélation :
[…] la vie telle que je l'avais connue jusqu'alors est un perpétuel breakdown – cela veut dire
effondrement —, mais qu'il y a aussi la surprise, et alors également, la tranquillité, le
principe.6
La révélation du héros concerne une vérité, à savoir que la relique « a les dimensions du
corps humain », comme nous l’avons évoqué précédemment. Cette révélation s’accompagne
donc d’une surprise :
Voilà la surprise : je n'en sors pas, et personne ne peut en sortir, mais ils ne le savent pas ;
ils ne voient pas ce qui est, et comme il n'y a rien d'autre, ils sont toujours inquiets, et
appellent cela agir : construire, détruire, enquêter, maintenir l'ordre.7
389
Dans un autre domaine, La Dernière année commence par l’évocation des « terribles
surprises »1 que le héros a vécues enfant, surprises à l’origine de sa prédisposition à l’impossible.
En conséquence, depuis « la grande surprise »2, Lucien vit dans l’isolement et le détachement. Ce
schéma est repris dans Le Parjure, dont l’aventure de l’impossible est entièrement basée sur une
« grande surprise » vécue enfant, lorsque le personnage découvre sa situation d’orphelin. Lorsque
l’enfant se réveille dans une barque au bord de l’eau, le lendemain de sa grande révélation, il
éprouve un choc qui est une « surprise qui sèche les larmes », surprise devant la vérité : « j'étais
sûr que mes parents savaient que j'étais orphelin »3. L’expérience qui nous est ensuite relatée, celle
de la fuite et de l’errance de Stéphane Chalier adulte, est vécue comme la continuité de cette
première épreuve :
Ce qui avait été pour l’enfant une surprise accueillie en silence, un grand bonheur inconnu
et sans question — cet homme le retrouvait, mais qu’est-ce que c’était à présent ? Une
surprise, mais dans un jeu — une surprise qui devait venir, la conséquence de cette
histoire de l’enfance, inévitable et imprévue.4
1 La Dernière année, op. cit., p.14. Ces « terribles surprises » sont la mort par accident d’un enfant, tué par un cheval,
devant l’école et ses camarades, la mort du chat de Lucien, tué par son frère Joseph, et le déménagement qui le coupe
de son monde et de son enfance – son départ correspond aussi la dernière image qu’il conserve de son père avant
son décès.
2 La Dernière année, op. cit., p.32
3 Le Parjure, op. cit., p.173
4 Ibid., p.228
5 Tristan le dépossédé, op. cit., p.98
6 « je ne rêvais pas, mais les yeux fermés dans le noir, je voyais ce que je voulais voir », Le Migrateur, op. cit., p.132
7 Le Migrateur, op. cit.
390
La « surprise continuelle » est le signe du passage à un autre plan temporel, celui du
« corps verbal éternel des idées et des sentiments » 1 dont il est question dans les « notes
américaines » de Thomas. L’état poétique amène au sentiment de l’éternité, à l’expérience d’un
temps cyclique qui est celui de la contemplation poétique. Henri Thomas évoque, dans une lettre
à Georges Auclair, « la part d’éternel qui [l]’atteint par moments, plus qu[’il] ne l’attein[t], [s]on
appréhension divine, qui fait qu[’il] supporte pas l’expression croire en Dieu, on n’arrive à le
remplacer vraiment pour être en Dieu ». « Dieu tremble en moi jusqu’à l’indistinction »2, écrit-il
pour terminer, reliant directement la reconnaissance du réel liée à l’état poétique — celle qui fait
suite à une déconnaissance, une volontaire déprise de tout acquis — avec l’expérience du sacré et les
« stupeurs opaques »3 qui lui sont liées.
Joie de l’adéquation
ET EXULTAVIT4
La quête des « familiers de l’impossible » leur permet d’accéder à une « joie supérieure »5.
Cette joie est provoquée par une appréhension de la réalité qui se passe de médiation, une
immédiateté qui est aussi adéquation, et qu’Henri Thomas oppose au bonheur commun dans ses
carnets. La joie modifie la perception et la temporalité du réel, comme l’auteur l’explique lors d’un
entretien avec Christian Giudicelli, à propos de la nouvelle « Le sermon » (La Cible) : « je me suis
rendu compte que j’avais vécu dans l’imaginaire. Je voyais ceci, mais je le voyais dans un monde
qui n’était pas la réalité, qui était celui de ma joie »6.
Elle est pour Thomas intimement liée à la question du poétique, ainsi qu’il l’exprime dans
son article « Les familiers de l’impossible » :
Car des rapports entre le langage et l’expérience nous ne saisissons jamais qu’un point, un
autre point, jamais la ligne. Constamment, cependant, le langage poétique est recherche
d’une joie dont on n’a, littéralement, pas idée. Il suffit parfois qu’un poème fixe en traits
légers le désarroi des apparences surprises à l’état naissant pour que cette joie nous
effleure.7
391
L’« inqualifiable joie » 1 causée par le langage poétique est parente de la « joie inouïe »
ressentie durant les distractions2. Cette joie n’est pas uniquement spirituelle, mais elle est aussi
physique, correspondant à une adéquation complète du corps et de l’esprit avec le monde.
L’auteur explique l’avoir d’abord ressentie durant l’enfance et l’adolescence (ce qui
correspond respectivement au thème de la nouvelle « Le Sermon », et « La barque », dans le
recueil La Cible), durant laquelle il a « eu le sentiment alors qu'il y avait des instants déterminants
qui pouvaient donner la clé d'un mystère »3.
Ces instants de joie ont donc rapport à une forme de sacré, puisqu’il s’agit d’atteindre la
« conscience absolue » dont il est question dans Le Migrateur : « comme si l’ange, ou la conscience
absolue, ou l’Autre éternel, ne savaient pas tout déjà, n’avaient pas tout perçu et exprimé à travers
moi »4. La joie est donc le terme de la quête impossible :
« Les joies pures qui sont une indicible volupté » (le Maudit II !!) L’imprécision même de ces mots
exprime très bien ce que j’ai connu sans l’avoir cherché, autrefois, et ce qui est encore à
l’horizon, — région à atteindre, à retrouver.5
392
La joie que Thomas ressent enfant, lorsqu’il « s’échapp[e] déjà »1 pour éviter d’aller à la
messe, et qu’il se promène dans la campagne vosgienne « dans un état d’âme et des sens surtout,
très particulier, une sorte d’allégresse infernale, presque insupportable », est une joie liée « à
l’imaginaire » et à une vision lumineuse. Elle est « sensuelle et dévorante », car « dans ces
moments-là, on veut vraiment absorber le monde, absorber la lumière.
Et en même temps, ça se doublait d’une fuite, d’une fuite presque irrésistible vis-à-vis des
autres ». Les « autres » ne sont en effet pas « assimilables » à cette joie — le problème de l’altérité
demeurant essentiel dans les romans de Thomas. La joie en question n’est pas solitaire, mais elle
« prend le monde à témoin, et non pas les autres ».
C’est ainsi que Thomas, jeune, s’isole de ses camarades, lors d’un processus à l’œuvre
dans son roman La Dernière année : « Je ne voulais plus passer d’examen. Je voulais arriver à une
sorte de bonheur, une sorte de joie spirituelle, une sorte de joie métaphysique ». Cette joie,
« illumination poétique », lui est ouverte par la lecture de Rimbaud, « joie totale et sans ombre »,
qui lui donne accès au « sentiment d’éternité qui enivre un instant (sinon à jamais) »2.
Tous les textes de Thomas écrits entre 1950 et 1970 sont à la recherche de la clé de cette
joie, terme de la quête des héros de l’impossible. C’est le cas des textes qui explorent le « thème
de la Corse », pour reprendre la catégorie donnée par Thomas dans son recueil Sous le lien du temps.
L’écrivain retrouve dans les paysages sauvages de la Corse la joie dont il a eu les prémices enfant.
Là, le poète vit l’expérience d’une reconnaissance : « j’ai eu une illumination spinoziste. Pour moi il y
a Le Christ, Platon, Spinoza »3. Retrouver Spinoza en Corse équivalait pour lui à y reconnaître « le
sentiment d’être éternel » qu’il avait pressenti enfant, lors d’une expérience poétique de l’ordre du
sacré :
Je ne dis pas « immortel », c’est très différent ! Mais de participer à l’Eternel, par l’esprit.
Ce qui est une chose énorme actuellement, de dire ça. On ne vous croit pas. Bon. Mais
j’ai eu cette impression. Je ne veux pas aller là contre. Je me souviens d’une certaine
promenade sur un des promontoires où j’ai pensé : « Je peux mourir. Je suis éternel. Ça
m’est égal. »4
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 46/47, juin 2004, op. cit., p.140 et ss. Cette escapade fait
l’objet de la nouvelle « Le Sermon » (La Cible)
2 Tristan le dépossédé, op. cit., p.92
3 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.163
4 Ibid.
393
Commence alors pour lui une quête impossible, qui ne peut être réalisée que par un héros
de l’impossible : la recherche de cette joie et de cette absorption au monde. La joie est d’abord la
« joie pour rien », « avec une vision »1, dont il est question dans Les Heures lentes, celle qui permet
de voir l’éternel, alors que l’abbé ne fait déjà qu’un avec lui :
Moi, le corps éternel, la relique, je l'ai vu dans cette vie. Je ne le verrai plus, il sera détruit,
peut-être l'est-il déjà : alors il m'est donné à jamais. Le défroqué ne l'a jamais vraiment vu.
Il était fait pour le cacher sous lui […] fondre lui-même à son contact — tout, sauf le
comprendre.2
En retrouvant la relique pour la ramener dans la totalité, la rejeter dans le Tout du monde,
le commissaire participe à la joie de l’adéquation au monde et à la paix qu’elle provoque :
Ce n'était qu'un petit geste […] mais j'ai senti à l'instant même qu'il m'ouvrait une autre
vie. Je suis en paix avec mon ami l'archevêque ressuscité dans son enfance. […] Je suis en
paix avec le corps de la femme qui est ce monde où je suis vivant. Elle respire avec moi
tant que je vivrai.
Cette joie caractérise donc les héros de l’impossible — dans Les Déserteurs, le sentiment
qui occupe Wright lorsqu’il réalise accomplir les mêmes gestes que Sabatini, après sa mort, avec
Angèle, est qualifié de joie, une joie liée à une unité qu’il sent s’amplifier lorsqu’il songe à Sabatini3.
La joie de ces héros est la suite du « grand désir », du « désir total »4 qui les lance dans la
quête impossible, le désir d’une « vie totale » réalisée au sein de l’impossible.
394
7.3) Hölderlin en Amérique
Etager ensemble,
Il y a
Il y a (extérieur)
Il y a (extérieur, divers)
Il y a (vitrage, homme, lampe)
Il y a (tel homme, détails)
Il y a (tel homme parlant — conférencier)
Il y a (de Man parlant de Hölderlin)1
L’intérêt de Thomas pour le poète allemand Hölderlin est indéniable. On retrouve des
mentions du poète dans ses carnets, particulièrement pendant son expérience américaine2, dans
ses articles critiques3 et sa correspondance4. En octobre 1950, une traduction de « Poèmes » de
Hölderlin par Henri Thomas paraît dans le n° 15 de la revue 84. Si la découverte et la lecture du
poète ne datent pas de son séjour américain, il ne fait pas de doute que sa fréquentation
d’intellectuels comme Paul de Man et Serge Doubrovsky, ainsi que de poètes comme Claude
Vigée et Yves Bonnefoy, lorsqu’il est chargé de cours à l’université américaine de Brandeis (de
1958 à 1960), renforce son admiration pour le poète. Il semble bien que la poésie de Hölderlin ait
eu une grande place dans les conversations du « petit groupe » d’exilés, notamment sous
l’impulsion d’Yves Bonnefoy et de Paul de Man5.
Rappelons qu’Henri Thomas s’inspire directement de la vie de Paul de Man pour
construire son personnage de Stéphane Chalier, l’étudiant belge qui quitte sa famille pour refaire
sa vie en Amérique dans Le Parjure. Paul de Man a commis un parjure en se remariant aux Etats-
Unis alors qu’il n’était pas formellement divorcé, ce qui lui valut de nombreux problèmes avec la
justice américaine. Les « carnets américains » de Thomas rendent compte de son intérêt pour
l’affaire. Ainsi, à la date du 25 mars 1960, Thomas écrit : « une femme qui préside (dirige) la
commission à laquelle P. de M. a dû adresser une “confession” de ses fautes (bigamie).
1 De Profundis Americae, op. cit., note du 10 février 1959, p.57. En février 1959, Paul de Man donne une conférence à
Brandeis University intitulée « Hölderlin et la tradition romantique », qui précède de peu son article « L’Image de
Rousseau dans la poésie de Hölderlin » (Deutsche Beitrage zur geistigen Überlieferung 5, 1965)
2 De Profundis Americae, op. cit., pp. 57 et 61, respectivement du 10 février et du 1 er mars 1959, avec de nombreuses
Blanchot.
4 Choix de lettres, op. cit., p.92 (lettre du 28 août 1937 adressée à son ami Jean-Jacques Duval et rendant compte de ses
récentes lectures), p.269 (lettre du 6 novembre 1948 à Pierre Leyris dans laquelle il fait référence à son souhait
d’écrire une note de lecture sur la correspondance de Hölderlin, qu’il soumettrait à Jean Paulhan pour la faire publier
dans la revue Les Cahiers de la Pleiade, article qui ne voit jamais le jour).
5 Paul de Man (1919-1983) est un intellectuel, professeur d’université aux Etats-Unis et théoricien de la littérature
d’origine belge. Ami de Jacques Derrida, il participe avec lui au mouvement déconstructioniste.
395
Sa première femme vit en Amérique du Sud […]. Il y avait eu entre eux un divorce dans je
ne sais quel Etat qui n’avait pas de valeur légale en dehors de cet Etat ». Le 23 février de la même
année, il note : « M. Il a payé — combien ! — un détective privé, qui est allé pour lui en
Amérique du sud. Il a ainsi appris que sa première femme est remariée depuis neuf ans. L’avocat
de cette femme lui avait caché le fait, quand il réclamait pour elle des subsides »1. « L’affaire » Paul
de Man — la découverte d’articles manifestant sa sympathie pour le régime nazi, avant le départ
du jeune Paul de Man pour les Etats-Unis, qui provoque un scandale dans le milieu intellectuel et
universitaire des années 1980 — n’a pas encore éclaté lorsque Thomas écrit son roman, et ne
peut donc pas avoir été une source d’influence pour la construction du personnage de Stéphane
Chalier. Thomas évoque cette affaire dans une lettre à Robert Gallimard datant de 1988, dans
laquelle il dénie tout lien avec son roman Le Parjure, et l’assure de son ignorance des faits. Il
explique que pourtant, son texte « intervient comme document sur Paul de Man en Amérique (“je
cache, je couvre peut-être quelque chose ?” Ces universitaires américains ne savent pas,
apparemment, qu’un roman est une œuvre d’imagination sincère) »2. Le seul lien que l’on puisse
établir entre le roman et l’affaire en question, est celui sur lequel se base Jacques Derrida pour
défendre son ami dans ses conférences rassemblées dans le livre Mémoires, Pour Paul de Man 3 :
l’oubli total d’une ancienne vie, qu’il s’agisse d’un mariage, d’une famille, ou d’une idéologie. Il est
évident que la vie de Paul de Man ne constitue qu’un point de départ pour l’écriture du roman Le
Parjure, et la définition de ses enjeux philosophiques et poétiques. La fin des années cinquante
correspond cependant à la maturation des réflexions que le « grand rêveur hölderlinien »4, ainsi
que le nomme Thomas, entretient sur le poète allemand, période pendant laquelle il multiplie les
articles et les conférences sur ce sujet5.
Selon Jacques Derrida, Paul de Man s’identifie alors, après Rousseau et Nietzsche, à
Hölderlin, d’où son surnom de « Hölderlin en Amérique » (qui correspond au premier titre choisi
par Thomas pour son roman Le Parjure, titre refusé par Gaston Gallimard à l’époque de sa
publication, mais utilisé lors de la parution des premiers chapitres dans la revue Mercure de France6).
celui de son ami (« au fond vivant dans le même oubli que Paul »).
5 Notamment « Les exégèses de Hölderlin par Martin Heidegger », parue dans la revue Critique, 9 (1955), p. 800-819,
« Keats and Hölderlin », parue dans la revue Comparative Literature, Vol. 8, No. 1. (Winter, 1956), pp. 28-45. Paul de
Man donne par ailleurs une conférence à l’université Brandeis en février 1959, intitulée « Hölderlin et la tradition
romantique ».
