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u are so precious to me

Texte d’application n° 5

Je me résolus à prendre un habit de cavalier, persuadé que sous cette forme je ne pouvais
manquer de parvenir à quelque poste honnête et lucratif (…). J’appelai les valets (…) et ne leur
donnai point de repos qu’ils ne m’eussent fait venir un fripier. J’en vis bientôt paraître un qu’on
m’amena. Il était suivi de deux garçons qui portaient chacun un gros paquet de toile verte. Il
me salua fort civilement, et me dit : Seigneur cavalier, vous êtes bien heureux qu’on se soit
adressé à moi plutôt qu’à un autre. Je ne veux point ici décrier mes confrères ; à Dieu ne plaise
que je fasse le moindre tort à leur réputation ! mais, entre nous, il n’y en a pas un qui ait de la
conscience ; ils sont tous plus durs que des juifs. Je suis le seul fripier qui ait de la morale. Je me
borne à un profit raisonnable ; je me contente de la livre pour sou, je veux dire, du sou pour livre.
Grâces au ciel, j’exerce rondement ma profession.
Le fripier, après ce préambule, que je pris sottement au pied de la lettre, dit à ses garçons de
défaire leurs paquets. On me montra des habits en toutes sortes de couleurs. On m’en fit voir
plusieurs de drap tout uni. Je les rejetai avec mépris, parce que je les trouvai trop modestes ; mais
ils m’en firent essayer un qui semblait avoir été fait pour ma taille, et qui m’éblouit, quoiqu’il fût
un peu passé. C’était un pourpoint à manches tailladées, avec un haut-de-chausses et un manteau,
le tout de velours bleu et brodé d’or. Je m’attachai à celui-là, et je le marchandai. Le fripier, qui
s’aperçut qu’il me plaisait, me dit que j’avais le goût délicat. Vive Dieu ! s’écria-t-il, on voit bien
que vous vous y connaissez. Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands seigneurs
du royaume, et qu’il n’a pas été porté trois fois. Examinez-en le velours ; il n’y en a point de plus
beau ; et pour la broderie, avouez que rien n’est mieux travaillé. Combien, lui dis-je, voulez-vous
le vendre ? Soixante ducats, répondit-il ; je les ai refusés, ou je ne suis pas honnête homme.
L’alternative était convaincante. J’en offris quarante-cinq ; il en valait peut-être la moitié.
Seigneur gentilhomme, reprit froidement le fripier, je ne surfais point ; je n’ai qu’un mot. Tenez,
continua-t-il en me présentant les habits que j’avais rebutés, prenez ceux-ci ; je vous en ferai
meilleur marché. Il ne faisait qu’irriter par là l’envie que j’avais d’acheter celui que je
marchandais : et comme je m’imaginai qu’il ne voulait rien rabattre, je lui comptai soixante
ducats. Quand il vit que je les donnais si facilement, je crois que, malgré sa morale, il fut bien
fâché de n’en avoir pas demandé davantage. Assez satisfait pourtant d’avoir gagné la livre pour
sou, il sortit avec ses garçons, que je n’avais pas oubliés.
J’avais donc un manteau, un pourpoint et un haut-de-chausses fort propres. Il fallut songer au
reste de l’habillement ; ce qui m’occupa toute la matinée. J’achetai du linge, un chapeau, des bas
de soie, des souliers et une épée ; après quoi je m’habillai. Quel plaisir j’avais de me voir si bien
équipé ! Mes yeux ne pouvaient, pour ainsi dire, se rassasier de mon ajustement. Jamais paon n’a
regardé son plumage avec plus de complaisance.
Lesage, Histoire de Gil Blas de Santillane, 1735

• Présentation du texte (contexte et genre littéraires) :

