JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

79E ANNÉE – NO 24555

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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

COP28 : ACCORD INÉDIT SUR LES ÉNERGIES FOSSILES

▶ Les Etats ont approuvé ▶ Le président émirati de ▶ La formule sur la « tran- ▶ 130 pays étaient pour ▶ Cette version a été bien
un texte commun en clô- la COP28, Sultan Al-Jaber, sition » a permis un ac- un langage plus dur, mais reçue par les ONG, même si
ture de la 28e Conférence a salué une décision « his- cord entre les Etats qui l’opposition des Etats elle n’appelle pas à l’élimi-
des parties sur le climat, torique pour accélérer plaidaient pour la sortie pétroliers et l’attitude des nation complète du char-
pour une « transition hors l’action climatique », après des énergies fossiles Etats-Unis et de la Chine bon, du pétrole et du gaz
des énergies fossiles » une ovation de la salle et les pays pétroliers ont poussé au compromis PAGE S 8 - 9

ZELENSKY BCE
Christine Lagarde
JOUE SON capitalise sur
VA-TOUT À son sens politique
WASHINGTON La directrice de la Banque
centrale européenne, arri-
vée à mi-mandat, a su se
faire une place dans ce mi-
▶ Après une visite en Argen- lieu d’économistes, en as-
tine, le président ukrainien surant un équilibre entre
a fait un arrêt d’urgence les différentes tendances
aux Etats-Unis PAGE 1 4

▶ Dans une réunion à huis

clos au Capitole, il a plaidé
contre le désengagement Education
occidental face à la Russie Uniforme à
▶ Le déblocage de fonds
américains est lié à la politi- l’école : le test
que intérieure ; le Conseil
européen essaie d’éviter
se précise
l’obstruction hongroise Le coût de l’expérimenta-
tion de la tenue unique
PAGES 2 - 3 ET CHRONIQUE Et édItORIal P. 3 1 dans des établissements
scolaires devrait être pris
en charge par l’Etat
Joe Biden et Volodymyr Zelensky, avant une conférence de presse, à Washington, le 12 décembre. MANDEL NGAN/AFP et les collectivités
PAGE 1 2

Tribune
Manon Garcia
Enquête Immigration Macron espère un Economie
Amazon submergé International
s’oppose à la Le trésor compromis avant la fin de l’année par des milliers Une délégation
modification de escamoté d’ouvrages écrits
de l’ONU s’est
la définition du viol à l’aide de l’IA
de « Blake
le chef de l’état a tranché en fa- niveau parlementaire. De cette
veur de la commission mixte pa- commission, qui regroupe sept
PAGE 2 8 ritaire, pour tenter de sortir de députés et sept sénateurs, et dans PAGE 1 5
rendue à Rafah
& Mortimer » l’enlisement dans lequel la mo-
tion de rejet sur le projet de loi
laquelle la droite a l’avantage, de-
vrait ressortir un texte durci, à
Des ambassadeurs
Culture Plus de 200 planches ori-
« immigration » a plongé le gou-
vernement, lundi 11 décembre. En
l’image de la version issue du
Sénat, que les élus Renaissance
Dossier spécial du Conseil de sécurité ont
Le président de ginales d’Edgar P. Jacobs conseil des ministres, Emmanuel avaient détricotée en commis- La vallée du Rhône inspecté le point de passage
ont été sorties du coffre Macron a évacué les autres solu- sion à l’Assemblée. Au risque de entre Gaza et l’Egypte,
la Société des amis tions qui s’offraient à lui – aban- braquer l’aile gauche du camp fait face au stress un voyage boudé par les
de sa fondation et ven-
du Louvre fragilisé dues sous le manteau
don du texte, recours au 49.3, dis-
solution… –, estimant qu’un com-
présidentiel et de donner le point
à la droite et à l’extrême droite.
hydrique Etats-Unis et la France
PAGE 2 4 PAGE S 2 0 - 2 1 promis était encore possible au PAGE S 1 0 - 1 1 PAGE S 2 6 - 2 7 PAGE 6

Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
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INTERNATIONAL
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JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

GUERRE EN UKRAINE

De Washington
à Bruxelles,
Zelensky tente de
garder ses soutiens
Le président ukrainien s’est efforcé mardi de
convaincre le Congrès américain de débloquer
des fonds destinés à son pays. En Europe,
il souhaite empêcher un veto de la Hongrie

bruxelles - bureau européen Pour Kiev, le scénario catastrophe serait un

kiev, washington - correspondants effet domino, qui verrait les pièces du sou-

I
l fut un temps, récent, où chaque
visite de Volodymyr Zelensky à
l’étranger constituait un événement.
On l’accueillait en héros, on saluait
son courage. Aujourd’hui, ces mots
relèvent d’un exercice convenu,
menaçant de ne plus se traduire en actes de
soutien. Pour son troisième déplacement à
Washington depuis le début de la guerre
lancée par la Russie il y a plus de dix-neuf
mois, le président ukrainien s’est confronté,
mardi 12 décembre, à la force des vents
contraires soufflant chez ses alliés.
Au terme d’une visite officielle en Argen-
tine, M. Zelensky a effectué un arrêt politique
d’urgence dans la capitale américaine. Il a
tenté de plaider la cause ukrainienne lors
d’une réunion à huis clos au Capitole. C’est
ici, au siège du Congrès, qu’est bloquée une
nouvelle tranche d’aide – 61 milliards de dol-
lars (56,5 milliards d’euros) –, alors que les
munitions et les équipements à disposition
de l’armée, sur le front, sont en voie d’épuise-
ment. Accueillant M. Zelensky dans le bureau
Ovale, Joe Biden a appelé les élus républicains
à ne pas faire à Vladimir Poutine « le meilleur
cadeau de Noël qu’ils pourraient lui offrir ». Et
cela à trois mois de sa réélection inévitable
lors du scrutin présidentiel en Russie.
« Si vous êtes célébrés par la propagande
russe, il serait sans doute temps de reconsidé-
rer ce que vous faites, a observé Joe Biden en
conférence de presse. L’histoire jugera sé-
vèrement ceux qui ont tourné le dos à la cause
de la liberté. » M. Zelensky, sobre et studieux,
a évité la politique intérieure américaine,
parlant de discussions « très productives » au
Capitole. Mais le temps presse et la session
est en passe de s’y achever. « Il est prati-
quement impossible » d’envisager un passage
du texte avant la fin de l’année, a averti
Mitch McConnell, le chef de file des républi-
cains au Sénat, acquis à la défense de
l’Ukraine. Au Congrès, les compromis de der-
nière minute sont cependant un classique.
tien occidental s’effondrer les unes après les
autres. On n’en est pas là. Toutefois, de
Washington à Bruxelles, une conjonction de
facteurs défavorables explique l’isolement
politique inédit de M. Zelensky : lassitude
des opinions publiques, priorités nationales,
influence des forces isolationnistes et/ou
prorusses, sans compter l’importance prise
par la guerre à Gaza et ses répercussions,
chassant la menace russe des écrans. Ces fac-
teurs ne dessinent pas un abandon définitif
de l’Ukraine. Mais l’unité occidentale subit
un assaut dramatique, de l’intérieur, venant
des rangs conservateurs.
CHANTAGE MAXIMALISTE
Aux Etats-Unis, l’approche de l’élection pré-
sidentielle de novembre 2024 tend les posi-
tions. La Maison Blanche a pris un risque en
liant plusieurs dossiers dans un train de
dépenses de 106 milliards de dollars soumis
au Congrès, destiné à la fois à l’Ukraine, à
Israël, à Taïwan et à la sécurisation de la
frontière avec le Mexique. L’administration
Biden a ainsi permis aux républicains de
conditionner l’aide à l’Ukraine à un dossier
intérieur explosif, l’immigration.
La majorité républicaine à la Chambre des
représentants s’est engagée dans un chan-
tage maximaliste, sous la pression d’une
minorité de ses élus radicaux. Après avoir
rencontré Volodymyr Zelensky mardi, le
speaker, Mike Johnson, a expliqué que la
Maison Blanche n’avait toujours pas pré-
senté de « stratégie claire pour gagner » face
à la Russie. Il a surtout réitéré les exigences
de son camp : une révision du droit d’asile
et du déploiement sécuritaire à la frontière
avec le Mexique. L’Amérique d’abord,
conformément au slogan de l’ancien
président Donald Trump.
Reparti des Etats-Unis sans garantie de
succès, Volodymyr Zelensky a poursuivi sa
tournée internationale à Oslo, où il est ar-
rivé mercredi matin dans le but de rencon-
trer les dirigeants des cinq pays nordiques.
Pendant qu’il plaidait à Washington, ses
JOE BIDEN A APPELÉ émissaires en faisaient autant à Bruxelles, à
LES RÉPUBLICAINS quelques jours d’un sommet européen cru-
cial pour l’Ukraine. Alors que les chefs d’Etat
À NE PAS FAIRE et de gouvernement européens doivent se
retrouver jeudi et vendredi pour statuer sur
À VLADIMIR POUTINE l’ouverture des négociations d’adhésion, un
LE « MEILLEUR soutien financier de 50 milliards d’euros et
une aide militaire de 20 milliards d’euros à
CADEAU DE NOËL Kiev, la Hongrie de Viktor Orban menace de
mettre un veto à ces décisions stratégiques.
QU’ILS POURRAIENT Olga Stefanishyna, la vice-première minis-
tre ukrainienne, et Dmytro Kuleba, le minis-
LUI OFFRIR » tre des affaires étrangères, étaient à Bruxelles
en début de semaine, où ils ont notamment
rencontré le chef de la diplomatie hongroise,
Péter Szijjarto. La veille, Volodymyr Zelensky
s’est entretenu avec Viktor Orban à Buenos
Aires, à l’occasion de l’investiture du nouveau
président argentin, Javier Milei. Cet échange a
été « très émotionnel », a commenté Olga Ste-
fanishyna, lundi, à Bruxelles, sans détailler
leurs propos. Les deux hommes ont des rela-
tions difficiles, depuis que le président ukrai-
nien a sévèrement pris à partie le premier mi-
nistre hongrois lors d’un Conseil européen, le
24 mars 2022. « Viktor Orban en a marre d’être
traité de prorusse, alors que, jusqu’ici, il a voté
toutes les sanctions et n’a rien fait contre
l’Ukraine », explique un diplomate européen.
Les dirigeants européens s’activent pour
convaincre Viktor Orban d’adopter une posi-
tion plus constructive. Le président du
Conseil, Charles Michel, et le chef de l’Etat
français, Emmanuel Macron, l’ont rencontré
à cette fin. Un fiasco lors du Conseil ternirait
l’unité dont les Européens ont fait preuve
aux côtés de l’Ukraine depuis le début de la
guerre, en février 2022, et enverrait un signal
politique désastreux pour Volodymyr Ze-
lensky. Une suspension de l’aide américaine
ou européenne signifierait par ailleurs la fin
de celle du Fonds monétaire international,
liée aux efforts de Washington et Bruxelles.
« La situation reste bloquée », confie un di-
plomate européen. D’ailleurs, mercredi, le
Parlement hongrois devrait adopter une ré-
solution qui affirme que « la décision d’ouvrir
des négociations d’adhésion avec l’Ukraine est
mal préparée, incohérente et ne prend pas en
compte les intérêts fondamentaux de la Hon-
grie ». Que veut Viktor Orban ? Alors que l’ex-
trême droite ne cesse de progresser en
Europe, joue-t-il le jeu du Kremlin ? « Tout se
passe comme s’il prenait ses ordres à Mos-
cou », commente l’eurodéputé Vert Daniel

Le nouveau Parlement néerlandais confirme son soutien à Kiev

Malgré la percée récente des formations eurosceptiques ou opposées au soutien à l’Ukraine, les élus se sont accordés sur la poursuite de l’aide

la haye - envoyé spécial permis de dégager une posi- tions europhobes, le Parti pour la tis de la majorité sortante, re- Le parti d’extrême droite sou- Wilders veut très rapides, ris-
tion sur l’Ukraine : Kiev pourra liberté de Geert Wilders et le joints par l’opposition socialiste haite également que le pays re- quent, au contraire, d’être lon-

M ark Rutte, détendu et

les yeux souvent rivés
sur son téléphone,
s’est présenté devant les députés
néerlandais, mardi 12 décembre,
pour une séance destinée à fixer
son mandat de négociation
avant le sommet européen de
jeudi et de vendredi. Un procédé
conforme à la tradition parle-
mentaire néerlandaise respecté
par un premier ministre sortant,
battu dans les urnes le 22 novem-
bre, mais qui, faute de nouvelle
coalition, représentera son pays
à Bruxelles. De longues heures
d’un débat – surtout consacré à la
position du pays sur le conflit
entre Israël et le Hamas – ont
continuer à bénéficier du sou-
tien financier, diplomatique et
humanitaire des Pays-Bas.
La discussion devait détermi-
ner quelle serait la position de
M. Rutte lors du sommet, dont la
députée de gauche Kati Piri esti-
mait à la veille de son ouverture
qu’il risquait de déboucher sur
« un fiasco total ». Mais les débats
se sont tenus dans un contexte
politique particulier : le Parti po-
pulaire pour la liberté et la démo-
cratie (VVD), parti du premier
ministre, et ses trois alliés, globa-
lement proeuropéens, ont perdu
la main après les élections de no-
vembre. Et cette déroute a profité
pour l’essentiel à deux forma-
Mouvement agriculteur citoyen,
ainsi qu’à un autre parti euros-
ceptique, le Nouveau contrat so-
cial (NSC), du réformateur Pieter
Omtzigt. Ces trois partis discu-
tent actuellement de la constitu-
tion d’une éventuelle majorité
avec le VVD.
Négociations difficiles
Favorable à la poursuite du sou-
tien à Kiev, une majorité des dé-
putés a aussi approuvé l’ouver-
ture de négociations en vue de
l’éventuelle adhésion de l’Ukraine
et de la Moldavie à l’Union euro-
péenne, en insistant sur le strict
respect des critères fixés, dont la
lutte contre la corruption. Les par-
et écologiste, mais aussi par le
NSC se sont prononcés en ce sens.
Caspar Veldkamp, député du
NSC et ancien diplomate, a lui
plaidé pour des options de retrait
(opt-out) que devraient négo-
cier les Pays-Bas, en matière
d’immigration. Son soutien à
l’Ukraine a illustré les différen-
ces entre son parti et celui de
Geert Wilders, son potentiel par-
tenaire gouvernemental.
De son côté, Emiel Van Dijk, dé-
puté du Parti pour la liberté, s’est
prononcé contre l’ouverture de
négociations d’adhésion et
contre tout élargissement. Il s’est
aussi opposé à l’idée d’une nou-
velle aide financière à l’Ukraine.
prenne seul le contrôle sur l’im-
migration, avec une fermeture
totale de ses frontières.
Autre partenaire potentiel
d’une future coalition, le
Mouvement agriculteur citoyen
développe pour sa part un
argumentaire confus qui se ré-
sume à un plaidoyer pour un
« meilleur fonctionnement » de
l’UE. Lors de la campagne
électorale, le parti de Caroline
van der Plas avait réclamé des op-
tions de retrait en matière d’im-
migration et d’agriculture.
Ce premier débat parlementaire
d’après-élection aura montré que
les négociations en vue de la for-
mation d’une coalition, que Geert
gues et difficiles. Ronald Plasterk,
désigné par le parti d’extrême
droite pour tenter de former la
coalition, propose, avant l’ouver-
ture de vraies négociations, que
les quatre partis concernés se
penchent sur les dossiers les plus
problématiques, comme l’immi-
gration, la sécurité, la politique
étrangère ou l’environnement. Il
suggère aussi un débat appro-
fondi sur le respect de l’Etat de
droit, en référence à certaines
propositions, jugées anticonsti-
tutionnelles, de l’extrême droite,
dans le domaine de la liberté reli-
gieuse et de la sécurité
notamment. p
jean-pierre stroobants
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JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
Freund. Il est vrai que le dirigeant hongrois
revendique sa proximité avec Vladimir Pou-
tine, dont il a serré la main le 7 octobre à Pé-
kin. Et que, tout en assurant que l’Ukraine est
trop corrompue pour rejoindre l’Union euro-
péenne, il n’hésite pas à défendre les candida-
tures de la Serbie et de la Géorgie, dirigées par
des gouvernements plus ouverts à la Russie.
Au sein de l’espace communautaire, cer-
tains espèrent que le déblocage, prévu mer-
credi, de 10 milliards d’euros de fonds com-
munautaires gelés par la Commission en rai-
son des manquements de Budapest à l’Etat
de droit adoucira la position de Budapest. La
veille, dans un entretien à l’agence Bloom-
berg, Balazs Orban, conseiller du premier
ministre hongrois, suggérait que son pays
pourrait consentir à l’aide financière de
50 milliards à Kiev s’il récupérait l’intégralité
du solde des aides européennes encore im-
mobilisées (quelque 18 milliards d’euros).
CLIMAT DE FATIGUE
En Ukraine, l’atmosphère se fait lourde. L’ab-
sence d’avancées nettes sur le front renforce
le climat de fatigue, bien que la majorité de la
population demeure attachée à la recon-
quête des territoires occupés. Mais l’émer-
gence de tensions entre le président et son
chef d’état-major, Valeri Zaloujny, témoigne
d’une frustration au sein des autorités de-
puis l’échec de la contre-offensive lancée en
juin. La fin de l’union sacrée se dessine.
Le 30 novembre, le président ukrainien a
annoncé la construction d’un vaste réseau de
fortifications pour contenir les assauts rus-
ses. Le pays doit également faire face à un be-
soin urgent de nouveaux soldats afin de rem-
placer les hommes épuisés et les pertes. La si-
tuation est suffisamment critique pour que
des épouses de militaires se rassemblent cha-
que semaine dans le pays malgré l’interdic-
tion de manifester durant la loi martiale, afin
d’appeler à la démobilisation de leurs pro-
ches après dix-huit mois. Dans ce cadre,
Sergiy Solodkyy, directeur adjoint du New
Europe Center, un centre de réflexion basé à
Kiev, s’inquiète de l’interprétation d’un
« mauvais signal » des Occidentaux envoyé à
Moscou. Il pourrait, selon lui, « encourager la
Russie à être plus agressive dans ses actions fu-
tures ». Comme un rappel, une salve de missi-
les russes a ciblé Kiev, mercredi, à 3 heures,
blessant une cinquantaine de personnes,
dont six enfants, selon l’administration mili-
taire de la capitale ukrainienne. p
thomas d’istria,
virginie malingre
et piotr smolar
international | 3
L’Europe devrait débloquer dix
milliards d’euros pour la Hongrie
La décision est justifiée par les avancées de Budapest sur l’Etat de droit
bruxelles - bureau européen porte-parole de l’association de ban menace de mettre son veto, péenne] et elle aurait gagné », af-
vienne - correspondant régional juges Res Judicata. « Les présidents lors du Conseil européen des firme un diplomate européen. « Si
de tribunaux peuvent toujours se 14 et 15 décembre, à l’ouverture des la Commission croit dans les réfor-
P
our le premier ministre faire élire au Conseil de la magis- négociations d’adhésion avec mes d’Orban, elle aurait pu atten-
hongrois, Viktor Orban, trature, souligne-t-elle, alors l’Ukraine et à une aide financière dre le 8 janvier [et l’élection des ju-
c’est une victoire. Alors même que ceux-ci sont nommés de 50 milliards d’euros à Kiev. Lan- ges hongrois du Conseil de la ma-
que la Commission indirectement par le pouvoir en cée fin 2022, la procédure inédite gistrature] pour voir comment el-
européenne a décidé, il y a un an, Hongrie. Ce sont des petites cho- qui a permis à la Commission de les sont mises en œuvre », rétorque
de priver temporairement Buda- ses, mais cela peut compromettre geler les fonds hongrois exigeait l’eurodéputé Vert Daniel Freund,
pest de quelque 28 milliards l’image d’indépendance. » une décision avant le 15 décembre, qui prédit à Mme von der Leyen des
d’euros de fonds communautai- Surtout, le déblocage des fonds c’est-à-dire avant le deuxième jour « difficultés pour sa réélection » si
res en raison de ses dérives en intervient avant l’élection du de la réunion des chefs d’Etat et de elle était candidate à sa succession.
matière d’Etat de droit, elle devait nouveau Conseil de la magistra- gouvernement européens, fait-on Le déblocage des fonds euro-
annoncer, mercredi 13 décembre, ture. Prévu le 8 janvier 2024, ce valoir à Bruxelles. péens aura-t-il raison des menaces
le déblocage d’une tranche de scrutin aura valeur de test puis- hongroises de veto contre
10 milliards d’euros. qu’il permettra de voir si les ma- « Conjonction malheureuse » l’Ukraine ? Les deux sujets ne sont
Ces derniers mois, le dirigeant gistrats hongrois réussissent véri- Dans ce contexte, l’exécutif pas liés, assure M. Orban, connu
nationaliste s’est attelé à renfor- tablement à se libérer de l’in- n’avait d’autre choix que de se pour sa proximité avec la Russie. Il
cer l’indépendance de la justice et fluence du pouvoir, dans un pays prononcer ces jours-ci. « C’est une reproche néanmoins depuis des
la lutte contre la corruption, ar- où l’entourage direct du premier conjonction malheureuse que l’an- semaines à « Bruxelles » de « de-
gue l’exécutif communautaire ministre s’est enrichi dans des nonce de déblocage des fonds soit mander des contributions supplé-
pour justifier sa décision. En mai, conditions douteuses ces derniè- faite juste avant le sommet. La mentaires » pour l’Ukraine « alors
la Hongrie a en effet adopté une res années, en toute impunité. Commission a attendu trop long- que [son] pays n’a pas reçu les fonds
réforme de son système judiciaire « A-t-on enfin en Hongrie un sys- temps, elle aurait dû débloquer les européens qui lui sont dus ».
qui prévoit de donner enfin au tème anticorruption et un système fonds hongrois plus tôt », juge un Le ton employé par Budapest
Conseil de la magistrature, chargé judiciaire vraiment renforcé ? La ré- diplomate européen qui, sur le contre Kiev ces derniers jours ne
de nommer les juges, le budget et ponse, aujourd’hui, est non, même fond, défend cette décision. permet pas, en tout cas, d’imagi-
les pouvoirs qui lui permettront, s’il y a eu des progrès, estime Marta Ursula von der Leyen, qui pour- ner une attitude plus conciliante.
en théorie, d’exercer sa mission Pardavi, de l’ONG des droits hu- rait briguer un second mandat à L’Ukraine est « un des pays les plus
en toute indépendance. mains Comité Helsinki. La techni- la tête de la Commission après les corrompus du monde », a notam-
Cette réforme est toutefois ju- que du chantage géopolitique a ap- élections européennes de juin ment assené Viktor Orban lors de
gée insuffisante par certains ma- paremment marché. » L’argent va 2024, redoutait la réaction d’un son récent passage à Paris, où il a
gistrats comme Anna Madarasi, arriver au moment où Viktor Or- Parlement européen très en dîné avec Emmanuel Macron, le
pointe sur les questions d’Etat de 7 décembre. Mercredi, au moment
droit. Mais elle sait aussi qu’elle même où la Commission devrait
Scepticisme sur l’élargissement de l’UE ne pourra poursuivre sa mission débloquer les fonds, le Parlement
que si tous les Etats membres la hongrois devait examiner une ré-
en France et en Allemagne soutiennent et proposent aux solution qui affirme que « la déci-
Les Français et les Allemands se montrent sceptiques sur l’oppor- élus de Strasbourg d’avaliser leur sion d’ouvrir des négociations d’ad-
Le président tunité d’accueillir « en ce moment » de nouveaux membres dans choix. Y compris Budapest, qui, hésion avec l’Ukraine est mal pré-
ukrainien, l’Union européenne (UE), notamment les Balkans occidentaux. pour l’instant, a placardé son vi- parée, incohérente et ne prend pas
Volodymyr Moins d’un tiers s’y montrent favorables, selon un sondage publié sage dans toute la Hongrie à l’oc- en compte les intérêts fondamen-
Zelensky, reçu le 12 décembre par l’European Council on Foreign Relations. Mais casion d’une campagne d’affi- taux de la Hongrie ». Il ne fait guère
par son homologue les réticences concernent aussi l’Ukraine : seuls 29 % des Français chage anti-européenne. de doute que la large majorité de
américain, et 37 % des Allemands sont favorables à l’entrée du pays dans « Si la Hongrie n’avait pas obtenu Viktor Orban adoptera ce texte
Joe Biden, l’UE. Plus globalement, dans les six pays sondés, 45 % de la popu- le déblocage des fonds, elle aurait comme un seul homme. p
à la Maison lation estime que l’adhésion de l’Ukraine aurait un « impact néga- attaqué la Commission devant la jean-baptiste chastand
Blanche, tif » sur la sécurité européenne. Cour de justice de l’UE [Union euro- et virginie malingre
à Washington,
le 12 décembre.
MANDEL NGAN/AFP
Les frontières européennes de l’Ukraine
bloquées par une grogne des routiers
Après les camionneurs polonais, des Slovaques et des Hongrois ont rejoint le mouvement
varsovie - correspondance leur sympathie pour la Russie, manitaires, des vivres périssables c’est-à-dire de prendre des com-
n’a pas été commentée par leurs ou de matériels militaires, lui et mandes en route, au lieu de livrer
L’ image de files d’attente de
camions ukrainiens blo-
qués aux frontières de
trois pays membres de l’Union
européenne n’est sans doute pas
dirigeants. « La situation est évi-
demment bénéfique à la rhétori-
que du Kremlin, même si nous
n’avons aucune preuve d’une
quelconque influence russe di-
ses deux camarades ne laissent
passer que quelques camions par
heure. Les carburants attendent
comme les autres. « On restera là
tant que nos demandes ne seront
des marchandises d’un point à
un autre. Il en veut aussi au sys-
tème de « file électronique », ins-
tauré il y a quelques mois par les
autorités ukrainiennes, qui « fait
du meilleur effet alors que doit dé- recte », commente Kacper Wanc- pas honorées, nous exigeons de la patienter les Polonais des jours
buter, jeudi 14 décembre, un Con- zyk, chercheur à l’université de Commission européenne qu’elle durant, dans leurs camions, en
seil européen consacré à l’ouver- Varsovie et ancien diplomate remette en place les permis qu’elle Ukraine, quand les Ukrainiens pa-
ture des négociations d’adhésion chargé de l’Ukraine. imposait aux transporteurs ukrai- tientent chez eux ».
avec l’Ukraine. Depuis plus d’un En Pologne, la situation, plus niens avant l’invasion russe », af- Lors de son discours de politi-
mois, la grogne des camionneurs tendue encore, ne montre pas de firme Maciej. que générale, mardi, le nouveau
polonais, mobilisés pour dénon- signes d’apaisement. Lundi, le premier ministre polonais, Do-
cer la « concurrence déloyale » de maire de Dorohusk, une com- « Différences structurelles » nald Tusk, libéral et proeuropéen,
leurs homologues ukrainiens, mune située dans le Sud-Est et Fin juin 2022, Bruxelles a effecti- a assuré que son gouvernement
s’est en effet étendue aux routiers l’un des trois postes frontaliers vement assoupli les restrictions allait « chercher et trouver des
slovaques et hongrois. obstrués depuis le 6 novembre, a concernant les transporteurs moyens de (…) débloquer immé-
Lundi, l’Union des transpor- retiré leur permis aux manifes- ukrainiens sur le sol européen, diatement les frontières de
teurs slovaques a décidé de blo- tants, déplorant la situation d’en- en supprimant l’octroi de permis l’Ukraine en guerre ». Le gouver-
quer les points de passage à sa trepreneurs locaux lésés par la jusque-là nécessaires. « Les nement sortant des nationaux-
frontière pour une durée indéter- paralysie. Mais les protestataires, Ukrainiens disposaient de conservateurs du PiS est long-
minée, après avoir paralysé à soutenus par un leader local de 160 000 permis avant la guerre. temps resté passif sur la question,
plusieurs reprises, ces dernières Konfederacja – l’extrême droite Aujourd’hui ils ne sont pas loin du avant que son premier ministre,
semaines, le poste de Vysne polonaise –, ont fait appel de la million », avance Maciej, dossard Mateusz Morawiecki, ne se mette
Nemecke, face à la ville ukrai- décision. Un peu plus au sud, des jaune sur le dos. Son entreprise à demander le rétablissement des
nienne d’Oujhorod. Non loin, le agriculteurs, affectés par l’afflux familiale, assure-t-il, menace de « permis », le 4 décembre.
même jour, une poignée de trans- des céréales ukrainiennes sur le péricliter « d’ici quelques mois si « Même si Donald Tusk se mon-
porteurs hongrois ont eux aussi marché polonais – un dossier qui rien n’est fait ». En cause, selon tre ouvert vis-à-vis de l’Ukraine, les
installé un piquet à Zahony. a empoisonné les relations bilaté- lui, la concurrence « déloyale » différences structurelles, dues no-
D’ampleur modeste, ces deux rales au printemps –, avaient re- des Ukrainiens : « Leurs salaires tamment à la taille du marché
derniers mouvements de protes- joint, le 27 novembre, le point de et leurs charges sont moins ukrainien, et à son agriculture sur-
tation sont passés quasiment ina- passage frontalier de Medyka. élevés, et nous avons des normes puissante vont demeurer », pré-
perçus dans les médias. En Hon- Au poste de Hrebenne, Maciej, européennes à respecter dont vient l’universitaire Kacper Wan-
grie, la file d’attente des camion- qui préfère taire son nom par ils sont dispensés. » czyk. En attendant, Kiev tire déjà
neurs s’étirait pourtant sur plus peur de représailles en Ukraine, Ce chauffeur polonais de 26 ans l’alarme sur des approvisionne-
d’une dizaine de kilomètres. se tenait ferme face à son brasero accuse également ses homolo- ments ralentis et un prix du GPL
Cette action concomitante de par – 2 °C, ce mercredi 6 décem- gues de l’autre côté de la frontière qui explose dans le pays. p
deux pays, qui ne cachent pas bre. A l’exception des convois hu- de se livrer à du « cabotage », hélène bienvenu
4 | international
Des millions de Russes
sommés de confier leur
passeport aux autorités
La mesure concerne notamment
les hommes convoqués dans le cadre
de la mobilisation militaire « partielle »
moscou - correspondant
D epuis lundi 11 décembre,
des millions de Russes
dont la sortie du terri-
toire est déjà soumise à des res-
trictions ont obligation de confier
d’eux-mêmes leur passeport aux
autorités, qui se chargent de la
« conservation » du document.
Les personnes concernées par
cette ordonnance, adoptée le
22 novembre, ont désormais cinq
jours pour se conformer à cette
injonction, même si aucune res-
ponsabilité pénale n’est prévue
pour ceux qui ne le feraient pas.
Depuis 2014 et l’annexion de la
Crimée, les mesures d’interdic-
tion ou de limitation de sortie du
territoire ont peu à peu été renfor-
cées. Elles concernent différentes
catégories de la population : les
personnes poursuivies en justice
ou condamnées ; celles ayant des
dettes ou des amendes en souf-
france ; les membres des services
de sécurité ; ou bien encore les
hauts fonctionnaires, qui doivent
obtenir une autorisation spé-
ciale et ont pour consigne d’éviter
les « pays inamicaux »…
Une mesure de contrôle supplé-
mentaire leur est donc imposée,
avec cette obligation de remettre
leur passeport extérieur (par op-
position au « passeport inté-
rieur », qui fait office, depuis l’épo-
que soviétique, de carte d’iden-
tité). Ceux qui ne s’y seront pas
soumis pourront voir le docu-
ment saisi lors d’une tentative de
passer, malgré tout, une frontière.
De quoi nourrir la crainte d’un
pays qui se mure derrière ses fron-
tières comme au temps de l’URSS.
Modèle biélorusse
De nouvelles catégories sont éga-
lement désormais concernées,
comme les jeunes entre 18 et
30 ans ayant reçu une convoca-
tion pour le service militaire et les
hommes convoqués au bureau de
recrutement dans le cadre du dé-
cret de mobilisation « partielle »
annoncée le 21 septembre 2022 et
toujours en vigueur.
Le fait de garder leur passeport
pourrait se révéler utile en cas de
nouvelle vague de mobilisation
massive, afin de les empêcher de
partir, y compris ceux appelés
pour de simples « vérifications ».
La menace est d’autant plus vive
que la législation considère dé-
sormais une convocation comme
étant remise à partir du moment
où elle a été envoyée, sous forme
écrite ou électronique, et non
plus à réception.
Le nombre total des « privés » de
passeport est difficile à évaluer,
une partie étant secrète, mais il se
compte bien en millions. Les
membres des forces de sécurité se-
raient environ cinq millions. En
revanche, le nombre des person-
nes interdites de sortie pour des
dettes ou des amendes non payées
est public et s’élève à sept millions.
Les organismes habilités à
« conserver » les passeports remis
(dans des conditions qui ne sont
Inquiétudes sur le sort d’Alexeï Navalny
Le Kremlin a dénoncé, mardi 12 décembre, l’« ingérence inaccep-
table » des Etats-Unis après que Washington s’est dit « très préoc-
cupé » du fait de l’absence d’informations concernant Alexeï
Navalny. En détention depuis 2021, l’opposant russe n’a pu être
joint depuis plus de huit jours, ont alerté ses proches. Condamné
en août à une nouvelle peine de dix-neuf ans de prison pour
« extrémisme », M. Navalny doit être envoyé dans une colonie
pénitentiaire à régime spécial ; or, les transferts par train d’une
colonie à une autre, en Russie, prennent souvent plusieurs
semaines, avec des étapes, les proches des détenus restant sans
nouvelles pendant cette période. « Comme si les tentatives d’em-
poisonnement, l’emprisonnement et les conditions de détention
inhumaines ne suffisaient pas, [il] pourrait désormais avoir été
victime d’une disparition forcée », a réagi Amnesty International.
A l’étranger, des
ressortissants
russes ont
déjà signalé
des difficultés
à obtenir le
renouvellement
de leurs papiers
expirés
pas précisées) sont le ministère de
l’intérieur, les services de sécurité
(FSB), le ministère des affaires
étrangères et ses représentations à
l’étranger. En vertu d’une autre loi
adoptée en mai, les mêmes struc-
tures ont aussi le droit de confis-
quer un passeport si celui-ci est
jugé non valable par un agent, par
exemple si les données personnel-
les inscrites ont changé ou si une
page est détériorée – mais aussi si
le document se révèle « impropre à
une utilisation ultérieure », for-
mule particulièrement floue.
Ces différents changements
sont scrutés avec une inquiétude
particulière par les Russes vivant
à l’étranger, dont le nombre a ex-
plosé depuis l’invasion de
l’Ukraine, mais aussi depuis la
mobilisation et l’intensification
des répressions qui en ont résulté
contre les antiguerre.
Ceux-ci peuvent ainsi se voir
sommés de remettre leur passe-
port au consulat du pays dans le-
quel ils résident et se retrouver
sans document. Certains ont
déjà signalé des difficultés à ob-
tenir le renouvellement de leurs
papiers d’identité expirés. Tel est
le cas, par exemple, de l’ancien
député et opposant en exil à
Chypre Dmitri Goudkov, qui ne
peut obtenir de nouveau passe-
port depuis dix mois.
Un père de famille installé en
France raconte au Monde avoir
demandé le renouvellement du
passeport de ses deux enfants,
une fille et un garçon en âge d’être
appelé par l’armée. Si celui de la
jeune fille a été remis par le
consulat dans les délais prévus,
celui de son fils a été retenu pen-
dant plusieurs mois, ce que le
père interprète comme une ten-
tative de forcer le jeune homme à
rentrer en Russie.
La crainte est celle d’une évolu-
tion selon le modèle biélorusse.
Depuis le 4 septembre, Minsk a
très officiellement indiqué que
ses consulats et représentations à
l’étranger ne remettraient plus de
passeports ou autres documents
administratifs aux Biélorusses vi-
vant à l’étranger (notamment
ceux permettant de mener des
opérations immobilières), lais-
sant des centaines de milliers
d’entre eux face à un dilemme im-
possible : vivre à l’étranger quasi-
ment comme des apatrides, ou
revenir dans le pays affronter de
possibles persécutions. p
benoît vitkine
Argentine: les premières coupes
budgétaires de Javier Milei
Le gouvernement a déjà commencé par dévaluer le peso de 50 %
buenos aires - correspondante
I
l n’y avait pas de suspense, la
réduction « à la tronçon-
neuse » des dépenses publi-
ques et le choc d’austérité
étaient annoncés en Argentine.
Mais cette politique est devenue
beaucoup plus concrète avec les
annonces de Luis Caputo, le mi-
nistre de l’économie, deux jours
après l’investiture du président
ultralibéral Javier Milei.
Dans une allocution diffusée
mardi 12 décembre, l’économiste
a détaillé la cure d’amaigrisse-
ment à laquelle il entend soumet-
tre le pays. Le gouvernement l’a
déjà amorcée. Dès le jour de l’in-
vestiture, le nombre de ministè-
res a été divisé par deux, une pro-
messe de campagne. « Il n’y a pas
d’argent », a répété le ministre.
Selon Luis Caputo, il s’agit d’évi-
ter « la catastrophe d’une hyper-
inflation », caractérisée par au
moins 50 % d’inflation mensuelle,
contre 143 % sur un an actuelle-
ment, et d’effectuer un « pas im-
portant vers le rétablissement de la
stabilité ». Un chemin de croix
rendu nécessaire, selon lui, par le
« pire héritage », celui laissé par le
gouvernement d’Alberto Fernan-
dez (centre gauche), a expliqué
Luis Caputo, reprenant mot pour
mot les arguments de Javier Milei.
La première mesure est une
dévaluation brutale du taux de
change officiel. Le peso perd 50 %
de sa valeur. Javier Milei a déjà dit
tout le mal qu’il pensait de la
monnaie argentine, qu’il sou-
haite remplacer par le dollar. « Il a
moins de valeur que l’excrément »,
tonnait-il juste avant l’élection
présidentielle.
Au Royaume-Uni, Rishi Sunak surmonte de
peu une rébellion interne sur l’immigration
Aux Communes, les conservateurs ont étalé leurs divisions sur le projet du premier ministre
londres - correspondante
C omme en France, le débat
sur l’immigration déstabi-
lise le gouvernement bri-
tannique. Rishi Sunak dispose cer-
tes d’une majorité importante à
Westminster, mais son parti con-
servateur étale ses divisions sur la
politique d’envoi des demandeurs
d’asile au Rwanda, clé de voûte de
la stratégie de Downing Street
pour stopper les traversées de la
Manche en « small boats ». Mardi
12 décembre, à l’issue d’une jour-
née d’intenses tractations, le pre-
mier ministre a réussi à imposer
un projet de loi Safety of Rwanda
(« sûreté du Rwanda ») en
deuxième lecture à la Chambre
des communes, avec une majorité
de 44 voix, malgré l’abstention
d’une part significative de ses
troupes : plus d’une trentaine de
conservateurs n’ont pas voté.
Rishi Sunak est cependant loin
d’avoir gagné la bataille. La droite
des tories a promis de revenir à la
charge lors de la troisième lecture
du texte, après les fêtes de fin
d’année. L’autorité du dirigeant
n’a pas été prise en défaut, mais
elle reste fragile. Tensions, com-
plots, comptes d’apothicaire : ces
derniers jours, le Parlement bri-
tannique avait un petit air de
2018 ou 2019, quand les députés
tories se déchiraient sur le Brexit,
n’arrivant pas à s’entendre sur
l’accord de divorce négocié entre
Theresa May et Bruxelles.
A l’époque, un club de rebelles
eurosceptiques, l’European Re-
Une série de mesures concer-
nent les dépenses publiques. Ces
coupes doivent permettre de
réduire le budget de 20 milliards
de dollars (18,5 milliards d’euros)
dès la première année du gouver-
nement. Les contrats de travail de
fonctionnaires signés il y a moins
d’un an ne seront pas renouvelés.
Ils sont, selon le ministre de
l’économie, entachés de suspi-
cion car liés à « une pratique habi-
tuelle dans la politique qui con-
siste à employer des milliers de
proches et d’amis avant un chan-
gement de gouvernement ». Nids à
corruption, selon Luis Caputo, les
chantiers d’infrastructures doi-
vent désormais être confiés au
secteur privé. L’économiste a éga-
lement annoncé la suspension
pendant un an des publicités offi-
cielles du gouvernement dans les
médias, source de financement
pour ces derniers.
Eviter l’explosion sociale
Les transferts de l’Etat fédéral aux
provinces (au nombre de 24) doi-
vent aussi être réduits « au mini-
mum ». Pour Luis Caputo, il s’agit
« d’une monnaie d’échange afin
d’obtenir des faveurs politiques »
de la part des gouverneurs pro-
vinciaux. Enfin, les subventions
aux transports et aux factures
d’énergie doivent également être
réduites. Ce changement frap-
pera plus nettement les habitants
de Buenos Aires et de sa grande
banlieue, où les transports pu-
blics sont particulièrement sub-
ventionnés. L’ampleur des réduc-
tions et leur calendrier n’ont pas
été précisés.
« Certaines mesures, comme la
suspension de la publicité officielle
search Group, avait pris un tel as-
cendant aux Communes qu’il
avait fini par faire tomber la diri-
geante et réussi à imposer les ter-
mes d’un Brexit dur, impliquant
la sortie du marché intérieur
européen. L’European Research
Group a perdu de sa puissance,
mais un de ses responsables, le
très brexiter Mark Francois, est
toujours aussi radical. Et d’autres
factions à la droite des conserva-
teurs sont apparues dans l’inter-
valle, le Common Sense Group,
New Conservatives ou encore le
Northern Research Group. Tou-
tes ont en commun une posture
très idéologique et antimigrants.
Coût prohibitif
Le Safety of Rwanda Bill décrète
que ce pays de l’Afrique de l’Est est
« sûr » pour les demandeurs
d’asile. Il a été rédigé en urgence à
Downing Street pour tenter de
contourner une décision de la
Cour suprême, en date du 15 no-
vembre, selon laquelle l’accord de
reconduite au Rwanda des deman-
deurs d’asile arrivés au Royaume-
Uni en small boats est illégal. Les
juges ont considéré, à l’unanimité,
que cet accord présentait un ris-
que significatif de refoulement
vers le pays d’origine des deman-
deurs depuis le Rwanda, le sys-
tème judiciaire de ce dernier ne
présentant pas de garanties suffi-
santes concernant leurs droits.
Amorcé par le gouvernement
de Boris Johnson, signé
en 2022 entre Londres et Kigali,
l’accord « Rwanda » est très con-
Les subventions
aux transports
et aux factures
d’énergie doivent
être réduites
ou la réduction du nombre de mi-
nistères, sont symboliques. Elles
représentent une très faible écono-
mie pour l’Etat, elles sont là pour
envoyer un signal d’austérité à la
société », observe Santiago Ma-
noukian, économiste au sein du
cabinet Ecolatina. Mais les Argen-
tins, eux, vont immédiatement
sentir le choc d’austérité. « La
dévaluation et l’augmentation des
factures énergétiques et des
transports vont se traduire sur les
prix, avec plus d’inflation. Il va y
avoir une forte détérioration du
pouvoir d’achat, car les salaires ne
vont pas suivre », poursuit M. Ma-
noukian. « [La situation] va être
pire qu’avant pendant quelques
mois », a admis Luis Caputo, ce
que Javier Milei avait déjà an-
noncé lors de son discours d’in-
vestiture, dimanche. Selon le
nouveau président, l’inflation ne
pourra pas être significativement
réduite avant dix-huit à vingt-
quatre mois.
Dans un pays où 40 % de la po-
pulation vit sous le seuil de pau-
vreté, où des millions de person-
nes se nourrissent grâce aux
aides publiques et alimentaires,
ces subventions de première né-
cessité restent globalement intac-
tes. Le programme d’aide aux per-
sonnes sans emploi, appelé « Po-
tenciar Trabajo », est maintenu.
troversé – il a été qualifié d’« inhu-
main » par Justin Welby, le primat
de l’Eglise d’Angleterre –, et il n’a
encore jamais été appliqué, à
cause de multiples recours en jus-
tice. Mais Rishi Sunak s’est mis
dans une situation compliquée
en le plaçant au cœur de sa straté-
gie pour limiter la migration illé-
gale : l’accord est censé avoir un
effet dissuasif sur les candidats à
la traversée de la Manche.
Les modérés (une centaine
d’élus) ont certes soutenu le projet
de loi mardi, mais apprécient peu
que le ministre de l’intérieur, Ja-
mes Cleverly, se soit montré inca-
pable, en préambule du texte, de
confirmer sa compatibilité avec la
Convention européenne des
droits de l’homme. A l’inverse, les
rebelles, qui prônent un abandon
de cette convention (dont le
Royaume-Uni est signataire), esti-
ment que le texte ne va pas assez
loin, en n’excluant pas les recours
individuels de demandeurs d’asile
contre leur reconduite au Rwanda
sur la base de motifs personnels,
comme leur santé par exemple.
M. Sunak a enchaîné les réu-
nions avec ses élus rétifs mardi,
pour tenter de les dissuader de lui
infliger une défaite qui aurait pu
être considérée comme un vote
de défiance. L’inquiétude était
telle à Downing Street que le diri-
geant a rappelé en urgence de Du-
baï son secrétaire d’Etat au climat,
Graham Stuart, pour s’assurer
qu’aucun vote de soutien ne
manquerait à l’appel. Ce dernier
représentait pourtant le Royau-
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
Cependant, aucune revalorisa-
tion de son montant, équivalent à
la moitié du salaire minimal
(156 000 pesos, soit 195 euros, au
nouveau taux de change officiel),
n’a été annoncée alors que l’infla-
tion doit s’envoler encore davan-
tage. Surtout, le montant de l’allo-
cation familiale – destinée seule-
ment aux plus démunis – sera
multiplié par deux et les bons ali-
mentaires pour les plus défavori-
sés vont être revalorisés de 50 %.
Le gouvernement cherche à évi-
ter l’explosion sociale. Avant
même ces annonces, l’organisa-
tion sociale Polo Obrero a appelé
à manifester le 20 décembre.
Pédagogie
Pour faire admettre ces mesures,
le ministre de l’économie a re-
couru à la pédagogie. Il a expliqué
en quoi consistait le déficit bud-
gétaire, qualifié d’« addiction » à
guérir. Il a comparé la valeur du
peso à celle des oranges pour dé-
crire la loi de l’offre et de la de-
mande. Dans un pays gangrené
par une inflation endémique, à
deux chiffres depuis 2007, la po-
pulation est largement rompue à
ces concepts économiques.
L’angle mort de ces annonces
est la politique monétaire. La
Banque centrale, que Javier Milei
avait promis de fermer, devait dé-
voiler une série de mesures, mer-
credi. Mais le Fonds monétaire
international, auquel le pays doit
45 milliards de dollars, a salué ces
premières décisions. Kristalina
Georgieva, la directrice de l’insti-
tution, les a qualifiées de « pas im-
portant vers le rétablissement de
la stabilité ». p
flora genoux
me-Uni aux négociations finales
de la COP28. Si le danger immé-
diat est passé, les rebelles ont pré-
venu qu’ils réclameraient des
amendements substantiels en
troisième lecture aux Commu-
nes, à partir de janvier 2024.
La poursuite du cheminement
législatif du texte risque donc
d’entretenir les divisions au sein
du parti majoritaire, alors même
que l’accord Rwanda ne concer-
nera probablement – s’il est jamais
mis en œuvre – que quelques cen-
taines de demandeurs d’asile, au
vu des capacités d’accueil du pays
africain. Son effet dissuasif n’a par
ailleurs pas été démontré, et son
coût s’avère déjà prohibitif :
400 millions de livres sterling
(465 millions d’euros) ont été pro-
mis par Londres à Kigali, alors
qu’aucun demandeur d’asile n’y a
encore été envoyé. Keir Starmer, le
chef de file du Labour, à qui tous
les sondages promettent la vic-
toire lors des prochaines élections
générales, courant 2024, a promis
de se débarrasser de l’accord rwan-
dais s’il entre à Downing Street.
L’annonce tragique, mardi, un
peu avant les votes à Westmins-
ter, de la mort d’un demandeur
d’asile, dans le Dorset, a souligné
la dureté du traitement des per-
sonnes venues chercher protec-
tion au Royaume-Uni. Les cir-
constances du drame n’étaient
pas connues mardi soir, mais la
BBC a rapporté qu’il s’agissait
d’un suicide, et le Home Office a
ouvert une enquête. p
cécile ducourtieux
6 | international 0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

A Rafah, une délégation inattendue de l’ONU

Quinze ambassadeurs du Conseil de sécurité se sont rendus au point de passage entre l’Egypte et Gaza

REPORTAGE A l’issue
rafah (bande de gaza) -
envoyée spéciale
de leur visite,
les diplomates

