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F. W.

Foerster

L'erreur mondiale dans l'interprétation de la mentalité allemande


In: Politique étrangère N°5-6 - 1948 - 13e année pp. 409-418.

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Foerster F. W. L'erreur mondiale dans l'interprétation de la mentalité allemande. In: Politique étrangère N°5-6 - 1948 - 13e
année pp. 409-418.

doi : 10.3406/polit.1948.2835

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1948_num_13_5_2835
L'ERREUR MONDIALE DAMS L'INTERPRÉTATION

DE LA MENTALITÉ ALLEMANDE

11 y a deux mentalités allemandes.

Après la première guerre mondiale, un industriel alsacien, connaissant


de longue date les mentalités française et allemande, remarquait : « La
cause de tous les maux de notre ère est l'incompréhension de la mentalité
néo-allemande, formée et déformée par la Prusse. » Observation fort juste.
Peut-on cependant parler d'une seule mentalité allemande ? Il y en avait
naguère deux au moins, profondément distinctes, qui, s'étant unies, ont
fini par constituer le type nazi, celui d'un Allemand romantique baptisé
par la Prusse. Union d'éléments en apparence inconciliables, création d'un
type hybride, analogue, par exemple, à celui d'un Grec romanisé, d'une
femme cuirassée, d'un idéaliste au service d'un matérialiste sans scrupules.
Car la croix gammée est proprement la croix mise au service du diable.
On a d'ailleurs fréquemment signalé l'opposition entre ces deux mental
ités,l'une appartenant à la tradition méditerranéenne, spirituelle, huma»
niste, « universaliste », l'autre d'origine prussienne et décidément ant
ieuropéenne, procédant de Gengis Khan, vouée et accoutumée à la guerre
d'extermination, relevant des chevaliers teutoniques, qui tiraient de leur
origine une sorte de mission sanglante, celle de la glorification de la guerre
sainte. Durant un certain temps, ces deux images ont coexisté paisiblement,
inconscientes de l'abîme qui les séparait. C'était le temps où Goethe disait r
« Qu'est-ce que l'Allemagne ? Je ne sais. Où l'Allemagne spirituelle cesse,
l'Allemagne politique commence. » Ce que Goethe constate, c'est la sépa
ration radicale des deux Allemagnes, l'Allemagne spirituelle et l'All
emagne politique — séparation sans acun doute approfondie et renforcée par
le luthéranisme qui ne cessait de la souligner. (Le prince, spécifiait-il,,
peut être chrétien dans sa vie privée, mais pas en sa qualité de prince.)
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L'Allemagne spirituelle entre au service de l'Allemagne politique.

Cette séparation ne dura pas longtemps. Goethe lui-même, dans Wanr*


heit uni Dichtung, faisait allusion au magnétisme de l'Allemagne politique
réussissant à entraîner l'Allemagne spirituelle dans ses entreprises : « Wir
waren aile Fritzischgesinnt ». (Nous étions tous du côté de Fritz.) Environ
dix ans aptes la mort de Goethe, on pouvait déjà clairement discerner le
cours des événements : l'Allemagne spirituelle, au lieu de contrôler l'All
emagne politique et de subordosner les plans et les entreprises de celle-ci
à la tradition millénaire, supranationale de l'Allemagne classique, glissait de
plus en plus vers la solidarité avec la philosophie prussienne de conquête et
de domination du monde. N'est-il pas très intéressant de noter qu'en ce
temps-là le fondateur du pangermanisme, Ernst Moritz Arndt, déclarait
dans son livre, Germanien tmd Europa : « L'Allemagne a besoin d'un grand
tyran militaire capable d'exterminer des nations entières» ? Quel sens donner
à ce programme, qui contient déjà tout le programme européen d'Hitler ?
C'est l'idée nationaliste, venue de l'ouest et contraire à la tradition millé
naire allemande, qui tombait dans l'âme allemande comme une allumette
dans une cuve de pétrole et poussait l'Allemand vers une solution vio
lente et catastrophique des problèmes de son destin en Europe. Au com
mencement du XIXe siècle, le philosophe allemand Schelling prévoyait le
malheur qui menaçait l'Allemagne et l'Europe si l'on se mettait à appliquer
le principe nationaliste à la complexité des problèmes ethniques dans le
centre du continent, complexité qui ne se prêtait pas à des frontières
nationales, mais seulement à l'œuvre synthétique du principe fédéraliste.
Schelling dit notamment : « Le cours énigmatique de notre histoire nous a
réunis à des populations étrangères et nous a imposé une autre politique que
celle du nationalisme. Nous ne voulons pas suivre l'exemple des cigognes
qui volent en ligne. » Mais le bruit et l'ivresse de la grande expérience
prussienne surmontait toutes ces hésitations. Déjà, dans la génération démoc
ratique de 1841,1e nationalisme teutonique et prussien prévalait au point
que le protestant français Edgar Quinet, désillusionné après un long séjour
en Allemagne, disait dans un rapport publié dans la Revue des deux Mondes
(1832):

