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Tous les lecteurs de Kant ne m~nent pas leurs lectures jusque vers 1’An-
thropologie du point de vue pragmatique (publi6e en 1798). Et s’ils y
arrivent, ils y d6couvrent une mati6re fort prosaique. On n’y respire pas
1’air des sommets. On y trouve plut6t un esp6ce de compendium de con-
naissances utiles sur 1’homme tels qu’il est (1’homme int6rieur et 1’homme
ext6rieur), presqu’un dictionnaire d’id6es rerues, sages, prudentes, r6a-
listes mais morales, sur les hommes tel qu’ils sont: comment doit-on les
traiter, a quoi peut-on s’attendre de leur part ? Une s6rie de pages porte sur
les traits culturels propres aux diff6rents peuples europeens. Un peuple est
defini comme « la masse des hommes r6unis en une contree, pour autant
qu’ils constituent un tout ». Unie en « une totalite civile », cette masse a
aussi un « caract6re » que l’on peut d6crire d’une manière syst6matique.1
Kant nous offre alors une description des Franrais, des Anglais, des
Espagnols, des Italiens, des Allemands.
Je d6clarerai d’emblee qu’a la fin du dix-huiti6me Kant ne perdait pas
son temps lorsqu’il examinait les nations europeennes et cherchait a saisir
ce qu’il appelait leur caract6re. Tout comme Germaine de Stael faisait
preuve d’intelligence en voulant publier en 1810 deux volumes De l’Alle-
magne ou chaque chapitre ou presque accuse quelque contraste entre « les
moeurs et le caract6re » propres aux Allemands et ceux propres aux
Français.2 Au cours du dix-huiti6me 1’elite cultiv6e de 1’Europc a cess6
d’être une classe cosmopolite. Elle a d6couvert son appartenance ~ une
nation. Elle s’interesse a une litt6rature nationale. 1800 n’est donc plus
1700. En fait 1800 repr6sente peut-~tre la date ou des generalisations sur les
traits culturels propres a une nation sont les plus valables. De vastes
6branlements historiques, la Revolution en particulier, r6v6lent aux 61ites
et aux masses nationales que quelque chose les unit (on dit « un meme
esprit ») et les forces modemes telles que 1’industrialisation, le brassage
des populations et la d6couverte des minorites, n’ont pas encore att6nu6
cet ensemble de traits culturels.
L’Hermeneutique de Schleiermacher a surgi dans un milieu pr6cis.
Nous verrons qu’elle r6v6le certaines caract6ristiques intellectuelles pro-
pres a ce milieu. Tout comme sa probl6matique h6rite de soucis propres a la
culture allemande de cette periode. Le but de ce travail est simplement de
mettre en lumi6re quelques 616ments de cette continuit6 entre l’oeuvre du
actions avec la libert6 de 1’art ». Les Allemands « ne savent pas traiter avec
les hommes ». En revanche ils pensent. Ils « se disputent avec vivacite le
domaine des sp6culations et ne souffrent dans ce genre aucune entrave ».s
« Les Allemands ont
beaucoup d’universalite dans 1’esprit, en litt6rature et
en philosophie, mais nullement dans les affaires.... C’est le contraire en
France: L’esprit des affaires y a beaucoup d’etendue, et 1’on n’y permet pas
l’universalit6 en litt6rature ni en philosophie. » Les Frangais consid6rent
les id6es « avec 1’asservissement de l’usage ». « En France on 6tudie les
hommes; en Allemagne les livres. »’7
L’historien contemporain ne peut que confirmer la justesse de ces
vues. En Allemagne un abime s6pare les cours du peuple. Toute la vie
intellectuelle jusqu’en 1750 est centr6e sur les universit6s où le p6dantisme
scolastique fleurit sans entrave et transmet les savoirs officiels n6cessaires
aux diff6rents fonctionnaires. Des 1750 la classe moyenne devient assez
nombreuse pour ressentir le besoin de lire de la litt6rature allemande; de la
le demarrage de la litt6rature nationale: marqu6s par le pi6tisme, les nou-
veaux lecteurs ont le gout de ce qui est profond, 6mouvant, m6lodrama-
tique. Et surtout cette classe moyenne produit de nombreux jeunes gens
qui d6sirent s’exprimer. Mais ils manquent de debouches. 11 n’y a ni salons
ni vie politique: ils ne peuvent acc6der a ce que les Frangais appelent les
3 Herder, comme tous les autres Européens, reproche aux Français de ne pas apprendre les
langues (J. G. Herder, Traité sur l’origine des langues [Paris: Aubier-Flammarion,1977],
149).
