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De l’ethnographie, à l’heure où nous sommes « tous

(ethno)musicologues »
Martin Stokes
Dans Volume ! 2022/2 (19:2), pages 133 à 151
Éditions Éditions Mélanie Seteun
ISSN 2117-4148
ISBN 9782913169708
DOI 10.4000/volume.10941
© Éditions Mélanie Seteun | Téléchargé le 12/10/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IP: 109.70.16.237)

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Volume !
La revue des musiques populaires
19 : 2 | 2023
Terrains communs : ethnomusicologie et popular
music studies

De l’ethnographie, à l’heure où nous sommes « tous


(ethno)musicologues »
On Ethnography, When “We Are All (Ethno)Musicologists Now”

Martin Stokes
Traducteur : Armelle Chrétien

Édition électronique
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URL : https://journals.openedition.org/volume/10941
DOI : 10.4000/volume.10941
ISSN : 1950-568X

Éditeur
Association Mélanie Seteun

Édition imprimée
Date de publication : 1 avril 2023
Pagination : 133-151
ISBN : 978-2-91316970-8
ISSN : 1634-5495

Distribution électronique Cairn

Référence électronique
Martin Stokes, « De l’ethnographie, à l’heure où nous sommes « tous (ethno)musicologues » », Volume !
[En ligne], 19 : 2 | 2023, mis en ligne le 01 janvier 2026, consulté le 17 avril 2023. URL : http://
journals.openedition.org/volume/10941 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.10941

Tous droits réservés


Article

Musique et administration…
Abstract: The article discusses the relationship between
Popular Music Studies and ethnomusicology from an institu-
tional and historical perspective, with specific reference to
the UK and the “New Musicology” hegemony that has pre-

De l’ethnographie,
vailed over the last couple of decades. It discusses, too, the
arrival on the scene of Sound Studies, which has specific

à l’heure où nous
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meanings and dynamics in this context. The epistemological
status of ethnography continues to be debated however,

sommes « tous
revealing the limits of Cook’s (apparently) playful claim that
“we are all (ethno)musicologists now”. The question of ethnog-

(ethno)musico-
raphy is useful to consider as the relationship between eth-
nomusicology and popular music studies continues to evolve.

logues » Keywords: ethnomusicology / popular music studies /


sound studies / “new musicology” / ethnography / anthro-
pology of music / intellectual history’ / the “ontological
Par Martin Stokes (King’s College London) turn”
Traduit de l'anglais (Grande-Bretagne) par
Armelle Chrétien Cela fait longtemps que l’on parle
d’abattre les frontières disciplinaires qui nous
19
Résumé : Cet article aborde la relation entre l’étude des auraient jusqu’à présent empêchés d’échanger
2 musiques populaires et l’ethnomusicologie depuis un point autour de notre objet d’étude commun : la
de vue institutionnel et historique, avec une réflexion spécifique musique 1. De fait, certains jugent ces fron-
sur le contexte britannique où, depuis une vingtaine d’années, tières dépassées à l’heure où l’idée d’un
s’est affirmée l’hégémonie de la « nouvelle musicologie ». On champ de recherche musicale partagé aurait,
évoquera également l’émergence des Sound Studies, qui au Royaume-Uni du moins, supplanté l’ancien
embrasse des significations et une dynamique particulière conflit entre les spécialistes de musicologie
au sein de ce contexte. Le statut épistémologique de l’eth- historique, les ethnomusicologues, les théo-
nographie continue à faire l’objet de débats, révélant par la riciens de la musique, les spécialistes des
même occasion les limites de l’affirmation de Nicholas Cook musiques populaires et les tenants de la
selon laquelle « nous sommes tous devenus des ethnomusi- « nouvelle musique ». Nicholas Cook estime
cologues ». Le sujet de l’ethnographie nous offre un point ainsi que « nous sommes tous devenus des
d’accroche intéressant dans la relation en constante évolution (ethno)musicologues » (Cook, 2008). Ce rap-
entre l’ethnomusicologie et les popular music studies. prochement a pu apparaître évident, naturel
et raisonnable aux yeux de certains (dont
Mots-clés : ethnomusicologie / musiques populaires / Cook). D’autres, plus circonspects, ont
sound studies / « nouvelle musicologie » / ethnographie / néanmoins été prêts à accueillir les bénéfices

Article
anthropologie de la musique / histoire intellectuelle /
tournant ontologique
1. L’auteur remercie de son soutien le Leverhulme Trust
pour avoir financé la période de recherche durant
laquelle cet article a été écrit. 133
Martin Stokes
stratégiques qui découlent de la solidarité au l’Australie. De même, elle ignore les rapports réunissent leurs membres sous la houlette non européennes formaient alors une petite

Musique et administration…
sein d’un milieu universitaire en proie aux intellectuels complexes entre les différentes respective de l’IASPM(UK) et de minorité au sein de rassemblements qui, de
pressions financières et politiques. Dans les composantes du Royaume-Uni que sont l’An- l’ICTM(UK) 2. Du point de vue institution- mémoire, attiraient un large public. Nous
paragraphes qui suivent, j’essaierai de rendre gleterre, l’Écosse, le pays de Galles et l’Irlande nel, les PMS britanniques, au cours de cette n’en étions pas moins chaleureusement
compte de certaines de ces concessions pour du Nord. La notion d’anglosphère ne nous première période, sont surtout présentes en accueillis, écoutés et encouragés, aux col-
des lecteurs éventuellement peu familiers du apporte guère d’éclairage sur le fonctionne- province : les professeurs et les maîtres de loques nationaux comme aux colloques
sujet, tout en montrant à quelles pressions ment des dynamiques intellectuelles ni, conférences en PMS sont essentiellement internationaux. Le même état d’esprit
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institutionnelles et intellectuelles elles d’ailleurs, sur quoi que ce soit d’autre. répartis entre York, Hull, Liverpool, Bir- régnait au sein de l’équipe éditoriale de la
répondent. Je suggérerai que les débats sur Les rapports entre l’ethnomusicologie mingham, Strathclyde et à l’Open University. revue Popular Music, connue pour refléter
la place de l’ethnographie dans l’étude de la et les PMS au Royaume-Uni méritent ainsi L’approche intellectuelle des PMS n’en est la perspective intellectuelle plus vaste de
musique reflètent certaines de ces pressions d’être abordés dans une perspective plus pas moins internationaliste, cosmopolite et l’IASPM au niveau international.
institutionnelles et intellectuelles. Enfin, je historique. Je m’attarderai ici sur trois agréablement dégagée de l’influence étouf- Dans les années 1980, les ethnomusi-
chercherai à établir si la récente émergence moments historiques particuliers. Le premier fante d’Oxford et de Cambridge. Les col- cologues se réunissent aux colloques annuels
des sound studies change la donne. touche à la période 1980-2000, c’est-à-dire loques de l’IASPM(UK) sont l’occasion de l’ICTM(UK). Regroupant entre vingt et
Le rapport qu’entretiennent l’ethno- à un moment de la discipline au cours duquel d’échanges enthousiastes et décomplexés trente invités, ces rassemblements sont, par
musicologie et l’étude des musiques populaires l’ethnomusicologie quitte les marges de l’ins- autour de nouvelles parutions en philosophie, comparaison, de taille et d’importance limi-
(popular music studies, ou PMS) est éloquent, titution pour se populariser. Le deuxième en sociologie ou en théorie politique et sociale tées. Les villes organisatrices témoignent
tant au regard de la nature de ce rapproche- temps recouvre les deux décennies sui- susceptibles d’intéresser la recherche en du centre de gravité de l’ethnomusicologie
ment que des tensions qui l’animent. Au vantes, période au cours de laquelle les dif- musique. Les recherches venues d’Europe britannique de l’époque : Londres, pour
Royaume-Uni, on trouverait aujourd’hui peu férences entre plusieurs sous-disciplines de continentale y occupent une place de choix, l’essentiel, avant que ne s’opère un déplace-
19
de spécialistes prêts à reconnaître l’existence la musicologie (dont l’ethnomusicologie et notamment les travaux de chercheurs inno- ment progressif des colloques en direction
d’une frontière significative entre les deux. les PMS) sont intégrées sous la catégorie 2 vants tels que Jan Ling, Franco Fabbri et de l’ouest et du nord 3. Sous la houlette de
Ils admettront éventuellement l’existence de englobante de la « new musicology ». Un troi- Antoine Hennion. L’atmosphère des colloques John Blacking, le Séminaire européen d’eth-
différences mineures, touchant à l’angle sième moment touche au débat qui entoure se caractérise par des débats souvent accro- nomusicologie (SEEM) promeut une vision
d’approche, mais non à l’épistémologie ou à actuellement les sound studies, la plus grande chés où les querelles d’ego se mêlent à une (européenne) dynamique pour l’ethnomusi-
l’objet d’étude. Il se peut que la cordialité de remise en cause de la domination de la « nou- fébrilité palpable, pouvant confiner à l’hos- cologie britannique, qui s’étiole pourtant à
cette relation, ainsi que l’absence de débat velle musicologie » de ces dernières décen- tilité, à l’égard de certaines approches : celles sa mort en 1990. Les colloques nord-améri-
qui l’entoure, soient propres au Royaume-Uni. nies. Ces éléments dessinent une grille de qui paraissent trop préoccupées par « la cains attirent peu d’Européens en raison du
Le cas de la France, par exemple, paraît lecture assez schématique que j’aurai sou- musique en soi » (l’analyse musicale), par coût du voyage, et les Nord-Américains sont
sensiblement autre. La tentation est alors vent à infléchir : elle me permet pourtant de exemple, ou celles dont la nature descriptive peu nombreux à fréquenter les événements
forte de trouver une explication à cet état de souligner la nature changeante des rapports est jugée trop « ethnographique » et pas assez de l’ICTM(UK) 4. Les communications
fait dans une « anglosphère » soumise à l’hé- entre ethnomusicologie et PMS, ainsi que la « théorique ». Les chercheurs qui, comme
gémonie nord-américaine : une explication manière dont ils s’inscrivent dans des moi, s’intéressaient aux musiques populaires
qui s’avère pourtant réductrice, tant les rela- transformations institutionnelles et intellec- 3. Les colloques se déroulent tour à tour au « Nord » et
au « Sud », la dernière catégorie désignant de fait tout
tions intellectuelles entre le Royaume-Uni tuelles plus vastes. 2. La branche britannique de l’International Association site situé dans ou à proximité de Londres. Les
et les États-Unis sont complexes, multiples Pour donner une idée, certes impres- for the Study of Popular Music (Association colloques du « Sud » sont assez fréquentés,
internationale pour l’étude des musiques populaires) et principalement du fait de la concentration des
et dynamiques. La notion d’anglosphère rend sionniste, des différences qui séparent les celle de l’International Council for Traditional Music ethnomusicologues à Londres. C’est alors beaucoup