A
une majorité écra-
sante, l’Assemblée gé- ne pourront
nérale de l’ONU a ré-
clamé, mardi 12 dé-
emmener que
cembre, « un cessez-le-feu huma- deux enfants
nitaire immédiat » à Gaza. La
résolution adoptée par 153 voix
grièvement
pour, 10 contre (dont Israël et blessés
les Etats-Unis) et 23 abstentions
sur 193 Etats membres, a en-
grangé plus de soutien que celle Rafah, le convoi des ambassa-
d’octobre qui appelait à une deurs a dépassé des centaines de
« trêve humanitaire immédiate, camions bâchés attendant l’auto-
durable et soutenue, menant à la risation de passer à Gaza.
cessation des hostilités ». Elle a Avant l’attaque sanglante lan-
même dépassé le soutien à la cée le 7 octobre par le Hamas
condamnation de l’invasion contre Israël, 500 camions transi-
russe de l’Ukraine. taient par le même chemin cha-
« Le message puissant de l’As- que jour. Ils ne sont plus que 90,
semblée générale représente un alors que, « compte tenu de l’afflux
jour historique », a salué l’ambas- du 1,8 million de déplacés dans le
sadeur palestinien à l’ONU, Riyad sud de Gaza, il en faudrait 1 500 »,
Mansour, au moment où une précise au Monde Laetitia Cour-
délégation des Nations unies tois, l’observatrice permanente
atterrissait à New York, en prove- du Comité international de la
nance de Rafah. Croix-Rouge à New York.
A l’exception notable des Etats-
Unis et de la France, quinze am- Incursion de douze heures
bassadeurs du Conseil de sécurité « A l’origine, Rafah est un point de
se sont en effet rendus, de diman- passage piétonnier, il n’est pas
che à mardi, au point de passage optimal pour l’examen des ca- Arrivée d’une délégation d’ambassadeurs du Conseil de sécurité de l’ONU à El-Arich (Egypte), le 11 décembre. GIUSEPPE CACACE/AFP
entre l’Egypte et la bande de Gaza, mions », observe Vanessa Frazier,
à l’initiative des Emirats arabes l’ambassadrice de Malte. Et
unis, pour évaluer les besoins même si, à trois kilomètres de non dépendant du réseau Inter- qu’en semaine d’élections en dans l’enclave palestinienne.
concrets sur place. Jamais, alors là, en Israël, le passage de Kerem net – la couverture du réseau, à Egypte, le gouverneur du Sinaï a
A l’hôpital C’est donc par visioconférence
que le dossier israélo-palestinien Shalom a été rouvert mardi pour Rafah, est sporadique. sorti la grosse production : une égyptien que les diplomates onusiens ont
est à son agenda depuis des dé- inspecter les camions, davantage « Si un carton est mal étiqueté, Is- cinquantaine de journalistes mo- recueilli les témoignages d’en-
cennies, un groupe de représen- de scanners, côté égyptien, raël renvoie toute la cargaison et bilisés, un drone et même une ca-
d’El-Arich, fants soignés dans un hôpital de
tants à l’ONU ne s’était approché, seraient nécessaires pour auto- non pas le seul carton, nous per- méra sur bras télescopique pour on supplie les campagne à Gaza.
ensemble, si près du théâtre des matiser les contrôles et augmen- dons du temps », confie Lotfy capturer le moment. Opposé à un cessez-le-feu « im-
opérations ni de cette frontière ter le nombre de véhicules Gheith, responsable du centre des
ambassadeurs médiat », Washington a, sans
qu’ils évoquent si souvent en réu- atteignant Gaza. opérations du Croissant-Rouge « Nous devons faire plus » de négocier une surprise, boudé le voyage. La
nions feutrées à New York. L’objectif est de prendre en égyptien. « Il était important que C’était sans compter les Palesti- France, autre membre perma-
L’unique passage de l’aide hu- compte ces contraintes. Dans les nous venions écouter ces gens niens, les Egyptiens et même
« paix durable » nent du Conseil, a également dé-
manitaire aux Gazaouis est de- entrepôts du Croissant-Rouge, on pour comprendre les défis aux- quelques agences de l’ONU qui cliné l’invitation des Emirats ara-
vant eux, concrétisé par deux gi- détaille aux ambassadeurs le bé- quels ils sont confrontés, et ont décidé de rappeler les diplo- bes unis, marquant ainsi son mé-
gantesques portails noirs. Le long néfice de l’étiquetage intelligent montrer combien nous appré- mates à leurs responsabilités. durable ». Un peu plus tard, au contentement à l’égard de la ma-
des routes arides qui mènent à des cartons d’aide humanitaire cions leur travail », confie Samuel « Le cessez-le-feu doit rester un point de passage de Rafah, une nière dont ce dernier pays a mené
Zbogar, ancien chef de la diplo- objectif, martèle Philippe Lazza- jeune fille vient gentiment bous- les discussions sur la résolution
matie slovène, qui siégera au rini, conseiller général de culer la chorégraphie officielle, examinée quelques jours plus tôt
Joe Biden émet de premières critiques Conseil dès janvier 2024. l’agence pour les déplacés pales- deux Chartes des Nations unies, au Conseil de sécurité, à laquelle
Les ambassadeurs compren- tiniens, qui prédit l’effondre- l’une en anglais, l’une en arabe, les Etats-Unis avaient mis leur
publiques sur la stratégie israélienne nent aussi que les évacuations ment du système humanitaire. dans les mains, pour rappeler sa veto. Leur absence affaiblit
Le président américain, Joe Biden, a dénoncé, mardi 12 décem- médicales ne sont accordées Aujourd’hui, les gens ne vont pas mission. « Notre priorité est de l’image d’un Conseil pour une
bre, les « bombardements aveugles » menés par l’armée israé- qu’au compte-gouttes par Israël : seulement mourir dans les bom- maintenir la paix et la sécurité. fois bien aux prises avec la réalité.
lienne dans la bande de Gaza, estimant qu’Israël est « en train de à l’issue de leur visite, ils ne pour- bardements, mais aussi en raison Nous avons vraiment essayé, Pour l’ambassadrice des Emi-
perdre le soutien » international. En deux mois, les opérations mi- ront emmener que deux enfants de l’impact du siège imposé à la mais nous devons faire plus, réa- rats arabes unis, Lana Nusseibeh,
litaires israéliennes ont causé la mort de plus de 18 000 person- gravement blessés et leurs mères, bande de Gaza. » git l’ambassadeur chinois Zhang « il y a un réel impératif moral à
nes et provoqué une situation humanitaire catastrophique. alors que l’évacuation de 22 en- A l’hôpital égyptien d’El-Arich, Jun. Nous n’abandonnerons pas. » ramener ces messages à New York
M. Biden, jusqu’à présent allié indéfectible d’Israël, a réitéré son fants était prévue dans leur avion. devant lequel sont parquées La délégation n’est toutefois et à se battre pour un cessez-le-
soutien à l’Etat hébreu, mais a aussi décrit le gouvernement de Cette incursion de douze heures douze ambulances chargées de pas allée au-delà du poste-fron- feu ». Avant même le retour de la
Benyamin Nétanyahou comme « le plus conservateur de l’his- à Rafah des représentants de récupérer les blessés au poste- tière. Informé de son déplace- délégation à New York, c’était
toire » et dénoncé son refus d’une « solution à deux Etats » que dé- l’ONU aurait pu se résumer à une frontière, on supplie les ambas- ment, Israël avait affirmé ne pas chose faite. p
fendent les Etats-Unis pour le « jour d’après » la guerre. « opération selfies ». D’autant sadeurs de négocier une « paix pouvoir « garantir [sa] sécurité » carrie nooten

Les opposants birmans critiquent une initiative du Quai d’Orsay

Paris a pris en charge le coût d’une réunion, à Bali, de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est consacrée à la sécurité, associant la junte

L e séminaire organisé par la

France et l’Association des
nations d’Asie du Sud-Est
(Asean), réunissant chercheurs et
diplomates dans un hôtel de luxe
proche de Bali, avec piscine et vue
sur la mer, mercredi 6 et jeudi 7 dé-
cembre, devait rester discret et en-
courager des « discussions fran-
ches » sur les enjeux de sécurité
dans la région. Problème : des re-
présentants de la junte birmane y
étaient invités, selon des docu-
ments obtenus par Le Monde, ce
qui provoque la stupeur des oppo-
sants à la dictature militaire.
« Il est préoccupant de voir que
la France offre légitimité et sou-
tien à la junte en lui permettant
d’envoyer des représentants à ce
séminaire », regrette Yadanar
Maung, la porte-parole de l’ONG
Justice for Myanmar (nom offi-
ciel de la Birmanie, donné par le
pouvoir militaire en 1989). De-
puis le coup d’Etat du 1er fé-
vrier 2021 et le renversement du
gouvernement élu d’Aung San
Suu Kyi, l’Union européenne
(UE), France en tête, et les Etats-
Unis cherchent au contraire à
isoler le régime militaire, et ont
sanctionné une centaine de ses
membres, dont le général puts-
chiste Min Aung Hlaing.
Sans rompre pour autant ses re-
lations diplomatiques avec la Bir-
manie, la France elle-même n’a
plus d’ambassadeur à Naypyi-
daw, depuis le départ de Chris-
tian Lechervy en août 2023, mais
un chargé d’affaires.
Il n’empêche, Emmanuel Ma-
cron cherche à se rapprocher de
l’Asean, afin d’affirmer la présence
de la France dans l’Indo-Pacifique.
Paris a donc accepté de soutenir le
séminaire censé contribuer à ren-
forcer la sécurité régionale, en dé-
pit des tensions croissantes entre
la Chine et les Etats-Unis – des re-
présentants des deux puissances
étaient invités. L’ambassadeur de
France en Indonésie et auprès de
l’Asean, Fabien Penone, ainsi que
son collègue chargé de l’Indo-Pa-
cifique, Marc Abensour, ont parti-
cipé à la conférence.
Dans une lettre datée du 20 octo-
bre dont Le Monde a obtenu une
copie, le secrétaire général adjoint
de l’Asean précise que le sémi-
naire, organisé avec le groupe de
réflexion Center for Strategic and
International Studies, était « fi-
nancé » par le ministère français
des affaires étrangères. Le courrier
invitait chaque membre de
l’Asean à y envoyer quatre repré-
sentants, des « fonctionnaires de
rang intermédiaire », dont deux du
ministère des affaires étrangères
et deux du ministère de la défense.
Quelques semaines plus tard,
dans un courrier daté du 17 no-
vembre, le ministère birman des
affaires étrangères demandait à
ses collègues de la défense de
s’inscrire auprès de l’Asean, en
leur transmettant la note de pré-
sentation rédigée par l’ambas-
sade de France en Indonésie.
Interrogé sur cette réunion, un
diplomate européen qui connaît
bien la région s’avoue « perplexe »,
d’autant plus qu’elle abordait les
questions de sécurité au moment
même où la junte birmane est en-
gagée dans une répression san-
glante contre les partis d’opposi-
tion, passés dans la clandestinité.
Une offensive lancée fin octobre
par trois groupes insurgés, qui se
sont emparés de villes à la fron-
tière chinoise, a fait 250 morts et
près de 500 000 déplacés.
« Contradiction » française
L’UE a d’ailleurs décidé d’élargir
ses sanctions à quatre nouvelles
personnes, dont deux généraux,
et deux entités, se disant « profon-
dément préoccupée par la pour-
suite de l’escalade de la violence au
Myanmar et par l’évolution vers un
conflit prolongé ayant des implica-
tions régionales ».
« La Birmanie fait partie du pro-
blème, donc elle doit faire partie de
la solution », explique toutefois
un participant présent à ce sémi-
naire, qui ajoute que le pays est
toujours membre de l’Asean. Il est
certes exclu des réunions de mi-
nistres et de chefs d’Etat de
l’Asean, mais ne l’est pas dans les
séminaires réunissant diploma-
tes et hauts fonctionnaires. Con-
tactée, l’Asean n’a pas répondu
aux questions du Monde.
Quant au ministère français des
affaires étrangères, il précise que
« le séminaire de Bali a été organisé
par l’Asean qui en a donc logique-
ment fixé les règles ». « La France,
comme ses partenaires européens,
américain et de l’Indo-Pacifique,
coopère avec l’Asean tant sur les
questions politiques et de sécurité
qu’économiques ou socioculturel-
les, précise-t-il. A ce titre, la France
finance la mise en œuvre de projets
de coopération avec l’Asean dans
l’ensemble des domaines d’intérêt
commun, notamment celui de la
sécurité maritime. »
« Si la France veut vraiment rele-
ver les défis de la sécurité régio-
nale, elle doit aider à résoudre la
crise au Myanmar en faisant pres-
sion pour que l’UE renforce ses
sanctions contre la junte et ses
sources de financement et d’ar-
mement », réagit Yadanar Maung.
« J’appelle tous les Etats membres
des Nations unies à ne pas consi-
dérer la junte militaire du Myan-
mar et ses représentants comme
légitimes, précisément parce
qu’ils ne le sont pas, renchérit
Tom Andrews, le rapporteur spé-
cial de l’ONU sur la situation des
droits humains en Birmanie. J’in-
vite tous les Etats membres qui
soutiennent les droits humains à
refuser à la junte militaire les trois
choses dont elle a besoin pour se
maintenir : l’argent, les armes et la
légitimité. »
Un autre diplomate, longtemps
actif dans la région, reconnaît une
« contradiction » entre le finance-
ment par la France de ce séminaire
et la volonté des Occidentaux
d’isoler la junte birmane. « Une
bonne façon d’éviter tout contact
avec les autorités birmanes aurait
été de ne pas passer par l’Asean,
mais d’organiser une réunion avec
les pays d’Asie du Sud-Est, sans la
Birmanie », reconnaît un de ses ho-
mologues français. p
julien bouissou
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PLANÈTE
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

C L I M AT

COP28 : à Dubaï, un compromis inédit

Les Etats participant à la conférence sur le climat ont approuvé une « transition hors des énergies fossiles »

RÉCIT
dubaï - envoyé spécial

U
ne procédure express après
des jours d’hésitation et de
tension. Quelques minutes
à peine après le début d’une
réunion plénière plusieurs
fois repoussée, Sultan Al-Ja-
ber a tapé son marteau. Par ce geste, le pré-
sident de la 28e Conférence des parties sur le
climat (COP28) a scellé un accord sur le Global
Stocktake, le texte le plus important de cette
conférence. Ce bilan de l’accord de Paris de
2015, censé rehausser les ambitions des Etats,
inscrit des mots forts contre les énergies
fossiles, responsables à 80 % du réchauffe-
ment climatique. Il s’agit d’une décision
« historique pour accélérer l’action climati-
que », a déclaré Sultan Al-Jaber.
Il aura fallu, avant ce moment important,
une nuit blanche pour chercher des termes
acceptables par les délégations du monde
entier. Mardi 12 décembre, jour officiel de la
fin de COP28, M. Al-Jaber a d’abord perdu son
pari de terminer à l’heure. A Dubaï, personne
n’y croyait vraiment. Trop de pression, trop
d’enjeux, trop de résistance planaient entre
les pavillons nationaux… Car, pour la pre-
mière fois de l’histoire de la diplomatie clima-
tique, une conférence de l’ONU s’était emparé
d’un sujet tabou, les énergies fossiles. Le res-
ponsable émirati n’a donc cessé de repousser
la publication de la version définitive du Glo-
bal Stocktake. Puis, il a consulté toute la nuit :
les Etats-Unis, l’Union européenne (UE), des
pays comme le Bangladesh et, surtout, le mi-
nistre de l’énergie de l’Arabie saoudite, le
prince Abdulaziz Ben Salman, arrivé après
minuit… un travail nocturne indispensable
pour préparer le terrain de cette dernière
journée de réunions plénières.
A la recherche d’un compromis épineux en-
tre les parties les plus allantes pour une sortie
(phase out) des énergies fossiles à terme (l’UE,
les représentants des petites îles, de nom-
breux pays d’Amérique latine) et les pays pro-
ducteurs accrochés à leur modèle économi-
que, Sultan Al-Jaber a alors tenté une nouvelle
formule. Dans le « paquet énergie » de la der-
nière version du texte, il a inscrit « transitio-
ning away from fossil fuels in energy systems »,
c’est-à-dire une « transition hors des énergies
fossiles dans les systèmes énergétiques », sans
précision de date.
« UNE AMBIANCE D’AG ÉTUDIANTE »
Cette créativité lexicale et diplomatique per-
met de se passer du terme « phase out », qui
hérissait les pays du golfe, tout en essayant de
raccrocher les plus ambitieux. L’objectif d’at-
teindre la neutralité carbone en 2050 est rap-
pelé. Une façon aussi d’embarquer les pays en
développement et émergents, puisque cette
évolution doit se faire de manière « juste, or-
donnée et équitable », c’est-à-dire à un rythme
différent suivant les économies.
Au-delà de cette phrase cruciale, le texte
grave dans le marbre une des avancées im-
portantes de cette COP : l’objectif de triple-
ment de la production d’énergies renouvela-
bles et de doublement de l’efficacité énergéti-
que en 2030. Comme déjà prévu à Glasgow
(Royaume-Uni), lors de la COP26 en 2021, les
Etats doivent réduire l’utilisation du charbon.
Et les investissements inutiles dans les éner-
gies fossiles doivent disparaître.
Histoire de ne pas effrayer des pays produc-
teurs comme les Etats-Unis, il n’écarte pas les
paris sur l’avenir en prônant une « accéléra-
tion des technologies à émissions nulles ou fai-
bles, y compris, entre autres, (…) le nucléaire, les
technologies de réduction et d’élimination tel-
les que le captage et le stockage [de carbone],
et l’hydrogène bas carbone ». Cela laisse la
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Le président de la COP28, Sultan Al-Jaber (au centre), applaudit en compagnie d’autres responsables, le 13 décembre, à Dubaï. GIUSEPPE CACACE/AFP
porte ouverte à une exploitation des énergies
fossiles si elles sont adossées à des technolo-
gies de réduction des émissions.
Après des mois de pression des ONG très ir-
ritées par cette COP, organisée chez le sep-
tième producteur de pétrole, ce consensus
s’est construit en un peu plus de trente-six
heures. Lundi, vers 17 heures, la présidence de
la COP publie un projet de Global Stocktake.
Un texte un peu fourre-tout avec des verbes
très faibles, dans lequel les Etats sont « invi-
tés » à faire des efforts. Un document sem-
blant répondre point par point aux multiples
coups de pression des pays exportateurs du
golfe. Dans une lettre, publiée vendredi 8 dé-
cembre, l’Organisation des pays exportateurs
de pétrole appelait ses membres à refuser
tout accord. « On nous arrache le tapis sous les
pieds », dit alors un négociateur européen,
alors que l’idée d’une « sortie » à terme s’était
imposée dans les débats de la COP.
Ce moment a accéléré les choses. Dans la
foulée, les Européens se coordonnent. Ils con-
viennent de monter au créneau. Après avoir
eu quelques difficultés à trouver une salle, la
High Ambition Coalition, qui avait réuni qua-
tre-vingts pays autour de la sortie des éner-
gies fossiles lors de la COP27, en Egypte, im-
provise une réunion où une quarantaine de
pays se rendent. Une nouvelle forme de mul-
tilatéralisme climatique s’improvise. Le Chili,
le Royaume-Uni, la Colombie, le Kenya, le Sé-
négal, le Danemark… Les responsables arri-
vent les uns après les autres, prennent la pa-
role, debout ou assis autour d’une table, pour
répéter leur volonté de rester rivés à l’objectif
du + 1,5 oC de réchauffement. « Une ambiance
d’AG étudiante et en même temps une grande
gravité », décrit un responsable présent.
Les ambitieux font bloc. Selon plusieurs
sources, M. Al-Jaber ne s’attendait pas à cette
réaction. Pendant toute la journée de mardi,
puis durant toute la nuit, il retravaille sa copie.
Les allers-retours sont permanents avec les
délégations, notamment John Kerry, l’envoyé
spécial américain, Teresa Ribera, la ministre
de la transition écologique espagnole, dont le
pays assure la présidence tournante du Con-
seil européen, mais aussi les voix des pays
producteurs et des pays en développement.
Les conférences de presse sont repoussées,
les groupes se réunissent dans différents
coins du Dubai Exhibition Centre. Un casse-
tête diplomatique.
Pour rééquilibrer son texte, M. Al-Jaber et
son équipe choisissent alors avec soin le voca-
bulaire utilisé. Les termes, jugés trop mous,
disparaissent. En introduction du passage sur
l’énergie, le texte Global Stocktake définitif
inscrit la « nécessité de réductions profondes,
rapides et durables des émissions de gaz à effet
de serre » et « appelle les parties à y contri-
buer ». Ce dernier cite encore abondamment
les préconisations scientifiques du Groupe
d’experts intergouvernemental sur l’évolu-
tion du climat (GIEC), en particulier la plus ur-
gente : la réduction de 43 % des émissions
en 2030 par rapport au niveau de 2019, un
défi considérable, alors que le pic n’a toujours
pas été atteint.
La tonalité est importante. Elle pèsera sur
les contributions déterminées au niveau na-
tional, c’est-à-dire les nouveaux engage-
ments des Etats présentés en 2025. L’Union
européenne avait expressément réclamé que
les travaux scientifiques soient cités à plu-
sieurs reprises.
Ce travail a permis de déminer un à un les
pièges multiples de cette COP, qui marque
une avancée importante de la diplomatie cli-
matique. C’est la première fois que toutes les
énergies fossiles sont citées dans un texte de
COP. Un fait encore inimaginable il y a quel-
ques mois, surtout à l’approche d’une confé-
rence organisée au cœur du golfe. « Je pense
que tout le monde sera content que, dans un
monde secoué par la guerre en Ukraine et au
Moyen-Orient, et tous les autres défis d’une
planète qui patauge, il y ait une raison d’être
optimiste, d’avoir de la gratitude et de se félici-
ter tous ensemble ici », a déclaré M. Kerry, lors
de la réunion plénière. « L’accord de la COP 28
qui vient d’être adopté est une victoire du mul-
tilatéralisme et de la diplomatie climatique », a
estimé Agnès Pannier-Runacher, ministre de
la transition énergétique française.
Conséquence de la recherche d’un consen-
sus, cet accord crée aussi des déceptions, car il
est en deçà des attentes grandissantes depuis
plusieurs semaines. Selon les comptages réa-
lisés au sein de l’Union européenne, environ
130 des 195 parties étaient pour un langage
plus dur, c’est-à-dire une sortie des énergies
fossiles à terme. Mais le tir de barrage des pays
pétroliers, l’attitude « constructive », mais
aussi très réaliste des Etats-Unis et de la Chine
ont obligé à trouver une voie de compromis.
« Nous avons fait un pas en avant par rapport
au statu quo, mais c’est d’un changement ex-
ponentiel que nous avions vraiment besoin », a
LA CRÉATIVITÉ déclaré Anne Rasmussen, ministre des res-
LEXICALE ET sources naturelles et de l’environnement des
Samoa, dont le pays préside l’Alliance des pe-
DIPLOMATIQUE A tits Etats insulaires, suscitant des applaudis-
sements debout de représentants européens
PERMIS DE SE PASSER et d’autres nations, mercredi matin.
DU TERME « MENTIONS TRÈS INQUIÉTANTES »
« PHASE OUT » OU Car cette COP28 ne marque pas encore la fin
de l’ère des énergies fossiles. Le texte ouvre
« SORTIE » DES ainsi la voie à une exploitation prolongée
du gaz, puisqu’il « reconnaît que les carbu-
ÉNERGIES FOSSILES, rants de transition peuvent jouer un rôle en
QUI HÉRISSAIT LES facilitant la transition énergétique tout en
assurant la sécurité énergétique ». Une
PAYS DU GOLFE, phrase codée envoyée aux Russes, mais
aussi aux Américains qui produisent de
TOUT EN ESSAYANT plus en plus de gaz par fracturation hydrau-
DE RACCROCHER lique. De leur côté, les Chinois craignaient
des termes plus durs sur le charbon. « L’ac-
LES PLUS AMBITIEUX cord voté à la COP28 contient un signal poli-
tique vers la sortie des énergies fossiles, af-
firme Gaïa Febvre, du Réseau Action Climat.
Le compte n’y est pas, notamment car les
moyens financiers n’ont pas été mis sur la
place pour accompagner les pays qui en ont
le plus besoin. Mais aussi car il y a de nom-
breuses mentions très inquiétantes : le gaz
comme énergie de transition, la capture et le
stockage du carbone ou encore le nucléaire.
Cette COP n’est pas à la hauteur des ambi-
tions promises. »
Les mois qui viennent diront à quel point
l’accord de Dubaï influencera la politique des
Etats. Alors que le pic de production fossile
n’est toujours pas atteint, impossible de sa-
voir si elle sera un turning point (tournant),
selon l’expression largement utilisée par
M. Al-Jaber. Le virage espéré par les scientifi-
ques et les experts est serré : selon l’Agence in-
ternationale de l’énergie, la production
d’énergies fossiles doit baisser de 95 % à l’ho-
rizon 2050 pour rester dans la trajectoire d’un
réchauffement de +1,5 oC. Un objectif qui pa-
raît pour le moment inatteignable. p
matthieu goar
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 planète | 9

« L’accord est un signal très fort, veur d’un accord ambitieux.

Mais avant la COP, les signaux
étaient beaucoup plus ambigus,
rence entre ce qu’ils décident et ce
qui est fait au niveau national, ce
qui n’est pas rassurant.

d’autant plus vu d’où il vient »

Pour Thibaud Voïta, spécialiste de l’énergie, le compromis adopté à
Dubaï sur le fait de s’éloigner des énergies fossiles était « assez inespéré »
de la COP28, qui est aussi à la tête
ENTRETIEN de la compagnie nationale
Comment expliquer que
les parties soient parvenues
développement qui sont très actifs
et de plus en plus en colère. Pour
sans doute parce qu’une élection
se prépare. Et l’extraction de
pétrole et de gaz n’a jamais été
aussi importante sur le sol amé-
ricain. Leur posture ne laissait
pas penser qu’ils accepteraient
un tel accord.
Maintenant, les Etats vont-ils
le mettre en œuvre ?
C’est toute la question. A Glas-
gow en 2021, il a été décidé une ré-
duction progressive de l’usage du
Mais alors, ces COP sont-elles
utiles ?
Le discours sur l’inutilité des
COP montre une réelle mécon-
naissance du système. D’abord, il
faut rappeler qu’avant l’accord de
Paris de 2015, nous étions sur une
trajectoire de réchauffement de
5 oC. Nous sommes toujours sur
une trajectoire catastrophique,
mais plus modeste.
Ensuite, dire que les COP sont

T
hibaud Voïta, consul-
tant et chercheur asso-
cié au Centre énergie
& climat de l’Institut
français des relations internatio-
nales, analyse l’accord qui a été
conclu mercredi 13 décembre à
Dubaï, à l’issue de la 28e confé-
rence mondiale sur le climat
(COP28).
Comment qualifiez-vous
l’accord conclu à la COP28 ?
Si la mention de « sortie » des
fossiles a été exclue, le fait que les
parties soient parvenues à s’en-
tendre sur le fait de « s’éloigner »
(« transition away ») des fossiles
était assez inespéré. C’est certai-
nement historique et cela consti-
tue un signal très fort, d’autant
plus lorsque l’on sait d’où il vient.
Nous parlons des Emirats arabes
unis [7e producteur de pétrole] et
de Sultan Al-Jaber, le président
pétrolière. Et cette décision a été
prise alors que pendant tout
l’automne, l’Organisation des
pays exportateurs de pétrole, la
Chine, les Etats-Unis, et bien sûr
l’Arabie saoudite, n’avaient pas
cessé de dire que sortir des fossi-
les était totalement irréaliste.
Le signal vous paraît-il donc
suffisamment clair ?
L’un des points les plus impor-
tants est le fait que l’accord parle
d’atteindre la neutralité carbone
à l’horizon 2050. Cela implique
notamment de sortir des fossi-
les, mais aussi que les plans de la
Chine et de l’Inde, qui prévoient
pour l’instant d’atteindre la neu-
tralité carbone respectivement
en 2060 et en 2070, soient révi-
sés. Or en général, ces pays
n’aiment pas se faire dicter leurs
politiques nationales par des ac-
cords internationaux.
à ce consensus en dépit
de très fortes oppositions ?
On a reproché beaucoup de cho-
ses à Sultan Al-Jaber, pour de très
bonnes raisons. Mais on a aussi
toujours dit qu’il était un excellent
diplomate, qu’il connaissait très
bien le système et qu’il savait navi-
guer dans ces négociations.
Un autre élément critique, c’est
la pression de la communauté in-
ternationale, qui est de plus en
plus forte. On parle beaucoup de
l’UE, qui pousse pour des posi-
tions ambitieuses, mais il y a aussi
tous les petits Etats insulaires et en
eux, c’est de survie qu’il s’agit. Le
secrétaire général de l’ONU, Anto-
nio Guterres, dont certains dis-
cours resteront dans l’histoire, a
joué aussi un rôle important.
Les positions de certains Etats
vous ont-elles surpris ?
Le rôle d’obstruction de l’Arabie
saoudite n’est pas étonnant, c’est
le fait qu’ils acceptent cet accord
qui est une surprise ! J’ai plus de
mal à cerner la position des Etats-
Unis. D’un côté, John Kerry était
dans son rôle classique de vété-
ran du climat, à pousser en fa-
charbon. Or la consommation,
certes tirée par deux pays, la
Chine et l’Inde, continue à aug-
menter chaque année, et devrait
croître encore en 2024. Dans les
COP, les négociateurs sont dans
une bulle, et il y a donc une diffé-
« CELA IMPLIQUE
QUE LES PLANS DE
LA CHINE ET DE L’INDE
SOIENT RÉVISÉS »
inutiles me paraît être un point de
vue très européano-centré. C’est
oublier tout ce qu’elles apportent
aux pays les moins développés,
auxquelles elles permettent
d’avoir une voix, mais aussi
d’avoir accès à des ressources fi-
nancières et matérielles. C’est ex-
trêmement important pour ces
pays qui sont les premiers à souf-
frir d’un réchauffement qu’ils
n’ont pas provoqué. Enfin, c’est
un exemple de multilatéralisme
qui fonctionne. p
propos recueillis par
perrine mouterde

Une issue décevante sur

le sujet de l’adaptation
Les engagements financiers des pays riches
ont été jugés très insuffisants