4 Kant, Anthropologie, 158-60, 155.
5 De Stael, De l’Allemagne, vol. 1, 18, 51, 63.
6 Ibid., 27. Elle ajoute qu’ils« abandonnent assez volontiers aux puissants tout le réel de la
vie ».
7 Ibid., 74.
37
affaires. (Les vell6it6s de r6volution apr6s 1789 furent vite reprimees.) Ils
vivotent comme tuteurs. Ce sont des Ames esseul6es qui ont besoin de
livres. Ils en 6crivent beaucoup. Mais Ih encore les debouches manquent. Il
y a en Allemagne beaucoup d’auteurs pour peu de lecteurs. Faute de public
a qui plaire, 1’6crivain part vers les hauteurs et les profondeurs. 11 renonce à
influencer; il veut exprimer, d6voiler. L’ecriture devient un art de se creer
soi-meme et de creer un monde.9
Ajoutons a ces observations emprunt6es a un historien anglais celles
d’un autre contemporain, un sociologue allemand cette fois. Des la
deuxi6me moiti6 du dix-huiti6me si6cle, les Franrais qui avaient beaucoup
parl6 de civilite et de civiliser, de politesse et de police, se mettent a parler
de civilisation, pour designer « un adoucissement des moeurs ». La
« civilisation » des
peuples n’est pas terminee, loin de lk, mais le processus
est bien avance, en France surtout. 10 En Allemagne par contre les meilleurs
esprits discement vite un contraste entre civilisation et culture. Kant
definit le probl6me: « nous sommes civilises a satiete pour exercer les
politesses et convenances sociales ». (La civilisation ne se soucie que
d’honorabilit6 ext6rieure.) « L’id6e de moralite » se situe a un autre
niveau; elle « fait partie de la culture », car elle fait retentir une exigence
int6rieure. La bourgeoisie allemande s’empare de cette antith6se: les
Frangais et les Allemands de cour ont la civilisation, les belles mani6res
conventionnelles; les bons Allemands ont du coeur, de 1’,ime, du s6rieux,
bref de la profondeur, de la Kultur. (Les Romantiques ensuite se faron-
neront eux-memes, a partir de leur int6rieur: c’est la Bildung.)
Le sentiment d’auto-satisfaction qui marquait les milieux allemands cultiv6s en ce dix-
huiti6me si6cle, se fondait sur des valeurs situ6es au-dela de 1’6conomie et de la politique; il
s’appuyait sur ce qu’on appelle en allemand pour cette raison m~me, das rein geistige (le
spirituel), a savoir le domaine du livre, de la science, de la religion, de 1’art, de la philosophie,
sur 1’enrichissement spirituel et intellectuel, sur la « culture » de la personalite individuelle.&dquo;
1’avait bien vu-realise tous les possibles et chaque époque, chaque tribu,
est parfaite, a sa place, a sa mani6re. L’avenir appartient a ceux que le
pr6sent appelle sauvages. (Herder vient de Prusse orientale, une region
qui-non sans raisons-avait la reputation d’être arrieree.) Herder donne
enfin un conseil pr6cis a son lecteur: « plonge-toi dans tout cela et ressens-
le toi-même ».12 Pour Herder chaque culture a un esprit, est le produit
d’une creativite humaine. Herder invente le mot Einfiihlung. L’individu
s’enrichit, se cultive, cesse d’être barbare, en lisant toutes les litteratures,
en se laissant p6n6trer par 1’esprit de toute 1’humanite et de tous les
peuples. L’expression d’Erich Auerbach « historisme esth6tique - con-
vient tout ~ fait. Contre 1’ideologie du modele culturel dominant, contre le
mythe du progres inevitable, Herder affirme que chaque tranche de 1’his-
toire est une oeuvre d’art ou 1’esprit s’affirme. 13 Les Allemands, qui ont 6t6
« harcel6s
par la chaine des civilisations 6trang6res »14 (les Romains, les
Catholiques d’au-del~ des Alpes, puis les Français), ont p6n6tr6 le secret de
1’histoire: loin d’être une mecanique, c’est une symphonie; mieux c’est un
jardin ob tout m6rite de s’epanouir. L’Allemand ne disceme nulle part-et
surtout pas chez lui-une norme de 1’existence historique qu’il puisse
fonder du point de vue moral. 11 se plonge dans 1’histoire des autres avec le
gout de dilater son moi; il y disceme des enseignements sans fin. 11 n’y
