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Les anciens sans-papiers La polarisation, fièvre
de la restauration des sociétés démocratiques

Week-end
uniquement en france métropolitaine,
en belgique et au luxembourg

­Samedi 17­ juin 2023 - 79e année - No 24401 - 5,20 € - France métropolitaine - www.lemonde.fr -
­ Fondateur : Hubert Beuve-Méry Directeur : Jérôme Fenoglio

Climat : les ravages d’une surchauffe planétaire

▶ Alors que l’été, saison ▶ Le Canada est ravagé par ▶ La hausse des températu- ▶ Ce réchauffement ▶ Selon les experts, ce
à risque, n’a même pas le feu, la Sibérie devient res perturbe fortement généralisé, dû avant tout chaos climatique devrait
encore commencé dans une fournaise, une partie l’équilibre des océans, dont à l’activité humaine, est s’aggraver dans les mois
l’hémisphère Nord, les de l’Asie (Thaïlande, Inde, les eaux de surface ont « boosté » cette année par à venir et culminer en
phénomènes climatiques Vietnam…) subit des connu le mois de mai le plus El Niño, un phénomène décembre et en janvier
extrêmes se multiplient canicules historiques chaud jamais enregistré naturel cyclique Page 6

Ukraine l’implacable guerre des drones Sondage

Le jugement
Politique
L’immigration,
▶ L’utilisation de ces engins, déjà significative lors d’autres conflits, atteint des niveaux record
▶ Les forces de Kiev perdent chaque mois 10 000 de ces armes devenues incontournables P. 2 - 3 des Français le sujet qui
sur leurs impôts divise la gauche
Une étude très complète, La Nupes ne veut pas
menée par Ipsos-Sopra laisser le terrain à la droite
Steria pour l’Association et à l’extrême droite
pour la fondation interna- sur ce thème sensible,
tionale de finances publi- mais ses leaders peinent
ques et « Le Monde », aide à trouver une ligne
à décrypter l’évolution du commune au moment
rapport à l’impôt après six où l’opinion, elle, se raidit
ans de présidence Macron sur la question
page 10 page s 8- 9

Salon du Bourget Chine

L’aéronautique La fin de l’empire
face au défi de Alibaba, éclaté
la décarbonation en six filiales
cah i er s pé ci al 4 page s Page 17

Royaume-Uni
Les mensonges 1
É d ito ri a l
répétés de Boris
Un drone équipé d’un obus,
dans le Donbass,
Johnson Le réalisme à
en Ukraine, le 13 avril. dans l’affaire l’épreuve de « MBS »
Rafael Yaghobzadeh pour « Le Monde »
du « partygate » Pa ge 29
Page 4

Iran Souvenirs de prison dans le « bloc des satans »

Portrait de Dominique Kosseyo. © Bernard Lefebvre/collections La Documentation française/ECPAD/Défense.

Bernard Phelan, un Franco-

Irlandais de 64 ans, a été retenu
en Iran d’octobre 2022 au 12 mai.
Arrêté alors qu’il voyageait dans
ce pays qu’il connaît bien, accusé
sans raison d’atteinte à la sécurité
de l’Etat et condamné à six ans et
demi de réclusion, il a vécu du-
rant plus de sept mois dans une
prison de la ville de Machhad. De On est Jacques, Djibril
ou Dominique et on fait tous partie
retour à Paris au terme d’un in-
tense bras de fer diplomatique,
cet homme au parcours éton-
nant, figure connue des milieux de l’histoire de France.
homosexuels de Paris, a raconté
cette épreuve à notre reporter LA GRANDE HISTOIRE DE L’IMMIGRATION
Florence Aubenas. Il évoque son NOUVEAU PARCOURS. WEEK-END D’OUVERTURE GRATUIT LES 17 ET 18 JUIN
quotidien, dans un secteur très
particulier de la prison, comme PALAIS DE LA PORTE DORÉE • PARIS 12 e • palais-portedoree.fr

ses séances d’interrogatoire par

un agent iranien.
Bernard Phelan, à Paris, le 4 juin. Édouard Caupeil pour « Le Monde » PAGE 1 9
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 5,40 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 5,40 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
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2| ­
­Samedi 17­ juin 2023

Guerre en Ukraine

Evasions vers Kherson à travers les eaux

En fuite après la destruction du barrage de Kakhovka, des Ukrainiens racontent leur vie sous occupation russe

Reportage
Kherson (ukraine) -
envoyé spécial)

D’
abord, il
faut souf-
fler, « se ré-
habituer »,
rester un
peu dans le
centre d’accueil de réfugiés situé
dans un bâtiment anonyme du
centre de Kherson avant de re-
faire sa vie à Kiev, loin de la ligne
de front et de seize mois sous oc-
cupation russe. Ce mercredi
14 juin, Ioulia Valge est assise sur
le banc d’une cour d’immeuble
calme et tranquille de la capitale
régionale du sud de l’Ukraine,
avec ses cheveux coupés ras sous
les tempes, ses yeux bleu vif, et
comme une tranquillité de sur-
face. La femme se réjouit de son
retour en territoire contrôlé par
Kiev, de « pouvoir se promener où
[elle] veut, quand [elle] veut, sans
crainte d’être arrêtée, agressée ».
Autour d’elle, deux de ses qua-
tre enfants s’ébattent avec
d’autres gamins. Eux aussi « se
sentent déjà beaucoup mieux »,
assure-t-elle avant d’ajouter que
son mari s’est rasé la barbe dans
la matinée pour la première fois
après seize mois à vivre caché,
dans l’angoisse d’être arrêté.
Dans les territoires tenus par
Moscou, les anciens militaires
ukrainiens comme lui sont les
premières cibles des forces occu-
pantes.
Cela fait deux jours que la fa-
mille de Ioulia s’est installée dans Un homme blessé par des tirs russes, alors qu’il s’échappait du village ukrainien inondé de Kardashynka, en zone occupée, le 12 juin. Evgeniy Maloletka/AP
ce petit centre de réfugiés. Le
12 juin, elle et les siens ont profité
des inondations provoquées par firme que les autorités ont im- reaux du service de sécurité ukrai- fonctionnaires de l’administra-
la destruction du barrage de posé une « évacuation obliga- Lena, qui vivait sur nien, le SBU, où il a été interrogé. tion occupante sont des locaux. Une des priorités
Kakhovka, situé en amont du toire à 100 % » et que les civils l’île de Potemkine, Youri Zhyla, qui vit désormais Ioulia Valge connaît personnelle- de l’administration
fleuve Dniepr, pour s’échapper de passeront ensuite par des avec une partie de sa famille ori- ment des citoyens d’Olechky de-
la petite ville d’Olechky, de l’autre « camps de filtration ». Du côté raconte les ginaire de Kherson dans un ap- venus des collaborateurs. Elle d’occupation
côté de la rive, occupée par les d’Olechky, 25 000 habitants partement, reste évasif sur la vie évoque notamment un cas « in-
troupes russes depuis le début de avant la guerre, une partie de la pillages quotidiens en territoire occupé. Ses journées compréhensible » à ses yeux : un consiste à
la guerre. Des volontaires ukrai- population reste sur place mal- consistaient à « tuer le temps » ancien soldat de Kiev ayant com-
niens partis de Kherson en ba- gré les difficultés pour trouver de
et les scènes dit-il, entre des matinées au mar- battu dans le Donbass à partir de
interpeller tous
teau les ont récupérés le long de l’eau potable et l’absence d’élec- récurrentes de ché local et beaucoup de lecture. 2014. Selon elle, parmi les person- ceux qui pourraient
la berge pour leur faire traverser tricité et de gaz dans certains Ioulia Valge, également arrivée nes restées dans la ville, 30 % sont
le fleuve sous le feu russe. quartiers. Aussi, selon Serhiy, les soldats en d’Olechky, travaillait comme ma- des collaborateurs convaincus, représenter une
forces russes ont déjà repris chiniste dans une usine de la ville 30 % des gens indifférents à la na-
Bilan humain incertain leurs positions inondées après majorité ivres occupée dès le début de la guerre. ture de l’autorité en place, et 40 % forme d’opposition
Après la démolition du barrage le l’explosion du barrage, le long de dans les rues « Lorsque les Russes sont arrivés, des patriotes ukrainiens.
6 juin, les civils vivant en terri- la berge. Le bilan humain est in- raconte-t-elle, ils ont saccagé Une des priorités de l’adminis-
toire occupé sont restés livrés à certain. Côté ukrainien, des ru- l’usine. Il n’était plus possible d’y tration d’occupation consiste à « ils ne l’ont pas trouvé et ont em-
eux-mêmes. De nombreuses vi- meurs évoquent des centaines travailler. Ils ont tout emporté, de- interpeller les anciens militaires, mené son frère à la place ».
déos prises par des drones ukrai- de victimes alors que les autori- pu retrouver son mari dans un puis les produits et les équipe- les activistes de Maïdan, et plus Du temps de l’occupation, les
niens ont montré des habitants tés d’occupation recensent appartement qui fait face à la ments jusqu’aux effets personnels généralement tous ceux qui journées de Lena consistaient à
attendant d’être secourus sur 18 morts et des dizaines de bles- berge d’en face, distante de quel- des employés. » La ville s’est rapi- pourraient représenter une jardiner de 14 heures à 18 heures,
leurs toits, au milieu des rues sés. Ioulia Valge, elle, a lu le chif- ques kilomètres. dement transformée en camp forme d’opposition. Ioulia Volge lorsque les bombardements
inondées. « Les Russes n’étaient fre de 67 nouvelles tombes sur Lena et son fils ont passé une militaire : « Les Russes n’hésitaient connaît au moins deux person- étaient moins violents. Quand elle
absolument pas préparés à la si- une chaîne d’information locale grande partie de la guerre dans pas à tout faire à la vue des gens : nes qui ont été arrêtées par les évoque ses heures à s’occuper des
tuation, assure Serhiy, un entre- pour la seule ville d’Olechky. une datcha. Après le retrait des lancer des drones, cacher des obus Russes et envoyées en Crimée fruits et légumes qu’elle faisait
preneur originaire de la petite Difficile aussi de dénombrer le forces russes de la rive droite de et des munitions… » pour y être jugées. Sur son île de pousser, son émotion semble im-
ville d’Olechky contacté par télé- nombre d’Ukrainiens ayant Kherson, en novembre 2022, les Potemkine, Lena aussi a entendu mense, comme si elle voulait
phone qui garde un contact régu- réussi comme elle et sa famille à habitants de l’île avaient cru re- « On retournera là-bas » parler de cas d’arrestation. De- chasser les mauvais souvenirs. « Et
lier avec ses proches restés sur s’échapper de la rive contrôlée trouver leur liberté. Mais, le 6 dé- Ioulia ne sortait que rarement de venu un collaborateur, un des combien de fleurs nous avions ! Des
place. En particulier à Olechky, par la Russie. Lena, la soixan- cembre, les Russes ont de nou- chez elle, passant ses journées à gardiens de l’île communiquait perce-neige, des jacinthes, des iris,
Hola Prystan ou Krynki, les trois taine, qui vivait avec son fils sur veau occupé ce pan de terre au s’occuper de ses enfants tandis régulièrement des informations des roses… » Même si son potager a
principales localités qui ont été la grande île occupée de Potem- milieu des eaux, assure Lena, qui que son mari se cachait. Si les aux forces russes sur le passé des été détruit par les inondations, elle
complètement inondées. » kine, entre les deux rives, a elle raconte les pillages quotidiens et Russes « jugeaient bon d’entrer habitants. « Il a dénoncé trois espère pouvoir rentrer chez elle
Dix jours après le début des aussi été sauvée par des volontai- les scènes récurrentes de soldats dans une maison avec des enfants hommes qui ont servi » lors de la afin de tout replanter. « Il faut res-
inondations, les Russes sem- res ukrainiens grâce au départ en majorité ivres dans les rues. en bas âge à 2 heures du matin, ils guerre du Donbass, affirme Lena. ter optimiste, dit-elle. On retour-
blent s’être organisés. A Hola précipité des forces russes. De- Certains civils ont aussi été ex- y allaient », dit-elle. Certains ma- « Deux d’entre eux ont été emme- nera là-bas le plus tôt possible, et
Prystan, par exemple, Serhiy af- puis son arrivée à Kherson, de K a
ellekh
a ovkapulsés des îles. Dans une rue gasins réenregistrés selon la lé- nés en ville [sur la rive droite] et sans les Russes. » p
voir
éser calme de Kherson, Youri Zhyla, gislation russe fonctionnaient, torturés ». Quant au troisième, Thomas d’Istria
R
48 ans, raconte avoir fait partie ainsi que le marché et les servi-
Situation au vendredi 16 juin d’un groupe de dix-huit Ukrai- ces publics.
Zone inondée après niens arrêtés par les forces russes En outre, Ioulia continuait de Centrale de Zaporijia : situation « grave »
r
ep

