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DIPLOMATES ET DIPLOMATIE

DURANT L’ENTRE-DEUX-GUERRES
EN ALLEMAGNE, EN ESPAGNE ET AU ROYAUME-UNI
(1919-1939)

Jean-François BERDAH
(Université de Toulouse-le Mirail)

histoire de la diplomatie européenne et des diplomates est une

L’ histoire relativement mal connue, et au demeurant trop souvent


négligée. Au-delà des préjugés et des stéréotypes que des
études récentes ont permis de mettre en évidence dans le cadre
des pays de vieille diplomatie, que sont notamment la France, l’Allemagne
et le Royaume-Uni1, il est vrai que les recherches portant sur l’organisa-
tion et le fonctionnement de la machine diplomatique ne sont guère nom-
breuses 2 ou bien alors fragmentaires, à l’image de l’historiographie espa-
gnole contemporaine 3.
Le fait est que la diplomatie en général et les diplomates en particulier
ont longtemps souffert (et souffrent encore) d’une image négative dans
l’opinion publique, image que les événements récents de la guerre en ex-
Yougoslavie ou les négociations au sein de l’Union Européenne n’ont
guère contribué à modifier. Il est facile, en effet, de se rendre compte, en
lisant la presse et en écoutant ce qu’en dit l’opinion publique, que la di-
plomatie et les diplomates provoquent chez l’homme de la rue un double

1 Jean Baillou (dir.), Histoire de l’Administration française. Les Affaires étrangères et le corps
diplomatique français. 1870-1980. (2 vol.), CNRS, Paris, 1984, 1018 p. ; Schwabe Klaus (dir.), Das
diplomatische Korps 1871-1945, Boppart am Rhein, 1985, 227 p. ; Roger Bullen (dir.), The Foreign
Office, 1782-1982, Londres, 1984. Également Jean-Baptiste Duroselle, La décadence 1932-1939.
Politique étrangère de la France, Paris, 1979, p. 269-289 pour son chapitre consacré à la «machine
diplomatique» française.
2 A en mesurer la production par comparaison avec celle, fort riche, des décennies précédentes, parfois
marquée par le poids des ans, mais d’une indéniable valeur, entre autres John Tilley et Stephen Gaselee,
The Foreign Office (with an introduction by…John Simon), Londres, 1933, 335 p. ; Hayter William (Sir),
The Diplomacy of the Great Powers, Londres, 1960, 74 p. ; A. Craig Gordon et Felix Gilbert, The
Diplomats (1919-1939), Princeton, 1953, 700 p.
3 Il n’existe pas encore d’équivalent des études citées plus haut sur la diplomatie espagnole, de même qu’il
n’existe pas non plus de collection diplomatique reproduisant partie de la documentation officielle
entreposée au Ministère des Affaires étrangères. Sur ce point voir l’étude générale de Juan Carlos
Pereira, Introducción al estudio de la política exterior de España (Siglos XIX y XX), Akal, Madrid,
1984, p. 36-44, 91-102 (Pereira, Introducción…). L’objet de cette communication n’est pas de tracer un
tableau exhaustif de la diplomatie, mais seulement d’en souligner les aspects les plus significatifs.

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sentiment fait d’envie mal dissimulée et de répulsion fondé sur l’impres-
sion déformée que donnent à la fois l’image des réceptions officielles et
celle du milieu dont sont issus généralement les principaux acteurs. Pour-
quoi? Il semble que parler de diplomates et de diplomatie revienne à évo-
quer un monde fermé, plein de secrets, inaccessible aux non-initiés et à
tous ceux dont l’origine sociale ou la formation intellectuelle en interdit
l’accès 1 ; bref, un monde différent et séparé de la réalité quotidienne dont
on ne sait pas très bien quelles en sont les règles, et en définitive l’utilité, à
l’image des propos tenus par Manuel Azaña en 1917 dans son discours sur
“Les causes de la germanophilie” 2.
Pourtant, telle n’est pas la réalité objective des choses ; en tout cas, pas
complètement si l’on prend la peine de se pencher sur le recrutement, la
formation et l’organisation du corps diplomatique au sein des nations eu-
ropéennes durant l’entre-deux-guerres, période capitale, s’il en est, de l’-
histoire mondiale en général et des relations internationales en particulier.
De fait, c’est bien d’une mutation qu’il faut parler à propos de ces
quelques vingt années qui séparent les deux conflits mondiaux, tant il est
vrai que l’outil diplomatique s’est en grande partie rénové, s’adaptant
chaque fois davantage à l’apparition des nouvelles techniques et élargis-
sant dans le même temps sa sphère d’influence et ses missions en accord
avec l’exercice d’une politique extérieure plus active et plus efficace.
Ainsi, peut-on affirmer que la diplomatie moderne, celle qui conduit au-
jourd’hui l’action extérieure des États contemporains, est directement re-
devable aux réformateurs des années vingt et trente des transformations in-
troduites tout au long de la période, tant dans la définition de ses tâches
que dans son fonctionnement interne.

ORIGINES SOCIALES ET FORMATION DES DIPLOMATES

La première question qui vient naturellement à l’esprit est de savoir


comment l’on devient diplomate. Or, qu’il s’agisse de l’Allemagne, de
l’Espagne ou de la Grande-Bretagne le mode de recrutement est très sem-
blable d’un pays à l’autre, au moins jusque en 1918, en raison notamment
de la similitude des régimes politiques en place et du poids plus ou moins

1 Dans le cas du Foreign Office voir C. Watt Donald, Personalities and Policies. Studies in the
Formulation of British Foreign Policy in the Twentieth Century, Londres, 1965, p. 187-188.
2 Dans son discours sur “les causes de la germanophilie”, Manuel Azaña ironisa sur l’absence de
diplomatie espagnole résultant selon lui du fait que la représentation extérieure de l’Espagne est
«entregada … en el extranjero a unos cuantos señoritos aristócratas, que usurpan el manejo de intereses
importantes del país sin otro motivo que el de ser miembros de familias distinguidas», concluant un peu
plus loin: «¡No tenemos ejército, no tenemos cónsules ni diplomáticos!». Cf. Azaña M., “Los motivos de
la germanofilia”, Obras Completas, vol.1, Mexico, 1966, p. 141.
fort de l’institution monarchique sur l’organisation de la carrière diploma-
tique.

1. Un recrutement élitiste

En principe, la profession est assez largement ouverte, dès lors que les
candidats peuvent se prévaloir de certaines conditions d’aptitude, parmi
lesquelles 1) un âge minimum, qui varie entre 22 et 25 ans, sauf en Es-
pagne où la jeunesse ne constitue pas un handicap véritable ; 2) une bonne
éducation, c’est-à-dire une formation universitaire qui est le plus souvent
juridique, à l’image de la classe politique1 ; 3) de bonnes connaissances
linguistiques, à savoir - outre la langue maternelle - la maîtrise d’une ou
deux langues étrangères dont le français, bien que cette condition n’ait rien
d’essentiel 2.
Pouvoir postuler au concours ne signifie pas cependant accéder à la car-
rière, tant il est illusoire de penser que ces simples “préalables” soient suf-
fisants à l’admission dans un service diplomatique. De fait, d’autres obli-
gations sont exigées par les jurys de sélection - ce que l’on pourrait appe-
ler les critères réels d’accession - qui font en définitive de la diplomatie la
chasse gardée d’une certaine élite sociale3. Devenir diplomate suppose, en
effet, de pouvoir compter sur une richesse personnelle, donc sur des re-
venus importants, car toutes les dépenses occasionnées durant la période
d’apprentissage doivent être prises en charge par le candidat, sans espoir
de soutien financier (ou presque) de l’État. En Allemagne, le minimum
exigé en 1914 est de 15000 marks, ce qui, en comparaison des 30000
1 Une licence de droit dans le cas espagnol, trois années d’études juridiques plus un diplôme d’État dans le
cas allemand ; ce qui ne préjuge absolument pas du niveau réel de qualification atteint par les candidats,
ni encore moins de leur aptitude à assumer les responsabilités d’une charge diplomatique. Voir Zara S.
Steiner, The Foreign Office and Foreign Policy, 1898-1914, Londres, 1969, p. 16-18.
2 C’est le cas de l’Espagne en particulier. S’il faut en croire un ancien diplomate, la compétence
linguistique des fonctionnaires espagnols était plutôt sommaire : «Il est regrettable que tous les hommes
politiques en charge du Ministère d’État n’aient pas eu ne serait-ce qu’une connaissance même imparfaite
du français pour se comprendre avec les représentants étrangers accrédités en Espagne sans le besoin
d’une tierce personne leur servant d’interprète. Un ambassadeur anglais qui en plus du français possédait
l’italien et balbutiait l’espagnol me disait que comme le Ministre d’État ne connaissait d’autre langue que
la sienne, bien qu’il semblât avoir une connaissance sommaire de l’italien pour l’avoir entendu chanter à
Madrid et parler à Rome (sic), celui-ci utilisait dans ses conversations une sorte de langue franque qui
n’était ni de l’italien, ni de l’espagnol, et avec laquelle ils ne parvinrent jamais à se comprendre». Cf.
Marqués de Villa-Urrutia, Palique diplomático. Segunda serie, Madrid, 1928, p. 21-22.
3 Zara S. Steiner écrit, à propos du Foreign Office : «If the Foreign Office was a small, self-contained
establishment, its tone and ethos were created by the caste from which it recruited its staff. All the
clichés about the Foreign Office staff were true; it was indeed the stronghold of the aristocracy and
everything was done to preserve its class character and clannish structure». (op. cit., p. 16).

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marks correspondant au revenu annuel d’une famille bourgeoise prospère
ou des 2000 marks du salaire d’un ouvrier qualifié de l’industrie, repré-
sente une somme importante, somme que nombre de candidats ont parfois
bien du mal à réunir1. En Grande-Bretagne, il est de 400 livres, soit un
montant cinq fois supérieur au revenu d’un ouvrier qualifié, même s’il ne
constitue qu’un minimum très inférieur au niveau réel de richesse 2, étant
bien entendu «que les recrues du service diplomatique devaient posséder
un revenu personnel3». En Espagne, enfin, le début de carrière est très mal
payé et risqué, une fois passées les trois années sans solde en tant qu’atta-
ché diplomatique4, en raison des obligations afférentes à la charge
(comprenant notamment les frais de représentation), y compris pour un
secrétaire d’ambassade de troisième classe, le degré le plus modeste du
service diplomatique 5.

2. L’entrée dans la carrière diplomatique

Pourtant, là ne réside pas le principal obstacle à l’entrée dans la carrière,


car le plus difficile consiste à réussir les tests de sélection de la
commission, en d’autres termes à faire valoir son origine sociale, voire
dans le cas de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, son appartenance re-
ligieuse. Cela signifie qu’il est presque impossible de devenir diplomate à
moins d’être rattaché à l’une des grandes familles de l’aristocratie.
Appartenir à la bourgeoisie, y compris la plus fortunée, ne suffit pas, si
bien que l’on conseille implicitement aux candidats d’ascendance

1 Cecil Lamar, “Der diplomatische Dienst im kaiserlichen Deutschland”, Das diplomatische Korps 1871-
1945, op. cit. p. 16.
2 Zara S Steiner ., ibid., p. 174. David N. Dilks écrit à ce sujet : «Durant de nombreuses années, l’entrée
dans le Foreign Office ou dans le Service Diplomatique fut virtuellement limitée aux hommes disposant
de revenus privés». David N. Dilks , “The British Foreign Office between the Wars”, Opinion publique
et politique extérieure Vol.2, Colloque de Rome 1981, Rome, 1984, p. 167.
3 Zara S. Steiner, ibid. p. 17. Il aurait été impossible à d’autres candidats de faire face aux dépenses de la
vie mondaine sur la base de leur seul salaire sachant qu’il n’était versé qu’après deux années sans solde
en tant qu’attaché permanent et d’un montant très modeste (150 £ pour un secrétaire de troisième classe,
300 et 500 £ pour les secrétaires de seconde et première classes), Ibid., p. 175.
4 Don José, le père du philosophe José Ortega y Gasset, insiste bien sur ce point auprès de Francisco
Agramonte, son secrétaire particulier durant dix ans, au moment de lui accorder une recommandation
personnelle pour le jury : «Savez-vous qu’il faut débuter en tant qu’attaché sans solde, demeurer à
l’étranger un minimum de trois ans en faisant bonne figure et vivre de ses propres ressources». Don José
accepta, fit tout le nécessaire et, sans manipulation (chalaneo), ni pression (navajeo) personnelle
excessive (sic), son protégé termina avec le numéro huit de la promotion 1910. Très vite, je fus destiné à
Athènes et à Constantinople…». Agramonte, Francisco, El frac a veces aprieta. Anecdotas y lances de la
vida diplomática, Madrid, 1957, p. 18-19).
5 Le revenu annuel d’un secrétaire de troisième classe n’était que de 400 pesetas sous la Seconde
République, soit environ 80000 pesetas au cours actuel.
bourgeoise de se trouver une autre raison sociale1. En Allemagne, où l’on
rencontre le cas le plus extrême, il est même impératif de n’être ni catho-
lique (sauf dans le cas de la Bavière où la situation s’inverse), ni d’ascen-
dance juive 2. Seule l’aristocratie protestante, et de préférence prussienne -
le meilleur exemple étant donné par la dynastie des Otto, Herbert et Wil-
helm von Bismarck - peut ainsi prétendre aux postes les plus élevés de la
diplomatie ; de sorte que finalement la richesse importe peu en regard des
liens familiaux, des préjugés anticatholiques et des sentiments antisémites
3.
On observe en Grande-Bretagne une situation analogue à celle de l’Al-
lemagne, mais sous une forme beaucoup plus nuancée, car si jusqu’en
1919, date de l’ouverture du Foreign Office à d’autres catégories sociales,
l’appartenance à la noblesse demeure une condition indispensable, il n’en
est pas moins vrai que «la création de nouvelles pairies, 420 entre 1911 et
1950, intégra de façon croissante dans l’aristocratie des hommes du né-
goce, de l’administration et de la scène politique», réduisant progressive-
ment l’importance du titre au bénéfice d’une plus grande homogénéité so-
ciale fondée sur un type d’éducation commun 4. De même, la préférence
accordée aux candidats de confession protestante n’exerce plus après 1918
qu’une influence limitée dans le choix des futurs diplomates 5 : morale-
ment épuisée par les malheurs de la guerre et frappée par un étiolement de
sa pratique cultuelle, la société britannique ne songe guère à résister au
courant moderniste qui la projette dans le vingtième siècle 6. Pourtant, la

1 «Certains fonctionnaires de la Wilhelmstrasse n’hésitaient pas à mettre en garde d’éventuels candidats


issus de la bourgeoisie vis-à-vis du fait qu’une carrière diplomatique réussie était difficile sans un titre
adéquat» ; ce qui eut pour résultat de dissuader à l’avance une telle éventualité, au point qu’entre 1871 et
1914 l’on comptait sept nobles sur dix postulants inscrits. Cecil L., ibid., p. 17. En Grande-Bretagne, du
temps de Lord Palmerston, le simple fait de ne pas appartenir au cercle intime du ministre ou de son
secrétaire particulier suffisait à faire renoncer la plupart des candidats potentiels.. Steiner Zara S., op. cit.,
p. 17.
2 Hans Philippi , “Das deutsche diplomatische Korps”, Das diplomatische Korps 1871-1945, op. cit. p. 67-
69.
3Il existait à la Wilhelmstrasse (notamment chez les Bismarck) une méfiance naturelle pour les diplomates
de confession catholique considérés, à tort ou à raison, comme des ultramontains dévoués au Pape et
donc soumis à l’influence du Saint-Siège. Leur situation n’avait cependant rien de comparable avec
l’ostracisme manifeste dont étaient victimes les Allemands d’origine juive jugés ouvertement indésirables
dans la carrière même si parfois admis à titre exceptionnel, le plus souvent à des postes subalternes. Voir
Cecil, L., op. cit. , p. 24-27.
4 John Stevenson, British Society 1914-1945, Londres, 1984, p. 349. Ce qui n’empêche pas le maintien
d’un état d’esprit d’origine aristocratique car, comme l’écrit Anthony Sampson, «les diplomates sont
conscients d’être, sinon eux-mêmes des aristocrates, du moins les héritiers d’une tradition aristocratique :
non pas des fonctionnaires, mais des chevaliers» (Anatomy of Britain, Londres, 1962, p. 300).
5 Il semble cependant que la discrimination antisémite, fut au moins aussi forte qu’en Allemagne, puisqu’il
«n’y avait pas de juifs» au Foreign Office., Zara S. Steiner, op. cit., p. 19.
6 «Bien que cela semble un lieu commun, il n’est pas exagéré de dire que la guerre, lorsqu’elle survint de
façon inattendue en août 1914, donna un terrible coup à la religion organisée (…) Par la suite, les

