MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

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En Israël, la douleur et la colère de la jeunesse

▶ Les 18-30 ans for-
ment l’essentiel des
Emmanuel Macron
victimes de l’attaque à Tel-Aviv, au défi
perpétrée par le Ha-
mas le 7 octobre. Un du rééquilibrage
choc pour cette géné-
ration, souvent enga-
diplomatique
gée à gauche et plus Le chef de l’Etat vient expri-
ouverte que ses aînés mer la « solidarité » de la
France avec l’Etat hébreu,
▶ Des milliers mais il devait aussi rencon-
de jeunes réservistes trer le président palestinien
à Ramallah et plaider pour la
ont été appelés à re- relance d’une « perspective
joindre leurs unités : politique » dans la région
l’armée se tient prête PAGE 3
à envahir Gaza, mais
l’ordre de mener
l’assaut n’a pas A l’Assemblée,
encore été donné Elisabeth Borne
▶ Les libérations
d’otages au compte-
appelle à une « trêve
gouttes incitent Israël humanitaire »
à temporiser, alors
que des divergences Lors d’un débat sans vote,
le camp présidentiel s’est fait
se font jour au sein le porte-voix de la protection
du gouvernement des civils et a prôné
et avec ses alliés « une solution à deux Etats »
à Washington PAGE 6

▶ Le renseignement
américain a analysé Jacob Rogozinski
pourquoi le Hamas
a pris tout le monde Tous les
par surprise, mettant terroristes
en lumière les failles
des services israéliens
se justifient en
malgré leur puis- prétendant vouloir
sance technologique
A l’université de Tel-Aviv, le 19 octobre, une installation représente les victimes (morts, disparus et otages)
réparer un tort
PAGES 2 À 6 de l’attaque du Hamas du 7 octobre. LUCIEN LUNG/RIVA PRESS POUR « LE MONDE » Idées - PAGE 2 6

Planète
En Amazonie,
Economie
Les médicaments
Cinéma
Le chef-d’œuvre
Justice
une sécheresse contre l’obésité, « Déménagement » Pourquoi Eric
historique met un gigantesque
marché à conquérir
et toutes les sorties
de la semaine
Dupond-Moretti UNE VIE, UNE ŒUVRE
la vie « à l’arrêt »
PAGE 9 PAGE 1 4 PAGE S 2 0 À 2 3 va être jugé ÉDITION
par la CJR 2023

VU PAR EMANUELE DEL ROSSO (ITALIE) CARTOONING FOR PEACE

« Le Monde » a consulté
l’arrêt de renvoi de la
commission d’instruction
de la Cour de justice de la
République, détaillant les
charges qui pèsent contre
le ministre de la justice, Léo
mis en examen pour Ferré
prises illégales d’intérêts L’indigné
PAGE S 1 2 - 1 3

Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…

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2|
CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

jérusalem et washington -
correspondants et envoyé spécial

D
eux nouvelles
otages israélien-
nes ont pu quit-
ter Gaza, libérées
par le Hamas
lundi 23 octobre.
Ces deux femmes, âgées de 79 et
85 ans, avaient été kidnappées au
kibboutz Nir Oz durant l’attaque
du 7 octobre, avec leurs conjoints,
qui demeurent pour leur part
captifs dans l’enclave. D’une
même main, le mouvement isla-
miste soulage ainsi deux familles
israéliennes et perpétue leur an-
goisse. Il rappelle ainsi son pou-
voir de vie et de morts sur ses cap-
tifs – 222 au total selon la dernière
évaluation de l’armée, dont de
nombreux binationaux. Cette at-
titude incite Israël à temporiser.
L’armée se tient prête à envahir
l’enclave depuis déjà une se-
maine, mais l’ordre de mener l’as-
saut ne vient pas.
Lundi soir, l’Etat hébreu a re-
mercié l’Egypte, après que les
deux otages ont quitté l’enclave à
travers le terminal de Rafah, à la
frontière égyptienne, par lequel
une aide humanitaire commence
à arriver dans l’autre sens, à un
rythme infiniment lent, au prix
d’interminables tractations di-
plomatiques. Durant cette pre-
mière phase du conflit, le Hamas
cherche à exploiter les divergen-
ces de vues qui se font jour entre
Israël et son allié américain et au
sein même du gouvernement.
Le 20 octobre, les premières
otages libérées par le Hamas, une
mère et sa fille adolescente, Des unités blindées de l’armée israélienne se déploient à la frontière de la bande de Gaza, à Beeri (Israël), le 14 octobre. LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
étaient citoyennes israéliennes
et américaines. Depuis diman-

L’armée israélienne suspendue

che 22 octobre, des officiels amé-
ricains anonymes ont affirmé à
la chaîne CNN comme au New
York Times que Washington avait
suggéré à Israël de ne pas précipi-
ter son invasion terrestre. L’ad-
ministration Biden espère faire

à l’ordre d’envahir la bande de Gaza

libérer huit Américains toujours
disparus, sans doute détenus par
le Hamas à Gaza, et faciliter la
sortie par Rafah de plusieurs cen-
taines de Palestiniens également
détenteurs d’un passeport amé-
ricain, toujours bloqués dans
l’enclave sous blocus. Au total,
quelque 2 000 binationaux se-
raient prêts à quitter l’enclave,
dont une moitié d’Européens. La
Maison Blanche pense que la mé-
diation du Qatar et de l’Egypte a
plus de chances d’aboutir tant
que les chars israéliens ne sont
pas entrés à Gaza.
Mais Washington refuse cepen-
dant pour l’heure d’entendre par-
ler d’un cessez-le-feu. Intervenant
dimanche sur plusieurs chaînes
de télévision, le secrétaire d’Etat
Antony Blinken a écarté l’idée de
« geler les choses comme elles
sont ». Evoquant sur NBC la logi-
que de l’Etat hébreu, M.Blinken a
noté : « Ils ne peuvent pas revenir à
un statu quo où le Hamas serait en
mesure de répéter ce qu’il a com-
mis (…). En même temps, je n’ai pas
entendu de la part des Israéliens la
moindre intention ou désir de diri-
ger Gaza eux-mêmes », une fois
l’opération terrestre achevée.
Washington soutient donc le
principe d’une telle offensive,
dont l’objectif officiel est d’une
ambition immense : détruire pu-
rement et simplement les capaci-
tés militaires et de gouvernement
du Hamas. Plusieurs hauts gradés
américains – avec en tête de liste
le lieutenant général James
Glynn, du corps des marines – se
DES HAUTS GRADÉS
AMÉRICAINS
SE TROUVENT EN
ISRAËL POUR ALERTER
LEURS HOMOLOGUES
SUR LES RISQUES
D’UNE GUERRE
URBAINE ASYMÉTRIQUE
Selon les médias américains, Washington a suggéré à Israël de ne pas précipiter l’assaut
trouvent en Israël pour offrir leur
perspective à leurs homologues
israéliens sur les risques et les
contraintes d’une guerre urbaine
asymétrique, avec un groupe
armé au milieu d’une population
civile. Ces hauts gradés ont no-
tamment l’expérience de la
guerre en Irak. Une telle étroitesse
opérationnelle entre Américains
et Israéliens représente un risque
pour l’administration Biden, ce-
lui d’être tenu pour responsable,
par association, des crimes de
guerre commis à Gaza. « Ce qui
nous distingue du Hamas, c’est
que nous faisons cet effort [d’épar-
gner les civils], nous essayons », a
dit John Kirby.
RISQUE POLITIQUE
Le gouvernement israélien, pour
sa part, a semé l’inquiétude lundi
soir, en déclarant, dans un com-
muniqué commun, qu’« une con-
fiance totale et mutuelle » régnait
entre le bureau de Benyamin Né-
tanyahou, celui du ministre de la
défense, Yoav Gallant, et le chef
d’état-major, Herzi Halevi. « Nous
prenons les décisions ici dans le
cabinet de guerre de manière una-
nime », a précisé M. Nétanyahou
avant une réunion de ce groupe
de cinq ministres, qui dirigent les
opérations.
Le doute s’était instillé diman-
che, lorsque le principal porte-pa-
role de l’armée a indiqué que les
forces terrestres étaient prêtes à
exécuter l’ordre d’invasion donné
la semaine passée, et qu’elles at-
tendaient « une approbation poli-
tique ». C’était une manière de
placer le premier ministre, Benya-
min Nétanyahou, devant ses res-
ponsabilités, alors que celui-ci est
accusé de tergiverser, et que tout
délai est aisément assimilé par les
médias, chauffés à blanc, comme
une forme de pusillanimité.
Conscients de ce risque politi-
que, des soutiens de M. Nétanya-
hou accusent depuis des jours les
généraux de vouloir précipiter
l’opération, sans égard pour les
otages. D’autres alliés du premier
ministre font valoir que les bom-
bardements produisent encore
des effets – ce que l’armée recon-
naît, tout en faisant savoir que
des commandos ont commencé
à pénétrer dans l’enclave, à des
fins de reconnaissance. Diman-
che, un ancien conseiller à la sé-
curité nationale de M. Nétanya-
hou, le faucon Yaakov Amidror,
déclarait à la chaîne publique
Kan qu’il « n’y a pas de mal à at-
tendre pour une opération terres-
tre. Chaque jour qui passe nous
profite et nuit au Hamas, et plus le
temps passe, moins l’armée de
l’air sera nécessaire à Gaza, de
sorte qu’il sera possible de la dé-
placer vers le nord », à la frontière
libanaise, où Israël tâche de dis-
suader le Hezbollah de s’inviter
dans cette guerre.
Par deux fois depuis le début
des opérations, M. Nétanyahou
s’est aussi entretenu avec un an-
cien médiateur de l’armée,
Yitzhak Brick, lequel estime que
les forces aériennes doivent « dé-
truire les tunnels sous-terrains [du
Hamas] à Gaza avant une inva-
sion terrestre ». Ces jours-ci en Is-
raël, cet ancien officier fait pres-
que figure de prophète : il avait
quitté l’armée avec fracas en 2019,
en dénonçant l’impréparation de
l’infanterie à un conflit conven-
tionnel d’ampleur. Il estimait à
l’époque que l’armée avait né-
gligé ses forces terrestres, qu’elle
LE HEZBOLLAH
LIBANAIS
TIENT L’ARMÉE
ISRAÉLIENNE
EN ÉTAT D’ALERTE,
AU NORD, AVEC DES
INCIDENTS RÉGULIERS
ET DES ÉCHANGES
DE TIRS
était aveuglée par ses capacités
high-tech et par trop focalisée sur
sa force aérienne.
Ces anciennes critiques réson-
nent puissamment aujourd’hui,
alors qu’Israël n’en finit pas de
mesurer l’écroulement de ses li-
gnes de défense face à l’assaut du
Hamas, le 7 octobre. Des soutiens
de M. Nétanyahou leur donnent
beaucoup d’écho, cherchant à at-
tribuer la responsabilité de cet
échec historique à l’incurie des
militaires en poste, et à exonérer
leur champion.
M. Nétanyahou se refuse pour
l’instant à tout exercice de contri-
tion. Mais il subit déjà les criti-
ques de ses alliés d’extrême
droite. Lundi, le ministre chargé
de la police, le suprémaciste juif
Itamar Ben Gvir, a demandé dans
une lettre ouverte à ce que le pre-
mier ministre l’intègre dans le ca-
binet de guerre, qui mène les opé-
rations. Il estime « inconcevable
que tous les ministres qui partici-
pent à ce cabinet partagent le
même présupposé, l’idée selon la-
quelle le Hamas était dissuadé de
passer à l’attaque ».
M. Ben Gvir n’a aucune chance
d’y parvenir : ce cabinet a précisé-
ment été formé pour le tenir à
l’écart de la conduite de la guerre.
Le cabinet de guerre paraît déjà
avoir écarté plusieurs options ju-
gées par trop inflammables dès
les premiers jours de la guerre. Il
s’est abstenu de mener une atta-
que préemptive contre le Hezbol-
lah libanais à la frontière nord. Il
a prestement rangé dans les car-
tons ses scénarios de frappes
contre le parrain iranien du Ha-
mas et du Hezbollah, poussés par
certains va t’en guerre dans l’im-
médiat après 7 octobre, mais vite
abandonnés.
ATTAQUES DE DRONES
Des responsables israéliens se fé-
licitent cependant que cette ten-
tation ait été perçue à Téhéran, y
voyant une forme de dissuasion.
« Quand les Iraniens entendent
les Israéliens parler de change-
ments de fond au Moyen-Orient,
ils comprennent ce que cela veut
dire », estime Sima Shine, spécia-
liste de l’Iran à l’Institut national
d’études sur la sécurité israélien,
après une carrière passée, au sein
des organes de sécurité, à tra-
vailler sur les questions liées à
Téhéran.
Pour l’heure, le Hezbollah liba-
nais tient l’armée israélienne en
état d’alerte, au nord, avec des in-
cidents réguliers et des échanges
de tirs. La première parmi les
priorités de Washington est
d’empêcher que ces échanges de
tirs ne mènent à un élargisse-
ment du conflit dans la région. A
titre dissuasif, un impression-
nant déploiement militaire amé-
ricain en Méditerranée orientale
a été décidé. Le 19 août, ces forces
ont pu intercepter une quinzaine
de drones et missiles de croisière
tirés en direction d’Israël par les
rebelles houthistes au Yémen,
soutenus par l’Iran.
Par la voix de John Kirby, porte-
parole du Conseil de sécurité na-
tionale, la Maison Blanche a noté
lundi que l’Iran avait « active-
ment facilité » des opérations
dans la région, notamment con-
tre ses propres forces, mais qu’el-
les demeurent de faible intensité.
Le groupe Kataïb Hezbollah en
Irak, soutenu par Téhéran, a re-
vendiqué des attaques aux dro-
nes contre trois bases en Syrie ac-
cueillant des soldats américains.
Ils sont encore 2 500 en Irak et en-
viron 900 en Syrie, dans le cadre
de la lutte contre l’organisation
Etat islamique (EI).
Washington redoute que des
groupes armés, soutenus par le
corps des gardiens de la révolu-
tion islamique, puissent se servir
du conflit à Gaza comme d’un
prétexte pour harceler les troupes
américaines.
Pour Mme Shine, « dans l’immé-
diat, ni le Hezbollah, ni l’Iran ne
donnent la preuve qu’ils peuvent
basculer à n’importe quel moment
dans un conflit en perdant le con-
trôle des événements. Ce sont des
acteurs qui sont prudents, et qui
comprennent aussi le message en-
voyé actuellement par Washing-
ton ». Cependant, Israël constate
une montée en puissance régu-
lière de l’aide militaire apportée
par l’Iran à ses alliés dans la ré-
gion, ce qui oblige l’Etat hébreu à
se projeter vers le moment où cel-
le-ci atteindra un point critique. p
louis imbert,
jean-philippe rémy
et piotr smolar
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MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 conflit israélo-palestinien | 3

Macron au défi du rééquilibrage de sa diplomatie

Arrivé mardi à Tel-Aviv pour exprimer sa solidarité avec Israël, le chef de l’Etat doit aussi se rendre à Ramallah
jérusalem - envoyé spécial tales arabes. Entre-temps, les res- munauté juive d’Europe – sous le « perspective politique », une réfé- jusqu’ici. Le président français niens à un régime d’« apartheid »,
ponsables français espèrent facili- choc des attaques du Hamas –, et rence au processus de paix, au avait procédé par la suite à d’autres qualifiant leur rapport de « contre-

E
mmanuel Macron s’est fi-
nalement décidé à se ren-
dre en Israël, plus de
deux semaines après les
attaques terroristes lancées par le
Hamas, et alors que les bombar-
dements meurtriers menés en
représailles contre la bande de
Gaza se poursuivent. Le président
français a commencé sa visite,
mardi 24 octobre, par une rencon-
tre, dans un salon de l’aéroport de
Tel-Aviv, avec les familles des victi-
mes françaises de l’assaut du 7 oc-
tobre, dont celles des neuf dispa-
rus. « Nous sommes liés à Israël par
le deuil », a tweeté le chef de l’Etat.
Il devait ensuite rencontrer le pre-
mier ministre de l’Etat hébreu,
Benyamin Nétanyahou, le prési-
dent Isaac Herzog ainsi que Yaïr
Lapid, le chef de l’opposition. Un
entretien à Ramallah, avec le chef
de l’Autorité palestinienne, Mah-
moud Abbas, est également au
menu. Emmanuel Macron pour-
rait enfin se rendre, mercredi,
dans un autre Etat de la région.
L’objectif premier du président
de la République est d’exprimer la
« solidarité » de la France avec Is-
raël, après les attaques du Hamas,
qui ont fait plus de 1 400 morts.
Emmanuel Macron devrait paral-
lèlement appeler à une « pause
humanitaire », susceptible, dans
l’esprit de son entourage, de dé-
boucher à terme sur un cessez-le-
feu, comme le réclament les capi-
ter les négociations sur la libéra-
tion des otages retenus par le Ha-
mas et contribuer à enrayer les
risques d’escalade régionale.
La visite de M. Macron survient
après celles du président améri-
cain, Joe Biden, du chancelier alle-
mand, Olaf Scholz, du premier mi-
nistre britannique, Rishi Sunak,
de la présidente du conseil italien,
Giorgia Meloni, et du chef du
gouvernement néerlandais, Mark
Rutte. Au contraire de ses homo-
logues occidentaux, le chef de
l’Etat a d’abord temporisé, indi-
quant vouloir que son déplace-
ment soit « utile », alors qu’Israël
intensifie ses frappes sur Gaza.
« Risque de grand écart »
Destinés officiellement à « dé-
truire » le Hamas, ces raids ont fait
5 100 morts, selon le ministère de
la santé de l’enclave palestinienne,
dirigée par le Hamas. « Emmanuel
Macron aurait dû y aller beaucoup
plus tôt, observe Yves Aubin de La
Messuzière, ancien ambassadeur
et ancien directeur Afrique du
Nord-Moyen-Orient au Quai d’Or-
say. Il est dommage que la voix de
la France se soit éteinte sur le con-
flit israélo-palestinien sous les pré-
sidences Hollande, puis Macron. »
Pour justifier sa venue tardive,
le président de la République met
en avant les différences de sensi-
bilité en France, un pays où coha-
bitent la plus importante com-
un courant propalestinien que les
souffrances de la population ga-
zaouie ont remobilisé. Emma-
nuel Macron a aussi tenu à assis-
ter, jeudi, aux funérailles du pro-
fesseur Dominique Bernard, as-
sassiné à Arras le 13 octobre par
un islamiste.
« Sur le coup, la réaction d’Emma-
nuel Macron, en termes de soutien
à Israël, a été exceptionnellement
forte, estime Gérard Araud, ancien
ambassadeur de France à Tel-Aviv
et à Washington. Maintenant il
faut rétablir l’équilibre, car le risque
de grand écart augmente à mesure
que se déploie la riposte israé-
lienne. » « Si Macron arrive en re-
tard et déclare la même chose que
les dirigeants occidentaux qui l’ont
précédé, ce sera catastrophique.
Cela lui fait obligation de dire quel-
que chose de neuf, pour rendre
audible un autre discours », espère,
sans trop y croire, Denis Sieffert,
ancien directeur de la publication
de Politis, spécialiste du conflit
israélo-palestinien et auteur d’Is-
raël-Palestine, une passion fran-
çaise (La Découverte, 2005).
Aux yeux du chef de l’Etat, « Is-
raël a le droit de se défendre », mais
son entourage entend démontrer,
lors de ce déplacement, qu’il ne se
contente pas d’être « pro-israé-
lien ». Emmanuel Macron appelle
l’Etat hébreu à respecter le droit in-
ternational humanitaire. Il entend
aussi plaider pour la relance d’une
point mort depuis le milieu des
années 2010. Signe de l’extrême
difficulté de cette tâche, durant les
conversations préparatoires au
déplacement du président, les in-
terlocuteurs israéliens de l’Elysée
se sont raidis lorsque l’entourage
du chef de l’Etat a semblé condi-
tionner la relance de ces négocia-
tions à « l’arrêt de la colonisation »
juive en Cisjordanie.
Ruptures sémantiques
Si les attaques du Hamas ont en-
couragé Emmanuel Macron ces
deux dernières semaines à multi-
plier les messages de soutien à Is-
raël, son positionnement n’est pas
nouveau, au point de susciter de
discrètes critiques à la direction du
Quai d’Orsay chargée de la région.
« Les attaques du Hamas ont préci-
pité les choses, la France a banalisé
ses positions et n’est plus motrice en
Europe sur ces enjeux, regrette un
diplomate en poste dans une capi-
tale arabe. Le glissement a été pro-
gressif mais bien réel. »
A peine élu, en 2017, Emmanuel
Macron avait célébré le 75e anni-
versaire de la rafle du Vél’ d’Hiv
aux côtés de Benyamin Nétanya-
hou, invité d’honneur. « Nous ne
céderons rien à l’antisionisme, car il
est la forme réinventée de l’antisé-
mitisme », avait-il déclaré pour l’oc-
casion, un parallèle applaudi par le
premier ministre israélien, auquel
aucun chef d’Etat ne s’était risqué
ruptures sémantiques, donnant
l’impression qu’il renonçait à la
position d’équilibre sur le conflit
israélo-palestinien.
« Jérusalem est la capitale éter-
nelle du peuple juif », avait ainsi af-
firmé son premier ministre, Jean
Castex, le 24 février 2022, au dîner
annuel du Conseil représentatif
des institutions juives de France
(CRIF), au nom du chef de l’Etat, ac-
caparé par le sommet européen
extraordinaire organisé dans la
foulée de l’invasion de l’Ukraine
par la Russie. La diplomatie trico-
lore prône traditionnellement un
partage de la Ville sainte entre Is-
raéliens et Palestiniens, dans la
lignée du droit international. Le
même jour, M. Castex avait aussi
sermonné les ONG, comme Am-
nesty International, qui accusent
Israël de soumettre les Palesti-
L’ENTOURAGE
D’EMMANUEL MACRON
ENTEND DÉMONTRER,
À L’OCCASION
DE CE DÉPLACEMENT,
QU’IL NE SE CONTENTE
PAS D’ÊTRE
« PRO-ISRAÉLIEN »
vérités ». Une déclaration qui avait
choqué la communauté des défen-
seurs des droits humains.
« Emmanuel Macron, comme la
plupart des dirigeants occidentaux
et arabes, a considéré que le conflit
israélo-arabe était terminé, cons-
tate un ancien ministre français
des affaires étrangères. Il a fait
cette erreur mais il est peut-être en
train de comprendre qu’il ne peut
pas tenir cette ligne. » « Ce n’est pas
forcément qu’il soit systématique-
ment pro-israélien, il y a eu un
manque d’analyse et d’anticipa-
tion lié à une sorte d’indifférence
sur ce dossier », poursuit Yves
Aubin de La Messuzière.
Le voyage express de mardi et
mercredi suffira-t-il à rassurer
ceux qui s’étonnent du flotte-
ment de Paris ? « De Charles de
Gaulle, dans les années 1960, jus-
qu’à Chirac, en 2003, opposé à l’in-
vasion de l’Irak, on avait pris l’ha-
bitude que la France fasse entendre
au Proche-Orient un son de cloche
un peu différent de celui du camp
occidental, analyse le politiste li-
banais Karim Emile Bitar, cher-
cheur associé à l’Institut de rela-
tions internationales et stratégi-
ques. Le soutien sans condition à
Israël et l’interdiction initiale des
manifestations propalestiniennes
ont contribué à faire perdre à la
France une grande partie de son
soft power dans la région. » p
philippe ricard

Une cinquantaine de Français

bloqués dans la bande de Gaza
Les tentatives de sortie par le terminal de Rafah ont avorté jusque-là

jérusalem - correspondance sortie des Français de Gaza. « Du René Elter constate surtout que
matin au soir, nous sommes en « la diplomatie française est totale-

