DIMANCHE 26 - LUNDI 27 JUIN 2022
78E ANNÉE – NO 24096
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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT  LES ADEPTES DE LA VIE SUR PNEUS – UN APÉRO AVEC MICHAËL FŒSSEL
Avortement : la grande régression
de la Cour suprême des Etats­Unis
▶ La Cour suprême a
révoqué vendredi l’arrêt
qui garantissait le droit
à l’IVG, renvoyant aux
Etats le soin de légiférer
▶ Vingt­six Etats sont
susceptibles de crimina­
liser l’avortement, dont
treize disposent déjà de
législations toutes prêtes
▶ La Californie, considé­
rée comme offrant
l’accès à l’IVG le moins
restrictif du pays,
se prépare à devenir
un Etat « sanctuaire »
PAGES 2-3
1 ÉDITORIAL
UN AFFAISSEMENT  Manifestation pour le droit
DÉMOCRATIQUE
PAG E 32
Ukraine La chute de Sievierodonetsk
▶ Après des mois
de bombardements,
les forces de Kiev ont
reçu l’ordre, vendredi,
de se retirer de la ville
du Donbass, stratégi­
que pour Moscou
Mexique Sur la Riviera maya,
le tourisme au péril des cartels
Soldats mexicains assurant la sécurité à Playa del Carmen,
au Mexique, en février. NATALIA PESCADOR/PICTURE-ALLIANCE/DPA/AP
des étrangers tués ou blessés
à deux pas de la plage, des poli­
ciers et des militaires lourde­
ment armés qui patrouillent sur
le sable… De Cancun à Tulum, les
règlements de comptes et le trafic
de drogue rythment la vie de ce
pilier de l’économie mexicaine,
au bord de la mer des Caraïbes,
dont la croissance attise la con­
voitise des cartels de la drogue.
La zone touristique de 130 kilo­
mètres de long a accueilli 13 mil­
lions de vacanciers en 2021. Avec
Macron et 
Borne en quête 
d’alliés de 
circonstance
La première ministre a
discuté avec les responsa­
bles des groupes d’opposi­
tion à l’Assemblée natio­
nale afin d’identifier des
convergences possibles
PAG ES 8- 9
BRUXELLES
Affaibli au sein de
l’UE par ses revers
électoraux, Macron
assure que sa situa­
tion est « affreuse­
ment banale »
→ PAG E 5
EUROPE
Les gouvernements
de coalition sont
à l’avortement devant la règle sur tout le
la Cour suprême des Etats­Unis,
le 24 juin. ANNA MONEYMAKER/GETTY IMAGES/AFP
continent, la majo­
rité absolue étant
l’exception
→ PAG ES 6- 7
13­Novembre Salah Abdeslam
IDÉES
et la « peine de mort lente » Nicolas Bué :
▶ « La Russie se com­ ▶ En Finlande, l’inva­
porte comme un sion de l’Ukraine a
les avocats du seul survivant
des commandos des attentats de
neutraliser définitivement un en­
nemi en le condamnant à une
« La place du prési­
enfant fou avec ses rouvert les blessures Paris et de Saint­Denis, en no­ peine de mort sociale », a dé­ dent dans nos insti­
jouets nucléaires », d’une longue histoire vembre 2015, ont bataillé quatre
heures durant, vendredi, pour
noncé Me Martin Vettes, tandis
que Me Olivia Ronen a estimé
tutions ne favorise
estime le chercheur traumatique avec convaincre la cour de ne pas pro­ que « le parquet veut le sanction­ pas la recherche
Peter Pomerantsev le voisin russe noncer la perpétuité incompres­
sible requise par le parquet.
ner non pas en fonction de ce qu’il
a fait, mais comme un symbole ».
du compromis »
dans un entretien P. 4 ET GÉOPOLITIQUE P. 20 À 23 « L’accusation vous demande de PAGE 11 → PAG E 29
Campus
A Sciences Po et
Economie
à l’X, des remises La croissance 
de diplômes très française devrait 
politiques
PAGE 13 atteindre 2,3 % 
en 2022
Danse
« Barbe­Bleue », la Après un premier
trimestre négatif, le PIB
guérilla des sexes devrait progresser, selon
selon Pina Bausch l’Insee, mais l’inflation
PAGE 24 devrait s’accélérer
PAGE 16
Rencontre
Rudy Ricciotti,
Santé
architecte : « J’étais En France, appels à 
ses 120 000 chambres d’hôtel, la
région concentre près de la moi­
catastrophé par les la vigilance face à 
villas standardisées»
tié des revenus d’un secteur qui
représente plus de 7 % du produit
intérieur brut mexicain.
PAGE 27 la variole du singe Beaux-arts en Italie
« Les touristes ne sont pas ciblés
A l’approche d’un été jugé
2022 après J.-C. : l’ère
par les “narcos”, rassure Toni Cha­
ves, président de l’Association hô­ Idées à risque, le pays compte contemporaine
telière de Playa del Carmen. Ils Comment parvenir 330 cas confirmés, essen­
n’ont aucun intérêt à tuer leurs
à la neutralité tiellement chez des hom­ Rendez-vous en page 3 avec
clients. » De fait, pour l’instant, les
mes ayant des relations
violences n’ont pas fait fuir les
vacanciers.
carbone en 2050 homosexuelles
PAGE 18 PAGES 30-31 PAGE 14
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 650 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 international | 3

La Californie se prépare à devenir un Etat sanctuaire

Le gouverneur a prévu de créer un fonds pour venir en aide aux femmes empêchées d’avorter ailleurs

san francisco ­ correspondante plusieurs cliniques à proximité de être adopté par les deux tiers de contre un ensemble de droits et et « cesser de jouer la défense ». Se­
« NOUS ALLONS NOUS  l’Arizona, où 1,4 million de fem­ l’Assemblée avant le 30 juin, inter­ de libertés conquis depuis les an­ lon lui, le parti de Joe Biden pèche

I
l ne s’agit pas, cette fois,
d’offrir l’asile aux migrants
sans papiers, mais aux fem­
mes qui souhaitent inter­
rompre leur grossesse. Depuis
que le Texas a restreint le recours
à l’avortement, en septembre
2021, la Californie s’est préparée à
devenir à nouveau un Etat
« sanctuaire ». Ses cliniques enre­
gistrent environ 500 demandes
supplémentaires d’IVG par mois,
selon le Planning familial. Et el­
les s’apprêtent à faire face à un
afflux supplémentaire mainte­
nant que la Cour suprême a ren­
voyé aux Etats le soin de légiférer
sur l’avortement et que neuf
Etats ont déjà totalement inter­
dit la procédure.
« La Californie ne va pas rester les
bras croisés alors que des extrémis­
tes reviennent sur nos droits cons­
titutionnels fondamentaux. Nous
allons nous battre férocement
pour que toutes les femmes, et pas
seulement celles de Californie, sa­
chent que cet Etat continue à proté­
BATTRE FÉROCEMENT  mes s’attendent à être privées
POUR QUE TOUTES  quinze semaines de grossesse,
LES FEMMES SACHENT  frontière avec la Californie, où
QUE CET ÉTAT
CONTINUE À PROTÉGER
LEURS DROITS »
GAVIN NEWSOM
gouverneur de la Californie
santé et de responsables d’asso­
ciations. Celui­ci avait émis qua­
rante­cinq recommandations.
Quatorze d’entre elles ont été
transformées en projets de loi à
l’initiative des élues de l’Assem­
blée et du Sénat.
La première de ces mesures a été
promulguée par le gouverneur le
22 mars. Elle oblige les compa­
gnies d’assurances santé à pren­
dre en charge l’intégralité des dé­
penses effectuées pour avorter.
Jusque­là, la Californie était l’un
d’accès à l’avortement au­delà de
ainsi qu’à Reno (Nevada), à la
une nouvelle installation doit
ouvrir près de l’aéroport à l’inten­
tion des patientes venues de
l’Utah, l’un des Etats où l’interdic­
tion complète de l’IVG est entrée
en vigueur aussitôt après la déci­
sion de la Cour suprême.
Les démocrates californiens
souhaitent également inscrire le
droit à l’avortement dans la Cons­
titution de l’Etat. Le Sénat a
adopté, le 20 juin, l’amendement
qui sera soumis aux électeurs à
l’occasion des élections de no­
vembre. Le texte, qui doit encore
dira de « refuser ou interférer avec
la liberté de l’individu en matière
de reproduction ». Les démocrates
comptent sur cette initiative pour
mobiliser leurs électeurs à un
moment où nombre d’entre eux,
déçus par l’administration Biden,
sont peu enthousiasmés par les
élections de mi­mandat.
« Exprimer nos valeurs »
Le 4 mai, deux jours après la fuite
du projet de décision de la Cour
suprême dans le magazine Poli­
tico, M. Newsom n’avait pas caché
sa frustration devant l’incapacité
des démocrates à répondre effica­
cement à « l’offensive concertée »
des républicains, non seulement
contre l’avortement, mais aussi
nées 1970. « Eh oui, ils gagnent ! par défaut de conviction. « Nous
Reconnaissons­le, s’était­il ex­ devons nous muscler et exprimer
clamé. Où est mon parti, bon nos valeurs avec plus de force.
sang ? Où est le Parti démocrate ? Communiquer à l’unisson pour
Pourquoi ne sommes­nous pas que les gens nous entendent. » Vi­
plus fermes ? Plus résolus ? » siblement ébranlé, il a décliné les
Vendredi, il a de nouveau ap­ mots qui, selon lui, caractérisent
pelé ses collègues à « se réveiller » les républicains : « Commande et
contrôle, pouvoir, dominance,
agression, coercition… » Avant
d’ajouter : « Tout cela n’arriverait
LES RÉPUBLICAINS ONT  pas si les hommes étaient ceux qui
PROTESTÉ, ESTIMANT QUE  font les enfants. Tout le monde le
sait. Les femmes sont traitées
CETTE MESURE FERAIT DU  comme des citoyens de deuxième
classe dans ce pays. Les femmes
GOLDEN STATE UN HAUT  ne sont pas aussi libres que les
LIEU DU « TOURISME LIÉ  hommes. C’est quelque chose qui
me rend malade. » p
À L’AVORTEMENT » corine lesnes
Publicité

ger leurs droits », a prévenu le gou­
verneur démocrate, Gavin New­
som. Aussitôt après la décision de
la Cour suprême, il a promulgué
Beaux-arts en Italie
des six Etats à imposer la prise en
charge de l’intervention par les
assurances santé, mais le rem­
boursement n’était que partiel.

2022 après J.-C. : l’ère contemporaine

une loi qui protège les femmes Selon le Guttmacher Institute, qui
ayant avorté en Californie, ainsi fait autorité sur le sujet, l’Etat le
que leur médecin, de poursuites plus peuplé du pays est le moins
intentées par d’autres Etats. restrictif en matière d’IVG. L’in­

La botte à l’âme millénaire a pris le virage de l’art contemporain.

tervention y est légale jusqu’à la
Un partenariat sur la Côte ouest viabilité du fœtus, soit vingt­qua­

Focus sur trois modèles de la nouvelle civilisation latine à Naples,

Un peu plus tôt, Gavin Newsom tre semaines (contre quatorze se­
avait annoncé, avec ses collègues maines en France), il n’y a pas de

gouverneurs de l’Oregon, Kate
Brown, et de l’Etat de Washing­
ton, Jay Inslee, la mise en place
d’un « pare­feu » pour protéger le
droit à l’avortement sur la Côte
ouest. Ce partenariat, appelé
« West Coast Offense », offrira un
accès à l’avortement aux Amé­
ricaines quel que soit leur Etat
de résidence. M. Newsom a l’in­
tention d’y associer les autres
Etats démocrates, au risque d’ac­
centuer la partition qui se des­
sine dans le pays sur les ques­
tions de société.
Le Golden State – qui assure 15 %
des quelque 800 000 avorte­
ments annuels aux Etats­Unis –
se prépare à ce rôle depuis des
mois. Après l’adoption de la loi
texane interdisant l’IVG au­delà
de six semaines de grossesse, le
gouverneur avait réuni un « con­
seil sur l’avenir de l’avortement »
composé d’une quarantaine
d’élus, de professionnels de la
LE CONTEXTE
L’ARRÊT ROE V. WADE
Sous le pseudonyme de « Jane
Roe », Norma McCorvey, une
mère célibataire de 21 ans
résidant au Texas, enceinte
pour la troisième fois et qui
souhaitait avorter, et ses deux
avocates, Sarah Weddington et
Linda Coffee, ont gagné une ba-
taille mémorable le 22 jan-
vier 1973. Après trois ans de
procédure, la Cour suprême des
Etats-Unis a décidé que le droit
au respect de la vie privée, ga-
ranti par le 14e amendement de
la Constitution américaine,
s’appliquait à « la décision d’une
femme de mettre fin, ou non, à
sa grossesse ». Henry Wade,
procureur de Dallas, représen-
tait alors l’Etat du Texas, où la
législation faisait de l’avorte-
ment un crime. L’arrêt rendu
en 1973 par la Cour suprême,
adopté par sept voix contre
deux, a ensuite fait jurispru-
dence dans une majorité
d’Etats américains.
période de réflexion obligatoire et
le consentement des parents n’est
pas requis pour les mineures.
D’autres textes sont en discus­
sion à l’Assemblée de l’Etat. Ils vi­
sent à augmenter le nombre de
cliniques, à former davantage de
personnel, à autoriser les infir­
mières spécialisées à pratiquer el­
les­mêmes les IVG durant le pre­
mier trimestre, sans supervision
d’un médecin. Un projet con­
cerne la création d’un corps de
professionnels de santé qui inter­
viendraient dans les zones sous­
équipées. Un autre entend garan­
tir la confidentialité de la procé­
dure et la protection juridique des
médecins intervenant sur des pa­
tientes non­résidentes. Les com­
pagnies d’assurances n’auraient
pas le droit de partager les infor­
mations avec les Etats criminali­
sant l’avortement. Le conseil de
l’ordre californien ne pourrait pas
retirer son autorisation d’exercer
à un médecin sanctionné par un
autre Etat. Enfin, aucune femme
ne pourrait être poursuivie ou in­
carcérée en Californie pour avoir
mis fin à sa grossesse ou provo­
qué une fausse couche.
La pièce principale du dispositif
repose sur la création d’un fonds
– de quelque 20 millions de dol­
lars (18,9 millions d’euros) – pour
permettre au Planning familial
de subventionner l’accès à l’avor­
tement aux femmes ne pouvant
pas financer leur déplacement.
Leurs dépenses de transport et
d’hébergement seront couvertes
par le contribuable californien.
Les républicains ont protesté, es­
timant que cette mesure ferait du
Golden State un haut lieu du
« tourisme lié à l’avortement ». « La
seule chose qui manque, ce sont
des tickets pour Disneyland », a
fustigé Susan Arnall, l’une des
responsables de la ligue anti­
avortement Right to Life.
Les démocrates disposant d’une
supermajorité dans les deux
chambres, les conservateurs ont
peu de chances de parvenir à em­
pêcher l’adoption d’un projet
pour lequel le gouverneur a prévu
125 millions de dollars dans le
budget 2023. Le Planning familial
a déjà lancé la construction de
Rome et Milan.
L’Italie, ce sont des strates de culture, époque après époque. Les Un ovni ? Pas tout à fait. Sous ses abords disruptifs, le MAXXI
strates du passé nourrissent de leur humus la plus récente. Ainsi, s’inscrit, discrètement, dans une longue histoire patrimoniale : ses
à Naples, les sous-sols regorgent de trésors antiques tandis qu’à la murs sinueux sont édifiés en béton de ciment, matière qui a fait la
surface fleurissent les palais baroques. Et, qu’au-dessus des toits, gloire des bâtisseurs romains il y a déjà deux mille ans. Zaha Hadid
un cheval de pierre domine le centre-ville. Apparition moderne le conjugue au verre et à l’acier, avec un résultat lumineux. Cet écrin
dans un urbanisme millénaire, il s’agit d’une sculpture de l’artiste abrite aujourd’hui des œuvres internationales, en partie visibles dans
trans-avant-gardiste Mimmo Paladino. L’équidé minéral se dresse sur l’exposition What a Wonderful World, très immersive : on s’allonge
le faîte du musée d’Art contemporain Donnaregina, dit « MADRE ». sous un aquarium signé Carsten Höller, on se perd métaphoriquement
Ouvert en 2005 dans les murs d’un ancien palazzo, il fut l’un des dans le labyrinthe de tuyaux sonores de Rosa Barba.
précurseurs d’une nouvelle génération de musées en Italie, lorsque
les pouvoirs publics prirent conscience L’élan contemporain en Italie doit enfin
du potentiel de la création actuelle pour beaucoup à des fondations privées.
le renouveau des villes. Les salles du Ainsi, la Fondation Prada, en mécène
palais ont été entièrement réaménagées des temps modernes, a offert un musée à
pour le musée, avec, en particulier, un Milan en 2015. Sur le site d’une distillerie
hall d’entrée orange et jaune conçu réinventée en palais des arts – l’ancienne
par le Français Daniel Buren. Mais le tourelle, recouverte de feuille d’or, ne
MADRE fait aussi la part belle aux laisse pas indifférent –, ce complexe a
plasticiens de l’Italie méridionale, comme insufflé de la vie dans le quartier de la
Francesco Clemente, qui y a installé Porta Romana, investi, depuis, par les
une fresque et des sols en céramique étudiants, entreprises et restaurants. La
aux motifs inspirés de son enfance tour de la Fondazione est devenue un
napolitaine. Si l’agencement intérieur est emblème milanais, presque au même titre
résolument avant-gardiste, les façades que le gothique Duomo. Dans ses murs :
extérieures ont largement conservé une programmation peu conventionnelle
leur aspect d’antan, en accord avec la qui côtoie pourtant des Louise Bourgeois,
vieille ville alentour. Jef f Koons ou Da m ien H i r st…
L e musé e de la Fond at ion P rad a
À Rome, cinq années plus tard, le porte en effet une vision propre du
M A X X I fa it le pa r i i nverse. Là, rôle des institutions muséales comme
l’a rchitecte sta r ira ko-br itannique plateformes d’analyse de la création.
Zaha Hadid a posé un immense engin Bel exemple, l’installation multimédia
Fondation Prada, Milan // Crédit : Bas Princen
blanc au milieu du quartier de Flaminio, L e Studio d’Orphée, imaginée par
qui s’endormait un peu derrière ses vénérables façades ocrées. Jean-Luc Godard, reproduit un studio de production à partir des
L’irruption fracassante de ce Musée national des Arts du XXIe siècle, objets personnels du maître de la Nouvelle Vague – écrans de
qui se veut un pôle de vie ouvert sur la cité, participe d’un mouvement visionnage, tapis, fauteuils… Une réflexion grandeur nature sur la
d’expansion des politiques culturelles au-delà de l’éternel ultra-centre. place du travail de l’artiste réalisateur derrière son œuvre.
Ave Ovo de Francesco Clemente - musée d’Art contemporain MADRE Donnaregina, Naples // MAXXI - Musée national des Arts du XXIe siècle, Rome // Crédit : Musacchio Ianniello
Crédit : Regione Campania
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4 | international
En Ukraine, la chute attendue de Sievierodonetsk
Les soldats ukrainiens ont reçu l’ordre de se retirer de la ville, la quatrième d’importance conquise par les Russes
REPORTAGE
route lyssytchansk­bakhmout
(donbass) ­ envoyé spécial
L
es défenseurs de Sievie­
rodonetsk ont quitté
leurs dernières positions
en traversant la rivière
Siversky Donets vers Lyssyt­
chansk à bord de canots pneu­
matiques et de barges reliées à
des filins sur l’autre rive. Depuis
que les trois ponts reliant les
deux villes jumelles de la pro­
vince de Louhansk, dans le Don­
bass, sont soit occupés par l’ar­
mée russe, soit devenus impra­
ticables du fait des bombar­
dements, c’est ainsi que les
combattants étaient ravitaillés
en munitions ces dernières se­
maines ; ce fut aussi la voie de
leur salut.
Le gouverneur de la province
de Louhansk, Serhi Haïdaï, fut le
premier à annoncer, vendredi
24 juin, que les forces armées
ukrainiennes avaient « reçu l’or­
dre » d’abandonner Sievierodo­
netsk. Une annonce que l’état­
major militaire à Kiev a refusé de
confirmer, arguant que « les
mouvements de certaines unités
sont confidentiels ». Le président
Volodymyr Zelensky ne l’a pas
non plus évoqué dans son mes­
sage nocturne quotidien, préfé­
rant revenir sur la « fierté » que
représente la « décision histori­
que » de l’Union européenne
d’accorder à l’Ukraine un statut
de candidat à l’adhésion. Dans
un parc de Bakhmout, la ville qui
sert de base arrière aux diri­
geants et aux forces de la poche
de Louhansk, le gouverneur
Haïdaï a toutefois confirmé au
Monde que « l’évacuation de Sie­
vierodonetsk a été ordonnée ».
Il confie que l’opération a duré
« environ vingt­quatre heures » et
qu’il ne l’a rendue publique
qu’« une fois achevée ». « Cela
n’avait plus aucun sens de rester
sur des positions constamment
bombardées depuis des mois, dans
une ville en ruine », explique le
chef de l’administration civile et
militaire de Louhansk. D’autant
plus que, si l’évacuation des der­
niers combattants s’est déroulée,
selon lui, « sans qu’il y ait de vic­
time », il ne cachait pas ces der­
niers jours que l’intensification
du pilonnage russe infligeait de
plus en plus de pertes aux forces
ukrainiennes, pour une ville dont
la conquête par l’armée russe
semblait inéluctable.
« Mission remplie »
« Les bombardements de l’artille­
rie et des chars russes étaient mas­
sifs, témoigne un combattant du
205e bataillon de la défense terri­
toriale, dit « bataillon Pechersk »,
Denis Verhun. Nous avons en­
tendu les premières rumeurs sur
un repli vers Lyssytchansk dans la
nuit de mercredi à jeudi, puis
avons reçu des ordres. » L’engagé
volontaire approuve la décision
de ses chefs d’ordonner un retrait
de Sievierodonetsk. « Sans éva­
cuation, nous aurions perdu beau­
coup d’hommes. Cela n’aurait eu
aucun sens de perdre des gars
pour défendre des ruines. »
« Nous avons bougé de nos posi­
tions unité par unité, de nuit
comme de jour, chacune couvrant
le retrait de l’autre, raconte Denis
Verhun. Avec la mienne, nous
avons trouvé une voiture pour al­
ler de notre position à la rivière,
mais elle est tombée en panne.
Nous avons fini le trajet à pied,
dans les faubourgs de Sieviero­
donetsk. » La traversée de la ri­
vière s’est ensuite effectuée
« cinq par cinq, à bord de petites
barges flottantes », sans gilet pa­
re­balles, au cas où un homme
tomberait à l’eau.
L’évacuation de Sievierodo­
netsk, outre la volonté de com­
battre les forces russes jusqu’à
l’extrême limite, a par ailleurs
été retardée par le fait qu’environ
Des militaires ukrainiens sur la route entre Lyssytchansk et Sievierodonetsk, le 24 juin (en haut) ; des bombardements russes
vus depuis cette route, le même jour (en bas). LAURENT VAN DER STOCKT POUR « LE MONDE »
500 civils étaient réfugiés dans
l’usine chimique Azot, aux côtés
des derniers combattants. « Près
d’un millier de civils avaient été
évacués de l’usine » avant que la
traversée des ponts devienne im­
possible, précise Serhi Haïdaï,
mais les derniers ont « refusé
l’évacuation » que Kiev souhai­
tait négocier avec Moscou. « Ils
sont encore 568 et ont décidé de
Au 25 juin, 2 heures (heure de Paris)
Présence des troupes russes
Zone d’avancée et d’opération
Principales villes contrôlées
par les forces russes
Tchernihiv
Tchernobyl
POLOGNE
Kiev
Lviv
Dn
UKRAINE
Transnistrie
MOLDAVIE
Mykolaïv
ROUMANIE Odessa Kherson
Mer Noire
rester dans l’usine », donc de ren­ Bakhmout, il y a trois semaines,
trer chez eux à la fin des combats que « Sievierodonetsk ne sera pas
et de vivre sous occupation Marioupol », du nom du port sur
russe. Environ 10 000 habitants la mer d’Azov, dans le sud du Don­
de la ville, sur 100 000, ont fait ce bass, où les défenseurs ont résisté
choix, 90 % d’entre eux ayant jusqu’à ce que 2 000 d’entre eux
opté pour vivre du côté ukrai­ soient faits prisonniers, après
nien de la ligne de front, ou de avoir été assiégés durant des se­
partir à l’étranger. maines. Il affirme aujourd’hui
Le gouverneur Haïdaï avait pré­ que « les combattants ont rempli
venu, lors d’une rencontre à leur mission à Sievierodonetsk :
retenir l’armée russe sur ce front et
lui infliger le maximum de pertes,
le plus longtemps possible ». Il
Territoire séparatiste semble clair que Kiev n’avait
contrôlé par les prorusses nulle intention de laisser ses sol­
dats être, une nouvelle fois, pris
au piège d’un siège, puis vivre
RUSSIE l’humiliation d’une reddition et
d’un départ vers des camps de
prisonniers sous l’œil des camé­
Sievierodonetsk
ras de télévision russes.
Kharkiv La chute de Sievierodonetsk in­
iep tervient quatre mois jour pour
r Izioum
jour après le déclenchement, le
Lyssytchansk
Louhansk 24 février, de l’invasion russe de
Zaporijia l’Ukraine. Elle est la quatrième
Donetsk Do
neville ukrainienne importante à
être conquise, après Melitopol,
ts
Melitopol Marioupol tombée dès février, Kherson, le
2 mars, et Marioupol, prise le
Crimée, 20 mai après deux mois de com­
annexée
bats acharnés et au prix de terri­
200 km
bles destructions.
Capitale administrative des ter­
ritoires encore sous contrôle
ukrainien de la province de Lou­
hansk depuis la guerre de 2014 et
l’occupation de certaines régions
du Donbass, Sievierodonetsk
constitue une ville stratégique
pour l’armée russe. Sa chute
ouvre la voie à un possible encer­
clement de Lyssytchansk, dont la
reddition signifierait la fin de la
poche de Louhansk. Depuis
l’échec de son offensive contre
Kiev, la capitale, Moscou s’est fixé
comme objectif militaire princi­
pal la conquête des deux provin­
ces du Donbass, Louhansk et Do­
netsk. Même si elle garde des
forces importantes pour résister
aux deux contre­offensives
ukrainiennes autour de Kharkiv
(nord) et de Kherson (sud), l’es­
sentiel de son effort de guerre se
porte en effet, depuis la mi­avril,
dans le Donbass.
L’objectif russe est donc main­
tenant Lyssytchansk, où les bom­
bardements se sont nettement
intensifiés ces dernières semai­
nes. Comme la ville serait diffi­
cile à conquérir par un assaut
frontal, puisqu’elle est protégée
des troupes russes de Sieviero­
donetsk à la fois par la rivière Se­
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
Kiev n’avait
nulle intention
de laisser ses
soldats vivre,
comme à
Marioupol,
l’humiliation
d’une reddition
versky Donets, et par une posi­
tion géographique légèrement
dominante, les forces de Moscou
tentent de l’encercler. Elles ont
depuis longtemps coupé la route
principale la reliant à Bakhmout,
dans la province de Donetsk, et
menacent désormais la route se­
condaire qui permet de la ravi­
tailler. Les soldats russes n’en
sont plus qu’à quelques kilomè­
tres. Depuis la destruction d’un
pont, le gouverneur Haïdaï re­
connaît « chercher de nouvelles
voies » pour maintenir un lien
entre Lyssytchansk et l’arrière,
par des chemins de campagne.
Si l’Ukraine a pris l’habitude de
conquêtes russes très lentes, kilo­
mètre par kilomètre, Lyssyt­
chansk semble être, après la chute
de Sievierodonetsk, dans une po­
sition extrêmement fragile. « La
ville est notre nouvelle ligne de dé­
fense. Pour le moment… », assure
prudemment Serhi Haïdaï.
L’éventualité d’un encerclement
incite toutefois les forces ukrai­
niennes à davantage renforcer
leurs positions le long d’un axe
qui va de Sloviansk à Kramatorsk
et à Bakhmout, dans la province
voisine de Donetsk. C’est là que se
concentrent les troupes envoyées
en renfort, que l’on creuse inlassa­
blement des tranchées, et que l’on
fortifie les positions défensives.
Sur la route entre la poche de
Louhansk et Bakhmout, un fra­
gile corridor très régulièrement
bombardé, l’activité était, ven­
dredi après­midi, quelques heu­
res après la confirmation de la
chute de Sievierodonetsk par le
gouverneur, plus intense que
d’habitude. Alors que des colon­
nes de fumée noire s’élevaient
dans le lointain, des camions
tractant des canons et des chars
se repliaient vers Bakhmout,
sans que l’on sache si cela était lié
à la perte de Sievierodonetsk – la
traversée de la rivière sur des bar­
ges ne permettant de toute façon
pas le passage de véhicules – ou à
la crainte d’un encerclement de
Lyssytchansk.
Défaite sans panique
Ce n’était par ailleurs pas non
plus une atmosphère de débâcle.
La chute de Sievierodonetsk était
attendue depuis des semaines et
paraît avoir été organisée de ma­
nière relativement ordonnée.
Des chars et des soldats sem­
blaient aussi aller prendre des
positions en direction de Lyssyt­
chansk. Sous des arbres dans les
villages, ou sous les feuillages de
talus le long des routes, des com­
battants tiennent leurs posi­
tions, tandis que d’autres bi­
vouaquent tranquillement. La
chute de Sievierodonetsk est une
défaite sans signe de panique.
Seul le ballet des ambulances,
fonçant dans la poussière sirènes
hurlantes, rappelle le coût hu­
main de la bataille.
S’il croit que « la retraite [de Sie­
vierodonetsk] était nécessaire » à
ce stade de la bataille, Denis Ve­
rhun, le soldat du « bataillon Pe­
chersk », de repos à Bakhmout
pour quelques jours, pense que
« c’est partir pour mieux revenir ».
« Nous attendons notre nouvel or­
dre de mission, sur le front de Lys­
sytchansk ou ailleurs. Les Russes
ne devraient pas se reposer sur
leurs lauriers, dit le combattant,
car nous allons combattre jusqu’à
la libération de l’Ukraine. » p
rémy ourdan
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 international | 5

Emmanuel groupe Vert au Parlement euro­

péen. Les Européens avaient lar­
gement salué la réélection d’Em­
guerre en Europe. Dans la sphère
communautaire, en réalité, on re­
garde surtout avec un certain
« Le leadership
ouest-européen
péen peut devenir absent », craint
Sébastien Maillard, directeur de
l’Institut Jacques­Delors. Ce qui, en

Macron affaibli
manuel Macron à la présidence
de la République. Ils n’avaient pas
caché leur soulagement de le voir
reconduit à l’Elysée alors que Ma­
rine Le Pen était une nouvelle fois
amusement la France découvrir ces temps de guerre en Ukraine,
qu’on peut avoir un président
peut devenir ne serait pas une bonne nouvelle,
fraîchement réélu sans majorité absent » au moment où les pays d’Europe
absolue au Parlement, ce qui, sur centrale et orientale n’hésitent
SÉBASTIEN MAILLARD
le continent européen est le lot de pas à contester ouvertement les

sur la scène présente au second tour. Quel­

ques semaines plus tard, non seu­
lement le Rassemblement natio­
nal (RN), mais aussi La France in­
la plupart des pays. Hormis la
Hongrie, le Portugal, la Grèce,
Chypre et Malte, l’UE est composé
de gouvernements de coalition
directeur de l’Institut
Jacques-Delors
orientations de Paris et de Berlin,
dont le soutien à Kiev est souvent
jugé trop timoré. « Y a­t­il encore
un moteur franco­allemand ? »,

européenne soumise (LFI), deux partis euros­

Le chef de l’Etat tente de minimiser
les conséquences de la perte
de sa majorité absolue en France
bruxelles ­ bureau européen
l’Etat a cherché dans la foulée à re­
lativiser ses déboires, assurant
ceptiques, ont privé le camp
présidentiel de sa majorité abso­
lue au Palais­Bourbon. Et instillé
le doute sur le leadership euro­
péen revendiqué par le président
français.
Lors du sommet, jeudi et ven­
dredi, Emmanuel Macron s’est
fait discret, apparaissant devant la
presse aux côtés du président du
Conseil, Charles Michel, et d’Ur­
sula von der Leyen. Mais il a fui les
micros à son arrivée comme à son
départ du Conseil. En prélude, le
(Allemagne, Italie, Pays­Bas, Belgi­
que…), voire minoritaires (Espa­
gne, Danemark…). « Nos partenai­
res ont l’habitude des gouverne­
ments sans majorité absolue, ça ne
les affole pas, ça nous affole nous,
car on ne sait pas faire », juge Alain
Lamassoure, ancien ministre dé­
légué des affaires européennes.
« Pas une crise de régime » »
« La capacité du président à pren­
dre des décisions, à porter la posi­
tion de la France au Conseil n’est en
rien affectée par les élections légis­
Ces derniers entrent en lice lors­
qu’il s’agit de transposer une di­
rective en droit français, souvent
plusieurs années après que cel­
le­ci a été décidée par les Vingt­
Sept, de valider un changement
de traité, de ratifier un accord de
libre­échange ou d’entériner l’en­
trée d’un nouveau pays au sein de
l’UE. « Dans cette nouvelle Assem­
blée nationale, il y a une majorité
pro­européenne », affirme Alain
Lamassoure. « Et si nécessaire,
poursuit­il, on trouvera le moyen
de transposer le droit européen
s’interroge sur Twitter l’eurodé­
puté allemand Markus Ferber
(Parti populaire européen, droite).
« Le revers aux élections législati­
ves ne va pas aider, c’est sûr, cons­
tate l’ancien premier ministre
roumain, Dacian Ciolos, eurodé­
puté du groupe Renew, où siègent
les élus macronistes. Mais per­
sonne n’est en mesure d’assumer le
rôle de Macron ces dernières an­
nées au sein de l’UE. » L’intéressé,
lui, refuse ce procès en légitimité :
« Il ne faut pas opposer leadership
et complexité politique de nos

L
e Conseil européen ve­
nait de s’achever, ven­
dredi 24 juin, à Bruxelles,
et l’on en était aux re­
merciements d’usage à la fin de
chaque présidence tournante du
conseil de l’Union européenne
(UE), celle de la France en l’occur­
rence. La présidente de la Com­
mission, Ursula von der Leyen, a
salué le travail « colossal » réalisé
par Emmanuel Macron et ses
équipes depuis le 1er janvier, en
particulier depuis le déclenche­
ment de guerre en Ukraine. « La
France peut être fière de cette pré­
sidence », a­t­elle dit.
Impossible, derrière cet hom­
mage appuyé, de ne pas voir aussi
des mots de soutien à un diri­
geant affaibli par la perte de sa
majorité absolue à l’Assemblée
nationale. Interrogé sur les consé­
quences de ce revers électoral sur
la scène européenne, le chef de
que sa situation politique, était
« affreusement banale » sur le
continent. La « majorité relative »
obtenue dimanche par les forma­
tions macronistes « apparaît
comme très importante » compa­
rée à celle d’autres gouverne­
ments européens, a­t­il jugé,
comme pour défendre sa capacité
à diriger le pays, et, partant, à im­
primer sa marque sur le conti­
nent. « La France sait faire des
compromis. On passe notre temps,
y compris votre serviteur, à en
faire ici. Pourquoi ne serions­nous
pas capables de le faire » à Paris, a
lancé le président, disant croire
« dans la bonne volonté » des dé­
putés français tout juste élus.
« Macron était l’homme fort de
l’Europe depuis les élections alle­
mandes » et le départ d’Angela
Merkel à l’automne 2021, « main­
tenant c’est fini », tranche Phi­
lippe Lamberts, président du
chef de l’Etat s’était beaucoup mo­ latives », juge l’Elysée. De fait, lors par voie de décrets et pas de loi. » pays », a­t­il expliqué, vendredi.
bilisé, notamment lors de son dé­ des réunions avec ses 26 homolo­ « Un pays peut aussi perdre en « Macron aura moins de capital
placement à Kiev, le 16 juin, avec le gues, le chef de l’Etat français est leadership lorsqu’il n’est plus capa­ politique à investir dans l’Union
chancelier allemand, Olaf Scholz, seul aux manettes et n’a pas de ble de se réformer », ajoute un di­ européenne s’il est accaparé par
et le président du conseil italien, comptes à rendre aux députés. Les plomate. De ce point de vue, le ré­ les problèmes internes, souligne
Mario Draghi, pour préparer l’at­ négociations qui ont lieu dans les sultat des élections législatives également M. Maillard. Ceci dit, il
tribution « historique » du statut conseils des ministres européens, peut fragiliser M. Macron, notam­ ne risque pas d’être dépassé sur ce
de candidat à l’Ukraine et à la Mol­ loin de Paris, ne sont pas non plus ment dans les Etats du nord de sujet par son opposition que la
davie, sur fond de retour de la soumises aux élus hexagonaux. l’Europe ou en Allemagne, où il construction communautaire di­
est souvent attendu au tournant vise. C’est son sujet de prédilection
sur ce terrain. Tout dépendra de la sur lequel il pourra rebâtir sa légi­
Inquiétudes sur le gaz russe capacité du gouvernement à
nouer des alliances et à faire des
timité pour les élections européen­
nes de 2024, où ses opposants
Les dirigeants européens se sont inquiétés, vendredi 24 juin, à compromis. « Les Européens vont auront plus de mal à le contester. »
Bruxelles, d’une rupture des livraisons de gaz russe. « Nous avons regarder avec attention comment Il est aussi une chose que les
passé en revue tous les plans d’urgence nationaux pour s’assurer la pratique française s’adapte, ils Vingt­Sept regarderont avec at­
que chacun était prêt à affronter de nouvelles perturbations, et se demandent comment les Fran­ tention : avec qui Emmanuel Ma­
nous travaillons à un plan d’urgence de réduction de la demande çais vont se débrouiller. Bien sûr, cron nouera­t­il des alliances
d’énergie avec l’industrie et les 27 Etats membres », a déclaré la ce sera plus complexe. Mais ce pour gouverner ? Il n’est pas cer­
présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. n’est pas une crise de régime », sou­ tain qu’ils apprécieraient tous
Ce plan sera présenté en juillet. Le risque d’une pénurie de gaz ligne un diplomate. que le président français s’appuie,
l’hiver prochain se précise depuis que le groupe russe Gazprom a En Allemagne, M. Scholz est af­ dans certains cas, sur le RN pour
drastiquement baissé ses livraisons, en particulier à destination faibli, tout comme M. Draghi en faire passer tel ou tel texte. p
de l’Allemagne. Douze pays sont d’ores et déjà concernés par la Italie ou Pedro Sanchez en Espa­ virginie malingre
rupture totale ou partielle de leur approvisionnement. gne. « Le leadership ouest­euro­ et philippe ricard

La Bulgarie lève son veto à l’adhésion

de la Macédoine du Nord à l’UE
Le texte adopté par le Parlement de Sofia ne reconnaît toutefois pas
la langue macédonienne, considérée comme un dialecte du bulgare

bruxelles ­ bureau européen d’abord heurtées à la Grèce qui a renversé mercredi suite au vote
obtenu, en 2018, que l’Ancienne d’une motion de défiance, ne sem­

A près une journée de négo­

ciations tendues, mar­
quée par la colère de diri­
geants des Balkans occidentaux, à
Bruxelles, jeudi 23 juin, une possi­
ble éclaircie est intervenue dès le
lendemain. La pression des diri­
geants de l’Union européenne
(UE) sur le Parlement et les partis
bulgares semble, en effet, avoir
payé, et c’est bien de ces derniers
que pouvait venir la solution sus­
ceptible d’apaiser l’irritation de
l’Albanie, de la Serbie et de la Macé­
doine du Nord.
Ces pays ont constaté avec amer­
tume que le statut de candidats à
l’élargissement était rapidement
octroyé à l’Ukraine et la Moldavie,
jeudi, tandis que le processus d’ad­
hésion les concernant restait en­
lisé. Pourtant, ils sont des préten­
dants officiels à l’entrée dans l’UE
depuis de nombreuses années.
C’est le Parlement de Sofia qui dé­
tenait la clé d’un possible déblo­
cage. Il mettait jusqu’ici son veto à
l’ouverture de négociations d’ad­
hésion avec la Macédoine du Nord,
bloquant ainsi le dossier de l’Alba­
nie, lié à celui de sa voisine.
Jeudi soir, Emmanuel Macron et
d’autres dirigeants disaient leur
espoir d’un revirement des dépu­
tés bulgares, invités à faire « leur
devoir d’Européens ». La France, qui
exerce jusqu’à la fin du mois la pré­
sidence tournante de l’Union,
avait déposé un texte de compro­
mis sur la table. Surprise, vendredi
matin : à une très large majorité,
les élus bulgares ont voté le texte,
qui devra encore être entériné par
le gouvernement sortant du
proeuropéen Kiril Petkov.
Les autorités de Skopje ont ob­
tenu le statut de candidat pour
leur pays en 2005 mais se sont
République yougoslave de Macé­
doine (ARYM) soit rebaptisée Ma­
cédoine du Nord. Elle s’ouvrait,
ainsi, la porte de l’OTAN et, en prin­
cipe, celle de l’UE.
En 2020, c’est la Bulgarie qui ral­
lumait son conflit identitaire, his­
torique et culturel avec le petit
pays de 2,2 millions d’habitants. Le
gouvernement du conservateur
Boïko Borissov, associé à des natio­
nalistes, maintenait que les Macé­
doniens sont en réalité des Bulga­
res, privés d’une identité distincte
et ne disposant pas d’une véritable
langue, puisqu’il s’agirait d’un dia­
lecte bulgare. C’est le revirement
du parti de l’ex­premier ministre
et d’un autre parti qui a permis le
vote de vendredi.
La motion présentée par le parti
Bulgarie démocratique indique
que Skopje doit modifier sa Cons­
titution pour inclure les Bulgares
dans les groupes ethniques recon­
nus et mettre en œuvre un traité
d’amitié de 2017, visant à éradi­
quer les discours de haine. Pré­
senté aussi comme un moyen de
faciliter l’intégration des Balkans
occidentaux dans l’Union, le texte
ne lève pas toutes les ambiguïtés
et n’indique pas que la Bulgarie re­
connaît la langue macédonienne.
Le premier ministre, Kiril Petkov,
Skopje,
qui a obtenu
le statut
de candidat
en 2005, s’est
d’abord heurtée
à la Grèce
ble donc pas en mesure de garantir
à Bruxelles qu’un point final est
mis au différend avec Skopje.
Plusieurs formations politiques
et une partie de l’opinion lui repro­
chent d’ailleurs d’avoir com­
mencé un rapprochement avec la
Macédoine du Nord, et des dépu­
tés prévenaient vendredi que des
blocages pourraient survenir si les
futurs pourparlers échouaient. Or,
à Bruxelles, jeudi, le premier mi­
nistre macédonien, Dimitar Kova­
chevski, avait jugé jeudi que la pro­
position de compromis élaboré
par Paris était « inacceptable dans
sa forme actuelle ».
« Un forum d’échanges »
A l’issue du sommet des Vingt­
Sept – le dernier sous présidence
française –, Emmanuel Macron af­
fichait cependant un relatif opti­
misme, vendredi après­midi. Il
évoquait la nécessité de poursui­
vre « un travail technique » tout en
estimant que la voie de la négocia­
tion était désormais ouverte. « Un
très bon signal a été donné, un ac­
cord est possible dans les prochains
jours », a assuré le chef de l’Etat.
Un tel accord, jugé toujours dou­
teux à Skopje, débloquerait non
seulement les négociations avec
les pays des Balkans occidentaux,
mais permettrait de progresser
sur la voie de la « communauté po­
litique européenne » (CPE) qui de­
vrait associer, à l’avenir, les Vingt­
Sept et les pays candidats à l’adhé­
sion. « La CPE ne se substituera pas
à l’adhésion, en aucun cas », a as­
suré Emmanuel Macron, mais elle
devrait être « un forum d’échanges
entre pays qui partagent les mêmes
valeurs ». Première réunion pré­
vue à Prague, en octobre. p
jean­pierre stroobants
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6 | international DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022

UNION  EUROPÉENNE

Gouverner La majorité des Etats de l’Union européenne

gouvernés par une coalition

en coalition, Composition du gouvernement

dirigé par
un seul parti
dirigé par une coalition
de plusieurs partis

une pratique Courant politique

du chef de l’exécutif
FINLANDE

éprouvée Courants politiques

Extrême gauche,
SUÈDE

ESTONIE

en Europe
gauche alternative
Gauche, sociaux- LETTONIE
démocrates,
centre gauche
DANEMARK
Ecologie LITUANIE
Hormis dans cinq pays où existe Centre, libéraux, IRLANDE
sociaux-libéraux
une majorité absolue, ailleurs, PAYS-BAS
Droite, conservateurs POLOGNE
les formations politiques Droite nationaliste
et populiste ALLEMAGNE
doivent chercher des compromis Eurosceptiques
BELGIQUE
RÉP. TCHÈQUE
Membres
« techniques », sans SLOVAQUIE
varsovie, londres, malmö majorités à géométrie variable. appartenance LUXEMBOURG
(suède), bruxelles ­ « Il n’existe quasiment nulle part politique AUTRICHE HONGRIE
correspondants en Europe une possibilité de majo­ Divers ROUMANIE
rité absolue, souligne Paul Mau­ FRANCE SLOVÉNIE

P
erçue comme un rice, chercheur à l’Institut fran­
séisme politique en çais des relations internationales
France, la perte de la (IFRI), au sein du comité d’études CROATIE
majorité absolue par des relations franco­allemandes ITALIE BULGARIE
Motion de censure
la formation du pré­ (Cerfa). Dans le contexte français, contre le premier ministre
sident Emmanuel une coalition comme en connaît ESPAGNE
Macron, lors des dernières élec­ l’Allemagne, par exemple, n’est PORTUGAL
tions législatives, n’a rien d’inha­ plus possible. Emmanuel Macron
bituel à travers l’Europe. A l’excep­ a, en quelque sorte, formé sa pro­ GRÈCE
tion de la Grèce, de Chypre, de pre coalition en 2017, non pas avec
Malte, du Portugal, de la Hongrie des partis mais avec des personna­
et, hors Union européenne, du lités issues de différents partis. »
Royaume­Uni, les gouverne­ Les particularismes politiques
ments des partenaires européens français, ancrés depuis 1958 dans
de la France ne sont guère domi­ les pratiques, ajoutent à la diffi­
nés par un parti majoritaire. A culté pour les partis de s’inscrire
Source : Le Monde
deux, à trois, à cinq, voire à sept, dans la logique de compromis. 200 km
Infographie Le Monde MALTE CHYPRE
contre nature ou de circonstance, Nulle part, la présidentialisation
stables ou fragiles, les coalitions du pouvoir et la centralisation de
ont même tendance à devenir la la décision politique ne sont
règle en Europe. aussi présentes qu’en France.
Contraint par le résultat des ur­ Dans la plupart des autres démo­ tes, soit avec les libéraux, ou en­ Elles disposent de cent dix­sept bre 2022. Actuellement, les deux quement, le poste devrait ensuite
nes à trouver de nouvelles maniè­ craties, le rôle du Parlement est core avec les deux. députés contre quatre­vingt­trois blocs disposent chacun de cent revenir au chef du Fine Gael.
res de gouverner, l’exécutif fran­ donc renforcé et la recherche de Au fil du temps, le poids des pour l’opposition. soixante­quatorze sièges, permet­
çais rejoint donc une cohorte déjà majorités de circonstance ad­ trois « piliers » traditionnels s’est La Finlande a l’habitude de ces tant à une députée sans étiquette Pologne Les nationaux­conserva­
fournie. Comme la France aujour­ mise, forçant les adversaires poli­ toutefois érodé, notamment celui grandes coalitions, fondées sur la de se retrouver en position de teurs du PiS (Droit et justice) gou­
d’hui, certains de ses voisins ont tiques à se penser en possibles des chrétiens­démocrates. Aux concertation et le compromis, au « faiseuse de roi ». vernent depuis 2015 au sein d’une
dû compenser la baisse des partenaires de coalition. Pays­Bas, l’Appel chrétien­démo­ sein desquelles les constellations coalition tripartite : Pologne soli­
grands partis traditionnels par la crate (CDA) est devenu un simple peuvent varier. Ainsi, lors de la Danemark La cheffe de file des so­ daire – le petit parti du sulfureux
recherche de nouveaux attelages Benelux Trois partis à Luxem­ parti d’appui, éclipsé par le libéral précédente mandature, le cen­ ciaux­démocrates, Mette Frede­ ministre de la justice, Zbigniew
gouvernementaux. Avec plus ou bourg, quatre à La Haye et sept Mark Rutte depuis 2010. Jean­ triste Juha Sipilä s’était allié aux riksen, avait prévenu avant même Ziobro, plus à droite, qui s’oppose
moins de succès : de longs mois pour la majorité fédérale à Claude Juncker (Parti populaire conservateurs et à l’extrême les élections de juin 2019 : si son régulièrement à Bruxelles sur les
de négociations sont parfois né­ Bruxelles : le régime de coalition chrétien­social) a été écarté du droite. En général, un accord de parti l’emportait, elle formerait questions d’Etat de droit, et le
cessaires pour s’entendre, et les est la règle au Benelux. La Belgi­ pouvoir à Luxembourg, en 2013, coalition définit les grandes li­ un gouvernement minoritaire, parti républicain (Partia Republi­
gouvernements peuvent vaciller que a été la première à instaurer au profit d’une coalition « arc­en­ gnes du programme gouverne­ composé uniquement de minis­ kanska), totalement inféodé au
sur une unique défection, comme le scrutin proportionnel, en 1899. ciel » (libéraux, écologistes et so­ mental et même si des désac­ tres sociaux­démocrates, rom­ PiS. Depuis août 2021, le pouvoir a
en Bulgarie ces derniers jours. Dans ces trois pays, le courant dé­ cialistes) toujours en place. En Bel­ cords s’expriment au Parlement, pant avec la tradition, qui veut que perdu sa majorité au Parlement,
Dans la plupart des pays, le sys­ mocrate­chrétien a longtemps gique, les chrétiens­démocrates les ministres restent unis. les partis formant la majorité gou­ un parti plus libéral ayant été prié
tème électoral, fondé sur des dominé la vie publique, parve­ flamands, longtemps majoritai­ vernent ensemble. Avec 25,9 % des de quitter le gouvernement. Le
scrutins proportionnels, est l’une nant parfois à gouverner seul, res, ne rassemblent plus que 10 % Suède De mémoire de député sué­ voix, son parti est arrivé en tête, PiS et ses alliés sont donc tributai­
des raisons qui amènent les for­ mais ayant souvent recours à des des électeurs, et leurs homolo­ dois, aucune législature n’aura été devant les libéraux (23,39 %). Pour res d’autres formations politiques
mations politiques à chercher des coalitions, soit avec les socialis­ gues francophones font moins marquée par autant de crises poli­ être élue, elle avait besoin de re­ en cas de vote stratégique.
bien encore. tiques que celle qui se termine. La cueillir la majorité des voix au Par­
L’émergence de nouvelles for­ montée des Démocrates de Suède lement. Elle a négocié un pro­ Grande­Bretagne Au Royaume­
ces – écologistes, gauche radicale, (extrême droite), forts de soixante gramme gouvernemental avec les Uni, l’équilibre des pouvoirs pen­
nationalistes, extrémistes de et un sièges depuis 2018, a privé de sociaux­radicaux, la Liste de che nettement en faveur du Parle­
droite… – complique la formation majorité les deux blocs tradition­ l’unité (rouge et vert) et le Parti so­ ment. Sans majorité absolue, les
de coalitions. Il a fallu cinq cent nels et forcé de nouvelles allian­ cialiste du peuple, qui la soutien­ gouvernements sont donc con­

DE CAUSE quarante et un jours pour trouver

une formule gouvernementale
en Belgique, en 2011 ; près de trois
ces. Depuis novembre 2021, la
leader des sociaux­démocrates,
Magdalena Andersson dirige un
nent au Parlement. Mais sur plu­
sieurs sujets, comme la politique
migratoire, Mme Frederiksen s’est
damnés aux compromis : ce fut le
cas du conservateur David Came­
ron, qui signa un accord de coali­

À EFFETS. cents jours aux Pays­Bas, à la fin

de 2021. La deuxième chambre de
La Haye compte dix­sept forma­
Les mardis tions, la chambre belge quatorze.
21H – 22h Finlande La photo a fait le tour
© Radio France/Ch. Abramowitz
gouvernement minoritaire, qui
dispose du soutien, au Parlement,
des écologistes, du Parti de gau­
che et du Parti du centre. En face,
les conservateurs, les chrétiens­
démocrates et les libéraux ont dé­
alliée à l’opposition de droite et
d’extrême droite pour faire adop­
ter des lois durcissant les condi­
tions d’accueil des réfugiés. S’ils
ont menacé de retirer leur sou­
tien, les trois partis de centre gau­
tion avec les démocrates libéraux
en 2010. Mais ces coalitions ont
jusqu’à présent été rares dans une
Chambre des communes très po­
larisée en raison d’un mode de
scrutin uninominal majoritaire à

