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Dans ces quelques lignes nous avons essayé de défi nir qui est le diplo-
mate Massigli. Savoir qui est l’homme est une autre affaire. Nous en dirons
quelques mots plus loin. Mais précisons d’emblée que ce que nous voulons
écrire ici est une histoire du diplomate Massigli, serviteur de la République
française des années 1910 aux années 1950. Nous ne prétendons pas embras-
ser la totalité des activités, pensées et passions de l’homme Massigli. Le
lecteur verra que nous n’abordons pas beaucoup sa vie privée ni ses activités
extraprofessionnelles, si ce n’est obliquement ou pour parler de ses années
de retraite. Nous nous interdisons également, en règle générale, tout récit
« romancé » et toute extrapolation sur les côtés cachés de sa vie privée, de
ses opinions politiques, religieuses, littéraires, à moins que nous n’ayons une
raison impérieuse de le faire pour le suivi de notre récit et une forte intuition
appuyée sur au moins quelques sources.
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Comme tout biographe qui veut éviter de romancer la vie de son per-
sonnage, comme tout historien, nous sommes naturellement tributaire des
sources historiques.
Dans le cas présent, les sources dont nous avons disposé sont en premier
lieu les « Papiers Massigli », c’est-à-dire les cent sept cartons remis par
René Massigli aux Archives du ministère des Affaires étrangères et con-
sultables librement à la salle des Archives diplomatiques, dans la série
« Papiers d’Agents-Archives privées », sous-série « PA-AP 217 Massigli ».
Massigli avait par ailleurs remis antérieurement aux Archives ses papiers
de commissaire aux Affaires étrangères du Comité national français puis
du Comité français de la Libération nationale (1943-1944), qui ont été
classés dans la série « Guerre 1939-1945 », sous-série « Londres-Alger ».
Les « Papiers Massigli » sont un fonds privé considérable, un des plus
gros des Papiers d’Agents aux Archives diplomatiques. Ils ont déjà été uti-
lisés par beaucoup d’historiens pour des périodes diverses, mais à notre
connaissance n’avaient pas encore été lus systématiquement. Ils couvrent à
peu près toute la carrière de Massigli aux Affaires étrangères, du Bureau
de presse de Berne en 1916 au secrétariat général en 1956. La corres-
pondance personnelle s’étend sur une période encore plus vaste, de 1914
au début des années 1980, et apporte donc des indications aussi sur les
époques antérieure et postérieure à l’appartenance de Massigli aux Affaires
étrangères.
Ce fonds Massigli est extrêmement vaste ; il n’est cependant pas exhaus-
tif et nous mettons tout de suite le doigt sur quelques disparités et lacunes.
La période de la Première Guerre mondiale fournit cinq volumes se rap-
portant essentiellement aux années bernoises (1916-1919). La période de
l’entre-deux-guerres, dix-neuf années (1920-1938), comporte quatorze
volumes. L’ambassade en Turquie, dix-neuf mois (1939-1940), comporte
dix-neuf volumes. Pour la Seconde Guerre mondiale, de 1940 à 1944,
il y a sept volumes, assez disparates, mais il faut y ajouter les dizaines
de volumes « Guerre 1939-1945 – Londres-Alger » déjà évoqués et qui
comprennent des papiers personnels du commissaire Massigli, en plus
des papiers de son cabinet et de ses collaborateurs. La période la plus
riche, ce sont les dix années de l’ambassade à Londres : presque quarante
volumes. Et cinq volumes seulement pour les dix-huit mois comme secré-
taire général en 1955-1956. À cet ensemble qui recouvre les différentes
phases de la carrière de Massigli s’ajoute la correspondance, très riche,
quatorze volumes de correspondance active et passive classée par ordre
alphabétique, ainsi que quelques volumes de pièces diverses.
Cette rapide addition fait tout de suite apparaître que les différentes
phases de la carrière de Massigli sont inégalement illustrées. Pour les
ambassades à Ankara et à Londres – phases sur lesquelles Massigli a écrit
ses Mémoires –, la documentation est abondante et variée ; elle permet
de faire un récit assez suivi et d’évoquer les divers aspects de l’activité
de Massigli. Pour l’entre-deux-guerres, les papiers sont beaucoup plus
de théâtre Armand Salacrou, qui ont à voir avec les relations culturelles franco-britanniques.
Mais nous savons par ailleurs que Salacrou était un véritable ami de Massigli et nous
supposons donc que les Archives diplomatiques ne détiennent pas l’ensemble de la corres-
pondance Massigli-Salacrou.
1 Par exemple dans la correspondance avec Jean Chauvel pour l’après-guerre, lorsqu’il
à avoir un poste dans le régime de Vichy des débuts (automne 1940), ainsi que l’affi rment
deux témoins de cette phase, Louis de Robien et Joseph Barthélemy, dont nous rapportons
les témoignages dans le chapitre 8.
