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Michel Despland

L’hermeneutique de Schleiermacher dans son


contextehistorique et culturel

Tous les lecteurs de Kant ne m~nent pas leurs lectures jusque vers 1’An-
thropologie du point de vue pragmatique (publi6e en 1798). Et s’ils y
arrivent, ils y d6couvrent une mati6re fort prosaique. On n’y respire pas
1’air des sommets. On y trouve plut6t un esp6ce de compendium de con-
naissances utiles sur 1’homme tels qu’il est (1’homme int6rieur et 1’homme
ext6rieur), presqu’un dictionnaire d’id6es rerues, sages, prudentes, r6a-
listes mais morales, sur les hommes tel qu’ils sont: comment doit-on les
traiter, a quoi peut-on s’attendre de leur part ? Une s6rie de pages porte sur
les traits culturels propres aux diff6rents peuples europeens. Un peuple est
defini comme « la masse des hommes r6unis en une contree, pour autant
qu’ils constituent un tout ». Unie en « une totalite civile », cette masse a
aussi un « caract6re » que l’on peut d6crire d’une manière syst6matique.1
Kant nous offre alors une description des Franrais, des Anglais, des
Espagnols, des Italiens, des Allemands.
Je d6clarerai d’emblee qu’a la fin du dix-huiti6me Kant ne perdait pas
son temps lorsqu’il examinait les nations europeennes et cherchait a saisir
ce qu’il appelait leur caract6re. Tout comme Germaine de Stael faisait
preuve d’intelligence en voulant publier en 1810 deux volumes De l’Alle-
magne ou chaque chapitre ou presque accuse quelque contraste entre « les
moeurs et le caract6re » propres aux Allemands et ceux propres aux
Français.2 Au cours du dix-huiti6me 1’elite cultiv6e de 1’Europc a cess6
d’être une classe cosmopolite. Elle a d6couvert son appartenance ~ une
nation. Elle s’interesse a une litt6rature nationale. 1800 n’est donc plus
1700. En fait 1800 repr6sente peut-~tre la date ou des generalisations sur les
traits culturels propres a une nation sont les plus valables. De vastes
6branlements historiques, la Revolution en particulier, r6v6lent aux 61ites
et aux masses nationales que quelque chose les unit (on dit « un meme
esprit ») et les forces modemes telles que 1’industrialisation, le brassage
des populations et la d6couverte des minorites, n’ont pas encore att6nu6
cet ensemble de traits culturels.
L’Hermeneutique de Schleiermacher a surgi dans un milieu pr6cis.
Nous verrons qu’elle r6v6le certaines caract6ristiques intellectuelles pro-
pres a ce milieu. Tout comme sa probl6matique h6rite de soucis propres a la
culture allemande de cette periode. Le but de ce travail est simplement de
mettre en lumi6re quelques 616ments de cette continuit6 entre l’oeuvre du

1 1. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique (Paris: Vrin, 1964), 154-55.


2 Voir Germaine de Stael, De l’Allemagne (Paris: Garnier, s.d.), vol. 2.

Michel Despland est professeur au département de sciences de la religion de I’Université


Concordia, à Montréa1.
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pionnier de 1’ hermeneutique et la situation historique et culturelle propre à


sa generation.

Prenons encore chez Kant le


point de depart de notre analyse. Les Alle-
mands, dit-il, « ont la
reputation d’avoir un bon caract~re, c’est-£-dire
d’être loyaux et aptes a la vie d’int6rieur, qualit6s qui ne vont pas de pair
avec le brillant ». Ils s’adaptent toujours au gouvernement sous lequel ils se
trouvent et se soumettent meme au despotisme. L’Allemand n’a pas d’or-
gueil national. Plus que tout autre peuple il apprend les langues étran-
«

g6res. »3 Enfin il inculque a ses enfants la moralite avec beaucoup de


«

rigueur ». Il a souvent une application obstin6e et meme du pedantisme. Un


contraste surgit lorsque 1’on se reporte aux pages sur le Franrais qui a de la
vivacite d’esprit, le gout de la conversation et qui est « communicatif par
une exigence immediate de son gout ».44
Mme de Stael penetre jusqu’aux causes. 11 n’y a pas de grande ville en
Allemagne, point de capitale, point de centre de lumi6res et d’esprit
«

public », donc point d’esprit de societe. La « civilisation et la nature n’y »

sont pas amalgam6es dans ce que pour ma part j’appelerai un art de


« »

vivre profond6ment enracin6 dans les moeurs. Pas de conversation bril-


lante en Allemagne, pas d’esprit d’imitation qui cr6e un lien social.5 Sur
tous ces points le propre de 1’Allemagne c’est de ne pas avoir ce que les
Frangais poss6dent au plus haut degr6. Les Frangais considèrent les «

actions avec la libert6 de 1’art ». Les Allemands « ne savent pas traiter avec
les hommes ». En revanche ils pensent. Ils « se disputent avec vivacite le
domaine des sp6culations et ne souffrent dans ce genre aucune entrave ».s
« Les Allemands ont
beaucoup d’universalite dans 1’esprit, en litt6rature et
en philosophie, mais nullement dans les affaires.... C’est le contraire en
France: L’esprit des affaires y a beaucoup d’etendue, et 1’on n’y permet pas
l’universalit6 en litt6rature ni en philosophie. » Les Frangais consid6rent
les id6es « avec 1’asservissement de l’usage ». « En France on 6tudie les
hommes; en Allemagne les livres. »’7
L’historien contemporain ne peut que confirmer la justesse de ces
vues. En Allemagne un abime s6pare les cours du peuple. Toute la vie
intellectuelle jusqu’en 1750 est centr6e sur les universit6s où le p6dantisme
scolastique fleurit sans entrave et transmet les savoirs officiels n6cessaires
aux diff6rents fonctionnaires. Des 1750 la classe moyenne devient assez
nombreuse pour ressentir le besoin de lire de la litt6rature allemande; de la
le demarrage de la litt6rature nationale: marqu6s par le pi6tisme, les nou-
veaux lecteurs ont le gout de ce qui est profond, 6mouvant, m6lodrama-
tique. Et surtout cette classe moyenne produit de nombreux jeunes gens
qui d6sirent s’exprimer. Mais ils manquent de debouches. 11 n’y a ni salons
ni vie politique: ils ne peuvent acc6der a ce que les Frangais appelent les
3 Herder, comme tous les autres Européens, reproche aux Français de ne pas apprendre les
langues (J. G. Herder, Traité sur l’origine des langues [Paris: Aubier-Flammarion,1977],
149).
4 Kant, Anthropologie, 158-60, 155.
5 De Stael, De l’Allemagne, vol. 1, 18, 51, 63.
6 Ibid., 27. Elle ajoute qu’ils« abandonnent assez volontiers aux puissants tout le réel de la
vie ».
7 Ibid., 74.
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affaires. (Les vell6it6s de r6volution apr6s 1789 furent vite reprimees.) Ils
vivotent comme tuteurs. Ce sont des Ames esseul6es qui ont besoin de
livres. Ils en 6crivent beaucoup. Mais Ih encore les debouches manquent. Il
y a en Allemagne beaucoup d’auteurs pour peu de lecteurs. Faute de public
a qui plaire, 1’6crivain part vers les hauteurs et les profondeurs. 11 renonce à
influencer; il veut exprimer, d6voiler. L’ecriture devient un art de se creer
soi-meme et de creer un monde.9
Ajoutons a ces observations emprunt6es a un historien anglais celles
d’un autre contemporain, un sociologue allemand cette fois. Des la
deuxi6me moiti6 du dix-huiti6me si6cle, les Franrais qui avaient beaucoup
parl6 de civilite et de civiliser, de politesse et de police, se mettent a parler
de civilisation, pour designer « un adoucissement des moeurs ». La
« civilisation » des
peuples n’est pas terminee, loin de lk, mais le processus
est bien avance, en France surtout. 10 En Allemagne par contre les meilleurs
esprits discement vite un contraste entre civilisation et culture. Kant
definit le probl6me: « nous sommes civilises a satiete pour exercer les
politesses et convenances sociales ». (La civilisation ne se soucie que
d’honorabilit6 ext6rieure.) « L’id6e de moralite » se situe a un autre
niveau; elle « fait partie de la culture », car elle fait retentir une exigence
int6rieure. La bourgeoisie allemande s’empare de cette antith6se: les
Frangais et les Allemands de cour ont la civilisation, les belles mani6res
conventionnelles; les bons Allemands ont du coeur, de 1’,ime, du s6rieux,
bref de la profondeur, de la Kultur. (Les Romantiques ensuite se faron-
neront eux-memes, a partir de leur int6rieur: c’est la Bildung.)
Le sentiment d’auto-satisfaction qui marquait les milieux allemands cultiv6s en ce dix-
huiti6me si6cle, se fondait sur des valeurs situ6es au-dela de 1’6conomie et de la politique; il
s’appuyait sur ce qu’on appelle en allemand pour cette raison m~me, das rein geistige (le
spirituel), a savoir le domaine du livre, de la science, de la religion, de 1’art, de la philosophie,
sur 1’enrichissement spirituel et intellectuel, sur la « culture » de la personalite individuelle.&dquo;