la destruction du barrage lors de leur arrivée sur l’île où il recevoir une aide financière de
de Kakhovka
Barrage mais en cours de stabilisation
ni

vivait, en novembre. « Ils nous ont 2 100 hryvnias (environ 52 euros)

hydroélectrique
D

emmenés de force à Kardas- délivrée par Kieven tant que mère Le chef de l’Agence internationale pour l’énergie atomique,
de Kakhovka
hynka », sur la rive gauche, expli- de famille nombreuse. « Beau- Rafael Grossi, s’est rendu, jeudi 15 juin, à la centrale nucléaire
Mykolaïv Présence que Youri Zhyla, qui s’est ensuite coup de gens recevaient de telles ukrainienne de Zaporijia, occupée par les Russes. « On peut ob-
Krynki des troupes installé à Olechky. aides, dit-elle. Les gens ont sur- server d’un côté que la situation est grave, les conséquences sont
Kherson russes Après sept mois dans la ville, vécu grâce à ça. Je ne sais pas ce là et elles sont réelles, a expliqué M. Grossi après trois heures de
Nova l’homme a profité de la destruc- qui se serait passé s’il n’y avait pas visite. Parallèlement, des mesures sont prises pour stabiliser la si-
Ile Potemkine Olechky Kakhovka tion du barrage pour s’enfuir à eu ces paiements. » L’administra- tuation », a-t-il ajouté, sans préciser lesquelles. Cette visite était
Hola Prystan bord d’un kayak, le 6 juin. La tra- tion occupante versait des pen- notamment destinée à déterminer si l’installation avait été mise
Kardachynka versée de quelques heures s’est sions aux personnes âgées à la en danger par la destruction du barrage de Kakhovka sur le
Mer
Noire
faite sous le duel d’artillerie des condition qu’ils demandent un fleuve du Dniepr, dont l’eau est utilisée pour refroidir ses six réac-
deux armées. Arrivé sur la rive passeport russe. teurs, à l’arrêt depuis des mois. M. Grossi, dont c’est le troisième
Crimée droite, il a été récupéré par des sol- Selon Serhiy, l’homme origi- déplacement sur place depuis le début de la guerre, a estimé que
50 km
annexée par la Russie dats de Kiev qui l’ont emmené au naire d’Olechky réinstallé en ter- la centrale nucléaire de Zaporijia, la plus grande d’Europe, dispo-
Infographie Le Monde en 2014
poste de police. Puis dans les bu- ritoire ukrainien, la majorité des sait pour l’heure de « suffisamment d’eau ».
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
L’implacable guerre des drones entre Kiev et Moscou
Les belligérants utilisent chaque jour des centaines d’engins sans pilote, ainsi que des systèmes de brouillage
L e constat a surpris même
les plus aguerris des ex-
perts militaires occiden-
taux. Selon un rapport, publié, le
19 mai, par le Royal United Servi-
ces Institute (RUSI), think tank
britannique spécialisé dans les
questions de défense, les Ukrai-
niens perdent aujourd’hui quel-
que 10 000 drones par mois sur le
champ de bataille, soit plus de
300 par jour. Un chiffre dantes-
que et inédit dans l’histoire des
conflits militaires modernes. A ti-
tre de comparaison, l’armée fran-
çaise dispose aujourd’hui d’un
peu plus de 3 000 avions sans pi-
lote (unmanned aerial vehicle,
UAV en anglais) dans ses arse-
naux, tous modèles confondus
(du nanodrone Black Hornet de
20 grammes au drone tactique
Reaper de deux tonnes).
Apparus ces dernières années
dans différents conflits, notam-
ment dans le Haut-Karabakh
(2020) ou en Syrie (depuis 2011),
les drones ont pris une nouvelle
dimension depuis le début de la
guerre en Ukraine, déclenchée
par la Russie le 24 février 2022,
s’imposant progressivement
comme une arme incontourna-
ble pour les deux belligérants.
« L’Ukraine est clairement le
­conflit où les drones sont le plus
massivement utilisés, avec des
modèles très différents. Le niveau
est exceptionnel », estime Ulrike
Franke, chercheuse associée à
l’European Council on Foreign
Relations et spécialiste des UAV.
« Une menace constante »
La contre-offensive lancée le
4 juin par les troupes de Kiev vient
le confirmer, avec d’innombra-
bles appareils sans pilote, utilisés
par les deux parties pour effectuer
des opérations de reconnais-
sance, mais aussi pour appuyer les
troupes au sol ou frapper les dis-
positifs ennemis. « Sur une zone
de 10 kilomètres, il est courant qu’il
y ait entre vingt-cinq et cinquante
UAV des deux côtés de la ligne de
front », notent les chercheurs du
RUSI. « Il y a aujourd’hui tout un
tas de ferraille au-dessus du champ
de bataille ukrainien, confirme un
haut gradé français. C’est une évo-
lution majeure, qui va obliger tou-
tes les armées à s’adapter : on ne
­reviendra pas en arrière. »
Alors que le début du conflit
avait été marqué par la présence
de drones tactiques de grande
­envergure, comme les Bayraktar
TB2 d’origine turque, utilisés par
les troupes de Kiev pour attaquer
les colonnes de blindés russes, le
La levée progressive des verrous éthiques sur les munitions rôdeuses
Après des années de blocage, les pays occidentaux, dont la France, abandonnent leurs réticences et s’équipent de drones-kamikazes
L a très forte augmentation
du nombre de drones-ka-
mikazes sur le champ de
bataille ukrainien constitue, à de
nombreux égards, une rupture
stratégique importante provo-
quée par le déroulement de la
guerre. C’est ce que démontre l’ac-
quisition en forte augmentation
d’un tel matériel par un nombre
croissant de pays, auprès d’indus-
triels qui ne craignent plus, de
leur côté, d’investir sur fonds pro-
pres, afin de développer ce type
d’armement, qualifié de « muni-
tions téléopérées » (MTO).
Au début du conflit ukrainien,
c’était encore loin d’être une évi-
dence. Mais, un mois après, fin
mars 2022, à la suite de la de-
mande insistante des Ukrainiens,
les Etats-Unis ont décidé de con-
tourner certaines dispositions de
ciel ukrainien est aujourd’hui es-
sentiellement occupé par des UAV
de plus petite taille, souvent
­d’origine civile. Bon marché (cer-
tains sont vendus moins de
1 000 euros), disponibles, les qua-
dricoptères du chinois DJI, entre
autres, sont plébiscités par les
deux camps, qui utilisent leurs
­caméras pour observer le champ
de bataille, mais aussi pour guider
leurs troupes ou leurs tirs d’artil-
lerie. Certains sont aussi bricolés
pour emporter de petites charges
explosives, larguées ensuite sur
des tranchées ou des blindés.
« Aujourd’hui, chaque unité
ukrainienne possède un à trois dro-
nes de reconnaissance, qu’elle uti-
lise pour repérer les forces enne-
mies ou sécuriser sa progression »,
assure une source militaire fran-
çaise, qui estime à 5 000 le nombre
de « dronistes » actuellement en
service au sein de l’armée de Kiev.
Volant à faible altitude et donc très
vulnérables, ces UAV auraient une
durée de vie limitée à quatre à six
vols. « Ce qui est nouveau, c’est l’uti-
lisation en masse de drones peu
chers et peu sophistiqués, employés
comme des consommables. C’est
contre-intuitif pour les armées occi-
dentales, car il faut accepter de les
perdre en grande quantité », note
Mme Franke.
Moins nombreux, mais très pré-
sents dans les vidéos diffusées sur
les réseaux sociaux, les drones-
kamikazes, appelés aussi muni-
tions rôdeuses ou téléopérées
(MTO), jouent également un rôle
important. Dotés d’une charge
explosive, ces UAV sont lancés au-
dessus de la ligne de front sans ob-
jectif attribué à l’avance. Ce n’est
qu’en vol qu’ils repèrent leur ci-
ble, au gré des occasions. « Ces en-
gins font planer une menace cons-
tante, notamment sur les blindés.
C’est psychologiquement éprou-
vant pour les soldats », explique
un officier français. Selon les mili-
taires occidentaux, les modèles
utilisés en Ukraine seraient néan-
moins peu autonomes. « Les Lan-
cet russes embarquent très peu
d’intelligence artificielle, ils sont
guidés par un droniste quasiment
jusqu’au bout », assure-t-on.
Les drones sont aussi devenus,
au cours de l’hiver, le vecteur prin-
cipal des Russes pour frapper les
villes ukrainiennes situées à de
longues distances. Rien qu’en mai,
quelque trois cents drones Shahed
d’origine iranienne (sorte de
grosse tondeuse volante guidée
par GPS et lestée d’une trentaine
de kilos d’explosif) auraient été
utilisés par Moscou pour détruire
leur propre législation et d’expor-
ter les premières MTO occidenta-
les en Ukraine : des drones bapti-
sés « Switchblade », à cette pé-
riode au nombre d’une centaine.
Jusqu’ici, ces modèles de petits
avions guidés par GPS et caméra
n’avaient presque pas été testés
lors d’opérations extérieures.
Dans le contexte de la longue
course à l’armement qui débute
alors en Ukraine, les Switchblade
apparaissent très vite, aux yeux
du Pentagone, beaucoup plus
économiques (environ 6 000 dol-
lars, soit 5 500 euros pièce pour
le modèle le moins cher) que
d’autres types d’armement com-
parables, par exemple des missi-
les antichars de type Javelin, dont
le coût dépasse 150 000 dollars.
Plus de mille drones Swit-
chblade ont ainsi été fabriqués
Opération ukrainienne de reconnaissance par drone, à Kherson, le 20 mai. Laurent Van der Stockt pour « Le Monde »
des infrastructures ukrainiennes
et terroriser les populations, selon
le ministère de la défense britanni-
que. « Cela a été le mois le plus
dense depuis le début de la guerre »,
confirme une source militaire.
Dotée d’équipements de dé-
fense antiaérienne d’origine so-
viétique, mais aussi occidentaux,
parmi lesquels des batteries amé-
ricaines Patriot et allemandes
IRIS-T, l’armée de Kiev en inter-
cepterait néanmoins l’essentiel.
« Les Ukrainiens disent avoir dé-
truit environ 800 des 900 drones
Shahed lancés contre eux depuis le
début de la guerre, soit un taux
d’interception de plus de 80 %. Si
c’est exact, c’est énorme, compara-
ble aux taux israéliens », com-
mente avec admiration un officier
français, en référence aux perfor-
mances du Dôme de fer, mis en
place, au début des années 2010,
par l’Etat hébreu, pour protéger
son territoire des tirs de roquettes
des factions palestiniennes.
Relativement dépourvus au dé-
but du conflit, les deux belligé-
rants ont, il est vrai, renforcé leurs
moyens de défense contre les dro-
nes. La plupart des unités ukrai-
niennes engagées sur le front sont
aujourd’hui dotées de brouilleurs
pour Kiev depuis le début de la
guerre, a dévoilé mi-mai AeroVi-
ronment, le fabricant américain.
Un autre type de drone-kami-
kaze a été envoyé ultérieurement
en Ukraine par les Etats-Unis – le
Phoenix Ghost –, mais le nombre
d’appareils livrés n’a pas été
communiqué.
Côté français,
l’acquisition de
drones Swichblade
a été présentée
comme une
solution
« temporaire »
Ukrainiens comme
Russes se sont
organisés pour
pouvoir alimenter
leurs troupes
dans la durée
(SkyWiper, KVS Antidron G-6, etc.),
sortes d’énormes fusils électroma-
gnétiques qui neutralisent les sys-
tèmes de communication et de
navigation lorsqu’ils sont pointés
sur des drones. Même chose côté
russe, où les soldats utilisent des
armes similaires appelées « Stu-
por ». Leur portée est toutefois li-
mitée à quelques kilomètres.
Les Russes posséderaient cepen-
dant une longueur d’avance avec
des équipements plus importants,
appelés « Krasukha-4 » ou Shipo-
vnik-Aero. Se présentant sous la
forme de camions hérissés d’an-
tennes, ces systèmes sont capa-
bles de brouiller des zones d’une
superficie de plusieurs dizaines
de kilomètres. « Aujourd’hui, on
compte un système de guerre élec-
tronique majeur positionné tous
En parallèle, le conflit a bous-
culé les réserves que pouvaient
avoir beaucoup de pays occiden-
taux quant à l’utilisation de dro-
nes-kamikazes. Le premier pays
européen à avoir assumé l’acqui-
sition de munitions téléopérées
est la Lituanie, avec l’achat de
Switchblade, en décembre 2022.
En février, l’Estonie lui a emboîté
le pas, avec un contrat annoncé
de plus de 100 millions d’euros,
passé auprès d’une société israé-
lienne, ce afin d’équiper ses for-
ces d’ici à 2025.
L’Italie et la France ont, quant à
elles, franchi le pas ces derniers
mois. L’Italie avec un contrat de
4 millions d’euros auprès d’un
consortium réunissant l’israélien
UVision et le groupe allemand
Rheinmetall, la France en faisant
le choix du Switchblade d’AeroVi-
International | 3
les dix kilomètres de la ligne de
front », assure Aude Thomas, char-
gée de recherche à la Fondation
pour la recherche stratégique et
spécialiste des drones. Seul bémol,
ces matériels brouillent indistinc-
tement les équipements, ce qui
n’est pas sans poser de problèmes
aux troupes russes engagées sur
la ligne de contact.
Une usine spéciale en Russie
Signe de l’importance des drones
pour leurs opérations, Ukrainiens
comme Russes se sont organisés
pour pouvoir alimenter leurs
troupes dans la durée, en ache-
tant en masse des drones civils
sur le marché, mais aussi en met-
tant sur pied des capacités de pro-
duction endogènes. Balbutiante
au début de la guerre du Donbass,
déclenchée il y a neuf ans, l’indus-
trie nationale ukrainienne est de-
puis montée en puissance.
« En 2014, l’impulsion est venue
de la société civile, de jeunes ingé-
nieurs et étudiants qui ont déve-
loppé des drones pour contribuer
à l’effort de défense. Aujourd’hui,
les entreprises sont soutenues par
le ministère de la transformation
numérique ukrainien, qui organise
des compétitions pour identifier de
ronment. Une option rendue pos-
sible par la décision de l’adminis-
tration américaine de lever une
nouvelle fois les restrictions à
l’exportation pour ses munitions
rôdeuses, et d’ouvrir ce marché,
au-delà de l’Ukraine, à une ving-
taine de ses alliés et partenaires.
« Combien et quand ? »
Côté français, l’acquisition de
­Swichblade a été présentée
comme une solution « tempo-
raire ». Deux projets de munitions
téléopérées, baptisés « Colibri » et
« Larinae », fabriqués par des so-
ciétés françaises, ont été lancés en
urgence, en mai 2022, peu après le
début de la guerre en Ukraine,
après des années de blocage sur la
base de raisons éthiques. « Main-
tenant, la question n’est plus de
­savoir si on va avoir des MTO, mais
nouveaux développeurs et systè-
mes. Et le gouvernement ukrainien
a assoupli les restrictions d’impor-
tation de certains matériaux
pour encourager l’essor du secteur
et construire une “armée de dro-
nes” », explique Mme Thomas. Ré-
sultat : le nombre de fabricants
ukrainiens d’UAV aurait triplé,
passant de 30 à 90 en quelques an-
nées, assure l’état-major de Kiev.
Entravée par les sanctions occi-
dentales, qui limitent son appro-
visionnement en composants
électroniques, la Russie est plus à
la peine. Mais elle s’est elle aussi
mise en branle pour soutenir son
effort de guerre. Selon les servi-
ces de renseignement améri-
cains, Moscou aurait par exem-
ple commencé la construction
d’une usine dans la zone écono-
mique spéciale d’Alabouga, si-
tuée à 900 kilomètres à l’est de la
capitale russe, afin d’y fabriquer
des drones-kamikazes de con-
ception iranienne, comme les
Shahed 136. Le site « pourrait
être pleinement opérationnel au
début de l’année prochaine », a
averti, le 9 juin, le porte-parole du
Conseil de sécurité nationale de
la Maison Blanche, John Kirby. p
Cédric Pietralunga
combien et quand ? », résumait, il y
a quelques semaines, un officier
de l’armée de terre.
La part d’autonomie de ces dro-
nes, qui peuvent poursuivre une
cible mouvante sur plusieurs
­kilomètres, est depuis toujours
l’un des grands freins des Occi-
dentaux. La ligne doctrinale
­française stipule que le militaire
puisse contrôler « de bout en
bout » la munition, c’est-à-dire
pouvoir la dérouter si, par exem-
ple, la cible se révèle ne pas être
celle prévue initialement. Une fa-
çon de limiter les victimes colla-
térales. Mais certains experts
doutent de cette capacité sur un
théâtre de guerre très exposé,
alors que beaucoup d’armées
n’ont pas encore de doctrine
éprouvée sur l’usage des MTO. p
Élise Vincent
 0123
4 | International ­
­Samedi 17­ juin 2023

