Vous êtes sur la page 1sur 18

Présence Francophone: Revue internationale de langue et de

littérature
Volume 65
Number 1 Du texte au(x) texte(s) Dynamiques Article 4
littéraires et filmiques au Maghreb

12-1-2005

La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit d’Abdellatif Laâbi :


du théâtral au filmique dans un roman-poème
Lucia Trifu
Queen’s University

Follow this and additional works at: https://crossworks.holycross.edu/pf

Part of the African History Commons, African Languages and Societies Commons, African Studies
Commons, Fiction Commons, French and Francophone Language and Literature Commons, and the Other
Theatre and Performance Studies Commons

Recommended Citation
Trifu, Lucia (2005) "La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit d’Abdellatif Laâbi : du théâtral au
filmique dans un roman-poème," Présence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature:
Vol. 65 : No. 1 , Article 4.
Available at: https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4

This Dossier is brought to you for free and open access by CrossWorks. It has been accepted for inclusion in
Présence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature by an authorized editor of CrossWorks.
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
32

Lucia TRIFU
Queen’s University

La poétique transgénérique de L’œil et la nuit


d’Abdellatif Laâbi : du théâtral au filmique dans
un roman-poème

Résumé : L’étude propose une nouvelle interprétation du roman-poème d’Abdellatif


Laâbi, signalant un   e écriture où les frontières du scripturaire sont démontées, où
de nouvelles affinités se tissent entre écriture, spectacle, théâtre, cinéma visant
la récupération du corps culturel maghrébin et une redéfinition de la subjectivité
postcoloniale.

Abdellatif Laâbi, corrida, écriture transgénérique, jeu, mise en scène, spectacle,


théâtre, langage cinématographique

L a présente étude explore le roman-itinéraire L’œil et la nuit de


l’écrivain marocain Abdellatif Laâbi, récit qui se fait « corrida »
(Laâbi, 1969 : 36), « scène de théâtre » (60) ou « cinéma néo-
réaliste » (68) en invitant à cerner dans sa texture des dispositifs
filmiques et spectaculaires. Notre démarche est ainsi une nouvelle
interprétation du texte laâbien, qui tente de mettre en lumière
des aspects inédits, jamais signalés jusqu’à présent, quant aux
dimensions plastiques et performatives de cet écrit. L’adjectif
« performatives », utilisé ici, renvoie à l’anglais to perform, c’est-à-
dire à « jouer », à « interpréter », l’acte, le geste ayant une valeur
par lui-même. On pourra ensuite mesurer l’importance de la
performance pour la récupération de la subjectivité postcoloniale,
car la reconquête du corps, du mental, de la personnalité aliénés
de ce sujet n’est possible sans la mise en spectacle, la mise en
scène du corps indicible.

Il s’agira donc de prospecter la relation littérature/film/spectacle,


et de déterminer les possibles articulations de ces différents
langages, de déchiffrer dans la texture de l’œuvre littéraire des effets
cinématiques, théâtraux, spectaculaires. Ce que nous proposons

 �������������������������������������
Dorénavant, toutes les références à L'œil et la nuit ne comporteront que le
numéro de la page.

Présence Francophone, no 65, 2005

Published by CrossWorks, 2005 1


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 33

donc, c’est un examen des modalités dont l’écriture devient moyen


de se remettre en question, de se mettre en scène, tentant de faire
surgir, dans le jeu des représentations des uns et des autres, le
réseau arabesque des modes spéculaires et spectaculaires de la
subjectivité.

Avant de procéder à l’analyse proprement dite, faisons quelques


précisions très importantes pour le contexte maghrébin d’où émerge
l’œuvre. Tout d’abord, le nom de l’écrivain marocain, Abdellatif
Laâbi, est intimement lié au rôle culturel primordial joué par le
groupe d’avant-garde Souffles et par la revue dont il est le principal
fondateur. La refondation de la question de l’identité culturelle
nationale, ainsi que la libération de la tutelle spirituelle et culturelle
coloniale, se situent au centre des visées de l’action culturelle du
groupe. Certes, il s’agit d’une identité culturelle plurielle puisque
le Maghreb, on le sait, est espace composite, lieu de carrefour,
terre des mixages culturels et civilisationnels multiples. Ajoutons
également que Souffles lance la théorie postcoloniale qui aura sur
le plan culturel l’impact le plus important au Maghreb. Une précision
s’impose ici. Le concept « postcolonial » est utilisé par Laâbi même
et fait référence moins au contexte temporel qu’à un esprit, au travail
de déconstruction que l’écrivain marocain « exécute » sur la langue
française, langue d’expression. Véritable forum d’échange artistique
non seulement maghrébin, mais aussi international, la revue promeut
une enthousiaste et fervente ambiance de création culturelle.
Tous les arts : la littérature, la culture traditionnelle, le cinéma,
le théâtre, la peinture, sont soumis à des examens périodiques et
approfondis. Citons dans ce cadre le deuxième numéro de la revue
susmentionnée qui présente un dossier détaillé sur le cinéma, sur la
création du centre cinématographique au Maroc, sur les tâches du
cinéma marocain qui doit être « un miroir de la société » (Bouanani,
1966 : 31). En dépit d’un public citadin restreint, cet art touche le
plus grand nombre du fait de sa popularité.


 �����������������������������
Laâbi utilise le terme dans Souffles (1967, no 4 : 7) bien avant d’autres théoriciens
plus récents. Toutes les questions lancées par le groupe et la revue sont toujours
actuelles. Souffles a réalisé la plus profonde théorisation postcoloniale de la culture
maghrébine.

 ����������������������������������������������������
Le théâtre fait l’objet des analyses publiées dans Souffles (1966, no 3; 1967,
nos 5-6; 1968, no 12). En 1972, la revue sera interdite.

