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Palimpsestes

Revue de traduction
30 | 2017
Quand les sens font sens : traduire le "texte" filmique

Fantasy lovecraftienne de la page à l’écran :


montrer et dire sans expliquer
Marie Perrier

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/palimpsestes/2412
DOI : 10.4000/palimpsestes.2412
ISSN : 2109-943X

Éditeur
Presses Sorbonne Nouvelle

Référence électronique
Marie Perrier, « Fantasy lovecraftienne de la page à l’écran : montrer et dire sans expliquer »,
Palimpsestes [En ligne], 30 | 2017, mis en ligne le 20 septembre 2017, consulté le 18 juillet 2018. URL :
http://journals.openedition.org/palimpsestes/2412 ; DOI : 10.4000/palimpsestes.2412

Tous droits réservés


Marie 3(55,(5

Fantasy lovecraftienne de la page à l’écran : montrer et dire sans


expliquer

R ÉSUMÉ
Cette étude de cas se concentre sur une adaptation audiovisuelle récente d’un récit de l’au-
teur fantastique H.P. Lovecraft, « The Dream-Quest of Unknown Kadath ». On cherche
à déterminer quels outils offre cette adaptation, via la multiplication des canaux sémio-
tiques, afin d’inviter le spectateur à participer au voyage fantastique lovecraftien, en lui
communiquant par le biais de ses sens physiques l’intuition d’un sens caché – le sublime
qui se double de danger. Sont notamment questionnés le phénomène de l’illustration, qui
vient traduire à l’écran un univers onirique à l’origine exclusivement bâti à partir d’un
lexique luxuriant, pour donner à voir, mais aussi encourager à imaginer en ne faisant que
suggérer, et également la PLVHHQYRL[ d’un récit exclusivement narré à la troisième per-
sonne et au discours rapporté dans le texte source : le glissement vers le discours direct
génère à l’écran des problèmes de représentation des divers personnages mais aussi du
caractère multilingue d’un univers de symboles dans lequel la compréhension de langages
FU\SWpVFRQVWLWXHOHF°XUGHODTXrWHLQLWLDWLTXHHWKHUPpQHXWLTXHGXSHUVRQQDJHTXHO¶RQ
veut faire partager au spectateur.
Mots-clés : H.P. Lovecraft, adaptation audiovisuelle, traduction intersémiotique, fantasy,
film d’animation.

ABSTRACT
This case study focuses on a recent audiovisual adaptation of the novella³7KH'UHDP
4XHVWRI8QNQRZQ.DGDWK´E\IDQWDV\ZULWHU+3/RYHFUDIW,WDLPVDWGHWHUPLQLQJZKLFK
WRROVDQGVWUDWHJLHVKDYHEHHQXVHGLQRUGHUWRDOORZWKHDXGLHQFHWRH[SHULHQFHWKHORYH
FUDIWLDQIDQWDV\MRXUQH\WKURXJKWKHLURZQVHQVRU\DSSDUDWXVDVPRUHVHPLRWLFFKDQQHOV
EHFRPHDYDLODEOHWKURXJKWKHDGDSWDWLRQSURFHVV$QDO\]LQJWKHSKHQRPHQRQRIillustra-
tionZHVKRZKRZWKHGUHDPZRUOGRULJLQDOO\EXLOWYLDODYLVKZULWLQJDQGYRFDEXODU\LV
WUDQVODWHGLQWRPHDQLQJIXOLPDJHVEXWDOVRJDSVHQFRXUDJLQJWKHVSHFWDWRUWRILOOLQWKH
EODQNVWKURXJKWKHLURZQLPDJLQDWLRQ7KHQZHWXUQWRWKHoral dimension RIDVWRU\ZULW
WHQDVDrdSHUVRQQDUUDWLYHDQGXVLQJDOPRVWH[FOXVLYHO\UHSRUWHGVSHHFKWKHDGDSWDWLRQ
VKLIWVWRZDUGGLUHFWVSHHFKZKLFKSRVHVUHSUHVHQWDWLRQDOSUREOHPVRIWKHFKDUDFWHUVEXW
DOVRRIWKHGUHDPZRUOGLWVHOILQZKLFKXQGHUVWDQGLQJFU\SWLFODQJXDJHVLVDWWKHKHDUWRI
WKHLQLWLDWRU\DQGKHUPHQHXWLFTXHVWRIWKHKHURWKDWWKHVSHFWDWRULVLQYLWHGWRVKDUH
© PSN, 2017

Keywords +3 /RYHFUDIW DXGLRYLVXDO DGDSWDWLRQ LQWHUVHPLRWLF WUDQVODWLRQ IDQWDV\


DQLPDWHGILOP

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« The Dream-Quest of Unknown Kadath » (1943), nouvelle emblématique de l’auteur amé-
ricain H. P. Lovecraft, est un récit qui fait la part belle à la découverte et à l’atmosphère aux
dépens des dialogues et de l’action ; pour les personnages comme pour les lecteurs, il s’agit de
se confronter à une altérité qui fascine et inquiète, émerveille et effraie, et de s’embarquer pour
un voyage vers de périlleuses contrées oniriques. En 2003, cette nouvelle a donné lieu à un film
G¶DQLPDWLRQGXPrPHWLWUHUpDOLVpSDU(GZDUG0DUWLQ,,,TXLHVWHQIDLWXQHGRXEOHDGDSWDWLRQ
puisqu’il fut d’abord un roman graphique, animé et mis en voix dans un second temps pour
passer du papier à l’écran. Cette adaptation « au carré », qui voit se multiplier à chacune de ses
deux étapes les canaux sémiotiques, use de diverses stratégies afin d’inviter le spectateur à par-
ticiper au voyage fantastique lovecraftien, en lui communiquant par le truchement de ses sens
physiques l’intuition d’un sens caché – le sublime qui se double de danger. Ce sont ces stratégies,
qui relèvent de la traduction intersémiotique telle que définie dans le modèle traductologique
tripartite de Jakobson (1987), qui nous intéressent ici.
Dans cet article, on entendra ainsi le terme de « traduction » au sens large comme « tout
procédé ou produit, dans lequel une combinaison de signes sensoriels porteurs d’une intention
de communication est remplacée par une autre combinaison reflétant, ou inspirée par, l’entité
originale » (Gottlieb, 2005 : 35). On questionnera dans un premier temps le phénomène de l’illus-
tration, qui vient traduire à l’écran un univers onirique à l’origine exclusivement bâti à partir d’un
lexique luxuriant, pour « donner à voir », mais aussi à imaginer en ne faisant que suggérer. L’ouïe
joue également un rôle crucial : la mise en voix d’un récit exclusivement narré à la troisième per-
sonne et au discours rapporté dans le texte source se traduit par un glissement vers le discours
direct qui génère à l’écran des problèmes de représentation, non seulement des divers person-
nages, mais aussi du caractère multilingue d’un univers de symboles. En effet, la compréhension
GHODQJDJHVFU\SWpVFRQVWLWXHOHF°XUGHODTXrWHLQLWLDWLTXHKHUPpQHXWLTXHGXSHUVRQQDJHTXH
l’on cherche à faire partager au spectateur.

Quels canaux sémiotiques pour représenter et percevoir Lovecraft au cinéma ?