6 Choix de lettres, op. cit., p.487. Les quatre premiers chapitres de « Hölderlin en Amérique » paraissent dans la revue
Mercure de France entre décembre 1963 et mars 1964, dans une version sensiblement identique à celle qui est publiée
sous le titre du Parjure, excepté quelques détails mineurs.
396
Pour lui, Paul de Man a toute sa vie médité sur la loi et le destin de l’occident (le logos, la
rhétorique, la promesse, la philosophie, la littérature, la politique) « en compagnie de ces trois
fous de l’Occident, en écoutant leur folie depuis une sorte d’exil américain »1.
Dans le premier chapitre du livre Mémoires, Pour Paul de Man, intitulé « In memoriam : de
2
l’âme » , Derrida développe l’apport considérable de Paul de Man, « lecteur fervent qui suivait
aussi en expert tous les débats philologiques et herméneutiques », sur la pensée allemande et la
poétique de Hölderlin.
Selon lui, Paul de Man apporte sa contribution en contestant une certaine appropriation
heideggerienne de la poétique hölderlinienne 3 . Si la figure de Hölderlin garde une sorte de
« singularité sacrée » chez les deux penseurs, Paul de Man « entend soustraire Hölderlin à
l’appropriation identificatoire, au deuil herméneutique de Heidegger », qui « aurait violemment et
injustement identifié la “Natur” à la physis et à l’Etre mais aussi à la loi ». Or, pour Paul de Man,
Hölderlin dit exactement le contraire : quand il affirme la loi, le poète ne dit pas l’Etre mais il lui
est impossible de nommer autre chose qu’un ordre qui dans son essence est différent de l’Etre
immédiat 4 . Le rassemblement de l’Etre et de la mémoire totalisante est impossible, et nous
percevons la fatalité de cette dislocation tropologique. Cette fatalité est la loi, la « loi de la loi », le
« moment où l’instance de la loi vient relayer comme son supplément l’impossible rassemblement
de l’être »5. La mémoire, endeuillée par essence, ne se rassemble que dans l’affirmation impossible
du deuil6. La seule affirmation affirmative est donc celle qui doit affirmer l’impossible, à savoir
l’autre, tel qu’il nous arrive, mortel, à nous mortels 7 . Le souvenir est alors conçu comme
« intériorisation et mémoire pensante », le travail du deuil impliquant de commencer par se
souvenir, ce qui correspond à « la loi, la loi du rapport (nécessaire) entre l’être et la loi »8.
Dans son article sur « Les exégèses de Hölderlin par Martin Heidegger », Paul de Man
indique que « Hölderlin dit exactement le contraire de ce que Heidegger lui fait dire »9. Les deux
auteurs parleraient bien de la même chose, mais dans un sens contraire.
(Gallimard, Paris). Paul de Man rejoint en ce sens Henri Thomas, pour qui, comme nous l’avons déjà développé, la
philosophie ne peut expliquer le poétique. Il explique ainsi dans un entretien avec Christian Giudicelli qu’il « aimai[t]
bien la philosophie, mais […] ne voyai[t] pas ce qu’elle avait affaire avec la poésie », poursuivant en affirmant que
« les commentaires de Heidegger sur la poésie [lui] semblaient presque comiques ». Théodore Balmoral, n° 49/50,
printemps-été 2005, op. cit., p.172
4 Jacques Derrida, Mémoires, Pour Paul de Man, op. cit., p.30
5 Ibid., p.46
6 Ibid., p.51
7 Ibid., p.52
8 Ibid., p.54
9 Cité par Jacques Derrida dans Mémoires, Pour Paul de Man, op. cit., p.88
397
Cette « même chose » correspond, selon Jacques Derrida, à la mémoire : « au nom de
Mnemosyne, il ne fallait pas oublier Lethe (la vérité) ».
Il est clair que cette interprétation de Hölderlin et de sa poétique a pu durablement influer
sur la pensée de Thomas, qui travaille à cette époque sur sa conception du héros de l’impossible,
et en propose alors une variation « américaine », à travers John Perkins et Stéphane Chalier. Le
héros que Thomas développe dans Le Parjure pousse la logique de la désertion à son point ultime,
le personnage se déplaçant jusqu’à un espace de l’impossible matérialisé par l’île de Hag. Le
principe de non-identité (défini par la double affirmation du statut d’orphelin et de la présence
des parents, lorsque Stéphane est enfant), qui plonge le personnage dans l’impossible, offre une
nouvelle perspective à la dimension de folie inhérente au héros de l’impossible (particulièrement
développée dans Le Promontoire, La Nuit de Londres et John Perkins).
Or, le thème de la folie est fondamental dans la pensée que Paul de Man développe à
propos de Hölderlin — poète qui, dès 1806 et alors qu’il n’a que trente-six ans, entre dans une
forme de démence et devient un « fantôme d’abord violent, puis de plus en plus absent, jusqu’à sa
mort, survenue en 1843 »1. Jacques Derrida affirme la nécessité que développe Paul de Man de
penser l’Amérique depuis une « lucidité de la folie », dans la « lumière d’une démence ». « L’ironie
absolue » devient alors la conscience de la folie qui marque elle-même la fin de toute conscience,
c’est-à-dire la « conscience d’une non-conscience », « réflexion sur la folie depuis l’intérieur de la
folie même », qui n’est possible que par la double structure du langage ironique2.
Il est évident que Thomas relie l’Amérique à une certaine folie, à un dépassement de
limites qui provoque chez lui une fascination et un fort rejet, mais lui permet en tout cas de
donner un nouvel élan romanesque à son cycle des héros de l’impossible. En témoigne cette
citation de Thomas, dans laquelle il justifie la présence hölderlinienne qui fonde Le Parjure :
Mais il est vrai qu’en Amérique, on trouve de tout, vous savez ! L’Amérique contient aussi
bien le désespoir que l’espoir du monde. Et Hölderlin n’est pas si déplacé qu’on le croirait
en Amérique. Dans les grandes prairies, dans les états presque vides du centre et du
Middlewest, mais la poésie souffle enfin ! Il y a tout en Amérique, seulement, pour le
trouver, il faut vraiment s’épuiser.3
La rencontre de Thomas avec Paul de Man semble lui avoir apporté une nouvelle
perspective de recherche pour ses héros en quête d’impossible, grâce à la double influence de
l’intellectuel lui-même et de la poétique de Hölderlin.
1 Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, trad. de Philippe Jaccottet, Mercure de France, Paris, 1965 ;
réédition : Gallimard, coll. « Poésie », Paris, 1973, préface de Philippe Jaccottet, p.8
2 Jacques Derrida, Mémoires, Pour Paul de Man, op. cit., p.88
3 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.169
398
Il s’en explique auprès de Christian Giudicelli en affirmant le thème de l’oubli comme
fondement de toute disparition, et donc de toute désertion :
Il disparaît… Il est vrai que cette histoire, encore une fois, je ne l’ai pas inventée. J’ai
connu un cas, en effet, de parjure. C’était un lettré, un homme extraordinairement cultivé,
si cultivé qu’il a oublié sa première femme en travaillant, parce qu’ils étaient très pauvres
en Amérique. Il est parti dans une nouvelle existence.1
Cet homme est Paul de Man, déserteur puisqu’il part « dans une nouvelle existence »,
oubliant sa vie passée. Ce cas de parjure fascine Henri Thomas parce qu’il lui permet de réfléchir
autrement à la question de la désertion, qui devient oubli et non disparition :
Mais le problème de l’oubli m’a préoccupé, car la disparition, c’est l’oubli. S’il n’y a pas
d’oubli, il n’y a pas de disparition. Je ne sais plus qui a dit que la mémoire, c’est la faculté
d’oublier. Eh bien ! là, j’ai beaucoup pensé à ça. Nous ne pouvons nous reconstituer jour
après jour qu’en oubliant le jour précédent, autrement nous traînerions un poids
d’impressions inassimilables. Et là, c’est plutôt ça. C’est plutôt un cas d’oubli, plutôt que
de disparition.2
Ajoutons ici, même si nous y reviendrons, que le « bienheureux oubli de soi-même »3, qui
s’accompagne de celui des dieux, constitue le fondement de la poétique de Hölderlin selon
Maurice Blanchot, tandis que la thématique de l’extrême culture et de son oubli dans l’extrême
simplicité est fondamentale dans le roman de Hölderlin intitulé Hypérion.
Au-delà des références à Paul de Man et sa pensée, mises en avant par Jacques Derrida
dans son article « Le Parjure peut-être, brusques sautes de syntaxe », et ses Mémoires, pour Paul de
Man, il est indéniable que Thomas développe sa propre conception d’une poétique hölderlienne
qui vient appuyer ses propres pensées sur l’impossible, et dont il dispose les idées dans son
roman Le Parjure.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.171
2 Ibid.
3 Maurice Blanchot, « L’itinéraire de Hölderlin », L’Espace littéraire, Annexes IV, Gallimard, 1955, coll. « folio », 1988,
p.364. Précisons que Thomas écrit une note de lecture sur l’ouvrage de Maurice Blanchot, témoignant de son intérêt
pour l’écrivain, intitulé «“L’Espace” de Maurice Blanchot », publiée dans les Cahiers des Saisons, n° 5, avril 1956, p. 331-
334 (le texte est repris dans La Chasse aux trésors, vol. I, op. cit., p. 253-257).
399
De l’itinéraire d’Hypérion à celui de Hölderlin
Le roman dévoile dès le premier chapitre un des grands axes qui le définissent : Stéphane
Chalier, qui est alors travailleur saisonnier dans une plantation de fraises dans l’Iowa,
essentiellement défini par l’absence (de parole, de possessions, de relations — « personne
n’existait autour de lui » — d’espace — « n’importe où était sa place »2), a quitté la Belgique et sa
famille (dont sa femme, Ottilia), pour aller écrire « Hölderlin en Amérique ». La fin de ce chapitre est
encore plus précise : il s’agira pour lui de « trouver sa Diotime »3, puisque Diotime est le nom de
la femme aimée par Hypérion, qui est une « Ottilia barbare » (et donc étrangère, sauvage), chose
faite dès le chapitre suivant en la personne de Judith (prénom dans lequel on retrouve en partie
les sonorités de Diotime, mais aussi celles d’Ottilia). Le texte insiste aussi sur la dimension
poétique de la quête à venir : Diotime a déjà été trouvée « dans le gris de l’aube quelquefois », les
mots du père sont « petits comme des cailloux presque transparents ». Le départ de Stéphane est
par ailleurs définitif, tout comme l’absence du père et de sa voix — qu’il s’agira de retrouver
autrement, dans son absence même :
Petit romantique… Ces mots ont été écrits dans la poussière d’une existence laissée bien
loin en arrière – la voix du père qu’il n’entend plus jamais, car c’est ainsi : jamais il ne fera
retour, la voix du père sera trouvée un jour, comme les enfants endormis. Petit romantique
est dans le bruissement d’un torrent là-bas, ce sont des mots petits comme des cailloux
presque transparents… Et toi, Ottilia, Diotime, Ottilia barbare, te trouvera-t-il, Diotime,
grande fleur sauvage veillant sur les plus petites fleurs ? Sûrement, beaucoup plus loin,
déjà trouvée beaucoup plus loin, dans le gris de l’aube quelquefois, comme il baissait la
vitre de sa Ford.4
Stéphane part donc trouver sa voie qui sera « Hölderlin en Amérique », voie dont Jacques
Derrida souligne l’ambiguïté5 : sera-t-elle d’écrire un roman, un essai, ou de vivre Hölderlin en
Amérique ?
1797. Il est aussi utilisé par le poète dans certains de ses poèmes, et pour qualifier son grand amour Suzanne
Gontard. Notons aussi que Diotime apparaît dans le Banquet de Platon comme une mortelle, prêtresse d’Eros,
qui explique à Socrate ce qu’est l’Amour, son lien essentiel avec le désir du Beau et le désir d’Eternité.
4 Le Parjure, op. cit., p.26-27
5 Jacques Derrida, « Le parjure, peut-être (“brusques sautes de syntaxe”) », art. cit., p.31
400
Le héros abandonne en tout cas rapidement la première solution1, comme nous l’avons
déjà évoqué. Cependant, le narrateur semble accomplir le récit de cet « Hypérion moderne » en
prenant en charge la narration du récit, endossant le rôle d’un Bellarmin narrateur. Les références
à l’œuvre de Hölderlin sont nombreuses dans le texte, et nous pouvons déjà en dégager quelques
traits.
Un itinéraire commun
1 Dès les premières pages du livre il nous est dit que Stéphane « lisait de moins en moins et n’arrivait même plus à
s’en affecter » (Le Parjure, op. cit., p.9)
2 Dès 1807, Höderlin vit chez le menuisier Zimmer à Tübingen. Jaccottet, dans l’avant-propos aux Œuvres
d’Hölderlin y décrit ce séjour : la débilité du poète s’accrut lentement, il s’invente ainsi d’autres noms que le sien. Il
écrit des fragments d’Hypérion et un peu moins de cinquante poèmes presque tous consacrés aux saisons et à la vue
que Hölderlin avait de sa fenêtre. La forme est très sûre, les rimes correctes ; les poèmes mêlent aux images naïves
des « sentences de paysanne sagesse » : « Leur beauté innocente frappe à la fois par ce qui la lie aux œuvres
antérieures, et ce qui l’en sépare : une absolue tranquillité », Œuvres, « Avant-propos », V/ Dernières années (1807-
1843), p.1246 et ss
3 Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l'Ermite de Grèce, précédé du Fragment Thalia, trad. et présentation de Philippe
401
L’itinéraire de Stéphane Chalier suit le même trajet d’est à l’ouest1 : il arrive à Montréal,
passe par New York et Boston, rencontre Judith dans l’Iowa. De là ils poursuivent leur route vers
l’ouest en suivant un aigle2 aperçu dans le ciel à travers les montagnes rocheuses, jusqu’à San
Diego en Californie. Ensuite, les amants retournent vers l’est en passant par la Géorgie, New
York, Washington, l’université de Wesford dans le New Hampshire, pour terminer leur voyage
radicalement à l’est, sur l’île de Hag, qui fait écho à l’île de Caurée.
Cette « trajectoire excentrique » est réalisée sur l’île même, pendant l’errance hallucinée de
Stéphane et du narrateur, à la fin du roman. Ajoutons que cette pérégrination d’est en ouest est
aussi celle de Hölderlin lui-même, durant son voyage en France fin 1801 durant lequel il traverse
la France à pied pour rejoindre un travail de précepteur à Bordeaux, poste qu’il quitte assez
rapidement, en mai 1802, mettant quarante jours à traverser la France post-révolutionnaire pour
son retour en Allemagne, à pied et en calèche3. Le roman du Parjure évoque plusieurs fois ce
voyage, qui continue à fasciner les historiens parce qu’y demeure beaucoup d’inconnu, et qu’une
légende tenace en a fait l’élément déclencheur de la folie de Hölderlin. Une allusion directe à ce
voyage est présente lors de deux moments clés du récit : lors de la première soirée de Stéphane
avec Judith, plaçant leur rencontre immédiatement sous le sceau hölderlinien, et lors de sa
découverte épiphanique du « fond de la mer » lorsqu’il est à l’hôpital. Quand Stéphane dîne pour
la première fois avec Judith, juste après l’orage qui les a surpris et fait se rencontrer, il lui cite deux
vers de Hölderlin, « un homme comme [lui]… oui, enfin… avec toutes les différences », comme
s’il se présentait à travers Hölderlin, la prévenait de l’aventure hölderlinienne qu’ils allaient vivre.
La bouteille de Bordeaux qu’on leur sert est prétexte à évoquer le voyage de Hölderlin en France,
essentiellement à pied, en mai 1802, et son passage par Poitiers 4 à son retour en Allemagne, où il
rencontre une dame qui aurait témoigné de son apparition dans un jardin :
1 Cf. Annexe IX
2 Mentionnons ici le poème « L’Aigle », présent dans les Poèmes de la folie traduits par Pierre Jean-Jouve, dont une
première publication est disponible dès 1930, avec une réédition en 1963. On y trouve, entre autres ces deux
vers : « Les montagnes sont debout silencieuses, / Où voulons-nous rester ? ». Friedrich Hölderlin, « L’Aigle », in
Pierre Jean Jouve, Poèmes de la Folie de Hölderlin, Œuvres, II, Mercure de France, 1987, pp. 1929-1930. Traduction de
Pierre Jean Jouve avec la collaboration de Pierre Klossowski. Citons aussi un poème sans titre d’Henri Thomas, dans
Sous le lien du temps, qui commence par ces vers : « Toi qui vois partout des images, / Un aigle épars dans le sillage »
(Poésies, op. cit., p.239).
