LE LIBAN

FACE
À SON DESTIN

Avec Philippe de Villiers,

Charbel Wehbé,
le Dr Samir Geagea,
François-Xavier Bellamy
et le cheikh Naïm Kassem

Dossier coordonné
par Antoine Colonna

LE SPECTACLE DU MONDE — n° 632

 CHAQUE DERNIER JEUDI DU MOIS, LE MENSUEL
FAIT SON GRAND RETOUR DANS
avec le décryptage des enjeux géopolitiques et sociétaux par des grands experts internationaux

Parus en 2019

Parus en 2020

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LE SPECTACLE DU MONDE, VOUS ÊTES AUX PREMIÈRES LOGES !

 LE SPECTACLE DU MONDE

LE CHÊNE ET LE CÈDRE
L’histoire et la langue nourrissent la relation entre la France et le Liban.
Le courage doit la faire vivre.

I
l y a cent ans, sur le perron de la résidence sur place. Un exode par mer menace même la
des Pins, l’actuelle ambassade de France, le vieille patrie phénicienne. Ses voisins, la Syrie,
général Gouraud, accompagné du patriarche Israël, l’Iran mais aussi l’Arabie saoudite et la
maronite et du mufti de Bey- Turquie, poursuivent leurs ingé-
routh, proclamait la création du rences, parfois hostiles à la sou-
“Grand-Liban” « dans sa gran- L L
E IBAN COMPTE veraineté du Liban.
deur et dans sa force, du Nahr el- C’est dans ce contexte que la
Kebir aux portes de la Palestine LES ANNÉES ,
France tente d’agir. Cette France,
et aux crêtes de l’Anti-Liban », qui
n’accédera pleinement à l’indé- LES MOIS ,
qui, comme nous le rappelle ici
Philippe de Villiers dans un texte
pendance qu’en 1943. exceptionnel, vibre toujours à
Il y a un an, la “révolution d’oc- LES JOURS l’unisson de son frère d’Orient.
tobre” se levait contre la corrup-
tion qui gangrène le pays, faisant ET LES HEURES ,
Cette France qui, par la voix du
président Emmanuel Macron, veut
tomber le gouvernement de Saad peser avec force sur la refonda-
Hariri. C’est un double anniver-
NE SACHANT PLUS tion du Liban. Le retour comme
saire, donc, pour le Liban, qui
compte les années, les mois, les
CE QU IL FAUT ’ Premier ministre du sunnite Saad
Hariri, dans le cadre de la feuille
jours et les heures, ne sachant CÉLÉBRER de route définie par Paris, permet-
plus ce qu’il faut célébrer ou oublier. tra-t-il de former, enfin, le gouver-
Car le Liban joue aujourd’hui ni
plus ni moins que son existence.
OU OUBLIER .
nement dont le pays a besoin?
Face aux hésitations et aux trac-
Ses forces vives, celles qui n’ont tations qui condamnent le pays à
pas été déjà chassées par les différentes guerres, l’immobilisme, la France saura-t-elle à la fois, tel
peinent à lui distinguer un avenir dans les ruines Saint Louis rendant la justice sous son chêne,
d’un Beyrouth brisé par l’explosion du 4 août. être suffisamment neutre et suffisamment forte
L’inflation sur un an est de 100 %, alors que le pour imposer la réforme tant attendue? •
taux de pauvreté avoisine les 50 %, sans parler A NTO
NTOINE C OLONNA

des réfugiés syriens qui sont toujours bloqués @AntoineColonna1

@

C R É D I T D E C O U V E R T U R E : PAT R I C K B A Z /A F P.

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — III

LE SPECTACLE DU MONDE
“Ô MONT LIBAN,
JE T’AIME”
Philippe de Villiers a vécu
des événements tragiques
de l’histoire du Liban.
Il nous donne ici un texte
qui dit l’intensité de son amour
pour ce pays frère de la France.
J
e me souviens, comme si c’était hier,
de ce dimanche peu ordinaire — le
26 novembre 1989. Il demeure ins-
crit dans l’histoire légendaire des
courses au large. C’était le jour du
départ du premier Vendée Globe
— que je venais de créer avec le
célèbre navigateur Philippe Jeantot.
J’avais invité quelques person-
nalités — des amis personnels — sous un
auvent de toile, secoué par les brises d’une
mer forte, sur les quais du port des Sables-
d’Olonne. C’était le moment de la collation,
IV — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
BEBERT BRUNO/SIPA
avant d’embarquer à bord de la vedette où
Patrick Poivre d’Arvor devait donner le coup
de pistolet, à 13 h 08.
Tous revêtus de cirés rouges, frappés du
double cœur, nous devisions sur la marche du
monde, le mur de Berlin — qui venait de tomber
dans la nuit du 9 novembre —, la fin probable
du bloc de l’Est, etc., avec mes convives de
choix qui faisaient connaissance : Georges
Berthu, mon ami de toujours ; PPDA, le grand
journaliste ; Jean-François Deniau — l’acadé-
micien — et sa femme Frédérique ; Marie-France
Garaud, venue avec ses bottes de bergère
depuis les Deux-Sèvres ; Éric Tabarly, qui jugeait
cette compétition sans escale un peu dange-
reuse, et quelques autres étoiles de la mer.
Soudain, Patrick nous interpelle :
— Vous avez entendu l’appel de détresse du
Premier ministre du Liban, sur Europe 1, ce
matin ? Dans quelques heures, l’armée syrienne
va donner l’assaut au blockhaus présidentiel…
Ce sera fini…
Bien sûr que nous l’avions tous entendu, cet
appel. Mais que faire ? que dire ?
Je lance à la cantonade :
 LE SPECTACLE DU MONDE

— Et si nous décidions d’aller là-bas, au palais qui nous acclament et brandissent des flam-
de Baabda, pour faire rempart de nos corps beaux avec des pare-vent en papier journal. On
écharpés de tricolore, afin d’envoyer un signal dirait des lucioles de catacombes qui, serrées
à la Syrie ? par de petites mains vibrantes, éclairent la nuit
— Pas mal, cette idée d’un “commando sui- vacillante des hommes qui résistent.
cide” de la représentation nationale, réplique La voie est tortueuse, pentue et criblée de trous
Frédérique Deniau en éclatant d’obus. Autour du palais de
de rire… Baabda — qui a plutôt l’air d’un
On se tape dans la main. Il blockhaus —, entouré de cra-
est midi. Au moment d’entrer “E T SI NOUS tères, les murs sont écroulés et
dans le chenal, Frédérique et le sol est jonché d’éclats de
Jean-François Deniau s’engagent DÉCIDIONS marbre. Je n’ai rien oublié de
à veiller, dans les quarante-huit tout cela. Mais ce qui m’a marqué
heures, à l’affrètement des avions ’
D ALLER LÀ BAS - ,
à vie, c’est le contrepoint des
à hélices et Patrick Poivre d’Arvor affiches qui ont été apposées,
p r o m e t l a c o u ve r tu r e d u AU PALAIS sur de grands panneaux, de
20 heures de TF1. On fait la
retape auprès des parlemen- B
DE AABDA , chaque côté de la route, là où
les véhicules slaloment à vive
taires, avec des volontaires sin- allure, entre les chicanes de bar-
cèrement attachés au Liban POUR FAIRE belés. Sur ces affiches, les Liba-
comme Léotard, Estrosi, la nais crient leur espoir de renaître
regrettée Yann Piat, etc.
REMPART DE NOS un jour ; ils ont écrit : « Il est,
Le mercredi, à minuit, nous paraît-il, / Des terres brûlées /
sommes à pied d’œuvre et piaf-
CORPS ÉCHARPÉS Donnant plus de blé / Qu’un
fons sur la piste du Bourget. Il
n’y a pas d’avions de ligne, car
DE TRICOLORE , meilleur avril. »
Quelle leçon de belle endurance!
ils ne peuvent atterrir qu’à Bey-
routh-Ouest. On a loué des bimo-
’
AFIN D ENVOYER Qui relève d’une esthétique de
la vie, plus forte que le malheur !
teurs d’un autre âge, avec des UN SIGNAL Depuis cette soirée-là, j’écoute
pilotes un peu casse-cou. Une Brel différemment : “Ô mont
vingtaine de députés et de nota- À LA YRIES ?” Liban, ne me quitte pas…” Mon
bilités du monde culturel nous cœur ne le quittera plus.
ont rejoints. Dans son bunker du palais de
Après vingt heures de vol dans ces coucous Baabda, sous les gravats, le général Aoun nous
peu sûrs et deux pauses-carburant à Brindisi a confié sans ambages : « Je suis prêt à me
puis à Rhodes, nous atterrissons sur un bout défendre jusqu’au bout avec un couteau de cui-
d’autoroute éventrée, à Halat, dans un brouil- sine et des cailloux, s’il le faut. » Quelle tristesse
lard épais. Les jeeps nous attendent avec des ces résistances que les ambitions dévoyées
soldats aux aguets, kalachnikov en main, pour polissent au point de les défigurer. Quelques
nous protéger. Nous remontons vers Beyrouth- semaines après mon retour de Beyrouth, je suis
Est sur des chaussées étroites, défoncées, invité, par l’envoyé du général, à “passer à
encombrées d’une foule de jeunes gens ardents l’ambassade”, à Paris. Et là — surprise —, le