F ace à l’avalanche de problè-

mes créés par le réchauffe-
ment climatique, les confé-
rences des parties sur le climat
laissent toujours certains sujets de
côté. La 28e Conférence des parties
sur le climat (COP28) de Dubaï n’a
pas dérogé à la règle. La question
des énergies fossiles a occulté celle
de l’adaptation au changement
climatique, c’est-à-dire les moyens
mis en place pour préparer les
pays au réchauffement actuel.
Un texte important, le Global
Goal on Adaptation (GGA), a
pourtant été travaillé. Mais il a
créé beaucoup de déceptions, no-
tamment dans les pays africains,
ceux des Caraïbes, ceux d’Améri-
que latine… « Ils attendaient des
précisions sur les financements,
sur les objectifs, sur le transfert de
technologie, analyse Emilie Beau-
champs, de l’International Insti-
tute for Sustainable Develop-
ment. Or le langage utilisé dans le
GGA est très faible, pas assez pré-
cis, et ne permet pas un suivi sur le
long terme des engagements des
pays riches. L’adaptation est fon-
damentale : plus elle est laissée de
côté, plus on a de pertes et de dom-
mages, c’est un cercle vicieux. »
Sommes mineures
Les annonces de financement des
pays développés ont été jugées
beaucoup trop faibles (l’Allema-
gne a été la plus généreuse avec
65,7 millions de dollars, la France
a mis 10,9 millions sur la table, la
Suède et l’Espagne 22 millions, les
Etats-Unis 17,5 millions de dol-
lars). Des sommes mineures
comparées aux besoins. Selon les
calculs des experts du Pro-
gramme des Nations unies pour
l’environnement résumés dans
l’« Adaptation Gap Report » le
2 novembre, les sociétés des pays
en développement devraient mo-
biliser de 215 milliards à 387 mil-
liards de dollars par an au cours
de cette décennie pour s’adapter
au changement climatique.
Négocié pendant toute la durée
de la COP, le GGA est resté en des-
sous des radars de nombreux
jours. Et ce sujet majeur est réap-
paru dans les derniers jours au
moment de se mettre d’accord sur
le « Global Stocktake ». Mardi ma-
tin 12 décembre, jour de clôture de
la conférence, le bloc des pays afri-
cains a remis la pression dans un
communiqué : « L’adaptation
est une question-clé pour l’Afrique.
(…) Nous ne serons pas d’accord sur
quoi que ce soit ici à moins que les
principales priorités de l’Afrique ne
soient satisfaites. »
Avec pour objectif d’avoir un
texte ambitieux sur le charbon,
le pétrole et le gaz, l’Union euro-
péenne a mis du temps à lier ce
sujet avec celui d’une transition
juste. Puis elle est montée au cré-
neau pour embarquer les diri-
geants des pays en développe-
ment dans son camp. A chacune
de leurs interventions, les diri-
geants européens ont fait le lien
entre sortie des fossiles et efforts
financiers. « Nous avons une dou-
ble ambition, celle de réduire les
émissions les émissions fossiles et
celle d’une vraie justice climati-
que », a ainsi lancé, mardi, Eamon
Ryan, ministre irlandais de l’en-
vironnement, à la sortie d’une
réunion de la High Ambition
Coalition.
Mais les annonces concrètes at-
tendront. Alors que de nombreu-
ses parties voulaient des engage-
ments plus précis des pays riches,
notamment sur leur promesse de
doubler le financement lié à
l’adaptation pour atteindre
40 milliards de dollars, la ques-
tion des moyens précis à mettre
en œuvre est repoussée à plus
tard. Car le GGA a également subi
un problème d’agenda. Pendant
des jours, les parties ont négocié
sur la partie technique du New
Collective Quantified Goal on Cli-
mate Finance, un texte qui doit
préciser les objectifs des finance-
ments climatiques dans leur glo-
balité. Mais la question des mon-
tants alloués devrait être étudiée
lors de la prochaine conférence
des parties sur le climat, en 2024, à
Bakou, en Azerbaïdjan. p
matthieu goar
10 |
FRANCE
P R OJ E T D E L O I « I M M I G R AT I O N »
Immigration :
Macron veut éviter
l’enlisement
Malgré le rejet du projet de loi à l’Assemblée
nationale, le chef de l’Etat entend le faire aboutir
avant Noël, en trouvant « un compromis »
lors d’une commission mixte paritaire. Mais
il exclut un recours au 49.3 et une dissolution
E
mmanuel Macron
s’efforce de ne rien
laisser paraître de son
exaspération. Mardi
12 décembre, vingt-
quatre heures après
le vote de la motion de rejet qui a
empêché l’examen à l’Assemblée
nationale du projet de loi « immi-
gration », l’un des plus importants
du second quinquennat, le chef de
l’Etat évacue en quelques phrases
cinglantes, en préambule du con-
seil des ministres, la crise politi-
que qui vient de s’ouvrir.
L’opposition, qui s’est unie de la
gauche radicale jusqu’à l’extrême
droite, dans l’espoir de bloquer le
pouvoir exécutif, « ne reflète pas
une majorité de substitution », lâ-
che-t-il. Elle traduit le « cynisme »,
l’« incohérence » et « le jeu du pire
joué notamment par les deux par-
tis de gouvernement qui ont di-
rigé le pays pendant quarante
ans », poursuit-il, visant le Parti
socialiste et Les Républicains
(LR). Avant d’annoncer que le
gouvernement convoquera une
« commission mixte paritaire »
(CMP), qui doit se réunir « au plus
vite vers la recherche d’un com-
promis » – a priori lundi 18 ou
mardi 19 décembre, selon la pré-
sidente de l’Assemblée nationale,
Yaël Braun-Pivet. « Chacun devra
prendre sa part, majorité comme
opposition », conclut-il, avant de
« saluer » le travail accompli par
le ministre de l’intérieur, Gérald
Darmanin, qui lui a présenté sa
Comment Gérald Darmanin a échoué à séduire les députés LR
Les élus de droite ont massivement voté pour le rejet du texte, alors que le ministre de l’intérieur prétendait pouvoir obtenir leur soutien
C hez Les Républicains (LR),
certains donnent encore
du « Gérald » au ministre
de l’intérieur, en souvenir de
leurs années de compagnonnage
à l’UMP (l’ancien nom de LR), puis
chez LR. D’autres préfèrent le plus
froid et protocolaire « M. Darma-
nin ». Olivier Marleix appartient à
la seconde catégorie. Au lende-
main du rejet, à l’Assemblée na-
tionale, du projet de loi relatif à
l’immigration, porté par Gérald
Darmanin, le chef de file des dé-
putés de LR a ironisé, mardi 12 dé-
cembre, sur les moyens et l’éner-
gie déployés par « M. Darmanin »
pour obtenir le soutien d’une
vingtaine d’élus de droite. Et ainsi
sécuriser le vote de son texte au
Palais-Bourbon. « Tant d’efforts
pour finalement avoir seulement
deux de nos députés LR [Alexan-
dre Vincendet (Rhône) et Nicolas
Forissier (Indre)] qui votent contre
la motion de rejet, c’est mal payé »,
sourit Olivier Marleix.
démission, immédiatement re-
fusée, la veille.
Le gant est relevé. « Nous ne re-
noncerons jamais à trouver des
compromis », clame la première
ministre, Elisabeth Borne, lors
des questions au gouvernement
à l’Assemblée nationale, tandis
que Gérald Darmanin, encore
groggy par ce qu’il assume être
son « échec », fustige une ex-
trême droite qui « a peur du dé-
bat », en dénonçant l’« unité des
contraires » qui s’est nouée lors
du vote de la motion entre « ceux
qui veulent accueillir tout le
monde et ceux qui ne veulent ac-
cueillir personne ».
« ILS SONT DANS LE DÉNI »
Comme lors de la réforme des re-
traites, au printemps, le coup est
venu de la droite. Une part signifi-
cative de députés LR a voté, à la
stupéfaction générale, la motion
de rejet déposée par les écologis-
tes, associant leurs voix à celles
d’élus socialistes, de La France in-
soumise (LFI) et du Rassem-
blement national (RN). Mais
aucune dissolution de l’Assem-
blée nationale n’est jugée indis-
pensable à ce stade, a souligné,
mardi, le porte-parole du gouver-
nement, Olivier Véran. N’en dé-
plaise au président du RN, Jordan
Bardella, qui s’imagine déjà dans
les habits d’un « premier ministre
de cohabitation »,comme l’a dé-
claré le presque trentenaire,
mardi, au micro de RMC.
Six ans après son départ vers la
Macronie, Gérald Darmanin se
vantait pourtant de connaître et
de comprendre LR – cet objet in-
saisissable pour la majorité –, et
de pouvoir sécuriser une adop-
tion de son projet de loi, sans re-
cours à l’article 49.3 de la Consti-
tution (permettant de faire adop-
ter un texte sans vote), avec le
soutien de près d’un tiers du
groupe. D’ailleurs, une liste a cir-
culé de façon officieuse. Mais,
parmi les noms cités, certains
n’ont même pas pris la peine de
venir voter lundi. Tant de petits
déjeuners, déjeuners et coups de
téléphone pour rien ? Un député
resté en bons termes avec le mi-
nistre a même reçu vingt-sept
SMS dans le week-end pour le dis-
suader de voter la motion présen-
tée par les écologistes. En vain.
« Même si on peut avoir de la con-
sidération pour l’animal politique,
il reste considéré comme un traître
par certains d’entre nous », recon-
Le ministre
de l’intérieur,
Gérald Darmanin,
écoute
la première
ministre,
Elisabeth Borne,
le 12 décembre,
à l’Assemblée
nationale. JULIEN
MUGUET POUR « LE MONDE »
« Ce n’est pas une crise politique
mais un incident parlementaire »,
minimise-t-on à l’Elysée, où l’on
précise qu’une motion de rejet
« n’a aucune conséquence institu-
tionnelle », contrairement à une
motion de censure, à même de
faire tomber le gouvernement.
« Ils sont dans le déni », souffle
Jean-François Copé, maire de
Meaux (Seine-et-Marne) et figure
des Républicains, qui suggère, en
vain, depuis des mois, à son parti
de s’allier avec Emmanuel
Macron pour consolider la majo-
rité présidentielle et participer à
l’exercice du pouvoir.
A trois ans et demi de la fin de
son mandat, handicapé par une
naît Philippe Gosselin. Si l’élu de
la Manche s’est abstenu, lundi, la
majorité du groupe n’a pas eu
cette délicatesse : quarante dépu-
tés de LR sur soixante-deux ont
voté pour la motion de rejet. « Il
pensait faire une majorité dans
l’Hémicycle en nous jetant des
miettes, alors qu’il a presque tout
cédé à son aile gauche », accuse
l’élu du Rhône Alexandre Portier.
« Mépris insupportable »
Après une courte nuit, Gérald Dar-
manin visitait, mardi à l’aube, un
commissariat à Maisons-Alfort
(Val-de-Marne), en compagnie du
député LR de la circonscription,
Michel Herbillon (abstentionniste
lundi). « Je propose qu’on fasse une
petite pause dans la politique poli-
ticienne », déclarait le ministre. Le
message s’adresse à LR, accusé de
« faire perdre du temps pour proté-
ger les Français ». En tant que pré-
sident du parti, Eric Ciotti l’a pris
pour lui. « Notre Assemblée a sanc-
POUR MACRON,
L’UNION DE L’OPPOSITION
TRADUIT « LE JEU DU PIRE
JOUÉ NOTAMMENT
PAR LES DEUX PARTIS DE
GOUVERNEMENT QUI ONT
DIRIGÉ LE PAYS PENDANT
QUARANTE ANS »
tionné dans la forme le mépris in-
supportable du ministre de l’inté-
rieur, qui cède depuis hier à la cari-
cature et à l’insulte », a-t-il contre-
attaqué dans l’après-midi, lors des
questions au gouvernement.
Entre les deux hommes, rien ne
va plus. « M. Darmanin n’a rien
compris et c’est assez grave », lan-
çait déjà M. Ciotti, mardi matin,
sur Europe 1, en prévenant qu’il
était « ouvert » pour discuter de la
« suite de ce texte » avec la pre-
mière ministre, Elisabeth Borne.
Mais pas avec le locataire de la
Place Beauvau. Frileux au départ,
M. Ciotti a fini par se ranger der-
rière M. Marleix, décidé à déposer
et à voter une motion de rejet, y
compris celle des écologistes.
Gérald Darmanin paie-t-il aussi
son attitude lors de la niche parle-
mentaire LR, jeudi 7 décembre ?
Le ministre avait démonté méti-
culeusement la réforme de la
Constitution portée par M. Ciotti
pour ouvrir le champ du référen-
majorité relative, le chef de l’Etat
ne veut pas laisser croire qu’il se-
rait condamné à l’immobilisme.
Il entend « nettoyer les choses »
avant le 31 décembre, souligne-
t-on Place Beauvau. A la tête d’un
pays qu’il sent fracturé, le prési-
dent de la République a promis de
donner « rendez-vous à la nation »
en janvier 2024. Rien ne doit per-
turber cet agenda censé relancer
un second quinquennat enkysté.
« Il faut aller vite pour dégager un
terrain d’atterrissage à l’initiative
du président », approuve le dé-
puté Renaissance de Paris Gilles
Le Gendre, redoutant que cette
péripétie parlementaire ne soit le
symptôme d’une crise politique
dum aux questions d’immigra-
tion, entre autres. « Jamais un mi-
nistre n’a fait un exposé préalable
de près d’une heure pendant une
niche et n’a pris la parole sur pres-
que tous les amendements », ob-
serve le député LR du Bas-Rhin Pa-
trick Hetzel, dénonçant une
« forme d’obstruction ». « M. Dar-
manin traite en privé et insulte en
public, on en a eu la preuve jeudi
dernier », complète M. Marleix.
Le lendemain, lors d’un déplace-
ment dans les Alpes-Maritimes, le
ministre de l’intérieur s’affichait
aux côtés de Christian Estrosi, en
visite dans la circonscription… de
M. Ciotti. Ce dernier y a vu une
provocation, tant le maire (Hori-
zons) de Nice (et ancien ami de
trente ans) est devenu son en-
nemi intime. Il n’oubliera pas de
mentionner ces deux épisodes
lors de la réunion de groupe orga-
nisée en urgence une heure avant
le vote, lundi. « Dans ce vote, il y a
autant de calculs politiques que de
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
de grande ampleur. Pour sortir de
l’impasse, l’exécutif mise sur un
vote conclusif de la CMP, compo-
sée de sept députés et de sept sé-
nateurs (cinq élus du camp prési-
dentiel, quatre LR, deux socialis-
tes, un centriste, un RN et un LFI).
Leur base de travail sera le texte
adopté en première lecture au Sé-
nat, qui avait largement durci la
copie initiale du gouvernement.
La version issue de cette commis-
sion, qui promet d’être « droiti-
sée », doit ensuite être votée, sans
modification aucune, par une
majorité de députés et sénateurs.
Une gageure, tant les positions
des uns et des autres paraissent
irréconciliables.
ressentiment vis-à-vis de la majo-
rité et de Gérald Darmanin », re-
grette M. Forissier. Contrarié, le
député LR de l’Indre – qui défen-
dait un accord avec le gouverne-
ment « pour le bien du pays » – dé-
plore le jusqu’au-boutisme de
son groupe. Mais il souligne aussi
les trop grandes concessions de
Gérald Darmanin lors de l’étude
du texte en commission, face à
une « aile gauche de la Macronie
qui a cherché à faire sa catharsis ».
De son côté, le député LR de
l’Isère Yannick Neuder cible sur-
tout sa duplicité : « M. Darmanin a
salué le texte musclé par nos collè-
gues sénateurs, avant de partici-
per lui-même à son détricotage en
commission. On n’est pas rancu-
niers, mais on avait posé des lignes
rouges. » Le message de LR paraît
simple désormais : le texte du Sé-
nat, et rien que le texte du Sénat.
Et de préférence sans « Gérald »
ou « M. Darmanin ». p
alexandre pedro
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
« CE N’EST PAS
UNE CRISE POLITIQUE,
MAIS UN INCIDENT
PARLEMENTAIRE »,
MINIMISE-T-ON À L’ÉLYSÉE
La droite pourrait s’accorder sur
un texte qui se rapprocherait de
la version du Sénat, à condition
qu’elle ne soit pas « affadie », pré-
sage leur chef de file au Sénat,
Bruno Retailleau. Les élus LR refu-
sent notamment de rétablir l’arti-
cle 3, prévu dans le texte initial du
gouvernement, permettant de ré-
gulariser les travailleurs sans pa-
pier exerçant dans des métiers
dits « en tension ». « Les Français
attendent des mesures de fermeté.
La réalité mathématique, c’est
qu’on doit travailler avec les LR »,
pousse Charles Sitzenstuhl, dé-
puté Renaissance du Bas-Rhin,
issu de la droite.
Mais un texte trop « droitier »
issu d’une CMP serait inaccepta-
ble pour les élus Renaissance de
l’aile gauche. Peut-on, dans ce cas,
imaginer le déclenchement d’un
49.3 permettant d’adopter le texte
sans vote, afin de forcer la main
des élus du camp présidentiel ?
« On doit arrêter le pilotage auto-
matique. Si la gauche de la majo-
rité n’est pas prise en compte, elle
partira, aujourd’hui ou demain »,
avertit un ministre issu du Parti
socialiste, inquiet des conces-
sions faites ces dernières semai-
nes par Gérald Darmanin aux LR.
Un compromis ne « doit pas se
faire au détriment de l’unité de la
majorité », a promis Elisabeth
Borne aux députés du camp prési-
dentiel, mardi, lors d’une réunion
à l’Assemblée nationale.
« Il faudra que les LR soient rai-
sonnables en retirant les articles
inconstitutionnels [suppression
de l’aide médicale d’Etat ou re-
mise en cause du droit du sol, qui
figuraient dans la version du
Sénat]. Il faudra aussi que la majo-
rité fasse un pas et accepte en par-
tie ce qu’elle refusait hier », conclut
Gérald Darmanin dans un entre-
tien à La Voix du Nord, mardi.
Un texte équilibré est aussi la
condition pour obtenir les votes
précieux du groupe Libertés, in-
dépendants, outre-mer et terri-
toires. « C’est une question de bon
sens », a expliqué Bertrand
Pancher, le chef de file du groupe,
à la première ministre, lors d’un
échange téléphonique mardi.
« L’équation est compliquée », lui a
répondu la locataire de Matignon.
« SOUDER LA MAJORITÉ »
Le texte doit aboutir « avant
Noël », a insisté, mardi soir,
Emmanuel Macron, lors d’un dî-
ner à l’Elysée réunissant, aux cô-
tés d’Elisabeth Borne, les princi-
paux ministres du gouverne-
ment et les cadres de la majorité.
A ceux qui, comme Yaël Braun-
Pivet, l’appellent à ne pas se pré-
cipiter, le chef de l’Etat répond
sans détour : « Du temps, j’en ai
déjà donné. » M. Macron réclame
maintenant de travailler de ma-
nière « loyale, sincère et transpa-
rente » avec les élus LR faisant
preuve d’« ouverture d’esprit »,
tout en conservant l’objectif de
« souder la majorité ». Et appelle
ses troupes à ne « pas tirer d’en-
seignement politique général »
sur l’accident de parcours de
lundi.
Avant une autre mise au point.
« Si certains, autour de cette table,
pensent que la dissolution serait
une bonne idée, je leur dis tout net
qu’ils se plantent et leur demande
d’arrêter », a-t-il lancé, précisant
qu’il était « hors de question » de
déclencher un 49.3 en cas de
commission mixte paritaire con-
clusive. Enfin, si la CMP ne parve-
nait pas à se mettre d’accord, le
texte serait purement et simple-
ment abandonné, a prévenu le
chef de l’Etat. p
claire gatinois
L’appel tactique du RN
à une dissolution de l’Assemblée
Le président du parti, Jordan Bardella, plaide pour des élections
anticipées, s’imaginant comme un « premier ministre de cohabitation »
J
ordan Bardella a déjà repéré
le bureau d’Elisabeth Borne,
au premier étage de Mati-
gnon. Il s’y était rendu après
les élections législatives de
2022, en compagnie de Marine Le
Pen, qui avait ironisé, devant une
première ministre médusée :
« Jordan, ce sera pour toi ! » Un an et
demi plus tard, crise de régime
aidant, il aimerait que les Français
l’y voient aussi. Lundi 11 décembre,
dans la soirée, après avoir digéré le
coup de théâtre du rejet préalable
du projet de loi sur l’immigration
au Palais-Bourbon, le président du
Rassemblement national (RN) a de
nouveau plaidé pour une dissolu-
tion de l’Assemblée nationale.
C’est un réflexe courant à l’ex-
trême droite : Jordan Bardella et
Marine Le Pen étaient déjà favora-
bles à un retour aux urnes en oc-
tobre. Mais aussi en avril et no-
vembre 2022, en mai 2020, en
mars 2019, en décembre 2018, en
février 2015, à l’été 2014, en avril et
novembre 2013… « Il y a un côté
bravache qui colle avec l’imagi-
naire du Front national [FN, an-
cien nom du Rassemblement na-
tional], qui veut que le peuple ne
ment pas et qu’il faut y revenir lors-
que survient une crise », souligne
Frédéric Dabi, directeur général
de l’IFOP, rappelant « les innom-
brables appels à la dissolution,
voire à la démission du président
de la République, de Jean-Marie Le
Pen [le cofondateur du FN] ».
Le RN y croit-il, cette fois ? Ce
n’était pas le cas de Marine Le Pen,
le 29 octobre sur France 3, affir-
mant qu’« Emmanuel Macron ne
Pour la gauche, une victoire en trompe-l’œil
Les députés de gauche craignent que le texte soit durci en commission mixte paritaire
A peine fêtée, la victoire de
la gauche a déjà un goût
amer. Lundi 11 décembre,
pourtant, « insoumis », socialis-
tes, communistes et écologistes
ne boudaient pas leur plaisir après
l’adoption de la motion de rejet
préalable déposée par ces derniers
à l’Assemblée, sur le projet de loi
« immigration ». Les votes des dé-
putés de la Nouvelle Union popu-
laire écologique et sociale (Nu-
pes), du Rassemblement national
(RN) et du parti Les Républicains
(LR) ont eu pour effet d’empêcher
son examen dans l’Hémicycle.
Benjamin Lucas, député écolo-
giste des Yvelines et porteur de la
motion, se disait « très fier d’avoir
empêché un mauvais texte ». A
gauche, ils étaient nombreux à
penser que le gouvernement reti-
rerait son texte. Qu’il n’aurait pas
le choix devant « un tel échec poli-
tique ». « Dans toutes les démocra-
ties normales, c’est ce qu’il se passe-
rait », appuyait Boris Vallaud, le
président du groupe socialiste au
Palais-Bourbon.
Las, l’exécutif a choisi de mainte-
nir son projet de loi, en convo-
quant une commission mixte pa-
ritaire (CMP), qui doit réunir à huis
clos sept députés et sept sénateurs
pour tenter de s’accorder sur une
nouvelle mouture du texte. Au
passage, Elisabeth Borne a fustigé
ce qu’elle juge être une alliance en-
tre la gauche et l’extrême droite.
Pendant les questions au gouver-
L’OBJECTIF D’UNE
DISSOLUTION PERMET
DE MOBILISER, DE FAIRE
VIVRE LE RÉCIT DE LA
VICTOIRE INÉLUCTABLE
DU PARTI ET D’UNE
CAPACITÉ SUPPOSÉE
À EXERCER LE POUVOIR
souhaiterait pas redonner la pa-
role aux Français, car il sait qu’il en
sortirait affaibli ». Ce ne l’était pas
davantage, lundi, dans les rangs
des députés, peu enthousiastes à
l’idée d’envisager une campagne
électorale hivernale, eux qui se di-
sent souvent fatigués par la
charge du travail parlementaire.
« Les chances sont modérées, car
une partie prépondérante de l’Etat
et de la haute administration n’en
veut pas », admet Jean-Philippe
Tanguy, président délégué du
groupe RN à l’Assemblée natio-
nale, l’un des rares persuadés que
le parti sortirait « majoritaire »
d’élections législatives anticipées.
Mais l’objectif permet de mobili-
ser les troupes, faire vivre le récit
de sa victoire inéluctable et d’une
capacité supposée à exercer le
pouvoir. « Quand les braises sont
ardentes, il faut souffler dessus,
poursuit M. Tanguy. Pour nos élec-
teurs, voir que les leaders sont
confiants, que les commentateurs
créent une ambiance, cela parti-
nement mardi, la première minis-
tre a accusé Boris Vallaud d’avoir
« mis de côté [ses] convictions » en
« mêlant [ses] voix à celles de l’ex-
trême droite ». Une « compromis-
sion », selon elle, « pour un coup
politique sans lendemain ». « S’il y a
bien eu un “en même temps”, c’est
entre le vote du RN et celui de la
Nupes », a renchéri le ministre de
l’intérieur, Gérald Darmanin.
« Dogmatisme hors sol »
A l’arrivée, la commission pour-
rait aboutir à un durcissement du
texte car la base de travail sera le
texte adopté en première lecture
au Sénat, qui avait largement durci
la copie initiale du gouvernement.
Un risque clairement identifié par
la députée écologiste des Deux-Sè-
vres Delphine Batho, seule dépu-
tée de gauche à voter contre la mo-
tion de rejet. « Là, on est dans une
addition de votes incompatibles,
emportée par l’envie d’infliger une
défaite au gouvernement, et qui
fait preuve d’aveuglement sur le
fait que les gagnants sont Les
Républicains et l’extrême droite »,
justifie celle qui dénonce « une
manœuvre parlementaire » ayant
« un impact sur la vie des gens ».
Ses arguments ont hérissé ses
collègues à gauche. Tout en lui re-
prochant de ne pas avoir « pré-
venu » et de ne pas avoir « tenté de
convaincre son groupe », le député
écologiste de Paris Julien Bayou
justifie la motion de rejet par le
cipe d’une guerre psychologique.
L’espérance de la victoire appelle la
victoire. » Surtout, le Rassemble-
ment national sait pouvoir me-
ner une campagne similaire à
celle de Jean-Luc Mélenchon lors
des législatives de 2022, lorsqu’il
demandait aux Français de
« l’élire premier ministre » : pour la
première fois de son histoire, sou-
ligne M. Dabi, l’extrême droite « a
un vrai numéro deux. On peut ima-
giner les photos des candidats RN
aux législatives accompagnés par
Marine Le Pen et Jordan Bardella ».
« L’idée chemine »
Mardi matin sur RMC et BFM-TV,
Jordan Bardella s’est projeté pen-
dant quelques instants dans cette
réalité parallèle. Oui, il accepterait
« d’être un premier ministre de co-
habitation, bien sûr ». « Nous solli-
citerons évidemment une majorité
absolue et je souhaite que l’on
puisse travailler aussi avec des gens
qui ne viennent pas du RN », a-t-il
ajouté en tendant la main à cer-
tains députés Les Républicains
méritant le statut de « patriotes
sincères », qui n’auraient face à eux
aucun candidat d’extrême droite.
M. Bardella imagine déjà l’adop-
tion de son projet « mille fois plus
dur » contre l’immigration, qui
prévoit un recours au référendum,
prérogative présidentielle, ou la
réduction à 5,5 % de la TVA sur le
carburant, qui nécessiterait de
s’affranchir du droit européen,
responsabilité que la France pren-
drait difficilement sans l’aval pré-
sidentiel. De manière moins fic-
tive, le RN a exhorté ses secrétaires
fait que « le discours de Darmanin
annonçait une refonte de l’AME
[aide médicale d’Etat, une couver-
ture maladie pour les étrangers
en situation irrégulière] ou le délit
de séjour irrégulier », citant deux
demandes de la droite.
Aux yeux de Boris Vallaud, les
quinze jours de débats prévus
dans l’Hémicycle pour examiner
les 2 600 amendements
n’auraient rien changé. « Le texte
aurait probablement été durci
quelle que soit la procédure, af-
firme le socialiste. »
« On a fait gagner du temps à
tout le monde », abonde le député
socialiste de l’Eure Philippe Brun,
qui rappelle toutefois que « le dé-
bat n’est pas terminé ». La navette
parlementaire pouvant se pour-
suivre – avec un retour du texte
au Sénat puis à l’Assemblée en
deuxième lecture – si aucun ac-
cord n’est trouvé en CMP. Signe
que l’heure n’était pas aux ré-
jouissances, les socialistes, réunis
dans le bureau de Boris Vallaud
lundi soir, avaient décidé de ne
pas trinquer à la motion de rejet.
Tout en livrant sa « colère envers
le gouvernement qui a joué sur
tous les tableaux et a alimenté cette
impasse », le président de la Fédé-
ration des acteurs de la solidarité,
Pascal Brice, fustige, lui, « l’opposi-
tion qui a préféré faire preuve d’un
dogmatisme hors sol plutôt que de
peser pour que ce texte puisse être
utile ». L’ancien socialiste, qui re-
france | 11
départementaux à sonder les can-
didats déjà pré-investis à la fin de
l’année 2022. Dès lundi soir, cer-
tains députés ont reçu un message
de leur responsable local leur de-
mandant de confirmer qu’ils se-
raient prêts à mener campagne. Le
parti assure ne pas faire de plans
sur la comète sur le nombre de dé-
putés qui pourrait ressortir d’élec-
tions anticipées, mais s’est penché
plus sérieusement, ces dernières
semaines, sur les configurations
possibles dans chacune des 577 cir-
conscriptions. Il ne s’inquiète pas
non plus du financement d’une
campagne éclair, nanti d’une dota-
tion publique plantureuse et fort
du succès de ses emprunts répétés
auprès de ses sympathisants.
« Quand j’entends [le journaliste]
Alain Duhamel dire, sur BFM-TV,
qu’Emmanuel Macron n’a plus
guère d’autre choix que dissoudre
l’Assemblée nationale, je me dis que
l’idée chemine dans une certaine
strate de l’élite française, veut
croire Louis Aliot, vice-président
du RN. Ce n’est peut-être pas pour
ce coup-ci, mais si un deuxième
coup venait de l’Assemblée natio-
nale, ils n’y couperaient pas. » Le
maire de Perpignan fut directeur
de cabinet de Jean-Marie Le Pen. Il
est bien placé pour savoir qu’avant
M. Macron François Hollande,
Nicolas Sarkozy, Jacques Chirac et
François Mitterrand aussi n’ont
eu, selon la vulgate lepéniste,
« d’autre choix » que de dissoudre
ou se démettre. Mais que la seule
fois où ce fut fait, en 1997, sous
Chirac, Le Pen n’y fut pour rien. p
clément guillou
grette « une occasion manquée » et
« les petits jeux politiciens », avait
orchestré des discussions entre la
gauche et certains membres de la
majorité présidentielle sur la régu-
larisation des travailleurs sans pa-
piers dans les métiers en tension.
Appelant le gouvernement et
l’opposition « à sortir des postu-
res », le haut fonctionnaire salue le
chef de file du Parti communiste,
Fabien Roussel, et celui des dépu-
tés communistes, André
Chassaigne, qui avaient laissé en-
tendre qu’ils pourraient s’abstenir
sur le projet de loi du gouverne-
ment, pour peu qu’il accorde des
concessions à la gauche. Lundi, Fa-
bien Roussel, bien qu’ayant voté la
motion de rejet, se montrait lu-
cide, évoquant une « victoire rela-
tive ». « Si le texte repart au Sénat et
qu’il est durci par la droite, ce sera
encore plus dur pour notre pays »,
a-t-il admis sur BFM-TV.
Seuls les « insoumis », eux, conti-
nuent de demander « un retrait du
texte » et « le départ de Gérald
Darmanin », comme le souligne le
député de Seine-Saint-Denis
Thomas Portes, jugeant que la
CMP, « procédure à huis clos », est
« une insulte au vote qui a eu lieu à
l’Assemblée nationale ». De son
côté, son collègue Alexis Corbière
(Seine-Saint-Denis) se félicite que
la Nupes ait « globalement parlé
d’une seule voix ». « C’est un ensei-
gnement utile », juge-t-il. p
sandrine cassini
12 | france
L’expérimentation de l’uniforme à l’école se dessine
Le test sera lancé à la rentrée 2024 dans des établissements de villes, de départements ou de régions volontaires
E
n septembre 2024, des
élèves de Nice, Reims
(Marne) ou Puteaux
(Hauts-de-Seine), des
collégiens des Bouches-du-
Rhône ou des lycéens de la région
Auvergne-Rhône-Alpes devraient
faire leur rentrée en uniforme.
Ces collectivités se sont portées
volontaires, avec d’autres, pour
participer à l’expérimentation
lancée par le ministre de l’éduca-
tion nationale, Gabriel Attal. Le
port d’une « tenue vestimentaire
commune », comme la nomme le
ministère, devrait concerner
quelques établissements dans
chacun de ces territoires.
Gabriel Attal l’affirme depuis
son arrivée Rue de Grenelle, en
juillet : il n’a pas de position tran-
chée sur le port de l’uniforme. « Je
ne suis pas encore convaincu que
c’est une solution qui permettrait
de tout régler, et pas non plus con-
vaincu, comme certains, qu’il ne
faudrait pas en parler et l’essayer »,
a-t-il assuré, le 6 décembre, sur
Franceinfo.
Le ministre de l’éducation natio-
nale a néanmoins décidé, via ce
test « de grande ampleur », de par-
ticiper à ce débat porté par la
droite et l’extrême droite de
manière récurrente. Xavier
Darcos s’y déclarait déjà favorable
lorsqu’il était ministre délégué à
l’enseignement scolaire, en 2003,
tout comme l’ex-ministre de
l’éducation nationale Jean-Michel
Blanquer, ou Brigitte Macron plus
récemment. Le port de l’uniforme
a aussi fait partie du programme
de Marine Le Pen en 2022. Le
député Rassemblement national
du Loir-et-Cher Roger Chudeau a
rédigé une proposition de loi en
ce sens, rejetée par l’Assemblée
nationale en janvier.
Un test de deux ans
Si Gabriel Attal doit annoncer
prochainement les contours de
cette expérimentation – le nom-
bre de collectivités, d’établisse-
ments et d’élèves concernés
notamment –, un guide de quatre
pages et un document de ques-
tions-réponses de six pages, édi-
tés par le ministère de l’éducation
nationale et que Le Monde a pu
consulter, donnent déjà une idée
précise de ce test grandeur nature
qui doit durer deux ans.
Selon ces textes, l’adoption de
cette « tenue vestimentaire com-
mune » vise avant tout à « renforcer
la cohésion entre élèves et à amélio-
rer le climat scolaire ». L’uniforme
est ainsi « susceptible de créer une
atmosphère de travail et d’égalité
au sein de l’établissement » et de fa-
voriser « un sentiment d’apparte-
nance ». Il doit permettre aux élè-
ves de « s’épanouir au sein d’une
école à l’abri de toute forme d’iné-
galités et de prosélytisme ».
Le ministère de l’éducation
nationale laisse l’initiative aux
collectivités territoriales, même
si cette expérimentation doit se
faire « en concertation » entre la
collectivité et l’établissement sco-
laire. L’adoption d’un uniforme
requiert, en effet, une modifica-
tion du règlement intérieur, qui
doit être approuvée par le conseil
d’école ou le conseil d’administra-
tion du collège ou du lycée, dans
lesquels siègent des représen-
tants des personnels de l’éduca-
tion, des parents et des élèves.
La composition du trousseau
fourni aux élèves sera définie « lo-
calement et au cas par cas ». « Il
s’agit notamment de déterminer le
L’uniforme
est « susceptible
de créer
une atmosphère
de travail
et d’égalité »,
selon le ministère
Pour le
trousseau,
les familles
ne débourseront
pas d’argent.
Une moitié serait
prise en charge
par les
collectivités et
l’autre par l’Etat
type de pièces, la qualité des vête-
ments et leur quantité en fonction
de l’âge des élèves, ainsi que les mo-
dalités de leur personnalisation
par l’apposition du nom et/ou du
logo de l’établissement », note la
Rue de Grenelle, pour qui « ces
trousseaux doivent naturellement
respecter les principes de neutralité
et de laïcité ». Les élèves qui ne se
conformeront pas au règlement
intérieur et ne porteront pas cette
tenue pourront être sanctionnés.
Trousseau évalué à 200 euros
Côté budget, les familles ne
débourseront pas d’argent pour ce
test. Selon des informations de
Franceinfo, le trousseau type
(composé de cinq polos, deux
pulls et deux pantalons) serait éva-
lué à 200 euros, dont la moitié se-
rait prise en charge par les collecti-
vités et l’autre moitié par l’Etat.
Selon le guide envoyé aux collecti-
vités, un appui financier pourra se
faire dans le cadre du Conseil
national de la refondation, initia-
lement prévu pour accompagner
les innovations pédagogiques des
établissements scolaires avec un
fonds propre. Cela « dès lors que le
port d’une tenue commune s’inscrit
dans un projet d’école ou
d’établissement plus large visant à
l’élévation des résultats par
l’amélioration du climat scolaire ».
La plupart des élus qui ont pour
l’heure déclaré vouloir participer
au projet sont classés à droite,
voire à l’extrême droite de l’échi-
quier politique. « L’Association des
maires de France n’a pas d’opposi-
tion de principe sur une tenue
neutre », explique cependant
Delphine Labails, coprésidente de
la commission éducation de
l’association et maire (Parti socia-
liste, union de la gauche) de
Périgueux. Mais, pour cela, ajou-
te-t-elle, « des questions se posent
sur la nature de la tenue, l’égalité
filles-garçons, le respect de la
laïcité et, surtout, sur son coût ».
Pour expliquer leur participa-
tion, les collectivités volontaires
avancent des arguments assez si-
milaires : un souci d’« apaise-
ment », « le respect de la laïcité »,
« un retour à l’ordre et à la disci-
pline », « un outil pour lutter contre
le harcèlement » ou « la démarche
même de l’expérimentation ». Mar-
tine Vassal, présidente (divers
droite) du conseil départemental
des Bouches-du-Rhône, ne cache
pas son enthousiasme. Quatre
collèges sur les 137 de son départe-
ment « se montrent actuellement
intéressés » pour faire partie du
dispositif. L’élue veut « les laisser
assez libres dans la définition de
leur tenue unique » et y voit « une
simplification, un gain en matière
de pouvoir d’achat pour les
familles, ainsi qu’une manière de
développer le sentiment d’apparte-
nance à un établissement ».
En région Auvergne-Rhône-Al-
pes, cinq lycées ont été identifiés,
soit un peu plus de 3 000 lycéens.
« Nous avons choisi des établisse-
ments représentatifs de la diversité
de notre territoire : rural et urbain,
voie générale et voie profession-
nelle, public et privé », détaille le
président Les Républicains de la
région, Laurent Wauquiez, qui
« apprécie les marges de
manœuvre » laissées par Gabriel
Attal dans le cadre de ce dispositif
et la manière « neuve » d’aborder le
Olivier Lavenka, maire LR de Provins (Seine-et-Marne), après la consultation sur l’uniforme, le 2 juin 2018. PHOTOPQR/ « LE PARISIEN »/MAXPPP
sujet. L’élu a opté pour une tenue
comportant uniquement « trois
polos et deux pulls » pour qu’ils
soient « entièrement fabriqués
dans la région ». « Cela représente
déjà un coût de 224 euros hors taxe
par élève », fait-il remarquer, quali-
fiant ce test de « première étape ».
Une évaluation scientifique me-
née par des chercheurs en sciences
sociales doit être conduite au ni-
veau national pour mesurer les ef-
fets de cette « tenue unique » sur le
bien-être des élèves, le climat dans
l’établissement ou encore les ré-
sultats scolaires. A l’international,
les travaux de recherche invitent à
la circonspection. « Il existe peu de
consensus sur la fonction des uni-
formes scolaires, ni d’accord sur les
preuves de leur impact sur l’éduca-
tion et la santé », prévient la cher-
cheuse néo-zélandaise Johanna
Reidy, pour laquelle aucun lien ne
peut être établi entre uniforme et
résultats scolaires.
« Substituts »
Du côté des syndicats d’ensei-
gnants et des représentants de pa-
rents d’élèves, cette expérimenta-
tion suscite peu d’adhésion. S’il
« n’est pas opposé sur le principe au
port de l’uniforme », le porte-pa-
role de la fédération des parents
d’élèves PEEP, Laurent Zamecz-
kowski, juge qu’il « faut d’abord
traiter les vrais problèmes de
l’école, le manque d’enseignants
remplaçants par exemple ». « Les
partis politiques n’ont plus de pro-
jet pour l’école, ils cherchent des
substituts à leur absence de bous-
sole : l’uniforme en est un », se dé-
sole, pour sa part, Alexis Torchet,
secrétaire national du SGEN-
CFDT. Bruno Bobkiewicz, secré-
taire général du syndicat des chefs
d’établissements SNPDEN-UNSA,
s’agace aussi : « Notre mission n’est
pas de gommer visuellement les
inégalités mais de travailler à les
gommer pédagogiquement. »
Le coût d’un tel dispositif est dif-
ficile à accepter pour ces organisa-
tions. « Les collectivités territoriales
affirment aux établissements qu’el-
les ont du mal à assurer les budgets
liés au chauffage mais elles savent
trouver des financements pour
l’uniforme », dénonce Sophie Vé-
nétitay, secrétaire générale du
SNES-FSU. Grégoire Ensel, le prési-
dent de la FCPE, abonde : « Ces
trousseaux représentent vite une
somme à l’échelle d’une école. C’est
autant de financements que ces
établissements n’auront pas pour
l’achat de matériel ou des sorties
scolaires. » p
sylvie lecherbonnier
A Provins, histoire d’un test raté:
«Sans obligation, c’était intenable»
Le maire Les Républicains a lancé, en 2018, une expérimentation
de l’uniforme dans les écoles, qui s’est arrêtée rapidement
REPORTAGE
I l y a cinq ans, la cité médié-
vale de Provins (Seine-et-
Marne) s’est aventurée, seule,
dans l’expérimentation de l’uni-
forme à l’école publique. Avec un
résultat peu concluant, raille Mé-
lodie (les personnes citées par
leur seul prénom ont requis
l’anonymat), dont le fils est scola-
risé à l’école élémentaire des Ma-
rais : « Aujourd’hui, plus aucun en-
fant ne porte l’uniforme à Provins.
Même à l’époque, ils étaient diffici-
les à trouver ! » « Avec les condi-
tions que l’on nous a imposées, ça
ne pouvait que se solder par un de-
mi-échec… », admet avec le recul le
maire, Olivier Lavenka.
L’initiative est née début 2018.
Convaincu que l’uniforme à l’école
est un moyen de lutter contre les
inégalités sociales, l’édile Les Ré-
publicains, à la tête de la mairie de-
puis 2017, lance l’idée lors de ses
vœux, après avoir entendu le mi-
nistre de l’éducation de l’époque,
Jean-Michel Blanquer, se déclarer
favorable à ce que des expérimen-
tations de ce genre voient le jour.
Malgré des syndicats ensei-
gnants opposés à l’initiative, il or-
ganise une tournée des six éta-
blissements primaires publics de
la ville, avant une consultation
des parents d’élèves. Ces derniers
votent à 62 % en faveur du projet.
Même si la participation s’avère
relative (376 familles sur 609), ce
résultat décide la commune à
commander, durant l’été, près de
700 trousseaux d’uniforme, com-
posés chacun d’une dizaine de
pièces, à une entreprise spéciali-
sée. Sur les pulls, sweats et polos
des tenues bleu et blanc se re-
trouve brodé l’emblème de la
ville, la tour César, au-dessus de la
devise républicaine.
Pendant ce temps, M. Lavenka
se heurte avec surprise à « un dé-
calage entre le discours du minis-
tre et celui de l’inspection acadé-
mique ». Cette dernière refuse de
lui donner son accord pour modi-
fier les règlements intérieurs des
écoles (qui dépendent directe-
ment de celui du département),
afin d’y inscrire le port obligatoire
de l’uniforme, le temps de l’expé-
rience. Faute de mieux, elle est
donc lancée sur la base du volon-
tariat des familles, à la rentrée des
vacances de la Toussaint.
Près de 340 trousseaux, vendus
au prix unitaire de 137 euros, sont
retirés par les parents auprès de la
mairie. Certains, comme Sébas-
tien, représentant des parents
d’élèves à l’école Ville-Haute, sou-
tiennent activement l’initiative :
« C’était un bon moyen d’éviter la
course aux marques dans la cour. »
D’autres, farouchement opposés,
n’y prennent pas part.
Mais la grande majorité, elle,
n’a pas d’opinion arrêtée. « Beau-
coup de parents ont acheté l’uni-
forme sans le faire porter à leurs
enfants, en attendant de voir ce
qu’allaient faire les autres », se
rappelle Monique Georges, direc-
trice de l’école élémentaire La
Voulzie. Au premier jour de la
rentrée, les élèves sont ainsi
moins de la moitié à le revêtir.
« Prix trop élevé »
« Chez nous, seuls 25 élèves sur 160
le portaient », témoigne Mme Geor-
ges pour son établissement classé
réseau d’éducation prioritaire,
tandis qu’à l’école élémentaire
Coudoux ils ne sont que 10 %.
Dans les écoles réputées plus
aisées du centre-ville, ils sont un
peu plus nombreux à l’arborer.
En quelques semaines, le port
de la tenue s’efface toutefois par-
tout. « Mon fils a arrêté de le por-
ter en janvier, parce qu’il était le
dernier de ses copains à le met-
tre », se souvient Mélodie. Mes-
saouda, représentante de parents
d’élèves à l’école La Voulzie,
abonde : « Dès la fin du premier
mois [en novembre 2018], des en-
fants ont commencé à porter les
pièces de manière dépareillée. En
fin d’année, il ne restait même pas
cinq élèves assidus. »
A la rentrée 2019, le dispositif
municipal est maintenu par prin-
cipe, malgré le peu d’élèves qui
continuent à porter la tenue uni-
que. Il finit par s’arrêter de lui-
même l’année suivante. Pour Oli-
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
vier Lavenka, la raison de cet in-
succès rapide est simple : « Sans
obligation, l’expérimentation était
intenable dans la durée. Nous
nous sommes heurtés à l’absence
de cadre juridique. »
Bon nombre de parents disent,
de leur côté, avoir été rebutés sur-
tout par le « prix trop élevé » de
l’uniforme, comme Gina, mère
célibataire dont le fils était alors
en CP à l’école Terrier-Rouge. La
mairie se défend en arguant avoir
pris en charge une partie du coût
réel des tenues – permettant
d’abaisser le prix du trousseau à
137 euros – et mis en place une
aide aux foyers modestes avec le
centre communal d’action so-
ciale. Un vestiaire communal a
aussi été créé pour réparer les ac-
crocs et favoriser le troc des te-
nues. Le tout pour un coût d’envi-
ron 30 000 euros sur deux ans.
Reste que l’initiative n’a pas non
plus obtenu l’adhésion des pa-
rents pour des raisons pratiques.
« Deux ou trois tenues blanches à
faire tourner sur une semaine,
pour des enfants de 6 à 11 ans, c’est
sûr, ce n’est pas salissant ! », iro-
nise Claire Giscard, mère d’élèves
à l’école Désiré-Laurent.
Forts de leur expérience locale, la
majorité des parents provinois de-
meurent donc pour le moins dubi-
tatifs face au souhait du ministre
de l’éducation, Gabriel Attal, de
lancer de telles expérimentations,
un peu partout en France. « Si l’Etat
veut imposer l’uniforme, qu’il paye.
Mais je ne crois pas que ça réglera le
problème du harcèlement sco-
laire », soupire Delphine Cha-
maiou, dont la petite dernière est
inscrite à l’école Terrier-Rouge.
Messaouda abonde : « A la limite, je
ne m’oppose pas à la blouse. Sauf
que, pour réduire les inégalités, il est
plus important de donner davan-
tage de moyens aux professeurs. »
De son côté, Olivier Lavenka
prend, « cette fois-ci, les éléments
de langage du ministre avec pru-
dence ». Toujours convaincu par
« le bien-fondé de l’uniforme », il
attend de voir comment se con-
crétisent les expérimentations. p
marie pouzadoux
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 france | 13

Quatre prépas fermées à Paris en 2024

FAI T D I VERS
L’écrivain Frédéric
Beigbeder accusé de viol
Frédéric Beigbeder a été
placé en garde à vue, mardi
Une intersyndicale enseignante se mobilise contre le « plan d’ajustement » du recteur 12 décembre, à Pau (Pyré-
nées-Atlantiques) et inter-
rogé durant plusieurs heures
sur des « faits de viol » avant

Q
uatre fermetures
contre trois ouvertu-
res : c’est le « plan
d’ajustement » du
recteur de Paris,
Christophe Kerrero, pour redéfi-
nir la carte académique des for-
mations en classe préparatoire à
la rentrée 2024. Les disparitions
d’une classe économique com-
merciale et générale (ECG), au
lycée Jacques-Decour, de la seule
hypokhâgne de Lamartine, d’une
khâgne à Chaptal et d’une classe
de la filière adaptation techni-
cien supérieur à Pierre-Gilles-de-
Gennes doivent permettre, « à
moyens constants », d’ouvrir
d’autres types de classes.
Pour la première fois en Ile-de-
France seront créées deux prépas
destinées à des bacheliers profes-
sionnels pour préparer, en trois
ans, les concours des écoles d’in-
génieur et des écoles de com-
merce. Le lycée Henri-IV en parte-
nariat avec l’université Paris
Sciences et lettres, expérimen-
tera, lui, la toute première classe
préparatoire au professorat des
écoles, en trois ans.
L’annonce, le 13 novembre, de la
disparition des quatre classes a
engendré une forte mobili-
sation. A l’appel d’une intersyn-
dicale SNES-FSU, FO et CGT
Educ’action, une manifestation
est prévue mercredi 13 décembre,
de la place de la Sorbonne jus-
qu’au ministère de l’éducation
nationale. Une première action,
le 6 décembre, avait réuni cinq
cents professeurs et élèves de
toute la France. « L’acharnement
mis à fermer ces formations exi-
geantes interpelle, réagit Arnaud
Pautet, professeur en classe
prépa à Lyon. Elles ouvrent des
parcours d’excellence à des ly-
céens besogneux auxquels les pa-
rents ne peuvent pas payer une
scolarité à l’étranger. »
« Modèle à interroger »
« On ferme quatre classes dont
trois sont pleines et la dernière
quasi pleine », se désole Denis
Choimet, porte-parole de la
Conférence des classes prépara-
toires et président de l’Union des
professeurs de classes prépara-
toires scientifiques. Loin de
l’image élitiste qu’on leur prête
souvent, ces classes attirent un
public hétérogène. « La prépa
ECG du lycée Jacques-Decour ac-
cueille 30 % de boursiers du secon-
daire ; aucun des étudiants de
l’hypokhâgne du lycée Lamartine
n’a eu mention très bien au bac, et
toutes ces classes sont massive-
ment féminines. Enfin, la filière
adaptation technicien supérieur
accueille des titulaires d’un BTS
ou d’un DUT, c’est un fer de lance
de la promotion sociale », illustre-
t-il. Une pétition baptisée « Ces
petites prépas qu’on abat », con-
jointe aux lycées Chaptal et La-
martine, a rassemblé près de
10 000 signatures.
La capitale compte 289 classes
préparatoires aux grandes écoles
(CPGE), soit quelque 12 000 étu-
diants. En Ile-de-France, l’effectif
total, stable, atteint 26 200 étu-
diants inscrits à la rentrée 2022
(+ 0,8 % par rapport à 2021), selon
« L’acharnement
mis à fermer
ces formations
exigeantes
interpelle »
ARNAUD PAUTET
professeur en classe prépa
une note statistique du ministère
de l’enseignement supérieur pu-
bliée en février. A l’échelle natio-
nale, les projections ministériel-
les se fondent sur une quasi-stabi-
lité, avec − 0,3 % d’entrants sur la
période 2021-2031 selon une autre
note, publiée en avril.
« On ne fait aucunement le pro-
cès des classes prépa, dont le mo-
dèle n’est pas à déconstruire mais
à interroger, pour être encore plus
satisfaisant en termes d’ouver-
ture sociale », justifie Jean-Fran-
çois Barle, directeur académique
chargé des lycées au rectorat de
Paris. A la rentrée 2023, quelque
1 500 places sont restées vacan-
tes dans les CPGE parisiennes,
affirme-t-il. « La plupart des
289 classes sont financées à hau-
teur de 48 élèves, ce qui est le seuil
habituellement retenu pour cali-
brer les classes préparatoires dans
toutes les académies, explique-
t-il. Nous faisons un constat des
inscriptions à la rentrée, puis un
autre au mois de mars. C’est en
additionnant le delta observé que
nous obtenons ce taux de 12 % de
places vacantes, soit 1 565 places
financées mais pas pourvues. »
Pour Denis Choimet, ce raison-
nement ne tient pas : « La théorie
sous-jacente est de supprimer les
places vacantes pour rentabiliser
l’existant. Sauf que la référence à
48 élèves est biaisée puisqu’elle
renvoie à une circulaire de novem-
bre 2002 qui arrêtait à 48 non
pas l’effectif minimum d’une
classe mais l’effectif maximum ! »
L’effort de rationalisation laisse
à penser que toutes les classes se
valent, une idée battue en brèche
par les enseignants de ces
« petites prépas ». L’hypokhâgne
du lycée Lamartine est par
exemple connue pour son
option théâtre en partenariat
avec le Théâtre de la Commune
d’Aubervilliers (Seine-Saint-De-
nis) et elle entretient un lien fort
avec la banlieue.
« Licence sur mesure »
Au rectorat, on minimise l’effet
de cette fermeture, « qui ne remet
pas en cause la diversité de l’of-
fre », d’après M. Barle. « Dans l’im-
médiate proximité de Lamartine,
il y a les hypokhâgnes de Chaptal,
Condorcet et Jules-Ferry. Et l’op-
tion théâtre existe aussi à
Fénelon, Molière et Monet », illus-
tre-t-il. Les enseignants, eux, ver-
ront leur temps de service réparti
entre plusieurs lycées, à l’issue
d’un travail mené par l’inspec-
tion générale et les chefs d’éta-
blissement.
Avec 66 % d’étudiants issus de
catégories socioprofessionnelles
très favorisées et 9 % de classes
défavorisées, selon le rectorat,
« les CPGE parisiennes restent
socialement discriminantes ».
Pour inverser la tendance, il faut
« ouvrir le vivier » aux bacheliers
professionnels. Dans les nou-
velles classes, de 30 élèves cha-
cune, le cursus permettra une
remise à niveau suivie de deux
années de préparation aux
concours des écoles d’ingénieur
et de commerce. « Des places en
internat au lycée Chaptal seront
réservées à ces élèves et d’autres
au sein de l’internat d’excellence
Jean-Zay [qui accueille des
étudiants boursiers ou originai-
res de quartiers sensibles
scolarisés dans des CPGE pari-
siennes pour leur fournir des
conditions de travail optima-
les] », détaille M. Barle.
Quant aux concours de
recrutement des professeurs des
écoles, ils sont une opportunité
d’ouverture et de rebond pour
les CPGE, soutient le directeur
académique. Première académie
à tenter l’expérience, au lycée
Henri-IV, Paris veut attirer des
candidats motivés par la
profession depuis le lycée, qui,
après trois ans de cursus, « seront
à la fois des experts généralistes
et de solides pédagogues »
diplômés d’une « licence sur me-
sure » de l’université Paris
Sciences et lettres.
Un marchepied pour passer les
concours après la licence. A
condition que la réforme de la
formation que le ministre de
l’éducation nationale, Gabriel
Attal, appelle de ses vœux entre
en application à la rentrée 2025. p
soazig le nevé
d’être relâché, a indiqué le
procureur de la République
de Pau. Cette garde à vue
a eu lieu dans le cadre
d’une enquête préliminaire
ouverte après une plainte
déposée en juillet par une
femme avec qui il aurait
entretenu une relation
« durant plusieurs mois »,
selon une source proche de
l’enquête. L’écrivain de 58 ans
« conteste vivement les
accusations fantaisistes por-
tées à son endroit et se mon-
tre parfaitement confiant
en l’issue de la procédure »,
a déclaré son avocate,
Marie Dosé. – (AFP.)
EN VI R ON N EMEN T
Plainte contre Wauquiez
pour son opposition
au dispositif « zéro
artificialisation nette »
L’association de protection
de l’environnement Wild
& Legal a déposé une plainte
contre Laurent Wauquiez en
raison de sa décision de reti-
rer la région Auvergne-Rhô-
ne-Alpes, dont il est le prési-
dent (Les Républicains), du
dispositif « zéro artificialisa-
tion nette » des sols, prévu
par la loi Climat et résilience
pour lutter contre la bétoni-
sation des sols, adoptée
en 2021. La plainte, envoyée
lundi 11 décembre au parquet
de Paris, a été déposée pour
« prise de mesure destinée
à faire échec à l’exécution
de la loi ». – (AFP.)

Les morts violentes d’enfants,

des faits mal recensés
Selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme,
« au moins un enfant décéderait tous les cinq jours » dans sa famille