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nature particulière de la mission assignée au diplomate, le milieu dans le-
quel celui-ci va évoluer, désignent tout naturellement l’élite de la noblesse
formée à Oxbridge, diminutif donné au milieu fermé d’Oxford et de
Cambridge, et surtout à Eton et Balliol où est formée la majorité des nou-
veaux diplomates 1.
Dans ce tableau, l’Espagne ne fait pas exception à la règle avec un sys-
tème de sélection qui fait également de l’appartenance nobiliaire un para-
mètre déterminant, voire la condition de l’admission dans la carrière
diplomatique. De fait, en attribuant un rôle essentiel aux relations
personnelles, aux liens familiaux et aux recommandations - sans lesquels
rien n’est possible -, les jurys de sélection accréditent l’opinion générale-
ment admise selon laquelle la représentation diplomatique espagnole est le
plus souvent sélectionnée sur des critères destinés davantage à juger de
son origine sociale qu’à mesurer son aptitude à exercer la charge 2.
Pourquoi une telle importance accordée à la naissance? D’abord, parce
que la noblesse est sensée jouir de facultés et de qualités particulières. De
Berlin à Madrid, en passant par Londres, existe la conviction profonde
d’une prédisposition naturelle de l’aristocratie pour la fonction
diplomatique. Pour Bismarck, l’important chez un diplomate n’est pas tant
ses qualités intellectuelles que son allure, sa capacité à évoluer et à se faire
remarquer dans le monde, ce que le chancelier appelle la «perspective
cavalière». Karl Marx von Lichnowsky, ambassadeur à Londres, parle
quant à lui de «culture sociale», d’«usage du monde», et Bernhard von
Bülow, secrétaire d’État sous Bismarck, d’«intuition, de tact, de sens de la
nuance, de finesse dans le jugement, autant de qualités qui, de toute
évidence, ne peuvent être mesurées par des tests 3».

hommes se tournèrent ailleurs, si quelque part, à la recherche de certitudes morales. Néanmoins, il


convient de garder à l’esprit qu’ici, comme d’autres circonstances, l’expérience de la guerre ne fit
qu’accélérer et qu’intensifier des tendances déjà existantes». Cité dans J. Stevenson, ibid., p. 357.
1 Cf. J. Tilley J. et S. Gaselee, op. cit., p. 88. Encore dans les années cinquante plus de 90% des nouveaux
admis sont issus d’Oxbridge dont 49% de la seule Oxford. Cf. D.C. Watt, op. cit., p. 190-191.
2 Telle est bien l’opinion de Francisco Agramonte, pourtant membre à part entière de cette élite
diplomatique, quand il affirme que: «pour entrer dans cette carrière très élégante seules comptent les
recommandations. Le jury ne s’attache pas tant à l’intelligence ou à la prestance du candidat qu’aux
blasons, à l’argent ou aux protecteurs qu’il rassemble». Cf. F. Agramonte, op. cit., p. 18. En mars 1927,
Francisco Agramonte, en poste à Berlin, adressera à Primo de Rivera un rapport sur les insuffisances du
ministère d’État, préconisant un ensemble de mesures destinées à réformer l’administration et la
diplomatie espagnole. Cf. AMAE, R323, Bases para una reforma del cuerpo diplomático español,
Berlin, mars 1927.
3 «La diplomatie, pensait-il, n’est pas un métier, mais un art» ; quant aux candidats, ils «doivent être jugés
davantage selon des critères subjectifs et personnels que d’après leur résultats aux examens (…) Le
Chancelier, bien que lui-même maîtrisant excellemment les langues étrangères, n’hésitait pas non plus à
limiter les exigences linguistiques», considérant que «le don des langues est un trait essentiel des maîtres
d’hôtel (…) mais qu’en tant que diplomate il attachait plus d’importance à un homme “possédant un
esprit ouvert (offenen Kopf) et parlant le plattdeutsch (dialecte allemand)” qu’à un âne s’exprimant en
sept langues”». Cecil L., op. cit., p. 18-19.
En Grande-Bretagne, la vision n’est guère différente car au 19e siècle la
carrière diplomatique constituait aux yeux de certains «ni plus, ni moins
qu’un énorme (gigantic) système de passe-temps extérieur pour l’aristo-
cratie britannique 1», situation que justifiaient les qualités propres aux
membres de la caste aristocratique. Ainsi, pour reprendre David Dilks, «le
style Foreign Office était supposé naître d’un mélange de mépris pour le
manque de manière et de decorum des départements (ministériels) de
moindre importance, et de la conscience tranquille d’une facile supériorité
présumée caractériser les jeunes gens issus des universités les plus distin-
guées d’Oxford 2».
Une telle suffisance n’a cependant rien d’extraordinaire, voire d’excessif,
en comparaison des propos tenus par l’ambassadeur d’Espagne en Turquie
qui semble penser que des talents particuliers sont nécessaires pour exer-
cer la profession de diplomate, parmi lesquels «le don de plaire, le tact le
plus exquis, l’allure la plus attractive, l’art de se gagner les sympathies»,
toutes qualités que l’on ne pouvait trouver ailleurs qu’au sein des élites ;
au reste, «l’expérience de tant d’années» - dit-il - «me permet (…)
d’affirmer, qu’à de rares exceptions, je n’ai jamais pu observer chez les
consuls les aptitudes qui me semblent essentielles chez les diplomates
(sic)3».
En définitive, si l’on tient compte du fait que la plupart des aspirants di-
plomates possédent une culture cosmopolite et sont soutenus dans leurs
ambitions par des appuis familiaux considérables4, on comprend mieux
comment l’aristocratie finit par contrôler la quasi-totalité des postes les
plus en vue, quel que soit le pays. Ainsi, l’étude statistique de Lamar Cecil
sur la diplomatie allemande avant 1914 montre de façon très claire la
mainmise de la haute noblesse sur les grandes ambassades européennes,
puis son influence décroissante au sein du corps diplomatique, au fur et à
mesure que s’éloignent géographiquement les pays d’exercice ou que s’af-

1 A. Sampson, op. cit., p. 302.


2 D.N. Dilks, op. cit., p. 167 ; Hayter A., op. cit., p. 43-45.
3 AMAE, R247 E15, Lettre de Juan Servet au Ministre d’État, 5 mars 1930.
4 A titre d’exemple, le père de Sir Eric Phipps, ambassadeur à Paris, fut lui même ambassadeur à Bruxelles,
tandis que le père de son successeur Sir Ronald Campbell avait été Secrétaire d’État aux Affaires
étrangères (D.N. Dilks, op. cit.., p. 166). En Espagne, c’est aussi le cas du jeune Juan March dont les
appuis familiaux sont bien connus ; à cela près, qu’ils seront incapables de compenser un comportement
initial jugé indigne d’un futur diplomate par le président du jury : «… le voyage a été désastreux :
frivolité, vie folle, il ne prend rien au sérieux et, le comble de tout, il écrit un mémoire stupide en se
moquant de la S. des N., des cours de Zimmer et de tout le reste». Aga, C. 11665, Lettre d’Américo
Castro à M. Aguirre de Cárcer (Sous-secrétaire d’État 5 novembre 1933. Il rejoindra le ministère d’État
après un stage complémentaire à l’ambassade d’Espagne à Paris sous la direction de Salvador de
Madariaga.

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faiblisse l’importance relative de la fonction exercée à l’intérieur du minis-
tère1.
Pourtant, rien n’indique que le niveau réel de compétence parmi les di-
plomates ait été particulièrement bas2. Il varie en fait considérablement
d’un pays à l’autre selon les individus et surtout selon les modalités du
concours d’entrée, car si l’appartenance à la noblesse est une condition
nécessaire pour figurer en bonne place, celle-ci n’est pas toujours un élé-
ment d’appréciation suffisant à l’accession dans la carrière. En effet, outre
les préalables déjà cités, en particulier celui de la formation qu’il n’est
parfois pas si facile de satisfaire3, les candidats doivent obligatoirement
passer un examen écrit et oral4 portant sur différentes matières, parmi
lesquelles l’histoire, la géographie, le droit public, le droit international,
etc., examen dont le résultat n’est pas acquis d’avance et nécessite souvent
une préparation de plusieurs années5.
Toutefois, si l’on fait une comparaison rapide entre les différents exa-
mens, le système d’évaluation espagnol apparaît plutôt médiocre, en com-
paraison surtout de l’exemple allemand, beaucoup plus sélectif et rigou-
reux 6. Plus que tout autre, le mode de sélection des diplomates espagnols

1 Entre 1871 et 1914, toutes les ambassades européennes et tous les postes de secrétaire d’État
(Staatssekretäre) sont occupés par la noblesse allemande, en particulier celle de vieille tradition (Uradel)
qui est la plus titrée et donc la plus influente (L. Cecil, op. cit., p. 23). La même distinction géographique
existe également en Espagne ; ainsi sur les trente-huit représentations diplomatiques et consulaires, seules
importent les ambassades de Londres, Paris ou Rome, et dans une moindre mesure celles des autres
capitales européennes, les postes en Amérique du Sud n’étant acceptés que contraint et forcé. Voir
AMAE, R323, op. cit.
2 Une certaine compétition existait entre les différents candidats notamment lorsque les postes en question
étaient ouverts à concours sans limitation numérique. En 1908 les places offertes au Foreign Office
voyaient souvent s’opposer une huitaine de jeunes gens pour n’en retenir qu’un ou deux : « Si le Foreign
Office demeurait ‘la dernière réserve de choix de l’administration pratiquée en tant que sport’ les
gentlemen sélectionnés n’étaient pas sans posséder quelque talent ». Z. S Steiner, op. cit., p. 18.
3 D’après la loi (Regulativ) adoptée en 1876, après la création du Reich allemand, les conditions d’aptitude
au concours ne comptaient pas moins de trois années d’études juridiques, le premier degré d’État en droit
et deux années de pratique sur le plan administratif, sans compter la maîtrise personnelle du français.
Hans Philippi, op. cit., p. 51-57.
4 Cet examen était distinct de celui imposé aux futurs consuls en raison de la séparation des carrières, ce
qui était la tradition dans l’ensemble des diplomaties européennes, y compris en France, où carrière
diplomatique au sens strict du terme et carrière consulaire sont statutairement séparées de par leur finalité
professionnelle, la seconde ayant généralement une vocation plus technique que la première. Voir J.
Baillou, op. cit., p. 417-418.
5 Hans Philippi, ibid., p. 56. Dans le cas britannique il était fréquent pour nombre de candidats, une fois
assurée leur nomination (parfois dès l’âge de 17-18 ans), de parfaire leur formation initiale à l’étranger
durant un à deux ans avant d’intégrer une cramming school ou école à bachotage « où les aspirants
avaient coutume d’étudier les livres requis (à l’examen) et d’acquérir les compétences nécessaires en
matière de secrétariat ». Z.S .Steiner, ibid., p. 17-18.
6 Sur l’examen allemand voir H. Philippi, ibid., p. 52-53. Concernant le niveau des candidats britanniques,
il ne semble pas, malgré leur formation théorique d’origine, qu’ils aient souvent atteint à l’excellence :
«Jusqu’en 1919 la fortune était essentielle, l’intellect suspect : Sir David Kelly décrivit comment lorsque
passant devant le bureau de sélection en 1914, il entendit les examinateurs s'exclamer : Mon Dieu, il a eu
est davantage destiné à filtrer l’accès des candidats dans la carrière qu’à
mesurer leur degré de compétence, de toute façon secondaire en regard
des relations et des faveurs politiques. De là, la classification que fait
Francisco Agramonte, diplomate de carrière, du personnel diplomatique et
consulaire en trois catégories: 1) ceux qui par leur comportement général
portent un préjudice grave à leur pays et devraient être expulsés de la car-
rière parmi lesquels «un hystérique qui nous tourne en ridicule, un ivrogne
ou un crétin», 2) ceux marqués par une apathie chronique et l’absence de
travail (apparemment la majorité des cas) et enfin 3) ceux qui témoignent
de réelles aptitudes, d’un amour profond de leur métier et d’un zèle peu
commun, hélas trop peu nombreux 1.

STRUCTURE ET FONCTIONNEMENT DE LA DIPLOMATIE


JUSQU’Á LA GRANDE GUERRE

Ce qui renforce ce sentiment d’élitisme, c’est aussi le fonctionnement


quasi confidentiel des ministères des Affaires étrangères, à l’instar de
l’expression allemande évoquant un geheimnisvolles Wesen ou «être
mystérieux» 2. A cet égard, et contrairement aux idées reçues, il n’existe
pas de réelles différences entre les services extérieurs britannique, alle-
mand et espagnol jusqu’en 1914 pour au moins quatre raisons. D’abord
parce que leur structure en fait des organismes de petites dimensions. En
1914, le Foreign Office ne compte que 176 employés, «incluant les qua-
rante portiers et le personnel d’entretien (sic)», sans compter les 450
membres des missions diplomatiques et consulaires qui vinrent grossir ses
rangs du fait de l’unification des services pendant la guerre 3. L’Auswär-
tige Amt totalise quant à lui 350 hauts fonctionnaires entre 1871 et 1914,
incluant les 103 agents diplomatiques en poste à l’étranger sans la centaine
de consuls, situation qui s’explique notamment par l’importance des
légations prussiennes auprès des différentes cours allemandes jusqu’à la
Première Guerre mondiale 4. Enfin, si le Ministerio de Estado emploie un

un vingt ! (Good Lord, he got a first!». A. Sampson, op. cit., p. 302.


1 Voir AMAE, R323, op. cit. Il est tentant - comme le fait A. Martínez de Velasco- de critiquer la structure
administrative du Ministère en soulignant, par exemple, les faiblesses incroyables de la section du
Chiffre, teintes à la fois de négligence et d’un manque de sérieux troublants, mais comment ne pas
sympathiser avec un grand nombre de fonctionnaires surchargés de travail, mal rémunérés et habitués
depuis des générations à la tranquille routine bureaucratique si éloignée des exigences de la diplomatie
moderne ? Voir Martínez de Velasco A., “La reforma del cuerpo diplomático por Primo de Rivera”,
Revista Internacional de Sociología, vol.38, n°35, Madrid, 1980, p. 409-442.
2 Peter Krüger, “Changing Structures of the German Foreign Office between the World Wars”, Colloque de
Rome 1981, op. cit.. p. 139 (Krüger, “Changing Structures…).
3 A. Sampson, op. cit., p. 301 ; Zara S. Steiner, op. cit., p. 4.
4 H. Philippi, op. cit., p. 42-43.

95
effectif difficile à chiffrer de façon rigoureuse -certainement plusieurs
centaines de personnes, en ajoutant aux membres du corps diplomatique
l’important personnel des fonctionnaires auxiliaires intégré par la suite- 1,
il est bon de préciser que la Section Politique, de loin la plus importante
au ministère n’est constituée au début des années vingt que de sept fonc-
tionnaires, soit un ministre plénipotentiaire de seconde classe et six secré-
taires en charge des «relations diplomatiques avec trente-huit pays, ce qui
supposait qu’une personne s’occupât aussi bien des affaires de la Suisse
que de celles du Japon 2».