Aurélie du monde. Au centre, la sociale­

démocrate Sanna Marin, nom­
Luneau mée cheffe du gouvernement, le
10 décembre 2019, à la suite de la
démission du premier ministre
Antti Rinne, est entourée de qua­
Le magazine de tre femmes. La ministre de l’édu­
cation, Li Andersson, préside l’Al­
l’environnement liance de gauche. Katri Kulmuni,
aux finances, est la cheffe de file
des centristes. A l’intérieur, Maria
L’esprit Ohisalo, est à la tête de la Ligue
verte, tandis qu’Anna­Maja Hen­
En partenariat
d’ouver- riksson, à la justice, dirige le Parti
avec
ture. populaire suédois de Finlande.
Leurs cinq formations gouver­
nent ensemble depuis juin 2019.
cidé de s’allier aux Démocrates de
Suède dans l’espoir de gouverner
che ont finalement estimé qu’ils
avaient plus d’influence dans la
un tour excluant les petites forma­
tions politiques. Boris Johnson a
après les élections de septem­ majorité que dans l’opposition. décroché une majorité absolue de
quatre­vingts sièges, fin 2019, sur
Irlande Une coalition a priori la promesse de « réaliser le Brexit ».
contre nature, entre les deux par­ Mais son gouvernement fait régu­
NULLE PART, LA  tis ennemis, Fianna Fail et Fine lièrement face à des rébellions in­
Gael, appuyés par le petit parti des ternes. Les élus conservateurs ont
PRÉSIDENTIALISATION  Verts, dirige le pays depuis les tenté de forcer son départ, à la
DU POUVOIR ET  élections de 2020. Ces formations suite du scandale du « partygate »,
ont mis de côté leurs vieilles divi­ lors d’un vote de confiance, début
LA CENTRALISATION DE  sions pour barrer la route au parti juin, qui a échoué de justesse. p
Sinn Fein, proréunification de l’Ir­ hélène bienvenu,
LA DÉCISION POLITIQUE  lande, qui est pour la première cécile ducourtieux,
NE SONT AUSSI  fois sorti en tête dans les urnes. Le anne­françoise hivert,
chef du Fianna Fail est premier stéphanie le bars (à paris)
PRÉSENTES QU’EN FRANCE ministre jusqu’à fin 2022. Théori­ et jean­pierre stroobants
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
En Allemagne, la culture
du compromis
Depuis 1949, à une exception près, le pays
a toujours été gouverné par des coalitions
berlin ­ correspondant
A l’époque où Emmanuel
Macron était ministre de
l’économie (2014­2016),
l’un de ses collègues du gouver­
nement lui demanda s’il comp­
tait se présenter un jour aux lé­
gislatives. « Le Parlement, c’est
fini. Ça n’est plus là que ça se
passe », répondit le futur chef de
l’Etat. Une telle remarque serait
inimaginable en Allemagne, où
le poste de chancelier – véritable
détenteur du pouvoir exécutif
dans un pays où le président a un
rôle essentiellement honorifi­
que – revient au chef de file du
parti ayant le plus grand nombre
de députés au Bundestag.
Depuis la fondation de la Répu­
blique fédérale, en 1949, il n’est ar­
rivé qu’une fois qu’un parti re­
cueille à lui seul la majorité abso­
lue aux législatives : l’Union con­
servatrice (CDU­CSU), en 1957,
avec 50,2 % des voix. A cette ex­
ception près, la formation arrivée
en tête a toujours eu besoin d’un
partenaire pour constituer une
majorité. A l’automne 2021, c’est
une coalition à trois – sociaux­dé­
mocrates (SPD), Verts et libéraux
(FDP) – qui a été formée pour la
première fois au niveau fédéral
par Olaf Scholz. Une conséquence
de l’affaiblissement des deux
« partis populaires » (Volkspar­
teien) – CDU­CSU et SPD –, qui ont
dominé le paysage politique alle­
mand pendant plus de soixante
ans mais qui, désormais, pèsent
trop peu pour se contenter d’un
seul allié pour gouverner.
Malgré le caractère inédit de la
situation, la formation de cette
coalition dite « feu tricolore », en
raison des couleurs associées à
chacune de ses composantes, a
suivi les mêmes étapes qu’au len­
demain de chaque scrutin législa­
tif. Après des « discussions explo­
ratoires », qui réunissent les prin­
cipaux dirigeants des partis prêts
à travailler ensemble, vient le
temps des « négociations » pro­
prement dites, auxquelles partici­
pent plusieurs groupes de travail
chargés de rédiger un « contrat de
coalition ». Après les législatives
de 2021, 22 groupes thématiques
ont été constitués, rassemblant
au total plus de 300 personnes.
« Débat politique plus policé »
Une fois le contrat de coalition
bouclé – l’actuel compte 144 pages
–, il est adopté par les différents
partis, généralement à l’occasion
d’un congrès extraordinaire.
Feuille de route ultra­détaillée des
réformes et des politiques pré­
vues pour la durée de la législa­
ture, le document précise égale­
ment la répartition des ministè­
res entre les différents partis si­
gnataires. Point notable : chaque
parti choisit les titulaires des por­
tefeuilles qui lui sont réservés.
Dans un tel système, le chance­
lier n’est pas un directeur de cas­
ting, et son rôle en tant que chef
d’équipe est très circonscrit. « Le
gouvernement allemand est fon­
damentalement collégial et le rôle
du chancelier est avant tout de fa­
briquer du compromis, pas d’im­
poser une décision, explique Hen­
rik Uterwedde, chercheur à l’Insti­
tut franco­allemand de Ludwigs­
burg. Après l’expérience du
nazisme, tout a été fait pour éviter
le retour d’un pouvoir fort. On a
donc partagé celui­ci à tous les ni­
veaux : entre l’Etat fédéral et les
Länder ; au Bundestag, grâce à une
représentation proportionnelle
qui empêche un parti de dominer
les autres ; et enfin à l’intérieur
même du gouvernement, avec un
chancelier dont la réussite dépend
moins de sa capacité à trancher
que de son aptitude à faire cohabi­
« APRÈS L’EXPÉRIENCE DU  tégrer dans un gouvernement
NAZISME, TOUT A ÉTÉ FAIT 
POUR ÉVITER LE RETOUR 
D’UN POUVOIR FORT »
HENRIK UTERWEDDE
chercheur à l’Institut franco-
allemand de Ludwigsburg
ter des forces politiques différen­
tes. Bref, tout le contraire de la
Ve République. »
Dans ce système où le compro­
mis n’est pas synonyme de com­
promission, la formation d’une
coalition peut prendre du temps.
Jusqu’au début des années 2000, il
s’écoulait en moyenne un mois
entre les législatives et la nomina­
tion du gouvernement. Sous An­
gela Merkel, la durée s’est allongée
(soixante­cinq jours en 2005, qua­
tre­vingt­six jours en 2013, cent
soixante­treize jours en 2017 après
l’échec de premières négociations
avec le FDP et les Verts, à l’issue
desquelles la chancelière s’est de
nouveau tournée vers le SPD pour
constituer une alliance). En 2021,
malgré le caractère inédit de l’ex­
périence, la formation d’une coali­
tion à trois n’a pas excédé soixan­
te­treize jours. « En Allemagne, le
temps politique n’est pas le même
qu’en France, observe Henrik Ute­
rwedde. Tout est souvent plus long,
qu’il s’agisse de la formation d’un
gouvernement ou de la moindre
prise de décision. Mais une fois
qu’une chose est actée, sa légitimité
n’est généralement pas contestée
car elle est le résultat d’un consen­
sus qui a été trouvé en amont. »
S’il est indissociable d’un mode
de scrutin qui rend quasi impossi­
ble l’existence de majorités parle­
mentaires monopartisanes, le
modèle des coalitions à l’alle­
mande s’inscrit dans une culture
politique qui dépasse de loin la
seule question de la représenta­
tion proportionnelle. « Quand des
partis savent qu’ils vont devoir
s’entendre après les élections, ils ne
font pas campagne de la même fa­
çon. Cela rend le débat politique
plus policé, observe le politologue
Joseph de Weck, chroniqueur à la
revue allemande Internationale
Politik Quarterly et auteur d’un es­
sai remarqué consacré à Emma­
nuel Macron (Der revolutionäre
Präsident, Lilienfeld Verlag, 2021,
non traduit). Par ailleurs, jamais le
vainqueur des législatives ne peut
affirmer, comme le président fran­
çais, qu’il a un mandat clair pour
appliquer son projet, dans la me­
sure où le programme du gouver­
nement se forge après le scrutin, à
partir des compromis et des con­
cessions faits par ceux qui sont
prêts à travailler ensemble. »
Dans un tel contexte, un gou­
vernement de coalition à l’alle­
mande est­il imaginable en
France ? « Pour que cela fonc­
tionne, il faudrait de profonds
changements dans la façon même
de concevoir la politique, poursuit
Joseph de Weck. En Allemagne, si
les coalitions fonctionnent, c’est
aussi parce qu’elles sont adaptées
à un pays où l’on n’attend pas des
dirigeants qu’ils aient de grandes
visions du monde, comme en
France, mais plus modestement
qu’ils règlent des problèmes con­
crets. Enfin, cela suppose que le
chef soit un négociateur et un mé­
diateur, bref, quelqu’un qui sache
se mettre en retrait et ne pas pren­
dre toute la lumière pour lui. Cela
correspondait parfaitement au
tempérament d’une Merkel, et
c’est sans doute l’une des clés de sa
longévité. Dans le cas de Macron,
un tel rôle semble au contraire être
à l’opposé de sa nature. » p
thomas wieder
En Espagne, le gouvernement tient bon
mais reste minoritaire
Pour limiter l’instabilité, le socialiste Pedro Sanchez a dû convaincre onze partis de s’allier
madrid ­ correspondante
L e président du gouverne­
ment espagnol, le socia­
liste Pedro Sanchez, est
bien parti pour réaliser un ex­
ploit au vu de la fragmentation
du Parlement issu des élections
de décembre 2019 : terminer la
législature. Depuis l’irruption
de nouvelles forces politiques
sur l’échiquier espagnol
en 2014 – le parti de gauche ra­
dicale Podemos, les libéraux de
Ciudadanos et la formation
d’extrême droite Vox –, aucun
exécutif espagnol n’y était par­
venu. Entre 2015 et 2019, l’insta­
bilité politique avait abouti à la
tenue de quatre élections légis­
latives et au renversement d’un
gouvernement après une mo­
tion de défiance.
Il a fallu s’y reprendre à deux
fois, en 2015 et en 2016, pour que
les élections accouchent d’un
Parlement disposé à faciliter
l’investiture à la tête du gouver­
nement du candidat du parti ar­
rivé en tête. Ce fut Mariano Ra­
joy, du Parti populaire (droite).
Mais ce dernier, après avoir eu
toutes les peines du monde à
faire voter sa loi de finances
2017 par les libéraux, les natio­
nalistes basques et les régiona­
listes canariens, a fini par être
renversé en 2018 par une mo­
tion de censure déposée par…
M. Sanchez et votée par tous les
partis de l’opposition.
En 2019, le dirigeant socialiste,
incapable de faire voter sa pro­
pre loi sur le budget, s’est résolu à
convoquer des élections en avril,
puis de nouveau en décembre. Il
lui a alors fallu convaincre onze
En Italie, le parlementarisme miné par
la disparition de partis forts et structurés
Après l’effondrement de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste, l’instabilité
s’est amplifiée. Depuis 2018, 187 députés ont changé au moins une fois de groupe
rome ­ correspondant
S oixante­sept gouverne­
ments en trois quarts de
siècle. Ce chiffre est en
général convoqué pour donner
une idée de l’extrême précarité
des exécutifs italiens, souvent
construits à partir de majorités
fragiles, volant en éclats au pre­
mier coup de tabac. L’actuelle
législature, qui a connu deux
présidents du Conseil et trois
gouvernements depuis son
commencement, au printemps
2018, semble donc s’inscrire
dans une certaine forme de
tradition. Pourtant, cette im­
pression est en grande partie
trompeuse.
De la proclamation de la Répu­
blique, en 1946, jusqu’au début
des années 1990, l’extrême vo­
latilité des gouvernements s’ac­
compagnait d’un autre phéno­
mène : la domination structu­
relle de la Démocratie chré­
tienne. Les ministères ne
cessaient de changer, certes,
mais au fond, la plupart du
temps, les inflexions politiques
étaient marginales. Cela n’em­
pêchait pas cette force politique
de faire la pluie et le beau temps,
cherchant tour à tour des allian­
ces à sa gauche et à sa droite, et
le pouvoir de s’exercer dans une
certaine continuité. Quant à
l’autre force dominante, le Parti
communiste italien (PCI), elle
restait cantonnée dans l’opposi­
partis politiques et accepter d’in­
de coalition les élus de la gauche
radicale – ce qu’il avait totale­
ment exclu en avril – pour obte­
nir la confiance de la chambre.
Aujourd’hui, le gouvernement
cumule toujours deux difficul­
tés. D’abord, la coalition est fra­
gile. Formée par le Parti socia­
liste ouvrier espagnol et Unidas
Podemos, qui est elle­même
une coalition de gauche radicale
regroupant des élus de Pode­
mos et du parti néo­commu­
niste Gauche unie, elle associe
également le mouvement de
gauche alternative, En Comu Po­
dem, de la maire de Barcelone,
Ada Colau, et son homologue
galicien En Comun. Mais sur­
tout, en dépit de cette alliance, le
gouvernement reste minori­
taire. Il ne dispose que de cent
cinquante­cinq députés sur
trois cent cinquante.
Quelques casse-tête
Contraint de tisser des alliances
plus ou moins stables avec les
indépendantistes de la Gauche
républicaine de Catalogne, le
Parti nationaliste basque (cen­
tre droit), divers partis régiona­
listes et écologistes, et même
les indépendantistes basques
d’EH Bildu, issu de la mouvance
proche de l’ancien groupe sépa­
ratiste et terroriste ETA, il est
parvenu à faire approuver pres­
que toutes les lois qu’il a pré­
sentées, à commencer par la loi
de finances 2021, votée in extre­
mis le 23 décembre 2020 après
trois années durant lesquelles
le gouvernement avait dû pro­
roger le budget 2018.
tion, ce qui achevait de garantir
la solidité de l’ensemble.
Mais l’effondrement de
l’URSS puis l’opération « Mains
propres », en 1992­1993, ont ba­
layé en quelques mois le PCI et
la Démocratie chrétienne, fai­
sant disparaître cet équilibre.
Avec la fin de la « première répu­
blique » a commencé la saison
des alternances, entre une
droite dirigée par la figure de
Silvio Berlusconi (Forza Italia)
et des alliances de centre gau­
che hétéroclites et souvent mal
assorties. Avec le recul, cette
période apparaît comme un
moment de relative stabilité.
Mais les déboires de Forza Italia
et la crise des dettes souverai­
nes ont fait voler en éclats ce
« bipartisme ».
L’émergence météorique, au
début des années 2010, d’une
force inclassable, le Mouve­
ment 5 étoiles (M5S, antisys­
tème), a plongé le pays dans
une décennie « tripartiste », sy­
nonyme d’expérimentations
en tout genre, souvent hasar­
deuses. Grand vainqueur des
élections de 2018 (plus de 32 %
des voix à lui seul) sur une ligne
à la fois eurosceptique et anti­
parlementaire, le M5S n’avait
d’autre choix que de rompre
son splendide isolement et de
se chercher des alliés. Ce qu’il
fit tout d’abord avec la Ligue de
Matteo Salvini (extrême droite)
jusqu’à l’été 2019 (gouverne­
international | 7
« Le système parlementaire es­
pagnol a permis que le gouverne­
ment tienne pour deux raisons,
explique Pablo Simon, profes­
seur de sciences politiques à
l’université Charles­III de Ma­
drid. D’une part, parce qu’il n’y a
pas d’alternatives à l’actuel gou­
vernement, car cela nécessiterait
une alliance impossible entre l’ex­
trême droite et l’extrême gauche
pour le renverser. D’autre part,
parce que le mécanisme des dé­
crets­lois lui permet de faire ap­
prouver ses réformes en conseil
des ministres et il n’a plus ensuite
qu’à les faire valider par le Parle­
ment par majorité simple dans un
délai de trente jours. Cela lui per­
met de limiter l’usure des négocia­
tions et d’imposer à ses alliés de
résoudre le dilemme d’avoir à vo­
ter un texte auquel ils ont peu par­
ticipé ou de le faire tomber en vo­
tant avec l’extrême droite. »
Gouverner en minorité et en
coalition n’en a pas moins pro­
voqué de nombreuses sueurs
froides, quelques casse­tête et
des heures de négociations ar­
dues tenant souvent plus du
marchandage avec des partis
LES NÉGOCIATIONS  cord des deux tiers de la cham­
TIENNENT SOUVENT  augmenté au sein de la coalition
PLUS DU MARCHANDAGE  (près de 9 % en mai). « Aucun ne
AVEC DES PARTIS  souhaite assumer le contexte
NATIONALISTES  vant des mesures qui, comme
RÉGIONAUX QUE  n’ont que très légèrement sou­
DE CONCESSIONS  lagé les familles espagnoles »,
PROGRAMMATIQUES
ment Conte I), puis, au prix
d’un improbable revirement,
avec la gauche (gouvernement
Conte II).
Depuis février 2021, le M5S est
la composante la plus impor­
tante d’une vaste coalition al­
lant de la gauche à l’extrême
droite en passant par les cen­
tristes et la droite libérale,
autour de la personne de Mario
Draghi. Comment le Parlement
le plus eurosceptique de l’his­
toire de la République italienne
a­t­il pu, en quelques mois, pas­
ser d’une posture de défi en­
vers Bruxelles au soutien d’un
ancien président de la Banque
centrale européenne ? Plus que
dans les institutions, la ré­
ponse à cette question est à
chercher dans le jeu des forma­
tions politiques.
Des châteaux de sable
Alors que le parlementarisme
italien suppose, pour fonction­
ner, des partis forts et structu­
rés, les deux piliers du système,
le Parti communiste italien et
la Démocratie chrétienne, se
sont effondrés coup sur coup et
les nouvelles forces qui sont ap­
parues sur les ruines de l’an­
cien monde, à commencer par
Forza Italia, étaient plus gui­
dées par des questions person­
nelles que par l’idéologie. Ainsi
trouvera­t­on des transfuges de
la gauche dans l’alliance cons­
truite autour de l’homme d’af­
nationalistes régionaux que de
concessions programmatiques.
En cela, le modèle espagnol dif­
fère sensiblement du modèle
français. « Il est plus facile de s’al­
lier avec des partis qui ont des in­
térêts particuliers, centrés sur un
territoire, en négociant, par
exemple, des investissements,
qu’avec des partis où prédomi­
nent les questions idéologi­
ques », souligne M. Simon.
A Unidas Podemos, le Parti so­
cialiste a ainsi offert des hausses
du salaire minimum plus im­
portantes et plus rapides que
celles qu’il prévoyait. Aux indé­
pendantistes catalans, l’amnis­
tie des leaders séparatistes con­
damnés pour sédition après la
tentative d’indépendance de
2017 et des promesses d’inves­
tissements. Aux nationalistes
basques, le transfert de nouvel­
les compétences au gouverne­
ment régional, dont la gestion
des prisons. Et ainsi de suite.
Malgré ces efforts, des bloca­
ges mettent à mal les institu­
tions. Le gouvernement n’a pas
été en mesure de renouveler les
organes de gouvernance de la
magistrature ni la Cour consti­
tutionnelle, qui requiert un ac­
bre haute. Et les tensions ont
depuis que l’inflation a explosé
économique difficile en approu­
celles qui ont été prises jusque­là,
souligne le chercheur. p
sandrine morel
faires, tandis que des figures
plutôt libérales se retrouvaient
alliées à la gauche, sans aucune
autre justification que leur op­
position au berlusconisme.
Fort logiquement, de telles al­
légeances sont fluctuantes, et
les changements de camp sont
un phénomène particulière­
ment répandu. Depuis le début
de la législature, en 2018, cent
quatre­vingt­sept députés ont
changé au moins une fois de
groupe, ce qui représente 28 %
du total des élus, et la propor­
tion est similaire au Sénat.
Dans un contexte aussi mou­
vant, les situations de crise
poussent régulièrement les
parlementaires à se tourner
vers une figure respectée à
l’étranger, afin de ne pas ren­
forcer les doutes des parte­
naires de l’Italie sur sa fiabilité.
En février 2021, Mario Draghi
était tout indiqué pour rem­
plir ce rôle.
S’il apparaît bien souvent
comme la meilleure des solu­
tions, le recours à un gouverne­
ment « technique » ne peut être
que transitoire : l’approche de
nouvelles élections législati­
ves, début 2023, provoquera
immanquablement de nouvel­
les recompositions. Dans l’Ita­
lie d’aujourd’hui, les architec­
tures politiques s’apparentent
plus à des châteaux de sable
qu’à des palais Renaissance. p
jérôme gautheret
 FRANCE
8|
A S S E M B L É E   N AT I O N A L E
L’exécutif en quête d’alliances de circonstance
A défaut de coalition, Borne a passé la semaine à identifier les convergences possibles avec les oppositions
E
lisabeth Borne s’ac­
croche. Insensible à la
rumeur de son évic­
tion prochaine, fei­
gnant d’ignorer les
critiques sur son pro­
fil de femme robot ou trop « tech­
nicienne », la première ministre
trace son chemin, tentant de mon­
trer qu’elle tient la route par temps
de tempête parlementaire. Sa­
medi 25 juin, près d’une semaine
après le coup de tonnerre provo­
qué par des élections législatives
qui n’ont offert qu’une majorité
relative au camp présidentiel, la lo­
cataire de Matignon doit s’entrete­
nir avec le président de la Républi­
que, Emmanuel Macron, pour lui
faire part de l’état d’avancement
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Cœur Défense
– Tour A – 110 esplanade du Général de
Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX
(RCS NANTERRE 842 689 556), succur-
sale de QBE EUROPE SA/NV, dont le siège
social est à 37, Boulevard du Régent, 1000
BRUXELLES - BELGIQUE, fait savoir que,
la garantie financière dont bénéficiait la :
ANTES SAS
36 d Rue des 20 Toises
38950 SAINT-MARTIN-LE-VINOUX
RCS: 390 700 375
depuis le 01/01/2004 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE cessera de porter
effet trois jours francs après publication du
présent avis. Les créances éventuelles se rap-
portant à ces opérations devront être produites
dans les trois mois de cette insertion à l’adresse
de l’Établissement garant sis Cœur Défense –
Tour A – 110 esplanade du Général de Gaulle
– 92931 LA DEFENSE CEDEX Il est précisé
qu’il s’agit de créances éventuelles et que le
présent avis ne préjuge en rien du paiement ou
du non-paiement des sommes dues et ne peut
en aucune façon mettre en cause la solvabilité
ou l’honorabilité de la SAS ANTES.
des conversations menées avec les
responsables des groupes d’oppo­
sition à l’Assemblée nationale.
L’enjeu : identifier les « points de
convergence » qui pourraient exis­
ter avec les députés de tous bords
pour bâtir, si ce n’est une coalition,
au moins des accords au cas par
cas sur des textes jugés fondamen­
taux pour le gouvernement. De
Mathilde Panot, pour La France in­
soumise (LFI), à Marine Le Pen,
pour le Rassemblement national
(RN), en passant par Boris Vallaud
(Parti socialiste, PS), Jean­Paul
Mattei (MoDem) et Olivier Mar­
leix (Les Républicains, LR), l’élue
du Calvados aura sondé l’ensem­
ble des forces du Palais­Bourbon.
Une façon de montrer que, en dé­
pit des consultations effectuées
par M. Macron en début de se­
maine avec les responsables de
partis, c’est bien elle la cheffe de la
majorité. Et qu’elle est aussi une
« politique ».
« FAIRE DES COMPROMIS »
« Je ne sais pas ce que ça veut dire,
technique (…). Enfermée derrière
[son] bureau ? C’est tout le contraire
de ce que je suis », a­t­elle balayé sur
LCI, jeudi, se décrivant « à l’action ».
« Le projet qu’on va mettre en
œuvre tiendra compte de ce qui
s’exprime à l’Assemblée nationale,
forcément en gardant les valeurs
qui ont défini le projet porté par
Emmanuel Macron. On sera ame­
né à écouter les propositions des
uns et des autres pour bâtir une
majorité », a­t­elle prévenu.
Mais la majorité est­elle prête à
de véritables compromis ? L’allo­
cution solennelle de M. Macron,
mercredi, avant son départ pour
un sommet européen à Bruxelles,
appelant « chaque responsable po­
litique » à dire « jusqu’où il est prêt à
aller », a refroidi les oppositions, y
compris les plus « constructives ».
« Est­ce qu’Emmanuel Macron sera
l’artisan d’une démocratie refon­
dée, enfin délibérative, où on passe
des compromis, ou est­ce qu’il res­
tera ce président arc­bouté sur son
pouvoir, tentant en permanence les
débauchages et la soumission d’au­
tres groupes politiques ? », a inter­
rogé l’ancien candidat écologiste à
la présidentielle Yannick Jadot, ,
sur France Inter, vendredi, sans
fermer la porter à une participa­
tion d’Europe Ecologie­Les Verts à
un gouvernement de coalition.
Semblant rejeter la responsabi­
lité dans le camp de l’opposition,
M. Macron fixait également un ca­
lendrier – quarante­huit heures –,
vécu comme un ultimatum, pour
« bâtir cette méthode nouvelle » de
gouvernance avec deux totems :
pas d’impôt ni de dette budgétaire
ou écologique. « Il a pu m’arriver
qu’on me reproche d’avoir trop de
pouvoir car des majorités trop clai­
res », a­t­il reconnu depuis Bruxel­
les, vendredi, cessant de dramati­
ser une situation jugée « affreuse­
ment banale au niveau européen »,
avant de promettre : « Nous allons
faire des compromis. »
Pour le délégué général de La Ré­
publique en marche (LRM) et mi­
nistre de la transformation et de la
fonction publiques, Stanislas Gue­
rini, « des sujets de consensus » peu­
vent émerger autour d’« un noyau
dur » de trois priorités : le pouvoir
d’achat, la transition écologique et
la sécurité. « Se recentrer sur des su­
jets d’intérêt général peut permet­
tre de créer des majorités, afin de
continuer à agir », estime­t­il.
Les oppositions demandent à y
croire. Après son échange télépho­
nique d’une vingtaine de minutes
avec la première ministre, Boris
Vallaud, le chef du groupe PS à l’As­
semblée, restait circonspect, ven­
dredi. « La majorité, qui, en réalité,
est la plus grosse des minorités à
l’élection à la présidence du
« SE RECENTRER SUR  groupe LR n’a pas été le spectacle
DES SUJETS D’INTÉRÊT  d’une fracture entre deux lignes ir­
réconciliables. « Vous ne trouverez
GÉNÉRAL PEUT  pas plus d’un ou deux députés qui
soient sur une ligne différente de
PERMETTRE DE CRÉER  celle de Marleix », affirme Pierre­
Henri Dumont en épinglant son
DES MAJORITÉS » collègue Philippe Juvin, qui, selon
STANISLAS GUERINI lui, ne refuserait pas une place au
ministre de la transformation ministère de la santé.
et de la fonction publiques
DÉBAUCHAGES INDIVIDUELS
Désormais, les soutiens de M. Ma­
l’Assemblée, est­elle prête à faire des cron tablent sur une dislocation
bougés ? Pour le moment, rien n’est du groupe LR dans les prochains
mis sur la table », explique­t­il mois, espérant signer un contrat
après son entretien. Le PS entend de coalition avec les plus modérés
donc prendre les devants et faire d’entre eux. « Les Français nous ont
état de ses propositions pour le élus sur des positions claires. Ils ne
pouvoir d’achat – smic à 1 500 eu­ souhaitent pas qu’on s’autodissolve
ros, droit social à 18 ans… – en dé­ dans la majorité, défend la députée
but de semaine prochaine. LR fera (LR) du Doubs, Annie Genevard.
de même. Carburant à 1,50 euro le Mais ils nous reprocheraient tout
litre, conversion des RTT en salaire, autant de bloquer le système. C’est
défiscalisation des heures supplé­ un chemin de crête et, en tant que
mentaires… Le groupe LR, présidé Républicains, nous avons une res­
par le député d’Eure­et­Loir Olivier ponsabilité particulière », poursuit
Marleix, souhaite faire adopter ses celle qui a candidaté à la prési­
amendements sur la base d’un dence de l’Assemblée nationale.
dialogue avec l’exécutif « en Le camp présidentiel courtise
amont » de chaque texte. « Il faut également le groupe parlemen­
bien comprendre que ce n’est plus taire qui pourrait rassembler une
un régime présidentiel qui s’im­ partie des députés ultramarins,
pose, mais bien parlementaire, sou­ des élus nationalistes corses, quel­
tient le député LR du Pas­de­Calais ques élus UDI et même des élus PS
Pierre­Henri Dumont. Si l’exécutif opposés à la Nouvelle Union popu­
prend beaucoup de nos amende­ laire écologique et sociale, comme
ments, nous voterons, s’il en prend l’élu des Pyrénées­Atlantiques Da­
un petit peu, on s’abstiendra, s’il ne vid Habib. Le groupe, fort d’une
prend rien, on votera contre. » vingtaine de membres, devrait
Les macronistes espéraient en­ être baptisé « UTIL », pour « Ultra­
core, il y a quelques jours, qu’une marins, Territoires, Insularités, Li­
partie des 61 élus LR les rejoigne bertés ». Mais ces élus refusent
pour combler la quarantaine de eux aussi d’être la roue de secours
sièges qui les sépare de la majorité de la majorité. Et prévoient d’ores
absolue. Les coups de fil des minis­ et déjà de s’inscrire en groupe d’op­
tres comme Olivier Véran (rela­ position « propositionnel ».
tions avec le Parlement) ou Gérald Reste l’option des « députés vo­
Darmanin (intérieur) n’auront pas lants » et des débauchages indivi­
suffi à les persuader. D’autant que duels. En attendant que l’exécutif
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
La première
ministre,
Elisabeth
Borne
(à droite), et
deux de ses
ministres,
Amélie de
Montchalin
et Gérald
Darmanin,
à Matignon,
le 21 juin.
THOMAS COEX/AFP
trouve une solution de long terme,
les parlementaires de la coalition
présidentielle veulent agir à leur
manière. Fini les relations distan­
tes, voire condescendantes, vis­à­
vis des élus d’opposition. « Il y a les
lignes politiques et ensuite, il y a
l’humain. Ce qu’il va falloir parve­
nir à faire, c’est construire de très
bonnes relations ad hominem dans
les oppositions », estime un nouvel
élu LRM, laissant présager de nom­
breux marchandages.
« Il ne faut pas se faire d’illusion,
l’opposition ne nous fera pas de ca­
deaux, prévient le sénateur LRM
de Côte­d’Or, François Patriat.
Maintenant, on va dérouler les tex­
tes, accepter quelques amende­
ments. Et si ça ne passe pas, on met­
tra l’opposition face à ses responsa­
bilités. (…) L’idée, ce n’est pas de finir
avec des textes mi­chèvre mi­
chou. » Elisabeth Borne a d’ores et
déjà choisi de prolonger par décret
le bouclier tarifaire sur les prix du
gaz, avant même que les débats sur
le texte « pouvoir d’achat » n’aient
débuté au Parlement. Le gouver­
nement pourrait ainsi user davan­
tage de son pouvoir réglementaire
au cours des prochains mois, par
crainte d’être mis en minorité.
Reste une certitude. Un remanie­
ment est inéluctable pour rempla­
cer les ministres défaits lors des lé­
gislatives. Mais son ampleur pour­
rait dépendre de la teneur des né­
gociations avec les partis
d’opposition, qui pourraient récla­
mer des postes au gouvernement.
Et qu’en sera­t­il d’Elisabeth
Borne ? Les prochains jours pour­
raient sceller son sort. Pour
l’heure, la locataire de Matignon
prépare son discours de politique
générale, prévu le 5 juillet. Dix
jours qui semblent une éternité. p
mariama darame,
claire gatinois
et alexandre lemarié
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
A l’Assemblée nationale, le RN veut se notabiliser
La promesse d’« opposition constructive » faite par Le Pen tranche avec les habitudes du parti d’extrême droite
I
ls ont déjà pris le pli. Trois
jours après leur rentrée, ven­
dredi 24 juin, des dizaines de
nouveaux députés du Ras­
semblement national (RN) se
donnent rendez­vous au Bour­
bon, le café qui jouxte l’Assemblée
où défilent les habitués de la vie
parlementaire. Ils ne prendront
certes leurs quartiers dans leurs
bureaux qu’à la mi­juillet. Marine
Le Pen a demandé que tous les
« 89 » soient installés dans le
même bâtiment, rue Aristide­
Briand, pour mieux huiler la disci­
pline de groupe. De même qu’elle
a prié ses députés de s’afficher po­
lis et studieux, dans une logique
de démonstration de crédibilité.
« Les électeurs nous ont donné ce
qui nous manquait pour gagner la
présidentielle : la capacité d’avoir
90 députés [en réalité, 89]. Nous
montrerons qu’on est compétents
en commission », dit au Monde la
cheffe de file.
« Marine Le Pen se sert de l’Assem­
blée comme d’un tremplin, note
Jean­Pierre Camby, professeur de
droit constitutionnel associé à
l’université de Versailles Saint­
Quentin­en­Yvelines. Elle reprend
la logique institutionnelle qui est de
constituer un groupe puissant au
Parlement et de s’enraciner territo­
rialement avant d’accéder au pou­
voir à l’Elysée. » Seule l’élection
d’Emmanuel Macron en 2017 avait
fait exception.
La Nupes refuse de porter
la responsabilité du « blocage »
L’union de la gauche demande que ses propositions sur le pouvoir
d’achat ou l’écologie soient prises en compte
U n jeu de dupes s’est ins­
tallé depuis l’allocution
d’Emmanuel Macron,
mercredi 22 juin. Le président de
la République a invité les forma­
tions politiques à l’Assemblée na­
tionale à dire « la part de responsa­
bilité et de coopération qu’[elles]
sont prêtes à prendre ». A gauche,
on lui renvoie la balle sans état
d’âme et sans se presser : que la
première ministre, Elisabeth
Borne, sollicite d’abord la con­
fiance du Parlement et présente
un discours de politique générale.
Ensuite viendra le temps des clari­
fications. Même si, au fond, per­
sonne ne se fait d’illusions sur le
fait que l’ensemble des partenai­
res de la Nouvelle Union popu­
laire écologique et sociale (Nupes)
sera dans l’opposition.
Mais il n’est pas question de por­
ter la responsabilité d’un « blo­
cage » des institutions, comme
voudrait le faire accroire Emma­
nuel Macron. D’ailleurs, cette ab­
sence de majorité absolue pour
Ensemble !, la gauche assure y voir
un point d’appui pour forcer des
avancées sur le fond. Et si, par ha­
sard, le chef de l’Etat décidait de
dissoudre l’Assemblée, « tout le
monde va y perdre, mais peut­être
lui plus qu’un autre », estime le co­
président du groupe écologiste à
l’Assemblée Julien Bayou. Aux
abords du Palais­Bourbon, déjà,
chacun échafaude des hypothè­
ses : en cas de nouvelles élections,
qui sortirait renforcé ? Le Rassem­
blement national (RN), sans
doute. En attendant, la Nupes
veut se montrer sous son
meilleur jour pour éviter, le cas
échéant, un vote sanction des
électeurs déçus par sa désunion.
C’était peut­être le sens de la pre­
mière réunion de son intergroupe,
jeudi 23 juin. Des émissaires de La
France insoumise (LFI), du Parti
La leader de l’extrême droite
semble vivre elle­même une sorte
de notabilisation accélérée. Après
avoir été consultée, mardi, par le
chef de l’Etat, au même titre que
les chefs des principaux partis po­
litiques, elle était appelée par la
première ministre, Elisabeth
Borne, comme les autres prési­
dents de groupe. Avec ces derniers,
Marine Le Pen négocie la réparti­
tion des postes­clés de l’Assemblée
et distille le même argument en­
tendu à droite sur la levée du se­
cret fiscal à la commission des fi­
nances : « Si ce n’est pas nous, c’est
d’autres… et ça peut ne pas plaire à
tout le monde. »
« Jouer le jeu »
Le style d’opposition qu’elle reven­
dique tranche aussi avec les usages
du parti nationaliste. « Nous allons
être aux antipodes de La France in­
soumise, projette Laurent Jaco­
belli, député RN de Moselle. Ils sont
là pour transformer l’Assemblée en
cirque médiatique et faire les zoua­
ves pour attirer les caméras ! Ce
n’est pas dans notre ADN. » Curieux
renversement, tant la généalogie
du parti lepéniste se fonde sur sa
culture tribunitienne. Jean­Marie
Le Pen, leader des 35 députés d’ex­
trême droite en 1986, s’affirmait
« clairement dans l’opposition ». Il
joignait le geste à la parole en des
occasions restées gravées dans la
mémoire parlementaire.
communiste français (PCF), d’Eu­
rope­Ecologie­Les Verts (EELV) et
du Parti socialiste (PS), assis pen­
dant une heure et demie autour
d’une table avec un premier résul­
tat : il y aura bien des candidats
uniques de la Nupes pour tous les
postes à responsabilité en jeu à
l’Assemblée. Et une réunion heb­
domadaire des représentants de
cet intergroupe. Dans la salle, pas
de profil susceptible de troubler la
concorde. Fabien Roussel, en sor­
tant de l’Elysée deux jours plus tôt,
avait prêté le flanc aux critiques,
en disant qu’il n’était pas « cho­
qué » par l’idée d’un gouverne­
ment d’union nationale. Même si,
dans sa réponse, en deux temps, il
estimait ensuite que, vu « le niveau
de défiance (…), ça paraît compli­
qué que nous ou d’autres puissent
participer à un gouvernement
d’union nationale ».
Pas de « chèque en blanc »
Jeudi, l’ancien candidat à la prési­
dentielle du PCF n’était pas là, ni
d’ailleurs André Chassaigne, réélu
président du groupe de la Gauche
démocrate et républicaine (GDR).
Les députés Pierre Dharréville et
Elsa Faucillon avaient notamment
été envoyés à leur place. A la sortie,
Mathilde Panot, présidente du
groupe LFI, l’assure : « Nous avons
toutes et tous envie d’être utiles au
pays. » Elle réfute la tentative
d’Emmanuel Macron de « rejeter
la responsabilité du blocage sur les
oppositions », lui oppose « notre
initiative de reparlementarisation
de la vie politique ».
Boris Vallaud, quant à lui, fraî­
chement élu président des dépu­
tés socialistes, remarque que, sur
le pouvoir d’achat, sujet perçu
comme le plus à même de diviser
les oppositions, « le gouvernement
n’a pas fait grand­chose ». « Nous
serons force de proposition », assu­
Comme la nuit du 8 octobre 1987,
lors de l’examen du projet de loi
sur la répression du trafic de dro­
gue. La délégation frontiste s’était
lancée dans une obstruction à
tout­va, à coups de rappels au rè­
glement, d’injures et d’amende­
ments farfelus. Bruno Gollnisch
montait au perchoir au prétexte
de surveiller le scrutin, d’autres
députés du Front national (FN, de­
venu RN) couraient dans les tra­
vées pour tourner les clés de vote
de leurs adversaires absents… Le
tribun populiste et ses élus prati­
quaient la joute comme la con­
quête physique de l’espace. A l’in­
verse, les députés RN semblent, en
ces premiers jours, vouloir raser
les murs et se fondre dans le décor.
« Le groupe du FN était seul contre
tous, rappelle M. Camby. Les élus
du RN disent vouloir jouer le jeu
parlementaire et confirment leur
volonté d’implantation durable
dans le paysage. » Marine Le Pen,
qui a personnifié à l’extrême son
parti et prônait une conception du
pouvoir fondé sur « la rencontre
d’un homme ou d’une femme avec
le peuple », épouserait, subite­
ment, un esprit plus proche de la
IVe République. Elle répète que son
opposition sera « constructive »
face au camp présidentiel. Quitte à
contredire sa propre campagne,
virulente contre les macronistes
dits « destructeurs d’en haut », mais
aussi contre les élus Les Républi­
re­t­il. Smic à 1 500 euros, blocage
des prix, conférence salariale, dé­
gel du point d’indice des fonction­
naires, allocation d’autonomie
pour les jeunes : le programme de
la Nupes est très fourni. De quoi
composer de nombreux amende­
ments. Une proposition de loi,
même, comme l’avançait, ven­
dredi matin, la socialiste Valérie
Rabault, sur France 2, réfutant
l’idée d’un « chèque en blanc » au
gouvernement. « S’il y a des mesu­
res très fortes pour qu’on soulage
les factures de chauffage, d’énergie,
bien sûr qu’on les votera, mais ça
doit fonctionner dans les deux sens,
il faut que nos propositions soient
retenues aussi », explique le dé­
puté écologiste, ex­La République
en marche (LRM), Aurélien Taché.
Quant à l’enjeu climatique, qui
pourrait pâtir le premier d’un im­
mobilisme parlementaire, Julien
Bayou rétorque : « Le blocage, en
matière d’écologie, c’était pendant
les cinq années passées. » Difficile
de faire pire, donc, estiment les
écologistes, mais faire mieux ?
Ceux­ci portent un changement
du règlement de l’Assemblée natio­
nale pour lui donner un fonction­
nement plus proche de celui du
Parlement européen et, qui sait,
forcer à la construction de majori­
tés au cas par cas dans des institu­
tions qui n’y sont pas habituées.
David Cormand, député écologiste
européen, relève que les macronis­
tes se sont alliés, texte par texte,
notamment avec la droite du Parti
populaire européen. « Au Parle­
ment français, ça va se voir, c’est ce à
quoi LRM prépare l’opinion quand
ils disent que c’est la même chose, la
Nupes et le RN. Ils préparent à l’idée
de voter avec le RN… » A ce jeu­là, la
gauche a toutes les chances de
s’installer dans l’opposition, au
moins jusqu’à une dissolution. p
julie carriat
france | 9
Marine Le Pen ne se dit pas prête européen, où il n’hésite pas à s’op­
MÊME LES PLUS NOVICES  à lâcher sa proposition­phare – la poser à l’aide financière à
DU GROUPE SAVENT QU’UN baisse de TVA de 20 % à 5,5 % sur l’Ukraine ou à des résolutions sur
l’énergie. Certains députés espè­ l’égalité des LGBT.
REJET NET DES MESURES  rent que la poire sera coupée en Le groupe RN entend pousser
deux. « Si Macron accepte une TVA par tous les moyens des pans du
DU POUVOIR D’ACHAT  à 10 %, on pourrait voter pour, illus­ programme présidentiel de Ma­
SERAIT MAL COMPRIS  tre le député de l’Eure Kévin Mau­ rine Le Pen. Dont sa proposition de
vieux. De même pour une réforme loi visant à « interdire le burkini » et
DE LEUR ÉLECTORAT des retraites moins bonne que la à « combattre l’islamisme », pour
nôtre, mais meilleure que la sienne. l’heure fragile au plan constitu­
Mais s’il dit 64 ans, ce n’est pas tionnel. Les élus RN souhaitent
cains (LR), jugés compatibles avec banco… » Même les plus novices aussi légiférer sur l’immigration et
Emmanuel Macron. du groupe RN savent qu’un rejet la « priorité nationale », en n’ex­
Le projet de loi sur le pouvoir net des mesures de pouvoir cluant pas de recourir au référen­
d’achat constituera « le premier d’achat serait incompris de leur dum d’initiative partagée, lequel
crash test pour Macron », estime­ électorat. nécessite le vote de 185 parlemen­
t­on au RN. Il le sera aussi pour les taires. « La taille du groupe le rend
oppositions. A l’unisson, les dépu­ « Changement radical » possible avec LR [61 députés] et met
tés d’extrême droite affirment, Cette logique à la carte s’étend aux les autres devant leurs responsabi­
sous réserve de futures consignes, projets dans leur ensemble. « Si lités », espère M. Tanguy.
qu’ils voteront toute mesure al­ c’est un texte largement imparfait, Michaël Taverne, policier député
lant « dans le bon sens ». Par exem­ mais qu’on peut sauver deux ou du Nord, s’épanche sur le « change­
ple, la revalorisation des pensions trois choses, nous nous abstien­ ment radical » vécu au RN : « Ça y
ou la suppression de la redevance drons ou nous voterons pour, sup­ est, nous sommes dans la cour des
télé – bien que le RN veuille aller pute M. Jacobelli. C’est le jeu parle­ grands… mais j’ai l’impression
jusqu’à bannir tout financement mentaire normal. » Lors des débats d’avoir toujours été député. » A trop
de l’Etat. « Oui, on votera la sup­ sur le « séparatisme », en fé­ coopérer avec le « système », le
pression mais on critiquera l’ab­ vrier 2021, Marine Le Pen et ses dé­ mouvement populiste qui se rêve
sence d’économies. Nous, on veut putés s’étaient abstenus sur le en parti de gouvernement prend
privatiser l’audiovisuel public », vote final, alors qu’ils jugeaient le le risque de décevoir son électorat
noie Jean­Philippe Tanguy, député projet « largement insatisfaisant ». protestataire. Et de laisser l’espace
de la Somme et candidat à la prési­ Sébastien Chenu avait expliqué vacant à l’extrême droite qui avait
dence de la commission des finan­ qu’il était « compliqué de s’opposer fait naître l’éphémère candidature
ces. « On n’est pas dans l’obstruc­ à l’ensemble du texte » dès lors Zemmour, mitonnée au départ
tion totale », prévient Caroline Co­ qu’ils avaient « voté un certain par une poignée de jeunes réac­
lombier, députée de la Charente, nombre d’amendements et d’arti­ tionnaires qui se donnaient ren­
opposée au chèque alimentaire… cles ». Un raisonnement que le RN dez­vous au Bourbon. p
même s’il va « dans le bon sens ». s’abstient de suivre au Parlement ivanne trippenbach
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email : infomed@viivhealthcare.com Optimisation d’un traitement antirétroviral en situation de succès virologique. Avril 2017: 7.
NP-FR-HVU-PRSR-220004-V1 - Juin 2022 - ©2022 ViiV Healthcare SAS ou ses concédants. Tous droits réservés. La personne représentée est un mannequin-photo, uniquement utilisée à des fins d’illustration.

10 | france
Dans l’Eure, une vague dégagiste qui profite au RN
Le Rassemblement national a remporté, à l’issue des élections législatives, quatre sièges de député sur cinq
REPORTAGE
C
e qui est terrible, c’est que
les candidats du Rassem­
blement national l’ont
emporté comme nous
en 2017 : sur une étiquette, rien
d’autre. » En sirotant son Perrier ci­
tron à l’ombre de la place de l’hôtel
de ville d’Evreux (Eure), Fabien
Gouttefarde a l’œil hagard, mer­
credi 22 juin. Depuis dimanche, le
député sortant de la 2e circonscrip­
tion de l’Eure est sonné par une
défaite qu’il n’avait pas anticipée.
A l’issue du second tour des légis­
latives, il n’a recueilli que 48,9 %
des voix face à la candidate du Ras­
semblement national (RN) Ka­
tiana Levavasseur (51,1 %).
Il n’est pas le seul député « mar­
cheur » dérouté de l’Eure. Dans ce
département rural de Norman­
die, situé à la bordure ouest de
l’Ile­de­France, fiefs de deux mi­
nistres, Bruno Le Maire et Sébas­
tien Lecornu, cinq députés La Ré­
publique en marche (LRM) étaient
en place depuis 2017. Dimanche
19 juin, les électeurs les ont toute­
fois renvoyés en octroyant quatre
sièges au RN et un à la Nouvelle
Union populaire écologique et so­
ciale (Nupes).
Le département, dont M. Lecor­
nu est le président depuis 2015, de­
vient le seul de la région à envoyer
des députés du parti d’extrême
droite à l’Assemblée et à ne pas ac­
corder à Emmanuel Macron un
seul siège. Le plus symbolique
d’entre eux, celui que le ministre
de l’économie, Bruno Le Maire, oc­
cupait dans la 1re circonscription
depuis 2007, et auquel il cédait sa
place à sa suppléante, Séverine
Gipson (49,38 %), a été remporté
par Christine Loir (50,62 %), auxi­
liaire de vie, adhérente du RN de­
puis deux ans. Un revers, donc,
pour la coalition présidentielle et
ses deux figures locales.
Fracture territoriale
A la terrasse de l’Hôtel Normandy
de Vernon, où Marine Le Pen a fait
une étape très médiatique lors de
la présidentielle, le jeune édile de
la ville, François Ouzilleau, proche
de Sébastien Lecornu, auquel il a
succédé en 2015, candidat déçu
d’Ensemble ! dans la 5e circonscrip­
tion (49,37 %), analyse la situation :
« C’est le résultat d’un ancrage pro­
gressif du vote RN depuis les an­
nées 1980. Nous sommes coincés
entre Paris et Rouen. Notre pro­
blème, c’est l’enclavement et le dé­
classement économique. »
Une fracture territoriale et éco­
nomique que constate aussi Kévin
Mauvieux, député RN élu dans la
Extrême droite : le conseil régional de PACA secoué par les législatives
Le groupe lepéniste, composé de 31 élus régionaux, a vu 10 nouveaux députés sortir de ses rangs et se confronte au problème de cumul
marseille ­ correspondant
E n Provence­Alpes­Côte
d’Azur, la déferlante Ras­
semblement national (RN)
a été très puissante lors des élec­
tions législatives. Sur les 42 cir­
conscriptions mises en jeu dans
cette région de 5 millions d’habi­
tants, 21 sont revenues au RN. Un
« résultat historique » pour les res­
ponsables locaux du parti.
Les répliques de ce séisme élec­
toral inédit ne pouvaient épar­
gner l’hémicycle du conseil régio­
nal, où l’extrême droite est, de­
puis 2015, la seule opposition aux
coalitions de droite et du centre
concoctées par le président, Re­
naud Muselier, et par son prédé­
cesseur, Christian Estrosi. Parmi
les 21 nouveaux députés nationa­
listes élus dimanche 19 juin,
10 sont également conseillers ré­
gionaux, dont les têtes de gon­
De gauche à droite et de bas
en haut : Eric, 48 ans, dans
une station­service en
périphérie d’Evreux ; le QG
de la députée LRM sortante
Claire O’Petit, à Vernon ;
panneau d’affichage, à
Evreux ; Véronique, 45 ans,
et sa fille Sandrine, 34 ans,
à Evreux. AGNÈS DHERBEYS/MYOP
POUR « LE MONDE »
dole Franck Allisio, Laure Lava­
lette ou Frédéric Boccaletti.
« Il faut avoir la victoire mo­
deste », tempère, vendredi 24 juin,
le premier, nouveau député de la
12e circonscription des Bouches­
du­Rhône. « C’est un grand pas en
avant pour nos idées et j’espère que
cela va pousser Renaud Muselier à
changer son attitude, et enfin ac­
cepter les amendements que nous
formulons, comme le font déjà
d’autres régions », poursuit ce
conseiller politique de Marine
Le Pen.
Moins d’une semaine après les
élections, la séance plénière de la
collectivité régionale ne sera pas
celle du triomphalisme pour le
groupe RN. Renforcé par cette
abondance de nouveaux parle­
mentaires, il apparaît aussi para­
doxalement fragilisé par la mise à
l’écart de trois de ses élus et par
l’annonce du retrait de son prési­
3e circonscription face à la sortante
Marie Tamarelle­Verhaeghe (54,05 %
des voix, contre 45,95 %). « On souf­
fre d’être un territoire rural sinistré
sur le plan économique et déserté
de services publics », avance­t­il.
Pour lui, son parti a réussi à s’im­
planter dans ce département, où
les « gilets jaunes » ont été très ac­
tifs et où le sentiment d’abandon
est fort, « parce que, contrairement
dent de groupe, Thierry Mariani,
un an seulement après l’élection.
Si, dans son propos introductif,
Renaud Muselier félicite l’ensem­
ble des nouveaux députés – dont
une seule, Sabrina Agresti­Rouba­
che, élue Ensemble !, fait partie de
sa majorité –, il ne se gêne pas pour
adresser quelques piques à ses ad­
versaires politiques. « Vous êtes le
plus vieux et le seul à rester à la
porte [de l’Assemblée], vous devez
l’avoir en travers », fait­il remar­
quer au Varois Amaury Navar­
ranne, unique candidat du RN
battu sur les huit circonscriptions
de son département. « Vous allez
devoir choisir entre vos mandats »,
rappelle également, d’un ton pa­
ternaliste, celui qui fut député
pendant quinze ans aux six parle­
mentaires lepénistes qui se trou­
vent dans une situation de cumul.
Laure Lavalette, élue dans la
2e circonscription du Var, a été la
à M. Macron, il s’adresse aux petites
gens et à leurs soucis du quoti­
dien ». Depuis 2012, Marine Le Pen
jouit en effet d’une très nette dy­
namique électorale dans l’Eure.
En avril, la candidate du RN y est
même arrivée en tête lors des deux
tours de la présidentielle, devan­
çant lors du second le président
sortant de près de trois points
(51,38 % contre 48,62 %). En 2017,
première à rendre public son
choix. Elle quitte le conseil muni­
cipal de Toulon pour se consacrer
à l’Assemblée et au conseil régio­
nal. Une option qu’étudie aussi
Franck Allisio, qui, élu député sur
le pourtour de l’étang de Berre,
pourrait abandonner le conseil
municipal de Marseille. Frédéric
Boccaletti, lui, se montre hésitant,
rappelant son attachement à sa
commune de Six­Fours, où il mi­
lite, dit­il, « depuis vingt­deux ans ».
« Manœuvres de division »
Le choix des parlementaires tou­
chés par le cumul de mandats
peut, dans les prochaines semai­
nes, modifier à la marge la compo­
sition du groupe RN en faisant en­
trer de nouvelles têtes dans l’hé­
micycle. Mais d’autres change­
ments plus profonds marquent
déjà la fin de la longue parenthèse
électorale. Comme s’il attendait
« Dès le premier
tour, l’élection
s’est transformée
en référendum
pour ou contre
Macron »
FRANÇOIS OUZILLEAU
candidat Ensemble !
dans l’Eure
les candidats du RN à la députa­
tion figuraient déjà au second tour
dans tout le département.
Mais ici, comme sur le plan na­
tional, transformer l’essai prési­
dentiel lors des législatives n’avait
rien d’évident pour le parti, en rai­
son du mode de scrutin. C’est pour
cette raison que deux amies croi­
sées dans les rues d’Evreux, San­
drine, auxiliaire de vie de 34 ans,
et Véronique, fonctionnaire de
45 ans, électrices du parti, ne se
sont pas déplacées les 12 et 19 juin.
« On pensait que ça ne servirait à
rien parce que d’habitude le RN ne
passe jamais », témoigne la pre­
mière, réjouie de l’arrivée de 89 dé­
putés bleu marine au Palais­Bour­
bon. De fait, le parti a presque été
pris de court. « Nous n’avions pour
objectif qu’un seul député dans
l’Eure : ça a été une très belle sur­
prise », se ravit Timothée Houssin,
vainqueur dans la 5e circonscrip­
tion (50,63 %) et délégué départe­
mental du parti.
Outre son enracinement, le vote
RN dans les vallées et les plaines de
l’Eure a été aidé par un autre mou­
vement de fond : le vent du déga­
gisme ambiant favorisant un vote
sanction contre le chef de l’Etat.
« C’est un vote de protestation », re­
vendique Michel, 79 ans, qui a
glissé un bulletin RN aux deux
tours, car, de M. Macron, il « n’aime
ni sa politique ni son arrogance ».
« Dès le premier tour, l’élection s’est
transformée en référendum pour
ou contre Macron. Notre capital
politique local n’y changeait rien »,
confirme M. Ouzilleau. A tel point
que le candidat qui avait choisi de
faire apparaître sur ses affiches la
tête du chef de l’Etat à côté de la
sienne, contrairement à de nom­
breux comparses, pense que cela
lui a coûté quelques voix.
Jennifer, jeune électrice de
M. Mélenchon lors de la présiden­
tielle, confie que c’est parce qu’elle
apprécie le maire de sa ville qu’elle
s’est retenue d’aller voter RN. Pour
le très médiatique député sortant
de la 4e circonscription, Bruno
Questel, éliminé dès le premier
tour, le fait que « les électeurs LR et
cette échéance pour officialiser,
Thierry Mariani cède son poste de
président de groupe à Franck Alli­
sio. L’élu vauclusien, absent ven­
dredi à Marseille, explique qu’il
souhaite « se consacrer plus ample­
ment à [son] mandat de député
européen ». « On n’a pas beaucoup
vu M. Mariani dans cet hémicycle »,
s’est contenté de commenter
M. Muselier à propos de la mise en
retrait prévisible de son ancien ca­
marade au parti Les Républicains.
Autre bouleversement, l’exclu­
sion de trois conseillers régionaux
élus dans les Alpes­Maritimes sur
les listes du RN, dont l’ex­directeur
de campagne de Thierry Mariani,
Philippe Vardon. Des départs qui
portent à 8 – sur 39 – le nombre de
membres ayant quitté le groupe
RN en un an. La conséquence di­
recte des déchirements provoqués
par l’apparition d’Eric Zemmour
dans le jeu politique. Apôtre d’un
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
socialistes aient préféré voter pour
le RN au second tour par anti­
macronisme » est la principale le­
çon du scrutin.
La conjoncture économique n’a
pas non plus aidé les macronistes,
tant la problématique du pouvoir
d’achat préoccupe tous les esprits.
Avec le sentiment que tout ne fait
que s’aggraver, malgré les mesures
du gouvernement. Pour Philippe
Brun, seul député de gauche élu le
19 juin dans l’Eure – avec 348 voix
d’avance sur son opposante RN
dans la 4e circonscription –, le
vaste revers des macronistes té­
moigne ainsi d’un « rejet du bilan
de M. Macron ».
« Début d’un nouveau cycle »
A la pompe à essence du Carrefour
Grand Evreux, Florent, 30 ans, ac­
coudé à son Berlingo, raconte
avoir voté RN aux législatives jus­
tement parce que « tout augmente,
et rien ne change ». Il espère qu’au
moins le revers électoral « forcera
le président à écouter les Français ».
Eric, qui fait son plein, a lui aussi
glissé le bulletin du parti pour
« sanctionner Macron ». « Pour
moi, la retraite à 65 ans, ce n’est pas
possible. Et ils ne font pas assez
pour aider les gens qui travaillent »,
affirme l’homme de 48 ans, chargé
de mise en rayon dans l’hypermar­
ché d’à côté, qui fait chaque jour
« 30 bornes aller, 30 bornes retour ».
En terrain électoral hostile, les
députés sortants regrettent que
l’état­major macroniste, dont le
chef de l’Etat, ne se soit pas davan­
tage impliqué dans la campagne.
« C’est comme s’ils n’avaient pas
pris la mesure de l’enjeu », déplore
Mme Tamarelle­Verhaeghe.
M. Mauvieux se réjouit de son
côté de constater que « le barrage
au RN s’essouffle ». « Les gens ne
supportent plus qu’on leur dise quoi
faire », avance­t­il. Pour les candi­
dats d’Ensemble !, c’est justement
cette absence de front républicain
qui a facilité la victoire du parti
d’extrême droite. « Les oppositions
locales ont préféré pratiquer la
terre brûlée plutôt que le jeu répu­
blicain », dénonce Bruno Questel.
L’élection marque le début d’un
nouveau cycle politique local et
national. Mercredi, alors que les
quatre députés RN faisaient leur
entrée dans l’Hémicycle, Fabien
Gouttefarde partait pour la capi­
tale vider ses bureaux. Le nouveau
député socialiste Philippe Brun
promettait de son côté de faire de
la lutte contre le vote RN un point
central de son mandat, ayant tou­
tefois en tête que quand il s’ins­
talle, il s’avère difficile à déloger. p
marie pouzadoux
rapprochement avec les candidats
de Reconquête !, Philippe Vardon
explique s’être vu notifier son ex­
clusion quelques heures avant la
session plénière et regrette « les
manœuvres locales de division ».
« Le rassemblement de la droite et
des patriotes, les électeurs l’ont fait
dans les urnes », constate l’élu ni­
çois, qui promet de continuer à
faire « entendre [sa] voix dans l’hé­
micycle ». « Philippe s’est présenté
contre un candidat investi par le
parti. Son exclusion est mécani­
que », assume, de son côté, Franck
Allisio, qui voit cette situation
comme « un gâchis ».
Nouveau patron du groupe RN,
le conseiller politique assure tou­
tefois ne plus s’attendre à d’autres
départs. « Quitter un parti qui a
89 députés et peut conquérir des
centaines de villes serait irration­
nel », jauge­t­il. p
gilles rof

