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“La relecture postcoloniale d’œuvres « canoniques » européennes et la question de


l’identité culturelle. Perspectives à partir d’Une tempête de Césaire et The Odyssey
de Walcott“, in Comparatio. Zeitschrift für Vergleichende Literaturwissenschaft, 2016,
Ausgabe 2, pp. 199-214.

When quoting please refer to the published version. See : https://comp.winter-


verlag.de/article/COMP/2016/2/3

La relecture postcoloniale d’œuvres « canoniques »


européennes et la question de l’identité culturelle.
Perspectives à partir d’Une tempête de Césaire et
The Odyssey de Walcott1
Summary : This paper compares the rewritings of Western Classics by two major West Indian writers:
Aimé Césaire and Derek Walcott. By means of the sociopoetics method developed by Alain Viala and Jérôme
Meizoz, it shows the correspondence in the two authors between their literary work on the one hand and their
political and theoretical standpoints about black and West Indian identity issues on the other hand. At the same
time, it shows the absence of a unified West Indian conception of identity, given that on this theme, Césaire and
Walcott almost entirely disagree.

Parmi les différentes recherches qui ont occupé et occupent encore les comparatistes, la
question de la réécriture – toute réécriture étant évidemment aussi une relecture – de mythes
anciens ou modernes, de “figures littéraires“ ou de textes devenus des “classiques“ constitue
sans doute l’une des plus fécondes. Cet article se situera dans le droit fil de ces études en se
concentrant sur deux relectures d’“œuvres canoniques“ de la littérature européenne dans un
espace géographique et culturel différent de celui de leur hypotexte, à savoir les Caraïbes
anglophone et francophone. Il s’agit de la réécriture sous forme théâtrale de l’Odyssée en
1992 (The Odyssey. A play, publié en 1993)2 par l’auteur saint-lucien Derek Walcott et d’Une
tempête3 de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire en 1969, réécriture de The Tempest, l’ultime
pièce de Shakespeare (vers 1610-1611). Je souhaiterais en fait poser deux questions à partir
de ces textes. Celles-ci ont pour but de mettre en lumière, dans ma conclusion, le problème, la
question de l’identité culturelle, de l’identité d’un espace littéraire, de ce qui fait
l’appartenance d’un texte à un espace culturel et la manière qu’a l’auteur d’envisager celui-ci.

1
Cet article est la version augmentée d’une communication originale présentée à la Dublin City
University (DCU) le 25 août 2015 à l’occasion du VIe Congrès du réseau européen d’études
littéraires comparées (REELC/ENCLS).
2
Derek Walcott, The Odyssey. A play, New York, Farrar, Straus and Giroux, 1993.
3
Aimé Césaire, Une tempête, Paris, Seuil, 1997 [1969].

1
La première de ces questions consiste à interroger les raisons qui poussent des auteurs
caribéens de la seconde moitié du XXe siècle à choisir d’adapter, de réécrire de manière
contrapuntique de grands “classiques“ européens et d’examiner ce que signifie cette réécriture
sur le plan de leur identité culturelle. Pour y répondre, j’utiliserai notamment la notion de
posture d’auteur développée dans les recherches sociopoétiques d’Alain Viala et de Jérôme
Meizoz.4 La seconde question consiste à s’interroger sur le public de ces réécritures, de savoir
à qui les auteurs s’adressent ou, pour ceux qui préfèrent le langage sartrien, de savoir « pour
qui Césaire et Walcott ont-ils écrit ».

Shakespeare, Césaire et l’identité du peuple noir

Si pratiquement toutes les pièces de Shakespeare n’ont cessé d’être jouées depuis leur
création, nombre d’entre elles se sont également vues réécrites, nombre de thèmes
shakespeariens se sont vus retravaillés. On peut mentionner pour la période récente les deux
pièces du dramaturge Heiner Müller, Macbeth. Nach Shakespeare (1971) et Die
Hamletmaschine (1979) ou encore Lear d’Edward Bond en 1972.5 Néanmoins, comme le note
David Norbrook, à la fin du vingtième siècle et cela est sans doute également valable en ce
début de vingt-et-unième siècle, la pièce qui bénéficie de la plus grande attention critique,
mais aussi créatrice, est The Tempest. 6 L’une des raisons de cette attractivité tient
certainement selon Norbrook au développement dans ce même temps des littératures que la
critique appelle « périphériques » ou « dominées »7 et à l’attention portée à ces dernières par
le monde académique.

Le thème et les personnages de la pièce se prêtent en effet volontiers à une relecture dans le
monde ex-colonisé, en particulier semble-t-il dans les Caraïbes. Rob Nixon souligne, dans un
article de 1987, trois importants textes caribéens autour de Prospero et Caliban : un essai de

4
Cf. Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine 2007.
5
Pour une étude de trois réécritures de pièces de Shakespeare dont Lear d’Edward Bond, cf. Estelle Rivier,
«Réécriture des pièces de Shakespeare : l’enjeu de la modernité ? », Revue LISA/LISA e-journal [Online], Vol.
VI – n° 3 | 2008, Online since 04 June 2009. URL : http://lisa.revues.org/409 ; DOI : 10.4000/lisa.409
6
Cf. David Norbrook, “What Cares These Roarers for the Name of King?”: Language and Utopia in The
Tempest' [1992], in Richard Branson Brown and David Johnson (eds.), A Shakespeare Reader: Sources and
Criticism, (Macmillan/St Martin's Press, 2000), p. 270.
7
Le terme périphérique renvoie aux thèses de World Literature de Franco Moretti et Pascale Casanova, alors que
le terme « dominé » évoque davantage les théories postcoloniales (Cf. Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays
dominé, Paris, Gallimard, 1997).