3 « Il faudra que je veille à ne pas perdre la tête en France, à Paris ; je me réjouis aussi de voir la mer, le soleil de la
Provence. », écrit Hölderlin à son ami Böhlendorf, le 4 décembre 1801 à Nürtingen près Stuttgart. A sa mère, il écrit
de Bordeaux, le 28 janvier 1802, qu’il a « couché sur un grabat dans la nuit glaciale avec un pistolet chargé près de
[lui] », dans Correspondance complète, trad. de l’allemand par Denis Naville, Gall, 1948, d’après le texte 3ème édition de
Hölderlins sämtliche Werke (Berlin, 1943), pp. 306 et 308. A l’aller, il passe par Lyon, l’auvergne et Libourne, et au
retour par Poitiers jusqu’à Strasbourg.
4 Selon Peter Härtling, Hölderlin est bien passé par Poitiers à son retour : il serait allé à pied de Bordeaux jusqu’à
Angoulême, en voiture de poste entre Poitiers et Orléans, puis de nouveau à pied jusqu’à Paris (Hölderlin, biographie, Le
Seuil, 1980, trad. Ph. Jaccottet, p.422)
402
Les gens qui le rencontraient le voyaient seul, naturellement, personne ne marchait à côté
de lui. Pourtant, écoutez, une dame qui habitait au milieu de la France, au tiers du trajet
de retour, a raconté qu’un jour en ouvrant ses volets le matin elle a vu un homme debout
dans le jardin, sans bouger, sauf qu’il promenait les yeux sur les fleurs, les arbres. Il a vu la
dame et il lui a souri. Ce qui a étonné la dame, sans compter le sourire qui l’a charmée,
c’est la couleur des cheveux de l’homme, un blond très clair, ce qu’on appelle platine
maintenant.1
Selon Stéphane Chalier, cet épisode est révélateur de qui était Hölderlin, et donc de qui il
est vraiment — le récit insiste d’ailleurs sur son « épaisse tignasse blonde » qui brille dans la
lumière du restaurant, sa « tignasse dorée, un peu crasseuse », dans laquelle Judith passe sa main
dans un premier geste amoureux. C’est cet aveu, déguisé en anecdote, qui entérine véritablement
la rencontre des deux personnages, et leur reconnaissance mutuelle : « A-t-elle commencé à
l’écouter à ce moment-là, ou bien cessé de l’écouter pour être attentive d’une autre manière », se
demande le narrateur qui ne peut que constater un changement brusque dans leur relation.
Une seconde référence à cet épisode, qui achève le processus d’identification, est faite
lorsque Stéphane est à l’hôpital avec le narrateur, après avoir été opéré des yeux, et que le
narrateur insiste pour rédiger un « rapport-confession » qui puisse le défendre juridiquement,
rapport qu’il comprend plus tard impossible à établir. Stéphane explique alors qu’à la « dame
sensible à l’érudition » qui lui demande d’expliquer pourquoi il n’a pas cherché à s’informer de ce
que « devenait [s]on père… [s]a famille », il dirait : « que c’est parce que Hölderlin dans le jardin
de Poitiers a regardé la maison, la femme à la fenêtre, et connu que n’était pas la maison du père,
ni de la femme – que tout cela était très loin, qu’il n’y avait plus ni Père ni Maison en réalité –
seulement la route – probablement quelque chose comme le fond de la mer que je vois »2.
Cet épisode révèle ainsi l’expérience fondamentale qui est à l’origine de la désertion de
Stéphane, de sa quête impossible : l’absence du père comme du Père, qui fait écho à l’absence des
Dieux telle que le conçoit Hölderlin, comme nous allons le développer ensuite.
1 Le Parjure, op. cit. p.41. Pierre Bertaux évoque cet épisode dans une note de bas de page en référence à son voyage
en France. Il mentionne le « soi-disant témoignage d’une certaine Mme de S…y, rapporté par Moritz Hartmann, que
l’édition Hellingrath reproduit sans en mettre en doute l’authenticité. Cette dame aurait vu, vers l’époque où
Hölderlin revenait de Bordeaux, un Allemand fou qui aurait passé quarante-huit heures dans le château de son père,
près de Blois, et aux environs immédiats du château. Ce témoignage nous paraît fabriqué de toutes pièces par Moritz
Hartmann. […]. Ces propos répondent plus exactement à l’image que l’on se faisait de Hölderlin d’après le
témoignage des romantiques, de Bettina Brentano en particulier, qu’à l’image que l’on a de lui aujourd’hui. »
(Hölderlin, essai de biographie intérieure, Hachette, 1936, p.11)
2 Ibid., p.82
403
Le chemin parcouru par Stéphane Chalier dans Le Parjure suit donc « l’orbe excentrique »
dont il est question dans la préface de l’avant-dernière version d’Hypérion1, dans un apprentissage
d’une plus grande simplicité, authenticité, d’un rapport plus immédiat à la nature, entre autres grâce
à l’amour de sa « Diotime barbare », Judith. « L’orbe » conduit le héros au plus proche de
l’impossible, entendu comme « fin à ce combat entre nous et le monde, rétabli[ssement de] la paix
de toute paix qui surpasse toute raison, [union] avec la Nature et un Tout infini »2. Après avoir
fait l’expérience de la perte fondamentale (la condition d’orphelin), et compris cette perte comme
depuis toujours essentielle, Stéphane fait l’épreuve d’une véritable communauté sur l’île de Hag,
une communauté choisie, qui fonde son harmonie dans la simplicité de ses liens (une
communication réduite au minimum) et de ses biens matériels.
Diotima
Songer que l’on peut redevenir pareil aux enfants, que le temps de
l’innocence revient, le temps de la paix et de la liberté, qu’il existe
encore une joie, un lieu de repos sur la terre !3
La rencontre de Stéphane et Judith est donc placée sous une lumière hölderlinienne, « cette
lumière philosophique autour de la fenêtre d’une chambrette de Heidelberg, en été, à laquelle pensait
Stéphane Chalier, à cause des éclairages indirects derrière les palmiers nains du motel », « lumière
issue d’une lointaine lecture »4 qui transforme et conditionne le jeune homme préparé à vivre
« Hölderlin en Amérique ». Il est clair que Judith a de nombreux points communs avec la
Diotime d’Hypérion, et en premier lieu un rapport direct, non faussé, à la nature. Dans Hypérion,
il est dit que le cœur de Diotime « était chez lui parmi les fleurs, comme s’il eût été l’une d’elles.
Elle les nommait toutes par leur nom » 5 ; dans Le Parjure, « Diotime » est une « grande fleur
sauvage veillant sur les plus petites fleurs »6.
Judith, comme Diotime, est une femme silencieuse7 qui apprend cette vertu à son amant.
Maurice Blanchot, dans son article sur « La parole “sacrée” de Hölderlin » 8 , réfléchit au Tout
hölderlinien en associant immédiat et Unité sacrée tout en évoquant ses impossibilités.
1 Cité par Jean-François Courtine, dans Friedrich Hölderlin, Fragments de poétique, Imprimerie nationale, collection « La
Salamandre », Paris, 2006, p.16
2 Ibid., p.34
3 Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite en Grèce, op. cit., p.108
4 Le Parjure, op. cit., p.44
5 Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite en Grèce, op. cit., p.114
6 Le Parjure, op. cit., p.27
7 Friedrich Hölderlin, Hypérion ou l’Ermite en Grèce, op. cit., p.111
8 Maurice Blanchot, « La parole “sacrée” de Hölderlin », revue Critique n°7, déc. 1946, repris dans La Part du feu, Paris,
elle le soir.
8 Le Parjure, op. cit., p.200. « Nue comme elle était », Judith plonge le narrateur « tout entier » dans « la vérité ». C’est à
Judith qu’il incombe de nourrir le foyer — entretenir le feu, mais aussi se procurer auprès d’Old Nick des produits de
405
Cette nudité n’est pas une provocation féminine, elle est le signe de son extrême
simplicité, de son innocence et de son accord total avec son environnement, qui lui font
découvrir plus vite que les autres les dangers qui l’entourent. C’est bien elle qui les sauve des
dangers de Hag, lors de la dernière nuit, qui agit « sans prendre aucun conseil, sans hésiter », alors
que Stéphane et le narrateur dorment « comme un seul idiot ». Judith réagit « vite », en « laissant
tout » et « sans dire un mot », n’emportant que ses « bouts de bois », « aigle de mer » et
« poupées » — sa propre parole poétique1. Comme Diane, elle est lunaire (« O Diotime, sous la
lune au ciel désert ! » s’exclame le narrateur lorsqu’il décrit leur première nuit). Elle est
caractérisée par sa sérénité, sa plénitude et son sang-froid : « tranquille créature », « radieusement
distraite »2 dans Hypérion, faisant écho à « l’attention rêveuse » de Judith, sa « sereine distraction »3.
Selon Philippe Jaccottet, il faut comprendre Hypérion comme une plainte sur toute forme
de séparation et une tentative pour les surmonter, comme l’œuvre de quelqu’un que les
dissonances déchirent et qui en cherche avec acharnement la résolution. Le thème fondamental
du livre est l’Unité, l’Harmonie ou la Plénitude suprême, hors de laquelle il n’est pas de vraie vie,
unité que l’enfant connaît, que le monde enfant a connue, et qu’a brisée le Savoir4.
Hypérion, jeune grec moderne, désespère de voir la splendeur d’Athènes ruinée, et la
beauté de Diotima, réincarnation de cette splendeur, menacée : « Le temps où nous errons est un
désert, une nuit sauvage ; les dieux se sont retirés dans la sphère de l’Immuable ». La Grèce lui
apparaît comme un paradis perdu. Cependant, les fleuves, les montagnes, Diotima vivante disent
autre chose. Ils sont « les signes, les traces du divin ; si le poète leur reste fidèle et les regarde avec
un regard pur, peut-être trouvera-t-il le chemin qui traverse la nuit » 5 . Parmi les « signes du
monde », les « figures que dessinent élan et rechute, départ et retour », dans le « déchirement de
l’âme qui sait que l’Illimité peut être la plus haute joie ou la ruine, mais que le Limité aussi peut
signifier tantôt une vie juste, tantôt la mort vivante dans l’excès de séparation », le plus important
est donc que se soient maintenus la simplicité, l’innocence, « le Pur »6.
Dans cette économie, Diotime est celle qui apporte unité et harmonie dans la vie
d’Hypérion. Il aime cette femme comme une femme, mais aime aussi à travers elle une plénitude
dont il souffrait que le monde moderne, et lui le premier, fussent privés. Pour Philippe Jaccottet,
l’amour d’Hypérion conduit donc à une révélation.
p.XIII
6 Ibid., p.XVI
406
Dans le Parjure, Judith est celle par qui Stéphane sort du lieu de la perte, perçu dans sa
seule négativité, pour l’amener à un dénuement qui serait une forme de plénitude, et
l’accompagner dans sa quête impossible. En lui faisant désirer une union directe avec le monde,
elle lui permet de renouer avec une expérience primordiale, première épreuve de la perte et de la
séparation totales, mais aussi de l’Illimité et de l’union complète, à travers le souvenir de la nuit
où, enfant, il découvre sa condition d’orphelin et la vérité dans le « chemin de lune sur les galets
mouillés »1, qu’il observe avant de s’endormir face à la mer dans une barque, après son épiphanie.
Cette adéquation que le héros a pressentie enfant et vers laquelle il tend dans sa quête impossible,
est actualisée par la rencontre avec Judith, qui respecte et recense toutes les traces de ce qui a
disparu : aigle, morceaux de bois…
Il s’agit de ce que Philippe Jaccottet nomme « l’expérience fondamentale », à savoir la
première expérience de l’union et de sa perte, à la base de toute poésie chez Hölderlin selon lui.
Le critique relate comment Hölderlin, dans sa jeunesse, s’est trouvé face au Rhin lors d’une
promenade, et « ressuscite » face à cette apparition, saisi de « stupeur » et de « joie », qui
correspondent à la naissance du poète. Ce n’est pas l’idée du fleuve qui le submerge, mais sa
présence réelle :
C’est une présence si forte, si éblouissante qu’elle fige le regard et fait monter une prière à
la gorge ; et qu’il faut au poète lui trouver un nom plus juste, fleuve ne suffisant plus ; qu’il
faut dire sacré, divin, seuls mots assez hauts pour lui correspondre.2
« La rencontre a lieu hors de toute pensée dissociante, hors de tout cadre philosophique
ou religieux : rigoureusement immédiate comme la foudre », explique Philippe Jaccottet. Le
fleuve n’est donc pas un symbole de l’Illimité, mais « l’Illimité est dans le fleuve ». Selon lui,
« c’est encore, ce sera toujours immédiatement, antérieurement à toute réflexion, à tout vouloir, au
désir même, que le monde bourré de sa charge de sacré l’assaillira, indubitable, indéchiffrable »,
poussant Hölderlin à creuser, sous les figures de la Grèce, des Dieux, de la Patrie et le Christ,
cette « expérience fondamentale », mais sans jamais oublier que, chez lui, « le poème naît de cette
stupeur devant la chose la plus étrange : que le plus lointain apparaisse dans le plus proche sans
cesser d’être le plus lointain »3.
407
Il est impossible de ne pas relier cette « expérience fondamentale » à celle de Stéphane
Chalier, mais aussi d’Henri Thomas lui-même, telle qu’il la raconte dans la nouvelle « Le
sermon », comme rencontre immédiate avec une part poétique, sacrée du monde d’une part, et
l’expérience bouleversante de sa perte d’autre part.
C’est sans doute ainsi qu’il faut aussi comprendre la consommation de l’amour de
Stéphane et Judith, durant lequel le héros, « étalon arc-bouté sur Diotime », tue Diotime dans le
même geste sacrilège que l’Actéon de Klossowski avec sa Diane à la fin du Bain de Diane :
[…] le meurtre de Diotime, Diotime renversée dans l’herbe roussie à la fin de l’été des
rocheuses, devenue la jument Diotime, et sans aucun effort. Mais c’était sérieux. Elle ne
sera plus jamais Diotime. Quand l’a-t-elle donc été, en vérité ? Dans la plaine d’herbe,
cette nuit où ils ont dormi près de la voiture, leur première nuit en plein air, au milieu des
tourbillons du vent qui froissait les touffes d’herbe. Diotime allongée déjà sur le sol, mais
le visage si blanc, aveugle, exposé à la lumière de la lune1.
Dans son article sur « L’itinéraire de Hölderlin », Maurice Blanchot indique que
l’aspiration à faire retour à une vie unique éternelle et ardente, sans mesure ni réserve, crée un
mouvement joyeux que nous sommes tentés de rapporter à l’inspiration. Ce mouvement est
pourtant aussi un désir de mort, qui est aussi, pour Hypérion, désir de mort de Diotima2.
Par ce « crime qui rendait tout le reste sans importance », y compris et surtout le parjure
dont on l’accuse, Stéphane devient réellement héros de l’impossible en initiant ce mouvement et
cette quête. Il sort Judith de l’image qui la sépare de la réalité, se hissant lui-même loin des
simulacres, lors d’une union complète qui relève du sacré.
Les mots ici sont vains, et qui cherche à donner de cette joie une
image, c’est qu’il ne l’a pas connue. La seule chose qui pût
l’exprimer, c’était le chant de Diotima, suspendu dans le juste milieu,
entre la profondeur et la hauteur.3
408
La présence hölderlinienne se perçoit par ailleurs à travers un certain être poétique au
monde — incarné par Judith, puisqu’il s’agit pour le poète allemand « d’habiter poétiquement le
monde » 1 . Ce parallèle nous permet d’éclairer, outre le roman du Parjure, toute la poétique de
l’impossible mise en place par Thomas.
