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Le XXe siècle argentin.

Historiographie récente sur la


nation et le nationalisme
Olivier Compagnon
Dans Le Mouvement Social 2010/1 (n° 230), pages 3 à 6
Éditions La Découverte
ISSN 0027-2671
ISBN 9782707160010
DOI 10.3917/lms.230.0003
© La Découverte | Téléchargé le 20/11/2023 sur www.cairn.info via Nantes Université (IP: 193.52.84.12)

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É d i t o r i a l
Le XXe siècle argentin. Historiographie
récente sur la nation et le nationalisme

par Olivier Compagnon *

L es deux articles réunis au début de ce numéro invitent à revisiter cer-


taines tendances récentes de la production historique sur l’Argentine
contemporaine et, plus particulièrement, sur la question de la nation et
du nationalisme au XXe siècle. Au travers de la tentation eugéniste qui
s’empara d’une partie des élites durant ce que l’on nomme communément
la década infame (1930-1943), le texte d’Andrés Reggiani analyse en effet
la quête de nouveaux paradigmes de l’identité argentine dans le contexte
autoritaire consécutif au coup d’État du général José F. Uriburu. L’étude
s’arrête, notamment, sur la resémantisation de l’idée de latinité, à l’aune
du modèle politique efficient que semble alors offrir l’Italie mussolinienne.
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De leur côté, Jean-Gabriel Contamin et Olivier Le Noé évoquent, à partir
du mouvement français de boycott de la coupe du monde de football de
1978, les tentatives d’instrumentalisation politique du Mundial par le
régime militaire, parvenu au pouvoir en mars 1976, et la volonté de pro-
jeter sur la scène internationale une image rénovée de l’Argentine. Dans
les deux cas, les acteurs au pouvoir, ou proches du pouvoir, se veulent
porteurs d’un projet de redéfinition de l’« argentinité » qu’ils perçoivent
comme menacée par divers périls – étranger, juif, démocratique ou bol-
chevique dans les années 1930, fondamentalement marxiste entre 1976 et
1983 1. La question récurrente de l’identité nationale, de son roman et de
ses mythologies, de ses filiations et de ses subversions, se trouve donc au
cœur de l’histoire de cette Argentine autoritaire au XXe siècle. Dans une
certaine mesure, les procès en cours contre certains bourreaux des années
1970 – comme le capitaine Alfredo Astiz, surnommé « l’ange blond de
la mort », jugé à Buenos Aires depuis le 11 décembre 2009 – perpétuent
Le Mouvement Social, janvier-mars 2010 © La Découverte

la prégnance de ces débats au cœur de la société argentine. Il n’est pas


surprenant de constater qu’ils occupent également une place prééminente
dans la production historiographique. On ne saurait toutefois prétendre

* Maître de conférences d’histoire contemporaine à l’Université Paris III – Sorbonne Nouvelle


(Institut des Hautes Études de l’Amérique latine), membre du CREDAL – UMR 7169 et de
l’Institut Universitaire de France, et rédacteur en chef des Cahiers des Amériques latines.
1. Pour une vue de synthèse sur la década infame qui se conclut par l’accession au pouvoir
de Juan Domingo Perón, voir T. Halperin Donghi, La República imposible (1930-1945),
Buenos Aires, Ariel, 2004. Sur le régime militaire des années 1976-1983, voir M. Novaro et
V. Palermo, La dictadura militar, 1976-1983. Del golpe de Estado a la restauración democrá-
tica, Buenos Aires, Paídos, 2003.

Olivier Compagnon, Éditorial, Le Mouvement Social, janvier-mars 2010.


4 n Olivier Compagnon

à un bilan exhaustif dans le cadre restreint de ce texte ; il s’agira donc


plutôt de donner à connaître quelques travaux importants parus depuis
une vingtaine d’années, qui traduisent l’effervescence du champ historio-
graphique latino-américaniste et démontrent l’importance de développer
des études comparatives, entre l’Argentine et d’autres pays d’Amérique
latine d’une part, au-delà des frontières communément admises entre
aires culturelles d’autre part.
Longtemps considérés comme des classiques, du fait de leur caractère
pionnier, les travaux de Marysa Navarro et d’Enrique Zuleta ont récem-
ment fait l’objet de profondes remises en question. Non seulement parce
qu’ils sous-estimaient le fait que la cristallisation nationaliste de l’entre-
deux-guerres plongeait ses racines dans la fin du XIXe et le début du XXe
siècle, mais aussi parce qu’ils reprenaient à leur compte les présupposés
méthodologiques d’une histoire politique traditionnelle, se résumant peu
ou prou à l’étude des discours et à l’identification des influences à l’ori-
gine de ces discours 2. Le renouvellement vint en premier lieu de l’exté-
rieur, par l’intermédiaire de l’historienne états-unienne Sandra McGee
Deutsch, du Britannique David Rock, de l’italien Loris Zanatta ou d’uni-
versitaires argentins formés à l’étranger, à l’instar de Cristián Buchrucker
– élève d’Ernst Nolte à Berlin – ou de Diana Quattrocchi-Woisson – élève
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de Jean Piel à Paris 3. Études monographiques de mouvements comme la
Liga Patriótica Argentina, approches sectorielles consacrées à la place de
l’Église catholique et de l’armée dans l’histoire du nationalisme, analyses
ciblées sur le lien entre écriture de l’histoire et invention nationale ou pers-
pectives de plus grande envergure insérant l’Argentine dans le contexte
idéologique international des années 1930 : quelle que soit leur diversité,
ces travaux eurent le mérite de reformuler la question de la nation et
des nationalismes en Argentine à l’aune de travaux aussi divers que ceux
d’Eric Hobsbawm, d’Ernest Gellner ou de Benedict Anderson, d’inscrire
l’ébullition nationaliste consécutive au coup d’État de 1930 dans une
perspective de temps long et de promouvoir une lecture du politique en
des termes d’histoire sociale et culturelle jusque-là inédits.
À la suite de cette première série d’études, à l’orée des années 2000,
Oscar Terán et Lilia Ana Bertoni ont publié des ouvrages essentiels qui
ont renouvelé l’histoire politique et intellectuelle de l’Argentine. Ils ins-
Le Mouvement Social, janvier-mars 2010 © La Découverte