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 2
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
34 Lucia Trifu

Une réécriture de l’Atlantide

Le poème de Laâbi se constitue en tentative de défaire les


représentations du colon sur lui autant que de se défaire de ses
représentations et voir par les yeux de l’Autre. Son écriture, machine
de guerre engagée dans la voie du renouveau, oppose à la création
filmique de Jacques Feyder une autre Atlantide, sa contre-image,
la réécriture du mythe, sa mythomorphose :

Je me retourne. Un continent. Je le vois dans sa totalité et au-delà.


Mis à sac, vide. Des oiseaux pétrifiés. Aucune trace, vie. Comme
au commencement.

Mais ce n’est pas la nuit indistincte. C’est déjà une lumière, sans
qu’il y ait d’astre ou de projecteurs artificiels. Cascade hertzienne
en coulée qui asperge la terre, sans réfraction, zones d’ombres,
qui pénètre, traverse les parois dans la galopade (15).

Ayant comme point de départ le mythe grec de l’Atlantide, ce


continent qui aurait existé à l’ouest du Gibraltar, continent disparu,
race d’hommes presque éteinte par un cataclysme mais aussi l’Atlas,
ce grand ensemble montagneux qui traverse l’Afrique du Nord,
la troisième séance du parcours initiatique laâbien, « Atlantide »,
annonce la remise en marche de l’histoire, la germination d’un
nouveau monde, le règne de l’homme et de la vie : « une race
nouvelle pouvait naître, douée d’une mémoire transhistorique »
(123). Dans le métatexte ajouté à son roman-poème, Laâbi nous
invite à déchiffrer ses enjeux littéraires, explorer des techniques
scripturaires nouvelles et instituer une distance par rapport aux
conventions de l’écrit autobiographique métropolitain. Et pour ce
faire, l’auteur met en jeu tout un arsenal de moyens artistiques.
Si on recourt au lexique militaire, c’est parce qu’en arabe le verbe
« écrire », kataba, provient de la racine ktb qui donne aussi katība,

 �����
Voir Timée de Platon (1970 : 48) : « naissance du monde », tou kosmou genesis.
Signalons la désignation du Maroc en tant que « pays de l’Atlas ». On fait ici référence
au film L’Atlantide (1921), tourné par Jacques Feyder dans le désert, une adaptation
pour l’écran du best-seller de Pierre Benoît, représentation déformée du Maghrébin
ayant uniquement statut de « toile de fond ».

 �����������������������������������������������������������������������������������
L’arabe est par excellence le type de langue sémitique dans laquelle tous les mots
doués de signification, sauf les pronoms, les prépositions et les conjonctions, ont
pour base une composante irréductible et constante, une racine consonantique (plus
fréquemment triconsonantique) sur laquelle se fonde le fonctionnement de la langue.
C’est une suite ordonnée d’éléments phonologiques consonantiques, transparente
dans tout mot. La plus grande partie du vocabulaire arabe se forme ainsi par le
croisement de la racine et d’un schème qui fixe le statut morpho-lexical du mot. En
arabe, kataba n’est pas l’infinitif. Cette forme verbale qui signifie littéralement « il a
écrit » est abusivement assimilée à un infinitif.

Published by CrossWorks, 2005 3


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 35

« escadron », « bataillon », « régiment ». L’écrivain marocain décentre


la forme romanesque autobiographique occidentale et lui substitue
un dispositif importé de l’arabe, la rihla, itinéraire, subdivisé en
maqāmāt ou séances, s’échappant ainsi de la technique logico-
temporelle du montage réaliste. Ouvrons une parenthèse. Au Moyen
Âge, cet art de la pérégrination a joui d’une grande appréciation
chez les lettrés musulmans, surtout chez les mystiques, voyageurs
ardents. Le voyage était l’épreuve de leur vie et aussi condition sine
qua non de la naissance à la condition savante. Rihla, voyage en
quête de savoir, devient également « récit de voyage ». L’importance
du voyage se dégage en partie de la conception selon laquelle
l’accès à la condition savante est inconcevable sans autorisation
généalogique. On n’y parvient que par filiation. Dès lors, le disciple
voyage et constate de visu, témoigne directement. Voyager dans le
désert pour voir de ses propres yeux, c’est la plus haute autorisation,
légitimation. L’acquisition par transmission orale du savoir auprès
des maîtres de la discipline ne vient qu’en deuxième position. La
lecture et la médiation des maîtres, les ouvrages se situent en
dernière position.

De je à jeux

Laâbi revendique donc son Atlantide, en interrogeant le regard


de l’Autre, en déplaçant sa perspective, en opérant une véritable
inversion du regard hégémonique. Cependant, il n’est pas cinéaste
comme Assia Djebar, autre Maghrébine, romancière et cinéaste, il
est poète. De même, il est auteur de plusieurs œuvres théâtrales (ne
mentionnons que Va ma terre, quelle belle idée (1983), l’�����������
adaptation
théâtrale du Chemin des ordalies et Le baptême chacaliste (1987)),
d’adaptations théâtrales, de lectures-spectacles. D’ailleurs, la
conception laâbienne de la littérature est pareille à « un vaste théâtre
de la conscience humaine où se confrontent enjeux de pouvoir et de
séduction, d’amour et de haine, de jalousie et de complicité » (Laâbi,
1998 : 82) tout comme l’écrivain est « acteur et témoin de sa réalité »
(Laâbi, 1980 : 105). Cette approche, même si elle n’est pas nouvelle,
trouve, dans son cas, une justification de plus. Expliquons.