Article
en outre rarement compte des rapports entre PMS et l’ethnomusicologie britanniques (Conseil international pour la musique traditionnelle). moins le cas des colloques du « Nord ».
les cultures intellectuelles du Royaume-Uni durant cette première période, il me suffira Dans le cas de la dernière, le fait que la branche
britannique puisse prétendre au titre de branche 4 Dans le cas contraire, il s’agit d’un événement. Le
et celles, radicalement différentes, de l’Ir- de puiser dans mes propres souvenirs des «mère» la dispense, aux yeux de certains, de devoir célèbre folkloriste Bert Feintuch assista au colloque de
134 lande, du Canada, de l’Asie du Sud ou de colloques universitaires qui, chaque année, préciser son statut national indépendant. l’ICTM(UK) à Durham, non pas en tant qu’intervenant, 135
Martin Stokes
présentées reflètent la diversité des pratiques peine à s’affirmer. Les « pères fondateurs » avec le rapide essor de l’ethnomusicologie à concentration des ethnomusicologues au sein

Musique et administration…
qui animent alors l’ethnomusicologie britan- de la discipline moderne en Amérique du l’échelle du pays et notamment dans les uni- des départements de musique et des écoles
nique, telles qu’elles s’articulent autour des Nord (Merriam, Hood et Nettl) sont lus et versités de province (red brick universities 7). ou facultés d’arts et de lettres, et leur départ
personnes de Laurence Picken à Cambridge, cités avec déférence, au même titre que les Chez les nouveaux dirigeants des universités progressif des départements d’anthropologie.
de John Blacking à Belfast, de Neil Sorrell à travaux de Rouget et d’Arom. L’ethnomusi- britanniques, qui se relèvent tout juste de la Une autre conséquence est la dissémination
York et de Frank Denyer à Dartington, ainsi cologie britannique se positionne entre crise de confiance et de financement dans des chercheurs en musiques populaires dans
qu’au sein de configurations plus complexes l’Amérique du Nord et la France : voilà à laquelle la politique de Margaret Thatcher un espace institutionnel et intellectuel rele-
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à Londres (où elles sont pour l’essentiel répar- quoi se résume sans doute la conception les a plongées dix ans plus tôt, une idéologie vant essentiellement des sciences sociales.
ties entre la SOAS [School of Oriental and qu’elle se fait de son identité intellectuelle. (néolibérale) fondée sur l’interdisciplinarité C’est à mon retour au Royaume-Uni,
African Studies], l’université de City et celle On ne peut pas dire que les colloques soient et la mondialisation a pris pied. L’ethnomu- en 2007, que j’ai réellement pris conscience
de Goldsmiths 5). Dans la mesure où elles se alors le lieu d’échanges et de débats enflam- sicologie, incarnation même de l’interdisci- de cette effervescence. En 2010, je coorga-
concentrent sur la Chine, l’Asie du Sud et le més, comme ceux de l’IASPM(UK). Mais plinarité et de la mondialisation, en récolte nisai le colloque annuel du BFE à Oxford,
bassin méditerranéen, ces recherches sont leur dynamique à la fois apaisée, construc- les bénéfices : au sein des départements de avec Steven Feld en invité d’honneur. Ce
aussi le reflet de la géographie coloniale. Il tive et collaborative jouera un rôle décisif musique souhaitant mettre en avant leur fut, me semble-t-il, le premier colloque à
n’existe alors peu ou prou aucun langage dans l’émergence d’une nouvelle génération caractère dynamique et contemporain, le dépasser les 200 participants. L’Europe et
théorique commun qui permettrait de faire d’ethnomusicologues britanniques 6. départ à la retraite de spécialistes de musique les vols à bas coût n’y étaient pas étrangers.
le lien entre ces discussions ou de débattre Il reste, à la faveur de cette conver- classique occidentale, baroque et de la renais- L’ethnomusicologie avait pris son essor en
de leurs mérites respectifs, et si la conscience gence des forces, que l’ethnomusicologie sance se fait au profit des spécialistes de Europe, à l’est comme à l’ouest, pour des
d’une « ethnomusicologie britannique » ancrée britannique connaît au début des années 1990 l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique latine. raisons analogues et à peu près en même
dans les traditions britanniques de l’orienta- une profonde mutation : en témoignent le La nouvelle donne ne profite pas autant aux temps. L’avion offrait un moyen simple et
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lisme et de l’anthropologie sociale, ainsi que choix de l’ICTM(UK) de changer de nom PMS. Si la discipline s’avère en mesure de rapide de se rendre au Royaume-Uni et les
dans les folk music studies, existe bien, elle (il devient le British Forum for Ethnomusico- 2 surmonter ses doutes à l’endroit de son colloques du BFE étaient aussi bien l’occa-
logy) et le lancement d’une revue scientifique « autre » ethnique, pour ainsi dire, il n’en va sion de développer son réseau que d’exercer
à comité de lecture (le British Journal of pas de même de son « autre » populaire. D’une son anglais universitaire. Par ailleurs, ils
mais à titre de simple conférencier : la génération Ethnomusicology). Cette évolution coïncide façon ou d’une autre, les chercheurs en PMS affichaient dorénavant une forte orientation
d’alors s’en souvient encore. Ce n’est qu’à partir du ont plutôt tendance à faire carrière au sein internationale. De nombreux chercheurs
milieu des années 1990 que l’invitation d’intervenants
venus d’Amérique du Nord ou d’Europe continentale
des départements de sociologie, de science ayant, comme moi, soutenu leur doctorat
devient monnaie courante : à l’époque où Suzel Reily et en la personnalité de Frank Denyer. À partir du début politique, de géographie ou d’information dans les années 1980 étaient depuis devenus
moi-même prenons la tête du comité d’organisation. Le des années 1980, du fait de la distension des liens entre et communication et non, à quelques remar- des universitaires établis. Les budgets de
premier de ces invités a peut-être été Tony Seeger, Dartington et le milieu institutionnel plus vaste de
rapidement suivi de Phil Bohlman et d’autres.Dans le l’éducation supérieure au Royaume-Uni, il devient quables exceptions près, au sein des dépar- déplacement (et les salaires) dont nous béné-
cas contraire, il s’agit d’un événement. Le célèbre pourtant impossible d’y obtenir un diplôme de licence tements de musique 8. L’une des consé- ficions nous permettaient de fréquenter les
folkloriste Bert Feintuch assista au colloque de (public). Dans les années 1980, l’Université de Londres
l’ICTM(UK) à Durham, non pas en tant qu’intervenant, réunit une solide équipe en les personnes d’Owen
quences de ce moment est ainsi la rassemblements du SEM et de l’ICTM.
mais à titre de simple conférencier : la génération Wright, de Richard Widdess, de David Hugues et de
d’alors s’en souvient encore. Ce n’est qu’à partir du Keith Howard à la SOAS, de John Baily à Goldsmiths et
milieu des années 1990 que l’invitation d’intervenants de Gerry Farrell à City. Si le fonctionnement du système 7. L’expression renvoie aux universités britanniques en 1988. Il conservera par la suite cette identité malgré
venus d’Amérique du Nord ou d’Europe continentale collégial de Londres échappe peut-être à la plupart des créées entre le XIXe siècle et la première moitié du son intégration administrative au département de
devient monnaie courante : à l’époque où Suzel Reily et gens, en son sein commence alors à prendre forme un XXe siècle, d’une manière qui les distingue à la fois des musique. Ce département reste à ce jour l’un des plus
moi-même prenons la tête du comité d’organisation. Le genre d’ethnomusicologie plus cosmopolite, en prise universités plus anciennes (Oxford, Cambridge…) et ouverts aux PMS au Royaume-Uni, avec un certain
premier de ces invités a peut-être été Tony Seeger, avec les évolutions en cours en Amérique du Nord et en des plus récentes, fondées dans la seconde partie du nombre de postes de maître de conférences et de