F ouad est arrivé à Gaza dé-

but septembre pour une vi-
site familiale, après dix ans
d’absence. La dernière fois qu’il
était venu dans l’enclave, ce re-
traité français de la fonction pu-
blique (dont le prénom a été mo-
difié) était resté coincé plusieurs
mois sur place, à cause de problè-
mes liés au blocus israélien en vi-
gueur depuis 2007. Les portes de
l’enclave se sont une nouvelle fois
refermées sur lui après l’attaque
du 7 octobre, lors de laquelle des
combattants du Hamas se sont
emparés temporairement de
pans du territoire israélien, en
perpétrant des massacres et en
tuant plus de 1 400 personnes.
Depuis, l’Etat hébreu assiège et
bombarde Gaza ; plus de 5 000 Pa-
lestiniens ont été tués, selon le
ministère de la santé du territoire,
gouverné par le Hamas.
A la faveur de négociations me-
nées notamment par les Etats-
Unis, Fouad a cru pouvoir sortir le
11 octobre, via le point de passage
de Rafah, tout au sud, vers
l’Egypte. Le terminal ayant été
bombardé ce jour-là par des
avions israéliens, il a dû faire de-
mi-tour. Dix jours plus tard, une
seconde tentative a également
échoué. Depuis le 7 octobre, per-
sonne n’a été autorisé à quitter
l’enclave, à l’exception de quatre
otages libérés par le Hamas, deux
ressortissantes des Etats-Unis et
deux Israéliennes âgées.
« Nous sommes en contact avec
une cinquantaine de Français
concernés, sans compter les
ayants droit », précise au Monde
une source diplomatique. Emma-
nuel Macron a abordé le sujet
avec le chef de l’Etat égyptien, Ab-
del Fattah Al-Sissi, qui lui aurait
assuré qu’il était prêt à faciliter la
contact avec eux et faisons tout
notre possible pour les soutenir
dans ces moments très, très diffici-
les », a affirmé le consul de France
à Jérusalem, Nicolas Kassianides.
Depuis un centre de l’ONU plein
à craquer, un Français, qui préfère
rester anonyme, confirme : « La
dernière fois que j’ai eu le consulat,
c’était hier, par message. On at-
tend mais c’est difficile, il y a eu
deux bombardements proches
aujourd’hui. » Sans Internet, in-
quiet pour le reste de sa famille
restée dans la ville de Gaza, il vit
dans des conditions très précai-
res : les sanitaires sont bondés,
l’eau manque, le pain est de plus
en plus difficile à trouver. Lui veut
juste mettre ses enfants en sécu-
rité, mais il sait qu’il n’est pas
prioritaire : sa femme n’a pas la
nationalité française. « On est sur
une deuxième liste », explique-t-il.
« Cette fois-ci, rien ne passe »
De la France, le fils de Fouad dé-
nonce, lui, l’assistance « désas-
treuse » de la cellule de crise du
Quai d’Orsay : « Elle donne claire-
ment la priorité aux rapatrie-
ments des Français d’Israël,
aucune attention n’est portée aux
citoyens français à Gaza. » Le
11 octobre, alors qu’il remuait ciel
et terre pour tenter de faire sortir
son père, il a été profondément
choqué d’entendre la ministre
des affaires étrangères, Cathe-
rine Colonna, déclarer sur Fran-
ceinfo qu’elle estimait le nombre
de Français dans l’enclave à
« quelques dizaines, pas davan-
tage. Et à [s]a connaissance,
aucun d’entre eux, pour le mo-
ment en tout cas, n’a demandé à
quitter Gaza ».
De Gaza, où il est également
coincé, l’archéologue français
ment moribonde. Le consulat a été
dépassé, il n’a pas les moyens ni la
latitude pour pouvoir faire ce qu’il
devrait faire, les ordres viennent du
ministère des affaires étrangères ».
Il attend désormais, avec une
trentaine d’humanitaires occi-
dentaux, une exfiltration qui sera,
selon lui, négociée par d’autres
que la France. « Ce sont les Nations
unies qui organisent tout », note-
t-il. Ce n’est pas la première fois
que l’archéologue est pris dans
une guerre à Gaza, mais d’habi-
tude, « on nous refaisait sortir par
Erez [le point de passage vers Is-
raël]. Cette fois-ci, la porte est bou-
chée, rien ne passe ». Lors de son
attaque, le Hamas s’en est pris
notamment à ce terminal, lieu
d’humiliations hautement sym-
bolique pour les Palestiniens sous
blocus à Gaza.
L’ONG Médecins sans frontières
(MSF) bataille, elle aussi, pour
faire sortir ses vingt-deux ressor-
tissants étrangers, dont des Fran-
çais, traumatisés, et pour faire
entrer du personnel qui pourrait
venir en renfort des équipes
médicales locales débordées par
l’ampleur de la catastrophe hu-
manitaire en cours à Gaza. « On
est vraiment aveugles sur ce qui
est en train de se passer au niveau
de la négociation sur la sortie
des internationaux, précise Sarah
Chateau, responsable des opéra-
tions en Palestine pour MSF. Il y a
eu plusieurs visites du président
américain, Joe Biden, du premier
ministre britannique, là, mainte-
nant, du président français…
A quel moment ces autorités peu-
vent-elles nous assurer que les
messages sont mis sur la table ?
Qu’est-ce qui bloque ? » p
benjamin barthe (à paris)
et clothilde mraffko
4 | conflit israélo-palestinien
« Ramenez-les » :
la pression des
familles d’otages
A Tel-Aviv, les proches des personnes
détenues par le Hamas campent jour
et nuit devant le QG de l’armée
REPORTAGE
tel-aviv - envoyée spéciale
U
ne longue table de
banquet a été dressée,
dehors, juste en face
de l’état-major mili-
taire israélien, au cœur de Tel-
Aviv. On croirait des préparatifs
de repas de fête, sous le soleil qui
inonde la place, s’il n’y avait cette
atmosphère d’inquiétude et d’an-
goisse semblant, depuis le 7 octo-
bre, avoir envahi tout le pays. Plus
de deux cents couverts ont été
disposés, autant que le nombre
d’otages détenus par le Hamas.
Des bouteilles de vin semblent
prêtes à être débouchées et, en
bout de table, quatre biberons de
couleur pour les tout-petits, kid-
nappés par les terroristes avec
leurs parents, paraissent attendre
eux aussi. Des familles d’otages,
des amis, des voisins, se tiennent
devant les chaises vides de ce ban-
quet sans convives. Comme pour
mieux rappeler aux officiers,
abrités derrière les hauts murs du
QG de l’armée, que c’est bien le re-
tour de leurs proches qui doit res-
ter l’enjeu, alors que le gouverne-
ment envisage une offensive ter-
restre dans la bande de Gaza.
Trois jours après l’attaque du
mouvement islamiste palesti-
nien, Avichai Brodetz, un père de
famille de 42 ans dont l’épouse et
les trois jeunes enfants ont été en-
levés, est venu avec son frère sur
cette rue Kaplan où vont et vien-
nent de jeunes appelés en uni-
forme, et s’est installé là afin de
faire pression sur le ministère de
la défense et, plus largement, sur
le gouvernement. Devenu la fi-
gure des familles d’otages dans
les médias du monde entier, il a
L’analyse de l’attaque du Hamas par le renseignement américain
Selon les services secrets américains, le mouvement islamiste aurait été surpris par la lenteur de réaction des forces de sécurité israéliennes
L’ attaque du Hamas contre
Israël, le 7 octobre, n’a pas
sidéré que les opinions
publiques. Les responsables poli-
tiques, au pouvoir dans les pays
proches d’Israël, ont également
pris la mesure de leur ignorance
de ce qui se tramait dans la bande
de Gaza, point de départ des com-
mandos terroristes. L’effet de sur-
prise a été si grand et si désta-
bilisant pour le camp occidental,
également confronté à des mena-
ces islamistes sur son sol, que les
Etats-Unis ont estimé nécessaire
de fournir des éléments d’expli-
cation à leurs principaux alliés
européens sur ce ratage majeur
en matière de sécurité.
Le Monde a pu avoir connais-
sance, auprès de sources ayant re-
quis l’anonymat, d’une partie de
ce récit fait par Washington à ses
partenaires britanniques, français
et allemands. Il met en lumière les
limites du renseignement israé-
lien et américain sur le dossier
Hamas et la part trop importante
donnée à la surveillance technolo-
gique. Il atteste aussi que le Ha-
mas, lui-même, n’imaginait pas
que son opération puisse prendre
une telle ampleur. Et il dément, en-
fin, l’existence d’une coorganisa-
été vite rejoint par des centaines
de personnes. Celles-ci campent
désormais jour et nuit devant les
bâtiments militaires et s’effor-
cent de faire taire leur différence,
leurs désaccords politiques par-
fois, derrière le seul slogan qui les
unit, décliné en hébreu, mais
aussi en anglais, en espagnol, en
allemand ou en français : « Rame-
nez-les à la maison ».
Car, pour le reste, personne ne
sait très bien quelle solution plai-
der. Intervenir militairement pour
libérer les otages ? La plupart des
familles sont terrifiées à cette idée,
alors que le Hamas a déjà affirmé
que plusieurs captifs auraient été
tués lors des intenses bombarde-
ments israéliens sur Gaza, lesquels
ont aussi causé la mort près de
5 100 Palestiniens en quinze jours,
selon le ministère de la santé du
territoire gouverné par le Hamas.
Crainte d’un chaos politique
Les échanger contre des prison-
niers ? Le débat divise les Israé-
liens, dont beaucoup s’insurgent
encore que l’on ait pu relâcher,
en 2011, contre la libération du seul
soldat Gilad Shalit, un millier de
prisonniers palestiniens, dont
280 condamnés à perpétuité pour
des crimes de sang. Plusieurs,
auréolés de ce statut de « martyr »
qui soude depuis des années les
Palestiniens, devinrent ensuite
des cadres du Hamas.
« Nous aurions dû faire pression
pour négocier leur libération con-
tre le passage de convois humani-
taires dans Gaza ! », assène Dany
Miran, dont le fils Omri, âgé de
46 ans, a été kidnappé devant sa
femme et ses deux petites filles,
dans le kibboutz Nahal Oz, où la fa-
mille vivait. Ce juif irakien arrivé
tion de l’offensive du 7 octobre
avec l’Iran et le Hezbollah libanais.
Le débriefing américain souli-
gne, tout d’abord, que la branche
politique du Hamas, dont les
chefs se trouvent à Gaza mais
aussi à l’étranger, notamment au
Qatar, aurait « été tenue à l’écart de
la préparation de l’attaque ar-
mée ». La branche militaire aurait
été seule à la manœuvre. Or, les
Américains indiquent que si le
Shin Beth et le Mossad, les servi-
ces de renseignement intérieur et
extérieur israéliens, disposent de
sources humaines au sein de ce
mouvement radical, ces dernières
se trouveraient essentiellement
rattachées à sa branche politique.
Cloisonnement
L’appareil sécuritaire israélien se-
rait ainsi resté aveugle sur les acti-
vités de la branche militaire du
Hamas. Ce décryptage des événe-
ments du 7 octobre à l’attention
des Européens n’interdit cepen-
dant pas que certains membres
de la branche politique du Hamas,
notamment à Gaza, aient pu être
informés, en amont, à titre indivi-
duel. Il indique juste que les servi-
ces de renseignement israéliens
ne comptaient pas d’informa-
Des portraits
de disparus
et d’otages
brandis
en face du
ministère
de la défense
israélien,
à Tel-Aviv, le
19 octobre. LUC
IEN LUNG/RIVA PRESS
POUR « LE MONDE »
seul et sans argent en Israël,
en 1951, se tient un peu à l’écart des
autres familles. Il ne comprend
pas qu’elles se contentent d’écrire
sur des pancartes ces « kidnapped
lives matter » (les vies des kidnap-
pés comptent) sans songer que ces
vies, justement, peuvent se négo-
cier contre le passage d’eau, de
nourriture et de médicaments
pour les civils palestiniens.
Une petite troupe de manifes-
tants s’est regroupée 50 mètres
plus haut, elle aussi à l’écart. Une
« VOUS N’AVEZ QU’À
ÉCHANGER “BIBI”
[NÉTANYAHOU]
ET SA FEMME CONTRE
NOS OTAGES ! »,
CLAMENT UNE
VINGTAINE D’HOMMES
ET DE FEMMES
teurs parmi eux et que les mem-
bres du mouvement islamiste qui
auraient pu, malgré eux, par l’in-
terception de leurs communica-
tions, fournir des informations,
ont échappé aux filets du Shin
Beth. Le strict cloisonnement en-
tre les branches politique et mili-
taire du Hamas serait l’une des
clés de compréhension d’une
opération ayant échappé à tous
les radars.
La force du renseignement tech-
nologique israélien, grandement
soutenu, en la matière, par les
Etats-Unis, a également montré
ses failles. Selon les éléments
transmis aux Européens, même
les puissants outils de sur-
veillance américains orientés vers
la bande de Gaza, un bout de terri-
toire de 40 kilomètres de long et
d’une largeur maximale de 12 kilo-
mètres, n’ont pas été en mesure de
capter des signaux avant-coureurs
sur la préparation de l’attaque. La
branche militaire du Hamas re-
courant, depuis longtemps, à des
moyens de communication rudi-
mentaires, mais efficaces, qui per-
mettent de déjouer les techniques
d’interception les plus modernes.
L’attention du renseignement is-
raélien aurait également été
vingtaine d’hommes et de fem-
mes brandissent des affiches
montrant Benyamin Nétanyahou
en « destructeur d’Israël » et pro-
clament : « Vous n’avez qu’à échan-
ger “Bibi” et sa femme contre nos
otages ! » Le plus véhément d’en-
tre eux assure : « [Il y a encore
quelques mois], nous étions
300 000 à manifester [contre le
premier ministre]. » Désormais,
la peur qui tenaille les familles
d’otages les tient à distance : elles
craignent un chaos politique qui
fragiliserait les négociations pour
la libération de leurs proches.
Et puis, il y a ces familles d’otages
binationaux qui mènent campa-
gne auprès des pays alliés d’Israël.
Le premier ministre britannique,
Rishi Sunak, le chancelier alle-
mand, Olaf Scholtz, la cheffe du
gouvernement italien, Giorgia
Meloni, les ont ainsi chacun re-
çues lors de leur venue. Mardi
24 octobre, le président Emma-
nuel Macron, à son tour en visite à
Tel-Aviv, devait recevoir Keren
Shem, la mère de la jeune Mia,
21 ans, d’origine française, enlevée
amoindrie par les choix tactiques
et les priorités du pouvoir politi-
que. Le front de Gaza a ainsi été dé-
garni, une part importante des for-
ces armées ayant été relocalisées
en Cisjordanie, théâtre depuis un
an et demi d’une insurrection ar-
mée rampante. Le Shin Beth a été
prié de concentrer ses efforts sur la
sécurité des colonies juives et non
plus sur l’enclave côtière, d’où al-
lait venir le danger. Un choix dont
les conséquences ont pu, à cer-
tains égards, surprendre le Hamas.
Pas d’aide extérieure
C’est l’autre grande leçon tirée par
les Américains de cette attaque,
selon le compte rendu qu’ils en
ont fait aux Européens. Le Hamas
aurait été surpris par l’absence de
réaction des forces de sécurité is-
raéliennes ou, tout du moins, par
le temps qu’il leur a fallu pour ré-
pondre à l’intrusion de ses com-
mandos armés. Il ne pensait pas
pouvoir rester aussi longtemps
sur le territoire israélien et pren-
dre autant d’otages avant d’être re-
foulé vers Gaza. Les assaillants du
Hamas ont pu, pendant des heu-
res, sans être inquiétés, semer la
terreur dans des kibboutz situés à
plusieurs kilomètres de leur base.
lors de la rave party qui se tenait à
quelques kilomètres du mur en-
cerclant Gaza, qu’une vidéo mon-
tre pâle et effrayée, rare preuve de
vie envoyée par le Hamas. Il a
aussi été sollicité par Yael Vias
Gvirsman, une avocate représen-
tant Hadas Kalderon, dont le mari
et les deux enfants ont été enlevés
chez eux, ainsi que Daniel Tole-
dano, dont le fils Elya a lui aussi
été kidnappé lors de la rave party,
qui plaide leurs racines françaises
afin d’obtenir son appui.
Lundi, une délégation de seize
députés européens, parmi les-
quels les Françaises Ilana Cicurel
(La République en marche) et Na-
dine Morano (Les Républicains), a
déjà rencontré, à l’Hôtel Royal
Beach de Tel-Aviv, trois familles
d’otages : Keren Shem, les parents
d’Omer Shem-Tov – un garçon de
21 ans enlevé lui aussi à la rave
party, dont la photo souriante a été
imprimée sur des centaines d’affi-
ches et de tee-shirts – et Sharone
Lifshitz, la fille des deux otages les
plus âgés, Oded et Yocheved
Lifshitz, 83 et 85 ans. Celle-ci, rési-
De même, d’après les informa-
tions américaines, confortées par
des échanges bilatéraux entre
services israéliens et européens,
l’aveuglement du renseignement
sur l’attaque du 7 octobre tiendrait
au fait que cette dernière n’avait
pas, initialement, l’ambition qu’on
lui accorde aujourd’hui, au regard
des massacres de civils qui ont été
perpétrés. La logistique et l’organi-
sation de l’attaque seraient restées
l’œuvre d’un tout petit comité, de
quoi encore limiter les risques de
fuites. Les services égyptiens, à qui
les Américains prêtent un réseau
d’informateurs efficaces à Gaza,
n’auraient pas identifié la menace.
Une affirmation américaine que
certains pays européens ont néan-
moins accueillie avec réserve.
Enfin, sondés sur l’existence
d’une préparation concertée, en
amont, avec des cadres du Hezbol-
lah et du régime iranien, lors de
réunions au Liban, les Américains,
comme le renseignement fran-
çais, ont démenti que le Hamas ait
bénéficié d’une aide extérieure.
Mais la question du soutien au Ha-
mas demeure une question sensi-
ble car elle porte le risque d’un
embrasement régional. Les agen-
ces de renseignement, comme les
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
dant habituellement à Londres,
multiplie les actions tous azimuts
pour faire libérer ses parents, de-
puis leur enlèvement dans le kib-
boutz de Nir Oz, qu’ils ont fondé.
Devant les parlementaires, Sha-
rone Lifshitz n’a pas eu de mots as-
sez durs contre « ce gouvernement
israélien qui donne la priorité à la
guerre plutôt qu’aux otages ».
Quelques heures plus tard, le Ha-
mas annonçait la libération de sa
mère, ainsi que d’une autre otage,
Nourit Kuper, 79 ans, grâce à la mé-
diation de l’Egypte et de la Croix-
Rouge. Son père reste prisonnier.
Ancien journaliste, Oded Lifshitz
fut l’un des premiers à arriver à Sa-
bra et Chatila, et à relater le massa-
cre survenu dans les camps de ré-
fugiés palestiniens, à Beyrouth,
en 1982. C’est l’une des tragiques
ironies de ces enlèvements : mili-
tant des droits des Palestiniens, le
doyen des otages organisait en-
core chaque semaine, avant son
enlèvement, le transport des habi-
tants malades de Gaza vers les hô-
pitaux israéliens. p
raphaëlle bacqué
gouvernements, semblent, pour
l’heure, désireuses de tout faire
pour contrecarrer un tel scénario.
Selon un témoin de ce partage
d’informations avec les Améri-
cains, une inquiétude subsiste
parmi les services de renseigne-
ment européens. Car si les Israé-
liens, connus pour leur expertise
en matière de renseignement hu-
main, ont ainsi failli, qu’en sera-
t-il de leurs homologues euro-
péens s’ils doivent à leur tour af-
fronter ce type de menace ?
Davantage qu’un tableau précis
de la réalité de l’attaque, cet
échange d’informations donne
un aperçu de la manière dont
cet événement est appréhendé
au sein des services de renseigne-
ments occidentaux. Il convient
toutefois de garder à l’esprit que
ce genre d’exercice, entre agences
d’espionnage, est rarement dénué
de calculs. Si les Occidentaux ont
construit, sur le terrain du terro-
risme, notamment depuis les at-
tentats du 11 septembre 2001, une
étroite et sincère collaboration
avec les Etats-Unis, ils savent aussi
que les intérêts de chaque pays
sont distincts quand les enjeux
deviennent plus politiques. p
jacques follorou
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
A Tel-Aviv, la rage d’une jeunesse en état de choc
Les 18-30 ans constituent l’essentiel des victimes du 7 octobre. Des milliers de réservistes ont rejoint leur unité
TÉMOIGNAGES
tel-aviv - envoyé spécial
I
ls s’appelaient Omri Belkin,
Ilan Lipovetsky, Maya Poder,
Bruna Valeanu, Avraham
Giad Tiberg, Roee Negri, Uri
Arad… Ces jeunes, hommes et
femmes, auraient dû effectuer
leur rentrée à l’université de Tel-
Aviv en ces chaudes et belles jour-
nées d’automne pour étudier le
droit, l’économie, la psychologie,
le cinéma ou la communication.
Mais ils sont morts, samedi 7 oc-
tobre, lors de l’attaque du Hamas.
La jeunesse de Tel-Aviv, plus Tik-
Tok qu’orthodoxe, libérale, sou-
vent à gauche – en tout cas loin de
l’extrême droite –, parmi les plus
tolérantes, les plus ouvertes aussi
aux droits des Palestiniens, a été
fauchée par les balles des terroris-
tes lorsque ceux-ci ont attaqué les
soldats de la frontière et les mil-
liers de participants à une rave-
party près de la bande de Gaza.
Une jeunesse festive que l’on
voit, sur les vidéos récupérées
dans les caméras GoPro des as-
saillants, être abattue à la kalach-
nikov. Poursuivie puis exécutée
au milieu des champs ou à l’inté-
rieur des voitures. Emmenée,
avec des habitants des kibboutz,
terrifiée, sur des motos ou à l’ar-
rière de voitures, otage du Hamas.
La liste des morts de l’univer-
sité ne cesse de s’allonger, au fil
des découvertes de dépouilles
dans la campagne, puis du long
processus d’identification des
corps mutilés. Jeudi 19 octobre,
la professeure Drorit Neumann,
doyenne chargée de la vie étu-
diante, lit un e-mail reçu quel-
ques minutes plus tôt. « Chère
Drorit, j’ai le regret de t’informer
du décès d’une autre de nos étu-
diantes, Maayana, le 7 octobre,
près de Gaza. » Les survivants et
les enseignants enchaînent les
enterrements. Une soixantaine
au total, en comptant les enfants,
les frères, sœurs ou parents
d’étudiants – tous ceux qui cons-
tituent l’entourage immédiat des
défunts, si importants dans la
culture juive du deuil.
« L’histoire se répète »
Dans l’immense amphithéâtre
de l’université, la photographie
de chacun des 1 300 morts et des
deux cents otages a été posée sur
chaque siège de l’auditorium.
La jeunesse disparue d’Israël
semble vous regarder fixement.
Les visages d’une génération fau-
chée le 7 octobre. Car, sur les lis-
tes de morts publiées à l’échelle
du pays par le gouvernement, les
18-30 ans constituent l’essentiel
des victimes, soit qu’ils ont été
tués alors qu’ils effectuaient leur
service militaire près de Gaza
(310 soldats morts au total), soit
qu’ils participaient à la rave-
party (250 décès).
Une génération qui n’a pas fini
de payer son tribut à la guerre : les
jeunes hommes et femmes qui
effectuent leur service militaire
(60 % de chaque tranche d’âge) et
les moins de 40 ans qui forment
la réserve vont constituer l’essen-
tiel des troupes engagées contre
le Hamas pendant des mois, peut-
être des années. Sur les 30 000
étudiants de l’université de Tel-
Aviv, plus de 5 000 ont été appelés
toutes affaires cessantes à rallier
leur unité.
De la même façon que le pays
s’est mis à l’arrêt, les universités
sont fermées jusqu’au 5 novem-
bre au moins. Danielle Zilber,
26 ans, étudiante en psychologie,
est venue sur le campus pour ins-
taller les photos sur les sièges. Elle
est en treillis, prête à rejoindre
son bataillon de réserve, désolée
de ne pas avoir emporté avec elle
son arme de service. « On ne sait
jamais. » Son mari, 26 ans, mili-
Noam
Shtockhammer
et Annabelle
Chisin,
étudiants,
dans un parc
de Tel-Aviv,
le 14 octobre.
A droite :
installation
représentant
les victimes
de l’attaque
du Hamas du
7 octobre, dans
l’amphithéâtre
de l’université
de Tel-Aviv,
le 19 octobre.
LUCIEN LUNG/RIVA PRESS
POUR « LE MONDE »
taire de carrière, commande une
unité positionnée près de Gaza.
Quatre de ses amis sont morts
lors de l’attaque terroriste.
« C’est un moment de rupture
pour notre génération », explique
la jeune femme, présidente du
syndicat étudiant, fer de lance
des mobilisations contre le gou-
vernement de Benyamin Néta-
nyahou il y a quelques semaines
encore, un autre siècle désor-
mais. « L’idée du “plus jamais ça”
a marqué la génération après
l’Holocauste. L’histoire se répète :
je vous promets que nous ne
laisserons plus jamais arriver ce
qui vient de se passer. »
Israël est un petit pays. Pour
cette jeunesse, plus encore. Cha-
cun connaît des victimes ou des
militaires engagés, et le trauma-
tisme est aussi intime, familial
que communautaire ou identi-
taire. Eden Sanders, 25 ans, étu-
diante en économie, a grandi
dans le nord du pays, près de la
frontière libanaise. Son premier
souvenir de guerre remonte à
l’enfance. Elle avait 8 ans quand
elle a dû fuir son village après un
bombardement. Le 7 octobre, au
soir de l’attaque, son compagnon
a été appelé comme réserviste au
sein de l’armée, en Cisjordanie.
Elle connaît directement dix per-
sonnes mortes ou blessées ce jour
tragique. « Les gens du Hamas
veulent nous tuer, ils ne nous
donnent pas le droit d’exister. Vous
imaginez ce que cela signifie ? »,
interroge l’étudiante.
Cette génération, qui s’était mo-
bilisée contre les réformes de
M. Nétanyahou, s’est réveillée, le
7 octobre, avec cette angoisse ter-
rible que les assaillants puissent
vouloir la mort de chacun d’eux.
Jusque dans les chambres des bé-
bés, comme s’il fallait effacer
aussi l’avenir des juifs, pas seule-
ment le présent. « Dans certains
kibboutz, les gens ont été brûlés
vifs. C’est quand la dernière fois
que le peuple juif a subi ça ? C’est la
Shoah », questionne et répond
Eyal, Franco-Israélien de 28 ans,
passé par le service militaire de
l’armée israélienne, aujourd’hui
employé dans le high-tech, sec-
teur florissant de l’Etat hébreu.
Le jeune homme, qui n’a donné
que son prénom, se prépare à
être appelé par la réserve. Il ex-
prime le sentiment de vulnérabi-
lité des Israéliens : « Que vous
soyez Ashkénaze ou Séfarade,
petit ou grand, riche ou pauvre, de
droite ou de gauche, vous savez
qu’aux yeux de l’ennemi, vous êtes
juif et qu’il veut vous tuer. »
Les vies de cette génération
sont en suspens, happées par la
préparation de la guerre. Fanny
Guthmann, étudiante en infor-
matique, ne modifiera pourtant
pas la date de son mariage, prévu
le 25 octobre – sauf si elle devait
être convoquée par la réserve
d’ici là. La cérémonie se fera en
petit comité, en l’absence proba-
ble de ses frères et sœurs. « Je ne
veux pas céder au Hamas, je ne
veux pas que des terroristes déci-
dent du jour où je me marie. »
Le choc est pourtant dévasta-
teur. Son arrière-grand-mère lui
avait confié son étoile jaune pour
qu’elle n’oublie pas. « Le peuple
juif a subi des pogroms avant la
Shoah. C’est cette histoire qui se
répète. » Un silence. « Pourquoi
s’en prendre aux corps morts ? Les
balles ne suffisaient pas ? »
« Ne pas fermer les yeux »
Aux yeux de cette jeunesse, le
7 octobre n’est pas seulement
une guerre de plus dans l’histoire
d’Israël. C’est un retour en arrière
dans l’histoire des Juifs et des
massacres commis au nom de
l’antisémitisme depuis des siè-
cles. Les larmes qui montent,
Noam Shtockhammer, 26 ans,
les réfrène difficilement. Une
profonde détresse. Une im-
mense colère. Ses mots, il les pro-
nonce en les détachant lente-
ment pour dire combien ils sont
pesés et ont vocation à parler
pour beaucoup de jeunes Israé-
liens : « En 1942, quand Hitler dé-
cide de la solution finale, les Juifs
n’ont pas d’armée pour se défen-
dre en Europe. Aujourd’hui, nous
en avons une et nous devons nous
« SI J’AI PU DÉFENDRE
LES DROITS
DES PALESTINIENS,
IL N’EN EST PLUS
QUESTION. IL FAUT
ÉRADIQUER LE HAMAS »
ANNABELLE CHISIN
étudiante en droit
conflit israélo-palestinien | 5
battre contre des terroristes qui
veulent nous tuer, tous, tous les
Israéliens, tous les Juifs. »
L’étudiant en sciences politi-
ques, officier naval pendant son
service militaire, attend de savoir
s’il sera appelé dans la réserve. Il
a suivi les chaînes Telegram de
l’organisation terroriste, les vi-
déos reprises sur les réseaux is-
raéliens, et il conjure de regarder
les images insoutenables, les
corps suppliciés et leur mise en
scène. « Regardez ! Il faut regarder,
sinon vous ne pouvez pas com-
prendre ce qui nous arrive, répète
le jeune homme. Quand vous al-
lez à l’école, vous apprenez l’his-
toire, comment les nazis sont deve-
nus des nazis, comment des êtres
humains en arrivent à vouloir
l’extermination d’un autre peuple.
Il ne faut pas fermer les yeux. »
Les images des otages exhibés
le long des rues de Gaza, parfois
violentés, sous les vivats de la
foule, ont aboli la distinction en-
tre terroristes du Hamas et Pales-
tiniens. Annabelle Chisin, 22 ans,
étudiante en droit, le dit avec
d’autant plus de douleur qu’elle
était engagée à gauche : « Si j’ai pu
défendre l’idée d’une solution à
deux Etats, si j’ai pu défendre les
droits des Palestiniens, si j’ai pu
promouvoir l’idée d’un compro-
mis, il n’en est plus question. Il
faut éradiquer le Hamas parce
qu’ils veulent nous tuer tous,
même les bébés. Il ne s’agit pas
de la Palestine, ils ne se battent
pas pour les Palestiniens – qui
vont se prendre des bombes –, ils
veulent installer leur idéologie et
nous faire disparaître. »
Au milieu des cartons de biens
de première nécessité envoyés
aux soldats, Yuval Katz, 26 ans,
étudiant en commerce, l’un des
piliers des opérations de solida-
rité à l’université Reichman, ex-
prime une idée similaire : « Si l’ob-
jectif du Hamas avait été de libérer
les Palestiniens, ils n’auraient pas
fait cela. C’est autre chose qu’ils
cherchent. Il faut regarder com-
ment ils éduquent leurs militants
depuis l’enfance : on leur apprend
à nous haïr et à penser que nous
n’avons pas le droit d’exister. » Lui
aussi a besoin d’un instant de res-
piration pour continuer : « Pour-
quoi s’en prendre aux corps ? Que
s’est-il passé dans le cerveau d’un
être humain pour en arriver là ? »
Omir est un prénom d’emprunt.
LES VIES DE CETTE
GÉNÉRATION SONT
EN SUSPENS,
HAPPÉES PAR
LA PRÉPARATION
DE LA GUERRE
Il est interne en médecine et veut
pouvoir s’exprimer sans deman-
der l’autorisation de l’hôpital où il
travaille et étudie. Son service mi-
litaire, il l’avait accompli comme
officier dans une unité chargée
du Dôme de fer, ce dispositif anti-
aérien qui protège le pays des ro-
quettes lancées depuis la bande
de Gaza. Depuis le 7 octobre, pas
un jour ou presque sans que l’Iron
Dome fonctionne au-dessus de
Tel-Aviv. « Nous n’avons nulle part
ailleurs dans le monde où aller. Le
Hamas nous voit comme quelque
chose qu’il faut éradiquer. Com-
ment répondre ? Quel langage
trouver face à cela ? Je me suis
battu pour l’égalité des droits,
mais Israël a le droit, premier, de se
défendre », insiste Omir, tout en
regrettant que des Palestiniens
innocents en paient aussi le prix.
« Le 11 septembre 2001, dix-neuf
terroristes ont réussi à mettre
l’Amérique à genoux. Ce que nous
subissons est sans comparaison. »
Sur la place Dizengoff, dans le
centre de Tel-Aviv, des mains ano-
nymes sont venues placer des
bougies en mémoire de chacune
des victimes autour d’une im-
mense fontaine. Un groupe de
jeunes hommes et femmes
écoute des musiciens. « J’en ai des
larmes aux yeux quand je passe
devant », témoigne un étudiant.
La place est devenue un lieu de
communion. Mais rien n’est ré-
glé au sein de la société israé-
lienne, tout le monde s’est juste
accordé instinctivement à remi-
ser les divisions.
La sécurité, d’abord. La guerre,
ensuite. Jonas Moses, 32 ans, sala-
rié dans la tech, avait prévu de re-
joindre un café, à Jaffa, l’une des
ces villes d’Israël dites « mixtes »,
où Juifs et Arabes cohabitent diffi-
cilement. Avec d’autres volontai-
res, ils devaient cuisiner pour les
immigrés thaïlandais, employés
dans les zones agricoles près de
Gaza – à quelques kilomètres des
centaines de milliers de Gazaouis
sans travail. Mais le matin, ils ont
appris que le corps du barman,
qui figurait parmi les disparus de
la rave-party, avait été identifié. Le
rendez-vous a été annulé.
« Ce moment va profondément
modifier la société israélienne »,
dit le jeune homme, engagé à gau-
che, dans un pays qui avance sans
boussole, sinon celle de la ven-
geance. « Si on transforme Gaza
en Mogadiscio, on fait quoi après ?
Des ruines, montera un mouve-
ment plus dur encore. On n’élimine
pas une idéologie à coups de bom-
bes », ajoute-t-il, conscient d’avoir
été minoritaire dans l’Israël
d’avant, marginal dans l’Israël
post-7 octobre.
Grand effacement
Il faudra bien penser à l’après.
Mais comment ? La société israé-
lienne, y compris la jeunesse libé-
rale, s’est accoutumée aux murs
et aux grilles qui séparent, à ce
grand effacement des Palesti-
niens, à une forme d’indifférence
aussi pour leur sort. Les jeunes ve-
nus à la rave-party, fauchés par les
balles du Hamas, dont beaucoup,
probablement, étaient mobilisés
contre les réformes de Nétanya-
hou, faisaient ainsi la fête à deux
pas de l’immense prison à ciel
ouvert qu’est devenue Gaza.
Rachel Gali Cinamon, la
doyenne de la faculté de sciences
sociales, ferme les yeux en comp-
tant sur ses doigts le nombre
d’enterrements auxquels elle a
participé. Sept en douze jours.
« Après l’Holocauste, nous avons
été élevés dans la certitude que
l’Etat d’Israël était là pour nous
protéger. Et, soudain, nous décou-
vrons que nous ne sommes pas
en sécurité. Je suis extrêmement
inquiète des conséquences à long
terme de ce traumatisme. Cela va
déterminer toutes nos visions so-
ciales, politiques, identitaires. »
Drorit Neumann, elle, continue
de remplir les listes de victimes
et d’aider les étudiants qui
n’ont plus de travail ou qui s’en-
foncent dans la dépression. Elle
pense avec inquiétude à l’avenir.
L’université accueille 16 % d’étu-
diants arabes. Reviendront-ils ?
Dans quelles conditions ? Et
comment se passera la cohabita-
tion ? « Je ne sais pas, je ne sais
vraiment pas. » p
luc bronner
6 | conflit israélo-palestinien
Elisabeth Borne appelle à une « trêve humanitaire »
La première ministre française a défendu la protection des civils, lundi, devant les parlementaires
L’
exercice a beau être
convenu, il a le mérite
d’offrir un état des lieux
précis du débat politi-
que. Lundi 23 octobre, la discus-
sion engagée durant plus de deux
heures à l’Assemblée nationale
sur la situation au Proche-
Orient n’avait pas d’autre ambi-
tion que de permettre à toutes les
forces politiques en présence
d’exprimer leurs points de vue,
deux semaines après l’attaque
terroriste du Hamas perpétrée
contre Israël, le 7 octobre.
Ce débat sans vote, en vertu de
l’article 50-1 de la Constitution, se-
tenait la veille d’un déplacement
d’Emmanuel Macron en Israël.
Une visite qui doit être « l’occa-
sion de porter nos propositions
et de plaider inlassablement
pour éviter l’escalade », a précisé
la première ministre, Elisabeth
Borne, devant les députés.
Chaque camp a ainsi déroulé sa
partition dans un Hémicycle
comptant à peine une centaine de
députés. L’exécutif, par les voix
d’Elisabeth Borne et de Catherine
Colonna, la ministre des affaires
étrangères, s’est fait le porte-voix
de la cause palestinienne et de la
protection des civils, après avoir
défendu dans un premier temps
« le droit à la sécurité d’Israël » et le
« droit » de l’Etat hébreu « à se dé-
fendre dans le respect du droit in-
ternational ». « Les populations ne
doivent pas payer pour les crimes
des terroristes », a défendu Elisa-
beth Borne, qui a appelé dans le
même temps à une « trêve huma-
nitaire » pour permettre d’ache-
miner l’aide aux civils de Gaza
avant un « éventuel cessez-le-feu ».
« Dites-le à vos amis du Hamas ! »
Insuffisant aux yeux des élus de
La France insoumise (LFI), qui ont
refusé d’applaudir la locataire de
Matignon, contrairement au reste
de l’Hémicycle. Sur un ton offen-
sif, leur présidente, Mathilde Pa-
not, s’est élevée contre l’idée d’une
France qui serait « alignée sur les
Etats-Unis et sur le gouvernement
israélien va-t-en-guerre d’extrême
droite ». « Pourquoi la France est-
elle incapable de dénoncer avec la
même force les crimes de guerre
« L’action politique se joue désormais sur un mode émotionnel »
Pour le politiste Vincent Martigny, le clivage sur le conflit israélo-palestinien ne recoupe pas, historiquement, le clivage gauche-droite
ENTRETIEN
V incent Martigny est
professeur de sciences
politiques à l’univer-
sité Nice-Côte d’Azur et à l’Ecole
polytechnique.
Pour quelles raisons la résur-
gence du conflit israélo-
palestinien polarise-t-elle
la scène politique nationale ?
Les attentats du Hamas contre
les populations civiles en Israël
sont perçus avec une acuité parti-
culière parce que la France a fait
l’expérience dans les années ré-
centes du terrorisme sur son ter-
ritoire avec l’attentat du Bataclan.
Tout cela réactive un trauma-
tisme français. La réaction des
forces politiques à l’attaque du
Hamas en dit ainsi moins sur la si-
tuation du Proche-Orient que sur
les dynamiques en cours dans la
vie politique française.
Ce qui est frappant, c’est d’abord
l’incroyable charge émotionnelle
des prises de position. Cela cor-
respond à une transformation
profonde du champ politique
dans les démocraties contempo-
raines : une conception de l’ac-
Catherine Colonna, ministre des affaires étrangères, à l’Assemblée nationale, lundi 23 octobre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
commis par le Hamas et ceux
commis par le gouvernement de
Nétanyahou ? », a-t-elle tonné.
Dans une atmosphère viru-
lente, le député Rassemblement
national (RN) du Nord et vice-pré-
sident de l’Assemblée, Sébastien
Chenu, a traité Mathilde Panot de
« collabo ». Le député Renaissance
du Cher François Cormier-Bouli-
geon a scandé à plusieurs repri-
ses : « Dites-le à vos amis du
Hamas ! » De par son refus de qua-
lifier le Hamas de « terroriste »,
La France insoumise est l’objet
d’intenses critiques jusqu’au sein
de la Nouvelle Union populaire
écologique et sociale.
Face aux « insoumis » vilipen-
dés, Marine Le Pen a cherché au
maximum à rendre neutre son
discours, avançant, comme
d’autres avant elle, « le droit à se
défendre » d’Israël, sans qu’il soit
tion politique qui se joue désor-
mais sur un mode essentielle-
ment émotionnel. La colère, l’an-
goisse, l’anxiété ou la tristesse ex-
primés par les responsables poli-
tiques ont pris le dessus, à de
notables exceptions, sur des ten-
tatives de penser l’événement
dans sa dimension historique.
Quelles sont les lignes de
démarcation que l’on peut
observer entre les différentes
forces politiques ?
Le conflit israélo-palestinien
reste un sous-clivage politique en
France, qui ne recoupe pas, histo-
riquement, le clivage gauche-
droite. Chaque famille politique
demeure divisée en plusieurs
courants. Aujourd’hui, trois gran-
des positions s’affirment et rejoi-
gnent la tripartition du champ
politique.
Il y a la position occidentaliste,
portée par l’extrême droite, une
grande partie de la droite et une
partie du gouvernement. Elle con-
sidère que nous faisons partie
d’un bloc auquel Israël appartient,
notamment car c’est la seule dé-
mocratie de la région et qu’à ce ti-
tre nous lui devons une solidarité
« inconditionnel » car devant
« s’appliquer dans le respect du
droit international et des droits de
l’homme ». Au milieu de cette
rhétorique sans aspérités, elle
s’est employée à envoyer des si-
gnaux ici et là, comme sa volonté
d’interdire « les idéologies islamis-
tes sur notre sol », dans une analo-
gie entre l’attaque du Hamas et
l’assassinat de l’enseignant Domi-
nique Bernard par Mohammed
Mogouchkov, un jeune radicalisé
originaire de Russie, le 13 octobre,
à Arras. Tentant de dépeindre sa
« vision du rôle de la France »,
Marine Le Pen a fustigé le « délite-
ment » de la diplomatie française.
Dans les pas d’Elisabeth Borne,
la ministre des affaires étrangères,
Catherine Colonna, a répété lors
de son intervention que la posi-
tion de la France sur ce conflit
était aussi « claire » que « cons-
sans faille. Pour les tenants de
cette position, la défense de la « ci-
vilisation » occidentale et du droit
d’Israël à se défendre l’emporte
sur toute autre considération.
De l’autre côté du spectre s’ex-
prime une position tiers-mon-
diste adoptée par la gauche radi-
cale et des mouvements d’ex-
trême gauche comme le Nouveau
Parti anticapitaliste. Pour cette
gauche, le conflit israélo-palesti-
nien est le symbole des peuples
opprimés et toute résistance à l’oc-
cupation israélienne est de fait lé-
gitime, indépendamment des
moyens qu’elle se donne. Je la
nomme tiers-mondiste parce que
les tenants de cette position dé-
noncent l’arrogance de la position
occidentaliste et se sentent solidai-
res avec la majorité des pays du
Sud qui sympathisent eux-mêmes
avec l’opposition palestinienne.
Pour La France insoumise (LFI),
cette prise de position est aussi
instrumentale, puisqu’elle permet
de renouer avec un imaginaire po-
puliste du peuple opprimé.
Dans une position médiane s’ex-
prime la défense d’un « huma-
nisme européen » : c’est la position
exprimée par la gauche sociale-dé-
tante », prônant « une solution à
deux Etats ». Une mise au point
alors que des points de vue plus
équivoques ont semblé remettre
en cause la capacité de la France à
« conserver une voix équilibrée ».
« Une faute politique lourde »
Lors d’un déplacement de vingt-
quatre heures en Israël, samedi,
la présidente de l’Assemblée
nationale, Yaël Braun-Pivet, a
suscité les critiques de la gauche
et la circonspection d’une partie
de son camp en renouvelant son
« soutien inconditionnel » à Israël
après avoir visité le kibboutz de
Beeri et le site de la rave-party où
ont été tuées et kidnappées des
centaines de personnes lors des
attaques du Hamas.
Une parole importante dans la
bouche du quatrième personnage
de l’Etat, a fortiori car ce fut la seule
mocrate, soit une grande partie du
Parti socialiste, du Parti commu-
niste français, et d’Europe-Ecolo-
gie Les Verts, mais aussi par les
partis centristes comme le Mo-
Dem, et, dans une certaine me-
sure, par le président de la Républi-
que et la première ministre. Elle
consiste à une solidarité avec tou-
tes les victimes du conflit, une
condamnation des crimes de
guerre des deux côtés. Elle n’a pas
de problème à qualifier le Hamas
de mouvement terroriste, et ap-
pelle à une solution pacifiste à
deux Etats. Cette vision est mino-
ritaire dans le champ politique,
mais sans doute plus implantée
dans l’opinion publique.
Cette position « d’équilibre » a-
t-elle vraiment perdu du ter-
rain dans l’espace politique ?
Ce qui est sûr, c’est qu’elle est
beaucoup moins consensuelle
qu’il y a vingt ans. Historique-
ment, les présidents français ont
plutôt adopté une position non
alignée, incarnée par Charles de
Gaulle, François Mitterrand ou
Jacques Chirac, avec une sympa-
thie pour le principe de l’autodé-
termination des peuples.
LA MINISTRE DES
AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
CATHERINE COLONNA, A
RÉPÉTÉ QUE LA FRANCE
PRÔNE TOUJOURS
UNE « SOLUTION
À DEUX ÉTATS »
à employer une telle expression à
ce niveau de responsabilité. « On
sait aujourd’hui que [les popula-
tions civiles à Gaza] servent
souvent de bouclier humain, qu’il
faut les préserver bien sûr, mais que
rien ne doit empêcher Israël de se
défendre. Il y a, comme sur d’autres
conflits, un attaquant et des atta-
qués », avait-elle développé.
Dans les années 2007-2010, cette
position historique à droite bas-
cule dans l’occidentalisme, sous
l’impulsion de Nicolas Sarkozy,
qui adopte une position interna-
tionale atlantiste et donc plutôt fa-
vorable à Israël. Aujourd’hui, la po-
larisation du débat entre occiden-
talisme et tiers-mondisme est
beaucoup plus forte. Au milieu, la
position de l’humanisme euro-
péen, plus modérée, paraît en con-
traste moins affirmée. En refusant
de choisir un côté, les partisans de
l’humanisme européen sont sou-
vent accusés de jouer le jeu du
camp adverse.
D’ailleurs, le gouvernement s’est
peu positionné sur le fond du dos-
sier : sa réaction a d’abord été une
réaction sécuritaire, concentrée
sur l’angoisse de l’importation du
conflit en France. Cette réaction,
incarnée par l’hyperactivisme de
Gérald Darmanin (interdiction
des manifestations propalesti-
niennes, loi « immigration »…), est
à découpler de la position diplo-
matique, même si la première
tend à éclipser la seconde.
En quoi cette nouvelle étape du
conflit israélo-palestinien in-
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
« La violence barbare du Hamas
est sans excuse, mais elle n’est pas
sans cause », a, pour sa part,
soutenu le président de la com-
mission des affaires étrangères,
Jean-Louis Bourlanges (MoDem),
appelant Israël à « cesser sa politi-
que de colonisation », sous les
applaudissements de la gauche,
quand le député Les Républicains
(LR) des Français établis hors de
France Meyer Habib, proche
de Benyamin Nétanyahou, se
montrait de son côté scandalisé :
« C’est un discours munichois ! »
A la tribune, la présidente du
groupe écologiste à l’Assemblée,
Cyrielle Chatelain, a estimé que la
voix de la France était « affaiblie »
par ces paroles « contradictoires »,
voyant notamment dans les
propos de Yaël Braun-Pivet « une
faute politique lourde ». Lundi
matin sur France Inter, la prési-
dente de l’Assemblée a corrigé ses
dires. Son soutien visait « l’exis-
tence d’Israël », et non pas celui du
« gouvernement d’Israël ».
Plus tôt, cette prise de position
de la présidente de l’Assemblée
avait fait réagir le leader de LFI,
Jean-Luc Mélenchon, qui, dans
un tweet, dimanche, a accusé
Mme Braun-Pivet de « camper à Tel-
Aviv pour encourager le massacre »
à Gaza. « Pas au nom du peuple
français ! », avait-il renchéri sur X
(ex-Twitter), postant une vidéo de
la manifestation propalestinienne
organisée dimanche à Paris. Ce
message a suscité l’indignation au
sein du camp présidentiel, à droite
et chez certains élus de gauche
y voyant des propos à caractère
antisémite à l’endroit de Yaël
Braun-Pivet.
Des propos tenus « depuis les
profondeurs antisémites abjectes
de l’histoire », a condamné à la tri-
bune de l’Assemblée Mathieu Le-
fèvre, député Renaissance du Val-
de-Marne et président du groupe
d’amitié France-Israël. D’Elisa-
beth Borne à Catherine Colonna
en passant par le président du
groupe Horizons, Laurent Mar-
cangeli, de nombreux membres
du camp présidentiel sont égale-
ment venus au soutien de la prési-
dente de l’Assemblée nationale. p
mariama darame
fluence-t-elle la recomposition
de la vie politique française ?
A gauche, la crise met au jour des
crises internes déjà existantes.
Rien de surprenant : d’emblée, la
Nouvelle Union populaire écologi-
que et sociale n’était pas d’accord
sur les questions internationales.
La question centrale est celle de la
place de Jean-Luc Mélenchon. Au
sein même de LFI, son refus de
qualifier les attaques du Hamas de
« terroristes » fait apparaître des di-
visions, comme on a pu le voir
avec les prises de position de Fran-
çois Ruffin.
Quant à l’extrême droite, elle
adopte une position instrumen-
tale. Pour Marine Le Pen, le conflit
est l’occasion d’un retournement :
se placer aux côtés d’Israël et dé-
noncer « l’antisémitisme » de LFI
peut en effet sembler paradoxal
quand on connaît l’entourage de
Marine Le Pen, composé de pro-
ches du bloc identitaire et du GUD.
Depuis quelques années, le Ras-
semblement national s’est aligné
sur l’extrême droite israélienne,
avec qui elle partage un rejet de
l’Islam et des musulmans. p
propos recueillis par
ma. de. et lyssia gingins
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Au Xinjiang,
la terreur
s’estompe,
la peur demeure
Dans la région chinoise, l’étau de
Pékin sur les musulmans ouïgours
semble se desserrer peu à peu
REPORTAGE
région du xinjiang (chine) -
envoyé spécial
N
ous sommes ven-
dredi. Jour de prière.
Des centaines de Chi-
nois pénètrent par pe-
tits groupes dans la célèbre mos-
quée Id Kah, au cœur de la vieille
ville de Kachgar, cette antique cité
située au sud du Xinjiang, im-
mense et lointaine région de la
République populaire de Chine.
Mais de tous ces hommes, ces
femmes et ces jeunes qui suivent
un jeune guide brandissant un
drapeau, aucun n’est venu ici
pour des raisons religieuses. Tous
sont des touristes et ils ont dû
acquitter un droit pour entrer.
Depuis quelques mois, la mos-
quée n’est plus un lieu de culte
mais une simple destination tou-
ristique. L’immense salle prévue
pour la prière reste vide. Interro-
gés, deux responsables confir-
ment, gênés, qu’aucun culte
n’est prévu ce jour-là. Pourtant,
les musulmans n’ont pas disparu :
profitant d’un dernier soleil
d’automne, une vingtaine d’hom-
mes et quelques femmes, sou-
vent âgés, restent assis sur les mu-
rets qui font face à ce bâtiment
sacré sur lequel flotte désormais
un drapeau chinois et dans lequel
ils n’osent plus pénétrer.
Ainsi va la vie à Kachgar. En ap-
parence, tout y est normal. Les
commerçants commercent, les
petits vieux regardent le temps
passer et, à l’heure de la sortie de
l’école, les enfants, foulard rouge
autour du cou, transforment la
vieille ville en une gigantesque
cour de récréation. Mais, en fait,
nombre de boutiquiers ne cher-
chent pas vraiment à attirer le
chaland, les petits vieux ont l’air
triste et la plupart des gamines
ont des cheveux coupés éton-
namment court.
Camps de prisonniers
Kachgar est, depuis quelques an-
nées, au cœur de la répression
exercée par la Chine sur le Xin-
jiang. Plusieurs attentats, commis
notamment à Pékin en 2013, ainsi
qu’à Urumqi, capitale du Xinjiang,
et à Kunming (province du
Yunnan) l’année suivante, ont
conduit les autorités à une répres-
sion extrêmement brutale, en in-
voquant la menace de séparatis-
tes et de djihadistes ouïgours. Le
Parti islamique du Turkestan,
ultraminoritaire, qui a prêté allé-
geance à l’organisation Etat isla-
mique, prône la guerre sainte
contre la Chine depuis 2016.
Conséquences, tous les déplace-
ments ont été contrôlés, interdic-
tion a été faite aux musulmans de
pratiquer leur religion ou de por-
ter le voile ou la barbe et des « cen-
tres de formation », en réalité de
véritables camps de prisonniers,
ont été créés. Selon de nombreux
anciens « pensionnaires » libérés
puis exilés et les nombreuses in-
formations émanant de diverses
organisations des droits humains
occidentales, et reprises par l’ONU,
plus de 1 million de Ouïgours
auraient été enfermés et « réé-
duqués » dans ces centres prisons.
En 2019, la Chine a cependant
indiqué que toutes les personnes
« formées » avaient été « di-
plômées », même si rien n’indique
que ces lieux de « stages » forcés
aient disparu. Selon Daria
Impiombato, experte de l’Aus-
tralian Strategic Policy Institute,
un centre de recherche qui a pu-
blié en 2020 un des rapports les
plus complets sur les camps,
« beaucoup ont été depuis désécu-
risés ou fermés ». D’après Zumre-
tay Arkin, directrice du Plaidoyer
international au sein du Congrès
mondial ouïgour, une organisa-
tion basée en Allemagne, « des
milliers de personnes ont été for-
mellement accusées de terrorisme
et transférées dans des prisons où
elles purgent des peines supérieu-
res à dix ans ». Néanmoins, dans
cette région grande comme trois
fois la France, l’étau semble en ef-
fet peu à peu se desserrer. Il est dé-
sormais possible pour des journa-
listes occidentaux de se déplacer
dans les centres-villes sans être
suivis en permanence par la po-
lice. A Kachgar, les contrôles de sé-
curité, tant dans les hôtels qu’aux
entrées de la vieille ville, sont pu-
rement formels voire inexistants.
A Hotan, une autre grande ville
ouïgoure, située à plusieurs cen-
taines de kilomètres au sud-est de
Kachgar, aucun véhicule ne peut
s’approcher à moins de 200 mè-
tres de la gare où les contrôles res-
tent tatillons. En revanche, nul
n’ouvre plus son sac à l’entrée du
marché de nuit, la grande attrac-
tion touristique de la ville. Même
phénomène à Urumqi, située à
1 500 kilomètres plus au nord, où
l’accès à l’aéroport ou même au
grand bazar ne sont pas plus sur-
veillés que d’autres lieux compa-
rables dans le reste du pays. Seule
réserve : la police y est omnipré-
sente et des véhicules blindés sont
positionnés la journée aux princi-
paux carrefours. L’ambiance y est
toutefois décontractée.
Dans la vieille ville de Kachgar,
l’ambiance est suffisamment dé-
tendue pour que des jeunes déci-
dent d’y vivre. « J’ai fait mes études
supérieures à Dalian, à l’autre
bout du pays, mais je suis revenue
chercher du travail ici. Comme
mes parents habitent Kachgar,
c’est plus simple pour moi d’être
ici », témoigne une jeune
Ouïgoure qui espère bien obtenir
un emploi de fonctionnaire dans
les mois à venir. Tout se passe
comme si les autorités se sen-
taient assez sûres d’elles pour mi-
ser désormais sur l’essor écono-
mique de cette région au cœur
des « nouvelles routes de la soie ».
Le développement des infrastruc-
tures routières, ferroviaires et aé-
riennes y est impressionnant.
Surtout, dans une période où les
produits made in Xinjiang font
l’objet de plusieurs campagnes
de boycott en Occident, Pékin
mise sur le tourisme chinois. C’est
par millions que les Chinois visi-
tent Kachgar, découvrent, au sud
A Kachgar,
des figurants
ouïgours défilent
à chameau,
en costume
traditionnel.
Une sorte de
« Disneyland » qui
ravit les touristes
international | 7
Deux mains tenant une grenade, symbole de l’unité chinoise, dans un parc de Kachgar, dans le Xinjiang, le 1er mai. GILLES SABRIÉ
d’Urumqi, l’oasis de Turpan sur veillance est moins omniprésente, milliers de mètres carrés dans un sur la promesse faite par Mao,
les « anciennes routes de la soie », ils n’osent toujours pas s’expri- musée qui vient d’ouvrir à Uru- avant d’arriver au pouvoir, du
ou profitent des premières neiges mer ». Ainsi, la terreur s’estompe, mqi. Dans ce gigantesque bâti- « droit des peuples à l’autodétermi-
pour skier sur les pistes qui joux- la peur demeure. Quant aux ment de verre partiellement re- nation », ni sur les deux périodes
tent le Kazakhstan. touristes chinois, ils notent sur- couvert de béton, pas moins de où le Xinjiang, que l’on appelait
Une grande partie de la vieille tout la différence de culture avec quatre étages sont consacrés à le Turkestan oriental, a été indé-
ville de Kachgar a été détruite de- les locaux. « On est vraiment très l’histoire du Xinjiang. On y ap- pendant (trois mois en 1934 puis
puis une quinzaine d’années et loin de Pékin », constate une prend qu’il a de tout temps été de novembre 1944 à août 1949).
remplacée par une version « folk- habitante de la capitale. « Vous une terre de brassage, que les dif- L’essentiel est ailleurs : selon une
lorisée » de ce qu’elle fut. Ce qui avez vu les gens d’ici. Ils ne sont férentes ethnies y ont toujours citation de M. Xi présentée à la fin
a été préservé ou reconstruit est vraiment pas comme nous. On di- vécu en harmonie et que, depuis du parcours : « Toutes les ethnies
désormais totalement voué au rait des Afghans », renchérit un l’époque des « Trois Royaumes » au Xinjiang sont des membres
tourisme. Le week-end, des figu- habitant de Xi’an. (au IIIe siècle), les Han y ont en- inséparables de la grande famille
rants ouïgours défilent en ville à La vision du numéro un chinois, voyé des soldats et exercé une de la nation chinoise. » p
chameau en costume tradition- Xi Jinping, est exposée sur des « gestion centralisée ». Pas un mot frédéric lemaître
nel et au son d’instruments orien-
taux. Une sorte de « Disneylandi-
sation » qui ravit les touristes,
eux-mêmes louant des costumes
ouïgours, le temps d’un selfie… Et,
à la limite de la vieille ville, le
grand bazar achève d’être démoli,
remplacé par un centre commer-
cial sans âme.
Privés de passeport
Tout ce qui a trait à l’islam est
banni. Au cœur du vieux Kachgar,
hormis la mosquée Id Kah, toutes
LE
les autres mosquées sont fermées.
Près de la porte ouest de la vieille
ville, les battants exceptionnel-
lement entrouverts de l’une d’en-
tre elles laissent percevoir un
intérieur totalement dévasté. Et,
hormis quelques vieillards, on ne
voit dans le Xinjiang aucun E
52
homme porter la moindre barbe
'
et, dans le sud musulman, très ra-
LWUSWｧ̆
res sont les femmes qui osent re-
vêtir un foulard pour couvrir (par-
tiellement) leur chevelure.
Si, depuis la fin de la politique
zéro Covid, les Chinois peuvent
à nouveau voyager à l’étranger,
la quasi-totalité des Ouïgours
restent, eux, privés de passeport. CW VQ
« Tous les habitants du Xinjiang
doivent remettre leur passeport
aux autorités. Moi, je peux aller le
demander mais, pour un Ouïgour,
c’est vraiment risqué », témoigne
un habitant han d’Urumqi. Cédric, agent ferroviaire et
Zumretay Arkin constate que, défenseur de l’équipe de France
depuis plusieurs mois, quelques de Rugby Fauteuil.
Ouïgours obtiennent des visas
pour voyager à l’étranger et que
des membres de la diaspora
peuvent à nouveau rentrer en
Chine, sans risque de se faire en-
fermer, peut-être un autre signe
de normalisation.
« C’est nouveau mais ce ne sont
que de rares exceptions qui bénéfi-
cient à des personnes se tenant
éloignées de la politique. Person-
*15 % de réduction la 1ère année pour toute souscription en tacite reconduction d’un contrat AUTO PASS ou d’un
nellement, depuis 2017, je n’arrive contrat Habitation DOMO PASS (souscription ou ajout d’une maison ou d’un appartement en résidence principale
pas à établir le moindre contact ou secondaire, hors logement en maison de retraite) ou d’un contrat habitation AMPHI PASS « Etudiant » (hors
avec ma famille basée dans le logement en école de fonctionnaire), hors frais d’échéance, contribution attentat, fonds de solidarité, coût d’avenant,
Xinjiang », ajoute cette femme frais de mensualisation et droit d’entrée.
Et 15 % de réduction supplémentaire la 1ère année sur le 2ème contrat AUTO PASS, Habitation DOMO PASS ou Habitation
née à Montréal. Elle reconnaît AMPHI PASS souscrit et les suivants, répondant aux conditions ci-dessus. Offres valables du 1er septembre 2023
que, « grâce aux pressions de la au 31 octobre 2023, non cumulables avec toute offre en cours.
communauté internationale, la si- Conditions et limites des garanties de nos contrats AUTO PASS, Habitation DOMO PASS ou Habitation AMPHI PASS
tuation est un peu moins mau- en agence GMF. Les Conditions Générales et la Convention d’assistance de ces contrats sont consultables sur gmf.fr
vaise qu’en 2019 et 2020. La Chine GMF ASSURANCES - Société anonyme au capital de 181 385 440 € entièrement versé - Entreprise régie par le
met désormais l’accent, avec un
Code des assurances - R.C.S. Nanterre 398 972 901 - APE 6512 Z - Siège social : 148 rue Anatole France - 92300
Levallois-Perret. Les produits distribués par GMF ASSURANCES sont assurés par GMF ASSURANCES et/ou
certain succès auprès des pays du LA SAUVEGARDE et/ou GMF VIE et/ou Covéa Protection Juridique et/ou AM-GMF.
Sud global, sur ses efforts pour
améliorer le niveau de vie des
Ouïgours. Mais, même si la sur-
8 | international
En Ukraine, une dernière
loi pour remplir les
critères d’adhésion à l’UE
Des organisations de la société civile jugent
que les réformes sont en bonne voie
kiev - correspondant
P résentée par les autorités
de Kiev comme la levée
du dernier obstacle sur la
route de l’Ukraine vers l’Union
européenne (UE), une loi visant à
renforcer le contrôle financier des
personnes politiquement expo-
sées a été adoptée, mardi 17 octo-
bre, par le Parlement ukrainien.
« C’était la dernière dont nous
avions besoin afin de pouvoir
ouvrir les négociations d’adhésion
au sein de l’UE », se réjouit Iryna
Gerashchenko, députée de l’oppo-
sition et membre de la commis-
sion sur la politique étrangère et
la coopération interparlemen-
taire. Le texte, qui vient consoli-
der la réforme sur la lutte contre
le blanchiment d’argent, « est con-
forme aux exigences de la Com-
mission européenne et du Fonds
monétaire international », assure
Tetiana Shevchuk, avocate au
Centre d’action anticorruption.
La réforme fait partie des sept
qui ont été confiées à Kiev en
même temps que son statut de
candidat à l’UE, en juin 2022, et
dont la mise en œuvre est jugée
essentielle pour l’ouverture
d’éventuelles négociations d’ad-
hésion, en décembre. Or, le 8 no-
vembre, la Commission euro-
péenne devrait rendre une éva-
luation des progrès accomplis par
le pays dans ces réformes.
« Nous nous attendons à un rap-
port tout à fait positif, avec proba-
blement quelques mesures en
suspens attendues, explique
Olga Stefanishyna, vice-première
ministre d’Ukraine chargée de
l’intégration européenne et
euroatlantique. La plupart des
Etats membres se réfèrent à ce
rapport comme base de référence
pour définir leur position sur la dé-
cision d’entamer des pourparlers
d’adhésion. Nous pensons qu’il est
essentiel que cette décision soit
prise dès que possible. »
En juin, lors d’une première éva-
luation dans la mise en œuvre des
recommandations, le commis-
saire européen chargé de l’élargis-
sement, Oliver Varhelyi, déclarait
que Kiev avait pleinement rempli
deux des sept conditions fixées
par Bruxelles. Les deux chapitres
en question concernent le secteur
des médias, ainsi que la réforme
de deux organes judiciaires, le
Haut Conseil de la justice et la
Haute Commission de qualifica-
tion des juges d’Ukraine.
Depuis que le pays a reçu le sta-
tut de candidat, plusieurs organi-
sations de la société civile ukrai-
nienne se sont réunies autour du
centre de réflexion New Europe
Center, basé à Kiev, afin de suivre
la mise en œuvre des réformes.
Ces institutions constituées d’ex-
perts analysent la manière dont le
gouvernement traite ces recom-
mandations en les comparant
avec les attentes des Européens.
Pour la dernière évaluation en
date, publiée fin septembre, la
coalition réunie autour du New
MEXI QU E
Au moins 24 morts dans
trois attaques armées
Trois attaques armées ont
fait au moins 24 morts, dont
plus de 10 policiers, lundi
23 octobre, dans trois Etats du
sud du Mexique en proie à la
violence liée au trafic
de drogue. Les faits se sont
déroulés dans la ville de
Coyuca de Benitez, dans l’Etat
de Guerrero, à Tacambaro,
dans l’Etat voisin de Michoa-
can, et dans la localité de San
Miguel Canoa, à 120 kilomè-
tres de Mexico. – (AFP.)
Europe Center a délivré des notes
pour chacune des réformes, esti-
mant le total à 8,1 sur 10 – avant le
vote sur la loi qui renforce le
contrôle financier des personnes
politiquement exposées. Un pro-
grès notable, puisqu’elle était de
6,8 en mai. « Cette note est un
grand succès, considère Sergiy
Solodkyy, directeur adjoint du
New Europe Center. Cela montre
que l’Ukraine est capable de réus-
sir si elle a un signal clair et une
forte pression de l’intérieur, de la
société civile et bien sûr des amis
et partenaires dans l’UE. »
Pour autant, cela ne signifie pas
que toutes les réformes deman-
dées par Bruxelles ont été entière-
ment réalisées par Kiev, explique
l’expert en politique étrangère :
« La société civile ne dit pas que
toutes les mesures ont été remplies
et que l’Union européenne devrait
accepter le lancement du proces-
sus d’intégration. Non, nous di-
sons que l’Ukraine a mis en œuvre
une partie importante de ses de-
voirs et qu’elle mérite de bénéficier
du processus d’adhésion. Toutes
les étapes qui restent à remplir
pourront l’être lors du processus
d’adhésion. »
Lutte antioligarque
Les experts observent des progrès
et une bonne dynamique dans
tous les domaines : la lutte contre
la corruption (8,5 sur 10), la législa-
tion sur les minorités nationales
(9 sur 10) et la réforme sur la Cour
constitutionnelle d’Ukraine (6 sur
10). Concernant cette dernière, le
New Europe Center note qu’une
« législation nécessaire a été adop-
tée » et que « la prochaine étape
est la mise en œuvre de nouvelles
procédures de sélection des juges
de la Cour constitutionnelle ».
Pour la dernière réforme, qui a
trait à la lutte antioligarque, le
groupe réuni autour du New
Europe Center assure que cette
question n’est plus aussi sensible
qu’elle ne l’a été. « L’influence des
oligarques en Ukraine a considéra-
blement diminué au cours des
deux dernières années pour des
raisons liées à l’agression russe, ce
qui a encore réduit la pertinence de
ce critère, explique Sergiy Sydo-
renko, rédacteur en chef du média
Evropeïska Pravda, “Vérité euro-
péenne”, membre de la coalition.
Le panel d’experts est donc resté sur
sa position : ce critère ne peut être
évalué et il ne doit pas devenir un
obstacle à l’ouverture de négocia-
tions avec l’UE. Selon nos informa-
tions, la Commission européenne
suit une position similaire. »
Olga Stefanishyna confirme :
« La commission de Venise [l’or-
gane consultatif du Conseil de
l’Europe, composé d’experts in-
dépendants en droit constitu-
tionnel] a recommandé de repor-
ter la mise en œuvre de cette loi (…)
à la fin de la guerre afin d’éviter des
tensions internes, la politisation
du processus et pour se concentrer
sur les mesures systémiques. » p
thomas d’istria
HAÏ T I
« Nouveaux records »
de crimes selon l’ONU
Le rapport du secrétaire gé-
néral de l’ONU sur Haïti pu-
blié lundi 23 octobre, estime
que « les infractions majeures,
y compris les homicides vo-
lontaires et les enlèvements,
ont connu une augmentation
sans précédent ». Entre le
1er juillet et le 30 septembre,
la police a signalé 1 239 homi-
cides, contre 577 en 2022 et
701 personnes, en majorité
des femmes, ont été victimes
d’enlèvements. – (AFP.)
La France lance une coopération
militaire avec l’Arménie
Le soutien, sous forme de contrats et non d’une aide, comprend
de la formation ainsi que la vente de radars et de missiles antiaériens
L
a France a confirmé,
lundi 23 octobre, un sou-
tien militaire appuyé à
l’Arménie, reposant no-
tamment sur plusieurs contrats
d’armement, ainsi que l’envoi de
militaires français pour la forma-
tion de troupes à Erevan. Cette an-
nonce intervient dans un con-
texte tendu entre l’Arménie et
l’Azerbaïdjan, après l’offensive
éclair de Bakou contre le Haut-Ka-
rabakh, le 19 septembre, qui a
conduit à la chute de cette enclave
séparatiste et à l’exode de
100 000 Arméniens. Erevan re-
doute désormais que Bakou tente
d’attaquer son propre territoire.
La France entend aider ce petit
pays du Caucase, dont elle est l’un
des premiers soutiens, à « défen-
dre son intégrité territoriale ».
Cette coopération militaire sans
précédent lève le voile sur une an-
nonce, trois semaines plus tôt,
qui avait surpris. En visite à Ere-
van, la ministre des affaires étran-
gères, Catherine Colonna, avait
affirmé, le 3 octobre, que Paris
« avait donné son accord » à la « li-
vraison de matériel militaire à l’Ar-
ménie pour qu’elle puisse assurer
sa défense ». Mais cette aide
n’avait pas été détaillée, et l’an-
nonce, minimisée depuis lors,
semblait surtout destinée à ras-
surer l’importante diaspora ar-
ménienne en France, estimée à
500 000 personnes.
Lundi, le ministre des armées,
Sébastien Lecornu, et son homo-
logue arménien en visite à Paris,
Souren Papikian, ont dévoilé les
détails de ce qui se veut une nou-
velle « intimité stratégique ». Le
ministre français a insisté sur le
fait que les armements envoyés
seront avant tout « défensifs » et
qu’il ne s’agit pas de cessions,
comme c’est le cas pour l’aide mi-
litaire française à l’Ukraine, mais
de contrats d’équipement en
bonne et due forme. Ces derniers
s’ajoutent à la création d’un poste
La journaliste russo-américaine
Alsu Kurmasheva emprisonnée à Kazan
La justice russe lui reproche d’avoir omis de se déclarer comme « agent de l’étranger »
moscou - correspondant
L a journaliste russo-améri-
caine Alsu Kurmasheva a
été placée en détention
provisoire par un tribunal de la
ville de Kazan, lundi 23 octobre.
Cette mesure, qui pourra être re-
conduite après le 5 décembre,
met fin au flottement qui avait
suivi son arrestation, le 18 octo-
bre, période durant laquelle elle
n’était placée que sous le régime
de la garde à vue.
Mme Kurmasheva, qui réside à
Prague avec son mari et ses deux
filles adolescentes, était piégée en
Russie depuis le mois de mai. Elle
était alors rentrée dans sa région
d’origine, le Tatarstan, pour une
« urgence familiale », avant de se
voir interdire de vol retour et de
se faire confisquer ses deux pas-
seports, au motif qu’elle n’aurait
pas déclaré aux autorités russes
sa nationalité américaine.
L’arrestation est intervenue
dans un second temps, cinq mois
plus tard. Il lui est désormais re-
proché d’avoir omis de se déclarer
comme « agent de l’étranger », un
label qui se veut à la fois infamant
et imposant de lourdes contrain-
tes au quotidien, et dont les règles
d’attaché de défense à l’ambas-
sade de France à Erevan, promise
fin septembre.
La coopération annoncée lundi
passera notamment par l’achat
de trois Radar GM200 du groupe
Thales, destinés à assurer la dé-
tection de menaces aériennes de
moyenne portée (avions de
chasse, hélicoptères, drones, etc.)
jusqu’à 250 kilomètres. Une lettre
d’intention a aussi été signée
pour l’acquisition d’un nombre
indéterminé de missiles Mistral,
fabriqués par le missilier euro-
péen MBDA. Il s’agit de missiles
sol-air à courte portée censés in-
tercepter des menaces jusqu’à
6 kilomètres, dont la France a déjà
envoyé une centaine d’exemplai-
res à l’Ukraine.
Défense sol-air et infanterie
Le deuxième volet de cette coopé-
ration correspond à de l’« échange
de savoir-faire » entre militaires
français et arméniens. Cela con-
cerne notamment le domaine de
la défense sol-air et l’infanterie,
particulièrement dans les champs
du combat débarqué, du combat
de montagne et du tir de préci-
sion. Des militaires français, dont
le nombre n’a pas été dévoilé,
doivent ainsi être envoyés en
Arménie entre « la fin de l’année
et le début de 2024 », a précisé
M. Lecornu, pour fournir des for-
mations aux forces d’Erevan sur le
modèle de celle dispensée en Po-
logne aux soldats ukrainiens.
Le climat était tendu, lundi, à
l’hôtel de Brienne, lors de la signa-
ture des contrats. En venant cher-
cher un soutien militaire à Paris,
l’Arménie sait qu’elle s’expose au
courroux de l’Azerbaïdjan. Bakou
considère que le positionnement
« pro-arménien » de la France la
disqualifie en tant que médiateur
dans les pourparlers de paix. « La
décision de la France (…) ne contri-
bue pas à la paix, mais plutôt à un
nouveau conflit, et si de nouveaux
d’attribution n’ont cessé de chan-
ger au cours des ans.
Selon l’accusation, Alsu Kur-
masheva aurait dû avoir cons-
cience de son statut dès lors
qu’elle était engagée dans « la col-
lecte intentionnelle d’informa-
tions concernant des activités mili-
taires » pouvant être « nuisibles
à la sécurité de la Russie », selon les
termes du tribunal. Il s’agit de la
première affaire pénale en Russie
lancée contre un citoyen accusé
de ne pas s’être dénoncé lui-
même. Mme Kurmasheva risque
pour ces faits une peine allant jus-
qu’à cinq ans de prison.
La journaliste était depuis 1998
l’un des piliers de Radio Free Eu-
rope/Radio Liberty (RFE/RL), mé-
La journaliste
était depuis 1998
l’un des piliers
de Radio Free
Europe/Radio
Liberty, média
financé par
les Etats-Unis
« Si de nouveaux
affrontements
éclatent dans
la région,
la France en sera
responsable »
ILHAM ALIEV
président azerbaïdjanais
affrontements éclatent dans la ré-
gion, la France en sera responsa-
ble », avait menacé le président
azerbaïdjanais, Ilham Aliev, dès le
7 octobre, après l’annonce de
Mme Colonna.
Deux jours plus tôt, le dirigeant
autoritaire avait déjà refusé de ve-
nir au sommet de la commu-
nauté politique européenne à
Grenade (Espagne), auquel parti-
cipait le premier ministre armé-
nien en raison de la « politique de
militarisation » de la France dans
le Caucase. Les discussions entre
l’Arménie et l’Azerbaïdjan devai-
ent pourtant être l’un des points
d’orgue de cette réunion.
Outre l’Azerbaïdjan, la Russie
pourrait aussi percevoir cette coo-
pération militaire comme une
menace. Moscou, allié historique
de l’Arménie, est déterminé à gar-
der son influence dans la région.
De plus, l’annonce de l’aide mili-
taire française intervient alors que
l’Arménie est toujours membre de
l’Organisation du traité de sécurité
collective, une alliance régionale
militaire dominée par la Russie.
Mais Erevan estime avoir été trahi
par la Russie, dont les 2 000 sol-
dats d’interposition déployés
dans le Haut-Karabakh sont restés
passifs lors de l’attaque de Bakou,
et cherche désormais du soutien
ailleurs, en particulier auprès des
Européens et des Etats-Unis.
Reste à savoir comment Erevan
financera les acquisitions annon-
dia sur Internet financé par le
gouvernement américain. Elle
collaborait aux versions en lan-
gues russe, tatare et bachkire de
cette publication, où elle traitait
aussi bien de sujets sociaux que
de la gouvernance du Tatarstan,
une des régions les plus corrom-
pues et autoritaires de Russie.
Radio Svoboda, le nom russe de
RFE/RL, est elle-même bloquée
sur le territoire russe et considé-
rée comme « agent de l’étranger »
mais, en théorie, ce classement
n’a pas de conséquences légales
pour ses employés.
Doublement vulnérable
Depuis le début de la guerre en
Ukraine, Idel. Reali, la branche lo-
cale du média, a largement cou-
vert les conséquences du conflit
au Tatarstan et au Bachkortostan,
régions situées entre la Volga et
l’Oural, où vivent des minorités
ethniques non russes. Depuis
Prague, Alsu Kurmasheva avait
notamment écrit sur l’envoi au
front d’enseignants. Elle a aussi
participé à la publication d’un li-
vre en 2022 intitulé « Dire non à
la guerre, 40 histoires de Russes
opposés à l’invasion russe de
l’Ukraine » (en russe, non traduit).
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
cées lundi, dont le montant pour-
rait atteindre des centaines de mil-
lions d’euros. Le 3 octobre, Mme Co-
lonna avait proposé que l’Arménie
puisse bénéficier de la Facilité
européenne pour la paix, un dis-
positif utilisé pour organiser le
soutien militaire à l’Ukraine ou à
la Moldavie. Le simple fait de réus-
sir à faire inscrire l’Arménie sur la
liste des pays potentiellement bé-
néficiaires est toutefois encore
loin d’être acté, les Vingt-Sept
étant divisés sur la question.
L’annonce de la coopération en-
tre la France et l’Arménie survient
alors qu’à Téhéran s’est tenue,
lundi, une réunion des chefs des
diplomaties arménienne, azer-
baïdjanaise, russe, turque et ira-
nienne afin de tenter de calmer
les tensions. Une rencontre con-
çue pour éviter « l’ingérence des
pays non régionaux et occiden-
taux », selon l’agence de presse of-
ficielle iranienne. « Les problèmes
de la région ne peuvent être réglés
par l’intervention de forces étran-
gères », a martelé le président ira-
nien, Ebrahim Raïssi, après une
rencontre avec le ministre azer-
baïdjanais.
La crainte d’une attaque de l’Ar-
ménie est d’autant plus impor-
tante que Bakou s’est dit prêt à ob-
tenir par la force le « corridor de
Zanguezour », censé relier le pays à
son exclave du Nakhitchevan, et
que les forces azerbaïdjanaises oc-
cupent déjà plus de 150 kilomètres
carrés de territoire souverain de-
puis mai 2021. Comme pour mon-
trer sa détermination, le minis-
tère azerbaïdjanais de la défense a
annoncé, lundi, le début de
manœuvres militaires avec la Tur-
quie au Nakhitchevan, territoire
frontalier de l’Arménie et de l’Iran,
ainsi que dans des « territoires libé-
rés », dont la localisation n’a pas
été précisée et qui pourraient dé-
signer le Haut-Karabakh. p
élise vincent
et faustine vincent
La journaliste, contrainte de re-
venir brièvement en Russie, était
doublement vulnérable. La plu-
part des journalistes indépen-
dants russes ont été contraints
à l’exil, et certains emprisonnés.
Pour ceux ayant travaillé sur
l’invasion de l’Ukraine, le retour
est impossible.
Ensuite, Mme Kurmasheva paie
probablement son statut de res-
sortissante américaine. Son nom
s’ajoute ainsi à la liste des Améri-
cains détenus en Russie, où l’on
trouve, entre autres, le corres-
pondant du Wall Street Journal
Evan Gershkovich, emprisonné
depuis mars, ou l’ancien soldat
Paul Whelan, arrêté en 2018. Tous
deux sont accusés d’espionnage,
sans que la partie russe, qui met
en avant le caractère secret des
procédures, n’ait fourni d’élé-
ment de preuve. Leur sort fait
l’objet de négociations entre
Washington et Moscou.
En décembre 2022, une autre
ressortissante américaine, la bas-
ketteuse Brittney Griner, détenue
en Russie pour la possession
d’huile de cannabis, avait été
échangée contre le marchand
d’armes Viktor Bout. p
benoît vitkine
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
En Amazonie, la sécheresse met la vie « à l’arrêt »
Le rio Negro, l’un des affluents du fleuve Amazone, a atteint son niveau le plus bas depuis cent vingt et un ans
REPORTAGE
manaus (brésil) - envoyée spéciale
D
ans le port de Manaus,
capitale de l’Amazo-
nas, les navires qui
desservent habituelle-
ment les différentes villes de l’Etat
semblent avoir disparu. Il faut
s’approcher de la barrière jaune
bordant le quai en bitume gris
pour apercevoir au loin ferrys,
navires et petits bateaux touristi-
ques amarrés aux embarcadères
métalliques, 200 mètres plus loin.
La baisse du niveau de l’eau du rio
Negro, l’un des principaux af-
fluents du fleuve Amazone, a fait
apparaître une longue plage de sa-
ble jaune où s’accumulent des dé-
chets laissés par le recul des eaux.
Les vendeurs de fruits et légu-
mes qui débarquent leurs mar-
chandises doivent désormais tra-
verser cette bande de sable en
portant leur chargement sur le
dos, dans des sacs en toile blan-
che, avant d’étaler les marchandi-
ses sur le marché de Manaus, qui
fait face au port. Découragés par
un tel périple, des pêcheurs ont
improvisé un petit marché de
fortune sur la « nouvelle » rive,
et ont recouvert leur stand avec
des bâches de plastique bleu pour
se protéger du soleil de plomb.
« Nous sommes à l’arrêt à cause
de la sécheresse », raconte Dhion
Clyve, 20 ans, matelot du ferry Zé
Holanda. L’embarcation de deux
étages qui transporte chaque se-
maine quelque 200 passagers jus-
qu’à la ville de Novo Aripuana, à
300 kilomètres au sud, est à quai
depuis deux semaines. « Beau-
coup de navires échouent contre
des pierres ou dans la boue », expli-
que l’employé aux yeux noirs et à
la barbe fine, en se balançant sur
un hamac suspendu entre deux
colonnes.
10 centimètres en moins par jour
Depuis juin, le phénomène clima-
tique El Niño qui provoque une
baisse des précipitations et le ré-
chauffement de l’océan Atlanti-
que Nord, est à l’origine d’une « sé-
cheresse historique » en Amazonie,
explique Renato Senna, 61 ans,
météorologue pour l’Institut na-
tional de recherche sur l’Amazo-
nie. Le niveau du rio Negro, me-
suré tous les jours sur le port de
Manaus, baisse à un rythme
« alarmant » de 10 centimètres par
jour s’inquiète le scientifique. En
septembre, il diminuait même de
30 centimètres par jour. Alors que
le cours de la rivière a déjà monté
jusqu’à 30 mètres sur le port,
provoquant des inondations, le
16 octobre, elle a atteint 13 mètres
et 59 centimètres, « le niveau le
plus bas enregistré depuis les cent
vingt et une dernières années ».
PANAMA
COLOMBIE
ÉQUATEUR
L’AMAZONAS
PÉROU
Océan
Pacifique
500 km
Source : The Climate Hazards Center
Le lac Puraquequara, à 22 kilomètres à l’est de Manaus, dans l’Etat de l’Amazonas (Brésil), le 21 octobre. TOMMASO PROTTI
En Amazonie, 95 % du trans-
port de personnes et de mar-
chandises se fait par voie fluviale.
Selon la préfecture de l’Etat de
l’Amazonas, qui a placé 59 des
62 municipalités en état d’ur-
gence, 633 000 personnes sont
affectées par la sécheresse.
D’après la municipalité de Ma-
naus, 54 communautés riverai-
nes se trouvent isolées. « L’accès
à notre village devient de plus en
plus difficile », s’inquiète ainsi
Willian Soares Mendes, 35 ans,
président de la communauté de
Tumbira qui compte 45 familles
et se situe sur un bras du rio Ne-
gro, à 60 kilomètres au nord-
ouest de Manaus.
D’ordinaire, deux bateaux font
la navette au moins une fois par
semaine entre Manaus et Tum-
bira. Mais « ils se sont tous les deux
échoués », déplore Willian Soares
Mendes. Se rendre à Tumbira est
un parcours du combattant. Ac-
compagné d’un batelier aguerri, il
faut naviguer pendant trois heu-
res en voadeira (« celle qui vole »),
un petit bateau d’aluminium pou-
vant transporter jusqu’à douze
passagers, en s’arrêtant régulière-
ment pour mesurer la profondeur
du fleuve en plantant un bâton
d’un mètre et demi dans l’eau.
Mais le trajet se complique au con-
Anomalies des précipitations pour les mois
de juillet, août et septembre 2023 par rapport
à la moyenne 1981-2020, en millimètres
– 930
VENEZUELA
GUYANA
SURINAME Guyane
française
Rio Negro
Manaus
Tumbira
Soli e
m oe s Amazon
ÉTAT DE
ira Novo
de
a
Aripuana
M
BRÉSIL
Limite de la forêt
amazonienne
BOLIVIE
En Amazonie,
95 % du
transport de
personnes et de
marchandises
se fait par
voie fluviale
fluent entre le rio Negro et Tum-
bira : l’igarapé (« chemin de ca-
noë » en langue tupi) est réduit à
un filet d’eau de quelques dizaines
de centimètres de profondeur. Le
risque de s’enliser et de casser le
moteur est trop important : le ba-
telier refuse de s’y aventurer.
Seule solution : désembarquer
à une centaine de mètres et conti-
nuer le trajet à pied, sur une boue
sèche qui craque sous les pas.
Après 1 kilomètre de marche dans
ce paysage désolant, un magasin
« flottant » en bois (presque posé
sur le lit du fleuve désormais) pro-
pose un canoë à moteur à la loca-
tion. De là, le village de Tumbira
n’est plus qu’à une vingtaine de
minutes de navigation incertaine,
l’hélice du moteur raclant à plu-
sieurs reprises le fond de l’iga-
rapé, de plus en plus étroit. Dans
– 200 – 50 0 + 50 + 200 + 870
Océan
Atlantique
Infographie Le Monde
ces conditions, « nous ne pouvons
plus travailler », regrette Willian
Soares Mendes. La communauté,
qui dépend à 70 % des revenus du
tourisme, ne reçoit plus de visites
depuis le 3 octobre. « Nous avons
perdu près de 80 000 reais [envi-
ron 15 000 euros] », calcule-t-il.
Même les bateaux scolaires ne
passent plus chercher les enfants.
« Je ne vais plus au collège depuis
deux semaines », regrette Joiciane
Macedo, une adolescente de
16 ans qui étudie dans une com-
munauté voisine. Toutefois, en
dépit des difficultés de navigation,
certains membres de la commu-
nauté prennent quand même le
risque du voyage vers Manaus. « Je
n’ai pas le choix », dit Roberto Brito
de Mendonça, 48 ans, qui se rend
une fois tous les dix jours dans la
capitale avec sa voadeira, utilisée
normalement pour transporter
les touristes. « J’ai une famille à
nourrir », explique l’homme.
Des cadavres de poissons
La communauté s’alimente prin-
cipalement de poisson (du jaraqui
et du pirarucu) qu’elle parvient
encore à pêcher à près d’une
heure et demie de là en canoë.
« Nous avons de la chance », es-
time Roberto Brito de Mendonça.
Fin septembre, des milliers de ca-
davres de poissons ainsi que des
dauphins d’eau douce ont été re-
trouvés échoués sur les rives du
fleuve Tefé, à 520 kilomètres de
Manaus, probablement à cause
de l’augmentation de la tempéra-
ture de ses eaux qui a atteint 39 °C,
soit 8 °C de plus qu’en temps nor-
mal à la même période.
Mais les denrées autres que le
poisson (haricots, riz, sucre, huile,
combustible) ne se trouvent qu’à
Manaus. Lors de son dernier
voyage vers la ville, le 11 octobre,
Roberto Brito de Mendonça a dû
faire face à une nouvelle con-
trainte : une épaisse fumée noire,
provoquée par les quelque
2 844 feux de forêt qui ont ravagé
l’Etat de l’Amazonas durant les
deux premières semaines d’octo-
bre, asphyxiant Manaus pendant
plusieurs jours. La veille, 504 feux
avaient été enregistrés. « Il n’était
que 9 heures du matin et j’ai dû na-
viguer avec le GPS de mon smart-
phone parce que je ne voyais rien
au-delà de 50 mètres devant moi »,
se souvient Roberto Brito de Men-
donça, qui connaît pourtant le
trajet par cœur.
Selon la ministre de l’environne-
ment, Marina Silva, les feux, qui
planète | 9
ont augmenté de 154 % par
rapport à octobre 2022, sont de
nature « criminelle » : des agri-
culteurs allument des terres pour
les déboiser et créer des zones de
pâturage ou planter de nouvelles
cultures. Le 11 octobre, l’air de la
capitale de l’Etat de l’Amazonas se
trouvait parmi les trois plus toxi-
ques du monde, d’après le classe-
ment de World Air Quality Index.
« L’odeur de fumée était insuppor-
table », se souvient Maria Loucia
da Silva Garrido, 46 ans, la femme
de Roberto Brito de Mendonça.
« On étouffait », grimace-t-elle.
Outre sa pénibilité, « le voyage
vers Manaus devient aussi de plus
en plus coûteux », s’inquiète Ro-
berto Brito de Mendonça. Sa con-
sommation d’essence a fortement
augmenté car il est contraint de
naviguer à plus faible allure pour
éviter de s’enliser. « Avant la séche-
resse, un aller-retour vers Manaus
me coûtait 500 reais de diesel [en-
viron 100 euros] et maintenant
je paie 800 reais [150 euros]. » A ces
dépenses s’ajoute le renchérisse-
ment de certains produits, impor-
tés par voie fluviale d’autres villes
et Etats. « Avant [la sécheresse],
je vendais 100 mangues 40 reais,
maintenant je les vends 60 reais »,
reconnaît Elaidio França, 71 ans,
un marchand du marché de Ma-
naus, en face du port.
Même logique pour les entrepri-
ses de transport : Claudomiro Car-
valho, propriétaire d’une entre-
prise de porte-conteneurs, Com-
panhia norte de navegaçao (« en-
treprise nord de navigation »), dit
avoir « augmenté les prix du fret
de 30 % ». Ses trente-cinq porte-
conteneurs côtiers peuvent char-
ger jusqu’à cent cinquante conte-
neurs. Mais, face à la baisse du ni-
veau des cours d’eau, « nous de-
vons réduire notre cargaison de
40 % pour ne pas caler », se la-
mente le chef d’entreprise.
Le ralentissement du rythme
des livraisons pose des problèmes
logistiques pour la zone franche
de Manaus, cœur de l’industrie
« Nous devons
réduire notre
cargaison
de 40 % pour
ne pas caler »
CLAUDOMIRO CARVALHO
patron d’une entreprise
de porte-conteneurs
Le village
« flottant » de
pêcheurs du lac
Puraquequara
est privé d’eau
potable depuis
plusieurs
semaines
électronique brésilienne, et qui re-
présente 22 % du produit intérieur
brut de l’Etat de l’Amazonas. Man-
quant de matériaux pour assem-
bler ses motos, l’usine de Yamaha
a dû réduire sa production. Le
18 octobre, la filiale de Samsung a
quant à elle annoncé anticiper les
congés collectifs de 1 500 salariés.
Le gouvernement de l’Etat de
l’Amazonas a lancé, le 20 octobre,
deux opérations de dragage sur
les fleuves Solimoes (la partie de
l’Amazone comprise entre la fron-
tière Brésil-Colombie-Pérou et la
ville de Manaus) et le fleuve Ma-
deira, un affluent de l’Amazone.
« Nous espérons que la situation
reviendra à la normale dans les
quinze prochains jours », dit Sera-
fim Correa, secrétaire au dévelop-
pement, à l’industrie et à la tech-
nologie de l’Etat de l’Amazonas.
La défense civile a également
mobilisé environ 3 000 de ses ef-
fectifs pour distribuer de la nour-
riture à 6 000 familles affectées
par la sécheresse. « Sans cela, nous
serions en train de compter des
morts », assure Gladiston Alves,
56 ans, secrétaire exécutif de la
défense civile de la municipalité
de Manaus, qui qualifie la situa-
tion de « crise humanitaire ».
Mais l’aide publique ne suffit
pas à subvenir aux besoins essen-
tiels de certaines communautés.
Les habitants du village « flot-
tant » de pêcheurs du lac Puraque-
quara, à 22 kilomètres à l’est de
Manaus, sont ainsi privés d’eau
potable depuis plusieurs semai-
nes : comme le lac, l’eau du puits
artésien où ils remplissaient leurs
bidons a séché. Raimundo Silva
do Carmo, un ancien pêcheur de
67 ans, a voulu de se laver avec
l’eau brune des flaques restantes
du lac. « Mais cela m’a provoqué
des démangeaisons terribles », ex-
plique-t-il. Il a donc improvisé une
cacimba, un puits peu profond,
creusant pendant deux jours
avec une pelle sous un soleil de
plomb, jusqu’à accéder aux nap-
pes phréatiques. « Je ne sais pas si
[l’eau] est potable, reconnaît cet
homme au visage fatigué, mais
elle n’a pas de mauvais goût. »
Combien de temps l’Amazonie
pourra-t-elle tenir ainsi ? Depuis
le 14 octobre, quelques précipita-
tions sont enfin tombées sur la ré-
gion. Cela a aidé les pompiers à
maîtriser les flammes et a nettoyé
l’air de la fumée. Le 22 octobre,
seuls vingt-deux feux de forêt ont
été enregistrés. En outre, la pluie
a permis « de faire baisser un peu
la température », constate Rai-
mundo Silva do Carmo, légère-
ment soulagé. Mais elle n’a rien
pu contre l’assèchement des fleu-
ves : tous les jours, le niveau du
rio Negro continue de baisser.
Ces pluies, caractéristiques de la
transition entre la saison sèche et
pluvieuse, sont trop sporadiques,
courtes et se concentrent sur des
zones très spécifiques , explique le
météorologue Renato Senna.
Pour que les cours d’eau remon-
tent, les précipitations doivent
être régulières et s’étendre sur
40 % de la surface du Brésil ».
Selon les prévisions du scientifi-
que, ces pluies devraient arriver
au début du mois de décembre.
Mais « elles seront bien moins im-
portantes que les années précé-
dentes », prévient le chercheur,
pour qui « la situation de crise de-
vrait encore s’aggraver pendant
un bon moment ». p
anne-dominique correa
10 |
FRANCE
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

Plein-emploi : la réforme du RSA se précise

Les parlementaires ont trouvé un compromis sur le texte, qui consacre le changement de nom de Pôle emploi

L
e suspense était mince et
l’accord a été vite conclu.
Les sept députés et sept
sénateurs réunis en
commission mixte paritaire,
lundi 23 octobre, ont trouvé un
compromis en à peine une heure
et demie sur le projet de loi « pour
le plein-emploi ». L’entente ne fai-
sait que peu de doute après les
concessions faites par le gouver-
nement aux députés du parti Les
Républicains (LR), lors de l’exa-
men du texte qui réorganise le
service de l’emploi et de l’inser-
tion, et réforme le revenu de soli-
darité active (RSA). Certains
points ont cependant fait l’objet
d’ajustements.
Malgré les réticences des séna-
teurs, l’accord de la commission
consacre le changement de nom
de Pôle emploi en France Travail,
comme le souhaitait le président
de la République, Emmanuel Ma-
cron. Un nouveau nom pour
l’opérateur auprès duquel seront
désormais inscrits tous les de-
mandeurs d’emploi, y compris les
bénéficiaires du RSA, qui n’étaient
pas tous enregistrés à Pôle
emploi. Les allocataires devront
signer un « contrat d’engage-
ment » défait de son caractère
« réciproque », comme cela avait
été ajouté par l’opposition de
gauche à l’Assemblée nationale.

