­­Mercredi 31­ mai 2023

79e année – No 24386

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

Science & médecine – Supplément Les méthodes scientifiques contestées de Didier Raoult

Turquie : Erdogan triomphe, l’économie vacille

▶ Le chef de l’Etat a été
réélu dimanche pour
▶ Malgré sa dérive autori-
taire, sa gestion catastro-
▶ Si les chancelleries du
monde entier l’ont félicité
▶ La chute pourrait se
poursuivre si la politique
1 éditorial
un troisième mandat phique du séisme de pour sa réélection, les menée ne s’infléchit pas, le spectre
avec 52 % des voix, contre février et une inflation marchés l’ont, eux, sanc- avec un risque réel de dé- des lendemains
48 % pour son opposant, record, il conserve une tionné, avec un décro- valuation de la monnaie qui déchantent
Kemal Kiliçdaroglu partie de sa popularité chage de la livre turque Pag es 2- 3 Page 31

Economie Retraites Joute

La semaine
de quatre jours
progresse
Comment ▶ Le dispositif des
institutionnelle
La proposition de loi du
groupe Libertés, indépendants,

les Quotas
outre-mer et territoires (LIOT),

en Europe « droits à polluer »,

créé en 2005, devait
qui vise à abroger le report de
l’âge légal de départ à la retraite
de 62 à 64 ans, arrivera en débat
En France, 10 000 salariés inciter à réduire le 8 juin prochain à l’Assemblée
seulement sont pour nationale, si elle passe l’étape de
les émissions de gaz

gratuits de CO2
le moment concernés, la commission des affaires socia-
mais l’expérimentation à effet de serre les, mercredi. Les élus Renais-
sance appellent le président de la
fait peu à peu son chemin ▶ En réalité, une en- commission des finances, Eric
au Royaume-Uni, en quête du « Monde » Coquerel (LFI), à rejeter le texte au
Espagne et en Belgique nom de l’article 40 de la Constitu-
révèle que ce sys-

ont enrichi
Pages 16-17 tion, qui prévoit qu’une initiative
tème a été détourné parlementaire ne peut créer une
de son but nouvelle charge financière non
Pas-de-Calais ▶ Les secteurs
compensée par des ressources.
En obtenant un vote, le groupe

Ouverture d’une les plus polluants LIOT, qui veut jouer un rôle cen-

les entreprises
tral, malgré son poids restreint
(ciment, pétrole,
gigafactory sidérurgie…) ont em-
(21 élus), souhaite prouver que la
réforme des retraites est minori-
taire à l’Assemblée, même si le Sé-
de batteries poché des milliards
d’euros, dont une
nat devrait in fine rejeter ce texte.
Page s 8- 9

polluantes
La gigantesque usine, partie minoritaire
qui produira des compo-
sants pour les moteurs
a été consacrée à
de voiture électrique, fruit l’action climatique Espagne
d’une collaboration entre Page s 6- 7
Pedro Sanchez
Stellantis, TotalEnergies joue son va-tout
et Mercedes-Benz, est
inaugurée en grande
avec la dissolution
pompe mardi du Parlement
Page 13 Pag e 4

Etats-Unis Société Horizons Campus

Vers un accord La vétusté Dans le Jura suisse, LONGINES SPIRIT ZULU TIME
bipartisan des immeubles, la guerre A Polytechnique,
pour éviter première cause de clocher le grand malaise
le mur de la dette d’effondrement de Moutier
Page 5 Pag e s 1 0 - 1 1 Page 2 0
des étudiants
étrangers
Vu par Herrmann (Suisse) Cartooning for Peace La prestigieuse école
militaire est accusée par
plusieurs élèves d’entrete-
nir une ambiance néo­-
coloniale et xénophobe
Pag e 18

Cannes
Le discours
de Justine Triet
divise le cinéma
La lauréate de la Palme
d’or s’est insurgée contre
la réforme des retraites et
contre la vision « néolibé-
rale » du gouvernement Lʼélégance est une attitude
en matière de culture
Pag e 23
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
0123
2| ­
­Mercredi 31­ mai 2023

Présidentielle turque

Erdogan, président
insubmersible
Le chef d’Etat a remporté un troisième mandat,
en dépit de sa dérive autoritaire, de la chute de la livre
turque et de sa gestion chaotique du séisme de février

A
près avoir défié toutes les
prédictions sur sa possible
fin de règne, le prési-
dent turc, Recep Tayyip
­Erdogan, a été réélu di-
manche 28 mai pour un
troisième mandat de cinq ans. A 69 ans, il
reste l’homme politique le plus populaire
depuis Mustafa Kemal Atatürk, le père de la
Turquie moderne, qu’il a dépassé en ter-
mes de prérogatives et de longévité à la tête
de l’Etat. Adulée par ses partisans, qui le
voient comme un père, honni par ses dé-
tracteurs, qui s’insurgent de le voir cultiver
une stature de sultan, la personnalité do-
minante de la scène politique turque ne
laisse personne indifférent.
Reconduit au second tour de la présiden-
tielle avec 52 % des voix, il a jusqu’en 2028
pour édifier une « IIe République », qu’il
imagine plus religieuse, plus autocratique,
davantage tournée vers le Golfe, la Russie et
la Chine que la première, née il y a cent ans
sur les décombres de l’empire ottoman.
Autoritarisme forcené
Après vingt ans d’exercice du pouvoir, rien
ne semble pouvoir entamer son charisme,
ni son autoritarisme forcené (200 000 en-
quêtes judiciaires sont ouvertes pour in-
sulte au président) ni l’inflation (44 % en
moyenne annuelle), qui touche de plein
fouet la population, à peine remise du
séisme dévastateur du 6 février, lequel a
été aggravé par la réaction jugée trop lente
du gouvernement qu’il dirige. Paradoxale-
ment, les masses conservatrices et pieuses
de Turquie – « mon peuple », comme il dit –
ne lui en ont pas tenu rigueur.
Sa réélection pour un troisième mandat,
alors que la Constitution en autorise deux,
confirme son statut de président insubmer-
sible. En vingt ans, il a tout ­surmonté : pro-
testations de masse, scandales de corrup-
tion, tentative de coup d’Etat militaire, lâ-
chage de ses anciens compagnons de route.
« Le roi est nu », ­disait de lui l’année dernière
Bülent Arinç, avec qui il a fondé l’AKP.
En déclin peut-être. Nu certainement
pas. Son âge, sa santé ne lui permettent
plus de mouiller la chemise comme il le
faisait autrefois. Victime d’un malaise puis
d’un endormissement lors de deux inter-
views à la télévision lors de sa campagne,
le président n’est plus aussi alerte mais il a
d’autres cordes à son arc. Dirigeant popu-
liste aux fortes racines autoritaires, il a, en
vingt ans de règne, considérablement ren-
forcé son contrôle sur le pays.
Cette emprise est aussi matérielle.
Quinze millions de personnes – sur une
population totale de 85 millions d’habi-
tants –, vivent uniquement de l’aide so-
ciale distribuée par l’AKP, le « parti-Etat »,
une ­superstructure qui joue sur la subordi-
nation et le clientélisme. Fort de 12 mil-
lions d’adhérents, le parti présidentiel use
et abuse des ressources étatiques, surtout
en période d’élections. Non content de dis-
tribuer du charbon, du thé et des subsides, Les partisans
il est aussi une source inépuisable d’em- sortant qu’à son rival. Véritable machine à cette même institution par les partis du président
plois, surtout depuis que l’embauche dans gagner les élections, l’AKP est un parti peu ­s’estimant lésés », constate le géographe turc, Recep
la fonction publique n’est plus condition- regardant sur les moyens. Dimanche Jean-François Pérouse, fin connaisseur de Tayyip
née à des concours mais à des accointan- 14 mai, lors du premier tour de scrutin, la ­Turquie, dans une tribune publiée dans Erdogan,
ces avec des confréries religieuses ou à des présidentiel et législatif, « des dizaines de Le Monde le 27 mai. célèbrent
preuves d’affiliation à l’islam politique. milliers de voix destinées à l’opposition ont sa victoire,
Ayant fait main basse sur les médias, été détournées au profit des partis de l’al- Une origine modeste revendiquée à Istanbul,
­rachetés – comme dans la Russie de Pou- liance présidentielle, soit au moment de Mais pour une large partie de la popula- le 28 mai. UMIT
tine – par des oligarques amis, M. Erdogan l’établissement des procès-verbaux, soit tion, le « reis » (« chef ») est avant tout celui TURHAN COSKUN/AFP
­domine le discours politique. Comme le lors du transfert des données dans le sys- qui a permis l’élévation du niveau de vie, de
souligne l’organisation Reporters sans tème informatique du Conseil ­supérieur 2007 à 2012, permettant au revenu par tête
frontières, pendant la campagne, la télévi- des élections. C’est la raison pour laquelle d’être multiplié par trois. Paradoxalement,
sion publique TRT a accordé « soixante fois des centaines de recours et de c’est sur lui que les Turcs comptent désor-
plus de temps d’antenne » au président ­contestations ont été déposés auprès de mais pour les sortir de la paupérisation et

Les raisons de la défaite de Kemal Kiliçdaroglu et de sa coalition

Le candidat de l’opposition n’a pas su convaincre les électeurs d’une remise en cause de la politique mise en place par le président sortant

Analyse marquer de son empreinte une

campagne jusque-là incarnée
Istanbul - correspondant
par le bouillant président sor-
« L’offre de
a même atteint un de ses résul-
tats les plus médiocres sur ses
Kiliçdaroglu était vingt et une années d’existence),
que chose de meilleur ou donne
confiance, affirme Halil Karaveli,
chef de l’Etat, affaiblissant le lea-
der de l’opposition.
politiste et spécialiste de l’histoire Pour M. Karaveli, « Kiliçdaroglu

D ébut mars, tout parais-

sait réuni pour tourner
la page des années Re-
cep Tayyip Erdogan et permettre
une alternance politique, après
vingt ans de règne du tout-puis-
sant « reis ». En imposant son
style et sa méthode, Kemal
­Kiliçdaroglu, le candidat de l’op-
position et leader du Parti répu-
blicain du peuple (CHP), la forma-
tion du père fondateur de la Ré-
publique, Mustafa Kemal Ata-
türk, avait remporté haut la main
son épreuve de force, au sein de
sa coalition, avec Meral Aksener,
l’égérie de la droite nationaliste,
qui avait dit et répété qu’elle ne
croyait pas en sa capacité de vic-
toire. Lui-même caracolait alors
en tête dans les sondages au pre-
mier et surtout au second tour de
l’élection présidentielle.
Certes, la formation kémaliste
n’avait pas dépassé les 25 % des
voix aux scrutins nationaux de-
puis qu’il en avait été nommé à la
tête en 2010, mais cet ancien ins-
pecteur des impôts, qui n’a cessé
de se poser en homme simple,
frugal et vertueux, avait réussi à
tant. Au lendemain du tremble-
ment de terre du 6 février, il sut
trouver les mots justes pour dé-
noncer les manquements de
l’Etat. De sa cuisine, il conjugua
ensuite habilement ses thèmes
de campagne et l’actualité de fa-
çon claire et efficace, comme cet
oignon posé dans sa main, sym-
bole des effets d’une inflation
vertigineuse pour les ménages
les plus modestes.
Seulement voilà, M. Kiliçdaro-
glu n’est pas arrivé en tête au pre-
mier tour et n’a pu rattraper son
retard au second. Que s’est-il
passé en quelques semaines pour
que l’élection qui semblait
­gagnable se transforme en défaite
annoncée ?
Absence des thèmes de gauche
Faut-il d’abord rappeler que,
dans la jeune République turque,
depuis l’instauration du multi-
partisme, en 1950, la droite con-
servatrice et nationaliste a rem-
porté tous les scrutins à l’excep-
tion des élections de 1973 et 1977,
gagnées par les sociaux-démo-
crates. Au vu des dernières an-
une version de l’AKP
sans Erdogan »
Halil Karaveli
politiste
nées et du lent glissement à
droite de l’électorat, le candidat
Kiliçdaroglu, social-démocrate
revendiqué, luttait non seule-
ment contre une formidable bête
politique, mais aussi contre un
certain cours de l’histoire.
Un autre élément à prendre en
compte est le legs d’Erdogan.
L’électeur ne juge pas forcément
ce dernier sur la base de ses ac-
tions récentes, mais bien sur ses
réalisations au cours des vingt
dernières années, comme le dé-
veloppement des infrastructures,
le renforcement des moyens mili-
taires ou la multiplication des
aides sociales (hausse des retrai-
tes et du salaire minimum…). Sa
formation politique, le Parti de la
justice et du développement
(AKP), a certes perdu des voix (elle
et le chef de l’Etat a eu beau devoir
concéder un second tour, il a
néanmoins su maintenir la ma-
jeure partie de son aura, tant au
niveau international qu’auprès
de ses électeurs.
Une majorité d’électeurs se sont
sentis davantage liés à Erdogan
qu’à Kiliçdaroglu. Ni le séisme et
la mauvaise gestion de la crise qui
a suivi ni la folle envolée des prix
n’ont semblé convaincre suffi-
samment d’électeurs de voter
pour le changement. La majorité
est restée fidèle à l’homme qu’elle
connaissait. Le système d’assis-
tance entièrement contrôlé par le
parti-Etat, les puissants « méca-
nismes organisationnels et maté-
riels des logiques d’attachement et
de fidélisation », dont parle le géo-
graphe et fin connaisseur du pays
Jean-François Pérouse, ont joué,
de même que la mainmise quasi
totale sur les principaux médias
du pays. Autant de « mécanis-
mes » et de « systèmes » que
­Kiliçdaroglu n’a pas su – ou pu –
remettre en question.
« En politique, il faut aussi se de-
mander si l’alternative offre quel-
politique turque. En l’espèce, je
comprends pourquoi une majorité
des électeurs n’ont pas répondu à
l’alternative offerte par l’opposi-
tion : parce que cette alternative
n’en était pas une. L’offre de
­Kiliçdaroglu et ses cinq partis de la
coalition, tous de droite, était une
version de l’AKP sans Erdogan.
Tous les thèmes de la gauche ont
été absents durant l’élection. »
­Kemal Kiliçdaroglu, à l’instar de
nombre de ses homologues so-
ciaux-démocrates à travers le
monde, a vu s’éloigner les classes
populaires et le vote ouvrier.
Discours contre les réfugiés
Un autre choix essentiel concer-
nait le positionnement du candi-
dat et ses rapports avec le Parti dé-
mocratique des peuples (HDP), le
parti de gauche et prokurde qui
lui a apporté son soutien. La bien-
veillance supposée de Kemal
­Kiliçdaroglu à l’égard de cette
­formation, sans cesse margi­-
nalisée et criminalisée par le pou-
voir depuis 2015, a clairement
prêté le flanc à une attaque en rè-
gle et ­systématique de la part du
aurait dû montrer qu’il était un
nationaliste comme un Bülent
Ecevit [plusieurs fois premier mi-
nistre entre 1974 et 2002], en com-
binant une politique de gauche
avec le nationalisme, et dire clai­-
rement qu’il était pour les droits
démocratiques des Kurdes et la li-
bération de Selahattin Demirtas
[l’ancien coprésident du HDP,
emprisonné depuis 2016], suivi
immédiatement d’un message de
fermeté contre le terrorisme, ce
qu’il n’a pas fait. »
L’erreur majuscule est venue
­entre les deux tours. Après avoir
misé sur un message d’espoir plu-
tôt que sur la peur, sur le compro-
mis plutôt que sur l’affronte-
ment, M. Kiliçdaroglu a adopté
soudainement un discours aux
tonalités inquiétantes contre les
réfugiés, principalement syriens.
Le virage est apparu comme une
tentative désespérée de récupérer
des voix à l’extrême droite. Même
si son verbe s’est adouci en toute
fin de séquence électorale, son
image s’est brouillée, rendant la
défaite inéluctable. p
Nicolas Bourcier
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­
­Mercredi 31­ mai 2023
de l’inflation. En cette période de turbulen-
ces financières et d’instabilité géopoliti-
que, changer de cheval au milieu du gué
n’était pas une option engageante.
Perçue comme faible, sans accès aux
ressources, l’alliance de six partis d’oppo-
sition représentée par Kemal Kiliç­-
daroglu, l’adversaire de Recep Tayyip Er-
dogan à la présidentielle, n’est pas parve-
nue à convaincre l’électorat qu’elle pou-
vait mieux faire. Ses promesses – assainir
l’économie, restaurer l’Etat de droit –
n’ont pas trouvé d’écho au sein des mi-
lieux conservateurs.
En revanche, le message d’Erdogan fait
mouche. « Je suis comme vous ! », a-t-il cou-
tume de répéter. Cette image de dirigeant
proche des masses a toujours été sa carte
majeure. C’est ainsi que « Tayyip », le gamin
né en 1954 dans une famille conservatrice
du quartier populaire de Kasimpasa, à
­Istanbul, a pu gravir une à une les marches
du pouvoir. Une origine modeste qu’il con-
tinue de revendiquer. « Moi, j’ai appris la vie
à Kasimpasa, pas dans une tour d’ivoire », a-
t-il lancé trois jours avant le second tour.
Eduqué dans un lycée religieux, M. Erdo-
gan voulait devenir footballeur avant de se
lancer en politique dans la mouvance isla-
miste. Elu maire d’Istanbul en 1994, il
triomphe en 2002 lorsque son parti, l’AKP,
remporte les législatives. Il devient premier
ministre un an plus tard, après s’être vu
­accorder une amnistie pour une peine de
prison qui lui avait été infligée pour avoir
récité en public un poème religieux.
C’est d’ailleurs pendant cette séquence
carcérale (quatre mois, en 1999), qu’il a
posé les bases de son nouveau parti. Incar-
céré à la prison de Pinarhisar, à Istanbul,
l’illustre prisonnier fait aménager tout
spécialement sa cellule, obtenant la pose
de moquette, l’installation d’une table de
travail, d’un téléviseur et de fauteuils. Le
soir, il lui arrive de regarder les matchs de
foot avec ses gardiens, qui ont été préala-
blement informés du fait qu’il ne supporte
pas qu’on croise les jambes devant lui ou
qu’on sente le tabac.
Sa popularité dépasse les murs de sa cel-
lule. Les visiteurs affluent. A tel point
qu’une permanence doit être ouverte dans
une station-service toute proche afin de
gérer les demandes d’entrevue. Alarmé par
la rumeur d’un assassinat censé le viser
pendant sa détention, M. Erdogan réclame
la pose d’un verrou intérieur sur la porte de
sa cellule, ce qui est aussitôt fait.
Ce régime de faveur et ce verrou inté-
rieur vont lui donner le loisir de réfléchir à
sa renaissance politique. Elle sera fulgu-
rante. Premier ministre pendant onze ans,
il est élu président en 2014, puis en 2018 et
enfin en 2023. Pour comprendre l’engoue-
ment qu’il suscite, il convient de rappeler
à quel point sa personnalité, surtout à ses
débuts, est entrée en résonance avec l’his-
toire récente de la Turquie, marquée par
l’exode rural, la poussée démographique,
l’essor des villes.
« C’est moi qui tenais les comptes »
Lorsque Recep Tayyip Erdogan naît en 1954,
Istanbul compte à peine 1,5 million d’habi-
tants, contre 16 millions aujourd’hui. Origi-
naire d’un petit village de la province de
Erdogan Rize, dans la région de la mer Noire, son
a jusqu’en 2028 père a émigré tout jeune à Istanbul au tour-
nant des années 1920, à la recherche d’un
pour édifier une emploi. Pour autant, la famille Erdogan
n’était pas parmi les plus pauvres. Contrai-
« IIe République », rement à la légende bâtie par son équipe de
communicants, Tayyip « n’est pas le rejeton
qu’il imagine miséreux d’une famille de prolétaires con-
plus religieuse, traint dès sa prime enfance de gagner sa vie
en accumulant les petits boulots », racon-
plus tent Nicolas ­Cheviron et Jean-François Pé-
rouse dans une biographie très fouillée, in-
autocratique, titulée ­Erdogan. Nouveau père de la Tur-
davantage quie ? ­(éditions François Bourin, 2017).
Devenu capitaine de marine, son père,
tournée vers Ahmet Erdogan, a su « faire fructifier ses re-
lations avec sa région d’origine ». Il tenait no-
le Golfe, tamment la caisse de ses compatriotes ma-
la Russie rins au long cours, gérait leurs dépenses, se
chargeant d’envoyer des fonds aux familles
et la Chine restées au village. Le jeune Recep met la
main à la pâte. « C’est moi qui tenais les
comptes », racontera-t-il dans un documen-
taire diffusé sur le petit écran en 2013.
Respecté dans son quartier, le reis kaptan
(« capitaine en chef ») mène son foyer à la
baguette. Les punitions pleuvent sur ses
enfants, qui implorent sa clémence en bai-
sant ses chaussures. Le jour où le jeune
Tayyip, alors âgé de 5 ou 6 ans, insulte une
voisine, son père le châtie en le suspendant
à un portemanteau pendant une bonne
vingtaine de minutes, jusqu’à ce qu’un on-
cle consente à le décrocher. « Après ça, je
n’ai plus eu recours aux insultes », relatera
l’intéressé dans une interview publiée dans
la presse en 1995. Peut-être faut-il chercher
là l’une des sources de l’autoritarisme du
responsable politique qu’il deviendra. p
Marie Jégo
International | 3
Le risque d’une crise
monétaire d’ampleur
Inflation galopante, dévalorisation de la monnaie,
déficit des comptes courants, fuite des investisseurs…
L’économie du pays est dans la tourmente
A peine réélu à la tête de la Tur-
quie, le président Recep Tayyip
Erdogan est attendu sur les
­sujets économiques. Lundi 29 mai, au
lendemain du second tour de la
­présidentielle, la livre turque (TL) a re-
culé à un niveau historique face aux de-
vises fortes, cotant 20,15 TL pour 1 dollar,
et 21,60 TL pour 1 euro. Et la chute risque
de se poursuivre, jusqu’à 28 TL pour
1 dollar d’ici à la fin de l’année, selon Mor-
gan Stanley, si M. Erdogan refuse de
changer le cap de son credo monétaire,
à savoir que la baisse des taux d’intérêt
est un remède à l’inflation.
Après avoir dépassé 80 % en 2022, cel-
le-ci est certes retombée à 44 % en avril,
selon les chiffres officiels. Mais des ex-
perts indépendants estiment qu’elle est
en réalité beaucoup plus élevée, comme
en attestent les nombreux ménages qui
peinent à boucler leurs fins de mois et à
acheter des produits de base.
Certains économistes pensent que le
chef de l’Etat reviendra à une politique
financière plus adaptée. Daron Acemo-
glu, professeur d’économie au Massa-
chusetts Institute of Technology (MIT),
n’est pas de ceux-là. « A première vue, sa
victoire est un gage de stabilité. Mais la
poursuite des politiques actuelles est in-
quiétante », a-t-il pointé dans le quoti-
dien Karar, le 29 mai. Selon cet universi-
taire, conseiller de l’opposition, il faut
des investissements, des améliorations
technologiques, une meilleure gestion
monétaire. Sinon, « la croissance écono-
mique, tirée par le secteur de la construc-
tion, par l’expansion du crédit et des dé-
penses publiques, sera de mauvaise qua-
lité. La corruption et le clientélisme ne
font qu’aggraver les choses »
Les élections ont focalisé l’attention des
investisseurs sur la Turquie, la locomo-
tive industrielle de la région, un marché
émergent de 840 milliards d’euros. La
possibilité d’une alternance à la tête de
l’Etat était regardée de près, d’autant que
Kemal Kiliçdaroglu, le candidat malheu-
reux de l’opposition, avait promis d’as-
sainir les finances et de redonner son in-
dépendance à la banque centrale.
Les intentions de M. Erdogan en ma-
tière de politique monétaire seront tes-
tées vendredi 2 juin, lors de l’annonce du
nouveau gouvernement qu’il dirigera, la
fonction de premier ministre ayant été
abolie en 2018. La nomination du nou-
veau ministre des finances et celle du
nouveau gouverneur de la banque cen-
trale de Turquie seront scrutées. Dans la
soirée de dimanche, le président réélu a
évoqué les pressions inflationnistes,
promettant la mise en place d’une nou-
velle équipe dotée d’une « crédibilité in-
ternationale » pour gérer les finances de
la nation.
Epuisement des réserves de change
Lundi, il a reçu Mehmet Simsek, un an-
cien ministre des finances, respecté des
investisseurs et des marchés. La recon-
duction de ce gestionnaire avisé, formé à
la banque américaine d’investissement
Merrill Lynch, serait un bon signe. Mais
aucune annonce n’a été faite après la réu-
nion. Courtisé depuis plusieurs mois,
M. Simsek avait fait savoir qu’il préférait
se tenir à l’écart de la « politique active ».
La politique monétaire du président se
révèle coûteuse et pourrait mener à une
grave crise financière. Depuis 2018, l’an-
née où M. Erdogan avait été réélu pour
un deuxième mandat avec des pouvoirs
renforcés, prenant la banque centrale
sous son étroit contrôle, la devise natio-
nale a perdu 80 % de sa valeur par rap-
port au billet vert.
Sur ses recommandations, la banque
centrale a dépensé près de 200 milliards
de dollars (187,16 milliards d’euros)
au cours de la dernière année et demie
pour soutenir la livre. Insuffisantes, ces
interventions ont eu pour résultat
d’épuiser les réserves nettes de change ;
▶▶▶
Le Grand Bazar
d’Istanbul est
devenu, avec la quête
éperdue de dollars
ces derniers mois,
le nouveau centre
opérationnel
de la finance
elles sont devenues négatives pour la
première fois depuis 2002.
Une remise à plat est nécessaire et une
dévaluation de la monnaie n’est pas à
­exclure. « Ce qu’on voit actuellement ne
reflète pas pleinement la gravité de la si-
tuation, notamment la vraie valeur de la
monnaie turque sur le marché. La vente
de la livre a été artificiellement limitée
par des interventions et de nombreuses
restrictions sur les flux de capitaux. Sans
ce soutien, sa valeur serait beaucoup plus
faible. A un moment donné, cela pourrait
conduire à un nouvel effondrement,
comme en 2021 », explique Bartosz
Sawicki, analyste de marché chez Cono-
toxia fintech. Le manque de liquidités
est le grand problème du moment. Sur-
tout, « la demande réelle de dollars
­américains et d’euros, les devises dites
fortes, reste chroniquement inassouvie,
l’équilibre est constamment menacé »,
constate l’économiste.
« Beaucoup d’incertitude à terme »
La quête éperdue de dollars a redonné
des couleurs au Grand Bazar d’Istanbul,
un enchevêtrement de boutiques et de
bureaux de change, lequel est devenu,
ces derniers mois, le nouveau centre opé-
rationnel de la finance. Entreprises
­privées, banques, institutions publiques,
citoyens ordinaires s’y pressent en quête
de devises.
Et peu importe que les cambistes du
marché de change de gré à gré situé au
cœur de ce bâtiment du XVe siècle, « la
bourse à pied », disent les Turcs, vendent
le dollar 5 % plus cher qu’au cours officiel.
La ruée sur le billet vert s’est accentuée
depuis que le gouvernement incite les
banques à bloquer la demande inté-
rieure en devises fortes.
Comment renflouer la livre s’il n’y a
plus de réserves ? Financer les déficits est
aussi devenu un casse-tête depuis que les
investisseurs ont fui ; le total des avoirs
étrangers en actions et en obligations
turques a diminué d’environ 85 %, soit
près de 130 milliards de dollars, depuis
2013, selon Bloomberg.
« La situation ne va pas s’améliorer. Les
revenus du tourisme, les réserves moné-
taires du Golfe et peut-être celles de la Rus-
sie pourraient permettre de tenir pendant
un certain temps, mais il y a beaucoup
d’incertitude à terme », prévoit Daron
Acemoglu. A moins que le gouverne-
ment ne décide de privatiser quelques-
uns des fleurons économiques du pays,
tels Turkish Airlines ou encore Botas, la
société publique de transport et de distri-
bution de pétrole et de gaz.
La Russie est sur les rangs. Félicitant
lundi son « cher ami » pour sa réélection,
Vladimir Poutine a insisté lors d’un en-
tretien téléphonique sur la nécessité de
renforcer la coopération bilatérale dans
divers domaines. La Russie a des objectifs
« très ambitieux » avec la Turquie, a ren-
chéri Dmitri Peskov, son porte-parole.
Botas est dans le viseur du Kremlin. Sa
dépendance à Moscou est grande. Depuis
2022, l’entreprise ne paye plus ses factu-
res à Gazprom. Généreux, le géant russe
du gaz lui a octroyé une ligne de crédit de
20 milliards de dollars, par l’intermé-
diaire de sa banque, Gazprombank. p
M. Jé.

4 | International
Présidentielle turque
De Paris à Washington,
les messages de
félicitations intéressés
des Occidentaux
La France et les Etats-Unis espèrent
débloquer l’entrée de la Suède dans l’OTAN,
à laquelle la Turquie s’oppose pour l’instant
Bruxelles - bureau européen
L a réélection de Recep
Tayyip Erdogan à la prési-
dence de la Turquie a sus-
cité l’habituel concert de félicita-
tions dans ce genre de situation.
De Joe Biden à Vladimir Poutine,
en passant par Emmanuel
­Macron ou Volodymyr Zelensky,
chefs d’Etat et de gouvernement
se sont succédé pour saluer la vic-
toire de l’indéboulonnable diri-
geant turc, au pouvoir depuis
vingt ans, face à Kemal Kiliçdaro-
glu. Le chef de file de l’opposition
avait pourtant les discrètes fa-
veurs des dirigeants occidentaux,
dont les relations avec M. Erdogan
se sont fortement détériorées au
fil de ses mandats successifs,
­surtout depuis le coup d’Etat
­manqué de 2016.
Les résultats électoraux connus,
les Occidentaux ont donc cherché
à faire contre mauvaise fortune
bon cœur, non sans mettre en
avant la nécessaire cohésion de
l’OTAN, dont la Turquie bloque
l’élargissement à la Suède. « J’ai
hâte de continuer à travailler en-
semble en tant qu’alliés au sein de
l’OTAN sur des questions bilatéra-
les et des défis mondiaux », a
tweeté le président américain, Joe
Biden. « Notre sécurité commune
est une priorité pour l’avenir », a
déclaré le premier ministre sué-
dois, Ulf Kristersson.
En cas d’alternance, Kemal
­Kiliçdaroglu semblait désireux
d’entériner l’accession de la
Suède à l’OTAN, alors que Recep
Tayyip Erdogan exige jusqu’ici,
au préalable, l’expulsion de mili-
tants kurdes, réfugiés dans ce
pays. Jens Stoltenberg, le secré-
taire général de l’Alliance atlanti-
que, a pour sa part évoqué sa
« hâte de poursuivre [notre] tra-
vail ensemble et de préparer le
sommet de l’OTAN en juillet ».
« Nouvel élan »
Parmi les dirigeants européens,
le président français, Emmanuel
Macron, a été l’un des premiers à
féliciter publiquement M. Erdo-
gan, tweetant que la France et la
Turquie avaient « d’immenses dé-
fis à relever ensemble » dont le
« retour de la paix en Europe, l’ave-
nir de [notre] Alliance euro-atlan-
tique, la mer Méditerranée ». Le
chef de l’Etat, autrefois prompt à
dénoncer la « mort cérébrale » de
l’OTAN en raison du double jeu de
la Turquie, pourrait rencontrer
son homologue dès jeudi 1er juin,
si M. Erdogan se rend au sommet
de la Communauté politique
européenne, près de Chisinau,
en Moldavie.
Le ton est tout aussi conciliant à
Bruxelles, où l’on espère relancer
les relations avec l’homme fort
d’Ankara. Celles-ci ont connu de
multiples tensions, au fil de la dé-
rive autoritaire du dirigeant turc,
au point que les négociations
d’accession de la Turquie à
l’Union européenne (UE), lancées
en 2005, sont désormais au point
mort. La présidente de la Com-
mission européenne, Ursula von
der Leyen, s’est dite « impatiente
de continuer à développer les rela-
tions UE-Turquie. Il est d’une im-
portance stratégique pour l’Union
européenne et la Turquie de tra-
vailler à faire progresser cette rela-
tion, au profit de nos peuples ».
Le ton est conciliant
à Bruxelles, où l’on
espère relancer
les relations
avec l’homme fort
d’Ankara
Après une demi-douzaine d’an-
nées de relations orageuses en-
tre Europe et Turquie, une éclair-
cie est-elle en vue ? En mars 2021,
le Conseil européen avait déclaré
que « l’UE était prête à établir des
contacts avec la Turquie de ma-
nière progressive, proportionnée
et réversible dans des domaines
d’intérêt commun, sous réserve
de conditions établies ». Pour
l’instant, assure un diplomate
européen, « ces conditions n’ont
pas évoluées ».
Dans un communiqué publié
dès dimanche soir, Josep Borrell,
le chef de la diplomatie euro-
péenne, et le commissaire à l’élar-
gissement et à la politique de voi-
sinage, Oliver Varhelyi, ont in-
sisté sur « une relation construc-
tive pour notre prospérité et notre
stabilité partagées sur la base
d’engagements en faveur des
droits de l’homme, de l’Etat de
droit, du droit international et de
la stabilité régionale ».
Le chancelier allemand, Olaf
Scholz, a espéré sur Twitter que la
réélection de M. Erdogan donne-
rait « un nouvel élan » aux rela-
tions bilatérales entre les deux
pays, « partenaires étroits et al-
liés ». En Grèce, le premier minis-
tre par intérim, Ioannis Sarmas,
désigné pour préparer de nouvel-
les élections le 25 juin, a souhaité
« paix et prospérité au peuple
turc ». Son prédécesseur, qui es-
père revenir au pouvoir à la tête
d’une majorité absolue, Kyriakos
Mitsotakis, a formulé le vœu que
« l’amélioration » des relations en-
tre les deux pays, après les trem-
blements de terre de février, « se
poursuive ». Après ces séismes,
qui ont fait plus de 50 000 morts,
Athènes avait, comme d’autres
capitales européennes, multiplié
les efforts pour secourir les popu-
lations touchées.
De son côté, Vladimir Poutine
n’a pas boudé son plaisir. Pour le
président russe, la victoire de
M. Erdogan est « le résultat
­logique de [son] travail dévoué » à
la tête du pays et une « preuve
­évidente » du soutien de la popu-
lation à sa politique. Il a loué les
« efforts » de son homologue turc
« pour renforcer la souveraineté
de l’Etat et mener une politique
étrangère indépendante ».
Par ailleurs, le prince héritier
d’Arabie saoudite, Mohammed
Ben Salman, a envoyé ses « sincè-
res félicitations » à Recep Tayyip
Erdogan, alors que les relations
entre Riyad et Ankara ont été ge-
lées pendant plus de trois ans
après l’assassinat, à la fin de 2018,
à Istanbul, du journaliste saou-
dien Jamal Khashoggi. La clôture
en 2022, par la justice turque, du
procès de l’assassinat a ouvert la
voie au rapprochement entre les
deux puissances régionales. p
Philippe Jacqué
et Philippe Ricard (à paris)
Le président du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, au palais de la Moncloa, à Madrid, lundi 29 mai. BORJA PUIG DE LA BELLACASA/AFP
En Espagne, le quitte ou double
du socialiste Pedro Sanchez
Après la déroute de sa coalition aux élections locales, le chef du
gouvernement a dissous le Parlement, avançant les législatives à juillet
Madrid - correspondante
P
edro Sanchez a décidé de
tout jouer à quitte ou
double. Lundi 29 mai, au
lendemain de résultats
désastreux aux élections munici-
pales et régionales, qui ont vu le
Parti socialiste ouvrier espagnol
(PSOE) balayé dans de nombreu-
ses assemblées locales par le Parti
populaire (PP, droite), le président
du gouvernement espagnol a an-
noncé la dissolution du Parle-
ment et la tenue d’élections légis-
latives anticipées. Elles auront
lieu le 23 juillet, en pleine prési-
dence espagnole du Conseil de
l’Union européenne. « Bien que
les élections aient une portée mu-
nicipale et régionale, le sens du
vote porte un message qui va plus
loin, et comme président du gou-
vernement et secrétaire général du
Parti socialiste, j’assume person-
nellement les résultats », a-t-il dé-
claré, lundi matin, lors d’une
brève allocution qui a pris l’Espa-
gne par surprise.
La gauche de la gauche en recul
Le dirigeant socialiste s’était très
impliqué dans la campagne, au
point de la transformer en une
sorte de plébiscite pour ou contre
sa gestion et de premier tour avant
les législatives, initialement pré-
vues pour décembre. Le message
dans les urnes a été clair : le Parti
populaire a absorbé la quasi-tota-
lité des voix du parti libéral Ciuda-
danos, qui disparaît, et récupéré
une grande partie du centre politi-
que. Avec 31 % (+ 8,88 points) des
suffrages, il a progressé de près de
2 millions de voix par rapport à
2019, et en obtient 800 000 de
plus que le PSOE.
Avec 28 % des voix (− 1,27 point),
le PSOE a perdu 400 000 élec-
teurs… suffisamment pour céder
d’importants bastions, comme
l’Estrémadure et l’Aragon, ainsi
que la région de Valence, les Baléa-
res et la Rioja, et 11 des 22 capitales
de province qu’il gouvernait. Sym-
bole de ce revers, le PP se rend maî-
tre de sept des huit capitales de
province de l’Andalousie, région
qui fut longtemps le principal gre-
nier à voix des socialistes, et récu-
père Valence. Le PSOE n’est pas
parvenu à récupérer les voix des
déçus de Podemos, pourtant nom-
breuses. Le parti de la gauche radi-
cale, avec qui le PSOE gouverne en
coalition, n’a en effet obtenu que
3,2 % des voix et perdu toute repré-
sentation dans les parlements ré-
gionaux de Madrid et de Valence,
voyant partout sa représentation
réduite comme peau de chagrin.
La droite a bien compris ce désa-
mour des Espagnols envers les
partenaires du Parti socialiste,
plus qu’envers le PSOE lui-même,
qu’il s’agisse de Podemos ou des
indépendantistes basques et cata-
lans. Le PP, tout comme le parti
d’extrême droite Vox (7,18 %), qui a
doublé le nombre de ses électeurs,
ont ainsi mobilisé une large part
de l’électorat en appelant à leur
victoire sur le « sanchisme ». Ce
néologisme est utilisé par la droite
pour désigner la méthode de
Pedro Sanchez : gouverner en s’ap-
puyant sur des partis que beau-
coup d’Espagnols considèrent
comme infréquentables, après
avoir balayé tout courant critique
au sein du PSOE et mis à l’écart la
plupart des socialistes « classi-
ques » après sa victoire aux pri-
maires de 2017.
Les alliances ainsi mises en accu-
sation comprennent Podemos,
avec qui M. Sanchez avait exclu
tout gouvernement de coalition
avant les législatives de novem-
bre 2019. Il avait fini par céder, en
janvier 2020, n’ayant d’autre choix
que d’accepter les conditions
fixées par l’ex-dirigeant de Pode-
mos, Pablo Iglesias, s’il voulait
gouverner. Or durant toute la lé-
gislature, les relations entre les
deux partenaires de coalition ont
été tendues, émaillées de diver-
Le PSOE a été
sanctionné alors
que le bilan
de M. Sanchez
est plutôt jugé
satisfaisant par
les Espagnols
gences. Leur alliance s’est aussi tra-
duite par des lois controversées,
surtout portées par la ministre de
l’égalité, Irene Montero (Pode-
mos), comme la loi sur le consen-
tement sexuel, qui a abouti à la
mise en liberté anticipée de plus
d’un millier d’agresseurs, ou la loi
d’autodétermination de genre, qui
a divisé le mouvement féministe.
Plus généralement, Podemos,
parti aux accents populistes, a dés-
tabilisé la coalition dont le PSOE
voulait être le centre de gravité en
recherchant en permanence la po-
larisation du débat, en ressusci-
tant la lutte des classes dans un
pays qui compte essentiellement
de très petites entreprises, en atta-
quant les institutions, mettant
dans le même sac les juges, les
banquiers et les journalistes.
Des alliances « contre nature »
Pis, pour de nombreux Espagnols,
le soutien négocié des indépen-
dantistes de la Gauche républi-
caine de Catalogne (ERC) a été in-
tolérable, car le pays reste marqué
par le référendum sur l’indépen-
dance en Catalogne, interdit, et la
tentative de sécession d’octo-
bre 2017 qui s’est ensuivie. Plus
­encore que les grâces accordées
aux dirigeants indépendantistes
­condamnés, la réforme du délit de
sédition et l’allégement des pei-
nes pour ces mêmes indépendan-
tistes, ont provoqué une vive polé-
mique. La droite a su utiliser ces
mesures pour peindre Pedro San-
chez comme un dirigeant à l’am-
bition démesurée, prêt à vendre
l’unité de l’Espagne au plus of-
frant. Enfin, dans un pays encore
traumatisé les attentats du groupe
séparatiste basque ETA, négocier
avec EH Bildu – parti héritier de sa
vitrine politique (Batasuna) – res-
tait moralement inacceptable.
Ces alliances controversées ex-
pliquent le paradoxe des résul-
tats : le PSOE a été sanctionné dans
les urnes alors que le bilan de
Pedro Sanchez est plutôt jugé sa-
tisfaisant par les Espagnols. Ils no-
tent positivement la hausse du sa-
laire minimum d’environ 47 % du-
rant la législature, la réforme du
marché du travail limitant les em-
plois précaires. Ils saluent les bons
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
M. Sanchez prend
le risque de voir
le Parti populaire
consolider
sa victoire et
lui dérober
le gouvernement
résultats économiques : l’inflation
(4 % en avril) est très inférieure au
reste de l’Europe ; le plafond du
prix du gaz, négocié à Bruxelles ; le
taux de chômage en baisse (à 13 %).
Force est de constater que l’écono-
mie n’a pas été déterminante.
Avancer les législatives est osé.
En pleine vague bleue, M. Sanchez
prend le risque de voir le PP conso-
lider sa victoire et lui dérober la
Moncloa, le palais du gouverne-
ment. En organisant le scrutin au
plus vite, il place toutefois la cam-
pagne dans un contexte embar-
rassant pour le PP. En effet, si la
droite est arrivée en tête dans de
nombreuses régions, elle devrait
avoir besoin de Vox pour complé-
ter sa majorité, comme en Aragon,
ou en Estrémadure. M. Sanchez
estime sans doute que de telles al-
liances entre la droite et l’extrême
droite, si elles ont lieu – ce qu’Al-
berto Nunez Feijoo, le président
du PP, veut éviter –, pourraient re-
mobiliser les électeurs de gauche.
En outre, le chef de l’exécutif
prend à contretemps la deuxième
vice-présidente du gouverne-
ment, la ministre du travail, Yo-
landa Diaz. Cette ex-communiste
très populaire prépare depuis plus
d’un an un nouveau parti à la gau-
che du PSOE, Sumar (« addition-
ner »). Moins dogmatique que Po-
demos, il pourrait piocher des
voix chez les socialistes. En avan-
çant le scrutin, M. Sanchez oblige
Sumar, qui n’est pas mûr, à élabo-
rer à la va-vite son programme et
ses listes. De plus, Sumar n’a, pour
l’heure, pas convaincu Podemos
de le rejoindre. Plutôt que de pro-
longer l’agonie du gouvernement
de coalition, M. Sanchez a préféré
prendre les devants. p
Sandrine Morel
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 International | 5

Etats-Unis : vers un accord bipartisan sur la dette

Le compromis, soumis au vote des élus à partir de mercredi, doit éviter un défaut de paiement de l’Etat fédéral

Washington - correspondant Plusieurs semaines de négocia- lique : l’enveloppe (80 milliards de et irresponsable. Au point qu’une principes, samedi. On ne sait
tions tendues, entrecoupées d’ac- dollars) votée en 2022 pour ren-
Pour l’heure, sorte de penchant apocalyptique combien manqueront à l’appel,

U
n compromis classi-
que, limité et impar-
fait. Mais un compro-
mis indispensable, qui
permettra aux Etats-Unis de recu-
ler devant un précipice financier.
Ainsi se présente l’accord de prin-
cipe conclu samedi 27 mai, dans la
soirée, entre la Maison Blanche et
les négociateurs républicains de la
Chambre des représentants, au
sujet du relèvement du plafond de
la dette et des coupes budgétaires
imposées en échange. Cet accord,
qui devait encore être soumis à un
vote de la Chambre, mercredi
31 mai, puis du Sénat, avant d’être
signé par Joe Biden, représente la
seule voie possible pour éviter un
défaut de l’Etat fédéral sur ses
obligations financières (dépenses
courantes et dettes), début juin.
Contrairement aux précédents
relèvements du plafond de la
dette, la majorité républicaine à la
Chambre a voulu, cette fois, lier
cette mesure à une limitation des
dépenses de l’Etat fédéral. Après
s’y être longtemps refusé, Joe Bi-
den a dû accepter les paramètres
de cette négociation. La hausse de
ces dépenses sera gelée en 2024 et
limitée à 1 % en 2025, sauf dans le
secteur militaire. En échange, le
relèvement du plafond de la dette
sur cette période de deux ans per-
mettrait de retirer ce sujet du
champ de la confrontation parti-
sane, avant l’élection présiden-
tielle de novembre 2024.
cusations mutuelles de chantage
et d’irresponsabilité, ont eu lieu
entre les deux camps. La fébrilité
montait, tandis que le calendrier
semblait de plus en plus contrai-
gnant, avant que les Etats-Unis
n’atteignent le plafond d’endette-
ment, fixé par le Congrès à
31 381 milliards de dollars (envi-
ron 29 000 milliards d’euros). Au
point que certains conseillers à la
Maison Blanche étudiaient l’hy-
pothèse d’un contournement du
Congrès et d’une invocation du
quatorzième amendement de la
Constitution américaine. Adopté
en 1868, il précise que « la validité
de la dette publique (…) ne sera pas
mise en question ». Mais ce re-
cours aurait fatalement entraîné
des contestations en justice.
Au lieu de cela, Joe Biden et le
speaker de la Chambre, Kevin Mc-
Carthy (Californie), ont réussi à
avancer l’un vers l’autre, pouvant
chacun clamer victoire. Joe Biden
estime que les priorités démocra-
tes et les textes législatifs déjà vo-
tés depuis deux ans demeurent
intacts. Mais l’administration a dû
accepter une extension (par l’âge)
des obligations de travail pour
certaines catégories de personnes
bénéficiant d’aides sociales. Les
vétérans et les sans-domicile en
resteront exclus. En outre, une ac-
célération des études d’impact en-
vironnemental est prévue pour
les projets d’exploitation énergé-
tique. Enfin, autre mesure symbo-
forcer les moyens des services fis-
caux (IRS) sera réduite d’un quart,
mais pas supprimée.
Fortes tensions internes
De son côté, Kevin McCarthy est
apparu très confiant, dimanche
matin, lors d’une conférence de
presse au Congrès. Il a assuré que
ce texte, « bon et solide », ne repré-
sentait certes « pas à 100 % ce que
tout le monde voulait », mais qu’il
était néanmoins « transforma-
tionnel ». Le speaker a, en cet ins-
tant politique majeur, tenté de
plaider en faveur de l’intérêt géné-
ral. Dans ce compromis, « il y a des
idées pour l’Amérique », et pas seu-
lement pour les républicains ou
les démocrates, a-t-il noté. Mais la
dette américaine n’en demeure
pas moins gigantesque.
Kevin McCarthy est convaincu
qu’une « majorité de républi-
cains » votera en faveur du texte,
ainsi que les démocrates. Pour
le brouillard
règne sur les
équilibres au sein
des deux partis
l’heure, le brouillard règne sur
les équilibres au sein des deux
partis. L’aile progressiste du Parti
démocrate avait mis en garde la
Maison Blanche : pas question de
céder sur des points essentiels au
chantage républicain. Dans l’op-
position, des tensions plus fortes
encore se dessinent.
Kevin McCarthy se retrouve
pour la première fois depuis son
élection laborieuse, en janvier, de-
vant la menace d’une rébellion in-
terne au sein du Grand Old Party.
La base MAGA (« Make America
Great Again », le slogan de Donald
Trump) a toujours désigné l’Etat
fédéral comme une entité hostile
s’est dessiné dans ces négocia-
tions sur le relèvement du pla-
fond de la dette. Ces élus avaient
voté en faveur d’un texte symbo-
lique, fin avril, qui avait mis la
Maison Blanche sous pression. Il
prévoyait un relèvement du pla-
fond de la dette, contre un gel des
dépenses publiques au niveau de
2022 pour une décennie – dans les
faits une baisse de ces dépenses
de près de 14 %. De nombreuses
priorités démocrates, comme le
climat ou la santé, étaient théori-
quement très atteintes par ce pro-
jet législatif républicain.
Ce dernier représentait une
sorte d’entrée en négociation
dramatique. Mais les membres
du Freedom Caucus, le groupe
d’une quarantaine d’élus MAGA à
la Chambre des représentants,
l’ont considéré comme un mini-
mum. Sans surprise, ils n’ont pas
attendu de découvrir les détails
de l’accord pour en dénoncer les
mercredi, lors du vote à la Cham-
bre, ni combien de démocrates
accepteront de joindre leur voix à
une démarche bipartisane.
Hakeem Jeffries, le chef de file
démocrate à la Chambre, s’est re-
fusé à tout pronostic en la ma-
tière, dimanche, en attendant
d’étudier avec ses collègues les dé-
tails du texte. Pendant ce temps,
sur l’antenne de Fox News, Kevin
McCarthy essayait de convaincre
le camp conservateur de l’am-
pleur de son effort, comme négo-
ciateur en chef. « Une chose que
m’a dite Hakeem, c’est qu’il n’y a
rien dans le texte en leur faveur. Il
n’y a pas une seule chose dans le
texte pour les démocrates. » La
Maison Blanche dit exactement
l’inverse : l’essentiel est préservé,
les coupes claires rejetées. Le bud-
get est une affaire hautement
technique, mais sa présentation
relève de la politique pure. p
Piotr Smolar

Kosovo : violences contre OPEN

YOUR ART
les soldats de l’OTAN *
La minorité serbe du nord du pays proteste
contre l’arrivée de maires albanophones

Vienne - correspondant régional lundi sont la conséquence de plu-

sieurs mois de montée de tension.
Pour rendre l’art accessible à tous,
U n tel niveau de violence
n’avait pas été vu depuis
des années au Kosovo.
Lundi 29 mai, des centaines de
manifestants de la minorité serbe
En novembre, les policiers et mai-
res serbes avaient démissionné
pour protester contre la décision
kosovare de ne plus reconnaître
les plaques d’immatriculation
il lui fallait une adresse : yourart.art

du nord du pays s’en sont violem- serbes qu’ils utilisent toujours.

ment pris aux militaires de
l’OTAN chargés d’éviter des af-
frontements avec les forces de po-
lice locales, majoritairement alba-
nophones. Selon la KFOR, la force
de l’OTAN déployée dans ce pays
des Balkans depuis la guerre de
1999, « environ vingt-cinq sol-
dats » ont été blessés, notamment
des Hongrois et des Italiens.
Les vidéos des affrontements
montrent des militaires essuyer
des coups et des explosions d’en-
gins incendiaires, lancés par une
population serbe furieuse. Des vé-
hicules de journalistes albanopho-
nes ont été attaqués, une cinquan-
taine d’habitants ont été blessés.
Ces affrontements ont été dé-
clenchés par l’intronisation de
quatre maires albanophones
dans les quatre municipalités
autour de Mitrovica où les Serbes
sont majoritaires. Toujours dé-
pendants de Belgrade, les
40 000 habitants du nord du Ko-
sovo vivent depuis plus de
vingt ans dans un Etat de non-
droit, faute de possibilité pour les
autorités de Pristina d’intervenir
sur place. A l’image du joueur de
tennis Novak Djokovic, qui a re-
layé le message « Le Kosovo est le
cœur de la Serbie » à l’issue d’un
match à Roland-Garros, lundi, la
plupart des Serbes ne reconnais-
sent pas l’indépendance du Ko-
sovo, proclamée en 2008.
Depuis son arrivée au pouvoir,
début 2021, le premier ministre
kosovar, le nationaliste de gauche
Albin Kurti, veut mettre fin à cet
état de fait, quitte à déstabiliser la
région. Les affrontements de
Open your art* : YourArt est un espace d’ouverture à tous les
Appels « à la désescalade » artistes, toutes les œuvres physiques ou digitales ; un rendez-
Pristina a répondu en organisant vous d’exposition, d’acquisition, d’expression et de culture ; la
de nouvelles élections municipa-
les, boycottées par les Serbes. Re- plateforme numérique où tous les artistes s’ouvrent à tous les
porté plusieurs fois à la demande publics.
des parrains occidentaux de cet
Etat de deux millions d’habitants,
le scrutin a finalement eu lieu le Open your gallery* : artistes, galeristes, collectionneurs, créez
23 avril. Seuls 1 500 albanophones sur yourart.art votre propre Metagallery, exposez et vendez
y ont participé, élisant quatre vos œuvres. Ce nouvel espace est le vôtre.
maires. Vendredi, ces derniers ont
voulu prendre leurs fonctions et
retirer les drapeaux serbes qui or- Open your imagination* : vous avez rêvé d’avoir votre propre
nent toujours les institutions mu- musée ? Construisez-le ici et inventez le Musée imaginaire de
nicipales pour les remplacer par
des drapeaux kosovars, déclen- toutes vos inspirations.
chant la colère des Serbes. De
nouvelles manifestations étaient Open your heart* : YourArt est le lieu de rencontre de tous les
prévues mardi.
« Nous disons depuis des mois amoureux de l’art, où les talents, les professionnels, les
que Kurti n’a qu’un désir, provo- collectionneurs et les curieux, se retrouvent autour d’une
quer des conflits au Kosovo », a dé-
noncé le président serbe, Alek-
même passion : l’Art.
sandar Vucic, tandis que M. Kurti
a fustigé les violences « d’un Partagez votre Art. Rejoignez-nous : yourart.art
groupe d’extrémistes sous la direc-
tion de Belgrade », pointant « la
présence de graffitis pro-Kremlin »,
Moscou étant un parrain histori-
que de la Serbie.
Soucieuses d’éviter un retour de
la guerre dans les Balkans, les
puissances occidentales ont ap-
pelé Pristina « à la désescalade ».
Les Américains avaient demandé,
dès vendredi, à M. Kurti de retirer
les quatre maires, mais il ne sem-
ble pour l’instant pas vouloir les
écouter. Pas plus que les Euro-
péens qui se démènent sans suc-
* OUVREZ VOTRE ART - OUVREZ VOTRE GALERIE - OUVREZ VOTRE IMAGINATION - OUVREZ VOTRE CŒUR
cès depuis des mois pour trouver
un accord entre les deux pays. p
Jean-Baptiste Chastand
 Planète
0123
6| ­
­Mercredi 31­ mai 2023

pollution

UE : le lucratif plus de quotas que ce qu’ils émettent réelle-

ment. Certains industriels eux-mêmes ont
rapidement émis des réserves sur les
­méthodes du système SEQE, comme les
sont obligés d’en acheter à leurs frais. Il leur
arrive d’en revendre à la sortie de l’hiver, si la
température a été plus élevée que prévu et que
leurs émissions de CO2 ont par conséquent été

marché des quotas

­cimentiers espagnol Cementos Tudela
­Veguin ou français Vicat.
« Nous nous sommes dit que nous étions sur
un terrain glissant, que nous allions devoir
potentiellement redonner les stocks accordés
en trop. Nous étions conscients que cela ne
plus basses. Même chose s’il y a inflation sur
les prix de l’énergie, comme à l’été 2022, quand
le tarif du gaz s’est envolé », fait observer Gre-
gory Idil, tradeur chez Vertis Environmental
Finance, une société basée à Bruxelles.
Quoi qu’il en soit, les entreprises rechi-

gratuits de CO2
pourrait pas durer, que quelqu’un allait son-
ner la fin de la récréation à un moment
donné », commente Eric Bourdon, directeur
général adjoint du cimentier français, qui a
choisi de son côté de ne pas toucher aux sur-
plus de quotas qui lui avaient été distribués,
une stratégie à rebours de celle de ses con-
Droits à polluer 1|2 Alors que l’Union européenne currents. « Nous avons un peu vendu au dé-
but, mais nous avons très vite arrêté. Nous
renforce ses objectifs de décarbonation disposons aujourd’hui de 4,5 millions de ton-
nes de quotas de CO2. Nous devrons décider de
pour 2030, les cimentiers et les sidérurgistes ont leur bon usage », poursuit-il.
Les règles d’allocation ont certes été modi-
utilisé le système d’aide pour gonfler leurs profits fiées en 2012, puis en 2018. Mais les dérives
ont continué, comme le montre le dernier
rapport sur l’état du SEQE, publié en 2022 par
l’association European Roundtable on
­Climate Change and Sustainable Transition.
gnent à communiquer ces informations
qu’elles estiment sensibles pour leur compé-
titivité industrielle. « Les transactions sont le
reflet de l’activité économique. Si une entre-
prise dit qu’elle a vendu des quotas, elle recon-
naît potentiellement que sa production a
baissé », explique le tradeur barcelonais Is-
mael Romeo. Vendeur, acheteur… Tout le
monde n’est, en outre, pas égal vis-à-vis des
droits à polluer. Le sidérurgiste anglais Bri-
tish Steel l’a appris à ses dépens. Après s’être
débarrassé de ses quotas gratuits pour com-
bler ses pertes financières, il a dû racheter
des droits à polluer pour pouvoir poursuivre
ses activités et être autorisé à émettre du
CO2. Sauf qu’entre-temps le prix du carbone
s’est envolé. Au bout du compte, la société
s’est surendettée et, victime de sa spécula-