Article
rapidement suivi de Phil Bohlman et d’autres. Europe continentale. XXe siècle (NdT). professeur fléchés dans ce domaine (PMS, industries
de la musique, pratique des musiques populaires, jeux
5. Dartington est une école consacrée à la pratique et 6. À cet égard, je souhaite ici rendre un hommage 8. Le seul espace spécialement consacré à l’étude des numériques, etc.). L’ethnomusicologue actuellement en
l’étude de la nouvelle musique : l’ethnomusicologie est personnel à Peter Cook et Gerd Baumann, qui nous ont musiques populaires est alors l’Institute of Popular poste, Hae-Kyung Um, est une éminente spécialiste de
136 naturellement associée au projet et s’y trouve incarnée tous les deux malheureusement quittés. Music Studies de l’université de Liverpool, fondé la K-pop. 137
Martin Stokes
Nous étions impressionnés par la taille des première période (1980-2000), d’une ethno- les membres d’un groupe assez restreint
2000—2020 :

Musique et administration…
colloques nord-américains, où les invités ne musicologie susceptible de s’intéresser aux dont tous ont des raisons de se sentir margi-
se comptaient plus par centaines mais par
milliers. Le BFE commença à entretenir sa
textes théoriques sur la « musique savante »
(tradition philologique et orientaliste) ; à
nalisés par la puissante hégémonie de la
musicologie « historique » (associée à la
ethnomusicologie,
propre « relation privilégiée » avec le SEM 9.
Pour les universitaires travaillant au Royaume-
l’analyse et au sens (tradition sémiotique) ;
aux notions de communauté, d’ethnicité et
musique savante occidentale). Une telle
conception ignore en outre la tendance à la
PMS et nouvelle
Uni, il devenait de plus en plus désirable, d’identité (tradition d’anthropologie sociale convergence intellectuelle entre ces espaces.
musicologie
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voire nécessaire, d’être publié dans la revue britannique) ; et au passage de « la tradition Au sein des PMS, l’intérêt pour la culture
Ethnomusicology et dans les prestigieuses col- à la modernité » (traditions de pensée mar- noire et africaine-américaine se prolonge
lections monographiques de différentes xienne et wébérienne sur l’historiographie, ainsi dans l’étude d’autres champs de diffé- Si, pour la période 1980-20 0 0, les
presses universitaires (Chicago, Wesleyan, « l’invention de la tradition » et le patrimo- rence (comme la musique d’Asie du Sud au convergences intellectuelles entre l’ethno-
Duke). La revue phare de la discipline (BJE) nialisme). D’autre part, on peut parler Royaume-Uni). En ethnomusicologie, la musicologie et les PMS britanniques reposent
cherchait aussi à s’assurer un apport régulier de PMS concernées par la théorisation des question de « la réinvention de la tradition », sur des liens personnels, elles procèdent
de publications nord-américaines de qualité rapports de race ; des médias, des subcul- d’abord investie sous l’angle des institutions entre 2000 et 2020 d’une transformation
afin d’accroître sa visibilité et son prestige. tures et des rapports de classe ; ou encore du pédagogiques, se prolonge dans l’étude des fondamentale de l’espace intellectuel et ins-
Il s’agissait, autrement dit, d’une pure ques- rapport entre idéologie et culture. Dès lors, médias, de l’urbanisation et de la mondiali- titutionnel. L’apparition de champs théo-
tion de réalisme politique. À la différence l’ethnomusicologie apparaît ancrée dans des sation. Pour les chercheurs à la fois intéressés riques tout à fait inédits ou redynamisés
de leurs homologues des PMS, les ethnomu- méthodologies issues de l’ethnographie et par l’« analyse musicale » dans une perspective (théorie postcoloniale, géographie cultu-
sicologues britanniques s’« européanisent » de la philologie, d’une part, tandis que ethnomusicologique et du point de vue des relle, différentes sociologies de la communi-
et s’« américanisent » simultanément durant les PMS apparaissent fondées, d’autre part, PMS, il s’agit de trouver comment appliquer cation et de l’information, études de la
19
cette période : cherchant activement à sur les méthodologies critiques gramsciennes des systèmes d’analyse dérivés de la musique culture matérielle et sound studies naissantes)
s’étendre dans les deux sens, ils se situent à associées à l’école dite de Birmingham : la 2 occidentale (Schenker, Reimann, Ruwet) à brouille les distinctions entre culture
une sorte de carrefour de la scène vision de la société « par le bas », abondam- des pratiques populaires et non occidentales. « moderne » et « traditionnelle », à grande ou
internationale. ment théorisée et discutée, associée à la Dans tous ces domaines, l’existence d’un à petite échelle, vécue en face à face ou média-
J’ai jusqu’ici abordé la relation entre « théorie subculturelle ». Cette définition corpus commun (Foucault, Bourdieu, voire tisée, posant les jalons d’une nouvelle forme
l’ethnomusicologie et les PMS sous un angle très grossière des deux champs suggère Lacan pour les plus téméraires) autorise les d’interdisciplinarité dans l’étude de la
essentiellement institutionnel : j’ai rappelé l’existence d’une distinction, à cette époque, emprunts entre différents champs. Aussi musique. L’étude traditionnelle de la musique
les principaux groupes de recherche, les col- entre une ethnomusicologie concernée par a-t-on matière à discuter à l’occasion des savante occidentale se retrouve sous pres-
loques et les transformations à l’œuvre au le monde non occidental et des PMS exclu- colloques, lors des pauses café ou accoudés sion. Tandis qu’à la fin du XXe siècle, les ten-
sein du milieu universitaire dans son sivement tournées vers l’Occident ; entre au comptoir, sinon directement lors des dances populaires et égalitaires portées par
ensemble. Qu’en est-il des enjeux intellec- une ethnomusicologie qui s’intéresse à une débats organisés à l’issue des tables rondes. la gauche de gouvernement (incarnées par
tuels ? Ceux-ci sont plus difficiles à définir. pratique musicale modeste, jouée « en face Sans doute, au milieu de cette (première) Jack Lang en France et Tony Blair en
C’est ainsi qu’on peut parler, pour cette à face », et des PMS qui s’intéressent avant période, l’ethnomusicologie et les PMS Grande-Bretagne) célèbrent la culture
tout à la consommation de musique de masse. renvoient-elles l’impression de deux populaire de leurs pays et le multicultura-
Ces remarques brossent pourtant un approches bien distinctes. Cependant, en lisme, les spécialistes de la musique savante
9. À cette époque, à l’occasion des rassemblements du tableau simpliste, oublieux des passerelles raison d’évolutions entièrement indépen- occidentale adoptent une attitude défensive
SEM, certains membres du BFE organisent des
événements ironiquement baptisés « Tea Party » : leur
qui relient ces deux espaces institutionnels dantes et propres à chaque discipline, les et voient leur discipline contrainte de changer

Article
objectif est d’attirer de nouveaux membres d’Amérique et disciplinaires. Celles-ci sont en effet le échanges et les points de convergences sont d’image. C’est à cette époque qu’apparaît la
du Nord, de les encourager à soumettre des articles fruit d’enjeux concurrentiels relativement déjà très présents. « new musicology » : une orientation résolu-
auprès de la revue et de favoriser le développement de
liens institutionnels. L’opération est couronnée d’un faibles, mais aussi des rapports de collabo- ment transatlantique, « démocratique » dans
138 franc succès. ration et de sympathie qui ont cours entre son rejet du canon et son attachement 139
Martin Stokes
égalitaire à une musique venue des quatre Du point de vue de leur structure, les sur lequel ils ont bâti leur carrière. En Amé- desquelles un sentiment d’obligation engen-