Conformément à notre tradition, commençons ce cours par un bref aperçu théorique et


historique du texte à étudier.
Il s’agit d’un extrait de l’Histoire de Gil Blas de Santillane qu’Alain-René Lesage acheva de
publier en 1735. C’est un roman d’inspiration picaresque.
Le récit picaresque a fait son apparition dans le paysage littéraire espagnole dans la
deuxième moitié du XVI° siècle. Les textes fondateurs en sont : La Vie de Lazarillo de Tormes
publié anonymement en 1554 et La vie de Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán (1599).
L’émergence de ce type de récit est le fruit des soubresauts politiques et économiques qui ont
secoué la société de l’époque. En effet, bien que l’Espagne ait pu accéder au statut d’empire
colonial, grâce aux expéditions ou explorations géographiques – notamment, la découverte du
Nouveau Monde par Christophe Colomb, sous la houlette de Ferdinand et d’Isabelle – il a vécu
de véritables secousses sociales. Car les richesses drainées par ces expéditions ne profitaient
qu’aux plus riches, ce qui a favorisé l’apparition de deux couches sociales : les nantis et les
miséreux. Le récit picaresque est le cri indigné d’un marginal, un gueux de naissance médiocre
et à la condition sociale fortement précaire. Ce dernier raconte ses aventures – ou
mésaventures –, après repentir et conversion. C’est pourquoi son discours s’apparente à une
confession.
Lors de ses aventures, le picaro use de tous les moyens pour s’offrir une situation respectable
et un statut décent. Aussi multiplie-t-il les ruses et les stratagèmes. Son désir de parvenir repose
essentiellement sur le thème de l’anti-honneur : le lecteur se trouve, dès lors, en présence d’un
menteur dévergondé, un voleur sans foi ni loi. Toutefois, dans le récit, censé être écrit après
coup, le personnage-narrateur essaie de justifier son comportement en inculpant la société qui
l’a marginalisé.
Le récit picaresque tient, de par sa structure, du roman d’apprentissage, à cette exception
près que le parcours du picaro ne débouche quasiment sur rien. Donc, Si apprentissage il y a,
c’est seulement sur le plan religieux : le personnage découvre Dieu et écrit sa confession pour se
racheter.

• Pistes à explorer et questions préliminaires :

• Lisez attentivement le texte. Laissez-vous d’abord imprégner par son atmosphère


particulière. Soyez sensibles aux sonorités des mots, à la syntaxe des propositions, à la
particularité du vocabulaire, aux temps et aux modes verbaux mis en œuvre…
• Relevez les champs lexicaux dominants et considérez les connecteurs et les liens entre
propositions et phrases. Commentez leur présence et, surtout, leur absence.
• Dites en quoi l’échange entre les personnages tourne en faveur du fripier et en quoi ce
dernier réussit à persuader le personnage-narrateur.
• Analyser les adjectifs, les adverbes et l’ensemble des procédés descriptifs.
• Peut-on affirmer que le narrateur met à distance le personnage qu’il fut ? Dans quelle
mesure, l’ironie et l’autodérision contribuent-t-elle à cette mise à distance ?

• Commentaire :

Ce texte narratif déploie divers procédés afin de rendre compte d’une scène particulièrement
triviale. Le thème du marchandage s’allie à la présence d’un personnage-type, le fripier, qui use
et abuse de la rhétorique de la ruse pour duper un personnage-narrateur niais et crédule. C’est
donc un sujet digne d’une intrigue de comédie d’autant plus que le passage prête aisément à
rire.
Projet de lecture : comment le comique dénonciateur participe-t-il à la mise à distance du moi
personnage ?

• Une brève comédie :

Préliminaires :
Le thème du passage est très significatif. Le marchandage n’a rien à voir avec, par exemple,
les thèmes sublimes de la tragédie ou d’autres écrits classiques (pour mieux saisir la différence
des registres, voir les textes déjà étudiés, Les Aventures de Télémaque de Fénelon ou les
Tragiques d’Aubigné). Le contraste est d’autant plus flagrant qu’on vient à peine de quitter le
Grand Siècle et ses mœurs par trop puritaines.
Il s’agit d’une séquence quasi autonome : elle fait partie d’un récit picaresque dont le schéma
narratif est peu solide. En effet, le roman picaresque, d’après une expression célèbre d’un
éminent critique, se caractérise par « sa structure lâche mais rythmée ». Rythmée, bien
entendu, par la seule présence du personnage principal, le picaro.