C’
est une histoire de trente
ans qui se chiffre en mil-
liards d’euros. Trente
longues années qui ne
resteront pas dans les an-
nales de l’Union euro-
péenne (UE) comme étant les plus glorieuses
dans sa lutte contre le réchauffement clima-
tique. Trois décennies au cours desquelles
les industries les plus polluantes du Vieux
Continent – l’acier, le ciment, le pétrole, l’alu-
minium et d’autres – auront reçu gratuite-
ment des quotas d’émissions de CO2, sortes
de « droits à polluer » supposés être réduits
dans le temps, afin de les inciter à réduire
leurs émissions de gaz à effet de serre.
Or, le dispositif a rapidement été détourné
de son objet pour devenir un outil financier
permettant à ses bénéficiaires d’augmenter
leurs profits, grâce à la revente de ces quotas.
Rien qu’entre 2013 et 2021, estime le Fonds
mondial pour la nature, les plus grosses in-
dustries émettrices ont empoché 98,5 mil-
liards d’euros et n’ont consacré qu’un quart
de cette somme (25 milliards d’euros) à
­l’action climatique.
Le système des quotas gratuits, lancé le
1er janvier 2005 et toujours en vigueur, est ap-
pelé à disparaître en 2034. Le 18 avril, le Parle-
ment européen a en effet adopté un nou-
veau plan pour le climat prévoyant son rem-
placement progressif par un « mécanisme
d’ajustement carbone aux frontières » de
l’Union, dans le but de verdir, cette fois, les
importations des secteurs les plus émet-
teurs de CO2. L’UE, en optant pour un disposi-
tif plus simple, n’a pas fait officiellement son
mea culpa. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Détournement « légal »
Comme nous le révélons au terme de huit
mois d’enquête avec le soutien financier
du fonds Investigative Journalism for Eu-
rope (IJ4EU), ce système, qui se voulait
­bienveillant à l’égard des industriels, a été
détourné de son but initial. Nous nous som-
mes intéressés aux sidérurgistes et aux
­cimentiers de France et d’Espagne, deux
secteurs qui font partie des plus gros
­bénéficiaires.
L’analyse approfondie des transactions fi-
nancières enregistrées par ces acteurs sur le
système d’échange de quotas d’émissions
(SEQE-EU-ETS en anglais) confirme ce que
certains supposaient depuis longtemps : les
entreprises ont revendu une partie de leurs
quotas gratuits pour des centaines de mil-
lions d’euros, parfois des milliards. Mais,
contrairement à l’énorme fraude à la TVA
qui avait ébranlé le dispositif à ses débuts,
faisant perdre 6 milliards d’euros aux pays
de l’UE et donnant lieu à des condamna-
tions en justice bien des années après, le dé-
tournement dont il est question s’opère de
façon légale.
Le début de cette histoire remonte au
sommet de Rio, en 1992. C’est à cette époque
que naît l’idée d’une taxe carbone à laquelle
seraient soumises les industries des pays
développés, pour rendre l’économie plus
soucieuse de l’environnement. L’initiative
n’obtient pas l’unanimité des Etats mem-
bres, la France, en particulier, bloquant la
décision. En 1997, le protocole de Kyoto re-
met ce sujet sur la table. Al Gore, vice-prési-
dent des Etats-Unis, juge l’idée intéressante,
mais craint que cette approche ne soit pas
approuvée par le Congrès américain. Il faut
donc imaginer un dispositif plus compati-
ble avec le modèle capitaliste, en vue d’un
éventuel rapprochement des marchés tran-
satlantiques dans le futur.
Le Vieux Continent met alors sur pied un
marché européen du carbone, au sein du-
quel les industriels pourront acheter et ven-
dre des quotas pour réguler leurs émissions
de CO2. « L’UE a créé de toutes pièces un mar-
ché qui n’avait jamais existé jusqu’alors. C’est
une première dans l’histoire de l’humanité »,
rappelle Thomas Pellerin-Carlin, directeur
du programme Europe à l’Institut de l’éco-
nomie pour le climat. Aujourd’hui, ce mar-
ché est la première place financière de ce
type dans le monde, même si d’autres émer-
gent, par exemple en Chine.
« Dès le départ, des questions centrales sont
posées. Sur quel modèle attribuer les quotas
que les entreprises vont échanger entre elles ?
Faut-il les donner gratuitement ou les ven-
dre ? Qui sera couvert par le mécanisme ? Les
entreprises pourront-elles épargner des quo-
tas d’une année sur l’autre ? », liste Julien Ha-
noteau, professeur d’économie et dévelop-
pement durable à la Kedge Business School
d’Aix-Marseille. Un modèle prend forme ra-
pidement, même s’il ne fait pas l’unanimité.
Chaque année, l’Union européenne décide
d’allouer gratuitement aux industriels des
quotas de CO2, en fonction des gaz à effet de
serre que ces derniers estiment qu’ils vont
émettre au cours des douze mois suivants.
Un quota équivaut à une tonne de CO2.
Au bout d’un an, les installations indus-
trielles doivent restituer le nombre de quo-
tas équivalant à leurs émissions de CO2 effec-
tivement réalisées. Si elles ont émis davan-
tage de CO2 que prévu, elles peuvent acheter
des quotas supplémentaires à des entrepri-
ses qui n’ont pas utilisé tous les leurs, selon
le principe « pollueur-payeur » imaginé par
les créateurs de ce marché. A l’inverse, si elles
ont émis moins de CO2 que prévu, elles peu-
vent revendre les quotas qu’elles détiennent
en excédent. Les quotas n’ont pas de date li-
mite de vente. Et lorsqu’ils sont en surplus,
ils deviennent des stocks sous forme de sim-
ples actifs financiers que les entreprises peu-
vent vendre à leur guise, sans contrepartie,
ou compléter en en achetant d’autres sur le
marché, si le prix du carbone a baissé.
ArcelorMittal indique ainsi, dans son rap-
port annuel 2022, qu’il détenait 154 millions
d’euros d’ « actifs financiers intangibles » au
titre des quotas de CO2, au 31 décembre 2021,
et 691 millions d’euros au 31 décembre 2022,
relève l’association internationale de jour-
nalistes Finance Uncovered, basée à Londres
et sollicitée dans le cadre de notre enquête.
Le résultat, précise l’entreprise, d’achats « ar-
rivés à maturité » qui lui ont permis de ren-
forcer l’actif de son bilan, pour des mon-
tants considérables.
La phase pilote du dispositif européen des
quotas gratuits a démarré il y a vingt ans,
en 2003. La distribution a débuté timide-
ment en 2005, pour atteindre un régime de
croisière en 2008. Avec une logique de dé-
part qui étonne, a posteriori. Plus l’installa-
tion industrielle prévoit d’émettre de CO2,
plus elle reçoit de droits à polluer. A partir
de 2008 et jusqu’en 2012, les quotas sont al-
loués en se référant aux années de produc-
tion antérieures à la crise économique. Ré-
sultat, les industriels reçoivent beaucoup
Les excédents cumulés de quotas gratuits ne
se sont stabilisés qu’en 2013, et encore, à très
haut niveau, pour l’équivalent de 1,3 milliard
de tonnes de CO2 par an. Et c’est seulement
en 2017 que les émissions de CO2, tous sec-
teurs confondus, ont commencé à s’infléchir
significativement.
Pour le député européen Yannick Jadot (Eu-
rope Ecologie-Les Verts), qui réclame depuis
des années la suppression des quotas gra-
tuits, le constat est amer. « La puissance pu-
blique a créé un marché de toutes pièces, en
acceptant d’emblée toutes les dérives insup-
portables de la financiarisation de l’écono-
mie », dénonce l’ancien candidat écologiste à
l’élection présidentielle 2022. « L’Etat aurait
très bien pu récupérer l’argent généré par les
ventes de quotas pour compenser écologique-
ment les activités polluantes, faire baisser la
TVA ou diminuer l’impôt sur le revenu. Or, ce
n’est pas ce choix qui a été fait, mais celui de
laisser librement les entreprises opérer », dé-
plore, lui aussi, M. Hanoteau.
Lorsqu’ils Les quotas sont mis aux enchères tous les
sont en surplus, matins à 11 heures. Au début, les transactions
représentaient quotidiennement un petit
les quotas million de tonnes de CO2. Depuis, le marché
s’est sophistiqué. Il s’étend à près de
deviennent 18 000 installations et les industriels, par l’in-
termédiaire de banques, de fonds d’investis-
de simples actifs sement, de brokers et d’une douzaine de so-
financiers que ciétés de trading, échangent aujourd’hui 20 à
30 millions de tonnes de CO2 chaque jour, en
les entreprises anticipant les variations futures du prix du
carbone. « Le marché est devenu très intéres-
peuvent vendre à sant pour les investisseurs. Le prix du carbone
leur guise, sans était initialement de 7 euros la tonne, il est
passé, en août 2008, à 24 euros, et, mainte-
contrepartie nant, il tourne autour de 100 euros. Certains
prédisent qu’il atteindra 150 euros en 2030 et,
en attendant, plus de 80 % des transactions
­relèvent de la spéculation et non plus de
­problématiques environnementales », indique
Ismael Romeo, directeur de SendeCO2, une
société de trading installée à Barcelone.
« Le système est assez ésotérique »
Ivan Pavlovic, spécialiste de la transition
énergétique chez Natixis (filiale du groupe
Banque populaire Caisse d’épargne), le con-
firme : « Même s’ils restent pour le moment
minoritaires, des fonds d’investissement spé-
culatifs spécialisés dans les marchés du car-
bone, qui parient sur ces quotas, existent à
présent. » En 2021, près de 11 milliards de ton-
nes de CO2 ont été échangées sur le marché,
pour une valeur de 683 milliards d’euros,
calcule la société d’analyse financière bri-
tannique Refinitiv.
Très vite, le système se révèle défaillant. Les
transactions sont difficiles à tracer, même
pour les experts du domaine. « Le système est
assez ésotérique. A tous les niveaux, y compris
à la Commission européenne, personne n’a de
vision globale et unanime. C’est une boîte
noire. Seuls les directeurs financiers ou les di-
recteurs industriels des entreprises concer-
nées savent exactement ce qui est fait avec ces
quotas », reconnaît le dirigeant d’une société
de trading de quotas de CO2.
Parfois, les transactions ne sont pas uni-
quement justifiées par des raisonnements
financiers. « Elles peuvent aussi être inspirées
par des événements climatiques ou politi-
ques. Les énergéticiens, exclus du système des
quotas gratuits dès 2013, parce qu’ils s’en ser-
vaient pour augmenter le prix du courant,
tion, elle a fini par faire faillite, en 2019.
Opacité
Les ventes de quotas sont placées sous le
sceau du « secret des affaires ». C’est un argu-
ment qu’ont opposé plusieurs des entrepri-
ses que nous avons interrogées pour com-
menter les informations issues de notre
base de données. En Espagne, les cimentiers
nous ont renvoyés vers leur fédération pa-
tronale, Oficemen, pour obtenir des don-
nées sectorielles consolidées. Or, ladite fédé-
ration botte en touche. « Oficemen ne dispose
pas de données. Ces questions se rapportent à
des problèmes spécifiques des entreprises, et
ce sont elles qui vous répondront », nous a ré-
torqué un porte-parole. Aucune ne l’a fait.
Autre difficulté, les transactions financiè-
res réalisées par chacun des 18 000 sites in-
dustriels ayant bénéficié de quotas gratuits
sont publiées rétrospectivement par l’UE
avec trois ans de décalage. Actuellement, si
les allocations de quotas gratuits sont con-
nues jusqu’en 2022, les derniers chiffres dis-
ponibles concernant les reventes sont ceux
de 2019. Et encore, ils ne disent pas tout. Cer-
taines usines ayant changé de mains, il est
impossible de reconstituer l’historique des
transactions site par site. Les registres de
l’Union européenne – European Union Tran-
saction Logs (EUTL) –, sur lesquels nous
avons travaillé en nous aidant de la base de
données du site EUETS. info, permettent de
tracer, par date et par heure, les échanges de
quotas réalisés entre opérateurs. Toutefois,
ils ne font pas apparaître les éventuels chan-
gements de propriétaire d’installations in-
dustrielles ayant pu intervenir sur la période
étudiée (2005-2019), ce qui contribue à l’opa-
cité de ce marché.
Aussi le cimentier helvétique Holcim refu-
se-t-il de commenter les chiffres, au motif
que son périmètre a changé depuis son ma-
riage, en 2015, avec Lafarge, rapprochement
qui a donné lieu à des cessions de cimente-
ries par le nouvel ensemble. Même chose
pour l’allemand Heidelberg Materials (ex-
HeidelbergCement), qui a modifié en pro-
fondeur son réseau de cimenteries en Eu-
rope, après la reprise, en 2016, de l’italien Ital-
cementi et de sa branche hexagonale Ci-
ments Calcia.
L’espagnol Cementos Portland Valderrivas,
lui, est devenu leader dans la péninsule Ibéri-
que, lors de la prise de contrôle d’Uniland,
en 2006, dont il n’a récupéré la totalité du ca-
pital qu’en 2013, après avoir cédé sa filiale Ce-
mentos Lemona à l’irlandais CRH. Son con-
current, Cementos Molins, rappelle avoir ac-
quis, en 2013, une installation du mexicain
Cemex à Barcelone, ce qui « fausse », d’après
lui, le bilan de ses échanges de quotas. Leur
confrère brésilien Votorantim Cimentos est
dans la même configuration, n’étant entré
sur le marché ibérique qu’en 2012, en repre-
nant les sites du portugais Cimpor.
Une chose est sûre, un groupe comme
­ArcelorMittal a toujours reçu plus de quotas
gratuits qu’il n’émettait de CO2. Et c’est tou-
jours le cas aujourd’hui. Le géant de l’acier en
a revendu en grande quantité en 2008, puis
en 2011 et en 2012. Toutefois, pour des rai-
sons d’optimisation financière, il en a aussi
racheté certaines années, lorsque le prix du
carbone baissait. Au total, selon les registres
EUTL, le géant de la sidérurgie aurait vendu,
entre 2005 et 2019, pour 3,7 milliards d’euros
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Les quotas gratuits, une mine d’or pour les industriels
Stocks de quotas cumulés
pour l’acier et le ciment,
en millions de tonnes de CO2
Acier
300
200
100
0
2008 2013 2021 2008 2013
Comparatif entre les ventes et les achats de quotas
en millions de tonnes de CO2
Vente Achat Quotas alloués gratuitement à l’entreprise
ArcelorMittal
(ex-LafargeHolcim)
40
60
30
40
20
20
10
0 0
2008 2013 2019 2008 2013 2019
Infographie Le Monde
Sources : EUTL ; EUETS.info ; ERCST ; Centre Wegener ; Eurostat ; Prodcom ; EcoAct ; EEA ; ICE ; EEX ; Bloomberg
de quotas et en aurait acheté pour 1,8 mil-
liard, dégageant une marge de 1,9 milliard.
Sollicité par Le Monde, ArcelorMittal France
n’a pas été en mesure de valider ces chiffres.
Toujours selon les registres EUTL, Holcim,
lui, a été en situation d’excédent de droits à
polluer jusqu’en 2017. Il en aurait revendu
beaucoup de 2008 à 2012, avant sa fusion
avec Lafarge qui vendait, lui aussi, beau-
coup de quotas. Au total, les deux firmes
aujourd’hui fusionnées auraient vendu
pour 1,3 milliard d’euros et acheté pour
339 millions à ce jour, soit un solde positif
de 986 millions. Les montants sont noyés
dans les comptes du groupe et sont impos-
sibles à retrouver en tant que tels dans les
rapports annuels. « Les données de transac-
tions sont des données relevant des affaires,
sur lesquelles nous ne communiquons pas »,
déclare Lafarge France.
« Sauver les meubles »
Leur concurrent, Heidelberg Materials, lui,
a été en excédent jusqu’en 2016. Cet acteur
majeur du ciment européen, présent en
France à travers sa marque Ciments Calcia
et en Espagne avec les cimenteries de Socie-
dad Financiera y Minera, se serait lui aussi
débarrassé d’une quantité importante de
quotas après la crise financière de 2008,
pour 732 millions d’euros au total, mais il
aurait cessé cette pratique en 2016 et en
aurait aussi acheté pour 364 millions, soit,
au bout du compte, un bénéfice de 368 mil-
lions. Selon un porte-parole, la firme alle-
mande « ne dispose malheureusement pas
de ces informations ».
En Espagne, l’entreprise Cementos Port-
land Valderrivas, filiale du géant des travaux
publics FCC, est l’une des plus grosses émet-
trices de CO2. De 2008 à 2012, elle a reçu cha-
que année un volume démesuré de droits à
polluer, sans commune mesure avec le ni-
Excédents de quotas
(différence entre les quotas reçus et le CO2 émis,
tous secteurs industriels,
sauf combustion de carburants)
Ciment Surplus annuel en pourcentage
1 500 des émissions (échelle de droite)
1 300
1 100 Cumul du surplus
en millions
900 de tonnes 30 %
de CO2 (échelle
700
de gauche)
500
300
100
0 0%
– 300
2021 2005 2013 2019
Holcim Heidelberg Materials Cemex
(ex-HeidelbergCement)
40 40
30 30
20 20
10 10
0 0
2008 2013 2019 2008 2013 2019
veau de ses émissions réelles. Elle n’a cessé
d’être en excédent qu’en 2021. Elle en aurait
vendu une partie, empochant 288 millions
d’euros, et acheté pour 11 millions, soit un
profit de 277 millions. Des chiffres qu’elle re-
fuse de commenter. « Nous avons pour prin-
cipe de ne pas participer aux enquêtes journa-
listiques », nous a-t-on expliqué.
On retrouve néanmoins certaines de ces
transactions dans les comptes annuels dé-
posés au registre du commerce par sa filiale
Cementos Alfa. Jusqu’en 2021, une ligne ex-
plicitement intitulée « vente de droits « La direction
d’émissions de gaz à effet de serre » apparaît
aux bilans de cette société, confirmant que nous expliquait
les quotas sont bien considérés comme un qu’en revendant
actif et qu’ils sont gérés par la direction fi-
nancière de l’entreprise, et non par la direc- les quotas elle
tion de l’environnement ou du développe-
ment durable. avait sauvé nos
« Certaines entreprises ont massivement
vendu en 2012, en 2014 ou encore en 2018, an-
emplois. Du coup,
nées qui correspondent soit à l’instauration de nous fermions
critères d’allocations de quotas gratuits plus
sévères, soit à des périodes où les prix du car- les yeux »,
bone étaient hauts », observe Florian Rothen-
berg, analyste spécialiste des marchés du car- témoigne
bone au sein du cabinet de conseil ICIS. un ancien du
Sur le terrain, les témoignages confirment
que la tempête financière de 2008 a préci- cimentier Holcim
pité les ventes de quotas. « A l’époque, la
seule préoccupation de nos dirigeants était
de sauver les meubles. C’est dans ce climat de
crise que certaines cimenteries ont com-
mencé à vendre leurs droits à polluer dont el-
les n’avaient plus besoin, en raison de la
chute drastique de l’activité. Depuis, les ré-
glementations européenne et espagnole ont
beaucoup évolué, pour mieux favoriser la ré-
duction progressive des émissions carbonées
de l’industrie et décourager la spéculation
sur le marché du CO2 », raconte Daniel Lopez
Caro, représentant de la fédération indus-
Volume de quotas échangés
sur le marché du carbone
en milliards d’euros
50 %
11
9
7 continuer à toucher des quotas », explique
5 rapport sur le sujet (« The Devil is in the de-
10 %
3 mental and Resource Economists). En 2021, ce
1 Sur cinquante installations industrielles
– 10 % 0 passées au crible par cet expert, une tren-
2011 2015 2021
Cementos Portland
Valderrivas
40
30
20
10
0 produire du clinker, donc polluer, pour tou-
2008 2013 2019
trielle du syndicat UGT au sein de la filière
cimentière. Plusieurs syndicalistes français
et espagnols le disent : les représentants du
personnel assistant aux réunions avec la di-
rection sont tenus au secret le plus absolu
sur le sujet. On leur fait signer des engage-
ments de confidentialité, auxquels aucun
ne se risque à déroger, par peur d’être pour-
suivi en justice, comme cela est déjà arrivé
chez ­ArcelorMittal. Une source contactée
par Le Monde, qui a pu avoir accès aux
comptes d’une des entreprises concernées,
affirme que cette pratique a bien cours :
« En 2022 encore, nos dirigeants ont revendu
des quotas pour des dizaines de millions
d’euros. Ces sommes permettent de redonner
des couleurs au résultat net de l’entreprise,
quand l’année a été moyenne. »
Secret absolu
« Je sais ce que ma boîte a empoché en ven-
dant aux enchères des quotas obtenus gra-
tuitement, mais, au comité d’entreprise, j’ai
juré de ne pas divulguer les chiffres. Je peux
juste dire que l’argent a permis d’arranger les
comptes pour 6 à 10 millions d’euros par an,
quand la conjoncture était difficile », confie,
sous le sceau du secret, un syndicaliste espa-
gnol. Une autre source syndicale anonyme
confirme cette pratique chez les sidérurgis-
tes : « A l’époque de la crise, à Florange, Arce-
lorMittal recevait des quotas gratuits alors
que le site était à l’arrêt. C’était une trompe-
rie, car cet argent n’a pas servi à réduire les
émissions de CO2 ou à investir dans les éner-
gies propres. C’était une manne d’argent ines-
pérée sur laquelle ils se sont évidemment
­jetés », confie-t-elle.
« On nous donnait des chiffres oralement et,
la plupart du temps, nous ne disions rien, car
la direction nous expliquait qu’en revendant
les quotas, elle avait sauvé nos emplois. Du
coup, nous fermions les yeux. Nous préférions
Planète | 7
Un système
favorable aux plus
gros pollueurs
Les critères sur lesquels repose l’attri-
bution des quotas gratuits de CO2 ont long-
temps favorisé les abus. « Jusqu’en 2021, le
nombre de quotas alloués à un industriel
était théoriquement divisé par deux si la pro-
duction de l’année précédente était inférieure
de 50 % à la production moyenne historique
dudit industriel. Ce seuil a pu inciter des entre-
prises à produire plus que de besoin, pour
Frédéric Branger, coauteur, en 2015, d’un
tails », Journal of the Association of Environ-
seuil a été remonté à 80 %.
taine avaient volontairement gonflé leurs
seuils de production par rapport à la réalité.
« La plupart étaient situées dans le sud de l’Eu-
rope, dans les pays les plus touchés par la crise
économique et ses répercussions immobiliè-
res, en particulier l’Espagne », se souvient-il.
« Des fraudes »
Le fait que les quotas soient attribués usine
par usine a aussi conduit à des fraudes. « Au
départ, les entreprises avaient droit à des quo-
tas d’émissions gratuits, à condition que leurs
installations fonctionnent au moins un mois
par an. En conséquence, certaines d’entre elles
mettaient en marche leurs usines pendant
trente jours et recevaient des quotas corres-
pondant à la moyenne de leurs allocations
annuelles précédentes, même si elles arrê-
taient immédiatement les activités ensuite »,
dénonce José Antonio Guijarro, ex-coordi-
nateur national du secteur cimentier pour le
syndicat espagnol UGT.
Mais le critère le plus décrié reste, dans l’in-
dustrie cimentière, celui consistant à calcu-
ler les allocations de quotas en ne considé-
rant que la production de clinker, le com-
posé du ciment le plus fortement émetteur
de carbone. « Cela signifie que vous devez
cher des quotas. Qui chercherait à volontaire-
ment baisser sa production de ciment dans
ces conditions ? », s’interroge Adrien Assous,
directeur exécutif de Sandbag, une ONG de
Bruxelles très en pointe sur le sujet. p
Gu. D. et E. P.
ne pas savoir », témoigne un ancien
­d’Holcim Espagne. « Tout le monde sait où
l’argent a fini, mais il est malheureuse-
ment impossible de démontrer le lien direct
entre les ventes de quotas et les dividendes
distribués aux ­actionnaires de ces entrepri-
ses », déplore Judith Kirton-Darling, secré-
taire générale ­d’IndustriALL Europe, le syn-
dicat européen des ­salariés de l’industrie.
Pour Sam Van den plas, directeur de cam-
pagne au sein de Carbon Market Watch, une
ONG qui suit depuis plusieurs années l’af-
faire des quotas gratuits, le mystère est dé-
sormais levé : « Nous savons enfin ce que les
entreprises ont fait de leurs droits à polluer.
Jusqu’ici, nous n’avions que des hypothèses »,
se félicite-t-il, en référence à une étude du ca-
binet CE Delft qui avait estimé, en 2016, que
les montants des ventes de quotas gratuits
s’élevaient à plusieurs milliards d’euros.
Pour Yannick Jadot, le système des quotas
gratuits se situe « au-delà du jugement mo-
ral ». « Cette histoire est scandaleuse, comme
l’est la possibilité d’aller acheter des droits à
polluer dans des pays africains. C’est une fa-
çon de se déresponsabiliser et de pratiquer
faussement la décarbonation », fustige-t-il.
« Les entreprises ont dévoyé le concept des
quotas gratuits pour faire du profit, cela pose
une question éthique. Au moment où l’on es-
saie de sauver la planète, certains s’en mettent
plein les poches, c’est indécent », résume Ana
Isabel Martinez Garcia, spécialiste du secteur
de l’acier au cabinet de conseil et d’expertise
comptable Syndex. Indécent, mais légal. p
Guillaume Delacroix
et Emmanuelle Picaud,
avec Luc Martinon (data)
Prochain article Pourquoi le système
des quotas gratuits s’est montré inefficace
pour inciter les industriels à réduire leurs
émissions polluantes
 France
8|
A s s e m b l é e n at i o n a l e
LIOT, de potentiel
allié de Macron à
premier opposant
Avec seulement 21 députés, la formation est
devenue centrale dans le jeu parlementaire,
notamment en portant une proposition de loi
visant à abroger la réforme des retraites
O
n a choisi d’établir un rap-
port de force pour contrain-
dre l’exécutif à la discussion
car elle n’arrive pas à se faire
naturellement… A force de
frapper gentiment à la
porte, on finit par avoir envie de l’enfoncer »,
expose calmement Bertrand Pancher. Pour
le député de la Meuse – quatrième mandat
au compteur –, président du groupe Libertés,
indépendants, outre-mer et territoires
(LIOT) à l’Assemblée nationale, pas question
de faire retomber la pression sur l’exécutif
près de deux mois après la promulgation de
la réforme des retraites.
A la tête du plus petit groupe du Palais-
Bourbon avec vingt et un députés, M. Pan-
cher s’emploie à accroître la notoriété de sa
formation composite qui comprend autant
de députés ultramarins que de transfuges de
la gauche réfractaires à la Nouvelle Union po-
pulaire écologique et sociale (Nupes), en pas-
sant par une poignée d’élus centristes de
l’ancien groupe UDI, trois élus indépendan-
tistes corses, un régionaliste breton et des
élus divers droite. Une formation « techni-
que » à ses origines qui, grâce à la caisse de ré-
sonance de la bataille des retraites, multiplie
les initiatives pour exister dans l’espace poli-
tique : création d’une association (Utiles), de
comités locaux et l’appel au lancement
d’une liste aux élections européennes et
d’un gouvernement alternatif. « Les retraites,
c’est un objet politique formidable pour eux,
ils n’ont aucun intérêt à tourner la page »,
­observe le rapporteur général du budget
­(Renaissance), Jean-René Cazeneuve.
« Dérive autoritaire »
Le 8 juin, deux jours après une quatorzième
journée de mobilisation à l’appel de l’inter-
syndicale, les députés LIOT tenteront de faire
adopter leur proposition de loi visant à abro-
ger le recul de l’âge légal de départ à la re-
traite à 64 ans. Dès mercredi 31 mai, le texte
sera examiné en commission des lois à
­l’Assemblée. Face aux velléités du camp
­présidentiel d’empêcher tout vote sur ce
texte, jugé « extrêmement dangereux pour la
démocratie et irresponsable » par la première
ministre, Elisabeth Borne, Bertrand Pancher
a rédigé un courrier à l’adresse d’Emmanuel
Macron, lundi 29 mai, pour exiger que sa
Les Républicains encore partagés sur la réforme des retraites
Le sparadrap de la division sur la
réforme des retraites colle encore
aux doigts du parti Les Républi-
cains (LR). Si la récente offensive
sur l’immigration a eu le mérite
d’afficher le visage d’une droite en-
fin unie, la niche parlementaire du
groupe Libertés, indépendants,
outre-mer et territoires (LIOT) se
profile le 8 juin. Or, pour faire adop-
ter sa proposition de loi visant à
abroger le recul de l’âge de départ
légal à la retraite à 64 ans, le groupe
présidé par Bertrand Pancher
compte aller à la pêche aux
voix parmi les 61 députés LR. A
commencer par les 19 qui avaient
voté sa motion de censure trans-
partisane, le 20 mars.
Depuis plusieurs semaines, Eric
Ciotti tente d’enjamber un texte,
qui, selon lui, « n’ira pas au bout du
processus législatif ». Le président
de LR sait que même s’il était
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
proposition de loi soit bien débattue. « Je
souhaite vous interpeller sur les conséquences
d’un vote bloqué, vicié ou tronqué de ce texte
par la représentation nationale », écrit-il.
Ce vote est une porte de sortie, selon LIOT,
à la crise sociale et démocratique qu’a ali-
mentée le débat escamoté sur les retraites.
Le député centriste Charles de Courson n’hé-
site plus à employer les termes de « dérive
autoritaire » pour qualifier la manière dont
le président de la République exerce son
pouvoir, ainsi que son rapport au Parlement.
Un marqueur. « C’est un groupe hétérogène
d’un point de vue idéologique. Par contre, s’il
y a bien un truc qui les structure, c’est la ques-
tion de la liberté et de la démocratie », souli-
gne le président de la commission des finan-
ces, l’« insoumis » Eric Coquerel. « Ils n’ont
pas accepté que le gouvernement ait eu re-
cours à tous les instruments de la Constitu-
tion pour faire appliquer sa politique. » Dem d’Eure-et-Loir, en critiquant leur tractations pour la formation des groupes à
Au début de l’année, quand le gouverne- ­« antimacronisme primaire ». l’Assemblée, M. Véran fait miroiter l’idée que
ment choisit la procédure accélérée pour sur- Quoi qu’il en soit, avec le débat sur les des députés macronistes à sensibilité de gau-
voler les débats parlementaires, les députés ­retraites, LIOT a pris une place centrale dans che puissent rejoindre un dixième groupe
LIOT, sous la houlette de Charles de Courson, le jeu parlementaire, en s’imposant comme avec à sa tête M. Pancher. Mais à la condition
multiplient les interventions tonitruantes le point d’équilibre entre toutes les opposi- d’un soutien sans ambiguïté à la majorité fra-
dans l’Hémicycle. Comme le 6 février, jour où tions. « Ce n’est pas tant ce qu’ils disent ou font gilisée. « Ils auraient voulu que l’on monte une
l’élu centriste de la Marne dénonce le « déni qui est important, mais plutôt la façon dont ils sorte d’Horizons de gauche » croit M. Pancher,
de démocratie auquel se livre le gouverne- sont utiles aux autres groupes, analyse Hervé en référence au groupe d’Edouard Philippe.
ment ». Le recours à l’article 49.3 de la Consti- Marseille. Ils sont devenus le véhicule permet-
tution pour faire adopter la réforme sans tant l’expression du refus à l’Assemblée car ils Une fin de non-recevoir
vote devient l’ultime casus belli. Le 20 mars, « Les élus de LIOT n’ont pas la connotation répulsive du RN En vain. Le groupe LIOT voit le jour et restera
LIOT porte alors une motion de censure qui sont devenus le ­[France Rassemblement national] ou de LFI [La dans l’opposition. Bertrand Pancher et son
échoue à neuf voix près. Une défaite qui les insoumise] et restent moins divisés coprésident, Christophe Naegelen (Vosges),
installe comme opposant. « A défaut d’avoir véhicule permettant que les LR [Les Républicains]. » estiment alors que la situation de majorité re-
été entendus, traités par l’exécutif et la majo- Cette « entente cordiale » avec les autres for- lative leur permettra, quoi qu’il arrive, d’obte-
rité relative, ils l’ont été par les médias », iro- l’expression du mations, qui a permis une série d’alliances de nir « un poids inversement proportionnel à
nise le président du groupe centriste au Sé-
nat, Hervé Marseille. Rétrospectivement, cer-
refus à l’Assemblée, circonstance – aussi bien avec la Nupes que le
RN et une partie des élus LR –, déconcerte cer-
leur nombre ». Les élus ultramarins se laissent
attirer en nombre dans cette formation où ils
tains macronistes estiment que les ardeurs car ils n’ont pas tains membres de LIOT, situés au centre droit. espèrent avoir une tribune pour traiter les
de LIOT auraient pu être contenues en Le camp présidentiel aussi, qui dénonce un problématiques de leurs territoires.
l’échange d’un poste au gouvernement pour la connotation « front populiste ». Le député LIOT du Nord En quelques mois, ils deviennent des parte-
M. Pancher ou de la présidence de la commis-
sion des finances pour M. de Courson. répulsive du RN Benjamin Saint-Huile n’en démord pas, en
plaidant pour « un changement de méthode et
naires considérés par la première ministre,
qui les reçoit pas moins de six fois à Mati-
Fort de trois décennies passées au Palais- ou de LFI » de logiciel de ceux qui nous gouvernent ». gnon, dans sa quête de majorité texte par
Bourbon, M. de Courson demeure in­trai­- L’histoire aurait pu être tout à fait différente. texte. Mais, à l’automne, alors que Mme Borne
table : « Le gouvernement finira par être Hervé Marseille Au lendemain des élections législatives de s’enferre dans l’idée qu’une alliance avec Eric
­renversé s’il continue à se comporter comme président du groupe centriste juin 2022, Olivier Véran, alors ministre des Ciotti, nouveau président du parti Les Répu-
s’il était majoritaire. » D’autres députés veu- au Sénat ­relations avec le Parlement, reçoit Bertrand blicains, lui vaudra le soutien indéfectible de
lent voir dans la croisade antiréforme des Pancher – comme d’autres présidents de l’ensemble des soixante et un députés LR
­retraites de LIOT la revanche d’élus jusque-là groupe – rue de Varenne. L’exécutif est encore pour faire adopter la réforme des retraites, le
­marginalisés. « Cet épisode, c’est leur fait de groggy par la perte de la majorité absolue et groupe LIOT – qui, lui, épouse la ligne des syn-
gloire, balaye Philippe Vigier, député Mo- cherche un débouché à la crise. En pleines dicats réformistes, dont la CFDT – tente de
pousser ses alternatives au recul de l’âge légal.
Amélioration de l’emploi des seniors, hausse
de la CSG… Malgré ses propositions, la forma-
tion essuie une fin de non-recevoir et se re-
trouve écartée de l’équation parlementaire
adopté par l’Assemblée nationale, forme du gouvernement parmi les Alexandre Vincendet. « Cette ré- du gouvernement, au même titre que la Nu-
il ne franchirait pas l’étape du Sé- plus zélés dans son camp, l’élu du forme a plein de défauts, mais si pes et le RN. « On a le sentiment qu’Emmanuel
nat. Alors à quoi bon courir une Rhône invite à nouveau ses amis quand vous votez un texte impor- Macron, qui disait “Je prends le meilleur de la
nouvelle fois derrière ses brebis « frondeurs » à faire leur « examen tant, un autre groupe tente de droite, de la gauche, en pariant sur l’intelli-
égarées ? « On aura une liberté de de conscience pour une réforme l’abroger dans sa niche, cela va créer gence collective pour faire avancer le pays”, ne
vote », concédait-il le 9 mai sur qu’on défend dans les grandes lignes de l’obstruction et renforcer l’anti- parle plus et n’agit plus que pour ceux qui sont
France Inter, après qu’un tiers de depuis des années ». parlementarisme », déplore-t-il. d’accord avec lui », regrette M. Saint-Huile.
son groupe se soit dit prêt à voter Proche de M. Pradié, Julien Dive L’automne budgétaire à l’Assemblée se
contre la réforme du gouverne- « Cela va créer de l’obstruction » soutenait la motion de censure solde par une dizaine de 49.3. Le groupe
ment, ces derniers mois, en dépit Membre de la commission des af- contre le gouvernement, en mars. LIOT, à l’instar des LR, ne vote ni les motions
de la consigne officielle. faires sociales, M. Vincendet doit Aujourd’hui, le député de l’Aisne de censure de la gauche ni celles de l’extrême
M. Ciotti pense sans doute à statuer sur le sort de l’article pre- n’est pas sûr de voter le texte de droite. Le 26 octobre 2022, sur France 2,
Aurélien Pradié. Opposé à cette ré- mier du texte de LIOT, mercredi LIOT, en voyant d’un mauvais œil M. Macron en conclut qu’avec les LR et « le
forme, le député du Lot a déjà an- 31 mai, lors de son examen en com- le fait que ce groupe ait organisé groupe intermédiaire du centre, qu’on appelle
noncé qu’il voterait le texte de mission. La majorité compte sur une conférence de presse avec So- LIOT » un travail commun est possible sur la
LIOT. « Un vote à l’Assemblée même l’appui des huit membres LR pour phie Binet, la secrétaire générale réforme du travail, sur les énergies renouve-
symbolique n’est jamais négligea- supprimer ledit article, qui veut re- de la CGT. Peut-être une bonne lables, sur l’immigration et… sur les retraites.
ble », estime ce dernier. Certains de venir sur les 64 ans. Avec 32 sièges nouvelle pour Eric Ciotti et le pa- « Oui, je souhaite qu’il y ait une alliance »,
ses collègues, comme le député du contre 40 pour l’opposition, elle n’a tron du groupe des députés, Oli- ­admet le chef de l’Etat. Sept mois plus tard,
Nord, Pierre-Henri Dumont, sont pas le choix. Député LR de l’Isère, vier Marleix, qui se passeraient LIOT n’exclut pas le dépôt d’une nouvelle
sur la même position. Yannick Neuder votera contre la bien d’une victoire, même symbo- motion de censure pour renverser le gouver-
« LIOT cherche juste à faire un proposition de loi, à l’image des lique, de la part de LIOT avec l’aide nement si sa proposition de loi pour abroger
coup politique », rétorque Alexan- deux « macroncompatibles » Phi- de « frondeurs » LR. p la réforme des retraites était torpillée. p
dre Vincendet. Défenseur de la ré- lippe Juvin (Hauts-de-Seine) et Alexandre Pedro Mariama Darame
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 France | 9

Un affrontement qui vire

à la joute institutionnelle
A l’Assemblée nationale, oppositions et macronistes s’écharpent
autour de l’interprétation de l’article 40 de la Constitution

C’ est une nouvelle crise

Le président du groupe LIOT,
Bertrand Pancher, entouré
des députés du groupe Laurent
Panifous et Charles de Courson,
à l’Assemblée nationale,
à Paris, le 20 mars.
JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
parlementaire qui couve
sous les cendres encore
chaudes de la bataille des retraites.
Deux mois après la promulgation
de la loi qui instaure la retraite à
64 ans, l’Assemblée nationale est
amenée à se prononcer, le 8 juin,
sur la proposition de loi du groupe
Libertés, indépendants, outre-
mer et territoires (LIOT) visant
à abroger cette mesure, tant dé-
criée par les syndicats comme
dans l’opinion.
Revanchardes depuis que la pre-
mière ministre, Elisabeth Borne, a
eu recours à l’article 49.3 de la
Constitution pour faire passer sa
réforme sans vote, les oppositions
ont longtemps cherché la parade à
cette défaite politique avant de se
rabattre sur la proposition de
LIOT, petit groupe charnière de
21 députés. La perspective d’un
vote des parlementaires sur la me-
sure d’âge fait l’objet d’une intense
bataille de procédures, depuis plu-
sieurs semaines, entre le camp
présidentiel et les oppositions.
Après avoir un temps clamé
qu’ils ne céderaient pas à la tenta-
tion de l’obstruction, les élus des
trois groupes de la majorité (Re-
naissance, MoDem et Horizons) se
sont résolus à empêcher tout vote
sur cette proposition de loi. Crai-
gnant d’être mis en minorité lors
« Nous ne souhaitons
pas remettre une pièce
dans le jukebox
de la contestation »
Fadila Khattabi
présidente (Renaissance) de la
commission des affaires sociales
Or, les deux articles de la propo-
sition du groupe LIOT renvoient la
question du déficit du régime des
retraites à l’organisation d’une
conférence sociale à l’automne.
En attendant, le texte est gagé sur
une hausse de la fiscalité sur le ta-
bac. Un subterfuge courant pour
les parlementaires souhaitant
échapper aux fourches caudines
de l’article 40 pour espérer voir
un jour leur proposition de loi dé-
battue dans l’Hémicycle.
Ce qui relevait alors d’une con-
vention parlementaire permet-
tant une application souple de l’ar-
ticle 40, sans conséquence pour le
pouvoir lorsqu’il disposait d’une
majorité absolue, s’est mué en un
débat politique et institutionnel
sur les marges de manœuvre des
oppositions en capacité de se coa-
liser pour faire adopter des textes
contre l’avis de l’exécutif.
Plus haute instance collégiale du
nous autocensurer », relève le dé-
puté (Renaissance) de Saône-et-
Loire Rémy Rebeyrotte, l’un des
deux élus du bureau chargés
d’examiner la recevabilité des pro-
positions de loi. Mais, pour la plu-
part des députés macronistes, ce
n’est pas parce qu’un droit coutu-
mier s’est installé qu’il est devenu
constitutionnel.
Escalade procédurale
Dans un courrier, le 23 mai,
Mme Khattabi s’est chargée d’inter-
peller M. Coquerel, afin qu’il se pro-
nonce sur la recevabilité de la pro-
position de LIOT, avant l’examen
du texte en commission. Mais
après un vif échange à ce sujet,
jeudi après-midi, avec la prési-
dente de l’Assemblée nationale,
M. Coquerel a réitéré sa volonté de
ne pas entraver les droits des oppo-
sitions dans une tribune publiée
sur le site du Monde dimanche
28 mai. Et donc de ne pas déclarer
l’irrecevabilité du texte de LIOT,
malgré la pression des macronis-
tes, qu’il accuse de se prendre pour
des « constitutionnalistes ».
En commission, le camp prési-
dentiel nourrit l’espoir de suppri-
mer l’article premier du texte, qui
porte sur l’abrogation des 64 ans,
avec le soutien des élus Les Répu-
blicains qui n’ont pas voté la
­motion de censure portée par

Une alliance de circonstance de l’examen en séance publique,

ils présentent le texte comme irre-
cevable, au motif qu’il coûterait
20 milliards d’euros pour les cais-
avec la gauche ses de l’Etat sans alternatives de fi-
nancement. « Si je souhaite que le
Parlement vote une proposition de
Un rapprochement s’est opéré entre la Nupes et le groupe LIOT loi inconstitutionnelle ? Ma ré-
ponse est non », a déclaré la pre-
mière ministre, Elisabeth Borne,
vendredi 26 mai, lors d’un dépla-
Palais-Bourbon, le bureau de l’As-
semblée avait validé le dépôt du
texte de LIOT, le 24 avril. Mais cer-
LIOT, le 20 mars. Une manière de
contraindre le groupe présidé par
Bertrand Pancher à réintroduire
tains macronistes ont reproché à par amendement sa mesure
la présidente de l’Assemblée natio-
nale, Yaël Braun-Pivet, de ne pas
être intervenue à ce moment-là
phare, ce qui donnerait alors le
pouvoir à la présidente de l’As-
semblée de la juger irrecevable.
pour enterrer la proposition de loi.
Son refus de reconvoquer un bu-
Au risque, pour les élus macronis-
tes, d’apparaître comme les prin-
reau pour revenir sur cette déci- cipaux responsables d’une esca-
sion est, là aussi, mal passé. « Ce lade procédurale. p

C’ est un drôle d’attelage

qui continue à batailler
contre la réforme des re-
traites voulue par Emmanuel
­Macron. Main dans la main, les dé-
bloc est moins soudé, ça donne
l’impression qu’on est plus avec la
Nupes », modère l’élu centriste.
Evoquer une « alliance » entre
LIOT et la Nupes « est un terme ina-
Dans les couloirs du Palais-Bour-
bon, des liens se sont créés entre
les uns et les autres. Charles de
Courson et Eric Coquerel, à la tête
de la commission des finances, se
cement en Côte-d’Or.

Convention parlementaire
De son côté, pour « lever les doutes
sur la conformité » de son texte,
n’est pas à nous, parlementaires, de Mariama Darame

putés du groupe Libertés, indé-
pendants, outre-mer et territoires
(LIOT) et ceux de la Nouvelle
Union populaire écologique et so-
ciale (Nupes) tenteront, le 8 juin,
de faire abroger le report de l’âge
légal du départ en retraite à 64 ans,
à l’occasion d’une proposition de
loi déposée par les premiers. « Ce
qui nous rassemble, c’est la défense
de la démocratie, des libertés,
même si nous ne défendons pas la
même chose », justifie le député de
La France insoumise (LFI) Eric
­Coquerel (Seine-Saint-Denis).
Mardi 23 mai, une réunion de
coordination à l’initiative de la
Nupes a été organisée. Y ont parti-
cipé les deux « insoumis » Eric Co-
querel et Mathilde Panot (Val-de-
Marne), le socialiste Jérôme Guedj
(Essonne), l’écologiste Sandrine
Rousseau (Paris), le communiste
Pierre Dharréville (Bouches-du-
Rhône), le président du groupe
LIOT, le centriste Bertrand Pan-
cher (Meuse), et Charles de Cour-
son (Marne), autre cheville
ouvrière du groupe. « Nous avons
identifié tous les sales coups que
pourrait nous faire la majorité pré-
sidentielle, relate Jérôme Guedj. Il
s’agissait de repérer la cartogra-
phie des risques et d’envisager les
réponses à apporter. » L’après-8-
juin est déjà dans les esprits. « S’il
y a une obstruction, il est très pos-
sible que l’on dépose une motion
de censure. Cela fait partie de nos
discussions », relate Eric Coquerel.
Bertrand Pancher préfère relati-
viser cette proximité avec la Nu-
pes, soucieux de préserver l’image
transpartisane de son groupe.
« On discute aussi avec [les élus Les
Républicains]. Mais comme ce
dapté qui relève de la propagande
de la minorité présidentielle », ren-
chérit Charles de Courson. Jérôme
Guedj, qui fut l’ancien assistant
parlementaire de Jean-Luc Mélen-
chon, compare cette coalition de
circonstance au « front unique »,
une tactique théorisée par Léon
Trotski, qui consistait à unir des
ouvriers dans toute leur diversité
pour lutter contre la bourgeoisie.
« Rapport d’estime »
Depuis des mois, LIOT, qui s’étend
sur l’échiquier politique de la
droite conservatrice aux socialis-
tes, est devenu un point d’appui
presque systématique pour la gau-
che. Le 20 mars, leur motion de
censure, rejetée à neuf voix près, a
été l’emblème de cette opposition
parlementaire élargie que la gau-
che ne peut espérer porter en son
seul nom. LIOT permet de fédérer
large, à l’heure où, à l’inverse, la
Nupes est présentée comme un
repoussoir par le camp présiden-
tiel. D’un côté, LIOT profite du sou-
tien de la gauche pour prendre la
lumière médiatique, en occupant
le devant de la scène ; de l’autre, la
Nupes se sert du groupe centriste
pour faire avancer ses combats.
Après les vacances parlementai-
res, début mai, M. Coquerel a ap-
pelé M. Pancher pour lui suggérer
une nouvelle motion de censure.
Le centriste a considéré qu’« une
loi d’abrogation » rassemblerait
plus largement. Après la promul-
gation de la loi sur les retraites, le
14 avril, les socialistes avaient eux-
mêmes rédigé un texte en ce sens,
mais ne disposaient plus de fenê-
tre parlementaire pour le sou-
mettre à la discussion.
croisent tous les mardis à la confé-
rence des présidents. L’« insou-
mis » admet avoir un « rapport
d’estime avec Charles ». En paral-
lèle, il a également développé,
sous la précédente législature, des
relations avec les députés corses
du groupe LIOT, défendant le droit
« à l’article 72 », modifiant le statut
de l’île de Beauté. De son côté,
Pierre Dharréville a par exemple
soutenu l’élu du Morbihan Paul
Molac (LIOT), qui avait défendu un
texte sur les langues régionales. En
revanche, les élus socialistes de la
Nupes entretiennent des relations
plus ambivalentes avec les socia-
listes partis siéger à LIOT en raison
de divergences sur la Nupes. A
l’instar de Martine Froger, dissi-
dente socialiste élue en avril en
Ariège contre une candidate « in-
soumise » soutenue par la Nupes.
Concentrée sur les retraites, l’al-
liance n’a « évidemment » pas vo-
cation à se transformer en « majo-
rité gouvernementale », dit Jérome
Guedj. « Pourquoi siègent-ils
autant à droite dans l’hémicy-
cle ? », fait mine de s’interroger
Gabriel Amard, député LFI du
Rhône, soulignant ainsi les diver-
gences idéologiques entre la Nu-
pes et LIOT. Une certitude : si la
proposition de loi des troupes de
M. Pancher n’aboutit pas à un
vote, les « insoumis » n’arrêteront
pas le combat. La majorité prési-
dentielle « s’expose à quatre ans de
niches parlementaires où l’on redé-
posera ce texte, sous une forme ou
sous une autre, met en garde
M. Guedj. Passer à autre chose se-
rait une défaite politique ». p
Julie Carriat
et Sandrine Cassini
LIOT s’est engagé, dimanche
28 mai, à saisir le Conseil constitu-
tionnel si sa proposition de loi
était adoptée, le 8 juin. Et met en
garde contre toute immixtion de
l’exécutif dans la vie parlemen-
taire. « Ils ne veulent pas perdre, car
ils savent que la force symbolique
d’une telle défaite acterait qu’ils
sont définitivement minoritaires »,
TRANSPORTS
anticipe le député LIOT du Nord,
Benjamin Saint-Huile.
PUBLICS,
La proposition de loi doit être
examinée par la commission des QUI DOIT
VRAIMENT
affaires sociales du Palais-Bour-
bon, mercredi 31 mai. Sera-t-elle
débattue puis votée ? Rien n’est
moins sûr. « A quoi tout cela sert ?,
demande Fadila Khattabi, prési- PAYER ?
dente (Renaissance) de la com-
mission des affaires sociales.
Nous sortons de plusieurs semai-
nes de débat en commission et en
séance. La motion de censure a
JEUDI 8 JUIN
échoué. La loi a été adoptée et pro- 8h30 - 11h30
mulguée. Nous ne souhaitons pas
remettre une pièce dans le juke-
box de la contestation. » Pavillon de l’Arsenal
Si ce texte a peu de chance d’être 21 boulevard Morland
adopté dans un Sénat dominé par 75004 Paris
la droite et le centre, les macronis-
tes souhaitent à tout prix lui bar-
rer la route dès son examen à l’As-
semblée. Pour cela, ils brandissent INSCRIPTION GRATUITE
désormais la nécessité d’une ap-
plication rigoureuse de l’article 40 LEMONDE.FR/
de la Constitution par le président TRANSPORTS-PUBLICS
de la commission des finances,
l’« insoumis » Eric Coquerel. Cette
disposition de la loi fondamentale
En partenariat avec
prévoit que toute initiative parle-
mentaire – proposition de loi ou
amendement – ne peut grever le
budget de l’Etat en créant une
charge financière non compensée
par des ressources.

10 | France
Logement
Derrière les
effondrements
d’immeubles,
un défaut
d’entretien
Pour prévenir de tels drames,
le ministère du logement compte
désormais sur l’obligation pour
les copropriétés de connaître l’état
du bâti et de planifier des travaux.
Mais leur réalisation ne sera
pas obligatoire
Enquête
L
a locataire du deuxième
étage a d’abord en-
tendu des chutes de
pierres derrière le plâtre
de son mur. Il était mi-
nuit et demi. Puis un craquement
sonore, et un deuxième alors
qu’elle s’apprêtait à quitter son
appartement. Une fois engagée
dans l’escalier, elle a vu tout
s’écrouler autour d’elle. Protégée
par une cloison, elle est parvenue
à s’extraire du bâtiment après l’ef-
fondrement. Le propriétaire du
premier étage a eu le temps de se
précipiter dans la rue, pour assis-
ter au détachement des façades,
avant leur chute.
Dans la nuit du dimanche 20 au
lundi 21 juin 2021, deux immeu-
bles de trois étages se sont effon-
drés rue de la Rousselle, dans le
centre ancien de Bordeaux, bles-
sant trois personnes. Cinq jours
plus tôt, non loin de là, dans le
quartier Saint-Michel, deux
autres bâtiments s’étaient écrou-
lés, sans faire de victime.
En l’espace de quatre ans, plu-
sieurs effondrements spectacu-
laires d’immeubles au cœur des
centres-villes historiques ont
frappé les esprits. Ceux de la rue
d’Aubagne à Marseille, en 2018,
qui ont causé la mort de huit per-
sonnes, ou ceux de Lille en no-
vembre 2022, qui ont fait un
mort. Plus récemment, en avril,
un petit immeuble datant des an-
nées 1920 s’est écroulé à Nanterre.
Partout en France, des bâtiments
soutenus par des étaiements, cer-
clés de pièces de métal ou évacués
menacent de s’affaisser.
Pourquoi des immeubles s’ef-
fondrent-ils comme des châ-
teaux de cartes ? « A Marseille,
Bordeaux et Lille, le point com-
mun est qu’il s’agit d’immeubles
anciens, du XVIIe ou du XVIIIe siè-
cle, et de petites copropriétés », in-
dique-t-on au ministère du loge-
ment. Des élus s’inquiètent que
ces vieux édifices arrivent en
bout de cycle, menaçant la péren-
nité de leurs cœurs de ville. « C’est
généralement le manque d’entre-
tien qui peut faire qu’on dépasse
la limite de résistance et que les
bâtiments puissent présenter des
désordres structuraux », affirme
Philippe Leblond, responsable re-
cherche et ingénierie pour la sé-
curité des ­constructions au Cen-
tre scientifique et technique du
bâtiment (CSTB).
« Rien n’a été fait »
Que disent les premières experti-
ses remises aux autorités judi-
ciaires ? Pour la rue d’Aubagne, si-
tuée dans le quartier de Noailles,
un îlot du centre de Marseille ca-
ractérisé par la vétusté des im-
meubles et la dégradation du
bâti, un rapport d’experts de la
cour d’appel de Paris révèle
en 2020 que l’extrême fragilité et
la dangerosité des deux immeu-
bles avaient été repérées avant
leur écroulement. Des occupants
avaient multiplié les signale-
ments sur des fissures, des cra-
quements, des portes et des fenê-
tres qui ne fermaient plus. Des
experts s’étaient rendus sur place
à de multiples ­reprises, l’un d’eux
concluant que « ces désordres re-
présent[ai]ent un risque réel pour
les biens et les personnes à court
terme ».
A Bordeaux, rue de la Rousselle,
quartier gentrifié, c’est la fai-
blesse du mur mitoyen qui aurait
entraîné les deux immeubles
dans sa chute. Ce mur s’est effon-
dré « verticalement, sous son pro-
pre poids, après avoir gonflé à sa
base », précise le prérapport de
l’expert judiciaire, dévoilé par
Sud Ouest en avril. « Il y avait des
alertes rouges annonciatrices de
cette catastrophe et rien n’a été
À Marseille,
rue d’Aubagne,
des occupants
avaient multiplié
les signalements
sur des fissures,
des portes et des
fenêtres qui ne
fermaient plus
fait, ne serait-ce que l’engagement
d’une procédure de péril par
la mairie », déplore Thomas
Drouffe, président de l’Associa-
tion des victimes et sinistrés de la
Rousselle et riverain, habitant en
face des immeubles écroulés.
Une des locataires avait en effet
signalé par un mail urgent à son
syndic l’écartement de la façade
et des lames de plancher lui per-
mettant d’y passer la main. Et,
dès 2017, un diagnostic « structu-
rel du bâtiment », concernant
l’un des deux immeubles, faisait
état d’« une désolidarisation pro-
gressive de la façade par rapport
au plancher », de fissures, de
­présence d’eau stagnante dans
les caves qui « semble provenir de
­diverses infiltrations » ou encore
d’« affaissement général du corps
intérieur ».
Au soir de la catastrophe,
le maire (Europe Ecologie-Les
Verts) de Bordeaux, Pierre Hur-
mic, a bien annoncé un audit des
immeubles de ville, à commen-
cer par le centre historique, afin
d’y détecter des signes de vé-
tusté. La portée des diagnostics,
des audits et même des arrêtés
de péril (notifiés par le maire
lorsqu’un logement présente un
danger pour la sécurité de ses oc-
cupants ou du voisinage) a toute-
fois ses limites. Six mois après les
effondrements, l’adjoint à l’habi-
tat du maire de Bordeaux révé-
lait en effet avoir identifié « 900
arrêtés de péril qui n’ont pas été
suivis depuis dix ans » en poin-
tant « un cadeau empoisonné » de
la précédente majorité.
A Lille, le 12 novembre 2022,
ce sont deux petits immeubles
bourgeois, mitoyens, situés rue
Pierre-Mauroy, une artère plutôt
chic du centre-ville, qui se sont
­effondrés. Le rapport d’expertise
judiciaire est attendu en juin.
« Ces logements n’étaient pas du
tout insalubres, aux dires des habi-
tants ils paraissaient bien entrete-
nus, on n’aurait rien pu voir en pas-
sant devant. Ça a été la stupéfac-
tion », remarque la maire (Parti so-
cialiste) de la ville, Martine Aubry.
Aucune administration ne tient
la comptabilité des effondre-
ments, au motif qu’ils restent ra-
res. « Il n’y a pas aujourd’hui de po-
litique publique qui oblige les pro-
priétaires à vérifier régulièrement
l’état de [leur] patrimoine, comme
le contrôle technique pour les véhi-
cules, souligne Valérie Gourvès, la
directrice opérationnelle « sécu-
rité, structures, feu » du CSTB. Les
syndics doivent s’assurer qu’il n’y a
pas de mise en cause du bien des
copropriétaires, mais si ces der-
niers ne veulent pas faire les tra-
vaux, il n’existe pas de possibilité
de les contraindre, en raison de
la notion de propriété privée. »
Interrogé, le ministère du loge-
ment met en avant la toute nou-
velle obligation de « PPT », les
plans pluriannuels de travaux
qui vont permettre de mieux
connaître l’état du bâti des copro-
priétés et de planifier des tra-
vaux. Les plus grands ensembles
(plus de 200 lots) sont déjà con-
cernés : depuis le 1er janvier, le
syndicat de copropriétaires doit
mettre en place ce projet de PPT.
Tout le parc devra s’y soumettre
en 2025, y compris les immeu-
bles récents (de plus de 15 ans). Le
19 mai, c’est un balcon situé au
cinquième étage d’un immeuble
HLM construit en 1988, dans le
13e arrondissement de la capitale,
qui a chuté, blessant gravement
deux personnes.
La question du financement
« On voit çà et là des problèmes de
vétusté, des apparitions de fissures
liées à l’absence de travaux, donc le
PPT qui regarde l’obsolescence et
la sécurité du bâtiment, c’est inté-
ressant, on est à fond dessus, indi-
que Danielle Dubrac, qui préside
l’Union des syndicats de l’immo-
bilier. Mais nous, syndics, avons
seulement l’obligation de le pré-
senter et de le remettre tous les ans
à l’ordre du jour s’il n’est pas voté
en assemblée générale. La réalisa-
tion des travaux n’est pas obliga-
toire et c’est vraiment dommage. »
Car, constate-t-elle, « la question
du financement est prégnante ».
Il existe en France un registre na-
tional des copropriétés, outil de
surveillance géré par l’Agence na-
tionale de l’habitat (Anah) afin de
mieux connaître ce parc et de pré-
venir des situations de dégrada-
tion du bâti ou de problèmes fi-
nanciers. Il révèle l’étendue des
Signaler
une dégradation
à la municipalité,
c’est aussi
prendre
le risque de voir
la valeur de
son bien baisser
difficultés au sein de ce parc.
« Quelque 540 000 copropriétés y
sont enregistrées, et, sur ce total, un
peu moins de 200 000 présentent
un indice de fragilité, notamment
financière, en raison par exemple
d’impayés de charges », avance
Alexandre Huet, au service habi-
tat digne et durable de l’Anah. Face
à la perspective de travaux lourds
et très coûteux, les copropriétés
se réfugient souvent dans le déni.
« J’ai été étonnée de constater
que, même dans des immeubles
qui n’étaient pas pauvres, des pro-
priétaires ne voulaient pas voter
le diagnostic technique global
­[information sur l’état technique
global de l’immeuble], au motif
que cela pourrait mener à préconi-
ser des travaux, témoigne Mme Du-
brac. Les gens ont peur du résultat,
comme ils ont peur du couperet du
service hygiène et salubrité d’une
mairie lorsqu’on voit une fissure. »
Une crainte confortée par les con-
seils que peuvent entendre des
propriétaires de la part de juristes
bénévoles : signaler une dégrada-
tion à la municipalité, c’est aussi
prendre le risque de voir la valeur
de son bien baisser, si un arrêté
de péril est prononcé.
« Oui, il y a des difficultés finan-
cières, mais ce qui coûte cher, ce
n’est pas tant l’entretien du bâti
que de ne pas avoir fait les travaux
nécessaires pendant des années,
affirme Stéphanie Jankel, direc-
trice des études « habitat » à l’Ate-
lier parisien d’urbanisme. Quand
on est propriétaire, on n’est pas dé-
barrassé de tous les frais, il faut
provisionner pour entretenir, mais
c’est à rapporter à la valeur du bien.
Et il existe des aides publiques. »
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
C’est la mission de l’Anah, en ef-
fet, d’améliorer le parc de loge-
ments privés par des aides finan-
cières à la réalisation des diagnos-
tics et aux travaux. Si la copro-
priété est fragile ou dégradée,
l’agence verse des aides au syndi-
cat des copropriétaires, qui peu-
vent donc tous en bénéficier.
« Certains syndics sont très dyna-
miques sur le sujet, d’autres ne
connaissent pas les aides de
l’Anah, qui n’ont pourtant jamais
été aussi puissantes », regrette
­Valérie Mancret-Taylor, directrice
générale de l’agence.
Pour un propriétaire inquiet
de désordres dans son immeu-
ble, le chemin est donc loin d’être
tout tracé. En premier lieu, la
­surveillance des bâtiments n’est
pas centralisée. « Nous avons
­construit une base de données na-
tionale des bâtiments qui carto-
graphie le parc résidentiel en mé-
tropole en croisant une vingtaine
de bases de données (cadastre,
points de livraison électricité et
gaz, risque caniculaire, valeur fon-
cière, année de construction…) »,
détaille Mme Gourvès, du CSTB. Ce
fichier rassemble des informa-
tions sur la structure des bâti-
ments ou leur exposition aux ris-
ques naturels. « Pour autant, nous
ne sommes pas encore capables
d’identifier les bâtis sur lesquels
il y a un risque, même si nous tra-
vaillons activement sur ce sujet »,
ajoute-t-elle. Le ministère de la
transition écologique développe
de son côté un outil permettant
de faciliter la détection et le signa-
lement de dégradations d’un
­logement : une start-up d’Etat,
­Histologe, qui commence à se dé-
ployer dans plusieurs territoires.
A ce stade, chaque collectivité
locale s’organise donc à sa façon.
Dans la capitale, 5 000 signale-
ments sont adressés chaque an-
née par les Parisiens aux services
de la Ville de Paris pour des diffi-
cultés dans leur logement. En
complément, l’Atelier parisien
d’urbanisme mène une démar-
che de prévention, en constituant
chaque année une liste d’immeu-
bles parisiens méritant une véri-
fication de leur état, en croisant
différents critères à même
d’éveiller une alerte.
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 France | 11

