­Jeudi 12­ octobre 2023

­
79e année – No 24501
3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

Le Monde Campus — Supplément Métiers verts, du rêve à la réalité

Édition spéciale

En Israël, l’ampleur des massacres de civils

▶ L’armée israélienne Politique
a ouvert à la presse les
portes du kibboutz de François Ruffin :
Kfar Aza, où les terroris-
tes du Hamas ont « Notre parole
perpétré un carnage n’est pas à la
▶ Israël décompte pour
le moment 1 200 morts, hauteur »
tandis que la réplique Le député de la Somme
sur Gaza a coûté la vie à condamne les attaques ter-
900 Palestiniens, selon roristes du Hamas, prenant
ses distances avec la posi-
un bilan provisoire tion de la direction de LFI
▶ Les Etats-Unis ont Page 9
réaffirmé par la voix de
Joe Biden leur soutien France
sans faille à Israël, alors L’onde de choc des événe-
qu’un nouveau front ments s’est étendue à la
politique française ; l’exécu-
menace de s’ouvrir avec tif craint une importation
le Hezbollah aux du conflit dans la société
frontières libanaise
et syrienne Économie
Les cours du pétrole et du
▶ Portrait de Moham-
gaz sont sous tension, les
med Deif, le chef de la marchés redoutent une ex-
branche armée du Ha- tension de la guerre à l’Iran
mas. L’homme qui
a planifié cette attaque tribunes
d’envergure est consi- Le politiste Samy Cohen
décrypte la faillite du sys-
déré comme l’ennemi tème sécuritaire israélien
numéro un en Israël Page s 2 à 5, 9 à 10 e t 30 à 33
Pages 2 À 5

1 éditorial
Mélenchon,
Des soldats israéliens récupèrent
les corps de victimes de l’attaque le problème de
du Hamas, dans le kibboutz Kfar
Aza, le 10 octobre. ANDREW MCCONNELL
toute la gauche
POUR « LE MONDE » page 33

Social Economie Pologne Enquête NORD-OUEST PRÉSENTE

“UN COUP D’ÉCLAT AHURISSANT”

A Marseille,
premier test
Air France sort
renforcée d’une
Extrême
polarisation du
Comment la TÉLÉRAMA

sur la réforme longue période pays à l’approche Chine étend son ROMAIN
DURIS
PAUL
KIRCHER
du RSA de turbulences des législatives empire sur les
mers du globe
Pages 12-13 Pag e 1 7 Page 6

Vu par Mana Neyestani (IRAN) Cartooning for Peace L’immense flotte de pêche
est devenue un outil au
service de la puissance
chinoise, avec un coût
humain et environne-
mental astronomique
Pag es 2 2 -24

Migrants
Naufrage dans
la Manche : la
marine entrave UN FILM DE T H O M A S CA I L L E Y

l’enquête AVEC ADÈLE EXARCHOPOULOS

TO M M E R C I E R ET BILLIE BLAIN

La hiérarchie a préparé,
avant leurs auditions, les ACTUELLEMENT AU CINÉMA
militaires incriminés à la
suite du drame de 2021.
Pag e 16
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 Conflit israélo-palestinien
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­Jeudi 12­ octobre 2023

A Kfar Aza, « on
met les corps
dans des sacs »
Dans plusieurs kibboutz, le Hamas a laissé
derrière lui des scènes de carnage. Un nouveau
bilan fait état de 1 200 morts dans le pays

Reportage obus tombent sur Gaza, à moins de deux ki-

lomètres. Des quartiers entiers de l’enclave
Kfar Aza (Israël) - envoyé spécial
sont pulvérisés immeuble par immeuble, par

D
ans le kibboutz, l’odeur des
cadavres et du brûlé se mêle
à celui de l’herbe fraîche et
des cyprès. La mort s’est invi-
tée de la façon la plus vio-
lente dans cette petite com-
munauté de maisons basses et de jardins pro-
prets, pour se répandre dans les cours et les
vergers, les terrasses, les chambres et les re-
coins les plus reculés. Sous le regard de jour-
nalistes de la presse internationale conviés
par l’armée israélienne, les soldats vérifient
les maisons une par une, à la recherche d’en-
nemis retranchés, de mines artisanales ou de
grenades non explosées, d’éventuels survi-
vants mais, le plus souvent, des victimes de
l’attaque du 7 octobre, appelée à devenir une
date capitale dans l’histoire d’Israël et du ju-
daïsme : le jour où le Hamas a pris plus de vies
– 1 200 morts ont été dénombrés selon un
nouveau décompte soit plus que durant la se-
conde intifada (2000-2005). Le jour du pire
massacre de juifs depuis la Shoah.
« On récupère les corps et on les met dans des
sacs. Les terroristes ont tué ceux qu’ils n’ont
pas kidnappés ou qui n’ont pas fui. Il n’y a pas
de survivants. C’est un cauchemar », dit un ré-
serviste juste mobilisé, les yeux hésitant en-
tre l’effarement et la tristesse – un homme,
tué avec deux enfants, vient d’être découvert.
Trois victimes de plus, pour une localité qui
comptait 700 habitants. Aucun décompte
n’a été effectué, pour l’instant.
L’endroit n’a été repris que la veille, lundi, et
les infiltrations ont continué, via la clôture
qui isole Gaza, encore poreuse, et peut-être
par d’autres voies. A la question de savoir si
des tunnels avaient été découverts sous la
barrière de sécurité, un soldat répond : « Ce
n’est pas ça, le problème. Ce sont les combat-
tants infiltrés. » Des militants du Hamas se
cachent toujours dans la zone envahie et
peuvent rester dissimulés des jours, voire
des semaines, comme des membres du Hez-
bollah ont pu le faire lors de l’invasion israé-
lienne du Liban, en 2006.
Au loin, comme le souffle rauque d’un vol-
can en activité, l’air se déchire sous les explo-
sions et des coups sourds résonnent en mar-
tèlements puissants : frappes aériennes et
la riposte israélienne, d’une sévérité inédite
depuis le blocus de 2007. Quelque 900 Ga-
zaouis ont été tués, jusqu’à présent. Par deux
fois, lors de la visite du kibboutz, les soldats
donnent l’alerte pour une salve de roquettes
venues de Gaza. Le dôme de fer, le dispositif
de défense antiaérienne, est moins efficace
ici, juste à côté de l’enclave.
« J’ai ordonné un siège complet sur la bande
de Gaza. Il n’y aura ni électricité, ni nourriture,
ni essence, tout sera fermé. Nous combattons
des animaux et nous agissons en consé-
quence », a déclaré lundi Yoav Gallant, le mi-
nistre de la défense. Mardi, lors d’une visite
dans un autre kibboutz repris, Be’eri, il a
ajouté : « J’ai supprimé toutes les restrictions.
Nous éliminerons tous ceux qui nous combat-
tent et utiliserons toutes les mesures à notre
disposition. » Le premier ministre Benyamin
Nétanyahou a estimé, lui, qu’il s’agissait
d’une « attaque d’une sauvagerie jamais vue
depuis la Shoah ».
Au bord d’un volcan pir, ainsi qu’aux jeunes couples avec enfants, pénétré à plus de vingt kilomètres en terri-
En fondant sur cette partie du désert du Né- qui sont installés dans la partie dite des « jeu- toire israélien. A Kfar Aza, c’est la partie des
guev, le groupe islamiste s’est attaqué à un pe- nes du Kibboutz ». Mais ce coût modéré a un jeunes du Kibboutz, orientée vers Gaza, qui a
tit morceau de l’histoire d’Israël. Nombre de autre prix : celui d’être l’une des communau- été touchée le plus durement. Les assaillants
ces localités, kibboutz ou mochav, ont été éta- tés les plus proches de l’enclave. Elle est deve- ont fait tomber le portail et sont entrés en fai-
blies au lendemain de la seconde guerre mon- « C’est un nue au fil des années l’une des cibles favorites sant feu de toutes leurs armes, fusils, grena-
diale, dans le cadre d’un plan de l’Agence juive, massacre. Mères, des groupes armés du Hamas. Mais vaille que des et lance-roquettes. Les petites maisons
dit « les onze points du Néguev ». Soit autant vaille, la localité vivait sa vie comme au bord ont été brûlées, les jardins proprets, calcinés.
de communautés pour assurer une présence pères, bébés, d’un volcan, sans vouloir penser qu’un jour Les militants se sont ensuite répandus dans le
juive en cas de partition de la Palestine. une éruption balaierait tout sur son passage. kibboutz, semant la mort sur leur passage.
Il y a Be’eri, fondée par les membres de l’His- jeunes familles, Le kibboutz a été parmi les premiers à tom- « Ce n’est pas une guerre, ce n’est pas un champ
tadrout, la principale confédération syndi- ber, lors de l’attaque du 7 octobre. « Les com- de bataille, c’est un massacre. Mères, pères, bé-
cale du pays. La communauté a résisté à la pri-
tous tués dans battants palestiniens ont mené une offensive bés, jeunes familles, tous tués dans leurs lits,
vatisation rampante du mouvement des kib- leurs lits, leurs coordonnée. Nous pensons que chaque localité leurs abris, leurs salles à manger, sur leurs ter-
boutz pour faire vivre son imprimerie en avait été assignée à un bataillon qui a conçu rasses », ajoute Itai Veruv. Des rumeurs de dé-
maintenant le modèle de partage collectif des abris, leurs salles son propre plan d’invasion. Pour Kfar Aza, ils capitations d’enfants ont circulé. Aucun offi-
ressources, qui fait sa richesse aujourd’hui. Il sont entrés par trois côtés, avec en plus un as- ciel israélien ne les a pour l’heure confirmées.
y a Magen, établie par des immigrants rou- à manger, sur saut aéroporté », explique Itai Veruv, major
mains. Kissufim, par le Mouvement de jeu- leurs terrasses » général de l’armée israélienne. Cet officier de Premier avion pour Israël
nesse sioniste. Réim, qui fait de l’agriculture 57 ans a servi pendant trois des guerres me- Pour déloger les assaillants, l’armée israé-
et un peu d’industrie. Nahal Oz, la première Itai Veruv nées contre l’enclave depuis 2007, avant de lienne a débarqué en masse. A Kfar Aza, il a
des colonies militaro-agricoles du mouve- major général devenir le commandant de la division Gaza fallu « deux bonnes journées » de combat pour
ment Nahal créé par David Ben Gourion. de l’armée israélienne de 2014 à 2016. Parti à la retraite, c’est sans reprendre la communauté, selon Itai Veruv. Si
Le kibboutz de Kfar Aza a été fondé en 1951. doute pour cette connaissance du terrain les corps des Israéliens sont collectés, ceux
Aujourd’hui, il monnaie aux étudiants, qui qu’il a été rappelé pour diriger l’importante des militants du Hamas sont laissés dehors.
trouvent à se loger à des loyers modiques, sa opération de reprise des territoires conquis Ils gonflent sous le soleil brûlant. En tout,
position idéale non loin de l’université de Sa- par les militants du Hamas, dont certains ont 1 500 combattants palestiniens ont été tués

Le poste-frontière égyptien de Rafah, seule porte de sortie de Gaza

Le Caire redoute que la population gazaouie, paniquée et privée de tout, se masse vers la seule issue non contrôlée par Israël

Beyrouth - correspondance déclarait, mardi, un porte-parole quée et privée de tout, se masse à teront sera un test de ce qui est pos- bâtiments publics, est aussi en Il n’y a pas eu de vastes manifes-
de l’armée israélienne en assurant sa frontière, ce qui n’est pas encore sible ou pas, depuis que les Israé- discussion ; il ne sera activé tations en Egypte de soutien aux

A rrêt, reprise, arrêt. L’acti-

vité au poste-frontière de
Rafah reliant l’Egypte à la
bande de Gaza, soumise à un dé-
luge de feu israélien après l’offen-
sive massive lancée par le Hamas
samedi 7 octobre, est en dents de
scie. Les abords de cet unique
point de passage non contrôlé par
Israël ont été bombardés à deux
reprises pour la seule journée de
mardi, rapportent des médias
égyptiens, citant des témoins sur
place et des sources sécuritaires.
Selon eux, les frappes israéliennes
ont eu lieu du côté palestinien de
Rafah et l’activité a été suspendue
depuis la dernière salve. Le pre-
mier bombardement, lundi soir,
avait endommagé l’axe routier.
« Aux Gazaouis qui le peuvent, je
conseille de sortir [de l’enclave] »,
que « le point de passage de Rafah
est ouvert ». Quelques heures plus
tard, sur X (anciennement Twit-
ter), Avichay Adraee, un autre por-
te-parole de Tsahal, revenait sur
ces déclarations : « Il n’y a aucune
intention israélienne officielle de
diriger les habitants de la bande de
Gaza vers le territoire égyptien (…).
Les habitants sont dirigés vers des
zones et des abris à l’intérieur des
frontières de la bande de Gaza. »
La menace qui plane sur le poste-
frontière est un motif d’inquié-
tude pour les autorités égyptien-
nes. Elles ne peuvent, aux yeux de
leur opinion publique, laisser l’en-
clave totalement isolée du reste du
monde et veulent qu’un couloir
humanitaire soit maintenu. En
l’absence de ce couloir, Le Caire re-
doute qu’une population, pani-
le cas. Mardi, l’entrée en Egypte
restait soumise à des autorisa-
tions. Elle est d’ordinaire réservée,
le plus souvent, aux Palestiniens
ayant besoin de soins médicaux
importants ou transitant par le Si-
naï pour voyager vers l’étranger.
Eviter une escalade
L’Egypte et la Jordanie ont an-
noncé leur intention de faire en-
trer de l’aide humanitaire par
­Rafah. Le roi Abdallah II a parlé,
mardi, d’un acheminement à ve-
nir « en coordination avec
l’Egypte ». Le Caire, par ailleurs sol-
licité par les organisations inter-
nationales pour un corridor hu-
manitaire, veut faire rentrer de la
nourriture à Gaza. « Les deux pays
affichent leur détermination en ce
sens. Le sort des convois qu’ils affré-
liens ont décrété, lundi, le blocus to-
tal de Gaza », affirme le sociologue
Said Sadek. Le Croissant-Rouge
égyptien avait pu acheminer de
l’aide médicale dans l’enclave pa-
lestinienne, dimanche soir. Mais,
selon plusieurs médias, les frap-
pes de lundi et de mardi près du
poste-frontière ont contraint des
camions d’aide à faire demi-tour.
Les bombardements israéliens
sur la bande de Gaza ont poussé
l’armée égyptienne à renforcer sa
présence le long de la frontière.
Côté humanitaire, les autorités
locales du gouvernorat du Nord-
Sinaï ont anticipé plusieurs scé-
narios pour fournir une aide d’ur-
gence destinée à Gaza. Selon le
site Mada Masr, un plan d’accueil,
prévoyant l’hébergement de réfu-
giés sous des tentes ou dans des
qu’avec l’aval du président égyp-
tien, Abdel Fattah Al-Sissi, et sous
haute surveillance de l’armée, qui
craint des débordements.
Alors que le Sinaï abrite de lon-
gue date des réfugiés palesti-
niens, Le Caire redoute un nouvel
afflux. « L’Egypte ne permettra pas
que la cause palestinienne soit li-
quidée aux dépens d’autres [des
Egyptiens] », a affirmé, mardi,
­Abdel Fattah Al-Sissi. « Si Gaza est
entièrement détruite, où retourne-
raient les réfugiés ? L’offensive me-
née par Israël a réactivé la peur
que le Sinaï puisse être donné
comme terre aux Palestiniens en
échange de financements à
l’Egypte. Cette crainte n’est pas
nouvelle. Un tel plan est inaccepta-
ble aux yeux de la population »,
commente Said Sadek.
Palestiniens, comme du temps de
Hosni Moubarak, lors de la guerre
de 2009 entre Gaza et Israël tout
rassemblement populaire étant
aujourd’hui interdit. Mais, lors
d’un récent match de football, des
supporteurs du club Al-Ahly ont
scandé des slogans de solidarité
avec les Palestiniens sous les
bombes. L’opinion publique reste
très hostile aux accords de paix si-
gnés entre l’Egypte et Israël.
Traditionnel médiateur lors de
précédents conflits à Gaza, dispo-
sant de canaux avec le Hamas,
l’Egypte s’active pour éviter une
escalade dans la déflagration en
cours. Le Caire devait en outre ac-
cueillir, mercredi, une réunion
des ministres des affaires étran-
gères de la Ligue arabe. p
Laure Stephan
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­Jeudi 12­ octobre 2023
pour reprendre la zone autour de Gaza, af-
firme le major général.
Yonatan El Koubi, un parachutiste de ré-
serve de 26 ans, regarde avec effroi la désola-
tion qui s’est répandue dans le kibboutz. Il
était en vacances à Los Angeles avec son frère.
Ils ont pris le premier avion pour Israël. « Je
me sens terriblement mal. C’est mon pays. Ce
sont mes frères et sœurs. Je suis sûr que tout le
monde ici a un proche qui était au festival qui a
été attaqué. C’était un massacre, point. Et qui
s’est déroulé au cœur de notre patrie. Je n’ai pas
envie d’entrer dans Gaza, mais si on nous en
donne l’ordre, je le ferai sans hésiter », confie-
t-il. « Tout est allé si vite. J’étais chez moi, en fa-
mille. Quand je me suis mis en uniforme, ma
femme a réalisé que j’allais partir. Mon fils de
3 ans m’a demandé ce que je faisais, déguisé en
Hulk. Je l’ai serré très fort dans mes bras. C’était
bizarre. C’était à la fois dur de quitter la mai-
Avancée maximale
son, et en même temps je voulais partir », ra-
des combattants
conte Bryan Zagdoun, un commando.
Le major général Itai Veruv ne détaille pas
du Hamas, le 7 octobre
la suite des opérations : « Maintenant, nous
allons nous battre. Et je crois que la bataille
Attaques par les forces du Hamas
sera longue ». Le pays s’est mobilisé en
entre le 7 et le 9 octobre
masse. Quelque 300 000 réservistes sont
sur le pied de guerre. L’artillerie a pris posi-
tion, les canons tournés vers Gaza, les tanks
Clôture fortifiée
circulent sur les routes désolées, encore
parsemées de véhicules abandonnés. Dans
Checkpoint fermé
les véhicules de transport de troupes se cô-
toient des hommes jeunes en piercings et
Principales tueries
vêtements techniques et d’autres, plus âgés,
portant des treillis fatigués. Ils quadrillent
de masse confirmées
la zone libérée, à la recherche de combat-
tants à éliminer. Tous ont la même gravité
sur leur visage. p
Samuel Forey
Avancée maximale des combattants
du Hamas, le 7 octobre
Principaux kibboutz Beit Lahia
ou mochavs attaqués
Clôture fortifiée
Gaza
Bombardements israéliens
le 10 octobre
BANDE
Mer DE GAZA
Mé diterra née Réim
Khan
Younès Kissoufim
Rafah
Magen
Checkpoint
de Rafah Soufa
ÉGYPTE
Le corps d’un résident du kibboutz Kfar Aza, le 10 octobre.
Joe Biden réaffirme une
solidarité sans faille avec Israël
Des soldats
israéliens
Le président américain a dénoncé, mardi, la « soif de sang » du Hamas,
récupèrent des
corps de victimes,
dressant un parallèle avec l’organisation Etat islamique
dans le village
de Kfar Aza, près
de la frontière avec Washington - correspondant
Gaza, le 10 octobre.
A
Photos : ANDREW MCCONNELL croire que ce deuil était
POUR « LE MONDE » aussi le sien. Emu et en
colère, Joe Biden a pro-
noncé une allocution
au ton dramatique, mardi 10 octo-
bre, en soutien d’Israël, trois jours
après l’attaque du Hamas. Il s’agis-
sait de l’une des interventions les
plus passionnées d’un président
américain en faveur de l’Etat hé-
breu jamais prononcées. « C’est
personnel pour nous », confirmera
dans la foulée le conseiller à la
­sécurité nationale, Jake Sullivan,
devant la presse.
Au-delà de la mort d’au moins
quatorze Américains et du sort
incertain d’une vingtaine
d’autres, sans doute enlevés par le
groupe islamiste palestinien, Joe
Biden a voulu exprimer une em-
pathie totale avec la population
israélienne et avertir, une nou-
velle fois, les acteurs régionaux
tentés de profiter de la situation.
« Nos cœurs sont peut-être brisés,
mais notre détermination est
claire », a résumé le président
américain. Et l’heure n’est pas à
l’affichage de nuances vis-à-vis
du gouvernement israélien.
En plus du déploiement du por-
te-avions Gerald-Ford, les Etats-
Unis ont envoyé en Méditerranée
le croiseur USS Normandy et plu-
Zikim sieurs destroyers. Cette présence
Yad Mordechai
vise à collecter du renseignement
et surtout à transmettre un mes-
sage à l’Iran et au Hezbollah.
Sdérot Si la milice chiite libanaise envi-
sageait d’entrer en action au nord
Kfar Aza contre Israël – elle est forte d’un
Nahal Oz arsenal de 130 000 roquettes et
missiles –, les Etats-Unis se réser-
Be’eri
Beit Hagadi
veraient la possibilité d’interve-
nir militairement, même si les
responsables américains n’abor-
dent pas cette hypothèse en pu-
blic. Jake Sullivan a confirmé que
Ofakim l’administration Biden étudiait
tous les scénarios de crise.
ISRAËL Dans son discours, Joe Biden a
5 km adopté le parallèle entre les cri-
mes du Hamas, sa « soif de sang »
Infographie Le Monde
et « les pires massacres » de l’orga-
Conflit israélo-palestinien | 3
nisation Etat islamique (EI). Un
peu plus tôt, il s’était entretenu
pour la troisième fois depuis sa-
medi avec le premier ministre is-
raélien, Benyamin Nétanyahou,
qui lui avait dit, selon un commu-
niqué officiel de l’Etat hébreu : « Ils
sont encore pires que l’EI et nous
devons les traiter comme tels. » Joe
Biden a lui-même écarté toute
idée de motivation politique. « Le
Hamas ne défend pas le droit
du peuple palestinien à la dignité
et à l’autodétermination, a-t-il
souligné. Son objectif déclaré est
l’anéantissement de l’Etat d’Israël
et l’élimination du peuple juif. »
« Droit de se défendre »
Les Etats-Unis ont dépêché des
experts en matière de libération
d’otages pour assister les Israé-
liens. Mais de telles interventions
– dévolues à des commandos –
sont difficiles à concevoir en
même temps qu’a lieu une
­campagne gigantesque de bom-
bardements, sans parler d’une
imminente opération terrestre.
Concer­nant cette réponse mili-
taire israélienne, qui a déjà causé
la mort de centaines de civils à
Gaza, Joe Biden s’est contenté
d’une remarque générale. « Des
démocraties telles qu’Israël et les
Etats-Unis sont plus fortes et plus
en sécurité quand elles agissent
conformément au droit », a-t-il dit.
Devant la presse, Jake Sullivan a
expliqué qu’il n’était pas là pour
fixer des « lignes rouges » ou pour
adresser des « avertissements » à
Israël, en matière d’usage de la
force et de proportionnalité. Il a
évoqué des discussions en cours,
confidentielles, sur le devenir des
civils, impliquant notamment
l’Egypte, qui ne veut pas que le
­Sinaï serve de vaste camp de réfu-
giés pour les Gazaouis.
Au cours d’un briefing, lundi,
le porte-parole du Conseil de sécu-
rité nationale, John Kirby – qui
avait sangloté à l’antenne de la
chaîne CNN, plus tôt, à l’évocation
du martyre des Israéliens tués
dans les villages frontaliers –, a
« L’objectif
déclaré du Hamas
est l’élimination
du peuple juif »
Joe Biden
président des Etats-Unis
évacué rapidement les questions
sur des crimes de guerre israéliens
à Gaza. « Israël a le droit de se dé-
fendre, et vous les voyez faire cela,
a-t-il dit. Et, d’une certaine façon,
ils le font de façon agressive. Et,
étant donné l’étendue et l’ampleur
de la violence, nous comprenons
ce qui les pousse. » John Kirby a
ajouté : « Nous partageons avec Is-
raël des valeurs comme le droit de
la guerre et le respect pour la vie. »
Aux Etats-Unis, une unanimité
bipartisane s’est exprimée en
soutien d’Israël depuis samedi.
Mais, aussi forte soit-elle, les blo-
cages parlementaires demeurent,
alors que le groupe républicain
à la Chambre des représentants
se déchire sur la succession de
­Kevin McCarthy comme speaker,
à moins que celui-ci ne finisse par
se représenter, faute de consen-
sus. Or, l’administration a besoin
à la fois d’une nouvelle enveloppe
massive d’aide pour l’Ukraine et
d’un soutien immédiat à Israël.
Une sortie par le haut
« Lorsque le Congrès siégera à nou-
veau, nous allons leur demander
d’agir urgemment pour assurer
des lignes de dépense pour nos
partenaires essentiels, a noté Joe
Biden. Il ne s’agit pas de parti ou
de politique. Il s’agit de la sécurité
de notre monde, de la sécurité des
Etats-Unis d’Amérique. » Le pluriel
de « partenaires essentiels » im-
porte. Face aux divisions profon-
des au sein du groupe républi-
cain, l’idée d’une sortie par le haut
gagne en popularité dans cette
crise. Plutôt que de bloquer l’aide
à l’Ukraine, comme le réclament
les isolationnistes MAGA (Make
America Great Again , le slogan de
Donald Trump) , il s’agirait de la
jumeler avec un paquet d’urgence
pour Israël.
Dans une tribune publiée par le
Wall Street Journal, Mitch McCon-
nell, le chef de file des républicains
au Sénat, s’est posé en avocat
d’une ligne classique et offensive
en politique étrangère lorsqu’il
s’agit de défendre les alliés de
l’Amérique. « Il ne peut pas y avoir
d’appels à la désescalade aux deux
parties. Israël mérite le temps et
l’espace pour se défendre », écrit-il.
Le sénateur du Kentucky refuse
l’idée d’une contradiction ou
d’une tension entre l’aide à Israël
et celle à l’Ukraine. Il appelle
­tacitement les républicains de la
Chambre à se ressaisir. « Il est en-
core temps d’agir, souligne-t-il. Le
Congrès a l’occasion, cet automne,
de fournir au département de la
­défense des crédits d’urgence pour
pouvoir prêter assistance à des par-
tenaires comme Israël, l’Ukraine et
Taïwan, et pour investir dans nos
propres capacités militaires. »
De son côté, le secrétaire d’Etat,
Antony Blinken, devrait se rendre
en Israël, jeudi. Dans un premier
temps, il avait posté un message
sur X (anciennement Twitter), à la
suite d’un entretien avec son ho-
mologue turc, Hakan Fidan, dans
lequel il disait avoir « encouragé la
médiation de la Turquie en faveur
d’un cessez-le-feu et d’une libéra-
tion immédiate de tous les otages
détenus par le Hamas ». Il a rapide-
ment effacé ce message. L’expres-
sion « cessez-le-feu » est bannie,
pour l’instant, de la communica-
tion américaine, alors que l’am-
pleur du massacre commis con-
tre Israël se dévoile encore.
Il n’était pas non plus employé
dans le communiqué commun
publié lundi avec le Royaume-
Uni, la France, l’Allemagne et l’Ita-
lie. « Nos pays soutiennent Israël
dans ses efforts pour se défendre
et défendre son peuple contre ces
atrocités », était-il écrit. p
Piotr Smolar

4 | Conflit israélo-palestinien
Mohammed Deif, le stratège de l’ombre du Hamas
Le chef des Brigades Ezzedine Al-Qassam incarne le commandement de l’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
Portrait
Beyrouth - correspondante
D
e Gaza à Naplouse,
jusqu’aux faubourgs
de Jérusalem-Est, son
nom est scandé dans
la rue palestinienne. « Nous som-
mes le peuple de Mohammed
Deif », reprennent en chœur des
partisans. Du commandant su-
prême des Brigades Ezzedine Al-
Qassam, la branche militaire du
Hamas, ils ne connaissent pour-
tant pas grand-chose. Un visage
sur une photo floue datant de son
incarcération en Israël, en 1989. Et
une voix, rare, qui s’élève dans les
déclarations diffusées par le
mouvement islamiste palesti-
nien quand vient la guerre.
Samedi 7 octobre au matin, la
silhouette de cet homme mysté-
rieux est apparue, en ombre chi-
noise à la télévision, dans un bu-
reau décoré d’une carte en relief
de la Palestine. D’une voix claire
et forte, il a annoncé le début de
l’opération « Déluge d’Al-Aqsa ».
Des centaines de ses combattants
venaient d’envahir, par les airs, la
terre et la mer, des localités israé-
liennes frontalières de la bande
de Gaza, dans une attaque inédite
qui a fait une hécatombe en Israël,
puis dans l’enclave palestinienne
sous l’effet des représailles.
Cerveau de la stratégie militaire
du Hamas depuis plus de vingt
ans, déterminé à « mettre fin à tous
les crimes de l’occupation », Mo-
hammed Deif a fait basculer le sort
du peuple palestinien. Aux yeux
d’experts sécuritaires israéliens,
c’est un suicide qu’il lui promet.
Le choix en a certainement été
fait en concertation avec le chef de
la branche politique, Yahya
­Sinouar, mais c’est lui qui l’in-
carne. « Le mouvement est heureux
d’avoir ce symbole, ce chef militaire
qui fait peur et dont on prend au sé-
rieux chaque déclaration. Ce sta-
tut, qu’il ait été prémédité ou qu’il
soit le fruit de l’aura qu’il a dévelop-
pée, est entretenu par le Hamas »,
abonde Khaled Al-Hroub, spécia-
liste du Hamas à la Northwestern
University, au Qatar.
Traqué par les commandos is-
raéliens depuis les années 1990,
L’Autorité palestinienne en voie de marginalisation accélérée
L’attaque du Hamas contre Israël acte la reconfiguration de la scène politique palestinienne, déjà à l’œuvre ces derniers mois
Analyse
Jérusalem - correspondance
Q ui s’est soucié ces der-
niers jours des déclara-
tions du seul représen-
tant reconnu des Palesti-
niens sur la scène internationale ?
Tout comme lors de la guerre de
2021, le président palestinien,
­Mahmoud Abbas, qui répète une
rhétorique éculée, est inaudible.
L’attaque lancée par le Hamas con-
tre Israël, samedi 7 octobre, et la
guerre que mène l’armée israé-
lienne à Gaza depuis, lors desquel-
les 1 200 Israéliens et 900 Palesti-
niens ont été tués, ont « planté un
énième clou dans le cercueil de
l’Autorité palestinienne [AP] », ob-
serve Xavier Guignard, chercheur
spécialiste de la Palestine au sein
du centre de recherche indépen-
dant Noria. « Cela souligne non
plus seulement son absence de légi-
timité, mais aussi le fait qu’elle n’est
plus du tout pertinente. Plus per-
sonne n’en attend rien. »
Le secrétaire d’Etat américain,
Antony Blinken, a téléphoné au
président palestinien, l’appelant à
« poursuivre et [à] intensifier les
mesures pour restaurer le calme et
la stabilité en Cisjordanie ». Les
Deif a fait basculer
le sort des
Palestiniens, leur
promettant, aux yeux
d’experts sécuritaires
israéliens, un suicide
Mohammed Deif est la cible « ter-
roriste » numéro un d’Israël. Les
experts militaires voient en lui un
stratège qui a transformé l’aile mi-
litaire du Hamas en une armée ca-
pable de lancer des missiles balis-
tiques sur Tel-Aviv et de déployer
des commandos aguerris sur le
sol israélien pour perpétrer atta-
ques suicides et kidnappings.
Ils lui attribuent la paternité de la
roquette Qassam, l’arme fétiche
du Hamas avant que n’affluent des
matériels plus sophistiqués venus
d’Iran, et celle du dédale de tun-
nels de Gaza, dans lequel il passe la
plupart de son temps pour échap-
per à l’armée israélienne et diriger
les opérations, à l’abri des regards.
Plusieurs fois, les Israéliens ont
failli parvenir à l’éliminer. Il aurait
échappé à au moins huit tentati-
ves d’assassinat, qui lui ont laissé
de graves blessures et des séquel-
les, peut-être même la perte d’un
œil et d’une main.
Cet exploit lui vaut le surnom de
« chat à neuf vies ». Il a ainsi sur-
vécu au bombardement qui a tué
l’une de ses épouses et deux de
leurs enfants, lors de la guerre de
2014, dans l’immeuble où ils habi-
taient à Gaza. Des failles dans le
cercle très restreint qui l’entoure
avaient alors été évoquées pour
expliquer comment la sécurité in-
térieure israélienne avait pu avoir
l’information de sa présence.
Personne dans le quartier ne
connaissait en effet l’identité de
l’époux de la défunte. Le père de
cette dernière affirmait ne l’avoir,
lui-même, rencontré qu’une
seule fois, lorsqu’il avait demandé
la main de sa fille, en 2007.
Ce goût pour le secret et la clan-
destinité expliquerait le choix de
son nom de guerre, Deif, (« l’in-
vité »), celui qui ne dort jamais au
Etats-Unis n’ont pas parlé paix ou
négociations avec le dirigeant de
l’AP, mais l’ont ramené à son uni-
que rôle : préserver le statu quo et
la sécurité d’Israël. Les forces de
sécurité palestiniennes sont en
alerte maximale depuis samedi.
« L’AP a réprimé les manifestations
en Cisjordanie, elle a essayé d’em-
pêcher les rassemblements vers des
colonies, qui auraient pu débou-
cher sur des affrontements avec les
Israéliens, note Tahani Mustafa,
analyste pour le think tank Inter-
national Crisis Group. Tout cela ne
fait que renforcer l’image d’une AP
sous-traitante de la sécurité israé-
lienne, au lieu de défendre les inté-
rêts des Palestiniens. »
En parallèle, l’armée israélienne
a sévèrement bouclé la Cisjorda-
nie, isolant les villes les unes des
autres, à l’aide de checkpoints et
de barrages. Vingt Palestiniens
ont été tués depuis samedi dans
des affrontements, un peu par-
tout sur ce territoire occupé de-
puis 1967 ; plusieurs manifesta-
tions spontanées ont eu lieu,
mardi soir, dans plusieurs gran-
des villes. Les affrontements sont
néanmoins restés, pour l’instant,
localisés. Par ailleurs, des dizaines
d’attaques de Palestiniens par des
Mohammed Deif, sur une photo datant du milieu des années 1990. Reuters
même endroit. Sur leur site, les
Frères musulmans entretiennent
le mythe d’un « homme simple et
solitaire, qui peut rester une année
enfermé dans une pièce sans res-
sentir de frustration ou d’ennui ».
Maîtrisant l’art du déguisement,
il prend soin d’effacer toute trace
de lui, évitant les technologies de
communication modernes.
colons ont été signalées. De tels
incidents s’étaient déjà multipliés
ces derniers mois, encouragés par
l’installation d’un gouvernement
israélien formé avec l’appui des
partis suprémacistes juifs.
L’AP, née avec les accords d’Oslo
signés en 1993, est devenue, au fil
des années, l’un des symboles de
l’enterrement de la cause palesti-
nienne sur la scène internatio-
nale. Ramallah parlait tout seul de
la paix : Israéliens et Palestiniens
ne se sont pas assis ensemble à
une table des négociations depuis
2014. Dans les territoires palesti-
niens occupés, contrôlés majori-
tairement par Israël, l’AP n’exerce
plus guère qu’une autorité limi-
tée sur la Cisjordanie. Jérusalem a
été annexée illégalement par les
Israéliens, et la bande de Gaza est
aux mains du Hamas depuis la
quasi-guerre civile qui a suivi sa
victoire aux législatives en 2006.
Le Fatah du président Abbas et le
mouvement islamiste ont, de-
puis, mis en scène maintes tenta-
tives de réconciliation, le plus sou-
vent mort-nées. Le Fatah règne
sans légitimité populaire : il n’y a
pas eu d’élections palestiniennes
nationales depuis 2006, Mah-
moud Abbas ayant annulé in ex-
C’est sous le nom de Moham-
med Diab Al-Masri qu’il est né
en 1965 dans une famille pauvre
du camp de Khan Younès, dans le
sud de la bande de Gaza. Etudiant
en biologie à l’université islami-
que de Gaza, il a pris la tête de
l’Union étudiante des Frères mu-
sulmans, dans le giron desquels a
été créé le Hamas en 1987.
tremis celles prévues en 2021, qu’il
était sûr de perdre. Pour nombre
de Palestiniens, en particulier
ceux nés après les accords d’Oslo,
le seul horizon politique semblait
l’avancée d’une annexion israé-
lienne de facto en Cisjordanie, et
son cortège de violences.
« Rôle extrêmement précaire »
Avec l’opération du 7 octobre, sur
le plan politique, le Hamas a « re-
mis à l’agenda l’ensemble des
questions auxquelles sont con-
frontés les Palestiniens, et pas seu-
lement à Gaza. Et en ce sens, ils ont
quasiment un monopole de la pa-
role sur l’ensemble des questions
palestiniennes », explique M. Gui-
gnard. L’AP, en revanche, n’est pas
dans une perspective de « sortie
du ­conflit durable ». « Elle n’a pas
de véritables propositions ni d’al-
ternatives idéologiques, pour-
suit-il. Tout cela va enfermer
l’Autorité dans ce rôle extrême-
ment précaire d’une gestion quoti-
dienne d’une situation qui ne peut
pas être pérenne. »
A l’inverse, « le Hamas ne veut
plus être une autorité gouvernante,
mais veut revenir à son essence :
celle d’un mouvement de résis-
tance », juge Mme Mustafa. L’opéra-
Lorsqu’elles l’arrêtent en 1989,
pendant la première Intifada, les
autorités israéliennes le suspec-
tent déjà d’occuper une place im-
portante dans la force militaire
secrète du Hamas. A sa libération,
seize mois plus tard, il prend de
fait le commandement de la
branche Sud, la plus radicale, celle
des Brigades Ezzedine Al-Qas-
Le Fatah règne sans
légitimité populaire :
il n’y a pas eu
d’élections nationales
depuis 2006
tion des derniers jours, explique
l’analyste, avait notamment pour
objectif de confronter Israël à la
question d’une réoccupation phy-
sique de Gaza, ce qui déchargerait
le Hamas de cette responsabilité.
La situation actuelle acte surtout
une reconfiguration de la scène
politique palestinienne déjà à
l’œuvre ces derniers mois.
Dans le camp de réfugiés de Jé-
nine, à Naplouse ou à Jéricho, de-
puis plus d’un an et demi, des
groupes de jeunes résistants ar-
més se sont formés, rassemblant
différentes factions palestinien-
nes – à rebours de la division Fa-
tah-Hamas qui bloque la politique
palestinienne depuis quinze ans.
Aujourd’hui, la plupart de ces es-
couades sont très affaiblies ; les
membres de ces factions ont pour
la plupart été tués, jetés en prison
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
sam, créées en 1990, et il passe
maître dans l’art des actions ci-
blées contre les soldats israéliens
et des attentats à la bombe. Mo-
hammed Deif a tout appris en
matière de fabrication d’explosifs
de son mentor, « l’ingénieur » Yé-
hia Ayache, assassiné en 1996.
Vague d’attentats-suicides
Ses multiples séjours dans les geô-
les de l’Autorité palestinienne, qui
traque les militants islamistes, ne
mettent pas fin à ses activités. Li-
béré par le président palestinien
en 2001, au début de la seconde In-
tifada, comme tous les prisonniers
islamistes, il devient le cerveau de
la vague d’attentats-suicides qui a
tué des dizaines d’Israéliens jus-
qu’en 2006. Cette période est aussi
celle de son accession au sommet
de la hiérarchie du Hamas. Israël
décapite alors une à une les têtes
du mouvement. L’assassinat de Sa-
lah Chehadeh, en juillet 2002, le
propulse commandant suprême
des Brigades et membre de la di-
rection secrète du Hamas.
Mais, blessé dans une tentative
d’assassinat la même année, il s’ef-
face derrière son numéro deux,
Ahmed Jabari. C’est seulement à la
mort de ce dernier, dans une atta-
que ciblée en novembre 2012, qu’il
reprend le commandement des
Brigades, et se montre, pour la
première fois, le visage flouté. Il
s’attelle à façonner son « armée »,
décuplant ses capacités technolo-
giques et opérationnelles.
Après la guerre de 2014, il n’a
plus adressé aucun message pen-
dant sept ans. Il n’est sorti de son
silence qu’en mai 2021, pour met-
tre en garde Israël face aux mena-
ces d’expulsions de Palestiniens
du quartier de Cheikh Jarrah à Jé-
rusalem-Est, accompagnant son
message d’un barrage de roquet-
tes contre les villes israéliennes.
Le 7 octobre, l’homme de l’om-
bre a refait surface avec le dessein
de réaliser l’unité des Palestiniens
et de la « résistance arabe » de Jé-
rusalem à la Galilée, de la Cisjor-
danie au Golan occupé, du Liban à
la Syrie, à l’Irak et au Yémen. « Que
celui qui a un fusil le sorte ; le
temps est venu », a-t-il exhorté. p
Hélène Sallon
ou récupérés par les forces de sé-
curité palestiniennes. Mais elles
ont mis en lumière la profonde
fracture − parmi d’autres − au sein
du Fatah, qui a permis leur émer-
gence, « entre ceux qui veulent re-
courir à la résistance armée et le
Fatah officiel qui a renié cette tra-
jectoire », détaille Mme Mustafa.
Ces derniers jours, peu de res-
ponsables officiels du Fatah ont
commenté la situation. Le parti
n’a pas de récit à opposer à ce qui
se passe. « Mahmoud Abbas a af-
faibli le Fatah qui était la colonne
vertébrale de la résistance palesti-
nienne », dénonce Dimitri Diliani,
membre du conseil révolution-
naire du Fatah et porte-parole de
la faction réformiste démocrati-
que au sein de celui-ci. Ce proche
de Mohammed Dahlan, un an-
cien allié de M. Abbas tombé en
disgrâce mais populaire dans la
bande de Gaza, croit que sa fac-
tion peut incarner une troisième
voie. « On sait tous qu’Israël peut
être affaibli par une action mili-
taire, mais comme ils sont large-
ment supérieurs militairement, ce
qui peut vraiment les affecter, c’est
un accomplissement politique
côté palestinien », affirme-t-il. p
Clothilde Mraffko
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
Le Hezbollah fait
peser un risque
d’escalade
Le mouvement chiite libanais menace
d’ouvrir un nouveau front contre
l’Etat hébreu si celui-ci « poursuit
sa politique de la terre brûlée » à Gaza
Beyrouth - correspondantes
Doha - envoyée spéciale
D
ans les scénarios re-
doutés par Israël fi-
gure une attaque coor-
donnée sur de multi-
ples fronts. Cette prophétie, que
ses ennemis lui promettent sous
le slogan de « l’unité des fronts », se
matérialise chaque jour davan-
tage depuis que le mouvement is-
lamiste palestinien Hamas a dé-
clenché l’opération « Déluge d’Al-
Aqsa » depuis la bande de Gaza, le
7 octobre. Mardi, Israël a aussi été
ciblé par des tirs sporadiques ve-
nus du Sud-Liban, où les factions
palestiniennes opèrent avec l’aval
du Hezbollah, ainsi que du sud de
la Syrie, près du plateau du Golan
occupé, où le mouvement chiite
libanais et les gardiens de la révo-
lution iraniens sont soupçonnés
d’envoyer des renforts.
Au « Déluge d’Al-Aqsa » font écho
les antiennes des chefs de l’axe de
la résistance qui, du guide su-
prême iranien, l’ayatollah Ali Kha-
menei, au chef du Hezbollah, Has-
san Nasrallah, jurent d’annihiler
Israël. Leurs menaces n’ont encore
donné lieu qu’à des opérations li-
mitées sur le front nord. Mais les
entorses au statu quo augmentent
le risque d’escalade. « Nous n’aban-
donnerons pas le peuple palesti-
nien et nous n’aurons pas une poli-
tique de neutralité (…). Qu’Israël et
les Etats-Unis le comprennent ! Si
Israël poursuit sa politique de la
terre brûlée [à Gaza], il accélérera
l’ouverture d’un front au Liban »,
promet Hassan Hoballah, chargé
des relations avec les factions pa-
lestiniennes pour le Hezbollah.
L’ancien député pose trois lignes
rouges dont le franchissement
rendrait inéluctable l’entrée en
guerre du Parti de Dieu : « Si Israël
envahit Gaza et coupe la tête du
Hamas ou anéantit la population ;
s’il y a un nouvel exode forcé de Pa-
lestiniens hors de leur terre ; et si les
Les marchés pétrolier et gazier sous tension
Les cours de l’or noir s’agitent, anticipant une possible extension du conflit. Téhéran représentait 4 % de l’offre mondiale de brut en 2022
C inquante ans après la
guerre du Kippour et le
premier choc pétrolier,
l’attaque des commandos du Ha-
mas contre Israël, samedi 7 octo-
bre, maintient les marchés de
l’énergie sous tension. Les cours
du pétrole brut ont connu un léger
repli, mardi 10 octobre, après avoir
grimpé de 4 % lundi. Le brent de
mer du Nord (− 0,56 %), référence
européenne, se stabilise au-delà
de 87 dollars (environ 82 euros).
Même tendance pour son équiva-
lent américain, le West Texas In-
termediate (− 0,47 %), proche de
86 dollars. Si les cours de l’or noir
s’agitent, c’est avant tout par ré-
flexe géopolitique. Ils anticipent
une extension du conflit israélo-
palestinien au Moyen-Orient,
alors que des bombardements is-
raéliens se multiplient déjà sur la
bande de Gaza, privée d’électricité.
« L’attaque du Hamas n’a pas eu
d’impact concret sur la production
pétrolière », rappelle, en préam-
sites religieux sacrés en Palestine
sont touchés. » Dans le bureau si-
tué au cœur de la banlieue sud de
Beyrouth où il reçoit, il n’y a aucun
signe d’agitation inhabituelle. La
tension palpable à la frontière n’a
pas gagné la capitale libanaise. « Je
conseille à Israël de mettre fin à la
guerre et de procéder à un échange
entre les détenus palestiniens et les
otages du Hamas », suggère-t-il.
Les Israéliens sont convaincus
que le Hezbollah lancera une atta-
que après le déclenchement d’une
opération terrestre à Gaza. Ils se
sont préparés à cette éventualité.
Des dizaines de milliers d’hom-
mes, parmi les 360 000 réservis-
tes qui ont été mobilisés, seront
déployés sur ce front. Des localités
frontalières ont été évacuées. Ce
scénario hante aussi Washington.
Un premier porte-avions améri-
cain a été envoyé près des côtes is-
raéliennes comme élément de
dissuasion. En cas d’échec, l’admi-
nistration Biden pourrait deman-
der au Congrès son feu vert pour
une intervention.
« Aides » et « coopérations »
La France aurait cherché, par des
canaux plus ou moins officiels, à
sonder les intentions du Hezbol-
lah et à le mettre en garde. Lundi,
lors d’une concertation, le prési-
dent américain, Joe Biden, son ho-
mologue français, Emmanuel Ma-
cron, le premier ministre britanni-
que, Rishi Sunak, le chancelier alle-
mand, Olaf Scholz, et la présidente
du conseil italien, Giorgia Meloni,
ont insisté « sur le fait qu’aucun
autre acteur hostile à Israël ne doit
chercher à tirer avantage de ces at-
taques », sans pointer explicite-
ment le Hezbollah ou l’Iran. « Il est
vraisemblable qu’il y ait eu des
aides apportées au Hamas et des
coopérations », a précisé, mardi,
M. Macron. Depuis sa création,
en 1987, le Hamas bénéficie du
soutien financier et du savoir mili-
taire de l’Iran et du Hezbollah.
bule, Francis Perrin, directeur de
recherche à l’Institut de relations
internationales et stratégiques. Et
pour cause, les Israéliens n’ex-
traient quasi pas de pétrole : soit
0,001 % de l’offre mondiale
en 2022, selon les données compi-
lées par une structure française, le
Comité professionnel du pétrole.
Une possible implication
« La hausse constatée sur le prix du
baril s’explique plutôt par des in-
quiétudes et des scénarios pessi-
mistes autour de l’Iran », poursuit
M. Perrin. La République islami-
que est toujours un acteur impor-
tant (environ 4 % de l’offre mon-
diale en 2022), malgré les sanc-
tions américaines visant, depuis
2018, à empêcher ses exporta-
tions. Sa production de brut est
aujourd’hui estimée à 3 millions
de barils par jour, dont une partie
destinée à la Chine, selon le cabi-
net norvégien Rystad Energy. Les
Etats-Unis, alliés traditionnels
Des membres du Hezbollah, lors des funérailles de camarades, à Khirbet Selm (Liban), le 10 octobre. MAHMOUD ZAYYAT/AFP
Les dirigeants occidentaux ont
estimé qu’aucun signe n’émer-
geait à ce jour sur l’implication di-
recte de Téhéran dans l’attaque
lancée samedi, en dépit d’infor-
mations de la presse américaine.
Citant des hauts responsables du
Hamas et du Hezbollah, sous le
couvert de l’anonymat, le Wall
Street Journal affirmait que l’opé-
ration « Déluge d’Al-Aqsa » avait
été montée et avalisée par des offi-
ciers des gardiens de la révolution
avec des responsables du Hamas,
du Jihad islamique et du Hezbol-
lah, lors de réunions qui se sont te-
nues depuis août à Beyrouth jus-
qu’au feu vert, donné le 2 octobre.
Mardi, l’ayatollah Ali Khamenei
a réfuté ces « rumeurs » diffusées
par « les partisans du régime sio-
niste » : « Bien sûr, nous défendons
la Palestine, nous défendons les
luttes. Nous embrassons les fronts
et les bras des initiateurs [de cette
attaque] et les courageux jeunes
Palestiniens, mais ceux qui disent
que l’œuvre de Palestiniens a été
déclenchée par de non-Palesti-
niens ne connaissent pas la nation
palestinienne et font une erreur ».
Dans les rangs du Hamas, on ba-
laie aussi des « affirmations stupi-
des ». « Personne ne connaît aussi
bien l’armée et la communauté is-
raéliennes que nous », argue
Moussa Abou Marzouk, le repré-
sentant des affaires étrangères du
Hamas, de son domicile, à Doha,
au Qatar. Si le Hamas a réussi « à
d’Israël, pourraient désormais
être amenés à encadrer plus stric-
tement l’application des sanc-
tions contre Téhéran. Voire à les
durcir s’il est avéré que l’Iran a
aidé à planifier les actes terroris-
tes du Hamas, mouvement isla-
miste palestinien dont il est pro-
che. Un article du Wall Street Jour-
nal fait état d’une possible impli-
cation – ce que nie l’ayatollah Ali
Khamenei, plus haute autorité
iranienne, même s’il salue l’offen-
sive du 7 octobre.
La donne pourrait aussi évoluer
si le groupe libanais Hezbollah,
formation chiite soutenue elle
aussi par l’Iran, ouvre un
deuxième front contre Israël. « Si
le Hezbollah, au-delà de quelques
tirs déjà revendiqués, entre pleine-
ment dans la bataille, la probabi-
lité d’un embrasement régional, et
donc d’une confrontation israélo-
iranienne, augmentera, avec un
impact potentiel majeur sur le
marché pétrolier », avance Marc-
Conflit israélo-palestinien | 5
briser la légende de l’armée israé-
lienne » comme armée la plus
puissante de la région, c’est qu’il
« connaiss[ait] les faiblesses de cet
appareil sécuritaire », ajoute-t-il.
Le responsable en exil décrit une
opération préparée depuis des
années, « loin de tous les autres
mouvements palestiniens » et
connue de « très peu de gens,
même à l’intérieur du Hamas ».
Tout porte à croire que le Guide
suprême iranien était au rang des
initiés. « Bientôt, de bonnes nou-
velles arriveront », s’est-il félicité,
le 3 octobre. « Je pense que, dans
les hautes sphères du pouvoir en
Iran, des gens étaient informés que
quelque chose se préparait contre
Israël, mais les détails ne leur ont
pas été transmis. Sinon, l’opéra-
tion aurait été divulguée », estime
Hamidreza Azizi, chercheur à la
Stiftung Wissenschaft und Poli-
tik, un centre de réflexion à Ber-
lin. Selon lui, la coordination avec
l’Iran ne fait aucun doute, au vu
des liens entre Téhéran et ces
mouvements, ainsi que des visi-
tes des protagonistes au Liban.
« Pression supplémentaire »
Abbas Nilforoushan, le chef ad-
joint des opérations des gardiens
de la révolution, a confirmé en
septembre, sur le site iranien Tas-
nim, qu’il existait « un réseau uni
de commandement au sein de l’axe
de la résistance ». Des experts et
des diplomates confirment que les
Antoine Eyl-Mazzega, directeur
du centre énergie et climat de
l’Institut français des relations in-
ternationales.
Du côté de l’industrie pétrolière,
les craintes autour de l’Iran sont
d’autant plus fortes que « les ex-
portations iraniennes de pétrole
brut ont bondi de plus de 700 000
barils par jour entre le premier tri-
mestre de 2021 – au début de l’ad-
ministration [du président améri-
cain, Joe] Biden – et le troisième tri-
mestre de 2023 », détaille Patricio
Valdivieso, analyste pour Rystad
Energy. Quitte à casser les prix
pour convaincre des acheteurs, en
dépit des sanctions occidentales.
Ces livraisons en hausse ont
permis d’atténuer la baisse vo-
lontaire des quotas de l’Arabie
saoudite et de la Russie. Indirecte-
ment, les barils iraniens en circu-
lation ont donc fait aussi les affai-
res… des Etats-Unis. L’administra-
tion Biden avait appelé, en vain,
les Saoudiens à produire davan-
Tout porte à croire
que le Guide suprême
iranien, Ali Khamenei,
était au rang
des initiés
visites à Beyrouth ont bien eu lieu,
dont certaines médiatisées. Néan-
moins, il est peu probable, selon
eux, qu’il y ait eu une coopération
opérationnelle, au-delà des re-
tours d’expérience et des échan-
ges de bonnes pratiques.
Le responsable du Hezbollah,
Hassan Hoballah, affirme pour sa
part que ces réunions rappro-
chées étaient destinées dernière-
ment à « régler les problèmes dans
le camp d’Aïn El-Héloué », un camp
de réfugiés palestiniens à Saïda
(Liban), où des heurts se sont dé-
roulés durant l’été. L’ancien dé-
puté reconnaît que « l’unité des
fronts » y a été discutée au fil des
rencontres entre Hezbollah et
factions palestiniennes. Cette
stratégie s’est systématisée dans
les discours de Mohammed Deif,
le chef de la branche militaire du
Hamas, de Hassan Nasrallah et
d’Ali Khamenei avec la guerre de
mai 2021, qui a été déclenchée en
réaction à des menaces d’expul-
sion de Palestiniens du quartier
de Cheikh Jarrah, à Jérusalem-Est.
tage, pour tirer les prix vers le bas
et préserver ainsi le pouvoir
d’achat des automobilistes.
« Pour éviter une flambée infla-
tionniste avant l’élection améri-
caine de l’année prochaine, les
Etats-Unis ont une marge de
manœuvre limitée », rappelle
M. Eyl-Mazzega.
« Moins de gaz naturel liquéfié »
Au-delà, l’attaque perpétrée par le
Hamas a aussi eu une incidence
sur le marché du gaz. Elle a poussé
Israël à demander l’arrêt provi-
soire de l’un de ses champs ga-
ziers. Celui de Tamar, à environ
80 kilomètres au large d’Haïfa,
dans la mer Mediterranée,
comme la firme américaine Che-
vron l’a annoncé le 9 octobre, in-
voquant des raisons de sécurité.
Sur une vingtaine de milliards de
mètres cubes produits en 2022,
l’Etat hébreu en avait exporté près
de la moitié, en particulier vers
l’Egypte et la Jordanie. « Moins de
« Toutes les frontières doivent être
unifiées contre Israël. Nous voulons
tous la libération des terres palesti-
niennes et l’obtention de leurs
droits pour les Palestiniens. Quand
l’ennemi va déclencher une agres-
sion contre une faction, les autres
vont l’aider », explicite M. Hobal-
lah. Le Hezbollah s’en tient à met-
tre en scène ses capacités opéra-
tionnelles, mais il a laissé les fac-
tions palestiniennes au Liban tirer
des roquettes contre Israël. Cet axe
défensif est activé, au cas par cas,
selon la nature de l’agression et en
fonction de la nécessité d’une ac-
tion coordonnée. « Le front nord
sert surtout à mettre une pression
supplémentaire sur Israël et à des-
serrer l’étau sur Gaza et la Cisjorda-
nie », précise un expert, qui a re-
quis l’anonymat.
L’opération « Déluge d’Al-Aqsa »
pourrait devenir un test pour
l’unité des fronts. L’engagement
de l’axe de la résistance reste limité
en dépit de l’appel lancé en ce
sens par Mohammed Deif. Pour
Moussa Abou Marzouk, il revient
à chacun de décider : « Tout le
monde connaît sa responsabilité
face à Al-Aqsa et à Jérusalem. Le
Hezbollah a commencé à s’impli-
quer un peu et, avec le temps, sa
participation ne cessera de grandir
si les hostilités se poursuivent. » p
Ghazal Golshiri,
Philippe Ricard (à Paris),
Hélène Sallon
et Laure Stephan
gaz vers ces deux pays signifie
moins d’exportations de gaz natu-
rel liquéfié d’Egypte, donc moins de
gaz naturel liquéfié pour le reste du
monde », résume Anne-Sophie
Corbeau, chercheuse au Centre
global de politique de l’énergie, à
l’université Columbia (Etats-Unis).
Les cours du gaz ont déjà bondi
en conséquence. D’autant que
« les problèmes se cumulent », rap-
pelle Mme Corbeau. Dans un tout
autre registre, le 8 octobre, un ga-
zoduc reliant la Finlande à l’Esto-
nie a dû interrompre son activité
en raison d’une fuite causée, se-
lon l’exécutif finlandais, par une
action « extérieure ». Consé-
quence de tout cela : le mégawat-
theure de gaz a clôturé la journée
du 10 octobre à 49,40 euros aux
Pays-Bas, référence continentale.
Non sans avoir momentanément
dépassé les 49,80 euros, c’est-à-
dire son plus haut prix depuis le
mois de juin. p
Adrien Pécout
6 | International
Dans les Beskides, la coexistence de deux Pologne
A l’approche des législatives, démocrates et conservateurs de cette région rurale sont rattrapés par les tensions
Reportage
Wisla et Istebna (Pologne) -
envoyé spécial
A
ndrzej Pilch est amer.
Cet éleveur de mou-
tons de 71 ans, à la sta-
ture lourde et usée par
le travail, a de bonnes raisons de
vouloir revoter pour le parti na-
tional conservateur Droit et jus-
tice (PiS). « Je leur en veux, aux libé-
raux. Ils ont laissé les classes
moyennes et populaires livrées à
elles-mêmes. Et ça, les gens ne leur
pardonneront pas. » Son niveau
de vie a considérablement aug-
menté depuis qu’il peut vendre sa
viande au détail, directement au
consommateur, sans passer par
de coûteux intermédiaires. Une
vieille revendication des milieux
ruraux, que le PiS a finie par réali-
ser. « Elles nous prennent de haut,
ces élites, nous traitent d’aliénés,
s’indigne l’éleveur. Mais regardez
autour de vous ! Le pays ne s’est ja-
mais aussi bien porté. Les infras-
tructures ont poussé dans des ré-
gions longtemps délaissées. Avant,
il n’y avait d’argent pour rien. »
La petite ville de Wisla, 11 000 ha-
bitants, où se trouve l’exploitation
d’Andrzej Pilch, a pourtant tou-
jours été relativement prospère.
Située au fond de la principale val-
lée des Beskides de Silésie, les
« Vosges polonaises », dans le sud
du pays, elle bénéficie d’une re-
nommée qui ne date pas d’hier.
C’est un lieu de repos, un endroit
où la Vistule, le fleuve qui coupe la
Pologne en deux jusqu’à la mer
Baltique, prend sa source. A quel-
ques kilomètres se trouve la « tri-
ple frontière » avec la Slovaquie et
la République tchèque, et la popu-
lation aime souligner qu’ici « on
est plus près de Vienne que de Var-
sovie ». La présidence de la Répu-
blique y a sa résidence d’été.
Wisla possède une autre carac-
téristique qui la rend unique à
Mer LITUANIE
Baltique
POLOGNE
Varsovie
SILÉSIE
Wisla
RÉPUBLIQUE Istebna
TCHÈQUE
SLOVAQUIE
AUTRICHE 200 km
Démission fracassante de deux hauts gradés de l’armée polonaise
Le départ du chef d’état-major et du chef des opérations ouvre la voie à une crise inédite à quelques jours des élections législatives
Varsovie - correspondance
L a nouvelle a provoqué un
véritable séisme politique,
dans la dernière ligne droite
de la campagne des élections lé-
gislatives, qui se tiendront diman-
che 15 octobre. Le chef de l’état-ma-
jor général de l’armée polonaise, le
général Rajmund Andrzejczak,
ainsi que le chef du commande-
ment opérationnel, le général To-
masz Piotrowski, ont décidé de
présenter leur démission au prési-
dent, Andrzej Duda, lundi 9 octo-
bre. Ni ce dernier, pourtant chef
des armées, ni le ministre de la dé-
fense, Mariusz Blaszczak, n’ont été
prévenus de cette décision. Mis
devant le fait accompli, ils ont ap-
pris la nouvelle par voie de presse.
Jamais vu dans l’histoire de l’ins-
titution, l’événement marque
sans doute la plus grave crise que
l’armée polonaise ait connue,
dans ce pays voisin de l’Ukraine et
dans un contexte international
particulièrement tendu. Si aucune
Affiches électorales à Kubalonka, entre Wisla et Istebna (Pologne), le 4 octobre. DAWID ZIELIŃSKI POUR « LE MONDE »
l’échelle du pays : c’est la seule
commune de Pologne où les ca-
tholiques sont en minorité : 40 %,
contre 60 % pour les évangéli-
ques et autres confessions réfor-
mées. Ce n’est pas le cas des villa-
ges alentour, qui restent catholi-
ques à une écrasante majorité.
Ancien bastion socialiste et post-
communiste, Wisla vote pour les
démocrates libéraux. Les villages
voisins optent jusqu’à 70 % pour
les ultraconservateurs. La région
symbolise ainsi le « vivre-ensem-
ble » à la polonaise si peu visible
de Varsovie, où le débat public est
devenu, depuis huit ans, nauséa-
bond et polarisé à l’excès, sous les
coups de la rhétorique populiste.
Mais, ces dernières années,
même cette région qui a fait de la
tolérance son credo semble tou-
chée par ces tensions. « Il n’y a plus
de catholicisme dans ce pays !,
s’indigne Jan Kedzior, agriculteur
et entrepreneur sexagénaire,
électeur de l’opposition démo-
crate. Tellement de haine est déver-
sée, la Pologne n’a jamais été
autant en conflit. Les gens se dé-
noncent mutuellement. Qui sont-
ils, ces conservateurs, pour dire
que le “vrai Polonais est catholi-
que” ? Je suis évangélique et,
raison officielle n’a été invoquée
pour ces départs, difficile de ne
pas y voir un geste de protestation
éminemment politique, alors que
les hauts gradés se plaignent, de-
puis l’arrivée au pouvoir du parti
national-conservateur Droit et
justice (PiS) à l’automne 2015, d’un
malaise croissant et d’une crise de
confiance au sein de l’armée.
La nouvelle de la démission des
deux généraux a provoqué un
vent de panique au sein de
l’équipe de campagne du PiS. A
quelques jours du scrutin, elle
bouscule le principal thème sur le-
quel le parti populiste fait campa-
gne, « une Pologne en sécurité ».
Elle remet aussi en cause le mythe
de la toute-puissance de l’armée
polonaise, minutieusement forgé
ces dernières années. Tentant
d’éteindre l’incendie, Andrzej
Duda a annoncé, mardi, deux nou-
velles nominations à l’état-major.
Les tensions entre le ministre de
la défense et le haut commande-
ment étaient manifestes depuis
comme beaucoup ici, j’aime mon
pays. » Jan Kedzior dit ne pas sa-
voir pour quel parti d’opposition
il va voter. « Ils sont tous un peu fa-
des. Ce qui est certain, c’est que je
ne voterai pas pour Droit et justice,
car ces gens ne respectent ni le
droit ni la justice. »
Chômage historiquement bas
Le maire de Wisla, Tomasz Bujok,
qui comme les quinze conseillers
municipaux de la commune
n’appartient à aucun parti politi-
que, confirme que cette tension
met la population mal à l’aise. « Il
est difficile de faire comme si de
rien n’était. Quand on entend
constamment qu’il y aurait des
“bons” et des “mauvais” Polonais,
cela joue sur les préférences électo-
rales, souligne-t-il. Cette polarisa-
tion, imposée de Varsovie, fait que,
à notre niveau, les communes ont
dû choisir leur camp. La coopéra-
tion entre collectivités locales s’est
dégradée. » L’élu dénonce notam-
ment le « manque de clarté » de
l’attribution des subventions des
différents programmes d’Etat : les
communes dirigées par le PiS ob-
tiennent systématiquement des
dotations deux fois supérieures à
celles gérées par l’opposition.
longtemps et s’étaient considéra-
blement accrues ces derniers
mois. En mai, le ministre avait pu-
bliquement accusé le général Pio-
trowski de négligence après qu’un
missile russe CH-55 a été retrouvé
par un promeneur dans une forêt
près de la ville de Bydgoszcz, dans
le nord-est du pays. L’engin, capa-
ble de transporter des têtes nu-
cléaires, avait franchi l’espace aé-
rien polonais le 16 décembre 2022,
et n’avait visiblement pas fait l’ob-
jet de recherches. Le ministre a af-
firmé que le général ne l’avait pas
informé de l’accident.
L’accusation avait provoqué la
consternation au sein de l’armée.
D’autant plus que des enquêtes
médiatiques ont rapidement ré-
vélé la responsabilité du ministère
de la défense. Informé de l’inci-
dent, Mariusz Blaszczak aurait dé-
cidé de tenir l’opinion publique à
l’écart afin de ne pas susciter de
scandale autour de la qualité de la
défense antiaérienne polonaise. Il
avait demandé la démission du gé-
Le maire ressent la pression cen-
tralisatrice du pouvoir. « Pour
l’instant, ils ne nous enlèvent pas
de prérogatives, mais nous rendent
la vie plus dure, regrette-t-il. Ils dé-
crètent à l’échelle nationale des
baisses d’impôts, que les collectivi-
tés locales doivent assumer. Avant,
l’éducation était financée à 60 %
par le budget de l’Etat et à 40 % par
les communes. Maintenant, les
proportions se sont inversées. » La
remise en cause de la décentrali-
sation, un des acquis les plus im-
portants de la Pologne post-1989,
ne cesse d’être dénoncée par les
élus locaux à l’échelle du pays. Les
collectivités locales, en particulier
les villes, qui restent encore dans
les mains de l’opposition démo-
crate, se sentent menacées.
Mais dans la Pologne du PiS, où
les principes de l’Etat de droit
sont malmenés et les institutions
centrales deviennent chaque jour
davantage autoritaires, ces ques-
tions tendent à s’estomper. Car,
depuis les Beskides, le développe-
ment qu’a connu le pays durant la
dernière décennie saute aux
yeux. En moins de cinq ans, le
nombre de places d’hébergement
pour touristes a été multiplié par
deux. Istebna, 5 000 habitants,
néral Piotrowski, ce qui lui avait
été refusé par Andrzej Duda.
De même, les généraux démis-
sionnaires n’avaient pas apprécié
d’être écartés des opérations de
renforcement de la présence mili-
taire à la frontière polono-biélo-
russe cet été, qui relevait pourtant
de leurs prérogatives, après qu’un
hélicoptère biélorusse a franchi
l’espace aérien polonais et que
des mouvements des troupes du
groupe Wagner ont été signalés.
Politisation de l’uniforme
Les hauts gradés s’exprimant en
coulisse voient dans ces démis-
sions une protestation contre la
politisation de l’uniforme en
œuvre depuis huit ans, ainsi que
l’utilisation des forces armées
pour les besoins de la campagne
électorale. L’exemple le plus criant
fut le dévoilement à l’opinion pu-
blique par Mariusz Blaszczak, le
17 septembre, de documents clas-
sés confidentiels et présentés de
manière amplement manipulée.
qui, malgré sa localisation en alti-
tude, a toujours vécu dans l’om-
bre du prestige de sa voisine
Wisla, en a beaucoup bénéficié.
« A une époque, une immense
majorité de la population n’avait
pas les moyens de partir en vacan-
ces, souligne la maire, Lucja Mi-
chalek-Chudecka, candidate pour
les législatives sur les listes du PiS.
Aujourd’hui, neuf Polonais sur dix
ont les moyens de partir en congés,
même les familles nombreuses.
Les trois quarts des touristes que
nous accueillons ici sont des tou-
ristes polonais venus de tout le
pays, alors qu’il y a quelques an-
nées, c’était un tourisme local, issu
essentiellement des aggloméra-
tions voisines. » Pour l’élue, l’em-
bellie s’explique par la politique
de prestations sociales massives
mise en place par le PiS, la hausse
des salaires et un chômage histo-
riquement bas. « Continuer cet
élan » est, pour elle, le principal
enjeu de ces élections, avec les
« questions de sécurité » relatives
au refus affiché du gouverne-
ment de tout accueil de migrants.
A Istebna, le programme phare
d’allocations familiales du PiS,
« 500 + », qui a porté au pouvoir,
en 2015, les ultraconservateurs,
Ils tendaient à suggérer que, sous
les gouvernements de l’ancien
premier ministre Donald Tusk,
(2007-2014), actuel chef du princi-
pal parti de l’opposition démo-
crate, le territoire, en cas d’attaque
russe, ne devait être défendu qu’à
partir de la Vistule, fleuve coupant
la Pologne en deux. Ainsi « la moi-
tié est du pays devait être aban-
donnée aux Russes pour qu’ils en
fassent des Irpine et Boutcha »,
deux villes ukrainiennes marty-
res, selon les mots du premier mi-
nistre, Mateusz Morawiecki.
D’autres éléments faisaient l’ob-
jet d’importantes tensions entre
le pouvoir politique et les militai-
res, au premier rang desquels les
purges massives conduites par
l’ancien ministre de la défense,
Antoni Macierewicz (2015-2018).
En l’espace de deux ans, 80 % de
l’état-major, soit près de trois
cents officiers et trente-six géné-
raux, avaient été remerciés ou
avaient remis leur démission. L’ar-
rêt brutal par M. Macierewicz de
­
0123
­Jeudi 12­ octobre 2023
« Tellement
de haine est
déversée,
la Pologne n’a
jamais été autant
en conflit »
Jan Kedzior
agriculteur à Wisla
soit 500 zlotys (environ 110 euros)
par enfant et par mois, rapporte à
lui seul chaque année 16 millions
de zlotys (3,5 millions d’euros) de
pouvoir d’achat aux habitants.
« Nous avons enfin un système de
prestation à l’occidentale, se félicite
la maire. J’ai été mère célibataire. Il
y a onze ans, je travaillais au salaire
minimal pour 1 250 zlotys par mois.
L’aide d’Etat pour les familles était
de 80 zlotys. C’est comme ça que
des millions de Polonais se souvien-
nent des gouvernements libéraux. »
Le caractère irrationnel de certai-
nes politiques sociales mises en
place depuis, qui s’apparentent da-
vantage à du clientélisme électo-
ral, ne semble avoir, vu d’ici, que
peu d’importance.
« Je ne crois plus les libéraux »
Walerian Zawada, 58 ans, est co-
propriétaire d’une des nombreu-
ses scieries de la région. Ancien
électeur des libéraux de la Plate-
forme civique (PO), le parti de
l’ancien premier ministre Donald
Tusk, il s’apprête de nouveau à vo-
ter pour le PiS. « C’est la première
fois que nous avons un gouverne-
ment qui tient ses promesses, qui
fait ce qu’il dit, affirme-t-il. Les li-
béraux ont tellement de fois fait le
contraire de ce qu’ils ont promis,
ne serait-ce que sur l’augmenta-
tion de l’âge de départ à la retraite,
que je ne les crois plus. »
Ce patron quelque peu atypique
qui emploie une trentaine de per-
sonnes se réjouit de la situation,
en dépit d’une inflation record.
« En augmentant systématique-
ment le salaire minimal, qui a dou-
blé en huit ans, le gouvernement
nous a forcés, nous employeurs, à
relever les salaires. La plupart de
mes amis ne sont pas d’accord avec
moi, mais je pense que c’est pour le
bien de tous. C’est plus égalitaire. Il
faut voir la réalité en face : ça a pro-
fité à tout le monde. » Une réalité
qui, à quelques jours du scrutin le
plus important depuis 1989, ne fa-
cilite pas la tâche de l’opposition
démocrate. p
Jakub Iwaniuk
tous les programmes de moderni-
sation de l’armée lancés par ses
prédécesseurs s’inscrivait dans la
même logique. La modernisation
n’a été reprise qu’après le début de
la guerre en Ukraine, et de nom-
breux experts ont souligné une
logique teintée de « gigantisme »
et d’irrationalité, dictée par les po-
litiques et non par les miliaires.
Le chef de file de l’opposition dé-
mocrate, Donald Tusk, a affirmé
posséder des informations selon
lesquelles « dix officiers supplé-
mentaires s’apprêtaient à déposer
leur démission ». Elles n’ont ce-
pendant pas été confirmées. « J’en
appelle à tous les officiers à garder
leur sang-froid et le maximum de
responsabilité, compte tenu de la
situation internationale, a-t-il dé-
claré. Nous comprenons tous les
raisons de ces démissions. (…) Je
veux garantir personnellement
que l’influence politique au sein de
l’armée polonaise prendra fin le
15 octobre. » p
J. Iw.
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
Le gazoduc Balticconnector cible d’un « sabotage »
La rupture, en outre, d’un câble de sous-marin de télécommunications a alerté la Finlande et l’Estonie
Malmö (Suède) -
correspondante régionale
D
e nombreuses incerti-
tudes demeurent sur
les circonstances dans
lesquelles le gazoduc
Balticconnector, reliant l’Estonie
et la Finlande, ainsi qu’un câble de
télécommunication sous-marin
ont pu être endommagés, dans la
nuit de samedi 7 à dimanche 8 oc-
tobre, dans l’est de la mer Balti-
que. Si l’enquête ne fait que com-
mencer, Helsinki et Tallinn, qui
ont reçu le soutien de l’Organisa-
tion du traité de l’Atlantique Nord
(OTAN) et de l’Union européenne
(UE), évoquent un acte délibéré.
Le scénario rappelle étrange-
ment celui du sabotage, toujours
non élucidé, des gazoducs Nord
Stream 1 et 2, le 26 septem-
bre 2022. Cette fois encore, l’insti-
tut norvégien de sismologie Nor-
sar a enregistré, dimanche matin,
à 1 h 20, une secousse d’une ma-
gnitude de 1 (contre 1,9 et 2,3 pour
Nord Steam), indiquant « une pro-
bable explosion », qui se serait pro-
duite à environ 40 km au nord du
port de Paldiski, en Estonie, d’où
part le gazoduc de 77 km de long,
pour rejoindre Inkoo, en Finlande.
Du gaz circulait alors dans le
boyau d’un diamètre de 50 centi-
mètres, posé au fond de la mer,
quand, peu avant 2 heures, la pres-
sion s’est soudainement effon-
drée. Les opérateurs Gasgrid Fin-
land et Elering ont fermé les valves
et interrompu la transmission.
Après un examen du gazoduc
mené « millimètre par millimè-
tre », selon le chef adjoint des gar-
des-frontières finlandais, Markku
Hassinen, la fuite a pu être locali-
sée, mardi, en début de journée,
dans la zone économique exclu-
sive finlandaise.
« Intervention extérieure »
« Selon l’évaluation préliminaire,
les dommages observés ne peu-
vent résulter d’une utilisation nor-
male de la conduite ou de fluctua-
tions de pression », a déclaré en fin
d’après-midi le premier ministre
finlandais, Petteri Orpo, estimant
qu’il était « probable que la fuite ré-
sulte d’une intervention exté-
rieure ». A ses côtés, l’inspecteur
Timo Kilpeläinen, du Bureau na-
tional d’investigation, a évoqué
« un acte délibéré », qui ne pouvait
être « l’action d’une personne ordi-
naire », tout en précisant qu’« il n’y
avait pas d’indications que des ex-
plosifs aient été utilisés ». La police
finlandaise a ouvert une enquête
pour « sabotage aggravé ».
A Tallinn, mardi, le ministre esto-
nien de la défense, Hanno Pevkur,
a estimé que les dégâts avaient été
causés « par une force supérieure à
Le scénario
rappelle celui du
sabotage, non
élucidé, des
gazoducs
Nordstream, en
septembre 2022
Toutes les 3 minutes, 1 enfant est victime
d’inceste, de viol ou d’agression sexuelle.
celle qu’un plongeur ou un petit ro-
bot sous-marin seraient capables
d’exercer ». Concernant le câble
sous-marin, la marine estonienne
pense avoir identifié l’endroit où il
aurait été abîmé, à 70 mètres de
profondeur dans les eaux esto-
niennes. Selon M. Pevkur, « il est
impossible de dire si les deux inci-
dents sont liés », car ils se sont pro-
duits « à des endroits géographi-
quement très différents, bien que
l’horaire soit assez proche ».
Dans un message publié sur X
(ex-Twitter), le président estonien,
Alar Karis, s’est dit « très préoc-
cupé » par ces informations. De
son côté, son homologue finlan-
dais, Sauli Niinistö, a fait savoir
qu’il s’était entretenu, mardi ma-
tin, avec le secrétaire général de
l’OTAN, Jens Stoltenberg. Celui-ci a
signalé, sur X, que l’Alliance tran-
satlantique – dont la Finlande est
membre depuis juin – « partageait
des informations et se tenait prête
à soutenir les alliés concernés ».
Informée de l’évolution de l’en-
quête par M.Orpo et la première
ministre estonienne, Kaja Kallas,
la présidente de la Commission
européenne a également réagi,
mardi : Ursula von der Leyen a
« condamné fermement tout acte
de destruction délibérée d’infras-
tructures critiques » et témoigné de
la « solidarité » des Européens.
« Nous discuterons avec nos parte-
naires et alliés de mesures de sécu-
rité supplémentaires pour la mer
Baltique si nécessaire », a précisé
Mme Kallas, alors que les ministres
de la défense de l’OTAN se retrou-
vent les 11 et 12 octobre à Bruxelles.
LES VIOLENCES SEXUELLES SUR LES ENFANTS
SONT UN SECRET TROP BIEN GARDÉ.
AU MOINDRE
DOUTE
APPELEZ LE
Tant à Helsinki qu’à Tallinn, on
assurait, mardi, que les consé-
quences des deux incidents se-
raient limitées. « Le niveau de pré-
paration de la Finlande est bon. Ces
événements n’ont aucun impact
sur notre sécurité d’approvisionne-
ment », a ainsi affirmé le président
Sauli Niinistö. « Les Finlandais
n’ont pas besoin de s’inquiéter », a
confirmé le premier ministre, an-
nonçant que le niveau d’alerte ne
serait pas relevé.
Pas de « pénurie » de gaz
Selon l’opérateur de télécommu-
nications Elisa, aucun client n’a été
affecté par la rupture du câble. Dès
qu’il a cessé de fonctionner, le tra-
fic a été transféré vers une dériva-
tion de secours. Il n’y aura pas non
plus « de pénurie » de gaz, a indi-
qué le ministre finlandais de l’éco-
nomie, Riku Huttunen, même si
« les prix pourraient augmenter
temporairement ». Depuis janvier,
la Finlande – qui ne reçoit plus de
gaz russe depuis le 21 mai 2022 –
s’est en effet dotée d’un navire ter-
minal d’importation de gaz natu-
rel liquéfié (GNL), installé dans le
port d’Ingoo, pouvant contenir en-
viron 68 000 tonnes de GNL. L’Es-
tonie se ravitaillera auprès de la
Lettonie et de la Lituanie.
Interrogé sur une possible impli-
cation de la Russie, le premier mi-
nistre finlandais, Petteri Orpo,
s’est voulu prudent : « Il est impor-
tant d’enquêter de façon approfon-
die et de rassembler toutes les in-
formations disponibles, et de ne
pas tirer de conclusions hâtives à ce
stade. » A Helsinki, cependant,
APPEL GRATUIT
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24H/24 — 7J/7
ALLO119.GOUV.FR
International | 7
Helsinki et
Tallinn ont
rapidement
reçu le soutien
de l’OTAN et
de l’Union
européenne
tous les regards sont rivés vers
l’immense voisin de l’Est, avec le-
quel la Finlande partage 1 340 km
de frontière. Sur la chaîne Svenska
Yle, l’ancien ministre de la défense
finlandais Stefan Wallin a fait le
lien avec l’adhésion du pays à
l’OTAN, raillant la prudence du
gouvernement : « Qui a intérêt à
faire une telle chose ? Qui a le motif
et l’opportunité ? Qui en a la capa-
cité ? Ce n’est pas le Burkina Faso ! »,
s’est-il exclamé.
« Les infrastructures critiques
maritimes ont été identifiées
comme des cibles potentielles par
la Russie, et on sait que la Russie a
cartographié leurs vulnérabilités
dans la région nordique et balte
par le passé », remarque Henri
Vanhanen, chercheur à l’Institut
finlandais des affaires étrangères,
qui voit dans l’incident un « test »
pour l’OTAN. « Comment réagira
l’Alliance si des preuves d’une ingé-
rence russe, par exemple, sont dé-
tectées ? », interroge-t-il.
Le recours à des actions militai-
res bezkontaktnye, c’est-à-dire
« sans contact » avec l’ennemi, a
été théorisé par l’appareil militaire
russe dès le début des années
2000. A l’époque, il s’agissait pour
les officiers russes de contourner
la supposée supériorité militaire
des Etats-Unis, sortie victorieuse
de sa confrontation avec l’Union
soviétique. Pour cela, les moyens
dits « hybrides » sont privilégiés,
qu’il s’agisse de lutte information-
nelle, de cyberattaques, de sabota-
ges d’infrastructures ou de re-
cours à des « proxys » – des soldats
non réguliers. Les attaques sur les
réseaux énergétiques ou de télé-
communications ont un avantage
car il est difficile de les attribuer à
un acteur, ce qui permet de rester
« sous le seuil » de la confrontation.
Pour mener ces opérations, la
Russie a considérablement ren-
forcé les moyens mis à disposi-
tion de sa direction principale de
la recherche sous-marine (GUGI
en russe). Cette unité aux activités
tenues secrètes disposerait
aujourd’hui d’une flotte de navi-
res capables d’opérer en eaux pro-
fondes, en recourant notamment
à des drones sous-marins. Selon
une enquête menée en avril par
plusieurs médias nordiques, ces
bâtiments auraient été aperçus à
de nombreuses reprises ces der-
niers mois en mer Baltique et en
mer du Nord. « Un programme
militaire russe, expliquaient-ils
alors, cartographie actuellement
les parcs éoliens offshore, les gazo-
ducs et les câbles électriques et In-
ternet dans les eaux autour du Da-
nemark, de la Norvège, de la Fin-
lande et de la Suède. » p
Anne-Françoise Hivert
et Cédric Pietralunga (à paris)
Photo : © Hervé Plumet
source : CIIVISE, Conclusions intermédiaires, 31/03/2022.
8 | planète 0123
JEUDI 12 OCTOBRE 2023