• Scène : temps du récit et temps de l’histoire

L’ordre de la narration : le narrateur rapporte les faits dans l’ordre où ils se sont produits. On
en déduira que l’entreprise narrative nous épargne tout retour en arrière et toute projection
dans le futur. Aucune analepse ni aucune prolepse ne viennent modifier la perception que nous
avons des événements. Tout se passe comme si l’on suivait, en temps réel pour ainsi dire, le
déroulement des actions.
La vitesse et le rythme de la narration : la scène fait coïncider le temps de l’histoire et celui
de la narration. La succession des actions et des répliques témoigne de cette parfaite
correspondance. Le narrateur s’attarde sur cet épisode qu’il rapporte avec la plus extrême
minutie. L’on peut envisager un parallèle avec le reste de l’œuvre, dont les faits et les séquences
de vie racontées s’étaleraient, du point de vue de la réalité, sur plusieurs années ; pourtant, ils
sont relatés dans un nombre relativement court de pages. Ici, une rencontre, un marchandage
qui pourrait, à la limite, prendre quelques heures, est rapporté dans une trentaine de lignes.
Le mode singulatif : le narrateur raconte une seule fois ce qui s’est produit une seule fois ;
nous sommes en présence d’une scène dynamique. Ce choix technique accentue le dynamisme
du texte et produit un effet comique indéniable.

• Le dialogue et les didascalies :

Le récit fait la part belle au discours rapporté, direct, indirect et indirect libre. Les longues
tirades du fripier, timidement interrompue par la réplique orpheline du personnage-narrateur,
ne tardent pas à se superposer à l’agitation du début, provoquée par les actions des valets et
des autres personnages secondaires et muets. Les pensées du narrateur, traduites sur le mode
du discours indirect libre, « Quel plaisir j’avais de me voir si bien équipé ! », peut très bien
correspondre à un aparté théâtral. Le discours rapporté met en place une atmosphère digne
d’une comédie.
Il existe de même une composante descriptive non négligeable. Elle sert à planter le décor de
la scène et à nourrir le spectacle d’un complément d’information. C’est ainsi qu’on peut
analyser le soin apporté, par le narrateur, à la description minutieuse de l’habit objet du
marchandage. On y joindra les adverbes de manière qui servent à commenter les actions et les
réactions des deux protagonistes. Ils équivaudraient, à bien des égards, aux didascalies
théâtrales : « civilement », « froidement », « sottement »…

• Les verbes d’action et la vitesse des propositions et des phrases

Le mode du « montrer » l’emporte sur le mode du « raconter » dans le texte. En effet,


l’emploi massif des verbes d’action et la succession rapide des propositions et des phrases
témoignent de l’existence d’une facture dramatique indéniable. La scène se construit à travers
la mise en évidence des gestes et des actions successifs des personnages : « J’appelai les
valets », « qu’on m’amena », « Il me salua », « On me montra des habits », On m’en fit voir »,
« Je les rejetai »… De plus, l’intervalle quasi nul entre la cause et l’effet dans la plupart des
phrases confère un dynamisme certain au texte. Le narrateur semble vouloir s’effacer pour
laisser voir le déroulement des actions comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre.
• L’effet de comique