U n « chiffre noir » et dix-

sept recommandations.
Le 20 avril, la députée
Francesca Pasquini (Hauts-de-
Seine, Europe Ecologie-Les Verts),
membre de la délégation aux
droits des enfants de l’Assemblée
nationale, saisissait la Commis-
sion nationale consultative des
droits de l’homme (CNCDH) au
sujet des morts violentes d’en-
fants dans le cadre familial et lors
de placements à l’aide sociale à
l’enfance. La famille est finale-
ment au cœur de l’avis adopté à
l’unanimité, mardi 12 décembre,
en séance plénière par l’autorité
consultative indépendante.
Combien d’enfants meurent
chaque année, victimes de leurs
proches ? A cette question en ap-
parence simple, la CNCDH répond
qu’« au moins un enfant décéde-
rait tous les cinq jours », mais pré-
vient que ce chiffre semble « lar-
gement sous-estimé ». Soulignant
l’existence de données éparses
mais l’absence de véritable bilan,
elle alerte sur le « chiffre noir » des
morts violentes d’enfants. Pour
améliorer le recensement des
données, la commission propose
de doter l’Observatoire national
de la protection de l’enfance de
moyens. Elle préconise la création
d’un registre spécifique recensant
les décès des nourrissons (âgés de
1 mois à 2 ans) et leurs causes.
La CNCDH s’attache à dresser
une typologie des violences
conduisant à ces décès, avec
plusieurs recommandations se-
lon les âges de la vie. Concernant
les néonaticides, qui surviennent
dans les premières vingt-quatre
heures, la commission recom-
mande d’accroître la prévention
en améliorant l’éducation à la vie
éducative et sexuelle et l’accès à la
contraception et à l’IVG.
Un focus est consacré au syn-
drome du bébé secoué (SBS), une
des violences les plus répandues
sur les nourrissons. De 400 à
500 d’entre eux en sont victimes
chaque année, et 10 % en meurent,
rappelle la CNCDH, en plaidant
pour le renforcement de la forma-
tion des professionnels de santé,
en vue d’améliorer le diagnostic
du SBS et sa prise en charge. Car,
« contrairement à une idée reçue, il
s’agit rarement de l’acte isolé d’un
adulte qui “craque” face aux pleurs
inexpliqués d’un bébé, mais bien
d’une violence volontaire, souvent
répétée, généralement dans le but
de faire cesser ces pleurs ».
C’est plus généralement la
conviction de la CNCDH : « Dans la
majorité des cas, la survenance de
la mort n’est que l’étape ultime
d’une longue chaîne de violences à
laquelle un enfant a été exposé. » La
CNCDH plaide donc pour une vigi-
lance accrue aux « “clignotants”
d’une situation anormale » et pour
le renforcement de la prévention.
Cela passe par un meilleur accom-
pagnement à la parentalité, en
s’appuyant sur les rendez-vous
ante et postnataux. L’avis propose
par exemple d’allonger la durée de
l’hospitalisation après accouche-
ment de cinq jours (contre trois en
moyenne, sauf césarienne).
« Dans la majorité
des cas,
la mort n’est que
l’étape ultime
d’une longue
chaîne
de violences »,
assure la CNCDH
Selon les auteurs, une vigilance
particulière doit s’exercer lors de
la petite enfance (0-3 ans). Le ren-
forcement du recrutement, de la
formation et du contrôle des assis-
tantes maternelles, premier mode
de garde en dehors de la famille, et
de leur conjoint, sont préconisés.
Si l’entrée à l’école permet théo-
riquement de détecter davantage
les maltraitances, l’avis explore
les carences en la matière, dénon-
çant des « dysfonctionnements
systémiques aux conséquences
tragiques ». En cause, l’absence de
formation au repérage des violen-
ces des adultes au contact des en-
fants, que la CNCDH recom-
mande d’améliorer en intégrant
des modules dans la formation
initiale des enseignants.
Complexité des procédures
Enfin, des mesures portent sur
l’amélioration des circuits des
informations préoccupantes et
des signalements, dont les lacu-
nes, liées notamment à la com-
plexité des procédures et à la mul-
tiplicité des acteurs, sont souli-
gnées. Cela va de la protection des
auteurs d’alerte à des évolutions
plus structurelles, comme la créa-
tion d’un fichier national des in-
formations préoccupantes et des
signalements. Les auteurs plai-
dent aussi pour le renforcement
des moyens de la protection de
l’enfance, rappelant que de nom-
breuses morts d’enfants inter-
viennent dans des familles qui
étaient suivies. Autant de pistes
que la CNCDH soumet au gouver-
nement et aux parlementaires,
avec un appel à placer la protec-
tion des enfants « au cœur de l’ac-
tion publique, en appréhendant la
maltraitance comme un fait social
et non comme un fait divers ». p
solène cordier
14 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
Christine Lagarde, lors de la remise d’un diplôme de docteure honoris causa, à la London School of Economics, à Londres, le 15 juin 2022. PETER NICHOLLS/REUTERS
Christine Lagarde, une banquière
centrale si politique
PORTRAIT
L majorité d’observateurs. Habile, l’ex-patronne du FMI a su assurer
e 20 juin 2018, le conseil
d’administration du
Fonds monétaire interna-
tional (FMI), présidé par
Christine Lagarde, prend une déci-
sion qui fait sérieusement tiquer
en interne. Un prêt de 44 milliards
de dollars (près de 41 milliards
d’euros), qui sera ensuite allongé à
57 milliards de dollars − à l’époque
le plus élevé de l’histoire du
Fonds −, est accordé à l’Argentine.
Dans les couloirs du FMI, le ma-
laise règne : une telle somme est
beaucoup trop élevée pour un
pays aussi fragile, qui risque de ne
pas réussir à le rembourser. « L’Ar-
gentine va exploser, et avec elle le
FMI », s’inquiète alors un haut res-
ponsable de l’institution. Pour
faire passer cet accord dans la
grille d’analyse officielle, les équi-
pes du FMI ont utilisé des hypo-
thèses de croissance qui se révéle-
ront profondément irréalistes.
Ces inquiétudes se sont concré-
tisées. L’Argentine a fait une nou-
velle fois défaut sur sa dette
en 2020. Elle traverse aujourd’hui
une grave crise économique et
sociale, qui a mené à l’élection du
populiste libertaire Javier Milei, le
19 novembre.
Des moqueries récurrentes
Au sein du FMI, les remous provo-
qués par cette décision de 2018 ont
incité l’instance d’audit interne,
l’Independent Evaluation Office, à
lancer discrètement en juillet une
enquête sur ce prêt « d’une taille
sans précédent ». Elle doit rendre
son rapport d’ici à fin 2024 et
notamment s’intéresser au
« contexte dans lequel l’arrange-
ment a été mis en place ».
Le « contexte » en question était
la situation politique argentine.
Le président de l’époque, le libéral
Mauricio Macri, était en difficulté
à un an des élections et avait be-
soin d’aide. A la Maison Blanche,
le président Donald Trump en
avait fait un allié et appuyait pour
que le FMI fasse un effort. Signe
que la décision de l’institution fi-
A mi-mandat, le bilan de la présidente de la BCE est salué par une
un vrai équilibre entre les différentes voix du Conseil des gouverneurs
nancière était éminemment poli- Jeudi 14 décembre, elle va présider
tique, l’essentiel du prêt a été un nouveau Conseil des gouver-
versé très rapidement, avant la te- neurs de politique monétaire. Son
nue du scrutin. Selon nos infor- 34e. Pourtant, depuis quatre ans, le
mations, Mme Lagarde a tout fait choix de cette juriste de haut vol à
en interne pour que ce prêt soit un poste très technique de ban-
approuvé. « Elle a fait de la politi- quière centrale continue à provo-
que, comme tous les autres diri- quer des moqueries récurrentes
geants du FMI », fulmine Chris dans le petit monde des écono-
Marsh, ancien économiste de mistes et financiers qui suivent
l’institution. Aujourd’hui, un por- cette institution.
te-parole de Mme Lagarde rappelle
que le prêt a été « approuvé par le Intervention décisive
conseil d’administration ». La scène se passe il y a quelques
Cette habileté politique, à l’équi- mois, dans un bar luxueux avec
libre exact des différents intérêts, vue imprenable sur la City, à Lon-
est le fil rouge qui guide sa car- dres. Le champagne coule à flots,
rière. L’année suivante, en 2019, sa aux frais d’une grande entreprise
nomination à la tête de la Banque financière. « Soyons clairs : Chris-
centrale européenne (BCE) rele- tine Lagarde ne comprend rien à
vait d’un jeu de pouvoir entre les ce qu’elle dit », lance un écono-
leaders européens : à l’Allemagne miste. Les rires entendus fusent.
la Commission, en la personne Mme Lagarde, qui est très sensi-
d’Ursula von der Leyen ; à la ble à ces critiques, s’en agace au
France la BCE. L’excellent réseau plus haut point. D’autres observa-
de la Française auprès des puis- teurs trouvent ces remarques
sants de ce monde et sa grande particulièrement déplacées. « Ces
proximité avec Angela Merkel propos sont sexistes et complète-
(avec laquelle elle s’est même re- ment infondés ! », accuse Ludovic
trouvée à faire la vaisselle un soir Subran, économiste à Allianz. « Je
de match de Coupe d’Europe ne peux pas croire qu’on puisse
2021), lui ont permis d’être la être ministre de l’économie, direc-
bonne personne au bon moment. trice du Fonds monétaire interna-
Nommée pour huit ans, elle tional et présidente de la BCE, et
vient de passer son mi-mandat. que la question de sa compétence
soit encore interrogée », ajoute
Gilles Moëc, économiste à Axa.
De fait, son bilan à la tête de la
Malgré la BCE est salué par une majorité
pandémie et d’observateurs. Elle a fait face à
deux crises majeures : la pandé-
le grand retour mie et le grand retour de l’infla-
de l’inflation, tion. Elle a répondu à la première
en lançant le plus important pro-
la zone euro n’a gramme d’intervention de l’his-
pas traversé de toire de la Banque centrale, injec-
tant plus de 2 200 milliards
nouvelle crise d’euros pour soutenir l’économie.
existentielle Sans cela, le « quoi qu’il en coûte »
n’aurait pas été possible, ni les di-
zaines de millions d’emplois direc-
tement payés par les gouverne-
ments le temps des confinements.
Elle a réagi au second choc, celui
de l’envolée des prix, avec la plus
forte hausse de taux d’intérêt de
l’histoire de la zone euro, faisant
passer le taux de dépôt de − 0,5 % à
4 %. Aujourd’hui, l’inflation est
revenue à 2,4 % dans la zone euro,
après avoir dépassé 10 %. Mais,
alors que la croissance stagne en
zone euro, la BCE est accusée d’être
allée trop loin. Ce jeudi, Mme La-
garde sera attendue sur un éven-
tuel signal de baisse des taux vers
la mi-2024.
Malgré ces deux chocs majeurs,
la zone euro n’a pas traversé de
nouvelle crise existentielle. Les
drames de 2010-2015 (craintes
d’une sortie de la Grèce de la mon-
naie unique, envolée du chômage
dans les pays du sud de l’Europe)
ne sont pas revenus. Les réformes
nécessaires pour consolider l’euro
avaient été effectuées, en partie,
par Mario Draghi, prédécesseur de
Mme Lagarde. Mais cette dernière
aussi a su intervenir de façon déci-
sive au printemps 2022. Alors que
le 15 juin de cette même année, la
Française est à Londres pour rece-
voir un diplôme de docteure ho-
noris causa de la London School of
Economics, l’Italie est attaquée sur
les marchés financiers. Son taux
d’intérêt décolle, s’écartant du
taux allemand. Les échos de la
crise d’une décennie plus tôt se
font entendre. Du sous-sol de son
hôtel londonien, où elle s’est ins-
tallée parce que sa connexion In-
ternet était trop mauvaise dans sa
chambre, Mme Lagarde réunit en li-
gne un Conseil des gouverneurs
d’urgence. Elle convainc ses collè-
gues de créer un nouvel outil d’in-
tervention, le « Transmission Pro-
tection Instrument », qui peut per-
mettre à la BCE de venir au secours
d’un pays en difficulté, à condition
de respecter une liste de critères
économiques. Aucun pays n’y a ja-
mais eu recours, mais sa simple
existence a fait retomber les ten-
sions. « Elle a mis en place un méca-
nisme d’intervention plus puissant
que ce qu’avait réussi à faire Mario
Draghi, dit Erik Nielsen, écono-
miste à UniCredit. C’est une preuve
de l’excellence des opérations
qu’elle mène au sein de la BCE. »
Comprendre : alors que les ten-
sions entre les vingt-cinq mem-
bres du Conseil des gouverneurs
étaient immenses sous M. Draghi,
elle a su assurer un vrai équilibre
entre les différentes voix.
Un « charisme évident »
Quand elle est arrivée à la tête de la
BCE, Mme Lagarde avait hérité d’un
Conseil des gouverneurs divisé.
Pour sauver l’euro, M. Draghi était
passé en force, s’isolant des fau-
cons monétaires, qui voulaient
faire respecter l’orthodoxie écono-
mique. L’Allemagne en particulier
était furieuse. Dès sa première
conférence de presse, elle refuse
de choisir son camp. « Je ne suis ni
faucon ni colombe. Mon ambition
est d’être une chouette, qui est un
animal souvent associé à un peu de
sagesse. » Aujourd’hui encore, son
bureau déborde de babioles en
forme de cet oiseau de nuit. « Elle a
su faire la paix avec les Allemands,
ce qui était vraiment important »,
poursuit M. Nielsen.
Sa présence physique, son sens
du relationnel séduisent dans ce
monde couleur passe-muraille :
« Elle a un charisme évident, dans
une réunion, tout le monde veut
lui parler », relate M. Subran. Son
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
Elle sait imposer
son point de vue
avec un grand
sourire,
en noyant de
louanges ses
interlocuteurs
autorité naturelle, sachant impo-
ser son point de vue dans un
grand sourire, en noyant de
louanges ses interlocuteurs, fait
des merveilles. En clair, Mme La-
garde a été embauchée pour son
sens politique. « Elle n’est pas lea-
der, mais c’est une manageuse
hors pair », conclut M. Nielsen.
Exactement ce qu’il faut, estime
M. Subran : « C’est un rôle de politi-
que publique, pas de technicien. »
Certes, celle qui était surnom-
mée « Christine Lagaffe » quand
elle était ministre en France a
multiplié les petites bévues de
communication. En juin 2022,
elle annonce que la hausse des
taux d’intérêt prévue le mois sui-
vant sera d’un quart de point ; ce
sera finalement un demi-point.
En décembre 2021, elle affirme
qu’il est « improbable » qu’une
hausse des taux ait lieu en 2022 ; il
y en aura finalement quatre.
« Délit de négligence »
Au début de son mandat, elle a
provoqué une courte panique sur
les marchés, en déclarant : « Nous
ne sommes pas là pour réduire les
spreads [les écarts de taux entre
les différents pays de la zone
euro]. » Les tradeurs ont pris ce
commentaire pour un signal que
la BCE ne soutiendrait pas un pays
s’il était soudain attaqué. La prési-
dente a dû « clarifier » ses propos
dans la foulée. « Ça commence à
faire beaucoup », maugrée un an-
cien membre du directoire de la
BCE. Qui ajoute immédiatement :
« Mais, de fait, sur les grandes déci-
sions, elle a plutôt été bonne. »
« Elle n’a pas raté les grands mo-
ments », confirme M. Moëc.
Cette capacité à être toujours au
centre des équilibres politiques,
au barycentre exact des intérêts,
est sa grande qualité. Cela lui a
permis de passer entre les gouttes.
Cette habileté, et un peu de
chance, était apparue le 19 décem-
bre 2016, le jour du verdict de la
Cour de justice de la République
dans l’affaire Tapie. Christine La-
garde, alors à la tête du FMI, risque
sa carrière. L’ex-ministre de l’éco-
nomie est poursuivie pour ne pas
avoir fait recours de l’arbitrage
particulièrement favorable dont
l’homme d’affaires avait bénéficié,
touchant notamment 45 millions
d’euros pour « préjudice moral ».
Elle est poursuivie pour « délit de
négligence (…), dont il est résulté un
détournement de fonds publics par
un tiers, à hauteur de 45 millions
d’euros ». Son habilité a été de faire
oublier la deuxième moitié du
chef d’accusation, ne parlant ja-
mais que de « délit de négligence »,
voire simplement de « négli-
gence ». « Délit de négligence, ça ne
veut rien dire », s’étrangle une
source au cœur du procès. Quand
le verdict tombe, c’est le soulage-
ment : elle est coupable, mais la
cour ne lui inflige aucune peine.
« Je suis accusée de négligence,
mais pas condamnée », réagit-elle.
Aujourd’hui âgée de 67 ans,
alors que son mandat la mènera
jusqu’en 2027, la Française va-t-
elle en rester là ? En privé, elle
aime pourtant bien parfois lais-
ser entendre qu’elle garde de
l’ambition. Le 27 octobre, dans un
entretien au Financial Times, elle
confiait avoir toujours pris ses
postes « en réponse à des appels »,
sans avoir à mener un travail de
lobbying. Et elle ajoutait : « Il y
aura un autre appel. » p
éric albert
et julien bouissou
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
Amazon submergé par les faux livres écrits par l’IA
La multinationale a abaissé à trois titres par jour le nombre d’ouvrages autorisés par un même «auteur» sur Kindle
Q
ui mieux que Geor-
ges Simenon a écrit à
une vitesse à couper
le souffle ? « Je me de-
mande encore com-
ment, depuis le temps de L’Ostro-
goth, j’avais pu écrire six romans
par an pour Gallimard en dépit de
mes voyages à travers l’Europe et
les cinq continents », admet-
tait-il. Depuis la récente invention
et le maniement relativement
simple des intelligences artificiel-
les (IA) génératives (qui créent du
texte selon des consignes
données), l’auteur des « Maigret »,
qui avait pourtant réussi le tour de
force de publier de son vivant
plusieurs centaines d’ouvrages, se
trouve largement dépassé.
La déferlante de pseudo-auteurs
qui publient des centaines de li-
vres entièrement réalisés par IA
est devenue, au fil des mois, un tel
phénomène qu’Amazon s’est ré-
solu à tenter de l’endiguer. Pour li-
miter les abus, la multinationale a
abaissé à trois titres par jour le
nombre de publications autori-
sées par un même auteur. Ce seuil,
précise le groupe, pourra être sou-
mis à des ajustements ultérieurs,
si besoin. Ce quota semble sidé-
rant puisqu’un écrivain a généra-
lement besoin d’une bonne an-
née pour terminer son manuscrit.
Signe que ce sont donc des « faux
livres » générés par IA.
Tutoriels sur YouTube
Amazon précise : « Nos règles rela-
tives aux contenus sur Kindle Di-
rect Publishing [KDP, sa plate-
forme d’autoédition de livres élec-
troniques et physiques] imposent
désormais aux auteurs et aux édi-
teurs de signaler si leur ouvrage a
été généré par IA », qu’il s’agisse du
texte, des images ou de la traduc-
tion. En revanche, si l’ouvrage a été
simplement « assisté » par une IA
pour modifier, améliorer ou corri-
ger des erreurs du texte ou des
images, voire pour rechercher et
générer des idées alors que
l’auteur a écrit le texte, il n’est pas
nécessaire de révéler l’utilisation
de tels outils. Une nuance com-
plexe à vérifier.
Amazon interdit « le contenu
généré par intelligence artificielle
contrevenant à nos règles », y
JO de Paris 2024 : les télécoms sous haute tension
L’usage intensif des smartphones attendu durant l’événement oblige les opérateurs à muscler leurs réseaux
P aris, 26 juillet 2024, fin de
journée, 10 000 athlètes
défilent sur la Seine pour
la cérémonie d’ouverture des
Jeux olympiques (JO). Sur les
quais, 400 000 spectateurs sa-
vourent le spectacle, smartphone
à la main pour partager le mo-
ment. Mais malgré leurs clics ré-
pétés, photos et vidéos restent dé-
sespérément bloquées sur l’écran
des téléphones… Ce cauchemar
hante les opérateurs télécoms,
Orange, SFR, Bouygues Telecom
et Free : leurs réseaux mobiles
supporteront-ils le trafic généré
par une telle affluence ?
Difficile d’imaginer des réseaux
inaccessibles lors de la cérémonie
d’ouverture des JO, pour des ques-
tions de sécurité et d’image de
marque du pays. « Nous échan-
geons avec les opérateurs depuis
deux ans, avec un bon niveau de
collaboration, afin de trouver les
meilleurs moyens de renforcer
leurs réseaux pour absorber le tra-
fic mobile », explique Mouna
Benamar, responsable du spectre
radio et mobile de Paris 2024.
Ce n’est pas si simple en plein
Paris. Les quais sont inscrits au
Patrimoine mondial de l’Unesco :
impossible de disposer des équi-
pements télécoms n’importe où.
Donner des
consignes à une
intelligence
artificielle
pour écrire un
livre et obtenir
un résultat
ne prend que
quelques heures
compris celui « qui crée une expé-
rience client décevante ». Appella-
tion floue qu’Amazon n’explicite
pas, en se bornant à promettre :
« Nous supprimons les livres qui
contreviennent à nos règles. » Sans
dire, là non plus, combien
d’ouvrages ont été exclus de KDP,
qui met en vente 10 millions de ti-
tres francophones.
En février, l’agence Reuters re-
censait déjà sur KDP aux Etats-
Unis plus de deux cents ouvrages
écrits par ChatGPT, le chatbot
d’OpenAI. Aussi bien des romans
que des manuels techniques ou
des livres pour enfants. Brett
Schickler, un vendeur américain
établi à Rochester (Etat de New
York), cité par Reuters, avait ainsi
demandé à l’IA de lui écrire un
conte pour enfants de 30 pages,
Sammy l’écureuil, qu’il a vendu
2,99 dollars (2,77 euros) en sup-
port numérique et 9,99 dollars en
version papier. L’auteur récupère
70 % du prix des livres vendus.
De quoi créer des vocations, ex-
pliquait ce pionnier. Il avait large-
ment raison. Donner des consi-
gnes à une IA pour écrire un livre
et obtenir un résultat ne prend
que quelques heures. Sur You-
Tube, sur TikTok ou sur Reddit, on
trouve désormais des centaines
de tutoriels qui expliquent com-
ment écrire un livre en une demi-
journée. Il s’agit encore d’une lit-
térature pour le moins basique
mais, pour certains types d’ouvra-
ges comme les romans à l’eau de
rose, les polars de gare faciles, les
livres de recettes de cuisine pour
maigrir ou encore une méthode
pour s’enrichir rapidement, cela
peut faire l’affaire.
Pour la cérémonie, les opérateurs
camoufleront des antennes sur
les piliers des ponts, cacheront
des pylônes temporaires et feront
stationner des camions antennes
à certains endroits, comme lors
de la dernière Coupe du monde
de rugby sur la place de la Con-
corde où se tenait la fan-zone. A
sept mois de la cérémonie
d’ouverture, Orange, SFR, Bou-
ygues Telecom et Free sont aussi
en train de muscler les sites olym-
piques (stades, salles, piscines,
plans d’eau…) en 5G, technologie
qui offre trois à quatre fois plus de
capacité de transport que la 4G.
Ces opérateurs chiffrent leurs dé-
penses à plusieurs dizaines de
millions d’euros chacun.
Appels d’urgence prioritaires
Cela suffira-t-il ? « Nous faisons le
maximum pour assurer la
meilleure expérience réseau mobile
aux spectateurs sur les sites de
compétition et le minimum de
saturation pour la cérémonie
d’ouverture olympique », répond
Mme Benamar. Les appels d’ur-
gence ne devraient pas être per-
turbés : ils sont prioritaires sur le
réseau et, en cas de congestion, un
appel vers le 112 est renvoyé vers
l’opérateur qui a de la place.
Sans surprise, le nombre de logi-
ciels de rédaction de livres assis-
tés par IA a lui aussi explosé. De
plus en plus sophistiqués, ils faci-
litent la construction de l’intri-
gue, le développement des per-
sonnages ou la fluidité du style
choisi. Ainsi, l’assistant d’écriture
optimisé par IA, Bramework, pro-
met d’aider les écrivains à pro-
duire des livres à un rythme ef-
fréné tandis qu’un autre, nommé
Jasper AI, étoffe une idée pour
créer une histoire à part entière
en vingt-cinq langues. Cette nou-
velle liste à la Prévert comprend
aussi Rytr, ClosersCopy, Sassbook
AI, ShortlyAI, WordHero…
Les plus malins font rédiger un
livre par une IA, sélectionnent une
couverture, elle aussi générée par
la machine. Puis ils mettent
d’abord en ligne une version gra-
tuite sur KDP. Les plus filous re-
cherchent, grâce à des faux comp-
Un brouillage
de l’espace
hertzien, et c’est
la diffusion
en direct d’une
épreuve qui
est menacée
Les ondes sont un casse-tête
pour Paris 2024. Les signaux émis
et réceptionnés par des dizaines de
milliers d’appareils radioélectri-
ques utilisés pour les JO (caméras
et micros sans fils, bornes Wi-Fi,
talkies-walkies…) vont cohabiter
dans le ciel. Avec des risques d’em-
bouteillage ou de collision aux for-
tes conséquences : un brouillage
de l’espace hertzien, et c’est la dif-
fusion en direct d’une épreuve qui
est menacée d’écran noir.
« Ces JO sont tout à fait particu-
liers, car ils se tiennent sur un péri-
mètre relativement compact, avec
des sites situés pour beaucoup en
plein cœur de Paris, une ville où,
comme dans la plupart des capita-
les, les fréquences sont déjà bien
occupées. Les façades et les toits
des bâtiments, qui peuvent modi-
économie & entreprise | 15
tes clients Amazon, un maximum
d’évaluations positives, pour obte-
nir un meilleur positionnement
pour leur version payante et arri-
ver dans le top 1 000 Amazon, qui
génère près de cinq cents ventes
par mois. Soit 8 euros par vente en
moyenne (entre version papier et
électronique), détaille en ligne
Ulrich Genisson, un expert en nu-
trition, auteur de deux best-sel-
lers, qui s’estime floué par ce vrai
business des faux auteurs.
Une « tromperie »
L’affaire se corse en effet, puisque
les auteurs qui utilisent l’IA sa-
vent aussi fort bien manier les
fausses recommandations et avis,
censés être déposés par des
consommateurs, pour encenser
leur livre afin de doper les ventes.
Là encore, Amazon interdit stric-
tement ceux qui induisent in-
tentionnellement les clients en
fier la propagation des ondes,
compliquent un peu plus l’espace
hertzien », explique Gilles Bré-
gant, le directeur de l’Agence na-
tionale des fréquences (ANFR).
Cet établissement public travaille
depuis plus de deux ans avec Pa-
ris 2024 à définir et faire appli-
quer un plan de gestion du spec-
tre pour qu’officiels, organisa-
teurs, bénévoles et médias soient
sur la même longueur d’onde. Sa
première mission : identifier les
ressources disponibles. Paris et sa
banlieue comptent 16 % de la po-
pulation française et de nom-
breux bureaux ou sièges d’entre-
prises. Conséquence, l’espace au
sein duquel les ondes se propa-
gent, est déjà bien occupé. La
place étant limitée par les lois de
la physique, les utilisateurs
doivent faire une demande au
comité d’organisation pour obte-
nir la part de fréquences dont ils
ont besoin. En 2021, « les Jeux de
Tokyo avaient recensé environ
100 000 demandes. Nous nous at-
tendons à en recevoir un peu plus
pour, au final, en accorder environ
60 000 », calcule Mme Benamar.
Les grands diffuseurs, comme
France Télévisions ou l’américain
NBC-Universal, ont déjà déposé
leurs demandes. Pour les retarda-
erreur. Sur KDP, on trouve pour-
tant des « lecteurs » qui dévorent
des ouvrages à vitesse grand V et
qui mettent en ligne des avis à un
rythme stakhanoviste. Grâce à
ses outils de détection des frau-
des, Amazon dit avoir bloqué
200 millions de faux avis dans
toutes ses boutiques en 2022.
Sans spécifier ceux qui concer-
nent directement l’autoédition.
L’appât du gain et l’idée erronée
qu’il est finalement très simple de
devenir écrivain, généralement
sous pseudonyme, font le reste.
Aux Etats-Unis, Mary Rasenber-
ger, directrice exécutive de la très
influente Guilde des auteurs, re-
doute que ces robots génératifs ne
mettent au chômage bon nombre
de vrais écrivains. Elle appelle à
une réelle transparence pour que
le consommateur sache si le livre a
été créé par un humain ou par une
machine. Et prévient : « Vous allez
taires, le guichet sera rouvert
deux fois avant les Jeux. Chaque
appareil radioélectrique devra
être autorisé et étiqueté pour
pouvoir fonctionner sur les sites
olympiques (les téléphones,
montres connectées, oreillettes…
sont exemptés). Sur place, l’ANFR
fera les vérifications et intervien-
dra en cas de brouillage grâce à
des équipements capables de dé-
masquer l’appareil qui gêne la
bonne réception des ondes.
L’agence a aussi procédé à des
tests de mesure autour des sites
olympiques pour s’assurer de
leur « propreté » hertzienne. Sur le
Champ-de-Mars par exemple, où
se dérouleront les épreuves de
beach-volley et de cécifoot, une
simple box Wi-Fi déréglée, située
dans un appartement voisin, suf-
firait à jouer les trouble-fêtes.
Dans ce cas, une équipe de l’ANFR
intervient. En cas de brouillage, le
code des postes et des communi-
cations électroniques va jusqu’à
prévoir des sanctions pénales.
Pour cette mission olympique,
l’ANFR bénéficie de moyens ren-
forcés. Sa subvention annuelle a
été augmentée, passant de 10 mil-
lions d’euros à 51,5 millions, dont
8,15 millions pour les seuls JO. p
olivier pinaud
vous retrouver avec beaucoup de li-
vres de mauvaise qualité. »
En France aussi, Renaud Lefeb-
vre, le directeur général du Syndi-
cat national de l’édition, reste cir-
conspect face à « ces choses qui se
qualifient de livres alors qu’il s’agit
de contenus parasitaires obtenus
par digestion d’œuvres protégées ».
Ils constituent à ses yeux une
« tromperie » vis-à-vis des consom-
mateurs, et les faux auteurs mon-
trent ainsi « leur capacité à s’insé-
rer, de façon cynique et mercantile,
dans tout ce qui n’est pas encore ré-
gulé ». Selon lui, « puisque ce ne
sont pas des œuvres de l’esprit, ces
faux livres ne peuvent pas être pro-
tégés par le droit d’auteur ». Et, en
vertu du même postulat, ils ne de-
vraient pas non plus bénéficier du
taux de TVA réduit du livre à 5,5 %.
Une belle bataille juridique en
perspective contre Amazon. p
nicole vulser
LI VRAI S ON
Accord européen pour
renforcer les droits des
travailleurs des plates-
formes numériques
Le Parlement européen et les
Etats membres de l’Union
européenne se sont accordés,
mercredi 13 décembre, sur
une législation pour renforcer
les droits des travailleurs des
plates-formes numériques
comme Uber ou Deliveroo. Ce
texte prévoit de requalifier
comme salariés de nombreu-
ses personnes aujourd’hui
considérées comme des indé-
pendants, afin, notamment,
de renforcer leur protection
sociale, a souligné le Parle-
ment européen dans un
communiqué. – (AFP.)
HABI LLEMEN T
Inditex a dégagé un
nouveau bénéfice record
au troisième trimestre
L’espagnol Inditex, proprié-
taire de la marque Zara, a dé-
gagé un nouveau bénéfice re-
cord au troisième trimestre,
grâce au dynamisme de ses
ventes et aux augmentations
de prix. Sur cette période, qui
s’est achevée le 31 octobre,
le leader mondial de l’habille-
ment bon marché a obtenu
1,59 milliard d’euros de béné-
fice net, soit 22 % de plus
qu’au troisième trimestre
2022, selon les résultats pu-
bliés, mercredi 13 décembre,
par l’entreprise. – (AFP.)
16 | économie & entreprise
Nucléaire : la Belgique approuve
le « contrat du siècle » avec Engie
L’accord prévoit la prolongation de deux réacteurs pendant dix ans
bruxelles - correspondant
S
elon ceux qui, du côté
belge, l’ont négocié, c’est
bel et bien le « deal du siè-
cle » : le gouvernement du
libéral Alexander De Croo a enté-
riné, dans la nuit de mardi 12 à
mercredi 13 décembre, un accord
conclu avec le groupe énergétique
Engie sur l’avenir du nucléaire. Il
prévoit notamment la prolonga-
tion de deux réacteurs pendant
dix ans. Ce contrat clôt, en prin-
cipe, des débats politiques qui
auront duré vingt ans. Après une
décision de principe sur la ferme-
ture complète du parc nucléaire,
en 2003, la suite a été marquée par
d’incessants revirements.
A la fin de 2020, le principe d’une
sortie du nucléaire était toutefois
réaffirmé, et Engie actait la déci-
sion. En août 2022, le gouverne-
ment, une coalition de sept partis
incluant les Verts, était contraint
de revoir sa copie : la crainte de
ruptures d’approvisionnement
pour les hivers suivants était ali-
mentée par la guerre en Ukraine et
les problèmes du parc nucléaire
français, dont dépendait en partie
l’alimentation du pays.
Les solutions alternatives envi-
sagées (des centrales au gaz, un
parc de batteries, le développe-
ment de l’éolien…) s’avérant in-
suffisantes, ou impossibles à
mettre en place à court terme,
l’idée d’une prolongation de deux
L’HISTOIRE
PROCHE ORIENT
Comprendre le présent à la lumière du passé
Écriture, sciences, religions, architecture, urbanisme… le Proche-Orient
a longtemps illuminé l’humanité de ses splendeurs. Comment ce berceau
de civilisations majeures est-il devenu, en un peu plus d’un siècle, une
région d’affrontements aux conséquences géostratégiques mondiales ?
Alors que le conf lit israélo-palestinien s’est à nouveau embrasé en cette
fin d’année 2023, les meilleurs spécialistes nous donnent une profondeur
historique pour analyser et comprendre… au-delà de l’émotion.
des sept réacteurs du pays,
Doel 4 en Flandre et Tihange 3 en
Wallonie, s’est imposée à tous, y
compris aux écologistes.
Engie était désormais en posi-
tion de force et pouvait imposer
ses conditions. D’autant que la so-
ciété avait fait valoir les difficultés
techniques et les problèmes d’ap-
provisionnement en combustible
liés à une prolongation. Même
s’ils étaient les plus récents, et ca-
pables de fournir les 2 gigawatts
nécessaires pour éviter un black-
out, Doel 4 et Tihange 3 nécessi-
taient une mise à l’arrêt pour une
remise à niveau, avant un redé-
marrage pour dix ans, en 2026.
Revirement
Effectuant, elle aussi, un revire-
ment, l’Autorité fédérale de con-
trôle nucléaire (AFCN) proposait
cependant, en février, d’accorder
à l’opérateur un délai de trois ans
supplémentaires pour cette révi-
sion, afin de permettre le fonc-
tionnement des deux réacteurs
lors de l’hiver 2025-2026. Les diri-
geants de l’AFCN avaient, jus-
que-là, rejeté un tel scénario, invo-
quant des problèmes de sécurité.
D’autres modalités de l’accord
de principe devaient encore être
négociées. A la fin juin, une ul-
time confrontation houleuse
entre M. De Croo et Catherine
MacGregor, la directrice générale
de l’énergéticien, menaçait de
tout faire échouer. C’est finale-
HORS-SÉRIE
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10 000 ans de civilisation
L’HISTOIRE DU PROCHE-ORIENT
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L’exploitant
du parc se voit
garantir un prix
de vente minimal
pour l’électricité
produite
ment une intervention d’Emma-
nuel Macron, à la suite d’une con-
versation qu’il avait eue, le
24 avril, avec le premier ministre
belge, lors d’un Sommet de la mer
du Nord, à Ostende, qui aurait
permis le déblocage du dossier.
Engie voyait alors satisfaite sa
demande de création d’une struc-
ture commune de gestion avec
l’Etat belge. Les deux parties y
partageront les risques, les inves-
tissements et les coûts pour la
gestion des deux réacteurs pro-
longés et le démantèlement des
cinq autres – à partir de 2025.
Tinne Van der Straeten, la minis-
tre écologiste flamande chargée
de l’énergie, espérait initialement
faire payer par l’énergéticien le
coût du démantèlement et du
traitement des déchets. Celui-ci
est estimé à quelque 40 milliards
d’euros par les écologistes. L’ac-
cord final prévoit qu’Engie versera
15 milliards d’euros à la Belgique
pour le traitement des déchets et
que la société gérera le démantèle-
ment des réacteurs mis à l’arrêt.
É DIT ION
2023
L’exploitant du parc se voit, par
ailleurs, garantir un prix de vente
minimal pour l’électricité qui sera
produite par les réacteurs restés
en fonction. Si les prix du marché
sont inférieurs à ce montant, l’Etat
belge paiera la différence à Engie ;
s’il dépasse ce niveau, les autorités
belges recevront le surplus.
L’accord mis au point ne gomme
pas toutes les questions relatives à
la sécurité d’approvisionnement.
La Commission de régulation
pour l’électricité et le gaz estime
notamment que le développe-
ment du parc automobile électri-
que pourrait entraîner un déficit
annuel de 1 gigawatt dès 2026.
Le gouvernement de M. De Croo
a dès lors fixé un objectif pour l’éo-
lien en mer du Nord : passer d’une
production actuelle de 2,3 gi-
gawatts à 5,4 gigawatts, voire
5,8 gigawatts en 2030. La Belgique
est d’ailleurs impliquée dans un
projet associant huit autres Etats
ainsi que la Commission euro-
péenne et qui vise à atteindre une
production de 76 gigawatts en
2030. L’impact sur l’environne-
ment et la création de nouvelles
zones d’éoliennes ainsi que le coût
du projet doivent encore faire l’ob-
jet d’un examen. Les Etats espè-
rent mobiliser suffisamment d’in-
vestisseurs privés, mais ceux-ci
entendent obtenir au préalable la
garantie d’un prix minimal pour
l’électricité qui serait produite. p
jean-pierre stroobants
Les salariés d’Air France en grève
contre leur départ de l’aéroport d’Orly
L’intersyndicale craint une baisse d’activité et des suppressions
de postes à Orly et dans des escales de province
L es syndicats ne décolèrent
toujours pas contre la déci-
sion d’Air France, annoncée
mi-octobre, de quitter l’aéroport
d’Orly pour regrouper toutes ses
activités à Roissy-Charles-de-
Gaulle. D’ici à deux ans, au plus
tard, le groupe ne sera plus repré-
senté à Orly que par sa filiale à bas
coûts Transavia.
L’intersyndicale, qui rassemble
toutes les organisations de la com-
pagnie aérienne, à l’exception des
deux principaux syndicats de pilo-
tes, le Syndicat national des pilotes
de ligne (SNPL) et le Syndicat des
pilotes d’Air France, a déposé un
préavis de grève pour le jeudi
14 décembre. Les syndicats appel-
lent, le même jour, les salariés de la
compagnie à une manifestation, à
10 heures, devant l’aérogare
3 d’Orly. Dans un communiqué,
mardi 12 décembre, la compagnie
annonce qu’elle « maintient l’en-
semble de son programme de vols
pour cette journée ».
Le futur déménagement vers
Roissy fait craindre une baisse
d’activité et des suppressions de
postes à Orly, mais aussi dans les
escales de province à Nice,
Marseille et Toulouse. Quelque
600 employés de la compagnie
devraient faire leurs bagages
pour Roissy, estiment les syndi-
cats. La direction a chiffré à, res-
pectivement, 430 et 170 le nom-
bre de membres du personnel au
sol et de la maintenance qui
devront rejoindre la plate-forme
de Charles-de-Gaulle. Un départ
annoncé, contesté par les syndi-
cats, qui souhaiteraient que les
personnels soient maintenus à
Orly pour s’occuper des avions et
des activités de Transavia.
Outre les transferts vers Roissy,
près de 150 emplois seraient me-
nacés en région. Des réductions
PERTES & PROFITS | CONCURRENCE
p a r p h il ip p e e s c a nde
Google, Apple
et l’inconstance des juges
Le droit et la justice sont le
fondement de la vie en société,
mais les juges sont des humains
comme les autres et la cons-
tance de leurs décisions n’a rien
de mécanique. Cette incons-
tance de la justice est à nouveau
apparue ce lundi 11 décembre,
quand un juge américain a
condamné Google dans l’affaire
l’opposant à la société Epic
Games, éditeur du jeu à succès
Fortnite. Ce dernier avait pour-
tant perdu dans un procès précé-
dent, en 2021, sur de mêmes
griefs portés toujours par Epic,
mais cette fois contre Apple.
Dans les deux cas, il s’agissait de
savoir si les deux géants abu-
saient de leur monopole sur les
magasins d’applications dans les
téléphones mobiles pour empê-
cher les concurrents de proposer
d’autres solutions.
Epic veut installer son propre
magasin pour commercialiser lui-
même ses jeux sans payer un
droit de passage exorbitant au
PlayStore de Google ou à l’App
Store d’Apple. Dans les deux cas,
la commission est de l’ordre de
30 % du prix des achats. Et il n’y a
pas d’alternatives, la majorité des
téléphones fonctionnant soit
dans l’univers Google-Android,
soit dans celui d’Apple-iOS.
Attention, on parle ici d’un
marché de l’ordre de 500 mil-
liards de dollars dont les deux
gardiens, les « gate keepers » di-
sent les Anglo-Saxons, contrô-
lent étroitement l’entrée. On ap-
d’effectifs qui font redouter, selon
les syndicats, une baisse d’activité.
Notamment en ce qui concerne la
navette, ce train du ciel qui relie,
plusieurs fois par jour, Orly et
Roissy à Nice, Toulouse ou Mar-
seille. Ainsi, quand la compagnie
effectue cinq allers-retours quoti-
diens vers Marseille depuis Roissy,
elle en exploite sept, chaque jour,
depuis Orly. « Demain, une fois re-
groupée à Roissy, Air France va-t-
elle conserver les douze rotations
quotidiennes vers Marseille ou di-
minuer l’activité ? », s’interrogeait
déjà la CGT à la mi-octobre.
« Trop de mal »
Dans ce contexte social inflam-
mable, l’annonce de la nomina-
tion prochaine de Florence Parly
au conseil d’administration d’Air
France-KLM, irrite les salariés. Par-
tie il y a neuf ans de la compagnie
aérienne, l’ex-ministre des armées
y fait son retour après avoir été
cooptée pour succéder à Isabelle
Parize comme administratrice du
groupe Air France-KLM. Une pre-
mière étape avant que Mme Parly
prenne « la succession d’Anne-Ma-
rie Couderc en qualité de présidente
du conseil d’administration, au
plus tard à l’issue de l’assemblée gé-
nérale 2025 statuant sur les comp-
tes de l’année 2024 », a indiqué la
compagnie aérienne.
L’annonce de
la nomination
prochaine
de Florence Parly
au conseil
d’administration
irrite les salariés
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
pelle cela un « duopole »,
formule la plus achevée et stable
du monopole. On apprend ainsi
par le procès que Google aurait
engrangé en 2021 près de 12 mil-
liards de dollars (11,1 milliards
d’euros) de profits sur cette seule
activité, avec une marge de 70 %.
Pour Apple, c’est une partie
substantielle de son activité
services qui représente plus
de 80 milliards de dollars
de chiffre d’affaires.
Selon le Wall Street Journal, les
deux compères gagneraient plus
d’argent sur les seuls jeux vidéo
que les éditeurs Microsoft, Activi-
sion, Nintendo et Sony réunis.
Des activités devenues essentiel-
les face à la stagnation des ventes
de smartphones dans le monde.
Et pour cela, ils bloquent toute
initiative concurrente au nom
de l’intégrité de leurs systèmes
d’exploitation. La connivence
est telle que Google paie chaque
année 20 milliards de dollars
à Apple pour être son moteur
de recherche par défaut.
Partout dans le monde, les
autorités tentent de casser cette
rente. Le département de la jus-
tice américain conduit un procès
historique contre Google, et
l’Union européenne élabore sa
législation contre l’abus de pou-
voir des gate keepers. Le mono-
pole s’érode donc doucement,
mais cela prendra encore des
années de bataille judiciaire.
Les gardiens ne sont pas prêts à
donner la clé de leur fortune. p
Ce n’est pas, semble-t-il, la pre-
mière tentative de l’ancienne
ministre pour revenir chez Air
France ces dernières années. Un
retour impossible sauf à ris-
quer le conflit d’intérêts en rai-
son de la situation familiale de
Mme Parly, dont le mari, Martin
Vial, occupait jusqu’à son départ
en juin 2022, la présidence
l’Agence des participations de
l’Etat (APE). L’APE qui, justement,
avait grandement participé à la
recapitalisation du groupe Air
France au bord de la faillite à
cause de la pandémie de
Covid-19.
« Nous sommes un petit peu
choqués par la nomination de Flo-
rence Parly, euphémise Laurent
Dahyot, secrétaire général de la
CGT Air France. Elle a fait trop de
mal en termes d’emplois no-
tamment en contribuant au dé-
sengagement d’Air France du
court-courrier et du fret. ». En ef-
fet, Mme Parly a dirigé la branche
fret entre 2008 et 2011. Sous sa
houlette, la flotte d’avions-cargos
est passée de 26 appareils à 11.
Une initiative malheureuse, car
quelques années plus tard, l’essor
de l’e-commerce a relancé l’acti-
vité cargo dans les compagnies
du monde entier.
Les pilotes n’ont pas oublié, non
plus, les passages de Mme Parly
aux commandes de l’activité
court-courrier qu’elle avait com-
mencé de restructurer jusqu’à
son départ en 2014. « Avant elle,
Air France était numéro un mon-
dial du cargo. Après elle plus rien
du tout », se désole Philippe Evain,
ancien président du SNPL. Un
autre navigant fait déjà savoir que
les pilotes « seront très vigilants
pour que Mme Parly ne prenne pas
de fonctions opérationnelles ». p
guy dutheil
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 économie & entreprise | 17

PRIX DU LIVRE D’ÉCONOMIE

Inflation, santé… Le pessimisme s’installe

A l’occasion du Prix du livre d’économie, une étude Ipsos sonde les principales préoccupations des Français

U
n portefeuille garni et
une santé de fer, cela
ne suffit pas au bon-
heur, mais c’est une
obsession de tous les jours. Sur-
tout au sortir de deux années de
valse folle des étiquettes comme
on n’en avait jamais connu de-
puis les années 1980. « Au sor-
tir » ? Ce n’est pas certain. La
hausse des prix est certes revenue
globalement à des niveaux bien
plus supportables – après avoir
dépassé les 10 % en octobre 2022,
l’inflation est revenue à 2,4 %
dans la zone euro et à 3,4 % en
France, en novembre. Mais le mi-
nistre de l’économie, Bruno Le
Maire, a beau assurer « l’inflation
est vaincue, c’est un vrai succès
économique », ce n’est pas tout à
fait le sentiment des Français.
Selon le dernier sondage Ipsos,
réalisé à l’occasion de la remise du
Prix du livre d’économie mer-
credi 13 décembre à Bercy, une
bonne majorité des personnes in-
terrogées (60 %) estiment que la
situation va encore se dégrader
en 2024. Seul un tiers voit une
amélioration sur front de l’infla-
tion à l’horizon de 2024, ce qui est
pourtant la prévision de la plu-
part des économistes et du gou-
vernement. Les consommateurs
comprennent qu’au mieux la
hausse pourrait s’arrêter, mais
qu’ils ne reviendront pas à la si-
tuation antérieure. Ils actent une
perte nette de leur pouvoir
d’achat que les hausses de salaires
ne compensent pas complète-
ment. Pas étonnant, donc, qu’ils
placent tout en haut de leurs pré-
occupations la question de l’infla-
tion et du pouvoir d’achat.
Clivage générationnel
« Cela témoigne d’un pessimisme
massif qui traverse toute la popu-
lation », explique Mathieu Gal-
lard, directeur affaires publiques
d’Ipsos et auteur de l’enquête. Ils
rejoignent finalement la pru-
dence affichée par les banques
centrales, qui persistent à main-
tenir leurs taux d’intérêt à des ni-
veaux au plus haut en dépit des
premiers signes de retournement
de la conjoncture.
Ce coup de sonde dans l’opi-
nion, réalisé début décembre, a le
mérite d’éclairer la hiérarchie des
« Parmi les enjeux suivants, quels sont ceux qui « Dans certains secteurs d’activité comme la santé, la restauration,
vous préoccupent le plus à propos de la situation le bâtiment ou la vente, les entreprises éprouvent des difficultés de plus
Près d’une
économique et sociale actuelle en France ? » en plus fortes pour recruter. Diriez-vous que pour faire face à cette personne sur
situation et pour dynamiser l’économie... ? »
Trois réponses possibles deux estime
que l’intelligence
Le niveau de l’inflation
... la France doit régulariser les ... la France doit faire appel
artificielle
52 % menace son
travailleurs sans papiers à l’immigration afin de pourvoir
Les difficultés en matière de pouvoir d’achat qui exercent actuellement aux emplois non pourvus
dans ces secteurs dans ces secteurs
propre emploi
44 %
L’avenir du système de santé Oui,
43 % tout faitement le gradient politique de
Oui, Non, à fait la gauche, qui estime à 60 % qu’il
La montée des inégalités sociales Non, pas du 10 %
tout faut faire appel à l’immigration
21 % pas du 23 % 23 %
à fait tout dans ce cas, proportion qui passe
tout 34 % Oui,
Le montant des salaires 28 % à 50 % pour les électeurs de la ma-
plutôt
17 % jorité présidentielle puis à 31 %
21 %
Non, 37 % 28 % chez les sympathisants Les Répu-
Le niveau des impôts et des taxes plutôt Oui, Non, blicains (LR), et à 13 % seulement
pas plutôt plutôt au Rassemblement national. Un
20 %
pas grand écart politique encore
L’avenir du système de retraite
constaté à l’occasion du rejet du
20 % projet de loi « immigration »,
Le niveau des loyers et le coût de l’immobilier lundi 11 décembre, à l’Assemblée
« De manière générale, pensez-vous qu’à l’avenir les outils d’intelligence nationale. Il est à noter cepen-
18 % artificielle seront une menace pour votre propre emploi ? dant que 50 % des sympathisants
Le niveau de la dette et des déficits publics LR sont favorables à la régularisa-
17 % tion des travailleurs déjà en place,
Oui, Oui, Non, Non, tandis que leurs députés y restent
Le niveau du chômage tout à fait plutôt plutôt pas pas du tout farouchement opposés.
10 % Si l’emploi n’est plus la préoccu-
15 % 30 % 39 % 16 % pation majeure des Français, il
La répartition des services publics sur le territoire
pourrait bien le devenir à l’avenir,
10 % au vu de l’inquiétude toute nou-
Les conditions de travail des salariés Sondage Ipsos-Sopra-Steria effectué par Internet les 6 et 7 décembre 2023 pour velle qui émerge autour de l’intel-
9% l’association Lire la société sur un échantillon de 1 000 personnes, représentatif ligence artificielle. Près d’un Fran-
Infographie : Le Monde de la population française âgée de 18 ans et plus (méthode des quotas). çais sur deux (45 %) estime qu’elle
menace son propre emploi. Un
chiffre qui dépasse largement les
études les plus alarmistes des
priorités des Français. Juste der- point, par exemple, est un thème les plus jeunes. Autre grand consultants dans ce domaine. Et,
Derrière le rière les soucis d’achat, cités à classique de la droite, qui le relie à thème de clivage générationnel : quand la question devient géné-
pouvoir d’achat, près de 45 %, se trouve l’autre celui de la dépense publique et de l’immigration. Quand on de- rale, les trois quarts des sondés
grande obsession depuis la crise la fiscalité. Il n’arrive qu’en neu- mande aux Français s’ils sont fa- confirment que l’intelligence arti-
cité à 44 %, se liée au Covid-19 : la santé publi- vième position au classement gé- vorables à la régularisation des ficielle va pénaliser l’emploi. Para-
trouve l’autre que. Deux préoccupations qui néral et n’est pratiquement pas travailleurs sans papiers qui occu- doxalement, ce sont les jeunes,
transcendent les clivages parti- cité à gauche. La question de la pent un emploi dans un secteur pourtant plus à l’aise avec les tech-
grande obsession sans et qui ont toutes deux été en- dette et des déficits reste très se- en pénurie de main-d’œuvre, nologies numériques, qui sont les
depuis la crise gendrées par la crise sanitaire. condaire aux yeux des Français. comme la restauration, la santé plus inquiets dans ce domaine.
L’avenir du système de santé est « Ce qui explique pourquoi le dis- ou le bâtiment, ils approuvent à Un climat plutôt anxiogène qui
liée au Covid-19 : une préoccupation partagée de la cours autour de la fin du “quoi qu’il près de 60 % une telle démarche. pousse à demander des efforts
la santé publique même manière quelle que soit en coûte” passe mal dans l’opi- Et cette proportion passe à 76 % plutôt aux habituelles poches
l’orientation politique. nion », assure Mathieu Gallard. chez les 18-24 ans. profondes. Interrogés sur le fi-
Ces deux sujets, la hausse des Reste une troisième catégorie de nancement de la transition éner-
prix et la santé, relèguent très loin questions qui ne semblent pres- Grand écart politique gétique, les sondés désignent
derrière des thèmes autrefois que plus être prioritaires, en dépit En revanche, une majorité quasi tout de suite les grandes entrepri-
plus populaires et qui, eux, res- de leur importance politico-éco- identique, là encore à l’exception ses et les ménages aisés pour fi-
tent éminemment clivés politi- nomique : le chômage, les servi- des jeunes, se prononce contre un nancer ce passage délicat. Les
quement, qu’il s’agisse des inéga- ces publics, les conditions de tra- recours à l’immigration pour oc- autres ont déjà assez payé avec
lités, des salaires, des impôts, des vail. Trois domaines qui sont ce- cuper des emplois non pourvus l’inflation. p
retraites ou de la dette. Ce dernier pendant nettement plus cités par en France. Cette question suit par- philippe escande

LES TROIS LIVRES SÉLECTIONNÉS

MARIE CURIE
HABITE DANS
LE MORBIHAN
de Xavier Jaravel,
Seuil,
128 p., 11,80 €.
L’éducation, mère
de l’innovation
La question de l’innovation est sou-
vent considérée comme secondaire
au regard des grandes priorités
politiques et économiques de la
France. L’économiste Xavier Jaravel
entend la faire remonter tout en
haut de la liste. Bien au-dessus des
solutions fiscales ou des impératifs
de réindustrialisation. Et cela pour
deux raisons majeures. D’abord,
l’innovation, c’est-à-dire les nouvel-
les technologies, organisations ou
produits, est le moteur de l’accrois-
sement de la productivité et de
l’enrichissement du pays. Le retard
actuel de la France par rapport à
ses voisins lui coûte 140 milliards
d’euros par an. Cela représente un
manque à gagner pour l’Etat de
65 milliards d’euros de rentrées fis-
cales, soit vingt-deux fois plus que
le rétablissement d’un hypothéti-
que impôt sur la fortune et encore
plus qu’une taxe sur les robots.
Ensuite, l’innovation est profondé-
ment inégalitaire. Aux Etats-Unis,
les enfants issus des familles des
1 % les plus riches du pays ont dix
fois plus de chance de déposer des
brevets, et 83 % (en 2019) sont des
hommes. Même à niveau scolaire
équivalent. Ce constat désespérant
révèle aussi un potentiel d’amélio-
ration formidable. Pour cela, il faut
tout miser sur l’éducation. En faire
la priorité absolue en multipliant
les ateliers, soutiens, concours et
sensibilisations. Les expériences de
terrain, encore limitées, montrent
que cela marche alors que, pour
l’instant, aucune des aides actuel-
les à l’innovation ne parvient à
l’éducation et que le niveau scolaire
des Français dégringole dans
les classements internationaux.
Parvenir à la seule parité homme-
femme dans les dépôts de brevet
pourrait en dix ans accroître le PIB
de 22 milliards d’euros et les recet-
tes fiscales de 10 milliards d’euros.
Aucun investissement public ne
sera plus rentable que celui-là. Une
étude économique rigoureuse et
passionnante qui se lit comme le ro-
man d’un redressement possible. p
p. es.
LE PIÈGE
NORD STREAM
de Marion Van
Renterghem,
Les Arènes,
270 p., 22 €.
La géopolitique au fond
de la Baltique
C’est l’histoire d’un pacte avec le
diable, qui s’achève dans une explo-
sion gigantesque par quatre-vingts
mètres de fond dans la mer Balti-
que. Avec, dans le rôle du diable,
le président russe, Vladimir Poutine,
et dans celui de Faust, l’Allemagne,
et derrière elle une bonne partie de
l’Europe. Quant au pacte, il a pris la
forme d’un gazoduc géant serpen-
tant sous l’eau, du nord de Saint-Pé-
tersbourg vers les côtes allemandes.
Pour l’homme du Kremlin, il s’agis-
sait de s’attacher l’Europe et de s’af-
franchir du gazoduc ukrainien. Pour
le gouvernement de Angela Merkel,
c’était la promesse d’une énergie
abondante et bon marché pour son
industrie, au moment où elle disait
adieu au nucléaire. Marion Van
Renterghem nous emmène dans
les rues de Berlin, de Bruxelles et de
Saint-Pétersbourg à la recherche des
témoins de cette aventure folle.
Les leaders allemands sont d’une
franchise déconcertante. On re-
cueille les remords du socialiste
Sigmar Gabriel, ministre du gouver-
nement Merkel, et l’on prend le thé
avec Peter Altmaier, ancien ministre
de l’économie et fidèle lieutenant de
Merkel. Tous ont voulu croire à la
sincérité du « tsar » et à sa volonté de
tourner la page de la guerre froide et
des velléités impériales de la Grande
Russie. Même la rusée et méfiante
Angela Merkel, si bonne connais-
seuse de la Russie. Ils s’en mordent
les doigts. Sauf Gerhard Schröder,
droit dans ses bottes, qui continue à
défendre le projet dont il est l’un des
principaux artisans et bénéficiaires.
Chaque chapitre commence par un
état de l’enquête sur les explosions
du 26 septembre 2022 qui ont éven-
tré les deux gazoducs. Qui a fait
le coup ? Les indices pointent vers
l’Ukraine, l’autrice penche pour
la Russie, qui elle-même accuse
l’OTAN. Un document qui se lit
comme un thriller pour comprendre
le monde dans lequel nous ont
plongés les chars russes en passant
la frontière ukrainienne un
24 février 2022. p
p. es.
QUELLE ÉCONOMIE
POLITIQUE POUR
LA FRANCE ?
d’Yves Perrier
et François Ewald,
L’Observatoire,
352 p., 23 €.
Un pacte pour
une révolution productive
Ce livre est une fresque sur l’évolu-
tion de l’économie mondiale depuis
l’après-guerre, une chronique du dé-
classement progressif de la France
et une plate-forme de propositions
pour en sortir. Par chance, les temps
changent et nous offrent la possibi-
lité d’un retournement. Ce qui
change, c’est la fin d’un monde,
d’une suprématie, celle des mar-
chands qui imposaient leur diktat au
politique. Celui-ci reprend le pouvoir
à l’occasion du grand vent de dé-
mondialisation et de désordre géo-
politique en train de s’installer. Le
philosophe François Ewald et le fi-
nancier Yves Perrier nous emmènent
aux Etats-Unis et en Allemagne pour
raconter comment l’un a imposé
le capitalisme financier au monde à
la faveur de la grande globalisation
des marchés de la fin du XXe siècle,
et comment l’autre a résisté à cette
vague tout en s’appuyant sur son
socle industriel pour devenir le
grand gagnant de la nouvelle donne
internationale avec la Chine. Au mi-
lieu, la France. Egale de l’Allemagne
à la fin des années 1970, elle a perdu
sur les tableaux de la finance et de
l’industrie. Sa richesse par habitant
est inférieure de plus de 15 % à celle
de son voisin d’outre-Rhin, et sa
dette est trois fois plus importante.
Afin de maintenir le pouvoir d’achat
des consommateurs, elle a creusé sa
balance commerciale et alourdit les
charges des entreprises pour éten-
dre la couverture sociale de ses
citoyens. Pour sortir de ce cercle
vicieux, les auteurs proposent un
pacte entre l’Etat, les entreprises et
les citoyens. Retour à la planification
gaullienne, maîtrise des dépenses,
responsabilité citoyenne des entre-
prises sur le modèle germanique,
avec participation des salariés, revi-
talisation de la vie démocratique et
engagement du citoyen au service
d’une politique qui ne sera plus celle
du pouvoir d’achat à tout prix, mais
d’une prospérité partagée et d’une
France souveraine. Un pari qui de-
mandera de la pédagogie et du cou-
rage politique. p
p. es.
18 | management 0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