1. Une représentation extérieure limitée

Le nombre des représentations extérieures n’est pas non plus très élevé
en regard de la situation actuelle, et l’on retrouve dans les trois pays une
situation très semblable avec neuf ambassades pour l’Allemagne et la
Grande-Bretagne contre huit pour l’Espagne, et un total de trente-neuf
missions pour l’Allemagne (dont huit légations prussiennes qu’il faudrait
logiquement décompter) contre trente-huit pour l’Espagne3. Ces chiffres
peuvent surprendre, en particulier dans le cas de la Grande-Bretagne, eu
égard à ses nombreuses possessions outre-mer et aux responsabilités in-
ternationales qui sont les siennes, tant en Méditerranée que dans le Paci-
fique. Il convient néanmoins de rappeler deux choses. La première, c’est
que le nombre de pays importants hors Europe avant 1914 est relativement
faible, situation qui est particulièrement propice à l’apparition d’un “inner
circle” diplomatique autour des grandes capitales que sont Paris, Berlin,
Saint-Pétersbourg, Vienne et Madrid4 . La seconde, bien que ses intérêts
économiques soient alors portés vers la protection de l’Empire, c’est que
le Royaume-Uni se perçoit fondamentalement comme une puissance eu-
ropéenne, ce qui signifie que sa stratégie est directement liée à l’évolution
du rapport des forces sur le continent, que l’émergence des puissances
totalitaires mettra en évidence durant les années trente 5.
1 Voir AMAE, R5499 E11 (bis), Aspectos administrativos relacionados con el Departamento del
Exterior. Cuadernos de política internacional española, septembre 1962, p. 29-39.
2 A. Martínez de Velasco, op. cit., p. 424-425.
3 H.Philippi, ibid., p. 41-42 ; A. Martínez de Velasco, ibid., p.426 ; Zara S. Steiner, op. cit., p. 175. La
Grande-Bretagne disposait de son côté de 13 missions de première classe, de 17 missions de seconde
classe et de deux ministres résidents.
4 Auxquelles s’ajoutaient Rome et Constantinople, en plus de Washington et Tokyo.
5 «Les trois intérêts britanniques fondamentaux des temps modernes ont été : la protection des îles d’une
attaque par l’intermédiaire de forces d’invasion, la sauvegarde de toutes les voies commerciales
britanniques d’importance et la sécurité des possessions d’outre-mer (…) Mais le spectre principal de la
diplomatie britannique à l’époque contemporaine fut la domination de l’Europe par une seule puissance
perçue comme intolérable du point de vue de la sécurité britannique (…) Son espoir véritable fut en
permanence qu’un état d’équilibre se maintiendrait, car c’était là la condition préalable essentielle (…)
2. Structure et organisation interne

Autre caractéristique commune, l’organisation des ministères allemand,


britannique et espagnol est très semblable du point de vue de la structure
interne, subdivisée en départements (ou sections) politiques et administra-
tifs sous la direction d’un sous-secrétariat, généralement actif, en charge
de la machine diplomatique1. En pratique pourtant seules comptent les
affaires politiques et les services par lesquels transitent les dossiers jugés
essentiels sur le plan extérieur, à l’image du Politische Abteilung I berli-
nois ou de la Sección de Política madrilène dont la suprématie ne subit
aucune altération (au moins jusqu’en 1914), assurant à leurs directeurs une
grande liberté d’action dans l’accomplissement des tâches quotidiennes2.
Certes, cette même machine est dans les faits entièrement soumise à son
ministre de tutelle, cantonnée le plus souvent à une fonction purement
bureaucratique et vouée à n’intervenir que très rarement dans l’élaboration
de la politique extérieure3 ; mais cela ne l’empêche pas, même exclue du
processus de décision, d’exercer une influence prépondérante dans sa
préparation et dans sa mise en œuvre, grâce à un travail technique intense
dont témoigne l’expansion croissante de la correspondance diplomatique
4.

au développement de ses possessions outre-mer et au commerce extérieur desquels elle tirait sa


prospérité». Royal Institute of International Affairs, British Security. A Report by a Chatham House
Study Group, Londres, 1946, p. 26-29. Il est vrai que l’Europe était «le seul continent où les Britanniques
n’avaient pas de territoire à défendre»… à l’exception notable de Gibraltar et de Malte en Méditerranée !
D. N. Dilks, op. cit., p. 168.
1 Voir Hans Philippi, op. cit., p. 44-46 ; Z.S. Steiner, op. cit., p. 11-12, 214-216. En Espagne,
l’organisation du ministère d’État est réglementée par un décret royal en date du 30 décembre 1901
instituant (ou confirmant) l’existence de départements politiques (Sous-secrétariat, Sections de Politique)
et administratifs (Sections de Comptabilité et Œuvre de bienfaisance, de Protocole, de Commerce, des
Consulats, Section Coloniale, Bureau du Contentieux, Centre d’Information Commerciale, Interprétation
des Langues, Archive et Bibliothèque, Service du Registre Général et du Chiffre, Cabinet Diplomatique,
Télégraphe et Habilitation. Pereira, Introducción… , p. 95.
2 «Il existait une grande distance professionnelle, spatiale, personnelle et sociale entre le département
politique et les autres départements. Le Politische Abteilung constituait un organisme en soi» (Philippi
Hans, ibid., p. 45). Cela est vrai tant que les dossiers n’interféraient pas directement avec certains
ministères, ceux notamment attachés à la défense nationale et aux questions économiques. A cet égard, il
est difficile de parler de coopération tant les prérogatives propres à chacun des ministères semblent créer
un champ de force imperméable aux ingérences extérieures. Voir D. N. Dilks, ibid., p. 172.
3 Dans l’exemple britannique voir Z.S. Steiner, ibid., p. 2-10.
4 «Le nombre de dépêches manipulées par le Foreign Office s’accrut constamment» entre 1829 et 1905
passant de 6000 à 111 000. En 1935, le nombre de papiers, de télégrammes et de dépêches atteindra un
chiffre supérieur à 162 000 pour se stabiliser autour de 220 000 à la veille de la Seconde Guerre
mondiale. Z.S. Steiner, ibid., p. 3-4 ; D.N. Dilks, op. cit., p. 167.

97
Reste que les budgets de fonctionnement des ministères ne sont pas très
conséquents 1, constamment observés sur le plan financier par des admi-
nistrations rigoureuses, voire tatillonnes, et incapables le plus souvent de
répondre favorablement à l’extension du labeur administratif né du déve-
loppement de l’action extérieure 2. Dès lors, les finances publiques ne
permettent que très rarement l’assurance de salaires élevés, à l’exception
des postes les plus en vue, limitant de manière draconienne les dépenses
de nature somptuaire occasionnées par l’existence des représentations
diplomatiques à l’étranger3. Ainsi, les salaires varient-ils en Espagne de
4 000 à 25 000 pesetas par an pour la carrière diplomatique après-guerre,
et de 5 000 à 11 500 livres sterling en Grande-Bretagne pour les seules
ambassades 4, ce qui, compte tenu des obligations liées à la charge, ne
constitue pas une situation très enviable5.

3. Les répercussions de l’entrée en guerre

La Première Guerre mondiale a des répercussions considérables sur la


diplomatie des nations européennes, en particulier sur celles qui se voient
impliquées dans le conflit, à l’image de l’Allemagne et de la Grande-Bre-
tagne dont l’interventionnisme n’épargne plus aucun domaine de la vie

1 En Espagne comme en Grande-Bretagne, le budget du ministère des Affaires étrangères était le plus faible
des budgets en y intégrant aussi bien les dépenses liées à l’administration centrale que celles générées par
la représentation diplomatique à l’extérieur. Le coût estimé du Foreign Office était en 1914 inférieur à un
million de livres (très exactement 817 000 livres réparties de la façon suivante : Foreign Office 67 500 £,
Services diplomatiques et consulaires 699 500 £ et Service secret 50 000 £). Quant au Ministerio de
Estado, il était d’environ 21 millions de pesetas en 1935 ; ce qui représentait le tiers du budget attribué à
la justice. Z. S. Steiner, op. cit., p. 4-5 ; AMAE, R5499 E11 (bis), op. cit., p. 82-83.
2 C’est un fait, par exemple, que le personnel ministériel britannique augmenta dans des proportions très
inférieures à celles des tâches administratives. Voir David Reynolds, Britannia overruled. British Policy
and World Power in the 20th Century, Londres, 1991, p. 59-60.
3 Sur le contrôle des dépenses budgétaires ainsi que sur la rivalité entre ministère des Affaires étrangères et
ministère des Finances voir, ibid., p. 44-50 ; AMAE, R5499 E11 (bis), ibid., p. 73-82 qui analysent les
relations entre le Foreign Office et le Trésor.
4 A multiplier par 200 ou 250 pour obtenir des valeur s actuelles, soit 70 ฀000 à 400 000 pesetas pour un
diplomate.. Les attachés diplomatiques n’étaient pas payés durant les trois premières années de service
rendues à l’État , tandis que les consuls percevaient un revenu se situant entre 4 000 et 12 000 pesetas
par an. Cf. A. Martínez de velasco, op. cit., p. 413 . Dans le cas britannique, ces salaires étaient très
supérieurs à ceux de l’administration centrale, oscillant entre 200 et 3 000 £ par an en 1914. Cf. Z.S.
Steiner, ibid., p. 4-5, 175.
5 «Il est facile de se rendre compte de ce que dans un pays comme le nôtre, disposant de conditions de vie
peu favorables, la situation du fonctionnaire diplomatique se distingue et se singularise davantage sans
doute que dans des pays comme la France, l’Angleterre ou l’Allemagne; n’oubliez pas cependant,
qu’aucune des grandes figures de notre diplomatie n’est parvenue, au moment d’abandonner le service, à
vivre dans les conditions d’aisance et d’indépendance que procurent d’autres professions à ceux qui les
exercent. De même, ils sont assez nombreux ceux qui ont vu leur fortune partir en fumée au cours de
leurs années passées au service de l’État…». AMAE, R5499 E11 (bis), ibid. , p. 11.
publique depuis la politique intérieure jusqu’à l’action extérieure sous
toutes ses formes. De fait, 1914 sonne le glas des vieilles structures ad-
ministratives, donnant naissance à une diplomatie plus universelle (ou
globale) stimulée par l’apparition d’activités nouvelles qu’imposent les
nécessités stratégiques du moment1, mais aussi plus difficile à gérer en
raison de l’accroissement indispensable du personnel recruté2. Tel est le
cas en effet du Foreign Office et plus encore de l’Auswärtige Amt dont
l’évolution est « profondément influencée et accélérée par la défaite et
l’effondrement du Reich en novembre 1918 3, même s’il conserve pour
quelque temps encore la marque d’un certain élitisme social.
Dans ce tableau sommaire, seule l’Espagne présente une situation
distincte avec une grande stabilité de ses institutions et le maintien de ses
archaïsmes traditionnels. Sans doute faut-il y voir une conséquence de la
neutralité maintenue tout au long du conflit, même si Madrid, en raison de
son titre de capitale des États neutres, a joué un rôle non négligeable sur le
plan diplomatique4, car les années de guerre ont accentué le retard relatif
du ministère d’État par rapport à ses homologues britannique et allemand
en conservant intacts les principes de la “vieille diplomatie” et en évitant à
celle-ci une remise en cause salutaire. Dès lors, assiste-t-on, durant les
années vingt sous Primo de Rivera, à un retour en force du conservatisme
administratif, malgré quelques réformes de structure, et au rétablissement
d’une politique très traditionnelle, grâce au soutien d’Alphonse XIII et au
concours des vétérans de la diplomatie 5.

L’APRÈS-GUERRE ET L’ÉMERGENCE D’UNE DIPLOMATIE


NOUVELLE

1 Cf. DOß Kurt, “Vom Kaiserreich zur Weimarer Republik : Das deutsche diplomatische Korps in einer
Epoche des Umbruchs”, Das Diplomatische Korps 1871-1945, op. cit. , p. 81-82 ; Krüger Peter, Die
Aussenpolitik der Republik von Weimar, Darmstadt, 1985, p. 11-12 (Krüger, Die Aussenpolitik…).
2 A titre d’exemple, le Foreign Office quadruple son personnel administratif entre 1914 et 1919, passant
dans ce laps de temps très court de 176 à 750 personnes. Cf. Dilks D.N., op. cit., p. 166. Mais il est aussi
un fait que « the trend of expanding bureaucracies did not stop at the doors of Wilhelmstrasse 74».
Krüger, “Changing Structures… p. 141.
3 Ibid., p. 140 ; Doß K., ibid.., p. 82-86.
4 Voir Jean-Marc Delaunay, “España trabajó por la victoria”, Cuadernos Historia 16, n°197, p. 16-22 ;
Manuel Espadas Burgos, “La política exterior española en la crisis de la Restauración”, Historia General
de España y América, vol. XVI-2 "Revolución y Restauración" (1868-1931), Madrid, 1981, p. 581-592 ;
Víctor Espinos Molto, Espejo de neutrales. Alfonso XIII y la guerra, Madrid, 1977, 206 p.
5 En particulier Quiñones de León. Cf. Gerie B. Bledsoe, ”Spanish Foreign Policy 1898-1936”, Spain in the
Twentieth-Century. Essays on Spanish Diplomacy 1898-1978, Londres, 1980, p. 22-24.

99
L’armistice marque un tournant décisif dans l’histoire de la diplomatie
européenne. Nul pays, en effet, qu’il soit vainqueur ou vaincu, ne peut
alors échapper à l’examen attentif de son action extérieure durant le
conflit, ni à la révision de structures qui en définitive ont été incapables de
prévoir, et plus encore d’empêcher, la conflagration européenne. Cela est
vrai des gouvernements, amenés à tirer les conséquences du passé, comme
des opinions publiques nationales, impatientes de bâtir un monde plus
juste, débarrassé à jamais, si possible, du spectre de la guerre. En outre, la
nécessité de répondre à l’évolution rapide du monde et de prendre en
compte l’expérience acquise pendant les années de guerre doit être l’occa-
sion d’accélérer la transformation des départements ministériels dans le
sens d’une redéfinition de leur mission.

1. La fin de la diplomatie d’Ancien Régime

C’est en Allemagne que se manifeste le plus nettement cette volonté de


réforme, car le débat sur les responsabilités de la défaite, né de la grave
crise politique qui secoue la République naissante, ne peut épargner la
Wilhelmstrasse, contrainte dès lors à prendre en compte les aspirations
démocratiques d’une nation avide d’intervenir plus directement dans la
discussion et dans le contrôle de l’action extérieure1. Toutefois, la Grande-
Bretagne ne reste pas à l’écart de ce mouvement, malgré le retour
manifeste à un statu quo administratif compréhensible de la part de diri-
geants plutôt conservateurs 2 ; car l’élan de réforme amorcé depuis 1903-
1904, et qui s’était traduit par une participation plus active du Foreign Of-
fice sur le plan extérieur, devait trouver sa continuité logique durant
l’entre-deux-guerres.
De tous les changements qui affectent la diplomatie européenne, le plus
important sans doute est l’accroissement des compétences gouvernemen-
tales et l’adaptation consécutive des “départements extérieurs” aux condi-
tions changeantes de la politique nationale et internationale. Malgré la fin

1 «L’effondrement du Reich en novembre 1918 transforma complètement la situation générale: plus aucun
soutien militaire pour la politique extérieure, l’impuissance du vaincu (…), le bouleversement intérieur et
la nouvelle responsabilité devant le Reichstag et son comité des Affaires étrangères ancré dans sa
constitution, l’intérêt public et la publicité donnée à la politique extérieure, enfin le domaine d’activités
toujours plus vaste de l’Auswärtige Amt résultant de la défaite et de la préparation de la paix. Tous ces
développements coïncidaient avec le processus global d’une bureaucratisation plus intense, en expansion
et une organisation plus rationnelle au sein des sociétés industrielles développées». Krüger Die
Aussenpolitik… p. 26. Également, Krüger “Changing Structures… , p. 140-141.
2 «La guerre avait engendré de même quelque chose de révolutionnaire dans l’organisation du
gouvernement. Mais cette révolution ne fut pas conservée (…) La plupart des ministères du temps de
guerre furent condamnés à disparaître, et avec eux leurs chefs de service». Parmi les «ministères
sacrifiés» entre novembre 1918 et avril 1921 figuraient, entre autres, ceux de l’information (en charge de
la propagande), du service national, du blocus, et de la reconstruction. Alan J.P. Taylor, English History
1914-1945, Londres, 1965, p. 176-177, note n°1.
de la guerre et l’adoption des restrictions budgétaires, on observe en effet
dans l’ensemble des pays développés une tendance à l’affirmation de nou-
velles ambitions réglementaires destinées à permettre un contrôle plus ef-
ficace de l’administration d’État sur l’ensemble de la vie publique. Aussi,
les critiques émises à l’encontre de la diplomatie classique stigmatisant
son inefficacité et ses insuffisances en temps de guerre 1, additionnées aux
nouvelles ambitions interventionnistes, ne peuvent que susciter au sein du
Foreign Office, et plus encore à l’intérieur de l’Auswärtige Amt, de sé-
rieuses craintes quant aux compétences qui leur seront accordées dans la
gestion des relations extérieures au sens large (politiques, économiques,
culturelles, etc.).
De fait, il existe toute une série de limitations à la primauté des minis-
tères en matière de relations internationales, à l’instar du Foreign Office
dont l’autorité s’exerce sur l’ensemble des pays étrangers, à l’exception de
l’Inde, des Dominions et des Colonies qui disposent de leur propre admi-
nistration (India Office, Dominions Office et Colonial Office), et représen-
tent une portion plus qu’appréciable du monde en termes de superficie et
de population 2. De même, l’importance croissante des échanges écono-
miques, difficilement séparables de l’action extérieure, comme le blocus a
pu le démontrer, est pour l’essentiel hors de portée du Foreign Secretary,
celui-ci ne disposant d’aucun moyen concret lui permettant de peser sur
les décisions du Board of Trade 3, à l’exception des trois années (1917-
1920) durant lesquelles subsista un département “fonctionnel” du com-
merce extérieur 4.
Cette volonté de se libérer de la politique intérieure et de ses contraintes
n’est évidemment pas sans conséquences pour la «machine diplomatique».
Pour obtenir une autonomie d’action sur le plan extérieur et affirmer le
rôle du ministère des Affaires étrangères dans la détermination de la poli-
tique nationale, celle-ci se voit contrainte en effet de faire face à la rivalité
d’autres organes ministériels actifs en ce domaine, au premier rang des-
quels les ministères du Commerce, déjà mentionnés, et les ministères mili-