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — V

LE SPECTACLE DU MONDE
NABIL ISMAIL/AFP
13 octobre 1990. L’armée syrienne occupe le Liban.
corps diplomatique m’accorde un passeport et
la nationalité libanaise, en signe de reconnais-
sance pour notre aventure, à la fois dérisoire et
symbolique.
Nous n’avions fait qu’ajouter nos fidélités d’un
instant à la parole de Saint Louis qui avait promis,
lors de sa croisade en Terre sainte, que notre
pays regarderait toujours « cette nation établie
sous le nom de saint Maron, comme une partie
de la nation française ».
Ma dilection pour le Liban est née de là, de
ce serment et de la fameuse “demeurance” de
Saint Louis au Liban, un souvenir fort et bien
vivant. Grâce à un voyage caritatif avec la prin-
cesse de Lobkowicz, présidente de l’admirable
association Malte-Liban, qui a cultivé la mémoire
du roi croisé, mort en cistercien, les bras en
croix, sur un lit de cendres. En allant d’étape
en étape, elle me fait découvrir les lieux de
VI — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
séjour du roi de France, au Liban, en 1253. Nous
nous trouvons au milieu de l’enceinte du châ-
teau de Sidon, battue par la mer toujours recom-
mencée. La princesse me raconte :
— Cher Philippe, c’est là que Saint Louis est
venu tenter de sauver les ouvriers chrétiens qui
travaillaient au renforcement des remparts et
qui furent égorgés par les infidèles. Le chroni-
queur Joinville a très bien expliqué tout cela : il
est arrivé trop tard. Il y avait des milliers de
morts abandonnés. Il s’est avancé en trébu-
chant, presque vaincu par le dégoût. Il a porté
lui-même les corps pourris et tout puants pour
les mettre en terre, dans des fosses. Et il a
exhorté ses soldats à faire de même, avec ces
paroles de feu : « N’oubliez jamais le baiser au
lépreux des Évangiles. Les infortunés que nous
portons en terre n’ont pas craint la mort. Nous
ne devons pas redouter d’endurer quelques
souffrances pour eux. »
Il y a un temps de silence. Nous méditons sur
l’oblation royale. Je regarde les murs déchirés, les
moignons déchiquetés, les témoins douloureux
et magnifiques du drame encore debout, ce sont
des élancements de pierre dont le murmure monte
avec la mer comme un appel sans fin. Alors la
princesse — née Françoise de Bourbon —, qui se
souvient qu’elle est la petite-fille de Louis IX et de
Louis XIV, avec cette manière élégante et poétique
de saisir l’instant qui n’appartient qu’aux grandes
dames, me prend dans ses bras:
— Ô cher Philippe, voici que nous sommes
réunis ici, dans les entrailles de cette ruine
vivante, entourée par les lames de fond, dans
un face-à-face qui nous rappelle la mémoire
glorieuse de nos ancêtres. Moi, petite-fille de
Saint Louis, j’accueille ici le petit-fils du croisé,
mort à Saint-Jean-d’Acre : nous rendons à cette
ruine, adoubée par nos pères, rendue à l’ordi-
naire des grandeurs périmées, les honneurs de
la fidélité. C’est toute notre histoire qui gît ici et
vibre en nous…
 LE SPECTACLE DU MONDE

Elle pleurait et je crois bien que moi aussi.
Elle voyait juste, en lisant dans l’épaisseur du
temps de ces murailles calcinées les affleure-
ments de nos récifs. Oui, c’est toute notre his-
toire qui est là, le souffle qui l’anime et dépose
en nos vies quelque chose de
supérieur à notre quotidien. S’il
n’y avait pas eu le Liban, au cœur
du Levant, il n’y aurait jamais eu
le Jardin des Écritures venu
“J E ME
jusqu’à nous. Nous serions restés SOUVIENS
des goûteurs de tilleul et des
ramasseurs de gui, à frotter le
silex dans des huttes de branches.
‘C
DU ANTIQUE
Ce grand Cèdre, vieux de plu-
sieurs millénaires, abrite nos
C
DES ANTIQUES
attachements vitaux, nos cimes DU ROI
rêvées. Ses racines pénètrent
profondément une nature qui a S ALOMON OÙ
vu le premier homme et les pre-
mières amours de la terre, et le DEUX FIANCÉS
premier péché, et le premier fra-
tricide… ONT LE
Sous le ciel des Gaulois, des
chênes druidiques et des fau- EN TÉMOIN DE
cilles d’or, où était donc notre
Europe des droits de l’homme, LEURS FIGURES
du temps où Moïse suppliait
Yavhé: « Que je puisse, de grâce, ALLÉGORIQUES
voir le pays qui est au-delà du
Jourdain, cette montagne du
Liban ! »
Au catéchisme, quand j’étais petit, on nous
parlait déjà de cette terre du miel et de l’en-
cens. Je me souviens vaguement du Cantique
des Cantiques de Salomon où deux fiancés
ont donné le Liban en témoin de leurs figures
allégoriques : l’un était dépeint comme « une
source d’eau vive des ruisseaux du Liban ».
L’autre représentait la beauté sublime d’un pays :
« Ses jambes sont des colonnes de marbre
blanc, posées sur des bases d’or pur. Son
aspect est comme le Liban, distingué comme
les cèdres. »
Le premier lien entre le Liban et la France
nous plonge au cœur du profond mystère de
l’humanité rachetée, c’est la Bible, l’appel de
Moïse, la parole de l’Éternel, la
foi et la civilisation. Souvent,
quand ils voient que le soleil qui
va venir chez nous a mauvaise
mine, au-dessus des cyprès de
Byblos et de Baalbek, les chré-
tiens d’Orient nous préviennent
comme des cousins germains
— ou plutôt latins — : “Regar-
’ dez bien ce qui nous arrive. Cela
vous arrivera demain…” La croi-
sade n’était pas une conquête
— surtout pas une colonisa-
tion —, mais une reconquête,
une libération. Ainsi devait-elle
devenir le trait d’union des che-
valeries secrètes de la Trans-
LIBAN cendance et des fidélités aux
patries de l’âme. La protection
du Liban est vitale pour l’avenir
de nos vieilles nations. On le sait
depuis ce temps-là. N’oublions
.” jamais que le christianisme est
venu en Occident par l’Orient,
dans des petites nefs chahu-
tées par les vents contraires,
depuis les rives du Jourdain et les premiers
maronites, dont nous ne sommes que les dis-
ciples souvent oublieux et ingrats.
Le deuxième lien, c’est bien sûr l’histoire,
notre histoire commune : de Saint Louis à Fran-
çois Ier, de Louis XIV à Napoléon III, de Clemen-
ceau au général de Gaulle, comment ne pas
reconnaître ce petit filament de tendresse qui
unit la France aux chrétiens du Liban ? Ce lien
est celui qui, à travers toute l’épaisseur du temps,
de la monarchie catholique à la République