C’est un texte qui fait rire. Des procédés sont mis en œuvre pour créer cet effet. Ainsi en est-
il de cette prétérition du fripier : « Je ne veux point ici décrier mes confrères ; à Dieu ne plaise
que je fasse le moindre tort à leur réputation ! mais, entre nous, il n’y en a pas un qui ait de la
conscience ; ils sont tous plus durs que des juifs. » et de l’épanorthose : « je me contente de la
livre pour sou, je veux dire, du sou pour livre. ».
Le fripier se livre à la mystification du personnage-narrateur, par trop naïf, et rehausse par là
l’effet de comique : les apostrophes, « Seigneur cavalier » ou « Seigneur gentilhomme », l’éloge
trompeur, l’exclamation et la fausse admiration « Le fripier, qui s’aperçut qu’il me plaisait, me dit
que j’avais le goût délicat. Vive Dieu ! s’écria-t-il, on voit bien que vous vous y connaissez.
Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands seigneurs du royaume, » sont autant
d’éléments que le fripier déploie pour duper sa victime.

• La rhétorique du fripier ou les ruses d’un fripon :

• La volubilité :

Le fripier maitrise les moyens de persuasion qui lui servent d’attrape-nigauds. Il s’illustre par
sa loquacité. Ces tirades font preuve d’une rhétorique extrêmement rôdée ; celle-ci ne laisse
point de répit au personnage-narrateur qui, finalement, n’a d’alternative que d’acquiescer.
L’excès de volubilité du fripier transparaît dans le déferlement spectaculaire des propositions et
des phrases. En particulier, au niveau du premier paragraphe, les liens entre les propositions et
les phrases disparaissent et la juxtaposition syntaxique prend le dessus sur les autres structures
phrastiques. On peut, à ce propos, évoquer le phénomène de la parataxe et de l’asyndète :
« Seigneur cavalier, vous êtes bien heureux qu’on se soit adressé à moi plutôt qu’à un autre. Je
ne veux point ici décrier mes confrères ; à Dieu ne plaise que je fasse le moindre tort à leur
réputation ! mais, entre nous, il n’y en a pas un qui ait de la conscience ; ils sont tous plus durs
que des juifs. Je suis le seul fripier qui ait de la morale. Je me borne à un profit raisonnable ; je
me contente de la livre pour sou, je veux dire, du sou pour livre. ». Mis à part l’unique
conjonction de coordination du segment, à savoir « mais », aucun autre mot de liaison ne vient
expliciter le rapport logique entre les phrases et les propositions, comme si le fripier avait
l’intention de brouiller la compréhension de son interlocuteur, afin de mieux le berner. Nous
sommes face à la figure typique du charlatan dont l’arme fatale consiste en une abondance de
l’expression.
Toutefois, cette verve souffre des limites dans la mesure où le fripier s’embrouille dans ses
propos (voir, plus haut, la figure de l’épanorthose).

• La modalité jussive et les fonctions sujet / complément :


À l’asyndète et à la structure paratactique qui forcent le personnage-narrateur à coopérer,
s’ajoute la modalité jussive qui témoigne de la forte maitrise de l’échange par le fripier :
« Apprenez que cet habit a été fait pour un des plus grands seigneurs du royaume »,
« Examinez-en le velours. », « Avouez que rien n’est mieux travaillé. ». L’impératif, associé à une
politesse visiblement feinte, est la preuve que le personnage narrateur est à la merci de la verve
du fripier. Ce dernier se permet d’exercer une certaine ascendance sur son interlocuteur en
anticipant magistralement les réactions et les réponses de celui-ci.
Au point de vue des pronoms personnels, le fripier semble maîtriser la situation. Il est placé
en tête du deuxième paragraphe, supplantant par là le « je » qui entame le premier. De même,
la première personne, qui renvoie au narrateur, est souvent mise en position de complément
d’objet ou figure dans des constructions causatives du type « ils m’en firent essayer ».

• L’instrumentalisation du lexique moral et l’effacement verbal du personnage-narrateur

Face à la rhétorique du fripier, le personnage-narrateur est en proie à l’effacement verbal.