Les mensonges
de Boris Johnson
étalés au grand jour
Le rapport final du Parlement britannique
sur le « partygate » établit ses responsabilités

Londres - correspondante accusés d’outrage, aux côtés du

ministre de la guerre John Pro-

C’ est désormais officiel :

Boris Johnson a menti,
délibérément et de ma-
nière répétée dans l’enceinte du
Parlement britannique en affir-
mant, entre fin 2021 et mi-2022,
que « les règles ont été suivies à
tout moment » à Downing Street
pendant la pandémie, alors que
les fêtes d’anniversaire et autres
pots de départ qui s’y tenaient à
l’époque violaient les règles du
confinement. Voici l’accablante
conclusion à laquelle a abouti le
« comité des privilèges », la com-
mission disciplinaire de West-
minster, dans un rapport sur le
« partygate » publié jeudi 15 juin.
La teneur de ce rapport ne cons-
titue pas une surprise pour l’ex-
premier ministre conservateur : il
a provoqué sa démission du Parle-
ment, vendredi 9 juin. Boris John-
son a préféré partir de lui-même,
prétendant être victime d’une
« chasse aux sorcières » et injuriant
la commission (en la qualifiant de
« tribunal fantoche »), plutôt que
de subir l’humiliation d’une sanc-
tion et d’un probable rejet par les
électeurs de sa circonscription
d’Uxbridge (ouest de Londres).
Cette sortie tonitruante a certai-
nement aggravé son cas aux yeux
du comité. Présidé par une dépu-
tée travailliste, Harriet Harman,
mais à majorité conservatrice, il a
constaté que M. Johnson avait
non seulement « outragé » à de
multiples reprises le Parlement
en mentant sur les fêtes alors
qu’il connaissait leur existence et
fumo, poussé à la démission au
début des années 1960 pour avoir
menti sur sa relation extraconju-
gale avec une jeune mannequin.
Boris Johnson qualifiait encore
jeudi le rapport de « farce » et as-
surait être victime d’un « assassi-
nat politique ». Il a même, sans
preuves, accusé Bernard Jenkin,
un député tory membre du co-
mité, d’avoir, lui aussi, participé à
une fête d’anniversaire durant le
confinement et d’être « mons-
trueusement hypocrite ».
Pour les adversaires et critiques
du trublion de la vie politique bri-
tannique, le rapport confirme
qu’il est un menteur compulsif et
qu’il n’aurait jamais dû se retrou-
ver à une telle position de pou-
voir. « Je me sens étrangement Des survivants du naufrage, hébergés dans un entrepôt du port de Kalamata (Grèce), le 15 juin. ANGELOS TZORTZINIS/AFP
émue à la lecture du rapport [du
“comité des privilèges”] tellement
soulagée que la p… de vérité soit
enfin énoncée ! », tweetait ainsi
Caroline Lucas, l’unique députée
Verte de Westminster. Grèce : la détresse des familles
de migrants après le naufrage
Les soutiens se raréfient
Le Parti travailliste réclame désor-
mais que l’ex-dirigeant rem-
bourse les frais d’avocat
(245 000 livres sterling, soit envi-
ron 286 000 euros) dépensés Des centaines de passagers du chalutier qui a chaviré au large du
pour le défendre face au comité et
pour l’heure pris en charge par les Péloponnèse, incluant un grand nombre d’enfants, sont portés disparus
contribuables. Les libéraux-dé-
mocrates veulent qu’il soit privé
de son indemnité d’ex-premier
ministre (115 000 livres par an).
Côté conservateurs, les soutiens
Reportage tiens (43) ainsi que douze Pakista-
nais et deux Palestiniens.
et toute sa vie devant lui… », san-
glote au téléphone son frère aîné.
Kalamata (Grèce) - envoyée spéciale ITALIE
se font désormais très rares : seule D’après plusieurs sources, près Sur le port de Kalamata, jeudi
GRÈCE