Lorsque Stéphane rencontre sa « Diotime » et l’emmène dîner, il lui cite ces deux vers de
Hölderlin, « riant entre les mots » et « d’un air de farce » :
Les lignes de la vie sont différentes,
Ce qu’ici-bas nous sommes…
[…]
Ce qu’ici-bas nous sommes, un dieu seul peut le compléter.2
Tout en riant, c’est tout l’enjeu du roman que Stéphane glisse, comme un aveu, à celle
dont il ne peut rien cacher3 : celui de l’absence du Père, qui le laisse démuni depuis que, tout
jeune, il s’est rendu compte de son statut d’orphelin, de sa solitude dans un monde où le sacré
s’est retiré. « Il n’y avait plus ni Père ni Maison en réalité – seulement la route », cette route
désertée qui est aussi le « fond de la mer » découvert par Stéphane Chalier4 : voilà la leçon de
Hölderlin dans le jardin de Poitiers, pour les héros de l’impossible du Parjure qui poursuivent leur
quête en toute conscience de l’absence de la Maison et du Père, mais aussi de la présence du fond
de la mer. Pour Stéphane, le poisson caché dans ce fond n’est autre que le sacré, autre nom du Père :
Je dirai cela à Judith. Je suis sûr qu’elle trouvera tout de suite que c’est… Dieu. Pas le
Père. Elle n’a jamais besoin du Père. Quand je lui ai raconté cette histoire de Hölderlin
dans le jardin, elle a tout de suite admis que ce qu’il voyait, c’était le monde d’où Dieu
s’est retiré, et le reste, la femme à la fenêtre, les fleurs – ce n’est jamais que nous, toujours
dans le vide.5
1 « mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l’homme », Friedrich Hölderlin, « En bleu adorable », traduction
André du Bouchet, in Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1977
2 Le Parjure, op. cit., p.41. Il semble bien qu’Henri Thomas ait traduit lui-même ce poème tardif de Hölderlin,
choisissant de n’en conserver que deux vers. L’originalité de sa traduction tient surtout à l’idée de « complétude »
qu’il introduit et préfère à celui de « perfection ». Voici la traduction par Gustave Roud proposée dans l’édition de La
Pléiade : « Les lignes de la vie sont diverses / Comme les routes et les contours des montagnes. / Ce que nous
sommes ici, un Dieu là-bas peut le parfaire / Avec des harmonies et l’éternelle récompense et le repos. » (Œuvres, op.
cit., p.1023). Une autre traduction, par Denis Naville : « Les lignes de la vie sont diverses / Comme les voies les
cimes des monts / Ce que nous sommes ici un Dieu là-bas peut le parfaire / Au moyen d’harmonies, récompense
éternelle et paix » (Correspondance complète, op. cit., p.340).
3 « Il vous dirait qu’ils ne se sont rien caché, qu’ils ne pouvaient pas se cacher l’un à l’autre, pas plus qu’une jument ne
dissimule qu’elle est une jument, et l’étalon qu’il est étalon. Et ayant vu cela, tu as tout vu, tout reconnu et admis, de
même que tu t’es livré complètement » Le Parjure, op. cit., p.65
4 Le Parjure, op. cit., p.82
5 Ibid.
409
Judith est celle qui trouve la sérénité dans ce vide, dans ce monde sans Dieu qu’elle peuple
de ses objets façonnés par la mer, son « bois d’arbre d’aigle » qui fonctionne comme la relique
poétique du tout qui s’est retiré. Ainsi, quand Stéphane lui demande, un soir qu’il vient de lire
quelques poèmes de Hölderlin — avant de complètement arrêter cette occupation — si elle croit
que les dieux ont disparu, elle lui répond :
— Je n’en sais rien. Oui, non, oui, non, je te réponds oui et non en même temps.
— On n’est pas plus sûr de leur disparition que de leur présence avant. C’est un bois
d’épave, ton aigle de mer ? Non. Pourtant c’en est un. C’est du bois, de quel arbre, tu ne
sauras jamais. Du bois d’arbre d’aigle : tu ne peux plus savoir.1
On ne « peut plus savoir » si les dieux ont disparu ou s’ils ont jamais été présents. La seule
certitude demeure dans le vide qui les entoure, et dans la quête impossible de leurs traces.
Hypérion, lui aussi, ressent la malédiction de la perte des dieux et d’un rapport direct à la nature.
Tout le cheminement de Stéphane semble bien aboutir à l’acceptation d’une séparation
totale d’avec une instance dont il a toujours été privé, et dont il ne reste « presque rien », mais pas
« rien »2. Le héros doit habiter un manque qui n’est pas seul sentiment du vide mais pressentiment
du sacré à venir (le « poisson » entrevu dans « le fond de la mer »). La communauté idéale, sur l’île
de Hag, aboutit à une horrible « déconvenue » :
Avez-vous senti l’horreur ? Nous sommes tombés, c’est tout. On appelait cela de
l’orgueil, ne changeons pas de mot. […] Réunis à nos pères — c’est l’expression — réunis
à rien… Fini le Père, fini l’orphelin.3
Les héros de l’impossible sont punis de leur hybris : celui d’avoir cru pouvoir vivre en
dehors de toute loi du Père, dans l’oubli total de son principe sacré, qui demeure inexprimable
(« ce que je venais de comprendre, je ne peux pas l’écrire ; je n’en ai pas le droit », explique le
narrateur, « je ne peux pas vous l’annoncer »4). C’est l’orgueil de celui qui s’est cru supérieur au
Père, qui a voulu « tout reprendre à la poussière » 5 et créer l’harmonie à sa place, sans son
principe sacré qui se révèle à lui dans l’horreur de la nuit d’errance qui précipite leur départ de
Hag et brise leur communauté. La condition d’orphelin doit être inséparable du pressentiment du
retour toujours possible des dieux, du Père, et de leur présence ; le héros de l’impossible doit
demeurer dans cet espace déchirant entre la disparition des dieux, et leur apparition à venir.
410
L’orgueil consiste à penser cette disparition comme définitive, à avoir voulu se substituer
à la médiation alors que « le Père est plus fort que nous, n’est même que cela, n’est rien que cette
boue où nous sommes tombés » 1 . Le fond de la mer représente donc ce monde vide de la
présence des dieux et du sacré, mais le héros de l’impossible doit demeurer dans cet espace du
pressentiment du sacré à advenir.
Le lieu de l’impossible (qui est aussi le Sacré ou le Tout unifié) se situe donc entre
l’unification et la séparation, dans l’espace qui permet au héros de sentir ces traces du sacré que
Judith collecte.
Dans son article sur « l’itinéraire de Hölderlin », Maurice Blanchot retrace le parcours
philosophique du poète entre le jeune Hölderlin qui écrit Hypérion, et souhaite s’unir à la Nature,
et le dernier qui vit à Tübingen chez le menuisier Ernst Zimmer, écrivant ses poèmes dans une
langue épurée et ressentant les besoins de la limitation.
Dans Hypérion et La Mort d’Empédocle (son unique projet dramatique), se dessine la figure
d’un poète médiateur : sa tâche consiste à se tenir devant les dieux et à établir une médiation
entre le langage sacré et celui des hommes. Le poète aspire à ne faire qu’un avec tout ce qui vit et,
dans un bienheureux oubli de lui-même, à rentrer dans tout ce qu’est la nature. Il souhaite s’unir à
l’élément feu comme signe et présence de l’inspiration afin d’atteindre l’intimité du commerce
divin, dans un grand désir d’immédiateté et d’illimité2. Il s’expose pourtant à un grand danger :
celui de souffrir soit dans la brûlure du feu, soit dans la dispersion par ébranlement. Il doit donc
l’apaiser en l’accueillant en lui-même, dans le silence de son intimité, afin de retranscrire ses
paroles, pour tous et sans péril.3
Cependant, cette conception du rapport du poète au sacré se trouve bouleversée quelques
années plus tard, lors d’un « retournement catégorique ». L’homme doit alors se détourner du
monde des dieux, à la suite des dieux qui eux-mêmes font ce « retournement catégorique » : les
dieux aujourd’hui se détournent, sont absents, infidèles, et l’homme doit comprendre le sens de
cette infidélité divine non en la contrariant mais en l’accomplissant pour sa part. L’homme doit
donc s’oublier et oublier Dieu — voilà qui correspond bien au premier mouvement du Parjure.
Cet acte terrible est une trahison mais n’est pas impie : par l’infidélité où s’affirme la
séparation des mondes s’affirme aussi la pureté du souvenir divin 4. Les dieux et l’homme entrent
en communication par cette infidélité où il y a oubli de tout.
411
La nouvelle tâche de l’homme, du poète, est donc non plus la médiation, mais la
distinction, qui permet de préserver le sacré par la pureté de ce qui distingue.
L’union avec les dieux et la nature, souhaitée dans Hypérion et La Mort d’Empédocle, est
perçue comme un excès, une pression trop vive vers un monde qui n’est pas le nôtre — le monde
du divin immédiat.
Cette expérience est à la fois dangereuse et fausse ; c’est l’expérience de l’irrationnel vécue
dans l’île de Hag et qualifiée d’orgueil par le narrateur. L’homme prétendrait en effet être en
communication immédiate et avec l’immédiat. Or, l’immédiat est impossible aux mortels comme
aux immortels ; les dieux doivent distinguer des mondes différents car la bonté céleste doit rester
sacrée, et donc non mélangée.
La quête des héros de l’impossible peut donc les amener à se fourvoyer dans cette
expérience « dangereuse et fausse » — celle dans laquelle s’abîme le héros de La Nuit de Londres,
dans son désir d’union immédiate qui l’éloigne en fait de l’impossible et du sacré.
L’inspiration, la quête du Sacré (autre nom de l’impossible), ne consiste donc plus à
recevoir le rayon du sacré, à l’apaiser pour qu’il ne brûle pas les hommes, mais à se tenir devant
l’absence de dieux : « c’est cette absence dont il doit s’instituer le gardien, c’est l’infidélité divine
qu’il doit contenir, préserver, c’est “sous la forme de l’infidélité où il y a oubli de tout” qu’il entre
en communication avec le dieu qui se détourne »1.
Nous pouvons à cet instant revenir vers l’étrange fin du roman Le Promontoire : le héros,
qui a tout perdu, trouve la plus grande sérénité dans l’oubli de tout, se tenant droit devant
l’absence qui lui permet d’être en contact avec l’impossible et le Sacré.
Le poète, dans ce dernier mouvement hölderlinien, selon Maurice Blanchot, se tient entre
la double infidélité, à l’intersection du double retournement humain et divin par lequel s’ouvre un
hiatus, un vide. Il doit résister à l’aspiration des dieux qui disparaissent et l’attirent vers eux dans
leur disparition et à la pure et simple subsistance sur terre ; il se tient, héroïquement, dans un lieu
impossible. Vivant purement la séparation, il est la vie pure de la séparation même, car ce lieu
vide et pur qui distingue les sphères est le sacré, l’intimité de la déchirure qu’est le sacré. Ce lieu
impossible est donc à la fois le lieu de la quête et son objet, son but ultime. Ce troisième
mouvement (après la tension vers l’adéquation et le retournement catégorique), consiste donc en
un apaisement final et une véritable adéquation, non faussée.
Interroger Hölderlin, c’est interroger une existence poétique si forte que, son essence une
fois dévoilée, elle a pu faire elle-même la preuve qu’elle était impossibilité et se prolonger
dans le néant et dans la vie, sans cesser de s’accomplir.1
annonçant la mort de sa « Diotime », Suzette Gontard, le 22 juin, de rougeole. Hölderlin, Œuvres, La Pléiade, op. cit.,
note p.1242
413
L’orage, non seulement sous son aspect le plus élevé, mais précisément en tant que
puissance et comme figure parmi les autres formes du ciel, la lumière donnant forme
nationelle1, en tant que principe et à la manière du Destin, afin que nous ayons un sacré,
[…] que tous les lieux sacrés de la terre se retrouvent en un même lieu et la lumière
philosophique autour de ma fenêtre, voilà ce qui fait maintenant ma joie ; puissé-je me
souvenir comment je suis arrivé jusqu’ici !2
La lumière est donc associée à une joie, une joie poétique qui est liée au sacré dont nous
avons défini les enjeux précédemment, et qui vient compléter notre définition de la « joie
supérieure »3 mentionnée par Thomas.
Textuellement, la lumière affirme sa présence sur Judith et Stéphane durant toutes les
étapes de leur rencontre. C’est l’éclair d’un orage qui les réunit d’abord, tandis que c’est « dans la
lumière de ce motel presque luxueux qu’ils se v[oient] vraiment l’un l’autre pour la première
fois ». « La lumière [est] vive dans la salle à manger » où ils dînent tandis que le corps de Judith est
« exposé à la lumière de la lune » lors de leur première nuit à la belle étoile dans une « clarté [qui]
lui para[ît] si forte, à lui, qu’il l’aurait sentie à travers les paupières ». Lors de leur route vers
l’ouest, une « lumière folle » baigne l’araignée saisie par Judith, tandis qu’elle est « nue dans la
lumière de ce soleil vertical ». Plus tard, elle est qualifiée de « brillante et miroitante »4 lorsqu’elle
se lave dans le jardin de leur bungalow.
Cette caractéristique n’a pas échappé à Jacques Derrida, qui constate, dans son article
consacré au roman, que la « tragédie de la narration testimoniale est admirablement inscrite par
Thomas dans l’essence d’une “lumière”, d’une même lumière, la lumière, mais aussi l’ombre dont
il vient, dans la scène précédente, de décrire le jeu physique ou littéral, de façon apparemment
naïve ou consciencieusement picturale ». Pour le philosophe, cette lumière est bien de même
nature que la « lumière philosophique » telle que la qualifie le poète Hölderlin :
Cette lumière porte son ombre en elle-même et elle révèle maintenant son essence de
« lumière philosophique », la lumière d’une vérité qui cache en révélant, rassemblant et
dispersant, de surcroît, dans le tour de ses tropes (métonymie, synecdoque, anacoluthe)
toute l’histoire de Hölderlin en Amérique — à laquelle le narrateur, ni aucun de nous
désormais, ne sera plus jamais étranger, insensible, tel un impassible témoin.5
1 Le terme « nationel » est ici entendu comme tout ce qui est propre aux hommes nés sous un même ciel. Voir à ce
sujet la note 2 de la lettre 236 à Casimir Ulrich, Ibid., p.1241
2 Friedrich Hölderlin, Œuvres, La Pléiade, op. cit., p.1010
3 De Profundis Americae, op. cit., p.152
4 Le Parjure, op. cit., pp.38, 40, 47, 61, 63.
5 Jacques Derrida, « Le parjure, peut-être (“brusques sautes de syntaxe”) », art. cit., p.37
414
Elle prévient le lecteur du caractère singulier de cette rencontre qui dépasse la simple
aventure amoureuse — à travers sa Diotime, c’est une part d’impossible et de sacré que Stéphane
atteint1. La lumière dévoile et révèle une vérité inexprimée. « Nous ne sommes plus protégés
contre certaines choses qui ne devraient d’ailleurs pas atteindre seulement nous – mais toute
notre génération, si notre esprit ne s’égare pas », explique Stéphane au narrateur lorsqu’il lui décrit
la nuit où il a découvert sa condition d’orphelin, poursuivant par ces mots : « Le père n’est plus, la
fenêtre éclairée de la villa n’est pas visible de ce coin de la plage »2.
Lors de son entretien avec Christian Giudicelli, Henri Thomas développe les liens qu’il
conçoit entre la création poétique, la « joie excessive » dans laquelle l’homme « envisage aisément
d’y consumer sa vie » et la « lumière philosophique » de Hölderlin :
Et cela me fait penser à une phrase qui se trouve dans une lettre de Hölderlin où il parle
de « la lumière philosophique autour de ma fenêtre ». Eh bien ! c’est un peu ça. Voyez, ce
n’est pas seulement une chose de la sensibilité mais de l’esprit. C’est pourquoi le mot
« philosophique » est à sa place aussi. Cette joie englobe tout. 3
Ils ont leurs reflets dans les poèmes, mais en donner une formulation logique, discursive,
je ne pense pas que ce soit possible. C’est, par définition, quelque chose qui échappe à
cela.4
1 D’autres signes sont présents pour le lecteur. Ainsi, lors de leur périple vers l’ouest, les deux amants trouvent une
« cachette » dans laquelle ils sont séparés de la route par des chênes géants et un « épais bosquet de buis géants » —
arbre sacré utilisé dans l’antiquité pour fabriquer les flûtes dont on se servait pour les fêtes consacrées aux dieux. Cet
espace entièrement caché (« on dirait qu’une porte s’est ouverte dans la paroi qui se referme derrière eux ») contient
une cascade (élément mythique qui nous ramène à Diane, et au vers de Rimbaud : « Là-haut, les pieds dans la cascade
et les ronces, les cerfs tètent Diane » (Illuminations, « Villes 2 », dans Œuvres complètes, op. cit., p.135). Le Parjure, op.
cit., pp.58-61
2 Le Parjure, op. cit., p.170
3 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.176
4 Ibid.
415
La « lumière autour de la fenêtre » concerne donc un état, un être au monde qui constitue
un idéal poétique. Il ne s’agit pas pour autant de « repli sur soi », mais d’une « non-préoccupation
qui ouvre les yeux sur le monde » 1 :
Il s’agit donc, à travers cette lumière et cette joie, de se maintenir dans un état de
réception qui permette de percevoir « non pas […] un monde immobile, mais […] un monde en
formation », « hanté par le mouvement, et même par la disparition car ce n’est pas un état de
satisfaction béate, où le monde apparaîtrait comme figé et comme rassurant ».
