Vous êtes sur la page 1sur 17

INTRODUCTION

René Massigli, né en 1888 et mort en 1988. Ces deux simples dates,


outre leur plaisante symétrie, donnent une première indication sur l’intérêt
de cette recherche : la vie de René Massigli est longue, très longue ; elle
se confond presque avec le XXe siècle. Massigli, comme les hommes de sa
génération, a connu trois Républiques et deux guerres mondiales. Il fut
enfant à l’époque de l’affaire Dreyfus, jeune homme à la Belle Époque ; il
mourut sous la présidence de François Mitterrand et juste avant la chute
du Mur de Berlin qui allait ouvrir une nouvelle ère dans les relations inter-
nationales. Sa carrière dans la diplomatie commença pendant et à cause
de la Première Guerre mondiale ; elle s’acheva environ quarante années
plus tard, en 1956, à la veille de l’expédition de Suez, entre l’échec de la
Communauté européenne de Défense et les traités de Rome. Ces quelques
jalons, qu’il n’est pas besoin de multiplier, prouvent combien le monde tra-
versé par Massigli a changé et à quelles évolutions massives il a pu assister.
Pendant son siècle de vie, la puissance française et la place de la France
dans le monde ont évolué, de façon d’ailleurs non linéaire ; le nombre des
pays indépendants s’est fortement accru, mais les grandes puissances sont
devenues à la fois moins nombreuses et plus importantes dans les rela-
tions internationales ; les rapports entre les États ont profondément changé.
À l’intérieur aussi la France s’est transformée, dans le domaine politique,
dans les rapports sociaux et les conditions d’existence du peuple français,
dans le développement de la culture de masse.
Au milieu de ce flot d’événements, dans un siècle qui a compté tant de
grandes figures, tant d’hommes d’État d’exception, de héros de guerres,
de libérateurs, de bâtisseurs de régimes et de dictateurs omnipotents,
qui est l’homme que nous étudions ? Qui est ce haut fonctionnaire assez
discret mais pas inconnu du public averti ? S’il fallait le défi nir en une
seule expression, nous dirions : un grand diplomate français du XXe siècle.
Mais c’est un peu insuffisant, car il fut plus qu’un haut fonctionnaire du
Quai d’Orsay : il fut aussi commissaire aux Affaires étrangères du général
de Gaulle dans la France Libre ; il fut aussi historien (au départ) et auteur

Massigli.indb 1 09.08.2005 16:33:55


2 UNE VIE DE DIPLOMATE

de plusieurs livres, dont deux ouvrages de Mémoires où l’érudition et la


recherche historique complètent les souvenirs personnels ; il fut un des
animateurs, pendant sa retraite, des groupes qui poussaient à la construc-
tion du Tunnel sous la Manche – mais ne vécut pas assez longtemps pour
voir, si l’on ose dire, le bout de ce Tunnel. Enfi n et surtout il fut beaucoup
plus qu’un haut fonctionnaire dans le sens où, souvent, il exprima claire-
ment son avis sur la politique extérieure française, au risque de déplaire
au pouvoir en place, et qu’il subit, de ce fait, trois limogeages (1938, 1940
et 1956) dans des circonstances assez dramatiques.
Autant le dire tout de suite : deux choses nous ont captivée dans cette
recherche, motivant le choix du sujet lui-même, puis la poursuite de très
longs travaux sur ce personnage encore inconnu de l’étudiante que nous
étions au début de notre D.E.A. en 1994. Tout d’abord, la longueur et,
corrélativement, la grande variété de sa carrière : quarante ans au service
de la politique extérieure française dans des postes très divers, d’où la pers-
pective d’élargissement de nos connaissances dans un champ très vaste.
Ensuite, le caractère d’un homme qui a souvent dit non, qui a la plupart
du temps dit ce qu’il pensait, quitte à en subir les conséquences, et qui
est parvenu au sommet de la hiérarchie et peut-être aussi de l’influence
que peut atteindre un haut fonctionnaire, sans jamais se dépouiller de ses
convictions pour plaire à ses supérieurs ou pour « faire carrière ».

*
* *

Il faut tout d’abord situer le personnage et rappeler les principales étapes


de sa carrière.
René Massigli, Ambassadeur de France, est né à Montpellier le 22 mars
1888 et mort à Paris le 3 février 1988. Issu d’une famille protestante, il a
fait ses études à l’École normale supérieure (rue d’Ulm) de 1907 à 1910 et
à l’École française de Rome de 1910 à 1913. Jeune maître de conférences
d’histoire, réformé pour raisons de santé, il s’est engagé en août 1914 et a
travaillé dans des bureaux du ministère de la Guerre. De 1916 à 1919 il est
employé au Bureau de presse français de Berne. Sa vraie rencontre avec la
diplomatie a lieu pendant la conférence de la Paix à Paris en 1919. Il entre
alors au ministère des Affaires étrangères, sans titre officiel au départ, et
ne le quittera presque plus jusqu’en 1956, hormis la période de la Seconde
Guerre mondiale.
En janvier 1920 il devient secrétaire général de la Conférence des Ambas-
sadeurs, organisme qui doit participer à l’application des traités de paix
de 1919-1920. Il assiste comme secrétaire à bon nombre des conférences
internationales qui constituent une part importante des relations entre
États dans les années 1920. De 1924 à 1928, n’appartenant pas officielle-
ment à l’administration des Affaires étrangères, il est membre du Conseil
d’État. En 1928 il est intégré dans le personnel du ministère des Affaires

Massigli.indb 2 09.08.2005 16:33:55


INTRODUCTION 3

étrangères, comme chef du Service français de la Société des Nations.