savait qu’elles violaient les règles,
mais aussi en « participant à une
campagne d’intimidation » con-
tre l’institution.
Le comité a recommandé une
suspension de la Chambre des
communes de quatre-vingt-
dix jours pour M. Johnson (toute
théorique puisqu’il a démis-
sionné), mais il a aussi proposé
qu’il ne puisse pas bénéficier, con-
trairement à l’usage pour les ex-
députés, d’un laissez-passer pour
accéder au palais de Westminster.
Outrager le Parlement est, au
Royaume-Uni, une des pires fau-
tes qu’un député puisse commet-
tre à la Chambre des communes.
« Notre démocratie repose sur la
capacité des élus à croire ce que
leur disent les ministres », rappelle
le comité dans son rapport. Boris
Johnson est le premier locataire
de Downing Street de l’histoire à
être condamné pour avoir délibé-
rément menti au Parlement. Il re-
joint la liste infamante des élus
D
une poignée d’élus osaient encore evant la maison néo-
défendre M. Johnson jeudi, tels Ja- classique turquoise,
cob Rees-Mogg et Michael Fabri- qui abrite la police por-
cant, deux fidèles qu’il a tout ré- tuaire de Kalamata, au
cemment anoblis, ou Nadine Dor- Péloponnèse, Kassem Abo Zaid,
ris, son ex-ministre de la culture, 34 ans, ne retient plus ses larmes.
qu’il a tenté (en vain) de faire en- « Je n’ai pas dormi depuis vingt-
trer à la Chambre des lords. quatre heures, et je suis venu au
Il faut dire que le « comité des plus vite depuis Hambourg pour
privilèges » a menacé de sanc- avoir des nouvelles », explique le
tions disciplinaires tous les élus réfugié syrien de Deraa. Sa femme,
qui oseraient, eux aussi, le déni- Ezra, 21 ans, et son beau-frère, Ab-
grer pour voler au secours de dullah, 19 ans, avaient pris le chalu-
M. Johnson. Un vote est prévu tier qui a coulé dans la nuit
sur le rapport lundi 19 juin. de mardi 13 juin à mercredi 14 juin
Même si une partie des députés à 47 milles marins (87 kilomètres)
­conservateurs pourraient s’abs- de Pylos, en mer Ionienne, alors
tenir, il devrait être adopté, scel- qu’il avait pour destination l’Italie.
lant peut-être définitivement la Jeudi 15 juin, pour le deuxième
carrière politique de M. Johnson. jour d’affilée, deux patrouilleurs,
Selon un sondage éclair réalisé un hélicoptère et six autres navi-
par l’institut Savanta jeudi, 47 % res de la région continuent leurs
des personnes interrogées esti- recherches à l’ouest des côtes du
ment que sa carrière politique Péloponnèse. Mais, selon les se-
est finie, 40 % que non (13 % ne se couristes, les chances de retrouver
prononcent pas). p des rescapés s’amenuisent. Sur
Cécile Ducourtieux son téléphone, Kassem dévoile
une photo où il tient sa femme
dans ses bras. « Nous étions heu-
reux, je me réjouissais de la retrou-
ver, mais désormais, je ne sais pas
de cent enfants voyageaient au
fond de la cale du navire avec les
femmes. A l’hôpital de Kalamata,
Manolis Makaris, le médecin en
charge depuis la nuit du drame, est
submergé d’émotion : « Les mi-
grants ont donné mon contact à
leurs familles en Egypte, qui m’ap-
pellent pour avoir des nouvelles. Ils
m’envoient des photos de leurs en-
Echelle centrée dans le carton infog
fants… » D’après les témoignages
des rescapés recueillis par les auto-
rités grecques, le bateau transpor-
tait 750 personnes, et le naufrage
apparaît comme l’une des pires
tragédies survenues dans les eaux
grecques. Le dernier drame d’une
telle ampleur remonte à juin 2016
lorsque près de 320 réfugiés se
sont noyés au large de la Crète.
Identifier les corps
Kassem a donné le nom de sa
femme et de son beau-frère aux
gardes-côtes, il leur en a fait une
description la plus précise possi-
ble pour pouvoir les retrouver ra-
pidement. La Croix-Rouge, qui a
mis en place un service d’assis-
tance téléphonique, doit aussi
l’aider dans ses recherches. « Vu la
Mer TURQUIE
Ionienne Malakasa
PÉLOPONNÈSE
Athènes
Pylos
Kalamata
Mer Méditerranée
LIBYE
ÉGYPTE
250 km
autorités grecques nous disent
d’être patients. Mais comment vou-
lez-vous qu’on le soit dans une telle
situation ? Comment ne pas être
désespéré ? », s’exclame-t-il.
Tarek, un Syrien de Homs, par-
tage la même émotion. Le jeune
homme, qui vit depuis près de
sept ans en Allemagne, avait trois
cousins à bord du navire. Deux
ont survécu et sont à l’hôpital
après avoir été retrouvés en hypo-
thermie. « Ils ont sauté dans l’eau
quand ils ont vu le bateau chavi-
rer », explique-t-il. Mais le troi-
sième, la quarantaine, était à
15 juin, des personnalités politi-
ques ont défilé alors que la polé-
mique sur la responsabilité des
gardes-côtes continue d’enfler. Le
navire avait préalablement été re-
péré, mardi, peu avant midi, par
un avion de Frontex, l’Agence
européenne de surveillance des
frontières. L’ONG Alarm Phone dit
avoir été plusieurs fois en contact
téléphonique avec les occupants
du bateau mardi 13 juin, entre
14 h 17 et 0 h 46, et avoir informé
les autorités grecques de leur loca-
lisation. Mais les gardes-côtes ré-
pliquent que les passagers ont re-
fusé leur aide à plusieurs reprises.
Les critiques de la gauche
En pleine campagne électorale
avant les législatives du 25 juin, le
leader de gauche Alexis Tsipras
s’est étonné de cette non-assis-
tance à des personnes en danger.
« Sur un bateau qui est instable et
sur le point de chavirer, quelle est la
logique de ne pas intervenir ? »,
s’est-il interrogé face aux gardes-
côtes de Kalamata.
Le ministre de la protection ci-
vile, Evangelos Tournas, lui a ré-

Internationales
où elle se trouve. Elle n’est pas
parmi les survivants à l’hôpital ou
au port, et je crains le pire… », com-
Le grand entretien sur l’actualité mente-t-il, la voix enrouée. Pour
ce périple dangereux, sa femme et
du monde son beau-frère avaient déboursé
5 000 dollars (4 570 euros) chacun.
Une centaine de personnes ont
été secourues par les gardes-côtes
grecs. Soixante-dix-neuf corps ont
été repêchés, mais des centaines
de passagers sont toujours recher-
Ce samedi à 12 h 00 chés. Parmi les rescapés, les autori-
tés grecques ont dénombré une
Photo © Marianne Rosenstiehl / TV5MONDE
quantité de personnes qui étaient
sur ce bateau, le processus risque de
prendre du temps », reconnaît An-
tonietta Lanzarone, médecin lé-
giste qui travaille pour le Comité
international de la Croix-Rouge.
L’experte explique que ce qui peut
aider « si le corps n’est pas décom-
posé, ce sont des descriptions très
précises faites par les proches, des
caractéristiques physiques comme
des tatouages, des cicatrices, mais
aussi les objets qu’ils transpor-
taient avec eux, les vêtements qu’ils
l’étage inférieur, et ses deux
autres cousins affirment qu’il est
mort noyé. « Je vais devoir aller
voir à la morgue si son corps a été
repêché. J’ai peur de ce que je vais
découvrir », confie-t-il.
De nombreuses familles n’ont
pas pu encore faire le déplace-
ment. Issa, bénévole espagnole
basée sur l’île de Lesbos, a débar-
qué à Kalamata après avoir reçu
des appels de familles palesti-
niennes et syriennes qui lui ont
demandé de l’aide pour retrou-
pondu que « si les gardes-côtes
étaient intervenus sur ce bateau
surchargé, ils auraient pu être accu-
sés de l’avoir fait chavirer ». Sur le
plateau de la chaîne de télévision
publique ERT, Nikos Spanos, un
expert international des incidents
maritimes, a réfuté cet argument :
« Ce navire était un cimetière flot-
tant. La tragédie était prévisible. Il
aurait fallu une aide urgente. » La
Cour suprême grecque a ordonné
jeudi une enquête pour détermi-
ner les causes du drame et la police