3 L’inventaire complet se trouve à la fi n de ce travail.
1 Sur quelques maladies de l’État (1958), La Turquie devant la guerre (1964), Une
tions –, a entrepris depuis les années 1980 de constituer un important fonds d’archives
sonores en enregistrant les « grands témoins ». Les entretiens sont réalisés en collaboration
par des historiens et des conservateurs des Archives diplomatiques. Le témoignage de René
Massigli, qui porte le numéro 1 dans les Archives orales du Quai d’Orsay, a été recueilli
en quatre entretiens, en novembre 1981 et mars 1982, par Maurice Vaïsse et Cécile Pozzo
Di Borgo.
quelque chose à ce travail, comme les Papiers Bidault des Archives natio-
nales. Et nous résumons en une phrase une expérience commune à bien des
chercheurs travaillant sur le XXe siècle : sur un tel sujet, il y a évidemment
pléthore de sources plutôt que pénurie. Mais sans doute ne fallait-il pas pro-
longer ce travail, ni dans le temps, ni au regard du nombre de pages…
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1 Voir sur ce point les réflexions d’Ira Bruce Nadel, Biography. Fiction, Fact and Form,
Londres / Basingstoke, 1984, qui souligne (p. 207) « the appropriation of data by the bio-
grapher to his vision of the subject and method of composing the life » (la soumission des
données par le biographe à sa vision du sujet). Et p. 209 : le biographe doit avoir « a capa-
city for absorbing facts, a capacity for stating them and a point of view ».
plus réussi, avec ses longues années de retraite – une retraite bien féconde,
jusqu’à la mort d’un grand monsieur presque centenaire.
Dans cette perspective de récit, nous voulons bien sûr situer le person-
nage dans son contexte. Il est tout à fait évident, c’est même un truisme,
qu’il faut placer ce diplomate dans le contexte des relations internationales
de la Grande Guerre aux années 1950. Une vie de diplomate ne se com-
prend et ne s’apprécie que si on la lit en rapport avec l’histoire des relations
internationales. Il nous faut donc étudier de grands événements comme les
traités de Locarno, la remilitarisation de la Rhénanie, Munich, la débâcle
de 1940, la Libération, le blocus de Berlin ou le rejet de la C.E.D. ; il nous
faut évoquer de larges évolutions ou de grandes options comme la Société
des Nations, l’appeasement, la Résistance, la guerre froide, la construction
européenne, la décolonisation. La difficulté consiste à écrire l’histoire du
diplomate en l’éclairant par le contexte (et en espérant qu’elle pourra à son
tour éclairer quelques éléments du contexte), sans pour autant refaire une
histoire de Locarno, de Munich ou du plan Schuman.
Il est peut-être encore plus difficile de replacer le diplomate dans son
contexte familial, social, professionnel et intellectuel. Faute de documents
nous n’avons pas approfondi l’étude du milieu social de Massigli, de ses
relations mondaines ou affectives, des principes de base et des opinions
qui avaient cours dans sa famille et dans son entourage immédiat. Nous
n’avons pas trouvé de réponse précise à nos questions sur ses origines fami-
liales exactes, sur l’influence du protestantisme dans sa façon d’être et dans
ses prises de position, ni sur le rôle d’un éventuel milieu ou groupe protes-
tant. Nous ne prétendons pas faire une étude sociale, dépeindre un type
social de diplomate français, encore moins étudier un milieu ; c’eût été une
autre perspective.
Nous avons donc adopté une approche individuelle et politique : René
Massigli y est considéré comme un individu, supposé raisonnable et
conscient, qui réfléchit, argumente, agit et écrit. Nous faisons peu de part
aux influences du milieu et de la famille, encore moins aux impulsions et
à la part d’inconscient présente en chaque individu. Nous tentons de faire
ressortir certains traits saillants de son caractère à partir de son action
et des témoignages de ceux qui le connaissaient. Il peut y avoir dans une
telle approche un excès de rationalité : notre héros est censé agir toujours
de façon rationnelle, appliquer avec logique une politique décidée par ses
supérieurs ou alors réfléchir par lui-même et en tirer les principes d’une
action précise. Tout cela néglige une part d’impondérable, de hasard, de
rencontres, d’irrationnel voire d’illogique, qui fait aussi le fond de tout être
humain, fût-il le diplomate le plus sérieux et le plus intelligent qu’on puisse
croiser1. Mais, chemin faisant, nous pourrons aussi montrer que la pensée
exemple Jean-Baptiste Duroselle, Tout Empire périra. Une vision théorique des relations
internationales, Paris, 1981, et la partie sur l’homme d’État qu’il a rédigée dans l’Intro-
duction à l’histoire des relations internationales, Paris, 1964 / 1991 ; et les remarques de
Paris, 2001 ; thèse de doctorat de Gilles Ferragu sur Camille Barrère, Université de Paris 10,
1998 ; Jean-Luc Barré, Philippe Berthelot. L’éminence grise, 1866-1934, Paris, 1998 ; Yves
Beauvois, Léon Noël. De Laval à de Gaulle via Pétain, 1888-1987, Villeneuve d’Ascq,
2001 ; Colette Barbier, Henri Hoppenot (25 octobre 1891 – 10 août 1977). Diplomate, Paris,
1999.