Le théâtre constitue la véritable richesse du patrimoine culturel


marocain. Depuis des siècles, sur les marchés publics, les conteurs,
les acrobates, les clowns, les musiciens, les danseurs, les artistes

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 4
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
36 Lucia Trifu

de mime ont été là à transmettre d’une génération à l’autre l’héritage


artistique du pays. Certes, c’est un théâtre différent de l'occidental :
l’audience fait halqa, cercle, autour de l’artiste, en participant
directement au spectacle. Itinérant, spontané, fondé sur l’échange
vif avec l’audience, cette forme de spectacle ne se limite pas à
un genre mais à un amalgame de genres : de la farce jusqu’à la
tragédie et l’histoire, accompagnées souvent par la musique et la
danse. On le voit, il s’agit d’une conception esthétique spécifique
qui combine les arts. Parmi les formes traditionnelles de théâtre au
Maroc, Laâbi note la présence des bsat, « sorte de sketches joués
par des acteurs professionnels devant les monarques à l’occasion
de certaines fêtes et cérémonies, en particulier celles où s’effectuent
les offrandes » (Laâbi, 1978 : 134). Ces acteurs désignés Bouhou
à Fès et Lamsiyah à Marrakech s’inscrivent dans une tradition qui
s’est maintenue dans les familles Laâbi et Ben Zaakour. Malgré le
caractère anecdotique, le détail est révélateur pour le sobriquet,
car en arabe, la‘aba signifie « jouer ». De la même racine l‘b dérive
il‘āb « jeux », « jonglerie », « prestidigitation », talā‘ub « mystification »,
lu‘āb « salive », « bave », mal‘ųb « tour », « truc », « ruse », mal‘ab
« stade », « arène », « cirque », « théâtre ».

Il se dégage de ce passage la volonté de l’écrivain marocain


de rendre compte d’une tradition culturelle extrêmement riche.
Cependant, Laâbi n’est pas le seul parmi les auteurs maghrébins qui
inscrit dans son entreprise littéraire une telle technique de mixture de
divers langages artistiques. Un autre Marocain, Mohammed Loakira,
a créé à partir de l’un de ses poèmes un montage audiovisuel
– présenté dans le cadre du colloque « L’auteur et la création »,
organisé par le Groupe d’études maghrébines à la Faculté des
lettres de Rabat, 28-29 avril 1986 – où poésie, art plastique, chant
établissent une partition illustrée, un ensemble de correspondances.
Dans la même lignée s’inscrivent les Algériens Kateb Yacine dans
Nadjma et Mohammed Dib dans la Danse du roi. La dilatation du
temps sous le poids de l’émotion, le dénombrement des secondes,
les scènes au ralenti intensifient la tension dramatique suggérant
des procédés cinématographiques. Les pulsations cardiaques, les
images en phrases nominales rendent compte de la succession
des événements et de leur tempo. Une semblable coexistence et
rencontre de l’écriture avec le cinéma, le théâtre, est accommodée

 ��������������������������������������������������������������������������������
On
�������������������������������������������������������������������������������
se heurte au problème de la translittération du patronyme arabe en alphabet
latin puisque le nom de Laâbi contient un son non existant en français, le même son
par lequel commence le vocable ‘ayn, « l’œil » du titre L’œil et la nuit.

Published by CrossWorks, 2005 5


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 37

par la réécriture du mythe de l’Atlantide flexible, adaptable que Laâbi


oppose au « métarécit immuable » (Vautier, 1997 : 144) européen.

Au terme de ce parcours qui nous a permis de répertorier quelques


traits spécifiques de l’écriture des Maghrébins, ses interférences
avec les autres pratiques artistiques, explorons le passage du « je »
laâbien à jeux, ainsi que le patronyme et les éléments de dérivation
lexicale déjà mentionnés, très éloquents quant à la vocation de
l’artiste. Notons au passage qu’en terre maghrébine, l’individualité,
l’autonomie sont identifiées à la rébellion, à la transgression. Il
s’agit donc d’un contexte peu favorable à l’affirmation scripturaire
du « je » et son émergence se fait toujours hors de la norme du
groupe. Maurice Le Rouzic, qui signale l’ambiguïté fondamentale
de l’écriture autobiographique en français issue du Maghreb, voit
deux raisons primordiales de ce phénomène : « un contexte culturel
et religieux où l’image n’a pas le même statut qu’en Occident et où
l’image de soi est encore plus suspecte. Parler de soi relève du
scandale » (Le Rouzic, 1996 : 54). Néanmoins, L’œil et la nuit est
figura (on emprunte le terme d’Erich Auerbach) par excellence de
l’autoreprésentation, écriture d’un sujet en rapport avec le collectif,
avec sa communauté, un sujet qui se situe dans l’histoire des
autres.

La rhétorique est là comme le montage pervers par lequel il se met


en scène, permettant la récupération de la voix et du corps indigènes,
démarche essentielle pour cet écrivain qui a subi la colonisation,
phénomène anthropophagique et greffe à travers laquelle on
recherchait l’annihilation de l’Autre, l’assimilation de son corps au
grand corps prétendu universel. Essayons d’identifier quelques-uns
des jeux de ce « je » qui joue sur la scène de la langue française. Il ne
se contente plus de la position d’objet assignée par le colonisateur
et devient sujet dans sa valeur active, l’acteur de la vie sociale,
sujet qui pense et se pense, sujet qui se « recompose » comme dit
Sartre, en décentrant et déconstruisant les discours colonisateurs. Il
ne s’agit pas d’énonciation achevée d’une subjectivité mais de sujet
qui se fait et se défait, qui est indéfiniment en cours, inaccompli, in
process, sujet « en train de ». De l’imitation perverse à la résurrection
parodique, il joue l’autre, il interprète, il feint, il simule, il imite, il joue
des rôles, il joue même sur les cordes vocales ou les cordes des
instruments, construisant ainsi sa différence culturelle.