1 C’est le cas en particulier de la Wilhelmstrasse à qui l’on reproche, outre son élitisme social, son
incapacité à intervenir dans les grandes décisions gouvernementales, y compris en matière de politique
extérieure, et à imposer ses vues le cas échéant à un cabinet largement dominé par les militaires et
l’esprit militariste (le meilleur exemple étant fourni par la guerre sous-marine à outrance que le Haut
commandement et le Kaiser parvinrent à imposer contre sa volonté). Voir K Doß , op. cit., p. 86-91.
2 D.N. Dilks, op. cit. p. 169-171.
3 «Malgré les efforts désespérés du F.O. pour suivre les progrès de l’action des autres ministères (the rest
of Whitehall) à l’étranger, son influence réelle s’est progressivement amoindrie. Depuis la Première
Guerre mondiale, le Trésor est devenu un rival puissant, étendant sa prédominance de la politique
économique nationale aux questions de politique extérieure et de défense grâce à son pouvoir sur les
finances». D. Reynolds, op. cit., p. 46-48.
4 Ce département qui complétait le travail des services commerciaux, créés de longue date (1865), fut
rattaché à d’autres ministères en 1920 lors de la réorganisation du Foreign Office.

101
taires (Guerre, Marine) qui n’hésitent pas, si besoin est, à court-circuiter la
diplomatie classique 1. Par ailleurs, l’influence que peut exercer la poli-
tique extérieure sur le reste de l’action politique ne peut qu’être secondaire
durant les premières années de l’après-guerre, malgré l’importance des en-
jeux en présence, compte tenu des difficultés multiples qui assaillent les
gouvernements sur le plan intérieur et, à l’occasion, d’une certaine indiffé-
rence 2.

2. La démocratisation de la carrière diplomatique

Malgré tout, ces difficultés ne peuvent faire obstacle à la modernisation


des l’outil diplomatique, ce d’autant moins que l’esprit de réforme s’af-
firme dès avant la fin du conflit sous la forme d’une réorganisation rigou-
reuse des services (ministères et représentations étrangères compris)3.
Dans l’obligation de s’adapter très vite aux conditions changeantes de
l’après-guerre, les administrations centrales n’hésitent pas à corriger
nombre d’anomalies qui leur sont reprochées, à l’exemple du mode de re-
crutement des fonctionnaires diplomatiques et de leur organisation interne.
Ainsi, l’ouverture de la carrière diplomatique en 1919 se traduit-elle par la
fin du monopole aristocratique en Allemagne et en Grande-Bretagne,
conformément à la démocratisation de la vie publique, et par une plus
grande professionnalisation du métier, cette dernière cessant d’être un loi-
sir de salon pour devenir une affaire véritablement sérieuse4. De même, le

1 Les exemples ne manquent pas à propos du réarmement allemand après-guerre depuis la coopération
militaire germano-soviétique consécutive au traité de Rapallo en 1922 jusqu’à la coopération navale
moins connue entre la Marine allemande et le gouvernement espagnol. Voir Krüger Die Aussenpolitik… ,
p. 155-183 ; Ángel Viñas, La Alemania nazi y el 18 de julio, Madrid, 1977, p. 21-78.
2 «Les conditions politiques intérieures pour une politique extérieure continue et claires n’existaient pas
dans la période qui se situe entre la signature du traité de Versailles et la fin de la crise dans la Ruhr.
L’incertitude, les problèmes économiques, les putschs, les mouvements révolutionnaires et les
soulèvements venant de l’extrême-droite et de l’extrême-gauche posèrent constamment à l’instable
‘République sans républicains’ la même question du pouvoir et de son existence (…) Dans ces
conditions, il ne put être question entre 1919 et 1923 d’une orientation conséquente et claire de la
politique extérieure allemande». Krüger, Die Aussenpolitik…, p. 77-78. En Grande-Bretagne, les
conséquences économiques de la guerre, la brusque montée du chômage, les grèves, les luttes politiques
et les troubles de l’Irlande contribuent également à limiter l’importance de la politique extérieure. Voir
Charles L. Mowat , Britain between the Wars 1918 -1940, Londres, 1955, p. 1-108 (Mowat Britain
between the Wars…). Seule l’Espagne, indemne de la guerre, semble disposée à donner de l’importance à
la politique extérieure en tant que moyen d’échapper à son isolement international grâce à la Société des
Nations en voie de création : «Neutre pendant la guerre, l’Espagne fut, selon le mot de Dato, un
belligérant du temps de paix. Force était à la Péninsule de franchir spontanément l’étape que les États
voisins avaient parcourue sous la formidable pression des événements». F. León y Castillo., Mis tiempos,
vol.. 2, Madrid, 1921, p. 216, 251-254 et 259. Également Conde de Romanones, Notas de una vida
(1912-1931), tome III, Madrid, 1947, p. 98-121, 126-131 et G.B.Bledsoe , op. cit. , p. 14-16.
3 Krüger, Die Aussenpolitik…, p. 23-30.
4 D.N. Dilks, op. cit.; K. DOß, op. cit., p. 92-100. La réforme mise en place par Edmund Schüler de 1917 à
1920 allait en fait beaucoup plus loin puisqu’elle impliquait, outre l’ouverture de l’Auswärtige Amt à
primat exercé par les départements politiques tend de plus en plus à s’es-
tomper au profit de nouvelles activités, telles que les relations
commerciales et la politique culturelle, tandis que le pouvoir de décision
cesse d’appartenir à un cercle étroit d’individus pour s’élargir au
Parlement qui le contrôle et aux fonctionnaires (sous-secrétaires et
directeurs de départements en tête) dont la participation s’avère chaque
jour plus indispensable eu égard à l’activité croissante des services et à
leur diversification1.
En Espagne, rien de tout cela, malgré l’unification des carrières diploma-
tique et consulaire adoptée en 19282 ou les projets, vite abandonnés par
Primo de Rivera, visant à relever le niveau de l’efficacité administrative3,
car en supprimant le sous-secrétariat, jusque-là en charge des affaires cou-
rantes4, puis le ministère lui-même, le coup d’État porte un coup direct à
la structure et à l’organisation du ministère5, empêchant l’émergence
d’une administration réellement autonome et responsable sur le modèle
allemand ou britannique6. Pourtant, même si le ministère d’État paraît
immuable, organisé, comme en 1901, autour de ses treize sections7, on ne
d’autres catégories sociales que celle de la noblesse, une unification des carrières diplomatique et
consulaire, jusque là séparées, l’introduction d’un système régional privilégiant «l’unification des
questions politiques et économiques par groupes de pays» et la création d’une centrale indépendante mais
rattachée à l’office central en charge du commerce extérieur.
1 «La tâche principale du Foreign Office et du service diplomatique, tel que l’organisme fusionné était
connu entre les deux guerres, était de collecter des informations, de source publique et privée, de les
évaluer à la lumière de connaissances expertes, de conseiller l’action à suivre et d’exécuter avec diligence
la politique adoptée par le Foreign Secretary ou, pour les questions les plus importantes et les plus
délicates, par un comité de ministres ou le Cabinet lui-même». D.N.. Dilks, ibid., p. 172. Également D.C.
Watt ., op. cit., p. 3-4.
2 Voir A. Martínez de Velasco, op. cit., p. 432-442.
3 Depuis 1918, l’emploi du temps des fonctionnaires était fixé réglementairement à 6 heures par jour
concentrées dans la matinée de 8 heures à 14 heures. Par la circulaire (Orden Circular) du 26 janvier
1926 le temps de travail fut réduit à 5 heures journalières étalées de 9 heures à 14 heures ; les listes de
présence étaient retirées à 9 heures 15 exposant les retardataires à des sanctions. Ainsi, durant toute la
Restauration, les après-midis étaient chômés officiellement sauf dans le cas du Chiffre à l’origine de
dysfonctionnements insolubles. En pratique, il fut très difficile (sinon impossible!) d’obtenir de tous les
fonctionnaires qu’ils arrivent …… et repartent à l’heure!
4 Real Decreto du 13 septembre 1923. La fonction de ministre est également supprimée pendant le
Directoire Militaire de 1923 à 1925. Lors de la mise en place du Directoire Civil en décembre 1925,
Primo de Rivera reprendra la même argumentation qu’en 1923 à propos des sous-secrétariats. Cf. Díaz-
Plaja, El siglo XX. Dictadura…República… p. 72.
5 Real Decreto du 3 novembre 1928. Primera Secretaría de Estado-Ministerio de Asuntos Exteriores,
Disposiciones Orgánicas (1705-1936). Recopilación de textos, Madrid, 1972, p. 539-545. Le ministère
d’État ne sera rétabli qu’en 1930 après le départ du dictateur.
6 Cf. Pereira, Introducción…, p. 95-96; Díaz-Plaja, El siglo XX. Dictadura…República… p. 24-26 et 72.
Les conséquences pour le bon fonctionnement de la «machines diplomatique» seront toutefois minimes en
raison de l’annulation des décrets signés sous la Dictature et du retour à la «normalité constitutionnelle»
en avril 1931 lors de l’avènement de la République. José Manuel Canales Aliende, La administración de
la Segunda República. La organización Central del Estado, Madrid, 1986, 454 p.
7 Real Decreto du 30 décembre 1901. Voir Primera Secretaría de Estado-Ministerio de Asuntos Exteriores,

103
peut pas dire cependant qu’il soit totalement hermétique à l’esprit de re-
nouveau observé ailleurs en Europe. De fait, les premiers gouvernements
de l’après-guerre ont pleinement conscience des transformations engen-
drées par la guerre sur les plans politique, économique et culturel avec
l’introduction de nouveaux domaines d’activité. Ainsi, le ministère d’État
se trouve-t-il doté en 1920 d’un Bureau espagnol de la Société des Nations
(Oficina Española de la Sociedad de Naciones), puis en 1921 d’une sec-
tion des Relations Culturelles (Oficina de Relaciones Culturales
Españolas), consacrant d’un côté l’avènement de la diplomatie
multilatérale et de l’autre la confirmation d’une politique culturelle espa-
gnole1.
Cette évolution interne du ministère d’État n’a rien d’exceptionnel en re-
gard de la situation qu’expérimentent à la même époque le Foreign Office
et la Wilhelmstrasse. Le fait est que la Grande-Bretagne et surtout l’Alle-
magne attendent peu de temps avant de tirer les conséquences des années
de guerre et faire le compte des déficiences passées, notamment en matière
de relations économiques et d’influence culturelle.

3. Des compétences élargies

La Grande Guerre a permis de montrer le caractère stratégique des


approvisionnements extérieurs en tant qu’élément vital de l’effort mi-
litaire, ainsi que la justesse du point de vue britannique concernant la né-
cessité de mobiliser tous les recours disponibles dans le conflit2 ; de même
elle a mis en évidence l’importance des relations commerciales avec le
reste du monde à l’occasion du blocus qui a si durement touché l’industrie
allemande, suggérant, dans le cas britannique, la mise sur pied d’un véri-
table Commonwealth économique3. Les contrecoups immédiats du conflit

op. cit., p. 271-313. De la même façon, l’unification des carrières échoue malgré la tentative de réforme
amorcée sous la Dictature en 1928.
1 Voir Gloria Solé, “La incorporación de España en la Sociedad de las Naciones”, Hispania, n°132,
Madrid, 1976, p. 131-169 ; Gerie B. Bledsoe, “La Oficina Española de la Sociedad de Naciones (1920-
1931)”, Revista de Política Internacional, N°127, Madrid, 1973, p. 123-131 ; Lorenzo Delgado Gómez-
Escalonilla, Imperio de papel: Acción cultural y política exterior durante el primer franquismo, Madrid,
CSIC, 1992, p. 18-33. Le bureau des relations culturelles espagnoles était en réalité la consécration
officielle des efforts accomplis en ce domaine par la Junta para Ampliación de Estudios e
Investigaciones Científicas fondé en 1907. Voir F. J. Laporta, A. Ruiz Miguel, V. Zapatero et J. Solana,
“Los orígenes culturales de la Junta para la Ampliación de Estudios” (2e partie), Arbor, tome CXXVI,
n°499, Madrid, 1987, p. 9-137.
2 Sur la mise en place du ministère des munitions en 1915 voir A.J.P. Taylor ., op. cit., p. 60, 64-66 et
surtout Barnett Correlli, The Collapse of British Power, Londres, 1972, réimp. 1993, p. 112-116.
3 Ibid. p. 116-120. De cette manière, la Conférence impériale de 1917 décida de développer l’exploitation
des ressources économiques de l’Empire : «Cette Conférence, au vu de l’expérience de la guerre actuelle,
attire l’attention sur l’importance d’un développement approprié de la capacité de production de matériel
naval et militaire, de munitions et de ravitaillements dans toutes les zones importantes de l’Empire (…)
jouent un rôle tout aussi important dans cette prise de conscience nouvelle
avec, d’une part, le déclin économique de l’Europe, que met en lumière le
retour à une situation normale, et, d’autre part, la question des traités de
paix dont on n’ignore pas les conséquences pour l’Allemagne1. L’Espagne
ne se trouve pas en reste d’ailleurs, car l’absence réelle de concurrence de
la part des puissances belligérantes durant les années de guerre et la hausse
des prix internationaux ont créé l’illusion d’une prospérité facile, reléguant
au second plan la faible compétitivité et le médiocre niveau d’équipement
de l’industrie espagnole dans la conquête des marchés extérieurs2. Aussi
l’euphorie contagieuse du début de conflit se trouve-t-elle vite éclipsée par
les réalités quotidiennes et le retour, dès 1918, à une situation de
déséquilibre structurel mal dissimulé.
C’est donc très logiquement que les gouvernements allemand, britan-
nique et espagnol s’intéressent de près aux relations commerciales de leurs
pays respectifs avec le reste du monde, même si concrètement seul le Mi-
nisterio de Estado parvient à en contrôler un tant soit peu la direction. Car
il est bien difficile pour les départements extérieurs -le Foreign Office
comme l’Auswärtige Amt 3 - de rivaliser avec les ministères en charge des
relations économiques, sauf dans le cas espagnol où n’existe pas au sens
propre du terme un tel organisme, celles-ci étant laissées aux bons soins
des Finances, de la Présidence et du ministère d’État4. Dans ces
circonstances, l’influence réelle des départements extérieurs sur la po-
litique commerciale est très limitée, à défaut de réformer les épreuves
d’examen à l’entrée dans la carrière et de favoriser la promotion de
techniciens formés dans la carrière consulaire 5.

où de telles installations n’existent pas présentement».