Musique et administration…
coins du monde, et « nouvelle » en vertu d’une départements de musique des universités rique du Nord comme au Royaume-Uni, le dré par le nouveau discours sur la « diversité ».
approche critique visant à aborder la musique britanniques commencent alors à ressembler département de musique s’impose comme Celui-ci tend davantage à se traduire par une
dans une pluralité de contextes sociaux, à ceux des États-Unis et du Canada, compo- le foyer intellectuel et institutionnel des eth- quête d’« équilibre » que par une véritable
culturels et politiques. Cette évolution est à sés à parts à peu près égales de compositeurs, nomusicologues. Nous sommes alors nom- critique d’enseignements qui demeurent
la fois annoncée et impulsée par une poignée de professeurs de musique, de musicologues breux à être profondément séduits par le évidemment saturés de présupposés occi-
d’ouvrages collectifs (Born & Hesmondhalgh, (spécialisés dans la musique savante occi- projet intellectuel et institutionnel que repré- dentalocentristes. Son expression, dès lors,
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2000; Solie, 1995; McClary & Leppert, 1989) dentale), de théoriciens de la musique et sente la nouvelle musicologie. nous paraît bien souvent coloniale. En 2000,
qui proposent une critique affirmée du canon d’ethnomusicologues. Au sein de cette nou- Du point de vue de l’ethnomusicologie, la grande majorité des ethnomusicologues
de la musique savante occidentale. Ces tra- velle configuration institutionnelle, la place la sécurité offerte par ce nouveau consensus sont des personnes blanches issues de la
vaux sont davantage nourris par les interro- réservée aux PMS reste floue. Comme on ne va pas sans contreparties. En premier lieu, classe moyenne, moi y compris. Chargés de
gations critiques formulées par Foucault, l’a vu, de nombreux chercheurs en PMS ont on s’accommode davantage de l’hégémonie représenter « l’Autre non occidental » dans
Bourdieu, Williams, la psychanalyse, le construit leur carrière au sein des départe- intellectuelle de l’Amérique du Nord et de les débats sur les enseignements, lors du
féminisme de la deuxième vague, le néo-his- ments de sociologie et d’information-com- la mainmise qu’exercent ses figures cen- recrutement de nouveaux collègues ou dans
toricisme et la théorie postcoloniale que par munication, ce qui a eu pour conséquence trales (Gary Tomlinson, Laurence Kramer, la gestion des vacataires responsables des
des approches musicologiques ou des réper- de les tenir à l’écart de la convergence de Carolyn Abbate, Richard Taruskin) sur orchestres non occidentaux (enseignants
toires musicaux particuliers. Notons que les forces interdisciplinaires qui anime alors les l’orientation des débats. Leurs travaux non titulaires, à temps partiel et souvent non
contributions d’ethnomusicologues comme départements de musique. En fin de carrière, tiennent lieu de références incontournables blancs), le rôle de garde-fou qui nous incombe
de spécialistes de PMS y figurent en bonne un petit nombre de ces universitaires évoluent (pour qui veut offrir des gages de sérieux s’accompagne d’un malaise grandissant. Pour
part 10. vers des postes plus haut placés au sein de intellectuel et l’assurance d’être en dialogue nombre d’entre nous, la sécurité profession-
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départements de musique « traditionnels » avec les « grandes idées ») ; leurs conflits de nelle et institutionnelle se paie au prix d’une
plus prestigieux (c’est le cas de Richard 2 titans nous fascinent et nous ravissent. Du limitation plus ou moins insidieuse de nos
10. Dans Born & Hesmondhalgh, Richard Middleton, Middleton à Newcastle ou de Simon Frith côté des ethnomusicologues, on constate actions, de nos pensées et de nos efforts.
moi-même, Philip Bohlman, Steven Feld et Simon Frith ;
dans Solie, Ellen Koskoff & John Shepherd ; dans à Édimbourg). Les musicologues, les théo- pourtant que ces grandes idées tendent à Nous commençons à douter de la nature du
Leppert &McClary, Simon Frith, John Shepherd & John riciens de la musique et les ethnomusico- maintenir l’Occident et ses prestigieux marché institutionnel que nous avons conclu.
Mowitt. Je me demande souvent pourquoi j’ai été invité logues s’emparent désormais des musiques répertoires, ses pratiques et ses méthodolo- C’est dans la méthodologie – c’est-à-
à contribuer à un tel ouvrage, n’ayant alors que
récemment obtenu mon doctorat et entretenant, en populaires occidentales, qui deviennent pour gies intellectuelles, au centre du débat. Si les dire, dans notre conception même du champ
tant qu’anthropologue, des rapports assez lointains eux un objet de recherche et d’enseignement « sociétés non occidentales » obtiennent des de savoir constitué par la musique et son
avec les cercles et les petits groupes de musicologues
dont les contributions y figuraient. Cependant, sans
dans le prolongement de l’étude du canon marques de reconnaissance, elles sont étude – que se manifeste avec le plus d’éclat,
que j’en aie été tout à fait conscient à l’époque, j’étais soigneusement tenues à distance. Il se peut à mes yeux, cette nouvelle hégémonie : dans
une recrue tout à fait crédible dans le champ dans la que nous soyons « tous devenus des (ethno) la tentative pour circonscrire le domaine de
nouvelle musicologie. J’appartenais au camp critique et contraire. L’une d’entre elles tenait sans doute à mon
« politique » des débats sur l’ethnographie et collègue de Chicago Phil Bohlman, un pourfendeur de musicologues », pour reprendre Nicholas possibilités de la musique. Mes premiers
l’orientalisme (ce qui me valait d’être aussitôt l’hégémonie de la nouvelle musicologie et un critique Cook (Cook, 2008) : il se peut que nous doutes à l’endroit de la nouvelle musicologie
catalogué comme un critique de l’ethnomusicologie avisé de sa vision bornée. Une autre de ces forces soyons tous égaux. Il semble pourtant, pour apparaissent à la suite des positions dévelop-
« traditionnelle ») ; j’étais un lecteur de théorie sociale tenait à l’intérêt intellectuel, éthique et avant tout
et de philosophie continentale (en français, dès que je musical que j’éprouvais pour la pratique de paraphraser George Orwell, que certains pées au sein de cette hégémonie à l’égard de
le pouvais) ; j’avais soif d’assouvir mes ambitions l’ethnographie, et ma préoccupation croissante à (ethno)musicologues soient, déjà à cette l’ethnographie. Le sujet ici en dit long et
professionnelles en Amérique du Nord et de devenir l’égard des représentations à la fois erronées et
une sorte de cosmopolite intellectuel. Je me croyais marginalisantes qu’en offrait la nouvelle musicologie.
époque, nettement plus « égaux » que mérite que l’on s’y attarde. En effet, s’il va

Article
unique, mais j’appartenais évidemment à un «type». Si Le présent article s’intéresse à l’histoire intellectuelle d’autres. de soi que l’ethnomusicologie est méthodo-
l’ouvrage de Born et Hesmondhalgh, et le poste que au niveau des politiques et des histoires En second lieu, le travail désormais logiquement plurielle, cela ne veut pas dire
j’occupai dans la foulée à Chicago, me rapprochèrent institutionnelles. Mais force m’est de constater, comme
du projet de lanouvelle musicologie, beaucoup d’autres me l’ont soufflé les éditeurs de ce numéro spécial, qu’il dévolu aux ethnomusicologues s’accompagne que l’ethnographie n’y occupe pas une place
140 forces me tiraient en même temps dans le sens s’agit tout autant d’un article sur moi-même. de certaines pressions, au premier plan centrale. C’est à travers l’ethnographie que 141
Martin Stokes
les ethnomusicologues rappellent l’impor- de l’inscription (fondée sur l’écriture, la tout en esquissant une première réponse à spécificité de la musique : sa capacité à affec-