LES MOMENTS majorité de Syriens (47), des Egyp- portaient ». Si les corps sont identi-
fiés, un rapatriement peut être de-
ver leurs proches. Depuis le
Royaume-Uni, Karim cherche
grecque a procédé à l’arrestation
de neuf ressortissants égyptiens,
FORTS DE 2023 mandé par les familles. son cousin de 16 ans, parti seul soupçonnés d’être des passeurs.
Au port de Kalamata, Mohamed, d’Egypte. Sa mère qui est au pays A la nuit tombée, jeudi, les resca-
avec Françoise Joly (TV5MONDE) « Ce navire était 33 ans, se tient devant les grilles l’appelle en pleurs, et il ne sait pés n’avaient toujours pas été
et un journaliste du (Monde).
un cimetière fermant le hangar où les survi- pas comment obtenir des infor- transférés vers le camp de Mala-
Diffusion sur TV5MONDE vants sont hébergés temporaire- mations. Sans passeport, il se kasa. Vers le ponton où sont mas-
et sur Internationales.fr flottant. Il aurait ment avant d’être transportés sent « impuissant ». sés les réfugiés, dans une bâtisse
fallu une aide dans un camp, au nord d’Athènes. La famille de Kamiran Ahmed, désaffectée, une centaine de per-
Venu de Milan avec une petite va- en Allemagne et à Kobané, en Sy- sonnes ont défilé en dénonçant
en partenariat avec
urgente » lise, le réfugié parle avec sa famille rie, est également dévastée. « Nous « L’Europe-forteresse qui tue ». A
Nikos Spanos en Egypte qui n’a pas de nouvelles avons appris par des amis qui Athènes, ils étaient 20 000 à crier
expert international de ses deux frères cadets qui étaient avec lui sur ce même navire les mêmes slogans. p
des incidents maritimes étaient sur l’embarcation. « Les qu’il s’est noyé. Il n’avait que 18 ans Marina Rafenberg
0123
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­Samedi 17­ juin 2023
En Israël, une guerre culturelle en slip de bain
La dispute pour l’accès à des plages de la rivière Asi reflète les divisions qui minent le pays
Reportage
Nir David (Israël) - envoyé spécial
U
n couple de juifs reli-
gieux, ultraorthodo-
xes, pique-nique au
bord de la rivière Asi,
dans le nord d’Israël : lui, en tenue
de bain, en short et tatanes de
plastique bleu ; elle, coiffée d’une
perruque, comme le veut l’usage,
et vêtue d’une longue jupe noire,
mais sans bas. Elle s’autorise cette
liberté en ce matin de juin, sur
une plage étroite et poussiéreuse,
tandis qu’une chaleur de serre
monte de la vallée du Jourdain. En
contrebas, de jeunes gens athléti-
ques déambulent sur les pelouses
du kibboutz Nir David, au bord de
l’eau. Les habitants de cet ancien
village collectiviste ont un accès
privé à un kilomètre de rivière,
sur leurs terres. Un privilège qui,
dans cette région pauvre et recu-
lée, suscite des protestations.
Les 800 kibboutzniks (habi-
tants) de Nir David concèdent à
leurs voisins un accès sur la frange
nord de leur localité, que ces der-
niers jugent humiliant : un corri-
dor grillagé, rehaussé de barbelés,
qui jouxte un complexe sportif
payant. Ils doivent montrer patte
blanche à un gardien, qui ferme la
plage le soir et durant le repos
hebdomadaire de shabbat.
« Nous ne sommes pas des hordes
sauvages déterminées à détruire le
kibboutz : nous voulons seulement
nous baigner. En Israël, les cours
d’eau sont un bien public », rappelle
Rotem Shapiro, étudiant en ingé-
nierie. Rotem mène, à 26 ans, une
insurrection de baigneurs pour
« libérer » l’Asi. Son combat résume
en bonne part les rivalités intesti-
nes dans lesquelles Israël s’abîme.
M. Shapiro a grandi non loin, à
Afoula. Comme nombre de cama-
rades de lutte, il est issu d’une fa-
mille mizrahi, juifs arrivés d’Afri-
que et d’Orient. Ses ancêtres n’ont
pas participé à l’épopée nationale
des kibboutz, qui fût l’affaire de
juifs ashkénazes, venus d’Europe.
Un matin de septembre 2019, il a
manifesté seul devant la lourde
grille jaune, qui ferme l’enceinte
LIBAN
Golan
Haïfa
Mer
Méditerranée Afoula Nir David
Beit
Shean
Tel-Aviv JORDANIE
CISJORDANIE
Jérusalem
ISRAËL
25 km
Au Japon, une nouvelle recrue ouvre le feu sur des militaires
Le drame encore inexpliqué, qui a fait deux morts, survient alors que les Forces japonaises d’autodéfense peinent à recruter
Tokyo - correspondance
D eux morts et un blessé.
Le lourd bilan de la fu-
sillade déclenchée par
une nouvelle recrue des Forces ja-
ponaises d’autodéfense (FJA, l’ar-
mée nippone) soulève des ques-
tions sur l’encadrement des mili-
taires et nuit à l’image d’une ins-
titution confrontée à de sérieuses
difficultés d’enrôlement.
Agé de 18 ans, l’auteur des coups
de feu a été mis en examen jeudi
15 juin pour avoir tué deux instruc-
teurs, le sergent-chef Yasuchika
Kikumatsu, 52 ans, et le sergent
Kosuke Yashiro, 25 ans. Il a blessé
aux jambes un troisième sous-of-
ficier. Il semble que la cible du
de Nir David. Puis d’autres l’ont re-
joint grâce aux réseaux sociaux.
Par centaines, ils ont escaladé la
clôture, envahissant les pelouses.
Ils ont monté des expéditions en
bateaux gonflables à travers l’Asi,
pour s’étendre sous les palmiers,
les arbres de Judée, les cyprès et
les paulownias aux fleurs mauves
de cet ancien paradis socialiste. Ils
ont reçu l’appui de députés du
Likoud (droite) et du parti Shass
(religieux et Mizrahis), puis ils ont
porté l’affaire en justice.
Le 1er mai 2023, le ministère de la
justice a confirmé un verdict du
tribunal d’Haïfa, en accordant
aux activistes un accès limité à
la rive droite du kibboutz. Dès le
1er juillet, un maximum de 50 visi-
teurs à la fois y seront admis, sur
réservation. Pour Rotem, ce
­compromis ne fait que « perpétuer
les privilèges des kibboutzniks ».
« Un Etat profond »
Il s’indigne que la rive demeure
fermée durant shabbat. Rotem est
pourtant religieux. Orthodoxe, il
passe ce jour sacré à prier, pas dans
l’eau. Adolescent, il a milité au sein
du parti raciste et messianique
Force juive, aujourd’hui membre
de la coalition au pouvoir, avec six
députés. Il promet de porter l’af-
faire devant la Cour suprême.
« La Cour devra prouver qu’elle
défend ceux qui n’ont pas de pou-
voir politique ni d’argent contre les
élites », assure Perah Hadad, autre
meneuse de l’insurrection de
l’Asi. Or, depuis décembre 2022, le
gouvernement a promis de brider
les pouvoirs de cette institution :
il y voit « un Etat profond », qui ré-
siste à « la volonté du peuple » et
de ses élus. Il souhaite aussi nom-
mer des juges conservateurs à la
Cour, issus de ce qu’il nomme « le
second Israël », celui des villes ex-
centrées et des Mizrahis.
Perah Hadad est une femme de
38 ans, au débit sûr et saccadé. Elle
a quitté son travail de graphiste
en 2020 pour libérer la rivière, au
nom de ses filles. Son mari, épicier,
subvient à leurs besoins. « J’ai
grandi dans le chef-lieu de la vallée,
à Beit Shean. Il n’y avait pas grand-
chose d’autre à faire que de se bai-
gner dans les sources. Mais elles
ont fini par se fermer une à une.
Mes filles n’auront bientôt nulle
part où aller. » Certaines sont pol-
luées, d’autres victimes de l’indus-
trie : l’Asi disparaît en aval dans les
bassins de pisciculture de Nir Da-
vid. Le maire de Beit Shean négo-
cie avec le kibboutz et l’Etat pour
canaliser les eaux jusqu’à sa ville.
Mme Hadad lutte aussi au nom de
ses grands-parents, arrivés du Kur-
distan irakien en 1948. « On les a
installés dans les maisons dont les
Arabes avaient été chassés » du-
rant la guerre qui accompagna la
naissance de l’Etat. « Ils ont tra-
jeune militaire était spécifique-
ment Yasuchika Kikumatsu. Il
aurait tiré sur les deux autres gra-
dés parce qu’ils tentaient d’inter-
venir. « Je m’excuse sincèrement
pour le choc infligé à la popula-
tion », a réagi le ministre de la dé-
fense, Yasukazu Hamada.
Le général Yasunori Morishita,
chef d’état-major des FJA terres-
tres, a expliqué lors d’une confé-
rence de presse qu’aucun élément
particulier n’avait été détecté lors
des entretiens préalables au recru-
tement de l’auteur des coups de
feu. « Yasuchika Kikumatsu n’était
pas l’instructeur direct du suspect »,
a-t-il précisé. Il a annoncé la créa-
tion d’une commission d’enquête
chargée d’établir les liens entre la
Le militant Rotem Shapiro (à gauche), filmé par un agent de sécurité alors qu’il a escaladé la clôture séparant la plage publique
de la rivière Asi de la rive privée du kibboutz Nir David, dans le nord d’Israël, le 8 juin. JONAS OPPERSKALSKI/LAIF POUR « LE MONDE »
vaillé dans les champs des kib-
boutz. Leur patron les menaçait :
s’ils ne votaient pas pour le Mapaï
[le parti travailliste au pouvoir], ils
n’auraient plus d’emploi. Ils avaient
peur. Ils étaient si naïfs qu’ils obéis-
saient dans le secret de l’isoloir. »
Perah peine à distinguer sa soif
de justice et son ressentiment. « Je
ne peux pas rendre justice à mes
grands-parents, reconnaît-elle.
Mais je peux faire en sorte que
cette injustice cesse de se perpé-
tuer, je peux la renvoyer dans les li-
vres d’histoire. » Toute sa vie, elle a
voté pour le Likoud, « comme mes
parents. » Mais son combat au
bord de l’eau l’a changée.
Elle y a rencontré un militant de
l’Arc-en-ciel mizrahi, une associa-
tion de gauche qui avait obtenu,
dès 2002, un jugement fondateur
de la Cour suprême pour une
meilleure distribution des terres.
Les kibboutz investissaient alors
leurs terrains agricoles dans des
opérations immobilières ou in-
dustrielles. « La terre, c’est toute la
richesse de ce pays. Les kibboutz de
notre vallée en ont beaucoup, et
Beit Shean n’en a pas », résume Pe-
rah Hadad, qui s’est engagée dans
un master universitaire en scien-
ces politiques. Elle a glissé à gau-
che, « au nom de valeurs universa-
listes », jusqu’à se déclarer favora-
jeune recrue et M. Kikumatsu,
et de déterminer si l’auteur des
coups de feu avait fait face à des
problèmes depuis son enrôle-
ment. Les FJA ont suspendu tous
les exercices de tir prévus sur leurs
83 sites d’entraînement.
La jeune recrue avait intégré les
Forces d’autodéfense en avril.
En tant que cadet, il suivait la for-
mation préliminaire de trois mois
au sein du 35e régiment d’infante-
rie basé dans le quartier de
­Moriyama, à Nagoya (centre). Le
14 juin, 120 militaires devaient
participer à un exercice de tir à
balles réelles à 300 mètres. Parmi
eux, 70 cadets, sur le point d’être
brevetés. Alors qu’il attendait son
tour, le jeune homme – qui effec-
« Nous ne
sommes pas des
hordes sauvages
déterminées
à détruire le
kibboutz : nous
voulons juste
nous baigner »
Rotem Shapiro
étudiant et militant de 26 ans
ble à un Etat palestinien. Elle a
aussi cessé de voter, « parce qu’il
n’y a pas de véritables partis de
gauche en Israël. Les valeurs qu’ils