disceme ni une dialectique du progr6s social ni une 6htique sociale. L’his-
toire et 1’Etat ne reposent pas sur une loi naturelle; les expos6s qu’on donne
de la loi naturelle sont-pardonnez-moi pour une fois 1’anachronisme-
colonial istes. 15
Cette vision de 1’histoire s’accompagne d’une extraordinaire r6cepti-
vit6 psychologique. Mme de Stael a une belle m6taphore: les citoyens, qui
sont « d6gag6s, pour la plupart, de toute esp6ce de rapports avec les
affaires publiques et particulieres, travaillent dans 1’obscurite comme les
mineurs, et, places comme eux au milieu des tresors ensevelis, ils exploi-
tent en silence les richesses intellectuelles du genre humain ».16 Ils 6crivent
1’histoire; mais a leur mani6re. Ils apprennent les langues et d6vorent les
textes (surtout des textes litt6raires, po6tiques et religieux). En France
1’histoire est 6crite par des gens qui ont brass6 les affaires avec plus ou
moins de bonheur et qui savent ou croient savoir les brasser (et 1’histoire
nationale regoit la part du lion). En Allemagne, nous assure Herder, les
grands hommes trouvent leur gloire a etre des penseurs, des 6ducateurs,
plut6t que des missionnaires ou des conquérants.17 En Allemagne, dit
12 J. G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire, Introduction par Max Rouché (Paris:
Aubier, 1964), 68.
13 Voir I. Berlin, Vico and Herder (Londres: Hogarth, 1976), 149, 189-90. La référence à
Auerbach se trouve à la page 115.
14 Herder, Traité sur l’origine des langues (cité note 3), 40.
15 Voir H. Holborn, Germany and Europe: Historical Essays (New York: Doubleday,1971),
2, 24.
16 De Stael, De l’Allemagne (cité note 2), vol. 1, 75. La métaphore des mineurs est chère à
Novalis.
17 Berlin, Vico and Herder, 161. En louant les travaux de Fr. Schlegel sur la philosophie
indienne, une oeuvre de pionnier qui compte dans l’histoire de l’orientalisme, Mme de
Stael souligne que les Anglais connaissent l’Inde « par leurs propres yeux » et parlent de
ce qu’ils ont vu alors que les Allemands obtiennent leurs résultats remarquables « avec
être tourmenté aime à chercher refuge dans l’innocence du passé » (F. Hölderlin, Hypé-
rion, dans Oeuvres [Paris: Pléiade, 1967], 138). Certains hommes dit Novalis sont nés pour
l’action, pour les affaires.« Ils ne doivent pas céder aux sollicitations d’un recueillement
intime ». D’autres « ont pour univers leur pensée »et«l’immense spectacle du monde ne
les incite pas à s’y mêler, car ils trouvent ce spectacle assez important et admirable pour
consacrer leurs loisirs à son étude » (Novalis, H. von Ofterdingen, dans Romantiques
allemands [Paris: Pléiade, 1963], 450). On peut « envisager tout le passé, en tant que
présence» et on connait alors la règle si simple de l’histoire (ibid., 441). On peut donc
connaître l’histoire soit par le chemin de l’expérience, pénible et interminable », ou par
«
« la
contemplation intérieure », qui réussit à tout voir d’un coup (ibid., 396).
21 Friedrich Meinecke, Die Entstehung des Historismus (Munich: R. Oldenbourg, 1965),
366.
22 « Dans toute la mesure du possible, j’allais directement au tout; mais personne n’était
plus sensible que moi au fait que toutes mes explications et citations étaient comme une
poussière qui colle au soleil, ou comme une lourdeur terrestre qui alourdit un corps alors
qu’il devrait être lumière et simplicité. Pardonne-moi, cher lecteur; et regrette quej’aie dû
le faire. Quant à toi, t’arrête pas à l’écorce ou à la coquille, mais va directement au jus, au
sens, à la vérité » (J. G. Herder, Sämtliche Werke [Tübingen, 1829], vol. 2, 22, cité par
W. Dilthey, « Die Hermeneutik vor Schleiermacher », dans Gesammelte Schriften [Göt-
tingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 1966], vol. 14/2, 650).
40
signale que Fichte fait le louange de l’allemand en des termes très semblables.