Dans l’hémisphère Sud,

T RAN S PORT
les précautions en restant sur un bre 2020). A ce rythme, 2023 pour- Une pause chez les
résultat prudent, la précision rait devenir une année record opposants à l’A69
étant rendue plus complexe par depuis le début des relevés. Le militant écologiste Thomas

des vagues de chaleur

deux biais statistiques, la « très
faible » probabilité d’un épisode
de ce type dans un climat du
XIXe siècle et le manque d’obser-
vations dans cette zone.
Même si l’été de l’hémisphère
Nord a été au centre des atten-
tions avec toute une série d’évé-
nements extrêmes comme l’in-
terminable série d’incendies dans
Brail et deux autres oppo-
sants à l’A69 (l’autoroute qui
prévoit de relier Toulouse à
Castres) ont suspendu, mardi
10 octobre, leur grève de la

bien « plus probables » « Il convient de noter que le prin-

cipal obstacle à l’étude du change-
ment climatique dans de nom-
breuses régions d’Amérique du
Une étude éclaire l’impact de l’homme sur le climat Sud reste l’absence ou l’insuffi-
sance de longues séries chronolo-
de la région, qui connaît un printemps caniculaire giques de données d’observation,
comme dans le centre-ouest et le
nord du Brésil. La plupart des en-
sembles de données nationales
les forêts canadiennes, les ano-
malies dans l’hémisphère Sud
contribuent à pousser 2023 dans
des zones jusque-là inconnues.
faim et de la soif, satisfaits de
la suspension temporaire des
abattages d’arbres, a indiqué
le Groupe national de sur-
Lors de leur hiver, l’Amérique
du Sud et l’Australie ont connu
veillance des arbres, l’associa-
tion dont Thomas Brail est le
des épisodes particulièrement
marquants. Le 1er août, le mercure
fondateur. Cette décision fait
suite à l’annonce d’une réu-
avait atteint 37 °C au Chili, dans nion qui doit regrouper,
la commune de Vicuña, accro- vendredi, le préfet d’Occitanie,

L’
hémisphère Sud con- ment élevées se sont répandues puissance d’El Niño, de nom- ont été créés dans les années 1970 chée à la cordillère des Andes. le préfet du Tarn, des élus du
naît depuis plusieurs dans une grande partie du Brésil breux scientifiques travaillant et 1980, ce qui a empêché une Le même jour, de l’autre côté de territoire et des représentants
semaines des anoma- avec un thermomètre dépassant sous la bannière du réseau inter- analyse plus complète des ten- cette immense chaîne de monta- des associations « concernées
lies de température ex- 40 °C dans de nombreuses zones. national World Weather Attribu- dances à long terme », écrivent-ils gnes, la commune argentine de par le projet ». D’ici là, « les
traordinaires et un début de prin- Le pic de chaleur s’est produit le tion ont compilé les statistiques, tout en estimant que de tels épi- Rivadavia avait relevé une tempé- opérations de défrichement
temps caniculaire. Un phéno- 25 septembre, avec des anomalies les observations sur le terrain et sodes pourraient être encore 3,9 rature de 38 °C en plein hiver aus- importantes n’auront pas
mène particulièrement marqué de plus de 7 °C pour la période de fait tourner les modélisations cli- à 8,9 fois plus probables dans un tral, tandis que Buenos Aires affi- lieu », a assuré la préfecture
en Amérique du Sud. Selon l’Insti- l’année au sud de Bahia, à l’est matiques sur une zone comprise climat réchauffé de 2 °C par rap- chait une température de 30 °C. d’Occitanie. « Cette pause doit
tut national brésilien de météoro- du Goias et du Mato Grosso, dans entre Sao Paulo et le Paraguay. port à l’ère préindustrielle. En août, les normales oscillent permettre un apaisement
logie, les villes de Cuiaba et de le centre-nord du Parana. Cet épi- Selon leur étude d’attribution habituellement entre 9 °C et 18 °C avant la réunion », selon le mi-
Sao Paulo ont connu l’entame de sode intervient juste après une publiée mardi 10 octobre, le Faible influence d’El Niño dans la capitale argentine. La nistère des transports. – (AFP.)
printemps la plus chaude de ces fin d’hiver très chaude en Améri- changement climatique d’ori- Alors que l’Organisation météo- faute à un dôme de chaleur ins-
soixante-trois dernières années. que du Sud, le mercure ayant dé- gine humaine « rend la récente rologique mondiale avait estimé tallé alors sur toute la région. POLLU T I ON
Le 15 septembre, la station mé- passé 35 °C au Chili et en Argen- chaleur en Amérique du Sud au à 90 % les chances de formation Début septembre, le Bureau de Un juge saisi dans
téorologique de Balsas (centre-est tine au mois d’août. moins cent fois plus probable » d’El Niño au cours du second météorologie australien avait an- le dossier Arkema
du Brésil) a ainsi enregistré une Afin de mesurer l’influence du dans le climat actuel que dans un semestre 2023, l’influence de ce noncé que l’hiver avait été le plus Le parquet de Lyon a annoncé,
température maximale de 41,5 °C. réchauffement climatique d’ori- climat préindustriel. « Même si phénomène est pour l’instant chaud jamais enregistré dans mardi 10 octobre, avoir saisi
Puis les températures anormale- gine humaine et la montée en El Niño a pu avoir une certaine « faible », selon les chercheurs. le pays, avec une moyenne de un juge en vue d’éventuelles
influence sur les températures « Lorsqu’elle a été incluse, la varia- 16,75 °C de juin à août, un peu au- mesures sanitaires, après la
élevées, le changement climati- ble El Niño était relativement fai- dessus du précédent record, éta- plainte déposée par un collec-
Les écoles fermées aux Canaries que est le principal moteur de ble, augmentant les températures bli en 1996. Le 19 septembre, cet tif accusant le groupe chimi-
la chaleur, la rendant beaucoup dans la région d’environ 0,5 °C en institut avait également révélé que Arkema d’atteintes à l’en-
en raison de températures très élevées plus probable et environ 1,4 °C à septembre 2023 », précisent-ils. qu’El Niño s’était installé dans vironnement et à la santé,
Confrontées à une vague de chaleur très tardive avec des tempé- 4,3 °C plus chaude », concluent les Cette variabilité naturelle pour- l’océan Pacifique, coïncidant avec liées à l’utilisation de PFAS,
ratures allant jusqu’à 35 °C, les autorités des Canaries ont or- scientifiques, issus des instituts rait s’accentuer dans les mois à la vague de chaleur printanière les « polluants éternels ». Le
donné, mardi 10 octobre, la fermeture des établissements scolai- météorologiques brésilien, néer- venir, ce qui pourrait pousser en- inhabituelle qui touchait alors 25 mai, 10 associations, le syn-
res pour le reste de la semaine. Cet archipel, situé en face landais et britannique. core les moyennes des tempéra- l’est de l’Australie. « Cet été [aus- dicat FSU et 47 requérants in-
des côtes nord-ouest de l’Afrique, est en ce moment exposé Pour aboutir à ces résultats, ces tures mondiales. tral] sera plus chaud que la dividuels avaient saisi le tribu-
à la calima, un vent d’est très fort et chargé de poussière de chercheurs ont comparé la pro- Jeudi 5 octobre, l’institut euro- moyenne et certainement plus nal judiciaire de Lyon,
sable en provenance du Sahara. Ces conditions ont placé les babilité de connaître une série de péen Copernicus a annoncé que chaud qu’au cours des trois derniè- réclamant une étude des ris-
Canaries « en alerte maximale de risque de feux de forêt », selon dix jours aussi chauds dans le cli- le mois de septembre a été le plus res années », avait alors prédit le ques sanitaires liés aux PFAS
le gouvernement. L’incendie qui a ravagé l’île de Tenerife à partir mat actuel et dans un climat chaud jamais enregistré à prévisionniste australien Karl sur le site de Pierre-Bénite
de la mi-août et réduit en cendres 15 000 hectares a en effet préindustriel en moyenne 1,2 °C l’échelle de la planète (16,38 °C, Braganza. p (Rhône) et des sanctions
repris il y a quelques jours et n’est toujours pas sous contrôle. plus froid. Et ils ont pris toutes + 0,5 °C par rapport à septem- matthieu goar contre l’industriel. – (AFP.)

Le Brésil confronté à une sécheresse

catastrophique en Amazonie
Plusieurs mesures d’urgence ont été annoncées par les autorités

rio de janeiro - correspondant mon industriel de la région, dé-

LES 19 ET 20 OCTOBRE 2023, À BORDEAUX,
CONTRUISONS UN AUTRE NUMÉRIQUE.
B enedito Clemente de
Souza n’en revient pas. A
64 ans, ce pêcheur aguerri,
chef respecté de la communauté
de Jurucua, au cœur de l’Amazo-
nie brésilienne, s’est aventuré, ces
derniers jours, sur les rives du rio
Purus, puissant affluent de l’Ama-
zone, qui coule face à son village.
Stupéfaction : au lieu des 3 mètres
de profondeur habituels en cette
saison, le cours d’eau lui arrive à
peine au niveau du genou.
« En plusieurs décennies, je
n’avais jamais vu la rivière dans un
De nombreux
affluents sont
réduits à l’état
d’étangs boueux
ou de bancs
de sable
tre. La biodiversité en est la pre-
mière victime. Dans plusieurs lo-
calités, des crocodiles et des mil-
liers de poissons ont été retrou-
vés morts. Sur le lac de Tefé, la
hausse des températures aurait
pendant de la voie fluviale, im-
possible de faire circuler les navi-
res trop lourds. La sécheresse af-
fecte aussi la production hydroé-
lectrique des « mégabarrages »
amazoniens. Certains, comme
Santo Antonio, sur le rio Madeira,
opèrent avec un débit d’eau équi-
valent à 15 % de la normale.
« C’est le résultat d’une combinai-
son de facteurs, qui empêchent la
formation de pluies en Amazonie,
analyse le météorologue Carlos
Nobre. Des facteurs naturels d’un
côté : El Niño, qui réchauffe les
eaux du Pacifique Sud, combiné

100
tel état », témoigne celui-ci, joint
par téléphone. Située dans la ré-
serve du Médio Purus, à deux
rendez-vous heures de navigation de la ville
masterclass, pitchs, ateliers, la plus proche, la communauté
retours d’expérience… de Jurucua craint de se retrouver
entraîné le décès d’au moins
141 dauphins d’eau douce.
Les conséquences sont aussi hu-
maines, en particulier dans l’Etat
d’Amazonas, vaste comme trois
fois la France, où se situent Juru-
à des températures élevées dans
l’Atlantique nord. De l’autre, des
facteurs humains, qui amplifient
le problème : la déforestation et le
réchauffement climatique. »
Face à l’ampleur du phénomène,

2000
coupée du monde. « Les bateaux
de marchandises n’arrivent plus à
passer. Les pêcheurs ne parvien-
participants nent pas à accéder aux zones de
et participantes pêche. Tout le monde ici est très
inquiet », raconte Benedito Cle-
cua et Tefé. La quasi-totalité y a été
placée en état d’alerte et la séche-
resse y frapperait déjà jusqu’à
500 000 habitants. La navigation
est perturbée sur 90 % des lignes
fluviales, indispensables au trans-
le gouvernement de Lula, parvenu
à réduire de moitié la déforesta-
tion sur les neuf premiers mois de
l’année, peine à offrir une ré-
ponse. « L’impact [de la séche-
resse] sur l’environnement est

180
mente de Souza. port des biens et des personnes. énorme et effrayant », a convenu la
Le village n’est que l’une des Vingt mille enfants pourraient se ministre de l’environnement, Ma-
nombreuses victimes de la terrible retrouver privés d’école. rina Silva. Plusieurs mesures d’ur-
partenaires Communs et souveraineté, sécheresse qui frappe aujourd’hui gence ont été annoncées, comme
associés compétences et médiation l’Amazonie, entre fortes chaleurs « Impact effrayant » le versement anticipé de plusieurs
numérique, éthique et émancipation, et absence de pluie, que beaucoup Dans la jungle, de nombreux vil- aides sociales ou le déblocage de

260
écologie et soutenabilité, données
et territoires… Nous ne raterons rien
de spécialistes jugent déjà sans lages sont privés de médica- 138 millions de reais (25,7 millions
des sujets essentiels à la construction précédent. Amazone, Purus, Jurua, ments, de combustibles, de nour- d’euros) dans des opérations de
d'un numérique d'intérêt général, Madeira, Acre… tous les grands riture, d’eau potable et de reve- dragage des cours d’eau. Mais tout
intervenants
à l'occasion de cette 6ème édition, cours d’eau de la forêt sont au plus nus. « Le préjudice est énorme. Les cela paraît insuffisant. « Cette sé-
et intervenantes co-organisée par l’Agence Nationale bas. Un exemple parmi d’autres : gens ont constamment besoin de cheresse pourrait se prolonger sur
de la Cohésion des Territoires

12
et Bordeaux Métropole.
celui du rio Negro, au bord duquel
est installée la ville de Manaus.
Retrouvez-nous sur Mardi 10 octobre, sa profondeur
pays représentés www.numerique-en-communs.fr atteignait quatorze mètres : cinq
de moins qu’en 2022.
Chez les rios affluents, la situa-
tion est plus préoccupante en-
core. Beaucoup sont réduits à
l’état d’étang boueux ou de bancs
de sable, entre lesquels serpen-
tent de minces filets d’eau noirâ-
se déplacer en pirogue pour pro-
duire et commercer », raconte Gi-
vanildo Freitas da Silva, dirigeant
de l’association locale des petits
producteurs de la réserve du Me-
dio Jurua dans l’Amazonas, où
l’on cultive le palmier açai et les
noix d’andiroba, qui craint que
« des années d’investissement
soient réduites à néant ». Dans la
zone franche de Manaus, pou-
des mois et avoir des conséquences
pendant deux années consécuti-
ves. Nous avons besoin d’un plan
global d’action et à long terme »,
insiste Ane Alencar, directrice
scientifique de l’Institut pour les
enquêtes environnementales en
Amazonie. « Si choquante soit-elle,
cette sécheresse n’est qu’un début »,
déplore-t-elle. p
bruno meyerfeld
 France
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 |9

Ruffin : « Notre parole n’est pas à la hauteur »

Le député LFI de la Somme appelle la gauche à « mettre des mots forts » sur les exactions du Hamas en Israël

Entretien

A
près l’attaque du
­Hamas contre Israël,
François Ruffin ex-
prime son « soutien
aux victimes et à la société israé-
lienne ». Mais il estime que « le
soutien au gouvernement israé-
lien ne doit pas être aveugle ». Le
député « insoumis » de la Somme
regrette, un « alignement » de la
France sur les Etats-Unis dans le
conflit israélo-palestinien.

Quelle est votre analyse

de la situation en Israël ?
Avant la froideur de l’analyse, je
veux dire mes sentiments avec
chaleur : l’horreur devant des fem-
mes, des enfants abattus à bout
portant, des jeunes dansant assas-
sinés, des massacres chaque jour
découverts, par familles entières.
Que d’atrocités, de cruautés, qu’on
n’oserait même pas imaginer. Et
maintenant, la violence qui s’abat
à Gaza, ces 2,5 millions de person-
nes, auxquelles l’on ­conseille de
partir, comme s’ils avaient une
terre d’accueil. Je ­condamne sans
réserve les actes du Hamas. C’est
une organisation fanatique, terro-
riste, qui a toujours été l’adver-
saire des progressistes au Proche-
Orient, hostile à tout compromis
de paix, qui veut la fin de l’Etat
d’Israël. Il faut dire aussi le terreau
du Hamas. Avoir fait de Gaza une
prison à ciel ouvert, sans espoir
pour la jeunesse, a nourri le pire.
On a bel et bien un face-à-face en-
tre « le fanatisme du Hamas » et
« une politique israélienne imbé- Le député La France insoumise de la Somme François Ruffin, au Caule-Sainte-Beuve (Seine-Maritime), le 5 septembre. ALBERT FACELLY/DVERGENCE
cile » [selon les mots de l’historien
israélien Elie Barnavi] venant du
gouvernement d’extrême droite d’Emmanuel Macron sur Twitter service à la société israélienne, aux Et en France ? Pour vous, le CRIF peut-il être
de Benyamin Nétanyahou. Sans [renommé X] ne compense pas sa Français de confession juive, que Le conflit au Proche-Orient n’est un acteur de ce changement ?
« Je condamne
un tiers qui s’interpose, une ma- désertion du dossier depuis des de s’aligner sur les Etats-Unis, qui pas qu’une question de politique C’est un interlocuteur, oui. Qui sans réserve
chine infernale est lancée. Or, de- années. La tradition gaullo-mit- s’alignent eux-mêmes sur un gou- étrangère, c’est aussi une affaire ne représente pas le pluralisme
puis dix ans, la communauté in- terrandienne voulait que l’on vernement jusqu’au-boutiste en intérieure, de paix civile. De nom- politique, d’idées, des Français
les actes
ternationale est aux abonnés ab- s’exprime avec indépendance, Israël. Le rôle de la France est d’être breux Français de confession de confession juive. En France du Hamas. C’est
sents. Avec les accords d’Abraham sans s’aligner, qu’on affirme qu’il une corde de rappel, un point d’ap- juive, quand les Israéliens sont aussi, il faut trouver le chemin du
[en 2020], les Occidentaux ont n’y a pas de solution militaire au pui contre la fatalité de l’escalade. menacés, se sentent eux-mêmes dialogue, qui passe par le res-
une organisation
voulu enjamber la question pales- conflit, que l’on appelle au respect Notre levier, c’est la parole écou- menacés. Bon nombre de ­Fran­- pect mutuel… fanatique,
tinienne. C’est un échec. du droit international, que l’on tée, qui porte, qui entraîne. Quand çais de confession musulmane,
Le soutien aux victimes et à la so- s’appuie sur l’ONU, et que l’on la France décide de parler fort et quand les Palestiniens sont bom- Dans les manifestations de
terroriste »
ciété israélienne, c’est l’évidence, je soutienne la création d’un Etat vrai, sa voix est entendue. Mais bardés, humiliés, se sentent eux- lundi, il y avait plus de députés
m’y associe. Mais le soutien au palestinien conformément aux elle a fait le choix d’être muette. mêmes humiliés. D’où le rôle que Rassemblement national que
gouvernement israélien ne doit résolutions de l’ONU. C’était la po- nous avons à parler juste, à faire d’« insoumis » ; Marine Le Pen l’enjeu ne doit pas devenir pour ou
pas être aveugle. Nous devons po- sition de la France jusqu’au début Quelles perspectives en Israël ? tout notre possible pour la paix, affirmait, mardi sur CNews, contre La France insoumise, l’exé-
ser en permanence comme objec- des années 2000, jusqu’à Jacques Je ne suis pas prophète. Une aussi chez nous. Car le risque que La France insoumise (LFI) gèse de ses ­communiqués. Ce se-
tif le cessez-le-feu et la paix. Lundi, Chirac. Depuis, c’est le silence, fois passé le choc, la sidération, d’importation du conflit existe. « a choisi le camp antirépubli- rait ramener les grands drames du
dans le communiqué des cinq l’absence, l’alignement. un débat va traverser la société cain ». Vous avez réfléchi à la monde à de la petite politicaillerie.
pays, dont la France, il n’y a pas le israélienne : est-ce qu’on Vous faites un parallèle entre diabolisation de la gauche,
mot paix : c’est un gros problème. Que faut-il faire ? ­continue sur le chemin des colo- politique étrangère et inté- comment lui répondre ? Mais vous dites vous-même
La France est la seule puissance nies, de l’humiliation des rieure. Jean-Luc Mélenchon Marine Le Pen n’a pas pour que ce conflit a des
Pourquoi cette absence nucléaire de l’Union européenne ­Palestiniens, ou bien est-ce que a accusé, mardi, le Conseil boussole politique la paix, elle ex- ­répercussions nationales…
de mot d’ordre ? [UE], la seule puissance de l’UE au l’on cherche un autre chemin, ce- ­représentatif des institutions porte sa vision du choc des civili- Le rôle de nos dirigeants n’est
Parce qu’il y a un alignement Conseil de sécurité de l’ONU. Je le lui du dialogue et de la paix ? juives de France (CRIF) sations. Elle soutient aveuglé- pas de dresser des réquisitoires à
sur les Etats-Unis. L’activisme dis gravement, ce n’est pas rendre Même s’il est semé d’embûches. ­d’empêcher toute concorde. ment un gouvernement d’ex- l’endroit de leurs oppositions,
trême droite et propose, sans mais de tout faire pour que la voix
ciller, de perpétrer des crimes de de la France soit entendue, et que
Faure hésite à acter la rupture du Parti socialiste avec la Nupes guerre à Gaza. Loin, très loin, de la
position historique de la France.
ce soit une voix de paix.

Mardi 10 octobre, en fin d’après-midi,
Olivier Faure se dit prêt à franchir le pas. En
privé, il évoque son intention de prendre
des « mesures de rétorsion » envers La
France insoumise (LFI), et même de décré-
ter une « suspension provisoire » de la parti-
cipation du Parti socialiste (PS) à la Nouvelle
Union populaire écologique et sociale (Nu-
pes). Très peu de personnes sont informées
de ce projet, qu’il compte dévoiler lors du
bureau national, dans la soirée. Vers 19 heu-
res, retournement : le premier secrétaire du
PS change d’avis. Pendant le bureau natio-
nal, il ne met pas cette option sur la table.
Aucune décision n’est prise : le chef de file
du parti souhaiterait mener des discussions
avec les écologistes et les communistes, re-
late un témoin. La question est reportée au
conseil national du PS, le samedi 14 octobre.
Depuis que Jean-Luc Mélenchon n’a pas
condamné clairement le Hamas et ses exac-
tions, la pression monte au sein du PS. Pres-
sion qui s’est renforcée mardi quand la pré-
sidente du groupe LFI à l’Assemblée natio-
nale, Mathilde Panot, a affirmé que son
parti ne changerait pas « d’un iota » sa posi-
tion, refusant de qualifier d’« organisation
terroriste » le groupe islamiste.
« Inacceptable », a réagi Olivier Faure. Ce
qui n’a pas empêché la maire de Paris, Anne
Hidalgo, d’avoir des mots très durs à son en-
contre, fustigeant dans Le Parisien son
manque de « courage » et estimant qu’il em-
menait « tout le monde dans le mur » en re-
fusant de renoncer à cette « mésalliance ».
Les oppositions internes au PS grondent
depuis plusieurs jours. Elles se sont expri-
mées, mardi soir, lors du bureau national :
la maire socialiste de Vaulx-en-Velin
(Rhône), Hélène Geoffroy, derrière laquelle
se sont rangés les partisans de François
Hollande, et le maire de Rouen, Nicolas
Mayer-Rossignol, dont le courant est op-
posé à Jean-Luc Melenchon, ont pressé Oli-
vier Faure de quitter la Nupes, au moins
provisoirement. « Je ne peux pas travailler
avec des personnes incapables de condam-
ner les actes terroristes », justifie l’édile de
Rouen, qui a requis la « suspension immé-
diate de toute action politique collective
avec La France insoumise ».
Ne pas apparaître comme le « diviseur »
Le chef de file du PS s’est dit soucieux que
le parti n’apparaisse pas comme le « divi-
seur » de la coalition. Il a préféré appuyer
la rhétorique développée par ses proches.
La maire de Nantes, Johanna Rolland, ou le
porte-parole du PS, Pierre Jouvet, estiment
que les positions de Mélenchon sont mi-
noritaires dans la Nupes : c’est donc à LFI
de clarifier sa ligne ou de s’en aller.
Le député de Seine-et-Marne pourra-t-il
longtemps résister ? A l’Assemblée natio-
nale, le groupe socialiste a déjà pris ses
distances avec LFI. L’élue du Tarn-et-Ga-
ronne Valérie Rabault a annoncé, mardi,
suspendre « tout travail » en lien avec la
Nupes sur les questions budgétaires. « Il
n’y aura pas de contre-budget commun
auquel nous participerons », a-t-elle acté,
entaillant sérieusement la coalition de
la gauche, qui se matérialise surtout par
le travail commun des quatre formations
au Palais-Bourbon.
Lundi, c’est le sénateur socialiste du
Val-d’Oise, Rachid Temal, qui plantait sa
banderille : ce partisan d’Hélène Geoffroy,
qui siège également au conseil régional
d’Ile-de-France, faisait adopter par le
groupe Ecologiste, socialiste et radical
une suspension temporaire « des travaux
en commun » avec LFI.
Le doute gagne jusqu’à certains proches
d’Olivier Faure. L’un des plus fervents
­défenseurs de la Nupes, le socialiste de
l’Essonne Jérôme Guedj, estimait, diman-
che, à la Radio de la communauté juive
(RCJ), que la « question » de se maintenir
ou pas dans la coalition se posait. Un an
et demi après sa création, la Nupes n’a ja-
mais été aussi proche du précipice. p
Sa. C.
Sans que personne ne lui porte la
contradiction, c’est sidérant. Le
piège est tendu : nous voir sauter
à pieds joints ne me réjouit pas.
Après Jean-Luc Mélenchon,
la présidente des députés LFI,
Mathilde Panot, a refusé,
mardi, de qualifier le Hamas
d’organisation terroriste,
suscitant l’indignation de
certains de vos partenaires…
Pas de pudeur de gazelle. Ce qui
se conçoit bien s’énonce claire-
ment : samedi, le Hamas a com-
mis des abominations. On doit
mettre des mots forts sur des actes
horribles, sinon notre parole est
discréditée, moquée, enlisée dans
des justifications byzantines, pas à
la hauteur de la gravité des événe-
ments. Nous ne sommes pas le
point de repère politique, diplo-
matique, moral, que nous de-
vrions être. J’évoque ce conflit
avec une immense précaution :
c’est sensible, inflammable, de
tous les côtés. En parler, c’est
comme avoir une allumette près
d’un baril, on doit faire très atten-
tion à nos expressions. Mainte-
nant, et malgré mes divergences,
Vous n’êtes pas allé à la mani-
festation de soutien à Israël
lundi 9 octobre, pourquoi ?
Quatre de nos compatriotes ont
été tués ce week-end, quatorze
sont portés disparus [le bilan a été
réévalué, mardi, à huit morts et
vingt disparus, par le Quai
­d’Orsay]. Je le répète : il y a un sou-
tien évident à apporter aux victi-
mes, à la société israélienne, aux
ressortissants français de confes-
sion juive. Dès la première
­seconde, j’ai dit l’horreur des cri-
mes commis par le Hamas.
Maintenant, sur les conclusions
politiques et diplomatiques à en
tirer, il doit y avoir débat. Cela doit
être permis. Sans qu’on se voie
adresser des invectives. Or, il y a
une ambiguïté possible de la ma-
nifestation entre le soutien aux
victimes et le soutien au gouver-
nement israélien : dans le commu-
niqué, les mots « Palestiniens » et
« paix » étaient absents. Je ne veux
pas d’hémiplégie. Je ne veux pas
qu’une moitié d’humanité, une
moitié de ce drame soit oubliée. p
Propos recueillis par
Julie Carriat et Sandrine Cas-
sini