La joie atteinte n’a rien d’une plénitude toute rassurante ; elle est conscience de la
disparition imminente de toute chose, de l’absence dans laquelle gît le sacré. « Et c’est pourquoi,
quand on parle de joie, il ne faut pas oublier que c’est la joie d’un adieu »2.
La présence hölderlinienne dans laquelle Thomas place certains épisodes nous prévient de
leur caractère révélateur. Ils doivent être perçus comme accès à cette joie « philosophique » qui
permet de voir autre chose. Dans ces instants, « la lumière, le silence, deviennent eux-mêmes
philosophiques, les nuages sont l’éternel souvenir, le temps est à la fois réel et idéal » 3 . Les
derniers écrits du poète Hölderlin sont emplis de cette recherche qui devient primordiale :
Chaque homme pourtant a sa joie, et qui peut la dédaigner tout à fait ? La mienne est à
présent le beau temps, le clair soleil et la terre verte, et je ne puis me reprocher cette joie,
de quelque nom qu’il faille la nommer, je n’en ai décidément pas d’autre à portée, et en
eussé-je une autre, je n’en abandonnerais ni n’en oublierais jamais celle-là pour autant4
Cette joie est subversive : il s’agit de ne plus rien admettre, d’accepter et d’intégrer
l’irrationnel pour demeurer dans l’espace déchirant de l’impossible.
1 Entretien avec Christian Giudicelli, Théodore Balmoral, n° 49/50, printemps-été 2005, op. cit., p.176
2 Ibid.
3 Revue Sud, op. cit., note de carnet d’août 1960, p.10
4 Hölderlin, Lettre à sa sœur en juillet 1799, envoyée de Hombourg, Œuvres, La Pléiade, op. cit., p.1246
416
Conclusion : Révélation poétique — réalité parfaite, réalité poétique
Je veux sortir du temps et de
l’espace.
Mais qu’y a-t-il hors de la carapace ?
Qu’est-ce qui se passe ?1
Le héros de l’impossible se soumet à la dernière épreuve lorsqu’il se confronte à
l’irrationnel. Dernière variation de l’impossible, l’irrationnel se manifeste à travers l’expérience
terrible des limites, des « trous dans la réalité », qui peuvent conduire à la folie des personnages, et
dans laquelle nous retrouvons l’influence d’Antonin Artaud, le penseur, poète et ami qu’Henri
Thomas soutient tout au long de sa vie. Dans les récits, l’épreuve de l’irrationnel prend la forme
d’un combat héroïque qui peut convoquer des figures mythiques. L’épopée de l’impossible s’achève à
l’issue de ce combat qui confronte le héros à l’horreur de son orgueil, et révèle son rôle héroïque : se
tenir droit dans la béance derrière laquelle le sacré est protégé dans sa pureté. Il s’agit bien de
demeurer, héroïquement, dans le déchirement de l’impossible, afin de préserver l’authenticité de
l’existence poétique et d’un être au monde non faussé. Le déserteur, dépossédé, est condamné à
la plus haute solitude, puisqu’il se tient dans l’entre-deux, entre toute disparition et toute
apparition. C’est la dernière image du Promontoire : le héros, seul, après les plus grandes pertes,
dans la joie de l’acceptation ultime, sur le lieu frontière du promontoire. C’est aussi celle qui clôt
le roman La Relique. Ses acolytes ne peuvent qu’avancer à ses côtés sans le réconfort de
l’expression — puisque cette vérité est indicible, ni du partage — puisque le héros demeure seul
dans cette expérience.
L’issue de ce combat aboutit à la révélation d’une joie totale, illimitée, joie de l’adéquation
qui est aussi la plus grande surprise. C’est le poète Hölderlin qui est alors convoqué par Henri
Thomas pour prolonger la réflexion qui, initiée avec Les Déserteurs (1951), La Nuit de Londres
(1956), John Perkins (1960), et La Dernière année (1960), par lesquels l’auteur s’essayait à de
nombreuses variations autour de la désertion et de l’inexplicable, a déjà trouvé dans Le Promontoire
(1961) un premier approfondissement grâce à l’apport de Pierre Klossowski et des multiples
figures, mythiques, de Diane. Le Parjure, publié en 1964, introduit un nouvel enjeu à l’héroïsme de
l’impossible en y interrogeant les conséquences sacrilèges du rapport direct avec le sacré, et en y
développant une dimension poétique. Quelle finalité peut-il y avoir à la quête de l’impossible ?
Dans quel espace le héros peut-il demeurer, afin d’accéder à la joie et à la lumière philosophique ?
[…] je parlais de la fameuse réalité, qui est toujours au-delà de la réalité. Ce qui est
merveilleux c’est que, on a la réalité qui n’est jamais là. C’est « l’absente de tout bouquet »,
qui est la réalité.1
Ce lieu, impossible, de l’absence, semble bien le seul où ne pas être pris dans la « galerie
de miroirs » qu’est la réalité, « où des fantômes qui sont nous-mêmes à l’infini semblent réduire
l’observateur à n’être qu’un regard prisonnier de son propre reflet »2.
Déserteur, dépossédé, le héros de l’impossible a mené sa quête et ses combats, a
surmonté ou s’est perdu dans des obstacles, lors d’épreuves qui convoquent irrationnel, onirisme,
métamorphoses et disparitions. Il peut, ultimement, accéder à une révélation, à une joie qui est
aussi un état poétique.
Ce récit est donc celui d’une libération3, et d’une naissance, comme le note Henri Thomas
à propos du Promontoire :
Je raconte une naissance, du point de vue de celui qui naît. C’est le point de vue capital,
car celui qui naît ira plus loin que tous les témoins, — il verra plus loin qu’eux.4
Gilbert Delorme. Ces deux termes sont issus du mot latin « lorum, qui signifie le lien, la lannière, tout ce qui retient —
et dont le héros doit apprendre à se défaire.
4 De Profundis Americae, note du 2 janvier 1960, op. cit., p.143
5 Le Migrateur, op. cit., p.220
418
CONCLUSION GENERALE
Ainsi, quittons-nous l’autre monde d’Henri Thomas, dont nous avons dessiné les contours.
L’étude de l’épopée de l’impossible a été initiée avec l’analyse de la tentation poétique au sein du
romanesque et se clôt sur la poésie de Hölderlin et son rapport étroit avec l’inexplicable. La quête
héroïque se confond avec une recherche poétique, en ce qu’elle engage tout l’être et demeure la
voie du plus haut risque. Le héros thomasien doit demeurer dans l’espace déchirant de
l’impossible qui est aussi le lieu même du poétique.
Après 1950, Henri Thomas continue de privilégier la poésie et de lui accorder le pouvoir
de faire céder les limites du possible et du rationnel. Mais, à l’inverse de Georges Bataille ou
Maurice Blanchot, Thomas accompagne cette réflexion sur l’impossible d’un retour au récit.
Durant cette période, il écrit ses textes les plus fictionnels, alors même qu’il avait semblé s’en
éloigner. Les derniers « romans de formation » 2 écrits par Thomas à la fin des années 1940
radicalisent leur refus du romanesque et s’orientent vers une écriture fragmentée, revendiquant
cette rupture au sein même du texte, comme dans Le Précepteur (1942) dont la dernière partie
annonce : « finis les récits »3.
Durant sa seconde période créative, l’écriture de Thomas évolue pour accompagner au
mieux sa recherche poétique, suivant à la fois une tradition littéraire et philosophique, et une
modernité telle qu’elle se définit après-guerre. Cependant, cette quête le conduit à opérer un
double mouvement. Ses récits, des Déserteurs (1951) et La Nuit de Londres (1956) au Parjure (1964)
et à La Relique (1969), accomplissent un retour au romanesque, tandis que ses personnages
s’affirment comme héros engagés dans une véritable épopée de l’impossible.
1 Arthur Rimbaud, « L’Impossible », Une Saison en enfer, dans Poésies, Une saison en enfer, Illuminations, Paris, Gallimard,
coll. « Poésie », 1999, p.199
2 Selon la typologie de Pierre Lecoeur, dans Poétique de la présence, op. cit.
3 Le Précepteur, Gallimard, [1942], coll. « L’Imaginaire », 1993, p.161
419
D’autre part, cette construction épique, qui intègre épreuves et combats dans sa structure,
s’accompagne progressivement d’une assimilation de la poésie dans son économie, rompant avec
la stricte séparation des genres souhaitée auparavant par l’auteur.
Il semble bien que la recherche poétique entamée par Henri Thomas à partir de 1950 ait
eu raison de l’idéologie de sa jeunesse. Obéissant à une démarche de chercheur, le poète vosgien
réitère une expérience littéraire jusqu’à approcher une certaine vérité. L’écriture lui apparaît
comme capable de parvenir à une essence, un absolu assimilé à l’impossible.
L’énigme qui passionne alors l’écrivain est celle de l’accès au territoire de l’impossible,
entendu comme ce qui outrepasse les limites du possible — irrationnel, illimité, inexpliqué, autres
noms du poétique ou du sacré, des dieux de Hölderlin — et seul espace authentique de la poésie.
La modernité de ses recherches paraît contredite par le classicisme de plus en plus marqué
de ses récits. Pourtant, ce paradoxe est particulièrement fécond. Les romans écrits au cours de ces
vingt années répètent donc l’expérience en y ajoutant de nouvelles données — le déserteur et le
dépossédé, le voyant et l’homme des foules, le mythe et Klossowski, Hölderlin et l’oubli des
dieux, la relique et le corps sacré…— afin de cerner au mieux un objet fuyant. Les derniers récits
produisent un effet de clôture, et semblent bien avoir atteint leur but. Lorsque Thomas publie de
nouveau des romans, à partir de 1985 avec Le Croc des chiffonniers, il le fait sur le mode plus
introspectif et plus apaisé de celui qui a déjà trouvé des réponses à une question lancinante.
Notre projet de recherche initial découlait d’un constat : des récurrences dans les récits
étudiés, des échos manifestes avec certains articles et poèmes, semblaient construire un système
de pensée cohérent dirigé vers le même questionnement sur l’accès à une réalité parfaite.
L’originalité du projet thomasien s’est ensuite affirmée lors de la découverte d’une épopée
de l’impossible sous-jacente à ses textes, souvent effacée au bénéfice d’une modernité littéraire
indéniable, quoiqu’associée à une certaine discrétion1. Ce registre épique est mis au service d’une
quête incarnée par des héros aux caractéristiques paradoxales. Distraits, déserteurs, dépossédés,
ces héros singuliers n’en sont pas moins positifs, comme si seule la positivité de ces héros épiques
pouvait atteindre la négativité des éléments recherchés.
Le projet de Thomas mêle donc intimement poétique et narratif, se distinguant de
certains mouvements d’avant-garde par sa conservation des éléments traditionnels du roman
(personnages, héros, quête…), mais aussi d’une littérature à idées, philosophiques ou politiques,
qui l’enfermerait dans le langage du possible.
1Voir, à ce sujet, l’article de Pierre Pachet, « L’Indiscret », La N. R. F., n° 442, novembre 1989, p. 14-18, et celui de
Pierre Vilar, « Rebec d’Henri Thomas. Le poète et le discret », Henri Thomas, Cahiers 13, du Temps qu’il fait, 1998, p.95-
105
420
Il n’est pas anodin que les écrivains directement convoqués dans ses romans soient aussi
inclassables qu’Edgar Allan Poe, Pierre Klossowski ou Friedrich Hölderlin, dessinant une
communauté unie par des thèmes et obsessions plus que par une esthétique commune.
L’état d’absence et de distraction remarquée au début de notre travail lorsque nous avons
défini les héros thomasiens résonne finalement avec la grande absence qui termine la quête, la
béance qui requiert le plus grand héroïsme mais qui donne accès au pur poétique.
Il semble que l’auteur, durant ces vingt années, ait cherché une réponse à ces questions :
comment intégrer la pensée de l’irrationnel au sein d’un récit ? Comment utiliser le langage
poétique, seul valable sur ces questions parce qu’il s’oppose au logos, sans détruire une
narration ? Quel récit peut mettre en mots une épopée de l’impossible sans s’annuler ? Le récit
peut-il apporter une réponse à cette question : l’autre monde, celui qui se situe entre la disparition et
l’apparition, est-il possible ?
De 1951 (Les Déserteurs) à 1969 (La Relique), Henri Thomas tente de suppléer à une forme
d’incomplétude du récit en reproduisant un schéma narratif singulier. La distraction des
personnages, qui est sentiment d’absence et expérience de la séparation, provoque leur désertion,
conçue comme oubli fondamental de soi-même et des autres. La grande dépossession est le terme de
ce trajet ; elle constitue à la fois le dénuement et le dénouement ultime des héros. A ces dépossédés,
Thomas oppose les ruminants et faux-vivants qu’il décrit dans Tristan le dépossédé.
L’incapacité à dire l’expérience tient à la fois à la nature du héros, à sa part d’absence, et à
l’épreuve elle-même qui a trait à l’indicible. Le récit doit donc pallier cette incomplétude en
intégrant la parole poétique au sein du narratif. Pourtant, Thomas conserve dans ces textes
certaines qualités propres au roman, et ces récits ne font qu’emprunter des traits au récit poétique
sans rompre avec le genre romanesque.
La tentation du récit poétique prédomine au début du cycle romanesque abordé ; Thomas
modifie ensuite sa technique de l’impossible, au sein de textes qui s’assument de plus en plus comme
romanesques. Prenant exemple sur les nouvelles et leur capacité à mêler le narratif et le poétique,
Thomas intègre la poésie dans ses récits à partir d’images ou de citations, figeant le cours de sa
narration pour dire autre chose.
L’impossible désigne ce qui se soustrait à la médiation. Entendu comme présence
immédiate, il se confond avec l’idée du sacré. La réalité parfaite de Thomas trouve ici sa première
définition, dans ce contact avec une présence sensible et poétique.
421
L’auteur accorde une place particulièrement importante à la question de la perception
empêchée dans les récits et poèmes de cette époque. Il insiste souvent sur le caractère trompeur
des images qui jouent le rôle d’un simulacre. Nous mettons à profit sa lecture d’Aldous Huxley ou
Henri Bergson, pour définir sa théorie selon laquelle une vision directe, impossible, donne accès à
un arrière-pays — autre nom pour la réalité parfaite qu’il a en commun avec le poète Yves Bonnefoy.
Il s’agit de se détacher, de se séparer, pour atteindre une perception libérée des phantasmes et
obsessions qui l’entravent.
Le mythe de Diane et Actéon, réactualisé dans Le Promontoire, est convoqué en ce sens.
Diane, déesse des frontières et du passage, punit celui qui, par orgueil, outrepasse ses droits. Elle
éclaire et guide la trajectoire des héros dans leur expérience des limites. Ce mythe de la
transgression et de la vision sacrilège interroge aussi la possibilité de la présence immédiate. Le
texte de Pierre Klossowski, Le Bain de Diane1, mentionné directement dans Le Promontoire, apporte
une nouvelle dimension à la question de l’irreprésentable, mais aussi du vide représentatif que
constitue le dévoilement de Diane nue. Le mythe et sa « vision folle » révèlent un temps
imaginaire de la vision où la réalité pourrait être saisie immédiatement.
Plus généralement, le dévoilement de la femme nue représente, dans les textes de
Thomas, la vision sacrilège et artémisienne de l’impossible. Le héros doit, suivant l’Actéon
ascétique de Klossowski, s’ensauvager pour parvenir à une parole et une vision transgressives. Il
réalise finalement qu’il est enfermé depuis toujours dans l’éternel retour du simulacre, qu’il erre
de simulations en dissimulations — pour reprendre les termes de Michel Foucault dans son article
sur « La prose d’Actéon »2.
La révélation de ces tableaux impossibles nécessite une écriture spécifique, des procédés
narratifs qui usent du détour pour dire ce qui se refuse à une représentation directe. Sinon, le
risque demeure de voiler plus que de dévoiler et de créer un nouveau simulacre. Il s’agit alors de
suggérer plus que de nommer — de privilégier l’indirect et de développer ce que nous avons
désigné comme une « écriture du manque », dans une définition qui prend appui sur Georges
Bataille et sur l’influence commune du philosophe Léon Chestov, pour ensuite s’en éloigner.
Cette écriture est liée à la négativité chez Georges Bataille : non-sens, antinomie, mal, crime,
dépense, supplice, sacrifice, folie ou mort, donnent forme à l’impossible. Henri Thomas ne se
limite pas pour sa part à cette « écriture du négatif », intégrant l’immobile et les tableaux poétiques
au même titre que les déchirements des personnages afin d’occuper le point vide de l’impossible.