41
plus longs que le texte. Le texte est perqu comme ayant une valeur, une
patrie ! » « Comme Achille dans le Styx, les jeunes Grecs s’6taient plonges
dans les flots de la ferveur pour en ressortir invincibles. » Cette ancienne et
lointaine ferveur est en train de renaitre en Allemagne: elle nous ram6nera
« le
printemps des nations ». « La nouvelle Eglise surgira de ces formes
d6su~tes et souillees.... Le r6veil du sens du divin rendra a 1’homme son
dieu et au coeur sajeunesse. »33 La rencontre avec les textes grecs est pour
toute une generation la voie royale d’un renouveau culturel. On y voit
aujourd’hui surtout le depart vers une Gr6ce qui n’a jamais existe et vers
des illusions allemandes qui deviendront des cauchemars; eux y voyaient la
source d’une beaut6 qui allait faire renaitre la po6sie et la grandeur natio-
nale.34
30 Gadamer a attiré mon attention sur ce trait. Voir H. G. Gadamer, Wahrheit und Methode
(Tiibingen: Mohr, 1965), 185.
31 Dilthey, Gesammelte Schriften (cité note 22), vol. 14/2, 619.
32 « On ne peut concevoir de peuple plus déchiré que les Allemands ». « Il n’est rien de
sacré que ce peuple n’ait profane »(Hölderlin, dans Oeuvres [Paris: NRF, 1972], 267-68).
33 Ibid., 136, 143, 158-59.
34 L’ouvrage classique de E. M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany (Cambridge:
Cambridge University Press, 1958), examine ce que les auteurs ont cru trouver chez les
Grecs et ce qu’ils sont devenus à leur contact. Mme Butler souligne que seul un peuple
43
(les Grecs nous ont laisse les chefs d’oeuvre du langage humain ») mais il
«
refute la these d’Ast pour qui toutes nos activit6s culturelles visent à
«
masque, et a 6pier ce qui se passe derri6re le masque des autres, pour mieux
anticiper leur action ou mieux les manier.43 On ne vit que d’une nourriture
dans les cours, 6crit Saint Simon, la curiosite; on veut y atre « toujours
instruit joumellement de toutes choses par des canaux purs, directs et
certains, et de toutes choses grandes et petites ».44 Tout compte: le plaisir
que le roi prend au theatre, une nouvelle liaison d’un de ses favoris, tout
cela peut signifier 1’entr6e de nouveaux 616ments dans un clan, le d6but
d’un subtil jeu de bascule. Saint Simon est un expert: il sait jeter de 1’encre
dans les canaux ou les autres se ravitaillent. « Je m’apercus... -dit-il
d’une certaine personne-qu’il se refroidissait; je suivis de l’oeil sa con-
duite a mon 6gard Mes souprons devinrent une evidence qui me firent
....
retirer de lui tout a fait sans toutefois faire semblant de rien. »45 Ouvrons
Britannicus: « Examine leurs yeux, observe leurs discours » conseille
Britannicus. « Surprenons, s’il se peut, les secrets de son Ame » dit Agri-
pine en allant voir N6ron. 46 Madame de S6vign6 6crit pour dire ce qui s’est
pass6, interpreter ce que les gens ont dit, deviner ce qu’ils ont pens6 mais
n’ont pas dit, et d6cider quelles cons6quences tout cela aura sur le bonheur
de sa fille. Madame de S6vign6 n’a pas de peine a comprendre. Son
probl6me se situe au niveau de 1’action: que faire pour dejouer les menees
des autres ? Faut-il multiplier les temoignages ? On en trouvera chez la
Bruyère,47 chez la Rochefoucauld. Comme Monsieur Jourdain et sa prose,
les Francais en societe faisaient au dix-septi~me de I’herm6neutique sans le
savoir. Cette science de l’interpr6tation n6e de 1’interaction sociale dans les
antichambres du pouvoir trie une 6norme quantite de donn6es et determine
1’action des sujets: elle ne d6bouche pas sur un enrichissement du sujet
int6rieur mais sur de promptes interventions sociales ou politiques.48 Ajou-
tons que cette herm6neutique qui d6chiffre les signes entreprend aussi de
les demystifier. Saint Simon et la Rochefoucauld pratiquaient I’herm6neu-
tique du soupgon avant Marx, Nietzsche et Freud. (Les ducs savaient les
secrets des bourgeois.)