En Prusse, l'ancienne impartialité et le cosmopolitisme politique ont fait place à une


nationalité irritable et colère... Ce despotisme prussien est intelligent, remuant, entre
prenant, il ne lui manque qu'un homme qui regarde et connaisse son étoile en plein jour,
il vit de science autant qu'un autre d'ignorance. Entre le peuple et lui, il y a une intell
igence secrète pour ajourner la liberté, pour accroître en commun la fortune de Frédéric...
et rendre à la France le long affront du traité de Westphalie.
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Le nationalisme populaire allemand et l'erreur fatale du président Wilson.

Dans cet article, Quinet, baptisant l'Allemagne contemporaine « La


chute de l'esprit », prédisait : « Cette Jérusalem céleste roulera vers l'abîme
et personne ne sera à même de la retenir. » J'aimerais attirer tout part
iculièrement l'attention du lecteur sur la constation précitée de Quinet, qui
démasque une collaboration secrète entre le gouvernement et le peuple
révolutionnaire. Tel est le secret des deux mentalités allemandes et de leur
relation réelle et intime. La prussianisation de l'Allemagne a été rendue
possible non seulement par la supériorité de la Prusse, mais encore, et sur
tout, parce que le peuple, dans le fond de son cœur, suivait les guides
militaires de la nation. Les chefs militaires, eux, profitaient de la méga
lomanie des élites intellectuelles pour traduire en expansion militaire
l'orgueil culturel. On peut même aller plus loin et dire : les élites créaient
le texte de la liturgie nationale et les généraux y adaptaient un thème de
marche militaire. Et voilà l'essence de l'erreur mondiale à l'égard de la ment
alité allemande. Il ne s'agit pas ici exclusivement du triomphe d'une caste
puissante et expérimentée. Comme dans une liturgie, les généraux prononç
aientles mots d'ordre et le peuple répondait : amen. Aussi Hitler, dans Mein
Kampf, était-il parfaitement fondé à dire : «Cette guerre (1914) n'a pas été
imposée du dehors au peuple allemand. Le peuple allemand la désirait. »
Un exemple illustrera le sens de mon analyse. L'ami du président Wilson,
le colonel House, quittant Berlin le 1er août 1914, écrivait dans son
journal : « Le général de Moltke ne sait pas que, selon moi, l'autocratie
militaire prussienne a la responsabilité exclusive de cette catastrophe. » Le
colonel House, rentrant en Amérique, réussissait à inculquer cette idée au
président Wilson, qui, dans toutes ses allocutions pendant la guerre, souli
gnait cette interprétation des responsabilités et en tirait la conclusion sui
vante : « II faut distinguer entre le peace-loving German people et cette auto
cratie militaire. Si on libère le peuple allemand de ses maîtres militaires,
le monde pourra conclure une paix juste et durable avec l'Allemagne. » C'est
dans ce sens que fut menée en Europe la déplorable politique de paix du
président Wilson — politique génératrice du conflit entre Clemenceau et
Wilson, qui fut sans doute responsable des erreurs capitales du traité de
Versailles et de la conduite des Alliés à Genève.
Mais n'était-il pas exact de considérer l'autocratie militaire prussienne
comme responsable de la catastrophe ? N'existait-elle pas en fait, cette
autocratie militaire? Assurément, mais elle était voulue, soutenue, passion
nément acclamée par le peuple allemand. On découvre là toute la différence
entre les régimes occidentaux et l'Allemagne. L'Angleterre est une aristo-
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cratie qui a l'appui du peuple, l'Amérique est une démocratie with the consent
of the bosses, l'Allemagne était une autocratie militaire qui avait l'adhésion
enthousiaste de la majorité du peuple allemand.

La politique étrangère allemande avait V approbation du peuple allemand.