Ci-contre : les gravats de deux immeubles trois jours après

leur effondrement à Lille, le 15 novembre 2022. Guy Leroy/collectif DR
Ci-dessous : deux ans après l’effondrement de la rue d’Aubagne,
un immeuble soutenu par des étais au 102, boulevard
de la Libération, à Marseille, le 12 novembre 2020.
ANTOINE TOMASELLI/PHOTOPQR/« LA PROVENCE »/MAXPPP

Parmi ces facteurs de fragilité, ments ont été cerclés. « La ten-

figurent la forte concentration
de petits logements locatifs, une
facture d’eau collective impayée,
un pourcentage de demandeurs
de logement social supérieur à
15 %, un diagnostic plomb posi-
tif, une forte présence de loge-
ments durablement vacants ou
un ­endettement concomitant
des copropriétaires. « Il y a près
de 50 000 immeubles privés à Pa-
ris, l’observation de visu sur le ter-
rain ne pourrait pas marcher,
­explique Mme Jankel, de l’Atelier
parisien d’urbanisme. Nous
constatons un cercle vicieux.
Moins on est aisé et moins on est
en capacité de réaliser des tra-
vaux, plus on loge dans des im-
meubles faubouriens, plus fragi-
les que les haussmanniens, et plus
on habite en suroccupation. Ce
qui participe à la dégradation du
logement et de l’immeuble
avec davantage d’humidité, de
condensation et d’usure. »
Sous-sol en gruyère
A Lille, quelques jours après le
drame de la rue Pierre-Mauroy,
la mairie, saisie par les syndics,
a fait évacuer trois immeubles
du Vieux-Lille, rue de la Monnaie.
« Il y avait un danger mortel d’ef-
fondrement imminent, un des im-
meubles était enfoncé de plusieurs
centimètres. Un propriétaire avait
fermé la cave et placé des poubel-
les devant, raconte Mme Aubry.
Mais les locataires ne pouvaient
pas s’en rendre compte, les appar-
tements semblaient nickel. C’est
scandaleux, car des gens qui ont
de l’argent ont vendu il y a deux
mois avec des vices cachés. »
Une des façades sur rue pen-
chait de 44 centimètres, les pou-
tres se décollaient. Les trois bâti-
« Un jour
ou l’autre, la
gravité universelle
se rappelle à notre
bon souvenir »
Denis Mannessier
architecte
dance générale, c’est de faire du
placo, du papier peint et tout va
bien. Il faut arrêter de masquer
les fissures pour faire de la déco,
mieux vaut voir le désordre. Et il
est sidérant qu’il n’y ait pas de con-
trôle technique pour les bâtiments
d’un certain âge, s’indigne l’archi-
tecte Denis Mannessier, chargé
du chantier. Un jour ou l’autre, la
gravité universelle se rappelle à
notre bon souvenir. »
Les cas sont moins fréquents,
mais les sous-sols en gruyère
­peuvent aussi faire tomber les
­bâtiments. Drame oublié, le
1er juin 1961, l’effondrement d’une
ancienne exploitation de craie
à Clamart (Hauts-de-Seine) em-
porte avec lui tout un quartier pa-
villonnaire de la ville, causant la
mort de 21 personnes et faisant
une cinquantaine de blessés. Fra-
gilisé par des pluies diluviennes,
un pilier de la carrière a cédé.
Les carrières et les anciennes
mines font l’objet d’une sur-
veillance. « En fonction des tra-
vaux qui peuvent être réalisés en
surface, liés par exemple à la cons-
truction d’un métro ou d’un stade,
et de la taille des vides en profon-
deur ainsi que de l’état de la roche
au-dessus de la carrière, des fragi-
lités peuvent se produire dans la
roche en profondeur, remonter
vers la surface et provoquer des
­effondrements », observe Gil-
das Noury, ingénieur géologue à
la direction risques et prévention
du Bureau de recherches géologi-
ques et minières (BRGM).
En métropole, le BRGM a re-
censé 107 000 cavités creusées
par l’homme – qui posent le plus
fréquemment problème – et
82 000 naturelles. Des quartiers
entiers de Paris sont affectés, la
capitale comptant à elle seule
770 hectares de surfaces concer-
nées par d’anciennes carrières
souterraines de calcaire et 65 hec-
tares par des carrières de gypse.
« Davantage de professionnels tra-
vaillent sur la vétusté des bâti-
ments que sur les cavités souter-
raines, et le risque est plus com-
plexe à anticiper que celui de l’ha-
bitat dégradé, note M. Noury,
mais ce risque existe. » p
Véronique Chocron
« Dans l’absolu, il n’y a pas de limite
à la durée de vie d’un bâtiment »
Philippe Leblond, du Centre scientifique et technique du bâtiment, juge que
la vétusté d’un immeuble est généralement à l’origine de son effondrement
entretien
P our Philippe Leblond,
responsable recherche
et ingénierie pour la sé-
curité des constructions au Cen-
tre scientifique et technique du
bâtiment, l’effondrement d’un
immeuble est généralement dû
à un manque d’entretien. Il rap-
pelle aussi qu’un particulier
peut avoir du mal à repérer une
fissure qui va poser problème.
Les effondrements
s’expliquent-ils par
l’ancienneté des bâtiments ?
Ces effondrements concer-
nent des bâtiments d’âge très
variés et il y a des bâtiments
en bois millénaires au Japon
qui tiennent très bien. Un bâti-
ment est construit selon des
­règles de l’art, qui dépendent de
sa période de construction. Au
XIXe siècle, il y avait peu de rè-
gles de construction nationa-
les, elles étaient plutôt locales,
voire chaque artisan avait la
sienne. Plus on se rapproche
de la période moderne, plus il y
a de règles normalisées sur la
bonne manière de construire.
Selon les normes actuelles,
un bâtiment est construit pour
que, durant une durée d’exploi-
tation de cinquante ans,
l’ouvrage ne nécessite pas d’en-
tretien important. Evidem-
ment, les bâtiments tiennent
beaucoup plus longtemps, tout
particulièrement s’ils sont bien
entretenus. La génération des
immeubles des années 1970 ar-
rive, en théorie, en fin de leur
durée d’exploitation initiale,
beaucoup ne demanderont par
la suite que peu d’entretien
pour continuer à vivre leur vie
sans problème. D’autres vont
nécessiter des travaux, plus ou
moins lourds, pour prolonger
leur durée d’exploitation.
Sur les bâtiments du XVIIe siè-
cle, même si les artisans ont très
bien travaillé à l’époque, le stade
de l’entretien significatif est de-
puis longtemps dépassé. Il n’y a
donc pas de limite à la durée de
vie d’un bâtiment dans l’absolu.
Mais le manque d’entretien
peut faire qu’on dépasse la li-
mite de résistance, entraînant
des désordres structuraux.
Quelles sont les causes
les plus fréquentes
des effondrements ?
Il y a des travaux entrepris
trop vite, les percements de
murs porteurs, qui heureuse-
ment ne mènent générale-
ment pas directement à un ef-
fondrement, mais à des fissura-
tions. Dans Paris, nous consta-
tons également beaucoup de
retraits de cloisons maçon-
nées, qui étaient assez couran-
tes au XIXe et au début du
XXe siècle. A l’origine, elles
n’ont pas été prévues pour por-
ter des charges, mais le bâti-
ment s’est déformé au cours de
ses cent ou cent cinquante ans
d’existence, et il est venu s’ap-
puyer sur la cloison. Parfois,
quand vous la retirez, vous pro-
voquez un petit désordre struc-
tural. Mais pas d’effondrement.
Si on met de côté les risques
« anthropiques », liés à l’activité
humaine (les carrières, les mi-
nes, les incendies, les explo-
sions de gaz), la cause qui est
quasi systématiquement à l’ori-
gine d’un effondrement, c’est la
vétusté, le manque d’entretien.
Il est assez rare qu’il inter-
vienne brutalement, en général
vous allez voir des désordres
s’aggraver pendant dix, quinze
ou vingt ans et après de nom-
breux signaux, le bâtiment finit
par tomber. La plupart du
temps, une infiltration d’eau
est en cause, même si elle n’est
pas la source du problème.
La cause, c’est une toiture mal
entretenue ou un enduit dé-
gradé sur la façade, une maçon-
nerie apparente. Les infiltra-
tions finissent par dégrader les
joints de maçonnerie, donc par
affaiblir la résistance du mur ou
par entraîner une corrosion sur
bétons armés. Les infiltrations
surviennent souvent égale-
ment par les réseaux d’induc-
tion et d’évacuation d’eau, et
dans ce dernier cas dans des
­volumes importants, qui vien-
nent dégrader les fondations
ou endommager très rapide-
ment la structure du bâtiment
au niveau de la fuite.
Une fissure est-elle systéma-
tiquement dangereuse ?
Qu’un bâtiment fissure, c’est
tout à fait normal, on ne sait pas
construire de bâtiments qui ne
fissurent pas et ils y résistent
très bien. Les matériaux tra-
vaillent avec la température,
l’humidité, qui varie dans le
temps, les évolutions d’occupa-
tion du bâtiment. Un particulier
peut avoir du mal à reconnaître
une fissure qui pose un pro-
blème. Sa forme est un indica-
teur du mouvement de la struc-
ture, elle peut nécessiter une ex-
pertise. Mais une fissure très
fine ne va pas poser de difficulté,
de même qu’une fissure qui ne
bouge pas dans le temps, même
si elle est un peu plus impor-
tante, cela veut dire que le bâti-
ment s’est stabilisé. Beaucoup
de désordres structuraux vien-
nent aussi des fondations, sou-
vent sur les bâtiments plus ré-
cents, quand celles-ci sont mal
faites. Une fuite d’eau au niveau
des fondations peut emmener
une partie de la terre et, si la fon-
dation ne repose plus sur rien,
elle va descendre jusqu’à ce
qu’elle trouve un support, ce qui
provoque des pertes d’équilibre
du bâtiment et se traduit sou-
vent par des fissures diagonales
assez caractéristiques.
Les centres-villes historiques
sont-ils à risque ?
Plus un immeuble est vieux,
plus le risque est important
qu’on l’ait laissé longtemps
sans entretien. Il arrive que,
dans un centre-ville, un quar-
tier moins prisé, dont les pro-
priétaires ont des capacités d’in-
vestissement plus faibles, pré-
sente un risque d’un entretien
négligé, pendant une période
plus longue. La corrélation est
indirecte. Mais de nombreux
centres-villes sont très bien en-
tretenus, dont celui de Paris.
La rénovation énergétique
est-elle un atout dans la sur-
veillance des immeubles ?
C’est une occasion pour que
les propriétaires examinent
leur bâtiment, alors qu’ils n’y
pensent pas forcément, puis-
qu’il n’y a pas d’obligation ré-
glementaire. Le risque, en re-
vanche, est de se concentrer
sur la rénovation thermique en
oubliant le reste. Or, il ne faut
rénover que sur un bâtiment
sain et solide. p
Propos recueillis par Vé. CH.

12 | France
Présidence du Medef :
l’outsider reçoit deux
soutiens de poids
La candidature de Dominique Carlac’h face
à Patrick Martin pourrait relancer la course
D eux patrons du CAC 40
s’invitent dans la course à
la présidence du Medef.
Lundi 29 mai, la directrice géné-
rale d’Orange, Christel Heyde-
mann, et le président de Renault,
Jean-Dominique Senard, ont fait
savoir au Monde qu’ils soute-
naient Dominique Carlac’h, l’une
des deux personnalités en lice
pour le poste de numéro un du
mouvement d’employeurs. La
candidate de 54 ans marque des
points, alors que ses chances de
l’emporter étaient jugées faibles
face à Patrick Martin, présenté
comme archi-favori. Elle montre
que des figures de tout premier
plan du monde des services et de
l’industrie croient dans ses capaci-
tés de porte-parole des entrepri-
ses. Le scrutin, prévu le 6 juillet, est
peut-être plus ouvert qu’il ne pa-
raissait, de prime abord.
Cette annonce intervient à un
moment-clé. Mardi 30 mai au ma-
tin, Mme Carlac’h et M. Martin de-
vaient être auditionnés par l’as-
semblée générale du Medef – un
organe dans lequel siègent des dé-
légués des fédérations et des struc-
tures territoriales qui adhèrent à
l’organisation. L’exercice revêt une
dimension importante, en parti-
culier pour les grands électeurs
qui prennent encore le temps de la
réflexion pour arrêter leur choix.
« Vision moderne et concrète »
Mme Heydemann et M. Senard ne
glisseront pas de bulletin dans
l’urne, le 6 juillet. Mais pour eux, il
faut que le vote tourne à l’avantage
de Mme Carlac’h. C’est ce qu’ils indi-
quent, dans une déclaration com-
mune, très louangeuse pour la
candidate. Ils la trouvent « coura-
geuse », « dynamique » et « déter-
minée à faire entendre la voix des
entrepreneurs dans le débat pu-
blic ». Mettant en exergue sa « vi-
sion moderne et concrète », ils font
aussi valoir qu’elle sera à même
« de fédérer l’ensemble des entrepri-
COURS DU SOIR GÉOPOLITIQUE
LE MOYEN-ORIENT
CONTEMPORAIN
A partir du 1er juin, au cours de
6 séances qui auront lieu dans
l’auditorium du Monde et à
distance, Alain Frachon et Benjamin
Barthe proposeront un retour sur
l’histoire tourmentée du Moyen-
Orient, de 1920 et la période des
mandats à nos jours et l’émergence
des puissances du Golfe.
Alain Frachon est éditorialiste
au Monde. Ancien directeur de la
rédaction, il a été correspondant
notamment à Téhéran, à Washington
et à Jérusalem.
Benjamin Barthe est chef adjoint
du service international du Monde.
Spécialiste du Moyen-Orient, il a
reçu le prix Albert-Londres pour
une série de reportages sur la bande
de Gaza.
ateliers.lemonde.fr
ses, quels que soient leur taille ou
leur secteur d’activité ».
Interrogée par Le Monde,
Mme Heydemann explique qu’elle
« n’aime pas l’idée d’une élection
jouée d’avance ». « On a besoin d’un
débat d’idées, d’autant plus que
les entreprises sont en butte à un
contexte difficile, pour concilier la
transition écologique, la perfor-
mance économique et sociale »,
complète-t-elle. Ces prises de posi-
tion réjouissent Mme Carlac’h. Dé-
sormais, souligne-t-elle, le duel
qui l’oppose à M. Martin ne se can-
tonne plus à un problème « d’in-
carnation », comme cela a été dit
depuis le début de la campagne :
place à la bataille des « idées ».
L’initiative des dirigeants
d’Orange et de Renault donne un
coup de fouet à un processus de
désignation, officiellement lancé
depuis presque trois mois, qui
semblait ne pas avoir éveillé un
fol intérêt parmi les cénacles pa-
tronaux. Jusqu’à présent, tout
laissait penser que M. Martin de-
vançait nettement sa rivale. Il a
engrangé des soutiens de taille,
dont ceux de l’Union des indus-
tries et métiers de la métallurgie
(UIMM) et de la Fédération fran-
çaise du bâtiment. Mais le fait que
Mme Carlac’h soit épaulée par
Mme Heydeman et M. Senard est
susceptible d’exercer une in-
fluence, notamment sur des ac-
teurs majeurs qui n’ont pas en-
core indiqué pour qui ils « roule-
raient » : les banquiers, le monde
de l’assurance, etc.
Il n’est pas interdit de penser
que la démarche de M. Senard, un
industriel de renom, est de nature
à instiller le doute au sein de
membres de l’UIMM. Mme Car-
lac’h est convaincue que le geste
des responsables d’Orange et de
Renault peut conduire d’autres
poids lourds à s’engager pour elle,
« tout comme des territoires et des
fédérations influentes ». p
Bertrand Bissuel
avec Alain Frachon
et Benjamin Barthe
En Ile-de-France, Pécresse accusée
de vouloir « bâillonner » la gauche
La présidente LR de la région veut relever le seuil requis pour constituer
un groupe. « Insoumis » et communistes sont menacés de disparition
R
arement une séance du
conseil régional d’Ile-
de-France aura autant
attiré l’attention. Mer-
credi 31 mai, la première région de
France, composée de 209 con-
seillers et présidée par l’élue Les
Républicains (LR) Valérie Pé-
cresse, devrait adopter une modi-
fication de son règlement inté-
rieur tout sauf anodine. Celle-ci
vise à relever de sept à dix le seuil
nécessaire pour constituer un
groupe politique au sein de l’as-
semblée régionale. En cas d’adop-
tion, deux groupes d’opposition
de gauche – celui de La France in-
soumise (LFI), composé de
huit élus, et celui de la Gauche
communiste, écologiste et ci-
toyenne, de sept élus – seraient
donc automatiquement dissous.
Depuis l’officialisation, le
9 mai, de cette proposition de la
majorité régionale qui a toutes
les chances d’être votée, les
deux groupes menacés diffusent
des communiqués en série pour
dénoncer « une méthode lâche et
violente à l’encontre de l’opposi-
tion de gauche, démocratique-
ment élue ». Une décision perçue
comme une tentative d’empê-
cher ces élus de mettre au jour
« les mauvais coups » de la majo-
rité de droite « contre les services
publics ». « C’est du jamais-vu
dans l’histoire des collectivi-
tés. Un coup de force antidémo-
cratique inédit », s’insurge Céline
Malaisé, présidente de la Gauche
communiste, écologiste et ci-
toyenne, en y voyant une sorte
de coup d’Etat régional qui vise à
« nous bâillonner, nous décapi-
ter ». « Cette suppression entraîne-
rait notamment la disparition de
tout temps de parole en séance
pour les élus issus de ces
deux groupes mais aussi le licen-
ciement des collaborateurs et col-
laboratrices à leur service. Ce n’est
pas acceptable. »
Carte Vitale, retraités étrangers, allocations…
Attal présente son plan anti-fraude sociale
Le ministre délégué aux comptes publics veut doubler le nombre de redressements d’ici à 2027
T rois semaines après la
fraude fiscale présentée par
Gabriel Attal comme « un
impôt sur les Français qui tra-
vaillent », le ministre délégué aux
comptes publics s’attaque désor-
mais à la fraude sociale, qu’il consi-
dère comme « le moyen de garder
le contrôle sur notre modèle so-
cial ». Effectifs renforcés, contrôle
des cartes Vitale et des retraités à
l’étranger… Dans un entretien au
Parisien, publié le 29 mai, M. Attal
dévoile un vaste plan pour lutter
contre cette fraude multiforme,
qui rassemble aussi bien les cotisa-
tions sociales éludées, la fraude
aux prestations de santé ou aux al-
locations sociales.
Les fraudes sociales ne sont pas
contrôlées par le ministère des fi-
nances mais par différents orga-
nismes sociaux, d’où une diffi-
culté à évaluer les montants. En
s’appuyant sur les chiffres de la
Cour des comptes et du Haut Con-
seil au financement de la protec-
tion sociale, Gabriel Attal estime
le total des cotisations sociales
éludées du fait du travail au noir à
8 milliards d’euros, la fraude aux
prestations sociales versées par
les caisses d’allocations familia-
les (allocations familiales, RSA,
prime d’activité, aides au loge-
A droite, on demeure impassi-
ble, on assume et l’on signe. « Il y
a une tentative de LFI et d’autres
de mettre le bazar et d’importer
les méthodes de l’Assemblée na-
tionale au conseil régional, dont
les débats ont, jusqu’ici, à quel-
ques exceptions près, toujours été
sereins, rétorque le maire de
droite de L’Haÿ-les-Roses (Val-de-
Marne), Vincent Jeanbrun, prési-
dent du groupe majoritaire. On
subit des violences verbales inces-
santes, il y a des rappels au règle-
ment permanent. Il n’y a plus de
respect, mais une surenchère à la
radicalité entre plusieurs groupes
de gauche grisés par ce qu’ils ont
vu à l’Assemblée. »
« Défendre la démocratie »
Plus fondamentalement, la majo-
rité en sièges constate qu’elle est
minoritaire en temps de parole :
« A cause de l’émiettement des
groupes, l’opposition truste 75 %
du temps de parole, c’est ubues-
que, poursuit M. Jeanbrun. On
veut mettre le holà, car on veut dé-
fendre la démocratie, justement
en permettant que les débats se dé-
roulent dans les meilleures condi-
tions. » Tout en proposant des
compensations comme la réduc-
tion de leur propre temps de pa-
role pour écourter les séances.
Des arguments qui ne convain-
quent évidemment pas à gauche.
« Tout cela est parfaitement ridi-
cule, c’est une rupture du pacte
démocratique de l’institution ré-
gionale. Il n’est pas possible de
faire ça en cours de mandat »,
maugrée Jonathan Kienzlen, pré-
sident du groupe socialiste au
conseil régional, solidaire de ses
partenaires de gauche. S’il recon-
naît « quelques comportements
pas terribles » de certains élus,
il juge « insensé » de « punir des
comportements individuels par
une sanction collective ». Avant
de demander : « Est-ce qu’à l’As-
ment…) à 2,8 milliards d’euros,
celles aux caisses de retraite du
régime général à 200 millions, et
3 % à 7 % de certaines dépenses
d’Assurance-maladie.
En face, les montants recouvrés
demeurent toutefois très faibles.
Bercy espère doubler le nombre
des redressements d’ici à 2027.
Cela concerne ceux portant sur les
cotisations sociales éludées pour
les porter à 1,5 milliard d’euros
par an en 2027. En matière de pres-
tations sociales, l’objectif est fixé à
3 milliards d’euros de « préjudice
détecté et évité », et à 500 millions
d’euros en matière de prestations
de santé à l’horizon 2024.
« Mieux croiser les données »
A cet effet, les effectifs des caisses
de Sécurité sociale consacrés à la
lutte contre la fraude doivent être
renforcés de 1 000 postes sur le
quinquennat, tandis qu’un mil-
liard d’euros sera investi dans les
systèmes d’information « pour
mieux croiser les données », indi-
que Gabriel Attal. Pour éviter le tra-
vail au noir, une réforme de la col-
lecte des cotisations sociales des
micro-entrepreneurs travaillant
pour des plates-formes comme
Uber ou Deliveroo devra permet-
tre de les empêcher de sous-décla-
« On veut durcir
le règlement
pour arrêter
ce genre de
comportements
qui bordélisent »
Vincent Jeanbrun
président du groupe
de droite au conseil régional
semblée, ils ont proposé de rele-
ver le seuil à vingt députés pour
constituer un groupe [actuelle-
ment à quinze] ? »
Parmi les quelques comporte-
ments « pas terribles », les co-
des d’accès à une réunion in-
terne de l’Assemblée en visiocon-
férence donnés par un élu de
gauche à des militants syndi-
caux et un incident de séance qui
a impliqué, en mars, la con-
seillère régionale et députée « in-
soumise » Sophia Chikirou.
L’élue, proche de Jean-Luc Mélen-
chon, avait filmé le processus,
confidentiel, de vote de la nou-
velle présidence de la commis-
sion des finances et menacé de
diffuser l’enregistrement sur les
réseaux sociaux. L’élue LFI esti-
mait que la majorité régionale
bafouait les règles tacites de
fonctionnement de la collecti-
vité en votant pour Aurélie Ta-
quillain, élue du groupe Renais-
sance, mais ancienne LR, plutôt
que s’abstenir comme c’est
l’usage. « Le point de départ et la
goutte d’eau, selon Vincent Jean-
brun. Sophia Chikirou a eu une
surréaction outrancière avec une
recherche de buzz. Donc, oui, on
veut durcir le règlement pour ar-
rêter ce genre de comporte-
ments qui bordélisent. »
La droite régionale balaie le ris-
que politique provoqué par cette
rer leur chiffre d’affaires – les mon-
tants non déclarés s’élèveraient à
800 millions d’euros, selon Bercy.
A partir de 2026, ces dernières se-
ront tenues de déclarer le chiffre
d’affaires des micro-entrepre-
neurs qu’elles emploient pour fia-
biliser les régularisations.
Afin de lutter contre les fraudes
à l’Assurance-maladie, chaque
Français pourra recevoir d’ici à
2025 sur son smartphone une
alerte l’informant de rembourse-
ments de santé effectués en son
nom. Un programme de contrôle
des faux arrêts de travail, notam-
ment ceux qui sont vendus sur In-
ternet, sera également lancé après
l’été. Seuls 30 millions d’euros de
fraudes sont aujourd’hui détectés.
Les professionnels de santé fau-
tifs, déjà ciblés par des sanctions
financières renforcées, pourront
être déconventionnés.
Gabriel Attal veut en outre exa-
miner l’idée d’une fusion de la
carte Vitale avec la carte d’identité,
privilégiée à celle de la carte Vitale
biométrique promise par Emma-
nuel Macron pendant la campa-
gne présidentielle de 2022, jugée
trop coûteuse par un rapport
d’inspection. La fusion de la carte
d’identité avec la carte Vitale, les
deux fonctionnant avec une seule
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
modification si elle était approu-
vée. « Une polémique ?, s’inter-
roge très calmement Jean-Didier
Berger, premier vice-président
LR à la région et maire de Clamart
(Hauts-de-Seine). Je ne vois pas…
Le vrai sujet est plutôt celui-ci :
pourquoi cela pose une difficulté
particulière aux “insoumis” et
aux communistes de siéger dans
le même groupe, alors qu’ils
étaient sur la même liste lors des
dernières élections régionales ?
Il serait donc possible de
s’unir pour gagner des sièges et,
une fois élus, de ne pas siéger en-
semble en assemblée ? Je
trouve cela fort de café. Ou alors il
fallait prévenir les électeurs… »
« Hyperprocédurier »
Le 22 mai, les quatre présidents
des groupes de gauche ont en-
voyé une lettre à Dominique
Faure, ministre déléguée chargée
des collectivités territoriales,
pour lui demander de « faire res-
pecter le droit et prévenir toute at-
teinte aux droits de l’opposition ».
Céline Malaisé, présidente de la
Gauche communiste, écologiste
et citoyenne, alerte, en sus : « Dès
que l’on aura la délibération de la
proposition du relèvement du
seuil, on va l’adresser au préfet de
région, car cette modification,
prise dans un abus de pouvoir,
peut avoir des conséquences sur
l’ensemble des collectivités qui
pourront organiser leur opposi-
tion comme elles le souhaitent. »
Impassible, Jean-Didier Berger
dénonce en retour le comporte-
ment « hyperprocédurier » des
élus concernés, en affirmant que
« cette mesure sera votée sur un
fondement juridiquement solide ».
Pas de quoi rassurer le socialiste
Jonathan Kienzlen, qui accuse la
droite de « vouloir faire voter une
mesure antidémocratique dans
une impréparation totale ». p
Laurent Telo
et même puce, existe déjà en Belgi-
que, au Portugal et en Suède, et
« cela fonctionne très bien », insiste
Bercy. Une « mission de préfigura-
tion » sera lancée et rendra ses con-
clusions d’ici à la fin de l’année.
Bercy veut par ailleurs cibler les
retraités vivant hors des frontiè-
res européennes afin de mieux
identifier ceux qui sont décédés
mais continuent à percevoir des
allocations. A partir du 1er juillet,
aucune prestation sociale sou-
mise à condition de résidence sur
le territoire français ne pourra
être versée sur un compte ban-
caire non européen. Les caisses de
Sécurité sociale pourront accéder
aux données de voyage des com-
pagnies aériennes et au fichier des
comptes bancaires pour contrôler
la condition de résidence.
M. Attal veut également « renfor-
cer » les conditions de résidence
en France « pour bénéficier d’allo-
cations sociales ». Il faudra désor-
mais passer neuf mois de l’année
dans le pays, contre six prévus ac-
tuellement, pour bénéficier des al-
locations familiales ou du mini-
mum vieillesse. De même pour les
aides au logement, qui ne nécessi-
tent que huit mois de présence
pour l’heure. p
Elsa Conesa
 Économie & Entreprise
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 | 13

Une gigafactory de batteries pour la France

L’usine de l’entreprise ACC (Stellantis, TotalEnergies, Mercedes-Benz) est inaugurée, mardi, dans le Pas-de-Calais

C
ette fois, ce n’est pas une
annonce, mais le lance-
ment bien concret de la
première gigafactory qui
produira en France des cellules de
batteries pour l’automobile en
grande série : celle d’Automotive
Cells Company (ACC). Cette entre-
prise est née en 2020 de la coopé-
ration de Saft – une filiale de Total­-
Energies qui fournit déjà des
­batteries au secteur l’aéronauti-
que ­ (avions, satellites, missiles) –
et de PSA, devenu depuis Stellantis
après sa fusion, début 2021, avec
Fiat Chrysler. Ils ont été rejoints en
mars 2022 par Mercedes-Benz. Le
site a été construit sur un terrain
de la Française de mécanique, une
filiale de Stellantis, à cheval sur les
communes de Douvrin et de Billy-
Berclau (Pas-de-Calais), près d’une
usine de moteurs thermiques qui
emploie encore 1 500 personnes.
A l’occasion de cette inaugura-
tion, mardi 30 mai, John Elkann et
Carlos Tavares, respectivement
président et directeur général de
Stellantis, Patrick Pouyanné, PDG
de TotalEnergies, et Ola Källenius,
patron de Mercedes-Benz, décou-
vriront la première ligne de pro-
duction du site avec cinq minis-
tres : trois français – Agnès Pan-
nier-Runacher (transition énergé-
tique), Bruno Le Maire (économie)
et Roland Lescure (industrie) –,
l’Allemand Volker Wissing (trans-
ports et numérique) et l’Italien
Adolfo Urso (entreprises et « made
in Italy »). Xavier Bertrand, le prési-
dent (Les Républicains) des Hauts-
de-France, sera aussi présent.
La gigafactory d’Automotive Cells Company, à Billy-Berclau et Douvrin (Pas-de-Calais), en février. Simone PEROLARI/REA
« Défilé de machines »
Le terme de « gigafactory » n’a
rien d’exagéré pour désigner le bert. Puis, « au cours du process Ministres, dirigeants et la gne, ainsi que d’autres Etats mem- L’équipe d’ACC, emmenée par le
site de Billy-Berclau et Douvrin. mécanique, qui suit la partie chimi- soixantaine de salariés de l’usine
L’investissement bres, à déroger à la règle qui limite directeur général, Yann Vincent,
« Le premier bloc est à lui seul plus que, on découpe ces feuillards au la- de moteurs thermiques voisine d’ACC en Europe, les aides publiques. est fière de son efficacité dans la
grand qu’une usine de voitures, ser, avant d’empiler les cathodes et qui ont déjà « basculé » chez ACC, L’entreprise ACC, créée dans la mise en œuvre de cette gigafac-
l’équivalent de huit terrains de les anodes dans une boîte. Vient ont les yeux qui brillent devant la
soit 7,3 milliards foulée, a ouvert un centre de re- tory : le projet voisin de Renault,
foot », explique Matthieu Hubert, alors le process électrique : on en- nouvelle installation. Elle symbo- d’euros, a profité cherche et développement à Bru- mené avec le chinois Envision,
secrétaire général d’ACC : environ voie du courant pour que tous les lise l’espoir d’une remontée histo- ges (Gironde), près de Bordeaux, vient à peine d’obtenir le permis
700 mètres de long, 100 mè- composants “dialoguent” et qu’une rique de l’industrie du Vieux Con-
de 1,3 milliard puis lancé, en septembre 2021, une de construire. « Nous recrutons
tres de large et 30 mètres de haut. réaction physique se produise qui tinent. Pour l’instant, les batteries d’euros d’aides ligne pilote à Nersac (Charente). deux personnes par jour depuis
A terme, elle produira en- forme la batterie ; puis on charge et qui équipent les véhicules électri- Suit la gigafactory de Billy-Berclau- août 2020, nous passons à trois,
tre 250 000 et 300 000 batteries on décharge la batterie, notam- ques européens sont presque tou-
publiques Douvrin, que l’on inaugure, et plus explique ACC. Nous avons plus de
par an. La première ligne mon- ment pour la tester ». Une étape tes produites par des groupes asia- tard viendra celle de Kaisers­- 1 000 collaborateurs, ultramotivés
tera en puissance pour produire particulièrement énergivore. tiques, même lorsqu’elles sont fa- lautern, en Allemagne, sur un site par un projet qui combine des
60 000 batteries fin 2024. « C’est un process dit “en long” », briquées en Europe, à l’exception mique les a poussés à revoir leur Opel ; une autre en Italie à Termoli, créations d’emplois, des enjeux de
Au départ de la ligne sont instal- explique M. Hubert, avec « un dé- de celles du suédois Northvolt. position. En 2018, Bruno Le Maire au bord de l’Adriatique, est atten- souveraineté industrielle et parti-
lées d’énormes cuves, en hauteur : filé de machines », d’où la taille de et son homologue allemand de due fin 2025 ou début 2026. cipe à la transition climatique. »
c’est là où se fait un mélange chi- cette usine. Elle produira des bat- « Souveraineté et transition » l’époque, Peter Altmaier, ont lancé L’investissement total de ACC Une bouffée d’enthousiasme qui
mique qu’on appelle l’encre. « On teries lithium-ion pour les véhicu- Longtemps, les Européens sem- « l’Airbus de la batterie », une stra- en Europe (soit 7,3 milliards ne doit pas faire oublier la menace
fait ensuite défiler des bobines de les moyen-haut de gamme. Mais blaient avoir renoncé à rattraper tégie européenne destinée à créer d’euros) a bénéficié de 1,3 milliard qui plane sur les emplois de l’usine
feuilles de cuivre à 80 mètres par la technologie pourra évoluer : leur retard. Les investissements une filière qui n’existait pas en- d’euros d’aides publiques, dont de moteurs thermiques et que la
minute. On les appelle des « Le Graal, ce sont les batteries soli- nécessaires paraissaient insur- core. Deux « Projets importants deux tiers apportés par l’Etat CGT, qui appelle à manifester lors
“feuillards” et on projette l’encre des produites en grande série, mais montables, mais l’évolution de la d’intérêt européen commun » ont français et les collectivités territo- de l’inauguration, compte rappe-
dessus pour former une crêpe de personne ne l’a encore atteint », réglementation de l’Union euro- ainsi été adoptés à Bruxelles afin riales, dont les régions Hauts-de- ler aux personnalités présentes. p
quelques microns », décrit M. Hu- précise le secrétaire général. péenne vers la fin du moteur ther- d’autoriser la France et l’Allema- France et Nouvelle-Aquitaine. Sophie Fay

LFP: l’innovation qui fait baisser le prix des voitures mais sème le doute
Les batteries lithium-fer-phosphate séduisent les constructeurs, mais sont difficiles à recycler et renforcent la dépendance à la Chine

C hinois, américains ou
européens, les construc-
teurs les réclament à cor et
à cri. Les batteries lithium-fer-
phosphate (LFP) sont devenues en
un temps record la solution mira-
cle capable de contourner l’infla-
tion des coûts imposée par la pé-
nurie de métaux rares et, partant,
de faire baisser pour de bon le prix
des voitures électriques. Tesla y
recourt déjà pour ses modèles
d’entrée de gamme fabriqués en
Asie et certains autres produits en
Europe, de même que MG ou BYD,
mais aussi Ford. Volks­wagen a fait
savoir sa volonté d’y recourir lar-
gement à l’avenir.
Stellantis, qui juge, par la voix de
son directeur général, Carlos Tava-
res, cette technologie indispensa-
ble pour « produire des modèles
compétitifs », a aussi décidé d’in-
vestir dans la technologie lithium-
soufre, et annoncé un investisse-
ment dans la start-up américaine
Lyten. La production n’est pas at-
tendue avant la fin de la décennie.
Alors que la baisse du prix des
batteries semblait acquise, le pro-
cessus s’est interrompu, et le con-
tinuum qui devait faire rapide-
ment converger le prix des véhi-
cules électriques et thermiques
s’est brisé. La ruée sur les matières
premières utilisées pour les accu-
mulateurs lithium-ion a fait ex-
ploser les coûts de la chimie dé-
nommée NMC (nickel-manganè-
se-cobalt), majoritairement utili-
sée à bord des « wattures ».
Face à cette spirale, les batteries
LFP, encore quasi inconnues en
Europe, mais qui ont effectué une
percée spectaculaire en Chine et
représentent désormais environ
un tiers du marché mondial, ap-
paraissent comme une alterna-
tive bienvenue. Leurs cathodes
contiennent peu de « métaux cri-
tiques », ce qui réduit les risques
d’approvisionnement et permet-
trait de limiter les coûts de pro-
duction de quelque 27 %, selon
BloombergNEF. Ces atouts font de
la technologie LFP un levier effi-
cace pour abaisser le ticket d’en-
trée des modèles électriques, dont
la batterie représente entre 30 %
et 40 % de la valeur. Tesla en
équipe déjà ses Model 3 et Model Y
d’entrée de gamme (Propulsion).
Comparées à leurs homologues
NMC, les batteries LFP disposent
d’autres arguments. Leur durée de
vie est supérieure, elles peuvent
être sans préjudice rechargées sys-
tématiquement à 100 % et sont
moins sujettes à la surchauffe. La
panacée ? Pas tout à fait. La chimie
LFP offre une moindre densité
énergétique, ce qui ne lui offre pas,
surtout par temps froid, des auto-
nomies aussi élevées qu’en NMC,
et la rend commercialement peu
adaptée au haut de gamme. De
plus, le temps de recharge est ten-
danciellement plus long.
Cet engouement peut apparaî-
tre paradoxal sur le plan indus-
triel. Quelques usines se desti-
nent certes à la production de bat-
teries LFP, notamment en Serbie,
en Norvège et en Finlande. Pour
autant, les grandes marques euro-
péennes n’hésitent pas à impor-
ter cette technologie, pour l’heure
totalement contrôlée par des ac-
teurs chinois, alors qu’elles ont
lourdement investi dans des giga-
factories sur le Vieux Continent
pour s’émanciper de la dépen-
dance aux batteries NMC impor-
tées d’Asie.
Faisceau de contradictions
Renault, dont les projets ne pré-
voient pas d’équiper les voitures
électriques avec des batteries LFP,
fait pour le moment bande à part.
Ses deux usines d’approvision­-
nement, celle du sino-japonais
­Envision AESC, près de Douai
(Nord), et celle de Verkor, à Dun-
kerque, vont produire à partir de
2024 et de 2025 des batteries NMC
que l’on retrouve à bord de tous les
véhicules électriques du groupe, y
compris l’actuelle Dacia Spring,
le modèle le moins cher du mar-
ché, ou la future petite Renault 5,
qui sera lancée en 2024.
Outre la volonté de ne pas « se
disperser », le constructeur fait va-
loir la sécurité qu’offre sa filière de
recyclage des batteries NMC, car la
reconversion des batteries LFP
­apparaît aujourd’hui incertaine.
­« Elles présentent certes l’avantage
d’être moins chères, mais n’ont pas
fait l’objet d’investissements pour
assurer leur recyclage, en particu-
lier pour le fer et le phosphate, alors
que la réglementation européenne
impose des normes de plus en plus
strictes », dit Cecilia Mattea, l’une
des spécialistes de la fédération
d’ONG Transport & Environment.
Si le lithium peut être intégré
dans un mécanisme d’économie
circulaire, ce n’est pas le cas du fer
et du phosphate qui, au sortir du
processus, n’ont qu’une faible va-
leur. Aujourd’hui, les batteries
LFP récupérées en Chine sont in-
cinérées, entre autres parce que
leur recyclage n’a pas trouvé de
modèle économique.
Contraints de choisir entre des
batteries chères, mais recyclables,
et des batteries bon marché mais
difficiles à intégrer dans une éco-
nomie circulaire, les construc-
teurs sont prisonniers d’un fais-
ceau de contradictions. Une si-
tuation qui risque de perdurer,
car les avancées technologiques
promises ces dernières années
tardent à se concrétiser. Les accu-
mulateurs au sodium, matière
première bien plus abondante
que le lithium, sont encore raris-
simes. Quant à la commercialisa-
tion de batteries solides, elle est
attendue, au plus tôt, vers 2030. p
Jean-Michel Normand
 0123
14 | Économie & Entreprise ­
­Mercredi 31­ mai 2023

Le plan social de Getir illustre Le médiateur de l’énergie et le

micmac des contrats modifiés
les déboires du quick-commerce
Le leader turc de la livraison alimentaire express en France prévoit de
supprimer 555 postes. Son rival, l’allemand Flink, réduit aussi ses effectifs
P our changer en cours de route les modalités d’un con-
trat – par exemple pour exercer une hausse tarifaire –,
un fournisseur d’énergie a simplement besoin d’en
­informer ses clients par voie postale ou par courriel, au plus
tard un mois à l’avance. Sans même devoir, à nouveau,
­recueillir leur accord explicite.
En pleine crise des prix de l’énergie, l’application de cet article

A
-t-on affaire à une en-
treprise étrangère qui
est venue en France ex-
ploiter des gens et qui
les jette grâce aux dispositifs lé-
gaux, ou bien à une entreprise qui
veut vraiment créer de l’activité ? »
Johann Tchissambou, le secrétaire
du comité social et économique
(CSE) de Getir en France, se pose
cette question tous les jours. Et no-
tamment depuis le 17 mai, après
que la société de livraison express
de courses à domicile (qui a avalé
ses concurrents Gorillas et Frichti
en décembre 2022) a présenté un
plan de restructuration condui-
sant à la suppression de la moitié
des effectifs du groupe en France.
L’annonce a laissé les 1 824 sala-
riés que totalisent Getir, Gorillas
et Frichti dans l’Hexagone « psy-
chologiquement fragilisés ». Cer-
tains ont contracté récemment
« des emprunts immobiliers et de
gros crédits pour leur voiture », se-
lon ce délégué syndical CFDT.
Jeudi 1er juin, M. Tchissambou aura
un début de réponse lors de la pre-
mière réunion de négociation sur
les modalités du plan de sauve-
garde de l’emploi entre les organi-
sations syndicales et la direction
de ce groupe turc fondé en 2015 et
arrivé en France en juin 2021.
La situation est emblématique
de ce secteur appelé « quick com-
merce », dans lequel les acteurs
disparaissent avec la même rapi-
dité à laquelle ils étaient arrivés
en 2021 pour leur hold-up sur le
marché de la distribution alimen-
taire française. Leur promesse de
livrer des courses à partir d’entre-
pôts appelés « dark stores » en
quelques minutes, sept jours sur
sept, avait séduit une population
de jeunes actifs habitués à acheter
sur leur smartphone et dérouté
les enseignes conventionnelles.
Sur la dizaine d’acteurs ambi-
tionnant de conquérir les grands
centres urbains, il ne reste en
France que deux groupes sur un
créneau qui représente, fin 2022,
selon le cabinet Circana, 2,3 % des
ventes du circuit de proximité :
l’allemand Flink et le turc Getir. En
proie à des difficultés économi-
ques et à un financement insuffi-
sant, le premier a annoncé, le
24 mai, aux délégués qu’il allait
procéder à une restructuration en
réduisant ses effectifs. Le second a
obtenu du tribunal de commerce
de Paris, le 2 mai, l’ouverture
d’une procédure de redressement
judiciaire pour ses trois sociétés
(Getir, Gorillas et Frichti), avec une
période d’observation de trois
mois, après une déclaration de
cessation de paiements le 18 avril.
Accumulations de dettes
Ces entreprises fonctionnent se-
lon un modèle économique de
start-up où les recettes ne cou-
vrent pas les coûts, très impor-
tants, pour conquérir des clients.
Selon nos informations, Getir
perd près de 58 euros sur une com-
mande de courses qui en fait 21 en
moyenne. Et la perte nette en
France de la marque violette et
jaune atteignait presque 100 mil-
lions d’euros fin 2022, pour un
chiffre d’affaires autour de 22 mil-
lions d’euros. Avec un tel modèle,
les dettes s’accumulent : 17,6 mil-
lions d’euros pour Getir France
fin mars, 62,1 millions pour Frichti
et 124,3 millions pour Gorillas.
Le projet de restructuration de
Getir dans l’Hexagone est drasti-
Les deux groupes
sont les seuls
survivants de la
dizaine d’acteurs
ayant projeté
de conquérir
les grands centres
urbains en 2021
que, avec 84 % de réduction de son
propre réseau logistique. Le turc
fermerait 33 magasins-entrepôts
sur les 38 en service, et en rouvri-
rait un autre, pour n’en garder
que 6, uniquement sur Paris et sa
banlieue. Exit Marseille, Lille,
Lyon, Aix-en-Provence, Cannes,
Montpellier et Grenoble. L’idée
étant de mutualiser les comman-
des à partir des entrepôts des
trois marques, en ne conservant
que 23 dark stores pour le groupe
(19 à Paris et ses environs et 4 en
province). Une fusion partielle ou
complète de ses trois entités serait
aussi sur la table. Sur 841 postes de
Getir en France, 555 devraient être
supprimés, dont 524 licencie-
ments pour motif économique.
Pour les 1 000 employés de Flink
en France, l’inquiétude est aussi
de mise : l’entreprise vient d’an-
noncer en interne une réduction à
venir des effectifs de sa filiale fran-
çaise. « Le siège passera de 70 per-
sonnes à 30, puis ce sera le tour des
directeurs régionaux et des respon-
sables de magasin », dit Mehdi
El Mandili, délégué du personnel
chez Flink et délégué syndical CGT.
« Si ça ne marche pas, poursuit le
délégué, ils nous ont dit qu’ils pas-
seront au rachat, soit par Getir, soit
par Carrefour. » Mardi 30 mai, lors
d’une réunion du CSE, la direction
devrait préciser les orientations.
L’ambition semblait pourtant,
initialement, sans limite. Profi-
tant de l’essor de la livraison à do-
micile lors de la crise sanitaire, des
dizaines de start-up ont fait irrup-
tion sur le marché français avec un
nouveau modèle logistique. Dans
le sillon ouvert par le français Ca-
joo en février 2021, s’installent Go-
rillas, Dija, Flink et bien d’autres,
soutenus dans leur expansion par
les centaines de millions d’euros
injectés par des fonds d’investisse-
ment. A grand renfort de campa-
gnes publicitaires, les nouveaux
entrants n’avaient qu’un but : se
développer au plus vite pour en
devenir l’un des leaders.
Puis vint la consolidation fin
2021, avec Dija acheté par Gopuff,
Cajoo par Flink, puis Frichti par
Gorillas en mars 2022, lui-même
repris par Getir… D’autres interve-
nants ont fermé, comme Kol, ou
sont partis en raison de la guerre
en Ukraine, comme le russe Yango
Deli, arrivé en août 2021.
Au-delà des difficultés économi-
ques, accentuées par l’inflation,
les acteurs ont aussi été confron-
tés à la volonté des municipalités
de légiférer pour éviter la prolifé-
ration de commerces aveugles.
Une décision du Conseil d’Etat, le
23 mars, a considéré que leurs lo-
caux ne devaient pas être consi-
dérés comme des magasins, mais
comme des entrepôts au sens du
code de l’urbanisme. Avec des
conséquences juridiques et régle-
mentaires qui ont accéléré la res-
tructuration du secteur. p
Cécile Prudhomme
L. 224-10 du code de la consommation a parfois posé problème.
Dans son rapport d’activité pour l’année écoulée, diffusé mardi
30 mai, le médiateur national de l’énergie observe une forte aug-
mentation du contentieux lié aux pratiques tarifaires. De la part
de clients, il a recensé 1 718 demandes de médiation pour ces
questions-là en 2022, contre 705 en 2021. Soit, désormais, près de
20 % de tous les litiges recevables à traiter en France par cette
autorité publique indépendante. « De petits fournisseurs, voyant
les prix augmenter sur les marchés de gros où ils s’approvision-
nent, les ont surtout répercutés sur les consommateurs », déclare
au Monde Olivier Challan Belval, qui occupe la fonction de mé-
diateur. Son rapport épingle en par­-
ticulier la communication de fournis-
Le préavis seurs alternatifs, concurrents d’EDF
pour l’électricité ou d’Engie pour le
d’un mois imposé gaz. Notamment celle de Mega Ener-
aux fournisseurs gie, Mint Energie et Wekiwi.
Alors même que les usagers peu-
« apparaît vent résilier à tout moment leur
­contrat, le médiateur déplore le flou
trop court » ayant entouré plusieurs annonces de
hausses tarifaires : « Certains fournis-
seurs ont mal donné l’information, l’ont noyée dans d’autres élé-
ments. L’information donnée au consommateur doit être claire,
compréhensible, loyale. » M. Challan Belval propose par ailleurs
de porter le délai de prévenance à deux, voire à trois mois. A ce
jour, le préavis d’un mois imposé aux fournisseurs « apparaît
trop court » pour laisser le temps aux consommateurs de trouver
une solution de repli, selon le rapport.
D’un mois à l’autre, des contrats ont même basculé vers une
nouvelle indexation. Ils ont soudain pris pour référence les os-
cillations du marché de gros, et non plus les tarifs réglementés
des pouvoirs publics. « Quand un fournisseur modifie le mode
d’indexation d’un contrat, par nature, nous considérons qu’il s’agit
d’une modification substantielle », poursuit le médiateur, avant
d’énoncer une autre proposition. « Il faudrait modifier la loi pour
rendre obligatoire, dans ce cas-là, l’accord exprès du consomma-
teur. Cet accord pourrait se matérialiser par une nouvelle signa-
ture, comme pour une nouvelle souscription de contrat. »
Sans définir un montant, l’autorité indépendante recom-
mande aussi de plafonner les augmentations pratiquées en
cours de contrat. Sachant que des factures ont été multipliées
« par trois ou quatre, parfois même plus », souligne son rapport
d’activité. En parallèle, les interventions pour impayés ont crû de
10 % en 2022 par rapport à l’année précédente. Il y en a eu
767 000, sous forme de coupure ou de réduction de puissance. p
Adrien Pécout

Pertes & profits | baromètre

La chute de « Vice News », symbole par Ph ilippe E sc ande

des limites du journalisme gratuit La prospérité

Le groupe américain, dont l’originalité de la ligne éditoriale avait donné un coup de vieux
aux médias traditionnels, s’est finalement déclaré en faillite, mi-mai
fait-elle le bien-être ?
Comment accroître la prospérité de choix, discriminations, études

A u début des années 2010,

de nouveaux sites d’infor-
mation en ligne − comme
Vice News, BuzzFeed News ou en-
core le Huffington Post − enten-
daient bousculer les médias tradi-
tionnels avec leurs modèles gra-
tuits, basés sur la publicité, et
leurs lignes éditoriales destinées à
la génération des millennials,
c’est-à-dire les personnes nées en-
tre 1980 et 2000.
Vice, qui se rêvait à la fois « le pro-
chain CNN et le prochain MTV », et
avait été valorisé jusqu’à 5,7 mil-
liards de dollars (5,3 milliards
d’euros) en 2017, s’est déclaré en
faillite, lundi 15 mai. Pourtant,
avec ses reportages incarnés, ses
articles à l’écriture libre et parfois
familière abordant les sujets de
société et les contre-cultures, ses
angles journalistiques originaux,
Vice avait su s’installer dans le
paysage médiatique. « On traitait
des sujets qu’on ne voyait nulle
part ailleurs », explique une an-
cienne salariée. « L’identité édito-
riale de Vice était punk, alterna-
tive, très sexe, drogues et fêtes », af-
firme un autre.
Au départ simple magazine al-
ternatif, lancé au Canada en 1994,
ses fondateurs Shane Smith, Su-
roosh Alvi et Gavin McInnes ont
su s’appuyer sur le Web, au début
des années 2000, pour le transfor-
mer en marque multimédia. Ils
sont partis à la conquête de l’inter-
national jusqu’à revendiquer tou-
cher 350 millions de personnes
par mois en 2020, grâce à leur
trentaine de bureaux dans le
monde et leurs contenus en
25 langues. La même année, la
t­ otaliser 830 millions de dollars
qualité de son journalisme a été
distinguée par un prix Pulitzer.
« Vice a montré la voie en matière
de liberté éditoriale », explique
­David Creuzot, cofondateur de
Konbini, média français qui
s’adresse aussi au 15-35 ans.
Un « géant aux pieds d’argile »
Mais la dégradation de la conjonc-
ture économique due à la guerre
en Ukraine et le recul du marché
publicitaire ont fini par déstabili-
ser celui qui est aujourd’hui décrit
par plusieurs acteurs comme un
« géant aux pieds d’argile ». « Vice,
c’est l’histoire de la grenouille qui
voulait être plus grosse que le
bœuf », estime Philippe Lamarre,
fondateur du média en ligne ca-
nadien Urbania. Les dirigeants de
Vice auraient, au fil des ans, pro-
mis « une croissance inatteigna-
ble » aux différents investisseurs,
selon M. Lamarre.
Malgré un chiffre d’affaires de
600 millions de dollars en 2022,
selon les données dévoilées par le
Washington Post, grâce notam-
ment à sa régie publicitaire, le
groupe n’était toujours pas à
l’équilibre. Il n’a jamais réussi à
trouver son modèle économique
et n’a cessé de s’endetter pour
chercher la croissance, jusqu’à
de dettes en 2023. Depuis plu-
sieurs mois, la direction cher-
chait, sans succès, un nouvel ac-
quéreur susceptible d’investir un
milliard et demi de dollars. Le
principal créancier de Vice, le con-
sortium Fortress Investment
Group, pourrait prendre le con-
trôle du groupe de média pour
225 millions de dollars, aidé par le
fonds d’investissement Soros et
Monroe Capital. Pour tenter d’as-
sainir les comptes, Vice a annoncé
la fermeture de son bureau en
France en février, après seize ans
de présence dans l’Hexagone, et a
depuis fait de même en Italie. En
avril, Vice Media a licencié une
centaine d’employés sur 1 500 et
arrêté son émission-phare, « Vice
News Tonight ».
Le choix de Shane Smith de se
développer à la télévision en 2016
et 2017 s’est soldé par un échec.
Distribuée par Canal+ en France à
partir de novembre 2016, ViceTV
avait cessé d’émettre à l’automne
2021. « Vice a fait le chemin inverse
de son public qui allait simultané-
ment vers les réseaux sociaux »,
juge un de ses concurrents sou-
haitant rester anonyme. « Le mé-
dia s’est peu à peu déconnecté du
cœur de son audience, n’a pas su
évoluer pour rester en phase avec
les jeunes et avec l’époque »,
abonde David Creuzot.
Sans compter que sa capacité à
créer de l’émulation sur les ré-
seaux sociaux a vite tourné à la
dépendance. Alors que le trafic en
provenance de Facebook était im-
portant pour la marque au début
des années 2010, les moteurs de
recherche ont pris du poids et
Vice n’a pas su améliorer son réfé-
rencement. « Aujourd’hui, c’est
l’audience en provenance de Goo-
gle qui prime, qui favorise l’actua-
lité classique et laisse peu de place
à l’originalité », explique Michaël
Szadkowski, directeur de la rédac-
tion du HuffPost France (Groupe
Le Monde).
« Avec l’émergence de Google,
YouTube, Snapchat, TikTok, il y a
plus de plates-formes, ça atténue le
poids de Facebook », ajoute David
Creusot. « Cette multiplicité des
­acteurs de l’information dans un
univers ultraconcurrentiel oblige à
une recomposition de l’écosystème
des médias », décrypte Nathalie
Sonnac, autrice du livre Le Nou-
veau Monde des médias. Une ur-
gence démocratique (Odile Jacob,
272 pages, 18,99 euros).
Les difficultés économiques ne
concernent d’ailleurs pas que
Vice ou BuzzFeed, les plans de li-
cenciements s’enchaînent dans
les médias outre-Atlantique, tou-
chant une centaine de personnes
de la radio publique NPR, 133 em-
ployés au sein de Vox Media (New
York Magazine, The Verge), et jus-
qu’à 400 salariés de la chaîne
d’information CNN. p
Brice Laemle
d’un pays est depuis plus de trois
siècles la question qui taraude les
économistes. Le livre fondateur
d’Adam Smith, en 1776, se préten-
dait être déjà une « recherche
sur la nature et les causes de la ri-
chesse des nations ». Le bien-être
des habitants était supposé en
découler naturellement. Mais la
richesse ne fait pas forcément le
bonheur. D’où les critiques récur-
rentes du principal baromètre de
la richesse d’une nation, son pro-
duit intérieur brut (PIB). Pour en
avoir le cœur net, l’ONG améri-
caine Social Progress Imperative,
fondée par des chercheurs no-
tamment de l’Institut de techno-
logie du Massachusetts et de Har-
vard, et par des chefs d’entreprise,
a construit depuis dix ans un in-
dicateur supposé traduire le bien-
être des citoyens. L’hebdomadaire
The Economist en a publié les
derniers résultats le 24 mai.
L’intérêt de cet indicateur est
qu’il ignore totalement le PIB, à
la différence de celui des Nations
unies, pour le remplacer par une
batterie de cinquante-deux indi-
cateurs répartis en trois catégo-
ries. D’abord les besoins de base :
accès à l’alimentation et à une
eau de qualité, la santé, la sécu-
rité, le logement. Puis les besoins
de plus long terme, comme l’édu-
cation, la santé, l’accès à l’infor-
mation, l’environnement. Et, en-
fin, ce qu’ils appellent les « oppor-
tunités », droits humains, liberté
supérieures… Sur ces critères,
l’Europe domine largement, prin-
cipalement celle du Nord, avec,
en tête, la Norvège, la Suisse le
Danemark, l’Islande, l’Allemagne,
la Finlande, la Suède ou les Pays-
Bas. Le Canada et l’Australie fer-
ment ce club des dix chanceux.
La France arrive en dix-huitième
position avec des scores compara-
bles à l’Espagne, au Japon ou au
Luxembourg. En queue de classe-
ment, sur les 170 pays passés au
crible, figure le Soudan du Sud.
A première vue, démonstration
est faite que l’argent fait le bien-
être puisque ces pays sont aussi
ceux où le PIB par habitant est
le plus élevé. Deux exceptions :
les Etats-Unis et la Chine. Les
premiers pointent à la 31e place,
la seconde à la 107e place. Les
Etats-Unis ont singulièrement
régressé au classement, surtout
depuis la dernière décennie
plombée par ses problèmes de
santé (drogue) et de sécurité (ar-
mes). La Chine pâtit sur les droits
humains, la pollution et la santé.
Comme le PIB, cet indicateur,
très occidental dans les choix
opérés, est abondamment criti-
qué. Mais il permet une compa-
raison dans le temps. Et un cons-
tat : celui, depuis 1990, de l’amé-
lioration des conditions
matérielles, mais une stagnation,
voire une détérioration, en ce
qui concerne les droits humains.
L’argent ne fait pas tout. p
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 0123
16 | Économie & Entreprise ­
­Mercredi 31­ mai 2023