On retrouve ici 1’appel aux richesses personnelles, int6rieures et cachees.


L’oeuvre de Herder illustre peut-etre mieux que toute autre la con-
joncture culturelle de 1’Allemagne d’alors. Il offre une philosophie de
1’histoire, mais c’est Une autre philosophie de l’histoire (titre de son
manifeste de 1774); il donne la r6plique a Voltaire et aux philosophes
6clair6s qui ne peuvent discerner dans 1’histoire qu’une vaste marche vers
leurs lumieres. Herder ne disceme pas de progres; il voit plus haut, plus
loin. C’est la Providence qui est a l’oeuvre. L’histoire est le salut de
I’humanit6 organise par Dieu, apr6s la chute. Chaque penode du pass6 est
donc r6habilit6e: il n’y a pas de peuples recul6s. Dieu-comme Leibniz
8 « Les Allemands de la nouvelle école pénètrent avec le flambeau du génie dans l’intérieur
de l’âme » (ibid., vol. 2, 162). Mais Mme de Stael ajoute qu’ils ne cherchent guère à
persuader les autres, bien qu’ils soient sûrs de leur vérité.
9 Voir les trois derniers chapitres dans W. H. Bruford, Germany in the 18th Century: The
Social Background of the Literary Revival (Cambridge: Cambridge University Press,
1935). Un historien français confirme cette analyse: Henri Brunschwicg, La crise de
l’Etat prussien à la fin du XVIIIe siècle et la genèse de la mentalité romantique (Paris: PUF,
1947; édition abrégée Flammarion, 1971).
10 N. Elias, La Civilisation des moeurs (Paris: Calmann-Lévy, 1973), 61-85.
11 Ibid., 18-19, 48. La citation de Kant est extraite de l’Idée d’une histoire universelle (1784).
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1’avait bien vu-realise tous les possibles et chaque époque, chaque tribu,
est parfaite, a sa place, a sa mani6re. L’avenir appartient a ceux que le
pr6sent appelle sauvages. (Herder vient de Prusse orientale, une region
qui-non sans raisons-avait la reputation d’être arrieree.) Herder donne
enfin un conseil pr6cis a son lecteur: « plonge-toi dans tout cela et ressens-
le toi-même ».12 Pour Herder chaque culture a un esprit, est le produit
d’une creativite humaine. Herder invente le mot Einfiihlung. L’individu
s’enrichit, se cultive, cesse d’être barbare, en lisant toutes les litteratures,
en se laissant p6n6trer par 1’esprit de toute 1’humanite et de tous les
peuples. L’expression d’Erich Auerbach « historisme esth6tique - con-
vient tout ~ fait. Contre 1’ideologie du modele culturel dominant, contre le
mythe du progres inevitable, Herder affirme que chaque tranche de 1’his-
toire est une oeuvre d’art ou 1’esprit s’affirme. 13 Les Allemands, qui ont 6t6
« harcel6s
par la chaine des civilisations 6trang6res »14 (les Romains, les
Catholiques d’au-del~ des Alpes, puis les Français), ont p6n6tr6 le secret de
1’histoire: loin d’être une mecanique, c’est une symphonie; mieux c’est un
jardin ob tout m6rite de s’epanouir. L’Allemand ne disceme nulle part-et
surtout pas chez lui-une norme de 1’existence historique qu’il puisse
fonder du point de vue moral. 11 se plonge dans 1’histoire des autres avec le
gout de dilater son moi; il y disceme des enseignements sans fin. 11 n’y
disceme ni une dialectique du progr6s social ni une 6htique sociale. L’his-
toire et 1’Etat ne reposent pas sur une loi naturelle; les expos6s qu’on donne
de la loi naturelle sont-pardonnez-moi pour une fois 1’anachronisme-
colonial istes. 15
Cette vision de 1’histoire s’accompagne d’une extraordinaire r6cepti-
vit6 psychologique. Mme de Stael a une belle m6taphore: les citoyens, qui
sont « d6gag6s, pour la plupart, de toute esp6ce de rapports avec les
affaires publiques et particulieres, travaillent dans 1’obscurite comme les
mineurs, et, places comme eux au milieu des tresors ensevelis, ils exploi-
tent en silence les richesses intellectuelles du genre humain ».16 Ils 6crivent
1’histoire; mais a leur mani6re. Ils apprennent les langues et d6vorent les
textes (surtout des textes litt6raires, po6tiques et religieux). En France
1’histoire est 6crite par des gens qui ont brass6 les affaires avec plus ou
moins de bonheur et qui savent ou croient savoir les brasser (et 1’histoire
nationale regoit la part du lion). En Allemagne, nous assure Herder, les
grands hommes trouvent leur gloire a etre des penseurs, des 6ducateurs,
plut6t que des missionnaires ou des conquérants.17 En Allemagne, dit
12 J. G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire, Introduction par Max Rouché (Paris:
Aubier, 1964), 68.
13 Voir I. Berlin, Vico and Herder (Londres: Hogarth, 1976), 149, 189-90. La référence à
Auerbach se trouve à la page 115.
14 Herder, Traité sur l’origine des langues (cité note 3), 40.
15 Voir H. Holborn, Germany and Europe: Historical Essays (New York: Doubleday,1971),
2, 24.
16 De Stael, De l’Allemagne (cité note 2), vol. 1, 75. La métaphore des mineurs est chère à
Novalis.
17 Berlin, Vico and Herder, 161. En louant les travaux de Fr. Schlegel sur la philosophie
indienne, une oeuvre de pionnier qui compte dans l’histoire de l’orientalisme, Mme de
Stael souligne que les Anglais connaissent l’Inde « par leurs propres yeux » et parlent de
ce qu’ils ont vu alors que les Allemands obtiennent leurs résultats remarquables « avec

l’unique secours de l’étude» (de Stael, De l’Allemagne, vol. 2, 156).