Ce rôle actif du peuple allemand dans le développement de sa destinée


politique mérite d'être considéré sous un autre aspect. Est-il juste de tou
jours chercher la cause de la politique officielle criminelle de l'Allemagne
dans un manque de contrôle démocratique de cette politique, comme si le
peuple, mis hors de cause, se plaisait à laisser ses supérieurs agir à leur
guise ? C'est là un point de vue faux. On semble oublier que le peuple
allemand possédait depuis longtemps des institutions démocratiques, le
Reichstag et les Landtag et, en dehors de ces institutions, un parti ouvrier
considérable conduit par des chefs qui ne se gênaient pas pour exprimer
dans la presse et au Reichstag leurs critiques amères de la politique officielle.
Ce n'était pas la démocratie et son contrôle qui manquaient au peuple all
emand, mais bien une tradition morale et religieuse qui aurait dû diriger et
contrôler les votes démocratiques. En vérité, dans toutes les grandes
questions nationales, l'opinion du pays suivait le gouvernement, et cela
prouve que le seul vote démocratique ne signifie rien s'il n'est pas dirigé
par une tradition morale, telle qu'elle existe dans les démocratie occident
ales. La démocratie américaine est fondée sur un bill of rights, la démoc
ratie allemande ne connaissait que le bill of might. C'est pourquoi elle
votait finalement pour le diable. En Allemagne, le diable a tiré parti de
l'article d'importation qu'est la démocratie. Soyons sûrs qu'il continuera.

Les guides politiques et militaires allemands étaient les serviteurs de V idéologie


nationale.

On peut aller plus loin encore. Il est vrai que le peuple allemand dans sa
grande majorité laissait les décisions pratiques de la politique aux experts
compétents. On connaît en France le livre de Faguet,Le Culte de Vincom"
pétence ; en Allemagne, on avait le culte de la compétence, mais avec cette
importante restriction que le peuple allemand a toujours créé l'idéologie
générale dont les hommes d'Etat se faisaient les exécuteurs obéissants.
Bismarck se targuait de n'avoir fait qu'exécuter et traduire les grandes idées
et les rêves politiques du peuple allemand. Qui contestera que le milita
risme, le nationalisme et le pangermanisme étaient devenus une ivresse
politique presque générale, à côté de laquelle seule une petite minorité
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impuissante osait encore défendre les véritables traditions supranationales


et cosmopolites? On pouvait vraiment parler d'un nouvel Islam sans Allah,
d'une folié nationaliste, comparable aux grandes épidémies spirituelles du
moyen âge. Quand je parle du peuple allemand en général, il faut toujours
excepter non seulement cette faible minorité immunisée de la folie collec
tive,mais aussi le peuple ouvrier des usines et de la campagne. Les grandes
masses ouvrières sont partout passives et délaissent au moment décisif leurs
chefs. Ces masses subissent et souffrent l'histoire, elles ne la produisent
pas, et c'est là l'explication de la faiblesse des gauches, quelles qu'elles
soient, dans le monde entier. L'histoire est faite par les classes supérieures et
moyennes, y compris la catégorie instruite et les spécialistes des classes
ouvrières. C'est dans ce sens qu'Hegel a dit : « Le peuple, c'est cette partie
de la nation qui ne sait pas au juste ce qu'elle veut. » La majorité instruite
du peuple allemand, les prétendus Bildungsschichten, allant jusqu'aux
instituteurs primaires du village, savait très clairement ce qu'elle voulait.
C'est elle qui a fait l'hitoire allemande et en est responsable. Et c'est exclu
sivement son consentement enthousiaste qui a encouragé et guidé les chefs :
jamais on n'eût osé les crimes terribles de l'ère hitlérienne si leurs respon
sables n'avaient eu la certitude d'exprimer et d'exécuter ce qui couvait
depuis longtemps dans les profondeurs de la nation, ce qui n'était que
l'expression logique des passions et des convoitises animant sa majorité active
et instruite. Strindberg, le célèbre romancier norvégien, a dit : « Le crime
est déjà une punition. » Cela signifie — et peut particulièrement être
appliqué à l'ère hitlérienne — que le crime démasque, révèle à fond et tra
duit en plein jour le désir ardent de la pensée secrète. Dans un certain sens,
le crime collectif allemand n'a été que là traduction du secret national du
peuple allemand, nourri depuis Ernst Morij:z Arndt des idées pangerma-
riistes dans une Europe germanisée. « La Prusse, disait déjà le général Gnei-
senau après la défaite de Napoléon, embrassera dorénavant la plus grande
partie de l'Europe. »

L'étranger surpris et désillusionné.