2
George Lemming, auteur barbadien, (The Pleasures of Exile en 1960) et un autre du Cubain
Roberto Fernández Retamar (Calibán en 1971) ainsi que, bien sûr, la pièce d’Aimé Césaire.
Cécile Chapon ajoute deux poèmes à cette liste : « Caliban » du Barbadien Kamau Brathwaite
(in Islands en 1969) et « En état de poésie » de l’Haïtien René Depestre (in Rage de Vivre en
1980).8

Dans cet article, je vais donc me concentrer sur la relecture la plus célèbre et la seule parmi
les cinq précitées à adopter le même genre que Shakespeare, à savoir Une tempête. Cependant,
avant de pouvoir entrer dans l’analyse et afin d’être à même de la comprendre, il apparaît
nécessaire de préciser ce qu’il faut entendre par l’expression posture d’auteur. Comme elle
est la plus claire à ma connaissance, je cite la définition qu’en donne Meizoz. La posture
d’auteur est une

notion [dotée d’] une double dimension, en prise sur l’histoire et le langage [qui] simultanément […] se
donne comme une conduite et un discours. C’est d’une part la présentation de soi, les conduites publiques
en situation littéraire (prix, discours, banquets, entretiens en public, etc.) ; d’autre part, l’image de soi
donnée dans et par le discours, ce que la rhétorique nomme l’ethos. En parlant de “posture“ d’auteur, on
veut décrire relationnellement des effets de texte et des conduites sociales. 9

Comprendre le choix césairien d’une réécriture de The Tempest et en saisir le sens exigent de
passer par l’examen de sa posture d’auteur. En effet, si Césaire fut principalement un poète et
un dramaturge, il déploya également une importante activité politique. Cet engagement nous
dit quelque chose sur ses choix d’écriture ou de réécriture, ses discours et ses conduites
sociales dans la définition de Meizoz.

Dans un entretien accordé à Jacqueline Leiner, Césaire explique comment de poète qu’il était
au départ, il est aussi devenu dramaturge :

Le passage décisif s’est fait lors de la décolonisation, j’ai pensé que les peuples noirs à un moment décisif
de leur vie, au moment où ils étaient appelés à l’indépendance, devaient se connaître mieux, le théâtre

8
Cf. Rob Nixon, « African and Caribbean Appropriations of The Tempest » [1987], in Richard Branson Brown
and David Johnson (eds.), op.cit., p. 280 et Cécile Chapon, « Caliban Cannibale : Relectures/Réécritures de La
Tempête de Shakespeare », in Comparatisme en Sorbonne 4-2013- (Dé)construire le canon, pp.1-14. Voir aussi
Chantal Zabus, Tempests after Shakespeare, New York, Palgrave, 2002.
9
Jérôme Meizoz, op.cit., p. 21 [c’est à chaque fois moi qui souligne].

3
après tout, c’est un donner à voir. Il fallait procurer au peuple noir le théâtre de leur propre être et de leur
propre histoire […]. 10

Cette position de Césaire – l’entretien remonte à 1994 – montre qu’il envisage le théâtre
différemment de la poésie, qu’il se positionne différemment par rapport à lui. S’il intègre
toujours le théâtre à la négritude (ou à sa conception de celle-ci), à une « littérature nègre »,
s’il le veut toujours politique, il lui confère néanmoins un rôle différent, un rôle qu’il ne
confiait pas à la poésie, à savoir un rôle pédagogique, didactique. Ce changement de genre
littéraire pour s’exprimer, ce changement de discours à un moment particulier et hautement
symbolique, celui de la « décolonisation », montrent et démontrent un changement de
conduite sociale ainsi qu’une évolution de sa posture. Le moment politique a changé, le
discours et la posture évoluent. Sans s’effacer – j’y viendrai – l’écrivain-militant se place
maintenant derrière l’écrivain-éducateur. Un élément me paraît d’ailleurs essentiel dans ce
court extrait d’entretien. À un moment, Césaire parle des peuples noirs, au pluriel, puis juste
après du peuple noir, au singulier. Ceci, en plus en évoquant le passage de la poésie au
théâtre, nous explique la nécessité qu’il éprouve d’écrire un « triptyque » théâtral. Il écrit ainsi
trois pièces (triptyque, avec “trois“ peuples noirs) qui n’en forment qu’une (un triptyque,
l’unité du peuple noir). Il a présenté très clairement cela en 1967 dans un entretien au journal
Le Monde que cite ainsi Salah J. Khan :

Je conçois cette œuvre que je fais actuellement comme un triptyque. C’est un peu le drame des nègres
dans le monde moderne. Il y a déjà deux volets du triptyque : le Roi Christophe est le volet antillais, Une
saison au Congo le volet africain, et le troisième devrait être, normalement celui des nègres américains,
11
dont l’éveil est l’événement de ce demi-siècle.

On observe donc que Césaire opère un choix différent pour chaque région du peuple noir, à
savoir un drame historique pour évoquer son propre espace, les Antilles (la vie du roi haïtien
Henri Christophe, La tragédie du roi Christophe), un drame politique contemporain pour
l’Afrique (l’histoire de Patrice Lumumba dans Une saison au Congo) et donc, pour
l’Amérique, Une tempête. Pour évoquer les « nègres » de l’espace américain, leur « éveil »
selon ses propres mots, Césaire choisit d’offrir une lecture allégorique de la situation politique

10
Jacqueline Leiner, « Entretien avec Aimé Césaire», in Aimé Césaire, le terreau primordial. Tome II,
Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2003, p. 45 [c’est moi qui souligne].
11
Aimé Césaire, « Entretien au Journal Le Monde », cité par Salah J. Kahn, « Une tempête dans la littérature-
monde : Aimé Césaire et la figure d’Ariel », in Logosphère: revista de estudios lingüísticos y literarios, Nº. 7,
2011, p. 98.

4
contemporaine par la réécriture d’un classique. Ce choix ne doit évidemment rien au hasard.
Plusieurs éléments changent dans le positionnement de Césaire par rapport à l’Afrique et aux
Antilles. Ces raisons sont doubles : elles tiennent d’abord à la position spécifique du rapport
de Césaire au monde américain, et plus précisément noir américain et deuxièmement au
public visé par sa pièce. Examinons ces raisons l’une après l’autre.