Musique et administration…
tante dette, et les liens de parenté, qui les pratique filmique, l’enregistrement sonore) leur endroit. Les épisodes en question ren- ter les gens de façon particulière. La parole,
lient à l’anthropologie. C’est au nom de l’eth- éminemment réflexive, qui n’a de cesse de voient à la fois à des moments dans le temps dont la fonction consiste aussi souvent à
nographie que les ethnomusicologues pré- faire retour sur elle-même et de se redéfinir. et à des lieux saillants de la géographie dis- dissimuler qu’à révéler, apparaît invariable-
tendent enrichir l’étude de la musique de Ainsi s’agit-il tout autant d’une pratique ciplinaire. Pour faire bref, ces différents ment comme un mauvais modèle. La théorie
façon singulière. Les prises de position aux- créative, brouillonne et réflexive, que d’une épisodes seront baptisés « PMS », « critique subculturelle ne rend pas non plus compte
quelles je me réfère sont aussi bien implicites science. C’est un espace de pratiques et de post-coloniale », « musicologie empirique » de la capacité de la musique à occuper diffé-
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qu’explicites. Elles surgissent d’abord de critiques en évolution permanente, sans cesse et « histoires globales ». rents espaces subculturels et à les relier entre
façon tacite, lors de débats sur l’enseigne- traversé par des turbulences, des révolutions En premier lieu, le moment « PMS ». eux à travers le temps. Aucun des deux
ment de la musique à l’université. En dépit et d’intenses échanges interdisciplinaires. Pour les chercheurs en musiques populaires ouvrages n’opère de distinction entre la
des appels à la pluralité et à la diversité, une En 1986, la parution de l’ouvrage Writing des années 1990, le « problème de l’ethno- théorie subculturelle de l’école de Birmin-
certaine hiérarchie méthodologique s’est Culture sous la direction de James Clifford graphie » tient aux liens qui l’unissent aux gham et les traditions propres à la théorie
installée : les étudiants prennent d’abord et George Marcus fait naître une intense cultural studies de l’école de Birmingham. Si anthropologique. Leur objectif, après tout,
connaissance des aspects techniques (« les réflexion autour des défis épistémologiques, l’ethnographie joue en effet un rôle prépon- consiste à dissocier simultanément les PMS
notes en elles-mêmes »), puis des contextes littéraires et politiques que l’ethnographie dérant dans la définition des « subcultures » des cultural studies propres à l’école de Bir-
historiques (« le cadre de compréhension soulève et auxquels elle doit faire face. Le musicales proposée par l’école de Birmingham mingham (un geste œdipien vis-à-vis du
général ») et découvrent alors seulement doute épistémologique, les déclarations (mods, rockers, punks, skinheads ; voir courant dont elles procèdent) et de l’ethno-
l’ethnographie, conjuguée à d’autres métho- passionnées de « positionnalité », les vives Hall & Jefferson, 1976), l’emploi d’un voca- musicologie (le frère rival qui grandit en
dologies analytiques telles que la set theory, polémiques entre l’« ancien » et le « nouveau » bulaire gramscien lui permet d’aborder la parallèle).
la psychologie de la musique et d’autres et l’expérimentation littéraire deviennent la musique dans le sens d’une sociologie générale Deuxième moment, la critique post-
19
encore. Les valeurs qui sous-tendent cette norme. Comme tout objet sacré, il s’agit de la culture. Au sein des PMS se dessine coloniale. La critique des conceptions eth-
hiérarchie sont souvent implicites, justifiées d’une projection, de la tentative d’une com- 2 alors une orientation critique originale qui nographiques du rythme africain proposée
par le « bon sens » ou la commodité. Les voix munauté pour réconcilier les exigences de traverse de façon indépendante deux par Kofi Agawu, largement fondée sur la
qui s’élèvent pour rappeler que de tels pré- l’Un avec les exigences du multiple dans un ouvrages fondateurs de la discipline : Music théorie postcoloniale (Agawu, 2003), émerge
supposés sont précisément à l’origine du espace d’échanges (cf. Durkheim sur les and Cultural Theory, de John Shepherd et d’abord dans le cadre de son travail sur la
maintien du statu quo sont ignorées. Or, la totems). Autrement dit, il s’agit d’une posi- Peter Wicke (1997), et l’ouvrage majeur de musique des Anlo Ewe du Ghana, avant de
marginalisation méthodologique tacite de tion fondamentalement intellectuelle, mais Richard Middleton Studying Popular Music devenir le sujet d’un ouvrage destiné à déman-
l’ethnographie au sein de la nouvelle musi- aussi de bien plus que cela. (1990). L’un comme l’autre suggèrent que les teler l’héritage de l’ethnomusicologie dans
cologie s’accompagne bientôt d’attaques En dehors du champ de l’anthropologie études subculturelles tendent à reproduire l’étude de la musique africaine. La plupart
beaucoup plus directes. et de l’ethnomusicologie, pour établir une les schémas dominants propres aux discours des travaux d’Agawu, comme de nombreux
Rappelons, à titre de remarque préli- distinction assez grossière, l’ethnographie majoritaires des dites subcultures. Or, dans lecteurs le sauront déjà, s’intéressent en pre-
minaire, que du point de vue de l’anthropologie apparaît comme ni plus ni moins qu’une la mesure où ces groupes sont typiquement mier lieu à la « théorie des topiques », qui joue
(et de l’ethnomusicologie qui lui est asso- forme de collecte de données empiriques composés d’hommes blancs, la théorie sub- un rôle central dans l’analyse sémiotique du
ciée), l’ethnographie est un objet sacré. Elle parmi d’autres. Cette conception de l’ethno- culturelle tend à privilégier la notion de répertoire de la musique savante occidentale
renvoie aux révolutions méthodologiques graphie est malheureusement celle qui a été différenciation et l’idée gramscienne de du XVIIIe siècle. Sa critique de l’ethnographie
de Malinowski, Evans-Pritchard, Boas, la plus largement adoptée dans le milieu des « guerre de positions », ce qu’elle fait d’une découle de tendances analytiques compa-
Mauss, Lévi-Strauss et quelques autres, et PMS et ailleurs dans l’étude de la musique, manière souvent circulaire (la musique rables. En s’appuyant sur les transcriptions

Article
joue au sein de la discipline un rôle détermi- où des critiques particulièrement virulentes s’expliquant à travers les « modes de vie » et et les analyses des premiers ethnomusico-
nant. Il s’agit moins d’une méthodologie que ont surgi à son encontre. Je rappellerai ici les modes de vie à travers la musique). Pour logues, Agawu observe une tendance à pri-
d’une sorte d’éthique, d’une manière scien- quatre épisodes récents qui ont été autant Shepherd, Wicke et Middleton, cette vilégier les représentations les plus complexes
142 tifique d’être au monde. C’est une culture de moments catalyseurs pour ces critiques, approche échoue à rendre compte de la de la polyrythmie au détriment des plus 143
Martin Stokes
simples (souvent fondées sur un rythme de l’étude traditionnelle de la musique savante un dialogue ou à débattre avec elle. Pourtant, musicologues à s’y intéresser, voire à en