Dans une étude visant à explorer les différents territoires de la traduction, Gottlieb affine
profondément la notion de « traduction intersémiotique » et redéfinit le langage, le texte et la
traduction de manière à englober toute situation de communication, quel qu’en soit le support.
Il distingue un certain nombre de paramètres permettant une classification plus précise du type
sémiotique de toute traduction : identité ou non-identité sémiotique entre texte source et texte
FLEOH FKDQJHPHQW GH FRPSRVLWLRQ VpPLRWLTXH VHORQ TXH VRQW XWLOLVpV OHV PrPHV FDQDX[ G¶H[-
SUHVVLRQRXQRQFHX[FLSRXYDQWrWUHSOXVRXPRLQVQRPEUHX[TXHGDQVO¶RULJLQDO WUDGXFWLRQ
supersémiotique ou hyposémiotique), le degré de liberté de l’agent traduisant (traduction inspira-
tionnelle ou conventionnelle, la première se caractérisant par son caractère libre et imprévisible,
la seconde par la possibilité de rétrotraduction, c’est-à-dire de reconstitution du texte source à
partir du texte cible) et la présence ou l’absence de matériau verbal dans le texte source ou le
texte cible (ibid. : 39). Appliquée au domaine cinématographique, cette base théorique permet de
prendre en compte le caractère à la fois multidimensionnel et protéiforme de l’adaptation d’une
œuvre littéraire à l’écran, comme processus comportant plusieurs étapes, et plaçant notre appa-
reil sensoriel comme interface nécessaire au succès de ce processus.
'HSULPHDERUGO¶KRUUHXUORYHFUDIWLHQQHGHYUDLWVHSUrWHUDGPLUDEOHPHQWjODWUDQVFULSWLRQ
filmique : chez cet auteur, les sens sont sur-sollicités. Le monstre est visuel, concret, organique et
remarquablement détaillé. L’horreur assaille, abondamment décrite comme hideuse, visqueuse,

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grouillante, nauséabonde. L’excès d’adjectifs qui caractérise son style pour dépeindre l’abject et
le monstrueux a été traditionnellement traduit à l’écran par un autre type d’excès, le gore, qui
sature les sens du spectateur de violence, d’écœurants tentacules, d’effusions de sang et de corps
humains torturés, démembrés, dégénérés ou contaminés (5HDQLPDWRU [Gordon, 1985], )URP
Beyond [Gordon, 1986], 7KH8QQDPDEOH [Ouellette, 1988], Dagon [Gordon, 2001]).
On constate néanmoins que peu de ces adaptations trouvent grâce aux yeux du public, en par-
ticulier si l’on se réfère à l’avis de fans du matériau de base, public à la fois le plus enthousiaste
lorsqu’il découvre une nouvelle version d’un récit qu’il aime et qui lui est familier, et le plus cri-
tique lorsqu’il juge celle-ci décevante, infidèle ou peu respectueuse de son original.

It would be pleasant to report that many [lovecraftian movies] are sensitive, caring adaptations, but such is
not the case. Most are blatant appropriations of characters and titles, with little regard for the subtleties of
Lovecraft’s plots or characterizations, and many have simply borrowed character names or vague concepts
of tentacled creatures. […] Existing television adaptations have no greater merit. Audio adaptations have
been far more successful. (Klinger, 2014 : 827)

Ce témoignage semble laisser entendre qu’entre canal visuel et canal audio, l’un serait plus
approprié que l’autre à traduire Lovecraft. Selon Gottlieb, on a souvent tendance à considérer
l’aspect visuel comme prépondérant au cinéma par rapport à l’auditif et il estime d’ailleurs
l’impact relatif des différents canaux sémiotiques sur le spectateur comme suit : l’image arrive
ODUJHPHQWHQWrWH  VXLYLHSDUOHGLVFRXUV GLDORJXHVQDUUDWLRQ SUHVTXHjpJDOLWpDYHF
OHUHVWHGHVHIIHWVVRQRUHV  /HVUHVWDQWVFRUUHVSRQGHQWjO¶pFULW  &HSHQGDQW
la multiplication des canaux ne les rend pas interchangeables pour autant et certains apparaissent
plus appropriés que d’autres à traduire certains aspects d’un texte source où tout s’exprimait via
O¶pFULW/¶LPDJHHVWLGpDOHSRXUWRXWFHTXLQpFHVVLWHG¶rWUHLGHQWLILpSHUoXHWDQDO\VpGHPDQLqUH
consciente – personnages, déplacements, symboles visuels forts. En revanche, le son permet de
produire sur le spectateur un effet à la fois plus diffus et plus prégnant, notamment en termes de
construction de l’espace et de perception d’une ambiance, comme le souligne Elsaesser :

Tandis que bien des approches traditionnelles traitent le spectateur au cinéma comme quelqu’un de concerné
uniquement par l’acte de vision d’une manière rationnelle et autonome, dirigé vers un but et traitant l’infor-
mation de manière objective, l’oreille déplace l’accent de facteurs tels le sens de l’équilibre et la sensibilité
spatiale. Le spectateur n’est plus un réceptacle passif d’images au sommet d’une pyramide optique, mais
SOXW{WXQrWUHFRUSRUHOHQWUHODFpDFRXVWLTXHPHQWVSDWLDOHPHQWHWDIIHFWLYHPHQWGDQVODWH[WXUHILOPLTXH
(2011 : 156)

Le son, dit-il encore, « contribue de manière importante à la topographie imaginaire du


cinéma » (ibid. : 154). Si les adaptations lovecraftiennes se cantonnant à l’audio sont jugées
meilleures, on peut y voir un indice de toute une dimension fondamentale de la prose de l’auteur
D\DQWpWpQpJOLJpHjWRUWSDUOHVFLQpDVWHVO¶LPSRUWDQFHGHO¶HVSDFH/RYHFUDIWOXLPrPHpFULYDLW
« I am as geographic-minded as a cat—places are everything to me1. » Ses personnages n’ont
GHUDLVRQG¶rWUHTX¶HQWDQWTXHVSHFWDWHXUVSODFpVDXPLOLHXGHGpFRUVLUUpHOVGRQWODSHUFHSWLRQ
pWUDQJHSURYRTXHGHVUpDFWLRQVDIIHFWLYHVH[WUrPHV/¶HVSDFH FRPPHO¶KRUUHXU GHYLHQWVWLPXOXV
de l’imagination, ce qui permet d’établir une atmosphère propice à l’exploration et à l’émerveil-
lement. C’est cet effet que Lovecraft cherche à produire par l’écriture : l’expérience d’une atmos-
phère prégnante et impérieuse qui bouscule les repères du quotidien.

1. Lettre à C.A. Smith du 07.11.1930 (Lovecraft, 1971 : 214), c’est nous qui soulignons.

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The characters, though they must be natural, should be subordinated to the central marvel around which
they are grouped. The true “hero” of a marvel tale is not any human being, but simply a VHWRISKHQRPHQD
[…] The characters should react to it as real people would react to such a thing if it were suddenly to con-
front them in daily life; displaying the almost soul-shattering amazement which anyone would naturally
display instead of the mild, tame, quickly-passed-over emotions prescribed by cheap popular convention.
Even when the wonder is one to which the characters are assumed to be used, the sense of awe, marvel, and
strangeness which the reader would feel in the presence of such a thing must somehow be suggested by the
author… Atmosphere, not action, is the thing to cultivate in the wonder story. (Lovecraft, 2004 : 178)

Marvel, DPD]HPHQW, ZRQGHU, DZH – ce que nous résumons par « l’émerveillement » lovecraf-
tien – sont autant de facettes d’un aspect poétique et merveilleux que les adaptations des nou-
velles lovecraftiennes au cinéma ont souvent éclipsé au profit des dialogues et de l’action. Or c’est
dans cette dimension cosmique que s’exprime la rencontre avec le sublime qui fait la richesse de
la prose lovecraftienne, ce qui ne permet pas de la réduire à une horreur prosaïque, au gore et
au monstrueux. Ainsi que l’écrit Houellebecq, « les écrits de HPL visent un seul but : amener le
lecteur à un état de fascination. Les seuls sentiments humains dont il veut entendre parler sont
l’émerveillement et la peur » (1991 : 50). Les mots-fétiches de Lovecraft tels que « indicible » ou
« innommable » révèlent à quel point les expériences qu’il impose à ses personnages-narrateurs
échappent au langage. Son talent est d’allier à la perception physique de l’irrémédiable altérité,
sous forme de son et de vision, l’intuition d’un au-delà qui dépasse notre perception naturelle.
Agissant à la fois en précurseur de la science-fiction et de la fantasy/RYHFUDIWWUDGXLWOXLPrPH
l’expression du sublime par l’évocation d’un irréductible « sens du merveilleux ». Celui-ci repose
autant sur la dimension esthétique que sur l’appareil narratif : « Science-fiction’s ‘sense of won-
der’ is in effect a straight translation of the Burkean sublime into a cosmic, scientific and mate-
rialist idiom; fantasy’s ‘magic’ is understood as more than merely a narrative device » (Roberts,
2012 : 26).
Il est aisé de comprendre pourquoi cette dimension visuelle fantastique n’a été que peu repré-
sentée à l’écran jusqu’à présent. Si la poétique lovecraftienne de la vision s’avère riche de pos-
sibilités, toute représentation par l’image risquerait de réduire le sublime à quelques fantaisies
décoratives :