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 6
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
38 Lucia Trifu

Aux formes impérialistes d’observation, Laâbi oppose des formes


ludiques, théâtrales, cinématiques, un sujet qui se regarde, voyeur,
témoin. Face à l’ethnocentrisme de la civilisation occidentale mais
aussi face aux génocides culturels, à l’exclusivisme au nom de
l’unité, le poète doit témoigner et « garder ouvert l’œil du cœur
qui, lui, ne peut pas tromper » (Laâbi, 1998 : 90). C’est cet œil du
cœur des sūfī qui permet de saisir l’essentiel, invisible aux yeux de
la chair. Témoin de l’urgence du moment, l’œil témoin, le « corps-
témoin », « sur-vivant » (122), viole la loi du silence et devient « un
corps parlant » (125). Il atteste ce qu’il a vécu, responsabilité,
engagement assumé dans la souffrance, dans le pâtir avec ceux
réduits à l’aphasie imposée par les tyrannies au pouvoir ou par
le « consensus » social. À son « unique poste d’observation »
(Meschonnic, 1995 : 468), voire sur la scène littéraire, l’artiste,
l’allié de la lutte du peuple, est « l’œil, l’oreille, le souffle » de la
société, enregistrant à l’instar d’un baromètre ou d’un séismographe
toutes les tensions de sa communauté. Précisons qu’en arabe le
verbe šahada signifie « assister à », « être témoin de », « attester »,
« témoigner par serment »; la troisième forme verbale šāhada a le
sens de « voir », « regarder ». De la même racine provient mašhad
« cortège », « spectacle », « réunion », « procession » et mušahada,
« vision », « vue », « témoignage direct », modalité principale de
valider le savoir lors de la rihla comme on vient de l’affirmer.

Ce quelqu’un placé au poste d’observation nous suggère la


figure du conteur, témoin de son temps qui voit et sait tout et dont
la profession est la mémoire sociale. On y reviendra, mais pour
l’instant signalons la manière négative dont ce corps-témoin se
définit chez l’auteur marocain. Il n’est « ni le poulpe géant balayant
la fourmilière de New York », ni « Titan de studio ou Ajax de trucage »,
ni le « monstre des neiges », ni « le chien-parlant des galaxies de
fiction » (122). Il ne ressemble guère à ces figures cinématiques,
d’animation ou livresques, personnages des « fameux drames
transcrits dans les dessins animés » (114). Il n’est ni « Tarzan,
Dracula, Adabb ou le roi nègre. [...] Zorro, Attila, Moulay Ismail »
ni « Nefertiti », « noms seringués 99 % » (123). Tous ces héros
historiques ou légendaires exaltent un grand sentiment collectif à

 ������������������������������������������������������������������������������
En arabe, à partir du thème verbal triconsonantique primaire, à l’aide de la
flexion interne, des préfixes et des affixes, on dérive une série de thèmes avec des
sens plus ou moins liés au sens de la forme de base, parfois avec des nuances très
subtiles. Ces possibilités originales de dérivation lexicale offrent à la langue arabe
une formidable abondance verbale. Par convention, les orientalistes ont désigné ces
thèmes verbaux par « formes », numérotées en chiffres romains de I à XV.

Published by CrossWorks, 2005 7


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 39

travers leurs exploits, incarnant les aspirations communautaires. À


ces héros, l’écrivain-témoin oppose tous ceux sans « nom » (128) et
« sans histoire » (122), « la population, des faces. Anonymes » (72).
En substituant l’histoire de ces spectres anonymes – histoire violente
et dénonciatrice de violence – à l’Histoire reçue dans laquelle « des
damnés du ciel et de la terre » (114) ne trouvent pas de voix, Laâbi
manipule les relations de pouvoir. C’est là tout son pouvoir : dans
la violence du verbe et les stratégies de la rhétorique.

Cet écrivain, « témoin comme acteur » (89), est à la fois « le


théâtre, la fable et l’acteur d’une action [...] il est la scène des
conflits qui marquent l’histoire » (Meschonnic, 1995 : 199) de sa
communauté. Des valeurs conflictuelles se heurtent violemment
en lui et prennent parfois des accents de corrida, de tauromachie
léirisienne :

Il n’y avait pas de soleil, mais des foyers lumineux d’où se


déversaient brutalement des millions de watts.

Je ne pouvais pas voir mes coupeurs de tête. [...]

On m’a déposé dans une arène. Tout était mis en place pour
l’épreuve. Le public qui manifestait son impatience, la musique
funèbre, le taureau qui me toisait, l’air complice (35).

La corrida de Laâbi est renversée : ce n’est pas le taureau la victime


mais le poète même dont la reddition est réclamée par tous. Ce
conflit entre l’homme et l’animal par quoi est assumée la mort du
taureau et la menace de mort pesant sur le matador, fiesta nacional
des Espagnols, la corrida s’inscrit dans le fascinant et mystérieux
rituel de la mort. Elle représente la plus haute expression de ce
qu’ils appellent duende, l’obsession d’aller jusqu’au seuil de la
mort, en la confrontant et en l’exorcisant par le courage et une sorte
d’indifférence qui résulte de l’ascèse et du défi. Le poète marocain
reprend cette conception de la mort comme spectacle naturel,
dispositif stratégique pour mettre en scène un corps devenu lieu
d’affrontement et de résistance contre l’oppression. Son salut, on le
voit, réside dans le magique pouvoir de survivance de la littérature :
« Nous aurons un jour ce Corps, délivré de son résidu d’infirmité,
[...] mais ce sera notre duel, notre corps-à-corps avec son silence »
(72). Le travail d’écriture est ainsi expérience extrême, engageant le
corps jusqu’à ce qu’il se consume, apprentissage de la mort comme
chez Ibn ‘Arabī.