L’écriture d’Henri Thomas est cependant marquée par la disparition, la nuit et le retournement.
1Le Bain de Diane est publié en 1957 par Gallimard, tandis que Le Promontoire paraît en 1961
2Michel Foucault, « La prose d’Actéon », », La Nouvelle Revue Française, n° 135, mars 1964 (repris in Dits et écrits. 1954-
1988, op. cit., p. 326-337).
422
L’écriture du manque se manifeste aussi par la présence des reliques qui témoignent du
Tout disparu, de l’impossible réduit au rien.
Cette écriture inscrit Henri Thomas dans une histoire de la modernité littéraire.
L’héroïsme qu’il construit afin de s’approcher de l’autre monde entrevu lors des visions sacrilèges
fonde la véritable spécificité thomasienne, et constitue le cœur de sa recherche.
La quête de l’impossible évolue de pair avec l’élaboration d’un héroïsme qui se révèle
problématique. Dans ces récits, le dépassement héroïque s’inscrit dans une construction propre à
l’épopée. Répondant aux critères du héros romanesque selon Philippe Hamon ou Vincent Jouve,
le personnage, souvent aidé par un acolyte ou adjuvant, connait des aventures, des errances et des
combats avant de trouver une issue à sa quête. Il se distingue aussi par son affiliation à une
communauté de l’impossible. Le héros épique se définit par un rapport problématique au monde,
ainsi que le souligne le théoricien Georg Lukács dans son essai intitulé La Théorie du roman.
Entouré de ses dissemblables, le héros thomasien vit son être au monde au travers d’un sentiment
d’altérité fondamentale. Le processus de dépossession est une tentative pour s’abstraire de cette
dissociation afin de retrouver un sentiment d’appartenance au monde.
Construit dans son opposition aux autres, désadapté (parce qu’adapté à l’autre monde), le
héros poursuit sa quête dans un espace assimilé aux confins. Marqué par la perte et la
dépossession, il évolue au plus profond de l’absence afin de réaliser son projet. Les influences
mystiques de l’auteur, sa lecture de William Blake et Swedenborg, l’imprègnent de la théologie
négative qui désigne Dieu et le sacré par leur absence et leur indétermination. La recherche du
« point de vue de l’éternité » se comprend donc à travers ces références, tout comme l’absence
des dieux et la déréliction qui est soulignée dans les derniers romans étudiés (Le Promontoire, Le
Parjure et La Relique). Enfin, la « force des renoncements » théorisée par les poètes du Grand Jeu,
son lien avec une expérience ou un état poétique hérités de Rimbaud, participent au
développement d’une pensée sur la dépossession héroïque conçue par Henri Thomas.
La quête des héros prend plusieurs formes : une enquête, ou la quête géographique du
vrai lieu, de l’arrière-pays qui se cherche dans les marges. Dans la lignée d’Yves Bonnefoy et de
Philippe Jaccottet, nous définissons cet arrière-pays thomasien en insistant sur sa présence qui
s’oppose à l’absence caractérisant l’impossible. Ce lieu est appréhendé comme un espace autre, ainsi
que Michel Foucault définit les « hétérotopies »1, contre-espaces absolument différents qui ont
pour fonction d’être des « contestations mythiques et réelles de l'espace » commun.
1Michel Foucault, Dits et écrits (1984), T IV, « Des espaces autres », no 360, p. 752-762, Gallimard, La Nouvelle Revue
Française, Paris, 1994 ; (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement,
Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49.
423
L’espace autre, « région où vivre » pour Henri Thomas, n’est accessible qu’après des
épreuves, et parfois des combats. Espace de recréation et de séparation par excellence selon
Gilles Deleuze, l’île apparaît souvent comme le terme de la quête des héros.
La dépossession du héros l’amène à se défaire de ses certitudes, à refuser la fausse logique
pour « ne plus rien admettre sauf Dieu »1. L’irrationnel, autre dimension de l’impossible, est vécu
par le héros comme la plus rude épreuve, celle qui le confronte à l’horreur mais aussi au sacré, au
sein même de l’absence. L’issue de cette expérience est une joie hölderlinienne. Le héros doit
sortir de la raison, accepter que le progrès et la connaissance de soi ne soient qu’un simulacre qui
dissimule « l’innommé » 2. Admettant l’inexpliqué, il sort de sa situation intenable pour accepter la
dérision de son existence.
La surdité et la cécité des personnages désignent alors un état de renoncement qui relève
d’une dépossession profonde. Elles sont un écho à l’infirmité du réel, qui est troué par les images
disparues que le langage poétique tente de ressaisir.
Le héros apprend à quitter la seule négativité du lieu de la perte pour en percevoir la
plénitude, liée à ce que Philippe Jaccottet nomme « l’expérience fondamentale » 3 , première
expérience d’union et de perte ressentie lorsqu’il est enfant.
L’aspiration à l’union, au Tout, à la médiété, ne peut aboutir. Le héros demeure dans le lieu
de la perte, mais en comprend l’enjeu. Dénoué de tous les simulacres, il peut habiter ce vide qui
se situe entre toute apparition et toute disparition, entre les ruminants et l’espace du sacré qui pour
rester pur, doit demeurer séparé. Le cheminement du héros s’achève sur cette révélation.
L’absence du Père, du sacré, ne doit pas être comprise orgueilleusement comme totale
déréliction. Le héros doit habiter ce lieu de leur absence, dans le pressentiment de leur prochaine
apparition. Acceptant la séparation qui a toujours eu lieu et l’oubli qui lui est corollaire, il
demeure dans cet espace déchirant, le seul où s’affirme la pureté du souvenir divin. L’expérience
de l’irrationnel a prouvé au héros l’inanité du désir total d’immédiateté et d’illimité. Il comprend
ensuite que son rôle héroïque consiste à se tenir devant l’absence et dans l’apaisement final de
cette révélation.
La recherche se résout donc dans la lumière hölderlinienne, lumière philosophique et
poétique d’une joie subversive. Ainsi doit se comprendre la quête de réalité parfaite d’Henri
Thomas, recherche d’une libération et d’une joie poétique impossibles, qui n’est atteinte que par
l’acceptation de son absence.
1 « Henri Thomas Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet
1989, p.96-103.
2 Tristan le dépossédé, op. cit., p.88
3 Philippe Jaccottet dans sa présentation aux Œuvres de Hölderlin, op. cit., p.XI
424
En cette révélation, nous comprenons l’importance des veilleurs et des figures mythiques
artémisiennes qui toutes s’inscrivent dans un espace frontière qu’il s’agit de protéger.
Dans La Relique, l’enquêteur comprend ce qui est révélé au héros du Parjure après son
expérience de l’irrationnel : l’orgueil du héros qui pense se fondre dans l’espace sacré ne peut le
mener qu’à sa disparition. Son rôle consiste à en être le gardien, à demeurer sur le promontoire,
aux confins des mondes pour en protéger les frontières. N’existant plus comme le commun des
hommes, le héros, Hypérion moderne, consacre sa non-existence à habiter l’espace intermédiaire
qui est le seul juste, tout en étant celui de la plus grande perte. Ce lieu autre, impossible par
excellence, constitue le terme de sa quête poétique.
1 Entretien avec Marcel Bisiaux, Henri Thomas, Cahier treize, op. cit., p.271
2 Apories, paradoxes et autocontradictions, La littérature et l’impossible, textes réunis et présentés par Eric Benoit, publié dans
la revue Modernités 35, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013
3 Eric Benoit, « Ecrire de ne pas écrire », art. cit., p.7
4 Ibid., p.18
5 Le Parjure, op. cit., p.79
425
Etre à la fois vivant et mort, appartenir à la foule des vivants mais aussi des morts (pour le
héros de La Nuit de Londres), vivre dans un village de gens qui « ne se sentent pas disparaître »1
alors même que lui-même « n’existe pas »2 (pour le héros du Promontoire), voir chaque jour l’image
d’une jeune gitane en robe rouge se superposer à celle de son amant (pour Suzanne, dans Les
Déserteurs)… Les personnages créés par Henri Thomas sont tous confrontés à cette épreuve.
Pourtant, Henri Thomas conserve toute sa confiance envers le langage et le genre
romanesque à une époque où l’impossible est un objet obsédant qui révèle un état de crise de la
littérature.
Dans le même temps, cette confrontation de l’écriture avec l’impossible et la place
centrale que l’auteur lui accorde dans sa réflexion situent définitivement l’écrivain dans une
modernité littéraire, la « modernité négative » 3 qui « cherche depuis Rimbaud et Mallarmé les
voies de l’impossible »4, selon les mots de Dominique Rabaté. Celui-ci évoque, pour caractériser
la période littéraire « faisant suite aux Grands Modernistes (Joyce ou Proust) », la « “soustraction”
que Julien Gracq reconnaît comme l'un des puissants moteurs de la modernité littéraire » : « il est
certain que le signe moins n'est pas moins productif que le signe plus »5.
L’écrivain est donc pris dans la problématique de son temps mais y échappe par son
engagement au romanesque qui constitue sa véritable marginalité.
Entre 1950 et 1970, Henri Thomas s’enquiert d’une forme nouvelle capable d’intégrer une
dimension épique et poétique. Tous ses récits entre Les Déserteurs (1951) et La Relique (1969)
façonnent une écriture à même de rendre compte de l’aventure à la fois héroïque et poétique des
personnages. Les nouvelles et les poèmes écrits durant cette période enrichissent la recherche du
poète, formellement ou thématiquement. Cependant, l’auteur réalise dès le début des années
cinquante que sa recherche ne peut s’accomplir pleinement que grâce au genre romanesque qui
lui permet d’inclure une temporalité dans sa quête :
Le roman qui n’en restera pas à recenser les débris ne peut que surprendre d’abord par
une forme nouvelle, je ne veux pas dire un tour de style, mais la forme d’un être à travers
l’œuvre, l’obscure présence d’un héros.6
p.25, cité par Dominique Rabaté dans son texte « Peut-on hériter d'une aporie ? Perspectives sur la littérature
française actuelle », Apories, paradoxes et autocontradictions, La littérature et l’impossible, op. cit., p.270
4 Ibid.
5 Julien Gracq, Préférences, Corti, 1961, p.87
6 La Chasse aux trésors t.II, « A travers Boris Schreiber », op. cit., p.194
426
La forme nouvelle imaginée par l’écrivain se détourne du récit poétique pour développer
une dimension épique portée par la présence d’un héros engagé dans une quête poétique. Henri
Thomas affirme alors nettement sa marginalité vis-à-vis d’une modernité littéraire liée par la
recherche de l’impossible et une certaine négativité qui affecte l’écriture et la littérature mêmes.
La recherche de l’auteur concerne aussi le langage, « recherche du point de vue de
l’éternité » selon Henri Thomas, du « point de vue absolu » qui est aussi « l’inexplicable »1.
Le langage correspond donc au meilleur outil capable d’atteindre cette perception libérée
qui ouvre à l’inexplicable. Le rôle positif que l’écrivain accorde au langage et à la narration, mais
aussi à ses héros, fonde sa réelle singularité.
D’autre part, il s’agit, grâce à ce récit que Thomas perfectionne pendant vingt ans, de
trouver une forme de résolution à la recherche de l’impossible. Durant cette période, l’auteur
assume progressivement l’assimilation de l’impossible à une immédiateté qui est aussi la déchirure
du sacré. Les références au mythe de Diane, au texte de Klossowski, à la lumière de Hölderlin et à
sa quête poétique, et enfin à la présence de la relique, dans les trois derniers récits du cycle étudié,
orientent définitivement sa quête vers cette conclusion. Chaque roman l’amène à éclaircir un
aspect de sa quête.
Il approfondit ainsi le thème de la séparation, qui est présent dès Les Déserteurs. Dans les
derniers récits, la séparation ouvre un espace autre, espace de l’entre-deux et de l’irrationnel. Situé
à l’extrême limite, il est gardé par la présence de Diane ou de Diotime. Diotime, celle qui parle
aux fleurs, est aussi une figure du poète, celui-ci étant défini par Thomas comme « celui qui
comprend (à ses bons moments) / Le langage des fleurs et des choses muettes (Elévation) » 2 .
L’impossible doit se chercher dans la réalité même :
Car jamais nous ne sortons de la réalité. Il n’y a pas un monde du rêve. Il n’y a pas un
monde de la poésie. Il y a le monde, il y a la réalité. Seulement, elle est profonde. Et je
crois que le langage doit être troué, et déchiré pour laisser voir ce fond illimité de la
réalité.3
Cerné par l’impossible, le héros thomasien doit lutter par « le seul moyen de survivre !
L’élan poétique ou l’écrasement »4.
La quête d’une « totalité impensable » 1 inscrit résolument Henri Thomas dans une
tradition littéraire, qui recouvre autant Hölderlin que Mallarmé, Rimbaud que les poètes du
Grand Jeu, les mystiques que Léon Chestov.
427
Elle l’inclut aussi dans une modernité, une « communauté de l’impossible » qui réunit des
auteurs aussi différents qu’Antoni Artaud, Maurice Blanchot, Georges Bataille et Pierre
Klossowski.
C’est ainsi que Thomas se singularise par sa construction de récits résolument épiques, qui
intègrent un héros suffisamment puissant pour mener à bien cette quête. Cependant, il nous
semble qu’une dimension épique sous-tend le projet de nombreux penseurs de l’impossible —
comme nous l’avons souligné au sujet de Maurice Blanchot, à la suite de Denis Aucouturier.
Henri Thomas, qui s’est toujours défendu d’appartenir à un mouvement littéraire, a
développé des récits singuliers afin de perfectionner une technique de l’impossible, affirmant une
réelle marginalité sans pour autant s’interdire de convoquer directement dans ses textes certains
poètes ou contemporains, lorsqu’ils sont utiles à une progression vers une réalité parfaite.
Il est probable que la singularité de l’œuvre d’Henri Thomas l’a un temps desservi en le
situant dans l’ombre d’une modernité plus tapageuse d’une part, et de grands mouvements
littéraires d’autre part. N’affirmant jamais son appartenance à une école, l’auteur se démarque
aussi de ses contemporains qui affilient comme lui la littérature à l’impossible par son
attachement au romanesque. L’écrivain est un temps relégué à l’arrière-plan d’une histoire
littéraire du vingtième siècle.
Pourtant, il semble que cette marginalité, revendiquée et en partie construite par l’écrivain,
suscite aujourd’hui un intérêt nouveau, tant de la part d’un certain champ critique et du monde
éditorial, que du milieu universitaire. L’œuvre singulière de Thomas est à même de nourrir les
réflexions sur une modernité littéraire confrontée à l’impossible, notamment aux côtés d’Yves
Bonnefoy, avec qui il partage la quête d’un « arrière-pays extraordinairement paisible »4, lieu de la
présence impossible et de la poésie, mais aussi de Maurice Blanchot ou Georges Bataille, en
offrant une issue originale au dilemme de son époque. Maurice Blanchot associe en effet la parole
sacrée, qui est inexprimable et se refuse à toute médiation, à l’impossible. Il s’interroge lui aussi
sur la vision sacrilège autour de Hölderlin, Klossowski et Rimbaud.
428
Cependant, l’impossible caractérise pour lui un rapport de l’être au monde par le langage,
alors qu’Henri Thomas associe le langage poétique à sa quête. Georges Bataille, qui conçoit
comme Henri Thomas l’impossible comme « extrême du possible », théorise des expériences-
limites pouvant révéler le Sacré, qui est l’innommé ou l’impossible. Mais la violence de sa révolte
et de sa négativité atteint la littérature et le récit lui-même, alors qu’Henri Thomas préserve la
trame romanesque de ses récits.
L’œuvre d’Henri Thomas apporte donc un éclairage original sur le renouvellement du
récit après-guerre, et sur les diverses expérimentations qui animent alors un monde littéraire en
crise. C’est donc une interrogation positive que suscite aujourd’hui sa marginalité.
C’est ainsi que les dernières études sur cet écrivain s’orientent sur ces questions. Lors du
Colloque du centenaire, qui a lieu en décembre 2012 à l’université Paris-Diderot pour célébrer le
centenaire de la naissance de l’auteur, plusieurs interventions s’attachent à la question du récit
chez Henri Thomas, notamment celle de Dominique Rabaté (au sujet de La Nuit de Londres),
Jérémie Majorel (pour les liens entre Maurice Blanchot et Thomas), ou Alexis Weinberg (qui
effectue une thèse sur le temps de l’écriture et le renouvellement romanesque à cette période).