prétendent défendre ne s’appli-
quent en réalité qu’à leurs élec-
teurs ashkénazes ». Perah a un joli
mot pour décrire sa situation : elle
s’estime coincée « entre des portes
jaunes », celles qui ferment les
kibboutz de sa vallée, et celles,
identiques, des colonies israélien-
nes en Cisjordanie. « L’Etat y inves-
tit au lieu de développer la périphé-
rie pauvre d’Israël », déplore-t-elle.
A Nir David, le secrétaire et chef
du kibboutz, Lavi Meiri, est un pe-
tit homme au corps sec, rompu
aux travaux en extérieur. Il offre
tuait sa cinquième séance d’en-
traînement au tir depuis son inté-
gration – a engagé le chargeur de
son fusil d’assaut Howa Type 89,
alors qu’il n’avait pas reçu l’autori-
sation de le faire. Un supérieur lui
a ordonné d’arrêter. Il n’a pas obéi.
Il a alors ouvert le feu sur des sous-
officiers présents après avoir crié :
« Personne ne bouge ! »
Scandales éclaboussant l’armée
La dernière fusillade mortelle
impliquant des membres des FJA
remonte à 1984. Un militaire de
21 ans avait ouvert le feu lors d’un
entraînement sur une base de Ya-
maguchi (sud-ouest), faisant un
mort et trois blessés. Il avait pris
la fuite, mais avait été rattrapé.
International | 5
le café, pieds nus dans son bu-
reau. Puis il propose un tour en
voiturette de golf – les moteurs à
explosion sont interdits. Comme
Perah, il connaît son histoire. Il
­raconte comment, en mai et en
juin 1948, les kibboutzniks ont
aidé la brigade Golani à chasser
jusqu’au dernier Palestinien de
Beit Shean (Bissan, en arabe). Tout
ce que les Mizrahis eurent à faire,
selon lui, « ce fut de déménager
dans une ville déjà dotée de toutes
ses infrastructures, et de prendre
possession des maisons ».
« Une question de mode de vie »
M. Meiri nie que ses parents fu-
rent mieux lotis que ceux de Pe-
rah Hadad. « Mes parents ont fui
la Shoah de Pologne jusqu’en
Ouzbékistan, où ils ont connu la
faim. Ils sont arrivés ici en 1947
avec une unique valise. Les pa-
rents de Perah auraient pu rejoin-
dre comme eux le kibboutz. Mais il
leur aurait fallu renoncer à la reli-
gion, devenir socialistes. »
Le secrétaire refuse de considé-
rer leur différend comme « une ri-
valité entre Mizrahis et Ashkéna-
zes ». Le village s’est diversifié avec
le temps, il compte environ 40 %
de Mizrahis. « C’est une question
de mode de vie. Les gens ici veulent
vivre tranquillement », plaide-t-il.
Le drame de Moriyama tombe
mal pour les FJA, qui peinent à re-
cruter, alors que le Japon s’est en-
gagé dans un renforcement drasti-
que de son dispositif de défense.
Au cours de l’exercice clos fin
mars, à peine 4 300 Japonais se
sont engagés, bien loin de l’objectif
de 9 245, fixé par le gouvernement.
La baisse du taux de natalité, le
manque de connaissance d’une
institution militaire réputée se-
crète, une certaine réticence à sui-
vre un entraînement rigoureux,
voire la peur de la guerre depuis
l’attaque de l’Ukraine par la Russie
expliqueraient cette situation.
L’image des FJA a pu s’améliorer
grâce à leurs interventions lors de
catastrophes naturelles. Mais elle
Dès les années 1950, sa commu-
nauté a rendu à l’Etat un kilomè-
tre de terres où l’Asi prend source.
C’est une réserve naturelle,
ouverte à tous.
Le kibboutz a cessé d’élever les
enfants en collectivité dans les
­années 1980. Il s’est « privatisé » à
partir de 2009 : depuis sept ans,
M. Meiri est seul propriétaire de
sa maison. Son fils construit la
sienne grâce à un prêt de la
­communauté. Les employés de
l’usine à papier carbone de Nir Da-
vid sont salariés, comme les ges-
tionnaires du parc de kangourous
et de cinquante villas de tourisme,
qui se louent 250 euros la nuit,
avec un accès « privé » à la rivière.
Ce petit monde a cessé de voter
à gauche pour se ranger au centre.
Il s’est demandé durant des an-
nées, à chaque soirée électorale,
qui glissait un bulletin solitaire
dans l’urne en faveur du parti reli-
gieux ultraorthodoxe Union d’Is-
raël. Récemment, M. Meiri croit
l’avoir identifié, en échangeant
les ragots du jour dans la salle
commune des repas : « C’était une
vieille dame, tout juste décédée.
Elle avait refusé de se faire enterrer
auprès de son mari, parce qu’il y
avait à côté une tombe de gentils
[des non-juifs]. » p
Louis Imbert
a été ternie ces dernières années
par plusieurs scandales. Outre
des cas d’abus de pouvoir par des
supérieurs, la fusillade de Mo-
riyama a coïncidé avec l’ouverture
du procès, le 13 juin, de cinq mili-
taires accusés de harcèlement par
Rina Gonoi, une ancienne mem-
bre des FJA. Harcelée quasi quoti-
diennement après son engage-
ment en 2020, Mme Gonoi avait
fini par signaler l’incident à ses
supérieurs. Aucune poursuite
n’avait été engagée, faute de preu-
ves. Ce n’est qu’après que Mme Go-
noi a rendu l’affaire publique
et lancé une pétition que le dos-
sier a été rouvert et qu’une en-
quête criminelle a été lancée. p
Philippe Mesmer
 Planète
6|
Les eurodéputés s’écharpent sur la biodiversité
Le projet de loi de restauration de la nature a échappé de justesse au rejet au Parlement européen, le 15 juin
Bruxelles - bureau européen
D
ans les couloirs du Par-
lement de Strasbourg,
où les eurodéputés
sont réunis en séance
plénière, cette semaine, un sujet a
dominé toutes les conversations :
quel sort serait réservé à la loi sur
la restauration de la nature ? Dans
les coulisses, deux camps s’affron-
tent pour gagner la bataille autour
de ce texte proposé en juin 2022
par la Commission, qui vise à ins-
crire dans le marbre communau-
taire l’accord de Montréal sur la
biodiversité et ses objectifs,
comme celui de restaurer 30 % des
surfaces terrestres et marines dé-
gradées d’ici à 2030.
D’un côté, Manfred Weber, le
président du groupe des conserva-
teurs du Parti populaire européen
(PPE), allié à l’extrême droite, veut
lui faire un sort. De l’autre, Pascal
Canfin, le président macroniste de
la commission environnement du
Parlement européen, derrière le-
quel se sont rangés les Verts, les so-
ciaux-démocrates et une partie de
ses amis politiques, les libéraux de
Renew, se démène pour le sauver.
Jeudi 15 juin, la commission envi-
ronnement n’a pas adopté l’amen-
dement de rejet du projet de loi,
mais il s’en est fallu de peu. Qua-
rante-quatre eurodéputés ont voté
pour, quarante-quatre contre !
Cela s’est joué à une voix près (il
fallait la majorité absolue pour
qu’il passe). Après ce vote, ils ont
poursuivi l’examen du texte, arti-
cle par article. Les discussions
­continueront le 27 juin, puis, en
plénière, en juillet.
« Revirement démagogique »
« Toutes les pages de ce texte ont
été amendées en tenant compte
des préoccupations du PPE », as-
sure l’élu socialiste néerlandais
Mohammed Chahim. C’est large-
ment insuffisant, répond l’autre
camp. « Dans le contexte général
d’inflation massive, d’insécurité
alimentaire mondiale et de crise
énergétique, cette proposition ne
fera qu’accentuer la dépendance
du continent européen à l’égard
des importations », juge Anne San-
der (Les Républicains), députée
européenne.
La bagarre ne fait que commen-
cer. Et d’ici à juillet, et le vote dans
l’hémicycle, il ne fait aucun doute
que les diverses parties prenantes
vont continuer à ferrailler pour
imposer leur point de vue. Man-
fred Weber est à la manœuvre. Il
« a menacé ses collègues du PPE qui
siègent à la commission environne-
La liste des « espèces susceptibles d’occasionner des dégâts » établie
Critiquée, cette liste autorise la « destruction » d’oiseaux et de mammifères en raison des dommages qu’ils pourraient causer
M artre des pins, fouine,
corneille noire, geai
des chênes, corbeau
freux, pie bavarde, étourneau san-
sonnet, renard roux et belette :
neuf « espèces susceptibles d’occa-
sionner des dégâts » (ESOD), autre-
fois qualifiées de « nuisibles », figu-
rent sur un projet d’arrêté minis-
tériel controversé publié jeudi
15 juin. Cette liste, soumise à la
consultation du public avant son
entrée en vigueur en juillet, auto-
rise la « destruction » de ces
oiseaux et mammifères en raison
des dommages qu’ils pourraient
commettre, essentiellement sur
les activités agricoles. Elle succède
au précédent classement triennal
établi en 2019, qui avait été pro-
longé d’un an en raison du
­contexte sanitaire.
Alors qu’une partie des agricul-
teurs et des chasseurs la jugent
ment de représailles politiques, y
compris l’exclusion du PPE, s’ils vo-
taient en faveur de la loi sur la res-
tauration de la nature jeudi ! », ra-
conte Pascal Canfin. Ce que dé-
ment le principal intéressé. Jeudi,
lors du vote en commission envi-
ronnement, au moins quatre
membres du PPE, favorables au
projet de loi se sont fait remplacer
par des collègues qui ne l’étaient
pas. Dont le Tchèque Stanislav Pol-
cak, qui a déclaré sur Twitter :
« J’imagine que je pourrai voter se-
lon ma conscience en plénière. »
« Weber a aussi appelé tous les
premiers ministres PPE pour es-
sayer de les convaincre de ne pas
voter le texte au conseil », ajoute
Pascal Canfin, alors que les Vingt-
Sept étaient proches d’un
­compromis sur la loi restauration
de la nature. Faut-il y voir un lien
de cause à effet ? La Suède, qui oc-
cupe la présidence tournante du
Conseil de l’Union européenne
jusqu’au 30 juin, et dont le pre-
mier ministre, Ulf Kristersson, est
trop restrictive, de nombreuses
organisations de protection de la
nature (Association pour la pro-
tection des animaux sauvages,
One Voice, Sea Shepherd…) de-
mandent depuis plusieurs années
une révision profonde de cette ré-
glementation, décrite comme une
« aberration écologique ». « Nous
nous offusquons que l’on puisse en-
core considérer des espèces comme
nuisibles et les détruire à tout mo-
ment, même en période de nidifica-
tion ou de gestation, dénonce Cé-
dric Marteau, directeur du pôle
protection de la nature de la Ligue
pour la protection des oiseaux
(LPO). La liste des présumés coupa-
bles est reconduite année après an-
née, sans que rien ne change. »
Le ministère de la transition éco-
logique, de son côté, affirme que la
pertinence de ce classement a été
« éprouvée ». Malgré des recours
« On assiste
à une grande
offensive du PPE
pour renier
le Green Deal »
Christophe Clergeau
eurodéputé socialiste
conservateur, a voulu interrom-
pre les discussions entre les Vingt-
Sept sur le sujet, arguant qu’un ac-
cord n’était pas à portée de main.
Et passer le dossier à l’Espagne,
qui lui succédera à la présidence
du conseil. « C’est politique. On a
une majorité qualifiée sur le texte.
Il n’y avait pas de raison de repous-
ser les discussions », analyse un di-
plomate. Finalement, sous pres-