Dans son avant-propos à Aimé Césaire et le monde noir, Richard Laurent Omgba souligne
que, bien qu’Antillais, « quand Césaire parle des Nègres des Antilles, il entrevoit ceux de
l’Afrique, quand il évoque ceux de l’Amérique, il a en esprit ceux de l’Afrique. »12 Ainsi, un
premier élément de la différence avec les deux autres pièces du triptyque tient au fait que
l’Afrique est la terre originelle de tous les « nègres », les Antilles sont « sa » terre, mais que
l’Amérique est pour lui un ailleurs du peuple noir. À cela, il convient d’ajouter deux autres
éléments. Tout d’abord le fait que l’Amérique n’est pas, contrairement à l’Afrique et aux
Antilles qu’il met en scène ailleurs, une terre francophone. Et ensuite qu’à la différence de ces
deux parties du monde noir, l’ « éveil des nègres américains » constitue une libération comme
émancipation et non comme décolonisation. Leur histoire n’est pas tout à fait la même, il
convient de procéder différemment, à savoir par allégorie.

S’agissant d’œuvres issues d’un espace littéraire « périphérique » comme les Caraïbes, la
question des destinataires, lecteurs ou spectateurs, apparaît comme essentielle, peut-être
davantage que pour les textes produits dans les espaces littéraires « centraux ». Une tempête
n’échappe pas à la règle, tant la question du public visé explique le choix de Césaire de
procéder à une réécriture. Dans l’extrait d’entretien que j’ai cité plus haut, Césaire affirme
« qu’il veut que les peuples noirs se connaissent mieux », notamment afin de comprendre ce
qu’il envisage comme une histoire (le lien à l’Afrique) et comme une destinée (la liberté, la
décolonisation, l’égalité) communes. Il vise à ce qu’ils se connaissent mieux entre eux, mais
aussi et surtout qu’ils se connaissent mieux eux-mêmes. Ainsi, Césaire, s’il s’adresse à toute
personne souhaitant le lire ou aller voir sa pièce – il dit bien chercher à « retrouver le moi
nègre », mais dans le but de « l’amener à l’universel » –, s’adresse plus particulièrement ici
aux “nègres“, plus précisément aux “nègres américains“ en leur donnant à voir par l’allégorie
une partie de leur histoire présente. Le sous-titre de la pièce, adaptation pour un théâtre
nègre, n’en est qu’une preuve de plus. C’est ainsi également pour pouvoir mieux s’adresser

12
Richard Laurent Omgba, « Avant-propos », in Richard Laurent Omgba et André Ntonfo (Eds.), Aimé Césaire
et le monde noir, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 5.

5
aux “nègres américains“, alors qu’il n’écrit pas directement dans leur langue, qu’il choisit de
réécrire une œuvre parmi les plus classiques de la tradition littéraire de langue anglaise.
Césaire n’éprouve pas le besoin de passer par l’allégorie pour évoquer l’histoire directement
contemporaine africaine, il l’éprouve, du fait de son rapport linguistique et culturel différent,
pour parler des et aux Noirs américains.

L’examen du paratexte nous conforte sur ce point. Alors qu’il avait choisi la maison d’édition
Présence africaine pour La tragédie du roi Christophe, il opte pour les deux pièces suivantes
pour les éditions du Seuil, soit pour un éditeur métropolitain de haute réputation offrant une
meilleure publicité, une plus large diffusion et sans doute aussi de meilleures chances de
traduction à son texte. L’étude de la posture de Césaire, de ses choix d’auteur, ainsi que la
question de l’adresse au public de sa pièce permet de mieux comprendre certains aspects
centraux d’Une tempête, notamment la prise de position politique de Césaire sur l’attitude que
doivent adopter les Noirs américains face aux Blancs ou plus exactement au pouvoir blanc de
l’Amérique du Nord.

Après avoir rappelé que la plupart des critiques examine la pièce de Césaire sous l’angle de la
confrontation de Caliban et Ariel face à Prospero comme allégorie de la confrontation entre
Malcolm X et Martin Luther King face aux Blancs, et en soulignant bien que tous
« privilégient le dynamisme radical de Caliban […] et réprouvent la méthode de résistance
non-violente d’Ariel »13, Salah J. Khan prend dans son article le contrepied de ce point de
vue. Sans voir en Ariel le véritable porte-voix de l’opinion césairienne, elle envisage ce
personnage plus proche que Caliban de ce qu’elle appelle l’« éthique de la relation » du
chantre de la négritude. Mon analyse de la posture d’auteur de Césaire permet de conforter la
position de Khan, de relire Une tempête sous cet angle, celui défendant dans le “conflit“ entre
résistance non-violente et résistance violente, c’est-à-dire entre Ariel et Caliban, le premier
plutôt que le second.

Lorsqu’on lit en parallèle les paroles d’Ariel dans la scène emblématique de sa confrontation
avec Caliban (Acte I, scène 2):

13
Salah J. Khan, art.cit., p. 100.

6
Je ne me bats pas seulement pour ma liberté, pour notre liberté, mais aussi pour Prospero, pour qu’une
conscience naisse à Prospero. Aide-moi, Caliban. 14

et cet autre extrait de l’entretien de Césaire avec Jacqueline Leiner :

Et notre problème a été celui-ci : comment retrouver notre “moi“ nègre et aller à l’universel, c’était un
autre universel, mais c’était l’universel, le but était le même mais le cheminement était différent.
Nous n’avons jamais voulu combattre le racisme au nom de notre racisme. Nous recherchions notre
singulier, mais ce singulier nous avons toujours considéré qu’il fallait l’amener à l’universel […] 15,

on se rend bien compte que c’est Ariel qui exprime en fait la position la plus proche de
l’intellectuel Aimé Césaire et de sa négritude. Il ne faut pas combattre l’autre pour l’écraser,
mais au contraire le convaincre de reconnaître la réalité d’un particulier nègre égale à celle du
particulier blanc et que les deux peuvent être amenés à l’universalité. En voulant démontrer la
proximité entre l’attitude d’Ariel et celle de l’intellectuel Césaire, et du fait du manque de
dialogue direct entre Ariel et Caliban dans la pièce (ce passage est une exception, et c’est pour
cela qu’il est le plus emblématique et le plus cité), Khan se fonde également sur « le contexte
de la politique et de l’éthique de Césaire »16, ainsi que sur d’anciens entretiens de Césaire,
remontant à 1957 pour l’un et 1971 pour l’autre. J’ai mentionné plus haut une interview de
1994 qui confirme encore cette constance de la pensée et du discours césairiens de la
négritude.