La prime de partage de la valeur, un joker CARNET DE BUREAU

CHRONIQUE PAR ANNE RODIER

risqué pour les négociations salariales Maladies chroniques au

La Banque de France évalue que le dispositif a concerné 27 % des salariés, contre 14 % en 2022
L M
a prime de partage de la
valeur (PPV) était l’un des
ingrédients majeurs des
négociations salariales
2022-2023. Et elle figure en bonne
place des discussions lors des pre-
mières négociations annuelles
obligatoires (NAO) pour 2024. Elle
est pourtant toute jeune, puis-
qu’elle a remplacé, en 2022, la
prime exceptionnelle de pouvoir
d’achat (PEPA), créée en 2019. Les
autres modes majeurs de partage
de la valeur que sont la participa-
tion – obligatoire pour les entre-
prises de cinquante salariés et
plus – et l’intéressement sont nés,
eux, d’une ordonnance de 1959.
« Cette PPV était présente dans
un tiers des accords 2022-2023 que
nous avons analysés », confirme
Claire Morel, codirectrice de Syn-
dex, qui accompagne les syndi-
cats d’entreprise dans leurs négo-
ciations. De son côté, la Banque de
France évalue qu’elle a concerné
LES CHIFFRES
33 %
C’est la part des accords incluant
une prime de partage de la valeur
(PPV) en 2023, selon le cabinet
d’expertise pour les représentants
des salariés Syndex, qui a analysé
73 accords de négociations
annuelles obligatoires entre fin
2022 et début 2023, dans divers
secteurs. Seuls 11 % des accords
comprenaient une PPV en 2022.
1 128
C’est, en euros, le montant
moyen de la PPV dans les entre-
prises en 2023, selon Syndex.
27 %
C’est la part des accords analy-
sés par Syndex qui prévoyaient
une revalorisation de primes
existantes liées à la réalisation
du travail (contraintes, condi-
tions de réalisation…) ; 10 %
prévoyaient par ailleurs une
revalorisation de l’abondement
employeur sur les versements
dans les plans d’épargne.
27 % des salariés, contre 14 %
en 2022. D’un maximum de
3 000 euros (6 000 euros, en cas
d’accord d’intéressement préexis-
tant), pouvant se passer d’un ac-
cord et avec un rendement boosté
par les exonérations sociales et
fiscales, cette prime a beaucoup
séduit. « N’oublions pas qu’une
majorité d’employeurs sont entrés
dans une zone inconnue depuis
2022, rappelle Benoît Serre, vice-
président de l’Association natio-
nale des directeurs des ressources
humaines. Peu d’entre eux ont
vécu une période à 5 % d’inflation
ou plus en tant que dirigeants. La
PPV a parfois représenté une solu-
tion bienvenue dans cette circons-
tance. » La caractéristique d’une
prime exceptionnelle est de ne
pas augmenter de façon pérenne
la masse salariale de l’entreprise.
Un contexte différent
Certaines entreprises ont opti-
misé le budget prévu avec ce dis-
positif, estime Marie Bouny, doc-
teure en droit et associée du cabi-
net de conseil Sia Partners. « Avec
une même enveloppe, la distribu-
tion d’une PPV en début de pé-
riode et l’application en cours
d’année des augmentations de sa-
laire ont pu favoriser le net immé-
diat de certains salariés. D’autres
entreprises, pour compléter la
NAO, ont négocié une PPV en
cours d’année, qu’il y ait ou non
clause de revoyure [qui permet de
rediscuter d’un accord signé en
fonction de l’évolution notam-
ment de l’inflation]. »
La « prime Macron » restera sans
doute l’un des dispositifs les plus
utilisés de la nouvelle loi sur le
partage de la valeur, publiée le
30 novembre, et ce, même si ses
exonérations seront réduites à
partir de 2024. Elle apparaît
comme un curseur de choix dans
le délicat jeu d’équilibre des poli-
tiques salariales, complétant l’ar-
ticulation entre les salaires et les
autres éléments de la rému-
nération : participation, intéresse-
ment, voire des avantages sociaux
de plus en plus intégrés dans les
négociations (transports, mu-
tuelle, restauration…).
Mais cette prime n’est pas un
joker sans risque. « Une PPV avec
une petite augmentation est un
La question de la
substitution aux
augmentations
alimente
la controverse
entre
négociateurs
cocktail instable, prévient Hervé
Baron, consultant et ancien DRH
de groupes alimentaires ou de
restauration. Surtout si l’entreprise
va bien et a distribué des dividen-
des. » TotalEnergies ou Stellantis,
notamment, ont ainsi traversé un
conflit en 2022 portant sur les sa-
laires et la prime.
« Les deux tiers de nos clients
vont proposer une PPV cette an-
née », confirme Cyrille Bellanger,
directeur du conseil en rémuné-
ration de Mercer, alors que la ma-
jorité des NAO n’ont pas com-
mencé. Pourtant, le contexte a
changé, avec une baisse attendue
de l’inflation, des prévisions
d’augmentation plus faibles et
plus largement distribuées indi-
viduellement, selon cet expert.
Cet automne, BNP Paribas, qui
ouvrait le bal des NAO, a conclu la
négociation avec un procès-ver-
bal de désaccord, inédit dans
cette banque. La CFE-CGC et la
CFDT ont même quitté la table
dès la première séance, consacrée
à la seule PPV. « On nous proposait
de n’aborder qu’ensuite les rému-
nérations ; ça augurait de pro-
positions d’augmentations faibles.
La situation n’a pu être rattrapée
par la suite », commente Richard
Pons, délégué syndical national
CFDT. « Des mesures salariales
collectives, avec une prime excep-
tionnelle versée dès décembre et
une mesure d’augmentation géné-
rale des salaires pour près de 95 %
des collaborateurs de BNP Paribas
SA seront mises en place », expli-
que la direction de la banque, qui
a finalement proposé unilatérale-
ment une enveloppe plus mince
qu’en 2022.
La question de la substitution
aux augmentations alimente la
controverse entre négociateurs.
Si la loi sur le pouvoir d’achat
travail : la double peine
d’août 2022 interdit de remplacer
des augmentations de salaire par
des primes, elle mentionne les
évolutions salariales déjà pré-
vues par des accords ou des con-
ventions, mais pas les augmenta-
tions potentielles qui auraient pu
être versées en l’absence de ces
primes. L’Insee a évalué à 30 % cet
effet de substitution avec la PEPA.
Au détriment de l’intéressement
Autre handicap, l’efficacité décli-
nante des primes quand elles se
pérennisent. « Dès la deuxième
année, vous ne pouvez plus en
faire un argument de la négocia-
tion, à moins d’en augmenter le
montant, observe Emilienne Gre-
nier, responsable de l’expertise
rémunérations de Ferway, société
de la tech spécialisée dans la ges-
tion des salaires. Une prime ex-
ceptionnelle devient vite un ac-
quis. » Illustration à Stellantis, qui
a tenu sa NAO le 5 décembre. « Les
augmentations sont bien inférieu-
res à nos demandes, constate
OU INVISIBLE,
Michael Imhoff, délégué syndical
central CGT. En outre, aucune PPV
n’a été acceptée, contrairement à
2022. Etant donné les résultats de
l’entreprise, nous demandions le
maximum, soit 6 000 euros. »
La loi sur le partage de la valeur
laissant beaucoup d’options aux
employeurs, il est probable que
cette prime reste l’instrument le
plus largement mis en œuvre par
les entreprises de 11 à 50 salariés
qui seront concernées à partir de
2025. Ce, notamment, au détri-
ment de l’intéressement, outil
pourtant plus pertinent dans la
construction d’une politique de
rémunération claire et lisible.
Stéphanie Pauzat, vice-prési-
dente de la Confédération des
PME, réaffirme le principe de non-
substitution au salaire et appelle
de ses vœux un accompagne-
ment des prestataires, experts-
comptables, branches profession-
nelles, pour construire une
culture des rémunérations globa-
les. « Les branches pourraient par
exemple élaborer des accords d’in-
téressement types avec des critères
qui correspondent aux préoccupa-
tions et priorités des employeurs
de leur secteur », envisage-t-elle.
Une feuille de route ambitieuse. p
guillaume le nagard
aladies cardio-vasculaires, diabète, cancer,
asthme, VIH, dépression… Les maladies chroni-
ques, en constante augmentation, toucheront
25 % de la population active en 2025, contre 15 %
en 2019, selon l’Agence nationale pour l’amélioration des con-
ditions de travail (Anact). Ce sont des situations que les mana-
geurs ne peuvent pas considérer comme une parenthèse dans
la vie des salariés, comme on le ferait pour une grippe ou une
jambe cassée. Les entreprises vont devoir « faire avec » et « faire
avec » longtemps, car la caractéristique première de toutes ces
affections est d’être durable. L’acceptabilité des situations par-
ticulières par le collectif de travail est donc essentielle.
Or, le 16e baromètre Organisation internationale du travail-
Défenseur des droits sur la perception des discriminations
dans l’emploi, réalisé au printemps auprès de 3 000 personnes
et publié jeudi 14 décembre, alerte sur l’ampleur des attitudes
hostiles à l’encontre des malades chroniques : « 43 % des actifs
atteints (…) déclarent avoir vécu au moins une situation de dis-
crimination ou de harcèlement discriminatoire, tous critères
confondus, dans le cadre de sa recherche d’emploi ou de sa car-
rière », indique le baromètre.
Visible ou invisible, l’affection durable dérange. « Le fait
d’avoir une maladie chronique visible ou ayant des répercus-
sions dans les activités quotidiennes surex-
pose à la discrimination », pointe le docu-
VISIBLE ment. « On m’a interdit de former, sous pré-
texte de me protéger, alors que je suis
formateur, et on m’a interdit de manager (le
L’AFFECTION stagiaire, l’alternant) au motif que je suis un
malade reconnu par le médecin du travail,
DURABLE alors que j’ai toujours managé », témoigne
DÉRANGE un malade cité dans le baromètre. Mais l’ap-
parition de ce type d’affection peut aussi
susciter « l’incompréhension de l’entourage
personnel ou professionnel, du fait de l’invisibilité ou de la non-
permanence de la plupart des symptômes ». L’enjeu est de taille :
80 % des maladies chroniques sont invisibles.
Certains contextes sont plus propices que d’autres à la discri-
mination. Le retour d’arrêt maladie ou la demande d’aménage-
ment de poste sont ainsi autant d’occasions de subir des propos
stigmatisants ou des comportements hostiles. Le baromètre
cite plusieurs témoignages édifiants, dont celui-ci : « A la fin de
mon arrêt maladie, on m’a demandé par mail d’enchaîner avec
mes congés sans reprendre (ce qui est illégal et une cause de licen-
ciement) ». Le harcèlement moral n’est pas loin. Les salariés ma-
lades chroniques y sont surexposés : 55 % déclarent en avoir été
victimes, contre 35 % pour le reste de la population active.
Ces maladies sont ainsi sous-représentées parmi les actifs de
plus de 50 ans, car ils anticipent leur départ en retraite ou sont
placés en invalidité. En revanche, la part des moins de 35 ans
déclarant des discriminations en raison de maladies psychi-
ques est « élevée », indique le baromètre. La moitié (48 %) des
répondants estiment que leurs problèmes de santé sont causés
ou aggravés par leurs conditions de travail.
Pour se défendre, ils identifient plutôt mieux que les autres
actifs les « personnes-ressources » : 17 % se tournent vers la mé-
decine du travail (contre 8 %), 9 % contactent le référent handi-
cap et l’inspection du travail (contre 3 % à 4 %). Pourtant « la
maladie chronique se traduit souvent par une mise en retrait ou
une exclusion du marché du travail », indique le baromètre.
Avec un tel bilan, on comprend mieux pourquoi un malade sur
deux seulement informe son employeur ou même son mana-
geur de son état de santé. p

Comment concilier flexibilité et équilibre vie professionnelle-vie personnelle

Les Rencontres RH du 5 décembre ont abordé la manière dont les DRH permettent à certains salariés d’aménager leurs horaires

considère que cette perméabilité
des temps est surtout négative :
ce sont, par exemple, « les risques
de désynchronisation, avec des
projets aux rythmes et durées ex-
trêmement variables, qui peuvent
Chez Kingfisher (magasins Cas-
torama, Brico Dépôt), des accords
ont été signés pour concilier les
deux « temps », alors même que
la majorité des salariés n’ont pas
accès au télétravail. « Il y a un réé-
dant le Covid, nous avons invité les
salariés à bloquer leur agenda en-
tre 12 heures et 14 heures pour les in-
viter à ne rien faire. »
Dans le même temps, la flexi-
bilité est pourtant souhaitée par
tué de nuit, un entretien de mi-
année « vie pro-vie perso » a été
mis en place. « Il faut faire con-
fiance aux salariés, pour qu’ils se
sentent à l’aise de dire à leur mana-
geur qu’ils ont un rendez-vous
pelle Christophe Le Bars, DRH à
temps partagé. Les choses se font
souvent sur le tas. »
Pour clore ces rencontres, Co-
rinne Gaudart a rappelé le para-
doxe entre flexibilité et étan-

C omment les entreprises

peuvent-elles garantir
l’équilibre entre la vie pro-
fessionnelle et la vie personnelle
de leurs salariés, une demande
grandissante depuis la pandémie
de Covid-19 et la démocratisation
du télétravail ? Une dizaine de
DRH ont échangé sur ce sujet,
mardi 5 décembre, lors des ren-
contres RH, rendez-vous mensuel
de l’actualité RH organisé par
Le Monde en partenariat avec
ManpowerGroup Talent Solutions
et Malakoff Humanis.
Ergonome et codirectrice du La-
boratoire interdisciplinaire pour
la sociologie économique (LISE),
Corinne Gaudart a ouvert les dé-
bats en interrogeant la pertinence
de l’expression. « Pourquoi ne pas
parler de “temps d’emploi” et de
“temps hors emploi” ? L’usage de
ces deux “vies” ne nous empêche-
t-il pas de penser les relations entre
les deux ? Il y a des perméabilités
permanentes. » La chercheuse
déborder sur la sphère privée », ou
« la flexibilisation du temps de tra-
vail, avec des couples biactifs qui
ont du mal à faire famille ».
Cette porosité est désormais
admise par les DRH. Elle passe
d’abord par une plus grande tolé-
rance vis-à-vis des salariés qui ont
des urgences personnelles (mala-
dies, enfants) sur leur temps de tra-
vail. « Cette notion est plus instruite
qu’avant. Nous sommes dans un
monde qui tisse des relations per-
sonnelles et professionnelles en
permanence, et les entreprises ont
un rôle à jouer », considère Olivier
Ruthardt, directeur général ad-
joint chargé des ressources hu-
maines chez Malakoff Humanis.
« Aller vers un équilibre, c’est passer
par une prise de conscience que les
collaborateurs ont des contraintes
personnelles et qu’elles se manifes-
tent pendant leur temps de tra-
vail », renchérit Allyson Fagart,
directrice relations sociales et di-
versité chez Nexity.
quilibrage, où on voit les besoins
liés à la vie personnelle s’exprimer
fortement. Nous devons proposer
des solutions pour permettre aux
salariés de mieux supporter les
contraintes qui sont les leurs, avec
un accompagnement psychologi-
que en cas de besoin », juge le DRH
Gino Balderacchi.
Risques psychosociaux
De nombreuses entreprises sont
confrontées à cette question, car
les salariés sont insatisfaits. Sté-
phanie Carles, directrice des rela-
tions sociales de BioMérieux,
identifie un lien immédiat avec les
risques psychosociaux : « Les par-
tenaires sociaux parlent d’épui-
sement, de gens qui ramènent du
travail à la maison. » Il s’agit donc
de garantir le droit à la décon-
nexion hors des horaires de tra-
vail. « Dans les métiers de produc-
tion, la pause, c’est la pause. Dans le
tertiaire, l’exemple doit partir des
manageurs, selon Mme Carles. Pen-
une majorité de salariés. « Davan-
tage de collaborateurs deman-
dent des aménagements de temps,
sur la journée, pour avoir trois
heures pour s’occuper d’un proche,
quitte à retravailler derrière », ex-
prime la DRH de BioMérieux.
« Imposer le droit à la décon-
nexion peut être contreproductif,
avertit Corinne Gaudart. Il faut
une réflexion sur la charge de tra-
vail avec les manageurs. »
Citant les travaux de sa collègue
doctorante au LISE Valerya Viera
Giraldo, elle évoque un néces-
saire « travail d’articulation entre
ces deux sphères », dans chaque
entreprise. Gino Balderacchi té-
moigne ainsi avoir réalisé une
étude sur la charge de travail « à
l’échelle des services, ce qui nous a
permis d’éliminer des tâches, réu-
nions et reportings inutiles. C’est
ainsi que la déconnexion se fait
plus facilement ».
Chez Colas Rail, dans le BTP, où
80 % du temps de travail est effec-
chez le médecin, résume Vincent
Bohelay, DRH d’Elior. Les gens re-
joignent la restauration collective
pour gagner en qualité de vie, donc
nous devons être attentifs. »
chéité, lorsque l’on parle du rap-
port entre privé et professionnel.
« Le travail est une affaire person-
nelle, où chacun a sa propre équa-
tion temporelle, mais il y a une vo-
Cette tolérance n’est pas possi- lonté importante, notamment chez
ble dans tous les contextes. « Il les syndicats, de mettre en place des
n’y a aucun dispositif de gestion garde-fous entre les deux sphères.
des temps dans les petites entre- Car le travail d’articulation, c’est
prises, où beaucoup de métiers ne aussi bien séparer les choses. » p
sont pas télétravaillables, rap- jules thomas
¶
Ont participé aux Rencontres RH du 5 décembre : Gino Balderacchi, DRH,
Kingfisher ; Vincent Bohelay, directeur du développement des RH, Elior ;
Stéphanie Carles, directrice des relations sociales, BioMérieux ; Allyson
Fagart, directrice relations sociales et diversité, Nexity ; Corinne Gaudart,
ergonome, directrice de recherche au CNRS, codirectrice du Laboratoire
interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, CNRS-CNAM) ;
Aymeric Guegan, directeur RSE, Colas Rail ; Marc Landais, DRH, Agirc-Arrco ;
Christophe Le Bars, DRH à temps partagé, CLB Conseil ; Isabelle
Monchaussé, directrice des activités d’externalisation RH, ManpowerGroup
Talent Solutions ; Patrick Million, consultant RH ; Olivier Ruthardt, directeur
général adjoint en charge des ressources humaines, Malakoff Humanis ;
Jules Thomas, journaliste au « Monde » ; Gilles van Kote, directeur délégué
du « Monde ».
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
Daniel Abadie
Commissaire d’exposition
A New York, en 1998. V. MOOS/SIPA
I
l a réalisé quelques-unes des
plus grandes expositions du
Centre Pompidou : « Paris-
New York » en 1977, la rétros-
pective Dali en 1979 – à ce jour le
plus grand succès public de l’insti-
tution – , Jackson Pollock en 1982
ou « Les Années 50 » en 1988, mais
aussi la mise en œuvre de l’excep-
tionnelle donation de Daniel
Cordier cette même année. Puis il
avait dirigé l’Association française
d’action artistique, chargée par les
ministères des affaires étrangères
et de la culture de la diffusion de
nos artistes à l’étranger, avant
d’être nommé à la tête de la galerie
nationale du Jeu de paume, où il
avait également conçu quelques
expositions d’anthologie. Daniel
Abadie est mort le 10 décembre, à
Paris, à 78 ans.
Il était né le 8 juillet 1945 à Cour-
bevoie. Dans son livre Commence-
ments (Flammarion, 2022), Cathe-
rine Millet, qui plus tard fonda la
revue Art Press, raconte ce que fut
leur jeunesse en banlieue pari-
sienne, où elle croisa deux lycéens,
prénommés Daniel. L’un, Tem-
plon, devint un des plus impor-
tants marchands d’art de Paris.
L’autre, Abadie, était attiré par la
poésie, stimulé peut-être, selon
Catherine Millet, par leur profes-
seur de philosophie, l’oublié Pierre
Morhange, « poète farouche »
comme elle le définit. L’un comme
l’autre firent des études brèves (le
bac en poche, Abadie s’inscrivit à la
Sorbonne où il ne mit pas les
pieds). La chose est d’autant plus
remarquable que Daniel Abadie
fut un des plus brillants commis-
saires d’exposition de sa généra-
tion, et un professeur exception-
nel, sans jamais avoir eu le titre de
conservateur de musée.
En 1963, au lycée, il édite Strophes
(9 numéros), une revue de poésie
qui publie des textes de Tristan
Tzara, Max Jacob, René Char, Henri
Michaux, Michel Leiris, Jean Fol-
lain, Eugène Guillevic ou André
Pieyre de Mandiargues… Dès 1966,
il collabore à la rubrique littéraire
du journal Combat. Il s’intéresse à
la pop littérature, à Paulhan
comme à Tzara, et à cet art alors
balbutiant, le happening. En 1967,
il réalise pour le ministère de la
jeunesse et des sports ses premiè-
res expositions, consacrées à Léo-
pold Survage, puis à Charles Lapic-
que, peintres auxquels il restera fi-
dèle jusqu’au bout.
Sa nomination en 1969 comme
inspecteur au Centre national
d’art contemporain (CNAC) le con-
forte : il expose Jean Hélion aux ga-
leries nationales du Grand Palais
(1970), Serge Charchoune au Mu-
sée national d’art moderne (1971),
Hans Bellmer au CNAC la même
année où il montre aussi, en 1974,
une confrontation entre hyperréa-
listes américains et réalistes euro-
8 JUILLET 1945 Naissance
à Courbevoie (Seine)
1969 Inspecteur au Centre
national d’art contemporain
1983 Directeur de la documen-
tation du Musée national d’art
moderne du Centre Pompidou
1994 Devient directeur
de la Galerie du Jeu de paume
10 DÉCEMBRE 2023 Mort à Paris
péens, une exposition de Doro-
thea Tanning, que l’on redécouvre
depuis peu, comme Marcelle
Cahn, qu’il est un des premiers à
montrer. Il participe également à
l’organisation de plusieurs édi-
tions de la Biennale de Paris.
Mépris des contraintes
A l’ouverture du Centre Pompi-
dou, en 1977, il est chargé de mis-
sion auprès du directeur du Musée
national d’art moderne et orga-
nise la première rétrospective en
France de Gerhard Richter avant
d’être, de 1983 à 1989, directeur de
la documentation au Musée natio-
nal d’art moderne, aujourd’hui bi-
bliothèque Kandinsky, dont il con-
tribua à enrichir les collections.
C’est là qu’on l’a connu, que l’on a
découvert son mépris des con-
traintes et des règles administrati-
ves, ce qui lui causa quelques sou-
cis, et ses méthodes de manage-
ment d’un autre siècle… Mais cela
s’accompagnait d’une grande
confiance envers les jeunes cher-
cheurs, d’une extrême rigueur
dans le travail et d’une vision de
l’histoire de l’art qui tenait plus de
l’enquête policière que de l’esthé-
tisme béat. On se souvient aussi de
colères dévastatrices et d’un sens
de l’humour parfois tout aussi
meurtrier. C’était l’époque où les
conservateurs du Centre Pompi-
dou étaient (presque) tous caracté-
riels, mais où ils avaient (presque)
tous du talent.
Daniel Abadie n’oubliait jamais
une œuvre, ni où il l’avait vue, ni
celles qui étaient accrochées à
proximité. « Peu de gens de sa gé-
nération avaient une telle connais-
sance de l’art de l’après-guerre »,
nous a confié Alfred Pacquement,
l’ancien directeur du Musée natio-
nal d’art moderne. Les artistes le
savaient, qui pour beaucoup, mal-
gré ses défauts, seraient passé
pour lui par un trou de souris. On
se souvient de moments avec Ar-
man, quelque temps après sa ré-
trospective au Jeu de paume,
quand Daniel Abadie lui avait or-
ganisé, en 2003, la première expo-
sition d’un artiste occidental ja-
mais réalisée au Musée d’art mo-
derne de Téhéran depuis la chute
du chah. Arman, qui se faisait
pourtant un devoir de revêtir la ca-
rapace du cynique, buvait grâce à
Abadie du petit-lait. Nous aussi. p
harry bellet
Le Carnet
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
M. Laurent Coignard,
M. Mikaël Coignard,
ses amis,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
M. Daniel ABADIE,
historien de l’art
et commissaire d’exposition,
survenu le 10 décembre 2023,
à l’âge de soixante-dix-huit ans.
La cérémonie aura lieu le jeudi
14 décembre, à 10 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
Virolay. Bernay. Paris.
Mme Martine Amiot,
son épouse,
Sa belle-ille,
Ses petits-enfants,
Ses sœurs,
Ses neveux et nièce,
Toute sa famille
Et ses amis,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Gérard BELET,
survenu le 4 décembre 2023, à Paris,
à l’âge de soixante-sept ans.
Un hommage lui sera rendu le
vendredi 15 décembre, à 12 h 30, en
l’église Sainte-Rosalie, Paris 13e, suivi
des obsèques le 20 décembre,
à 14 h 30, en l’église Sainte-Croix,
à Bernay (Eure).
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Marie-Hélène Berthelot,
sa femme,
Katell, Erwan, Alexandra et Xavier,
ses enfants et leurs conjoints,
Francis,
son frère,
Wandrille,
son neveu,
ont l’immense tristesse de faire part
de la mort, à l’âge de quatre-vingts ans,
de
Pierre BERTHELOT,
ancien élève
de l’École normale supérieure,
mathématicien,
ancien professeur
des Universités à Rennes I,
le 7 décembre 2023.
La cérémonie aura lieu le samedi
16 décembre, au crématorium de
Montfort-sur-Meu, à 11 h 45.
Pas de leurs. Vous pouvez adresser
un don à l’Institut du cerveau ou
à l’Institut Gustave Roussy.
mh.berthelot@wanadoo.fr
Bérengère Vallée,
sa compagne,
Simon, Léonard et Héloïse,
ses enfants,
Jean et Evelyne Courtial,
ses parents,
Rémi Courtial,
son frère,
Les familles Courtial et Vallée,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Hugues COURTIAL,
survenu à Paris, le 9 décembre 2023,
à l’âge de quarante-cinq ans.
Une cérémonie civile aura lieu
le mardi 19 décembre, à 15 h 30,
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux,
Paris 20e.
Stéphane et Guylaine Prévost,
son ils et son épouse,
Erika Prévost,
sa petite-ille,
Ses sœurs et frère,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Denise GRÜNBLATT,
née LAMARTINIE,
survenu le 10 décembre 2023, à Jard-
sur-Mer, à l’âge de quatre-vingt-onze
ans.
La cérémonie d’au revoir aura
lieu le 15 décembre, à 15 h 30, au
crématorium de Vendée.
« Elle a rejoint l’Orient éternel ».
Dominique et Yves Benoist,
ses enfants,
Olivier Benoist et Javier Fresán,
Stéphane Benoist
et Katy O’Donnell,
ses petits-enfants,
La famille Hulin,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Nicole HULIN,
née JUNG,
ancienne élève de l’ENS Sèvres,
maître de conférences honoraire
à l’université Pierre-et-Marie-Curie,
survenu le 4 décembre 2023.
Elle a été inhumée aux côtés de
Michel HULIN,
son mari,
décédé le 22 novembre 1988.
L’AFDECE
dont il était président d’honneur,
s’associe au deuil de la famille du
professeur
Gabriel LANGOUËT,
décédé le 4 décembre 2023.
Éminent sociologue, il n’a cessé
de dénoncer les inégalités sociales à
l’école et de défendre l’école publique.
Il s’était passionné pour Cuba et ses
réalisations en matière d’éducation. Il
appelait ses lecteurs à « se réveiller »
pour mettre en place « un monde plus
juste ».
Ses obsèques ont eu lieu le mardi
12 décembre, à 11 h 30, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, 71, rue
des Rondeaux, Paris 20e.
Ecully (Rhône).
Marie-Yasmine Auclert, Jean-
François Leloup, Philippe Hervé Leloup,
ses enfants
et leurs conjoints,
Jean, Laurence, Xavier, Guillaume,
Marine, Pierre, Anouk, Nathalie et
Gaëlle,
ses petits-enfants,
Eloise, Marion, Arthur, Eve et
Hannah,
ses arrière-petits-enfants,
Françoise Gervais et Bernadette
Barbichon,
ses sœurs
et leurs conjoints,
ont la grande tristesse de faire part du
décès, survenu le jeudi 7 décembre
2023, dans sa quatre-vingt-seizième
année, de
M. Yves LELOUP,
agrégé de géographie,
professeur émérite de géographie
à l’université Lumière-Lyon II.
Il a enseigné avec passion, à Alger,
Marseille, Belo-Horizonte, Coïmbra, et
Toronto, et pendant vingt ans à Lyon.
Une bénédiction aura lieu le jeudi
14 décembre, à 10 h 30, en l’église
Saint-Blaise, à Ecully.
L’inhumation aura lieu le vendredi
15 décembre, à 15 h 30, au cimetière
Grenier, à Boulogne-Billancourt.
Qu’il repose en Paix.
Justice et Paix dans le monde.
Famille Leloup,
16, rue Branly,
69100 Villeurbanne.
Bernard Massip et Dominique,
son ils et sa belle-ille,
Sylvain, Florian et Alexy,
ses petits-enfants,
Romain et Clara,
ses arrière-petits-enfants,
Linda da Brito Leal,
sa idèle dame de compagnie,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jacques MASSIP,
conseiller doyen honoraire
à la Cour de cassation,
ancien sous-directeur
des afaires civiles
au ministère de la Justice,
ancien président
de la Commission internationale
de l’état civil,
survenu le 28 novembre 2023, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans.
Une cérémonie civile en sa
mémoire a eu lieu au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
le 8 décembre, les cendres seront
ultérieurement déposées dans le
caveau de famille, à Réalmont (Tarn).
carnet | 19
Paris.
Yvonne et Florent Paumelle,
Vincent Baby, Laszlo Horvath,
Olga Martins, Yves Popet,
Ses diférentes galeries,
Ses chers amis,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Mme Veronica MOLNAR,
née GACS,
dite Vera MOLNAR,
artiste,
oicier
dans l’ordre des Arts et des Lettres,
survenu le 7 décembre 2023, à Paris 13e,
à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans,
à la veille de ses cent ans qui seront
célébrés par le Centre Pompidou
Paris, avec une superbe exposition
personnelle, du 28 février au 26 août
2024.
Un hommage lui sera rendu le
13 décembre, à 13 h 30, en la salle
de la Coupole du crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, 71, rue
des Rondeaux, Paris 20e.
Ni leurs ni couronnes.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
(Le Monde du 13 décembre).
Uzès. Paris. Ecully.
Nicole,
son épouse,
Nicolas et Emmanuelle,
Eric et Edith,
ses ils et belles-illes,
Robin, Mia, Nina et Violette,
ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Richard STIEL,
survenu le 5 décembre 2023, à Uzès,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Les obsèques sont célébrées ce
mercredi 13 décembre, à 15 heures au
crématorium de Nîmes.
Un merci tout particulier aux
personnels soignants des hôpitaux
de Nîmes et d’Uzès.
Cet avis tient lieu de faire-part.
s.nicole@orange.fr
Mayapoli et Paul-Aloïké,
ses enfants,
Aluikawaï, Rose et Juliette,
ses petits-enfants,
Dominique Sainte-Marie,
sa compagne,
Françoise Capus,
Sa famille,
Ses nombreux amis,
ont la douleur de faire part du décès
de
Alexis TIOUKA,
issu du peuple Kali’na,
juriste, intellectuel, humaniste,
investi dans la lutte
pour les droits autochtones,
expert auprès de l’ONU
et actif bâtisseur
du vivre heureux ensemble,
survenu le 4 décembre 2023,
à Montpellier,
à l’âge de soixante-quatre ans.
Une cérémonie d’hommage aura
lieu le samedi 16 décembre, à 10 h 30,
au complexe funéraire de Grammont,
avenue Albert Einstein, à Montpellier.
Auteur de plusieurs ouvrages
témoignant des injustices et violences
subies par son peuple. Cette lutte
d’une vie sera poursuivie par tous
ceux qui l’aiment, l’admirent et s’en
inspirent. Petit guerrier de la Paix,
nous ne t’oublierons pas.
Antoine Gandilhon et Sandrine
Bernalin, Pascal Gandilhon et Claire-
Akiko Brisset, Sylvain Gandilhon-
Trystram et Caroline Lorriaux,
ses enfants,
Éléanor, Étienne, Rodolphe et Zoé
Sayaka,
ses petits-enfants adorés,
ont la tristesse de faire part du décès
à son domicile de
Florence TRYSTRAM,
écrivain,
survenu le 10 décembre 2023,
dans sa quatre-vingtième année.
Les obsèques auront lieu le lundi
18 décembre, à 15 h 30, en la salle
de la Coupole du crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Alain Zimeray, François Zimeray,
Agnès Weil-Zimeray,
ses enfants,
Alexandra, Daniel, Benjamin,
Charlotte, Clémentine, Raphaël et
Victor,
ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
Michèle et Bernard Cahen,
sa sœur et son beau-frère
et leurs enfants, Sophie et Benjamin
Cahen,
Karine, Véronique, Thierry, Jean-
Nicolas et Irma,
ses beaux-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Colette ZIMERAY,
née LEVY-SOUSSAN,
psychanalyste,
survenu le samedi 9 décembre 2023.
Les obsèques ont eu lieu le mardi
12 décembre, à 11 heures, au cimetière
du Montparnasse, 3, boulevard Edgar-
Quinet, Paris 14e.
Ni leurs ni couronnes.
57, rue des Belles Feuilles,
75116 Paris.
Anniversaire de décès
La présidente de l’université de
Lorraine,
M. le doyen de la faculté de médecine
de Nancy,
Le Club des professeurs honoraires,
La communauté universitaire et
hospitalière,
Le personnel BIATSS,
Les étudiants,
se souviennent du décès, il y a un an,
le 14 décembre 2022, du
professeur
Robert FRISCH,
professeur en chirurgie vasculaire.
Sa mémoire reste très vive parmi
ses anciens élèves et collaborateurs.
Nous renouvelons toute notre
sympathie à sa famille.
Prix de thèse
Le Conseil constitutionnel décerne
depuis 1997 un prix de thèse
en droit constitutionnel.
Outre les indispensables mérites
académiques de la thèse, est prise
en compte pour la sélection
du ou de la lauréat(e) son utilité
pour le contrôle
de constitutionnalité des lois
incombant au Conseil
constitutionnel.
Le prix consiste en la publication
de l’ouvrage, sous le patronage
du Conseil constitutionnel,
dans la collection « Bibliothèque
constitutionnelle et de science
politique » des éditions LGDJ.
Le Conseil constitutionnel
et les responsables du Centre
Culturel de Rencontre du Château
de Goutelas (Marcoux - Loire)
convieront également le ou la
lauréat(e) à un séjour au sein
de la « bibliothèque de l’humanisme
juridique ».
Le jury peut décerner des mentions
spéciales à une ou plusieurs thèses
non primées.
Les candidats devront avoir soutenu
leur thèse entre le 1er décembre 2022
et le 31 décembre 2023.
Le règlement ainsi que le dossier
de candidature sont disponibles
sur le site internet du Conseil
constitutionnel (https://www.
conseil-constitutionnel.fr/)
dans le dossier dédié au prix,
rubrique « Événements ».
La date limite de dépôt
des candidatures est ixée
au 31 janvier 2024.
Service de la documentation
et de l’aide à l’instruction,
Conseil constitutionnel,
2, rue de Montpensier,
75001 Paris.
20 | horizons
Les millions envolés
de « Blake & Mortimer »
Comment plus de 200 planches originales d’Edgar P. Jacobs ont-elles
pu sortir du coffre-fort de sa fondation pour être discrètement
vendues à des collectionneurs ? « Le Monde » révèle les dessous
de cette affaire mêlant experts de prestigieuses maisons de ventes
aux enchères, richissimes acheteurs et un étonnant ayant-droit
C’
est sans doute l’une des
cinq couvertures les plus
iconiques de la bande
dessinée mondiale. Il suf-
fit d’évoquer son titre, La
Marque jaune, pour que
surgissent aussitôt des brumes londonien-
nes les silhouettes so british de Blake et
Mortimer, sanglés dans leurs impeccables
trench-coats, sur fond de briques rouges
frappées d’un inquiétant « M » jaune. Le des-
sin original à l’encre de Chine de cette couver-
ture, signé Edgar P. Jacobs (1904-1987), créa-
teur belge de la célèbre série, est estimé par
les spécialistes autour de 2 millions d’euros.
Comme la quasi-totalité de ses planches ori-
ginales, cette pièce était censée dormir depuis
des décennies bien à l’abri dans un coffre-fort
de la Fondation Jacobs, à Bruxelles. Le père de
Blake et Mortimer les y avait lui-même dépo-
sées avant sa mort, en 1987, afin qu’elles
« échappent aux affairistes », précisait-il dans
son testament. Mais, en 2017, stupeur : un
inventaire révèle que la couverture a dis-
paru. Le Monde est en mesure de révéler le
tortueux circuit par lequel l’ancien président
de cette fondation, Philippe Biermé, et un
expert de la maison de ventes aux enchères
parisienne Artcurial, Eric Leroy, sont soup-
çonnés d’avoir revendu sous le manteau cette
pièce à un très riche Français exilé en Suisse.
C’est l’une des nombreuses découvertes du
juge bruxellois Michel Claise, qui, après six
années d’investigations faisant suite à une
retentissante série d’articles parus dans le
quotidien belge Le Soir, a transmis voilà
quelques semaines le dossier « Blake & Mor-
timer » au procureur du roi, avant un éven-
tuel procès. « Il faut bien comprendre que,
pour la Belgique, c’est un peu les joyaux de la
Couronne », commente un initié.
Revenons une petite quinzaine d’années en
arrière. Un beau jour de 2010, Philippe
Biermé se rend à la banque ING de l’avenue
Marnix, à Bruxelles. En sa qualité de prési-
dent de la Fondation Jacobs, cet ancien pro-
che du dessinateur détient les clés du coffre
où sont conservés tous les trésors jacobsiens.
Dans le plus grand secret, il sort le clou de la
collection : la fameuse couverture de La Mar-
que jaune. Depuis quelque temps, M. Biermé
est en contact avec Eric Leroy, célèbre expert
parisien d’Artcurial, la prestigieuse maison
du rond-point des Champs-Elysées. Ses ven-
tes aux enchères d’originaux de bande dessi-
née battent régulièrement des records mon-
diaux – un projet de couverture du Lotus
bleu, d’Hergé, s’est ainsi envolé à 3,2 millions
d’euros en janvier 2021.
ÉTRANGE TRANSACTION « AUTOMOBILE »
Par souci de discrétion, les deux hommes
vont procéder à une transaction un peu par-
ticulière. « J’ai échangé la couverture
de La Marque jaune à Eric Leroy contre qua-
tre planches originales d’Astérix. Bruxelles, le
10 mai 2010 », écrit Philippe Biermé dans
une attestation retrouvée par les policiers
belges. Quand on sait que les planches d’As-
térix se vendaient régulièrement autour de
200 000 euros pièce à l’époque, on peut
donc estimer cette première partie du
« deal » à 800 000 euros.
A charge pour Eric Leroy, désormais, de
trouver un acheteur. A ces prix-là, il n’y en a
pas beaucoup. « Un collectionneur m’a dit que
cette couverture lui avait été proposée à 3 mil-
lions d’euros et qu’il avait décliné », confie un
marchand d’originaux. L’acquéreur de ce col-
lector absolu sera finalement Antoine Bich,
héritier de l’empire des stylos Bic, qui figure
régulièrement dans le classement des plus
La couverture de l’album « La Marque jaune ».
DARGAUD
grosses fortunes françaises résidant en
Suisse. Installé à Nyon, sur les bords du lac Lé-
man, le baron Bich collectionne avec goût les
planches originales de l’âge d’or franco-belge
(Hergé, Franquin, Peyo…). Un seul auteur est
absent de ses cimaises : Edgar P. Jacobs.
Mais comment acquérir cette couverture ra-
dioactive ? La réponse se trouve peut-être
dans un étrange document découvert par les
policiers lors de leurs perquisitions chez Art-
curial et au domicile d’Eric Leroy : « Je, soussi-
gné Eric Leroy, certifie avoir échangé la couver-
ture à l’encre de Chine de La Marque jaune con-
tre une BMW 328 de 1936 avec M. Bich, demeu-
rant à Nyon, en Suisse. Cette couverture fut
acquise auprès de Philippe Biermé, ami de Ja-
cobs. Le 4 février 2015. » Précisons que la
BMW 328 en question est un somptueux ca-
briolet d’avant-guerre qui se négocie
aujourd’hui entre 300 000 et 600 000 euros.
En étudiant le parc automobile fourni d’Eric
Leroy – il a eu une Ferrari, une Jaguar, une
Aston Martin, etc. –, les enquêteurs sont tom-
bés justement sur une BMW 328. « Mais elle
n’a rien à voir avec M. Bich ! », jure Eric Leroy
au Monde. Devant les enquêteurs venus l’en-
tendre en Suisse, M. Bich a farouchement nié,
lui aussi. Pourquoi, dès lors, avoir établi une
telle attestation ? « Je ne sais plus », élude l’ex-
pert d’Artcurial, qui ne veut pas s’exprimer
sur le fond de l’affaire. Pour compliquer le
tout, Antoine Bich a aussi effectué, en paral-
lèle, deux virements bancaires directement à
Philippe Biermé, pour un total de
675 000 euros. Ni M. Bich ni son avocate,
Me Marie-Odile Lardin, n’ont souhaité répon-
dre aux questions du Monde.
Cette attestation a d’autant plus intrigué les
policiers qu’ils étaient déjà tombés sur une
étrange transaction « automobile ». A peu
près à la même époque, Eric Leroy a échangé
une planche originale de Blake & Mortimer
(« et des dessins d’Hergé », ajoute-t-il) contre
une Porsche 550, un bolide des années 1950,
avec un collectionneur de voitures ancien-
nes, un certain « monsieur C. », lequel s’est
ensuite empressé de revendre la planche de
Jacobs à un célèbre collectionneur belge…
Planches d’Astérix, voitures de collection,
échanges et reventes discrètes. Tout semble
avoir été fait pour brouiller les pistes. Ces
transactions opaques ont valu à Philippe
Biermé d’être inculpé – c’est encore le terme
d’usage en Belgique – pour « abus de
confiance et blanchiment » par le juge Claise.
M. Leroy est, quant à lui, poursuivi pour « dé-
tournement et blanchiment », et Antoine
Bich pour recel.
C’est que la couverture de La Marque
jaune est loin de constituer un cas isolé. Entre
2006 et 2017, plus de 200 planches originales,
couvertures et crayonnés de Jacobs ont ainsi
été soustraits du coffre de l’avenue Marnix
pour être revendus. « Au total, ces ventes ont
généré 40 millions d’euros », a confié aux en-
quêteurs l’un des inculpés en 2018. « Les al-
bums mythiques ont été littéralement déci-
més », confirme, désespéré, un membre de la
fondation. D’innombrables collectionneurs,
du pharmacien de province aux plus grosses
fortunes françaises et belges, ont déboursé
150 000 euros pour s’offrir une planche du Se-
cret de l’Espadon ou du Mystère de la grande
pyramide. Un « jacobsien » patenté a ainsi ac-
quis 25 pièces. Certaines avec des factures offi-
cielles, d’autres « en stoemelings », comme on
dit à Bruxelles pour une transaction sous le
manteau. Pour ces collectionneurs, détenir
du Jacobs, c’était le Graal. Les voilà désormais
empêtrés dans l’un des plus étonnants scan-
dales qu’ait connu le monde de l’art ces der-
nières années.
ÉVITER UNE « DISPERSION ANARCHIQUE »
Pour mieux comprendre ce qui s’est joué
autour de Blake & Mortimer, il faut revenir
aux dernières années de la vie d’Edgar P.
Jacobs. Dans sa jeunesse, ce Bruxellois né
en 1904 s’illustre comme chanteur d’opéra, et
nombre d’exégètes verront dans les aventures
de ses deux héros une forme de théâtralité
expressionniste héritée de ses années de ba-
ryton. Puis, pendant la guerre, cet autodidacte
se lance dans la bande dessinée et devient le
bras droit d’Hergé. On décèle notamment sa
touche dans Les 7 Boules de cristal. En 1946, il
crée pour le tout nouvel hebdomadaire Tin-
tin les deux héros qui vont le rendre célèbre :
POUR LES le professeur Philip Mortimer, spécialiste en
COLLECTIONNEURS, physique nucléaire, et le capitaine Francis
Blake, directeur du MI5, le contre-espionnage
DÉTENIR britannique. Leur première aventure, Le Se-
cret de l’Espadon, marquera plusieurs généra-
DU JACOBS, C’ÉTAIT tions de lecteurs et fera de la défense du
LE GRAAL. LES VOICI « monde libre » le combat central d’une
œuvre qui culminera avec La Marque jaune,
DÉSORMAIS sorti en 1956 aux éditions du Lombard.
Après avoir enchaîné dix albums en trente
EMPÊTRÉS ans, Jacobs aborde les années 1980 épuisé
par la minutie maniaque qu’il a accordée à
DANS L’UN DES PLUS chacune de ses planches. Bientôt veuf, sans
ÉTONNANTS enfants, le maître de la « ligne claire » se re-
plie sur sa maison du Bois des pauvres, dans
SCANDALES QU’AIT le Brabant wallon, au milieu de sa collection
d’armures. « Quand on l’appelait au télé-
CONNU LE MONDE phone, il fallait respecter un code : on laissait
DE L’ART CES sonner trois fois, on raccrochait, puis on rap-
pelait, et là seulement il décrochait », se sou-
DERNIÈRES ANNÉES vient Pierre Lebedel, qui l’a aidé à accoucher
de ses Mémoires, Un opéra de papier (Galli-
mard, 1981).
A cette époque, le père de Blake et Morti-
mer se rapproche d’un jeune homme à la bar-
bichette noire, féru d’égyptologie comme
lui : Philippe Biermé. Ancien retoucheur au
Lombard, ce dernier aide Jacobs à refaire les
couleurs de ses albums et l’incite à quitter
son éditeur de toujours pour créer sa propre
maison d’édition. « Nous étions très proches.
Jacobs était comme un père pour moi », confie
M. Biermé au Monde. Dans son testament, le
dessinateur le désignera comme l’ayant droit
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
des personnages de Blake & Mortimer, à tra-
vers les Studios Jacobs (que Biermé revendra
plus tard à Dargaud pour 2 millions d’euros).
Sentant venir sa fin, Jacobs est habité par
une obsession : protéger les centaines de
planches originales qu’il a pieusement con-
servées depuis le premier jour. Il a même
tapé à la machine la liste des cinq planches et
des deux couvertures manquantes (planche
n° 31 de L’Enigme de l’Atlantide, couverture
de S.O.S. Météores, etc.) et a lancé un avis de
recherche dans un périodique spécialisé, Le
Collectionneur de bandes dessinées. « Jacobs
n’a jamais vendu une planche de son vivant,
insiste Pierre Lebedel. Chez lui, il avait une
grande farde [mot belge désignant un carton
à dessin] par album, qui contenait toutes les
planches, les croquis préparatoires, etc. Je les
ai vues. Il ne s’en séparait jamais. »
Pour protéger ce trésor, une Fondation
Jacobs est créée par décret royal, en 1984.
Comme l’écrira le dessinateur dans son testa-
ment, elle vise à « éviter la dispersion anarchi-
que » de son œuvre ou « la mainmise de cel-
le-ci par certains affairistes de la bande dessi-
née ». La fondation loue un immense coffre-
fort dans les sous-sols de la Banque
Bruxelles-Lambert (devenue ING), avenue
Marnix, à deux pas du Palais du roi. Jacobs va
en personne y déposer ses fardes. Une photo
immortalise la scène.
Question cruciale, qui sera au cœur de
l’éventuel procès à venir : sur combien de
planches originales les lourdes portes du
coffre-fort se sont-elles refermées ce
jour-là ? « Dans son esprit, il a fait don de tout
ce qu’il avait », a assuré aux enquêteurs Jean-
Marc Guyard, vice-président de la fonda-
tion. Soit, selon les spécialistes, entre 650 et
700 pièces. « Il n’y a jamais eu d’inventaire
officiel », conteste Philippe Biermé, qui, as-
sez curieusement, en un quart de siècle à la
tête de la fondation (1989-2015), n’a jamais
songé à en lancer un. De fait, aucun docu-
ment notarié n’a été établi.
Pourtant, il existe bien une sorte d’inven-
taire, dressé par Jacobs lui-même. Un pre-
mier document de sept pages dactylogra-
phiées répertorie des dessins de jeunesse,
une collection d’armes, des objets du culte (le
chapeau de La Marque jaune, la maquette du
scaphandre de Mortimer dans Le Piège dia-
bolique), etc. Un deuxième document re-
prend la fameuse liste des quelques planches
perdues. Il s’agit donc d’un inventaire « par
défaut ». Tout le monde s’accorde néanmoins
à dire que la quasi-totalité de son œuvre a été
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
déposée dans le coffre. Même Philippe
Biermé le reconnaît dans un ouvrage d’entre-
tiens avec Ludovic Gombert, Dans les secrets
d’Edgar P. Jacobs (Gomb-R, 2011).
Alors, comment plus de 200 planches ori-
ginales ont-elles pu sortir de ce même cof-
fre sans que personne s’en aperçoive ? Est-ce
son goût pour les voitures de luxe – il a pos-
sédé plusieurs Rolls-Royce, dont une Silver
Wraith 1952, ainsi que des Ford Mustang et
des Bentley – ou ses escapades en jet privé
vers la Russie qui poussent Philippe Biermé
à sortir les premières planches, vers 2005 ?
Toujours est-il qu’un surprenant ballet se
met en place à Bruxelles, à cette époque,
avec Eric Leroy, l’expert d’Artcurial. « Au dé-
but, Leroy ne choisissait pas les planches. Puis
il me demandait telle ou telle planche, a
avoué M. Biermé aux enquêteurs. Il venait
avec moi à la banque ING de l’avenue Marnix
et attendait dans une salle attenante. Leroy
prenait les originaux et me rapportait des
scans la fois d’après. »
Ainsi, quand il se rend au coffre, M. Biermé
remplace-t-il systématiquement les plan-
ches originales par les scans que lui fournit
l’expert d’Artcurial. Et, en bon technicien, il
exige des « fac-similés couleur quadrichrome,
pour conserver les annotations de Jacobs au
Edgar Pierre
Jacobs, à Bruxelles,
peu avant sa mort,
en 1987.
BELGA VIA AFP
Philippe Biermé,
ex-président
de la Fondation
Jacobs, à côté
de sa Rolls-Royce
immatriculée
BIE-666.
COLLECTION PARTICULIÈRE
crayon de couleur ». Seul un œil très exercé
aurait pu déceler la substitution… Plusieurs
attestations écrites retrouvées par les enquê-
teurs confirment le modus operandi : « Fait à
Paris le 2 septembre 2008. Je, soussigné Eric
Leroy, dis avoir reçu en prêt la planche 46 à
l’encre de Chine de La Marque jaune et en faire « JE M’ÉTAIS
un fac-similé. Cette planche de la main de Ja-
cobs a une valeur de 40 000 euros. » En réa-
TOUJOURS JURÉ
lité, elle vaut quatre fois plus. DE COMMENCER
« SALUT, OLIVIER, ESSAIE D’ÊTRE DISCRET » MA VIE EN 2 CV
L’expert d’Artcurial parvient même à faire sor-
tir du coffre les couvertures originales des
ET DE LA TERMINER
plus mythiques aventures de la série. Mais, là EN ROLLS. C’EST
encore, il faut trouver un acheteur aux reins
solides. Ce sera un certain Raphaël Geismar, CE QUE J’AI FAIT »
un jeune Français installé à Hongkong, héri- PHILIPPE BIERMÉ
tier du leader mondial de pose de matériel fer- ancien président
roviaire. Le collectionneur acquiert ainsi les de la Fondation Jacobs
quatre couvertures originales du Secret de l’Es-
padon 1 et 2 et du Mystère de la grande pyra-
mide 1 et 2, celle des 3 Formules du professeur
Sato, mais aussi de nombreuses planches des
cultissimes scènes nocturnes de La Marque
jaune. « Certaines couvertures ont été vendues
2 millions d’euros pièce », a un jour con-
fié M. Biermé à un ami au téléphone, sans sa-
voir qu’il était placé sur écoute par la justice
belge. C’est Jean-Baptiste Barbier, un galeriste
de bande dessinée parisien renommé, qui a
mis en relation MM. Leroy et Geismar. M. Bar-
bier fera plusieurs allers-retours à Hongkong
et a brièvement été le directeur d’une filiale
parisienne de la Sheung Wan Gallery Limited,
une société de M. Geismar installée dans l’an-
cien protectorat britannique. M. Barbier, qui
n’a pas non plus souhaité répondre au Monde,
est lui aussi poursuivi dans le dossier « Blake
& Mortimer ».
Certaines pièces de Jacobs vont aussi être
écoulées, le 18 novembre 2016, dans une
vente aux enchères organisée par… Artcu-
rial, et dont Eric Leroy était l’expert : une
planche du Piège diabolique et deux calques
de L’Affaire du collier s’envolent pour
82 000 euros au total. On découvrira plus
tard que les vendeurs de ces trois pièces
n’étaient autres que le propre père et
l’épouse d’Eric Leroy… Sollicitée par Le
Monde, la société Artcurial précise que cela
n’est pas illégal et que M. Leroy a un statut
d’expert indépendant au sein de la maison
de ventes. A tous ses acheteurs Eric Leroy
fait jurer le silence. Aussi est-il furieux lors-
qu’il apprend qu’Olivier H., un haut diri-
geant belge d’une société d’audit qui a
acheté une planche du Secret de l’Espadon,
n’a pu résister au plaisir de la montrer à des
amis. « Salut, Olivier, essaie d’être discret au
sujet de l’Espadon car cela me revient déjà
aux oreilles. Sois patient quelques années »,
lui enjoint-il par e-mail le 26 janvier 2012.
Nouvelle alerte le 14 mars 2015. Ce jour-là,
surprise, Christie’s propose aux enchères la
sublime planche originale n° 8 de La Marque
jaune. Un collectionneur néerlandais, passant
outre aux injonctions de M. Leroy, s’est dit
qu’il y aurait sans doute là une jolie « culbute »
à réaliser. Il a raison : elle s’envole à
205 000 euros. L’expert d’Artcurial fulmine.
M. Biermé est lui aussi ébranlé : « J’ai découvert
ce jour-là que ces planches valaient beaucoup
plus que ce que je croyais », avoue-t-il au
Monde. Il décide donc de se rapprocher de l’ex-
pert de la vente Christie’s, Daniel Maghen. Ce
passionné de bande dessinée dirige alors une
florissante galerie à Paris, face au quai des
Orfèvres. Son association avec Christie’s
sonne comme une consécration pour ce self-
made-man que tout le monde, dans le petit
milieu des collectionneurs, appelle « Daniel ».
Il a ensuite lancé sa propre maison, qui rivalise
avec Artcurial pour le titre de première mai-
son de ventes de bande dessinée française.
DES COUVERTURES ÉTALÉES SUR LE LIT
C’est donc désormais avec M. Maghen que
M. Biermé va faire affaire pour vendre les ori-
ginaux de Jacobs. Le galeriste parisien pro-
pose de lui acheter les planches entre
30 000 et 50 000 euros pièce. Comme M. Le-
roy avant lui, M. Maghen prend donc réguliè-
rement le Thalys pour Bruxelles, récupère
des planches originales à l’appartement de
M. Biermé et en rapporte les fac-similés lors
sa visite suivante. Via deux virements bancai-
res, en décembre 2015 et en juin 2016, il verse
3 802 400 euros à M. Biermé contre 125 plan-
ches originales, notamment du Mystère de la
grande pyramide et la quasi-intégralité des
crayonnés de S.O.S. Météores. M. Maghen
s’empresse ensuite de faire la tournée de ses
meilleurs clients. « Daniel venait parfois à
Bruxelles avec une farde remplie de planches
et nous faisait défiler dans sa petite suite de
l’hôtel Made in Louise, se souvient un collec-
tionneur. Sur le lit, il étalait devant nous des
couvertures du journal Tintin, des planches
de l’Espadon, des calques. Il suffisait de choisir.
Je me rappelle que c’était 120 000 euros la
planche et 17 000 euros le crayonné. »
Les collectionneurs se bousculent : Michel-
Edouard Leclerc, authentique passionné, lui
achète neuf planches, dont la magnifique
page 56 du Secret de l’Espadon 2, pour un total
de 955 000 euros ; Philippe Boon, un riche
collectionneur belge, qui envisage d’ouvrir à
Bruxelles un musée consacré au 9e art et qui
en avait déjà acheté par la filière Leroy, en ac-
quiert dix-huit de plus ; un prospère gestion-
naire de fortune genevois achète vingt-cinq
pièces ; un associé de Raphaël Geismar récu-
père la couverture de L’Affaire du collier pour
700 000 euros. Des dizaines d’autres s’of-
frent un calque ou un crayonné, s’appro-
priant un petit morceau du mythe. Au total,
M. Maghen vend 88 pièces pour un montant
final de 9 131 877 euros, quelques planches
étant ventilées en parallèle par Christie’s.
« Mes achats à M. Biermé ont fait l’objet de
factures au nom de ma galerie, et tous les ache-
teurs se sont vu remettre une facture en bonne
et due forme. Tout était officiel et figurait dans
ma comptabilité », assure Daniel Maghen
au Monde. De fait, les enquêteurs ont re-
trouvé, lors d’une perquisition, 111 de ces fac-
tures, accompagnées d’autant de certificats
d’authenticité signés de M. Biermé. Le gale-
riste ne s’est-il donc posé aucune question sur
horizons | 21
l’origine des planches ? « Depuis dix ans, j’ap-
prenais par mes clients, qui en avaient acheté,
qu’une centaine de pièces de Jacobs avaient été
vendues à des personnalités respectées du
show-business et du monde économique fran-
çais, belge ou suisse. J’avais moi-même pré-
senté, en tant qu’expert, une planche du Mys-
tère de la grande pyramide en 2010 aux enchè-
res chez Tajan, et une autre de La Marque
jaune était passée en vente chez Sotheby’s
en 2015, sans réaction de la Fondation Jacobs :
pourquoi me serais-je inquiété ? »
Et les collectionneurs, eux, se doutaient-ils
de la provenance de ces pièces ? « Dans le petit
milieu de la bande dessinée, il était de noto-
riété publique que la quasi-totalité des plan-
ches de Blake & Mortimer avaient été dépo-
sées à la Fondation Jacobs et ne pouvaient en
aucun cas être vendues », estime Frédéric Bos-
ser, qui fut l’un des pionniers des ventes aux
enchères de bande dessinée à la maison de
ventes Boisgirard-Antonini. Certains collec-
tionneurs se disent pourtant de bonne foi :
« Maghen nous expliquait que la Fondation
Jacobs allait être dissoute et que les planches
étaient en vente officiellement », se dé-
fend l’un d’eux. L’amateur suisse qui avait
acheté vingt-cinq pièces est même venu à
Bruxelles les remettre en personne à la jus-
tice belge. Un autre a fait un saut en jet privé
pour rendre à la Fondation Jacobs un dessin
du Mystère de la grande pyramide.
PLANCHES À BILLETS
Une trentaine de pièces ont aussi été saisies
chez Philippe Boon – il n’a pas souhaité ré-
pondre au Monde –, dont la mythique couver-
ture du journal Tintin avec le Golden Rocket,
l’avion stratosphérique conçu par Mortimer,
avant de lui être restituées en attente d’un
éventuel jugement. Une poignée de planches
ont également été retrouvées chez un ancien
diplomate belge. Enfin, des dizaines de pièces
que Daniel Maghen n’avait pas encore eu le
temps de vendre ont pu être récupérées, por-
tant le total des planches retrouvées à plus de
120. Il faut ajouter à cela nombre d’originaux
qui ont été « saisis entre les mains », comme
dit la justice belge : ils restent physiquement
chez leurs propriétaires, mais ne peuvent être
vendus, prêtés, etc. En revanche, faute de con-
vention judiciaire avec Hongkong, impossi-
ble de mettre la main sur les trésors détenus
par Raphaël Geismar, qui n’a pas donné suite
aux sollicitations du Monde. Quant à la fa-
meuse couverture de La Marque jaune, le ba-
ron Bich, furieux, a lancé aux enquêteurs ve-
nus l’interroger au bord du lac Léman : « Je ne
la rendrai jamais ! »
Lorsque l’on demande à Philippe Biermé
comment on a pu en arriver là, l’homme
choisi par Jacobs pour protéger son œuvre
tente de se disculper : « Vous savez, dans les
jours qui ont suivi sa mort, plusieurs person-
nes, dont mon demi-frère, se sont introduits
dans sa maison du Bois des pauvres pour voler
des choses. » Commentaire d’un ancien
membre de la fondation : « Certes, quelques
calques et des dessins offerts par des confrères
du journal Tintin ont été dérobés. Mais les
planches, elles, étaient déjà toutes dans le cof-
fre de la banque depuis des années. »
Autre angle de défense de M. Biermé : « Je
n’étais pas le seul à avoir des clés du coffre. » Le
vice-président de la Fondation Jacobs dispo-
sait en effet lui aussi d’un jeu, mais jamais des
allées et venues suspectes n’ont été détectées
le concernant. Et puis, un peu las, Philippe
Biermé finit par lâcher : « Je m’étais toujours
juré de commencer ma vie en 2CV et de la ter-
miner en Rolls. C’est ce que j’ai fait. » Au total,
les ventes de planches de Blake & Mortimer
ont alimenté son compte à hauteur
de 6 991 706 euros. De quoi s’offrir plusieurs
Rolls. Un brin provocateur, il a même fait im-
matriculer l’une d’entre elles « BIE-666 », soit
les trois premières lettres de son nom acco-
lées au chiffre du diable… Aujourd’hui, tous
ses biens – voitures de luxe, maison, comptes
en banque – ont été saisis.
Au parquet de Bruxelles de décider désor-
mais si un « procès Jacobs » aura bien lieu et,
en filigrane, si les collectionneurs devront
rendre leurs planches un jour. Imperméa-
bles à cette tempête judiciaire, Blake et Mor-
timer, eux, continuent leurs aventures su-
rannées sous le pinceau de « repreneurs » ta-
lentueux, au rythme d’un album par an.
Dans le dernier, publié en octobre, L’Art de la
guerre (Dargaud, « Hors collection Blake
& Mortimer », 128 pages, 23 euros), signé du
trio Floc’h, Bocquet et Fromental, nos deux
amis sont une nouvelle fois aux prises avec
leur éternel ennemi de La Marque jaune, le
diabolique colonel Olrik. Comme d’habi-
tude, ils vont triompher du mal. Et, comme
d’habitude, l’album s’est hissé tout en haut
des classements des ventes de livres. Les
planches originales disparaissent, mais les
vrais héros, eux, ne meurent jamais. p
jérôme dupuis
22 |
CULTURE
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