Musique et administration…
binaire sous-jacent, en accord avec celui de occidentale (voir notamment Clarke, 2005) la critique est bien là. L’ethnographie y appa- rejoindre l’équipe de coordination. Mes
la danse). Pour Agawu, qui s’interroge sur pour s’emparer des musiques populaires, raît dans le meilleur des cas comme une propres critiques envers les présupposés du
les raisons d’un tel phénomène, la réponse tout en conservant certaines hésitations à méthodologie empirique parmi d’autres, et projet à l’endroit de l’ethnographie en vinrent
tient au désir systématique d’exotiser et de l’égard de l’« univers non occidental ». Une dans le pire des cas, comme une approche à former le chapitre d’ouverture du premier
faire valoir la « complexité » de l’« esprit sau- musicologie « empirique » apparaît comme franchement douteuse. volume.
vage ». Un tel geste pouvait être interprété une musicologie théoriquement susceptible Des interrogations similaires émergent Ce sont ainsi quatre critiques distinctes
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comme un acte de générosité de la part des de s’intéresser à « toutes » les musiques et avec la tendance aux « histoires globales » de l’ethnographie qui émergent durant cette
observateurs occidentaux : que n’a-t-on pas capable d’accueillir une foule de méthodolo- (épisode quatre). Le projet Balzan proposé période et au cours de ces « épisodes ». Elles
dit, en d’autres temps, sur la « barbarie » de gies empiriques, observationnelles et basées par Reinhard Strohm, « Towards a Global partagent une tendance à concevoir l’ethno-
la musique non occidentale et de la musique sur des données réelles. L’objectif est ainsi Music History » (« Vers une histoire globale graphie comme une « méthodologie » (parmi
africaine en particulier ? En renvoyant non seulement de conférer un fondement de la musique ») en offre une illustration d’autres), plutôt que comme une culture
notamment aux travaux de l’ethnomusico- plus objectif à l’étude de la musique, mais récente et déjà bien connue (voir, notamment, intellectuelle riche et complexe. Elles y
logue britannique A. M. Jones, Agawu aussi de rompre avec la rigidité des cercles Strohm, 2018). Le projet de Strohm repose voient une orthodoxie transdisciplinaire
montre cependant qu’un tel attachement à herméneutiques et des ontologies associés notamment sur un certain sens des limites univoque, ignorant par là toute distinction
la complexité va de pair avec une mystique au canon musical – en vertu desquels la musi- de l’ethnographie en tant que moyen de entre anthropologues et sociologues, passant
du « génie africain » qui fait le jeu du colonia- cologie ne faisait rien d’autre que nous dire compréhension historique. Il y est admis que sous silence les importants débats propres
lisme. Par ailleurs, puisque cette complexité ce que nous savions déjà : que nous avions l’ethnographie s’est jusqu’ici intéressée au au champ de l’anthropologie et méconnais-
s’inscrit dans des fonctions et des spécificités affaire à de la « grande musique ». mondeàpetiteéchelle,entantqu’accumulation sant les modalités particulières à partir des-
locales, seule la médiation des ethnographes Naturellement, les traditions empiristes de cas synchroniques isolés, plutôt que quelles les ethnomusicologues ont choisi
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permet d’y accéder. Enfin, et de manière associées à la musicologie comparative et à comme un ensemble de topoï reliés entre eux d’investir ces derniers (cf. Barz & Cooley,
plus flagrante encore pour Agawu, l’ethno- l’ethnomusicologie, éprouvées tout au long 2 sur un mode diachronique. Il s’ensuit que les 2008). Elles partent du postulat que l’ethno-
graphie conteste ainsi aux Africains l’accès du siècle, doivent être ignorées. L’ethnogra- ethnomusicologues ont échoué, dans l’en- graphie relève par essence de la gouvernance
à la « musique » comprise, pour citer le titre phie – un travail de patience fondé sur l’ob- semble, à s’emparer de la question des his- coloniale de populations assujetties, ce qui
d’un autre de ses livres, comme « un jeu de servation in situ, sur l’échange et l’apprentis- toires globales (le pluriel étant toujours la condamne à être irrémédiablement défi-
signes » ouvert à tous (Agawu, 2016). sage au contact de musiciens, de danseurs et accentué). Cette réserve à l’égard de l’eth- nie par certains types de dénis, dont le célèbre
Troisième moment, la « musicologie de chanteurs locaux experts dans leur art ; nographie est compréhensible. Les cher- « déni de contemporanéité » décrit par Fabian
empirique ». Quelque temps plus tard, l’appel un travail basé sur l’enregistrement sonore cheurs germanophones ont de bonnes raisons (Fabian, 2006[2014]). Si je me suis ici attardé
à l’émergence d’un nouvel « empirisme » dans et la pratique filmique, sur le dialogue, le de se méfier encore et toujours de l’héritage à comparer entre eux ces arguments, c’est
l’étude de la musique (Cook & Clarke, 2004) débat et la discussion autour des conclusions de la vergleichende Musikwissenschaft (et de avant tout afin de rappeler que ces concep-
marque l’apparition d’une position plus avec les premiers concernés – tend à être la réaction de l’ethnomusicologie moderne). tions de l’ethnographie sont lacunaires,
complexe à l’égard de l’ethnographie. Cet définie comme l’étude des systèmes de signi- Mais cela signifie aussi que le long et foisonnant qu’elles ignorent délibérément le débat
appel naît de l’impasse où se trouvent la théo- fication propres à une culture donnée, c’est- dialogue entre l’histoire et l’anthropologie, interne à l’anthropologie et que l’ethnogra-
rie et l’analyse musicales (dans les traditions à-dire comme une opération portée à la cir- dans le projet de Strohm, se retrouve d’em- phie n’est, ni plus ni moins que les approches
de Schenker, Riemann et Ruwet) qui cularité et l’insularité herméneutique. On blée entouré d’un silence stratégique. S’il « historiques » ou « analytiques », par
semblent, à la suite des critiques de l’étude ne peut pas dire que cette critique soit par- faut frayer une voie « vers » les histoires glo- exemple, susceptible d’inhiber la pensée
traditionnelle de la musique savante occiden- ticulièrement vigoureuse, surtout comparée bales, alors il s’agira d’ignorer les ethno- critique. Tout dépend de la manière, du degré

Article
tale, perdre tout objet clairement défini. Les à celles précédemment évoquées. De toute graphes qui s’y sont déjà essayés par le passé. d’intelligence, de la rigueur épistémologique
approches ancrées dans la psychologie ou la évidence, ses auteurs ne visaient pas la Le projet reposait ainsi sur un désaccord et de la volonté de dialogue avec les historiens
collecte de données commencent à s’emparer confrontation avec l’ethnomusicologie, pas avec l’ethnographie alors même qu’il invitait et les analystes sur lesquels la recherche est
144 du champ, qui s’éloigne alors de plus en plus plus, d’ailleurs, qu’ils ne cherchaient à nouer activement et généreusement les ethno- bâtie. 145
Martin Stokes
À ce stade, il importe de noter que ces aucune raison de faire de différence entre universitaires formés dans le domaine de ne semble avoir matériellement intérêt à

Musique et administration…
critiques de l’ethnographie proviennent d’es- l’étude de Wagner, de la dance music ou du l’ethnomusicologie continuent à travailler remettre en cause le statu quo.
paces disciplinaires distincts. Si elles par- chant des griots mandingues sur la base de sur les industries de la musique, sur l’évolu-
tagent certaines caractéristiques, elles ne la qualité ou de la valeur de la « musique en tion des technologies de diffusion à travers
sont pas motivées par les mêmes appréhen- soi ». Pourtant, la nouvelle musicologie favo- le monde ainsi que sur les pratiques musi- Le(s) défi(s) des
sions, ni par les mêmes préoccupations. L’as- rise aussi une sorte d’hégémonie critique et cales non médiatisées, c’est-à-dire, sur la
pect le plus flagrant est peut-être ce qu’une intellectuelle qui est loin d’être égalitaire, et participation. Les deux disciplines abordent sound studies
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telle remarque nous dit de la « popularité » qui peut être décrite comme un mélange ces sujets à l’aune d’un cadre de référence
disciplinaire croissante de l’ethnomusicologie détonnant d’historicisme, de philosophie et interdisciplinaire fondamentalement simi- Les sound studies émergent en partie en
au cours des vingt dernières années. Il ne d’herméneutique. Sur le plan institutionnel, laire et des mêmes présupposés méthodolo- tant que pendant des « visual studies » au sein
fait aucun doute qu’une telle popularisation elle laisse le cœur traditionnel des enseigne- giques et épistémologiques. Les différences du champ de l’histoire de l’art, c’est-à-dire
est apparue à certains comme une menace, ments en musicologie, tout comme les fonc- les plus importantes (touchant, par exemple, comme une tentative pour redéfinir les onto-
qu’ils se situent du côté progressif ou conser- tions du département de musique en lui- au statut de l’analyse musicale ou du big data) logies occidentales de l’œuvre d’art, pour
vateur des conflits de valeur actuels. Or, elle même, étonnamment inchangés. tendent à traverser les deux champs plutôt développer une critique du canon et des
nous dit aussi quelque chose des rapproche- Les rapports entre les PMS et l’ethno- qu’à les séparer. pratiques disciplinaires qui l’entretiennent
ments stratégiques qui animent la nouvelle musicologie prennent une forme particulière C’est la question de l’ethnographie qui et pour ouvrir un espace de pensée interdis-
musicologie américano-britannique et au Royaume-Uni au sein de la nouvelle musi- complique la donne. Le soupçon d’une eth- ciplinaire plus vaste et dynamique. Ici, c’est
l’affirmation selon laquelle « nous sommes cologie. Sur le plan institutionnel, on l’a dit, nographie conçue en tant que méthodologie le son qui fait office de catégorie englobante,
tous devenus des (ethno)musicologues ». les PMS prospèrent en dehors des départe- persiste au sein des PMS. Les rares fois où la musique ne représentant qu’un de ses
Accueillie du côté des ethnomusicologues ments de musique, y compris au sein des elle y est défendue, c’est avec prudence, et objets, et pas nécessairement le plus privilégié
19
de l’époque par un chœur de protestations, départements d’ethnomusicologie : une évo- de préférence par un renvoi à la sociologie d’entre eux. Mais les sound studies tirent éga-
l’idée apparaît aujourd’hui plus contestable lution qui leur confère une certaine énergie 2 plutôt qu’à l’anthropologie. Cependant, elle lement leur origine d’un courant des PMS
encore 11. Elle incarne une aspiration à une et créativité intellectuelle, mais s’accom- demeure un principe méthodologique fon- imprégné des lectures de Foucault, de
certaine égalité topique : du point de vue de pagne d’une baisse de leur pouvoir institu- damental de l’ethnomusicologie. La situation Latour et de Deleuze et Guattari, de l’étude
la nouvelle musicologie, il n’y a en principe tionnel. Pourtant, en 2020, peu de choses se caractérise ainsi par un surprenant des sciences et des techniques, ainsi que de
les distinguent sur le plan intellectuel. Les manque de débat et d’interaction qui mérite différentes histoires et anthropologies des
universitaires formés dans le domaine en soi d’être éclairci. Ici, une explication sens. Les mutations numériques qui
11. Le plus résolument critique de ces débats a peut- des PMS travaillent, comme ils l’ont toujours possible tient à la configuration institution- affectent le champ de l’écoute offrent un
être été celui organisé à la City University de Londres le
mercredi 1er juin 2016 en présence de Laudan Nooshin,
fait, à l’extérieur comme à l’intérieur du nelle qui a accompagné la nouvelle musico- champ de réflexion particulièrement fécond
Ian Pace, Tore Lind et Michael Spitzer (pour un compte- champ de la musique occidentale. Les logie et qui place l’ethnomusicologie, pour à l’heure où les techniques d’enregistrement,
rendu du débat, voir https://blogs.city.ac.uk/music/ l’essentiel, au sein des départements de de reproduction et de diffusion du son
2016/06/10/debate-on-are-we-all-ethnomusicologists-
now-reports-and-responses/). La critique de Nooshin musique (dans un rôle certes subalterne) connaissent de profonds bouleversements :
ressemble à la mienne, qui lui est en effet redevable tout en situant les PMS au-dehors. Il nos matières d’écouter – de la musique et
(voir Nooshin, 2016). Dans son ensemble, le débat cruciales. Cependant, à leurs yeux (et à la différence de n’existe, autrement dit, aucun terrain naturel bien d’autres choses encore – subissent des
éclaire bien les enjeux de la déclaration de Cook. Selon Nooshin), ces différences sont loin d’être productives :
Nooshin, ignorer la distinction entre musicologie et elles sont même hautement problématiques. Dans la pour un tel débat. Les enjeux institutionnels transformations radicales. Au travers d’une
ethnomusicologie revient à effacer toute une histoire mesure où l’ethnographie écarte le « souci de la semblent d’ailleurs faibles : la concurrence série de monographies et d’ouvrages collec-
(encore dialectiquement productive) de lutte et de musique en soi », elle apparaît pour Pace et Spitzer
différence disciplinaire interne, une lutte qui n’a de comme une menace. Ils affirment ainsi que la
à laquelle sont confrontés les ethnomusico- tifs, les travaux incisifs de Jonathan Sterne