Néanmoins la plus grande proximité de Césaire avec la position originelle d’Ariel s’observe
ailleurs dans le texte. Si l’on étudie la fin de la pièce, on s’aperçoit que Caliban vient en fait
(pratiquement) sur les positions d’Ariel, à savoir qu’il ne cherche plus à écraser Prospero et
son monde, qu’il ne veut plus un affrontement violent. Il a compris que la victoire, c’est-à-
dire la liberté, est inéluctable :

[s’adressant à Prospero, N.d.A.] : Bien sûr pour le moment tu es encore le plus fort. Mais ta force je m’en
moque […]
Et tu sais pourquoi je m’en moque ?
Tu veux le savoir ?
C’est parce que je sais que je t’aurai […]

14
Aimé Césaire, Une tempête, Paris, Seuil, 1997 [1969], p. 37. Passage souvent cité, notamment par Khan (art.
cit., p. 103).
15
Jacqueline Leiner, « Entretien avec Aimé Césaire», art. cit., p. 34.
16
Salah J. Khan, art.cit., p. 104.

7
Et je sais qu’un jour
Mon poing nu, mon seul poing nu
Suffira pour écraser ton monde !
Le vieux monde foire !17

Ces lignes exprimant la venue de Caliban sur les idées et méthodes d’Ariel illustrent l’espoir
de Césaire, à savoir la venue de partisans de Malcolm X sur les positions de Martin Luther
King – les deux “héros“ étaient déjà morts en 1969 – et avec elle le triomphe de la non-
violence dans l’acquisition de la liberté du peuple noir américain. L’analyse de la posture
d’auteur de Césaire, de son positionnement intellectuel et politique transparaissant à travers
ses entretiens, c’est-à-dire à travers des prises publiques de parole, permet de comprendre ses
options narratives, ainsi que la place du théâtre au sein de l’œuvre de Césaire, de la littérature
caribéenne comme du mouvement de la négritude.

Réécrire une pièce classique est donc envisagé de la part de Césaire comme la réponse à une
double volonté. Il s’agit premièrement de toucher le public noir américain dans sa vision à la
fois unitaire et diverse du/des peuple(s) noir(s) et de prendre position, sur le mode allégorique,
dans le débat politique agitant les milieux noirs américains. Mais il s’agit également, et de
façon plus intéressante, d’affirmer sa vision de la négritude comme expression de la
spécificité du peuple noir et de sa réalité, mais comme expression d’une spécificité non
exclusive, soit une spécificité visant l’universel. Elle est, comme le dit Césaire en
paraphrasant ce que disait Sartre de l’existentialisme, « un humanisme. »18 Le choix de la
réécriture d’une pièce européenne dans une autre langue européenne démontre ainsi cette
volonté de non-discrimination, de ne pas se montrer raciste à son tour. Il s’agit d’inscrire
l’histoire du peuple noir et la littérature nègre, au moment et après la décolonisation et
l’émancipation des peuples noirs, comme spécifiques et universelles à la fois. La pièce de
Shakespeare a ainsi permis à Césaire d’exprimer le général par le particulier, de développer
encore son projet de théâtre nègre inscrit dans la littérature de l’espace caribéen et enfin de
défendre allégoriquement une position politique humaniste.

Pour pouvoir comprendre et saisir l’intérêt de la relecture de classiques ainsi que questionner
leur rôle dans l’affirmation de l’identité d’une région, d’un espace culturel ou d’un peuple,
l’examen d’une seule œuvre ne peut suffire. C’est pour cela que j’aimerais maintenant
17
Aimé Césaire, Une tempête, op.cit., p. 88.
18
Cf. Jacqueline Leiner, « Entretien avec Aimé Césaire», art. cit., p. 35.

8
examiner, appuyé par la même méthodologie, la réécriture sous forme théâtrale de l’Odyssée
homérique par le prix Nobel de littérature 1992, Derek Walcott.

Homère, Walcott, la négritude et l’identité caribéenne

Derek Walcott possède comme points communs avec Césaire de s’être exprimé dans les
mêmes genres littéraires, à savoir principalement la poésie et le théâtre, d’avoir aussi écrit
une pièce sur le roi Henri Christophe (Henri Christophe : A chronicle in seven scenes en
1950), témoignage d’un attachement commun aux Caraïbes, leur espace culturel, et enfin
d’être également l’auteur – et c’est ce qui nous occupe ici – d’une réécriture postcoloniale
d’un grand classique de la littérature européenne. Cependant, tout ne réunit pas Walcott et
Césaire. Leur rapport à leur identité noire et caribéenne est sensiblement opposé. Cette
différence se retrouve dans leurs réécritures. Pour la comprendre, pour appréhender
correctement le choix de réécrire l’Odyssée ou, si l’on préfère, d’écrire une Odyssée
postcoloniale, il est nécessaire d’étudier la position de Walcott – elle constitue une partie de
sa posture d’auteur – vis-à-vis de la négritude.

En 1964, Léopold Sédar Senghor, l’autre co-fondateur du mouvement littéraire de la


négritude, se rend en visite à Trinidad et Tobago en tant que président du Sénégal. À cette
occasion, Walcott s’exprime sur la négritude à travers un article sobrement intitulé Necessity
of Negritude.19 L’écrivain saint-lucien se montre respectueux, mais également critique vis-à-
vis de ce mouvement. Au début de son texte, Walcott souligne qu’il est vrai que

there is a concept of language and literature as being white that on one hand divides writers racially […]
20
and which on the other claims that art is universal.