10 | France
Attaque du Hamas: l’onde de choc Budget 2024 : l’exécutif
défié par sa majorité
s’étend à la politique française
Les cartes semblent se brouiller entre les extrêmes, tandis que l’exécutif
craint une importation du conflit dans la société française
Analyse
L’
Hémicycle debout et
des applaudissements
nourris, en signe de
soutien au peuple d’Is-
raël, après l’attaque sans précé-
dent menée samedi par le Hamas.
Mardi, à l’Assemblée, les députés
de La France insoumise (LFI) ont
été les derniers à se lever. Ils sont
restés ostensiblement les bras
ballants ou croisés. En un instant,
tout était dit, alors que la crise qui
secoue le Proche-Orient irrigue le
débat politique français, jetant
une lumière crue sur les arrière-
pensées de chaque camp.
En mettant Israël et le Hamas
palestinien dos à dos, tout en refu-
sant de qualifier ce dernier de
« terroriste », Jean-Luc Mélenchon
et les « insoumis » suscitent l’indi-
gnation depuis samedi. Cette stra-
tégie – déjà à l’œuvre au moment
des émeutes urbaines ou au sujet
des violences policières – vise à sé-
duire une clientèle électorale,
alors que M. Mélenchon a réalisé,
en 2022, des scores importants
dans les quartiers où la cause pa-
lestinienne est embrassée par une
jeunesse issue de l’immigration
nord-africaine. Mais elle menace
une Nouvelle Union populaire
écologique et sociale (Nupes) déjà
moribonde. Certains membres de
l’alliance de gauche posent désor-
mais ouvertement la question d’y
rester, tandis que le premier secré-
taire du Parti socialiste, Olivier
Avec la marche du CRIF, le Rassemblement
national cherche à « solder le passé »
Les députés d’extrême droite n’ont pas été chahutés, lundi, contrairement aux figures du PS
A quoi a-t-on assisté sur
la place du Trocadéro à
­Paris, dans la pénombre
de la soirée du lundi 9 octobre,
au milieu de la foule rassemblée
en solidarité avec Israël après l’at-
taque terroriste du Hamas ? A une
étape supplémentaire de la nor-
malisation du Rassemblement
national (RN), représenté par des
députés en écharpe tricolore et
accueillis avec enthousiasme par
certains participants ? Ou à la dé-
monstration, à l’inverse, du statut
de paria du parti d’extrême droite,
tenu à l’écart du cortège de tête
et dont les deux têtes d’affiche
­reconnaissables ne se sont pas
montrées ?
Jordan Bardella, resté à Bruxel-
les, et Marine Le Pen, par souci,
dit-elle, de ne pas éclipser la mani-
festation par sa présence, n’ont
pas participé au rassemblement
parisien. Le RN était représenté
par ses députés membres du
groupe d’amitié France-Israël,
moins identifiés. Selon les jour-
nalistes sur place, ils n’ont pas été
directement l’objet de déclara-
tions hostiles, certains comme
­Julien Odoul (Yonne), habitué de
la chaîne CNews, accordant
même quelques selfies. Aux yeux
des élus RN, c’est une preuve que
le stigmate de l’antisémitisme,
considéré comme un verrou sur
la route du pouvoir, s’estompe
progressivement. Eric Zemmour,
président de Reconquête !, s’est,
lui aussi, invité à la marche alors
que la plupart des manifestants
s’étaient déjà dispersés, son
équipe relayant aussitôt sur les ré-
seaux sociaux les applaudisse-
ments de quelques admirateurs.
Le premier secrétaire du Parti
socialiste (PS), Olivier Faure,
Faure, n’a cessé, depuis samedi, de
se distinguer de son allié de LFI.
La radicalité « insoumise » a une
autre conséquence, en miroir :
elle parachève la tentative de nor-
malisation du Rassemblement
national (RN) qui, de son côté, a
condamné les actes terroristes
avec la plus grande fermeté et en-
voyé une délégation, lundi, au
Trocadéro, à la manifestation du
Conseil représentatif des institu-
tions juives de France. Mardi, à
l’Assemblée, Marine Le Pen a réaf-
firmé « solennellement » son sou-
tien au peuple d’Israël, victime de
« pogroms », tout en critiquant
ceux qui « excusent » ou « relativi-
sent ». Elle a également appelé à
« protéger les Français juifs ».
Recomposition à gauche
Cette opération a été savamment
préparée, chaque mot pesé.
­Condamner avec la plus grande
fermeté l’attaque du Hamas, tout
en pointant les ambiguïtés de LFI,
permet à la cheffe de file du RN de
tourner la page des saillies antisé-
mites ou négationnistes dont
Jean-Marie Le Pen était coutu-
mier, poursuivant ainsi la liquida-
tion de l’héritage paternel. « Elle
tient exactement les mêmes pro-
pos que les partis de gouverne-
ment, avec une touche sécuritaire
et anti-musulmans en plus », note
l’ancien conseiller de François
Hollande, Gaspard Gantzer.
Conséquence : la cape de paria
qui a longtemps enveloppé les
comme la maire (PS) de Paris,
Anne Hidalgo, ont, quant à eux,
été chahutés, associés par cer-
tains manifestants à Jean-Luc
­Mélenchon. L’extrême droite
­observe ainsi avec délectation les
accusations d’antisémitisme se
porter sur le leader de La France
insoumise (LFI) : le reproche n’est
pas neuf, mais accentué après ses
premières déclarations ambiguës
sur l’attaque du Hamas.
« La rue est ouverte à tous »
Déjà au temps de la présidence
de Jean-Marie Le Pen, le Front na-
tional (FN) avait tenté des rappro-
chements avec la communauté
juive ou Israël. Sans le moindre
succès. En 2018 encore, Marine
Le Pen avait été huée lors d’une
marche contre l’antisémitisme
après le meurtre à Paris de l’octo-
génaire juive Mireille Knoll. Pro-
tégée par un imposant service
d’ordre, elle avait dû sortir du
cortège avant d’y retrouver une
place. A l’époque, le Conseil re-
présentatif des institutions jui-
ves de France (CRIF), par la voix
de son président, Francis Kalifat,
avait déclaré Mme Le Pen persona
non grata, tout comme Jean-Luc
­Mélenchon.
L’extrême droite
observe
avec délectation
les accusations
d’antisémitisme
se porter
sur Jean-Luc
Mélenchon
La radicalité
« insoumise »
parachève
la tentative de
normalisation
du RN, qui a
condamné les
actes terroristes
épaules des dirigeants du
­Rassemblement national se
­retrouve désormais sur celles de
Jean-Luc Mélenchon, le « nouvel
épouvantail de la politique fran-
çaise », selon le secrétaire général
de la Fondation Jean Jaurès, Gilles
Finchelstein. Les stratèges du
parti d’extrême droite, qui savent
qu’il ne peut y avoir deux ­ « dia-
bles » à la fois, veulent voir là un
tournant. Au RN, on invoque
aussi les récents travaux du
­sondeur de l’IFOP Jérôme Four-
quet, dans lesquels ce dernier
­décrit un basculement à droite,
voire à l’extrême droite, d’un
l’électorat juif qui, historique-
ment, votait à gauche.
Si la crise au Proche-Orient
donne une fois de plus au parti de
Marine Le Pen l’occasion d’étren-
ner ses habits de pseudo-respec-
tabilité, tout en amorçant une
probable recomposition à gau-
che, elle est aussi un terrain sa-
blonneux pour l’exécutif, où l’on
Ce lundi, son successeur,
­ onathan Arfi, n’avait pas édicté
Y
d’interdit mais, pressentant la ve-
nue de représentants d’extrême
droite, a préféré organiser un dé-
filé qu’un rassemblement stati-
que. « Je combats le RN dans la
perspective de 2027, je ne les ai évi-
demment pas conviés et je ne ren-
tre dans aucune forme d’échange
avec eux qui contribuerait à les lé-
gitimer, mais la rue est ouverte à
tous, explique au Monde le prési-
dent du CRIF. J’ai choisi de défiler
exclusivement aux côtés d’élus de
partis républicains. Le monde ins-
titutionnel juif est aujourd’hui
plus hermétique au RN qu’aucun
autre, où les digues tombent par-
fois. C’est d’ailleurs pour cela que
Marine Le Pen cherche à nous faire
basculer : cela serait perçu comme
un tampon d’honorabilité, une
manière de solder le passé. »
Aux yeux du CRIF, le RN, par son
« programme d’exclusion » et son
incapacité à « balayer devant sa
porte », ne représente pas un ad-
versaire sincère de l’antisémi-
tisme. A l’heure actuelle, il a pour
directeur général Gilles Pennelle,
un militant historique ayant frayé
avec l’extrême droite racialiste et
antisémite ; comme prestataire
d’impression et de communica-
tion Frédéric Chatillon, proche
du polémiste antisémite Alain So-
ral et du polémiste Dieudonné,
­condamné pour ses propos néga-
tionnistes sur les chambres à gaz ;
comme membre éminent du
­conseil national Bruno Gollnisch,
qui s’est encore décrit, en mai,
comme « ni négationniste ni affir-
mationniste ». Lors des 50 ans du
parti, en octobre 2022, Marine
Le Pen a affirmé ne rien rejeter de
ce qui faisait l’histoire du FN,
redoute par-dessus tout une
­importation du conflit, trois
mois après la crise des banlieues.
Lors d’une réunion organisée,
lundi, par le ministre de l’inté-
rieur, Gérald Darmanin, avec des
représentants de la communauté
juive afin d’évoquer la sécurité
des lieux de culte, les autorités
ont appelé à l’apaisement et à ne
pas faire d’amalgames. Tout en
promettant de ne rien laisser
passer. « Nous ne tolérerons
aucun acte, aucun propos antisé-
mite en France », a affirmé la
­première ministre, Elisabeth
Borne, mardi, à l’Assemblée.
Au sommet de l’Etat, ou l’on
veut « dépasser le cadre de l’émo-
tion » et « penser à long terme »,
s’est également posée la question
de la participation des ministres
au rassemblement du Trocadéro.
Un seul ? Plusieurs ? A quel
­niveau ? Lundi soir, devant la tour
Eiffel illuminée en bleu, seule-
ment une poignée de membres
du gouvernement étaient ­pré­-
sents. Mme Borne, engagée par
ailleurs, ne s’y est pas rendue,
­redoutant de se voir reprocher
un « deux poids, deux mesures »,
si elle décidait par la suite de ne
pas assister aux probables mani-
festations à venir en soutien au
peuple palestinien. Si cette crise,
et les secousses qu’elle provoque,
met en lumière les fractures fran-
çaises, elle dit aussi la vulnérabi-
lité de nos démocraties. p
Solenn de Royer
fondé par des nostalgiques de la
collaboration et un ancien de la
Waffen-SS. Autant de raisons qui
font que, selon l’ancien président
de l’Union des étudiants juifs de
France Jonathan Hayoun, « les
noms Le Pen et RN restent signifi-
catifs pour la communauté juive ».
Caps symboliques franchis
« Il n’y a pas de tournant, veut
croire le documentariste, auteur
avec Judith Cohen-Solal de La
Main du diable (Grasset, 2019)
sur la séduction de la commu-
nauté juive par le FN. La rue
est plus multiple que les institu-
tions et elle prête parfois l’oreille
à ceux qui auront les paroles qui
touchent à leurs tripes pour la ras-
surer. Mais cela ne dure pas. »
Il n’empêche : depuis un an, le
RN a franchi quelques caps sym-
boliques, en voyant certains de
ses représentants invités sur l’an-
tenne communautaire Radio J, ou
les époux Serge et Beate Klarsfeld
accepter une décoration des
mains du maire RN de Perpignan,
Louis Aliot. Le rabbin orthodoxe
Emile Ackermann voit une partie
des jeunes juifs, dégoûtés par la
seule gauche qu’ils connaissent,
celle de Jean-Luc Mélenchon, se
laisser tenter par « le RN, parce
qu’il ose nommer l’ennemi et que
la communauté vit des agressions
au quotidien, affirme-t-il. La com-
munauté juive ne deviendra pas
acquise aux idées de Le Pen, mais
on perd de plus en plus de person-
nes à cause de l’échec de la gauche
à nommer les choses ». Lundi soir,
c’était bien la gauche, plus que
l’extrême droite, que la commu-
nauté juive semblait désigner
comme un adversaire. p
Clément Guillou
La commission des finances a adopté, mardi,
des amendements qui rehaussent des taxes
U n terme a fait son appari-
tion dans le lexique de
Bercy cet automne : « ac-
cidentologie » – art consistant à
évaluer le risque d’« accident »
pendant le débat budgétaire au
Parlement, au cas où des amen-
dements coûteux seraient adop-
tés contre l’avis du gouverne-
ment. Un risque accru en majo-
rité relative. Et qui prend en 2023
une coloration particulière : la
dette dépasse 3 000 milliards
d’euros, les taux d’intérêt se sont
installés au-dessus de 3 % et les
agences de notation ont les yeux
braqués sur la France.
De quoi rendre Bercy fébrile : le
ministère voudrait activer l’arti-
cle 49.3 très tôt, quitte à brider les
débats dans l’Hémicycle sur le
projet de loi de finances (PLF)
2024, qui doivent débuter mardi
17 octobre. Objectif : éviter tout dé-
rapage budgétaire et tenir l’objec-
tif de réduction du déficit à 4,4 %
du PIB en 2024 (après 4,9 % visés
en 2023). « Un 49.3 précipité n’est
pas une piste sérieuse », tempère-
t-on néanmoins à Matignon.
Les craintes de Bercy semblent
justifiées au vu des premiers dé-
bats qui se sont tenu mardi soir
sur le PLF, examiné jusqu’à ven-
dredi en commission des finances
de l’Assemblée nationale. Ils ont
obligé à plusieurs reprises à un dé-
compte précis des votes de chaque
amendement, avec plusieurs d’en-
tre eux rejetés de justesse – sur la
taxation des véhicules polluants
ou le relèvement de la fiscalité des
holdings – et d’autres adoptés.
Amendements MoDem adoptés
Les commissaires aux finances
ont commencé par rejeter, mardi
soir, l’article liminaire du PLF, qui
résume la trajectoire de redresse-
ment des finances publiques à
l’horizon 2027. Ils ont ensuite
adopté plusieurs amendements
du MoDem : l’un proposant d’in-
dexer le barème de l’impôt sur le
revenu selon l’inflation, mais de
façon différenciée, afin de faire
contribuer davantage les plus
aisés. Un autre de Jean-Paul Mat-
tei (Pyrénées-Atlantiques), adopté
avec l’appui de la droite, vise dans
le contexte de la crise du loge-
ment à créer un « statut de l’inves-
tisseur immobilier ». Il abaisse la
fiscalité des revenus fonciers des
propriétaires, en l’alignant avec
celle, plus basse, des revenus du
capital, s’ils s’engagent à louer leur
bien plus d’un an dans certaines
conditions. « Vous pensez qu’on
lance des amendements à la volée,
c’est agaçant. Nous ne sommes pas
du même avis, mais c’est réfléchi »,
a lancé M. Mattei à la majorité.
Un amendement d’Eric Coque-
rel, le président La France insou-
mise (LFI) de la commission, iden-
tique à un autre du MoDem pro-
posé en 2022 qui prévoyait une
surtaxation temporaire des super-
dividendes des grandes entrepri-
ses, est aussi passé. Ainsi qu’un
deuxième du même auteur, ex-
plorant l’idée d’un « impôt univer-
sel ciblé » pour les Français partant
dans des pays à fiscalité privilé-
giée, afin de lutter contre l’exil fis-
cal. « Il y a clairement une majorité
pour aller chercher des recettes sup-
plémentaires en imposant davan-
tage les super riches », s’est réjoui
Eric Coquerel sur X (ex-Twitter).
Côté Renaissance, deux amen-
dements de Mathieu Lefèvre ont
été adoptés. L’un prolonge d’un an
le relèvement du plafond de défis-
calisation des primes carburant et
transport versées par les em-
ployeurs et sera soutenu par le
gouvernement. Mais pour l’autre,
qui abaisse la fiscalité des assistan-
tes maternelles, « ce sera difficile »,
avoue le député du Val-de-Marne.
Quelques heures plus tôt, mardi,
les responsables de la majorité
avaient martelé la doctrine ma-
croniste : « ni dette, ni taxe supplé-
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
« Les baisses
d’impôt,
ce n’est pas une
mauvaise idée,
mais on ne peut
pas les payer »
Jean-René Cazeneuve
rapporteur général
Renaissance du budget
à l’Assemblée nationale
mentaire », avait insisté Sylvain
Maillard, président du groupe Re-
naissance, devant la presse. Avant
même l’ouverture des débats,
Bercy comme le parti présidentiel
avaient été pris de court par la pro-
position de députés Horizons,
pourtant composante de la majo-
rité, d’une nouvelle baisse d’im-
pôts de 3 à 5 milliards d’euros pour
les classes moyennes. Une me-
sure pourtant écartée par l’exécu-
tif quelques semaines plus tôt.
Cette demande du parti
d’Edouard Philippe a fait l’effet
d’une douche froide, la majorité
redoutant une coalition nouée
avec la droite sur une telle mesure.
« Les baisses d’impôt, ce n’est pas
une mauvaise idée, mais on ne peut
pas les payer”, a prévenu le rappor-
teur général Renaissance Jean-
René Cazeneuve devant la presse.
Bruno Le Maire, avait, lui, mis la
majorité au défi de modifier le
texte sans y ajouter de nouvelles
dépenses, au contraire. « Ce serait
formidable si la France pouvait en-
voyer ce message (…) que nous
sommes capables d’améliorer la
copie (…) avec 1 milliard d’écono-
mies supplémentaires », avait
lancé le ministre de l’économie
sur Sud Radio, lundi. Le projet
de budget prévoit pour l’heure
16 milliards d’euros d’économies.
Loin de la ligne de Bercy, le dé-
puté Renaissance Marc Ferracci
souhaite supprimer des exonéra-
tions de cotisation sur les hauts
salaires (au-dessus de 2,5 smic) –
le sujet sera débattu avec le bud-
get de la sécurité sociale. Et le Mo-
Dem portera un amendement
sur les rachats d’action.
Fiscalité des meublés
La commission des finances doit
examiner un amendement très
attendu sur la fiscalité des meu-
blés de tourisme, qui fait là encore
l’objet d’un débat au sein du camp
d’Emmanuel Macron. La majorité
propose d’aligner le régime fiscal
des locations type « Airbnb » sur
celui des meublés classiques, avec
un abattement ramené de 71 % à
50 %. « Ce n’est pas possible de faire
la révolution au 1er janvier 2024,
a prévenu Jean-René Cazeneuve.
Tout cela prend du temps. »
Le rapporteur du budget défend
enfin la reconduction des
deux taxes sur les profits excep-
tionnels des énergéticiens, et sur
ceux des pétroliers. Celles-ci ont
rapporté respectivement 4,3 mil-
liards d’euros et 200 millions
d’euros en 2023. Mais le patron de
TotalEnergies, Patrick Pouyanné,
a mis en garde l’exécutif : si la taxe
sur les pétroliers est reconduite,
il mettra fin à la ristourne à la
pompe qui plafonne le litre de
carburant à 1,99 euro.
Du côté des oppositions, on
se demande combien de temps
les discussions en séance pour-
ront se tenir avant le couperet
du 49.3. Elles porteront, comme
c’est l’usage, sur le texte initial
du gouvernement, et l’exécutif
pourra conserver ou rejeter les
amendements adoptés en séance.
« J’espère que le gouvernement les
prendra en compte, a lancé Eric
Coquerel mardi, même s’ils ne pro-
viennent pas de la majorité. » p
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12 | France
Social
Réforme du
RSA: «Ce n’est
pas du travail
gratuit»
Les Bouches-du-Rhône
expérimentent déjà le projet de loi
adopté mardi, qui impose quinze
heures d’activité aux allocataires
Reportage
Marseille - envoyé spécial
S
ous la lumière blanche
des néons, ­Merouane
(qui a souhaité rester
anonyme, comme
tous les allocataires ci-
tés), le ­regard timoré,
entre dans le ­bureau exigu du
Pôle d’insertion des Bouches-du-
Rhône, dans le 5 arrondissement
de Marseille. L’homme de bientôt
50 ans, au français hésitant, est al-
locataire du revenu de solidarité
active (RSA) « depuis plusieurs an-
nées ». Suffisamment pour en
avoir oublié le nombre exact. Ce
mardi 10 octobre, il est accueilli
chaleureusement par deux con-
seillers, l’un de Pôle emploi, et
l’autre du département, pour un
rendez-vous de « diagnostic ».
« Vous êtes ici car vous allez bénéfi-
cier d’un nouveau type d’accompa-
gnement qui doit vous permettre
de sortir plus rapidement du RSA »,
promet Jérémie Kibongui, le con-
seiller ­insertion du département.
Depuis mi-mai, les Bouches-du-
Rhône participent, comme dix-
sept autres départements, à une
expérimentation de la réforme
du RSA, qui inscrit tous les alloca-
taires à Pôle emploi et condi-
tionne le versement de l’alloca-
tion à une quinzaine d’heures
d’activité hebdomadaires. La
­mesure est l’un des points ma-
jeurs – avec la création, en 2024,
de France Travail en remplace-
ment de Pôle emploi, pour trans-
former le service de l’emploi et de
l’insertion – du projet de loi pour
A l’Assemblée, le projet de loi « plein-emploi » adopté grâce à la droite
Durci à la demande du parti Les Républicains, le texte prévoit l’inscription obligatoire des bénéficiaires du RSA au service public de l’emploi
F ruit d’un accord entre le
camp présidentiel et le
parti Les Républicains (LR),
le projet de loi « plein-emploi » a
été adopté en première lecture
par l’Assemblée nationale, mardi
10 octobre, par 310 voix contre 251.
Outre les trois groupes de la coali-
tion présidentielle (Renaissance,
MoDem et Horizons), seuls les dé-
putés de droite ont voté ce texte
présenté par l’exécutif comme
une « nouvelle étape » vers le
plein-emploi – soit un taux de 5 %
de la population active au chô-
mage, contre 7,1 % actuellement –
d’ici à 2027. Toutes les formations
de la Nouvelle Union populaire
écologique et sociale (Nupes), le
Rassemblement national (RN) et
une grande partie des élus du
groupe Libertés, indépendants,
outre-mer et territoires (LIOT) ont
voté contre.
Adopté en juillet par un Sénat
dominé par la droite et le centre,
le projet de loi réorganise le ser-
vice public de l’emploi en créant
le « plein-emploi » adopté à l’As-
semblée nationale, mardi. Dans le
département présidé par Martine
Vassal (Les Républicains), l’expéri-
mentation, qui concerne actuelle-
ment 718 allocataires, se déroule
dans les 5e et 7e arrondissements
de la cité phocéenne, situés dans
le centre-ville, moins touchés par
la précarité que peuvent l’être les
quartiers Nord. Un choix qui a
surpris les acteurs locaux.
« C’est adapté aux personnes »
« On se questionne sur le choix de
ces arrondissements où on
­retrouve des allocataires qui n’ont
pas les plus grandes difficultés
comme c’est le cas de ceux des
quartiers Nord, explique Audrey
Garino, conseillère départemen-
tale d’opposition et adjointe aux
affaires sociales de la mairie de
Marseille. On n’y trouve pas les mê-
mes problématiques de transport,
par exemple. » Ces arrondisse-
ments, qui recensent 2 400 bénéfi-
ciaires du RSA sur les 63 000 que
compte le département, « corres-
pondent au bassin d’emploi sou-
haité par le gouvernement », ré-
pond Sabine Bernasconi, vice-pré-
sidente du département déléguée
à l’insertion professionnelle.
Après ce premier rendez-vous
rapide, les bénéficiaires du RSA
sont orientés de trois façons pos-
sibles : soit un accompagnement
professionnel vers l’emploi (55 %
des ­allocataires suivis), soit une
suite socioprofessionnelle (33 %),
soit un parcours social dit de « re-
mobilisation » pour les plus éloi-
gnés de l’emploi (12 %). Pour ras-
France Travail – à la place de Pôle
emploi – et réforme le revenu de
solidarité active (RSA), à travers
un « contrat d’engagement réci-
proque », qui contraint la plupart
des bénéficiaires à effectuer une
quinzaine d’heures d’activités par
semaine. Cette mesure phare
était absente de la première mou-
ture du texte.
Alors que l’exécutif excluait un
nombre d’heures minimal d’acti-
vités à effectuer, privilégiant un
suivi « personnalisé », le ministre
du travail, Olivier Dussopt, a fina-
lement trouvé un terrain d’en-
tente au Palais-Bourbon avec le
groupe LR de 62 élus, indispensa-
ble pour obtenir une majorité. Et
il a soutenu un amendement du
député (LR) Philippe Juvin. Désor-
mais, le projet prévoit que le ver-
sement du RSA soit conditionné à
au moins quinze heures d’activité
par semaine, sans plafond, à l’ex-
ception des « personnes rencon-
trant des difficultés (…) en raison
de leur état de santé, de leur handi-
Abdelkader et sa conseillère de Pôle emploi, à Marseille, le 10 octobre. FRANCE KEYSER/MYOP POUR « LE MONDE »
surer Merouane, qui touche un
RSA couple de 911 euros
(607 euros pour une personne
seule), les deux conseillers expli-
quent calmement le nouveau par-
cours qui l’attend. S’il souhaite bel
et bien travailler, comme agent de
sécurité, de ­préférence de nuit
« pour être disponible en journée
pour prendre soin de [s]a femme »,
qui a de gros problèmes de santé,
il est plutôt orienté vers un ac-
compagnement socioprofession-
nel qui doit ­notamment lui per-
mettre de demander le statut
d’aidant familial.
Même s’il n’est pas redirigé vers
Pôle emploi, Merouane devra
s’astreindre à des heures d’activi-
tés chaque semaine, sous peine
de voir son allocation suspendue.
« Toutes vos démarches vont être
comptabilisées, répertoriées dans
le dossier, et c’est ça qui feront fera
les heures d’activité monsieur, on
ne va pas vous demander de tra-
vailler gratuitement », le rassure
Filippa Boddaert, conseillère Pôle
emploi. « Même accompagner ma
femme à l’hôpital ? » « Oui, par
exemple », précise-t-elle encore.
Comme l’exécutif s’y attelle
­depuis la présentation de son
projet, le département cherche
aussi à se défaire de la réputation
qui entoure cette mesure : « Ce
cap » ainsi que les « parents isolés
sans solution de garde pour un
­enfant de moins de 12 ans ».
Les députés ont ajouté que la
durée pourra être réduite en fonc-
tion de « la situation individuelle »
de l’allocataire. « Nous pensons
qu’une partie de notre système so-
cial est dévoyée. Il “désincite” au
travail, au lieu de ramener vers le
travail. Que tous ceux qui peuvent
travailler travaillent », a justifié,
mardi, M. Juvin depuis la tribune
de l’Assemblée nationale.
« La porte ouverte aux abus »
Quelques minutes plus tard, le
député (LIOT) du Nord Benjamin
Saint-Huile a déploré ce « mariage
coûteux » entre le camp présiden-
tiel et LR. « Vous avez cédé et consi-
déré que la seule alliance possible
était avec LR », a-t-il fustigé à des-
tination de M. Dussopt, assis face
à lui, au banc des ministres.
Si la nature exacte de ces activi-
tés n’a toujours pas été précisée
par le gouvernement, le ministre
« Toutes vos
démarches vont être
comptabilisées
et c’est ça qui fera
les heures d’activité,
monsieur »
Filippa Boddaert
conseillère à Pôle emploi
n’est pas du travail gratuit et c’est
adapté aux personnes, affirme
­Sabine Bernasconi. Plein d’alloca-
taires ont d’ailleurs été exclus de
l’expérimentation car ils étaient
trop âgés, avec de trop gros pro-
blèmes de santé ou trop désociali-
sés. » Recherche d’emploi, forma-
tions, immersion en entreprises,
cours de langue, valorisation de
son image… Quelle que soit la
­nature des activités, le dispositif
inquiète certains conseillers,
­selon la CGT. « Le principe d’obli-
gation est en contradiction avec le
rôle du conseiller en évolution pro-
fessionnelle », juge Vincent Can-
trin, délégué syndical CGT Pôle
emploi PACA, dont le syndicat a
plusieurs fois manifesté locale-
ment contre l’expérimentation.
du travail avait déclaré, à l’ouver-
ture des débats, qu’il s’agirait « ni
d’un travail gratuit ni de bénévo-
lat obligatoire, mais bien d’activi-
tés d’insertion et de formation
pour permettre le retour à l’em-
ploi ». « A ne rien définir, vous lais-
sez la porte ouverte aux abus, à
une forme d’esclavage moderne »,
a tancé, mardi, le député (RN) du
Nord Victor Catteau.
En contrepartie de ce durcisse-
ment des conditions de verse-
ment du RSA, Olivier Dussopt
a défendu un système de sanction
« rénové ». En cas de manquement
à ses obligations, le bénéficiaire
ne subirait plus une radiation,
mais une suspension du verse-
ment de l’allocation, soit
607 euros pour une personne
seule. Il pourrait, par ailleurs, récu-
pérer les sommes perdues – à hau-
teur de trois mois au maximum –
s’il reprend les activités imposées.
A l’image des autres textes « so-
ciaux » adoptés sous cette législa-
ture – la réforme des retraites,
A l’agence Pôle emploi de Mar-
seille Blancarde, dans le 5e arron-
dissement, Emmanuelle Farag se
montre, elle, confiante. Entrée à
Pôle emploi en 2001, lorsqu’on
l’appelait encore l’ANPE, la
­conseillère estime avoir « une
bonne vision de l’accompagne-
ment » et porte un regard « très
positif » sur l’expérimentation en
cours. Avec un « portefeuille »
­réduit d’à peine 50 allocataires du
RSA, qu’elle voit une fois par se-
maine, elle a le temps d’avoir des
échanges poussés. « Les person-
nes sont bien identifiées et les voir
régulièrement permet d’avoir une
connaissance beaucoup plus pré-
cise de leur profil, et donc un suivi
individualisé », indique-t-elle.
« Un vrai rythme »
En face d’elle, Abdelkader, 42 ans,
au RSA depuis 2019 après avoir
enchaîné les boulots précaires
dans le bâtiment, est souriant
malgré son inquiétude. « J’ai ré-
pondu à toutes les offres de travail
qui me concerne cette semaine,
mais je n’ai reçu aucune réponse »,
prévient-il. Ses heures d’activités
se limitent pour l’instant à ces ac-
tes de recherches. La semaine sui-
vante, il lui sera demandé de dé-
marcher des agences d’intérim de
son quartier, et son prochain ren-
celle de l’assurance-chômage ou
celle sur le partage de la valeur –,
les débats se sont surtout cristal-
lisés autour de la question du
­travail entre le camp présidentiel
et la gauche. Les députés de la
­Nupes ont déploré à l’unisson,
mardi, « une loi scélérate qui met
le genou sur la nuque des plus pré-
caires », selon les mots de la dépu-
tée (écologiste) de Paris ­Sandrine
Rousseau. « Ce qui nous est pro-
posé, c’est un régime de coercition,
d’infantilisation, de punition. (…)
« Ce qui nous est
proposé, c’est un
régime de coercition,
d’infantilisation,
de punition »
Pierre Dharréville
député communiste
des Bouches-du-Rhône
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
dez-vous sera consacré à refaire
son CV. « Je trouve que c’est bien
d’avoir un rendez-vous par se-
maine, ça me met dans un vrai
rythme, confie-t-il en aparté. Je
n’ai pas peur des sanctions, il y en
avait déjà avant. »
S’il est encore trop tôt pour faire
un bilan de l’expérimentation,
qui doit durer jusqu’à la fin de
2024, les moyens ont été mis
pour que cela réussisse. Le dépar-
tement, qui consacre au RSA
474 millions d’euros en allocation
et 30 millions pour les actions
d’insertion, a reçu environ un
million d’euros de l’Etat, ce qui
permet de mobiliser 40 con-
seillers, dont vingt à Pôle emploi.
« Avec un tel budget, le départe-
ment fait en sorte que ça marche,
mais Pôle emploi pourra-t-il géné-
raliser ce suivi ? », interroge Vin-
cent Cantrin. Au conseil départe-
mental, on assure qu’on regar-
dera avec attention ce qui sera fait
ensuite. « Tout ça est en train de
montrer que lorsqu’on met des
moyens, qu’on renforce l’accom-
pagnement, ça fonctionne, consi-
dère Julien Piacenza, conseiller de
­Martine Vassal. Il faudra donc que
la généralisation se fasse dans le
même esprit. » Le message est
passé au gouvernement. p
Thibaud Métais
Cette idée va à l’encontre de toute
notre histoire sociale », a abondé
le député (Parti communiste
français) des Bouches-du-Rhône
Pierre Dharréville.
Si le gouvernement est parvenu
à faire adopter son texte sans en-
combre, il a subi une déconvenue
durant les débats : l’article 10 qui
visait à esquisser « un service pu-
blic de la petite enfance », en con-
férant aux mairies un statut
d’autorité organisatrice, a été
supprimé. Se liguant contre la mi-
nistre des solidarités et de la fa-
mille, Aurore Bergé, et dénonçant
un manque de moyens, toutes les
oppositions ont rejeté le disposi-
tif, au grand dam du secteur de la
petite enfance. Cet article pour-
rait néanmoins faire son retour
dans le texte à l’occasion de la
commission mixte paritaire – elle
devrait se tenir le 23 octobre –, où
14 députés et sénateurs tenteront
de parvenir à une version com-
mune du projet de loi. p
Jérémie Lamothe
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
L’ambiguïté volontaire
du RN sur le revenu
de solidarité active
Le parti d’extrême droite a tenté de ménager deux
visions opposées des aides sociales durant les débats
Q uelle est la ligne du
­Rassemblement natio-
nal (RN) sur la réforme
du revenu de solidarité
active (RSA) ? Le parti de Marine
Le Pen a voté contre le projet de
loi pour le plein-emploi, adopté à
l’Assemblée nationale, mardi
10 octobre. Mais, au terme des
­débats, l’ambiguïté subsiste. Et
pour cause, comme le dit sans
fard le député de l’Aisne Jocelyn
Dessigny, le responsable du texte
pour le mouvement d’extrême
droite : « Il n’y a pas de philoso-
phie générale. On raisonne de
­manière pragmatique sur des
­valeurs de justice et de bon sens. »
Dans les faits, le RN s’est molle-
ment opposé au durcissement de
l’accès au RSA, voulu par la majo-
rité présidentielle et renforcé par
Les Républicains (LR). Le groupe
s’est fait peu entendre, tant
­Marine Le Pen tient, sur ce sujet,
une position éloignée des atten-
tes de son propre électorat. Pour
le rapporteur du texte « plein-
emploi », le député Horizons Paul
Christophe, les troupes lepénis-
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0123
tes ont appliqué leur stratégie
­favorite : « Moins j’en dis, plus je
prospère », avec « un discours
­consensuel sur certains points,
absent sur d’autres, et faible tech-
ble. Et c’est un moyen de passer
sous les radars. »
­contre l’article 2 du projet de loi,
niquement ». Une sortie de route
a toutefois été relevée lorsque
M. Dessigny a affirmé qu’une
« mère au foyer est peut-être
mieux à la maison à s’occuper de
ses enfants (…) si elle le souhaite ».
« Contre la guerre des pauvres »
Sur le RSA, le RN s’est tantôt ali-
gné sur la gauche, pour dénoncer
une culpabilisation des allocatai-
res, tantôt sur la droite, pour criti-
quer le supposé niveau de fraude.
« C’est un discours attrape-tout,
analyse le socialiste Arthur Dela-
porte. Selon l’angle d’où on le
­regarde, c’est le FN [Front natio-
nal, l’ancien nom du RN] popu-
laire qui défend les gens qui vivent
de peu ; le FN nationaliste qui
­défend la préférence nationale ;
sans oublier le FN à l’ancienne qui
maintient les femmes à la maison.
Cela rend le discours global illisi-
ble mais sectoriellement accepta-
* 07.10. _
11.11.2023
©
RUBRIQUE IMMOBILIER
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
pes à l’Assemblée nationale, lors
d’une longue mise au point :
« Nous sommes contre la guerre
des pauvres. » Traduction, par
Jean-Philippe Tanguy, député et
numéro deux du groupe RN : « Le
smicard n’est pas malheureux à
cause du RMiste [bénéficiaire du
RMI, l’ancêtre du RSA] et personne
ne vit durablement avec un RSA.
Nous employons d’ailleurs peu la
notion d’“assistanat”. La position
de Marine à ce sujet a toujours été
courageuse, elle n’a pas cédé. »
Armées de fraudeurs
Cette règle mariniste souffre
pourtant de plusieurs excep-
Dans le détail, le RN a voté
qui impose quinze heures d’acti-
tions, rappelées ces derniers
jours au Palais-Bourbon : sont
­exclus du système de solidarité
les étrangers, sauf ceux qui
­travaillent depuis plus de cinq
vité hebdomadaires, au mini- ans en France ; ainsi que les
mum, aux allocataires. Mais s’est ­jeunes de moins de 25 ans coupa-
abstenu sur l’article 3, qui durcit bles, comme auteur ou complice,
les sanctions faute de respect du d’un délit puni d’au moins deux
« contrat d’engagement récipro- ans d’emprisonnement. Surtout,
que », alors que les données de la le RN juge l’Etat social plombé
Caisse nationale des allocations par des armées de fraudeurs. « La
familiales (CNAF) suggèrent que fraude au RSA est importante, je
ces sanctions éloignent encore l’ai vue à Denain [Nord] », assurait
davantage du marché du travail. Sébastien Chenu sur RMC, le
Que le grand public semble se 27 septembre.
­désintéresser de cette réforme et Importante ? « Colossale », ren-
des positions de son parti chérissait l’actuel député RN du
­convient bien à Marine Le Pen. Gard, Nicolas Meizonnet, lors-
Depuis sa prise de pouvoir au qu’il menait campagne pour les
FN, en 2011, Mme Le Pen, qui a fait élections départementales
d’Hénin-Beaumont (Pas-de-Ca- en 2021 – les départements sont
lais) son fief électoral, refuse de chargés de verser le RSA –, affi-
pointer du doigt les bénéficiaires chant une « réelle volonté de
des RSA. La question faisait l’objet ­rompre avec une politique sociale
de querelles récurrentes avec sa que nous considérons comme
nièce, l’ex-députée du Vaucluse, laxiste ». En 2020, la CNAF esti-
Marion Maréchal, entre 2012 et mait à 10 % environ les sommes
2017. Elle a dû rappeler sa posi- indûment versées au titre du RSA.
tion, mardi 3 octobre, à ses trou- Mais la chasse aux fraudeurs fi-
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Que le grand
public semble
se désintéresser
de cette réforme
et des positions
de son parti convient
à Marine Le Pen
gure au sommet des priorités des
candidats RN en campagne – qui
ne mentionnent jamais le non-
recours, lequel concerne pour-
tant un tiers des bénéficiaires.
­Interrogé sur la fraude au RSA, le
député Jocelyn Dessigny désigne
ceux travaillant « au noir » et ceux
« vivant à l’étranger ».
Malgré le rappel de Mme Le Pen à
ses troupes, la formulation de
certains amendements écaille le
vernis social du RN. « Il convient
d’être ferme dans les obligations
dues au bénéficiaire d’alloca-
tions », réclame le député lepé-
niste du Nord, Pierrick Berteloot.
« Les demandeurs d’emploi ne
font pas toujours preuve d’une
grande motivation pour se réinsé-
rer sur le marché du travail »,
­estime ­Philippe Ballard, élu du
parti de l’Oise.
Des énoncés qui reflètent le
­discours entendu en circonscrip-
tion, dont se font l’écho de
­nombreux parlementaires RN
élus en juin 2022. Ces derniers
jours, certains ont été alpagués
par des électeurs perplexes sur
l’opposition du parti lepéniste
aux quinze heures d’activité obli-
gatoire. Entre les députés eux-
mêmes, les visions divergent en-
Reproduction interdite
Nous nous déplaçons dans votre région.
RUBRIQUE
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
France | 13
tre marinistes historiques et ceux
venus de la droite. « Il y a une ligne
de crête pas facile à tenir, je ne vais
pas dire le contraire », admet ainsi
le député Kévin Mauvieux qui,
sur le marché de Pont-Audemer
(Eure), tente de vendre à ses élec-
teurs « une position d’équilibre ».
Une déconnexion apparaît
ainsi entre le discours de Mme Le
Pen et son électorat, que ne
­dément d’ailleurs pas son entou-
rage. Les classes moyennes et
­populaires qui votent pour la
cheffe de file du parti d’extrême
droite sont travaillées par le senti-
ment de « se faire avoir par les
gens d’en haut et les gens d’en
bas », comme le formule le
­sondeur Jérôme Sainte-Marie,
passé au service du RN.
« Les valeurs de la classe
moyenne, dont une partie se
tourne vers le RN, font ressortir un
fort libéralisme économique »,
complète Luc Rouban, directeur
de recherche CNRS au Cevipof
(Sciences Po), soulignant la
­révolte antifiscale des « gilets
­jaunes ». « Marine Le Pen a été en
rupture, sur le plan social, avec le
Front national de son père, et ne
tape pas sur l’Etat providence ni
les fonctionnaires. Mais elle a un
problème de temporalité politi-
que. Son électorat est de moins en
moins de gauche et plus libéral
qu’il y a quelques années. » Le poli-
tologue anticipe une nécessaire
clarification dans l’hypothèse
d’un duel, en 2027, entre le RN et
un candidat venu de la droite.
Comme d’autres autour de
Mme Le Pen, Jean-Philippe Tanguy
s’en passerait bien : « C’est une
vieille règle de la politique que
l’ambiguïté est créatrice. » p
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BONNES ADRESSES

14 | France
Convention médicale : négociations sous pression
A partir de vendredi, une grève va toucher les cabinets de médecine libérale avant la reprise des pourparlers
L
e cabinet médical sera
fermé à compter du 13 oc-
tobre » : ils ont affiché le
message en salle d’at-
tente, posté l’avertissement sur
les plates-formes de rendez-vous.
Ou, plus simplement, « anticipé »,
disent-ils, et évité de programmer
des consultations à cette date… et
les jours suivants.
Pour les médecins libéraux, gé-
néralistes comme spécialistes, qui
s’apprêtent à débrayer en « tirant
le rideau », la mobilisation qui se
dessine, à partir de ce vendredi, a
ceci d’« inédit » qu’elle réunit les
six syndicats représentatifs du
secteur, les organisations et asso-
ciations professionnelles et jus-
qu’aux jeunes médecins, étu-
diants et internes. Dans leurs
rangs, tous parlent d’une unité
« historique » ; beaucoup évoquent
aussi une grève « reconductible »,
voire, pour certains, « illimitée ».
Bref, un mouvement à inscrire
dans la durée, sans rassemble-
ment ni manifestation à ce stade.
« Chiffon rouge »
C’est là l’expression d’un « ras-le-
bol » partagé chez les médecins,
dont seulement à peu près 10 %
des effectifs sont syndiqués, mais
aussi une façon de faire monter la
pression, à la veille d’une échéan-
ce-clé : la reprise des négociations
autour de la future convention
médicale avec l’Assurance-mala-
die, ce contrat fixant, pour cinq
ans, les conditions d’exercice et
de rémunération de toute la pro-
fession. Une urgence pour la
­médecine de ville, après l’échec,
en février, d’un premier round.
Un baptême du feu pour le minis-
tre de la santé, Aurélien Rousseau,
à l’heure où la question de l’accès
aux soins est au cœur des pré­-
occupations.
A l’hiver 2022, alors que les pré-
cédentes négociations s’enlisaient
et qu’une « triple épidémie » mê-
lant Covid-19, grippe et bronchio-
lite mettait le système de santé
sous forte tension, les appels à la
mobilisation s’étaient cristallisés
autour de revendications tarifai-
res – certains, parmi les médecins,
réclamant un « doublement » de la
consultation de base de 25 à
50 euros, d’autres s’accordant sur
un « minimum » de 30 euros.
Près d’un an plus tard, les porte-
parole de la médecine de ville ont,
« La priorité, c’est l’accès aux soins et l’attractivité de la profession »
Pour le directeur général de la Caisse nationale d’assurance-maladie, Thomas Fatôme, « tout ne se résume pas aux tarifs des consultations »
Entretien
A lors qu’aucune date n’a
encore été fixée pour la
reprise des négociations
autour de la future convention
médicale avec l’Assurance-mala-
die, un large éventail de représen-
tants de médecins, d’étudiants et
d’internes appellent à une grève à
partir de vendredi 13 octobre.
Un appel à la fermeture
des ­cabinets émane des rangs
des médecins libéraux.
Cela vous inquiète-t-il ?
Les médecins libéraux, notam-
ment les généralistes, sont dans
une situation difficile. Il y a de
plus en plus de patients à prendre
en charge et, en face, de moins en
moins de médecins disponibles.
Ce diagnostic de malaise et de
tensions, je le partage. Mon rôle
est de proposer des solutions, en
relançant les négociations
­conventionnelles.
Je rappelle toutefois que nous
avons avancé depuis l’échec des
précédentes discussions. Un
­règlement arbitral, en mai, a
­permis des avancées, comme
­l’assouplissement du cadre juridi-
que d’utilisation des assistants
Lors d’une manifestation nationale des médecins libéraux, à Paris, le 14 février. Luc Nobout/IP3 PRESS/MAXPPP
dans leurs mots d’ordre, mis de
côté ces chiffres – sur lesquels ils
ne s’entendent toujours pas –
pour serrer les rangs autour de
deux revendications « partagées
par tous », fait valoir Franck
­Devulder, patron de la Confédéra-
tion des syndicats médicaux
français : « Donner les moyens à la
médecine libérale de pouvoir
écrire une convention médicale
ambitieuse » et « faire reculer les
aspects coercitifs de la proposition
de loi Valletoux ». Voilà le dénomi-
nateur commun.
La date d’examen au Sénat de
cette proposition de loi portée par
le député (Horizons) Frédéric Val-
letoux avait initialement été fixée
au 13 octobre – point de départ de
l’action syndicale annoncée ; elle
a été reportée à la fin du mois. Le
texte, qui touche à l’organisation
de l’exercice médical, continue de
faire office de « chiffon rouge »
pour les médecins, quand bien
même les mesures coercitives re-
« La convention
doit marquer un
rééquilibrage des
rémunérations
entre médecins »
médicaux [qui libèrent les méde-
cins des tâches administratives
­notamment] ou la revalorisation
de la consultation par le médecin
traitant des patients en affection
de longue durée [à 60 euros]. Au
1er novembre, l’augmentation pré-
vue de 1,50 euro du tarif de la
­consultation représente, déjà, une
hausse de 6 % des honoraires pour
les généralistes. Le règlement arbi-
tral a été pensé comme un texte
d’attente, et, oui, il est temps que
les partenaires ­conventionnels
­reprennent la main.
Mais quand ? Les médecins
le disent : ils n’ont aucune
­visibilité sur le calendrier…
Nous ne temporisons pas : il y a
des formalités, et pas que juridi-
ques, à respecter. Il faut au préala-
ble qu’une « lettre de cadrage »
nous soit adressée par le minis-
latives à leur répartition territo-
riale, portées par la voie d’amen-
dements, ont été rejetées lors de
l’examen du texte en première
lecture à l’Assemblée, en juin.
« Cette mobilisation, c’est bien
plus qu’un bis repetita [par rap-
port à la grève de l’hiver 2022] »,
fait valoir Agnès Giannotti, à la
tête de MG France, majoritaire
parmi les généralistes. « Plu-
sieurs signaux nous disent qu’elle
peut démarrer fort : c’est la pre-
mière fois par exemple que des
collègues, syndiqués ou non, utili-
sent notre messagerie de service
juste pour nous délivrer ce cons-
tat brut : “J’en ai ras le bol, je
ferme.” De la part d’une profes-
sion qui n’a pas la grève dans son
ADN, deux mouvements en deux
ans, ça dit quelque chose de l’am-
pleur du malaise », souligne la gé-
néraliste parisienne. Un malaise
qui, selon elle, va au-delà de celui
exprimé lors des grèves de 2015
et même de 2002.
tère de la santé et de la prévention,
et, ensuite, il faut que des orienta-
tions soient votées par le conseil
de l’Union nationale des caisses
d’assurance-maladie. Elles consti-
tuent les lignes directrices de la
future négociation.
Ces « lignes directrices »­
­seront-elles différentes
des précédentes ?
Il faut savoir avancer : nous n’al-
lons pas reprendre une logique
qui liait une revalorisation à l’acte
à des conditions individuelles
d’engagement. Le « contrat d’en-
gagement territorial » n’est plus
d’actualité, il faut inventer autre
chose. Quant à la consultation des
généralistes à 26,50 euros, je me
suis déjà exprimé sur ce point :
elle ne constitue qu’une étape.
Il est essentiel qu’en contrepartie
les représentants des médecins
­libéraux soient une force de
­proposition sur l’accès aux soins,
et également sur l’enjeu majeur de
la pertinence des soins et des pres-
criptions, comme les arrêts de
­travail, les médicaments…
Soyons clairs : les défis du
­système de santé n’ont pas
­disparu. Ce qui est en jeu, aujour­-
d’hui, c’est notre capacité, de part
Des « cabinets entiers » sont prêts
à suivre l’appel, assure-t-on dans
les cercles syndicaux, en
Mayenne, à Toulouse, en région
Centre, dans les Hauts-de-France…
A Reims, ville où il exerce, le doc-
teur Devulder en est sûr : « 100 %
des gastro-entérologues [sa spécia-
lité] fermeront leurs portes » le 13 et
n’assumeront pas la « permanence
de soins » le week-end suivant.
L’activité des cliniques privées de-
vrait aussi être affectée.
Un calendrier serré
« Les blocs pourront être à l’arrêt,
affirme Sophie Bauer, porte-pa-
role du Syndicat des médecins li-
béraux, qui exerce comme chirur-
gienne. Pour ne pas avoir à dépro-
grammer des opérations, on s’est
organisés suffisamment en amont
[la mobilisation a été annoncée
dès juin], pour ne pas en program-
mer du tout à partir de cette date et
ne pas mettre davantage nos pa-
tients en difficulté. »
et d’autre, à proposer des solu-
tions nouvelles, des outils nou-
veaux, en trouvant un point
d’équilibre. Avec une priorité bien
en tête : l’accès aux soins des
­patients et l’attractivité de la mé-
decine libérale, notamment des
médecins généralistes traitants.
Pour les généralistes,
­justement, la consultation
à 30 euros semble un « prére-
quis ». Qu’en est-il pour vous ?
Ne me demandez pas de me
­positionner avant l’ouverture des
négociations ! Mais celui qui n’a
pas compris que les 30 euros
étaient un sujet majeur n’a pas
suivi ce qui s’est passé ces derniers
mois… Nous devrons bien sûr par-
ler de revalorisation de la méde-
cine libérale, dans l’objectif de ré-
duire les écarts de rémunération.
Tout ne se résume pas pour
autant aux tarifs des consulta-
tions : je souhaite davantage
­miser, par exemple, sur le forfait
médecin traitant, qui est bien
perçu par la profession. Comme
les médecins généralistes, d’au­-
tres spécialités cliniques, je pense
aux pédiatres, aux psychiatres, en
bas de l’échelle de revenus, méri-
tent toute notre attention. Cette
La partie s’annonce serrée pour
l’exécutif : le ministère de la santé,
sous la pression de Bercy pour
maîtriser les dépenses de soins, va
devoir dégager des moyens « s’il
veut [que les médecins] entre[nt]
en négociation », soufflent les re-
présentants de la profession, en
guise d’avertissement. Avec un
Objectif national de dépense d’As-
surance-maladie fixé à + 3,2 %
dans le projet de budget de la
« Sécu » pour 2024, et à + 3,5 % pour
la seule médecine de ville, « ce n’est
pas gagné », s’inquiètent-ils déjà.
D’autant que le calendrier n’est
toujours pas affiché. Pas de « let-
tre de cadrage » du ministère de la
santé ni d’« orientations » de
l’Union nationale des caisses d’as-
surance-maladie, les deux préala-
bles pour lancer la réunion inau-
gurale. Aurélien Rousseau a, à
plus d’une reprise, affirmé sa vo-
lonté d’avancer « rapidement »,
tout en concédant que les négo-
ciations à venir seraient parmi
convention doit marquer un réé-
quilibrage des rémunérations
­entre médecins.
Vous avez aussi promis
un changement de méthode.
­Concrètement, qu’est-ce que
cela signifie ?
La discussion de l’hiver 2022 a
montré que les échanges étaient
compliqués, avec, par exemple, la
diffusion de tweets en pleine
­réunion. Des messages frôlant,
parfois, la désinformation. Un
changement de méthode doit se
faire de part et d’autre. De notre
côté, nous réfléchissons à une
communication régulière et plus
transparente.
Entre les intentions de
­déconventionnement et l’aug-
mentation, unilatérale par cer-
tains médecins, de leurs tarifs,
on sent la profession à cran.
Avez-vous une idée de l’am-
pleur de la « fronde tarifaire » ?
Les effets de l’inflation pèsent
sur l’exercice libéral, mais les
­médecins ne peuvent pas repor-
ter cette pression sur les patients.
Fin août, nous avions quelques
centaines de médecins, sur
50 000 généralistes en activité,
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
Le contrat
négocié avec
l’Assurance-
maladie fixe
pour cinq ans
les conditions
d’exercice et
de rémunération
de la profession
« les plus compliquées dans l’his-
toire des conventions ».
A ce stade, le tarif de référence
chez un généraliste est toujours
fixé à 25 euros et à 30 euros chez un
spécialiste. Il doit être rehaussé de
1,50 euro au 1er novembre, en vertu
d’un « règlement arbitral » an-
noncé au printemps, au terme
d’un bras de fer entre les parties
prenantes. « Un point de départ,
pas un point d’arrivée », pour le mi-
nistre de la santé. Une « étape »,
confirme le directeur général de
l’Assurance-maladie, Thomas Fâ-
tome. La somme n’en est pas
moins jugée « vexatoire » par les
premiers concernés : l’adjectif fait
l’unanimité syndicale.
L’unanimité se fait aussi autour
d’une mise en garde : si les discus-
sions n’ont pas démarré à la date
du 1er novembre, le mouvement
de colère pourrait enfler. Et nom-
bre de généralistes envisagent de
passer, d’office, la consultation à
30 euros. Une pratique heurtant
la logique conventionnelle et déjà
décidée unilatéralement par une
frange d’entre eux – les « fron-
deurs tarifaires ».
30 euros, est-ce une issue accep-
table pour les négociations à ve-
nir ? « C’est un minimum », en-
tend-on remonter du terrain.
« Cela couvre à peine l’inflation. »
Nombre de médecins en font un
« prérequis » qui ne saurait être
conditionné à quelque contrainte
que ce soit – référence aux « con-
treparties » du contrat d’engage-
ment territorial qui avaient mis,
l’hiver 2022, le feu aux poudres.
En face, l’Assurance-maladie, sans
surprise, ne s’engage pas encore
sur les tarifs. Une chose est sûre,
en revanche : le contrat d’engage-
ment territorial est, lui, enterré. p
Mattea Battaglia
qui, régulièrement, s’affranchis-
saient des règles du jeu tarifaires,
en facturant 30 euros d’office, ou
en déclarant un dépassement
d’honoraire « pour exigence
­particulière du patient ».
Le ministre de la santé, Auré-
lien Rousseau, a reconnu qu’il
s’agit sans doute d’une des né-
gociations « les plus difficiles
dans l’histoire des conven-
tions ». Le pensez-vous aussi ?
Les contraintes financières exis-
tent, mais n’oublions pas que la
convention médicale que nous
nous apprêtons à négocier
­concerne plusieurs années. Se
­focaliser sur l’Ondam 2024 [l’Ob-
jectif national de dépenses de
­l’Assurance-maladie, fixé à + 3,2 %
en 2024], tel qu’annoncé dans le
projet de loi de financement de la
Sécurité sociale, alors que nous
devons revoir le contrat qui nous
lie aux médecins pour les cinq
­années à venir, c’est réducteur.
Nous avons négocié et signé,
­depuis l’été, plusieurs accords im-
portants avec d’autres professions
de santé. Ces discussions sont bien
la preuve que la dynamique
­conventionnelle fonctionne. p
Propos recueillis par M. Ba.
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 France | 15

Magnanville : la perpétuité requise contre l’accusé

Les avocats de Mohamed Aberouz, qui dénoncent une enquête à charge, ont plaidé l’acquittement, mardi

A
u douzième jour du
procès du double
meurtre d’un couple
de policiers, tués le
13 juin 2016 sous les yeux de
leur fils de 3 ans dans leur maison
de Magnanville (Yvelines), le
­Parquet national antiterroriste
(PNAT) a requis, mardi 10 octobre,
la réclusion criminelle à perpé-
tuité assortie d’une peine de
­sûreté de vingt-deux ans à l’en-
contre du seul accusé, Mohamed
Aberouz. Cet ami d’enfance du
tueur, Larossi Abballa, qui avait
été abattu par les policiers la nuit
des faits, est jugé pour complicité
d’assassinats terroristes et asso-
ciation de malfaiteurs terroriste.
Lors d’un réquisitoire à deux
voix devant la cour d’assises spé-
ciale de Paris, les représentantes
du PNAT ont rassemblé les « pièces
du puzzle » de cette enquête, dont
la clé de voûte est une unique
trace d’ADN retrouvée sur l’ordina-
teur des victimes qui atteste, selon
l’accusation, de la présence de l’ac-
cusé dans la maison du couple au
moment de l’attentat. La défense
assure, pour sa part, qu’il s’agit
d’un transfert d’ADN : une hypo-
thèse qui, si elle n’est pas la plus
probable, est « scientifiquement
possible », avait estimé un expert.
« C’est parce qu’ils ont fait le
choix de servir la nation que
­Jessica Schneider et Jean-Baptiste
Salvaing ont été assassinés. C’est
dans la nature du terrorisme de
réifier l’homme, de le réduire à ce
qu’il représente », a commencé
l’une des deux magistrates.
« Une pièce du puzzle »
« Cette onde de choc a atteint
­l’institution policière, mais aussi
la société tout entière », a-t-elle
poursuivi. « L’ADN de M. Aberouz
n’est qu’une pièce du puzzle, dont
toutes les pièces, une fois assem-
blées, forment une image et lui
donne toute sa place dans le
puzzle », a-t-elle insisté. « Deux
thèses, deux lectures diamétrale-
ment opposées de ce dossier de-
vront être tranchées par votre juri-
diction », a reconnu la deuxième
représentante du ministère
­public, avant de revenir longue-
ment sur la controverse scientifi-
que et judiciaire qui a traversé ces
deux semaines d’audience :
« Combien de fois, dans d’autres
procès, la défense n’a-t-elle pas
plaidé un transfert d’ADN ? Cette
défense est classique ! »
Lors de son interrogatoire,
­Mohamed Aberouz avait regretté
qu’aucune expertise complé-
mentaire n’ait été réalisée, malgré
une demande de ses avocats, sur
le poignet du gant de Larossi Ab-
balla dont aurait pu venir le trans-
fert de son ADN sur le repose-poi-
gnet de l’ordinateur des victimes.
« M. Aberouz ment quand il dit que
le poignet du gant n’a pas été
­analysé !, attaque la magistrate.
Dix-huit prélèvements ont été réa-
lisés sur ces gants, et aucune trace
d’Aberouz n’a été trouvée. Cette
trace pure sur l’ordinateur ne peut
résulter que d’un contact direct ! »
« Lorsqu’on réunit toutes les
­ ièces du puzzle, l’adhésion de
p
­Mohamed Aberouz aux thèses de
l’Etat islamique, sa proximité avec
Larossi Abballa, son influence sur
ce dernier, l’ADN découvert sur la
scène de crime, la possibilité d’une
fuite aisée, l’absence d’alibi, la des-
truction de preuves immédiate-
ment après l’attentat, ses propos
évolutifs et les incohérences dans
ses déclarations… Evidemment
qu’il est coupable ! », a résumé
l’avocate générale avant de
­demander la peine maximale.
Me Nino Arnaud s’approche de
la barre et s’adresse aux parties
­civiles. « Ce que je vais soutenir
­devant la cour, jamais je ne me per-
mettrais de le soutenir sans vous
regarder dans les yeux », commen-
ce-t-il, avant de se tourner vers la
cour pour demander l’acquitte-
ment : « Condamner un innocent
ne répare pas le mal qui a été fait. »
L’avocat se lance dans une
­ribambelle de figures de style
pour dire de toutes les façons pos-
e­ xclure un transfert ? Les experts
« Il y a eu
245 prélèvements
au domicile
des victimes,
et une seule trace
de M. Aberouz »
Vincent Brengarth
avocat de la défense
sibles le mal qu’il pense de ce
­dossier : « Le pari de l’accusation
a été de construire de la matière
­solide à partir de matière molle,
et ça s’est effondré à l’audience »…
Place à son confrère Me Vincent
Brengarth, le second avocat de
la défense, qui va revenir métho-
diquement sur chacun des
­éléments à charge retenus contre
son client. L’ADN ? « Il y a eu
245 prélèvements au domicile
des victimes, et une seule trace
de Mohamed Aberouz ! Peut-on
sont venus dire à cette barre que la
science ne peut pas trancher. »
Le soir du double assassinat,
l’accusé affirme qu’il se trouvait
dans une salle de prière près de
chez lui pour le ramadan. Mais
aucun des fidèles, interrogés deux
ans après les faits à la demande de
la défense, n’avait pu confirmer
son alibi. « Moi-même, et je m’en
excuse auprès des parties civiles,
je ne me souviens pas de ce que je
­faisais le 13 juin 2016, confesse
Me Brengarth. Mais il y a un mo-
ment, ce n’est pas à nous de faire
le travail. L’enquête, censée être à
charge et à décharge, n’a rien fait
pour corroborer ses déclarations. »
« Est-ce que vous avez un élément
matériel qui vous permette de dire
qu’il n’était pas à la mosquée ?
La réponse est non. (…) Si vous n’ac-
quittez pas dans ce dossier, alors
l’acquittement en matière d’anti-
terrorisme est impossible. » Le ver-
dict était attendu mercredi. p
Soren Seelow

Mineurs isolés étrangers :

un conflit « récurrent »
entre départements et Etat
La question de l’accompagnement de
ces enfants isolés est au cœur des débats Présente

U n nouvel épisode s’ouvre
dans le bras de fer qui
­oppose depuis long-
temps les départements et l’Etat
sur leurs responsabilités envers
les mineurs isolés étrangers. Alors
que devait se réunir, ­mercredi
11 octobre, l’Assemblée des dépar-
tements de France, la secrétaire
d’Etat chargée de l’enfance, Char-
lotte Caubel, indique au Monde
qu’« il est temps d’agir ensemble
avec des priorités partagées, plutôt
que d’avoir un certain nombre de
départements qui prennent des
­positions politiques, par exemple
sur les mineurs non accompagnés,
et d’autres qui demandent des
Etats généraux de la protection de
­l’enfance », faisant référence à une
demande formulée cet été par les
départements de gauche.
« J’ai besoin d’un alignement
­politique pour avancer ensem-
ble », résume-t-elle, en invitant les
représentants des départements,
chefs de file de la protection de
l’enfance depuis 1983, à « clarifier
une position commune ». « Toutes
les options sont sur la table » pour
redéfinir les engagements de
l’Etat et des départements, assure
la secrétaire d’Etat, y compris,
« même si ce n’est pas sa logique
première », « la renationalisation »
de la protection de l’enfance.
Fractures politiques
Mercredi, l’Assemblée des dépar-
tements de France doit voter une
résolution sur ce sujet. Dans le
Les lauréats
tent que le gouvernement ait la
responsabilité de la mise à l’abri
de ces jeunes migrants le temps
que leur âge soit déterminé, au du grand prix 2023
« Bouger les lignes »
­titre de la politique migratoire.
Le conflit entre les départe-
ments et l’Etat sur ce sujet « est
­récurrent », souligne Corentin
Bailleul, de l’Unicef. Mis en sour-
dine pendant la période de pandé-
mie, il ressurgit à la faveur de la re-
prise des flux migratoires, et dans
la perspective de la future loi sur Les 285 titres de l’Alliance de la
presse d’information générale
l’immigration. Si le projet de texte
– débattu en séance publique au
Sénat à partir du 6 novembre – ne
s’empare pas de la question des
mineurs non accompagnés, il ( p re ss e qu o t i d i e n n e n a t i o n a l e, p re ss e qu o t i d i e n n e e t
­permet à la droite de faire monter hebdomadaire régionale) ont créé un prix récompensant
les enchères sur le sujet. En mai,
déjà, c’est le président Les Républi- d e u x c a m p a g n e s p u b l i c i ta i re s p o u r l e u r a p p o r t à l a
cains (LR) du département des transformation de la société en matière environnementale
­Alpes-Maritimes, Charles-Ange
Ginésy, qui avait demandé de
transférer à l’Etat la charge des
jeunes migrants pendant la
­période d’évaluation de leur âge.
Tous les départements ne sont
pas confrontés de la même
­manière à cette question, souli-
gne-t-on au secrétariat d’Etat,
dans la mesure où « 25 % des
­départements concentrent 60 %
des évaluations de minorité ». La
question révèle des fractures poli-
tiques. Il y a quelques jours,
dans le Territoire de Belfort, le
président (LR) du conseil départe-
mental, Florian Bouquet, a fait
­voter une délibération dans
­laquelle il déclare qu’il ne prendra
Conception Pôle Création LP

projet de texte, que Le Monde a plus en charge les mineurs non

consulté, les départements
­dénoncent les défaillances de
l’Etat sur ses champs de compé-
tences (pédopsychiatrie, prise en
charge du handicap…) et les
­conséquences que cela fait peser
sur l’aide sociale à l’enfance.
L’accompagnement des mi-
neurs isolés étrangers, dont
24 300 étaient pris en charge fin
2022, et le sujet sensible de
­l’évaluation de leur minorité sont
au cœur du texte. Les départe-
ments réclament qu’un cadre
­national d’évaluation soit ins-
tauré par l’Etat, ainsi qu’un sou-
tien financier supplémentaire.
Evoquant des structures départe-
mentales d’accueil « saturées »,
malgré un budget global de près
de 10 milliards d’euros, ils souhai-
accompagnés. Une situation qui,
si elle se matérialisait, placerait le
département dans l’illégalité.
Les départements de gauche
s’opposent, eux, à une prise en
charge différenciée pour les
­mineurs étrangers isolés. Les dif-
ficultés de recrutement que tra-
versent tous les services de l’aide Prix des lecteurs Prix du jury
sociale à l’enfance, auxquelles
s’ajoute l’arrivée des mineurs
étrangers, devraient renforcer
l’engagement de l’Etat aux côtés
des départements, plaide Sté-
phane Troussel, le président du
conseil départemental de Seine-
Saint-Denis. De gauche comme
de droite, tous sont d’accord : ce Le prix « Bouger les lignes » a été réalisé en partenariat avec
n’est pas le cas aujourd’hui. p Méthodologie à retrouver sur www.alliancepresse.fr
Solène Cordier
Et Julia Pascual