12 | france
Ecoles primaires : la pénurie
d’enseignants confirmée
Les résultats des concours montrent que tous les postes ne seront pas
pourvus. Des centaines pourraient rester vacants en Ile­de­France
L’
alerte avait été donnée
à la mi­mai. Elle est
confirmée : les résul­
tats définitifs des con­
cours de recrutement des ensei­
gnants du premier degré, qui ont
commencé à circuler dans toutes
les académies – ou presque –, ven­
dredi 24 juin, confirment, pour la
rentrée 2022, les pires craintes
agitées par les syndicats d’ensei­
gnants : à Paris, 62 enseignants
manquent à l’appel (219 postes
ouverts pour 157 admis). Il man­
que 660 postes dans l’académie
de Créteil (1 079 postes, 419 ad­
mis) et 1 006 dans celle de Ver­
sailles (1 430 postes, 424 admis),
selon les calculs du SNUipp­FSU.
Seulement un poste sur trois
pourvu en Ile­de­France ? A ce
stade, le « ratio choc » avancé, ven­
dredi matin, par le site d’informa­
tions spécialisé Café pédagogique
reste à confirmer : on attend,
pour le 5 juillet, les résultats des
deux concours complémentaires
du premier degré instaurés, sous
la gauche, à Créteil et à Versailles,
pour, à l’époque déjà, tenter d’en­
diguer la tendance.
Mais difficile d’imaginer qu’ils
puissent, seuls, fournir les contin­
gents nécessaires : ces deux con­
cours n’offriraient, à eux deux,
que 700 postes – 500 à Créteil, 200
à Versailles, de source syndicale.
L’éducation nationale préfère at­
tendre les résultats de tous les
La confirmation de la condamnation des ex­
dirigeants de France Télécom requise en appel
Pour le parquet, la notion de « harcèlement moral institutionnel » doit être reconnue
E n requérant, vendredi
24 juin devant la cour d’ap­
pel de Paris, la confirma­
tion de la condamnation des six
prévenus au procès France Télé­
com, les deux représentants de
l’accusation ont souhaité adres­
ser un message clair : la notion de
« harcèlement moral institution­
nel », qui est entrée dans la juris­
prudence à l’occasion du juge­
ment rendu par le tribunal correc­
tionnel de Paris en décem­
bre 2019, n’est ni un accident de
l’histoire, ni le fruit d’une inter­
prétation hasardeuse, nourrie de
l’émotion et des considérations
sociologiques des premiers juges.
Elle doit être reconnue comme
une forteresse juridique. « Le droit
est tout à fait clair. Une stratégie
d’entreprise peut être constitutive
de harcèlement moral », a affirmé
l’avocat général Yves Micolet.
Tel est en effet l’enjeu de ce pro­
cès en appel pour l’accusation,
face à une défense qui soutient
que l’on aurait « tordu le droit pé­
nal » pour faire tenir des poursui­
tes contre France Télécom – de­
venu Orange –, son ex­PDG Didier
H O R S -S É R I E
& CIVILISATIONS
& CI
CIVVII L IIS
S A TI
T I O NS
DE VICTORIA
À ELIZABETH II
En guise
de solution
d’urgence, les
rectorats misent
sur le recours
aux contractuels
concours (y compris du second
degré) pour communiquer.
Cette crise du recrutement, par­
ticulièrement aiguë dans les aca­
démies franciliennes, concerne
des territoires jusqu’ici épargnés
par les difficultés. Le « taux d’ad­
missibilité » était faible, cette an­
née, dans plusieurs académies,
dont Dijon et Montpellier. Cette
dernière fait finalement le plein,
mais, à Dijon, où il y avait 1,2 ad­
missible pour un poste, six candi­
dats manquent à l’appel. Un défi­
cit d’une petite poignée d’ensei­
gnants est à noter à Amiens, à Be­
sançon et à Nice. A Grenoble, il
manque onze enseignants. A
Nancy­Metz, quatorze.
Réuni en congrès, à Mulhouse
(Haut­Rhin), du 13 au 17 juin, le
SNUipp­FSU, syndicat majoritaire
au primaire, n’a pas hésité à par­
ler de « crise structurelle » tendant
à « se généraliser ». Face à ces som­
bres prédictions, que faire ? Il ap­
pelle à mettre en place des prére­
crutements, en s’adossant no­
Lombard, l’ex­numéro deux
Louis­Pierre Wenès et quatre an­
ciens cadres de l’entreprise, après
les suicides de dix­neuf salariés
entre 2007 et 2010.
Dans leur réquisitoire, les avo­
cats généraux ont ainsi voulu ré­
pondre par avance aux arguments
des avocats des prévenus. Non,
ont­ils affirmé, le harcèlement
moral ne nécessite pas un contact
direct entre celui qui est accusé de
le commettre et celui qui le subit.
Il peut être constitué même lors­
qu’il y a interposition de person­
nes, en l’occurrence, entre la base
et le sommet d’une entreprise.
Non, disent­ils encore, ce n’est pas
un « délit statistique », au sens où il
faudrait nécessairement qu’une
majorité de salariés s’en disent
victimes – et se constituent partie
civile – pour qu’il soit reconnu.
« On ne peut pas raisonner en
moyenne en disant que, dans l’en­
semble, le plan Next [le plan de res­
tructuration de l’entreprise lancé
en 2005 par Didier Lombard] a été
bon pour les salariés. »
« Je suis persuadé que les diri­
geants de France Télécom ont
NOUVEAU
LES WINDSOR
UN HORS-SÉRIE
DE 260 PAGES - 14,50 E
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
tamment aux listes complémen­
taires. Le SE­UNSA a, lui, déposé
une « alerte sociale », distinguant
des « mesures immédiates » (aug­
mentation du nombre de stagiai­
res, recrutement en urgence de
contractuels…) d’un « travail pro­
fond sur l’attractivité » à mener
pour tous les métiers de l’éduca­
tion. C’est ce qu’il a mis en avant
dans un courrier adressé, mer­
credi 22 juin, au ministre.
« Cellule de rentrée »
Pour réussir à mettre en place un
professeur devant chaque classe,
le 1er septembre, le ministre de
l’éducation nationale, Pap
Ndiaye, dispose de peu de
temps… et de peu de leviers. « La
prochaine rentrée intervient dans
un contexte délicat de recrute­
ment de professeurs », a­t­il re­
connu, lors de sa première prise
de parole officielle, à l’issue du
conseil des ministres, le 14 juin.
Le ministre s’est alors engagé à ce
qu’une « cellule de rentrée » soit
active dès le 22 août, dans chaque
rectorat, pour « permettre de pré­
venir et de résoudre les dernières
difficultés ».
En guise de solution d’urgence,
les rectorats misent, à ce stade,
sur le recours aux contractuels.
Ces dernières semaines, les aca­
démies en tension ont, pour cer­
taines, organisé des « job da­
tings », des opérations de recrute­
« Dans ce dossier,
tout paraît
calculé »,
a développé
l’accusation
voulu sauver l’entreprise, a ob­
servé Yves Micolet, mais ils ont
aussi conçu et mis en place une vé­
ritable politique de harcèlement
moral, industriel, collectif et mé­
thodique », qui a entraîné la « dé­
gradation des conditions de tra­
vail » de milliers de salariés. Au
cœur de la transformation de
France Télécom, confronté à l’ar­
rivée d’Internet et à l’ouverture
du marché de la téléphonie à de
nouveaux concurrents, figurait
alors la suppression de
22 000 emplois. « D’objectif prio­
ritaire, il est devenu un objectif
impératif, alors que les dirigeants
savaient qu’il serait irréalisable.
L’élément grave de ce dossier a été
de dire : “On continue” », a souli­
gné l’avocat général.
« Instabilité permanente »
De la volonté de faire partir des
salariés « par la porte ou par la fe­
nêtre », selon l’expression em­
ployée par Didier Lombard lors
d’une réunion des cadres de l’en­
treprise à la Maison de la chimie à
Paris en octobre 2006, est née, se­
lon l’accusation, la « stratégie in­
dustrielle raisonnée de harcèle­
ment moral ». Yves Micolet en a
décrit les étapes : un « condition­
nement des manageurs à la bruta­
lité et à la perte de l’humanité, par
la formation et par l’argent », la
part variable de la rémunération
des cadres intermédiaires étant
ment express. Le nombre de pos­
tes ouverts révélait, déjà,
l’ampleur des besoins : à Ver­
sailles, on recherchait 700 con­
tractuels pour les écoles primai­
res (1 300 personnels en comp­
tant le second degré). A Paris,
quelque 250 postes étaient
ouverts. Une méthode qui in­
quiète la communauté éducative,
en particulier dans les académies
les plus touchées. « Les élèves des
quartiers populaires vont payer le
prix fort, s’alarme Guislaine Da­
vid, secrétaire générale du
SNUipp­FSU. Mais, à court terme,
on n’a pas d’autre choix que de re­
cruter des contractuels ».
Signe de l’ampleur de la crise, la
FSU, longtemps opposée à la logi­
que de la contractualisation lo­
cale d’enseignants n’ayant pas ob­
tenu les concours, avance ses pis­
tes. Le syndicat majoritaire plaide
désormais pour l’« accompagne­
ment » des contractuels, en pro­
posant, par exemple, un concours
spécifique pour ces derniers, au
bout d’un an. « Il faut absolument
former ces enseignants, qui seront,
de toute façon, devant les enfants
à la rentrée, souligne la FSU. On ne
devient pas enseignant en trente
minutes de job dating. Il faut pro­
poser un parcours, qui se soldera
par un véritable engagement dans
la fonction publique. » p
mattea battaglia
et violaine morin
indexée sur le nombre de départs
obtenus ; une « mise à distance »
des partenaires sociaux et des or­
ganisations syndicales ; un même
éloignement organisé entre les
salariés et les services de ressour­
ces humaines, devenus des « bu­
siness partners » et dont les res­
ponsables étaient eux aussi fi­
nancièrement intéressés aux dé­
parts ; et pour les salariés, tout un
éventail de mesures allant de la
« mise au placard » à la pression
au départ, en passant par des exi­
gences de mobilités géographi­
ques et fonctionnelles et un « con­
trôle excessif et intrusif », l’ensem­
ble visant à créer un « climat d’ins­
tabilité permanente ».
« Dans ce dossier, tout paraît cal­
culé : la mise en position de fai­
blesse du salarié, la pression sur les
manageurs, le contrôle pointilleux
de la réussite des objectifs », dit
l’avocat général. Autant d’élé­
ments qui, pour l’accusation, ont
abouti « très clairement à une dé­
gradation des conditions de tra­
vail » et au mal­être de très nom­
breux salariés, poussant dix­neuf
d’entre eux à se suicider, dont cer­
tains sur leur lieu de travail.
Parce que « les dirigeants
avaient conscience de tout cela »
et qu’ils ne sauraient rejeter la
responsabilité de ces dérives sur
des cadres intermédiaires, « har­
celés et devenus harceleurs », Di­
dier Lombard et Louis­Pierre We­
nès doivent être déclarés pénale­
ment coupables de harcèlement
moral institutionnel, et les quatre
autres prévenus, de complicité de
ce délit, ont conclu les deux avo­
cats généraux.
Après les plaidoiries de la dé­
fense, le jugement sera mis en dé­
libéré. p
pascale robert­diard
Un juge du tribunal
de commerce tué
par balles en Corse
Jean­Christophe Mocchi avait déjà été la cible
d’une tentative d’assassinat en octobre 2021
ajaccio ­ correspondant
I l était un notable mais aussi
une cible. Jean­Christophe
Mocchi, un chef d’entreprise
âgé de 56 ans, juge au tribunal de
commerce d’Ajaccio, a été abattu
vendredi 24 juin à Propriano
(Corse­du­Sud) aux alentours de
21 h 15 dans une scène d’une vio­
lence digne du film Le Parrain, de
Francis Ford Coppola.
Selon les premiers éléments re­
cueillis par les gendarmes de la
section de recherches d’Ajaccio, la
victime se trouvait attablée au
restaurant Le Manhattan, en train
de discuter avec un autre homme,
quand elle a été prise pour cible.
Un individu fonçant dans la rue
Général­de­Gaulle a surgi d’un
fourgon blanc, équipé d’une arme
automatique longue, pour se ruer
vers l’entrepreneur et faire feu
dans son dos à plusieurs reprises,
comme l’attestent les étuis re­
trouvés au sol.
Deux témoins présents lors de
la fusillade ont été légèrement
blessés par des bris de verre. « Le
tueur a quitté seul la scène de
crime en s’engouffrant dans son
véhicule côté conducteur, pour dis­
paraître », indique une source
proche du dossier.
Vers 21 h 30, le décès de Jean­
Christophe Mocchi était con­
firmé par un médecin, alors que
la scène de crime était figée par
les enquêteurs et que la nouvelle
de sa mort bruissait dans la petite
ville. Dans la continuité, les gen­
darmes procédaient aux premiè­
res auditions de témoins qui se
poursuivront samedi 25 juin, se­
lon le parquet.
Emprise de la mafia
« Nous n’excluons aucune hypo­
thèse, mais on essaie de rappro­
cher ce crime d’autres affaires qui
ont visé récemment M. Mocchi ; il y
avait eu des avertissements », a in­
diqué au Monde le procureur de la
République à Ajaccio, Nicolas
Septe. Le représentant du minis­
tère public fait référence à la ten­
tative d’assassinat survenue le
8 octobre 2021 à Olmeto plage, au
lieu­dit Marinca, non loin de Pro­
priano. Ce soir­là, M. Mocchi qui
regagnait son domicile avait été
blessé à la jambe et au bras alors
qu’il conduisait sa moto. Son pro­
nostic vital n’avait pas été engagé.
Quatre mois auparavant, le
8 juin 2021, les locaux de Gedimat,
DRO ITS DES FE MMES
Des propositions de loi
pour inscrire le droit à
l’IVG dans la Constitution
La présidente du groupe La
République en marche à l’As­
semblée, Aurore Bergé, a an­
noncé, samedi, le dépôt d’une
proposition de loi pour ins­
crire « le respect de l’IVG dans
notre Constitution », après la
décision de la Cour suprême
des Etats­Unis de révoquer ce
droit. Pointant les députés RN,
« des opposants farouches à
l’accès des femmes à l’IVG »,
elle a jugé, sur France Inter,
qu’il fallait « sécuriser [ce
droit] en l’inscrivant dans le
marbre de notre Constitu­
tion ». Mathilde Panot, la pré­
sidente du groupe LFI, avait
formulé la même proposition
la veille sur Twitter. – (AFP.)
JUSTIC E
Plaintes pour viol :
Mme Zacharopoulou
rejette des « accusations
inacceptables »
Chrysoula Zacharopoulou, se­
crétaire d’Etat chargée du dé­
veloppement, a rejeté les ac­
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
son entreprise de matériaux de
construction située sur la com­
mune de Sartène, avaient été vi­
sés par des flammes criminelles.
« Ils avaient également essuyé des
tirs », précise le parquet. Cette gé­
néalogie judiciaire des menaces
contre M. Mocchi fait également
mention d’un autre incendie vo­
lontaire, le 13 février 2019, contre
l’une de ses résidences, une tour
génoise réhabilitée en demeure
de charme. Les investigations
n’avaient pas abouti à des con­
damnations judiciaires.
Si l’écheveau de cette escalade
doit être démêlé par le travail des
enquêteurs, ceux­ci vont aussi ex­
plorer l’environnement de
M. Mocchi, explique le procureur
d’Ajaccio. Jean­Christophe Mocchi
était le fils de l’ancien maire RPR
de Propriano, Emile Mocchi, qui
avait présidé aux affaires de la
ville de 1971 à 2001 et était magnat
du BTP dans le golfe de Valinco.
Chef d’entreprise lui aussi spé­
cialisé dans la construction, un
secteur qui subit une importante
pression mafieuse dans l’île,
Jean­Christophe Mocchi, homme
affable et courtois qui avait su
faire prospérer l’héritage fami­
lial, était juge au tribunal de com­
merce de Corse­du­Sud. « Il n’était
pas connu des services de police »,
a précisé le procureur de la Répu­
blique Nicolas Septe.
Ce nouvel assassinat, frappant
au cœur une ville et sa popula­
tion, replonge la région du Sarte­
nais­Valinco, théâtre d’une quin­
zaine d’homicides et de tentati­
ves d’homicides entre 2008 et
2013, dans la torpeur. Depuis
2019, des voix s’élèvent dans l’île
pour dénoncer l’emprise de la
mafia sur la société corse, notam­
ment deux associations, Maffia
nò a vita ié et le collectif antimafia
Maxime Susini. Elles invitent les
victimes à briser la loi du silence
et l’Etat à reconnaître la réalité de
ce phénomène.
« Combien faudra­t­il de mises à
mort pour que pouvoir régalien et
classe politique insulaire prennent
leurs responsabilités dans le com­
bat contre la mafia ? », a réagi la
première, samedi matin dans un
communiqué, demandant par
ailleurs l’instauration « d’un délit
mafieux qui permettra de déstabi­
liser réellement, sur un plan finan­
cier, ces nombreuses bandes ma­
fieuses qui dictent leurs lois ». p
paul ortoli
cusations de « viols » la visant
quand elle exerçait comme
gynécologue. Une troisième
plainte a été déposée ven­
dredi. « Les accusations graves
à mon encontre, portant sur
des examens cliniques médi­
caux réalisés afin de diagnos­
tiquer et de soigner la maladie
de mes patientes, sont inac­
ceptables et révoltantes »,
a­t­elle déclaré. – (AFP.)
ENS, Supélec, l’X :
ouverture de plusieurs
enquêtes pour viol
Le parquet d’Evry a indiqué,
vendredi à l’AFP, avoir ouvert
plusieurs enquêtes pour viol
dans quatre grandes écoles
(CentraleSupélec, Ecole nor­
male supérieure, Polytechni­
que et Institut d’optique) du
plateau de Saclay, après avoir
reçu « plusieurs plaintes ». La
procureure de la République
estime que la parole a pu se
libérer à partir de la diffusion
de questionnaires internes
révélant des centaines de
faits de harcèlement sexuel,
d’agression sexuelle et de
viol sur l’année universitaire.
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 france | 13

Grandes écoles: des remises de diplômes politiques

A Polytechnique et à Sciences Po, de jeunes étudiants ont appelé à agir face à l’urgence climatique et sociale

O
n aurait pu se laisser
bercer par les discours
« Le discours
convenus des diri­ des diplômés
geants de Polytechni­
que rappelant à tous les élèves
de l’Agro a été
« l’excellence » et « les responsabili­ l’étincelle
tés » d’un tel diplôme, s’ennuyer
un peu, s’émouvoir du talent du
qui a montré
quatuor à cordes composé d’étu­ la nécessité
diants qui interprétaient le pre­
mier mouvement du quatuor n° 1
de politiser
en mi mineur De ma vie du com­ sa désertion »
positeur Bedrich Smetana.
ORIANE LOUVEAU
La cérémonie de remise des di­
diplômée de Sciences Po
plômes de l’école Polytechnique,
dont le fil rouge était « trouver sa
place », se tenait vendredi 24 juin à
Palaiseau (Essonne), et filait droit, Loin de ces ruptures politiques,
à l’image de l’école militaire. Jus­ HEC accompagne les revendica­
qu’à ce que deux jeunes femmes tions de ses étudiants lorsqu’ils as­
montent sur la scène. Une cin­ pirent à faire bouger les lignes… au
quantaine de camarades les rejoi­ sein des entreprises. « HEC nous
gnent et se lancent dans une vive ouvre beaucoup de portes. C’est no­
critique. Un coup d’œil sur l’état­ tre responsabilité d’utiliser ces por­
major inquiet de l’école suffit pour tes ouvertes pour changer les rè­
comprendre que cette initiative gles », affirmait Anne­Fleur Goll,
n’était pas au programme. Devant 25 ans, lors de la remise des diplô­
les familles des cinq cent cin­ mes de l’école de commerce. Elle
quante élèves de la promotion, Si­ s’amuse du sobriquet de « HEC Re­
rine Kadi et Salomé Laviolette ont bel », dont elle a hérité : « Je tra­
d’abord rappelé leur condition vaille chez Deloitte, je ne suis pas
d’enfants privilégiés, tout juste une rebelle ! J’ai fait des choix de vie
sortis de la bulle du campus où conditionnés par l’écologie. Ce qui
l’argent « était rarement un sujet ». devrait être la norme, pas une
« On nous a enseigné les théories forme de subversion. » La vidéo de
néolibérales tout comme la physi­ sa prise de parole a été vue près de
que du climat. On nous a forcés au GALA VANSON trente mille fois et a été saluée par
silence quand l’image de l’école la direction de l’établissement,
était en jeu. On nous a bombardés dans un message sur Twitter.
d’amphis de cabinets de conseil, de RSE [responsabilité sociétale bien, on sent la volonté d’exprimer la fin du mois. Alors pourquoi refu­
tout en vantant le service de l’Etat. » des entreprises] et de croissance
A l’X, lors quelque chose d’assez fort… tout en ser de nous donner la parole ? » A Pragmatisme
Premier grain de sable dans la verte, croire que j’allais changer les de la diffusion du restant dans les clous. Dommage défaut de pouvoir s’exprimer, les Tout avait été calé au préalable,
machinerie de cet événement. Le choses de l’intérieur… Avant que ce que les mots “décroissance”, “anti­ deux jeunes femmes se conten­ contrairement à la « surprise » des
deuxième arrive un peu plus tard. ne soit le système qui change mon
message de leur productivisme”, “descente énergéti­ tent d’assister à la cérémonie de­ étudiants de l’Agro. « Je ne suis pas
Le « parrain » de la promotion, Pa­ intérieur. Je souhaite bon courage à « parrain », le PDG que” n’aient pas été prononcés. » puis les balcons de la Philarmonie. sûr que l’on aurait laissé un étu­
trick Pouyanné, PDG de TotalEner­ ceux qui tentent cette voie, mais Si la réalité du péril climatique ne diant appeler à la désertion lors de
gies, avait enregistré, en vidéo, un personnellement je ne souhaite pas
de TotalEnergies, « Petit rêve d’utopiste » fait plus débat au sein de la jeu­ la cérémonie de remise des diplô­
message de félicitations aux diplô­ être un pion utile du système. » la moitié Tout juste diplômée du master en nesse surdiplômée, les stratégies mes », concède Eloïc Peyrache, le
més de l’X. Drôle d’ironie, quand Sa prise de parole fait écho à celle urbanisme, Oriane Louveau aurait d’action divergent. Les diplômés directeur de HEC Paris. « Le dis­
une partie de ces élèves se sont de Clément Choisne, jeune di­
des diplômés lui bien aimé, elle aussi, monter sur de l’Agro s’inscrivaient dans une cours d’Anne­Fleur Goll est en phase
battus pendant de long mois con­ plômé de Centrale Nantes, qui, ont tourné le dos scène. « Le discours des diplômés de rupture radicale, au grand dam du avec l’ADN entrepreneurial de
tre l’installation d’un centre de re­ en 2018, avait lui aussi « hacké » la l’Agro a été l’étincelle qui a montré directeur de l’école, qui déplore le l’école : face à des défis, on ne baisse
cherche du géant pétrolier sur leur cérémonie de son école, et plus ré­ la nécessité de politiser sa déser­ « fatalisme » et « le caractère in­ pas les bras, on trouve des solu­
campus. Dans l’amphithéâtre cemment aux huit jeunes diplô­ rouge et de blanc, les couleurs de tion », dit­elle. Avec une poignée de juste » de leur intervention. A Poly­ tions. » Initialement, la jeune
Arago, où étaient regroupés les més d’AgroParisTech qui ont ap­ l’établissement. Dans le discours camarades, elle a sollicité un technique, Benoit Halgand in­ femme de 25 ans voulait monter
élèves, la moitié d’entre eux ont pelé, début mai, leurs camarades à inaugural, Mathias Vicherat, direc­ temps de parole à l’administra­ carne lui aussi cette frange de jeu­ sur scène avec une poignée de ca­
tourné le dos à leur « parrain », « bifurquer » et à déserter des em­ teur de l’institut, a invité ses étu­ tion. Refusé. « Ils avaient déjà nes ingénieurs qui refuse toute marades. La direction a refusé.
quand d’autres l’ont sifflé. plois « destructeurs ». Ou bien en­ diants à « réparer le monde » et a prévu un invité d’honneur et choisi concession. Brillant élève de l’X, « Nous avons préféré qu’elle s’ex­
core au discours prononcé par cité le dernier rapport du GIEC : une jeune diplômée pour parler de passé par les classes préparatoires prime seule, à titre personnel et pas
Récit politique deux étudiantes à HEC, il y a quel­ « Nous ne dansons plus sous la la transition écologique. Je crois du lycée jésuite Sainte­Geneviève, au nom d’un collectif. On n’a pas en­
Le coup de grâce est arrivé quand ques jours. Ils y mettent en scène pluie, nous subissons les orages du surtout qu’ils trouvaient notre pos­ à Versailles, catholique fervent, vie que la cérémonie des diplômes
trois jeunes diplômés sont venus leur prise de conscience écolo­ temps. (…) Nous avons trois ans ture trop radicale. Quand on a parlé inspiré par des valeurs de sobriété devienne une concentration de re­
raconter leur trajectoire. L’un est giste, leur refus de travailler dans seulement pour réduire drastique­ de décroissance, ils se sont braqués, et de solidarité, il a rejoint l’asso­ vendications », explique M. Peyra­
devenu boulanger en Afrique du des entreprises qui « font partie du ment nos émissions de gaz à effet arguant qu’il s’agit d’un “petit rêve ciation écolo de l’école militaire che. Une consigne qui a le mérite
Sud, l’une se lance dans le cinéma. problème », et parfois leurs criti­ de serre. » Appelée sur scène, une d’utopiste” », raconte la jeune pendant sa scolarité, puis le jeune de rendre le discours plus in­
Et le dernier, Benoit Halgand, se ques vis­à­vis des écoles jugées étudiante, Marine Le Gloan, a ex­ femme de 24 ans. collectif d’étudiants Pour un réveil carné… tout en le dépolitisant.
lance dans un récit politique : inaptes à délivrer une formation à horté ses camarades de promo­ Loriane Henninot, 22 ans, par­ écologique, à l’origine d’un mani­ Sur la scène de HEC, Camille
« J’aurais pu rejoindre sans pro­ la hauteur des enjeux sociaux et tion à « sortir du déni ». « Alors que tage sa déception : « J’espérais que feste signé en 2018 par plus de Fournier a appelé ses camarades
blème ce monde capitaliste que environnementaux. nous devons changer radicalement Sciences Po nous soutienne. Notre trente mille étudiants. Il s’est aussi « à dire non à une banque qui pro­
j’avais beaucoup côtoyé, accepter Quelques heures avant la céré­ de système politique, économique directeur a récemment affirmé illustré dans le combat collectif pose un salaire démentiel, mais
un poste qui me donnerait accès à monie, qui a eu lieu à Polytechni­ et culturel, nos formations aussi dans les médias que la jeunesse est d’une partie des élèves contre l’im­ dont les projets vont à l’encontre de
tous les privilèges du polytechni­ que, Sciences Po organisait aussi doivent s’adapter, au risque de con­ plus ambitieuse pour le collectif, plantation d’un centre de recher­ nos convictions ». Cette phrase,
cien : l’argent, le pouvoir, le prestige. sa grand­messe à la Philarmonie tribuer elles­mêmes au problème. » pour la planète, pour la justice so­ che de Total sur le campus de note la jeune femme de 24 ans, « a
J’aurais pu croire à ces promesses de Paris, spécialement décorée de Oriane Louveau applaudit : « C’est ciale, que pour sa ligne de salaire à l’école, contraignant le géant pé­ suscité une émulation collective,
trolier à abandonner son projet de alors que la moitié des personnes
bâtiment en janvier. Depuis qu’il a présentes dans l’assemblée s’apprê­
« La question centrale, c’est celle du rapport au travail » achevé sa scolarité en juin 2021,
après un stage à la CFDT, le jeune
tent à rejoindre une banque ». Mais
son discours reste nuancé par un
homme s’est mis en retrait une an­ certain pragmatisme. « HEC coûte
si des cérémonies de remise de diplô­ diants continuent de choisir les mêmes Qu’est­ce que ces « appels à la déser­ née pour mettre en acte ses con­ cher, près de 50 000 euros pour la
mes dans les grandes écoles se sont muées carrières que leurs aînés. C’est ce que j’ap­ tion » racontent du rapport au travail victions écologiques, « ralentir, scolarité. Certains ont un emprunt
en tribunes politiques, une majorité des pelle la grande rétention. Par exemple, de cette fraction de la jeunesse ? prendre du recul, méditer ». Il envi­ sur le dos, ils ne peuvent pas se per­
jeunes continuent de choisir les mêmes plus d’un tiers des diplômés 2021 des gran­ Ils contribuent à libérer la parole et pous­ sage de vivre loin des mégalopoles mettre de devenir maraîchers.
carrières que leurs aînés, observe Tristan des écoles se sont dirigés vers le conseil ou sent les grandes écoles à se mobiliser, no­ mondialisées, dans une vie com­ D’autres sont sensibles à la pression
Dupas­Amory, chercheur associé à l’ESCP, les services financiers, d’après la dernière tamment pour intégrer les problémati­ munautaire engagée auprès des sociale. La voie royale à HEC, ça
où il prépare une thèse sur les carrières des enquête d’insertion de la Conférence des ques liées à la transition écologique dans délaissés du système, personnes reste les banques et le conseil. La
jeunes diplômés. grandes écoles. Plus discrets, plus conven­ les cursus. Finalement, la grande démis­ âgées, handicapées, exilées. grande majorité des jeunes diplô­
tionnels, moins enthousiastes peut­être, sion comme la grande rétention sont les Radical, son parcours n’en reste més continue de s’orienter vers des
Au­delà des « appels à la désertion » ces choix n’en méritent pas moins toute deux faces d’une même pièce, celle du rap­ pas moins minoritaire. D’autres carrières conventionnelles. »
dans les grandes écoles, vous soulignez notre attention. Non pas pour les stigmati­ port au travail de cette nouvelle généra­ préfèrent changer le système de « Le plaidoyer ne doit pas devenir
que la majorité des jeunes sortis ser, mais pour comprendre ce qui conduit tion. Les jeunes réclament une raison l’intérieur. Hajar Guechchati, char­ une mode construite par une so­
de ces établissements mènent ces jeunes à cet éventail assez étroit d’op­ d’être. En cours, ils posent beaucoup de gée de l’organisation de la cérémo­ ciété qui préfère s’émouvoir des
des carrières classiques. tions professionnelles. questions sur le sens et l’impact de leurs nie de remise des diplômes de éclats plutôt que questionner sa
Quelle est la véritable portée actions. Il faut les aider à concilier leur en­ CentraleSupélec, le 1er juillet au Zé­ course folle et agir pour une rup­
de ce phénomène ? Ces perspectives sont aussi celles gagement avec leur future profession… nith, à Paris, en est persuadée : ture sociale et écologique, estime
Je suis surpris par la portée accordée aux qu’on leur propose dans les écoles… Sans forcément partir sur un changement « Toute ma promotion a eu une Clément Choisne, à l’origine du
appels à la désertion prononcés lors des re­ Les étudiants qui arrivent dans une de vie radical. Une grande partie des étu­ prise de conscience écolo. La plu­ premier discours de rupture de­
mises de diplômes. Il y a quelques coups grande école connaissent mal tous le panel diants ne se projette pas dans les déser­ part de mes amis sont végétariens, venu emblématique. Ne devenons
d’éclat – admirables –, mais combien de de métiers qui s’offrent à eux. Ils choisis­ tions spectaculaires, ils ne se voient pas ne prennent plus l’avion. Si ce n’est pas les bouffons utiles du capita­
jeunes ont changé de trajectoire après une sent majoritairement les voies emprun­ troquer leur avenir de cadre pour de l’arti­ pas nous qui pouvons avoir de l’im­ lisme. » A Polytechnique, la céré­
telle intervention ? En juin 2016, déjà, à tées par les promotions qui les précèdent, sanat, une vie à la ville pour la campagne. pact, alors qui ? » Tout juste em­ monie s’est achevée vendredi avec
HEC, Emmanuel Faber, alors PDG de Da­ venant grossir les rangs des professions Mais ils peuvent opter pour des reconver­ bauchée par le cabinet de conseil un symbole : L’Ode à Vaneau,
none, priait les futurs diplômés de « rendre historiquement les plus présentes dans les sions plus douces, en passant, par exem­ Bain, Hajar Guechchati cite les ré­ l’hymne de l’école chanté par les
le monde meilleur ». établissements. Ils sont aussi poussés à ple, du conseil pour l’industrie au conseil centes initiatives de son em­ élèves. Après l’indiscipline et la ré­
Les bifurcations affichées par une poi­ embrasser une carrière considérée à la en transition écologique. Ou quitter une ployeur : « Vingt­cinq heures de for­ bellion, l’esprit de corps, si cher à
gnée d’étudiants lors des remises de diplô­ hauteur de leur diplôme. On peut citer le banque traditionnelle pour une entreprise mation aux enjeux du climat, et des cette grande école, étreint encore
mes ne doivent pas occulter un phéno­ cas du conseil : si ce secteur continue à qui œuvre dans la finance verte. p “green capitaines” qui comptabili­ cette génération. p
mène bien plus massif : loin des réorienta­ autant attirer les jeunes diplômés, c’est propos recueillis par m. mi. sent les émissions de CO2 des con­ marine miller
tions spectaculaires, la majorité des étu­ qu’il est sélectif et réputé. et m. na. sultants et des clients. » et margherita nasi
14 | planète
Variole du singe : vigilance face à la hausse des cas
Au total, 329 hommes et une femme ont été déclarés positifs, en France, depuis le 20 mai
F
in mai, Alexandre, 37 ans,
et son compagnon cons­
tatent l’apparition de pe­
tits boutons, pour l’un
dans le dos, pour l’autre sur les
mains. Les deux hommes ne sa­
vent pas encore qu’ils ont attrapé
la variole du singe (monkeypox, en
anglais), une maladie qui n’avait
jusque­là jamais été observée sur
le sol français, bien qu’elle soit en­
démique depuis les années 1970
dans une dizaine de pays afri­
cains. C’est un e­mail envoyé par
les organisateurs d’un festival gay
en Belgique, où ils s’étaient ren­
dus plus tôt dans le mois, qui les
pousse à appeler le 15 : plusieurs
cas de cette maladie qui se trans­
met principalement par contacts
prolongés ont été détectés parmi
les participants à l’événement.
Ils sont dirigés vers le service
des maladies infectieuses et tropi­
cales de l’hôpital Bichat, à Paris,
qui compte parmi les quatre éta­
blissements de santé de référence
pour le risque épidémique et bio­
logique en Ile­de­France (sur les
seize que compte le pays). Là, un
prélèvement suivi d’une PCR
confirme le diagnostic. Ils sont
tout de suite contraints à un isole­
ment de trois semaines, le temps
que leurs croûtes tombent et
qu’ils ne soient plus contagieux.
Au total, 330 personnes ont été
déclarées positives au virus de la
variole du singe dans le pays de­
puis le premier cas détecté le
20 mai, selon un point de situa­
tion de Santé publique France
(SPF), publié le 23 juin. L’Ile­de­
France est la principale région tou­
chée par l’épidémie, regroupant
68 % des cas sur le territoire natio­
nal, suivie de l’Occitanie (22 cas) et
d’Auvergne­Rhône­Alpes (21 cas).
Si les symptômes d’Alexandre
et de son compagnon n’ont pas
été très graves, beaucoup de per­
sonnes infectées présentent des
lésions douloureuses situées
dans les zones génitales et anales
demandant parfois le recours à la
morphine. « Parmi les cas investi­
gués, 77 % ont présenté une érup­
tion génito­anale, 73 % une érup­
tion sur une autre partie du corps,
71 % une fièvre et 69 % des adéno­
pathies », c’est­à­dire un gonfle­
ment des ganglions lymphati­
ques, relate SPF.
Signes cliniques différents
A l’hôpital Bichat, l’infectiologue
Xavier Lescure décrit des rectites,
urétrites, mais également des lé­
sions buccales et des laryngites.
Des signes cliniques qui diffèrent
de ceux connus jusque­là dans les
zones endémiques en Afrique.
« Ces particularités s’observent du
fait du mode de transmission pro­
pre à cette épidémie et de la com­
munauté qui porte cette transmis­
sion », explique le médecin – jus­
que­là essentiellement des hom­
mes ayant des relations sexuelles
avec des hommes (HSH).
« Aujourd’hui, le principal facteur
de risque est le multipartenariat
sexuel », ajoute M. Lescure. Parmi
les 330 cas confirmés figure une
seule femme, « dont le partenaire
(non testé) a rapporté qu’il avait eu
une éruption cutanée trois semai­
nes auparavant », précise SPF.
Mais, fait très important, no­
tamment par rapport à la létalité
observée dans certains pays afri­
cains comme la République dé­
mocratique du Congo ou le Nige­
ria, personne n’est encore mort de
cette maladie en France. A Bichat,
seuls trois patients ont été hospi­
talisés. Aucun cas n’a été jugé as­
sez grave pour utiliser le seul anti­
viral disposant d’une autorisation
européenne de mise sur le mar­
ché pour la variole du singe, le
Tecovirimat – qui devrait être
commercialisé en France fin juin­
début juillet. Quelques surinfec­
tions bactériennes au niveau des
lésions cutanées ont pu être trai­
tées par antibiotiques.
« Mais ce n’est pas pour autant
qu’il faut négliger d’éteindre les
foyers épidémiques, alerte Xavier
Lescure. Il faut avoir conscience
que l’épidémie est actuellement
portée par des jeunes hommes en
bonne santé, mais si la circulation
se généralisait, l’impact sanitaire
serait beaucoup plus important. »
Les enfants et les femmes encein­
tes, en particulier, peuvent déve­
lopper des formes plus graves de
la maladie. L’épidémie est jus­
que­là très circonscrite à une
communauté en raison de clus­
ters initiaux situés dans des lieux
fréquentés par les HSH. Mais le
virus se transmettant lors de
contacts prolongés, ainsi que par
voie respiratoire au début des
symptômes, une propagation
plus large de la maladie reste un
scénario envisageable.
Pour le moment, néanmoins,
les messages de prévention doi­
« La Marche
des fiertés est
un événement
à risque »
CAROLINE LASCOUX-COMBE
infectiologue à l’hôpital
Saint-Louis
vent se concentrer sur les HSH.
« C’est un message pas évident à
porter et potentiellement stigma­
tisant, souligne Xavier Lescure. Il
faut mettre les bons mots et sur­
tout informer les personnes ayant
plusieurs partenaires sexuels. »
Pour le médecin, les Marches des
fiertés prévues le samedi 25 juin à
Paris et dans d’autres villes,
comme Montpellier, Biarritz et
Dijon, représentent un enjeu de
communication majeur. « La
Marche des fiertés est un événe­
ment à risque », renchérit Caro­
line Lascoux­Combe. L’infectiolo­
gue à l’hôpital Saint­Louis recom­
mande de porter des vêtements
couvrant les bras et les jambes,
d’éviter les baisers et contacts rap­
prochés. « Cette épidémie tombe
au mauvais moment, quand se
multiplient les événements esti­
vaux », reconnaît la médecin.
L’Organisation mondiale de la
santé (OMS) n’a pas recommandé
d’annuler ces rassemblements. « Il
est important que les personnes qui
veulent sortir et célébrer la gay
pride (…) continuent d’y aller et pré­
voient de le faire », a fait savoir
Andy Seale, conseiller en straté­
Repsol jugé « principal responsable »
de la marée noire de janvier au Pérou
Une commission parlementaire souligne la responsabilité du groupe
dans la pollution de 11 000 hectares de zones maritimes et littorales
cuzco (pérou) ­ correspondance
U n crime écologique » et
un « attentat contre l’hu­
manité ». C’est par ces
mots que s’ouvrent les conclu­
sions du rapport de la commis­
sion parlementaire chargée d’en­
quêter sur les causes de la marée
noire survenue le 15 janvier der­
nier au terminal portuaire de
Ventanilla sur la côte Pacifique, à
une trentaine de kilomètres au
nord de Lima, la capitale.
Après trois mois d’enquête, le
rapport de plus de 300 pages a
été rendu le 16 juin, mais les pre­
mières extraits commencent
tout juste d’être dévoilées dans la
presse. Il désigne le groupe espa­
gnol Repsol comme étant le
« principal responsable » de la ca­
tastrophe environnementale qui
a entraîné la pollution de plus
11 000 hectares de zones mariti­
mes et littorales.
Les conclusions du rapport sont
accablantes pour l’entreprise ; el­
les balaient la thèse du groupe es­
pagnol qui affirmait que la fuite
de pétrole avait été causée par une
« houle anormale », elle­même
provoquée par l’éruption volcani­
que survenue quelques heures
plus tôt aux îles Tonga, à l’autre
bout du Pacifique, soutenant que
les vagues avaient déstabilisé le
tanker Mare Doricum lors d’une
opération de déchargement de
pétrole, à 18 mètres de profon­
deur. Une version démentie,
donc : les vagues n’ont « pas dé­
passé 1 mètre de haut » cette
nuit­là, révèle le rapport, préci­
sant que les opérations de déchar­
gement peuvent par ailleurs tout
à fait se réaliser avec des vagues
atteignant jusqu’à 2 mètres. En re­
vanche, parmi les causes de la
fuite de pétrole, le rapport pointe
gies au département des program­
mes sur les infections sexuelle­
ment transmissibles de l’OMS,
dès le 30 mai. Mais les grands ras­
semblements festifs sont des
lieux de transmission à risques
qui nécessitent de s’adapter et de
communiquer en amont, a pré­
venu l’organisation onusienne,
lors d’un webinaire, le 24 juin.
« Il faut rassurer »
L’association Aides, qui lutte con­
tre le VIH et les hépatites virales, a
prévu de distribuer des flyers et
de se tenir prête à partager les in­
formations les plus à jour possi­
bles lors du défilé. Les appels se
multiplient au standard de l’asso­
ciation ; des personnes inquiètes,
d’autres ayant des symptômes.
« Il faut rassurer, explique Camille
Spire, présidente de l’association.
La peur n’est pas très efficace dans
la prévention. On insiste beaucoup
sur l’autodiagnostic. » Que faire
avant la Marche ? S’auto­auscul­
ter pour vérifier la présence de lé­
sions cutanées et, en cas de doute,
rester chez soi ou, en tout cas, à
distance de la foule.
De son côté, Santé publique
France diffuse des messages rap­
pelant les symptômes et la con­
duite à tenir via des affiches dans
des bars et restaurants. Des flyers
et des fiches conseils ont égale­
ment été diffusés aux agen­
ces régionales de santé et aux
équipes de Sexosafe, plate­forme
de référence sur la sexualité des
personnes HSH.
Le nombre de cas devrait conti­
nuer à augmenter rapidement
« Le désastre
écologique
le plus grave
sur les côtes
péruviennes »,
affirme un rapport
« la pression excessive lors du dé­
chargement de brut ».
Le 15 janvier, la rupture d’un câ­
ble avait laissé échapper douze
mille barils de pétrole, polluant
durablement deux réserves na­
turelles protégées, entraînant la
mort de milliers d’animaux, –
dont certains en voie d’extinc­
tion comme le pingouin de
Humbolt et la loutre marine – et
laissant sept mille pêcheurs arti­
sanaux et commerçants sans tra­
vail. « Le désastre écologique le
plus grave sur les côtes péruvien­
nes », affirme le document.
Repsol est non seulement ac­
cusé de négligence du fait de ses
« mauvaises pratiques de déchar­
gement » et de son « manque de
maintenance des installations »,
mais l’entreprise est visée pour
n’avoir pas réagi de manière effi­
cace et rapide pour tenter de con­
tenir la marée noire, causant des
dégâts supplémentaires sur l’éco­
système, dégâts qui auraient pu
être évités. Le rapport dénonce
notamment les « fausses informa­
tions » diffusées par le groupe,
constituant autant de « conduites
aggravantes au présumé délit de
pollution environnementale ». Le
soir du désastre, l’entreprise avait
rapidement sorti un communi­
qué indiquant que la fuite était « li­
mitée », avec seulement 0,16 baril
de brut échappé, et assurait que
l’épisode était « sous contrôle ».
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
dans les jours qui viennent. Selon
Antoine Flahault, directeur de
l’Institut de santé globale (univer­
sité de Genève), le temps de dou­
blement des cas est de presque
neuf jours. L’épidémiologiste an­
ticipe ainsi près de 613 cas en
France au 2 juillet. Dans ce con­
texte, Camille Spire souhaiterait
ouvrir un débat sur la vaccination
préventive des HSH, déjà propo­
sée au Canada, en Allemagne et,
depuis le 23 juin, à New York.
Pour le moment, en France, la
Haute Autorité de santé (HAS) a
émis deux avis, concernant ex­
clusivement la vaccination réac­
tive, après une exposition avé­
rée au virus, et avant l’appari­
tion de symptômes (dans les
quatre à quatorze jours après le
contact). « Ce serait très utile en
matière de prévention et bien ac­
cueilli par la communauté si ac­
compagné », estime Camille
Spire. Se pose néanmoins la
question de l’état des stocks
d’Etat du vaccin Imvanex, infor­
mation classée secret­défense.
Dans tous les cas, « il y a encore
des recherches à faire sur les modes
de transmission de la maladie »,
souligne la présidente d’Aides. Des
chercheurs italiens ont détecté le
virus dans le liquide séminal de
trois patients, mais rien ne
prouve, à l’heure actuelle, qu’il
s’agisse d’une maladie sexuelle­
ment transmissible. Le port d’un
préservatif ne suffit pas à protéger
d’une contamination, ce qui com­
plique encore un peu plus les mes­
sages de prévention. p
delphine roucaute
Le rapport, extrêmement dur
pour Repsol, pointe aussi la res­
ponsabilité d’une série d’autres
entreprises, ainsi que celle du ca­
pitaine du tanker Mare Doricum
de pavillon italien. Enfin, il insiste
sur les défaillances des institu­
tions publiques de l’Etat qui ont
fait preuve d’une « totale incapa­
cité de réponse face à l’urgence de
la fuite de pétrole » et d’un man­
que de sanction. Cinq mois après
la catastrophe, les travaux de net­
toyage des plages sont arrivés à
terme, mais les fonds marins sont
durablement impactés et les
autorités péruviennes montre­
raient peu d’empressement à éva­
luer l’état des vingt­huit plages
déclarées « propres » par Repsol,
estime encore le rapport.
Indemnisation demandée
Le texte conclut que « tout Péru­
vien ayant été affecté économi­
quement ou au niveau de sa santé
(…) doit être dûment indemnisé
par les responsables, qui devront
également remédier aux domma­
ges environnementaux causés ».
Jusqu’à présent, le groupe af­
firme avoir versé une avance sur
réparation de 7 millions de dol­
lars (6,6 millions d’euros) à
5 500 personnes affectées par la
catastrophe après la signature
d’un accord passé en mars avec le
gouvernement péruvien. Mais
l’Etat a entamé des poursuites ju­
diciaires. Une plainte déposée le
13 mai par l’agence gouverne­
mentale de défense de la concur­
rence (Indecopi) demande
4,5 milliards de dollars d’indem­
nisation au groupe. Une de­
mande qualifiée d’« infondée »
par l’entreprise pétrolière mi­mai.
Cette dernière n’a pas réagi au
rapport du Congrès péruvien. p
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 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
16 |
France : la croissance devrait atteindre 2,3 %
Après un premier trimestre négatif, le PIB devrait progresser dans les prochains trimestres, selon l’Insee
L LES CHIFFRES
a France devrait échapper,
au moins pour l’an­
née 2022, à la récession
tant redoutée. Malgré un
début d’année en négatif, la crois­
sance annuelle atteindrait 2,3 %,
un chiffre certes modéré après les
6,8 % de 2021, l’année de rattrapage
post­Covid. Mais « pas très éloigné
du rythme moyen de la décennie
d’avant­crise sanitaire », souligne
l’Insee, dans sa note de conjonc­
ture publiée vendredi 24 juin. Voilà
pour la bonne nouvelle.
La mauvaise est que la France, à
l’instar de l’économie mondiale,
n’en a pas fini avec l’inflation. Les
prix à la consommation, en
hausse de 5,2 % en mai – un ni­
veau inédit depuis 1985 – vont
continuer à augmenter pendant
les prochains mois, et pas seule­
ment à cause de l’énergie. L’infla­
tion va « s’élargir », touchant de
plus en plus les services, et tou­
jours l’alimentation et les biens
manufacturés, du fait des effets
en chaîne de la hausse des prix de
production. Fin juin, elle devrait
atteindre 5,9 %, puis frôler les 7 %
en septembre, avant de se stabili­
ser en fin d’année, selon les cal­
culs de l’Insee, qui se fonde sur
l’hypothèse d’un baril de pétrole à
120 dollars (111 euros).
Fortes incertitudes
Ces prévisions restent entachées
de fortes incertitudes : de l’évolu­
tion des prix du gaz et des matiè­
res premières dans les prochains
mois dépendra l’allure de la
courbe. Plus encore, une rupture
complète des approvisionne­
ments en produits énergétiques
russes ou de nouveaux confine­
ments en Chine pourraient « met­
tre à l’épreuve » ce scénario et an­
noncer une inflation bien plus
forte encore. A noter également
que sans le bouclier tarifaire mis
en place par l’exécutif au début de
l’année et reconduit jeudi 23 juin,
et la remise à la pompe, la hausse
des prix à la consommation, en
France, aurait été encore plus éle­
vée, de l’ordre deux points, attei­
gnant environ 7 % en mai et 9 %
en fin d’année.
Autant dire qu’avec une infla­
tion qui va continuer sa course et
qui creuse les inégalités, le pou­
voir d’achat sera plus que jamais
au cœur des préoccupations. Les
Français ont en effet été touchés
de manière différente par la
hausse des prix. En avril 2022, le
niveau moyen de l’inflation en
France était de 4,9 %. Mais pour
un agriculteur ou une personne
de plus de 75 ans, celle­ci était en
réalité de 5,9 %, alors qu’elle
n’était « que » de 4 % pour une
personne de moins de 30 ans, a
Le plein­emploi, un objectif peu probable en 2022
Si l’Insee estime que le chômage pourrait poursuivre sa décrue, la Banque de France pense qu’il devrait s’établir à 8 % à la fin de l’année
P armi les « sujets majeurs et
urgents » pour le quotidien
des Français cités par Em­
manuel Macron dans son adresse
aux Français, mercredi 22 juin, le
président de la République réélu
n’a pas omis de citer « les moyens
d’atteindre le plein­emploi ». Signe
qu’il n’a pas renoncé, malgré la dé­
gradation de la situation économi­
que, à ce qui était l’un de ses objec­
tifs de campagne. En 2021, le taux
de chômage est tombé à 7,4 % de la
population active, un point bas
historique. Dès lors, ce pari, parve­
nir aux alentours d’un taux de 5 %,
généralement considéré comme
synonyme de plein­emploi, sem­
blait en effet à portée de main il y a
quelques mois. Mais la guerre
en Ukraine, la dégradation du con­
calculé l’Insee. Ces différences
s’expliquent principalement par
les dépenses d’énergie et la struc­
ture de la consommation de ces
publics, selon le poids de leurs
achats alimentaires. Globale­
ment, toutes les catégories ont
subi une érosion de leur pouvoir
d’achat au premier semestre. Cela
s’est d’ailleurs traduit par un coup
d’arrêt de la consommation, en
baisse de 1,5 % sur les trois pre­
miers mois de l’année.
Le deuxième trimestre pour­
rait annoncer une amélioration
de la situation des ménages : les
revalorisations successives du
smic – une nouvelle hausse de­
vant probablement intervenir
cet été –, du point d’indice de la
fonction publique, des retraites
et des minima sociaux, le triple­
ment annoncé de la prime de
pouvoir d’achat, la suppression
de la redevance prévue en fin
texte international et l’inflation
pourraient changer quelque peu la
donne. Avec une activité en pro­
gression modérée de 2,3 % pour
2022, on est loin de l’hypothèse de
4 % retenus par l’exécutif en début
d’année – un chiffre qui doit être
révisé – et du rêve du plein­emploi
qui l’accompagnait. Mais cela ne
signifie pas pour autant qu’il faille
redouter une brusque remontée
du nombre de chômeurs.
Effets structurels
Le marché du travail réserve, de­
puis la crise du Covid­19, quelques
surprises. Tout au plus peut­on at­
tendre « un arrêt de la baisse du
chômage », comme l’indique
l’OFCE dans ses prévisions pu­
bliées le 9 juin. L’Insee est un peu
De l’évolution
des prix du gaz
et des matières
premières dans
les prochains
mois dépendra
l’allure
de la courbe
d’année viendront soutenir les
revenus des ménages.
L’Insee considère que ces mesu­
res « contribueraient à rehausser
le revenu disponible des ménages
d’environ un point de pourcentage
en 2022 ». Mais pas suffisamment,
toutefois, pour annuler les pertes
subies en début d’année : au final,
le pouvoir d’achat de l’ensemble
des ménages devrait en moyenne
plus optimiste : bien que faible, la
croissance se traduirait en 2022
par la création de 200 000 em­
plois salariés, « et le taux de chô­
mage continuerait à décroître lé­
gèrement » pour atteindre 7 % de
la population active, selon Olivier
Simon, chef de la division syn­
thèse conjoncturelle à l’Insee.
Au premier trimestre, alors que
le PIB a reculé de 0,2 %, « l’emploi
salarié a été assez dynamique »,
fait­il valoir. L’économie fran­
çaise a alors créé 79 000 emplois
salariés, en dépit d’un climat plus
que morose et d’une baisse de la
consommation de 1,5 %. « Il s’agit
du cinquième trimestre consécutif
de hausse de l’emploi salarié »,
poursuit M. Simon. Il est vrai que
ce chiffre comprend les alter­
baisser de 0,6 % sur l’ensemble de
l’année 2022. Ramenée par unité
de consommation, c’est­à­dire en
tenant compte de la taille des mé­
nages, cette érosion est encore
plus nette : elle atteint 1 %, après
une hausse de 1,9 % en 2021.
« Confiance affaiblie »
Malgré cette perspective, « la
consommation devrait progresser
modestement au second semes­
tre », de l’ordre de 0,2 % par tri­
mestre, assure Julien Pouget, di­
recteur de la conjoncture à
l’Insee. Est­ce l’effet des vacances
à venir, celui des mesures de sou­
tien promises par l’exécutif pour
l’été, ou de la bonne tenue du
marché du travail ? Pour l’instant,
peu se risquent à répondre. Les
ménages peuvent, il est vrai, pui­
ser, pour ceux qui en ont, dans
leur épargne « Covid », qui reste
rondelette. Mais cela ne semble
nants, qui représentent un cin­
quième de la hausse des effectifs
entre mars 2021 et mars 2022. La
Banque de France estime pour sa
part que le chômage va remonter
légèrement, « vers un peu moins
de 8 % », autour de 2023­2024, un
niveau qui reste toutefois infé­
rieur à celui qui prévalait avant la
crise, mais elle n’entrevoit pas de
retournement de la situation.
Sur le terrain, le dynamisme du
marché du travail se confirme :
« Après un premier trimestre ex­
ceptionnel, qui s’est traduit pas un
doublement du nombre d’offres,
on voit un léger infléchissement
sur les premières semaines de juin,
mais on ne peut pas parler de frei­
nage », constate David Beaure­
paire, dirigeant de Hellowork, qui
pas être l’envie du moment. « Une
baisse du taux d’épargne pourrait
rendre la demande intérieure un
peu plus dynamique, concède
M. Pouget, mais nous sommes
dans un contexte où la confiance
des ménages reste affaiblie. » Fait
notable, « cette confiance n’a pas
connu, contrairement aux scru­
tins présidentiels précédents,
d’amélioration à la faveur des
élections d’avril 2022 », relève
l’Insee. De fait, le solde d’opinions
sur l’opportunité d’épargner
n’est jamais redescendu au ni­
veau d’avant la crise sanitaire et
le taux d’épargne reste encal­
miné aux alentours de 17 %, deux
points au­dessus du taux de 2019.
Outre l’inflation, qui les frappe
à cause des matières premières
et de l’énergie, les entreprises
restent aussi confrontées aux
difficultés d’approvisionne­
ment, toujours à un niveau his­
édite les plates­formes d’offres
d’emploi RegionsJob, ParisJob ou
Cadreo. Parallèlement, les candi­
datures mesurées par ces spécia­
listes de l’emploi n’ont jamais été
nombreuses, assure­t­il : « Pour
moi, on n’en est pas encore à envi­
sager une remontée du chômage. »
« On a des impacts conjoncturels
qui commencent à se voir sur le
marché de l’emploi, mais les effets
structurels continuent à domi­
ner », analyse Stéphane Colliac,
économiste France à BNP Paribas,
pour expliquer cette résistance du
marché du travail. Parmi ces « ef­
fets structurels » figure en premier
lieu la productivité du travail. Cel­
le­ci a baissé depuis la crise pour
des raisons que les experts ont du
mal à expliquer : mesures sanitai­
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
– 0,6 %
C’est l’évolution du pouvoir
d’achat, en moyenne,
pour l’ensemble des ménages
du fait du fort taux d’inflation
attendu par l’Insee en 2022
(5,5 % en moyenne sur l’année).
200 000
C’est le nombre d’emplois
qui devraient être créés en 2022,
selon les estimations de l’Insee.
7 %
C’est le taux de chômage
anticipé au quatrième trimestre
2022 par l’Insee. Au dernier
trimestre 2021, ce taux
s’établissait à 7,4 %.
toriquement élevé ; près de 45 %
des entreprises industrielles se
disent touchées par ce phéno­
mène et 30 % y voient l’effet de la
guerre en Ukraine. Mais le climat
des affaires, « en demi­teinte »,
n’a pas viré à l’orage, les carnets
de commandes restent bien rem­
plis, et certains secteurs comme
l’hébergement­restauration ou
les transports présentent tou­
jours un potentiel de rattrapage
post­Omicron. Ce sont d’ailleurs
les services qui devraient porter
l’essentiel de la croissance
cette année, les secteurs indus­
triels souffrant davantage des
difficultés liées à la guerre et aux
approvisionnements. Globale­
ment, les entreprises, sorties en
bonne santé de la crise due au
Covid­19, résistent.
L’investissement qui avait at­
teint des sommets, à 11,4 %, re­
trouvera un niveau plus cohérent
avec le contexte économique, de
1,7 %. Parallèlement, l’arrêt des
aides accordées pendant la crise
sanitaire et l’inflation vont dégra­
der leur taux de marge de
2,5 points environ, celui­ci retrou­
vant, à 31,7 %, peu ou prou son ni­
veau de 2018. Augmenteront­elles
pour autant les salaires de leurs
collaborateurs pour préserver
leur pouvoir d’achat ? « Ce que
nous anticipons, c’est un effet des
prix sur les salaires, a indiqué
M. Pouget. Nous prévoyons un sa­
laire mensuel par tête qui évolue­
rait un peu plus vite que les prix. »
Mais pour l’heure, pas « de spirale,
d’emballement prix­salaire qui
conduirait à de nouvelles pertes de
pouvoir d’achat » en vue. p
béatrice madeline
res, télétravail, absentéisme plus
élevé… Quoi qu’il en soit, cela con­
traint les entreprises à augmenter
leurs effectifs plus vite que l’acti­
vité. Deuxième effet structurel,
les difficultés de recrutement que
rencontrent plus de la moitié des
entreprises, selon les enquêtes de
la Banque de France. « Les chefs
d’entreprise se disent qu’il vaut
mieux maintenir les emplois main­
tenant plutôt que rechercher de­
main », en conclut Eric Heyer, éco­
nomiste à l’OFCE. Ces phénomè­
nes risquent toutefois de prendre
fin si l’activité ne suit pas, au fur et
à mesure que les réserves finan­
cières des entreprises s’amenui­
sent et que les pressions sur les sa­
laires vont aller en augmentant. p
bé. m.
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 économie & entreprise | 17