S’il affirme que cette conception existe, c’est pour mieux démontrer que pour lui cette
conception eurocentrique essentialiste blanche est fausse. Mais la négritude, en prétendant à
l’existence d’une spécificité poétique “nègre“, défend en fait exactement le même point de
vue essentialiste et se présente, de ce fait, comme problématique :

19
Edward Baugh, Derek Walcott, Cambridge, CUP, 2006, p.16.
20
Derek Walcott, « Necessity of Negritude » (1964), in Robert D. Hamner, Critical Perspectives on Derek
Walcott, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1996 [1993], p. 20, cité par Baugh, p.16.

9
It is extremely difficult to create a natural poetry that is technically identifiable as Negro without
distorting language or feeling, and most Negro poets writing in English arrive at a point where to progress
21
technically, to develop complexity of structure appears like treachery, a betrayal of the cause.

Afin de mieux encore insister sur les difficultés et surtout sur les limites du concept de
négritude, indirectement de toute conception essentialiste, Walcott prend appui sur Cahier
d’un retour au pays natal de Césaire. Il affirme qu’il s’agit d’

a West Indian poem, and its subject is race as openly, though with much more complexity of expression,
as the Guadeloupean poet, Saint John Perse’s “Eloges“ or “Pour fêter une enfance“ is about being a white
22
child in the tropics.

Walcott défend ainsi l’idée que Cahier d’un retour au pays natal est plus proche de la poésie
de Saint-John Perse, auteur martiniquais comme Césaire mais blanc que de celle de n’importe
quel auteur africain. L’argument de Walcott est évidemment renforcé du fait que tous les
poèmes cités thématisent la question de la couleur de peau. Pour l’écrivain saint-lucien, ce qui
compte est donc bien moins la “race“ que l’espace culturel. En comparant ensuite les deux
poètes caribéens au Sénégalais Senghor, il précise :

The two poems make an interesting contrast, but their resemblances, their primal sources are very alike.
They are separated from the poetry of Senghor by an entire experience, by geography and by traditions.23

La négritude comme concept permettant d’unifier tous les peuples noirs ne concerne pas le
poète saint-lucien. Il le croit inopérant et problématique du fait de son essentialisme.24 Le lien
entre lui et Césaire est le fruit d’une “géographie“ et de “traditions“ culturelles communes,
non de la couleur de peau. Alors pourquoi Walcott a-t-il intitulé son texte Necessity of
Negritude ? Que doit-on garder de la négritude, quelle est sa nécessité ? Le fait, répond
Walcott, qu’elle soit une part de l’histoire, de la mémoire de cette partie du Nouveau Monde
que sont les Caraïbes. Il formule cela ainsi :

21
Ibid., cité par Baugh, p. 17.
22
Ibid., p. 21.
23
Ibid.
24
Nous pouvons remarquer que Walcott a souligné l’essentialisme de la négritude et la difficulté que cela pose
en 1964, soit vingt-cinq ans avant la sortie du célèbre livre The Empire writes back. Cet ouvrage classique
insiste sur ce problème, cette limite, de la théorie de la négritude (Cf. The Empire writes back, Theory and
Practice in Post-colonial Literatures, London & New York, Routledge, 1989, p. 21 sq.).

10
For us, whose tribal memories have died, and who have begun again in a New World, Negritude offers an
assertion of pride, but not of our complete identity, since that is mixed and shared by other races, whose
writers are East Indian, white, mixed, whose best painters are Chinese, and in whom the process of racial
25
assimilation goes on with every other marriage.

L’identité culturelle caribéenne pour Walcott se caractérise par son hybridité. Une hybridité
naturelle qui ne discerne plus les éléments africains des éléments européens ou autres car ils
se sont mélangés pour créer une culture authentiquement caribéenne. Aux antipodes de
Césaire qui défend l’idée d’une négritude, d’une unité du peuple noir, d’un destin commun
singulier dans la diversité des lieux, Walcott défend une spécificité des lieux totalement
indépendante de la couleur de peau. La spécificité culturelle hybride de la société caribéenne
concerne autant les Noirs (comme Césaire), les Métis (comme lui) que les Blancs (comme
Saint-John Perse ou le Cubain Carpentier). Et cette spécificité est aussi différente de l’Afrique
que de l’Europe pour un Noir comme pour un Blanc caribéen.

Dans un article sur les deux textes “homériques“ de Walcott (Omeros et The Odyssey), Rachel
D. Friedman souligne l’anti-essentialisme de l’écrivain saint-lucien. Elle lie celui-ci au
concept de rhizome développé par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : « As part of their
critique of the essentialist models, Gilles Deleuze and Felix Guattari have the image of the
rhizome as an alternative to the unnuanced but long unchallenged discourse of roots and
rootedness. »26 Cette remarque sur l’opposition entre la conception traditionnelle des racines
et la conception du rhizome de Deleuze et Guattari me paraît extrêmement féconde pour
opposer la conception de l’identité de Walcott à celle de Césaire. Le chantre de la négritude
cherche des racines – il cherche, comme nous l’avons dit plus haut une histoire continue du
peuple noir, histoire commençant nécessairement en Afrique –, alors que Walcott pense que
l’origine “mythifiée“ est une illusion et que seuls les rhizomes27 importent.