« Travail forcé »
Ce nouveau contrat engagera les
bénéficiaires du RSA à des heures
d’activité conditionnant le verse-
ment de l’allocation, mesure
phare de ce projet de loi. Les allo-
cataires devront s’acquitter d’« au
moins quinze heures » d’activité
hebdomadaire, sans borne haute,
pour toucher les 607 euros men-
suels (pour une personne seule).
Une durée qui pourra être mino-
rée « pour des raisons liées à la si-
tuation individuelle de l’inté-
ressé », notamment s’il fait face à
de trop sérieux freins à l’emploi.
« Mais cela ne pourra pas être zéro
non plus », précise le député (Hori-
zons) du Nord et rapporteur du
texte Paul Christophe. Seules « les
personnes rencontrant des diffi-
cultés particulières et avérées, en
raison de leur état de santé, de leur
handicap » ou les parents isolés
« sans solution de garde pour un
enfant de moins de 12 ans »
peuvent être exclus du dispositif.
Promesse de campagne d’Em-
manuel Macron, la mesure a
d’emblée provoqué une forte op-
position de la gauche et des orga-
nisations de salariés, qui y voient
du « travail gratuit » ou du « tra-
vail forcé » pour les allocataires.
Bruno Le Maire, Elisabeth Borne et Olivier Dussopt, au Conseil économique, social et environnemental, à Paris, le 16 octobre. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
L’accord trouvé en commission
mixte paritaire les renforce dans
leur idée. « Avec cette version,
techniquement, un demandeur
d’emploi peut désormais faire
trente-cinq heures d’activité pour
toucher le RSA, c’est ça la réalité »,
estime le député (La France insou-
mise) de Haute-Garonne Hadrien
Clouet. « Le fait qu’il n’y ait pas de
maximum montre bien quelle est
la philosophie du gouvernement,
ajoute son collègue (Parti socia-
liste) du Calvados Arthur Dela-
porte. C’est un pas de plus dans le
dévoilement de ses intentions. »
Pour Paul Christophe, l’absence
de borne haute est légitime, car
« des allocataires peuvent avoir
des formations qui dépassent les
quinze heures, cela n’aurait aucun
sens de les limiter » parce que la loi
bloque sur quinze heures. « Il n’y a
rien qui ressemble à du travail
gratuit, contrairement à la confu-
sion que certains veulent
« Un demandeur
d’emploi peut
désormais faire
trente-cinq
heures d’activité
pour toucher
le RSA, c’est ça
la réalité »
HADRIEN CLOUET
député LFI de Haute-Garonne
entretenir », ajoute-t-il. Olivier
Dussopt s’évertue depuis des
mois à réfuter ces critiques, en
vain. Dans une interview donnée
au Télégramme, samedi 21 octo-
bre, le ministre du travail consi-
dère que « nous sommes dans un
moment de posture », regrettant
que « certains à gauche » affir-
ment « qu’investir, à l’horizon
2027, 1 milliard d’euros dans l’inser-
tion, ça s’apparenterait à du travail
forcé ». Une vision partagée par le
directeur général de Pôle emploi,
Jean Bassères, qui fustige des dé-
bats « caricaturaux ». « Qu’on en
soit encore à sortir ces vieilles lunes
me surprend », a-t-il souligné, le
18 octobre, lors d’une rencontre
avec l’Association des journalistes
de l’information sociale.
Spectre très large
Toujours est-il qu’un certain flou
entoure toujours ce dispositif.
Pour clarifier les choses, un amen-
dement des députés LR proposait
de fixer une liste de ces activités
par décret. Une suggestion refu-
sée par le gouvernement, arguant
qu’il n’était pas « pertinent » de
dresser un inventaire exhaustif
des activités, compte tenu de leurs
« natures très diverses en fonction
de la situation de la personne ».
Le gouvernement avait toute-
fois précisé, lors des débats, qu’il
peut s’agir « d’actions de remobili-
sation par le sport ou la culture, de
démarches d’accès aux droits,
d’ateliers collectifs de technique de
recherche d’emploi ou de presta-
tions de consolidation de son pro-
jet professionnel, de démarches en
autonomie, d’immersions profes-
sionnelles en entreprise, de forma-
tion d’adaptation au poste, de
formation qualifiante, de contrats
aidés ou d’emploi en insertion par
l’activité économique, etc. ».
Dans les dix-huit territoires où
est expérimentée la réforme
actuellement, le spectre des acti-
vités éligibles est très large. De
l’élaboration d’un CV à des
rendez-vous médicaux, l’ensem-
ble des démarches personnelles
peut être compté en heures d’acti-
vité. Mais, là encore, un certain
flou demeure. Aucune donnée
n’est encore partagée sur le type
d’activité le plus suivi, ou le plus
efficace, le ministère du travail
expliquant qu’il n’y a pas encore
de remontées « aussi fines » en
l’état, ajoutant que l’éventail d’ac-
tivités dépend des territoires.
Parmi les activités soupçonnées
de pouvoir cacher du travail
gratuit, les immersions en entre-
prise sont dans le viseur. Depuis
le 1er janvier, 166 000 demandeurs
d’emploi en ont bénéficié, pour
une durée moyenne de quarante-
deux heures, selon les chiffres de
Pôle emploi. M. Bassères a ainsi
défendu une mesure « bonne,
utile et plébiscitée ». « Comme si
Pôle emploi concevait des disposi-
tifs qui n’ont pas pour objet d’aider
les chômeurs », s’est-il agacé.
Le compromis doit désormais
être voté à l’Assemblée nationale,
à une date qui reste à définir, et au
Sénat, le 9 novembre, pour être
définitivement adopté. p
thibaud métais

Au Sénat, un texte sur l’accès aux soins qui irrite les médecins
La proposition de loi Valletoux, qui devait être examinée mardi, ne contient pas de contrainte à l’installation, mais les syndicats s’y opposent

C’ est l’une des principales

réponses avancées par
le gouvernement face à
la désertification médicale qui
s’aggrave, mais c’est aussi celle qui
fait l’unanimité contre elle dans
les rangs des syndicats de méde-
cins libéraux. La proposition de loi
Valletoux visant à améliorer l’ac-
cès aux soins par l’engagement
territorial des professionnels ar-
rive au Sénat, mardi 24 octobre.
Demander aux acteurs de santé
de prendre la « responsabilité » de
l’accès aux soins au sein d’un
« conseil territorial de santé », élar-
gir l’implication des cliniques
dans la permanence des soins
(soir, week-ends et jours fériés),
rattacher chaque médecin à une
organisation collective (une CPTS,
pour « communauté profession-
nelle territoriale de santé »)… Le
texte porté par le député de Seine-
et-Marne Frédéric Valletoux (Ho-
rizons), adopté à l’Assemblée na-
tionale en juin, ne contient pas
de mesures de coercition concer-
nant l’installation des profession-
nels. Il n’en reste pas moins un
chiffon rouge pour la profession.
Le contexte, particulièrement
sensible, y contribue. L’examen
débute en parallèle des débats
budgétaires sur le projet de loi de
financement de la Sécurité sociale
(PLFSS), prévoyant des économies
sur les dépenses de la santé qui in-
quiètent dans le secteur – le texte
arrive à l’Assemblée nationale le
même jour. Le ministère de la
santé vient de relancer les négo-
ciations conventionnelles avec les
médecins libéraux, mardi 17 octo-
bre, après l’échec d’un premier
tour de discussions, en février.
Satisfaits de ce redémarrage,
les médecins ont suspendu, après
quelques jours, le mouvement
de fermetures des cabinets lancé
le 13 octobre, auquel appelait
l’ensemble des syndicats et orga-
nisations de professionnels. Mais
« la vigilance reste absolue et la
mobilisation intacte », précise le
communiqué de l’intersyndicale
à l’origine de la grève, qui cible
la loi Valletoux comme « une re-
doutable menace pour l’exercice
libéral ». « Cela n’a pas de sens de
demander aux médecins de parti-
ciper aux négociations conven-
tionnelles, alors que dans leur dos
des pans entiers de mesures vont
être votés au Parlement, dénonce
Jérôme Marty, à la tête de l’Union
française pour une médecine
libre. On voudrait mépriser les mé-
decins qu’on ne ferait pas mieux ! »
Le ministre de la santé, Aurélien
Rousseau, a assuré que « les
discussions autour du PLFSS,
comme d’autres textes législatifs,
ne sauraient affecter la procédure
conventionnelle ». Mais comment
pourrait-il empêcher toute inter-
férence ? Plusieurs amendements
en faveur d’une régulation à l’ins-
tallation vont être débattus par
les sénateurs en séance.
« Contre-productif »
Le texte comporte aussi des
mesures clivantes, en premier
lieu l’inscription automatique
des médecins aux communautés
professionnelles territoriales de
santé, « sauf opposition de leur
part ». L’une des raisons, selon
l’ordre des médecins, de dénoncer
des « mesures coercitives risquant
d’aggraver [le problème de] l’accès
aux soins ». « Dans la mesure où
l’on peut se désinscrire, ce n’est pas
dramatique, tempère Agnès Gian-
notti, à la tête de MG France, prin-
cipal syndicat chez les généralis-
tes. Mais ça reste totalement
contre-productif, cela va entraîner
un désengagement de ceux qui
s’investissent dans ces structures. »
En commission des affaires
sociales, la disposition a été sup-
primée par les sénateurs, mais
elle va de nouveau être débattue
en séance, certains amende-
ments proposant son rétablisse-
ment. Aurélien Rousseau a tenté
de déminer le terrain : « Je fais le
parallèle avec les listes électorales,
on est inscrit d’office, mais on n’est
pas obligé de voter », a-t-il expli-
qué au Quotidien du médecin, le
17 octobre. Au risque d’amoindrir
la portée d’une telle disposition.
« Ce texte ne contient que des
demi-mesures, il manque de cohé-
rence et va provoquer des tensions
inutiles », critique Bernard Jomier,
sénateur socialiste de Paris et mé-
decin, qui regrette « l’absence de li-
gne du gouvernement face à l’obs-
tacle de la désertification médi-
cale ». Chez les médecins spécia-
listes, les critiques se concentrent
sur l’obligation de participer à la
permanence des soins pour les
cliniques et les professionnels qui
y travaillent. « L’esprit du texte
n’est absolument pas d’envoyer à
l’hôpital les médecins du privé,
mais que les cliniques soient aussi
responsables de la permanence
des soins, martèle le député Frédé-
ric Valletoux. Ceux qui continuent
à dire ça veulent juste échapper à
la permanence des soins. » p
camille stromboni
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Les autorités face aux fausses alertes à la bombe
Depuis l’attentat d’Arras, 64 enquêtes ont été ouvertes. Les forces de l’ordre sont mobilisées en nombre
D
epuis l’attaque du Ha-
mas contre Israël, le
7 octobre, et l’assassi-
nat de Dominique
Bernard, un professeur de fran-
çais tué le 13 octobre par un djiha-
diste dans un lycée d’Arras, les
évacuations d’établissements (aé-
roports, lycées, musées…) consé-
cutives à de fausses alertes à la
bombe se sont multipliées en
France ; selon des chiffres com-
muniqués lundi 23 octobre par la
chancellerie, soixante-quatre en-
quêtes ont ainsi été ouvertes de-
puis l’attentat d’Arras.
Ces appels ou e-mails mal-
veillants contribuent à nourrir la
fébrilité ambiante et à surcharger
les services d’enquête. Pour
autant, loin d’être nouveau, ce
phénomène occupe les juridic-
tions depuis un moment déjà.
« Depuis au moins un an, il y a eu
un grand nombre de fausses aler-
tes à la bombe dans les aéroports,
les établissements scolaires et les
lieux culturels », précise le par-
quet de Paris.
Mais au regard du contexte géo-
politique et sécuritaire, les autori-
tés et les directions des établisse-
ments ciblés ne prennent aucun
risque et procèdent, bien plus
souvent que d’habitude, à des
évacuations, ce qui a pour effet
pervers de médiatiser le phéno-
mène avec un effet « boule de
neige ». « Dès qu’une fausse alerte
est médiatisée, ça déclenche des
séries », explique une autre
source judiciaire.
S’il n’est pas exclu que certains
auteurs des récentes fausses aler-
tes aient vu dans le contexte ac-
tuel un effet d’aubaine, amplifié
par un phénomène d’imitation,
les appels malveillants et les
autres menaces se comptent en
centaines chaque année. Selon
les chiffres du ministère de la jus-
tice, 670 personnes ont ainsi été
condamnées pour ce type de faits
en 2022 et 759 en 2021.
Dans la plupart des affaires de
ces dernières années, comme
A Versailles, « le trône
de Louis XIV va sauter »
en allumant sa télévision,
jeudi 19 octobre, Miljan R. tombe
sur les chaînes d’information qui
évoquent les nombreuses fausses
alertes à la bombe semant la ziza-
nie dans le pays. Il prend son télé-
phone, compose le 17 et dit : « Le
trône de Louis XIV va sauter. A
plus. Faites évacuer. » Le château
de Versailles – visé par trois faus-
ses alertes les jours précédents,
et par trois autres depuis – est
vidé de ses milliers de visiteurs et
bouclé pendant deux heures.
Lundi 23 octobre, Miljan R.,
crâne chauve et petites lunettes,
pull orange trop large dont
dépasse un tee-shirt gris trop
long, trébuche en quittant son
banc et se présente, l’air ahuri, à
la barre du tribunal de Versailles.
Voilà le premier procès de cette
vague de fausses alertes dont s’est
ému le gouvernement. Clément
Beaune, par exemple, le ministre
délégué aux transports : « Les pe-
tits malins qui se livrent à ce genre
de jeux sont en fait de gros abrutis,
voire de grands délinquants. »
« J’ai regretté »
Miljan R. n’est ni petit ni malin :
il a 37 ans et a appelé le 17 depuis
son propre téléphone, dont les
policiers ont vite identifié le
propriétaire. Il n’est pas un grand
délinquant : casier vierge. Il n’est
pas non plus un gros abruti :
il souffre de schizophrénie à
tendance paranoïaque, fréquente
un groupe d’entraide pour handi-
capés (La Vague à l’âme) et vit
chez ses parents car il a « peur de
vivre tout seul ».
Interné plusieurs fois en
psychiatrie, Miljan R. oublie par-
france | 11
dans les plus récentes, les auteurs « La plupart de ces individus pré- publique, chiens détecteurs d’ex- est utilisée, située en dehors de
sont généralement jeunes, sou- sentent un profil commun : jeunes plosifs, démineurs et officiers de
« La plupart l’Union européenne [UE], en
vent mineurs : le 16 octobre, le ou très jeunes et manifestement police judiciaire chargés de me- [des auteurs] Suisse », une stratégie qui permet
procureur de la République de désœuvrés, explique Sonia Fi- ner les enquêtes. aux auteurs de cet « e-mail type »
Créteil a ainsi annoncé que sept bleuil, porte-parole de la police Avec plus de soixante-dix aler-
sont jeunes d’échapper à certaines sanctions.
mineurs, âgés de 13 à 16 ans, nationale. Ils n’ont pas conscience tes recensées dans les aéroports ou très jeunes La multiplication des fausses
avaient été interpellés après une des risques judiciaires qu’ils pren- depuis le 18 octobre – dont près alertes entraîne des conséquen-
quinzaine d’alertes à la bombe nent : des gardes à vue et des pei- de la moitié a donné lieu à des
et manifestement ces inattendues, comme la mobi-
dans les établissements scolaires nes d’emprisonnement. » Même évacuations –, la gendarmerie désœuvrés » lisation de la sphère complotiste.
du département. lorsqu’ils déploient des techni- des transports aériens connaît, Il s’agirait d’« installer la peur afin
SONIA FIBLEUIL
Les mis en cause peuvent être ques plus complexes comme le elle aussi, une « mise sous ten- (…) de légiférer et d’imposer un
porte-parole
jugés pour diverses infractions piratage de comptes d’élèves sur sion » de son dispositif, selon le nouveau contrôle », a ainsi tweeté,
de la police nationale
selon le type d’alerte, depuis la les applications de gestion de vie général Philippe Mirabaud, qui la dimanche, Mike Borowski, relais
« divulgation de fausses informa- scolaire avant d’y diffuser des commande. « Mais, observe-t-il, des thèses conspirationnistes,
tions », quand le suspect ne se messages malveillants en usur- le changement majeur tient dont le compte X (ex-Twitter) dé-
présente pas comme l’auteur di- pant leur identité. d’abord au renforcement du dis- Pour lever ces doutes, des gen- nombre 156 000 abonnés. « Nier
rect de la menace, mais qu’il pré- Cette tendance était déjà docu- positif depuis le passage en ur- darmes basés à Biarritz (Pyrénées- la réalité d’un événement ou en at-
tend prévenir d’une menace pro- mentée en mars dans plusieurs gence attentat du plan Vigipirate : Atlantiques) ont ainsi été dépê- tribuer la responsabilité à d’autres
venant d’un tiers – il s’agit d’un académies, dont celle de Tou- des patrouilles plus fréquentes, chés vers les aéroports de Pau et constitue un grand classique, ana-
délit passible de deux ans de pri- louse, à l’occasion d’un précédent plus nombreuses et plus visibles, de Tarbes, tandis que d’autres, gé- lyse Tristan Mendès France, spé-
son et de 30 000 euros pic de fausses alertes. « Mais ces notamment à l’approche de vols néralement affectés à Roissy- cialiste de l’extrémisme en ligne.
d’amende –, à la « menace de des- hackeurs, estime Mme Fibleuil, ne sensibles, en particulier ceux en Charles-de-Gaulle, ont dû gagner Le but consiste à surfer sur des in-
truction », lorsque l’auteur de sont jamais totalement anonymes provenance d’Israël. » Cette « pos- celui de Beauvais en urgence. quiétudes pour accréditer l’idée
l’appel ou de l’e-mail malveillant et l’ouverture systématique de ture », à force de répétition, per- Dans la plupart des cas, a indi- d’une volonté de contrôle et de
se présente comme à l’origine du procédures permet de les identi- met certes de répondre plus effi- qué le ministre délégué chargé soumission de la population par
danger. Il encourt alors trois ans fier. » Reste que chaque fausse cacement aux menaces réelles ou des transports, Clément Beaune, la sidération. » p
de prison. Les mis en cause peu- alerte mobilise des effectifs en supposées, mais elle consomme dimanche, « c’est quasiment tou- antoine albertini
vent aussi se voir infliger de nombre : fonctionnaires de voie aussi des personnels. jours la même adresse e-mail qui et soren seelow
lourds dommages et intérêts.
Une adresse e-mail en Suisse
Le parquet de Pontoise
(Val-d’Oise) a même innové en
poursuivant tout récemment un
élève de 16 ans, auteur, le 19 octo-
bre, de deux fausses alertes à
l’explosif dans son lycée, pour
« violences psychologiques avec
préméditation », un délit passi-
ble de trois ans de prison
(cinq ans en cas d’interruption
temporaire de travail). Son geste
avait entraîné l’évacuation de
plus de 1 200 personnes, qui ont
pu être choquées.
Ce lycéen pensait sans doute se
mettre à l’abri en utilisant un
VPN, qui permet de masquer son
adresse IP. Mais le taux d’élucida-
tion de ces affaires est relative-
ment important. Les opérateurs
et les fournisseurs de VPN sont
en effet tenus de mettre leurs
données à la disposition des en-
quêteurs, tout comme les autori-
tés d’autres pays européens.
fois de prendre son traitement –
ce qui fut le cas le 19 octobre, dit-il.
« Altération du discernement » au
moment des faits, a conclu l’ex-
pert psychiatre, à qui il avait ex-
pliqué : « C’était pour m’amuser. »
« Vous trouvez ça drôle ? », lui de-
mande le président du tribunal.
« Bah non, répond l’intéressé d’un
ton neutre, mais je l’ai fait quand
même. Dix secondes après, j’ai
regretté, mais c’était trop tard. »
L’audience a duré un quart
d’heure. Le prévenu a prononcé
quatre phrases. « Je suis désolé
pour les gens, pour le château lui-
même, puis voilà », a-t-il conclu.
« Qu’est-ce qu’on fait de ce mon-
sieur ? », a demandé son avocate,
alors que le procureur, « compte
tenu de sa personnalité particu-
lière », venait de requérir un an
de prison, dont six mois ferme.
Elle a réclamé un travail d’intérêt
général ou du sursis simple, ap-
pelant le tribunal à ne pas faire un
exemple de ce prévenu singulier,
et à faire fi d’éventuelles accusa-
tions de laxisme : « La justice n’est
pas laxiste sous prétexte qu’elle
n’envoie pas en prison quelqu’un
qui a un retard mental. »
Miljan R. a été condamné à huit
mois avec sursis probatoire,
une obligation de soins et celle
d’indemniser la victime. Le préju-
dice du château de Versailles
n’est pas encore établi, son avocat
l’évalue à « 100 000 ou 150 000
euros ». « Je suis content, je vais
indemniser combien je peux »,
a réagi à la barre Miljan R., qui TODS.COM
n’a jamais travaillé et perçoit
915 euros par mois d’allocation
aux adultes handicapés. p
henri seckel
12 | france
JUSTICE
Ce que reproche la commission
d’instruction de la Cour de justice
de la République à Dupond-Moretti
L
e moment est historique : pour
la première fois, un ministre en
exercice va être jugé, du 6 au
17 novembre, par la Cour de jus-
tice de la République (CJR) – et,
qui plus est, un ministre de la
justice, garde des sceaux. L’épreuve est assu-
rément redoutable pour Eric Dupond-Mo-
retti, mis en examen pour « prises illégales
d’intérêts » le 16 juillet 2021, et renvoyé de-
vant la juridiction le 3 octobre 2022 par la
commission d’instruction de la CJR en
chambre du conseil, c’est-à-dire à huis clos
– le ministre avait aussitôt déposé huit
pourvois en cassation, finalement rejetés le
28 juillet.
M. Dupond-Moretti risque désormais cinq
ans de prison et 500 000 euros d’amende, et
une peine complémentaire d’inéligibilité. Le
Monde a pu consulter le copieux arrêt de
renvoi devant la CJR, 143 pages jusqu’ici con-
fidentielles, qui n’est pas tendre pour le mi-
nistre et sa directrice de cabinet.
La commission d’instruction est composée
de trois membres de la Cour de cassation et a
entendu, le 6 septembre 2022, l’avocat géné-
ral Philippe Lagauche, qui a sans surprise re-
quis le renvoi du ministre devant la Cour,
puis les deux avocats du mis en examen,
Christophe Ingrain (remplacé depuis par Jac-
queline Laffont) et Rémi Lorrain, qui ont ré-
clamé un non-lieu ; la commission s’est
donné un mois pour rendre son arrêt.
Eric Dupond-Moretti est accusé d’avoir
voulu régler ses comptes, une fois ministre,
avec plusieurs magistrats contre qui il avait
bataillé lorsqu’il était avocat. Dans deux af-
faires distinctes : l’affaire Levrault et celle du
Parquet national financier (PNF).
L’affaire Levrault
Edouard Levrault avait été détaché en 2016
comme juge d’instruction à Monaco pour
trois ans, d’habitude renouvelés une fois
quasi automatiquement. Mais, en 2019, le
directeur des services judiciaires de la Prin-
cipauté (l’équivalent du ministre de la jus-
tice) insiste pour que la France rapatrie son
juge. Il dit à Nicole Belloubet, alors garde des
sceaux, que le juge « se permet de laisser pla-
ner des soupçons sur toutes sortes de person-
nes, et il souhaite désormais enquêter à l’inté-
rieur du Palais ». L’affaire remonte jusqu’à
Emmmanuel Macron, qui convient avec le
prince Albert de transférer Edouard Levrault
à Nice, à condition que Monaco se débar-
rasse de son directeur des services. En
somme, on écarte un juge trop curieux.
Un an plus tard, le juge participe, le
10 juin 2020, à l’émission « Pièces à convic-
tion » de France 3, où il laisse entendre qu’on
a eu sa peau parce qu’il enquêtait sur Dmitri
Rybolovlev, le président russe du club de
football de l’AS Monaco, et sur Christophe
Haget, le directeur de la police judiciaire mo-
négasque. Deux jours plus tard, Eric Du-
pond-Moretti dit à Monaco-Matin que le re-
portage était « indigne », truffé d’erreurs,
ajoute qu’« être juge d’instruction, ce n’est pas
être un cow-boy » et annonce une plainte
contre Edouard Levrault.
Christophe Haget, de son côté, demande
que le Conseil supérieur de la magistrature
(CSM) soit saisi des « manquements » du juge,
et porte plainte. Il annonce avoir Maîtres
Florent Ellia et Eric Dupond-Moretti pour
avocats. Nicole Belloubet demande
qu’Edouard Levrault soit entendu par sa hié-
rarchie, mais le juge refuse de répondre, faute
de comprendre « le fondement juridique de
cet entretien », et la DSJ envisage d’ordonner
une enquête administrative sur son cas.
Or, Eric Dupond-Moretti est nommé mi-
nistre de la justice, le 6 juillet 2020, et
Peimane Ghaleh-Marzban, alors directeur
des services judiciaires (DSJ), attire, le
31 juillet, l’attention de la nouvelle directrice
de cabinet du ministre, Véronique Malbec,
sur le fait que le policier de Monaco qui porte
plainte a élu domicile au cabinet de son avo-
cat, Eric Dupond-Moretti. La directrice saisit
toutefois l’inspection des services judiciaires
d’une enquête administrative pour « procé-
der à toutes vérifications utiles sur la manière
de servir de M. Edouard Levrault ».
« Le Monde » a pu consulter l’arrêt
de renvoi de la commission
d’instruction de la CJR, qui détaille
les charges qui pèsent contre le
ministre de la justice. Celui-ci doit
comparaître du 6 au 17 novembre
pour « prises illégales d’intérêts »
Les décrets « de déport »
La situation est néanmoins un peu compli-
quée pour Eric Dupond-Moretti, et Jean
Castex, le premier ministre, à deux reprises,
les 23 octobre et 17 décembre 2020, prend
des décrets qui écartent son garde des
sceaux des affaires « dont il a été l’avocat ou
dans lesquelles il a été impliqué » – c’est déjà
reconnaître, au minimum, qu’il y a un ris-
que de conflit d’intérêts. En raison de ces dé-
crets « de déport », Jean Castex lui-même
renvoie le juge Levrault au disciplinaire de-
vant le CSM. Le nouveau directeur des servi-
ces judiciaires n’ose finalement pas deman-
der de sanction, et, le 15 septembre 2022, le
CSM dit que le juge n’a commis aucun man-
quement. C’est la première affaire.
Pendant l’enquête de la CJR, Eric Dupond-
Moretti a minimisé son implication dans le
dossier de Monaco. Il a certes reconnu avoir
été « peu de temps » l’avocat du policier
Christophe Haget et n’a pas insisté sur le fait
qu’il était aussi l’avocat de deux sociétés de
M. Rybolovlev aux îles Vierges…
En dépit des décrets du premier ministre,
le ministre a continué à se tenir au courant
de ses anciens dossiers. Il a rencontré treize
fois son ancien associé Antoine Vey, Place
Vendôme ; il a dîné avec deux hauts person-
nages de Monaco, le 23 octobre 2020 – le jour
même du premier décret de déport –, et dé-
jeuné avec la procureure générale de Nîmes
saisie de la plainte contre le juge Levrault, qui
lui a gentiment envoyé un rapport une se-
maine après le décret.
Les trois magistrats du PNF
La seconde affaire est à la fois un peu plus
bruyante et un peu plus compliquée. Des ju-
ges financiers enquêtent, depuis bientôt dix
ans, sur des soupçons de financement illégal
de la campagne présidentielle de Nicolas
Sarkozy en 2007 par la Libye – l’ancien chef de
l’Etat devrait être jugé début 2025. Or, une
deuxième enquête a été ouverte et les juges
d’instruction ont ordonné des écoutes sur
une ligne discrètement ouverte par
Me Thierry Herzog, l’avocat de Nicolas
Sarkozy, où l’ancien président se faisait passer
pour un certain « Paul Bismuth ».
Les policiers ont eu vite le sentiment que
quelqu’un avait informé les intéressés de ces
écoutes, et le juge d’instruction a saisi le Par-
quet national financier, qui a saisi les policiers
à son tour d’une enquête pour des violations
du secret professionnel : c’est l’« enquête
306 ». Les policiers ont épluché les fadettes
(les facturations détaillées) de 20 lignes télé-
phoniques, dont celles de neuf avocats. Y figu-
rent plusieurs contacts de M Herzog – dont
son ami Eric Dupond-Moretti, qui n’était pas
encore ministre.
Les fadettes ne sont pas des écoutes, il s’agit
du relevé des appels et des SMS entrants et
sortants, de leur durée et de leur date, on ne
sait rien du contenu des communications.
Mais Eric Dupond-Moretti l’a très mal pris :
« Sur la base d’un seul appel à Thierry Herzog,
on m’a espionné pendant quinze jours »
(Le Point), « on a fouillé dans mon téléphone »
(Le Parisien). La commission d’instruction de
la CJR, un peu agacée, relève en passant qu’il
ne s’agit pas d’écoutes et que « les déclarations
de M. Dupond-Moretti, pénaliste avisé, posent
question ». Les policiers n’ont, en tout cas, pas
trouvé la fuite, et l’« enquête 306 » a été clas-
sée sans suite, le 4 décembre 2019.
L’avocat a néanmoins dénoncé « les métho-
des de barbouzes » des magistrats, a assuré
qu’on était « chez les dingues » et a porté
plainte, le 30 juin 2020, pour « violation de
l’intimité de la vie privée et du secret des cor-
respondances » et « abus d’autorité ». Or, le
6 juillet 2020, Eric Dupond-Moretti est
nommé garde des sceaux. Le 14, il se désiste
de sa plainte, ce qui n’a pas empêché le par-
quet de Nanterre de continuer à enquêter – ju-
ridiquement, il restait plaignant, ce qu’il sa-
vait naturellement. L’affaire a été classée sans
suite en octobre 2020. Du côté de la chancelle-
rie, Nicole Belloubet a saisi l’inspection géné-
rale de la justice (IGJ), le 1er juillet 2020, d’une
enquête de fonctionnement, pour savoir ce
qui s’était passé dans l’« enquête 306 » du PNF
– l’Union syndicale des magistrats (USM, ma-
joritaire) s’est d’ailleurs émue d’« une enquête
sur l’enquête » et d’un risque d’« immixtion »
de l’IGJ, sous la tutelle du ministre, dans un
acte juridictionnel.
Les premières alertes
Dès le 7 juillet 2020, le Syndicat de la magistra-
ture (SM, gauche) a demandé une audience au
nouveau garde des sceaux, Eric Dupond-Mo-
retti, pour lui demander de suspendre la mis-
sion de l’inspection et éviter tout risque de
conflit d’intérêts. Il a répondu qu’il ne lui sem-
blait « ni légitime ni opportun » de suspendre
la mission, et a ajouté : « Il est certain que, dans
le cadre de mon activité passée d’avocat, je suis
intervenu pour défendre mes clients, dont les
procédures sont, pour une infime partie d’entre
elles, suivies par la direction des affaires crimi-
nelles et des grâces » (l’œil de la Place Ven-
dôme sur les dossiers). Il s’engageait à cher-
cher des solutions pour assurer qu’il « n’aurait
pas connaissance de leur évolution ».
Le rapport de l’inspection est tombé en
septembre 2020. Elle a estimé qu’il fallait
« faire évoluer la gouvernance » du PNF et a
proposé dix-neuf mesures d’accompagne-
« M. DUPOND- ment. Mais l’IGJ n’a visé aucun magistrat en
particulier et a estimé que l’« enquête 306 »
MORETTI AVAIT UN était parfaitement légale, avec même le
INTÉRÊT (…) À VOIR souci « de ne pas exposer excessivement la vie
privée ou le secret professionnel des titulaires
ABOUTIR L’ENQUÊTE des lignes exploitées ». Eric Dupond-Moretti,
comme il s’y était engagé, a rendu public le
CONTRE LES rapport et demandé à la DSJ de l’informer,
MAGISTRATS DU « dans les meilleurs délais », des suites qui
pouvaient lui être réservées.
PARQUET NATIONAL La directrice de cabinet du ministre, Véroni-
que Malbec, a ainsi ordonné, le 18 septem-
FINANCIER bre 2020, une enquête administrative sur
QUI L’ONT CIBLÉ », trois magistrats du PNF et en a donné les
noms, le jour même, dans un communiqué :
CONCLUT il s’agit d’Eliane Houlette, la procureure,
Ulrika Delaunay-Weiss et Patrice Amar, deux
LA COMMISSION magistrats chargés du dossier de l’« enquête
306 ». C’était une première : jamais un minis-
D’INSTRUCTION tre n’avait montré du doigt des suspects avant
toute enquête, et l’affaire a provoqué une va-
gue d’indignation chez tous les magistrats.
« Ce qui me sidère, a expliqué à la commission
Catherine Champrenault, alors procureure
générale à Paris, c’est que le 18 septembre on
jette en pâture le nom de trois magistrats. En
principe, l’enquête administrative est secrète et
doit respecter la présomption d’innocence. »
Il y a deux types d’inspections : l’inspec-
tion de fonctionnement, qui fait le point sur
l’organisation d’un service ou d’une juridic-
tion, et n’est « jamais nominative », a rappelé
à la commission Jean-François Beynel, alors
chef de l’IGJ – c’était le cas de celle qu’avait or-
donnée Nicole Belloubet. Et l’inspection ad-
ministrative, conduite par le même service,
qui vise, en revanche, à établir les responsa-
bilités individuelles. En passant d’une ins-
pection à l’autre, le ministre se mettait en
mesure d’engager des poursuites disciplinai-
res contre les trois magistrats devant le CSM.
La mise en garde de la HATVP
Le Syndicat de la magistrature n’est pas le seul
à avoir eu un doute sur le risque de conflit
d’intérêts du ministre. Le 7 octobre 2020, la
Haute Autorité pour la transparence de la vie
publique (HATVP) a, elle aussi, alerté le minis-
tre. « Votre activité professionnelle passée
d’avocat pourrait interférer avec votre fonc-
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Eric
Dupond-
Moretti,
à Paris,
le 21 juillet.
CYRIL BITTON/
DIVERGENCE POUR
« LE MONDE »
tion actuelle de ministre dans deux cas de fi-
gure, écrit Didier Migaud, son président. Le
premier porte sur les procédures judiciaires
dans lesquelles vous êtes intervenu lorsque
vous étiez avocat, le second porte sur les ma-
gistrats saisis de dossiers vous concernant. »
La HATVP ajoute : « Dans ce contexte, votre
décision d’ouvrir une enquête administrative
à l’encontre de trois magistrats du Parquet
national financier, confiée à l’inspection gé-
nérale de la justice, qui est placée sous votre
autorité directe, et les conséquences que vous
pourrez en tirer pourraient caractériser une
situation de conflit d’intérêts. »
Le ministre a répondu qu’il avait « mis en
place un dispositif qui garantit l’absence de
toute remontée d’information » sur les dos-
siers qu’il avait pu connaître. Il ajoute qu’il a
retiré sa plainte, et a rappelé qu’il n’était pas
à l’origine de l’inspection de fonctionne-
ment du PNF – c’était Nicole Belloubet. Il as-
sure que le rapport « venait souligner un cer-
tain nombre de dysfonctionnements » : « J’en
ai demandé l’analyse au bureau de déontolo-
gie de la direction des services judiciaires, qui
a conclu à de possibles manquements déon-
tologiques concernant trois magistrats du
Parquet national financier, sous réserve d’un
éclairage plus complet, par le biais d’une en-
quête administrative. »
Eric Dupond-Moretti conclut : « Il n’y avait
aucune raison pour moi de ne pas suivre cette
préconisation qui faisait suite à une analyse
scrupuleuse par les services disposant d’une
connaissance approfondie des règles relatives
à la déontologie des magistrats. » Enfin, dit-il
élégamment, ce n’est pas lui qui a saisi l’ins-
pection, mais sa directrice de cabinet, et ce
sera au premier ministre de statuer sur
d’éventuelles suites disciplinaires.
Une version contestable
L’affaire est un peu moins claire que ce
qu’en dit le garde des sceaux, et la commis-
sion d’instruction de la CJR a minutieuse-
ment reconstitué le réel déroulement des
faits. Le 15 septembre 2020, Eric Dupond-
Moretti reçoit officiellement le rapport de
fonctionnement de l’IGJ commandé en juin
par Nicole Belloubet – sa directrice de cabi-
net en connaît la teneur depuis déjà quatre
ou cinq jours. Or, il a, le jour même, rendez-
vous à l’Elysée avec les membres du CSM qui
viennent rendre au président un rapport
sur l’affaire Fillon : il s’agissait de savoir si le
PNF avait subi des pressions pendant l’en-
quête sur l’ancien premier ministre.
A la fin de la rencontre, l’un des membres du
CSM demande en passant au ministre quelle
suite il entend réserver à l’inspection de
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
fonctionnement du PNF. « A ce moment-là, a
raconté Sophie Rey, la secrétaire générale du
CSM, le garde des sceaux a haussé les épaules
et a dit : “Je vais saisir le Conseil de poursuites
disciplinaires.” » Les membres du CSM ont
« tous ouvert de grands yeux » : « J’ai été très
surprise, reprend Sophie Rey, parce que je ne
voyais pas comment d’une inspection de fonc-
tionnement qui porte sur une structure on
pouvait en déduire des poursuites disciplinai-
res contre des personnes dénommées. » C’est
impossible sans passer par une enquête ad-
ministrative ; Mediapart a raconté l’épisode.
En réalité, Eric Dupond-Moretti avait d’em-
blée l’intention de se servir de l’inspection
de fonctionnement pour punir les magis-
trats du PNF. Paul Huber, le nouveau direc-
teur des services judiciaires, qui venait à
peine d’arriver, a fait suivre le fameux rap-
port la veille, le 14 septembre 2020, à ses ser-
vices : Catherine Mathieu, alors sous-direc-
trice des ressources humaines de la magis-
trature, a été chargée de son « analyse scru-
puleuse », comme l’a écrit le ministre. Elle a
reçu le rapport de l’IGJ à 21 h 20, avec ordre de
l’expertiser pour le lendemain 14 heures – et
de rédiger la lettre de mission pour lancer
une inspection administrative. « Avoir à ré-
pondre dans un tel degré d’urgence, je ne
l’avais jamais connu, a expliqué la magistrate
à la commission. Compte tenu de l’urgence,
l’analyse portait sur de potentielles suites dis-
ciplinaires à partir de ce rapport. C’est un an-
gle d’analyse extrêmement restreint. »
L’affaire est aussi urgente parce qu’Eric Du-
pond-Moretti doit répondre le lendemain, le
15 septembre 2020, à l’Assemblée nationale à
une question d’Eric Ciotti sur le PNF, et sa reli-
gion est évidemment déjà faite. S’il explique
dans sa réponse au député qu’il attend l’ana-
lyse de la direction des services judiciaires –
pieux mensonge, il a reçu l’analyse à 14 h 46 –,
il dit notamment : « Le rapport m’a été remis
ce matin, on peut y lire un certain nombre de
choses très intéressantes, (…) un suivi interne
distendu – qu’en termes choisis ces choses-là
sont dites. » Sur le fond, il évoque déjà les trois
points qui sont dans l’analyse de la DSJ, le
suivi distendu, le manque de rigueur dans le
traitement de la procédure, une remontée
hiérarchique lacunaire de l’information.
La commission de la CJR en a profité pour
demander à Catherine Mathieu si elle
voyait dans cette affaire un éventuel conflit
d’intérêts. « Cette question est tellement évi-
dente qu’elle ne me paraissait pas devoir être
mentionnée, a répondu l’obéissante sous-di-
rectrice. Il me paraissait évident qu’elle de-
vait être évoquée en amont. On ne m’avait
pas demandé plus de développement sur
cette question. »
L’inspection administrative
Véronique Malbec, de son côté, a cependant
assuré à la commission de la CJR que, le
15 septembre 2020, aucune décision n’avait
été prise « de manière définitive » sur la suite
à donner à l’inspection de fonctionnement.
Elle a expliqué avoir demandé son avis à
Peimane Ghaleh-Marzban, l’ancien direc-
teur des services judiciaires, et à François
Molins, président du CSM pour le parquet,
qui lui a seulement rappelé qu’il fallait une
enquête administrative pour pouvoir saisir
le Conseil. « Au vu de ces avis convergents, j’ai
proposé au garde des sceaux la saisine de l’IGJ
pour enquête administrative », a dit Mme Mal-
bec. Fureur des intéressés : M. Ghaleh-Marz-
ban a expliqué à la Commission que la direc-
trice de cabinet lui avait seulement de-
mandé s’il fallait une ou trois lettres de mis-
sion à l’IGJ, alors que « sur le principe de la
saisine la décision était prise » quand elle lui a
téléphoné. « Cela me vaut d’apparaître
comme un conseiller personnel du garde des
sceaux, c’est hallucinant », s’est indigné l’ac-
tuel président du tribunal de Bobigny.
Lorsque les trois rapports de l’inspection
administrative arrivent à la chancellerie, la
direction des services judiciaires estime
qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat. L’IGJ
estime que « les magistrats ont agi dans le
cadre de la loi », et ne leur reprochent finale-
ment rien. « L’analyse de la DSJ était de ne sai-
sir le CSM pour personne », explique son di-
recteur, Paul Huber. Mais « à la demande du
cabinet du premier ministre », son service a
dû proposer de renvoyer au CSM la seule
procureure du PNF.
Le premier ministre est finalement passé
outre et a renvoyé Eliane Houlette et Patrice
Amar au disciplinaire. Ce qui explique le ma-
laise de Paul Huber à l’audience ; il représen-
tait le ministère, mais il n’a pas réclamé de
sanction : le CSM a conclu, le 19 octobre 2022,
qu’il n’y avait lieu à sanctionner personne.
Un moment pénible pour Eric Dupond-Mo-
retti : non seulement il n’est parvenu à punir
ni Edouard Levrault ni les trois magistrats du
PNF, mais le CSM a estimé que le garde des
sceaux s’était « trouvé dans une situation ob-
jective de conflit d’intérêts »…
La perquisition Place Vendôme
Cinq plaintes ou signalements concernant
Eric Dupond-Moretti ont été adressés
en 2020 à la CJR pour « prises illégales d’in-
térêts » : l’association Anticor, les trois prin-
cipaux syndicats de magistrats (c’est bien la
première fois que l’USM porte plainte
contre un ministre), ainsi que le député du
Nord (La France insoumise) Ugo Bernalicis,
dont le signalement a été écarté. Le 8 jan-
vier 2021, après avis conforme du ministère
public, en l’occurrence François Molins, le
procureur général de la Cour de cassation, la
commission d’instruction de la CJR a été sai-
sie. Elle a entendu trente-trois personnes,
pour l’essentiel des magistrats, mais aussi
Jean Castex et Nicole Belloubet.
La Commission a perquisitionné, le
« JE CONSIDÈRE 1er juillet 2021, les locaux du ministère de la
justice, avec quinze gendarmes de la section
QUE CETTE de recherches de Paris (« et non une centaine
INSTRUCTION comme certains articles de presse ont pu s’en
faire l’écho », note aigrement la commis-
EST BIAISÉE ET sion), accompagnés de membres de la com-
mission du secret de la défense nationale
QUE MES DROITS pour les documents classifiés. Des docu-
ÉLÉMENTAIRES ments sont saisis, l’analyse des téléphones
interministériels cryptés ne donne rien d’in-
NE SONT PAS téressant (pour l’enquête), les six coffres-
forts du ministère (qui en a, pour la plupart,
RESPECTÉS » perdu la clé) non plus.
ÉRIC DUPOND-MORETTI Devant la commission d’instruction, Eric
ministre de la justice Dupond-Moretti ne décolère pas. Le minis-
tre, qui a été longuement entendu et mis en
examen le 16 juillet 2021, estime n’avoir ja-
mais été en position de conflit d’intérêts et a
aussitôt contre-attaqué. Il a jugé que le rap-
pel des faits de la présidente « était orienté »,
que la perquisition Place Vendôme avait
« deux buts : l’humiliation et le spectacle ». A
nouveau interrogé le 3 mars 2022, il a refusé
de répondre aux questions et dit réserver ses
explications à la formation de jugement,
afin de « rétablir enfin la vérité que [la com-
mission] ne souhait[e] pas voir depuis le pre-
mier jour de [son] instruction ».
La commission ne vise pour lui qu’à « salir la
réputation d’un ancien avocat dont [elle] ali-
ment[e] le seul procès qui [l’]intéresse, celui de
son illégitimité à occuper les fonctions de
garde des sceaux ». « Vous avez perdu tout sens
de la mesure. (…) Je considère que cette instruc-
tion est biaisée et que mes droits élémentaires
ne sont pas respectés », ajoute-t-il. Eric Du-
pond-Moretti s’en est pris à la présidente,
Janine Drai, en termes quasi injurieux, a as-
suré que « l’inimitié qu[’elle lui] port[e] ne date
pas de [s]on arrivée au ministère » et qu’il
aurait fallu qu’elle se déporte, « mais l’impar-
tialité n’est pas [son] sujet ». Il a transmis son
texte à L’Opinion, qui l’a publié le jour même,
le 3 mars 2022.
Le cas de François Molins
Le ministre en veut tout particulièrement à
François Molins, qui a statutairement quatre
casquettes : il est alors procureur général de
la Cour de cassation, non soumis à une
france | 13
autorité hiérarchique ; c’est lui qui engage les
poursuites devant la Cour de justice de la Ré-
publique ; il préside encore la formation du
CSM pour le parquet ; il est enfin vice-prési-
dent de l’Ecole nationale de la magistrature.
Pour Eric Dupond-Moretti, François Molins
« voulait être garde des sceaux et il n’a jamais
accepté [s]a nomination », il aurait donné
son feu vert à l’enquête administrative sur le
PNF avant de cosigner « une scandaleuse tri-
bune » dans Le Monde, le 29 septembre 2020,
où il écrit que « le conflit d’intérêts que sous-
tend cette situation ne peut qu’alerter ». « Il
faut quand même oser », tempête le ministre.
La commission a répondu point par point
aux arguments de la défense, en expliquant
« qu’en aucun cas l’exercice de ces fonctions ne
saurait faire obstacle d’un amalgame avec les
deux autres ». Quant à la perquisition, où des
photos ont été prises – « pour vous constituer
un album souvenir », a dit le ministre –, la
commission relève que les critiques ont été
« systématiquement formulées sur un ton
blessant voire outrageant », que tout a été
versé au dossier et que c’est bien le ministère
qui a ensuite alerté seize journalistes. Elle en
profite pour envoyer poliment un message
au ministre et à sa directrice de cabinet, qui
assuraient avec un bel ensemble qu’Eric
Dupond-Moretti ne se servait jamais de son
ordinateur ; la commission relève pourtant
que des messages, avec l’adresse du minis-
tre, arrivaient à l’ensemble des magistrats, et
qu’il était « peu compréhensible » que M. Du-
pond-Moretti laisse branché son ordinateur
s’il ne s’en servait pas.
François Molins est parti à la retraite en juin,
il a été remplacé par Rémy Heitz, nommé pro-
cureur général près la Cour de cassation, le
1er juillet, par le président de la République, et
c’est lui qui portera l’accusation devant la
Cour de justice de la République.
Le renvoi devant la CJR
Sur l’affaire Levrault, la commission note :
« Ainsi M. Dupond-Moretti ne peut s’exonérer
de tout rôle actif dans cette décision d’enquête
administrative du 31 juillet 2020 concernant le
juge Levrault. Il a été l’avocat d’une personne
ayant porté plainte contre le juge Levrault en
juin 2020. Il ne peut se dédouaner, ni par l’anté-
riorité à sa nomination des difficultés concer-
nant le non-renouvellement du détachement
du juge Levrault, il en a pris la suite, (…) ni par la
signature de la lettre de mission de l’IGJ qu’il lui
appartenait de trancher. (…) Il a été avisé de
toutes les étapes. »
La commission considère qu’il existait un
« conflit avéré » entre le ministre et le juge
Edouard Levrault. « Ainsi, il est établi que
M. Dupond-Moretti avait une connaissance
avérée des problématiques judiciaires intéres-
sant M. Rybolovlev et qu’elles constituent un
arrière-plan incontestable de sa relation au
juge Levrault. »
Quant au PNF, la commission relève que le
ministère suivait pas à pas la procédure.
Véronique Malbec a déclaré : « L’inspection de
fonctionnement est plus liée à une difficulté
de fonctionnement : je signe la saisine, mais
j’en ai parlé au ministre au préalable. Quant à
l’enquête administrative, j’en parle aussi au
ministre avant de la signer. » Pour la commis-
sion, « le mis en examen doit répondre ce fai-
sant de choix assumés dont il soutient simple-
ment qu’ils ne caractérisent pas une prise illé-
gale d’intérêts », mais, pour elle, « cet argu-
mentaire ne peut être retenu ».
Les trois juges estiment que le ministre de
la justice « devrait s’interdire de connaître de
la situation de magistrats dont il avait, en
qualité d’avocat, critiqué les actes, et ce,
d’autant plus qu’il dispose a leur égard d’un
pouvoir de nomination et de sanction », et es-
timent qu’il y avait « peu de doutes sur le ca-
ractère prédisciplinaire » des enquêtes admi-
nistratives que le ministre avait ordonnées.
« Le mis en examen avait un intérêt pour le
moins moral à voir aboutir l’enquête admi-
nistrative contre les magistrats du PNF qui
l’ont ciblé dans leurs investigations, conclut la
commission, sans même évoquer ses liens
d’amitié avec M. Herzog [l’avocat et l’ami de
Nicolas Sarkozy], prévenu dans l’affaire
“Sarkozy-Herzog-Azibert” et contre M. Le-
vrault, qui a instruit, lorsqu’il était en poste à
Monaco, des procédures concernant M. Rybo-
lovlev, dont il a été l’avocat, et M. Haget, qu’il a
assisté lors de ses dépôts de plaintes. »
Il y a donc évidemment pour la commis-
sion « prises illégales d’intérêts », puisque
« la vindicte de M. Dupond-Moretti à l’égard
de ces magistrats révèle l’intérêt qu’il pouvait
avoir à envisager à leur encontre des poursui-
tes disciplinaires ». Ainsi, « quoi qu’il en dise,
note la commission, le ministre, en initiant
puis en suivant les enquêtes administratives
litigieuses jusqu’à la publication du décret de
déport du 23 octobre 2020, a conservé un inté-
rêt de nature à compromettre son impartia-
lité, son indépendance ou son objectivité ». p
franck johannès
14 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