Pendant plusieurs années, une bonne partie de son activité se passe dans le
cadre général de la Société des Nations : travaillant à Paris sur les questions
de la S.D.N., se rendant régulièrement à Genève pour et entre les sessions
du Conseil de la S.D.N., assurant souvent la présence française dans les
débats et la mise en œuvre des politiques de cette organisation. C’est en
tant que chef du S.F.S.D.N. qu’il est un des principaux délégués français à
la conférence du désarmement (1932-1934). Il devient directeur adjoint des
Affaires politiques et commerciales au Quai d’Orsay en 1933 et directeur
à la fi n de 1937, ce qui correspond au second poste dans la hiérarchie de
l’administration, derrière le secrétaire général. Mais un an plus tard, à la
suite des accords de Munich et des positions qu’il a prises pendant l’année
1938, il est écarté de ce haut poste de l’administration centrale et nommé
ambassadeur à Ankara.
Commence alors, au début de 1939, une autre période de sa vie et de
sa carrière : il se trouve déjà presque dans le contexte de la guerre avant
même le déclenchement du confl it en septembre 1939. Cette période qui
s’étend jusqu’à la Libération sera rude, marquée, comme pour beaucoup
de membres des élites françaises, par des choix de conscience, des ruptures
brutales, des changements de poste et d’allégeance et des sauts dans l’in-
connu. Il est en effet rappelé de son poste d’Ankara à la suite de la défaite
française de juin 1940 et mis à pied par le gouvernement de Vichy, sans
pour autant être proscrit ou arrêté. Il rentre donc en France ; admettant
d’abord certains aspects du régime de Vichy mais s’opposant nettement à
la collaboration avec le Reich, il s’éloigne peu à peu du gouvernement du
maréchal Pétain et pratique une sorte de résistance mentale, entrant en
contact avec des éléments de la Résistance intérieure à Lyon et avec des
éléments de la France Libre de Londres. À l’été 1942, le général de Gaulle
lui demande de venir assumer à Londres la charge de commissaire aux
Affaires étrangères de la France Libre. Après bien des péripéties, Massigli
rejoint clandestinement Londres en janvier 1943 et accepte le poste de com-
missaire dans le Comité national français. Il conserve ce poste lorsque le
C.N.F. se transporte à Alger et devient en juin 1943 le Comité français de
la Libération nationale ; il le conservera jusqu’à la Libération et au retour
du Gouvernement provisoire de De Gaulle à Paris en septembre 1944.
Là débute une nouvelle étape importante de sa carrière, mais il s’agit
cette fois d’une rupture choisie et non subie. René Massigli, en septembre
1944, est nommé ambassadeur (du Gouvernement provisoire puis de la
République française) au Royaume-Uni. Il reste à Londres – une des plus
grandes ambassades de France – pendant plus de dix ans, jusqu’au début
de 1955, et il s’y fait le serviteur le plus constant et le plus dévoué de l’amitié
franco-britannique. Il participe à plusieurs créations diplomatiques impor-
tantes de cette période : le traité de Dunkerque, le pacte de Bruxelles, le
Pacte atlantique, le Conseil de l’Europe, l’Union de l’Europe occidentale.
Il aurait probablement choisi de rester à Londres jusqu’à sa retraite, mais

Massigli.indb 3 09.08.2005 16:33:55


4 UNE VIE DE DIPLOMATE

Pierre Mendès France, président du Conseil et ministre des Affaires étran-


gères de juin 1954 à janvier 1955, le fait revenir à Paris pour occuper, cette
fois-ci, la première place au ministère des Affaires étrangères : la charge
de secrétaire général, où se sont illustrés avant guerre Philippe Berthelot
et Alexis Léger, après guerre Jean Chauvel et Alexandre Parodi. Avec ce
dernier poste s’achève sa carrière de quarante ans, mais il y est mis fi n de
façon un peu brutale. En juin 1956, en effet, le ministre des Affaires étran-
gères Christian Pineau remercie son secrétaire général pour cause de désac-
cords divers. Celui-ci part donc en retraite à 68 ans, couvert d’honneurs
mais avec un peu d’amertume après une si belle carrière.
Pendant la trentaine d’années qu’il lui reste à vivre (il mourra quelques
semaines avant son centième anniversaire), Massigli, loin d’être inactif,
continue à défendre dans divers cadres l’amitié franco-britannique, même
dans les périodes de froid des années 1960. Il se consacre en particulier au
Groupement d’études pour le Tunnel sous la Manche. Son activité intel-
lectuelle est assez intense. Il participe à des colloques historiques, écrit des
articles de journal, répond aux questionnaires d’historiens du XXe siècle.
Et surtout il écrit deux volumes de Mémoires, denses et fouillés, qui se
rapportent l’un à son ambassade à Ankara en 1939-1940, l’autre à la cons-
truction européenne telle qu’il l’a vécue comme commissaire de la France
Libre et comme ambassadeur à Londres – deux volumes appréciés par
les historiens et aujourd’hui encore présents dans bien des bibliographies
d’ouvrages historiques.

*
* *

Dans ces quelques lignes nous avons essayé de défi nir qui est le diplo-
mate Massigli. Savoir qui est l’homme est une autre affaire. Nous en dirons
quelques mots plus loin. Mais précisons d’emblée que ce que nous voulons
écrire ici est une histoire du diplomate Massigli, serviteur de la République
française des années 1910 aux années 1950. Nous ne prétendons pas embras-
ser la totalité des activités, pensées et passions de l’homme Massigli. Le
lecteur verra que nous n’abordons pas beaucoup sa vie privée ni ses activités
extraprofessionnelles, si ce n’est obliquement ou pour parler de ses années
de retraite. Nous nous interdisons également, en règle générale, tout récit
« romancé » et toute extrapolation sur les côtés cachés de sa vie privée, de
ses opinions politiques, religieuses, littéraires, à moins que nous n’ayons une
raison impérieuse de le faire pour le suivi de notre récit et une forte intuition
appuyée sur au moins quelques sources.