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — VII

LE SPECTACLE DU MONDE
Le patriarche Hoyek et la proclamation de l’indépendance du Liban, en 1920.
laïque, unit notre pays à ces chrétiens des ori-
gines, c’est-à-dire à une minorité isolée dans
un voisinage qui, très souvent hostile, a cher-
ché à les asservir, quand ce ne fut pas à les
détruire. Quoi de plus émouvant que cette plaque
de marbre découverte au hasard d’une visite
dans un monastère de la Qadisha, la Vallée
sainte où les chrétiens maronites venaient se
réfugier quand ils étaient persécutés ? Cette
plaque rappelle qu’à chaque fois que les Otto-
mans cherchaient à s’en prendre à eux, ils his-
saient le drapeau des rois de France. Ainsi
signifiaient-ils à leurs persécuteurs qu’ils béné-
ficiaient de la haute protection capétienne du
Saint-Chrême.
Avec les maronites qui peuplent les mon-
tagnes du Liban des prophètes et de leurs
accomplissements, les liens sont immémoriaux.
Avec le Liban comme république, ils sont beau-
coup plus récents, mais s’inscrivent dans une
VIII — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
continuité. C’est sur les décombres d’un Empire
ottoman qui appartenait au camp des vaincus
que la France de Clemenceau va accéder aux
demandes du patriarche Hoyek, en 1920, avec
la création du Grand Liban. Au début du XXe siècle,
le Proche-Orient fut marqué par la montée d’un
nationalisme arabe qui s’opposait à la domina-
tion ottomane mais qui ne parvenait pas à couper
le cordon avec l’islam. Face au risque que ce
nationalisme arabo-musulman maintienne les
chrétiens dans un état de sujétion qu’ils ne vou-
laient plus, les maronites, dont la confession
était alors majoritaire, au nom du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, ont obtenu
qu’un État leur fût donné, qui était un démem-
brement de la Syrie. C’est ainsi que le Liban
moderne fut créé. À tort ou à raison, ce véné-
rable patriarche avait souhaité un Grand Liban.
Il regroupa plusieurs ensembles : d’abord le
Mont-Liban où les chrétiens étaient très large-
 LE SPECTACLE DU MONDE
PHOTO12
ment majoritaires et qui bénéficiait déjà d’une
très forte autonomie vis-à-vis du pouvoir cen-
tral ottoman. Puis les territoires au nord de Tri-
poli et de l’Akkar, au sud de Sidon et de Tyr et
aussi ceux qui se trouvent à l’est de la Bekaa,
ce grenier à blé de l’Empire romain. Dans cette
marqueterie de tempéraments et de croyances
diverses, les musulmans étaient à cette époque
“CHAQUE FOIS QUE
LES OTTOMANS CHERCHAIENT
À S’EN PRENDRE À EUX,
ILS HISSAIENT LE DRAPEAU
DES ROIS DE FRANCE.”
5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — IX
soit légèrement minoritaires, soit très légère-
ment majoritaires. La France a consenti à ces
inclusions et le Liban a été établi pour les uns
et contre les autres.
Il y avait là, sans doute, les germes de futurs
tourments. Cet État, que la France aidait à
naître, était un foyer national chrétien. Malgré
une population hétérogène par ses confes-
sions, c’était un État majoritairement chrétien.
Il devenait un lieu de refuge pour tous ceux qui,
depuis treize siècles, avaient le statut peu
enviable d’éternels persécutés de la région. Ce
pays se confondait avec le peuple maronite qui
en était l’expression majoritaire et embléma-
tique. Le mandat français plaçait ce nouveau
pays sous une tutelle provisoire qui devait per-
mettre aux Libanais d’affermir leurs institutions
et de faire adhérer les autres confessions à
l’idée d’un Liban indépendant de la Syrie. En
portant le Liban sur les fonts baptismaux qui
transformèrent une nation en un État, la France
a ainsi créé l’exception libanaise. Cette der-
nière n’est pas, comme certains ont pu naïve-
ment l’imaginer en Occident, la coexistence
pacifique, sur un même territoire, de religions
différentes. C’était juste le fait que les chré-
tiens ne sont pas, à l’instar de tous les autres
chrétiens dans le monde musulman, les dhim-
mis qu’ils auraient dû être, s’ils n’avaient pas
été séparés de la Syrie.
Le mandat sur le Grand Liban, qui fut confié
à la France par la Société des nations nais-
sante, n’avait d’autre ambition que de confor-
ter un État, de l’assister dans le dessein
d’institutions solides et pérennes. La Seconde
Guerre mondiale a accéléré l’inévitable acces-
sion à l’indépendance.
Pourtant, la relation charnelle entre nos deux
pays n’a pas été affectée par les tribulations :
je suis touché au cœur à chaque fois que j’en-
tends des Libanais de toutes générations, au
détour d’une conversation ordinaire et avec un
LE SPECTACLE DU MONDE
L’attentat du Drakkar, en 1983. Une fois encore, des Français versaient leur sang pour le Liban.
naturel dont eux seuls possèdent le secret,
appeler la France « notre tendre mère ». Dans
son livre magnifique Paradis perdus, Josselin
Monclar a su capter le souffle lyrique de ce
peuple dur au mal, jaloux de sa personnalité
qui surplombe au couchant de notre Occident
nos chrétientés récentes et flageolantes, qui
ont versé dans l’idéologie fraternitaire du mon-
dialisme et du reniement. Le Liban, lui, échappe
à la norme de l’uniformisation anglo-saxonne.
Le Libanais n’est pas opposé au phénomène
de la globalisation : il est même légitime de
penser que, descendant des navigateurs phé-
niciens, il en est quelque part l’initiateur. Mais
il n’en est pas culturellement tributaire. Nos liens
sont d’abord ceux de la langue française que
40 % des Libanais parlent encore. Les médias
français ont avoué leur surprise de découvrir,
au lendemain de la terrible explosion du 4 août,
par une attention toute neuve aux chrétiens,
X — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
MORVAN / SIPA
que cette population d’Achrafieh parlait notre
langue avec le naturel de ceux qui ont de la fer-
veur pour un patrimoine vivant qui est le leur.
Cette langue transmise en famille l’a été aussi
par les écoles religieuses — chez les Jésuites,
les Frères des écoles chrétiennes, les Maristes,
les Sœurs de Besançon. Elle est le témoignage
incarné de ces affinités qui nous portent à l’affec-
tion réciproque. C’est une sorte de passerelle
de l’esprit, par-dessus la Méditerranée, avec
un peuple qui nous aime au-delà de la raison.
L’usage du français permet aussi aux Libanais
de marquer leur charisme par rapport à tous
leurs voisins arabes et musulmans. Bien sûr,
cela n’empêche pas les maronites de parler
aussi la langue de Shakespeare. Ils savent que
c’est le vecteur des échanges, du commerce,
de l’économie et de la finance et que cette
langue leur permet d’accéder au monde mar-
chand. Le français, c’est sans doute autre chose,
 LE SPECTACLE DU MONDE

c’est la langue de leur identité singulière, dans des siècles, dans des cimetières du Chouf ; ils
un monde dépersonnalisé de consommateurs ont répondu à l’appel des maronites massa-
compulsifs. crés par les Druzes. Et, plus récemment, il y
La langue française est un ornement de la eut nos militaires tués dans la posture de sol-
vie de l’esprit, qui a innervé le Liban avec les dats de la paix ; drôle d’oxymore, lourd en
communautés religieuses et nombre de nos malentendus et en drames que cinquante-huit
intellectuels, de Lamartine à Nerval, de Renan jeunes paras vont payer d’un tribut incommen-
à Millet, celle qui est employée surable, dans la poussière d’un
par les intellectuels libanais, les millefeuille de béton qui va les
juristes et les artistes pour échan- ensevelir lors de l’explosion du
ger avec le monde de la culture. “L A LANGUE Drakkar, en cette journée tra-
Là où l’arabe les cantonne au gique du 23 octobre 1983. Ces
monde musulman, là où l’anglais FRANÇAISE EST soldats avaient reçu au Liban
ne porte guère d’intérêt à un la mission d’organiser la paix
pays qui demeure hors de l’orbite UN ORNEMENT entre des belligérants que tout
anglo-saxonne, le français leur opposait. Ils s’inscrivaient dans
permet d’accéder à une forme DE LA VIE cette longue chaîne de loyauté
d’universalité. Évidemment,
l’usage du français n’est pas DE ’
L ESPRIT , et d’amitié qui lie ce peuple si
exposé à notre vieille terre de
l’apanage des chrétiens : il arrive France depuis des temps immé-
que des chiites revenant d’Afrique QUI A INNERVÉ moriaux. Ils étaient partis faire
parlent français ; des sunnites
ou des Druzes comme Walid
LE L IBAN
tout simplement leur devoir de
soldats français.
Joumblatt, ancien élève du Lycée Quand l’attentat survint, je
français, sont parfaitement fran-
AVEC LES fus, comme d’autres Français,
cophones. Mais ils le sont révolté par ce crime dont le sou-
COMMUNAUTÉS
d’abord par tradition, parce que venir continue de nous émou-
les chrétiens, qui ont créé et RELIGIEUSES voir. Nous avions honte devant
dominé ce pays, le sont eux- le simulacre de représailles des
mêmes. Le français est, encore ET NOMBRE autorités françaises : cette
aujourd’hui, l’ultime refuge de caserne de la Bekaa préalable-
l’esprit. Mais pour combien de DE NOS ment vidée de ses soldats et
temps encore ? que l’aéronavale avait bombar-
Comment parler de nos paren- INTELLECTUELS .” dée, en tuant un berger qui était
tés affectueuses avec le Liban là par erreur. Le fiasco de la
sans évoquer les liens du sang ? riposte des autorités françaises
Le sang reçu, le sang versé, qui se sont mêlés nous a ridiculisés aux yeux du monde des puis-
pendant des siècles… sants. Je m’étais senti humilié que des soldats
Je parle bien sûr du sang des croisés, venus français soient ainsi lâchement massacrés. Un
desserrer l’étreinte sarrasine, sur les routes du pays, une classe politique, un État qui accepte
Tombeau ; mais aussi celui des soldats de que l’on assassine impunément ses fils ne mérite
Napoléon III qui dorment, jusqu’à l’épuisement pas leur sacrifice.