Les études sur la singularité romanesque des récits de l’écrivain dominent déjà les actes du
colloque L’écriture du secret 1 , et occupent une part importante de la thèse soutenue par Pierre
Lecoeur en 2007 à l’université Paris-Diderot2.
Plus récemment, Marie-Hélène Gauthier lui dédie une partie de son livre La Poéthique, Paul
Gadenne, Henri Thomas, Georges Perros (éditions du Sandre, 2010), insistant sur les liens qui unissent
les trois auteurs autour d’une poétique — et d’une éthique, communes. Ajoutons que le milieu
éditorial n’est pas en reste, puisqu’une Correspondance Georges Perros, Henri Thomas sera bientôt
publiée chez Fario (février 2017), et que Luc Autret, à qui l’on doit déjà l’édition critique des
Carnets 1934-1948 édités par Claire Paulhan en 2008, ainsi qu’une formidable « bio-bibliographie »
disponible sur son site dédié aux revues littéraires3, travaille actuellement sur la correspondance
d’Henri Thomas et Jean Paulhan pour les exigeantes éditions Claire Paulhan4.
1 Henri Thomas, L’écriture du secret, dir. Bougon P. et Dambre M., Seyssel, Champ Vallon, 2007. Le colloque a eu lieu en
2003 à l’Université La Sorbonne.
2 Une poétique de la présence, voies de la création romanesque chez Henri Thomas, dirigée par Eric Marty, publié en 2014 chez
Classiques Garnier
3 Url : http://www.revues-litteraires.com
4 Parallèlement, d’autres maisons sont particulièrement fidèles à Thomas, comme Le Temps qu’il fait ou Fata Morgana
qui oublient régulièrement des récits posthumes ou des fragments de carnets depuis le décès de l’auteur. Plusieurs
revues se sont en partie consacrées à l’écrivain ces dernières années, souhaitant rendre hommage au poète à
l’occasion du centenaire de sa naissance : Secousse n° 9, mars 2013, « Henri Thomas » (dir. François Boddaert), La
Revue de Belles-Lettres, n° 1, octobre 2013 « Henri Thomas », et la revue Europe, n° 1015-1016, novembre-décembre
2013, « Dossier Henri Thomas » (dir. Patrice Bougon).
429
La réception de l’œuvre d’Henri Thomas est donc considérablement renouvelée depuis
ces dernières années, et tend moins à souligner la marginalité de l’auteur qu’à établir des parallèles
féconds avec ses contemporains ou ses prédécesseurs. Plusieurs thèses en cours se consacrent au
moins en partie à Henri Thomas1, et travaillent à esquisser une autre histoire littéraire enrichie de
la singularité de Thomas.
« Nous sommes tous un peu des chercheurs de religions, des commencements chétifs de
prophètes, de savants », explique Henri Thomas dans Le Migrateur, ajoutant que pour sa part, il
« cherche les conditions d’une pointe vers la poésie nouvelle à partir des anciennes plaintes, des
dégoûts récurrents » 2. Cette recherche d’une « poésie nouvelle » se confond chez Thomas avec
une expérience des limites visant autant le langage poétique que le genre romanesque. L’auteur
requiert la parole poétique afin d’exprimer l’expérience irrationnelle qui ne peut se satisfaire du
logos. Henri Thomas choisit de définir ce « fond » inexprimable par le plus petit, le plus humble,
des « riens » qui habitent les récits en toute discrétion, et que nous retrouvons et décryptons à la
manière d’enquêteurs.
1 Alexis Weinberg, doctorant à Paris-Diderot, sous la direction de Dominique Rabaté, pour une thèse ayant pour titre
Temps de l'écriture et poétique du point aveugle : théorie et pratique (Bernard Pingaud, Henri Thomas, Olivier Gasnot doctorant à
Paris-Diderot, sous la direction de Nathgalie Piégay, Henri Thomas : visibilité problématique, problématique de la visibilité,
Dana-maria Stiubea (Ungureanu) thèse en préparation à Paris 10 sous la direction de Myriam Boucharenc, L'invention
romanesque dans les récits d'Henri Thomas, Florence Chapiro, Ecriture et existence dans la poésie et la poétique d'Henri Thomas à
Paris III (Sorbonne Nouvelle).
2 Le Migrateur, op.cit., p.95
430
BIBLIOGRAPHIE
Nous renvoyons ici le lecteur à la bibliographie très complète de Luc Autret, disponible sur son site revuelitteraire.org, véritable mine
d’informations et recensement très exhaustif de tous les écrits, traductions, articles de Thomas, notamment ses nombreuses
contributions dans des revues littéraires (traductions, notes autobiographiques, nouvelles, articles critiques…).
Romans
431
Nouvelles
Poésie
Notes autobiographiques
432
Critique
Note à propos du livre Clef de la poésie de Jean Paulhan, dans Confluences, n°2, mars 1945, pp.206-207.
« Un mystique : Le père Joseph », Paysage-Dimanche, n°6, 22 juillet 1945.
« La nouvelle », Paysage Dimanche n°8, 5 août 1945, p.3.
« Crin-crin critique », Les Cahiers de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1949.
Préface aux Œuvres choisies de Théophile de Viau, Paris, Stock, 1949.
« Herman Melville d'après son journal de bord », Critique n°65, octobre 1952, « W.H. Auden et Norman Holmes
Pearson », Critique n°68, janvier 1953.
« Les notes de Nietzsche sur Baudelaire », La Nouvelle Nouvelle Revue Française n°12, décembre 1953, pp.1124-1127,
repris dans La Chasse aux trésors, t. I pp.140-145, et dans la préface à Ainsi parlait Zarathoustra (Le Livre de Poche,
n°987/988, 1963, pp.7-11).
La Chasse aux trésors, Paris, Gallimard, 1961.
Préface au recueil de poèmes Jonas de Jean-Paul de Dadelsen, Paris, Gallimard, 1962.
« Flaubert et les démons puniques », La Nouvelle Revue Française, n°211-212, juillet-août 1970, pp.1-5 ; publié ensuite
dans Salammbô, Gallimard et L.G.F., « Le Livre de Poche », 1970, pp.9-14.
Tristan le dépossédé, Paris, Gallimard, 1972.
À la rencontre de Léon-Paul Fargue, Fontfroide-le-Haut / Montpellier, Fata Morgana, 1992.
La Chasse aux trésors, II, Paris, Gallimard, 1992.
« Une autre image du monde », Les Cahiers de l’Estampe contemporaine, n°1, 1992, pp.15-17.
Correspondance
Choix de lettres, éd. Joanna Leary, Paris, Gallimard, coll. « Les Cahiers de la N. R. F. », 2003.
Lettres d’Henri Thomas à André Gide, Théodore Balmoral, n° 36/37, automne-hiver 2000, p. 35-45.
Lettres d’André Gide à Henri Thomas (1930-1940), La Nouvelle Revue Française, n° 501, « Henri Thomas (1912-
1993) », octobre 1994, p. 124-129.
Lettres à Boris Simon (1932-1943), La Nouvelle Revue Française, n° 501, « Henri Thomas (1912-1993), octobre 1994, p.
158-173.
Lettres à Adrienne Monnier, Nathalie Thomas et Gérard Le Gouic, Henri Thomas, Les Cahiers du Temps qu’il fait, n° 13,
Cognac, Le temps qu’il fait, 1998, p. 153-171, 227-233.
Lettres à Jean Roudaut, Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005, p.185-192.
Henri Thomas, Atlantiquement vôtre, lettres à Gérard Le Gouic, Éditions des Montagnes noires, Collection
« Correspondances », janvier 2013.
Entretiens
Entretien avec Denise Bourdet à l’occasion du Prix Médicis reçu par Henri Thomas, retranscrit dans Brèves rencontres,
Grasset, 1963.
« Les révélations d’Henri Thomas », entretien avec Raphaël Sorin, Le Monde, 18 novembre 1983.
433
« Henri Thomas à la chasse aux trésors », entretien avec Jean-Pierre Salgas, La Quinzaine littéraire, n° 407, 15-12-1983.
« Un détour par la vie au peigne fin », entretien avec André Rollin, Lire, n° 153, juin 1988.
« Le parcours d’un migrateur », entretien avec Aliette Armel, Le Magazine littéraire, n° 267, juillet 1989, p. 96-103.
« Henri Thomas en ombre chinoise », entretien avec René de Ceccatty, Le Monde, 19 juin 1992.
« Thomas le discret », entretien avec Jean-Louis Ezine, Le Nouvel observateur, 18-24 novembre 1993.
« Entretien du Polyèdre. L'itinéraire spirituel et littéraire de René Daumal » avec la participation de André Dhôtel,
Jean Follain, Henri Thomas, Jacques de Bourbon Busset, Jean Mambrino, in René Daumal, Pascal Sigoda,
Lausanne, L'Age d'Homme, 1993, p.27 et ss., article paru dans la revue Etudes n° 328, mai 1968, pp. 701-723,
republié avec l'autorisation de Paul Valadier.
Entretiens avec Christian Giudicelli, France Culture, 1975, repris dans Théodore Balmoral, n° 46/47, printemps-été
2004, n° 48, hiver 2004-2005, n° 49/50, printemps-été 2005.
Entretiens avec Alain Veinstein, émission « Nuits magnétiques », France Culture, novembre 1983, repris sous le titre
Les Heures lentes, Paris, Arléa, 2004.
Henri Thomas, film de François Barat, série Les Hommes-Livres, dir. Jérôme Prieur, INA-FR3- Océaniques, 1989,
repris partiellement dans Henri Thomas, Cahiers du Temps qu’il fait, n° 13, 1998.
Henri Thomas, entretien télévisé avec Jacques Chancel, réalisé par Georges Ferraro, Antenne 2, 1989, collection
« Figures ».
II
434
Numéros spéciaux de revues, ouvrages collectifs
Cahiers des Saisons, n° 23, automne 1960 [p.259-313] / « Portrait d’Henri Thomas » (dir. Jacques Brenner).
Les Pharaons, n° 18 / La Voix des Poètes, n° 53, printemps 1974 [p.4-32] / « Henri Thomas : Perception réfléchie » (dir.
Pierrette Micheloud).
Obsidiane, n° 30, automne 1986 [160 p.] / « Henri Thomas » (dir. François Boddaert).
La Nouvelle Revue Française, n° 442, novembre 1989 [p.1-46] / « Henri Thomas » (dir. Jacques Réda avec Dominique
Aury).
Sud, hors-série, 3e trim. 1991 [192 p.] / « Vous ne m’aurez pas » (dir. Paul Martin).
L’Erckmann-Chatrian, n° 2, avril 1993 [p.57-84] / « Hommage à Henri Thomas le solitaire vosgien » (dir. François Jodin).
Les Cahiers Vosgiens, n° 100, avril 1993 [p.11-24] (dir. François Jodin).
Migrateur, n° 1, juin 1993 [12 p.] (dir. Emmanuel Chevalier).
Migrateur, n° 2, décembre 1993 [125 p.] (dir. Emmanuel Chevalier).
Migrateur, n° 3, mai-juin 1994 [68 p.] / « Dossier Thomas / Supervielle » (dir. Daniel Aranjo).
Les Cahiers Henri Thomas, n° 1, septembre 1994 [64 p.] (dir. Roland Chopard).
La Nouvelle Revue Française, n° 501, octobre 1994 [176 p.] / « Henri Thomas » (dir. Jacques Réda avec Nicole Aboulker).
Henri Thomas. Cahier treize, Le Temps qu’il fait, mai 1998 [296 p.] (dir. Paul Martin).
Cahiers Bleus [2e série], n° 14, hiver-printemps 2001 [112 p.] / « Henri Thomas. Lecteur de signes » (dir. Gérard Paris et
Dominique Daguet).
Théodore Balmoral, n° 46-47, printemps-été 2004 [p.135-158] / « Chapeaux bas : Henri Thomas (1) » (dir. Thierry
Bouchard).
Théodore Balmoral, n° 48, hiver 2004-2005 [p.155-200] / « Chapeaux bas : Henri Thomas (2) » (dir. Thierry Bouchard).
Théodore Balmoral, n° 49-50, printemps-été 2005 [p.161-195] / « Chapeaux bas : Henri Thomas (3) » (dir. Thierry
Bouchard).
Théodore Balmoral, n° 51, hiver 2005-2006 [p. 140-172] / « Chapeaux bas : Henri Thomas (4) » (dir. Thierry Bouchard).
Secousse, n° 9, mars 2013 / « Henri Thomas » (dir. François Boddaert).
La Revue de Belles-Lettres, n° 1, [octobre] 2013 [336 p.] / « Henri Thomas ».
Europe, n° 1015-1016, novembre-décembre 2013 [p. 218-277] / « Dossier Henri Thomas » (dir. Patrice Bougon).
Sélection d’articles
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condition critique, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2010
BLOT Jean, « La nuit d’Henri Thomas », La N. R. F., n° 501, octobre 1994, p. 29-32.
BOUGON Patrice, « Réticence de la parole et fenêtre sur cour. Le Prophète de Henri Thomas », Roman 20/50,
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442
ANNEXES
Annexe I : Une chanson de Mathieu Lourcin (Les Déserteurs)
Cf. La poésie dans le roman, p.98 et ss.
LE MARIN FUSILLE
Refrain
II
III
Refrain
443
Annexe II : Dessin d’Antonin Artaud illustrant la couverture de la revue 84
Cf. Le roman et la tentation de l’immobile, au sujet de l’aventure collective de la revue 84 et de
l’établissement d’une « morale de la poésie », p.79 et ss.
444
Annexe III : « "84" ou une morale de la poésie »,
Combat, 14 juillet 1949
Que l’infinité des échelons entre l’imaginaire et le réel n’aille pas sans vertige ni danger, c’est chose
certaine. Mais 84 veut insister en premier lieu sur l’élément de surprise et de joie inséparable de ce risque.
On s’est trop souvent borné à comparer aux réussites du passé des intentions, des motifs, une vue abstraite
du présent. Pour reprendre les termes d’Antonin Artaud, on a mieux aimé se sentir vivre que travailler.
84 a misé sur l’esprit de création disons aussi de récréation qui mettra les obsédants dilemmes actuels à
leur juste place : détail d’un paysage dépassé dans un mouvement de simplification imprévisible, où la
littérature proprement dite n’est pas seule en jeu.
Quiconque dit ce qu’il voit et parle d’expérience en mots justes, prend sa part de création ; la richesse des
choses vues est à verser à l’actif de la poésie, trésor inclassable. La féérie intentionnelle, crevaison du
surréalisme, est inférieure au moindre épisode vrai heureusement noté, sans souci du merveilleux qu’il soit
poétique ou politique. 84 entend se maintenir en plein vent de ce carrefour de la vie et langage où toute
théorie se voit bousculée. Il laisse à d’autres le souci de la ligne et du système.
Marcel Bisiaux
Jacques Brenner
André Dhôtel
Alfred Kern
Georges Lambrichs
Pierre Leyris
Henri Thomas
445
Annexe IV : Tableau comparatif des deux versions de la nouvelle « Sainte Jeunesse »
Cf. Du poème en prose, sur le mélange des formes, p.108 et ss.
Nul Désordre, 1950 : Il s’agit de quatre textes en prose, avec un titre pour chacun.
Sainte Jeunesse, 1972 : La nouvelle se compose de quatre chapitres, qui reprennent les
textes de Nul Désordre sous une autre composition, et avec des modifications que nous avons
indiquées en gras.
446
447
448
449
Annexe V : Les poètes du Grand Jeu
Cf. Le Grand Jeu et le véritable héros, p.284 et ss.
Le Grand Jeu désigne une revue littéraire dont trois numéros paraissent de 1928 à 1930,
alors qu’un quatrième est écrit mais non publié. Au-delà de cette revue, c’est aussi un mouvement
artistique à part entière, non pas « un groupe littéraire, mais une union d'hommes liés à la même
recherche » dont « art, littérature ne sont […] que des moyens »1, contemporain du Surréalisme
dont il partage certains préceptes tout en assumant un projet différent.
Le mouvement trouve son origine dans l’union de quatre lycéens de Reims, René
Daumal, Roger Gilbert-Lecomte, Roger Vaillant et Robert Meyrat, regroupés en « Phrères
simplistes », en 1922. Les adolescents, liés par de fortes affinités et une même quête que l’on peut
qualifier de mystique, se livrent à des expériences-limites visant à entrevoir l’au-delà, confins de la
vie et de la mort, entre autres avec l’aide de drogues, afin d’agrandir leur perception, de retrouver
une connaissance intuitive et spontanée, et de poursuivre la voyance rimbaldienne. Ils écrivent
aussi leurs premiers textes dans des revues locales.