C o n d i t i o n s d e t r ava i l

La semaine de quatre jours

fait son chemin en Europe
E
t si l’on ne travaillait plus que qua-
tre jours par semaine ? Après le té-
létravail, largement développé
par la crise due au Covid-19, l’idée
de réduire, non pas le temps de
travail, mais le nombre de jours
sur lesquels il est effectué fait école en Europe.
Au Royaume-Uni, en Espagne ou en Belgique,
nombre d’initiatives ont été lancées pour tes-
ter cette organisation. En France, des entrepri-
ses pionnières permettent aux salariés d’effec-
tuer leurs trente-cinq heures en quatre jours.
Selon le ministère du travail, 10 000 salariés
environs sont concernés. Le secteur public
n’est pas à l’écart : en Picardie, les agents d’une
caisse de l’Urssaf se sont vu proposer cette
possibilité, en mars. Une expérimentation an-
noncée par Gabriel Attal dans L’Opinion, le
1er février. « Je crois que beaucoup de Français
aspirent à travailler différemment », soulignait
le ministre délégué aux comptes publics, alors
que le gouvernement faisait face à une impor-
tante mobilisation contre la réforme des re-
traites et le report de l’âge légal de départ.
Le 25 mai, Nicolas Schmit, le commissaire
européen à l’emploi et aux droits sociaux, a
appelé dans un entretien à l’agence portugaise
Lusa, les entreprises à déployer la mesure pour
être plus attractives sur le marché du travail,
arguant que « les nouvelles générations ont une
certaine vision de l’équilibre entre le travail et la
vie personnelle ». Message entendu à Lyon, où
les 9 600 salariés de la ville basculeront au
1er septembre. Avec quelles conséquences ?
Des salariés plus heureux… en général A
l’heure où la qualité de vie au travail et la pré-
vention des risques psychosociaux sont l’al-
pha et l’oméga du bon manageur, faire accom-
plir en quatre jours les tâches autrefois répar-
ties sur cinq jours peut paraître au mieux ab-
surde, au pire délétère. Pourtant, les retours
d’expérience (à prendre toutefois avec réserve,
puisqu’elles proviennent d’entreprises volon-
taires, voire volontaristes) vont plutôt dans le
sens d’un mieux-être pour les salariés.
Elmy, petite entreprise lyonnaise spécialisée
dans la gestion de l’énergie, a expérimenté le
dispositif pendant six mois, les cadres accom-
plissant trente-cinq heures, et les employés
trente-deux heures. Evidemment, le travail
s’est intensifié : les temps de pause quoti-
dienne sont passés de près de quarante minu-
tes à trente-quatre, et la pause déjeuner a été
raccourcie d’une demi-heure, à une heure dix.
Mais, à l’arrivée, les absences parmi les 120 sa-
lariés ont chuté de plus de 70 %, le nombre de
démissions a été divisé par plus de deux, la du-
rée moyenne des réunions a été réduite de
soixante-trois à cinquante-quatre minutes, et
la proportion de salariés qui « recommande-
raient Elmy comme une entreprise où il fait bon
travailler » est passée de 23 % à 48 %.
Avec une journée de plus de libre, « les sala-
riés peuvent regrouper sur ce temps les corvées
administratives, rendez-vous médicaux ou
autres. Ils parviennent mieux à séparer les mo-
ments où ils travaillent et ceux où ils ne tra-
vaillent pas », expliquent Thomas Laborey, de
Face à une population désireuse
de mieux conjuguer vie personnelle
et vie professionnelle, secteurs privé
et public testent ce dispositif
Blooming Partners, et Francis Boyer, consul-
tant en innovation managériale, qui ont
audité une dizaine d’entreprises. « Ils s’organi-
sent mieux et gagnent une liberté d’esprit,
poursuivent-ils. En moyenne, 70 % des salariés
se disent moins fatigués et expliquent que leur
charge mentale a diminué ». Autre source de
satisfaction, moins de trajets domicile-travail,
avec un gain de temps et d’argent à la clé.
Il y a toutefois des exceptions. Plutôt par-
tants au départ, les agents de l’Urssaf de Picar-
die ont vite déchanté : le passage à quatre
jours impliquait des journées de neuf heures
de travail. Seuls trois agents sur 200 ont dé-
cidé de participer à l’expérience, les autres
préférant rester sur leurs sept heures vingt
quotidiennes sur cinq jours.
La revanche des oubliés du télétravail Face à
une population de cadres qui a pu apparaître
privilégiée car en capacité de télétravailler de-
puis le Covid, la semaine de quatre jours
sonne comme une petite revanche pour les
personnes dont la présence sur le lieu de tra-
vail est indispensable : ouvriers, employés du
commerce ou de la distribution, soignants…
« Passer à la semaine de quatre jours quand on
est qualifié et qu’on a accès au télétravail a rela-
tivement peu d’intérêt, explique l’économiste
Eric Heyer. Pour les non-qualifiés cela permet
d’obtenir un peu de la flexibilité dont bénéfi-
cient les salariés qui ont droit au télétravail. »
Pour Nela Richardson, chef économiste à
l’ADP Research Institute, un groupe de recher-
che américain spécialisé sur le marché du tra-
vail, « les salariés ont le sentiment de reprendre
un peu de pouvoir » sur leur vie profession-
nelle, car leur organisation gagne en sou-
plesse. La semaine de quatre jours rééquilibre
même un peu la répartition des rôles au sein
du ménage entre hommes et femmes, puis-
que ce sont surtout ces dernières qui prennent
des emplois à temps partiel pour s’occuper des
enfants (ou, de plus en plus souvent, d’un pa-
rent âgé), notent MM. Laborey et Boyer.
Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’aspiration à
la flexibilité n’est pas la première. Selon l’en-
quête People at Work 2023 réalisée par ADP,
elle n’arrive qu’au quatrième rang des critè-
res qui importent aux salariés en France,
­derrière la rémunération (66 %), la sécurité
de l’emploi (40 %) et le plaisir au travail (37 %).
Des impacts économiques encore flous Si
les salariés sortent plutôt satisfaits des expé-
rimentations, qu’en est-il de l’entreprise elle-
même ? Ces salariés sont-ils plus productifs et
l’entreprise connaît-elle meilleure fortune ?
En l’absence de recherches sur le sujet, ces im-
pacts « restent assez théoriques », admet
M. Heyer. « De plus, poursuit l’économiste, ils
dépendent de nombreux facteurs : les salaires
sont-ils maintenus ? A quel type d’activité ou
de personnel le dispositif est-il appliqué ? »
Mais, pour lui, une chose semble certaine :
« Plus l’entreprise est grosse, plus elle est capi-
talistique, plus les impacts sont favorables. » La
semaine de quatre jours peut même se révé-
ler « très avantageuse » dans l’industrie. En
réorganisant les équipes et la production, elle
peut permettre d’augmenter la durée d’utili-
sation des machines et, éventuellement, de
réduire en contrepartie le temps de travail.
« C’est plus complexe dans les services »,
nuance M. Heyer. Faute de pouvoir intensifier
l’utilisation des équipements pour compen-
ser, la semaine de quatre jours implique un al-
longement de la journée de travail qui peut
conduire à du mal-être ou du burn-out.
L’exemple de l’Urssaf de Picardie le démontre.
Organiser la semaine de travail sur quatre
jours « est une réelle occasion de remettre en
question certains processus » et de tenter de les
améliorer, disent MM. Laborey et Boyer. « Les
entreprises qui ont réussi sont celles qui ont
conditionné ce nouveau rythme de travail au
maintien de la productivité », poursuivent-ils.
« En moyenne, Acorus, une entreprise de réhabilitation des
70 % des salariés bâtiments, a profité du passage à la semaine
de quatre jours pour externaliser l’achemine-
se disent moins ment de ses 50 véhicules vers des garages
pour réparation. Autant de temps gagné pour
fatigués les techniciens, qui n’avaient plus à transférer
le matériel d’un véhicule à l’autre, et refaire
et expliquent l’opération en sens inverse lorsque le véhicule A l’entrée de l’atelier
que leur charge revenait du garage. Camille Darde, la direc- de l’entreprise Material,
trice des ressources humaines d’Elmy, est, elle, à Saint-Viâtre (Loir-et-Cher),
mentale moins catégorique. « Nous avons des amélio- le 15 mai. Nicolas Wietrich pour
rations à faire sur l’organisation », concède-t- « Le Monde »
a diminué » elle, évoquant notamment un besoin de pro-
Thomas Laborey gresser dans la continuité des plannings.
et Francis Boyer
consultants Un argument pour recruter Pénalisées, pour
en management plus d’une sur deux, par la difficulté à recruter par exemple, être source de difficultés, voire
de la main-d’œuvre, les entreprises disposent, de litiges. Est-il fixé par l’entreprise ou le sala-
ici d’un bon argument pour attirer les candi- rié ? Chez Elmy, les salariés avaient le choix en-
dats. Chez Elmy, le nombre de CV reçus a plus tre le mercredi et le vendredi… La balance pen-
que doublé sur les six mois d’expérimenta- chant dangereusement en faveur du ven-
tion. Cela ne dit rien de la qualité des candida- dredi, l’entreprise a procédé par tirage au sort
tures, de l’adéquation au poste ou du turno- pour répartir les équipes entre les deux jours.
ver ultérieur, mais montre l’aspiration à un Quel est l’impact sur les jours fériés ? Un sa-
meilleur équilibre vie personnelle- vie profes- larié de la société Semaer a appris la réponse à
sionnelle. D’ailleurs, selon une étude de la ses dépens : alors que son jour non travaillé
plate-forme Talent.com, publiée en avril, neuf tombait un jour férié, il a réclamé une com-
Français sur dix seraient partants pour rejoin- pensation. Demande balayée par la Cour de
dre une entreprise qui propose ce dispositif, cassation, qui a jugé que ce jour n’était ni ré-
et 56 % le placent dans leur tiercé gagnant en cupérable ni indemnisable. Autre point im-
matière de critères de choix d’un employeur. portant : certains salariés, comme les alter-
nants, intérimaires ou cadres dirigeants, peu-
Des implications juridiques et sociales « La vent être exclus du champ d’application de la
semaine de quatre jours n’est pas un sujet sur mesure. Cela peut être un frein pour les entre-
lequel les entreprises se posent beaucoup de prises où ces catégories sont très représentées,
questions juridiques, et pourtant ce change- car la plupart des experts l’assurent : mieux
ment n’est pas sans conséquence », précise vaut embarquer tout le monde pour assurer le
Franck Morel, avocat associé du cabinet Flichy succès de cette nouvelle organisation. p
Grangé. Le choix du jour non travaillé peut, Béatrice Madeline et Anne Rodier

« Quand on y a goûté, on a du mal à revenir à l’ancien système »

Dans le Centre-Val-de-Loire, des petites entreprises installées en milieu rural espèrent attirer ou garder les salariés grâce à la semaine écourtée

Reportage ment. « Même pas eu besoin d’un

avenant au contrat ! Aucun obsta-
Blois - correspondant régional
cle administratif, s’étonne en-
Son collègue Sébastien Frigola,
52 ans, est entré chez Material
en 2022. « Cette organisation me
de départementales, la Sologne
manque de bras, que ce soit dans
l’armement, l’artisanat, ou les mé-
17 degrés », dit-il en brandissant
sa dernière facture comme un
mars 2022 pour se rendre plus
­attrayante auprès de ses futures
trophée. Il croit observer un gain recrues. « Il faut répondre aux at-

C’ est dans cet atelier dis-

cret de Saint-Viâtre
(Loir-et-Cher), village
solognot de 1 290 habitants et
135 étangs, que les fleurons du
core Marc Lonchampt, le gérant. Si
j’avais su, j’aurais adopté ce sys-
tème dès le début, lors du passage
aux 35 heures. » Après un test d’un
mois, et de légers ajustements, ses
fait faire des économies d’essence,
soit quarante-huit fois 30 kilomè-
tres sur un an, explique-t-il.

« Tout le monde est plus focalisé »

CAC 40 commandent leurs car-
nets à spirales, pochettes et étuis
en cuir recyclé, le tout marqué
à leur nom et accompagné sou-
vent d’un flamboyant « Fabriqué
en France ». Le Sénat, le Conseil
constitutionnel, le tournoi de
tennis de Roland-Garros figurent
aussi parmi les clients de Mate-
rial, fondée en 2000.
Depuis le 1er décembre 2022, les
trois ouvriers de cette TPE tra-
vaillent du lundi au jeudi seule-
salariés ont donc accepté des jour-
nées allongées d’une heure et qua-
rante-cinq minutes en échange
d’un week-end de trois jours.
« On commence une heure plus
tôt, on écourte la pause déjeuner
et on part une demi-heure plus
tard », résume Annabelle Poirier,
33 ans, affairée au robot de cou-
ture. « Du coup, mon vendredi, je le
dédie à toutes les corvées, détaille
cette femme sans enfant. Et le
week-end est vraiment pour moi. »
Pierre Lonchampt, fils du patron,
découpe la matière première.
Quand cesse le vacarme, il s’ex-
prime. « Ma femme travaille dans
la fonction publique hospitalière,
détaille-t-il. Son service a opté
pour des journées de douze heures
et son planning varie tout le
temps. Comme on a trois enfants,
que je sois là du vendredi au di-
manche la soulage beaucoup. »
Comme viennent le rappeler
les affiches qui fleurissent en bord
tiers de service. Quand le télétra-
vail est impossible, cette pénurie
de main-d’œuvre oblige à innover
dans l’étalement du travail.
« Je ne sais pas si la semaine
de quatre jours peut attirer des
ouvriers qualifiés en Sologne.
Mais ceux qu’on emploie ne veu-
lent plus partir. Quand on y a
goûté, on a du mal à revenir à l’an-
cien système », assure le patron,
fier de « remettre l’humain au cen-
tre du village ». M. Lonchampt
réalise au passage d’importantes
économies d’énergie. « Mes pres-
ses, ce sont de gros fers à repasser.
Dès jeudi, on éteint ces machines,
tout en laissant le thermostat à
de productivité : « Il faudra le me-
surer dans le temps long, mais les
journées étant plus denses, tout le
monde à l’atelier est plus focalisé. »
En tant que vice-président de
la Confédération des petites et
moyennes entreprises de Loir-et-
Cher, il note que la semaine des
quatre jours ne convient pas à
tous : « Ce n’est pas jouable quand
on a des enfants en bas âge car les
journées au travail sont longues.
Et ça me semble encore plus
­compliqué si les deux parents tra-
vaillent dans la même boîte. »
Dans l’Indre voisine, une petite
manufacture de pantoufles a
basculé vers les quatre jours en
tentes de développement person-
nel plus fortes des jeunes », a justi-
fié le patron. En janvier, après
trois mois de formation en in-
terne, il embauchait comme
­couturière une ancienne aide à
domicile de 27 ans, qui ne sup-
portait plus son ancien emploi
du temps, très décousu.
« On se retrouve avec une géné-
ration volatile, qui arrête facile-
ment un contrat et veut se sentir
intégrée, respectée et considé-
rée », analyse une responsable
de Pôle emploi à Châteauroux.
La semaine écourtée permettrait
d’y contribuer. p
Jordan Pouille
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
En Allemagne, IG Metall propose
aussi un passage aux 32 heures
Le puissant syndicat de l’industrie soutient que la réduction du temps de travail pourrait
bénéficier aux entreprises en permettant une augmentation de la productivité générale
Berlin - correspondance
E n Allemagne, le puissant
syndicat de l’industrie
IG Metall a mis la semaine
de quatre jours en haut de son
agenda. Lors des prochaines né-
gociations dans la sidérurgie, qui
débuteront cet automne, cette
réduction du temps de travail fi-
gurera au cœur des revendica-
tions. IG Metall veut obtenir
pour les travailleurs du secteur
une semaine de trente-deux heu-
res, avec compensation com-
plète du salaire.
Depuis 1995, dans les indus-
tries du métal et de l’électroni-
que, couvertes par les conven-
tions collectives négociées par
le syndicat, la semaine de travail
est à trente-cinq heures, contre
quarante heures dans le reste de
l’économie, mais IG Metall ne
compte pas s’arrêter là. Le syndi-
cat, soutenu par la coprési-
dente du Parti social-démocrate
(SPD), Saskia Esken, a lancé un
large débat sur l’introduction de
la semaine de quatre jours, à
trente-deux heures de travail
au maximum, plus largement
dans l’économie.
Ils s’appuient sur des études ré-
centes qui montrent que bénéfi-
cier de trois jours de repos par se-
maine améliore la satisfaction et
l’efficacité des salariés, réduit les
jours d’arrêt maladie… et aug-
mente ainsi la productivité géné-
rale. IG Metall avance que la se-
maine de quatre jours serait
même une solution contre le
manque de personnel, endémi-
que outre-Rhin.
Cette nouvelle organisation
permettrait, selon le syndicat, de
mieux concilier vie profession-
nelle et vie privée, offrant la pos-
sibilité à des « millions de fem-
mes » actuellement contraintes
au temps partiel ou à ne pas tra-
vailler en raison de leurs respon-
sabilités familiales de revenir
vers des emplois à plein temps
plus attractifs. Il s’agit aussi de
s’ouvrir aux jeunes, très nom-
breux à souhaiter réduire leur
temps de travail pour réaliser
leurs projets personnels.
« Facteur de réussite »
Un sondage réalisé en septem-
bre 2022 par la compagnie d’as-
surances HDI évalue ainsi à 75 %
le pourcentage des travailleurs
allemands désireux de passer à la
semaine de quatre jours avec la
même rémunération, avec une
pointe à 83 % chez les moins de
40 ans, qui sont par ailleurs 17 % à
envisager comme possible une
réduction à quatre jours sans
Dans un pays en crise
de compétitivité,
certains redoutent
que la mesure
renchérisse
les coûts du travail
compensation de salaire. « Une
semaine de quatre jours avec
compensation salariale pourrait
contribuer de manière décisive à
ce que l’industrie reste attractive
pour les jeunes professionnels, ex-
pliquait Jörg Hofmann, prési-
dent d’IG Metall, dans une inter-
view au quotidien Frankfurter
Allgemeine Zeitung, mi-avril.
Compte tenu de l’évolution démo-
graphique et de la concurrence tou-
jours plus forte pour une
main-d’œuvre rare, c’est un facteur
de réussite décisif. »
M. Hofmann estime que le pas-
sage à trente-deux heures est réa-
lisable, à condition que les entre-
prises y trouvent leur compte,
grâce à une augmentation de la
productivité. « C’est avec des tra-
vailleurs en meilleure santé et ne
quittant pas prématurément leur
emploi pour cause de maladie,
comme c’est souvent le cas
aujourd’hui, que nous nous assu-
rerons que l’Allemagne dispose, en
fin de compte, de plus de
main-d’œuvre », explique-t-il.
Des réserves même à gauche
Mais la proposition est loin de
faire l’unanimité. Alors que l’Alle-
magne est en pleine crise de com-
pétitivité, certains redoutent un
renchérissement des coûts du
travail et un appauvrissement gé-
néralisé du pays. Sans surprise, la
fédération des employeurs re-
jette la proposition pour cette rai-
son. Le ministre des finances et
président du Parti libéral-démo-
crate, Christian Lindner, estime
Économie & Entreprise | 17
Il s’agit notamment
de permettre aux
femmes de revenir
vers des emplois
à plein temps
plus attractifs
qu’au lieu « de discuter d’une se-
maine de quatre jours [le pays de-
vrait] discuter des leviers nécessai-
res pour éviter de nouvelles pertes
de prospérité dans la société ».
Même dans les milieux proches
des travailleurs, les positions
sont contrastées. Le ministre du
travail, Hubertus Heil, pourtant
classé à l’aile gauche du SPD, s’est
déclaré contre toute législation
généralisée sur la réduction du
temps de travail, préférant laisser
aux partenaires sociaux le soin
d’organiser les adaptations né-
cessaires. La semaine de quatre
jours, estime-t-il, ne peut pas être
adaptée pour tous les métiers et
toutes les branches.
La présidente de la Confédéra-
tion allemande des syndicats,
­Yasmin Fahimi, a précisé que cha-
que syndicat pouvait décider ou
non de mettre la semaine de qua-
tre jours en haut de ses revendica-
tions. Dans les services où la se-
maine de travail est à quarante
heures, la priorité actuelle est plu-
tôt de lutter contre la perte de
pouvoir d’achat. p
Cécile Boutelet
Au Royaume-Uni,
des adeptes jusque
dans l’administration
En 2022, une soixantaine d’entreprises ont
participé à un test de six mois concluant
Londres - correspondante
D iscrètement mais sûre-
ment, la semaine de
quatre jours de travail
s’installe au Royaume-Uni. Une
soixantaine d’entreprises (socié-
tés de conseil, start-up en roboti-
que ou en informatique, associa-
tions caritatives, près de 3 000 sa-
lariés au total) ont participé à un
premier test de six mois, entre
juin et décembre 2022, le plus
vaste organisé par la campagne
« 4 Day Week Global », lancée à la
fin des années 2010 dans plu-
sieurs pays occidentaux. Le prin-
cipe est le même partout : les em-
ployés travaillent 20 % d’heures
en moins, mais conservent 100 %
de leur paie et les mêmes objec-
tifs de travail.
Publiés en février, les résultats
du test sont largement positifs :
selon une étude menée par l’uni-
versité de Cambridge et le Boston
College pour le compte de « 4 Day
Week Global », 92 % des organisa-
tions ont choisi de poursuivre
l’expérimentation : les person-
nels sont davantage motivés, leur
productivité n’a pas chuté. Une
vingtaine d’entre elles a même
adopté la semaine de quatre jours
de manière permanente.
Tyler Grange, une société de con-
seil en paysage et arboriculture, en
fait partie. « Ce rythme de travail a
été l’occasion de remettre à plat no-
tre manière de fonctionner, d’être
plus efficaces et plus créatifs : on ne
peut pas abattre la même charge
en travaillant un jour de moins
sans changer nos pratiques », ex-
plique Simon Ursell, le directeur
général de l’entreprise.
Moins de déplacements (l’en-
treprise dispose de six sites en
Angleterre), moins de réunions :
« Notre communication s’est net-
tement améliorée. La plupart de
nos clients travaillent le vendredi,
nous devons nous assurer que le
jeudi soir, tous nos messages ont
été parfaitement compris, sinon
ils vont vous appeler durant votre
week-end. »
« Toutes vont devoir s’y mettre »
Les 85 salariés de Tyler Grange ne
sont pas censés travailler le ven-
dredi, à moins d’une urgence.
Tout le monde n’a cependant pas
adhéré d’emblée et quelques per-
sonnes ont même quitté l’entre-
prise, mais Tyler Grange n’a
aucun problème de recrutement,
assure Simon Ursell, « contraire-
ment aux autres sociétés du sec-
teur ». Le directeur général table
sur un gain de productivité de
3 % à 6 % sur l’année fiscale se
terminant fin juillet.
« Lors du premier mois à quatre
jours, notre productivité a chuté
de 6 %, j’étais inquiet. Mais, très
vite, nous avons remonté la
pente », reconnaît-il. Il en est per-
suadé : « Toutes les entreprises de-
vront s’y mettre, sinon elles n’arri-
veront plus à recruter. » Il faut
dire que le marché du travail bri-
tannique est très tendu, avec un
taux de chômage à 3,8 % en avril
et des pénuries de main-d’œuvre
aggravées par le Brexit, qui a mis
fin à la libre circulation des Euro-
péens dans le pays.
Le rapport au travail a aussi du-
rablement changé avec la pandé-
mie. Après deux longs épisodes
de confinement, beaucoup de sa-
lariés ont pris l’habitude du
« WFH » (work from home, le « tra-
vail à la maison ») et refusent de
reprendre le chemin du bureau.
Selon des données de l’Office na-
À Londres,
le changement
est frappant :
le jeudi soir,
les quartiers
de bureaux se vident
tional des statistiques (ONS), en-
tre septembre 2022 et jan-
vier 2023, 16 % des employés tra-
vaillaient encore de chez eux et
28 % étaient en mode hybride
(une partie de la semaine chez
eux, l’autre au bureau).
« Economiser l’argent » public
A Londres, le changement de
rythme est frappant : le jeudi soir,
les quartiers de bureaux de la
­capitale britannique se vident. En
revanche, les pubs font le plein
pour les afterworks. Selon l’ONS,
quatre salariés sur dix travaillant
dans la capitale britannique ont
adopté le travail « hybride » pour
limiter des déplacements en
transports en commun coûteux,
chronophages et peu fiables.
Dans ce contexte, la journée de
quatre jours est un moyen de re-
cruter ou de retenir des salariés.
Une première administration
publique vient tout juste de s’y
mettre : mi-mai, le conseil de
­district du South Cambridgeshire
(dans le centre de l’Angleterre), à
majorité libérale-démocrate, a
décidé de renouveler pour douze
mois une expérience de semaine
de quatre jours menée entre jan-
vier et mars 2023 auprès de ses
450 employés, pour la plupart en
travail posté.
« Notre but est d’économiser l’ar-
gent du contribuable tout en lui
fournissant un meilleur service.
Nous avons beaucoup de mal à re-
cruter et sommes obligés de dé-
penser 2 millions de livres sterling
[2,3 millions d’euros] par an
auprès d’agences d’intérim pour
parer au manque d’effectifs. Déjà,
depuis début 2023, nous avons
réussi à convaincre des personnels,
qui voulaient nous quitter, de res-
ter », explique Bridget Smith, la
présidente du conseil de district
(libérale-démocrate).
Les personnels disposent du
lundi ou du vendredi. « Ils vont à la
gym, s’autorisent une promenade,
ils nous disent qu’ils sont en
meilleure forme », ajoute l’élue.
Seul bémol : les jeunes recrues, qui
expriment un manque de con-
fiance en eux peut-être lié au man-
que d’occasions d’apprendre et de
nouer des relations au bureau.
Le conseil de district veut éten-
dre l’expérience à la collecte des
poubelles. « Tous les salariés doi-
vent pouvoir en profiter, pas seule-
ment ceux qui travaillent dans un
bureau, insiste Bridget Smith.
C’est un travail physique, beau-
coup de personnels sont en arrêt
de travail, on espère que trois jours
de repos hebdomadaire leur per-
mettront de mieux récupérer. »
Cette expérience suscite cepen-
dant des crispations politiques.
Le député conservateur de la cir-
conscription de South Cambrid-
geshire Anthony Browne a fus-
tigé, mercredi 24 mai, un « gas-
pillage » de l’argent des contri-
buables. Ces derniers « méritent
mieux », a également réagi le pre-
mier ministre, Rishi Sunak, clai-
rement pas converti à ce nouveau
rythme de travail. p
Cécile Ducourtieux
18 | Campus
A Polytechnique, le mal-être d’étudiants étrangers
L’école militaire est accusée par plusieurs élèves de perpétuer une culture néocoloniale et xénophobe
A
u Maroc, la renommée
de l’Ecole polytechni-
que ne se discute pas.
Une partie des élites du
pays sont issues de la prestigieuse
institution française. Alors quand
Malik (son prénom a été modifié),
brillant élève en classe prépa MPSI
(mathématiques, physique et
sciences de l’ingénieur), est admis-
sible dans les plus grandes écoles
d’ingénieurs (les Ecoles centrales,
les Mines, l’ENS et Polytechnique,
surnommée l’X), sa famille orga-
nise une fête. Lui a déjà choisi : ce
sera l’X. Son père, électricien, est
fier de son « ascension sociale ».
« Un honneur », pense Malik.
C’est dans cet état d’esprit que
l’élève arrive sur le campus de
l’école militaire située sur le pla-
teau de Saclay, à Palaiseau (Es-
sonne), à la rentrée 2019. Prêt à
embrasser les traditions militaires
françaises, le jeune Marocain re-
marque vite que lui et ses camara-
des internationaux sont traités
« différemment ». « Nous étions re-
légués dans des sections sportives
sans aucun élève français. Les sec-
tions sont au cœur de la vie sociale
de l’école, ce sont vos premiers amis
et votre premier cercle. » Quant aux
militaires, « il y aurait beaucoup de
choses à dire sur leur comporte-
ment, avec les filles, avec les non-
francophones, sur leur discours vis-
à-vis de la présence française en
Afrique », ajoute l’étudiant.
Plus tard, au moment de finali-
ser sa demande de naturalisation
– depuis 2005, l’école apportait un
soutien dans les démarches et une
recommandation personnalisée,
une aide qui a pris fin en 2022 à
cause de la généralisation du dé-
pôt des demandes de naturalisa-
tion par voie dématérialisée –,
­Malik explique adhérer à l’esprit
des « droits de l’homme » et aux va-
leurs d’un pays qui respecte les
personnes LGBT, comme lui. Le
cadre militaire qui examine sa let-
tre l’interrompt : « Tu devrais écrire
quelque chose de plus neutre. »
« Ce stage, c’était un choc »
En mars, le magazine des élèves de
l’école, l’IK, consacrait un numéro
entier aux élèves internationaux :
une trentaine de pages de témoi-
gnages – tous anonymes – qui fai-
saient état d’un certain mal-être,
de difficultés avec les traditions
militaires, de discriminations, de
stigmatisations… Le colonel Thi-
bault Capdeville, directeur de la
formation humaine et militaire de
l’école, affirme que « si l’IK exprime
le mal-être d’un certain nombre
d’élèves, la majorité a réussi à trou-
ver sa place ».
Pour de nombreux étudiants in-
ternationaux, l’école n’a pas pris
la mesure du malaise. « Tout le
monde était choqué lors de la pu-
blication de l’IK. Pourtant, l’admi-
nistration n’a pas réagi », raconte
Yousef, 20 ans, étudiant de la pro-
motion X21. Une réunion est fina-
lement organisée trois semaines
plus tard. L’administration expli-
que attendre la publication d’une
enquête menée à l’initiative du
bureau des élèves sur le bien-être
des étudiants internationaux sur
le campus. « On pourra alors tra-
vailler avec les étudiants et les an-
ciens à l’amélioration de l’intégra-
tion des internationaux », assure
Dominique Rossin, directeur de
l’enseignement et de la recherche
de l’Ecole polytechnique.
De nombreux témoignages re-
cueillis par Le Monde auprès d’étu-
diants internationaux et français
de plusieurs générations pointent
un climat pesant et empreint de
stéréotypes racistes. Parmi les té-
moignages, les étudiants maro-
cains sont surreprésentés, notam-
ment parce que le système de
classe préparatoire est calqué sur
le « modèle » français et qu’ils
comptent pour environ 25 % dans
les cohortes d’internationaux.
Sofiane, étudiant marocain issu
de la promotion 2019, évoque
avec amertume son stage mili-
­
0123
­Mercredi 31­ mai 2023
De nombreux
témoignages
soulignent
un climat pesant
et empreint
de stéréotypes
racistes
Versailles, 75 du lycée Louis-le-
Grand et 43 de Stanislas, deux éta-
blissements parisiens.
Présents à l’école en tant
qu’auditeurs libres dès la création
de Polytechnique, en 1794, les étu-
diants internationaux ont la pos-
sibilité d’obtenir le même di-
plôme que leurs camarades fran-
çais, les élèves-officiers, depuis
1921. Mais c’est en 2000 seule-
ment qu’ils intègrent l’école en
plus grand nombre, à la suite
d’une réforme de l’enseignement.
L’X, dont le prestige était fondé
sur la dureté du concours après
deux années de préparation,
s’ouvre à la filière universitaire :
« On atteint alors un quota de 20 %
d’internationaux en cycle ingé-
nieur », retrace Dominique Ros-
sin. Or la filière universitaire, dont
sont essentiellement issus les in-
ANNA WANDA GOGUSEY ternationaux, est perçue comme
une porte d’entrée moins digne,
analyse l’historien Hervé Joly :
taire à La Courtine, un camp mili- dérangeant. L’année prochaine, Le militaire aurait aussi tenu des « Ce qui fonde l’identité polytechni-
taire dans la Creuse, où tous les
« Il y aurait mes subordonnés livreront des ex- propos homophobes – « Ne tiens cienne, c’est le caractère extrême-
jeunes ingénieurs sont formés beaucoup de plications pour qu’un jeune civil pas une voix de “tafiole” napoli- ment sélectif du concours. »
par l’armée de terre. « Ce stage, étranger ne soit pas déboussolé », taine » – à un élève homosexuel L’augmentation des frais de sco-
c’était un choc. Nos encadrants ex-
choses à dire sur explique-t-il au Monde. avant son discours pour une céré- larité, passés en 2017 de zéro à
pliquaient que la France était in- le discours des Rémi (son prénom a été modi- monie militaire. Le colonel Thi- 19 000 euros pour les Européens,
tervenue au Mali ou ailleurs pour fié), un élève français, a quitté sa bault Capdeville, alors tout juste et de 29 000 à 38 000 euros pour
“sauver l’Afrique” devant nous, étu-
militaires vis-à- formation militaire à La Courtine nommé, a reçu les victimes présu- les non-Européens, exacerbe aussi
diants africains et nord-africains, vis de la présence au bout de deux jours : « Mes en- mées, ainsi que l’encadrant. Ce le sentiment d’injustice, d’autant
avec une posture coloniale assu- cadrants étaient misogynes et ra- dernier a été sanctionné par un que les élèves français sous statut
mée », raconte celui qui poursuit
française cistes. L’un d’entre eux avait sur- avertissement et ne travaille plus à militaire reçoivent, eux, une solde
ses études en Europe. Provisoire en Afrique », nommé un étudiant mauritanien Polytechnique. M. Capdeville rap- d’environ 500 euros mensuels.
et expérimentale, la présence des “Kirikou”. C’est inadmissible. » Le pelle que tous les élèves, y compris « On est encore loin des tarifs
internationaux à La Courtine a
relève un élève colonel Capdeville assure être in- les internationaux, disposent anglo-saxons », se défend Domini-
pris fin en 2019, en raison de re- marocain transigeant face à ce genre de pro- d’un droit au rapport : « Qu’ils que Rossin, qui rappelle que la
tours négatifs des élèves et des en- pos : « J’ai servi quatorze ans à la n’hésitent pas à venir me voir pour transformation de l’école en insti-
cadrants. Seuls les élèves officiers Légion étrangère. Les insultes ra- se plaindre de leur hiérarchie. » tution internationale nécessite
français qui ont un statut mili- cistes sont inacceptables. Elles ne Mais, selon lui, les remarques des moyens, et met en avant les
taire continuent de s’y former. sont pas dignes d’une troupe pro- discri­minantes « sont surtout le débouchés lucratifs assurés par
Néanmoins, pendant leur « in- fessionnelle. » fait d’autres d’élèves ». Polytechnique : « Nos diplômés ga-
khorpo » (jargon polytechnicien En novembre 2021, quatre étu- gnent en moyenne 70 000 euros
désignant l’intégration), tous les diants ont adressé un « signale- Un sentiment d’injustice [par an] en sortie d’école, et peuvent
élèves de la promotion conti- ment » à l’école, faisant état de En plus des codes spécifiques au monter à plus de 100 000. » Cer-
nuent d’apprendre certains tex- « cas probable de discrimination, monde militaire, les élèves inter- tains étudiants voient d’ailleurs
tes issus du carnet de chants mili- d’homophobie et de sexisme ». Le nationaux se heurtent à un entre- dans l’augmentation du nombre
taires. Un étudiant dénonce le ré- document, dont Le Monde a pris soi d’étudiants issus du même d’étudiants étrangers une oppor-
pertoire, teinté de colonialisme, connaissance, porte de lourdes moule. Leur marginalisation est tunité très lucrative.
selon lui : « Plusieurs d’entre nous accusations contre un ancien ca- d’autant plus forte qu’une grande L’historien Christophe Charle le
viennent d’Afrique ; comment dre militaire. L’un des exemples partie des élèves ingénieurs se résume autrement : « Comme
est-on censé chanter ce genre de porte sur la dégradation par un connaissent avant d’intégrer l’X. toute aristocratie, Polytechnique
choses ? » Ces critiques font réfé- étudiant d’une fresque réalisée « La plupart des Français viennent doit s’adapter si elle veut rester
rence au Chant des Africains. Le par l’association LGBT de l’école. de trois lycées prestigieux en région dans la course avec les prestigieu-
texte a été composé pendant la Le cadre militaire aurait justifié parisienne, ils sont aussi majoritai- ses universités du monde entier. »
seconde guerre mondiale par un cet incident par le caractère « très rement issus de la grande bour- Reste à savoir si cette école mili-
capitaine de l’armée française, visible » des élèves de la commu- geoise, et, pour certains, c’est la pre- taire, vieille de plusieurs siècles,
rappelle le colonel Thibault nauté LGBT sur le campus. Il mière fois qu’ils rencontrent des qui a su tirer un trait sur plusieurs
Capdeville. « Il rend hommage aux aurait demandé aux élèves de jeunes Noirs ou Arabes », témoigne de ses traditions, est prête à remet-
troupes de l’armée d’Afrique, qui comprendre la « frustration » de Sofiane. A la dernière rentrée, sur tre en question certains usages
ont participé à la libération de la l’auteur des faits et aurait refusé les 431 élèves français qui ont inté- d’un autre âge. p
France. Sans contextualisation, je de reconnaître le caractère homo- gré Polytechnique, 92 sont issus Marine Miller
comprends que ce texte puisse être phobe de la dégradation. du lycée privé Sainte-Geneviève à et Margherita Nasi
« Beaucoup d’élèves considèrent que les internationaux n’ont pas le même mérite »
L’ouverture des grandes écoles à l’international, A la fin des années 1980, l’internationalisation de- L’arrivée des étudiants internationaux fait-elle
portée par l’idée d’une « mondialisation heureuse », ne vient un enjeu symbolique pour les écoles d’ingé- évoluer la sociologie des élèves ?
dilue pas l’identité « élitiste » de ces établissements où nieurs, en quête de nouvelles formes de légitimité asso- Non, l’internationalisation peut plutôt être vue
une majorité d’élèves passent par le moule des classes ciées à la mondialisation néolibérale. A l’heure de la comme une recomposition de la noblesse d’Etat, portée
préparatoires, rappelle Adrien Delespierre, docteur en mondialisation heureuse, des écoles d’ingénieurs de par des élites qui réclament du changement sans tou-
sociologie. Sa thèse porte sur la façon dont les écoles rang moyen qui connaissent des difficultés de recrute- cher à l’essentiel. Si elle transforme la manière dont se lé-
d’ingénieurs ont modifié leur structure, leur recrute- ment optent pour les partenariats à l’international gitime l’accès aux positions de pouvoir, l’internationali-
ment et leurs programmes dans le but de « s’internatio- comme produit d’appel. Mais des écoles plus presti- sation n’affecte pas fondamentalement le recrutement
naliser » et doit être publiée à l’automne aux Editions gieuses, comme l’Ecole centrale de Paris, qui entre- des grandes écoles pour les élèves français. Une poignée
du Croquant. tient historiquement des liens étroits avec le secteur de lycées continuent de fournir la plupart de leurs re-
privé, jouent également cette carte. La logique de la crues. Chez ces élèves issus de prépa, l’adhésion à l’insti-
Quand les grandes écoles d’ingénieurs françaises concurrence pousse rapidement les autres écoles à sui- tution et le sentiment d’y mériter sa place sont d’autant
se sont-elles « internationalisées » ? vre le mouvement. plus forts que l’ascèse à laquelle ils ont dû se plier était
Les auditeurs étrangers sont présents dès les débuts A Polytechnique, un tournant s’opère à partir de plus rigoureuse. Beaucoup considèrent ainsi les interna-
de l’Ecole du génie de Mézières, ancêtre de l’Ecole poly- 1993 sous la présidence de Pierre Faurre. Polytechnicien tionaux venus de l’université comme n’ayant pas le
technique, fondée en 1748 sous l’Ancien Régime et qui passé par le corps des Mines, titulaire d’un docto- même mérite, ni le même niveau qu’eux.
fut l’une des toutes premières écoles d’ingé- rat à Stanford et PDG de la Sagem, ce président du conseil Les manières de s’investir dans l’école ne sont pas non
nieurs en Europe. Après la Révolution, sous l’Empire et d’administration de Polytechnique fait partie de cette plus les mêmes. En amont d’une soirée organisée par les
pendant le XIXe siècle, l’Ecole polytechnique accueille noblesse d’Etat passant des hautes sphères administrati- internationaux d’une école où j’ai enquêté, des Fran-
régulièrement les futures élites de pays sur lesquels la ves à la tête de multinationales privées. Il est de ceux çais ont placardé une affiche représentant des visages
France veut garder une forme de protectorat. Au mo- qui prônent l’internationalisation des grandes écoles asiatiques, où l’on pouvait lire : « Fête à la bibliothèque à
ment de la décolonisation, cette politique de recrute- d’ingénieurs, c’est-à-dire leur conversion à des normes 17 heures ». Un exemple emblématique des stéréotypes
ment se poursuit à travers le déploiement de classes de recrutement et de formation pensées pour les entre- racistes et des rapports très différents aux études. p
préparatoires, au Maroc et en Tunisie notamment. prises mondialisées plutôt que pour le service de l’Etat. Propos recueillis par M. Na.
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Ilya Kabakov
Artiste conceptuel
A Moscou, en 2008.
Mikhail Metzel/ASSOCIATED PRESS
D
essinateur, peintre,
écrivain, concepteur
d’installations, figure
respectée de l’art con-
temporain, Ilya Kabakov est mort
le 27 mai, chez lui, à Long Island
(Etats-Unis), à l’âge de 89 ans, en-
touré des siens, selon le commu-
niqué diffusé par sa famille.
Ilya Iossifovitch Kabakov naît
dans une famille juive le 30 sep-
tembre 1933 à Dniepropetrovsk
(aujourd’hui Dnipro), alors en Ré-
publique socialiste d’Ukraine. Pen-
dant la seconde guerre mondiale,
il est évacué avec sa mère avant
l’arrivée des armées nazies en
Ukraine, jusqu’à Samarcande, en
Ouzbékistan. Après la guerre, il
étudie les arts à Moscou et obtient,
en 1957, un diplôme en graphisme
et illustration à l’Institut d’Etat des
beaux-arts Sourikov.
S’étant spécialisé dans les livres
illustrés, devenu membre de l’offi-
cielle Union des artistes soviéti-
ques, il n’a alors rien d’un dissi-
dent et ne montre pas ses « dessins
pour [s]oi-même » avant les années
1960. Mais, en 1965, il participe à
une exposition d’artistes soviéti-
ques à L’Aquila, en Italie, organisée
par le Parti communiste italien. Il
y montre une série de dessins au
sujet inattendu : la douche. Une
douche dont l’eau ne coule jamais
et sous laquelle un homme attend,
en vain… Cette allégorie de la frus-
tration lui vaut d’être quelque
temps privé de travail. Rétrospecti-
vement, il apparaît qu’elle con-
tient en puissance l’œuvre à venir.
Créations spectaculaires
Dans la seconde moitié de la dé-
cennie, tout en préservant les ap-
parences d’un conformisme plus
prudent, il intègre le groupe dit
« du boulevard de Sretensky »,
dont font partie Erik Boulatov et
Eduard Steinberg. Kabakov exé-
cute alors ses premières peintures,
la « série russe », dans laquelle les
objets figurés apparaissent à peine
sous le brun qui les recouvre sym-
boliquement comme l’ordre so-
viétique étouffe toute création
non conforme à son système.
Ceux qui cherchent à s’en déga-
ger se placent sous le signe de ce
qu’il est convenu d’appeler le
« conceptualisme moscovite », qui
n’est pas un écho de l’art concep-
tuel occidental, mais une opposi-
tion intellectuelle clandestine. Ka-
bakov en est une des figures. Il
s’exprime par le biais d’albums
qu’il écrit et illustre, une cinquan-
taine, dont ses Dix personnages
en 1972-1975. Ces biographies ficti-
ves ressemblent aux livres à ima-
ges qu’il doit produire. Au lecteur
de soupçonner quelles absurdités
accablent les personnages.
N’allant pas au-delà de ces sous-
entendus critiques, Kabakov par-
vient à rester en URSS jus-
qu’en 1987 et une première rési-
dence artistique à Graz (Autriche),
prélude à son installation en Occi-
dent. En 1992, avec sa coautrice et
30 septembre 1933
Naissance à Dniepropetrovsk
(devenu Dnipro), en Républi-
que soviétique d’Ukraine
1972-1975 Publication des
albums « Dix personnages »
1992 Déménage à New York
1993 « Le Pavillon rouge »,
dans le pavillon russe
de la Biennale de Venise
2014 « L’Etrange Cité », au
Grand Palais, à Paris, dans le
cadre du cycle « Monumenta »
27 mai 2023 Mort à Long
Island (Etats-Unis)
épouse Emilia Kanev­ski, il s’établit
à New York. Il créé alors des instal-
lations de plus en plus complexes.
La plus ancienne, La Fourmi (1983),
doit son titre au dessin à peine vi-
sible de l’insecte réputé laborieux
perdu parmi les textes dactylogra-
phiés qui occupent des vitrines. La
relation entre visible et lisible est
ainsi projetée dans l’espace.
Cette relation demeure par la
suite une constante de l’œuvre,
une autre étant la dextérité vir-
tuose de la mise en scène et une
troisième le goût pour l’énigmati-
que. Au regardeur, il appartient de
déchiffrer et de comprendre, au
risque de ne pas élucider toutes les
allusions à la vie en URSS. Pertur-
ber la circulation dans des pièces
obscures, reconstituer des intéri-
eurs moscovites d’une sinistre
médiocrité, parodier la grandilo-
quence du néoclassicisme monu-
mental stalinien, glisser des réfé-
rences à l’utopie communiste :
autant de procédés et d’effets que
les Kabakov déploient dans leur
environnement. Ils les poussent
jusqu’à une forme d’art total à la
théâtralité très reconnaissable.
Au fil du temps, la thématique
soviétique tend à céder la place à
un symbolisme plus général et les
créations deviennent plus vastes
et spectaculaires, jusqu’à L’Etrange
Cité qui, en 2014, dans le cadre du
cycle « Monumenta », occupe la
nef du Grand Palais, à Paris. Ilya Ka-
bakov nous disait alors, lors d’une
visite de ses ateliers de Long Is-
land : « Ce que je souhaite, c’est que
le visiteur soit pris comme dans un
labyrinthe, qu’il aille et vienne, qu’il
s’arrête, qu’il prenne le temps de la
contemplation et de la réflexion. »
La reconnaissance de ce style a
été remarquablement rapide. Dès
la fin des années 1980, les Kabakov
sont invités à exposer en Europe
puis, à partir de 1991, aux Etats-
Unis. En 1993, leur installation Le
Pavillon rouge occupe le pavillon
de la Fédération de Russie à la
Biennale de Venise. Cette même
année, ils sont au Stedelijk Mu-
seum d’Amsterdam, en 1995 au
Centre Pompidou et au Garage, à
Moscou, en 2008. Une rétrospec-
tive doit ouvrir à Tel-Aviv en juillet,
et une exposition au Centre Pom-
pidou en 2024. p
Philippe Dagen
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
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AU CARNET DU «MONDE»
Mariage
Après longtemps d’amour,
longtemps de fiançailles,
Lucile GARMA
et
Bertrand HALFF,
S’allèrent épouser le 24 mai 2023,
Devant monsieur le maire,
De Boissy la Rivière.
Qu’on se le dise !
l.garma@free.fr
bertrand.halff@free.fr
(merci à Georges Brassens).
Décès
La famille Badinier
a la tristesse de faire part du décès du
docteur François BADINIER,
ancien interne
des Hôpitaux de Paris,
ancien chef de service chirurgie
au centre hospitalier
de Montargis,
survenu le 24 mai 2023, dans sa quatre-
vingt-dix-septième année.
La cérémonie religieuse sera célébrée
ce mercredi 31 mai, à 10 h 30,
en l’église Sainte-Madeleine, suivie
de l’inhumation, au cimetière de
Montargis.
La famille rappelle à votre souvenir
sa tendre épouse, le
docteur Nelly
BADINIER CONRADS,
décédée le 30 août 2015.
Paris.
Dominique de Baecque, Bénédicte
de Baecque, Antoine de Baecque,
Frédérique de Baecque,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Solange de BAECQUE,
née GONDALIER de TUGNY,
survenu le 19 mai 2023, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée ce 31 mai, en l’église Saint-Jean
de Montmartre, Paris 18e, à 14 h 30.
Une crémation aura lieu ce 31 mai,
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e, à 16 h 30.
Nogent-le-Bernard (Sarthe).
Sa famille
Et ses amis,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Françoise FARCY,
née BOIRON,
professeur de Lettres classiques,
survenu le 17 mai 2023, au Mans,
à l’âge de soixante-seize ans.
« N’avoir pour souvenance
Rien que des jours ensoleillés. »
anne-claude.farcy@laposte.net
Ganges.
Didier, Pierre (†), Henri, Hervé,
Jean, Marie-Cécile, Véronique, Gilles,
Sylvie,
ses enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Maryvonne FOURNIER,
née BORRY,
survenu le 26 mai 2023, à Ganges,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le 31 mai, à 15 heures, en
l’église de Ganges (Hérault).
Cet avis tient lieu de faire-part.
Stéphane et Rodolphe,
ses enfants,
et leurs épouses, Patricia et Laurence,
Laura, Simon, Zoé, Gaspard, Roméo,
Nathan, Angèle,
ses petits-enfants,
Christiane et Marie-Ange,
ses sœurs
Et Jean-Marie,
son frère
Et tous les membres des familles
Gelin et Lack,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Françoise GELIN,
née LACK,
agrégée de Lettres classiques
au lycée Gabriel Fauré,
à Paris,
survenu le 24 mai 2023,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le jeudi 1er juin, à 14 h 30, en
l’église Notre-Dame-de-la-Gare, place
Jeanne-d’Arc, Paris 13e, suivie de
l’inhumation dans le caveau familial,
au cimetière Vaugirard, Paris 15e.
Sabine et Norbert (†) Chalon,
Eric et Sylvie Hennequin,
leurs enfants et petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès,
dans sa quatre-vingt-dix-septième
année, du
général (2S)
Pierre HENNEQUIN
des Troupes de marine,
Saint-Cyr 1945-1947,
commandeur
de la Légion d’honneur,
survenu le 12 mai 2023, à Paris.
Les obsèques ont eu lieu dans
l’intimité.
sabinechalon@hotmail.com
eric.hennequin14@gmail.com
M. Jean LILLO
est parti le 17 mai 2023,
à l’âge de quatre-vingt-quinze ans.
Nous dédions cette annonce au
monde des sourds qu’il a rejoint en
1957, à l’INJS de Paris et au sein duquel
il fut propagateur de pédagogies
nouvelles avec sa femme, Gisèle
Cuginaud Lillo.
Papa, vole en paix jusqu’à ta
Méditerranée et Rouïba.
Respect, tendresse et amour.
Tes enfants.
Sylviane,
son épouse,
Ses enfants
Et petits-enfants,
Toute sa famille
Et ses amis,
ont la douleur d’annoncer le décès
de
Jean-Claude LOTIN.
Professeur agrégé de Lettres
modernes, il a enseigné à Colombo,
Montevideo, Phnom Penh, Tripoli,
Alger, Paris.
Les obsèques auront lieu le jeudi
1er juin, à 15 h 30, en la salle de la
Coupole du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
sylvianelotin@orange.fr
La famille Saab
a l’immense douleur de faire part du
décès de
M. Bouchaïb SAAB,
ancien président-directeur général
de la société Fertilore,
survenu le 24 mai 2023.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 31 mai, à 11 heures, au
cimetière de Saint-Éloy-les-Mines
(Puy-de-Dôme).
Carnet | 19
Pascale Lismonde,
son épouse,
Hélène, Anne-Marie et Luc Perrin,
ses sœurs et son frère,
Ses neveux et nièces,
Anniversaire de décès
Il y a seize ans,
Fabian-Cyril BOISSON
L’ensemble de la famille
Et ses amis fidèles, nous quittait.
ont la douleur de faire part du décès Il a rejoint,
soudain de
Chaim et Sarah KERBER,
M. Marc PERRIN, ses grands-parents
réalisateur audio-visuel,
directeur technique retraité, et je pense à sa tante,
cofondateur en 1986
Nathalie KERBER.
de la SAS Strass Productions,
gérant de la SCI Altaïr,
Je t’aime et je te pleure tous les
jours.
survenu à Paris, à l’aube de ses
soixante-huit ans.
Ta maman.
« Il s’est battu,
beaucoup battu. Messe anniversaire
Il est tombé. » À l’occasion du quinzième
anniversaire de la disparition de
Citoyen de Clermont-Ferrand, né
le 30 avril 1955, Marc Perrin a été
inhumé le 12 mai 2023, dans sa ville, M. Yves SAINT LAURENT,
au cimetière des Carmes.
« Qu’Horus, le dieu faucon la Fondation Pierre Bergé - Yves Saint
emblème de ta société, Laurent fera célébrer une messe
protège le voyage de ton âme du souvenir le jeudi 25 juin 2023,
dans l’au-delà. » à 10 h 30, par l’abbé Thierry Laurent,
en l’église Saint-Roch, 296, rue Saint-
Cet avis tient lieu de faire-part. Honoré, Paris 1er.
1, rue Thomas, Cette cérémonie permettra également
63000 Clermont-Ferrand. de rendre hommage à
Gabrielle BUSSCHAERT,
137, boulevard Raspail,
75006 Paris.
décédée en mars dernier, elle fut
une proche collaboratrice de M. Yves
Condoléances Saint Laurent.
David, Edouard et Eric de
Communication diverse
Rothschild
Et les collaborateurs
de Rothschild & Co, ex Paris Orléans,
ainsi que des domaines Barons de
Rothschild-Lafite,
ont appris avec tristesse le décès,
survenu le 21 mai 2023, de
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
M. Jacques GETTEN, Les bénévoles de SOS Amitié
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croix de guerre 1939-1945.
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condoléances les plus sincères.
Société éditrice du « Monde » SA
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
20 | Horizons
Moutier (Suisse) - envoyé spécial
L
e printemps vient d’arriver et mon
Dieu que la montagne est belle au-
dessus de Moutier, dans le Jura
suisse. Toute la palette des verts se
déploie, en ce début de mai : ten-
dre côté prairie, plus sombre côté
sapinière, à 1 100 mètres d’altitude. Une dou-
zaine de vaches s’y régalent, dans l’herbage
proche de la ferme de Marc et Bernadette To-
bler, la plus haute exploitation de la com-
mune. Au-delà, plus de route carrossable,
« c’est la fin du monde », prévient l’éleveur en
souriant. Là-bas, au nord, derrière la forêt de
hêtres et de sapins qui ferme l’horizon, « c’est
le Jura ». Pas le département français, mais le
canton suisse auquel la commune de Moutier
sera bientôt rattachée, en 2026. « Hélas », lâche
Marc Tobler, 63 ans, qui ne sourit plus du tout.
De l’autre côté du mont commence un
autre monde, francophone et de tradition ca-
tholique, quand le canton de Berne, celui
auquel appartient encore Moutier (7 300 ha-
bitants), est officiellement bilingue, mais
abrite une population plutôt germanophone
et protestante. Deux mondes si proches et
pourtant si éloignés, qui ne se comprennent
pas toujours, ferraillent souvent, guerroient
parfois. « La Suisse incarne une idée de paix et
vous avez là deux régions qui ne se parlent
pas », constate Valentin Zuber, jeune con-
seiller municipal (socialiste) de Moutier.
Au cœur de la dispute : la « question juras-
sienne », ce conflit opposant depuis des lus-
tres les « deux sortes de Jurassiens » réperto-
riés par Marc Tobler. « Ceux qui se lèvent tôt le
matin et paient leurs impôts » (les Jurassiens
de Berne) et « les autres, des emmerdeurs ».
Ou alors, vu du camp d’en face : les « Bernois
bosseurs », sous-entendus rabat-joie, font
face aux « Jurassiens noceurs », des « Bourgui-
gnons » qui « font le carnaval, fêtent la Saint-
Martin et tuent le cochon ». « Désolés pour les
clichés », s’excuse-t-on de part et d’autre, ma-
nière d’affirmer qu’ils comportent tout de
même une part de vérité.
Moutier, cité industrielle spécialisée dans
le décolletage et la mécanique de précision
est un point de contact historique entre les
mondes romand et germanique, « l’épicentre
de la question jurassienne », résume Patrick
Cerf, 48 ans, chef de projet du transfert de la
Rivières
commune d’un canton à l’autre. Derrière
son calme apparent, la bourgade cache un
terrain d’affrontement entre « autonomis-
tes », décidés à intégrer le Jura voisin, et « an-
tiséparatistes », pas convaincus par l’idée de
quitter l’environnement bernois, ni de tou-
cher aux délicats équilibres de la mosaïque
suisse – 26 cantons aux caractéristiques et
aux fonctionnements disparates.
Comme la majorité des agriculteurs du
coin, Marc Tobler défend le camp des pro-
Berne. « Notre vie, elle est de ce côté », assure
celui qui siège aussi au conseil municipal de
Moutier, dans les rangs du parti conserva-
teur de l’Union démocratique du centre.
Mais ses adversaires autonomistes l’ont em-
porté, votation après votation, et, le 1er jan-
vier 2026, sauf renversement inattendu, il se
Adieu Berne
En Suisse, derrière le départ de la ville de Moutier
du canton de Berne pour celui du Jura gît un conflit latent
sur fond de querelles linguistique, culturelle et religieuse
réveillera jurassien – « jus de pomme »,
comme les Tobler surnomment ces voisins
fiers d’arborer les lettres « JU » sur les plaques
minéralogiques de leur voiture ; les leurs affi-
chent « BE », comme Berne.
« Et ça va tout changer », regrettent d’avance
les Tobler. Les plaques d’immatriculation,
donc, mais aussi « les impôts et les assurances-
maladie, plus chers ». Dépités par la tournure
des événements, une quinzaine d’habitants
ont déjà fui la commune séparatiste, comme
Patrick Roethlisberger, 63 ans. « Je me suis
toujours battu contre cette idée farfelue, cette
question jurassienne qui nous a pourri la vie
pendant des générations, pour rien. C’est une
hérésie de quitter un canton riche comme celui
de Berne. » En ville, ce chef d’entreprise a par-
fois entendu sur son passage des « sale Suisse À Moutier
allemand ». Sur les réseaux sociaux, il a lu
« sale groin ». Il encaisse et s’inquiète : « Le sé- se côtoient deux
paratisme, c’est une gangrène, quelque chose
qu’il faut couper net ! » mondes qui ne
« Le Jura parle français »
se comprennent
L’expression ne figure pas dans le diction- pas toujours,
naire du Jura suisse, mais « ça bringue » depuis
des années aux confins de la Confédération. ferraillent
« Ça bringue » même sévèrement et cela n’a
rien de festif, tant cette formule évoque ici la souvent,
persistance d’un désaccord, une querelle de guerroient
frontières en l’occurrence, sur fond de guerre
culturelle, linguistique et religieuse. L’affaire, parfois
aux origines perdues dans les convulsions
nées du schisme du XVIe siècle, a gagné en
complexité en 1815, quand les congressistes
de Vienne ont chamboulé les frontières de
l’Europe… et le sort des Jurassiens. L’ancien
évêché de Bâle, auquel ils appartenaient, a été
offert au canton de Berne, en compensation
ALLEMAGNE
CANTON DU JURA
SUISSE
FRANCE
Berne
CANTON DE BERNE
Genève 50 km ITALIE
Une manifestation
projurassienne contre
l’annulation du vote
d’autodétermination
de 2017, le 9 novembre
2018, à Moutier (Suisse).
FABRICE COFFRINI/AFP
de la perte du Vaudois (« sa cave ») et de l’Argo-
vie (« son grenier »). « Les Jurassiens ont été rat-
tachés à la fois à la Suisse et à Berne, souligne
Rémy Chételat, rédacteur en chef du Quoti-
dien jurassien. C’est le début de la “question ju-
rassienne” » : celle d’un désir d’indépendance.
La « question » est restée longtemps sans ré-
ponse et sans véritable promoteur. Mais ses
partisans se réveillent brusquement en 1947.
Cette année-là, un événement a priori anodin
– le refus des autorités bernoises de nommer
un fonctionnaire jurassien à un poste à res-
ponsabilité – déclenche une vague de protes-
tations chez les gens du Jura. Au cours des an-
nées 1960, le Front de libération du Jura pros-
père dans l’atmosphère de décolonisation et
de luttes en faveur de l’autodétermination
des peuples. Son slogan : « Le Jura parle fran-
çais. » Des bagarres de rue surviennent ainsi
que des actions-chocs menées par un groupe
de jeunes autonomistes : les Béliers. Ces der-
niers coulent du béton dans les rails des voies
ferrées, à Berne, peignent un drapeau juras-
sien sur une falaise face à la gare de Moutier
et occupent « pacifiquement » l’ambassade
de Suisse, à Paris, en juillet 1972.
A Berne, le gouvernement cantonal finit
par reconnaître l’existence d’un peuple ju-
rassien et accepte que les sept districts con-
cernés se prononcent pour ou contre la créa-
tion d’un nouveau canton, le Jura. Ce sera
chose faite le 23 juin 1974, après une campa-
gne violente (un mort côté autonomiste).
Mais la situation reste instable : un an plus
tard, lors d’une autre consultation, quatre
districts jurassiens décident de prendre leurs
distances avec la future collectivité. La Répu-
blique et canton du Jura, souveraine à comp-
ter du 1er janvier 1979, ne comptera finale-
ment que trois districts : Delémont (la capi-
tale), Porrentruy et Franches-Montagnes.
Moutier, elle, demeure bernoise. Ses habi-
tants sont des « Jurassiens restés bernois » et
la tension ne retombe pas. Des familles sont
déchirées, des résidences secondaires incen-
diées, les commerçants sommés de choisir
leur camp – les militants favorables au ratta-
chement au Jura se réunissent au restaurant
de l’Hôtel de la Gare, leurs adversaires à
l’auberge du Cheval blanc. Des autonomis-
tes tentent un parallèle avec la lutte des ré-
publicains irlandais, le slogan « Moutier-Bel-
fast » apparaît sur les murs. En 1993, l’un des
leurs, Christophe Bader, se tue en manipu-
lant des explosifs. Le Conseil fédéral somme
alors les deux bords de trouver une solution.
En mars 1994, les gouvernements jurassiens
­
0123
­Mercredi 31­ mai 2023
et bernois créent une Assemblée inter­-
jurassienne, qui ouvre la voie à un vote
d’autodétermination dans les communes
intéressées, dont Moutier.
En juin 2017, dans cette ville, les autonomis-
tes devancent de peu (51,7 %) les antisépara-
tistes dans les urnes. A Berne, les juges du tri-
bunal administratif estiment que le scrutin a
été entaché d’irrégularités : ils l’annulent.
Quatre ans plus tard, un nouveau vote se
tient dans une ambiance électrique. Chaque
bord accusant l’autre de tricherie, la Confédé-
ration dépêche des observateurs, les listes
électorales sont épluchées par des représen-
tants du ministère de la justice. Le conseiller
municipal Valentin Zuber raconte avoir eu
« l’impression d’être dans une commune
ukrainienne qui votait sous la surveillance de
l’OSCE », l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe.
Le « Bernxit » vaut bien une fête
« Ils sont même allés dans les homes [maisons
de retraite], je ne me souviens pas que l’on ait
déjà vu cela en Suisse », s’étonne encore le
maire, Marcel Winistoerfer, 65 ans. « Suisse
allemand de naissance », l’ancien professeur
de langues, présenté par le parti Le Centre, a
été élu en 2016 avec le slogan « Faire de Mou-
tier une ville jurassienne ». A 54,9 %, ses conci-
toyens confirment leur penchant jurassien,
le 28 mars 2021. De guerre lasse, les autorités
du canton de Berne entérinent la sentence.
La Suisse subit comme tout le monde la pan-
démie de Covid-19, mais le « Bernxit » vaut
bien une fête. Au diable les gestes barrières, il
sera dignement célébré devant l’hôtel de
ville de Moutier.
Aujourd’hui, l’atmosphère s’est apaisée,
même si chacun, dans la rue, essaie souvent
de savoir qui est autonomiste et qui est anti-
séparatiste. « C’est presque un réflexe », recon-
naît le maire. Mardi 16 mai, après moult trac-
tations et précautions, les gouvernements ju-
rassien et bernois ont présenté un « concor-
dat » : trente-six articles pesés au trébuchet
pour assurer la continuité politique, admi-
nistrative, fiscale ou scolaire consécutive au
transfert. Le tout avec « sourires et bonne hu-
meur », écrit Le Quotidien jurassien, pro-auto-
nomistes, qui salue « un petit miracle de dé-
mocratie helvétique ». Encore quelques éta-
pes – des formalités, espèrent les autonomis-
tes –, et le tour sera joué… A moins que
d’autres communes restées bernoises ne
s’inspirent de l’exemple de Moutier.
Car, chez les autonomistes, tout le monde
ne souhaite pas en rester là. Les plus détermi-
nés n’ont pas tout à fait renoncé à l’idée d’ac-
cueillir les districts du Jura « restés bernois ».
« La Suisse ne s’est pas formée comme un pa-
radis au ciel, il y a toujours eu des batailles de
frontières », souligne Pierre-André Comte,
qui fut longtemps maire de Vellerat, une pe-
tite commune de 70 habitants, déclarée libre
avant de changer, elle aussi, de canton. En
tant que citoyen jurassien, cet ancien institu-
teur à l’œil rieur siège à l’Assemblée de la
francophonie : « Lors des réunions, je salue la
Suisse comme un pays ami. »
Le 23 juin 2024, pour fêter le 50e anniver-
saire du « plébiscite libérateur » de 1974,
M. Comte a prévu d’inviter des amis « québé-
cois, acadiens, wallons, catalans, écossais et
sûrement corses » à une conférence sur
l’autodétermination des peuples. On parlera
de politique, d’histoire et de géographie, de
langues et de cultures. Et de culte ? Pas si sûr.
La religion, c’est l’éléphant dans la pièce, « un
tabou », confie l’entrepreneur Patrick Roeth-
lisberger. De fait, les résultats des votations
épousent souvent les frontières de la carte re-
ligieuse. Lors du scrutin de juin 1974, les com-
munes à majorité catholique sont devenues
jurassiennes et celles tournées vers la Ré-
forme sont restées bernoises. Sauf Moutier.
La commune a beau figurer parmi les villes
réformées, la structure de sa population a
évolué avec l’industrialisation et les catholi-
ques sont désormais en position dominante.
« Cela peut sembler anachronique dans un
monde postreligieux, admet le conseiller mu-
nicipal Valentin Zuber, mais la religion pro-
duit toujours un fort déterminisme culturel,
qui explique pratiquement tout, à commencer
par le problème de frontière. » Pour Berna-
dette Tobler, le fait religieux, « ça couve, ça
couve, et tout à coup ça ressort ». A Moutier
comme ailleurs, les lieux de culte n’attirent
pourtant plus les foules. Certes, convient le
maire, Marcel Winistoerfer, mais « c’est ici »
que ça se passe, dit-il en portant une main au
niveau de ses entrailles. p
Éric Collier