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XI

LE SPECTACLE DU MONDE
“Abd el-Kader secourant les chrétiens”, par Jan-Baptist Huysmans (1861), d’après les massacres commis
par les Druzes en 1860.
L’histoire, la foi, la culture et le sang, c’est
une belle trame d’humanité qui nous unit aux
chrétiens du Liban. Ils sont, dans la grande
tectonique des plaques civilisationnelles qui
se frictionnent depuis l’aube des temps, une
ligne de fracture mais aussi une ligne de
défense. La défense immunitaire de notre pays
qui risque de connaître de grandes tribula-
tions, commence au Liban.
L’aveuglement et l’inconséquence des hommes
qui nous gouvernent finissent toujours par avoir
le goût du sang. Celui des autres évidemment…
celui de ceux qui sont obligés de solder les fac-
tures qu’au grand bazar de la vie et du monde
les dirigeants laissent toujours impayées.
Le Liban porte en lui l’écho d’une part pré-
cieuse de la France de l’intime. Quand il est
attaqué, démembré, déchiré, c’est un peu la
XII — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
France qu’on mutile, qu’on ampute, qu’on fait
souffrir. C’est un peu de notre France qui meurt,
notre partie orientale.
Les Libanais sont nos frères aînés. Ils nous
précèdent en tout, dans leur foi qui est celle
des origines — la terre du premier cèdre pro-
tecteur de toutes les chrétientés —, dans leurs
combats pour survivre, dans leur calvaire sans
fin.
Il faut tenir la promesse de Saint Louis. Il che-
minait là-bas dans le jardin des Écritures, où
s’éleva la maison de David et où prit racine
l’arbre de Jessé. Les oliviers de sagesse immé-
moriale, qu’il effleurait d’une main tremblante,
étaient déjà là lorsque le Christ parcourait cette
terre sacrée.
À chaque fois que je mets le pied sur le sol
libanais, j’entends en moi les paroles du grand
 LE SPECTACLE DU MONDE

WIKIMEDIA COMMONS
IL Y A
LA FRANCE
DU LEVANT, sujets de France. » Ce serment,

QUI, TOUJOURS,
d’une insondable actualité, a
enjambé les siècles.

SE RELÈVE.
Ce qui nous porte les uns vers
les autres, ce sont nos rêves
ET LA FRANCE d’unité au fond de nos âmes bal-
lottées par l’esprit du temps. Le
DU COUCHANT, 4 août, une effroyable explosion,
la troisième plus puissante après
QUI, TROP Hiroshima et Nagasaki, a souf-
flé comme un château de cartes
SOUVENT, Beyrouth-Est. En quelques
secondes, Achrafieh, colline ins-
SE COUCHE. pirée d’une chrétienté assiégée,
a été soufflée, les maisons éven-
trées, les immeubles émiettés.
Ce que la guerre n’avait pas réussi à faire, une
seule explosion l’a fait. Elle a réussi à prendre
aux Libanais le peu qu’il leur restait : leurs toits.
Mais, à nouveau, les Libanais qui, depuis si
longtemps, ont appris à porter à mains nues la
poutre maîtresse de leur petite demeure invi-
sible, surmonteront cette nouvelle épreuve. Le
roi de la Couronne d’épines et de toutes les courage s’accomplit en eux comme la marche
offrandes : « Quelle belle France que cette ou la respiration. Pour qui sait lire dans les
France du Levant ! Sur cette terre d’azur, on affaires du monde, où le chaos guette toutes
dirait que les misères et les souffrances aiguisent les harmonies, elles sont bien là, les deux France,
la joie de vivre. Le ciel est si bleu qu’on a l’impres- face à l’immobilité du temps long qui assure
sion d’y être un peu déjà. Les maronites sont entre nos peuples l’échange fécond de leurs
descendus de la montagne du Chouf. Ils regards, celui qui appelle, celui qui consent. Le
m’embrassent au nom de leur saint Maron, en Cèdre et le Chêne nourrissent leurs racines
me glissant à l’oreille : “Nous sommes les der- ancestrales aux mêmes sagesses et entremêlent
niers en Orient à parler l’araméen, la langue du leurs ramages de gravité dans les vents fous
Christ.” Je pressens chez cette nation chré- de l’hédonisme nomade.
tienne si viscéralement attachée à ses racines Il y a la France du Levant, qui, toujours, se
une vocation semblable à celle de la France, relève. Et la France du Couchant, qui, trop sou-
justifiée en outre par leur commune catholicité. vent, se couche. Entre le Liban et la France, ce
Je vois dans cette proximité le prélude à une que nous recevons de l’Orient, c’est une trans-
alliance qui devra nous conduire à agir ensemble, fusion d’espérance.
elle en Orient, nous en Occident, pour la défense Ô Liban de mon cœur, ma deuxième patrie,
de la liberté. Je n’hésiterai donc pas à accor- je t’aime. •
der aux maronites la même protection qu’à mes PHILIPPE DE VILLIERS

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XIII

LE SPECTACLE DU MONDE

GONZALO FUENTES/POOL/REA
Le président français en compagnie
d’une victime de la catastrophe
du 4 août. Emmanuel Macron
a fait de la question libanaise l’une
des priorités de sa politique étrangère.

XIV — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020

 LE SPECTACLE DU MONDE
“NOTRE POLITIQUE
EST MÉDIANE, PACIFISTE
ET HUMANISTE”
Charbel Wehbé est le ministre
des Affaires étrangères du Liban.
Il éclaire ici la position
de Beyrouth sur les grands
dossiers de la politique extérieure
de son pays.
Qu’avez-vous retenu du tout dernier discours
du président Aoun, pour la 75e Assemblée générale
de l’Onu ?
Fidèle à lui-même, le président Aoun tient tous
les jours un discours de vérité. Son franc-parler
lui vaut le respect de tous ses pairs.
Dans son discours à l’Onu, il a exprimé sa
gratitude à l’ensemble des nations qui se sont
mobilisées rapidement pour voler au secours
du Liban après l’explosion dévastatrice du
4 août. Il a aussi insisté sur l’engagement du
Liban, un pays-message, à continuer à œuvrer,
en dépit des circonstances difficiles, à la pro-
motion des valeurs humanistes qui constituent
les fondements mêmes de l’Onu, appelant à y
apporter les réformes nécessaires. Il a surtout
mis l’accent sur l’ensemble des défis auxquels
5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XV
MOHAMED AZAKIR/REUTERS
le Liban est confronté économiquement, socia-
lement et politiquement. Il a également insisté
sur le respect du Liban de la résolution 1701 du
Conseil de sécurité des Nations unies, dans
son intégralité. Je tiens, à cette occasion, à
saluer l’ensemble des pays qui y participent et
à remercier leurs contingents déployés au Sud-
Liban pour leur contribution à la stabilité de la
frontière.
Je retiens aussi l’appel lancé, à nouveau, à
la communauté internationale d’aider le Liban
en contribuant au retour, en toute sécurité, des
déplacés syriens de notre territoire vers les
zones stables en Syrie, c’est-à-dire la quasi-
majorité de ce pays. Le Liban, face à plusieurs
crises sans précédent, ne peut plus continuer
à accueillir 1,5 million de déplacés syriens qui
s’ajoutent à un demi-million de réfugiés pales-
tiniens et dont le total est équivalent à la moitié
de notre population.
Comment estimez-vous l’action du président
Macron ces dernières semaines ?
L’élan créé par la mobilisation du président
Macron a permis de réunir la Conférence inter-
nationale de soutien et d’appui à Beyrouth et
au peuple libanais, le 9 août dernier. Ses
LE SPECTACLE DU MONDE
Un tiers de la population du Liban est composé aujourd’hui de réfugiés syriens que la communauté
internationale, malgré une situation stabilisée, refuse de renvoyer chez eux.
deux visites au Liban témoignent d’une amitié
solide et d’un intérêt profond.
La feuille de route française reste d’actualité.
Tous les partis politiques l’ont appuyée de bonne
foi. Cette attention particulière ne nous étonne
pas, « parce que c’est le Liban », une formule
que le président Macron a plaisir à répéter. Il
faudra sans doute l’adapter, du fait de la vola-
tilité de la situation régionale.
Les conditions des réformes demandées par Paris
sont-elles tenables ?
Les réformes nécessaires à la relance éco-
nomique sont connues. Elles ne sont pas
conditionnées. L’aide internationale et l’ap-
port des capitaux par le biais de projets d’in-
vestissement sont, quant à eux, conditionnés
par la mise en œuvre de ces réformes. Celles-
ci sont connues et font l’unanimité, même si
certains secteurs suscitent encore des réti-
cences ou des convoitises, locales et inter-
nationales.
XVI — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
JOSEPH EID/AFP
L’une des solutions pour améliorer la situation
économique du Liban passe-t-elle par la levée
des sanctions économiques que la communauté
internationale, notamment l’Union européenne,
impose à votre voisin la Syrie ?
Les sanctions sont une arme politique et éco-
nomique qu’utilisent les puissants. Cela dit,
c’est une arme à double tranchant. Il revient
donc à ces puissances d’en évaluer l’impact.
Sur la question spécifique des sanctions sur
certaines personnes et entités en Syrie, elles
compliquent, certes, la donne en termes de flui-
dité des échanges commerciaux. Pour le Liban,
la Syrie est notre seule porte d’accès terrestre
aux marchés des pays du Golfe.
Avec la présence massive
de réfugiés syriens sur votre sol, craignez-vous
une infiltration d’éléments terroristes étrangers au
sein du pays ?
Il convient de préciser que le Liban n’est pas
une terre d’asile. Les personnes venues de Syrie
n’ont pas, aux yeux du Liban, le statut de réfu-
 LE SPECTACLE DU MONDE