La Cour et la ville-faut-il 1’ajouter-ne sont pas des milieux mono-
tones : tout 1’eventail des passions, toutes les tensions se trouvent au sein de
la civilisation francaise. Le Frangais ne se sent pas dans une ornière et n’a
donc pas besoin d’aller « ailleurs » chercher de quoi renouveler sa culture
ou enrichir sa vie int6rieure. Ajoutons enfin que les Franrais sont sars
d’avoir une science morale qui est a la hauteur des complications de leur
societe. Lorsqu’ils d6couvriront les autres cultures au dix-neuvi6me, ils
n’iront pas y chercher 1’« esprit ». Ils soumettront les documents a 1’etude
historique et leur science morale leur permettra d’examiner l’histoire uni-
verselle comme ils examinent la m6canique c6leste. Auguste Comte est
43 Voir N. Elias, La Société de Cour (Paris: Calmann-Lévy, 1974), 98-114.
44 Cité dans F. R. Bastide, St. Simon par lui-même (Paris: Seuil, 1967), 66.
45 Cité dans Elias, La Société de Cour, 98. Voir l’étude d’E. Leroy Ladurie, « Système de la
Cour », dans Le Territoire de l’historien (Paris: NRF, 1978), vol. 2.
46 Racine, Britannicus, Acte I, scènes 4 et 1.
47 La Bruyère, « De la Cour », dans les Caractères.
48« Consultez votre expérience; et vous trouverez que nous ne comprenons les autres, et
que nous ne nous comprenons nous-mêmes, que grace à la vitesse de notre passage par
les mots » (Paul Valéry, Théorie poétique et esthétique, dans Oeuvres [Paris; Pléiade,
1957], vol. 1, 1318).
46
49 De Stael, De l’Allemagne (cité note 2), vol. 2, 148, 182. Mme de Stael critique les
idéologues héritiers de Condillac.
50 Le contraste culturel permet de rendre compte de la différence entre l’herméneutique de
Schleiermacher et celle de Hegel telle qu’exprimée par Gadamer. La première vise à la
reconstitution d’une réalité, passée, perdue. Hegel croit qu’une telle entreprise est futile:
le passé ne peut être intégré, assimilé qu’en étant soumis au point de vue de la vie
contemporaine, c’est-à-dire assimilé selon la problématique présente. Schleiermacher
est dans la lignée de l’historiographie allemande qui rejette la philosophie de l’histoire
universelle et s’enorgueillit de ne pas concevoir la suite de l’histoire d’une manière
téléologique (Gadamer, Wahrheit und Methode [cité note 30], 157-61). Hegel est un
francophile abstrait: il n’imite pas les manières françaises mais épouse les principes de la
Révolution. La marche de Napoléon est celle de l’esprit. Il s’y soumet car la marche du
progrès l’exige. Hegel écrit des poèmes et veut rendre justice à la beauté du langage
poétique, mais pour lui la vérité finit par s’exprimer dans l’exactitude du concept. (C’est
exactement ce que Schelling lui reprochera.)
51 Schleiermacher, Hermeneutik (cité note 36), 80. Dilthey me semble donc avoir tout à fait
tort lorsqu’il écrit dans sa Poetik que Schleiermacher a haussé l’herméneutique au niveau
de l’observation esthétique (Dilthey, Gesammelte Schriften [cité note 22], vol. 6, 124).
52 L’éloquence veut ravir la liberté, alors que dans la poésie tout est loyauté et sincérité
(I. Kant, Critique du jugement, première partie, livre 2, paragraphes 51 et 53; voir
Todorov, Théories du symbole [cité note 28], 80-81).
53 Schleiermacher, Hermeneutik, 130.
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parole, comme celle d’Orph6e, est irresistible et restaure une unite com-
pl6te. 56 Schleiermacher est invit6 ~ faire ce nouveau pas: Schlegel croit
qu’il est dans la ligne des Discours de 1799. Mais Schleiermacher ne suit pas
son ami: 1’homme religieux qui a le sens de 1’infini continue a vivre à
l’int6rieur des polarit6s de la finitude. 57 On connait les affirmations des
grands Romantiques. Novalis nous dit que les po6tes vont ~ la recherche du
langage originel, du langage sacr6 qui était autrefois le lien éclatant entre
des hommes royaux et des habitants supraterrestres.
Cette langue était un chant miraculeux dont les sons irr6sistibles p6n6traient les profondeurs
des choses et les analysaient. Chacun de ses noms semblait le mot de d6livrance pour l’ime de
tous les corps. Ses vibrations, avec une veritable force creatrice, suscitaienttoutes les images
des ph6nom~nes de l’univers, et l’on pouvait dire d’elles, que la vie de l’univers était un
dialogue 6temel ~ mille et mille voix; car dans ces paroles, toutes les forces, tous les genres
d’activite semblaient unis de la plus incompr6hensible manière.58