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Madame de Stael, il y a trois esp6ces d’historiens: les savants (ils ne sont


bons qu’a consulter), les philosophes (qui sont toujours emouvants; ils font
des plaidoyers, ils ont senti « tout le parti que 1’imagination pouvait tirer de
1’erudition ») et les classiques qui dosent avec bonheur et 1’erudition et la
litt6rature.18 Tous sont ~ 1’6cart des affaires. Les premiers et les demiers
ont fond6 1’6cole historique du dix-neuvi6me. L’Europe le sait encore.
Mais on oublie parfois le succès des deuxièmes et la fringale culturelle qui
ont amene ces Allemands a lire les textes et écrire I’histoire. Les Frangais
dit Mme de Stael, lisent un livre pour pouvoir en parler. « En Allemagne,
ou l’on vit presque seul, on veut que l’ouvrage meme tienne compagnie. »
(Elle ajoute qu’en Allemagne un livre n’a pas besoin d’etre clair; « souvent
ils remettent dans la nuit ce qui était au jour plut6t que suivre la route
battue ».19) On lit les textes parce que 1’on est a la recherche d’une nourri-
ture pour l’âme.20 On est loin de celui qui 6crit 1’histoire pour enseigner 1’art
de gouverner.
Un dernier exemple pour clore cette 6vocation. Herder se trouve un
mois de juin dans les landes latviennes. A la Saint Jean, il a l’occasion de
voir les paysans r6colter les simples puis se r6unir et danser autour du feu.
A elle seule la curiosite qu’il manifeste pour ces survivances de la religion
n6olithique marque sa difference d’avec les autres Europeens de son siecle.
Mais il y a plus: lajoie de ces paysans devient la sienne. 11 n’observe pas, il
participe; le pasteur prussien saute a travers 1’abime des diff6rences cultu-
relles.21 Ses commentaires (Erlduterung) sur le Nouveau Testament pro-
cedent de la meme mentalite: il parle pour se mettre au service d’un vieux
texte dont il est sur qu’il est toujours vivant, qu’il vibre d’une vie cach6e
sous des rev~tements morts et secs. 11 veut communiquer en ce sens qu’il
veut permettre au texte de parler ~ nouveau.22
L’herm6neutique est fille d’une telle conscience historique. On
n’appartient pas a un peuple qui sait tout, sait parler de tout et se sent a
18 Ibid., vol. 2, 64-70.
19 Ibid., vol. 1, 111-12.
20 Voici quelques exemples. Comme le travailleur répare ses forces dans le sommeil, mon
«

être tourmenté aime à chercher refuge dans l’innocence du passé » (F. Hölderlin, Hypé-
rion, dans Oeuvres [Paris: Pléiade, 1967], 138). Certains hommes dit Novalis sont nés pour
l’action, pour les affaires.« Ils ne doivent pas céder aux sollicitations d’un recueillement
intime ». D’autres « ont pour univers leur pensée »et«l’immense spectacle du monde ne
les incite pas à s’y mêler, car ils trouvent ce spectacle assez important et admirable pour
consacrer leurs loisirs à son étude » (Novalis, H. von Ofterdingen, dans Romantiques
allemands [Paris: Pléiade, 1963], 450). On peut « envisager tout le passé, en tant que
présence» et on connait alors la règle si simple de l’histoire (ibid., 441). On peut donc
connaître l’histoire soit par le chemin de l’expérience, pénible et interminable », ou par
«

« la
contemplation intérieure », qui réussit à tout voir d’un coup (ibid., 396).
21 Friedrich Meinecke, Die Entstehung des Historismus (Munich: R. Oldenbourg, 1965),
366.
22 « Dans toute la mesure du possible, j’allais directement au tout; mais personne n’était
plus sensible que moi au fait que toutes mes explications et citations étaient comme une
poussière qui colle au soleil, ou comme une lourdeur terrestre qui alourdit un corps alors
qu’il devrait être lumière et simplicité. Pardonne-moi, cher lecteur; et regrette quej’aie dû
le faire. Quant à toi, t’arrête pas à l’écorce ou à la coquille, mais va directement au jus, au
sens, à la vérité » (J. G. Herder, Sämtliche Werke [Tübingen, 1829], vol. 2, 22, cité par
W. Dilthey, « Die Hermeneutik vor Schleiermacher », dans Gesammelte Schriften [Göt-
tingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1966], vol. 14/2, 650).
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1’aise dans le monde; on a donc besoin de comprendre. Et on se penche sur


des livres pour hater 1’eclosion de cette compr6hension. N’oublions pas
qu’en Allemagne un grand 6branlement et renouveau national avait 6t6
autrefois d6clench6 par la diffusion rapide d’une litt6rature etrangere
brillamment traduite. Mais deux facteurs plus pr6cis doivent encore etre
mentionn6s pour pouvoir cerner de plus pres la naissance de I’herm6neu-
tique.
1. Les Allemands d6veloppent au cours du dix-huiti6me une th6orie
du langage qui leur est propre. Certes au dix-huiti6me tout le monde lie
encore langage et pens6e et personne n’arrive a une compr6hension des
signes. Mais des deux c6t6s du Rhin on formule des hypotheses sur 1’ori-
gine de la langue. Les Franrais, ces propriétaires de la pens6e claire, voient
dans la langue l’outil ob6issant de la pens6e sure d’elle-m~me. Leurs
recherches sur l’origine s’orientent du cote de la physiologie. Et ils trou-
vent de nombreuses raisons pour assurer que le frangais est l’outil le plus
perfectionne, a vocation universelle. Rivarol note avec plaisir que ce n’est
qu’en frangais que 1’ordre des mots suit exactement l’ordre rationnel de la
pens6e. 23 Les Allemands par contre voient toujours dans la langue un
phenomene r6gional historique. Leurs recherches sur l’origine vont regar-
der du cote des mythologies et de la po6sie primitive. 11 y a la une tendance
profonde. Lorsque Leibniz, ~ la fin du dix-septième si6cle, affirmait la
superiorite de la langue allemande, il alignait des arguments fort diff6rents
de ceux de Rivarol. Sa perspective était historique et sociale. La langue
allemande, dit-il, a garde le sens du reel. Les Allemands plus que tout autre
peuple ont cultiv6 depuis de nombreux si6cles - les arts concrets et m6ca-
niques ». L’Allemand n’a pas assimil6 le vocabulaire abstrait, verbaliste de
la scolastique. De plus, peuple et elite cultiv6e parlent le meme allemand.
Je cite le r6sum6 et le commentaire donn6s par M. Belaval:
Il n’y a pas de langue plus impropre que la germanique a la fiction, aux abstractions vides, au
mensonge.... Il est ais6 d’en conclure qu’elle 1’emporte, enfin, par sa valeur morale, sur les
langues romaines. On surprendra sans peine les resonnances religieuses de cette affirmation, à
laquelle le souvenir des traductions et pr6dications de Luther, restituant la Bible dans sa
verite, n’est certainement pas 6tranger.24
Leibniz a en effet mis le doigt sur quelques verites. La po6sie romantique
ultra-sophistiquee va se ravitailler aupres des sources populaires. (Le Roi
des Aulnes de Goethe, est l’adaptation d’une 16gende recueillie par Her-
der.) Et il a fallu Hegel pour que la langue philosophique allemande assimile
vraiment le recours a une terminologie technique et des abstractions deci-
sives. (Nos n6o-scolastiques en s’abreuvant aupres de Hegel ne font que
retoumer a leurs sources habituelles.)
Lorsque Herder r6p~te la vieille 6quivalence entre la raison et la
langue, il entend qu’aucune langue n’est plus rationnelle qu’une autre; la
raison n’a pas de culture preferee. Toutes les langues ont des richesses. « 11
ne nous reste rien d’autre a faire qu’h redevenir enfants sur la trace de
grands hommes a connaitre tout le tresor qui, par la langue et la quantite de
23 Cité dans R. Pomeau, L’Europe des lumières (Paris: Stock, 1966), 68.
24 M. Belaval, Leibniz et la langue allemande », Etudes germaniques (1947),126. L’article
«

signale que Fichte fait le louange de l’allemand en des termes très semblables.
41

pens6es de toutes les nations, est parvenujusqu’à nous, et àen apprendre la


plupart. »25 Pour qui la Condamine se prend-il, lui qui propose aux
Or6noques de transformer et ameliorer leur langue, vu qu’elle est
« » « »