*
* *

Massigli.indb 4 09.08.2005 16:33:55


INTRODUCTION 5

Comme tout biographe qui veut éviter de romancer la vie de son per-
sonnage, comme tout historien, nous sommes naturellement tributaire des
sources historiques.
Dans le cas présent, les sources dont nous avons disposé sont en premier
lieu les « Papiers Massigli », c’est-à-dire les cent sept cartons remis par
René Massigli aux Archives du ministère des Affaires étrangères et con-
sultables librement à la salle des Archives diplomatiques, dans la série
« Papiers d’Agents-Archives privées », sous-série « PA-AP 217 Massigli ».
Massigli avait par ailleurs remis antérieurement aux Archives ses papiers
de commissaire aux Affaires étrangères du Comité national français puis
du Comité français de la Libération nationale (1943-1944), qui ont été
classés dans la série « Guerre 1939-1945 », sous-série « Londres-Alger ».
Les « Papiers Massigli » sont un fonds privé considérable, un des plus
gros des Papiers d’Agents aux Archives diplomatiques. Ils ont déjà été uti-
lisés par beaucoup d’historiens pour des périodes diverses, mais à notre
connaissance n’avaient pas encore été lus systématiquement. Ils couvrent à
peu près toute la carrière de Massigli aux Affaires étrangères, du Bureau
de presse de Berne en 1916 au secrétariat général en 1956. La corres-
pondance personnelle s’étend sur une période encore plus vaste, de 1914
au début des années 1980, et apporte donc des indications aussi sur les
époques antérieure et postérieure à l’appartenance de Massigli aux Affaires
étrangères.
Ce fonds Massigli est extrêmement vaste ; il n’est cependant pas exhaus-
tif et nous mettons tout de suite le doigt sur quelques disparités et lacunes.
La période de la Première Guerre mondiale fournit cinq volumes se rap-
portant essentiellement aux années bernoises (1916-1919). La période de
l’entre-deux-guerres, dix-neuf années (1920-1938), comporte quatorze
volumes. L’ambassade en Turquie, dix-neuf mois (1939-1940), comporte
dix-neuf volumes. Pour la Seconde Guerre mondiale, de 1940 à 1944,
il y a sept volumes, assez disparates, mais il faut y ajouter les dizaines
de volumes « Guerre 1939-1945 – Londres-Alger » déjà évoqués et qui
comprennent des papiers personnels du commissaire Massigli, en plus
des papiers de son cabinet et de ses collaborateurs. La période la plus
riche, ce sont les dix années de l’ambassade à Londres : presque quarante
volumes. Et cinq volumes seulement pour les dix-huit mois comme secré-
taire général en 1955-1956. À cet ensemble qui recouvre les différentes
phases de la carrière de Massigli s’ajoute la correspondance, très riche,
quatorze volumes de correspondance active et passive classée par ordre
alphabétique, ainsi que quelques volumes de pièces diverses.
Cette rapide addition fait tout de suite apparaître que les différentes
phases de la carrière de Massigli sont inégalement illustrées. Pour les
ambassades à Ankara et à Londres – phases sur lesquelles Massigli a écrit
ses Mémoires –, la documentation est abondante et variée ; elle permet
de faire un récit assez suivi et d’évoquer les divers aspects de l’activité
de Massigli. Pour l’entre-deux-guerres, les papiers sont beaucoup plus

Massigli.indb 5 09.08.2005 16:33:55


6 UNE VIE DE DIPLOMATE

clairsemés, moins systématiquement accumulés. Les années 1920 en parti-


culier sont les moins bien servies. Il apparaît, ce qui n’est guère étonnant,
que Massigli a gardé d’autant plus de papiers qu’il progressait dans la
hiérarchie du Quai d’Orsay. Comme par ailleurs les années 1920 ne font
pas encore l’objet d’une publication systématique des Documents diploma-
tiques français, nos sources pour cette période sont plus lacunaires et plus
dispersées que pour les années 1930 puis pour l’après-guerre.
Autre période insuffisamment illustrée dans les Papiers Massigli : les deux
ans et demi que Massigli a passés sous le régime de Vichy, de l’été 1940
à la fi n de 1942. Comme il n’avait pas de poste officiel à cette époque, il
n’avait pas de bureau, de secrétaires, d’archivistes ; il ne produisait pas de
correspondance officielle en plusieurs exemplaires. Il est donc compréhen-
sible que les Papiers Massigli soient bien maigres sur cette époque. Mais
c’est ennuyeux, d’une part parce que son itinéraire de 1940-1942 est diffi-
cile à retracer, d’autre part parce que cette phase est très délicate du point
de vue moral et patriotique et qu’on peut toujours craindre que les gens
en vue aient fait disparaître une partie de leurs papiers qu’ils ont pu juger
compromettants. Nous faisons, a priori, confiance à la rectitude de Massigli
mais nous devons plus encore que pour les autres périodes confronter ses
maigres papiers avec d’autres sources.
Enfi n, les Papiers Massigli ne donnent que peu d’indications sur le côté
privé et les activités de Massigli en dehors du ministère. C’est voulu, de
la part du déposant : haut fonctionnaire, il a déposé ses papiers de haut
fonctionnaire. On n’y trouve par exemple rien sur le Groupement d’études
pour le Tunnel sous la Manche, peu de choses sur les activités de sa période
de retraite. Seule la correspondance permet de savoir un peu qui étaient
les amis de Massigli – et encore n’y a-t-il pas, bien sûr, la correspondance
strictement privée –, ses occupations, sa vie sociale. Pour tout cela nous
devons rester sur notre faim, même si les papiers personnels que nous a
confiés Mme de Brosses, sa fi lle, complètent un peu l’information dans ces
domaines.
Les remarques qui précèdent montrent l’importance essentielle de la
correspondance Massigli. Elle couvre à peu près toute la vie de Massigli,
contrairement au reste des Papiers, donc permet d’élargir notre champ chro-
nologique. Elle montre la variété du « carnet d’adresses » de cet homme
et l’étendue de ses relations. Elle permet de suivre des relations sur plu-
sieurs années ou décennies, comme la correspondance avec André François-
Poncet de 1914 aux années 1950, ou celle avec Pierre Mendès France ou
Harold Macmillan, de 1944 ou 1945 aux années 1960. Cependant nous
partons de l’idée qu’il n’y a pas tout aux Archives diplomatiques et que la
correspondance strictement privée nous échappe. Les lettres conservées sont
celles de correspondants « professionnels », au sens le plus large, même si
toutes les lettres ne sont pas exclusivement d’affaires1. Mais c’est par cette
1 Par exemple on trouve dans les Papiers Massigli quelques échanges épars avec l’auteur

de théâtre Armand Salacrou, qui ont à voir avec les relations culturelles franco-britanniques.