1 Voir Derek H. Aldcroft, Historia de la economía europea 1914-1980, Barcelone, 1989,p. 15-52 ;
Raymond Poidevin, L’Allemagne impériale et républicaine 1900-1933, Paris, 1973, p. 231-237. Entre
autres, l’obligation de verser des réparations aux pays vainqueurs et l’amputation d’un dixième de son
territoire.
2 S. Roldán S. et J.L. García Delgado, La formación de la sociedad capitalista en España 1914-1920,
tome 1, Madrid, 1973, p. 31-74, 83-102.
3 Sur la rivalité entre le Foreign Office et le Trésor voir supra. et A. Sampson A., op. cit. p. 274.
L’Auswärtige Amt eut également à souffrir de la concurrence qu’exerça dès 1917 le Reichswirtschaftsamt
sur le commerce extérieur allemand revendiqué comme son bien propre. K. Doß, op. cit. p. 93-94.
4 «La section du commerce jouait donc un rôle important au sein (du ministère) de l’État. Dans cette
section travaillaient sept fonctionnaires, la majorité d’entre eux des consuls, qui s’occupaient de
rassembler les informations et de rédiger les études appropriées des cent trente-deux consulats espagnols
répartis à travers le monde, nombre à nouveau insuffisant pour satisfaire de façon réaliste et sérieuse à
ces importantes occupations». Pereira, Las relaciones entre España y Gran Bretaña durante el reinado
de Alfonso XIII (1919-1931), Madrid, Universidad Complutense, 1984, vol.1, p. 204.
5 Voir Peter Krüger, “Struktur, Organisation und außenpolitische Wirkungsmöglichkeiten der leitenden
Beamten des Auswärtiges Dienstes 1921-1933”, Das Diplomatische Korps 1871-1945, op. cit. p. 103-
104, 111-135 (Krüger, “Struktur, Organisation…).

105
Fort heureusement, il en va différemment de la politique culturelle, car,
en l’absence d’organismes adaptés à cette mission, ce sont les départe-
ments extérieurs qui prennent en charge son organisation et sa mise en
œuvre. Il ne s’agit pas en 1918 d’une nouveauté car certaines nations,
telles que la France ou l’Italie, avaient déjà compris, avant la guerre, le
rôle fondamental de la propagande culturelle en termes d’influence
intellectuelle ou idéologique, consacrant à son développement des sommes
considérables1. Dans le cas du Royaume-Uni, de l’Allemagne et de
l’Espagne, la prise de conscience est beaucoup plus tardive. Pour la
première, parce que la politique culturelle n’apparaît pas comme une né-
cessité mais bien plutôt comme une dépense superflue2 ; pour la seconde,
parce que sa constitution récente ne permet pas avant le dernier quart du
XIXe siècle l’apparition d’entités culturelles nationales3 ; pour la troi-
sième, enfin, parce qu’en dehors de quelques efforts destinés à étendre
l’enseignement de l’espagnol en Afrique du Nord, la monarchie n’éprouve
guère l’intérêt de mener d’action concrète en la matière4.
Toutefois, force est de constater que la guerre a mis en lumière - parfois
de façon éloquente - l’usage que l’on fit de la propagande culturelle5 au
travers notamment des différents services que créèrent les pays belligé-
rants et de l’émoi que son emploi suscita au sein des populations, y com-
pris dans les pays neutres6. Déjà, avant la guerre, différents services
avaient été mis en place par l’Allemagne, à l’imitation de la France, dans
le but d’orienter l’opinion publique des pays jugés importants et de
favoriser les relations avec le Reich7. Paradoxalement, leur faible succès,

1 L’une avec l’Alliance française, établie en 1880, l’autre avec l’institution Dante Alighieri ( Frances
Donaldson,The British Council : the First Fifty Years, Londres, 1984, p. 3).
2 Donaldson., ibid.
3 Ce fut le cas par exemple de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft ou encore de la Görres-Gesellschaft créée à
l’origine en 1876 pour défendre le catholicisme allemand face au Kulturkampf mené par Bismarck, puis
destinée à développer la recherche et la coopération scientifiques avec les autres pays.
4 Delgado Gómez-Escalonilla, op. cit., p. 20.
5 Voir Harold Lasswell , Propaganda Technique in the World War, New-York, 1927, 233 p. ; E.H. Carr,
Propaganda in International Politics, Oxford, 1939, 32 p. ; Maurice, Mégret, La Guerre psychologique,
Paris, Que sais-je?, 1960, 128 p.
6 Pour ce qui est de l’Espagne, voir Díaz-Plaja Fernando, Francófilos y Germanófilos (los Españoles en la
guerra europea), Barcelone, 1973 ; M. Espadas Burgos, op. cit., p. 583-584 ; José Luis Abellán,
Historia crítica del pensamiento español "De la Gran Guerra a la Guerra Civil española (1914-1939),
vol. 5/III, p. 91-113. Pour une vision contemporaine de la question Álvaro Alcalá Galiano, España ante
el conflicto europeo. 1914-1915, Madrid, 1916, 276 p., en particulier les pages 161-215 dédiées aux
hommes politiques et aux «intellectuels» (sic).
7 Dans le cas de l’Espagne voir Luis Álvarez Gutiérrez, “Intentos alemanes para contrarrestar la influencia
francesa sobre la opinión pública en los años precedentes a la Primera Guerra mundial”, Españoles y
Franceses en la primera mitad del siglo XX., Madrid, 1986, p. 1-21 ; “Proyectos alemanes para crear un
servicio permanente de noticias en España durante los primeros lustros del siglo XX”, Cuadernos de
Historia Moderna y Contemporánea, n°4, Madrid, 1983, p. 141-174.
malgré des moyens souvent non négligeables1, ne constitua pas un
obstacle à leur expansion après-guerre, tout au contraire : le besoin de tirer
les leçons du passé associé au parti qu’il y avait à tirer d’une propagande
culturelle efficace sur les plans politique et économique, sans oublier le
devoir d’entretenir à l’étranger l’esprit du Volkstum devaient agir
efficacement sur une République de Weimar privée de toute influence
pour mettre en branle une véritable Kulturpolitik 2. S’il en va de même
côté espagnol au lendemain du conflit, c’est que les raisons qui poussent à
l’établissement d’une politique culturelle proprement hispanique tirent leur
origine de préoccupations très proches de celles de l’Allemagne comme la
volonté de favoriser le maintien de l’identité nationale des colonies espa-
gnoles disséminées à travers le monde et de développer la présence cultu-
relle de l’Espagne dans les pays d’Amérique latine, tout en s’appuyant sur
le courant de sympathie dont bénéficie la civilisation hispanique sur le
plan international3. Dans cette perspective, les considérations d’ordre poli-
tique sont loin d’être négligeables pour la dictature de Primo de Rivera
dont le programme extérieur, aussi inconsistant soit-il4, s’applique pour le
moins hors des frontières espagnoles à en magnifier l’image, usant à l’oc-

1 Voir Paul Aubert, “La propagande étrangère en Espagne pendant la Première Guerre mondiale”,
Españoles y Franceses en la primera mitad del siglo XX, Madrid, 1986, p. 357-411, pour une analyse du
point de vue français. D’après la documentation allemande, il semble en réalité que la propagande
allemande en Espagne n’ait pas été aussi efficace, ni aussi systématique que le crurent les services de
renseignement français, ainsi que les journalistes acquis à la cause alliée. Sur ce point voir Lilian Gelos
de Vaz Ferreira, Die Neutralitätspolitik Spaniens während des Ersten Weltkrieges. Unter besonderer
Berücksichtigung der deutsch-spanischen Beziehungen, Hambourg, 1966, 231 p. et l’exemple proche du
Portugal dans Bahro Horst, “Die subversiven Tätigkeiten des deutschen Reiches in Portugal im ersten
Weltkrieg. Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen-portugiesischen Beziehungen, Ibero-
Amerikanisches Archiv, Jahrgang 14, Heft 3, Berlin, 1988, p. 263-305.
2 Voir Rüdiger vom Bruch, Weltpolitik als Kulturmission. Auswärtige Kulturpolitik und
Bildungsbürgertum in Deutschland am Vorabend des Ersten Weltkrieges, Paderborn, 1982, 232 p. ; Kurt
Düwell, Deutschlands auswärtige Kulturpolitik 1918-1932. Grundlinien und Dokumente, Cologne,
1976, p. 1-69 ; Wolfgang Schieder, “Dalla propaganda culturale estera alla politica culturale estera”,
Opinion publique et politique extérieure. Vol.2 (1915-1940), Colloque de Rome 1981, Rome, 1984, p.
249-255. Sur l’organisation du département culturel voir Akten zur deutschen auswärtigen Politik
(ADAP) Band A IV, Göttingen, 1986, Anhang 1, p. 544-547 ; Band A V, 1987, p. 635-643 ; Band VI,
1988, p. 611-613. Sur la propagande en direction des colonies allemandes d’Amérique latine voir Jean-
Pierre Blancpain, “Des visées pangermanistes au noyautage hitlérien. Le nationalisme allemand et
l’Amérique latine (1890-1945)”, Revue Historique, n°570, avril-juin 1989, p. 433-482.
3 Delgado Gómez-Escalonilla., op. cit., p. 19. Sur les projets de “séphardisme” culturel de la dictature voir
Antonio Marquina et Gloria Inés Ospina, España y los judíos en el siglo XX, Madrid, 1987, p. 41-79.
4 «Les objectifs que prétendait atteindre le général Primo de Rivera avec le pronunciamiento du 13
septembre 1923 peuvent se résumer, selon le manifeste de la même date, à l’éradication de la “vieille
politique”, l’établissement d’un “ordre social” et la fin de la guerre au Maroc. Le caractère purement
négatif du premier objectif non seulement complique la possibilité d’obtenir une vision coordonnée et
logique de l’action politique sous la Dictature, mais permet d’affirmer que don Miguel Primo de Rivera
manqua d’un programme politique authentique, c’est-à-dire d’une théorie capable d’asseoir les
fondements et d’orienter l’exercice du pouvoir». A. Martínez de Velasco, op. cit., p. 410-411.

107
casion de procédés qui, sans avoir ni l’ampleur, ni le caractère systéma-
tique de la propagande mussolinienne, en rappellent assurément l’esprit 1.
Ce n’est pas le cas, en revanche, de la Grande-Bretagne qui ne considère
pas utile, ni pertinent, de prolonger les activités du ministère de l’Informa-
tion mis en place pendant la guerre. Deux raisons à cela : la première tire
son origine de l’attitude mentale des Britanniques souvent dédaigneux des
jugements portés sur eux outre-Manche et d’un sentiment de supériorité
dont la conséquence est un certain «scepticisme (…) quant à l’intérêt de
diffuser des valeurs telles que la langue, la littérature, les arts et la culture
(civilized values)…» 2 ; la seconde découle de l’usage exagéré que fit le
gouvernement de Londres de la propagande à l’encontre de l’Allemagne et
de la divulgation après-guerre des manipulations dont la population avait
été victime 3. En définitive, aucun rapport ne pourra changer la position
officielle du gouvernement et il faudra attendre d’autres circonstances,
celles de la montée du fascisme, puis du nazisme au début des années
trente pour que la couronne britannique accepte enfin de réviser sa
position sur le sujet et de donner sa chance à une authentique politique
culturelle 4.

4. L’avènement de la diplomatie internationale

Plus déterminante encore, la création de représentations permanentes à la


Société des Nations et dans les organismes internationaux affiliés (O.I.T.,
Cour permanente de justice à La Haye, Office international Nansen pour
les réfugiés, etc…) constitue pour nos trois pays une étape essentielle de la
réorganisation des départements extérieurs. Désormais, l’action diploma-
tique, appelée à s’exercer dans le cadre des relations multilatérales,
connaît un développement nouveau, s’offrant ainsi comme le moyen d’as-
surer au moins théoriquement la transparence et la justice dans le règle-
ment des disputes internationales 5.

1 Voir Gustavo Palomares Lerma , Mussolini y Primo de Rivera. Política exterior de dos dictadores,
Madrid, 1989, p. 245-288.
2 F. Donaldson, op. cit. , p. 12.
3 «La propagande britannique fut extrêmement efficace et pas toujours fausse (…) Cependant, elle fut
souvent conduite avec un brutal mépris de la vérité. Plus tard, elle serait particulièrement admirée par
Hitler qui fit l’éloge de la propagande britannique et américaine dans sa façon de représenter les
Allemands sous la seule forme de barbares et de Huns…». Ibid., p. 13-15 et supra.
4 Ibid., p. 16-54. Il est peu probable en effet que le Royaume-Uni eut suivi les autres pays européens en ce
domaine si les intérêts de la Couronne ne s’étaient trouvés menacés par la propagande agressive des
gouvernements allemand et italien en Amérique latine désireux d’éclipser l’influence britannique sur ce
continent .
5 Charles L. Mowat (s.d.), The Shifting Balance of World Forces 1898-1945, Cambridge, 1960, p. 242-
268. Pour toutes les questions qui concernent la Société des Nations voir l’excellente synthèse en français
de P. Gerbet, V.Y. Ghebali et M.R. Mouton, Société des Nations et Organisation des Nations-Unies,
Tel est bien l’esprit qui anime les nations hier encore ennemies, à l’ex-
ception des États-Unis, qui ont fait le choix de rester en marge des affaires
mondiales, et de la Russie soviétique dont la présence à Genève n’est pas
désirée ; de fait, l’opinion publique européenne, malgré sa lassitude et ses
craintes quant à l’avenir, exprime clairement son aspiration «à la stabilité,
à la sécurité du lendemain», toutes choses que la Société des Nations sera,
on l’espère, en mesure d’assurer 1. Mais pour les gouvernements de
Grande-Bretagne, d’Allemagne et d’Espagne, portés à plus de pragma-
tisme, la SDN apparaît aussi comme l’instrument utile et nécessaire à la
réalisation de leurs ambitions extérieures.
Pour la Grande-Bretagne d’abord, parce qu’il n’est guère question de re-
venir à la politique d’isolement sans mettre en péril la sécurité des Îles
Britanniques, le risque d’une menace continentale n’étant pas totalement
écarté en raison de la suprématie militaire exercée en Europe par la
France. Parallèlement, le désir manifeste de garantir les droits de l’Alle-
magne face à la «politique d’encerclement» menée contre elle contraint le
Foreign Office à intervenir et à se présenter comme l’arbitre indispensable
du différend franco-allemand, mais sans aller toutefois jusqu’à l’accepta-
tion de responsabilités que désapprouve une grande partie de l’opinion
britannique. Dans ces circonstances, la SDN devient, pour nombre de diri-
geants conservateurs et travaillistes, un moyen idéal d’imposer la paix
mondiale, de faire appliquer le désarmement et d’assurer la prépondérance
britannique sur le plan international en l’absence des États-Unis et de
l’URSS 2.
Il en va tout autrement de l’Allemagne dont la demande d’adhésion à la
SDN est catégoriquement refusée par le «club des vainqueurs» en 1919.
Déjà confrontée au jugement de Versailles imposé par les alliés, cette dé-
cision ne fait qu’accréditer la thèse du Diktat dans l’opinion publique,
contraignant le nouveau régime de Weimar, partisan, quant à lui, d’une in-
tégration dans le nouvel organisme, à différer l’idée d’une participation
allemande à la vie diplomatique internationale dans l’attente de jours
meilleurs. L’heure n’est pas aux discussions sur une éventuelle entrée de
l’Allemagne dans la société genevoise, formellement rejetée par les États
membres, mais à la résistance en faveur d’un allégement ou d’une
suppression des clauses les plus inacceptables adoptées contre elle 3.

Paris, 1973, 415 p.


1 Pierre Renouvin, Histoire des Relations Internationales. Les crises du XXème siècle. Première partie.
vol. VII, Paris, 1957, (réimp. 1994, vol. 3, p. 485-489, 491-492).
2 Ibid., p. 501-504 ; Mowat Britain between the Wars… p. 46-56, 112-116, 178-183 ; Marx Roland, La
Grande-Bretagne et le monde au XXe siècle, Paris, 1986, p. 82-84, 103-109.
3 Krüger, Die Aussenpolitik… p. 89-95 ; Poidevin, op. cit., p. 264-274.