L’anti-obésité, un vaste marché à conquérir

L’américain Lilly va installer dans son usine alsacienne une ligne de production du médicament Mounjaro

REPORTAGE
fegersheim (bas-rhin) -
envoyée spéciale

U
ne fierté. Dans les
rangs des salariés et de
la direction de Lilly à
l’usine de Fegersheim
(Bas-Rhin), l’arrivée du Mounjaro,
la future vedette des traitements
contre l’obésité et le diabète, a fait
bondir de joie. L’usine alsacienne,
implantée dans la région depuis
un demi-siècle, a été choisie par le
laboratoire pharmaceutique amé-
ricain pour accueillir, à partir de
2026, une ligne de production dé-
volue à la fabrication de ce nou-
veau traitement.
« Aujourd’hui marque un nou-
veau tournant pour Fegersheim.
Ce médicament peut changer la
vie de millions de patients, et il va
être produit ici, en France, sur ce
site », s’est félicité, lundi 23 octo-
bre, Marcel Lechanteur, PDG de
Lilly France et Benelux, aux côtés
du ministre délégué chargé de
l’industrie, Roland Lescure, venu
célébrer l’annonce.
Fegersheim ne produira pas le
tirzépatide, principe actif du Mou-
njaro, mais supervisera toutes les
étapes suivantes, de la fabrication
du produit et de la formulation au
remplissage des stylos injecteurs
ainsi qu’à leur mise en boîte. Une
belle reconnaissance pour l’usine
alsacienne – l’une des trois usines
du groupe installées en Europe –,
qui a multiplié les investisse-
ments afin de moderniser ses
équipements.
L’usine du laboratoire pharmaceutique américain Lilly à Fegersheim (Bas-Rhin), le 18 octobre. JEAN-FRANÇOIS BADIAS/« DNA »/MAXPPP
Prédictions exagérées
Ce nouveau financement de
160 millions d’euros, sans aucune autorités de santé pour être pres- d’aucuns pronostiquant une disk a investi 3 milliards d’euros nouveau patient ne pourra y accé-
aide pécuniaire de l’Etat, et dont crit contre l’obésité, Novo Nordisk
L’efficacité baisse des ventes de dispositifs afin d’étendre ses capacités de pro- der. Il faudra attendre l’issue des
l’essentiel (107 millions d’euros) a préféré suspendre toute publi- de ce traitement médicaux pour les pathologies duction », indique le laboratoire négociations avec l’Etat sur le prix
sera consacré au Mounjaro, mar- cité du médicament tant la de- liées à l’obésité. danois, qui précise que 3,6 mil- du médicament. Celles-ci sont
que surtout les prémices d’un mande est forte. Le succès est tel
serait supérieure Novo Nordisk et Lilly auront la liards d’euros supplémentaires suspendues, le laboratoire atten-
grand plan d’attaque de Lilly pour que Weight Watchers, le chantre à celle de son part belle sur ce marché de l’obé- seront investis à cet effet en 2023. dant des données cliniques com-
la conquête mondiale du marché du régime minceur, s’est converti. sité, qui pourrait atteindre plus de En France, ces difficultés de pro- plémentaires pour soumettre,
de l’obésité, un eldorado qui fait En mars, il a ainsi racheté Se-
rival danois, 100 milliards de dollars (94 mil- duction préoccupent les patients. en 2024, un nouveau dossier aux
saliver les Big Pharma. quence, une start-up de télésanté le Wegovy liards d’euros) d’ici à 2035. La mé- « Les propos du patron de Novo autorités de santé françaises.
Car le Mounjaro, outre ses vertus qui propose, outre-Atlantique, daille a toutefois son revers. Les Nordisk, qui laisse entendre qu’il y Lilly, dont le Mounjaro pourrait
dans le traitement du diabète de des ordonnances pour des médi- deux laboratoires sont confron- aura des choix à faire compte tenu être approuvé pour l’obésité aux
type 2, s’est révélé très efficace caments contre l’obésité. l’appétit. Le PDG de Walmart, tés à une envolée des contrefa- de l’incapacité à fournir pour tous Etats-Unis d’ici à la fin de 2023, n’a
pour aider les patients souffrant Cet engouement rend fou jus- géant de la grande distribution çons de leurs produits. En Europe, rapidement, nous inquiètent », ob- pas encore présenté de dossier en
d’obésité à perdre du poids. Ses ré- qu’aux analystes du secteur. Ces américaine, a mis le feu aux pou- l’Agence européenne des médica- serve le cardiologue Jean-François France. « Ces médicaments peu-
sultats cliniques montrent même dernières semaines, leurs prédic- dres, le 5 octobre, en confirmant ments a alerté, mercredi 18 octo- Thébaut, vice-président de la Fédé- vent être un tournant pour les per-
que la fonte des kilos induite par le tions, souvent exagérées, ont cha- une légère inflexion sur le panier bre, sur une circulation de faux ration française des diabétiques. sonnes souffrant d’obésité en
médicament serait supérieure à huté certains cours de Bourse. A de courses de ses clients. Ce lots d’Ozempic, le grand frère du France, qui veulent juste améliorer
celle de son rival danois déjà sur le commencer par ceux des indus- jour-là, à Wall Street, Coca-Cola a Wegovy, uniquement autorisé « Un tournant » leurs conditions de vie et cesser
marché, le Wegovy, commercialisé triels de l’agroalimentaire, qui ainsi chuté de 4,8 %, Pepsi, de contre le diabète, mais détourné Dans l’Hexagone, le Wegovy bé- d’être considérées comme la cin-
par le laboratoire Novo Nordisk. pourraient bien pâtir d’une perte 5,2 %, et Mondelez, le fabricant par certains, qui se le font pres- néficiait d’un accès précoce dans quième roue du carrosse face à un
Après des années de désillu- d’attrait pour leurs produits su- des biscuits Oreo, de 5,3 %. crire contre l’obésité. le traitement de l’obésité depuis Etat qui refuse de reconnaître l’obé-
sions, l’arrivée de cet arsenal très crés, en raison de l’effet « coupe- Les magasins de vêtements de La très forte demande des pa- juillet 2022. Mais Novo Nordisk y a sité comme une maladie », souli-
prometteur a affolé la planète, qui faim » des médicaments. grande taille, les restaurants, les tients a surtout occasionné une mis fin en septembre. Les près de gne Anne-Sophie Joly, fondatrice
se rue sur ces nouveaux traite- En effet, l’analogue du récepteur salles de sport et jusqu’aux ven- pénurie mondiale, qui s’est réper- 10 000 personnes qui en avaient du Collectif national des associa-
ments, malgré leur coût élevé. de GLP-1 contenu dans les traite- deurs de cigarettes et d’alcool cutée sur les antidiabétiques. Les profité continueront de recevoir tions d’obèses. En France, l’obésité
Aux Etats-Unis, où le Wegovy a dé- ments entraînerait, outre une pourraient être affectés. Le sec- industriels peinent à suivre. « De- leur traitement à titre gracieux touche 17 % de la population. p
croché en 2021 le feu vert des perte de poids, une réduction de teur médical n’est pas épargné, puis près de deux ans, Novo Nor- par l’industriel, mais plus aucun zeliha chaffin

Argenx, l’étoile montante de la biotech européenne

La société belgo-néerlandaise spécialisée dans l’immunologie veut révolutionner le traitement des maladies auto-immunes

C ontrecoup de la folie qui

s’était emparée des mar-
chés pendant la pandémie
de Covid-19 ? Depuis deux ans, le
secteur des sociétés de biotechno-
logies a pris un sérieux coup de
froid. Malgré un dégel sur le front
des acquisitions, les capital-ris-
queurs rechignent à desserrer les
cordons de leur bourse lors des le-
vées de fonds et aucune biotech
n’a encore fait sonner la cloche
sur la place Euronext cette année.
Néanmoins, tout le secteur ne
semble pas avoir été affecté au vu
de l’éclatante santé d’Argenx.
Dopé par les derniers résultats
cliniques de son produit vedette,
le Vyvgart, le belgo-néerlandais a
vu son cours de Bourse s’embra-
ser cet été. Avec une capitalisation
de près de 28 milliards d’euros
(l’équivalent peu ou prou des valo-
risations de Capgemini ou de
Saint-Gobain), la société de bio-
technologies est devenue la pre-
mière cotation européenne du
secteur, loin devant le belge Gala-
pagos (2,2 milliards d’euros), ins-
tallé sur la deuxième marche du
podium de l’indice Next Biotech,
ou du français Abivax (530,8 mil-
lions d’euros). De quoi donner le
frisson aux investisseurs. Fin
juillet, ils n’ont pas hésité à réin-
vestir 1,3 milliard de dollars
(1,2 milliard d’euros) pour financer
le développement de la société.
Il faut dire qu’Argenx présente
tous les symptômes d’une future
star. Dans un secteur réputé diffi-
cile, où ceux qui cherchent finis-
sent rarement par trouver, le
belgo-néerlandais a réussi la
prouesse de franchir la terrible
« vallée de la mort », cette période
critique qui sépare la recherche cli-
nique d’un nouveau médicament
et sa commercialisation. Et cela,
sans jamais s’appuyer sur une Big
Pharma. Le rêve pour une entre-
prise de biotechnologies. « Autre-
fois, la tendance était de vendre à
de grands laboratoires. Il existe
aujourd’hui toute une génération
d’entreprises européennes qui sou-
haite aller jusqu’au bout, dont nous
faisons partie », explique Tim Van
Hauwermeiren, PDG d’Argenx.
Une nouvelle approche
En 2008, cet ancien cadre
d’Ablynx (une société de biotech-
nologies rachetée en 2018 par Sa-
nofi), a cofondé Argenx avec deux
autres collègues, Hans de Haard,
actuellement directeur scientifi-
que de l’entreprise, et Torsten
Dreier, qui a, depuis, quitté la so-
ciété. Encouragé par les progrès
réalisés dans la connaissance du
système immunitaire, le trio est
alors convaincu qu’une nouvelle
approche est possible pour traiter
les maladies auto-immunes.
Sur la base d’une collaboration
avec des experts académiques,
dont la scientifique Sally Ward,
ils s’attellent pendant plus d’une
décennie à mettre au point une
génération de médicaments ci-
blant les auto-anticorps IgG, ces
anticorps produits par le système
immunitaire, et qui, pour une rai-
son encore inconnue, se retour-
nent contre le corps humain et
l’attaquent au lieu de le protéger.
« Ces derniers s’appuient sur un ré-
cepteur spécifique pour circuler
dans le corps. En bloquant ce ré-
cepteur, nous éliminons ces auto-
anticorps IgG de l’organisme sans
toucher les autres anticorps. Cet
outil de précision change la donne
comparée aux traitements classi-
ques qui suppriment complète-
ment l’immunité des patients »,
détaille M. Van Hauwermeiren.
Ce traitement innovant a permis
à l’entreprise d’obtenir, à la fin de
2021, sa première approbation
pour une commercialisation
auprès de la Food and Drug Admi-
nistration, l’agence américaine du
médicament, dans le traitement
de la myasthénie auto-immune,
une maladie rare particulière-
ment handicapante, et qui s’avère,
dans certains cas, mortelle.
Le Vyvgart, qui est commercia-
lisé, outre aux Etats-Unis, au Ja-
pon, en Chine, en Allemagne, en
Italie et dans certains pays du
Golfe, et prochainement au Ca-
nada, connaît une belle ascen-
sion. En 2022, il a rapporté
401 millions de dollars à Argenx.
Sur les six premiers mois de 2023,
l’entreprise affiche 511 millions
de dollars de chiffre d’affaires, et
les analystes lui prédisent un
potentiel de plusieurs milliards
de dollars. En France, le produit
est disponible en accès précoce,
un mécanisme dérogatoire pour
les médicaments innovants.
La société n’est pas encore renta-
ble, mais avec plusieurs nouvelles
indications en attente pour éten-
dre l’utilisation à d’autres mala-
dies orphelines, son avenir est
prometteur. « Les auto-anticorps
IgG sont impliqués dans plus d’une
centaine de maladies », précise
M. Van Hauwermeiren, qui pro-
jette d’élargir son usage dans
quinze indications d’ici à 2025. p
z. ch.
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 économie & entreprise | 15

PERTES & PROFITS |

En Allemagne, le syndicat IG p a r p h il ip p e e s c a nde
AUTOMOBILE

Metall élit une femme à sa tête Toyota, entre

le Graal et l’arlésienne
Christiane Benner va diriger la centrale de 2,2 millions de membres
L’innovation est affaire de ti- vestisseurs dans l’une de ses usi-
ming. On en parle toujours trop nes pour prouver son engage-
francfort (allemagne) - femmes-hommes. Elle en a fait un velle présidente d’IG Metall veut tôt et on se réveille toujours trop ment. En octobre, enfin, il con-
envoyée spéciale
C’est une rupture thème majeur de son mandat. La aller plus loin : elle veut obtenir tard. Kodak a été pionnier pour firme son objectif d’une produc-
au sein d’une pénurie de travailleurs qualifiés des patrons qu’ils intègrent da- parler de la photo numérique, tion en masse pour 2027-2028.

L
e syndicat allemand de
l’industrie IG Metall a
amorcé un nouveau cha-
pitre de son histoire.
Lundi 23 octobre, Christiane Ben-
ner, 55 ans, en a été élue la prési-
dente lors du congrès de l’organi-
sation, à Francfort-sur-le-Main. Ja-
mais le plus grand syndicat indé-
pendant du monde, avec
2,2 millions de membres, n’avait
été dirigé par une femme. C’est
une rupture au sein d’une organi-
sation encore très masculine, for-
tement implantée dans l’industrie
automobile, qui compte toujours
80 % de salariés hommes.
A observer les applaudisse-
ments, lundi matin, au deuxième
jour du congrès, il ne fait aucun
doute que Christiane Benner est
extrêmement populaire. Les
418 délégués ont approuvé sa can-
didature à plus de 96 % des voix.
Soutiens en interne
Comme souvent en Allemagne, la
rupture se produit dans la conti-
nuité : la première femme syndi-
caliste en chef de l’industrie alle-
mande a eu le temps de forger ses
soutiens en interne. Entrée chez
IG Metall en 1988, elle est passée
par toutes les étapes de la carrière
syndicale classique, de déléguée
en entreprise jusqu’à la vice-pré-
sidence d’IG Metall à la centrale
de Francfort, poste qu’elle occu-
pait depuis huit ans.
Christiane Benner devient ainsi
une des femmes les plus influen-
tes du capitalisme allemand :
grâce aux lois sur la codécision,
qui assurent aux représentations
organisation
très masculine,
fortement
implantée
dans l’industrie
des salariés 50 % des sièges au sein
des conseils de surveillance des
grands groupes, IG Metall dispose
d’un levier financier et décision-
nel considérable. C’est une des ra-
res organisations encore capable
de mobiliser des millions de sala-
riés, et un interlocuteur incon-
tournable des pouvoirs publics.
L’élection confirme aussi la fé-
minisation des organisations
syndicales allemandes, à laquelle
Christiane Benner a largement
contribué. Au printemps 2022, le
Deutsche Gewerkschaftsbund, la
fédération qui chapeaute les prin-
cipales centrales, avait élu Yasmin
Fahimi à sa tête. Un an plus tôt,
c’est l’Italo-Allemande Daniela
Cavallo qui prenait chez Volkswa-
gen la direction du puissant con-
seil de représentation des salariés.
Chez les poids lourds industriels
Siemens et Bosch, les conseils de
surveillance se sont également fé-
minisés. « Je veux des femmes là où
l’argent est distribué, dans les
conseils de surveillance, dans les di-
rectoires, dans les conseils de repré-
sentation des salariés, dans les syn-
dicats », expliquait Christiane Ben-
ner au Monde à l’automne 2022.
Christiane Benner s’est sensibili-
sée très tôt au sujet de l’égalité
outre-Rhin, qui va donner aux sa-
lariés un pouvoir de négociation
considérable, pourrait être une oc-
casion de faire avancer ces sujets.
La réduction du temps de travail
pour tous, actuellement discutée,
pourrait permettre une meilleure
répartition des tâches éducatives
au sein des familles et ainsi une
meilleure participation des fem-
mes aux responsabilités. C’est
aussi un enjeu d’attractivité pour
les nouvelles générations. « Du
temps pour l’avenir », est le mot
d’ordre du congrès d’IG Metall, qui
se tient jusqu’au 26 octobre.
Contrer l’extrême droite
Pourtant, l’actualité pourrait com-
pliquer le débat, voire le reléguer
au second plan. La poussée ré-
cente de l’extrême droite dans la
riche région de Hesse est venue
rappeler aux responsables syndi-
caux combien les salariés alle-
mands s’inquiètent pour leur em-
ploi, potentiellement menacé par
la cherté de l’énergie et les trans-
formations rapides dans l’indus-
trie. « Il y a une incertitude pro-
fonde, les gens veulent des perspec-
tives », a reconnu Jürgen Kerner,
vice-président du syndicat nou-
vellement élu, lundi lors de la con-
férence de presse à Francfort. « Ma
priorité est le maintien de la valeur
ajoutée industrielle en Allema-
gne », a déclaré Christiane Benner,
rappelant son engagement en fa-
veur d’un plafonnement du prix
de l’électricité pour les activités les
plus consommatrices.
Pour mobiliser les salariés et
contrer l’extrême droite, la nou-
vantage les travailleurs aux pro-
cessus de décision. « Nous vou-
lons plus de démocratie en entre-
prise, plus d’implication des sala-
riés dans les décisions », dit-elle. Le
pari est osé dans un contexte d’in-
certitude économique forte et de
perte de compétitivité. Certaines
entreprises sont très loin de cette
vision : Tesla, qui produit depuis
le printemps 2022 des centaines
de milliers de véhicules à Grün-
heide, aux portes de Berlin, est
toujours hostile à toute représen-
tation syndicale en son sein.
Même chez les constructeurs al-
lemands, IG Metall pourrait per-
dre de son influence : avec la nu-
mérisation de l’industrie, les en-
treprises recrutent moins de tech-
niciens en mécanique que de
programmeurs informatiques,
moins amateurs de conventions
collective. « Notre plus gros pro-
blème, ce n’est ni la récession ni la
transition de l’industrie, c’est la
montée de l’individualisme, confie
au Monde un responsable syndical
d’un grand groupe du Bade-Wurt-
temberg. Si chacun veut négocier
son salaire, son lieu et son temps de
travail, comment voulez-vous
construire un accord et une solida-
rité ? » Chez IG Metall, la transfor-
mation en cours n’est pas seule-
ment une question de genre. p
cécile boutelet
comme IBM de l’Internet et
Nokia du smartphone. Ils ont
cherché le Graal dont tout le
monde parlait, ont cru le possé-
der et avoir le temps de l’amélio-
rer, mais ont échoué. La même
séquence se répète aujourd’hui
dans la voiture électrique. Et
Toyota n’a pas du tout envie
d’être le Nokia des années 2030.
Le Graal est connu : il se nomme
batterie solide. Une technologie
radicalement différente des ob-
jets actuels. Elle permettrait de di-
minuer la taille le coût et le poids
des batteries qui, actuellement,
représentent plus du tiers du prix
d’une automobile électrique. Elle
porte à elle seule la promesse
d’une autonomie de plus de
1 000 kilomètres, d’un temps de
recharge de dix minutes, de l’éli-
mination du risque d’incendie et
d’un prix plus faible. De quoi
bouleverser le monde du trans-
port dans les dix ans à venir.
En bon croisé, Toyota y croit
dur comme fer. A tel point que,
depuis six mois, il communique
à intervalles réguliers sur sa
quête, assurant chaque fois s’ap-
procher plus près du but. En juin,
il affirme être en mesure de com-
mercialiser des batteries solides
en 2027. Puis, en juillet, il con-
firme sa prévision. En septem-
bre, il convie journalistes et in-
Persévérance industrielle
En retard sur les véhicules élec-
triques actuels, le premier
constructeur mondial tente
de remonter la pente, au moins
en matière de communication.
Les mauvaises langues rappel-
lent qu’en 2017, il prévoyait une
production pour 2025 et que,
depuis dix ans, la production
de masse est régulièrement an-
noncée dans les cinq ans.
Car la difficulté de fabriquer un
électrolyte solide est grande. Tous
les constructeurs et équipemen-
tiers sont sur cette affaire. Le plus
en avance pourrait encore être un
chinois, le leader mondial CATL,
qui promet une version « semi-
solide » pour la fin de 2023. Sam-
sung, BMW, Nissan, et même le
fabricant d’aspirateurs Dyson,
construisent des lignes pilotes.
Comme dans le cas du passage
des écrans cathodiques aux
écrans plats, la différence se fera
par la persévérance industrielle à
réduire les coûts et à accroître la
qualité suffisamment vite. Les
coréens avaient gagné la bataille
des écrans. Qui trouvera ce nou-
veau Graal le premier ? Pour l’ins-
tant, il ressemble plutôt à la belle
arlésienne dont tout le monde
parle, mais que l’on ne voit ja-
mais. La course est lancée. p

présentent

Pétrole : après ExxonMobil, Chevron

se lance dans une acquisition géante
Les fusions-acquisitions dans le secteur pétrolier et gazier ont
atteint 254 milliards de dollars, le montant le plus élevé depuis 2014

L es grandes manœuvres se
poursuivent du côté des
majors américaines du pé-
trole. Au tour de Chevron. Le
deuxième principal acteur des
Etats-Unis s’apprête à acquérir un
compatriote, le producteur Hess.
Selon un communiqué du lundi
23 octobre, le rachat s’élèvera à
53 milliards de dollars (environ
49,6 milliards d’euros) – l’opéra-
tion la plus lourde de son histoire.
Un montant considérable, parmi
les plus importants de ces trois
dernières décennies dans l’indus-
trie pétrogazière.
Presque autant que celui an-
noncé, le 11 octobre, par Exxon-
Mobil : le numéro un américain a
prévu de débourser 59,5 milliards
lars pour Chevron et 55,7 milliards
pour ExxonMobil en 2022, plus du
double par rapport à 2021.
Si les deux groupes veulent élar-
gir leur périmètre par de nouvel-
les acquisitions, « le fil conducteur
de ces transactions est que les ma-
jors cherchent à remplir leurs pipe-
lines pour maintenir la produc-
tion malgré une base d’actifs en dé-
clin », souligne Andrew Dittmar,
analyste pour le cabinet améri-
cain Enverus. Autrement dit, pour
compenser la déplétion de gise-
ments plus anciens, les compa-
gnies se tiennent prêtes à extraire
ailleurs. Chevron entend miser
sur les réserves de pétrole déte-
nues en partie par Hess dans les
eaux profondes du Guyana, petit
che pas de produire encore. Les in-
vestissements ne vont pas sans
critiques. Et pour cause, le pétrole
et le gaz ont un impact majeur sur
le réchauffement climatique, rap-
pellent les associations de dé-
fense de l’environnement.
Par ailleurs en septembre, l’Etat
de Californie, dont le gouverneur
est membre du Parti démocrate, a
déposé une plainte au civil contre
cinq des plus grosses compagnies
pétrolières : ExxonMobil, Shell,
BP, ConocoPhillips et Chevron.
7 NOVEMBRE 2023
Limiter le réchauffement Auditorium du Monde, Paris 13e
17H-21H30
Ces compagnies et leurs associés
ont « intentionnellement mini-
misé les risques posés par les éner-
gies fossiles à la population », se-

DIRIGEZ VOTRE
de dollars pour prendre posses- pays sud-américain, frontalier du lon la plainte citée par le New York
sion d’une société, Pioneer Natu- Brésil. Des réserves exploitées de- Times. Réplique du groupe Che-

ral Resources, spécialisée dans le
pétrole et le gaz de schiste – son
investissement le plus significatif
depuis la fin des années 1990.
« Remplir les pipelines »
Les deux transactions à venir sont
prévues pour le premier semestre
2024, avec un financement sous
forme d’actions. A rebours de la
lutte contre le réchauffement cli-
matique, elles répondent en appa-
rence à la même logique : conti-
nuer à tirer profit autant que pos-
sible des hydrocarbures (pétrole et
gaz), la demande mondiale étant
encore en croissance. Les tensions
d’approvisionnement liées à la
guerre en Ukraine ont déjà engen-
dré des résultats nets sans précé-
dent. Soit 35,5 milliards de dol-
puis fin 2019, en partenariat avec
ExxonMobil et le chinois CNOOC,
quatre ans après leur découverte.
La tendance aux fusions ou aux
acquisitions d’entreprises, princi-
palement aux Etats-Unis, va au-
delà des majors. Toutes celles an-
noncées en 2023 dans le secteur
pétrolier et gazier ont déjà atteint
254 milliards de dollars à ce jour,
selon le London Stock Exchange
Group (LSEG), opérateur de la
Bourse de Londres. Soit « le total le
plus élevé depuis 2014 » par rap-
port à la même période de l’an-
née, précise Lucille Jones, ana-
lyste au LSEG. « Les majors euro-
péennes sont jusqu’à présent res-
tées à l’écart », relève Fernando
Valle, son homologue chez
Bloomberg – ce qui ne les empê-
CARRIÈRE
vron : « Le changement climatique
(…) nécessite une réponse politique
internationale coordonnée, et non
un litige fragmentaire au profit Conférences avec les journalistes
d’avocats et de politiciens. » du Monde • Rencontres avec les
Selon l’Agence internationale de établissements les plus reconnus
l’énergie, qui a publié son pano-
rama annuel le 24 octobre, la de-
mande de combustibles fossiles
s’annonce « bien trop élevée » par
rapport à l’objectif climatique de
l’accord de Paris. Ce traité interna-
tional de 2015 entend limiter le ré-
chauffement au cours du siècle, si
possible à 1,5 °C. « Chevron parie
sur l’échec de l’accord de Paris », cri-
tique à présent Mark van Baal, fon-
dateur de Follow This, une coali-
tion d’actionnaires désireux d’in- INSCRIPTION GRATUITE MBA-FAIR.GROUPELEMONDE.FR
fléchir la stratégie des majors. p
adrien pécout
16 | économie & entreprise 0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

L’égalité des genres

progresse en Europe
Les Européennes consacrent un peu moins
de temps aux tâches ménagères, mais
les progrès restent fragiles et insuffisants

I l y a du mieux ! Après des an-

nées de stagnation, l’égalité
entre femmes et hommes a
progressé – un peu – dans l’Union
européenne (UE) ces derniers
mois, selon l’index calculé par
l’Institut européen pour l’égalité
des genres (EIGE). « Il a atteint
70,2 points sur 100 en 2023, dépas-
sant pour la première fois la barre
des 70, et enregistrant sa plus
forte augmentation annuelle, de
1,6 point », détaille l’institution
dans son rapport annuel, publié
mardi 24 octobre. « L’Europe va
dans le bon sens », salue sa prési-
dente, Carlien Scheele. Avant de
nuancer : « Mais ce n’est pas assez,
et les progrès sont fragiles. »
Voilà dix ans que l’EIGE, lié à la
Commission européenne, com-
pile une série d’indicateurs en ma-
tière de salaires, de temps de tra-
vail, de santé et d’inégalités va-
Lancement du nouveau « Plus belle la vie », aux studios de la Belle-de-Mai, à Marseille, le 14 septembre. NEDIM IMRE riées entre femmes et hommes
afin de comparer l’évolution des
pays membres. Au fil des ans, son
index a permis de mesurer les ef-
nagers non rémunérés en géné-
ral, notamment en raison du re-
cours croissant à des aides exté-
rieures, comme les services de li-
vraison à domicile.
« Il ne s’agit donc pas d’un chan-
gement structurel », regrette le
rapport, citant au passage la Prix
Nobel d’économie 2023, Claudia
Goldin : « Nous n’aurons jamais
l’égalité des sexes tant que nous
n’aurons pas l’équité dans les
couples. » Selon l’étude, 63 % des
Européennes déclarent préparer
les repas tous les jours à la mai-
son, contre 36 % des Européens.
Il y a également du mieux
en matière de représentation
dans les instances de pouvoir
(+ 1,9 point) : la présence des fem-
mes à la tête des organes diri-
geants des entreprises ou des par-
lements progresse, grâce aux di-
verses lois nationales sur la parité.
A l’exemple de la loi Copé-Zim-
mermann en France qui, depuis
2011, oblige les grandes entrepri-
ses à nommer au moins 40 % de

La renaissance de la très populaire fets des récessions, de la pandémie

de Covid-19, durant laquelle les
femmes étaient en première ligne,
des politiques publiques mises en
femmes au sein de leur conseil
d’administration.
L’égalité au travail s’améliore
aussi (+ 2,1 points), mais les dispa-

série télévisée « Plus belle la vie »

œuvre pour faire avancer la parité.
Des aides extérieures
Le rapport 2023 offre un pano-
rama contrasté. Sans surprise, les
Passé dans le giron de TF1, après avoir été diffusé sur France 3, pays du Nord (Suède, Pays-Bas, Da-
nemark) sont en tête du classe-
le feuilleton reprend ses tournages dans la région de Marseille ment, tandis que la France est à la
sixième place, avec un score de 76
sur 100. S’ils affichent des résul-
tats inférieurs à la moyenne euro-
marseille - correspondant sur le futur horaire de diffusion. nel de Cala (Les Républicains), es- péenne, le Portugal, l’Italie, Malte
Calé à 20 h 20 sur France 3 au mo-
Les salles père que la présence du feuilleton ou encore la Grèce ont enregistré
rités restent nombreuses. Ainsi,
dans les couples avec enfant, le
taux d’emploi des mères est de
65 %, contre 91 % pour les pères,
soit un écart de 26 points. « Ces
chiffres soulignent l’ampleur des
stéréotypes de genre : les pères ont
de meilleures possibilités de parti-
ciper au marché du travail, expli-
quent les auteurs. Ils montrent que
l’arrivée d’un enfant a un impact
négatif plus fort sur les mères. »
Enfin, le rapport met en garde

L
a météo a joué un tour
aux fans les plus impa-
tients de Plus belle la vie
(PBLV). Vendredi 20 octo-
bre, les orages sur Marseille ont
repoussé, pour quelques jours, la
reprise des tournages en extérieur
du plus populaire des feuilletons
français. Le climax du premier
épisode, celui qui doit expliquer la
disparition de la place imaginaire
du Mistral et remettre sur ses rails
une histoire suspendue depuis
plus d’un an, n’a pu être mis en
boîte dans le quartier du Panier,
comme Newen Studios, le produc-
teur de la série, le prévoyait.
Dans quelques mois, ce faux dé-
ment de son arrêt, Plus belle la vie
est confronté, dans la grille de TF1,
à la présence des feuilletons à suc-
cès Ici tout commence, à 18 h 30, et
Demain nous appartient, à 19 h 10.
L’aînée des trois séries servira-t-
elle de rampe de lancement plus
précoce ? « Les épisodes seront dif-
fusés en début d’après-midi, après
le journal de 13 heures », croit sa-
voir un élu marseillais qui a suivi
le dossier de relance. « Ce sera une
très belle case horaire », se borne à
annoncer Rodolphe Belmer, le
PDG de la chaîne. « Après plus d’un
an d’arrêt, TF1 se donne le temps de
voir la réaction de l’audience et des
réseaux sociaux », analyse, de son
de montage sont
restées en place
et les principaux
acteurs ont été
prolongés
métropole Aix-Marseille », selon la
ministre de la culture, Rima Ab-
dul Malak –, beaucoup sont des
anciens, habitués à l’intransi-
geant rythme de production d’un
épisode quotidien.
Du côté du casting, les princi-
paux acteurs ont été prolongés.
Mais la mort de Marwan Berreni,
va « revitaliser le centre ancien » de
sa commune. Déjà, il vise une
« fréquentation touristique dou-
blée en 2024 ».
La résurrection de Plus belle la vie
a d’ailleurs provoqué l’union sa-
crée des responsables politiques.
Même privée d’une partie des
tournages, Marseille applaudit. Le
maire (divers gauche) de la cité
phocéenne, Benoît Payan, y voit
« une excellente nouvelle ». « C’était
un grand paradoxe, au moment où
le président Macron annonçait les
investissements du plan “Marseille
en grand” pour la filière cinéma et
audiovisuelle, que ce programme
s’arrête », complète son adjoint à la
de nettes avancées ces dernières
années, tandis que la Hongrie, la
Roumanie ou la Pologne stagnent.
Dans le détail, les progrès sont
notables en matière de temps
accordé au soin (des enfants ou
des parents) et aux tâches domes-
tiques, où l’indice a bondi de
9,6 points par rapport à 2022.
Cela, moins parce que les hom-
mes en font plus… que parce que
les femmes sont un peu moins
impliquées dans les travaux mé-
à propos de la transition numé-
rique et écologique qui, parce
qu’elle nécessitera l’embauche de
nombreux ingénieurs, pourrait
creuser les inégalités sur le mar-
ché de l’emploi. Et pour cause :
en 2020, dans l’UE, seuls 19 % des
étudiants en nouvelles technolo-
gies de l’information et 27 % de
ceux en ingénierie, industrie
manufacturière et construction
étaient des femmes. p
marie charrel

part – relatif, car le tournage en in-
térieur, lui, a débuté − relèvera de
l’anecdote. PBLV, condamné à dis-
paraître le 5 mai 2022 par France
Télévisions qui le diffusait depuis
2004, se trouve bien à l’aube de sa
seconde vie. Le feuilleton, né au
sein du service public, a été en-
terré en grande pompe le 18 no-
vembre 2022, après dix-huit sai-
sons et 4 665 épisodes.
TF1, la chaîne privée qui re-
prend la franchise, et Newen Stu-
dios, sa filiale, laissent flotter le
secret sur la date précise de cette
résurrection. Cependant, dans les
coulisses des studios de la Belle-
de-Mai (3e arrondissement), où
l’activité bouillonne à nouveau,
l’objectif d’une diffusion dans les
premières semaines de 2024 est
le mot d’ordre.
D’autres mystères planent sur le
programme. Si la production évo-
que « un format classique de
feuilleton, entre vingt et vingt-cinq
minutes », le PBLV nouveau pour-
rait être légèrement plus court et
compter moins de séquences que
son prédécesseur, calibré à vingt-
six minutes. Le flou règne aussi
L’objectif d’une
diffusion dans
les premières
semaines
de 2024 est
le mot d’ordre
côté, l’un des réalisateurs revenus
pour ce nouveau départ. Fin 2022,
le feuilleton, qui a compté jusqu’à
7 millions de téléspectateurs, en
attirait encore près de 2 millions
quotidiennement.
TF1 l’assure, il ne s’agit pas de
tourner une dix-neuvième saison
de la franchise, mais bien « la pre-
mière saison d’une nouvelle sé-
rie ». Entre le clap de fin et celui de
reprise, les décors ont été en par-
tie détruits, dont l’emblématique
place du Mistral, qui occupait le
plus grand plateau de la Belle-de-
Mai. Les costumes, eux, ont dû
être entièrement renouvelés.
Rupture
En se réinventant, Plus belle la vie
trouve aussi l’occasion de sollici-
ter, auprès du Centre national du
cinéma et de l’image animée
(CNC), un retour à une aide pleine
et entière, débarrassée de la dé-
gressivité imposée aux feuille-
tons quotidiens. Au CNC, on as-
sure que le dossier PBLV n’a pas
encore été déposé, mais que, « sur
la base des premiers éléments
transmis, le feuilleton ne s’inscrit
pas dans la stricte continuité de la
série antérieure ». En 2021, selon
les bilans du centre, le soutien ap-
porté à la série dépassait les 4 mil-
lions d’euros.
PBLV ne redémarre toutefois
pas de zéro. Les salles de montage
sont restées en place. En outre,
parmi les intermittents mobilisés
pour la reprise – « deux cents par
jour, dont 75 % originaires de la
avérée depuis l’identification de
son corps, jeudi 19 octobre, a
plongé les équipes dans une émo-
tion particulière. « Ici, on est une
famille. Et Marwan était devenu un
ami pour beaucoup de gens », souf-
fle un technicien. La disparition de
celui qui incarnait l’avocat Abdel
Fedala a imposé de revoir les prin-
cipaux arcs narratifs de l’histoire.
Ce choc s’ajoute à celui de la mort
par arme à feu de Michel Cordes,
l’historique patron du bar Le Mis-
tral, le 5 mai, pour lequel la piste
du suicide est privilégiée.
Pour marquer la rupture, TF1 a,
en outre, fait le choix d’augmen-
ter les séquences tournées en ex-
térieur, qui constituent désormais
50 % de chaque épisode. Cette ré-
volution a un épicentre : le vieux
village d’Allauch (Bouches-du-
Rhône), commune de 20 000 ha-
bitants perchée dans les collines, à
la sortie de Marseille. Le cœur du
Mistral bat désormais sous les pla-
tanes de la place de l’église Saint-
Sébastien, face à l’ancien musée
provençal et à la fontaine qui
s’écoule en continu.
Reprise par les décorateurs, la
devanture du bar L’Hostellerie est
devenue celle du Mistral. La fa-
çade du coiffeur a été repeinte en
vert olive. Un faux cabinet médi-
cal aux enseignes flambant neu-
ves et une quincaillerie complè-
tent le tableau. A quelques pas, la
façade de la mairie a pris l’allure
d’une entrée de commissariat. Al-
lauch a signé une convention avec
Newen Studios et son maire, Lio-
culture, Jean-Marc Coppola.
« Une part de l’âme de la France »
Les studios de la Belle-de-Mai,
propriété de la municipalité, qui
devaient bénéficier d’une aide de
l’Etat pour être rénovés et réo-
rientés en hôtel d’entreprises du
numérique, conservent pour un
temps leur fonction. « On fait le
pari de maintenir leur disponibi-
lité pour Newen. Les baux ont été
renégociés, mais tout le monde s’y
retrouve », assure l’adjoint à l’éco-
nomie, Laurent Lhardit. Même si
le grand studio, qui recevait le dé-
cor de la place du Mistral, reste,
pour l’instant, inoccupé.
Le 11 octobre, Rima Abdul Ma-
lak, très investie, elle aussi, dans
la relance du projet, était à la Bel-
le-de-Mai pour évoquer son atta-
chement à un programme qu’elle
considère comme « une part de
l’âme de la France ». L’ancienne
conseillère à la culture de l’Elysée
en a profité pour rappeler que le
feuilleton représentait « aussi de
l’emploi ». En mai 2022, la filière
et les élus locaux avaient vécu
l’arrêt de la locomotive PBLV
comme un très mauvais coup,
poussant France Télévisions à
s’engager à compenser la perte
d’activité en « fléchant » vers
Marseille le tournage de fictions
unitaires. Une obligation dont le
service public pourrait se sentir
dégagé, à l’heure où son ex-
feuilleton phare est repris par
une chaîne privée. p
gilles rof
54
C’est le nombre de Rafale qui intéresserait l’Arabie saoudite, selon
La Tribune Dimanche du 22 octobre, assurant que Dassault Aviation
a « jusqu’au 10 novembre pour répondre » à cette demande de devis.
Lundi, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, a confirmé
« des discussions » sur l’achat potentiel d’avions de combat sans entrer
dans le détail. Jusqu’à présent, Riyad a plutôt privilégié le F-15 améri-
cain ou le Typhoon d’Eurofighter fabriqué par un consortium compre-
nant le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. Or, l’Allemagne
a gelé les ventes d’armes à Riyad depuis l’assassinat du journaliste
Jamal Khashoggi fin 2018, rappelle La Tribune Dimanche, en évoquant
la possibilité que l’intérêt de l’Arabie saoudite vis-à-vis du Rafale
soit un moyen de faire pression sur ses fournisseurs habituels.
T RAN S PORT près de 10 % lundi 23 octobre
Concurrence des bus à la Bourse de Paris, tombant
RATP : le Sénat à un plus bas historique,
acte l’étalement du après que des députés ont
calendrier après les JO déposé deux amendements
Le Sénat a validé dans la nuit proposant de nationaliser
de lundi 23 à mardi 24 l’étale- « temporairement » une par-
ment du calendrier d’ouver- tie des activités ou l’ensem-
ture à la concurrence des ble de l’entreprise. − (AFP.)
autobus franciliens de la
RATP jusqu’à fin 2026, me- ÉQU I PEMEN T
sure critiquée par la gauche, VGM Holding rachète
qui accuse l’exécutif de vou- les chaussures Pataugas
loir « enjamber » les Jeux de VGM Holding, qui détient
Paris par crainte de mouve- l’enseigne Chaussea, a an-
ments sociaux. Le texte doit noncé lundi 23 octobre le ra-
désormais être transmis à chat de la marque Pataugas,
l’Assemblée nationale. − (AFP.) célèbre pour ses chaussures
en toile à la semelle crantée.
I N FOR MAT I QU E Fondé en 1950 au Pays bas-
Atos perd 10 % que, Pataugas avait été ra-
en Bourse cheté en 1987 par le groupe
L’action du groupe informati- Vivarte, puis cédé en 2017
que français Atos chutait de à Hopps Group. − (AFP.)
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 économie & entreprise | 17

L’équipe de la station Super Lasalle, à Lasalle (Gard), le 3 octobre. De gauche à droite : le garagiste Jeannot Costa, la commerçante Nicole Daumet, le promoteur
immobilier et entrepreneur Alain Penchinat, l’employée multitâche de la station Estelle Nogarède, et le maire Henri de Latour. HÉLÈNE JAYET POUR « LE MONDE »

REPORTAGE
lasalle, chamborigaud (gard),
sainte-croix-vallée-française
(lozère) - envoyée spéciale