Massigli.indb 6 09.08.2005 16:33:56


INTRODUCTION 7

correspondance, même tronquée, que nous en apprenons fi nalement le plus


sur les opinions et prises de position de Massigli. C’est là que nous devinons
le mieux quelles relations il entretient avec ses ministres, avec ses collègues,
avec les dirigeants et diplomates étrangers. C’est à partir de là que nous
pouvons essayer d’étudier quelle place il occupe, à une époque donnée, dans
le système diplomatique français, de quelles possibilités d’action il dispose et
à quels obstacles il se heurte1.
Pour l’ensemble du fonds Massigli se pose un problème déjà évoqué, que
nous n’avons pu élucider complètement : comment les Papiers Massigli
ont-ils été sélectionnés ? Et plus précisément, qu’est-ce qui a été écarté
(voire censuré) ? Nous sommes obligée d’accepter les choix qu’il a faits en
remettant ses papiers aux Archives diplomatiques. Nous faisons confiance
à notre personnage, historien et homme loyal, aux convictions toujours
affirmées à voix haute, pour n’avoir pas gauchi volontairement son image
en supprimant d’éventuels papiers « compromettants ». D’autre part,
en général, ce que nous avons trouvé par ailleurs – dans les séries géné-
rales des Archives diplomatiques, dans les archives britanniques, dans les
témoignages et Mémoires de ses contemporains –, n’est pas incompatible
avec ce qui ressort de ses Papiers ni avec ce qu’il a écrit dans ses livres.
Mais nous ne pouvons affi rmer sur ce point une certitude dans chaque
cas2. Globalement nous nous fions aux Papiers Massigli et nous bâtissons
l’essentiel de notre travail sur eux, mais il faut garder ces restrictions pré-
sentes à l’esprit et conserver face aux sources une distance critique, selon
les lois de base du métier d’historien.
Sans détailler ici l’ensemble des autres sources dépouillées, nous en pré-
sentons une liste rapide3. Outre les Papiers Massigli, nous avons consulté
essentiellement les séries générales des Archives diplomatiques, notamment
dans les séries « Europe » (1918-1940 et 1944-1960), « Y-Internationale »,
« Société des Nations ». Aux Archives nationales ont été vus certains
volumes des archives du ministère de l’Instruction publique (pour les études
de Massigli) et du B.C.R.A. de la Seconde Guerre mondiale (pour le trans-
fert de Massigli vers Londres en 1942-1943). Nous avons abondamment
utilisé les Documents diplomatiques français (D.D.F.) publiés, en particu-
lier pour les années 1932-1939, 1944-1945 et 1955-1956, ainsi que d’autres
volumes de documents diplomatiques publiés, pour l’Allemagne les Akten

Mais nous savons par ailleurs que Salacrou était un véritable ami de Massigli et nous
supposons donc que les Archives diplomatiques ne détiennent pas l’ensemble de la corres-
pondance Massigli-Salacrou.
1 Par exemple dans la correspondance avec Jean Chauvel pour l’après-guerre, lorsqu’il

parle de De Gaulle, de Bidault ou de Bevin.


2 Il n’apparaît par exemple nulle part dans les Papiers Massigli que Massigli ait cherché

à avoir un poste dans le régime de Vichy des débuts (automne 1940), ainsi que l’affi rment
deux témoins de cette phase, Louis de Robien et Joseph Barthélemy, dont nous rapportons
les témoignages dans le chapitre 8.
3 L’inventaire complet se trouve à la fi n de ce travail.

Massigli.indb 7 09.08.2005 16:33:56


8 UNE VIE DE DIPLOMATE

zur deutschen auswärtigen Politik (A.D.A.P.) et pour la Grande-Bretagne


les Documents on British Foreign Policy (D.B.F.P.). Pendant notre séjour
en Grande-Bretagne nous avons tiré profit des archives du Foreign Office
au Public Record Office, surtout dans la série FO 371, et du Churchill
Archives Centre de Cambridge. Dans ces différents dépôts d’archives, nous
avons consulté plusieurs volumes de papiers privés, par exemple les Papiers
Hoppenot du Quai d’Orsay, les Papiers Parodi de la Fondation nationale
des Sciences politiques, les Papiers Knatchbull-Hugessen de Cambridge.
En ce qui concerne les témoignages, outre les trois livres de Massigli1,
nous avons lu de nombreux volumes de Mémoires ou de Journaux, dont
nous pouvons citer quelques-uns : Journal d’Hervé Alphand, de Vincent
Auriol, d’Armand Bérard ; Mémoires ou essais de Charles de Gaulle, de
Harold Macmillan, d’Anthony Eden, de Jean Chauvel, d’Henri Du Moulin
de Labarthète, d’Étienne de Crouy-Chanel. Et nous avons bénéficié des
commentaires oraux de quelques personnes qui ont rencontré Massigli ou
travaillé avec lui, notamment sa fi lle, Mme de Brosses, et Vincent Labouret,
Robert de Souza, René Girault, Yvon Lacaze. Nous avons apprécié l’écoute
de témoignages enregistrés pour les Archives orales du ministère des
Affaires étrangères, à commencer bien sûr par celui de Massigli, recueilli
en 1981-1982, mais aussi ceux de grands diplomates comme Jacques de
Bourbon-Busset ou de ministres comme Maurice Faure et Maurice Couve
de Murville2. L’utilisation des témoignages oraux nécessite évidemment une
distance critique – comme pour les papiers, avec des critères de jugement
différents. Mais les archives orales ont au moins deux intérêts majeurs :
entendre la voix des personnages et pénétrer dans une ambiance que les
papiers ne retranscrivent guère ; révéler à quels points, à quels faits, les
témoins attachent de l’importance avec le recul du temps et comparer, le
cas échéant, leur jugement rétrospectif sur ces points avec ce qu’ils ont dit
ou fait à l’époque.
Nous devons bien évidemment reconnaître l’existence de lacunes
volontaires ou non dans notre documentation. Certaines sources ont été
négligées par manque de temps – ou par un mouvement de recul devant
l’immensité et la complication de la tâche ? C’est le cas, en particulier, des
archives de la Société des Nations à Genève, des archives de l’ambassade de
France en Grande-Bretagne, des archives militaires déposées à Vincennes,
et d’un très grand nombre de papiers privés qui eussent sûrement apporté

1 Sur quelques maladies de l’État (1958), La Turquie devant la guerre (1964), Une

comédie des erreurs (1978).


2 Le ministère des Affaires étrangères, comme d’autres administrations – et associa-

tions –, a entrepris depuis les années 1980 de constituer un important fonds d’archives
sonores en enregistrant les « grands témoins ». Les entretiens sont réalisés en collaboration
par des historiens et des conservateurs des Archives diplomatiques. Le témoignage de René
Massigli, qui porte le numéro 1 dans les Archives orales du Quai d’Orsay, a été recueilli
en quatre entretiens, en novembre 1981 et mars 1982, par Maurice Vaïsse et Cécile Pozzo
Di Borgo.