La lecture de ces descriptions stimule dans un premier temps, décourage ensuite toute tentative d’adap-
tation visuelle (picturale ou cinématographique). Des images affleurent à la conscience ; mais aucune ne
SDUDvWDVVH]VXEOLPHDVVH]GpPHVXUpHDXFXQHQHSDUYLHQWjODKDXWHXUGXUrYH +RXHOOHEHFT

De plus, contrairement au genre de l’horreur popularisé dès les années 1970 avec le succès
de 7KH ([RUFLVW (Friedkin, 1973), la fantasy au cinéma n’a gagné ses lettres de noblesse que
récemment, depuis le succès de la trilogie The Lord of the Rings (Jackson, 2001, 2002, 2003).
L’évolution des moyens techniques, effets spéciaux et images de synthèse, permet enfin de pré-
senter des mondes imaginaires à la fois crédibles et enchanteurs et la démocratisation des outils
HWORJLFLHOVLQIRUPDWLTXHVDXWRULVHPrPHGHVFUpDWHXUVDPDWHXUVjSURGXLUHGHVLOOXVLRQVWRXWj
fait honorables.
Il est à noter que le projet d’adaptation de 7KH 'UHDP4XHVW a été avant tout conçu par
des fans, pour des fans, dans un souci de proposer enfin une représentation fidèle et com-
plète de l’œuvre qu’ils aiment et voudraient voir portée à l’écran2. Edward Martin, qui réalise à
cette époque plusieurs courts-métrages lovecraftiens (,QQVPRXWK/HJDF\, 2004 ; 7KH6WDWHPHQW

2. Cela est vrai concernant la plupart des adaptations lovecraftiennes récentes les plus innovantes. Citons en exemple le
collectif The H. P. Lovecraft Historical Society qui a réalisé en 2005 une adaptation de 7KH&DOORI&WKXOKXsous forme de

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RI 5DQGROSK &DUWHU, 2005), prend le risque de proposer un long-métrage d’une durée de 100
minutes à l’animation et au budget minimalistes (5 000 dollars estimés3) qui rend hommage à
l’œuvre graphique de l’illustrateur Jason Thompson. La collaboration est fructueuse malgré
certaines faiblesses techniques, notamment la qualité sonore du film. Sa diffusion reste limitée,
en format DVD achetable uniquement en ligne, distribué par Guerrilla Productions / Hellbender
Media (à la fois producteur et distributeur). Cette petite compagnie se spécialise dans les films
fantastiques, horrifiques et comiques, et ce sont les membres de l’équipe technique que l’on
retrouve au casting des voix.
Toutefois le procédé débouche sur une expérience originale et rafraîchissante pour l’adepte
déjà familier de l’œuvre. Le format audiovisuel représente à la fois un défi et une formidable
opportunité pour reproduire le vertige des sens issu de l’expérience esthétique proposée par
Lovecraft. Il peut jouer de la disponibilité du spectateur à son égard pour promettre démons et
PHUYHLOOHVHQFUpDQWG¶DERUGXQHDWWHQWHSXLVXQLQWpUrWGXUDEOH&HVRQWOHVSURFpGpVGHFHWWH
invitation au voyage qui nous intéressent ici :

De quels stimuli visuels, surprises affectives et promesses cognitives le film dispose-t-il afin d’attirer le
spectateur dans un univers diégétique et le captiver ? […] le début d’un film doit appâter un public, c’est-
à-dire qu’il doit provoquer le suspense et l’attention nécessaires, il doit poser une information importante,
mais aussi le ton et l’atmosphère qui préparent au film à venir. […] [L]e film pose (certaines de) ses cartes
sur table dès le départ, exposant des règles, ou pour changer de métaphore : indique son but, son plan et son
terrain de jeu. (Elsaesser, 2011 : 53)

Établir un « terrain de jeu » revient pour le film à circonscrire un espace tout en laissant au
spectateur une possibilité de participation. S’agissant de l’inviter à découvrir un univers ima-
JLQDLUHO¶pFUDQSHXWrWUHFRQVLGpUpVRLWFRPPHXQHIHQrWUHWUDQVSDUHQWHRXYHUWHVXUOHPRQGH
fictionnel qui la déborde, soit comme un cadre attirant l’attention sur le détail de la composition
du texte filmique en tant qu’œuvre. Le film d’animation, de par son format hérité du roman gra-
phique qui repose d’ores et déjà sur une organisation de planches découpées en différentes cases
répondant à une structure conventionnalisée, relève davantage du cinéma fermé et du cadre, qui
« transfère l’attention vers l’organisation du matériau filmique » et « découpe une composition
filmique qui existe uniquement pour les yeux du spectateur » (ibid. : 27).

Vertige des sens, recréation visuelle d’un univers de symboles


L’adaptation 7KH'UHDP4XHVWRI8QNQRZQ.DGDWKs’éloigne résolument des normes cinéma-
tographiques habituelles, y compris dans le domaine de l’animation. En termes d’invitation au
voyage, les premières minutes du film sont cruciales, puisqu’elles servent à mettre le spectateur
en condition et à poser les bases de l’expérience audiovisuelle à venir. Prenons pour exemple les
FLQTSUHPLqUHVPLQXWHVRO¶RQGLVWLQJXHWURLVpWDSHVFRQVWLWXDQWOHGpEXWGHODTXrWHGXKpURV
 5DQGROSK&DUWHUUrYHG¶XQHFLWpIDEXOHXVHDXVROHLOFRXFKDQWHWSULHOHVGLHX[GXUrYHGHOXL
SHUPHWWUHG¶\DFFpGHU OHVUrYHVFHVVHQWHW&DUWHUKDQWpVHODQJXLWGDQVOHPRQGHGHO¶pYHLO,O
GpFLGHGHSDUWLUHQTXrWHGXGRPDLQHGHVGLHX[SRXUOHVVXSSOLHUjQRXYHDX LOSpQqWUHGDQVOH
PRQGHGXUrYHHWH[SRVHVRQSURMHWjGHX[JDUGLHQVOHVSUrWUHV1DVKWHW.DPDQ7KDKTXLWHQWHQW
de le dissuader.

ILOPPXHWWHOTX¶LODXUDLWSXrWUHILOPpjO¶pSRTXHGH/RYHFUDIWHWHQ7KH:KLVSHUHULQ'DUNQHVV, filmé selon les codes


esthétiques du film noir (voir filmographie).
3. http://www.imdb.com/title/tt0384057/?ref_=nm_knf_t2 (tous les liens hypertexte cités dans cet article étaient actifs le
13 août 2017).