giés. Ce sont des personnes déplacées sur La Turquie a-t-elle une politique d’influence ?
notre territoire que nous accueillons généreu- La Turquie est un pays ami avec lequel les rela-
sement depuis une décennie. Aujourd’hui, ils tions du Liban sont très anciennes et s’articulent
représentent plus du tiers de notre population. désormais autour de principes forts de respect
Cette présence massive pèse sur notre sys- mutuel.
tème économique et social.
Le Liban n’a eu de cesse de réclamer leur Récemment, les Émirats arabes unis et Bahreïn
retour, mais la communauté internationale refuse ont signé des accords de normalisation de leurs
de nous écouter. Avec la dégradation des situa- relations avec Israël. Est-ce une bonne nouvelle
tions économique et sociale, les populations pour la paix régionale et donc pour le Liban ?
deviennent de plus en plus vulnérables et cer- Je peux me prononcer à propos de la position
tains individus, basculant dans la pauvreté, du Liban : nous avons toujours appelé à une
deviennent des proies faciles dont se servent paix juste et durable et au respect du droit
certaines idéologies. international et des résolutions
Les cellules terroristes sont de l’Onu. Nous tenons à l’initia-
sous étroite surveillance et il faut tive arabe de paix lancée à Bey-
saluer le travail des forces armées
libanaises dans la lutte contre
“L ES SANCTIONS routh en 2002 pour régler de
manière juste la question pales-
ce fléau qui menace tous les SONT UNE ARME tinienne et les litiges avec les
pays libres. Il faut éviter les amal- pays arabes.
games entre la population dépla- POLITIQUE Le Liban vient d’annoncer un
cée et les mouvances terroristes, accord-cadre qui définit le méca-
mais il convient de ne pas igno- ET ÉCONOMIQUE nisme des négociations indi-
rer certains signaux. Nous res- rectes, sous l’égide de l’Onu et
tons vigilants. La défaite du ’
QU UTILISENT par l’intermédiation des États-
terrorisme exige la collaboration Unis, concernant la délimitation
de tous les États. LES PUISSANTS . de nos frontières terrestre et
maritime. Toutefois, ce proces-
À quel point êtes-vous inquiet des CELA DIT , sus est purement technique et
ingérences de certains de vos voi- n’a pas de dimension politique.
sins dans les affaires C ’EST UNE ARME
intérieures libanaises ? Au sujet d’Israël, comment esti-
Au même titre que le Liban refuse À DOUBLE mez-vous le danger pour la popu-
de s’immiscer dans les affaires
internes des autres, nous appe- TRANCHANT .” lation civile libanaise en cas
d’affrontements entre le Hezbol-
lons à la fin des ingérences dans lah et votre voisin du Sud, alors
les nôtres. que la tension entre les États-Unis
Le Liban, du fait de sa position géographique, et l’Iran est loin d’être apaisée ?
de sa diversité culturelle et religieuse et de sa La région est en ébullition. Les tensions sec-
diaspora éparpillée dans les quatre coins du taires sont à leur paroxysme. Les volumes
monde, a toujours eu des liens culturels et reli- d’armes vendus dans la région sont plus
gieux avec beaucoup de pays. grands que lors des années chaudes de la

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XVII

LE SPECTACLE DU MONDE

guerre froide. L’hydre terroriste resurgit de est évident aussi que, par principe, nous ne res-
temps à autre sur notre territoire, rappelant terons pas neutres face à la menace obscuran-
qu’elle n’a pas encore été défaite en Syrie, en tiste et terroriste ainsi que face à l’agresseur et
Irak et en Libye. à l’occupant.
Israël poursuit sa politique d’armement tous
azimuts et continue de cacher Les hydrocarbures découverts
ses capacités nucléaires illégales ces dernières années
tel un secret de Polichinelle. en Méditerranée orientale sont-ils
Le Liban appelle à un respect
total de la résolution 1701 et à
“L A RÉGION EST
une aubaine pour l’économie
libanaise ? Ces découvertes
l’arrêt immédiat des atteintes
israéliennes à la souveraineté
EN ÉBULLITION . peuvent-elles avoir un effet
sur votre politique extérieure ?
de l’État libanais.
L ES TENSIONS Nos ressources naturelles sont
une aubaine économique à
Que pensez-vous du concept SECTAIRES condition qu’elles soient bien
de neutralité du Liban, soutenu gérées. La transparence et l’ef-
par le patriarche maronite, SONT À LEUR ficacité dans l’organisation de
Mgr Bechara Boutros Raï ? toute la filière sont une exigence
Le Liban pratique, depuis 2011, PAROXYSME . exprimée par notre population
une politique de “distanciation” ainsi que par la communauté
ou “dissociation” des crises L ES VOLUMES internationale. Nous veillerons
régionales. à ce qu’il en soit ainsi dans
Toutefois, la neutralité a ses ’
D ARMES VENDUS l’intérêt des Libanaises et des
exigences. Le président de la Libanais.
République, Michel Aoun, avait SONT La réussite économique de ce
salué l’appel de Mgr Bechara secteur est primordiale pour
el Raï à la neutralité du Liban PLUS GRANDS garantir la prospérité du Liban.
tout en mettant en garde contre Il est évident que la Méditerra-
les dangers qu’il recèle dans la QUE LORS née orientale est devenue ces
mesure où cette proposition ne dernières années le théâtre de
fait pas l’unanimité. Et il a pré- DES ANNÉES convoitises régionales et inter-
cisé que « le Liban n’est pas en nationales qui s’articulent autour
position d’attaquer quiconque CHAUDES DE LA de la manne gazière et des tracés
ou de soutenir des disputes et
des guerres mais nous sommes
GUERRE FROIDE .” des gazoducs. L’accès aux res-
sources naturelles, leur stoc-
obligés de nous défendre, qu’on kage et leur transport deviennent
soit neutre ou pas ». dès lors des sujets éminemment
Je ne peux que soutenir le rôle actif médian, politiques. Ils peuvent conduire à des conflits.
pacifiste, humaniste qui est le marqueur de La sagesse, qui est une des valeurs que nous
notre politique étrangère en gardant à l’esprit développons au Liban, devra nous guider vers
que la neutralité ne peut pas protéger des appé- l’inverse. •
tits agressifs que peuvent exprimer certains. Il PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE COLONNA

XVIII — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020

 LE SPECTACLE DU MONDE
“LE LIBAN NE SERA
PAS ENSEVELI
SOUS LES DÉCOMBRES”
Figure de la guerre civile,
le Dr Samir Geagea
est aujourd’hui le chef
du parti des Forces libanaises,
une formation qui veut
en finir avec la corruption
qui gangrène le pays.
Entretien.
C
hef d’un parti chrétien majeur au
Liban, les Forces libanaises, Samir
Geagea s’impose de plus en plus
comme l’interlocuteur privilégié
des grandes puissances interna-
tionales. Son quartier général,
juché sur une colline du Mont-
Liban, s’est transformé depuis le
début de la révolution libanaise en
un lieu de pèlerinage des ambassadeurs du
monde entier. Le dégagisme, à juste titre, de la
révolution du 17 octobre n’a pas pu ébranler les
rangs partisans de ce parti. Fort d’un bloc par-
lementaire de quinze députés chrétiens, le parti
5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XIX
ALDO AYOUB/AFP
des Forces libanaises est aujourd’hui une puis-
sance politique qui allie voix de la révolution,
traditions et fidélité à une longue histoire chré-
tienne au pays du Cèdre, ainsi qu’un discours
moderne promouvant l’édification d’un État de
droit débarrassé du fléau de la corruption et
des armes communautaires illégales.
La révolution libanaise décrie tous les partis
et les zaïms au Liban, surtout après l’explosion
dévastatrice du port de Beyrouth, le 4 août dernier.
On a même vu des potences dans le centre-ville de
Beyrouth, avec les têtes de tous les responsables.
Cependant, lors de la messe annuelle des martyrs
des Forces libanaises, vous vous êtes écarté
de la cohorte des gouvernants libanais et avez
répété que votre parti n’est pas responsable,
comme tant d’autres partis libanais, de l’état
délétère dans lequel se noie le Liban. Qu’est-ce
qui vous distingue des autres ? Comment plaidez-
vous pour votre innocence ?
Le soulèvement populaire du 17 octobre 2019
est composé à juste titre de tout le spectre du
peuple libanais. Ce n’est pas un soulèvement
politique mais un cri de dénonciation d’une
situation économique et sociale inacceptable.
Certaines actions spectaculaires ne reflètent
pas l’esprit du soulèvement du 17 octobre, voire
LE SPECTACLE DU MONDE

STR/NURPHOTO/AFP
Les Forces libanaises ont pris
leurs distances avec le système libanais,
participant dès l’origine de la crise
aux manifestations contre la corruption.