16 | France
La marine parasite l’enquête sur un naufrage de migrants
La hiérarchie a aidé, en coulisses, les militaires incriminés après un naufrage mortel, en 2021, dans la Manche
Le patrouilleur « Flamant », près du port de Calais (Pas-de-Calais), lors d’une opération de sauvetage de migrants, le 12 août. BERNARD BARRON/AFP
Enquête
S
incèrement les deux
mecs… heu… j’aurais pré-
féré qu’ils soient morts. »
Ce 31 mai 2023, Marc
­Bonnafous se confie à un proche.
Voilà un an et demi qu’une en-
quête a été ouverte sur le nau-
frage d’un bateau de migrants
dans la Manche, en novem-
bre 2021. Même s’il n’est plus di-
recteur du centre régional opéra-
tionnel de surveillance et de sau-
vetage (Cross) de Gris-Nez (Pas-
de-Calais) depuis plusieurs mois
déjà, Marc Bonnafous s’inquiète
des développements de cette af-
faire qui menace les services de
secours en mer.
Une semaine auparavant, neuf
de ses anciens subordonnés ont
été placés en garde à vue par des
gendarmes pour des soupçons
de non-assistance à personne en
danger. Dans les jours qui
avaient suivi ce drame ayant
coûté la vie à au moins vingt-sept
personnes, les deux survivants
qu’évoque Marc Bonnafous
avaient notamment expliqué
dans la presse avoir appelé les se-
cours français et anglais à de
nombreuses reprises pour préve-
nir que leur bateau était en train
de couler. En vain. « Quand j’ai vu
que les deux naufragés avaient
commencé à dire à la police qu’il y
avait eu des soucis sur l’opération
[de secours] j’ai dit : “houla, ça
pue” », raconte-t-il au téléphone.
Il ne se doute pas qu’il est alors
écouté par les enquêteurs.
Grande tension
Au total, une dizaine de person-
nes, travaillant au Cross ou sur le
patrouilleur de service public Fla-
mant, en mer la nuit du naufrage,
ont fait l’objet d’interceptions té-
léphoniques. Le contenu des en-
registrements, dont Le Monde a
pris connaissance, montre à quel
point l’affaire embarrasse la hié-
rarchie militaire et révèle les
manœuvres de la marine natio-
nale pour suivre de près les évolu-
tions de l’enquête afin de prépa-
rer les mis en cause, quitte à s’af-
franchir du secret de l’enquête.
D’après les informations du
Monde, confirmées par le par-
Les survivants
du drame
qui avait coûté
la vie à vingt-sept
personnes
avaient expliqué
avoir appelé les
secours en vain
quet de Paris, une enquête pour
violation du secret de l’instruc-
tion a été ouverte, à la suite
d’un signalement des juges
d’instruction dans cette affaire et
du dépôt d’une plainte par des
parties civiles.
Les soupçons de violation du
secret se concentrent sur une pé-
riode courte, au printemps 2023,
quelques jours avant les gardes à
vue des militaires du Cross et du
Flamant – à l’issue desquelles
sept d’entre eux seront mis en
examen pour non-assistance à
personne en danger. Un mo-
ment de très grande tension
pour la marine.
Le 11 mai 2023, les personnels
du Flamant ne savent pas en-
core qu’ils vont être convoqués
à la fin du mois par les enquê-
teurs de la section de recherches
de la gendarmerie maritime de
Cherbourg (Manche). La marine
nationale, elle, est déjà au cou-
rant. Et décide d’aviser ses trou-
pes. Le rôle de messager est as-
suré par un très haut gradé, le
­vice-amiral d’escadre François-
Xavier Blin, alors inspecteur de la
marine nationale. « Il va y avoir
huit personnes de votre équipage
(…) qui vont être ­convoquées (…).
Bon normalement la date n’est
pas censée être connue », confie,
prudent, le vice-amiral d’esca-
dre Blin à Audrey M., la comman-
dante du patrouilleur Flamant. Il
détient cette information depuis
la veille grâce, assure-t-il, au com-
mandant Marc ­Woodcock, à
l’époque numéro deux de la pré-
fecture maritime de la Manche et
de la mer du Nord.
D’autres écoutes confirment
que M. Woodcock – qui n’a pas ré-
pondu aux sollicitations du
Monde – est au fait des convoca-
tions des militaires du Flamant
alors même qu’elles n’ont pas été
envoyées. « Je ne suis pas sûr que
je sois censé communiquer cette
information d’ailleurs, garde-la
pour toi », préconise-t-il ainsi au
lieutenant de vaisseau Frédéric J.,
l’un des militaires du Cross
mis en cause.
Tout à sa volonté d’aborder au
mieux les auditions des militai-
res, le vice-amiral d’escadre Blin
confie à la commandante du
­Flamant son souhait d’organiser
un briefing en amont des convo-
cations, car, souligne-t-il, il faut
« un minimum de prudence et de
préparation sur ce qu’est une
garde à vue ». Mais, il insiste :
« L’idée n’est pas d’organiser une
version commune des faits, ça
­serait ­contraire à l’esprit de la
­justice. »
« Ne pas dire n’importe quoi »
Quelques jours auparavant, le
24 avril, il prenait des précau-
tions similaires. Après avoir fait
relire et annoter un projet de ré-
ponse aux enquêteurs rédigé par
la commandante du Flamant
­concernant la nuit du naufrage,
François-Xavier Blin lui de-
mande de rester discrète : « Ne
transmettez pas le fichier avec
marqué (…) “vu IMN [inspection
de la marine nationale]” (…).
Scannez-le, comme ça vous êtes
sûre qu’il n’y a pas de métadon-
nées là-dedans. » Il se veut rassu-
rant : « Ce qui est important, c’est
que ce soit bien vous et vous seule
qui, sur le fond, choisissiez ce que
vous voulez dire. »
Sur le fond, cependant, le vice-
amiral partage avec Audrey M.
l’objet des auditions à venir.
D’après lui, les enquêteurs s’inté-
ressent aux raisons pour lesquel-
les le navire Flamant n’a pas ré-
pondu au signal d’alerte radio en-
voyé par les secours britanniques
la nuit du naufrage pour aller por-
ter assistance aux migrants en dé-
tresse. « Si on peut faire un petit
peu de “off” sur le fond, ce que j’ai
compris c’est que c’est essentielle-
ment la question du “mayday” (…),
ça va être au cœur du truc, révèle-
t-il le 11 mai à Audrey M. Il faut pré-
parer les gens non pas sur ce qu’ils
vont dire, mais sur le fait de ne pas
dire n’importe quoi. »
Ce signal « mayday » concentre
toutes les inquiétudes. Le Cross
aurait-il dû engager le navire
français dessus ? Le Flamant
aurait-il dû interrompre ses opé-
rations en cours sans attendre de
consigne du Cross ? C’est « la
seule fragilité », confie un mili-
taire du Cross à l’un de ses collè-
gues au téléphone.
Toujours dans l’idée de se prépa-
rer aux auditions, François-Xa-
vier Blin propose à Audrey M. de
s’entretenir au téléphone, le
12 mai, avec Thomas Bride, un
magistrat détaché auprès du mi-
nistère des armées où il dirige la
division des affaires pénales
­militaires. Un fait « très rare »,
souligne le vice-amiral, de sorte
que ce magistrat « aimerait qu’il
n’y ait pas de publicité » sur
l’échange car « il ne veut pas que
quelqu’un puisse dire qu’il y a eu
collusion (…), vous voyez ? Il est
juge, quand même. »
Interrogé sur son intervention,
le magistrat Thomas Bride réfute
catégoriquement toute trans-
mission « d’éléments issus d’une
procédure pénale à qui que ce
soit ». Il explique au Monde sa
proposition d’un entretien à
Audrey M., par la nécessité d’ap-
porter aux militaires des explica-
tions sur le fonctionnement de la
procédure pénale. « Aucun autre
message que celui d’être le plus
exhaustif possible, complet et sin-
cère n’est porté dans ce type d’en-
tretien », ajoute-t-il. C’est pour-
tant son service qui a reçu des
éléments de l’enquête transmis
par le parquet de Paris, comme le
Des écoutes
révèlent
les manœuvres
de la marine pour
préparer les mis
en cause, quitte
à s’affranchir
du secret
de l’enquête
soutien, on peut espérer mieux »,
déplore au téléphone Marc
­Bonnafous.
prévoit le code de procédure pé-
nale, afin d’obtenir un avis
­consultatif du ministère des ar-
mées sur l’opportunité d’élargir
l’enquête à des faits de non-assis-
tance à personne en danger.
Juge et partie ? Thomas Bride ar-
gue une parfaite étanchéité entre
ses deux fonctions. « Les quelques
pièces de procédure de l’enquête
préliminaire transmises par le par-
quet ne sont pas sorties de la direc-
tion des affaires juridiques, ni
même à l’attention d’un quelcon-
que état-major », explique-t-il.
Sollicités, ni le vice-amiral Blin ni
la marine n’ont donné suite.
Les écoutes téléphoniques
montrent en tout état de cause
que certains militaires du Cross
et du Flamant sont conscients
que leurs nombreux échanges
sur l’enquête peuvent « fragiliser
la procédure ». Ils prennent
d’ailleurs soin de supprimer des
SMS entre eux et décident de ne
plus communiquer que sur la
messagerie sécurisée Olvid.
« On a merdé »
Inquiets de la gravité des accusa-
tions portées contre eux, ils en-
tendent faire bloc et bénéficient
en coulisses du soutien de leur
hiérarchie. Lors d’une conversa-
tion, Audrey M. confie que le
mois précédant son audition, elle
a eu « tous les amiraux » au télé-
phone. A l’issue de sa garde à vue,
un vice-amiral d’escadre lui aurait
même confié : « En fait, c’est sim-
ple, on a merdé, on aurait dû faire
une enquête interne pour dire :
“Nous, on est confiant, ils ont fait
leur taff [travail]”. »
En lieu et place de quoi, le direc-
teur du Cross à l’époque, Marc
Bonnafous, s’est contenté de pro-
duire un « Retex » (retour d’expé-
rience) sommaire pour lequel,
reconnaît-il au téléphone, il n’a
pas « eu le temps d’aller écouter
les bandes sonores des appels
passés par les migrants au Cross
cette nuit-là ». Le secrétaire d’Etat
à la mer, Hervé Berville, sommé
de s’expliquer sur les défaillan-
ces des secours, a, lui, promis de-
vant l’Assemblée nationale le
17 novembre 2022 que des sanc-
tions seraient prises en cas de
manquements avérés. « Comme
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
« Je ne suis
pas censé
communiquer
cette information,
explique
le commandant
Woodcock à l’un
des mis en cause,
garde-la pour toi »
Conscient du manque d’appui
officiel de la marine, le vice-ami-
ral Blin tente de se justifier auprès
d’Audrey M., en lui expliquant
que le ministère des armées a
laissé, à contrecœur, la main au
secrétariat d’Etat à la mer. « C’est
ce qui a été arbitré au niveau politi-
que, explique-t-il. Le ministère des
armées ne peut pas être énormé-
ment sur la photo, c’est pour ça
qu’il n’y a pas eu de déclaration
pour dire que les gens faisaient
bien leur travail, qu’il n’y avait pas
de problème (…). C’est regrettable,
mais c’est comme ça. »
Le commandant Stéphane M.,
de l’inspection de la marine, fait,
lui aussi, ce travail auprès de l’opé-
ratrice du Cross Fanny R., dont il
s’enquiert de l’état d’esprit en vue
de son audition. « Vous avez tous
le sentiment, et c’est logique,
d’avoir été “abandonnés” par l’ins-
titution mais vous avez été suivis
[au niveau du cabinet du chef
d’état-major des armées]. » Il in-
siste : « Maintenant, il y a une ac-
tion un peu plus directe par mon
intermédiaire. »
Lors de leurs conversations té-
léphoniques, les militaires du
Cross et du Flamant font état
d’un soutien plus manifeste de
leur hiérarchie. Ils croient no-
tamment savoir que les condi-
tions de leur garde à vue ont été
dénoncées en haut lieu. « C’est
déjà remonté au cabinet du mi-
nistre de la défense », a appris Fré-
déric J. auprès d’un lieutenant de
vaisseau de la marine, alors que
lui et ses collègues estiment
avoir été soumis à rude épreuve,
ne comprenant pas notamment
pourquoi ils ont été placés en cel-
lule la nuit.
Ils ne seraient pas les seuls à
s’en offusquer. Frédéric J. croit sa-
voir que le chef d’état-major de la
marine, Pierre Vandier – aujour­-
d’hui numéro deux des armées –
« veut la peau de la section de re-
cherches [de la gendarmerie ma-
ritime](…). Il est fou furieux. » Un
mois après les mises en examen,
le commandant de la gendarme-
rie maritime dont dépend la sec-
tion de recherches a quitté ses
fonctions, alors qu’il occupait le
poste depuis deux ans à peine.
Questionnées sur ce départ, ni la
marine nationale ni la gendar-
merie n’ont souhaité répondre.
L’organisation même de la gen-
darmerie maritime au sein de la
marine nationale permet de com-
prendre la situation délicate dans
laquelle se trouvent les gendar-
mes chargés du dossier. Si la jus-
tice les a désignés pour enquêter
sur les conditions du naufrage, les
magistrats instructeurs ont pré-
féré confier à un service de police
les écoutes téléphoniques des se-
couristes militaires. Et pour
cause : la gendarmerie maritime
est une « composante organique
et opérationnelle de la marine na-
tionale (…) placée pour emploi
auprès du chef d’état-major »,
c’est-à-dire Pierre Vandier (qui oc-
cupait le poste jusqu’en septem-
bre). « Il ne nous appartient pas de
commenter une enquête judiciaire
en cours », se contente aujour­-
d’hui de répondre au Monde le
ministère des armées. p
Abdelhak El Idrissi
et Julia Pascual
 Économie & Entreprise
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 | 17

Air France sort plus forte de la crise

Pour ses 90 ans, la compagnie se dit prête à participer à la consolidation du transport aérien en Europe

Q
uatre-vingt-dix ans
après sa naissance,
Air France semble en
bonne forme. En tout
cas en bien meilleure
santé qu’à sa création le 7 octo-
bre 1933 quand Pierre Cot, alors
ministre de l’air, décide de la fu-
sion de quatre compagnies aé-
riennes, quatre canards boiteux
en difficulté, à la suite de la crise
de 1929, pour former ce qui va de-
venir Air France.
Aujourd’hui, même les syndi-
cats en conviennent. « Sur le plan
économique, la compagnie se
porte beaucoup mieux que lors des
deux ou trois dernières années »,
constate Laurent Dahyot, secré-
taire général de la CGT Air France.
Elle va terminer « dans le vert.
2023 est une belle année », appré-
cie Anne Rigail, directrice géné-
rale et première femme à diriger
Air France. Au deuxième trimes-
tre, la compagnie a dégagé un ré-
sultat d’exploitation positif de
482 millions d’euros. Un retour à
meilleure fortune, reflet de la « de-
mande très forte sur le long-cour-
rier et notamment sur l’Atlantique
Nord », explique la dirigeante.
Portée sur les fonts baptismaux
en 1933, Air France, et plus large-
ment le transport aérien, n’ont
pris leur forme actuelle qu’au sor-
tir de la deuxième guerre mon-
diale. Comme Renault, Air France
devient, en 1948, une compagnie
nationale surtout consacrée aux
vols long-courriers. A partir des
années 1960, avec les fameux uni-
formes de ses hôtesses de l’air
dessinés par Marc Bohan, de la Le directeur général d’Air France-KLM, Ben Smith, au mileu d’employés, lors de la célébration des 90 ans de l’entreprise, à Paris, le 27 septembre. JOHANNA GERON/REUTERS
maison Dior, Air France rentre
dans l’imaginaire des Français qui
se pressent les dimanches sur les ciale du Concorde, très gourmand Attali, PDG d’Air France depuis au chiffre d’affaires copieux de tier », se félicite Carl Grain, prési-
terrasses d’Orly pour voir décoller en carburant, et qui démarra juste 1988, y perd sa place au profit de près de 15 milliards d’euros par an.
« Nous avons dent du Syndicat national des pilo-
ses Caravelle et les Boeing 707. après le choc pétrolier de 1973, fut Christian Blanc, en octobre 1994. Outre Air France et Delta, Sky remboursé tes de ligne d’Air France. Pour lui, le
toujours déficitaire. Elle s’acheva Pour sauver la compagnie de la Team voit vite s’adjoindre au fil constat est clair : « Cinq ans après
Un cercle vicieux de pertes en 2003, trois ans après l’accident faillite, ce dernier supprime des ans Aeroflot, Aeroméxico, Air
toutes nos dettes, l’arrivée de Ben Smith, la compa-
La compagnie mange son pain de Gonesse, qui fit 113 victimes 5 000 postes et surtout obtient Europa, Alitalia, China Southern, aides d’Etat gnie s’est modernisée, restructurée.
blanc. Ce sont ses « trente glorieu- quand l’avion, peu après son dé- une aide l’Etat de 20 milliards de Czech Airlines, Kenya Airways, Elle fonctionne mieux. » Il faut dire
ses », qui voient Air France faire collage, s’est écrasé sur un hôtel. francs (3,04 milliards d’euros). KLM Royal Dutch Airlines, Korean
directes que pendant la pandémie de Co-
face, dès 1963, à la concurrence de Mais ce crash est un gros nuage Air, Vietnam Airlines et Tarom. et indirectes » vid-19, Air France est passée tout
deux rivales, UTA, spécialisée sur de plus dans le ciel d’Air France L’après-crash du vol AF 447 En 2004, M. Spinetta met à profit près de la faillite. Quand l’écono-
Anne Rigail
les vols vers l’Afrique, l’Asie et le qui s’est assombri déjà depuis Après cette potion amère, la la privatisation d’Air France pour mie s’arrête en mars 2020, avec
directrice générale
Pacifique ; puis, la même année, longtemps. Dès le début de la dé- ­compagnie va connaître un nou- racheter le néerlandais KLM pour presque toute sa flotte à terre, elle
d’Air France
Air Inter, qui va, elle, axer son acti- cennie précédente, quand la re- vel essor. Retrouver une certaine seulement 800 millions d’euros perd entre 10 millions et 25 mil-
vité sur les destinations domesti- prise d’UTA, achetée l’équivalent aisance financière. Au point et former ainsi le leader du trans- lions d’euros par jour.
ques. UTA d’abord puis Air Inter de plus de 1 milliard d’euros qu’Air France, dirigée par Jean-Cy- port aérien dans le monde. Au total, la crise aura coûté plus
finiront par tomber dans son es- en 1990, a précipité la compagnie ril Spinetta depuis 1997, se sent Mais l’embellie sera de courte page. Un drame surtout qui aura de 10 milliards d’euros à la com-
carcelle au cours des années 1990. dans les affres de la crise. En effet, pousser des ailes. En 1999, le nou- durée. La crise de 2008 provoque enfoncé un coin dans les relations pagnie franco-néerlandaise. Pour
Le symbole de cette période un an plus tard, la situation éco- veau patron convainc la compa- un coup d’arrêt au point qu’Air entre les pilotes et la compagnie, la sauver, les Etats mettent la
faste pour la compagnie natio- nomique se dégrade avec la gnie américaine Delta Airlines de France croule bientôt à nouveau mais aussi entre la compagnie et main à la poche avec deux prêts
nale est le lancement du Con- guerre du Golfe. C’est le point de rejoindre Air France dans l’al- sous les pertes. Un an plus tard, le Airbus, le constructeur de l’A330. d’un montant total de 7 milliards
corde le 21 janvier 1976. Ce jour-là, départ d’un cercle vicieux de per- liance Sky Team. Un rapproche- 1er juin 2009, Air France connaît Au terme de près de quatorze an- d’euros pour Air France, auxquels
Air France et British Airways font tes qui se creusent et de coupes ment qui préfigure la future so- une de ses heures les plus som- nées d’enquêtes et de procès, Air- viennent s’ajouter 3,4 milliards de
chacune décoller le supersoni- claires dans les effectifs qui se suc- ciété commune qui unira, à partir bres avec le crash du vol bus et Air France, poursuivies prêts et d’aides versés par les
que. La première de Paris jusqu’à cèdent. La dette va culminer à de 2008, les deux nouvelles al- AF 447 entre Rio et Paris. Une ca- pour « homicides involontaires » Pays-Bas pour maintenir KLM à
Rio (Brésil), et l’autre de Londres à plus de 37 milliards de francs (plus liées au-dessus de l’Atlantique tastrophe qui a coûté la vie à seront finalement relaxées le flot. « Aujourd’hui, nous avons
Bahrein. L’exploitation commer- de 5,6 milliards d’euros). Bernard Nord, dans une société commune 228 passagers et membres d’équi- 17 avril par le tribunal correction- remboursé toutes nos dettes, aides
nel de Paris. Au grand dam des d’Etat directes et indirectes et avec
­pilotes et de certaines associa- plusieurs centaines de millions
Le groupe affirme une préférence marquée pour Airbus tions de victimes. d’euros d’intérêt », se flatte Mme Ri-
gail. Il n’empêche, « depuis 2008,
« Quelqu’un du métier » un bon tiers des salariés sont par-
Paradoxalement, il aura fallu l’arrivée explique Anne Rigail, directrice générale tout juste sauvées de la faillite grâce à l’ar- C’est le début d’une période noire tis. Aujourd’hui, nous sommes à
d’un Canadien, Ben Smith, à la tête d’Air de la compagnie. Pourtant commercialisé gent des contribuables français et néerlan- dont la compagnie va mettre des peine 40 000 contre environ
France-KLM pour que la compagnie se dé- depuis 2008, l’A220 n’est cependant pas dais. En effet, la compagnie française a reçu années à s’extirper. Les dirigeants 72 000 en 2008 », n’oublie pas le
cide à acheter majoritairement franco- l’appareil le plus moderne. En revanche, une aide financière de 7 milliards d’euros défilent et les plans sociaux se patron de la CGT d’Air France, Lau-
européen plutôt qu’américain. Et ainsi affir- avec l’A350, Air France fait de réelles écono- tandis que KLM a bénéficié d’un apport fi- succèdent. Après Jean-Cyril Spi- rent Dahyot. Depuis 2021, « nous
mer une préférence pour Airbus plutôt que mies puisque l’avion a, selon la directrice nancier de 3,4 milliards d’euros. netta, Pierre-Henri Gourgeon ne avons recommencé à embau-
Boeing. Dernier épisode en date, fin sep- générale, « un coût d’exploitation très La préférence pour Airbus devrait être pé- tiendra que deux ans. Installé cher », précise la directrice géné-
tembre, la compagnie a annoncé qu’elle ­compétitif et une consommation de carbu- renne. L’avionneur et la compagnie sont aux commandes d’Air France fin rale. En 2023, ajoute-t-elle, 500 pi-
passait commande de 50 long-courriers rant réduite de 25 % ». convenus de lancer une co-entreprise de 2011, Alexandre de Juniac va lan- lotes seront recrutés de même
A350. Un contrat évalué à 17,5 milliards maintenance début 2024. Elle sera chargée cer le plan Transform 2015 pour que 300 hôtesses et stewards.
d’euros au prix catalogue qui pourrait Une commande ferme de cent appareils de la maintenance des A350 qui vont entrer réduire la dette, mais va surtout Requinquée, ayant récupéré
même s’enrichir de 14 milliards supplé- Fin 2021 l’inclinaison d’Air France-KLM progressivement dans la flotte de la compa- tailler dans les effectifs. Le climat 95 % de son activité de 2019, Air
mentaires car le groupe s’est aussi engagé pour Airbus s’est encore affirmée. En dé- gnie. Avec cette joint-venture, Airbus consa- social va se tendre jusqu’au pa- France est prête à prendre toute sa
pour 40 gros-porteurs en option. Ces avions cembre de cette année-là, la direction de la cre le succès commercial de son jumbo roxysme de la chemise déchirée part à la consolidation du trans-
seront répartis entre Air France et KLM à compagnie franco-néerlandaise a an- dont 550 exemplaires sont déjà en service du DRH Xavier Broseta après port aérien. Les grandes ma­-
raison de « 28 pour la première et 22 pour la noncé son intention de remplacer tous les et plus de 1 000 autres dans ses carnets de ­l’annonce d’un nouveau plan nœuvres ont déjà débuté. Mardi
seconde », affirme Philippe Evain, ancien Boeing 737 de ses filiales à bas coûts Tran- commandes. L’avionneur va notamment d’attrition avec des départs 3 octobre, Air France-KLM a an-
président du Syndicat des pilotes de ligne. savia France et Transavia Hollande et ceux bénéficier du réseau international de main- ­contraints à la clé. Jean-Marc Ja- noncé vouloir acquérir jusqu’à
En pratique, c’est avec l’A220 qu’Air de KLM par des Airbus A320neo et tenance d’Air France, numéro deux mon- naillac ne sera resté que deux an- 19,9 % de la compagnie scandi-
France a commencé de pencher vers Air- A321neo. Au total, le groupe a passé une dial du secteur. La compagnie aérienne va, nées, avant de démissionner nave SAS. Elle lorgne déjà d’autres
bus au détriment de Boeing. Pour rempla- commande ferme de cent appareils avec elle, pouvoir tabler sur le savoir-faire d’Air- après un référendum raté. compagnies comme la portu-
cer les A318 et A319 vieillissants de la flotte, une option pour soixante avions supplé- bus principalement dans la gestion des Il faudra attendre l’arrivée, à l’été gaise TAP. La rumeur a même un
Ben Smith a préféré le petit A220. Un choix mentaires. Un contrat évalué entre 9 mil- données et en maintenance prédictive. Une 2018, du Québécois Benjamin temps circulé qu’EasyJet pourrait
du cœur pour certains, car l’avion, conçu à liards et 12 milliards d’euros. nouvelle technologie qui permet de prévoir Smith, ex-numéro deux d’Air Ca- faire l’objet de convoitises. Mais il
l’origine par le constructeur canadien Officiellement, Air France-KLM a fait son l’usure des pièces, d’anticiper les pannes et nada et premier étranger nommé ne faudrait pas que la situation
Bombardier avant d’être racheté par Air- choix au mieux de ses intérêts stratégi- donc de disposer à l’avance des pièces de re- à la tête de la compagnie, pour économique se retourne à nou-
bus est produit au Québec. ques et économiques. En coulisses, on change sur les destinations desservies par qu’Air France reprenne véritable- veau. Comme le dit M. Grain :
C’est aussi un choix de raison, car il vient laisse entendre qu’il aurait été compliqué les avions. Un double gain de temps et d’ar- ment sa marche en avant. « Cette « Dans le transport aérien, rien
aider Air France qui a pour « enjeu de ré- pour Air France comme pour KLM d’ache- gent pour les compagnies clientes. p fois-ci, nous avons quelqu’un qui n’est jamais certain ! » p
duire son empreinte environnementale », ter des avions américains après avoir été G. D. sait ce qu’il fait. Quelqu’un du mé- Guy Dutheil

18 | Économie & Entreprise
L’acier et l’éolien chinois dans le collimateur de l’UE
La Commission envisage d’ouvrir une enquête antisubventions sur ces secteurs où Pékin s’est imposé
Bruxelles - bureau européen
D
epuis des années, les
Etats-Unis attendent
de l’Union euro-
péenne (UE) qu’elle
s’aligne sur leur agenda et prenne
plus ses distances vis-à-vis de la
Chine. Il est trop tôt pour savoir
jusqu’où les Vingt-Sept sont prêts
à aller dans cette direction, mais
une chose est certaine : après avoir
longtemps résisté à la pression de
Washington, ils sont aujourd’hui
bien moins réticents à faire valoir
leurs intérêts face à Pékin. La
­Commission, qui vient de lancer
une enquête sur les « voitures élec-
triques subventionnées originaires
de Chine », envisage désormais de
faire de même dans deux autres
secteurs où l’empire du Milieu
s’est imposé : l’acier, selon une
­information du Financial Times
du mardi 10 octobre confirmée
par Le Monde, et l’éolien.
L’arrivée de Joe Biden à la Maison
Blanche, après les années Trump,
a ravivé les liens transatlantiques,
d’autant qu’Ursula von der Leyen,
la présidente de la Commission, y
est particulièrement attachée.
Mais ce n’est pas tout. La pan­-
démie de Covid-19, en 2020, a
montré les limites des chaînes de
valeur mondialisées quand les
usines chinoises se sont arrêtées
de tourner. La guerre en Ukraine,
commencée en février 2022, a
placé le Vieux Continent face à sa
dépendance à l’énergie russe, a ac-
céléré les aspirations de « souve-
raineté » d’une UE longtemps ré-
tive à ce concept très français.
D’ailleurs, même l’Italie, le seul
pays du G7 à avoir pris part au pro-
jet chinois des « nouvelles routes
de la soie », a annoncé, début sep-
tembre, envisager de s’en retirer.
L’engagement des Européens à
atteindre la neutralité carbone
d’ici à 2050 les pousse aussi à pren-
dre une certaine autonomie. Trau-
matisés par le précédent des pan-
neaux solaires, qui a vu l’industrie
européenne laminée par la con-
currence chinoise, ils veulent à
tout prix éviter que le scénario se
A la Banque de France, le suicide de deux
salariés empoisonne le dialogue social
Sur fond de réduction des effectifs et à la suite de deux suicides, les syndicats de l’institution
bancaire devaient voter, mercredi, une expertise pour « danger grave et imminent »
L e climat social se tend à la
Banque de France. Au cours
d’un comité social et écono-
mique (CSE) qui devait se réunir
mercredi 11 octobre, les représen-
tants des salariés devraient voter
une demande d’expertise « pour
danger grave et imminent ». L’en-
quête serait confiée au cabinet
Technologia. Cette demande d’ex-
pertise intervient après que deux
salariés ont mis fin à leurs jours
en juin, deux drames qui
n’auraient pas, selon les repré-
sentants syndicaux contactés,
suscité de réaction adaptée de la
part de la direction de l’établisse-
ment. Présent à la réunion du CSE
mercredi, le gouverneur Villeroy
de Galhau devait apporter une ré-
ponse aux organisations syndica-
les, tout en dénonçant « l’instru-
mentalisation » qui est faite selon
lui autour de ces deux drames,
­appelant à la « recherche de la vé-
rité de façon sereine et profession-
nelle ». Il doit également annoncer
un renforcement des mesures
pour prévenir les risques psycho-
sociaux, sous la forme d’un pro-
gramme « Bien-être au travail » .
Les deux salariés en question
travaillaient pour la filière fidu-
ciaire, qui est chargée de l’impres-
Les Européens
savent qu’ils
risquent
des mesures
de rétorsion
chinoises
et se veulent
inattaquables
reproduise. Or, ces dernières an-
nées, la Chine s’est imposée dans
plusieurs segments de l’industrie
verte, quand elle n’est pas le princi-
pal producteur des matériaux qui
entrent dans la production de ces
nouvelles technologies. Ainsi, en
matière automobile, non seule-
ment elle exporte de plus en plus
de voitures électriques en Europe,
mais elle est le principal fournis-
seur de batteries aux construc-
teurs occidentaux. C’est un sujet, à
l’heure où les pays membres de
l’UE ont acté la fin du moteur ther-
mique en 2035. De même, dans
l’éolien, la Chine est incontourna-
ble, alors que les Européens ont
décidé de doubler la part des re-
nouvelables dans leur consom-
mation énergétique d’ici à 2030.
Dans ce contexte, l’exécutif com-
munautaire a annoncé, le 13 sep-
tembre, une enquête antisubven-
tions contre les voitures électri-
ques chinoises, pour la plus
grande satisfaction des Améri-
cains. « On arrive à des prix [de ces
véhicules] dont on ne comprend
pas très bien comment ils peuvent
être composés », expliquait le com-
missaire européen à la concur-
rence, Didier Reynders, sur BFM
Business, le 5 octobre. Bruxelles
soupçonne Pékin de subvention-
ner massivement ses construc-
teurs automobiles, à coups de cré-
dits à des taux préférentiels et en
leur accordant des avantages fis-
caux ou encore en leur fournis-
sant matières premières et com-
posants bon marché. L’enquête
doit durer treize mois, mais des
mesures provisoires peuvent être
sion des billets de banque d’abord,
et de leur tri ensuite. Tous deux
étaient élus du personnel. « Ces
deux suicides n’ont pas eu lieu sur
le lieu de travail, mais l’un des deux
collègues décédés a laissé une lettre
incriminant ses conditions de tra-
vail », explique un document de la
CGT-Banque de France.
« Une forme de mépris »
La direction de la Banque de
France précise que, « dans la pre-
mière situation, les causes sem-
blent clairement personnelles, et
[qu’elle] [est] en contact avec la fa-
mille, qui a demandé la discrétion ;
dans la seconde situation, et pour
mieux comprendre dans quelle
mesure des motivations profes-
sionnelles ont pu contribuer à ce
geste dramatique, la Banque de
France a décidé avec les élus du
lancement d’une enquête pari-
taire ». Cette dernière, dont les
conclusions sont attendues pour
fin octobre, « doit aller sereine-
ment et en toute indépendance à
son terme et [elle] en tirer[a] au be-
soin les conséquences en ter-
mes d’action », souligne la direc-
tion. L’affaire, déjà dramatique en
soi, avait pris un tour plus sociale-
ment sensible le 11 septembre.
Usinage d’une pièce en acier dans une forge de Luoyang, dans la province du Henan, en Chine, en janvier 2019. Stringer-Imaginechina
prises dans les neuf mois si le dan-
ger est jugé réel pour l’économie
européenne. La Commission peut
doubler, voire tripler, les droits de
douane de 10 % aujourd’hui, avait
développé Thierry Breton, le
­commissaire au marché intérieur,
sur LCI, le 17 septembre.
Concurrence déloyale
Le 24 octobre, l’exécutif commu-
nautaire pourrait annoncer une
initiative comparable dans l’éo-
lien. « Si on constate une possibi-
lité d’aides trop importantes du
côté chinois, on pourrait ouvrir
une enquête », a ainsi annoncé Di-
dier Reynders, le 5 octobre, alors
que les professionnels du secteur
dénoncent la concurrence dé-
loyale chinoise et s’alarment de la
Ce jour-là se tenait un CSE extra-
ordinaire consacré aux conditions
de travail, en présence de l’inspec-
tion du travail. Or, ni le gouver-
neur de la Banque de France, Fran-
çois Villeroy de Galhau, ni aucun
des deux sous-gouverneurs, De-
nis Beau ou Agnès Benassy-Quéré,
n’étaient présents. « Nous avons
vu cela comme une forme de mé-
pris, de désintérêt », explique Yan-
nick Guillemaud, élu du Syndicat
national autonome du personnel
de la Banque de France (SNABF-So-
lidaires) et représentant des sala-
riés au conseil général de la ban-
que (l’équivalent du conseil d’ad-
ministration). « On voulait donner
sa chance au dialogue », regrette
Benoît Chauvet, secrétaire général
du SNABF-Solidaires, deuxième
syndicat de la Banque de France,
derrière la CGT.
Hugo Coldeboeuf, délégué syn-
dical de la CGT-Banque de France,
n’hésite pas à faire le parallèle avec
la situation qui a mené trente-cinq
salariés de France Télécom à se
donner la mort entre 2008 et
2009. « L’épuisement du corps so-
cial est très palpable, ça craque »,
insiste-t-il. Une comparaison qui,
pour d’autres élus, est « prématu-
rée ». « Je ne franchis pas ce cap
hausse des taux qui entame la
rentabilité de leurs projets. Si,
après les panneaux solaires, « l’éo-
lien y passe, on a vraiment un pro-
blème de souveraineté », souligne
un diplomate européen.
La commissaire à l’énergie, Kadri
Simson, qui sera à Pékin du 11 au
13 octobre, a déclaré, lundi 9 octo-
bre, vouloir « éviter toute forme de
guerre commerciale ». Les Euro-
péens savent qu’ils risquent des
mesures de rétorsion chinoises.
Dans ce contexte, ils essaient de
déminer et se veulent inattaqua-
bles, en respectant les règles de
l’Organisation mondiale du com-
merce. Si les dossiers voitures élec-
triques et éolien s’y prêtent, l’af-
faire est moins évidente lorsqu’il
s’agit de l’enquête antisubven-
pour le moment », souligne
M. Guillemaud, du SNABF. « Mais,
depuis l’arrivée de M. Villeroy de
Galhau, en 2015, l’établissement a
perdu 25 % de ses effectifs – soit
3 093 équivalents temps plein – et
nous avons subi des réformes au
pas de charge : tout cela est indé-
niable, et plusieurs rapports ont
alerté sur la situation sociale. » En
effet, une alerte sur les risques psy-
chosociaux avait été lancée, dès
2017, et une enquête menée par le
cabinet Altéo avait conclu, en 2019,
à un « risque de suicide avéré ». Les
syndicats réclament « de faire une
pause dans les réformes et de cesser
l’instabilité permanente ».
Ces réformes sont plutôt un
motif régulier de satisfaction
pour le gouverneur, qui cite sou-
vent en exemple le plan stratégi-
que Ambitions 2020, qu’il a mis
en place en 2016 : « La Banque de
France constitue, modestement,
un autre exemple de transforma-
tion publique », disait-il notam-
ment le 19 juin devant l’Académie
des sciences morales et politi-
ques. Si le vote de l’expertise se
confirme, la direction a la possibi-
lité d’en refuser le bien-fondé en
intentant un recours juridique. p
Béatrice Madeline
tions contre les sidérurgistes chi-
nois que la Commission envisage
aussi d’ouvrir. Celle-ci s’inscrirait,
en effet, dans un accord plus glo-
bal entre la Commission et la Mai-
son Blanche sur l’aluminium et
l’acier, qui pourrait être annoncé à
Washington le 20 octobre, à l’occa-
sion d’un sommet UE - Etats-Unis,
et qui, juge un diplomate euro-
péen, pourrait laisser penser qu’il
y a là « un deal politique » : « Il y a
peut-être des subventions à l’acier
chinois. Mais il faut à tout prix évi-
ter que Pékin ait le sentiment que
l’UE agit pour des motifs politi-
ques » et s’aligne sur les Etats-Unis.
L’affaire a commencé en
2018 quand Donald Trump avait
décidé de taxer à hauteur de 25 %
l’acier et de 10 % l’aluminium en
Pertes & profits |
par Phili ppe Esc ande
Un peu de vert pour
la reconquête industrielle
« Je suis fier de voir notre pays être
le premier à répondre à l’Inflation
Reduction Act américain. » Le mi-
nistre de l’économie, Bruno
Le Maire, a annoncé clairement la
couleur en se félicitant de l’adop-
tion par les deux assemblées de
son texte de loi sur l’industrie,
qui devait être voté définitive-
ment ce mercredi 11 octobre. Et sa
couleur sera vert… pâle. Cette loi
est l’aboutissement d’un travail
de près d’un an de consultations
avec les partenaires impliqués,
entreprises, associations, élus
­locaux et nationaux. Il constitue
donc la réponse hexagonale au
défi américain de cette loi de ré-
duction de l’inflation, qui a pour
principal objectif d’accélérer la
réindustrialisation des Etats-Unis.
Délais administratifs
On l’a compris, tout comme son
homologue outre-Atlantique, la
loi française est essentiellement
à visée économique, plus qu’en-
vironnementale, même si, en
l’occurrence, les deux ne sont pas
incompatibles. Peu de secteurs
industriels sont promis à un
­avenir aussi assuré que celui des
technologies liées à la transition
énergétique. Quand le président
de la République annonce que la
France produira un million de
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
provenance de l’UE. Dans la fou-
lée, les Vingt-Sept avaient pris des
mesures de rétorsion, notam-
ment sur les importations de
Harley-Davidson. En mai 2021,
après l’élection de Joe Biden, les
Européens et les Américains
avaient mis en pause la guerre
commerciale et s’étaient donné
jusqu’à octobre 2023 pour trouver
une solution, dont Washington
jugeait déjà à l’époque qu’elle de-
vait passer par la mise en place,
côté communautaire, d’une sur-
taxe sur les produits chinois.
« Des deux côtés de l’Atlantique,
nous voulons à tout prix éviter une
nouvelle hausse des droits de
douane », commente un haut
fonctionnaire européen. p
Virginie Malingre
Politique
pompes à chaleur sur son sol,
cela crée des vocations. Surtout si
on leur donne un coup de pouce.
Les deux mesures phares de ce
texte répondent d’ailleurs direc-
tement à des demandes formu-
lées sur tous les tons par les in-
dustriels, depuis longtemps. La
première consiste à diviser par
deux les délais administratifs
d’ouverture de site, passant de
dix-sept à neuf mois. Au passage,
un statut d’« intérêt national ma-
jeur » permettra même, dans cer-
tains cas, de déroger au code de
l’environnement pour accélérer
les procédures. Un comble !
L’autre mesure est un crédit
d’impôt pouvant représenter jus-
qu’à 40 % de l’investissement
pour les usines de batteries, de
panneaux solaires, de turbines
éoliennes ou de pompes à cha-
leur. Les treize autres mesures de
la loi – création d’un livret
d’épargne, réhabilitation de sites,
création d’un label, formation… −
vont dans le même sens. Ce n’est
pas du greenwashing, mais une
perche tendue à un capitalisme
vert en émergence dont on saisit
plus l’effet économique,
23 milliards d’investissement
et 40 000 emplois espérés, que
sa contribution à la lutte contre
le réchauffement climatique. p
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 Économie & Entreprise | 19

Rachel Réault (en haut

à gauche), ancienne sa-
lariée de Gad, chez elle,
et Olivier Le Bras (en
bas à droite), ex-délégué
syndical de Gad, devant
l’ancien abattoir, près
de Lampaul-Guimiliau
(Finistère), le 20 septem-
bre. La friche indus-
trielle est à l’abandon
depuis sa fermeture,
il y a dix ans.
VINCENT GOURIOU POUR « LE MONDE »

Reportage
Lampaul-Guimiliau (Finistère) -
envoyée spéciale

D
e combien de
journées se sou-
vient-on avec
précision dans
une vie ? Olivier
Le Bras en cite
trois : le jour de la naissance de
chacun de ses deux enfants. Et le
11 octobre 2013. L’ex-délégué syn-
dical (Force ouvrière, FO) des abat-
toirs Gad peut encore établir le dé-
roulé de ce jour qui l’a mené, à
17 h 15 précises, à annoncer aux
889 salariés et à leurs familles réu-
nis sur le parking que le tribunal
de commerce venait d’acter leur
licenciement. « Des regards reste-
ront gravés à vie. Je ne souhaite à
personne de vivre ce moment-là. »
La fermeture de cette entreprise
emblématique, fondée cinquante
ans plus tôt à Lampaul-Guimiliau,
dans le Finistère, et abritant, sur
60 000 mètres carrés, un abattoir
et des lignes de découpe de porc,
est un séisme. Car elle intervient
après d’autres plans sociaux dans
l’agroalimentaire breton et en
plein bras de fer à propos de l’éco-
taxe sur les poids lourds. Le désar-
roi des ouvriers et la colère d’en-
trepreneurs et d’agriculteurs
­convergent alors dans les mani-
festations des « bonnets rouges ».
Le devenir des « Gad » marque
même l’entrée maladroite du
jeune ministre de l’économie Em-
manuel Macron dans l’espace mé-
diatique, alors qu’en 2014, sur Eu-
rope 1, il évoque « des femmes (…)
pour beaucoup illettrées » – le site
comptait en réalité beaucoup
d’hommes, et une minorité en
grande difficulté.
Que reste-t-il d’un tel choc, dix
ans plus tard ? Le dernier bilan de
la préfecture, qui n’a pas répondu
aux sollicitations du Monde, sem-
ble dater de 2017 : il y avait 275 ins-
crits à Pôle emploi et 43 personnes
« dans une situation difficile et sans
perspective ». Les autres étant « en
retraite ou en emploi pérenne ».
Violence du « contre-coup »
Le Monde a contacté une trentaine
d’ex-« Gad ». Seule une dizaine a
donné suite. « Ce n’est pas facile, vu
que mon parcours n’a pas été top »,
glisse une ancienne ouvrière,
avant d’annuler le rendez-vous.
Des collègues qui « ne s’en sont ja-
mais remis », il y en a. « Certains
avaient des postes hyperspécialisés.
Le même geste chirurgical,
huit heures par jour, de vrais pros.
Mais se projeter ailleurs leur a été
impossible », relate M. Le Bras.
« Dans les ateliers de la cellule de re-
classement, ils se sentaient perdus,
alors qu’ils avaient jusque-là une
vraie valeur au travail », ajoute Ra-
chel Réault, ex-« Gad » de 46 ans.
Cependant, tous estiment que la
majorité « s’en est sortie ». On dé-
couvre, par leurs profils sur les ré-
seaux sociaux, que certains sont
toujours dans l’agroalimentaire,
que d’autres préparent des com-
mandes dans la logistique, sont
employés chez E. Leclerc ou Su-
per U, chauffeurs routiers ou ac-
compagnants d’élèves en situa-
tion de handicap.
La friche, elle, se trouve toujours
là, à quelques mètres des maisons
de Lampaul. Conditionnement
d’œufs, nouvel abattoir : tous les
PLEIN CADRE
Chez les ex-« Gad »,
dix ans de traumatisme
Le 11 octobre 2013, l’abattoir breton baissait le rideau et 889 salariés
perdaient du même coup leur emploi. Si la majorité d’entre eux a
retrouvé un travail pérenne, tous restent marqués par cet épisode
projets de reprise ont capoté. Dans
les locaux vides cernés par les ron-
ces et le lierre, on imagine les chaî-
nes de production à perte de vue,
quand l’entreprise « faisait
6 000 cochons par jour » et tour-
nait en trois-huit. On se surprend à
penser au Titanic. Et l’on com-
prend la sidération de l’époque : tel
le paquebot réputé insubmersible,
Gad était si imposant, si animé,
que « ça ne pouvait pas fermer ».
Ce qui frappe chez ceux qui té-
moignent, c’est la violence du
« contrecoup ». « L’abattoir, ce n’est
pas le métier rêvé, mais on n’y était
pas si mal », confie Anthony Lo-
zac’h. Un salaire correct, des pers-
pectives d’évolution, une bonne
mutuelle… « Et, du jour au lende-
main, plus rien ! Quand on a tou-
jours travaillé à l’usine, trouver
quoi faire, ce n’est pas évident », ra-
conte Olivier Riou, 51 ans.
« C’est comme si la terre s’était
ouverte et que j’étais tombée de-
dans… Une perte de repères totale,
explique Pascale Moigne, qui
était télévendeuse chez Gad. « La
lutte est collective, mais la recher-
che d’emploi est individuelle », ren-
« C’est comme
si la terre s’était
ouverte et que
j’étais tombée
dedans… Une
perte de repères
totale »
Pascale Moigne
ex-télévendeuse chez Gad
chérit Olivier Le Bras. Afin de
rompre cet isolement, le maire de
l’époque, Jean-Marc Puchois
(aujourd’hui conseiller départe-
mental), installe un « café com-
mère », réunion hebdomadaire
autour de quelques gâteaux. Il y
note les « doléances » : « Des pro-
blèmes de prêts bancaires, d’embû-
ches pour passer un permis… »
Il revoit le défilé des politiques –
Emmanuel Macron, venu présen-
ter ses excuses, ou Guillaume Ga-
rot, alors ministre délégué à
l’agroalimentaire : « Il m’a dit : “Je
n’ai pas de baguette magique.” Les
ministres n’ont rien à répondre à
ceux qui les apostrophent dans la
rue. Face à un cataclysme pareil, en
tant que maire, vous vous retrou-
vez bien seul. Et sans les moyens de
faire grand-chose. A part être à
côté des gens. » « Après, j’étais peut-
être un peu trop dedans, confesse-
t-il. Un matin de 2014, il fait un ac-
cident vasculaire cérébral (AVC) :
« Ça m’a calmé un temps ! »
Une « aberration »
Les AVC, les cancers : une autre
constante des récits. « Beaucoup
sont tombés malades assez vite.
Est-ce que ça a pu être un facteur
déclenchant ?, interroge Rachel
Réault. Il y a aussi eu des divorces.
Le couple de Pascale Moigne n’a
pas résisté. Au même moment,
son premier contrat n’est pas pro-
longé. « Je me suis retrouvée seule,
au chômage, avec mes trois en-
fants et ma maison à Lampaul.
L’angoisse totale. » Là, dit-elle, il a
fallu « se faire violence ».
Plusieurs sont retournés à
l’école. Olivier Riou, le cabinet de
reclassement l’avait imaginé sou-
deur. « Ils ne nous poussaient pas
vers ce qu’on voulait faire, mais
vers ce qui embauchait. » Lui pré-
fère aide-soignant. Il réussit le
concours à la troisième tentative.
Au sein de l’Ehpad où il travaille
aujourd’hui, le plus dur a été d’ap-
prendre à « entrer dans l’intimité
des gens ». Les horaires sont
­contraignants, il travaille le week-
end, mais il ne regrette pas, au
contraire. « C’est très humain,
bien plus enrichissant que le tra-
vail devant une machine. »
Anthony Lozac’h, 35 ans, a
d’abord été inscrit en formation
de tourneur-fraiseur. « Ça ne m’in-
téressait pas du tout ! » Le cabinet
le réoriente vers les télécoms. Il
est actuellement référent techni-
que en Bretagne pour une filiale
de Bouygues Telecom. Ses parents
sont aussi des anciens de Gad.
Son père est désormais à la re-
traite, sa mère, salariée d’un Eh-
pad. Lui travaille le samedi, elle,
certains dimanches.
Rachel Réault est toujours télé-
vendeuse, mais dans une société
horticole. « Je vendais du porc, je
vends des fleurs ! Mais je suis passée
de trente-cinq à trente-neuf heures
et j’ai mis sept ans à rattraper mon
niveau de salaire ! » Quant à Sébas-
tien Cheype, 55 ans, il s’est fait em-
baucher « au culot » par le fabri-
cant d’enseignes où les « Gad »
commandaient leurs banderoles.
Il ne repasse jamais devant le
site, quitte à faire un détour. Ra-
chel Réault, elle, n’achète plus de
conserves D’Aucy, marque de la
coopérative Cecab, qui a racheté et
fermé Gad. L’amertume reste vive
à l’égard « des anciens patrons ». Si
chacun s’explique différemment
les raisons de la fermeture (mau-
vaise gestion, crise porcine, dum-
Pour tous, c’est
dans la capacité
de résilience plus
que dans les
compétences
que s’est jouée
la possibilité de
construire, ou
pas, la vie d’après
ping allemand), pour tous elle
reste une « aberration ».
Des anciens ont lancé l’idée d’un
repas, le 4 novembre, pour mar-
quer ces 10 ans. Pascale Moigne
n’ira pas. « Je suis trop bien dans
ma vie pour me replonger dans ce
passé dramatique », lance-t-elle.
Assistante commerciale dans la
même entreprise que Rachel
Réault, elle a préféré quitter Lam-
paul pour une maison à 15 kilomè-
tres de là, qu’elle a entièrement ré-
novée. « Je crois que je peux être
fière de ce que j’ai reconstruit. »
Pour tous, c’est dans cette capa-
cité de résilience plus que dans les
compétences que s’est jouée la
possibilité de construire, ou pas,
la vie d’après. « J’en retiens qu’il ne
faut rien lâcher, insiste Olivier
Riou. Ce n’est pas parce qu’on est
au fond du trou qu’on ne peut pas
rebondir. » En témoigne le par-
cours de Joëlle Crenn, 60 ans. En-
trée comme opératrice sur la li-
gne jambon, elle avait fini respon-
sable des expéditions carcasses.
Ayant lancé son autoentreprise
de cuisine à domicile avant la fer-
meture, elle s’est rapidement pro-
jetée dans l’ouverture d’un res-
taurant, L’Hermine, jolie bâtisse
de pierre à Bodilis (Finistère). Jus-
qu’à 140 couverts et deux emplois
créés – « ma fierté », dit-elle.
La lutte a aussi porté haut Olivier
Le Bras. Dès 2015, trois listes vien-
nent le solliciter pour les élections
régionales. Il choisit, et est élu, puis
réélu, sur celle du Parti socialiste,
menée par Jean-Yves Le Drian, que
beaucoup d’ex-« Gad » soupçon-
nent d’avoir protégé, à leurs dé-
pens, un abattoir concurrent dans
son fief du Morbihan. « Beaucoup
n’ont pas compris. On passe du sta-
tut de héros à traître avéré. Sur les
réseaux sociaux, ça a été très vio-
lent », raconte-t-il. Parallèlement, il
est employé à mi-temps à la sûreté
de l’aéroport de Brest.
« Un retour aux sources »
Si les chiffres de la communauté
de communes montrent que « le
territoire a totalement absorbé les
pertes d’emplois », la friche Gad
reste une gigantesque ombre au
tableau, alors que l’Etat et la ré-
gion ont investi plus de 1 million
d’euros dans sa restructuration et
son désamiantage.
« Mais vous n’avez pas vu la
“une” du Télégramme ? », de-
mande, allègre, Jean-Marc Pu-
chois, qui, en cette matinée de
septembre, n’a pas donné rendez-
vous par hasard devant le superbe
enclos paroissial du XVIe siècle
qui ceint l’église de Lampaul-Gui-
miliau, son baptistère poly-
chrome et son magnifique reta-
ble. Rappels de « l’époque opu-
lente, où le lin faisait la richesse de
la Bretagne. On se prépare à un re-
tour aux sources ». Le quotidien
régional a révélé un nouveau pro-
jet de revitalisation de la friche : la
société Bretagne Lin, qui a relancé
cette culture localement, pourrait
y installer son usine de teillage.
« Redonner vie à ce site chargé
d’histoire, cela aurait du sens »,
explique son PDG, Dominique Le
Nan. La signature du compromis
de vente est espérée pour la fin
du mois d’octobre. M. Le Nan,
Joëlle Crenn le connaît bien, il
vient manger à L’Hermine régu-
lièrement. « Je lui souhaite plein
de bonnes choses. Et pourvu que
ça revive. » p
Aline Leclerc
20 | Management ­
0123
­Jeudi 12­ octobre 2023

Se reconvertir dans la rénovation énergétique

La Solive forme des cadres en reconversion professionnelle aux futurs métiers du BTP

U
n million : c’est le
nombre de pompes à
chaleur qu’Emmanuel
Macron veut voir pro-
duites chaque année sur le sol
français, d’ici à la fin du quinquen-
nat. Un gisement d’emplois pour
les produire, mais aussi pour les
installer chez les particuliers.
Bouna Diarra, 29 ans, l’a bien com-
pris : « J’ai déjà fait une formation
de frigoriste en 2015, mais je n’ai pas
trouvé d’emploi, donc j’ai travaillé
dans l’isolation, comme chauffeur-
livreur pour Amazon, comme
éboueur… Puis j’ai entendu parler
du business des pompes à chaleur,
donc j’ai voulu revenir là-dedans.
C’est un domaine très technique,
qui demande pas mal de prati-
que. » Il y a dix jours, il a com-
mencé une formation intensive
pour devenir installateur de pom-
pes à chaleur à La Solive, à Nan-
terre (Hauts-de-Seine), une école
spécialisée dans les métiers de la
rénovation énergétique.
Pour les organismes de forma-
tion, l’explosion de ce champ pré-
cis des systèmes thermiques est
une aubaine. « On sait ce qu’il faut
faire pour réduire l’empreinte car-
bone du bâtiment, mais il y a de
gros freins : il n’y a pas une entre-
prise qui trouve facilement des
gens. » La Solive est née en 2021 de
ce constat, se souvient Côme de
Cossé Brissac, cofondateur de
l’école. Sur les 170 000 à 250 000
emplois supplémentaires atten-
dus d’ici à 2030 dans la rénovation
énergétique des bâtiments, selon
France Stratégie, « il faudra 30 000
installateurs de pompes à l’horizon
2028, et 15 000 personnes pour la
maintenance », explique-t-il.
Dans l’atelier, une dizaine de ces
machines qui fonctionnent à
l’électricité trônent près de la zone
où s’affaire l’équipe d’apprenants,
exclusivement masculine. Une
douzaine de box représentent
autant d’exercices où ils passent à
tour de rôle, pour travailler sur dif-
férents types de parois ou de câ-
bles. Leur formateur supervise un
exercice sur l’unité extérieure
d’une pompe dite « air-eau », qui
puise l’air extérieur pour transfor-
mer en gaz un liquide frigorigène
qui, comprimé, permet de chauf-
fer l’eau. « Là, il faut expulser
l’air ? », demande un stagiaire, en-
touré par ses camarades. Devant
l’approbation du formateur, il agit
sur la bonbonne d’azote, et de l’air
Une formation à l’installation d’une pompe à chaleur, à La Solive, à Nanterre, le 26 septembre. SIMONE PEROLARI POUR « LE MONDE »
A l’horizon 2028,
il faudra
30 000 installateurs
de pompes et
15 000 personnes
pour la
maintenance
ressort 2 mètres plus loin par un
tube frigorifique.
Frigoriste de formation, Nicolas
Scheidt, 36 ans, multi-entrepre-
neur et désormais formateur, in-
siste sur la polyvalence du métier,
à mi-chemin entre l’électricité, la
plomberie et les techniques du
froid. « La pompe à chaleur n’est
pas mon activité principale, mais
c’est un bon marché. Il y a encore
beaucoup de sociétés qui gèrent la
partie administrative mais pas les
travaux, or ils sont souvent mal
faits car il n’y a pas de techniciens
compétents. »
Cette expertise multiple plaît
aux futurs professionnels, qui ap-
précient aussi de passer peu de
temps en salle de cours. « J’aime
bien le côté très pratique. Je bricole
beaucoup, j’aime être autonome,
juge Romain Gouveia, ancien res-
ponsable après-vente dans l’auto-
mobile. C’est d’ailleurs en faisant
des travaux chez moi que je me
suis intéressé aux économies
d’énergie. Je me suis dit que je
pourrais en faire un métier. »
Damien, 45 ans, a quant à lui
passé la première partie de sa car-
rière dans la maintenance infor-
matique. Après un plan social, il a
opéré un virage net : « Je n’ai ja-
mais bossé dans le BTP, mais le tra-
vail manuel ne me fait pas peur, j’ai
déjà refait une toiture en ardoise.
Ce que j’aime, c’est que c’est un mé-
tier concret, en alignement avec
mes valeurs, j’ai un vélo électrique,
j’essaie de montrer l’exemple. »
L’école ne propose que deux
parcours : l’installateur de pom-
pes à chaleur et le chef de projet
en rénovation énergétique, des-
tiné plutôt à un public de cadres
en reconversion. Cela lui suffit
pour compter déjà trois centres
de formation (à Nanterre, Lyon et
Nantes) et former 400 personnes
cette année. Ces deux métiers
n’existaient pas au Répertoire na-
tional des certifications profes-
sionnelles : La Solive a déposé
deux titres professionnels auprès
de France compétences, validés
en 2023 et 2021.
« Un métier qui fait plus de sens »
Sur le parcours pompe à chaleur,
tous les stagiaires sont en contrat
de professionnalisation durant les
six mois qui suivent les deux mois
de formation, et assurés d’obtenir
un CDI dans la foulée. Ils envisa-
gent pour beaucoup de se faire la
main comme salariés durant un
ou deux ans avant de se lancer
seuls, comme leur formateur.
A l’étage, c’est le dernier jour
d’une promotion de chef de projet
en rénovation énergétique, dans
laquelle on trouve aussi bien des
anciens architectes, des conduc-
teurs de travaux, ou encore des
professeurs de sport. « Le chef de
projet est plus généraliste, ce qu’on
lui apprend c’est d’arriver chez quel-
qu’un, faire un état des lieux, et gé-
nérer différents scénarios de tra-
vaux et de prix, décrit Côme de
Cossé Brissac. Il sait aussi gérer l’in-
génierie financière, le casse-tête de
la mobilisation des aides. » En règle
générale, les formés peuvent de-
venir auditeurs énergétiques,
pour gérer la partie diagnostic, ou
accompagnateurs Rénov’, pour
plutôt suivre la réalisation con-
crète des travaux par les artisans.
Tout juste sortie de la soute-
nance qui clôt sa formation de
chef de projet, Bénédicte Bour-
goin est enthousiaste à l’idée de
partir en stage. Cadre dans le mar-
keting, elle s’est posée à 50 ans la
question « d’avoir un métier qui
fait plus sens » : elle a négocié son
départ et commencé la formation
de chef de projet. « Je prévois de
quitter la région parisienne, mais
je vais d’abord me tester en tant
que conseillère en énergie parta-
Malgré
la multiplication
des promotions
sur les bancs de
l’école, le secteur
peine à attirer
les jeunes
gée pour conseiller les commu-
nautés de communes. » Elle insiste
sur le concept de rénovation glo-
bale, qu’on lui a inculquée en for-
mation : « L’isolation thermique
est la clé, mettre une pompe à cha-
leur ne sert à rien si les murs ou le
toit sont mal isolés. »
Cette capacité de répondre au be-
soin de rénovation globale des lo-
gements a aussi intéressé Leroy
Merlin. L’entreprise, qui compte
30 000 salariés dans 140 maga-
sins, a créé pour ses équipes un
parcours de reconversion interne,
pour devenir référents rénovation
énergétique. Les cours ont lieu à La
Solive. « C’est une formation sur
mesure, mais la certification est la
même que le chef de projet, expli-
que Elizabeth Decoster, directrice
de l’Université de l’habitat de Le-
roy Merlin. On a des heures de for-
mation spécifiques à nos outils, et
sur les aides dont peuvent bénéfi-
cier les clients. Nous voulons les ac-
compagner de la même manière
que lorsqu’ils achètent une cuisine.
Mais c’est un peu plus complexe,
donc il faut des compétences. » Fin
2023, 100 conseillers auront été
formés, près d’un par magasin.
Malgré la multiplication des pro-
motions sur les bancs et dans les
ateliers de l’école, le secteur peine
à attirer, notamment les jeunes. Le
BTP souffre encore d’un déficit
d’image, même si cela tend à se ré-
sorber : « Ici, nous avons des mé-
tiers concrets, qui ont du sens, bien
payés, pas forcément concentrés à
Paris, et où l’on peut se mettre à son
compte, met en avant M. de Cossé
Brissac. Sur la pompe à chaleur, des
entreprises mettent en place la se-
maine de quatre jours. Il y a aussi
des gérants plus jeunes, qui pren-
nent le tournant de la transition
énergétique, qui créent une vraie
ambiance de boîte pour fidéliser les
gens. » Cela suffira-t-il pour réno-
ver des millions de logements ? p
Jules Thomas

Que sait-on du travail ?