Ces différences intellectuelles dans la conception de l’identité caribéenne entre nos deux
auteurs, vont se retrouver dans le texte de la pièce de Walcott, dans ses choix d’auteur
25
Derek Walcott, « Necessity of Negritude », art.cit., pp. 22-23, cité par Baugh, p. 18.
26
Rachel D. Friedman, « Derek Walcott’s Odysseys », in International Journal of the Classical Tradition, Vol.
14, N°3/4 (December 2007), p. 456.
27
Le rhizome est un concept métaphorique complexe et difficile à définir. Deleuze et Guattari ne prennent
d’ailleurs pas la peine de le définir vraiment. Cependant, il est clair que rhizome s’oppose à racine dans la
mesure où le rhizome « n’a pas de point ou de position comme on en trouve dans une structure, un arbre, une
racine. Il n’y a que des lignes » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Milles plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 15
[légèrement modifié]) et que le « rhizome peut être rompu, brisé en un endroit quelconque, il reprend suivant
telle ou telle de ses lignes et suivant d’autres lignes » (Ibid,.p.16).

11
réécrivant l’Odyssée. C’est fort justement que la critique a vu, comme le souligne Irene
Martyniuk, qu’« as a whole, the play [The Odyssey, N.d.A.] exemplifies Walcott’s critical
ideas, which he has articulated in such seminal essays as “What the Twilight Says“ and “The
Muses of History“ »28, essais auxquels il convient d’ajouter Necessity of Negritude. Sa
conception rhizomatique et hybride, à travers « un mélange culturel » (« a cultural
mélange »)29 des lieux et des civilisations, le refus d’une temporalité linéaire depuis une
origine, une racine commune aux Noirs comme aux Blancs se remarque en effet tout au long
de la pièce. Et c’est plus particulièrement le cas, comme l’a bien vu Robert D. Hamner, dans
une scène centrale à savoir celle, incontournable dans toute relecture de l’Odyssée, de « la
descente d’Ulysse aux Enfers » :

Walcott’s descent to Hades entails shift in time and geography as well as a change from earthly existence
to the realm of death. It is as though Odysseus anticipates the third leg of the Atlantic slave-trade route.
On one shore of this vast Acheron, he leaves the voodoo rites of the New World to arrive in London’s
30
Underground.

Regardons dans le détail le texte de Walcott. Observons, à la suite de Hamner, comment il


opère cette hybridité, comment il marque – cela occupe les deux dernières scènes du premier
acte – ce passage « d’une rive à l’autre du vaste Achéron ». À la scène XIII, nous sommes
dans une cour (yard) dans laquelle se déroule une cérémonie Shango, soit un culte d’origine
africaine – on retrouve également chez Césaire, il faut le noter, une référence au Shango de la
part de Caliban (cf. Césaire, Une tempête, op.cit., p. 89) –, mais mêlé à Ulysse et à la
mythologie de la Grèce antique. On peut l’observer clairement avec le chant rituel ouvrant la
scène :

CELEBRANTS (chanting, dancing) :


Shango
Zeus
Who see us
Man go
Name Odysseus

28
Irene Martyniuk, « Playing with Europe. Derek Walcott’s Retelling of Homer’s Odyssey », in Callaloo Vol.
28, N°1 Derek Walcott : A Special Issue (Winter 2005), p. 188.
29
« Walcott’s cultural mélange continues in 1.13 as he invents a voodoo ceremony […] ». Robert D. Hamner,
« Creolizing Homer for the Stage : Walcott’s “The Odyssey“ », in Twentieth Century Literature, Vol. 47, N°3
(Autumn 2001), p. 379.
30
Ibid., p. 380.

12
Go down
Go down […]31

Walcott ne s’arrête pas là. Il renforce encore l’aspect devenu inextricable des différentes
traditions en mêlant les paroles et la magie grecques de Circé aux paroles et à la magie
africaines de deux prêtres Shango. Le brouillage, l’hybridité et l’influence d’une culture sur
l’autre les rendent indiscernables. Il y a rhizome, il n’y a pas de culture plus originelle ou plus
ancienne. Ceci se remarque encore à la manière dont Circé et les prêtres s’adressent à Ulysse
pour évoquer le chemin vers l’Hadès dans lequel il va se rendre :

CIRCE
Your soundless sword will divide not only the air.
SHANGO PRIEST
Severing this world of light from one pas knowing.
CIRCE
Where buried Persephone glides for half the year.
[…]
CIRCE
Go, where the chosen of gods alone can enter.
SECOND SHANGO PRIEST
This crack in the heart-broken earth, here you descend.
CIRCE
32
Tell green-eyed Athena I’ll never offend her.

À la fin de la scène, « la terre s’ouvre » (« The earth opens ») et Ulysse connaît enfin l’Hadès.
Comme on l’a dit plus haut, il se retrouve – c’est tout l’objet de la scène XIV – dans une
station de métro de Londres (« The Underground »), devant sa mère. L’Hadès postmoderne
et/ou postcolonial est un métro, plus exactement une ligne infinie (« The Train goes forever »)
du métro londonien :

ANTICLEA
It’s my station. Under the bed of the river.
ODYSSEUS
How many more stations are there in the Underground ?

31
Derek Walcott, The Odyssey. A play, op.cit., p. 87. Cf. aussi Hamner, art.cit., p.380.
32
Derek Walcott, The Odyssey. A play, op.cit., p. 88.

13
ANTICLEA
33
You never get off. The train goes forever.

Ulysse, à la fin de son voyage aux Enfers, c’est-à-dire ici à la fin de l’acte 1 lorsqu’un train
passe sous le tonnerre, retrouve la mer et ses sirènes (« Trains flash past. Thunder. The
sea. »). Nouvelle fusion ou plus exactement nouveau brouillage des espaces, des cultures et
des temps.

Un second élément de cette hybridité et de cette dimension rhizomatique, peut-être plus


important encore, provient du traitement des personnages eux-mêmes, d’une absence de
division tout au long de la pièce entre bons et méchants, entre caractères justes et caractères
injustes, et surtout entre appartenance définitive à la culture caribéenne ou au contraire à la
tradition grecque. Martyniuk a, avant nous, très bien observé cela :

In the play, there are not clear heroes, or monsters, or even colonizers and colonized. All of the characters
shift fluidly in an around such specific distinctions, instead occupying positions on both sides and in
34
other, third spaces.