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Le film fait entrer le spectateur dans l’univers fictionnel en le plaçant en position d’auditeur
d’un conte de fées. La première partie est prise en charge par un narrateur extradiégétique qui
OLWO¶LQFLSLWGHODQRXYHOOH(QWHUPHVGHUppFULWXUHFHWWHDGDSWDWLRQUHVWHH[WUrPHPHQWSURFKHGX
texte original ; toutefois le passage aux illustrations, puis à l’animation, rend possible le décou-
page du texte afin d’éviter une lecture trop longue et fastidieuse. Seules sont conservées les
LQIRUPDWLRQVQpFHVVDLUHVDXODQFHPHQWGHO¶LQWULJXHODWULSOHRFFXUUHQFHGXUrYH TXLUDSSHOOH
d’emblée au spectateur les conventions du conte de fées par l’importance donnée au chiffre trois) ;
l’effet de fascination exercé par la cité sur Carter qui désespère de pouvoir y pénétrer, situation
GRQWLOHVWLPHOHVGLHX[UHVSRQVDEOHVHWVHVSULqUHVYDLQHVTXLSURYRTXHQWODGLVSDULWLRQGXUrYH
Mais, du paragraphe introducteur de Lovecraft, n’est conservée à l’oral que la première phrase.
Le reste, consistant en une description poétique des ravissements de la cité fabuleuse (entre cro-
chets ci-dessous), est confié aux soins de l’illustrateur :

Three times Randolph Carter dreamed of the marvellous city, and three times was he snatched
away while still he paused on the high terrace above it. [All golden and lovely it blazed in the
sunset, with walls, temples, colonnades, and arched bridges of veined marble, silver-basined
fountains of prismatic spray in broad squares and perfumed gardens, and wide streets marching
between delicate trees and blossom-laden urns and ivory statues in gleaming rows; while on
steep northward slopes climbed tiers of red roofs and old peaked gables harbouring little lanes of
grassy cobbles. It was a fever of the gods; a fanfare of supernal trumpets and a clash of immortal
cymbals. Mystery hung about it as clouds about a fabulous unvisited mountain; and as Carter
stood breathless and expectant on that balustraded parapet there swept up to him the poignancy
and suspense of almost-vanished memory, the pain of lost things, and the maddening need to
place again what once had an awesome and momentous place.] (&) : 409)4

Dans le texte source, couleurs, textures, formes architecturales, senteurs et musiques se com-
ELQHQWHQXQHLYUHVVHGHVVHQVTXLVXEPHUJHOHSHUVRQQDJHOHSRLQWGHGpSDUWGHVDTXrWHHVWXQH
H[SpULHQFHTXLWRXFKHDXGLYLQWRXWHQUHSUpVHQWDQWXQHpQLJPHTXLQ¶DWWHQGTXHG¶rWUHUpVROXH
le mystère étant également territoire vierge à déflorer, une « fabuleuse montagne inexplorée »
drapée dans un voile de « mystère », conformément à l’image convoquée par l’extrait cité ci-des-
sus. Effet assurément difficile à représenter à l’écran.
L’illustrateur Jason Thompson s’est manifestement servi du texte source comme d’un cahier
des charges pour représenter la cité merveilleuse de la manière la plus fidèle et la plus exhaustive
possible, ainsi qu’il le relate sur son blog : « The sunset city. Lovecraft’s prose description sums
it up; as often in the comic, I tried to fit in every element he described, sort of like a check-off
system.5 » En effet, on peut jouer à repérer tous les éléments architecturaux mentionnés dans le
texte source : le parapet duquel Carter observe le tableau, puis les murs, temples, colonnes, ponts
arqués, fontaines, statues et jardins (cf. illustrations ci-dessous).

4. Références au texte original issues de : Lovecraft (2010)&)


5. Thompson, http://mockman.com/the-annotated-dream-quest-2/.

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Fig. 1. The Sunset City (01’15 et 01’20)6

Le style de Thompson ne vise pas le réalisme ; au contraire, les illustrations, bien que parfois
luxuriantes, rappellent souvent les esquisses d’une main enfantine. Contrairement à la prose cha-
toyante de Lovecraft, le tout est ici en noir et blanc, sans ombrage et sans volumes. L’animation
HOOHPrPH UHVWH UXGLPHQWDLUH HW VH FDQWRQQH j FHUWDLQV pOpPHQWV ELHQ FLEOpV ± RQGXODWLRQV GH
la mer et des rivières, étoiles filantes dans le ciel, ou encore certaines créatures ainsi mises en
mouvement sans toutefois se voir articulées, ce qui donne l’impression d’une figurine taillée d’un
bloc dont une main d’enfant s’emparerait pour la faire marcher, sauter, ou voler.
Le film joue de cette absence de fluidité et de l’usage parfois simultané de techniques
contradictoires pour créer une esthétique unique : dès les premières minutes, on voit ainsi en
FRQWUHSORQJpH XQH DXURUH ERUpDOH PRXYDQWH QRLUH HW GRUpH GDQV OH GRV GH &DUWHU OXLPrPH
placé dans un décor plat et figé en noir et blanc. L’aurore boréale fait partie des phénomènes
optiques naturels qui signalent le seuil du monde fantastique. Pour retranscrire le vertige des sens
décrit plus haut, l’illustrateur joue sur la perspective et les dimensions : un plan large de la cité
montre une architecture étrangement penchée et les rayons du soleil couchant irradient depuis
le contrebas, comme venant du sol. Au-dessus pèse un couvercle de nuages et, encore au-delà,
V¶pWHQGODQXLWpWRLOpHTXLYLHQWjQRXYHDXUDSSHOHUTX¶LOV¶DJLWOjGXPRQGHGHVUrYHV2ILQLW
la cité, où commence le ciel ? Difficile à dire. Ainsi le spectateur peut-il partager le trouble de
Carter face à cette cité fabuleuse qui n’est pas de notre monde.

Fig. 2. Des dimensions multiples (01’35 et 01’37)

6. Toutes les illustrations sont issues du film. Nous remercions Edward Martin III de nous avoir autorisée à les reproduire
ici.

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Ce n’est donc pas par le réalisme ou une débauche d’effets spéciaux que le film cherche à
émerveiller son spectateur. Ses moyens techniques limités ne lui permettent pas de transposer
une prose ciselée à la Lovecraft reposant sur l’accumulation de détails visuels et auditifs, sans
parler des senteurs et des sensations tactiles. En guise de solution, le film cherche paradoxa-
lement à faire de cette faiblesse une force : en suggérant, en esquissant plutôt qu’en montrant,
il évite l’écueil qui consisterait à dépouiller le monde onirique de tout mystère, et laisse à
l’imagination du spectateur le soin de broder sur le canevas ainsi proposé. Ce ne sont pas nos
sens physiques qui sont sur-sollicités, mais notre imaginaire. En transformant le spectateur lui-
PrPHHQLQWHUSUqWHHWGRQFHQWUDGXFWHXUO¶DGDSWDWLRQIDLWSDUWDJHUjFHGHUQLHUODSHUVSHFWLYH
du personnage lovecraftien :

The experience–particularly in 'UHDP 4XHVW […]–is translated through the dreamer-narrator’s mental
apparatus […] Thus our experience seems more remote and less threatening, but the deeper into dream
one goes, the stranger it seems and the more difficult it is to populate with symbols that are a cipher for the
imagination–and the more dangerous it becomes. (Haefele, 2014 : 407)

Pour ajouter à la tâche herméneutique du spectateur, plutôt que de chercher à toute force à
illustrer le récit de manière figurative, Thompson s’appuie sur des symboles forts, ponctuels ou
récurrents : pour représenter la détresse de Carter accablé par la cruauté des dieux, il le dessine
portant une lourde chaîne autour du cou, entouré de mains impérieuses dont l’une tient un éclair
(les dieux de la Terre rappellent ceux de la mythologie classique, ici c’est Zeus qui est évoqué).
L’oppression divine est bien visuellement présente. De surcroît, ce sont des figures sans visage :
il n’y a pas de communication possible avec ces divinités, qui refusent de répondre aux prières
de Carter.