Massigli.indb 8 09.08.2005 16:33:56


INTRODUCTION 9

quelque chose à ce travail, comme les Papiers Bidault des Archives natio-
nales. Et nous résumons en une phrase une expérience commune à bien des
chercheurs travaillant sur le XXe siècle : sur un tel sujet, il y a évidemment
pléthore de sources plutôt que pénurie. Mais sans doute ne fallait-il pas pro-
longer ce travail, ni dans le temps, ni au regard du nombre de pages…

*
* *

Il est plusieurs manières d’aborder une biographie historique. La pers-


pective que nous avons privilégiée est la plus classique. Elle est celle du
récit et de l’ordre chronologique. Composer les chapitres de façon théma-
tique nous a paru difficile ou artificiel selon les cas. On pouvait envisager,
pour l’entre-deux-guerres, de regrouper dans un chapitre les questions liées
à la S.D.N., dans un autre les relations avec l’Allemagne, dans un autre
les questions du désarmement, etc. Mais il nous est apparu rapidement
que cela aboutissait à séparer artificiellement des questions très fortement
liées et que cela obligeait à des allées et venues bousculant par trop l’ordre
chronologique. En 1929 comme en 1934, par exemple, dans l’activité de
Massigli, ces grands ensembles de questions sont liés de façon inextricable.
De même, pour la décennie 1944-1954 à Londres, nous avions songé à dis-
tinguer deux ordres de questions dans deux chapitres différents, l’un sur
les relations bilatérales franco-britanniques, l’autre sur les questions de la
construction européenne. Cela aussi s’est révélé inadéquat car, surtout à
partir de 1948, les relations franco-britanniques ne peuvent s’étudier hors
des questions de la construction européenne. Tous les ouvrages qui traitent
des relations franco-britanniques dans cette période font une large place
aux questions telles que le pacte de Bruxelles, le Conseil de l’Europe, le
plan Schuman et la Communauté européenne de Défense et les relations
uniquement bilatérales deviennent la portion congrue. (Quant au livre de
Massigli, Une comédie des erreurs, qui se veut l’histoire d’une phase de la
construction européenne, il est très largement en même temps une histoire
des relations entre Paris et Londres.)
Nous avons donc fait le choix du récit et du découpage en chapitres
chronologiques. Et nous avons pratiqué le regroupement thématique à
l’intérieur de ces chapitres, tentant de ne pas bousculer inconsidérément
la chronologie. Le regroupement thématique à ce niveau était à la fois
possible et indispensable, pour suivre le fi l des différentes questions sur
quelques années.
Les limites assignées aux cinq grandes parties et aux chapitres sont assez
proches des césures traditionnellement employées par l’histoire des rela-
tions internationales, mais sans coïncider exactement, car il fallait davan-
tage prendre en compte les grandes étapes dans la carrière de Massigli. Par
exemple la troisième partie commence en janvier 1939 lorsqu’il part pour
Ankara et s’achève en septembre 1944 lorsqu’il repart pour Londres comme

Massigli.indb 9 09.08.2005 16:33:56


10 UNE VIE DE DIPLOMATE

ambassadeur : les dates de début et de fi n de la Seconde Guerre mondiale


sont moins significatives pour lui. Pour Massigli, il n’y a pas de boulever-
sement à la date du 11 novembre 1918 (il est encore à Berne) ou du 8 mai
1945 (il est déjà à Londres). Au début des années 1930, de même, 1932 – le
début de la conférence du désarmement – nous a semblé plus important que
la date classique de janvier 1933 – l’avènement de Hitler, qui ne prendra
son sens que quelques mois plus tard pour notre personnage. Si certaines
césures entre les chapitres se sont imposées assez rapidement, comme 1936
(la remilitarisation de la Rhénanie), l’été 1940 (Massigli rappelé d’Ankara),
janvier 1955 (de Londres au secrétariat général), d’autres se dégageaient
moins nettement : 1924 ou 1925 ? 1931, 1932 ou 1933 ? Nous avons tenté à
chaque fois de justifier nos choix (de même que les regroupements théma-
tiques à l’intérieur des chapitres), puisque après tout la biographie n’a rien de
linéaire et qu’elle est aussi une construction intellectuelle du biographe1…
Les cinq parties retracent un itinéraire à la fois profondément cohérent et
marqué par quelques grandes ruptures. La première partie suit la jeunesse
de Massigli, jusqu’à son engagement dans la diplomatie au moment de la
conférence de la Paix en 1919. La seconde partie montre, au niveau pro-
fessionnel, une progression – pas tout à fait canonique – dans le métier de
diplomate, des petits emplois de secrétaire à un poste très élevé, la Direction
politique, et à la « chute », l’éloignement après Munich ; au niveau politique
et international, elle veut faire ressortir, chez Massigli, une évolution qui
reflète celle de la politique extérieure française : face à l’Allemagne, on passe
de la sévérité à une politique de rapprochement (fi n des années 1920), puis
à une lente prise de conscience du danger profond de la dictature hitlé-
rienne ; on pratique de nouvelles formes de relations internationales, basées
sur le multilatéralisme et la Société des Nations, avant de s’en détacher un
peu et de revenir à des relations de type plus traditionnel avec la Grande-
Bretagne et l’Union soviétique. La troisième partie dépeint Massigli plongé
dans la guerre : de la « presque guerre » de 1939 à la « drôle de guerre »,
de l’attaque allemande à l’armistice français, de la « non-guerre » de Vichy
à l’engagement dans la France Libre qui veut au contraire maintenir la
France dans la guerre, du Comité de Londres à celui d’Alger, et du débar-
quement à la libération de Paris. La quatrième partie est la plus cohérente et
la plus facile à délimiter. Elle couvre les dix années d’ambassade à Londres,
de l’automne 1944 au début de 1955 : pour Massigli, un poste stable et
des convictions constantes dans un contexte très riche, celui de la guerre
froide et de la construction européenne. Enfi n, dans la cinquième partie,
nous regroupons le dernier poste de Massigli, qui n’a peut-être pas été le

1 Voir sur ce point les réflexions d’Ira Bruce Nadel, Biography. Fiction, Fact and Form,

Londres / Basingstoke, 1984, qui souligne (p. 207) « the appropriation of data by the bio-
grapher to his vision of the subject and method of composing the life » (la soumission des
données par le biographe à sa vision du sujet). Et p. 209 : le biographe doit avoir « a capa-
city for absorbing facts, a capacity for stating them and a point of view ».