sion d’une vingtaine d’Etats
membres, Stockholm est reve-
nue, jeudi, sur sa décision.
La bataille homérique autour du
projet de loi restauration de la na-
en justice contre de précédents ar-
rêtés, très peu d’annulations ont
été formulées. « Le droit permet de
détruire un nombre limité d’espè-
ces pour protéger des intérêts éco-
nomiques », rappelle l’entourage
de la secrétaire d’Etat chargée de
l’écologie, Bérangère Couillard. Le
nouveau projet d’arrêté prévoit un
renouvellement quasiment à
l’identique de la liste en termes
d’espèces ciblées : seul le putois
n’y figure plus, à la suite d’une dé-
cision du Conseil d’Etat de 2021,
prise en raison de son état de
­conservation défavorable.
Une méthode critiquée
Au cours de la période couverte
par le précédent arrêté, 370 000 re-
nards ont été « détruits » en
moyenne chaque année, pour des
dommages estimés à 13 millions
d’euros sur trois ans, selon le mi-
ture préfigure celle que les partis
politiques vont se livrer pour les
élections européennes de
juin 2024. Et son avenir sera déter-
minant pour la suite du Pacte vert
européen (Green Deal), cet en-
semble d’une cinquantaine de
textes qui doit permettre aux
Vingt-sept d’opérer leur transition
climatique. « Weber a fait de la loi
sur la restauration de la nature son
“no pasaran”, sa ligne rouge au
Green Deal », juge Philippe Lam-
berts, président du groupe les
Verts au Parlement européen.
Si le PPE a soutenu la quinzaine
de projets législatifs destinés à lut-
ter contre le réchauffement clima-
tique, il n’en est pas de même pour
ceux qui concernent l’environne-
ment, qu’il s’agisse de la loi sur la
restauration de la nature ou de
celle qui prévoit de réduire le re-
cours aux pesticides. « On assiste à
une grande offensive du PPE pour
renier le Green Deal. C’est un revire-
ment parfaitement démagogique
pour préparer les élections euro-
nistère. Quelque 3 400 geais des
chênes, un corvidé qui contribue à
la plantation d’arbres en dissémi-
nant des glands, ont également été
tués chaque année, pour des dé-
gâts évalués à 200 000 euros dans
les cultures et vergers. Selon le pro-
jet de texte, les geais ne sont tou-
jours classés ESOD que dans cinq
départements.
Les organisations de protection
de la nature critiquent la mé-
thode qui conduit à l’élaboration
de cette liste. Tous les trois ans, les
départements recensent l’ensem-
ble des dégâts signalés. Si le mon-
tant des dommages associés à
une espèce dépasse la somme de
10 000 euros, ou si au moins
500 « prélèvements » ont été réa-
lisés chaque année, le classement
en ESOD peut être demandé.
Après avis de la commission dé-
partementale de la chasse et de la
péennes », ajoute l’eurodéputé so-
cialiste Christophe Clergeau.
« Il y a six mois, le texte restaura-
tion de la nature passait sans pro-
blème », juge Stéphane Séjourné,
le président du groupe Renew au
Parlement européen. « Notre posi-
tion a été constante », rétorque
l’eurodéputé François Xavier Bel-
lamy (LR). « Nous ne sommes pas
dans un jeu politicien. C’est le prin-
cipe même de ce texte qui pose
problème », parce qu’il va à l’en-
contre des objectifs de sécurité
alimentaire, poursuit-il.
Lorsque la commission avait
présenté sa proposition législa-
tive, en juin 2022, en tout cas, elle
n’avait pas provoqué de levée de
boucliers du PPE. Un an avant
d’ailleurs, le 9 juin 2021, les
­conservateurs avaient massive-
ment voté un rapport du Parle-
ment européen « pour ramener la
nature dans nos vies », qui prônait
des objectifs, en matière de res-
tauration de la nature, plus ambi-
tieux que ceux du texte qu’il re-
faune sauvage et sur proposition
des préfets, l’arrêté ministériel
fixe dans quels territoires les ani-
maux concernés peuvent être
piégés, tués au fusil ou déterrés,
en dehors des périodes d’ouver-
ture de la chasse.
Si elles ne nient pas les dégâts
constatés dans des cultures, des
poulaillers ou chez des particu-
liers, les associations affirment
qu’aucune étude scientifique n’a
démontré l’efficacité des « destruc-
tions » pour les faire diminuer.
« Nous ne sommes ni des menteurs
ni des psychopathes, s’énerve Willy
Schraen, le président de la Fédéra-
tion nationale de la chasse, en
réaction à ces critiques. Quand on
régule les renards, forcément il y en
a moins l’année suivante. Personne
n’irait les détruire s’il n’y avait pas
besoin de le faire ! Ces animaux ont
toute leur place dans la nature
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
fuse aujourd’hui. Même Manfred
Weber et François-Xavier Bellamy
l’avaient soutenu.
Chez Renew, aussi, on constate
une certaine désaffection pour les
thématiques environnementales,
mais bien moindre qu’au PPE. Il y
a deux ans, ils étaient très peu
nombreux à ne pas soutenir le
rapport du Parlement européen.
« Aujourd’hui, entre 60 et 65 % des
députés Renew soutiennent la loi
restauration de la nature, 35 à
40 % y sont opposés », constate
Pascal Canfin.
« Pause » demandée
La guerre en Ukraine et le regain
d’inflation ont changé la donne.
« Le succès du parti des agriculteurs
aux Pays-Bas [un mouvement an-
ti-Green Deal qui en mars a opéré
une véritable percée aux élections
régionales] a agi comme un élec-
trochoc au PPE », confie un eurodé-
puté du camp conservateur. L’ap-
proche des élections européennes
a fait le reste, d’autant que la CDU
n’est plus au pouvoir en Allema-
gne et que, dans plusieurs pays
européens, comme l’Italie ou la
Suède, la droite et l’extrême droite
ont formé des coalitions.
Dans ce contexte, Manfred We-
ber a lancé une vaste offensive de
charme auprès de la droite natio-
naliste et eurosceptique d’ECR, à
laquelle il donne des gages sur des
sujets – migration, environne-
ment, social – constitutifs de son
identité politique.
Il n’y a pas que le PPE qui s’in-
quiète des conséquences du
Green Deal sur son électorat. Em-
manuel Macron, lui-même, a de-
mandé une « pause réglemen-
taire » après 2024, exaspérant
ainsi une partie de ses troupes. Ce
faisant, juge Christophe Clergeau,
le président français « a libéré
l’agressivité du PPE ». Dans la fou-
lée, Alexander De Croo, le premier
ministre libéral belge, a pris la re-
lève : « Il faut éviter (…) de surchar-
ger la barque, en ajoutant aux ob-
jectifs d’émission de CO2 de nouvel-
les normes », notamment « dans le
domaine de la biodiversité. Je de-
mande qu’on appuie sur le bouton
pause, sauf pour le CO2 ».
Aux Pays-Bas, une majorité du
Parlement néerlandais a voté, le
13 juin, un texte intimant l’ordre
au gouvernement de Mark Rutte
de s’opposer au projet de loi res-
tauration de la nature. Cela ne fait
aucun doute, les prochaines se-
maines seront décisives pour ce
texte et plus généralement pour
le Pacte vert. p
Virginie Malingre
mais à condition qu’ils ne débor-
dent pas, il faut rétablir l’équilibre
des écosystèmes. »
Pour limiter les dégâts, les asso-
ciations prônent le développe-
ment de mesures de prévention :
rentrer les poules la nuit dans un
poulailler hermétiquement
fermé, mettre en place des techni-
ques d’effarouchement dans les
vergers ou exploitations agrico-
les… Des méthodes alternatives
encore peu mises en place. « Alors
que la biodiversité connaît un ef-
fondrement dramatique, la des-
truction systématique des espèces
susceptibles d’occasionner des dé-
gâts n’est pas acceptable, insiste
Allain Bougrain-Dubourg, le pré-
sident de la LPO. La LPO plaidera
devant les tribunaux chaque fois
qu’une destruction aveugle frap-
pera la faune en sursis. » p
Perrine Mouterde
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
Canicules et mégafeux se déchaînent sur la planète
Les phénomènes climatiques extrêmes se multiplient à travers le monde, et le pire est encore à venir
L’
été, la saison de tous les
dangers, n’a pas encore
débuté dans l’hémis-
phère Nord. Pourtant,
un cortège de phénomènes clima-
tiques extrêmes s’abat déjà sans
relâche sur la planète, du Canada à
la Sibérie, en passant par l’Asie et
jusqu’au fond des océans. Les mé-
dias diffusent des photos des ca-
tastrophes, et les agences météo-
rologiques publient des cartes et
des courbes étayant le caractère
exceptionnel de ces canicules, in-
cendies ou sécheresses. Alors que
la France connaît aussi des tempé-
ratures inhabituellement élevées
pour un mois de juin, la même
question revient : la crise climati-
que s’accélère-t-elle ?
Pas un jour sans phénomène
inédit dans plusieurs domaines
liés au climat. Les températures
moyennes mondiales relevées dé-
but juin ont été les plus chaudes ja-
mais enregistrées pour cette pé-
riode, a annoncé jeudi 15 juin, le
service européen Copernicus. Le
Canada est dépassé par des méga-
feux hors de contrôle, avec plus de
400 foyers d’ouest en est. Alors
que la saison des incendies n’a pas
encore officiellement commencé,
près de 5 millions d’hectares sont
déjà partis en fumée, le double de
la moyenne annuelle enregistrée
par le pays sur la dernière décen-
nie. En Sibérie, le froid glacial a
laissé place à la fournaise. Le mer-
cure a dépassé 40 °C dans la région
russe, lors de la « pire vague de cha-
leur de son histoire », selon le cli-
matologue Maximiliano Herrera,
qui suit les plus fortes températu-
res à travers le monde. « L’histoire
climatique mondiale écrit une nou-
velle page incroyable aujourd’hui »,
avait-il tweeté le 3 juin.
L’Asie du Sud-Est suffoque elle
aussi, sous une série de canicules
historiques depuis la mi-avril :
45 °C en Thaïlande, 44 °C en Inde,
au Vietnam et en Birmanie, 43 °C
au Laos… Il y a quelques semaines,
Shanghaï a également vécu la
journée du mois de mai la plus
chaude depuis plus d’un siècle
(avec 36,7 °C), et une cinquantaine
de stations chinoises ont eu des ni-
veaux jamais atteints en juin, jus-
qu’à 43 °C. Ailleurs, Porto Rico est
frappé par une vague de chaleur
exceptionnelle, l’Espagne a connu
son printemps le plus chaud et le
deuxième plus sec jamais enregis-
tré, le Danemark endure plusieurs
Les négociations climatiques patinent sur fond de divisions Nord-Sud
A Bonn, en Allemagne, les discussions avant la prochaine conférence mondiale sur le climat achoppent sur la question des financements
L’ histoire des négociations
climatiques a tendance à
bégayer. Les pourparlers,
qui se tenaient à Bonn (Allema-
gne) en présence des représen-
tants de près de 200 pays, se sont
achevés, jeudi 15 juin, sur une dé-
ception générale face à la lenteur
des progrès réalisés au cours des
deux dernières semaines. Cette
session, qui a lieu chaque année
dans la cité rhénane, est
­coutumière de ces atermoie-
ments. Mais ils apparaissent tou-
jours plus en décalage avec l’ur-