P
lutôt que d’offrir un
abonnement à une
plate-forme, pour-
quoi ne pas faire dé-
couvrir, ou redécou-
vrir, l’œuvre d’un
cinéaste en faisant cadeau d’un
coffret DVD ? Les critiques cinéma
du Monde ont fait un choix parmi
les nombreuses sorties proposées
en ce mois de décembre.

Mani Kaul
Rétrospective. Le secret
bien gardé du cinéma
indien
Comme sorties d’un rêve de
Bresson, les images de Mani Kaul
(1944-2011) furent l’une des belles
découvertes de l’année 2023 : tous
inédits, les trois premiers longs-
métrages du réalisateur indien
sont sortis en salle – Uski Roti
(1969), Un jour avant la saison des
pluies (1971), Duvidha (1973) – ainsi

Séances de cinéma
que Nazar (1990). Les voici réunis
dans un coffret enrichi d’entre-
tiens passionnants, permettant
de situer l’œuvre méconnue de ce
cinéaste formé auprès du Bengali
Ritwik Ghatak (1925-1976). S’inspi-
rant de nouvelles, de contes, etc.,
Mani Kaul filme, dans une lente
chorégraphie, l’attente féminine,
des couples disloqués, des
amours contrariées, mais aussi
leur possible réincarnation,
sous le sapin
comme dans Duvidha, son pre-
mier film en couleurs, qui semble Les critiques de la rubrique cinéma du « Monde » proposent
peint à l’aquarelle, avec ses trans-
parences et ses arrêts sur image fi- leur sélection de coffrets DVD et Blu-ray à s’offrir pour
geant le temps. p clarisse fabre
Coffret 4 DVD + 1 affiche, les fêtes de fin d’année ou à collectionner
ED Distribution, 40 €.

Delphine Seyrig
« Je ne suis pas une appa- les ont toujours été : des ouvrières simisme romantique, la lutte de quants en la matière. Cette inté- autres. Rêveur, malicieux, ouvert quels une petite fille que sa famille
rition, je suis une femme » épuisées de fabriquer de trop bel- classes, le goût des montages pa- grale présente toutefois l’avantage à l’errance et à l’altérité, féru de de bras cassés va tenter de retrou-
Delphine Seyrig a traversé ce que les images. p murielle joudet rallèles et l’impossible rencontre d’élargir la perspective à des culture européenne et asiatique, ver. L’action, menée tambour bat-
le cinéma moderne proposait de Coffret 6 Blu-ray, entre parents et enfants – de ma- œuvres de jeunesse plus expéri- de poésie, de musique et de philo- tant, splendidement filmée, ne
plus radical et de plus beau. Ce Arte Editions, 60 €. nière troublante, Sierck prophétise mentales (notamment 71 frag- sophie. Cultivant, en un mot, sa verse jamais dans l’abattage. L’in-
coffret édité par Arte embrasse ou rêve à son exil. p m. jo. ments d’une chronologie du ha- voie singulière comme le plus nervent en profondeur un riche
toute la diversité de ses appari- Douglas Sirk Coffret 7 Blu-ray + 1 livret, sard, 1994) ainsi qu’à cinq films précieux des joyaux, à l’instar du vivier d’affects (du tragique au
tions. On y trouve son Les Mélodrames Capricci Editions, 61 €. réalisés pour la télévision. De foi- Ghost Dog (1999), celle du samou- bouffon) et un sous-texte politi-
chef-d’œuvre, Jeanne Dielman, 23, allemands sonnants bonus complètent cette raï. Dix heures de bonus, pas que détonnant (anti-impérialiste).
quai du Commerce, 1080 Bruxelles On connaît Douglas Sirk (1897- Michael Haneke proposition d’un Noël inquiet en moins, permettront d’affiner le Outre la dernière restauration du
(1975), de Chantal Akerman, pure 1987), architecte de flamboyants Cinéma et télévision famille. p jacques mandelbaum point de vue sur ce punk délicat film en date, la pièce de choix du
séance d’hypnose qui donne à mélodrames hollywoodiens, beau- Il est de notoriété publique que Coffret 15 Blu-ray, qui a, semble-t-il, décidé de revisi- coffret est son story-board de
voir ce qui n’avait jamais été coup moins la première vie de ce- Michael Haneke, ce maître qui Arte Editions, 120 €. ter l’histoire et les genres du ci- 334 pages. p mathieu macheret
filmé : l’usine invisible du travail lui qui s’appelait alors Detlef nous vient d’Autriche, est un néma à l’aune du cool. p j. ma. Coffret 3 Blu-ray + 1 livre,
domestique. Mais aussi Les Lèvres Sierck, metteur en scène allemand auteur qui, par son impavide Jim Jarmusch Coffret 14 Blu-ray, édition collector limitée,
rouges (1971), film de vampires contraint de se convertir au ci- cruauté, divise profondément ses Quatorze films Le Pacte, 100 €. The Jokers, 70 €.
glacé de Harry Kümel, où elle ap- néma à la suite de quelques démê- spectateurs. Récompensée par un De Permanent Vacation (1980),
paraît en goule étincelante. La sé- lés avec les autorités nazies. Dans nombre impressionnant de prix film de fin d’études en forme René Laloux Kenji Misumi
lection rend justice à celle qui ne ces sept films allemands rassem- cannois, dont deux Palmes d’or, d’éloge de la dérive urbaine, à The « La Planète sauvage » La Lame à l’œil
voulait pas être qu’une appari- blés dans leur version restaurée, attribuées au Ruban blanc (2009) Dead Don’t Die (2019), variation Si vous êtes à la recherche du Le cinéaste japonais Kenji
tion : avec le collectif Les Insou- l’œil ira forcément vers l’artiste et à Amour (2012), son œuvre reste surréalistico-comique du film de cadeau de Noël de l’année, il n’y a Misumi (1921-1975), peu identifié
muses, Seyrig réalisa une poignée hollywoodien, et l’y trouvera. A obnubilée par la question de la zombies, la maison Le Pacte a eu pas à tortiller, vous offrirez ce en France, fait l’objet d’un coffret
de films féministes, face B de sa travers commandes et adapta- violence, sociale et individuelle, et la bonne idée d’arranger un sobre splendide coffret de La Planète de quatre films idéal pour s’initier
carrière. Sois belle et tais-toi ! tions littéraires, Sierck s’y montre des désordres mentaux qui l’ac- coffret noir contenant quatorze sauvage, de René Laloux, gra- au style affûté de ce solide artisan
(1976) compose une agora d’actri- déjà tourmenté, obsédé par une compagnent. Funny Games (1997) titres du grand Jim. L’occasion de phisme de Roland Topor, l’un des du studio Daiei, orfèvre du cham-
ces qui, loin du glamour obliga- poignée de motifs qui resteront et La Pianiste (2001) sont, à cet se repencher sur un cinéaste amé- plus beaux films d’animation de bara (« film de sabre »). Trois
toire, apparaissent pour ce qu’el- les siens : la critique sociale, le pes- égard, ses deux films les plus mar- ricain vraiment pas comme les tous les temps. Réalisé en 1973, le d’entre eux, Tuer (1962), Le Sabre
film évoque une planète loin- (1964), d’après Yukio Mishima,
taine gouvernée par une race de et La Lame diabolique (1965), res-
L’itinéraire du savant fou danois, Lars von Trier, en quatorze films géants bleus dotés de superpou-
voirs, les Draags, lesquels ont mis
taurés en bonne et due forme,
composent un ensemble flam-
en esclavage la peuplade naine et boyant, aussi connu sous le nom
Peut-être est-il apparu que la dimension musicales, qui accompagnent le martyre primitive des Oms, qui nous res- de « Trilogie de la lame ». Interpré-
d’autosabotage était inhérente à son art, candide d’une ouvrière en Amérique, semblent pas mal. Dans ce récit tés par le charismatique Raizo
chacun de ses films secrétant sous ses broyée par le système. Les deux électrisés adapté d’un roman de Stefan Wul, Ichikawa (1931-1969), le « James
abords monumentaux son propre antidote par les soubresauts d’une haletante caméra l’esprit et la forme se conjuguent Dean » nippon, ils déclinent les
de bouffonnerie, dans un labyrinthe de portée et les jump cut sauvages d’un « mon- comme rarement et marquent destins fulgurants de jeunes gens
lignes brisées, de violentes contradictions, tage émotionnel » (comme il est dit dans un un moment miraculeusement requis, puis dévorés par les ar-
qui n’interdit pas à l’émotion de faire son commentaire audio avec Anders Refn). inspiré en même temps qu’une mes. Misumi perpétue l’héroïsme
chemin. Le coffret intégral que consacre Po- On verra ensuite l’œuvre se déplacer vers pierre de touche de l’animation du chambara, mais l’ébrèche par
temkine au savant fou danois, rassemblant l’abstraction, comme dans Dogville (2003) française. Le coffret proposé se un scepticisme où s’engouffre
ses quatorze longs-métrages en copies res- où une petite ville américaine, dont Nicole prévaut de deux qualités : une une dépense formelle époustou-
taurées, parmi un déluge de compléments, Kidman devient le bouc émissaire durant la version restaurée plus proche des flante. L’ensemble est complété
est un modèle du genre, l’équivalent d’une Grande Dépression, est modélisée en traits couleurs d’origine, et l’inclusion par La Légende de Zatoïchi, le
édition de « La Pléiade » : toute une œuvre blancs tracés sur un grand plateau noir. Puis d’un beau livre passionnant sur la masseur aveugle (1962), première
contenue dans un élégant cube noir (ne peu à peu vers un esthétisme paranoïaque, genèse du film. p j. ma. occurrence à l’écran d’un héros
manque à l’appel que la série The Kingdom). notamment avec Antichrist (2009) qui nous Coffret 1 Blu-ray + 1 livre + qui fera ensuite florès. p ma. mt
Ne reste plus qu’à s’y promener pour revoir rejouait la crise de couple dans une version 1 affiche, Potemkine Films, 100 €. Coffret 4 Blu-ray + 1 livret,
ses débuts de formaliste forcené, avec les gore-panique, ou les grandes fresques men- édition collector limitée,
longtemps, le cas Lars von Trier a clivé la sombres fantasmagories d’Element of tales de Nymph ()maniac (2013) et The House Bong Joon-ho The Jokers, 70 €.
cinéphilie en deux camps irréconciliables, Crime (1984), enquête policière dans une That Jack Built (2018), qui se mesureraient « The Host »
pro et anti, lancés dans une « guerre de Europe souterraine éclairée comme sous aux Beaux-Arts par la fange et la trivialité. Le mélange des genres a trouvé sa Shellac
position » esthétique. Quand les uns une lampe à sodium, ou encore d’Europa Côté rareté, on se penchera sur le téléfilm formule synthétique avec The 20 ans/20 films
criaient au génie, les autres poussaient des (1991), virée en noir et rouge dans l’Allema- Medea (1988) sur un scénario de son com- Host (2006), du Sud-Coréen Bong La maison de production-distribu-
cris d’orfraie. Et puis, en mai 2011, quelque gne hantée et dévastée d’après-guerre. patriote et mentor Carl Theodor Dreyer. Où Joon-ho (Palme d’or à Cannes tion Shellac, installée à Marseille,
chose s’est déplacé, à la suite de la présen- que l’on regarde, Lars von Trier offre le der- en 2019 pour Parasite), combinant fête ses vingt ans d’activité avec
tation au Festival de Cannes de Melancho- Esthétisme paranoïaque nier exemple en date d’un cinéma d’auteur le meilleur du film de monstre et un coffret retraçant façon « best
lia, son douzième long-métrage. La conclu- On se reportera également à son virage européen s’étant donné une scène et une de la fiction intimiste, versant por- of » ses glorieux faits d’armes. On
sion en apothéose sur la collision des « Dogma » (du nom du manifeste qu’il lance répercussion internationales, en incarnant, trait de famille. A la suite des dé- en jugera par l’impressionnante
astres en remontrait aux plus récalcitrants, en 1995 avec Thomas Vinterberg), et qui même à travers excès et provocations, sa versements polluants d’un labora- moisson d’auteurs désormais re-
qui ne pouvaient plus soupçonner à donnera naissance à ses grands mélodra- dernière aventure formelle d’envergure. p toire américain dans le cours du connus ayant transité par Shellac,
l’endroit du cinéaste un vulgaire farceur, mes tordus : Breaking the Waves (1996), où ma. mt fleuve Han, un têtard géant tenta- et que l’on retrouve dans le coffret
au moment même où celui-ci se sabordait le don de soi prend la forme d’un érotisme culaire surgit sur ses rives, à Séoul, à l’heure des promesses. Comme
en conférence de presse par des propos pervers, puis Dancer in the Dark (2000), Lars von Trier, Intégrale 14 films, coffret et emporte les humains qui flâ- Justine Triet, avec son premier
pour le moins lestes sur le nazisme. avec Björk et ses formidables compositions de 16 Blu-ray, Potemkine Films, 150 €. nent dans les parages. Parmi les- long-métrage La Bataille de Solfé-
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JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 culture | 23

Quand la Hammer donnait un nouveau souffle au film de genre

muet au parlant. Une nouvelle
forme de fantaisie burlesque et de
comédie sociale s’invente sous
nos yeux, portée par un usage ré-
volutionnaire du son et une in-
ventivité visuelle inégalée qui fe-
ront l’admiration d’artistes tels
que Chaplin ou Eisenstein, rappe-
lant aussi que le cinéaste avait si-
gné quelques films d’avant-garde
au temps du muet. Tamasa pro-
pose un somptueux coffret enri-
chi de nombreux suppléments si-
gnés Raymond Chirat ou Noël
Herpe. p jean-françois rauger
Coffret combo 4 DVD et Blu-ray,
Tamasa Distribution, 70 €.
Tobe Hooper
« Lifeforce (L’Etoile
du mal) »
Alors qu’elle est en pleine expan-
sion, qu’elle signe des contrats
avec des cinéastes estampillés
« auteurs » (Robert Altman, Barbet
Schroeder, Jean-Luc Godard), la
compagnie Cannon se lance, en
1985, dans la production d’un film
coûteux de science-fiction. Ce sera
Lifeforce, l’adaptation d’un roman
de Colin Wilson, Les Vampires de
l’espace (1976). La mise en scène
est confiée à Tobe Hooper (1943-
2017), rendu célèbre par son Mas-
sacre à la tronçonneuse (1974). Le
résultat est un objet bizarre, se
nourrissant de diverses influences
(horreur gothique, space opera,
films de zombies), un bric-à-brac
la compagnie britannique Hammer Film
Productions s’était fait une réputation en
ressuscitant les monstres du cinéma
classique – Dracula, Frankenstein, le loup-
garou, la momie, le docteur Jekyll, etc. – à la
fin des années 1950. L’horreur gothique,
ancrée dans un XIXe siècle fondateur, se dé-
gustait désormais en couleurs, et le sang
s’étalait dans une splendeur carmin iné-
dite sur le grand écran. Le succès public fut
au rendez-vous, qui assura à cette société,
créée au mitan des années 1930, une rela-
tive prospérité, au moins jusqu’au milieu
des années 1970, période d’affadissement
et de décadence des mythes.
Tamasa édite un magnifique coffret avec
sept films tournés entre 1966 et 1969. On
peut légitimement estimer que cette pé-
riode a constitué un âge d’or de la compa-
gnie et tous, parmi les titres proposés, à l’ex-
ception du fade Raspoutine, le moine fou
(1966), signé Don Sharp (1921-2011), consti-
tuent des œuvres passionnantes dans la
façon dont elles relisent de vieilles conven-
tions pour en tirer de nouvelles et, parfois,
très contemporaines significations.
Mélodrame horrifique
Deux cinéastes émergent de la sélection.
John Gilling (1912-1984) qui, avec trois titres
– L’Invasion des morts-vivants (1966), La
Femme reptile (1966) et, dans une moindre
mesure, Dans les griffes de la momie (1966) –
identifie l’horreur au retour d’un refoulé co-
lonial mal enfoui. Les monstres (zombies
des Caraïbes, jeune Anglaise victime d’une
malédiction, momie égyptienne) apparais-
sent comme l’expression de la décomposi-
tion de l’Empire britannique.
Les autres titres, tous des chefs-d’œuvre,
sont signés Terence Fisher (1904-1980), le
grand cinéaste de la Hammer. Dracula,
prince des ténèbres (1966) complète un por-
trait du vampire commencé en 1958, avec Le
Cauchemar de Dracula, faisant de celui-ci
une créature pulsionnelle déréglant les co-
des de la prude et matérialiste société victo-
rienne. Frankenstein créa la femme, en 1967,
transforme le célèbre savant en surhomme
que son savoir place au-dessus d’une so-
ciété de classes, médiocre, désenchantée et
froidement rationaliste. C’est en fabriquant
un être hybride que le baron Frankenstein
s’en prend à un ordre tout aussi social que
naturel. Et le film, sorte de mélodrame hor-
rifique, est l’un de ses plus émouvants.
Les Vierges de Satan (1968), d’après Dennis
Wheatley, transforme Christopher Lee en
chasseur de satanistes. C’est sans doute le
plus théorique des films de Fisher, celui où
le mal est désigné comme consubstantiel
de l’imaginaire lui-même. Une vision très
paradoxale pour un cinéaste. Toute une
contradiction à l’œuvre chez Terence Fisher.
Dans les suppléments, Nicolas Stanzick,
auteur d’un livre sur la Hammer, conjugue
avec une érudition redoutable les faits et
l’analyse. Précieux. Et indispensable. p
j.-f. r.
Coffret Hammer, tome I, 1966-1969.
L’Age d’or, 7 films en combo Blu-ray
et DVD, Tamasa Distribution, 80 €.

NOUVEAU
mythologique amputé par ses
producteurs et qui fut mal reçu en
son temps. Injustement. C’est

SPECTACLE
dans sa capacité même à relier lé-
gendes du XIXe siècle et anticipa-
tion moderne, thèmes romanti-

rino (2013), fiction conjugalo-poli-
tique échevelée, dix ans avant la
consécration d’Anatomie d’une
chute. Ou encore Emmanuel Mou-
ret avec Changement d’adresse
(2006), avant qu’il ne devienne le
marivaudien en chef du cinéma
français. Ajoutons à cela Ce cher
mois d’août (2009), de Miguel
Gomes ; Martin Eden (2019), de
Pietro Marcello ; Les Bureaux de
Dieu (2008), de Claire Simon ; La
Fille du 14 juillet (2013), d’Antonin
Peretjatko, ou Norte, la fin de l’his-
toire (2015), de Lav Diaz, et l’on ad-
mettra peut-être que les petits
ruisseaux sont indispensables aux
grandes rivières. p ma. mt
Coffret 21 DVD + 1 livret,
Shellac, 70 €.
Wim Wenders
La Trilogie de la route
La phase la plus vibrante de la fil-
mographie de Wim Wenders ap-
partient à ses débuts, ces mémo-
rables années 1970. Il y fit son
apparition comme petit frère de la
modernité, creusant dans les pay-
sages allemands des trajectoires
errantes et suspendues, où se su-
perposait la hantise mélancolique
des grands espaces américains.
Carlotta réunit dans un coffret
compact, à la ligne épurée, l’en-
semble fondateur connu sous le
nom de « Trilogie de la route » :
Alice dans les villes (1974), Faux
mouvement (1975) et Au fil du
temps (1976), trois élans magnifi-
ques. Dans le premier, un journa-
50
è
CRÉATION
ques et paranoïa technologique
que le film, par ailleurs d’un éro-
tisme fascinant (la femme-vam-
pire incarnée par Mathilda May
déambule, entièrement nue, à la
recherche de proies), trouvera la
place qu’il mérite. p j.-f. r.
ANS À PARIS
Digibook 4K + Blu-ray + 1 livret,
Sidonis Calysta, 30 €.
George A. Romero
« Land of the Dead »
Quatrième volet d’une saga révo-
lutionnaire commencée par
George A. Romero (1940-2017)
avec La Nuit des morts-vivants
en 1968, Land of the Dead (2005)
reprend, vingt ans après le précé-
dent, Le Jour des morts-vivants
(1985), la mythologie inventée par
le cinéaste, celle d’une survie de
l’humanité confrontée à une inva-
sion de zombies. Le message poli-
tique se fait plus évident, mais
l’époque a changé. L’imagerie du
film se nourrit de visions contem-
poraines, et bien réelles, de la ter-
reur (attaques du 11-Septembre,
guerre en Irak) qu’elle restitue de
manière sublimée et qu’elle met
au service d’un récit d’aventures
trépidant et brutal, non dénué
d’humour satirique, et à l’inventi-
vité visuelle délirante. Le combo
DVD-Blu-ray de Wild Side contient PARIS XVI
de nombreux suppléments (inter-
views des acteurs et de Romero,
livret pédagogique). p j.-f. r.
Combo DVD-Blu-ray + 1 livret,
Wild Side, 35 €.
Don Siegel

W W W. FO L I ES - G RUSS .CO M
liste et une petite fille font un bout « L’Invasion des profana-
de chemin ensemble, jusqu’à la teurs de sépultures »
création graphique : Eloïse Vene Numero de licence : 2-1122719 - 2023