Le personnage d’Euryclée en constitue la première illustration probante. La nourrice d’Ulysse


est chez Walcott une Noire s’exprimant dans un “anglais caribéen“. Elle a apporté à Ulysse
une partie de sa culture et la maisonnée dans laquelle elle travaillait étant grecque, celle-ci
reçut aussi une part d’ “éducation“ et de “culture“ de cette dernière. Au final, l’identité des
personnages, leurs manières et leurs cultures – et il s’agit ici de la conception walcottienne de
l’identité caribéenne – sont multiples, hybrides et, encore une fois, impossibles à distinguer.
Le rapport entre Euryclée et Ulysse est présenté comme (presque) égal plutôt que comme
subordonné. On l’observe lors de la scène des retrouvailles entre Ulysse et Télémaque (Acte
2, scène V) :

EURYCLEIA
Maybe you go be the first one she bring to she bed.
ODYSSEUS
Watch your tongue !
EURYCLEIA

33
Ibid., p. 90.
34
Irene Martyniuk, art.cit., p. 188.

14
Wash your feet !
(She rolls up ODYSSEUS’ robe to the thighs.)
Wait. How you get this scar ?
[…]
EURYCLEIA
Boy, sit before you faint. Your father.
TELEMACHUS
This majesty in rags. This mongrel scabbed with mange?
ODYSSEUS
Argus is dead. I buried him. Show him the scar.
(EURYCLEIA shows the scar. TELEMACHUS sits.)
TELEMACHUS
This could happen to anyone.
ODYSSEUS
In the same place ?
EURYCLEIA
Open your arms to him, boy.
ODYSSEUS
I need a harbour.
EURYCLEIA
All you like two cautious crabs. Embrace, nuh. Embrace. 35

Les relations entre Euryclée et la famille d’Ulysse sont franches, et l’on ressent son amour de
cette dernière. C’est ainsi justement que Martyniuk écrit :

Eurycleia, Odysseus’old nurse and West Indies native, thus commands Eumaeus […]. The two clearly
see themselves as both slaves in Odysseus’household and members of his family, simultaneously standing
36
in both positions.

Le fait que la nurse noire se sente membre de la famille de ses maîtres doit être comparé avec
les relations entre non seulement Caliban, mais également Ariel par rapport à Prospero dans
Une tempête. Un rapport aussi naturel entre Noirs et Blancs est, en effet, impensable chez
Césaire. Il y a toujours un rapport de domination et la nécessité pour le Noir d’affirmer sa
culture et son identité face au Blanc. On pourrait dire que la trame de The Tempest ne permet
pas une telle relation pacifiée, alors que celle de l’Odyssée la rend possible. Sans doute.
Néanmoins, pour lui, et c’est ce qu’il exprime dans sa pièce et dans ses entretiens, la

35
Derek Walcott, The Odyssey, op.cit., pp. 136-138.
36
Irene Martyniuk, art.cit., p. 192.

15
coexistence entre Blancs et Noirs est une imposition, elle n’est pas ou pas encore dans un
rapport d’égalité. Réécrivant l’Odyssée, Césaire n’aurait jamais envisagé de présenter les
événements de manière aussi hybride, avec une telle absence de division culturelle.

Un autre personnage, également noir, permet d’observer la conception walcottienne,


accentuant encore la dimension hybride et rhizomatique de ses personnages dans son texte. Il
s’agit de Billy Blue, le caractère créé, “ajouté“ par le dramaturge pour situer l’action, pour
narrer, essentiellement en chantant, les péripéties odysséennes lorsqu’il y a besoin.37 C’est le
langage qui marque, plus encore que pour Euryclée, son identité. Il use d’un pidgin
anglophone. Cependant, dans le même temps, il est en tant que narrateur le porteur de
l’histoire de l’Odyssée, c’est-à-dire le porteur d’une histoire authentiquement grecque,
européenne. L’aède grec est devenu dans le monde postcolonial un Noir parlant l’anglais
caribéen. Encore une fois, Martyniuk a bien observé ce phénomène :

Billy Blue, the Homeric presence, for instance frequently alters his language to this same [same as the
38
servants, N.d.A.] island dialect, describing his adventures in a voice of the island people.

Avec le personnage de Billy Blue et de manière générale avec l’ensemble des personnages
s’exprimant en pidgin dans The Odyssey, se dessine une autre opposition entre Walcott et
Césaire, une opposition se fondant sur le rapport à la langue. Pour Walcott, le rapport du
pidgin à l’anglais se définit comme un rapport égalitaire et apaisé, sans subordination
culturelle. Il n’y a pas une langue civilisée et des Barbares qui durent tant bien que mal
adopter une langue “civilisée“ et s’y adapter. Le fait que le narrateur de l’histoire, soit la
« présence homérique », dans la pièce s’exprime (parfois) en « dialecte » suffit à le
démontrer. Un tel rapport est évidemment impensable pour Césaire. Pour lui, il y a
nécessairement une hiérarchie des langues et une imposition par les Blancs de leur langue.
Les Noirs doivent ainsi passer par le langage du colonisateur. Le créole n’est et ne peut être
vu que comme un « langage barbare » par les Blancs :

CALIBAN
Je dis Uhuru !

37
Cette introduction de Billy Blue et son rôle de « narrateur » sont bien soulignés par Hamner. Celui-ci ajoute
que par son langage et par le fait qu’il intervient en premier dans la pièce, il constitue, selon ses mots, la
véritable « inflexion caribéenne de l’œuvre » de Walcott (art.cit., p. 375-376).
38
Irene Martyniuk, art.cit., p. 191 [c’est moi qui souligne].