Avis d’expert | Droit social
Un employé contrôlé par un client mystère a été licencié

I l y a contrat de travail quand une per-

sonne s’engage à travailler pour le
compte et sous la direction d’une
autre personne moyennant rémuné­-
ration. Dans ce cadre, le célèbre arrêt Po-
liet-Chausson de la Cour de cassation
du… 16 juin 1945, indique que l’on ne
peut « priver le patron d’un pouvoir disci-
plinaire, inhérent à sa
qualité (…) sous la seule
réserve du contrôle de
L’employeur l’autorité judiciaire ».
avait informé Le législateur a enca-
dré, notamment par la
les salariés par loi Auroux (1982), ce
pouvoir disciplinaire.
un affichage Toutefois, sauf pour des
d’une note sur motifs discriminatoires,
des agissements de har-
ce dispositif cèlement moral ou des
faits de harcèlement
sexuel qui sont qualifiés par la loi de
« faute », il s’est bien gardé – et c’est logi-
que – de dresser une liste exhaustive de
comportements fautifs. Il appartient à
l’employeur de démontrer la réalité du
fait, puis de qualifier celui-ci d’agissement
fautif ou d’abstention fautive, pour en-
suite appliquer une sanction devant figu-
rer au règlement intérieur de l’entreprise.
Il se pose dès lors la question de la
preuve de ce qui déclenche ce pouvoir
­ isciplinaire. Il ne fait guère de doute que
d
l’essor des technologies de contrôle à dis-
tance des appareils numériques, de vidéo-
surveillance ou de géolocalisation ont
conduit à renouveler le cadre d’apprécia-
tion de l’exercice du pouvoir disciplinaire
de l’employeur. Le contentieux lié à l’utili-
sation de ces technologies est abondant.
Les tribunaux écartent classiquement les
preuves obtenues dans des circonstances
déloyales ou par un procédé portant une
atteinte injustifiée ou disproportionnée
aux droits et libertés du salarié.
C’est un moyen pour le moins original
qui a conduit à un arrêt de la chambre so-
ciale de la Cour de cassation du 6 septem-
bre 2023 : le recours à un rapport fait par
un client mystère à l’appui d’une sanc-
tion. Ce dernier est chargé par une entre-
prise ou un prestataire de se faire passer
pour un client ordinaire pour tester la
qualité des services de toute structure
­recevant du public. Le client mystère se
rend sur les lieux pour observer et éva-
luer la prestation, en fonction d’un
­cahier des charges et d’une série de critè-
res, éventuellement avec un scénario
­défini par le commanditaire. Un salarié,
employé dans le domaine de la restaura-
tion, avait fait l’objet d’une visite d’un
client mystère, lequel a relevé à cette occa-
sion de graves manquements à la procé-
dure d’encaissement des repas. Sur la base
des faits constatés lors de ce contrôle,
l’employeur a déclenché une procédure
2%
Un accroissement de l'entre-soi des salariés les mieux payés
disciplinaire à l’encontre du salarié en
cause, qui a conduit à un licenciement. Taux d’isolement des 10 % des plus hauts salaires, par pays, en %
Le salarié a contesté la licéité de l’utilisa-
tion de ce procédé de preuve, et donc la 40
sanction. En vain, selon la Cour de cassa- Espagne
tion. L’article L. 1222-3 du code du travail 36,5
35
stipule que le salarié doit être informé Corée du Sud
préalablement à leur introduction des L’augmentation annuelle moyenne
méthodes et techniques d’évaluation pro- de l’isolement des plus hauts salaires
fessionnelle mises en œuvre à son égard. 30 France par rapport au reste de l’effectif
En l’occurrence, l’employeur a pu justi- Danemark est de 2 % en France
fier qu’il avait au préalable informé le
­comité social et économique de la mise 25
en place de cette procédure d’investiga-
tion et de ses modalités, et qu’il avait di-
Canada
rectement informé les salariés par un affi-
chage d’une note expliquant le dispositif, 0
1990 1995 2000 2005 2010 2015 2020
son fonctionnement et son objectif.
Ces deux conditions étant réunies, la fi- Infographie Le Monde Source : COIN
che d’intervention de la société manda-
tée par l’employeur pour l’organisation Depuis trente ans, les salariés les mieux payés sont de plus en plus isolés
de la visite du client mystère mention- du reste de l’effectif de leur entreprise. Des chercheurs ont établi que l’en-
nant qu’aucun ticket de caisse n’avait été tre-soi de cette élite salariale augmente de 2 % chaque année. Dans le
remis après l’encaissement de la somme ­cadre du projet de médiation scientifique « Que sait-on du travail ? », du
demandée a pu licitement être utilisée Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp),
comme preuve d’un fait fautif. p diffusé en collaboration avec les Presses de Sciences Po sur la chaîne
­Emploi du site Lemonde.fr, le sociologue Olivier Godechot explique les liens
Francis Kessler est maître de conférences de causalité de ce phénomène avec la désindustrialisation, les restructura-
à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. tions et la numérisation.
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­Jeudi 12­ octobre 2023 Carnet | 21
Laurence et Claude Marillier, Poilley (Manche).
Claire Gonnet, Tonquédec (Côtes-d’Armor). Hommage Conférences
Sylvie et Thierry Juton,
Luxembourg. Mulhouse. Luzarches. Conférences
ses enfants, La comtesse de Quengo de
en vente Le Carnet Adam, Alexandre, Matéo, Oscar, Tonquédec, « Peut-on dialoguer avec l’islam ? »
actuellement Arthur, Claire et Victor, Le 11 octobre 1923, naissait à Paris, chaque mercredi à 20 heures,
née Edith Le Moniès de Sagazan,
ses petits-enfants, son épouse, du 4 au 25 octobre 2023,
Ses sœurs, son beau-frère, sa belle- Arielle et Bernard de Castelbajac, Ginette, Henriette GALLENE, en l’Église protestante unie de
Vous pouvez nous faire épouse GRENET.
sœur, Denis et Charlotte de Tonquédec,
K En kiosque parvenir vos textes Ses nièces et neveux, Marine de Tonquédec,
l’Étoile, 56, avenue de la Grande
Son enfance a été difficile du fait Armée, Paris 17e.
soit par e-mail : Ses filleuls, ses enfants
Ses amis, du divorce très conflictuel de ses Prochaines soirées :
carnet@mpublicite.fr Et ses petits-enfants,
parents. « Interprétations et spiritualité
HORS-SÉRIE
(en précisant impérativement ont la tristesse de faire part du décès, ont la tristesse de faire part du rappel Très tôt, elle a participé à des actions en islam », le 11 octobre ; « Luther
votre numéro de téléphone survenu à Paris, le samedi 7 octobre à Dieu de de résistance, dont une participation et Mahomet » avec P.-O. Léchot,
et votre éventuel numéro 2023, à l’âge de quatre-vingt-douze à un défilé du 11 novembre 1940. le 18 octobre ; « L’aventure des
ans, de Pierre
d’abonné ou de membre Elle a été déportée pendant la recherches historiques sur le Coran »
de QUENGO de TONQUÉDEC, seconde guerre mondiale mais n’en
INCLUS : de la SDL) Mme Gabriel GONNET, avec Mohammad A. Amir-Moezzi,
DES ILLUSTRATIONS
INÉDITES, général de corps d’armée, a conçu aucune haine vis-à-vis du
le 25 octobre.
UN ENTRETIEN EXCLUSIf

née Geneviève de BELSUNCE,

AVEC L’AUTEUR

soit sur le site : grand-croix

ZEPraconte 30 ans de https://carnet.lemonde.fr
ancienne professeur de l’ordre national du Mérite,
peuple Allemand.
Elle a fait partie du service technique
Inscription : www.etoile.pro/cycle
d’histoire et de géographie.
titeuf L’équipe du Carnet reviendra
grand officier
de la Légion d’honneur,
de l’armée, puis a travaillé pour
Communication diverse
En partenariat avec

Elle nous a quittés mais sa tendresse l’administration militaire française à

vers vous dans les meilleurs demeure en nous, et elle est infinie. Berlin.
Hors-série le vendredi 6 octobre 2023.
délais pour vous confirmer Elle a perdu son mari en 1970
la parution. La cérémonie sera célébrée le La cérémonie religieuse a été
et, s’est lancée avec succès dans
lundi 16 octobre, à 10 h 30, en l’église les affaires.
célébrée le mardi 10 octobre, à 14 h 30,
de Saint-Pierre de Montrouge, en l’église Saint-Martin de Poilley
carnet@mpublicite.fr 82, avenue du Général Leclerc, Paris 14e. Jean-François, les docteurs Joannès
(Manche).
https://carnet.lemonde.fr et Jean-Christophe,
tj.sj@orange.fr
HORS-SÉRIE

L’inhumation a eu lieu le mercredi ses fils reconnaissants. Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
AU CARNET DU «MONDE» 11 octobre, au cimetière de Tonquédec
Mme Philippe Heilbronn, (Côtes-d’Armor), après une messe Colloque Les bénévoles de SOS Amitié
son épouse, donnée en la collégiale de Tonquédec,
Décès Pierre et Daniel Heilbronn, écoutent
à 14 h 30.
ses fils, par téléphone et/ou par internet
Paris.
Ariane Amson et Laetitia Cazaux, Ni fleurs ni couronnes. ceux qui souffrent de solitude,
LA MORT EN FACE Séverine, Muriel et Nicolas, ses belles-filles, de mal-être et peuvent avoir
Comment légiférer sur la fin de vie
ses enfants, des pensées suicidaires.
Claude,
ont la tristesse de faire part du décès
Hors-série ont la douleur de faire part du décès son époux,
de
de Christine et Pascal, Nous recherchons des écoutants
ses enfants, L’Institut Pierre Mauroy
M. Pierre ANDREU, Philippe HEILBRONN, bénévoles
Anaïs et Océane, organise son colloque annuel,
homme de théâtre, ses petites-filles, sur toute la France.
survenu le 29 septembre 2023, dans L’écoute peut sauver des vies
Sa famille, le jeudi 19 octobre 2023, à 14 h 30,
survenu le 4 octobre 2023, sa quatre-vingt-douzième année.
à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), sur le thème et enrichir la vôtre !
100 GRILLES
à l’âge de quatre-vingt-un ans. Les obsèques ont eu lieu dans ont l’immense douleur de faire part Choix des heures d’écoute,
l’intimité familiale. du décès de formation assurée.
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 7
Une cérémonie aura lieu le jeudi « Présence et actions socialistes,
12 octobre, à 13 heures, au crématorium Marie ROUSSEAU, d’hier à aujourd’hui ».
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Odile Seyler, En IdF RDV sur
née Maria ASSUNTA CESARATTO,
son épouse, Après l’ouverture par J. M. Ayrault, www.sosamitieidf.asso.fr
Paris. Etienne, Paola, Thaddée, président de la Fondation Jean Jaurès
survenu le dimanche 8 octobre 2023, En région RDV sur
ses enfants
à l’âge de quatre-vingt-sept ans. et sous la présidence de B. Derosier, www.sos-amitie.com
Christine et Michel Laroze, et leurs conjoints, Pauline, Pierre, Anna,
Rosemarie et Hervé Benoit, co-président de l’IPM,
Prune, Pietro, André, Otto, Tobias,
ses filles et leurs conjoints, Une cérémonie se tiendra le interviendront notamment
Irène,
Magazine n°7 Stéphane et Elsa Benoit, Emmanuel, vendredi 13 octobre, à 14 h 30, P. E. Guigo, maître de conférences
ses petits-enfants, Société éditrice du « Monde » SA
Adrien et Julien Laroze, en l’église Saint-Pierre-Saint-Paul à l’université Paris Est ; Président du directoire, directeur de la publication
Myriam Lucan,
ses petits-enfants, d’Ivry-sur-Seine. Louis Dreyfus
Ses arrière-petits-enfants, sa sœur, J. Cl. Mailly, Directeur du « Monde », directeur délégué de la
Toute sa famille, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
ancien secrétaire général de FO ; Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Le laboratoire de Langues et
Collections ont la profonde tristesse d’annoncer
le décès de
Ses amis,

ont l’immense tristesse de faire

civilisations à tradition orale (LACITO)
B. Cazeneuve,
ancien Premier ministre ;
Direction adjointe de la rédaction
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
Mme Odile Léa DELORME, P. Bloche, ancien président
part du décès, survenu le dimanche a la tristesse d’annoncer le décès de Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
née CHARPENTIER, sa fondatrice, de la commission affaires Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
8 octobre 2023, à l’âge de soixante- Directrice déléguée au développement des services
quinze ans, de culturelles et éducation abonnés Françoise Tovo
survenu le 2 octobre 2023, à Paris, de l’Assemblée nationale ; Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
à l’âge de cent deux ans. Jacqueline Mauricette Christiane Gilles van Kote
Jacques LUCAN, THOMAS, F. Morvan, secrétaire générale Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
architecte, de « Femmes, santé, climat » Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Elle sera inhumée dans la sépulture Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
familiale, au cimetière de Sathonay- théoricien et critique d’architecture, survenu le 7 octobre 2023, à son et J. Peyrelevade, économiste. (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
Camp, auprès de son époux, chevalier de la Légion d’honneur, domicile. Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
professeur émérite de l’École 12, cité Malesherbes, 75009 Paris. Infographie Delphine Papin
Étienne DELORME polytechnique fédérale de Lausanne, Directrice des ressources humaines du groupe
Directrice de recherche au CNRS,
(† 1959). Emilie Conte
professeur émérite de l’ENSA de la elle fut une infatigable pionnière Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Inscriptions :
rosemarie.benoit@free.fr ville et des territoires Paris-Est, de la linguistique africaine et de Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
docteur honoris causa institutpierremauroy@gmail.com présidente, Gilles Paris, vice-président
michel.laroze @free.fr l’ethnolinguistique.
de l’université de Liège.
La fin d’un Monde. Jacqueline Thomas repose au
La cérémonie religieuse aura lieu cimetière de Saint-Martin-au-Bosc
Jacques DOLÉANS, le vendredi 13 octobre, à 14 h 30, en (Seine-Maritime).
Actuellement en vente, 27 avril 1947 - 25 septembre 2023. l’église de Saint-Eustache, Paris 1er.
le volume n° 4 Les familles Viot, Amiot-Baudry
SAINT-LOUIS C’est tout une époque qui s’en va Ni fleurs ni couronnes.
avec toi mon Papa... Et les enfants de J. et F. de Miscault,
Odile.seyler@seylerlucan.com ont la tristesse de faire part du décès
Mon Papa. Ma bouffée d’air frais.
Mon échappatoire à la tristesse de
enfantine, au chaos. Celui qui m’a fait
découvrir l’amour et l’importance de Pierre MOREAU, Jeanne VIOT,
le dire et le prouver. chevalier née Jeanne
dans l’ordre national du Mérite, de MARTIMPREY de ROMECOURT,
Tu t’en es allé dans la dignité, ta
président honoraire
DYSTOPIES · HORREUR · MONDES IMAGINAIRES

main dans la mienne, sur un fond

de jazz, ton âme se déhanchant des tribunaux administratifs survenu le 4 octobre 2023,
une dernière fois au rythme des et cours administratives d’appel, à cent deux ans.
percussions de ces musiques que tu ancien président
aimais tant. du tribunal administratif L’incinération et un moment de
de Châlons-en-Champagne, recueillement auront lieu le samedi
C’est la fin d’une époque, c’est la
fin d’un Monde. 14 octobre, au crématorium du Mont-
nous a quittés brutalement, Valérien (Hauts-de-Seine).
le 6 octobre 2023,
Dominique Frot, dans sa quatre-vingt-unième année.
son époux, Un office religieux en Moselle sera
Axel et Manuel, prévu le 21 octobre.
Il laisse dans la peine,
ses enfants,
Maxence et Roxane, Femme d’ambassadeur, elle repose
Metta,
ses frère et sœur auprès de son époux,
Actuellement en vente, sa maman,
le volume n° 6 Ainsi que ses petits-enfants Monique,
Et ses neveux et nièces, Jacques VIOT,
LE MONDE PERDU son épouse,
Frédéric, Lynda, Sophie et Lionel,
ont la douleur de faire part du décès en la chapelle de Romécourt.
ses enfants,
de Pierre-Jalayann, Rosalie et Hippolyte,
Cet avis tient lieu de faire-part et
Nos services Laurence FROT,
ses petits-enfants,
Roger, François de remerciements.
et leurs familles,
survenu le 9 octobre 2023, f.viot@noos.fr
Lecteurs
fltlRondt
Luc,
dans sa soixante-treizième année. ses frères
K Abonnements Et toute la famille. Anniversaire de décès
L’incinération aura lieu le vendredi
Sur abo.lemonde.fr 13 octobre, à 15 heures, au crématorium Les obsèques auront lieu le Déjà un an,
Par tél. au 03 28 25 71 71 de Nîmes. Le Carnet
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) vendredi 13 octobre, en l’église de
Jouques (Bouches-du-Rhône). François PORTET,
[Durant ses vingt années au Monde, en tant ethnologue,
K Le Carnet du Monde qu’assistante de rédaction, notamment au Pour toute information:
carnet@mpublicite.fr service Economie, Laurence nous impressionnait
Pas de fleurs, mais des dons
par son sens de l’organisation, son dynamisme, peuvent être faits, à la Fondation nous quittait brutalement. camel@mpuhliciLe.fr
sa curiosité intellectuelle et sa joie de vivre. Le de France. Prix à la ligne: 33C TTC.
Monde présente ses plus sincères condoléances Journée hommage le vendredi
à sa famille, ses proches et toutes celles et ceux « Auprès de mon arbre, 17 novembre 2023, à l’université
qui l’ont connue et appréciée au journal. J. Fe.] je vivais heureux ». Lyon 2.
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­Jeudi 12­ octobre 2023

Ce qu’il
faut savoir
The Outlaw Ocean Project
est un collectif de journalistes
basé à Washington, aux Etats-
Unis, qui réalise des enquêtes
sur les droits de l’homme, le
travail et les problèmes envi-
ronnementaux sur les deux
tiers de la planète couverts par
de l’eau. Il a été monté par le
reporter Ian Urbina, qui a
auparavant passé dix-sept ans
au New York Times. Leurs
deux dernières enquêtes, réa-
lisées avec The New Yorker,
sont publiées simultanément
par le magazine américain, en
anglais, Le Monde, en français,
Die Zeit, en allemand, et El
Pais, en espagnol. Elles racon-
tent, d’une part, le coût hu-
main de la pêche massive au
calamar pratiquée par la
Chine et, d’autre part, com-
ment le travail forcé imposé
par Pékin à la minorité
ouïgoure touche toute la
chaîne d’approvisionnement
en produits de la mer, jus-
qu’aux supermarchés aux
Etats-Unis ou en France.

Un bateau de pêche au calamar illuminé par des centaines d’ampoules utilisées pour attirer les céphalopodes
à la surface et faciliter leur capture, dans l’océan Pacifique Sud, le 9 juillet 2022. The Outlaw Ocean Project/Ed Ou

La Chine étend son

Enquête

D’
abord, il a eu très soif.
Ensuite, des crises de
convulsion. Il était trop
épuisé pour tenir assis

empire sur les océans

et n’arrivait même plus
à uriner. Il vomissait
tout ce qu’il avalait, eau comme nourriture.
Originaire d’Indonésie, Fadhil, 24 ans, tra-
vaillait sur le Wei-Yu 18, un navire chinois de
pêche au calamar qui opérait à 285 milles
nautiques (environ 528 kilomètres) des côtes
du Pérou. Quand il est tombé malade, il a
supplié le chef d’équipe de le renvoyer à terre
pour s’y faire soigner. Mais celui-ci a refusé,
au motif que son contrat n’était pas terminé,
se contentant de lui donner un équivalent
d’ibuprofène.
« Mes parents doivent récupérer mon corps »,
a murmuré Fadhil à un autre matelot, Ramad-
han Sugandhi, la veille de sa mort, survenue le
26 septembre 2019, au bout de près d’un mois
de souffrances. Le capitaine a alors ordonné à
l’équipage d’envelopper sa dépouille dans une
couverture et de l’entreposer dans la chambre
froide – mais elle y a noirci. Moins de
trois jours après, le corps de Fadhil était placé
dans un cercueil de bois lesté d’une chaîne
d’ancre, et la caisse basculée dans les eaux.
« En voyant ça, j’étais désespéré », se souvient
Ramadhan Sugandhi.
Lorsqu’il s’est engagé sur le Wei-Yu 18, Fadhil
a mis le pied dans ce qui est peut-être la plus
grande opération maritime de tous les temps.
Pour satisfaire l’appétit croissant de l’huma-
nité en poisson et fruits de mer, la Chine am-
plifie frénétiquement ses activités en haute
mer. Disposant d’une flotte hauturière de
6 500 navires (soit plus du triple de son plus
proche concurrent, Taïwan – d’après les don-
nées de l’Institut Allen pour l’intelligence arti-
ficielle consultées par The Outlaw Ocean Pro-
ject –, dont la flotte compterait entre 1 100 et
1 800 navires), l’empire du Milieu gère aussi
des terminaux dans plus de 90 ports du
monde entier et s’achète à tout-va le soutien
des pouvoirs politiques, notamment dans les
pays côtiers d’Amérique du Sud et d’Afrique de
l’Ouest. Résultat : la superpuissance chinoise
est aujourd’hui le numéro un mondial incon-
testé de la pêche.
Sa mainmise sur les eaux du globe a un coût
humain et environnemental vertigineux. Si la
profession de marin-pêcheur est déjà celle qui
affiche le taux de mortalité le plus élevé au
Au cours de leur vaste enquête, les journalistes de The Outlaw Ocean Project
ont découvert que Pékin, qui protège par ailleurs ses eaux territoriales,
ne recule devant rien pour piller les eaux internationales, avec l’ambition,
à terme, de s’octroyer la souveraineté sur ces zones du globe. Une entreprise
titanesque au coût environnemental et humain vertigineux, comme
l’illustre le destin broyé de Fadhil, un jeune pêcheur indonésien
monde, les navires chinois de pêche au cala- bateau avait pu être identifié, il s’agissait
mar font partie de ceux où les conditions de dans la moitié des cas de bateaux chinois de
vie sont les plus violentes. La servitude pour pêche au calamar.
dettes – une forme de travail forcé assimilée à Au chapitre droit du travail et préservation
de l’esclavage –, la traite des humains, les vio- des océans, en comparaison d’autres pays,
lences physiques, les négligences criminelles, non seulement la Chine se soucie peu des ré-
les blessures et les décès y sont monnaie cou- glementations internationales et de la pres-
rante. Quand l’ONG britannique Environmen- sion médiatique, mais elle manque de trans-
tal Justice Foundation a interrogé 116 Indoné- parence concernant sa flotte et ses usines de
siens qui avaient travaillé entre septem- transformation, pointe Sally Yozell, directrice
bre 2020 et août 2021 sur des bâtiments hau- Servitude pour du programme sécurité environnementale
turiers chinois, 97 % d’entre eux ont fait état dettes, traite du Stimson Center, un centre de recherche de
de servitude pour dettes ou de confiscation Washington. Comme une grande partie du
de documents, et de sommes d’argent qui des humains, poisson consommé aux Etats-Unis est pêchée
leur avaient été garanties ; 58 % avaient vu ou ou transformée par la Chine, explique-t-elle, il
subi des violences physiques. Violences, est particulièrement difficile pour les distribu-
teurs de déterminer si les produits qu’ils
Numéro un de la pêche illicite
blessures ­commercialisent sont issus de la pêche illicite
La Chine trône également au premier rang et décès sont ou liés à des violations des droits humains.
mondial de la pêche illégale. Et le secteur de Une fois transportés sur la terre ferme, ces
la pêche au calamar est particulièrement tou- monnaie courante produits de la pêche sont souvent transfor-
ché. Le Parlement européen a commandité més en Chine dans des usines qui emploient
un rapport, publié en 2022, sur les cas de pê- sur les navires de la main-d’œuvre ouïgoure. En dix ans, le
che illicite, non déclarée et non réglementée chinois de pêche gouvernement chinois a déplacé de force des
(INN) observés entre 1980 et 2019 dans le dizaines de milliers de travailleurs de la mino-
monde. Selon ce rapport, lorsque le type du au calamar rité musulmane du Xinjiang, les entassant
dans des trains, avions et autocars sous haute
surveillance, pour les envoyer s’échiner à
l’autre bout du pays, sur la côte est, dans des
usines de la province du Shandong, géante du
secteur de la pêche. En 2022, les Nations unies
constataient que certains documents du gou-
vernement chinois révèlent un usage de la
coercition pour faire participer les « tra-
vailleurs excédentaires » ouïgours à ses pro-
grammes de transfert. La même année, l’Or-
ganisation internationale du travail (OIT) fai-
sait part de ses « profondes inquiétudes » à
propos de la politique du travail chinoise au
Xinjiang, dénonçant elle aussi des transferts
de main-d’œuvre coercitifs.
A partir de lettres d’information et de rap-
ports annuels d’entreprises, mais aussi de do-
cuments des médias d’Etat et des réseaux so-
ciaux chinois, nous avons pu établir qu’au
cours des cinq dernières années plus d’un
millier de Ouïgours et de membres d’autres
minorités musulmanes ont été envoyés tra-
vailler dans au moins dix usines de transfor-
mation de poisson. Le gouvernement chinois
fait également tourner son industrie de la pê-
che avec des travailleurs originaires de Corée
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­Jeudi 12­ octobre 2023 Document | 23

▶▶▶

Fadhil, un pêcheur indonésien de 24 ans, tient un calamar géant pris au large des côtes Le corps de Fadhil, mort le 26 septembre 2019 du béribéri sur le navire chinois « Wei-Yu 18 »,
du Pérou, sur le navire chinois « Wei-Yu 18 », entre 2018 et 2019. Yansel Lianus Saputra dans la chambre froide, avant d’être immergé en mer. Photo fournie par des membres de l’équipage

du Nord, lesquels sont principalement affec-
tés dans des usines de la province frontalière
du Liaoning, dans le nord-est de la Chine. De
fait, depuis trente ans, le gouvernement de
Corée du Nord envoie ses citoyens trimer
dans des usines de Russie et de Chine, pour
placer jusqu’à 90 % de leurs revenus – soit des
centaines de millions de dollars par an – sur
des comptes qu’il contrôle. Depuis novem-
bre 2022, plus de 80 000 Nord-Coréens ont
été employés dans des villes frontalières chi-
noises, des centaines d’entre eux dans des
usines de poisson. Des vidéos récentes, pos-
tées en novembre 2022 sur le réseau social
Douyin (le TikTok chinois), montrent des
femmes originaires de Corée du Nord em-
ployées dans des usines de Dandong et Dong-
gang, dans le Liaoning.
Épidémie de béribéri
L’histoire de Fadhil est d’une triste banalité.
Comme la plupart des travailleurs de la haute
mer, il a obtenu son poste sur le Wei-Yu 18 par
l’intermédiaire d’une agence de recrute-
ment. Ces agences gèrent tout, de la paie aux
billets d’avion en passant par les taxes et les
passeports. Aux hommes qu’elles recrutent,
elles promettent une autre vie, plus prospère.
Après avoir entendu parler de ces emplois
par le bouche-à-oreille, plusieurs Indoné-
siens, dont Fadhil, quittent leur village pour
se rendre à Djakarta, la capitale, en
juillet 2018. Là, ils patientent deux mois
avant d’embarquer.
Durant cette période, on leur fait signer
leurs contrats : sans droit à des arrêts maladie
ni à des heures supplémentaires, ils travaille-
ront par quarts de quinze à vingt-quatre heu-
res, parfois sept jours sur sept. Des frais de
nourriture de 50 dollars par mois seront pré-
levés sur leur paie. Et au cas où le navire ne se
trouverait pas à proximité d’un port de rapa-
triement pratique, le capitaine sera autorisé à
prolonger indéfiniment leur séjour à bord.
Quant aux salaires, ils seront versés à leurs fa-
milles en une seule fois, au terme du contrat –
une pratique illégale dans la plupart des pays.
Etablie à Bogor, au sud de Djakarta, l’agence
PT. Multi Maritim Baru a recruté au moins
trois des Indonésiens qui vont travailler avec
Fadhil à bord du Wei-Yu 18. Alors qu’on leur a
initialement promis plus de 450 dollars par
mois, ces hommes déchantent vite : leurs sa-
laires avoisineront plutôt les 300 dollars, sur
lesquels certaines sommes seront encore re-
tenues. L’agence se contente de quelques va-
gues explications, au milieu d’une avalanche
de paperasserie, calculs expéditifs et autres
termes peu familiers : « Confiscation de pas-
seport », « taxes obligatoires », « rémunéra-
tions secondaires ». Pour couronner le tout,
les marins seront redevables de pénalités al-
lant jusqu’à 1 000 dollars s’ils quittent le na-
vire avant la fin de leur contrat. Sollicitée,
l’agence PT. Multi Maritim n’a pas répondu à
nos demandes d’informations.
Le 28 août 2018, Fadhil embarque à bord du
Wei-Yu 18 dans le port de Pusan, en Corée du
Sud, pour intégrer un équipage de neuf In-
donésiens et vingt Chinois. Le bâtiment à co-
que d’acier blanc et rouge, attaqué par la
rouille, navigue plusieurs semaines avant
d’atteindre les côtes sud-américaines, pour
aller pêcher à proximité du Pérou, puis plus
au sud, au large des côtes du Chili. Au cours
d’un périple de vingt-deux mois, le bateau
ne fait qu’une escale, à Punta Arenas, au
Chili, voguant le reste du temps à des centai-
nes de kilomètres des côtes. Les hommes tra-
vaillent pendant douze à vingt-quatre heures
d’affilée, et principalement la nuit, quand la
pêche au calamar est la plus efficace.
A bord, ils dorment à quatre par chambre,
sur des couchettes superposées en bois, avec
une seule couverture par personne. Les cloi-
sons dégoulinent de condensation et les ma-
telas en mousse sont détrempés. L’eau qu’on
leur donne à boire, de couleur rouille, a un
goût de métal – leurs collègues chinois, eux,
ont droit à de l’eau en bouteille. Et pour leur
toilette, ils n’ont que de l’eau salée. La violence
est leur lot quotidien. Les hommes racontent
des coups à la tête assénés par le chef d’équipe
et le capitaine, assortis de claques et de coups
de pied, souvent parce qu’ils n’ont pas com-
pris les instructions en chinois, parce qu’ils
mettent trop de temps à démêler les lignes ou
qu’ils ont fait tomber des calamars sur le pont.
En août 2019, après plus d’un an passé en
mer, l’équipage du Wei-Yu 18 est frappé par
une épidémie de béribéri, une maladie très
facile à éviter : causée par une carence en vi-
tamine B1, elle résulte souvent de régimes ali-
mentaires peu variés, à base d’aliments
comme le riz blanc. Les deux premiers Indo-
nésiens à contracter le béribéri sont trans-
portés par un autre bateau de pêche jusqu’à
la terre ferme, où ils sont soignés ; une fois
guéris, ils peuvent rentrer chez eux par
avion. Quand, en septembre 2019, Fadhil
tombe malade à son tour, lui et plusieurs
autres marins demandent au chef d’équipe
qu’on le laisse rentrer chez lui ou aller à l’hô-
pital, en vain. Selon le contrat de Fadhil, son
voyage en mer ne devait durer qu’une année,
« Alors que 70 % laquelle était déjà écoulée. Or, d’après plu-
sieurs pêcheurs, le chef d’équipe lui a affirmé
de la surface qu’il devait rester deux ans à bord. En moins
du globe est d’un mois, Fadhil meurt.
Moins de trois jours plus tard, le capitaine
couverte d’eau, ordonne son inhumation en mer ; il affirme
avoir reçu l’autorisation de ses parents, ce qui
il faut s’inquiéter exacerbe encore plus la colère des Indoné-
de toute tentative siens, qui ne le croient pas. « Quels parents se
débarrasseraient de la sorte du corps de leur en-
d’un État de fant ? », s’indigne Ramadhan Sugandhi.
Près de trente mois après la mort du jeune
s’approprier ces homme, un journaliste du projet The Outlaw
Ocean a repéré le Wei-Yu 18 dans la zone de pê-
biens communs » che du « Blue Hole », à quelque 386 milles nau-
Ian Ralby tiques (environ 715 kilomètres) au nord de l’ar-
PDG de I.R. Consilium, chipel des Malouines. Par radio, un homme
société de conseil lui a confirmé être le capitaine du bateau de-
spécialisée dans la puis dix ans, mais il a refusé de répondre aux
sécurité maritime questions sur Fadhil ou de le laisser monter à
bord, invoquant le Covid-19.
Depuis plusieurs décennies, les Chinois ren-
forcent sans relâche leur présence dans les
océans du monde. Une stratégie lancée
en 1985, quand la China National Fisheries
Corporation (CNFC) a envoyé 13 chalutiers et
leurs 223 hommes travailler au large de la Gui-
née-Bissau, en Afrique de l’Ouest.
Un dangereux déséquilibre
De nos jours, ce colosse dirigé par l’Etat est la
plus grande entreprise de pêche hauturière
au monde. Et le Wei-Yu 18, sur lequel Fadhil a
fini ses jours, compte parmi les centaines de
bateaux qui la fournissent en poisson et
fruits de mer. La CNFC possède par ailleurs
plus de 250 bâtiments de pêche et ravi-
tailleurs, au moins six usines de transforma-
tion et entrepôts réfrigérants, et plus de
quinze navires frigorifiques, qui rapportent
les prises à terre – bon nombre de ses bateaux
violent allègrement les lois internationales.
Pendant le plus clair du XXe siècle, la pêche
en haute mer a été dominée par trois pays :
l’Union soviétique, le Japon et l’Espagne.
Mais, avec la chute de l’URSS, en 1989, et l’aug-
mentation du coût de la pêche du fait du ren-
forcement des exigences sociales et environ-
nementales, ces flottes, peinant à rester com-
pétitives sur le marché international, ont
perdu du terrain. Dans le même temps, la
Chine, elle, a investi des milliards de dollars et
tiré parti des nouvelles technologies pour se
faire une place de choix dans ce secteur lucra-
tif. Elle a également consolidé son autonomie
en construisant des usines de transforma-
tion, des entrepôts frigorifiques et des ports
de pêche à l’étranger.
Cette politique a porté ses fruits au-delà de
toute attente. En 2020, la Chine a, en effet,
pris une quantité astronomique de produits
de la mer : 2 269 millions de tonnes – contre
90 millions de tonnes en 1988. Aujourd’hui,
le géant chinois est le champion mondial in-
contesté de la pêche. Aucun pays ne lui arrive
à la cheville. Pour la Chine, cette armada vaut
de l’or. Non seulement elle lui permet de
maintenir son statut de numéro un mondial
de la pêche, mais elle l’aide à créer des em-
plois, à engranger des profits et à nourrir sa
classe moyenne en pleine expansion. Du
reste, à l’étranger, sa flotte lui sert à ouvrir de
nouvelles routes commerciales, à rouler des
mécaniques sur la scène politique, à faire va-
loir ses prétentions sur divers territoires, et à
renforcer son influence politique dans le
monde en développement.
Aux yeux d’analystes politiques occiden-
taux, cette mainmise d’un seul pays sur une
ressource mondiale aussi précieuse que le
poisson crée un dangereux déséquilibre. Les
experts du monde marin et défenseurs des
océans mettent en garde : Pékin peut com-
promettre la sécurité alimentaire de la pla-
nète, saper le droit international et exacerber
les tensions militaires mondiales. « Quantité
de pays pratiquent des méthodes de pêche
destructrices, mais la Chine a ceci de particu-
lier que sa flotte est colossale et qu’elle s’en sert
notamment à des fins géopolitiques », alerte
Ian Ralby, PDG de I.R. Consilium, une société
de conseil spécialisée dans la sécurité mari-
time. « Aucun autre Etat ne possède autant de
bateaux de pêche et d’usines de poisson,
aucun autre pays n’a de loi obligeant ses navi-
res de pêche à recueillir et à transmettre acti-
vement des informations au gouvernement,
aucun autre pays n’envahit aussi activement
les eaux d’autres Etats. »
Avec sa flotte hauturière, poursuit-il, la
Chine cherche à s’approprier les eaux inter-
nationales. Pour ce faire, elle s’appuie sur le
concept juridique de « prescription acquisi-
tive » qui accorde, sur la terre ferme, des
droits de propriété à toute personne occu-
pant et contrôlant une zone depuis suffisam-
ment de temps. Récemment signé par
193 pays, le traité des Nations unies sur la
haute mer vise à protéger la biodiversité ma-
rine et, à terme, 30 % des océans de la planète.
Lire la suite page 24

24 | Document
Suite de la page 23
Mais il ne pourra sans doute rien contre les
ambitions chinoises. « La Chine pense proba-
blement que, à terme, la présence de sa flotte
en haute mer lui conférera un certain droit sur
ces eaux et les ressources qu’elles abritent »,
poursuit M. Ralby. « Alors que 70 % de la sur-
face du globe est couverte d’eau, il faut s’in-
quiéter de toute tentative d’un Etat, quel qu’il
soit, de s’approprier ces biens communs. »
Revendications territoriales
Gregory Poling, du think tank Center for Stra-
tegic and International Studies, pointe cet
autre problème : des centaines de bateaux de
pêche chinois ne pêchent pas. Au lieu de cela,
telle une milice civile, ils cherchent à imposer
les revendications territoriales chinoises.
Nombre de ces revendications concernent
les réserves de pétrole et de gaz contenues
dans les fonds marins. La prise de la mer de
Chine méridionale, par exemple, fait partie
du même projet historique que la prise de
Hongkong et de Taïwan, explique M. Poling.
Le but : reconquérir des territoires « perdus »
et restaurer la gloire chinoise d’autrefois.
La Chine bâtit cet empire maritime à un
moment où le monde a plus que jamais faim
de produits de la mer. Le poisson, dernière
grande source de protéines sauvages, consti-
tue un pilier vital de l’alimentation d’une
bonne partie de l’humanité. En cinquante
ans, la consommation mondiale a plus que
quintuplé, et le secteur, mené par la Chine,
satisfait cet appétit grâce à des avancées tech-
nologiques telles que la réfrigération, l’amé-
lioration des moteurs et des coques, et les ra-
dars. Petite révolution en soi, la navigation
satellite, pour sa part, permet aux navires de
rester plus longtemps en mer et de parcourir
de plus longues distances.
La pêche industrielle a accompli de tels pro-
grès technologiques qu’il s’agit désormais
moins d’un artisanat que d’une science,
moins d’une forme de chasse que de récolte.
Concurrencer la Chine nécessite des savoirs
et des capitaux qui font défaut au Japon et
aux pays d’Europe. Sans oublier que le géant
chinois, de surcroît, est farouchement déter-
miné à gagner.
L’empire du Milieu a musclé sa flotte, prin-
cipalement à coups de subventions d’Etat,
lesquelles, en 2018, atteignaient quelque
7 milliards de dollars (6,02 milliards d’euros)
et faisaient du pays le plus grand fournisseur
mondial de subventions à la pêche. La vaste
majorité de ces investissements sert à cou-
vrir des dépenses comme l’achat de carbu-
rant ou de nouveaux bateaux. Et, aux yeux
des chercheurs spécialisés dans les océans,
ces subventions sont extrêmement néfastes
car elles permettent d’augmenter la taille et
l’efficacité des flottes, ce qui contribue à épui-
ser des stocks halieutiques déjà mis à mal.
Ce soutien du gouvernement est vital pour
la flotte chinoise. D’après Enric Sala, direc-
teur du projet Pristine Seas du National Geo-
graphic, sans ces subventions, plus de la moi-
tié de la pêche hauturière mondiale ne serait
pas rentable – et la pêche au calamar à la tur-
lutte [un équipement de pêche composé d’un
leurre et d’une couronne d’hameçons] est la
moins rentable de toutes les catégories de pê-
che en haute mer.
La Chine apporte également à sa flotte un
soutien dans les domaines de la logistique,
de la sécurité et du renseignement. Entre
autres, elle envoie chaque semaine aux navi-
res de pêche au calamar une liste numérique
précisant la taille et l’emplacement des plus
grandes colonies de ces mollusques de la pla-
nète. Elle aide ainsi les bateaux à décider
quand et où pêcher, bateaux qui travaillent
souvent de manière coordonnée.
En juillet 2022, un journaliste a suivi un
groupe d’environ 260 vaisseaux qui pê-
chaient le calamar sur une zone située à
340 milles nautiques (environ 630 kilomè-
tres) à l’ouest des îles Galapagos. Un jour, sou-
dainement et presque simultanément, il a vu
la majeure partie de cette flottille lever l’an-
cre et se rendre, ensemble, sur un site situé à
environ 115 milles nautiques (environ 213 ki-
lomètres) au sud-ouest. « Ce genre de mouve-
ment coordonné est inhabituel », commente
Ted Schmitt, directeur du programme de sur-
veillance maritime Skylight. « Dans les autres
pays, les bateaux de pêche ne travaillent pas
dans une telle coordination. »
Esclavage moderne
Ces quatre dernières années, une équipe de
journalistes du projet The Outlaw Ocean a
mené une enquête mondiale sur la chaîne
d’approvisionnement du poisson et des
fruits de mer. Cette enquête se penche en
particulier sur les conditions de travail, les
violations des droits humains et les crimes
environnementaux. Elle se focalise par
ailleurs sur le cas de la flotte hauturière chi-
noise, d’une taille sans pareille, déployée
dans le monde entier et notoirement vio-
lente. Les reporters ont interviewé des capi-
taines et sont montés à bord de bateaux navi-
guant dans l’océan Pacifique Sud, à proximité
des îles Galapagos, dans l’océan Atlantique
Sud, près des îles Malouines, dans l’océan At-
lantique, non loin de la Gambie, et dans la
mer du Japon, au large de la Corée.
Ce travail a mis au jour, avec force détails,
une longue liste de violations des droits
­humains et du droit du travail : servitude
pour dettes, retenues sur salaire, horaires de
travail excessifs, confiscation de passeports,
absence d’accès à des soins médicaux,
­violences physiques allant jusqu’à entraîner
la mort, etc. Sur bon nombre de ces bateaux
chinois, les équipages travaillent
quinze heures par jour, six jours par se-
maine, et vivent dans des espaces très exi-
gus. Blessures, coups, malnutrition et mala-
dies y sont ­fréquents – notamment le béri-
béri, souvent observé par les journalistes.
L’histoire de ­Fadhil, hélas, rend bien compte
de l’esclavage moderne qui a cours dans la
« Nous ne voulons marine de pêche chinoise.
pas être ici, nous En février 2022, avec l’aide de l’ONG de pro-
tection des océans Sea Shepherd, plusieurs
sommes retenus journalistes ont été autorisés à monter à bord
d’un bateau chinois qui opérait dans le « Blue
de force », Hole », un site exceptionnellement riche en
calamars, dans l’Atlantique Sud, près des Ma-
a déclaré un louines. Le capitaine leur a permis de circuler
pêcheur de 28 ans librement sur le bateau à condition de ne ci-
ter ni son nom ni celui de l’embarcation.
aux journalistes Dans la pêche au calamar, le plus gros du
travail est nocturne. Les bateaux sont cons-
montés à bord tellés de centaines d’ampoules lumineuses
d’un bateau grosses comme des boules de bowling, qui
attirent les céphalopodes vers la surface.
chinois dans Une fois remontés sur le pont, les mollus-
ques sécrètent des flots d’encre noire, légère-
l’Atlantique Sud ment violacée. Chaud et visqueux, ce liquide
coagule en quelques minutes et recouvre
toutes les surfaces, qui deviennent extrême-
ment glissantes. Et comme les calamars de
haute mer contiennent de l’ammoniac en
quantité, pour mieux flotter, une pestilen-
tielle odeur d’urine envahit le bateau.
De chaque côté du bâtiment pendent une
cinquantaine de turluttes, chacune actionnée
par un moulinet automatique. Les membres
de l’équipage postés sur le pont sont chargés
de surveiller deux ou trois moulinets à la fois
et de s’assurer qu’ils ne se bloquent pas. Ces
damnés de la mer ont les dents jaunies par les
cigarettes qu’ils fument à la chaîne, le teint ci-
reux, maladif, les mains déchirées et imbi-
bées d’eau à cause de la perpétuelle humidité.
Ils ont le regard absent, perdu. L’expression
sur leurs visages rappelle ces mots du philo-
sophe scythe Anacharsis, qui divisait les hu-
mains en trois catégories : les vivants, les
morts et ceux qui vont sur la mer.
Sur le pont, deux Chinois vêtus de gilets de
sauvetage orange vif surveillent les mouli-
nets. L’un d’eux a 28 ans, l’autre, 18. Pour ce
qui est leur première expérience en mer, ils
ont signé un contrat de deux ans. Ils gagnent
environ 10 000 dollars par an, certes, mais
s’ils manquent un jour de travail à cause
d’une maladie ou d’une blessure, ils perdront
trois jours de paie – l’aîné des deux raconte
avoir vu un membre de l’équipage se faire
casser le bras par une turlutte qui se balançait
violemment. Tandis que le capitaine est resté
sur le pont, un officier suit un des journalistes
où qu’il aille. Mais quand l’officier est appelé
et doit s’éloigner, l’aîné des matelots explique
au journaliste qu’il est retenu ici contre sa vo-
lonté. « Nous ne voulons pas être ici, nous som-
mes retenus de force. C’est impossible d’être
heureux sur ce bateau », lâche-t-il. Il estime
que 80 % des hommes de l’équipage parti-
raient s’ils en avaient la possibilité. « Nous vi-
vons isolés, coupés du monde moderne. »
Le plus jeune, nerveux, se réfugie dans un
couloir sombre pour murmurer un appel au
secours au journaliste : « Ils nous ont pris nos
passeports. Ils ne veulent pas nous les
­rendre. » Puis, par crainte d’être entendu, il
se tait et écrit sur son téléphone portable :
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
Pêche à la turlutte à bord
d’un navire chinois, de nuit
et à l’aide de grosses
ampoules, pour attirer
les calamars à la surface,
le 7 juillet 2022, en haute mer,
dans l’océan Pacifique.
The Outlaw Ocean Project/Ed Ou
« Pouvez-vous nous emmener à l’ambassade
en Argentine ? »
L’homme qui les surveillait en l’absence de
l’officier doit à son tour s’éloigner, ce qui per-
met aux pêcheurs de poursuivre leur
échange avec le journaliste. « Je ne peux pas
vous en dire beaucoup pour l’instant, j’ai peur
de causer des problèmes sur le bateau et je
dois encore y travailler », écrit le jeune de
18 ans sur son téléphone. « S’il vous plaît, con-
tactez ma famille », implore-t-il, avant de
mettre brusquement fin à la conversation au
retour de la sentinelle.
Des histoires d’hommes maintenus captifs
sur ces bateaux continuent de faire surface.
Récemment, en juin 2023, une bouteille s’est
échouée sur une plage de Maldonado, en
Uruguay. Elle contenait un message d’un ma-
telot d’un autre navire chinois de pêche au
calamar : « Bonjour, je fais partie de l’équipage
du Lu-Qing-Yuan-Yu 765, je suis maintenu
captif par l’entreprise. Si vous trouvez ce mes-
sage, appelez la police SVP ! SOS » (Le proprié-
taire du bateau, l’entreprise Qingdao Songhai
Fishery, affirme que ces accusations ont été
inventées de toutes pièces par des membres
de l’équipage.)
Négligence criminelle
A Gampong Rawa, un petit village côtier ni-
ché à l’extrémité nord de l’île de Sumatra, à
près de 2 400 kilomètres au nord-ouest de
Djakarta, la famille de Fadhil reçoit un cour-
rier, officiellement pour des questions d’as-
surance. Selon le document, « Fadhil est mort
en tombant à la mer » (alors que des photos
de sa sépulture en mer témoignent du
­contraire), et sa famille a reçu de l’aide pour
déposer une demande d’indemnisation
auprès de l’assurance.
Lors d’entretiens, trois Indonésiens du
Wei-Yu 18 racontent qu’ils n’avaient jamais
travaillé en haute mer auparavant et
n’étaient pas conscients des risques qu’ils en-
couraient. Selon la définition qu’en donne
l’OIT, il y a travail forcé quand une personne
accomplit un travail « contre son gré et sous la
menace d’une peine quelconque ». Ce qui est
souvent le cas à bord du Wei-Yu 18. C’est ce
que notifie une enquête confidentielle réali-
sée sur le bateau en juillet 2020 par C4ADS,
une organisation de recherche dans le do-
maine de la sécurité. Le rapport cite d’autres
éléments à charge : coups, nourriture et
­conditions de vie insalubres, servitude pour
dettes. Et de conclure : il existe des preuves
évidentes de travail forcé sur le Wei-Yu 18.
Etant donné l’opacité des chaînes mondia-
les d’approvisionnement en produits de la
mer, rares sont les distributeurs qui connais-
sent le lieu d’origine précis des produits qu’ils
commercialisent et les conditions de vie à
bord des flottes de pêche. Selon les registres
d’exportation que nous avons pu consulter,
entre mai 2017 et mai 2022, la société Shan-
dong Baoma, maison mère du Wei-Yu 18, a li-
vré plus de 140 tonnes de calamars aux Etats-
Unis. Sur son site Internet, elle explique par
ailleurs vendre ses produits au Japon, en Co-
rée du Sud, en Europe et, par l’intermédiaire
d’une filiale de Walmart, en Chine. Shandong
Baoma n’a pas répondu à nos demandes de
commentaires sur ses liens avec des bateaux
impliqués dans des activités de pêche illégale
et des violations des droits humains. Du côté
de Walmart, un porte-parole a répondu par
courriel : « Walmart attend de tous ses four-
nisseurs qu’ils respectent nos standards et
obligations contractuelles, notamment dans
le domaine des droits humains. »
A propos du cas de Fadhil, Victor Weedn,
médecin légiste à Washington, commente :
laisser mourir un marin du béribéri consti-
tue, selon toute vraisemblance, une négli-
gence criminelle, puisque la maladie peut
être prévenue avec une alimentation variée
ou des compléments en vitamines, et être
soignée avec des soins appropriés. Il est inhu-
main de laisser mourir ainsi une personne
au bout de semaines de souffrances, s’indi-
gne-t-il. « C’est un meurtre à petit feu. Mais
c’est un meurtre. » p
Traduit de l’anglais par Valentine Morizot
Ian Urbina
Cette enquête est le fruit des travaux
de The Outlaw Ocean Project, une ONG
journalistique basée à Washington.
Elle a été réalisée par Ian Urbina avec
Austin Brush, Joe Galvin, Maya Martin,
Daniel Murphy et Susan Ryan
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 Disparitions | 25

Monkombu Sambasivan Swaminathan

Père de la « révolution verte » indienne

G
rand architecte de la
« révolution verte » in-
dienne des années
1960, le généticien et
agronome Monkombu Sambasi-
van Swaminathan est mort, jeudi
28 septembre, à Madras, dans
l’Etat méridional du Tamil Nadu.
Il avait 98 ans. Ses initiatives agri-
coles avaient permis à l’Inde, su-
jette à de terribles famines ayant
décimé des millions de person-
nes avant l’indépendance de 1947,
d’éradiquer le spectre de la faim et
même de devenir exportatrice de
produits alimentaires.
Né en 1925 près de Madras, d’un
père chirurgien, M. S. Swamina-
than jeta les bases, dès la fin des
années 1950, de cette « révolu-
tion » agricole dont le principe
consistait en l’implantation de
nouvelles variétés de céréales
(blé et riz), susceptibles de
s’adapter au climat du pays tout
en garantissant des rendements
bien supérieurs. L’objectif était
alors de nourrir la population
dans un contexte de boom dé-
mographique, tout en s’ap-
puyant sur le développement de
l’irrigation et une formation adé-
quate des agriculteurs.
Le défi était de taille : l’Inde dé-
nombrait 398 millions d’habi-
tants en 1955 et 623 millions
en 1975. En 2023, sa population
est évaluée à 1,4 milliard de per-
sonnes, la « plus grande démocra-
tie du monde » étant devenue la
« plus grande démographie » de
la planète. Cette « révolution
verte », dont le professeur Swami-
nathan, devenu directeur de l’Ins-
titut indien de recherche agricole
(IARI), fut l’instigateur principal,
va porter ses fruits : l’Inde produi-
sait 50 millions de tonnes de cé-
réales par an dans les années
1960, elle en a produit 330 mil-
lions en 2022, tout en étant deve-
nue pays exportateur.
Elaborée à l’origine par une
équipe financée par la Fondation
Ford, cette révolution va s’ap-
puyer sur l’utilisation d’engrais
chimiques et un système d’attri-
bution de crédits bancaires aux
paysans. Mais le succès initial re-
posa sur la décision de M. S. Swa-
minathan d’importer du Mexi-
que quelque 18 000 semences de
blé à haut rendement, comme le
rappellent dans leur livre, Agricul-
ture et alimentation de l’Inde.
Les vertes années (1947-2001)
(INRA Editions, 2002), les cher-
cheurs Bruno Dorin et Frédéric
Landy : « [Swaminathan] suggère
que 1 000 parcelles de démonstra-
tion de variétés à hauts rende-
ments de 2 hectares minimum
soient installées chez des volontai-
res qui seront indemnisés en cas
d’échec. Le succès de l’opération
dépasse ses espérances. »
« Servir la nation »
L’artisan de cette réussite va alors
devenir en Inde une sorte de
­héros national : d’autant que,
même s’il a obtenu son doctorat
en génétique à l’université de
Cambridge en 1952, M. Swamina-
than refusa plus tard une chaire
aux Etats-Unis et décida de reve-
nir en Inde pour, comme il l’af-
firma alors, « servir la nation ». Il a
acquis ultérieurement une répu-
tation mondiale, recevant le
prestigieux World Food Prize
(1987) et d’autres honneurs attri-
bués par les Pays-Bas, les Philip-
pines, la France, le Cambodge, la
Chine. Il fut aussi, entre 1982 et
1988, directeur de l’Institut inter-
national de recherche sur le riz,
implanté aux Philippines.
Le premier ministre indien,
­Narendra Modi, a salué la mé-
moire de l’agronome : « A une pé-
riode très critique de l’histoire de
notre pays, son travail révolution-
naire dans l’agriculture a trans-
formé la vie de millions de person-
nes et a assuré la sécurité alimen-
taire de notre pays. »
Pour aussi spectaculaire qu’elle
ait été, la réussite du professeur
Swaminathan a cependant em-
mené son pays sur la voie d’une
exploitation agricole intensive
particulièrement dommageable
pour l’environnement – même
s’il est facile aujourd’hui, dans un
contexte marqué par la cons-
cience du dérèglement climati-
que, de critiquer des méthodes
ayant permis de sortir l’Inde de
l’insécurité alimentaire il y a plus
d’un demi-siècle.
« La “révolution verte”, c’est tout
de même, avant tout, la révolution
du blé et du riz, nuance ainsi
Bruno Dorin, désormais cher-
cheur au Centre de coopération
internationale en recherche agro-
nomique pour le développement.
C’est une révolution qui a certes
permis aux Indiens de ne plus
mourir massivement de faim
comme en 1943, alors que la popu-
lation a plus que triplé entre 1961 et
2021, mais qui n’a pas garanti pour
autant une alimentation saine et
équilibrée, tant s’en faut. »
Et le chercheur de rappeler au
Monde que, « en 2022, l’Inde figure
aux derniers rangs dans l’indice
mondial de la faim, derrière même
le Soudan, ceci alors qu’elle s’est
aussi hissée parmi les tout pre-
miers importateurs mondiaux de
pois, lentilles et huiles végétales,
variétés complètement délaissées
par la “révolution verte”, tout
comme les fruits et légumes riches
en fibres, vitamines et minéraux ».
Sans compter que, en dépit des
subventions gouvernementales
et d’une production céréalière à
haut rendement, les paysans se
sont, au fil du temps, surendettés
pour avoir les moyens d’acheter
des semences et autres intrants
dans un contexte agricole qui a
vu la taille des terres diminuer
drastiquement : moins de 1 hec- A New Delhi, en mai 2008. Vijay Mathur/REUTERS
tare aujourd’hui en moyenne. Le
désarroi du monde paysan in-
dien a provoqué ces dernières créé près de l’ancien comptoir empreinte son pays que, en hom- 7 août 1925 Naissance à
années une vague de suicides français de Pondichéry sa propre mage à son illustre collègue, le Kumbakonam (présidence
sans précédent de fermiers et fondation de recherche, consis- spécialiste indien des questions de Madras, Inde britannique)
d’ouvriers agricoles, une dizaine tant notamment dans la mise en agricoles Ashok K. Singh a dé- 1952 Obtient son doctorat
de milliers en 2020. place de « villages biologiques » claré : « Si Dieu apparaissait devant en génétique à l’université
Les excès d’une « révolution et de centres de collecte et de pré- un pauvre et un affamé sous la de Cambridge
verte » reposant sur des princi- servation des variétés de semen- forme d’un morceau de pain, pour 1987 Récipiendaire
pes aujourd’hui contestés ont ces traditionnelles. Récemment, remployer une formule du Ma- du World Food Prize
d’ailleurs amené sur le tard celui il avait même convenu, devant la hatma Gandhi, eh bien disons que 28 septembre 2023 Mort
que les Nations unies avaient presse indienne, que, finale- ce Dieu s’appellerait M. S. Swami- à Madras (Tamil Nadu)
baptisé le « père de l’économie ment, « la “révolution verte” est nathan et chaque citoyen [de
écologique » à prôner un autre insoutenable ». l’Inde] devrait penser à lui chaque
modèle de développement agri- Néanmoins, le professeur Swa- fois qu’il se met à table. » p
cole : M. S. Swaminatan a ainsi minathan a marqué d’une telle Bruno Philip