Fig. 3. Le joug des dieux, 01’41

On repère également dans ce plan un symbole qui sera récurrent tout au long du film : la
croix ansée, ou « ânkh7ª/HPRQGHGHVUrYHVHVWXQXQLYHUVGHV\PEROHVjO¶LQVWDUGHVP\WKHV
de la tradition orale, et Thompson n’hésite pas à créer un réseau cohérent à l’échelle du monde

7. Hiéroglyphe, attribut des dieux égyptiens, qui signifie « la vie ».

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 54
fictionnel, donnant à ce dernier son langage propre : « In the symbology of the comic, the cross is
a symbol of the waking world, while the religion of the Dreamlands is that of the ankh8. »
C’est partant de ce postulat qu’il crée sa représentation de l’antagoniste de Carter, le messager
des dieux Nyarlathotep. Dans le récit de Lovecraft, le héros est souvent mis en garde contre cette
entité malveillante, dont le nom (aux sonorités qui rappellent, comme l’ânkh, l’Égypte antique)
constelle le récit comme une litanie. Il est parfois prononcé par d’autres personnages mais est
le plus souvent l’objet des pensées du narrateur, qui craint de tomber entre ses griffes. Une
comparaison vigilante permet de découvrir que dans l’adaptation apparaît un symbole récur-
rent, œil grand ouvert dont la pupille a la forme d’un ânkh, chaque fois que survient le nom de
Nyarlathotep dans le récit de Lovecraft. Ainsi le film s’épargne-t-il la répétition fastidieuse de
dialogues emplis d’avertissements, tout en conservant l’omniprésence de cet ennemi invisible
et pourtant toujours au fait des moindres faits et gestes du héros – en tant qu’œil, il est celui qui
observe, sait et jette des obstacles sur sa route. La forme de la pupille indique que le regard du
GLHXHVWOLPLWpDXPRQGHGHVUrYHVHWF¶HVWG¶DLOOHXUVHQDFFHSWDQWGHVHUpYHLOOHUTXH&DUWHUSDU-
viendra LQH[WUHPLV à lui échapper à la fin de l’histoire.

La mise en voix de la quête initiatique


Le film ne se contente pas de juxtaposer une lecture avec des illustrations sommairement
DQLPpHV3DVVpODVFqQHG¶H[SRVLWLRQHWGqVTXHODTXrWHHOOHPrPHFRPPHQFHOHQDUUDWHXU
disparaît. Il s’agit donc de remettre en dialogue l’ensemble du récit. La première rencontre que
IDLW&DUWHUDXVHXLOGXPRQGHRQLULTXHHVWFHOOHGHGHX[JDUGLHQVSUrWUHVTXLOHFRQVHLOOHQWHW
le mettent en garde. Le texte de Lovecraft se présente sous la forme d’un paragraphe d’un seul
bloc, toutes les répliques étant rapportées au style indirect, de sorte qu’aucune différenciation
n’est faite entre les deux personnages. Le dialogue du film résulte d’une remise au style direct
et force à alterner la distribution des répliques, ainsi qu’il apparaît dans l’extrait reproduit
ci-dessous9.

8. « Dans la symbologie du roman graphique, la croix symbolise le monde de l’éveil, tandis que la religion des Contrées
GX5rYHHVWFHOOHGHO¶kQNKª 7KRPSVRQhttp://mockman.com/the-annotated-dream-quest-2/)
9. En italiques apparaissent les parties lues en voix off par le narrateur, en gras les parties ajoutées ou reformulées. [P1]
HW>3@UHSUpVHQWHQWOHVGHX[SUrWUHV1RXVQ¶DYRQVSDVLQGLTXpOHVWUDQVIRUPDWLRQVJUDPPDWLFDOHVLPSRVpHVSDUOHSDVVDJH
du discours indirect au discours direct (temps verbaux, pronoms personnels, déictiques).

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 55
Texte original Transcript
In light slumber he descended the seventy steps to ,QOLJKWVOXPEHUKHGHVFHQGHGWKHVHYHQW\VWHSVWRWKH
the cavern of flame and talked of this design to the FDYHUQRIIODPHand consulted the priests there.
bearded priests Nasht and Kaman-Thah. And the [P1] It would be the death of your soul. The Great
priests shook their pshent-bearing heads and vowed Ones have shewn already their wish, and that it is not
it would be the death of his soul. They pointed out agreeable to them to be harassed by insistent pleas.
that the Great Ones had shewn already their wish, [P2] Not only has no man ever been to unknown
and that it is not agreeable to them to be harassed by Kadath, but no man has ever suspected in what part
insistent pleas. They reminded him, too, that not only of space it may lie; whether it be in the dreamlands
had no man ever been to unknown Kadath, but no around our world, or in those surrounding some
man had ever suspected in what part of space it may unguessed companion of Fomalhaut or Aldebaran.
lie; whether it be in the dreamlands around our world, [Carter] If in our dreamland, it might conceivably be
or in those surrounding some unguessed companion reached.
of Fomalhaut or Aldebaran. If in our dreamland, it [P1] But only three fully human souls since time
might conceivably be reached; but only three fully began have ever crossed and recrossed the black
human souls since time began had ever crossed and impious gulfs to other dreamlands—
recrossed the black impious gulfs to other dream- [P2] Of that three two have come back quite mad.
lands, and of that three two had come back quite [P1] There are, in such voyages, incalculable local
mad. There were, in such voyages, incalculable local dangers—
dangers; as well as that shocking final peril which [P2] As well as that shocking final peril which gib-
gibbers unmentionably outside the ordered universe, bers unmentionably outside the ordered universe,
where no dreams reach; that last amorphous blight where no dreams reach; that last amorphous blight
of nethermost confusion which blasphemes and of nethermost confusion which blasphemes and
bubbles at the centre of all infinity—the boundless bubbles at the centre of all infinity—the boundless
daemon-sultan Azathoth, whose name no lips dare daemon-sultan—
speak aloud, and who gnaws hungrily in inconceiv- [P1] Stop! no lips dare speak that name aloud.
able, unlighted chambers beyond time, amidst the [P2] True. True. Though we must not speak
muffled, maddening beating of vile drums and the its name, know, Randolph Carter, that it is out
thin, monotonous whine of accursed flutes; to which there, gnawing hungrily in inconceivable, unlighted
detestable pounding and piping dance slowly, awk- chambers—
wardly, and absurdly the blind, voiceless, tenebrous, [P1] Beyond time, Carter, amidst the beating of vile
mindless Other Gods whose soul and messenger is drums and the whine of accursed flutes—
the crawling chaos, Nyarlathotep. (&): 410) [P2] To which pounding and piping dance the gigan-
tic ultimate gods, Carter, whose soul and messen-
ger is the crawling chaos.
[Carter] The crawling Chaos?
[P1] Nyarlathotep.