« difficile a prononcer ? Leur langue est parfaitement adaptee a leur g6nie


»

et ils la parlent sans peine. L’am6liorer pour un Frangais qui debarque,


«

qui n’apprend, hormis la sienne, presqu’aucune langue sans la mutiler;


donc la franciser ? »26 Dans cette perspective les Allemands commencent a
d6couvrir qu’il y a plus dans le concret que dans I’abstrait. En Allemagne
Fabstrait est alienant; importe, il ne colle pas au reel. Le langage m6taphy-
sique traditionnel est perqu comme r6ifi6 et quasi-mort. (Mme de Stael note
que le m6rite de la Critique de la Raison Pure se voit dans son examen des
antinomies et son art d’ecarter les discussions abstraites ».27)
«

Eprouvant la valeur du langage concret, les Allemands d6couvrent


I’activit6 de celui qui parle. La production commence a compter plus que le
produit. Moritz dit 1’essentiel de la nouvelle esth6tique romantique en
annonqant que ce n’est pas l’oeuvre mais 1’artiste qui imite la nature.28 Le
langage pour Humbold est un ~tre vivant qui reprend vie chaque fois qu’un
acte de parler lui insuffle la vie d’un sujet historique. (On se pr6pare à
concevoir le langage comme un signe parmi d’autres.) Fr. Schlegel en
devenant le th6oricien de l’ironie identifie cet art constant qu’a le langage
de dire quelque chose et aussi plus et autre que ce quelque chose. L’im-
precision a cesse d’etre faiblesse. Un nouveau gout a pris forme. Et surtout
la th6orie du langage est devenue le lieu privil6gi6 ou chercher des solutions
aux probl6mes philosophiques. Fr. Schlegel par exemple dit que tout
langage se situe entre le sensuel et le spirituel, le point de vue r6aliste et le
point de vue id6aliste. Les m6taphysiques qui par monisme ou esprit de
systeme tranchent ces oppositions se trompent, car elles nient la polarite de
la condition humaine. 29
2. Les Allemands d6couvrent donc le caract6re historique de la lan-
gue. Et le peuple qui fait cette decouverte, prend pour acquis qu’il y a peu
de grande litt6rature. La litt6rature nationale disponible ne prend que
quelques rayons. (Le contraste quantitatif avec la France est frappant: à
partir du dix-seizi6me des centaines de Frangais noircissent des milliers de
pages a écrire des memoires. Un inconnu comme Jean-Pierre Camus oc-
cupe dix-huit pages du catalogue de la BN.) Et lorsque les Allemands
s’interessent a une litt6rature autre que la leur, ils s’adonnent chaque fois à
un corpus restreint: la Bible et la litt6rature grecque. La Bible occupe a peu
pr6s autant de pages que la correspondance de Mme de S6vign6 et le monde
est plein de gens qui ont lu tout Platon et tout Sophocle. (Celui-ci 6crivit
plus de 100 tragedies, mais il n’en reste que sept.) Cette p6nurie, relative
mais p6nurie quand m~me, am6ne le lecteur a produire des commentaires
25 Herder, Traité sur l’origine des langues (cité note 3), 146-47.
26 Ibid., 149.
27 De Stael, De l’Allemagne (cité note 2), vol. 2, 135.
28 Cité dans S. Todorov, Théories du symbole (Paris: Seuil, 1977), 185. Voir aussi 205.
29 Voir H. Jackson Forstman, « The Understanding of Language by F. Schlegel and
Schleiermacher », Soundings 51 (1968). Schlegel découvre l’ironie, ce pouvoir qu’a
l’intelligence de se suspendre entre deux discours inadéquats. « Rien n’est plus divin »
dit-il« que connaitre ses limites » (ibid., 152).
42

plus longs que le texte. Le texte est perqu comme ayant une valeur, une

lourdeur, une profondeur exemplaire, p6n6trer


et il faut des heures pour y
ou en faire le tour. Nous avons tous rencontre quelque ex6g6te qui con-
sacre toute sa vie a Fetude de Marc 13. Avec de la chance, on peut aussi
aborder le sp6cialiste thuringien qui, depuis vingt ans, étudie Thal6s,
illustre Grec qui n’a laisse qu’une seule phrase, incompl6te d’ailleurs et
d’authenticit6 douteuse. (Depuis 1800, les Pr6-Socratiques ne cessent d’ac-
cueillir dans leurs petits bosquets touffus les amateurs de textes brefs et
obscurs.) Mais ce n’est pas tout: les corpus bibliques et grecs en plus d’etre
ramass6s ont aussi le prestige d’~tre, d’une mani6re ou d’une autre,
sacr£s .3° Il n’y a pas lieu de s’6tendre ici sur I’autorit6 de la Bible chez les
Protestants sinon pour marquer que chez les Pi6tistes (qui developpent
certaines tendances de 1’ex6g6se luth6rienne) cette autorit6 prend une
coloration particuli6re: la Bible nourrit 1’ame: son texte permet a la per-
sonne de s’unir avec Dieu. A. H. Francke parle de pathologie sacr6e et
decrit les affectus produits par la pratique des Ecritures.31 La litt6rature
grecque acquiert aussi aupres des Allemands de la fin du dix-huiti6me la
reputation d’avoir des textes profond6ment et v6ritablement lib6rateurs
pour 1’esprit et le coeur. En fait le canon grec devient un canon rival.
Winckelmann trouve dans 1’art grec le reflet de toutes les qualit6s person-
nelles et sociales qui manquent au peuple allemand pataud, malheureux et
opprim6. L’engouement est lance. Le jeune Hegel est sur que le christia-
nisme ne pourrajamais devenir ce qu’il appelle une Volksreligion et que les
Frangais appeleraient une religion nationale. 11 admire la religion de la cite
grecque qui r6concilie les coeurs avec les corps, avec la cite, avec le destin.
Hblderlin, qui traduit Sophocle, nous laisse un Hypérion qui contient de
magnifiques 6panchements: en allant chez les Grecs, les Allemands seront
lib6r6s de leur triste heritage.32 Le po6te Ih-bas se sent bien dans sa patrie.
« Heureux celui dont le coeur tire joie et force de la prosperite de sa

patrie ! » « Comme Achille dans le Styx, les jeunes Grecs s’6taient plonges
dans les flots de la ferveur pour en ressortir invincibles. » Cette ancienne et
lointaine ferveur est en train de renaitre en Allemagne: elle nous ram6nera
« le
printemps des nations ». « La nouvelle Eglise surgira de ces formes
d6su~tes et souillees.... Le r6veil du sens du divin rendra a 1’homme son
dieu et au coeur sajeunesse. »33 La rencontre avec les textes grecs est pour
toute une generation la voie royale d’un renouveau culturel. On y voit
aujourd’hui surtout le depart vers une Gr6ce qui n’a jamais existe et vers
des illusions allemandes qui deviendront des cauchemars; eux y voyaient la
source d’une beaut6 qui allait faire renaitre la po6sie et la grandeur natio-
nale.34
30 Gadamer a attiré mon attention sur ce trait. Voir H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode
(Tiibingen: Mohr, 1965), 185.
31 Dilthey, Gesammelte Schriften (cité note 22), vol. 14/2, 619.
32 « On ne peut concevoir de peuple plus déchiré que les Allemands ». « Il n’est rien de
sacré que ce peuple n’ait profane »(Hölderlin, dans Oeuvres [Paris: NRF, 1972], 267-68).
33 Ibid., 136, 143, 158-59.
34 L’ouvrage classique de E. M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany (Cambridge:
Cambridge University Press, 1958), examine ce que les auteurs ont cru trouver chez les
Grecs et ce qu’ils sont devenus à leur contact. Mme Butler souligne que seul un peuple
43