0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
pppp Chef-d'œuvre pppv à ne pas manquer
Le film met en scène un club de judo pour jeunes en Roumanie, sous l’appellation grecque de « Sparta ». DAMNED FILMS
« Difficile de sortir des films qui dérangent »
Ulrich Seidl, dont le dernier film, « Sparta », sort en salle, dit vouloir continuer à tourner sur des sujets tabous
Entretien
L
e cinéaste autrichien
Ulrich Seidl œuvre depuis
le début des années 1980
à explorer l’âme humaine
dans ses recoins les plus cachés. A
70 ans, cet ancien élève des jésui-
tes, passé par le documentaire,
tourne des fictions qui regardent
frontalement nos zones de honte
et de pathos. Pulsions sexuelles,
obsessions mystiques, désespoir
d’être seul… Autant de sujets d’un
cinéma qui dérange. Sparta, se-
cond volet du diptyque constitué
avec Rimini (2022), suit un
homme en lutte contre ses ten-
dances pédophiles. Tourné en
Roumanie, le film a été précédé
d’une polémique après la paru-
tion d’une enquête du journal al-
lemand Der Spiegel en septem-
bre 2022. L’article accusait le ci-
néaste de ne pas avoir suffisam-
ment informé les parents des
acteurs mineurs du thème du
Humour noir sur fond d’idéologie nazie
Le long-métrage du réalisateur Autrichien Ulrich Seid met en scène un homme à tendances pédophiles dans un club de judo pour adolescents
Sparta
ppvv
C inéaste abrasif et disrup-
tif auprès duquel le Sué-
dois Ruben Östlund (The
Square, 2017, Sans filtre, 2022) fe-
rait figure de boy-scout, Autri-
chien d’honneur à ce titre, Ulrich
Seidl finit de dévoiler avec Sparta
le diptyque dont on avait décou-
vert le premier volet, Rimini,
en novembre 2022. Richie Bravo,
un chanteur de charme has been
pour tour-opérateur germanique
du troisième âge, s’y confrontait,
dans une cité balnéaire italienne,
au retour de sa fille abandonnée
enfant. Beau film où le vitriol et
la tendresse font bon ménage.
Possiblement plus gênant aux
entournures, Sparta – pour le pit-
cher sans fioritures – est l’histoire
du frère du précédent, aux pen-
ppvv à voir
film dans lequel ils allaient jouer
et d’avoir exposé ces derniers à
des scènes de violence et de nu-
dité. Le cinéaste a contesté le
­contenu de l’article. La police rou-
maine a procédé, en l’absence de
plainte, à une enquête informelle,
sans donner suite.
Quelle est l’origine du sujet
de votre film ?
C’est un fait divers. Un Alle-
mand est parti s’installer en Rou-
manie, où il a proposé des cours
de sport à des enfants dont il a en-
suite abusé. Il a aussi pris des pho-
tos et les a mises en ligne, avant
d’être condamné. Mais ce person-
nage ne m’intéressait pas en tant
que tel. Je voulais présenter un
homme en lutte contre ses pul-
sions pédophiles, qui sait qu’il ne
faut pas passer à l’acte, afin que le
spectateur ne le juge pas et puisse
s’identifier à lui. Je ne voulais pas
faire un film sur l’abus sexuel des
enfants. C’est une thématique qui
chants pédophiles, ouvrant en
Roumanie un club de judo pour
adolescents sous l’appellation
grecque de Sparta. Précisons,
pour l’ambiance et l’établisse-
ment d’une jauge correcte de l’hu-
mour noir de Seidl, que leur père,
tout au long des deux films,
­fredonne des chants nazis sur
fond de papier peint jaune à fleurs
dans son Ehpad…
Enquêtes diligentées
Le film sort en France après
qu’une campagne menée par
l’hebdomadaire Der Spiegel
en 2022 aura voulu convaincre
qu’Ulrich Seidl avait lui-même
abusé, du moins moralement,
des enfants roumains tournant
dans son film.
Les enquêtes diligentées à cet
effet, tant judiciaires que
­corporatives, tant en Roumanie
pvvv pourquoi pas vvvv on peut éviter
me touche trop profondément et
que je n’aurais pas pu aborder.
Sparta, le centre sportif créé
par Ewald, est particulière-
ment ludique. Cet homme, le
voyez-vous comme un enfant ?
Ewald adore jouer avec les en-
fants, ce qui est souvent le cas des
gens en proie à des pulsions
­pédophiles. Ils ne cherchent pas
nécessairement un soulagement
sexuel. Comme l’homme du fait
divers, Ewald crée ce monde artifi-
ciel, car il veut offrir aux enfants ce
que leurs pères biologiques ne
leur proposent pas. Le film porte
aussi sur la question de la filiation.
Dans le film, les tendances
­pédophiles ne sont que
sous-entendues…
La pédophilie est un tel tabou
que cela aurait horrifié les specta-
teurs. Cela aurait eu un effet telle-
ment répugnant que les gens
n’auraient pas été en mesure de
Le malaise – fût-il
intelligent –
est bien le
sentiment qui
colle à la peau
du spectateur
à la découverte
de ce film
qu’en Autriche, n’ayant rien
trouvé qui ressemblât à une dé-
viance, on peut donc accueillir
le film plus sereinement. Encore
que « sereinement » est, sans
doute, un peu vite écrit. Car le
malaise – fût-il intelligent et pro-
ductif – est bien le sentiment
qui colle à la peau du spectateur
à la découverte de ce film.
recevoir ce que je cherchais à
faire : chercher à comprendre le
personnage principal.
Que vous inspire la polémique
lancée par « Der Spiegel »
à votre encontre ?
D’après ce qu’on m’a dit, des pi-
gistes ont d’abord proposé le sujet
au Frankfurter Allgemeine Zeitung
[le quotidien allemand le plus dif-
fusé] avant de le vendre au Spiegel
[le quotidien le plus influent]. Il
ne s’agit pas d’une vraie enquête
sur la base de dénonciations ano-
nymes. De fait, ni les parents ni les
enfants ne se sont jamais plaints
auprès de moi, de la production
ou des autorités roumaines, pen-
dant le tournage, qui a duré un an.
Immédiatement après la publica-
tion de l’article, le Film Industry
Support Austria [l’équivalent du
Centre national du cinéma] a fait
une enquête et a publié un com-
muniqué selon lequel il n’avait
trouvé aucune preuve des préten-
A commencer par son person-
nage principal, Ewald, quadragé-
naire placide, mais versant in-
quiétude, grand flandrin taiseux
à la voix de fausset dont on ne
peut jamais vraiment savoir s’il
s’apprête à vous serrer la main
ou à vous fendre le crâne avec
une hache. Donc Ewald, qui a fui
l’Autriche pour une raison
­inconnue, est installé en Rouma-
nie, fréquente une accorte
­barmaid locale, mais connaît
en sa présence des problèmes
­d’ordre érectile.
Comme par ailleurs il aime bien
jouer avec les enfants, qu’il finit
par se faire virer de l’apparte-
ment de sa copine, et qu’il ouvre
inopinément un club de judo
pour adolescents dans un village
particulièrement reculé de
­Transylvanie, du côté de ce que le
mentor du père d’Ewald, un cer-
Culture
« Je voulais
présenter
un homme
en lutte contre
ses pulsions
pédophiles »
dues violences. Mais très peu de
médias l’ont relayé.
A la suite du scandale,
avez-vous pu en parler avec
les principaux intéressés ?
Oui, bien sûr. Je suis allé en Rou-
manie pour les voir et leur mon-
trer le film. Je dois avouer une
faute : pendant longtemps, je ne
leur ai pas donné de nouvelle. Cer-
tes, il y a eu la pandémie et le mon-
tage qui s’est étalé sur plusieurs
années, mais je les ai négligés.
C’est là que les journalistes sont
tain Adolf H., conceptualisait
comme la zone géographique
des races inférieures.
On en est donc là de l’histoire,
qui commence doucement à
­sentir le moisi entre les tendan-
ces pédophiliques naissantes
d’Ewald (douches entre garçons,
sport de contact, photos de ses
ouailles qu’il se projette la nuit
venue…) et l’idéologie nazie qui
remonte du fond des âges ger-
maniques (nudité des corps,
exercices virils, idéal gréco-
aryen, ­assujettissement des peu-
ples inférieurs). Le club Sparta,
qui ressemble étrangement à
une forteresse construite en ter-
ritoire ennemi, et où la pratique
du judo cède rapidement la place
à une parodie en carton-pâte de
la culture virile, pour ne pas dire
plus, de Sparte, étant ce qui relie
l’un et l’autre de ces registres.
| 21
arrivés. Plutôt que de faire une en-
quête sérieuse, ils leur ont fait
peur, prétendant qu’il y aurait des
scènes avec des enfants nus [ce qui
est faux] et qu’ils pourraient avoir
des problèmes avec les autorités.
En 2001, la réalisatrice
­Catherine Breillat déclarait au
« Monde » : « Je crois que nous
allons vers une régression, qui
saura très bien intégrer l’indus-
trie du porno, mais voudra écra-
ser tout ce qui dérange et inter-
pelle. » Qu’en pensez-vous ?
C’est tout à fait vrai. On vit dans
une époque où c’est plus facile de
sortir des films pornos que cer-
tains films qui dérangent. Je ren-
contre des jeunes réalisateurs qui
n’osent pas toucher à certains su-
jets parce qu’ils savent que ça va
être problématique. Or, la libre
expression, c’est la base de notre
démocratie. p
propos recueillis par
Maroussia Dubreuil
Autant de manières qui com-
mencent à déplaire puissamment
à la population locale, dépeinte,
il faut le dire, et peut-être même le
regretter, sous un jour particuliè-
rement gratiné, rapport aux va-
leurs pédagogiques de l’éducation
des enfants, à la consommation
d’alcool des parents, et, plus géné-
ralement, aux traditions d’accueil
des étrangers. Leur coup de force,
s’il n’est pas aimable, n’en est pas
moins raisonnable, face auquel
l’impavide et timide Ewald pren-
dra la poudre d’escampette, s’en
allant sur les chemins continuer
plus loin son « œuvre civilisation-
nelle » inaugurée ici. p
Jacques Mandelbaum
Film autrichien d’Ulrich Seidl.
Avec Georg Friedrich,
Hans-Michael Rehberg,
Florentina Elena Pop (1 h 41).

22 | Culture
Une enfance à Madagascar
Robin Campillo remonte son histoire personnelle dans les années 1970
sur l’île fraîchement indépendante mais marquée par le colonialisme
L’Île rouge
pvvv
I
l y a six ans, Robin Campillo
remportait le Grand Prix au
Festival de Cannes pour
120 battements par minute,
aussitôt rebaptisé, dans un élan
d’amour généralisé, « 120 BPM ».
Tour à tour engagé et romantique,
glaçant et brûlant, tragique et
drôle, le film revenait sur le passé
militant du réalisateur au sein
d’Act Up-Paris, contre la stigmati-
sation du sida dans les années les
plus meurtrières alors que la mé-
decine ne pouvait proposer que
des soins palliatifs. On ne parlait
plus que de cette bande de jeunes
endurants, et tout le monde se ré-
veillait « actupien ».
C’est dire qu’une grande attente
précédait la sortie de L’Ile rouge, le
quatrième long-métrage du ci-
néaste, qui remonte cette fois
plus loin dans son histoire per-
sonnelle. Cap sur son enfance à
Madagascar, après le Maroc et
­l’Algérie, au gré des mutations de
son père sous-officier dans l’ar-
mée française. A la différence de
120 BPM, qu’il définissait comme
un « film sans extériorité », con-
finé dans les salles d’université,
les ­hôpitaux et l’appartement de
Sean et Nathan, celui-ci est
ouvert à tous les vents, mais dans
un ­périmètre étroit, autour de la
base militaire.
Au cœur du théâtre des passions bourgeoises
Le réalisateur norvégien Kristoffer Borgli s’attaque à l’individualisme, non sans lourdeurs
Sick of Myself
pvvv
P résenté cette année à Can-
nes dans la sélection Un
certain regard, Sick of My-
self déploie un dispositif dont la
lucidité met en appétit : Signe, ser-
veuse dans un café, vit dans l’om-
bre de son petit copain, star mon-
tante de l’art contemporain qui
s’est fait une réputation en volant
des meubles design qu’il détourne
pour ses œuvres d’art. Tandis qu’il
se prépare à exposer dans une
prestigieuse galerie norvégienne,
la jeune femme se remet tout juste
d’une expérience traumatique et
ne se résout pas à tenir une fonc-
tion de « petite amie d’artiste ».
Lentement, elle déraille, prête à
tout, et surtout à n’importe quoi,
pour quémander un peu d’atten-
tion, jusqu’à y sacrifier sa santé :
feindre une allergie alimentaire,
Début des années 1970. Une
grande table est dressée dans un
jardin. Enfants et adultes batifo-
lent. Tous, à une exception près,
savourent les avantages du dépay-
sement exotique. Cela fait déjà un
peu plus de dix ans que l’indépen-
dance de Madagascar a été procla-
mée, à la suite d’un accord signé
avec la France, mais l’hégémonie
de l’ancienne puissance coloniale
est encore palpable. Les militaires
français et leurs familles s’accro-
chent à un passé qui leur donne
encore des privilèges. Mais pour
combien de temps ?
Organisation poétique
Malgré des images de toute
beauté – entre ciel et terre, quel-
que part entre Monsieur Hulot et
un film d’apocalypse – et la musi-
que d’Arnaud Rebotini, le projet
trébuche sur des détails pratiques
qui en sabotent les ambitions. A
commencer par le choix d’une ac-
trice de 25 ans pour jouer la mère
d’un garçon qui a déjà de la mous-
tache (malgré une teinture châ-
tain qui l’éloigne des jeunes filles
candides qu’elle a souvent in­-
carnées, Nadia Tereszkiewicz ne
peut pas faire de miracles).
Mais le problème essentiel est
une question de point de vue.
Toute l’histoire est racontée à tra-
vers les yeux de Thomas, un en-
fant qui observe beaucoup de cho-
ses sans rien comprendre. C’est
s’empiffrer de Lidexol, un médica-
ment contre l’anxiété qui a pour
effets secondaires de provoquer
de graves éruptions cutanées.
Signe se dit atteinte d’un mal
rare et incurable qui lui ronge peu
à peu le visage : une progressive
défiguration au milieu de cet uni-
vers propret qui s’avère la belle
idée du film. Tel Elephant Man,
elle suscite la curiosité de ses pro-
ches et des journalistes, se voit
­offrir un rôle d’égérie pour une
marque « inclusive et unisexe »,
sous le regard agacé de son petit
ami, qui se voit voler la vedette.
Foire aux vanités
Grand restaurant, vernissage, dî-
ners mondains, shootings photo…
Sick of Myself traverse les décors
aseptisés de cette bourgeoisie cul-
turelle des grandes villes occiden-
tales, bête noire préférée des « ci-
némoralistes » du moment. Une
L’histoire est
racontée à travers
les yeux
d’un petit garçon
qui observe
beaucoup de
choses sans rien
comprendre
agaçant de s’en remettre cons-
tamment à ce petit être bien pei-
gné, sage comme une image, qui
passe son temps sous une table,
derrière une porte et surtout dans
un coffre. C’est donc entre deux
lattes de bois que le spectateur est
invité à voir qu’il y a quelque
chose qui cloche dans le monde de
papa et maman : une vie d’expa-
triés plaisante mais fâcheuse. A
commencer par monsieur qui de-
mande à son jardinier malgache
de revenir plus tard, l’excluant
tout bonnement du cadre.
Selon une organisation qui se
veut poétique, le film égrène les
souvenirs du réalisateur, comme
des flashs qui peinent à s’harmo-
niser réellement : les graviers du
mess des officiers, la bague dessi-
née pour la mère, la table en arago-
nite, les crocodiles de compagnie,
l’arbre des amoureux, les colères
du père, la mélancolie de la mère,
petite musique qui en rappelle
une autre, celle du Suédois Ruben
Östlund, double palmé et prési-
dent du jury cannois 2023 à qui
Kristoffer Borgli, réalisateur nor-
végien de 38 ans, s’applique à tout
reprendre : une certaine manière
d’envisager une scène comme un
tableau glacé qu’il s’agirait de dé-
traquer par la gêne, l’horreur, la
honte, le chaos. Le cinéma comme
ce qui viendrait, par sa puissance
propre, démasquer le théâtre des
passions bourgeoises ; un monde
social saisi comme une foire aux
vanités où les ambitions narcissi-
ques s’entredévorent, où l’on se
montre prêt à tout pour un quart
d’heure de célébrité warholien.
Vide intérieur, narcissisme atro-
phié, arrivisme, Borgli a la main
lourde dès qu’il s’agit de charger
son héroïne de toutes les tares
possibles, jusqu’à en faire le porte-
drapeau d’un individualisme ma-
Des images
de toute beauté
entre ciel et
terre, quelque
part entre
« Monsieur
Hulot » et
un film
d’apocalypse.
Gilles Marchand
les disputes des parents, l’évo­-
cation des prostituées malgaches,
le Père Noël… On ne sait plus où
donner de la tête dès lors que le
film abandonne une à une toutes
les pistes dans le coffre de Tho-
mas. Sans compter les coupures
de courant parsemant ces presque
deux heures, avec les aventures
nocturnes de Fantômette, l’hé-
roïne des livres que dévore Tho-
mas, reconstituées avec soin, mais
hors de propos si ce n’est pour
nous expliquer le goût du garçon
pour les cachettes.
Il est bien entendu que les sou-
venirs de famille couvent un
autre film qui émerge petit à pe-
tit : l’insurrection de la jeunesse
malgache, lassée d’entendre dire
qu’il suffit de tasser un peu leur
île pour la rendre identique à la
France. C’est le passage le plus
réussi, mais il implique que Cam-
pillo délaisse le roman familial au
profit d’un quart d’heure d’épo-
pée historique. Si le concept est
intéressant – les figurants pren-
nent la place des comédiens prin-
cipaux, le hors-champ entre dans
le cadre, les Français quittent le
film –, ce mea culpa ne nous en dit
pas plus sur les illusions perdues
des protagonistes. p
Maroussia Dubreuil
Film français de Robin Campillo.
Avec Nadia Tereszkiewicz, Quim
Gutiérrez et Charlie Vauselle (1 h 57).
lade – une mission qui s’avère trop
lourde pour un seul personnage. Il
manque à Signe la consistance
psychologique et l’impétuosité
qui donneraient envie de la suivre
jusqu’au bout de ses erreurs, la
vraisemblance suffisante pour
qu’on s’y projette. En l’état, elle
n’est qu’un rouage à l’intérieur
d’une dissertation surjouant sans
cesse ses accès d’auteurisme.
L’espace récréatif que promet-
tait le dispositif se rétracte sous les
coups d’une posture morale qui
condamne le couple dont l’antipa-
thie sans nuance ne semble être là
que pour asseoir la hauteur de vue
du réalisateur. Östlund avait
ouvert la brèche, dans laquelle
Sick of Myself s’engouffre. p
M. Jo
Film norvégien de Kristoffer
Borgli. Avec Kristine Kujath
Thorp, Eirik Sæther (1 h 37).
Nicolas Cage en Dracula
mégalomane de série B
Le comédien effectue un pénible numéro
d’épouvante dopé aux effets numériques
Renfield
pvvv
O n ne sait plus très bien
quelles fictions inventer
pour accueillir le « pé-
tage de plombs » fait homme
qu’est devenu Nicolas Cage,
homme ruiné et marginalisé qui
s’est vu offrir une seconde jeu-
nesse en devenant une star
­d’Internet et de la geekerie inter-
nationale. Le voilà désormais qui
cachetonne dans des séries B
taillées sur mesure, des objets
­péniblement conscients d’être
promis à un destin de petits
­objets cultes, du seul fait de la pré-
sence du comédien à l’affiche.
Problème : le grand n’importe
quoi cagien n’a plus la superbe
de ses glorieuses années (le Bad
Lieutenant, de Werner Herzog,
son chef-d’œuvre, en 2009), et
l’homme s’est enfermé dans un
seul et unique registre qui a fini
par lasser. L’hubris actorale tra-
mée d’autoparodie est devenue
un prévisible numéro de foire, de-
vant lequel on ne peut s’empêcher
de réprimer quelques bâillements.
Relation toxique
Renfield remet une pièce dans la
machine en offrant à Cage l’oc­-
casion d’une métamorphose qui
manquait à son catalogue trans-
formiste : le voilà sous les atours
d’un Dracula mégalomane ­en­-
tretenant une relation toxique
avec son serviteur, R. M. Renfield­
(Nicholas Hoult), qui, dans le
monde d’aujourd’hui, se charge
de ­trouver d’innocentes victimes
pour assouvir la soif de sang de
son maître.
Témoin d’un acte de bravoure, le
valet-vampire prend conscience
qu’une vie est possible en dehors
du mal. Le voilà décidé à raccro-
cher son tablier d’employé, avec
C inéma
« La Petite Sirène » surfe
en haut du box-office
nord-américain
La version en prises de vues
réelles de La Petite Sirène
de Disney a décroché la
première place du box-office
nord-américain pour son
premier week-end en salle,
profitant du Memorial Day,
férié aux Etats-Unis. Selon
le cabinet spécialisé améri-
cain Exhibitor Relations, le
film, réalisé par Rob Marshall,
a recueilli 117,5 millions de
dollars (110 millions d’euros)
au box-office américain et ca-
nadien, ainsi que 68 millions
de dollars à l’international.
Ce remake du dessin animé
de 1989 détrône Fast & Fu-
rious X, nouveau volet
de la franchise, qui se classe
deuxième avec seulement
29,5 millions de dollars
récoltés durant le week-end.
Le film Marvel Les Gardiens
de la galaxie. Volume 3 et
le long-métrage d’animation
Super Mario Bros, le film,
inspiré du jeu vidéo du
même nom, se positionnent
respectivement à la troisième
et la quatrième place. – (AFP.)
Récompens es
La Palm Dog 2023
remportée par Messi,
le border collie du film
« Anatomie d’une chute »
Outre la Palme d’or, le film
de Justine Triet, Anatomie
d’une chute, s’est vu décerner,
à Cannes, un autre prix,
la Palm Dog, qui récompense
la prestation d’un chien dans
un long-métrage présenté
lors du festival. Messi, le bor-
der collie distingué, incarne
dans le film Snoop, guide de
l’enfant malvoyant interprété
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Le film empile les
genres, prenant
tout ce qui lui
passe par la main
pour mieux
camoufler son
néant narratif
le soutien d’un groupe de parole
qui l’aide à se défaire de l’emprise
d’un patron narcissique et d’une
jolie policière avec qui il affron-
tera la mafia locale.
Romance, film de gangsters,
blockbuster d’action, série B fan-
tastique, gore parodique… Ren-
field empile les genres comme
Dracula les victimes, prenant tout
ce qui lui passe par la main pour
mieux camoufler son néant nar-
ratif. Et, à intervalles réguliers,
­Nicolas Cage passe une tête pour
un numéro d’épouvante dopé aux
effets numériques qui retraverse
visuellement toute une histoire
du cinéma de vampires – de Tod
Browning aux films de la Ham-
mer, en passant par le Dracula
(1992) de Francis Ford Coppola.
Et c’est sans doute l’unique in-
térêt du film de replacer Cage
dans une lignée d’acteurs forains
que sont Bela Lugosi, Christo-
pher Lee et Lon Chaney. Il en est
leur héritier, mais comme égaré
et rendu exsangue par une over-
dose de nanars du samedi soir.
Gageons qu’un jour un film
s’émancipera de la bouffonnerie
pour lui offrir le repos d’un peu
de premier degré. p
Murielle Joudet
Film américain de Chris McKay.
Avec Nicolas Cage, Nicholas
Hoult, Awkwafina (1 h 33).
par le jeune acteur Milo
Machado Graner. Un autre
chien, Chaplin, vu dans
Les Feuilles mortes,
d’Aki Kaurismaki, s’est vu
remettre le Grand Prix
du jury, tandis que Susie,
une chienne staffie qui in-
carne Sultan dans Vincent
doit mourir, de Stéphan
Castang, a remporté le Prix
de l’incroyable performance.
Enfin, un Grand Prix
d’honneur a été remis
au cinéaste Ken Loach pour la
fréquence des interventions
canines dans son œuvre.
Photog raphie
Juliette Agnel remporte
le 68e Prix Niépce
La photographe Juliette Agnel
a remporté, jeudi 25 mai,
le 68e prix Niépce, attribué
par l’association Gens d’ima-
ges, et doté de 15 000 euros.
La photographe a travaillé
pendant près de dix ans en
Afrique, avant de s’intéresser
aux paysages et aux forces
naturelles extrêmes
du Groenland. Son œuvre
tourne autour de la mise
en lumière d’une relation
invisible entre les êtres, la
nature et le cosmos. En 2021,
elle était la commissaire
d’une exposition de jeunes
photographes soudanais aux
Rencontres d’Arles. Elle y pré-
sentera cette année son tra-
vail sur les grottes préhistori-
ques d’Arcy-sur-Cure (2021-
2023), dans l’Yonne, sous
le titre « La Main de l’enfant ».
Elle doit publier une
première monographie,
Un autre monde, aux éditions
Maison CF. Grâce au Prix
Niépce, Juliette Agnel organi-
sera plusieurs expositions
en France en 2023 et 2024.
0123
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­Mercredi 31­ mai 2023 Culture | 23

A Cannes,
le discours
de Justine
Triet divise
Les propos de la
réalisatrice, lauréate
de la Palme d’or, sur
le rôle de l’Etat dans
le secteur du cinéma ont
suscité de vives réactions

E
n remportant sa Palme Justine Triet,
d’or samedi 27 mai, « Jus- à Cannes
tine Triet a sorti sa ka- (Alpes-
lach », a tweeté l’ancien Maritimes),
président du Festival de Cannes, le 27 mai.
Gilles Jacob. La réalisatrice d’Ana- LOIC VENANCE/AFP
tomie d’une chute, en recevant sa
récompense des mains de Jane
Fonda, a d’abord dénoncé la ma-
nière dont le gouvernement
avait « nié de façon choquante » la
protestation contre la réforme Dans l’Hexagone, les films fran- au bord de la crise de nerfs » : « Ils ter qu’ils sont tributaires des dis- prépandémie. Et la production a
des retraites.
« Ce film çais restent largement financés se battent de plus en plus difficile- tributeurs, le maillon le plus fra- aussi retrouvé en 2022 son étiage
Puis, elle a enchaîné avec une n’aurait pu voir par les producteurs (à hauteur de ment pour trouver des techni- gile de la filière, et ont de plus en d’avant-crise, avec 287 longs
parole très politique sur l’Etat et 39,5 % en 2022), qui peuvent ciens. Ils ont de plus en plus de mal plus de mal à faire exister leurs ­métrages français, dont la moi-
le septième art qui s’est avérée
le jour sans notre ­bénéficier de crédits d’impôts. à financer leurs films, surtout films les plus pointus en salles. tié de premiers et deuxièmes
extrêmement clivante. « La mar- modèle français ! Viennent ensuite les télévisions ceux à petits et moyens budgets. Toutefois le contexte s’améliore. films, financés grâce à 1,18 mil-
chandisation de la culture que le (29,7 % par le biais de préachats Quitte à ne plus se salarier », ex- Grâce aux blockbusters, la France liard d’euros d’investissements,
gouvernement néolibéral défend
C’est ingrat ou de coproductions), les distri- plique-t-elle. Tous sont confron- est l’un des rares pays à avoir re- comme la moyenne 2017-2019.
est en train de casser l’exception et injuste » buteurs (12,5 %), les coproduc- tés à un resserrement très violent trouvé en avril une fréquentation Reste à les faire vivre en salles. p
culturelle française, cette même teurs étrangers (7,3 %) et les pla- des crédits bancaires. Sans comp- en salles équivalente à celle de la Nicole Vulser
Rima Abdul-Malak
exception culturelle sans laquelle tes-formes. Les aides publiques
ministre de la culture
je ne serais pas là aujourd’hui », a (en comptant celles du CNC et des
lancé la cinéaste. régions) ont représenté 7,9 %.
Cette déclaration a été applau- Un niveau très bas, puisque, se-
die par une partie du public de lon l’Observatoire européen de
l’amphithéâtre Louis-Lumière, l’audiovisuel, les films en Europe
mais en a exaspéré une autre. Au nous aidons tant… et d’un art que sont en moyenne financés à 43 %
sein du Festival de Cannes, qui re- nous aimons tant ». par des aides publiques (en in-
présente toutes les cinéphilies de A gauche, en revanche, Jean-Luc cluant le crédit d’impôts).
la planète et rendait cette année Mélenchon, le leader de La
hommage à l’Ukraine et à l’Iran, le France insoumise (LFI) a salué « le Le contexte s’améliore
système français fait des envieux. courage » et « le talent » de Justine Sur un budget de 6,2 millions
Sur Twitter, la ministre de la cul- Triet. Olivier Faure, numéro un d’euros, le film de Justine Triet
ture, Rima Abdul-Malak, s’est im- du Parti socialiste (PS) a lancé : primé au Festival de Cannes a
médiatement déclarée « estoma- « Merci madame de garder la nu- ­bénéficié de 900 000 euros de
quée » par « un discours si in- que raide » tandis que le secré- France Télévisions, 270 000 euros
juste ». Elle a précisé : « Ce film taire national du Parti commu- d’Auvergne Rhône-Alpes Cinéma,
n’aurait pu voir le jour sans notre niste français (PCF), Fabien Rous- 150 000 euros de la région Nou-
modèle français ! » sel, a fustigé « la marchandisa- velle-Aquitaine, 90 000 euros du
La ministre a réitéré ses repro- tion de la culture. Bravo à Justine département Charente-Maritime
ches le lendemain sur BFM-TV : Triet (…) pour son discours qui et de 500 000 euros d’avance sur
« Je trouve que c’est ingrat et in- frappe si juste ». recettes du CNC. Dans ce cas, une
juste. » Elle le trouve d’autant plus Ces salves de critiques qui ont commission de professionnels
qu’elle avait annoncé huit jours digressé sur les subventions pu- sélectionne 8 % à 10 % des projets
plus tôt un plan exceptionnel bliques semblent méconnaître le de longs-métrages qui seront
d’aides aux studios, aux tourna- modèle unique que constitue le aidés et le CNC avalise leur choix.
ges et à la formation de 350 mil- financement français du cinéma. Les trois longs-métrages précé-
lions d’euros, et que l’Etat a sou- Depuis 1946, lors de la création dents de la réalisatrice avaient
tenu à bout de bras ce secteur du Centre national du cinéma déjà tous obtenu cette aide.
pendant la pandémie de Co- (CNC), l’Etat a instauré une taxa- « Justine Triet crache dans la
vid-19, en accordant 430 millions tion sur les tous les billets de ci- soupe. A force de crier au loup, elle
de soutien direct et plus de 1 mil- néma, ce qui inclut les films fran- risque de remettre en cause les
liard d’euros aux intermittents çais, ­européens mais, surtout, les ­crédits d’impôts au cinéma, au
du spectacle. « Dans le discours de blockbusters américains, pour la moment où ils sont attaqués dans
Justine Triet, il y a clairement un redistribuer ensuite au cinéma un rapport signé par Roger
fond idéologique d’extrême gau- hexagonal. ­Karoutchi au Sénat », a réagi Pas-
che », a estimé la ministre. De plus, toujours dans ce but, le cal Rogard, directeur général de la
budget du CNC est alimenté Société des auteurs et composi-
« Enfant gâtée » par une taxe sur les chaînes de té- teurs dramatiques. Le rapporteur
La polémique politique a enflé lévision cryptées et en clair, sur de la commission des finances
tout le week-end. D’un côté David les opérateurs de vidéo et, de- (Les ­Républicains) a mis en cause
Lisnard (Les Républicains), maire puis peu, les plates-formes à la mi-mai le financement public
de Cannes, a critiqué sur Twitter comme Netflix, Disney +, Ap- du cinéma, jugeant qu’il s’agit
« un discours d’enfant gâtée et si ple TV + ou Amazon Prime. Ce d’« un art gâté ».
conformiste, en recevant la presti- système singulier consiste à récu- Pour Pascal Rogard, c’est pour-
gieuse Palme d’or pour son film pérer de l’argent, surtout auprès tant grâce à l’actuel système
subventionné. Routine ». d’entreprises privées, pour le re- ­français que des films comme
Roland Lescure, ministre délé- donner au ­cinéma. En 2022, sur le ceux de Justine Triet peuvent voir
gué chargé de l’industrie, a iro- budget de 680 millions d’euros le jour. « Le talent n’autorise pas à
nisé en parlant d’« anatomie de du CNC, 291 millions ont été flé- dire n’importe quoi, la politique en
l’ingratitude d’une profession que chés pour le 7e art. ­faveur du cinéma français n’est en
rien “néolibérale” », ajoute-t-il,
­reprenant la formule de la
Record d’audience pour la cérémonie ­réalisatrice.
Celle-ci a précisé sa pensée di-
La cérémonie de clôture de la 76e édition du Festival de Cannes, manche au micro de France In-
diffusée samedi 27 mai, sur France 2, a rassemblé 3,16 millions ter : « Il y a quand même un glisse-
de téléspectateurs, d’après des données publiées dimanche par ment lent vers l’idée qu’on doit
Médiamétrie, et plus de 500 millions de vues sur les réseaux so- penser à cette rentabilité des
ciaux. Avec 20 % de part d’audience, France 2 signe « un nouveau films. » Cette inquiétude, légitime
record historique », saluent dans un communiqué conjoint France pour les producteurs, est bien
Télévisions et Brut, médias partenaires du Festival, devenus réelle. Valérie Lépine-Karnik, dé-
l’an dernier diffuseurs officiels de la compétition à la place de léguée générale de l’Union des
­Canal+. Présentée par l’actrice Chiara Mastroianni, la soirée a producteurs de cinémas, assure
atteint un pic avec 3,8 millions de téléspectateurs. que bien des producteurs « sont