C
haque matin, à
l’heure du petit dé-
jeuner, d’un coup
d’œil sur son Black-
Berry, Alain Penchi-
nat relève les comp-
teurs de la station essence. Il ha-
bite Nîmes, mais les pompes
concernées se situent à 62 kilo-
mètres de là, à Lasalle (Gard), vil-
lage gardois de 1 000 âmes, situé
au pied des Cévennes. M. Penchi-
nat, promoteur immobilier et en-
trepreneur de son état, officie en
tant que « pompiste bénévole »,
comme il se définit lui-même. De-
puis cinq ans, il cogère Super La-
salle, une station-service sauvée
de la fermeture grâce aux habi-
tants de la bourgade.
En 2016, lorsque Jeannot Costa, le
garagiste, annonce qu’il n’a pas les
moyens de remettre aux normes
environnementales les cuves et
qu’il va fermer la station essence,
un vent de désarroi souffle sur le
village. Car sur ce territoire isolé, il
n’existe aucun moyen de se réap-
PLEIN CADRE
provisionner en carburant ou en
fioul à 30 kilomètres à la ronde.
Un scénario inimaginable pour
Nicole Daumet, commerçante et
propriétaire d’un petit supermar-
ché dans la commune : « Je me suis
L’âpre quotidien des vraison », explique Pierre Monod,
l’un des membres de l’associa-
tion. « Ça reste utile et pratique
pour les agriculteurs, tous ceux qui
dit qu’il fallait absolument trouver
une solution et qu’elle viendrait de
nous, les habitants. On savait que
personne ne voudrait investir dans
cette station essence. L’investisse-
stations-service rurales utilisent du matériel comme les dé-
broussailleuses, les tondeuses… »
Aujourd’hui, cependant, la sta-
tion souffre et les clients s’en éloi-
gnent, avec, depuis deux ans, des
ment était trop cher et peu renta-
ble. Mais fermer cette station,
Dans les Cévennes, les pompes à essence de Lasalle ont échappé tarifs parfois supérieurs de
70 centimes par litre à ceux des
c’était condamner une grande par-
tie de l’activité économique de no-
à la fermeture grâce aux villageois. Mais avec l’inflation et la crise grandes surfaces. « La commu-
nauté de communes a récupéré la
tre commune. »
Mme Daumet en appelle à son ré-
des carburants, ce point de vente, comme d’autres, peine à survivre gérance, sous l’effet de la loi NOTRe
[pour « Nouvelle organisation ter-
seau, et contacte Alain Penchinat, ritoriale de la République »], et doit
homme d’affaires dont la famille passer un appel d’offres pour com-
a ses attaches dans le village céve- mander du gasoil. Cela met beau-
nol. Il examine personnellement mais très dynamique », explique A cette période-là, impossible Maria Dedet gère l’affaire ainsi coup trop de temps ! se lamente le
le dossier et calcule qu’un inves- le maire, Henri de Latour, lui- pour la station de faire moins cher. que l’administration de l’activité
A Chamborigaud, maire, Jean Hannart. Il faudrait
tissement de 150 000 euros est même actionnaire. « Nous avons entre 2 800 et ambulance de son mari, le diman- la station mettre en place une délégation de
nécessaire. « Nous avions pour Ce bilan plutôt flatteur n’empê- 3 000 euros de charges mensuelles che matin. « La station, je la garde service public, mais ça traîne. »
ambition de lever 50 000 euros che pas les difficultés, croissantes qu’on ne peut pas réduire, entre le pour les papys et mamies du coin
résiste grâce
auprès des habitants et des amis. en raison de l’inflation. Le quoti- loyer que nous devons au garagiste, qui sont contents de l’avoir. Ils à la clientèle « PÉNALISÉS »
Nous en avons eu 75 000 ! Pour le dien de cette station essence n’a la prestation d’Estelle, qui fait fonc- viennent pour 5 ou 10 euros, puis Résultat : la station reste en acti-
reste, nous avons pu faire un em- rien d’évident. Une quarantaine tionner la station, les frais de sécu- ils repartent. Mon métier de pom-
de passage, vité, « avec des prix farfelus », re-
prunt et bénéficier d’une aide de la de clients s’y arrêtent chaque jour, rité et de métrologie [surveillance piste me plaît, mais il n’est pas ren- aux motards lève l’élu. « Quand l’Etat deman-
communauté de communes de « mais les sommes sont moins im- des cuves]. Notre marge se compte table », lance-t-elle. Elle sourit à dait que le prix soit plafonné à
15 000 euros. » portantes » constate Estelle Noga- en centimes d’euro par litre vendu », moitié lorsque, aux actualités,
amoureux 2 euros, ici, il coûtait 2,20 euros le li-
rède, qui travaille sur place à mi- explique Alain Penchinat. elle entend parler de vente à prix de la région tre ! Cela pose aussi le problème
« ILS NE FONT PLUS LE PLEIN » temps. « Maintenant, les gens Après 2022 − « annus horribilis », coûtant. « Ça veut dire quoi ? » des secours à la personne. L’ambu-
Le 1er janvier 2016, Super Lasalle prennent pour 15 ou 20 euros de comme l’affirment les bénévo- D’un rapide calcul mental, elle
et aux habitants lancier est obligé d’avoir une ré-
naît, avec, au départ, 48 action- carburant. Ils ne font plus le plein. » les −, la proposition, en septem- s’explique : « Si on fait 1 000 litres serve de carburant chez lui »,
naires. « Nous fonctionnons De passage ce matin-là, Philippe bre 2023, du ministre de l’écono- par jour, ce qui est beaucoup en mi- ajoute M. Hannart, qui se déses-
comme une coopérative. La gé- Leroy, un Lassallien, le reconnaît : mie et des finances, Bruno Le lieu rural, et une marge de 10 centi- Saint-Jean-du-Gard et à 35 kilomè- père de toutes « ces procédures ad-
rance n’est pas rémunérée. Notre « C’est surtout une station de se- Maire, de vendre à perte a fait bon- mes par litre vendu, je gagne à tres de Florac (Lozère), les com- ministratives qui sont en train de
volonté est de maintenir un service cours. Je fais le plein à la station du dir M. Penchinat, qui a dénoncé peine 35 euros par jour en tra- munes les plus proches qui en faire mourir [les] campagnes ».
et d’œuvrer pour un territoire supermarché. » Le conflit russo- une concurrence déloyale avec les vaillant de 6 heures du matin à disposent −, ne voit pas d’autre Retour à Super Lasalle. Dernier
qu’on aime, assurent les gérants ukrainien et la crise énergétique géants pétroliers et la grande dis- 19 heures. Je ne fais pas de profit. » option à ce système D : la munici- relevé au compteur : 25 100 litres
d’une seule voix. Mais pour des ont mis les nerfs des associés à tribution. « Comment pourrions- Actuellement, la station de Cham- palité, propriétaire des pompes et vendus en septembre 2023. C’est
raisons administratives et juridi- rude épreuve. En mars 2022, au nous lutter contre les supermar- borigaud résiste et tente de limiter chargée de l’entretien, propose un peu mieux qu’en 2022, mais
ques, il était plus simple de se pic de la crise des carburants, Su- chés, qui reporteront leurs frais de la casse en termes de prix au litre. des « loyers minimes » au mécani- beaucoup moins bien que les
structurer en SARL [société à res- per Lasalle vendait le litre de ga- transport, de maintenance et de cien du village qui prend en gé- mois de septembre des trois an-
ponsabilité limitée]. » zole à 2,75 euros, quand, dans la métrologie sur le rayon pâtes ? SYSTÈME D rance la station. « Dans nos villa- nées précédentes. « Ce qui est ter-
Depuis son ouverture, la sta- grande distribution, il ne dépas- C’est comme la prime à la pompe, Elle survit grâce à la clientèle de ges, personne ne viendra s’instal- rible, c’est que ceux qui ont le plus
tion, qui peut maintenant fonc- sait pas les 2 euros. c’est en réalité une prime à Total ! » passage, aux motards amoureux ler pour une station essence. C’est besoin de leurs voitures, les popu-
tionner 24 heures sur 24, a vu défi- Comme Super Lasalle, de nom- des Cévennes et aux habitants, encore la meilleure solution. On lations des zones rurales, sont pé-
ler plus de 108 000 clients et breuses petites stations-service « qui ont compris qu’aller faire le fait du social, essentiel pour main- nalisés par des carburants forcé-
écoule environ 300 000 litres par des Cévennes sont à la peine. A plein à Alès, à 30 kilomètres de là, tenir l’activité dans notre com- ment plus chers qu’en ville », se dé-
an. Au total, les artisans du sec-
« Comment Chamborigaud, bourg gardois ni- ça ne faisait pas faire d’écono- mune, et pour rester attractifs. » sole Nicole Daumet.
teur représentent 15 % du volume pourrions-nous ché au creux d’une vallée, la sta- mie », énumère la commerçante. A Sainte-Croix-Vallée-Française, Alain Penchinat, qui se prépare à
de vente. La pompe pour distri- tion essence Les Quatre Saisons Néanmoins, Maria Dedet le sait : bourgade lozérienne de 300 habi- une fin d’année délicate, émet un
buer le fioul domestique a pu être
lutter contre les est très discrète. Implantée à l’en- « Le jour où il faudra faire des tra- tants, longtemps les trois petites vœu : « Il faut que le gouvernement
conservée et l’été, avec les touris- supermarchés, trée du village, elle est rattachée à vaux de maintenance ou changer pompes ont fonctionné grâce à fasse en sorte que petits et gros dis-
tes « qui jouent le jeu », Super La- un bar-snack-café-restaurant-hô- les cuves pour 70 000 euros, la sta- une association, Inno Carburant. tributeurs payent à la raffinerie ou
salle est réapprovisionnée une
qui reporteront tel de quatre chambres. Trois tion mourra. » Les bénévoles se chargeaient de au dépôt leurs produits pétroliers
fois par semaine. La modernisa- leurs frais sur pompes sont à disposition, Afin d’éviter la fermeture, cer- les entretenir, de commander les au même prix. Aujourd’hui, la dif-
tion a permis un gain de 20 % du ouvertes en journée et fermées le taines communes de ces territoi- carburants et de gérer la factura- férence de prix d’achat peut aller
volume de vente. Cette réussite
le rayon pâtes ? » dimanche. Un point de vente in- res aux routes sinueuses ont ra- tion des clients. « Nous arrivions à jusqu’à 12 centimes par litre. Il y va
globale fait la fierté de tous. « Elle ALAIN PENCHINAT dépendant et à l’ancienne, cheté les pompes. Régis Bourelly, rester compétitifs, à 5 centimes de la survie de milliers de ces petites
est indispensable au maintien de « pompiste bénévole » comme on n’en voit plus guère le le maire de Saint-André-de-Val- au-dessus des grandes surfaces. stations-service. » p
la vie de notre village, certes rural, à Super Lasalle long des nationales. borgne − situé à 25 kilomètres de On actualisait les prix à chaque li- agathe beaudouin
18 | campus
Les écoles d’art et de design bousculées par les IA
Les formateurs apprennent aux élèves à dompter ces outils pour devenir plus créatif et plus productif
E
n cette fin de septembre,
sous l’immense verrière
centrale de l’Ecole natio-
nale supérieure de créa-
tion industrielle (Ensci − Les Ate-
liers), à Paris, quelques étudiants
s’affairent déjà sur leur projet de
fin d’études. Au milieu d’un méli-
mélo de pots de peinture, de
maquettes de toutes formes,
d’odeurs de bois et de colle, ils tra-
vaillent la matière pour peaufiner
cette création qui leur permettra,
dans moins d’un an, de sortir d’ici
avec un diplôme de « créateur
industriel » ou de « designer tex-
tile ». Ce rapport aux matériaux,
présent partout ici, tranche avec
le thème du tout nouveau cours
que le designer et formateur
Etienne Mineur entame avec une
quinzaine d’élèves dans une pe-
tite salle à l’étage : les usages des
intelligences artificielles (IA) gé-
nératives en design.
A l’image des multiples machi-
nes des ateliers « bois », « métal »
ou « plastique » qui grondent au
rez-de-chaussée, ces IA consti-
tuent « un autre type d’outil qu’il
va vous falloir apprendre à savoir
utiliser intelligemment dans votre
processus de création », explique
le professionnel devant ces étu-
diants de différents niveaux.
ChatGPT, Midjourney, DALL-E,
Stable Diffusion, Lensa : sur son
écran défilent les noms de ces IA
dont les écoles d’art et de design
ne peuvent plus ignorer l’exis-
tence tant elles sont « susceptibles
de bouleverser certains métiers de
la création », selon Etienne Mi-
neur. Les élèves, tous volontaires
pour participer à ce « studio expé-
rimental », écarquillent les yeux
lorsqu’il leur montre les progrès
phénoménaux des IA en matière
de génération d’images, de sons
ou de vidéos depuis deux ans. Ils
sourient lorsqu’il leur dévoile les
productions parfois hasardeuses
de « ce nouvel assistant des créa-
teurs, complètement fou mais in-
fatigable ». Et font la moue quand
il évoque les limites de ce dernier,
ses biais culturels et les risques
qu’il fait peser sur la diversité
dans la création…
« Ça m’intéresse de savoir domp-
ter ces IA pour que ça devienne un
outil et pas me faire remplacer par
elles », commente Elisabeth,
18 ans, dans une analogie autour
de la « domestication de la bête »
que l’on retrouvera dans le voca-
bulaire de plusieurs interlo-
cuteurs. « L’IA n’a pas l’éthique, la
morale et l’empathie nécessaires
au créateur, complète Tess, 18 ans.
Mais si elle permet, comme celles
entraînées à jouer aux échecs, de
faire des coups “non humains”, de
penser à des choses auxquelles on
n’aurait pas pensé seul, il ne faut
pas rejeter par principe… » Jonas
(l’ensemble des jeunes interrogés
n’ont pas souhaité donner leur
nom de famille), 22 ans, le résume
autrement : « Au début, j’avais
peur. Maintenant, je vois que ça
peut surtout me servir pour la
phase d’inspiration au début d’un
projet. Mais ça manque d’intuition
et de caractère… »
« Les peurs exagérées »
Ces témoignages mêlant crainte,
parfois rejet, curiosité mais
attentisme, rarement teintés
d’enthousiasme béat pour les IA,
sont au diapason des échos re-
cueillis par Le Monde dans diffé-
rentes formations qui se sont
ouvertes récemment à ces nou-
veaux outils, et dont les étudiants
rejoindront les secteurs des arts,
du design, du graphisme, de la
photographie, de la publicité, ou
encore de l’architecture.
Certes, les IA visuelles sont loin
d’être enseignées partout. Beau-
coup de bac pro et de BTS ne sen-
tent pas l’urgence de leur consa-
crer un nouvel apprentissage.
Dans les écoles des beaux-arts,
une forme de désintérêt semble
dominer pour l’instant, observe
Didier Lechenne, professeur à Bor-
deaux : « Peu de personnes en par-
lent vraiment. » La directrice des
Beaux-Arts de Nîmes, Delphine
Paul, évoque même une « vision
des enseignants souvent assez cri-
tique, car l’IA questionne l’origina-
lité et le concept même d’auteur ».
A l’opposé, dans les formations
bac + 5 d’arts appliqués, ces nou-
veaux outils sont déjà souvent en-
seignés. Parmi les professeurs qui
s’en sont saisis, certains confient
même avoir vécu une révélation
en soumettant à l’IA leur pre-
mière consigne (ou « prompt »,
c’est-à-dire toute commande
écrite envoyée à une IA), puis en
voyant une image apparaître.
Comme Claire Bras, normalienne
chargée de l’enseignement artisti-
que de l’image dans l’école de
cinéma et de photographie Louis-
Lumière, à Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis). « Je me suis rendu
compte que, depuis trente ans, je
ne faisais que ça : décrire des ima-
ges de la façon la plus précise pos-
sible. Et voilà que ce travail de ver-
balisation devient le cœur du pro-
cessus de création par IA. »
Pour sa dernière année avant la
retraite, l’enseignante a monté
un atelier de création d’images
par IA. Selon elle, ces outils per-
mettent aux élèves de progresser
plus vite dans leurs apprentissa-
ges, et l’enseignement de ces ins-
truments fait consensus à Louis-
Lumière. L’école tient chaque an-
née un conseil de perfectionne-
ment où d’anciens étudiants
sont invités à suggérer des amé-
liorations du cursus. « L’un d’eux,
le fondateur d’un studio photo
new-yorkais, nous a dit cette an-
née : “Dépêchez-vous !” L’IA est
un séisme, mais notre école est
une vieille dame de 100 ans, elle
en a vu d’autres. »
« Les demandes d’intervention
dans les formations ont explosé
en 2023 », confirme Etienne Mi-
neur. Les écoles considèrent que
leur mission est de préparer les
élèves pour les mutations à venir.
Claire Eliot, enseignante en de-
sign textile dans plusieurs écoles,
veut leur épargner « les frustra-
tions, les peurs exagérées, la mé-
connaissance ». Car, dans certai-
nes filières, des enseignants ont
déjà noté l’appétit des recruteurs
pour les étudiants qui y sont for-
més. « Les agences de publicité en
sont friandes, car, en interne, peu
d’employés les maîtrisent », ob-
serve Pierre Belin, publicitaire et
enseignant à Sup de Pub.
Les outils les plus populaires,
Stable Diffusion et Midjourney,
ont à peine plus d’un an, mais leur
« L’intelligence vitesse d’adoption étonne de
artificielle nombreux enseignants, qui attri-
buent cette mutation accélérée
est capable aux qualités des IA. Pour Frédéri-
d’aller chercher que Pain, directrice de l’Ensci, el-
les sont un « catalyseur de percep-
une somme tions, capable d’aller chercher une
considérable somme considérable de références
inspirantes ».
de références Beaucoup d’enseignants sont
inspirantes » convaincus que les IA vont chan-
ger la façon de fabriquer des
FRÉDÉRIQUE PAIN
prototypes. Elles permettent d’ex-
directrice de l’Ecole
plorer des idées à une vitesse iné-
nationale supérieure
dite : il faut quelques dizaines de
de création industrielle
secondes pour taper une consi-
gne et obtenir la réponse. On peut
ensuite corriger immédiatement
celle-ci pour affiner le résultat ou
s’orienter vers une autre idée.
« Libération totale »
A Sup de Pub, où la création
d’images fait aussi partie des fon-
damentaux, les élèves « savent ra-
rement dessiner, témoigne Pierre
Belin. Avant ces outils, ils explo-
raient leurs idées avec des collages,
des montages, des “boards”, des
textes. C’était lent, ça donnait des
résultats imprécis. Là, tout à coup,
on passe aux images réalistes. On
peut se tromper et recommencer
en dix secondes. Les élèves vivent
une période de libération totale ».
Avec une IA, créer un brouillon
convaincant est beaucoup plus fa-
cile. « Il suffit de dessiner au crayon
un bonhomme avec quelques bâ-
tons, puis de demander à l’IA
ControlNet de le transformer en
chevalier en armure », témoigne
Guillaume Lebrasseur, formateur
en IA pour les filières du cinéma
et du jeu vidéo.
Les IA ne sont pas seulement un
catalyseur de créativité, elles ont
aussi le potentiel d’augmenter la
productivité des professionnels
de l’image. Guillaume Lebrasseur
a demandé à ses étudiants de
créer un jeu de plateau complet
en trois heures : règles, cartes, etc.
« Etonnamment, ça a fonctionné.
Ils ont même eu le temps d’impri-
mer les cartes et le plateau. » Pour
Pierre Belin, les IA arrivent à
point nommé pour accompagner
les évolutions de la publicité,
transformée par l’arrivée de la
data : « On s’adresse de moins en
moins à la population entière, on
cherche des cibles précises (âge,
profession, CSP). L’IA permet de
multiplier les visuels pour toucher
chaque groupe. »
Mais ces gains de productivité
suscitent aussi des inquiétudes
dans le corps enseignant, qui
ANNA WANDA GOGUSEY
craint que le marché du travail ne
se raidisse, et la tentation pour les
entreprises d’alléger leurs équi-
pes. En première ligne figurent les
créations peu élaborées et les acti-
vités d’illustration généraliste
pour lesquelles les IA ont d’ores et
déjà montré leurs capacités. Il en
est ainsi, illustre Claire Bras, de
l’école Louis-Lumière, « dans les
métiers de “photographes presse-
bouton”, comme on les appelait
autrefois avec mépris, qui produi-
sent des images commerciales uti-
litaires ». Cela risque aussi d’être le
cas, par exemple, dans « le travail
de petites mains et les boulots ali-
mentaires qui permettent de faire
vivre les artistes et designers en
free-lance (production de pages
web à la chaîne pour des petits si-
tes, d’une affiche pour un festival,
etc.), à côté de plus gros projets
plus intéressants », complète Fré-
dérique Pain, directrice de l’Ensci.
Face à ces dangers, Guillaume
Lebrasseur les encourage à aban-
donner les tâches ingrates à l’IA
pour se concentrer sur la partie
créative, « à devenir leur propre
n + 1, en somme (…). Si je suis gra-
phiste, je deviens directeur artisti-
que. Si je suis designer de person-
nages, j’utilise l’IA pour les colori-
ser. Après tout, Hergé ne faisait pas
ses couleurs ». Les étudiants sont
invités à « déplacer » leurs compé-
tences. Pour le publicitaire Pierre
Belin, les professionnels qui reste-
ront seront ceux qui « maîtrisent
les concepts et les idées. Nous es-
sayons au maximum de pousser
nos étudiants à être force de pro-
positions plutôt qu’exécutants ».
Pour l’enseignante en graphisme
Anne Civel, « il faut miser sur l’es-
prit critique, ou sur une signature
particulière qui donne à l’élève sa
personnalité ». Florent Michel,
responsable de la formation UI/
UX à l’Ecole de design Nantes At-
lantique, rappelle, lui, que l’IA
n’est « pas capable de prendre en
charge la conceptualisation, l’in-
novation, l’expérience utilisateur ».
Il reste qu’à l’échelle globale du
marché de l’emploi, les profes-
sionnels des arts visuels ne pour-
ront pas tous devenir leur propre
n + 1 en même temps. Si la place
venait à manquer, de l’avis de
nombreux enseignants, les étu-
diants auraient tout intérêt à être
en pointe sur l’IA. Une compé-
tence plus difficile à acquérir
qu’on ne pourrait le penser.
Certaines IA, comme Stable Dif-
fusion, sont difficiles à manier.
D’autres, comme Midjourney, pa-
raissent simples, mais produi-
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
« Les agences
de publicité
sont friandes des
étudiants formés
aux IA, car,
en interne,
peu d’employés
les maîtrisent »
PIERRE BELIN
publicitaire et enseignant
sent des résultats très insatisfai-
sants si l’on n’apprend pas à les
maîtriser. « La différence entre
l’amateur qui clique et obtient un
résultat joli, et le pro, c’est la capa-
cité à tenir la bête, à avoir avec ces
IA un résultat attendu et constant,
dans un style voulu… », résume
Guillaume Lebrasseur. Ce qui
suppose de maîtriser la syntaxe
d’un « prompt » efficace.
Les formateurs s’accordent éga-
lement sur la nécessité, pour les
élèves, de d’abord consolider leur
culture générale et artistique.
« Pour faire des choses intéressan-
tes avec les IA, il faut connaître l’his-
toire du design afin de réussir à dis-
cerner ce qui est original dans ce
que propose l’IA », insiste de son
côté le designer Etienne Mineur
auprès de ses étudiants. « C’est
cette capacité à solliciter et à croi-
ser des références riches et diverses,
à les choisir à bon escient, à évo-
quer de manière sensible et poéti-
que une véritable intention visuelle
qui est fondamentale à la rédaction
d’un “prompt” », complète Claire
Bras, de l’école Louis-Lumière.
Renforcer les cours de dessin
Beaucoup insistent aussi sur la
nécessité d’affermir un esprit cri-
tique envers ces outils. Car, passé
le temps de la défiance et des
craintes, « l’effet de fascination, qui
arrive à un moment ou à un autre,
peut être évité en développant chez
les étudiants un arsenal concep-
tuel et théorique sur l’effet des IA et
des médias techniques dans le pro-
cessus de création », commente
Emmanuel Guez, directeur de
l’Ecole supérieure d’art et de de-
sign d’Orléans. Cet esprit critique
doit aller de « la compréhension
des biais culturels ou de genre dans
les réponses des IA, au risque de la
standardisation et d’eugénisme
culturel qui vont avec, à la ques-
tion de l’empreinte écologique de
ces outils. D’où l’intérêt d’alterner
mise en pratique et questions phi-
losophiques », complète Philippe
Marin, enseignant à l’Ecole natio-
nale supérieure d’architecture de
Grenoble, où sera prochainement
dispensé un cours sur les IA.
Equiper les étudiants pour faire
avec les IA − mais aussi contre el-
les − passera par un renforcement
des compétences artistiques de
base. « Les élèves s’emparent par-
fois trop bien des nouveaux outils
numériques », commente ainsi
Frédérique Pain, la directrice de
l’Ensci. Pour éviter le risque de la
facilité, l’école a fait le choix de-
puis deux ans de renforcer les
cours de dessin à la main.
L’Ecole de design Nantes Atlanti-
que a décidé, depuis peu, de relan-
cer les cours de photo argentique.
« “Comment je décris dans un
‘prompt’ une profondeur de
champ, le grain d’une photo, un
angle ou une lumière ?” : les IA
nous rappellent paradoxalement
l’extrême nécessité de maîtriser les
bases et le langage de l’image et de
la photo », explicite l’enseignant
Florent Michel. Dans la petite salle
de l’Ensci, Etienne Mineur pré-
vient ses étudiants en guise de
conclusion du premier cours :
« Vous avez une grande responsa-
bilité dans la manière avec laquelle
vont évoluer le design et la créa-
tion avec ces nouveaux outils… » p
séverin graveleau
et nicolas six
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 carnet | 19
Mme Yves Grosgogeat, Jacqueline,
son épouse, son épouse, Souvenir Communication diverse
Le docteur Hervé Grosgogeat, Sa famille
M. Laurent Grosgogeat, Il y a quatorze ans, disparaissait
en vente Le Carnet ses ils
Et ses proches,
Françoise JAMET,
actuellement et leurs conjointes,
ont l’immense chagrin de faire part professeur et comédienne.
Ses petits-enfants,
Vous pouvez nous faire parvenir Ses arrière-petits-enfants, du décès de
Avec
K En kiosque vos textes soit par e-mail :
Daniel MAESTRI, Laurence et Marc-Antoine,
carnet@mpublicite.fr ont l’immense tristesse de faire part Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
ses enfants,
(en précisant impérativement du rappel à Dieu du
survenu le 18 octobre 2023, Les bénévoles de SOS Amitié
votre numéro de téléphone et pensez à elle, ainsi qu’elle le
HORS-SÉRIE
professeur à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. écoutent
votre éventuel numéro d’abonné souhaitait.
Yves GROSGOGEAT, par téléphone et/ou par internet
ou de membre de la SDL) professeur des Universités, Les obsèques civiles ont été ceux qui soufrent de solitude,
soit sur le site : ancien chef du service de cardiologie célébrées ce mardi 24 octobre, à Conférence de mal-être et peuvent avoir
UN LONG CHEMIN
de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, des pensées suicidaires.
https://carnet.lemonde.fr
VERS L'INFINI
Dijon (Côte-d’Or). « Peut-on dialoguer avec l’islam ? »
membre
L’équipe du Carnet reviendra vers de l’Académie nationale de médecine, Nous recherchons des écoutants
grand oicier Xavier et Véronique, Ce mercredi 25 octobre 2023,
vous dans les meilleurs délais bénévoles
de la Légion d’honneur, ses enfants, à 20 heures
pour vous confirmer la parution. Adrien, Paul, Jules, John, Marin,
sur toute la France.
en l’Église protestante unie de l’Étoile,
L’écoute peut sauver des vies
le 21 octobre 2023, Elisa, Joseph, 56, avenue de la Grande Armée,
à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, et enrichir la vôtre !
Hors-série carnet@mpublicite.fr ses petits-enfants Paris 17e. Choix des heures d’écoute,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans. Ainsi que toute sa famille,
https://carnet.lemonde.fr formation assurée.
Conférence :
La cérémonie religieuse sera célébrée ont la tristesse de faire part du décès « L’aventure des recherches En IdF RDV sur
HORS-SÉRIE
AU CARNET DU «MONDE» le jeudi 26 octobre, à 10 h 30, en la
de historiques sur le Coran » www.sosamitieidf.asso.fr
cathédrale Saint-Louis-des-Invalides,
avec Mohammad A. Amir-Moezzi.
L’ATLAS 129, rue de Grenelle, Paris 7e, entrée sur En région RDV sur
Naissance l’esplanade, côté Seine. M. Michel NIEL, www.sos-amitie.com
DES
6 000 ANS
D’HISTOIRE
150 CARTES
& INFOGRAPHIES
Françoise et Claude (†),
Inscription : www.etoile.pro/cycle
L’inhumation aura lieu au cimetière survenu le 20 octobre 2023,
Simone et Philippe,
ses grands-parents, du Montparnasse, Paris 14e. à son domicile, Société éditrice du « Monde » SA
Sophie, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Ni leurs ni couronnes. Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
sa tante, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
sont heureux d’annoncer la naissance, La cérémonie religieuse sera célébrée Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Vous pouvez faire un don à Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
le 13 octobre 2023, à Mâcon, de en l’église Saint-Christophe, le vendredi Harold Thibault
l’Institut de cardiologie, en suivant Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Hors-série le lien : https://www.helloasso.com/
27 octobre, à 14 heures, 4, rue Félix- Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Lola SCHVALBERG, Maire, à Créteil (Val-de-Marne), suivie Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
associations/action-fonds/ Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
formulaires/2 de l’inhumation au cimetière de Créteil, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
chez ses parents,
à 15 h 30, 77, avenue du Maréchal-de- Directrice du design Mélina Zerbib
Bénédicte BROCHOT Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
UNE VIE, UNE ŒUVRE
et La famille vous remercie de votre Lattre-de-Tassigny. Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
ÉDITION
2023 Adrien SCHVALBERG. présence à ses côtés et pour tous les Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
témoignages d’amitiés reçus. Priez pour lui. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président

Décès
Léo Michèle Carles-Scotto,
Ferré
L’indigné son épouse,
Pauline, Mathilde, Marceau
Avec Aragon, Bernard Lavilliers, Catherine Ribeiro, Marie-Christine Ferré…

Azzopardi et Gabriel Gaufre,

Hors-série ses neveux et nièces,
Annie Comolli,
sa belle-sœur,

HORS-SÉRIE
La famille Boccaccini,
Quotidien + numérique
ont la tristesse de faire part du décès
de

LES
Philippe CARLES,
journaliste, auteur, Le journal et ses suppléments
SECRETS
DE LA
MYTHOLOGIE
LES DIEUX DE BABYLONE
chevalier
dans l’ordre des Arts et des Lettres, livrés chez vous
survenu le 14 octobre 2023,
En partenariat avec

à l’âge de quatre-vingt-deux ans. Tous les contenus numériques

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Hors-série La cérémonie aura lieu ce 25 octobre,
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Hors-série ancien directeur d’organisations
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Les obsèques ont eu lieu dans
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Comment légiférer sur la in de vie
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20 |
CULTURE
La faille du divorce vécue à hauteur d’enfant
Trente ans après sa réalisation, le film de Shinji Somai, resté inédit en France, sort enfin en salle
DÉMÉNAGEMENT
pppp
M
algré tout ce qui
nous parvient du
cinéma japonais,
de larges pans en
demeurent encore ignorés,
comme à l’endroit du réalisateur
Shinji Somai, mort prématuré-
ment d’un cancer du poumon
en 2001, à l’âge de 53 ans. Admirée
au sein de l’Archipel, son œuvre
n’a que peu dépassé les frontières,
et jamais connu de distribution
en France à l’exception de
Typhoon Club (1985, arrivé sur
les écrans en août 1989), son film
le plus emblématique, sur un
groupe de lycéens immobilisés
entre les murs de leur établisse-
ment à cause d’une tempête.
Formé sur les bancs stakhano-
vistes du genre érotique, dit
« roman porno », Somai est l’une
des rares voix singulières à émer-
ger dans les années 1980, qui
concentrent l’essentiel de sa fil-
mographie. Sa création com-
mence en plein reflux de la pro-
duction nippone, le système des
studios achevant de s’effondrer,
au moment où celle-ci trouve
moins d’exposition à l’internatio-
nal, outre les grands anciens
qui tournent encore (Akira Kuro-
sawa) ou les aînés éparpillés de la
Nouvelle Vague (Nagisa Oshima,
Shohei Imamura). La décennie
suivante, ce seront des cinéastes
plus tonitruants, comme Takeshi
Kitano, qui emportent le morceau
à l’étranger. Somai eut le malheur
de tomber dans l’interstice.
Peintre de l’adolescence
La sortie inespérée de Déménage-
ment (1993), son dixième film
sur treize, trente ans après sa pré-
sentation à Cannes (section Un
certain regard, la même année que
Sonatine, de Kitano), vient à point
nommé relancer l’intérêt autour
de ce merveilleux styliste, inesti-
mable peintre de l’adolescence. Le
film met une énergie folle et un vé-
ritable déluge de formes à racon-
ter un événement intime a priori
anodin, à savoir le divorce « effec-
tif » de deux adultes ordinaires,
c’est-à-dire ce qu’il reste à faire une
fois les papiers signés, soit un
douloureux processus de sépara-
tion physique et morale. Mais vue
par les yeux de leur petite fille,
Renko (Tomoko Tabata), la chose
prend la dimension d’une faille
ouverte dans l’édifice de la réalité,
d’un renversement complet du
monde sensible.
Le récit s’ouvre sur le « déména-
gement » du père, Kenichi (Kiichi
« Shinji Somai se promenait toujours avec un sabre sur le plateau »
L’actrice Tomoko Tabata, qui a incarné, à l’âge de 12 ans, Renko, la jeune héroïne de « Déménagement », raconte un tournage éprouvant
ENTRETIEN
A une trentaine d’années
d’écart, on retrouve le
visage de Tomoko Tabata,
l’héroïne adolescente de Déména-
gement (1993), de Shinji Somai
(1948-2001), perle du cinéma japo-
nais encore inédite en France. De
Tokyo, l’actrice, née en 1980, nous
adresse un signe à travers l’écran,
cheveux courts sur un pull à col
rond. Dans Déménagement, elle
incarnait Renko, une gamine
tonique dont le monde s’écroule,
au lendemain du divorce de ses
parents. La voici qui passe son
temps à courir d’une maison à
l’autre, à traverser Kyoto lors de
plans-séquences bluffants,
comme pour tenter l’impossible
et relier deux vies désormais sépa-
rées, deux habitations dont la ca-
méra sublime l’architecture. Le
tournage s’annonçait sportif, il fut
Nakai), quittant le domicile fami-
lial pour une garçonnière plus
fonctionnelle. La mère, Nazuna
(Junko Sakurada), working girl en
tailleur, se persuade comme elle
peut qu’une nouvelle vie com-
mence, sans compter qu’il faut en-
core solder la précédente. Tous les
deux sont de simples employés de
bureau, à Kyoto. Et, tout du long,
Renko n’aura de cesse de courir
de l’un à l’autre, puis de l’autre
à l’une, pour les convaincre du
contraire, ramer en sens inverse,
compenser leur divergence et ten-
ter de les rabibocher. Dans l’inexo-
rable déchirement se joue, bien
sûr, une entrée à reculons dans un
âge adulte qui semble pourtant
bien curieux, si peu raisonnable
(les parents se blessent, se
prostrent), ainsi perçu depuis les
derniers contreforts de l’enfance.
De l’enfance, Somai filme l’in-
flexibilité, l’intransigeance. La
petite Renko n’a rien d’une fillette
« kawaï » (« mignonne »), mais se
montre au contraire assertive,
aussi éprouvant mentalement, ra-
conte la comédienne, qui a tourné
entre autres avec Takashi Miike
(Sabu, 2002), Hirokazu Kore-eda
(Hana, 2006), Yoji Yamada (La Ser-
vante et le samouraï, 2004), tout en
menant une carrière au théâtre.
Shinji Somai a auditionné plus
de 7 000 fillettes. Comment
l’avez-vous rencontré ?
J’ai grandi dans le quartier de
Gion, à Kyoto, où mes parents
tiennent un restaurant tradition-
nel. J’avais 12 ans au moment du
tournage. Ma mère était geiko
[geisha experte de son art à Kyoto],
je pensais suivre ses pas et j’appre-
nais différents arts, des danses tra-
ditionnelles, etc. Un jour, je buvais
un verre dans un de ces cafés tenus
par des geikos. L’une d’elles nous a
dit que Shinji Somai cherchait une
jeune fille pour un film. Je connais-
sais à peine le cinéma. Somai m’a
pppp CHEF-D'ŒUVRE
âpre à la défense de ses intérêts
d’enfant, c’est-à-dire à la sauve-
garde de son royaume menacé,
quand bien même il faudrait pour
cela conserver ses parents dans
le formol. Elle les défie droit dans
les yeux, esquive leurs règles (elle
déchire la charte de bonne con-
duite écrite par sa mère), édicte
les siennes propres (son père
l’écoute la tête baissée, abattu).
Comme la plupart des person-
nages adolescents de Shinji
Somai, elle se définit surtout par
sa mobilité. C’est par ses déplace-
ments perpétuels, une incroyable
dépense d’énergie, que Renko
cherche à rétablir l’unité familiale
déliquescente : filant d’une
maison à l’autre, inventant des
trajectoires à pied, à vélo ou à l’ar-
rière d’une Mobylette, creusant
des lignes de fuite, empruntant
des voies de traverse. Le possible
ne consiste pour elle qu’en une
suite de franchissements. Dans le
nouvel appartement de son père,
elle imagine ainsi un passage
fait passer un casting et, très vite,
il m’a demandé de courir ! Trois
mois avant le tournage, qui a eu
lieu l’été, j’ai pris des cours de boxe
et j’ai appris à poser ma voix.
Le cinéaste avait la réputation
de faire beaucoup de prises.
Comment a été le tournage ?
J’ai dû quitter mes parents pen-
dant un mois et demi, car le ci-
néaste voulait que toute l’équipe
soit ensemble. C’était difficile. Au
début, je pleurais tous les jours.
Parfois, je ne pouvais pas enfiler
mon costume. Il m’arrivait de me
cacher dans un coin, une autre
fois, j’ai dû quitter le plateau. Mais
mes parents m’ont dit : « Quand
on s’engage, il faut aller jusqu’au
bout. » On répétait énormément,
vingt, trente fois la même scène, et
je ne comprenais pas ce que Somai
voulait, car il n’expliquait jamais
rien. Après chaque prise, il se con-
pppv À NE PAS MANQUER
La caméra
du cinéaste
elle-même
est entraînée,
happée, par
le mouvement de
ses personnages
secret qui déboucherait directe-
ment dans la maison maternelle.
La caméra de Somai elle-même
est entraînée, happée, par le mou-
vement de ses personnages. Soit
qu’elle les accompagne dans leurs
élans, soit qu’elle déborde leurs
émotions par de subtils coulisse-
ments latéraux. Sa prédilection va
aux longues prises filées, aux
plans-séquences scénographiés,
où les acteurs peuvent jouer d’une
traite, investir tout l’espace, dé-
ployé par les aventures du cadre.
Somai n’a pas son pareil pour
tentait de dire « encore », et quand
il avait ce qu’il voulait, il disait
« OK ». Mais il ne faisait jamais un
compliment, il n’a jamais eu un
mot rassurant. Il ne m’appelait
pas par mon prénom, mais il di-
sait « petite » ou tako qui signifie
« pieuvre ». Il se promenait tou-
jours avec un sabre sur le plateau,
et je me disais toujours qu’il allait
finir par s’approcher de moi…
Avez-vous trouvé du réconfort
au sein de l’équipe ?
Oui, on partageait la même
chambre avec l’assistante réalisa-
trice qui a été un peu ma confi-
dente. Et une collaboratrice de
Somai a été comme une
maman de substitution. Quand
tout a été fini, les gens de l’équipe
me manquaient : j’avais un
annuaire du tournage avec tous
les contacts, et j’ai passé une se-
maine à les appeler tous les soirs !
ppvv À VOIR pvvv POURQUOI PAS
tracer ainsi, dans le maillage serré
de la ville, des géographies sensi-
bles, sujettes aux variations clima-
tiques qui épousent les mouve-
ments des âmes. Telle cette rue en
pente raide où Renko, poussant
un vélo, apprend d’une amie que
les parents divorcés peuvent se re-
marier et avoir d’autres enfants :
une averse s’abat sur elle instanta-
nément, comme pour dire l’am-
pleur de sa désillusion – quelque
chose en elle craque et se déverse.
Dans sa seconde moitié, le film
se transporte sur les rives du lac
Biwa, site de villégiature où, à l’oc-
casion des festivals d’été, Renko fo-
mente une dernière fois de réunir
père et mère à leur insu, pour des
vacances comme avant. L’ensem-
ble bascule dans un merveilleux
sans apprêt, fondu dans les formes
de la nature. Prenant la tangente
des festivaliers, Renko s’enfonce
dans la nuit noire et la solitude
d’une forêt, gravissant une colline
symbolique sous le patronage
stoïque d’une lune bleutée.
Comment vous êtes-vous
préparée aux scènes de dispute
entre les parents et l’enfant ?
Dans ces moments-là, l’am-
biance était électrique sur le
plateau, donc je me suis glissée
dans l’atmosphère pour jouer. Le
plus difficile, c’était les séquences
les plus ordinaires, comme de
jouer l’enfant avec deux adultes
qui ne sont pas vos parents. Ou de
faire semblant d’être amie avec
tel enfant, lors de scènes tournées
à l’école.
« Déménagement » a eu
beaucoup de succès au Japon.
Quel souvenir en gardez-vous ?
Une fois le film sorti, j’ai eu le
Prix du meilleur espoir au Japon.
Là, Shinji Somai m’a appelée pour
la première fois « ma petite
Tabata ». Il m’a dit : « Tu as bien
travaillé, bravo. » Depuis ce jour,
ce film est resté comme un trésor.
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
vvvv ON PEUT ÉVITER
Tomoko Tabata incarne
la jeune Renko dans
« Déménagement »
(1993), de Shinji
Somai. SURVIVANCE
A l’aube, la cueille la vision d’un
tombeau flottant hérissé de feux
de Bengale, mausolée d’on ne sait
quel état d’elle-même. Tout du
long, Déménagement n’aura fait,
à travers détours et revirements,
que tracer une trajectoire de la
réalité à l’imaginaire : celle d’un
patient travail intérieur, d’un
consentement au monde arraché
au déni.
Ce que Renko conquiert, c’est
finalement un droit à l’oubli,
sans lequel on ne peut pas vivre,
comme le prônait un couple
de vieillards stoïciens rencon-
trés en chemin. « Dé-ménager »,
ce n’est pas seulement quitter la
maison de l’enfance, c’est aussi
laisser mourir quelque chose en
soi, pour enfin renaître. La
même, mais autrement. p
mathieu macheret
Film japonais de Shinji Somai
(1993). Avec Tomoko Tabata,
Kiichi Nakai, Junko Sakurada,
Mariko Sudo (2 h 04).
Souvent, on me dit que j’ai
beaucoup de chance d’avoir pu
tourner avec Somai. D’ailleurs, il
est toujours en moi, et chaque
fois avant d’entrer en scène, au
théâtre, je pense à lui.
Avez-vous continué à tourner
aussitôt après le film ?
Quelque temps après, j’ai
tourné dans une série pour une
matinale japonaise, sur la chaîne
NHK. J’ai retrouvé le plaisir de
jouer. Je vivais encore à Kyoto,
puis me suis installée à Tokyo
pour exercer pleinement le
métier d’actrice. Aujourd’hui, j’ai
des enfants en bas âge, mon mari
est comédien [Yoshinori Okada],
et nous essayons de nous parta-
ger les tâches. Mon défi, c’est de
jouer au moins dans une pièce
chaque année. p
propos recueillis par
clarisse fabre
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 culture | 21

ppvv À VOIR
E

Le Vourdalak
N

Film français d’Adrien Beau (1 h 30).

On connaissait le vampire, voici le vourdalak, mort-vivant issu
I

du monde paysan, imaginé par l’auteur et poète russe Alexis

A

Konstantinovitch Tolstoï (1817-1875), cousin éloigné de Léon

Tolstoï (1828-1910). Le premier long-métrage du plasticien
M

Adrien Beau met en scène une étrange famille vivant dans une
campagne reculée, dans l’attente du retour du père : celui-ci a
E

prévenu qu’après une absence de six jours, il ne fallait pas le

S

laisser entrer, car alors il ne serait plus qu’un vourdalak. Un

marquis égaré (Kacey Mottet-Klein), précieux et pathétique, va
devenir le témoin impuissant de la tragédie. Lorsque la fratrie
A

retrouve le père dans le jardin, il n’est plus qu’un mort-vivant,

L

qui prend la forme d’une marionnette, fabriquée et actionnée

pendant le tournage. Sarcastique, hautain, le revenant est un
jouisseur, vivant ses désirs trop longtemps enfouis, détruisant
E

sa propre famille. Les acteurs, à peine reconnaissables dans leurs

D

costumes, apparaissent comme autant de créatures dont le

mystère reste entier. C’est tout le charme de ce film onirique,
qui en dit peu mais vibre des superstitions de l’époque. p cl. f.
S

pvvv POURQUOI PAS

M

Chambre 999
L

Documentaire français de Lubna Playoust (1 h 25).

En 1982, Wim Wenders réalisait, pendant le Festival de Cannes,
I

Chambre 666, documentaire mythique où Jean-Luc Godard,

F

Werner Herzog, Michelangelo Antonioni, Steven Spielberg, etc.,

à l’Hôtel Martinez, parlaient de l’avenir du cinéma. Les cassettes
vidéo, la fermeture de salles généraient un certain pessimisme.
S

En 2022, alors que l’essor des plates-formes vient percuter l’ex-

E

périence collective du grand écran, Lubna Playoust renouvelle

l’exercice : outre Wim Wenders, Alice Winocour, Asghar Farhadi, La comtesse Maria Sztaray (Sibylle Canonica), et Irma Sztaray (Sandra Hüller). BERND SPAUKE/KINOVISTA
R

Albert Serra, Rebecca Zlotowski, etc., expriment une diversité de

T

points de vue, intéressants, mais qui n’apportent guère plus au

débat. Kirill Serebrennikov se contente de quelques pas de
U

danse. C’est la manière qu’a chacun de performer ce moment

L’amitié sous le corset de la cour

A

qui retient l’attention. Peut-être, en 2062, le charme vintage du

film de 2022 opèrera-t-il, avec son écran plat clignotant. p cl. f.
S

The Pod Generation

Frauke Finsterwalder tire Elisabeth d’Autriche du côté de la comédie, en
E

Film américain, britannique et français

de Sophie Barthes (1 h 51).
mettant l’accent sur le lien entre l’impératrice et sa dame de compagnie
L

Sophie Barthes s’essaie à des paris risqués, pas nécessairement

relevés. Après une comédie fantastique absurde (Ames en stock,
2009) et une relecture de Madame Bovary (2014) en anglais, la
voici s’essayant à une comédie de mœurs d’anticipation. Dans
un avenir proche, un jeune couple confie l’embryon de leur
futur enfant à une société privée qui va externaliser la gestation
SISSI & MOI laquelle adviennent l’âge adulte
et l’émancipation.
Irma Sztaray les découvriront les effets eupho-
risants du haschisch.
dans un œuf luminescent. Entre les doutes du père et la déter- pvvv Cette amitié met en scène l’im- a réellement Le film nous les montre ainsi.

V
mination féministe de la mère, Chiwetel Ejiofor et Emilia Clarke oilà deux fois en un an
peinent à trouver le ton juste dans cette dénonciation feutrée que des réalisatrices
d’une intelligence artificielle qui nous colonise en douceur. s’évertuent à débarras-
Comme si le dossier de société futuriste avait pris le pas sur ser l’impératrice
l’impératif de l’incarnation au présent. p j. ma. Elisabeth d’Autriche (1837-1898)
de son corset, donc par extension
vvvv ON PEUT ÉVITER des carcans inhérents à l’époque
3 jours max et à son rang. Ce geste émancipa-
Film français de Tarek Boudali (1 h 27). teur conduit par l’Autrichienne
Les anciens de la Bande à Fifi (« Le Grand Journal » sur Canal+) Marie Kreutzer dans Corsage
s’illustrent aujourd’hui dans la comédie cinématographique. A (sorti en décembre 2022) avait
côté de Philippe Lacheau, qui cultive un burlesque régressif, inspiré un film iconoclaste au
Tarek Boudali entretient un style plus franchouillard qu’il est centre duquel Sissi nous était ap-
loisible de trouver plus fastidieux. Après les succès d’Epouse-moi parue en héroïne tragique vouée,
mon pote (2017) puis de 30 jours max (2020), il aurait eu tort de malgré sa rébellion, à la dispari-
s’empêcher de commettre 3 jours max, qui remet en scène tion. Au même titre que le siècle
Rayane, son personnage de policier sous-doué à qui tout réussit, finissant qui l’avait vue naître.
lancé cette fois, façon parodie de Mission impossible, dans la Rien de comparable dans Sissi
libération de sa grand-mère prise en otage par un cartel & moi qui adoucit le trait, chasse
mexicain. Mêmes causes, mêmes effets. p j. ma. l’austérité par la lumière et fait
prévaloir la comédie. Du moins
À L’AFFICHE ÉGALEMENT durant une grande partie du film.
Années en parenthèses 2020-2022 Le temps qu’il faut à une amitié
Film canadien de Hejer Charf (1 h 35). pour naître et s’épanouir. Celle
Katak, le brave béluga dont il est question ici constitue le
Film d’animation canadien de Christine Dallaire-Dupont véritable sujet du premier long-
et Nicola Lemay (1 h 22). métrage de l’Allemande Frauke
Un pont au-dessus de l’océan Finsterwalder. La réalisatrice
Documentaire français de Francis Fourcou (1 h 40). trouvant, par ce biais, matière à
deux portraits. L’un se révélant au
contact de l’autre, et inversement,
jusqu’à cette rupture à l’issue de
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
Evolution
Nombre par rapport Total
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis
pératrice d’Autriche (Susanne
Wolff) et sa dame de compagnie,
Irma Sztaray (Sandra Hüller), per-
sonnage ayant réellement existé
qui, de 1894 à 1898, se tint aux
côtés de Sissi lors de tous ses
voyages et déplacements offi-
ciels. Cette proximité autour de
laquelle s’élabore le film évolue à
la manière d’un conte ou d’un ré-
cit pour enfants. Sissi & moi évo-
quant aussi bien La Belle au bois
dormant, de Charles Perrault, que
Les Malheurs de Sophie ou Les Pe-
tites Filles modèles, de la comtesse
de Ségur. Une approche qui a le
mérite d’apporter sa part de légè-
reté et de fraîcheur au récit. Mais
qui en constitue aussi la limite.
Un lien de sororité
Quand le film commence, Sissi a
fui la cour, ses conventions, ses
devoirs, ses robes encombrantes
et ses accessoires contraignants.
En villégiature à Corfou (Grèce),
elle s’apprête à recevoir pour la
première fois la comtesse hon-
groise Irma Sztaray, envoyée
d’Autriche pour servir Sa Majesté.
A peine arrivée sur l’île, épuisée
par un long voyage, accablée par
existé. De 1894
à 1898, elle se tint
aux côtés de Sissi
lors de tous ses
déplacements
la chaleur, la prétendante au
poste est immédiatement sou-
mise à une série d’épreuves physi-
ques – course, saut de haies – dont
elle s’acquitte en se prenant les
pieds dans sa longue robe, trans-
pirant par tous les pores de sa
peau, assoiffée jusqu’au malaise.
Du haut de sa fenêtre, le regard
dissimulé derrière une voilette
noire, l’impératrice observe.
Les tests d’embauche réussis
(qui tous engagent le corps, la
grande obsession de Sissi, at-
teinte d’anorexie, en proie à de
violentes crises de boulimie), les
deux femmes ne se quitteront
plus. Ensemble, elles plongeront
du haut d’une falaise grecque,
chevaucheront à travers les éten-
dues sauvages battues de l’Angle-
terre, partiront pour Alger où el-
L’une fantasque, tour à tour
complice et tyrannique. L’autre
coriace, admirative et reconnais-
sante au point de tomber amou-
reuse. Toutes deux nouant pro-
gressivement un lien de sororité
qui les fait se vêtir à l’identique.
Telles deux gamines qui ne
tiennent pas en place, transgres-
sent à la barbe des adultes, se
chamaillent dans le bain et se
cherchent des noises, pour
chasser l’ennui qui menace.
Le tableau, pour autant, n’est
pas toujours si joyeux. Ni aussi
lumineux qu’il y paraît. Quelques
ombres passent (le retour à la
cour de Vienne ; les apparitions
de Louis-Victor de Habsbourg…)
qui tentent de nuancer le propos.
Las, elles ne le tourmentent pas
assez pour contrarier l’impres-
sion de superficialité à laquelle,
faute d’un scénario et d’un point
de vue solides, nous abandonne
le film. p
véronique cauhapé
Film allemand, autrichien et
suisse de Frauke Finsterwalder.
Avec Sandra Hüller, Susanne
Wolff, Georg Friedrich (2 h 12).