Massigli.indb 10 09.08.2005 16:33:56


INTRODUCTION 11

plus réussi, avec ses longues années de retraite – une retraite bien féconde,
jusqu’à la mort d’un grand monsieur presque centenaire.
Dans cette perspective de récit, nous voulons bien sûr situer le person-
nage dans son contexte. Il est tout à fait évident, c’est même un truisme,
qu’il faut placer ce diplomate dans le contexte des relations internationales
de la Grande Guerre aux années 1950. Une vie de diplomate ne se com-
prend et ne s’apprécie que si on la lit en rapport avec l’histoire des relations
internationales. Il nous faut donc étudier de grands événements comme les
traités de Locarno, la remilitarisation de la Rhénanie, Munich, la débâcle
de 1940, la Libération, le blocus de Berlin ou le rejet de la C.E.D. ; il nous
faut évoquer de larges évolutions ou de grandes options comme la Société
des Nations, l’appeasement, la Résistance, la guerre froide, la construction
européenne, la décolonisation. La difficulté consiste à écrire l’histoire du
diplomate en l’éclairant par le contexte (et en espérant qu’elle pourra à son
tour éclairer quelques éléments du contexte), sans pour autant refaire une
histoire de Locarno, de Munich ou du plan Schuman.
Il est peut-être encore plus difficile de replacer le diplomate dans son
contexte familial, social, professionnel et intellectuel. Faute de documents
nous n’avons pas approfondi l’étude du milieu social de Massigli, de ses
relations mondaines ou affectives, des principes de base et des opinions
qui avaient cours dans sa famille et dans son entourage immédiat. Nous
n’avons pas trouvé de réponse précise à nos questions sur ses origines fami-
liales exactes, sur l’influence du protestantisme dans sa façon d’être et dans
ses prises de position, ni sur le rôle d’un éventuel milieu ou groupe protes-
tant. Nous ne prétendons pas faire une étude sociale, dépeindre un type
social de diplomate français, encore moins étudier un milieu ; c’eût été une
autre perspective.
Nous avons donc adopté une approche individuelle et politique : René
Massigli y est considéré comme un individu, supposé raisonnable et
conscient, qui réfléchit, argumente, agit et écrit. Nous faisons peu de part
aux influences du milieu et de la famille, encore moins aux impulsions et
à la part d’inconscient présente en chaque individu. Nous tentons de faire
ressortir certains traits saillants de son caractère à partir de son action
et des témoignages de ceux qui le connaissaient. Il peut y avoir dans une
telle approche un excès de rationalité : notre héros est censé agir toujours
de façon rationnelle, appliquer avec logique une politique décidée par ses
supérieurs ou alors réfléchir par lui-même et en tirer les principes d’une
action précise. Tout cela néglige une part d’impondérable, de hasard, de
rencontres, d’irrationnel voire d’illogique, qui fait aussi le fond de tout être
humain, fût-il le diplomate le plus sérieux et le plus intelligent qu’on puisse
croiser1. Mais, chemin faisant, nous pourrons aussi montrer que la pensée

1 Sur le problème de la rationalité ou de l’absence de rationalité des décideurs, voir par

exemple Jean-Baptiste Duroselle, Tout Empire périra. Une vision théorique des relations
internationales, Paris, 1981, et la partie sur l’homme d’État qu’il a rédigée dans l’Intro-
duction à l’histoire des relations internationales, Paris, 1964 / 1991 ; et les remarques de

Massigli.indb 11 09.08.2005 16:33:56


12 UNE VIE DE DIPLOMATE

de Massigli n’était pas exempte d’ambiguïtés ou d’obsessions pas toujours


justifiées.
Par moments, quand la documentation le permet (notamment la corres-
pondance Massigli et les souvenirs de ses contemporains), nous essayons
d’évoquer ses liens d’amitié, ses relations avec ses collègues, son compor-
tement en société. Nous pouvons évoquer parfois l’homme Massigli, cet
homme de très haute taille, jamais épaissi, aux cheveux et à la mous-
tache noirs ; cet homme si cultivé qui aimait par-dessus tout la lecture
jusqu’à l’extrême fi n de sa vie ; cet homme qui parlait si vite, en français
comme en anglais, qu’il n’était pas toujours compréhensible ; cet homme
qui mettait parfois ses accès de colère ou de pessimisme au service de son
acharnement.
Il est peut-être d’un intérêt plus direct pour l’histoire des relations inter-
nationales de situer Massigli dans un groupe précis, celui des hauts fonc-
tionnaires des Affaires étrangères françaises. Nous essayons de le faire
quand il s’agit de certains débats de grande importance. Par exemple
nous cherchons à le comparer à ses collègues à propos de l’opposition à
l’appeasement dans les années 1930 ou à propos des conceptions de la
construction européenne dans les années 1950. Nous proposons de petits
tableaux de Massigli au sein du Quai d’Orsay pour des époques typiques,
les années 1930, les années 1944-1954, les années 1955-1956 : ses rapports
avec ses ministres, avec ses collègues, avec ses subordonnés, sa place dans
la machine diplomatique française.
Sur ces questions, il existe déjà un fonds important de travaux accomplis
ou en cours. Quelques grands diplomates français ont déjà été l’objet de
biographies ou de thèses : les frères Cambon, Camille Barrère, Philippe
Berthelot, Léon Noël, Henri Hoppenot1… Des travaux sont en cours, à
notre connaissance, sur Alexis Léger, sur Olivier Wormser, sur Wladimir
d’Ormesson. On pourrait souhaiter des études précises sur Charles Corbin,
André François-Poncet ou Hervé Alphand. D’autre part, les hauts fonction-
naires des Affaires étrangères sont étudiés de façon collective dans divers
cadres. L’ouvrage de référence est bien sûr Les Affaires étrangères et le
corps diplomatique français (tome II), publié en 1984 sous la direction de
Jean Baillou. Il est extrêmement riche et fouillé ; il a l’inconvénient d’être
écrit en grande partie par des diplomates et d’atténuer certains aspects qui
fâchent, comme la participation des diplomates aux Affaires étrangères de

Marie-Christine Kessler, La politique étrangère de la France. Acteurs et processus, Paris,


1999, p. 36-37.
1 Laurent Villate, La République des diplomates. Paul et Jules Cambon, 1843-1935,

Paris, 2001 ; thèse de doctorat de Gilles Ferragu sur Camille Barrère, Université de Paris 10,
1998 ; Jean-Luc Barré, Philippe Berthelot. L’éminence grise, 1866-1934, Paris, 1998 ; Yves
Beauvois, Léon Noël. De Laval à de Gaulle via Pétain, 1888-1987, Villeneuve d’Ascq,
2001 ; Colette Barbier, Henri Hoppenot (25 octobre 1891 – 10 août 1977). Diplomate, Paris,
1999.