XX — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020

 LE SPECTACLE DU MONDE

lui donnent une dimension politique contre- nale pour tirer au clair les causes de l’explo-
productive. Le 17 octobre, j’ai demandé aux sion, déterminer la part de responsabilité de
quatre ministres représentant le parti des Forces chacun et faire en sorte que cela ne se repro-
libanaises de démissionner, et depuis nous duise plus jamais. Il s’est avéré qu’une enquête
appelons à la formation d’un gouvernement de internationale était difficile à obtenir car elle
spécialistes non affiliés aux partis politiques. nécessite une résolution du Conseil de sécurité,
Le parti des Forces libanaises se démarque où il n’y a visiblement pas d’unanimité à ce
naturellement de l’ensemble de la classe poli- sujet. Il y a alors eu une enquête avec une par-
tique. Nous sommes nés dans ticipation internationale, dont la
la souffrance au début de la France et le FBI américain.
guerre, nous avons payé le lourd Nous n’accepterons pas que la
tribut du sang par notre résis- “N OUS NE vérité soit ensevelie sous les
tance pour préserver le Liban décombres. Nous voulons savoir
en tant que nation et État. J’ai POUVONS JAMAIS comment il se fait que
moi-même été emprisonné pen- 2 750 tonnes de nitrate d’ammo-
dant onze ans et trois mois au TRANSIGER nium, matière potentiellement
troisième sous-sol. Malgré tout explosive, ont été stockées au
cela, je dirais même grâce à tout ’
SUR L INTÉRÊT cœur de la capitale pendant près
cela, nous ne pouvons jamais
transiger sur l’intérêt national, NATIONAL , de sept ans. Nous voulons éga-
lement savoir ce qui a déclen-
comme la souveraineté de notre ché l’explosion. Deux cents
pays, la probité dans la gestion COMME LA personnes l’ont payé de leurs
des affaires publiques et la pros- vies, 6 000 blessés, des cen-
périté de notre peuple. Ce sont
SOUVERAINETÉ taines de milliers de personnes
nos sacrifices, notre détermina- ont dû quitter leurs foyers dévas-
tion, l’action exemplaire de nos
DE NOTRE tés dans la terreur, avec des
ministres et députés qui plaident PAYS ET dégâts matériels avoisinant les
non pas pour notre innocence, 15 milliards de dollars. Il est de
qui n’a pas à être plaidée, mais LA PROBITÉ DANS notre devoir vis-à-vis de notre
pour notre capacité à représen- pays et de notre peuple de per-
ter le Liban de demain. LES AFFAIRES sévérer afin que la vérité sorte
au grand jour et que les respon-
Aucune enquête internationale n’a PUBLIQUES .” sables, par action ou par omis-
été engagée par l’État libanais sion, soient traduits devant la
pour tirer au clair les circons- justice.
tances mystérieuses de l’explosion du port. Pour-
quoi ? Quelle est votre explication de cet incident ? Aujourd’hui, le tandem chiite (Amal et Hezbollah)
L’explosion qui a eu lieu au port de Beyrouth est accusé par la France d’avoir mené à l’échec
le 4 août est un drame national qui a frappé l’initiative de “gouvernement de mission”
notre peuple déjà éprouvé par une crise poli- du président Macron. Où en est-on de cette
tique et sociale sans précédent. Nous avons initiative ? Pensez-vous que la France engagera
demandé de diligenter une enquête internatio- des sanctions contre ce camp ?

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XXI

LE SPECTACLE DU MONDE
AFP
Le président français, Emmanuel Macron,
au chevet de Beyrouth après l’explosion
du 4 août.
Je tiens à exprimer d’abord ma reconnaissance
à la France et au président Macron pour avoir,
au nom de l’amitié franco-libanaise, tenté une
opération de sauvetage en faveur du Liban. La
France craint à juste titre l’effondrement des
institutions de l’État libanais sur fond de crise
économique et sociale particulièrement
grave. L’approche française avait plusieurs
piliers, le premier étant une feuille de route défi-
nissant les priorités selon un calendrier bien
défini. Cette feuille de route devait être avali-
sée par les principaux acteurs politiques liba-
nais et elle l’a été, à la Résidence des Pins, en
ma présence.
XXII — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
Je dois avouer que ce que je craignais a eu
lieu. Une fois la feuille de route acceptée, il fal-
lait former un gouvernement de spécialistes
indépendants afin de mener l’œuvre à bien. C’est
là que les choses se sont enlisées, et l’action la
plus emblématique était l’exigence des partis
chiites Amal et Hezbollah de garder le ministère
des Finances et de nommer les ministres chiites.
Du coup, nous sommes revenus à la case départ.
Or, le Liban avait besoin de ces réformes,
comme le secteur de l’électricité ou le contrôle
des frontières, tout comme le mécanisme d’ad-
judication des marchés publics, pour arriver à
la fin aux négociations avec le FMI et l’obten-
tion d’une aide de 11 milliards de dollars dans
le cadre de la conférence Cèdre. Cependant,
notre combat continue dans ce sens car il y va
de l’intérêt du Liban et des Libanais.
Le système libanais est en crise, surtout la parité
islamo-chrétienne. Pensez-vous qu’un nouveau
système pourrait bientôt émerger ? Pour quel
modèle plaidez-vous ?
Je ne crois pas que la parité islamo-chrétienne
soit en cause. Je peux résumer la crise liba-
naise actuelle par trois éléments qui se croisent
entre eux.
La souveraineté est compromise car il y a
une composante du peuple libanais, à savoir le
Hezbollah, qui détient les armes sous différents
prétextes, en dehors de l’autorité de l’État.
Le Hezbollah et ses alliés ont créé une grande
tension au sein du pays et avec le reste du
monde, notamment les pays du Golfe. Or, l’éco-
nomie libanaise dépend largement de la stabi-
lité et l’ouverture au monde. Le résultat de cette
politique a été un effondrement de l’économie
libanaise et une crise sociale qui touche pro-
fondément le peuple.
La corruption est la troisième composante
de ce triangle des Bermudes libanais. La cor-
ruption est devenue endémique tout en jouis-
 LE SPECTACLE DU MONDE

sant d’une impunité qui la rend dangereuse et conflit israélo-palestinien, il y a un consensus

récidiviste. Le caractère sacré de l’argent public national pour soutenir les Palestiniens dans leur
est profané par une classe politique qui pille les quête d’État et dénoncer l’injustice dont ils sont
richesses nationales. victimes. Le degré d’implication du Liban sera
C’est à ces trois foyers cancéreux qu’il faut défini par les autorités officielles libanaises
s’attaquer avant de penser un démocratiquement élues.
nouveau système pour le pays,
car aucun système ne peut leur Quel est l’avenir des chrétiens
survivre.
“J E TIENS au Liban ? Comment œuvre
le parti des Forces
Les Forces libanaises ont appuyé libanaises pour les enraciner
À EXPRIMER MA
le mémorandum de Bkerké appe- et empêcher leur immigration
lant à la neutralité du Liban. Mais RECONNAISSANCE massive en cette période
vous n’y incluez pas une neutra- de crise ?
lité par rapport au conflit israélo-
palestinien. Qu’entendent les
F
À LA RANCE L’avenir des chrétiens du Liban
ne dépend que d’eux. À travers
Forces libanaises par neutralité ? ET AU PRÉSIDENT l’histoire, la présence des chré-
Nous avons certainement appuyé tiens au berceau de la chrétienté
la position du patriarcat maro- M ACRON a été un défi à la fois humain et
nite appelant à la neutralité du culturel, animé par leur foi et leur
Liban. Il est vrai qu’il n’y a pas POUR AVOIR volonté d’être ancrés dans leur
un seul modèle de neutralité terre. Aujourd’hui, le défi prend
dans le monde, et c’est à nous TENTÉ de nouvelles dimensions et il
autres Libanais de trouver le faut être à la hauteur. Tout projet
modèle qui nous convient. C’est UNE OPÉRATION chrétien doit être inclusif pour
le principe qui compte. les autres et respectant les spé-
Le Liban se distingue par sa DE SAUVETAGE cificités de chaque pays.
composition communautaire qui Les valeurs universelles en faveur
est une richesse humaine et EN FAVEUR de l’être humain, de sa vie, de sa
culturelle mais aussi un défi per-
manent. Un autre élément dis- DU L
IBAN .” dignité, de sa liberté et de son
droit au bonheur sont chrétiennes
tingue le Liban, à savoir sa et ouvertes aux autres. La démo-
position géographique dans une cratie dans son sens culturel
région qui a connu beaucoup de tensions et de large, ne se limitant pas au vote le jour des élec-
guerres à travers l’histoire. La neutralité vise à tions, est également un défi chrétien.
la fois à protéger le Liban des conflits régio- Pour finir, l’édification d’un État de droit respec-
naux et internationaux, et à empêcher les vel- tant les citoyens dans le cadre de la Constitu-
léités internes de s’appuyer sur une force tion et des lois est la véritable garantie pour
extérieure afin de triompher en interne. Malheu- toutes les composantes de la société, dont les
reusement, cela s’est beaucoup produit à travers chrétiens. C’est dans ce sens que je renouvelle
notre histoire et à chaque fois les conséquences mon engagement tous les jours. •
ont été dévastatrices pour le Liban. Quant au PROPOS RECUEILLIS PAR MAYA KHADRA