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 8
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
40 Lucia Trifu

Ce sujet en agônia est capable, par la performance de la langue,


de renverser et d’inverser les rapports de force, fait dont il est
pleinement conscient : « Je voudrais qu’ils [les pions] bougent,
parlent, s’accusent de divers délits. Qu’ils forment un tribunal, une
ronde. [...] Figurines surgies de mes paupières mi-closes, c’est moi
qui leur insuffle le mouvement et la parole. Elles sont nées de mon
regard. [...] À ma guise, je peux les transplanter » (44). On le sait,
lors d’une performance, la posture se modifie selon l’interlocuteur,
il est question de rapport à l’Autre et il faut s’accorder. Jeu de
dames, jeu des personnages maniés comme dans « un théâtre
de marionnettes », « ébauche de spectacle » (ibid.) que l’écrivain
essaie de remettre en jeu, jamais sans réussir. Incapable de
donner « la contexture d’une épopée », le spectacle se fige dans
les mouvements d’une « miniature persane », d’« une photocopie
dérisoire », d’« un cliché », « un écran se met à battre et voile tout »
(ibid.). On comprend, c’est l’écran de la langue étrangère qui le
sépare des siens et fait obstacle.

L’œil/caméra

Par ailleurs, ce ne sont pas uniquement les maintes occurrences


du vocable « écran », surface interposée qui protège, dissimule,
ou bien sur laquelle on projette des images photographiques,
cinématographiques – « Écran. Compte à rebours » (34), « Écran
de l’absurdité » (40) – qui nous suggèrent l’influence indéniable du
cinéma sur l’écriture du poète marocain. Son itinéraire est parsemé
par diverses images et procédés cinématographiques : « Les
premières images d’atrocités après la déflagration d’Hiroshima.
Chevelures éparses. Carbonisées. Une poche de fiel à la place
du cœur » (46). Ce nom-baromètre de la souffrance humaine,
Hiroshima, modèle terrifiant de l’immensurable, infère la recherche
du poète des motifs personnels de signification afin de donner
expression à la compassion envers la souffrance de son peuple.
La succession d’images, la modalité de découper et organiser le
fragment de réalité révèle la quête des techniques scripturaires qui
soient aussi réalistes qu’une reproduction photographique, mais à
un niveau de réalité différent, car la vérité, on le sait, n’est pas dans
l’effet d’exactitude ni dans l’imitation parfaite mais dans la saisie
de chaque aspect de la réalité avec sa valeur intrinsèque. L’art est
artifice, choix, composition, virtuosité, invention et interprétation de
la réalité, résultat de la perception subjective de l’artiste créateur.

Published by CrossWorks, 2005 9


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 41

Certes, il s’agit d’un privilège (voir Helbo (1997 : 32) qui considère
l’image comme l’élément fondamental du cinéma) accordé à la
dimension iconique par la poétique laâbienne, ce qui n’est pas sans
nous rappeler l’analogie de Cocteau entre film et écriture en images,
une « écriture propre » (Martin, 1985 : 15), ayant sa spécificité. Outre
les images poétiques, les multiples références au « déclic », qui
devient leitmotiv, induisent les effets du septième art : « Un déclic
pour fixer l’enroulement du travelling. Vertige-sonnerie. Plus rien
que l’œil » (17). Le bruit sec du mécanisme de déclenchement de
la caméra qui enregistre ce qui passe répond en écho au « déclic »
[d’armes] (15) car, selon Michel Tournier (c’est Barthes (1980) qui
fait cette mention), faire le déclic et fixer sur la pellicule, c’est tuer
quelque chose du processus de l’existence, c’est l’arrêter. La prise
de vue mécanique, la photo, équivaut à la mort, au vol de l’âme.
Également, l’« enroulement du travelling » renvoie à l’autre travelling,
celui de la caméra-stylo (Astruc, 1948) et de l’œil, lequel, à l’instar
de la caméra, appareil souple d’enregistrement, se déplace et balaie
le champ de l’espace : « les yeux patiemment suivent hommes
et bêtes » (46), « L’œil attaque les formes. Les projections. S’en
repaît. À droite, le sanctuaire. Au fond, des ateliers de tannage »
(48). On a quasiment l’impression de lire des « didascalies »
cinématographiques. Cependant, l’œil laâbien n’est pas seulement
vision, il établit de nouvelles relations avec l’audition. Un chassé-
croisé qui produit un sens neuf : l’œil écoute, l’oreille voit. À l’instar
de Paul Claudel qui intitulait un de ses recueils sur l’histoire de l’art
L’œil écoute, soulignant la mesure dont le coup d’œil, acte instinctif
et immédiat, consiste en fait en un ensemble d’expériences, de
réflexions, à l’encontre de l’instinct, « l’œil [...] sonde le message
télépathique des voix, dépassant le mur du son, le cordon policier »
(142).

Toutes sortes d’indicateurs visuels destinés à accréditer


l’illusion d’un effet-cinéma ou d’un spectacle son et lumière sont
convoqués : les projecteurs, éléments d’éclairage, à caractère
artificiel, contribuent à créer une certaine atmosphère émotionnelle,
une certaine tonalité puisque le décor a un rôle de contrepoint pour
l’action. Dans l’exploration de l’espace, on s’éloigne, on s’approche,
on survole et on offre des vues panoramiques : « Tout a été conçu
dans cette ville en fonction de la Giralda. Des artères tracées en coup
de canon y aboutissaient, étoilées » (34) ou bien : « Les cimetières
défilent. Je compte les jujubiers. Je perds de l’altitude » (48), « Nous

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 10
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
42 Lucia Trifu

atterrissons en bordure ou au centre de la cité. Nous ne saurons


jamais le lieu de notre chute » (89). Une précision s’impose car ces
prises de vue en plongée visent d’habitude à rapetisser l’individu, à
l’écraser, à en faire un jouet, mais chez Laâbi, dans ce regard neuf
– regard qui tourne, retourne autour des choses à les saisir sous
des angles peu habituels – on devine plutôt l’influence de la vision
des mystiques, laquelle comporte tous ces éléments : de vol, de
survol, de descente.