Le transport routier se mobilise pour les salaires

Une action ciblée dans les zones logistiques est prévue lundi, avant, peut­être, de plus gros blocages à la rentrée

L
es conducteurs de ca­
mions, les ambulanciers,
les magasiniers des en­
trepôts, les convoyeurs
de fonds, les déménageurs, les
chauffeurs de cars et de bus…
Lundi 27 juin, toutes les catégo­
ries du transport routier de­
vraient être en ébullition. Les
cinq fédérations syndicales des
transports et de la logistique
– pour une fois unies – appellent
en effet à un mouvement natio­
nal de protestation de la totalité
du secteur afin de réclamer des
augmentations de salaires.
Car c’est bien une campagne
pour la défense des fiches de paie
des métiers de la route et des en­
trepôts qui commence lundi.
Dans leur communiqué unitaire
publié début juin, la CFDT, la CGT,
FO, la CFTC et la CFE­CGC donnent
le ton : « Malgré (…) un pouvoir
d’achat des salariés qui fond
comme neige au soleil, les patrons
du transport pratiquent la politi­
que de l’autruche. » Les syndicats
dénoncent au passage, les « propo­
sitions indécentes » de revalorisa­
tion salariale de leurs employeurs.
« Dans la logistique, les em­
ployeurs ont mis sur la table 3 % de
hausse des salaires comme base
de négociation, détaille Thierry
Douine, président de la Fédéra­
tion CFTC des transports. C’est
une provocation. Avec ce type
d’augmentation, les minima so­
ciaux de la branche sont rattrapés
voire dépassés par le smic. On peut
même dire submergés ! Vous avez
des rémunérations minimales 3 %
à 4 % en dessous du smic. »
Les tensions
à l’embauche
sont fortes dans
un secteur qui
emploie près de
800 000 salariés
en France
Les organisations syndicales
ont donc refusé cette proposition
d’augmentation de 3 % du patro­
nat de la logistique. Elles déplo­
rent aussi l’absence de revalorisa­
tion salariale depuis sept ans
dans le convoyage de fonds. Et les
salariés considèrent que les aug­
mentations conventionnelles né­
gociées en septembre 2021 dans
le transport routier de marchan­
dises et de voyageurs suffisent à
peine à compenser « une inflation
galopante et exponentielle ».
Face à une situation considérée
comme « ahurissante » par l’inter­
syndicale, celle­ci appelle donc à
une « première mobilisation le
27 juin ». Il ne s’agit pour le mo­
ment que d’un coup de semonce
et les automobilistes n’ont proba­
blement pas à craindre de gros
blocages sur les routes françaises
au niveau des péages ou des car­
refours très passants.
« On ne va pas bloquer à l’an­
cienne, indique M. Douine. On va
plutôt cibler les zones industrielles
et logistiques clés, nous concentrer
sur certains gros opérateurs, des
dépôts de bus, d’ambulances, de
convoyage de fonds. Nous som­ 27 juin. Dans le secteur du trans­ de 800 000 salariés. D’après le Le tout à un taux horaire en des­
mes en train de travailler sur cette port de marchandises, nous rapport d’un observatoire du sous du smic ! »
cartographie que nous rendrons avons signé une hausse de salai­ secteur, en 2019, la moitié des en­ Dans ce contexte, les em­
publique le plus tard possible. » res de 6 % pour 2022. Le travail a treprises de la branche avaient ployeurs jouent la montre et rap­
En face, les entrepreneurs du été fait. » déjà du mal à embaucher (dont pellent que dès l’automne, de
transport admettent que certai­ 75 % dans le transport routier de nouvelles négociations annuelles
nes catégories de salariés ne Rapport de force défavorable voyageurs). Selon une étude du vont s’ouvrir. Mais l’intersyndi­
sont pas encore protégées pas Les patrons relèvent que l’infla­ cabinet britannique Transport cale ne veut pas de ce calen­
des accords de revalorisation sa­ tion (5,2 % en mai, selon l’Insee), Intelligence, publiée en 2021, drier­là, qui renvoie tous les ac­
lariale, tout en regrettant la ils la subissent eux aussi. « Notre il manquerait actuellement en­ teurs à 2023. Elle réclame « la
grève. « Dans le transport de facture énergétique est déjà très tre 40 000 et 50 000 chauffeurs réouverture sans conditions » de
fonds, des négociations vont dé­ lourde, rappelle M. Rivera. Réper­ routiers en France, soit deux fois nouvelles négociations dans l’en­
marrer rapidement, souligne cuter des hausses à l’infini sur nos plus qu’en 2017. semble des secteurs.
Jean­Marc Rivera, délégué géné­ clients qui sont également frap­ « Les conditions de travail et de « Les salariés nous harcèlent de­
ral de l’Organisation des trans­ pés par le renchérissement de salaire dans nos métiers sont puis des semaines pour qu’on
porteurs routiers européen, qui leurs coûts, cela a ses limites. » devenues des repoussoirs, cons­ agisse vite, explique Thierry
représente plutôt les PME du Mais le rapport de force n’est tate M. Douine. Dans la logisti­ Douine. Donc on a décidé de met­
secteur. Mais, franchement, en clairement pas favorable aux que, on travaille la nuit, dans le tre un coup de pression avant l’été
dehors de la logistique, où les né­ employeurs. Les tensions à l’em­ grand froid ou l’extrême chaleur. et si rien ne bouge, la mobilisation
gociations n’ont pas abouti, je ne bauche sont fortes dans un sec­ Les chauffeurs peuvent faire jus­ montera d’un cran à la rentrée. » p
vois pas le sens de l’action du teur qui emploie en France près qu’à 200 ou 250 heures par mois. éric béziat
La SNCF a lancé un appel à la grève pour le mercredi 6 juillet
trois syndicats de la sncf, la CGT­Che­ Les syndicats ont interpellé la direction tains métiers) de hausse des rémunéra­
minots, SUD­Rail et la CFDT­Cheminots sur les salaires, à plusieurs reprises, ces tions ont déjà été prises, on reconnaît qu’il
ont lancé, vendredi 24 juin, un appel à la derniers mois, alors que le smic, indexé sur y a un « sujet pouvoir d’achat », en parti­
grève pour le mercredi 6 juillet, la veille des l’inflation, augmentait, lui, automatique­ culier chez les cheminots au statut (110 000
vacances scolaires, et le jour d’une table ment. Au 1er mai, il a pris 5,9 % sur un an. personnes sur 140 000). « Les salaires d’en­
ronde prévue avec la direction de l’entre­ « Et ça n’a pas du tout été transposé sur la trée sont très bas, désormais certains sont
prise publique. Comme de nombreux sala­ grille de salaires de la SNCF ! Aujourd’hui, les 7 % au­dessous du smic, pour des boulots à
riés français mobilisés en France ces der­ premiers échelons sont rattrapés par le contraintes », explique un bon connaisseur
nières semaines, ils revendiquent une smic ! », déplore Eric Meyer, de SUD­Rail, du dossier. « Avec une inflation à plus de 5 %,
hausse des salaires pour faire face à l’infla­ qui prend l’exemple d’un aiguilleur débu­ on ne pourra pas se contenter d’attendre la
tion. « A la SNCF, il n’y a pas eu d’augmenta­ tant : « Quand il est recruté, il a quatre mois NAO de fin d’année », confirme un proche
tion générale des salaires depuis 2014 et, de formation, et des responsabilités juridi­ de la direction. Cette dernière souhaiterait
quand on demande des négociations an­ ques et opérationnelles importantes, car la se caler sur l’évolution du point d’indice
nuelles obligatoires [NAO], on nous dit d’at­ moindre erreur peut coûter des vies. Et il des fonctionnaires, que doit annoncer
tendre la fin de l’année. Mais il y a ur­ commence à 1 350 euros, 50 euros par mois l’Etat cet été, pour lancer son augmenta­
gence ! », estime Cédric Robert, de la CGT­ de plus que le smic ! » tion générale. Bref, elle ne fera rien sans un
Cheminots. L’UNSA décidera, mardi A la tête du groupe, si on rappelle que des feu vert de l’Etat actionnaire. p
28 juin, si elle s’associe au mouvement. mesures catégorielles (bas salaires, cer­ é. bé. et aline leclerc

MATIÈRES PREMIÈRES
La ZAC Paris Rive gauche coûtera I N T ER N AT IONAL
Le FMI va verser près
de 4 milliards d’euros PAR LAURENCE GIRARD
à l’Argentine
au moins 1,4 milliard à Paris Le Fonds monétaire interna­
tional (FMI) a annoncé, ven­
dredi 24 juin, accorder 4 mil­
Aluminium,
Un rapport de la Chambre régionale des comptes examine la plus
grande opération d’aménagement de la capitale depuis Haussmann
liards de dollars (3,79 milliards
d’euros) à l’Argentine, après
avoir terminé le premier exa­
le repli se profile
men du grand programme
de prêts conclu avec le pays. Lundi 7 mars, l’aluminium était luantes. D’aucuns mettaient éga­
L’Argentine, qui sort de trois chauffé à blanc par la spécula­ lement dans la balance les ris­

A u moins 1,4 milliard

d’euros. C’est ce que de­
vrait coûter à la Ville de
Paris la plus grande opération
d’aménagement réalisée dans la
capitale depuis Haussmann, la
zone d’aménagement concerté
(ZAC) Paris Rive gauche. La fac­
ture, impressionnante, est four­
nie par la Chambre régionale des
comptes (CRC), qui vient de pas­
ser le projet au crible.
Son rapport, qui doit être pré­
senté aux élus parisiens début
juillet, ne relève aucune irrégula­
rité et ne formule que quelques
remarques comptables. Mais il
permet pour la première fois
d’avoir une vision presque com­
plète et actualisée de ce chantier
colossal. Et une évaluation de son
coût. Au 1,4 milliard d’euros évo­
qué, il faudra toutefois ajouter le
coût de l’aménagement du der­
nier quartier concerné, le secteur
Bruneseau, censé reconnecter Pa­
ris avec Ivry­sur­Seine (Val­de­
Marne). Sous la pression des éco­
logistes, l’équipe d’Anne Hidalgo a
renoncé, en début d’année, à y
édifier des tours de très grande
hauteur. Or la remise à plat du
dossier rend « difficile d’apprécier
(…) le bilan financier de l’opéra­
tion », indique le rapport.
Démarré il y a plus de trente ans,
l’aménagement de la ZAC Paris
Rive gauche consiste à transfor­
mer les 130 hectares de friche fer­
roviaire et industrielle coincés en­
tre la gare d’Austerlitz et le boule­
vard périphérique en un vrai mor­
ceau de ville avec des bureaux,
des logements et des commerces.
Lorsque la ZAC est lancée officiel­
lement en 1991, l’idée consiste à
créer sur cette bande du 13e arron­
dissement en bord de Seine un
quartier de bureaux autour de la
très grande bibliothèque voulue
par François Mitterrand. Une
mini­Défense dans l’est de Paris.
Le chantier doit alors s’achever
en 2006. Aujourd’hui, il est admis
que la nouvelle échéance, fixée à
2028, devra probablement être
encore reportée à 2032. Plusieurs
raisons expliquent ces délais
considérables. Le projet a d’abord
évolué. A la fin des années 1990,
un pôle universitaire est ajouté,
notamment pour permettre le
désamiantage de Jussieu. En 2001,
le nouveau maire de Paris, Ber­
trand Delanoë, introduit une plus
grande part de logements, dont
50 % de logements sociaux, diver­
sifie les emplois et l’activité.
L’opération a aussi été « confron­
tée à de nombreux aléas, tel le pro­
jet d’y implanter le tribunal de Pa­
ris, finalement réalisé aux Bati­
gnolles », dans le nord­ouest de la
capitale, rappelle le rapport.
Dernière tranche
Surtout, l’avancement du projet
dépend étroitement de la capacité
de la SNCF à libérer son foncier fer­
roviaire. Or certaines emprises,
comme celles du quartier de la
gare d’Austerlitz, n’ont été dispo­
nibles qu’avec retard. Le dévelop­
pement du secteur Bruneseau
sud, au pied des tours Duo, de­
meure lié, lui, au déménagement
de l’atelier de maintenance des
trains Corail. Enfin, comme une
partie des travaux consiste à bâtir
une dalle au­dessus de voies de
chemin de fer sur lesquelles les
trains circulent toujours, il a fallu,
et il faut toujours, composer avec
les plages extrêmement restrein­
tes de travaux de nuit pour limiter
l’impact sur les voyageurs.
Quelque 20 000 habitants doi­
vent vivre dans ce quartier, une
fois achevé. Le programme de bu­
reaux, qui représente un tiers des
surfaces mais finance 43 % de
l’opération, « est bien avancé »,
juge la CRC. « L’essentiel a été com­
mercialisé » et seulement 10 % res­
taient à construire en 2019. Parmi
eux, les 50 000 mètres carrés si­
tués gare d’Austerlitz, sur la pointe
nord de la ZAC, dont le début des
travaux reste suspendu à une déci­
sion du Conseil d’Etat, à la suite
d’un ultime recours. « En revanche,
l’avancement du programme de lo­
gements est très en retrait, puisque
44 % des mètres carrés restaient à
réaliser en 2019 », notent les magis­
trats. Tout comme le programme
des activités et commerces qui dé­
pend encore pour beaucoup des
secteurs Austerlitz et Bruneseau.
Dans ses recommandations, la
CRC suggère à la Ville de Paris de se
rapprocher de la Métropole du
Grand Paris (MGP) pour achever la
dernière tranche du programme.
« Par sa nature et son ambition, la
ZAC Paris Rive gauche, si elle avait
été une opération future, répon­
drait aux critères » nouvellement
définis par le conseil de la MGP
pour assurer son soutien à des
projets de restructuration ur­
baine. Elle assure le lien entre Paris
et sa banlieue, et constitue le pen­
dant de la ZAC Confluence que bâ­
tit la municipalité d’Ivry de l’autre
côté du périphérique. Mais, dans
les faits, ni la Ville ni la Métropole
ne souhaitent une telle associa­
tion. « Il appartient au Conseil de
Paris et au Conseil métropolitain de
se prononcer sur cette question », a
prudemment répondu Anne Hi­
dalgo aux magistrats. p
émeline cazi et denis cosnard
ans de récession, fait face
à un fort taux de pauvreté
et à une inflation galopante.
Le FMI a approuvé, le 25 mars,
un programme d’aide au pays
pour 44 milliards de dollars
sur trente mois et 9,65 mil­
liards avaient été immédiate­
ment décaissés. – (AFP.)
A LI M EN TATIO N
Titres-restaurant :
retour au plafond
à 19 euros, le 1er juillet
Le plafond d’utilisation quoti­
dien des titres­restaurant
reviendra bien à 19 euros
le 1er juillet et ils ne pourront
plus être utilisés les week­
ends et les jours fériés,
a confirmé, vendredi 24 juin,
le ministère de l’économie.
Le doublement de ce plafond
à 38 euros et l’autorisation
d’utiliser ce moyen de paie­
ment les week­ends et jours
fériés avaient été décidés
à l’issue du premier confine­
ment en 2020. – (AFP.)
Toblerone ne sera plus
produit exclusivement
en Suisse
Le chocolat Toblerone, dont
les barres triangulaires
rappellent les sommets des
Alpes, ne sera plus produit
exclusivement en Suisse
à partir de 2023, ce qui l’obli­
gera à retirer la mention
« Suisse » de l’emballage.
Toblerone compte ouvrir une
ligne de production en Slova­
quie fin 2023 « pour répondre
à la demande croissante »,
a indiqué le géant agroali­
mentaire américain Monde­
lez International. – (AFP.)
tion. Pour la première fois, le
métal léger passait la barre des
4 000 dollars (3 800 euros) la
tonne, sur le London Metal Ex­
change, à Londres. Un franchis­
sement de seuil historique, fai­
sant tomber le précédent record
datant de 2008. Prix premium
pour l’aluminium.
Près de quatre mois plus tard,
alors que les températures esti­
vales ont explosé les compteurs,
l’heure est au rafraîchissement
sur les marchés financiers. Il se
négocie actuellement à moins de
2 500 dollars la tonne. Un cours
certes élevé, mais nettement en
retrait par rapport à son som­
met. Comparable, en fait, à celui
atteint un an plus tôt.
L’invasion armée de l’Ukraine
par les forces russes comman­
dées par Vladimir Poutine a fait
flamber les cours des matières
premières. Blé, maïs, colza, tour­
nesol, mais aussi métaux et
énergie ont été entraînés dans
une spirale haussière inédite.
Le métal blanc n’a pas échappé
à ce maelstrom. Commençant
son parcours ascensionnel aux
premiers bruits de bottes russes,
l’aluminium a atteint un niveau
paroxystique lorsque les deux
armées ont croisé le fer.
Marché excédentaire
En allumant la mèche de la pou­
drière ukrainienne, M. Poutine
a propulsé le prix du gaz à un
cours stratosphérique. Dans ce
contexte, certaines fonderies
européennes très énergivores
avaient été mises en veilleuse.
Des sites chinois tournaient éga­
lement au ralenti, alors que le
gouvernement souhaitait à tout
prix réduire les émissions pol­
ques liés au poids de la Russie,
deuxième producteur mondial
d’aluminium derrière la Chine,
et tablaient sur un marché de
l’aluminium déficitaire en 2022.
De quoi justifier, selon la banque
Goldman Sachs, un cours de
4 000 euros la tonne.
Depuis, les girouettes de
la prédiction semblent avoir
changé de cap. Les stocks de
métal léger pèsent plus lourd
qu’anticipé. Le Bureau mondial
des statistiques sur les métaux
a estimé le marché mondial de
l’aluminium excédentaire de
400 000 tonnes, sur la période
comprise entre janvier et avril.
La Chine a remis les gaz. Le ri­
deau médiatique des Jeux d’hi­
ver étant tombé, l’exigence d’un
ciel bleu olympien a, il est vrai,
perdu de son actualité. Les fon­
deries ont donc relancé la ma­
chine de production et d’expor­
tation. De quoi pallier les éven­
tuels trous d’air côté russe.
La question de la dynamique de
la demande se pose tout autant.
Ce métal aux multiples usages
industriels, de la capsule de café
à la canette en passant par la car­
lingue d’avion, a profité de la re­
prise post­Covid­19. Il joue égale­
ment un rôle­clé dans les ré­
seaux électriques censés se
densifier pour répondre aux
enjeux environnementaux. Mais
le retour de l’inflation, la hausse
des taux d’intérêt et les confine­
ments à répétition en Chine
pour cause de Covid­19 pour­
raient peser sur la croissance
économique mondiale. Le raffer­
missement du billet vert ali­
mente également le courant
baissier des matières premières.
Aluminium, le repli se profile… p
 0123
18 | économie & entreprise DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022

La garde nationale
patrouille sur la
Playa Pescadores
à Tulum (Mexique),
le 8 novembre 2021.
ARTUR WIDAK/NURPHOTO VIA AFP

REPORTAGE
cancun, tulum (mexique) ­
envoyé spécial

L
eurs fusils­mitrail­
leurs et leurs gilets pa­
re­balles détonnent
sur la plage de sable
fin de Playa del Car­
men, dans le sud­est
du Mexique. Les policiers et les
militaires, qui zigzaguent entre
les serviettes de bain, ne semblent
pourtant pas perturber les mil­
liers de vacanciers se dorant au
soleil. A quelques mètres de là, un
couple de Canadiens a été assas­
siné, mardi 21 juin, dans une des
résidences de cet ancien village de
pêcheurs devenu une ville de plus
de 330 000 habitants. Un mois
plus tôt, une attaque mafieuse fai­
sait trois blessés dans un bar bran­
ché. Les derniers épisodes sangui­
naires d’une série de violences qui
menace un pilier de l’économie
mexicaine, attisant les convoiti­
ses des cartels de la drogue.
L’ambiance s’électrise dans la
touffeur de la nuit, au bord de la
mer des Caraïbes. Des milliers de
jeunes déambulent sur la Quinta
Avenida (Ve Avenue), principale
artère piétonne de la ville, joyau
économique de l’Etat de Quin­
tana Roo au côté des célèbres sta­
tions balnéaires de Cancun, dans
le Nord, et de Tulum, dans le Sud.
La zone touristique de 130 kilo­
mètres de long a accueilli 13 mil­
PLEIN CADRE
lions de vacanciers en 2021. Avec
ses 120 000 chambres d’hôtel, la
région concentre près de la moitié
des revenus d’un secteur qui re­
présente plus de 7 % du produit
intérieur brut mexicain.
Au Mexique, les cartels jouer le jeu. « C’est plutôt rassu­
rant de voir que les autorités nous
protègent », lâche une Française
Sur la terrasse de la brasserie Cer­
veceria Chapultepec, des dizaines
de fêtards engloutissent des bières
artisanales. Ils semblent loin de se
douter que, dimanche 22 mai, des
de la drogue menacent trentenaire venue faire la fête
avec des amis à Tulum.
Pour M. Ortiz, « il faut mieux gé­
rer un développement plutôt anar­
chique ». Tulum connaît une crois­
hommes armés y ont ouvert le
feu, blessant trois Mexicains, dont
une fillette de 7 ans éraflée à la tête.
La brasserie a vite rouvert ses por­
tes, business oblige. Violence gra­
le secteur du tourisme sance urbaine de 14 % par an. L’an­
cien petit bourg au style hippie,
avec ses hôtels éclairés à la bougie,
s’est transformé en une agglomé­
ration truffée de chantiers. Son
tuite ? Règlement de comptes ?
« Ici, on préfère ne pas trop répon­
Sur la Riviera maya, le long de la mer des Caraïbes, règlements nombre d’habitants a presque tri­
plé (47 000) depuis 2008. Sans
dre aux journalistes », confie le gé­
rant d’un bar voisin, qui rappelle
de comptes et trafic de stupéfiants rythment la vie locale compter une population flottante
de 25 000 visiteurs attirée par ce
que, cette fois, « il n’y a eu que des
blessés légers ».
sans, pour l’instant, faire fuir les touristes étrangers haut lieu de la musique électroni­
que. La spéculation immobilière
D’autres n’ont pas eu cette semble propice au blanchiment
chance. Des tirs en rafales ont fait d’argent et à la corruption : deux
un mort et six blessés, le 6 mai, à gangs dans l’enceinte de l’hôtel fieuses, dont le cartel de Jalisco commente Francisco Madrid, di­ ÉTATS-UNIS anciens gouverneurs du Quin­
55 kilomètres de là, dans un bar de 5 étoiles Hyatt Ziva, entre Playa del Nouvelle Génération et celui de Si­ recteur du Centre de recherche et tana Roo, Mario Villanueva (1993­
Cancun. Mi­mars, des touristes Carmen et Cancun, provoquant la naloa. » Le taux d’homicide dans de compétitivité touristique (Ci­ 1999) et Roberto Borge (2011­
Golfe
ont découvert des restes humains mort de deux narcotrafiquants et la région s’élève à 46 pour cotur) de l’université Anahuac, à du Mexique
2016), ont été condamnés, l’un
sur une plage de cette ville de près la panique des clients. 100 000 habitants, contre 27 au Mexico. Au point que le pays est pour trafic de drogue, l’autre pour
de 1 million d’habitants, qui ac­ Pis, les décès d’une influenceuse niveau national. « Une partie des passé, en 2021, de la septième à la Playa del Carmen détournement de fonds publics.
cueille un aéroport international. indienne et d’une vacancière alle­ touristes viennent ici faire la fête seconde place des destinations
ÉTAT
Deux jours plus tôt, à Playa del Car­ mande ont provoqué, en octo­ en consommant des substances il­ mondiales, derrière la France. CORRUPTION POLITIQUE
DE QUINTANA ROO
men, un entrepreneur britanni­ bre 2021, un tollé médiatique bien licites », déplore M. Chaves, à Playa Depuis, les indicateurs épidé­ Cancun « Depuis, la corruption politique
que était abattu, au volant de sa au­delà des frontières du Mexi­ del Carmen. miologiques sont au vert. Le nom­
Mexico Tulum reste bien vivace », déplore un res­
voiture, par deux assaillants à que. « Un malheureux dommage Sur la Quinta Avenida, impossi­ bre de visiteurs étrangers au Mexi­ Mer taurateur de Tulum, qui applaudit
des
moto. L’omerta règne aussi chez collatéral », souligne David Ortiz, à ble d’échapper à ces jeunes Mexi­ que a crû de 48 % au premier tri­ MEXIQUE Caraïbes l’élection triomphale (56 % des
les employés du club de plage Ma­ la tête de l’Association hôtelière de cains qui proposent en plein jour mestre par rapport à la même pé­ voix), dimanche 5 juin, de Ma­
mita’s Beach Club, planté à Tulum, à 64 kilomètres au sud de toutes sortes de drogues. La de­ riode de l’année précédente, selon OCÉAN ria Lezama au poste de gouver­
400 mètres de la Quinta Avenida. Playa del Carmen. Ce soir­là, dans mande fait bondir les prix : l’Institut national de statistique et PACIFIQUE neure de l’Etat. Le quinquagénaire
En janvier, son gérant argentin a cette ville côtière éponyme du cé­ « 40 dollars [38 euros], 5 grammes de géographie (Inegi). Leur af­ 500 km ne partage pourtant pas les opi­
été criblé de balles dans les toilet­ lèbre site archéologique voisin, les de marijuana », lâche sans détour fluence reste néanmoins infé­ nions politiques de l’ancienne
tes de l’établissement à l’architec­ deux touristes étaient attablées l’un d’eux. Au côté de la cocaïne, le rieure de 22 % à celle de 2019. maire de Cancun, issue du parti
ture épurée. Aujourd’hui, ses sur la terrasse dans le petit bar La « tusi », une amphétamine aux ef­ « Pour l’instant, la violence affecte à qué, en décembre 2021, sur la côte d’« AMLO » (Morena, gauche).
clients huppés y dégustent des Malquerida. Deux individus ont fets psychédéliques, fait un tabac la marge le redressement de l’acti­ des Caraïbes. Epaulé par la ma­ « Mais elle s’est engagée à poursui­
cocktails colorés, comme si de rien débarqué et tiré dans le tas, bles­ dans les soirées endiablées. Le vité, souligne M. Madrid. Mais la rine, ce nouveau bataillon touris­ vre la stratégie sécuritaire régio­
n’était, sous des parasols blancs. sant trois autres vacanciers. « Ils gramme de cette poudre rose va­ tendance pourrait s’inverser bruta­ tique patrouille dans les stations nale, et sa proximité avec “AMLO”
avaient repéré un rival, qui a essayé rie entre 120 et 150 dollars. « Les lement, si une attaque tuait de balnéaires. « 2 200 caméras de sé­ nous assure un soutien fédéral im­
LOYER MAFIEUX de fuir », raconte la vendeuse d’un dealeurs squattent nos toilettes, dé­ nombreux touristes d’un coup. » curité, certaines équipées de tech­ portant dans un avenir proche. »
« Les touristes ne sont pas ciblés par magasin à proximité. plore à voix basse le gérant d’une De quoi donner des sueurs froi­ nologie de reconnaissance faciale, Sa ville s’apprête à connaître un
les “narcos”, rassure Toni Chaves, « Neuf homicides sur dix sont liés discothèque. Les cartels nous rac­ des aux professionnels du sec­ ont aussi été installées », se félicite nouveau boom sans précédent.
président de l’association hôte­ à la vente locale de drogue, expli­ kettent aussi ! On paie tous un “de­ teur. « Un enjeu de taille, recon­ M. Montes de Oca, qui précise que En 2023, Tulum devrait accueillir le
lière de la ville. Ils n’ont aucun inté­ que le procureur régional, Oscar recho de piso” [“loyer mafieux”]. naît Jesus Almaguer, président de les arrestations ont été multi­ second aéroport international de
rêt à tuer leurs clients. » Mais les ré­ Montes de Oca. Cet énorme mar­ Sinon, ils tirent sur ton commerce. » l’Association hôtelière de Cancun pliées par trois. Et le chef de la po­ la région et une des stations du
sidences et les hôtels de luxe ne ché a provoqué une guerre de terri­ Malgré tout, M. Ortiz, à Tulum, (40 000 chambres). Ici, 95 % des lice de Playa del Carmen, Raul Tas­ Train maya. Ces 1 500 kilomètres
sont plus épargnés par leur vio­ toires entre plusieurs cellules loca­ reste confiant. « Après une grosse actifs vivent du tourisme. » Pour sinari, en poste depuis huit mois, de voies ferroviaires relieront cinq
lence. C’est au couteau que le cou­ les de grandes organisations ma­ fusillade médiatisée, nous avons éviter la casse, les autorités se mo­ d’ajouter : « Le salaire de mes Etats, dont celui de Quintana
ple de Canadiens a été tué, le quelques annulations. Mais les ré­ bilisent. « Les effectifs policiers ont 900 agents est passé de 7 000 à Roo. Le mégaprojet d’« AMLO »
21 juin, à l’intérieur de son apparte­ servations repartent vite à la été renforcés », se félicite le procu­ 18 000 pesos par mois pour éviter vise à mieux répartir les touristes
ment de Playa del Carmen. hausse », constate­t­il. Les chif­ reur Montes de Oca. Le Quintana la corruption. » à l’intérieur des terres pour lutter
L’homme décédé était recherché Le taux fres des associations profession­ Roo compte 5 000 agents munici­ Cette nouvelle stratégie sécuri­ contre la pauvreté qui frappe la
par Interpol. Deux autres Cana­ nelles lui donnent raison : l’occu­ paux et régionaux. Mais le procu­ taire implique aussi les hôteliers, moitié de la population régionale.
diens ont été assassinés en plein
d’homicide pation hôtelière régionale a été reur reconnaît qu’ils seraient qui se réunissent régulièrement « Ce nouveau développement ur­
jour, fin janvier, par un individu s’élève à 46 pour de plus de 55 % en 2021, après « dépassés sans l’aide de la garde avec les autorités locales. Ils font bain doit être bien pensé, au risque
armé dans le complexe hôtelier du avoir chuté à moins de 40 % l’an­ nationale ». Ce corps de sécurité a signer à leurs clients un imprimé d’attirer davantage les intérêts ma­
parc thématique Xcaret, proche de
100 000 née précédente en pleine pandé­ été créé, en 2019, par le président informant des poursuites pénales fieux », dit le restaurateur, qui
la ville. « Les victimes étaient liées habitants contre mie de Covid­19. de centre gauche, Andres Manuel contre les consommateurs de craint, comme beaucoup d’autres,
au crime organisé », insiste « Le Mexique a résisté à la crise Lopez Obrador, dit « AMLO ». drogue. « L’idée est de responsabi­ que son établissement soit la pro­
M. Chaves. Deux mois plus tôt,
27 sur le plan du tourisme mondial grâce à l’ab­ Vêtus de treillis gris et blanc, liser les touristes », explique chaine cible d’une fusillade. p
une fusillade a éclaté entre deux national sence de restrictions de voyage », 1 500 gardes nationaux ont débar­ M. Ortiz. Les visiteurs semblent frédéric saliba
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 carnet | 19
Le président, Valmondois (Val-d’Oise).

Jean­Claude Le Carnet
Vous pouvez nous faire parvenir
Le vice-président,
Les secrétaires perpétuels
Et les membres
de l’Académie des sciences,
Dominique et Noémi Bloit,
ses enfants
et leurs conjoints,
Prix de thèse
Depuis 2017, le Suprême Conseil
de France, entouré de plusieurs
organisations maçonniques de rite

Pariente vos textes soit par e-mail :

carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement votre numéro de
téléphone et votre éventuel numéro d’abonné
ou de membre de la SDL)
ont la tristesse de faire part de la
disparition de leur confrère,

Yves COPPENS,
Ses petits-enfants
Et ses arrière-petits-enfants,

ont l’immense tristesse d’annoncer

écossais, remet des prix à des thèses
de doctorat dont la nature ou les
effets peuvent stimuler la recherche
autour des valeurs du Rite Ecossais
Ancien et Accepté dans l’enseignement

Philosophe soit sur le site :

https://carnet.lemonde.fr
carnet@mpublicite.fr
professeur émérite
au Collège de France,
grand officier
de la Légion d’honneur,
le décès de

https://carnet.lemonde.fr
grand-croix
de l’ordre national du Mérite,
AU CARNET DU «MONDE» commandeur
de l’ordre des Palmes académiques,
commandeur
Mariage de l’ordre des Arts et des Lettres,
officier
Magalie MASSON de l’ordre du Mérite agricole,
et officier
Laurent CHARRADE de l’ordre national du Tchad,
ont la joie d’annoncer leur mariage, décédé le 22 juin 2022,
à Chamalières, le 25 juin 2022.
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
« Le mariage est une vie dans la vie. »
Ils adressent à sa famille leurs plus
Honoré de Balzac.
sincères condoléances.
(Le Monde du 24 juin).
Décès
Saint-Maur-des-Fossés. Bordeaux.
Marc et Geneviève Beynié, Laurent et Lydia Coudroy de Lille,
Yves et Catherine Beynié,
son fils et sa belle-fille,
Marie-Eve et Bruno Gendre, Antoine, Vincent,
ses enfants,
ses petits-enfants,
Ses petits-enfants Suzanne, Marie-Thérèse (†), Anne,
Et ses arrière-petits-enfants, Jacqueline, sœur Claire, frère Xavier,
ses sœurs et son frère,
ont la douleur de faire part du décès Les familles Théry, Genet, Marrauld,
de
Tracou, De Larrard, Frahier
Andrée BEYNIÉ, Et alliés,
En 2011. COLLECTION PARTICULIÈRE née BERGEROUX,
ont la tristesse de faire part du rappel
à Dieu de
survenu le 18 juin 2022, à Saint-
Maur-des-Fossés, à l’âge de quatre-
vingt-treize ans. Pierre COUDROY de LILLE,
Elisabeth
SAGLIER-DUHAMEL,
supérieur. Le mercredi 15 juin 2022
ont été décerné le Prix 2022 et sept
accessits.
pianiste.
Le Suprême Conseil de France
a décerné son 6e prix de thèse à :
Tous ceux qui l’ont aimée et M. Richard Mahée
connue se réuniront autour d’elle, le pour sa thèse de doctorat en
mardi 28 juin 2022, à 16 heures, au architecture :
cimetière de Valmondois. « Les dessins d’architecture de Villard
de Honnecourt, géométrie et réalité »,
soutenue à l’université Paris-Est.
Daniel Gervaud
son frère Il a attribué un accessit à :
et son épouse, Christiane, M. Pierre-Adrien Marciset
Philippe et Stéphanie Gervaud pour sa thèse de doctorat en
et leurs enfants, philosophie :
Pierre et Pilar Gervaud « Les horizons du diable »,
soutenue à l’université Côte-d’Azur.
et leurs enfants,
Philippe et Agnès Senmartin
La Grande Loge de France
et leurs enfants,
a attribué un accessit à :
Nicole Saint-André, M Besma Nacer
me
Christian Saint-André pour sa thèse de doctorat en langue
et ses enfants, et littératures françaises :
Sophie Saint-André et Frédéric
« Parcours initiatiques et création
et leurs enfants, artistique à travers le mythe d’Hiram
ses neveux et petits-neveux et nièces, dans Consuelo et Voyage en Orient »,
soutenue à l’université d’Angers.
Le frère Bernard Tardy,
Bernard ,Alain Chatelet
et leurs enfants, Le Suprême Conseil Féminin de
France
Claude Lengrand,
a attribué un accessit à :
ses cousins et cousines, Mme Flore Verdon
Michel et Marthe Balandraud pour sa thèse de doctorat en langue
et leurs enfants,
et littératures françaises :
Marcel et Jeannette Christol « La création d’un royaume eutopique
et leurs enfants, arthurien au XIIe siècle : itinéraires
ses amis, arthuriens et géographiques mythiques