2. Voir M. Navarro, Los nacionalistas, Buenos Aires, Jorge Álvarez, 1968 ; E. Zuleta
Álvarez, El nacionalismo argentino, Buenos Aires, La Bastilla, 1975. Dans une certaine
mesure, l’ouvrage de F. Lafage part des mêmes postulats : L’Argentine des dictatures, 1930-
1983 : pouvoir militaire et idéologie contre-révolutionnaire, Paris, L’Harmattan, 1991.
3. Voir notamment S. McGee Deutsch, Counterrevolution in Argentina, 1900-1932 : the
Argentine Patriotic League, Lincoln, University of Nebraska Press, 1986 ; D. Rock, Authoritarian
Argentina: the Nationalist movement, its history, and its impact, Berkeley, University of California
Press, 1993 ; L. Zanatta, Perón y el mito de la Nación católica : Iglesia y Ejército en los orígenes
del peronismo, 1943-1946, Buenos Aires, Editorial Sudamericana, 1999 ; C. Buchrucker,
Nacionalismo y peronismo: la Argentina en la crisis ideológica mundial (1927-1955), Buenos
Aires, Editorial Sudamericana, 1987 ; D. Quattrocchi-Woisson, Un nationalisme de déraci-
nés : l’Argentine, pays malade de sa mémoire, Paris, Éditions du CNRS, 1992.
Éditorial n 5

crivaient le nationalisme de l’entre-deux-guerres dans le prolongement


d’un XIXe siècle finissant, marqué par l’immigration massive et les pre-
miers questionnements sur « l’argentinité » 4. Les années 1880-1910, au
cours desquelles l’Argentine accueille des millions de migrants européens
et observe l’affirmation des nationalités en Europe, sont en effet celles
d’un basculement crucial des conceptions de la nation. La loi de 1884
sur l’enseignement primaire obligatoire affirme le rôle de l’école publique
comme ciment du corps social, dans une perspective résolument cosmo-
polite de la modernité, alors qu’à la décennie suivante, on voit émerger
une conception essentialiste de l’identité argentine dont les nationalistes
de l’entre-deux-guerres sont les héritiers en ligne directe. Maria Inés Tato
inscrit les origines du nationalisme des années 1930 dans un même temps
long, en reconstituant la trajectoire biographique complexe du journaliste
Francisco Uriburu. Favorable à une démocratisation de la société argen-
tine au début des années 1910, lorsqu’il soutient la loi Saenz Peña ins-
taurant le suffrage universel masculin, il entre dans une telle hostilité au
gouvernement du radical Hypólito Yrigoyen, mis en place en 1916, qu’il
finit par se convertir au nationalisme autoritaire issu du coup d’État de
septembre 1930 5. Le nationalisme argentin apparaît ainsi dans sa com-
plexité généalogique, il est moins le produit de catégories idéologiques
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fixes que d’effets de génération. De ce point de vue, la célébration du
Centenaire de l’Indépendance en 1910 et la Première Guerre mondiale
apparaissent comme des moments structurants de première importance 6.
Les travaux de Fernando Devoto et de Federico Finchelstein mettent,
par ailleurs, l’accent sur la dimension mythologique de la construction
identitaire – la nation en tant que « communauté politique imaginaire
et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » 7 – et sur
les pratiques, au moins autant que sur les discours et les phénomènes de
circulation idéologique internationale 8.

4. O. Terán, Vida intelectual en el Buenos Aires fin-de-siglo (1880-1910): derivas de la


« cultura cientifíca », Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2000 ; L. A. Bertoni,
Patriotas, cosmopolitas y nacionalistas : la construcción de la nacionalidad argentina a fines del
siglo XIX, Buenos Aires, Fondo de Cultura Económica, 2001.
5. M. I. Tato, Viento de fronda : liberalismo, conservadurismo y democracia en la Argentina,
Le Mouvement Social, janvier-mars 2010 © La Découverte

1911-1932, Buenos Aires, Siglo Veintiuno Editores Argentina, 2004.