Terence Davies
Cinéaste britannique

I
l était né au bon endroit, au
bon moment (Liverpool,
1945) pour devenir une
rockstar, mais Terence Da-
vies a suivi une tout autre voie.
Issu d’un milieu ouvrier, catholi-
que, homosexuel, il a trouvé le sa-
lut dans le cinéma, qu’il a prati-
qué de manière singulière, choi-
sissant dès ses débuts tardifs de
se tourner vers le passé, le sien – à
travers l’autobiographie. Ce passé
devient éternité grâce à la littéra-
ture, à travers des adaptations
(Chez les heureux du monde
en 2000, Sunset Song en 2015) et
des portraits d’écrivains (Emily
Dickinson ou Siegfried Sassoon).
A l’aune de la gloire de ses
­contemporains Ken Loach ou Ste-
phen Frears, Terence Davies reste
méconnu. Il était pourtant ad-
miré par ses pairs (dont Jean-Luc
Godard, mort en 2022) et la criti-
que. Sa délicatesse et son inven-
tion poétique, manifestes tout
au long d’une filmographie suc-
cincte (il entretint une relation
tumultueuse avec l’industrie bri-
tannique du cinéma), ont fait de
lui un cinéaste. Il est mort chez lui
le 7 octobre, à Mistley, dans l’Es-
sex (Angleterre), à 77 ans, au
terme d’une brève maladie.
Né dans un quartier pauvre de
Liverpool le 10 novembre 1945,
Terence Davies était le dernier
d’une fratrie de dix enfants. Il a
7 ans à la mort de son père, un tra-
vailleur indépendant que le ci-
néaste a décrit comme « psychoti-
que ». Envoyé en pension à 11 ans,
il en sort cinq ans plus tard pour
travailler. Pendant une décennie,
Terence Davies est employé de
bureau puis comptable. Il quitte
enfin Liverpool pour Coventry, où
il entre à l’école d’art dramatique.
C’est là qu’il écrit son premier
court-métrage, Children (1976). Il
y raconte l’enfance misérable de
son alter ego, Robert Tucker.
­Suivent deux autres films courts,
Madonna and Child (1980) et
Death and Transfiguration (1983),
qui formeront la « Terence Davies
Trilogy », autoportrait pétri d’an-
goisse métaphysique (arrivé à
l’âge adulte, l’auteur a renoncé à
la foi dans laquelle il a été élevé,
mais pas à son imagerie et à son
imaginaire) et de sensibilité.
A partir de 1983, la trilogie cir-
cule dans les festivals à travers
le monde et, cinq ans plus tard,
Terence Davies peut mener à bien
son premier long-métrage, Dis-
tant Voices (1988). Il y recrée le Li-
verpool de son enfance, transfi-
guré par des éclairages qui tour-
nent le dos au réalisme, dominé
par la figure d’un père tyrannique
magnifiquement interprété par
Pete Postlethwaite (1946-2011).
Le film est baigné de musique, de
Benjamin Britten aux crooners
des années 1950. En 1992, Une lon-
gue journée qui s’achève complète
le volet autobiographique de
l’œuvre de Davies en chroniquant
les années qui vont de la mort de
son père à son départ en pension.
Apaisé, le film est empreint d’une
douloureuse nostalgie pour un
monde disparu.
Méditation
Fort du succès de ce diptyque, Te-
rence Davies traverse l’Atlantique
pour y adapter le roman de John
Kennedy Toole, La Bible de néon
(Robert Laffont, 1991). Le résultat,
sorti en 1995, ne satisfait ni le ci-
néaste ni le public. Il faut attendre
cinq ans pour découvrir Chez les
heureux du monde, d’après Edith
Wharton (La Revue de Paris,
1907). Le film a beau confirmer le
talent d’actrice de Gillian Ander-
son, alors au sommet de sa gloire
grâce à X-Files (1993-2018), et rece-
voir un accueil critique dithyram-
bique, c’est un échec commercial
qui oblige son auteur à rester loin
des plateaux pendant huit ans.
Les financements se dérobent
pour son projet suivant – porter à
l’écran Sunset Song, drame rural
du romancier écossais Lewis
Grassic Gibbon (Métailié, 1997) –,
et il faut attendre que, en 2008, sa
ville natale lui commande un do-
cumentaire pour revoir un film
de Terence Davies. Présenté cette
année-là à Cannes, Of Time and
the City, profonde méditation sur
l’impermanence des êtres et l’es-
prit des lieux, reçoit un accueil ex-
tatique. Davies y célèbre la vie
quotidienne des familles catholi-
ques de sa communauté et, en
passant, y dit tout le mal qu’il
pense des Beatles : « Lennon-Mc-
Cartney sonnait comme la raison
sociale d’avoués de province »
reste la citation la plus célèbre de
sa filmographie.
Au lendemain de ce triomphe,
le cinéaste continue de douter de
son avenir : « Je ne survis que grâce
à la musique et à la poésie, à [An-
ton] Bruckner et à T. S. Eliot »,
­disait-il alors. Vaine inquiétude.
Il dirige bientôt Rachel Weisz et
Tom Hiddleston dans The Deep
Blue Sea (2011), drame de l’adul-
A Berlin, en 2016. AXEL SCHMIDT
tère situé dans une Angleterre qui
porte les stigmates de la guerre, et 10 novembre 1945 Nais-
atteint des sommets de lyrisme sance à Liverpool
avec – enfin – Sunset Song (2015). (Angleterre)
Avec une rapidité dont il est peu 1984 « The Terence Davies
coutumier, il enchaîne l’année Trilogy »
suivante avec Emily Dickinson, a 1988 « Distant Voices »
Quiet Passion, méditation sur la 1995 « The Neon Bible »
création poétique plutôt que bio- 2008 « Of Time and the
graphie de la poétesse recluse City », présenté à Cannes
d’Amherst (Massachusetts) qu’in- 2015 « Sunset Song »
carne Cynthia Nixon. Son dernier 7 octobre 2023 Mort
long-métrage, Benediction, ins- à Mistley (Angleterre)
piré de la vie d’un autre poète,
Siegfried Sassoon (1886-1967),
qui perdit son grand amour dans
les combats de la première guerre
mondiale, doit sortir en France
en 2024 sous le titre Les Carnets
de Siegfried. p
Thomas Sotinel
 Culture
26 |
L’incroyable audace des derniers Van Gogh
Le Musée d’Orsay, à Paris, expose les ultimes œuvres de l’artiste, qui révèlent une nouvelle manière de peindre
Arts
I
l faut saluer l’héroïsme des
amateurs d’art, capables
d’endurer les files d’attente
pour espérer entrevoir des
tableaux à travers une foule bien
dense. L’exposition que le Musée
d’Orsay, à Paris, consacre aux der-
niers mois que Vincent Van Gogh
passa à Auvers-sur-Oise (dans le
Val-d’Oise) ne déroge pas à la rè-
gle, tant s’en faut : dès le premier
jour d’ouverture au public, le 3 oc-
tobre, les salles étaient bondées. Il
faut dire que l’exposition est ex-
ceptionnelle et que l’on ne reverra
jamais un tel ensemble.
Qu’on en juge : sur les soixante-
quatorze tableaux et plus de cin-
quante dessins réalisés par Van
Gogh durant les deux mois qui
précédèrent son suicide, le 29 juil­-
Dana
Schutz
Le monde visible
6 octobre 2023 – 11 février 2024
Organisé en collaboration avec
let 1890, le musée en réunit une
quarantaine des premiers et une
vingtaine des seconds. Les orga-
nisateurs, Nienke Bakker, ­con­-
servatrice du Musée Van Gogh
d’Amsterdam, où l’exposition a
déjà été présentée entre mai et
septembre, et Emmanuel Co-
query pour Orsay, ont ainsi réussi
à emprunter – et c’est la première
fois que l’on en voit autant dans
un même lieu – onze des treize
« doubles carrés », un format pa-
noramique spécifique au peintre
à cette période.
Seule l’association des deux mu-
sées a rendu cette exposition pos-
sible. « A nous deux, nous avions
déjà une quinzaine d’œuvres em-
blématiques, soit le noyau consé-
quent d’une exposition », explique
Emmanuel Coquery. Un argu-
ment pour convaincre d’autres
prêteurs, malgré la fragilité des
œuvres, l’artiste n’ayant guère été
soucieux de technique : peindre à
l’huile plus d’une toile par jour,
même « alla prima » (une seule
couche, plutôt épaisse dans son
cas), ne va pas sans quelques in-
convénients posthumes, de ceux
qui rendent fébriles les restaura-
teurs. Malgré tout, les prêts, que
l’on n’ose pas qualifier d’annexes,
viennent de partout : des Etats-
Unis beaucoup, de Suisse un peu,
ou des pays scandinaves pour les
musées, sans compter ceux de col-
lectionneurs privés. On peut dé-
plorer quelques absences, le Pay-
sage avec carriole et train notam-
ment, mais comme il est conservé
au Musée Pouchkine de Moscou,
on ne le verra hélas pas de sitôt…
Lorsqu’il arrive le 20 mai 1890 à
Auvers-sur-Oise, Vincent Van
Gogh a 37 ans. Il vient de passer
un an à l’asile Saint-Paul-de-Mau-
sole, près de Saint-Rémy-de-Pro-
vence (Bouches-du-Rhône). Mal-
gré une tentative de suicide – il a
essayé de s’empoisonner en man-
geant de la peinture –, le médecin
responsable de l’institution l’a dé-
claré guéri. L’artiste désire retrou-
ver le Nord, revoir Paris. Pourtant,
il se sait fragile.
Son frère Théo, marchand de ta-
bleaux, son principal soutien, en
est conscient lui aussi. Plutôt que
de s’établir dans la capitale, ­Vin­-
cent préfère rester en marge et, sur
les conseils de Camille Pissarro,
choisit la petite ville d’un peu plus
de deux mille habitants, à une
heure de la gare du Nord par le che-
min de fer. Celui-ci a rendu le
bourg accessible aux artistes dési-
reux d’échapper à Paris, et ils sont
nombreux à y avoir précédé Van
Gogh. Outre Pissarro, Camille Co-
rot, Charles-François Daubigny,
Paul Cézanne y ont posé leur che-
valet. Daubigny y a même fait
construire une maison. Le pays sé-
duit Van Gogh, il le trouve « grave-
ment beau » et ­ressent « beaucoup
de bien-être dans l’air ».
Installation à l’auberge Ravoux
L’endroit abrite aussi, les fins de se-
maine, un peintre amateur qui ex-
pose sous le pseudonyme de Van
Ryssel, mais exerce à Paris la pro-
fession de médecin. C’est le doc-
teur Paul Gachet, spécialisé dans le
traitement de la mélancolie (on di-
rait aujourd’hui de la dépression),
précisément ce dont semble souf-
frir Van Gogh. Il a deux enfants,
Marguerite (1869-1949) et Paul
(1873-1962) – ils feront ultérieure-
ment, l’une et l’autre, d’importan-
tes donations aux musées fran-
çais –, et ne s’est jamais consolé du
décès de son épouse. Van Gogh lui
rend plusieurs visites, le portrai-
ture ainsi que ses enfants, mais
garde ses distances. On comprend
pourquoi en contemplant le por-
trait que Van Gogh a fait de lui : il
semble encore plus déprimé que
son patient ! « Il est plus malade
que moi à ce qu’il m’a paru, écrit le
peintre à son frère, ou mettons
juste autant… » Gachet lui donne
pourtant deux bons conseils : ne
plus penser à sa maladie et se
­concentrer sur sa peinture. Il sui-
vra le second, hélas pas le premier.
Pour se loger, il s’installe à
l’Auberge Ravoux, laquelle existe
toujours. Il y loue une soupente et
travaille, dans une annexe, aux
Difficile
d’imaginer que
ces tableaux
ont été peints
en deux mois,
tant le style et
la touche varient
de l’un à l’autre
t­ ableaux souvent commencés en
plein air. Le propriétaire, Arthur
Ravoux, la met à la disposition des
artistes de passage, qu’il semble
fort apprécier et auxquels il fait
bon accueil. Il a une fille, alors
âgée de 12 ans, Adeline, que Van
Gogh peint à trois reprises. Il réa-
lise aussi quelques natures mor-
tes, pensant que ses bouquets de
fleurs dans leur vase pourraient
susciter l’intérêt d’éventuels ache-
teurs. Toutefois, l’essentiel de son
effort porte sur les paysages. Ils
sont, à Auvers-sur-Oise, d’une sur-
prenante variété, et les historiens
d’art, qui ont pu identifier sur le
terrain les motifs des tableaux,
ont constaté que Van Gogh n’avait
guère dépassé un périmètre de
500 mètres autour de son logis.
A la diversité des paysages
s’ajoute une grande liberté dans
les manières de travailler : il suffit
de comparer deux tableaux sur le
même thème et du même point
de vue, ceux qui représentent La
Plaine à Auvers-sur-Oise. Le style
de Van Gogh est bien présent
dans les deux, mais la touche est
subtilement différente, plus large
dans l’un, plus graphique dans
l’autre. Il faut aussi s’attarder sur
ses dessins, qui sont extraordi-
naires d’inventivité. Il privilégie
l’encre appliquée au calame (tech-
nique antique où l’on utilise un
roseau taillé en pointe), mais la
mêle à d’autres procédés comme
la craie, l’aquarelle, parfois l’huile,
en privilégiant, quand il le peut,
des papiers teintés.
Ces œuvres sont incroyables
d’audace, et les tourbillons ou les
méandres qui font l’étrangeté de
sa touche picturale y prennent
tout leur sens graphique et dyna-
mique. L’exposition montre aussi
que Van Gogh n’a jamais renié ses
premières amours, les petites
gens, ceux qu’il tentait d’évangéli-
ser lorsqu’il était apprenti pasteur
auprès des mineurs du Borinage.
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
« Racines »
(1890),
de Vincent
Van Gogh.
VAN GOGH MUSEUM,
AMSTERDAM/VINCENT
VAN GOGH FOUNDATION
A Auvers-sur-Oise, il dessine les
maisons troglodytiques qui abri-
tent les habitants les plus pau-
vres, ou encore d’étranges chau-
mières dont le toit descend pres-
que jusqu’au sol. Les paysans
aussi, occupés à la moisson…
« Un projet spécial »
Il est difficile d’imaginer que tous
ces tableaux ont été peints en
moins de deux mois, tant le style
et la touche varient de l’un à
l’autre, comme si Van Gogh, rede-
venu jeune homme, se cherchait
encore. C’est l’hypothèse dévelop-
pée dans l’exposition et le catalo-
gue par les commissaires : Van
Gogh aurait été, à Auvers-sur-Oise,
au seuil d’une nouvelle peinture.
Ils la perçoivent surtout dans les
formats « doubles carrés », où Em-
manuel Coquery voit « une recher-
che pensée, interrompue et reprise,
approfondie comme pour un pro-
jet spécial »… Lequel ? On l’ignore.
Van Gogh écrit à son frère avoir
voulu y exprimer « de la tristesse,
de la solitude extrême », mais aussi
« ce qu’[il] voi[t] de sain et de forti-
fiant dans la campagne ». Laquelle
peut parfois être hostile, comme
le montre Pluie à Auvers-sur-Oise,
où l’averse balafre la toile qui sem-
ble avoir été lacérée par un icono-
claste. Il disait alors « voir la possi-
bilité d’une nouvelle peinture ».
A regarder ses Racines d’arbres,
son dernier tableau, qui contient
en germe un gros morceau de l’art
moderne du XXe siècle, on se dit
que sa prophétie s’est avérée. Mais
il n’était plus là pour y assister :
« Ma vie est attaquée à la racine
même », écrit-il à son frère deux
semaines avant de peindre cette
toile. Il pose alors ses pinceaux et
prend un revolver. Lui qui estimait
être un peintre raté se révèle sur-
tout piètre tireur : veillé par son
frère accouru de Paris, il agonise
pendant deux jours, soigné tant
bien que mal par l’injustement
oublié docteur Joseph Jean-Bap-
tiste Mazery, qui venait de s’établir
deux jours plus tôt et dont ce fut la
première intervention en ur-
gence… « Il faut que tout le monde
sache qu’il était un grand artiste ! »,
déclara alors son frère. C’est fait. p
Harry Bellet
Van Gogh à Auvers-sur-Oise.
Les derniers mois, au Musée
d’Orsay, Paris 7e. Tous les jours
sauf lundi de 9 h 30 à 18 heures
(le jeudi jusqu’à 21 h 45), jusqu’au
4 février 2024. Musee-orsay.fr.
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 Culture | 27

Christine Murillo,
comédienne habitée
par le théâtre
A La Scala, à Paris, l’actrice interprète seule
« Pauline & Carton », jusqu’au 17 décembre

Portrait Pourtant, l’adolescente explore

des itinéraires bis : « Je pensais
Christine
Murillo,

P
lus vous me ferez passer
pour bête, mieux ce
sera » : jusque sur le
­trottoir, devant la bras-
serie où le temps passé en sa
­compagnie a filé à la vitesse d’une
comète, la comédienne insiste.
Christine Murillo ne veut pas
avoir l’air d’une « grenouille qui se
prend pour un bœuf ». Elle est,
­jure-t-elle, dénuée de tout « esprit
d’analyse et de synthèse ». Cette
« bêtise » qu’elle revendique la
protège : c’est sa façon de « rester
une page blanche » lorsqu’elle
­travaille un rôle. C’est aussi la
­raison pour laquelle ses appari-
tions au théâtre bouleversent.
Qu’elle interprète une comédie
ou un drame, elle est l’humanité
faite femme.
Actuellement présente à La
Scala, à Paris, elle se glisse dans la
peau de Pauline Carton (1884-
1974), actrice adulée par Sacha
Guitry, soubrette préférée du ci-
néma d’antan, esprit vif qui
­croquait ses contemporains d’un
joli coup de plume. Murillo s’ex-
pose crânement dans un mono-
logue truculent et sensible,
tramé d’après les écrits de Car-
ton, dans lesquels elle a introduit
des nuances de son cru. C’est la
première fois que la comédienne
joue seule, dans un spectacle
qu’elle qualifie de « vide-grenier
personnel ». « Je me sens chez moi
que pour faire du théâtre il fallait
être belle et mince, or je n’étais ni
l’un ni l’autre. » Elle tente des étu-
des de vétérinaire. Trime pen-
dant trois ans sur l’anatomie ani-
male – « Je peux encore dessiner la
synthèse des protéines ou le
­poumon d’un oiseau » –, avant
d’honorer la tradition familiale
en empruntant la voie royale :
cours privé Périmony, Conserva-
toire national supérieur d’art dra-
matique, de 1973 à 1976, puis Co-
médie-Française, de 1977 à 1988.
Au Conservatoire, elle rencontre
– « dans l’ordre », dit-elle – trois pé-
dagogues dont les enseignements
ne la quitteront plus : « Louis Sei-
gner m’apprend qu’on n’est pas sur
scène pour y faire l’imbécile, Jean-
Paul Roussillon ­m’apprend à pen-
ser à ce que je dis, et Antoine Vitez à
penser à autre chose. » Place Co-
lette, elle joue sous les directions
d’Alain ­Françon, de Claude Régy,
de ­Jacques Lassalle, de Jean-Pierre
Vincent, de Bruno Bayen et
­d’Alfredo Arias, soit le gratin du
théâtre subventionné : « Ce n’est
pas parce qu’on travaille avec un
génie qu’on est géniale », dit-elle en
soupirant avant de clore le chapi-
tre Comédie-Française. « On ne me
proposait que des rôles de bonne,
et je n’en voulais plus. »
Après onze ans dans la Maison,
la sociétaire est mise à la retraite.
Joie, bonheur et béatitude : « Ils ne
dans « Pauline
& Carton »,
en mars,
à La Scala,
à Paris.
THOMAS O’BRIEN
­ ehors. » Elle rejoint Bérangère
d évadé de son clapier ? « Pas de
Bonvoisin, qui la dirige dans
­Pionniers à Ingolstadt, de ­Marie­-
luise Fleisser. Abandonne les
­emplois de subalterne. Perd 20 ki-
los dans la foulée, puis se
­métamorphose en Macha, dans
La Mouette, de Tchekhov, sous la
houlette d’Andreï Kontchalovski
(Odéon, 1988). Elle qui a appris le
latin et le grec à l’école se met à
­déchiffrer le russe : « Ça m’éner-
vait de ne pas savoir si ce que disait
Kontchalovski à son assistant était
positif ou négatif. »
Rapport charnel
Elle est comme ça, la Murillo :
cash et tendre. Solide et friable.
Terrienne et rêveuse. Elle peau-
fine ses rôles entre 5 et 8 heures
du matin, dans cette demi-cons-
cience où les idées flottent
floues, puis se déposent avec la
netteté de l’évidence. Aucun dé-
tail ne lui échappe. Si elle ne
plisse pas le nez en entrant sur le
aborde aussi bien par sa face aride
­lapin, pas de scène. Il fallait que je (elle a pratiqué les univers d’Hei-
le retrouve. C’est un technicien qui ner Müller, de Shakespeare ou de
me l’a tendu des coulisses, où il ­Lessing) que par son versant lé-
l’avait attrapé. » Qui aurait soup- ger : depuis 2006, elle s’aventure
çonné, en la voyant quitter au ra- aux marges de l’absurde en com-
lenti Dom Juan, de Molière, qu’elle pagnie de Jean-Claude Leguay et
venait de se fracturer la cheville ? ­Grégoire Œstermann.
« Je devais partir en courant. Je suis Le trio de comédiens a pris l’ha-
sortie comme si j’étais investie bitude d’écrire des tracas pour les
d’une grande pensée triste. » soumettre à la sagacité du public.
Jouer, c’est un métier sérieux. Il Xu (objet bien rangé mais où ?)
faut avoir de l’à-propos en toutes en 2006 ; Oxu ­(objet qu’on vient de
circonstances, histoire de ne pas retrouver et qu’on reperd aussitôt)
être submergé par les incidents et en 2010 ; Ugzu, en 2013 : les titres
ce « petit danger de mort » évoqué sont ineptes, les représentations
par Vitez, lorsque, jeune élève, elle hilarantes. « En tant qu’auteurs, on
s’invitait dans sa classe. Christine travaille comme des bœufs », ra-
Murillo ne théorise pas, mais elle conte-t-elle.
habite le théâtre. D’où son rap- Auréolée de quatre Molières,
port charnel à un art qu’elle Christine Murillo appartient au
MACT PRODUCTIONS ET MARIANNE PRODUCTIONS PRÉSENTENT
cercle restreint des actrices
­septuagénaires que sollicitent
les metteurs en scène. Lorsque le
téléphone ne sonne pas, elle
­retombe comme un « vieux sac
de son », file dans sa maison en
­Bretagne, puis revient quand on
l’appelle de nouveau. « Qu’on me
choisisse m’émeut incroyable-
ment, avoue-t-elle. J’ai de la
chance. » p
Joëlle Gayot
Pauline & Carton. D’après
les écrits de Pauline Carton.
Adaptation : Virginie Berling,
Charles Tordjman, Christine
Murillo. Mise en scène : Charles
Tordjman. La Scala, 13, boulevard
de Strasbourg, Paris 10e.
Jusqu’au 17 décembre.

dans les mots et sur le ­plateau »,
confie-t-elle.
Née le 1er août 1951, Christine
­Murillo, fille de l’acteur Robert
Manuel et de la danseuse Léone
Mail, est une spectatrice précoce
qui fréquente l’Opéra et la Comé-
die-Française. Comment échap-
per à la scène lorsqu’elle vous
cerne de tous les côtés ? Sa sœur
aînée, Catherine Salviat, la pré-
cède dans le métier. Même son
­lycée parisien porte un nom pré-
destiné : Molière.
m’ont pas virée comme une plateau pour y camper Pauline
­malpropre, mais parce que j’étais, Carton, rien ne va plus. « Sans HAFSIA HERZI ALEXIS MANENTI NINA MEURISSE
visiblement, bien plus heureuse cette mimique, je passe à côté de
sa méchanceté. »
La vie d’une comédienne sur les « Un premier film captivant »
planches est une somme de LIBÉRATION
« Je me sens ­micro-événements que le public
chez moi n’imagine pas. Qui aurait pu devi-
ner qu’un soir, interprétant La
« Un film d’une parfaite maîtrise »
LE MONDE
dans les mots Mouche, cet ovni comico-fantasti-
que conçu par Christian Hecq et
et sur le plateau » Valérie Lesort, en 2020, aux
Christine Murillo ­Bouffes du Nord, elle cherchait à
comédienne remettre la main sur un lapin

A Marseille, Montévidéo, un lieu

de création menacé de fermeture
La plate-forme culturelle est visée par une procédure d’expulsion

L’ expulsion d’une struc-

ture artistique hors des
murs qu’elle occupe
­depuis vingt-quatre ans : cela res-
semble à une mauvaise blague.
C’est pourtant une réalité, qui ne
fait rire personne à Marseille.
­Surtout pas la victime de cette si-
nistre farce, Hubert Colas, fonda-
teur et patron de Montévidéo,
une association transdiscipli-
naire qui est une hydre à trois
­têtes : à la fois salle de représenta-
tion, lieu où est implanté
­Diphtong, la compagnie ­d’Hubert
Colas, et QG d’Actoral, un festival
contemporain automnal.
La singularité de Montévidéo,
repaire de l’émergence et d’une
création tous azimuts qui expé­-
rimente et invente des écritures
textuelles et scéniques, ne
­semble guère peser au regard des
appétits fonciers. Depuis 2016, la
SCI Jame veut vendre. Son prix
s’élevait alors à 4,3 millions d’eu­-
ros. Inenvisageable pour la struc-
ture artistique, qui n’a eu d’autre
choix que d’entamer une longue
procédure judiciaire à multiples
rebondissements.
Soutien de la municipalité
Sept ans plus tard, et malgré la
de gestion immobilière de la ville
de Marseille. Mais le propriétaire
l’a refusée. Ce qui est regrettable,
car la Sogima s’apprêtait à nous
faire une proposition de location »,
raconte Hubert Colas, qui ne veut
cependant pas baisser les bras.
« La solution, aujourd’hui, ne peut
être que politique », martèle-t-il.
Pour l’auteur et metteur en
scène, le péril qui menace est
­l’arbre qui cache la forêt. Au-delà
de l’expulsion annoncée, il s’in-
quiète de la « fragilité croissante
des structures qui soutiennent
l’émergence » et dénonce la dimi-
nution des « aides aux compa-

Située au cœur du 6e arrondisse-
ment de la ville portuaire, dans
1 300 mètres carrés loués à la SCI
Jame (le loyer mensuel est passé,
en juillet, de 7 500 euros à
10 500 euros), cette plate-forme
culturelle, ­cumulant salles de
protection de l’ordonnance de
1945 (qui interdit de changer la
destination d’un lieu culturel
sans l’accord du ministère),
­malgré le soutien de la municipa-
lité, tentée de racheter elle-même
l’espace avant de renoncer devant
LE RAVISSEMENT
gnies subventionnées au profit des
lieux labellisés, ce qui rend les pre-
mières dépendantes des seconds ».
La disparition des trois acti­-
vités (Actoral, la compagnie
UN FILM
­Diphtong et Montévidéo) est sur
D’IRIS KALTENBÄCK
la table, et, avec elle, la fin d’une
YOUNÈS BOUCIF RADMILA KARABATIC DUSKO BADNJAR ANA BJAGOJEVIC GRÉGOIRE DIDELOT ET MATHIEU PEROTTO
D'APRÈS PHOTO STÉPHANIE BRANCHU

spectacle, librairie éphémère, rési-
dences d’artistes et espace de res-
tauration, est menacée du pire : la
préfecture doit, sauf miracle, pro-
céder à son expulsion entre le 15 et
le 20 octobre. Telle est la triste ré-
solution d’un scénario dicté par la
spéculation immobilière.
le coût probable des travaux, et
malgré la mobilisation des artis-
tes et la solidarité de lieux
­culturels marseillais, la messe est
dite : Montévidéo va fermer.
« Nous avions un dernier espoir
avec l’offre de rachat formulée en
septembre par la Sogima, Société
aventure à laquelle ont participé,
bien avant leur reconnaissance
internationale, des artistes tels Actuellement au cinéma
que Gisèle Vienne ou Philippe
Quesne. C’est dire si cette fabri-
que marseillaise de talents a eu
(et a encore) son utilité. p
J. Ga.
 0123
28 | Culture ­
­Jeudi 12­ octobre 2023

C i né m a
Les scénaristes
d’Hollywood entérinent
l’accord avec les studios
Les chanteurs clonés de de Future Rave [genre musical
électronique]. Ensuite, je suis allé
sur un autre site d’IA qui peut re-
A la suite du faux
duo Drake-

Les scénaristes d’Hollywood
ont approuvé à la
­quasi-unanimité l’accord
avec les grands studios et
­plates-formes en faveur
d’une revalorisation de leur
rémunération, en berne
à l’ère du ­streaming, et de
mesures de protection face
à l’intelligence artificielle. Ils
­mettent fin officiellement à
l’une des plus longues grèves
de l’histoire de l’industrie aux
Etats-Unis (148 jours).
« 99 % des ­membres de la
l’intelligence artificielle
créer la voix de l’artiste. J’ai mis le
texte dedans et j’ai joué le disque…
The Weeknd,
Les gens sont devenus fous ! » Universal avait
Des sites comme Voicify.ai ou
Lalals.com proposent, avec un
assuré que la
La multiplication de voix générées par les machines abonnement payant, d’avoir ac- musique générée
cès à de multiples voix synthéti-
sur des chansons et diffusées sur les réseaux sociaux sées (de Justin Bieber à Billie
par l’IA ferait « du
­Eilish, en passant par Harry mal aux artistes »
met le milieu professionnel en émoi ­Styles, Frank Sinatra, SCH, PNL ou
Donald Trump…) pour les faire
chanter à notre guise. Mais on
peut aussi dégoter ces organes mon métier. » Avant que le 17 sep-
Enquête Un futur qui, depuis, s’est trans-
formé en une réalité où l’on a de
tobre à Paris, réunira public et pro-
fessionnels à l’occasion de multi-
gratuitement. Avec ces outils à
leur disposition, les fans peuvent
tembre, sur la scène de la Fête de
L’Humanité, Angèle, seule au

WGA [Guilde des scénaristes]
ont voté en ­faveur de la
­ratification » de l’accord avec
les ­studios, a précisé le syndi-
cat sur les ­réseaux sociaux.
De leur côté, les acteurs gré-
vistes et les ­patrons de studio
ont ­repris leurs pourparlers,
lundi 9 octobre. – (AFP.)
M us iq u e
Le chanteur Gérald
de Palmas annonce
arrêter sa carrière
Dans un message diffusé
mardi 10 octobre sur son
compte Instagram, le
­chanteur Gérald de Palmas a
annoncé qu’il était « contraint
d’arrêter » sa carrière en
­raison d’un « problème de
voix récurrent » qui l’empêche
« d’avoir une voix constante »,
ce qui se révèle « gênant (…)
pour les concerts ». Cette
­annonce est faite quelques
­semaines avant la sortie d’un
nouvel album, Sous un soleil
de plomb, prévue le 10 no-
vembre. ­Gérald de Palmas
précise qu’il devrait continuer
« de travailler pour d’autres
ou d’enregistrer un truc
de temps en temps ». – (AFP.)
UN HORS-SÉRIE
HORS-SÉRIE
L
es stars de la pop contem-
poraine nous ont telle-
ment habitués à publier
leurs chansons sans pré-
venir que quand, le 14 avril 2023,
un titre, Heart on My Sleeve,
chanté en duo par deux poids
lourds du genre – les Canadiens
Drake et The Weeknd –, a été mis
en ligne par surprise sur les pla-
tes-formes et les réseaux sociaux
l’événement paraissait crédible.
Le buzz est ainsi monté le temps
d’un week-end, avec des centaines
de milliers d’écoutes en streaming
et plus de 10 millions de vues de
vidéos créées avec cette bande-
son sur YouTube et TikTok. Jus-
qu’à ce que les artistes concernés
et leur maison de disques, Univer-
sal Music Group, dénoncent un
« fake » et obligent les plates-for-
mes à le retirer dare-dare. Une
contrefaçon, confirmée au même
moment par un faussaire ano-
nyme, du nom de Ghostwriter977,
écrivant dans un commentaire vi-
déo avoir utilisé l’intelligence
­artificielle pour générer les voix
des deux vedettes. « J’ai été pen-
dant des années auteur anonyme
payé des clopinettes pour le plus
grand profit des majors. Voici
­l’avenir », narguait-il.
plus en plus de mal à en croire ses
oreilles, si l’on en juge par le nom-
bre de deepfakes musicaux (com-
parables aux trucages d’images vi-
déo) mis régulièrement en ligne.
La multiplication de ces clonages
vocaux, souvent destinés à faire
reprendre par un artiste la chan-
son d’un autre (de l’avatar
d’Ariana Grande reprenant Cardi-
gan, de Taylor Swift, à celui de
­Johnny Hallyday interprétant Le
téléphone pleure, de Claude Fran-
çois), est une pierre de plus dans le
jardin d’une industrie musicale
qui doit faire face au vertigineux
défi de l’intelligence artificielle.
Une IA qui sera d’ailleurs au cen-
tre de nombreux débats, lors de la
nouvelle édition de MaMa Music
& Convention, qui, du 11 au 13 oc-
Des sites
proposent,
par le biais d’un
abonnement,
d’avoir accès à
de multiples voix
synthétisées
ples conférences et concerts. En
peu d’années, la technologie a mis
les voix des artistes à la portée de
tous. « On s’appuie sur des réseaux
de neurones artificiels et le “ma-
chine learning” ou apprentissage,
explique François Pachet, expert
en intelligence artificielle, ayant
dirigé des laboratoires de recher-
che pour Spotify et Sony, avant de
travailler à la création d’une nou-
velle start-up. Ces technologies se
sont avérées très efficaces pour
faire de l’imitation stylistique, en
particulier pour synthétiser la voix
chantée. Il faut pour cela nourrir
les algorithmes de pistes a cappella
du chanteur choisi. »
Des milliers de « fanfictions »
Une technique rendue possible
par la façon dont l’IA permet dé-
sormais de séparer les sources (a
cappella et instrumentale). « A
partir de ces échantillons, com-
plète François Pachet, on analyse
la tonalité, le timbre, la cadence et
de multiples autres données pour
créer un modèle qui permettra à
quelqu’un d’autre de chanter qua-
siment à l’identique. »
Si les concepteurs originaux de
ces transformateurs ont dû se
donner du mal, la mise en ligne
d’innombrables voix déjà traitées
et prêtes à l’usage facilite grande-
ment l’exercice du « do it your-
self ». David Guetta en a fait la dé-
monstration, en février, quand
lors d’un de ses sets, il a lancé un
titre qu’on aurait dit introduit par
la voix iconique du rappeur Emi-
nem, générée, en fait, par l’IA.
« J’ai découvert ces sites Web d’IA
où tu peux écrire des paroles dans
le style de n’importe quel artiste
que tu aimes,relatait ensuite le DJ
superstar sur YouTube. J’ai de-
mandé à avoir un couplet écrit
dans le style d’Eminem, qui parle
réaliser leurs fantasmes.
Parmi ces milliers de fanfic-
tions, de vraies réussites comme
le Cuff It, de Beyoncé, repris par
une Rihanna AI, un frissonnant
Stranger in Moscow, de Michael
Jackson, par la voix synthétisée de
Christine and the Queens, ou le
regretté Jeff Buckley, chantant
d’outre-tombe un émouvant
­Mariners Apartment Complex de
son admiratrice de toujours, Lana
Del Rey. La démarche peut être
plus régressive, comme quand un
certain Clément Corcy, fan de
­Johnny Hallyday, force son idole à
chanter des génériques de des-
sins animés. Voire taquine, quand
on demande à Karis, rappeur
français, de reprendre le lar-
moyant Libérée, délivrée, tiré de La
Reine des neiges.
Les plaisanteries ou provoca-
tions, de plus ou moins bon goût,
ne manquent pas. On entend des
ennemis intimes comme les rap-
peurs Rohff et Booba duettiser
sur une reprise de PinkPanthe-
ress et Ice Spice (Boy’s a Liar) ou
Kurt Cobain chanter des titres de
Seether, descendants décriés de
Nirvana. A quand une « cover »
des Lacs du Connemara par Ju-
liette Armanet ?
La fiction peut aussi rejoindre la
réalité. Angèle a ainsi commenté
sur TikTok le deepfake réalisé, dé-
but août, par le beatmaker ­Lnkhey,
utilisant sa voix pour un remix du
tube Saiyan, des rappeurs Heuss
l’Enfoiré et Gazo (vu plus de
5,6 millions de fois sur YouTube).
On voyait ainsi la popstar belge
chanter à la suite de son clone, ap-
paremment troublée par la res-
semblance des deux voix. « Je ne
sais pas quoi penser de l’intelli-
gence artificielle, écrivait-elle. Je
trouve que c’est une dinguerie,
mais en même temps j’ai peur pour
piano, ne reprenne ce morceau en
l’introduisant ainsi : « Et pourquoi
je ne ferais pas ce que les gens me
demandent depuis des semaines ? »
De rares artistes ont décidé de
jouer le jeu du clonage. A l’instar
de la chanteuse électro Grimes an-
nonçant qu’elle permettait à qui-
conque d’enregistrer des chan-
sons avec sa voix et diviserait les
bénéfices en deux parts égales.
Mais la méfiance est surtout de
mise dans l’industrie musicale. A
la suite du faux duo Drake-The
Weeknd, Universal avait assuré
que la musique générée par l’IA fe-
rait « du mal aux artistes ». La mise
en vente, il y a quelques mois, de
faux titres du chanteur néosoul
Frank Ocean sur un forum de col-
lectionneurs venant confirmer la
crainte de beaucoup.
« La prolifération de ces conte-
nus diffusés au mépris du droit
moral, sans autorisation ni rému-
nérations des ayants droit, profite
de failles juridiques auxquelles
toutes les législations nationales,
mais aussi les plates-formes de
streaming et les réseaux sociaux,
doivent s’adapter », constate Guil-
hem Cottet, directeur de l’Union
des producteurs phonographi-
ques français indépendants
(UPFI), en rappelant que les orga-
nismes professionnels et le mi-
nistère de la culture accélèrent les
réflexions pour encadrer l’IA.
Dans un monde plus régulé,
majors du disque ou producteurs
indépendants pourraient à leur
tour avoir recours à ces clonages.
Comme pour l’exploitation de
nouveaux titres d’artistes dispa-
rus, chantés par leur double nu-
mérique. Sans parler des vivants
qui, s’ils écrivent encore des
chansons, n’ont plus leur voix de
jeunesse. p
Stéphane Davet

« Golda » et l’autre guerre israélienne

F in septembre, Canal+ annonçait la dif­-

fusion et la mise en ligne de Golda,
­mercredi 11 octobre, « en mémoire du
cinquantième anniversaire de la guerre du
­Kippour ». L’histoire s’est chargée de donner
nique habite ce corps artificiel (maquillage et
prothèse) d’une immense souffrance, faite de
maladie, d’empathie pour les jeunes gens
qu’elle envoyait à la mort, mais aussi de
­violence et d’un manque total d’estime pour
un goût de cendre à la commémoration. ses adversaires.
Golda met en scène la catastrophe qui Au Royaume-Uni, une grande figure du
INCLUS : ­s’abattit sur la première ministre israélienne ­théâtre londonien, Maureen Lipman, a ex-
DES ILLUSTRATIONS Golda Meir au mois d’octobre 1973, quand les primé son désaccord quant à l’attribution du
INÉDITES,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf armées égyptienne et syrienne attaquèrent rôle à une actrice non
AVEC L’AUTEUR ­Israël. Une cicatrice vieille d’un demi-siècle juive, tout en ajoutant :
Helen Mirren

ZEP
qui s’est rouverte après l’attaque du Hamas « Je suis sûre qu’elle sera
sur le territoire israélien. merveilleuse. » Ce qui n’a
S’il est une leçon que l’on peut tirer de ce pas empêché le film habite le corps
long-métrage réalisé par un Israélien, produit
et interprété par des Britanniques, Michael
d’être présenté, en
juillet, au Festival de Jé-
artificiel
raconte 30 ans de Kuhn et Helen Mirren, elle réside davantage rusalem. de Golda Meir

titeuf
dans la distance presque infinie qu’elle révèle Guy Nattiv a pris le ju-
entre les deux événements que dans les simili- dicieux parti de mainte- d’une immense
tudes dans leur déroulement (l’échec des servi- nir le huis clos : le film ne
ces de renseignement, l’effet de surprise qui sort des salles de réu-
souffrance,
mène un Etat au bord de la panique). nion ou de commande- faite de maladie,
La toile de fond de Golda, c’est un monde ment que par le biais de
En partenariat avec
­cogéré par les Etats-Unis et l’Union soviétique, bandes d’actualité. Une d’empathie
dans lequel le président américain, Richard fois formulée, cette op-
Nixon, peut dire : « Nous ne sommes ni pro-Is- position entre l’exiguïté
et de violence
raéliens ni pro-Arabes », pendant que le de l’espace dans lequel se

LES AVENTURES DE TITEUF PAR SON CRÉATEUR

Kremlin soutient à bout de bras l’Egypte. En
matière de géopolitique, la seule chose qui n’a
pas changé, ce sont les livraisons d’armes par
Le Monde fête les 30 ans du légendaire personnage à la mèche blonde,Titeuf. Moscou à destination du président Assad.
L’occasion de découvrir des dessins jamais publiés, ainsi que le récit de l’éton-
Paralysie respectueuse
nante aventure de sa création par Zep. Une vision du monde de cet écolier Pour le reste, Golda est frappé par la paralysie
turbulent et blagueur depuis sa hauteur d’enfant. respectueuse qui mine tant d’œuvres biogra-
phiques. Comme Ingrid Bergman avant elle
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE (dans le téléfilm Une femme nommée Golda,
en 1982), Helen Mirren a pris les traits de la
124 PAGES - 10,99 € « vieille dame » – Golda Meir se présenta en ces
termes au président Sadate lors de leur pre-
mière, et unique, rencontre. L’actrice britan­-
prennent les décisions et l’immensité du
champ de bataille sur lequel elles sont mises
en œuvre ne produit pas les effets dramati-
ques espérés.
Malgré les performances de Liev Schreiber
(Henry Kissinger) ou Camille Cottin (Lou
­Kaddar, l’assistante et amie), Golda se plie au
rythme des mouvements de troupes jusqu’à
la victoire finale, sans jamais faire plus
­qu’esquisser les enjeux : le rapport de force
­entre militaires et civils dans les institutions
israéliennes ou – surtout – l’avenir de l’Etat
d’Israël dans sa région. p
Thomas Sotinel
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023
Un millionnaire à la descendance maudite
Mike Flanagan rompt avec le sentimentalisme de ses œuvres passées, au profit d’une critique acerbe du capitalisme
Netflix
À la demande
Minisérie
C
omme souvent avec
Mike Flanagan, tout
commence au coin du
feu. Et la scène d’ouver-
ture de La Chute de la maison
Usher donne l’impression, pas dé-
sagréable, d’enfiler ses chaussons
après une journée de travail. Cinq
ans après, le prolifique showrun-
neur américain, spécialiste de
l’horreur contemplative, renoue-
ra-t-il enfin avec la terrifiante mé-
lancolie de The Haunting of Hill
House (2018) ? Pas tout à fait, mais
quelque chose a changé dans le
logiciel du créateur de Bly Manor
(2020), des Sermons de minuit
(2021) et de Midnight Club (2022).
Devant un feu, donc, dans une
maison qui semble abandonnée,
un homme se confesse face au
procureur qui essaie, depuis plu-
sieurs décennies, de le faire tom-
ber. Persécuté par des visions déli-
rantes, Roderick Usher sent sa fin
venir et veut livrer sa version de
l’histoire. Enfants illégitimes
d’une secrétaire et de son patron,
Roderick et sa sœur jumelle, Ma-
deline, ont pris le contrôle du labo-
ratoire dirigé par leur père et ga-
gné des millions grâce à un médi-
cament star, le Ligodone, avant
d’être rattrapés par le destin. En
quelques semaines, les six enfants
Des sportifs de haut niveau se livrent sans fard sur leur dépression
Camille Lacourt, Jérémy Florès, Perrine Laffont, Valentin Porte et Ysaora Thibus, ainsi que des membres de leur entourage, témoignent
Amazon Prime Video
À la demande
Documentaire
T oute cette boule, cette
bombe que tu gardes à l’in-
térieur de toi, un jour, elle
explose. » Y compris pour lui, « le
mec le plus fier au monde »,
comme Jérémy Florès se décrit.
En 2006, il devenait, à 18 ans, le
plus jeune surfeur de l’histoire à
intégrer l’élite mondiale. « Je vou-
lais tellement y arriver, prouver
qu’un petit jeune de La Réunion
pouvait rivaliser avec les Anglo-
GRILLE N° 23 - 237
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V émirat d’Arabie. IX. Sensible au coup
VI
VII
VIII
IX
X sa. Introduit le mélo. 4. Rancunier,
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 236
HORIZONTALEMENT I. Invérifiable. II. Noire. Promut. III. Jurent. Or. Té.
IV. ONU. Teintait. V. Nostalgie. Ne. VI. Cu. Ebène. Nés. VII. Trail. Aar.
VIII. Is. Neurone. IX. Et. Relevée. X. Numérisation.
VERTICALEMENT 1. Injonction. 2. Nounours. 3. Virus. Em. 4. Ere. Teinte.
5. Rentable. 6. Télé. Uri. 7. Fp. Ignorés. 8. Ironie. Ola. 9. Aorte. Anet.
10. Bm. Nævi. 11. Lutiner. EO. 12. Etêtés. Zen.
Verna (Carla Gugino) et Madeline (Willa Fitzgerald), la sœur de Roderick Usher. Eike Schroter/Netflix
de Roderick sont morts dans des
circonstances épouvantables. Il
sait pourquoi, et s’apprête à expli-
quer à C. Auguste Dupin les origi-
nes de la malédiction familiale.
La Chute de la maison Usher
s’inspire très librement de la nou-
velle éponyme d’Edgar Allan Poe
(publiée en 1839), mais le scénario
de la série en remanie le récit en
faisant des Usher une sorte de mi-
roir de la famille Sackler, proprié-
Saxons… » Retraité depuis
août 2021, il raconte sans fard sa
dépression, cet adversaire invisi-
ble qu’il a dû combattre au cours
de sa carrière, tout comme le
­nageur Camille Lacourt, la
skieuse Perrine Laffont, le hand-
balleur ­Valentin Porte et l’escri-
meuse ­Ysaora Thibus. Leurs té-
moignages face caméra s’inscri-
vent dans un mouvement de libé-
ration de la parole chez les
sportifs de haut niveau.
Construit en trois actes – « Naî-
tre », « Tomber », « Renaître » –, le
documentaire, mis en ligne sur
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
taire du laboratoire américain qui
commercialise l’OxyContin. En
s’appuyant sur le dossier des opia-
cés et la crise sanitaire qui frappe
les Etats-Unis depuis plus de vingt
ans, Mike Flanagan livre une mi-
nisérie tout aussi macabre que les
précédentes mais dont l’ambition
se révèle plus politique. Si La
Chute de la maison Usher n’a pas la
vocation documentaire de séries
« dossier » comme Dopesick (2021)
Prime Video le 10 octobre, Jour-
née mondiale de la santé men-
tale, s’accompagne des témoigna-
ges des parents, conjoints ou en-
traîneurs qui partagent le quoti-
dien des cinq athlètes. Complétés
par les éclairages de Stéphane
Mouchabac, psychiatre à l’hôpital
Saint-Antoine, à Paris. La voix off
– enregistrée par le chanteur Ben
Mazué, qui a, lui aussi, connu un
burn-out – se révèle, quant à elle,
superflue, tant les récits des spor-
tifs se suffisent à eux-mêmes.
Perrine Laffont parle d’« un
poids très lourd dans la poitrine »
HORIZONTALEMENT
I. Chacun pour soi dans un grand dé-
sordre. II. Ce n’est pas le moment de
se découvrir. Retient le bâtiment.
III. Dominations et pouvoirs absolus.
Domaine d’influence quand il est au
carré. IV. Portera la somme sur le
compte. En vrai. V. Supprimais. Rayée
comme une bête sauvage. VI. Facilite
nos calculs. Avancent en courant.
VII. Bleu après coup. Point du matin.
VIII. Assure le rapprochement. Assure
un solide rapprochement. Ancien
de froid. Mémoire vive. Points en op-
position. X. Inspirent la piété et la
vertu.
VERTICALEMENT
1. Abrite pour l’éternité déchets nu-
cléaires ou restes humains. 2. En vaut
deux, elle aussi. Ouvre l’édito. 3. Pres-
toujours prêt à se venger. 5. Fournis-
seur d’huiles, de palme et de pal-
miste. Lâché par défiance. 6. En piste.
Vent discret. 7. Dans la ruade. Travail-
lera sur les fonds. 8. Travaille à la re-
production. Dans les pattes. 9. Pas
dans les environs, mais préparation
du rôti. Bel chez Guy. 10. Des siècles
et des siècles. Voies en ville, fleurs à la
campagne. 11. Cité antique. Interpré-
tation personnelle. 12. Ici-bas.
ou Painkiller (2023), elle en ­comble
à sa façon un angle mort en s’inté-
ressant aux racines du mal.
Bavardages métaphysiques
Cette exploration mobilise beau-
coup de personnages (interprétés
par les habitués Carla Gugino, Kate
Siegel, T’Nia Miller… et l’addition
pas très convaincante de Mark Ha-
mill en sbire mystérieux) et d’arcs
narratifs : il faut à la fois raconter la
l’année qui a suivi son titre en ski
de bosses aux Jeux olympiques
(JO) de 2018. Cette médaille d’or
venait parachever son rêve de pe-
tite fille, mais, à 19 ans, « il fallait
assumer [ce nouveau statut] et je
n’étais pas préparée à tout ça ».
« Le paysage est apocalyptique »
Pour Camille Lacourt, il y a
d’abord eu l’échec des JO de Lon-
dres en 2012, où le podium du
100 m dos s’est dérobé sous les
yeux du champion du monde en
titre. En 2017, à l’heure de sa re-
traite dans la foulée d’un second
sudoku
n°23-237
2 4
8 3
6 4
3 4 9 7 6
1 4 7 2 5 Chaque chiffre ne doit
3 2 6 seule fois par ligne,
5 8 2 1 9 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
En vente chez votre marchand de journaux
Télévision | 29
jeunesse misérable de Roderick et
Madeline, et filmer, avec force dé-
tails et des litres d’hémoglobine, la
fin tragique de leurs descendants.
Très séduisante dans ses pre-
miers épisodes (le deuxième, qui
met en scène une rave-party mor-
telle, est glaçant), la série donne
l’impression d’une inspiration re-
trouvée, même si elle renoue un
peu vite avec les bavardages mé-
taphysiques chers à son créateur.
Privilégiant la critique sociale
au détriment du sentimenta-
lisme et de la psychologie, Flana-
gan opère une mise à jour intéres-
sante, à défaut de renouveler sa
grammaire de l’horreur. Entre les
chats noirs et les corbeaux, il a du
mal à s’émanciper d’un classi-
cisme qui ici l’embarrasse, tant la
terreur surgit autant de la vie dé-
pravée menée par les héritiers
Usher que de leur décès sordide.
A sa décharge, il se peut que
­Netflix rechigne à changer une
formule gagnante, ce qui devrait
garantir à la série de solides
audiences. Cela ne serait pas im-
mérité, car cette dénonciation
flamboyante d’un capitalisme qui
dévore ses propres enfants est ce
qu’il a fait de plus sophistiqué de-
puis un moment. p
Audrey Fournier
La Chute de la maison Usher,
de Mike Flanagan. (EU, 2023,
8 × 55-75 min).
titre mondial, une question l’as-
saille brutalement : qui suis-je ?
« C’est une question effrayante,
parce qu’on ne sait pas. »
Grâce à une thérapie, Valentin
Porte, ex-capitaine de l’équipe de
France de handball avec qui il a
remporté l’or olympique en 2021, a
trouvé des clés pour lui permettre
de gérer de front, « avec beaucoup
plus de recul et de légèreté », sa vie
privée et sa vie professionnelle.
« Pour arriver au très haut niveau, il
faut parfois qu’on ­construise des
cloisons solides, dit l’international
de 33 ans au Monde. Mais le jour où
5 6 1 2 8 9
8 3 2 4 6 7
7 4 9 3 5 1
6 4 7 5 6 2 8 1
6 2 8 1 9 3
8 1 9 3 7 4 5 8
9 1 4 5 7 2
2 8 6 9 3 4
5 7 8 1 6 9
Moyen
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
colonne et par
carré de neuf cases.
Notre
sélection
Je udi 12 octo bre
Mezzo
Richard Galliano : 50 ans
à la Salle Gaveau
20.30 Etonnant spectacle enregistré
le 12 novembre 2020. Seul en scène,
Richard Galliano fête ses 50 ans
de carrière. Avec son accordéon,
il passe d’un tango à une valse
de Chopin ou à un air de Granados.
M6
OSS 117 : Alerte rouge
en Afrique noire
21.10 Troisième volet (2021),
signé Nicolas Bedos, des aventures
de l’impayable Hubert Bonisseur
de La Bath, agent secret au style
déroutant. Face à un Jean Dujardin
en forme, Pierre Niney est épatant.
Canal+ Séries
Paris Police 1905
22.50 La série de Fabien Nury
s’intéresse à la police des mœurs
et aux infections bactériennes
et neurologiques qui circulent dans
la capitale durant la Belle Epoque.
France 2
Déchets nucléaires : quand
nos poubelles débordent
23.00 A l’heure où la relance
du nucléaire est le grand chantier
du quinquennat, « Complément
d’enquête » se penche sur une zone
d’ombre du secteur, le recyclage
des déchets radioactifs, dans lequel
la Russie s’est immiscée…
on sort de ce bunker, le paysage
est apocalyptique. »
De façon symptomatique, le
terme « dépression n’est pas as-
sumé par tous. Certains lui préfè-
rent l’euphémisme de « dé-
prime », voire de « moment très
difficile ». Dans tous les cas, le my-
the du super-héros s’effondre. p
Élisabeth Pineau
STRoNG, aussi forts que
fragiles, documentaire écrit
par Sylvain Ventre, Bertrand
Briard et Emmanuel Le Ber
­(Fr., 2023, 80 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
3 7 4
5 9 1 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
2 6 8 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
3 9 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
4 5 7 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
2 6
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
6 8 3
7 1 5 Courrier des lecteurs
4 2 Par courrier électronique :
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
 Idées
0123
30 | ­
­Jeudi 12­ octobre 2023

Karim Kattan Sur les événements en Israël et en

Palestine, la nuance est un acte révolutionnaire
L’écrivain palestinien, né à Jérusalem, revient sur les sentiments éprouvants et contradictoires qui l’habitent au lendemain des massacres perpétrés
par le Hamas, lui dont le peuple subit la violence quotidienne de la « puissance coloniale » israélienne, portée à son paroxysme avec le siège de Gaza

P
rendre la parole aujourd’hui, en
France, en tant que Palestinien,
est un exercice périlleux. Les es-
prits sont échauffés, le discours
médiatique et politique s’est verrouillé
et recroquevillé. Est-il possible, alors,
d’être entendu ? En écrivant, j’ai peur
de m’exposer aux haines, aux accusa-
tions de barbarie ou au malentendu.
Mais il faut bien écrire, car le paysage
médiatique est saturé par toutes les
voix, sauf les nôtres.
Je dis « voix », mais, depuis plusieurs
jours, nous en sommes démunis. Les
sentiments qui nous secouent sont
­intenses, éprouvants, contradictoires.
Ils défient nos vocabulaires, car ils
s’inscrivent non pas dans l’immédiat,
mais dans le temps long, lent, de la
peur, de l’attente, et des choses innom-
mables. Des bouleversements qui
nous sont si familiers mais qui revê-
tent aujourd’hui des formes nouvelles,
inconnues.
Nous savons une chose, néanmoins :
les morts restent morts et les blessés
ne guérissent pas toujours. Un mort,
c’est dix personnes, une famille, un
­village, en deuil et brisés. Un blessé,
c’est souvent un corps mutilé. Quand
l’attention internationale, cruelle et in-
constante déesse, se tournera vers
autre chose, les mutilés resteront mu-
tilés et les morts resteront morts. Les
décomptes qui nous tiennent en ha-
leine masquent le temps profond de
notre réalité, qui continuera quand le
monde aura eu sa dose de nos agonies
partagées et ne voudra plus nous re-
garder en face.
Dans la tourmente
qui ne fait que
commencer,
nous devons faire
preuve de cœur et
de hauteur d’esprit
Je pourrais, il est vrai, faire un dé-
compte d’un côté comme de l’autre,
pour démontrer, par exemple, que,
après une escalade de la violence, le
nombre de victimes palestiniennes est
toujours disproportionné face au nom-
bre de victimes israéliennes, non pas
par accident mais parce qu’il s’agit d’un
rapport de force essentiellement dissy-
métrique. Ce serait entrer dans un jeu
dont je voudrais, au moins un temps,
m’éloigner, car il me dégoûte.
Polarisation et binarité
Cela ne veut pas dire que je veux igno-
rer le contexte. Au contraire : je veux
dire ce qu’est la vie du colonisé − un
complexe mélange de sentiments
­confus et étranges, difficiles, parmi les-
quels, oui, il y a la haine envers l’op-
presseur et la jubilation à voir tomber
des murs. Si l’on veut faire un peu de
sens avec ce qui nous arrive, il faut
aussi accepter de comprendre l’effet
que peut avoir sur un Palestinien
l’image d’un bulldozer qui défonce une
partie du mur d’apartheid, ou d’un
tank renversé. Le comprendre n’impli-
que en aucun cas que nous nous ré-
jouissons des exactions commises par
le Hamas qui ont suivi et dont nous
sommes tous les victimes collectives,
même si, évidemment, ces images en
sont parties prenantes.
Deux idées contradictoires peuvent
coexister, même en cette époque de
polarisation, de superlatifs, de binarité,
de vérités générales assénées dans les
tribunes, sur les réseaux, partout où
l’on parle et où l’on écoute. Le deuil ne
se distribue pas entre ceux qui le méri-
tent et ceux qui ne le méritent pas. On
peut dire : les massacres comme ceux
qui ont eu lieu à la rave-party du festi-
val Tribe of Nova sont une horreur in-
digne, et : Israël est une puissance colo-
niale féroce, coupable de crimes contre
l’humanité. Reconnaître une horreur
n’implique pas d’en minimiser une
autre. Le destin de mon pays et des
miens n’est pas un jeu à somme nulle.
Les Palestiniens vivent sous un joug
terrible depuis soixante-quinze ans. La
colonisation englobe des réalités quan-
tifiables et vérifiables : assassinats, mu-
tilations, expropriations, emprisonne-
ments, séquelles psychologiques, et
j’en passe. Les outils de cette colonisa-
tion sont variés. Des plus évidents, tels
que l’armée où la majorité des Israé-
liens servent deux ou trois ans, les
checkpoints, les colons et les bombar-
dements ou le blocus de Gaza depuis
2007 ; aux moins spectaculaires, tels
que les infrastructures routières, le sys-
tème de permis, cruel et humiliant, qui
régit le quotidien des Palestiniens, la
division de la Cisjordanie en zones qui
facilitent la colonisation et la main-
mise sur des ressources, ou encore les
détentions administratives arbitraires.
Toutes ces choses constituent le crime
contre l’humanité qu’est l’apartheid is-
raélien − un terme attesté et démontré
par de nombreuses organisations.
Un outil de libération
Ce que je cite se déroule pendant les pé-
riodes que les médias qualifient de
« calmes ». Comme l’écrit de Gaza le
journaliste Mohammed Mhawish,
dans le magazine +972, le « calme »,
c’est quand « Gaza est bombardée, tan-
dis que (…) des maisons sont démolies,
des journalistes sont abattus, des ambu-
lances sont attaquées, des mosquées
sont vandalisées, des écoles sont gazées,
et des Palestiniens sont massacrés ». Et,
dans la même revue, son collègue is-
raélien Haggai Matar écrit de Tel-Aviv :
« L’effroi que ressentent actuellement les
Israéliens, moi y compris, n’est qu’une
infime partie de ce que les Palestiniens
ressentent quotidiennement. » Dire cela,
est-ce minimiser l’effroi des Israéliens
ou l’horreur des exactions commises
de part et d’autre en ce moment
même ? Ou est-ce donner un ­contexte
et du relief, et rendre, de surcroît, leur
humanité aux uns et aux autres ?
Dans la tourmente qui ne fait que
­commencer, nous devons faire preuve
de cœur et de hauteur d’esprit. C’est en
tant que Palestinien que j’écris, et aussi
en tant qu’humaniste. Je pèse le sens
de ce mot souvent galvaudé. Or les hu-
manismes − je les préfère pluriels,
ouverts − rendent possibles les contra-
dictions, la nuance.
Cette dernière est une grande force,
radicale. Elle n’est pas synonyme d’am-
biguïté : au contraire, elle consiste à
solliciter des mots précis pour décrire
le monde de manière exacte. Dans un
paysage politique et médiatique mar-
qué par les superlatifs, la certitude,
l’absolu, la performance, c’est un acte
révolutionnaire. La nuance permet de
reconnaître que ces choses sont, oui,
compliquées, confuses, et insupporta-
bles, mais que nous devons quand
même les comprendre, avoir le cou-
rage de les regarder en face.
Elle est un outil de libération, aussi
bien pour le colonisé que pour le co-
lon. Et, si je me trompe, si l’avenir
prouve que tout cela n’est que vœux
pieux et naïveté, je préfère me tromper
avec ­dignité plutôt que d’avoir raison
avec ignominie. p
Karim Kattan est un écrivain pales-
tinien, né à Jérusalem. Il écrit en
anglais et en français. Son premier
roman, « Le Palais des deux collines »,
est paru aux éditions Elyzad en 2021,
et a reçu le Prix des cinq continents
de la francophonie la même année.
Son prochain roman, « L’Eden à
l’aube », est à paraître en 2024.

Samy Cohen Israël : le pays pourrait ainsi gé-

rer le conflit avec le Hamas « à
petit feu », et ses dirigeants affir-
Avec plus de 1 200 morts, le Ha-
mas a fait, proportionnellement à
la démographie du pays, « pire »

Les failles du renseignement

mer que la dissuasion israé-
lienne fonctionne.
Bercés à leur tour par l’illusion
que le Hamas n’avait aucun inté-
que les attaques contre le World
Trade Center de New York, ou que
Le renseignement les attentats-suicides de la
ne fonctionne deuxième Intifada, qui ont causé

israélien sont le reflet

rêt à une confrontation majeure
avec Israël, les services de ren­-
seignement et l’armée ont baissé
la garde. Les failles du renseigne-
la mort d’un millier d’Israéliens,
pas dans un vide : mais sur plusieurs années. La
question est : que veut-il ? Quels
il s’imprègne de sont ses objectifs ? S’il voulait

d’une faillite stratégique

ment sont le reflet de cette
faillite stratégique. Le chef du
Conseil national de sécurité,
­Tzachy Hanegbi, un proche du
premier ministre, affirmait pu-
bliquement il y a peu que le Ha-
mas n’était pas désireux de re-
La défaillance des services israéliens à prévoir et à empêcher l’attaque du prendre les hostilités. Ce raison-
Hamas est avant tout la conséquence des choix politiques et stratégiques nement est revenu comme un
boomerang à la face d’Israël, et
du premier ministre, Benyamin Nétanyahou, estime le politiste ses habitants en ont payé le prix.
l’état d’esprit ­rappeler qu’il défend seul la cause
palestinienne, que les accords
dominant dans d’Abraham n’effaceront pas les re-
vendications des Palestiniens, ou
la haute sphère encore que la dissuasion israé-
politico-militaire lienne n’en est pas une, alors c’est
une réussite. Si, de surcroît, il réus-
du pays sit à entraîner dans sa lutte le Hez-
bollah, ce sera un succès éclatant.
Mais à plus long terme ? Le
Les erreurs du « Kosem » (le ­gouvernement israélien est con-
magicien), comme l’appellent damné à réagir violemment.