A
vec la mort de Jean­
Claude Pariente, le
2 juin à Clermont­
Ferrand, à 91 ans, la
philosophie française perd, un an
après Jacques Bouveresse, l’un des
penseurs ayant le mieux œuvré
au dialogue de la tradition épisté­
mologique rationaliste avec la
philosophie analytique.
Né le 24 octobre 1930 à Alger, Pa­
riente étudie au lycée Bugeaud. Il y
subit en 1942 une blessure ingué­
rissable, l’exclusion antisémite dé­
crétée par Vichy. Khâgneux à
Louis­le­Grand, il réussit en 1950
le concours de l’Ecole normale
supérieure (ENS). Les questions
d’épistémologie et de théorie de la
connaissance, la morale, l’attirent.
Il consacre son diplôme d’études
supérieures à Kant. Reçu premier
à l’agrégation en 1953, il devient
répétiteur rue d’Ulm. A l’été 1954,
il part enseigner en Algérie avec
son épouse, Francine, sévrienne
(l’ENS pour les jeunes filles était
autrefois à Sèvres) reçue première
à l’agrégation féminine. Proches
de la mouvance anticolonialiste
des libéraux, ils quittent Alger
pour Toulouse à l’été 1957.
En 1962, appelé par le philoso­
phe Jules Vuillemin, Pariente est
élu maître­assistant au départe­
ment de philosophie de
Clermont­Ferrand. Francine est
assistante auprès de Michel Fou­
cault. Ces nouvelles racines sont
prises pour toute la vie. Jusqu’à sa
retraite, en 1996, Pariente restera
fidèle à la faculté des lettres du
boulevard Gergovia. Des généra­
tions d’étudiants y bénéficient de
son enseignement lumineux en
logique, histoire de la philosophie
moderne et contemporaine, his­
toire des théories du langage.
Une vision exigeante
Nommé professeur en 1973, élu
doyen en 1980, il fonde en 1991
avec Michel Chambreuil le Labo­
ratoire de recherche sur le lan­
gage. Il est attaché par­dessus tout
à une vision exigeante de l’ensei­
gnement de la philosophie et son
dévouement pour l’institution
(il préside le jury de l’agrégation
de 1986 à 1989) fait de lui l’une
des figures les plus estimées de
l’université française.
Ses travaux décrivent l’appro­
fondissement continu d’une ré­
flexion sur la prise que le langage
a sur le monde. Ses premiers arti­
cles sur Maurice Merleau­Ponty,
Gaston Bachelard, Luis J. Prieto,
Albert Camus, s’inscrivent dans
l’orbite de sa thèse d’Etat, Le Lan­
gage et l’individuel, soutenue
en 1971 à la Sorbonne (Armand
Colin, 1973). Cette étude des opé­
rateurs d’individualisation dans
le langage ordinaire et dans le lan­
gage de la connaissance est struc­
turée par un double refus : que
24 OCTOBRE 1930
Naissance à Alger
1962 Maître-assistant
à l’université de Clermont-
Ferrand
1985 « L’Analyse du langage
à Port-Royal » (Editions
de Minuit)
2 JUIN 2022 Mort
à Clermont-Ferrand
l’individualité soit une région du
réel, et que le langage soit une
image du réel.
L’année 1969 constitue une date
charnière pour sa composition.
Deux articles, l’un sur Henri Berg­
son et l’autre sur Peter Frederick
Strawson, posent des jalons : la
question des limites du langage
dans la saisie du réel (ou question
de l’ineffable), et celle des condi­
tions auxquelles un énoncé por­
tant sur un objet inexistant a un
sens. Le memento de toute re­
cherche sur le langage est aussi
établi en 1969 (« L’être indompta­
ble du langage se joue des cadres
dans lesquels la connaissance
tente de l’enfermer », in Essais sur
le langage, Editions de Minuit).
Paru en 1985, son second maî­
tre­livre, L’Analyse du langage à
Port­Royal (Editions de Minuit),
devient d’emblée un classique
pour les historiens de la logique.
Loin d’entrer en rupture avec Le
Langage et l’individuel, cette
étude historique traite à son tour
le problème des opérateurs d’in­
dividualisation (déictiques, noms
propres, expressions descripti­
ves). Pariente montre que les
questions soulevées par La Logi­
que ou l’art de penser, d’Antoine
Arnauld et Pierre Nicole, restent
les nôtres : irréductibilité du lan­
gage ordinaire à une analyse trop
formelle, part essentielle de l’in­
tersubjectivité dans la visée des
objets de discours.
Editeur d’œuvres d’Antoine­
Augustin Cournot (Essai sur les
fondements de nos connaissances
et sur les caractères de la critique
philosophique, Vrin, 1975), et de
Condillac (Essai sur l’origine des
connaissances humaines, Vrin,
2014), traducteur d’un ouvrage de
logique contemporaine (Objets de
pensée, d’Arthur Prior, Vrin,
2002), Pariente s’est donné tout
entier à la tâche de transmission.
Logicien au sens large, habile à
manier d’autres outils d’analyse
avec ceux de la logique, il a trans­
formé notre regard sur l’histoire
de la philosophie moderne, dé­
sormais pour nous « source » de
problèmes théoriques à résoudre,
et non plus « recueil » de problè­
mes déjà résolus (Le Langage à
l’œuvre, PUF, 2002). p
martine pécharman
(centre de recherches
sur les arts et le langage)
guide-conférencier pour un monde idéal »,
Une cérémonie religieuse aura lieu des Monuments historiques, soutenue à l’université de Reims-
ont la tristesse de faire part du décès
le lundi 27 juin, à 14 h 30, en l’église Champagne-Ardenne.
le 18 juin 2022, dans sa quatre-vingt- de
Saint-Hilaire, 105, boulevard de la
Marne, à La Varenne-Saint-Hilaire (Val- dixième année. Le Suprême Conseil de Belgique
de-Marne), suivie de l’inhumation Mme Claudie SAINT ANDRÉ, a attribué un accessit à :
dans l’intimité. La messe d’obsèques sera célébrée née CHATELET, M Julia Wang
me
le mardi 28 juin, à 10 heures, en chevalier de la Légion d’honneur, pour sa thèse de doctorat en langues
l’église Saint-Nicolas, à Bordeaux. et littératures anciennes :
Montpellier. officier dans l’ordre
des Palmes académiques, « Séléné : éclipses, éclat et reflets »,
Mme Noelle Bons, Mmes Brigitte et Claire Galteau, administrateur civil honoraire, soutenue à l’université Paris-Nanterre.
Ses cinq enfants, ses filles,
Ses quatorze petits-enfants M. et Mme Jean-Claude Galteau, Le Suprême Conseil des Cultures
Et ses six arrière-petits-enfants, son frère et sa belle-sœur, survenu le 18 juin 2022,
et de la Spiritualité
Mme Marie-Madeleine Galteau, à l’âge de quatre-vingt-douze ans. a attribué un accessit à :
ont la tristesse de faire part du décès sa sœur, Mme Pauline Duclos-Grenet
de M. et Mme Pierre Galteau, Le président de l’université de pour sa thèse de doctorat en histoire :
ses neveu et nièce,
Strasbourg, « Le Christ en Procès dans les images
M. Jacques BONS, italiennes de la fin du Moyen Âge.
professeur des Universités, ont la tristesse de faire part du décès Le doyen de la Faculté de droit, de
ancien directeur sciences politiques et de gestion, Procès, Dérision, Flagellation »,
de
de l’École pratique soutenue à l’université de Bourgogne.
Le directeur de l’Institut de
des hautes études, M. Philippe GALTEAU, recherche Carré de Malberg La Fédération Française de l’Ordre
chevalier
de l’ordre national du Mérite, Et l’ensemble de la communauté Maçonnique Mixte International
survenu le 28 avril 2022,
commandeur de l’ordre à l’âge de quatre-vingt-huit ans. universitaire, « Droit Humain »
des Palmes académiques, a attribué un accessit à :
Les obsèques ont eu lieu dans ont appris avec une immense tristesse M. Nicolas Querini
survenu à l’âge de quatre-vingt-neuf l’intimité familiale. le décès du pour sa thèse de doctorat en
ans. philosophie :
Le présent avis tient lieu de faire- « De la connaissance de soi au
La cérémonie aura lieu en l’église part.
Sainte-Bernadette, à Montpellier, le président Jean WALINE, devenir-soi. Platon-Nietzsche »,
soutenue à l’université de Strasbourg.
jeudi 30 juin 2022, à 10 heures. La Baillyerie, professeur émérite
50260 Bricquebec-en-Cotentin. de l’université de Strasbourg, Le Grand Collège des Rites
PF Blanc Fargeon.
commandeur Ecossais - Grand Orient de France
23, la Grande Cour, dans l’ordre national a attribué un accessit à :
Maria, 54150 Mance. de la Légion d’honneur, M. Arthur Guezengar
son épouse, pour sa thèse de doctorat en
107, rue Charles III, commandeur
Sara et Mathilde,
ses filles, 54000 Nancy. dans l’ordre national du Mérite, philosophie :
Gustave et Rachel, commandeur dans l’ordre « Hannah Arendt et la rupture
ses petits-enfants, 17a, rue de l’Eglise, des Palmes académiques. totalitaire »,
soutenue à l’université Grenoble-Alpes.
Sa famille, 57570 Basse-Rentgen.
ont la tristesse d’annoncer le décès du https://www.scdf.net
Metz. Acteur de la vie administrative de
docteur Jean-Noël BOTTO, l’université, il a été le premier président
Simone, de l’université Strasbourg III - Robert Nominations
survenu le 22 juin 2022, son épouse, Schumann. Pédagogue de renom, le
à l’âge de soixante-douze ans. Cathy et Thomas, L’Académie des Inscriptions et
ses enfants, président Jean Waline avait formé
Belles-Lettres, dans sa séance du
Les obsèques auront lieu le jeudi Danielle Levy, des générations d’universitaires et vendredi 24 juin 2022, a élu huit
30 juin, à 11 heures, au cimetière de sa sœur de praticiens du droit. Tous évoquent nouveaux correspondants étrangers
Banville (Calvados). Ainsi que toute sa famille, son nom avec reconnaissance et
admiration. Éminent universitaire, Mme Carmen Cardelle de Hartmann,
Cet avis tient lieu de faire-part. à tous ceux qui l’ont connu, aimé et
le président Jean Waline a apporté de nationalités espagnole et suisse,
estimé, nous vous annonçons avec
36, rue du Camp Romain, une immense peine le décès de une contribution majeure au droit professeur à l’université de Zurich,
14480 Banville. administratif français. spécialiste de la littérature latine du
Moyen âge.
Jean LAZARE,
docteur en biologie,
Lilian Thuram A sa famille et aux amis en deuil,
ils présentent leurs très sincères M. Lothar von Falkenhausen, de
Et la Fondation Education contre
le 23 juin 2022, nationalités allemande et américaine,
le racisme, condoléances.
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. professeur à l’université de Californie,
s’associent à la tristesse de la famille sinologue, spécialiste de l’âge du
Son inhumation aura lieu le
et des proches du Commémoration Bronze.
dimanche 26 juin, à 17 h 30, au
professeur Yves COPPENS, cimetière israélite de Metz Commémoration de la déportation M. Sean Field, de nationalité
membre du comité scientifique, Chambière.
des Juifs de France par l’association américaine, professeur à l’université
« Les Fils et Filles des Déportés Juifs de du Vermont, médiéviste, historien
en souvenir de sa participation Catherine et Emmanuel, de la France capétienne.
essentielle au combat pour l’égalité France » et le Mémorial de la Shoah,
ses enfants, avec le soutien de la Fondation pour la
entre tous les êtres humains. Sacha, Roman, Raphaëlle, Charlie,
Mémoire de la Shoah. M. Tim Greenwood, de nationalité
ses petits-enfants, britannique, reader à l’université de St
Société éditrice du « Monde » SA Dimitri, Andrews, arménologue.
Président du directoire, directeur de la publication son gendre, Cérémonies à la mémoire des 1038
Louis Dreyfus Julie, déportés du convoi n° 5 partis, il y a
Directeur du « Monde », directeur délégué de la sa belle-fille M. Leonardo López Luján, de
publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio 80 ans, du camp de Beaune-la-Rolande nationalité mexicaine, professeur-
Directrice de la rédaction Caroline Monnot et sa fille, Paulie, pour le camp d’extermination
Direction adjointe de la rédaction Philippe et Violaine, chercheur à l’Institut national
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, son frère et sa belle-sœur, d’Auschwitz-Birkenau. d’Anthropologie et d’Histoire de
Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle Ses neveux et nièces Mexico, américaniste.
Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lanne-
longue, Harold Thibault et leurs enfants, Mardi 28 juin 2022
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann Ses amis, M. Demetrios Michaelidis, de
Directrice déléguée au développement des services nationalité chypriote, professeur
abonnés Françoise Tovo
12 heures : cérémonie et lecture
ont l’immense tristesse d’annoncer des noms au Mémorial de la Shoah, émérite à l’université de Chypre,
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Gilles van Kote la disparition de archéologue et antiquisant.
17, rue Geoffroy-l’Asnier, 75004 Paris.
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davi-
denkoff (Evénements), Michel Guerrin, Nicolas Jimenez Bernard LEJEUNE, M. Patrizio Pensabene, de nationalité
(photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition), né le 6 mai 1935, 12 heures : cérémonie au Mémorial
Christian Massol, Franck Nouchi (Débats et Idées) italienne, professeur à l’université
Directrice du design Mélina Zerbib professeur émérite du camp de Beaune-la-Rolande, 7, rue
à la faculté des sciences d’Orsay, « la Sapienza » de Rome, archéologue,
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani des déportés, 45340 Beaune-la-Rolande.
Infographie Delphine Papin spécialiste de l’architecture romaine.
Directrice des ressources humaines du groupe survenue 16 juin 2022.
Emilie Conte Renseignements : Mme Petra M. Sijpesteijn, de
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Les obsèques ont eu lieu à Paris, Tél. : 01 53 01 17 99 - Email : nationalité néerlandaise, professeur
Sébastien Carganico, vice-président dans l’intimité. wendy.semah@memorialdelashoah.org à l’université de Leyde, islamologue.
 GÉOPOLITIQUE
20 |
Ci­contre :
Le 6 mai,
Jarmo Ikavalko,
le conservateur
du Musée des
vétérans d’Imatra,
pointe sur une
carte ancienne
les changements
de frontière entre
la Finlande et
la Russie.
A droite :
le cimetière
militaire d’Imatra.
ADRIEN VAUTIER/LE PICTORIUM
POUR « LE MONDE »
Finlande
Le traumatisme russe
lappeenranta (finlande) ­ envoyée spéciale
E
n temps normal, Paivi Pietilai­
nen pèse ses mots, en particulier
quand il est question du puis­
sant voisin de l’Est. Mais, en ce
8 mars, alors que la Russie a
lancé ses troupes en Ukraine de­
puis déjà près de deux semaines, la respon­
sable des relations internationales de Lap­
peenranta, ville finlandaise frontalière de
73 000 habitants, laisse éclater sa colère :
« Quand je pense à tout le travail accompli du­
rant des décennies, jeté par la fenêtre à cause
de cette guerre insensée… » En une phrase, elle
a exprimé ce qu’éprouvent la plupart de ses
concitoyens : une déception immense, mêlée
à un sentiment de trahison.
Assis à ses côtés, dans son bureau de l’hôtel
de ville, le maire de Lappeenranta opine. En
poste depuis fin 2011, Kimmo Jarva avait pris
l’habitude de se rendre une fois par mois en
Russie, à Vyborg, à moins de 50 kilomètres de
là, et à Saint­Pétersbourg, où est né et a grandi
le président Vladimir Poutine. Lappeenranta
est située à équidistance de la capitale, Hel­
sinki, et de la grande cité russe. Lors de ses dé­
placements, l’édile rencontrait ses homolo­
gues russes pour discuter de projets transfron­
taliers, dont certains financés par l’Union
européenne (UE). De politique, en revanche, il
ne parlait jamais : à quoi bon, puisque chacun
campait sur la ligne officielle de son pays ?
La coopération régionale avait été mainte­
nue même après l’annexion de la Crimée par
la Russie en 2014 et les sanctions adoptées
dans la foulée par Bruxelles. Les Finlandais de
Carélie du Sud aimaient passer le week­end à
Saint­Pétersbourg, tandis que Lappeenranta,
avec ses airs de station balnéaire et ses grands
centres commerciaux, était une destination
prisée des touristes russes. En 2019, ces der­
niers avaient dépensé en moyenne 1 million
d’euros par jour dans la région, selon les chif­
fres de la chambre de commerce. Ce record
aurait sans doute pu être battu l’année sui­
vante, mais le Covid­19 avait entraîné la fer­
meture quasi totale des frontières.
Commerçants et hôteliers finlandais es­
comptaient un retour à la normale cet été.
Leurs espoirs ont été douchés par l’invasion
de l’Ukraine, le 24 février. En quelques jours,
c’est comme si un rideau de fer avait été
L’invasion de l’Ukraine, en rouvrant les blessures
liées à une histoire marquée par les conflits
entre la Finlande et son voisin russe, a poussé celle­ci
à demander son entrée dans l’OTAN, mettant
un terme à des décennies de neutralité militaire
dressé entre les deux pays. Nul véhicule ou
presque ne traverse plus la frontière. Le train
Allegro, qui reliait Helsinki à Saint­Péters­
bourg en trois heures trente, avec escale à
Lappeenranta, ne circule plus depuis le
27 mars. Les convois de fret ont été suspen­
dus pour une durée « indéterminée ».
OPÉRATION DE DÉSTABILISATION
Signe de la gravité de la situation, le gouver­
nement d’Helsinki, dirigé par la sociale­dé­
mocrate Sanna Marin, a présenté, le 9 juin, un
projet d’amendement visant, entre autres, à
ériger des barrières sécurisées sur certains
tronçons de sa frontière. Les autorités redou­
tent une nouvelle vague migratoire orches­
trée par Moscou. Au cours de l’hiver 2015­
2016, la Russie avait laissé passer des centai­
nes de migrants dans le nord de la Finlande,
ce qu’Helsinki avait interprété comme une
inquiétante opération de déstabilisation.
Du golfe de Finlande, au sud, jusqu’à la col­
line de Muotkavaara, à plus de 500 kilomè­
tres à l’intérieur du cercle polaire, la frontière
longue de 1 340 kilomètres compte onze pos­
tes de contrôle. Cette limite septentrionale de
l’Union européenne avec la Russie, depuis
l’adhésion d’Helsinki à l’UE en 1995, devrait
devenir – avec la Norvège, la Pologne et les
Etats baltes – aussi celle de l’OTAN, si la candi­
dature de la Finlande, déposée le 18 mai, est
approuvée par les Etats membres de l’Alliance
atlantique, qui l’examineront lors du som­
met de Madrid, du 28 au 30 juin.
Au milieu des bois, traversant des lacs et des
rivières, la démarcation n’est indiquée que
par des poteaux bicolores. Mais, pour les
5,5 millions de Finlandais, son tracé et la pré­
sence, de l’autre côté, d’un pays cinquante
fois plus étendu et vingt­six fois plus peuplé
constituent une réalité intangible. « La géo­
graphie est ce qu’elle est, et nous ne pouvons
rien y faire », résume placidement Veli­Matti
Kesälahti, président de la Fédération sportive
des réservistes et résident d’Imatra, une
bourgade proche de Lappeenranta. « Nous
avons toujours su que nous vivions à côté d’un
grand pays, dont les dirigeants peuvent avoir
des intérêts divergents des nôtres, poursuit cet
officier de réserve, parfaitement russophone.
MÊME PENDANT  Cela implique des risques, mais nous devons
LA GUERRE FROIDE  vivre avec, tout en restant vigilants. »
Dès le plus jeune âge, les Finlandais sont
ET LA PÉRIODE  sensibilisés aux caractéristiques singulières
de leur pays, territoire stratégique et donc
DITE « DE  sans cesse convoité, qui lui ont valu tant de
guerres par le passé. Presque tous ont un
FINLANDISATION »,  aïeul qui a combattu les Russes ou qui a été
LES CONSCRITS  forcé à l’exode après l’annexion de la Carélie
par l’URSS, à la fin de la seconde guerre mon­
S’ENTRAÎNAIENT  diale. Le service militaire, obligatoire pour les
garçons, est aussi l’occasion de rappeler d’où
À REPOUSSER UNE  vient la menace : même pendant la guerre
OFFENSIVE QUI  froide et la période dite « de finlandisation » –
quand Helsinki s’efforçait de ne pas contra­
VIENDRAIT DE L’EST rier Moscou –, les conscrits s’entraînaient à
repousser une offensive qui viendrait de l’est.
Au fil des siècles, les innombrables atta­
ques russes dans la région ont « façonné
l’identité et la culture finlandaises, avant
même l’indépendance du pays, en 1917 », af­
firme Rasmus Hindren, responsable des
relations internationales au Centre d’excel­
lence pour la lutte contre les menaces hybri­
des, à Helsinki. Selon cet ancien conseiller
aux ministères de la défense et des affaires
étrangères, « le concept de résilience est très
fort [en Finlande], de même que la conscience
des menaces potentielles et de l’importance
d’être préparé pour y faire face. Cela demande
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
une mobilisation de toutes les ressources et
une forte cohésion de la société ».
Des traces de ce passé tumultueux subsis­
tent sur un promontoire, au­dessus du port
de Lappeenranta, face à un dédale d’îles et de
canaux menant au lac Saimaa. C’est sur ces
hauteurs qu’a été fondée, en 1649, Villmans­
trand – le nom suédois de Lappeenranta, qui
peut être traduit par « plage de l’homme
sauvage ». La Finlande n’est alors qu’une pro­
vince parmi d’autres du puissant royaume
de Suède, qui s’étend jusqu’aux rives du lac
Ladoga et inclut la Carélie, l’Ingrie, l’Estonie et
la Livonie (qui correspond plus ou moins à la
Lettonie actuelle).
La « grande guerre du Nord » (1700­1721)
marque le début de l’expansion de la Russie à
l’ouest. La Suède se retrouve amputée d’un
tiers de son territoire, dont la majeure partie
passe sous le contrôle de Pierre le Grand, dé­
sormais à la tête de la plus grande puissance
de la mer Baltique. Trois cents ans plus tard,
c’est cet épisode qu’évoque Vladimir Poutine
pour justifier sa politique impérialiste : Pierre
le Grand, déclare­t­il le 9 juin, « ne s’emparait
de rien, il reprenait »…
« BLANCS » CONTRE « GARDES ROUGES »
La région de la Carélie est annexée par la Rus­
sie en 1741. A Lappeenranta, une église ortho­
doxe aux murs jaune vif et au toit vert, éri­
gée par un régiment russe en 1744, témoigne
encore de ce passé sous occupation. Bientôt,
toute la région – jusqu’à l’archipel d’Aland, à
l’embouchure du golfe de Botnie, face à Stoc­
kholm – est sous la coupe d’Alexandre Ier
(1777­1825). Le tsar décide cependant d’accor­
der à la province le statut de « grand­duché
autonome de l’Empire russe » et s’engage à y
maintenir les lois suédoises. Il accepte
même la création d’un conseil gouverne­
mental, le Sénat.
Ces concessions vont alimenter le nationa­
lisme finlandais naissant. « Nous ne voulons
plus être suédois, nous ne voulons pas être rus­
ses, soyons donc finlandais », lance le journa­
liste, écrivain et historien Adolf Ivar Arwids­
son (1791­1858). Au milieu du XVIe siècle, l’évê­
que réformiste Mikael Agricola avait donné
au finnois son premier texte écrit – une tra­
duction du Nouveau Testament. En 1835,
l’écrivain Elias Lönnrot publie Kalevala, of­
frant aux Finlandais une épopée nationale,
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
inspirée de poésies et de mythes populaires
de la tradition orale locale – toujours ensei­
gnée à l’école aujourd’hui.
« Il y avait une arrière­pensée stratégique
chez les intellectuels. Ils avaient compris que,
pour empêcher l’intégration de la Finlande au
sein de l’Empire russe, il fallait créer un lien
fort entre l’élite et le peuple », observe l’histo­
rien Henrik Meinander. Pourtant suédopho­
nes, ces intellectuels prônent l’enseignement
du finnois. Voyant dans ces initiatives un
moyen d’affaiblir le lien de cette région avec
la Suède, les autorités russes laissent faire :
« Elles pensaient que le finnois, composé de di­
vers dialectes, n’avait aucune chance face au
russe. Ce fut une erreur ! En l’espace de vingt ou
trente ans, il est devenu la langue domi­
nante », raconte l’historien.
A Helsinki, nouvelle capitale du grand­du­
ché de Finlande, occupée par les Russes entre
1713 et 1721, puis, à partir de 1742, les élites con­
vainquent le tsar de la nécessité de structures
séparées. L’ancienne province suédoise se
voit doter d’une monnaie (le mark finlan­
dais), de ses propres trains, d’un système pos­
tal et peut lever des droits de douane. Les Rus­
ses qui souhaitent s’y installer doivent désor­
mais obtenir une autorisation. Entre 1881 et
1901, le grand­duché dispose même de sa pro­
pre armée. Quand le général russe Nikolaï Bo­
brikov est nommé gouverneur à Helsinki,
en 1898, pour tenter une reprise en main, il
est trop tard. La russification a échoué. Bo­
brikov est assassiné dans les couloirs du Sé­
nat, en 1904, par le séparatiste finlandais
Eugen Schauman.
Dans un souci d’apaisement, Nicolas II per­
met à la Finlande d’adopter une des réformes
législatives les plus progressistes d’Europe.
En 1907, ses habitants élisent leur premier
Parlement, l’Eduskunta, au suffrage univer­
sel. Dix­neuf femmes figurent parmi les dé­
putés. Quelques mois à peine après l’abdica­
tion du « tsar de toutes les Russies », le Sénat
proclame l’indépendance de la Finlande, le
6 décembre 1917. Convaincu que les bolchevi­
ques finiront tôt ou tard par s’imposer dans
ces contrées septentrionales, Lénine accepte.
Le tout jeune Etat bascule presque aussitôt
dans une guerre civile opposant « blancs »
conservateurs et « gardes rouges » commu­
nistes pour le contrôle du Sénat. Au terme de
quatre mois de combats sanglants (36 600
morts), les blancs, menés par le maréchal Carl
Gustaf Mannerheim, l’emportent, en
avril 1918. Si la révolution finlandaise a
échoué, « c’est parce qu’il y avait une société ci­
vile forte et une confiance entre les paysans et
la classe moyenne, basée sur l’idée que la Fin­
lande était une nation, assure Henrik Mei­
nander. Fondé en 1899, le Parti social­démo­
crate, le SDP, a aussi joué un rôle déterminant
après 1918, en soutenant le principe d’une ré­
publique avec le Parti agrarien », devenu en­
suite Parti du centre.
La seconde guerre mondiale va achever de
cimenter la nation, avec deux épisodes san­
glants restés dans l’histoire de la Finlande
sous les noms de « guerre d’hiver » et de
« guerre de continuation ». La mémoire dou­
loureuse de la première, commencée en 1939,
a été brutalement ravivée avec l’invasion de
l’Ukraine, tant les analogies sont nombreu­
ses entre ces deux conflits : les pressions
qu’avait exercées Staline pour obtenir des
territoires ; le refus d’Helsinki ; le bombarde­
ment du village russe de Maïnilo (Mainila en
finnois), sur la frontière, le 26 novembre 1939,
faussement attribué à la Finlande par l’URSS,
qui s’en servit pour ouvrir les hostilités.
Comme Vladimir Poutine en entrant en
Ukraine, Staline était persuadé de remporter
une victoire rapide. L’URSS compte plus de
1 million d’hommes mobilisables, alors que
la Finlande ne dispose que de 300 000 sol­
dats mal équipés. Le dirigeant soviétique
mise aussi sur le désir de revanche des rou­
ges, mais il se trompe : ceux­ci rejoignent l’ar­
mée d’Helsinki. Favorisées par un hiver gla­
cial et leur connaissance du terrain, les trou­
pes finlandaises résistent vaillamment et in­
fligent des pertes colossales à l’ennemi. En
quatre mois, 131 000 soldats soviétiques sont
tués, contre 24 000 Finlandais.
Cela ne suffira pas. Début 1940, l’Armée
rouge reprend le dessus et impose ses condi­
tions. Le traité de paix contraint la Finlande à
céder 10 % de son territoire, provoquant
l’exode de 400 000 habitants de la Carélie. Ce­
pendant, au­delà de la défaite, les Finlandais
ont retenu qu’ils ont résisté, seuls face à l’Ar­
mée rouge, et empêché l’invasion de leur
pays. Depuis, l’« esprit de la guerre d’hiver »
est régulièrement convoqué, y compris lors
de compétitions sportives. « C’est l’idée que,
même en position d’infériorité et alors que
l’épreuve s’annonce difficile, nous nous bat­
trons et que chacun fera des sacrifices », expli­
que Antero Holmila, professeur d’histoire à
l’université de Jyvaskyla.
UN JEU D’ÉQUILIBRISTE
Le chapitre suivant est moins glorieux. Déter­
minée à récupérer ses territoires perdus, la
Finlande s’allie à l’Allemagne nazie et parti­
cipe à l’opération Barbarossa, lancée par le
IIIe Reich contre l’URSS, en juin 1941. Cette
« guerre de continuation » va durer trois ans
et coûter la vie à 70 000 Finlandais. Cet autre
épisode traumatique est transmis aux jeunes
d’aujourd’hui, notamment par le récit qu’en a
fait l’écrivain Vainö Linna dans son roman,
Soldat inconnu, publié en 1954. Chaque an­
née, le 6 décembre, jour anniversaire de l’in­
dépendance, la télé diffuse l’une des trois
adaptations cinématographiques de cette
œuvre devenue culte.
« Il y a deux faits gênants dans cette guerre,
constate Henrik Meinander. Le premier est
que la Finlande s’est alliée à l’Allemagne. Le se­
cond est que cette alliance était nécessaire
pour éviter l’occupation soviétique. » Depuis,
précise l’historien, « la Finlande n’a plus ja­
mais vécu dans l’illusion qu’elle était totale­
ment indépendante. Elle sait que sa souverai­
neté dépend des circonstances géopolitiques. »
Ce sentiment de vulnérabilité et le souvenir
encore vif du passé expliquent pourquoi
géopolitique | 21
l’opinion publique a basculé si vite en faveur
de l’adhésion à l’OTAN, après l’invasion de
l’Ukraine. Certes, la Finlande est le seul pays
limitrophe de l’URSS à ne pas avoir été oc­
cupé après 1945, mais les blessures de l’his­
toire n’ont pas été refermées. Et les conces­
sions auxquelles Helsinki a dû se plier pour
survivre à la guerre froide ont convaincu les
Finlandais qu’il fallait, à tout prix, éviter de
revivre une situation comparable.
Stratégique et non idéologique, l’alliance
avec l’Allemagne a placé la Finlande du côté
des perdants à l’issue de la seconde guerre
mondiale. Le traité de Paris de 1947 l’oblige à
verser 300 millions de dollars de dommages
à l’Union soviétique et à lui céder la Carélie,
ainsi que les territoires bordant le lac Ladoga
et le couloir de Petsamo – la privant de son ac­
cès à l’océan Arctique. L’URSS obtient égale­
ment d’installer une base militaire sur la pé­
ninsule de Porkkala, près d’Helsinki (elle sera
rétrocédée en 1956).
« Pour décrire la période qui suit, les histo­
riens parlent des “années du danger” », note
Sinikukka Saari, chercheuse à l’Institut fin­
landais des affaires internationales. Une
commission d’inspection soviétique, char­
gée de s’assurer du bon respect du traité de
Paris, débarque à Helsinki. En avril 1948, les
deux pays signent un accord d’amitié, de coo­
pération et d’assistance mutuelle. Pour pré­
venir toute attaque contre l’Union soviétique
via son territoire, la Finlande s’engage à « res­
ter en dehors de tout conflit d’intérêts des
grandes puissances ».
Pourtant, les relations entre les deux pays
sont glaciales : « Il y avait une méfiance totale
et réciproque après la guerre », précise Si­
nikukka Saari. Pour Helsinki, gérer ses rela­
« L’“ESPRIT DE LA  tions avec Moscou relève d’un jeu d’équili­
briste : « D’un côté, l’objectif était de conserver
GUERRE D’HIVER”,  la souveraineté du pays ; de l’autre, il fallait dé­
C’EST L’IDÉE QUE,  montrer à l’Union soviétique que la Finlande
ne représenterait pas une menace politique ou
MÊME EN POSITION  sécuritaire. » De cet exercice est né un con­
cept : la « finlandisation ». Soit les limitations
D’INFÉRIORITÉ,  imposées à la souveraineté d’un pays par un
NOUS NOUS  puissant voisin.
La stratégie consiste alors à « anticiper les
BATTRONS ET  réactions de l’URSS et à prévenir certains des as­
pects les plus problématiques de ses requêtes »,
QUE CHACUN FERA  décrit Rasmus Hindren. Mais ce qui est au dé­
part une forme de pragmatisme politique se
DES SACRIFICES » transforme : « Certains ont fait preuve d’un zèle
ANTERO HOLMILA inattendu. Le développement du commerce en­
professeur d’histoire tre les deux pays a ouvert de nouvelles perspec­
tives et encouragé les cercles d’affaires à adop­
ter une attitude positive à l’égard de l’URSS. La
classe politique s’est engagée dans la brèche
par opportunisme. Désormais, de bonnes rela­
tions avec Moscou pouvaient faire avancer une
carrière. » Etre taxé d’antisoviétisme avait l’ef­
fet inverse. Pendant près de trois décennies, le
Parti de la coalition nationale, qui prône la li­
berté individuelle et le libéralisme économi­
que face au communisme, est ainsi systémati­
quement exclu du gouvernement.
Plus que quiconque, le président Urho
Kekkonen, élu en 1956, incarne cette époque.
▶▶▶
Proche de Moscou, soupçonné d’entretenir
des liens avec le KGB, il restera vingt­six ans
au pouvoir grâce au soutien des Soviétiques.
En pleine crise de Berlin, désormais scindée
en deux par un mur qui mettra près de
trente ans à s’effondrer, Nikita Khrouchtchev
n’hésite pas, en 1962, à menacer d’activer
l’accord de défense avec la Finlande pour
le faire réélire.
Paradoxalement, ces années sont aussi
marquées par l’essor économique de la Fin­
lande. Le pays se lance dans une industrialisa­
tion à marche forcée pour rembourser sa
dette de guerre à l’URSS. Ce sera fait en 1952.
Sur la scène internationale, la Finlande reven­
dique sa neutralité et obtient son plus beau
succès diplomatique, le 1er août 1975, avec les
accords d’Helsinki, qui consacrent l’inviola­
bilité des frontières européennes et rejettent
tout recours à la force et à l’ingérence dans les
affaires intérieures des Etats.
Aujourd’hui, les Finlandais évoquent cette
époque avec amertume. Certes, leur pays est
resté indépendant face à un voisin déterminé
à élargir sa sphère d’influence, mais à quel
prix ? « Ceux qui proposent une “finlandisa­
tion” de l’Ukraine semblent oublier que c’est
un processus au bout duquel la Russie tentera
de dominer entièrement le pays », rappelle Jyri
Lavikainen, chercheur à l’Institut des affaires
internationales.
De fait, il aura fallu la dislocation du bloc so­
viétique pour que la Finlande puisse pleine­
ment s’émanciper. Dès le 1er juillet 1991, Hel­
sinki dépose sa demande d’adhésion à
l’Union européenne, effective le 1er jan­
vier 1995. Fini la neutralité, « ce jour­là, nous
avons clairement choisi notre camp », affirme
l’ex­premier ministre Alexander Stubb. Pas
question cependant de baisser la garde. Alors
qu’à la fin de la guerre froide la majorité des
Etats européens ont réduit leur budget con­
sacré à la défense, la Finlande acquiert,
en 1995, une soixantaine de chasseurs
Hornet américains – qu’elle a remplacés, fin
2021, en investissant 8,4 milliards d’euros
dans l’achat de 64 chasseurs furtifs F­35 amé­
ricains. Elle a aussi maintenu la conscription,
la « défense totale » – qui mobilise la société
dans son ensemble – et augmenté les fonds
consacrés à la recherche sur la Russie. « Il
nous fallait comprendre ce qui se passait chez
notre voisin », confie Jyri Lavikainen.
Ces dernières années, si la Russie aimait
présenter la Finlande comme « un bon voi­
sin », cela n’a pas empêché Moscou de multi­
plier les provocations, en brouillant les si­
gnaux GPS ou en violant son espace aérien.
« Parce qu’elle est une grande puissance à côté
d’un petit Etat, la Russie estime qu’il revient
à la Finlande de maintenir de bonnes rela­
tions bilatérales », déplore Jyri Lavikainen. Le
chercheur regrette que son pays se soit par­
fois montré trop accommodant, en autori­
sant, par exemple, la participation du géant
russe Rosatom à la construction d’un réac­
teur nucléaire sur la péninsule de Hanhikivi,
dans l’ouest du pays – un contrat annulé en
mai, en raison des « risques » liés à l’invasion
russe de l’Ukraine, a annoncé le consortium
pilotant le projet.
« NOUS NE SOMMES PLUS SEULS »
Pour les Finlandais, la rupture n’a pas attendu
le 24 février. Les exigences russes au sujet de
l’OTAN – s’opposant entre autres à tout nou­
vel élargissement –, présentées sous forme
d’ultimatum, le 17 décembre 2021, ont sonné
l’alarme. « Nous pensions que la Russie avait
compris que nous étions un Etat souverain et
que nous ne tolérerions plus qu’elle nous im­
pose notre politique de sécurité », indique Si­
nikukka Saari. Jusqu’alors convaincue que le
non­alignement militaire était la meilleure
façon de garantir la sécurité du pays, l’opi­
nion publique bascule massivement en fa­
veur de l’adhésion à l’Alliance atlantique.
« Vous avez causé cela. Regardez­vous dans
un miroir ! », a lancé le président Sauli Nii­
nistö aux dirigeants russes, quelques jours
avant qu’Helsinki ne présente officiellement
sa candidature à l’OTAN, le 18 mai. Ces mots,
d’une dureté rare dans la bouche d’un res­
ponsable finlandais, ne sont pas passés ina­
perçus auprès de la population, prête à af­
fronter un regain de tensions dans ses rap­
ports avec son voisin.
« Cette fois, cependant, nous ne sommes plus
seuls », réagit la ministre des affaires euro­
péennes, Tytti Tuppurainen, pour qui la Fin­
lande, régulièrement qualifiée de « pays le
plus heureux du monde », a de quoi être fière,
cent cinq ans après son indépendance :
« Nous avons construit un Etat­providence
moderne, avec un haut niveau d’égalité.
La Russie, à côté, est une puissance déclinante,
de plus en plus isolée. » A Lappeenranta,
comme toujours, les habitants conservent
leur calme. Ils se préparent au pire tout en rê­
vant aux jours meilleurs, quand ils pourront
de nouveau se promener à Saint­Pétersbourg
ou dans les villages de leurs ancêtres dans la
République russe de Carélie. p
anne­françoise hivert
 0123
22 | géopolitique DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022

Finlande­Russie : 1 340 km de frontière sous tension

Longtemps disputé entre la Suède et la Russie, le territoire finlandais
vit depuis son indépendance, en 1917, sous l’ombre oppressante de Moscou

La Finlande renforce sa frontière

Pays de 338 452 kilomètres carrés
et de 5,6 millions d’habitants,
la Finlande est le pays européen le
plus boisé, avec 230 000 kilomètres
carrés de couvert végétal.
Forêt
Zone urbaine
depuis l'invasion de l'Ukraine...
Frontière de 1 340 kilomètres, surveillée
Hammerfest par drones, caméras, patrouilles
Point de passage (onze en tout). Les poids lourds immatriculés
en Russie ou en Biélorussie ne sont plus autorisés à entrer en Finlande
Transport ferroviaire à l’arrêt
Kirkenes Incursion russe dans l’espace aérien finlandais le 8 avril et le 4 mai
Projet suspendu de nouvelle liaison
NORVÈGE Nikel
ferroviaire avec Saint-Pétersbourg
Projet de centrale nucléaire dont la participation
du russe Rosatom a été annulée début mai
Couloir Mourmansk
de Petsamo Canal de Saimaa
Territoire perdu par la Finlande au profit
de la Russie avec le traité de Paris en 1947
Le 9 juin, projet d’amendement Municipalité où la part de russophones
de loi en Finlande pour clôturer est la plus importante (entre 2 % et 5 %)
des portions de sa frontière
avec la Russie. Helsinki redoute Apatity
des représailles hybrides, notamment
l’utilisation des migrants
comme arme. ... et s'ancre à l’Ouest
SUÈDE en postulant à l’OTAN
Région
de Salta PAYS Pays traditionnellement non aligné militairement
ayant officialisé sa candidature à l'OTAN
Rovaniemi depuis le début de la guerre en Ukraine
PAYS Pays membre de l’OTAN
Exercice militaire « Arrow 22 » de l’OTAN,
Kemi en Finlande, en mai
Lulea
Pays membre de l’Union européenne
FINLANDE
Projet ferroviaire reliant la Pologne
RUSSIE à la Finlande passant par les Etats baltes
Oulu
Skelleftea

La Russie riposte en coupant le gaz

Pyhäjoki
Si les hydrocarbures pèsent peu dans la consommation
énergétique finlandaise (5,4 % de gaz et 19,1 % de pétrole),
Umea la dépendance à Moscou pour les hydrocarbures est forte
Kokkola (67 % des importations de gaz et 60 % des importations
de pétrole en 2020)
Gazoduc ou oléoduc
Canal de Saimaa Gazoduc d’approvisionnement de la Finlande en gaz russe,
Vaasa La Finlande rétribue la Russie coupé par la Russie le 21 mai
pour louer la portion russe
du canal qui relie des industries Solutions pour contourner le gaz russe :
finlandaises au marché Projet de location sur dix ans, conjointement avec l’Estonie,
En mai, les forces Jyväskylä européen. En cas d’adhésion d’un terminal flottant de regazéification du gaz naturel
américaines, britanniques, de la Finlande à l’OTAN, liquéfié
estoniennes et lettones la Russie menace de réviser Carélie
cet accord datant de 1963. orientale Gazoduc Baltic Connector reliant la Finlande à l’Estonie
participent, aux côtés
de leurs hôtes finlandais, Terminal de gaz liquéfié en activité ou en construction
à l'exercice militaire
Pori Tampere Mikkeli
« Arrow 22 ».

Säkylä Lappeenranta
Lahti
Hämeenlinna Lac
Ladoga L’histoire d’une lutte d’influence
Kouvola
Turku Frontière de la Finlande actuelle

Porvoo Vyborg
Helsinki 1323-1809 : le règne suédois
Saint-Pétersbourg Au Moyen Age, la Suède et la
Iles Aland République
Suède 1607 République de Novgorod (Russie)
(FINLANDE) de Novgorod se livrent une lutte d’influence
Stockholm qui s’achève en 1323 par le traité
Tallinn de Nöteborg, qui redessine
Finlande
Mer les frontières dans la région.
Baltique 1323
ESTONIE RUSSIE

1809-1917 : la domination russe

La Russie conquiert la Finlande en 1809.
Le tsar russe, Alexandre Ier, donne
Suède
à la Finlande le statut de grand-duché.
Face à la montée du nationalisme
1809 finlandais, Saint-Pétersbourg dote Helsinki
Grand-Duché d’un Parlement en 1906. En 1917,
Russie
de Finlande la Finlande accède à l’indépendance.
Riga LETTONIE

1917 à aujourd’hui : la république indépendante

et le traumatisme de la seconde guerre mondiale
En août 1939, le pacte germano-soviétique place secrètement
Suède la Finlande dans la sphère d’intérêt russe. Mais l’Armée rouge
entre en Finlande en novembre 1939 : c’est la « guerre d’hiver ».
LITUANIE Le 13 mars 1940, Helsinki cède à Moscou la Carélie orientale.
1940 Pour la récupérer, la Finlande s’allie à l’Allemagne nazie
Finlande URSS contre l’URSS à l’été 1941. A l’issue de la guerre, elle doit céder
Kaliningrad à l’URSS d’autres régions de son flanc est.
(RUSSIE) Vilnius

POLOGNE
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 géopolitique | 23

Peter La politique
étrangère de
Pomerantsev Vladimir Poutine
ne se limite pas
« La Russie se à des considérations
d’ordre rationnel
sur ses intérêts
comporte nationaux, estime
le chercheur.
comme un Son attitude relève
également d’un
enfant fou dysfonctionnement
psychologique
avec ses destructeur,
menaçant l’Ukraine
jouets et l’Europe

nucléaires »
« Who are you,
Mister Putin ? »
ENTRETIEN La Russie est comme un enfant qui perçoit
mal ses propres limites.
(« Qui êtes-vous, monsieur
Poutine ? »), peinture
retour, au­delà des pays où ils ont déjà une
forte influence, comme la Hongrie, la Slova­
laire ? Les gens payent­ils encore leurs
amendes ? La Russie est un empire très fra­
acrylique sur toile (2021), quie et la Bulgarie. Ils poussent la désinfor­ gile. Ce système a l’air agile, car il repose sur

D
écrypter la propagande
russe est la spécialité de Pe­
ter Pomerantsev. Né à Kiev
et devenu citoyen britanni­
que, cet ancien producteur
de télévision, chercheur à
l’université Johns­Hopkins, est l’auteur de
deux livres références sur le sujet, dont Rien
n’est vrai tout est possible. Aventures dans
la Russie d’aujourd’hui (Saint­Simon, 2015).
Qu’avez­vous ressenti, vous qui
êtes né à Kiev, lors du déclenchement
de la guerre en Ukraine ?
De l’impuissance et de la culpabilité,
comme beaucoup d’amis ukrainiens qui, de­
puis, ont rejoint l’armée. Je viens de recevoir
une photo de l’un d’eux, journaliste dans un
magazine sur la contre­culture ; il a pris les
armes. Même chose pour un sociologue
avec lequel je travaille souvent. Tous deux
ont conscience de ne pas être de bons sol­
dats, mais ils veulent se rendre utiles. J’es­
saie moi aussi de l’être, en poursuivant mes
recherches sur les conditions de vie en Rus­
sie, en parlant aux médias indépendants et à
des donateurs potentiels. Et puis je travaille
sur les crimes de guerre commis en Ukraine
au sein de « The Reckoning Project Ukraine :
Evidence and Testimony from Ukraine », un
projet que dirige ma collègue Janine di Gio­
vanni, avec l’ambition d’obtenir justice de­
vant les tribunaux, mais aussi [d’informer]
l’opinion publique.
Un mois avant l’invasion, vous écriviez,
dans une tribune publiée dans
le « Time », que la politique étrangère
de Moscou ne se réduit pas à des
intérêts rationnels et qu’elle relève
aussi de « l’intimité des dynamiques
familiales ». C’est­à­dire ?
Je faisais référence à la façon dont la Russie
parle à l’Ukraine, comme un aîné à un jeune
frère. Kiev est déifiée en « mère des villes
russes », puis reléguée au rang de prostituée
vendue à l’Occident, ou de victime d’un viol
« indispensable » [par la Russie]. C’est un
langage infusé de références familiales
– dans une famille très malheureuse. La plus
malheureuse qui soit ! On peut aller plus
loin en étudiant la définition donnée de la
sphère d’influence russe, qui ne se réfère pas
à des intérêts nationaux rationnels, mais ex­
prime l’accumulation de frustrations et
d’humiliations. Le territoire que mériterait
la Russie change tout le temps : un jour c’est
une Ukraine neutre ; le lendemain, c’est la
totalité de l’espace russophone. Il s’agit
d’un désir fluctuant, qui ne peut s’éteindre.
On entend souvent, à Moscou,
des références à la violence sexuelle,
quand il est question de l’Ukraine…
Ces références sont surtout scatologiques.
En 1999, Vladimir Poutine promettait déjà
de « buter les terroristes [tchétchènes] jusque
dans les chiottes ». L’historien de la culture
russe Mikhaïl Bakhtine [1895­1975] a beau­
coup écrit sur « le langage du carnaval », qui
est le langage des parties intimes et des
matières fécales. Il s’agit en partie d’une
stratégie populiste classique, visant à indi­
quer que l’on appartient au peuple. Donald
Trump et [le président brésilien] Jair Bolso­
naro l’utilisent aussi. La Russie, plus que sur
le sexe, fait une fixation particulière sur la
défécation. C’est une affaire de contrôle. On
le remarque aussi dans l’emploi permanent
du verbe « chier ». L’ambassadeur russe en
Suède l’a employé en évoquant les sanctions
occidentales. Il y a quelque chose de bizarre
dans ces récurrences.
La propagande russe actuelle au sujet
de l’Ukraine est­elle comparable
à celle qui avait accompagné, en 2014,
l’annexion de la Crimée ?
En 2014, il s’agissait avant tout d’une offen­
sive informationnelle. Même les soldats rus­
ses étaient utilisés pour semer le doute et
l’incertitude. Tous les éléments – des bots in­
formatiques sur Internet, jusqu’aux « hom­
mes verts » [soldats sans signes distinctifs]
déployés sur le terrain – s’inscrivaient alors
dans une campagne de propagande. Pour
l’invasion de l’Ukraine, les dirigeants du
Kremlin n’ont pensé à rien, persuadés que
la victoire serait rapide. A présent, ils préten­
dent s’en moquer. Une blague circule à Mos­
cou : deux soldats russes boivent du cham­
pagne au pied de la tour Eiffel, alors que
toute l’Europe a été conquise. L’un dit à
l’autre : « Il paraît qu’on a perdu la guerre de
l’information ! » En réalité, ils ont vraiment
tout raté. Les opérations de communication
doivent être préparées en amont. Or, à part
Poutine, Choïgou [le ministre russe de la dé­
fense] et la CIA, personne n’avait l’air d’être
au courant ! Même les forces de propagande
russes ont été surprises par le déclenche­
ment de la guerre.
Aujourd’hui, elles sont remobilisées. On le
voit sur Internet. Elles se débrouillent très
bien au Proche­Orient, en Amérique latine et
en Afrique. Leur angle d’attaque auprès des
opinions publiques, c’est que ce conflit est la
faute de l’impérialisme américain, contre
lequel la Russie se dresse, et de l’expansion
de l’OTAN. Il s’agit d’un fil narratif constant,
ancien. En Europe, les trolls russes sont de
de Maxim Fomenko.
MAXIM FOMENKO
Maxim Fomenko
Né à Piatigorsk, en Russie,
en 1996, cet artiste peintre
s’est installé à Nuremberg,
en Allemagne, à l’âge de
22 ans. Il a développé son
style ironique à l’Académie
des beaux-arts de la ville
bavaroise. Ses œuvres
s’inspirent avec humour des
toiles de Picasso, de Titien
ou Rembrandt et, dit-il,
questionnent autant le rôle
de l’artiste que le sujet.
Dans ses portraits de
personnalités, parfaitement
reconnaissables, le visage
est remplacé par des
organes sexuels.
COLLECTION PERSONNELLE
mation dans les communautés conspira­
tionnistes, en prétendant qu’il ne s’est rien
passé à Boutcha [village ukrainien près de
Kiev, lieu d’un massacre perpétré par l’armée
russe], qu’il n’y a pas de crimes de guerre.
Cette propagande alimente un point de
vue qui est en train de se répandre dans
l’opinion publique majoritaire, et qu’on peut
résumer ainsi : « Pourquoi devrions­nous
payer si cher l’essence à la pompe à cause
des Ukrainiens ? On les a assez aidés. » Le rai­
sonnement devrait être tout autre : la Russie
est l’agresseur, c’est un partenaire abusif
dont il faut se soustraire. Cela coûte cher,
mais on s’en libère. Au lieu de cela, on en­
tend : « On n’ira nulle part sans la Russie »,
soit exactement ce que veut Moscou. Et
aussi : « Il faut un accord. » C’est très préoccu­
pant de mettre ainsi en concurrence ses in­
térêts propres et la générosité car, finale­
ment, les premiers l’emportent toujours. On
entend déjà certains politiciens soupeser
jusqu’où soutenir l’Ukraine. Ce point de vue
serait apparu de toute façon, mais la Russie a
contribué à le promouvoir.
On a longtemps fait la distinction entre la
population russe, perçue comme victime,
et le régime russe, considéré comme
toxique et répressif. Comment analyser
le soutien de la population à la guerre ?
La part de la population dite active et libé­
rale est faible en Russie. Ceux qui, au con­
traire, sont dévoués au régime, mus par une
forme d’identification de type fasciste à l’Etat
et à son dirigeant, doivent représenter envi­
ron 30 %. Ensuite, je pense que la part de la po­
pulation potentiellement déloyale est
énorme. Il ne s’agit pas d’une opposition ac­
tive, mais de gens qui ne croient pas le
Kremlin, qui sont inquiets et malheureux.
Très déprimés et impuissants. Il faut se méfier
des sondages. La question ne devrait pas être
« Alors, pour ou contre la guerre ? », mais por­
ter plutôt sur le soutien émotionnel : « Vous
êtes pour la guerre, O.­K., mais quel est votre
niveau d’enthousiasme, d’anxiété, de dépres­
sion ? Quel prix êtes­vous prêt à payer ? »
Cela ne veut pas dire que la population po­
tentiellement déloyale va se révolter, mais il
est possible qu’elle cesse de jouer le jeu,
comme à la fin de l’URSS. C’est une nuance
par rapport à la passivité. Le changement se
produira lorsque les Russes arrêteront de
faire certaines choses. Ce qui m’intéresse,
c’est ce moment où les gens deviennent in­
différents au bon fonctionnement de l’Etat.
Avec des indices tels que, par exemple : le
marché noir augmente­t­il ? La petite délin­
quance ? Les grèves ? L’absentéisme sco­
des réseaux qui s’adaptent, mais Poutine
réclame désormais un autre pays sur un
plan structurel. Il veut passer d’une pyra­
mide d’intérêts mutuels basée sur la cor­
ruption, de nature flexible, à un « stali­
nisme 2.0 ». Peut­il régner par la peur ? A­t­il
assez de prisons pour cela ?
Avant l’invasion, les Etats­Unis avaient
lancé une campagne préventive
de révélations et de dénonciation
des intentions russes…
Tout le monde parlait de révolution, mais
depuis, il ne se passe plus rien. Les Améri­
cains ont fait une chose curieuse. Ils ont
lancé une campagne de sanctions, sans l’ac­
compagner d’une campagne d’information
en Russie. Cela a permis à Poutine d’influer
sur la perception de ces sanctions dans
son pays, ce qui est surréaliste. La vidéo d’Ar­
nold Schwarzenegger s’adressant aux Rus­
ses, en mars, pour leur « dire la vérité sur la
guerre en Ukraine » a eu du succès, mais ce
genre d’effort devrait être constant ! C’est un
manque de professionnalisme, quand tout
est affaire de perception.
Quel devrait être l’objectif à atteindre,
par rapport à ce conflit ?
Que la Russie cesse d’être une menace pour
l’Ukraine et ses autres voisins, sachant que
la Géorgie et la Moldavie sont également en
partie annexées. Mais aussi qu’elle cesse de
constituer une menace pour l’Europe. Nous
avons accepté d’être dominés par la crainte
d’un embargo sur le pétrole et le gaz. Du point
de vue de Moscou, nous sommes à genoux,
en train de lui embrasser les pieds. Impuis­
sants dans cette relation abusive. Prenons la
question alimentaire. La Russie se comporte
comme un enfant fou avec ses jouets nucléai­
res, qui fait une crise et dit : « Personne ne va
manger ! » La question est donc : comment ré­
duire cette menace pour tous.
Sur le terrain, l’Ukraine doit gagner la
guerre. Il y aura bien sûr des négociations,
mais celles­ci doivent avoir lieu quand Kiev
sera en position de force. Beaucoup de gens
intelligents à Washington et ailleurs pensent
que les traités de paix reposent sur la beauté
et l’esthétique, que ces documents doivent
rendre tout le monde heureux. C’est faux. Ils
résultent d’une situation dans laquelle cha­
cune des parties prend conscience qu’elle est
allée aussi loin que possible. Ce ne sont pas
de jolis mots écrits par des think tanks, mais
un combat. C’est quand on est face à la mort
prochaine qu’on passe un accord. p
propos recueillis par piotr smolar
(washington, correspondant)
 CULTURE
24 |
La guérilla des sexes selon Pina Bausch
Au Théâtre du Châtelet, à Paris, « Barbe­Bleue », créé en 1977, n’a rien perdu de sa force ni de sa violence
DANSE
O
n avait oublié com­
ment ça fait mal. On
en sort perturbé, le
souffle coupé. Pina
Bausch (1940­2009) nous a passé
sa boule de douleur. Elle s’appelle
Barbe­Bleue, a été créée en 1977,
quatre ans après l’arrivée de la
chorégraphe allemande à la tête
du Tanztheater Wuppertal. Elle a
fait scandale, à l’époque. Elle se­
coue toujours. C’est une pièce de
jeunesse, méchante et impitoya­
ble, dans laquelle Pina Bausch re­
garde par le trou de la serrure et
défonce la porte. Aucune goutte
de sang, mais une odeur âcre
semble coller aux feuilles mortes
qui couvrent la scène.
Cette essence de Pina Bausch,
sans peur ni tabou, est, jusqu’au
2 juillet, au Théâtre du Châtelet en
collaboration avec le Théâtre de la
Ville, à Paris. Dans l’espace épuré
imaginé par le scénographe Rolf
Borzik (1944­1980), on a du mal à
croire que ce chef­d’œuvre a 45 ans
tant sa virulence reste intacte.
Grâce aux danseuses historiques
Helena Pikon et Barbara Kauf­
mann, directrices de répétition,
le pur cauchemar de cette virée as­
sassine au château, emportée par
vingt­cinq interprètes plus que re­
marquables, ressuscite, sur la mu­
sique composée en 1911 par Béla
Bartok (1881­1945). Pour cet opéra,
le seul de sa trajectoire, le Hon­
grois s’est calé sur le livret écrit par
le dramaturge Béla Balazs, d’après
le conte de Perrault. Il conçoit
en six mois la partition écharpée
de cet accrochage tragique entre
Barbe­Bleue et sa femme Judith,
qui rejoindra la cohorte des épou­
ses derrière la septième porte.
Cycle frénétique
Tout est dans le titre (ou presque).
Le spectacle, que l’on résume
sous le seul nom du héros, s’inti­
tule Bluebeard. While Listening to
a Tape Recording of Bela Bartok’s
Opera « Duke Bluebeard’s Castle »
(Barbe­Bleue. En écoutant un
enregistrement magnétique de
l’opéra de Béla Bartok “Le Château
de Barbe­Bleue” ). Une mention
est ajoutée, « Une pièce de Pina
Bausch ». Manière de préciser
que l’histoire originelle sert de
tremplin à la vision de la choré­
graphe. Si elle s’empare de ce
conte d’amour, de curiosité et
d’épouvante, elle en élargit le
propos à sa vision personnelle
des relations féroces et insatisfai­
tes entre les hommes et les fem­
Thomas Ostermeier passe à côté de « Vernon Subutex »
A l’Odéon­Théâtre de l’Europe, à Paris, le directeur de la Schaubühne met en scène le premier tome du roman culte de Virginie Despentes
THÉÂTRE
V ernon Subutex 1 est pré­
senté à l’Odéon dans une
mise en scène de Thomas
Ostermeier, et c’est une décep­
tion. Le spectacle dure qua­
tre heures, avec un entracte, et,
tout du long, on se demande
ce qui arrive au directeur de la
Schaubühne de Berlin : où sont
passées l’insolence éclatante et
l’intelligence cinglante qui ont
fait tant aimer ses relectures de
Shakespeare ou d’Ibsen ?
Avec Virginie Despentes, dont
il adapte le premier tome d’un
roman devenu culte pour une
génération, Thomas Ostermeier
tombe dans le même travers qui
l’a fait passer à côté de deux
autres auteurs contemporains
français qu’il a portés au théâtre :
Didier Eribon, avec Retour à Reims
(une version allemande en 2017,
Judith (Tsai­Chin Yu) et Barbe­
Bleue (Reginald Lefebvre), dans
« Barbe­Bleue », de Pina Bausch,
au Théâtre du Châtelet, à Paris,
le 17 juin. NATHALIE VU-DINH/HANS LUCAS VIA AFP
mes au cœur de son travail pen­
dant près de quarante ans.
L’idée de génie de Pina Bausch
est de planter le héros devant un
magnétophone et de le faire stop­
per puis relancer la bande pour
enclencher son désir. Cette addic­
tion au motif musical, qui souli­
gne l’enfermement dans un cycle
frénétique, entraîne une kyrielle
de séquences répétitives dont
la brutalité, loin de s’épuiser dans
l’insistance, s’exacerbe. Le pré­
lude donne l’élan de cette drama­
turgie. Allongée raide au sol, les
deux bras tendus, Judith (Tsai­
Chin Yu) réceptionne son homme
(Reginald Lefebvre) et crapahute
sur le dos avec ce paquet qui
l’étouffe. Il se relève, rembobine
la musique, et rebelote. Quelques
minutes plus tard, à genoux entre
ses jambes, alors qu’elle se re­
dresse, il la contraint à poursui­
vre. Elle l’escalade, il la repousse.
Dominant­dominé, prédateur et
et une française en 2019), et, dans
une moindre mesure, Edouard
Louis, avec Histoire de la violence
(en 2020) – l’illustration plate.
Il y a évidemment un lien entre
ces deux derniers et Virginie
Despentes. Chacun à sa façon,
sociologique, autobiographique
ou romanesque, démonte les
mécaniques qui ont conduit la
société française à une impasse,
au sortir des « trente glorieuses ».
Thomas Ostermeier les aborde
en Allemand francophile – il parle
français comme vous et moi –,
mais sans recul.
Un monde d’égoïsmes
C’est particulièrement flagrant
dans Vernon Subutex 1, pour le­
quel il s’est pourtant donné les
grands moyens. Posée sur le pla­
teau, une tournette – une scène
tournante – offre des angles de
vue différents sur la dérive pari­
proie, et ça repart. Pina Bausch
ne fait de cadeau à personne.
C’est cru, plus que clair, c’est Pina
Bausch. L’effroi plane sur cette
pièce de déchaînement qui li­
quide le couple – l’amour n’en
parlons pas – dans un carnage
d’étreintes furieuses. Car si elle in­
siste sur le propos, la chorégraphe
le démultiplie aussi à travers des
duos qui réverbèrent les héros
principaux. Les hommes et les
femmes se coursent sexe en
avant, s’arrachent dans des portés
cassants. C’est bientôt l’orgie au
château avec des évanouisse­
ments programmés, des miaule­
ments et des cris, qui croisent des
rires hystériques et des pleurs. Ré­
gulièrement, les personnages, nu­
ques baissées, se prennent par la
main et forment une chaîne d’af­
fliction. Répétition du même en­
grenage fatal, le tableau de chasse
est mortel.
De la fin des années 1970 à
sienne de Vernon Subutex, le dis­
quaire de 50 ans qui se retrouve
à la rue, après que son magasin,
victime du numérique, a dû fer­
mer. Sur cette tournette, il y a une
structure métallique, beaucoup
d’écrans, un flipper et des élé­
ments de décor qui varient selon
les séquences. Il y a aussi quatre
musiciens, aussi importants que
les douze comédiens.
Tout est réglé d’une manière
binaire, simple, pour ne pas dire
simpliste : les comédiens jouent
une scène, les musiciens jouent
un morceau. Et défilent celles
et ceux que croise Vernon Subu­
tex dans sa dérive, après que, sans
argent ni RSA, expulsé de son ap­
partement, il donne le change en
inventant qu’il rentre du Canada
et a besoin qu’on l’héberge pour
quelques jours : Emilie, ancienne
bassiste rentrée dans le rang,
Xavier, le scénariste aigri, Sylvie,
aujourd’hui, la stupéfiante créati­
vité, la liberté sauvage d’une
autrice qui réduit en miettes tout
ce que l’on peut attendre de la
danse et du théâtre, de la virtuo­
sité comme épreuve de force, ex­
plose dans cette version de Barbe­
Bleue. Quant à la lucidité sur les
rapports hommes­femmes, elle
se révèle sans pitié. Les stéréoty­
pes, que Pina Bausch déchiquette,
fonctionnent à plein. C’est pour
mieux les dénoncer et rappeler
combien l’encodage des uns et
des autres reste profond. Les mecs
roulent des biscotos en slip ; les
femmes se barbouillent de rouge
à lèvres devant une poupée… Fé­
ministe, Pina Bausch ? Sans
doute, mais surtout fine connais­
seuse de la complexité et de l’am­
bivalence de l’humain, de ses pul­
sions cruelles, de ses torsions ina­
vouables. Et la guérilla continue.
S’il ne fallait retenir que deux
éléments, il s’agirait de la robe lon­
la « bourge » défoncée, la Hyène
cynique, Pamela, ex­star du
porno, et son amie devenue Da­
niel, Kiko le tradeur… Tout un
monde d’égoïsmes, une galerie
sauvage de la France des années
2010, incendiée par la colère,
dont Virginie Despentes déclare
dans un entretien publié dans le
programme qu’elle est son « terri­
toire » : « Je pourrais écrire indéfi­
niment sur l’envie de tuer tout
le monde sur terre. »
Epoque datée
Cette colère a porté. Parue chez
Grasset entre 2015 et 2017, la trilo­
gie de Vernon Subutex s’est écou­
lée à plusieurs centaines de mil­
liers d’exemplaires. Elle a aussi
fait l’objet d’une série produite
par Canal+ en 2019 (avec Romain
Duris dans le rôle­titre), et d’une
bande dessinée de Luz (Albin
Michel, 2020).
La chorégraphe
élargit le propos
du conte
à sa vision
personnelle des
relations entre
les hommes
et les femmes
gue de Judith et des cheveux rac­
cords des personnages féminins.
Ces deux composantes, surtout
pas accessoires de l’esthétique de
Pina Bausch, qui voyait la vie en
robe du soir et n’a jamais accepté
que les danseuses se coupent les
cheveux, ourlent le propos. D’em­
blée, le bout de tissu rose de Judith
a beaucoup vécu, traîné partout.
Ses épaules tombent de travers,
le décolleté dans le dos est béant…
A voir le premier tome adapté
pour le théâtre, on mesure que,
quelles que soient ses qualités
et sa force de frappe, Vernon Subu­
tex nous parle d’une époque
aujourd’hui datée : la crise des
subprimes de 2008, qui a exa­
cerbé la déliquescence sociale
et aggravé la pauvreté. Thomas
Ostermeier l’a bien senti, qui a ra­
jouté, par exemple, des allusions
à l’épidémie de Covid­19. Il ne
réussit pas pour autant à rendre
vivante l’ambiance mortifère
et furieuse du roman. Parfois
même, il la dessert, au point de
la contredire : on est gêné d’en­
tendre le public rire au dégueulis
de haine antipauvres du tradeur.
Tout se passe comme si le met­
teur en scène courait après une
jeunesse, rock compris, mais fai­
sait du surplace. On est loin des
Sex Pistols, avec les musiciens
du spectacle. On est loin de la
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
Quant aux chevelures des danseu­
ses, elles servent d’atouts éroti­
ques, d’objets compulsifs que l’on
peigne à s’en arracher la peau
du crâne, mais aussi de rideau
pour se voiler la face et se cacher
des regards. Elles composent
aussi, parfois, des buissons de che­
veux beaux comme une meute.
Lorsque, en 1998, à la demande
de Pierre Boulez, Pina Bausch met
en scène de nouveau, et en la lis­
sant, la partition de Bartok, au
Festival d’Aix­en­Provence, elle
confiait que le plus difficile, pour
elle, avait été « de ne pas faire écla­
ter des rires, des cris ». Ce que l’on
emporte ici précisément avec soi,
ainsi que le crissement des feuilles
mortes, en sortant du salon peu­
plé de cadavres de Barbe­Bleue. p
rosita boisseau
Barbe­Bleue, de Pina Bausch.
Théâtre du Châtelet/Théâtre de
la Ville, Paris 4e. Jusqu’au 2 juillet.
flamboyance habituelle avec les
acteurs de la Schaubühne. Et ce
n’est pas le néon blanc, en forme
de revolver, qui tourne dans
le noir au­dessus du décor, qui en­
verra un message contradictoire :
Vernon Subutex est une dérive im­
pitoyable, pas une ronde urbaine
sur une tournette. p
brigitte salino
Vernon Subutex 1, d’après
le roman de Virginie Despentes
(Grasset). Mise en scène
de Thomas Ostermeier.
Avec la troupe de la Schaubühne
de Berlin. Odéon­Théâtre
de l’Europe, place de l’Odéon,
Paris 6e. Tél. : 01­44­85­40­40.
De 6 € à 40 €. Du mardi au
samedi à 19 heures ; dimanche,
à 15 heures. Durée : 4 heures.
En allemand surtitré en français
(en anglais le samedi 25).
Jusqu’au 26 juin.
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 culture | 25

Vague de contestation à la BNF

ANTIQU ITÉS
L’Ukraine saisit « la plus
grande » collection
d’antiquités
de son histoire
Le nouveau système de réservation de la Bibliothèque François­Mitterrand est critiqué L’Ukraine a annoncé,
vendredi 24 juin, la saisie de
« la plus grande » collection
d’antiquités de son histoire,

M
adame la prési­
dente de la Biblio­
thèque nationale de
France, votre ré­
forme est un échec. » C’est sur cette
apostrophe à Laurence Engel que
se conclut une tribune signée par
350 acteurs du milieu universi­
taire et culturel publiée dans Le
Monde, mardi 21 juin. Le collectif
s’élève contre la réorganisation
des services de la BNF, et notam­
ment celui de la consultation des
ouvrages sur le site de la biblio­
thèque François­Mitterrand, si­
tuée dans le quartier Tolbiac du
13e arrondissement de Paris. Des
mesures décidées par la direction
qui ont suscité l’ire de salariés
mais aussi de lecteurs.
L’intersyndicale CGT­FSU­SUD,
en grève, réclame depuis le 4 mai
le retrait immédiat de ce plan,
davantage de moyens ainsi que
de meilleures conditions de tra­
vail. Alors que les négociations
sont toujours en cours, deux
nouvelles journées de grève ont
« Nous ne
sommes pas
assez nombreux
pour tout gérer.
Il y a des pics
de surcharge
de travail »
JULIE JOURDAN
syndicat SUD-Culture
eu lieu les jeudi 23 et vendredi
24 juin. Retour sur les raisons
de cette mobilisation
Le 2 mai, la direction de la BNF
a mis en place un nouveau sys­
tème de communication des do­
cuments aux usagers, pierre an­
gulaire de sa réforme des services.
Jusqu’alors, il était possible pour
les chercheurs et les lecteurs du
site Tolbiac de commander des
ouvrages sur place toute la jour­
née. Désormais, cette communi­
cation de documents ne peut se
faire que l’après­midi, dans une
tranche horaire restreinte de
13 h 30 à 17 heures. En dehors de
ces horaires, les usagers doi­
vent réserver leurs documents à
l’avance jusqu’à 20 heures la
veille de leur venue afin de pou­
voir en disposer le lendemain.
« C’est une perte de temps ! »
Les salariés en grève de la BNF
s’opposent à ce nouveau système
qu’ils jugent contraignant pour
les usagers et appellent à son re­
trait. « Avec ce système, le service
au lecteur se dégrade fortement,
estime Lucie, magasinière à la
BNF depuis 2015, qui ne souhaite
pas donner son nom. C’est ab­
surde, une personne qui demande­
rait un document à 9 heures du
matin ne l’aurait à disposition
que le lendemain tandis qu’un
autre usager qui demanderait
son ouvrage à 13 h 30 pourrait
l’avoir à 14 heures. »
Les grévistes bénéficient d’un
large soutien des habitués de la
bibliothèque. Si la tribune publiée
dans Le Monde a rassemblé les si­
gnatures de grands noms de la re­
cherche ou du monde universi­
taire tels qu’Eric Vuillard, prix
Goncourt 2017, ou Gisèle Sapiro,
directrice d’études à l’Ecole des
hautes études en sciences socia­
les, une pétition « pour un retour
à la communication directe et au
respect des usagers » a récolté plus
de 16 194 signatures.
« C’est comme si on retirait la
moitié du temps aux chercheurs et
professeurs, qu’on les privait d’un
de leurs outils de travail, déplore
Nathalie Sage­Pranchère, prési­
dente de l’Association des lecteurs
et des usagers de la BNF. Pour ré­
server un document, il faut avoir
une idée bien précise de ce que l’on
cherche. Le problème, c’est que si ce
que l’on a réservé pour le matin ne
correspond pas à nos attentes, on
est obligé d’attendre jusqu’à 13 h 30
pour recommander. C’est une perte
de temps ! » Lecteurs et chercheurs
témoignent de leur mécontente­
ment sur les réseaux sociaux à
travers le hashtag #bnfgate
« Nous n’entravons pas la recher­
che avec cette réorganisation, dé­
fend Marie de Laubier, directrice
des collections à la BNF. Les usages
de nos chercheurs ont changé de­
puis la pandémie et nous tentons
de suivre ces nouvelles habitudes.
D’autant que nos lecteurs ont vu
l’avantage que représentait la ré­
servation au cours de cette pé­
riode. » Selon les chiffres de la BNF,
les communications d’ouvrages
en accès direct auraient diminué
de 44 % depuis dix ans.
« Le problème maintenant pour
nous, les salariés, c’est que l’on
Selon la BNF, les
communications
d’ouvrages
en accès direct
auraient diminué
de 44 %
depuis dix ans
nous charge en matinée de nou­
velles missions en interne, et
l’après­midi on doit rattraper nos
heures de service public non effec­
tuées le matin, témoigne Julie
Jourdan, magasinière et membre
du syndicat SUD­Culture de la
BNF. Or, nous ne sommes pas as­
sez nombreux pour tout gérer. Et
nous sommes confrontés à des
pics de surcharge de travail. »
Au cours de la dernière décen­
nie, le nombre de magasiniers
chargés du service au public a
baissé de 25 %. Plusieurs chan­
tiers occupent les agents, notam­
ment la préparation du nouveau
centre de conservation nationale
de la presse à Amiens et l’élargis­
sement du dépôt légal aux
œuvres numériques.
Mais c’est surtout la prochaine
réouverture, en septembre, de la
bibliothèque Richelieu, site histo­
rique de la BNF situé dans le 2e ar­
rondissement de Paris, en restau­
ration depuis dix ans, qui cristal­
lise l’inquiétude des agents. En ef­
fet, la direction aurait transféré
des postes de la bibliothèque
François­Mitterrand vers ce site.
Des mouvements qui, selon les
salariés, affaibliraient leurs effec­
tifs et dégraderaient leurs condi­
tions de travail.
« La bibliothèque propose plus
de services avec des effectifs insuf­
fisants », dénonce Christine Patu­
reau, secrétaire générale de la
CGT­BNF. « La BNF est actuelle­
ment en discussion avec Bercy et le
ministère de la culture pour obte­
nir des moyens supplémentaires »,
répond la directrice des collec­
tions, Marie de Laubier.
Ce n’est pas la première fois que
la BNF fait face à des problèmes
d’effectifs. Près de 250 postes
auraient été supprimés sur les
2 500 de la bibliothèque entre
2009 et 2016, selon des chiffres
donnés par le service communi­
cation de la BNF. Des suppressions
aujourd’hui « maîtrisées », affirme
la direction. Un plan de déprécari­
sation sur cinq ans est, en ce mo­
ment, défendu par la direction.
Celui­ci doit permettre de propo­
ser à l’ensemble des agents con­
tractuels à temps incomplet qui
le souhaitent un emploi à temps
complet. Des contrats à durée
déterminée seraient également
destinés à des étudiants.
« C’est de la poudre aux yeux,
s’insurge Julie Jourdan. Même s’il
y a des CDD à temps complet, il
n’y aura que quelques passages
en CDI et cela se fera sur plusieurs
années et au compte­gouttes. »
La réforme de la communication
des documents sera soumise
au conseil d’administration le
30 juin. p
inès khiari
dont les œuvres auraient été
volées dans les musées
de la péninsule de Crimée,
annexée par la Russie, avant
de se retrouver dans les mains
de collectionneurs privés.
« Plus de 6 000 antiquités,
dont des épées, des sabres,
des casques, des amphores
et des pièces de monnaie »,
ont été retrouvées lors
d’un raid mené par la police
ukrainienne, a déclaré
la procureure générale,
Iryna Venediktova, lors
d’une conférence de presse.
La valeur de la collection
est estimée à « plusieurs
millions de dollars », a­t­elle
ajouté. – (AFP.)
HU MOU R
Le comédien Bertrand
Usclat met fin
à sa pastille parodique
« Broute »
Incarnation de la pastille pa­
rodique Broute, le comédien
et humoriste Bertrand Usclat
a annoncé, vendredi 24 juin,
sur Twitter, la fin de cette mi­
nisérie, qu’il avait lancée
en 2018. « C’était fou. C’était
une des plus belles périodes
de ma vie. Vraiment, merci »,
a tweeté M. Usclat. Cette
pastille humoristique,
parodie des courtes vidéos
d’actualité du média en ligne
Brut, était diffusée sur les
réseaux sociaux et Canal+.
La chaîne indique « réfléchir
à de nouveaux formats avec
le comédien ». – (AFP.)