Massigli.indb 12 09.08.2005 16:33:57


INTRODUCTION 13

Vichy ou les querelles intestines des années 1950 sur la construction euro-
péenne. D’autres études de référence sont les chapitres de synthèse sur la
machine diplomatique dans La décadence de Jean-Baptiste Duroselle et
dans Le relèvement de Pierre Gerbet1, mais ils ne sont pas tout à fait une
étude systématique du groupe des hauts fonctionnaires des Affaires étran-
gères à une date donnée. Il y a enfin des travaux en cours sur les adminis-
trations qui font la politique étrangère de la France2.
En ce qui nous concerne, nous n’avons pas visé à une étude de groupe sur
ces hauts fonctionnaires. Mais nous espérons que notre travail sur un per-
sonnage pourra être intégré dans de telles études globales, ou alors apporter
des lumières sur l’attitude des hauts fonctionnaires des Affaires étrangères
face à toutes sortes de défis : face à la crise économique de 1929, face à
l’Allemagne hitlérienne, face à Vichy, face à Charles de Gaulle, face à la
construction européenne, face au nouveau monde bipolaire d’après 1945.

*
* *

La biographie peut ainsi constituer, à plusieurs titres, un apport utile et


enrichissant à la connaissance de l’histoire des relations internationales.
Nous croyons tout d’abord qu’un intérêt immédiat d’une étude comme la
nôtre réside dans le dépouillement systématique d’un fonds d’archives exis-
tant – ici les cent sept cartons des Papiers Massigli, plus une soixantaine de
cartons des papiers de Massigli commissaire aux Affaires étrangères et de
son collaborateur Guy de Girard de Charbonnières (série « Guerre 1939-
1945 – Londres-Alger »). Nous espérons que cela pourra apporter des pré-
cisions sur certains aspects de la politique extérieure française : le Service
français de la Société des Nations, les relations franco-italiennes dans les
années 1930, la politique française à l’égard de l’Europe centrale et orien-
tale entre les deux guerres, l’attitude des hauts fonctionnaires vis-à-vis de
Vichy, le « Quai d’Orsay d’Alger » de 1943-1944, les débats internes à la
France Libre ou au Quai d’Orsay de l’après-guerre sur l’orientation géné-
rale de la politique…
Deuxième intérêt : la biographie présente une histoire point trop désin-
carnée. On y déchiffre une politique menée par des individus : décidée
(sous l’influence de mille contraintes) par des ministres, exécutée (parfois

1 J.B. Duroselle, La décadence, 1932-1939, Paris, 1979, chapitre 9 ; P. Gerbet, Le relè-

vement, 1944-1949, Paris, 1991, chapitre 8.


2 Il faut citer notamment le récent livre de Marie-Christine Kessler et les réflexions

actuelles de Laurence Badel sur l’histoire des administrations françaises face à la construc-
tion européenne : M.C. Kessler, La politique étrangère de la France, op. cit. ; L. Badel,
« Deux administrations françaises face à la construction européenne : éléments de réflexion
pour une histoire politique des administrations », Matériaux pour l’histoire de notre temps,
n° 65-66, janvier-juin 2002, p. 13-17 (qui cite elle-même d’autres travaux en cours sur l’his-
toire des administrations).

Massigli.indb 13 09.08.2005 16:33:57


14 UNE VIE DE DIPLOMATE

avec une certaine latitude) par des fonctionnaires. Chacun de ces hommes
raisonne un peu différemment et agit à sa façon, même si la politique est
censée être une et cohérente. Et on les voit agir, se heurter à des obstacles,
prendre l’avis de tel ou tel autour d’eux, s’inquiéter ou s’emporter face à telle
évolution ou telle décision… On assiste souvent de façon assez concrète au
« processus de décision » ou au « processus d’exécution » d’une politique.
Cela ne signifie pas que l’on ne se préoccupe pas des forces profondes
mises en évidence de façon lumineuse par Pierre Renouvin1. Nous avons
essayé d’en tenir compte le mieux possible, nous ne prétendons pas y
avoir toujours réussi. En toile de fond de l’action et de la pensée de René
Massigli, nous avons par exemple voulu faire ressortir de grandes ten-
dances des politiques nationales comme l’obsession française de la sécu-
rité face à l’Allemagne entre les deux guerres et après 1945, la recherche
du « rang » et du poids sur la scène internationale à l’époque de la France
Libre et de la Quatrième République, ou les réticences britanniques à s’en-
gager à fond dans la construction européenne. Or ces grandes tendances
renvoient à des forces profondes : influence de la position géographique,
bien différente pour la France et la Grande-Bretagne ; influence de l’his-
toire ancienne et récente (la Grande-Bretagne tournée vers le « grand
large », la France connaissant des guerres avec ses voisins continentaux) ;
influence de l’opinion publique (opinion publique française qui exige la
sécurité face à l’Allemagne en 1919-1924 comme en 1944-1948, opinion
publique anglaise attachée à son Empire, à la liberté du commerce et à
ses cousins américains) ; influence du système politique (parlementarisme
bien réglé en Grande-Bretagne, plus grande instabilité en France sous la
Troisième et la Quatrième République avec parfois des crises ministérielles
ou des gouvernements de transition dans des moments de crise interna-
tionale comme le printemps 1936 ou l’été 1948 ; sans parler du système
de la dictature nazie qui a bouleversé l’existence de toute l’Europe). Tout
historien, au moins depuis Pierre Renouvin, sait bien maintenant que
ces forces profondes sont toujours à l’œuvre même lorsque l’on se penche
plutôt sur les faits et gestes des décideurs et des grands exécutants de la
politique étrangère.
L’histoire que nous racontons est donc une histoire d’hommes (il y a
d’ailleurs fort peu de femmes dans tout ce récit…), d’individus. Ceux-ci
étant liés les uns aux autres, l’approche biographique permet d’établir l’exis-
tence de réseaux, de groupes, de lobbies2. Or ces groupes, même informels,
même non conscients, peuvent exercer une influence. Nous pouvons en
citer quelques-uns auxquels Massigli a appartenu de près ou de loin : la

1 P. Renouvin et J.B. Duroselle, Introduction à l’histoire des relations internationales,

op. cit., Première partie.


2 Sur les rapports entre individu et groupe dans la biographie, voir par exemple des

remarques de Franco Ferrarrotti, « Sur l’autonomie de la méthode biographique », dans


Jean Duvignaud (dir.), Sociologie de la connaissance, Paris, 1979, p. 131-152.