109
Pourtant, dès 1923, s’offre une troisième voie entre la résistance
(Widerstandspolitik) et l’application forcée du traité de Versailles
(Erfüllungspolitik), celle d’une politique de rapprochement avec les
grandes puissances (Verständigungspolitik) élaborée par un «technicien de
la diplomatie», Gustav Stresemann, en charge de la politique extérieure al-
lemande jusqu’en 1929. Au prix de certains sacrifices financiers et d’une
réconciliation avec la France, celle-ci doit permettre une libération pro-
gressive des territoires allemands occupés, restaurer la souveraineté natio-
nale par l’obtention de l’égalité des droits et du même coup favoriser la
réincorporation de l’Allemagne dans le “concert des nations” 1. Dans cette
optique, la Société des Nations apparaît comme une tribune politique
idéale et unique au service des revendications nationales allemandes,
celles notamment touchant au problème des minorités germaniques et des
limites territoriales (Silésie, Sarre et Rhénanie) ; c’est pourquoi est créé en
février 1923 un Sonderreferat dépendant du secrétaire d’État en charge
des questions de la SDN, plus tard intégré au sein de l’Abteilung II
(Europe occidentale et méridionale) 2.
Enhardie par la stabilisation économique, qui lui permet d’user au mieux
de son influence auprès des pays anglo-saxons, et par le climat favorable
qui prévaut dans ses relations avec la France, l’Allemagne doit attendre
toutefois l’année 1926 avant d’adhérer à la Société des Nations en tant que
membre à part entière et qui plus est titulaire d’un siège permanent au sein
du Conseil. Dès lors, Genève devient un pôle de la politique extérieure al-
lemande, complémentaire des négociations bilatérales et lieu privilégié de
la politique révisionniste ininterrompue menée par Weimar contre
l’occupation française, pour un règlement définitif des réparations et pour
l’application d’un désarmement généralisé sur le modèle allemand qui à
défaut serait substitué par une égalité des droits (Gleichbe-rechtigung) 3.
La possibilité de représenter la nation espagnole à Genève en 1920 n’é-
chappe pas non plus aux dirigeants madrilènes, soucieux à la fois de suivre
l’exemple des autres nations neutres invitées, et de faire en sorte «que
l’Espagne ne reste pas complètement oubliée au moment où se refaisait à
Versailles, comme au siècle passé à Vienne, la carte de l’Europe, avec
protectorats et colonies 4». Pourtant, il faut se rendre à l’évidence que
l’Espagne n’a pas les moyens d’imposer sa politique, en l’occurrence celle
de briguer un siège de membre permanent au sein du Conseil de la SDN 5.
1 Krüger Die Aussenpolitik… p. 207-218 ; Poidevi, ibid., p. 313-331.
2 Il sera présidé par Bernard Wilhelm von Bülow, futur secrétaire d’État de 1930 à 1936. ADAP, Band A
VIII, Göttingen, 1990, Anhang 1, p. 643 ; Krüger, “Struktur, Organisation… p. 141.
3 Krüger, Die Aussenpolitik… p. 304-319, 353-356, 372-396, 411-413.
4 Marqués deVilla-Urrutia, op. cit., p. 135.
5 Elle fera de cet objectif -devenir membre permanent du Conseil- un des buts dominants de sa diplomatie
Elle peut certes se targuer d’avoir observé une stricte neutralité pendant la
guerre, et c’est précisément pour cette raison qu’elle est invitée à intégrer
la nouvelle organisation ; mais son poids international reste bien limité,
quand bien même son prestige historique et son influence linguistique
seraient pris en compte par égard à la présence des quatorze anciennes
colonies d’Amérique parmi les quarante-deux États fondateurs 1. Ses
espoirs partiellement déçus 2, elle n’en poursuit pas moins sa mission au
sein de la Société des Nations, décidée à rompre complètement avec la
politique de recogimiento du siècle passé en participant aussi activement
que possible à toute une série d’entreprises, intervenant, par exemple, dans
les questions relatives aux minorités3, grâce à l’autorité de Pablo de
Azcárate, directeur de la section, ou dans les travaux des organismes
dépendant de la SDN. comme le Bureau International du Travail 4.
L’estime générale dont bénéficie le Bureau Espagnol de la SDN (Oficina
Española de la Sociedad de las Naciones) est due, en grande partie, au
rôle personnel qu’y joue José Quiñones de León, en charge, par ailleurs,
de l’ambassade d’Espagne à Paris. «Fidèle au roi comme personne, dédié
au bien de l’Espagne (tel qu’il le voyait) 5», il fait tout son possible pour
mener à bien les objectifs de la politique internationale définie par le
Directoire. Son ascendant sur l’ensemble de la politique extérieure espa-
gnole est tel que le rôle dévolu au Bureau Espagnol de la SDN est réduit à
bien peu de chose, mis à part la transmission des messages et l’archivage
de la documentation considérable provenant de la Société et du B.I.T. 6.
Son personnel relativement nombreux 7 est donc souvent inoccupé -ce
dont il ne se plaint guère à lire le témoignage de l’un d’entre eux 8-, absent

au point de devenir une permanence de l’action extérieure malgré les changements de régime
1 Sur l’action de l’Espagne à la SDN voir G.B. Bledsoe, op. cit., p. 14-18 et Fernando María Castiella,
Una batalla diplomática, Barcelone, 1976, 287 p.
2 Elle n’obtiendra qu’un poste de membre non permanent renouvelable. Ce n’était en réalité qu’un échec
relatif si l’on considérait que l’Espagne était malgré tout le seul pays neutre appelé à faire partie du
Conseil de la SDN.
3 Comme le différent entre l’Allemagne et la Pologne à propos de la Haute Silésie ou celui entre la Pologne
et la Lituanie en 1921. A propos de Quiñones de León, Gerie B. Bledsoe précise que: «Quiñones fut
appelé par ses collègues de Genève pour arbitrer les parties en conflit dans pratiquement chacun des
différends qui se présentèrent devant la Ligue entre 1919 et 1926: Corfou, Haute Silésie, Danzig et la
Sarre parmi d’autres» (op. cit., p. 16).
4 Sans parler du succès obtenu en 1920 en faisant reconnaître l’espagnol langue officielle de travail ou du
lustre particulier attribué à l’Espagne organisatrice, en juin de cette même année, à Saint-Sébastien, de la
réunion du Conseil., Voir, par exemple, F. Soldevilla, El año político 1920, Año XXVI, Madrid, 1921, p.
171-173.
5 Voir le portrait qu’en fait S. de Madariaga (Españoles de mi tiempo, Barcelone, 1974, p. 135-142.
6 G. Solé, op. cit., p. 146 et G.B. Bledsoe, op. cit., p. 123-131.
7 Cf. AMAE, R1804 E5, Informe manuscrit, non signé, sans date (1934).
8 «Non, nous ne succomberions pas à notre excès de travail. L’État est un bon patron. Il paye peu mais

111
(dans tous les sens du terme) des sessions régulières de la Ligue 1, laissant
à l’ambassade de Paris le soin de diriger la politique espagnole à Genève
2.
Ainsi, conçue comme un moyen d’intégrer la société internationale après
une neutralité très critiquée, la Société des Nations devient aussi pour
l’Espagne une tribune politique capable de lui redonner un rang sur le plan
international et de lui offrir l’opportunité -le cas échéant- de proclamer les
droits historiques de l’Espagne sur Gibraltar et Tanger dans le cadre des
questions territoriales.

LA DIPLOMATIE DES ANNÉES TRENTE AU CŒUR DE LA


STRATÉGIE DE TENSIONS

Les années trente ne modifient en rien le rythme de transformation des


appareils diplomatiques. A l’exception du Foreign Office, où se maintien-
nent sous une forme quasi identique les structures héritées des années
vingt 3, rien ne permet de supposer que des changements d’importance
vont s’imposer jusqu’à l’instauration du régime républicain en Espagne,
puis le déclenchement de la guerre civile, et l’accession au pouvoir
d’Adolf Hitler en Allemagne. C'est pourquoi, il est difficile de voir
l’évolution du ministère d’État, et celle de l’Auswärtige Amt, autrement
que dans le cadre d’une relation étroite entre politique intérieure et
politique extérieure.

1. La diplomatie espagnole au service de la République

La transformation de la diplomatie espagnole est une conséquence di-


recte des bouleversements politiques qui secouent l’Espagne au début de
l’année 1931. La fin de la monarchie et l’avènement de la Seconde
République précipitent alors la transition démocratique en même temps
qu’ils obligent le nouveau régime à moderniser l’appareil d’État. Comme
pour la République de Weimar, quelques années plus tôt, se pose alors la
question de définir la structure des institutions nouvelles, avec à l’esprit la
volonté de donner naissance à un régime véritablement républicain et de
rendre à la représentation nationale sa mission première, celle d’incarner

n’exige pas beaucoup». Cité dans G.B. Bledsoe, ibid., p. 127.


1 Voir S. de Madariaga , Memorias (1921-1936). Amanecer sin mediodía, Madrid, 1974, p. 17-22
(Madariaga Memorias…).
2 Voir G. Solé G., ibid. ; G. B. Bledsoe, ibid., p. 126-127.
3 D.N. Dilks, op. cit., p. 168-185.
et de sauvegarder la démocratie1. Dans cette perspective, le ministère d’É-
tat fait aussitôt figure de «repère» monarchique à détruire, à l’instar des at-
taques portées contre les diplomates dans le but de disqualifier un milieu
considéré comme réfractaire au nouvel idéal politique, et qui plus est, ac-
cusé d’abriter différents foyers de conspiration. De là, la nécessité de
«remplacer les ambassadeurs professionnels de la monarchie, traditionnel-
lement attachés à la Couronne2» ; chose qui est relativement aisée en rai-
son des nombreuses démissions qui se produisent dès le mois d’avril
19313, de la mise à la retraite anticipée et des mutations administratives
qui affectent les diplomates les plus fidèles à la cause monarchique.
Le désir de doter l’Espagne d’une nouvelle diplomatie implique en effet
que le nouveau pouvoir soit assuré d’une «irréprochable orthodoxie répu-
blicaine4» de la part de ses représentants à l’étranger. Fort de ce motif, et
dans la précipitation des événements5, le gouvernement provisoire décide
alors de substituer les anciens ambassadeurs «par des hommes possédant
une certaine habitude de l’atmosphère internationale et une maîtrise plus
ou moins grande des langues étrangères ; en vertu de quoi il était naturel
que le choix se portât sur des hommes de lettres6».
A plus longue échéance, la République nouvelle ne peut cependant
échapper à une réforme en profondeur de l’outil diplomatique pour ré-
pondre aux critiques qu’une presse, souvent mal intentionnée, se charge
d’amplifier sur le thème des privilèges - plus fictifs que réels7 - dont est
sensée jouir la représentation espagnole à l’étranger, et sur les conditions
1 Sur le rôle de l’appareil d’État sous la Seconde République voir Manuel Tuñon de Lara, Tres claves de la
Segunda República, Madrid, 1985, p. 219-285 (Tuñon de Lara, Tres claves…).
2 S. de Madariaga, España. Ensayo de historia contemporánea, Madrid 1978, p. 386 (Madariaga
Ensayo…).
3Certes, «presque tous les ambassadeurs et quelques chefs de mission (…) démissionnèrent, mais, plus
qu’à une manifestation d’hostilité délibérée envers le nouveau régime», cette décision se devait avant tout
«à la circonstance que les premiers affichaient la condition d’ambassadeurs de Sa Majesté et que les
seconds, ayant cru toujours porter le titre de ministre d’Espagne, leur condition s’apparentait, d’une
certaine façon, à celle des ambassadeurs». Il apparaissait ainsi «préjudiciable aux intérêts nationaux qu’ils
soient dans l’obligation de se maintenir à un poste pour lequel ils avaient été accrédités par un régime
différent ». AMAE, R5499 E11 (bis), op. cit. p. 5. Tel fut le cas notamment de Merry del Val, Quiñones
de León et Espinosa de los Monteros, ambassadeurs à Londres, Paris et Berlin.
4 Ángeles Egido León, “La política exterior de España durante la II República (1931-1936)”, Proserpina,
Revista de la U.N.E.D., n°1, décembre 1984, p. 102.
5 Ce que montre clairement l’aventure de Madariaga, nommé, à son insu, ambassadeur d’Espagne à
Washington. Cf. Madariaga Ensayo… p. 593-594 ; Madariaga Memorias… p. 245-248.
6 Madariaga, Ensayo… p. 386. Parmi les nouveaux élus se trouvèrent quelques unes des plus célèbres
figures de l’intelligentsia espagnole : Ramón Pérez de Ayala fut envoyé à Londres, Américo Castro à
Berlin, Salvador de Madariaga à Washington, etc…
7 Les rumeurs reprises dans la presse eurent tôt fait de répandre des chiffres invraisemblables sur les
revenus supposés des diplomates espagnols, à l’exemple d’Iliá Ehrenburg qui n’hésite pas à attribuer
dans le cas de Madariaga et celui de Pérez de Ayala le budget total de l’ambassade. Voir Iliá Ehrenburg,
España, República de trabajadores, Barcelone, 1976, p. 115-116.

113
de leur recrutement. La virulence des attaques, au lendemain notamment
du coup d’État manqué de Sanjurjo au mois d’août 1932, auquel ont parti-
cipé en secret un certain nombre de diplomates1, permet ainsi de mettre en
œuvre un projet destiné à fixer définitivement le statut des diplomates es-
pagnols et à mettre un terme aux débats sur la question, suspendus depuis
la fin de la dictature.
Les mesures proposées ne tendent pas à un changement radical dans
l’accès à la carrière diplomatique puisque les conditions requises restent
conformes aux précédents règlements2. De même, l’examen d’accès à la
carrière diplomatique reste centré sur la capacité des candidats à maîtriser
le droit, l’histoire, l’économie, la technique diplomatique et consulaire,
ainsi que les langues anglaise et française. Tout au plus, l’objectif majeur -
adapter la diplomatie espagnole aux exigences intérieures et extérieures -
doit-il tenir compte de nouvelles considérations telle qu’une démocratisa-
tion de la fonction visant à combattre le «pouvoir de l’influence et du
clientélisme» et à s’assurer de la fidélité des nouveaux fonctionnaires par
un serment de fidélité ou une promesse faite sur l’honneur de leur atta-
chement à la République3. Point important, le jury de sélection des candi-
dats est désormais composé en majorité d’universitaires et non plus de di-
plomates de façon à réduire autant que possible le favoritisme dénoncé
auparavant et présidé, sur proposition du sous-secrétaire Gómez-Ocerín,
par Américo Castro y Quesada, ancien ambassadeur à Berlin, en 1931, à
l’époque du Gouvernement provisoire, et universitaire renommé4. Par ail-
leurs, en prévision de l’examen, la formation des candidats doit porter non
plus sur des questions théoriques et des connaissances livresques dérivées
d’un apprentissage mécanique des faits - d’où sans doute la suppression
des matières privilégiant la mémoire - mais au contraire s’appuyer sur une