Une soirée bien improvisée

à la Comédie­Française
Ambiance joyeuse et belle tchatche, vendredi 24 juin, pour la finale
de la douzième édition du Trophée d’impro Culture & Diversité

P our venir là, il a fallu partir

de loin » : les paroles intro­
ductives entonnées, ven­
dredi 24 juin, par le groupe de mu­
sique Oliv’ et ses Noyaux, sur la
scène de la Comédie­Française,
résument bien la soirée si particu­
lière qui a électrisé la maison de
Molière. Pour la première fois,
l’improvisation théâtrale a eu les
honneurs de la salle Richelieu.
« On vit un moment historique », a
résumé Mélanie Lemoine, maî­
tresse de cérémonie de la finale
nationale du Trophée d’impro
Culture & Diversité. Pour sa dou­
zième édition, ce rendez­vous
s’est tenu sous les ors et les pam­
pilles de cette institution théâ­
trale. « Il aura fallu beaucoup de
temps et d’énergie pour faire se
rencontrer ces deux mondes », a
reconnu la comédienne.
Sur scène, le cérémonial des
matchs d’impro est respecté à la
lettre : une patinoire en guise
d’aire de jeu ; douze collégiens
improvisateurs en herbe vêtus de
maillots de hockey et accompa­
gnés de leur coach ; un arbitre
(Nour el Yakinn Louiz) en tenue
noir et blanc, qui édicte les thèmes
de chaque impro, siffle les fautes
éventuelles et comptabilise, avec
ses deux assistants, les votes du
public ; des musiciens qui chauf­
fent la salle et comblent les temps
de concertation. Nanka, Slimane,
Assetou, Emma, Léo, Yousstoine,
Daniel, etc., enchaînent six impro­
visations de durées imposées, en
forme mixte (les équipes peuvent
jouer ensemble) ou comparée (les
équipes se succèdent) et sur des
sujets variés : « Pois chiches, ha­
rissa et olives noires », « Un blai­
reau sur la départementale », « Ca­
chez ce vin que je ne saurais voir » à
la manière de Molière, etc. La
Comédie­Française n’a jamais vu
ni entendu ça.
La salle est joyeuse. Deux mon­
des et plusieurs générations s’y
côtoient. D’un côté, des dizaines
de collégiens issus des onze équi­
pes régionales d’impro venues de
toute la France avec leurs coachs
et professeurs. Pendant la jour­
née, ils ont participé au tournoi
pour déterminer les deux équipes
finalistes. Habitués des matchs,
ils mettent l’ambiance. De l’autre,
des invités plus âgés, novices de
ce type de spectacle, certains un
peu désorientés, mais se prêtant
au jeu de brandir le petit carton
remis en début de séance pour
élire les meilleures prestations.
Millésime d’exception
Des officiels sont aux premières
loges, parmi lesquels deux minis­
tres de la culture – Jack Lang et
Rima Abdul Malak, la nouvelle
locataire de la Rue de Valois –, la
première dame, Brigitte Macron,
et l’entrepreneur milliardaire
Marc Ladreit de Lacharrière, créa­
teur de la Fondation Culture & Di­
versité pour favoriser l’accès à la
culture des jeunes issus de milieux
modestes. C’est grâce à sa rencon­
tre, en 2010, avec Jamel Debbouze
« Si Molière était
là, il trouverait
que cette journée
est la plus fidèle
à son art
et à son geste »
ÉRIC RUF
administrateur
de la Comédie-Française
– qui doit tout à l’impro – que le
Trophée est né et s’est développé
sous la direction artistique d’Alain
Degois, surnommé « Papy » et dé­
couvreur de l’humoriste.
A édition exceptionnelle, dé­
roulé exceptionnel. Au match des
collégiens, remporté par l’équipe
Ile­de­France­Normandie, a suc­
cédé un étonnant « match de
gala », réunissant quelques collé­
giens et des comédiens profes­
sionnels, dont Serge Bagdassa­
rian et Séphora Pondi, de la Comé­
die­Française, ainsi que Jamel
Debbouze. Aucun n’a joué la ve­
dette, tous ont respecté l’esprit
d’équipe et se sont amusés. Il fal­
lait voir l’improbable duo Serge
Begdassarian et Jamel Debbouze
improviser en chantant sur l’air
de We Will Rock You, de Queen.
« Cette turbulence nous fait un
bien fou. Tout ça, c’est grâce à Papy
Degois. Si Molière était là, il trouve­
rait que cette journée est la plus
fidèle à son art et à son geste », a
défendu Eric Ruf, l’administrateur
de la Comédie­Française, à l’issue
de la représentation. Alors que
Marc Ladreit de Lacharrière dérou­
lait les remerciements et les chif­
fres du Trophée d’impro depuis sa
création (133 collèges partenaires,
6 500 jeunes), Jamel Debbouze
semblait encore étonné d’avoir pu
fouler cette scène prestigieuse.
« Grâce à cette discipline, j’ai pu
m’exprimer et avoir le sentiment
d’être digne », a rappelé l’humo­
riste, avant de lancer : « Liberté,
égalité, improvisez ! » Au milieu
des collégiens réunis pour la
photo souvenir se sont glissés, au
premier rang, Brigitte Macron et
Rima Abdul Malak. L’impro bien­
tôt intégrée à l’option théâtre dans
les établissements scolaires ? p
sandrine blanchard

26 | culture
La soprano Jodie Devos, au Festival de Saint­Denis (Seine­Saint­Denis), le 23 juin. FESTIVAL DE SAINT-DENIS/CHRISTOPHE FILLIEULE
Jodie Devos triomphe
au Festival de Saint­Denis
La soprano a magnifiquement servi les œuvres de Britten et de Poulenc,
lors de la 54e édition de la manifestation dionysienne, le 23 juin
MUSIQUE
C’
est bon de s’asseoir
dans la tiédeur de la
basilique de Saint­
Denis (Seine­Saint­
Denis) alors que le jour est encore
haut, de retrouver l’horloge au
pied de l’orgue bloquée sur 9 h 20,
ou plutôt 21 h 20, en ce 23 juin, qui
accueille l’Orchestre national de
Lille, sous la direction de son chef,
Alexandre Bloch, dans le cadre
La découverte inattendue de manuscrits inédits
CÉLINE
L’IMPRÉCATEUR
Un hors-série du « Monde »
126 pages - 9,50 €
Chez votre marchand de journaux
et sur lemonde.fr/boutique
de la 54e édition du Festival
de Saint­Denis. La soprano belge
Sophie Karthauser a déclaré for­
fait quelques jours plus tôt, rem­
placée par Jodie Devos dans les
sublimes Illuminations que Brit­
ten composa en 1939 sur quel­
ques­uns des poèmes d’Arthur
Rimbaud, dont il était entiché.
L’histoire de l’interprétation
nous a mis dans l’oreille la voix
de ténor. Mais la partition, écrite
pour « voix aiguë » et orchestre
UNE VIE, UNE ŒUVRE
ÉDITION
2022
Céline
L’imprécateur
à cordes, a été créée à Londres,
en janvier 1940, par la soprano So­
phie Wyss. Passé le tressaillement
grave des basses, puis les appels de
fanfare à ciel ouvert entre altos et
violons, on comprend dès la pre­
mière phrase – « J’ai seul la clé de
cette parade sauvage » – que Jodie
Devos est de taille à porter les ex­
trêmes qui agitent la vision rim­
baldienne. Clarté du timbre, mu­
sicalité frémissante, rage et mor­
dant, la jeune femme se joue de la
forme de sadisme qui anime cette
musique tour à tour caressante
et punitive, maniant, comme
Rimbaud, l’injure et l’extase.
En témoigneront l’implacable
chevauchée de Villes, la beauté sur
le fil de Phrase ou de la fin d’Inter­
lude, le lyrisme dansant d’Anti­
que, les vocalises fougueuses
de Marine ou de Parade. Being
Beauteous déploie ses charmes
vénéneux, avant Départ, dont
l’adieu au monde mettra les lar­
mes aux yeux, tandis que la musi­
que se fond dans le grave, telle
la silhouette du poète disparu
à Harar (Ethiopie).
Plateau impressionnant
La deuxième partie du pro­
gramme appellera un plateau im­
pressionnant : le Stabat Mater,
de Poulenc, réclame un orchestre
symphonique au complet et un
chœur non moins conséquent.
Il est précédé d’une pièce a cap­
pella, Timor et tremor, premier
des Quatre motets pour un temps
de pénitence (1938­1939), de Pou­
lenc, dont le chœur de l’Orchestre
de Paris, magistralement préparé
par Marc Korovitch et Ingrid
Roose, ne fera qu’une bouchée.
Jodie Devos s’est placée au sein
de la masse chorale tandis que
s’ouvre le cœur battant de la sé­
quence liturgique mariale. Cette
œuvre­phare de Poulenc est née
en 1950, à la suite d’un deuil, la
perte de son ami Christian Bérard
(1902­1949), peintre et décorateur
de théâtre, auquel le compositeur
souhaitait dédier non un re­
quiem, jugé trop pompeux, mais
une « prière intercessionnelle »,
afin de « confier à Notre­Dame de
Rocamadour [sanctuaire dans le­
quel Poulenc avait retrouvé la foi
en 1936, dans le Lot] l’âme du cher
Bérard », ainsi qu’il le révélera au
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
S É L E C T I O N   A L B U M S
JOAN NA G O O DALE
Debussy in Resonance
Œuvres de Claude Debussy et de Joanna
Goodale par Joanna Goodale (piano,
gongs chinois, bols tibétains).
Merveilleuse pianiste et musicienne
de tempérament, Joanna Goodale
se distingue d’abord par des interpréta­
tions de Claude Debussy qui ont quelque chose en plus.
Qualité de rayonnement qui déborde du piano pour la Rêverie
de 1890, capacité d’accueil qui s’étend à l’infini pour le célébris­
sime Clair de lune de la Suite bergamasque. Ces suppléments,
glissés fugitivement dans les partitions originales, la pianiste
les développe dans des pièces de son cru qui prolongent
les références debussystes avec originalité et légitimité. La
sensation l’emporte sur la suggestion (La Cathédrale engloutie,
Reflets dans l’eau) et l’imaginaire sur l’image (Et la lune descend
sur le temple qui fut). Ainsi Joanna Goodale propose­t­elle
un réjouissant Giddy Gamelan après avoir modulé des Pagodes
avec un art qui prouve qu’elle en connaît autant sur Debussy
que sur la musique balinaise. p pierre gervasoni
1 CD Paraty
MIC H AEL HE AD
& THE RE D EL A STIC BAND
Dear Scott
Le titre de l’album s’inspire de la citation
de Francis Scott Fitzgerald : « Il n’y a pas
de deuxième acte dans les vies américai­
nes. » Le songwriter liverpoolien Michael
Head prend le grand écrivain au mot,
puisqu’il en est (au moins) à sa troisième vie, et récolte enfin,
à 60 ans, un succès public mérité outre­Manche. Cette figure
de la pop britannique a connu une carrière sinueuse rythmée
par les fulgurances artistiques, les déroutes de label
et la drogue. Voguant désormais en solitaire, l’éternel
« scouser » signe avec Dear Scott un chef­d’œuvre tardif,
produit par Bill Ryder­Jones. L’ex­membre de The Coral offre
à Head un subtil écrin pour ses mélodies vibrantes imbibées
par la mélancolie brumeuse du Merseyside, de la grâce
psychédélique de Love (Broken Beauty, Fluke) et des orchestra­
tions luxuriantes d’un Burt Bacharach (Kismet, Dear Scott).
Splendide et intemporel. p franck colombani
1 CD Modern Sky/Bigwax Distribution.
DRAK E
Honestly, Nevermind
Depuis quelques albums, Drake tournait
en rond, servant les mêmes histoires
de déceptions amoureuses sur des
musiques de plus en plus sirupeuses.
Avec ce nouveau disque, il se met enfin
en danger, flirtant avec la musique
de club de Baltimore et la house music. Après tout, sa ville
de naissance, Toronto, n’est pas si loin de celle de la house.
Alexandre Bloch Pour ce faire, il s’est adjoint les services du Sud­Africain
Black Coffee, grand connaisseur du genre, et du spécialiste
le flamboyant du son de Baltimore, Carnage. L’idée, sur le papier, était bonne,
mais le rendu est plus que décevant. Texts Go Green, Massive
dirige avec peinent à décoller, en partie dû à la pauvreté des textes
expressivité toujours larmoyants (« I can’t stand losing you » – « Je ne sup­
porte pas de te perdre ») et un flow paresseux. Seuls Calling My
et précision Name ou Jimmy Cooks avec le rappeur de 21 Savage sauvent le
un orchestre projet. Bien tenté, mais raté. p stéphanie binet
1 CD OVO-One Republic/Universal Music.
foisonnant
J U N MIYA K E
Whispered Garden
cours d’entretiens avec le musico­ Dans la continuité de ses albums
logue Claude Rostand, en 1953. précédents, le compositeur et musicien
Pour évoquer les souffrances (trompettes, claviers, samples, program­
de la Vierge au pied de la croix, mations) invente un univers hybride,
Poulenc alternera théâtralement un voyage onirique où se croisent les
parties dramatiques et atmos­ perspectives et les époques, des ombres
phères plus recueillies, usant et des personnages. Les styles et les genres musicaux les plus
d’un savant kaléidoscope de tutti divers, les voix, crépusculaires ou diaphanes, y font bon mé­
et de soli orchestraux et choraux nage. Rien ne se ressemble mais tout s’assemble en une par­
(magnifique début a cappella faite harmonie dans le monde tressé de matières organiques et
du Sancta mater, istud agas). Les électroniques de ce maestro de l’hybridation. Au fil des plages
stigmates de son opéra Dialogues défilent les amis ou collaborateurs réguliers du compositeur
des carmélites, créé en 1957, (Lisa Papineau, Bruno Capinan…). Tout est douceur, calme et
d’après Bernanos, sont déjà à pied volupté dans son « jardin chuchoté ». p patrick labesse
d’œuvre. Telle inflexion mélodi­ 1 CD Enja Yellow Bird/L’Autre Distribution.
que, telle succession harmoni­
que, tel détail d’orchestration. K Lire aussi sur Lemonde.fr la critique de « Misteri
Au pupitre, Alexandre Bloch le Gloriosi » de La Fenice aVenire, « Le plus longtemps
flamboyant dirige avec une ex­ possible » de Flash Pig, « Boby Lapointe a 100 ans »,
pressivité passionnée et une lu­ de Boby Lapointe.
mineuse précision un orchestre
foisonnant, usant dramaturgi­
quement des silences imposés
par le temps de réverbération très
G A L E R I E
long de la basilique. La voix angé­ PIERRE CO U RTIN
lique de Jodie Devos s’élèvera par Galeries Laurent
deux fois, s’émouvant tour à tour de Puybaudet
de la mort du Christ (Vidit suum et Nicolas Deman
dulcem natum), puis du poids de Deux galeries s’associent pour
cette mort dans la psyché du la résurrection de Pierre
croyant (Fac ut portem Christi Courtin (1921­2012), peintre et
mortem). Le dernier « Amen » ré­ graveur. En 1959, il exposait à la
sonnera longtemps dans la nef, Documenta de Kassel (Allema­
avant que les applaudissements PIERRE COURTIN/GALERIE PUYBAUDET gne), en 1960 à la Biennale de
du public, venu nombreux, ne sa­ Venise et, dans les années sui­
luent avec chaleur l’excellence du vantes, à New York ou Amsterdam. Mais, n’étant ni pop ni mini­
chœur de l’Orchestre de Paris, dé­ maliste, il quitta bientôt le devant de la scène internationale. Il
signant avec enthousiasme l’Or­ n’en continua pas moins à composer de grandes huiles sur toile
chestre national de Lille comme et de plus petites œuvres sur papier – aquarelles et gravures –
une phalange de premier plan. p
marie­aude roux
en juxtaposant des formes géométriques, définies par des cou­
leurs puissantes, où rouges, ocres et bleus se renforcent mutuel­
lement. Elles suggèrent parfois des figures humaines ou hybri­
Festival de Saint­Denis des, parfois des cosmogonies de planètes et de lunes. Elles font
(Seine­Saint­Denis). Basilique penser aux peintures des Aborigènes et des peuples de Nouvelle­
de Saint­Denis. Jusqu’au 3 juillet. Guinée pour leurs variations infinies sur la spirale, le point et le
Festival­saint­denis.com damier et pour leurs harmonies fondées sur deux ou trois tons
Hamlet, d’Ambroise Thomas, avec équilibrés. Cette singularité a placé Courtin en marge des modes.
Jodie Devos. Festival Radio France Aujourd’hui, elle retient le regard. p philippe dagen
Occitanie Montpellier. Le 15 juillet. Galerie Laurent de Puybaudet, 42, rue de Seine, Paris 6e, et Galerie
Lefestival.eu Nicolas Deman, 12, rue Jacques-Callot, Paris 6e. Jusqu’au 9 juillet.
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
Rudy Ricciotti « Je me suis construit 
sur la peur, elle a agi comme un moteur »
ENTRETIEN
R udy Ricciotti, 69 ans, est l’architecte
du Musée des civilisations de l’Eu­
rope et de la Méditerranée (MuCEM),
à Marseille. Lauréat du Grand Prix national
de l’architecture en 2006, il a réalisé la salle
de spectacle le Pavillon noir, à Aix­en­Pro­
vence (Bouches­du­Rhône), le Musée Jean­
Cocteau, à Menton (Alpes­Maritimes), et
vient de livrer le 19M, la Manufacture de la
mode Chanel, située porte d’Aubervilliers,
à Paris. Auteur de plusieurs ouvrages, son
dernier livre s’intitule Manifeste légionnaire.
88 pas­minute au service de la démocratie
(NBE Editions, 2021).
Je ne serais pas arrivé là si…
… Si je n’avais pas fait une rencontre
déterminante en la personne de M. Jean,
comptable dans une compagnie maritime,
un communiste qui me donnait gratuite­
ment des cours de mathématiques dans la
cuisine de son HLM. Il m’a livré des messages
qui ont bouleversé ma vie.
Quels messages vous a­t­il délivrés ?
J’habitais alors en Camargue, à Port­Saint­
Louis­du­Rhône [Bouches­du­Rhône], je de­
vais avoir 12 ans et j’étais médiocre en tout.
J’avais déjà redoublé mon CM2, j’étais
programmé pour l’échec. Je n’avais aucune
estime de moi­même, je me sentais
inexistant. M. Jean était un homme très chic,
strict dans son allure. J’allais le voir à 6 heu­
res du matin avant de me rendre au collège.
Je me souviens de la nappe cirée sur la table
de la cuisine, de la lampe suspendue, du ré­
frigérateur qui faisait un boucan terrible,
dont il ouvrait la porte à intervalles réguliers
pour se servir un verre de Banga.
Un jour, alors que je n’étais pas bien ré­
veillé, avec des yeux de chat, il m’a dit cette
phrase qui m’a stupéfié : « Rudy, la géomé­
trie est l’art de raisonner juste sur des figu­
res fausses. » Cette assertion m’a fait l’effet
d’une balle qui traversait au ralenti ma boîte
crânienne, un véritable choc. J’en ai immé­
diatement déduit que tout ce que je voyais
n’était pas la vérité, et cela a déclenché chez
moi une paranoïa et un agnosticisme tous
azimuts, qui m’ont donné l’énergie néces­
saire pour affronter mon futur d’adulte.
M. Jean a ajouté une deuxième sentence :
« L’algèbre, c’est comme la corde à nœuds.
Quand tu montes, avant de déplacer tes
mains, tu as intérêt à sécuriser ta base avec
tes pieds, sinon tu tombes. » Ce conseil m’a
plongé dans une anxiété qui ne m’a jamais
vraiment quitté et a fait de moi quelqu’un
de terriblement intuitif. Je me suis construit
sur la peur, et cette peur a agi comme un
moteur. Je suis devenu en quelques mois
premier de la classe.
Vos parents étaient tous les deux d’ori­
gine italienne, vos quatre grands­parents
sont venus en France dans les années
1920 pour y chercher du travail.
Quelle éducation avez­vous reçue ?
Je viens d’un milieu très simple, façonné
par la culture du travail. En Ombrie, la ré­
gion d’où ma famille est originaire, on se
tait, on baisse les yeux et on bosse. On ne se
plaint jamais. Ça m’a formé. J’ai transmis ces
valeurs à mes enfants et à mes petits­en­
fants. La France nous a tout donné, nous de­
vons être reconnaissants envers le pays qui
nous a accueillis. Il était interdit de parler
italien à la maison.
Chez nous, il fallait s’intégrer à la Républi­
que. Personne ne se préoccupait de nos étu­
des. Ma mère s’occupait de ses trois enfants,
elle était très dévouée à mon père. Lui était
maçon, il a quitté l’école à l’âge de 12 ans et
a fini directeur général d’une entreprise,
inscrit à l’ordre des architectes. C’est un
homme doté d’une très forte personnalité,
autoritaire, avec des règles. Il s’est fait
tout seul.
Votre enfance était­elle joyeuse ?
J’ai surtout le souvenir d’avoir été très soli­
taire. Mon frère et ma sœur étaient plus
jeunes, et Port­Saint­Louis­du­Rhône était
coupé de tout : c’était la Camargue sauvage,
sans touristes, avec seulement des
moustiques ! Je vivais dans la nature, j’étais
assez silencieux et timide, c’est sûrement
pour cela qu’aujourd’hui j’ai autant le goût
des mots et que j’écris des livres.
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI…
Chaque semaine, « Le Monde »
interroge une personnalité
sur un moment décisif de sa vie.
L’architecte revient sur son enfance
solitaire et son intérêt pour la Légion
Votre père vous emmenait­il
sur ses chantiers ?
Oui et j’adorais ça. Ça m’a donné une lec­
ture sociale : j’ai pris conscience de la valeur
des gens qui travaillaient des heures dans le
vent et le froid, sans aucune mesure de pro­
tection, et avec des risques d’accident. J’ai
compris très tôt qu’ils portaient une culture
de la transmission, à la manière des compa­
gnons. Je regardais les maçons, le marteau
à la ceinture comme les cow­boys, les fer­
railleurs qui forgeaient les aciers et les chaî­
nages à la main. C’étaient des durs, je les ad­
mirais. Je vivais comme un privilège extraor­
dinaire d’être parmi eux. Ça a nourri le regard
que je porte aujourd’hui sur mon métier. Si
je n’avais pas observé ces artisans de près, si
je n’avais pas senti l’odeur des matériaux, la
sensibilité et l’âpreté du monde du travail, je
ne serais pas l’architecte que je suis devenu.
Quel est votre premier souvenir
d’architecture ?
Il y avait un blockhaus près de chez moi
à Port­Saint­Louis­du­Rhône. Je me souviens
d’une émotion quasi érotique la première fois
que j’y ai pénétré. Il y avait du secret là­de­
dans, doublé d’une paranoïa incroyable.
Entrer dans un blockhaus plongé dans la pé­
nombre un jour d’été est quelque chose
de très étrange pour un enfant. J’ai rencontré
à ce moment­là la physicalité de la matière. Je
trouvais cet édifice beau, sans avoir la moin­
dre conscience de ce pour quoi il avait été bâti.
Quand votre envie de devenir architecte
est­elle née ?
Je voulais travailler dans le bâtiment,
comme mon père et mon grand­père. La pro­
fession d’architecte me séduisait, mais je me
trompais complètement alors, car je croyais
que c’était un métier de plein air ! A 17 ans,
je faisais surtout n’importe quoi. J’étais sco­
rencontre | 27
A Valence,
le 26 janvier 2021.
PATRICK GARDIN/DIVERGENCE
larisé au lycée à Marseille et j’ai eu une ado­
lescence assez déconneuse. Je sortais danser
le rock en boîte de nuit, je fumais des pétards,
je séchais les cours. J’étais totalement irres­
ponsable et j’ai raté mon bac avec soixante
jours d’absence et 6 sur 20 de moyenne. Je
suis alors parti à Genève dans une école d’in­
génieurs qui prenait les élèves sans le bac
avec un examen propédeutique. C’était une
chance inouïe. Je me suis fait la peur de ma
vie en échouant au baccalauréat et je me suis
remis à travailler pour saisir cette nouvelle
chance. J’ai pris conscience que mon destin
était extrêmement fermé et que je n’avais
plus qu’une fenêtre de tir très étroite pour
m’en sortir. J’ai compris, à ce moment­là,
l’importance du savoir. Je me passionnais
pour tout, les questions internationales, la
guerre du Liban, Blaise Pascal et la querelle
des jésuites et des jansénistes. Je me suis de
nouveau retrouvé dans une solitude ex­
trême, car je n’avais rien à partager avec mes
camarades de classe que j’entendais parler de
chaussures de ski ou de filles, je ne me sen­
tais pas concerné par leurs préoccupations.
Après l’école d’ingénieurs, j’ai postulé à
l’Ecole nationale supérieure d’architecture
de Marseille. Je me souviens de la luminosité
incroyable du site, des parvis en marbre
blanc, la Méditerranée derrière les collines.
J’avais l’impression de rentrer dans un tem­
ple grec. Là encore, je ne me suis absolument
pas senti impliqué dans la vie étudiante.
J’étais déjà père et j’avais la peur au ventre
de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de
ma famille. Les autres élèves évoluaient avec
davantage de légèreté. J’ai toujours été dans
un rapport dissonant avec mes études. J’ai
surtout vécu une très grande désillusion en
réalisant la médiocrité de l’enseignement.
Vous êtes très sévère avec vos profes­
seurs. N’avez­vous rien appris durant
vos études ?
Professionnellement, je n’ai pas fait de ren­
contre qui ait été fondamentale pour moi, ou
même qui m’ait appris quelque chose. Je me
suis construit tout seul. J’ai fait comme tous
les architectes, j’ai bricolé. J’ai commencé par
faire un bout de maison puis une maison
entière, des logements collectifs et, enfin, j’ai
développé une architecture de type régiona­
liste critique. Quand j’ai démarré, dans les
années 1980, je considérais les architectes
comme des collabos d’une société libérale
insouciante. J’étais catastrophé par les pro­
grammes immobiliers, les villas standardi­
sées qui pullulaient. Je voulais concevoir une
alternative à la terreur néoprovençale par le
biais d’une autre architecture populaire, celle
de la culture balnéaire. J’ai essayé de trouver
des ressorts esthétiques nouveaux. L’enjeu
était d’avoir une vision de la Méditerranée
moins conservatrice, plus ouverte sur la poé­
sie et le principe de beauté. Je me suis tou­
jours efforcé de faire parler le réel.
Le béton a une mauvaise image, mais
il reste votre matériau de prédilection.
Pourquoi ?
C’est un matériau qui fait partie de l’héri­
tage français depuis le XIXe siècle, et par le­
quel la transmission des savoirs se poursuit
et se développe au plus haut niveau, avec nos
ingénieurs, qui sont les meilleurs du monde.
Le béton permet des configurations comple­
xes, multiples. Il m’a donné l’occasion d’ex­
périmenter des écritures aussi différentes
que le Pavillon noir, très arachnéen, à Aix­en­
Provence, le Musée Cocteau, beaucoup plus
féminin, à Menton, et le MuCEM ou la Manu­
facture Chanel, où la matière s’efface quasi­
ment. Aujourd’hui, on fait des bétons très fai­
blement carbonés en recyclant, il faut arrêter
de taper sur ce matériau !
Vous avez déclaré que « 90 % des architec­
tes déshonorent leur métier ». Est­ce de
la morgue ou le pensez­vous vraiment ?
Aujourd’hui, je nuancerais mes propos. La
plupart de mes collègues sont très méritants
car la bureaucratie et les corpus réglementai­
res sont horriblement contraignants. Il y a
trente ans, il fallait trois mois pour instruire
un permis de construire ; de nos jours, ça
peut aller jusqu’à un an, et la masse
documentaire à fournir a été multipliée
par 100. La surréglementation a atteint un
niveau hystérique. Moi qui suis patriote,
qui aime mon pays d’un amour passionné,
je suis désolé de voir combien la bureaucra­
tie nuit aux intérêts de la nation.
Est­ce le patriotisme qui vous a conduit
à vous intéresser à la Légion étrangère
au point d’en être devenu officier supé­
rieur au sein de la réserve citoyenne,
et d’y avoir consacré un livre ?
Il y a une dizaine d’années, j’ai rencontré un
légionnaire lors d’une feria. Nous sommes
devenus amis et j’ai découvert l’univers de
la Légion, la solidarité, la fraternité. Ce qui
m’a frappé, ce sont les valeurs non négocia­
bles véhiculées par ce corps : celles du service
dû à la France. Je ne supporte plus l’antimili­
tarisme de bistrot. Comme les policiers, les
militaires et les légionnaires sont les « fils de
pauvres », pour reprendre l’expression de
Pasolini. Ils font beaucoup de sacrifices pour
des salaires de misère. Ce sont des gens qui,
avant de s’engager, ont connu la souffrance
et l’humiliation, et qui cherchent à se réin­
venter et à donner du sens à leur vie. La Lé­
gion, c’est aussi une formidable école d’inté­
gration avec 150 nationalités et des religions
différentes. Etant moi­même petit­fils issu
de l’immigration, j’ai été heureux de rencon­
trer ces hommes soudés par l’amour du pays.
Vous parlez beaucoup de patrie, de tra­
vail, de drapeau. Etes­vous réactionnaire ?
Je revendique appartenir à la gauche réac
au sens de « réactif » à l’air du temps. Je me
définis comme chevénementiste. Jean­Pierre
Chevènement est le seul homme politique
dont je me sens proche. Il permettait aux
réacs de voter à gauche ! J’ai voté pour le com­
muniste Fabien Roussel au premier tour de la
présidentielle – même si je ne suis pas d’ac­
cord avec son programme économique –, car
c’est lui qui incarne le mieux les valeurs pa­
triotes et populaires, comme le soutien au
nucléaire et à la chasse. Au second tour, j’ai
voté Emmanuel Macron, car je ne voulais pas
déposer le pays entre les mains d’amateurs.
La France n’est pas un laboratoire où l’on
peut faire joujou avec la démocratie et avec
l’économie.
Les thèmes qui vous sont chers sont
plutôt repris par l’extrême droite…
Que peut­on y faire ? Je vis assez mal que l’on
fasse le commerce politique de ces valeurs,
qui sont pour moi au­dessus de tout soupçon,
comme je vis assez mal que le patriotisme ou
l’identité soient considérés comme suspects.
Tout cela favorise l’essor de l’extrême droite. p
propos recueillis par vanessa schneider
28 | télévision
Un été féministe qui va durer quatre ans
Annette Lévy­Willard livre le récit pétillant de son voyage initiatique aux Etats­Unis, au lendemain de Mai 68
FRANCE 5
DIMANCHE 26 - 22 H 40
DOCUMENTAIRE
A
nnette Lévy a 21 ans en
mai 1968. Mais, très
vite, la jeune féministe
déchante. Dans les ma­
nifestions, les mecs crient : « Re­
culez les filles ! » Ce sont eux qui
écrivent l’histoire, pas elles. Cela
ne peut plus durer.
Alors, avec ses copines qui ont
toutes lu Le Deuxième Sexe, de Si­
mone de Beauvoir, elles fondent le
Mouvement de libération des
femmes (MLF). Pour défendre le
droit à l’avortement et lutter con­
tre le vieux patriarcat, à l’image
des women’s lib (pour Women’s Li­
beration Movement) américains,
qui ont tellement d’avance. Là­
bas, les femmes ont le droit de
vote depuis 1920 et l’accès à la pi­
lule depuis 1960. Plutôt attirant…
Road-trip très personnel
Aussi, après avoir plaqué le cours
de dactylo où l’a inscrite son père,
Annette et ses amies, Nadja, Ma­
rielle, Cathy et Lilianne, décident
de partir en mai 1971 passer un été
aux Etats­Unis, pour traverser le
pays de Washington à San Fran­
cisco en bus scolaire, et rencontrer
leurs « sisters » de lutte.
Dès lors, celle qui est devenue la
journaliste et écrivaine Annette
Lévy­Willard déroule un road trip
Le cinéma incandescent de Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval
Le couple de cinéastes fixe des images et récits inoubliables dans un film documentaire poétique, scintillant et impitoyable
ARTE
LUNDI 27 – 0 H 40
DOCUMENTAIRE
P rofondément poétique,
humain, le cinéma de
Nicolas Klotz et Elisabeth
Perceval s’apparente à un miroir
flamboyant, renvoyant au monde
sa brutalité renouvelée, tout en
faisant scintiller, au bord du ca­
dre, quelques perspectives résis­
tantes et lumineuses.
De l’époque coloniale à la
sixième extinction (des espèces
animales, des habitats naturels,
GRILLE N° 22 - 148
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I IV. Ses lecteurs vivaient dans l’attente.
II
III
IV
V Pousse toujours trop loin. Quart
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 147
HORIZONTALEMENT I. Renflouement. II. Ecueil. Fixer. III. Voceros. Livi.
IV. Ana. Egalises. V. Nolé (Léon). Ri. Et. VI. CM. Ola. Ruade.
VII. Hie. Apraxies. VIII. Asséchai. NS. IX. Réunies. Aisé. X. Désassemblés.
VERTICALEMENT 1. Revanchard. 2. Economisée. 3. Nucal. Esus.
4. Fée. Eo. ENA. 5. Lire. Lacis. 6. Olographes. 7. Saï. Rasé. 8. Ef. Rai.
9. Milieux. AB. 10. Existai. Il. 11. Névé. Dense. 12. Tristesses.
Marche lors de la Conférence nationale des femmes, en novembre 1977, à Houston. GREG SMITH/AP
très personnel, raconté à la pre­
mière personne par la voix claire
de la comédienne Léonie Simaga.
A l’aide de nombreuses archives
(dont les siennes), et d’une bande­
son qui fait la part belle à Janis Jo­
plin et à celui qu’elle appelle « la
rockstar de Woodstock », Country
Joe – le téléspectateur compren­
dra plus tard ce traitement de fa­
veur –, elle nous téléporte dans
du fait de l’intervention humaine
causant pollution et réchauffe­
ment climatique…), Quand la mai­
son brûle accélère le temps et fixe
des images inoubliables (ani­
maux passés au filtre de la ca­
méra, sublimes fantômes en de­
venir), comme prolongeant les
travaux de Chris Marker (1921­
2012) sur de nouveaux chemins.
Poème visuel
Elisabeth Perceval à l’écriture, Ni­
colas Klotz à la caméra : ré­
flexion politique et expérimenta­
tion visuelle constituent la ma­
7 8 9 10 11
l’ambiance des années 1970, efflu­
ves de marijuana inclus.
Le film n’est pas là pour préci­
ser certains points historiques,
comme l’origine du MLF, mais
pour témoigner des doutes et du
cheminement intellectuel d’une
jeune femme, avec une fraîcheur
et une franchise bienvenues.
Aucune déconvenue n’est éludée.
Qu’elles soient mécaniques, senti­
trice de l’œuvre du tandem de réa­
lisateurs, laquelle a fait l’objet
d’une rétrospective au Centre
Pompidou, à Paris, en décem­
bre 2021. Parmi la trentaine de
films, citons Paria (2000), où l’on
embarque dans un bus de la RATP
avec de jeunes précaires, à quel­
ques heures du passage à l’an
2000 ; La Blessure (2004), en im­
mersion­fiction aux côtés de réfu­
giés débarqués de Roissy ; enfin,
plus récemment, L’Héroïque
Lande. La frontière brûle (2018),
périple dans la jungle de Calais,
hommage incandescent à ses « ré­
HORIZONTALEMENT
I. Trace laissée par le temps, la fatigue
et les coups. II. Désagréable en
bouche. Ne cherchez pas ailleurs.
Marque de désaccord. III. Au service
de Philippe le Bel, il s’attaqua aux
12
templiers. Paresse sous les tropiques.
Ce n’est qu’un détail, mais il peut
avoir de l’importance. V. Sorties à
chaque tour. Marquer en surface.
VI. Raccourci pour faire encore plus
court. Courtois et agréable. VII. Bases
de lancement. Accompagne et par-
fume le munster. VIII. Cité antique.
de tour. IX. Raillèrent sévèrement.
Informateur anonyme. X. Transpor-
teraient les troupeaux dans
les pâturages de montagne.
VERTICALEMENT
1. Bonne disposition à pardonner.
2. Feras des réductions dans le temps
et l’espace. 3. Ne laisse pas de temps
à la réflexion. Sur la portée. 4. Facilite
la traction. Accepté et supporté.
5. Passa au plus près. Unité bulgare.
6. Le petit prend de l’importance.
Coiffe les cheminées et les évêques.
7. Un coup de jaune dans les tissus.
Liaison rapide en IDF. 8. Ouvre
des possibilités. Fit circuler potins
et commérages. 9. Au moment d’un
grand départ. Le titane. 10. Instru-
ment de force. Personnel. 11. Deux
doigts de rouge. Renforce le montage.
Passe à Evreux. 12. Approuvent et
confirment.
mentales ou idéologiques. Et là le
film devient passionnant.
Parties pour découvrir des ex­
périences radicales – libération
sexuelle, luttes antisexistes –, les
amies vont ainsi constater qu’el­
les n’ont pas la même notion de
radicalité que les Women’s Lib.
Lorsque ces dernières critiquent
leurs jambes rasées ou déclarent
qu’il faut émasculer les hommes,
sidents », s’achevant dans un solo
sublime au bord de la mer.
La rétrospective avait donné lieu
à la réalisation d’un film, Nous di­
sons révolution, une commande
de l’équipe cinéma de Beaubourg
qui demande à chacun de ses invi­
tés (Kelly Reichardt, Bertrand Bo­
nello…) de faire le point sur son tra­
vail, en répondant à cette ques­
tion : « Où en êtes­vous ? » Version
cinéma de Quand la maison brûle,
le film sera distribué en salle par
Shellac, début 2023.
On peut se laisser porter par
ce poème visuel, en trois par­
SUDOKU
N°22­148
7 3
8 5
3 6 4 9 2 Complétez
1 7 2 CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
3 2 5 8
5 9 7 3 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Hors-séri
e
RETOUR
2022
Juillet-août
EUROPE : LERCE
EN FO
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Annette ne cache pas son incom­
préhension. A Chicago, elle s’in­
terroge : « Quel mode d’émanci­
pation pour les non­lesbiennes ? »
Et tranche : « Votre libération
sexuelle n’est pas la nôtre. »
Les séjours plus ou moins longs
dans diverses communautés sont
également source de surprises. Si
certains membres semblent appli­
quer le slogan « Jouir sans entrave »
au­delà des injonctions soixante­
huitardes, à Salt Lake City, les mor­
mons polygames suivent des rè­
gles bien différentes quand, dans
l’Amérique conservatrice, les ho­
mosexuels sont encore traqués…
A San Francisco, le troisième col­
lectif de Berkeley sera enfin le bon.
Annette y pose ses valises et « al­
lège sa vie » – belle formule pour
dire qu’elle ne met plus ni ma­
quillage ni soutien­gorge.
L’été va ainsi durer quatre ans.
Un voyage formateur, qui décidera
du choix d’Annette de devenir
journaliste, et fait souffler un vent
de liberté salvateur alors que, un
demi­siècle plus tard, le droit à
l’avortement est de nouveau con­
testé dans certains Etats améri­
cains. « Rien n’est jamais définitive­
ment acquis », disait Beauvoir… p
catherine pacary
Summer of Revolution, d’Annette
Lévy­Willard et Anne Richard
(2022, Fr., 52 min). Avec la voix
de Léonie Simaga.
ties respectivement tournées à
Brazzaville, Barcelone et Sao
Paulo (« Course 1 », « Course 2 »,
« Course 3 », comme autant de
chasses à l’homme anciennes et
contemporaines). Mais il n’est pas
inintéressant de connaître quel­
ques références ayant inspiré les
cinéastes et nourri le tournage.
Le film commence avec un ter­
rible récit, tiré de l’ouvrage
Feuilles rouges (1930), de William
Faulkner. Un maître vient de
mourir et doit être enterré avec
son chien, son cheval et son es­
clave… La course du fugitif, pour
8 2 5 4 9 3
1 7 4 8 5 6
6 3 9 1 7 2
4 6 9 6 8 3 2 5
4 5 7 6 1 8
4 2 5 3 1 2 7 4 9 6
7 9 3 2 6 1
5 4 1 9 8 7
2 8 6 5 3 4
Expert
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
1 9 seule fois par ligne,
colonne et par
carré de neuf cases.
NOTRE NOUVEAU
HORS-SÉRIE
Brexit, pandémie, guerre en Ukraine…
Et si les dernières crises relançaient
l’Union européenne ?
Les analyses de la presse étrangère.
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
0123
NOTRE
SÉLECTION
DIMANC HE 26 J UIN
France 2
Les Veuves
21.05 En 2018, Steve McQueen
s’aventurait dans le « film de casse ».
Celui-ci, mettant en scène une veuve
(Viola Davis) obligée de fomenter
un braquage pour payer les dettes
de son truand de mari, est teinté
de mélancolie et de féminisme.
OCS Max
New York Melody
22.05 Pour Mark Ruffalo en
producteur débraillé, pour Keira
Knightley en musicienne
désenchantée, pour cette romance
qui n’en est pas une : il y a toujours
une bonne raison de (re)voir la
comédie de John Carney (2013).
LUND I 27 J UIN
Mezzo
Astor Piazzolla. The Years
of the Shark
20.30 Le documentaire de Daniel
Rosenfeld (déjà diffusé en 2018)
s’appuie sur des archives privées
rarement montrées pour brosser un
portrait original et sans complaisance
du père du tango nuevo.
Canal+ Séries
Ovni(s)
21.00 Il est encore temps de faire
connaissance avec les illuminés
du Gepan et leur dernière recrue,
Didier Mathure (Melvil Poupaud),
astrophysicien rétrogradé, décidé
à faire revenir ses collègues sur terre.
échapper à son sinistre sort, a fait
écho chez certains habitants de la
République du Congo, un jeune
acteur se souvenant d’une telle
pratique du temps de son arrière­
grand­père. Ainsi va le cinéma
de Klotz et Perceval, puisant dans
le réel leur infatigable soif de dé­
battre et de montrer. p
clarisse fabre
Quand la maison brûle,
de Nicolas Klotz et Elisabeth
Perceval (Fr. 2022 ­ 1 h 46). Diffusé
sur La Lucarne d’Arte, disponible
sur Arte.tv jusqu’au 23 décembre.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
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0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
Nicolas Bué
« La place que tient
le président dans nos
institutions ne favorise
pas la recherche
du compromis »
Sans majorité absolue,
la France n’est pas
ingouvernable,
estime le politiste,
qui voit dans cette
reparlementarisation
du régime
une occasion
de rééquilibrer
les pouvoirs
ENTRETIEN
N
icolas Bué, professeur de science
politique à l’université d’Artois,
a travaillé notamment sur les
coalitions de gouvernement et
les alliances partisanes. Il a codi­
rigé, avec le politiste Fabien De­
sage, un dossier sur « Le monde réel des
coalitions ; l’étude des alliances partisa­
nes de gouvernement à la croisée des mé­
thodes », dans la revue Politix (2009).
Sur quelles bases analysez­vous
le nouveau paysage politique ?
On a assisté pendant la campagne entre
le scrutin présidentiel et les élections lé­
gislatives à une bataille de légitimité. La
majorité mettait en avant la primauté du
premier – le président est élu, il lui faut
donc une majorité, et les législatives doi­
vent ratifier son élection –, quand la Nou­
velle Union populaire écologique et so­
ciale (Nupes) revendiquait, au contraire,
la première place des législatives dans
l’attribution du pouvoir. Les électeurs
ont élu une Assemblée qui offre une re­
présentation plus cohérente des sensibi­
lités présentes dans la population, là où
la présidentielle réduit forcément cette
diversité à une sensibilité, celle du vain­
queur. Le résultat des législatives consti­
tue donc un tournant à même de rééqui­
librer les pouvoirs entre le président et
les députés, une « reparlementarisation »
du régime, en quelque sorte. Ce nouvel
équilibre appelle des compromis. C’est
tout l’enjeu de la période qui s’ouvre.
En France, la recherche du consensus
ne fait pas partie de la culture
politique. Comment l’expliquer ?
La culture du compromis est, en effet,
peu présente chez nos élites politiques,
surtout si on compare la France à ses voi­
sins européens, qui ont une longue tradi­
tion d’alliances. Le sujet reste d’ailleurs
sous­étudié en science politique, alors
qu’il fait l’objet de nombreux travaux à
l’échelle internationale. Cette situation
est en grande partie liée à l’histoire de
nos institutions et à la place qu’y tient le
président de la République, dont l’auto­
rité a été renforcée en 1962 par l’instaura­
tion du fait majoritaire et par son élec­
tion au suffrage universel.
Depuis lors, notre conception de la
démocratie repose sur l’idée qu’un gou­
vernement, pour être fonctionnel, doit
disposer d’une majorité, même s’il faut
pour cela la fabriquer artificiellement en
réduisant à deux le nombre de candidats
au second tour de la présidentielle. S’il
dispose ensuite d’une majorité, un camp
peut gouverner seul, alors même qu’il
pèse parfois très peu électoralement.
Cette situation ne favorise pas la recher­
che du compromis.
De fait, les coalitions de gouvernement
existent, mais elles regroupent en géné­
ral des partis qui appartiennent au même
pôle (droite ou gauche) et qui collaborent
déjà au niveau local. L’argument est sou­
vent stratégique – l’Union de la gauche a
été impulsée au sein du PS parce qu’elle
était la seule solution pour arriver au
pouvoir en 1981 – ou électoraliste, pour
maximiser les sièges.
Dans une majorité des démocraties
libérales européennes, les alliances
sont plus fréquentes et peuvent
dépasser les clivages politiques.
De quelles façons ?
Chez la plupart de nos voisins euro­
péens, les gouvernements de coalition
sont la norme. Ce n’est pas un hasard si la
presse étrangère ironise sur la situation
française actuelle, où l’absence de majo­
rité est associée à l’ingouvernabilité.
Les régimes parlementaires reposent
sur un scrutin à dominante propor­
tionnelle, ce qui conduit à une grande
diversité parlementaire. Le gouverne­
ment fonctionne sur la base de coalitions
qui sont construites à l’issue des élec­
tions et peuvent associer des formations
qui n’ont pas forcément vocation à colla­
borer. Il n’est pas rare d’y trouver côte
à côte des partis libéraux et socio­démo­
crates, par exemple, comme dans les
« grandes coalitions » allemandes, car
la polarisation y est moins forte qu’en
France, même si cela évolue depuis une
dizaine d’années. En Norvège, des coali­
tions minoritaires sont parvenues à gou­
verner, alors même qu’elles n’avaient
pas de majorité au Parlement, en trou­
vant des appuis au­delà de leurs alliés di­
rects. Cette culture du consensus va plus
loin en Suisse, où la composition des for­
ces représentées au gouvernement est
connue avant les élections.
Comment s’organisent ces alliances ?
Les élus ont l’habitude de composer
avec d’autres formations. Ils négocient
souvent pendant plusieurs semaines,
voire plusieurs mois, la répartition des
postes et une liste d’engagements pro­
grammatiques. L’accord de coalition est
ensuite porté par le gouvernement, dont
on peut ainsi connaître la feuille de route.
Cette culture du consensus repose sur
une tout autre conception de la démocra­
tie que celle que nous connaissons aujour­
d’hui en France. Elle se fonde sur l’idée que
la démocratie consiste à gérer les dissen­
sus entre les intérêts existants dans la so­
ciété en établissant des compromis par le
biais de la négociation et la délibération.
Cette conception délibérative de la
démocratie, qui prévalait en France sous
la IIIe République, a été discréditée sous la
IVe République par une nouvelle généra­
tion d’élites politiques, administratives et
économiques, en raison de l’instabilité
gouvernementale du régime. Depuis s’est
imposée l’idée que la République exige un
exécutif fort, capable de gouverner en
menant ses projets à bien et de résister
aux jeux parlementaires, fût­ce au prix
d’un affaiblissement du Parlement. La
Ve République n’a fait que renforcer cette
tendance à la concentration du pouvoir
entre les mains de l’exécutif dès lors qu’il
dispose d’une majorité à l’Assemblée.
Dans son allocution du 22 juin,
Emmanuel Macron a proposé des
coalitions texte par texte, « en prenant
le temps de les faire ». Comment
cet appel peut­il se concrétiser ?
Un accord global, négocié et officialisé
comme on le voit dans les démocraties
parlementaires semble en effet peu pro­
bable, le chef du parti Les Républicains
[Christian Jacob] ayant fermé la porte à
une telle option. Pour autant, Emmanuel
NOTRE CONCEPTION Macron peut tout à fait gouverner en né­
gociant, au cas par cas, à la fois des abs­
DE LA DÉMOCRATIE tentions – la majorité ne sera pas forcé­
ment à 289 députés pour tous les votes si
REPOSE SUR un groupe s’abstient – et des soutiens. Il
L’IDÉE QU’UN peut aller chercher les votes de députés
de groupes minoritaires ou jouer des
GOUVERNEMENT, divisions. A gauche, les écologistes ne
voteront jamais un texte sur le nucléaire,
POUR ÊTRE alors que les communistes n’y sont pas
opposés. A droite, certains élus des Répu­
FONCTIONNEL, blicains sont partisans d’un rapproche­
DOIT DISPOSER ment avec la majorité. C’est de cette façon
que Michel Rocard avait réussi à gouver­
D’UNE MAJORITÉ, ner, à partir de 1988, comme Edith Cres­
son et Pierre Bérégovoy après lui, avec
MÊME S’IL FAUT POUR néanmoins une différence notable : il ne
CELA LA FABRIQUER manquait que quinze sièges à Michel
Rocard, là où il en manque quarante­trois
ARTIFICIELLEMENT aujourd’hui à la majorité présidentielle.
A quelles conditions cette stratégie
peut­elle fonctionner ?
Elle impose de beaucoup négocier ; mais
aussi d’éviter les sujets trop clivants, qui
risquent de pousser les députés au blo­
cage, voire à renverser le gouvernement.
Généralement, la recherche du consensus
ne favorise pas les prises de position extrê­
mes. Faire des compromis, c’est souvent
gouverner le pays par le plus petit dénomi­
nateur commun, donc plutôt au centre.
Rares sont les propositions radicales
mises sur la table en Allemagne ou dans
les pays nordiques par les partis qui parti­
cipent aux coalitions gouvernementales.
Un changement de pratiques est
nécessaire. Comment peut­il
s’organiser ?
Quand, entre les deux tours des légis­
latives, le président de la République a
brandi la menace d’un pays « ingouverna­
ble », il y avait bien sûr une part de drama­
tisation pour gagner des voix, mais on
peut aussi l’entendre d’une autre façon :
sans majorité absolue, le pays ne peut
plus être gouverné comme il l’a été lors
du premier quinquennat, c’est­à­dire de
façon verticale, sans négocier, que ce soit
avec d’autres formations partisanes ou
les corps intermédiaires. Autrement dit,
la France n’est pas ingouvernable en soi.
Que le président ne puisse pas gouverner
seul ou comme il l’entend ne signifie pas
que le pays est ingouvernable. Cela signi­
fie sans doute qu’il renonce à certains de
idées | 29
YANN LEGENDRE
ses projets et qu’il accepte de s’ouvrir à
ceux de ses futurs alliés ou soutiens occa­
sionnels. Cet apprentissage est l’une des
principales clés du quinquennat qui
vient. Mais cela sous­entend aussi qu’une
partie des élus des actuelles oppositions
soient ouverts à cette démarche.
On entend des responsables de parti
refuser l’idée d’une alliance, au nom
de leurs électeurs, qu’ils craignent
de trahir en renonçant à une partie de
leur programme. Qu’en pensez­vous ?
Tout l’enjeu pour les différents partis
qui s’allient est de savoir jusqu’où aller
sans perdre leur identité ni décevoir leurs
électeurs. Tout compromis n’est pas une
compromission, mais trop de compro­
mis peut le devenir ; c’est une question de
seuil. Cela s’évalue au cas par cas. Avec
une ligne rouge : quand on renie ses
valeurs fondamentales, on commence à
s’exposer à la compromission.
Dans les démocraties parlementaires de
nos voisins, les électeurs, comme les élites
politiques, sont habitués aux compromis.
Ils savent que le programme du gouverne­
ment ne sera pas celui de leur parti, mais
le fruit de la négociation de l’accord de
coalition. Ils n’attendent donc pas du parti
pour lequel ils ont voté qu’il applique inté­
gralement son programme. En France, les
électeurs sont sans doute moins habitués
à cette recherche de consensus, mais rien
ne permet d’affirmer qu’ils sont majoritai­
rement hostiles aux compromis, sauf
peut­être parmi les plus politisés. C’est
plutôt dans les partis politiques, chez les
élus et les cadres, que se jouent des luttes
internes, parfois générationnelles, entre
ceux qui prônent le compromis et ceux
qui défendent l’identité de leur parti. Pour
certains cadres bien installés, le parti est
un capital politique, même s’il a connu
des revers. Il reste une force qui compte,
notamment au niveau local, et une
alliance peut fragiliser cet édifice.
La recherche de consensus ne risque­t­
elle pas de conduire à l’immobilisme ?
Plus les partis sont polarisés, plus il est
compliqué de trouver les convergences
nécessaires à un accord. On le voit dans
les démocraties parlementaires euro­
péennes, elles aussi confrontées à la pola­
risation et à la montée de l’extrême
droite. En Belgique, il a fallu plus de cinq
cents jours, en 2011, pour construire une
alliance. En Italie, la situation est tendue
depuis une dizaine d’années.
La situation politique française, mar­
quée par une forte polarisation entre les
trois blocs principaux, peut aussi favoriser
une forme d’immobilisme ou de blocage.
La majorité peut toutefois gouverner tant
que les oppositions ne se rejoignent pas
sur l’idée de renverser le gouvernement.
La Constitution donne en effet des armes
à l’exécutif pour agir en situation minori­
taire. Elle a d’ailleurs été pensée en 1958
pour permettre à l’exécutif de gouverner
sans majorité absolue, car une telle majo­
rité n’était pas pensable à l’époque. p
propos recueillis par claire legros
 IDÉES
30 |
OBJECTIF ZÉRO EMISSION EN 2050
Eliminer le CO2 d’ici trente ans suppose que chaque secteur
d’activité s’engage concrètement dans une mutation
technologique, humaine et économique d’ampleur
Dominique Vignon Décarboner l’offre
d’énergie, mais aussi la demande
L’ingénieur et ancien industriel appelle les autorités
à planifier et à réguler l’usage des sources
d’énergie, tant pour les producteurs que
pour les consommateurs
L
es citoyens européens attendent la
décarbonation de nos économies :
limiter si possible le réchauffement
Le contexte climatique à 1,5 °C en 2050 par rap­
port aux températures préindus­
Le président de la
trielles, ce qui implique de com­
République a réaf- mencer sans délai une réduction drastique
firmé, le 10 février, des émissions pour atteindre l’objectif
l’objectif de neutralité « zéro émission nette » (ZEN) en 2050. Et la
première cible pointée par les associations
carbone d’ici à 2050, environnementales est l’industrie pétro­
alors que la France a lière et gazière, qui fournit l’arme du crime
émis 287,2 millions climatique : le carbone des hydrocarbures et
du gaz naturel, qui contribue largement au
de tonnes de CO2 en réchauffement.
2020. Si cet objectif Les quelques opérateurs pétroliers et ga­
concerne d’abord ziers européens sont sensibles à ces attentes,
qu’ils perçoivent parfois lors d’assemblées
les producteurs
générales d’actionnaires agitées et médiati­
d’énergie, qui devront sées. Ils y répondent tous à peu près dans les
basculer des sources mêmes termes, en planifiant la décarbona­
fossiles aux renou- tion progressive de leurs activités à l’horizon
2050. Leurs programmes sont assez crédi­
velables, il vise bles : ils comportent notamment l’élimina­
aussi leurs clients tion du torchage de routine du gaz dans les
intermédiaires raffineries (gaz naturel non récupérable et
actuellement brûlé), et la réduction des fui­
(industriels, transpor- tes tout au long du cycle de production et de
teurs, constructeurs, transport. Mais ces émissions contrôlables
par les opérateurs ne sont que la partie émer­
prestataires de servi-
ces) et les consom-
gée de l’iceberg. Les organisations environ­
nementales ne s’y trompent pas, qui deman­
mateurs. Comment dent de geler les nouveaux projets.
Le problème est que la demande des
changer les modèles
consommateurs finaux d’énergies fossiles
économiques hérités
de plus d’un siècle de
ne faiblit pas. Les grands opérateurs peu­
vent certes offrir des énergies décarbonées,
triomphe du pétrole ? mais ils sont assez démunis pour modifier
Sébastien Delpont
et Andreas Rüdinger
Le défi du logement
Si les entreprises du BTP doivent changer de modèle,
elles ne savent pas encore à quel rythme
et à quel prix, regrettent le consultant et le chercheur
O
n aime à dire que, « quand le bâti­
ment va, tout va ». Mais à l’heure
d’organiser sa décarbonation, il est
peu de monde pour dire que tout
va bien dans le BTP, secteur responsable de
40 % des émissions de dioxyde de carbone
de l’Union européenne (UE). Les entrepri­
ses peinent à se projeter, faute de politi­
LE SECTEUR ques publiques suffisamment précises.
Quels financements, quelles obligations,
DU BTP EST quels partis pris ? Elles voient un cap, mais
RESPONSABLE ni l’itinéraire ni les points d’étape pour pla­
nifier leur transition en matière de gestion
DE 40 % des compétences, de développements
technologiques et de modèles d’affaires.
DES ÉMISSIONS Tous reconnaissent que l’on utilisera des
DE DIOXYDE DE matériaux décarbonés et que l’on bâtira
moins d’ouvrages neufs, avec une part
CARBONE DE L’UE moindre de maisons individuelles pour
le niveau et la structure de la demande.
L’objectif de réduction de 40 % des consom­
mations finales en 2050, rappelé par Em­
manuel Macron, à Belfort en février, est am­
bitieux. Seules des politiques publiques vi­
goureuses seront à la hauteur de l’enjeu ;
elles doivent être fondées sur la contrainte
(mise hors marché locatif des passoires
thermiques), sur des aides à la reconversion
et sur l’augmentation du prix du CO2 dans
des conditions assurant l’équité entre les
usagers. D’ici là, les opérateurs énergéti­
ques préparent leurs offres d’énergies dé­
carbonées, mais ils doivent aussi satisfaire
une demande d’énergie fossile toujours
prépondérante, même si elle doit décroître.
Les offres d’énergie décarbonée de tous les
opérateurs croissent rapidement à partir de
deux ressources : la biomasse et l’électricité
décarbonée. Mais cette stratégie fait face à
une triple réalité : à quels usages affecter la
biomasse, qui n’est disponible qu’en quantité
limitée ? Comment convertir à l’électricité
les demandes des usagers qui n’accéderont
pas à la biomasse ? Comment fournir pen­
dant la transition l’énergie carbonée que les
clients continueront à demander ?
L’utilisation de la biomasse produite en
concurrence avec des usages alimentaires ou
nécessitant de nouvelles terres issues de la
L’EXEMPLE DU VÉHICULE
ÉLECTRIQUE MONTRE
BIEN QU’IL NE S’AGIT
PAS DE PRODUIRE,
MAIS DE METTRE
EN PLACE DE NOUVELLES
INFRASTRUCTURES
moins artificialiser les sols. Les marchés
de demain seront ceux de la rénovation
performante, pour baisser les factures
d’énergie et s’adapter aux canicules, et de
la reconversion de bureaux (moins utilisés
avec l’essor du télétravail) en logements et
lieux multifonctionnels.
Mais il reste un pas à franchir pour
transformer ces tendances qualitatives en
une planification quantitative crédible,
avec des moyens financiers alignés sur
des ambitions précises. Sans cette visibi­
lité, les entreprises hésitent à investir. La
définition légale de ce qu’est une réno­
vation performante est à géométrie trop
variable. Les travaux, les besoins finan­
ciers et en formation seront très diffé­
rents à cinq, dix ou vingt ans, si l’on veut
basculer tous les logements en classe
énergie E, F et G à la classe D, ou si l’on
souhaite que 30 % des logements attei­
gnent un niveau de classe B en une fois.
Des paris à tenir
Pour rénover bien plus et bien mieux, il fau­
dra multiplier le nombre d’emplois par 2,5.
Un sujet majeur, alors que 30 % des artisans
partiront à la retraite dans les dix prochai­
nes années et que la filière peine à recruter.
Trois voies sont possibles : reconvertir des
artisans issus de la construction neuve, re­
convertir des salariés d’industries en déclin
ou former des jeunes. L’organiser nécessite
une clarté sur ce que l’on veut faire : quels
travaux, quels niveaux de performance,
quels types de bâtiments, sur quels territoi­
res et en quel nombre par an ? Une abon­
dance de plaquistes en Alsace ne résout pas
une pénurie d’électriciens en Ariège. Il y
déforestation est exclue. Les ressources sont
donc réduites. Et les utilisateurs potentiels
sont nombreux : production de chaleur pour
les réseaux urbains, de carburants liquides
décarbonés pour les transports lourds et
l’aviation (très difficile à décarboner), com­
bustion de biométhane dans des chaudières
ou des turbines à gaz palliant l’intermittence
des énergies renouvelables. Il n’y aura pas de
biomasse pour tout le monde !
Système complexe
Si ces affectations sont laissées aux lois du
marché, elles iront aux usages les plus diffici­
les à décarboner, qui seront prêts à payer le
prix le plus élevé par tonne de CO2 évité. Mais
le marché sera alors socialement injuste : par
exemple, le prix des pellets pour le chauffage
urbain va augmenter, car les résidus de bois
seront captés par l’aviation pour faire du bio
kérosène. Une planification énergétique est
nécessaire, pour flécher la biomasse vers les
usages socialement souhaitables, grâce à des
politiques de soutien à l’investissement ou à
des prix de rachats garantis. Cette planifica­
tion doit donner aux opérateurs une visibi­
lité sur leurs investissements.
Il faut aussi soutenir les nouveaux usages
de l’électricité. Les opérateurs actuels, ainsi
que de nouveaux opérateurs dans le secteur
de l’hydrogène, sont prêts à investir. Les pro­
jets de « gigafactories » font chaque semaine
l’objet de nouvelles annonces, qu’il s’agisse
de fabriquer des électrolyseurs, des batteries
ou de produire de l’hydrogène.
Mais le soufflé va retomber rapidement si
les usages ne se développent pas. Or, l’exem­
ple du véhicule électrique montre bien qu’il
ne s’agit pas de produire des véhicules, mais
de mettre en place de nouvelles infrastructu­
res d’utilisation. Certains opérateurs vont oc­
cuper les créneaux de la production d’électri­
cité décarbonée et de son utilisation. Or,
seule la puissance publique peut assurer la
régulation de ces développements d’infras­
tructures pour éviter les distorsions entre
l’offre et la demande. Et pendant que les
aura aussi des postes à pourvoir pour coor­
donner ces différents corps de métier et
pour améliorer la qualité architecturale.
Les entreprises ont des paris à tenir : vers
une majorité de compagnons spécialisés,
les uns installant des isolants et d’autres
des pompes à chaleur, ou vers une majorité
de compagnons polyvalents, formés à la
plomberie, à l’électricité, à la menuiserie ?
Faut­il adapter les modes de construction
aux compétences des compagnons, ou les
former à de nouvelles techniques ? Le fait
de couler de la terre crue ou de projeter du
béton de chanvre ressemble aux gestes de
celui qui sait couler du béton, alors que c’est
tout autre chose de construire en bois, en
paille, ou de déconstruire pour réutiliser.
Basculer des tâches du chantier vers l’usine,
avec l’essor de la préfabrication, facilitera
aussi le développement de l’emploi fémi­
nin, aujourd’hui inférieur à 15 % dans le BTP,
mais de 45 % dans l’industrie.
Les compétences évolueront avec la bas­
cule vers des solutions de construction dé­
carbonées. Développer des solutions stan­
dards par types de bâtiments devient clé,
pour démocratiser l’accès à un logement
décarboné, en utilisant au mieux les outils
numériques et la préfabrication hors site.
Equiper les entreprises en nouveaux outils
numériques et en machines leur deman­
dera d’investir. Alors qu’elles composent la
majorité du secteur, beaucoup de PME
n’ont pas encore chiffré ces besoins. Réus­
sir le défi de la rénovation, c’est penser le
financement des particuliers et bailleurs,
et celui des investissements nécessaires
des entreprises. Cela pour éviter des effets
de pénurie et d’inflation des prix.
0123
DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022
énergies décarbonées s’installent, il faut
aussi satisfaire la demande d’hydrocarbures
et de gaz des clients finaux qui n’ont pas en­
core effectué leur transition.
Actuellement, les opérateurs répartissent
leurs investissements à peu près par tiers :
énergie complètement décarbonée, énergie
moins carbonée (transition du pétrole au
gaz), et pétrole pour la demande résiduelle.
En Europe, près de 50 milliards d’euros sont
investis chaque année par les opérateurs
dans les énergies renouvelables et de transi­
tion. En revanche, les opérateurs ont dimi­
nué leur capacité de production de produits
pétroliers, ce qui a entraîné une hausse des
prix du pétrole depuis mi­2019.
Les structures de bilans des opérateurs
d’énergie sont très solides, et leurs capacités
d’investissement sont considérables. Mais la
transition énergétique est un système com­
plexe, maillé de couplages et d’incertitudes.
Il y a des interactions fortes entre les déve­
loppements de l’électricité et ceux du biogaz :
on peut, par exemple, accroître le rendement
de la conversion de la biomasse en biocarbu­
rants en injectant dans le processus de pro­
duction de l’hydrogène, qui nécessite lui­
même de l’électricité décarbonée ; et si on
dispose de turbines à biogaz couvrant l’inter­
mittence des énergies renouvelables, on a
moins besoin de batteries ou d’hydrogène.
C’est un système complexe qu’il s’agit de
construire au rythme de la décroissance
des énergies carbonées : les opérateurs
vont y contribuer. Les pouvoirs publics
doivent planifier la transition énergétique.
Celle­ci permettra de limiter la croissance
inéluctable du prix des énergies. p
Dominique Vignon, ancien PDG
du groupe Framatome, est président
du pôle énergie de l’Académie
des technologies
Les modèles d’affaires évoluent aussi. Le
marché va basculer vers une demande de
plus de garanties de performances énergé­
tiques et carbone, ou encore de finance­
ments associés, ce qui nécessite des compé­
tences plus diverses. Des plates­formes
numériques se positionnent aujourd’hui
comme intermédiaires pour simplifier l’ac­
cès aux subventions. Les frontières entre les
métiers bougent, et les entreprises ne doi­
vent pas hésiter à faire évoluer leurs activi­
tés et leur positionnement sur le marché.
Or, depuis six mois, les mécanismes de
soutien à la rénovation ont baissé, tandis
que les prix des matériaux sont à la
hausse… Les acteurs du secteur attendent
un programme à long terme de planifica­
tion de la rénovation énergétique bien
plus précis. L’absence du logement décar­
boné parmi les priorités de France 2030 et
l’absence d’un ministère du logement de
plein exercice sont des signaux qui ne ris­
quent pas de ramener la confiance des
entreprises. Une synchronisation de la
planification entre acteurs publics et pri­
vés sera décisive pour réussir la décarbo­
nation des logements français. p
Sébastien Delpont est directeur
de GreenFlex, cabinet de conseil
en transformation énergétique ;
Andreas Rüdinger est chercheur
associé au programme énergie-climat
de l’Institut du développement durable
et des relations internationales (Iddri)
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DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022 idées | 31