Article
cesse de mettre au jour de nouveaux éléments et de musicologie doit se sortir de la fausse solution de logues et les spécialistes des PMS dans le fédèrent ces énergies pour définir les
faire émerger de nouveaux modes d’enquête. Les l’ethnographie/ethnomusicologie, laquelle se limite, cadre de promotions, de bourses et de publi- contours d’un nouveau champ d’études
arguments de Pace et Spitzer s’en rapprochent en selon eux, à nous parler de « contextes ». À l’inverse, la
surface, puisqu’ils affirment à leur tour que la position musicologie doit tendre vers un formalisme plus vaste cations se déploie le long d’axes parallèles (Sterne 2015 [2003] ; Sterne 2018 [2012] et
146 de Cook conduit à l’effacement de différences et critiquement ambitieux. plus qu’elle ne les oppose. Dès lors, personne 2012). Toutes ces raisons expliquent que les 147
Martin Stokes
sound studies ne puissent être réduites à ailleurs), c’est un sujet qui semble, depuis matière de musique, c’étaient des façons de par les sound studies et de le faire, ce qui va

Musique et administration…
l’équivalent, dans le champ de la musicolo- un moment déjà, avoir plongé les ethnomu- faire depuis longtemps éprouvées – le brico- sans dire, de façon positive.
gie, de ce que les visual studies sont au champ sicologues dans un profond silence. lage technologique, la création au sein d’es- Cependant, la question qui nous inté-
de l’histoire de l’art. Elles sont d’emblée aux Steingo et Stykes sont les premiers à paces urbains de fortune, improvisés et par- resse est de savoir ce que les sound studies font
prises avec des questions et des méthodolo- avoir proposé une réponse systématique dans fois dangereux – que nous concevions au rapport entre ethnomusicologie et PMS.
gies particulières, en grande partie inspirées ce domaine (Steingo & Stykes, 2019). Ils comme la norme, à l’échelle de la planète ? À mon avis, pas grand-chose. L’une et l’autre
des travaux de Sterne. Ces questions sont à affirment que les sound studies s’appuient sur Et si des cultures musicales apparues au Sud, semblent en mesure d’en intégrer les grandes
© Éditions Mélanie Seteun | Téléchargé le 12/10/2023 sur www.cairn.info via Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (IP: 109.70.16.237)

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la fois d’ordre historique (« Quelle est la part une conception fantasmée des Lumières comme celles du glitch, de l’entropie et du leçons et d’en débattre librement. Compte
de nouveauté dans l’écoute numérique ? »), occidentales et de leur rôle, d’une part, dans blocage n’apparaissaient pas comme des tenu de l’intérêt depuis longtemps établi de
politique (« Quand le “son” devient-il un la séparation de l’ouïe des autres sens et, réactions différées (d’un point de vue histo- l’ethnomusicologie pour l’acoustémologie
objet de contrôle et de gouvernance ? ») et d’autre part, dans le développement de tech- rique, culturel et esthétique) à la domination ainsi que pour les écologies et ontologies
critique (« Dès lors, quel est le type de savoir nologies sonores fondées sur et autour de cet culturelle du Nord, mais comme des éléments acoustiques (Feld, 1982 ; Bohlman, 1999), et
auquel nous donne accès le son ? »). acte de séparation. Dès lors, comme le constitutifs des cultures musicales populaires de l’intérêt depuis longtemps établi des PMS
Ces questions ne sont pas, en elles- démontrent Steingo et Stykes, les sound stu- du Nord, de ses goûts et de ses tendances ? pour le rapport entre technologies musicales,
mêmes, radicalement nouvelles pour les dies semblent prises dans une perspective Comme des formes pionnières, plutôt que industries de la musique et écoute (Théberge,
ethnomusicologues, au Royaume-Uni occidentale fondamentalement bornée qui tardives ? 1999 ; Keightly 1996 ; Devine, 2020), les
comme en Amérique du Nord. Le rapport tend à invisibiliser le reste du monde, le Sud, Leur propos, qui repose sur de solides sound studies sont dans l’ensemble perçues
du « son » à la « musique » n’est pas immuable, ses migrants et ses réfugiés : ceux-ci se bases post-coloniales, ne manque pas de comme une validation et une nouvelle explo-
culturellement parlant. Aucun ethnomusi- retrouvent forcément dans la position – où pertinence. On pourrait reprocher aux ration de centres d’intérêt préexistants,
cologue travaillant en dehors du champ la qu’ils soient et par tous les moyens possibles – auteurs de simplifier et de dramatiser la rela- plutôt que comme une critique radicale. Les
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musique occidentale n’ignore les écueils qui de devoir rattraper le retard technologique tion entre le Nord et le Sud. Le Sud n’est pas espaces institutionnels actuels (départements
le guettent dès qu’il tente de traduire ces qui les sépare de « nous » et du « centre » 2 qu’une version « dégradée » du Nord, du point universitaires, associations professionnelles,
termes et de les rapporter aux pratiques qu’il supposé 12. Le mythe de la connexion, du de vue du numérique comme des nouvelles revues, colloques) sont tout à fait capables
étudie. Quant au rapport des deux termes réseau et du flux associé à homo mobilis technologies et des industries de la musique. d’incorporer les sound studies sans se sentir
au savoir, la question est depuis longtemps domine ainsi les sound studies : ce même Les expériences conduites au Sud dans le menacés par elle. De fait, d’autres menaces
un objet de discussion ethnomusicologique. mythe qui alimente la vente des produits et champ des industries culturelles numériques se profilent à l’horizon, parmi lesquelles le
L’« acoustémologie » décrite par Steven Feld, des technologies audio qui nous entourent, affichent des dynamiques, des sources de big data, le machine learning et la vampirisa-
inspirée de ses recherches sur la Papouasie- ici, au Nord. D’où la question de Steingo et financement et des formes de participation tion de l’enseignement supérieur par les
Nouvelle-Guinée, apparaît depuis longtemps Stykes : et si nous vivions cette culture publique qui leur sont propres. Les tentatives industries des nouvelles technologies. Ces
comme une notion fondamentale (Feld, acoustique comme elle est vécue par de nom- de comprendre la production acoustique phénomènes semblent en effet représenter
1982). Il y a bien longtemps déjà, Feld se breux habitants au Sud ? Avec une mauvaise numérique, sa diffusion et son écoute à une menace bien plus grande pour les prin-
demandait ce que cela signifie que de fonder connexion, des équipements dégradés ou l’échelle de la planète, doivent avancer avec cipes humanistes, interprétatifs et critiques
la connaissance de notre milieu sur l’ouïe, obsolètes, dans des environnements exposés plus de prudence et de façon empirique (Born, à l’origine de l’ethnomusicologie, des PMS
plutôt que sur la vue. Le rapport de la où les appareils de grande consommation ont 2021) si elles ne veulent pas s’exposer au et des sound studies : une menace qui semble
musique à des écologies acoustiques plus toutes les chances de se faire voler ? Et si, en risque de romantiser le Sud. L’autre danger faire appel à une réponse plus collective
englobantes, comprenant les oiseaux, les qui les guette est celui de reconduire le type plutôt qu’à une réponse fragmentaire.
animaux et les esprits, sous-tend les pre- de sectarisme disciplinaire qui a assigné Il se peut que ce moment disciplinaire