L'aveuglement des nations menacées devant le phénomène de la soli


darité grandissante et éclatante des deux Allemagnes a commencé dès le
coup de main de Bismarck en 1870. Bien connus sont les rapports du
colonel Stofîel (attaché militaire français), adressés, de Berlin à Paris, pour
mettre en garde la France impériale non seulement contre les préparatifs
militaires de la Prusse, mais encore contre le sentiment antifrançais entre
tenu dans toute l'Allemagne par la propagande prussienne. Aveuglement
qui se trahissait aussi dans la déclaration de Thomas Carlyle, après la
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victoire allemande sur la France. « L'Allemagne profonde, spirituelle,


disait-il, a enfin trouvé la position qui lui était due. »
A l'étranger, on ne s'est pas rendu compte du fait que la militarisation de
l'Allemagne ne consistait pas seulement dans la réconciliation de la nation
allemande avec le système prussien, mais aussi dans la manière dont l'All
emagne culturelle et scientifique se laissait entraîner à l'adoration de la force
brutale et du succès immédiat et écrasant. Après la victoire de Sadowa, le
juriste Rudolf von Jehring, qui avait condamné auparavant les mensonges
de Bismarck, écrivait notamment : « Je pardonne tout, je révoque tout
Un tel homme d'action audacieux vaut mieux que l'honnêteté impuiss
ante.»
Quand, en septembre 1914, le célèbre manifeste des quatre-vingt-treize
intellectuels allemands a été publié et a révélé la solidarité sans réserve des
élites intellectuelles allemandes avec l'état- major prussien, le monde est tombé
des nues. On s'était accoutumé à croire que l'Allemagne de Weimar protesterait
contre les atrocités allemandes en Belgique ; au lieu de quoi on voyait les
élites se ranger derrière le militarisme : Weimar défendait Potsdam. Per
sonne n'a mieux défini cet état d'esprit surprenant que le professeur Werner
Sombart, de l'université de Berlin : « Le militarisme allemand, c'est l'union
complète entre Potsdam et Weimar. C'est Beethoven dans les tranchées. » On
comprend bien des choses si 4'on possède cette clef. Rien n'est plus faux
que de supposer qu'il y a en Allemagne une caste militaire ou des groupes
pangermanistes qui ont imposé leur tyrannie au peuple allemand. Bien au
contraire, il n'y a pas de nation dans le monde où le régime n'était aussi
soutenu par la grand majorité du peuple. Une telle conquête spirituelle et
morale de toute une nation n'a été possible que grâce à l'établissement d'un
système fondé sur l'œuvre séculaire des chevaliers teutoniques, incarnant
de grandes vertus chrétiennes, l'esprit de sacrifice, de discipline et d'abnég
ation. La Prusse était une haute morality au service de la plus grande
immoralité, l'ordre au service du désordre, l'organisation au service de la
désorganisation de l'Europe, l'application des vertus chrétiennes au service
de l'Antéchrist. Tout cela explique que le succès extraordinaire de la
nouvelle Allemagne, bâtie sur ce système, ne consistait nullement dans
l'audace des bandits politiques, dans leur mépris des lois, mais dans la
solidarité des gens honnêtes avec les malhonnêtes ; des matérialistes avec
les idéalistes et des successeurs de Goethe et de Beethoven avec la barbarie
et la honte. L'Allemagne nazie était un crime abominable soutenu par des
vertus extraordinaires, une folie terrible encouragée et renforcée par une
haute intelligence.
Rares sont ceux qui, à l'étranger, comprennent cette solidarité anormale,
laquelle a également lié étroitement les représentants de l'économie aile-
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mande à l'état-major de Berlin. Un industriel américain, qui disait : « J'ai vu


aujourd'hui un collègue industriel allemand », ne pensait pas qu'il avait
en réalité rencontré un agent de l'état-major prussien. Après une conférence
que j'ai faite en 1934 à Londres, un industriel anglais s'approcha de mon
pupitre : « Votre irritation contre le militarisme allemand est-elle justifiée ?
Ce n'est qu'une farce, héritage éphémère de l'Allemagne féodale, qui dis
paraîtra avec l'essor gigantesque industriel de l'Allemagne. — Tout au
contraire, répondis-je, Potsdam emploiera Hambourg et Essen pour pré
parer la conquête du monde, et Hambourg et Essen profiteront de Potsdam
pour conquérir le marché mondial et le transformer en système parasitaire
international en faveur de la race maîtresse. »
Tout ce que j'ai dit à propos des relations entre les hommes politiques du
peuple allemand et les classes d'une élite allant jusqu'aux instituteurs pri
maires vaut aussi pour la gauche socialiste et démocratique. L'étranger a eu
grand tort de se fier à elle. Elle avait fait un pacte avec l'état-major et avait
accepté le rôle d'une façade weimarienne derrière laquelle l'Allemagne
militariste préparait sa revanche. Il n'est pas nécessaire de répéter ici cette
triste histoire, dont le sens politique se trouve condensé dans le jugement
exprimé en juillet 1927 par l'industriel Arnold Rechberg : « Jamais l'état-
major sous les Hohenzollern n'a pu exercer une influence politique aussi
forte que sous la prétendue république de Weimar. »