Schleiermacher ne en 1768, élevé par les pietistes, passe a Berlin en 1790, y


r6side a partir de 1796 ou, au d6but, il partage un appartement avec Fr.
Schlegel. Ex6g6te du Nouveau Testament, il traduit aussi Platon et la
maitrise de ce texte lui permet de mettre au point la premi6re version
valable de 1’ordre des dialogues. 11 n’y a donc rien d’6tonnant a le voir
admettre d’emblee que tout langage est un acte de communication entre des
sujets, que toute lecture d’un texte est un saut au travers des distances
historiques pour absorber les vues de ceux qui y ont v6cu, et 6tablir ainsi
une unite entre leur vie et la notre. Au cours de sa formation theologique, il
a parfaitement assimil6 ce que les biblistes allemands depuis pres d’un
si6cle nommaient 1’hermeneutique: c’est-a-dire un nombre de recettes pour
faire face aux textes difficiles rencontr6s dans le canon.35 D’embl6e il
conceit plut6t 1’hermeneutique comme un art coherent, general, et d’appli-
cation tr6s vaste, sinon universelle. 11 transforme donc ce bagage tradition-
nel et se sert du meme vocable pour chercher a d6finir le probl6me du
«
comprendre en g6n6ral. 36
»

11 est clair qu’il introduit ce genre de probl6matique parce que sa


conscience de 1’histoire est, en gros, celle d’un Herder, et sa th6orie du
langage celle de Fr. Schlegel (dans sa premi6re mani6re). Schleiermacher
n’a plus les certitudes orthodoxes ou 6clair6es des savants allemands
pre-romantiques. 11 a d6couvert la pluralite des cultures et la nature histo-
rique du langage. En disant que lors de la rencontre de deux sujets qui
veulent communiquer (avec ou sans la m6diation d’un texte), I’incom-
prehension est normale et non pas exceptionnelle, et en r6p6tant que la
compr6hension doit etre le r6sultat d’un labeur, il réflète l’absence alle-
mande d’un public cultiv6 qui communique aisement sur tous les sujets
qu’il croit importants. Il le dit d’ailleurs lui-meme: la pratique traditionnelle
qui croit que les textes difficiles sont rares pr6suppose une identite dans le
langage et la mani6re de parler. 37 Seuls des textes insignifiants sont compris
du premier coup.38 Schleiermacher veut d6passer les objectifs limit6s de
ses contemporains Wolf et Ast, qui restent des philologues de cabinet et se
limitent a la compr6hension des textes grecs ou bibliques. Certes il est pres
d’admettre que ces deux « canons sont d’une importance exceptionnelle
»

(les Grecs nous ont laisse les chefs d’oeuvre du langage humain ») mais il
«

refute la these d’Ast pour qui toutes nos activit6s culturelles visent à
«

1’unification de la vie grecque et la vie chr6tienne ».39 En d6passant ces


auteurs Schleiermacher aboutit a une th6orie g6n6rale du langage. Tout
d’abord il accorde a la langue une vie historique propre. Personne ne
poss6de la totalite d’une langue. Le sens doit etre 6tabli en reference au
profondément insatisfait de lui-même pouvait se tourner vers un idéal étranger. Elle
ajoute que ces obsédés des Grecs ont été ceux qui ont le moins assimilé leurs leçons (6,
335).
35 Cette histoire des antécédents a été écrite par W. Dilthey. Il souligne le r6le de Kant qui
grâce à sa théorie du mal radical trouve une clef apte à faire surgir le sens moral de toute
l’Ecriture (voir Dilthey, Gesammelte Schriften [cité note 22], vol. 14/2, 652).
36 F. Schleiermacher, Hermeneutik, éd. H. Kimmerle (Heidelberg, 1959), 15 (Introduction
de l’éditeur).
37 Ibid., 86.
38 Ibid., 88.
39 Ibid., 126.
44

langage existant alors.4° L’aspiration de la langue a atteindre une precision


scientifique en arretant le sens de certains mots (en faisant des termes
techniques) n’estjamais susceptible d’être satisfaite.41 Le locuteur qui suit
l’usage est au depart un simple organe du langage. Mais le probl6me de la
compr6hension surgit car le locuteur en tant qu’individu recree la langage
lorsqu’il parle. Schleiermacher semble avoir admis une fois pour toute que
la langue est incapable de contenir une verite absolue, mais communique
des sens exprim6s par des sujets qui s’orientent.
L’herm6neutique modeme, en tant qu’art de comprendre et en tant
qu’art indispensable aux sujets qui s’efforcent de rendre compte de ce
qu’ils disent, connaissent et font, me semble donc ~tre n6e de la triple
confluence entre d’une part des recettes assez techniques propres a d’eru-
dits ex6g6tes, d’autre part la vision du sujet parlant et de 1’esprit d’une
langue propre aux tetes pensantes de I’Allemagne de 1780-1800 et enfin la
fringale typiquement allemande d’alors qui vise a retrouver une pl6nitude
dans 1’existence grace a I’assimilation de pl6nitudes vecues autrefois et
ailleurs . 42
Une telle affirmation peut etre mise a 1’epreuve en se demandant ce qui
se passe en France alors ~ ce chapitre. Depuis le dix-septième si6cle on
possède en France un art de lire les manuscrits de mani6re critique. Le P6re
Simon se penche sur les textes de la Bible mais surtout Mabillon fonde la
diplomatique, c’est-h-dire la science qui permet d’6tablir la valeur des
documents. Cet art de soupeser des textes s’affine avant tout sur des textes
de type 16gal: on fait des 6tudes historiques pour 6tablir des faits et pour
mieux asseoir-ou mieux 6branler-l’un ou I’autre de ces nombreux privi-
leges et libert6s qui ensemble donnaient ses coutumes a la France. N’ou-
blions pas que Simon travaille pour montrer que l’assurance des Protes-
tants est illusoire, car elle repose sur des sables mouvants. La difference
saute aux yeux: les critiques frangais utilisent le texte ou ébranlent I’assu-
rance qu’avaient d’autres a l’utiliser. On est loin de 1’ex6g6se protestante
allemande qui se met a 1’ecole du texte, se laisse interpeller par lui, attend
de lui qu’il communique la nouvelle du salut ou 1’experience de la sanc-
tification. Par ailleurs ce que Schleiermacher appelle la « divination
psychologique et ce qu’il pratique sur ses textes grecs se pratique chaque
»

jour a la cour ou a la ville, ou l’on apprend a comprendre le ton et a lire les


visages. En effet a la cour on apprend ~ contr6ler ses affects, a porter le
40 Ibid., 57.
41 Ibid., 59.
42 L’appartenance de Schleiermacher à son univers culturel se vérifie dès les premières
pages des Discours de 1799 (Paris: Aubier, 1944). Il y répète les généralisations com-
munes sur les Français, frivoles, indifférents à la religion, à l’intelligence brillante mais
accompagnée de légèreté spirituelle. En Allemagne par contre abonde la contemplation
recueillie (129). Moins connues sont les remarques de l’ Herméneutique sur la langue
française, qui est taubstumm, sourde et muette. Les rigueurs de son usage en font
l’exemple type de la langue corrompue. Cette langue n’est qu’un outil de l’individualité,
c’est-à-dire, du côté extérieur, de la persona des individus. L’aspiration à la valeur
universelle est une folie caractéristique de cet état avancé de corruption propre à la langue
française (64-65). Une lettre à Fr. Schlegel (26 mai 1804) déclare que seul un Allemand
pourra aider les Allemands à connaitre vraiment la philosophie hindoue. Les Anglais et
les Français ne sauraient le faire.
45

masque, et a 6pier ce qui se passe derri6re le masque des autres, pour mieux
anticiper leur action ou mieux les manier.43 On ne vit que d’une nourriture
dans les cours, 6crit Saint Simon, la curiosite; on veut y atre « toujours
instruit joumellement de toutes choses par des canaux purs, directs et
certains, et de toutes choses grandes et petites ».44 Tout compte: le plaisir
que le roi prend au theatre, une nouvelle liaison d’un de ses favoris, tout
cela peut signifier 1’entr6e de nouveaux 616ments dans un clan, le d6but
d’un subtil jeu de bascule. Saint Simon est un expert: il sait jeter de 1’encre
dans les canaux ou les autres se ravitaillent. « Je m’apercus... -dit-il
d’une certaine personne-qu’il se refroidissait; je suivis de l’oeil sa con-
duite a mon 6gard Mes souprons devinrent une evidence qui me firent
....