6. G. Ferrari et E. Gallo (coord.), La Argentina del Ochenta al Centenario, Buenos
Aires, Editorial Sudamericana, 1980 ; O. Compagnon, « 1914-18: The Death Throes of
Civilization. The Elites of Latin America face the Great War », in J. Macleod et P. Purseigle
(eds.), Uncovered fields: perspectives in First World War studies, Leyde, Brill Academic Publishers,
2004, p. 279-295.
7. B. Anderson, L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme,
Paris, La Découverte, 2002 [1983], p. 19.
8. F. J. Devoto, Nacionalismo, fascismo y tradicionalismo en la Argentina moderna: una his-
toria, Buenos Aires, Siglo Veintiuno de Argentina, 2002 ; F. Finchelstein, Fascismo, liturgia
e imaginario: el mito del General Uriburu y la Argentina nacionalista, Buenos Aires, Fondo
de Cultura Económica, 2002 et Transatlantic Fascism : Ideology, Violence and the Sacred in
Argentina and Italy, Durham, Duke University Press, 2010.
6 n Olivier Compagnon

Pour terminer, il faut souligner l’importance des approches comparati-


ves qui, récemment, ont mis le processus de construction identitaire en
Argentine en regard avec d’autres expériences nationales. En 1999, José
Luis Bendicho Beired a ainsi publié sa thèse de doctorat, réalisée à l’Univer-
sité de São Paulo, consacrée à la « nouvelle droite » des années 1914-1945
en Argentine et au Brésil. Aux confins de l’histoire politique, de l’histoire
sociale et de l’histoire intellectuelle, l’auteur met en évidence des matrices
communes aux deux pays – antilibéralisme et anticommunisme, sentiment
de déclassement de l’oligarchie traditionnelle, attrait pour les expériences
corporatistes et autoritaires européennes, revendication de l’indépendance
économique de la Nation, etc. –, voire des tournants communs comme
celui de 1930. Mais il souligne également la spécificité de l’expérience
argentine, où le nationalisme prend alors notamment la forme d’un natio-
nal-catholicisme, fortement marqué par l’antisémitisme, sans équivalent
au Brésil 9. Plus récemment, l’historienne brésilienne Gabriela Pellegrino
Soares a étudié les politiques éducatives déployées par les États argentin
et brésilien entre le milieu des années 1910 et le milieu des années 1950.
Elle a mis l’accent sur l’essor d’une littérature enfantine, qu’il convient de
différencier des manuels scolaires, visant tout autant à éduquer les fils de
la Nation dans la perspective d’une démocratisation qu’à moraliser et à
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purifier un corps social considéré comme trop hétérogène 10. Enfin, l’his-
torienne argentine Patricia Funes a publié en 2006 une œuvre magistrale,
consacrée aux intellectuels nationalistes des années 1920 dans l’ensemble
de l’Amérique latine, mettant en scène la trajectoire de ces « non-confor-
mistes », hantés par la question de l’identité nationale tout autant que par
celle de l’autorité 11. En insistant sur le fonctionnement en réseaux et sur
les sociabilités transnationales caractérisant cette génération, elle a non
seulement contribué à désingulariser l’expérience argentine, souvent pré-
sentée comme atypique, mais aussi ouvert de précieuses pistes de réflexion
pour la compréhension des régimes de « sécurité nationale » qui fleurirent
dans toute la région entre les années 1960 et les années 1980.
Prenant à rebours des traditions scientifiques peu enclines à sortir du cadre
national, ces travaux comparatistes apparaissent aujourd’hui comme l’un
des renouvellements méthodologiques les plus prometteurs de l’historio-
graphie latino-américaniste.
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9. J. L. Bendicho Beired, Sob o signo da nova ordem: Intelectuais autoritários no Brasil e


no Argentina, São Paulo, Edições Loyola, 1999. Sur la spécificité de la relation entre catholi-
cisme et fabrication de l’identité nationale en Argentine, voir R. Di Stefano et L. Zanatta,
Historia de la Iglesia argentina, Buenos Aires, Grijalbo Mondadori, 2000.
10. G. P. Soares, Semear horizontes : uma história da formação de leitores na Argentina e no
Brasil, 1915-1954, Belo Horizonte, UFMG/FAPESP, 2007.
11. P. Funes, Salvar la nación: intelectuales, cultura y política en los años veinte latinoame-
ricanos, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2006. De nombreux ponts mériteraient d’être jetés
entre cette étude et l’ouvrage classique de J.-L. Loubet Del Bayle, Les non-conformistes des
années 30 : une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1969
et 2e éd. revue et actualisée, 2001 (relayé notamment par O. Dard, Le rendez-vous manqué
des relèves des années trente, Paris, PUF, 2002).

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