Passif, les pronoms le désignant sont en position de complément d’objet dans les passages où le
fripier est présent. Ce dernier est conscient de la crédulité du narrateur, c’est pourquoi il a
recours au discours éthique qu’il exploite abusivement. Le champ sémantique de la morale :
honnête, morale…, et le serment d’honnêteté « je les ai refusés, ou je ne suis pas honnête
homme » sont autant d’arguments que le charlatan instrumentalise pour envelopper sa
scandaleuse exigence pécuniaire. Il vide le contenu moral de sa substance, au cours d’une
démarche rappelant, à bien des égards, celles des sophistes.
La naïveté et l’étourderie du narrateur transparaît dans la quasi absence d’intervalle entre la
résolution et sa mise en exécution. C’est un personnage qui se définit par ses
mouvements quasi machinaux, comme s’il était sous hypnose. Ses gestes sont de simples
réactions à la logique persuasive du fripier (« je les donnai si facilement »). La seule réplique du
personnage se réduit à un simple ressort du discours du fripier.

• L’autodérision : ironie et distanciation

• Le dédoublement énonciatif :

La dichotomie discours/ récit permet d’éclairer le dédoublement énonciatif à l’œuvre dans le


texte. Ainsi, les temps verbaux rendent possible la distinction entre temps de l’histoire et temps
de l’énonciation. Considérons l’exemple suivant : « Quand il vit que je les donnais si facilement,
je crois que, malgré sa morale, il fut bien fâché de n’en avoir pas demandé davantage ». Ici, la
seule occurrence, dans le texte, du présent de l’indicatif « je crois » rappelle le décalage existant
entre le narrateur et le personnage qu’il était. Ce présent de discours renferme un commentaire
du narrateur, désormais conscient de la supercherie dont il s’était « sottement » rendu victime.

• La reprise distanciative :

Une véritable mise à distance se fait jour à travers les propos du narrateur. En effet, il
s’amuse à reprendre, pour mieux les mettre à distance, les paroles du fripier, en créant ainsi un
jeu indéniable d’écho : « je me contente de la livre pour sou, je veux dire, du sou pour livre.»,
« Assez satisfait pourtant d’avoir gagné la livre pour sou. » Ces deux segments prennent place à
des endroits similaires, en conclusion de paragraphes. Ils semblent se donner la réplique et
créer un effet de miroir. La reprise est distanciative dans la mesure où le narrateur se montre
désormais plus lucide. Il a compris, après coup, l’étendue de la machination dont il a fait l’objet.

• L’ironie : (dénoncer, en la tournant en dérision, sa propre crédulité)

Le narrateur lucide s’en prend notamment au personnage qu’il fut. Un portrait peu reluisant
émerge en filigrane : l’adverbe « sottement » dans « que j’ai pris sottement à la lettre »
témoigne d’une mise à distance irrémédiable. La lucidité actuelle ironise sur l’aveuglement de
jadis. L’autodérision trouve son expression la plus imagée dans la comparaison avec le paon :
« Jamais paon n’a regardé son plumage avec plus de complaisance ! ». Cette comparaison
succède à la modalité exclamative qui accentue la mise à distance. Elle met l’accent sur le
caractère niais et l’aspect ridicule du personnage picaresque, victime des ses illusions. Pour s’en
convaincre, référons-nous à Hugues Fouilloy, De avibus, dernier quart du XIIe siècle, Troyes,
Médiathèque de l'Agglomération, ms. 177, fol. 158v. introd. et trad. Rémy Cordonnier, Paris,
Phénix Éditions, 2004 : « Le paon a une voix effrayante, une démarche naturelle, une tête de
serpent, et la poitrine couleur saphir. De plus, sur ses ailes, il a comme des plumes roussâtres. Il
a aussi une longue queue, et, pourrait-on dire, comme couverte d'yeux. […] Note aussi que le
paon, lorsqu'il est admiré, dresse sa queue, car le prélat avide de gloriole élève son esprit sous
les louanges des flatteurs. Il arrange ses plumes de manière recherchée, parce qu’il est certain
que tout ce qu'il fait est bien ordonné. Mais quand cependant il relève sa queue, il dévoile en
même temps son croupion : ainsi, la noblesse [d’âme] méprise la louange. Le paon devrait donc
garder sa queue baissée, et le maître agir avec humilité » On inférera donc de cette
interprétation péjorative que l’intention du narrateur consiste à se débarrasser définitivement
de l’homme naïf et crédule qu’il était. La fin du texte qui s’apparente à une chute – comme dans
une nouvelle – rehausse le comique de la scène, tout en assumant pleinement sa fonction
exorcisante.