Q
ui, en Israël, est responsa-
ble de ce qui s’apparente à
un véritable « 11-Septem-
bre israélien » ? Cette ques-
tion dominera encore longtemps
les débats dans l’Etat hébreu. Elle
monopolisera en particulier
­l’attention des habitants du sud
du pays, qui ont payé un très
lourd tribut dans cette attaque di-
gne de l’organisation Etat islami-
que. Une commission d’enquête,
si elle est créée, fera toute la lu-
mière le moment venu. Mais
quelques grandes failles apparais-
sent d’ores et déjà clairement.
Que les services de rensei­-
gnement portent leur part de
responsabilité est évident. Ils se
sont endormis. Réputés tout-
puissants, ils n’avaient plus
aucune source d’information au
sein du Hamas susceptible de les
éclairer sur ce qui s’y tramait
­manifestement depuis de longs
mois. Ils n’ont rien vu venir. Ils
ne se sont pas alarmés des prépa-
ratifs à ciel ouvert qui impli-
quaient pourtant de nombreux
membres du mouvement.
Mais il n’y a pas que cela. Le
renseignement ne fonctionne
pas dans un vide : il s’imprègne
de l’état d’esprit dominant dans
la haute sphère politico-militaire
du pays, comme cela s’est passé
pendant la guerre du Kippour
[1973]. Le renseignement mili-
taire d’alors avait des informa-
tions très précises sur l’immi-
nence d’une attaque égyptienne
(ce qui n’était pas le cas le 7 octo-
bre), mais ses chefs étaient im-
prégnés de l’idée dominante se-
lon laquelle toute attaque égyp-
tienne serait brisée par l’aviation
et les chars israéliens.
Dans le cas présent, la respon-
sabilité la plus lourde incombe à
une analyse stratégique tout
aussi légère. Elle a été élaborée de
longue date au plus haut niveau
politique, par [le premier minis-
tre] Benyamin Nétanyahou lui-
même. Selon lui, Israël avait tout
intérêt à avoir à son flanc sud un
Hamas relativement fort, pour
pouvoir dire qu’Israël ne pouvait
pas négocier avec une société pa-
lestinienne divisée. Un Hamas
omniprésent était vu comme
une assurance protégeant de
toute pression internationale en
faveur de la reprise des pourpar-
lers israélo-palestiniens.
Cette stratégie s’est doublée
d’une croyance naïve selon la-
quelle il fallait aider le Hamas à
se maintenir en lui faisant des
concessions qui lui permet-
traient d’améliorer le sort de sa
population, assurant ainsi des
périodes plus ou moins longues
d’accalmie à la frontière. De là
est venue l’idée de laisser passer
de l’argent en provenance du
­Qatar, et de permettre à des
­Gazaouis de venir travailler en
Erreurs et obsession
Les citoyens israéliens qui ont le
plus bénéficié de la sollicitude du
gouvernement sont les colons de
Cisjordanie, clientèle privilégiée
des alliés extrémistes de M. Néta-
nyahou. Celui-ci devra répondre
de la décision de son gouverne-
ment de renforcer massivement
la sécurité des colonies de
­Cisjordanie, déjà ultra-sécuri-
sées, sans prêter suffisamment
d’attention à celle de la popula-
tion du Sud, laissée avec une pro-
tection tout à fait dérisoire. La
plupart des habitants ont été
abandonnés pendant de longues
heures à l’ultraviolence des ter-
roristes du Hamas.
Il y a là une négligence politi-
que et militaire qui surpasse sans
doute celle de la guerre du Kip-
pour. Ce choix est-il anodin ? Ne
traduit-il pas la priorité accordée
par le gouvernement israélien à
une clientèle électorale plus
loyale que celle du sud d’Israël ?
ses supporteurs, ne s’arrêtent
pas là. Il s’est trompé lourde-
ment – et il a trompé son peuple
– en faisant croire qu’avec les
­accords d’Abraham [signés
en 2020 entre Israël et les Emirats
arabes unis, le Bahreïn puis le
­Maroc et le Soudan] la question
palestinienne passait à la trappe.
Elle ne constituait plus un enjeu
prioritaire, alors que les mili-
tants palestiniens de Cisjordanie
lui rappellent qu’elle existe plus
que jamais.
Malheureusement, le premier
ministre, comme sa coalition ex-
trémiste, ne comprend manifes-
tement rien aux ressorts de la
société palestinienne. Elle n’a en
rien renoncé à la lutte armée.
Comment ne pas ajouter à cette
liste d’erreurs ­l’obsession de Né-
tanyahou, inculpé de trois chefs
d’accusation, dont celui de cor-
ruption, à réduire les pouvoirs
de la Cour suprême, négligeant
des sujets autrement vitaux ?
M. Nétanyahou parle de détruire
le Hamas. On peut douter qu’il y
arrive : il faudrait pour cela que
Tsahal [l’armée israélienne] rase
des quartiers entiers de Gaza,
mettant en danger les otages is-
raéliens. Mais qu’est-ce que le
mouvement terroriste aura ga-
gné à commettre un pareil mas-
sacre, s’il doit finalement se re-
trouver à la tête d’un territoire ex-
sangue ? Quel bienfait aura-t-il
apporté à sa population, en sup-
posant qu’il s’en soucie ? N’aura-
t-il pas fait reculer la cause qu’il
prétend servir ? p
Samy Cohen est directeur de
recherche émérite à Sciences
Po-Centre de recherches
­internationales, auteur
d’« Israël. Une démocratie
­fragile » (Fayard, 2021)
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 Idées | 31

P
etite, j’étais parfois réveillée par un
cauchemar qui revenait sous dif-
férentes formes, toutes plus ef- Zeruya Shalev cord avec l’Arabie saoudite, ce balancier
semblait encore pencher vers la modéra-
tion grâce aux efforts diplomatiques

Voilà que les extrémistes gagnent

frayantes les unes que les autres. consentis par le président américain, Joe
Des terroristes surgissaient dans notre Biden, mais voilà que retentit déjà dans
village, situé au centre d’Israël, tiraient de la région un écho terrible, annonciateur
toutes parts, tuaient ma mère sous mes d’une catastrophe – oui, voilà que les ex-

yeux et kidnappaient mon père. Avec
mon frère, nous faisions semblant d’être
morts, mais soudain ils le mettaient en
joue. Je criais. « Tout va bien, ce n’est qu’un
mauvais rêve », me disait ma mère pour
essayer de me rassurer, ce qui n’était
alors pas facile. Ensuite, au cours des an-
nées 1970, plusieurs attentats sanglants
ont montré que ma peur était fondée.
Ce samedi 7 octobre, mes cauchemars
d’enfance sont devenus réalité pour des
centaines d’habitants des localités du
sud du pays. Des terroristes du Hamas
ont surgi chez eux, ont arraché de leurs
lits des bébés et des enfants, ont assas-
siné des familles entières, ont incendié
des maisons avec leurs occupants, ont
souillé des dépouilles, ont kidnappé des
personnes âgées, des mères et leurs en-
fants, les ont exhibés, à moitié nus, dans
les rues de Gaza, humiliés et menottés.
Dans mon appartement de Haïfa, ville
située dans le nord du pays, où le calme
règne encore, j’ai vu les images d’horreur
diffusées à la télévision, j’ai entendu les
cris insoutenables. A l’intérieur des fron-
tières de l’Etat d’Israël, des gens sont as-
sassinés, appellent à l’aide pendant des
heures jusqu’à ce que leurs voix s’étei-
gnent. A l’intérieur des frontières de
l’Etat d’Israël, des parents font taire leurs
enfants pour les empêcher de pleurer et
de trahir leur présence. Des voix qui rap-
pellent les temps d’un passé juif abomi-
nable. Des voix qui remontent des récits
sur lesquels j’ai grandi. Ma grand-mère, à
8 ans, se cachait pour survivre aux po-
groms en Russie. Déjà à cette époque elle
avait décidé d’émigrer en Israël. Une gé-
nération plus tard, sa fille, qui devien-
drait ma mère, a, durant la guerre d’indé-
pendance, combattu dans le sud du pays,
précisément dans la région où l’on se bat
aujourd’hui. Elle avait 22 ans et était déjà
veuve. Son jeune mari, rescapé de la
Shoah, avait été tué peu de temps aupa-
ravant, en défendant un kibboutz.
Qui aurait cru que de nouveau l’en-
nemi pénétrerait dans des localités à l’in-
à nouveau au Proche-Orient
Pour la romancière israélienne, le seul espoir qui persiste, après les récentes attaques
du Hamas contre Israël, repose dans un rapprochement entre les modérés juifs et arabes
térieur d’Israël ? Qui aurait cru que cette
cruelle réalité nous submergerait de
nouveau, malgré tous les progrès et la
puissance des armes, la technologie et
les moyens de communication ? Non
seulement ces avancées n’ont pas permis
d’éviter la catastrophe, mais elles servent
à la relayer d’une manière qui fait froid
dans le dos. Avoir un film d’horreur sous
les yeux, le regarder, terrorisé, savoir que
ce n’est pas de la fiction, mais ne rien
pouvoir faire. Pourtant, n’est-ce pas afin
de ne plus être pourchassés et impuis-
sants parce que juifs, afin de ne jamais
plus entendre ces cris-là que, après des
décennies d’efforts et une destruction
massive, l’Etat d’Israël a été créé ?
Alors que je vous écris ces lignes, les
combats continuent dans les localités
du Sud, de même que les tirs de roquet-
tes. Le nombre de victimes civiles dé-
passe l’entendement et n’est pas défini-
tif. On parle d’au moins neuf cents
morts. Chacun d’eux a été tué parce qu’il
était israélien ou simplement parce qu’il
se trouvait en Israël à ce moment-là,
comme les travailleurs agricoles
thaïlandais ou d’autres citoyens étran-
gers. La terreur ne fait pas dans la
nuance. Pour elle, c’est la quantité qui
compte. Certains ont été assassinés
dans leur sommeil, d’autres se sont hé-
roïquement battus, mais n’avaient
aucune chance, surpris par des terroris-
tes armés et très bien entraînés.
Le cœur se brise devant ces visions, ces
listes de noms, ces histoires que l’on
commence à peine à révéler. Une mère
dont les deux fils ont été emmenés à
Gaza. Un homme, dont la femme et les
filles en bas âge ont été kidnappées, a dé-
couvert leur enlèvement par des vidéos
qui tournent sur les réseaux sociaux. De
toutes les images qui ne font que com-
mencer à affluer, je m’attarde sur celle,
inimaginable, d’une vieille dame de
85 ans que l’on voit prisonnière, emme-
née dans une voiture, au milieu d’un
groupe de terroristes du Hamas.
Chez nous, à Haïfa, c’est encore le
calme, et nous prions tous pour que cela
reste ainsi. Il est clair que, si le Hezbollah
libanais intervenait et lançait une offen-
sive dans le nord du pays, cela devien-
Nous, les foules
démocrates,
n’avons cessé de
tirer la sonnette
d’alarme contre
le gouvernement
irresponsable
de Nétanyahou
drait une lutte pour notre survie. Cette
organisation est très bien équipée et
beaucoup plus puissante que le Hamas.
En ce mois d’octobre, Israël se trouve,
aussi bien à sa frontière sud qu’à celle du
nord, face à deux organisations islamis-
tes fondamentalistes, financées et en-
traînées par l’Iran, dont le but affiché
n’est autre que de détruire le pays.
Lettres de sang
La bande de Gaza n’est pas un territoire
occupé. Israël l’a évacué il y a dix-
huit ans, un retrait unilatéral, dans une
tentative d’apaisement. Je me souviens
qu’on disait alors de Gaza qu’elle pour-
rait devenir Singapour grâce à l’argent
qui y affluait du monde entier. Mais ce
n’était qu’illusoire. Rapidement, cette
bande de terre s’est trouvée sous le con-
trôle du Hamas, une organisation terro-
riste criminelle qui a utilisé, uniquement
pour son industrie meurtrière, les capi-
taux astronomiques destinés à amélio-
rer les conditions de vie sur place. De
temps en temps, elle a aussi testé ses
obus et effectué des tirs de mortier sur
les localités du sud du pays, obligeant Is-
raël à riposter et à prendre, pour assurer
sa sécurité, des mesures qui ont eu des
répercussions pénibles et déplorables
sur la population locale.
Le tragique balancier du Proche-Orient
oscille entre l’émergence de modération,
de pragmatisme, et un extrémisme fana-
tique religieux. Il y a quelques jours à
peine, alors que naissait un espoir d’ac-
trémistes gagnent de nouveau.
La sidération est terrible. Le deuil, sans
limites. Mais il serait faux de prétendre
que nous avons été totalement surpris.
Nous, les foules démocrates, qui mani-
festons depuis neuf mois contre la ré-
forme judiciaire destinée à sauver Néta-
nyahou de son procès, contre le gouver-
nement extrémiste et irresponsable qu’il
a formé à la seule fin de défendre ses pro-
pres intérêts, n’avons cessé de tirer la
sonnette d’alarme, répétant qu’il affai-
blissait le pays, que nos ennemis s’en
rendraient compte et nous attaque-
raient. Cela a été dit durant les manifes-
tations, écrit dans les journaux, clamé
partout et autant que possible. Cela était
inscrit en lettres de sang qu’aucun de
nos décideurs n’a daigné lire.
Je prie pour que cette guerre s’achève
rapidement. Pour que l’on survive, pour
que soient atteints le moins possible
d’innocents des deux côtés, pour que les
prisonniers rentrent sains et saufs, pour
que les blessés se rétablissent. Je prie
pour que, lorsque les canons se seront
tus, apparaissent clairement les seules
divisions possibles au Moyen-Orient.
Non pas entre les Juifs et les Arabes,
mais entre les modérés et les extrémis-
tes, entre les pragmatiques et les fanati-
ques. Puissions-nous unir nos forces,
nous qui prônons la vie et les conces-
sions, contre notre ennemi commun.
Perspective qui semble bien lointaine
aujourd’hui, mais à quel autre espoir
nous raccrocher ? p
Traduit de l’hébreu par
Laurence Sendrowicz.
Zeruya Shalev est, notamment,
l’autrice de « Stupeur » (Gallimard,
368 p., 23,50 €) et de « Ce qui reste de
nos vies » (Gallimard, 2014), pour lequel
elle a reçu le prix Femina étranger 2014

Pour la création d’un impôt européen sur la grande fortune

afin de lutter contre le changement climatique et les inégalités
Un collectif d’intellectuels, de représentants politiques et d’ONG, emmené par le président du Parti socialiste belge, Paul Magnette, et
l’eurodéputée Aurore Lalucq, demande que la question de la justice fiscale soit remise au cœur du débat politique au sein de l’Union

L
es 1 % les plus riches de la
planète possèdent près de
la moitié des richesses
mondiales, d’après les chif-
fres d’Oxfam, et ils émettent plus
d’émissions de CO₂ que la moitié
la plus pauvre de la planète, selon
l’économiste Lucas Chancel.
Pourtant, ils sont loin d’être taxés
à hauteur de leurs moyens pour
lutter contre le dérèglement cli-
matique et ses conséquences.
Dans un pays comme la France,
l’impôt est même devenu dégres-
sif pour les ménages les plus ri-
ches. Alors que les Français payent
en moyenne 50 % de leurs reve-
nus en prélèvements obligatoires,
les 0,0002 % des Français les plus
riches, soit environ 370 ménages,
bénéficient d’un taux effectif
d’imposition de l’ordre de 26 %.
Pire, le taux effectif d’impôt sur le
revenu pour ces super-riches
s’élève à seulement 2 %, d’après
une note produite par l’Institut
des politiques publiques.
Il ne s’agit donc pas d’une erreur
ou d’un trou dans la raquette fis-
cale, mais bien d’un système fiscal
sciemment au service des plus ri-
ches d’entre nous. Une situation
de favoritisme devenue la norme
de nos démocraties européennes.
Dans la quasi-totalité des pays
européens, l’imposition des plus
riches s’est ainsi peu à peu volatili-
sée. En à peine trente ans, l’impôt
sur la fortune a été supprimé dans
tous les pays de l’Union euro-
péenne [UE], sauf en Espagne. Il
est donc temps d’inverser cette
tendance, non seulement ineffi-
cace économiquement, mais éga-
lement insupportable d’un point
de vue démocratique.
Disparités nationales
C’est la raison pour laquelle nous
appelons aujourd’hui à la créa-
tion d’un impôt européen sur la
grande fortune afin de lutter con-
tre le changement climatique et
le creusement des inégalités.
Deux études ont démontré qu’un
tel impôt permettrait de rappor-
ter plus de 200 milliards d’euros
par an. Des sommes qui n’ont
donc rien d’anecdotique, alors
même que l’UE doit trouver des
moyens pérennes pour financer
ses politiques de transition écolo-
gique et sociale.
Nous avons donc choisi de dé-
poser une initiative citoyenne
européenne. Cette initiative,
sorte de référendum d’initiative
populaire à l’échelle européenne,
est une procédure trop peu con-
nue qui permet, en cas de succès,
de demander à la Commission
européenne de formuler une pro-
position législative concrète pour
répondre à notre demande. En
l’occurrence, une proposition
d’impôt européen sur les grandes
fortunes pour financer la transi-
tion écologique et sociale.
L’instauration d’un impôt euro-
péen sur la grande fortune néces-
siterait trois interventions légis-
latives. Tout d’abord, nous invi-
tons la Commission européenne
à présenter une proposition de
directive portant création d’un
impôt européen sur la grande
fortune, sur le fondement de l’ar-
ticle 115 du traité sur le fonction-
nement de l’UE. Cet article per-
met au Conseil, statuant à l’una-
nimité, d’arrêter des directives
pour rapprocher les législations
Deux études
ont démontré
qu’un tel impôt
permettrait
de rapporter plus
de 200 milliards
d’euros chaque
année
nationales, notamment dans le
domaine de la fiscalité directe,
dès lors que celles-ci ont une inci-
dence directe sur l’établissement
ou le fonctionnement du marché
intérieur. Or, justement, les dis-
parités nationales sur l’imposi-
tion des ultrariches sont suscep-
tibles d’alimenter une concur-
rence fiscale accrue au sein de
l’UE et de créer des distorsions au
sein du marché intérieur.
Ensuite, nous demandons que
cet impôt européen sur la for-
tune contribue au régime des res-
sources propres de l’UE, confor-
mément à la volonté manifestée
par les institutions européennes
depuis 2020 de trouver de nou-
velles ressources propres pour
alimenter le budget de l’UE.
Enfin, ces nouvelles ressources
tirées de l’impôt sur la grande
fortune devraient être affectées
à une transition écologique et
sociale juste, par l’alimentation
des politiques de l’UE et des Etats
membres consacrées à cet objet.
Nous invitons donc la Commis-
sion européenne à présenter des
propositions de règlements afin
de renforcer le fonds pour la faci-
lité et la résilience, les fonds liés
au Green Deal et à la politique de
cohésion de l’UE.
Pour que cette initiative soit
victorieuse, nous avons besoin de
réunir plus de 1 million de signa-
tures sur l’ensemble du conti-
nent. Un million de signatures,
cela peut sembler énorme, mais
c’est en réalité très peu quand on
s’appuie sur les forces vives, les
citoyens engagés, tous ceux qui
réclament une plus grande jus-
tice sociale et des moyens pour la
transition écologique et sociale.
C’est la raison pour laquelle
nous comptons sur une coalition
d’acteurs politiques, de syndicats,
d’ONG et de membres de la so-
ciété civile qui, ensemble, peu-
vent faire de cette initiative une
grande victoire populaire et ci-
toyenne. Nous avons donc offi-
ciellement lancé la collecte de si-
gnatures pour cette super-péti-
tion en faveur d’un ISF vert
européen. Il nous reste désor-
mais un an pour réunir plus de
1 million de signatures et remet-
tre la question de la justice fiscale
au cœur du débat politique natio-
nal et européen.
Alors que l’inflation continue
de sévir en France, comme sur
l’ensemble du continent, on ne
peut accepter que le finance-
ment de la transition écologique
repose, une fois de plus, sur les
ménages modestes et les classes
moyennes. Car contrairement à
ce que répète le gouvernement
français, les impôts vont devoir
augmenter afin de financer cette
transition. Reste à savoir pour
qui. Cet impôt européen sur la
grande fortune est donc non
seulement un outil efficace au
service de la transition écologi-
que, mais aussi un moyen de ré-
tablir une plus grande justice fis-
cale. Un enjeu à la fois économi-
que et aussi, peut-être surtout,
démocratique. p
Lucas Chancel, professeur
d’économie à Sciences Po ;
Camille Etienne, militante
écologiste ; Aurore Lalucq,
eurodéputée (groupe de
l’Alliance progressiste des
socialistes et démocrates) ;
Paul Magnette, président
du Parti socialiste belge et
bourgmestre de Charleroi ;
Claire Nouvian, fondatrice
de l’ONG de protection des
océans Bloom ;
Thomas Piketty, directeur
d’études à l’EHESS et à
l’Ecole d’économie de Paris ;
Boris Vallaud, député (PS)
des Landes ;
Gabriel Zucman, professeur
d’économie à l’ENS et à
Berkeley (Californie)
 0123
32 | Idées ­
­Jeudi 12­ octobre 2023

L’impossible refoulement de la question palestinienne

Analyse ker, à 50 kilomètres au sud de Beersheva, son
homologue américain, Antony Blinken, et
Mahmoud Abbas, diplomates de terrain, cher-
cheurs, analystes et journalistes ont prévenu,
il y a une leçon politique à tirer : sur les limi-
tes de la manière forte, l’illusion délétère de

L
a petite musique circulait, tel un air
entêtant, dans les cercles diplomati-
ques occidentaux. Elle prédisait, à de-
mi-mot, l’avènement d’un « nou-
veau Moyen-Orient ». Elle annonçait une re-
composition de la scène régionale, où les Pa-
lestiniens seraient relégués en coulisses. Leur
cause, disait-on, avait perdu de sa centralité.
Les Egyptiens, les Syriens, les Tunisiens et les
Depuis le blocus Libyens ne leur avaient-ils pas volé la vedette
de Gaza, en 2007, durant les années 2010, à coups de révolu-
tions et de contre-révolutions ? La décennie
diplomates suivante ne s’était-elle pas ouverte sur les ac-
cords d’Abraham, spectaculaire rupture du
de terrain, consensus arabe sur la Palestine ?
En sautant le pas de la reconnaissance d’Is-
chercheurs, raël, à l’été 2020, les Emirats arabes unis et
analystes et Bah­reïn, suivis par le Maroc, avaient de fait en-
terré le « plan Abdallah », forgé dix-huit ans
journalistes ont plus tôt par le prince héritier saoudien épo-
nyme, qui conditionnait l’ouverture de rela-
prévenu que ce tions diplomatiques avec l’Etat hébreu au re-
statu quo était trait de celui-ci des territoires occupés en 1967
(Cisjordanie, bande de Gaza, plateau du Go-
intenable lan). La vieille Organisation de libération de la
Palestine se voyait privée de son droit de veto
sur les rapprochements israélo-arabes, l’un de
ses rares atouts à la table des négociations.
Une nouvelle ère, post-Palestine, semblait
donc s’ouvrir au Moyen-Orient. On disposait
même de sa date de naissance : le 27 mars
2022. Ce jour-là, Yaïr Lapid, ministre des affai-
res étrangères israélien, avait réuni, à Sde Bo-
les chefs de la diplomatie de quatre pays ara-
bes (Egypte, Emirats arabes unis, Bahreïn et
Maroc), pour parler de l’Iran, l’épouvantail ré-
gional, de la guerre en Ukraine et un tout pe-
tit peu des Palestiniens.
Avec le décor grandiose des canyons du Né-
guev en arrière-plan et la proximité haute-
ment symbolique du tombeau de David Ben
Gourion, père fondateur de l’Etat israélien, le
sommet avait l’allure d’un événement char-
nière, un moment de bascule entre deux
mondes. Les conciliabules saoudo-améri-
cains des derniers mois, destinés à normali-
ser les relations entre le royaume des deux
mosquées sacrées et Israël, ont encore accen-
tué cette impression. La Palestine était une
chose du passé, disait-on. Ses habitants sem-
blaient condamnés à passer hors champ, à
devenir hors sujet.
C’est cette chimère qui a volé en éclats sa-
medi 7 octobre, dans la razzia des comman-
dos du Hamas sur le sud d’Israël. Mitrailla-
ges, bombardements, kidnappings. Le « nou-
veau Moyen-Orient » ressemble furieuse-
ment – et tristement – à l’ancien. L’ampleur
de l’attaque a surpris tous les observateurs,
de même que la cruauté dont ont fait preuve
les sicaires du Hamas. Mais qu’une attaque
survienne n’a rien de surprenant.
Depuis 2007, date à laquelle les 2 millions
d’habitants de Gaza ont été enfermés à double
tour dans ce mince territoire, à la suite du
coup de force du Hamas contre le Fatah de
un nombre incalculable de fois, que ce statu
quo était intenable. Les indicateurs socio-éco-
nomiques, au rouge écarlate, attestaient tous
de l’imminence d’une explosion.
Mais, dans les faits, les grandes capitales oc-
cidentales se sont accommodées de ce statu
quo. Elles ont fermé les yeux sur l’étouffoir
qu’est devenu Gaza, notamment parce que les
Palestiniens étaient quasi les seuls à en payer
le prix. Les télégrammes des diplomates en
poste à Jérusalem se seraient-ils perdus ? « Il
n’y a que des coups à prendre », s’entendait-on
répondre, dans les couloirs du Quai d’Orsay,
lorsque l’on s’étonnait de la mollesse de notre
politique étrangère sur ce dossier, incapable
de se démarquer de la ligne américaine. Un
manque d’audace d’autant plus confondant
qu’à une époque pas si lointaine la France
avait su prendre des initiatives courageuses.
L’illusion délétère de la toute-puissance
Après chacune des quatre guerres qui ont dé-
vasté la bande de sable (2008-2009, 2012,
2014 et 2021), Israël a soulevé un peu le cou-
vercle posé sur le chaudron gazaoui. Quel-
ques permis ont été distribués aux ouvriers
pour aller travailler en Israël, quelques licen-
ces d’exportation ont été accordées aux der-
niers entrepreneurs encore en activité. Mais,
chaque fois, le couvercle a été remis. Le tic-
tac de la machine infernale a repris de plus
belle. Et ce funeste 7 octobre, le chaudron a
fini par exploser. Dans cette macabre affaire,
la toute-puissance. « Le dogme dangereux »
qui présidait à la préservation du statu quo,
expliquait, dimanche 8 octobre, Bertrand
Badie, professeur de relations internationa-
les, au micro de France Culture, « c’est que le
rapport de force fait la décision. Mais ce qu’on
a vu hier et que l’on continue à voir montre
que le rapport de force ne fait jamais la déci-
sion en relations internationales ».
A la manière d’une grenade dégoupillée, la
question palestinienne resurgit au premier
plan. Ceux qui avaient misé sur son étiole-
ment portent une lourde responsabilité
dans l’hécatombe des 7-8 octobre et dans les
bains de sang à venir. A mesure qu’Israël dé-
ploiera son arsenal punitif, la colère pourrait
s’exprimer dans les rues du Maghreb et du
Levant et, plus sûrement encore, sur ces ago-
ras mondialisées que sont les réseaux so-
ciaux. Ce serait la preuve 2.0 que la cause pa-
lestinienne demeure un élément structu-
rant de l’identité arabe.
Le diable gazaoui finira probablement par
être renfermé dans sa boîte, avec quelques
sérieux gnons en prime. Mais la question pa-
lestinienne ne cessera jamais de renaître.
L’intellectuel palestinien Elias Sanbar aime à
raconter que son père, à la veille de sa mort,
en 1967, lui a dit : « N’aie pas peur, n’aie jamais
peur, nous sommes comme une arête dans la
gorge du monde, personne n’arrivera jamais à
nous avaler. » p
Benjamin Barthe

Chronique | par Pierre-Cyrille Hautcœur

Chronique des dérives du football
L’Etat et les entreprises, Livre tions parmi les plus puissantes
du continent, aurait dû être
Le football s’est transformé en
une industrie de divertissement,

une histoire tourmentée L e football professionnel

européen est une oligar-
chie. Un système dans le-
quel une poignée de clubs riches
captent l’essentiel des ressources
l’aboutissement de ce modèle. Il a
suscité une levée de boucliers
sans précédent, conduisant à
l’abandon du projet. « C’est un peu
comme si le football était passé
et les clubs sont devenus des
« entreprises comme les autres »,
pour reprendre le mantra cher à
Jean-Michel Aulas, président de
l’Olympique lyonnais entre

L e gouvernement a finalement
dû renoncer à la levée, pour les
carburants, de l’interdiction de
vente à perte. Paradoxalement, cette
exception aurait surtout concerné les
grands groupes pétroliers et les hy-
permarchés, qui auraient ainsi ren-
forcé leur pouvoir de marché aux dé-
pens de leurs concurrents − alors que
l’interdiction de vente à perte vise
précisément à éviter cela. Au-delà de
son absurdité, cette valse-hésitation
révèle une relation française spécifi-
que entre l’Etat et les entreprises en
matière de concurrence.
Lors du développement des grandes
entreprises dans les transports et l’in-
dustrie au XIXe siècle, il n’y a pas eu en
France d’équivalent au Sherman Act,
la loi qui régit la concurrence aux
Etats-Unis depuis 1890. Pionnière en
la matière à l’échelle internationale,
cette loi lutte contre les coalitions et
abus de position dominante ; elle est
complétée, en 1914, par le Clayton Act,
qui permet d’agir contre les fusions
pouvant conduire à de telles posi-
tions. C’est en son nom qu’est déman-
telée, en 1911, la Standard Oil de Roc-
kefeller, réputé l’homme le plus puis-
sant des Etats-Unis. De fait, l’objectif
de cette législation est aussi politique
qu’économique : dans le mythe amé-
ricain d’une prospérité issue d’une
démocratie de pionniers et de petits
fermiers, la méfiance envers l’in-
fluence politique des grandes entre-
prises est au moins aussi forte que la
crainte de leur poids économique.
La tradition française est différente.
L’Ancien Régime contrôlait l’accès au
marché en conférant au commerçant
ou au courtier un privilège, qui était
aussi un monopole partagé. La Révo-
lution supprime les corporations
mais maintient un droit commercial
séparé qui permet une forme de co-
gestion entre marchands et Etat à tra-
vers les chambres de commerce, et
plus encore à travers les tribunaux de
commerce. Ce droit ne régule pas la
concurrence, mais sanctionne péna-
lement l’accaparement (article 419 du
Les monopoles
sont régulés en France
par l’utilisation
jurisprudentielle
d’un droit ancien
code pénal ancien). Comme le mot le
suggère, il s’agit d’abord de lutter
­contre les risques de pénurie et les
manipulations de prix par des faus-
ses rumeurs qui affectent les marchés
et les meilleurs joueurs. Une ma-
chine à produire des inégalités,
où les résultats sportifs sont tou-
jours plus étroitement corrélés à
la puissance financière, où la logi-
devant un miroir pour la première
fois depuis vingt-cinq ans et qu’il
avait poussé un cri d’effroi en se
voyant », écrit Jérôme Latta.
juin 1987 et mai 2023. Faute de
défendre une spécificité du
sport, leur capital a été ouvert à
toutes sortes d’investisseurs, fai-
sant du football l’instrument de
locaux et les prix des biens de pre- que de spectacle l’emporte sur « Entreprises comme les autres » desseins qui lui sont étrangers.
mière nécessité. La logique est plus celle de compétition. Bien sûr, « il y a toujours eu de l’ar- Les stades, eux, sont réduits « à
celle d’une économie morale que Ce que le football A l’heure où un débat sur le be- gent dans le football » et celui-ci des centres de profit », les footbal-
d’un marché théorique. est devenu. soin de réformer ce sport com- « a toujours posé problème », re- leurs « à des actifs spéculatifs » et
Cet article va pourtant rester le seul Trois décennies mence à se consolider, il est essen- connaît le journaliste. Mais la les spectateurs « à des consom-
outil légal face à la montée des gran- de révolution tiel de s’interroger sur l’ensemble croissance économique amorcée mateurs », résume Jérôme Latta.
des entreprises pendant l’industriali- libérale des mécanismes qui ont conduit à au tournant des années 1990 par On serait tenté de baisser les
sation. Les plus importantes d’entre de Jérôme Latta, la situation dans laquelle il se l’explosion des droits TV a provo- bras à la lecture de ce catalogue de
elles vont certes être régulées de ma- Divergences, trouve. C’est cet inventaire que le qué un changement de para- « dérives » qui, de l’aveu même de
nière ad hoc : ainsi, des chemins de fer 200 p., 15 € cofondateur et rédacteur en chef digme. Très vite, les appels d’of- l’auteur, n’est pas complet. Le fa-
bénéficient de l’appui de l’Etat pour des Cahiers du football, par ailleurs fres ne sont plus pensés pour le talisme a contribué à la situation
leur financement mais doivent ac- chroniqueur au Monde, propose public mais pour les diffuseurs, actuelle, il est aussi l’assurance
cepter son contrôle sur les tarifs, dans Ce que le football est devenu avec une litanie de conséquen- que rien ne changera. « Un autre
­contrôle qui s’avérera de plus en plus (Divergences, 200 pages, 15 euros). ces : « Accès dispersé et payant, football reste possible si on prend
contraignant bien avant leur nationa- Nombreux sont ceux qui déplo- ­reconfiguration des compétitions la mesure de ce qui lui est ad-
lisation en 1937. Dans les autres sec- rent aujourd’hui cette dérive. et des calendriers, encouragement venu », insiste Jérôme Latta, qui
teurs, les préoccupations des entre- L’épisode de la Super Ligue, en à la starification des joueurs et des plaide pour un programme de
prises sont relayées et discutées au avril 2021, l’a rappelé. Ce projet de équipes, mise en scène specta­- ­réformes réalistes, à défaut d’une
Parlement. Les patrons, petits et championnat privé et fermé, fruit culaire, immixtion des dispositifs contre-révolution. p
même grands, veulent la liberté mais de la sécession de douze forma- télévisuels dans le jeu, etc. » Aude Lasjaunias
aussi la protection de l’Etat contre les
chocs économiques violents.
Normalisation de la concurrence
A la fin du XIXe siècle, quand le Sher-
man Act est voté aux Etats-Unis, les
Les Français dépriment | par Serguei
entreprises françaises les plus impor-
tantes sont loin d’avoir la taille des
très grandes entreprises américaines,
allemandes ou même anglaises. Les
gouvernements s’inquiètent davan-
tage de l’invasion des produits améri-
cains que du manque de concurrence.
On recourt plus volontiers au tarif
douanier qu’au procès pour abus de
position dominante, et le gouverne-
ment Méline (1896-1898) souhaite
plus renforcer les grandes entreprises
françaises que lutter contre leur puis-
sance. De même, la régulation finan-
cière vise d’abord la stabilité du mar-
ché, ce qui conduit, en 1894, au main-
tien du monopole des agents de
change après de longs débats.
Plutôt que par une législation spéci-
fique, les monopoles sont régulés en
France par l’utilisation jurispruden-
tielle d’un droit ancien et par une sorte
de cogestion entre l’Etat et les collec-
tifs professionnels. Bizarrement, le
gouvernement poursuit aujourd’hui
une normalisation libérale de la con-
currence (notamment avec l’Autorité
de la concurrence), tout en conservant
des pratiques de concertation ou d’in-
jonction qui la contredisent. p
Pierre-Cyrille Hautcœur
est directeur d’études à l’EHESS
0123
­
­Jeudi 12­ octobre 2023 0123 | 33

Géopolitique | Chronique Mélenchon,

par Sy lv ie Kauf fmann
le problème politique d’occupation israélienne à Gaza, cas Mélenchon est devenu le problème de
en Cisjordanie et à Jérusalem ». toute la gauche.
de toute
La guerre la gauche
Comme une grande partie de la gauche
française, LFI s’est toujours positionnée en
défenseuse du peuple palestinien opprimé.
Des voix se sont démarquées au sein de
LFI : François Ruffin et Alexis Corbière ont
condamné dès samedi, sans ambiguïté,
sans droit ni loi La radicalisation de la droite israélienne in-
tervenue ces dernières années, sur fond
d’indifférence occidentale, la révulse. C’est
l’acte terroriste du Hamas. Des voix se sont
indignées au sein du Parti socialiste : Jé-
rôme Guedj, député de l’Essonne, ancien
compréhensible, mais qu’au nom de cette proche de Jean-Luc Mélenchon, a fait part
indignation elle ne parvienne pas à qualifier de son « dégoût ». La maire socialiste de Pa-

C’
est un rappel qui en
dit long sur l’état du
monde. Il émane du
président turc, Recep
Tayyip Erdogan, commentant,
lundi 9 octobre à la télévision, la
guerre d’un nouveau type qui fait
rage entre Israël et le Hamas. Dans
une louable tentative d’exercice
d’équilibre, M. Erdogan demandait
à « Israël de cesser ses bombarde-
ments de territoires palestiniens »
et « aux Palestiniens de cesser leur
harcèlement d’habitations civiles
israéliennes ». Parce que, a-t-il
ajouté, « la guerre a aussi ses nor-
mes et sa morale. Toutes les parties
sont tenues de s’y conformer ».
C’est vrai, il existe un droit de la
guerre. Une morale, c’est plus dis-
cutable, mais des normes, oui. Ou
plutôt, il existait un droit de la
guerre, de son nom savant jus in
bello. RIP, jus in bello. Les « normes
de la guerre » sont bafouées dans
l’ensemble des conflits interétati-
ques récents. En Ukraine, la force
Les « normes
de la guerre »
sont bafouées
dans l’ensemble
des conflits
interétatiques
récents
drement du système internatio-
nal « fondé sur des règles », selon
la formule consacrée, s’est opéré
sous nos yeux, laissant libre
cours à l’expression désinhibée
de la haine et du désir de ven-
geance. Et à la guerre totale, pri-
maire, meurtrière, menée dans
des tranchées ou à moto, loin de
la conflictualité « propre » pro-
mise par la haute technologie et
la doctrine du « zéro mort ».
L’onde de choc de la déflagra-
S i les mots ont encore un sens, ce qui
se passe au sein de la gauche fran-
çaise est particulièrement grave. De-
puis l’attaque surprise du Hamas contre Is-
raël, samedi 7 octobre, Jean-Luc Mélenchon
et ses proches refusent de qualifier de « ter-
roriste » l’action d’un groupe islamiste qui
s’est attaqué à des civils, a massacré des fa-
milles, pris en otage des enfants et déclen-
ché une guerre meurtrière.
Mardi 10 octobre, devant la presse, la
cheffe des députés de La France insoumise
(LFI), Mathilde Panot, a affirmé que son
parti ne changerait pas « d’un iota » sa posi-
tion consistant, comme l’a déclaré son lea-
der, à mettre en parallèle « l’offensive armée
de forces palestiniennes menée par le Ha-
mas » et le « contexte d’intensification de la
correctement des atrocités commises au
cours d’une opération terroriste, fomentée
par une organisation extrémiste, la fait bas-
culer dans autre chose : une forme de com-
plaisance envers la violence la plus barbare.
Le leader des « insoumis » n’a rien fait
pour arranger son cas en attaquant, lundi
soir, le Conseil représentatif des institutions
juives de France (CRIF), qui avait appelé à des
manifestations de soutien à Israël. Il a ac-
cusé cette instance « d’empêcher la solidarité
des Français avec la volonté de paix », après
avoir classé cet été son président, Yonathan
Arfi, dans le camp de « l’extrême droite ».
Que cherche Jean-Luc Mélenchon ? A ren-
forcer sa base électorale dans les quartiers ?
A monter les communautés les unes contre
les autres ? A encourager l’antisémitisme ?
A cautionner le terrorisme islamiste ? Tou-
tes ces questions méritent d’être ouverte-
ment posées. Non seulement au sein de
son parti, mais aussi au sein des autres
composantes de la Nouvelle Union popu-
laire écologique et sociale (Nupes), tant le
ris, Anne Hidalgo, a demandé solennelle-
ment que son parti sorte de la Nupes et re-
nonce à « cette mésalliance qui emmène
tout le monde dans le mur ».
De fait, les relations au sein de l’alliance se
tendent de plus en plus, mais l’heure de la
grande explication n’a toujours pas sonné.
Le premier secrétaire du PS résiste, la pa-
tronne des écologistes reste muette, le hé-
raut du PCF, pourtant très critique envers
Jean-Luc Mélenchon ces derniers temps, se
tait lui aussi. Que craignent-ils donc tous ?
De mettre à mal l’unité retrouvée de la gau-
che ? D’être pris en défaut de radicalité ou
d’exposer leurs propres faiblesses pro-
grammatiques ? A chaque fois que le leader
des « insoumis » les a heurtés par son com-
portement autoritaire, ses excès, son secta-
risme, son attrait pour les régimes forts, ils
ont protesté mais finalement courbé
l’échine, sans voir qu’à chaque fois c’est un
peu de leur valeur qu’ils sacrifiaient et de
leur capital qu’ils perdaient. Il est plus que
temps de s’affranchir de cette tutelle.

russe d’invasion – qui ne s’était
pas non plus embarrassée du res-
pect du droit en Syrie – commet
des crimes de guerre, cible délibé-
rément des infrastructures civiles
et des lieux notoirement occupés
par des civils.
L’ambassadeur russe à l’ONU,
Vassili Nebenzia, a affirmé lundi,
pour justifier le tir d’un missile
balistique sur un café du village
de Hroza, qui a tué 52 civils, que
des « complices néonazis » y
C H A
tion du 7 octobre n’est pas seule-
ment normative ou morale,
comme dirait M. Erdogan. Elle
ébranle aussi les fragiles équili-
bres géopolitiques du monde et
les puissances qui ont tenté de les
mettre en place.
Il y a, bien sûr, le cinglant désa-
veu des accords d’Abraham passés
en 2020 entre Israël et certains
pays arabes et de la logique qui
sous-tendait cette normalisation :
celle de l’illusion d’une paix israé-

étaient réunis pour assister aux
obsèques d’un « important natio-
naliste ukrainien ». Dans le Haut-
Karabakh, violant des engage-
ments pris aux termes d’accords
internationaux, l’Azerbaïdjan a
imposé un blocus total à la popu-
lation arménienne pendant neuf
mois, prélude à un vaste net-
toyage ethnique, sous les yeux
des soldats russes.
Plus de gendarme du monde
Le Hamas n’est pas un Etat,
L E U
lo-arabe au prix d’un refoulement
de la question palestinienne, cer-
tes entêtante, mais pas au point
d’en être prioritaire pour les régi-
mes arabes. L’administration
­Biden s’était ralliée à cette politi-
que promue par Donald Trump.
L’Arabie saoudite négociait avec SOLUTIONS
Washington des garanties de sécu-
rité et un feu vert pour le dévelop-
pement d’un programme nu-
cléaire civil, en échange de la re-
connaissance de l’Etat hébreu par
Riyad. Jake Sullivan, le conseiller à

les territoires palestiniens non
plus – c’est bien le problème. Mais
le Hamas, de facto, dirige la bande
de Gaza et en assure les fonctions
militaires, ce qui l’assimile à un
acteur étatique dans l’esprit d’Er-
dogan et d’autres dirigeants. Ce
n’est pas la première guerre entre
le Hamas et Israël, mais c’est la
première fois que ce mouvement
armé attaque directement des ci-
vils dans une offensive d’une telle
envergure, les massacre par cen-
R H U
la sécurité nationale, doit se mor-
dre les doigts de s’être félicité il y a
deux semaines d’un « Moyen-
Orient plus calme qu’il ne l’a été de-
puis vingt ans ». Si calme que les
Etats-Unis, empêtrés dans un Con-
grès dysfonctionnel où l’aile radi-
cale du parti républicain bloque
les confirmations de hauts fonc-
tionnaires, toléraient de n’avoir
d’ambassadeur ni en Israël, ni en
Egypte, ni au Koweït, ni à Oman.
Le terrorisme, fléau planétaire

taines, les kidnappe par dizaines.
Israël, de son côté, par la politique
d’annexion de l’extrême droite,
par la transformation de Gaza en
prison à ciel ouvert et par la na-
ture de sa riposte à l’attaque du
Hamas, fait également fi du droit :
« couper l’eau, l’électricité et la
nourriture à une population civile
massive est contraire au droit in-
ternational », a relevé Josep Bor-
rell, chef de la diplomatie euro-
péenne, citant l’ONU.
M A I
après le 11-Septembre au point que
l’administration Bush avait érigé
la lutte antiterroriste en « guerre
mondiale », a été relégué au rang
des nuisances secondaires sous
contrôle. Les grandes puissances
ont baissé la garde, comme anes- RÉCHAUFFEMENT
thésiées. Le réveil, aujourd’hui,
n’en est que plus brutal, avec le CLIMATIQUE
cauchemar des prises d’otages,
parmi lesquels beaucoup d’étran-
gers. Aux Etats-Unis, à l’aube
d’une campagne présidentielle in-

Les normes, « toutes les parties
sont tenues de s’y conformer », dit
le président turc. Tenues par qui ?
Il n’y a plus de gendarme du
monde et, d’ailleurs, quel ordre
serait-il chargé d’appliquer ? Qui a
accordé depuis samedi une quel-
conque attention aux efforts de
l’envoyé spécial de l’ONU pour le
processus de paix au Moyen-
Orient, Tor Wennesland ? L’effon-
Les grandes
puissances
N E
certaine, risque maintenant de rô-
der le spectre de la crise des 52 ota-
ges américains en Iran qui a em-
poisonné la campagne de 1980.
Même la diplomatie chinoise
est mise à l’épreuve, entre ses vel-
léités de médiation pour peser
davantage sur la scène internatio-
nale et sa traditionnelle inclina-
AVENIR
tion à se tenir à l’écart du conflit
israélo-palestinien. Ses partenai-
res du monde émergent, eux, se
montrent divisés sur la question.
Qui, finalement, pourra remet-
tre sur le métier l’impossible dia-
logue entre Israéliens et Palesti-
PODCASTS
niens ? L’Europe a commencé par
Design graphique : Cheeri

ont baissé étaler lundi ses divisions et sa

complexité avant de retrouver le
la garde, comme
LE TEMPS DE L’ÉCOUTE
chemin de la raison mardi. A la
fois alliée d’Israël et fournisseuse
anesthésiées. d’une aide cruciale aux Pales­-
Le réveil n’en est tiniens, elle a, elle aussi, pris de
Disponibles sur toutes les plateformes de podcasts
plein fouet l’onde de choc de la
que plus brutal déflagration. p
 Dans les professions
engagées dans
la transition écologique,
nombre de jeunes
diplômés doivent
composer avec
la réalité, parfois bien
cahier du « monde » n°24501 d até jeudi 12 octobre 2023
Cahier du « Monde » N o 24501 daté ­­J eudi 12 ­ octobre 2023
ne peut être vendu séparément
Ne peut être vendu séparément
éloignée de leurs illusions
pag es 2 à 5

Spécial climat

Le vert
à moitié
plein

Illustrations : Xavier Lissilour

L’ÉCOLE DE COMMERCE ÉCO RESPONSABLE

PARCOURS :
Manager Commercial Responsable
Manager Ressources Humaines Responsable
TITRE NIVEAU I ET II
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2 | à la une Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023

Métiers « verts »
Du rêve à la réalité

Diplômés depuis
peu, ils ont
décroché un poste
à « impact positif »
en accord avec
leurs valeurs.
Mais les voilà déjà
confrontés aux
lenteurs
de l’entreprise,
aux concessions,
au greenwashing…

I
ls sont responsable du développe-
ment durable ou de la RSE de leur en-
treprise, conseiller en transition éco-
logique, manageur décarbonation,
chef de projet biodiversité ou encore
data analyst ESG. Alors que de jeunes diplô-
més font grand bruit dans les médias en
appelant à bifurquer ou à déserter les en-
treprises, eux ont choisi d’essayer de chan-
ger les choses de l’intérieur. Ils le font dans
un de ces métiers « verts », « responsables »,
ou « à impact positif », en plein boom ces
dernières années – plus 21 % entre 2019 et
2021, selon une étude de l’APEC de 2022 –
face aux besoins des entreprises et des ser-
vices publics de répondre aux évolutions
réglementaires en matière de climat.
Mais faire ainsi un métier « qui a du
sens », comme ils disent tous, sans sortir du
cadre n’est pas toujours sans difficultés,
­défis et, parfois, désillusions. Plusieurs di-
zaines d’entre eux ont répondu à un appel à
témoignages sur Lemonde.fr, avec l’envie
de raconter leur passion initiale pour leur
profession, mais aussi ces petites frustra-
tions ou concessions, ces victoires lentes et
modestes, qui font également partie de
leur quotidien.
« J’aurais dû m’en douter pendant l’entre-
tien d’embauche, raconte ainsi Julien (qui,
comme d’autres interlocuteurs, a requis
l’anonymat). Lorsque j’avais dit que la lutte
contre le dérèglement climatique était im-
portante pour moi, la RH m’avait répondu
en souriant “Bien sûr, bien sûr, pour nous
aussi ! Mais nous restons une entreprise…”. »
Après un diplôme d’ingénieur et une expé-
rience dans la recherche, ce Parisien trente-
naire a découvert « le monde fabuleux de la
greentech » en poussant, en 2021, la porte
d’un cabinet de conseil spécialisé dans le
traitement des données au service du déve-
loppement durable des entreprises, notam-
ment à travers la réalisation de bilans car-
bone. « Je n’avais pas envie de travailler dans
une boîte qui fait du capitalisme bête et mé-
chant. Quelque chose un peu dans l’intérêt
général, quoi… », explique le data scientist.
Il n’est pas seul dans ce cas. Dans un son-
dage Toluna-Harris Interactive pour le collec-
tif Pour un réveil écologique, réalisé en juin
auprès de 2 000 jeunes de 18 à 30 ans, plus de
huit sur dix considèrent comme important
d’avoir un emploi respectueux de l’environ-
« Les jeunes nement et utile à la société. Ils sont même
sept sur dix à affirmer qu’ils pourraient re-
comprennent
noncer à postuler dans une entreprise qui ne
très vite prendrait pas suffisamment en compte les
les injonctions enjeux environnementaux, l’une de leurs
plus « grandes sources d’inquiétude ».
contradictoires
auxquelles De vraies déceptions
Oui mais voilà, pour Julien, malgré la
ils vont devoir
« bonne ambiance avec les collègues, les for-
faire face » mations au dérèglement climatique et… les
Fabrice Bonnifet couverts jetables interdits à la cantine », le
président du Collège cœur de son travail le questionne après quel-
des directeurs de ques mois seulement : « Je m’aperçois que les
développement durable attentes des entreprises qui font appel à notre
cabinet de conseil sont parfois assez faibles,
qu’on a souvent peu de retours sur ce qu’elles
mettent réellement en application suite à nos
rapports. Qu’on peut même bâcler les experti-
ses qu’on réalise pour elles : elles sont quand
même contentes de communiquer sur le fait
d’avoir fait appel à une boîte cool et responsa-
ble. » Il se sent mal, aussi, le jour où il doit tra-
vailler à la certification des bonnes pratiques
environnementales d’une entreprise du sec-
teur pétrolier. Ou lorsqu’il voit parfois des
subventions publiques financer certaines
études « bullshit » selon lui. « Pas envie de
participer à cela plus longtemps » : Julien cla-
que la porte au bout d’un an et demi, pour
entrer dans une grosse start-up de l’écono-
mie collaborative, « plus engagée », où il est
aujourd’hui un data scientist « beaucoup plus
heureux car en accord avec [s]es valeurs ».
Les acteurs du développement durable ou
de la responsabilité sociale et environnemen-
tale des entreprises admettent entendre par-
fois ce type de témoignage chez des jeunes en
début de carrière, découvrant la réalité d’un

Illusions perdues, écoanxiété : anticiper les risques métier qu’ils avaient parfois fantasmé. Les
vraies déceptions « sont toutefois minori-
taires, car ces métiers sont dans leur globa-

P our répondre à la demande des

entreprises et des acteurs pu-
blics en matière d’environne-
ment, des dizaines de formations
voient le jour. Sur le site Internet de la
Conférence des grandes écoles (CGE), les
cursus en « transition écologique », « in-
dustrielle », « numérique », ou « éner­-
gétique », en « RSE » (responsabilité
­sociétale des entreprises) ou en
­« développement durable » fleurissent.
Mais face à une nouvelle génération de
diplômés de plus en plus sensibles à l’ur-
gence écologique, les enseignants pren-
nent conscience du risque d’écoanxiété
qui peut survenir une fois en entre-
prise. « Plus ces jeunes professionnels ac-
cumulent des connaissances et montent
en expertise, plus leur conscience de l’ur-
gence écologique et des limites planétai-
res est forte et se confronte à l’inertie qui
prévaut dans notre société et dans de
nombreuses entreprises », commente
Aurélien Acquier, professeur à l’ESCP
Business School. L’écoanxiété et le « ris-
que de surinvestissement » qui peut en
découler constituent donc, selon lui, un
« réel enjeu de santé au travail », dont les
entreprises doivent s’emparer.
En outre, dans ces structures, « les
équipes chargées de la transition écolo-
gique sont encore petites face à la charge
de travail due aux contraintes réglemen-
taires croissantes. Cela peut accentuer
les questionnements de certains », com-
plète Anne-Catherine Moquet, cores-
ponsable du master management de la
RSE de l’IAE Gustave-Eiffel (Université
Paris-Est-Créteil). Chaque année, dans
cette formation en alternance, « seuls
quatre ou cinq étudiants sur vingt-cinq,
estime-t-elle, expriment des déceptions
par rapport à ce qu’ils projetaient sur le
métier et à l’impact qu’ils pensaient
avoir ». Pour éviter « les désillusions et les
risques psychosociaux » chez des étu-
diants « clairement plus engagés qu’il y a
dix ans sur les questions écologiques », la
formation essaie donc de développer
« leur esprit critique sur la RSE, ses limites
et défis – quitte parfois à être accusée de
pessimisme par les étudiants », explique
l’enseignante dans un sourire.
Tensions entre les enjeux
La démarche est proche au sein du
master management des organisa-
tions et développement responsable
de l’université de Montpellier, où on
aborde d’emblée, en s’appuyant sur la
recherche, la question des contradic-
tions, au sein de l’entreprise, entre les
enjeux économiques, sociaux et envi-
ronnementaux. « Dès qu’on actionne
un de ces leviers, cela entre en général en
tension avec les deux autres, commente
Florence Palpacuer, l’enseignante-
chercheuse qui pilote la formation.
Notre but est d’aider les étudiants à
comprendre les mécanismes de ces ten-
sions dans différents types de structu-
res afin qu’ils soient, une fois arrivés en
entreprise, capables de trouver des
marges de manœuvre pour agir. »
Ces frictions et cette latitude d’action
ne sont pas les mêmes selon que les jeu-
nes se destinent à travailler dans une
PME, une multinationale, une entre-
prise de l’économie sociale et solidaire
ou une ONG. Reste à choisir la structure
la plus adaptée à leurs attentes. Pas
­facile, « car avec les difficultés de recru­-
tement, certaines entreprises peuvent
avoir tendance à se présenter plus belles
qu’elles ne sont pour attirer les talents, en
matière de transition écologique notam-
ment », observe François Geuze, consul-
tant et formateur en stratégies RH.
Face à cette problématique, le site In-
ternet du collectif Pour un réveil écolo-
gique propose aux candidats une liste
de questions précises à poser aux em-
ployeurs lors des entretiens d’embau-
che, afin d’évaluer la sincérité de leur
engagement social et « vert ». j
Sé. G.
lité porteurs de sens », temporise Caroline
Renoux, directrice générale du cabinet de re-
crutement Birdeo, spécialisé dans les métiers
à impact positif. Son rôle est justement d’évi-
ter les « malentendus ou écueils » à la source
des difficultés de certains jeunes recrutés.
Parmi ces « malentendus », le green­-
washing de certaines entreprises qui affi-
chent un engagement pour le climat peu sin-
cère, dans le but de surfer sur la demande
­sociale croissante en la matière ou même
d’attirer les jeunes recrues, qu’elles savent
sensibles à ces questions. Quatre jeunes sur
dix interrogés dans le récent sondage Toluna-
Harris Interactive ont déjà eu le sentiment
que leur entreprise n’avait un discours écolo-
gique qu’en façade. A l’inverse, plusieurs pro-
fessionnels interrogés par Le Monde, convain-
cus de l’engagement de leur entreprise sur ces
sujets, disent être lassés des soupçons de
greenwashing qui pèsent sur leur activité.
Mais pour trier le bon grain de l’ivraie, ou
simplement « choisir entre une entreprise qui
veut juste respecter la réglementation et une
Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023
à la une | 3

Les RH cherchent une boussole

face à une génération plus exigeante
A l’ère de l’urgence écologique, le dialogue entre les responsables des ressources
humaines et une certaine partie de la jeunesse est sous tension

« il faut savoir
garder de l’énergie
sur la longueur et
rester positif, cela
fait presque partie
de la fiche de poste »
Alexandra
27 ans, responsable de
la transformation durable d’un
grand groupe de cosmétiques
autre qui a une démarche plus engagée », les
candidats qui sortent d’école « ne sont pas
toujours très au clair sur leurs valeurs, envies,
et ce qu’ils sont prêts à accepter de faire » au
moment du recrutement, raconte Caroline
Renoux. Ils doivent aussi ne pas « confondre
une entreprise avec une ONG ou une associa-
tion ». Car « l’entreprise doit à la fois satisfaire
son objectif de rentabilité et les objectifs so-
ciaux ou environnementaux. Ce qui ne se fait
évidemment pas sans tensions », explicite-t-
elle. Lorsque l’impératif de croissance écono-
mique entre en conflit avec l’impératif de dé-
croissance des émissions de gaz à effet de
serre, de l’impact carbone ou de l’utilisation
de l’eau, les conflits de valeurs et la disso-
nance cognitive peuvent être au rendez-vous.
Les jeunes, qui arrivent souvent sur des
postes « juniors » où leur voix porte peu
dans l’entreprise, « comprennent très vite les
injonctions contradictoires auxquelles ils
vont devoir faire face et s’habituer », com-
plète Fabrice Bonnifet, responsable du dé-
veloppement durable du groupe Bouygues,
et président du Collège des directeurs de dé-
veloppement durable (C3D), qui réunit les
responsables du développement durable
de nombreuses entreprises. Il confirme :
« En conférence, on est régulièrement inter-
pellé par ces jeunes qui sont dans le désarroi,
sur des postes RSE où ils disent ne pas être
écoutés, ne pas retrouver chez leurs interlo-
cuteurs le degré d’urgence qu’ils portent
pourtant profondément en eux. »
« Diplomatie permanente »
Les jeunes actifs interrogés témoignent en
effet de ce rapport au temps long parfois dif-
ficile à gérer. « On a cette conscience de l’ur-
H ier, ma fiancée s’est vu refu-
ser une proposition d’em-
ploi… parce qu’elle refuse
de prendre l’avion. Mais le pire, c’est
que l’entreprise se vante d’être neu-
tre en carbone et de soutenir [l’or­-
ganisation de protection de la na-
ture] WWF. » Posté sur LinkedIn au
printemps 2023, ce message de
Guillaume de Lustrac, jeune consul-
tant en bilan carbone, a été abon-
damment partagé et commenté sur
les réseaux sociaux. Par une jeune
génération engagée, mais aussi par
des directeurs des ressources hu-
maines (RH), bousculés par les at-
tentes des nouvelles recrues. Quels
sont vos engagements environne-
mentaux ? Quelles certifications
avez-vous obtenues sur ces sujets ?
Vous n’êtes pas une entreprise à
mission, pourquoi ? Telles sont les
questions qui sont fréquemment
adressées aux recruteurs.
A l’ère de l’urgence écologique, les
entretiens d’embauche se muent
en interrogatoires sur la sincérité et
l’ampleur de l’engagement des en-
treprises. « Parmi les candidats
qu’on appelle, certains déclinent des
propositions d’entretien parce que
l’on travaille avec telle entreprise
dans le secteur de l’armement ou
telle autre dans le secteur du tabac »,
confie Frédéric Benay. Le directeur
général du cabinet de recrutement
PageGroup invite ses clients à « in-
carner les valeurs de l’entreprise, au
risque, sinon, de se couper de nom-
breux jeunes talents ».
Selon une étude réalisée, en
juin 2021, par l’institut CSA pour
LinkedIn et l’Agence de l’environne-
ment et de la maîtrise de l’énergie, à
offre équivalente, 78 % des salariés
préféreraient rejoindre une entre-
prise engagée pour la transition éco-
logique. Pour les nouveaux entrants
sur le marché de l’emploi, l’impact
environnemental est la transforma-
tion de l’entreprise la plus attendue,
d’après la dernière étude d’avril 2023
sur le rapport au travail des diplô-
més des grandes écoles, conduite
sujet de la transition écologique, re-
crutons des chefs de projet biodiver-
sité, des responsables achats dura-
bles, des comptables avec une appro-
che écologique. C’est plus efficace ! »
D’après M. Stourbe, le rôle des RH
au moment du recrutement est
d’autant plus important dans le
­contexte actuel de forte inflation :
« On assiste à une sorte de retour en
arrière, avec des jeunes qui attribuent
plus d’importance au salaire qu’à la
responsabilité sociétale des entrepri-
ses, et qui préfèrent les grands grou-
pes du CAC 40 aux jeunes pousses.
Aux RH de se mobiliser sur la transi-
tion écologique, et ce, dans tous les
volets de la vie de l’entreprise. »
Une fois l’embauche actée, les RH
doivent travailler l’onboarding, l’in-
tégration des nouveaux collabora-
teurs. « La machine à café avec des
gobelets en plastique, ce n’est plus
possible », illustre Frédéric Benay. Le
manageur doit également savoir
vulgariser les actions moins visi-
bles, mais à plus grand impact, pré-
cise le directeur général de Page-
Group : « Est-ce que, par exemple, les
bureaux sont alimentés en énergie
verte ? Ce n’est pas un budget que les
RH maîtrisent. En revanche, c’est à
eux de communiquer sur le sujet
auprès des employés pour que ces
derniers n’aient pas l’impression
que l’engagement de leur entreprise
s’arrête à la dosette de café. »
Pour fidéliser les jeunes généra-
tions, les entreprises regorgent de
nouvelles idées, comme le « TTR ».
Déployé en France par la société
Ubiq, une plate-forme qui réperto-
rie les solutions de bureaux en
France, ce « temps de trajet respon-
sable » permet à un salarié choisis-
sant de partir en vacances par un
moyen bas carbone pour un trans-
port long de bénéficier de jours de
congés supplémentaires.
D’autres mesures déjà existantes
se démocratisent : ainsi du mécénat
de compétences, qui consiste à per-
mettre à des collaborateurs de réali-
ser des actions d’intérêt général sur
leur temps de travail. PageGroup a
récemment augmenté ses jours de
bénévolat, passant de deux à dix par
an. Si le taux d’utilisation du dispo-
sitif reste bas, « de l’ordre de 10 % à
15 %, comme dans la plupart des
groupes qui le mettent en place »,
précise Frédéric Benay, ne pas le pro-
poser serait rédhibitoire : « C’est
comme pour la flexibilité. Même si
tout le monde ne travaille pas de chez
soi, ne pas proposer du télétravail
aujourd’hui est impossible. »
Collectifs de salariés
Trop souvent encore, les entrepri-
ses laissent les directions financiè-
res seules en charge de la mue envi-
ronnementale, avec des mesures
qui se cantonnent à l’obtention de
primes conditionnées par l’atteinte
d’objectifs écologiques, regrette
Alexandre Stourbe, de Lab RH : « Ne
reproduisons pas la même erreur
qu’avec la transformation digitale,
dont on a fait un simple sujet techni-
que, porté par les directions des sys-
tèmes informatiques. La transition
écologique est un sujet éminemment
RH. » Elle concerne tout autant le re-
crutement que la formation, la per-
formance et également… la santé.
Les salariés engagés sont à la fois
une bénédiction et une malédic-
tion pour les responsables RH,
­contraints d’animer un dialogue
social qui peut devenir très tendu,
révèle Antoine Poincaré. Le vice-
président d’Axa Climate School si-
gnale la création de nombreux col-
lectifs de collaborateurs qui se réu-
nissent pour débattre de bonnes
pratiques individuelles mais aussi
de la politique environnementale
de leur entreprise : « C’est très per-
turbant pour les RH, car ces collectifs
s’apparentent aux syndicats, sauf
qu’ils ne sont pas élus. » Du tri sélec-
tif à une meilleure gestion de la
­climatisation, en passant par la fin
de la viande à la cantine ou de
l’avion pour les déplacements en
entreprise, les réclamations de ces
collectifs ont des degrés de radica-
lité différents, et engendrent aussi
bien des évolutions positives que
d’importantes crispations.
A terme, d’autres sujets pour-
raient percuter les RH telle l’éco­-
anxiété, ­anticipe le directeur de Lab
RH, tout en concédant que le sujet
est encore prématuré : « Les entrepri-
ses commencent à peine à intégrer le
sujet de la santé mentale, en soute-
nant les salariés en cas de maladie,
divorce ou autre mal-être. Il faudra
patienter pour l’écoanxiété. » Mais
pour combien de temps encore ? j
Margherita Nasi

gence écologique. On voit le dérèglement du
climat qui s’accélère et on sait qu’il faut agir
maintenant. Mais tout va tellement lente-
ment ! », se désole ainsi Morgan, 25 ans,
chargé pendant deux ans de la protection
des zones humides chez un important cons-
tructeur d’infrastructures de transport. Il il-
lustre une situation que bien d’autres profes-
sionnels vivent : « Notre activité, relativement
récente, entre par défaut en conflit avec celle
des autres services qui permettent depuis
longtemps à la boîte de gagner de l’argent. On
est donc rarement prioritaire. Chaque déci-
sion met des mois, voire des années, à être
prise puis appliquée. Il faut être patient. Et ac-
cepter que les mesures environnementales
qu’on obtient au forceps ne soient, au moins
dans un premier temps, que “compensatoi-
res” au reste de l’activité qui change peu… »
Une lenteur qui prévaut selon lui aussi dans
les institutions publiques et les collectivités
par lesquelles il est également passé.
Face à ce temps qui s’étire, « il faut savoir
garder de l’énergie sur la longueur et rester po-
sitif, cela fait presque partie de la fiche de
poste », raconte Alexandra, 27 ans, responsa-
ble de la transformation durable d’un grand
groupe de cosmétiques. Il faut aussi « appren-
dre à prendre plaisir dans cet exercice de diplo-
matie permanente qu’on doit faire auprès
d’acteurs moins convaincus que nous », com-
plète Guillaume, 26 ans, chargé de conseiller
les entreprises sur la transition écologique
au sein d’une chambre de commerce et d’in-
dustrie d’Ile-de-France. Plutôt que de partir
bille en tête sur l’urgence écologique auprès
de personnes « parfois climatosceptiques », il
essaie par exemple « de leur montrer les éco-
nomies qu’elles peuvent réaliser en réduisant
leur impact environnemental ».
Mais, pour ne pas trépigner d’impatience
ou avoir l’impression de faire trop de conces-
sions sur ses valeurs, il multiplie, comme
d’autres jeunes interrogés, les engage-
ments bénévoles en dehors de son travail
(organisation de fresques du climat, partici-
pation à des marches, ramassage de dé-
chets dans la nature, etc.). Un bon moyen de
continuer à aimer son métier sans sombrer
dans l’écoanxiété qui guette parfois. j
Séverin Graveleau
“
par le NewGen Talent Centre, le cen-
tre d’expertise de l’Edhec Business
School consacré aux aspirations,
compétences et comportements des
jeunes générations.
« Every job is a digital job », marte-
lait-on dans les années 2010, lors de Tout a commencé
la transformation numérique des par le choix de
entreprises. « Aujourd’hui, on pour-
consacrer ma césure
à partir en vélo à la
Pour fidéliser rencontre de ceux
les plus jeunes, qui agissent dans
les entreprises toute l’Europe.
regorgent de
nouvelles idées, Roman Petibon
comme le « temps Étudiant Master in
Management
de trajet
responsable »
rait ajouter : “Every job is a green
job.” Et la fonction RH tout parti­-
culièrement, en raison du caractère
extrêmement varié de son action »,
résume Antoine Poincaré, vice-pré-
sident d’Axa Climate School, un pro-
gramme de formation profession-
nelle sur les enjeux climatiques. De
la gestion des carrières à la com-
munication en passant par les
­conditions de travail et la rémuné-
ration, les ressources humaines
sont au cœur de la transition écolo-
gique. Et ce, dès l’entretien d’embau-
che, au cours duquel l’entreprise
prête le flanc aux suspicions de
greenwashing (« verdissement »). LES DÉFIS N’ATTENDENT PAS. NOS ÉTUDIANTS NON PLUS.
Directeur du Lab RH, une associa- À ESCP ILS DEVIENNENT DES ACTEURS DU NOUVEAU
tion professionnelle qui promeut MONDE DÈS LE PREMIER JOUR DE LEUR CURSUS.
l’innovation dans le domaine des
ressources humaines, Alexandre
Stourbe encourage les entreprises à
*
­concevoir des fiches de poste inté-
grant la dimension écologique au *Tout commence ici
cœur même du métier : « Au lieu de
mentionner, au détour d’une phrase,
que l’entreprise est engagée dans le
4 | à la une Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023