LA  CHRONIQUE
Vincent Charlet produisant du ciment à base
de calcaire émet du CO2) et la
consommation d’énergie carbo­
ment, de verre, de produits chi­
miques…), toute modification ul­
térieure du processus de
DEPATRICK ARTUS

et Dominique Vernay Le retour des cycles

née qui lui est liée (l’énergie néces­
saire pour chauffer le four peut
elle aussi être à l’origine de GES).
Dès lors, trois familles de solu­
Quels leviers
tions peuvent être mobilisées.
Les solutions en « progrès con­
fabrication doit être validée au
préalable sur une chaîne proto­
type et nécessite ensuite une
mise à l’arrêt, ce qui est une con­
monétaires
trainte forte. D’autre part, la dis­
ponibilité de personnels compé­

L’
tinu » en sont une première. On tents, formés aux nouveaux pro­
parle là de l’amélioration de l’effi­ cessus et aux technologies économie des pays de l’Organi­

pour l’industrie ?
cacité énergétique des installa­
tions (rénovation des chaudières,
fours plus efficaces, valorisation
de la chaleur fatale, utilisation de
pompe à chaleur), du change­
ment de combustibles (combus­
Les deux experts en énergie estiment que, tibles solides de récupération,
biomasse, biogaz, chauffage élec­
si les industriels disposent des technologies trique des fours et utilisation de
pour atteindre leurs objectifs de décarbonation, matières issues du recyclage mé­
canique). Ces leviers permettent
ils manquent de visibilité pour opérer d’assurer les objectifs définis
les investissements nécessaires pour 2030. Les ruptures techno­
logiques en sont une deuxième :
soit en agissant au niveau du pro­
cédé de production (par exemple
numériques, reste un facteur dé­
terminant de la bonne maîtrise
de ces processus, et donc de la
réussite de la stratégie d’ensem­
ble. Enfin, un accès garanti à une
électricité décarbonée et compé­
titive sur la durée, par exemple
d’origine nucléaire, sera égale­
ment un paramètre­clé de cette
équation complexe.
Le rôle et la responsabilité de
l’Etat dans cette transition sont de
la plus haute importance, d’une
part pour soutenir des program­
mes d’innovation sur des techno­
logies de rupture (production dé­
sation de coopération et de
développement économiques
(OCDE) va, dans les prochaines Patrick Artus
années, ressembler davantage à celle est conseiller
des années 1980­1990 qu’à celle des an­ économique de
nées 2010. La première caractéristique la banque Natixis
de ce « retour vers le futur » est l’en­
chaînement des prix et des salaires. Le
pouvoir de négociation des salariés se redresse, pour deux rai­
sons. D’abord, l’inflation forte va les pousser à demander une
meilleure indexation des salaires sur les prix, la perte de pou­
voir d’achat due à la faible indexation actuelle étant insuppor­
table ; ensuite, les difficultés de recrutement des entreprises
sont devenues, depuis 2021, extrêmement fortes, avec le chan­
gement des besoins des entreprises – elles doivent répondre à
une demande de biens beaucoup plus forte – et avec le rejet

L’
industrie française doit
faire face simultanément à
deux enjeux : celui de la dé­
carbonation résultant des
engagements pris par la France
pour lutter contre le changement
climatique, traduits par la Stra­
tégie nationale bas carbone, et ce­
lui de la compétitivité indispensa­
ble à l’objectif national affirmé par
le plan France 2030 d’une réin­
dustrialisation du territoire. La ré­
ponse à ce double défi d’une dé­
carbonation compétitive de l’in­
dustrie française passe par une
mobilisation de tous les acteurs :
Etat, entreprises et citoyens.
L’industrie est en France le
quatrième contributeur à la pro­
duction de gaz à effet de serre
(GES), avec 78 millions de tonnes
de CO2, soit 18 % des émissions,
derrière les transports (31 %),
l’agriculture (19 %) et le bâtiment
(18 %). Trois filières industrielles
fournisseuses de matières pre­
mières aux autres filières sont à
l’origine des trois quarts de ces
émissions : la chimie, la sidérur­
gie et les matériaux de construc­
tion (ciment, verre, chaux, tuiles,
briques). C’est sur elles que les ef­
forts de réduction devront prin­
cipalement porter pour attein­
dre les objectifs fixés. Ces objec­
tifs (– 30 % en 2030 et – 81 %
en 2050 par rapport au niveau de
2015) nécessitent une accéléra­
tion notable de notre rythme de
décarbonation par rapport à la
trajectoire constatée ces derniè­
res années. En effet, si depuis
1990 l’industrie a diminué ses
émissions de GES de 40 %, la
baisse tendancielle au cours des
dix dernières années n’est que
de 0,9 % par an. Ce rythme doit
plus que doubler.
Quels sont les leviers sur les­
quels agir ? Il importe de bien
comprendre les deux causes des
émissions de CO2 : les procédés de
production eux­mêmes (par
exemple, la réaction chimique
LE RÔLE ET LA
RESPONSABILITÉ DE
L’ÉTAT DANS CETTE
TRANSITION SONT
DE LA PLUS HAUTE
IMPORTANCE
en utilisant l’hydrogène pour la
réduction des oxydes de fer dans
la production d’acier), soit en
ayant recours à la capture du
dioxyde de carbone (CCS). Ces le­
viers sont indispensables pour
tenir l’objectif défini pour 2050.
Equation complexe
La sobriété, enfin, sera incontour­
nable dans l’utilisation des maté­
riaux et des produits issus des
trois filières de l’industrie lourde,
tout comme il leur faudra accep­
ter des produits alternatifs con­
tribuant à la réduction des émis­
sions. Par exemple, en lieu et
place du béton traditionnel, des
matériaux bio ou géosourcés, du
béton carboné ou du béton sans
ciment obtenu par recyclage des
résidus industriels. Les filières in­
dustrielles ont défini leur feuille
de route pour tenir leurs objectifs
de réduction d’émission. Pour
toutes les entreprises, la marche
vers la décarbonation est un défi
important, lourd d’implications.
D’une part, les investissements
les plus importants ont des du­
rées d’amortissement très lon­
gues, par définition. Nous cons­
truisons aujourd’hui les usines
qui fonctionneront en 2050. Pour
celles qui marchent à flux con­
tinu (production d’acier, de ci­
carbonée, capture du dioxyde de
carbone…) et d’autre part pour
soutenir les entreprises dans leurs
investissements et leur garantir
l’accès à une électricité décarbo­
née compétitive. La question du
prix du carbone, en particulier,
mérite d’être finement soupesée
par l’Etat. En effet, la tarification
du carbone est une incitation
forte pour les entreprises concer­
nées à investir dans des technolo­
gies de décarbonation, en antici­
pation des futures hausses de prix
des émissions. Toutefois, il faut
que ces technologies permettent
une réduction suffisamment ra­
pide des émissions – ce qui n’a
rien d’évident –, faute de quoi la
rentabilité des entreprises risque
d’être durablement affaiblie. Dans
certains cas, leur survie peut être
en jeu et il n’est pas certain à ce
jour que l’ajustement aux frontiè­
res de l’UE suffise à éviter les fui­
tes de carbone. p
Vincent Charlet est délégué
général du think tank La Fabri-
que de l’industrie ; Domini-
que Vernay est membre de
l’Académie des technologies
des emplois pénibles et à horaires atypiques. On devrait donc
observer dans le futur une plus grande capacité des salariés à
obtenir des hausses de salaire quand la situation économique
est bonne et une meilleure indexation des salaires aux prix.
La deuxième caractéristique est l’attitude des banques
centrales. Depuis 2012, confrontées à une inflation faible de
façon permanente, elles n’ont plus mené de politiques
monétaires restrictives. On va voir réapparaître une politi­
que monétaire contracyclique, expansionniste après les
récessions, puis progressivement restrictive. Bien sûr, les
banques centrales hésitent encore aujourd’hui à revenir à
cette pratique monétaire du passé, mais elles devront s’y
résoudre et recommencer à lutter contre l’inflation dans la
seconde partie des périodes d’expansion.
Nous allons donc assister à la réapparition des cycles moné­
taires, comme dans les années 1970 à 2000, avant la crise des
subprimes : après une récession, le chômage est élevé, l’infla­
tion et les taux d’intérêt sont faibles ; progressivement, le
chômage diminue, l’inflation augmente. A un certain stade,
la banque centrale prend la décision de déclencher une réces­
sion pour casser l’inflation (c’est ce qui a été fait de 1980 à
1982, en 1990, en 2000 et en 2008). L’inflation recule, et la
politique monétaire peut redevenir expansionniste, l’éco­
nomie redémarre. Ces cycles monétaires, liés aux cycles de
l’inflation, avaient disparu dans la décennie 2010.
« Théorie de la surchauffe »
Quelles sont les conséquences de ce retour aux cycles monétai­
res ? La première est que les contraintes de stabilisation de
l’endettement à moyen terme réapparaissent. A la fin de la
décennie 2010, comme les taux d’intérêt ne remontaient pas, il
n’était pas véritablement nécessaire de désendetter les Etats ou
les entreprises, et les déficits publics sont d’ailleurs restés élevés
dans beaucoup de pays (Etats­Unis, Royaume­Uni, France…). On
parlait alors de « théorie de la surchauffe » : il s’agissait de conti­
nuer à soutenir la demande alors que l’économie était voisine
du plein­emploi, pour forcer les entreprises à être plus produc­
tives et les inciter à embaucher des salariés peu qualifiés.
Il n’y a plus de place aujourd’hui pour cette politique de la sur­

Régis Castagné et Emmanuelle Olivié-Paul

chauffe : en fin de cycle d’expansion, la remontée des taux d’in­
térêt (nominaux et réels) va imposer de réduire le taux d’endet­
tement. Les entreprises devront se
DEPUIS 2012,  désendetter et lever des fonds pro­

Une technologie moins énergivore

L’impact du numérique sur ques et intègrent le volet numérique dans
cette perspective. De l’externalisation de
l’environnement peut être leurs ressources informatiques au finance­
fortement atténué par ment de la production d’énergies vertes, en
passant par le soutien d’innovations desti­
les entreprises du secteur, nées à limiter le réchauffement climatique,
selon les deux consultants elles peuvent dès aujourd’hui réduire consi­
dérablement l’incidence de leur activité nu­
mérique. Les leaders de la tech doivent aussi
N’ONT PLUS MENÉ  d’endettement étaient stables.
L’externalisation des ressources informati­
ques fait également partie des solutions.
Quand une entreprise possède et gère son
propre datacentre, l’indicateur d’efficacité
énergétique de celui­ci est souvent supérieur
à 2. En choisissant des fournisseurs vertueux,
ce coefficient se rapproche de 1. Des solutions
basées sur l’intelligence artificielle et le ma­
chine learning permettent aussi de faire baisser
pres, les Etats devront réduire leurs
LES BANQUES  déficits publics ; nous allons revenir à
la situation du passé où, en moyenne
CENTRALES  sur le cycle économique, les taux
La deuxième conséquence est la
DE POLITIQUES  disparition des bulles permanentes
sur les prix des actifs (actions, immo­
MONÉTAIRES  bilier, valeur des entreprises). En
RESTRICTIVES début de période de croissance, puis­
qu’il y aura à la fois une hausse des
taux d’intérêt réels et un recul de la
profitabilité des entreprises avec les hausses plus rapides des
salaires, les prix des actifs diminueront, et les bulles éclateront.
Il s’agit d’un retour à un fonctionnement de l’économie déjà

L
e Groupe d’experts intergouvernemen­
tal sur l’évolution du climat (GIEC) a
publié, en avril, son très attendu rapport
consacré aux solutions pour réduire les
émissions de gaz à effet de serre et limiter le
réchauffement climatique à 1,5 °C. En mars,
c’est l’Arcep, le régulateur des télécoms, qui pu­
bliait le rapport « Pour un numérique » soute­
nable avec onze propositions pour réduire
l’empreinte environnementale du numérique.
Celle­ci représente de 3 % à 4 % des émissions
mondiales et 2,5 % au niveau national. Si pour
l’instant la part du numérique dans l’ensemble
de ces émissions semble moindre comparée à
d’autres secteurs, la croissance effrénée des
usages et des services numériques pourrait
augmenter son impact de 60 % d’ici à 2040
au niveau national. Les entreprises peuvent
contribuer à la réduction de leur empreinte
environnementale en plaçant le développe­
ment durable au cœur de leur consommation
numérique et de leurs investissements. Si, par
le passé, nous avons fait des choix qui se sont
avérés désastreux pour la planète en matière
d’énergie ou de production de biens, les
connaissances et technologies actuelles per­
mettent de ne pas reproduire ces erreurs.
De plus en plus d’entreprises inscrivent
l’écologie au cœur de leurs choix stratégi­
encourager leurs clients et partenaires à
adopter des bonnes pratiques par des solu­
tions plus respectueuses de la planète.
Optimiser la consommation
Le numérique et le cloud ne peuvent plus être
dissociés. Que ce soit du point de vue du
consommateur ou des entreprises, les servi­
ces numériques consommés produisent des
données hébergées et traitées dans le cloud et
donc dans des datacentres. Les fournisseurs
de datacentres ont la possibilité de pousser
l’ensemble de la filière et leurs clients vers
une frugalité informatique et un usage
durable des ressources. La filière s’est engagée
il y a longtemps à contribuer à la neutralité
carbone mondiale, avec un approvision­
nement en énergies renouvelables pour ali­
menter le fonctionnement des sites, ou
encore par la mise en place de mécanismes
permettant la récupération de la chaleur des
sites pour nourrir les réseaux de chaleur des
municipalités ou de bâtiments à proximité.
Mais consommer de l’énergie bas carbone ne
suffit plus. Les organisations doivent devenir
des contributeurs directs d’un monde plus du­
rable. C’est pourquoi, en plus de consommer
une énergie renouvelable, certains acteurs du
secteur investissent dans la production de cel­
le­ci pour alimenter ce cercle vertueux.
cet indicateur en analysant les données re­
cueillies par des capteurs de manière à optimi­
ser la consommation d’énergie. Enfin, « l’infor­
matique en périphérie », en hébergeant et en
traitant la donnée au plus près de l’utilisateur,
contribue ainsi à réduire la consommation
énergétique liée à son transport.
En plus de prévenir l’impact du numérique
sur la planète, les géants de la tech mondiale,
qui comptent parmi les entreprises les plus
valorisées au monde, ont les moyens de stimu­
ler la recherche et la production de solutions
innovantes permettant de ralentir le dérègle­
ment climatique. Ainsi, un plan de 925 mil­
lions de dollars (880 millions d’euros) re­
groupe des entreprises engagées dans l’achat
de technologies de capture du CO2. Selon le
dernier rapport du GIEC, la captation du car­
bone fait partie des pistes à suivre pour limiter
le réchauffement climatique. p
Régis Castagné est directeur général d’Equi-
nix France, fournisseur d’infrastructures
numériques ; Emmanuelle Olivié-Paul est
la fondatrice d’AdVaes, conseil en stratégie
responsabilité sociétale des entreprises
connu, puisque c’était celui des quarante années qui ont pré­
cédé le krach de 2008. Dans cette économie, les cycles résulte­
ront de la dynamique des salaires, qui accélèrent quand le
chômage baisse au fur et à mesure que la croissance se pour­
suit. Cette réaction des salaires à la croissance génère un cycle
de l’inflation lié aux taux d’intérêt, des récessions périodi­
ques déclenchées par les banques centrales pour faire retom­
ber l’inflation et un cycle des prix des actifs et des contraintes
sur les taux d’endettement privés comme publics.
Rien de tout cela n’est a priori inquiétant : le bien­être, dans
ce type d’économie, n’est pas plus faible que dans l’économie
des années 2010, où certes les taux d’intérêt restaient bas,
mais où il y avait des bulles perpétuelles sur les prix des ac­
tifs, qui engendraient une forte aggravation des inégalités de
patrimoine et un excès chronique d’endettement favorable à
l’apparition de crises financières.
Ce qui pose problème n’est donc pas le nouveau régime éco­
nomique en lui­même, mais la transition entre le régime des
années 2010 et ce nouveau régime. C’est à cette transition que
sont confrontés aujourd’hui les ménages, les entreprises, les
gouvernements et les banques centrales. La hausse importante
des taux d’intérêt va contraindre le secteur privé comme les
Etats à une forte réduction des taux d’endettement, donc les
contraindre à épargner ; le recul de la valorisation des actifs va
entraîner une douloureuse perte de richesse pour les déten­
teurs de patrimoine et une perte de pouvoir d’achat pour les
autres, le temps qu’une meilleure indexation des salaires se
mette en place. Le coût du passage de l’économie sans inflation,
et donc sans contraintes financières, à une économie de cycles
d’inflation et de cycles monétaires risque d’être très élevé. p
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32 | 0123 DIMANCHE 26 ­ LUNDI 27 JUIN 2022

PLANÈTE  |   CHRONIQUE L’AFFAISSEMENT 

par sté phane f oucart
DÉMOCRATIQUE  selon lequel ils devraient ne jamais être in­ Que penser du rédacteur de l’arrêt contre
fluencés « par la météo du jour », mais tenir l’avortement, Samuel Alito, lorsqu’il justi­
DES ÉTATS­UNIS
Climat : laissez le compte en revanche « du climat de l’épo­
que ». Ils sont en effet revenus à la fois sur
une loi restreignant le port d’arme en vi­
fie ce revirement de jurisprudence au nom
de celui qui avait mis fin à la ségrégation ra­
ciale ? L’arrêt du 24 juin ne consacre pas un
cerveau en dehors de ça gueur dans l’Etat de New York depuis plus
d’un siècle, et sur le célèbre arrêt Roe v.
Wade, réaffirmé en 1992, qui sanctuarisait
droit nouveau, il en supprime un. On y re­
lève une assertion selon laquelle l’avorte­
ment n’est pas « profondément enraciné
le droit à l’avortement depuis 1973. dans l’histoire et les traditions de la nation ».
En confiant aux Etats le pouvoir de légifé­ Notons aussi le fait que deux des juges

L LA DESTRUCTION DE
a crise environnemen­
tale ? Ce serait à cause de
notre cerveau. Pas notre
faute à nous, non. Celle de
l’enchevêtrement de neurones
que nous avons entre les oreilles.
Le dérèglement climatique, le
saccage et la surexploitation des
océans, l’industrialisation de
l’agriculture et de l’élevage, l’effon­
drement de la biodiversité com­
mune, la destruction des habitats
naturels, la prolifération du plasti­
que : tout cela serait déterminé
par nos structures cérébrales pro­
fondes. A la faveur de quelques
ouvrages publiés récemment,
cette petite musique berce ces
jours­ci la conversation publique.
Le coupable serait le striatum,
niché sous le cortex, modelé par
des centaines de milliers d’an­
nées d’évolution pour faire pé­
tiller de plaisir notre cerveau à
chaque comportement suscepti­
ble de garantir la survie et celle de
l’espèce : manger, copuler, s’éle­
ver dans la hiérarchie sociale, gla­
ner des informations nouvelles et
surprenantes… Tout cela sans li­
mite, jusqu’à l’excès. Jusqu’à la
destruction de la biosphère et du
climat. L’homme serait ainsi pro­
grammé pour se comporter en
espèce invasive, pour n’être en
somme, vis­à­vis de son environ­
nement, guère autre chose qu’un
parasite dans la charpente.
Il est indéniable que, ces derniè­
res années, les travaux menés en
psychologie cognitive et en neu­
rosciences ont permis d’explorer
– dans une certaine mesure – les
ressorts cérébraux des choix indi­
L’ENVIRONNEMENT  Cour suprême, le chief justice John Roberts),
RELÈVE AVANT  drer le port d’arme, ces juges revendiquent
TOUT DE CHOIX  sans vergogne d’être en mission pour un
POLITIQUES ET N’A 
PAS GRAND­CHOSE
 À VOIR AVEC LES  per du pays par pure dérive idéologique. En
AFFLUX DE DOPAMINE
parce que les politiques actuelles
encouragent la production de
surplus de matières premières
agricoles et autorisent la destruc­
tion de la biodiversité.
Ramener la crise environne­
mentale à une question de com­
portements individuels, et les
comportements des individus au
fonctionnement de leur cerveau,
n’a rien à voir avec les sciences co­
gnitives ou les neurosciences :
c’est déguiser de l’idéologie politi­
que en vulgarisation scientifique.
C’est faire disparaître du tableau
l’impact des choix politiques, et
occulter notre responsabilité et
celle de nos élites dans la catastro­
phe actuelle.
Masquer les dysfonctionne­
ments de la société en les « natu­
ralisant » est une tendance con­
nue. Nous détruisons l’environ­
nement ? C’est le cerveau, donc.
Les femmes sont assignées aux
tâches ménagères ? C’est l’évolu­
tion qui les a spécialisées. Il y a
des riches et des pauvres ? C’est
parce que les premiers ont de
rer en la matière (en dépit de la vaine réserve
du président, également conservateur, de la
tout en les corsetant lorsqu’il s’agit d’enca­
L e grillage de protection qui enserre
aujourd’hui à Washington le siège
immaculé de la plus haute instance
judiciaire des Etats­Unis d’Amérique dit
bien le péril qui la menace : celui de se cou­
camp et que cette loyauté­là l’emporte sur
toute autre considération. L’un d’eux, Cla­
rence Thomas, a encore alimenté l’inquié­
tude en s’interrogeant sur la protection
constitutionnelle dont bénéficient la con­
traception, les relations sexuelles entre per­
deux arrêts rendus le 23 et le 24 juin, les ju­ sonnes du même sexe et le mariage gay, au
ges conservateurs de la Cour suprême, qui nom d’un ordre moral d’un autre âge.
compte neuf membres, ont en effet sacrifié Cet épilogue dévastateur pour l’image des
à deux totems de la droite religieuse : la dé­ Etats­Unis est le produit de la tyrannie
fense intraitable des armes à feu au nom d’une minorité permise par un système
d’une liberté qui ne doit souffrir aucune li­ électoral outrageusement favorable aux
mite ; et la lutte inlassable contre le droit Etats les plus conservateurs. Il a fait qu’un
des femmes à disposer de leur propre corps. président largement battu dans le vote po­
Ces deux obsessions ont beau n’être par­ pulaire, Donald Trump, désigne trois juges
tagées que par une minorité de leurs conci­ sélectionnés par un lobby, et que ces der­
toyens, ces juges ont passé outre au sage niers soient ensuite confirmés par un Sé­
conseil du constitutionnaliste John Freund nat qui est un reflet déformé du pays.
Samedi 25 & Dimanche 26 Juin*
Lidl vous offre la
nommés par Donald Trump avaient assuré
avant leur confirmation par le Sénat, pour
passer l’obstacle, qu’ils considéraient Roe v.
Wade comme acquis…
La Cour suprême aurait dû se tenir à dis­
tance de la polarisation mortifère qui di­
vise de plus en plus profondément les
Etats­Unis, pour préserver une légitimité
essentielle. Le consentement des conci­
toyens la protège bien plus sûrement que
l’inamovibilité de juges nommés à vie. En
manquant à ce devoir de réserve, elle attise
les passions. Ses membres sont déjà sous
protection policière après qu’un homme
armé venu pour tuer l’un des conserva­
teurs après une fuite de la première mou­
ture de l’arrêt contre l’avortement s’était
rendu préventivement à la police.
Au cœur de la capitale fédérale, face à un
Congrès assailli le 6 janvier 2021 par une
horde contestant le résultat de la présiden­
tielle, cette Cour suprême en état de siège
est désormais une triste allégorie, celle de
l’affaissement démocratique américain. p

viduels (encore que la portée et
l’interprétation de certains de ces
résultats soient fortement débat­
tues). Mais faire de ces mécanis­
mes une cause dominante du des­
tin des sociétés revient simple­
ment à nier à peu près toutes les
connaissances accumulées par
les sciences humaines et sociales.
Qui est alors « responsable » ?
La destruction de l’environne­
ment ne découle pas d’une
somme de décisions et d’arbitra­
ges individuels sur le temps que
l’on passera sous la douche, sur la
quantité de viande que l’on man­
gera dans la semaine ou sur le
nombre de déplacements en
avion que l’on s’autorisera dans
TVA!
TV
VA!
VA!
meilleurs gènes et un quotient
intellectuel plus élevé. Etc.
Il n’y a pas de fatalité « natu­
relle » à la destruction de l’envi­
ronnement. En trois cent mille
ans d’existence, Homo sapiens a
expérimenté de très nombreux
types d’organisation politique et
sociale, de nombreuses façons
d’habiter et d’utiliser le monde.
Certaines destructrices pour leur
environnement, d’autres non
– sans que la structure du cerveau
y soit pour quoi que ce soit. Mais
depuis cinq siècles, les sociétés
européennes ont si méticuleuse­
ment détruit, inféodé ou avili les
autres manières de vivre, que
nous en sommes venus à nous as­
similer, nous et notre mode de
Année 2022 - Photos non contractuelles - LIDL RCS Créteil 343 262 622 - Offres non cumulables |

l’année. Elle relève avant tout de
choix politiques qui contribuent
à construire et faire fonctionner
les structures économiques et so­
ciales, et n’a pas grand­chose à
voir avec les afflux de dopamine
dans les cerveaux des individus.
Il est bien sûr probable que le
système économique que nous
avons bâti tire parti de notre
vie, à Homo sapiens au sens large.
Dans L’Evénement anthropo­
cène (Seuil, 2013), Jean­Baptiste
Fressoz et Christophe Bonneuil
le notaient déjà malicieusement :
était­il approprié d’utiliser la ra­
cine grecque anthropos pour dé­
nommer l’ère géologique mar­
quée par la domination destruc­
trice de l’homme ? Les Bushmen

-20% DE REMISE
fonctionnement cérébral pour ou les Nambikwara, membres

générer toujours plus de crois­
sance et détruire toujours plus
vite l’environnement, mais qui
est alors « responsable » : les indi­
vidus (équipés de leur cerveau),
ou plutôt les choix politiques qui
induisent le fonctionnement de
l’économie ?
En d’autres termes, nous ne vi­
dons pas les océans parce que
nous sommes individuellement
affamés de poissons, mais parce
que la pêche industrielle est large­
ment subventionnée et que les
dégâts liés à son activité ne sont
pas inclus dans le coût de ce
qu’elle met sur le marché. Nous
n’aspergeons pas les champs d’in­
trants de synthèse parce que nous
manquons de céréales, mais
MASQUER LES  qu’il n’y a nulle direction obligée,
DYSFONCTIONNEMENTS  ganisations sociales et politiques,
DE LA SOCIÉTÉ EN LES  qu’il est possible d’emprunter,
SOIT
à part entière de notre espèce,
n’y ont pourtant guère de res­ **
ponsabilité… N’aurait­il pas
mieux valu parler, suggéraient
notamment les deux historiens, sur le bricolage, le jardinage,
de capitalocène ? le textile, la cuisine, les loisirs,
Il n’y a, là non plus, aucune fata­
lité. Le capitalisme financiarisé la déco, le sport, l’automobile…
n’est pas le fruit de l’évolution na­
turelle du fonctionnement éco­
nomique des sociétés, et le Là, ça vaut le coût
meilleur antidote à cette idée est
un ouvrage récent de l’anthropo­ de se faire plaisir !
logue David Graeber et de l’ar­
chéologue David Wengrow (Au
commencement était… Une nou­
velle histoire de l’humanité, Les
Liens qui libèrent, 752 pages,
29,99 euros). Cette somme éru­
dite et passionnante révèle toute
la diversité et l’inventivité des so­
ciétés humaines ; elle montre
nulle évolution naturelle des or­
mais une multitude de chemins
*Dans les supermarchés ouverts le dimanche. Retrouvez la liste sur lidl.fr
** Offre non cumulable et valable sur tout le rayon bazar : hors produits alimentaires, hygiène-beauté et plantes et fleurs.

« NATURALISANT » EST  sans pour autant « revenir à la

bougie ». Lisez ce livre, c’est excel­
UNE TENDANCE CONNUE lent pour le cerveau. p
 5
TOPO

Communes
de re-nom
Chaque année, une dizaine
de villes et villages demandent
à changer de nom. Mais il leur faut
satisfaire aux critères pas toujours
bien compris d’une commission

6 VOYAG E
La vie
en rouge
Façades ocre du Vaucluse, grès
corrézien, briques orangées de
Picardie… Cinq villages arborent
cent nuances d’une même couleur

8 UN AP É RO AVEC …
Michaël
Fœssel
Ce n’est pas à Berlin, sa ville
de cœur et d’écarts, que
le philosophe fixe rendez-vous,
mais à Paris. Discussion veloutée
au sujet de l’expérience
du plaisir comme acte politique

# VANL IFE

Les nouveaux
camping-caristes
Les adeptes de
la vie sur pneus
se diversifient.
Sur la route,
les retraités
côtoient
désormais
de jeunes
couples en quête
de liberté,
des travailleurs
nomades,
séduits par
un quotidien
ambulant...
et contraignant
AIMÉE THIRION POUR « LE MONDE »

D I MANCH E 26 - L UN DI 27 J UI N 202 2 C AH I ER D U « M O N D E » N O 240 96 - NE P EU T ÊT R E V END U SÉPA R ÉM ENT

2 0123
D IMA NCH E 26 - LU N D I 27 J U I N 202 2
Par Jordan Pouille
Q
uatre couchages, une
douche, un frigo,
26 000 kilomètres au
compteur. Et l’heu­
reuse perspective de
week­ends de va­
drouille improvisés ou de vacances na­
ture en famille. Au volant de son cam­
ping­car Chausson Welcome profilé, ac­
quis d’occasion en août 2021, l’auteur de
ces lignes a rejoint la confrérie des hé­
donistes du bitume. Devenir camping­
cariste, c’est quitter l’autoroute, arpenter
les départementales et intégrer une
communauté attachante, désormais éta­
blie bien au­delà des couples de retraités.
C’est aussi intégrer une communauté
aux visages changeants, comme le prou­
vent ces rencontres effectuées lors de
pérégrinations à travers la France.
Une jeune
famille nomade
Amandine, Erwan et leur bébé
A 543 mètres d’altitude, tout en haut du
puy du Gaud, en Creuse, Amandine et
Erwan (ils ont requis l’anonymat) savent
qu’ils ont le plus beau panorama de la
vallée. Mais pas pour longtemps : ils ne
sont ici que pour permettre à leurs pro­
ches de monter admirer leur bébé, sur
cette nouvelle aire pour camping­cars,
gratuite et tout équipée, que longent les
pèlerins en route vers Compostelle.
Car leur engin – un long camion
blanc racheté à une société d’événemen­
tiel accablée par la pandémie et aménagé
par leurs soins – est trop gros pour les
parkings de Bénévent­l’Abbaye. Le lende­
main, ces trentenaires feront cap sur l’Ar­
dèche et les gorges du Chassezac, où une
base nautique les attend pour animer la
saison estivale, ramener les kayakistes et
leur matériel au point de départ. « J’ai tra­
vaillé douze mois dans une boîte de BTP,
avec cinq semaines de congé, et je n’ai pas
aimé la routine. Et puis, changer d’activité
tous les trois mois et donc ne plus répéter
les mêmes gestes, ça permet de moins se
bousiller le corps », explique Erwan. Pen­
dant le reste de l’année, il réalise des ex­
tensions de maisons en matériaux écolo­
giques, à travers la Bretagne principale­
ment. Son domicile sur pneus le conduira
là où se dérouleront ses prochaines mis­
sions. Le camping­car a fait d’Amandine et
lui un couple de travailleurs nomades.
Parmi les nombreux chamboule­
ments provoqués par la pandémie figure
le boom français du camping­car : les
ventes explosent aussi bien dans le neuf
que l’occasion. Indie Campers, impor­
tante plate­forme de locations, a vu son
activité bondir de 150 % l’an dernier. Les
artisans capables de transformer une
vulgaire camionnette en van aménagé
fleurissent sur la Toile. Ainsi, plus de
100 000 véhicules de loisirs ont été imma­
triculés l’an dernier : un record. Si bien
que près de la moitié des camping­caristes
français le sont depuis moins de cinq ans.
A grands coups d’aires d’accueil et de bor­
nes à vidange, les communes rurales dé­
sertifiées soignent ces habitants de pas­
sage : elles savent qu’en moyenne un cam­
ping­cariste dépense 44 euros par jour
dans les commerces du lieu où il sta­
tionne. Et encore plus s’il y trouve du li­
quide pour vidanger ses toilettes chimi­
ques, de la vaisselle incassable ou des cales
de mise à niveau. De quoi, pour lui, s’af­
franchir doucement des boutiques des
concessions garages, longtemps incon­
tournables et qui facturent au prix fort.
Pour faire de leur véhicule un lo­
gement, Amandine s’est abreuvée de tu­
toriels vidéo et d’extraits de manuels de
normes Afnor circulant sur les forums.
Erwan a appliqué, outils à la main, ses ins­
tructions : « Après cinq mois d’aménage­
ment et deux contrôles, notre camion est
devenu officiellement un camping­car, ho­
mologué VASP [véhicule automoteur spé­
cialisé], donc ça veut dire, par exemple,
qu’il peut rouler le dimanche, contraire­
ment aux poids lourds », insiste ce fils d’un
maraîcher et d’une cantinière à la retraite.
Le camion propose un salon avec son ca­
napé d’angle et une kitchenette, deux
chambres, une cabine de douche avec toi­
lettes sèches. Un compartiment séparé,
extérieur, sert de buanderie et d’atelier.
Le toit est totalement recouvert de pan­
neaux solaires fournissant plus de
800 watts d’électricité. « Il a fallu installer
des sorties de secours, un système de distri­
bution du gaz sécurisé, de bonnes aéra­
tions. Et puis la Dreal [direction régionale
de l’environnement, de l’aménagement
et du logement] est venue vérifier la répar­
tition des charges, si les fenêtres étaient en
verre spécial Securit, si les portes s’ou­
vraient vers l’extérieur, si les cuves d’eau
étaient bien conçues pour empêcher leur
contenu de se précipiter d’un coup vers
l’avant du véhicule lors d’un freinage brus­
#VANLIFE
que. » Même s’ils ont le sentiment d’avoir
« tout bien fait », quelque chose cloche :
« Regardez bien autour du camion, dit
Erwan en triturant sa casquette. Vous
n’avez rien remarqué ? Les deux emplace­
ments de chaque côté sont disponibles. Dé­
solé de dire ça, mais je pense que les autres
On ouvre les vans
camping­caristes nous prennent pour des
manouches… alors qu’on n’a pas l’impres­
sion de faire du bruit. Le chien n’aboie pas
et le bébé fait ses nuits. Et on fait vraiment
gaffe à ne pas s’étaler. »
Un tout petit
Les camping­caristes n’hésitent
jamais à se saluer d’un geste lorsqu’ils se
croisent sur une route. Il semble souvent
plus facile de demander du sel à son voi­
sin de stationnement que de palier. Sur le
intérieur, mais un
groupe Facebook « Amis camping­caris­
tes », aux 34 100 membres, chaque photo
d’arrivée sur une aire publiée par un
membre est aussitôt likée des centaines
de fois par ses congénères. Mais la solida­
accès au grand air rité n’empêche pas une certaine pression
sociale. Sur les aires d’accueil, avant que
les rideaux occultant ne soient tirés et le
mât d’antenne TV déployé, beaucoup se
incomparable. La vie
dévisagent et se jaugent en silence.
Un groupe
Facebook LGBT
nomade sur pneus
Julien et Jérôme
C’est pour cesser de se sentir épiés, voire
jugés, que Julien et son conjoint ont eu
une idée : « C’est parti d’une expérience dé­
séduit de plus en plus
sagréable sur une aire du golfe du Morbi­
han. Jérôme et moi, on prenait l’apéritif, et
on en a eu marre que les autres camping­
caristes, des retraités surtout, nous regar­
dent bizarrement. Alors je me suis dit : “Et
de Français. Certains
puis merde, ça suffit !” », se souvient
Julien, 41 ans. Ce juriste dans une compa­
gnie d’assurances en Bretagne, camping­
cariste de mars à octobre sur ses week­
ends et congés payés, a créé en mai 2020,
ont même choisi de avec Jérôme, 47 ans, le groupe Facebook
« Gay camping­cariste », qui, deux ans
plus tard, compte 918 membres. Tous ap­
partiennent à la communauté LGBT. On y
faire du camping-car
trouve des gens de tous âges, plusieurs
couples de lesbiennes avec enfants aussi.
Chacun donne ses bons plans et ses sé­
jours à venir, en espérant être rejoint sur
place. L’un des membres est salarié de
leur maison à temps
l’office du tourisme de Rocamadour (Lot)
et a mis récemment un terrain à disposi­
tion. « Il avait tout organisé : le circuit, les
visites, les restaurants. Il avait fait un truc
sur mesure », se souvient Julien.
plein. Ils y vivent, y
Quelques vignerons gay ont re­
joint le groupe pour proposer de station­
ner sur leur domaine. L’an dernier, en
travaillent, s’y créent
« On en a eu marre
que les autres
de nouveaux réseaux. camping-caristes,
des retraités
surtout, nous
Mais sont parfois mal
regardent
bizarrement »
vus des habitués…
Julien, 41 ans, en couple avec Jérôme
septembre, le Domaine Jean­Jacques Bi­
teau, près de La Palmyre (Charente­Mari­
time), tenait lieu de rassemblement,
« avec un spectacle de chanteurs et de
transformistes le vendredi soir, pour dé­
marrer », se souvient Julien, ému. En avril,
à Baden, près de l’île aux Moines, dans le
Morbihan, les camping­caristes du
groupe ont privatisé un petit bout d’aire
d’accueil. « Nous nous étions mis à l’écart
et nous avions installé une longue chaîne
pour ne déranger personne pendant notre
apéro. On mettait de la musique, on s’est
couché tard. Il y avait vingt véhicules, une
trentaine de personnes, beaucoup de gens
de Touraine, de Vendée. Ce sont des mo­
ments simples où on met tout sur la table,
où on sympathise facilement, où chacun
s’exprime vraiment librement… Pour moi,
le camping­car, c’est la liberté. »
Au bonheur
des bouviers
Sophie et Frédéric Flamand
A travers la France, chaque semaine sont
inaugurées des aires de stationnement
automatisées, souvent à la place d’an­
ciens campings municipaux que les mai­
ries n’arrivaient plus à entretenir. Elles
sont ouvertes toute l’année, vingt­qua­
tre heures sur vingt­quatre. Leur gestion
est généralement confiée à la société
Camping­Car Park, une PME de Pornic
(Loire­Atlantique) à la tête d’un réseau de