retirer de lui tout a fait sans toutefois faire semblant de rien. »45 Ouvrons
Britannicus: « Examine leurs yeux, observe leurs discours » conseille
Britannicus. « Surprenons, s’il se peut, les secrets de son Ame » dit Agri-
pine en allant voir N6ron. 46 Madame de S6vign6 6crit pour dire ce qui s’est
pass6, interpreter ce que les gens ont dit, deviner ce qu’ils ont pens6 mais
n’ont pas dit, et d6cider quelles cons6quences tout cela aura sur le bonheur
de sa fille. Madame de S6vign6 n’a pas de peine a comprendre. Son
probl6me se situe au niveau de 1’action: que faire pour dejouer les menees
des autres ? Faut-il multiplier les temoignages ? On en trouvera chez la
Bruyère,47 chez la Rochefoucauld. Comme Monsieur Jourdain et sa prose,
les Francais en societe faisaient au dix-septi~me de I’herm6neutique sans le
savoir. Cette science de l’interpr6tation n6e de 1’interaction sociale dans les
antichambres du pouvoir trie une 6norme quantite de donn6es et determine
1’action des sujets: elle ne d6bouche pas sur un enrichissement du sujet
int6rieur mais sur de promptes interventions sociales ou politiques.48 Ajou-
tons que cette herm6neutique qui d6chiffre les signes entreprend aussi de
les demystifier. Saint Simon et la Rochefoucauld pratiquaient I’herm6neu-
tique du soupgon avant Marx, Nietzsche et Freud. (Les ducs savaient les
secrets des bourgeois.)
La Cour et la ville-faut-il 1’ajouter-ne sont pas des milieux mono-
tones : tout 1’eventail des passions, toutes les tensions se trouvent au sein de
la civilisation francaise. Le Frangais ne se sent pas dans une ornière et n’a
donc pas besoin d’aller « ailleurs » chercher de quoi renouveler sa culture
ou enrichir sa vie int6rieure. Ajoutons enfin que les Franrais sont sars
d’avoir une science morale qui est a la hauteur des complications de leur
societe. Lorsqu’ils d6couvriront les autres cultures au dix-neuvi6me, ils
n’iront pas y chercher 1’« esprit ». Ils soumettront les documents a 1’etude
historique et leur science morale leur permettra d’examiner l’histoire uni-
verselle comme ils examinent la m6canique c6leste. Auguste Comte est
43 Voir N. Elias, La Société de Cour (Paris: Calmann-Lévy, 1974), 98-114.
44 Cité dans F. R. Bastide, St. Simon par lui-même (Paris: Seuil, 1967), 66.
45 Cité dans Elias, La Société de Cour, 98. Voir l’étude d’E. Leroy Ladurie, « Système de la
Cour », dans Le Territoire de l’historien (Paris: NRF, 1978), vol. 2.
46 Racine, Britannicus, Acte I, scènes 4 et 1.
47 La Bruyère, « De la Cour », dans les Caractères.
48« Consultez votre expérience; et vous trouverez que nous ne comprenons les autres, et
que nous ne nous comprenons nous-mêmes, que grace à la vitesse de notre passage par
les mots » (Paul Valéry, Théorie poétique et esthétique, dans Oeuvres [Paris; Pléiade,
1957], vol. 1, 1318).
46

1’aboutissement de toute cette tendance: en France, croit-il encore, on a


l’outil pour dire clairement comment proc6de la marche du progr6s hu-
main. En 1810 Madame de Stael souriait d6j~ de ces Frangais qui croyaient
qu’il n’y avait plus de progr6s possible dans les sciences morales et qui
d6claraient que la langue a ete fix6e tel jour de tel mois et que depuis ce
moment 1’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie. Elle ajoutait
que les Allemands ont trop d’id6es neuves et pas assez d’id6es com-
munes.49 La langue en France servait a ordonner une societe riche en
tensions. En Allemagne elle servait a donner un suppl6ment d’ame a une
societe trop ordonnée. 50

On m’accordera, je crois, que lorsque Schleiermacher donne naissance a


I’herm6neutique moderne, il exprime des tendances profondes de la culture
allemande de son temps; il le fait dans une r6elle appartenance au grand
renouveau culturel qui était en train de travailler sa nation. Je voudrais
n6anmoins marquer son originalit6, souligner quelques diff6rences.
Toute sa vie Schleiermacher preche et enseigne. 11 publie certes, mais
ses publications gardent des traces de son experience de la communication
sociale. 11 veut persuader autant que s’exprimer. 11 6crit les Reden avant les
Monologen . Son Herméneutique le dit tr6s clairement: En parlant on «

m6diatise la communaut6 de pens6e. Rh6torique et herm6neutique sont


soeurs. »51 Je rappelle que la rh6torique était honnie des romantiques et
meme de Kant: ils y voient un pseudo-art qui cherche a vendre de fausses
v6rit6s .52 De plus Schleiermacher s’int6resse ~ la conversation et la pra-
tique fort bien. (Qu’aurait dit Germaine de Stael si elle 1’avait rencontre ?)
« La pratique de I’herm6neutique a aussi lieu dans la communication
immediate, parl6e dans notre langue maternelle. 11 illustre ce principe par »

1’exemple de la conversation entre personnes cultiv6es et talentueuses.53 11


ne s’agit pas la d’une remarque faite en passant. L’auteur des Monologen a

49 De Stael, De l’Allemagne (cité note 2), vol. 2, 148, 182. Mme de Stael critique les
idéologues héritiers de Condillac.
50 Le contraste culturel permet de rendre compte de la différence entre l’herméneutique de
Schleiermacher et celle de Hegel telle qu’exprimée par Gadamer. La première vise à la
reconstitution d’une réalité, passée, perdue. Hegel croit qu’une telle entreprise est futile:
le passé ne peut être intégré, assimilé qu’en étant soumis au point de vue de la vie
contemporaine, c’est-à-dire assimilé selon la problématique présente. Schleiermacher
est dans la lignée de l’historiographie allemande qui rejette la philosophie de l’histoire
universelle et s’enorgueillit de ne pas concevoir la suite de l’histoire d’une manière
téléologique (Gadamer, Wahrheit und Methode [cité note 30], 157-61). Hegel est un
francophile abstrait: il n’imite pas les manières françaises mais épouse les principes de la
Révolution. La marche de Napoléon est celle de l’esprit. Il s’y soumet car la marche du
progrès l’exige. Hegel écrit des poèmes et veut rendre justice à la beauté du langage
poétique, mais pour lui la vérité finit par s’exprimer dans l’exactitude du concept. (C’est
exactement ce que Schelling lui reprochera.)
51 Schleiermacher, Hermeneutik (cité note 36), 80. Dilthey me semble donc avoir tout à fait
tort lorsqu’il écrit dans sa Poetik que Schleiermacher a haussé l’herméneutique au niveau
de l’observation esthétique (Dilthey, Gesammelte Schriften [cité note 22], vol. 6, 124).
52 L’éloquence veut ravir la liberté, alors que dans la poésie tout est loyauté et sincérité
(I. Kant, Critique du jugement, première partie, livre 2, paragraphes 51 et 53; voir
Todorov, Théories du symbole [cité note 28], 80-81).
53 Schleiermacher, Hermeneutik, 130.
47