24 | Culture
La cohabitation compliquée des JO et de la culture
L’Olympiade culturelle, dont le détail sera annoncé le 1er juin, promet un foisonnement de projets en 2024
Enquête
A
llier le muscle à ­l’esprit,
marier l’art et le sport.
Tel est le vœu de
l’Olympiade culturelle,
organisée à Paris, en Ile-de-France
et à Marseille, en amont des Jeux
olympiques de 2024 (du 26 juillet
au 11 août) et paralympiques (du
28 août au 8 septembre). Après des
mois de flottement à la suite du li-
mogeage brutal, en août 2021, de
Stéphane Fiévet, directeur culturel
du Comité ­d’organisation des Jeux
olympiques et ­paralympiques (Co-
jop), sa successeure, Dominique
Hervieu, ­livrera, jeudi 1er juin, le dé-
tail d’une programmation qui se
veut foisonnante.
« La complexité, confie-t-elle,
c’est d’éviter le saupoudrage mais
d’avoir de la profusion. » Profu-
sion, il y aura : plus de mille ­projets
sont prévus, dont 600 sont déjà la-
bellisés. Par quoi commencer ? Par
le festival ­Formes olympiques, qui
réunira une cinquantaine d’évé-
nements culturels gratuits dans
Paris, de juin à septembre ? Ou
­Paris Sport Vacances, qui propose,
depuis 2020, des stages aux en-
fants pour découvrir, lors d’une
même journée, une activité spor-
tive et culturelle ?
Côté expositions, le Palais
­Galliera, à Paris, prévoit, à partir
d’octobre, une exposition sur
la mode et le sport, tandis que
le MuCEM et le FRAC Sud, à Mar-
seille, se mettent à l’heure olym-
pique. Quant à l’Opéra de Paris,
très impliqué dans les festivités,
il orchestrera, en juillet 2024,
Crowd out, une œuvre pour
1 000 choristes amateurs compo-
sée par David Lang et dirigée par
Fayçal Karoui. Autre temps fort,
les Journées du patrimoine, orga-
nisées les 16 et 17 septembre,
­dévoileront une quarantaine
d’œuvres dans des lieux sportifs.
En juillet, la Cour carrée du Louvre
accueillera un spectacle réunis-
sant vingt-cinq danseurs de
l’Opéra de Lyon, quarante acroba-
tes de la compagnie XY et autant
de chanteurs du chœur de Radio
France. « Beaucoup de directeurs
de lieux se disent : “On ne peut pas
résister à cette ferveur”, se réjouit
Dominique Hervieu. Et puis, ça
apporte une porosité avec la vie. »
La contribution du Cojop s’est
toutefois rétrécie : 11,9 millions
d’euros, contre les 15 millions an-
noncés. Un budget très inférieur
aux 63 millions de livres sterling
(72,5 millions d’euros) dépensés
A la Bourse de commerce, les visions fugitives de Tacita Dean
L’artiste britannique tire parti de manière convaincante de la rotonde de l’établissement parisien avec son installation vidéo
Exposition
L a rotonde de la Bourse
de commerce, telle qu’elle
a été redessinée par Tadao
Ando, est un espace splendide et
redoutable pour les artistes aux-
quels il est confié. Depuis l’ouver-
ture de l’institution, en 2021,
on y a vu bien peu de réussites,
tant il est difficile de se mesurer
aux dimensions et à la hauteur
du lieu, et au cercle de béton tracé
par l’architecte.
Invitée dans le cadre de la
­programmation « Avant l’orage »,
l’artiste britannique Tacita Dean
est la première à en tirer parti de
façon convaincante avec l’œuvre
Geography Biography, film muet,
en noir et blanc et en couleurs
­simultanément, montré dans un
environnement conçu pour lui.
Du cercle d’Ando, Dean fait
un espace clos et obscur, une salle
de cinéma ronde. En son centre,
un dispositif technique, pris dans
une structure elle-même circu-
laire, se compose de deux projec-
Le Petit Palais, à Paris, en juin 2022. RICCARDO MILANI/HANS LUCAS VIA AFP
pour le flamboyant festival d’art
organisé en marge des JO de Lon-
dres, en 2012. L’époque est désor-
mais à la prudence et à la sobriété.
Mais aussi à l’addition des
moyens. A l’apport du Cojop
s’ajoutent ainsi 9 millions d’euros
octroyés par le ministère de la
­culture, ainsi que 6 millions
d’euros dégagés depuis 2021 par
la Ville de Paris. Quant à la Soli-
deo, la société chargée des ouvra-
ges olympiques, elle a déboursé
670 000 euros pour quatre com-
mandes artistiques qui seront
installées au cœur du village des
athlètes, à Saint-Denis et à Saint-
Ouen, en Seine-Saint-Denis, sous
le commissariat de Gaël Charbau.
Quoique « labellisés » par le
­Cojop, la majorité des grands éta-
blissements financent de fait leur
programmation olympique sur
leurs propres deniers. D’autres en
profitent pour privatiser leurs es-
paces. Ainsi du Petit Palais, qui,
tout en restant ouvert au public,
loue ses murs à BPCE. D’après nos
informations, que la Ville de Paris
n’a pas souhaité confirmer,
le groupe bancaire ­devrait dé-
bourser près de 2 millions d’euros
teurs et de bobines entre lesquel-
les glissent les films. Cette struc-
ture tourne lentement sur elle-
même, de sorte que les deux ima-
ges, hautes chacune de 4 mètres,
glissent latéralement, ensemble,
sur la paroi. Il faut les accompa-
gner dans leur rotation.
Images immobiles et mobiles
Ce dispositif rappelle des référen-
ces naturelles : cycle des heures
ou des saisons, gravitation des
planètes… La nature et les saisons
sont aussi dans bien des images
que Tacita Dean tisse ici. Se ré-
pondent en effet sans cesse pho-
tographies et brèves séquences
filmées de stalactites de glace,
de rues enneigées ou inondées,
de déserts, de vagues marines
battant les rochers.
Mais Tacita Dean est loin de s’en
tenir à les montrer telles quelles.
Elle en travaille la substance selon
une technique qu’elle a mise
au point et qui allie images im-
mobiles et mobiles. La fenêtre
de projection de l’image immo-
de location, auxquels s’ajouterait
une promesse de mécénat de
4 millions d’euros sur trois ans.
Un espace d’accueil et de divertis-
sement baptisé Clubhouse 24, mis
en place par On Location, le four-
nisseur d’hospitalité des JO, occu-
pera aussi 15 000 mètres carrés du
Palais de Tokyo, à Paris, avec l’am-
bition d’accueillir 8 000 visiteurs
par jour durant trois semaines.
Prudence et sobriété
Les JO profitent aussi aux caisses
du parc de La Villette, dans
le 19e arrondissement de Paris,
qui héberge notamment le Club
France et les représentants du
­Brésil et de la République tchèque,
et dont la location devrait permet-
tre d’engranger 800 000 euros.
« On aurait pu gagner 3 millions
d’euros, si on avait tout fait payer,
calcule son président, Didier
­Fusillier. Mais, comme nous som-
mes un établissement public, notre
but est d’apporter au public des ser-
vices, comme une formation au
sport pour les enfants. »
Pour les lieux culturels qui n’ont
pas eu la chance de séduire
un sponsor ou une délégation
bile – une planche de botanique
ou d’archéologie, la vue d’un ro-
cher ou d’un nuage, prises dans
sa collection de cartes postales
anciennes – est partiellement
­obturée et, dans les carrés ou les
cercles ainsi découpés, apparais-
sent les images mobiles.
Ce sont, pour la plupart, des
bouts de films tournés par l’ar-
tiste depuis ses débuts : 8 milli-
mètres, super-8 ou 16 millimè-
tres, refilmés en 35 millimètres.
Ces fragments de quelques secon-
Le sujet
de « Geography
Biography »
semble être le
fonctionnement
aléatoire
de la mémoire
individuelle
sportive, les JO auront toutefois
un goût amer. Lors des épreuves
de Londres en 2012, les sites patri-
moniaux ont vu leur fréquenta-
tion chuter de plus de 20 %. Le Bri-
tish Museum, dont la pierre
de Rosette et les splendides sarco-
phages égyptiens attirent des
­cortèges de touristes, avait perdu
un quart de son public.
Les musées français se préparent
à une dégringolade du même or-
dre, malgré les packages coûteux
combinant tickets sportifs et ex-
cursion culturelle commercialisés
par On Location. Son directeur gé-
néral, Fabrice ­Favetto-Bon, qui rap-
pelle que « la dimension culturelle
est primordiale, très spécifique-
ment française », se déclare néan-
moins « satisfait de l’intérêt sur
toutes les offres, y compris les pack­-
ages avec des visites culturelles ».
Carine Rolland, adjointe à la
maire de Paris chargée de la
­culture, se veut confiante. « On
construit une programmation sur
le temps, sur le temps de l’action
­culturelle », fait-elle valoir. Même
optimisme chez son homologue
marseillais Jean-Marc Coppola,
qui distribue 500 000 euros à une
des s’insèrent ainsi dans l’image
fixe comme des panneaux peints
ou des sculptures s’inséraient
­jadis dans les retables, et cette
comparaison vient d’autant plus
à l’esprit que Tacita Dean com-
pose en diptyque.
Selon les instants, les relations
entre les « fonds » et les séquences
sont de l’ordre de l’écho, de la con-
tradiction ou de l’énigme. Le re-
gard reconnaît parfois un lieu,
une activité ou un visage identi-
fiable, car Tacita Dean intègre des
apparitions d’artistes amis, dont
Julie Mehretu et David Hockney.
Ils sont filmés très simplement,
comme le sont les enfants, le chat
ou la piscine, que l’on voit aussi
apparaître et disparaître.
De temps en temps, une image
revient, passant de gauche
à droite, ou inversement. De
temps en temps aussi, les deux
projections sont les deux moitiés
d’une image unique divisée ver-
ticalement. Quant aux rimes
­formelles, elles abondent, sur le
motif du cercle le plus souvent, là
Pour les lieux
culturels n’ayant
pas séduit
un sponsor ou
une délégation
sportive,
les JO auront
un goût amer
vingtaine de projets dans la cité
phocéenne : « On fait carton plein
depuis le début de l’année et je suis
sûr que l’Olympiade aura le même
effet que Marseille-Provence 2013 »,
série d’événements culturels qui
avaient eu lieu dans les Bouches-
du-Rhône à l’occasion du titre de
Capitale européenne de la culture.
Pas de quoi rasséréner les ac-
teurs du spectacle vivant, pris
en otage par des Jeux qui pertur-
bent leur calendrier. « En tant que
citoyen, on a envie de célébrer l’art
et le sport, mais, franchement,
l’Olympiade culturelle, c’est le ­cadet
de nos soucis, lâche Aurélie Han-
encore, en raison des découpes
rondes des caches.
Pour prendre la mesure de la
complexité de ce montage dé-
doublé, il faut le suivre dans sa
longueur – dix-huit minutes –,
car ce n’est que progressivement
que s’établit le rythme de l’œuvre
et que l’on se laisse glisser dans
ce flux de visions fugitives et in-
complètes enchâssées les unes
dans les autres comme peuvent
l’être les souvenirs ou des bouts
de rêve. Ainsi en vient-on à se
dire que le sujet de Geography
Biography est le fonctionnement
aléatoire de la mémoire indivi-
duelle, rendu ici visible par la
multiplication des découpages
et des collages visuels.
Moins inattendues et plus liées
à « Avant l’orage » sont les œuvres
de Tacita Dean accrochées dans
la Galerie 2. On y retrouve ses
techniques et ses motifs récur-
rents. Les motifs, ce sont des si-
gnes de la dégradation de la na-
ture, détruite par le réchauffe-
ment climatique, par l’espèce hu-
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
nedouche, directrice du ­Syndicat
des musiques actuelles. Ce qu’on
veut, c’est préserver d’abord ce qui
existe déjà. » En octobre 2022, les
responsables de festivals ont senti
le vent du boulet lorsque le minis-
tre de l’intérieur, Gérald Darma-
nin, a déclaré que les événements
culturels ou sportifs prévus à l’été
2024 devaient être annulés ou re-
portés, en raison de la mobilisa-
tion massive des forces de l’ordre
pour les JO. Prise au dépourvu, la
ministre de la culture, Rima Abdul
Malak, s’est employée à désamor-
cer leurs inquiétudes. « On a eu des
échanges constants avec les maires
et les préfets pour trouver des solu-
tions », insiste son entourage. La
mobilisation collective a débou-
ché sur la publication, en décem-
bre 2022, d’une circulaire visant à
concilier vie culturelle et sportive.
Une vingtaine de grands raouts
nécessitant des unités de force
mobile ont dû changer leurs
­dates. Le Festival d’Avignon a été
avancé d’une semaine, l’Intercel-
tique de Lorient décalé de quel-
ques jours. Reste en suspens le cas
de Lollapalooza, un festival de
rock alternatif qui devait initiale-
ment se tenir à Longchamp, dans
le 16e arrondissement de Paris.
La Rue de Valois a proposé le parc
de Sceaux (Hauts-de-Seine), une
solution de repli que ses organisa-
teurs n’ont pas encore acceptée.
Les échanges se poursuivent
aussi avec les organisateurs du fes-
tival francilien Rock en Seine, qui
se tient d’ordinaire à Saint-Cloud
(Hauts-de-Seine) et devrait être
préservé pendant les Jeux para-
lympiques. Une nouvelle réunion
doit se tenir, fin juin, avec
le monde du spectacle vivant pour
clarifier les derniers flottements.
En attendant, les syndicats ne lâ-
chent pas la pression. « Si des
échanges ont bien eu lieu entre les
préfets et certains organisateurs de
festivals, force est de constater que
des engagements fermes n’ont pas
encore été pris », précise Malika
­Séguineau, directrice générale
de Prodiss, le syndicat majoritaire
des producteurs. Et de rappeler
qu’au-delà des festivals « l’impact
des JO sera important sur les spec-
tacles et concerts qui se tiennent
habituellement de mai à septem-
bre dans les stades et les Arena, qui
ne ­seront pas disponibles durant
l’été 2024, ce qui signifie des pertes
importantes pour les producteurs
de spectacles, mais aussi pour l’en-
semble de l’écosystème ». p
Roxana Azimi
maine donc. Les techniques, ce
sont le dessin à la craie sur tableau
noir aux dimensions monumen-
tales, le dessin au crayon de cou-
leur sur des tirages photographi-
ques aussi vastes et la photogra-
vure compliquée de sérigraphie.
Un glacier se creuse et s’émiette
au fil des mois, symptôme du dé-
sastre et hommage rendu à Cas-
par David Friedrich et à Joseph
Mallord William Turner. Des po-
teaux soutiennent les branches de
deux cerisiers millénaires qui ont
survécu à la catastrophe nucléaire
de Fukushima, mais ne tiennent
debout que grâce à ces étais que
Tacita Dean rehausse de blanc ou
de gris afin qu’il soit impossible
de ne pas les voir et de ne pas com-
prendre ce qu’ils symbolisent. p
Philippe Dagen
« Tacita Dean. Geography
Biography ». Bourse de
commerce-Collection Pinault,
2, rue de Viarmes, Paris 1er.
Jusqu’au 18 septembre.
Pinaultcollection.com
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Trois séries hantées par le communisme
Espagnole, allemande et croate, elles tirent leur inspiration de la fin de l’utopie socialiste
Netflix, Disney+ et Arte
Mercredi 31 mai -
à la demande
Séries
E
n 1848, le spectre du com-
munisme hantait l’Eu-
rope. Aujourd’hui, il ne
fait plus que rôder dans
les séries européennes. On peut,
ces jours-ci, en découvrir trois, ve-
nues respectivement d’Espagne,
d’Allemagne et de Croatie, qui, cha-
cune à sa manière, très différente,
racontent le dépérissement d’une
utopie dévoreuse d’hommes.
Malgré son épaisseur – dix épi-
sodes de plus d’une heure –, on
passera rapidement sur Les
­Patients du docteur Garcia. Pro-
duite par la télévision nationale
espagnole avec l’appui de Net-
flix, cette adaptation d’un roman
­d’Almudena Grandes (Le Livre de
poche) s’étiole à l’ombre d’une
narration désuète, de moyens
aussi considérables que mal em-
ployés. Dernier volet d’une tétra-
logie intitulée Episodes d’une
guerre interminable, Les Pa-
tients… suit, de la première ba-
taille de Madrid, en 1936, à la
mort de Franco, en 1975, le destin
d’un médecin républicain con-
traint à la clandestinité, engagé
dans la lutte pour démanteler les
réseaux de soutien aux nazis
mis en place par le régime du
Caudillo après 1945.
A son habitude, la romancière
mêle personnages historiques
(les dirigeants républicains Azca-
rate et Negrin, la fasciste hispano-
allemande Clara Stauffer, le colo-
nel SS Otto Skorzeny) et fictifs, le
docteur Garcia et son épouse
franquiste, l’agent secret républi-
cain d’obédience socialiste
­Manuel Benitez. La matière d’un
feuilleton ample et mélodramati-
que est là, qui aurait mêlé l’obses-
sion anticommuniste de l’Espa-
gne franquiste et les conflits de
genre, de génération et de classe.
La componction de l’interpréta-
tion, la linéarité de la narration le
rendent insipide.
Le cas de Sam, un Saxon suscite
plus d’intérêt. Ce titre, aussi intri-
gant que disgracieux, se réfère au
slogan qui ornait une affiche dif-
fusée par le Land de Saxe en 1991,
juste après la réunification de l’Al-
lemagne. Alors que l’ex-RDA
était le théâtre d’une campagne
GRILLE N° 23 - 124
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V tour de la Botte. Personnel. IX. Point
VI
VII
VIII
IX
X violons dans la fosse. 4. Supprimasse.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 123
HORIZONTALEMENT I. Raisonnement. II. IGN. Néologie. III. Puent. Télé.
IV. Aise. Bâclent. V. Ic. Ui. Sti. Oa. VI. Lhassa. Rebec. VII. Lanterne.
VIII. Encrera. Baal. IX. Ut. Eblouie. X. Réceptionnés.
VERTICALEMENT 1. Ripailleur. 2. Aguichante. 3. Iñes. ANC. 4. Neustrie.
5. Ont. Isée. 6. Né. Arrêt. 7. Notas. Nabi. 8. Electre. Lô. 9. Mollie. Bon.
10. Egée. Braun. 11. Ni. Noé. Aïe. 12. Tentacules.
La série espagnole
« Les Patients
du docteur Garcia ».
DANIEL ESCALE
de lynchages menée par l’ex-
trême droite contre les étrangers,
l’affiche montrait le visage de
Sam Meffire, né de père camerou-
nais et de mère est-allemande,
qui s’était engagé dans la police
du régime de Berlin-Est dans les
mois précédant la chute du Mur.
Tourbillon historique
Les premiers épisodes mettent en
scène la comédie pseudo-socia-
liste qui permettait que, à l’est du
Mur, on puisse à la fois se récla-
mer de l’internationalisme prolé-
tarien et pratiquer le racisme à vi-
sage découvert (les dirigeants de
la contestation démocratique ne
sont pas épargnés). La suite mon-
tre comment les héritiers du na-
zisme ont pu s’engouffrer dans
l’abîme laissé par la fin du socia-
lisme réellement existant et la va-
nité des efforts essentiellement
cosmétiques du régime fédéral
pour y faire face.
Pris dans ce tourbillon histori-
que, le protagoniste se débat pour
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
définir une identité perpétuelle-
ment remise en question, hési-
tant entre le maintien de l’ordre et
sa subversion. Souvent démons-
trative, cette série, la première
produite par Disney en Allema-
gne, n’en reste pas moins passion-
nante, tant par la singularité du
destin de Sam Meffire (dont les
mémoires ont servi de base au
scénario) que par ses résonances
contemporaines.
Venu d’une terre qui, jusqu’à
l’invasion russe de l’Ukraine, res-
tait celle qui avait souffert le plus
durement de la fin du socialisme,
The Last Socialist Artefact mêle
sens de l’histoire et nostalgie, sa-
tire et chronique douce-amère.
Dans une petite ville de Croatie
arrivent deux hommes d’affaires
à l’éthique incertaine. Ils sont dé-
cidés à faire redémarrer l’unique
usine de l’endroit, abandonnée
depuis un quart de siècle, pour
faire fabriquer une turbine d’un
modèle obsolète, destinée à un
mystérieux acheteur.
HORIZONTALEMENT
I. Quand les plus riches sont au pou-
voir. II. Né en Suisse, il rejoint le Rhin.
A eu de gros problèmes avec l’oncle
de sa bien-aimée. III. Attaché aux
règles, morales ou religieuses. Piégé.
IV. Condamné à se taire. Possessif.
V. Doit être transformé sur le terrain.
Gros fumeur. VI. Deux points oppo-
sés. Finit sur le tapis. Fin de partie.
VII. Accroche peu appréciée de l’Aca-
démie. En rupture avec la religion.
VIII. Chaton dans les arbres. Grand
de départ. Fixer d’une pointe. X. Re-
mises sur de bonnes voies.
VERTICALEMENT
1. Apothicaire major de l’hôtel
des Invalides et agronome. 2. Fidèle
suiveuse du papa d’Œdipe. 3. Ali-
mentent les brasseurs. A côté des
5. Cordes en Iran. Ebène verte. Enca-
dre le ping et le pong. 6. Pour ne pas
oublier ceux qui sont partis. Mit en
avant. 7. Piège les crabes et les ho-
mards. Cours en Autriche. 8. Règles
à suivre à l’office. Lâchai mon coup.
9. Perce la peau. Découpage du temps
10. Possessif. Evite bien des ren-
contres. Personnel. 11. Mouvement
d’humeur. Comptée par l’hôtelier.
12. Pédagogues.
Télévision | 25
Notre
sélection
Me r cr e di 31 mai
LCP
Pronostic vital
20.30 De novembre 2020 à
mai 2021, lors de la deuxième vague
de Covid-19, le réalisateur Eric Guéret
a posé sa caméra dans le service de
réanimation de l’hôpital Delafontaine,
à Saint-Denis. Il en rapporte un
documentaire juste et touchant.
Arte
Médecin de nuit
20.55 Quand il sillonne Paris dans
l’obscurité, en voiture ou à pied,
Mikaël, médecin de nuit, semble
porter sur ses épaules tous
les doutes, toutes les fautes de
l’humanité, entre trafic de drogue
et infidélité conjugale ; dans ce rôle,
Vincent Macaigne, magistral,
porte à bout de bras ce polar noir.
Canal+
Kôkôrikô !
21.10 César du meilleur espoir
masculin 2021 pour son film Tout
simplement noir, Jean-Pascal Zadi
revient avec un show à sketchs,
entouré de Guillaume de
Tonquédec, Béatrice Dalle, Youssef
Hajdi, Charlotte Gabris, Djimo…
Toute l’Histoire
Toni Morrison et les fantômes
de l’Amérique
21.35 Ce moyen-métrage
documentaire de Claire Laborey
list Artefact déploie patiemment (2020) trace le parcours du Prix Nobel
« Sam, un saxon » son récit. Centrés chacun sur un de littérature 1993, disparue en 2019.
s’avère personnage – un ingénieur qui a La romancière engagée y relate
vu sa famille émigrer au moment le combat de toute sa vie pour
passionnante tant de la guerre, une artiste qui s’est « résister et ne pas oublier ».
par la singularité brûlé les ailes à Berlin… –, les épiso-
des tracent le portrait plein d’em- OCS Pulp
du destin de son pathie d’une petite communauté Timbuktu
héros que par qui cherche une raison de conti- 22.25 Abderrahmane Sissako signe
nuer à vivre ensemble. Une espèce en 2014 le premier film qui prend
ses résonances de comédie du remariage, version la mesure des horreurs perpétrées
contemporaines postmarxiste en somme. p au nom de l’islam radical. Il raconte
Thomas Sotinel comment le fanatisme et la bêtise
mèneront les islamistes à brûler
Les Patients du docteur Garcia, les mausolées et les manuscrits
Sans le faire exprès, ces pieds écrite par José Luis Martin. Avec précieux que recelait la « Perle
­nickelés post-titistes ressuscitent Javier Rey, Tamar Novas, Veronica du désert », au Mali.
l’utopie autogestionnaire qui ser- Echegui (Esp., 2023, 10 × 60 min).
vit de paravent au régime socia- En intégralité sur Netflix. France 2
liste. Les anciens ouvriers retrou- Sam : un Saxon, créée par La Conspiration du silence
vent la fierté du savoir-faire, les Christoph Silber, Jörg Winger et 22.50 Des années 1970 aux années
jeunes sont pris d’une soif d’ap- Tyron Ricketts. Avec Malick Bauer 1990, les affaires criminelles se sont
prendre inopinée, jusqu’aux deux (All., 2023, 7 × 45 min), Disney+. multipliées dans l’Yonne, d’Emile
escrocs qui sont progressivement The Last Socialist Artefact, créée Louis à Michel Fourniret. Les auteurs
touchés par la grâce prolétarienne. par Ankica Juric Tilic et Dalibor de la série documentaire, dont les
Mis en scène avec douceur et grâce Matanic. Avec Rene Bitorajac, trois derniers épisodes sont diffusés
par Dalibor Matanic (dont on avait Kresimir Mikic (Croatie, 2021, ce soir, les ont suivies. Et, selon eux,
vu Soleil de plomb), The Last Socia- 6 × 53 min), sur Arte.tv. ce n’est pas un hasard…
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
sudoku 99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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et sur Midi-Print, Gallargues le Montueux
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et-civilisations.com Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
BOUDD HISME
Une rencontre ambiguë
avec l’Occident Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
26/04/2023 15:22
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01_COUV-H&C-95-Promo_Milibr
26 | Styles
mode
C’
est une nomination que per-
sonne n’avait vue venir : celle
du chanteur et producteur
Pharrell Williams à la tête de
Vuitton homme, en février. Jusqu’à présent,
les directeurs artistiques des maisons de luxe
étaient toujours issus du milieu de la mode,
et les quelques exceptions, tel le passage
éclair de l’actrice Lindsay Lohan chez Ungaro
en 2009, avaient plutôt démontré la dangero-
sité d’aller s’aventurer hors du vivier de la
mode. Après l’annonce de Vuitton, la blague
courait sur Instagram que Britney Spears ar-
riverait chez Hermès, signe que la nomina-
tion d’une popstar à la tête d’une maison de
mode suscite une forme de circonspection.
Mais est-ce une idée si saugrenue d’aller
chercher ailleurs son directeur artistique
(DA) ? Et, en 2023, quelles compétences un
tel poste requiert-il ?
Chez tous les experts interrogés, un même
mot revient : « vision ». « Il n’y a pas de por-
trait-robot du directeur artistique parfait, car
chaque maison est différente. Le seul dénomi-
nateur commun, c’est qu’il doit porter une vi-
sion claire pour la marque, cohérente avec celle
du PDG ou du propriétaire », affirme Valentina
Maggi, directrice du recrutement de desi-
gners au cabinet Floriane de Saint Pierre & As-
sociés. Le directeur artistique, c’est celui qui a
« une vision globale de la marque, capable
d’entraîner toutes les équipes », explique de
son côté Pierre Rougier, fondateur de l’agence
PR Consulting. Et les équipes en question
sont aussi nombreuses que les domaines
d’intervention du DA.
Evidemment, un directeur artistique doit
créer des vêtements. Selon les marques, il va
falloir produire deux, quatre, parfois dix col-
lections par an, homme, femme, enfant et
même toutou (Gucci, Prada ou Celine ont
une ligne réservée aux chiens). Certaines doi-
vent être commerciales et faciles à vendre,
d’autres, démontrer la puissance créative de
la marque. Le DA peut être amené à conce-
voir des robes haute couture à 30 000 euros,
mais aussi des porte-cartes pour le client « as-
pirationnel » qui aimerait acheter mais dont
les moyens sont limités.
« Une marque, ce sont des collections mais
aussi de la communication », souligne
Pierre Rougier. Car, au-delà de la partie
mode, le directeur artistique doit penser
l’esthétique générale de la marque à travers
son logo, ses boutiques, ses emballages, ses
campagnes de publicité. Concevoir des défi-
lés marquants et des événements qui sor-
tent du lot. Choisir des égéries et des in-
fluenceurs pertinents. Imaginer une straté-
gie sur les réseaux sociaux. Incarner la mar-
que et savoir en parler. Avoir une solide
communauté sur Instagram et être à l’aise
face aux journalistes.
Mouton à « sept ou huit pattes »
« Le DA doit être visionnaire, charismatique,
polyvalent… A ce stade, ce n’est plus un mou-
ton à cinq pattes, mais à sept ou huit ! »,
s’amuse Leyla Neri, qui dirige le master « de-
communication »
sign de mode » à l’Institut français de la
mode, à Paris. « On lui demande de faire un
grand écart fou », confirme Youssef Marquis,
consultant mode à la tête de son agence,
Marquis. « Les réseaux sociaux, les événe-
ments, les dîners… Ce sont des extensions du
travail qui prennent beaucoup de place, ad-
met Ludovic de Saint Sernin, qui pilote la
griffe Ann Demeulemeester en plus de sa
propre marque. Mais je ne me plains pas. Etre
directeur artistique est un rêve d’ado, j’ai
beaucoup de chance. Quand on vit sa passion,
on ne se pose pas de limites. »
Pharrell Williams, lors des Songwriters Hall of Fame 2022, à New York, le 16 juin 2022. REBECCA SMEYNE/NYT-REDUX-RéA
Directeur artistique :
de l’art ou de la vision ?
La nomination de la popstar Pharrell Williams à la tête
de Vuitton homme interroge : le « DA » d’une maison
de mode doit-il savoir dessiner un vêtement ou apporter
son charisme et sa personnalité à une marque ?
Après avoir gagné, en 2018, le Grand Prix
du Festival international de mode et de pho-
tographie à Hyères avec leur marque Botter,
Rushemy Botter et Lisi Herrebrugh avaient
été nommés à la direction artistique de Nina
Ricci. « On est arrivés en s’imaginant vivre un
conte de fées où l’on passerait nos journées à
dessiner, à créer des vêtements, à donner vie à
« Une marque, notre vision, se souvient le duo, qui a quitté la
ce sont des maison en janvier 2022. On avait sous-estimé
à quel point c’est chronophage de faire com-
collections prendre son projet aux différentes équipes.
mais aussi de la C’est un poste où il est facile de dériver,
d’oublier pourquoi tu fais ce métier. »
La conception de vêtements n’étant
Pierre Rougier qu’une (petite) partie du job, il n’est finale-
fondateur de l’agence ment pas si étonnant qu’on aille chercher la
PR Consulting perle rare dans des domaines extérieurs à la
mode. « Une formation mode n’est pas indis-
pensable », tranche la chasseuse de têtes Va-
lentina Maggi. « La plupart des DA sont ame-
nés à penser l’esthétique des boutiques, et ils
n’ont pas fait une école d’architecture pour
autant », remarque Pascale Lepoivre, direc-
trice générale de Loewe.
Les marques ont appris à entourer leur
poulain de collaborateurs capables de com-
penser les faiblesses : s’il est un passionné de
la création vestimentaire mais pas un cham-
pion de la mise en scène sur Instagram, la
griffe renforcera les équipes communica-
tion. Au contraire, elle étoffera le studio de
création si, comme Pharrell Williams, le DA
ne sait pas découper une toile, mais « pos-
sède une très large communauté de fans et est
capable de parler à plusieurs générations »,
pointe Leyla Neri. « Pharrell Williams chez
Vuitton ne marquera sans doute pas une rup-
ture dans l’histoire de la mode du XXIe siècle.
On peut s’attendre à ce qu’il propose des pro-
duits sympas et faciles, notamment pour les
très jeunes, que ciblent toutes les marques. »
« Historiquement, ceux qui ont eu l’idée de
marketer la mode comme une forme de créa-
tion n’étaient pas des techniciens mais plutôt
des gens du commerce, remarque l’histo-
rienne Emilie Hammen, autrice de L’Idée de
mode (B42, 328 pages, 23 euros, à paraître le
2 juin). Dès Charles Frederick Worth, au
XIXe siècle, il s’agit de personnes avec une vi-
sion globale, capables d’organiser autour
d’elles des équipes aux compétences techni-
ques. » Emilie Hammen cite aussi les exem-
ples de Paul Poiret, qui savait draper mais
dont le génie résidait surtout dans sa capa-
cité à organiser une tournée aux Etats-Unis
­
0123
­Mercredi 31­ mai 2023
ou à scénographier des défilés, ou de Chris-
tian Dior, qui dessinait des croquis plus qu’il
ne les réalisait, mais qui s’est beaucoup mis
en scène accroupi près du mannequin, en
train de retoucher un ourlet ou de mesurer
la longueur d’une jupe.
Christian Dior n’a pas fait une école de
mode, pas plus que Gabrielle Chanel. Parmi
les figures actuelles les plus respectées dans
le milieu figure Miuccia Prada, qui a étudié
le mime et les sciences politiques, et Rei
Kawakubo, de Comme des garçons, qui a
suivi un parcours de philosophie, littérature
et beaux-arts.
« Une affaire de vocation »
Si les couturiers ont toujours été plutôt mi-
noritaires parmi les directeurs artistiques,
l’évolution récente de l’industrie renforce
l’idée que les compétences mode ne sont pas
essentielles. « Il y a quinze ans, il fallait ima-
giner une collection dont découlaient une
campagne de pub et le lancement d’un pro-
duit, et c’est tout. Aujourd’hui, les marques
sont devenues des boîtes de création de con-
tenus tous azimuts », remarque Valentina
Maggi, qui prend l’exemple de Saint Laurent.
La griffe vient de créer sa propre société de
production de films, Saint Laurent produc-
tions. « Je veux travailler avec tous les grands
talents du cinéma qui m’ont inspiré au fil des
ans et leur offrir un espace », expliquait le di-
recteur artistique Anthony Vaccarello dans
un communiqué, en avril.
« Avant les années 2000 et l’explosion d’In-
ternet, la mode de luxe était un petit univers
très feutré. Les créateurs s’adressaient à
des professionnels, journalistes et acheteurs
qui partageaient les mêmes références.
Aujourd’hui, ils doivent s’adresser sans filtre,
et en même temps, à des millions de gens dis-
persés sur les cinq continents, qui ont tous des
grilles de lecture différentes », remarque
Pierre Rougier.
Le DA « nouvelle génération » doit aussi
être soucieux de la diversité, se méfier de
l’appropriation culturelle, au sein d’entre-
prises qui connaissent par ailleurs une
croissance phénoménale depuis la pandé-
mie de Covid-19. On peut donc comprendre
que, pour piloter des paquebots aussi lucra-
tifs sur une mer aussi houleuse, les mar-
ques préfèrent une popstar consensuelle
plutôt qu’un jeune talent fraîchement di-
plômé d’une école de mode ou le lauréat
d’un concours (LVMH organise d’ailleurs
son propre prix).
Pour autant, est-ce que n’importe quel
profil créatif pourrait prétendre au titre de
directeur artistique d’une marque de
mode ? « Je ne recruterais pas quelqu’un qui
ne vient pas du secteur. De même que je ne
vais pas acheter mon rôti chez le boulanger »,
tranche un cadre chargé du recrutement
dans un grand groupe de luxe, qui souhaite
rester anonyme. Quand il auditionne des
candidats, il leur pose des questions sur
leurs parents, leur demande à quel moment
leur passion pour la mode s’est déclenchée,
car, selon lui, « la mode, c’est avant tout une
affaire de vocation ».
« Il me semble que, pour créer quelque chose
de neuf, c’est utile de connaître un peu l’his-
toire de la mode, savoir ce qui a déjà été fait »,
analyse Rushemy Botter. Lisi Herrebrugh
complète : « Tout dépend de ce qu’on attend
de la mode. Si on considère que c’est créer des
silhouettes qui vous font tomber de votre
chaise, alors c’est sans doute plus facile à faire
si on connaît un peu les vêtements. » Ce genre
de révolution vestimentaire n’arrive pas
tous les jours. Et la croissance du luxe n’en a
aujourd’hui pas besoin pour être dopée. p
Elvire von Bardeleben
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Philippe Panerai
Architecte
N
é en septembre 1940
à Royan (Charente-
Maritime) et mort le
12 mai à Paris, l’archi-
tecte et avant tout urbaniste Phi-
lippe Panerai était une figure in-
contournable de la scène urbaine
française. Il était qualifié par cer-
tains de « faiseur d’urbanité »,
mais le titre de l’entretien que
la revue Urbanisme avait publié
en 2012, « L’arpenteur des villes »,
le définit mieux, car sa connais-
sance des situations et des ter-
rains ne se limitait pas à la France.
Il était sans doute le seul à pou-
voir parler avec une égale con-
naissance de Barcelone, de Lon-
dres, de Milan, de Rio de Janeiro,
du Caire, d’Amsterdam ou de Ver-
sailles et, bien entendu, de Paris,
le Paris actuel écartelé entre cen-
tre et périphéries. Son savoir
n’était pas que livresque, il avait
usé ses semelles dans les rues
de toutes ces villes.
Dans le même temps urbaniste
libéral, enseignant-chercheur et
auteur de livres et de nombreux
articles, il fut souvent invité à des
consultations internationales.
Sa participation au conseil scien-
tifique de la consultation inter-
nationale du Grand Paris (2008-
2009), analysant les imbrications
d’échelles d’une métropole poly-
centrique, fut très remarquée.
On peut regretter que sa proposi-
tion d’alternative au métro sou-
terrain n’ait pas été retenue.
Comme tous ceux de sa généra-
tion, Philippe Panerai fut marqué
par la guerre et ses horreurs
comme par les illusions perdues
de la Libération. Lors de nos ren-
contres, il évoquait ses lectures de
Gide ou de Proust, parlait des
vieux films qu’il aimait et recon-
naissait l’influence qu’avaient
eue pour lui les croquis de l’archi-
tecte Albert Laprade ou le livre
de Georges Doyon et de Robert
Hubrecht, L’Architecture rurale et
bourgeoise en France, paru pour
la première fois en 1942 et réédité
à de nombreuses reprises.
Marxien
Il n’était pas pour autant passéiste
ou régionaliste, mais tout simple-
ment cultivé ; un honnête
homme, aurait-on dit de lui en
d’autres temps. Après avoir ob-
tenu son diplôme d’architecte,
il suivit les cours d’Henri Lefebvre
à l’Institut d’urbanisme de l’uni-
versité de Paris. A sa suite, il se
­définissait volontiers comme
marxien. Il travailla dans des
agences d’architecture, notam-
ment celle de Louis Arretche, où il
participa au projet d’aménage-
ment du quartier des Halles, com-
mencé en 1967. Les traces de ce
travail – le jardin des Halles, ses
grands arbres et son théâtre de
verdure – ont disparu depuis
l’érection de la Canopée et la mo-
dification des espaces libres.
En 1969, il s’engage dans une
carrière d’enseignant-chercheur
au moment où sont créées en
France une vingtaine d’écoles na-
tionales supérieures d’architec-
ture (ENSA), remplaçant la seule
Ecole nationale supérieure des
beaux-arts. Professeur à l’ENSA
de Versailles (1969-1997), il sera
directeur scientifique du labora-
toire de recherche Ladrhaus (La-
boratoire de recherche histoire
architecturale et urbaine-socié-
tés) de 1986 à 1994, lançant une
coopération active entre écoles
d’architecture et universités
étrangères. En 1997, il est à l’ori-
gine de la création de l’école d’ar-
chitecture de Paris-Malaquais,
dont il sera le premier président
(2000-2003).
Dans le même temps, il trans-
met ses réflexions sur la ville non
seulement à ses élèves, mais bien
plus largement en France et à
l’étranger, tant par ses publica-
tions, à l’écriture limpide, que
par sa participation active aux
séminaires-projets interécoles
5 septembre 1940
Naissance à Royan
(Charente-Maritime)
1969-1997 Professeur
à l’ENSA de Versailles
2000-2003 Président
de l’école d’architecture
de Paris-Malaquais
12 mai 2023 Mort à Paris
comme aux colloques interna-
tionaux. Ses essais, en particulier
le premier, paru en 1977, Formes
urbaines, de l’îlot à la barre
(Dunod, rééd. Parenthèses, 1997),
écrit en collaboration avec
Jean Castex et Jean-Charles De-
paule, sont devenus une réfé-
rence pour tous les élèves archi-
tectes et urbanistes.
A partir de 2013, ses éditoriaux
de la revue Tous urbains, dont
il devint le rédacteur en chef
en 2017, témoignent d’une pensée
qui reconnaît la prégnance des tis-
sus urbains existants, des écailles
du parcellaire et la permanence
des tracés. A l’heure du dérègle-
ment climatique, le bilan des poli-
tiques successives et opposées des
grands ensembles et des pavillons
donne raison aux approches qu’il
défendait, illustrées par les requa-
lifications qu’il mena des grands
ensembles de Grenoble, des Lo-
chères, à Sarcelles (Val-d’Oise), de
Nîmes-Valdegour, comme par
ses études d’extension et de mise
en cohérence des territoires de Ro-
dez, de Caen, de Metz, pour ne citer
que les plus vastes.
Rigueur conceptuelle
Tous témoignent de la pertinence
de son approche de l’échelle mé-
tropolitaine, des rapports ville-
campagne, de la forme des villes
et de leur unité perceptible, mise
à mal par les grandes infrastruc-
tures comme par les mutations
des terres urbaines, de la coexis-
tence des densités et de leur
mixité fonctionnelle, condition
première de leur mixité sociale.
Pour avoir travaillé à des pro-
jets insérés dans des territoires
dont il avait la charge, je peux
­témoigner de son écoute, de sa
­rigueur conceptuelle, s’attachant
au fond et non à la forme appa-
rente des propositions, tout à
l’opposé de ses confrères, qui
produisaient des images souvent
dénuées de sens.
Aujourd’hui où le zéro artificia-
lisation nette met en émoi les
adeptes de la monoculture in-
tensive et du lotissement géné-
ralisé, à l’heure où le moindre
bosquet se voit paré du titre de
forêt urbaine, on peut mesurer la
culture et le savoir de Philippe
Panerai, qui, tout au long de sa
vie, décortiqua la texture des vil-
les en proposant des issues pos-
sibles à leur mutation.
Dans l’hommage qu’elle a
rendu à Philippe Panerai, la mi-
nistre de la culture, Rima Abdul
Malak, notait : « Dans son ensei-
gnement comme dans sa prati-
que, Philippe Panerai est attentif
aux différentes échelles et à la
multiplication des points de vue
(…). Eternellement curieux, il
forge ainsi sa pensée dans la
­rencontre avec d’autres formes ur-
baines en arpentant, analysant et
dessinant les villes, qu’elles soient
métropoles mondiales comme
Guangzhou, Le Caire, ­Beyrouth ou
Brasilia, capitales régionales ou
bastides du sud-ouest de la
France. (…) Porté pendant tout son
parcours par l’envie de partager,
débattre, transmettre et former,
Philippe Panerai a consacré sa vie
à esquisser des solutions qui rap-
prochent l’espace public des es-
poirs portés par ses habitants. » p
Paul Chemetov
Kenneth Anger
Réalisateur américain
A Los Angeles, en 1955. Estate of Edmund Teske/Getty Images
L
es mages et les alchimis-
tes meurent-ils jamais
vraiment ? La question se
pose en ce qui concerne
le réalisateur américain Kenneth
Anger, figure tutélaire du cinéma
underground et de l’esthétique
queer, poète occultiste et somp-
tueux artificier de sortilèges
­kaléidoscopiques pour le grand
écran, qui s’est éteint le 11 mai à
l’âge de 96 ans. L’artiste, qui fit de
sa propre mort un canular en
­publiant son acte de décès dans le
Village Voice en octobre 1967, et
de sa vie une invention perma-
nente, laissera-t-il la mort ponc-
tuer son histoire à sa place ? Rien
n’est moins sûr.
Kenneth Anger lègue au cinéma
américain une œuvre de courts-
métrages, essentielle en ce qu’elle
explore l’envers de l’imagerie hol-
lywoodienne. Ses films s’apparen-
tent à d’étranges cérémonies aux
confins du songe et de l’illusion
psychotrope, où des silhouettes
iconiques et érotisées, invoquant
des forces obscures, déambulent
dans des jungles de fétiches orne-
mentaux, de signes cabalistiques
et de couleurs étincelantes. Leur
onirisme et leur splendeur plasti-
que eurent une influence déter-
minante sur des cinéastes aussi
variés que David Lynch, Dennis
Hopper, Rainer Werner Fassbin-
der ou Alejandro Jodorowsky.
Kenneth Wilbur Anglemyer est
né le 3 février 1927 à Santa Monica,
en Californie. Cadet de la famille, il
trouve refuge chez sa grand-mère
qui, durant la Grande Dépression,
l’emmène souvent au cinéma et
vit chez une autre femme de son
âge, Diggy, qui avait été costu-
mière à Hollywood. Diggy se plaît
à lui raconter les rumeurs qui cir-
culent sur le milieu du cinéma et
des célébrités. Anger développe
ainsi une obsession pour les stars
et leur face cachée, fonds douteux
de faits divers, de scandales et de
déviances qui constituera sous sa
plume la matière de deux livres
devenus cultes, Hollywood Baby-
lone I & II (1959 et 1986).
Grâce à l’entregent de Diggy,
Kenneth joue, à 8 ans, le rôle du
Prince changelin dans la féerie Le
Songe d’une nuit d’été (1935), de
William Dieterle et Max Rein-
hardt. Il y figure en costume
oriental et racontera avoir été
émerveillé par le riche décor de
fantaisie, tout en carton-pâte, qui
se déployait autour de lui. De
cette scène originelle, il se remet-
tra d’autant moins qu’il ne de-
viendra pas un enfant star,
comme lui et sa mère en avaient
un moment caressé l’espoir.
Dès lors, Hollywood revêt pour
lui l’aura d’une citadelle à la fois
proche et inaccessible, usine à
fantasmagories qui fait turbiner
son imaginaire. Autre source de
fascination, celle qu’il éprouve
pour Le Magicien d’Oz, de Lyman
Frank Baum, et ses suites, cycle de
romans pour enfants qui, perclus
de symboles et de motifs à double
sens, comportent aussi un carac-
tère cryptique. Ces deux univers
ne cesseront de se refléter dans
son œuvre comme à travers un
miroir inversé.
Extravagance plastique
Kenneth Anglemyer tourne ses
premiers films, très tôt, dès l’âge
de 10 ans, avec la caméra 16 mm
familiale. Au lycée de Beverly
Hills, il se passionne pour l’œuvre
de Jean Cocteau et réalise sa pro-
pre version des Enfants terribles
(The Nest, 1943). Avec Curtis Har-
rington, autre figure du cinéma
expérimental qu’il rencontre à
Los Angeles, il fonde la Creative
Film Associates, une compagnie
de distribution dont le but est de
diffuser les films underground,
produits hors des studios, comme
ceux de Maya Deren, Robert Flo-
rey ou de l’animateur canadien
Norman McLaren.
C’est à la même époque qu’il
nourrit son intérêt pour l’occul-
tisme, s’initiant aux écrits de
l’auteur ésotérique Eliphas Lévi
(1810-1875) et, surtout, d’Aleister
Crowley (1875-1947), personnage
charismatique et mystique im-
prégné de gnosticisme auquel il
consacrera un documentaire
(Thelema Abbey, 1955).
Au milieu des années 1940,
alors que l’homosexualité était
encore illicite aux Etats-Unis, le
jeune ­Anglemyer fréquente le
milieu gay et tombe dans une ra-
fle organisée par la police. Il
quitte alors le ­domicile familial et
se rebaptise définitivement « An-
ger » (« Colère »). C’est en réponse
à cette prohibition sexuelle qu’il
réalise son premier film mar-
quant, ­Fireworks (1947), plongée
dans la fantasmatique homoéro-
Disparitions | 27
3 février 1927 Naissance
à Santa Monica (Californie)
1947 « Fireworks »
1949 « Rabbit’s Moon »
1951 « Le Jeune Homme
et la mort »
1954 « Inauguration
of the Pleasure Dome »
1969 « Invocation
of my Demon Brother »
11 mai 2023 Mort
en Californie
tique (tendance masochiste), où
il se filme lui-même attiré puis
battu par une bande de beaux
marins. A la fin, une braguette
s’ouvre d’où sortent de véritables
feux de Bengale. Le film sera atta-
qué pour obscénité, mais appré-
cié par Cocteau qui, le program-
mant au Festival du film maudit
de Biarritz en 1949, dira de lui
qu’il « touche le vif de l’âme ». Son
film suivant, The Love That Whirls
(1949), est indûment censuré
pour « pornographie » par le la-
boratoire Kodak, qui en détruit le
négatif original.
Exaspéré par un tel climat de
coercition artistique, Kenneth
Anger ­s’installe à la toute fin des
années 1940 à Paris, où il tourne
deux films sous l’égide de Jean
Cocteau : Rabbit’s Moon (1949),
pantomime nocturne et enchan-
tée, et Le Jeune Homme et la mort
(1951), avec la troupe de danseurs
de Roland Petit. Après Eaux d’arti-
fice (1953), hommage au
XVIIIe siècle conçu comme une
ébouriffante symphonie de jets
d’eau, tourné à la Villa d’Este à Ti-
voli, Anger revient à Los Angeles
pour y entreprendre son grand
œuvre, Inauguration of the
Pleasure Dome (1954, remonté
en 1966). Ce film démentiel réu-
nit plusieurs créatures peinturlu-
rées et hiératiques (dont Anaïs
Nin coiffée d’une cage d’oiseau)
autour d’un rituel païen, saisi
comme dans une cage de reflets
par une profusion de lumières
­saturées et de mélanges visuels
(fondus, surimpressions, etc.).
En 1964, Scorpio Rising investit
avec un fétichisme troublant
l’univers des bandes de motards :
sur fond de tubes fifties, la méca-
nique des grosses cylindrées et les
accessoires en cuir des bikeurs
­côtoient les symboles nazis et les
profanations religieuses. Suivront
Invocation of my Demon Brother
(1969), plongée hallucinée dans le
psychédélisme de l’époque, dont
la bande-son avant-gardiste est si-
gnée par Mick Jagger, puis Lucifer
Rising (1966-1981), célébration tel-
lurique du culte d’Horus tournée
en partie en Egypte, avec Ma-
rianne ­Faithfull déambulant de-
vant une monumentale statuaire
antique, sur une musique de
Bobby ­Beausoleil, un futur mem-
bre de la « Manson Family ».
Après l’apogée de Lucifer Rising,
la carrière d’Anger décline rapide-
ment, s’interrompt au seuil des
années 1980 et connaît un sur-
saut début 2000 grâce à l’outil
­vidéo. Si son œuvre suit le chemi-
nement de la contre-culture, dans
sa quête libertaire et son inver-
sion des modèles dominants (jus-
qu’à l’attrait du satanisme), ses
provocations (il se fera tatouer le
mot « Lucifer » sur la poitrine) et
ses dérives psychotropes, elle
n’en reste pas moins, essentielle-
ment, celle d’un primitif.
Anger est, en effet, l’un des ra-
res et véritables héritiers du ci-
néma muet : optant pour des
bandes-son musicales, ses films
mettent en œuvre une expres-
sion purement visuelle, fondée
sur les artifices visibles et les
principes de base du cinéma
(éclairages, maquillages, costu-
mes, travail sur la pellicule et
rythmique du montage). A quoi
Anger ajoute son inimitable ex-
travagance plastique et ses jeux
d’illusionniste hors pair.
Dans un article de 1951, intitulé
Modestie et art du film, il formu-
lait en des termes quasi cabalis­-
tiques ses vœux de cinéaste :
« L’avenir du film est entre les
mains du poète et de sa caméra.
Cachés sont les disciples de la foi en
un cinéma pur, même en cet âge
invraisemblable. Ils font secrète-
ment leurs modestes “feux d’arti-
fice”, les montrant de temps en
temps ; ils passent inaperçus dans
l’éclat des “cascades d’argent” du
cinéma commercial. Peut-être une
de ces étincelles libérera-t-elle le
­cinéma. » Pas la peine d’aller
­chercher plus loin que dans ses
propres films cet inaltérable éclat
d’un cinéma émancipé, subversif,
obscène, candide, diapré, car ab-
solument libre. p
Mathieu Macheret
 Idées
0123
28 | ­
­Mercredi 31­ mai 2023

Eric Coquerel Ceux qui brandissent

l’article 40 mettent à mal le droit de l’opposition
Le député La France insoumise s’alarme de voir l’exécutif faire feu de tout bois pour
bloquer les débats à l’Assemblée nationale, au risque de provoquer une crise de régime

L’
exécutif et sa « majorité » auront
réussi la performance de familiari-
ser les Français avec les articles 47-1,
49.3 et 44.3 de la Constitution !
Autant de procédures utilisées à répéti-
tion pour raccourcir, bloquer les débats,
voire éviter les votes. S’instaure ainsi une
mise en quarantaine de la démocratie
parlementaire.
On n’avait pas tout vu. Voilà mainte-
nant qu’est brandi l’article 40 ! A l’appro-
che d’une proposition de loi (PPL) dépo-
sée par le groupe LIOT [Libertés, indépen-
dants, outre-mer et territoires] en vue de
sa niche parlementaire du 8 juin, le camp
macroniste a paniqué. Il craint, à juste ti-
tre, l’adoption de cette PPL abrogeant le
recul de l’âge de la retraite. Il a donc
songé un temps (il y reviendra peut-être)
à utiliser l’obstruction parlementaire.
Mais un autre scénario a sa préférence.
Empêcher que la loi ne soit débattue via
l’article 40. Ce dernier limite le pouvoir
d’initiative des parlementaires en ma-
tière financière. Il interdit toute création
ou aggravation d’une charge publique,
et n’autorise la diminution d’une res-
source publique que dans la mesure où
elle est compensée par l’augmentation
d’une autre ressource.
Je suis pour l’abrogation de cet article. Il
instaure une inégalité entre l’exécutif,
dont les projets de loi ne sont pas as-
treints au respect de l’article 40, et le lé-
gislatif, pour qui c’est le cas. La plupart
des démocraties parlementaires vivent
bien sans, et, au sein de notre Assemblée,
nombreux ont voulu l’abroger – même
mon prédécesseur, Eric Woerth, en
juin 2018 ! Mais, pour l’heure, je dois faire
avec puisque, président de la commis-
sion des finances, il me revient de juger
de la recevabilité financière des projets
de loi. A ceci près que je me fais fort de
privilégier le débat parlementaire en re-
tenant une appréciation souple de l’arti-
cle 40 fondée sur des arguments juridi-
ques solides. En effet, ce contrôle peut
évoluer au gré des modifications législa-
tives, de l’appréciation de ses utilisateurs
et donc de la jurisprudence.
Tordre la loi et le règlement
Voilà pourquoi la Macronie s’inquiète de
ma décision. Tout est bon pour activer le
verrou de l’article 40. La pression sur moi,
bien sûr : ministres, rapporteur général,
présidentes et présidents des groupes, et
maintenant la présidente de l’Assemblée
deviennent autant de constitutionnalis-
tes qui m’ordonnent de déclarer son irre-
cevabilité. On va même jusqu’à imaginer
tordre la loi et le règlement pour inventer
un contournement de mon rôle. Comme
en réclamant que le bureau – voire le rap-
porteur général de la commission des fi-
nances – me dessaisisse de ce rôle. Ce qui
reviendrait sur la révision constitution-
nelle de 2008 et, depuis, son application
constante. Cette dernière veut, première-
ment, que le président de la commission
des finances soit désormais membre de
l’opposition et, deuxièmement, qu’il juge
de la recevabilité financière. Sauf s’il est
empêché, ce qui le conduit dans ce cas à
déléguer cette fonction au rapporteur ou
à un membre du bureau. En procédant
ainsi, le législateur a voulu accorder un
nouveau droit à l’opposition.
Dernière tentative imaginée, celle-là en
théorie légale, l’appel au secours de la pré-
sidente de l’Assemblée nationale au cas
où la « majorité » réussirait à supprimer
l’article premier de la PPL, soit le retour à
l’âge légal de 62 ans, lors de son passage
en commission des affaires sociales, le
31 mai. L’idée est qu’elle déclare irreceva-
ble l’amendement qui inévitablement
réintroduirait la loi dans sa version ini-
tiale pour la séance. Nous serions dans
une zone grise car totalement inédite !
Yaël Braun-Pivet a déjà refusé une pre-
mière entorse à la jurisprudence de l’As-
semblée en ne cédant pas aux pressions
des siens : ils voulaient l’obliger à réunir
de nouveau le bureau de l’Assemblée
pour revenir sur la recevabilité de la PPL
prise au préalable à ce niveau. J’espère
qu’elle persistera et défendra jusqu’au
bout l’initiative parlementaire et les
droits de l’opposition. Car, au fond, der-
rière même la saisine du président de la
commission des finances, qui n’est nulle-
ment une obligation, ce sont déjà ces
droits qui se trouvent attaqués. Les ni-
ches parlementaires représentent, en ef-
fet, une seule fois par an, la possibilité
pour les groupes d’opposition de mettre
en débat une proposition de loi.
Et c’est justement pour cette raison que
le bureau de l’Assemblée, qui a donc la
charge d’examiner la recevabilité pre-
mière d’une PPL, fait traditionnellement
de cette disposition une lecture souple :
alors qu’elle impliquerait qu’une propo-
sition de loi constitutive d’une charge ne
puisse être déposée, une convention par-
lementaire établie, constante et partagée
par les deux Assemblées, tolère l’inscrip-
tion de propositions de loi créant ou ag-
gravant une charge publique si elles sont
accompagnées d’un « gage de charge »
suffisamment consistant.
Cette tradition est devenue si vraie que
pour les mêmes raisons, le président de
la commission des finances n’a été saisi
Je suis pour
l’abrogation
de cet article.
Il instaure
une inégalité
entre l’exécutif
et le législatif
que vingt-huit fois au titre de l’alinéa 4
de l’article 89 du règlement depuis 2009.
Et seulement dix-huit fois sur l’ensem-
ble d’une PPL. Sur ces dix-huit saisines,
une seule a donné lieu à une irrecevabi-
lité totale, neuf partiellement et huit ont
été jugées recevables.
Pluralisme politique
Non seulement la jurisprudence est clai-
rement établie en faveur de l’initiative
parlementaire et d’une lecture plus sou-
ple de l’article 40 au stade de la proposi-
tion de loi, mais cette approche s’est ren-
forcée au gré de l’appropriation des dis-
positions de la LOLF [loi organique
relative aux lois de finances] par les dépu-
tés. Ainsi, 60 % des vingt-huit saisines (et
80 % des saisines sur l’ensemble d’une
loi) l’ont été sous la première mandature,
celle de Nicolas Sarkozy, alors que les pra-
tiques nouvelles qu’elle induisait
n’étaient pas encore complètement
­assises. Lors du premier mandat d’Em-
manuel Macron, une seule saisine a eu
lieu – et il s’agissait d’une autosaisine de
mon prédécesseur.
En définitive, il m’appartiendra, au plus
tard mardi 30 mai, de juger de la receva-
bilité de la PPL portant sur l’abrogation
du rallongement de l’âge de la retraite. Je
le ferai au regard à la fois de cette juris-
prudence et des compensations budgé-
taires qu’elle prévoit. Mais, à ceux qui
brandissent le respect de la Constitution
au sujet de l’article 40, je dis qu’en procé-
dant de cette manière ils mettent à mal
un droit constitutionnel bien plus im-
portant : celui du droit de l’opposition.
Aucune démocratie ne fonctionne sans
pluralisme politique. Ce principe de plu-
ralisme politique existe depuis 1848. La
conséquence directe de ce principe et qui
devrait tous nous engager est la garantie
de l’effectivité des droits de l’opposition.
C’est plus globalement à la démocratie
parlementaire que s’attaque, depuis
quelques mois, le bloc gouvernemental,
en allant chercher dans les zones grises
de nos règlements de quoi passer en
force à l’Assemblée. A ce point, c’est une
première. Sans doute aussi parce qu’un
exécutif n’a jamais été aussi minoritaire
à l’Assemblée. Mais, en procédant ainsi,
ils accélèrent une crise de régime puis-
que, au fond, c’est la Ve République qui
permet cette dérive autoritaire. p
Eric Coquerel est député (La France
insoumise) de Seine-Saint-Denis,
président de la commission des
finances de l’Assemblée nationale

Jean-François Kerléo revenir sur l’allongement de l’âge

légal de la retraite à 64 ans. Long-
temps ignorée de l’opinion publi-
des textes contraires à la Constitu-
tion peuvent donc être adoptés.
Si le règlement de l’Assemblée
seul à trier les initiatives parle-
mentaires à partir d’arguments
fallacieux et quasi irrévocables. Il
­ ropositions de loi, ainsi que des
p
amendements. Une telle exi-
gence préalable contribuerait

Il faut doter
que, cette disposition est pour-
tant centrale pour comprendre la
séparation des pouvoirs et la
place qu’y tient le Parlement.
nationale (RAN) prévoit d’autres est alors probable qu’en de telles sans doute à en limiter le nombre
autorités de contrôle – les prési- circonstances le Conseil constitu- et donc certaines pratiques d’obs-
dents de l’Assemblée et des tionnel se substitue à une Assem- truction parlementaire.
­commissions compétentes ou le blée défaillante, alors qu’il a, pour Elaborer une loi doit être le fruit

les parlementaires
L’article 40 interdit à un parle-
mentaire d’imposer ou d’alour-
dir une charge publique qui ne
peut jamais être compensée, au
rapporteur de la commission des le moment, toujours refusé la d’une maturation qui ne peut être
finances, en fonction de divers censure des textes parlementai- réservée au pouvoir des bureaux,
critères –, celles-ci sollicitent de res sur ce fondement. Cette dé- mais doit aussi être publique-
manière quasi systématique l’avis possession du Parlement serait, ment discutée. Il convient alors de

d’une vraie
contraire d’une diminution des
ressources publiques qui peut,
quant à elle, être « gagée » par une
augmentation de ressources si-
du président de la commission ici aussi, préjudiciable pour la dé- doter les parlementaires d’une
des finances considéré, en prati- mocratie parlementaire. vraie capacité d’expertise dont ils
que, comme contraignant. Même Au regard de ces difficultés d’or- sont dépourvus et de ­contrôler,
si ce rôle central est moins le fruit dre démocratique, résultant no- avant tout dépôt d’un texte, la réa-

capacité d’expertise
multanée. Un grand classique
consiste alors à gager le texte par
une augmentation de la taxe sur
le tabac. Mais, en général, le texte
proposé n’entraîne pas une dimi-
nution aussi importante des res-
Outre la suppression de l’article 40 sources que celle qui découle de
de la Constitution, brandi par la majorité l’adoption de la proposition de loi
de LIOT, ici environ 18 milliards
pour bloquer la proposition de loi de LIOT d’euros. Or, comme l’affirme le
sur la réforme des retraites, le professeur Conseil constitutionnel, le gage
doit être crédible, suffisant et im-
de droit public plaide pour médiat, ce qui suppose de respec-
qu’un véritable contrôle s’exerce ter une certaine proportionnalité.
Encore faut-il qu’un contrôle
en amont du dépôt des textes soit réalisé, et, à ce sujet, une autre
polémique a surgi ces derniers
des dispositions de l’article 89 du
RAN que de la pratique parlemen-
taire, c’est bien à celle-ci que se
sont soumis les députés à propos
de la proposition de loi de LIOT.
Recourir à des évaluations
Depuis 2009 [la pratique a été lan-
cée en 2007], le président de la
commission des finances est un
membre du premier parti d’oppo-
sition. Or, le rôle de gardien de la
recevabilité financière n’est pas
de nature politique mais juridi-
que, sauf à lui offrir le pouvoir illé-
gitime de sélectionner, selon son
bon vouloir, les textes à débattre.
tamment d’une rédaction alambi-
quée de l’article 89 du RAN, une
clarification textuelle ne serait pas
suffisante pour dissiper le risque
(ou la suspicion) de politisation,
inhérente au régime de l’irreceva-
bilité. La critique de l’article 40 est
constante depuis l’origine, et
seule sa suppression est suscepti-
ble de revaloriser l’institution par-
lementaire et de redonner con-
fiance en la vie politique. Une sim-
plification ne permettrait plus, au
regard du contexte actuel, de réé-
quilibrer l’application du régime
qui avait trouvé une pseudo-stabi-
lité dans un contexte de majorité
lité, la qualité et la véracité des
évaluations effectuées. Il n’appa-
raît pas illégitime de redonner à la
représentation nationale la capa-
cité de reprendre en main l’initia-
tive législative, y ­compris en étant
davantage associée, en amont, au
travail du pouvoir exécutif, à
­condition qu’elle fasse la preuve,
au préalable, du sérieux économi-
que, financier, social et environ-
nemental de ses propositions,
faute de quoi le dépôt d’un texte
doit être proscrit. Il convient donc
de troquer l’irrecevabilité finan-
cière par une évaluation générale
qui soit obligatoire, fiable, systé-

L
es Français (re)découvrent
enfin l’existence de leur Par-
lement, avec la nouvelle dy-
namique des pratiques in-
sufflée par l’absence de majorité
absolue. Les regards se sont bra-
Il n’est pas qués de manière inédite sur des
illégitime de procédures bien connues, comme
le fameux article 49.3, mais aussi
revoir des méconnues, tel l’article 40 de la
Constitution, brandi par la majo-
dispositifs qui rité pour éviter d’avoir à discuter
sont contestés la proposition de loi du groupe
LIOT (Libertés, indépendants,
dans leur portée outre-mer et territoires) qui veut
jours. Fruit d’une longue matura-
tion de pratiques, les modalités
d’application de l’article 40 ont
conduit à accorder un rôle de pre-
mier plan au président de la
­commission des finances. Certes,
un contrôle systématique préala-
ble au dépôt d’une proposition de
loi est effectué par une délégation
du bureau de l’Assemblée, mais la
grande tolérance de ce premier fil-
tre pose plus de difficultés qu’elle
n’en résout. L’irrecevabilité peut
ensuite être soulevée à tout mo-
ment, par le gouvernement ou un
député. En l’absence de réaction,
Aussi subjectif soit-il, le contrôle
ne doit pas être dépendant de
considérations partisanes.
Si, en l’espèce, la tolérance en-
vers la proposition de loi de LIOT
débouchera sur un débat et un
vote, renforçant ainsi la démocra-
tie, qu’est-ce qui interdira, à l’in-
verse et pour l’avenir, que le pré-
sident de la commission des fi-
nances barre la route à des
propositions auxquelles il n’ad-
hérerait pas politiquement ? Une
telle censure serait gravement
préjudiciable pour la démocratie,
puisqu’elle conduirait un acteur
absolue et, surtout, dans un rap-
port ordinairement pacifié entre
majorité et opposition. Si le droit
constitutionnel n’est certes pas
tenu de s’adapter aux conjonctu-
res politiques, il n’est pas illégi-
time de revoir des dispositifs qui
sont, depuis l’origine, contestés
dans leur portée.
Toutefois, une telle suppres-
sion, qui exige de réviser la Cons-
titution, ne peut représenter un
blanc-seing pour dépenser l’ar-
gent public. Elle nécessite de re-
courir, enfin, à des évaluations
­dignes de ce nom des projets et
matique et transparente, avant
que les textes ne soient débattus
au Parlement. C’est à ce prix que
les lois retrouveront le sens de
l’intérêt général. p
Jean-François Kerléo,
­professeur de droit public
à Aix-Marseille Université,
membre junior de l’Institut
­universitaire de France
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 Idées | 29

Valérie Hayer
Sur l’Europe, Les Républicains seront
bientôt méconnaissables
Pour l’eurodéputée Renaissance, les propositions radicales ral premier ministre hongrois qui son grand-père, siège d’ailleurs dans
démantèle l’indépendance de ses le même groupe. Croyez-moi, il n’y a
de la droite sur l’immigration ne sont que la suite logique universités, soumet la justice à des pas de hasard en politique. Qu’on ne
de la radicalisation des élus LR au Parlement européen pressions partisanes, encourage les s’y trompe pas. Sur l’Europe, Les Ré-
délations anonymes de familles ho- publicains seront bientôt mécon-
moparentales et étouffe dans l’œuf naissables. La droite se défigure et se

I
l y a quelques années, « reprendre
le contrôle » était le slogan des
chantres du Brexit. C’est
aujourd’hui celui du parti Les Ré-
publicains. Choisis pour résumer les
deux propositions de loi qu’ils porte-
ront dans les prochaines semaines,
ces mots des Républicains en disent
long sur leurs nouvelles velléités
eurosceptiques.
A l’heure où Nigel Farage [ancien lea-
der du Parti pour l’indépendance du
Royaume-Uni (UKIP)] vient de recon-
naître que quitter l’Union européenne
a conduit à un désastre pour le Royau-
me-Uni, le parti d’Eric Ciotti se lance
dans une charge anti-européenne di-
Les Républicains gne d’un programme d’extrême
droite. Car c’est précisément du Ras-
offrent une semblement national [RN] que vient
l’idée de réviser la Constitution pour
nouvelle enfreindre le droit européen !
Cette inspiration lepéniste nourrit
preuve du l’inquiétude de la radicalisation
rapprochement d’une droite dont étaient pourtant is-
sus Robert Schuman (1886-1963) et
qui s’opère, plus Valéry Giscard d’Estaing (1926-2020)…
Le respect de la hiérarchie des nor-
sûrement que mes fait partie intégrante de l’Etat de
lentement, avec droit dans notre pays.
En voulant s’y attaquer, Les Républi-
Marine Le Pen cains offrent une nouvelle preuve du
rapprochement qui s’opère, plus sû-
rement que lentement, avec Marine
Le Pen. Un discours d’opposition à un
prétendu « système » agissant à l’en-
contre des intérêts des Français. Qui
frôle le complotisme pour éveiller les
peurs, les doutes, la défiance à l’égard
du corps politique, c’est-à-dire de
­celles et ceux que les Français élisent
pourtant tous les cinq ans au suffrage
universel direct.
Trois admirateurs d’Orban
Oui, les choses changent à droite. Et à
un an des élections européennes, elles
changent vite. Mais il y a pire que cette
seule proposition de loi, qui n’est en
réalité que la partie émergée de l’ice-
berg. Laissez-moi vous raconter ce qui
se passe, loin des caméras, à Bruxelles.
Loin des envolées du Palais-Bourbon,
les votes des élus au Parlement euro-
péen ne font pas la « une » des jour-
naux. Mais discrètement, la tectoni-
que des plaques travaille, session de
votes après session de votes…
Car comme l’extrême droite, le chef
de file de la droite française au Parle-
ment européen ne voit pas d’un bon
œil la protection du droit à l’avorte-
ment. Comme le RN, Les Républi-
cains refusent de condamner l’illibé-
les médias indépendants.
C’est un fait, Viktor Orban compte
trois admirateurs chez les Français du
Parlement européen : le président du
RN, Jordan Bardella, le zemmouriste
Nicolas Bay et François-Xavier Bellamy,
à la tête des Républicains. Tous pren-
nent le dirigeant hongrois comme
modèle. Un modèle à glacer le sang,
bien loin des valeurs « républicaines »
dont se targue la droite française.
L’Autriche veut bâtir un mur autour
d’une Europe transformée en forte-
resse médiévale ? Comme les lepénis-
tes, LR applaudit à tout rompre.
Silvio Berlusconi renoue avec
« son ami Poutine » ? Silence complice
de la droite.
Le Parlement européen adopte un
texte consacré à l’égalité salariale ou
au droit des femmes à disposer de
leur corps ? Le chef de file des Républi-
cains s’y oppose.
L’instant de vérité approche
Fratelli d’Italia rafle la mise aux élec-
tions et porte la néofasciste Giorgia
Meloni au pouvoir ? Le président du
Parti populaire européen [Manfred
Weber] se précipite à Rome pour ren-
contrer l’admiratrice de Mussolini.
Notons que la petite-fille du dicta-
teur, aux idées proches de celles de
parjure. Les Français seront appelés
aux urnes le 9 juin 2024 : l’instant de
vérité approche et LR devra rendre
des comptes de ses votes au Parle-
ment européen. Avec la Nouvelle
Union populaire écologique et so-
ciale, la gauche s’était rassemblée
derrière un tribun germanophobe
qui envisage de quitter l’Union euro-
péenne et, lui aussi, d’enfreindre le
droit européen. La droite s’engage,
elle, dans une valse à trois temps avec
l’extrême droite.
Les valeurs européennes, ce sont les
nôtres. Ce sont celles que nous, Fran-
çais, défendons depuis des siècles : la
liberté, l’égalité et la fraternité. L’Etat
de droit et la démocratie. A l’heure où
l’Europe rencontre des défis écono-
miques et géopolitiques inédits, la
France mérite mieux que le sacrifice
de ces valeurs sur l’autel du popu-
lisme électoral. p
Valérie Hayer est députée euro-
péenne (Renaissance) membre
du groupe Renew, coprésidente
de la délégation L’Europe ensem-
ble au Parlement européen

Philippe Garabiol La prise de position du parti LR

met fin au consensus républicain sur l’immigration
Le haut fonctionnaire dénonce la volonté des Républicains d’organiser un référendum sur l’immigration et de modifier
la Constitution pour ne plus avoir à respecter en la matière la Convention européenne des droits de l’homme

D
epuis plus de vingt ans, il
existait un consensus
parmi les partis de gou-
vernement sur les gran-
des orientations en matière de
politique d’immigration et
­d’intégration : lutte contre l’im-
migration illégale aux frontiè-
res nationales et européennes,
encadrement des procédures
de régularisation et refus de
toute régularisation massive,
promotion de l’immigration
professionnelle et étudiante,
renforcement de l’intégration
par l’apprentissage de la lan-
gue française et l’adhésion aux
valeurs de la République. Le sort
réservé à la circulaire dite
« Guéant » [abrogée le 31 mai
2012, un an après sa publication],
qui visait à réduire drastique-
ment l’immigration profession-
nelle et étudiante, atteste de la
profondeur de ce consensus.
L’objectif des Dans ce contexte, le nouveau
Républicains projet de loi sur l’immigration
vise à renforcer les outils exis-
est d’introduire tants en faveur de cette politi-
que sur laquelle se sont accor-
en premier lieu dés les gouvernements succes-
une politique sifs. Il n’est en aucun cas
disruptif. Or, la prise de position
de quotas du parti Les Républicains (LR)
en faveur d’un ­référendum sur
l’immigration et sur une modi-
fication constitutionnelle vi-
sant à permettre à la France de
ne plus respecter la Convention
européenne des droits de
l’homme et des libertés fonda-
mentales en matière d’immigra-
tion met fin à ce consensus. Le
débat parlementaire ne portera
pas sur les moyens alloués à la
politique migratoire, mais sur la
finalité même de cette politique.
Logique de rupture
L’objectif du parti LR est d’intro-
duire en premier lieu une
­politique de quotas. Une politi-
que envisagée par le président
Sarkozy, mais le rapport Ma-
zeaud « Pour une politique des
migrations transparente, sim-
ple et solidaire » en avait souli-
gné les limites constitutionnel-
les en 2008. Nonobstant la
question constitutionnelle, la
mise en œuvre de quotas re-
pose sur le postulat d’une li-
mite au-delà de laquelle la
France serait menacée dans son
intégrité et dans son identité,
ainsi que sur une discrimina-
tion fondée sur l’origine ethni-
que, confessionnelle ou géogra-
phique en lien avec une capacité
d’intégration préjugée.
Or, depuis 1945, la France a tou-
jours considéré que son identité
était suffisamment robuste
pour mener à terme l’intégra-
tion d’hommes et de femmes
d’origines et de cultures diverses
et qu’une politique discrimina-
toire était contraire à la tradition
et aux valeurs de la République.
Le contrôle de l’immigration se
fonde ainsi sur les conditions de
délivrance d’un visa ou d’un ti-
tre de séjour, ce qui permet une
sélection des étrangers autorisés
à entrer en France, sans que
cette sélection puisse être assi-
milée à une discrimination.
Le deuxième objectif des Répu-
blicains consiste à soumettre à
une durée de résidence de cinq
ans le droit pour un étranger en
situation ­régulière de bénéficier
de prestations non compensatoi-
res. L’étranger en situation régu-
lière a toujours bénéficié de
­prestations compensatoires en
raison de son activité profession-
nelle. En revanche, l’étranger ne
bénéficie de prestations non
compensatoires qu’en raison de
l’intervention du juge euro-
péen. En effet, la Cour euro-
péenne des droits de l’homme
(CEDH) a condamné la France
dans l’affaire Koua Poirrez
c. France du 30 septembre 2003
pour avoir refusé d’octroyer l’al-
location adulte handicapé à un
ressortissant ivoirien handicapé,
résidant régulièrement en
France, en raison de sa nationa-
lité. Pour le juge européen, le fait
d’être soumis à l’impôt sur le re-
venu donne droit au versement
de prestations non compensatoi-
res. Le parti LR souhaite ainsi
pouvoir revenir sur une jurispru-
dence datant de vingt ans, ce qui
aurait pour conséquence la re-
conduite à la frontière des per-
sonnes invalides qui ne peuvent
disposer d’aucun revenu dans
leur pays d’origine.
Dans le même ordre d’idée, au
vu des amendements déposés
au Sénat, le parti LR souhaiterait
modifier l’article L. 425-9 du code
de l’entrée et du séjour des étran-
gers et du droit d’asile pour
qu’un étranger résidant en
France en situation irrégulière
qui fait état d’une maladie d’une
particulière gravité puisse être
reconduit à la frontière dès lors
qu’il existe des traitements dans
son pays d’origine, quand bien
même l’accès à ces traitements
serait in situ très problématique.
Or, sans prise en charge effective
de la maladie, la santé de l’étran-
ger ne peut que se dégrader. La
CEDH ne permet pas la recon-
duite dans son pays d’origine
d’un étranger qui peut craindre
pour sa vie.
Le choix du parti LR s’inscrit
dans une logique de rupture par
rapport à l’édifice bâti soigneu-
sement par le législateur, le juge
constitutionnel et le juge euro-
péen pour allier politique mi-
gratoire, droits de la puissance
publique et protection juridi-
que des étrangers. Cette rupture
est aussi un reniement des
idéaux portés par le Conseil na-
tional de la Résistance, à croire
que le modèle des Républicains
n’est plus Charles de Gaulle,
mais le premier ministre hon-
grois, Viktor Orban. p
Philippe Garabiol, haut
fonctionnaire, est secrétaire
général du Conseil d’orienta-
tion des conditions de travail
 0123
30 | Idées ­
­Mercredi 31­ mai 2023

Le climatoscepticisme, anatomie d’une mauvaise foi

Analyse des observateurs du monde de la désinfor-
mation, selon laquelle prouver l’absurdité
ensemble, elles s’excluent mutuellement », re-
lève le fondateur de la psychanalyse dans
Autre piste d’explication, guère incompa-
tible, des arguments conçus à des épo-

J
usqu’où faut-il accorder du temps, et
du crédit, aux discours qui nient la réa-
lité du changement climatique sans
respecter les règles élémentaires du dé-
bat ? Le Monde a enquêté sur les argu-
ments de la sphère climatosceptique en ef-
fectuant un travail de recension, de classe-
ment, mais surtout de vérification, rapports
sur le climat et littérature scientifique à l’ap-
Prouver pui. Déjà, en 2015, une série d’articles se pen-
l’absurdité d’un chait sur les acrobaties « dénialistes », qui
n’ont guère évolué. Aujourd’hui comme
baratin se révèle hier, l’exercice se révèle ingrat et fastidieux,
car les démonstrations en apparence scien-
bien plus coûteux tifiques masquent l’usage pernicieux de
chiffres bancals, de théories obsolètes ou
en temps et d’approximations géologiques.
en énergie que C’est ce qui rend si dangereux ces discours.
Qui a le temps d’aller vérifier qu’un graphique
de le produire convaincant sur l’évolution des températures
du Soleil s’appuie en réalité sur des données
que l’on sait erronées depuis vingt ans ? Que le
concept d’« optimum climatique », présenté
abusivement comme un climat idéal pour
l’homme, correspond simplement à une pé-
riode plus chaude que la précédente ? Ou en-
core que les forêts tropicales découvertes au
pôle Nord, présentées comme la preuve que la
Terre se refroidit, datent d’une ère où l’actuel
Arctique se situait sous les tropiques ? Dé-
monter l’argumentaire climatosceptique
s’apparente ainsi un travail de Sisyphe. Il ré-
pond à la loi de Brandolini, bien connue
d’un baratin se révèle bien plus coûteux en
temps et en énergie que de le produire. Il suf-
fit de quelques secondes d’ignorance satis-
faite pour écrire qu’en 2023 il aurait neigé
pour la première fois en Arabie saoudite,
contrairement aux prédictions alarmistes
sur le réchauffement climatique, comme se
sont empressés de s’y employer de nom-
breux contempteurs de la science. Mais il
faut se retrousser les manches et creuser
l’histoire météorologique de la péninsule
Arabique pour comprendre que les épisodes
neigeux sont loin d’y être rares dans son
Nord montagneux, et que leur fréquence
croissante n’est peut-être pas sans lien avec
le dérèglement des courants d’air polaire.
Mais ce serait tomber dans le piège de la
rhétorique climatosceptique que de se con-
tenter d’en éplucher les arguments un à un
pour en montrer les imprécisions, les non-
sens et les inepties. Il faut revenir à l’image
d’ensemble, et souligner ce qui signe de ma-
nière bien plus caractéristique sa malhon-
nêteté : ses démonstrations sont totalement
incompatibles entre elles. Le tableau n’est
pas sans rappeler l’histoire du chaudron, so-
phisme immortalisé par Sigmund Freud :
accusé d’avoir rendu un chaudron troué à
son propriétaire, un homme dément le lui
avoir emprunté, argue qu’il était de toute fa-
çon déjà troué, et soutient qu’il l’a rendu in-
tact. « Chacune des objections prise séparé-
ment est bonne pour elle-même mais, mises
L’Interprétation des rêves.
Il en va du même du discours climatoscep-
tique. Un pourfendeur du consensus scienti-
fique peut défendre à la fois l’idée qu’il n’y a
pas de réchauffement climatique, que ce-
lui-ci s’est interrompu en 1998, qu’il n’a rien
d’anormal à l’échelle de la planète, et que les
activités humaines n’en sont pas la cause,
autant d’arguments qui s’excluent les uns les
autres. Or, ce sont les mêmes personnes et,
sur les réseaux sociaux, les mêmes comptes
qui diffusent indifféremment ces mêmes
messages – parfois dans la même journée.
Discours contradictoires
Sauf que, à la différence du sophisme cité par
Freud, la rhétorique antiscientifique ne tient
ni du trait d’esprit ni de la logique ­onirique.
Elle signe au contraire une démarche très
consciente, consistant à miner le consensus
scientifique par tous les moyens possibles.
C’est du moins l’une des hypo­thèses qui
s’imposent naturellement. Aujourd’hui, cer-
tains acteurs cachés derrière des pseudony-
mes débitent des propos dont la sophistica-
tion et la mauvaise foi suggèrent une campa-
gne organisée de désinformation. Les précé-
dents ne manquent pas, depuis les actions
de manipulation de l’opinion publique de
l’association environnementale de l’indus-
trie pétrolière et ­gazière, dans les années
1980, à celles du libertarien Heartland Insti-
tute de Chicago, au début des années 2010.
ques différentes se sont agrégés. Le dis-
cours climatosceptique des années 1980
tendait à nier la réalité du dérèglement cli-
matique ; aujourd’hui, face à l’indéniable, il
cherche plutôt à contester son origine anth-
ropique, autrement dit liée à l’activité hu-
maine. Au lieu de s’être succédé, ces diffé-
rents ­arguments continuent de circuler
aujourd’hui en parallèle, comme autant de
strates d’enfumage formant aujourd’hui un
corpus chaudronesque – au sens de Freud –
bancal et chaotique.
Enfin, le public climatosceptique a changé :
comme l’a montré, fin avril, une étude de la
Fondation Jean Jaurès, il ne s’agit plus d’ex-
perts en marge mais de citoyens imprégnés
de défiance, complotistes, antivax et pouti-
nolâtres. Or, le conspirationnisme s’accom-
mode fort bien des discours contradictoires.
Ainsi que l’a mesuré une étude de 2012, ceux
qui croient que Lady Di a été assassinée sont
les mêmes que ceux qui pensent qu’elle est
encore vivante. Dans sa dystopie, la pensée
complotiste accorde plus de crédit à deux
contre-discours antithétiques qu’à une sup-
posée vérité officielle.
Le climat est aujourd’hui la victime collaté-
rale de ce confusionnisme-là : dans un monde
où, par principe, le consensus scientifique se-
rait un mensonge, il devient tragiquement
héroïque d’affirmer tout et son contraire. p
William Audureau
(service décodeurs)