Le gros plan, autre technique du langage cinématographique,


est présent dans l’écriture de Laâbi, modalité qui permet d’apporter
une valorisation de l’effet dramatique, une tension mentale chez
le personnage : « À contre lumière, une face lisse granulée » (30),
« son visage contracté de rides comme des varices. Ses dents, la
férocité des incisives, l’éclat démoniaque d’une molaire recouverte
d’or » (50). Par ces grossissements, l’attention est figée sur le visage
humain qui offre la meilleure manifestation de la puissance de
signification psychologique et dramatique. N’oublions pas : « ce type
de plan constitue la première et la plus valable tentative de cinéma
intérieur » (Martin, 1985 : 42). Ce « théâtre de la peau » (ibid., citant
Epstein, 1921 : 171), qui pénètre la vie, se rattache aussi à la vision
intérieure des mystiques sūfī, science du dedans, bātin « caché »,
puisque la signification se cache sous les apparences.

Le passage des allusions à la référence directe au cinéma appuie


l’argument d’une parenté entre les moyens artistiques laâbiens et la
technique de l’école cinématographique néoréaliste : « Haut-parleur
présentant. Vous connaissez un de ces personnages du néo-
réalisme italien. Cinéma évidemment » (68). Certes, l’impression de
film est suggérée par le style cut-up, par l’éclatement du discours en
séquences courtes, désarticulées, par les flashes (�������������������
le sous-titre d’un
livre édité par Reynolds (1993) renvoie à cette relation film/roman,
littérature en performance),�������������������������������������
mais c’est peut-être dans l’ancrage
social, dans l’engagement éthique de responsabilité sociale, de
dire la vérité, de raconter des histoires d’hommes vivants que
l’écrivain saisit le point de convergence entre son faire artistique
et celui du néoréalisme italien, même si le contexte historique, la
tradition esthétique et culturelle sont différents. À titre de rappel, le
néo-réalisme se concentre sur la réalité humaine quotidienne de
l’après-guerre, la plus humble, le petit peuple. Il s’agit d’une vision
humaine, intérieure (affliction, compassion, amour, acceptation)

Published by CrossWorks, 2005 11


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 43

de la réalité, représentation du réel brut réalisée avec très peu de


moyens techniques, financiers et dans des conditions de tournage
précaires, évoquant le contexte similaire, fragile dans lequel l’œuvre
de cet écrivain s’inscrit.

Chez Laâbi comme chez Fellini, ou chez De Sica, le spectacle


tend à déborder sur le réel, la vie elle-même se mue en spectacle,
vie donnée à voir comme poésie. L’écrivain marocain n’hésite pas
à mettre en jeu la théâtralité du social, la société est une scène où
se déroule le « spectacle quotidien » (29) :

La foule s’attroupait. Acclamait. Tête vide. Ventre creux. La vue des


carrosses. La fanfare. L’amnésie gagnait. On ruminait une révolte
imprécise. Le spectacle. La féerie du spectacle. Amnésie. La foule
sortait. Gonflait les artères (94).

La frontière entre imaginaire et réel est bouleversée, rendue floue.


Le réel se fait spectacle ou spectaculaire et fascine pour de vrai.
Non seulement, ce sujet écrivant parvient à leur confusion mais
aussi à la négation de l’hétérogène des deux mondes, en effaçant
la distance et la distinction du spectateur avec le spectacle.

L’intersection de l’écriture et de l’omniprésente télévision, avec


des histoires racontées en images, donne naissance à une écriture
de nature hybride, éclectique, sorte de bazar où l’on trouve de tout :
« Défilés, confettis, la gloire du plus fort. Mutations. Le sérum a
vaincu la vieillesse. Bombardement au Vietnam. [...]. Ah, Docteur
Schweitzer, je ne sais pas pourquoi tu me rappelles toujours l’image
du petit nègre pustules dehors, le ventre comme une pastèque
de chambre à gaz. Le téléphone rouge. À la télévision dernière
exposition canine internationale » (39). Le genre télévisuel qui a
l’apparence de l’intégrité et du vrai est en fait une performance
postiche qui dans l’enchaînement des images envahissantes,
brutales réunit un monde inégal où la misère, la faim, l’horreur se
mélangent à l’indifférence d’une société de consommation trop
préoccupée par ses loisirs et divertissements.

Pour contrecarrer l’invasion médiatique du petit écran, l’écrivain


propose sa culture, la halqa, « les veillées où le merveilleux me
transperçait » (20). Le conteur, al-rawyy, tel qu’il existe encore à
Marrakech sur la place Jama‘a el-fna, et les chanteurs ambulants
à l’exemple des acrobates Ouled Hmad ou Moussa qui sillonnaient

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 12
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
44 Lucia Trifu