aussi 6crit la Weihnachtsfeier. L’ Hermeneutik d6nonce certaines ten-


dances de la philologie romantique pour souligner que 1’unite de base est la
phrase et non le mot. 11 avertit aussi ses auditeurs contre 1’utilisation trop
exclusive des lexiques.54 11 ne faut donc pas s’imaginer Schleiermacher
entrant dans quelque extase mystique en face d’un mot ou d’un poeme. Le
professeur Torrance a tout a fait raison de souligner que I’herm6neutique
pour Schleiermacher s’occupe de communication entre sujets et renvoie
toujours et lui et ses lecteurs vers les structures sociales ou interperson-
nelles de 1’existence humaine.55
Vers les structures sociales et non pas vers une pr6tendue magie du
langage. Ici Schleiermacher r6siste et rompt avec les tendances de ses
« amis »
romantiques. Un auteur am6ricain, Jackson Forstman, vient de le
d6montrer: des 1798 Fr. Schlegel, le th6oricien de 1’ironie et de l’incom-
pl6tude de tout langage, s’enthousiasme devant le g6nie po6tique de son
ami Novalis: la vague 1’emporte. L’imagination est des lors conrue comme
une puissance divine: le po6te est apte ~ fonder une nouvelle religion. Sa

parole, comme celle d’Orph6e, est irresistible et restaure une unite com-
pl6te. 56 Schleiermacher est invit6 ~ faire ce nouveau pas: Schlegel croit
qu’il est dans la ligne des Discours de 1799. Mais Schleiermacher ne suit pas
son ami: 1’homme religieux qui a le sens de 1’infini continue a vivre à
l’int6rieur des polarit6s de la finitude. 57 On connait les affirmations des
grands Romantiques. Novalis nous dit que les po6tes vont ~ la recherche du
langage originel, du langage sacr6 qui était autrefois le lien éclatant entre
des hommes royaux et des habitants supraterrestres.
Cette langue était un chant miraculeux dont les sons irr6sistibles p6n6traient les profondeurs
des choses et les analysaient. Chacun de ses noms semblait le mot de d6livrance pour l’ime de
tous les corps. Ses vibrations, avec une veritable force creatrice, suscitaienttoutes les images
des ph6nom~nes de l’univers, et l’on pouvait dire d’elles, que la vie de l’univers était un
dialogue 6temel ~ mille et mille voix; car dans ces paroles, toutes les forces, tous les genres
d’activite semblaient unis de la plus incompr6hensible manière.58

H61derlin assure que le po6te fera reverdir la vie et ramènera les


b6n6dictions du ciel: « 11 n’y aura qu’une seule beaut6: I’homme et la
Nature s’uniront dans 1’unique divinite o6 toutes choses sont con-
tenues. »59 Il faut savoir que Schleiermacher a rompu avec le milieu roman-
tique lorsqu’il se mit a basculer vers cette th6orie du langage.
Il n’est pas difficile de savoir pourquoi Schleiermacher n’a pas suivi
cette voie. 11 n’a pas rompu ses liens avec la vieille eglise. 11 reste fid~le à
une eglise qu’il d6finit comme communaut6 morale et publique; elle existe

54Ibid., 88-89, 95.


55T. Torrance, « Hermeneutics According to Schleiermacher », Scottish Journal of Theol-
ogy 21 (1968), 260.
56 « O pouvoir magique du langage des poètes ! Les mots les plus ordinaires deviennent
mélodie exquise et ils ensorcellent l’auditeur enivré» (Novalis, H. von Ofterdingen [cité
note 20], 397).
57 Jackson Forstman, A Romantic Triangle: Schleiermacher and Early German Romanti-
cism (Missoula, MT: Scholars Press, 1977).
58 Novalis, Les Disciples à Sais, dans Romantiques allemands (cité note 20), vol. 1, 376.
59 Hölderlin, Hypérion (cité note 20), 211.
48

en vertu d’une libre action humaine.10 L’eglise n’est pas un conventicule ou


un club sentimental: elle a des moeurs, elle incame un certain style de
relations interpersonnelles et elle a un role a jouer sur la scene publique. En
1808, il esquisse un projet de reforme: il s’oppose a la servitude 6tatique et
administrative de 1’eglise: les activit6s (Belange) de 1’6glise sont « trop
r6gl6es sur les principes du droit ext6rieur et les lois de F association
ext6rieure ». Son projet de 1813 veut introduire le gouvemement synodal et
relacher 1’emprise de 1’Etat sur toutes les questions spirituelles .61 En 1811,
la Kurze Darstellung des theologischen Studiums souligne que les plus
grands serviteurs du christianisme 6qudibrent I’activit6 th6orique et 1’ac-
tivit6 pratique. Le « prince de 1’eglise » est au-dessus des 6troitesses pro-
pres au theologien et de celles propres au pasteur.62 Schleiermacher se
montre a la hauteur de ses propres id6aux: il est un des architectes du
syst6me synodal dans 1’eglise prussienne et instaure des comit6s pour
1’auto-gouvernement (Zucht) de 1’6glise. Son oeuvre se poursuit lors des
travaux de la commission liturgique visant a r6concilier Calvinistes et
Luth6riens et atteint un point culminant 1817 lors de la r6union des Calvi-
nistes et des Luth6riens dans 1’Eglise 6vang6lique de Prusse. (11 devint le
premier pr6sident du premier synode uni.)
Soucieux d’union avec les Lutheriens, Schleiermacher se montre pro-
fond6ment calviniste en toute cette affaire. Apr6s les c6l6brations de 1817, il
tient ~ donner de 1’eclat en 1819 a 1’anniversaire des premi~res pr6dications
de Zwingli. 11 veut 1’union pour le bien-etre de la societe civile, pour la
qualite du t6moignage de 1’eglise. 11 tient aussi ~ ce qu’elle se fasse libre-
ment, c’est-h-dire sans recours 4 la volont6 du prince. (Le roi, tout r6form6
qu’il 1’etait, avouait ressentir de profondes affinit6s avec la pi6t6 de
Luther-et appr6ciait son role de summus episcopus: il voulut hhter les
choses en imposant d’autorite une liturgie commune aux aum6niers mili-
taires.) Et Schleiermacher tient enfin a ce que 1’union devienne l’occasion
d’une nouvelle loi eccl6siastique ou 1’eglise ait plus d’autonomie. (Il fut
déçu.63) Des 1803 et jusqu’a 1825 Schleiermacher est tr6s actif sur cette
scene et apparait ainsi comme I’h6ritier de la longue tradition ir6niste et
politique des R6form6s allemands. Il se situe aussi dans cette tradition
lorsqu’il revendique la libert6 d’enseignement th6ologique et refuse d’ac-
corder aux grandes confessions de foi du dix-seizi6me un role legal et
d6finitif. 11 y aurait toute une recherche a faire sur le caract6re pro-
fond6ment calviniste de 1’6ccl6siologie de Schleiermacher. Rappelons
simplement que la Glaubenslehre souligne que 1’6glise tout en se distin-
guant du monde est active dans le monde; que le christianisme se d6veloppe
« comme une force dans le monde ». En
reprenant la dimension royale de
l’office du Christ,1’Eglise est enfin tout naturellement le lieu ou s’instaure
60 F. Schleiermacher, Der christliche Glaube, éd. M. Redeker (Berlin: de Gruyter, 1960),
par. 2, 2.
61 Voir la dissertation de Rainer Burggaler, Schleiermacher als Kirchenpolitiker besonders
in Bezug auf die preussische Union und Agende (Erlangen-Nürnberg, 1971), 93, 111-14.
62 Schleiermacher, Der christliche Glaube, par. 9 et 10.
63 Burggaler, Schleiermacher, 195, 242, 254, 321. Schleiermacher ne suit pourtant pas ceux
qui désirent une séparation complète de l’Eglise et de l’Etat (ibid., 325). Il se retire du
combat lorsque ce courant apparaît.
49