¬QRXYHDXODSUR[LPLWpHQWUHWH[WHVRXUFHHWWH[WHFLEOHHVWH[WUrPH,OVHUDLWDLVpGHUpWURWUD-
duire ce passage en appliquant simplement les règles conventionnelles du passage d’un type de
discours rapporté à l’autre. Si l’on s’en tient au passage de l’écrit à l’audio, cette transformation
se rangerait donc dans la catégorie des traductions conventionnelles, et non pas inspirationnelles
(selon la terminologie de Gottlieb). Cependant le texte cible n’est pas exempt d’autres transforma-
tions, significatives bien que très ciblées :
– coupes et ajouts : le nom $]DWKRWK apparaît dans l’original au discours indirect, mais le pas-
VDJHDXGLVFRXUVGLUHFWUHQGFHWWHPHQWLRQLPSRVVLEOHVDQVTX¶LO\DLWFRQWUDGLFWLRQDXVHLQPrPH
du récit, puisqu’il s’agit d’un nom tabou. Il est donc l’objet d’une mise en scène au sein du dia-
ORJXHO¶XQGHVSUrWUHVFRXSDQWEUXWDOHPHQWODSDUROHjO¶DXWUHSRXUOHUDSSHOHUjO¶RUGUHPDLVFH
bannissement oral est compensé par la voie visuelle : apparaît une figure tournoyante sur un fond
pWRLOpTXLVHGpIRUPHSHXjSHX/¶HIIHWHVWUHQIRUFpSDUO¶DMRXWG¶XQHSKUDVHOHSUrWUHIDXWLIVH
reprenant en interpellant Carter par son nom : « True. True. Though we must not speak its name,
know, Randolph Carter, that it is out there. » Le nom de Carter est d’ailleurs introduit quatre

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 56
IRLVGDQVOHGLVFRXUVGHVSUrWUHVDILQGHUpLQMHFWHUXQHGLPHQVLRQSKDWLTXHGDQVOHGLDORJXHHWGH
recréer une oralité plus authentique.
– rythme et caractérisation : distribuer les répliques d’un seul paragraphe en les confiant aux
voix de trois personnages permet de mettre en place un jeu de va-et-vient assurant un certain
U\WKPHSRXUPDLQWHQLUO¶DWWHQWLRQGXVSHFWDWHXU/HVGHX[SUrWUHVVHSDUWDJHQWOHWH[WHHQGHV
répliques qui s’enchaînent de plus en plus rapidement, chacun renchérissant à son tour, créant un
effet d’accumulation qui accroît le sentiment de danger et le poids de leur mise en garde. Ils sont,
jWRXVSRLQWVGHYXHVXUODPrPHORQJXHXUG¶RQGHHWYLVXHOOHPHQWVHXOXQHIIHWGHV\PpWULH
DSSOLTXpjXQHVHXOHHWPrPHLOOXVWUDWLRQSHUPHWGHOHVGLIIpUHQFLHUO¶XQpWDQWOHUHIOHWSDUIDLWGH
l’autre. Sur son blog, Thompson indique regretter ne pas avoir donné d’attributs différents aux
GHX[SUrWUHVFHSHQGDQWFHFKRL[UHWUDQVFULWILGqOHPHQWO¶HIIHWSURGXLWSDUOHWH[WHRULJLQDOTXL
rendait les deux figures interchangeables, comme une seule entité bicéphale dont Carter recons-
titue sans peine l’unicité du discours.

)LJ/HVSUrWUHV1DVKWHW.DPDQ7KDK ¶j¶

Représentation d’un monde multilingue


5DQGROSK&DUWHUHVWGqVOHGpSDUWSUpVHQWpFRPPHUrYHXUFKHYURQQpG¶RUHVHWGpMjLQLWLpDX[
mystères du monde onirique, ce qui se traduit notamment dans l’économie du récit par sa maîtrise
GHVODQJDJHVLQGLJqQHV/HV&RQWUpHVGX5rYHVRQWHQHIIHWXQXQLYHUVTXLFRPSWHDXWDQWGHODQ-
gues que de créatures étranges. C’est en sachant traduire et interpréter que l’on peut échapper à
ses dangers, comme lors de la rencontre de Carter avec la communauté des Zoogs, puis des chats
d’Ulthar, et enfin des goules, monstres humanoïdes aux traits canins qui hantent les cimetières et
se nourrissent de cadavres. Ce n’est que parce qu’il les comprend et sait parler leur langue que ces
DQWDJRQLVWHVSRWHQWLHOVGHYLHQQHQWGHVDGMXYDQWVOXLGRQQDQWOHVPR\HQVGHSRXUVXLYUHVDTXrWH

Carter, however, had no fear; for he was an old dreamer and had learnt their fluttering language
and made many a treaty with them […]. Threading now the low phosphorescent aisles between
those gigantic trunks, Carter made fluttering sounds in the manner of the zoogs, and listened
now and then for responses. […] So Randolph Carter thanked the zoogs, who fluttered amicably
and gave him another gourd of moon-tree wine. (&) : 411)

Carter now spoke with the leaders in the soft language of cats, and learned that his ancient
friendship with the species was well known and often spoken of in the places where cats congre-
gate. (ibid. : 423)

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 57
A man he had known in Boston […] had actually made friends with the ghouls and had taught
him to understand the simpler part of their disgusting meeping and glibbering. […] he sent up as
best he might that meeping cry which is the call of the ghoul. Sound travels slowly, so that it was
some time before he heard an answering glibber. But it came at last, and before long he was told
that a rope ladder would be lowered. […] Through patient glibbering he [Carter] made inquiries
regarding his vanished friend. (ibid. : 433)

La représentation du multilinguisme est aisée dans le texte original, puisque tout échange est
traduit par Carter au style indirect, ce qui épargne à Lovecraft la tâche d’avoir à créer de toutes
pièces autant de langages que d’espèces concernées ; Sternberg (1981 : 221-239) a nommé ce pro-
cédé attribution explicite, l’une des quatre stratégies de compromis permettant la représentation
du multilinguisme dans un texte fictionnel. Il s’agit tout simplement de préciser dans la narra-
tion qu’un personnage s’exprime dans une langue inconnue, ce qui permet de ne pas spécifier
laquelle. Les trois autres stratégies sont la reproduction sélective (qui ne conserve que quelques
éléments ciblés à exprimer dans la langue étrangère, par exemple les interjections ou formules
de politesse), la transposition verbale (utilisation d’accents ou de structures syntaxiques qui
évoquent la langue étrangère sous-jacente) et la restriction référentielle (lorsque le récit se limite
à un cadre social monolingue, la question de la représentation d’autres langues ne se posant pas).
/¶XVDJHV\VWpPDWLTXHGXPrPHYHUEHLQWURGXFWHXUSRXUFKDTXHW\SHGHFUpDWXUH flutter, glib
ber) permet au narrateur de donner au lecteur une idée de l’unicité et de l’étrangeté des langages
en question, réduits à des sonorités peu familières – le lecteur ne partage pas l’aptitude de Carter
à décoder ces messages. Le flutter des Zoogs suggère un débit rapide et irrégulier, un brouhaha
chaotique en accord avec leur description – ce sont de petites créatures brunes à la fois curieuses,
veules et agressives, qui rappellent une bande grouillante de rongeurs. Les verbes associés aux
goules sont PHHS et glibber : le premier renvoie par imitation phonétique à un cri animal haut
perché, le second est un mot-valise à mi-chemin entre l’adjectif glib (« à la langue bien pendue »)
et le verbe gibber (« baragouiner »), forme oxymorique qui allie l’aisance oratoire à une expres-
VLRQLQLQWHOOLJLEOH&HWWHK\EULGLWpHVWDSSURSULpHSRXUGHVrWUHVGpFULWVFRPPHGHVKXPDQRwGHV
aux traits canins. Or, la stratégie d’attribution explicite est rendue impossible par le passage inter-
sémiotique de l’écrit à l’audiovisuel :

Attribution allows a series of effects which are unavailable where the language is to be heard rather than
simply described. For instance it permits indeterminacy. […] On screen, as a general rule, a language must
be heard, and therefore specified. (O’Sullivan, 2010 : 30)

La mise en dialogue pose donc ici un problème significatif pour la représentation du monde
fictionnel et laisse aux adaptateurs deux options globales, nuancées ou non par l’utilisation de
l’une des quatre stratégies de compromis mentionnées ci-dessus :

The centrality of dialogue to film brought with it an important question: what language should characters
speak? One obvious choice is that the characters should speak the language which they ‘purport’ to be
speaking, in other words the language of the story world or diegesis. Another, equally obvious, choice is
that the characters should speak the language of their audience, for whom the story is being told. (ibid. : 16)

Le parti pris retenu par le film est celui de l’homogénéisation : toutes les créatures douées de
la parole s’expriment en anglais. Cela se justifie par une économie d’efforts et de moyens, tant
de la part des adaptateurs que des spectateurs : nombre de scènes auraient été problématiques
s’il avait fallu inventer plusieurs langues, puisque des pans entiers de dialogue seraient devenus
incompréhensibles, sauf à leur ajouter des sous-titres. Ce choix est compensé par l’usage de