En définitive, l’analyse stylistique du texte de Lesage nous aura révélé la naïveté d’un
personnage et la lucidité d’un narrateur, à travers la mise en place d’une stratégie énonciative à
fonction distanciative. Le narrateur, désormais conscient et lucide, s’évertue à tenir 0 distance
sa crédulité d’antan. Il s’emploie à tourner en dérision, d’une part, le fripier et sa morale biaisée
et, d’autre part, le personnage qu’il fut et sa niaiserie exaspérante. L’autonomie relative de la
séquence, qui peut se lire comme une brève comédie, devient ainsi le lieu d’une dénonciation
de la bêtise humaine et de l’imposture sociale.

• Pour préparer le prochain cours


Vous proposerez un plan détaillé de commentaire stylistique du texte ci-dessus. ( Travail noté
dans le cadre du contrôle continu).
Les travaux doivent me parvenir, par courrier électronique, avant 23 heures du dimanche 29
mars 2020. Passé ce délai, le travail ne sera pas accepté. Bon courage et au plaisir de vous
revoir très prochainement.
aissachahlal@gmail.com
Texte d’application n° 5

La crue et les pluies, qui avaient déjà fait deux mille sans-abri dans la ville, emportèrent,
avec bien d’autres choses, l’enceinte ouest de la prison. Plusieurs cellules étaient béantes, et le
capitaine avait placé des sentinelles sur le toit pour empêcher leurs occupants de s’enfuir. Nous
les entendions maintenant aller et venir sur nos têtes, entre les nids de cigognes, bâillant et
battant le briquet. La nuit était tombée. Le capitaine tripotait sa radio pour accrocher Bakou ;
Thierry dessinait sous l’ampoule nue suspendue à son fil ; je feuilletais la Bible de l’Assyrien et
le temps ne me durait pas. L’envie de rester coincé ici assez pour lire ce livre attentivement, de
bout en bout, et voir éclore ce prodigieux printemps, m’effleura même une ou deux fois.
L’Ancien Testament surtout, avec ses prophéties tonnantes, son amertume, ses saisons lyriques,
ses querelles de puits, de tentes, de bétail, et ses généalogies qui tombent comme grêle, était à sa
place ici. Quant aux Évangiles, ils retrouvaient dans ce contexte la vertigineuse témérité dont
nous les avons si bien dépouillés, mais la Charité avait du mal à s’incarner, et l’oubli des
offenses restait décemment dans l’ombre. Il n’y avait guère que les comparses : ceinturions,
publicains, ou Marie-Madeleine, à se détacher nettement. Et le Golgotha, inéluctable. Tendre la
joue gauche à qui frappe la droite n’est pas l’usage à Mahabad où pareille méthode ne peut
mener qu’à une fin misérable. Si le Christ revenait ici, certainement, comme en Galilée, les
vieillards garniraient la fourche des arbres pour le regarder passer, parce que les Kurdes ont le
respect du courage… puis les ennuis surgiraient sans tarder. Il en irait d’ailleurs partout de
même : recrucifié, et promptement. Peut-être, dans nos pays raisonnables qui redoutent autant les
martyrs que les prophètes, se contenterait-on de l’enfermer ; peut-être même tolérerait-on qu’il
subsiste, parlant dans les jardins publics ou publiant à grand-peine et dans l’indifférence un tout
petit journal.

Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Paris, La Découverte, collection « La


Découverte, Poche/Littérature et voyages », n° 402. pp. 183-184.

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