A
l’heure de la rentrée des clas-
ses, alors que les amphithéâ-
tres se remplissent d’étudiants,
une injonction circule à desti-
nation des établissements : il
faut « préparer tous les citoyens à la transi-
tion écologique » ; cela « relève des missions
de l’enseignement supérieur ». Ces mots figu-
rent en tête du rapport rédigé par le paléo­-
climatologue Jean Jouzel et délivré en fé-
vrier 2022 au ministère susnommé. Les
mots sont imprimés en gras, comme pour
rappeler l’urgence à ce que chacun dispose
des connaissances et des compétences.
La transition écologique doit donc « deve-
nir partie intégrante des parcours de forma-
tion dans l’enseignement supérieur », pour-
suit le chercheur, manière d’admettre, en
creux, que ce n’est pas encore le cas. Une ur-
gence pour certains, une aubaine pour
d’autres. Depuis 2010, de nouvelles « écoles
de la transition écologique » ouvrent régu-
lièrement leurs portes, des établissements
privés qui s’installent sur un segment de
marché que les écoles publiques de l’ensei-
gnement supérieur ont tardé à investir.
Deux nouveaux établissements font leur
première rentrée cette année : Regen
School, dans le 10e arrondissement parisien,
et Ecologica, à Oullins, près de Lyon. Ils rejoi-
gnent sur le marché de la formation à la
transition écologique Klima School, ouverte
en 2022 à Puteaux (Hauts-de-Seine) et une
dizaine d’autres écoles installées sur l’en-
semble du territoire. Le coût annuel des étu-
des varie de 5 600 à 11 000 euros. La plupart
des diplômés exercent ensuite des métiers

L’effet d’aubaine
de la responsabilité sociétale des entrepri-
ses (RSE) dans les entreprises et les collecti-
vités territoriales. Dans la très grande majo-
rité, les diplômes que ces écoles délivrent ne
sont pas « visés » (reconnus) par le ministère

de la transition
de l’enseignement supérieur.
Mais, pour les fondateurs de ces établisse-
ments, ceux-ci ont été créés pour répondre
à une demande du marché. « La multiplica-
tion des formations est liée aux besoins réels
auxquels sont et seront confrontées nos éco-
nomies compte tenu de l’état d’urgence im-

Les écoles privées qui annoncent former aux enjeux

posé par les enjeux environnementaux et
écologiques », analyse Floyd Novak, cofon-
dateur d’Ecologica et conseiller Europe
Ecologie-Les Verts (EELV) de la Métropole
du Grand Lyon. Cette « école des métiers de
la nouvelle économie » accueillera cet au­-
tomne une vingtaine d’apprenants, dont
plusieurs ont déjà eu quelques années de
vie professionnelle.
Aspiration estudiantine
Pour les représentants des traditionnelles
écoles d’ingénieur et de commerce, la tran-
sition écologique dépasse le cadre de ces for-
mations spécialisées. « L’enjeu de la transi-
tion est partout, nous devons transformer
l’apprentissage de tous les métiers, que cela
soit la production, les ressources humaines,
la finance… », estime Denis Guibard, direc-
teur de l’Institut Mines-Télécom Business
School et vice-président de la Conférence
des grandes écoles (CGE) chargé du dévelop-
pement durable et de la responsabilité so-
ciétale. Mais les grandes écoles publiques et
consulaires ont tardé à intégrer ces enjeux
dans leurs programmes. « Et dès qu’il y a une
promesse de valeur, le marché privé s’em-
presse d’y répondre », constate Frédérique
Vincent, directrice de l’enseignement et de
l’international à l’Institut Mines-Télécom.
Si la multiplication des écoles de la transi-
tion écologique répond à des enjeux éco-
nomiques, d’autres critères sont à prendre
en compte, comme l’aspiration de certains
étudiants à se tourner vers des métiers plus
« verts ». Une étude Harris Interactive
auprès des jeunes de 18 à 30 ans publiée
en mars 2022 montrait que près de sept jeu-
nes âgés de 18 à 30 ans sur dix (69 %) « se-
raient prêts à changer d’emploi pour occu-
per un emploi qui soit écologiquement utile,
et près de deux tiers des lycéens et des étu-
diants seraient prêts à changer de formation
ou à prolonger leurs études pour se former
aux enjeux environnementaux et/ou à un
métier écologiquement utile ».
Toutefois, d’autres travaux récents don-
nent des résultats différents. Ainsi, selon une
enquête réalisée par OpinionWay auprès
d’étudiants français du supérieur pour l’Ecole
des mines de Saint-Etienne, publiée en juillet,
« seuls 24 % des sondés placent les enjeux des
transitions sociales, écologiques au cœur
de leur choix d’études ». « C’est néanmoins
environnementaux se multiplient. Néanmoins, leurs diplômes
ne sont pas reconnus, et leur sérieux est parfois mis en doute
loin d’être négligeable, relativise Frédérique
Vincent. Il y a une dizaine d’années, ces
­critères [environnementaux et sociaux]
n’étaient pas même pris en compte. »
Adrien (le prénom a été changé), 25 ans,
fait partie des diplômés des écoles de la
« Quand des transition. Ancien élève de l’ESI Business
établissements School, créée en 2017, le jeune homme n’a
pas choisi d’intégrer cette filiale du groupe
émergent Eureka Education pour son étiquette verte,
d’une année sur « mais parce qu’elle m’a promis une alter-
nance », témoigne-t-il. Finalement, il ne
l’autre, on peut trouve pas d’employeur et débourse
s’interroger 8 000 euros pour suivre une première an-
née de cursus avec le statut d’étudiant,
sur le fond mais sans regret. A l’issue de son diplôme
académique d’école (mastère) qui n’est pas reconnu par
le ministère de l’enseignement supérieur, il
qu’ils ont trouve rapidement un emploi dans un ca-
à transmettre » binet de conseil. Il travaille aujourd’hui
Jacques Fayolle pour un grand groupe français du bâti-
directeur de l’Ecole des ment peu connu pour son anxiété environ-
mines de Saint-Etienne nementale. Un choix de carrière qui
n’étonne pas Pauline Bouveau, présidente
du bureau national des étudiants en école
de management. « Seul un noyau dur d’étu-
diants se sent concerné par les enjeux envi-
ronnementaux, les autres formant un ven-
tre mou qui observe sans s’engager. Leurs
priorités, c’est l’insertion professionnelle et
les salaires à la sortie d’écoles souvent très
onéreuses », analyse-t-elle.
La lenteur avec laquelle les établissements
appartenant à la CGE se sont saisis des pro-
blématiques environnementales dans leurs
enseignements serait, selon leurs direc-
tions, gage de qualités académiques. « Les
programmes que nous constituons sont réa-
lisés pour une durée de trois ans, rappelle
Denis Guibard. Pour modifier une maquette
académique et la déployer sur toute la durée
du programme, il faut environ cinq ans. » En-
suite, faire évoluer les programmes ne suffit
pas. « Faire de la formation, c’est avoir des
compétences à transmettre et donc disposer
d’un corps professoral sérieux. Là encore, cela
prend des années, rend compte Jacques
Fayolle, directeur de l’Ecole des mines de
Saint-Etienne. Quand des établissements
émergent d’une année sur l’autre, on peut
s’interroger sur le fond académique qu’ils ont
à transmettre. »
« Pas dans les cases »
La plupart des écoles privées interrogées as-
surent ne pas vouloir s’encombrer des obli-
gations académiques des établissements
publics et consulaires. « Nous ne demande-
rons pas à être visés par le ministère de l’en-
seignement supérieur, car nous ne rentrons
pas dans les cases qu’il impose. Il y a autant
de manières de concevoir la transition que de
façons de penser le monde de demain, avance
Floyd Novak pour Ecologica. La transition ne
peut qu’être une transformation profonde, et
non à la marge, de notre modèle de société. »
Ces établissements revendiquent leur agi-
lité : « Nous n’avons pas de professeurs acadé-
miques, reconnaît Gad Chetboun, directeur
pédagogique de ESI Business School. Alors
que les écoles consulaires sont des masto­-
dontes, nous sommes réactifs et totalement
adaptés aux besoins des professionnels. »
Terra Institute a pour sa part choisi une
troisième voie. Elle a construit un partena-
riat avec l’université de Haute-Alsace pour
« dès qu’il y a une
promesse de valeur,
le marché privé
s’empresse
d’y répondre »
Frédérique Vincent
directrice de l’enseignement
et de l’international
à l’Institut Mines-Télécom
l’un de ses masters. En plus des interve-
nants professionnels, des universitaires
participent à la formation et les diplômés
gagnent des points ECTS (système européen
de transfert et d’accumulation de crédits,
qui permet la reconnaissance des acquis en
Europe). Enfin, Klima School a tenté de pren-
dre un autre chemin : l’école a affiché début
septembre, sur son site Internet, le logo hexa-
gonal du ministère de l’enseignement supé-
rieur et affirme que « tous » ses diplômes
sont visés par l’Etat. Interrogé par Le Monde,
le ministère répond que l’établissement ne fi-
gure pas sur la liste de ceux qu’il reconnaît.
Puis l’académie de Versailles enjoint à l’école
de faire disparaître le logo ministériel de son
site. L’établissement s’exécute.
Tous les acteurs s’accordent pour répon-
dre qu’il est important de s’assurer du profil
des enseignants. « Il faut un fond académi-
que et pas seulement des intervenants », pré-
cise Denis Guibard. Il est également utile
d’« observer qui sont les entreprises associées
et leur engagement réel sur les sujets environ-
nementaux », ajoute Marie-Sarah Maillard
pour Regen School. D’autres indices peuvent
alerter les candidats : la durée de formation
réelle et l’existence d’un campus. La Green
Management School, cofondée par Audrey
Pulvar, adjointe à la maire de Paris, propose
une formation « 70 % à distance », avec l’envoi
de vidéos, pour la somme de 6 980 euros.
Pour aider les étudiants à s’y retrouver
dans le dédale des offres des écoles privées,
Sylvie Retailleau, ministre de l’enseignement
supérieur, a annoncé, vendredi 8 septembre,
la création, dans les prochains mois, d’un
« nouveau label » pour les formations privées
avec des critères comme « le temps consacré
à l’accompagnement de l’étudiant et [à] la
construction de son projet professionnel, l’ac-
quisition de compétences transversales, la
transparence sur les conditions d’admission
ou bien encore sur les droits d’inscription ». j
Éric Nunès
Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023
à la une | 5

« J’étais persuadé qu’on allait se faire greenwasher »

Reportage Pour les nouvelles recrues de HEC Paris, la rentrée des classes commence à la mer de Glace,
en Haute-Savoie, dont la fonte est le symbole du dérèglement climatique. Un séminaire pour éveiller les consciences

Chamonix - envoyée spéciale ments auprès des secouristes du A quelques mètres du refuge du vingts parcelles de la montagne : Path, un cabinet de conseil qui postes à responsabilités, auront été
peloton de gendarmerie de haute plan de l’Aiguille, plusieurs étu- « Tout le monde est propriétaire à organise des séjours en monta- sensibilisés. Même si une demi-

C’ est une longue et verti-

gineuse descente de
550 marches qui mène
à la grotte de la mer de Glace
(Haute-Savoie), le glacier le plus
célèbre de France, désormais
triste symbole du réchauffement
climatique. A mesure que l’on
descend sous une chaleur écra-
sante, dans une file dense où se
bousculent des milliers de touris-
tes, des panneaux affichent des
dates : 1985, 1990, 2003, 2015,
2022. Chacune d’elles marque les
anciens niveaux du glacier.
Tout en bas, dans la grotte de
glace, une cinquantaine d’étu-
diants de HEC Paris se pressent
autour de Ludovic Ravanel, gla-
ciologue et géomorphologue,
pour comprendre ce qu’ils cons-
tatent de leurs yeux : la fonte du
glacier – 4,30 mètres en moyenne
chaque année, 16 mètres en 2022,
année la plus chaude en France
depuis 1900 – et ses conséquen-
ces dramatiques à venir sur les
réserves d’eau douce en Europe.
Pendant que quelques étudiants
hilares font des selfies dans les
sculptures de glace, d’autres
écoutent attentivement. Le ti-
ming ne pouvait pas mieux tom-
ber pour frapper les esprits. En
cette fin de mois d’août, une ca-
nicule sévit dans les Alpes et,
même à 2 000 mètres d’altitude,
la chaleur est étouffante. « Ils ont
aussi assisté à un écroulement de
la face nord de l’aiguille du Midi,
une expérience plus impression-
nante que les chiffres », remarque
le scientifique.
En sortant de la grotte de glace,
Paul, 20 ans (il a, comme d’autres
interlocuteurs, requis l’anony-
mat), prend pour la première fois
conscience de ce que veut dire ré-
chauffement climatique. « Avant
lundi, 12 h 11, début du séjour à Cha-
monix, j’étais persuadé qu’on allait
se faire “greenwasher” par HEC. »
Longtemps, la rentrée à HEC
Paris se concentrait autour d’une
idée phare pouvant se résumer à :
« Vous êtes l’élite de la nation »,
suivis du traditionnel « week-end
d’inté » organisé par les élèves. La
réussite du concours d’entrée,
après deux voire trois années de
préparation, assurait un titre
prestigieux à cette jeune élite.
« Partir du terrain »
Or, depuis 2021, l’école a opéré
montagne (PGHM)… Bref, des ac-
tivités à des années-lumière des
cours de management, de fi-
nance, de microéconomie et des
stages qui feront le quotidien des
diants grisés par l’expérience du
cheminement osent boire l’eau
qui ruisselle de la montagne et
remplissent leur gourde. Eric
Thiolière propose une pause face
égalité, on essaye de préserver no-
tre montagne et de développer à
nouveau une activité d’élevage de
chèvres. Ici, on n’est pas dans la
course aux gains ou à la producti-
gne pour les entreprises et quel-
ques grandes écoles. « Je ne vou-
lais pas qu’on soit dans une mon-
tagne récréative, mais pas non
plus dans un discours du type
journée n’est pas suffisante, une
graine aura été plantée », veut
croire l’optimiste Ludovic Ravanel.
Quelques jours après cette esca-
pade, cette nouvelle promotion
étudiants ces prochaines années. à « son » alpage de la Blaitière, vité. » Attentifs, ou accablés par la “Vous êtes la génération qui va 2023 devait fêter sa rentrée lors du
« La rentrée des classes, désormais, géré par consortage, un modèle chaleur, les étudiants écoutent la sauver le monde”, qui est insup- week-end d’intégration, dans une
c’est rando sac à dos et chaussures économique où cinquante-qua- présentation de ce modèle de portable pour bon nombre d’entre ambiance moins frugale. Pour
de marche. La pédagogie par la tre personnes possèdent quatre- gestion qu’ils n’ont assurément eux », explique-t-il. Il raconte quelques-uns, le voyage en Haute-
mise en mouvement ! », dit dans pas étudié en classe prépa… avoir voulu leur montrer la fragi- Savoie marque le début d’une
un sourire Xavier Boute, doyen Après la mise en mouvement lité de cette montagne tout en nouvelle camaraderie, d’esprit de
de la vie étudiante de la grande avec les guides et le constat scien- leur donnant espoir et surtout corps peut-être. « On sort tout
« Même si une
école, ancien lieutenant-colonel tifique des glaciologues, le sémi- envie d’agir. « Pour qu’un jour ils juste du système ultra-compétitif
de l’armée de terre pendant demi-journée naire est construit autour de la prennent leur part ». de la prépa et des concours, nos
vingt-cinq ans. rencontre des secouristes de discussions portaient encore sur
n’est pas
Le professeur de statistiques haute montagne, habitués à tra- « Ça crée un lien » notre rang ou la réputation des
rappelle que l’école a, depuis suffisante, vailler dans des conditions extrê- Que retiendront les étudiants, fu- établissements. Avec Chamonix,
2006, tenté de nouvelles appro- mes. Les valeurs de la montagne turs cadres dirigeants pour la plu- on se sera vus sales, et fatigués par
une graine aura
ches pédagogiques inspirées des – entraide, esprit de cordée, coo- part, de ces quatre jours passés à de longues marches et des nuits
« classes inversées », soit « partir été plantée » pération – sont mises au profit de Chamonix ? « La décennie qui ar- courtes en refuge. Ça crée déjà un
du terrain pour formuler une Ludovic Ravanel cette expérience imaginée par rive est une décennie charnière lien. On devient quelqu’un d’autre,
théorie et casser le rythme de la glaciologue et Blaise Agresti, ancien du PGHM dans l’histoire de l’humanité. Ces un étudiant de HEC Paris. » j
classe prépa » pour réinventer le géomorphologue et cofondateur de Mountain jeunes gens, qui accéderont à des Marine Miller
moment crucial de la rentrée. De-
puis 2019, les étudiants pou-
vaient choisir entre une rentrée
militaire à l’école Saint-Cyr, orga-
nisée par l’armée de terre sur la
quête de sens et le leadership ; un
voyage au Mont-Saint-Michel,
centré sur la quête de soi ; ou
« partir à Chamonix pour être sen-
sibilisé à l’environnement, la quête
de sens et la découverte de soi ».
En 2021, Chamonix a supplanté
l’armée et l’abbaye normande.
La mise en mouvement du corps
passe notamment par la marche.
« Comme on dit chez nous, les
montagnards, on commence dou-
cement et on finit tranquille »,
conseille Eric Thiolière, accompa-
gnant en montagne, avant une
randonnée de 6 kilomètres. Pour
échapper à la chaleur inédite de
cette fin du mois d’août, il a pré-
féré renoncer à un sentier trop
exposé pour un itinéraire bis,
plus arboré.
Régulièrement, il propose aux
uns et aux autres de passer de-
vant, assurant ne pas avoir le
monopole de la tête de cordée. Et
scrute astucieusement les jeu-
nes : « Si j’étais DRH, et que je de-
vais recruter, j’observerais les
comportements : ceux qui sont
loin devant tous seuls, ceux qui se
découragent, ceux qui aident les
autres lors des passages difficiles.
Tout est là, c’est édifiant. »
Dans ce groupe d’étudiants,
l’appréhension laisse place à un
certain émerveillement. « Claire-
ment, après deux années de classe

Devenez acteur
une mue symbolique : désor- prépa sans bouger, c’est compli-
mais, les quelque 400 élèves de qué. La plupart d’entre nous ont
première année font leur rentrée grandi en ville, assez loin de la na-

d’un monde meilleur !

obligatoire à Chamonix, dès la fin ture… Savoir qu’on marche vers
du mois d’août, pendant quatre un refuge où il n’y a pas d’eau po-
jours, avant d’atterrir sur le cam- table et de douche, c’est déjà une
pus de Jouy-en-Josas (Yvelines). aventure ! », raconte Marie Mal-
« Le discours, ce n’est plus “Vous let, 20 ans, ancienne élève de
êtes l’élite de la nation”, mais
“Vous avez une responsabilité, on
« Ginette », lycée privé Sainte-Ge-
neviève à Versailles (Yvelines). Formez-vous aux métiers
vous la montre et vous allez devoir
composer avec ces prochaines an-
Avant de partir, elle se sentait
« très sceptique » sur le sens de ce du développement durable :
nées” », analyse Romain, 20 ans. voyage obligatoire. Comme ses
Au programme : rencontres
avec des glaciologues, randonnée
camarades, elle a été frappée de-
vant la mer de Glace : « Se retrou-
Responsable RSE,
en altitude encadrée par des gui-
des de haute montagne, course
ver devant trois cailloux et dans
une grotte où l’on n’a même pas Manager QHSE,
d’orientation, escalade, entraîne- froid, c’est terrible. »
Chargé d’affaires environnement,
Un jeune sur cinq angoissé Aménageur de territoire,
On les dit flemmards, désenchantés, déprimés. Les modes
de vie des jeunes de 18 à 30 ans suscitent des fantasmes,
Coordinateur de projet transitions,
­parfois des stéréotypes. Leur rapport au travail est au cœur
d’un sondage Toluna-Harris Interactive, commandé par etc.
le jeune ­collectif Pour un réveil écologique et réalisé auprès
d’un échantillon représentatif de 2 000 jeunes français.
L’enquête publiée début octobre rappelle que les jeunes
ne sont pas déconnectés du reste de la société et qu’ils
École fondée en 1995.
ont les mêmes priorités que les autres : « Le pouvoir d’achat,
leur salaire, et l’environnement », résume Pierre-Hadrien Bartoli, Formations Post-Bac à Bac+5
directeur des études politiques chez Harris Interactive.
Il note aussi un sentiment d’inquiétude pour 20 % des jeunes :
« Une émotion comme une lame de fond qui confine
En initial ou alternance
à l’angoisse. » Parmi les éléments qui les inquiètent le plus :
l’effondrement des ressources naturelles (80 %), le dérèglement
Lyon | Nantes | La Réunion | Auxerre iet.fr
climatique (79 %), l’avenir des jeunes générations (78 %) et
le pouvoir d’achat (77 %).
6 | Génération Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023

psychomotricienne de formation
a concocté une limonade de
mûre et d’angélique, la dernière
fleur de la saison. « On trouve
énormément de feuilles comesti-
bles, je dirais que sur le terrain on
a mangé une cinquantaine de va-
riétés différentes », poursuit cette
férue de botanique, en citant la
lampsane, l’oseille sauvage ou
­encore la renouée bistorte.
Le couple a même réussi à pré-
parer un substitut de café avec
des racines de pissenlit torréfiées
à la poêle et des glands de chêne,
« mais c’est uniquement pour les
jours de fête, on n’allume pas le
feu tous les matins », précise
Blandine. Pour les repas plus éla-
borés, le duo se sert d’un four so-
laire, fabriqué avec du bois, du
papier aluminium et une vitre,
détaille Robin : « La température
monte vite à 100 degrés, on peut y
cuire les céréales, mais aussi des
tartes et des gâteaux. On se fait
plaisir ! La sobriété, ce n’est ni une
privation, ni un retour en arrière.
C’est un accès au bonheur par une
vie plus simple. »
Stages de survie
Au moment de l’installation, des
amis sont venus prêter main-forte
au couple pour la construction de
la cabane. Tout est fabriqué mai-
son, avec des matériaux de récu-
Robin Amaz, Blandine Rouche et Swimming Poule, sur leur terrain forestier du Morvan, le 17 juillet. ROBIN AMAZ ET BLANDINE ROUCHE pération : « On ne s’y connaissait
pas en bricolage, on s’est formés en
low-tech sur Internet. Avec ce pro-
La sobriété éprouvée jet, on montre que la transition
écologique est à portée de tous. »
« En mai, il a plu
pendant dix
jours d’affilée,
et on mettait
plusieurs
heures à cuire
un repas »
Blandine Rouche
pompe qui oxygène la spiruline
est alimentée avec des panneaux
solaires permettant aussi de char-
ger l’ordinateur. Quelques mois
avant le départ, Blandine quitte un
poste de cheffe de cuisine, et Ro-
bin met entre parenthèses son ac-
tivité de conférencier et conseiller
environnemental dans l’ensei-
gnement supérieur.
Les débuts sont épineux. En
mai, la température descend en-
core sous zéro dans le Morvan. « Il
a plu pendant dix jours d’affilée,
on mettait plusieurs heures à cuire
un repas. On avait prévu de chauf-
fer la cabane avec un foyer à bois,
mais on a dû s’en passer, il nous
enfumait », se souvient Blandine.
Le froid perturbe également l’éle-
vage de grillons destinés à la
consommation et la croissance
de la spiruline. Les poules ne
pondent pas. « On s’est mis à pê-
cher, pour avoir davantage de
protéines », poursuit Robin.
Puis les journées s’adoucissent,
tout comme la routine du duo. La
matinée est consacrée aux pou-

Blandine et Robin
Et qu’elle rime davantage avec
frisson qu’avec restriction.
« Pas besoin de partir à l’autre
bout du monde pour monter des
projets enthousiasmants », pour-
les, à la cueillette et à la serre, qui
recèle un élevage de plusieurs
centaines de grillons, ainsi que
trois bassines de 150 litres de spi-
ruline. La microalgue est consom-

des bois
suit l’ingénieur spécialisé dans les
énergies renouvelables. Lui qui,
lorsqu’il était étudiant aux Mines
d’Albi, a monté une expédition
dans l’Antarctique pour observer
les effets du réchauffement clima-
Entre mai et septembre, Blandine Rouche et Robin Amaz ont tique, en février 2019. « Ce fut un
mée le midi, façon pesto sur des
céréales. Les grillons sont cuits à
l’eau, puis repassés à la poêle avec
de l’huile. « Nous avons atteint
une autonomie alimentaire de
63 % en protéines, 31 % en kilocalo-
ries, 25 % en glucides et 20 % en li-

vécu en autarcie dans une forêt du Morvan. Au programme :

voyage très riche, pour plein de pides. Ce sont d’excellents scores
­raisons. Mais ce qui me gêne en seulement quatre mois ! », se ré-

low-tech, cueillette, contemplation et élevage de grillons aujourd’hui, c’est que, dans l’ima-
ginaire collectif, l’Antarctique fait
jouit Robin. Sauf en cas d’urgence
– courant août, il a fallu protéger
rêver parce que c’est loin. Or on le potager des mulots –, l’après-
peut partir à l’aventure en quel- midi est consacré aux loisirs. C’est
Morvan - envoyée spéciale jours, car elles sont trop âgées, mais dance à surveiller ses consœurs, mai et début septembre, les deux ques heures de stop. L’engagement, le moment des discussions aussi.
c’est suffisant pour nos besoins », avant d’être tuée par un préda- jeunes gens ont habité quatre ça existe aussi localement. »

O
n a un œuf ! » Blan- précise la jeune femme de 25 ans. teur. Si le couple est aussi disert mois en autonomie en forêt.
dine Rouche com- « Sans le savoir, on leur a donné des au sujet du poulailler, c’est parce Pour en savoir plus sur leur pro-
mence sa journée noms qui collent à leur personna- que ce dernier est un pilier dans jet, nommé « A portée de mains »,
en observant ses lité », s’amuse son compagnon, leur quotidien, explique Robin il faut s’équiper d’une tente et re-
trois poules, récupé- Robin Amaz, 25 ans lui aussi. « Jean Amaz : « Les poules sont impor- joindre le lac des Settons, en
rées dans un élevage bio avant Poule II » serait ainsi très paisible, tantes pour notre alimentation. Bourgogne. « En stop ou en Bla-
qu’elles ne partent à l’abattoir. contrairement à « Poulice Munici- Surtout, elles représentent notre BlaCar si possible », précise le cou-
­« Elles ne pondent pas tous les pale » qui avait une fâcheuse ten- seule interaction sociale. » Entre ple, qui préconise également
d’apporter des provisions de
nourriture végétarienne. Une
fois atteint le cœur du parc natu-
rel du Morvan, il faut encore mar-
cher vingt minutes, en suivant
les coordonnées GPS transmises
par le duo, sans se laisser impres-
sionner par les coups de tonnerre
et les averses de cette fin d’été. En
pleine forêt, sur un terrain de
10 hectares prêté par un ami, le
couple expérimente un mode de
vie sobre et autonome.
A l’exception des céréales, des
oléagineux et du sel, achetés en
vrac avant le début de l’aventure,
LES JOURNÉES les besoins alimentaires sont
DE L’ORIENTATION comblés par les cueillettes, le po-
tager, mais aussi la spiruline et
AU SIÈGE DU GROUPE LE MONDE, les grillons – deux sources de pro-
PARIS 13ÈME téines qui peuvent être cultivées
et élevées chez soi. Ce soir-là, le
menu comporte des pommes de
terre, un œuf et des orties
SAMEDI 25 NOVEMBRE 2023 cueillies dans le terrain : « Il s’agit
Parcoursup & les écoles de commerce d’un superaliment, riche en protéi-
nes et en fer », précise Blandine
SAMEDI 2 DÉCEMBRE 2023 Rouche. Passionnée de cuisine, la
Parcoursup & les formations scientifiques
SAMEDI 9 DÉCEMBRE 2023
IA, DATA, Numérique : quelle formation choisir ?
« La sobriété,
ce n’est ni
SAMEDI 20 JANVIER 2024
une privation
Bachelor: comment choisir sa formation?
ni un retour
SAMEDI 2 MARS 2024 en arrière.
Développement durable : quelle formation choisir ?
C’est un accès
au bonheur
par une vie
INFORMATION ET INSCRIPTION GRATUITE SAGE.GROUPELEMONDE.FR plus simple »
Robin Amaz
Ce fils de professeurs a passé
son enfance à fredonner le tube
écologiste Respire, de Mickey 3D,
et à observer la fonte du glacier
des Bossons, près de Chamonix
(Haute-Savoie), où vit sa famille
paternelle. Passionné d’astrophy-
sique, il en aurait fait son métier
s’il n’avait pas été accaparé par les
problématiques environnemen-
tales. Il s’oriente alors vers une
école d’ingénieurs et se spécialise
dans les énergies renouvelables.
Sa trajectoire entre en collision
avec celle de Blandine au détour
d’une soirée, en juin 2019. La
jeune femme s’apprête à partir
pour un tour du monde à durée il-
limitée. Pour Robin, il est hors de
question de prendre l’avion. « Je
suis rentrée pour lui, au bout de six
mois. Et on ne s’est plus quittés »,
résume-t-elle. Lui admire le ciel et
ses étoiles, elle est plus ancrée
dans la terre. « J’adore les plantes.
Je peux passer des heures à regar-
der une feuille se déplier. Chez moi,
c’est la jungle », confie Blandine, à
l’origine du projet en autarcie
dans la forêt. Après une expé-
rience décevante comme psycho-
motricienne auprès de patients
souffrant d’Alzheimer, elle plan-
che sur des projets de cuisine éco-
responsable, avant de tomber sur
le travail de l’ingénieur Corentin
de Chatelperron, qui a vécu qua-
tre mois en autonomie complète
sur une plate-forme flottante au
large de la Thaïlande, en 2018.
Pourquoi ne pas tester à l’échelle
locale un mode de vie sobre et
autonome ? Deux ans durant, le
couple prépare son aventure. Il se
forme aux low-tech, en botanique,
en nutrition. Blandine suit des
­stages de survie axés sur les plan-
tes sauvages et expérimente dès
qu’elle le peut : « Même la pelouse
des parents de Robin y est passée ! »
Ils apprennent à construire une
cabane, stériliser des bocaux, faire
une installation électrique : la
« Le monde est beau »
La fin de l’aventure, courant sep-
tembre, approchant, Blandine et
Robin se projettent dans leur fu-
ture vie. Pour elle, qui voudrait
décrocher un certificat de spécia-
lisation en plantes aromatiques
et médicinales, des études en
agroécologie se profilent. Lui re-
joindra l’Agence de la transition
écologique, et reprendra ses inter-
ventions en école d’ingénieurs,
de commerce ou de sciences poli-
tiques. Ils partageront leur expé-
rience à travers un livre, en cours
de finalisation.
Ces quatre mois passés en fo-
rêt les ont confortés dans leurs
convictions écologiques. « Entre
mai et septembre dans le Mor-
van, on passe de l’hiver à l’été. Je
suis contente d’avoir pris le temps
d’observer le cycle de la nature, sa
puissance. On dit souvent qu’il
faut sauver la planète, mais c’est
nous que nous devons sauver, la
planète survivra », réfléchit tout
haut Blandine.
Le conférencier compte trans-
mettre cette approche poétique
de l’écologie à ses étudiants :
« Quitte à paraître naïf, je prendrai
le temps de leur dire que le monde
est beau. On ne parle jamais
d’émerveillement aux adultes, or
je suis convaincu qu’on peut avoir
une approche non culpabilisante
et motivante de l’écologie. » Y
compris auprès de publics moins
acquis à la cause.
Le projet en forêt a pris fin le
mardi 5 septembre. A 2 heures du
matin, après une journée passée à
démonter et ranger, le couple est
rentré à Lyon, chez les parents de
Robin – une étape transitoire
avant de s’installer à Antibes. Le
lendemain, en se réveillant entre
quatre murs, Blandine et Robin se
sont regardés. Puis, sans dire un
mot, ils ont quitté leur chambre,
et ont filé dans la nature. j
Margherita Nasi
Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023
A ux côtés des Greta Thun-
berg, Camille Etienne,
Thomas Wagner (créateur
du site Bon Pote), Léna Lazare ou
encore Léa Falco, son nom revient
rapidement dans la bouche des
jeunes lorsqu’on leur demande
qui, pour eux, incarne le mieux
aujourd’hui la mobilisation pour
l’écologie. Paloma Moritz est la
responsable du pôle écologie de
Blast, média en ligne indépendant
créé par Denis Robert. A 32 ans, la
journaliste fait bien partie de ceux
qui bousculent les normes dans
ce domaine.
Revendiquant un journalisme
engagé, notamment sur la ques-
tion du dérèglement climatique,
elle se bat pour un traitement
médiatique du sujet « à la hau-
teur de l’urgence écologique ». Elle
a d’ailleurs activement participé
à la rédaction de la charte du
même nom, lancée en 2022, déjà
signée par plus de 1 500 journalis-
tes et des dizaines de rédactions
s’engageant à modifier leur façon
de travailler, pour mieux intégrer
cet enjeu dans le traitement de
l’information.
« L’écologie ne doit plus être une
simple rubrique dans les médias et
les journaux, ou une problémati-
que géophysique, elle doit irriguer
tous les sujets, tous les services,
tous les pans de la société », dégai-
ne-t-elle, au bout d’à peine trois
minutes, quand on la retrouve
dans un café parisien pendant
l’été. Paloma Moritz prépare alors
sa rentrée sur les chapeaux de
roues car, en plus de son émission
hebdomadaire et d’un nouveau
podcast sur Blast, elle participe
aussi régulièrement désormais
aux débats de « La Matinale » de
France Inter. Sans compter ses ré-
gulières interventions lors d’évé-
nements sur l’écologie, ainsi
qu’un projet de documentaire et
un autre de livre à plus long terme.
Une bûcheuse
Auprès des personnes qu’elle in-
terviewe comme de ses collè-
gues, la journaliste passe ainsi
pour une bûcheuse. « J’ai rare-
ment croisé des journalistes qui
préparent et maîtrisent autant
leur sujet que Paloma, raconte
ainsi l’une de ses récentes invitées,
la militante écologiste Camille
Etienne. En tant que femme,
jeune, qui parle de questions cli-
matiques, elle sait qu’elle doit de
toute façon en faire trois fois plus
pour être crédible et écoutée. » Elle
loue son perfectionnisme et le
fait « d’être tout de suite dans le
fond des sujets, tout en allant tou-
jours chercher les failles dans la
pensée et les discours ».
Une rigueur peu à peu reconnue
par toute la variété de scientifi-
ques, militants et penseurs de
l’écologie qui se succèdent une
fois par semaine sur son plateau,
devenu incontournable sur le su-
jet en deux ans et demi d’exis-
tence de Blast. On y a parlé, ces
derniers mois, du manque d’eau,
de l’impact du réchauffement cli-
matique dans les banlieues, des
pesticides, de la criminalisation du
mouvement écologiste, du réen-
chantement des imaginaires, etc.
Aujourd’hui, ses vidéos sont
­régulièrement vues plus de
100 000 fois sur YouTube. « J’es-
saie d’aborder le sujet par plein de
formats et de prismes différents :
scientifique, politique, sociétal,
intime, philosophique, etc. ; de
jouer sur le rationnel, mais aussi
sur la sensibilité et les références
populaires, pour toucher un maxi-
mum de monde et faire prendre
conscience de l’urgence à agir »,
commente la journaliste.
« Me traiter
de “militante”,
c’est une
manière
de disqualifier
mon travail,
de m’enlever
toute
légitimité »
La relève
Paloma Moritz
De toute urgence
La journaliste de « Blast » fait de l’écologie
un engagement permanent, en toute rigueur
Face à cette approche mûre-
ment réfléchie, elle s’impatiente
bien sûr devant la place « pas en-
core assez centrale » que pren-
nent les questions écologiques
dans les médias, selon elle,
comme à l’occasion de la der-
nière élection présidentielle, où
le sujet a peu été débattu. Elle
peste contre « les erreurs ou ap-
proximations » de certains de ses
confrères parfois ; les plateaux
TV « donnant encore la parole à
des climatosceptiques » ; et cette
récurrente « écologie des petits
gestes » (« baissez le chauffage »,
« triez vos déchets », « prenez
moins votre voiture »…), culpabi-
lisante autant que clivante et qui
ne permet pas « d’aller à la
source du problème, de parler des
plus gros pollueurs, des modèles
économiques, etc. ».
« Paloma entre dans cette caté-
gorie de professionnels qui ont la
chance de faire de leur préoccu-
pation première une dimension
essentielle de leur métier », com-
mente la rédactrice en chef de
Blast, Soumaya Benaissa. Or, le
fait que l’écologie fasse « partie
intégrante de son rapport au
monde lui donne justement une
sensibilité, un regard, une capa-
cité de compréhension et de vul-
garisation que tout le monde n’a
pas », ajoute-t-elle.
Cette préoccupation, Paloma
Moritz la porte en elle depuis
longtemps. La journaliste, qui a
grandi dans les Hauts-de-Seine au
sein d’une famille « plutôt bour-
geoise » – mère dans le conseil et
la communication, père dans le
commerce et la conception de li-
terie, et une fratrie recomposée
de cinq sœurs et un frère –, décrit
les « deux grandes prises de cons-
cience métaphysiques dans la vie ».
D’un côté, la finitude de l’exis-
tence : « Réaliser qu’on va tous
mourir un jour a été un moment
assez dur vers 7-8 ans, j’en faisais
des crises d’angoisse, cela m’em-
pêchait de dormir. » Et, de l’autre,
un peu plus tard au collège et au
lycée, la finitude de la planète :
« Je vais mourir et, en plus, je suis
sur une planète extrêmement fra-
gile que la société de consomma-
tion est en train de détruire. »
Comme l’impression « qu’il y a
un truc qui ne tourne pas rond et
que tout le monde s’en fout », se
disait-elle alors.
Son bac ES mention « bien » en
poche, la voilà à Sciences Po. « Je
me disais : “C’est peut-être une
école qui va me permettre de
comprendre le monde et de trou-
ver des moyens d’action.” » Des
cours marquants sur la philo­-
sophie politique de l’écologie,
puis d’autres comme « Earth in
Crisis » (« la Terre en crise »), lors
d’un échange à l’université de
Californie à Santa Barbara, la
confortent dans son envie de
travailler sur ce sujet. Puis un
double diplôme international
« communication et média »,
obtenu en 2012-2013 en Chine,
lui fait comprendre que c’est par
la vidéo et le journalisme que
cela se fera.
Avant Blast, Paloma Moritz est
passée par la plate-forme de do-
cumentaires française Spicee,
puis par la rédaction en chef de
l’association On est prêt, en plus
de passages rapides sur Le Média
TV et à l’émission « Quotidien »
de Yann Barthès. « Si l’écrit ou les
arts, par exemple, peuvent créer
des prises de conscience, le docu-
mentaire et la vidéo ont le pouvoir
de toucher énormément de per-
sonnes en même temps et de mo-
biliser nos sens et nos émotions »,
explique celle pour qui le docu-
mentaire Une vérité qui dérange,
d’Al Gore, sorti en 2006, a consti-
tué un autre moment charnière
de sa propre prise de conscience.
Commentaires haineux
Insister sur les émotions, donc,
c’est aussi une manière pour elle
d’endiguer la « crise de la sensibi-
lité au monde » qui alimente la
crise écologique, selon le philoso-
phe Baptiste Morizot, qu’elle cite
plusieurs fois dans la conversa-
tion, tout comme le sociologue et
philosophe Bruno Latour (mort
en 2022 et qu’elle a eu comme en-
seignant à Sciences Po), l’auteur
Ecor éducation, L’école de commerce en alternance
anti Greenwashing
Ecor éducation, nouveau-né du Collège de Paris se positionne comme étant la seule école de commerce éco-respon-
sable en alternance en France. Pourquoi la seule ? Dans un monde en constante évolution, où la prise de conscience
environnementale est devenue primordiale, ECOR EDUCATION se distingue en mettant en avant des valeurs fortes
axées sur le développement durable, l’éthique et la responsabilité sociale. ECOR EDUCATION se positionne comme
un acteur incontournable de l’enseignement supérieur avec des valeurs fortes et communes à ses étudiants.
Les Valeurs
ECOR EDUCATION a pour ob-
jectif de former des
professionnels conscients des
défis environnementaux et ca-
pables de les intégrer dans leur
pratique quotidienne. Pour at-
teindre cet objectif, l’école a éla-
boré une méthode pédagogique
novatrice comprenant des cours
spécialisés sur le développement
durable et l’éco-responsabilité.
Dès le début de leur formation,
les étudiants sont sensibilisés
aux problématiques environ-
nementales, ce qui leur permet
d’acquérir les compétences né-
cessaires pour devenir des ac-
teurs du changement.
Dès la première semaine, les étu-
diants sont plongés dans l’uni-
vers de professionnels du climat,
de l’énergie et du développe-
ment durable lors de la grande
semaine de la rentrée axée sur la
transition écologique.
Ecor éducation se donne pour
mission de former ses étudiants
aux nouveaux paradigmes du
monde contemporain. L’école
vise d’abord à leur fournir les
bases de connaissances en ma-
tière de développement durable,
de responsabilité sociale des
entreprises (RSE), d’énergie, de
qualité, de santé, et d’environne-
ment (QHSE).
www.ecor-education.com
contact@ecor-education.com
01 85 01 16 50
Pablo Servigne ou encore le
poète Aragon. Son nouveau pod-
cast parlera d’ailleurs, de ma-
nière sensible, des mille et une
manières de vivre l’urgence éco-
logique en 2023.
Si le fait d’assumer d’incarner
son sujet face caméra et dans la
sphère publique – à l’instar de sa
consœur à Blast Salomé Saqué –
est une manière de le rendre ainsi
plus sensible, la démarche a ses
revers. En particulier, les com-
mentaires haineux auxquels elle
a parfois droit sur les réseaux so-
ciaux, depuis le lancement de son
émission. « C’est déroutant, réagit-
elle simplement. Il faut du temps
Ensuite, elle prépare les jeunes
cadres supérieurs et les futurs
entrepreneurs à évoluer dans
ce nouveau monde et à rele-
ver ses défis. Plus de 25% des
cours dispensés sont axés sur
les thématiques « vertes », que
les étudiants se spécialisent en
ressources humaines « respon-
sables » ou en management
commercial « responsable ».
Les équipes d’ECOR EDUCA-
TION accompagnent activement
les
étudiants tout au long de leur
parcours, en organisant des
séminaires sur les techniques
de recherche d’entreprise, des
simulations d’entretiens d’em-
bauche, des job-datings, etc. Le
suivi des étudiants et leur place-
ment dans des entreprises parte-
naires font partie intégrante des
missions que s’est fixées l’école.
Ce qui distingue Ecor éduca-
tion des autres écoles, c’est son
refus catégorique de conclure
des contrats en alternance avec
des entreprises polluantes ou
impliquées dans des pratiques
de greenwashing avérées. Ces
valeurs fortes et clairement affir-
mées sont partagées par tous les
étudiants d’ECOR EDUCATION,
qui se reconnaissent dans cette
éthique profondément ancrée.
Génération | 7
pour prendre de la distance ; com-
prendre qu’on acquiert sur Internet
une image différente de ce que l’on
est vraiment et que c’est cette
image quasi virtuelle qui est atta-
quée, pas soi réellement. » Une réa-
lité « parfois hyperviolente », finit-
« L’écologie
doit irriguer
tous les sujets,
tous les services,
tous les pans
de la société »
Les locaux et les
équipements
Ecor Éducation a choisi d’établir
ses campus dans deux endroits
exceptionnels. Le premier se
trouve à Nanterre Université,
au sein du plus grand campus
en bois d’Europe, tandis que le
second est situé à Villeneuve
d’Ascq. Dans les deux cas, les
campus sont certifiés « Haute
Qualité Environnementale » et
construits à partir de matériaux
biosourcés.
Mais ce n’est pas tout, car l’en-
gagement en faveur de l’éco-res-
ponsabilité se manifeste à
chaque coin de ces campus.
Le mobilier est entièrement
éco-responsable, l’éclairage
est basse consommation, les
produits d’entretien sont biolo-
giques, le tri des déchets est sé-
lectif, et même les distributeurs
automatiques de nourriture et de
boissons proposent des produits
bio et locaux, avec l’empreinte
carbone clairement indiquée
pour chaque produit sélectionné.
Et cette liste d’initiatives vertes
est encore longue.
De plus, Ecor Éducation est
fière de se présenter comme une
école sans papier, démontrant
ainsi son engagement envers la
réduction de son empreinte éco-
logique. Comme vous pouvez le
constater, Ecor Éducation met
en pratique ses valeurs et son
identité forte à travers des ac-
tions concrètes et significatives.
elle par concéder, qui explique
aussi qu’elle soit précautionneuse
quant à son image publique, aux
éléments ayant trait à sa vie pri-
vée et à ses propos qui pourraient
sortir dans la presse.
Il faut dire qu’il y a en outre, de
manière récurrente, les accusa-
tions de « journalisme militant »,
sur fond de mythe tenace sur
l’objectivité et la neutralité des
journalistes. « On parle toujours
depuis quelque part. Moi, j’as-
sume de faire un journalisme en-
gagé mais pas militant », répond-
elle avec le détachement de ceux
habitués à répéter inlassable-
ment les mêmes choses. « Me
taxer de “militante”, c’est une ma-
nière de disqualifier mon travail,
de m’enlever toute légitimité en
sous-entendant que je serais là
pour servir une idéologie et non
pas pour informer de façon juste,
éthique et intelligente », analyse
celle qui affirme s’efforcer de
« toujours penser contre [s]oi-
même ». Et qui s’étonne qu’il y ait
« encore des gens qui considèrent
que la question écologique est une
simple “cause” qu’on peut se per-
mettre de défendre ou non, qui ne
concerne que certains ». j
Séverin Graveleau
PUBLICITÉ
La vie étudiante
La vie étudiante chez Ecor Édu-
cation est caractérisée par un
engagement profond des étu-
diants dans un environnement
où les valeurs communes sont
célébrées. Le Bureau des Étu-
diants (BDE) joue un rôle actif
en organisant régulièrement
des after-work, des soirées étu-
diantes et des événements axés
sur des thématiques environne-
mentales.
En collaboration avec diverses
associations environnementales
et responsabilité sociale des
entreprises (RSE), le BDE coor-
donne des initiatives telles que
des journées de ramassage de
déchets et des maraudes.
Les étudiants sont vivement en-
couragés à participer à des pro-
jets citoyens et à des actions de
sensibilisation à
l’environnement.
De plus, Ecor Éducation plani-
fie un voyage humanitaire en
Afrique axé sur l’éco-responsa-
bilité, bien que les détails de la
thématique demeurent confi-
dentiels. Ecor éducation se dis-
tingue sans conteste comme le
nouvel acteur fort de l’enseigne-
ment supérieur éco-responsable
et éthique.
8 | L’entretien
« Dans ma famille,
on avait le
sentiment de
vivre à deux pas
du précipice »
Kaoutar Harchi
L’écrivaine et sociologue revient
sur sa jeunesse passée à
appréhender le pire et sur son
émancipation par l’écriture
O
n rencontre Kaoutar
Harchi à la terrasse
d’un café parisien,
sa valise à portée de
main, prête à quit-
ter au plus vite l’agitation de la
­capitale qu’elle ne supporte plus.
L’écrivaine et sociologue vit désor-
mais tout près du lac Léman.
A 36 ans, cette fille d’immigrés
marocains accepte de revenir sur
sa jeunesse dans une cité de
Strasbourg, à chevaucher diffé-
rentes classes sociales, entre les
ruses de ses parents, « véritables
stratèges de [s]on existence », et le
sentiment d’être toujours déca-
lée dans son lycée catholique
privé. Parce qu’elle dit avoir
grandi dans « une atmosphère de
catastrophe », Kaoutar Harchi a
fini par choisir la sociologie,
avide de « résoudre l’énigme ».
Dans quel milieu avez-vous
grandi ?
Dans un milieu populaire, celui
de l’immigration postcoloniale.
Nous vivions dans un petit quar-
tier strasbourgeois plutôt calme,
dans un immeuble de douze éta-
ges, avec cinq appartements par
palier : imaginez la pression que
cela peut représenter en matière
de bruit. Nous sommes trois filles
et je suis l’aînée.
Vos parents sont nés
au Maroc. Quand et pourquoi
sont-ils venus en France ?
Mon père a passé une grande
partie de sa vie au Maroc. Ma
mère, elle, s’est installée en France
en famille alors qu’elle avait 7 ans.
Mes parents se sont rencontrés
et mariés à Casablanca mais ils
ont « choisi » de bâtir leur vie en
France. Ils ont peut-être estimé,
alors, que quelque chose, là, les
­attendait. Ils sont partis à la
­rencontre de ce quelque chose.
J’ignore s’ils l’ont trouvé.
En France, mon père a d’abord
été ouvrier. Par la suite, il a été
dans le secteur tertiaire et le net-
toyage. Il a fini sa carrière en tant
que laveur de vitres. Ma mère a été
vendeuse dans un magasin de vê-
tements à son arrivée en France,
puis elle s’est occupée de la toilette
des personnes âgées en maison
de retraite. Ensuite, elle a exercé la
fonction d’agent de services hos-
pitaliers. Elle travaillait soit très
tôt le matin, soit tard le soir.
Ils travaillaient tous les deux
beaucoup, mais ça continuait à
discourir à la maison. Il y avait
toujours des conflits avec le pa-
tron, l’assurance-chômage, la Sé-
curité sociale… Il fallait retrouver
les papiers, faire des photocopies,
appeler l’avocat. La question de la
classe sociale est très importante
de ce point de vue-là : il y avait
cette figure éternelle du patron,
avec une hostilité forte.
j’avais 20 ans
Financièrement, comment
cela se passait-il ?
Mes parents ne tenaient pas de
comptes officiels. C’était plus une
sorte de ralentissement progressif
de la consommation à la fin du
mois, et une accélération une fois
le salaire versé, avec des périodes
de joie et de récompenses.
C’était ma mère qui s’occupait
de l’argent et gérait les factures. Je
pense qu’elle a souvent été dans
le rouge sans le dire à mon père.
Parliez-vous l’arabe
à la maison ?
Seulement avec mon père, qui
avait plus de difficultés en fran-
çais. Dans l’appartement, il y avait
l’espace masculin : le grand salon
où mon père suivait les infos
toute la journée. Et il y avait le pe-
tit salon et la cuisine où, avec mes
sœurs et ma mère, on regardait la
série Les Feux de l’amour, des jeux
télé… On parlait peu, on se réunis-
sait seulement quand il y avait
une catastrophe. Nous vivions
dans la crainte que quelque chose
arrive. On avait le sentiment de
vivre à deux pas du précipice.
Cette atmosphère m’a rendue
grave, ça a inscrit en moi une
forme de surconscience ou d’in-
quiétude, qui explique pourquoi,
par la suite, j’ai voulu résoudre
l’énigme à travers la sociologie.
Vous décrivez « l’acharnement »
de vos parents à vous
« placer » dans la meilleure
institution scolaire :
un collège privé catholique.
Comment avez-vous vécu
cette expérience ?
C’était à la fois le grand malheur
de ma vie et le grand bonheur de
mes parents. J’y suis restée de la
6e jusqu’au bac, au prix de sacrifi-
ces douloureux de leur part. La
vie scolaire était très hiérarchisée,
tout était contrôlé, surveillé.
Je me sentais double, j’avais
l’impression d’être à côté. J’étais
là physiquement, mais mentale-
ment toujours préoccupée par les
histoires familiales. J’avais plu-
sieurs vies et je passais facile-
ment de l’une à l’autre. Je n’ai ja-
mais considéré qu’un monde
était meilleur que l’autre, ou plus
enviable. Je n’ai jamais eu de désir
d’ascension sociale.
Etre scolarisée dans ce collège
privé vous a donc permis
de comparer des mondes…
Exactement, ça m’a fait sortir
de l’espace familial auquel j’étais
« Je n’ai jamais
eu de désir
d’ascension
sociale »
Le Monde Campus ­­Jeudi 12­ octobre 2023
m’exposer, essayer de formuler ce
que je pensais et l’écrire. Le monde
privé était aussi le monde de la
privation, alors j’ai eu envie de
devenir une femme publique. Je
ne voulais pas seulement écrire,
je voulais être publiée.
L’écriture correspond-elle
à un mode d’action pour vous ?
A chaque fois que j’ai sorti un li-
vre, j’ai été convaincue que ma
vie allait être transformée. Cer-
taines autobiographies représen-
tent des règlements de comptes
familiaux. Moi j’avais l’idée que
je causerais des problèmes à
Kaoutar Harchi, le 16 juin 2021. Jean-Luc Bertini/Pasco
ceux qui font des problèmes à
mes parents. Je me sens très à
l’aise avec l’écriture comme re-
vendication. Plus vous écrivez,
plus vous devenez intolérant. Je
me suis radicalisée, politisée.
J’ai « dilaté » ma famille. Je me
suis retrouvée à parler à un pu-
blic imaginaire d’autres parents
des classes populaires. J’écris
pour ces gens-là, je peux les ven-
ger. Comme si j’avais cherché
mes parents et fini par trouver
un groupe social, une génération
liée à une condition historique
qui est celle de l’immigration, de
l’épreuve du racisme, des diffi-
cultés du monde du travail.
Toute cette vie vulnérable.
Avec le recul, diriez-vous
habituée. Je me suis retrouvée « Le monde privé que. J’aimais l’idée d’écrire un li- que vos 20 ans
seule, donc libre. Je faisais plein vre, un objet matériel. Ce qui m’in- étaient le plus bel âge ?
de choses que mes parents ne fai- était aussi téressait, c’était les conséquences Non, parce que tous les âges ont
saient jamais. Je pouvais circuler le monde de de l’écriture. J’ai publié mon pre- leur beauté. Dans mon cas, j’ai eu
sans avoir à rendre de comptes : mier roman en 2009, j’avais 22 ans des âges biologiques que je trou-
l’école était devenue un alibi. la privation, [Zone cinglée (Sarbacane)]. vais détachés de l’âge social. J’ai
A l’intérieur du collège, c’était alors j’ai eu A la maison, chacun était tra- toujours vécu ce sentiment de ne
plus délicat. J’ai écrit dans un li- vaillé de l’intérieur par des ques- pas être dans les temps. Comme si
vre que j’étais « orpheline de pa- envie de devenir tions dont il ne pouvait pas par- ma vie était faite d’une succession
rents vivants ». Je me demandais : une femme ler. Moi j’ai eu besoin de trouver de moments historiques. j
« Pourquoi telle mère peut être là les mots. J’ai pris le contre-pied Propos recueillis par
dès 15 heures ? Qui travaille pour publique » de cette bulle familiale : j’ai voulu Léa Iribarnegaray
cette famille ? » Ça me paraissait
dingue. J’ai compris que ce que
craignaient mes parents existait
vraiment : le décalage des vies,
les choses inaccessibles… Ça m’a
donné envie de les protéger.
Quand avez-vous choisi
de vous orienter vers
des études de sociologie ?
La capacité à se projeter et à
s’imaginer demain, c’est aussi une
compétence sociale. Moi, en ter-
Chimie appliquée à l’environnement
minale, je n’avais pas du tout
d’idée de l’après. « Une peine
après l’autre », je pensais. Je me
souviens d’un garçon, Alexandre,
qui voulait travailler à la Cour des Numérique responsable
Chaire développement durable
comptes. Et d’un autre, qui visait
la fonction publique territoriale.
Ils avaient en tête des postes pré-
cis, ils pensaient à la sécurité de
l’emploi. Moi je me disais : il va y Association étudiante « Asso’stainable »
avoir l’été entre-temps, c’est déjà
immense ! A l’époque, l’inscrip-
tion à l’université n’avait rien
d’urgent. On pouvait faire ça à la
dernière minute, aussi parce que
ça n’avait pas beaucoup de valeur.
Je suis allée en sociologie parce
que c’était socialement la matière
la plus proche de moi. Cela reste
une discipline avec des débouchés
professionnels rares. J’avais un
vrai intérêt pour les quelques tex-
tes que j’avais lus, j’étais dans un
désir mais sans objet. C’était très
déréalisé, fantasmatique. Mais j’y
voyais une émancipation.
Vous décidez néanmoins
de rester à Strasbourg…
Oui, je suis allée à l’université de
Strasbourg pendant quatre ans.
La fac, c’était gratuit, et, pour moi,
il n’y avait pas d’appartement à
louer, c’était juste à côté de la
maison. Aux yeux de mes pa-
rents, ça suffisait, j’étais une fille En 2022, CPE Lyon 5e école d’ingénieurs la plus engagée
qui étudiait. J’ai le souvenir d’an-
nées très vivantes, avec plein de
dans la transition écologique, selon le classement
conférences et de recherches pas- ChangeNOW et Les Echos START
sionnantes. Pierre Bourdieu était
dans l’esprit de tout le monde. On
baignait dans une atmosphère
marxiste, la question des classes L’école d’ingénieurs en chimie et numérique.
sociales était beaucoup traitée
par les profs. Il y avait des AG
Et tout un monde de possibles à vivre et à découvrir.
pour tout et n’importe quoi.
Que faisiez-vous en dehors
www.cpe.fr
de l’université ? Julie, étudiante CPE Lyon en chimie – génie des procédés
La fac, c’était toute ma vie. J’étais
très studieuse et passionnée par la
socio, tout le temps à la bibliothè-