1Julio López Oliván écrit à ce propos en pleine campagne de presse : «… il est véritablement intolérable
qu’un certain nombre de personnes dont l’unique ambition est d’occuper les postes que nous avons
acquis après avoir suivi une carrière et passé des concours, se consacrent à nous discréditer dans les
journaux et dans les conversations particulières». Cf. AMAE, R732 E2, Lettre de J. López Oliván à F.
Agramonte (Sous-secrétaire d’État), 9 septembre 1931. Voir également Madariaga Ensayo… p. 595-596
et AMAE, R5499 E11 (bis), op. cit. p. 8.
2 Cela comprenait la nationalité espagnole, la majorité civile, l’absence d’antécédents judiciaires, une
bonne santé ainsi que la possession de titres universitaires. Marina Casanova Gómez, “El ingreso a la
carrera diplomática durante la IIª República”, Cuadernos de la Escuela Diplomática, Madrid, n°1, juin
1988, p. 130. La nouvelle réglementation devait avoir toutefois de graves conséquences pour une grande
partie du personnel diplomatique mis en retraite anticipée ou révoqué, souvent injustement à en croire le
cahier de J.M. de Aguinaga. Voir AMAE, R5499 E11 (bis), ibid., p. 10.
3 Ibid., p. 130-131.
4 La présence dans le corps enseignant de diplomates de premier plan, tels que José Torroba Sacristán,
conseiller d’État, ou même Américo Castro, avait l’avantage de permettre une réflexion “en direct” des
apprentis-diplomates sur la politique extérieure espagnole de la République en mettant l’accent sur les
questions internationales, notamment l’action de la SDN, où l’action des diplomates espagnoles devait
particulièrement s’exercer jusqu’en 1936.
pratique et une réflexion personnelles plus à même de faciliter la prise de
décision dans un contexte international difficile.
Cet esprit de réforme n’affecte que modérément le Ministerio de Estado
à l’image de son premier occupant en 1931, Alejandro Lerroux, chef du
parti radical, que ni les compétences personnelles, ni l’expérience acquise
depuis des lustres sur la scène politique ne prédisposent à occuper une
telle fonction1. Fort heureusement, Lerroux n’est pas dépourvu de cer-
taines qualités, en particulier celle d’être conscient de son incompétence et
de savoir déléguer à plus qualifié l’élaboration et même la prise de déci-
sion en matière de politique extérieure. Dans le même ordre d’idée, il sait
s’entourer à Madrid, et dans ses déplacements extérieurs (à Genève, no-
tamment), de fonctionnaires expérimentés, avec en particulier F. Agra-
monte au sous-secrétariat2 et Julio López Oliván à la Direction des Af-
faires Politiques3.
Pourtant, de nature essentiellement politique, la fonction de ministre
d’État n’est pas sans subir les aléas de l’évolution intérieure et des rap-
ports de force au niveau parlementaire et gouvernemental. Autrement dit,
cela signifie que le Ministerio de Estado souffre, à l’image des autres
départements ministériels, d’une forte instabilité, et par conséquent, d’une
discontinuité préjudiciable, rendant difficile, voire aléatoire, la poursuite
d’objectifs cohérents sur le long terme en matière de politique extérieure,
et donnant a contrario aux partenaires étrangers l’image d’une ligne
politique peu ou mal définie. Ainsi, bien que par comparaison plus faible
que dans les autres postes, l’instabilité ministérielle constitue un handicap
pour l’efficacité du service avec ses onze changements successifs en six
ans et ses dix titulaires respectifs4.
A l’inverse, la «structure fondamentale et essentielle» du Ministerio de
Estado «durant la Seconde République (…) ne souffre pas de changements
substantiels, ni n’implique de rupture radicale par rapport à la structure de

1 Ce qu’il reconnaît d’ailleurs volontiers dans ses mémoires. Cf. Alejandro Lerroux, La pequeña historia.
Apuntes para la historia grande vividos y redactados por el autor, Buenos Aires, 1945, p. 60-61. Si l’on
doit en croire Madariaga, «sa nomination pour le ministère d’État fut due au fait que la majorité de ses
collègues du Comité Révolutionnaire, que les élections d’avril transformèrent en Gouvernement
Provisoire, s’étaient mis d’accord tacitement ou explicitement pour lui barrer la voie des autres
ministères. Et les choses se firent ainsi». Madariaga, Ensayo… p. 386. Également F. Agramonte, op. cit.,
p. 354 et Diego Martínez Barrio, Memorias, Barcelone, 1983, p. 33.
2 Francisco Agramonte, en poste à l’ambassade d’Espagne à Berlin, avait été l’auteur en 1927 de principes
de base pour une réforme de la carrière diplomatique et consulaire. Le contenu de ces principes fut
envoyé la même année au général Primo de Rivera. Voir AMAE, R323.
3 Voir le portrait qu’en fait Madariaga dans Españoles de mi tiempo… p. 417-426.
4Il convient de remarquer que, l’histoire de la Seconde République n’étant pas un tout homogène, avec sa
succession de brusques virages à droite puis à gauche, l’instabilité ministérielle ne peut être imputée de
façon indiscriminée au nouveau régime. Un simple calcul arithmétique permet, en effet, de constater que
les plus fortes variations au sein du Ministère d’État se concentrent entre 1933 et 1935, soit durant le
bienio negro ou rectificador.

115
base précédemment en vigueur1», même si les cinq directions, créées en
19322 en remplacement de l’ancienne structure administrative, constituent
une évolution importante vers une modernisation interne et un
renforcement de l’autonomie des services3. Seules quelques modifications
interviennent directement en raison de la chute de la monarchie, avec la
suppression de certaines compétences comme celles relatives aux Ordres,
Reales Maestranzas, Grandeza4, et la création de fonctions nouvelles
liées, par exemple, aux questions sur l’immigration.
Plus significatif, sans doute, de l’évolution des temps et de la conjoncture
internationale, le ministère «tenta dans la mesure du possible (…) de de-
venir le seul protagoniste» de l’activité extérieure, «grâce tout d’abord à
l’absorption de compétences appartenant à d’autres départements, (…) et
en second lieu au moyen du contrôle et de la coordination exercés sur les
autres départements (sic)5», notamment celui de l’Industrie et du Com-
merce, provoquant entre les différents services des tensions bien compré-
hensibles6, à l’image des rivalités que connurent, quelques années plus tôt,
le Foreign Office et la Wilhelmstrasse.
D’un point de vue général cependant, les permanences l’emportent sur
les changements, qu’il s’agisse de l’organisation de la carrière diploma-
tique ou de la marche interne du palais de Santa Cruz où «subsistent (…)
durant la période républicaine cinq niveaux ou degrés administratifs au
sein des départements ministériels7». S’il est vrai que l’administration ré-
publicaine s’efforça de remédier aux graves anomalies de fonctionnement
héritées de la Dictature, on ne peut que constater son incapacité à délivrer
le ministère du poids de la bureaucratie et de son inertie interne avec
toutes les conséquences que cela implique (personnel pléthorique, dilution
des responsabilités, absentéisme)8. Certes, l’instabilité gouvernementale
1 Canales Aliende, La administración de la Segunda República… , p. 165.
2 Protocole et Secrétariat diplomatique, Affaires Générales, Affaires Politiques, Affaires Commerciales et
Affaires du Contentieux, Bureau de Presse (Oficina de Prensa). Orden Circular N°1239, 1er avril 1932,
Primera Secretaría de Estado-Ministerio de Asuntos Exteriores, op. cit., p. 579-580.
3 Seules deux d’entre elles sont conservées au delà de 1933 sous la forme des directions de Politique et
Commerce Extérieur et de l’Administration, la première changeant encore d’appellation par la suite. Voir
Pereira, Introducción… p. 96-97.
4 Pereira, Introducción…, p. 96.
5 Canales Aliende, La administración de la Segunda República…, p. 239-241.
6 Ibid., p. 242-244.
7 «…par ordre hiérarchique : Ministre, Sous-secrétaire, Directeur Général, Chef de Section et Chef de
Service». Canales Aliende, La administración de la Segunda República… p. 167. Cet élément est loin
d’être secondaire à l’instant d’évaluer l’activité du Ministerio de Estado, car la République, en restaurant
l’autorité du Subsecretario ou sous-secrétaire, supprimée par la Dictature, devait par ce geste rendre au
deuxième personnage du département un rôle central dans le fonctionnement de la machine
administrative.
8 José María de Aguinaga, sous-secrétaire d’État de 1934 à 1936, tentera en vain de réformer le corps
est pour beaucoup dans ce mauvais résultat, mais on ne saurait oublier les
préjugés des dirigeants républicains, ni leur désintérêt (à de rares excep-
tions) pour le monde de la diplomatie et pour la politique extérieure en gé-
néral 1. A ce stade, le déclenchement de la guerre civile espagnole ne fera
qu’aggraver l’état de désorganisation de la machine diplomatique avec de
nouvelles démissions ou exclusions de la carrière, pour raison politique, et
avec surtout la mise en place à Salamanque, au sein de la Junta Técnica
del Estado, en octobre 1936, d’un service extérieur concurrent aux ordres
de Franco 2. Dès lors, l’action diplomatique de l’Espagne se trouve incar-
née par deux entités hostiles, en lutte l’une et l’autre pour la reconnais-
sance exclusive du droit à représenter la nation espagnole au plan interna-
tional 3.

2. La mise au pas de la diplomatie allemande sous Hitler

Il en va bien différemment de l’Allemagne, car l’arrivée au pouvoir d’A-


dolf Hitler, en janvier 1933, n’entraîne pas de bouleversement immédiat
au sein de l’appareil diplomatique, à en juger par le maintien en fonction
des acteurs traditionnels de la politique extérieure allemande, au premier
rang desquels le ministre des Affaires étrangères, le baron Constantin von
Neurath, et le secrétaire d’État, Bernhard Wilhelm von Bülow, tous deux
d’ascendance aristocratique4. Les raisons de cette stabilité résultent avant

diplomatique en profondeur, se heurtant d’une part aux résistances internes du personnel administratif et
d’autre part à l’indifférence des dirigeants politiques: «A quoi bon exiger d’un employé qu’il soit
ponctuel, à 8 heures ou 8 heures et demi, si, en raison de la vie que lui fait mener la ville où il réside, il
s’avère difficile d’obtenir qu’il soit présent au bureau à 10 heures ? Pourquoi, d’un autre côté, permettre
l’oisiveté six après-midi par semaine et en échange ne pas voir d’inconvénient à exiger des journées de
six heures de travail continu qui, si elles sont acquittées, se révèlent épuisantes et peuvent être en grande
partie infécondes ?». AMAE, R5499 E11 (bis), op. cit., p. 38.
1 A cet égard, si Feliciano Páez-Camino a raison d’insister sur l’intérêt que porte Manuel Azaña à la
politique extérieure, il nous semble exagéré d’écrire que l’œuvre de Manuel Azaña est parsemée de «très
nombreuses allusions directes ou indirectes à la politique internationale». Une lecture attentive de ses
écrits, au moins pour les années 1931 et 1932, ne laisse entrevoir qu’en de rares occasions, et de façon
généralement vague, son sentiment personnel sur la question. Voir Manuel Azaña, Obras Completas. vol.
IV. Memorias políticas y de guerra, Madrid, 1968, rééd. 1990, 966 p. et F. Páez-camino , “Manuel
Azaña et la politique extérieure”, Azaña et son temps, (J.P. Amalric, P. Aubert (éds.), Madrid, Casa de
Velázquez, 1993, p. 217-226.
2 Pereira, Introducción…, p. 97 ; Javier Tusell, Franco en la guerra civil. Una biografía política,
Barcelone, 1992, p. 57-67. La Secretaría de Relaciones Exteriores sera dissoute le 30 janvier 1938 avec
la mise en application de la loi sur l’organisation de l’administration centrale de l’État. En août 1939,
après la victoire franquiste, les services extérieurs seront réorganisés au sein du nouveau ministère des
Affaires étrangères (Ministerio de Asuntos Exteriores) sous la direction du lieutenant-colonel Juan
Beigbeder.
3 Voir Jean-François Berdah, “L’Allemagne et le Royaume-Uni face à la question espagnole :
Reconnaissance de facto ou reconnaissance de jure ? (1936-1939)”, Mélanges de la Casa de Velázquez,
Tome XXIX-3, Madrid, 1994, p. 203-241.
4 Jusqu’en 1938 pour le premier et jusqu’en 1936 pour le second.

117
tout des contraintes politiques imposées par le maréchal von Hindenburg
au nouveau chancelier, celles notamment de conserver Neurath à la tête du
ministère, «qui jouissait de la confiance particulière et de l’amitié person-
nelle» de ce dernier, et de ne procéder à aucun changement de personnel
«sans son (celui de Hindenburg) assentiment personnel»1.
Ménager les anciennes élites, en les associant à l’exercice du pouvoir, n’a
pourtant pas que des inconvénients, bien au contraire, dans la mesure où le
projet politique hitlérien, qu’il s’agisse du réarmement ou de l’impéria-
lisme économique, s’accorde pour l’essentiel aux objectifs fondamentaux
de la politique extérieure allemande, celui en particulier de redonner à
l’Allemagne son rang de puissance mondiale2. En outre, même si dans son
fort intérieur le chancelier du Reich partage avec le parti nazi la plus
extrême méfiance à l’endroit de l’Auswärtige Amt, perçu comme un or-
gane «réactionnaire» et «défaitiste»3, ce dernier est convaincu de la néces-
sité de ne donner prise à aucune critique venant de l’étranger et de pour-
suivre, au moins pour un temps, la politique menée par ses prédécesseurs,
lors même que «le NSDAP ne possédait aucune organisation adéquate»
capable de remplacer (cet) instrument éprouvé de la diplomatie alle-mande
4».
A cet égard, il semble qu’Hitler n’ait jamais eu l’intention de nazifier le
ministère des Affaires étrangères, et ce pour trois raisons. D’abord, parce
qu’il n’en avait pas besoin : seul maître de la destinée allemande, les té-
moignages concordent pour dire que la Wilhelmstrasse ne fut pour le
Führer qu’une «administration exécutive», dédiée tout au plus à appliquer
ses ordres, «jugée à l’occasion superflue» et ne possédant «aucune in-
fluence réelle sur les décisions façonnant la politique extérieure du régime
nazi 5». Ainsi, le retrait de l’Allemagne de la SDN en octobre 1933 ou la
signature du pacte Anti-Komintern en 1936 ne sont pas seulement décidés
contre l’avis du ministère, mais aussi et surtout à son insu à peu près to-
tale, Neurath n’étant seulement informé de la teneur des discours du Füh-
rer que quelques heures avant d’être prononcés. Ensuite, parce que
1 IfZ (Institut für Zeitgeschichte), MA 1300/1, Die Beziehungen zwischen dem Auswärtigen Amt und der
NSDAP, 5 novembre 1945, p. 2.
2 G. Steinert Marlis, L’Allemagne national-socialiste 1933-1945, Paris, 1973, p. 291-292 ; W. Deist, M.
Messerschmidt et H.E. Wette, Ursachen und Vorraussetzungen des Zweiten Weltkrieges, Francfort,
1979, rééd. 1989, p. 641. Sur le thème de la rupture ou de la continuité dans la politique extérieure
allemande voir Charles Bloch, Le IIIème Reich et le monde, Paris, 1986, p. 19-39 ; Klaus Hildebrand,
Deutsche Außenpolitik 1933-1945. Kalkül oder Dogma ?, Stuttgart, 1971, rééd. 1990, p. 9-29, 134-145.
3 IfZ, MA 1300/1, ibid. ; MA 1300/2, State Department Special Interrogation Mission (Erich Kordt), 7
janvier 1946, p. 2-3 ; Jacobsen Hans Adolf, “Zur Rolle der Diplomatie im Dritten Reich”, Das
Diplomatische Korps 1871-1945, op. cit. p. 177.
4 Wolfgang Michalka, Ribbentrop und die deutsche Weltpolitik (1933-1940). Außenpolitische
Konzeptionen und Entscheidungsprozesse im Dritten Reich, Munich, 1980, p. 40.
5 IfZ, MA 1300/1, op. cit. , p. 2 ; MA 1300/2, op. cit., p. 4.
l’Auswärtige Amt ne fut qu’un instrument peu fiable entre les mains d’Hit-
ler, exempt selon lui de «tout élan révolutionnaire dans l’esprit national-
socialiste» et impropre à «organiser de façon plus dynamique sa politique
extérieure1». Troisième raison, enfin, parce que l’acceptation de la poli-
tique hitlérienne, voire de l’idéologie national-socialiste, par la diplomatie
allemande ne justifiait pas une mise au pas de ce corps de fonctionnaires,
tout au plus un contrôle de la part des éléments nazis introduits peu à peu,
mais non sans résistance, à l’intérieur de la machine extérieure 2.
En raison de cette situation, la diplomatie allemande connaît à partir de
1933 une véritable mutation de ses structures 3 avec pour résultat principal
la multiplication des représentations extérieures, elle-même caractérisée
par l’émergence au premier plan du parti nazi, et la marginalisation pro-
gressive de la diplomatie classique en tant qu’instrument de la politique
extérieure. Les premières années du nouveau régime se manifestent en ef-
fet par l’apparition de nouveaux acteurs en marge du jeu diplomatique tra-
ditionnel dont l’ambition évidente est de concurrencer, voire de supplanter
le ministère sur son propre terrain. Parmi ceux-ci l’Auslandsorganisation
ou A.O. fondée en 1931 et que dirige depuis 1933 un certain Ernst Wil-
helm Bohle, subalterne immédiat de Rudolf Hess4. Organisée selon le
principe des Gauen dont elle emprunte la structure hiérarchique, l’A.O. a
pour mission dans un premier temps d’instruire et d’encadrer dans un es-
prit national-socialiste les colonies de ressortissants ou de descendants al-
lemands et de contrôler «les activités de toutes les fédérations national-so-
cialistes à l’étranger». Progressivement, ses exigences augmentant, la
pression exercée sur les Volksdeutsche - les Allemands non citoyens du
Reich - conduit à leur enrôlement forcé dans le parti nazi, individus et en-
treprises commerciales comprises, donnant naissance à d’innombrables
conflits avec les représentations consulaires du ministère des Affaires
étrangères5.
Ce n’est pas de l’A.O. cependant que vient le plus grand danger, ni de
l’APA, autre organisation extérieure du NSDAP soumise cette fois à Ro-
senberg 6, mais de l’Office Ribbentrop (Ribbentrop Dienststelle) qui de-
1 H.A. Jacobsen, op. cit. p. 177.
2 Ibid., p. 186-187 ; C. Bloch, op. cit., p. 76-84 ; Peter Krüger et Erich Hahn, “Der Loyalitätskonflikt des
Staatssekretärs Bernhard Wilhelm von Bülow im Frühjahr 1933”, Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte,
vol. 20, 1972, Munich, p. 376-410.
3 Même s’il est risqué d’avancer une périodisation absolue, je retiendrai par commodité trois phases dans le
développement de la machine diplomatique allemande entre 1933 et 1939 : 1°) De 1933 à 1936 ; 2°) De
1936 à 1938 ; 3°) A partir de 1938 jusqu’en 1945.
4 Sur le rôle essentiel que jouera ce dernier dans la réussite du soulèvement nationaliste de juillet 1936 voir
A. Viñas, op. cit., p. 330-352.
5 IfZ, MA 1300/1, op. cit., p. 8-16 ; C. Bloch, op. cit. p. 84-86 ; J.P. Blancpain, op. cit..
6 Bloch C., ibid. p. 66-68.