toutes les régions du pays : « Dépositaires de l’arbre, d’un lignage


acrobate télescopant d’illustres berceaux. Gardiens de la branche,
des bagues magiques, lampe d’Aladin, bouteilles du diable à la
natte » (140), composent l’« épopée ludique » (21). Nous, les lecteurs
et l’auditoire du conte, sommes tous entraînés dans un véritable
voyage féerique. Chroniqueur des temps immémoriaux, le conteur
dépose les gestae des aïeux et élabore ce qui constitue l’univers
arborescent de l’ancestral. Même si désormais l’impact de l’image
prend largement le dessus, la voie orale, les contes et les légendes
détiennent la place primordiale dans l’expression du merveilleux
en culture arabe. La fonction du conteur de raconter des histoires,
de dénoncer les tares de la société, de refléter les problèmes, les
espoirs, la lutte de son peuple font de lui l’élément dynamique de
sa communauté. Partie intégrante, le conteur témoigne de chaque
événement de son clan, enregistre, préserve les expériences
de son temps et donne son propre regard sur l’histoire. Doté de
« la délicatesse du verbe » (21), d’un art évocateur inégalable et
d’un sens fabuleux de théâtralisation, de mise en scène verbale
et gestuelle, ce magicien de la parole anime sa halqa, sollicite sa
participation à la performance directe et sa transformation. C’est un
spectacle à part, sans coulisses ni scène, ni rupture scène/salle,
donc ni séparation monde théâtral/monde extérieur. C’est moins un
théâtre qu’une sorte de Luna-Park géant à la manière de Fellini,
spectacle qui donne la primauté à la sensation et à la fascination
sur la réflexion : « Les clowns font un cercle en courant. Un conteur
s’improvise. Mythes fulgurants. [...] Passent les gourous, les sorciers,
les griots répercutant l’amarg. Mimé » (58). Il se dégage aussi une
autre interaction et connivence entre auditoire et conteur. Sa parole
s’accompagne de mimiques, regards, déplacements, mouvements
de sa baguette, gestes, d’autres éléments kinésiques, on pourrait
même dire un ballet qui donne au corps toute son expressivité,
le libère des contraintes. Le tout se constitue dans un « rite de
la parole » (140) qui a ses tabous et ses interdits. Le conteur en
connaît son profond impact sur l’auditeur et à ces fins, il utilise tout
un dispositif : les phrases clés ponctuent l’histoire, les répliques
rituelles reviennent comme un leitmotiv, la poésie chantée, le chant,
la danse, l’improvisation se combinent et confèrent la dimension
ludique qui va de pair avec l’autre, la critique.

Si Laâbi insère dans la langue française cette culture marginale


et invente une langue bâtarde, c’est du fait qu’il veut renouer avec la

Published by CrossWorks, 2005 13


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 45

tradition millénaire de son peuple, tout aussi valide que la culture du


Logos. La question qui se pose pour cet intellectuel, c’est comment
toucher un public d’illettrés et, à la fois, comment inscrire dans la
langue dominante, langue d’expression, sa culture de colonisé.
Les regards scientifique, clinique et empirique, actes d’agression et
contrôle plutôt que manières de comprendre et de « civiliser » l’Autre,
regards envahissants et agressifs de la médecine, de l’ethnologie,
de l’anthropologie, des sciences humaines qui l’ont transformé en
individu soumis à l’observation, en cobaye et cadavre à disséquer,
sont renversés par les variables représentations performatives de ce
corps devenu topos de la résistance postcoloniale. Cet être-autre,
être aliéné, arraché à sa famille, à sa langue, à sa culture, revendique
son altérité, sa différence, une autre logique pour se penser, un
autre type de raisonnement théorique et il donne son contre-regard,
sa version, où le système colonial des prescriptions éthiques,
linguistiques, idéologiques est méthodiquement désorganisé
jusqu’au dérèglement du code de la représentation.

Un corps et une voix récupérés

L’écrivain converti aux lettres françaises se démultiplie, s’assume


d’autres figures, des masques d’acrobate, de « clown grotesque
de carnaval » (31), d’acteur de pantomime, façon d’exorciser les
monstres intérieurs mais aussi modalité de se mettre en scène, de
distinguer entre l’auteur et son personnage :

Une plateforme en bois aménagée en scène de théâtre. L’ascenseur


fait partie du décor. [...] Un clown est accroupi sur le sable. Il semble
méditer. [...] un clown comme on voit au cirque. Il pleure et rit à la
fois. Il a le derrière gonflé de kapok. La face farineuse striée de
raies rougeâtres. Il se lève (60).

Rappelons ce qu’on annonçait dans les prémices de cette étude


concernant la spécificité du « théâtre » marocain, lieu de rencontre
des conteurs, des acrobates, des clowns, des musiciens, des
danseurs, des artistes de mime. Leur marginalité devient prétexte
à mettre en scène la marge de l’écriture et de cet écrivain qui écrit
dans la marge des lettres françaises. C’est un autre éclairage
que l’écrivain nous propose et par là, il opère un renversement,
car l’exclu, le périphérique devient central. L’intégration de cette
forme de spectacle dans le tissu de l’écriture déplace également

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 14
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
46 Lucia Trifu

la métaphore de la création de l’expression vers l’inscription


performative, car il s’agit de mises en scène d’un corps par des
moyens spectaculaires. Muer le corps, c’est parler ses formes
propres, façons de communiquer et de s’exprimer par un langage
non verbal et non écrit et de la sorte, construire autrement la
signification, se libérer des représentations hégémoniques, ne plus
être sujet passif. La gestualité, la mimique, le jeu de physionomie, de
mains, d’attitudes du corps remplacent le dire par le faire. C’est un
corps qui subvertit l’identité, la subjectivité, la corporalité assignées
par le colonialisme au sujet colonisé. Par leur potentiel communicatif
et subversif, le mouvement, la danse fonctionnent comme des
formes d’autorisation de ces personnages opprimés surtout lorsque
leurs tentatives de s’articuler verbalement ont été contaminées par
l’imposition d’une langue étrangère. Le corps devient alors signe
métonymique de la différence, signifiant culturel.

Outre ces artistes dont le langage est en premier corporel, l’écriture


laâbienne convie à l’écoute des modes vocaux du protagoniste
(murmure, souffle, cri, cordes instrumentales ou vocales). L’insertion
du chant, de la musique, du corps performant dans la langue de la
raison et de la clarté déstabilise la position politique du français en
tant que principal véhicule de sens. Art immatériel qui traverse le
corps entier, la musique unit le corps à son environnement, le fait
communiquer avec ce qui l’entoure. Suivons la mise en spectacle
de la voix d’Oummou Kalthoum, diva de la chanson arabe :

Elle foula la scène [...] Rossignol d’Orient au rendez-vous d’une


diaspora entassée dans l’arène du délire. Les cithares égorgèrent
maints refrains. Violons et flûtes languissaient parmi la herse des
tambourins. La voix s’accordait, fredonnait en trémolos mourants les
dernières notes. Ordonnait d’interminables reprises. Et brusquement
l’arène trembla de tous ses gradins et dômes. La voix traversait
les rayons, les parois, traversait les yeux et les mains, traversait
des océans d’eau et de sable pour fustiger les caravanes et les
foules, chevaucher équateurs et équinoxes, traversait l’espace pour
bombarder les galaxies en fuite. La voix s’hémorragie (137).