ville de Wuppertal et son mono- Un chef-d’œuvre du cinéma de

rail suspendu. Le deuxième est
une relecture contemporaine et
désenchantée du Wilhelm Meister
(1796) de Goethe. Le troisième,
une pièce maîtresse qui, en trois
heures avec un duo de projection-
nistes itinérants, récapitule l’his-
toire du cinéma. p ma. mt
Coffret 3 Blu-ray,
Carlotta Films, 50 €.
René Clair
L’Enchanteur
Quatre parmi les meilleurs titres
de René Clair (1898-1981), ses pre-
miers films parlants, soit Sous les
toits de Paris (1930), Le Million
(1931), A nous la liberté (1931) et
Quatorze juillet (1932). Le cinéaste
s’y impose comme un artiste né-
gociant avec génie le passage du
science-fiction hollywoodien des
années 1950 signé Don Siegel
(1912-1991), adapté d’une nouvelle
de Jack Finney. Les habitants
d’une petite ville sont progressi-
vement remplacés par des extra-
terrestres à leur propre image. Le
film fut interprété de façon con-
tradictoire. Dénonciation méta-
phorique du maccarthysme ou
ACTUELLEMENT
propagande paranoïaque anti- 01 45 01 71 26
rouges ? L’Invasion des profana-
teurs de sépultures (1956) est sans
doute bien plus que cela, porté
par un sens de la mise en scène
d’une précision diabolique qui le
transforme en terrifiant cauche-
mar éveillé. Les suppléments sont
nombreux. Ce qui s’appelle une
véritable édition critique. p j.-f. r.
1 Blu-ray, Potemkine Films, 25 €.
24 | culture
Le président de la Société des
amis du Louvre sur la sellette
Louis-Antoine Prat est accusé d’antisémitisme par un marchand
parisien à la suite de la publication d’un recueil de nouvelles
A THÉÂTRE
78 ans, Louis-Antoine
Prat a toujours l’œil et
la moustache qui fri-
sent à l’évocation de ses
coups d’éclat, qu’il s’agisse des tro-
phées qu’il fait entrer dans les col-
lections du Louvre, de la Société
des amis duquel il est le président
depuis 2016, ou dans sa propre col-
lection privée, l’une des plus belles
en France, exposée actuellement
au Musée des beaux-arts d’Or-
léans. Respecté pour son œil, loué
pour sa générosité, il est redouté
pour ses sarcasmes. Dans son der-
nier ouvrage, Bien trop près du feu.
Et autres nouvelles (Editions El
Viso, 224 pages, 15 euros), il se livre
ainsi à un petit jeu de massacre.
Une nouvelle en particulier, in-
titulée Les Allées du salon, en réfé-
rence au Salon du dessin qui se
tient chaque année au Palais
Brongniart, à Paris, a fait réagir le
petit monde feutré du dessin an-
cien. Louis-Antoine Prat y dresse
le portrait d’un marchand dé-
nommé « Nicky Schwarz », décrit
comme un « personnage adipeux
et rebondi, un peu repoussant d’as-
pect, mal lavé, et qui publiait men-
suellement un petit catalogue bru-
nâtre où il tentait de s’égaler aux
meilleurs historiens d’art, en de
longues notices prétentieuses et
mal écrites, concernant des des-
sins d’artistes italiens de troisième
zone dont personne n’avait envie
de vérifier l’exactitude de l’attribu-
tion ». Ce personnage est gratifié
d’autres qualificatifs désobli-
geants : « visqueux », « cauteleux »,
« capable de coups retors ».
En préambule, Louis-Antoine
Prat a pris les précautions rituel-
les : « Comme dans mes précédents
ouvrages de fiction, et bien que
j’aie oublié alors de le mentionner,
toute ressemblance avec des per-
sonnes vivantes ou ayant vécu ne
serait que pure coïncidence. » Pure
coïncidence ? Le marchand pari-
sien Nicolas Schwed, qui s’est im-
médiatement reconnu dans le
personnage caricatural de « Nicky
Schwarz », ne décolère pas. « Le
mot “juif” n’apparaît pas, mais on
sent le fond antisémite jusque
dans le choix du nom d’emprunt,
“Schwarz”, se désole-t-il au télé-
phone. Visqueux, adipeux, mal ha-
billé : c’est la caricature du juif tel
qu’on l’a pensé en 1900. »
Nicolas Schwed a aussitôt passé
le mot dans son entourage. L’his-
torien d’art Jean-Christophe Bau-
dequin vient de retirer sa contri-
bution aux Mélanges, un futur
recueil de textes écrits par les amis
et anciens élèves de Louis-Antoine
La loi sur le mécénat fête ses 20 ans et attend un enrichissement
Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la culture à l’initiative du texte, propose d’affecter un crédit d’impôt à chaque citoyen
A u colloque organisé lundi
11 décembre, au Musée
Guimet, à Paris, pour les
20 ans de la loi sur le mécénat qu’il
avait portée, l’ancien ministre de
la culture Jean-Jacques Aillagon
devait être le roi de la fête, mais le
Covid en a décidé autrement.
C’est donc Rima Abdul Malak,
l’actuelle locataire de la Rue de Va-
lois, qui a lu les pistes formulées
par son prédécesseur. « Cette loi
ne doit pas être considérée comme
un terminus indépassable », a
concédé Jean-Jacques Aillagon.
Outil fiscal destiné à favoriser
les actions d’intérêt général, cette
loi du 1er août 2003 visait notam-
ment à impliquer tous les ci-
toyens dans ce type d’action et à
encourager le travail des fonda-
Prat en son honneur, dont la publi-
cation est pour le moment en sus-
pens. « Je n’ai pas perçu la nouvelle
comme une attaque antisémite,
concède l’historien. Mais c’est vrai-
ment méchant et totalement
gratuit. » De l’autre côté de l’Atlan-
tique aussi, l’affaire commence à
faire du bruit. « On peut toujours
critiquer quelqu’un, mais là, Louis-
Antoine Prat a franchi la limite de
ce qui est décent, fustige George R.
Goldner, l’ancien chef du départe-
ment des dessins anciens du
Metropolitan Museum of Art, à
New York. Quand on représente un
musée aussi important que le Lou-
vre, on a une responsabilité. »
Doué pour s’attirer les inimitiés
Contacté par Le Monde, Louis-An-
toine Prat se dit « effaré » par
l’accusation d’antisémitisme.
« C’est complètement grotesque.
J’ai quantité d’amis juifs, s’étrangle-
t-il au téléphone. J’ai écrit à Nicolas
Schwed, je regrette qu’il se soit iden-
tifié Nicky Schwarz, qui est une fic-
tion, comme le reste de mes person-
nages. » Un témoignage au Monde
de l’historienne d’art Carole
Blumenfeld contredit néanmoins
cette défense. « Lors du dîner du
salon FAB Paris, le 20 novembre,
Louis-Antoine Prat m’a affirmé que
Nicky Schwarz, dont il brosse un
portrait au vitriol en utilisant un
champ lexical abject digne des pa-
ges les plus antisémites des frères
Goncourt, était bien Nicolas
Schwed », atteste cette spécialiste
de la peintre Marguerite Gérard.
Nicolas Neumann, directeur de
la maison d’édition El Viso, se dit
abasourdi par ces attaques. « Moi
qui suis juif, dont les trois quarts de
la famille paternelle ont péri en dé-
portation à Theresienstadt, dont
la collection familiale a été spoliée,
je peux vous garantir qu’il n’y a pas
une once d’antisémitisme chez
Louis-Antoine Prat, ni dans la nou-
velle, ni dans rien de ce que j’ai pu
lire et publier de lui », confie-t-il au
téléphone. « Croyez-vous que j’au-
rais publié un texte si j’avais eu le
« Visqueux,
adipeux, mal
habillé : c’est la
caricature du juif
tel qu’on l’a
pensé en 1900 »
NICOLAS SCHWED
marchand parisien
tions et des associations. Grâce à
une carotte fiscale : une réduc-
tion d’impôt de 60 % ou de 75 %
du montant du don pour les par-
ticuliers, et de 40 % ou de 60 %
pour les entreprises. La loi initiale
a été rabotée en 2020 pour limiter
ses effets à partir d’un seuil de
2 millions d’euros de dons.
Jean-Jacques Aillagon, long-
temps conseiller de François Pi-
nault et aujourd’hui président des
Amis du Festival d’automne, sou-
haite « élargir la liste des bénéficiai-
res au mécénat ». Pourquoi les so-
ciétés publiques locales n’en font-
elles pas partie ? L’ancien ministre
envisage aussi « la création d’un
nouveau statut des fondations fa-
miliales », plus proche de celui des
fondations d’entreprise. Parmi ses
moindre soupçon ? », ajoute-t-il.
Olivia Voisin, directrice des mu-
sées d’Orléans, reconnaît en Louis-
Antoine Prat un talent pour s’atti-
rer des inimitiés. « Sa description
est désobligeante, inélégante, mais
elle n’a rien d’antisémite, il est à
mille lieues de cela », estime-t-elle.
Louis-Antoine Prat voit dans
cette affaire une « cabale » desti-
née à bloquer sa candidature en
juin 2024 pour un troisième man-
dat à la tête des Amis du Louvre, la
plus ancienne association de
bienfaiteurs des musées, qui
compte quelque 60 000 mem-
bres. Le septuagénaire a passé sa
vie dans ce musée, où il fut chargé
de mission au département des
arts graphiques pendant près de
quarante ans. Il s’est lié aux direc-
teurs successifs, en particulier
Pierre Rosenberg, y a montré sa
collection en 1995 et effectué avec
son épouse Véronique Prat, plu-
sieurs donations, la dernière
en 2016. « Il a fait passer le Louvre
avant tout », insiste Olivia Voisin.
Louis-Antoine Prat aurait-il pro-
fité de cette carte de visite pour ali-
menter sa propre collection, abu-
sant de son pouvoir auprès des
marchands ? C’est l’avis du collec-
tionneur Pierre Morin. Dans un
courriel cinglant adressé le 11 dé-
cembre au conseil d’administra-
tion de la Société des amis du Lou-
vre, cet amateur établi en Belgique
évoque de « nombreuses et sérieu-
ses questions éthiques qui, dans la
plupart des autres pays, dans la
plupart des conseils d’administra-
tion, conduiraient à une révoca-
tion ou à une démission. Il semble-
rait que M. Prat jouisse d’une impu-
nité totale, le sache et en profite ».
Pierre Morin, qui vient de ven-
dre au Louvre, par le biais de la So-
ciété des amis, un dessin de Victor
Hugo, Marine Terrace, classé Tré-
sor national, pour 2,8 millions
d’euros, est d’un naturel discret.
S’il sort aujourd’hui de ses gonds,
dit-il, c’est qu’il s’estime dénigré
par un texte publié début décem-
bre dans Grande Galerie, une re-
vue éditée par le Louvre. Louis-An-
toine Prat, qui s’y érige en sauveur
du dessin d’Hugo, accuse Pierre
Morin, sans jamais le citer, d’avoir
voulu se livrer à une « opération
commerciale et spéculative ».
« Pourquoi tant d’insistance à
m’attaquer personnellement et
gratuitement ? », s’étonne Pierre
Morin. Et d’ajouter : « Se présenter
comme un modèle de vertu est
d’autant plus problématique pour
M. Prat que nul n’ignore qu’il n’hé-
site pas à mobiliser les réseaux
pistes de réflexion, on trouve
aussi l’inclusion du bénévolat
dans le mécénat. Si les entrepri-
ses pratiquent déjà, selon lui, « le
mécénat de compétence », « on ne
considère pas aujourd’hui que le
mécénat des particuliers, si essen-
tiel à la vie sociale, y compris la vie
culturelle, constitue un acte de mé-
cénat pouvant ouvrir une forme
de reconnaissance fiscale », cons-
tate-t-il. Ce sujet techniquement
complexe « mérite d’être abordé
dans une réflexion plus globale sur
la promotion du bénévolat ».
Une impulsion décisive
De façon plus radicale encore,
puisque « sa » loi s’adresse à ceux
qui paient l’impôt sur le revenu ou
sur la fortune immobilière, Jean-
M. Prat voit dans
cette affaire
une « cabale »
pour l’empêcher
de briguer
un troisième
mandat en 2024
internes du Musée du Louvre pour
son intérêt personnel. » Le collec-
tionneur mentionne l’achat par le
président des Amis du Louvre
d’un dessin de Claude Gellée, dit
« Le Lorrain », mis en vente en avril
à Vienne par la société Doro-
theum, précédemment identifié
et convoité par les équipes du Mu-
sée Condé, au château de Chantilly,
où se tiendra au printemps 2024
une exposition du peintre. « Le dé-
partement des arts graphiques du
Louvre leur a soudainement inter-
dit de l’acheter, pour que M. Prat
puisse l’acquérir lui-même », assure
le collectionneur.
Le destin d’un dessin
Le Musée Condé nuance cette ver-
sion. « Il ne faut pas se servir de ce
dossier pour mettre en cause la pro-
bité de qui que ce soit, réagit son di-
recteur, Mathieu Deldicque. Nous
avions repéré ce dessin à Vienne,
nous avions pris des contacts infor-
mels avec le département des arts
graphiques du Louvre pour étudier
la question et, par manque de
moyens, nous avons décidé de lais-
ser la priorité au Louvre et à ses par-
tenaires. J’espère juste que ce dessin
est bien destiné à être donné à une
collection publique. » Louis-An-
toine Prat, qui, dans le catalogue
de son exposition au Musée d’Or-
léans, précise avoir eu l’aval du
Louvre, déjà détenteur d’une qua-
rantaine de dessins de l’artiste,
pour enchérir, assure avoir inscrit
dans un testament la donation de
toute sa collection au Louvre et à
Orsay. « Nous n’avons connais-
sance d’aucune promesse de don,
sous une forme ou une autre », fait
toutefois savoir le musée.
Dans l’entourage de sa prési-
dente, Laurence des Cars, on
déplore les « sorties en tout genre
du président des Amis, qui ne ser-
vent pas l’institution. Pour le reste,
il ne nous appartient pas de nous
ériger en procureur ou protec-
teur. » Contactée par Le Monde, la
Société des amis du Louvre n’a
pas souhaité s’exprimer. p
roxana azimi
Jacques Aillagon suggère que cha-
que citoyen soit « doté d’un crédit
d’impôt, même modeste, qu’il
pourrait affecter à une action d’in-
térêt général de son choix », afin de
redevenir « pleinement un “ci-
toyen actif” ». Ce projet devrait, là
encore, faire sérieusement grin-
cer des dents à Bercy, rétif à la
création de tout nouvel avantage
fiscal. Enfin, l’ancien ministre
propose d’étendre l’actuel disposi-
tif des œuvres d’art d’intérêt
patrimonial majeur – dont a béné-
ficié la cathédrale Notre-Dame de
Paris – à la restauration complète
d’un nombre limité de monu-
ments, dont la Rue de Valois éta-
blirait la liste tous les trois ans.
Rima Abdul Malak a dressé un
constat très positif de cette loi,
« Notre vie dans l’art »,
l’antidote à la morosité
du Théâtre du Soleil
Le dramaturge américain Richard Nelson
signe, à l’invitation d’Ariane Mnouchkine,
sa première création en France
N i tout à fait le même, ni
tout à fait un autre : le
Théâtre du Soleil réserve
à son public une surprise de taille.
Un pied en 1923, l’autre en 2023, le
spectateur atterrit dans une réa-
lité parallèle. Cette traversée des
apparences est le fait d’une repré-
sentation où se superposent et se
confondent le vrai et le faux. Dans
ce haut lieu de l’hospitalité, il n’y a
pas que le bortsch ukrainien (en
vente au comptoir) qui réconforte
le visiteur. Il y a aussi ces shots
massifs, sur scène, d’humanité et
d’art, qui adoucissent nos hivers
intérieurs. Notre vie dans l’art est
un antidote à la morosité.
Dans un théâtre réaménagé où
la scène de jeu a migré vers l’es-
pace de restauration (et inverse-
ment), les comédiens sont au ser-
vice de Richard Nelson, auteur et
metteur en scène américain dont
le texte, traduit par Ariane Mnou-
chkine, porte un titre à rallonge :
Notre vie dans l’art. Conversations
entre acteurs du Théâtre d’Art de
Moscou pendant leur tournée à
Chicago, Illinois, en 1923. Drôle de
sujet que l’on imagine, de prime
abord, décorrélé de nos actualités,
mais dont on constate les réso-
nances contemporaines.
Le dramaturge signe, à l’invita-
tion de la patronne de la maison,
sa première création en France.
L’occasion de saluer son talent. Ri-
chard Nelson sait révéler les
intimités et donner chair à ses
personnages en révélant le
meilleur des acteurs qu’il dirige.
La compagnie de Stanislavski
Onze interprètes gagnent un
étroit plateau qu’encadrent deux
hauts gradins de bois. Ils vont vi-
vre là pendant un peu plus de
deux heures. Le temps que dure, à
Chicago, une journée passée
autour d’une table de repas à
s’étourdir de futilités et disserter
de l’essentiel, s’enivrer d’amitié et
fureter d’espoirs en désillu-
sions. Conversations que ryth-
ment des ellipses temporelles res-
tituées par de brefs noirs plateau.
Les hommes, Constantin Stanis-
lavski (1863-1938) – célèbre met-
teur en scène et pédagogue qui a
créé une méthode de jeu fondée
sur l’introspection – en tête, et les
femmes, parmi lesquelles Olga
Knipper (la veuve de Tchekhov),
ont laissé derrière eux une Russie
bolchevique. Le communisme
annonce-t-il le meilleur ? Au
terme d’une journée arrosée de
« dont l’impulsion a été décisive ».
Le nombre de donateurs particu-
liers est passé de 1,3 million en
005 à 5,4 millions en 2022, celui
des entreprises mécènes a été
multiplié par 8,8 pendant cette
période et celui des fonds de dota-
tion et de fondations a presque
quadruplé entre 2008 et 2023.
Selon la dernière étude de l’Ad-
mical – association qui fédère plus
de deux cents entreprises mécè-
nes – datant de 2021, la culture
reste le second domaine privilé-
gié par les entreprises et représen-
tait 22 % du montant total des
dons, juste après l’éducation.
Des largesses importantes, mais
qui restent loin de celles qui sont
générées par la philanthropie
solidement établie dans les pays
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
vodka, la réponse sera non. Les ar-
tistes (endettés, malgré leur suc-
cès outre-Atlantique) sont som-
més de rentrer au pays s’ils ne
veulent pas être considérés
comme des criminels. Fin du
voyage et de l’utopie. Vingt ans
plus tard, Stanislavski sera con-
traint de signer une lettre d’allé-
geance à Staline. Le théâtre a
perdu une bataille. Pas la guerre.
Cent ans plus tard, rien n’a
changé. A l’intérieur des salles,
des comédiens s’acharnent
toujours à réinventer un monde
qui, au-dehors, trahit toutes ses
promesses. Richard Nelson n’est
pas naïf. Il ne dresse pas le
portrait idéalisé d’un collectif
béat où régnerait une harmonie
sans nuages. La cohabitation et
la paix sont le fruit d’un travail
de chaque seconde. Mais, au-delà
des divergences, une cause
sacrée réconcilie et soude la
tribu : c’est l’art. Lequel ne serait
rien sans les mots.
Ces mots fusent sur la scène. En
pagaille les premières minutes,
ils se mettent en ordre de marche
pour servir une fiction qui
tourne à plein régime lorsqu’elle
bascule du bavardage (trop) anec-
dotique vers les problèmes hu-
mains. Tensions politiques en
Russie, déroute financière de la
troupe. Que pèse le théâtre ? Rien,
et pourtant beaucoup lorsqu’il
s’invite en douce au cours d’une
parodie des drames de Tchekhov.
D’une cohésion totale, les co-
médiens forment un groupe
humain tangible et si crédible que
l’on finit par oublier qu’ils jouent.
Ils ne sont plus les Russes qu’ils
incarnent, ils sont eux. Une con-
séquence, sans doute, de la
méthode Stanislavski, laquelle
n’est pas du tout expliquée par
l’auteur (c’est dommage). Reste
que l’amalgame entre les épo-
ques, les biographies et les géné-
rations est total. Les frontières se
floutent de la fiction à la réalité. Le
trouble ressenti est puissant.
Les comédiens d’Ariane Mnou-
chkine sont épatants de vérité et
de maturité. L’expérience, le tra-
vail, les répétitions, l’habitude
qu’ils ont les uns des autres, tout
ce qui fait leur quotidien à la
Cartoucherie semble s’être préci-
pité dans Notre vie dans l’art. p
joëlle gayot
« Notre vie dans l’art », écrit
et mis en scène par Richard
Nelson. Théâtre du Soleil,
Cartoucherie de Vincennes,
Paris 12e. Jusqu’au 3 mars.
anglo-saxons. La ministre sou-
haite d’ailleurs sensibiliser les jeu-
nes à ce sujet dès l’école primaire.
Alors que la COP28 termine ses
travaux, elle a clairement indiqué
à tous ceux qui réclament l’inter-
diction du mécénat aux entrepri-
ses d’énergie fossile qu’au minis-
tère de la culture « il n’y a pas de
liste noire des mécènes ». « A cha-
cun de prendre ses responsabili-
tés ! », a-t-elle lancé. Mme Ab-
dul Malak a dit par ailleurs qu’elle
réfléchissait aux « moyens de faci-
liter les petits dons », de moins de
100 euros, en ajoutant qu’une
telle mesure devrait se discuter en
commission interministérielle.
Pour tenter d’emporter l’aval, très
hypothétique, de Bercy. p
nicole vulser
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023
L’émouvant adieu à la reine de Netflix
Après des premiers épisodes peu convaincants, la saison 6 de « The Crown » redresse magistralement la barre
NETFLIX
À LA DEMANDE
SéRIE
L
a première partie de la
sixième saison de The
Crown, mise en ligne le
16 novembre, n’aura donc
été qu’un long intermède, une
sorte de téléfilm dans la série,
dans sa forme comme dans son
scénario. Après quatre épisodes
consacrés au dernier été puis à la
mort de la princesse Diana, la sé-
rie de Peter Morgan renoue dans
ses six derniers épisodes (dont
seuls cinq ont été mis à la disposi-
tion de la presse) avec un disposi-
tif narratif proche de celui des
cinq saisons précédentes.
La reine Elizabeth y retrouve
une forme de centralité. Le temps,
étiré à l’extrême au début de la
saison, se resserre à nouveau
pour mieux faire résonner l’épo-
que avec le passé, et l’intimité des
Windsor avec les mutations de la
société britannique.
Moins révérencieuse
Diana disparue, et la reine s’ap-
prêtant à célébrer – en 2002 – un
demi-siècle de règne, The Crown
se tourne vers l’avenir et les héri-
tiers de la couronne – surtout
William, le fils aîné de Charles, ob-
jet de la fascination populaire et
médiatique depuis la mort de sa
mère, en 1997. Ce virage, qui dé-
Une nouvelle jeunesse pour Cruella, la méchante iconique de Disney
Le film de Craig Gillespie réhabilite le vénéneux personnage, interprété par Emma Stone, face à une Emma Thompson jubilatoire
W9
JEUDI 14 – 21 H 05
FIlM
Q u’on ait frémi, enfant, de-
vant Les 101 Dalmatiens
(1961) ou ses deux adap-
tations en prise de vues
réelles de 1996 et 2001, Cruella
d’Enfer est incontestablement la
méchante Disney la plus charis-
matique. Le souvenir de Glenn
Close y est pour beaucoup : l’ac-
trice offrait une prestation im-
peccablement vénéneuse, incar-
nant d’une manière inoubliable
GRILLE N° 23 - 289
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V sables de quartiers. Dieu à tête de
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 288
HORIZONTALEMENT I. Prédilection. II. Réparation. III. Ecatis. Rl. SA.
IV. Cérès. Doutai. V. URSS. Sen. VI. Ic. Masseuse. VII. Slogans. Trou.
VIII. Sabordements. IX. Ogino. Ia. Oie. X. Netéconomies.
VERTICALEMENT 1. Précuisson. 2. Recerclage. 3. Epars. Obit. 4. Dates.
Gone. 5. Iris. Maroc. 6. Las. Sand. 7. Et. Dessein. 8. Cirons. Mao. 9. Tolu.
Eté. 10. In. Tournoi. 11. Sa. Sotie. 12. Niaiseuses.
La reine Elizabeth II (Imelda Staunton), dans la série « The Crown ». JUSTIN DOWNING/NETFLIX
coule des interrogations de la mo-
narchie sur sa pertinence dans ce
XXIe siècle qui commence tout
juste, se fait au prix d’un efface-
ment du politique. L’actualité bri-
tannique n’est plus qu’une toile
de fond. Fini les duels avec les pre-
miers ministres et les grandes
crises internationales. Les affaires
de l’Etat sont réduites à quelques
scènes dans lesquelles le réforma-
teur Tony Blair incarne l’avène-
ment d’une société « plurielle »,
cette femme diabolique obsédée
par la fourrure.
Autres mœurs, autre époque, la
fourrure n’a plus droit de cité.
Après Maléfique, Disney poursuit
la réhabilitation de ses méchantes
les plus iconiques. Un phéno-
mène généralisé : en 2019, c’est
l’origine du Joker qui était sondée
par Todd Phillips, comme une ma-
nière de répondre aux attentes du
public dont les exigences se sont
quelque peu inversées. Les mythi-
ques vilains s’offrent une psycha-
nalyse cinématographique qui
provoque l’empathie générale. La
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
où les royals n’ont qu’une fonc-
tion décorative.
Malgré son attachement à la pré-
sence d’un « gardien des cygnes »
dans le royaume (épatant épi-
sode 5, qui expose quelques-uns
des archaïsmes les plus savoureux
de la monarchie), la reine n’entend
pas faire tapisserie. Sa détermina-
tion à entrer dans le grand âge la
tête haute permet à la série de re-
trouver un peu d’humour, notam-
ment à la faveur de scènes déli-
frontière entre bien et mal s’es-
tompe, et la recette fait mouche.
Une recette parfaitement res-
pectée dans cette préquelle con-
sacrée à Cruella, ses jeunes an-
nées. Nous sommes en 1970, dans
un Londres secoué par l’explo-
sion du mouvement punk.
Désir de vengeance
La jeune Estrella (Emma Stone) a
perdu sa mère dans des circons-
tances tragiques. Accompagnée
de ses deux acolytes, Horace et
Jasper, elle survit grâce à des lar-
cins, mais rêve de se faire un nom
HORIZONTALEMENT
I. Meilleur au pied du mur que sur
toile. II. Supprimer oiciellement.
Passe à l’huile. III. Ne peut pas perdre
sa langue pour travailler. Chez l’édi-
teur. IV. Met de côté. Spécula sur les
valeurs et les fonds. V. Amérindiens
du Colorado. Pointe au faîte. Arrivée
sur terre. VI. Passera au plus près.
Le petits sont souvent importants.
VII. La deuxième est restée célèbre.
Si leur Etat n’est pas bien grand,
il sont bons chanteurs. VIII. Respon-
faucon. IX. Division du yen. Négation.
Musique de l’Inde. X. Nous entraîne
vers la in du monde.
VERTICALEMENT
1. Fait gafe. 2. Feront partie d’une
prochaine coupe. 3. Bien pourvues
pour les épousailles. Jamais,
dans le temps. 4. Cours asiatique.
Assure le passage des plats. 5. Pour
les proches de mademoiselle Lollo-
brigida. S’amuse chez Victor. 6. Dres-
saient à la verticale. 7. Pour traire
dans la montée. Petit ensemble.
8. Incontestables comme des faits.
9. Refus chez Tolstoï. Personnel.
En rogne. 10. En règle. Charge de
baudet. Grande réunion. 11. Ferme la
tribune. Franchis le pas. 12. Reprise
en main pour que tout aille droit.
cieuses entre la reine et sa sœur,
Margaret, noceuse invétérée qui
quittera la série avec un certain pa-
nache. Après Vanessa Kirby et He-
lena Bonham-Carter, Lesley Man-
ville s’impose dans le rôle de la
princesse rebelle comme un des
meilleurs choix de la distribution.
Mais la tendresse avec laquelle
The Crown filme les années
« gueule de bois » qui suivent la
mort de Diana n’empêche pas
l’impression d’une série un peu
dans la mode. Elle accepte un em-
ploi de femme de ménage dans
un grand magasin, espérant ainsi
pouvoir gravir les échelons.
Ses créations tapent dans l’œil
d’une grande figure de la mode, la
baronne von Hellman (Emma
Thompson), hautaine et parfaite-
ment infecte. Embauchée comme
styliste, Estrella gagne la con-
fiance de cette dernière. Au détour
d’une révélation, se laissant em-
porter par un désir de vengeance,
elle devient Cruella : les deux fem-
mes se livrent bataille, leurs créa-
tions se répondent, surenchéris-
SUDOKU
N°23-289
9 2
6 5
1 6
4 Moyen
7 5 4
3 Chaque chiffre ne doit
5 9 4 1 seule fois par ligne,
1 6 8 7 9 par
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télévision | 25
moins révérencieuse qu’avant.
Contrairement aux premiers épi-
sodes, écartelés entre le roman-
photo de la liaison entre Diana et
Dodi et l’impérative mise en
scène de l’immense popularité de
la princesse, le reste de la saison
assume la fiction et fait preuve
d’un peu plus d’audace quand il
s’agit de montrer la souveraine se
débattre avec son époque.
Il en va de même pour la pein-
ture, romancée mais très délicate,
de la rencontre entre William et
Kate Middleton. Digne d’un ro-
man-photo, elle est néanmoins
portée par le charme qui se dé-
gage du personnage de William.
Le débutant Ed McVey lui prête la
douceur de l’adolescence meur-
trie autant que le maintien d’un
futur roi.
A la fin de la série, William aura à
peu près le même âge qu’Eliza-
beth lors de son accession au
trône. Sans avoir vu l’ultime épi-
sode de la saison, on ne peut que
supputer que c’est sur lui, et la
promesse de renouveau qu’il in-
carne, que s’achèvera la chroni-
que de ce règne unique. p
audrey fournier
The Crown, série créée par Peter
Morgan (saison 6, deuxième
partie). Avec Imelda Staunton,
Dominic West, Elizabeth Debicki,
Jonathan Pryce, Lesley Manville,
(RU, 2023, 10 × 38-60 min).
sent. Le film se métamorphose en
un splendide défilé de mode.
Craig Gillespie (réalisateur du
remarqué Moi, Tonya en 2017) re-
noue avec un savoir-faire old
school : la puissance graphique
des décors et des costumes, un
scénario tortueux mais original,
cosigné par la scénariste du Dia-
ble s’habille en Prada – dont
Cruella a des allures de remake
jeune public. Une mise en scène
(parfois trop) vigoureuse, cons-
truite autour de la puissance
d’apparition de Cruella, inspirée
par les manières altières de
6 7 9 5 3 4
1 4 3 9 2 8
2 5 8 1 7 6
8 6 2 7 4 9
9 1 4 6 5 3
8 7 7 3 5 2 8 1
4 2 6 8 1 5
3 9 7 4 6 2
5 8 1 3 9 7
Complétez toute la
1 grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
colonne et par
carré de neuf cases.
NOTRE
SÉLECTION
JEU D I 14 D ÉCEM BR E
Arte
Life on Mars
22.20 Pourquoi Sam Tyler,
un commissaire de police de
Manchester, a-t-il été projeté en 1973
à la suite d’un accident de voiture
en 2006 ? Séance de rattrapage
pour cette série policière britannique
à succès, diffusée en 2007.
OCS Pulp
Interdit aux chiens
et aux Italiens
21.00 Prix du jury au Festival
d’Annecy, le film d’animation en stop
motion d’Alain Ughetto raconte
ses origines et celles de centaines
d’autres familles de migrants italiens
du début du XXᵉ siècle.
Canal+
Love & Death
21.10 Inspiré par un fait divers
sordide, David E. Kelley signe avec
cette minisérie son projet le plus
intéressant depuis Big Little Lies. Dans
le rôle d’une mère au foyer acquittée
après avoir pourtant tué la femme
de son ex-amant, Elizabeth Olsen
fait des merveilles.
TF1
Panda
21.10 Après Audrey Fleurot (HPI)
et Muriel Robin (Master Crimes),
c’est au tour de Julien Doré de
rejoindre l’équipe des enquêteurs
iconoclastes des polars de TF1.
l’actrice américaine Tallulah Ban-
khead – à qui le réalisateur offre
un élégant clin d’œil.
Un film à la gloire des actrices,
pour les actrices et porté par elles.
Un film qui honore le charisme
du duo de protagonistes, en parti-
culier la géniale Emma Stone, qui
s’amuse avec la gourmandise
d’une petite fille trop heureuse de
pouvoir jouer à la méchante. p
murielle joudet
Cruella, de Craig Gillespie. Avec
Emma Stone, Emma Thompson
(EU, 2021, 134 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
8 1 2
6 7 5 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 4 9 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
1 5 3 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
7 2 8 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
4 9 6
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
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5 8 1 Courrier des lecteurs
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Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
26 | dossier spécial 0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

C H A N G E M E N T C L I M AT I Q U E

Comment la vallée
du Rhône fait face
au stress hydrique
Le déficit en eau, la hausse des températures
et la multiplication des épisodes extrêmes
placent le bassin rhodanien dans
une situation climatique préoccupante

lyon - correspondant l’habitude, constate Maryannick Garin. On Un agriculteur

ne parle pas d’une coupure d’électricité ou prépare sa

C’
est arrivé sans prévenir.
Le 27 juillet 2022, dans le
petit village de Clansayes,
dans le sud du départe-
ment de la Drôme. D’un
coup, plus rien n’est sorti
des robinets. Une coupure soudaine, généra-
lisée. « Vous vous levez le matin et il n’y a plus
d’eau du tout. Vous ne comprenez pas tout de
suite ce qui arrive », raconte Maryannick
Garin, maire du village de 600 habitants.
Rupture de canalisation ? Beaucoup plus
grave. En cherchant l’origine de la coupure, la
municipalité se rend compte que le niveau
de la nappe phréatique a trop baissé à cause
de la sécheresse qui dure depuis des mois.
Les pompes ne parviennent plus à puiser
dans la source qui alimente la commune.
« C’est un choc énorme. On se sent vulnéra-
ble, tout le monde comprend à quel point l’eau
est précieuse », témoigne l’élu, qui est aussi
vice-président des maires ruraux de la
Drôme. Durant trois jours, le village a été dé-
panné par des camions-citernes, puis il s’est
raccordé au réseau du syndicat intercommu-
nal voisin, lequel puise dans la nappe du
Rhône. L’eau coule à nouveau. Mais rien n’est
vraiment comme avant dans la magnifique
localité tout en pierre, entourée de végéta-
tion. Témoin direct des effets les plus radi-
caux du stress hydrique dans la région Auver-
gne-Rhône-Alpes, le village de Clansayes in-
carne la conscience d’un avenir où la préser-
vation de l’eau deviendra un enjeu central.
« Nous avons connu une nouvelle période de
sécheresse intense cette année. Les choses
changent. Les habitants commencent à re-
trouver des petits gestes du quotidien pour
économiser, des gestes dont on avait perdu
d’Internet. L’eau n’est pas un patrimoine com-
munal, c’est un patrimoine mondial, il faut
nous interroger sérieusement sur sa gestion,
individuellement et collectivement. » Le débat
est lancé dans une région parmi les plus ex-
posées aux changements climatiques.
EFFET TROMPEUR
La région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA) a
connu en 2022 le deuxième été le plus chaud
de l’histoire météorologique documentée,
après celui de 2003, avec une température su-
périeure de 2,5 °C à la moyenne de ces vingt
dernières années. En même temps, la région
a subi sa deuxième période la plus sèche, avec
une pluviométrie en baisse de 23 % par rap-
port à la moyenne depuis 1960. Plus de cha-
leur, moins de pluie et de neige l’hiver : la res-
source en eau diminue inexorablement. « La
région se situe pleinement dans la problémati-
que des changements climatiques. Elle est sans
doute la plus exposée aux phénomènes extrê-
mes que nous constatons. Dans ce contexte, les
châteaux d’eau ne fonctionnent plus comme
avant. L’année 2023 nous livre une photogra-
phie de ce qui nous attend à horizon 2050 », es-
time Jean-Michel Soubeyroux, directeur ad-
joint scientifique chez Météo-France.
Ces dernières semaines, les pluies intenses
ont fait oublier les mois de sécheresse précé-
dents. Un effet trompeur. « Nous risquons de
connaître une multiplication des records de
jours sans pluie, suivis de records de précipita-
tions. Au final, le bilan hydrique est négatif »,
poursuit l’ingénieur de Météo-France. Les
conséquences sont visibles dans la
deuxième région économique de France. En-
tre 1960 et 2020, le débit du Rhône a baissé de
7 % dans son secteur nord, et de 13 % au sud.
Sa température a augmenté de 2,2 °C au nord,
parcelle pour
la mise en eau
et la semence
des grains de riz,
au Sambuc,
à Arles (Bouches-
du-Rhône),
le 4 mai 2022.
MATHIAS BENGUIGUI
et jusqu’à 4,5 °C au sud. Traversant toute la ré- d’alarme depuis plusieurs années. La struc-
LA HAUSSE DE gion, le fleuve alimente directement en eau ture créée en 1933 par Edouard Herriot, alors
LA TEMPÉRATURE 2,3 millions de personnes, et fournit l’irriga-
tion de 2 700 exploitations agricoles.
député du Rhône, parvient à maintenir la na-
vigation et le niveau des stations de pompage
DU FLEUVE La hausse des températures va nécessiter grâce à sa régulation permanente du fleuve,
de modifier le fonctionnement des quatre mais elle a déjà dû changer ses pratiques. Le
VA NÉCESSITER centrales nucléaires situées sur les rives du calendrier des opérations de maintenance a
DE MODIFIER LE fleuve et de leurs dix-huit réacteurs. Objectif :
limiter les rejets d’eau des circuits de refroi-
été modifié pour faire face aux événements
météorologiques inédits. « Nous effectuons
FONCTIONNEMENT DES dissement en périodes trop chaudes. Le ra- entre 400 et 500 interventions par an sur l’en-
lentissement de la production l’été doit no- semble de nos installations. Mais comme les
QUATRE CENTRALES tamment concerner les trois centrales qui variations de débit deviennent difficilement
fonctionnent en circuit ouvert. Cette seule prévisibles, nous ne pouvons plus tout pro-
NUCLÉAIRES SITUÉES question des centrales nucléaires donne la grammer des mois à l’avance. Nous devons
SUR SES RIVES mesure des efforts à accomplir : passer en cir- nous donner de la souplesse pour intervenir
cuit fermé deux centrales nucléaires suppose vite », explique Eric Divet, directeur de la ges-
des travaux d’un coût d’un milliard d’euros. tion d’actifs et des concessions de la CNR.
Chargée de la gestion du fleuve, la Compa- Pour faire face au stress hydrique, la CNR
gnie nationale du Rhône (CNR) tire le signal dispose d’un Centre d’analyse comporte-

« Notre société s’est fragilisée par rapport à la ressource en eau »

Selon l’hydroclimatologue Florence Habets, il est urgent de réapprendre la sobriété et de protéger l’eau de la pollution

Par ailleurs, avec la diminution ques. Si vous avez dépensé beau- Certes, il vaut mieux un micropro- peut aussi restaurer de très grands tion des sols et réinstaurer des
ENTRETIEN des volumes dans les rivières ou coup d’argent pour stocker quel- cesseur fabriqué en France plutôt réservoirs d’eau en améliorant la points d’infiltration comme des

D irectrice de recherche au
CNRS et professeure atta-
chée à l’ENS, Florence Ha-
bets a contribué aux ouvrages
Dernières limites. Apprendre à vi-
vre dans un monde fini, tiré du
podcast d’Audrey Boehly sur les li-
mites planétaires (Rue de l’Echi-
quier, 240 pages, 22 euros), et Cha-
leur humaine. 18 réponses à la me-
nace climatique, tiré du podcast
de Nabil Wakim pour Le Monde
(Seuil, 320 pages, 19,90 euros).
Comment le changement
climatique affecte-t-il la
ressource en eau en France ?
Le risque de sécheresses s’étend
sur le territoire et la probabilité
qu’elles soient longues aug-
mente. Celle qui dure depuis plus
d’un an dans les Pyrénées-Orien-
tales, par exemple, est cohérente
avec les trajectoires du change-
ment climatique. Dans le même
temps, les pluies extrêmes ga-
gnent en intensité. En France, en
cinquante ans, les pluies les plus
fortes ont augmenté de 20 % dans
les Cévennes.
les nappes phréatiques, la concen-
tration en polluants augmente.
Au-delà d’une certaine concentra-
tion, on doit suspendre la distribu-
tion. Rien que dans le bassin Seine-
Normandie, 1 200 points de cap-
tage de l’eau potable ont été fer-
més entre 2000 et 2021, dont 11 %
en raison des pesticides. On se met
en danger en n’étant pas capable
de retrouver une bonne qualité
d’eau. Enfin, notre société s’est fra-
gilisée avec l’augmentation de la
demande en eau. Une sécheresse à
la sortie de la seconde guerre
mondiale a duré cinq ou six ans. A
l’époque, les habitants étaient
moins nombreux, et chacun con-
sommait moins – l’eau courante
était rare. Si une telle sécheresse se
reproduisait aujourd’hui, plus
rien ne fonctionnerait.
Le stockage de l’eau, par
exemple dans des bassines,
est-il pertinent ?
Il ne va pas nous aider lors des sé-
cheresses longues, où il n’y aura
plus d’eau ni dans les sols, ni dans
les lacs, ni dans les nappes phréati-
que chose qui se raréfie, vous êtes
coincé. Il ne faut pas tout miser là-
dessus, on est obligés de travailler
sur des trajectoires de sobriété.
Quelles mesures adopter ?
On peut diminuer le gâchis d’eau
sanitaire, lié notamment au fait de
faire ses besoins dans de l’eau po-
table. Il existe des alternatives,
comme les toilettes sèches ou
l’utilisation des eaux grises – du la-
vabo ou de la douche – pour ali-
menter la chasse d’eau. On peut li-
miter l’arrosage et l’irrigation ;
avoir une pelouse dans le Sud de la
France n’est pas raisonnable. Idem
pour l’agriculture : il faut s’adapter
au milieu et non le transformer
pour qu’il subvienne aux besoins
de cultures qui n’y ont pas leur
place. Ça progresse : on voit beau-
coup plus de sorgho dans les
champs. Les productions comme
le maïs irrigué, en revanche, vont
peut-être devoir être restreintes.
L’industrie doit aussi se ques-
tionner. A Grenoble, la consom-
mation d’eau d’une grande usine
d’électronique crée des tensions.
qu’au bout du monde. Mais ne
faudrait-il pas se demander si on a
besoin d’autant de microproces-
seurs ? Vient enfin la question
énergétique, car l’eau est indispen-
sable aux barrages hydroélectri-
ques et aux centrales nucléaires,
pour refroidir les réacteurs. Il faut
s’attendre à des pénuries d’électri-
cité lors des sécheresses.
Comment l’offre d’eau
peut-elle s’adapter ?
Le plus crucial me semble de la
protéger de la pollution. Je pense
aux pesticides, mais aussi aux ma-
tériaux qu’on jette ou qu’on brûle,
qui se retrouvent dans les sols ou
dans l’atmosphère et qui vont être
lessivés par l’eau. Il faut aussi pré-
server les bassins d’alimentation
de captages : y implanter de la fo-
rêt, de l’agriculture biologique… La
politique agricole commune
n’aide pas : elle subventionne des
pratiques incompatibles avec la
qualité de l’eau. Ensuite, il faut pré-
server les zones humides ou en re-
créer, alors que la tendance est
toujours à leur destruction. On
qualité des sols agricoles. L’agricul-
ture conventionnelle et l’usage in-
tensif de tracteurs lourds les ont
compactés et leur ont fait perdre
leur capacité à accueillir du vivant.
Or, c’est le vivant, comme les vers
de terre ou les mycorhizes, qui
crée les porosités où l’eau va s’infil-
trer. On peut aussi améliorer l’in-
filtration en évitant de garder des
sols nus, grâce aux résidus de ré-
coltes ou à des couverts végétaux.
Avec ces différentes pratiques, le
sol peut jouer son rôle d’éponge.
Enfin, en ville comme dans le
rural, il faut stopper l’artificialisa-
« DANS LE BASSIN SEINE-
NORMANDIE, 1 200 POINTS
DE CAPTAGE DE L’EAU
POTABLE ONT ÉTÉ FERMÉS
ENTRE 2000 ET 2021,
DONT 11 % EN RAISON
DES PESTICIDES »
haies ou des noues [larges fossés].
Les cours d’école Oasis, qu’on vé-
gétalise et où on remplace le gou-
dron par des surfaces perméa-
bles, vont dans le bon sens. Il faut
« renaturaliser » un peu partout.
Que penser de la réutilisation
des eaux usées traitées ?
C’est une fausse bonne idée. Uti-
liser dans le réseau les eaux issues
des stations d’épuration revient à
en priver le milieu naturel, alors
qu’elles contribuent au débit des
rivières, offrent un habitat aux
poissons, etc. Cela peut être utile,
éventuellement, en bord de mer,
mais la démarche est coûteuse.
Le défi consiste à savoir où inves-
tir l’argent au mieux pour gagner
en résilience. Cela dépend de cha-
que territoire et doit se discuter en
comité de bassin. Les citoyens
aussi doivent s’informer, parler à
leurs élus. Certains lobbys s’expri-
ment très fortement, mais le sujet
appartient à tous et à toutes. On
n’y arrivera que collectivement. p
propos recueillis
par hélène seingier
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 dossier spécial | 27

Conférence
Météo-France organise une conférence sur le thème
« Changement climatique : comment réussir
à s’adapter ? », en partenariat avec Le Monde.
Avec la participation de Christophe Béchu (ministre
de la transition écologique), Patrick Josse (Météo-
France), Ronan Dantec (sénateur de Loire-Atlanti-
que), Virginie Schwarz (Météo-France), Pascal
Berteaud (Cerema), François Chollet (Toulouse
Métropole), Valérie Flicoteaux (Conseil national de
l’ordre des architectes), Fabrice Bonnifet (Bouygues),
Julien Marion (ministère de l’intérieur), Stéphane
Loriot (établissement public territorial du bassin de
la Vienne), Jean-Michel Fabre (Syndicat mixte d’étu-
des et d’aménagement de la Garonne), Jean-Michel
Soubeyroux (Météo-France), Bénédicte Augeard
(Office français de la biodiversité), Laurent Bellet
(EDF Hydro). En vidéo : Christian Huyghe (Inrae).
Rendez-vous le 14 décembre 2023, de 9 heures
à 12 heures, à l’auditorium du Monde, à Paris.
Gratuit. Inscription : Lemonde.fr/meteofrance

Les villes s’adaptent

aux vagues de chaleur
Maintenir des températures supportables
est un enjeu primordial de santé publique

P our que les villes françai-

mentale des ouvrages hydrauliques (Cacoh).
Ce laboratoire de pointe modélise par exem-
ple les phénomènes de « laves torrentielles »,
lorsque surviennent des orages ou des pluies
qui font déborder les affluents du Rhône, no-
tamment sur les pentes montagneuses. Les
ingénieurs parviennent à visualiser le com-
portement de ces coulées, composées de
15 % d’eau et 85 % de matériaux charriés. Ils
élaborent les solutions pour éviter les sub-
mersions. La construction d’ouvrages dits
« de répartition », en amont des barrages ou
des retenues, permet de scinder et d’étaler
les volumes des coulées. Ce qui évite les dé-
bordements catastrophiques. « En compre-
nant ces phénomènes, qui fonctionnent par
bouffées, nous avons l’intention de ralentir
l’intensité de leurs effets », résume Christo-
phe Peteuil, responsable du Cacoh.
SURVEILLANCE PAR DRONES
Dans ce nouveau contexte, la CNR met en
place des capteurs sur les principaux af-
fluents du Rhône. Une surveillance vidéo, et
par drones si besoin, permet d’évaluer vi-
tesse et surface des cours d’eau, et donc de
calculer leur débit en direct. Cette course à
l’anticipation concerne aussi les matériaux
utilisés dans les ouvrages hydroélectriques.
La cinquantaine d’ingénieurs du laboratoire
de la CNR calculent la résistance des maté-
riaux à l’érosion et aux chocs, sachant que les
changements climatiques augmentent la
quantité de sédiments dans les cours d’eau.
Les sécheresses et le changement d’étiage,
c’est-à-dire le niveau minimal des cours d’eau,
ne concernent pas seulement le fleuve et ses
rivières. Le lac d’Annecy, en Haute-Savoie, a vu
sa température augmenter de 1,5 °C ces vingt
dernières années. Non sans conséquences
biologiques. La baisse d’étiage a aussi per-
turbé les activités touristiques. Il n’est plus
rare de pousser les pédalos pour les éloigner
de la rive, ou d’amarrer côte à côte les bateaux
de croisière, pour en faciliter l’accès en pé-
riode de basses eaux.
« La préservation de l’environnement guide
désormais nos décisions. Les changements
climatiques modifient nos pratiques. Nous
nous demandons s’il faut diminuer le nombre
de nos rotations, ou le nombre de passagers à
bord », confirme Philippe Gausset, patron de
Tourisme Participations, qui fait naviguer
six bateaux sur le lac d’Annecy, ce qui repré-
sente 120 emplois. L’entrepreneur fait élec-
trifier les moteurs de ses bateaux, par souci
écologique. Ce qui alourdit les embarcations,
et augmente le tirant d’eau de deux centimè-
tres. La sortie d’un bateau du chantier naval,
situé à Sévrier (Haute-Savoie), a ainsi été re-
tardée, à cause d’un niveau d’eau insuffisant
Eolienne, sur le canal de navigation du Rhône, au port de Fos-sur-Mer (Bouches-
du-Rhône), le 2 mai. MATHIAS BENGUIGUI POUR « LE MONDE »
Une souche morte, après les remontées de sel par les nappes phréatiques,
à Saint-Laurent-d’Aigouze (Gard), le 8 juin 2022. MATHIAS BENGUIGUI POUR « LE MONDE »
dans le port. L’incident a révélé la fragilité de
l’économie liée aux cours d’eau.
Le stress hydrique trouve aussi une specta-
culaire illustration dans la Dombes, ce sec-
teur du département de l’Ain connu pour son
millier d’étangs. La pisciculture a vu son chif-
fre d’affaires chuter de 70 % cette année, alors
qu’une centaine d’emplois sont directement
liés à la production de poissons, dont la
carpe, selon des traditions ancestrales. « La si-
tuation est de pire en pire, la moitié des étangs
de la Dombes subit un déficit d’eau très impor-
tant, jusqu’à 50 % de volume d’eau en moins »,
décrit Maxime Meyer, conseiller régional du
secteur (Les Ecologistes). Selon l’élu, l’eau ne
parvient plus dans les réseaux interconnec-
tés des étangs, à cause d’un défaut d’entre-
tien des fossés. Ce qui accentue l’impact des
périodes de sécheresse. « Des exploitations
ont la tentation de planter du maïs dans les es-
paces des étangs asséchés. Tout un patri-
moine est menacé », redoute Maxime Meyer.
Question sociale et économique autant que
stratégique, le stress hydrique mobilise les
énergies. Les pêcheurs deviennent lanceurs
d’alerte dans une région qui en compte
260 000, et 400 sociétés de pêche. « Face au
défi climatique, nous devons agir avec audace
et parfois en rupture avec le passé », a déclaré,
le 3 octobre, Martial Saddier, président de la
Haute-Savoie et du comité de bassin Rhône-
Méditerranée. L’Agence de l’eau Rhône Médi-
terranée Corse présente en décembre un plan
d’adaptation au changement climatique, qui
a comme objectif principal une diminution
de 10 % de la consommation d’eau d’ici à
2030, dans tout le bassin rhodanien. L’agence
a listé des actions concrètes. « La moitié des
zones humides du territoire ont été détruites en
cinquante ans, il faut absolument stimuler le
recyclage de l’eau de pluie pour nous en sortir »,
préconise Charlène Descollonges, ingénieure
hydrologue. La spécialiste d’hydrologie régé-
nérative a lancé un programme de recherche
sur des parcelles agricoles d’AURA, dans le ca-
dre d’un appel à projets de l’agence de l’eau. p
richard schittly
Ce dossier a été réalisé dans le cadre d’un
partenariat avec l’événement « Changement
climatique : comment réussir à s’adapter ? »,
organisé par Météo-France.
ses restent vivables mal-
gré le réchauffement en
cours, il va falloir les repenser en
profondeur. Certaines ont déjà
commencé à tester des solutions.
Mieux isoler
Maintenir une température sup-
portable dans les logements
s’avère un fort enjeu de santé pu-
blique. « A 35 degrés, c’est pénible,
à 38 degrés, c’est compliqué, et à
45, c’est la mort, insiste Franck Lir-
zin, directeur de la transforma-
tion chez SNCF Immobilier. Cela
ne va pas concerner que les gens à
la santé fragile, certains, habitant
par exemple sous les combles, vont
devoir quitter leur logement plu-
sieurs jours dans l’année. » Instal-
ler des volets ou du vitrage à
haute performance fait partie des
solutions permettant de réduire
le rayonnement solaire direct.
La dernière réglementation ther-
mique pour les bâtiments impose
d’ailleurs d’isoler les construc-
tions neuves aussi bien du froid
que du chaud. Il est possible, par
exemple, de protéger les toitures
du soleil en les végétalisant ou en
les recouvrant de matériau réflé-
chissant la chaleur. « A Paris, on
pourrait s’interroger sur la possibi-
lité de peindre en blanc les toits en
zinc, mais cela risque de changer
l’image de la capitale. La question
se pose, pour éviter de nombreuses
victimes », affirme Vincent Viguié,
économiste au Centre internatio-
nal de recherche sur l’environne-
ment et le développement.
Ventiler
Les experts sont unanimes : re-
courir à la climatisation ne fera
qu’aggraver la hausse des tempé-
ratures. « A Paris intra-muros, si
tout le monde était équipé de cli-
matiseurs, la chaleur des rues aug-
menterait de 4 à 5 degrés », estime
Franck Lirzin. A ce jour, le taux
d’équipement est de 25 % en
France, mais si la dynamique se
poursuit à ce rythme, le pays sera,
selon lui, totalement équipé d’ici
à 2030-2035. Afin d’en limiter
l’usage, l’idéal reste de favoriser la
ventilation naturelle des bâti-
ments, en privilégiant la concep-
tion de lieux traversants. Intéres-
sants également, les puits cana-
diens, des systèmes de ventila-
tion qui utilisent l’air plus froid
qui se trouve au niveau du sol
pour rafraîchir les bâtiments.
L’architecture peut aussi tenir
compte du sens des vents et laisser
circuler l’air. « Cela peut conduire
à favoriser un schéma urbain en
quinconce, comme dans les villes
méditerranéennes, explique Lise
Bourdeau-Lepage, professeure
de géographie à l’université de
Lyon. De plus, « l’orientation des
bâtiments peut être pensée pour
que ceux-ci se fassent de l’ombre
mutuellement ».
Adapter les matériaux
A l’extérieur, plusieurs pistes
sont possibles, notamment celle
de recourir, pour les sols, murs
extérieurs et toits, à des maté-
riaux à fort albédo. Ces derniers
réfléchissent la lumière et cap-
tent donc peu de chaleur. Certai-
nes précautions sont toutefois
nécessaires, comme celle de
veiller à ce que « le rayonnement
solaire réfléchi par les façades ou
les sols ne soit pas absorbé par les
piétons et les bâtiments adja-
cents, car dans ce cas-là, même si
la température ambiante dimi-
nuait, le confort thermique des
piétons ne serait pas amélioré »,
insiste Lise Bourdeau-Lepage.
Les revêtements clairs, les maté-
riaux sablonneux comme le sta-
bilisé plutôt que l’asphalte et,
mieux encore, le végétal sont à
préconiser pour les sols.
Certaines communes entre-
prennent de tendre des voiles
saisonniers, sortes de parasols
géants dans des rues piétonniè-
res. « Il est important de bien terri-
torialiser toutes ces actions, pré-
cise Julia Hidalgo, chercheuse au
Centre national de la recherche
scientifique. Certains centres his-
toriques anciens, avec de petites
ruelles, seront plus frais le jour,
grâce à leur géométrie, que des
quartiers modernes ou que des
zones commerciales en périphé-
rie. Mais la nuit, leur position cen-
trale et cette même géométrie
rendra difficile le dégagement de
la chaleur accumulée la journée. »
Végétaliser
Nombre d’études ont démontré
l’efficacité de la végétalisation et
de la désimperméabilisation des
sols pour rafraîchir les villes sur le
long terme. On peut ainsi réduire
les températures de 0,5 à 3 de-
grés. « C’est important, d’autant
que cette solution a de nombreux
cobénéfices environnementaux :
le rafraîchissement, l’infiltration
de l’eau dans les sols, la capture
du CO2 et le maintien de la biodi-
versité », souligne Bruno Barroca,
directeur de l’école doctorale
Ville, transports et territoires de
l’université Paris-Est. Nécessaire
sur le long terme, cette solution
souffre cependant de certaines
limites en période de crise aiguë :
« Elle restreint la température en
moyenne l’été, mais en cas d’ex-
trême climatique, la végétation
est elle aussi en stress, avec des
feuilles qui n’évapotranspirent
plus, flétrissent, sèchent, puis
tombent », poursuit le chercheur.
Pour parer aux situations les
plus extrêmes, les villes élaborent
de plus en plus de plans en vue de
déployer des « zones refuges »
contre la chaleur. Paris a recensé
1 300 lieux qualifiés d’îlots de fraî-
cheur, où il est possible de faire
halte en cas de chaleur intense. p
marjorie cessac
28 |
IDÉES
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

Manon Garcia Croire qu’il suffit

de définir le viol par le non-consentement
pour y mettre fin est illusoire
Si on définissait le viol par le non-consentement, on dus ni de problèmes de communication
du consentement, mais du fait que des
considérerait que c’est le comportement de la victime qui hommes considèrent qu’ils ont ou de-
fait le viol et non celui de l’agresseur, estime la philosophe, vraient avoir le droit d’imposer des rap-
ports sexuels. Croire qu’il suffit de défi-
alors que le droit pénal français actuel met en avant la nir le viol par le non-consentement pour
responsabilité première de celui qui commet le crime y mettre fin est illusoire. Le viol n’est pas
du sexe sans consentement, c’est une
violation infligée par un criminel sur
L’article 222-23 du code pénal, en défi-
nissant le viol comme « tout acte de
pénétration sexuelle, de quelque nature
qu’il soit, ou tout acte bucco-génital
commis sur la personne d’autrui ou
sur la personne de l’auteur par violence,
contrainte, menace ou surprise est un
viol », met en avant la responsabilité
sur le violeur et ne qualifie pas le désir
genre empêchent les femmes d’expri-
mer leurs désirs et autorisent les hom-
mes à ne pas s’en préoccuper, voire à
sciemment les ignorer. Mais ce n’est pas
là un problème légal, c’est un problème
judiciaire. Ce qui est en jeu n’est pas le
texte de la loi, mais les représentations
sexistes des juges et des jurés, et leur
conception extrêmement restreinte de