Vichy ou les querelles intestines des années 1950 sur la construction euro-
péenne. D’autres études de référence sont les chapitres de synthèse sur la
machine diplomatique dans La décadence de Jean-Baptiste Duroselle et
dans Le relèvement de Pierre Gerbet1, mais ils ne sont pas tout à fait une
étude systématique du groupe des hauts fonctionnaires des Affaires étran-
gères à une date donnée. Il y a enfin des travaux en cours sur les adminis-
trations qui font la politique étrangère de la France2.
En ce qui nous concerne, nous n’avons pas visé à une étude de groupe sur
ces hauts fonctionnaires. Mais nous espérons que notre travail sur un per-
sonnage pourra être intégré dans de telles études globales, ou alors apporter
des lumières sur l’attitude des hauts fonctionnaires des Affaires étrangères
face à toutes sortes de défis : face à la crise économique de 1929, face à
l’Allemagne hitlérienne, face à Vichy, face à Charles de Gaulle, face à la
construction européenne, face au nouveau monde bipolaire d’après 1945.
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actuelles de Laurence Badel sur l’histoire des administrations françaises face à la construc-
tion européenne : M.C. Kessler, La politique étrangère de la France, op. cit. ; L. Badel,
« Deux administrations françaises face à la construction européenne : éléments de réflexion
pour une histoire politique des administrations », Matériaux pour l’histoire de notre temps,
n° 65-66, janvier-juin 2002, p. 13-17 (qui cite elle-même d’autres travaux en cours sur l’his-
toire des administrations).
avec une certaine latitude) par des fonctionnaires. Chacun de ces hommes
raisonne un peu différemment et agit à sa façon, même si la politique est
censée être une et cohérente. Et on les voit agir, se heurter à des obstacles,
prendre l’avis de tel ou tel autour d’eux, s’inquiéter ou s’emporter face à telle
évolution ou telle décision… On assiste souvent de façon assez concrète au
« processus de décision » ou au « processus d’exécution » d’une politique.
Cela ne signifie pas que l’on ne se préoccupe pas des forces profondes
mises en évidence de façon lumineuse par Pierre Renouvin1. Nous avons
essayé d’en tenir compte le mieux possible, nous ne prétendons pas y
avoir toujours réussi. En toile de fond de l’action et de la pensée de René
Massigli, nous avons par exemple voulu faire ressortir de grandes ten-
dances des politiques nationales comme l’obsession française de la sécu-
rité face à l’Allemagne entre les deux guerres et après 1945, la recherche
du « rang » et du poids sur la scène internationale à l’époque de la France
Libre et de la Quatrième République, ou les réticences britanniques à s’en-
gager à fond dans la construction européenne. Or ces grandes tendances
renvoient à des forces profondes : influence de la position géographique,
bien différente pour la France et la Grande-Bretagne ; influence de l’his-
toire ancienne et récente (la Grande-Bretagne tournée vers le « grand
large », la France connaissant des guerres avec ses voisins continentaux) ;
influence de l’opinion publique (opinion publique française qui exige la
sécurité face à l’Allemagne en 1919-1924 comme en 1944-1948, opinion
publique anglaise attachée à son Empire, à la liberté du commerce et à
ses cousins américains) ; influence du système politique (parlementarisme
bien réglé en Grande-Bretagne, plus grande instabilité en France sous la
Troisième et la Quatrième République avec parfois des crises ministérielles
ou des gouvernements de transition dans des moments de crise interna-
tionale comme le printemps 1936 ou l’été 1948 ; sans parler du système
de la dictature nazie qui a bouleversé l’existence de toute l’Europe). Tout
historien, au moins depuis Pierre Renouvin, sait bien maintenant que
ces forces profondes sont toujours à l’œuvre même lorsque l’on se penche
plutôt sur les faits et gestes des décideurs et des grands exécutants de la
politique étrangère.
L’histoire que nous racontons est donc une histoire d’hommes (il y a
d’ailleurs fort peu de femmes dans tout ce récit…), d’individus. Ceux-ci
étant liés les uns aux autres, l’approche biographique permet d’établir l’exis-
tence de réseaux, de groupes, de lobbies2. Or ces groupes, même informels,
même non conscients, peuvent exercer une influence. Nous pouvons en
citer quelques-uns auxquels Massigli a appartenu de près ou de loin : la
1 Pour la défi nition du cercle des décideurs, nous renvoyons aux analyses de René
Girault dans ses articles essentiels, « Les décideurs français et la puissance française en
1938-1939 » et « Les décideurs français et leur perception de la puissance française en
1948 », reproduits dans Être historien des relations internationales, Paris, 1998 ; ainsi
qu’à Yvon Lacaze, La France et Munich. Étude d’un processus décisionnel en matière de
relations internationales, Berne, etc., 1992.
2 Ces expressions sont empruntées à Franco Ferrarrotti, « Sur l’autonomie de la