L'expérience des années 1919 à 1938 ri a servi à rien.

On pourrait appeler cette période : « Vingt années d'illusions. » II est


étonnant que ces illusions subsistent. L'animal tire parti de ses expériences,
l'homme ne le fait pas. Pourquoi ? Parce qu'il ne veut pas admettre que
l'origine de son malheur est dans son propre aveuglement. Après la grande
guerre, les capitalistes du monde entier ont financé le réarmement de
l'Allemagne. Ils ont élevé le potentiel de guerre allemand à un niveau qui
a permis à Hitler de risquer la conquête du monde/Aujourd'hui, on répète
exactement les mêmes faits. On travaille à la reconstruction allemande sans
avoir aucune garantie morale, et la troisième catastrophe ne tardera pas
longtemps, à moins que, à la dernière heure, les yeux ne s'ouvrent au
danger mortel que court le monde en rétablissant l'économie allemande. En
fait, où sont les garanties qui empêcheront la formation après quelques
années d'un nouveau bloc national qui se servira des méthodes de destruc
tion inouïes préparées dans les laboratoires d'Allemagne et d'Amérique du
Sud pour tenter une nouvelle conquête du monde ? L'entreprise se trou
verait facilitée par les illusions incroyables auxquelles se sont abandonnés
les vainqueurs de 1918 et dont les conséquences se trouvent mises en
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pleine lumière dans l'admirable ouvrage d'André Fribourg : La Victoire des


vaincus.
L'erreur fatale des nations voisines, menacées ou surprises depuis
presque cent ans par l'Allemagne prussianisée, erreur psychologique tra
duite en erreur politique et même économique, a été de supposer que
l'Allemagne culturelle, libérale, socialiste, resterait fidèle à la communauté
occidentale, alors qu'elle ne connaissait que la fidélité envers le testament de
Frédéric le Grand. Les chrétiens protestants eux-mêmes, si courtisés par
les Eglises anglaises et américaines, ont obéi à l'orientation anti-occidentale
du théologien Trœltsch. Depuis Fichte, la manie de grandeur du peuple
allemand s'est tournée vers Potsdam comme vers le symbole de son
complexe de supériorité. Nul doute d'ailleurs qu'un jour lointain l'All
emagne ne rentre dans la communauté de la civilisation occidentale, mais à
condition que le reste du monde ne se fasse pas d' illusions sur la' largeur de
l'abîme qui la sépare actuellement de cette communauté et qu'on trouve des
garanties réelles et efficaces pour empêcher une nouvelle exploitation de la
reconstruction matérielle à laquelle ont consenti les Alliés. Il faut à tout
prix décentraliser l'Allemagne, renvoyer le peuple à ses traditions régionales,
arrêter définitivement la remise en vigueur de cette immense machine
centraliste qui à entraîné le monde entier, et le peuple allemand lui-même,
dans deux catastrophes. Pour bien comprendre que cette catastrophe n'était
en rien l'œuvre isolée d'Hitler, mais qu'elle était préparée depuis des géné
rations, il faut se rappeler que, d'après les mémoires du chancelier Philippe
Scheidemann, l'empereur Guillaume II lui a fait, au milieu de la première
guerre mondiale, la déclaration suivante : « Nous avons besoin, pour
détruire la puissance anglo-saxonne, de trois guerres puniques. Cette
première guerre donnera le coup mortel à la France. La deuxième achèvera
l'Empire britannique, la troisième détruira les États-Unis. » II en résulte
clairement que la deuxième guerre mondiale n'a pas été seulement une
aventure hitlérienne, mais l'exécution d'un programme élaboré depuis
longtemps. Dans cette préparation, la personne de Guillaume II n'a joué
que le rôle d'un haut-parleur indiscret, proclamant des aspirations qui,
depuis la fin du XIXe siècle, animaient la classe dominante, les élites intellec
tuelleset les classes moyennes « semi-cultivées » de l'Allemagne. Henri Mas-
sis a eu raison d'écrire : « Ce n'est pas Hitler qui a créé l'Allemagne, c'est
l'Allemagne qui a créé Hitler. » Et rien ne serait plus faux que de vouloir
opposer le nazisme à la démocratie allemande.
Mais, dira-t-on, les classes dominantes mises à l'écart n'ont-elles pas pro
testé ? La comtesse Waldegg, dans un livre publié à New- York, raconte
qu'ayant demandé à un général prussien ce qu'il pansait d'Hitler, celui-ci .
répondit : « Hitler, c'est l'accomplissement de la prière d'un soldat aile-
LA MENTALITÉ ALLEMANDE 417