Grâce à la voix, l’artiste manipule l’espace naturel de la performance


et rassemble les foules, en éveillant les passions collectives.
L’exaltation produite par les vibrations de sa voix, la formidable
énergie semble marquer un retour aux transes collectives de la
tribu, l’inauguration de nouvelles magies plus puissantes encore.
Pour un instant, dans ce battement de vie commun se renoue alors
une continuité inscrite dans les pouvoirs corporels, dans le réseau

Published by CrossWorks, 2005 15


sence Francophone: Revue internationale de langue et de littérature, Vol. 65, No. 1 [2005], Ar
La poétique transgénérique de L’œil et la nuit 47

des sensualités qui font de chaque être, dans l’univers, un être


différent.

À partir de la spécificité de sa culture, Laâbi a su transposer, au


registre de la représentation narrative, les cultures performatives
de son clan, assurant ainsi la récupération du corps et de la voix
colonisés. L’intégration de ces cultures alternatives sur le plan
du texte dans des représentations théâtrales, cinématiques,
spectaculaires subvertit et déstabilise l’autorité des modèles
occidentaux, changeant notre perception de ce qu’on appelle
habituellement par la notion de « littérature ». Ce n’est pas seulement
une poétique transgénérique mais aussi transculturelle qui joue
de la mixité, reflétant l’infinie richesse et variété des différences
culturelles.

Lucia Trifu soutiendra bientôt à Queen’s University une thèse de doctorat sur l’écriture
en régime postcolonial dans le contexte plurilingue du Maghreb. Elle a également
publié plusieurs articles sur Simone Schwarz-Bart (Palabres), sur Mohammed Dib
(Littéréalité), sur Michel Butor (Frontenac).

Références

ARMES, Roy et Lizbeth MALKMUS (1991). Arab and African Film Making, London,
Zed Books.

ASTRUC, Alexandre (1948). « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-


stylo », L’Écran français, no 144.

BARTHES, Roland (1980). La chambre claire : notes sur la photographie, Paris,


Cahiers du cinéma.

BOUANANI, Ahmed (1966). « Table ronde », Souffles, no 2 : 28-37.

BOULANGER, Pierre (1975). Le cinéma colonial. De l’« Atlantide » à « Lawrence


d’Arabie », Paris, Seghers.

BRAHIMI, Denise (1997). Cinémas d’Afrique francophone et du Maghreb, Paris,


Nathan.

CLAUDEL, Paul (1935). L'œil écoute, Paris, Gallimard.

EPSTEIN, Jean (1921). La poésie d'aujourd'hui, Paris, Éditions de la Sirène.

HELBO, André (1997). L’adaptation. Du théâtre au cinéma, Paris, Armand Colin.

LAÂBI, Abdellatif (1998). « Dossier Abdellatif Laâbi », Le Maghreb littéraire, vol. II,


no 3 : 81-91.

-- (1992). Le baptême chacaliste, pièce montée par le Théâtre de la nuit blanche,


Limoges.

https://crossworks.holycross.edu/pf/vol65/iss1/4 16
Trifu: La poétique transgénérique de L’oeil et la nuit
48 Lucia Trifu

-- (1983). Va ma terre, quelle belle idée, pièce tirée du roman Chemin des ordalies,
Paris, Denoël, 1982.

-- (1980). « Intervention à la rencontre des poètes arabes », Beyrouth, 8-12 décembre


1970, publié dans Le règne de barbarie, Paris, Seuil : 105.

-- (1978). Chroniques de la citadelle d’exil, Paris, Inéditions Barbare.

-- (1969). L’œil et la nuit, Casablanca, Atlantes (réédition : 1982, Rabat, SMER).

-- (1966-1972). Souffles.

LE ROUZIC, Maurice (1996). « Écritures autobiographiques chez Mouloud Feraoun »,


dans Martine MATHIEU (dir.), Littératures autobiographiques de la francophonie,
Paris, CELFA/L’Harmattan, 1996 : 45-55.

MARTIN, Marcel (1985). Le langage cinématographique, Paris, CERF.

MESCHONNIC, Henri (1995). Politique du rythme. Politique du sujet, Paris,


Verdier.

METZ, Christian (1971). Langage et cinéma, Paris, Larousse.

MOUNY, Berrah et autres (1981). Cinémas du Maghreb, Paris, CinémAction 14/


Papyrus Editions.

NACIRI, Mohammed (1984). « La géographie coloniale : Une ''science appliquée''


à la colonisation. Perceptions et interprétations du fait colonial chez Jean Célérier
et Georges Hardy », dans Connaissances du Maghreb. Sciences sociales et
colonisation, Paris, CNRS, 1984 : 309-343.

PLATON (1970). Timée, Paris, Les Belles-Lettres.

REYNOLDS, Peter (1993). Novel Images, London, NY, Routledge.

SAID, Edward (1978). L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil.

SHERZER, Dina (dir.) (1996). Cinema, Colonialism, Post-colonialism: Perspectives


from the French and Francophone World, Austin, University of Texas, UP.

VAUTIER, Marie (1997). Postmodernisme et post-colonialisme : refaire les mythes du


« centre » dans le contexte du Nouveau Monde, Montréal/Kingston, McGill/Queen's
UP.

VIEYRA, Paulin Soumanou (1972). Ousmane Sembène cinéaste, Paris, Présence


Africaine.

-- (1969). Le cinéma et l’Afrique, Paris, Présence Africaine.

Published by CrossWorks, 2005 17

Vous aimerez peut-être aussi