Massigli.indb 14 09.08.2005 16:33:57


INTRODUCTION 15

dizaine de personnes qui suivent le processus de Locarno durant l’année


1925 ; les « genevois », les adeptes de la S.D.N., voire les « pactomanes »
dans le ministère de la fi n des années 1920 et des années 1930 ; les anti-
collaborationnistes mais pas forcément anti-Vichy de 1940-1941 ; les gaul-
listes réticents de la France Libre ; les anglophiles du Quai d’Orsay après
1944 ; les antifédéralistes dans la construction européenne ; sans parler
d’un éventuel « clan protestant » du Quai d’Orsay ou de la haute adminis-
tration française, dont nous ne parvenons pas à savoir s’il a vraiment une
réalité en tant que groupe agissant ; ou de la camaraderie qui peut exister
entre anciens normaliens ou anciens membres de l’École de Rome comme
François-Poncet, Henri Bonnet, Louis Canet, Yvon Delbos. Ces groupes
existent, on peut au moins les deviner. Mais ils ne sont bien sûr pas for-
malisés et il est difficile de mesurer leur cohésion, leur propension à parler
d’une seule voix, leur aptitude à influencer une politique.
Si nous revenons aux individus, un autre apport de la biographie est
d’étudier dans quelle mesure un individu (si marqué soit-il par un milieu,
par une tendance générale du groupe auquel il appartient ou de l’opinion
publique) peut disposer d’une marge de manœuvre, infléchir une politique
ou des événements, faire prévaloir une idée qu’il défend. L’étude est parti-
culièrement intéressante au niveau qui est le nôtre, celui du très haut fonc-
tionnaire, niveau intermédiaire entre celui des vrais décideurs (les hommes
politiques, les ministres, ainsi que certains personnages d’influence comme
Jean Monnet) et celui des simples exécutants1. En effet une étude sur un
personnage de ce niveau intermédiaire montre que de très hauts fonction-
naires, surtout quand ils ont comme Massigli « de la bouteille » et de l’indé-
pendance d’esprit, peuvent par moments infléchir un processus et disposer
d’une certaine autonomie.
Déterminer la mesure exacte de cette autonomie est plus difficile. Il faut
l’examiner au cas par cas – et c’est en cela que l’histoire se distingue de
la science politique ou de la sociologie, qui essaient d’établir des modèles,
par exemple sur la prise de décision ou sur les relations hiérarchiques, qui
seraient généralisables. On peut ainsi parler d’une « spécificité épistémolo-
gique de la biographie » ; elle ne doit pas être dissoute dans un cadre
général et conduire à des généralisations forcées de type sociologique, mais
bien conserver « son caractère essentiel, c’est-à-dire son historicité profonde,
son unicité »2. La biographie montre qu’à partir de l’étude du particulier
on peut, le cas échéant, parvenir à une connaissance du général.

1 Pour la défi nition du cercle des décideurs, nous renvoyons aux analyses de René

Girault dans ses articles essentiels, « Les décideurs français et la puissance française en
1938-1939 » et « Les décideurs français et leur perception de la puissance française en
1948 », reproduits dans Être historien des relations internationales, Paris, 1998 ; ainsi
qu’à Yvon Lacaze, La France et Munich. Étude d’un processus décisionnel en matière de
relations internationales, Berne, etc., 1992.
2 Ces expressions sont empruntées à Franco Ferrarrotti, « Sur l’autonomie de la

méthode biographique », art. cité.

Massigli.indb 15 09.08.2005 16:33:57


16 UNE VIE DE DIPLOMATE

Écrire une biographie de haut fonctionnaire est certes un acte moins


public qu’écrire celle d’un ministre ou d’un très haut responsable au nom
connu. Cela peut être aussi plus technique (sur tel processus, telle négocia-
tion) ; on ose seulement espérer que ce n’est pas ennuyeux. Mais cela met
en évidence l’existence de réseaux de relations à l’intérieur d’une admi-
nistration et le déroulement des processus de décision et plus encore des
processus d’exécution : conception d’une politique en tenant compte de
nombreux facteurs intérieurs et extérieurs, transmission aux exécutants,
éventuellement avis ou protestation de ceux-ci, exécution par telle ou telle
voie. On voit donc parfois l’exécutant ajouter son grain de sel ou sa petite
pierre au processus.
Il est possible, à travers cela, d’établir l’existence d’une fonction d’in-
fluence comme Stephen Roskill l’a mise en évidence dans sa biographie
de sir Maurice Hankey1. (Dans le cas de Massigli nous oserions presque
nommer cela, par instants, une fonction de protestation.) Entre les grands
décideurs et les simples exécutants, il y a place pour un étage mal défi ni,
au pouvoir qui varie selon les cas : celui de suggérer (ou de déconseiller) et
d’influencer les responsables. L’apport précis de la biographie du « grand
commis » consiste à montrer par quels moyens s’exerce cette influence :
conversations personnelles avec le ministre qui est le supérieur, conversa-
tions personnelles ou officielles avec les dirigeants et diplomates étrangers
(éventuellement coups de téléphone dont il ne reste pas de trace dans les
archives), correspondance officielle dans laquelle on essaie de faire passer
discrètement son avis, lettres personnelles adressées directement au ministre
ou à un personnage qui a accès à lui (ainsi, des lettres de Massigli à Alexis
Léger pour influencer Delbos ou à Jean Chauvel pour agir sur Bidault). Le
diplomate peut même présenter l’opinion d’une tierce personne en faisant
mine de ne pas la reprendre à son compte…
Tous ces moyens existent, tous ont été employés par Massigli en l’une ou
l’autre circonstance – avec un succès variable. Ceci nous amène à poser la
question des limites de l’influence du haut fonctionnaire, question à laquelle
nous tenterons d’apporter des éléments de réponse à l’issue de ce travail.
Nous ne nous en tirerons pas en qualifiant Massigli d’éminence grise…
notion bien galvaudée et qui n’explique pas grand-chose à notre avis ;
expression que Massigli eût probablement récusée en ce qui le concerne,
lui qui se considérait comme un haut fonctionnaire loyal mais ayant le droit
d’exprimer son avis à voix haute.

1 Stephen W. Roskill, Hankey, Man of Secrets, Londres, 3 volumes, 1970-1974.

Massigli.indb 16 09.08.2005 16:33:57

Vous aimerez peut-être aussi