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 58
bruitages en arrière-plan. Néanmoins, cet affaiblissement de la tension multilingue n’est pas sans
conséquences :
a) Le bestiaire imaginaire de Lovecraft est l’un des ingrédients qui font du monde onirique
un univers non familier pour le lecteur / spectateur ; les créatures sont étrangères à tout ce que
l’on connaît et défient la compréhension humaine. Leur donner une voix humaine réduit cette
inquiétante étrangeté, cette irréductible altérité, surtout lorsqu’ils s’expriment de surcroît dans
le respect des conventions sociales et de la courtoisie : « Take more moonwine, please », disent
poliment les Zoogs. Cette absence de rupture entre le familier et l’étranger est particulièrement
problématique dans la représentation des goules, et notamment celle de l’ami hybride du narra-
teur, Pickman. Homme devenu goule, sa dégénérescence physique se double dans le texte source
d’une perte du langage humain :

There, on a tombstone of 1768 stolen from the Granary Burying Ground in Boston, sat the ghoul
which was once the artist Richard Upton Pickman. It was naked and rubbery, and had acquired
so much of the ghoulish physiognomy that its human origin was already obscure. But it still
remembered a little English, and was able to converse with Carter in grunts and monosyllables,
helped out now and then by the glibbering of ghouls. (&) : 434)

/H UHFRXUV j OD WUDQVSRVLWLRQ YHUEDOH pWDLW SRVVLEOH HW PrPH DSSHOp SDU OH WH[WH VRXUFH TXL
juxtapose les deux langues. L’écriture du dialogue en aurait tenu compte en mâtinant l’anglais
de tournures anormales qui reproduiraient les difficultés de communication décrites ici. Or
Pickman ainsi que toutes les goules qui l’accompagnent parlent un anglais parfait dans le film
– puisque les répliques sont toutes issues du texte source et retranscrites au discours direct. De
plus, aucune déformation ne vient altérer la voix des acteurs afin de traduire leur côté mons-
trueux et l’absence d’organes vocaux véritablement humains. De sorte que l’on ne comprend
pas bien le soulagement de Carter lorsque, ayant obtenu leur aide par nécessité pour s’évader du
monde souterrain, il refuse leur offre de l’accompagner plus avant, rebuté à l’idée de devoir subir
leur présence dérangeante10.
b) Le monolinguisme forcé conduit en outre à certaines impossibilités ou incohérences nar-
ratives, et la maîtrise onirique de Carter apparaît moins impressionnante qu’elle ne le devrait ;
VRQVHXOPpULWHHVWG¶rWUHGpMjYHQXHWGHV¶rWUHOLpDYHFOHVERQQHVSHUVRQQHVSDVG¶DYRLUDFTXLV
une connaissance rare et mystique. (« We know you, dreamer », lui disent les Zoogs ; « Your
friendship with us is well-known », commentent les chats pour justifier pourquoi ils lui viennent
en aide). Lovecraft insiste pourtant dans le texte source sur la difficulté de maîtriser l’inhuma-
nité de ces langages et Carter, malgré son expérience, n’en a qu’une connaissance imparfaite :
« Carter sent up as best he might that meeping cry which is the call of the ghoul. » (ibid. : 433) Il
doit faire preuve d’efforts et de patience pour se faire comprendre (« patient glibbering »). Or, la
communication ne représente jamais une épreuve dans le film : là où le texte source mentionne
« meeping cry », Carter s’écrie très prosaïquement : « Hello! I need help! »
/DPrPHTXHVWLRQVHSRVHDSUqVODEDWDLOOHHQWUHOHV=RRJVHWOHVFKDWV&DUWHUpWDQWVXSSRVp
jouer le rôle d’interprète entre le camp des vainqueurs et des vaincus (« Terms were discussed
at length, Carter acting as interpreter […] » [ibid. : 441]) et se voir remercié par le chef militaire
des chats par l’obtention de mots de passe : « He gave the seeker some passwords of great value
among the cats of dreamland, and commended him especially to the old chief of the cats in

10. « And Carter shook the paws of those repulsive beasts, thanking them for their help and sending his gratitude to the
beast which once was Pickman; but could not help sighing with pleasure when they left. For a ghoul is a ghoul, and at best
an unpleasant companion for man. » (&) : 440)

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 59
Celephaïs. » (&) /DPRQQDLHG¶pFKDQJHGDQVOHV&RQWUpHVGX5rYHHVWELHQODFRQQDLV-
sance du mot juste.
Or nul mot de passe ne sert de clé dans le film. La rencontre avec la doyenne des chats est
le seul épisode du film où Carter s’exprime effectivement dans une autre langue, exemple de
« reproduction sélective », lorsqu’il la salue par une courte phrase dans laquelle l’oreille du spec-
tateur ne distingue que le nom du personnage, et doit en déduire logiquement qu’il se présente.
Son interlocutrice réplique immédiatement en anglais, bien qu’elle valide la maîtrise linguistique
du héros d’un air approbateur : « Your diction is excellent… for a human », répond-elle. On
UHJUHWWHUDTXHOHVVRQRULWpVGHFHODQJDJHQ¶DLHQWULHQGHPLDXODQWRXGHURQURQQDQWQLPrPH
de particulièrement « doux » pour rappeler « the soft language of cats », mais au moins Carter
démontre-t-il ici la connaissance initiatique acquise au cours de ses précédentes expéditions
oniriques.
&HQ¶HVWKpODVSOXVOHFDVORUVG¶XQHVFqQHFOpR&DUWHUIDLWGHV0DLJUHV%rWHVGHOD1XLW
monstres auparavant hostiles, des alliées, à nouveau à l’aide d’un mot de passe :

Awaked to the fact that he was in the cold, damp clutch of the faceless flutterers, Carter remem-
bered the password of the ghouls and glibbered it as loudly as he could amidst the wind and
chaos of flight. Mindless though night-gaunts are said to be, the effect was instantaneous; for all
tickling stopped at once, and the creatures hastened to shift their captive to a more comfortable
position. Thus encouraged, Carter ventured some explanations; telling of the seizure and torture
of three ghouls by the moon-beasts, and of the need of assembling a party to rescue them. The
night-gaunts, though inarticulate, seemed to understand what was said; and shewed greater
haste and purpose in their flight. (ibid. : 466)

/¶XQHGHVFDUDFWpULVWLTXHVSULQFLSDOHVGHV0DLJUHV%rWHVGHOD1XLWHVWOHXUPLQGOHVVQHVV : ces
créatures de cauchemars sont étrangères à toute réflexion et à toute logique humaine. C’est parce
TX¶HOOHVVRQWLPSUpYLVLEOHVHWLQFRPSUpKHQVLEOHVTX¶HOOHVVRQWGHVrWUHVWHUULILDQWVeWDEOLUODFRP-
PXQLFDWLRQUHSUpVHQWHGRQFXQHpSUHXYHHWXQHSURJUHVVLRQVLJQLILFDWLYHGDQVODTXrWHLQLWLDWLTXH
de Carter et le mot de passe est une clé indispensable pour franchir la muraille linguistique. Il ne
s’agit pas de trouver les « bons » mots en faisant appel à la logique, fût-ce une logique étrangère,
pour les rallier diplomatiquement à sa cause, mais de faire appel au pouvoir sacré de la parole
par une formule à l’effet « instantané », surmontant donc l’absence d’esprit des créatures. Nous
sommes dans le P\WKRV plus que dans le logos.
Or le film ignore cette étape essentielle et ne reproduit que les explanations et telling men-
tionnés dans le texte original : « Night-gaunts! Listen to me! There are servants of Nyarlathotep
on the surface. I know you serve Nodens. I’ll help you. They’re torturing ghouls! » Carter se
contente d’interpeller les créatures et c’est par un argument logique quelque peu simpliste du
type « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » qu’il inverse leur attitude à son égard et en fait des
alliées. Ce sont les monstres qui décodent et comprennent la langue et la logique humaines, et
non l’inverse. La possibilité de négocier pour les infléchir amoindrit l’angoisse qu’ils suscitent et
le pas significatif fait par Carter sur le plan initiatique.