C’
est une erreur – et une erreur
sexiste ! – que de définir le viol
par le non-consentement. Cer-
tains pays l’ont fait parce que
leur définition du viol reposait jusque-là
uniquement sur la violence et c’est un
indéniable progrès, mais la législation
française n’a pas ce problème. C’est en
raison de l’importance que j’accorde à la
lutte contre les violences sexuelles, et sur
la base des années de recherche que j’ai
consacrées au viol et au consentement
sexuel, que je pense que la définition
française du viol ne devrait pas être
modifiée et que la solution pour une
meilleure lutte contre les violations
sexuelles est ailleurs.
Il ne fait aucun doute que la notion de
consentement est cruciale pour penser
le bon sexe et qu’il faudrait que nos vies
sexuelles ne soient faites que de rapports
consentis. Pourtant, nombre de travaux
féministes ont montré que cette notion
est traversée par des représentations
hétérosexistes : on pense que le consen-
tement est l’affaire des femmes, qui doi-
vent choisir d’accepter ou de refuser les
assauts sexuels des hommes.
On pense, en somme, que les hommes
veulent sans cesse du sexe, qu’ils ne peu-
vent pas s’en empêcher, et qu’il revient
aux femmes – que l’on présume vouloir
de l’amour plutôt que du sexe – de les
arrêter ou de les laisser faire. L’homme
propose, la femme dispose. Dans ce mo-
dèle, les hommes ne peuvent pas être
violés, les femmes ne peuvent pas être à
l’origine de rapport sexuel, et seul le
comportement des femmes – leur refus
ou leur accord – distingue le sexe du viol.
Au mieux, pour eux, elles cèdent. Au
pire, elles empêchent.
Loin d’empêcher les hommes de violer,
ces représentations les exonèrent : on
considère que pour eux le sexe et le viol
ne sont pas tellement différents, que c’est
quelque chose qu’ils font à leur partenaire
et que l’avis de celle-ci ou de celui-ci ne
compte que comme obstacle possible. On
accrédite une représentation fausse et
nuisible de la sexualité masculine.
Conséquences pratiques claires
Contrairement à l’hypothèse que cer-
tains mis en cause défendent dans les
prétoires, il n’y a pas de malentendu en-
tre les hommes et leurs victimes, ce n’est
pas qu’ils ne comprennent pas que
l’autre ne voulait pas. Des études en la-
boratoire montrent qu’hommes et fem-
mes mis devant les mêmes scénarios de
consentement et de non-consentement
interprètent les situations de la même
façon, sans que les hommes échouent à
comprendre les refus. Les violences
sexuelles ne résultent pas de malenten-
une victime qui n’a que peu à voir avec
un « rapport » sexuel : activité jointe et
partagée par des partenaires.
Les conséquences pratiques sont clai-
res : si l’on définit légalement le viol par le
non-consentement, on considère que
c’est le comportement de la victime
qui fait le viol et non celui du violeur.
On expose donc la victime à être scrutée –
comment pourrait-elle prétendre n’avoir
pas été consentante avec une jupe aussi
courte ? – et donc malmenée par le pro-
cessus judiciaire au lieu de se concentrer
sur le comportement du mis en cause.
ON PENSE QUE LES
HOMMES VEULENT
SANS CESSE DU SEXE,
QU’ILS NE PEUVENT
PAS S’EN EMPÊCHER,
ET QU’IL REVIENT
AUX FEMMES
DE LES ARRÊTER
de la victime.
Bien sûr, on peut voir en filigrane dans
cette liste de comportements du violeur
le non-consentement de la victime – il y
a non-consentement lorsque la victime
fait l’objet de violence, de contrainte, de
menace ou de surprise –, mais la respon-
sabilité n’est pas la sienne. Il y a viol en
raison de l’intention du violeur.
Mécanismes de culpabilisation
Pour autant, il y a un sérieux problème :
un nombre important de procédures de
viol achoppent sur cette question de l’in-
tention. Il ne suffit pas de prétendre
avoir cru que la personne consentait
pour être innocenté, les tribunaux éta-
blissent l’intention de manière objective,
en fonction des indices présents et de la
façon raisonnable de les interpréter.
Mais les tribunaux considèrent qu’il
peut être raisonnable de déduire le
consentement à partir d’une situation
dans laquelle la victime n’a donné
aucun signe positif de son consente-
ment. Dans les faits, il arrive trop sou-
vent que des agresseurs soient relaxés
alors même qu’ils avaient obtenu un
rapport sexuel d’une victime qui jamais
n’avait manifesté la moindre envie et le
moindre enthousiasme.
Les tribunaux échouent à prendre en
compte la façon dont les normes de
la menace et de la contrainte.
Les hommes obtiennent du sexe par
nombre de mécanismes de culpabilisa-
tion, de contraintes psychologiques qui
devraient être considérées comme de la
menace ou de la contrainte et ne le sont
pas. Mais changer la loi n’aura pas d’effet
direct sur les représentations.
Il faudrait surtout un changement de
jurisprudence de la Cour de cassation,
qui inviterait à une compréhension plus
large de la contrainte. On pourrait même
imaginer inscrire dans le droit que tout
rapport sexuel dans lequel on pourrait
raisonnablement avoir un doute sur le
consentement de son partenaire est in-
terdit. Faire du viol la conséquence de la
menace, de la contrainte, de la violence
ou de la surprise exercées par le violeur
est probablement le meilleur moyen de
défendre le droit à l’autodétermination
sexuelle sans exonérer les agresseurs. p
Manon Garcia, philosophe et
professeure de philosophie morale et
politique à l’Université libre de Berlin

Christine Castelain Meunier La proposition de loi visant à faire de

la résidence alternée l’« option à privilégier » va dans le bon sens
La sociologue souligne que le texte relatif aux et à l’importance de la négocia-
droits de l’enfant qui doit être examiné au Sénat tion pour l’assumer. Le passage
historique d’une paternité insti-
pourrait contribuer à harmoniser la législation tutionnelle, définie par des rôles
avec les évolutions du rôle du père, passé d’une clivés et hiérarchisés entre les
hommes et les femmes, à une
figure d’autorité à celle de partenaire éducatif paternité relationnelle, qui dé-
pend de la capacité et de la vo-
lonté du père à prendre sa place
par consentement mutuel [1975],
la reconnaissance de la famille
homoparentale et le mariage
pour tous en 2013, la promulga-
tion de la loi relative à la bioéthi-
que [2021] et le remboursement
de la procréation médicalement
assistée aux femmes célibataires
et aux couples de femmes, c’est
sions ou violences ». En outre, ce
n’est pas en limitant le rôle du
père dans la famille, après la sé-
paration des parents, qu’on lut-
tera contre les violences, mais
bien plutôt en sensibilisant les
juges à la plus grande vigilance à
cet égard, et en accordant une
place plus importante à la mé-
congés à la naissance), en 2002,
lequel a été porté à vingt-huit
jours en 2022. Des mesures se-
raient aussi souhaitables dans
l’univers du travail, qui ne consi-
dère pas encore suffisamment
que le travailleur peut aussi être
un père, ce qui contribuerait à ne
pas le percevoir comme un

L
a proposition de loi relative
aux droits de l’enfant à en-
tretenir régulièrement des
relations personnelles avec
ses parents en cas de séparation
de ces derniers sera examinée au
Sénat en séance publique jeudi
14 décembre. Elle vise à faire de la
résidence alternée l’« option à pri-
vilégier » pour l’enfant. Le juge,
s’il décide de l’écarter, « doit moti-
ver sa décision en considérant l’in-
térêt et les besoins de l’enfant »,
précise le texte, qui indique aupa-
ravant que, en dehors des « cas
avérés de pressions ou violen-
ces », « il est dans l’intérêt supé-
rieur de l’enfant, en cas de sépara-
tion des parents, de prendre appui
de façon équilibrée sur chacun
d’eux et de bénéficier équitable-
ment de leurs apports respectifs ».
Tout en respectant les spécifici-
tés de chaque situation, cette loi
va dans le bon sens et est impor-
tante à plus d’un titre. La garde
alternée peut en effet contribuer
à un meilleur soutien éducatif et
à la transmission de ressources
qui vont accompagner la
construction de la personnalité
de l’enfant, qu’il s’agisse des res-
sources sociales, économiques,
symboliques et culturelles, aux-
quelles, bien sûr, il importe
d’ajouter les ressources émo-
tionnelles et affectives.
La Belgique a donné la priorité
à la garde et à la résidence alter-
nées depuis 2006, et la Suisse,
pourtant plus conservatrice que
la France, est en train d’adopter
une nouvelle loi.
« Coparents »
Outre les bénéfices pour l’en-
fant, ce partage des responsabili-
tés contribue à davantage d’éga-
lité entre les femmes et les hom-
mes, à une répartition plus
équitable des temps sociaux en-
tre la famille et le travail, et donc
à des conditions de vie plus équi-
librées pour les femmes, notam-
ment dans la construction de
leur carrière. Cette nécessaire
évolution s’inscrit dans une so-
ciété marquée par des change-
ments profonds quant à la place
et au rôle de chacun des parents,
et à la maintenir, a bouleversé
fondamentalement la structure
familiale.
Cette transformation s’est tra-
duite dans la loi : de 1970 à 1972,
la « puissance paternelle » a été
remplacée par l’« autorité paren-
tale », puis par le principe de
« coparentalité » à partir de 1993.
Avec la légalisation du divorce
CE N’EST PAS EN
LIMITANT LE RÔLE
DU PÈRE DANS LA
FAMILLE, APRÈS LA
SÉPARATION DES
PARENTS, QU’ON
LUTTERA CONTRE
LES VIOLENCES
l’ensemble des références gen-
rées de la famille traditionnelle
qui a évolué.
Dans ce cadre, le père n’est plus
la seule figure d’autorité et doit
trouver sa place de partenaire
éducatif. Nos travaux (L’Instinct
paternel. Plaidoyer en faveur des
nouveaux pères, Larousse, 2020)
rendent compte du fait que les
jeunes générations masculines
aspirent à combiner le moins mal
possible travail et famille, et à
s’impliquer non plus unique-
ment comme aidants occasion-
nels, mais plus comme « copa-
rents ». D’où l’importance de
maintenir le lien à l’enfant en cas
de séparation parentale, d’autant
que c’est désormais ce lien, la ca-
pacité à l’instaurer, à le maintenir
et à l’entretenir, qui fait le père.
Certains s’inquiètent que la
priorité donnée à la garde alter-
née n’entraîne une augmenta-
tion des violences familiales. Le
texte indique clairement que la
mise en place de ce rythme de
garde ne peut s’envisager qu’en
dehors des « cas avérés de pres-
diation, qui renvoie chacun des
acteurs à ses responsabilités
parentales.
« Bonne mère »
On peut certes regretter que les
lois ne parviennent pas à chan-
ger les mentalités – actuelle-
ment, seuls 11,5 % des enfants
dont les parents sont séparés vi-
vent en résidence alternée –, ni à
mieux accompagner l’étape déli-
cate que constitue le passage du
conjugal au parental au moment
de l’arrivée de l’enfant. Mais, si la
loi ne change pas la réalité so-
ciale, elle peut néanmoins con-
tribuer à une plus grande impli-
cation des pères.
Le texte que les sénateurs s’ap-
prêtent à discuter mériterait à cet
égard d’être complété par l’allon-
gement du congé de paternité et
du congé parental, accompagné
d’une meilleure rémunération,
comme l’ont fait avant nous les
pays scandinaves. Rappelons que
la France a mis vingt ans à parve-
nir à un congé de paternité de
onze jours (plus trois jours de
parent secondaire.
La difficulté à partager les res-
ponsabilités domestiques et édu-
catives fait peser sur les femmes
de fortes pressions et exigences.
L’impératif de la « bonne mère »
reste puissant, malgré les mou-
vements féministes.
Dès lors, privilégier la rési-
dence alternée favorisera sans
nul doute le partage des respon-
sabilités entre les parents, et
constituera un vecteur de chan-
gement important vers un enga-
gement plus fort des pères dans
le quotidien de leur enfant, ainsi
que de meilleures conditions
d’affirmation et d’émancipation
pour les femmes. p
Christine Castelain
Meunier est sociologue
au Centre national de la
recherche scientifique
et à l’Ecole des hautes
études en sciences sociales
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 idées | 29

Arthur de Liedekerke et Hector de Rivoire

Laisser l’Ukraine en position de faiblesse
serait une faute morale pour l’Europe
Alors que l’Union européenne doit se mettre d’accord sur une aide d’essoufflement apparaissent. Certains
membres républicains du Congrès aux
supplémentaire en faveur de Kiev, les deux chercheurs alertent les Vingt-Sept Etats-Unis menacent de faire échouer
sur le fait qu’un défaut de soutien occidental pourrait constituer le tournant les négociations budgétaires compor-
tant un important volet d’assistance à
du conflit, alors que la Russie continue à gagner du temps l’Ukraine. Le président Zelensky effectue
d’ailleurs un déplacement à Washington
cette semaine dans l’espoir de faire bou-
notre soutien à l’Ukraine doit nous in-
terroger. L’Allemagne porte déjà une
lourde responsabilité politique en ayant
fait le pari du gaz russe contre la volonté
de ses partenaires européens. Elle doit
en tirer les leçons pour investir à long
terme, collectivement, dans la défense
de notre continent. Quant à la Hongrie,

L
e sommet européen des 14 et 15 dé-
cembre doit consacrer le déblocage
d’une aide de 50 milliards d’euros
supplémentaires à l’Ukraine et d’un
nouveau train de sanctions contre la Rus-
sie. L’hésitation allemande, l’élection de
populistes en Slovaquie et aux Pays-Bas,
et le chantage politique hongrois autour
de cette nouvelle enveloppe fragilisent di-
rectement les forces ukrainiennes.
L’Europe est déjà à l’arrière du bus dans
le conflit au Moyen-Orient et soutient la
partition menée avec le secrétaire d’Etat
américain, Antony Blinken. Elle ne peut
se permettre la même posture en
Ukraine, qui est candidate depuis fé-
vrier 2022 à l’adhésion à l’Union euro-
péenne (UE) et défend nos démocraties
face à un Etat voyou, épaulé dans ce con-
flit par l’Iran et la Corée du Nord. A l’heure
où le Kremlin joue habilement la montre
de l’échéancier électoral de l’Ouest, laisser
l’Ukraine en position de faiblesse serait
une faute morale pour l’Europe.
Les Européens, comme leurs partenai-
res, se sont malheureusement laissé
aveugler au début de l’invasion, se félici-
tant trop rapidement des revers des for-
ces armées russes tout en prenant du re-
tard, en étant trop parcimonieux dans la
livraison du matériel nécessaire à la vic-
toire des alliés ukrainiens.
Alors que le Kremlin gagnait du temps
dans des pourparlers sans résultats, les
tambours de la mobilisation russe ont
embrigadé conscrits, prisonniers de droit
commun et mercenaires. Les réserves fé-
dérales russes ont été mises au service de
l’effort de guerre et, en dépit de l’efficacité
des sanctions économiques, la Russie de-
meure capable de soutenir l’épreuve d’un
conflit de longue durée.
Signes d’essoufflement
Vladimir Poutine a décrété, le 1er décem-
NOUS DEVONS bre, l’augmentation de 15 % du nombre
de soldats de l’armée russe, et déclare
CONSIDÉRER LA aujourd’hui avec assurance que, sans le
RUSSIE DE VLADIMIR soutien financier et militaire de l’Ouest,
l’Ukraine « tomberait en moins d’une se-
POUTINE COMME maine ». La contre-offensive ukrai-
nienne amorcée au début du mois de
UNE MENACE juin s’est heurtée aux lignes de défense
DE LONG TERME POUR russes, qui progressent actuellement
sur le front oriental. Dans ce contexte, le
NOTRE SÉCURITÉ défaut de soutien occidental pourrait
constituer le tournant du conflit. Déjà
ET NOTRE INTÉGRITÉ outre-Atlantique les premiers signes
ger les lignes.
Le Kremlin compte sur la prochaine
élection présidentielle américaine et la
fatigue des opinions européennes, fragi-
lisées par des secousses populistes aux
ferments isolationnistes. Le conflit s’en-
lise et les pays membres de l’OTAN pei-
nent à rallier les pays dits « du Sud glo-
bal » à leur cause. Si l’aide financière
européenne tarde, si la question de l’ac-
cession de l’Ukraine à l’UE est repous-
sée, la posture ukrainienne s’en trouvera
diminuée et la crédibilité de l’Europe,
durablement touchée.
Nous devons collectivement démentir
cette prédiction, et considérer la Russie
de Vladimir Poutine comme une me-
nace de long terme pour la sécurité et
l’intégrité de l’Europe. Pour faire face à
la crise liée au Covid-19, l’Europe avait
déjà outrepassé les réserves allemandes
en décidant pour la première fois de
l’émission d’une dette commune pour
entreprendre un plan de relance ambi-
tieux, et faire face à une crise sanitaire
sans précédent.
La réticence actuelle du gouvernement
d’Olaf Scholz à accepter une augmenta-
tion du budget européen pour accroître
rejointe récemment par le gouverne-
ment du slovaque Robert Fico, sa proxi-
mité politique avec Moscou menace les
objectifs du prochain sommet.
Les élections européennes se tien-
dront en juin 2024. Nous devons nous
interroger avec gravité avant cette
échéance. Quel est le sens d’être euro-
péen ? Quelles sont les valeurs qui nous
rassemblent et structurent notre appar-
tenance à ce projet ? Et pensons-nous
réellement que la Russie s’arrêterait sur
sa lancée en cas de victoire en Ukraine ?
Les chancelleries européennes, en dépit
des avertissements baltes et polonais,
ont déjà mésestimé les intentions de
Vladimir Poutine en février 2022. Ne
commettons plus la même erreur. p
Arthur de Liedekerke est directeur
des affaires européennes au sein du
cabinet de conseil Rasmussen Global ;
Hector de Rivoire est maître
de conférences en économie
à Sciences Po Paris.

Jean-Claude Meyer Face au Sud global, l’Occident n’a pas à rougir

Alors que l’influence des pays membres Alors que le carnage barbare du
7 octobre a tragiquement
des BRICS ne cesse de s’accroître, le banquier éprouvé Israël, provoquant sa lé-
d’affaires invite l’Europe à se frayer un nouveau gitime défense, l’Occident – tout
en manifestant son effroi devant
cap afin de redevenir un modèle vertueux une telle tragédie – aurait dû
adopter rapidement une attitude
plus équilibrée pour ne pas tom-
blique arabe, de Bahreïn à Tunis,
l’Occident se confond avec Israël,
le colonisateur, et le Sud global
avec Gaza, l’opprimé, et avec ses
nouveaux « damnés de la terre ».
Comme nous sommes loin de
« l’Europe de l’Atlantique à
l’Oural » du général de Gaulle.
nes raisons telles la colonisation,
l’association à des guerres qui leur
étaient étrangères, un capitalisme
outrancier ; l’islam radical se
nourrit de ces ressentiments. Le
groupe des BRICS, qui vient de
s’agrandir après le sommet de
Johannesburg [en août, ce dernier
liards d’euros] par an pour le dé-
veloppement des pays du Sud,
mais ces promesses tardent à se
concrétiser. Et la COP28, à Dubaï,
vient à juste titre de proposer un
fonds « pertes et dommages »
auquel l’Union européenne s’est
engagée, qui doit permettre aux

L
e conflit israélo-palestinien
vient exacerber le schisme,
sorte de « choc des civili-
sations », qui est en train
de se développer entre un Sud
global encensé et un Occident
vilipendé. Il faut bien sûr tenir
compte de ce substitut de tiers-
monde qui s’organise à vive
allure mais qui ne doit pas nous
humilier.
Il n’y a pas de Sud global, car il
est divisé par la rivalité entre la
Chine et l’Inde ; mais c’est une
lame de fond. Les BRICS [Brésil,
Russie, Inde, Chine, Afrique du
Sud] ont bien peu en commun. Ils
sont en désaccord sur la guerre
en Ukraine et sur le conflit israé-
lo-palestinien. Et ce Sud global
qui se nourrit de l’antiamérica-
nisme vient de prendre un coup
très rude avec la victoire de Javier
Milei, ce « trumpiste » qui veut
« dollariser » l’Argentine.
Cependant, à la suite du « tiers-
est en développement continu et
même accéléré ; il est en train de
structurer l’ordre international et
exige une nouvelle gouvernance.
Nos suppliques de repentance
ne servent à rien : nous sommes
coupables de la révolte, du ressen-
timent et de la misère d’une par-
tie du monde ; coupables de notre
colonisation au goût amer, de no-
tre décolonisation fictive, de la
« Françafrique » trop active, du
franc CFA essentiel mais humi-
liant, de notre exploitation exces-
sive des terres et matières premiè-
res ; coupables du dérèglement
climatique qui va coûter cher au
Sud ; de taux d’intérêt obscènes
dus à notre inflation ; coupables
de l’influence dérisoire de ces
pays à l’ONU, à la Banque mon-
diale et au FMI, au conseil duquel
on vient de leur octroyer comme
une obole un nouveau siège.
Nous ne sommes pas les seuls
condamnables, le Sud l’est aussi :
ber dans le piège de la haine et
paraître associé à ces frappes, el-
les aussi inhumaines, sur Gaza.
Nous aurions dû appeler plus vite
au cessez-le-feu, d’autant que,
comme l’historien Elie Barnavi l’a
bien résumé, « l’attaque du
Hamas résulte de la conjonction
d’une organisation islamiste fana-
tique et d’une politique israélienne
imbécile » (Le Monde, 9 octobre).
Après le 7 octobre, Erdogan et
Poutine ont tous deux fustigé
« l’Occident ». Pour l’opinion pu-
L’ÉLARGISSEMENT
DU GROUPE
DES BRICS EST
Que voulait donc faire la Turquie
dans notre « galère » en deman-
dant à intégrer l’Union euro-
péenne ? Il est vrai que les puis-
sances occidentales n’ont guère
manifesté leur désapprobation
lorsque Benyamin Nétanyahou a
colonisé la Cisjordanie afin d’en-
terrer le rêve de deux Etats, pour-
tant actés par l’ONU, et en privi-
légiant le Hamas au lieu de
l’Autorité palestinienne. Elles ne
se sont pas non plus souciées de
Gaza, comme elles auraient dû le
faire, en toute logique, au mo-
ment des accords d’Abraham, et
a fortiori lorsque les négocia-
tions ont progressé entre l’Ara-
bie saoudite et Israël. Quel aveu-
glement face à une mécanique
implacable !
L’Occident, et les Etats-Unis sur-
tout, a été inaudible, en plein déni.
Accompagné par la musique am-
biante du wokisme, de la cancel
culture (traduite littéralement en
s’est achevé par l’adhésion de six
nouveaux membres : l’Arabie saou-
dite, l’Argentine, l’Egypte, les Emi-
rats arabes unis, l’Ethiopie et
l’Iran], conforte cette nouvelle vi-
sion du monde.
Humanisme retrouvé
C’est là une tentative politique de
démolition de l’Occident par le
Sud global. Mais, grâce à son his-
toire, à ses démocraties, à ses
droits de l’homme, à sa philoso-
phie des Lumières, à sa culture, à
sa technologie, à son art et à sa
puissance économique, l’Occi-
dent ne doit pas rougir. Même si
nous avons des torts, nous ne de-
vons pas nous sentir humiliés. Au
contraire, ce doit être l’occasion
d’un nouveau cap. L’Europe,
« otanisée », atone, désunie, en
panne faute de leadership, doit se
réveiller et apporter au Sud glo-
bal, en priorité à l’Afrique, sa
compréhension et son aide, par
pays les plus pauvres – tel le Ban-
gladesh – de faire face financière-
ment aux catastrophes dues au
réchauffement climatique causé
par les pays développés.
Comme le président Macron l’a
appelé de ses vœux lors de son
discours à la Sorbonne, en sep-
tembre 2017, la « souveraineté
européenne » doit être encoura-
gée, empreinte d’un humanisme
retrouvé et de notre laïcité, forte
de son autonomie stratégique et
fière de son histoire, cultivant
son originalité, son indépen-
dance, ses valeurs, luttant contre
la misère d’une certaine partie du
monde et ses inégalités. Que l’Eu-
rope – entre le Sud global pauvre
et révolté, et une Amérique iné-
galitaire, fracturée, obsédée par
l’argent – redevienne un modèle
pour le monde ! C’est un « impé-
ratif catégorique ». Mais peut-être
un vœu pieux. p

monde » conceptualisé par Alfred
Sauvy en 1952 – « ce tiers-monde
ignoré, exploité, méprisé, comme
le tiers état » après la décolonisa-
tion –, le Sud global, malgré ses
divisions, enserre le globe du Bré-
sil à la Chine. Le tiers-monde était
une notion statique, le Sud global
la Chine exploite sans scrupule les
richesses naturelles de l’Afrique
(en République démocratique du
Congo notamment) et en Améri-
que latine, en échange de finance-
ments léonins ; elle est responsa-
ble de 30 % des émissions de car-
bone dans le monde.
UNE TENTATIVE « culture de l’annulation ») et du
déclinisme qui nous flagellent, un
POLITIQUE vaste mouvement de dénigre-
ment de l’Occident, c’est-à-dire des
DE DÉMOLITION Etats-Unis et de l’Europe, par le
DE L’OCCIDENT Sud global, est en cours, orchestré
par la Chine, avec la complicité de
PAR LE SUD GLOBAL la Russie et de l’Iran, avec de bon-
exemple par des financements
bonifiés, des financements pour
le climat en échange de réduction
de dettes, ou des investissements
pour valoriser ses richesses et dé- Jean-Claude Meyer
velopper ses infrastructures. Les est vice-président
pays du Nord ont bien promis d’une banque d’affaires
100 milliards de dollars [91 mil- internationale.
30 | idées 0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023

ARC RÉPUBLICAIN
régime prennent l’habitude, au second tour
des élections législatives, de se désister en fa-
veur du candidat républicain le mieux placé.
Cette « discipline républicaine » resurgit et se
transforme tout au long du XXe siècle, à la fa-
veur des bouleversements politiques. Alors
qu’en 1956 le mouvement poujadiste menace
de remporter les élections législatives, Jean-
Utilisé pour disqualifier les extrêmes face aux partis de gouvernement, Jacques Servan-Schreiber donne ainsi le nom
de « front républicain » à la coalition de centre-
ce terme s’est substitué au fameux « front républicain », qui visait le Front gauche qui se constitue pour lui faire barrage.
national. Il symbolise aujourd’hui la tripartition du paysage politique Mais c’est à partir des années 1980, avec la sta-
bilisation du vote lepéniste, que la rhétorique
du « front républicain » va expérimenter le
sociée au Cevipof, « il s’agit d’abord, avec cette succès qu’on lui connaît : dès lors, droite et
HISTOIRE D’UNE NOTION expression, de décrire la nouvelle tripartition gauche sont censées se désister l’une pour
« front républicain » ? Aux yeux d’Emilien
Houard-Vial, doctorant au centre d’études
européennes et de politique comparée de
Sciences Po, l’abandon du terme « front » par
un certain nombre d’acteurs politiques était
avant tout rendu nécessaire par la reconfigu-
ration du champ politique français : « Le
terme “front” est historiquement attaché à la
gauche, avec l’idée d’un dépassement des op-
positions entre organisations pour s’allier
contre un ennemi commun. Il apparaît donc
logique qu’une alliance excluant également la
gauche radicale de LFI porte une dénomina-
tion différente. »
Alors que l’expression était employée à l’ori-
gine par les partis respectueux de l’Etat de

C’
est inacceptable. Pour moi, Jean-
Luc Mélenchon s’est mis en de-
hors de l’arc républicain. » Re-
cueillis le 6 décembre sur RTL à
la suite d’un post du chef de file de La France
insoumise (LFI) sur le réseau social X atta-
quant la journaliste Ruth Elkrief, ces propos
de Gérard Larcher ont été éclipsés par le
« ferme ta gueule » adressé à la fin de l’inter-
view au même Jean-Luc Mélenchon. L’utilisa-
tion par le président du Sénat de l’expression
« arc républicain » constitue pourtant, elle
aussi, un intéressant signe des temps.
Que recouvre la notion d’« arc républicain » ?
Utilisée par le camp présidentiel depuis le pre-
mier quinquennat d’Emmanuel Macron, et
de plus en plus régulièrement depuis la cam-
pagne pour les élections législatives de 2022,
elle a ensuite été reprise à leur compte par
d’autres acteurs politiques – comme, ici, le ré-
publicain Gérard Larcher.
Selon la sémiologue Cécile Alduy, profes-
seure à Stanford (Californie) et chercheuse as-
du champ politique, qui verrait un grand
champ “républicain” au centre et deux “extrê-
mes” qui le borderaient de part et d’autre » – à
l’extrême droite avec le Rassemblement na-
tional, à l’extrême gauche avec LFI.
Employée par les membres des « partis de
gouvernement » pour cadrer le débat, l’ex-
pression leur permet de se placer dans la
continuité des présidences précédentes, tout
en disqualifiant leurs adversaires plus con-
testataires. Mais là n’est pas son seul avan-
tage, estime Cécile Alduy. « C’est aussi une
manière de créer un nouveau clivage, existen-
tiel, entre ceux qui défendraient la République
et les valeurs républicaines au sens large, et
une menace populiste ou antirépublicaine.
C’est donc un concept à usage offensif, destiné
à exclure certains du champ de la légitimité
politique, au gré des débats. »
Mobiliser ses électeurs en appelant à défen-
dre la République et ses valeurs n’est pas une
stratégie nouvelle, tant s’en faut. Sous la
IIIe République, déjà, les partisans du nouveau
l’autre en cas de présence au second tour d’un
candidat du Front national.
Manœuvre électoraliste
Ce discours de la défense de la République
présente cependant l’inconvénient – ou
l’avantage – de ne pas définir précisément ce
qu’est ce régime qu’il s’agit de protéger, ni ce
« LE PROBLÈME que sont les « valeurs républicaines » qui réu-
VIENT nissent ses partisans. Résultat : l’invocation
de ces dernières finit, au fil des années, par
DE L’INCAPACITÉ n’être plus perçue que comme une
manœuvre électoraliste. « Le problème vient
DE L’ESPACE PUBLIC de l’incapacité de l’espace public à expliquer ce
À EXPLIQUER qu’est la République, pointe l’historien Nico-
las Lebourg. Ce n’est pas juste un nom, mais
CE QU’EST un régime, avec des normes où, par exemple,
l’incitation à la discrimination n’est pas une
LA RÉPUBLIQUE » option mais un délit, où la scolarisation n’est
NICOLAS LEBOURG pas un service consommé, mais un projet dé-
historien mocratique et national… »
Est-ce pour cela que l’invocation de l’« arc
républicain » a aujourd’hui remplacé celle du
droit désireux de se reconnaître entre eux
dans l’Italie des années de plomb (de la fin des
années 1960 au début des années 1980)
– quand la Première République italienne
était confrontée à de puissantes vagues terro-
ristes d’extrême droite et d’extrême gauche –,
sa transposition dans le système partisan
contemporain révèle une incompréhension
du droit et de l’histoire par les élites politi-
ques, estime Nicolas Lebourg : Si on peut faire
une liste de mille kilomètres de reproches aux
partis parlementaires de gauche, aucun n’évo-
que une atteinte au bloc de constitutionnalité,
y compris LFI. » Le passage du front à l’arc dans
la rhétorique d’un certain nombre d’acteurs
politiques signifie en tout cas la fin de l’unani-
mité sur qui sont les ennemis du système politi-
que républicain, et, parmi ceux-ci, qui en cons-
titue l’ennemi principal, note de son côté Emi-
lien Houard-Vial. Là où le « front » indiquait
une limite nette, les contours précis de
l’« arc », eux, restent à définir. p
marion dupont

CHRONIQUE | PAR PAULINE GROSJEAN HEURS ET MALHEURS DE LA POLICE

L’innovation renforce LIVRE aussi ancienne qu’on pourrait le
croire de prime abord. Après avoir
temps des missions d’asile et
d’hébergement des plus pauvres.

les inégalités de genre U n dîner dominical dans

une famille française au
début des années 2020.
Deux frères se prennent le bec. Le
été longtemps déléguée à des ci-
vils formant le guet bourgeois
– voir le célèbre tableau La Ronde
de nuit, peint par Rembrandt
L’intérêt de ce Global police ne
réside pas, toutefois, dans le trai-
tement purement historique des
modes d’action et d’organisation

V oilà une dimension négligée

de tous les débats sur l’infla-
tion et les inégalités sociales
et de genre : en moyenne, les biens et
les produits consommés plutôt par les
hommes et les classes aisées sont rela-
tivement moins chers que ceux con-
sommés par les femmes et les classes
sociales défavorisées. Cela semble a
priori incongru, mais l’argument,
brillamment décrit dans un article
d’Elias Einiö, de Josh Feng et de Xavier
Jaravel (« Social Push and the Direc-
tion of Innovation », London School of
Economics, Mimeo, octobre 2023), est
pourtant simple.
En économie, la concurrence fait
baisser les prix. La concurrence sur le
marché des biens provient des inno-
vations et de la création d’entreprise,
elle-même facilitée par la finance et le
capital-risque. Or, les inventeurs, in-
novateurs, entrepreneurs, start-up-
peurs et autres capital-risqueurs sont
en majorité des hommes. De milieu
social favorisé. Et que font les hom-
mes riches ? Ils inventent des produits
pour les autres hommes riches, fai-
sant ainsi baisser les prix de ces pro-
duits, et creusant les inégalités à la
consommation avec les femmes et les
milieux moins favorisés.
Pour prouver cela, Einiö, Feng et Jara-
vel ont assemblé des données extrê-
mement détaillées provenant des
Etats-Unis et de la Finlande sur les pa-
niers de consommation par genre et
par niveau de revenu, qu’ils ont com-
binées à des données sur le genre et
l’origine sociale des innovateurs et des
entrepreneurs. Ils montrent ainsi que
les inventrices et les entrepreneuses
inventent et commercialisent des pro-
duits principalement consommés par
des femmes, dans une proportion qui
est restée stable depuis des décennies.
Il en va de même si l’on considère le
milieu social des inventeurs et des
consommateurs. Or, les femmes ne
représentent que 12 % des inventeurs
aux Etats-Unis (et encore moins en
Finlande, 7,8 %), environ 30 % des en-
L’ÉCART MOYEN DU COÛT
DE LA VIE ENTRE FEMMES
ET HOMMES SERAIT ÉLIMINÉ
S’IL Y AVAIT AUTANT
trepreneurs, et entre 4 % et 6 % des ca-
pital-risqueurs. La conséquence logi-
que est que la compétition est beau-
coup plus féroce pour les biens mas-
culins, dont elle fait baisser les prix.
premier est policier, il vient d’être
blessé au cours d’une intervention
banale : des violences intrafami-
liales ; le second en « a marre de se
faire gazer tous les samedis » au
en 1642 –, elle ne sera véritable-
ment professionnalisée qu’avec la
création des « bobbies », les célè-
bres policiers britanniques voulus
par Sir Robert Peel, premier minis-
d’une force régalienne en France,
pour l’essentiel décentralisée
presque partout ailleurs. En ex-
plorant ses plus récentes évolu-
tions, dont la part d’une techno-
Ainsi, les auteurs estiment que cours des manifestations aux- tre du Royaume-Uni (de 1834 à logie envahissante, les auteurs
l’écart moyen du coût de la vie entre quelles il participe. Entre les deux, 1835 puis de 1841 à 1846). rappellent utilement que, désor-
les femmes et les hommes est de GLOBAL POLICE. le fossé paraît infranchissable. mais considérée comme une
18,7 %, soit à peu près autant que LA QUESTION En quelques cases d’où tout ma- Technologie envahissante force d’intervention à la fonction
l’écart moyen des salaires femmes- POLICIÈRE nichéisme est exclu, le sociologue Pour les différencier des ruffians éminemment répressive, en par-
hommes ! Grâce à l’effet combiné de DANS LE MONDE Fabien Jobard et le dessinateur et des mouchards en civil de la ticulier en France, la police de-
leurs salaires plus élevés et des prix ET L’HISTOIRE Florent Calvez posent les termes Préfecture de police de Paris, mo- meure avant tout « l’institution de
plus faibles à la consommation, les de Fabien Jobard d’un débat qu’ils s’attachent à ap- dèle honni par les Britanniques, la contingence », celle qui, au con-
hommes consomment plus que les et Florent Calvez, profondir au long de presque les policiers anglais adopteront tact quotidien de la population,
femmes, à hauteur de 43 %. Ils ont Delcourt/Encrages, deux cents pages où l’intelligence même un uniforme bleu, pour ne agit en cas de « dégradations per-
aussi accès à plus de biens et de servi- 192 p., 17,95 € et la finesse du trait le disputent à pas être davantage confondus pétrées sur le digicode » ou pour
ces qui répondent à leurs besoins par- la documentation. C’est un petit avec les militaires, vêtus de rouge. prendre en charge « le suicidé du
ticuliers, ce que les auteurs montrent tour de force que d’avoir concen- Cette innovation sera bientôt co- deuxième étage ». Sans doute
avec l’exemple des applications pour tré l’histoire et les grandes théma- piée à travers le monde. Si les mis- cette remise en perspective doit-
appareils mobiles. tiques qui traversent la question sions de ces nouvelles forces qui elle conduire les citoyens, les pou-
policière depuis ses origines à nos essaiment à travers la planète voirs publics et les fonctionnaires
Manque d’imagination jours, du Japon à la France, du Ni- sont peu et mal définies, elles ont de police eux-mêmes à s’interro-
Selon les calculs des auteurs, ces iné- geria à Liverpool. de quoi surprendre avec le recul ger à l’unisson des auteurs : « Que
galités de consommation femme- Ils rappellent utilement que la conféré par le temps : à New York, voulons-nous de la police ? Quelle
homme seraient réduites de moitié, et police, dans sa forme moderne du quoique notoirement corrom- police voulons-nous ? » p
l’écart moyen du coût de la vie entre moins, n’est pas une institution pue, la police assurera ainsi long- antoine albertini
les femmes et les hommes éliminé, s’il
y avait autant d’innovatrices que d’in-
novateurs. Ils montrent également
que les inégalités sociales du coût de la
vie entre le premier et le dernier décile Naissance d’un martyr | par serguei
de revenu sont comparables à celles
entre les hommes et les femmes.
Mais pourquoi les inventeurs inno-
vent-ils plus pour leur genre et pour
leur milieu social que pour « l’ensem-
ble de l’humanité » comme ils l’affi-
chent souvent ? Non pas par intérêt
économique, mais par manque
d’imagination.
En effet, les auteurs montrent que
les futurs inventeurs qui partagent les
bancs de l’école avec plus de filles in-
venteront plus tard davantage pour
les femmes ; et que ceux qui partagent
les bancs de l’école avec des enfants
moins favorisés inventeront plus tard
davantage dans les secteurs des biens
de nécessité, c’est-à-dire les biens qui
représentent une part plus impor-
tante de la consommation des ména-
ges plus pauvres.
L’intérêt et la rentabilité économi-
ques ne jouent pas, ces différences
d’innovation n’étant pas associées à
des différences de revenus entre les
inventeurs. La question reste mainte-
nant d’accélérer l’accès des femmes et
des individus d’origine sociale défavo-
risée aux carrières scientifiques et à
l’innovation. p

D’INNOVATRICES Pauline Grosjean est professeure

d’économie à l’université de
QUE D’INNOVATEURS Nouvelle-Galles du Sud (Australie)
0123
JEUDI 14 DÉCEMBRE 2023 0123 | 31

GÉOPOLITIQUE | CHRONIQUE UKRAINE :

LA MAUVAISE
par sylvie kauffmann

OPTION sentants, à la suite d’un chantage de la mi- plus d’un titre. Si l’histoire récente est d’un

Le retour DE LA FAIBLESSE
norité trumpiste, a rendu l’affaire encore
plus complexe. Cet élu sans grande expé-
rience assure tirer sa vision du monde de la
quelconque enseignement, il est évident
que toute lassitude occidentale sera inter-
prétée par Vladimir Poutine comme une
des somnambules Bible. On doit pouvoir trouver des traités
plus étayés en matière de géopolitique.
Pour contrer les arguments du président
invitation à prolonger les combats en espé-
rant qu’ils tournent à son avantage.
L’échec de la contre-offensive ukrai-
ukrainien, Volodymyr Zelensky, venu le nienne annoncée avant l’été pèse évidem-
12 décembre plaider la cause de son pays à ment sur la détermination des alliés de

I PRISE EN ÉTAU
l manque le son, mais l’occasion de sa deuxième visite aux Etats- Kiev, mais l’option d’une négociation avec
l’image parle d’elle-même : Unis en moins de quatre mois, les républi- le maître de Moscou restera illusoire tant
dimanche 10 décembre, en ENTRE TRUMP ET cains, loués par le Kremlin, ce qui est rare- que l’Ukraine s’y engagera en position de
marge de la cérémonie d’in- ment un certificat de patriotisme, ont beau faiblesse. Vladimir Poutine s’est trop en-
vestiture du président argentin, POUTINE, L’UNION jeu de mettre en avant une nouvelle « fati- fermé dans une vision paranoïaque du rap-
Javier Milei, deux dirigeants euro-
EUROPÉENNE COURT gue » américaine. port à l’Occident pour être capable de s’en-
péens sont filmés dans un coin de
l’hémicycle du Congrès, lancés
dans une discussion visiblement
très animée. Ils sont à Buenos
Aires, mais c’est de l’avenir de
À LA CATASTROPHE

selon l’expression de l’Elysée,

l’Europe qu’il s’agit.
Le président ukrainien, Volody-
myr Zelensky, a le visage tendu, le
regard presque suppliant. Il
plaide sa cause, énergiquement
mais désespérément. Appuyé
contre le mur, Viktor Orban, le
premier ministre hongrois, s’ex-
plique avec force gestes de la
main, mais ne manifeste aucune
émotion. A l’œil nu, il campe sur
ses positions.
Zelensky qualifiera cette con-
versation de « très directe ». Il a
voyagé deux jours pour l’avoir.
C’est pour lui une question de vie
ou de mort. En guerre depuis
bientôt deux ans pour repousser
l’envahisseur russe, son pays est
en très mauvaise posture. Son ar-
mée est à court d’hommes et de
munitions. Les missiles pleuvent
sur les villes ukrainiennes. La si-
tuation politique se tend, les dis-
sensions apparaissent. Et, sur-
L es intérêts stratégiques des Etats-
mais le leader hongrois reste
intraitable. Il n’est pas d’« humeur
transactionnelle », résument d’au-
tres Européens plus à l’est, furieux
de voir à quel point le Hongrois
est parvenu à s’imposer comme
un acteur majeur grâce à sa straté-
gie de blocage.
Trump aussi, lorsqu’il était prési-
dent, vitupérait contre l’Union
européenne. Trump 2, promettent
certains experts américains, sera
bien pire, moins bridé par des gar-
de-fous qui auront disparu. Son
programme prévoit de « mener à
son terme la mission de réévalua-
tion de l’OTAN » lancée pendant le
premier mandat. La formulation
laisse peu de place à l’imagina-
tion : on voit où il veut en venir.
Prise en étau entre Trump et
Poutine, l’Europe court à la catas-
trophe, comme les somnambules
de 1914, brillamment décrits par
l’historien Christopher Clarke
Unis s’arrêtent-ils à la frontière avec
le Mexique ? Le Parti républicain, qui
n’est définitivement plus celui de Ronald
Reagan, en semble convaincu. L’impératif
de lutte contre l’immigration illégale qui
transite par l’Amérique centrale est en effet
la raison avancée par les élus républicains
au Congrès pour bloquer une aide militaire
cruciale pour l’Ukraine. Le président Joe Bi-
den juge impératif que Kiev en bénéficie
alors que le pays aborde dans la difficulté
un second hiver sous la menace constante
de bombardements russes aveugles, dévas-
tateurs pour les civils.
Le remplacement de Kevin McCarthy par
Mike Johnson au poste de speaker (prési-
dent) républicain de la Chambre des repré-
Selon un sondage publié par le Financial
Times le 10 décembre, près de la moitié des
électeurs américains (48 %) pensent que les
Etats-Unis dépensent déjà trop d’argent
pour aider l’Ukraine. Les électeurs républi-
cains sont 63 % à le penser, contre 32 % de
démocrates. La perception très sombre que
l’opinion publique américaine se fait de
l’état de son économie, que démentent de
nombreux indicateurs macroéconomi-
ques, y contribue certainement.
On reconnaît dans cette réticence à soute-
nir un pays agressé l’influence de Donald
Trump, qui ne cesse de plaider pour la
grandeur d’une Amérique claquemurée
dans ses frontières et qui trouve bien des
avantages aux régimes autoritaires. Cet af-
faissement est pourtant un piètre calcul à
gager dans un dialogue visant à répondre
au mieux aux intérêts stratégiques des
deux camps en présence.
Il en a encore fait la preuve en se félicitant
il y a quelques jours que les Ukrainiens
n’aient « plus de munitions » et en en con-
cluant qu’ils n’avaient pas d’« avenir ».
L’homme qui a sacrifié celui à long terme
de la Russie en la faisant totalement bascu-
ler dans une économie de guerre ne lui of-
fre pourtant d’autre perspective qu’un cin-
quième mandat présidentiel, un de plus,
garanti par un simulacre d’élection. En
s’obstinant dans leur refus d’aider
l’Ukraine, les élus républicains s’enrôlent à
son côté et alimentent le procès en incon-
sistance instruit contre les démocraties par
les dictatures. p

tout, le soutien occidental faiblit.
C’est en cela qu’il s’agit d’une
question de vie ou de mort : ce
soutien, pour l’Ukraine, est vital.
Or, dans les démocraties occi-
VOYAGE À WASHINGTON
(Les Somnambules. Eté 1914. Com-
ment l’Europe a marché vers la
guerre, Flammarion, 2013). Car, si
les dirigeants des Vingt-Sept, ven-
dredi, ne parviennent pas à con-

LE SIÈGE DU POUVOIR AMÉRICAIN

dentales, en cette fin 2023 le vent
tourne. A Washington, où Ze-
lensky va poursuivre son plai-
doyer, les sondages accréditent
fortement l’hypothèse d’un re-
tour de Donald Trump à la Mai-
son Blanche dans treize mois. Le
vent en poupe, les républicains
bloquent les 60 milliards de
dollars ((56,5 milliards d’euros)
d’aide à l’Ukraine que le président
Joe Biden veut faire voter. Ce n’est
plus le Grand Old Party, ironise-
t-on à Capitol Hill, c’est le « Grand
Orban Party », tant les objectifs du
Parti républicain et ceux d’Orban
se rejoignent.
Que veut Orban ? Les milliards
d’euros de subventions que la
Commission européenne a gelés
en raison de ses infractions à
l’Etat de droit – il va d’ailleurs ob-
tenir partiellement satisfaction.
Mais pas seulement. Le projet
hongrois va plus loin. Orban veut
arrêter la guerre en Ukraine à un
moment où la Russie est en posi-
tion de force. Il est le seul diri-
geant européen à avoir serré la
main de Vladimir Poutine depuis
que ce dernier est sous mandat
d’arrêt pour crimes de guerre, et
son ministre des affaires étrangè-
res, Péter Szijjarto, s’entretient ré-
gulièrement avec son homologue
russe, Sergueï Lavrov. Viktor Or-
tourner l’obstacle Orban pour dé-
bloquer les 50 milliards d’euros
d’aide promis à l’Ukraine, s’ils ne
parviennent pas à surmonter le
veto hongrois pour ouvrir des né-
gociations d’adhésion avec Kiev
À L’AUBE D’UNE ÉLECTION HISTORIQUE
et Chisinau, et si, parallèlement,
le Congrès américain refuse aussi
son aide, le signal sera reçu cinq Du 22 au 30 avril 2024
sur cinq au Kremlin.
Scénarios alternatifs
C’est le même signal que celui qui
était envoyé par le sommet de
l’OTAN à Bucarest en 2008, lors-
que Berlin et Paris avaient bloqué
l’ouverture du processus d’adhé-
sion de l’Ukraine et de la Géorgie.
Le même signal que l’absence de
réactions fortes après l’invasion de
la Géorgie cette même année, puis
l’annexion de la Crimée en 2014,
puis l’occupation du Donbass
dans la foulée. Ce signal, c’est celui
de la division et de la faiblesse.
A six mois des élections euro-
péennes, il sera interprété de la
même manière par les mouve-
ments d’extrême droite, qui,
comme les républicains trumpis-
tes, se sentent pousser des ailes. Ce
n’est pas par hasard que les trois
dirigeants qui ont, lundi et mardi,
lancé des appels à l’unité sur
l’Ukraine soient le chancelier Olaf
Scholz, le premier ministre néer-
© Adobe Stock/ f11photo

ban accuse Bruxelles de se com- landais, Mark Rutte, et leur homo-

porter comme Moscou au temps
de l’URSS, mais il ne cesse de faire
le jeu du Kremlin. Ses détracteurs
le soupçonnent de vouloir paraly-
ser l’Union européenne.
Il n’est pas loin d’y parvenir. Plus
le sommet européen des 14 et
15 décembre approche, plus le pes-
simisme gagne les capitales des
Etats membres. Comme des bi-
ches prises dans les phares d’un
4 × 4, elles voient le veto hongrois
fondre sur Bruxelles, impuissan-
tes à l’arrêter. Emmanuel Macron
a « traité » Viktor Orban à dîner,
logue polonais, Donald Tusk : le
premier, politiquement fragilisé
chez lui, observe avec inquiétude
la montée du parti d’extrême
droite Alternative für Deuts-
chland (AfD) ; le second vient de se
faire battre par un parti d’extrême
droite ; et le troisième, revenu au
pouvoir cette semaine après huit
ans de régime national-conserva-
teur, s’est fait traiter d’« agent alle-
mand » par le chef de l’opposition
le jour de son investiture. Tous
Partez avec Alain Frachon pour découvrir des AVEC : ITINÉRAIRE :
trois parlent d’expérience. lieux historiques, symboles du pouvoir américain, Paris – Washington – Mount
Alain Frachon,
Parmi les scénarios alternatifs comprendre le fonctionnement des institutions de chroniqueur de politique Vernon (Virginie) – Charlottesville –
© Miguel Medina

fiévreusement échafaudés pour Fredericksburg – Washington – Paris

la République et décrypter l’actualité politique à étrangère au Monde.
éviter d’envoyer un message de
quelques mois des présidentielles ! EXTENSION :
VIKTOR ORBAN VEUT renoncement du projet européen
figurent celui d’une initiative des Du 29 avril au 2 mai à Philadelphie.
ARRÊTER LA GUERRE trois leaders des pays du triangle
de Weimar (France, Allemagne,
EN UKRAINE Pologne), plus fort grâce au retour Documentation disponible auprès de : Les Maisons du Voyage
À UN MOMENT de Donald Tusk, et celui de méca- Tél. 01 53 63 13 58 ou à lemonde@lesmaisonsduvoyage.com
nismes adoptés à vingt-six pour
OÙ LA RUSSIE EST EN isoler la Hongrie. Aucun n’est or-
Licence IM 075100351
(réf. LM220424)
thodoxe. Mais l’heure n’est plus à
POSITION DE FORCE l’orthodoxie. p
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