16
PROSPERO
Encore une remontée de ton langage barbare. Je t’ai déjà dit que je n’aime pas ça. D’ailleurs tu pourrais
être poli, un bonjour ne te tuerait pas !
[…]
PROSPERO
Puisque tu manies si bien l’invective, tu pourrais au moins me bénir de t’avoir appris à parler. Un
barbare ! Une bête brute que j’ai éduquée, formée, que j’ai tirée de l’animalité qui l’engangue encore de
toute part ¨
CALIBAN
D’abord ce n’est pas vrai. Tu ne m’as rien appris du tout. Sauf bien sûr à baragouiner ton langage pour
39
comprendre tes ordres. […]

Césaire pense qu’il convient de s’exprimer en français. Il affirme d’ailleurs que « pour [lui] le
problème [de la langue] n’existe pas » pour la simple raison qu’ « [il a] toujours écrit en
français ».40 Cette différence du rapport à la langue tient encore une fois à la différence de
posture d’auteur et aux objectifs de nos deux écrivains. Pour Césaire, il s’agit de développer
un théâtre nègre, de présenter de manière didactique au peuple noir son histoire à travers les
différents lieux où il vit et de montrer dans le même temps aux Blancs que les Noirs peuvent
sublimer leurs langues. Pour Walcott au contraire, il s’agit de présenter une société
postcoloniale plus apaisée avec un rapport plus égalitaire entre Noirs et Blancs, rapport fondé
sur une conception d’imbrication, d’hybridité des cultures, donc aussi des langues, même s’il
faut noter que les servants sont systématiquement noirs dans sa pièce.41

La question de savoir à qui s’adresse The Odyssey est intéressante. La pièce est en fait,
comme le rappelle le quatrième de couverture de notre édition, et comme le note souvent la
critique42, une commande du Royal Shakespeare Theatre : « Derek Walcott’s The Odyssey,
commissioned by Britain’s Royal Company. » 43 Le premier public visé – et on peut
rétrospectivement voir dans l’Hadès présenté comme une ligne du métro londonien un clin
d’œil – est ainsi, même s’il n’y a pas d’exclusive, un public européen majoritairement blanc.
Il s’agit, qui plus est, de citoyens de l’ex plus grand empire colonial du monde et, plus
spécifiquement, de citoyens du pays ayant colonisé Sainte-Lucie jusqu’en 1979. C’est une

39
Aimé Césaire, Une tempête, op.cit., pp. 24-25.
40
Jacqueline Leiner, « Entretien avec Aimé Césaire», in Aimé Césaire, le terreau primordial. Tome I, Tübingen,
Gunter Narr Verlag, 1993, p. 118.
41
Cette réalité a été évidemment déjà soulignée par la critique, entre autres par Martyniuk : « In many cases, the
island characters are servants » (art.cit., p. 193).
42
Cf. entre autres, Irene Martyniuk, art.cit., p. 190.
43
Derek Walcott, The Odyssey, op.cit., quatrième de couverture.

17
différence avec Césaire qui vise l’universel mais cherche d’abord, nous l’avons dit, à créer un
théâtre nègre présentant au peuple noir son histoire. Avec son Odyssée, l’auteur saint-lucien
offre une vision du monde postcolonial affirmant la réalité d’une identité caribéenne fondée
sur l’hybridité, c’est-à-dire une identité capable d’utiliser l’imaginaire européen et de le
« subvertir » avec des éléments, notamment linguistiques, venus d’ailleurs. C’est donc à juste
titre que Martyniuk a écrit que dans The Odyssey, Walcott

uses [the] opportunity to subvert the […] imperial standards […]. Walcott retains Homer’s characters and
adventures, but he fundamentally changes their language, and in this way, fundamentally changes their
race – a change that must be acknowledge on the stage.44

Walcott présente un théâtre moins didactique et sans doute moins « engagé » au sens sartrien
que celui de Césaire. Cependant, en subvertissant la tradition européenne et en réalisant cela
pour un public issu d’un ex-empire colonial, il se montre tout aussi politique que celui du
Martiniquais.

Conclusion

L’objectif de cet article consistait à questionner l’identité culturelle, l’appartenance d’un texte
à un espace culturel, en partant de deux relectures caribéennes en deux langues différentes de
deux classiques de la littérature européenne. Cet examen a offert la possibilité de mettre en
lumière quatre éléments.

Il y a d’abord le constat d’une opposition fondamentale dans la conception de l’identité


culturelle. Césaire défend, à travers sa négritude, une conception, bien qu’il s’en défende en
soulignant son universalisme, essentialiste de l’identité liée à un destin commun du peuple
noir, dont font évidemment partie les Noirs caribéens. Walcott refuse quant à lui toute
conception essentialiste pour une conception plutôt « géographique » – l’archipel caribéen
avec Césaire, lui, mais aussi Saint-John Perse – hybride et rhizomatique de l’identité. Comme
on pouvait le prévoir, il n’existe pas une seule conception de l’identité caribéenne.

Nous observons ensuite la continuité entre la position sociopolitique des deux auteurs, telle
qu’ils l’ont exprimée dans des entretiens et des discours, et les choix d’auteurs opérés dans

44
Irene Martyniuk, art.cit., p. 191

18
leur réécriture d’Homère ou de Shakespeare. Nous pouvons, troisièmement et de façon
corollaire, constater l’apport sur le plan méthodologique, de la notion de posture d’auteur
pour étudier une question comme celle de l’identité d’une œuvre, de son appartenance à un
espace culturel et pour comprendre certains choix textuels des auteurs.

Enfin, par l’examen des premiers destinataires des œuvres, nous avons pu voir que la
différence des conceptions d’identité et d’appartenance qu’expriment Césaire et Walcott
n’empêche pas qu’ils ont en commun le souci de l’engagement, soit par une forme, comme le
dit Martyniuk, de « subversion des standards coloniaux » en s’adressant aux ex-colonisateurs
des Caraïbes, soit par la volonté d’enseigner aux Noirs leur histoire et de leur offrir un théâtre
authentiquement nègre, exprimant, comme le dit Césaire lui-même, le « moi nègre »45 des
Africains, des Afro-américains ou des Caribéens.

45
Jacqueline Leiner, « Entretien avec Aimé Césaire», in Aimé Césaire, le terreau primordial. Tome II, op.cit.,p.
34.

19

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