Chronique | par Éric Albert Tout, vous saurez tout sur les Balkans
L’inflation, un mystère Livre sont toujours là. Les Etats-Unis et
la Chine s’affirment comme des
Le nom même de « Balkans »,
qui se réfère au grand massif mon-

vieux de deux mille ans L es Balkans furent long-

temps considérés, non sans
raison, comme la poudrière
de l’Europe. Ainsi l’assassinat à
­Sarajevo, en juin 1914, de l’archi-
duc autrichien François-Ferdi-
acteurs majeurs, alors que les
Européens tergiversent.
Vingt après le sommet de Thes-
salonique quand, en juin 2003,
l’Union consacra la vocation
tagneux de la région, est relative-
ment récent, reprenant une an-
cienne désignation turque. Quant
à la notion de « Balkans occiden-
taux », c’est un néologisme vieux
« européenne » des « Balkans occi- d’à peine vingt ans pour différen-

E n l’an 301, l’empereur Dioclé-

tien a publié l’« édit du maxi-
mum ». Plus de 900 biens de
consommation – y compris un lion
mâle – étaient désormais soumis à
des prix plafonnés. Exténué et appau-
vri par des guerres permanentes,
l’Empire romain peinait alors à payer
ses soldats et avait progressivement
réduit la quantité d’argent dans ses
pièces. Cette dévaluation qui ne disait
pas son nom avait progressivement
provoqué une forte poussée d’infla-
tion, que les dirigeants de l’époque
tentaient d’enrayer. Faut-il le préci-
ser ? Leur tentative fut vaine.
Au passage, les maîtres de Rome re-
fusaient toute responsabilité dans la
hausse des prix, qui n’avait rien à voir
avec la monnaie, selon eux. Ils mon-
traient du doigt, au contraire, « ceux
qui osent aller contre cet édit » et « ceux
qui initient une pénurie [en accumu-
lant des stocks] ». En clair, les coupa-
bles étaient les producteurs et com-
merçants qui s’en mettaient plein les
poches en augmentant leurs prix.
Pour faire bonne mesure, le châti-
ment encouru était la peine de mort.
Près de deux millénaires plus tard,
l’inflation est de retour. Les coupables
sont, encore une fois, les autres.
« Nous ne laisserons pas les grands in-
dustriels faire des marges indues (…)
sur le dos des consommateurs », ton-
nait, en avril, le ministre de l’écono-
mie et des finances, Bruno Le Maire.
L’encadrement des prix a été envisagé,
avec l’idée d’un « panier anti-infla-
tion », finalement abandonnée. Seule
la menace de la peine de mort a dis-
paru… Faut-il le préciser ? Aucune de
ces péroraisons ne mâtera l’inflation.
Conseiller économique à HSBC,­Ste-
phen King vient de publier un livre
très instructif – quoique technique –
tentant de tirer les leçons de deux
mille ans d’histoire de l’inflation
(We Need to Talk About Inflation,
Yale University Press, 224 pages,
26,73 euros, non traduit). Outre les
distantes difficultés de l’empereur
Pour les monétaristes,
l’inflation est liée à
la quantité de monnaie.
Faux, répondent les
banques centrales
Dioclétien, il y raconte les errements
répétés des dirigeants face aux sou-
daines envolées des prix, de l’hyperin-
flation de la Révolution française –
quand l’expérience des assignats s’est
nand par un terroriste manipulé
par la Serbie plongea le continent
dans la première guerre mon-
diale. Les temps ont changé, mais
un quart de siècle après la fin des
dentaux » – Monténégro, Macé-
doine du Nord, Serbie, Albanie,
Bosnie-Herzégovine et Kosovo –,
rien n’a vraiment bougé quant à
leur intégration, même si désor-
cier les pays de la région en at-
tente au seuil de l’UE de ceux qui,
telles la Grèce en 1981 ou, depuis, la
Roumanie, la Bulgarie, la Slovénie
et la Croatie, ont été intégrés.
mal finie – à celle de l’Allemagne de guerres qui ont ravagé l’ex-You- mais une bonne partie d’entre eux Au fil des pages, on apprend
1923, en passant par l’échec de l’enca- Les Balkans. goslavie, cette région du Sud-Est sont reconnus comme pays candi- aussi bien pourquoi les Serbes se
drement des prix imposé par le prési- carrefour sous européen reste une zone grise aux dats. Ce statu quo devient d’autant considèrent comme « un peuple
dent américain Richard Nixon. influences, en portes de l’Union européenne, plus intenable que l’Ukraine et la céleste » depuis la bataille de Ko-
100 questions lourde de potentielle instabilité. Moldavie focalisent désormais sovo en 1389 ou les raisons pour
La clé des anticipations de Jean-Arnault « Des Balkans pris comme des toute l’attention des Vingt-Sept. lesquelles la paix en Bosnie reste
La leçon la plus fascinante du livre est Dérens et Laurent pions dans un jeu stratégique glo- fragile. Ce livre est aussi implaca-
de constater à quel point l’inflation Geslin, Tallandier, bal qui les dépasse… La situation Analyses implacables ble dans ses analyses. « Alors que
(« qui attaque par surprise », selon 352 p., 19,90 € de la région, de ce point de vue, ne Nourri par une grande expé- l’UE soutient bien souvent des
l’auteur) demeure un phénomène diffère guère aujourd’hui de ce rience du terrain et un consistant autocrates corrompus au nom de
mal compris. D’un côté se trouvent qu’elle était au début du XXe siècle, bagage historique, ce livre est in- la “stabilité” régionale, beaucoup
les monétaristes, menés par Milton seule la liste des “grandes puissan- contournable pour ceux qui veu- de Balkaniques ont perdu l’espoir
Friedman. Pour eux, l’inflation est di- ces” a connu quelques change- lent comprendre les racines des de voir leurs pays se rapprocher des
rectement la conséquence de la quan- ments », relèvent Jean-Arnault Dé- potentiels conflits d’une région standards européens », notent les
tité de monnaie. Faux, répondaient les rens et Laurent Geslin, journalis- qui a quitté les devants de l’actua- auteurs. Las d’attendre que l’Eu-
banques centrales depuis quinze ans : tes et historiens dans leur ouvrage lité. En cent questions, ils analy- rope vienne à eux, ces habitants
il n’y a qu’à voir les énormes achats de Les Balkans. Carrefour sous in- sent les enjeux, rappellent des de la région y émigrent, vidant ces
dettes menés depuis 2008, après la fluences. L’Autriche-Hongrie n’est faits historiques parfois oubliés pays de leurs forces vives. p
grande crise financière, qui n’ont pro- plus, mais la Russie et la Turquie et pourfendent des idées reçues. Marc Semo
voqué aucune inflation jusqu’en 2020.
De l’autre côté, les banques centra-
les ont développé depuis une quaran-
taine d’années une nouvelle doc-
trine, qui repose sur un concept-clé :
les anticipations d’inflation. L’idée
Cauchemar d’un après-midi chez Poutine | par Serguei
consiste à dire que si les ménages et
les entreprises anticipent que les prix
resteront stables, alors ils n’ont pas de
raison de demander des hausses de
salaires exorbitantes ou d’augmenter
les prix de leurs marchandises trop
fortement. Aucune spirale inflation-
niste ne peut ainsi démarrer.
Sur cette base, les banques centrales
ne se sont pas inquiétées quand la
­sortie du Covid-19 a provoqué des pro-
blèmes d’approvisionnement, puis
quand la guerre en Ukraine a débuté.
Certes, cela avait provoqué une hausse
des prix, mais c’était nécessairement
temporaire, d’après elles. La preuve :
quand les sondeurs demandaient aux
entreprises et aux ménages leurs anti-
cipations d’inflation pour dans deux
ans, ceux-ci continuaient à répondre
2 %. Comme le dit Mervyn King, l’an-
cien gouverneur de la Banque d’Angle-
terre, il s’agissait d’une sorte de théo-
rie de l’inflation du roi Knut : « L’infla-
tion va rester basse parce que je le dis. »
Force est de constater que les prix
ont continué leur flambée. Le risque,
avertit Stephen King, est que le grand
public en déduise que « ces banquiers
centraux ne savent pas ce qu’ils di-
sent ». Après deux millénaires, les mé-
canismes qui entourent l’inflation
demeurent très mal maîtrisés. p
0123
­
­Mercredi 31­ mai 2023 0123 | 31

France | chronique En Turquie,

par Fr ançoi se Fr e ss oz
le spectre
dérive autoritaire du régime n’ont affaibli luctable, tandis que le pays consomme à
des lendemains
L’urgence qui déchantent
le socle électoral conservateur, qui lui a en-
core renouvelé sa confiance. La résonance
entre le dirigeant et toute cette partie de la
crédit le gaz russe indispensable pour faire
tourner son industrie. Un troisième tour
de scrutin pourrait donc avoir lieu, mais
d’un nouveau départ population acquise à sa cause en dépit des
circonstances a été largement sous-esti-
mée par l’opposition.
cette fois sur le plan économique, alors que
la défiance des marchés financiers n’a fait
que s’amplifier ces derniers jours.
Dans cette période troublée, avec une in- En revanche, sur le plan politique, le « reis »
flation galopante qui ruine la population, la est désormais en position idéale pour réali-

A
u mitan des cent jours,
dont il a lui même fixé
l’échéance, Emmanuel
Macron a atteint son
premier objectif : il est parvenu à
enrayer sa chute dans les sonda-
ges alors que la gauche reste tou-
jours mobilisée contre la réforme
des retraites. Dans le baromètre
IFOP-Le Journal du dimanche paru
le 28 mai, sa cote de popularité se
situe à 28 %, en hausse de 2 points
par rapport au mois précédent.
Dans l’enquête BVA-RTL, publiée
deux jours plus tôt, elle grimpe à
32 % (+ 6 points). Celle de sa pre-
mière ministre, qui apparaissait
il y a quelques semaines en très
grande difficulté, suit la même
évolution. Il manque cependant à
Elisabeth Borne une feuille de
route claire et un dispositif politi-
que solide pour tourner la page de
cette première annus horribilis.
La nécessité de fixer un cap et de
marquer un nouveau départ ap-
paraît d’autant plus forte que le
contexte budgétaire n’est plus
le même qu’il y a un an. Sur fond
de remontée des taux d’intérêt,
l’état des finances publiques com-
mence à être scruté avec méfiance
par les agences de notation,
Bruxelles et les partenaires euro-
péens de la France. La crainte de
voir Standard & Poor’s baisser
d’un cran sa note début juin,
comme l’a fait Fitch au mois
d’avril, pousse le ministre de l’éco-
nomie, Bruno Le Maire, à multi-
plier les gels de crédits et les expli-
cations pour tenter de convaincre
que l’endettement (109,6 % du PIB
prévus en 2023) et les déficits
(4,9 % du PIB) sont sous contrôle
Le rapport
de Jean Pisani-Ferry
sur les incidences
économiques
de la transition
climatique semble
tombé dans un vide
politique sidéral
logement, évalué en moyenne à
24 000 euros, représente 146 %
du revenu annuel moyen d’un
ménage très modeste et 82 % de
celui d’un ménage appartenant
aux classes moyennes.
Dans une démocratie qui fonc-
tionne normalement, tous ces
­aspects qui touchent au contrat
social devraient être portés par les
partis politiques, abondamment
documentés et déjà débattus sur
la place publique. Au lieu de quoi,
le rapport semble tombé dans un
vide politique sidéral : les forma-
tions de gauche, y compris celles
qui se veulent le fer de lance de la
planification écologique, sont res-
tées sans voix, tandis que le gou-
vernement s’est retrouvé sur la
défensive, assurant, sans pouvoir
le démontrer clairement, qu’il se-
rait capable de financer la transi-
tion écologique, comme les autres
investissements (éducation natio-
nale, santé publique), sans alour-
dir le taux d’endettement global
ni augmenter les impôts.
Divergences internes
K emal Kiliçdaroglu n’a finalement
pas réussi à mettre en échec Recep
Tayyip Erdogan. Après deux décen-
nies au pouvoir, le président turc a été faci-
lement reconduit pour un nouveau man-
dat, dimanche 28 mai, avec 52 % des suffra-
ges exprimés. Le fait de l’avoir obligé à
attendre le second tour de scrutin pour être
élu – une première – reste une bien maigre
consolation pour une opposition qui, mal-
gré son front commun, n’a pas su enrayer
la puissante machine électorale du prési-
dent sortant et sa dynamique nationaliste.
Rien n’a semblé avoir de prise sur Recep
Tayyip Erdogan. La violente crise économi-
que que traverse le pays, pas plus que la
­gestion jugée trop lente des secours après
le tremblement de terre du 6 février ou la
HORS-SÉRIE
guerre russo-ukrainienne toute proche, des
millions de réfugiés syriens, la majorité des
Turcs ont préféré voir dans Erdogan un gage
de stabilité politique plutôt qu’un exutoire à
leurs difficultés quotidiennes. La responsa-
bilité du président sortant dans la situation
économique du pays est pourtant lourde.
A rebours de toute logique économique,
face à l’hyperinflation, le chef de l’Etat s’est
enferré dans une politique de baisse des
taux d’intérêt, qui, sous prétexte de soutenir
les exportations, n’a fait que jeter de l’huile
sur le feu et aggraver l’érosion du pouvoir
d’achat d’une population désemparée.
Après avoir remercié trois gouverneurs
de la banque centrale turque en deux ans,
pas assez dociles pour appliquer la fuite en
avant qu’il préconisait en guise de politi-
que monétaire, Recep Tayyip Erdogan a, ces
dernières semaines, jeté toutes ses forces
dans la bataille électorale, en épuisant les
réserves de change du pays pour soutenir
la livre turque. Au lendemain de sa victoire,
une dévaluation à court terme semble iné-
SES RÉGIONS
SON PAYSAGE POLITIQUE
SES INÉGALITÉS
ser son grand œuvre. Après avoir muselé
les contre-pouvoirs, de la justice à la presse
en passant par les principales institutions
de l’Etat de droit, après avoir instrumenta-
lisé la religion pour renforcer son pouvoir,
Erdogan a désormais tous les leviers pour
laisser définitivement sa trace dans l’his-
toire du pays. Le centenaire de la République
fondée par Mustafa Kemal Atatürk, le 29 oc-
tobre 2023, devrait être une occasion pour
qu’il esquisse les contours de la Turquie
qu’il imagine : une Turquie plus religieuse,
plus nationaliste que jamais, mais aussi plus
opaque sur le plan économique.
Cette victoire sur le fil devrait inciter
­Recep Tayyip Erdogan à reconnaître ses
­erreurs, même s’il faut convenir que ce
n’est guère dans sa nature. Les Turcs n’ont
rien à gagner à la poursuite d’une dérive
autoritaire, qui ne ferait qu’éloigner un peu
plus Ankara de l’Occident, pour se rappro-
cher d’une Russie et d’une Chine sources
d’inspiration inépuisables pour ce prési-
dent indéboulonnable. p

et vont décroître dans la durée.
L’allongement de l’âge de départ à
la retraite, adopté en bravant l’im-
popularité et le feu des critiques,
s’inscrit bien dans le double souci
de réduire le déficit prévisionnel
de l’assurance-retraite et d’aug-
menter le volume de travail.
40
L’unique souci de la plupart des
ministres a été de récuser la pro-
position du rapport consistant,
au nom de l’équité, à lever un
­impôt exceptionnel sur le patri-
moine financier des 10 % de mé-
nages les plus riches. Le propos
avait le malheur de ne pas s’ins-

Le gouvernement n’en est pas
moins sous surveillance, parce
que la France cumule toujours
un taux élevé d’endettement, de
dépenses publiques et de prélève-
CARTES
crire dans la doxa présidentielle
du moins d’impôts.
Les enjeux du zéro carbone à
l’horizon 2050 placent tout le
monde sur la réserve : la gauche, POUR COMPRENDRE

COMMENT
ments obligatoires qui obèrent qui n’a pas tranché en son sein le
ses marges de manœuvre. Elle débat entre « croissants » et « dé-
commence tout juste à le redé- croissants », et qui refuse toujours

VALA
couvrir, alors que la campagne de s’interroger sur les raisons
présidentielle de 2022 est restée du ras-le-bol fiscal ayant miné
entièrement placée sous le signe le quinquennat de François Hol-

de l’argent gratuit et du dopage
collectif au « quoi qu’il en coûte ».
Dans ce contexte, la publication,
le 22 mai, du rapport de l’écono-
miste Jean Pisani-Ferry et de l’ins-
pectrice générale des finances
Selma Mahfouz sur « Les inciden-
ces économiques de l’action pour
le climat » a fait l’effet d’une petite
bombe. Rédigé avec le concours
de France Stratégie, l’organisme
de prospective rattaché à Mati-
gnon, le document souligne à
quel point le pays est collective-
ment mal préparé à la transition
écologique, décrite comme « un
choc d’offre négatif qui s’accompa-
gne d’un besoin de financement
d’investissements dont la rentabi-
lité n’est pas acquise ».
Les deux experts évaluent à
34 milliards d’euros le montant
des dépenses publiques qu’il fau-
dra engager chaque année, d’ici à
2030, pour espérer en générer
près de deux fois plus avec le
privé. Parallèlement, ils insistent
sur le choc social que va entraîner
cette mutation aux implications
très inégalitaires. A titre d’exem-
ple, le coût de la rénovation d’un
Les enjeux
du zéro carbone
à l’horizon 2050
placent tous les
partis sur la réserve
FRANCE
lande ; la droite, qui dénonce les
3 000 milliards de dette publique
mais reste incapable de docu-
menter les économies budgétai-
res appelées de ses vœux ; le parti
présidentiel, qui tourne autour du
financement de la transition éco-
logique sans oser s’en emparer
pleinement. Autant le parti avait
été capable, il y a quelques mois,
d’ouvrir un débat sur le partage
de la valeur, autant il rechigne à
mener la confrontation autour
de la fiscalité verte, de crainte de
creuser les divergences internes
après l’épreuve des retraites.
Il existe, de fait, une divergence
de fond entre l’aile droite de Re-
naissance, incarnée par Bruno
Le Maire, qui mène croisade con-
tre le trop d’impôts, et l’aile gau- Est-ce la France qui va bien et les Français qui vont mal, ou l’inverse ?
che qui, à l’instar de Pascal Canfin,
appelle à ne pas escamoter le su- A la lecture des quarante cartes et d’une montagne de statistiques, ce
jet : « Il faut sortir du double hors-série conclut que les Français s’adaptent plutôt bien, dans un pays qui
dogme consistant d’un côté à subit une crise des services publics, une crise climatique et une crise de la
brandir un impôt à chaque fois
qu’il y a un problème de finance- représentation sans précédent.
ment, de l’autre à dire qu’il n’y
aura jamais d’impôt en plus »,
plaide le président de la commis-
sion de l’environnement du Par-
lement européen, en soulignant
que « des initiatives intéressantes
40 CARTES POUR COMPRENDRE COMMENT VA LA FRANCE
peuvent être prises au niveau
­international ». Une fois encore,
tout va reposer sur l’impulsion
présidentielle, comme si le sys- Un hors-série du « Monde »
tème politique était devenu inca- 116 pages - 11,90 €
pable, sur un sujet aussi majeur, Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
de générer une délibération col-
lective digne de ce nom. p
Avec SG,
faites grandir vos idées
où que vous soyez.

Société Générale et les banques du groupe Crédit du Nord

fusionnent pour créer SG.
 La météorite
normande
du 13 février
atterrit à Paris
Après moult péripéties,
ces objets interplané-
taires seront exposés,
pendant cinq ans,
au Muséum national
d’histoire naturelle,
et étudiés par une
équipe internationale
Page 2

Le plus grand
site australien
d’art pariétal
menacé
Des gravures multi­-
millénaires souffrent
de la pollution issue des
installations pétrolières
et minières voisines
Page 3

Florence WojTyczka

Le système Raoult 2020-2021, efficacité de l’hydroxychloroquine et du

vaccin pour éviter la mort ! ». Il évoque aussi ces ob-
servations dans son livre Autobiographie, publié
début avril (Michel Lafon, 336 pages, 18,95 euros) :

dans la tourmente
« La combinaison hydroxychloroquine/azithromy-
cine est associée à une mortalité au moins cinq fois
inférieure à celle des autres thérapeutiques. »
L’étude en question s’inscrit en fait dans une
­lignée de publications par l’IHU marseillais à la mé-
thodologie discutable. Didier Raoult a très tôt mani-
Méthodologie, éthique, cadre juridique… Une nouvelle étude sur l’efficacité festé son enthousiasme pour la chloroquine puis
de l’hydroxychloroquine, pilotée par l’ancien directeur de l’IHU de Marseille l’hydro­xychloroquine, des molécules utilisées

et portant sur 30 000 patients atteints du Covid-19, suscite les critiques

de nombreux experts. Elle s’inscrit dans une lignée de travaux discutables
Marseille - correspondant
Gilles Rof et Hervé Morin (à Paris)
­contre le paludisme pour la première, et le lupus ou
Sans surprise, cette nouvelle étude suscite, de la
part d’experts, des critiques méthodologiques. Elle
fait aussi l’objet d’accusations plus graves, portées
diverses ­indications rhumatologiques pour la se- Quand le requin-
conde. Des « repositionn­ements » de la chloroquine
avaient déjà été tentés, en vain, contre les virus
Ebola, de la dengue ou du chikungunya. Le 25 fé-
marteau retient
vrier 2020, dans une vidéo titrée « Coronavirus :
fin de partie ! », le microbiologiste estimait, à la lec-
son souffle
ture d’une étude chinoise lacunaire, que, grâce à
cette molécule, le Covid-19 était « probablement Une équipe de l’univer-
l’infection respiratoire la plus facile à traiter ». sité d’Hawaï a découvert

S
i Didier Raoult a dû passer la main, en
­septembre 2022, à la direction de l’insti-
tut hospitalo-universitaire (IHU) Médi-
terranée Infection, le médecin et micro-
biologiste n’en reste pas moins actif sur
le front des publications scientifiques. En témoi-
gne un manuscrit, non relu par les pairs – c’est-à-
dire encore non validé pour publication dans une
revue scientifique – mis en ligne le 4 avril. Portant
sur 30 423 patients atteints de Covid-19 pris en
charge dans son institut entre le 2 mars 2020 et le
31 décembre 2021, ce « preprint » décrit l’efficacité
en termes de baisse de la mortalité du traitement
combinant hydroxychloroquine (HCQ) et azithro-
mycine (AZ), le fameux « protocole Raoult ».
dans une tribune signée par de nombreuses sociétés
savantes et des personnalités telles que le président
de l’Académie des sciences, Alain Fischer. Publié en
page 7 de ce cahier et sur Lemonde.fr le 28 mai, ce
texte s’attache à la nature même de l’étude, et à son
statut réglementaire. Pour les signataires, ces tra-
vaux constituent « vraisemblablement le plus grand
essai thérapeutique “sauvage” connu à ce jour », ces
prescriptions ayant en outre été poursuivies « pen-
dant plus d’un an après la démonstration formelle de
leur inefficacité ». Sur Franceinfo, le 28 mai, Didier
Raoult a fustigé « une tribune d’imbéciles ».
En quoi a donc consisté cette étude ? Dans un
tweet publié le 25 avril, Didier Raoult résumait
ainsi les résultats : « Etude des 30 000 cas de Covid
L’IHU était déjà lancé pour en apporter la preuve,
grâce à une première étude qui a très vite concentré l’étonnante solution de
les critiques. Il ne s’agissait pas d’un essai clinique ce poisson ectotherme
offrant le meilleur niveau de preuve de l’efficacité du
traitement, qui impliquerait de disposer d’un grou­- pour ne pas se refroidir
pe témoin, constitué de manière aléatoire mais aux lorsqu’il se nourrit
caractéristiques comparables, à qui l’on administre à 600 ou 800 mètres
un placebo. Dans son dernier livre, Didier Raoult
écrit : « [Rapidement], nous avons pris la décision de profondeur
d’interrompre l’étude et de poursuivre dans le cadre Page 7
de soins courants, car les éléments dont nous dispo-
sions mettaient en évidence un tel niveau d’efficacité
qu’il aurait été de mon point de vue criminel de ne pas
en tenir compte dans la prise en charge des patients. »
→ lire la suite pages 4-5 et la tribune page 7

Cahier du « Monde » No 24386 daté ­­Mercredi 31­ mai 2023 - Ne peut être vendu séparément
 Actualité
2| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 31­ mai 2023

Concurrence entre les chasseurs de météorites et le Muséum

Astronomie - Le plus gros fragment du météore tombé en Normandie le 13 février sera exposé à Paris, après bien des péripéties

C’
était un astéroïde de 1 mètre de
diamètre et d’environ 1 tonne
aperçu à plus de 200 000 kilomè-
tres de la Terre. Et, soixante-
douze heures après, on en avait
un morceau dans la main », raconte, encore tout
émue, Brigitte Zanda, trois mois et demi après
cette découverte. L’enseignante-chercheuse au
Muséum national d’histoire naturelle n’en était
pourtant qu’au début de l’aventure.
Pour la première fois en France, et seulement la
troisième dans l’histoire des sciences, un objet
interplanétaire observé par des astronomes était
identifié comme faisant route vers la Terre (l’as-
téroïde), puis vu, photographié et filmé lors de
son entrée dans l’atmosphère (le météore), et en-
fin retrouvé sous forme de fragments (les météo-
rites). Un enchaînement exceptionnel… et pu-
blic. En même temps que le réseau Vigie-Ciel
mobilisait scientifiques et volontaires pour ten-
ter de retrouver dans le sol normand le maxi-
mum de témoignages de cet événement, les
chasseurs de météorites ont afflué de France,
d’Allemagne ou de Pologne. Une course contre la
montre était lancée.
La première météorite de 93 grammes trou-
vée par une étudiante dans un champ de Saint-
Pierre-le-Viger (Seine-Maritime), le 15 février,
deux jours après le flash lumineux observé au- La météorite Saint-Pierre-
dessus de la Manche, signait le succès du pro- le-Viger, tombée
gramme de sciences participatives Fripon Vigie- en Normandie, le 13 février.
Ciel. Mis en place depuis 2017 pour associer des Bil Bungay
chercheurs (Muséum, Observatoire de Paris,
universités Paris-Sud, de Grenoble, etc.) et des
amateurs, le dispositif comprend une centaine
de caméras réparties sur le territoire afin de dé-
terminer la zone de chute d’éventuelles météo- ­ lusieurs reprises contre le mur que crée
p rien. « C’est ce qui nous tombe dessus le plus quelques semaines d’échanges avec la direction
rites et tenter de les retrouver. ­l’atmosphère, ce que l’on appelle « fragmenta- ­fréquemment, mais on ne sait pas d’où ils vien- du Muséum de Paris, il a été convenu que cette
tion catastrophique ». Les fragments les plus pe- nent », résume Auriane Egal. météorite serait mise à disposition pour une
« Manque d’un cadre réglementaire » tits, les plus nombreux, sont davantage freinés Un mystère peut-être en train de s’éclaircir présentation au public français pendant cinq
A la différence des objets archéologiques capa- et se retrouvent à l’arrière de l’ellipse, les plus grâce aux données des amateurs et des scientifi- ans. Dès l’accord signé, le mécène qui avait blo-
bles de patienter sous terre, les météorites peu- gros, les plus rares, à l’avant. ques sur la trajectoire de l’astéroïde, sur son qué le découpage du précieux caillou l’achète et
vent rapidement se dégrader. « Ce sont les seuls Le duo américain a mis la main sur un morceau ­entrée dans l’atmosphère filmée sous tous les le sauve. Brigitte Zanda est allée le récupérer en
objets naturels qui contiennent du métal. Donc, de 175 grammes, le plus gros issu de ce météore, angles et dont l’onde sismique associée a été main propre, jeudi 25 mai. Il intégrera, le 1er juin,
ils rouillent. Il faut les sortir vite de terre si l’on initialement baptisé 2023 CX1 par la NASA, à qui le ­enregistrée et l’analyse de la composition de cet en grande pompe une nouvelle vitrine de la gale-
veut analyser leurs propriétés », explique Brigitte comité de nomenclature de la Meteoritical So- objet, en particulier des gaz rares qui y ont été rie de minéralogie au Jardin des plantes.
Zanda, astrophysicienne et cosmochimiste. Le ciety a décidé, le 23 mai, de donner officiellement piégés au moment du refroidissement du corps Un happy end qui cache les failles de la législa-
plus mercantile des chasseurs de météorites, en celui de Saint-Pierre-le-Viger. Destiné à être litté- principal, il y a 4,5 milliards d’années. « Nous tion, car de nombreuses autres météorites sor-
ramassant un tel caillou de terre, contribue donc ralement vendu à la découpe après avoir été en- pourrons caractériser de façon hyperprécise l’ori- ties du sol normand se sont évanouies dans la
à le préserver. « Ce ne sont pas nos ennemis, nous voyé dans le Wisconsin chez le spécialiste qui scie gine de cette météorite, enquêter sur l’histoire de nature. Brigitte Zanda milite pour une loi. « Pas
avons aussi besoin d’eux, mais un cadre régle- les météorites de la plupart des chasseurs améri- cet astéroïde et avancer sur l’identification de son question d’un texte pour dire que l’Etat est le pro-
mentaire manque, alors qu’aucune loi ne dit qui cains, l’objet était perdu pour la science. Qu’à cela corps parent, ajoute Auriane Egal. Là, on n’a pas priétaire des météorites, cela aboutirait à cacher
est le propriétaire d’une météorite trouvée sur le ne tienne, les chercheurs ont de quoi faire. besoin d’une mission spatiale ». les découvertes. Les chasseurs de météorites, pro-
sol français », ajoute la chercheuse. Auriane Egal, conseillère scientifique au pla- fessionnels ou du dimanche, et les propriétaires de
Il se trouve que les Américains Steve Arnold et nétarium de Montréal (Canada), professeure Sauvé par un producteur de cinéma terrains doivent y avoir un intérêt », explique-t-
Roberto Vargas, réputés pour la mise aux enchè- ­adjointe à l’université Western, en Ontario, qui Brigitte Zanda, dépitée par l’arrogance du duo de elle. Elle plaide pour une propriété associant les
res du moindre gramme de météorite tombé du avait calculé le point et l’heure d’entrée dans chasseurs qui s’était filmé, le 19 février, sur une trois – Etat, découvreur et propriétaire – avec un
ciel, n’ont pas tardé à rappliquer. Forts de plus de l’atmosphère de l’astéroïde avec les données re- plage avec leur trophée affirmant que, pour la se- éventuel mécanisme d’indemnisation pour que
vingt ans d’expérience à travers le monde, ils cueillies par plusieurs observatoires dans les conde fois, l’Amérique sauvait la France sur une l’objet puisse intégrer des collections publiques,
ont, sans doute mieux que d’autres, su orienter heures précédant l’impact du 13 février, se ré- plage de Normandie, s’est plongée dans l’analyse locales ou nationales.
leurs recherches. L’ellipse dessinée au sol par la jouit déjà de la richesse de la publication scienti- des douze météorites rapportées au Muséum par Le député des Vosges Stéphane Viry (LR) milite
dispersion des fragments s’étale, en effet, géné- fique à laquelle plusieurs dizaines de scientifi- le réseau Vigie-Ciel. C’est alors qu’elle a reçu le en vain, depuis 2018, auprès des ministres de la
ralement sur plusieurs kilomètres. ques du monde entier contribuent et pour la- courriel d’un inconnu affirmant avoir « peut-être recherche successifs pour un projet de loi allant
En arrivant dans les hautes couches de l’atmos- quelle elle tient la plume. le moyen de faire venir au Muséum » cette pièce dans ce sens. La météorite normande a sans
phère, le bolide est chauffé et s’ionise, formant Pourtant, cette météorite est une chondrite de maîtresse de Saint-Pierre-le-Viger. « Pas question doute aidé à faire comprendre l’enjeu. Une pre-
un plasma à une température de plusieurs dizai- type L, la plus ordinaire, comme 38 % de ces de négocier un prix », répond-elle. mière réunion a eu lieu au ministère de la re-
nes de milliers de kelvins (K), sans comparaison cailloux d’origine interplanétaire. On sait que Bil Bungay, producteur américain de cinéma cherche, ce printemps, avec Brigitte Zanda. Une
avec les 5 700 K à la surface du Soleil, ce qui en ces objets, qui ont l’âge du Système solaire, sont – dont Noureev, de Ralph Fiennes –, est par petite lueur dans le ciel. p
érode la plus grande partie. Puis il se brise à issus d’astéroïdes bien plus gros… dont on ne sait ailleurs un passionné des météorites. Après Jean-Baptiste Jacquin

Le baiser romantique date d’au moins quatre mille cinq cents ans
Anthropologie - L’âge des plus vieilles traces retrouvées de cette pratique rouvre le débat sur son lien avec la propagation du virus de l’herpès

R etrouver les premières tra-

ces d’un baiser romanti-
que, lèvres contre lèvres,
dans l’histoire de l’humanité.
C’est la mission que se sont fixée
deux chercheurs danois, la bio­-
logiste Sophie Lund Rasmussen
(université d’Oxford, Royaume-
Uni) et l’assyriologue Troels Pank
Arboll (université de Copenha-
gue), et qu’ils détaillent dans un
article publié le 18 mai par la revue
Science. Ces traces, ils les ont fina-
lement retrouvées dans des tex-
tes en écriture cunéiforme vieux
de quatre mille cinq cents ans,
­originaires de Mésopotamie, une
­région antique correspondant à
l’Irak et à la Syrie actuels.
Le point de départ de leur quête ?
La publication, en juillet 2022,
d’un article sur l’évolution du
­virus Herpes simplex de type 1
(HSV-1) dans la revue Science Ad-
vances. L’équipe de chercheurs en
paléogénétique (étude d’ADN an-
cien) de l’université de Cambridge
(Royaume-Uni) évoquait un pos-
sible lien entre l’introduction de la
pratique du baiser − supposant un
échange de salive − et la propaga-
tion du virus HSV-1.
D’après cette étude, la souche
moderne du virus à l’origine des
« boutons de fièvre » aurait émer­-
gé il y a près de cinq mille ans.
Aujourd’hui, environ 67 % des per-
sonnes âgées de moins de 50 ans
sont porteuses du virus de l’her-
pès sous sa forme HSV-1, selon l’Or-
ganisation mondiale de la santé.
Pour Sophie Lund Rasmussen
et Troels Pank Arboll, le baiser
­romantique précéderait en réalité
de loin la souche moderne de
l’herpès, ce qui rendrait peu pro-
bable le rôle de cette pratique dans
la large diffusion du virus depuis
cinq mille ans. « Les chimpanzés et
les bonobos s’embrassent aussi de
manière romantique et sexuelle,
explique Sophie Lund Rasmussen
au Monde. Puisque nous sommes
tous des hominidés et que ces pri-
mates pratiquent aussi le baiser,
cela pourrait indiquer qu’il s’agit
d’un comportement très ancien,
bien plus que la documentation
que nous avons trouvée. »
Pour étayer l’hypothèse d’une
influence constante du baiser
sur la transmission de maladies,
et réfuter l’idée selon laquelle
cette pratique a été un facteur de
contamination soudaine, la biolo-
giste a répertorié des études de
­paléogénétique prouvant l’exis-
tence, depuis la préhistoire, de
­virus oralement transmissibles,
comme l’herpès HSV-1 ou le virus
d’Epstein-Barr, également de la fa-
mille des Herpesviridae et agent
de la mononucléose infectieuse,
parfois appelée « maladie du bai-
ser ». « Je voulais trouver des traces
de ces agents pathogènes “baiser-
transmissibles” dans des temps an-
sexuel exhumées par le couple
­danois figuraient sur des tablettes
ciens. Car, s’ils ont toujours existé, il
est probable que nous nous soyons
aussi toujours embrassés », com-
plète Sophie Lund Rasmussen.
Tablettes d’argile
Le « French kiss » n’est pas le seul
potentiel facteur contaminant
­selon Philippe Charlier, médecin
légiste, anthropologue et direc-
teur du département de la recher-
che du Musée du quai Branly, qui
n’a pas participé à l’étude : « La
préparation alimentaire intrabuc-
cale [prémâcher pour autrui] et le
sexe oral sont d’autres pratiques
qui pouvaient être des biais de
­contamination potentielle par des
bactéries et des virus. »
Les premières traces de baiser
d’argile collectées dans les années
1980 et qui avaient déjà fait l’objet
Ainsi, ce millénaire de décalage
amène M. Arboll et Mme Rasmus-
sen à conclure sur la nécessaire
­interdisciplinarité de la recherche
sur l’évolution des maladies.
de publications. « Mais elles Philippe Charlier, également di-
n’avaient apparemment jamais été recteur du laboratoire anthropo-
exploitées en dehors de l’assyriolo- logie, archéologie, biologie de
gie [science qui traite des cultures l’université de Versailles-Saint-
anciennes du Moyen-Orient, no- Quentin-en-Yvelines abonde : « Il
tamment de l’Assyrie et de la Mé- y a trop de cloisonnements entre
sopotamie],­ ­elles étaient donc in- les sciences fondamentales et les
connues en ­dehors de ce domaine », sciences humaines. Pour définir
explique Troels Pank Arboll. l’ancienneté de l’herpès et son évo-
Jusqu’à la publication du 18 mai lution, il faut que l’on sache com-
dans Science, la plus ancienne trace ment les gens s’alimentaient, quel-
écrite de baiser généralement citée les étaient leurs pratiques sexuel-
renvoyait à une scène en Inde, il y a les, s’ils buvaient dans le même
trois mille cinq cents ans, nourris- verre… On a besoin du regard de
sant l’hypothèse que la pratique du l’anthropologue, de l’archéologue
baiser aurait été propagée à diver- et de l’historien pour comprendre
ses cultures à la suite des vagues la complexité de l’histoire et de
de migration de l’âge de bronze l’évolution des maladies. » p
(2200 à 800 avant notre ère). Axelle Auvray

L’art rupestre en Australie menacé
Paléontologie - Le site de Murujuga, abritant des gravures parfois vieilles de plusieurs dizaines
de milliers d’années, souffre des émissions acides rejetées par les industries pétrochimiques
Sydney - correspondance
D ans le nord-ouest de l’Aus-
tralie, la péninsule de Mu-
rujuga, dénommée ainsi
par le peuple autochtone ­jaburara
en raison de sa forme d’« os de han-
che qui dépasse », abrite l’une des
plus grandes et des plus anciennes
galeries d’art au mon­de. Plus d’un
million de gravures rupestres con-
centrées sur un territoire de 36 857
hectares. Cette étroite langue de
terre se jetant dans l’océan Indien
est aussi, depuis les années 1960, un
im­portant centre d’activité pour les
secteurs minier et pétrochimique.
Alors que les travaux de construc-
tion d’une nouvelle usine d’engrais
ont commencé, fin avril, et que le
groupe pétrolier Woodside Energy
travaille sur un mégaprojet gazier
pour l’exploitation de deux im-
menses gisements off­shore et l’ex-
tension de deux usines de traite-
ment sur la péninsule, des archéo-
logues appellent à mieux protéger
le site multimillénaire, sacré pour
les aborigènes.
« Nos recherches montrent que les
émissions acides actuelles endom-
magent déjà les surfaces rocheuses
sur lesquelles ont été gravés les pétro-
glyphes. La construction de nouvelles
usines ne fera qu’accélérer les dom-
mages et la destruction des roches se
produira encore plus rapidement »,
met en garde Benjamin Smith, pro-
fesseur émérite d’art rupestre à
l’université d’Australie-Occidentale
et qui a publié, en novembre 2022,
l’étude « Surveillance de la dégrada-
tion de l’art rupestre. Analyse d’ima-
ges d’archives des pétroglyphes de
­Murujuga, Australie-Occidentale ».
Un site sacré aborigène
Pendant longtemps, les scientifi-
ques ne se sont inquiétés que des
conséquences directes de l’indus-
trialisation sur les sites archéo­-
logiques. A Murujuga, les engins de
chantier auraient détruit au fil des
décennies des centaines de pétro-
glyphes. Pour la construction de
cette nouvelle usine d’engrais par
Perdaman Chemicals and Fertili-
sers, un gigantesque projet d’un
montant de 3,7 milliards d’euros, le
groupe a déplacé, avec l’accord des
autorités, trois panneaux d’art ru-
pestre pour faire place nette avant
le début des travaux.
Anorexie, boulimie… dépister plus tôt
Santé - Plus de la moitié des personnes concernées n’accèdent pas à des soins spécialisés
A norexie mentale, boulimie,
hyperphagie boulimique…
Les effets délétères de la
pandémie de Covid-19 et des pério-
des de confinement continuent de
se faire sentir sur la santé mentale,
notamment les troubles des
­conduites alimentaires (TCA). Ils ont
fortement augmenté depuis 2019,
selon plusieurs publications inter-
nationales. Une étude menée par
l’équipe de Pierre Déchelotte, chef
du service de nutrition du CHU de
Rouen, auprès de 8 900 étudiants,
publiée dans Nutrition et métabo-
lisme, en février 2022, a montré un
doublement de la prévalence des
TCA entre 2009 et 2021.
« Cliniquement, on est toujours
dans le haut de la vague. Ça ne
­semble pas se stabiliser », constate
Nathalie Godart, présidente de la
Fédération française Anorexie
­Boulimie (FFAB) et pédo­psychiatre à
la Fondation Santé des étudiants de
France. Surtout, les formes graves
ont augmenté. Près d’un million
de personnes, en France, souffrent
Un écaillage important est visible autour et au-dessus de ce pétroglyphe de poisson, il n’apparaissait pas
dans les années 1970. Les flèches rouges montrent l’écaillage du vernis de la roche. Aboriginal Sites Department 1974/B.W. Smith 2021
Selon le comité de la Corporation
aborigène de Murujuga (MAC), qui
représente les intérêts des proprié-
taires traditionnels, les gravures
n’auraient pas été endommagées,
mais l’épisode a été « très difficile »
pour la communauté. Eliza Kloser,
journaliste du média local Ngaarda,
venue prendre des photos le matin
de l’opération, le 28 avril, a été inter-
ceptée à deux reprises par les servi-
ces de police. Certains craignaient
un « Juukan Gorge 2.0 », en réfé-
rence au dynamitage des grottes
préhistoriques de Juukan Gorge, un
site sacré aborigène vieux de
46 000 ans, en mai 2020, par le
groupe minier Rio Tinto.
Ce que souligne surtout la der-
nière étude de Benjamin Smith, ce
sont les conséquences indirectes de
ces industries, celles des émissions
acides rejetées par leurs infrastruc-
tures dont, entre autres, des usines
de traitement de gaz, d’engrais et de
nitrate d’ammonium. « Les substan-
ces azotées stimulent la croissance
microbienne colonisatrice, qui pro-
duit des acides organiques capables
de dissoudre les surfaces rocheuses
sur lesquelles l’art est gravé. Les
de TCA caractérisés, selon les don-
nées de la FFAB, issues d’une syn-
thèse de la littérature internatio-
nale. C’est une estimation basse.
Si l’on prend en compte les trou-
bles dits « non spécifiques » – des
perturbations du comportement
alimentaire qui ne répondent pas à
tous les critères diagnostiques –,
20 % des femmes sont touchées et
15 % des hommes. Parmi ceux-ci,
certaines conduites consistant en
une restriction et/ou un évitement
de certains aliments pouvant aller
jusqu’à l’aphagie totale dans les cas
les plus sévères, comme parfois
dans l’émétophobie (peur de vomir)
ou la phagophobie (peur de s’étouf-
fer en mangeant). « Elles peuvent
avoir des conséquences graves en
lien avec la dénutrition, comme dans
l’anorexie mentale à début ­précoce »,
constate Coline Stordeur, responsa-
ble du pôle TCA restrictifs de l’enfant
à l’hôpital Robert-Debré (AP-HP).
« Les TCA sont des affections sévè-
res, mal connues et trop peu détec-
tées », alerte la FFAB, à l’occasion de la
­ xydes d’azote et de soufre se combi-
o l’existence dans le monde, explique
nent également avec la pluie et la ro-
sée pour former des acides haute-
ment caustiques, qui sont capables
de dissoudre les surfaces rocheuses »,
écrit le professeur. Dans le cadre de
cette recherche, il a comparé des
photographies récentes de vingt-six
pétroglyphes avec des clichés pris
avant l’industria­lisation. Il constate
que 50 % d’entre eux ont subi des
changements et que parmi ceux-ci,
tous, à l’exception de deux d’entre
eux, se trouvaient à proximité
d’infra­structures industrielles.
Le gouvernement d’Australie-
Occidentale et la MAC ont récem-
ment commandé leur propre étude
sur le sujet. En attendant ses conclu-
sions, le président du comité abori-
gène, Peter Hicks, souligne l’impor-
tance du site, qui, selon la cosmogo-
nie aborigène, aurait été créé par les
« Marrga », les créateurs ancestraux
du temps du Rêve. « Murujuga est
l’endroit où le Créateur et les esprits
de la création ont commencé à créer
le monde. Une fois que le monde a été
créé et que les animaux ont été pla-
cés, tout a été doté de la Loi – un ­ordre
naturel qui documente les ­règles de
Journée mondiale des TCA, vendredi
2 juin, dont le thème est « Libérons la
parole », afin de souligner le rôle cru-
cial de l’entourage. « Plus de la moitié
de ces personnes n’accèdent pas à
des soins spécialisés, faute d’un repé-
rage efficace et d’une offre médicale
suffisante », poursuit la fédération.
« Déstigmatiser les malades »
« En parler, c’est faire connaître les
TCA, déstigmatiser les personnes qui
en souffrent, qu’elles puissent s’en
ouvrir, et dire que des aides et des
traitements existent », insiste la pro-
fesseure Godart, car, comme beau-
coup de maladies psychiatriques,
plus les personnes sont prises en
charge tôt, plus le rétablissement
est rapide. « Les publications souli-
gnent l’urgence de mettre en place
des mesures efficaces pour réduire
l’impact des TCA dans nos sociétés,
en développant la prévention pri-
maire, mais surtout le repérage pré-
coce », selon un rapport que vient
de réaliser la FFAB avec le soutien de
la direction générale de la santé. Un
M. Hicks. Au cours des cinquante
mille années où nos ancêtres ont
vécu ici, le paysage a considérable-
ment changé, passant d’une chaîne
de montagnes désertiques à l’inté-
rieur des terres à un archipel côtier. »
Les rochers de Murujuga, revêtus
d’une patine brun rougeâtre qui
s’est progressivement formée par
minéralisation et que des artistes
aborigènes ont piqué et gratté pour
révéler la roche grisâtre en dessous,
renferment des millénaires de sa-
voirs et d’histoires. Ils témoignent
de l’évolution de la flore et de la
faune locale – l’une de ses gravures
représente notamment un kan-
gourou géant à queue plate, une es-
pèce de mégafaune qui s’est éteinte
il y a plus de trente mille ans – mais
ils ­racontent aussi l’histoire des
­hommes, avec des pétroglyphes
décrivant leurs activités quotidien-
nes et cérémonielles. Cette galerie
d’art fait l’objet d’une demande
d’inscription au Patrimoine mon-
dial de l’Unesco. Cette éventuelle
reconnaissance aiderait à garantir
une meilleure protection du site. p
Isabelle Dellerba
enjeu crucial également souligné
par la Haute Autorité de santé.
Mais l’offre de soins, très inégale
sur le territoire, et les services spé-
cialisés saturés n’aident pas. Une
­situation aggravée avec la crise sa-
nitaire. Les professionnels de santé
et proches avaient lancé un cri
d’alarme, en juin 2022, dans une
­tribune publiée dans Le Monde.
­Depuis, des centres ont été recon-
nus et labellisés, il en existe une
trentaine en France. « Pourtant, la
situation ne s’est pas améliorée avec
une carence très forte en personnel,
en particulier en Ile-de-France »,
souligne Nathalie Godart. p
Pascale Santi
Anorexie Boulimie Info Ecoute.
Tél. : 09-69-32-59-00 ; Fédération
française Anorexie Boulimie :
Ffab.fr ; Fédération nationale
des associations liées aux troubles
des conduites alimentaires :
Fna-tca.org ; la rubrique sur
les TCA du site de l’hôpital Robert-
Debré : Clepsy.fr
Actualité
·
Le Monde Science & Médecine
­Mercredi 31­ mai 2023
­
|3
Télescope
b
Neu ro lo gie
La société Neuralink autorisée
aux Etats-Unis à tester
sur l’humain son implant cérébral
Neuralink a annoncé, le 26 mai, dans un
tweet avoir été autorisée par la Food and
Drug Administration américaine à procéder
à des tests de son implant cérébral sur des
êtres humains. Créée en 2016 par Elon Musk,
le patron de Tesla, SpaceX et Twitter,
­Neuralink avait demandé cette autorisation
en 2022, mais elle lui avait été refusée par
l’agence sanitaire en raison d’incertitudes
sur la sécurité de la batterie, sur la tenue
des électrodes au contact du cerveau et la ca-
pacité de retirer l’implant sans endommager
celui-ci. La start-up, qui espère proposer
cette interface à des personnes handicapées
pour leur permettre de contrôler un ordina-
teur par la pensée et soigner différentes
­atteintes neurologiques, indique qu’elle n’a
pas encore ouvert le recrutement pour un
essai clinique. L’objectif ultime d’Elon Musk
est de le proposer aux sujets sains pour amé-
liorer leur connexion au monde numérique.
Géo p o litiq u e -biblio mé trie
La Chine avance dans la course
à la suprématie scientifique mondiale
Selon les derniers résultats d’un indicateur
bibliométrique de la revue Nature parus
le 19 mai, la Chine passe devant les Etats-Unis
pour la première fois en matière de pro­-
duction scientifique. Cet indicateur recense
depuis 2014 les articles de 82 journaux de
« grande qualité » choisis par sondage auprès
de la communauté. Chaque article est en-
suite « partagé » en fonction de l’origine géo-
graphique de ses auteurs (un article compte
pour un demi s’il y a autant d’auteurs chi-
nois qu’américains par exemple). En 2022,
selon ce principe, 19 373 articles étaient
attribués à la Chine contre 17 610 aux Etats-
Unis. Pour la production mondiale totale,
depuis 2018, ce pays était déjà passé devant
les Etats-Unis. Mais ceux-ci restent devant
si l’on tient compte des articles les plus cités,
un autre indice de la qualité des travaux.
Pal éo bio lo gie
Epidémies de dysenterie
à l’âge de fer à Jérusalem
Une étude de sédiments de deux latrines
datant du VIIe siècle avant notre ère conclut
à la présence d’épidémies de dysenterie
au Proche-Orient. Ces deux pierres percées
ont été découvertes lors de fouilles
menées en 2019 et 2020 à Armon Hanatziv
(sud de Jérusalem). L’originalité de ces tra-
vaux menés par une équipe de l’université
de Cambridge est d’avoir recherché cette
preuve de façon indirecte. Car les proto­-
zoaires qui causent la dysenterie ne survi-
vent pas bien dans les échantillons anciens.
C’est par la recherche des antigènes que des
traces du parasite intestinal Giardia duode-
nalis, responsable de maladies diarrhéiques
infectieuses, ont été trouvées dans
différents échantillons. (Photo : F. Vukasavovic)
> Piers D. Mitchel et al., « Parasitology », 26 mai
22,1
C’est le pourcentage de décès chez les patients
hospitalisés avec une cirrhose hépatique dans
les pays à revenus faibles ou intermédiaires,
soit entre deux et trois fois plus que dans
les pays riches (7,8 %). Ces données sont
issues d’une étude prospective incluant près
de 4 000 personnes, conduite dans 90 hôpitaux
de 25 pays, sur les six continents. Le risque
de décès dans les trente jours suivant la sortie
de l’hôpital est également bien supérieur dans
les pays pauvres (30,3 % versus 14,4 %), selon
cette étude publiée le 22 mai dans la revue
The Lancet Gastroenterology & Hepatology.
Des disparités dans l’accès au diagnostic, à des
services de soins intensifs et aux traitements
médicaux et chirurgicaux sont en cause.
 Événement
4| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 31­ mai 2023
A l’IHU de Marseille,
autopsie d’une
méthode hors norme
▶ suite de la première page
Ce sera ensuite la position constante des équi-
pes de l’IHU pour défendre une méthodologie
qui, par construction et faute de groupe témoin,
ne permet pas de mesurer l’efficacité réelle du
« protocole Raoult ». Ce traitement ayant séduit
Donald Trump, alors président des Etats-Unis, et
d’autres dirigeants internationaux, il sera un
temps largement adopté à travers le monde, avant
d’être délaissé. L’IHU et son patron ont continué
à clamer urbi et orbi son efficacité, malgré l’accu-
mulation d’études cliniques conduites en bonne
et due forme par d’autres équipes montrant le
contraire – même si des travaux douteux, que le
clan Raoult pouvait à bon droit dénoncer, ont dû
être rétractés par le Lancet en juin 2020.
Qu’importe, l’IHU accumule les études ré-
trospectives jusqu’à atteindre 30 423 patients
dans son dernier preprint. Celui-ci corrige-t-il
les ­défauts des précédents ? Pas vraiment, se-
lon Anton Pottegard, professeur de pharmaco-
épidémiologie (université du Danemark du Sud).
« La nouvelle étude est clairement rédigée sur un
ton très défensif, mais ne fournit même pas les
informations les plus élémentaires sur la ma-
nière dont l’ensemble de données a été construit,
estime-t-il. Le fait que les données soient dispo-
nibles n’est pas d’une grande aide. »
« Une déviance scientifique »
La faiblesse fondamentale de l’étude tient à nou-
veau au fait qu’elle compare les patients de l’IHU
ayant reçu de l’hydroxychloroquine à ceux ayant
eu d’autres combinaisons de médicaments. Or, si
la prescription a été différente, c’est précisément
en raison d’un profil différent des patients, ceux
souffrant d’un risque cardiaque et présentant de
ce fait une contre-indication majeure vis-à-vis de
l’association HCQ et AZ en raison de possibles ef-
fets indésirables. Cette comorbidité constituait en
elle-même un risque de ­Covid-19 plus sévère. « Le
biais le plus flagrant, c’est ce biais de contre-indica-
tion, indique l’épidémiologiste Mahmoud Zureik
(université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yveli-
nes). Aucune méthode statistique ne peut rendre
ces groupes comparables, il n’y a rien à y faire… »
« Franchement, à quoi bon ! », répond pour sa
part Dominique Costagliola (Institut Pierre-
Louis d’épidémiologie et de santé publique,
­Sorbonne Université, Inserm) quand on lui de-
mande si elle peut se pencher sur la nouvelle
étude, avant d’ajouter : « Le peu que j’en ai vu est
toujours absurde. » L’épidémiologiste avait déjà
qualifié de « nul de chez nul » un résultat de l’IHU
sur 3 000 patients, en juin 2020.
Elle figure parmi les signataires de la tribune pu-
bliée dans ce cahier, qui s’attache à une autre di-
mension problématique de l’étude des 30 423 cas :
son statut réglementaire et éthique. A l’initiative
de cette tribune, le pneumologue et pharmaco­-
logue Mathieu Molimard (CHU de Bordeaux)
­estime que les travaux de l’IHU marseillais
« constituent une déviance scientifique doublée
d’un scandale en raison de l’inaction des autori-
tés ». Pour lui, en effet, si dans l’urgence de la pre-
mière ­flambée épidémique, il était encore possi-
ble de tolérer ce type d’étude dite « observation-
nelle », d’autres essais bien conduits ont assez
rapidement montré l’inutilité des traitements à
base d’hydroxychloroquine.
Dès le 27 mai 2020, le Haut Conseil de la santé
publique avait mis fin aux dérogations relatives
aux prescriptions d’hydroxychloroquine hors
autorisation de mise sur le marché (AMM) – à l’ex-
ception des essais cliniques. L’IHU était conscient
de la situation et avait officiellement demandé, le
3 août 2020, à l’Agence nationale de ­sécurité du
médicament (ANSM) la possibilité de le prescrire
dans le cadre d’une recommandation temporaire
d’utilisation. L’agence sanitaire avait officielle-
ment répondu par la négative en octobre.
Le 30 octobre 2020, le président de Sanofi
France – producteur du Plaquénil, nom commer-
cial de la HCQ – relevait ces éléments dans un
courrier inquiet adressé au ministre de la santé,
Olivier Véran, indiquant que son produit était
prescrit « de façon importante par les médecins de
l’IHU ». Olivier Bogillot y notait que « même si
l’IHU et le professeur Raoult mettent en avant la li-
berté de prescription (…), celle-ci n’est pas abso-
lue ». Et soulignait qu’aucun protocole de recher-
che impliquant la personne humaine (RIPH)
n’avait, à sa connaissance, été déposé auprès de
l’ANSM ou d’un comité de protection des person-
nes (CPP). Il s’engageait à ne pas donner suite
aux commandes de l’AP-HM dans des quantités
« toujours importantes », et ce « afin de préserver
l’intérêt et la sécurité des patients et de protéger
[son] laboratoire ».
Ce qui débouche sur une question épineuse :
comment et pourquoi les pharmaciens de
l’AP-HM ont-ils pu continuer à assurer les pres-
criptions, souvent préremplies et en si grand
nombre, des médecins de l’IHU, jusqu’à fin 2021 ?
Ces différents éléments fondent l’alerte portée
par les signataires de la tribune : selon eux, l’am-
pleur des prescriptions effectuées à l’IHU, la
­conduite d’examens cliniques sur une partie des
patients, l’utilisation hors AMM du médicament
sont autant d’éléments qui conduisent à qualifier
l’étude d’essai clinique, et non de simple étude
observationnelle – ce qui devrait impliquer un
tout autre encadrement.
« Une recherche comportant l’administration
d’un médicament n’ayant pas d’AMM est nécessai-
rement, en France, une recherche impliquant la per-
sonne humaine encadrée par la loi de 2012, dite “loi
Jardé”, analyse François Lemaire, professeur émé-
rite de réanimation et qui a largement ­contribué
à l’élaboration de ce texte législatif – mais n’est
pas signataire de la tribune. C’est une recherche
dite “interventionnelle”, puisqu’elle comporte
l’administration d’un médicament dit “expéri-
mental” et correspond à la catégorie 1° de l’article
L. 1121-1 du code de santé publique, puisqu’on ne
peut affirmer qu’elle ne comporte que des risques
minimes. » En témoignaient des remontées des
centres de pharmacovigilance sur des troubles
cardiaques parfois graves, qui ont d’ailleurs
­conduit l’IHU à tenter de prévenir ce risque par
une batterie de tests sur les patients. Mathieu Molimard estime ainsi que l’IHU est L’IHU a cependant été enjoint par l’agence de
Rejoint dans son analyse par le chirurgien et en contravention avec la loi Jardé. « Nous deman- former ses personnels aux obligations liées aux
­ancien député de la Somme (Nouveau Centre) dons des actions, au niveau pénal, ordinal, du côté RIPH. En outre, à la demande de l’université d’Aix-
­Olivier Jardé, qui avait porté ce texte à l’Assemblée de la Haute Autorité de santé, du Comité national Marseille, des experts internationaux ont ana-
nationale, François Lemaire estime qu’« il était d’éthique. Sinon, on ouvre la voie à un retour à la lysé huit publications de l’IHU, rédigées entre
donc indispensable, avant de démarrer ­l’essai, d’en médecine du XIXe siècle, où un médecin pouvait 2014 et 2020. Dans un e-mail adressé à tous les ad-
soumettre le protocole à un comité de protection administrer, selon son intuition, n’importe quel ministrateurs, la nouvelle présidente du conseil
des personnes et à l’ANSM, et ensuite d’obtenir le médicament à ses patients », s’insurge-t-il. Son d’administration de l’IHU, Emmanuelle Prada-
consentement éclairé et écrit des ­participants ». collègue cardiologue et pharmacologue clinicien Bordenave – ancienne directrice de l’Agence de
Cela a-t-il été fait par l’IHU ? Didier Raoult n’a pas Milou-Daniel Drici (centre régional de pharmaco- la biomédecine –, explique que la conclusion de
souhaité nous répondre sur ces points. vigilance, CHU de Nice), qui n’est pas dupe de la leur rapport, rendu le 27 janvier 2023, est « sévère
Sans doute échaudé par l’avis défavorable émis nouvelle étude, pense que l’IHU trouvera « une et reprend les critiques déjà formulées par les ins-
par un CPP le 1er avril 2020 – et révélé par Libération échappatoire » dans le flou des textes. pections, notamment de l’ANSM, au regard de la
le 26 mai 2020 – sur un protocole qu’il lui avait L’ANSM explique au Monde qu’il pourrait y méconnaissance des règles du droit français et
soumis, l’IHU insiste en effet, depuis lors, sur le avoir matière à agir au vu de l’étude des 30 423 pa- des principes internationaux qui encadrent les
fait qu’il s’agit de simples études observationnel- tients. « Il semble apparaître, des premières analy- ­recherches impliquant la personne humaine ».
les. Mais, dans ce cas, il faut préalablement saisir ses de l’ANSM, que cette étude pourrait être quali-
le Comité éthique et scientifique pour les recher- fiée de RIPH de catégorie 1. C’est-à-dire qu’elle Deux instructions pénales
ches, les études et les évaluations dans le do- aurait dû bénéficier d’un avis favorable d’un CPP et Surtout, l’IHU fait l’objet, à la suite d’une enquête
maine de la santé, lié à la CNIL – ce dont le pre- d’une autorisation de l’ANSM pour être mise en aux conclusions sévères de l’Inspection ­générale
print ne fait pas état. Là encore, Didier Raoult n’a œuvre, nous fait-elle savoir. L’ANSM poursuit ses des affaires sociales et de l’Inspection générale
pas répondu à nos questions. « Proposer une pu- analyses et saisira, le cas échéant, de nouveau la de l’éducation, du sport et de la recherche, de
blication issue de ces prescriptions inappropriées justice si ces dernières mettent en évidence des deux instructions pénales pour des études – hors
et dangereuses, dont la méthodologie est contes- manquements à la réglementation. » Covid-19 – ayant impliqué des prélèvements vagi-
table, est un nouveau manquement aux règles « Pour moi, cette étude n’est en aucun cas un essai naux et l’administration de médicaments ­contre
éthiques et déontologiques », réagit-on au cabinet clinique », assure pour sa part Pierre-Edouard la tuberculose hors AMM. Des ­enquêtes qui avan-
du ministre de la santé, François Braun. Fournier, qui a succédé à Didier Raoult la tête de cent lentement. « A l’IHU, il n’y a pas plus d’essai
l’IHU. Il ne se prononce pas sur ses conclusions, clinique sauvage que de beurre en branche »,
notant qu’elle a déjà été refusée par un journal clame à ce propos Didier Raoult dans son livre.
scientifique. Le professeur Fournier souligne, par Sur le fond, certains s’interrogent sur l’impact de
ailleurs, que l’hydroxychloroquine n’est plus pres- son protocole en termes de surmortalité. Une
comment crite dans son institut – Didier Raoult a affirmé étude publiée dans Nature Communications,
les pharmaciens dans un tweet récent qu’elle n’était pas efficace le 15 avril 2021, cosignée notamment par des
contre le variant Omicron de 2022, mais ne nous a ­statisticiens de Sanofi, constatait une surmorta-
de l’AP-HM ont-ils pu pas indiqué la source de cette affirmation. « La dé- lité de 11 % chez les patients hospitalisés pour
continuer à assurer les cision de réaliser cette étude a été prise bien long- ­Covid-19 et traités à l’hydroxychloroquine. Mais
temps après que les patients ont été traités, indique Mahmoud Zureik invite à la prudence quant aux
prescriptions, souvent Pierre-Edouard Fournier. Donc il n’était pas néces- extrapolations sur des populations entières. « Le
préremplies et massives, saire de porter tout cela devant un comité de pro- risque majeur lié à la publicité faite à l’hydroxychlo-
tection des personnes ou devant l’ANSM. D’ailleurs, roquine, c’est plutôt que les gens se soient détour-
des médecins de l’IHU, l’ANSM, dont c’est le rôle, n’a pas relevé d’anomalies nés de solutions qui ont fait leurs preuves, comme
jusqu’à fin 2021 ? lors de sa dernière inspection. » la vaccination », note-t-il. On pense aux frères