Une année difficile

d’exploitation

1
d’entrées*

344 173
d’écrans

667
précédente la sortie

344 173
Une pinte d’humanisme façon Ken Loach
Killers of the Flower Moon 1 328 176 528 328 176
Le réalisateur ancre dans un pub la difficile rencontre entre des Anglais déclassés et des Syriens
La Pat’Patrouille. La
Super Patrouille. Le film
2 257 197 739 ↓ – 59 % 903 996
Loach, 87 ans, signe une chroni- vent se lève en 2006, puis Moi, rieux, chacun donnant son point
Les Trolls 3 1 248 069 692 248 069 THE OLD OAK que désenchantée sur la difficile Daniel Blake en 2016 – coécrit de vue, envoyant la balle de ser-
Le Règne animal 3 151 307 539 ↓ – 11 % 582 466 pvvv rencontre entre deux mondes avec Paul Laverty un scénario ré- vice, le patron essayant de garder
L’Exorciste. Dévotion
Bernadette
Expendables 4
2
3
2
147 796
122 907
79 691
350
721
518
↓
↓
↓
– 36 %
– 16 %
– 41 %
412 614
572 876
234 338
L a dernière lettre de l’ensei-
gne du pub « The Old Oak »
est bringuebalante, et son
patron, TJ Ballantyne (Dave Tur-
ner), ancien mineur qui vit seul
perdus : le premier, essoré par la
crise, ne voulant pas de l’autre,
qui fuit la guerre ou la torture.
Derrière le bar, le patron choisit
assez rapidement son camp,
glé comme du papier à musique :
le genre de récit qui vous place au
pied d’une montagne a priori in-
franchissable, avant de trouver
des chemins de traverse qui per-
le contrôle du jeu ou finissant par
ne plus « servir ».
Restent les acteurs principaux :
Dave Turner, qui incarne le pa-
tron du Old Oak, est un ancien
The Creator 4 69 192 669 ↓ – 29 % 614 992
dans une petite bourgade dépeu- celui de l’accueil, et mesure mettront de faire un bout de che- syndicaliste qui travaillait lui-
Marie-Line et son juge 2 64 704 501 ↓ – 37 % 192 203 plée du nord-est de l’Angleterre, avec effroi les réactions de ses min. Ici, l’amitié qui unit le pa- même dans un pub – il a déjà
AP : avant-première * Estimation ne cesse d’essayer de la fixer une clients, amis, anciens compa- tron du pub et la photographe sy- joué dans deux précédents
Source : « Ecran total » Période du 18 au 22 octobre inclus fois pour toutes. Son bar n’est-il gnons d’infortune. rienne sera plus forte que l’ani- longs-métrages du cinéaste bri-
pas le dernier endroit où les mosité ambiante. tannique, Moi, Daniel Blake et
La comédie d’Olivier Nakache et Eric Toledano Une année difficile habitants se retrouvent ? Parmi Faire sonner juste les accents Comme à son habitude, Ken Sorry, We Missed You (2019). Avec
(344 173 entrées la semaine passée) devance au coude-à-coude le film les habitués, d’anciens collègues Combien reste-t-il d’huma- Loach et son équipe ont pris soin sa bonhomie, son décourage-
de l’Italo-Américain Martin Scorsese Killers of the Flower Moon de la mine, désormais fermée, nisme : une pinte, un demi ? A d’ancrer le film dans le réel, de ment et son lâcher-prise, l’acteur
(328 176 entrées), devant La Pat’Patrouille. La Super Patrouille. Le film font passer le temps devant une moins que la jeune photographe discuter avec les habitants, de forme avec Ebla Mari un tandem
(bientôt 1 million de spectateurs depuis sa sortie) et Les Trolls 3. En bière. Le chômage et le senti- syrienne fraîchement débar- faire sonner juste les accents. sensible, livrant une bonne ra-
l’absence de gros blockbusters, lesquels toutefois ne sauraient tarder ment d’avoir été jeté aux oubliet- quée, Yara (Ebla Mari, lumi- Tout est en place, mais c’est peut- sade d’espoir. p
(The Marvels, le 8 novembre et Hunger Games. La ballade du serpent tes leur ont durci le cœur. Aussi neuse), armée de sa volonté, ne être justement ce souci de coller clarisse fabre
et de l’oiseau chanteur, le 15 novembre), certains films français tirent voient-ils d’un mauvais œil réussisse son pari d’organiser au plus près, dans une fiction, qui
plutôt bien leur épingle du jeu, comme Le Règne animal et Bernadette l’arrivée d’un bus rempli de des repas dans l’arrière-salle du finit par engluer le film dans un Film britannique de Ken Loach.
qui tous deux approchent les 600 000 entrées depuis leur sortie. migrants syriens… pub, afin de faire vivre ensemble programme annoncé. Dans le Avec Dave Turner, Ebla Mari,
Presque en bas du tableau, Coup de chance, de Woody Allen, continue Dans The Old Oak, en compéti- tout ce monde esseulé. Le ci- pub, les dialogues entre les an- Claire Rodgerson, Jen Patterson,
de stagner et ne devrait pas dépasser 150 000 spectateurs. tion au Festival de Cannes, Ken néaste aux deux Palmes d’or – Le ciens mineurs sont les plus labo- Trevor Fox (1 h 50).
22 | culture
Le retour
sanglant
et barbare
de John Kramer
Dans le dixième épisode de la saga
« Saw », les scènes de torture sont
dirigées contre une fausse équipe
médicale qui arnaque des patients
SAW 10
pvvv
S
i elle s’était arrêtée à Saw 6
(2009), la franchise aurait
dit avec ce nom de film le
dernier mot de sa philoso-
phie : le barbecue humain, le dé-
membrement de l’intégrité cor-
porelle, la jouissance tant de mon-
trer que de voir infliger la souf-
france, en un mot le spectacle du
sadisme dans les infinis retran-
chements de sa barbarie, fût-il
sous licence fictionnelle. Il n’en
fut rien. Voici donc maintenant
vingt ans que la saga sévit, dans le
sillage du premier long-métrage
de James Wan (Saw, 2004) qui
posa les fondements de ce sous-
genre du film d’horreur joliment
intitulé torture porn. Gouverné
par un principe qui avait la vertu
de la simplicité – un enchaîne-
ment de scènes de tortures diver-
ses et variées infligées par un psy-
L
T
chopathe à un petit groupe qu’il a
piégé –, le succès fut d’emblée au
rendez-vous, haussant bientôt la
saga au nirvana du film d’horreur.
Rappelons le principe : John Kra-
mer, alias Jigsaw, est atteint d’une
tumeur fatale au cerveau, et s’oc-
cupe, durant le temps qu’il lui reste
à vivre, à redresser pécheurs et pé-
cheresses par des épreuves qui ne
leur laissent en vérité que peu de
chances de s’en sortir. Une ma-
nière de puritain, en somme, qui
inflige à ses victimes des sévices
beaucoup plus terrifiants que les
fautes qu’il leur impute. Kramer fi-
nit par mourir au troisième volet,
mais d’autres protagonistes per-
pétuent la tradition. Ce dixième
volet nous ramène cependant au
début de la saga, quelque part en-
tre le premier et le deuxième film,
en faisant revenir deux de ses per-
sonnages inauguraux, John Kra-
mer (Tobin Bell) et Amanda Young
(Shawnee Smith), l’une de ses pre-
E
PERSONNALITÉ
G O Û
CULTURE
E
D
RENCONTRE
PODCASTS
LE TEMPS DE L’ÉCOUTE
Disponibles sur toutes les plateformes de podcasts
« Saw 10 », de Kevin Greutert. ALEXANDRO BOLAÑOS ESCAMILLA/LIONSGATE
mières victimes qui, enchantée de
l’expérience, deviendra sa disciple.
C’est à Mexico, sous l’invocation
prémonitoire des dieux aztèques,
que se tiendront les réjouissances
de ce dixième opus. Kramer y dé-
barque après avoir croisé dans la
rue l’un des membres de son
groupe de parole – un « cancer du
pancréas stade 4 » – qui semble
miraculeusement en rémission
totale et lui donne les coordon-
nées d’un médecin norvégien, le
docteur Pederson, ayant trouvé
un traitement révolutionnaire
qui le contraint à la clandestinité,
Design graphique : Cheeri
eu égard au danger qu’il fait en-
courir aux laboratoires pharma-
ceutiques. Pris en charge par la
fille du docteur, entourée des
meilleurs professionnels du cru,
Kramer est opéré dans une riche
hacienda, avant de découvrir que
toute l’affaire est une arnaque
aux patients dans la détresse.
Monstruosité contemporaine
C’est ici que commencent les festi-
vités : Kramer, secondé par
Amanda, séquestre l’équipe pseu-
do-médicale qui l’a grugé et lui in-
flige le « jeu » habituel, consistant
en des mécanismes mortels qui
contraignent, dans un laps de
temps très limité, les victimes à
s’automutiler sévèrement si elles
veulent en réchapper. Au menu du
jour : jambes coupées à la scie, che-
villes explosées au maillet, chair
incisée au rasoir, boîte crânienne
ouverte, cervelet ponctionné, in-
testins éviscérés, visages brûlés
Renouer avec une farandole d’ex
pour avoir un bébé
Dans cette fantaisie un peu lisse, un couple qui a des problèmes
d’infertilité se voit suggérer de retrouver d’anciens amants
LE SYNDROME
DES AMOURS PASSÉES
pvvv
S andra et Rémy s’aiment de-
puis longtemps, mais ils
n’arrivent pas à avoir d’en-
fant. Pour sortir de cette difficulté,
ils acceptent de suivre un nouveau
protocole qui consiste à avoir des
rapports sexuels avec leurs ex. Se-
lon le professeur qui les suit, cette
catharsis coïtale aurait de grandes
chances de libérer leur fécondité
en les délivrant du syndrome des
amours passées qui les affecte.
Mais les tableaux de chasse des
amants n’ont pas grand-chose à
voir : trois ex pour lui, dix fois plus
pour elle… En pratique, Rémy ris-
que de se sentir un peu seul.
Présentée en mai en séance spé-
ciale à la Semaine de la critique,
cette farandole des ex s’inscrit
dans le sillage d’une longue lignée
de films d’amours passées. Elle
rappelle l’expérience documen-
taire Happily Ever After (2014), de
la réalisatrice croate Tatjana Bozic,
qui rend visite à ses anciens
compagnons pour comprendre
ce qui cloche dans son couple. De
plus loin, on pense aussi à L’Amour
flou (2018), de Romane Bohringer
et de son ex-mari Philippe Rebbot,
ou bien à ces comédies sentimen-
tales américaines aux titres expli-
cites : Hanté par ses ex, (S)ex list,
Ex-Girlfriends, Ex-Husbands…
Ce volet nous
ramène au début
de l’histoire,
quelque part
entre le premier
et le deuxième
film
aux rayons, têtes tranchées. Am-
biance verdâtre, local industriel
désaffecté, acier des instruments.
Occasionnellement, les trucages
nous rappellent à la blague sardo-
nique du grand-guignol, mais glo-
balement le malaise englue.
A chacun de voir, donc, selon ses
dispositions. Quant au plan moral,
l’embarras n’est pas là où on le
croit. Après tout – comme il sied au
cinéma d’horreur, et particulière-
ment au cinéma gore qui a fleuri
Si la thérapie alternative qui pré-
side au scénario du Syndrome des
amours passées, du duo français
Ann Sirot et Raphaël Balboni, fait
d’entrée de jeu sauter le verrou du
réalisme, elle adhère à notre épo-
que où les CV amoureux à rallonge
forgent les sentiments d’un grand
nombre d’entre nous. Les protago-
nistes du film pourraient chan-
ter : « I’m so grateful for my ex »,
comme la diva Ariana Grande, sur
le titre Thank U, Next (2019), qui re-
merciait d’abord Big Sean puis
Ricky Alvarez, puis Pete Davidson,
et finalement Mac Miller de l’avoir
rendue « amazing ! ».
Manque d’aspérité
Pour fonder une famille, Sandra
et Rémy doivent papillonner. En
programmant toute une série
d’infidélités qui les renvoient à
leurs souvenirs câlins, cette or-
donnance a d’emblée quelque
chose d’alléchant. Elle apparaît
comme un argument original et
privilégié pour explorer les affres
du couple, entre jalousie, désir et
aussi dégoût – on n’a pas forcé-
ment envie de recoucher avec une
ex, surtout quand la vie a fait
d’elle votre demi-sœur (épatante
Nora Hamzawi). Mais les réalisa-
teurs confèrent à cette série de re-
trouvailles une force émancipa-
trice que le film a du mal à justi-
fier. Emoussée par des dialogues
improvisés de qualité inégale, la
fantaisie romantique manque
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
dans les années 1970 avec la guerre
du Vietnam puis à la suite des at-
tentats du 11 septembre 2001 –,
Saw ne fait que rejouer à nou-
veaux frais dans la fiction la spec-
tacularisation d’une monstruosité
contemporaine dont les vidéos du
Hamas, en guerre contre Israël,
viennent encore de nous adminis-
trer une preuve. Le problème vient
ici plutôt de la morale même que
le réalisateur, comme rattrapé par
un vieux fond d’humanisme, aura
voulu introduire dans cet opus,
dont le happy end suggérerait que
Kramer vaut toujours mieux que
les crapules qu’il torture. L’idée, à
laquelle le meilleur cinéma améri-
cain nous a de longue date accou-
tumés, se révèle fâcheuse, non
moins que grotesque. p
jacques mandelbaum
Film américain de Kevin
Greutert. Avec Tobin Bell,
Shawnee Smith (1 h 58).
d’aspérité et se résume trop sou-
vent à l’anecdotique et au folklore.
Tel un rite de passage, les
conjoints tiennent leur comptabi-
lité dans une grotte lumineuse où
ils ont accroché une guirlande de
Polaroid de leurs ex-camarades.
On pourrait se laisser charmer par
cet imaginaire bricolé si le mer-
veilleux n’était pas escamoté par
un esthétisme standardisé. Les
photos, les loupiotes, les écrits à
même les murs semblent prove-
nir de n’importe quelle émission
déco sans style particulier.
Pour filmer les scènes de sexe
qui rythment leur ouvrage, les
réalisateurs ont opté pour la pu-
deur sexuelle et la métaphore
kitsch. Des corps nus cabriolent,
bougent dans tous les sens, dan-
sent et s’enlacent dans des maté-
riaux divers et variés : un pneu si
l’ex répare des vélos, des voilages
argentés, de l’eau… Ce formalisme
gentillet crée une transe mignon-
nette qui finit par ronronner.
Même si le film amuse lorsque
Rémy compense sa pénurie d’ex
en faisant de nouvelles rencon-
tres qui attisent son désir et
convainc sa demi-sœur de forni-
quer à nouveau, il n’en reste pas
moins que le film a des airs de
promesse pas tout à fait tenue. p
maroussia dubreuil
Film français d’Ann Sirot
et Raphaël Balboni. Avec Lucie
Debay et Lazare Gousseau (1 h 29).
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Yasujiro Ozu et Kaneto Shindo peignent le Japon
Deux œuvres remarquables de chacun des cinéastes nippons aux styles très éloignés ressortent en salle
REPRISES
O
n ne saurait imaginer
deux cinéastes aux
options plus éloignés
que Yasujiro Ozu
(1903-1963) et Kaneto Shindo
(1912-2012), accolés par une actua-
lité des ressorties qui concentre
un gisement de raretés japonaises.
Le premier, auguste représentant
du système des studios, a peint
classiquement la société nippone
avec un art du plan fixe stupéfiant
de rigueur et d’unité. Le second,
avant tout scénariste (238 scripts à
son actif), appartient à cette géné-
ration intermédiaire qui conquit
son indépendance et prit de
grandes libertés stylistiques. Les
deux se sont croisés entre les
murs de la Shochiku, où Shindo a
fait ses débuts, puis a écrit pour
tous les cinéastes maison, à l’ex-
ception notable… d’Ozu ! Faut-il les
faire jouer l’un contre l’autre ? Les
quatre splendides restaurations
qui arrivent dans les salles de ré-
pertoire prouvent le contraire :
Une femme dans le vent (1948) et
Les Sœurs Munakata (1950) d’un
côté, Onibaba (1965) et Kuroneko
(1968), de l’autre, ont tous quelque
partie liée aux évolutions de la
conscience d’après-guerre.
Tournés au lendemain de la dé-
faite, quand le cinéma japonais
était encore sous tutelle de l’occu-
pant américain, les deux films
d’Ozu, réunis par l’interprétation
de Kinuyo Tanaka (1909-1977),
actrice d’exception, s’inscrivent
dans le cadre familial si cher au ci-
néaste, édifice fragilisé par la dé-
flagration du conflit et ses retom-
bées. Dans Une femme dans le
vent, une mère livrée à elle-même
a recours à la prostitution pour
subvenir aux besoins de son petit
garçon malade, tandis que le ra-
patriement de son mari prison-
nier de guerre se fait attendre. A
son retour, elle avoue tout, et
l’homme blessé dans son orgueil
lui fait encore supporter le poids
de l’opprobre, jusqu’à la bouscu-
ler dans l’escalier.
Dans ce mélodrame simple,
limpide, d’un seul tenant, l’écri-
ture d’Ozu, déjà magnifiquement
consolidée, entoure les vies hu-
maines de la présence discrète
d’un monde inanimé : l’usine dé-
saffectée, dont la structure impo-
Albert Dupontel signe une entrée
en politique peu convaincante
Le cinéaste s’intéresse à une journaliste couvrant l’actualité d’un candidat à la présidentielle,
mais use d’une intrigue trop alambiquée pour malmener le milieu politico-médiatique
SECOND TOUR
pvvv
U n surréalisme frénéti-
que, souvent inquié-
tant, guide les pas d’Al-
bert Dupontel. On suit consé-
quemment ces films, qui culti-
vent l’excentricité tant mentale
que narrative, comme on peut,
car on ne saurait prétendre que
se laisser porter par le tourbillon
suffise pour ce faire. Il est ainsi
des films où l’on surnage avec
bonheur (9 mois ferme, 2013, son
plus bel opus), d’autres où, sub-
mergé, l’on coule irrémédiable-
ment. Second tour, film étrange
qui allie enfonçage philosophi-
que de porte ouverte et emberli-
ficotage de l’intrigue, appartient
à la seconde catégorie.
Voici le topo. Mademoiselle
Pove (Cécile de France), journa-
liste qui ne mâche pas ses mots
d’une chaîne d’info en continu,
trompe son ennui dans la rubri-
que football, où sa liberté de pa-
Tokiko Amamiya (Kinuyo Tanaka) dans « Une femme dans le vent » (1948), de Yasujiro Ozu. 1948-2022 SHOCHIKU CO., LTD
Les films d’Ozu,
réunis par
l’interprétation
de Kinuyo
Tanaka,
s’inscrivent dans
le cadre familial
sante surplombe le quartier
ouvrier fait de baraquements de
bois ; l’appartement de l’héroïne
que la caméra visite d’abord en
son absence, royaume d’objets
modestes qui parlent pour elle.
Pour surmonter ces retrouvailles
douloureuses, le couple devra ef-
facer, l’un envers l’autre, les dé-
marches avilissantes de la guerre :
il faut passer l’éponge, oublier, et
la leçon, métaphorique, vaut pour
le pays tout entier.
role l’a fait muter, en compagnie
de son fidèle cameraman Gus (Ni-
colas Marié). Coup de chance, la
mise hors circuit d’un collègue en
raison d’un attentat contre un des
candidats à la présidentielle la
remet en selle sur la campagne en
cours. On la charge de suivre ledit
candidat, l’économiste Pierre-
Henry Mercier, qui, par coïnci-
dence, fut son condisciple au ly-
cée et, peut-être, le partenaire de
son premier baiser.
Esthétique télévisuelle
Tandis que sa chaîne n’exige d’elle
que les poncifs de mise, la journa-
liste entre plus avant dans les ar-
canes de la candidature de Mer-
cier, qui semble portée par un
projet qui ne dit pas son nom,
guidé par un comité secret de
penseurs éclairés, émancipés tant
des appareils que de l’industrie.
Plus compliqué encore, Mercier,
élevé en France par une mère
adoptive possiblement mons-
trueuse, semble avoir un frère ju-
Les Sœurs Munakata déplace
légèrement la perspective. Ozu y
confronte cette fois Tanaka avec
une autre actrice star de la jeune
génération, Hideko Takamine
(1924-2010), ici formidable de
verve comique, dans le rôle de
sœurs aux caractères opposés :
l’aînée qui représente la société
traditionnelle d’avant-guerre, face
à sa cadette pétulante, acquise aux
nouvelles valeurs démocratiques.
La première, portant le kimono,
croupit dans un mariage arrangé
avec un homme décevant, qu’elle
entretient en gérant un débit de
boissons. L’autre, vêtue à l’occi-
dentale, fréquente un ami de la
famille, remplaçant sa sœur
auprès de cet ancien amour du
temps de l’université, jouant
même les entremetteuses.
La rupture historique prend la
forme d’une querelle intime en-
tre personnages désaccordés,
passés à côté de leur vie. La douce
Ce récit
ne semble
ménager
les hypothèses
que pour mieux
les laisser
s’épuiser
meau caché, lequel aurait été
expulsé enfant avec leur mère en
Roumanie, où cette dernière
aurait rapidement trouvé la mort.
Plus étrange encore, possible-
ment, Mercier, gravement touché
dans l’attentat, dispose d’une
garde rapprochée israélienne à
qui il doit d’avoir la vie sauve, et
qui l’exfiltre à la campagne où il
va retrouver son frère pour une
transfusion sanguine, tout en
étant suivi à la trace par la futée
Mademoiselle Pove et le placide
Gus. Toutes ces bizarreries ne
amertume s’exhale dans des
lieux de plus en plus sombres et
dépeuplés : un bar de quartier où
agonisent les nuits d’ivresse, une
maison envahie par les chats.
Qu’est-ce qui circule d’une sœur à
l’autre, sinon l’idée du renonce-
ment ? « Ne pas devenir vieux, là
justement est le moderne,
soutient la doyenne. La vraie nou-
veauté, c’est ce qui ne vieillit pas,
malgré le temps. » On ne saurait
mieux qualifier l’art d’Ozu lui-
même, cette imperturbable assu-
rance que traversent toutes les
émotions humaines.
Une montée en abstraction
Bien différente est la patte de
Kaneto Shindo, qui nous propulse
dans les années 1960, décennie de
créativité folle pour un cinéma ja-
ponais qui se réinvente dans la
transgression, comme en explo-
rant l’étendue du cadre panora-
mique. Les films proposés sont
trouveront pas nécessairement
de réponses très claires, au gré de
ce récit secoué comme un sala-
dier tant dans le temps que dans
l’espace, et qui ne semble ména-
ger les hypothèses (récit d’espion-
nage, film politique, mélodrame
familial…) que pour mieux les
laisser s’épuiser.
Image phosphorescente, scènes
zoologiques incongrues, parodie
de l’esthétique télévisuelle, flash-
back à tire-larigot : voilà beau-
coup trop de complications sinon
pour rien, du moins pour l’admi-
nistration in extremis d’une mo-
rale qui, étrillant à bon compte le
système politico-médiatique,
prône un nouveau régime de re-
présentativité, dans lequel cha-
cun serait nommé pour ce qu’il
sait réellement faire et parlerait
de ce qu’il connaît. p
jacques mandelbaum
Film français d’Albert Dupontel.
Avec Cécile de France, Nicolas
Marié, Albert Dupontel (1 h 37).
culture | 23
d’inquiétants contes fantastiques
et morbides, aux motifs puisés
dans le riche réservoir du folklore
japonais. S’ils se déroulent à l’épo-
que médiévale, les récits ont bien
la guerre pour horizon : ses pénu-
ries, sa furie destructrice, ses hé-
catombes des plus vulnérables,
en l’occurrence des femmes, mais
cette fois traduites par la posses-
sion et la hantise.
Dans Onibaba, une vieille pay-
sanne et sa belle-fille subsistent
en assassinant des samouraïs
égarés, dont elles revendent les
armures. Dans une lande reculée
recouverte de hauts roseaux, elles
mènent ainsi une existence sou-
terraine de charognards poussés
par la faim. Pour dissuader sa bru
de courir le mâle, l’aïeule entre-
prend de se faire passer auprès
d’elle pour un démon, en arbo-
rant un masque maudit. Apre et
charbonneux, secoué d’accès fu-
rieusement expressionnistes, le
BOX- OF F I C E
Le film sur Taylor Swift
toujours en tête au
Canada et aux Etats-Unis
Le film-concert de la star
américaine Taylor Swift est
resté en tête du box-office
pour son deuxième week-
end dans les salles de cinéma
nord-américaines. The Eras
Tour a engrangé 31 millions
de dollars (29 millions
d’euros) de recettes dans
les cinémas des Etats-Unis
et du Canada. Cette vague
pop grille la priorité à Killers
of the Flower Moon, qui a ac-
cumulé 23 millions de dollars
pour son premier week-end
dans les salles. Le film de
Martin Scorsese, qui réunit
pour la première fois
les deux acteurs fétiches
du réalisateur, Leonardo
DiCaprio et Robert De Niro,
narre les meurtres ayant ciblé
le peuple amérindien osage
pour accaparer leurs
richesses issues du pétrole,
dans l’Oklahoma du début
du XXe siècle. – (AFP.)
I RAN
La justice iranienne
attribue le meurtre du
cinéaste Dariush Mehrjui
à son jardinier
Selon la justice iranienne,
le réalisateur iranien Dariush
Mehrjui a été poignardé
à mort, chez lui, le 14 octobre,
S’ils se déroulent
à l’époque
médiévale,
les récits
de Shindo ont
bien la guerre
pour horizon
film se construit autour d’un
motif vertigineux : un trou im-
mense, à la fois fosse aux cadavres
dépouillés et conduit mental
reliant l’entreprise de prédation
aux pulsions désirantes, une riva-
lité sexuelle opposant bientôt les
deux meurtrières.
Avec Kuroneko, encore plus déli-
rant, c’est un autre duo mère-bru
qui entre en scène : exterminées
par une troupe de mercenaires ré-
duisant leur maison en un tas de
cendres, deux villageoises se réin-
carnent en femmes-chats pour
poursuivre un à un les coupables,
devenus en temps de paix de res-
pectables samouraïs, et les égor-
ger. Shindo n’aborde pas le fantas-
tique comme genre constitué,
mais comme une montée en abs-
traction faisant suite à l’expé-
rience de L’Ile nue (1960), film sans
paroles. Outre le matériau légen-
daire, invoquant yokai et oni (es-
prits et démons nippons), les deux
films s’appuient plus certaine-
ment encore sur la scénographie
du théâtre nô, ses espaces rituali-
sés invitant à toutes sortes de fran-
chissements entre l’ici et l’au-delà,
et ses masques, les kamens dits
« visages passagers », à autant de
variations sur la défiguration. La
lande creusée de galeries noueu-
ses dans Onibaba, la forêt maudite
de Kuroneko, où flotte le site fan-
tôme de la maison détruite, s’of-
frent en scènes originaires, où les
danses de désir et de mort s’épui-
sent en bouquet de formes véné-
neuses et fascinantes. p
mathieu macheret
Une femme dans le vent (1948)
et Les Sœurs Munakata (1950),
films japonais de Yasujiro Ozu
(1 h 24 et 1 h 52).
Onibaba (1965) et Kuroneko
(1968), films japonais de
Kaneto Shindo (1 h 43 et 1 h 39).
avec son épouse, par son
ancien jardinier, en raison
d’un différend financier.
Selon le chef de la justice
pour la province d’Alborz,
le cinéaste de 83 ans devait
300 millions de rials (environ
6600 euros) à celui qui fut
son employé. Le 18 octobre,
jour des funérailles de
Mehrjui, cinéaste pionnier,
auteur de La Vache, en 1969,
le ministre de l’intérieur,
Ahmad Vahidi, avait écarté
tout « lien entre ce meurtre
et les assassinats en série »
d’intellectuels dissidents
commis par la police secrète
du pays en 1998. – (AFP.)
GR ÈVE
« Mission impossible »
reporté d’un an à cause
de la grève des acteurs
La sortie du huitième épisode
de la saga Mission impossible
(Dead Reckoning. Partie 2)
a été reportée d’un an, en rai-
son de la grève des acteurs
à Hollywood, qui dure
depuis plus de trois mois.
Les studios Paramount ont
reporté la sortie du film au
23 mai 2025. Plusieurs autres
films importants ont aussi
été retardés, comme
le deuxième volet de la saga
Dune ou, chez Marvel,
le troisième volet de Venom,
ainsi que Spider-Man. Beyond
the Spider-Verse. – (AP.)
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Tank Louis Cartier. CARTIER
HORLOGERIE
F
ormes arrondies, boîtiers plus
petits, mais également pierres
de couleurs ou or jaune ou
rose… Aujourd’hui, les hom-
mes, longtemps attachés aux montres
massives en acier, n’hésitent plus à jeter
leur dévolu sur des modèles horlogers
dont les caractéristiques ont longtemps
été attribuées aux modèles féminins.
Au même titre que la mode qui depuis
quelques saisons s’affranchit de plus
en plus des règles du genre sur les
podiums, l’horlogerie joue, en effet, elle
aussi, sur la mixité pour proposer des
modèles qui attirent l’œil des aficio-
nados de belles montres, quel que soit
leur sexe.
Ce qui a longtemps fait la différence
entre un modèle homme et un modèle
femme ? En priorité la taille du boîtier,
les hommes privilégiant souvent un dia-
mètre plus large, oscillant entre 38 mm
et 46 mm. « Lorsque nous avons lancé le
modèle Dandy Mansart en 2021, inspiré
de la Mansart mais avec un boîtier plus
petit, de 30 mm, je pensais que nous cible-
rions les femmes en priorité. Mais nos
premiers clients étaient des hommes ! »,
s’amuse Alain Marhic, fondateur de la
maison horlogère March Lab.
Bell & Ross présente, pour sa part, de
nouveaux modèles de sa montre BR03
inspirée du cockpit des avions et propo-
sée en 2006 dans un format de 42 mm.
La nouveauté ? Elle est désormais dispo-
nible en 41 mm, une réduction qui sem-
ble imperceptible à l’œil nu mais qui a
pourtant son importance. « Avec la
BR 03, nous avons touché aux propor-
tions, pas aux codes de la collection, ex-
plique Bruno Belamich, cofondateur et
directeur de la création de Bell & Ross.
Notre ambition était de conserver l’iden-
tité qui a assuré le succès de la BR 03 tout
en l’adaptant à l’air du temps et en entre-
tenant la désirabilité de cette pièce. »
Omega joue également la réduction et
propose son iconique Seamaster Aqua
Terra en 38 mm. Avec son boîtier, son
bracelet en acier et son cadran disponi-
bles notamment dans un beau vert
d’eau, cette montre élégante et facile à
vivre est présentée par la marque
comme un modèle unisexe. Chez Car-
tier, on décline cette saison la Tank
Louis Cartier dans des cadrans laqués
vert ou bordeaux avec bracelet en cuir
assorti, pour une élégance intemporelle
et résolument unisexe.
Une gamme universelle
Les marques plus accessibles se posi-
tionnent également sur le créneau non
genré. C’est le cas de Tissot, qui propose
dans ses nouvelles créations des modè-
les (au prix de 395 euros), qui convien-
nent aussi bien aux hommes qu’aux
femmes. Avec ses proportions oscillant
entre 35 mm et 39 mm, les nouveautés
de la gamme PRX, se veulent univer-
selles, déclinées aussi bien en quartz
qu’en automatique ou digitale, avec des
cadrans bleu ciel ou dorés.
Pour ses premiers pas dans la haute
horlogerie, Giorgio Armani, qui lui s’est
associé avec la manufacture suisse Par-
migiani Fleurier, a dévoilé en novem-
bre 2022 une première collection volon-
tairement unisexe. Baptisée « Giorgio
Armani 11 », clin d’œil au numéro de la
rue Via Borgonuovo, siège milanais du
Giorgio Armani 11, en collaboration avec Parmigiani Fleurier. GIORGIO ARMANI
Au poignet, l’unisexe
se montre sans complexe
De diamètres de boîtier plus petits, comme chez Omega
ou Tissot, des modèles pavés ou arrondis qui plaisent
à elle et à lui. Une révolution non genrée est en marche
groupe, cette ligne se compose de mo-
dèles sobres dotés d’un cadran carré lé-
gèrement arrondi sur les bords. Le boî-
tier est décliné en acier, or jaune ou or
rose et est équipé d’une phase de lune et
d’un mouvement automatique.
Vacheron Constantin s’est également
attaché à imaginer des silhouettes à
taille réduite pour leur ligne Overseas,
présentée en avril lors du salon horlo-
ger Watches & Wonders, à Genève. « Ces
nouveaux diamètres de 34,5 mm et
Léger, résistant, hypoallergénique : un sacré travail de titane
lors du grand raout annuel de
la marque Apple à Cupertino, aux
Etats-Unis, le 12 septembre, une parti-
cularité a retenu l’attention des aficio-
nados de la marque à la pomme
croquée : le nouvel iPhone 15 décliné
pour la toute première fois en titane,
cet alliage métallique réputé pour sa
robustesse. Une révolution pour le
géant de la tech californienne, qui
colle avec celle du monde horloger,
qui s’est mis en tête de développer
depuis quelques années des montres
façonnées dans ce matériau, aux dé-
pens de l’acier inoxydable, qui était
jusqu’alors la norme.
La technologie sur les terres du
luxe ? En moyenne 40 % plus léger
que l’acier, réputé plus résistant aux
chocs et à la corrosion et doté de pro-
priétés hypoallergéniques, le titane
gagne à être connu. Et séduit peu
à peu les clients de beaux garde-
temps, notamment pour son élé-
gance et sa couleur gris mat – et tant
pis pour ceux qui étaient jusque-là
attirés par le poids de l’objet en acier
à leur poignet.
Chez Rolex, le premier modèle en-
tièrement en titane est sorti en dé-
cembre 2022, sous la forme de l’Oys-
ter Perpetual Deepsea Challenge, con-
nue pour avoir été des expéditions
sous-marines du réalisateur canadien
35 mm répondent à une demande crois-
sante de la part de notre clientèle pour
une taille réduite, offrant ainsi une dis-
crétion accrue sur les poignets féminins
comme masculins », explique Christian
Selmoni, directeur du style et du patri-
moine de la maison suisse. Mais cette
dernière est également déclinée en or
rose, et dans des versions serties de
diamants brillants.
Un esprit bijou abordé chez Piaget
dès les années 1970 par le biais de mo-
Rolex Oyster Perpetual
Yacht-Master 42. ROLEX
James Cameron. Il est en titane RLX,
alliage propre à la maison genevoise.
Une composition déclinée depuis
mars sur une nouvelle version de
l’Oyster Perpetual Yacht-Master 42,
lancée en 1992.
« Le titane RLX est un alliage de ti-
tane grade 5 [un alliage avec de l’alu-
minium et du vanadium], spéciale-
ment sélectionné par Rolex. Il est léger
styles | 25
Omega Seamaster Aqua Terra Shades. OMEGA
Bell & Ross BR03 Copper. BELL & ROSS
« Les hommes
n’ont plus peur
d’oser des
modèles sertis
de pierres
précieuses »
ALAIN BorgeAud
responsable du patrimoine
de Piaget
et résistant aux déformations et à
la corrosion. Il se caractérise aussi par
le fait qu’il peut être ouvragé de ma-
nière à présenter des finitions polies ou
satinées », explique-t-on en interne.
Le satinage, en effet marqué, se distin-
gue notamment sur la tranche des
maillons du bracelet. Dotée d’un
boîtier de 42 mm de diamètre, elle
est évidemment étanche, jusqu’à
100 mètres de profondeur.
Un boîtier satiné et poli
La marque IWC a quant à elle dévoilé
lors du salon horloger Wat-
ches & Wonders à Genève en avril,
une nouvelle version de son Inge-
nieur Automatic 40… en titane. Elle
fut la première manufacture à intro-
duire ce matériau dans l’industrie
horlogère, dans les années 1980. Ce
modèle reprend les codes esthétiques
de la fameuse Ingenieur SL Référence
1832, imaginée dans les années 1970
par le Picasso des montres, le desi-
gner culte Gérald Genta. Avec son boî-
tier rond de 40 mm de diamètre, son
cadran gris et ses aiguilles d’un noir
profond, cette Ingenieur élégante et
discrète est dotée du calibre 32111 de la
manufacture IWC qui lui offre une ré-
serve de marche de 120 heures.
Les marques qui se positionnent
sur des prix plus attractifs ont égale-
dèles dit « couples », totalement pavés :
une même montre, déclinée pour ma-
dame et pour monsieur, à travers la li-
gne Polo. Elles furent dès leurs débuts
portées indifféremment par des hom-
mes ou des femmes. On les a aperçues
notamment aux poignets des acteurs
Ursula Andress ou Roger Moore.
Pour Alain Borgeaud, responsable du
patrimoine de Piaget, « le diamètre
d’une montre est un facteur déter-
minant pour les hommes comme pour
les femmes, mais le modèle lui-même
peut également faire pencher la ba-
lance. Les hommes n’ont plus peur d’oser
des modèles sertis de pierres précieuses
par exemple ».
En effet, en mai, sur le tapis rouge du
Festival de Cannes, le chanteur et acteur
américain Abel Tesfaye, plus connu
sous le nom de scène The Weeknd, a fait
sensation avec un somptueux garde-
temps Piaget à son poignet – le modèle
Limelight Gala High –, une montre
entièrement pavée de diamants et de
saphirs jaunes. La montre bijou, à l’as-
saut de la gent masculine ? p
maud gabrielson
ment succombé à l’appel du titane.
C’est le cas de Mido, discrète maison
horlogère basée au Locle (Suisse), qui
propose dans ses collections le mo-
dèle Ocean Star 200C Titanium, qui,
comme son nom l’indique, est fa-
çonné dans ce métal. Cette sportive,
taillée pour les plongeurs, est compo-
sée d’une lunette tournante en céra-
mique noire et se démarque par son
cadran noir mat décoré de vagues.
Son boîtier de 42,5 mm de diamètre
est en titane satiné et poli. « Ce métal
de grande qualité présente d’innom-
brables avantages. Pour son applica-
tion, nous nous sommes inspirés des
industries aérospatiales et médicales :
il en résulte des montres d’une grande
légèreté, hypoallergéniques et extrê-
mement robustes, particulièrement
confortables à porter », explique-t-on
chez Mido.
De confort, il en est également
question chez Longines, avec un mo-
dèle en titane que l’on retrouve dans
sa collection Spirit. Disponible en
deux tailles, 40 ou 42 mm, elle est
proposée avec un bracelet en titane
donc, ou en nylon, pour une appro-
che plus décontractée. Mais le boîtier
reste inchangé : cadran en titane an-
thracite, aiguilles et chiffres avec de
jolis reflets tamisés. p
m. ga.
26 |
IDÉES
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

Jacob Rogozinski Tous les terroristes

se justifient en prétendant vouloir réparer un tort
M Le Hamas est bien une organisation terroriste et non un simple mouvement
al nommer un objet, c’est ajou-
ter au malheur de ce monde. »
Cette admirable formule d’Al-
bert Camus a gardé toute sa
force. Le Hamas doit-il être désigné
comme un mouvement de résistance
ou comme une organisation terroriste ?
La réponse décide de l’attitude qu’il con-
vient d’adopter, après le pogrom du
7 octobre, envers ceux qui en sont res-
ponsables. Une députée de La France in-
soumise [Danièle Obono] a déclaré que
« le Hamas est un mouvement de résis-
tance » parce qu’il « résiste à une occupa-
tion ». La noblesse de la cause permet-
trait de justifier l’atrocité de ces crimes ;
ou du moins de les condamner modéré-
ment, comme des actes répréhensibles,
mais qui valent ceux que l’on impute à
l’armée d’Israël.
Qu’en est-il de ce terme, « résistance »,
qui aurait le pouvoir d’absoudre les cri-
mes que l’on commet en son nom ?
Cette notion est équivoque tant que l’on
n’a pas repéré qui résiste, comment et
dans quelle perspective. Après 1918,
alors que l’armée française occupe la
Rhénanie, des nationalistes allemands
commettent des sabotages. L’un de leurs
chefs, Albert Leo Schlageter, est fusillé
par les Français [en 1923]. Il sera célébré
comme un héros par les nazis. Les cau-
ses les plus abjectes ont aussi leurs résis-
tants et leurs martyrs.
Comme toute occupation militaire,
celle de la Cisjordanie par Israël est la
cause d’humiliations, de violences et de
morts. Et pourtant l’on se trompe si on
de résistance car sa stratégie repose sur la haine et il ne peut concevoir la paix
autrement que par l’extermination de l’ennemi, explique le philosophe
dispositif d’émancipation ou d’un dis-
positif de terreur ? Pour le savoir, il faut
prendre en compte ses objectifs et les ar-
guments qui lui permettent de se légiti-
mer. Le projet du Hamas est exposé
dans sa charte de 1988, toujours en vi-
gueur aujourd’hui.
Selon elle, les Israéliens doivent être
combattus de façon implacable non seu-
lement parce qu’ils occuperaient la Pa-
lestine, mais parce qu’ils sont juifs. Le
Hamas se définit comme un mouve-
ment islamique engagé dans un djihad
qui doit être mené jusqu’à l’anéantisse-
ment de l’Etat d’Israël. Quant au sort ré-
servé aux juifs, la charte invoque une dé-
claration attribuée à Mahomet qui an-
nonce que « le jour du Jugement dernier
ne viendra pas » avant que les musul-
mans n’aient engagé une guerre totale
pour en finir avec eux (article 7).
« Monstre » indigne de vivre
Elle dénonce ensuite une conspiration
ourdie par les juifs qui, « avec leur ar-
gent », ont provoqué la révolution fran-
çaise, les révolutions communistes et
les deux guerres mondiales (article 22).
Car le « plan sioniste » serait « contenu
dans Les Protocoles des sages de Sion »
(article 32). La stratégie du Hamas s’ap-
pes fondateurs. Il faut aussi se demander
si son mode d’action correspond à
l’orientation qu’ils définissent. Les mou-
vements de libération nationale concen-
trent leurs attaques sur des cibles mili-
taires. Ils considèrent les occupants
comme des ennemis provisoires avec
qui ils pourraient un jour faire la paix.
Les dispositifs de terreur, eux, s’en pren-
nent avant tout aux civils et ils considè-
rent leur cible comme un ennemi ab-
solu, un « monstre » indigne de vivre,
avec qui aucune paix n’est possible et qui
doit être anéanti.
L’affect qui les anime est la haine. C’est
une erreur de la confondre avec la colère,
car celle-ci s’origine dans le sentiment
d’une injustice, alors que la haine désire
seulement détruire ses objets, même
s’ils n’ont commis aucun tort. La straté-
gie des dispositifs de terreur consiste à
s’emparer d’une juste colère, d’une ré-
volte légitime contre l’oppression, pour
LE HAMAS ET
les changer en haine. Lorsque cela sus-
cite en retour de la haine chez ceux qu’ils
ont pris pour cible, leur objectif est at-
teint, car ils se nourrissent de la haine et
cherchent à l’accroître indéfiniment.
Ne pas céder au désir de vengeance
Le Hamas est un mouvement terroriste
parce qu’il s’attaque à des civils désar-
més. N’est-ce pas aussi le cas de l’armée
israélienne lorsqu’elle bombarde Gaza ?
[La philosophe américaine] Judith Butler,
dans un article intitulé « Condamner la
violence » et dont la traduction française
a été publiée le 13 octobre sur le site de la
revue AOC, rappelle qu’aucune vie n’est
« plus digne d’être pleurée qu’une autre »,
que la vie des victimes palestiniennes
vaut autant que celle des victimes israé-
liennes. Elle a raison, mais cela permet-il
de comprendre ce qui est en jeu ?
Le Hamas a pour tactique de se fondre
dans la population en transformant les
habitants de Gaza en boucliers hu-
mains. Il a commis délibérément des
massacres en Israël afin de provoquer
une riposte dévastatrice, ce qui montre
qu’il n’accorde aucune valeur à la vie
des Palestiniens. Nous devons faire la
différence entre une stratégie militaire
qui entraîne comme « conséquence in-
Tziganes et des juifs envoyés dans les
chambres à gaz. Ceux qui méconnais-
sent cette distinction et se contentent
de condamner indifféremment toutes
les violences ne comprennent rien à ce
qui arrive aujourd’hui.
Lorsque Israël répliquera, il faut espérer
qu’il ne commettra pas les mêmes er-
reurs que les Etats-Unis après le 11-Sep-
tembre : qu’il ne cédera pas au désir de
vengeance en se lançant dans une offen-
sive sanglante sans se donner les objec-
tifs politiques qui permettraient d’arriver
un jour à la paix. Qu’il réponde à la haine
par une haine aveugle, c’est ce qu’attend
de lui le dispositif de terreur. On peut
craindre que l’actuel gouvernement d’Is-
raël ne précipite son pays dans ce piège.
Depuis des années, la droite israélienne
s’efforce, comme le Hamas, d’éliminer
toute perspective de paix. Espérons que
le peuple d’Israël chassera du pouvoir le
politicien cynique et ses alliés fanatiques
qui entraînent leur pays vers le pire.
Quant aux organisations terroristes
qui prennent en otage les habitants de
Gaza en les exposant à la détresse et à la
mort, elles ne pourront être brisées que
par la force des armes. Le Hamas et le
Jihad islamique sont les principaux obs-
tacles à une paix juste et durable, une
paix qui implique – aussi utopique que
cela puisse paraître aujourd’hui – la
création d’un Etat palestinien capable
de coexister avec Israël. L’avenir nous
dira si c’est possible ou si le dernier mot
reviendra à la haine. p

croit que les actions de ceux qui la com-
battent seraient toujours légitimes
parce qu’ils s’opposent à une injustice.
Tous les terrorismes se justifient en pré-
tendant qu’ils veulent réparer un tort.
Ce qui est décisif n’est pas le tort en
question, mais le caractère du dispositif
dans lequel il est invoqué : s’agit-il d’un
puie ainsi sur une « fake news » antisé-
mite forgé vers 1900 par la police secrète
du tsar – reprise plus tard par les nazis –
pour accréditer le mythe de la conspira-
tion juive mondiale.
Cela dit, si on veut caractériser un mou-
vement qui se proclame « de résistance »,
il ne suffit pas de se référer à ses princi-
LE JIHAD ISLAMIQUE directe » la mort de civils et une straté-
gie génocidaire pour laquelle l’assassi-
SONT LES PRINCIPAUX nat en masse de civils est un « but en
OBSTACLES soi ». Le bombardement des villes alle-
mandes par l’aviation alliée [pendant la Jacob Rogozinski est philosophe.
À UNE PAIX JUSTE seconde guerre mondiale] a causé beau- Il est notamment l’auteur de
coup de morts ; mais cela diffère radica- « Djihadisme : le retour du sacrifice »
ET DURABLE lement de la traque systématique des (Desclée de Brouwer, 2017)

Sophie Bessis Les dirigeants israéliens n’ont pas compris que, dans
une guerre asymétrique, le faible finit en général par l’emporter
Les Occidentaux n’ont pas évoqué la nécessité de remettre la question de la colonisation au cœur de l’actualité, regrette l’historienne

D
epuis l’attaque du Hamas
du 7 octobre, nombre
d’esprits que l’on pouvait
jusqu’ici qualifier de rai-
sonnables somment les uns et
les autres de choisir leur camp.
La seule attitude raisonnable est
de refuser une telle injonction et
de tenter de comprendre, sa-
chant que comprendre n’équi-
vaut pas à justifier. Car de quoi
parle-t-on ? Si le Hamas s’était
contenté d’enfoncer le mur de
sécurité israélien et d’attaquer
les casernes de Tsahal [l’armée is-
raélienne], son opération aurait
été légitime, quelle que soit la ré-
pugnance que peut inspirer un
mouvement de nature fonda-
mentaliste et totalitaire, car il
aurait pulvérisé la certitude qu’a
Israël de sa toute-puissance et
l’aurait peut-être ramené au
principe de réalité. Mais le mas-
sacre de centaines de civils israé-
liens ne peut être considéré
comme un acte de résistance à
l’occupant et doit être condamné
sans réserves.
L’histoire des luttes de libéra-
tion du XXe siècle nous enseigne
que le refus des colonisateurs de
négocier avec leurs responsables
considérés comme les plus
modérés a radicalisé ces derniers
ou a laissé la voie libre à leurs
éléments les moins disposés au
compromis. Toutes ces luttes
ont montré que le désespoir des
dominés, l’absence de perspecti-
ves engendrée par l’entêtement
des occupants à occuper ont fini
par convaincre les premiers que
la violence seule pouvait les
libérer. Ils sont alors devenus des
terroristes.
C’est ainsi que l’on a qualifié en-
tre autres le Vietcong, le Front de
libération national algérien et,
jusqu’en 1993, l’Organisation de
libération de la Palestine, avant
de les reconnaître comme des in-
terlocuteurs obligés. Il faut rappe-
ler à cet égard qu’au cours des
dernières décennies, le Mossad
[les services de renseignement ex-
térieur israéliens] a systématique-
ment assassiné des dirigeants pa-
lestiniens sinon les plus modé-
L’ENTÊTEMENT
DES OCCUPANTS
FINIT PAR
CONVAINCRE
LES DOMINÉS QUE
LA VIOLENCE SEULE
PEUT LES LIBÉRER
rés, du moins les plus politiques,
à l’instar d’Abou Jihad [en 1988],
laissant il est vrai aux franges les
plus extrémistes du mouvement
palestinien, comme le groupe
d’Abou Nidal, le soin d’éliminer
ceux qu’il épargnait.
Le retour du refoulé colonial
Le vocabulaire des situations co-
loniales est d’une affligeante mo-
notonie : quand la violence ré-
pond à la violence parce que tou-
tes les autres routes ont été
coupées, celle de l’oppresseur est
passée sous silence et celle de
l’opprimé devient l’emblème du
mal et de la cruauté qui caractéri-
sent son essence et sa culture.
Malheureusement, les prises de
position unilatérales des diri-
geants occidentaux en faveur
d’Israël ont toutes relevé de cette
rhétorique du pire. Leurs déclara-
tions semblent en outre indiquer
que ce n’est pas seulement les
massacres de masse commis par
le Hamas qu’ils ont condamné,
c’est l’idée même qu’une action
armée palestinienne puisse être
menée contre l’Etat hébreu. Le
Hamas ne s’est pas contenté de
cette dernière et a, par l’ampleur
de ses tueries, donné à Israël l’oc-
casion de décupler l’hubris qui
caractérise depuis des décennies
sa politique et qui a atteint des
sommets ces dernières années.
Comment expliquer une telle
partialité sinon par un retour
bruyant du refoulé colonial de
ces puissances à l’imperium dé-
sormais contesté ?
L’histoire, à cet égard, est
friande de paradoxes. Alors que,
durant des siècles, la figure du
juif a représenté en Europe l’in-
trusion sur son sol de l’Orient, Is-
raël est aujourd’hui le bastion
avancé de l’Occident au cœur
même d’un Orient vu comme de
plus en plus menaçant. C’est ce
bastion que les Occidentaux en-
tendent défendre coûte que
coûte sans voir qu’à manquer de
justice ils encouragent la folle dé-
rive de leur protégé et entretien-
nent le feu au lieu de tenter de
l’éteindre. Pas un seul d’entre
eux n’a évoqué l’urgente néces-
sité de remettre la question poli-
tique de la colonisation au cœur
de l’actualité. Les moins frileux
se contentent d’appeler à recher-
cher des « solutions » et à accroî-
tre l’aide humanitaire à une po-
pulation ici écrasée sous les
bombes, là survivant sous la
botte d’une armée d’occupation
et livrée aux exactions des co-
lons qu’elle protège.
Leur silence sur les raisons pro-
fondes de la dévastation en cours
est devenu à ce point inaccepta-
ble qu’il a réussi la prouesse de
dresser contre eux les régimes
arabes les moins recommanda-
bles, de l’Egypte à l’Arabie saou-
dite, d’ordinaire prêts à accepter
toute instruction de Washington
contre quelques milliards de dol-
lars ou des livraisons d’armes
supplémentaires. Cela ne suffit
plus. Eux aussi, si dictatoriaux
soient-ils, doivent tenir compte
d’opinions publiques dont l’anti-
sionisme est porté par cette nou-
velle guerre à l’incandescence.
Que ce dernier se mue trop sou-
vent en haine du juif est déplora-
ble, et la récente dégradation
d’un mausolée juif en Tunisie,
que le pouvoir a laissé faire, mon-
tre la progression de ce mal.
Illusoire protection
Mais ici aussi, il convient de reve-
nir en arrière. Depuis sa création,
aidé en cela une fois de plus par
l’Occident, Israël s’est érigé en
seule incarnation du peuple juif
– une notion en soi problémati-
que – qu’il entendait réunifier,
tout juif ayant aux yeux de ses di-
rigeants pour devoir de le défen-
dre sans conditions. Nombre
d’entre eux se sont pliés à ce
commandement. D’autres s’y re-
fusent, plus nombreux qu’on ne
le croit. Mais tous seront en dan-
ger tant qu’on les confondra avec
un Etat dont la politique colo-
niale devient au fil des ans d’une
brutalité sans limites.
Convaincu depuis sa création
que la force prime sur le droit,
désormais aveuglé par sa soif de
vengeance et par l’illusoire pro-
tection que lui offrent ses alliés
occidentaux dont les interven-
tions dans la région ont depuis
plus d’un siècle davantage fait
partie des problèmes que de leur
solution, l’Etat israélien est
aujourd’hui entre les mains d’ex-
trémistes qui n’ont rien à envier
à leurs ennemis jurés du Hamas.
Les deux se ressemblent dans la
mesure où les deux voient dans
l’anéantissement de l’autre la
seule condition de leur survie. Ce
que les dirigeants israéliens
n’ont cependant pas compris,
c’est que, dans une guerre asy-
métrique, le faible finit en géné-
ral par l’emporter sur le fort. A
oublier cette leçon, ils risquent
de rééditer la fin tragique du
Samson de la Bible qui, dans le
même geste, ensevelit les Philis-
tins sous les décombres de leur
demeure et se suicida. p
Sophie Bessis est historienne
et politiste. Son dernier
ouvrage paru est « Je vous
écris d’une autre rive. Lettre à
Hannah Arendt » (Elyzad, 2021)
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 idées | 27

Didier Leschi Une fraction du patronat

utilise une forte proportion d’immigrés
pour faire pression à la baisse sur les salaires
Sur l’immigration, la nécessaire empathie envers proportion d’immigrés, peu ou pas
formée, a du mal à s’insérer sur le
notre « commune humanité » ne doit pas faire marché du travail, si ce n’est pour y oc-
obstacle à la pensée, rappelle le directeur général de cuper des emplois précaires et consti-
l’Office français de l’immigration et de l’intégration
tuer, malgré elle, un sous-prolétariat
utilisé par une fraction du patronat
pour faire pression à la baisse sur les
salaires. Une partie des « métiers en
tension » en relèvent. Cela explique
dre les frontières de l’Europe sociale à
toutes les victimes du chaos du
monde. Et n’est-ce pas mépriser la mi-
sère du monde que ne pas concevoir
FRAPPENT À NOS que si demain la France et les autres
pays européens ouvraient totalement
PORTES, SOUS leurs frontières, avec promesses de
pleins droits sociaux et pourquoi pas
PRÉTEXTE D’ASILE, le transport gratuit afin d’éviter les

L’
inquiétude qui se fait jour dans
nombre de pays d’Europe devant
les arrivées régulières de naufra-
gés dans les ports d’Italie doit-
elle être considérée comme illégitime,
ou bien être prise en considération ?
Voilà l’équation d’un débat qui appa-
raît d’autant plus confus qu’il est sou-
vent piégé par ce trait bien résumé par
la formule d’Oscar Wilde : « La souf-
france attire plus aisément la sympathie
que la réflexion. »
A notre tour donc d’essayer de don-
ner quelques repères en faisant en
sorte que la nécessaire empathie en-
vers notre commune humanité et la
souffrance aide à l’analyse des faits plu-
tôt qu’au déni. Tout d’abord, un cons-
tat : l’Europe n’est pas une forteresse
fermée. Ses évolutions démographi-
ques l’attestent. En Europe comme en
France, il n’y a jamais eu autant d’im-
migrés. Bien plus, en pourcentage, qu’il
n’y en a en Afrique, en Asie, ou encore
en Amérique latine. Pour ne prendre
que deux exemples, depuis le début du
XXIe siècle, nous sommes passés, en
France, de 7 % à plus de 10 % d’immi-
grés, progression il est vrai moindre
que celle qu’a connue la Suède, de 10 %
à 20 %. Mais, et on peut difficilement
affirmer que cela soit sans rapport,
l’extrême droite vient d’accéder au
gouvernement dans ce pays.
En France, cette progression est ali-
mentée par la venue d’une forte immi-
gration africaine ; aujourd’hui, un im-
migré sur deux est originaire de ce
continent. Il s’agit bien de change-
ments significatifs par rapport aux pé-
riodes antérieures, qui suscitent des
craintes sur le devenir de nos équilibres
sociaux et sociétaux. Ce n’est pas un
hasard si celles-ci traversent particuliè-
rement des pays historiques de la so-
cial-démocratie, comme le Danemark
ou encore la Suède, où les difficultés
d’intégration, même minoritaires,
bouleversent l’ensemble de la société.
Entendre les craintes
Nos modèles sociaux reposent sur
l’acceptation par chaque salarié coti-
sant ou citoyen contribuable d’une
participation à un pot commun sur le-
quel s’appuient les mécanismes de sé-
curité sociale et l’accès à des services
publics gratuits comme l’hôpital ou
l’école. Ils sont une construction so-
ciale consolidée de longue lutte par ce
qu’on appelait jadis le mouvement
ouvrier. Il faut entendre les craintes
qui étreignent nos concitoyens les
plus démunis, qui ont le sentiment
que ceux qu’ils considèrent comme
des nantis leur font, en permanence,
injonction d’accueillir plus démunis
qu’eux, au risque de faire imploser les
systèmes sociaux et remettre en cause
les acquis sociétaux du fait d’écarts
culturels portés aux extrêmes avec
une partie des immigrants.
Parmi le carburant de ces inquiétu-
des, les données sociales. Une forte
pour beaucoup que près de 40 % des
immigrés nés en Afrique aient un ni-
veau de vie inférieur au taux de pau-
vreté monétaire, et que 43 % soient en
situation de privation matérielle et so-
ciale, malgré les prestations sociales et
les aides diverses.
Parmi ces aides, l’accès au logement
social n’est pas la moindre, dans un
contexte de pénurie. Près d’une per-
sonne sur deux d’origine algérienne,
marocaine ou tunisienne est locataire
d’un logement social, plus d’un immi-
gré d’Afrique subsaharienne sur deux ;
35 % des immigrés sont locataires du lo-
gement social, contre 11 % pour les non-
immigrés. Ces données permettent de
mesurer les efforts accomplis en parti-
culier en faveur des 30 000 à 50 000 per-
sonnes obtenant le statut de réfugié de-
puis la crise migratoire de 2015.
De même, notre système de santé as-
sume, pas uniquement à travers l’aide
médicale de l’Etat, la prise en charge
gratuite de non-cotisants pour des
soins lourds et coûteux de malades
qui font prévaloir que les soins dont
ils ont besoin, s’ils existent dans leur
pays, ne leur sont pas accessibles. On
peut ajouter les milliards d’euros
consacrés à l’hébergement incondi-
tionnel, gratuit et anonyme de dizai-
nes de milliers de personnes qui n’ont
plus de droit au séjour. Un acquis sans
équivalent en Europe.
Mais, nous dit-on, la France ne pren-
drait pas sa part d’asile. Il serait plus
DES PERSONNES
QUI FUIENT PLUS
LES DÉSORDRES
ÉCONOMIQUES
DE LEUR PAYS QUE
DES PERSÉCUTIONS
juste d’indiquer que les Syriens
comme les Ukrainiens ont préféré
d’abord rejoindre des pays où exis-
taient préalablement à leur venue de
fortes communautés. Ce constat, qui
est indiscutable, c’est que frappent à
nos portes, sous prétexte d’asile, des
personnes qui fuient plus les désor-
dres économiques de leur pays que des
persécutions. Ils viennent de l’Ouest
africain et du Maghreb, qui consti-
tuent, actuellement, la majorité de
ceux qui se risquent en Méditerranée.
Ou encore des ressortissants des Bal-
kans qui rentrent sans visa. Faudrait-il
donner l’asile à tous ceux qui n’en relè-
vent pas sous prétexte que ceux qui in-
déniablement en relèvent le deman-
dent moins en France que dans
d’autres pays ?
En répondant sans hésitation par
l’affirmative, ceux qui veulent abolir
des frontières ont l’avantage de la co-
hérence. Mais la mise en œuvre d’un
tel principe aboutirait à vouloir éten-
odieux trafics, ce seraient des millions
de personnes qui se porteraient immé-
diatement candidates à l’exil ? Et
n’est-ce pas un peu postcolonial que de
ne pas se préoccuper des effets des
pillages des élites du tiers-monde pour
pallier nos imprévoyances ou notre in-
capacité à former et à orienter des jeu-
nes dans des spécialités professionnel-
les qui manquent à nos économies ?
C’est ce que craignent les plus dému-
nis socialement, car ils considèrent
supporter déjà l’essentiel de l’effort
d’accueil et les difficultés d’intégration
sociales et culturelles. Plutôt que de
vouloir, dans ce débat, prendre « la me-
sure du monde tel qu’il est », selon la
formule du sociologue François Héran,
ayons en tête une des prophéties du
philosophe Friedrich Engels [1820-
1895], qui, en évoquant la situation de la
classe laborieuse dans l’Angleterre de
1845, constatait qu’un des moyens des
puissants du monde d’affaiblir les résis-
tances populaires est de créer les condi-
tions d’une « humanité nomade ». p
Didier Leschi est directeur général
de l’Office français de l’immigration
et de l’intégration. Il a écrit
« Ce grand dérangement.
L’immigration en face » (Gallimard,
nouvelle édition, 64 p., 4,90 €)

juste, de la détermination la plus pulsion avec l’obligation de quit- tège la liberté de croire et de ne

Pascal Brice ferme. Cessons de tomber dans

les instrumentalisations de l’hor-
reur au Proche-Orient concomi-
NOUS AVONS
ter le territoire français (OQTF)
sur les auteurs de menaces lour-
des à l’ordre public, et singulière-
pas croire ainsi que contre toutes
les formes de pressions.
D’autres questions doivent être

Ne donnons pas des

tantes de la reprise des attaques
terroristes en Europe.
Condamnons sans ambiguïté
les actes terroristes ignobles
ment sur les personnes qui repré- réglées, comme l’appauvrisse-
sentent un risque terroriste. ment des quartiers où prédomi-
LE DEVOIR Les lois et règlements doivent nent les personnes immigrées et
DU COURAGE, pouvoir conduire à leur expul- leurs enfants, le manque de pers-

armes à ceux qui

commis par le Hamas en Israël, sion. Nous avons obtenu en 2015 pectives pour une partie de la
pesons pour protéger les civils DE LA LUCIDITÉ, et mis en œuvre avec les équipes jeunesse, les discriminations,
palestiniens de Gaza, mobilisons de l’Office français de protection notre incapacité collective à
notre diplomatie afin que la sé- DU PARLER VRAI des réfugiés et apatrides (Ofpra) prendre en compte les mémoi-

ont juré notre perte

curité d’Israël comme Etat juif et
les droits des Palestiniens soient
enfin garantis. Soyons intraita-
bles face à la multiplication des
actes antisémites en France. Ces-
L’ancien directeur général de l’Ofpra estime sons de tomber dans le piège à la
que la meilleure réponse aux crimes veille d’un projet de loi sur l’im-
migration. Quelques heures
des terroristes islamistes, au Proche-Orient après l’assassinat de Dominique
comme en Europe, est de les condamner Bernard, à Arras le 13 octobre, cer-
tains ont réclamé la « fermeture »
fermement, mais aussi de maintenir un débat du pays à l’immigration.
démocratique sur la question migratoire
Amalgames
En dépit de la mort lente que cela
provoquerait : l’étouffement so-
ET JUSTE, DE
LA DÉTERMINATION
LA PLUS FERME
toire des instrumentalisations en
organisant un accueil maîtrisé.
Un accueil nécessaire à la survie
de notre collectif républicain at-
taché aux valeurs d’asile et d’hos-
pitalité comme à celle de notre
économie. Une maîtrise indis-
pensable au vu des clivages qui
traversent notre société et de la
des dispositions permettant de
faire tomber le statut de réfugié
pour menace terroriste.
Notre seule boussole, la laïcité
Mais les services de l’Etat doivent
pouvoir concentrer leur énergie
sur ce combat vital. L’action des
préfectures doit être tournée non
plus vers la multiplication des
OQTF et vers des gens qui ne de-
mandent qu’à travailler, mais
vers la lutte résolue contre les ter-
roristes. Cela suppose que toutes
les sources d’information soient
mobilisées : police, justice, pri-
res coloniales. Plutôt que de
convoquer une supposée « at-
mosphère de djihadisme », de ré-
clamer un référendum ou de mi-
nimiser la menace, ayons un dé-
bat démocratique découlant sur
l’action la plus déterminée pour
nous défendre.
L’antidote est en chacune et
chacun de nous. Nous avons le
devoir, par notre comportement
et notre participation à la vie col-
lective, d’inspirer les décisions
justes conformes à la dignité des
personnes comme à l’ordre so-
cial. Nous le devons à Dominique

U
ne nouvelle fois, les assas-
sins ont frappé sur notre
sol. Au nom de la haine
que profère le terrorisme
islamiste, de sa détermination à
tuer, à faire taire nos caricaturis-
tes et nos professeurs, à détruire
notre démocratie ouverte et laï-
que. Ils ont juré notre perte car
nous représentons la liberté, sur-
tout celle des femmes.
Comme chaque fois depuis 2015
se multiplient les discours contre
les étrangers et les musulmans.
Le cynisme des uns se mêle à l’ir-
responsabilité des autres, nous
conduisant vers le but recherché
par les terroristes : installer la
peur, enflammer nos différences
d’origines et de croyances, ali-
menter les haines contre les mu-
sulmans et les juifs, opposer le
fait religieux à la normalité répu-
blicaine. Nous asphyxier.
Ne donnons pas des armes à
ceux qui ont juré notre perte.
Nous avons le devoir du courage,
de la lucidité, du parler vrai et
cial et moral dans un entre-soi
pendant que les morts se multi-
plient en Méditerranée, la perte
de vitalité inhérente à une société
ouverte, l’étouffement de l’éco-
nomie privée de forces producti-
ves, les atteintes au rayonnement
de notre nation. Avec l’assurance
d’amalgames au détriment de
Français d’origine étrangère.
La réponse aux provocations
des terroristes islamistes réside
dans un débat démocratique,
pour extraire la question migra-
menace terroriste.
Nous devons savoir qui nous
accueillons. Aux points d’arrivée
en Europe, dans des lieux d’ac-
cueil permettant d’examiner les
demandes – pour l’asile, une pro-
tection humanitaire et environ-
nementale, le travail –, d’ac-
cueillir ou de reconduire. Au ni-
veau national, en cessant de
livrer les gens à la rue, en régula-
risant les travailleurs, en redon-
nant de la puissance à l’intégra-
tion, en ciblant les ordres d’ex-
sons, mais aussi services sociaux,
élus locaux.
Ce que recherchent ces terroris-
tes, c’est la division autour d’un
islam qui n’est plus une religion
de travailleurs étrangers privés
de leurs familles, mais l’une des
religions des Français, prise dans
un mouvement mondial de dur-
cissement intégriste, voire djiha-
diste, qui se reflète aussi parmi
certains musulmans français.
Une seule boussole pour l’action
la plus ferme : la laïcité, qui pro-
Bernard comme à toutes les vic-
times du terrorisme islamiste.
Nous n’avons tout simplement
pas le droit de donner finale-
ment raison à leurs assassins. p
Pascal Brice est ancien
directeur général de l’Office
français de protection des
réfugiés et apatrides (Ofpra)
28 | idées 0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

Le débat démocratique, une vertu dans l’Ukraine en guerre

ANALYSE sur l’effort de guerre alors qu’il reprend ses ha-
bitudes d’avant et gère la ville comme si nos
Alors que les bombes russes tombent cha-
que jour sur l’Ukraine, de telles contesta-
tiques », des dérives dont il accuse le prési-
dent Zelensky. « Il ne s’agit pas de la guerre