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XXIII

LE SPECTACLE DU MONDE
LE LIBAN
EST UNE ESPÉRANCE
Pour François-Xavier Bellamy,
député (PPE) au Parlement
européen, la France
doit être fidèle à sa mission
historique et épauler le Liban
dans l’épreuve actuelle.
L
e 4 août dernier, le port de Beyrouth
était détruit par une explosion dont
l’onde de choc a atteint le monde
entier. Parce qu’il ne s’agissait pas
seulement d’une dévastation maté-
rielle, fragilisant la reconstruction d’un
pays déjà touché par une immense
crise économique et menaçant jusqu’à
ses approvisionnements alimentaires
essentiels. Cette déflagration était surtout bou-
leversante pour ce qu’elle disait de l’effondre-
ment intérieur qui menace aujourd’hui le Liban,
ce pays unique au monde par la ferveur qu’il sus-
cite. Le Liban n’est pas qu’un État parmi d’autres,
XXIV — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
ROMAIN ROUGER
situé pour son malheur à l’intersection de toutes
les plaques tectoniques qui font les secousses
géopolitiques de cet Orient compliqué : le Liban
est un message. Face à la montée de l’islamisme
violent et de sa rage de soumission, il s’obstine
à demeurer, comme un signe fragile mais vivant
que le christianisme habite encore cette région
qu’il féconde depuis deux mille ans. Si souvent
martyrisé, si souvent miraculé, le Liban est une
espérance et c’est elle qui est aujourd’hui plus
menacée sans doute qu’elle ne l’a jamais été.
Dans cette situation, la France et l’Europe ont
une responsabilité essentielle. De Saint Louis à
François Ier, notre pays a promis sa protection au
Liban, et jusqu’à une période récente, avant que
la paresse et l’indifférence ne la gagnent, notre
diplomatie avait été fidèle à cet engagement his-
torique. Le moment est venu de reprendre notre
place auprès de nos frères du Liban. Cela ne
signifie pas ajouter une ingérence extérieure à
toutes celles que ce pays subit déjà, au contraire.
C’est d’abord entre les mains des Libanais eux-
mêmes que se trouve leur avenir et c’est d’eux
que doit venir le sursaut; mais s’ils veulent reconqué-
rir leur liberté, leur souveraineté et la paix à laquelle
 LE SPECTACLE DU MONDE

AFP
Les Alphajets de la Patrouille de France
survolent le port ravagé de Beyrouth
et colorent le ciel des couleurs libanaises.
Un signe fort d’amitié entre la France
et le pays du Cèdre.

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XXV

LE SPECTACLE DU MONDE

ils aspirent, ils doivent pouvoir nous trouver à de la parole aux actes ? Bien sûr, il est plus que
leurs côtés dans les combats qui les attendent. jamais nécessaire de soutenir matériellement le
Le premier combat consistera à restaurer la pays dans sa reconstruction ; mais nous devons
neutralité du Liban, qui lui valut le surnom de instaurer un traçage strict des aides financières
“Suisse du Moyen-Orient” à une époque où ce versées par la France et l’Europe. Il faut cibler et
trait était encore constitutif de son identité. Dans contrôler ces fonds pour qu’ils ne subissent pas
l’histoire récente, les acteurs régionaux ont violé le même détournement que certaines subven-
cette neutralité en important sur le sol libanais tions antérieures, qui trop souvent ne servirent
les conflits qui les déchirent, met- qu’à enrichir telle milice ou tel
tant ainsi en danger tous les Liba- homme d’État. Et lorsque les cou-
nais, et les maronites en particulier. pables de tels détournements
En retrouvant sa neutralité, le seront identifiés, la sévérité des
pays pourrait renouer avec la sta- “P OUR sanctions financières et pénales
bilité et la sécurité, tout en retrou- appliquées devra être à la hau-
vant son rôle précieux de pôle LEUR LIBERTÉ , teur du préjudice qu’ils auront fait
d’équilibre. Les pays européens subir à leur propre pays. C’est là
doivent désormais mettre tout POUR LEUR une exigence minimale tant à
leur poids dans la balance pour
empêcher les ingérences étran- SOUVERAINETÉ , l’égard des Libanais que de contri-
buables européens.
gères au Liban. Cela implique
d’abord de contraindre le Hez-
L
LES IBANAIS Combat enfin pour la justice: une
enquête internationale sur l’ex-
bollah à respecter le tracé des plosion du 4 août doit impérati-
frontières du pays et à désarmer
DOIVENT vement avoir lieu pour faire
enfin ses milices, comme le pré- NOUS TROUVER connaître et condamner les cou-
voient les résolutions de l’Onu. pables de cette explosion dévas-
Cela suppose aussi d’intervenir
pour limiter les jeux d’influence,
À LEURS CÔTÉS .” tatrice. Le Liban ne pourra se
relever et unir ses forces pour la
qu’ils soient iraniens, syriens ou reconstruction si ceux qui ont
saoudiens, et pour faire en sorte causé cette tragédie ne sont pas
que l’intégrité territoriale du Liban ne soit pas identifiés et sanctionnés. Là encore, cette aspi-
violée par ses voisins, ou au gré d’accords faits ration profonde du peuple libanais peut trouver
sur son dos. un relais dans la voix de notre pays. L’histoire du
Le second combat des Libanais, que nos pays Liban est trop intimement liée à celle de la France
peuvent appuyer, est la lutte contre la corruption pour que nous puissions céder à la tentation de
de la classe politique. Celle-ci a bradé l’indépen- l’indifférence. Ce lien de toujours nous interdit de
dance du pays, l’ouvrant à tous les vents contraires, nous résigner à voir ce pays entrer en agonie,
à l’encontre du bien commun et des intérêts les devenir une conquête de plus pour l’islamisme
plus élémentaires de la population. L’indulgence et une terre d’exil désertée par la foi chrétienne
et l’hésitation ne sont plus de mise et la majorité qui l’irrigue depuis des siècles. L’alternative est
des Libanais sont déterminés à mettre fin à ces claire : c’est la paix aujourd’hui au Liban, ou le
pratiques qui gangrènent leurs institutions. chaos au Proche-Orient. •
Comment les épauler pour cela et passer enfin FRANÇOIS-X AVIER BELLAMY

XXVI — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020

 LE SPECTACLE DU MONDE
“NOUS N’AVONS
ENTRAÎNÉ LE LIBAN
DANS AUCUNE GUERRE”
Le cheikh Naïm Kassem
est le secrétaire général adjoint
du Hezbollah, le mouvement
chiite libanais. Il donne ici
son commentaire sur
les tout derniers événements
qui ont mis son organisation
au cœur de l’actualité libanaise
et régionale.
Que vous ont inspiré les commentaires du pré-
sident Macron après sa dernière visite à Beyrouth,
dénonçant l’attitude du Hezbollah et plus générale-
ment la politique française concernant le Liban ?
Nous avons considéré que le président Macron
n’avait pas été juste dans ses commentaires à
notre égard, d’autant que nous avons été par-
faitement clairs dès le début. Nous avons exprimé
notre accord avec l’initiative française, mais
aussi avec 90 % du projet de réforme proposé
à la réunion du palais des Pins [résidence de
l’ambassadeur de France à Beyrouth]. C’est ce
qui a été acté au cours des discussions entre
5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XXVII
KYODOWC138585/NEWSCOM/SIPA
les partis, mais l’initiative n’a pas inclus de méca-
nisme de sélection des ministres. Le système
libanais n’exige pas que le Premier ministre
désigné soit celui qui nomme les ministres. Si
le président français s’est trompé dans ses com-
mentaires, il y a sans doute une raison. Il a peut-
être écouté de mauvais conseillers qui lui ont
expliqué de façon trompeuse la situation liba-
naise. Ils ont tenté de profiter de l’initiative fran-
çaise pour peser sur la nomination du nouveau
Premier ministre et de son gouvernement. En
tout cas, nous avons surmonté ce problème et
nous confirmons toujours que l’initiative fran-
çaise en général était une initiative acceptable.
Nous acceptons pour former le gouvernement
tout ce qui n’est pas contraire aux mécanismes
prévus par la Constitution libanaise.
Le Premier ministre israélien, Benyamin Nétanya-
hou, a publié des images qui prouveraient que
votre organisation place des arsenaux au milieu
des zones civiles au Liban, exposant ainsi la popu-
lation au danger, est-ce vrai ?
Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hez-
bollah, n’a pas mis plus d’une demi-heure après
l’annonce israélienne prétendant qu’il y aurait
des missiles cachés dans la région de Jnah à
inviter les médias et ceux qui voulaient visiter
LE SPECTACLE DU MONDE
Les militants du Hezbollah, une force importante et armée qui pèse dans la politique libanaise
et reste partisane d’un certain maintien du statu quo institutionnel.
le site, pour qu’ils puissent vérifier par eux-
mêmes qu’il n’y avait pas de stockage ou d’ar-
senal de missiles. C’était un vrai camouflet
pour Nétanyahou et les espoirs des renseigne-
ments israéliens, et tous ceux qui soutiennent
ces allégations. En réalité, cette affaire n’est
qu’une tentative du Premier ministre israélien
destinée à effrayer le peuple libanais, sur la
base de ce qui s’est passé le 4 août, mais cette
tentative a échoué et il s’est avéré qu’il ne disait
pas la vérité.
Que s’est-il réellement passé le 4 août dernier
dans le port de Beyrouth, alors que beaucoup
parlent de l’explosion d’un dépôt d’armes
clandestin vous appartenant ?
Les enquêtes menées par la sécurité libanaise,
qui a reçu l’aide des services de renseigne-
ments américain, français et italien et d’autres
services de renseignements étrangers, ont
prouvé que l’incident dans le port n’a rien à voir
XXVIII — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020
DIEGO IBARRA SANCHEZ/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA
avec la présence de munitions ou d’armes.
Notre organisation ne possède pas d’entrepôt
dans le port de Beyrouth et nous ne l’utilisons
pas non plus pour en transférer. Il n’y a abso-
lument ni armes, ni munitions, ni explosifs à
cet endroit. Ceux qui ont répandu cette rumeur
n’avaient qu’un but, accuser le Hezbollah. Mais
cela se révèle faux, car tous les éléments qui
sont apparus dans cet incident, du début à la
fin, montrent que notre parti n’a rien à voir avec
ce stock de nitrate d’ammonium, que ce soit
de près ou de loin.
En cas de conflit direct entre l’Iran et l’Arabie saou-
dite ou les États-Unis, comment répondriez-vous ?
Voulez-vous entraîner le Liban dans cette guerre ?
J’imagine que tout conflit militaire dans la région
entre l’Iran et les États-Unis ou l’Arabie saou-
dite ne se limiterait pas à cette seule confron-
tation directe. Toute la région serait dans une
situation dramatique. Il n’est pas possible d’en
 LE SPECTACLE DU MONDE