Florence WojTyczka
Au-delà du covid-19, un lait maternel…) et pays différents. « Chaque
étude doit avoir son propre numéro, même s’il
groupe de chercheurs peut se trouver qu’on réalise des études secondai-
a épluché la littérature res à partir de la principale, commente l’épidé-
miologiste Mahmoud Zureik. Mais 250 études ?
scientifique émanant Impossible, ça prête à rire, c’est indéfendable ! »
de l’IHU. Plusieurs études « Nous avons contacté l’éditeur scientifique
PLOS à ce sujet, qui a émis une mise en garde
ne semblent pas ­[« expression of concern »] sur certaines des étu-
conformes aux règles des en cause », indique Lonni Besançon (univer-
sité Linköping, Norrköping, Suède), dernier si-
sur les essais cliniques gnataire de ce manuscrit qui vient d’être accepté
dans la revue Research Integrity and Peer Review.
Dans Autobiographie, Didier Raoult y voit « une
­ richka et Igor Bogdanov, morts du Covid-19 en
G censure [des] articles [de l’IHU] a posteriori ». Il
décembre 2021 et janvier 2022, qui avaient refusé ­dénonce, dans le même chapitre, la décision de
l’injection en se référant à Didier Raoult. l’American Society for Microbiology de lui inter-
Celui-ci n’a pas souhaité nous répondre. « Je dire de publier dans ses journaux, à la suite de
­connais déjà vos conclusions et je ne crois pas que ­signalements sur la production de l’IHU par la
j’ai un intérêt à y participer, nous a-t-il répondu par spécialiste néerlandaise en intégrité scientifique
e-mail. Le vrai problème est que nous avons, sans Elisabeth Bik. Cruelle réédition d’une mise au
tricherie possible, le taux de mortalité de patients ban, révélée en 2012 par la revue Science, pronon-
hospitalisés et oxygénodépendants le plus bas du cée en 2006 par cette même société savante en
monde. Les interprétations fallacieuses de la régle- raison d’interrogations sur des travaux de son
mentation ne sont là que pour cacher ce résultat. » équipe, à une époque où le microbiologiste était
Au-delà du Covid-19, un petit groupe de méde- encore inconnu du grand public.
cins, chercheurs et volontaires a, de son côté, Tentant de s’extraire de ces mises en cause mul-
épluché la vaste littérature scientifique éma- tiples, dans l’ultime page d’une autobiographie
nant de l’IHU marseillais. Ainsi, l’informaticien où il détaille comment il a réalisé « le potentiel
Fabrice Frank a signalé à l’ANSM plusieurs études hors du commun qui était le [s]ien », Didier Raoult
dont il questionnait la conformité avec les règles invoque la postérité de ses découvertes, tandis
sur les RIPH, recevant en réponse des documents que « tous ceux qui [l]’ennuient actuellement
parfois caviardés. « Je ne veux pas être à la fois en- auront disparu dans les poubelles de l’histoire ».
quêteur, procureur et juge, et arriver à des conclu- La réplique la plus cinglante lui est adressée par
sions erronées. Mais il y a une certaine mauvaise sa première fille, Magali Carcopino-Tusoli, méde-
volonté à communiquer sur les possibles mau- cin vasculaire à l’AP-HM, qui, dans l’hebdoma-
vaises pratiques de l’IHU », estime-t-il. daire ­L’Express du 21 mai, assassine l’héritage de
Il a contribué à un manuscrit constatant que l’IHU : « Je suis affligée par ce qui s’est passé là-bas.
248 études y avaient été conduites sous une Arriver à faire à ce point n’importe quoi relève,
même référence d’un comité d’éthique, pour ­effectivement, du génie », dit-elle. p
des sujets (adultes, enfants, malades ou non…), Hervé Morin (à Paris)
des types d’échantillons (fèces, vaginaux, sang, et Gilles Rof (à Marseille)
La délicate succession
de Didier Raoult
Marseille - correspondant
C’ est une tentative de
­sabordage. » Valérie
Verdier, présidente-
directrice générale de l’Institut
de recherche pour le développe-
ment (IRD), une des structures
fondatrices de l’institut hospitalo-
universitaire (IHU) Méditerranée
Infection, soupire à l’évocation de
l’étude sur l’efficacité de l’hydro­-
xychloroquine, rendue publique
le 4 avril par le professeur Didier
Raoult. Comme Eric Berton, prési-
dent d’Aix-Marseille Université
(AMU), ou François Crémieux, di-
recteur général des hôpitaux uni-
versitaires de Marseille (AP-HM),
autres membres du conseil d’ad-
ministration de l’IHU, elle voit
dans la mise en ligne, en « pre-
print », de cette analyse cosignée
par plusieurs hauts cadres de l’ins-
titut un « mauvais coup ». « Cela
nous fait reculer d’une case, au
moment où l’on cherche tous à re-
donner sa légitimité scientifique
à l’IHU », déplore Eric Berton. « Le
contexte fait que tout ce que dit
Didier Raoult continue à être asso-
cié à l’institut », constate, à regret,
le patron de l’AP-HM.
Neuf mois après son départ de la
direction de la Fondation Médi-
terranée Infection, structure mère
de l’IHU, et la décision de l’Agence
nationale de sécurité du médica-
ment (ANSM) d’interdire toute re-
cherche clinique au sein de l’insti-
tut qu’il pilotait, à la suite d’une
première inspection en 2022, le
­retraité Raoult est toujours dans
les murs. « Un sparadrap », glisse
un chercheur. Une épine plutôt,
dont la présence pique doulou-
reusement ceux qui espéraient le
voir s’effacer rapidement.
Mercredi 24 mai, comme pres-
que tous les jours, la silhouette du
médiatique médecin et microbio-
logiste s’engouffre dans l’ascen-
seur de l’IHU. Le code d’accès au
quatrième étage, celui de la direc-
tion, n’a pas changé. Seule diffé-
rence pour lui, son bureau n’est
plus à droite, mais à gauche en
sortant de l’ascenseur. « Une table
dans une salle de travail », tient à
relativiser Pierre-Edouard Four-
nier, qui a pris sa succession le
1er septembre 2022 et assure ne pas
avoir de contrôle sur la situation
de son prédécesseur.
Bureau à disposition
Professeur émérite par la grâce du
Grand Prix de l’Institut national
de la santé et de la recherche mé­-
dicale (Inserm) obtenu en 2010,
­Didier Raoult a, à ce titre, accès à
l’IHU quand il le souhaite. Et ne
s’en prive pas, afin de suivre les
­travaux de ses deux derniers
­thésards et de travailler, pour le
groupe japonais Hitachi, à l’adap-
tation de microscopes électroni-
ques à la microbiologie. La mise à
sa disposition d’un bureau n’était
pas une obligation. Mais personne
n’a proposé d’alternative. Et sur-
tout pas l’université, qui ne veut
pas être accusée de prolonger le
bail du professeur sur un de ses si-
tes. « Il est présent, mais son impact
en interne est devenu quasi nul », se
persuade François Crémieux.
Dans le bureau aux larges baies
vitrées que Didier Raoult occupait
précédemment, Pierre-Edouard
Fournier reçoit lui aussi en blouse
blanche. Il a changé la décoration,
Événement
·
Le Monde
plus sobre désormais. Dans Auto-
biographie (Michel Lafon, 336 pa-
ges, 18,95 euros), écrit avec le jour-
naliste Hervé Vaudoit, le profes-
seur Raoult range cet infectiolo-
gue de 56 ans parmi ses disciples
qui lui doivent tout. Le nouveau
directeur de l’IHU ne conteste pas
la filiation. « Il nous arrive encore
de discuter », reconnaît-il.
Pierre-Edouard Fournier veut
mettre en avant les « modifications
substantielles » qu’il a entreprises
depuis son arrivée, en réponse aux
recommandations des instances.
Il espère qu’elles permettront la
­levée rapide de l’infamante me-
sure de police sanitaire interdisant
les recherches cliniques. Les ins-
pecteurs de l’ANSM sont revenus
en 2023 à l’IHU pour vérifier no-
tamment que les personnels, dont
son directeur, suivaient des forma-
tions aux règles de la recherche
impliquant des personnes humai-
nes (RIPH). Un rapport de suivi est
attendu prochainement. L’agence
fait toutefois remarquer que le
sort de l’institut dépend aussi des
ministères de la santé et de la
­recherche, qui l’ont placé sous
surveillance renforcée.
« En quelques mois, beaucoup de
choses ont changé », fait valoir
le président d’AMU, Eric Berton.
Le conseil d’administration a été
réduit et expurgé d’une partie des
soutiens de Didier Raoult, tels
­l’ex-ministre de la santé Philippe
Douste-Blazy ou le cancérologue
Dominique Maraninchi, qui a
­dirigé l’ANSM entre 2011 et 2014.
Présidé depuis septembre par la
conseillère d’Etat Emmanuelle
Prada-Bordenave, avec comme
­vice-président Louis Schweitzer,
ce conseil d’administration a en-
tériné, le 5 avril, la démission dé­-
finitive de Yolande Obadia, que Di-
dier Raoult avait fait élire à la tête
de la fondation. Le conseil scienti-
fique a vécu lui aussi un renouvel-
lement profond, avec l’arrivée de
chercheurs internationaux.
Depuis le 19 décembre 2022,
comme le préconisait l’Inspection
générale des affaires sociales
(IGAS), une convention remet éga-
lement à plat les rapports entre la
Fondation Méditerranée Infec-
tion et les hôpitaux universitaires
de Marseille. La précédente, ja-
mais modifiée, offrait à l’IHU une
large autonomie. Avec ce texte,
l’AP-HM reprend le contrôle sur
les activités de soins, la politique
de qualité et la gestion des ris-
ques. Deux accords-cadres sur la
recherche clinique, la valorisation
de cette recherche et le partage de
la propriété intellectuelle entre
IHU et AP-HM vont être signés.
La convention place également
des garde-fous sur les conditions
de travail, la prévention du harcè-
lement et des risques psychoso-
ciaux. Domaines dans lesquels les
rapports de l’IGAS et de l’ANSM ont
démontré des manquements gra-
ves. Enfin, elle impose à l’IHU de ne
communiquer que sur ses activi-
tés scientifiques : un antidote aux
populaires monologues de l’ex-
patron des lieux, qui ont fini par
être effacés du site de la fondation.
L’équipe de direction a, par ail­-
leurs, été remaniée. Le 1er juin, le
professeur Philippe Brouqui ne di-
rigera plus le pôle maladies infec-
tieuses. Après Michel Drancourt
et Philippe Parola, c’est le dernier
des plus anciens compagnons de
Science & Médecine
­Mercredi 31­ mai 2023
­
|5
route de Didier Raoult qui est
écarté. Le 3 mai, il représentait en-
core son mentor lors de l’Interna-
tional Covid Summit à Bruxelles,
aux côtés de Christian Perronne et
d’autres soignants au ban de la
communauté médicale pour leurs
positions covidosceptiques ou
­antivax. « J’assume complètement
ces renouvellements, mais ce n’est
pas simple. Ce sont des gens avec
lesquels je travaille depuis trente
ans et que j’apprécie », fait valoir le
professeur Fournier.
Consultation interne
En interne, ces mouvements n’ont
pas fait renaître la confiance de
tous. La présence, parmi les signa-
taires de l’étude en preprint sur les
effets de l’hydroxychloroquine,
de la directrice adjointe Florence
­Fenollar ou de Jean-Christophe
­Lagier, successeur du professeur
Brouqui au pôle maladies infec-
tieuses, a été remarquée. Le 10 jan-
vier déjà, dans un courrier adressé
aux présidents d’AMU, de l’Inserm
et de l’IRD, les responsables de
deux des quatre unités de recher-
che de l’IHU – dont celle des virus
émergents – s’inquiétaient de voir
des postes-clés « attribués à des
promoteurs assidus de l’hydroxy-
chloroquine ». Signataire de ce
courrier cinglant, le professeur
­Xavier de Lamballerie, lui-même
conseiller spécial de la direction de
l’IHU, note aujourd’hui qu’« aucun
retour concret » n’a suivi l’alerte.
Entre-temps, Pierre-Edouard
Fournier a lancé des Etats géné-
raux de la recherche qui s’adres-
sent aux 800 membres de l’IHU.
La consultation doit l’aider à
construire le projet scientifique
qu’il défendra devant l’Agence na-
tionale de la recherche en 2024,
au moment des renouvellements
de crédits des IHU. « Ces Etats gé-
néraux commencent seulement…
On verra ce qu’il en sort », com-
mente Xavier de Lamballerie.
Sous le couvert de l’anonymat, un
administrateur assure que « chan-
ger tout le monde du jour au lende-
main aurait ouvert des procédures
à n’en plus finir. Ce qui est grave,
c’est que certains croient toujours
à l’efficacité de l’hydroxychlo­-
roquine. Pour repartir, il faudrait
attirer de jeunes chercheurs ».
Un objectif ardu alors que cha-
que publication estampillée IHU
Méditerranée Infection se voit
soupçonnée de manquements
éthiques ou scientifiques. Et que
les instructions judiciaires ouver-
tes en septembre 2022 pour de po-
tentiels « essais cliniques effec-
tués sans autorisation » et « falsifi-
cation de documents » sont en
cours. Le ministère de la santé que
la direction de l’établissement
sera de nouveau entendue.
Un autre dossier connaîtra une
conclusion plus rapide : celui de la
convention entachée de conflits
d’intérêts, signée en 2017 entre
l’IRD et l’IHU, à l’époque respecti-
vement présidés par Jean-Paul
Moatti et Yolande Obadia, alors
mari et femme. Une procédure de
plaider-coupable a été déclenchée
et les peines proposées par la jus-
tice seront connues le 5 juillet.
Pierre-Edouard Fournier ne sait
pas si l’IHU sera touché par les
sanctions. « Tout ce qu’on vit au­-
jourd’hui est une queue de comète »,
tente-t-il de convaincre. p
G. R.
 Rendez-vous
6| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 31­ mai 2023
La revue
De la violence en
milieu académique
Dans son dernier numéro,
« Mouvements » analyse
l’omniprésence et la
diversité du phénomène
D ans les laboratoires de recherche, il
est un mot qu’on ne s’attend pas for-
cément à trouver : « violence ». Le
dernier numéro de la revue sociale, culturelle
et politique Mouvements, daté du 15 mai,
tente d’en démontrer, au contraire, l’omni-
présence, par des témoignages et des enquê-
tes de terrain. L’ensemble, rédigé par des
­spécialistes (psychologues, sociologues…), est
assez convaincant dès lors que le lecteur ac-
cepte une définition large du terme. Violence
sexuelle, violence symbolique, violence des
relations au travail, violence envers les ani-
maux… sont autant de volets abordés dans
cette publication, qui rattache ces constats
aux transformations en cours dans l’ensei-
gnement supérieur et la recherche, marquées
par la compétition, l’individualisme et un
management gestionnaire.
Le volet le plus évident est celui des violen-
ces sexuelles et sexistes, dont on sait qu’elles
n’épargnent pas le monde académique. Deux
textes rappellent la lente et difficile prise de
conscience. Malgré de premières alertes dès
2002 dans le milieu universitaire, puis le
mouvement Metoo, le déni et les résistances
sont encore nombreux.
Puis sont abordées les conditions de travail,
les risques psychosociaux et les souffrances
des personnels. Des auteurs montrent la per-
tinence de construire un observatoire sur ce
sujet, afin de mêler action syndicale et mé-
thode scientifique pour documenter les ef-
fets des changements à l’œuvre, qui mettent
les personnels sous pression, engendrent de
la précarité ou tordent l’éthique même de la
profession. Un texte enfonce le clou en s’in-
quiétant de ce que la mise en place de cellules
consacrées aux risques psychosociaux n’ag-
grave la situation par une mise à l’écart des
syndicats, une trop forte individualisation,
une déresponsabilisation des directions.
Impératifs éthiques et de productivité
Plusieurs situations particulières illustrent
concrètement ce que « violence » peut vou-
loir dire autour des paillasses. Il y a le récit
d’une grève des employés de ménage, qui
montre la violence cachée subie par ces pres-
tataires. Ou celui d’employés d’animaleries
qui se trouvent en tension entre des impéra-
tifs éthiques et de productivité ; sans compter
la difficulté à saisir le sens de leur travail à
cause de chercheurs peu enclins à expliquer
les raisons du recours à ces animaux.
Des employés d’un éditeur académique té-
moignent de leur souffrance à gérer une sur-
charge de travail induite, a priori paradoxale-
ment, par la numérisation de leur activité.
Une nouvelle recrue décrit un stage de forma-
tion où elle se sent mal quand elle se rend
compte que la priorité n’est pas ce qu’on dit
mais comment on le dit. Elle s’avoue piégée
par des dispositifs d’intégration « ludiques »,
loin de ses valeurs.
Même si la vision qu’ont les auteurs du sys-
tème actuel de recherche ne fait pas l’unani-
mité, et si le titre peut sembler exagéré, cette
compilation reste utile pour découvrir ce
qu’il se passe en coulisse dans les universités,
comme sans doute dans bien d’autres envi-
ronnements de travail. p
David Larousserie
Violences académiques ordinaires, no 113 de
« Mouvements » (La Découverte, 164 p., 17 €).
L’AGENDA
É v én e m e nt
Une thèse en trois minutes
Concours d’éloquence et de médiation
scientifique, « Ma thèse en 180 secondes »
voit s’affronter des doctorants qui
résument leurs travaux en pile trois
minutes. Parfois critiqué comme une
dérive vers la science-spectacle, l’exercice
n’en permet pas moins de découvrir
des thématiques passionnantes et
des personnalités enthousiastes. La finale
2023 verra s’affronter seize candidats,
le jeudi 8 juin, à l’Opéra de Rennes.
> Inscription auprès de Presse@cnrs.fr
pour y assister en public. En ligne : Mt180.fr
Espèces inconnues
en eau profonde
Un concombre et une anémone
de mer, des éponges siliceuses,
un nodule polymétallique
convoité pour ses métaux rares…
Conservées dans un mélange
d’alcool au Musée d’histoire
­naturelle de Londres, ce sont
quelques-unes des espèces
­chimériques qui peuplent
les fonds marins de la zone de
­Clarion-Clipperton dans l’océan
Pacifique. Au total, 5 578 créatures
ont été répertoriées par une
équipe de biologistes dans
cette zone de près de 6 millions
de kilomètres carrés d’eaux
internationales entre Hawaï
et le Mexique, soumise à dix-
sept permis ­d’exploration minière.
Après avoir épluché plus de
100 000 relevés d’espèces d’ani-
maux de petite taille, vivant près
des fonds marins, rencontrées
lors d’explorations en eau pro-
fonde, les chercheurs concluent
qu’entre 88 % et 92 % d’entre
elles sont inconnues de la science,
dans un article publié, le 25 mai,
par la revue Current Biology.
(Photo : Trustees of the Natural
History Museum London)
Dix mille pas et plus
La tolérance à la douleur augmente
avec l’activité physique
Par Pascale Santi
F aire de l’activité physique rend plus résistant
à la douleur. C’est en tout cas ce que montre
une étude publiée le 24 mai dans PLOS One.
L’équipe d’Anders Arnes, de l’hôpital de Tromso, a
analysé les données de 10 732 personnes de cette
ville norvégienne sur deux périodes, en 2007-2008
et en 2015-2016. Pour mesurer leur résistance à la
douleur, les participants devaient plonger leur main
et leur poignet dans de l’eau maintenue à 3 °C, aussi
longtemps que possible, jusqu’à un temps de tolé-
rance maximal de 120 secondes. Résultat : les sujets
physiquement actifs ont une résistance à la douleur
plus élevée que ceux qui sont sédentaires. Et encore
plus pour ceux qui ont accru leur niveau d’activité
au cours du suivi.
« Ces résultats plaident en faveur d’une augmen­-
tation des niveaux d’activité physique en tant que
voie non médicamenteuse pour réduire ou prévenir
la douleur chronique », concluent les chercheurs.
D’autres études avaient déjà montré ces effets,
­notamment chez les athlètes.
L’effet antalgique de l’activité physique n’est plus à
démontrer. Le talmudiste et médecin du XIIe siècle
Moïse Maïmonide ne disait-il pas « si quelqu’un
mène une vie sédentaire et ne fait pas d’exercice,
Affaire de logique – N° 1248
Une construction problématique
Alice trace une figure, simple en apparence, faite d’un triangle ABC rectangle en B
(avec AB = 5 cm) accolé à un triangle BCD d’angle en B égal à 30°, tel que le segment
CD, aligné avec A, soit également de longueur 5 cm.
1. Comment Alice a-t-elle construit cette figure avec pour seuls instruments une
règle graduée en millimètres et une équerre ?
Bob, à qui elle montre sa figure, annonce : « Je sais calculer la longueur du segment BD. »
2. Quelle est cette longueur ?
3. Alice aurait-elle pu réaliser cette figure avec une règle non graduée ?
OBJET MATHÉMATIQUE INTRIGANT
AU CENTRE POMPIDOU À PARIS
Après le Rulpidon, réalisé par Ulysse Lacoste
et visible dans les jardins de l’Institut Henri-
Poincaré, un autre objet mathématique vient
d’être mis en avant à Paris : le Gömböc. C’est
à la bibliothèque du Centre Pompidou (BPI,
place Georges-Pompidou, Paris 4e) qu’on
découvrira cet étrange Culbuto, imaginé par
le mathématicien hongrois Gabor Domokos
et l’ingénieur Peter Varkonyi en 2006. Il est le
premier exemple d’un objet homogène en 3D,
convexe, possédant un unique point d’équi-
libre stable et un unique point d’équilibre
instable. On peut revoir en visio la conférence
de présentation par Roger Mansuy, en avril, de
cette invention, de son histoire et de ses appli-
cations, en présence de l’un de ses auteurs.
Infos sur Bpi.fr/un-gomboc-a-la-bpi
E. BUSSER, G. COHEN ET J.-L. LEGRAND © POLE 2023
­ églige les voies de la nature, même s’il mange de la
n inflammatoires. De plus, « grâce à la production d’en-
nourriture saine en accord avec les préceptes médi-
caux, il sera durant sa vie sujet au mal et aux douleurs
et sa force lui fera défaut » ?
« L’exercice physique représente une approche fon-
damentale dans la prise en charge de très nombreuses
douleurs », indique Serge Perrot, qui dirige le centre
de traitement de la douleur à l’hôpital Cochin
(AP-HP), dans le livre La douleur, je m’en sors (In
Press, 2017). A l’inverse, la sédentarité est un facteur
aggravant. L’Assurance-maladie avait d’ailleurs lancé
une campagne en 2017 sur le thème : « Mal de dos : le
bon traitement, c’est le mouvement ! ».
Une très forte peur du mouvement
Le mécanisme au niveau physiologique semble élu-
cidé. L’activité physique réduirait au sein de la moelle
épinière l’efficacité des récepteurs NMDA, qui contri-
buent à amplifier la douleur. De même, le fait de bou-
ger agit sur l’immunité. « L’exercice musculaire va
augmenter la proportion d’une famille de cellules, les
macrophages dits M2, impliqués dans notre répara-
tion et cicatrisation cellulaire, qui possèdent un effet
anti-inflammatoire, donc antalgique », précise le neu-
rochirurgien Marc Lévêque dans son livre Libérons-
nous de la douleur (Buchet-Chastel, 2022). Il
­favoriserait aussi la diminution des cytokines pro-
N° 1248
D
m Alice ayant deviné le mot en ne connaissant qu’une lettre,
5c
C dans un seul mot). Cette lettre ne peut être que D (dans
30°
5 cm
A B
LECTURES SOPHIE KOWALEVSKI
À ANGERS DU 31/05 AU 02/06
UN SPECTACLE DE MARIE LHUISSIER
À PARIS LE 03/06
Sofia Kovalevskaïa (1850-1891), qui signait A l’occasion du festival Quartier du livre
Sophie Kowalevski dans ses textes français, organisé par la mairie du 5e arrondissement
est une grande mathématicienne russe, la autour du thème « Voyages, voyages », l’Ins-
première femme professeure d'université en titut Henri-Poincaré (11, rue Pierre-et-Marie-
Europe. Dans le cadre de « lectures » régu- Curie, Paris 5e) vous invite à partager
lières autour de son œuvre, trois journées lui (gratuitement) un moment, à 14 h 30 ou à
seront consacrées à l’université d’Angers. 15 h 45, autour du spectacle Les Diamants
Ouvertes à tous, et particulièrement aux parfaits de la conteuse mathématique Marie
étudiants, elles se dérouleront sous forme Lhuissier. L’histoire est celle d’Alicia, fille
de sessions libres de cours (l’une sur ana- d’un diamantaire du peuple de la Mine, qui,
lyse et probabilités, l’autre sur algèbre et à la mort de son père, part, dans un monde
géométrie, permettant aux participants masculin, à la recherche de la taille parfaite
d’échanger informellement), ainsi que, le qui rend les diamants protecteurs. Elle est
jeudi 1er juin à 18 h, d’un exposé grand inspirée de la vie d’Alicia Boole Stott, mathé-
public, « Matheuses : une enquête sociolo- maticienne irlandaise (1860-1940), et de ses
gique sur les lycéennes et les maths ». recherches sur les formes géométriques.
Infos sur Lebesgue.fr/fr/LSK23 Réservation sur Indico.math.cnrs.fr/event/9574
affairedelogique@poleditions.com
dorphines, l’activité physique agit aussi sur les trou-
bles anxieux et dépressifs, souvent liés à la douleur
chronique », poursuit Marc Lévêque. Cela peut aussi
contribuer à améliorer la résistance à la fatigue.
En résumé, « l’activité physique influence entre
autres la production d’endorphines, la modulation
des récepteurs NMDA (excitateurs) et sérotoniner­-
giques (inhibiteurs) impliqués dans les voies de la dou-
leur », écrivent Audrey D’Andrea et Marc Suter, du
centre d’antalgie du centre hospitalier universitaire
vaudois (Suisse) dans la Revue médicale suisse en
juin 2019. Un effet analgésique résulterait de ces
­modifications.
En pratique, c’est moins évident pour les person-
nes qui souffrent de douleurs chroniques. Il se pro-
duit souvent un cercle vicieux avec une forte peur
du mouvement (kinésiophobie), et une possible
exacerbation des douleurs, ce qui peut encore plus
isoler les sujets. Il est donc essentiel de s’adapter à
chacun, selon sa pathologie, son âge, s’il était spor-
tif avant les douleurs… De la relaxation, de la médi-
tation ou d’autres techniques apaisantes peuvent
être associées. Autre frein, peu de médecins en par-
lent à leurs patients. Ils ne savent pas forcément
vers qui les diriger, d’où l’intérêt de faire appel à un
enseignant en ­activité physique adaptée. p
Solution du problème 1247
1. Le premier mot choisi par le Mage Hic est DEUX.
cela signifie que cette lettre n’intervient qu’une fois (ou
DEUX), O (dans TROIS), A (dans QUATRE), C (dans CINQ),
P (dans SEPT), H (dans HUIT) ou F (dans NEUF).
La lettre indiquée à Bob est une des autres lettres du mot
trouvé par Alice. Pour la déterminer, il faut éliminer celles
qui sont uniques (Bob a reçu une lettre différente de celle
d’Alice) ainsi que celles utilisées dans un autre des sept
mots possibles. Seul X, utilisé dans DEUX (et dans SIX, qui
ne fait pas partie des sept mots possibles), convient.
2. Le deuxième mot choisi par le Mage Hic est AGE.
Alice ayant trouvé le mot, la lettre qu’elle a entendue ne
peut être que G (dans AGE), I (dans AIR), B ou L (dans BOL),
D (dans DON) ou C (dans ROC). Ainsi, Bob sait que le mot
NOE n'a pas été choisi. La lettre qui lui a été chuchotée par
le mage n'est pas A, O ou R, car il aurait encore le choix
entre deux mots. Il reste donc comme possibilités E (dans
AGE), B ou L (dans BOL), et N (dans DON).
Passons à Cédric, qui doit donc choisir entre ces trois mots.
Le fait qu’il devine élimine BOL et DON, car, avec O, il aurait
hésité entre les deux. Il ne reste plus que le mot AGE, avec
la lettre A.

carte
blanche
Des avantages
de l’enquête
au bout du fil
Par Anne Bory
L’ enquête « à distance » en sociologie
n’est pas une nouveauté, le téléphone
ayant été assez largement utilisé de-
puis des décennies pour mener des entre-
tiens ou administrer des questionnaires. Tou-
tefois, dans le domaine des enquêtes qualita-
tives par entretiens et observations, ce sont
les approches dites « ethnographiques », fon-
dées sur une insertion de longue durée au
sein d’un monde social, impliquant l’établis-
sement de relations de confiance, qui appa-
raissent comme les plus légitimes. Le recours
au téléphone a ainsi été réservé à des confi­-
gurations particulières, significativement sur
des questions délicates telle la sexualité ou
pour la récolte ponctuelle d’informations.
Les mesures sanitaires liées à la pandémie
de Covid-19 ont marqué la redécouverte, par
nombre de sociologues, du téléphone et de la
visioconférence comme modalités de re-
cherche. Plusieurs articles récents, notam-
ment dans la Revue française de sociologie
(no 63-2) , les revues Genèses (no 126), Sociolo-
gies pratiques (no 43) et Socio-anthropologie,
reviennent sur la façon dont les pratiques se
sont adaptées à la distance. Leurs autrices et
auteurs soulignent à la fois les limites de l’en-
tretien à distance, et les possibilités qu’il
ouvre pour la connaissance du monde social.
Souvent, la distance est moins propice à
l’instauration d’une relation de confiance, et
les problèmes techniques font de certains
échanges un chemin de croix. Etre à distance
empêche l’observation complète de la scène
sociale de l’entretien : le décor n’est visible
que dans le champ de la caméra, une partie
des attitudes corporelles échappent au re-
gard, tout comme l’habillement ou la façon
de se tenir. Ces éléments permettent en gé-
néral d’analyser le contexte de l’entretien et
d’enrichir l’analyse des propos recueillis.
Le cadre est aussi plus restreint : au télé-
phone ou par vidéo, pas de possibilité de
poursuivre la discussion sur le pas de la
porte, moment privilégié où s’énoncent des
éléments jusqu’alors tus. Enfin, dans des en-
quêtes menées auprès de professionnels, tra-
vaillant sur ordinateur et désormais habitués
au télétravail, l’attention consacrée à l’entre-
tien et aux questions posées entre en concur-
rence avec d’autres activités menées en
­parallèle, au fil des onglets ouverts sur l’écran.
Récits difficiles à livrer en face à face
Pourtant, la distance présente des avanta-
ges, souvent en miroir des inconvénients ci-
tés. Elle permet de récolter des récits intimes
difficiles à livrer en face à face. L’entretien à
distance peut aussi rassurer : il peut être in-
terrompu bien plus facilement, on choisit ce
que l’on montre de son environnement et
de soi, il ressemble à des situations deve-
nues familières – qu’il s’agisse des réunions
en visioconférence ou des appels vidéo fa-
miliaux ou amicaux. Mener des entretiens à
distance permet de réduire les distances
géographiques et ainsi de diversifier les ori-
gines sociales et les lieux de résidence des
répondants – avec les limites dues à un accès
inégal aux nouvelles technologies.
Les moments disponibles pour accorder
un entretien se trouvent étendus : ainsi d’un
entretien de plusieurs heures avec un vigne-
ron taillant ses vignes en même temps qu’il
parle, ou avec une mère de famille faisant les
courses et conduisant. Pour les chercheurs
et surtout pour les chercheuses, ces entre-
tiens permettent aussi de tenir à distance
des situations difficiles à supporter, comme
des rapports de séduction imposés, ou des
formes de menace physique.
Ainsi, ces analyses permettent de penser
l’entretien à distance comme une méthode
de recherche à part entière, dont la perti-
nence varie selon les sujets et le statut des
personnes interrogées. Ce sont surtout des
doctorantes et des jeunes chercheurs sans
poste qui portent cet effort de réflexivité, et
souvent depuis des types de sociologie qui
­incitent particulièrement à réfléchir « d’où
l’on parle », de quoi et avec qui, comme les
études de genre. Avis à leurs aînés ! p
Anne Bory
Sociologue à l’université de Lille, membre
junior de l’Institut universitaire de France
anne.bory@univ-lille.fr
Restaurer la confiance dans la recherche
clinique avec des institutions plus exigeantes
Tribune - Face à des essais cliniques menés par l’IHU Méditerranée Infection hors du cadre
juridique, plusieurs organisations médicales appellent les pouvoirs publics à réagir
L a démonstration des effets thé-
rapeutiques des médicaments
chez l’homme répond à des nor-
mes éthiques et scientifiques construi-
tes depuis des décennies, pour garantir
la pertinence, la qualité, la fiabilité des
études cliniques, tout en respectant les
droits et la sécurité des personnes par-
ticipant à la recherche. Cela implique
notamment le consentement éclairé
des participants, l’obtention préalable
des autorisations par les comités de
protection des personnes et l’Agence
nationale de sécurité du médicament,
la transparence des méthodes et du
­recueil des données, la validation des
résultats de manière indépendante
et la prise en compte de la balance
­bénéfices-risques des traitements
avant de valider leur indication.
Nous, signataires de cette tribune,
considérons que ces règles élémentai-
res ont été largement enfreintes, en
particulier par certains biologistes et
cliniciens de l’institut hospitalier uni-
versitaire (IHU) Méditerranée Infec-
tion, notamment à l’occasion de la crise
sanitaire. La prescription systématique
aux patients atteints du ­Covid-19,
quels que soient leur âge et leurs
symptômes, de médicaments aussi va-
riés que l’hydroxychloroquine, le zinc,
l’ivermectine ou l’azithromycine, sur
des ordonnances préimprimées, s’est
d’abord ­effectuée sans bases pharma-
cologiques solides, et en l’absence de
toute preuve d’efficacité.
Ces prescriptions systématiques ont
été poursuivies, ce qui est plus grave,
pendant plus d’un an après la démons-
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
Zoologie
L’art de l’apnée des requins-marteaux en eaux profondes
L es enfants l’apprennent dès le
plus jeune âge : il ne faut pas
confondre un dauphin et un
­requin. L’un est gentil et nager à ses cô-
tés relève de l’enchantement ; l’autre
est plus coriace et il est déconseillé de
frayer dans ses eaux. L’un est un mam-
mifère, produit de l’évolution d’une
créature terrestre retournée à la mer,
et respire en surface. L’autre est un
poisson, dont les ancêtres n’ont
­jamais quitté l’élément liquide, muni
de branchies capables de filtrer l’oxy-
gène de l’eau. Pour pêcher, l’un plonge
en retenant son souffle. L’autre… Eh
bien l’autre aussi, du moins certains
d’entre eux. Dans un article publié le
11 mai dans la revue Science, une
équipe de l’université d’Hawaï (Etats-
Unis) vient, en effet, de révéler que
les requins-marteaux halicornes
(Sphyrna lewini), une des dix espèces
de requins-marteaux, cessaient pure-
ment et simplement de respirer lors
de leurs séjours en eaux profondes.
Tous les soirs, ces carnassiers opè-
rent des plongées de 600 à 800 mètres
afin d’attraper leurs proies de prédilec-
tion : les calamars. A ces profondeurs,
même sous les tropiques, la tempéra-
ture de l’eau ne dépasse pas 5 °C. Or, le
requin est ectotherme. Contrairement
à celle des animaux endothermes,
communément appelés « à sang
chaud » – nous les humains, les mam-
mifères, les oiseaux… –, sa tempéra-
ture ne reste pas constante. Comme
les reptiles notamment, elle varie avec
le milieu. « Pour un animal habitué aux
eaux de surface tropicales, un tel froid
peut être dangereux, explique Mark
Royer, premier signataire de l’article.
Si le corps se refroidit trop, le métabo-
tration formelle de leur inefficacité.
Nous estimons que ces prescriptions
systématiques ont en outre été réali-
sées en dehors de toute autorisation
de mise sur le marché, mais aussi en
dehors de tout cadre éthique ou juridi-
que, en s’appuyant largement sur des
méthodes de surveillance et d’évalua-
tion des patients par PCR répétées,
sans justification médicale. Ces prati-
ques ont mené à la mise à disposition
récente en « preprint » des données
­issues de plus de 30 000 patients,
constituant ainsi vraisemblablement
le plus grand essai thérapeutique
« sauvage » connu à ce jour.
La médiatisation sans recul critique,
sous un jour favorable, de ces mauvai-
ses pratiques a largement contribué à
alimenter la défiance de certains de nos
concitoyens envers la science, la recher-
che clinique, les autorités sanitaires et
les experts en général. Dans le contexte
particulièrement anxiogène de cette
crise sanitaire, les propos péremptoires
proclamant l’efficacité de ces traite-
ments ont, malheureusement, ren­-
contré un large succès dans le public.
On ne peut que s’étonner que l’expo-
sition de patients à un traitement in-
contestablement montré comme inef-
ficace, voire à risque, hors de tout cadre
éthique ou toute recommandation de
bonne pratique professionnelle, au mé-
pris des données scientifiques interna-
tionales, ait perduré aussi longtemps
sans qu’aucun frein ni décision d’arrêt
n’aient été formulés. On ne peut que
s’étonner qu’aucune mesure juridique
et ordinale, indispensable au respect
Un requin-marteau halicorne au large de Hawaï (Etats-Unis), en avril 2008. Deron Verbeck
lisme décline, notamment la vision et
les circuits nerveux, de même que les
muscles et le cœur. »
« Des radiateurs naturels »
Pour répondre à ce défi, certains pois-
sons, dits à « haute performance »,
comme les thons, les espadons et les
requins blancs, disposent de particula-
rités biologiques. A la manière d’une
dynamo, une partie de leur énergie
musculaire est transformée en source
de chaleur. Mais rien de tel n’a été cons-
taté chez le requin-marteau. Comment
dès lors parvient-il non seulement à
survivre mais à chasser de ­façon ordi-
naire dans de telles conditions ? « Nous
pensions qu’il pouvait profiter de l’iner-
tie thermique, économiser la chaleur,
poursuit le chercheur. En découvrant
les données, nous avons été stupéfaits. »
Rendez-vous
· Le Monde
La médiatisation
sans recul critique,
sous un jour
favorable, de ces
mauvaises pratiques
a alimenté
la défiance envers
la science
de la loi sur la protection des personnes
et à la crédibilité de la recherche, n’ait
été prise à l’encontre des auteurs des
publications rapportant ces pratiques.
On ne peut que s’étonner que la loi
Jardé de 2012, encadrant les recherches
scientifiques sur la personne, ait été
aussi largement et systématiquement
bafouée, sans réaction des autorités
administratives, ordinales ou judiciai-
res à la hauteur de la gravité de ces
­anomalies. Nous demandons que l’en-
semble des institutions compétentes
(établissements de tutelle, autorités
administratives et judiciaires, Haute
Autorité de santé, Comité consultatif
national d’éthique, Conseil national de
l’ordre des médecins…) prennent cons-
cience des enjeux et assument leurs
responsabilités, compte tenu de la gra-
vité de la situation, en adoptant les
­positions et les mesures adaptées aux
fautes commises par ceux qui se sont
ainsi placés hors du champ des enga-
gements déontologiques, de l’éthique
Mark Royer et ses collaborateurs ont,
en effet, équipé six poissons de cap-
teurs capables de mesurer tout à la fois
la profondeur et la température de
l’eau, la température interne de l’ani-
mal, son niveau d’activité ainsi que
l’orientation de son corps au cours
d’une plongée. Au bout de trois semai-
nes maximum, le dispositif se déta-
che, remonte à la surface et émet un
­signal VHF (« très haute fréquence »).
Les chercheurs n’ont plus qu’à le repê-
cher et à analyser les résultats. Ils ont
alors constaté que, pendant l’essentiel
de la manœuvre, l’animal maintient
une température presque constante.
Ce n’est qu’à la fin de l’exercice, plus
précisément vers le milieu de la phase
de remontée, après environ quinze
minutes en eaux profondes, que le
thermomètre interne perd quelques
Science & Médecine
­Mercredi 31­ mai 2023
­
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médicale et de l’honnêteté scientifi-
que. Il y va de la sécurité des patients et
de leur confiance dans la recherche
médicale. Il y va aussi de la crédibilité
de la recherche médicale française sur
le plan national et international.
En l’absence de mesures appro-
priées, ce qui s’est pratiqué restera
ainsi perçu par un grand nombre de
nos concitoyens comme un compor-
tement finalement acceptable, voire
souhaitable, et sèmera un doute qui
ne pourra avoir qu’un effet dramati-
que sur la participation des patients à
la recherche. Les graves manque-
ments constatés pourraient alors de-
venir progressivement la norme, avec
de lourdes conséquences sanitaires.
L’inaction n’est plus une option ! p
¶
Signataires au nom d’organisations :
­professeur Mathieu Molimard,
­Société française de pharmacologie
et de ­thérapeutique ; docteure Virginie
Rage, ­Conférence nationale des comités
de protection des personnes ;
­professeur Olivier Saint-Lary, Collège
national des généralistes enseignants ;
docteur Bernard Castan, Société
de pathologie infectieuse de langue fran-
çaise ; professeur Christophe Leclercq,
Société française de cardiologie.
Signataires en leur nom propre :
­professeur Alain Fischer, président
de l’Académie des sciences ; Dominique
Costagliola, membre de l’Académie
des sciences.
Voir la liste complète des signataires
sur Lemonde.fr
degrés… avant de vite les ­regagner
une fois à la surface.
Les scientifiques ont alors fait tour-
ner les modèles de transfert d’énergie,
et ils ont observé des collections de
photos et de vidéos. Près de la surface,
on y voit des requins circulant les
ouïes ouvertes. En profondeur, en re-
vanche, celles-ci apparaissent hermé-
tiquement fermées. La conclusion de
cette étude, « très solide et inatten-
due », selon Eric Clua, vétérinaire et
spécialiste des requins à l’Ecole prati-
que des hautes études : pour réduire
les échanges de chaleur avec le milieu
froid, les poissons n’ont rien trouvé de
plus simple – et de plus efficace – que
de tout barricader, la bouche, mais
surtout les branchies, que Mark Royer
qualifie de « véritables radiateurs natu-
rels ». Ils cessent donc de respirer.
Pour les chercheurs, cette décou-
verte en appelle d’autres. Ils vou-
draient comprendre le mécanisme
qui leur permet d’être aussi perfor-
mants en régime d’anaérobie, « avec
très peu d’oxygène, comme des sprin-
ters d’élite ». Etudier également leur
­récupération, ces quarante-cinq à cin-
quante minutes qui séparent deux
plongées. « Il faudrait développer des
capteurs compatibles avec d’autres
­espèces de requins, et même au-delà,
avec d’autres espèces de poissons, car
cette stratégie pourrait en réalité être
largement répandue », ajoutent Mark
Meekan et Adrian Gleiss, deux océa-
nographes australiens, dans un article
de commentaire également publié
dans Science. Fermer portes et fenê-
tres pour conserver la chaleur : rien de
plus naturel, en somme. p
Nathaniel Herzberg
 Rendez-vous
8| ·
Le Monde Science & Médecine
­
­Mercredi 31­ mai 2023
Yan Ropert-Coudert, l’Antarctique
chevillé au corps
Portrait - D’hivernant dans l’archipel Crozet, en 1994, à directeur de l’Institut polaire
français Paul-Emile-Victor depuis juin 2022, l’ornithologue s’est voué à la recherche polaire
L’
un des grands mérites d’une
­conversation avec Yan Ropert-
Coudert est de vous faire com-
prendre combien l’existence est
difficile. Survivre dans la nature
nécessite des talents particuliers, parfois éton-
nants, acquis au fil de l’évolution, à la suite
d’une patiente adaptation des espèces aux
­conditions de leur milieu. Mais reste, au bout
du compte, un processus fragile. Que la res-
source alimentaire vienne à manquer ou soit
rendue inaccessible suite à une modification
de l’environnement ou à l’intervention de
l’homme, et nombre d’individus seront inca-
pables de fournir le supplément d’effort né-
cessaire pour franchir l’obstacle. Le sort qui
leur est ­réservé est funeste…
Comme ornithologue spécialisé dans la re-
cherche de nourriture chez les prédateurs ma-
rins, expert dans le domaine de la conserva-
tion et adepte des techniques de suivi des ani-
maux dans leur environnement, Yan Ropert-
Coudert, du Centre d’études biologiques de
Chizé (Deux-Sèvres), a déjà été le témoin de
tels drames. Particulièrement dans ces ré-
gions polaires et subpolaires dont il a acquis
une si bonne connaissance qu’il a été
nommé, en juin 2022, directeur de l’Institut
polaire français Paul-Emile-Victor (IPEV), la
structure chargée de fournir les moyens aux
scienti­fiques partant y travailler.
Son parcours a pourtant débuté par une série
de hasards. A Lyon, où il est né en 1971, l’adoles-
cent cultive les passions de sa génération : il se
voit auteur de bandes dessinées. Mais, sensible
aux conseils d’une mère qui lui a aussi trans-
mis le goût des langues, il se résout, une fois le
bac en poche, à s’inscrire dans une « prépa
véto » qu’il abandonne au bout de deux ans.
S’ensuit un cursus de sciences de la vie à
l’université Lyon-I qui aurait pu le conduire
dans une autre voie si la période n’avait été
l’occasion d’une profitable expérience.
Un dimanche matin, l’un de ses enseignants,
doctorant, l’embarque dans une opération de
capture-marquage-recapture de faons dans le
parc de la Tête d’or. Une révélation pour l’étu-
diant qui, dès lors, affiche un vif intérêt pour la
faune sauvage, le fonctionnement des éco­-
systèmes et les études écologiques. Au point
de se lancer, à la rentrée suivante, dans une
maîtrise de biologie des populations.
Admiration pour le manchot royal
L’appel sous les drapeaux marque une autre
étape importante. Yan Ropert-Coudert se
porte volontaire au service civique. Le projet
dans les îles Kerguelen qu’avait d’abord pro-
posé une spécialiste des chats harets tombe à
l’eau ? Qu’à cela ne tienne : ce sera l’archipel
Crozet, dans l’océan Indien, où le Centre
d’écologie et de physiologie énergétiques de
Strasbourg a lancé un programme de recherche
sur le manchot royal.
Dirigé par l’écophysiologiste et futur mem-
bre de l’Académie des sciences Yvon Le Maho,
le laboratoire assigne à l’apprenti – dont la for-
mation est prise en main par Charly Bost et
son collègue Yves Handrich –, la tâche d’équi-
per des individus lâchés dans la nature de di-
vers capteurs avant de les recapturer au bout
de quelques jours pour récupérer les données.
Objectif : réunir des informations sur le com-
portement en mer de cette espèce dont on ne
connaît, en cette année 1994, ni les zones
d’alimentation, ni les capacités de plongée, ni
les stratégies de chasse.
Le séjour sur les Terres australes et antarcti-
ques françaises, qui commence quelques
­semaines plus tard, vaut initiation. Oubliant
le froid, la pluie et le vent qui caractérisent le
climat de ces régions subantarctiques, l’hi-
vernant – qui reste seize mois sur place – s’at-
tache à ces paysages verts faits de falaises dé-
chiquetées et tombe en admiration devant le
manchot royal. Une bête « extraordinaire »,
­capable, dit-il, d’« aller chercher ses proies à
460 mètres de profondeur et cela près de deux
cents fois par jour ».
C’est là aussi qu’il rencontre l’amour. Mem-
bre de l’Institut national de recherche polaire
du Japon (NIPR), Akiko Kato travaille dans
une équipe en pointe dans un domaine dont
Yan Ropert-Coudert fixera, lui-même, bien
plus tard, le nom : le « bio-logging », l’art de re-
constituer l’activité des animaux et les carac-
téristiques du milieu dans lequel ils évoluent
par le recours à des dispositifs électroniques
d’enregistrement fixés sur leurs corps. Dès
lors, le destin du jeune homme est scellé.
A l’Institut Paul-Emile-Victor, à Plouzané (Finistère), en 2022. Lucie Bonhomme/Institut polaire français
De retour en France, il n’a qu’une idée en tête :
partir pour le Japon. Sitôt son mémoire de DEA
bouclé (l’équivalent d’un master 2), il joue des
pieds et des mains pour décrocher une bourse
et, en 1997, s’envole pour Tokyo. Il y reste dix
ans, au cours desquels il approfondit, au sein
du NIPR, ses connaissances sur le bio-logging.
Capteurs de pression pour la mesure des pro-
fondeurs de plongée, accéléromètres affec-
tés au relevé des mouvements, thermomè-
tres ­intra-œsophagiques adaptés à la détec-
tion des captures de proie, caméras… Chaque
instrument est susceptible d’apporter sa
part d’informations sur les pérégrinations
des pré­dateurs marins, des organismes
adaptés aux environnements extrêmes à
même de ­livrer des renseignements sur l’état
de l’ensemble de la chaîne alimentaire.
Au manchot royal succède d’abord, sur la sta-
tion antarctique de Dumont-d’Urville, le man-
chot Adélie. Puis très vite, au Japon, dans
l’océan Indien, au Groenland, en Australie et
dans bien d’autres endroits encore du globe, de
nombreuses autres espèces : puffin leucomèle,
sterne huppée, grand cormoran, fou brun,
manchot pygmée, otarie à fourrure, lion de
mer et même… koala de Phillip Island (Austra-
lie), dont le biologiste parvient à mettre en évi-
dence, sur la base de l’analyse d’électrocardio-
grammes, le stress en présence des touristes.
Entre-temps, le couple que forment Akiko
Kato et Yan Ropert-Coudert, dans la vie comme
au travail, a eu deux enfants. Cette existence
faite de contrats de recherche temporaires
n’est plus idéale. Un recrutement en 2008 par
le CNRS permet un retour en France, d’abord
au sein de l’Institut pluridisciplinaire Hubert-
Curien de Strasbourg – auquel le laboratoire
d’Yvon Le Maho a été intégré – puis, à partir de
2015, du Centre d’études biologiques de Chizé.
C’est le début d’une nouvelle aventure.
Yan Ropert-Coudert a, enfin, acquis la légiti-
mité nécessaire pour faire avancer ses projets,
qui ne se limitent pas au simple enregistre-
ment des performances nautiques ou aérien-
nes des oiseaux dont rend compte son blog
« Penguiness Book ». A Phillip Island, au sud-
est de Melbourne, où il a créé un observatoire
en 2003, il établit que les manchots pygmées
chassent leurs proies en les bloquant contre la
« thermocline », cette zone de transition rapide
entre les eaux chaudes de la surface et froides
des profondeurs, dont la disparition au mo-
ment des épisodes climatiques El Niño a pour
effet de réduire la quantité de poissons qu’ils
ingurgitent. Sur le site de Dumont-d’Urville, où
il a fondé avec le soutien du Fonds mondial
pour la nature (WWF) un second observatoire
en 2010, il démontre comment le maintien
d’une trop grande étendue de banquise peut,
en compliquant la recherche de nourriture par
les parents, augmenter la mortalité des pous-
sins et mettre en échec la reproduction d’une
colonie entière de manchots Adélie.
De grands défis
Le chercheur est aussi en meilleure position
pour promouvoir le bio-logging, cette spécia-
lité dont « il est l’un des pionniers dans le
monde », juge Yvon Le Maho. La synthèse des
connaissances sur les déplacements des préda-
teurs de l’océan Austral à laquelle il contribue
dans la revue Nature en 2020 convainc les agen-
ces de conservation de l’intérêt des opérations
de délimitation des aires marines protégées.
Car c’est une autre particularité de celui de-
venu directeur de recherche au CNRS : son im-
plication dans les multiples instances en
charge des pôles, qu’il s’agisse du Comité natio-
nal français des recherches arctiques et antarc-
tiques ou, au niveau international, du ­Comité
scientifique de la recherche antarctique. Un en-
gagement que Yan Ropert-Coudert ne risque
pas d’abandonner de sitôt, tant les défis qui
l’attendent à la tête de l’IPEV sont grands. Pan-
démie de Covid-19, hausse des prix du carbu-
rant, inflation ont, en 2022, mis en péril le
budget de l’organisme public qui s’efforce, de-
puis, avec le soutien des ministères, de revenir
au niveau de ses partenaires d’autres pays.
« Certes, la France s’est dotée, en avril 2022,
d’une “stratégie nationale polaire”, mais, pour
la mettre en œuvre, il faudra débloquer des
moyens interministériels », avertit Yan Ropert-
Coudert. « Certaines stations, comme Dumont-
d’Urville, devront être rénovées, et une nouvelle,
plus ergonomique, moins consommatrice en
énergie, construite au cours des prochaines dé-
cennies. L’océanographie côtière a besoin d’un
brise-glace pour ses recherches. » Son ancien
mentor, Charly Bost, le décrit comme un cher-
cheur « modeste », « brillant » et de « dimension
internationale ». Il faudra ajouter pugnace. p
Vahé Ter Minassian
Vie des labos
IA : le match perdu
de l’université
face au privé
U ne telle croissance, en aussi peu de
temps, c’est du jamais-vu dans aucun
domaine », constate Neil Thompson.
Ce spécialiste en intelligence artificielle (IA)
et en économie au Massachusetts Institute
of Technology (MIT, Boston) ne parle pas de
la folle croissance des utilisateurs de la ma-
chine parlante ChatGPT mise au point par
OpenAI. Ni même de l’omniprésence média-
tique du concept d’intelligence artificielle
depuis la sortie, en novembre 2022, de cet
agent conversationnel et de ses dérivés ou
applications. Il évoque un fait plus profond
et inquiétant : le déséquilibre net entre le
monde académique et le monde industriel
dans le domaine de l’intelligence artificielle.
Le second a plié le match en une dizaine
d’années seulement.
Dans la revue scientifique américaine
Science, le 2 mars, avec Nur Ahmed, égale-
ment au MIT, et Muntasir Wahed (université
Virginia Tech, Blacksburg), Neil Thompson a
quantifié cette victoire. En 2020, aux Etats-
Unis, l’écrasante majorité des doctorants en
IA, 70 %, ont été embauchés par le privé,
alors qu’en 2004 la proportion n’était que de
20 %. Les chercheurs ont aussi constaté
qu’en 2018 les débauches de professeurs par
de grandes entreprises avaient augmenté de
10 %, alors que les embauches à l’université
restent stables depuis quinze ans.
Sur le front des ressources de calculs,
même déséquilibre. Les « modèles » de l’in-
dustrie, c’est-à-dire les programmes entraî-
nés sur de vastes quantités de données,
comme ChatGPT, Bard, Dall-E, etc., sont dé-
sormais, avec des centaines de milliards de
paramètres, trente fois plus gros que ceux
du monde académique. Or, dans bien des
cas, une grande taille est synonyme de plus
grande qualité.
« Même au MIT, on ne peut plus lutter »
Résultat, en 2020, 40 % des exposés dans les
conférences sont issus de laboratoires pri-
vés, le double de ce qu’ils représentaient
en 2012. Dans leur rapport annuel sur le su-
jet, en avril, leurs collègues de Stanford fai-
saient des constats similaires : l’industrie
disposait de trente-deux modèles « impor-
tants » contre trois dans le monde académi-
que. En matière de publications, le rapport
notait que, même sur l’aspect éthique de
l’intelligence artificielle, les entreprises
« soumettent plus que jamais ». Par exemple,
trois fois plus en 2022 qu’en 2021 et leur
quantité équivaut au tiers de ce que le
monde académique produit.
Bref, « sur les trois paramètres-clés de réus-
site des modèles d’IA, les données, les puissan-
ces de calcul et les ressources humaines, c’est
déséquilibré », résume Nur Ahmed, qui rap-
pelle qu’en 2021 les entreprises ont dépensé
340 milliards de dollars dans l’intelligence
­artificielle quand les agences américaines de
financement avaient soutenu les recherches
pour 1,5 milliard de dollars. « Même au MIT,
on entend des collègues dire qu’ils ne peuvent
plus lutter », témoigne Neil Thompson.
La première conséquence concerne la for-
mation, et donc la durabilité du système : les
pertes d’enseignants de qualité entraînent
une baisse du niveau et de l’attractivité, et
donc un appauvrissement du vivier. Cela
peut aussi forcer les chercheurs à changer
leur direction de recherche, voire à abandon-
ner cette thématique. « L’université a besoin de
conserver des capacités en intelligence artifi-
cielle, ne serait-ce que pour étudier les effets de
ces systèmes, les comprendre ou proposer des
alternatives », détaille Nur Ahmed. « Bien sûr,
l’université peut aussi proposer des choses ori-
ginales, mais elle a aussi besoin de grands mo-
dèles, car leurs usages sont nombreux et leurs
évaluations sont nécessaires », complète Neil
Thompson. Dans leur article, ces chercheurs
évoquent aussi l’intérêt de disposer de grands
corpus de données pour l’apprentissage, qui
soient de qualité et accessibles à tous.
Face à ce constat, avec ironie, dans une
­prépublication postée sur arXiv, le 31 mars,
­Julian Togelius (université de New York) et
Georgios Yannakakis (université de Malte)
dressent la liste d’une quinzaine de « straté-
gies de survie » pour éviter la « dépression ».
Ils suggèrent ainsi d’abandonner l’expéri-
mentation de voies jugées risquées, de tra-
vailler sur de plus petits modèles, de créer
des start-up, de s’attaquer à des questions
qui n’intéressent pour l’instant personne…
ou de collaborer avec les entreprises. p
David Larousserie