En 1925, René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte quittent Reims pour Paris afin de
préparer Normal en Hypokhâgne (projet qu’ils abandonnent tous deux pour rejoindre La
Sorbonne). Pierre Minet rejoint le groupe, qui s’agrandit à Paris grâce à de riches rencontres :
Maurice Henry, Artür Harfaux, leur futur mécène Léon Pierre-Quint, Richard Weiner, le peintre
Josef Sima, André Rolland de Renéville… Dans le même temps, Robert Meyrat, resté à Reims,
s’éloigne du projet et de Gilbert-Lecomte dont il condamne la vie déréglée.
Le premier numéro de la revue paraît en juin 1928, accompagnée d’un avant-propos qui
fait figure de manifeste :
Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les
instants de notre vie… C'est encore à « qui perd gagne ». Car il s'agit de se perdre. Nous
voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c'est-à-dire d'adresse, ou mieux de
« grâce » : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.
Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman. Rechercher l'attitude favorable et
le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles.
1Manifeste publié dans le premier numéro du Grand Jeu en juin 1928, écrit par Gilbert-Lecomte et approuvé par
toute l’équipe (Vailland, Daumal et Minet, Rolland de Renéville, le poète hollandais Hendrik Cramer, le photographe
Artür Harfaux, le dessinateur Maurice Henry).
450
Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait
le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les
instants.
Ce premier numéro contient plusieurs textes qui feront date, tels « La force des
renoncements » de Gilbert-Lecomte ou « Liberté sans espoir » de Daumal. Le deuxième numéro,
publié au printemps 1929, consacre Rimbaud et la voyance comme fondement de leur
métaphysique. L’article « Mise au point ou casse-dogme », signé par Roger Gilbert-Lecomte et
René Daumal, signale le refus de toute idéologie, ou dogme, du groupe, et la fonction destructrice
des illusions de leurs textes, puisque « si les dogmes sont des formes de la pensée, la pensée
universelle, qui est la vérité de tous les dogmes, est une négation de tous les dogmes. Et
nécessairement notre pensée, qui veut être la pensée, doit remplir une fonction de casse-
dogmes ». Il précise aussi la pensée « non-dogmatique » de la confrérie :
[…] une fois pour toutes nous précisons :
Que nous n’espérons rien ;
Que nous n’avons aucune « aspiration » mais plutôt des expirations ;
Que, techniciens du désespoir, nous pratiquons la déception systématique, dont les
procédés connus de nous sont assez nombreux pour être souvent inattendus ;
Que notre but ne s’appelle pas l’Idéal, mais qu’il ne s’appelle pas ;
Qu’il ne faut pas faire passer notre frénésie pour de l’enthousiasme. (Non, Madame, ce
n’est pas beau, la jeunesse.)
Que si, comme on l’a finement remarqué, nous sommes dogmatiques, notre seul dogme
est
LE CASSE-DOGME.
Le troisième numéro, paru un an après, est axé sur L’Univers des mythes, et propose entre
autres les articles « L'Horrible révélation… la seule » de Gilbert-Lecomte, « Nerval le nyctalope »
de Daumal, et « La Parole » de Rolland de Renéville.
Les membres du groupe recherchent les « instants éternels », durant lesquels ils
« absorberon[t] tout, [ils] avaleron[t] Dieu pour en devenir transparents jusqu'à disparaître » 1 .
Dieu désigne pour eux « la réalité absolue » : « Dieu est cet état limite de toute conscience, qui est
La Conscience se saisissant elle-même sans le secours d’une individualité, ou, si l’on veut, sans
s’offrir aucun objet particulier »2.
Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles.
Les changements de ministères ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à
l’acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles…1
La révolte des « phrères » ne vise pas à atteindre un « surréel » mais une part plus
profonde de la réalité, à travers le refus de tout dualisme et la quête de l'unité perdue, et ce grâce à
des expériences et une exigence mystique :
Le Grand Jeu n'est pas une revue littéraire, artistique, philosophique ni politique. Le
Grand Jeu ne cherche que l'essentiel. L'essentiel n'est rien de ce qu'on peut imaginer :
L'Occident contemporain a oublié cette vérité si simple, et pour la retrouver il faut braver
plusieurs dangers, dont les plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort,
celle de la pierre ou de l'hydrogène, et non pas l'agréable mort, gorgée d'espérances et
ornée d'excitants remords, que l'on connaît trop) — la folie (la vraie folie, lumineuse et
impuissante comme le soleil éclairant une assemblée de magistrats, la folie sans issue, de
celui qu'on abat comme un chien, et non pas l'heureuse folie qui est le plus charmant
moyen d'occuper la vie) — la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion
religieuse2.
André Breton, d’abord intéressé par ce mouvement, se sent rapidement menacé par leur
radicalité et leur relative notoriété, ainsi que par leur net refus de son autorité. En 1929, il prend
prétexte d’un article publié par Roger Vailland dans Paris-Midi, article élogieux pour le préfet de
police Jean Chiappe, pour organiser un « procès des simplistes » lors d’une assemblée générale.
Des dissensions éclatent, et malgré la réponse de Daumal à Breton dans le troisième numéro du
Grand Jeu, « Lettre ouverte à André Breton sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu », Vailland
s’écarte du groupe, et le mouvement se disloque peu après.
1 Manifeste publié dans le premier numéro du Grand Jeu en juin 1928, écrit par Gilbert-Lecomte et approuvé par
toute l’équipe (Vailland, Daumal et Minet, Rolland de Renéville, le poète hollandais Hendrik Cramer, le photographe
Artür Harfaux, le dessinateur Maurice Henry).
2 Circulaire de pré-publication au premier numéro de la revue Le Grand Jeu
452
Gilbert-Lecomte s’enfonce dans la drogue et meurt du tétanos le 31 décembre 1943 à
l’hôpital Broussais, tandis que Daumal s’éloigne dans l’occultisme et l’ésotérisme sous l’influence
d'Alexandre de Salzmann et décède de la tuberculose le 21 mai 1944. Vailland règle ses comptes
avec Breton en 1948 dans son pamphlet « Le surréalisme contre la révolution », et souffre toute
sa vie du rejet de ses « phrères ».
Rolland de Renéville, qu’André Breton tente sans succès d’intégrer à son mouvement,
s’attire par ailleurs la suspicion de certains membres du Grand Jeu lorsqu’il refuse de prendre la
défense d’Aragon, inculpé pour avoir un publié un poème qui inciterait à la désobéissance et au
meurtre (« Front Rouge », Littérature, novembre 1931), ce qui selon Rolland de Renéville constitue
une attaque non de la poésie mais de la liberté de la presse. Le mouvement, hermétique,
initiatique, adepte d’une « métaphysique expérimentale », s’oppose en fait clairement au
surréalisme, à ses manifestations provocatrices et ludiques, à son maître à penser André Breton.
Le Grand Jeu, bien que souvent occulté par le Surréalisme, est un mouvement artistique radical et
original, qui propose une voie singulière teintée de mystique pour atteindre la « réalité nue », la
« réalité absolue ».
453
Annexe VI : « Présence de Rimbaud, Ces trois essais… »
Le Grand Jeu n°2, printemps 1929, numéro consacré au poète1, introduction :
Qu'un homme peut, selon une certaine méthode dite mystique, atteindre à la perception
immédiate d'un autre univers, incommensurable à ses sens et irréductible à son
entendement.
Que la connaissance de cet univers marque une étape intermédiaire entre la conscience
individuelle et l'autre. Elle appartient en commun à tous ceux qui, à une période de leur
vie, ont voulu désespérément dépasser les possibilités inhérentes à leur espèce et ont
esquissé le départ mortel.
Rimbaud a été très loin dans cette voie. Vouloir le ramener à une religion qui détourne
pour des fins purement terrestres le dégoût de vivre en homme et qui cherche à
monopoliser dans les limites de ses dogmes toutes les découvertes que rapportent de
leurs tentatives les « horribles travailleurs » constitue une escroquerie qui est le fondement
même de l'esprit religieux. Et si la plupart des mystiques en furent victimes, Rimbaud, au
moins, en fut sauvé pour avoir compris l'inéluctable nécessité de la révolte la plus absolue.
Eddie Breuil, dans son article sur les poètes du Grand Jeu publié dans le Dictionnaire
Rimbaud dirigé par Jean-Baptiste Baronian2, rappelle la fascination du groupe pour le poète. Le
deuxième numéro du Grand Jeu, outre des textes et fac-similés de Rimbaud, présente trois
articles sur le poète : « Elaboration d’une méthode » par Rolland de Renéville, « Arthur Rimbaud
ou la Guerre à l’homme ! » par Roger Vailland et « Après Rimbaud la mort des arts » par Roger
Gilbert-Lecomte. La même année voit la publication de deux ouvrages, Rimbaud le voyant de
Rolland de Renéville, et une Correspondance inédite introduite par Roger Gilbert-Lecomte. Rimbaud
concilie les différentes aspirations de ces écrivains : la révolte, la recherche du pouvoir du verbe et
le rejet de l’art, même si les auteurs l’abordent chacun sous un angle différent. L’introduction
collective reflète bien l’interprétation, particulièrement originale à l’époque, qui est faite des écrits
du poète.
1 Les poètes du Grand Jeu, Poésies, Gallimard, 2003, présentation et choix des textes par Zeno Bianu, Annexes, pp.285
et ss.
2 Dictionnaire Rimbaud, dir. Jean-Baptiste Baronian, Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2014
454
Annexe VII : Tableau des personnages du Promontoire
Cf. Les bains de Diane : figuration de l’impossible et relecture du mythe dans Le Promontoire p.183 et ss.
455
Annexe VIII : Image issue du Bain de Diane de Pierre Klossowski
456
Annexe IX : Le trajet de Stéphane Chalier dans Le Parjure
Cf. De l’itinéraire d’Hypérion à celui d’Hölderlin, la trajectoire « excentrique » de Stéphane, p.383 et ss.
457
458
INDEX SELECTIF DES NOMS PROPRES CITES
Adamov, Arthur, 17, 114, 139, 164, 267, 274, 355
Artaud, Antonin, 10, 13, 17, 20, 25, 139, 146, 148, 153, 162, 163, 164, 248, 251, 257, 291, 354,
355, 356, 357, 358, 359, 360, 395, 417, 428, 439, 441, 444, 445
Barthes, Roland, 11, 146, 261, 262, 437, 438
Bataille, Georges, 10, 11, 20, 45, 146, 181, 218, 230, 233, 234, 235, 236, 237, 256, 257, 258, 260,
295, 344, 345, 347, 350, 353, 386, 413, 419, 422, 428, 439, 441
Baudelaire, Charles, 19, 25, 69, 71, 72, 73, 74, 75, 77, 83, 85, 107, 108, 115, 116, 121, 146, 162,
164, 165, 186, 234, 315, 433, 437, 438
Benjamin, Walter, 33, 382, 383, 437, 440
Bergson, Henri, 19, 161, 167, 168, 169, 422, 441
Bisiaux, Marcel, 13, 17, 24, 25, 53, 55, 83, 84, 88, 91, 92, 93, 103, 122, 133, 138, 142, 149, 150,
153, 224, 230, 256, 257, 258, 269, 274, 298, 329, 380, 425, 445
Blanchot, Maurice, 10, 11, 12, 13, 20, 21, 25, 61, 92, 94, 95, 96, 98, 132, 134, 146, 147, 194, 201,
204, 209, 218, 234, 256, 257, 260, 261, 262, 345, 361, 395, 399, 401, 404, 405, 408, 411, 412,
413, 419, 425, 428, 435, 436, 437, 438, 440, 441, 442
Bonnefoy, Yves, 10, 17, 53, 273, 327, 328, 329, 330, 395, 422, 423, 440
Brenner, Jacques, 17, 82, 84, 139, 234, 435, 436, 437, 445
Chestov, Léon, 20, 235, 260, 295, 345, 346, 349, 350, 351, 353, 422, 427, 440
Corbière, Tristan, 9, 45, 51, 105, 126, 160, 185, 189, 248, 283, 291, 303, 316, 348, 351, 438, 439
Daumal, René, 262, 301, 302, 305, 306, 307, 314, 434, 440, 450, 451, 452
de Man, Paul, 17, 21, 273, 395, 396, 397, 398, 399, 442
Deleuze, Gilles, 20, 335, 337, 338, 339, 424, 440
Derrida, Jacques, 13, 21, 41, 42, 57, 63, 64, 70, 273, 313, 395, 396, 397, 398, 399, 400, 414, 436,
442
Dhôtel, André, 17, 44, 84, 90, 139, 140, 141, 167, 256, 262, 302, 328, 434, 445
Essenine, Sergueï, 128, 129, 130, 131
Fargue, Léon-Paul, 25, 269, 383, 386, 388, 433, 439
Foucault, Michel, 20, 49, 205, 206, 238, 331, 333, 334, 336, 422, 423, 440, 441
Gide, André, 13, 16, 17, 25, 82, 84, 128, 139, 191, 227, 302, 354, 358, 388, 433, 437
Gilbert-Lecomte, Roger, 164, 217, 267, 300, 301, 302, 303, 305, 306, 308, 314, 316, 353, 361, 440,
450, 451, 452, 453, 454
Gilbert Thomas, Colette, 17, 82, 354, 355, 377
459
Hölderlin, Friedrich, 21, 40, 41, 57, 83, 107, 108, 109, 110, 127, 147, 178, 186, 252, 273, 278, 300,
395, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 402, 403, 404, 405, 406, 407, 408, 409, 410, 411, 412, 413,
414, 415, 416, 417, 418, 419, 420, 421, 424, 427, 442
Huxley, Aldous, 19, 161, 162, 167, 378, 422, 441
Jaccottet, Philippe, 12, 13, 21, 93, 99, 127, 139, 236, 287, 294, 301, 328, 329, 330, 340, 398, 401,
402, 406, 407, 423, 424, 436, 439, 442
Klossowski, Pierre, 20, 33, 127, 193, 194, 195, 198, 199, 200, 201, 204, 205, 206, 209, 210, 217,
218, 219, 220, 221, 370, 402, 408, 417, 420, 421, 422, 427, 428, 437, 441, 442, 456
Lukács, Georg, 20, 141, 270, 272, 273, 274, 275, 276, 278, 279, 280, 378, 379, 423, 437, 438
Maître Eckhart, 20, 295, 297, 298, 423, 441
Paulhan, Jean, 5, 16, 17, 84, 91, 92, 129, 139, 234, 256, 395, 429, 433
Poe, Edgar Allan, 19, 69, 71, 73, 74, 75, 77, 78, 121, 421, 425, 437
Queneau, Raymond 103, 139, 234, 438
Rimbaud, Arthur, 10, 25, 44, 71, 85, 86, 104, 107, 115, 116, 125, 128, 132, 138, 141, 146, 163, 164,
165, 166, 167, 185, 210, 226, 235, 248, 253, 256, 262, 291, 303, 313, 316, 329, 346, 351, 353,
354, 356, 378, 393, 415, 419, 423, 426, 427, 439, 441, 451, 452, 454
Rolland de Renéville, André, 303, 304, 313, 387, 441, 450, 451, 452, 453, 454
Saint-John Perse, 285, 344, 439
Swedenborg, Emanuel, 20, 45, 218, 295, 296, 297, 353, 423, 440
Vernant, Jean-Pierre, 195, 371, 372, 373, 441, 442
460
TABLE DES MATIERES
Sommaire .............................................................................................................................. 7
461
Partie II Nous ne sommes tenus qu’a l’impossible ......................................................... 137
Introduction ...........................................................................................................................................138
462
Partie III Héroïsme de l’impossible : un « autre monde » est-il possible ? ..................... 255
Introduction....................................................................................................................................... 256
463
7.2) Tranquillité et révélation : « l’état de conscience poétique »................................................386
« Dieu ne s'étonne de rien. Il a laissé la surprise aux créatures. » ..........................................389
Joie de l’adéquation .......................................................................................................................... 391
7.3) Hölderlin en Amérique ................................................................................................................395
De l’itinéraire d’Hypérion à celui de Hölderlin..........................................................................400
Un itinéraire commun ..................................................................................................................... 401
Diotima ...............................................................................................................................................404
Hölderlin, le Père et la parole sacrée ............................................................................................ 408
La lumière autour de la fenêtre .....................................................................................................413
Conclusion : Révélation poétique — réalité parfaite, réalité poétique ......................................417
Bibliographie..................................................................................................................... 431
I Œuvres de Henri Thomas ................................................................................................................431
II Textes Critiques sur Henri Thomas ............................................................................................. 434
III Critique, théorie et histoire littéraire ........................................................................................... 437
IV Poésie et poétique ........................................................................................................................... 438
V Lectures de l’impossible ..................................................................................................................439
464