prévoir le déroulement. Mais peut-on imaginer fiait que le Liban était dès lors assiégé et étran-
qu’un tel conflit engageant des terres arabes glé. Nous avons aussi voulu nous dresser contre
pour combattre l’Iran puisse ne pas avoir de l’internationalisation de ce conflit, constatant
conséquences plus globales ? C’est bien sûr que l’Amérique et l’Europe ont créé ou soutenu
toute la région qui serait plongée dans cette des groupes takfiris. Leur but était de renver-
guerre et pas uniquement l’Iran ser Bachar al-Assad et ainsi de
ou le Liban! La question de savoir faire tomber l’un des piliers de
si nous irions entraîner le Liban l’axe de résistance qui protège
dans cette guerre n’a pas lieu “N OUS AVONS le Liban, la Palestine et la région.
d’être. Nous n’avons entraîné le Dans une telle situation, com-
Liban dans aucune guerre, et VOULU ÉVITER ment ne pas être les alliés de
ce n’est pas à notre ordre du Damas, alors nous avons rejoint
jour d’être en état de guerre avec QUE LA YRIE S son camp. Cet engagement a
qui que ce soit. Mais bien sûr eu un résultat majeur et en réa-
nous sommes prêts à nous NE TOMBE lité décisif. Nous avons réussi à
défendre. Ce que je ne sais pas, contrer le plan pour prendre
c’est par quelle étincelle la guerre MILITAIREMENT Damas. Ainsi la Syrie n’est pas
éclaterait dans la région et à devenue un vassal d’Israël, repré-
quel point cela concernerait le ENTRE sentant un grand danger à notre
Liban. La seule chose qui est frontière orientale. Nous avons
sûre, c’est qu’un pareil conflit
LES MAINS pu déjouer le projet des takfiris
serait très grave et enflamme- qui voulaient établir un émirat
rait toute la région.
DES ALLIÉS islamique au Liban dans la région

En Syrie, vous faites partie

’I
D SRAËL ET
de ceux qui ont soutenu militaire-
ment le gouvernement de Damas.
’A
DE L MÉRIQUE
Pourquoi l’avez-vous fait et quel DES TAKFIRIS
a été le résultat de votre action ?
Nous nous sommes engagés ’A -Q
D L AÏDA
dans la confrontation militaire
en Syrie afin de soutenir l’axe
de la résistance, et donc pour
défendre le Liban et nos positions au Liban, car
ce qui se passe en Syrie n’est pas séparé de
ce qui se passe au Liban et dans la région. Nous
avons voulu éviter que la Syrie ne tombe mili-
tairement entre les mains des alliés d’Israël et
de l’Amérique, des takfiris [tendance idéolo-
gique d’Al-Qaïda] et d’autres. Cela aurait bou-
leversé le modèle politique qui existe en Syrie,
qui aurait rejoint le camp israélien. Cela signi-
d’Arsal, jusqu’à la côte nord du
Liban. Sans cette longue et coû-
, teuse confrontation, ils auraient
réussi. Sur tous les terrains, nous
avons contrecarré leurs des-
seins. Nous avons pu éliminer
.” le projet des takfiris qui vou-
laient créer un émirat au Liban,
ainsi que le projet des takfiris
de renverser la Syrie. Nous consi-
dérons que nous avons réussi, louange au Dieu
tout-puissant, à éliminer le risque d’israélisa-
tion de cette région.
Sous les auspices de Nabih Berri, le président
chiite de l’Assemblée nationale, des négociations
vont commencer avec Israël, le pays avec lequel
le Liban est toujours en guerre. Quelle réaction
cela vous suggère-t-il ?

5 novembre 2020 — LE SPECTACLE DU MONDE — XXIX

LE SPECTACLE DU MONDE

En fait, il n’y a pas de négociations dans le sens devienne une république islamique comme
de négociations, avec Israël. Il y a des discus- l’Iran ? Dans ce contexte, quel serait le statut
sions pour délimiter les frontières maritimes et juridique des Libanais qui ne partagent pas
restaurer les frontières terrestres. Initiées par votre vision ?
Nabih Berri, elles se font maintenant sous les Nous avons dit dès le premier jour que nous
auspices du président de la République. Nous respecterions le contrat social et politique
avons clairement indiqué que la démarcation sur lequel nous nous sommes mis d’accord
des frontières libanaises et la avec les parties libanaises.
définition de la zone considé- Les accords de Taef, qui ont
rée comme libanaise relèvent été transformés en Consti-
de la responsabilité de l’État “N OTRE PARTI - tution, sont un cadre de tra-
libanais. L’État libanais le fait. vail approprié. Notre
C’est normal. Ici, nous ne CIPATION AU participation au gouverne-
sommes confrontés ni à des ment, au Parlement et à la
négociations ni à une norma- GOUVERNEMENT , composition du système est
lisation. Nous sommes enga- le signe que nous acceptons
gés, au Liban, dans le P
AU ARLEMENT la coopération avec les dif-
rétablissement nécessaire de férentes parties sous un
ses droits, d’autant plus que ET À même toit. Nous ne propo-
les négociations seront indi- sons pas l’établissement
rectes et conduites sous l’égide LA COMPOSITION d’une république islamique
de l’Onu. Nous attendons les au Liban. Nous considérons
résultats…
DU SYSTÈME EST que cela nécessiterait l’ap-
probation du peuple liba-
Quelles sont vos suggestions
LE SIGNE QUE nais. Sur le plan doctrinal,
pour relancer l’économie nous pensons que c’est dans
NOUS ACCEPTONS
libanaise ? l’intérêt du Liban, mais sur
D’abord, la formation du gou- LA COOPÉRATION le plan pratique, cela n’est
vernement doit tenir compte pa s pos sible. Nous ne
de la représentativité du AVEC sommes pas de ceux qui
peuple libanais, et c’est en imposent leur opinion. Pour
tant que représentation poli- LES DIFFÉRENTES administrer un pays, il faut
tique de celui-ci qu’il approu- un consensus représentatif
vera le document de PARTIES .” des intérêts et des convic-
sauvetage et de réforme, et tions du peuple. C’est ce que
fixera un calendrier précis nous faisons en coopérant
pour le suivi. En effet, sans un plan de réforme avec les autres formations politiques liba-
issu d’un gouvernement efficace et accep- naises. Il n’y a donc aucun problème avec
table, l’économie ne pourra pas redémarrer. quiconque n’est pas d’accord avec nous
puisque nous acceptons de coopérer dans
Puisque votre organisation politique est basée le cadre de la Constitution libanaise. •
sur la foi chiite, voulez-vous que le Liban PROPOS RECUEILLIS PAR ANTOINE COLONNA

XXX — LE SPECTACLE DU MONDE — 5 novembre 2020