Article
mières percées de l’ethnomusicologie dans l’ethnomusicologie à certaines régions de la soit vécu de façon moins menaçante par les
le champ de l’écomusciologie et alimente le 12. Sur l’invisibilité des migrants et des réfugiés dans planète, à certains genres de musique et à universitaires britanniques que par leurs
les sound studies (et, plus précisément et de manière
« tournant ontologique » que nous connais- plus problématique, dans l’étude des musiques et des certains types de méthodologies critiques. collègues outre-Atlantique. Aux États-Unis,
148 sons aujourd’hui. Au Royaume-Uni (comme mobilités), voir Stokes, 2020. Dès lors, il s’agit de relever les défis posés l’attribution des postes de professeur 149
Bibliographie Ethnomusicologies, Lanham, l’occasion de la table ronde « Are
Martin Stokes
titulaire au sein des grandes institutions est d’observer l’évolution du concept d’ethno-

Musique et administration…
Scarecrow. we all Ethnomusicologists now? »,
suivie avec une attention beaucoup plus graphie dans ces circonstances, ainsi que les Agawu Kofi (2003), Representing City University de Londres. En
inquiète par les organisations profession- discussions auxquelles il pourrait donner African Music : Postcolonial COOK Cook Nicholas & Clarke Eric ligne : https://openaccess.city.
Notes, Queries, Positions, (eds.) (2005), Empirical ac.uk/view/creators_id/
nelles (SEM, AMS, SMT). Ces dernières lieu au sein des PMS, de l’ethnomusicologie New York, Routledge. Musicology : Aims, Methods, l=2Enooshin.html.
sont secouées, au moment où j’écris, par les et des sound studies. En parvenant à se mou- Prospects, Oxford, Oxford
questions raciales apparues dans la foulée voir (sans grande peine) entre les différentes — (2016), Playing with Signs : A University Press. Shepherd John & Wicke Peter
Semiotic Interpretation of (1997), Music and Cultural Theory,
du mouvement Black Lives Matter. Il n’est régions de cet espace disciplinaire, des cher-
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Classical Music, Princeton, Devine Kyle (2020), Decomposed : Oxford, Polity.
sans doute pas étonnant que ces secousses cheurs s’attèlent aujourd’hui, avec une réelle Princeton University Press. A Political Ecology of Music,
Boston, MIT Press. Solie Ruth (1995), Musicology and
se traduisent par un repli au sein de sous- énergie, à jeter les bases d’un « nouvel empi- Barz Gregory & CooleyTimothy Difference : Gender and Sexuality
disciplines. Les enjeux matériels n’ont pour- risme ». Les travaux de Georgina Born, for- (eds.) (2008), Shadows in the Fabian Johannes (2006 [2014]), Le in Music Scholarship, Berkeley,
tant pas la même ampleur au Royaume-Uni, tement imprégnés de la théorie de l’acteur- Field : New Perspectives for temps et les autres. Comment University of California Press.
Fieldwork in Ethnomusicology, l’anthropologie construit son
où les organisations professionnelles équi- réseau de Bruno Latour, en offrent une illus- Oxford, Oxford University Press. objet, traduit par Estelle Henry- Steingo Gavin & Sykes Jim (2019),
valentes (BFE, RMA) ont une influence tration notable (voir Born et Barry, 2018 ; Bossonney et Bernard Müller, Remapping Sounds Studies,
relativement faible sur le recrutement, la Born, 2021). Sa démarche s’appuie sur un Bohlman Philip (1999), Toulouse, Anarchasis. Durham, Duke University Press.
« Ontologies of Music », in Cook
carrière et la réputation des chercheurs. franc rejet du positivisme (en tant qu’il se Nicholas & Everist Mark (eds.), Feld Steven (1982), Sound and Sterne Jonathan (2015 [2003]),
L’ICTM, tant au niveau international qu’au fonde sur des idées préconçues de ce qui Rethinking Music, Oxford, Oxford Sentiment : Birds, Weeping, Une histoire de la modernité
University Press. Poetics and Song in Kaluli sonore, traduit par Maxime Boidy,
Royaume-Uni, a conservé un rôle relativement constitue une « donnée » scientifique), une Expression, Philadelphia, Paris, La Découverte,
marginal dans la vie institutionnelle de la profonde historicisation des transformations Born Georgina & Hesmondhalgh University of Pennsylvania Press. Philharmonie de Paris-Cité de la
recherche en musique au sein des universités technologiques, une nette rupture avec le David (eds.) (2000), Western Music musique.
and Its Others : Difference, Hall Stuart & Jefferson Tony (eds.)
britanniques, même si elle continue d’afficher canon, un intérêt poussé pour les pays du Representation and Appropriation (1976), Resistance Through — (2018 [2012]), MP3, économie
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un grand dynamisme intellectuel. Ces aspects Sud et une forte adhésion à un projet de in Music, Berkeley, University of Rituals : Youth Subcultures in politique de la compression,
peuvent nous aider à comprendre pourquoi, décolonisation disciplinaire. À l’inverse, elle California Press. Postwar Britain, Birmingham, traduit par Maxime Boidy et Alexis
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Centre for Contemporary Cultural Zimmer, Paris, la Rue musicale.
dans l’ensemble, les sound studies ont été ne s’est pas encore entièrement départie des Born Georgina & Barry Andrew Studies.
accueillies avec intérêt – bien qu’avec pru- débats sur le statut de l’ethnographie. Il s’agit (2018), « Music, Mediation — (ed.) (2012), The Sound Studies
Theories and Actor Network Keightley Keir (1996), « Turn it Reader, Londres, Routledge.
dence – par les ethnomusicologues britan- d’une démarche à dominante théorique et, Theory », Contemporary Music Down! She Shrieked : Gender,
niques, au lieu d’être perçues comme une en tant que telle, encore peu ouverte au dia- Review, vol. 37, no 5–6. Domestic Space and High Stokes Martin (2020), « Music and
menace. logue, au débat et à la créativité artistique. Fidelity », Popular Music, vol. 15, Migrancy », Music Research
Born Georgina (2021), Towards a no 2, p. 149–177. Annual, en ligne : https://
Il n’y a pas lieu de regretter une éven- Pour autant, elle suggère un terrain d’entente Planetary Musicology, Durham, musicresearchannual.org/stokes-
tuelle convergence des PMS, de l’ethnomu- et montre que débattre les uns avec les autres, Duke University Press. Leppert Richard & McClary Susan dec-2020/
(ed.) (1989), Music and Society :
sicologie et des sound studies. On est en effet d’un bord à l’autre de ces espaces discipli-
Clarke Eric (2005), Ways of The Politics of Composition, Strohm Reinhard (ed.) (2018),
en droit d’attendre, et il faut même espérer, naires naissants, pourrait se révéler plus Listening : Ecological Approaches Performance and Reception, Studies on a Global History of
que cette convergence continue à soulever fécond et productif que de débattre les uns to the Perception of Musical Minneapolis, The University of Music : A Balzan Musicology
Meaning, Oxford, Oxford Minnesota Press. Project, New York, Routledge.
de nouveaux défis et à alimenter de nouveaux contre les autres, en s’inscrivant au sein d’es- University Press.
débats. Il serait bien sûr intéressant paces préexistants. Middleton Richard (1990), Théberge Paul (1999), Any Sound
Clifford James & Marcus George Studying Popular Music, Milton You Can Imagine : Making Music/
(eds.) (1986), Writing Culture : The Keynes, Open University Press. Consuming Technology,
Politics and Poetics of Middleton, Wesleyan University
Ethnography, Berkeley, University Nooshin Laudan (2016), « Happy Press.

Article
of California Press. Families? Convergence,
Antagonism and Disciplinary
Cook Nicholas (2008), « We are All Identities or “We’re all God knows
(Ethno)musicologists Now », in what now” (Cook 2016) »,
Stobart Henry (ed.), The New communication présentée à
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