119
vait tenir le rôle d’un “ministère bis” jusqu’en 1938 et intervenir directe-
ment dans la conduite de la politique extérieure. Constitué autour de la
cellule mise en place en 1934 alors que Ribbentrop était «délégué spécial
pour les questions du désarmement», l’Office devient rapidement un or-
ganisme influent 1 grâce à la faveur personnelle dont bénéficie son chef
auprès du Führer, estime qui lui vaut dès 1935 d’être désigné
«ambassadeur pour les affaires extraordinaires», «avec préséance sur tous
les autres diplomates2». En 1936 s’ouvre une deuxième étape dans le pro-
cessus de “transformation” de l’outil diplomatique avec la marginalisation
de plus en plus nette du ministère et de ses agents extérieurs dans l’élabo-
ration ou la mise en œuvre de la politique extérieure allemande, et ce mal-
gré la réorganisation des services décidée au mois de mai visant à renfor-
cer le contrôle d’un cercle étroit de fonctionnaires sur les départements les
plus sensibles3. Désormais, celui-ci ne participe plus guère qu’à la collecte
des informations et, lorsque cela s’avère encore nécessaire, à la prépara-
tion technique des actions à mener, comme par exemple lors de la remili-
tarisation de la Rhénanie en mars 1936, mais pratiquement plus au proces-
sus de décision, entièrement soumis à la seule personne du Führer. Cette
étape, symbolisée par la mort de von Bülow, marque ainsi la fin des der-
niers espoirs de pouvoir peser efficacement sur l’action extérieure de
l’Allemagne, notamment après la résolution prise par Hitler d’abandonner
la diplomatie classique au profit des coups de force, à l’exemple de l’in-
tervention allemande dans la guerre d’Espagne en juillet 1936 ou de l’an-
nexion de l’Autriche en mars 1938 4.
La dernière étape, qui se poursuit durant la guerre, ne fait qu’achever
cette évolution avec la nomination de Ribbentrop à la tête de l’Auswärtige
Amt en février 1938 et la mise en retraite anticipée de von Neurath,
nommé à la tête d’un «conseil secret du cabinet» chargé théoriquement de
superviser la politique extérieure, mais qui jamais ne verra le jour. Malgré
l’opinion défavorable que partagent à son sujet nombre de personnalités
haut placées, la politique extérieure allemande s’identifie alors pleinement
avec la personne de son ministre, fidèle exécutant des consignes du Füh-

1 «Alors que Ribbentrop n’avait qu’un secrétaire lorsqu’il devint délégué aux questions sur le désarmement,
celui-ci mit en place rapidement une équipe pour l’assister. A la fin de l’année 1934, elle était composée
de vingt à trente de personnes et en 1936 de 600 personnes. Elle comprenait toutes sortes de canailles
(riff-raff), nombre d’entre eux ayant été contrariés dans leur carrière». IfZ, MA 1300/2, op. cit., p. 8.
2 C. Bloch, op. cit.,. p. 71.
3 H.A. Jacobsen, op. cit., p. 179-180 ; Krüger “Changing Structures… p. 155-156.
4 Bernd-Jürgen Wendt, Großdeutschland. Außenpolitik und Kriegsvorbereitung des Hitler-Regimes,
Munich, 1987, p. 107-122 ; Gerhard L. Weinberg, “Deutschlands Wille zum Krieg. Die internationalen
Beziehungen 1937-1939”, Nationalsozialistische Diktatur 1933-1945. Eine Bilanz, Düsseldorf, 1983, p.
407-426.
rer 1. Concrètement, cela signifie que l’Auswärtige Amt se voit exclu des
discussions tenues au sommet et limité dans ses compétences à une colla-
boration purement formelle, avec la préparation épisodique de mémoran-
dums techniques et la centralisation des informations en provenance de
l’étranger. Paradoxalement, le ministère n’est pas sans subir les consé-
quences de ce changement avec l’introduction dans ses différents services
de collaborateurs proches de Ribbentrop, véritables «outsiders» issus de
son “office”, et de ce fait, fort mal acceptés par les diplomates de carrière
2 ; de même, les effectifs du ministère connaissent une très forte augmen-
tation 3 due non seulement aux besoins nouveaux dérivés de la guerre,
mais également «au désir de Ribbentrop de le rendre aussi imposant et
impressionnant que possible», ce afin d’en retirer le plus grand bénéfice
politique dans sa lutte d’influence au sommet face à Heinrich Himmler,
Joseph Goebbels ou Hermann Göring 4. Toutefois, la guerre venant, l’in-
fluence de la Wilhelmstrasse ne dépassera plus guère les limites de ses
propres murs : n’ayant que «peu de chose à voir avec les belligérants op-
posés à l’Allemagne, à l’exception des problèmes militaires relatifs au
droit international, ou même avec les alliés de l’Allemagne en Europe»,
l’activité de l’Auswärtige Amt se verra dès lors «en grande partie limitée
aux pays neutres» 5.

CONCLUSION

Pour qui avait connu les machines diplomatiques allemande, britannique


et espagnole à la fin du XIXe siècle, les progrès réalisés durant l’entre-
deux-guerres pouvaient sembler considérables. En effet, comme partout
dans le monde développé, les progrès techniques et la prise en compte des
nouvelles nécessités politiques, économiques et stratégiques entraînèrent
un bouleversement du vieil ordre administratif, entraînant la recomposition

1 Selon Erich Kordt, l’un de ses plus proches collaborateurs : «Ribbentrop passa en réalité une grande
partie de son temps dans l’antichambre de la Chancellerie dans le but d’apprendre grâce aux parasites
(hangers-on) ce qu’Hitler pensait. Lorsqu’il avait obtenu quelque renseignement sur ce que pouvait être
la politique d’Hitler, il se prononçait ouvertement en faveur de cette politique qu’il faisait sienne». IfZ,
MA 1300/2, op. cit., p. 4. Également C.Bloch, op. cit. p. 70-74 ; H.A Jacobsen, ibid. p. 177-178.
2 C’est le cas notamment du baron Steengracht, de Otto Abetz, plus tard ambassadeur à Paris auprès du
gouvernement de Vichy, de Martin Luther futur actif responsable de la «solution finale», et surtout de
Walther Hewel nommé en 1940 «délégué permanent du ministre des Affaires étrangères auprès du
Führer». Voir IfZ, MA 1300/1, op. cit. p. 3-4, 24-33
3 «Les effectifs du personnel s’élevèrent lentement après tout d’abord un léger recul à la fin de la Première
Guerre mondiale pour atteindre 2232 personnes au début des années trente, puis 2665 personnes en 1938.
Sous Ribbentrop ceux-ci augmentèrent fortement ; en 1943 le ministère comptait 6458 collaborateurs, ce
qui représentait une augmentation de 143%», Jacobsen, op. cit., p. 179.
4 Bloch C., op. cit. p. 61-66 ; Jacobsen, ibid., p. 187-193.
5 IfZ, MA 1300/2, op. cit., p. 5 ; Jacobsen. ibid. p. 195-197.

121
interne des ministères et la création de nouvelles catégories de personnel,
avec pour résultat concomitant une rénovation profonde de la politique
extérieure dans ses structures et dans son fonctionnement. Exemple de ces
changements, les départements extérieurs avaient d’abord connu des
évolutions contrastées avant de se rallier à un modèle commun, de sorte
qu’il n’existait plus guère de différence au début des années trente entre
l’Auswärtige Amt, le Foreign Office et le Ministerio de Estado, malgré la
modernisation plus tardive de ce dernier.
Pourtant, subsistent encore en 1939 un certain nombre de permanences
touchant à la fois à la composition sociale du corps diplomatique et à son
rôle exact au sein de la politique extérieure. Certes, nul ne peut nier les
efforts consentis à partir de 1919 tant en Allemagne qu’en Grande-
Bretagne, et plus tardivement en Espagne, pour démocratiser la fonction
diplomatique au nom d’un contrôle accru des institutions politiques et de
l’administration d’État par les citoyens ; mais on reste frappé, malgré tout,
par l’ascendant qu’exerce invariablement l’élément aristocratique dans la
structure individuelle des ministères et des ambassades, et par la
persistance d’un élitisme social influent tant dans le recrutement des
candidats que dans les missions qui leur sont assignées.
A ce propos, l’«exclusivité sociale» dont semble avoir bénéficié l’aristo-
cratie à l’intérieur de la Wilhelmstrasse jusqu’en 1939 1, et même au-delà,
ne constitue pas une exception en regard de la situation britannique (au
moins jusqu’à l’unification des carrières diplomatique et consulaire en
1943 2), ni même en comparaison de la situation espagnole. Ainsi, nombre
de diplomates se caractérisent-ils toujours par leur haute naissance et par
certains signes distinctifs, tels que la fortune ou l’appartenance religieuse,
généralement calquée sur le modèle dominant (anglican, protestant ou ca-
tholique) ; ce qui conduit à pondérer l’embourgeoisement de la carrière
diplomatique, au sens strict du terme, de même que son degré d’ouverture,
à l’exemple de l’élément juif dont la présence ne semble pas plus
appréciée au sein du Foreign Office qu’à la Wilhelmstrasse, surtout après
1933 3.
Autre permanence, le rôle de la diplomatie au sein de la politique exté-
rieure ne semble guère avoir évolué, obéissant le plus souvent à une mis-
sion de simple observateur et faisant preuve d’un manque d’esprit d’initia-
tive. Bien sûr, diplomatie et politique extérieure ne peuvent se confondre,
parce que les diplomates ne sont que les exécutants souvent aveugles
d’une politique décidée par d’autres, en l’occurrence le gouvernement.

1Röhl John C.G., “Glanz und Ohnmacht des deutschen diplomatischen Dienstes 1871-1945”, Das
Diplomatische Korps 1871-1945, op. cit. p. 208.
2 Voir D.C. Watt., op. cit., p.188-191 ; A. Sampson, op. cit. , p. 303-305.
3 J.C. GRöhl , ibid., p. 206-207, 209.
Cependant, les exemples ne manquent pas pour démontrer qu’il fut pos-
sible parfois de peser sur certains choix importants, à l’exemple de
Salvador de Madariaga sous la Seconde République espagnole ou des
deux sous-secrétaires permanents au Foreign Office, Robert Vansittart et
Alexander Cadogan, entre 1930 et 19461. Sans doute était-ce le revers de
cette «exclusivité sociale» que de favoriser le recrutement d’hommes
parfois incapables d’appréhender la réalité économique et politique du
vingtième siècle parce qu’entraînés à n’être que de simples intermédiaires,
comme c’est le cas en Allemagne, de Bismarck à Hitler2. Mais pouvait-il
en être autrement dès lors que l’accession à la carrière impliquait une for-
mation initiale telle que seules les élites fréquentant les grandes écoles ou
certaines universités, et tout spécialement la noblesse, étaient en mesure de
postuler et d’intégrer ce corps de fonctionnaires 3? La responsabilité de
cette «exclusivité» revenait tout autant aux commissions de recrutement
qu’aux systèmes éducatifs en vigueur, socialement très sélectifs et généra-
teurs d’esprit de classe, chose qui apparaît pour certains comme un avan-
tage professionnel 4, mais qui a aussi ses inconvénients, celui notamment
de distordre la réalité des faits et de susciter un sentiment de supériorité
parfois navrant5. Somme toute, l’appareil diplomatique ne fit qu’incarner
les contradictions de toute une société en cours de mutation, pris entre l’o-

1 Voir Madariaga Memorias…, p. 272-408 ; Francisco Quintana Navarro, España en Europa, 1931-1936.
Del compromiso por la paz a la huida de la guerra, Madrid, 1993, 439 p. ; D.N., Dilks, op. cit. p. 179-
184.
2 Comme l’écrit J. Röhl, «le problème est peut-être qu’en regard de son prestige social et des ses
possibilités politiques» le corps diplomatique allemand «aurait du être meilleur» et surtout capable de
s’opposer de façon énergique à sa nazification ; ainsi peut-être aurait-il pu échapper au déshonneur d’une
collaboration qui contribua à l’exécution de la «solution finale». J.C.G. Röhl, op. cit., p. 211-217
3 Tel est effectivement le constat qu’est obligé de faire le gouvernement espagnol en 1932. Cependant,
même si la République se donne les moyens de moderniser les rouages de sa diplomatie avec l’adoption
par le nouveau ministre d’État, Luis de Zulueta, d’un décret fixant de nouvelles normes pour l’examen
d’entrée le 30 août 1932, il est clair que la révision du système éducatif espagnol ne pouvait donner de
résultats concrets dans l’immédiat. Cela signifie en clair que la structure sociale des candidats à la
carrière ne fut en rien changée par l’instauration de la République, à l’exemple de Felipe Ximénez de
Sandoval, nommé secrétaire de troisième classe en novembre 1933, qui devait s’illustrer plus tard aux
côtés des forces rebelles comme l’un des acteurs de l’unification de Falange Española de las JONS et de
la Comunión Tradicionalista et au surplus comme l’un des rares auteurs nationalistes de «romans de
guerre». Voir M. Casanova Gómez , op. cit., 131-138.
4 Sir W. Hayter, op. cit., p. 43-45.
5 C’est le cas de Madariaga qui, dans le portrait qu’il consacre à Manuel Azaña, en 1974, écrit de lui-
même: «Pour ce programme (la politique extérieure) la République tient son homme. Il n’a jamais servi la
monarchie, parle et écrit l’anglais, le français et l’espagnol, langues par lesquelles il est déjà connu dans
les trois littératures, jouit déjà d’une expérience de six années en tant que haut fonctionnaire de la Société
des Nations (…) et a démissionné sans hésiter d’une chaire à vie aussi prestigieuse que celle des Études
Espagnoles de l’Université d’Oxford pour servir la République alors que celle-ci venait à peine d’avoir
un mois d’existence (…) Cet homme avait le droit de se considérer, au moins en puissance, comme l’égal
d’Azaña en tout sauf en politique étrangère où il lui était très supérieur (sic) ». (Madariaga, Españoles de
mi tiempo…, p. 304).

123
bligation de s’adapter au monde changeant et l’impossibilité de se trans-
former dans ses structures ; mais, pour paraphraser John Röhl, «le pro-
blème est peut-être qu’en regard de son prestige social et de ses possibili-
tés politiques, qu’en vertu de son exclusivité et de sa prétention à diriger
résultant de celle-là», le corps diplomatique «aurait dû être très supé-
rieur1». Reste cependant que la diplomatie européenne, loin de demeurer
statique, vécut durant l’entre-deux-guerres une étape capitale de son évo-
lution grâce à la rénovation partielle de son fonctionnement interne, prépa-
rant ainsi, quelques années plus tard, l’émergence d’un corps administratif
véritablement moderne et efficient.

1 J.C.G Röhl , op. cit,. p. 217.

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