A
u cours d’un conflit qui promet
de durer et à l’ombre d’un Moyen-
Orient qui s’embrase, l’Ukraine
entame, en toute discrétion, un
chapitre dont seules les démocraties con-
naissent le nom. Après le temps de l’union
sacrée des premiers mois, celui d’un débat
public et critique sur les décisions des autori-
tés du pays est ouvert. Au sein de l’opinion et
« LE DÉBAT SUR de l’armée comme parmi les élus, des voix
L’UNITÉ DU PAYS remettent en cause une parole officielle sur
laquelle elles entendent influer. Mais, en fili-
NE DOIT PAS grane, la question des effets d’une telle li-
berté est aussi posée. Est-elle une force ou
ÊTRE TABOU, une faiblesse, alors que l’Ukraine tente de re-
NOUS PARLONS pousser l’armée russe hors de ses frontières ?
Le 27 septembre, devant la mairie d’Odessa,
LÀ D’UN BESOIN la grande ville portuaire du sud de l’Ukraine,
des dizaines de mères et de femmes de sol-
D’INCLUSION ET NON dats tués au combat sont réunies, entourées
de plusieurs centaines de personnes, dont des
DE DÉFAITISME » hommes. Le conseil municipal doit discuter
OLEKSI HONTCHARENKO d’appels d’offres visant la rénovation de bâti-
député ukrainien ments publics, dont le palais de justice. « Nous
(Solidarité européenne) sommes ici, dit Ekaterina Nozhevnikova, l’or-
ganisatrice de la manifestation, pour dénon-
cer la volonté du maire d’investir dans des pro-
jets sans lien avec la guerre en cours. »
Figure locale, à la tête de sa fondation
Monsters Corporation, elle affirme ne pas
mettre en cause la légitimité du pouvoir en
place, même si elle dit craindre la corrup-
tion. « Nous pensons qu’il doit se concentrer
soldats ne mouraient pas chaque jour sur le
front. » Elle ajoute : « Nous avons déjà eu des
résultats, ils ont promis de consacrer une par-
tie des fonds publics à l’achat de drones, mais
cela ne suffit pas ; nous reviendrons ici autant
de fois qu’il faudra, on ira à Kiev s’il le faut. »
Dans la foule, Tina, 37 ans, dont le mari est
sur le front sud : « Je suis ici pour partager ce
que je ressens avec d’autres personnes, sans
craindre d’être arrêtée. » Anna, 41 ans, porte
sur les épaules la veste de son mari tué par les
Russes le 25 septembre 2022. « Odessa était
connue pour son égoïsme, cette foule est une
première, cela prouve que l’on peut faire bou-
ger les choses. » D’autres manifestations de
même nature ont vu le jour, en septembre,
notamment à Lviv, Kiev, Ternopil, Loutsk,
Jytomyr, Oujhorod ou encore Bila Tserkva.
Ces prises de parole font aussi écho aux exi-
gences posées par l’Union européenne pour
que les règles de gouvernance ukrainienne et
de son administration s’ajustent, même en
temps de guerre, aux normes des sociétés dé-
mocratiques, en vue d’une possible adhé-
sion. Alors que les soldats se battent, il s’agit
de gagner aussi une autre bataille, celle d’un
Etat de droit et d’une nouvelle Ukraine. « Et
pourquoi pas une élection présidentielle ? », lâ-
che un manifestant. Une perspective un
temps soutenue par le Congrès américain
pour mars 2024, fin du mandat officiel de Vo-
lodymyr Zelensky, mais repoussée depuis,
faute de moyens financiers et de sécurité.
tions sont-elles le signe d’une division au
sein de la société ukrainienne ou, au con-
traire, rappellent-elles une vertu propre
aux sociétés ouvertes ? Celle du débat dé-
mocratique et de sa capacité hors norme à
surmonter les obstacles. Anton, chef des
unités mobiles de la défense antiaérienne
d’Odessa et de sa région, a son avis : « Ces ap-
pels d’offres doivent être annulés, ils mon-
trent que les gouvernements, au niveau local
et national, n’ont pas compris nos besoins. Le
débat fait remonter l’information et respon-
sabilise les gens. »
« Une réactivité salutaire »
Député (Solidarité européenne) et membre
d’opposition du conseil municipal d’Odessa,
Oleksi Hontcharenko constate que « le fossé
se creuse avec le gouvernement et que le dé-
bat sur l’unité du pays est ouvert ». Pour lui,
cette situation est le fruit de décisions publi-
ques contestables, mais aussi de la lenteur de
la contre-offensive, de promesses hâtives sur
la reconquête de la Crimée et d’une fatigue
de la guerre qui pèsent sur le moral. « Mais,
précise-t-il, ce débat ne doit pas être tabou,
nous parlons là d’un besoin d’inclusion et non
de défaitisme. Seule une faible partie de la po-
pulation ne veut plus de la guerre. »
Se référant à l’historien grec Hérodote, le
député affirme que « c’est la force des démo-
craties de demander des comptes à leurs gou-
vernements » et « d’éviter les dérives autocra-
d’un homme, appuie M. Hontcharenko, mais
de celle d’un pays qui doit pouvoir débattre. »
D’où l’importance, à ses yeux, du rôle des
institutions, de l’opposition politique et
d’une presse libre. « Faute de cette culture dé-
mocratique, la guerre russe reste tributaire
d’un commandement vertical, lent et rigide,
alors que la guerre ukrainienne, horizontale,
en tire une réactivité salutaire. »
Dans son bureau de gouverneur militaire
de la région de Mykolaïv, Vitali Kim, fin 2022,
faisait déjà sien cet argument. « La décision
d’envahir un pays vient, en général, d’un seul
homme, celle de le défendre est prise par un
grand nombre de gens. Chaque Ukrainien se
voit comme une composante de cette réac-
tion de survie. Les volontaires jouent un rôle
essentiel, et si les gens discutent, tant mieux,
ça nous rend meilleurs. »
Au sein même de l’armée, fin septembre,
les désaccords avec la hiérarchie sont vus
comme une force. Pour Volodymyr, chef de
bataillon de la 102e brigade, sur le front de Za-
porijia, « ce sont les chefs sur le terrain, des
sous-officiers ou de très jeunes officiers, qui
mènent la guerre, et non l’état-major avec qui
ça frotte souvent. Ce sont eux qui décident,
cela nous a rendus très mobiles et très inven-
tifs ». Et leur a permis, pour l’heure, de tenir
en échec une armée supérieure en nombre
et en matériel. p
jacques follorou
(service international)

CHRONIQUE | PAR ÉRIC ALBERT

RADIOSCOPIE DE LA POLICE, CÔTÉ CLANS
La Grèce offre à l’UE LIVRE
une chance de rédemption
L a police, combien de divi-
sions ? Fin connaisseur du
ministère de l’intérieur, de
ses sourdes luttes d’influence et de
son histoire, le journaliste Frédéric
aux ministres chargés de gérer
une institution « où les rivalités
Longtemps cantonnées à des rô-
les subalternes, les femmes ont,
ont toujours été très aiguës entre
les différents corps. De quoi laisser
libre cours à toutes les microcom-
munautés » : « seigneurs » de la
police judiciaire, CRS et leur es-
elles aussi, fini par s’organiser. « Il
a fallu qu’il y [en] ait suffisamment
pour que la sororité ait assez d’es-
pace pour prendre corps », dit Ma-
rie-France Monéger-Guyomarc’h,

C’ est finalement un petit mi-

racle. Malgré la dépression
historique qu’elle a con-
nue, la Grèce est aujourd’hui un pays
stable, pro-européen. Alors que
l’agence de notation américaine S&P
a sorti la Grèce de son statut de junk
bond (« obligation pourrie »), c’est-à-
dire la catégorie la plus risquée, ven-
dredi 20 octobre, symbole d’un vrai
début d’amélioration, le constat mé-
rite de s’y arrêter.
Le choc économique a été excep-
tionnel, de quoi faire émerger les pi-
res noirceurs de l’histoire : la chute
du produit intérieur brut (PIB) de
28 % entre 2008 et 2016 a été de la
même ampleur que la dépression
américaine de 1929, mais elle a duré
deux fois plus longtemps.
Aujourd’hui encore, l’économie de-
meure 20 % au-dessous de son
niveau de 2007. La population reste
très largement plus pauvre qu’elle ne
l’était il y a quinze ans, les services
publics, en particulier les hôpitaux,
sont exsangues et un demi-million
d’habitants ont émigré.
« Si je vous avais dit en 2008 que
l’économie connaîtrait une telle chute,
que notre politique s’approcherait du
précipice [en flirtant avec la sortie de
l’euro], mais que la société finalement
tiendrait, ça aurait été dur à croire »,
témoigne Dimitri Papalexopoulos, le
président du SEV, le patronat grec. A
l’écouter, l’expérience de la Grèce est
celle d’un pays qui a « essayé le popu-
lisme » et qui en est revenu. « Nous
avons aujourd’hui l’un des premiers
gouvernements postpopulistes, conti-
nue M. Papalexopoulos. Kyriakos Mit-
sotakis [l’actuel premier ministre de
centre droit] a été élu en 2019 sur la
base de sa compétence et réélu sur sa
compétence. » Ce portrait flatteur du
leader du gouvernement grec doit
être relativisé. M. Mitsotakis a été
éclaboussé pour avoir mis sur écoute
des journalistes et des opposants. Un
drame ferroviaire qui a fait 57 morts a
mis en évidence une administration
des chemins de fer encore sclérosée.
UNE LARGE PARTIE DES
FONDS DOIT ÊTRE INVESTIE
DANS LA TRANSITION VERTE
ET LA NUMÉRISATION
DE L’ÉCONOMIE
Son administration a mal fait face
aux feux et aux inondations, cet été.
Il n’empêche. Dans un pays qui n’a
émergé de la dictature qu’en 1974, il
n’était pas difficile d’imaginer un scé-
Ploquin explore « les réseaux
secrets » d’une institution où l’ap-
partenance à certains clans, varia-
bles selon les lieux et les époques,
vaut encore garantie de belles car-
prit de corps, « barbouzes » du
renseignement, chaque chapelle
soudée par ses pratiques et son
histoire, à la Préfecture de police
de Paris plus encore qu’ailleurs.
première femme à diriger l’inspec-
tion générale de la police natio-
nale et fondatrice, en 2013, de l’as-
sociation Femmes de l’intérieur.
« Les fruits de ses efforts, note
nario alternatif, où la Grèce serait sor- rières et de promotions éclair. Frédéric Ploquin, n’ont pas tardé à
tie de l’euro en 2015 et se serait retrou- Secrètes, nombre de ces coteries Un labyrinthe d’influences être visibles de tous. Aucun minis-
vée, quelques années plus tard, plus ne le sont plus beaucoup, à vrai « Cassoulet Connection » de poli- tre de l’intérieur n’avait promu
ou moins alignée avec la Russie ou la LES RÉSEAUX SECRETS dire, à commencer par la franc- ciers toulousains qui s’entre- autant de femmes dans les hautes
Chine. Rien de tout cela ne s’est pro- DE LA POLICE maçonnerie, dont l’influence cooptent, réseaux corses, « bande sphères de la police que Gérald
duit. Aujourd’hui, à la question « la de Frédéric Ploquin, décline toutefois. D’autres, en re- à Sarkozy » comme auparavant Darmanin. » De la numéro deux
crise était-elle la faute de la Grèce ou Nouveau Monde, vanche, sont plus inattendues. les membres du Service d’action de la police, Céline Berthon, aux
de l’Union européenne (UE) ? », la 368 p., 21,90 €. Ainsi de la très influente et mé- civique (SAC) ou les « Joxistes », « patronnes » des CRS ou de la
vaste majorité des Grecs répondent connue Association des hauts nostalgiques de l’ancien ministre Sécurité publique, certains des
que leur pays doit d’abord être blâmé, fonctionnaires de la police natio- de l’intérieur, se succèdent, se su- postes les plus convoités de l’ins-
même si la rigueur excessive impo- nale, « entre amicale et think perposent, s’enchevêtrent parfois titution sont occupés par des fem-
sée par l’UE a ensuite empiré les cho- tank », qui rassemble des figures au point de dessiner, tel un laby- mes. Des nominations dues au
ses. A posteriori, l’envolée de la crois- de l’institution – retraitées la plu- rinthe, le plan de la cathédrale de mérite de ces fonctionnaires mais
sance de 2000 à 2008, à coups de dé- part du temps –, volontiers con- Chartres qui orna longtemps les aussi à leur capacité à composer
penses publiques et de retraites offer- sultées au titre de l’expertise par badges d’accès de la Place Beau- avec le constat dressé par Patrice
tes dans certains cas dès la les locataires de la Place Beauvau vau. Les vieux réseaux, toutefois, Bergougnoux, ancien directeur
quarantaine, est reconnue par la po- avant toute réforme d’ampleur. s’essoufflent et laissent la place à général de la police, une maison
pulation comme une bulle qui ne Paradoxalement, ces clans trico- de nouvelles générations dont le où « ceux qui ne construisent pas
pouvait pas durer. tent aussi du lien social et fournis- lobbying illustre les enjeux politi- leur réseau ne sont rien ». p
sent des interlocuteurs identifiés ques ou sociétaux actuels. antoine albertini
Bruxelles ou la « troïka »
Dans ce contexte, l’Union euro-
péenne a une chance unique. Pen-
dant la décennie de la crise, Bruxelles
a incarné la « troïka » qui ordonnait La révolte des drones | par serguei
l’austérité. La discipline budgétaire
qu’elle a exigée était telle que la grave
crise grecque est devenue une dé-
pression historique. Aujourd’hui, les
circonstances se sont inversées et
l’UE arrive avec des cadeaux. Pendant
la pandémie, les Vingt-Sept ont dé-
cidé d’un emprunt commun de
750 milliards d’euros. Cet argent com-
mence à arriver en Grèce, qui doit en
recevoir 31 milliards d’euros d’ici à
2026, ce qui en fait proportionnelle-
ment le pays européen le mieux doté.
Une large partie doit être investie
dans la transition verte et la numéri-
sation de l’économie. « S’ils sont utili-
sés efficacement, ces fonds peuvent ac-
célérer l’amélioration économique
structurelle et contribuer à une crois-
sance plus forte », écrivent les experts
de S&P. Il s’agit d’un « si » essentiel.
L’Espagne et l’Italie, deux autres
pays bénéficiaires de ces fonds, pei-
nent actuellement à utiliser cet ar-
gent. La Grèce, et c’est à son crédit,
semble mieux partie et a établi une
liste détaillée des projets qu’elle en-
tend financer. Il reste à les exécuter
sur le terrain. L’Union européenne
joue gros sur cette réussite. Si les
fonds sont effectivement bien dé-
pensés et aident à la reconstruction
du pays, la Grèce lui aura offert une
chance de rédemption. p
0123
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
FRANCE |
par fr ançoise fr e s s o z
Au risque
de la surenchère
Q NI LES PAROLES
ui se souvient encore
des paroles pronon-
cées par Emmanuel
Macron, le 21 octo-
bre 2020, lors de
l’hommage national rendu à Sa-
muel Paty, dans la cour de la Sor-
bonne ? « Nous continuerons ce
combat pour la liberté et pour la
raison, dont vous êtes désormais le
visage, parce que nous vous le de-
vons, parce que nous nous le de-
vons, parce qu’en France, profes-
seur, les Lumières ne s’éteignent ja-
mais », avait proclamé le président
de la République visiblement très
ému. Cette cérémonie avait eu un
grand impact dans l’opinion après
la décapitation d’un professeur
tué pour avoir voulu défendre la
laïcité. Elle restera comme l’ex-
pression d’un dernier sursaut
d’unité nationale face au terro-
risme et à la barbarie.
Par contraste, les adieux à Domi-
nique Bernard, le professeur d’Ar-
ras tué le 13 octobre à coups de
couteau par un ancien élève de
l’établissement, radicalisé depuis,
ont été d’une glaçante sobriété.
Emmanuel Macron et son épouse
ont assisté à la cérémonie, qui
s’est déroulée dans la cathédrale
de la ville, jeudi 19 octobre, mais
ils n’ont pas été filmés et il n’y a
pas eu de prise de parole publi-
que. La famille ne le souhaitait
pas. Les hommages rendus par les
proches de la victime ont davan-
tage évoqué l’époux et le père
aimant que le citoyen rebuté par
« le bruit et la fureur du monde ».
La même semaine, le 17 octobre,
la sœur de Samuel Paty, Mickaëlle,
était auditionnée par la commis-
sion d’enquête du Sénat sur les
« menaces et agressions contre les
enseignants ». Elle a dit tout haut
ce que la communauté ensei-
gnante a dit tout bas au ministre
de l’éducation nationale, Gabriel
Attal : l’Etat n’a pas su nous proté-
ger. Si la « mort de mon frère avait
servi à quelque chose, peut-être
que Dominique Bernard serait en-
core là », a déclaré Mickaëlle Paty.
Vaincre le mur de scepticisme
L’efficience des injonctions prési-
dentielles est mise à mal. Le 12 oc-
tobre, quelques jours après l’atta-
que du Hamas contre Israël, Em-
manuel Macron brandit l’unité
nationale comme « rempart à tous
les débordements, toutes les déri-
ves, toutes les haines ». Le lende-
main, un professeur est assassiné.
Le 19 octobre, le chef de l’Etat invo-
que « un délai de décence » et son
souci de ne pas attiser les divi-
sions entre communautés pour
justifier l’interdiction systémati-
que des manifestations de sou-
tien aux Palestiniens. Le soir
même, 4 000 manifestants se ras-
semblent à Paris, en soutien aux
Gazaouis bombardés. Le 13 octo-
bre, la première ministre, Elisa-
beth Borne, élève le plan Vigipi-
rate au niveau « urgence attentat »
sur tout le territoire national. De-
puis, les fausses alertes à la bombe
se multiplient comme autant de
provocations à l’égard d’un pou-
voir qui peine à neutraliser les
« gros abrutis » qu’il dénonce.
Outre un fort repli des Français
sur la sphère familiale, l’enquête
OpinionWay, publiée par Le Pari-
sien dimanche 22 octobre, indique
une très forte montée de la de-
LES MINISTRES
GABRIEL ATTAL,
À L’ÉDUCATION, ET
GÉRALD DARMANIN,
À L’INTÉRIEUR,
JOUENT LA CARTE
DE LA FERMETÉ
0123 | 29
CHRONIQUE CADEAU FISCAL
À LA FIFA : LE
MAUVAIS CALCUL tiellement, une trentaine de fédérations se lance dans une course au moins-disant
FRANÇAIS
qui seraient exonérées de l’impôt sur les
sociétés, de cotisations sur le foncier et sur
la valeur ajoutée des entreprises. En outre,
fiscal avec un tel pays, pour des salariés très
bien payés dans leur grande majorité et
une organisation qui brasse des milliards
les salariés des fédérations domiciliées en
France seraient exemptés d’impôt sur le re-
venu pour une durée de cinq ans au moins.
d’euros. Sur le principe, au moment où les
marges de manœuvre budgétaires sont de
plus en plus contraintes, le signal envoyé
La disposition vise surtout à s’attirer les s’apparente à une maladresse politique.
faveurs de la richissime Fédération inter- Enfin, si l’idée consiste à faire rayonner
nationale de football (FIFA), dont le siège la France grâce à une présence plus impor-
est aujourd’hui à Zurich, en Suisse. Depuis tante de la FIFA à Paris, elle n’a rien d’évi-
DE MACRON NI 2021, elle dispose d’une annexe à Paris dent au regard de la réputation passable-
qu’elle souhaite étoffer en installant une ment écornée de la fédération. Son prési-
CELLES DE BORNE centaine de salariés, contre une vingtaine dent, Gianni Infantino, fait l’objet de deux
NE PARVIENNENT aujourd’hui. Mais faute d’un cadre fiscal enquêtes pénales en Suisse. A Paris, les
À CADRER LE
DÉBAT POLITIQUE
D epuis son élection en 2017, Emma-
nuel Macron a fait de l’attractivité
de la France l’un des piliers de sa
politique économique. La stratégie est arti-
culée autour d’une série de réformes fisca-
plus favorable, l’antenne pourrait quitter
la France.
L’écrin fiscal proposé est problématique à
plusieurs égards. Sur le plan juridique, le
Conseil d’Etat avait alerté en septembre sur
magistrats du Parquet national financier
ont ouvert une instruction judiciaire pour
corruption dans le cadre de l’attribution
de la Coupe de monde 2022 au Qatar avec
déjà des mises en examen et un mandat
les et réglementaires susceptibles de favo- le risque que l’amendement puisse intro- d’arrêt international émis contre un an-
mande de protection, même lors- riser les investissements et l’emploi sur le duire une « rupture de l’égalité devant l’im- cien dirigeant de la FIFA.
que les mesures proposées por- territoire français. pôt ». Les députés ont cherché à contourner Course effrénée à l’expansion pour aug-
tent atteinte aux libertés indivi- Ce volontarisme, tout à fait louable, est l’obstacle en limitant les avantages fiscaux menter ses revenus, soupçons de clienté-
duelles. Celle émise par Laurent sur le point de prendre une nouvelle di- dans la durée. Toutefois, le Conseil consti- lisme et gouvernance opaque dans l’attri-
Wauquiez, le président de la mension avec l’ambition d’attirer des fédé- tutionnel pourrait à son tour se prononcer bution des compétitions, laxisme problé-
région Auvergne-Rhône-Alpes, rations sportives internationales recon- sur la légalité du dispositif. matique dans la défense des valeurs
d’utiliser la reconnaissance fa- nues par le Comité international olympi- L’opportunité de l’amendement est égale- sportives et des droits humains : la FIFA n’a
ciale à l’entrée des établissements que. Des députés Renaissance ont ainsi ment critiquable du point de vue pure- rien d’un hôte susceptible de renforcer le
scolaires recueille, par exemple, déposé en catimini un amendement au ment fiscal. Les salariés actuels de la FIFA prestige de la France. Tout soupesé, il est lé-
77 % d’approbation contre 10 % projet de loi de finances pour 2024, en payent des impôts en Suisse, tandis que gitime de considérer que le jeu des parle-
seulement de franche hostilité. cours d’adoption au Parlement. Celui-ci l’instance y bénéficie d’un taux de prélève- mentaires de la majorité à l’origine de cet
Dans le même temps, la capacité propose de dérouler le tapis rouge à, poten- ment de 12 %. Il est incongru que la France amendement n’en vaut pas la chandelle. p
des politiques à lutter contre le
terrorisme islamiste est jugée très
faible et ce, quelle que soit l’éti-
quette qu’ils portent. Selon un
sondage Odoxa-Le Figaro, rendu
public le 19 octobre, aucun parti
politique n’inspire confiance sur
ce champ. La défiance à l’égard du
couple exécutif dépasse 70 %.
Dans ce contexte, ni les paroles
du président de la République ni
celles de la première ministre ne
parviennent à cadrer le débat poli-
tique dominé dans la majorité par
la compétition entre deux minis-
tres, Gabriel Attal, à l’éducation
nationale, Gérald Darmanin, à
l’intérieur. L’un vient des rangs de
la gauche, l’autre de ceux de la
droite. Les deux jouent sans com-
plexe la carte de la fermeté en ten-
tant parallèlement de vaincre le
mur de scepticisme qui entoure la
parole politique.
Pour tenter d’y parvenir, le pre-
mier insiste sur l’efficience du dis-
cours politique en veillant à don-
ner des gages concrets après cha-
cune de ses annonces : « Cent qua-
tre-vingt-trois élèves qui avaient
perturbé ou contesté l’hommage
rendu aux professeurs Dominique
LES JOURNÉES
Bernard et Samuel Paty, lundi
16 octobre, ne reviendront pas en
cours dans l’attente de leur conseil
de discipline », a assuré Gabriel
Attal, dimanche, sur BFM-TV. Le se-
cond actionne le registre de la
DE L’ORIENTATION
transgression qui était déjà celui
de son maître en politique, Nicolas
AU SIÈGE DU GROUPE LE MONDE,
Sarkozy : il attaque le footballeur PARIS 13ÈME
Karim Benzema, devenu la cible
d’Eric Zemmour pour avoir publié
un tweet de soutien aux habitants
de Gaza bombardés. Simultané-
ment, il se montre perméable aux SAMEDI 25 NOVEMBRE 2023
arguments de la droite qui, dans la
foulée de l’extrême droite, veut Parcoursup & les écoles de commerce
modifier la Constitution pour cir-
conscrire la jurisprudence euro-
péenne en matière d’immigra- SAMEDI 2 DÉCEMBRE 2023
tion. « Il n’y a aucune question ta-
boue, si c’est pour être efficace,
Parcoursup & les formations scientiiques
pour protéger les Français », dé-
clare le ministre de l’intérieur SAMEDI 9 DÉCEMBRE 2023
dans un entretien au JDD.
En l’espace de quelques jours, IA, DATA, Numérique : quelle formation choisir ?
des verrous sautent sans
qu’aucun débat public n’ait été
engagé : quand Gabriel Attal se SAMEDI 20 JANVIER 2024
fait fort de sortir des établisse-
ments scolaires les élèves signa-
Bachelor : comment choisir sa formation ?
lés pour des faits de radicalisa-
tion, Gérald Darmanin envisage SAMEDI 2 MARS 2024
d’inclure dans les motifs de re-
trait du titre de séjour l’adhésion Développement durable : quelle formation choisir ?
à une idéologie radicale. Dans les
deux cas, il ne s’agit plus seule-
ment de réprimer des actes, mais
d’agir de façon préventive sur la
foi du soupçon. « Nous sommes
en pleine zone grise entre la vo-
lonté de protéger les citoyens et la
préservation nécessaire de l’Etat
de droit », s’alarme Jean-Louis
Bourlanges, le président MoDem
de la commission des affaires
étrangères de l’Assemblée natio-
nale, qui évoque « une société face
INFORMATION ET INSCRIPTION GRATUITE SAGE.GROUPELEMONDE.FR
à des choix graves ». Mais, à part
lui, qui s’en émeut ? p
 Différentes couches d’un modèle de réseau cérébral personnalisé. PETRA RITTER/CHARITÉ

Graphène et Cerveau humain :

dix ans de mégaprojets européens
Lancés en janvier 2013, les david larousserie et florence rosier 1 400 millions pour le Graphène. Les fonds prove- et révolutionner notre façon de voir la science, tant en
naient de l’Union européenne (en théorie 500 mil- termes de stratégies technoscientifiques que d’applica-
deux programmes phares

L
e 30 septembre, les deux « vaisseaux ami-
(« flagships ») de la recherche raux » de la recherche européenne, le pro-
jet Graphène et le projet Cerveau humain
européenne sont arrivés (Human Brain Project, ou HBP), étaient
à leur terme. Le bilan désarmés : leurs missions s’achevaient. Un
peu plus de dix ans plus tôt, leurs pavillons avaient
des avancées scientifiques été hissés en fanfare. Le 28 janvier 2013, en effet, la
Commission européenne annonçait le lancement
est contrasté de ces deux programmes phares (« flagships ») dans
le domaine des technologies futures émergentes,
pour soutenir les travaux de dizaines d’équipes de
recherche réparties dans une vingtaine de pays.
Chacun des deux élus devait recevoir près de 1 mil-
liard d’euros, distribués sur dix ans – ce sera plutôt, fi-
nalement, 600 millions d’euros pour le HBP et
lions d’euros par projet) et des Etats membres ou des
entreprises pour le reste. Face aux 80 milliards du
budget de recherche Horizon 2020 distribués entre
2014 et 2020, la somme peut paraître faible. Mais
l’ambition était grande.
Catalyser l’interdisciplinarité, favoriser les collabo-
rations entre des dizaines d’institutions de recher-
che à travers l’Europe, consolider un axe de recher-
che sur une décennie, au lieu des périodes habituel-
les de trois-quatre ans, et inscrire l’Europe sur la carte
mondiale de ces deux thématiques. L’enjeu : déve-
lopper des projets novateurs à la limite de la faisabi-
lité qui seraient restés hors de portée de program-
mes nationaux à court terme. « Les moyens mis en
œuvre devaient générer un changement de paradigme
tions sociétales », relève Yves Frégnac, membre du
HBP, chercheur en sciences cognitives et directeur de
recherche CNRS, à Saclay. « Avec le projet Graphène,
nous souhaitions nous donner les moyens de transfor-
mer une découverte scientifique en applications tech-
nologiques et industrielles », rappelle Thomas Skordas,
directeur général adjoint à la direction de la Com-
mission européenne (réseaux de communication,
contenu et technologie), qui a piloté les flagships.
Plus concrètement ? Le projet Graphène s’était
donné pour mission de sortir des laboratoires une
molécule caractérisée en 2004 avec des propriétés
électroniques, thermiques ou mécaniques excep-
tionnelles et prometteuses.
→ L I R E L A S U I T E PAG E S 4 -5

Une IA lit dans Couchage Les ressorts

le cerveau l’image des bébés : de la performance
que l’œil voit des publicités en ultra-endurance
Une équipe de Meta AI mal illustrées Des chercheurs ont listé les
(ex-Facebook) est parvenue principaux facteurs, tels que
à faire décoder par une Des marques de couches la résistance biomécanique,
intelligence artificielle montrent des bébés endor- qui influencent la capacité
des images perçues mis sur le ventre, position à réussir des courses
par le cerveau humain à risque de mort subite bien au-delà du marathon
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Cahier du « Monde » No 24512 daté Mercredi 25 octobre 2023 - Ne peut être vendu séparément
 ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

L’IA décode des images perçues par le cerveau humain

TECHNOLOGIE - Des algorithmes de Meta AI ont reproduit des photographies regardées par des volontaires en analysant leur activité cérébrale

L’
intelligence artificielle (IA) pourra-t-
elle un jour lire directement dans
notre cerveau, y traquer nos pen-
sées ? Une série de travaux récents
suggère en tout cas qu’elle est en me-
sure de décoder et de traduire toujours mieux,
sous forme de textes et d’images, notre activité
cérébrale, lorsque nous écoutons un récit, vou-
lons parler ou regardons des images. Les derniers
en date, présentés mercredi 18 octobre par une
équipe de Meta AI (ex-Facebook) à Paris, témoi-
gnent de façon spectaculaire de ces avancées.
Jean-Rémi King et ses collègues décrivent com-
ment leurs algorithmes d’IA sont parvenus à re-
produire avec fidélité des photographies regar-
dées par des volontaires en se fondant sur l’ana-
lyse de l’activité de leur cerveau. Leurs observa-
tions sont présentées dans un preprint – une
publication non encore relue par les pairs avant
parution dans une revue scientifique. Elles por-
tent sur des jeux de données obtenues par magné-
toencéphalographie (MEG) ou par imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) sur
des volontaires à qui des photographies étaient
projetées. Ces données ont ensuite été soumises à
une série de décodeurs par l’IA qui ont appris à les
interpréter et à les retranscrire en images.
Le résultat ? Si la ressemblance entre l’original et
la copie n’est pas parfaite, les similitudes sont
souvent frappantes : un zèbre se trouve revêtu
d’un mélange de peau de vache et d’okapi, une
petite fille au cerf-volant se retrouve avec un objet
non identifié au-dessus de la tête, mais un sur- A gauche, la photographie présentée au volontaire ; à droite, l’image produite par l’IA en interprétant l’activité cérébrale du sujet captée par MEG. THINGS-MEG/FAIR META AI
feur semble prendre la même vague que son mo-
dèle, et un skieur en combinaison rouge conserve
la même posture que l’original. Effet waouh ga- à travers ces diverses modalités – récit écouté, qui a récemment publié une étude sur le déco- décodage restent soumises à la volonté du sujet »,
ranti, « même pour les membres de notre équipe », imaginé ou observé –, produisait « un code neu- dage d’images tirées d’IRMf, note que la MEG dit-il. Rufin VanRullen suggère qu’il serait ce-
admet Jean-Rémi King, chercheur académique ral partagé entre le visuel et la parole », com- « nous rapproche beaucoup plus du temps réel et pendant possible qu’un système de décodage
(CNRS, ENS) en détachement pour cinq ans à mente Jean-Rémi King. Le 5 octobre, dans Nature d’applications potentielles ». apprenne à détecter des indices de mensonge,
Meta AI : « Il y a encore deux ans, je n’aurais pas Machine Intelligence, son équipe publiait des ré- Les perspectives concernent d’abord la recher- mais il faudrait pour cela que le sujet se prête à
pensé que ce type de résultat serait possible. » sultats assez comparables sur le décodage de la che fondamentale, qui dispose d’un nouvel outil un long entraînement de l’IA.
perception de la parole, en s’appuyant sur un jeu pour explorer le fonctionnement du cerveau hu- Car c’est là une des faiblesses des décodeurs de
« Applications potentielles » de données en EEG et en MEG, cette dernière of- main et animal, la perception, l’origine du lan- cerveau : pour entraîner l’IA de Meta, il aura fallu
Ces derniers mois, plusieurs publications, cette frant les résultats les plus précis. L’IA pouvait re- gage, mais aussi les différences de genre ou cultu- que quatre participants se prêtent à douze ses-
fois dans le domaine de la parole, avaient rappelé connaître des mots et des phrases absents des relles – une étude a ainsi comparé par le biais de sions de MEG durant lesquelles ils ont dû vision-
le potentiel de décodage de l’activité cérébrale par données d’entraînement. l’IA l’activité cérébrale de locuteurs anglophones, ner plus de vingt mille images. L’IA ne peut trans-
l’IA, que ce soit par des voies invasives – recueil de C’est le même principe qui a été mis en œuvre francophones et sinophones. On voit aussi poin- poser ses capacités de décodage à une personne
données par l’intermédiaire d’électrodes implan- par l’équipe parisienne pour la reconnaissance dre des retombées pour les personnes paralysées qui ne se serait pas prêtée à cet entraînement.
tées dans le cerveau chez des personnes paraly- des images perçues. Un panda se retrouve ainsi ou en état de conscience altérée, dont l’IA pour- Qui plus est, les appareils d’IRM et scanners
sées – ou non invasives, comme avec la MEG, interprété comme un ours avec des taches blan- rait se faire l’interprète, comme l’ont suggéré MEG ne sont pour l’heure pas miniaturisables.
l’IRMf, de grosses machines dans lesquelles la tête ches. Ces résultats sont le fruit de compromis. Si deux études américaines récentes montrant Si cela nous protège d’enregistrements furtifs de
des sujets est plongée, mais aussi avec un simple l’IRMf offre une image très détaillée de l’activité une vitesse de décodage proche de l’élocution nos pensées, cela complique aussi les usages à
bonnet pour les électroencéphalogrammes (EEG). cérébrale, elle ne le fait qu’à une fréquence d’une naturelle – cette fois grâce à des implants. destination des personnes paralysées.
Le 1er mai, dans Nature Neuroscience, une image toutes les deux secondes. D’autres retombées peuvent sembler plus in- Face à ces questionnements sur d’éventuels
équipe de l’université d’Austin (Etats-Unis), diri- « C’est trop lent pour traiter un flux, comme une quiétantes : l’IA pourrait-elle lire dans nos pen- usages néfastes des décodeurs de cerveau,
gée par Alexander Huth, décrivait avoir tenté de vidéo ou de la parole », constate Jean-Rémi King. sées à notre insu ? Jean-Rémi King souligne que, Alexander Huth estime que « notre devoir éthi-
faire reproduire grâce à un décodeur d’IA de pe- La MEG est moins bien définie mais permet de ré- « quand une personne pense ou imagine quelque que en tant que scientifiques est de continuer à
tites histoires entendues par des sujets placés cupérer jusqu’à cinq mille données cérébrales par chose, les signaux sont extrêmement faibles », repousser les frontières, de manière ouverte et
dans une IRMf. L’expérience n’était pas totale- seconde, ce qui offre la possibilité d’engendrer un bien plus difficiles à interpréter de façon non in- publique, afin que les succès et les échecs des
ment concluante, mais montrait que l’IA pou- flux d’images reconstituées. Les images décodées vasive que ceux qui sont engendrés par la per- techniques que nous développons puissent être
vait en partie retrouver les mots et le sens géné- qui en découlent sont moins précises mais plus ception de la parole ou des images, par exemple. utilisés pour éclairer les politiques ». En atten-
ral. Elle pouvait aussi produire un texte à partir nombreuses, et permettent de s’approcher d’une L’équipe d’Austin a montré qu’il suffisait de dant, Meta et consorts disposent déjà d’algo-
d’un récit imaginé par les volontaires, ou d’une reconstitution en temps réel – c’est ce qui distin- compter à l’envers dans sa tête pour rendre l’IA rithmes bien plus simples pour savoir ce qui
vidéo qu’ils visionnaient. Une part du sens était gue le nouveau preprint, qualifié d’« excellent » inopérante. Raison pour laquelle Alexander nous passe par la tête : il leur suffit d’analyser
préservée, avec une fidélité supérieure à un par Alexander Huth. Rufin VanRullen (Centre Huth ne croit pas à l’efficacité d’un détecteur de nos comportements en ligne. p
texte purement aléatoire. Comme si le cerveau, de recherche cerveau et cognition, Toulouse), mensonges basé sur l’IA : « Nos technologies de hervé morin

Crash-test sur la reproductibilité de la recherche en biologie

ÉCOLOGIE - Plus de 200 chercheurs ont analysé les mêmes données et ont abouti à des conclusions différentes, voire opposées

D es écologues viennent
de jeter un pavé dans la
mare de leur discipline,
sous forme d’un manuscrit en
cours de publication dans la re-
vue BMC Biology et mis en ligne
le 4 octobre. Plus de deux cents
chercheurs ont analysé exacte-
ment les mêmes données pour
arriver à des conclusions… diffé-
rentes, voire parfois opposées.
Dans un lot de 135 analyses, la
majorité trouve que plus il y a
d’oisillons dans une couvée de
mésanges bleues, moins le poids
de chacun est grand. Mais la force
de la relation entre nombre de pe-
tits et poids varie d’un à dix. Dans
un autre lot, de 81 analyses, une
partie trouve que l’enherbement
d’une parcelle nuit à la croissance
des eucalyptus, quand une autre
partie trouve le contraire. Les trois
quarts trouvent que l’occupation
des sols par l’herbe n’a pas d’effets.
La recherche en écologie serait-
elle à ce point fragile ?
« Depuis plus de dix ans, je m’inté-
resse à la fiabilité de la littérature
scientifique en écologie et biologie
de l’évolution, explique Hannah
Fraser, copilote de cette expé-
rience inédite à l’université de
Melbourne (Australie). On impute
souvent la variabilité des résultats
au fait que les conditions environ-
nementales ne sont jamais exacte-
ment les mêmes. Mais nous vou-
lions savoir à quel point les déci-
sions individuelles dans l’analyse
de données peuvent influencer
également cette variabilité. »
Cela peut sembler étonnant,
mais devant un jeu de données,
chaque chercheur fait des choix
différents en fonction de ce qui lui
paraît pertinent. Il peut, par exem-
ple, ne garder que certaines obser-
vations. Dans le cas « mésanges »,
il y avait des mesures faites dans la
nature, mais aussi d’autres, où des
oisillons étaient ajoutés ou ôtés
par des humains pour étudier
l’évolution de la portée.
Ensuite, il faut tenir compte des
facteurs susceptibles d’influencer
la relation cherchée entre deux
variables. Dans le cas « eucalyp-
tus », la distance de la parcelle à
un arbre mature susceptible de
faire tomber des graines compte
évidemment pour estimer les
chances de croissance d’un ar-
bre. Sélectionner ces cofacteurs
ajoute encore des options.
« Une valeur pédagogique »
Enfin, il y a le choix des méthodes
statistiques. Une relation linéaire
entre deux variables, ou une
autre, plus subtile ? Un point de
vue fréquentiste ou bayésien (le
nom de deux écoles statistiques) ?
Quelle version de logiciel pour
estimer les paramètres ? Encore
des sources de variabilité.
Pour éclairer la situation, les
auteurs ont été méthodiques.
Deux jeux de données, « mé-
sange » et « eucalyptus », ont été
proposés, avec pour chacun une
question précise, jamais étudiée
jusque-là. Chaque « analyste » est
ensuite devenu relecteur critique
du travail des autres, attribuant
une note de 0 à 100.
« Je n’ai pas été surpris que tout le
monde ne trouve pas la même
chose. Mais l’étendue de la variabi-
lité m’a surpris », estime Timothy
Parker, copilote de l’expérience,
professeur au Whitman College
(Etats-Unis). Autre étonnement,
les notes des relecteurs n’ont pas
permis d’expliquer les écarts.
« L’une des limites de notre article
est que les analystes ne sont pas des
experts du sujet. Peut-être que la va-
riabilité serait moins grande en leur
sein », estime Yoan Fourcade, co-
signataire, enseignant-chercheur
à l’université Paris-Est Créteil, ana-
lyste « eucalyptus ».
L’écologie n’est pas la seule dis-
cipline à se poser la question de
la reproductibilité. Une célèbre
étude publiée en août 2015 avait
réanalysé 100 articles en psycho-
logie, et conclu que 39 % seule-
ment des effets rapportés sont
reproductibles.
« Cette expérience oblige à pren-
dre au sérieux nos choix implici-
tes. Cela motive à mieux travailler,
vers plus de transparence », es-
time Timothée Bonnet, cher-
cheur CNRS au Centre d’études
biologiques de Chizé (Deux-Sè-
vres), cosignataire et analyste
« mésange ». Un courant, encore
lent, se développe pour favoriser
cette transparence. Ainsi en plus
de publier données et codes in-
formatiques, l’équipe a aussi pré-
enregistré son article. C’est-à-dire
qu’elle a envoyé à la revue le
contexte de l’étude, la description
précise de la méthode qui sera
suivie, notamment les outils, les
données qui seront retenues, les
variables testées… La revue, après
un processus classique de relec-
ture par les pairs, a accepté ce pré-
article et publiera les résultats si
le protocole a été respecté.
Yoan Fourcade met en avant une
autre « solution », « puisqu’il y a
tant d’analyses possibles, on pour-
rait en réaliser le plus possible,
pour faire comme un “multivers”
d’analyses, et publier le résultat
complet ». « Ce type d’article a une
grande valeur pédagogique. C’est
utile de montrer que le processus
d’analyse statistique reste difficile,
et qu’il n’y a pas de “recette” qui
permette de choisir une analyse
pour arriver au “bon” résultat, es-
time Timothée Poisot, professeur
à l’université de Montréal, non
participant à l’étude. Malheureu-
sement, notre enseignement des
statistiques en écologie fait trop
souvent cette erreur. »
En conclusion, Timothy Parker
n’accable pas ses collègues : « J’ai
confiance dans le fait que nos dis-
ciplines produisent une compré-
hension fiable de notre monde.
Mais nous montrons qu’il y a de la
place pour nous améliorer. » p
david larousserie

Mort subite du nourrisson : le rôle des photos
SANTÉ - Les images sur les paquets de couches contredisent les recommandations de couchage
C haque année en France,
entre 250 et 350 bébés dé-
cèdent de mort subite.
C’est la première circonstance de
décès chez les nourrissons de
28 jours à 1 an ; les trois quarts de
ces décès surviennent avant l’âge
de 6 mois et souvent pendant le
sommeil. Si les causes sont multi-
factorielles, l’une d’entre elles
concerne la position de couchage
ainsi que l’environnement du
bébé lorsqu’il dort.
Au début des années 1990, le
décubitus ventral a été proscrit au
motif qu’il était un facteur de ris-
que majeur de la mort subite du
nourrisson (MSN) par hyperther-
mie, confinement et asphyxie
qu’il pouvait entraîner. Puis,
en 1996, des recommandations
internationales ont été édictées
par l’American Academy of Pedia-
trics : coucher le bébé sur le dos
dans une turbulette, éliminer
oreillers, jouets ou autre dou-
dous, couverture ou encore peau
de mouton, tour de lit…, bannir
les nuits ou les siestes avec son
bébé… En France, grâce à ces re-
commandations, l’incidence de la
MSN a chuté de 80 %.
Las ! « Malgré cette très forte dimi-
nution, le taux d’incidence ne
baisse quasiment plus en France. Le
pays se classe même parmi les pays
européens où la prévalence est la
plus élevée », souligne Martin Cha-
lumeau, chef du service de pédia-
trie générale à l’hôpital Necker-En-
fants malades (AP-HP), à Paris, et
épidémiologiste à l’Inserm. L’une
des raisons serait que les pratiques
de couchage à risque sont tou-
jours élevées. Or, selon l’observa-
toire national des morts inatten-
dues du nourrisson, jusqu’à cent
cinquante décès pourraient être
évités chaque année si les familles
étaient mieux informées. L’en-
quête nationale périnatale 2021
montre que de nombreuses fem-
mes (43,6 %) disent ne pas avoir
reçu de conseils sur le couchage
du nouveau-né. A ce manque d’in-
formations s’ajoute un décalage
entre les images commerciales
utilisées sur les emballages de pro-
duits destinés aux bébés et les re-
commandations de couchage.
Des chercheuses et chercheurs
de l’Inserm, des enseignants-
chercheurs de l’université Paris
Cité et d’HEC, en collaboration
avec l’AP-HP et le CHU de Nantes,
ont voulu le vérifier. Ils ont recher-
ché sur Internet et dans onze pays
Un sursaut radio âgé de 8 milliards d’années
ASTRONOMIE - Les ondes détectées proviennent d’un petit groupe de galaxies en cours de fusion
D ifficile d’imaginer qu’une
explosion d’ondes radio
de quelques millise-
condes libère autant d’énergie que
le Soleil en émet en trente ans.
C’est pourtant un tel sursaut radio
rapide (en anglais « fast radio
burst » ou FRB) qui a été détecté par
le radiotélescope géant australien
Askap, le 10 juin 2022. L’équipe in-
ternationale de chercheurs emme-
née par l’astronome Stuart Ryder
de l’université Macquarie (Austra-
lie) a d’abord déterminé la localisa-
tion de cette source radio avant de
recourir aux yeux du Very Large
Telescope de l’Observatoire euro-
péen austral (ESO) du Chili pour
tenter d’en savoir un peu plus.
Les résultats de cette recherche,
publiés dans la revue Science du
20 octobre, montrent que la
source de ce sursaut radio est
plus ancienne et éloignée que
toutes celles qui ont été obser-
vées depuis que ce phénomène a
Depuis les années 1990, faire dormir les bébés sur le dos a fait chuter les cas de mort subite du nourrisson. LIUDMILA CHERNETSKA/GETTY IMAGES
d’Europe, dont la France, l’adéqua-
tion entre les recommandations
de couchage des enfants et les
images présentes sur un produit
que les parents utilisent plusieurs
fois dans la journée : les paquets
de couches pour des nourrissons
de moins de 5 kilogrammes – ce
sont eux qui ont le plus de risques
de mort subite. A chaque fois, ils
ont regardé s’il y avait une image
représentant un bébé, s’il dormait
et, si oui, si sa représentation était
conforme avec trois des sept re-
commandations internationales
de prévention de MSN. L’étude a
été publiée vendredi 23 octobre
par le Journal of Pediatrics.
631 emballages identifiés
Au total, sur les 631 emballages
identifiés, 49 % représentaient un
nourrisson endormi. Parmi ces
derniers, 79 % n’étaient pas con-
formes avec au moins une des
recommandations de couchage
(soit 39 % du total des paquets de
couches), avec des écarts allant de
68 % pour la Roumanie à 94 %
pour l’Espagne, la France affi-
chant un taux de non-conformité
de 80 %. Les chercheurs ont ainsi
mis en évidence que 45 % des ima-
ges représentaient un bébé en-
dormi sur le ventre ou sur le côté
(51 % pour la France), 51 % mon-
été identifié pour la première fois
en 2007. FRB 20220610A, c’est son
nom, provient d’un petit groupe
de galaxies en cours de fusion si-
tué à 8 milliards d’années-lumière.
Le précédent record, un sursaut
vieux de quelque 5 milliards
d’années, est pulvérisé.
Au-delà de ce record que les re-
vues scientifiques affectionnent,
de telles mesures intéressent au
plus haut point les astrophysi-
ciens, car ces ondes radio, en tra-
versant l’Univers, interagissent
avec une matière qu’aucun instru-
ment ne voit ni même ne détecte.
Matière manquante
« Si nous comptons la quantité de
matière normale dans l’Univers – les
atomes dont nous sommes tous
constitués –, nous constatons qu’il
manque plus de la moitié de ce qui
devrait s’y trouver aujourd’hui,
explique le professeur Ryan Shan-
non (université technologique de
traient la présence de literie ou
d’objets mous − oreiller, doudous,
couette, couverture, peau de
mouton, tour de lit… − (44 % en
France), et enfin 10 % représen-
taient des bébés endormis avec
une autre personne dans le
même lit, alors que seul le partage
de la chambre est recommandé.
Ce taux grimpe à 22 % pour la
France. Les marques incriminées
ne sont pas citées dans l’étude,
mais des liens permettent d’en re-
trouver quelques-unes. « La liste
des noms de marques concernées
est très longue et plutôt que de
stigmatiser telle ou telle marque,
tel ou tel pays, nous voulons que
tout le monde se sente concerné »,
explique Martin Chalumeau.
Les chercheurs soulignent que
les paquets de couches ne sont
pas les seuls à véhiculer des ima-
ges non conformes. Ils rappellent
que des études sur les images de
bébés endormis dans les magazi-
nes pour parents, la présentation
de lits, des sites Internet de ban-
ques de photos commerciales ou
encore des réseaux sociaux
comme Instagram affichent des
taux de non-conformité avec les
recommandations variant de
35 % à 93 % selon les supports.
« Cette étude s’inscrit aussi dans
un contexte d’augmentation de la
Swinburne, Australie), cosigna-
taire de l’étude, dans le communi-
qué de presse de l’université Mac-
quarie. Nous pensons que la ma-
tière manquante se cache dans
l’espace entre les galaxies, mais
elle est peut-être si chaude et dif-
fuse qu’il est impossible de la voir
avec les techniques habituelles. Les
sursauts radio rapides détectent
cette matière ionisée. Même dans
un espace presque parfaitement
vide, ils peuvent “voir” tous les
électrons, ce qui nous permet de
mesurer la quantité de matière qui
se trouve entre les galaxies. »
C’est un autre Australien, l’as-
tronome Jean-Pierre Macquart,
qui avait démontré en 2020 que
les FRB pouvaient permettre de
mesurer avec précision la ma-
tière manquante de l’Univers.
« Plus un sursaut radio rapide est
éloigné, plus il révèle de gaz diffus
entre les galaxies. C’est ce que l’on
appelle aujourd’hui la relation de
mortalité infantile en France de-
puis 2011, poursuit Martin Chalu-
meau. On connaît l’efficacité des
images véhiculant des messages
de santé implicites ou explicites,
contre la consommation d’alcool
pendant la grossesse ou encore
l’allaitement maternel. On sait
aussi que les images publicitaires
ne sont pas que des images de per-
suasion pour acheter le produit
mais aussi une source d’informa-
tion auprès des consommateurs. »
Peu rompus aux techniques de
stratégie commerciale et de mar-
keting des fabricants, les cher-
cheurs se sont adjoint les connais-
sances en marketing social
d’Anne-Laure Sellier, professeure
de créativité et marketing à HEC
et spécialiste des mécanismes
d’influence du comportement
du consommateur.
Les auteurs de l’article ne veu-
lent pas en rester là. Une pétition
internationale exigeant un règle-
ment ou une législation pour
interdire les photos et images à
usage commercial ou officiel de
bébés endormis sans respect des
recommandations de couchage
sécurisé, déjà signée par la Société
française de pédiatrie et la Haute
Autorité de santé, doit être mise
en ligne prochainement. p
nathalie brafman
Macquart », résume Stuart Ryder,
premier signataire de l’étude,
dans le communiqué de l’ESO.
« Les électrons rencontrés pen-
dant ce voyage intergalactique ont
des effets sur la propagation de
l’onde, explique Fabrice Mottez,
directeur de recherche CNRS à
l’Observatoire de Paris/PSL, qui
n’a pas participé à l’étude. Cela
permet de déduire la quantité de
ces électrons. C’est un moyen d’esti-
mer la masse de l’Univers. »
Les Australiens ont, cette fois, eu
un coup de chance en tombant sur
ce FRB exceptionnel et extrême-
ment bref, car le champ de vision
de l’Askap est étroit. Les nouveaux
instruments, avec les radiotélesco-
pes SKA, en construction en Aus-
tralie et en Afrique du Sud, et le fu-
tur Extremely Large Telescope de
l’ESO, devraient permettre de loca-
liser des FRB encore plus lointains
et d’en connaître la source. p
jean-baptiste jacquin
ACTUALITÉ
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 |3
TÉLESCOPE
b
ZOOLOGI E
Les infrasons, GPS des albatros
Pour se repérer dans l’immensité océanique
du Grand Sud, les albatros utilisent les infra-
sons produits par l’environnement marin.
Pour la première fois, une équipe internatio-
nale a montré que lors de leur voyage longue
distance (plusieurs milliers de kilomètres)
les oiseaux prenaient la direction des zones
de forts microbaroms. Ces ondes basses
fréquences, générées par les tempêtes
marines et baptisées « voix de la mer », sont
inaudibles par l’oreille humaine. Mais pas
à celle des albatros. En équipant des oiseaux
de GPS, l’équipe conduite par des chercheurs
de l’université de Liverpool a montré que les
volatiles suivaient une sorte de carte sonore.
> Gillies et al., « PNAS » du 9 octobre
ÉLECT R ON I QU E
Une puce d’IBM spécialisée
dans l’intelligence artificielle
Les calculs et transferts de données nécessai-
res aux applications d’intelligence artificielle
sont très énergivores. Pour réduire cette
consommation, une équipe du centre
de recherche d’IBM à San José, en Californie,
propose une nouvelle architecture de puce,
baptisée NorthPole, qui combine plus inti-
mement mémoire et calcul. Sur une tâche de
classification d’images, NorthPole s’est mon-
trée 25 fois moins consommatrice d’énergie,
avec une latence dans les calculs 22 fois
moindre que des puces classiques. Ces per-
formances permettraient de rendre plus effi-
caces des opérations d’IA effectuées en local,
dans des voitures autonomes par exemple.
> Modha et al., « Science » du 22 octobre
MÉD EC I N E
Les médicaments vasoconstricteurs
en cas de rhume à éviter
Largement utilisés, les médicaments contre
le rhume vendus sans ordonnance en phar-
macie ne doivent plus être utilisés. C’est ce
que préconise un communiqué de l’ANSM,
lundi 23 octobre. Actifed rhume, Dolirhume,
Humex rhume, Rhinadvil… ces médicaments
sont des vasoconstricteurs décongestion-
nants de la sphère ORL, contenant de la
pseudoéphédrine. Ils exposent à des effets
indésirables « dont le risque est très faible »,
mais grave, tels que des infarctus du myo-
carde ou des accidents vasculaires cérébraux,
préviennent l’ANSM et des sociétés savantes
et syndicats de médecins et de pharmaciens.
L’Agence européenne des médicaments a
lancé en février une réévaluation de la ba-
lance bénéfices-risques de ces médicaments.
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 ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023
Le bilan mitigé
des projets Graphène
et Cerveau humain
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE
Le projet Cerveau humain, de son côté, visait à
bâtir un cerveau humain virtuel. Il s’agissait d’ap-
profondir la compréhension de cet organe mysté-
rieux, mais aussi de trouver de nouveaux traite-
ments des maladies cérébrales – tout en réduisant
les expériences sur les animaux – et de dévelop-
per une médecine numérique personnalisée.
Autre objectif, plus proche du périmètre de
manœuvre des flagships : mettre au point des
technologies informatiques inspirées du cerveau.
Une décennie plus tard, ces deux programmes
phares, qui ont suscité de vives controverses,
ont-ils été à la hauteur de leurs audacieuses pro-
messes et des sommes colossales investies ? Bi-
lan de ces explorations en haute mer, où les
chercheurs ont dû innover dans la manière de
piloter de tels navires, louvoyant parfois, livrant
de rudes batailles intestines, débarquant aussi
certains équipages…
Le pari du graphène
L’une des difficultés pour évaluer le flagship
Graphène est que le graphène… n’existe pas !
Bien sûr, cette molécule 100 % carbone, fine
comme un seul atome, a bien été caractérisée
en 2004 par les futurs Nobel de physique,
en 2010, Andre Geim et Konstantin Novoselov, à
l’université de Manchester.
Bien sûr, des dizaines d’équipes dans le monde
ont pu mesurer les exceptionnelles propriétés de
ce monoplan d’atomes de carbone disposés en
hexagone : mobilité extrême des électrons, ex-
cellente évacuation de la chaleur, résistance mé-
canique hors norme… En plus, il est abondant et
facile à extraire, au contraire des terres rares : un
arrachage au Scotch d’une pointe de crayon en
graphite permet d’en récupérer des morceaux.
Bien sûr, tout cela est vrai, mais « le nom dési-
gne toute une famille. Il faut bien se garder de gé-
néraliser des conclusions obtenues sur un mem-
bre à toute la famille », rappelle Alberto Bianco,
directeur de recherche CNRS à l’Institut de
science et d’ingénierie supramoléculaires, à
Strasbourg, qui a étudié notamment la toxicité et
la biodégradabilité de chaque type de graphène.
Il y a le graphène « idéal » des Prix Nobel, fait
d’une seule couche de carbone. Mais il y a aussi
du graphène à plusieurs couches, qui finit par
ressembler à du graphite. Il y a le graphène
oxydé, qui, par exemple, se dissout dans l’eau,
contrairement au monofeuillet. Il y a le gra-
phène « réduit », qui est le précédent plus ou
moins dépouillé d’oxygène. Sans parler de la sur-
face des morceaux qui varie. « On a montré que
le graphène oxydé peut être génotoxique, mais
qu’une fois chauffé et réduit, il ne l’est plus », rap-
pelle Emmanuel Flahaut, directeur de recherche
CNRS au Centre interuniversitaire de recherche
et d’ingénierie des matériaux, à Toulouse, qui a
collaboré avec Alberto Bianco.
Cet obstacle des définitions passé, des bilans
ont été tirés de l’activité du flagship. « Globale-
ment positif », estime Annick Loiseau, chercheuse
à l’Office national d’études et de recherches aéro-
spatiales (Onera), seule membre française au
comité exécutif du programme. Les quelque
170 équipes de recherche (privées ou publiques)
des 22 pays associés n’ont pas chômé pour faire
sortir le graphène des laboratoires vers les appli-
cations, avec environ 5 000 publications scientifi-
ques, dans des domaines comme les matériaux
composites, l’électronique, l’optique, les techno-
logies médicales, le stockage et la génération
d’énergie… Plus de 300 brevets ont été déposés,
une quinzaine de produits commercialisés, une
ligne industrielle pilote de production de gra-
phène lancée… La part des partenaires indus-
triels est passée, en nombre, de 30 % à 50 %. Le
cabinet d’études allemand WifOR Institute es-
time que le projet créera 3,8 milliards d’euros de
richesse (pour 1,4 milliard investi) d’ici à 2030 et
38 400 emplois (dont 12 000 au sein du flagship
lui-même). Sur le site Web du projet, son di-
recteur, Jari Kinaret, professeur à l’université
Chalmers (Suède), déclarait en septembre :
« Oui, nous avons livré plus que personne ne
pouvait attendre. »
Dix-sept produits commercialisés
Mais, dans le détail, des promesses n’ont pas été
tenues. « Beaucoup d’applications concernent en
fait des dispersions de graphène multifeuillet en
solution, pour des effets qui s’apparentent à ceux
obtenus avec du noir de carbone, du graphite ou
des nanotubes de carbone. Ça n’est pas révolu-
tionnaire », constate Philippe Poulin, directeur
de recherche CNRS au Centre de recherche Paul-
Pascal (CRPP), à Bordeaux, non associé au
flagship. « On est sorti de la vallée de la désillu-
sion, que connaissent souvent les technologies
après une phase d’euphorie, mais on n’est pas en-
tré non plus dans la phase de forte croissance »,
résume Alain Pénicaud, ancien du CRPP.
Le site du flagship cite dix-sept produits com-
mercialisés dont, en effet, beaucoup d’additifs
de graphène pour des encres, des matériaux
composites, des polymères, qui améliorent
leurs propriétés thermiques ou électrostati-
ques. Un seul, un détecteur de champ magnéti-
que, pourrait rentrer dans la catégorie des
« composants » – la plus « révolutionnaire ». Un
autre pourrait venir, en test clinique dans la
start-up Grapheal, non membre du flagship
mais au statut d’associé : un détecteur de mar-
queurs biologiques intégré à un pansement
pour suivre l’évolution d’une inflammation.
« Le bilan est un peu maigre vu la somme
dépensée », regrette Vincent Bouchiat, ancien
chercheur au CNRS et fondateur de la start-up
Grapheal, qui souligne aussi que l’étape-clé du
transfert de plans de graphène vers des plaques
de silicium n’a pas encore été franchie. Claire
Berger (université Georgia Tech et CNRS), mem-
bre du flagship, est aussi un peu déçue que la
méthode qu’elle a co-inventée en 2004 pour
associer graphène et silicium justement n’ait
pas été soutenue par le flagship.
En électronique d’ailleurs, c’est le graphène
monofeuillet qui fait le plus rêver, mais qui
continue à rester une chimère. « On a cru que
c’était pour demain, mais la réalité est plus
lente », estime Pierre Seneor, professeur à l’uni-
versité Paris-Saclay, au laboratoire Thales-
CNRS, qui est néanmoins satisfait d’avoir dé-
couvert des effets électromagnétiques inatten-
dus aux interfaces entre diverses couches de
matériaux bidimensionnels.
« On a au moins compris pourquoi les grandes
vitesses attendues n’étaient pas au rendez-vous,
LE GRAPHÈNE EST UNE
MOLÉCULE 100 % CARBONE,
FINE COMME UN SEUL
ATOME, AUX PROPRIÉTÉS
EXCEPTIONNELLES,
MAIS LE NOM DÉSIGNE
TOUTE UNE FAMILLE
à cause de phénomènes de saturation, précise
Bernard Plaçais, du laboratoire de physique de
l’ENS Paris. Il n’y a aucun regret sur la richesse
de ce matériau, mais c’est vrai que le nombre de
composants est faible. »
« Sur les applications électroniques, il faut
encore travailler. Les grandes surfaces obtenues
pour réaliser des composants présentent encore
trop de défauts pour être industrialisables,
rappelle Jari Kinaret, directeur du flagship
Graphène. Je rappelle souvent cette citation :
“Les ingénieurs sont des optimistes à court terme
et pessimistes à long terme.” C’est-à-dire qu’ils
sous-estiment les impacts à long terme, mais les
surestiment à court terme. Ça a été notre cas. »
« Ce n’est pas terminé ! »
En biologie et environnement, le bilan est peut-
être plus satisfaisant. « Il y a dix ans, le contexte
n’était pas favorable au graphène, car il y avait
des doutes sur la toxicité des nanotubes de car-
bone de grande taille, ce qui nuisait au déve-
loppement des applications », rappelle Alberto
Bianco. Dix ans plus tard, le sous-groupe chargé
de ces questions a débroussaillé le sujet, se
montrant plutôt rassurant sur la toxicité de
nombre de types de graphène. « Néanmoins,
souligne le chercheur, il manque des études sur
l’effet de la répétition des doses ou sur des modè-
les animaux de sujets immunodéprimés. Une
crainte est que l’arrêt du financement conduise à
des pertes de compétences. »
Le chemin n’a pas été simple pour piloter le
navire. Les Français étaient peu présents à l’ori-
gine, malgré leur excellence en théorie et en
expérience. Le noyau d’origine des initiateurs
venait d’un projet précédent, Eurographène, fi-
nancé entre 2010 et 2013 par la Fondation euro-
péenne de la science. « Une des erreurs de com-
munication de l’Union européenne a été, en an-
nonçant les deux flagships, de dire “on a réuni les
meilleurs”. Forcément, ceux qui n’étaient pas de-
dans l’ont mal pris », note Pierre Seneor. Il a fallu
tout le talent d’Annick Loiseau et du Nobel de
physique 2007 Albert Fert dans le conseil scien-
tifique, pour raccrocher quelques wagons. Fina-
lement, la France n’est que le 7e pays bénéfi-
ciaire, avec 55 millions d’euros, derrière l’Italie et
l’Espagne, l’Allemagne et le Royaume-Uni se
taillant la part du lion, avec respectivement
436 millions et 395 millions, selon WifOR.
Autre difficulté, « mettre la gouvernance en
place. C’était nouveau, pour un projet d’une telle
échelle. Assez comparable à la gestion d’une
grande entreprise. On a dû poser des règles pour
gérer les conflits d’intérêts, la démocratie et la
transparence », souligne Jari Kinaret. « Au début,
on était comme des chiens fous dans un jeu de
quilles ! Ça s’est finalement ordonné avec un co-
mité exécutif, un conseil stratégique, un panel
pour gérer les sous-thèmes…, précise Annick
Loiseau. Ça m’a fait plonger dans une autre
dimension avec beaucoup de réunions, d’évalua-
tions. J’ai appris la gestion des cultures différentes
entre les membres. Chacun a dû aller contre les
préjugés. Finalement, on a cherché un chemin qui
contribue le mieux possible au bien collectif. »
Pour Ana Helman, aujourd’hui directrice du
Centre européen de sciences quantiques de
Strasbourg et à l’époque impliquée dans le
flagship, « c’était aussi la première fois qu’il y
avait ce mécanisme de cofinancement entre
l’Union européenne, les Etats membres et des en-
treprises. On a réussi à réunir une communauté
autour d’un même thème ».
« Sans ce projet, je n’aurais pas pu faire ce que
j’ai fait », est souvent revenu chez nos interlo-
cuteurs. « Le plus intéressant dans le flagship,
c’était cette idée du long terme. Ça n’aurait pas
marché sans cela. L’argent aide, mais le temps
compte aussi », estime Jari Kinaret.
Néanmoins, aucune des équipes n’a reçu un
chèque pour dix ans. En fait, tous les deux ans
environ, les cartes étaient rebattues pour une
décennie divisée en quatre phases. « Parfois, on
faisait des demandes de renouvellement en rédi-
geant des évaluations de projets même pas ter-
minés », constate Annick Loiseau. Il y a eu aussi
des adaptations de priorités qui ont conduit à
des départs et à des entrées d’équipes.
« Ce n’est pas terminé ! », corrige avec ironie Jari
Kinaret. En effet, l’Union européenne doit en-
core débourser une centaine de millions d’euros
pour remplir sa part initiale du contrat : 500 mil-
lions d’euros. Une ligne pilote destinée à pro-
duire du graphène de qualité et en grande quan-
tité, déjà sur pied, va en bénéficier pour l’année à
venir. En outre, une nouvelle phase d’appels à
projets a été lancée, financée sur ce reliquat et
baptisée « Graphene : Europe in the Lead ». Mais
ce programme sera organisé très différemment,
revenant aux classiques bruxellois : n’importe
quelle équipe en Europe pourra candidater.
Seule une coordination pour ces projets sera
mise en place par l’université Chalmers, dernier
vestige de l’énorme flagship.
Le défi du cerveau humain virtuel
« Construire un modèle informatique détaillé et
réaliste du cerveau humain », telle était l’ambi-
tion initiale du projet HBP, selon son charismati-
que porte-drapeau, le neuroscientifique Henry
Markram, de l’Ecole polytechnique fédérale de
Lausanne (EPFL), qui deviendra l’un des trois
coordonnateurs initiaux du projet. Une tâche
pharaonique, parfois jugée folle. Forte de ses
85 milliards de neurones, frayant chacun de
1 000 à 10 000 contacts (synapses) avec ses voi-
sins, notre machine à penser est un des objets
 ÉVÉNEMENT
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LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 |5
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Quelques innovations issues du projet Graphène. 1) Echantillon 6
de poudre de graphène de l’entreprise Avanzare Materials.
2) Prototype d’implant cérébral de l’Institut Català de
Nanociència i Nanotecnologia. 3) Pansement connecté pour
suivre l’évolution d’une inflammation, développé par Grapheal.
4) Le pneu de vélo de course Corsa de la marque Vittoria est fait
de gomme en graphène. 5) La carrosserie de la Stradale, voiture
de sport de Dallara, utilise des composites de graphène.
6) Ecouteurs améliorés par le matériau Nanene de Versarien,
un type de graphène, de la marque Media Devil.
GRAPHENE FLAGSHIP, INSTITUT CATALÀ DE NANOCIÈNCIA I NANOTECNOLOGIA, GRAPHEAL,
VITTORIA, DALLARA AUTOMOBILI, MEDIA DEVIL