mand. » La solidarité des classes dominantes ne fut pas gravement atteinte


par le mouvement souterrain de révolte contre Hitler, révolte des Girondins,
mais révolte sans aucun véritable appui dans la masse de la nation.

La France a raison.

Les Français, à l'exception de certains esprits égarés par les apparences et


incapables de discerner l'effrayant potentiel de barbarie dissimulé derrière
la surface culturelle, ont toujours eu la juste perception de la psychologie
germanique. Ils ont constaté que Weimar s'entendait avec Potsdam et
qu'à l'heure des grandes décisions les hommes de gauche se révélaient des
hommes de droite.
On a récemment publié l'excellent livre d'un journaliste français, M. de
Roussy, décédé en 1942, où l'auteur définit l'erreur fondamentale des
Anglo-Saxons quant à la réalité allemande. Ceux-ci, remarque-t-il, restent
convaincus, comme en 1 91 4 et à Versailles, qu'en somme les Allemands sont
foncièrement gentils, intelligents, gros travailleurs, profondément civilisés,
mais ayant eu la malchance d'avoir des gouvernements tyranniques. C'est
pourquoi les Anglais ne font jamais la guerre à l'Allemagne, mais à ses
maîtres. Les Français n'ont pas de haine véritable contre Hitler. Ils ont
même fait preuve d'une étrange indifférence envers les atrocités et les
doctrines des nazis, qu'ils attribuent à une tendance permanente du
peuple allemand. Ce peuple, jugent-ils, est bon quand il se sent faible.
Mais il devient terriblement dangereux quand il se sent fort, et cela est sans
lien avec les maîtres du peuple allemand.
Ainsi les Français et les Anglo-Saxons méconnaissent la véritable nature
du problème allemand. Les Anglo-Saxons, prévoyait M. de Roussy avant la
fin de dernière guerre, seront satisfaits quand ils auront vaincu Hitler.
Mais les Français ne le seront jamais quel que soit le résultat de cette guerre.
Car, avec ou sans Hitler, avec ou sans victoire, il y aura toujours deux
Allemands en face d'un Français. Cette infériorité numérique du côté
français ne peut être compensée que par une organisation durable qui
contienne les Allemands dans de certaines limites. C'est pourquoi les Franç
ais désirent une coalition permanente, tandis que les Anglo-Saxons ne
comprennent pas pourquoi, la guerre terminée, on ne cédait pas à l'appel
germanique qui réclame la restauration de l'égalité des droits et une place en
rapport avec la puissance physique du peuple allemand. M. de Roussy
conclut que les Allemands vaincus redeviendront sans doute un jour menaç
ants. Ils sauront exploiter la sympathie et le sens du « fair play » des
démocraties occidentales et, grâce à ces idées fausses et à cette bonne
28
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volonté, ils pourront dans vingt-cinq ans reprendre leurs rêves de domi- 1
nation mondiale. à
Mes propres observations, poursuivies pendant plus de cinquante ans, i
m'ont amené aux mêmes conclusions que le journaliste français. 4
II est temps de réfléchir encore. On pourrait reviser à la dernière minute
une politique qui ne peut conduire qu'à une terrible catastrophe» On n'a
rien retenu d'une première expérience, *on ferme de nouveau les yeux à la
réalité et on croit trouver dans une Allemagne démocratique la solution de
toutes les difficultés. Cette démocratie existera... et elle votera pour un
nouvel Hitler. « Si vous ne vous servez pas de vos yeux pour voir, vous
aurez à vous en servir pour pleurer », disait, il y a cent ans, le poète Jean
Paul.
F. W. FOERSTER.

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