une loi.s4 On est loin de 1’eglise spirituellement toujours sous la croix et


officiellement toujours sous le prince
L’activit6 proprement politique de Schleiermacher confirme que son
calvinisme n’est pas une simple 6tiquette confessionnelle mais une
appartenance qui a vraiment assimil6 la substance de la tradition. On sait
que Schleiermacher des 1808 fut aussi un des patriotes a 1’origine de la
r6forme de 1’Etat prussien. Sa pr6dication patriotique n’est pas un appel au
genre de nationalisme paien que nous avons depuis appris a connaitre. Elle
repose sur une 6thique chr6tienne reflechie. Alors que Luther se disait prêt
a vivre en chr6tien sous la tutelle du Turc, Schleiermacher croit que la
morale chr6tienne exige que l’on participe a la vie politique, ce qui
6videmment signifie que 1’on ne devrait pas se laisser gouverner par des
Francais. 11 est, je crois, le premier grand theologien allemand a parler
fermement-et surtout en chretien-sur ce point. Dilthey n’h6site pas a
dire qu’il est le premier grand pr6dicateur politique.66
L’hermeneutique de Schleiermacher n’est donc le simple produit de la
crise culturelle et de 1’effondrement-ou 1’absence-des habitudes de
communication. Elle a aussi sa source dans une pratique du livre dans la
64 Schleiermacher, Der christliche Glaube, par. 114, 126, 144. L’ouvrage de Martin Daur
marque bien les différences entre l’ecclésiologie de Schleiermacher et les positions
luthériennes traditionnelles. Voir Die eine Kirche und das Zweifache Recht: Eine Unter-
suchung zum Kirchenbe griff und der Grundlegung kirchlichen Ordnung in der Theologie
Schleiermachers (Munich: Claudius, 1970).
65 Les lecteurs des Discours sur la Religion ne discernent pas toujours, loin de là, la
profonde signification du troisième discours sur la sociabilité. Über das Gesellige: le
choix même de la terminologie est significatif étant donné l’opposition bien établie entre
Gemeinschaft (communauté) und Gesellschaft (société). Le désir de communication et la
sociabilité qui en découle confirment au niveau de la vie religieuse une dimension
essentielle de la vie humaine. (Il écrit en passant que la communication religieuse ne se
trouve pas dans des livres.) La communication chrétienne pour Schleiermacher est une
communauté « plus haute »: la transparence, la mutualité, la pénétration herméneutique,
le langage significatif y fleurissent. Mais ce sont là des qualités susceptibles de réalisa-
tion—bien qu’à de moindres degrés-dans toute communauté morale. Voir en particulier
les développements (261) sur une institution qui établirait une médiation entre la vraie
église et le monde profane.
66 W. Dilthey,« Schleiermacher’s politische Besinnung und Wirksamkeit », dans Ge-
sammelte Schriften (cité note 22), vol. 12, 13. L’article démontre que l’engagement
politique fut un facteur présent dans la deuxième moitié de sa vie. Schleiermacher, dit-il,
a bien vu que l’éducation esthétique risque de dissoudre les buts positifs et communs de la
vie (5). Voir aussi la section intitulée« Philosophie de la culture et éthique chrétienne »,
dans M. Redeker, F. Schleiermacher, Leben und Werk (Berlin: de Gruyter, 1968).
Ethique philosophique et éthique chrétienne ont le même objet: l’Etat, la société, la
culture. Une lettre à Karl von Raumer (1813?) souligne qu’un peuple vraiment chrétien,
c’est-à-dire libre, devrait secouer une domination étrangère. Yorick Spiegel conclut son
ouvrage Theologie der burgerliche Gesellschaft: Sozial philosophie und Glaubenslehre
bei Fr. Schleiermacher (Munish: Kaiser, 1968) en écrivant que pour Schleiermacher la
souveraineté de Dieu ne peut dorénavant s’exercer que par le développement d’une
volonté démocratique. (L’ouvrage contient aussi les éléments d’une critique de la per-
spective bourgeoise de Schleiermacher.)
La pensée politique permet aussi de marquer le contraste par rapport aux Roman-
tiques. Novalis écrit en 1799 Die Christenheit oder Europa. Le sentiment chrétien y
nourrit l’ambition culturelle de grandeur. Voilà le jugement d’Albert Béguin: « La mys-
tique de l’universelle communion des saints se détournait vers le songe d’un empire à
dominante allemande », dans Le Romantisme allemand (Paris: Pléiade, 1966), 13.
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communaut6 ou la parole se fait chair, dans la pratique pastorale, dans la


conversation et la predication. Schleiermacher reste avant tout th6ologien.
Il n’a d’ailleurs jamais cesse de le r6p6ter. Une observation du professeur
Torrance me semble donc tr6s perspicace. En faisant sa th6orie de la
religion, Schleiermacher lie la verite de la condition chr6tienne a l’id6a-
lisme, a 1’art d’aller au-delh des formes ext6rieures, et a 1’exigence spiri-
tuelle humaine de I’auto-compr6hension libre et autonome. Mais apr6s
avoir donn6 de tels gages a l’id6alisme, il d6molit son 6pist6mologie du
revers de la main en niant que 1’esprit humain puisse r6soudre la dialectique
d6finie par l’idéalisme.67 11 affirme en effet que tout homme est religieux
mais que Jesus de Nazareth est le seul r6dempteur.
Notons enfin que notre contemporain Gadamer reproche a Schleier-
macher de n’avoir pas 6tabli de distinction entre le langage qui établit des
normes et le langage pr6tendant a-ou jouissant d’-une validite univer-
selle.68 La critique est fond6e. Je crois avoir n6anmoins r6ussi a montrer
que Schleiermacher est tr6s au clair sur la difference entre la norme
esth6tique propos6e par le po~te qui exprime son g6nie et la norme publique
de 1’6thique ou la norme chr6tienne du theologien. De plus, je crois avoir
montre que son engagement sur la scene publique, loin d’être inspire par
des conceptions romantiques, incarne un sens moral authentique des
normes a faire valoir en soci6t6.
A un niveau plus general, on peut aussi conclure que les Allemands de
1’epoque romantique ont fait d’importantes d6couvertes sur la nature du
langage et ont pose le probl6me herm6neutique avec I’acuit6 qui est sou-
vent le propre des d6favoris6s. La quete herm6neutique inquiete nous
attire peut-atre encore plus aujourd’hui, nous autres hommes perdus,
toujours soucieux de rencontrer d’autres hommes, fussent-ils perdus
eux-memes. 11 faut alors souligner que Schleiermacher qui a ressenti et
compris ce genre de condition I’a assum6e avec une rare lucidite. 11 pourrait
donc nous donner encore d’utiles legons: il poss6dait, semble-t-il, 1’art de
vivre la situation herm6neutique dans toute sa dimensions historique, y
compris les dimensions sociales et 6thiques.
67 Article cité Scottish Journal of Theology (cité note 55), 265-66. Rappelons l’échange qui
eut lieu en 1833 à Copenhagen entre Schleiermacher et le jeune théologien H. L. Marten-
sen. Ce dernier tout imbu d’hegelianisme demanda à l’illustre visiteur s’il était possible
d’avoir une connaissance philosophique de la nature de Dieu à partir des opérations en
nous de la vie éternelle et divine. La réponse fut simple: « Je crois que c’est une illusion ».
Cité par Martensen dans le récit de sa vie, édition anglaise Of my Life, vol. 1, 69.
68 H. G. Gadamer, « The Problem of Language in Schleiermacher’s Hermeneutic », dans
R. W. Funk (ed.), Schleiermacher as Contemporary (New York: Herder and Herder,
1970), 83.

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