les plus complexes de la nature. Dès lors, pou-
vait-on prétendre déchiffrer les liens entre un
raisonnement, un comportement ou une émo-
tion, et les 100 000 milliards de signaux émis
chaque seconde par cette matière étonnante, à
la consistance du porridge tiède ?
Le vaisseau amiral du HBP, de fait, essuiera quel-
ques tempêtes et changera de cap au fil de son
périple. Pour autant, entre 2013 et 2023, 155 insti-
tutions de 19 pays ont relevé le défi. Au total, le
projet a reçu 607 millions d’euros : 406 millions
de la Commission européenne et 201 millions
des Etats membres, une somme qui inclut aussi
leurs contributions indirectes. « C’est une ma-
nière cavalière pour les Etats de justifier leur parti-
cipation par des investissements déjà prévus, sans
lien direct avec HBP », souligne un expert.
Pour quels résultats, finalement ? « Le HBP a
produit plus de 3 000 publications académiques
et plus de 160 outils numériques, des applica-
tions médicales et technologiques, et une com-
munauté multinationale et interdisciplinaire qui
ne se serait pas réunie autrement », résument les
acteurs du projet.
Six nouvelles régions du cortex identifiées
La réalisation phare du HBP est sans nul doute la
création d’un atlas numérique en 3D du cerveau
humain. Une sorte de Google Maps d’environ
200 régions cérébrales, cartographiées avec « un
niveau de détail sans précédent ». Réalisé à partir
de données d’imagerie post mortem, il décrit
l’architecture cellulaire et moléculaire de
l’encéphale et sa connectivité, en tenant compte
de la variabilité entre individus.
Grâce à cet atlas, des équipes du HBP ont identi-
fié, par exemple, six régions du cortex préfrontal
jusqu’alors inconnues qui contribuent à la mé-
moire, au langage, à l’attention et au traitement
de la musique. « C’est un excellent atlas structurel
statique, mais il ne renseigne pas sur la dynami-
que fonctionnelle du cerveau », nuance le neuro-
scientifique Yves Frégnac, membre du HBP.
Autre enjeu, la médecine personnalisée. Une
équipe marseillaise du HBP a ainsi conçu des mo-
dèles personnalisés du cerveau de patients at-
teints d’épilepsie, par exemple. Sur ces « jumeaux
numériques » de l’encéphale, pour chaque pa-
tient, les chercheurs ont simulé la propagation de
l’activité électrique des neurones lors d’une crise.
« Le but est de mieux identifier les zones cérébrales
qui déclenchent les crises. Ce sont ces zones, très
variables d’un patient à l’autre, que le chirurgien
devra réséquer en cas d’épilepsie résistante aux
médicaments, explique Viktor Jirsa, de l’Inserm à
l’université d’Aix-Marseille, qui a coordonné ce
travail. Sans les ressources numériques du HBP,
nous n’aurions pas pu développer ces cerveaux
virtuels personnalisés. » En 2019, un essai clinique
a été lancé, recrutant 356 personnes atteintes
LA RÉALISATION PHARE
DU HUMAN BRAIN
PROJECT (HBP)
EST SANS NUL DOUTE
LA CRÉATION D’UN ATLAS
NUMÉRIQUE EN 3D
DU CERVEAU HUMAIN
d’épilepsie dans 11 hôpitaux français. Ces cer-
veaux virtuels amélioreront-ils le taux de succès
de la chirurgie ? Réponse en 2025.
Autre grande œuvre du HBP : la création,
en 2021, d’une plate-forme numérique en libre
accès, Ebrains, qui rassemble les données du cer-
veau virtuel et propose des outils de modélisa-
tion et de supercalcul. Mais la communauté des
neurosciences s’est-elle emparée de cette res-
source ? Au cours des douze derniers mois, cette
plate-forme a été consultée par 8 475 chercheurs
à au moins deux reprises, indique Philippe
Vernier, codirecteur d’Ebrains et directeur de
l’Institut Frédéric-Joliot du Commissariat à l’éner-
gie atomique et aux énergies alternatives (CEA).
Une fréquentation qui peut paraître modeste :
par comparaison, la Société américaine des
neurosciences rassemble près de 35 000 mem-
bres de plus de 95 pays. Mais « l’utilisation
d’Ebrains est en forte croissance depuis deux
ans », souligne Philippe Vernier.
La pérennité du financement de cette plate-
forme, cependant, reste incertaine. En mars, la
Commission européenne a rejeté une demande
de 38 millions d’euros pour assurer son fonc-
tionnement futur, mais a rouvert cet appel de
fonds en juin – une nouvelle chance. « Nous mi-
sons aussi sur le soutien financier des institu-
tions et des Etats membres », indique Philippe
Vernier. Par ailleurs, la partie suisse d’Ebrains,
aujourd’hui distribuée entre six pays, devra dé-
ménager en Allemagne, la Suisse n’étant plus
éligible à des projets européens.
Quid des technologies de l’information et de
la communication inspirées du cerveau, cet
autre champ d’exploration du HBP ? Le calcul
dit « neuromorphique » tente de mimer au plus
près les rouages de notre machine à penser.
« HBP et Ebrains ont offert aux chercheurs un
accès gratuit à deux systèmes de puces neuro-
morphiques à grande échelle, SpiNNaker et
BrainScaleS », explique Andrew Davison, de
l’Institut des neurosciences Paris-Saclay (CNRS-
université), membre du HBP.
« Contrairement aux systèmes informatiques
traditionnels, où la mémoire et le processeur
sont séparés, le calcul et la mémoire sont ici
entremêlés, la mémoire étant stockée dans les
synapses », ajoute-t-il. Si les premières versions
de ces deux puces ont été conçues avant HBP, ce
flagship a créé des puces de deuxième généra-
tion. Elles pourraient servir à tester des idées
sur le fonctionnement du cerveau ou à contrô-
ler d’autres équipements comme des robots ou
des smartphones.
Pour autant, les puces actuelles restent très
gourmandes en énergie. Alors qu’un cerveau
adulte consomme en moyenne 20 à 25 watts, les
réseaux de neurones artificiels engloutissent
des mégawatts de puissance. Pour Yves Frégnac,
les applications technologiques dérivées du HBP
restent « très en deçà de celles du flagship sur le
graphène, à vocation plus industrielle ».
Il faut dire que le navire du HBP s’est heurté à
une série d’écueils. A son lancement, il n’exis-
tait aucune infrastructure mondiale partagée
pour la recherche sur le cerveau. Et puis « il n’y
avait pas de liste de questions prioritaires et rai-
sonnables à traiter », a regretté, le 22 août, dans
Nature, David Hansel, du Centre intégratif des
neurosciences et de la cognition, à Paris, qui n’a
pas participé au projet. Surtout, « il n’y avait pas
de théorie unificatrice pour décrire cet organe
complexe », souligne Yves Frégnac.
Evaluation à la fin de l’année
Et puis, en juin 2014, ce vaisseau s’est trouvé pris
dans la tourmente. Plus de 750 neuroscientifi-
ques ont signé une « lettre ouverte » pour aler-
ter la Commission européenne sur les risques
d’« échec majeur » du projet. Ils s’indignaient
notamment du débarquage brutal de l’équipage
des neurosciences cognitives mais aussi du pi-
lotage du projet, jugé opaque et autoritaire. « Le
leadership n’aurait pas dû être confié à un seul
scientifique, mais à un conseil interdisciplinaire
d’experts créatifs, acceptant de consacrer une
part importante de leur temps à la conduite
scientifique du HBP », estime Yves Frégnac.
Autre critique, la gestion administrative de ce
flagship n’aurait pas dû être déléguée à un par-
tenaire hors communauté européenne – l’EPFL
en Suisse – ayant d’éventuels conflits d’intérêts
(avec IBM notamment).
La fronde de l’été 2014, en réalité, a cristallisé
une crise de fond. D’un côté, les pilotes du pro-
jet avaient lancé une tentative de numérisation
quasi industrielle du cerveau. L’ambition était
de construire un modèle du bas vers le haut
(bottom-up), en partant des plus petits compo-
sants de cet organe (récepteurs cellulaires, sy-
napses…) pour remonter vers les échelles supé-
rieures (régions cérébrales, puis comportement
et cognition). De l’autre, face à eux, vent debout,
une partie de la communauté des neuroscien-
ces défendait une démarche de modélisation
inverse, du haut vers le bas (top-down).
Ce « différend fondamental a dû être résolu »,
indique Wolfgang Marquardt, qui a dirigé jus-
qu’en juillet 2023 le prestigieux Centre de re-
cherche de Jülich consacré au calcul à haute per-
formance, en Allemagne. Tel fut, de fait, l’objet
du processus de médiation qu’il a alors super-
visé. Résultat : à partir de mars 2015, ce proces-
sus a redonné une place prédominante aux
technologies de l’information et de la commu-
nication, notamment aux plates-formes numé-
riques, au détriment de la dimension neuro-
scientifique. La gouvernance et l’organisation
du projet, par ailleurs, ont été transformées.
Alors, le compte y est-il ? « Oui, le HBP a tenu ses
promesses, relève Wolfgang Marquardt. Il a intro-
duit avec succès de nouvelles méthodes permet-
tant d’étudier le cerveau à différentes échelles. Et
l’infrastructure Ebrains permet de connecter ces
outils numériques à des recherches complexes ».
Et collaboratives. Mais, pour Yves Frégnac, « le
HBP a échoué à élaborer une théorie multi-échelle
complète du cerveau ». Avec une telle manne fi-
nancière, par ailleurs, ne serait-on pas en droit
d’attendre une innovation de rupture ? « Quel a
été l’impact réel du HBP ? Il faudrait faire un audit
sérieux », estime Alexandre Pouget, de l’univer-
sité de Genève, qui a signé la lettre ouverte de
2014. De fait, la Commission européenne éva-
luera ce flagship à la fin de l’année, mais beau-
coup doutent de l’objectivité et de la profondeur
de son analyse. « Il est essentiel que la commu-
nauté des neurosciences tire un bilan honnête de
ses succès et de ses échecs si elle veut éviter un “hi-
ver” comme en a connu l’intelligence artificielle,
avertit Yves Frégnac. De tels hivers surviennent
en cas de promesses excessives. »
« L’atlas du HBP et l’infrastructure Ebrains sont
uniques au niveau mondial », se réjouit de son
côté Thomas Skordas. Mais jusqu’à quand ? Car,
en matière de Big Science du cerveau, « d’autres
projets ambitieux dans le monde ont un impact
considérable », relève Alexandre Pouget. Le Ja-
pon et la Chine, par exemple, peaufinent des
outils génomiques pour l’étude du cerveau des
primates non humains. Aux Etats-Unis, la Brain
Initiative, lancée en 2013 par le président Barack
Obama sous la pression de fondations privées
(Kalvi, Allen…) et des Gafam, est devenue un
programme « à la pointe de la technologie, bien
contrôlé par un remarquable panel de scientifi-
ques et coordonné par les instituts nationaux
américains liés à la santé (NIH, NSF…) », indique
Yves Frégnac. Et l’effort a payé : le 13 octobre, les
atlas du cerveau de cette initiative, décrivant
plus de 3 000 types cellulaires et l’activité de leurs
gènes, ont donné lieu à 21 articles publiés dans
les revues Science, Science Advances et Science
Translational Medicine. Un projet pas si fou ? p
david larousserie
et florence rosier
 RENDEZ-VOUS
6| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023

LA PHOTO D’UN ŒIL

L’EXPOSITION DE RAT RÉCOMPENSÉE

Cette photo de l’arrière de l’œil

La Cité des sciences

d’un rat a remporté le prix 2023
du concours Nikon Small World
d’images au microscope. L’image
est colorée artificiellement
explore l’espace pour mettre en évidence le nerf
optique, le point noir au centre,
et les structures environnantes
de la rétine. Une protéine
Une nouvelle installation qui aide les vaisseaux sanguins
à se contracter est représentée
invite à se mettre dans en rouge et les noyaux cellulaires
sont en bleu. En jaune figurent
la peau des astronautes et les astrocytes, cellules immuni-
taires qui participent au contrôle
à réfléchir aux implications de l’inflammation dans la rétine.
Ce cliché résulte de la superposi-
d’un voyage spatial tion de plusieurs photos prises à
l’aide d’un microscope confocal à
balayage laser. Elle a été prise par

T oulouse, capitale du spatial hexago-

nal, a sa Cité de l’espace mais il man-
quait, dans la capitale de la France, un
lieu où le public pourrait se confronter au
monde extra-atmosphérique et aux aventu-
le chercheur Hassanain Qambari,
avec l’aide de Jayden Dickson,
au centre d’ophtalmologie et
de sciences visuelles de l’Institut
de l’œil Lions, à Perth (Australie).
Leur recherche porte sur la réti-
res qui vont s’y jouer au cours des prochai- nopathie diabétique, atteinte qui
nes années et décennies, avec l’imminent entraîne notamment une perte
retour des humains sur la Lune et, à plus lon- partielle, voire totale, de l’acuité
gue échéance, avec le premier voyage vers visuelle. (PHOTO : HASSANAIN QAMBARI
Mars. Ce manque parisien est désormais ET JAYDEN DICKSON)
comblé grâce à l’ouverture, à la Cité des
sciences et de l’industrie, d’une exposition
permanente sobrement intitulée « Mission
spatiale », qui s’étale sur 1 000 mètres carrés.
Même si, à l’entrée, le visiteur est accueilli
par les silhouettes de glorieux astronautes,
de Youri Gagarine à Thomas Pesquet, en
passant par Neil Armstrong et Valentina
Terechkova (première femme à être allée
dans l’espace), « on ne parle pas du passé, ex-
plique Sophie Lécuyer, commissaire de l’ex- DIX MILLE PAS ET PLUS
position. L’idée c’est de présenter l’exploration

LES SECRETS DES COUREURS D’ULTRA-FOND

spatiale aujourd’hui et demain. »
Le discours se décline en cinq parties où le
visiteur est invité à se mettre dans la peau des
astronautes mais aussi à réfléchir à toutes les
implications d’un voyage spatial. Cela com-
mence par le rôle de la robotique dans l’explo-
ration du Système solaire. Se poursuit avec
la découverte des fusées, de leur fonctionne-
ment, du fait qu’il est compliqué et coûteux
en énergie de s’arracher à l’attraction terres-
tre. Et que les voyages interplanétaires pren-
nent du temps. Par le biais d’un spectacle en
trois actes, on décolle ainsi pour une odyssée
de près de mille jours vers Europe, un satellite
de Jupiter, qui, sous sa croûte glacée, abrite
un océan peut-être porteur de vie.
Poser un pied sur la Lune
La troisième partie de l’exposition s’articule
autour d’un module à taille réelle du futur
Lunar Gateway, cette station que la NASA et
ses partenaires veulent mettre en orbite
autour de la Lune. Elle servira à la fois de lieu
de résidence et de transit pour les astronau-
tes qui iront fouler le sol de notre satellite
naturel. Le module en question, I-Hab, sera
fourni par l’Europe. Imposant vu de l’exté-
rieur, ce « mobil-home » n’offre pourtant
qu’un espace de vie des plus réduits quand
on pénètre à l’intérieur, que l’on s’imagine y
dormir, y manger, y vivre…
Puis le visiteur est convié à poser un pied
sur la Lune, laquelle servira de terrain d’en-
traînement pour Mars. A quoi pourrait res-
sembler une base lunaire ? Comment s’y pro-
téger des radiations ? Comment vivre en
autonomie ? Comment exploiter les ressour-
ces locales ? Enième question : comment un
équipage supportera-t-il les contraintes phy-
siques et psychologiques d’un voyage au
long cours très loin de sa planète natale ?
« Questionner », c’est le titre de la dernière
partie où, grâce à un dispositif audiovisuel,
des experts de différents domaines, de l’astro-
physique à la sociologie, s’interrogent et nous
interrogent sur ce qui motive le vol spatial
habité, sur son coût financier et écologique.
Et sur notre fascination pour l’espace. p
pierre barthélémy
« Mission spatiale », à la Cité des sciences et
de l’industrie, 75019 Paris. Cite-sciences.fr
LIVRAISON
Par SANDRINE CABUT trois facteurs de performance, explique Guillaume la nutrition dans ces courses très longues. Dans des
Millet, professeur de physiologie de l’exercice à l’uni- épreuves comme les 100 miles, les coureurs les plus
C ent soixante-cinq kilomètres à pied sur l’île
de la Réunion, avec 10 000 mètres de déni-
velé positif. La Diagonale des fous, dont l’édi-
tion 2023 s’est courue du 19 au 22 octobre, rempor-
tée par le français Aurélien Dunand-Pallaz en 23 heu-
versité de Saint-Etienne, et coauteur de l’article. Il y a
d’abord la consommation maximale d’oxygène, qui
correspond en quelque sorte à la puissance du moteur.
Il y a ensuite l’endurance, schématiquement le niveau
de régime auquel on peut durer, et enfin le coût éner-
rapides peuvent tolérer une perte de poids de 3,5 à
4 %. Au-delà, il existe un risque d’hyperthermie et
de complications, notamment rénales. Pour les pré-
venir, la meilleure stratégie est de boire à la de-
mande plutôt que de suivre un plan d’hydratation,
res 21 minutes, est l’une des épreuves mythiques gétique, équivalent de la consommation d’essence aux conseillent les auteurs.
d’ultra-trail (longue distance sur sentier). 100 kilomètres. En ultra-fond, on retrouve ces trois Quant à la stratégie nutritionnelle, elle n’est pas
Sur sentier mais aussi sur route, les courses dites paramètres, mais c’est plus complexe . » en elle-même un facteur de performance, mais elle
d’ultra-endurance ou d’ultra-fond, définies par une est fondamentale car des troubles digestifs peuvent
distance supérieure aux 42,195 kilomètres du mara- Endurance et facteurs biomécaniques compromettre une compétition. Or, la vaste majo-
thon ou une durée de plus de six heures, sont de S’agissant de la consommation maximale d’oxygène, rité des coureurs d’ultra ont des symptômes diges-
plus en plus populaires. Entre 2005 et 2019, leur elle est moins cruciale en ultra-endurance qu’en mara- tifs pendant l’épreuve. Eructations, flatulences,
nombre a augmenté de façon exponentielle dans le thon. L’endurance et les facteurs biomécaniques nausées, ou encore crampes d’estomac sont les plus
monde, passant de moins de 1 000 à plus de 7 000. jouent, en revanche, un rôle critique. Les spécialistes fréquents et affectent les performances dans près
Idem pour le nombre de participants franchissant la d’ultra-fond doivent réduire le coût énergétique de d’un cas sur deux.
ligne d’arrivée, qui a bondi de 89 597 en 2005 à 682 156 leur course, mais surtout veiller à limiter les atteintes Enfin, les ressorts de la performance en ultra dé-
en 2019, note une équipe internationale de cher- musculaires et la fatigue. « La solidité des fibres muscu- pendent de la fatigue, musculaire et perçue. Après
cheurs dans un article paru en ligne le 26 septembre laires est un paramètre très important de la perfor- 20 heures de course, les muscles extenseurs des ge-
dans la revue Sports Medicine. mance en ultra », insiste Guillaume Millet. Elle se tra- noux ont perdu 35 % à 40 % de leur force, ce qui n’em-
Mais quels sont les facteurs influençant les perfor- vaille lors d’entraînements particuliers, mais cela pêche pas de continuer la course, écrivent les cher-
mances dans ces courses hors normes ? C’est ce passe aussi, précisent les auteurs de l’article, par une cheurs. Cependant, l’altération du fonctionnement
qu’ont recensé Nicolas Berger (Teeside University, adaptation des équipements (bâtons, chaussures…), des muscles locomoteurs et respiratoires augmente
Royaume-Uni) et ses collègues issus de différentes de la foulée (plus grande fréquence des pas, moindre la perception de l’effort, qui est un facteur-clé. Pour
disciplines dans leur publication, en se fondant sur temps passé « en l’air »), et une allure régulière. s’améliorer en ultra-fond, l’enjeu est donc de mini-
des données de compétitions, et des résultats expé- Les chercheurs se penchent aussi sur le rôle ma- miser les détériorations des grandes fonctions de
rimentaux. « Sur marathon, il existe principalement jeur de la thermorégulation, de l’hydratation et de l’organisme induites par les efforts très prolongés. p
AFFAIRE DE LOGIQUE – N° 1263
Deux constructions en parallèle N° 1263 Solution du problème 1262
H
Alice vient de placer sur une droite quatre points distincts A, B, C, D dans cet ordre. 1. Oui, Alice pourra répartir sa boisson dans deux carafes
Elle trace alors deux couples de droites parallèles. Le premier est constitué de deux contenant 5 litres chacune, en au minimum 9 étapes.
droites rouges, l’une passant par A et l’autre par B, le second de deux droites bleues,
E
G La solution est codifiée de la manière suivante : chaque
l’une passant par C et l’autre par D. En se coupant, les deux couples de droites forment étape (dont le numéro est suivi d’une parenthèse) est repré-
un parallélogramme EFGH. Sans modifier la position des points A, B, C, D, Alice réussit
F
sentée par trois nombres, qui sont, en litres, les contenus
B C D
à faire en sorte que ce soit un losange.
A
des carafes dans l’ordre décroissant de tailles. Le nombre
1. Quel tracé à la règle et au compas lui a-t-il permis d’y parvenir ? en rouge est le nombre de litres restant dans la carafe dont
« Toujours à la règle et au compas, avec les mêmes points, je sais même tracer un carré ! », affirme Bob. on vient de déverser tout ou partie du contenu, le nombre
en bleu est celui de la carafe qui a bénéficié de ce versement.
2. Quelle est la construction de Bob ?
0) 10, 0, 0 1) 3, 7, 0 2) 3, 4, 3 3) 6, 4, 0 4) 6, 1, 3
5) 9, 1, 0 6) 9, 0, 1 7) 2, 7, 1 8) 2, 5, 3 9) 5, 5, 0
STAGE MATHS ET ARCHITECTURE
DU 30/10 AU 03/11 À BOBIGNY
L’association Science ouverte, connue pour
« BLAISE PASCAL, GÉOMÈTRE DU
HASARD » LE 16/11 À NANCY
Dans le cadre du cycle « Un texte, un
« IL EST ROND, MON BALLON »
LE 22/11 À MONTMAGNY (95)
La Compagnie Terraquée, qui présente régu-
7

6
(7) Etape (1)
Dans le visuel ci-contre,
l’abscisse représente le
Arrivée (9)
ses nombreuses actions de popularisation mathématicien », Grégory Miermont (ENS lièrement de nombreux spectacles à thèmes 5
(8) contenu de la carafe de
(3)
des mathématiques, organise un stage Lyon) donnera une conférence (à 19 heures, mathématiques, fait preuve d’originalité avec 4
(2) 10 litres, l’ordonnée celui
R EVU E autour des mathématiques et de l’architec- à Polytech Nancy, Vandœuvre) sur le « pro- un spectacle sur la géométrie du ballon de foot, 3
de la carafe de 7 litres. Les
Les grands fléaux comme fait social ture pour élèves de collège. Comment se blème des partis » cher au philosophe et auquel on pourra assister gratuitement à la 2
étapes ne peuvent se
(5)

La peur des épidémies fait partie intégrante manifestent les notions mathématiques mathématicien Blaise Pascal dont on chapelle de l’ancien séminaire de Montmagny 1 (4)

dans la conception des structures architec- célèbre en 2023 le 400e anniversaire de la (6, rue de Montmorency). A travers l’histoire 0
situer que sur le bord de la
(6)
Départ

de notre histoire sociale et politique. Dans
la collection « Documentation photographi-
que », le chercheur Stanis Perez, de la
Maison des sciences de l’homme Paris-Nord,
explore au gré des grands fléaux (choléra,
paludisme, variole, etc.) leur impact sanitaire
et les ondes de choc politiques, économi-
ques et culturelles qu’ils ont provoquées.
> Géohistoire des épidémies, n° 8154
de « Documentation photographique »
(CNRS Editions, 64 p., 11 €).
turales ? Quels sont les principes sous-
jacents à la symétrie et à la résistance des
ouvrages ? Telles sont certaines des ques-
tions abordées durant ce stage, avec, à la clé,
constructions géométriques, exposés et
conférences interactives de chercheurs.
Une semaine passionnante d’apprentissage
en perspective pour les jeunes motivés par
l’utilisation des mathématiques.
Infos et inscriptions sur Scienceouverte.fr
E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2023
naissance. Lors d’un jeu d’argent en plu-
sieurs manches gagnantes, les joueurs
interrompent la partie. Comment doivent-
ils se partager leurs mises initiales de façon
équitable en fonction du résultat des
manches déjà jouées ? La correspondance
célèbre à ce sujet entre Pascal et Fermat en
1654 peut être considérée comme l’acte ini-
tial de la théorie des probabilités.
Infos sur Smf.emath.fr/evenements
de ce ballon et de quelques autres liées aux tirs
du football mais aussi aux tribulations d’une
voyante qui cherche à faire grossir sa boule de
cristal, l’assistance partira dans un voyage entre
théâtre et magie, jonglage et conte, autour du
foot et des maths, à la rencontre des polyèdres.
Infos sur Cieterraquee.com
Ce spectacle sera également joué le
3 décembre lors de la journée Tangente au
Musée des arts et métiers à Paris.
affairedelogique@poleditions.com
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10
zone bleue. On ne peut
aller de l’une à l’autre que verticalement, horizontalement,
ou en diagonale. On parvient à montrer, grâce à cette repré-
sentation, qu’on ne peut faire mieux que 9 étapes.
2. Oui, Bob pourra répartir sa boisson dans deux carafes
contenant 6 litres chacune, en au minimum 11 étapes.
Voici ces étapes, avec les mêmes conventions que celles
de la première question.
0) 12, 0, 0 1) 5, 7, 0 2) 5, 2, 5 3) 10, 2, 0 4) 10, 0, 2
5) 3, 7, 2 6) 3, 4, 5 7) 8, 4, 0 8) 8, 0, 4 9) 1, 7, 4
10) 1, 6, 5 11) 6, 6, 0

CARTE
BLANCHE
Terrorisme :
aux racines de la
violence masculine
Par SYLVIE CHOKRON
C es dernières semaines, nous avons
été témoins d’actes terroristes d’une
rare ampleur. On le sait, il n’y a pas
une cause unique à la violence, qui a
d’ailleurs fait l’objet de recherches dans di-
verses disciplines avec une grande variété de
théories. Cependant, il y a un fait récurrent
qui a forcément dû attirer votre attention,
c’est que la violence physique, qu’elle soit in-
dividuelle ou collective, comme les agres-
sions, les viols, les guerres, les conflits armés,
les génocides ou le terrorisme, est un phéno-
mène quasi essentiellement masculin. Et
pourtant, la question du genre est largement
ignorée dans les recherches sur la violence.
Les femmes, lorsqu’elles sont mention-
nées au détour d’actes terroristes, se trou-
vent le plus souvent associées aux enfants
et aux personnes âgées, et sont du côté…
des victimes. Récemment, une femme (ce
n’est peut-être pas un hasard), chercheuse à
l’université de Munich, en Allemagne, Anne
Maria Möller-Leimkühler, a tenté de com-
prendre pourquoi le terrorisme, qu’il soit
perpétré de manière isolée ou en groupe,
était surtout une affaire d’hommes.
Au-delà des facteurs biologiques, psycho-
logiques et sociologiques de la violence,
cette chercheuse s’intéresse également à la
question de l’humiliation prétendue des ter-
roristes, qui les pousserait à agir. Elle rap-
pelle que dans la majeure partie des cultu-
res, mais aussi chez les femmes, l’humilia-
tion quelle qu’elle soit ne pousse pas à tuer.
En revanche, ce qui semble générer claire-
ment la violence chez les hommes terroris-
tes est le discours politico-religieux fonda-
mentaliste qui les convainc que commettre
des attentats les rendra plus puissants.
Une hypermasculinité destructrice
Pour ces fondamentalistes, la masculinité,
fragilisée par la culture occidentale, la laïcité,
les femmes, la mondialisation, la moder-
nité, pourrait être restaurée voire transfor-
mée en une hypermasculinité destructrice
par des actes d’une violence extrême à
même d’ériger leurs auteurs en héros, ven-
geurs, guerriers, au nom d’un Dieu ou d’un
objectif qui les dépasse.
Mais qu’en est-il du cerveau des hommes ?
Serait-il organisé d’une manière différente
de celui des femmes, les prédisposant à agir
de manière violente ? Là encore, une autre
femme chercheuse, Debra Niehoff, de l’uni-
versité de Pennsylvanie, montre qu’il existe
bien des différences tant morphologiques
que fonctionnelles entre les deux sexes, dans
les régions cérébrales contrôlant la violence.
L’amygdale cérébrale nous permet de dé-
tecter un danger et de savoir si nous allons
nous battre contre celui-ci ou fuir. L’amyg-
dale est plus petite chez les femmes, et la
façon dont elle s’active face à un danger dé-
pend du sexe du sujet. Quant au cortex pré-
frontal ventromédian et au cortex orbito-
frontal, qui nous permettent d’évaluer et de
contrôler nos réactions, c’est l’inverse, il est
plus développé chez les femmes.
Face à une scène violente, les mêmes acti-
vations cérébrales sont observées chez les
hommes et les femmes, mais chez ces der-
nières, on constate en plus une activation du
cortex cingulaire postérieur, spécialisé dans
l’analyse émotionnelle de la situation, et de
l’insula antérieure, impliquée dans l’empa-
thie. De plus, au cours d’une situation où
l’on doit réagir à un stimulus (go) ou s’en
empêcher (no go), les hommes tentent de
contrôler leur impulsivité en activant leur
cortex cingulaire antérieur, alors que les fem-
mes tentent de trouver la meilleure réponse
en activant leur cortex temporal médian.
Ainsi, alors que les hommes tentent de
contrôler leurs mauvaises réponses, les fem-
mes, elles, essaient de trouver la meilleure
option. A la vue de ces résultats, on ne sau-
rait que conseiller aux hommes de s’inspirer
des femmes pour sauver l’humanité, mais
qui sait s’ils n’y verraient pas une menace
pour leur masculinité… p
Sylvie Chokron, directrice de recherche
au CNRS, Laboratoire de psychologie
de la perception, université Paris-Descartes,
et Fondation ophtalmologique Rothschild
Eclairer les débats sur la fin de la vie
par des connaissances scientifiques
TRIBUNE - Les membres de la Plateforme nationale pour la recherche sur la fin de vie
rappellent l’importance de la science pour garantir la rationalité des décisions politiques
L’ accompagnement de la fin de
la vie fait actuellement l’objet
d’intenses réflexions dans no-
tre pays. La future présentation d’un
projet de loi fait suite à une concerta-
tion nationale voulue par le président
de la République qui a associé une
convention citoyenne, des débats orga-
nisés dans les territoires par les espaces
de réflexion éthique régionaux, une
mission parlementaire d’évaluation de
la loi Claeys-Leonetti et des groupes de
travail des assemblées parlementaires.
L’enjeu démocratique d’un tel exercice
collectif est d’aboutir à des décisions
appuyées par un débat éclairé. La parti-
cipation citoyenne a été utile pour ali-
menter le débat, mobiliser les expé-
riences et les expertises des patients, de
leurs proches, des associations ou des
soignants. Mais elle ne suffit pas.
Les connaissances issues de la re-
cherche doivent pouvoir également
participer pleinement à éclairer le dé-
bat. D’ailleurs, dans cet objectif, le mi-
nistère de l’enseignement supérieur et
de la recherche et le ministère de la
santé et de la prévention ont créé,
en 2018, la Plateforme nationale pour
la recherche sur la fin de vie. Elle a pour
but de contribuer à la structuration, au
développement et à la valorisation de
la recherche française dans le domaine
de la fin de la vie et des soins pal-
liatifs. Elle est un outil institutionnel
précieux pouvant et devant contri-
buer à l’amélioration des pratiques, et
à l’acculturation des professionnels de
santé et des citoyens aux questions de
fin de vie. La recherche en sciences mé-
dicales, humaines et sociales n’a pas
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
ZOOLOGIE
Le chant d’amour de la mouche du vinaigre enfin décodé
C e n’est un secret pour personne :
la drosophile est une princesse
du laboratoire. Pour les généti-
ciens, elle a longtemps constitué – et
constitue souvent encore – le modèle
animal par excellence. Une période de
génération d’une douzaine de jours et
des œufs par centaines, une grande
simplicité d’élevage, un petit nombre
de chromosomes (4) en font un terrain
idéal pour traquer les mécanismes de
l’hérédité. Ce qui a valu, dès 1933 à Tho-
mas Morgan et à ses mouches du vinai-
gre un premier prix Nobel. Le biolo-
giste américain s’arrêta là, l’insecte en
collectionna quelques autres : notam-
ment sur les mutations induites par les
rayons X (1955), sur les mécanismes de
contrôle du développement embryon-
naire précoce (1995), sur l’immunité in-
née (2011) ou encore sur le fonctionne-
ment des horloges biologiques (2017).
Mais cette omniprésence rend-elle
véritablement justice à sa majesté la
mouche ? Est-ce sa vie propre, son re-
gard sur le monde, les particularités de
son comportement qui nous fasci-
nent ou au contraire ce qu’elle peut
avoir de commun avec nous ? Poser la
question revient à y répondre. Comme
la souris, comme le poisson zèbre,
comme le ver C. elegans, Drosophila
melanogaster est avant toute chose un
« modèle » aussi précieux qu’il nous
est finalement proche.
L’insecte cache pourtant une ri-
chesse de comportements pour le
moins inattendue. Qui sait qu’en cas
de grand silence, lorsque l’on pense
entendre les mouches voler, comme le
prétend l’expression, celles-ci chan-
tent, en vérité, parfois ? Dans un article
paru le 11 octobre, dans la revue
été suffisamment mobilisée et doit
l’être bien davantage dans la suite de
cette concertation nationale, prélude à
l’élaboration de la loi.
Si la fin de la vie nous concerne tous,
car elle est à la fois un sujet intime et
un sujet politique, la compréhension
de ses déterminants doit également
être aidée par la science. Les cher-
cheurs qui travaillent sur la fin de la vie
produisent des données scientifiques
qui éclairent les différentes situations
de la fin de la vie, en restaurant la com-
plexité des questions soulevées et en
participant ainsi à les sortir d’opposi-
tions caricaturales. Ils procèdent d’ap-
proches collaboratives et plurielles im-
pliquant des professionnels de terrain
et de nombreuses disciplines : médi-
cale et infirmière, politique, juridique,
biologique, démographique, écono-
mique, sociologique, philosophique,
anthropologique, historique, éthique,
psychologique, psychiatrique, etc. Leur
champ de recherche est large.
En visant l’objectivité et l’impartia-
lité, même si elles ne sont jamais abso-
lues, les chercheurs s’efforcent de for-
muler clairement les questions à trai-
ter, d’évaluer les dispositifs actuels et
d’en identifier les lacunes, de reconnaî-
tre les incertitudes face à des situations
nouvelles ou encore irrésolues.
Cet apport de la recherche sur la fin de
la vie est irremplaçable. Elle est à la fois
un fondement et un prolongement de
toutes les formes de prise en charge.
Fondement, parce qu’elle guide le soin
en produisant des connaissances, en
formulant des questionnements. Pro-
longement, parce qu’elle résulte des
Une mouche du vinaigre (« Drosophila melanogaster »). JEAN LECOMTE/BIOSPHOTO
Nature, l’équipe de Mala Murthy, à
l’université Princeton, vient en effet
de décoder les différents régimes de
sérénades que les mâles délivrent à
leurs belles à l’heure de l’amour.
Un dialogue de sons et de gestes
Pour être tout à fait honnête, une par-
tie de ce scoop date de 1970. Dans un
article paru dans Scientific American,
les Britanniques Arthur Ewing et
Henry Bennet-Clark annonçaient alors
au monde scientifique stupéfait que
ces minuscules mâles d’à peine 3 mm
jouaient les Roméo pour séduire leur
Juliette en faisant vibrer une de leurs
ailes. Du reste, il suffisait que l’on cou-
pât les ailes de l’amoureux pour lui
interdire tout succès.
Au fil des ans, les biologistes se muè-
rent en musicologues et finirent par
RENDEZ-VOUS
· LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
L’APPORT
DE LA RECHERCHE
EST À LA FOIS
UN FONDEMENT ET
UN PROLONGEMENT
DE TOUTES
LES FORMES
DE PRISE EN CHARGE
questions posées par le soin et doit en
appréhender les enjeux. Le continuum
du soin et de la recherche s’avère
d’autant plus pertinent et nécessaire
dans le domaine de la fin de vie que
l’accompagnement des personnes
vulnérables avec des pathologies com-
plexes implique nécessairement des
choix relevant de l’éthique avec un en-
jeu de risque vital. Cette question est
d’autant plus essentielle que des oppo-
sitions fortes se manifestent pour sa-
voir si l’« aide active à mourir » procède
d’une forme ultime de soin ou si, au
contraire, elle induirait une rupture
anthropologique majeure.
L’ambition de toute recherche est de
produire des connaissances perti-
nentes et robustes, susceptibles de
garantir la rationalité des décisions
politiques. On reconnaît volontiers la
place essentielle de la production de
connaissances scientifiques en ma-
tière de transport, d’énergie, d’envi-
ronnement, et même d’économie ou
de politiques publiques. Il devrait en
être de même pour la fin de vie.
constater que la sérénade cachait en
réalité deux régimes bien différents.
Un son pulsé, assez simple et large-
ment dominant, émis en rafales de 2 à
12 unités, séparées par un silence, mais
aussi un chant dit sinusoïdal, plus com-
plexe et d’une plus haute fréquence. Un
chant qui cache en réalité une conver-
sation, souligne Mala Murthy, direc-
trice de l’Institut de neuroscience de
Princeton. « C’est un échange, avec des
allers et retours. Il chante, elle ralentit, se
tourne vers lui, il chante encore. Il prend
constamment en compte son comporte-
ment à elle pour décider ce qu’il doit
chanter. Un véritable échange d’infor-
mations. Contrairement aux oiseaux,
qui claironnent depuis leur perchoir, il
adapte tout ce qu’il fait à ses réponses. »
Un dialogue de sons et de gestes qui
peut durer vingt minutes avant qu’elle
MERCREDI 25 OCTOBRE 2023 |7
Les responsables politiques doivent
maintenir une relation de confiance
avec l’expertise scientifique. Dans cette
perspective, la Plateforme se veut être
un intermédiaire important pour faire
dialoguer chercheurs, citoyens et déci-
deurs, préalable indispensable à la co-
construction des conditions d’une fin
de vie juste. Un des principaux axes du
plan national 2021-2024 de développe-
ment des soins palliatifs vise d’ailleurs
à conforter l’expertise sur le sujet en
renforçant la recherche interdiscipli-
naire. Et les rapports parlementaires
et les conclusions de la convention
citoyenne ont appelé à intensifier
l’effort de recherche, notamment en
renforçant les moyens spécifiques.
Eclairé par la connaissance, chacun
sera en mesure d’expliciter les argu-
ments qui sous-tendent sa position,
d’exercer son discernement et son ju-
gement. Demain, pour trouver des ac-
cords sur fond de désaccords et parve-
nir à une décision juste, soutenons et
sollicitons les chercheurs pour donner
du poids aux connaissances produites
par la recherche et penser le sujet tou-
jours d’actualité de la fin de la vie ! p
¶
Les principaux signataires de la Plate-
forme nationale pour la recherche
sur la fin de vie : Sarah Carvallo,
coprésidente ; Sadek Beloucif, co-
président ; Dalhia Aissat, directrice ;
Sophie Pennec, coprésidente du conseil
scientifique ; Matthieu Le Dorze,
coprésident du conseil scientifique.
Retrouvez la liste complète
des signataires sur « Lemonde.fr »
consente à l’accouplement. Lui aura
alterné des centaines de sons pulsés et
sinusoïdaux, dont les chercheurs de
Princeton ont décodé l’intrication. Ils
ont notamment mis en évidence une
sorte de troisième mode, dit « com-
plexe », qui fait alterner les deux pre-
miers à vive allure. Un mode que la
dame semble apprécier puisqu’on le
retrouve prédominant juste avant la
copulation, précise l’article.
« Cette observation comportementale
a été essentielle pour nous aider à com-
prendre le mécanisme neuronal sous-
jacent », explique Frederic Roems-
chied, premier auteur de l’article. Asso-
ciant l’optogénétique, la microscopie à
deux photons, la modélisation et l’in-
telligence artificielle, ils ont notam-
ment montré que les deux modes
chantés principaux ne s’appuyaient
pas sur deux circuits neuronaux dis-
tincts, comme on le pensait jusqu’ici,
mais sur un seul. Pour basculer de l’un
à l’autre, le cerveau de la mouche dis-
poserait d’une sorte d’interrupteur.
« Les moyens mis au service de la
compréhension de ce chant sont im-
pressionnants, c’est un sacré démon-
tage de réveil ! », salue le biologiste
Etienne Danchin, qui avait mis en évi-
dence, en 2018, la capacité des droso-
philes à acquérir des comportements
culturels. C’est d’ailleurs à l’apprentis-
sage que Frederic Roemschied rêve de
s’atteler dorénavant : « Comment le
chant évolue-t-il dans le temps ? Le
mâle tient-il compte de ses expériences
passées ? » L’apprentissage du chant
chez la mouche… Certains pourraient
croire à une blague. Pas les lecteurs de
cette chronique. p
nathaniel herzberg

GRAND ÂGE
Une priorité : la prévention
de la perte d’autonomie
Les plus de 60 ans pourraient représenter 1/3 de la
population en 2050. La priorité n’est donc plus d’al-
longer la durée de vie mais d’améliorer la qualité de
vie des personnes âgées.
Dans la mesure où la dépendance est dificilement
réversible, la prévention de la perte d’autonomie
et la préservation de l’indépendance dans les ac-
tivités quotidiennes sont devenues des priorités de
santé publique. Le professeur Bruno Vellas (IHU de
Toulouse), spécialiste en gériatrie, conirme : «Bien
vieillir, c’est conserver ses fonctions pour continuer à
faire ce qui est important pour chacun d’entre nous. Il
faut savoir qu’on va désormais passer 30% de notre vie
après 60 ans.»
Le professeur Laure de Decker (Chef du pôle hospi-
talo-universitaire de gériatrie du CHU de Nantes)
complète son propos : «Le dépistage et la prise en
charge de la perte d’autonomie doivent favoriser le
maintien à domicile plutôt qu’en institution. Il y a là un
enjeu de société, au même titre qu’un enjeu médical et
économique.»
Cela nécessite également une surveillance des ma-
ladies chroniques (pathologies cardiaques et neu-
ro-vasculaires, troubles neuro-cognitifs comme la
maladie d’Alzheimer ou la maladie de Parkinson, ma-
ladies respiratoires, diabète, etc.), des traumatismes
(chutes) et de la santé mentale.
De ce fait, il faut suivre certaines recommandations
dès le passage à la retraite : bien manger, bouger,
garder son cerveau en éveil, partager avec les
autres et... rester connecté.
LES MUTUELLES AXA ENGAGÉES POUR LA SANTÉ DE DEMAIN
En complément de ses actions de mécénat en faveur de la solidarité, de l’environnement et des territoires,
les Mutuelles AXA ont lancé un programme de santé doté d’un budget de 45 millions d’euros sur trois ans
visant à soutenir des projets innovants et transformants en France autour de la jeunesse, du grand âge et de
la formation d’excellence des jeunes scientiiques. Pour en savoir plus : https://mutuelles-axa.fr/mecenat/
mecenat-sante.html
*source : Ministère de la Santé et de la Prévention
**source : DREES (Direction de la Recherche, des Études, de l’Évaluation et des Statistiques) - Ministère de la Santé et de la Prévention
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Bien vieillir,
les nouveaux déis
Un quart de la population française
a plus de 60 ans. Et si notre espérance
de vie est la plus élevée d’Europe,
vieillir en bonne santé est devenu
une priorité médicale et sociétale.
Des professionnels de santé
et des chercheurs s’engagent
pour relever le challenge et pour
accompagner au mieux les aînés.
Améliorer les diagnostics
et l’accompagnement
Aujourd’hui, des équipes de recherche d’excellence,
inancées par le mécénat des Mutuelles AXA à travers
son programme santé, développent de nouvelles
approches pour anticiper la perte d’autonomie et
favoriser le « bien vieillir ». Deux exemples signii-
catifs avec nos deux spécialistes, qui travaillent sur
20%
des projets résolument complémentaires ! Le pro-
fesseur Bruno Vellas (IHU de Toulouse) cherche à
dépister les facteurs de fragilité chez les « jeunes »
seniors et propose un suivi personnalisé, à partir des plus de 85 ans
du programme ICOPE développé avec l’OMS. «Nous sont dépendants*
mesurons d’abord six fonctions (la vue, l’audition, la mé-
moire, le bien-être physique et mental, la mobilité et la
nutrition) avec une application gratuite et très simple
(ICOPE Monitor). Ensuite, nous allons orienter les pa-
tients vers un professionnel pour efectuer un accom-
pagnement régulier et personnalisé.» Ce suivi régulier
et personnalisé est d’ailleurs mis en place dès le dé-
part dans le projet du professeur Laure de Decker
96%
(CHU de Nantes), qui prend en charge les plus de 80
ans. «Le projet PREVIPAGE a pour but d’évaluer l’efi-
cacité d’un nouvel acteur de santé, un IPA (Inirmier de
Pratiques Avancées), dans sa mission de suivi à domicile des personnes de plus de
des personnes âgées vigoureuses et/ou fragiles. Les pre- 60 ans vivent à domicile**
miers retours, après une première étude auprès de 800
personnes, sont extrêmement positifs, tant auprès des
médecins généralistes que des aînés eux-mêmes, ra-
vis d’avoir un professionnel qui les suit régulièrement.»
L’objectif des deux chercheurs : prévenir la dépen-
dance et permettre de rester en bonne santé le
plus longtemps possible.