/¶DGDSWDWLRQ©DXFDUUpªHIIHFWXpHLFLGXWH[WHjO¶LPDJHHWGHO¶LPDJHjO¶pFUDQVHYHXWH[WUr-
mement fidèle à son original, dont elle suit scrupuleusement le déroulement narratif et cherche
à retranscrire l’ambiance à la fois merveilleuse et angoissante. Ses moyens techniques minima-
listes poussent à proposer des solutions originales stimulant l’imagination du spectateur, ainsi
invité à compléter par l’imagination le processus d’animation partiel et à repérer au sein des illus-
trations les symboles forts récurrents constituant la toile de fond expressive du récit filmique.

Palimpsestes 30 – 4XDQGOHVVHQVIRQWVHQV7UDGXLUHOH©WH[WHª¿OPLTXH 60
Paradoxalement, l’écriture saturée est ici traduite par un texte filmique « à trous », ou, pour
reprendre les mots d’Umberto Eco, « un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir » (1985 :
63), qui compte sur la collaboration d’un Spectateur Modèle actif et conscient de son rôle à qui il
laisse « l’initiative interprétative » (ibid. : 64).
En cela il s’adresse avant tout à un public de fans ayant une connaissance préalable de l’œuvre
adaptée. Lorsqu’est envisagé un Spectateur Modèle sans connaissance préalable aucune, ce qui
ne lui permet pas de contextualiser le récit sans apport extérieur, une adaptation court le risque
de vouloir tout dire, tout montrer, tout expliquer, afin de s’assurer de ne pas perdre son public en
fournissant toutes les informations dans son environnement immédiat. La narration peut ainsi
se voir noyée dans des explications de fond. Dans le cas qui nous intéresse, voilà qui justifie
SHXWrWUHODGLVSDULWLRQSUHVTXHWRWDOHGHODGLPHQVLRQPXOWLOLQJXHODPLVHHQLPDJHVDpWpSUH-
mière, venue en amont lors de l’adaptation visuelle au format du roman graphique. Elle sert tout
naturellement à compenser la réduction du texte par la création d’un réseau de symboles visuels,
FRPPHDXWDQWGHFOLQVG¶°LODXVSHFWDWHXUORYHFUDIWLHQDYHUWL&¶HVWFHWDVSHFWGHODTXrWHKHUPp-
neutique de Carter qui a été privilégié aux dépens de son initiation linguistique, la mise en voix
étant venue en second lieu lors de l’adaptation audiovisuelle. Au spectateur déjà focalisé sur un
déchiffrage visuel complexe, on aura sans doute préféré épargner l’effort cognitif trop important
engendré par une confrontation répétée à plusieurs langues.
Cette adaptation lutte pour donner une nouvelle perception de Lovecraft à l’écran et dépas-
ser l’image établie jusque-là par la tradition – image réduite à quelques ingrédients superficiels
relevant avant tout du genre horrifique (monstres tentaculaires, cultistes fanatiques, grimoires
interdits, etc.). Lovecraft n’étant plus que « démons » sans merveilles, devenu familier dans le
SD\VDJHIDQWDVWLTXHGHO¶LPDJLQDLUHFROOHFWLILOVHSUrWHSOXVDXGpWRXUQHPHQWHWjODSDURGLHDX
recyclage des recettes et des éléments les plus connus. On suit les sentiers balisés d’une œuvre
GpVHQFKDQWpH2QVDLWDYDQWPrPHGHOHSHUFHYRLUFHTXLYDVXUJLUDXGpWRXUGXSODQ$ILQTXHOHV
VHQVGXVSHFWDWHXUSXLVVHQWGHQRXYHDXrWUHIUDSSpVVXEMXJXpVLOIDOODLWOHXUSURSRVHUG¶DUSHQWHU
des voies non cartographiées et ouvrir de nouvelles zones de l’œuvre à l’exploration. Ne sont
donc traduits que les fragments les plus saillants, raccordés ensuite entre eux par une narration
établissant des liens logiques qui permettent au spectateur de ne pas se perdre au sein de l’archi-
pel ainsi dessiné. En cela, le processus de traduction audiovisuelle semble effectuer un travail de
« suture » similaire au montage au sein d’une séquence filmique, qui use de raccords répondant
à un ensemble de règles codifiées (enchaînement des plans, champ-contrechamp, etc.) afin de
préserver le spectateur de l’impression de discontinuité créée par le passage d’un plan à l’autre.
L’adaptation libre met donc en évidence la constitution du texte filmique comme ancré dans
un corps audiovisuel recomposé, à l’instar d’un monstre de Frankenstein dont les organes, d’ori-
gines variées, restent identifiables, voire familiers, bien que traduits – transformés puis recousus.
Mais la créature, une fois animée, c’est-à-dire amenée à la vie, sera perçue en tant qu’entité nou-
velle et unique, permettant de la redécouvrir sous un visage jusque-là inconnu.
L’écran propose un tel miroir. La traduction des signes écrits en signes sonores et visuels,
combinés pour former un nouveau langage multisensoriel, permet de compléter l’expérience
onirique et de rendre justice aux merveilles figurées dans l’œuvre lovecraftienne. En ce sens, elle
UpSRQGDX©EHVRLQªGHO¶°XYUHG¶rWUHWUDGXLWHWHOTX¶LGHQWLILpSDU%HUPDQODWUDGXFWLRQOXLSHU-
mettant « de resurgir, toute juvénile, dans le miroir d’une langue étrangère, pour pouvoir offrir
aux lecteurs de sa langue maternelle son visage de merveille, c’est-à-dire son visage d’œuvre tout
court » (1995 : 107).

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Bibliographie

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Filmographie

Corpus
7KH 'UHDP4XHVW RI 8QNQRZQ .DGDWK, dir. et scénario Edward Martin III, 2003, Guerrilla
Productions & Hellmedia, 1 h 40.

Films cités
5HDQLPDWRU, dir. Stuart Gordon, scénario Stuart Gordon, William J. Norris & Dennis Paoli, 1985,
Re-animator Productions & Empire International Pictures, 1 h 44.
)URP %H\RQG, dir. Stuart Gordon, scénario Dennis Paoli, 1986, Empire International Pictures,
1 h 20.
7KH8QQDPDEOH, dir. et scénario Jean-Paul Ouellette, 1988, Vidmark Entertainment, 1 h 36.
7KH8QQDPDEOH,,±7KH6WDWHPHQWRI5DQGROSK&DUWHU, dir. et scénario Jean-Paul Ouellette, 1992,
Prism Entertainment Corporation (VHS) & Lions Gate Films Home Entertainment (DVD), 1 h 44.
Dagon, dir. Stuart Gordon, scénario Dennis Paoli, 2001, Filmax Original & Lions Gate
Entertainment, 1 h 38.
,QQVPRXWK/HJDF\, dir. et scénario Edward Martin III, 2004, Guerrilla Productions & Hellmedia,
10 min.
7KH6WDWHPHQWRI5DQGROSK&DUWHU, dir. et scénario Edward Martin III, 2005, Guerrilla Productions
& Hellmedia, 12 min.
7KH &DOO RI &WKXOKX, dir. Andrew Leman, scénario Sean Brannye, 2005, The H.P. Lovecraft
Historical Society, 47 min.
7KH:KLVSHUHULQ'DUNQHVV, dir. Sean Branney, scénario Sean Branney & Andrew Leman, 2011,
The H.P. Lovecraft Historical Society, 1 h 44.

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