350 stations très hétéroclites : le catalogue
va d’une vaste aire de gravier blanc imma­
culé à deux pas du château de Chenon­
ceau (Indre­et­Loire) à une pelouse hir­
sute de l’île Madame, face à Port­de­Bar­
ques (Charente­Maritime), accessible par
marée basse. La société y applique une re­
cette qui a fait ses preuves : totem de paie­
ment par carte magnétique rechargeable,
portique et caméras de surveillance,
borne d’accès à l’eau et à la vidange, prises
de courant à gogo. Le tout pour une dou­
zaine d’euros les vingt­quatre heures. Exit
l’agent municipal polyvalent. Compter
sur une hotline téléphonique et la solida­
rité des camping­caristes en cas de pépin.
Ce sont ces aires que plébiscitent
Sophie et Frédéric Flamand, un couple de
Valenciennois et leurs trois magnifiques
bouviers bernois – 45 kilos chacun. « Vous
pouvez avoir 5 000 mètres carrés de ter­
rain, ils préféreront s’allonger à côté de vo­
tre transat ! », explique Sophie, à la gaieté
canaille. Affalés sur l’herbe grasse, les
chiens examinent un troupeau de vaches
blanches meuglant au loin, dans cette
campagne de Saint­Pol­sur­Ternoise (Pas­
de­Calais) où l’on cultive le lin à tisser.
Depuis bientôt trois ans, sauf en
cas de verglas, tous leurs week­ends se
passent à bord de leur véhicule gris métal­
lisé, un Adria Twin Suprême 640 SGX, soit
un fourgon Fiat aménagé par Adria, un
constructeur slovène de camping­cars.
« Et en semaine, trois soirs par semaine, on
va dîner dedans avec un seul de nos chiens.
Une fois que tous ont eu leur tour, ils
savent que le week­end est imminent et
qu’on va repartir tous ensemble… Ils nous
font la misère tellement ils sont excités. »
Le jour, quand le fourgon roule, une bar­
rière sépare les chiens du couple. La nuit,
les bêtes dorment sous leur lit, jamais de­
hors. « Evidemment, ça secoue un peu en
dessous. Ils n’ont pas conscience de leur
ampleur. » Mais il faut souvent les sortir
dès 5 h 30, quinze à vingt minutes chacun,
pour les besoins et le défoulement du ma­
tin. C’est Frédéric qui s’y colle. « Avec nos
trois chiens, il est hors de question de se
mettre près d’un véhicule sans demander
l’avis de ses occupants. Donc, en général,
on se met au fond de n’importe quelle aire
de manière que les chiens dérangent le
moins possible. Après, ça nous est déjà ar­
rivé que des gens stationnent à côté de
nous pour être en sécurité la nuit ! Le moin­
dre bruit, la moindre situation anormale :
les chiens vont le flairer et nous réveiller. »
Le plaisir principal de Frédéric
n’est pas de voir du pays, mais de parler à
des gens aux pedigrees variés. « Ma
femme est éleveuse de chats chartreux et
moi je bosse dans un service achat. Eh bien,
sur une aire, je me suis fait un copain res­
ponsable qualité, on avait de quoi discuter.
Le week­end dernier, j’ai parlé à un direc­
teur de banque. Dans l’autre monde, c’est
impossible ! » L’autre monde : celui des
maisons de briques ou de parpaings, « soit
quatre murs, un toit et des factures de plus
en plus élevées… C’est un bien immobilier
qui permet d’avoir un boulot à un endroit
fixe, une vie sociale classique, mais c’est
pas vraiment là qu’on se plaît le mieux.
Quand vous êtes en “CC” [camping­car],
vous allez sur un spot : c’est éphémère, avec
des gens qu’on ne verra qu’une ou deux
fois, mais ça reste fort, avec toujours quel­
qu’un à aider pour un fusible capricieux ou
un tuyau trop court. Et, ensuite, on reste en
contact grâce aux réseaux sociaux. Pour
mes 50 ans, un ami de camping­car est
venu du Sud. Un autre du Portugal, mais
il a dû rebrousser chemin à cause d’un
panneau solaire tombé en route ».
Après avoir rencontré un cadre
d’un opérateur téléphonique en télétra­
vail dans son camping­car, avec deux bel­
les antennes 4G sur son toit, Frédéric s’est
mis à rêver d’une vie de nomade, à temps
plein cette fois. « Sa seule contrainte à lui,
c’était de retourner au siège de sa boîte une
fois par an ! Alors quand notre petit groupe
sera réduit, quand un chien ou deux auront
disparu, on fera ça… Car l’hiver, quand il
fait froid ou mauvais temps, ça suppose de
rester dans le fourgon le plus clair du temps
et avec trois chiens, c’est pas gérable. »
Sophie alimente une page Face­
book sur laquelle elle explique comment
économiser sur les courses ou le carbu­
rant grâce à l’adhésion à Emrys, une coo­
pérative d’achat. Elle assure que cela leur
a permis de partir trois semaines l’été
DI MAN CHE 26 - LU NDI 27 JU I N 202 2
Amandine et Erwan,
saisonniers vivant
à l’année en camion
avec leur bébé,
ici aux Vans, en
Ardèche, le 20 mai.
ALEXA BRUNET
POUR « LE MONDE »
Sophie et Frédéric
Flamand passent
la journée du 21 mai
avec leurs bouviers
au Nouvion-
en-Thiérache, dans
l’Aisne. Ils se sont
installés sur l’aire
de camping-cars
du lac de Condé.
AIMÉE THIRION
POUR « LE MONDE »
dernier en dépensant à peine 300 euros,
« sans se priver de restaurants » ! Elle y pré­
sente aussi de temps en temps des acces­
soires de voyage ou de cuisine nomade
achetés sur la Toile, comme ce fire stick
d’Amazon (une clé HDMI permettant de
regarder des chaînes sans avoir recours à
une box) pour bien capter la télé en strea­
ming. « On a aussi l’Omnia [un minifour
d’appoint qui fonctionne sur le réchaud],
pour faire des pizzas. C’est génial. En dix
minutes, elle est cuite. Et puis la minira­
clette, avec deux bougies, c’est hyperprati­
que. Quand on part un week­end et qu’on
sait qu’on sera branché, alors là j’emporte
le cake factory [un appareil à gâteaux “in­
telligent”]… Il y en a qui ont des chaînes
YouTube et qui vivent de ça. Mais je ne sais
pas comment ils font. »
« Péripléties »
sur YouTube
Pauline Moiret et Simon Daval
Les influenceurs du camping­car sont gé­
néralement de jeunes couples, branchés
et bricoleurs dans l’âme, se présentant
volontiers comme des « digital no­
mads », adeptes de la #vanlife qu’ils ra­
content sur les réseaux, et dont les rou­
tes empruntées traversent forcément
des paysages époustouflants. Et puis, il y
a Pauline Moiret et Simon Daval, ex­jour­
nalistes de Franche­Comté, au véhicule
et aux périples ordinaires, avec qui le
0123
3
camping­cariste « normal » s’identifie
immédiatement. Après un long tour
d’Europe de quatorze mois à bord d’un
Hymer capucine compact acheté d’occa­
sion et financé, en petite partie, par une
collecte sur KissKissBankBank, ce couple
de trentenaires se met en scène sur une
chaîne YouTube baptisée « Péripléties »,
dont le carburant est l’autodérision.
« Péripléties » compte aujourd’hui
57 200 abonnés, les « Péripotes ». Au
menu : des voyages dans l’Allier, la Creuse,
l’Espagne aussi. Ils vont de déboires en
surprises et testent à foison. « Van à
60 000 euros ou camping­car d’occasion à
15 000 euros ? », « Fourgon ou camping­
car ? », « Camping­car 5 ou 7 mètres ? » sont
parmi les vidéos plus vues et commen­
tées. « A partir de 30 000 abonnés, les pro­
positions de partenariat pleuvent. Il s’agit
de demandes de tests contre de l’argent…
On en refuse beaucoup », explique Pau­
line. Les clients trop éloignés de l’univers
du camping­car sont souvent exclus, ceux
dont les produits s’avèrent finalement su­
perflus aussi. Quand une vidéo de voyage
a été financée par un sponsor, un ban­
deau d’alerte s’affiche plusieurs secondes
en entame puis le couple présente ledit
sponsor en milieu de film, comme un
entracte, sans gaudriole aucune. « On es­
saie d’avoir une approche transparente et
rigoureuse, pour garder notre crédibilité. »
Leur camping­car simpliste, à la
patine rassurante, y contribue aussi :
« Dans la tête des gens, celui qui opte pour
le camping­car, il déplace son petit chez­
lui. Alors que celui qui conduit le fourgon
[un véhicule utilitaire devenu habitable],
c’est le baroudeur, proche de la nature… J’y
vois surtout une histoire de construction
mentale. » D’autant que ces deux profils
se retrouvent sur les mêmes aires. Tout
compte fait, le couple tire un tiers de ses
revenus de « Péripléties ». « Il existe trop de
fantasmes autour des personnes qui ga­
gnent leur vie en voyageant grâce à leurs
vidéos, tempère Pauline. La partie créa­
tion de contenus dans notre région, pour
nos clients habituels que sont les collectivi­
tés, les magazines, les offices du tourisme
et les entreprises, fournit les deux tiers res­
tants. » Au total, Simon et Pauline sont
mobiles environ six mois dans l’année, al­
ternant trois mois de voyage et de travail
sur les routes et trois mois sédentaires.
Dans le fossé
Notre reporter, apprenti
camping­cariste
Tout près de Cholet (Maine­et­Loire), le
camping municipal de la Tessoualle a
longtemps été à l’abandon. Puis il a
trouvé son repreneur : Justine, une ex­
coiffeuse, regard rieur sur un visage
tanné. Trois chalets récupérés ailleurs
ont été rénovés, deux immenses tentes
Les influenceurs du
camping-car sont
souvent de jeunes
couples, branchés
et bricoleurs. Des
« digital nomads »
de safari dressées sur des terrasses de
bois. Les ronces ont laissé la place à un
jardin luxuriant, gorgé de plantes aroma­
tiques. Un mouton y déambule sans but.
Afin que le lieu reste accessible toute l’an­
née aux tentes et caravanes, la mairie
avait refusé qu’il soit confié à un opéra­
teur de camping­car. Justine loue princi­
palement à des camping­caristes, cer­
tains disposant leurs véhicules en U avec
la table pliable au centre pour trinquer.
Quand l’auteur de ces lignes a
voulu manœuvrer pour entrer son engin
à son tour, il a glissé deux de ses roues
dans un fossé camouflé par des herbes
hautes. Trahi par sa caméra de recul. Les
camping­caristes se sont précipités pour
pousser. Trop périlleux. Alors Justine est
allée déranger un voisin agriculteur. Le
saint homme a débarqué au volant d’un
John Deere surpuissant et sorti le cam­
ping­car intact du pétrin. Penaud, son
conducteur s’en alla ensuite le garer sur
l’emplacement le plus inoffensif possi­
ble. « J’ai été coiffeuse pendant onze ans,
et les clients qui rêvent d’une nouvelle tête
mais refusent de se raccourcir les cheveux,
je connais, a dit Justine. Je dirais qu’avec
les camping­caristes, c’est pareil. Ils cher­
chent la nature mais refusent les arbres
car ça les empêche de capter les chaînes
télé et craignent l’herbe de peur de
s’embourber en cas de pluie. Adorables et
généreux, c’est certain… mais un peu
chieurs aussi. » Message compris…
4 0123
DIMA NC HE 26 - LU N D I 27 J U I N 202 2
I
l est 9 heures du matin sur
l’aire d’accueil de camping­
cars de Tarifa, en Anda­
lousie. Dans le coin « eaux
usées », un épais liquide
marron et odorant s’écoule
d’une boîte, laissant échapper
quelques éclaboussures. Un va­
cancier purge les 30 litres de ses
toilettes chimiques, deux autres
attendent de prendre la suite.
Cette scène est un classique de la
#vanlife. Mais si ce hashtag re­
gorge de publications sur Insta­
gram (environ 13 millions), il y a
peu de chances que vous tombiez
sur une telle image en ligne.
Aménagement douillet, café au
lit au lever du soleil, apéro sur la
plage… telle qu’elle est exhibée, la
vie en van est pleine de promes­
ses. Mais la réalité est­elle tou­
jours si rose ? De l’intendance aux
délogements nocturnes, en pas­
sant par les pannes, le quotidien
dans un véhicule aménagé est en
réalité loin du conte de fées.
Vous rêvez de la grande
liberté, mais « tout est question
de logistique en van », avertit
Tifenn Butel­Laurent, 28 ans.
Avec son époux, Kevin, ils ont
aménagé leur premier fourgon
en 2016, leur « chalet mobile », un
Renault Trafic pas très abouti du
point de vue du confort. Ils sont
partis pour neuf mois sur les
routes d’Europe avec leur chien,
avant d’en faire leur mode de vie.
Depuis, un chat et une petite fille
les ont rejoints. Sur leur compte
@Three_vanlifers, on suit désor­
mais « César », leur dernier van,
qui abrite des lits, une douche,
une cuisine équipée (avec un
four !), des W­C. Qu’importe le
type de véhicule, Tifenn n’en
démord pas, la vie en van est
ponctuée de contraintes. Dans sa
to­do list quotidienne, il y a
« penser à la quantité d’eau, à la
jauge des toilettes chimiques, à
l’endroit où les vider, au stock
limité de nourriture… ».
L’électricité : plus de jus !
A quoi s’ajoute l’autonomie en
électricité, soulignée par Maxime
Bertin, propriétaire de la société
Vanille, qui loue une flotte de six
véhicules finement aménagés. Le
numéro du SAV sonne souvent
pour lui dire qu’il n’y a plus de
jus. « Les gens pensent qu’en ap­
puyant sur le bouton, ça s’allume
forcément. Certains emportent
leur sèche­cheveux, mais ça ne
fonctionne pas dans un van ! » Le
circuit électrique ne supporte en
effet que des appareils basse
consommation. Idem du côté de
l’eau, qui s’épuise vite, même
avec des cuves de 100 litres :
« Chez soi, on ne se pose pas la
question de ce que l’on consomme.
On est bercé par les photos d’Ins­
tagram… et vite rattrapé par
l’intendance ! », dit­il en souriant.
L’eau : système D
A propos de l’eau, Clémence
Polge, 38 ans, autrice du compte
@roammates, partage son sys­
tème D. Elle vit sur la route depuis
2017 et nous téléphone des Baléa­
res, où elle a passé l’année avec
son chat, à bord de « Bestiole »,
son Volkswagen T3 jaune. Le
fourgon est équipé d’un bidon
fixe de 10 litres et de gourdes
souples de 8, 3, 2 et 1 litres. Pas un
jour ne passe sans qu’elle prati­
que les vases communicants :
quand elle se rend dans les toilet­
tes d’un café, elle prend les petits
contenants dans son sac, les rem­
plit et réapprovisionne la réserve
principale. Pour vivre en van, on
a besoin d’eau autant que d’es­
sence : sa vaisselle, son hygiène,
sa survie en dépendent.
Les toilettes : exit l’intimité
L’hygiène intime et les toilettes
sont elles aussi assez peu pré­
sentes sur les photos idylliques.
Olivia Kohler et Charlie Morel, 27
et 28 ans, en voyage en Afrique
avec « Joe », leur 4 × 4 aménagé,
depuis huit mois, ont dû briser le
tabou des besoins naturels dans
W-C chimiques
et autres galères
Sur Instagram, ce sont des couchers
de soleil inoubliables. Mais dans la réalité,
camping-car et van, c’est aussi de l’eau
rationnée, de la promiscuité…
le couple : « On a des toilettes sè­
ches pliantes. Quand l’une de
nous deux est à l’arrière sur les
W­C, l’autre se poste à l’avant
pour faire le guet, histoire de véri­
fier que personne ne débarque à
l’improviste pour faire la causette,
comme cela arrive souvent là­bas.
On a vécu des situations cocas­
ses ! », témoignent­elles. Certains
fantasment le retour à un mode
de vie « nature », où l’on ferait ses
besoins dehors. Mais ce n’est pas
possible partout, insiste Tifenn,
surtout depuis que le van est à la
mode. « Ça m’est arrivé de me re­
tenir des heures de faire pipi
parce qu’il y avait du monde par­
tout… », confirme l’autrice, avec
son époux Kevin, de Voyager en
van (Jouvence, 2021).
Les toilettes, c’était la pré­
occupation numéro un de Quen­
tin Adenis, cadre de santé de
27 ans, quand il s’est laissé em­
barquer par sa compagne dans
l’aventure sur roues, à bord d’un
Volkswagen T6 sans W­C. « J’étais
#VANLIFE
Jane Roussel
plutôt branché hôtel all inclusive…
Le premier soir où tu es obligé
d’aller prendre un café juste pour
te soulager, ce n’est pas très agréa­
ble ! Et puis tu t’y fais, parce que tu
te réveilles au milieu des vignes le
matin, et c’est magique. »
L’exiguïté : ça valdingue
Dans la série des choses avec les­
quelles on doit composer en van,
il y a aussi l’espace. C’est un Tetris
permanent : « Chaque chose a sa
place et chaque place a sa chose »,
résume Tifenn. Et si l’on ne
range pas parfaitement, tout
valdingue au premier virage. Et
les lessives à faire sécher quand
il fait moche… « Certains jours,
on se demande : mais pourquoi
on s’inflige ça ? », ironise­t­elle.
De même, le plein de courses
pour la semaine est compliqué.
Dans le meilleur des cas, on a un
petit frigo et des rangements li­
mités. La température vient, elle
aussi, ajouter son grain de sel au
casse­tête du garde­manger.
MAXIME ROY
Le frigo : un webinar
pour comprendre
« Les gens voient dans le van un
moyen de voyager libres, mais ils
n’y connaissent souvent rien »,
commente Virginie Dos Santos,
responsable des réclamations
chez Yescapa, une plate­forme de
mise en relation des proprié­
taires de camping­cars avec les
vacanciers. Depuis la pandémie,
les novices affluent. « Ce qu’on en­
tend le plus souvent ? Le frigo ne
fonctionne pas. » Il faut dire que la
marche à suivre pour qu’il fasse
son ouvrage n’est pas simple.
« Quand vous vous garez, vous de­
vez aller sur le tableau de com­
mande, sélectionner le gaz qui
prendra le relais du moteur pour
alimenter le frigo, ouvrir la bou­
teille de gaz, aller dans le frigo et
choisir la bonne option… Les gens
n’ont pas conscience du côté in­
grat de l’organisation, à tel point
qu’on a mis en place des webinars
pour les former en amont. » En
d’autres mots, se poser sur la
plage et ouvrir une bière bien
fraîche pour fêter ça requièrent
un bon sens de l’anticipation.
Le bon « spot » :
350 euros d’amende
Pour l’apéro frais, c’est technique.
Et pour se garer ? Pas tellement
moins. « Nous sommes arrivés de
nuit et n’avons pas vu le panneau
d’interdiction de camper. Nous
nous sommes fait réveiller par la
police locale, qui nous a demandé
de bouger », note un camping­
cariste en vadrouille dans le sud
de l’Espagne sur la plate­forme
Park4night, qui recense les en­
droits où stationner. Autre exem­
ple d’« Instagram versus réali­
té » : trouver le bon « spot » n’est
pas aisé. Soit parce que quarante
autres véhicules sont déjà garés
devant la vue, soit parce que
c’est interdit. Plus on est nom­
breux à courir ce mode de vie et
plus les panneaux d’interdiction
fleurissent, analyse Tifenn.
Avec Kevin, un soir, ils
ont failli recevoir un coup de
canne d’un passant menaçant,
qui s’est finalement contenté de
les insulter. Ils étaient garés sur
un chemin au bord de l’eau, en
pleine nature, a priori sans gêner
personne. Quelques minutes
plus tard, quand la police de l’en­
vironnement a débarqué, ils ont
compris : « Sans le savoir, on était
sur un domaine maritime pro­
tégé. Ça nous a coûté 350 euros
d’amende. » Derrière les endroits
de rêve se cachent aussi des tas
de surprises, comme des mon­
ticules de déchets abandonnés,
ou encore des sols qu’on ne maî­
trise pas tout à fait, et qui, au
petit matin, nous gardent pri­
sonniers : « Dans la boue, dans du
sable… et on a été bloqués dans la
neige aussi », énumère Tifenn.
Les avaries techniques :
le coup de la panne
Elle a une longue liste de catastro­
phes nocturnes en stock : « Kevin,
pourquoi il y a des gouttes dans le
van ? » Tifenn est en train de cuisi­
ner, la nuit tombe et un gros orage
éclate alors qu’ils sont à la fron­
tière entre l’Italie et la Slovénie,
dans leur tout premier van. « On a
mis du temps à comprendre que la
portière n’était pas étanche, il man­
quait un joint. On a scotché un sac­
poubelle sur la porte pour stopper
l’écoulement, et on a dû se déplacer
en catastrophe pour se mettre à
couvert », se souvient­elle. Récem­
ment, ils ont eu une fenêtre qui ne
fermait plus, la roue de secours
qui s’est décrochée en roulant, les
vérins du toit relevable (dans le­
quel se trouve le lit) qui ont lâché…
Mieux vaut être débrouillard,
quand on vit en camion.
« Joe », l’engin d’Olivia et
Charlie, a 260 000 kilomètres au
compteur et vient d’en encaisser
15 000 sur des pistes d’Afrique.
Alors, forcément, il lui arrive de
faiblir. « On s’est retrouvées à plat
en plein désert mauritanien, à
cause d’un problème de batterie.
La ville était à 100 kilomètres », ra­
conte Olivia. Après avoir espéré
qu’un véhicule passerait par là
pour les aider, elles ont fini par
utiliser la batterie de l’habitacle
aménagé pour relancer le moteur.
« On n’est pas intéressées par la
mécanique, mais c’est notre mai­
son, on a besoin de connaître les
bases », illustre la jeune femme,
qui rapporte ses aventures sur le
site Le P’tit Reporter. Depuis que
ses freins l’ont lâchée en pleine
montagne suisse, à force d’avoir
chauffé, Clémence de @roamma­
tes est d’accord : « Je me suis ins­
crite à un CAP pour avoir des no­
tions. Je ne vais pas devenir mé­
cano, mais quand tu es une femme
seule, c’est libérateur ! », dit­elle.
Toutes ces mésaventures
sont­elles compensées par le plai­
sir de découvrir d’inoubliables
paysages ? « On ne va pas se men­
tir, on le fait pour être dans la na­
ture : partir en van pour dormir
sur des parkings bitumés à côté
d’entrepôts, ça n’a pas d’intérêt ! »,
dit Quentin, qui a récemment in­
vesti dans un 4 × 4 aménagé et
s’apprête à découvrir le Portugal
pendant ses vacances d’été.
« CERTAINS
JOURS, ON SE
DEMANDE : MAIS
POURQUOI ON
S’INFLIGE ÇA ? »
Tifenn Butel­Laurent,
qui vit en camping­car
depuis 2016
Clémence rit de cette ob­
servation, « qui fait aussi partie
de la vie en camping­car, même si
on le montre moins sur Insta­
gram ». On n’en prend pas plein
les yeux tous les jours, on reste
statique pour le confort de l’en­
droit, pour profiter d’un réseau
Wi­Fi, d’un café pas loin, de dou­
ches publiques. « Cela m’arrive
de passer trois nuits sur un par­
king de centre commercial pour
avoir tout ça. Ce n’est pas le rêve
en permanence ! » L’humoriste
Bertrand Usclat en plaisante
d’ailleurs dans La Vraie Vie d’un
digital nomad, une vidéo de sa
minisérie parodique Broute (en
référence au média en ligne
Brut) : « Il y a beaucoup de clichés
sur la vanlife, les gens sont per­
suadés qu’on visite des endroits
magnifiques (…), mais en vrai, je
me réveille rarement devant un
lac. Sauf quand le routier d’à côté
a fait sa vidange ! »
 0123
DI MANCHE 26 - LU N DI 27 JU I N 202 2 5

TOPO
veau centre commercial », dit­on

Mon village a changé de nom

en souriant encore au service
communication de la mairie. Il
est vrai que « Capavenir » rap­
pelle ces noms soigneusement
marketés des zones périphéri­
ques qui suffisent à désigner des

Une commune qui souhaite se rebaptiser doit obtenir l’aval lieux destinés à attirer du public,
sans nécessiter aucune autorisa­
tion d’ordre toponymique. « On a
d’une commission garante du « patrimoine toponymique » de la France rarement vu un choix aussi cré­
tin », s’insurge Cédric Haxaire,
Olivier Razemon l’actuel maire, qui a battu le pro­
moteur de Capavenir Vosges aux
élections municipales de 2020.
Le nouvel élu a aussitôt

A
u mur d’un joli
bâtiment en
pierre de taille et
en basalte qui fut
une gare au dé­
but du XXe siècle,
une plaque émaillée affiche le
nom de « Coren­les­Eaux », en
lettres blanches sur fond bleu. A
deux kilomètres de là, sur une
aire de repos de l’autoroute A75,
une table d’orientation installée
par les services de l’Etat en 1997
confirme : « Coren­les­Eaux ».
Le nom de cette com­
mune montagnarde du Cantal,
450 habitants, fait référence à une
source d’eau ferrugineuse exploi­
tée à l’époque gallo­romaine. Offi­
ciellement, toutefois, le bourg
porte le nom de « Coren », pro­
noncé « corin ». Le 18 juin, les onze
membres du conseil municipal
ont voté une délibération, la troi­
sième en quatre ans, pour que
leur commune affiche son nom
complet, espérant ainsi mettre fin
à un cauchemar administratif. Car
le ministère de la cohésion des
territoires leur oppose un refus
obstiné. « Le préfet du Cantal m’a
même écrit pour exiger le retrait de
la mention “Coren­les­Eaux” du
site Internet, de Wikipédia, de la
signalétique et de l’annuaire des
maires du Cantal », s’exaspère la
maire, Patricia Rochès.
Et si la municipalité n’ob­
tempère pas ? « L’Etat mandate­
rait alors une entreprise pour dé­
poser les panneaux et enverrait la
facture à la commune », s’indi­
gne­t­elle. Autrement dit, tous les
signes visibles de la dénomina­
tion « Coren­les­Eaux » doivent
disparaître, alors que l’édile y voit
justement des preuves que la
commune s’appelle ainsi.
Pour justifier son refus, le
ministère s’appuie sur les critè­
res rigoureux de la Commission
nationale de toponymie (CNT),
instance consultative constituée
de fonctionnaires de différents
ministères et d’experts en lin­
guistique. Cet organe, qui porte
les mêmes initiales que la Confé­
dération nationale du travail
sans en partager la philosophie
anarchiste, est, depuis 1987, ga­
rant du « patrimoine toponymi­
que » de la France, en particulier
les noms donnés aux collectivi­
tés territoriales et à leurs habi­
tants. Chaque année, une dizaine
des quelque 35 000 communes
françaises demandent à changer
de nom. Environ huit réclama­
tions sont acceptées.
A propos de Coren­les­
Eaux, Pierre Jaillard, président de
la CNT depuis 2004, assure que
« l’historicité est discutable ». Une
« erreur de perspective courante »,
selon lui. « Il arrive qu’un usage
semble établi localement, alors
qu’il ne date que de deux ou trois
décennies et que les services d’ar­
chives disent l’inverse », plaide­t­il.
Dans le Cantal, Patricia Rochès
rétorque que l’usage est ancien,
comme en témoigne l’ancienne
gare construite en 1902 et désaf­
fectée en 1941, et ajoute, furi­
barde : « Ils n’auraient pas pu me
passer un coup de fil avant de
prendre cette décision absurde ? »
Mais la commission, elle,
avance d’autres arguments. L’am­
bition patronymique de Coren­
les­Eaux semble « principalement
touristique », une motivation qui
ne saurait légitimer un change­
BEAUCOUP ment de nom. Pierre Jaillard
nous livre un exemple : « On
D’HABITANTS compte 1 300 communes en Pro­
ONT CRU À vence, le fait d’ajouter “en­Pro­
vence” à un nom existant ne se
L’OUVERTURE justifierait pas », sauf pour attirer
D’UN CENTRE les visiteurs.
COMMERCIAL Pourtant, en 1990, le dé­
partement des Côtes­du­Nord
QUAND THAON- avait obtenu sa transformation
LES-VOSGES en Côtes­d’Armor, tandis que la
région Centre s’appelle depuis
EST DEVENU 2015 Centre­Val­de­Loire. Dans
CAPAVENIR les deux cas, le changement de
nom était ouvertement revendi­
qué par les acteurs du tourisme.
« Il s’agissait de décisions politi­
ques », balaie le président de la
CNT, qui cite toutefois une ex­
ception plus récente.
En grande couronne fran­
cilienne, Herblay (Val­d’Oise) a
obtenu en 2018 le droit de se
renommer Herblay­sur­Seine.
Certes, précise Pierre Jaillard, « il
n’existe en France qu’un seul Her­
blay », et l’ajout semble difficile­
ment compréhensible, mais la
commune a su se faire entendre
du pouvoir politique. La CNT s’est
Retour à la case départ
pour la commune de
Thaon-les-Vosges. Un
court temps renommée
« commune de
Capavenir Vosges »,
la localité a finalement
retrouvé son nom
d’origine, comme
en atteste ce panneau
de signalisation, remis
en place le 21 février.
VILLE DE THAON-LES-VOSGES
d’ailleurs contentée en l’espèce
de rendre « un avis réservé » en
sachant qu’il ne serait pas suivi.
Deux ans plus tôt, une
singulière innovation topony­
mique n’avait causé aucune dif­
ficulté non plus. La commune de
Thaon­les­Vosges, qui comptait
8 000 habitants dans la périphé­
rie d’Epinal, était devenue Capa­
venir Vosges. Le maire de l’épo­
que, Dominique Momon, qui
n’a pas répondu à nos sollicita­
tions, avait profité d’une fusion
avec deux autres communes,
Oncourt et Girmont, pour impo­
ser cette étrange lubie.
« Beaucoup d’habitants
ont cru à l’ouverture d’un nou­
organisé un référendum local. La
consultation, en plein confine­
ment, en novembre 2020, a mo­
bilisé 60 % des électeurs inscrits,
et ne souffre d’aucune contesta­
tion : 93 % des Thaonnais ont ren­
voyé Capavenir au passé.
Mais le processus est
long. La commune n’a officielle­
ment recouvré son nom que le
1er janvier de cette année. Entre­
temps, tout avait changé : les
panneaux d’entrée de ville, la
carte de l’Institut géographique
national, le site des impôts, les
coordonnées GPS, etc. Le retour
à Thaon a coûté 15 000 euros, sur
un budget municipal de 12 mil­
lions. « C’était indispensable, car
l’identité locale s’étiolait », com­
mente le maire.
La CNT, si elle avait pu
donner son avis, aurait épargné
à la commune cette inutile ex­
cursion toponymique. Mais l’ex­
pertise de la commission n’est
pas requise en cas de création
d’une commune nouvelle. Elle
se contente d’émettre des re­
commandations, sans pouvoir
empêcher, par exemple, le nou­
veau nom issu de la fusion entre
Cherré et Cherreau, dans la Sar­
the : « Cherré­Au ». « C’est une
aberration, mais le préfet l’a enté­
rinée sans souci et les deux mai­
res en sont très fiers », regrette
Pierre Jaillard.
L’avis de la commission
ne s’étend pas non plus aux
« microtoponymes » dont la noto­
riété demeure très locale. En
mars, la commune de Tôtes (Seine­
Maritime) a, provisoirement, dé­
baptisé un lieu­dit appelé « Mos­
cou » pour le renommer « Kiev ».
La CNT s’était alors fendue d’un
communiqué pour dénoncer
« une dénomination militante ».

A LL E Z , ENC OR E UNE HIS TOIR E !

Trois livres pour tout-petits avec des animaux cachés

Clara Georges

> Des chatons farceurs > De dos en dos > Sous couverture
Les chatons de Frimousse ont dis- Reconnaîtriez-vous un raton laveur Il y a mille et une façons de mettre
paru. On part en exploration dans toutes de dos ? Et un singe vert ? Pas évident ! A en action le jeu de la bobine de Freud.
les pièces de la maison ainsi que dans le chaque page de ce petit livre carré se des- Regardant son petit-fils jouer avec une
jardin. Sur chaque page cartonnée est sine le dos d’un nouvel animal, qui n’appa- bobine qu’il lançait puis tirait à lui en di-
ouverte une fenêtre, ou une lucarne, qui raîtra de face qu’à la page suivante. Un sant : « Fort, da ! » (« là-bas, ici ! »), le psycha-
donne un aperçu de la suite… Mais tou- jeu de devinettes très efficace avec les nalyste observa là une symbolisation
jours pas de petits chats. On aura croisé plus petits, et pas toujours aussi simple ludique de la séparation avec la mère :
une famille de chiens dans la véranda, qu’il y paraît pour les grands, grâce aux l’enfant intègre progressivement la per-
des lézards et des coccinelles dehors, ainsi dessins espiègles de Marion Deuchars. manence de l’objet, autrement dit le fait
que deux poissons dans le hublot de la « Coucou, les animaux ! », de Marion Deuchars que celui-ci ne cesse pas d’exister lorsqu’il
machine à laver avant de retrouver les (Milan, 22 p., 8,90 €). Dès 6 mois. est hors de sa vue. En français, le « fort-da »
chatons, et le gros bazar qu’ils ont mis dans la cuisine. est le « coucou-caché », que tous les psys, personnels de la petite
« Mais où sont les chatons ? », de Martine Perrin enfance et autres parents pratiquent assidûment avec les jeunes
(Saltimbanque, 30 p., 12,90 €). Dès 2 ans. bambins. Voici donc un « coucou-caché » des animaux. Un
ouvrage cartonné aux traits épurés, au principe répétitif : à cha-
que page, un animal est caché sous une couverture de couleur. Ne
dépassent que ses pattes et, parfois, sa queue. Qui se cache là-
dessous ? Réponse à la dernière page.
« Qui se cache là-dessous ? », de Daniel Carlsten
(Hélium, 34 p., 13,50 €). Dès 6 mois.
6 0123
DIMANC HE 26 - LU N D I 27 J U I N 202 2

Dans les Pyrénées-Atlantiques

La Bastide-Clairence,
Dans le Vaucluse

la légende du sang de bœuf

Roussillon, la peinture à l’ocre
Sur la place aux Arceaux, au centre
De l’abricot mûr à l’écarlate en passant par le vermillon : les façades de Roussillon (Vaucluse), de la bastide fondée au début du XIVe siècle,
parées de volets vert clair, affichent un vaste nuancier qui distingue le village des autres localités la couleur sanguine des volets, linteaux,
provençales, où domine la pierre sèche. Posé sur un éperon rocheux entre le Ventoux et le Luberon, poutres et pans de bois contraste avec
ce village classé parmi les plus beaux de France est la capitale de l’ocre, une teinture longtemps la blancheur de la chaux. Les boiseries
exploitée par l’industrie et toujours appréciée des artistes. Dans l’écomusée Okhra, une ancienne de La Bastide-Clairence (Pyrénées-
usine où on « lavait » l’ocre, une opération consistant à séparer le sable du pigment, les visiteurs Atlantiques) seraient, comme dans
découvriront l’histoire du matériau. Roussillon est le point de départ du sentier des Ocres, beaucoup de villages basques, « badigeonnées
une promenade dans une ancienne carrière aux allures lunaires. Le sentier serpente entre de sang de bœuf, un animal qui symbolise
les cheminées de fée orange foncé, ces grandes colonnes de roche coiffées d’un bloc, qui contrastent la puissance », raconte Véronique Ruiz,
avec le vert brut des pins et des cyprès. Un paysage de carte postale. responsable du bureau touristique du village.
Roussillon-en-provence.fr Voilà une belle légende, que chacun est
Okhra.com libre de croire. Il n’en reste pas moins que
le « rouge basque », utilisé pour peindre les
bateaux, fait partie de l’identité euscarienne,
VOYAGE

au point qu’il en orne le drapeau. Dans

le centre-bourg, deux styles d’architecture
cohabitent, les maisons labourdines à pignon,
dont le toit comprend deux pentes, et
les maisons navarraises à quatre versants et à

Fil rouge
l’entrée en forme d’arc. L’église Notre-Dame-
de-l’Assomption n’est pas rouge, mais en
pierre, et comporte trois superbes galeries en
bois, superposées, de chaque côté de la nef.
Labastideclairence.com

Du Nord au Midi, des bourgs arborent cent

nuances d’une même couleur, le rouge. De quoi
organiser quelques virées chromatiques
Olivier Razemon
Dans la Somme

Cléry-sur-Somme, les teintes

de la reconstruction
Dans le Loiret

Toute en brique, l’église Saint-Martin, Ligny-le-Ribault,

achevée en 1937, présente des formes capitale de la brique
géométriques et des angles droits
dessinés par l’architecte Jacques Debat- De l’argile et du bois. De ces ressources
Ponsan. Juste en face, la mairie de Cléry- propres à la forêt, les Solognots ont
sur-Somme (Somme) arbore les mêmes construit leurs maisons. A Ligny-le-Ribault
rectangles à la teinte fraise écrasée ainsi (Loiret), les briques sont partout, alignées
que des volets peints en rouge. Dans comme des Lego pour former des murs,
En Corrèze

ce coin de Picardie marqué par la bataille empilées entre des pans de bois, ornant
de la Somme (1916), la ligne de front Meyssac, la faille de grès rouge les façades de motifs décoratifs ou relevant
se devine encore aujourd’hui aux briques les embrasures des portes et fenêtres.
S’asseoir à une terrasse de café « et croiser les gars Le village, qui s’est construit autour
choisies pour reconstruire les villages
du coin », assister à un concert entre les piliers des châteaux solognots, abrite même
pilonnés pendant le conflit. Dans
de l’ancienne halle du XVIIIe siècle, faire ses courses la dernière briqueterie artisanale encore
les années 1920, c’était le matériau le plus
dans « l’une de trois boulangeries ou des deux bouche- en activité dans la région, la Tuilerie
facilement disponible, et les briqueteries
ries » : Meyssac (Corrèze) « n’est pas un décor », insiste de Bretèche, fondée en 1890. Ses produits,
tournaient à plein régime. L’urgence
son maire, Christophe Caron. Voilà qui la distingue de diverses formes et teintes, servent
de la reconstruction n’a pas empêché
de sa voisine, Collonges-la-Rouge, aux superbes à restaurer des monuments historiques
les ornements Art déco, mosaïques,
châteaux couleur grenadine, mais figée par dans toute la région et au-delà. Il ne faut
ferronneries ou décorations en forme
le tourisme de masse. Dans ces deux villages, ainsi pas manquer la mairie, superbe bâtisse
de nids d’abeille. Ici aussi, le rouge se marie
que quelques autres dans le sud de la Corrèze, une savamment ornée de briques de couleurs
au vert : au bord de la Somme et des étangs
faille géologique laisse affleurer un grès rouge facile différentes. Ceux qui aiment la campagne
qui la longent, les amateurs de balades
à travailler. Les colonnes soutenant le toit en ardoise apprécieront cette « région naturelle,
ornithologiques trouveront leur bonheur.
de la halle, les embrasures des fenêtres et les façades où il fait bon vivre, entre châteaux, sentiers
Clerysursomme.fr des maisons de maître sont faites de cette pierre, de randonnée et chants d’oiseaux », raconte
dont la teinte hésite entre le rosâtre, lorsqu’il Anne Gaborit, maire du village.
fait chaud, et le carmin foncé, par temps de pluie. Lignyleribault.fr
Tourismecorreze.com
 0123
DI MAN CHE 26 - LUN DI 27 J UI N 2022 7

GOÛT
Le grand bluff
Bouledogue, pommeau de douche, sac à main… Des artistes
culinaires égarent nos sens avec des pâtisseries en trompe-l’œil Thon rouge de Méditerranée, artichaut poivrade, algue sauvage. CYRIL CARRERE

Léo Bourdin
PLA T FÉTI CH E

Le « cocktail de poche »
de Pierre Gagnaire
Elvire von Bardeleben

Triplement étoilé à d’en faire un argument poli-

OLIVER SCHWARZWALD POUR « LE MONDE »
Paris depuis 1998, le chef
stéphanois Pierre Gagnaire
gère une quinzaine d’éta-
blissements dans le monde.
Il vient de reprendre les
fourneaux de la Villa Saint-
Ange, à Aix-en-Provence.
« Voilà un plat repré-
sentatif de la cuisine que je
défends : le “cocktail de po-
che”. C’est-à-dire les amuse-
bouche, mais je déteste
cette expression, je la trouve
vulgaire. Alors que “cocktail
de poche”, ça claque ! C’est
une petite histoire pour le
client, racontée dans l’in-
time, une séquence très vite
dégustée [six préparations
qui s’avalent en une ou deux
bouchées], où chaque élé-
ment doit interpeller.
Dans un cocktail, il y
a l’idée de foule. Et ce qui
singularise ma cuisine, c’est
la diversité. J’ai envie de
faire plaisir aux gens et de
leur offrir le maximum. Et
tique. Mais j’ai arrêté les
mangues acheminées par
avion du Pérou.
Je me laisse aussi
inspirer par la saison et les
beaux produits, comme
pour ces “tranches crues de
thon rouge de Méditerra-
née, artichauts poivrade,
algue sauvage”. Même si le
thon est un poisson gras, je
le trouvais un peu maigre
en bouche, donc j’ai ra-
jouté une pellicule de cara-
mel pour lui donner une
densité gustative. Je tra-
vaille sur les textures, les
empilements, les contras-
tes de goûts. J’ai une cui-
sine assez simple en fait.
Vraiment. Les infusions, les
décoctions, les rotateurs
pour extraire des jus, ça
m’emmerde, c’est pas moi.
J’aime ce côté immédiat,
un peu sauvage, boum !
Quant au “carré de
lait ribot”, c’est une marotte

H
ier, j’ai mangé un chien. Pas n’importe quel Entre chaque séquence, on en apprend un peu plus sur puis, il y a aussi une motiva- du moment. Comme le kéfir
chien : un petit toutou pas bien gros, pas bien les différentes techniques mises en œuvre par les pâtissiers tion secrète. Quand j’ai ou la bufala, le lait ribot n’a
méchant. Il avait le poil ras et la robe marron pour faire illusion. Ici, pour imiter le drapé d’un tissu en coton, commencé ma carrière, je pas vraiment de goût, mais
fauve. Partout, sur son corps dodu, sa peau se le cake artist Jonny Manganello (@thejonnycakes sur Insta­ me disais : si je donne énor- il est acidulé, et donc exci-
plissait en formant des petits boudins à la vue gram) utilise du Flexique, une pâte alimentaire « magique » à mément, dans le tas, il y tant pour le palais. Je le sers
fort appétissante. Etait­ce un bouledogue fran­ l’aspect de pâte à modeler, qu’il aplatit jusqu’à former une aura au moins un truc qui avec une vinaigrette de per-
çais, un carlin ou un terrier de Boston ? A vrai dire, au moment fine feuille ultramaléable. Là, tel un sculpteur, Steve Weiss sera bon ! L’enjeu, dans les sil fumé et du brillat-savarin
de lui asséner un grand coup de cuillère sur le haut du crâne, la (@chefsugar2steveweiss) forme un moule en silicone à partir six éléments présents, c’est légèrement fondu dans le-
question m’importait peu. Ce qui comptait, à cet instant précis, d’une quille de bowling pour donner naissance à son double qu’il n’y ait pas de répéti- quel a infusé du café. L’idée,
c’était d’apprécier la texture molle de sa chair et de me concen­ en chocolat. Enfin, pour reproduire les différentes nuances de tion. Et on renouvelle inté- c’est qu’on se dise : “C’est
trer sur les différents parfums qui s’en exhalaient. Tout s’est couleurs et créer des zones d’ombre réalistes sur leurs gâteaux, gralement le cocktail toutes bon, mais qu’est-ce que
passé très vite – en l’espace de trois bouchées, l’affaire était les candidats utilisent des aérographes (sortes de pistolets à les trois semaines : on l’af- c’est ?” Ça paraît d’une ba-
pliée. Dépourvu de système nerveux, le petit chien n’a, quant à peinture miniature) chargés de couleurs comestibles. fine tous les jours et quand nalité affligeante, mais, il y
lui, pas souffert. Car d’un animal, il n’avait que les traits et l’ap­ Dans le monde des desserts, la mode du trompe­l’œil ne c’est très affiné, c’est le signe a quarante ans, je me fai-
parence… d’un réalisme pour le moins troublant. Poussé par la date pas d’hier. Codifiée par Marie­Antoine Carême, « le roi des qu’il faut arrêter. Ça peut sais insulter quand je pré-
curiosité, je venais d’engloutir l’une des créations­phares de chefs et le chef des rois », la décoration sur gâteaux devient un art paraître anticommercial tendais qu’un navet pouvait
Long & Tee, un salon de thé parisien spécialisé dans les desserts culinaire à part entière au début du XIXe siècle, avant de connaî­ comme stratégie, mais je avoir une autre fonction
en trompe­l’œil : une mousse au chocolat composée d’un mé­ tre son plein essor en Angleterre, lors des dîners de l’ère victo­ préfère l’émotion à l’abouti. qu’être un navet. [Le guide]
lange de chocolat, de sucre, de blancs d’œufs montés en neige, rienne, qui regorgeaient de pièces montées aux décorations Il n’y a pas vraiment Gault & Millau, qui a tout de
elle­même garnie d’un insert gélatineux aux fruits rouges. grandiloquentes. En France, l’illusion pâtissière la plus célèbre de règle pour l’élaboration. suite adhéré à mon travail,
L’envie m’était venue un peu par hasard, sérendipité est probablement celle proposée par le paris­brest, conçu Les éléments sont indépen- a permis à des iconoclastes
aidant, en tombant sur « On en mangerait… ou pas » (« Is it en 1909, dont la forme a été pensée de façon à imiter celle d’une dants, mais ils se répondent. comme Michel Bras, Olivier
Cake ? », en version originale), un show de télé­réalité culinaire roue de vélo, en hommage à la course cycliste du même nom. Parfois, ce sont des petits Roellinger, Marc Veyrat ou
qui met à l’honneur cette mode des faux­semblants pâtissiers. De nos jours, ils sont de plus en plus, parmi les pâtis­ clins d’œil à mon quotidien. moi d’exister. Mais je ne
Chaque épisode de la série, diffusée sur Netflix depuis le mois siers célèbres ou amateurs, à redéfinir les contours de cette Le curry de légumes me veux pas faire de ma cuisine
de mars, se déroule de la façon suivante : sur la ligne de départ, discipline que les Anglo­Saxons appellent cake design. Sur Ins­ vient d’une opération de une religion : on a besoin de
une demi­douzaine de concurrents (pâtissiers amateurs ou tagram, les vidéos d’Amaury Guichon, chef pâtissier franco­ charité qu’on a faite en chefs qui font de très bon-
professionnels) doivent d’abord déterminer lequel des six suisse, affichent des millions de vues ; on l’y voit donner nais­ mars à Saint-Etienne, où il nes terrines et quenelles. »
objets de la vie courante présentés face à eux sur des pupitres sance, étape par étape, à des sculptures chocolatières plus fallait imaginer un plat pas Restaurant Pierre Gagnaire,
rétroéclairés est en réalité un gâteau. vraies que nature (crocodile géant, voiture de course ou télé­ trop cher pour 600 person- 6, rue Balzac, Paris 8e.
On prend un malin plaisir à les voir hésiter entre le vrai phone rétro). Sur TikTok, la Brésilienne @vivicakedesigner est nes. Dedans, il y a du pa- Menu à partir de 165 €.
et le faux, entre un sac à main au cuir luisant et une paire de bas­ devenue une star incontestable du réseau social en postant des nais, des oignons, de la Pierregagnaire.com
kets d’un blanc éclatant, une trousse de maquillage et un canard vidéos de gâteaux aux formes étonnamment trompeuses pomme, de la banane… Je
de bain en plastique jaune. A chaque mauvaise réponse, le pré­ (souris d’ordinateur, escarpins ou… robinet de douche). sais, aujourd’hui, il faut être
sentateur brandit un couteau, passe l’objet à l’épreuve de la Mais qu’en est­il du point de vue du mangeur ? Que se locavore, mais la banane
découpe et, en l’absence de génoise, de crème ou de cœur fon­ passe­t­il dans notre cerveau lorsque nous nous apprêtons à de Martinique, j’ai le droit,
dant, élimine un à un les candidats. Ceux qui trouvent la bonne déguster un gâteau en forme de quille de bowling ou de chaus­ non ? On ne va pas aban-
réponse se qualifient pour l’épreuve suivante : un atelier pâtisse­ sure ? J’ai posé la question à Claire Sulmont­Rossé, directrice de donner l’outre-mer ! Je suis
rie de huit heures pendant lequel ils devront concevoir une créa­ recherche Inrae au Centre des sciences du goût et de l’alimen­ évidemment attentif au
tion en trompe­l’œil. Au terme de l’épreuve, les gâteaux hyper­ tation de Dijon : « C’est en premier lieu la vision et, dans une sourcing, mais je l’ai tou-
réalistes sont soumis à l’examen d’un jury qui, lui aussi, devra moindre mesure, les stimulations olfactives qui vont générer des jours été et je n’ai pas envie
trouver l’intrus comestible parmi une sélection d’objets fonc­ attentes sur l’aliment que l’on va consommer. Au moment de la
tionnels. Le candidat qui parvient à tromper l’expertise du jury dégustation, le cerveau va donner du sens à l’ensemble de ces
repart avec un chèque de 50 000 dollars (environ 47 500 euros) messages qui lui sont envoyés par les systèmes sensoriels. Il va LA DÉGUSTATI ON
et se qualifie pour la finale qui lui donnera une chance, en fin de s’appuyer à la fois sur ce qui est perçu sur l’instant, et sur ce qu’il
saison, de soulever le trophée (mangeable, forcément). a stocké en mémoire lors de ses expériences antérieures. » On ne sait par où commencer. Va pour le curry qui se boit
Je repense à cet adorable petit chien en mousse au cho­ comme une soupe et qui est dominé par la fraîcheur du céleri.
colat que j’ai dégusté un peu plus tôt. Mon cerveau aurait­il pu On n’y distingue pas tellement la banane de l’oignon. De son
La décoration sur anticiper le goût de ce mets, mi­sucre mi­animal – sachant que côté, le thon rouge a presque la taille d’une entrée, et le poisson
je n’ai jamais fait de mal à une mouche ? « Face à un gâteau qui y est laqué d’une sauce caramel-soja-daube de bœuf qui lui
gâteaux devient ne correspond à rien de ce que vous avez l’habitude de consom­ donne un côté carné très plaisant. Le carré de lait ribot ressem-
mer, m’explique Claire Sulmont­Rossé, on peut faire l’hypo­ ble à un Kiri, mais défrise : le brillat-savarin, la vinaigrette, le café
un art culinaire thèse que votre cerveau, en plus d’être surpris, va avoir beaucoup jouent chacun une partition bien différente. En plus de ces trois
plus de mal à identifier les arômes et les flaveurs qui le compo­ bouchées, le cocktail comporte une palourde aux poireaux,
à part entière au sent. » Malgré l’aspect esthétique surprenant, l’expérience ne une gelée de poisson à l’escargot, une pâte à la roquette.
m’aura apporté aucun souvenir gustatif marquant. Peut­être On mange plus d’aliments différents en cinq minutes qu’en
début du XIXe siècle que je suis plutôt une personne à chats, tout compte fait. une journée ordinaire : un vrai voyage gastronomique.
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D IMANC HE 26 - LU N D I 27 J U I N 202 2

UN APÉRO AVEC…
MICHAËL FŒSSEL
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. S’il ne boude pas le pinot, le philosophe préfère goûter à des délices
plus inattendus. Le dernier livre de ce professeur à l’X promeut d’ailleurs la dimension politique et subversive du plaisir

« Le concept de maturité
m’exaspère.
Je suis un enfant attardé »

Michaël Fœssel,
philosophe, au bar
Les Marcheurs de planète,
à Paris, le 15 avril. MAHKA
ESLAMI POUR « LE MONDE »

Valentine Faure

M
ichaël Fœssel tient les perdues qui, frottées l’une à l’autre, pourraient faire
« bars à eaux » pour le jaillir une étincelle, peut­être une flamme.
parfait symbole de ce qui Las. Le sujet, sans surprise, n’a été débattu dans la
lui fait horreur : « l’hygié­ campagne que sous l’angle de l’alimentation. Lui qui
nisme ». « C’est un paradigme déplorait que la droite accapare la notion de plaisir sous
assez bon pour critiquer ce qui la bannière de l’art de vivre à la française se retrouve à
ne va pas dans la société », ju­ devoir arbitrer à gauche entre le steak­vin rouge de Rous­
ge­t­il. Le lieu qu’il a choisi, sel et le couscous­plat­préféré­des­Français de Sandrine
rue de la Roquette, à Paris, est Rousseau. « C’est comme si on ne pouvait pas poser le pro­
donc « un restaurant, un bar à blème du plaisir et de la politique autrement que dans le
vins… un lieu de vie aussi ! », registre de l’identité, regrette­t­il. J’aurais aimé qu’on parle
comme l’annonce la page de sujets moins attendus : la sensualité, la fête. »
Facebook des Marcheurs de Dans sa hiérarchie des plaisirs, ces deux­là pas­
planète. A côté du piano, sent avant la bonne chère. C’est son livre sur la nuit, La
accrochée au mur, la Nuit. Vivre sans témoin (Autrement, 2018), qui l’a fait con­
« une » que Libé a consa­ naître du grand public. « Pour devenir un lieu d’expé­
crée au dernier livre rience, la nuit exige de moi que je m’y livre sans compter »,
du philosophe. On lui écrit­il. Il les aime aventureuses : sortir, ce doit être sortir
sert un verre de rouge, de soi. Les plaisirs qui l’intéressent, dit­il, sont ceux qui
sûrement le pinot surgissent sans être attendus. Le plaisir devient un évé­
noir qu’il aime bien nement, et alors, « on n’en revient pas ». « Ça veut exacte­
PLAYLIST – l’échange s’est passé de mots, entre habitués. Michaël ment dire ce que ça veut dire : on ne revient pas là où on
Fœssel vit dans le quartier. C’est sur la terrasse que l’on était avant. » Voilà en quoi l’expérience d’un plaisir est
> DERNIER LIVRE LU s’attable pour qu’il puisse fumer tranquille, lui qui n’a politique : elle a à voir avec la liberté. Elle permet d’agran­
« Le Jeune Homme », jamais essayé d’arrêter. « Je suis un fumeur à l’ancienne, dir son rapport au monde, de remettre en cause des
d’Annie Ernaux deux paquets par jour. Je reconnais ne pas être exagéré­ désirs que l’on croyait certains, des jouissances qu’on
(Gallimard, 48 p., 8 €) ment animé par le principe de conservation. » croyait pas faites pour soi. « Le plaisir pour moi, c’est
La voix est grave, le regard velouté, qui tourne d’abord une expérience heureuse de désidentification »,
> DERNIÈRE parfois au diabolique au détour d’une idée, les formules résume­t­il. Donc ? « Je goûte. » Il décline pourtant ferme­
NUIT BLANCHE élégantes. Quelques jours plus tôt, au soir du premier ment le boudin noir que l’on nous offre en guise d’apéro,
Avant hier, mais tour de la présidentielle, le disciple de Paul Ricœur était un dégoût d’enfant jamais révisé. Mais reprend un pinot.
à compter d’aujourd’hui au Cirque d’hiver avec « le chef », Jean­Luc Mélenchon, Lorsqu’on lui pose la question de la dernière fois
qu’il a soutenu publiquement. Ils ont parlé de philoso­ où il a « agrandi son rapport au monde », il parle plutôt de
> DERNIER TEXTO phie, d’exil, de Sénèque. L’admiration est manifeste. C’est cette fois où son monde s’est rétréci. Apprenti commu­
ENVOYÉ/REÇU déjà celui qui allait devenir le leader de la Nupes que niste, il est parti à 14 ans en RDA, en colo CGT. Il y décou­
Ma mère… Michaël Fœssel avait choisi pour échanger, quelques se­ vre la tristesse, la grisaille, l’absence de liberté, l’hypocri­
maines plus tôt, dans les pages de Philosophie Magazine sie du système. En repart « immunisé contre le commu­
> DERNIER FILM VU de février, à l’occasion de la sortie de son dernier livre. nisme réel ». Preuve que le déplaisir aussi est politique.
« Pépé le Moko », Après plusieurs essais remarqués, dont Récidive, En 2006, il retourne à Berlin, où il tombe amou­
de Julien Duvivier (1937). 1938 (PUF, 2019), Quartier rouge. Le plaisir et la gauche reux « dans tous les sens du terme ». Il y prolonge sa jeu­
(PUF, 204 pages, 17 euros), son dixième ouvrage, a été
> DERNIER RÉSEAU précédé d’une rumeur pleine d’espérance. Le philoso­
SOCIAL AVANT phe y dénonce l’OPA de la droite sur le thème du plaisir : « LE PLAISIR POUR
DE SE COUCHER… à elle la défense d’un « bien­vivre à la française » qui
Je n’en ai aucun serait attaqué de toutes parts par des censeurs tristes MOI, C’EST D’ABORD
– féministes, végétariens, écolos. En face de cette droite UNE EXPÉRIENCE
> DERNIER PLAISIR bonne vivante, la gauche aurait oublié le corps, les sens,
L’avant-dernier verre la jouissance, dans une traque pénitente aux privilèges HEUREUSE DE
qui rend tout plaisir suspect. Or, pour changer le monde, DÉSIDENTIFICATION »
« il faut proposer autre chose qu’une autocritique »,
écrit­il. La gauche et le plaisir donc, comme deux causes
nesse de dix ans. Découvre le Berghain, ce gigantesque
club établi dans une ancienne centrale thermique connu
pour ses fêtes titanesques, son sous­sol réservé aux hom­
mes (le Lab.Oratory), sa culture du secret. Il est interdit d’y
prendre des photos. Ça tombe bien, on l’imagine mal
faire des selfies. Ainsi, la même ville qui l’a vacciné contre
le communisme réel lui redonne « confiance dans la pos­
sibilité de faire du collectif joyeux ». « Berlin n’est pas seule­
ment une ville festive. C’est une ville très politique. »
Il y passe encore environ un tiers de son temps,
l’été. Sans Berlin, il serait devenu « un universitaire »,
comprendre : un adapté, un adulte. « Le concept de ma­
turité m’exaspère, jure­t­il. Je suis un enfant attardé »
– l’enfance est d’ailleurs le thème de son prochain li­
vre. Le besoin de santé ne s’est pas encore rappelé à lui.
C’est une chance – il ne se voit pas vieillir –, mais c’est
aussi un risque : « Je suis obligé de constater que, dans les
soirées, je suis de plus en plus souvent parmi les plus
vieux. Je n’en fais pas un drame, mais je n’aimerais pas me
traîner à 60 ans au Berghain. Mais je ne l’exclus pas ! » Il
s’en consolera sûrement. S’il croisait un vieux en club,
Michaël Fœssel lui témoignerait probablement toute
son affection, lui qui n’est « bouleversé que par les gens
qui déraillent ». On en oublierait presque que, le jour, il
est professeur dans une école militaire.
Après un parcours brillant – khâgne à Henri­IV,
ENS, agrégation, thèse sur « Kant et l’équivoque du
monde » –, il a été choisi en 2013, à 38 ans, pour succéder
à Alain Finkielkraut à la chaire de philosophie de l’Ecole
polytechnique. C’est que son goût du chaos s’adosse à
l’ordre. « Il n’y a pas que Berlin qui m’a sauvé, il y a aussi la
philosophie. Pas seulement des courants de pensée, mais
aussi le fait de devoir écrire, construire des cours. » Ses
jours sont aussi riches que ses nuits. Il est également
conseiller à la direction de la revue Esprit, codirige la col­
lection « L’ordre philosophique », au Seuil. A Polytechni­
que, il est un professeur des plus classiques, jure­t­il. La
philosophie est son lieu de maîtrise. Les penseurs qu’il
admire (Nietzsche, Kant) ne sont pas ceux que l’on at­
tendrait de sa part. « Je préfère ça aux gens qui, en philo­
sophie, vont aller chercher des auteurs “border” pour in­
troduire du désordre dans une vie par ailleurs très ordon­
nancée. Moi, c’est l’inverse. Je dis souvent que je préfère vi­
vre comme Deleuze et penser comme Kant que l’inverse. »
Il vit dans un « capharnaüm », ne possède rien.
Son discours sur le désordre, lui, est bien rangé. Il n’est
pas dupe de lui­même. « J’accepterais que l’on me dise
que je cherche de bonnes raisons pour justifier des excès
adolescents. » Ce soir, il ira dîner avec Myriam Revault
d’Allonnes, sa directrice de thèse. Mais la nuit ne fera
que commencer.