gence climatique, alors que la
planète est soumise à une série
catastrophique de vagues de cha-
leur et de mégafeux.
Ces discussions techniques, qui
visaient à préparer la conférence
mondiale sur le climat (COP28)
de décembre à Dubaï (Emirats
arabes unis), ont été empoison-
nées par de fortes tensions entre
pays développés et pays en
­développement et une confron-
tation entre l’enjeu de la réduc-
tion des émissions de gaz à effet
de serre et celui des finance-
ments climatiques.
Un incendie
de forêt dans
la région
nord-est de
la Colombie-
Britannique,
au Canada,
le 9 juin. BC Wildfire
Service/XINHUA-REA/X
semaines sans pluie, une première
depuis 2006, et la banquise antarc-
tique n’avait jamais été aussi ré-
duite en mai et en juin.
« Prévisions dépassées »
Cette flambée des températures
frappe de plein fouet les océans,
qui absorbent environ 90 % de
l’énergie accumulée dans le sys-
tème terrestre. Leurs eaux de sur-
face ont connu le mois de mai le
plus chaud. L’Atlantique Nord sus-
cite l’inquiétude des climatolo-
gues, en affichant des anomalies
de + 1,1 °C par rapport à la moyenne
1982-2023, un record absolu. « C’est
énorme pour l’ensemble d’un bas-
sin, étant donné que l’eau de mer
met beaucoup plus de temps à se
réchauffer que l’atmosphère », réa-
git Sabrina Speich, océanographe
à l’Institut Pierre-Simon-Laplace
et professeure en géosciences à
l’Ecole normale supérieure. La si-
tuation est encore pire en Méditer-
ranée occidentale et dans l’Atlanti-
que tropical, avec un réchauffe-
ment de + 3 °C à + 4 °C. « Les écosys-
Cette bataille s’est cristallisée
autour d’une querelle d’agenda,
les pays ne parvenant à adopter
l’ordre du jour officiel de la ses-
sion qu’à la veille de sa clôture.
L’Union européenne, soutenue
par des pays d’Amérique latine et
des petites îles, voulait voir y fi-
gurer un programme de travail
sur la réduction des émissions.
Mais le groupe de négociation
appelé « LMDC », représentant
une vingtaine de pays en déve-
loppement ou émergents, dont
la Chine, l’Inde et l’Arabie saou-
dite, s’y est opposé, exigeant que
la question des financements
soit également inscrite. Au terme
d’une session plénière mouve-
mentée, décrite comme « une
salle de classe primaire » par le
président de séance, les deux su-
jets ont été écartés et les travaux
sur les émissions relégués à une
note informelle.
« Déficit de confiance »
Loin de se cantonner à une ques-
tion procédurale, ce bras de fer re-
flète « un déficit de confiance et de
crédibilité entre pays développés
tèmes marins ne peuvent pas
s’adapter à des changements aussi
brusques, prévient la scientifique.
Selon la durée des vagues de cha-
leur, on peut s’attendre à de très for-
tes mortalités comme en 2022. »
Une partie de ces effets peut
s’expliquer par la fin du phéno-
mène La Niña, qui a duré trois ans
et diminué la température mon-
diale, et par l’arrivée d’El Niño, qui
a officiellement commencé il y a
une semaine. Ce réchauffement
d’une partie de l’océan Pacifique
équatorial, qui survient de ma-
nière naturelle tous les deux à
sept ans, se traduit par une éléva-
tion des températures mondiales
(environ 0,2 °C) et augmente le
risque d’événements extrêmes
dans de nombreuses régions.
Mais les catastrophes de cette
année, comme celles des précé-
dentes, sont avant tout la consé-
quence du changement climati-
que d’origine humaine. « Il ne fait
aucun doute que nous assistons,
année après année, à une intensifi-
cation des phénomènes extrêmes
et en développement, qui s’est ré-
percuté sur l’ensemble des négo-
ciations », explique Gaïa Febvre,
responsable des politiques inter-
nationales au Réseau Action Cli-
mat. « Les progrès ont été déce-
vants sur presque tous les fronts,
avec un coupable principal : l’ar-
gent », ajoute David Waskow, di-
recteur international pour le cli-
mat au centre de réflexion World
Resources Institute.
Les pays du Sud sont de plus en
plus frustrés par le fait que ceux
du Nord n’ont toujours pas ho-
noré leur promesse de mobiliser
100 milliards de dollars par an, à
partir de 2020, pour les aider à
faire face au réchauffement cli-
matique. Ces derniers assurent
qu’ils y parviendront cette année,
mais le doute persiste. Les deux
camps s’opposent en outre sur
qui doit payer, sur fond d’inter-
prétations divergentes de l’ac-
cord de Paris.
Lors de la séance de clôture,
beaucoup de pays en développe-
ment ont accusé les développés
de ne pas reconnaître leur res-
ponsabilité historique dans le ré-
L’Atlantique Nord
affiche des
anomalies de
+ 1,1 °C par rapport
à la moyenne
1982-2023,
un record absolu
en raison du réchauffement, expli-
que le climatologue Michael
Mann, directeur du Earth System
Science Center de l’université de
Pennsylvanie. Ces catastrophes
vont continuer à être de plus en
plus fréquentes et de plus en plus
graves si nous continuons à ré-
chauffer la planète. » Les activités
humaines, surtout la combustion
d’énergies fossiles (charbon, pé-
trole et gaz) et la déforestation,
émettent des gaz à effet de serre
qui s’accumulent dans l’atmos-
phère et provoquent un emballe-
ment du système climatique.
chauffement et de se « défaus-
ser de leurs obligations » en cher-
chant des sources de finance-
ments privés. Ces Etats du Sud re-
fusent de faire davantage d’effort
dans la réduction des émissions
sans financement. A l’inverse,
l’UE et les Etats-Unis jugent que
les pays émergents, notamment
la Chine, doivent désormais parti-
ciper au financement et accélérer.
« Le changement climatique
n’est pas une problématique “Nord
contre Sud”, c’est un raz-de-marée
qui ne fait aucune distinction » et
« la seule façon d’éviter d’être en-
gloutis est d’investir dans l’action
climatique », a mis en garde le se-
crétaire exécutif de l’ONU Climat,
Simon Stiell, lors de la clôture.
Cette opposition a paralysé plu-
sieurs sujets à l’ordre du jour, no-
tamment la préparation du pre-
mier bilan mondial de l’action cli-
matique, qui doit avoir lieu à la
COP28. Prévu par l’accord de Paris
de 2015, cet exercice permettra de
définir les solutions pour corriger
la trajectoire, alors que les pro-
messes actuelles des pays mè-
nent la planète vers un réchauffe-
« Le rythme du réchauffement a
été plus élevé sur cette décennie
qu’au cours des précédentes »,
ajoute Valérie Masson-Delmotte,
la coprésidente du groupe 1 du
Groupe d’experts intergouverne-
mental sur l’évolution du climat
(GIEC). Le réchauffement s’ac-
croît à un rythme sans précédent
de plus de 0,2 °C par décennie (et
de 0,5 °C pour les continents), se-
lon une récente étude. Mais « on
ne sait pas encore s’il va se pour-
suivre à ce rythme », précise la cli-
matologue, et « il est aussi tempo-
rairement renforcé par la baisse
des aérosols ». Ces particules reje-
tées par les activités polluantes,
qui réfléchissent une partie des
rayons du soleil, sont en régres-
sion grâce à la lutte contre la pol-
lution de l’air, ce qui diminue leur
effet refroidissant.
Le réchauffement actuel est
« conforme » aux modèles clima-
tiques, mais « certains de ses effets
dépassent les prévisions », précise
Michael Mann. Il cite la diminu-
tion de l’étendue de la banquise
ment de 2,5 °C à la fin du siècle –
loin de l’objectif de ne pas dépas-
ser 1,5 °C. « On a accouché d’une
souris, déplore un négociateur
européen. On s’est seulement mis
d’accord sur la structure de la déci-
sion de la COP à ce sujet, mais pas
sur son contenu. »
L’enjeu des énergies fossiles
Ces dissensions entrent égale-
ment en résonance avec l’enjeu
de la sortie des énergies fossiles
(charbon, pétrole et gaz), un débat
qui sera crucial à la COP28. Plu-
sieurs dizaines d’Etats poussent
pour cet objectif, notamment les
Européens ou les petites îles, mais
les pays pétroliers et beaucoup de
grands émergents s’y opposent.
Sur cette question qui a occupé
les débats en marge des négocia-
tions à Bonn, tous les yeux
étaient tournés vers Sultan Ah-
med Al Jaber, le patron de la
COP28 et PDG de la compagnie
pétrolière nationale des Emirats
arabes unis. Durant un discours
aux chefs de délégation, le minis-
tre de l’industrie a indiqué qu’une
« réduction progressive » des com-
Planète | 7
arctique – qui pourrait disparaître
totalement l’été dès les années
2030, selon une nouvelle étude –,
la débâcle des calottes glaciaires
du Groenland et de l’Antarctique,
ainsi que les niveaux atteints lors
de certains événements extrêmes
comme les canicules, les méga-
feux ou les sécheresses. En Eu-
rope de l’Ouest, l’intensification
des températures pendant les ca-
nicules, l’été, se produit aussi de
manière plus importante que ce
que prévoyaient les modèles.
« Les conséquences d’El Niño »
Le chaos climatique devrait en-
core s’aggraver dans les mois à ve-
nir sous l’effet du renforcement
d’El Niño. Il atteindra son inten-
sité maximale entre décembre et
janvier, ce qui laisse présager
d’années 2023 et surtout 2024 en-
core plus intenses. Cette dernière
pourrait détrôner 2016 – qui avait
été marquée par un fort El Niño –
au titre de l’année la plus chaude.
« En 2023 et 2024, les conséquences
d’El Niño vont être encore ampli-
fiées puisque le climat est bien plus
chaud qu’en 2016 », avertit Valérie
Masson-Delmotte. La barre de
1,5 °C de réchauffement, la limite
la plus ambitieuse de l’accord de
Paris sur le climat, pourrait être
franchie temporairement pen-
dant au moins une année entre
2023 et 2027.
Ce double effet du réchauffe-
ment cumulé à El Niño complique
les prévisions pour la saison des
ouragans dans l’Atlantique. Si El
Niño a tendance à réduire leur acti-
vité dans ce bassin, l’intensifica-
tion de la chaleur observée récem-
ment dans certaines parties de
l’Atlantique Nord pourrait au
­contraire renforcer leur puissance.
« Nous sommes très préoccupés
par El Niño. Nous nous attendons à
des niveaux de chaleur catastrophi-
ques dans les océans », témoigne
Sabrina Speich. Une partie de cette
énergie plonge dans les profon-
deurs océaniques et remonte à la
surface après des dizaines, voire
des centaines d’années, ce qui ex-
plique que « l’on ne pourra pas
stopper le réchauffement immédia-
tement, même si on arrête d’émet-
tre des gaz à effet de serre demain ».
Une réduction immédiate et dras-
tique des émissions reste toutefois
nécessaire afin d’éviter les pires ef-
fets de la crise climatique. p
Audrey Garric
bustibles fossiles était « inévita-
ble », une inflexion notable pour
celui qui défendait jusqu’alors
leur utilisation à condition de les
adosser à des technologies de cap-
tage et de stockage du CO2. Mais
sans préciser aucun objectif, ni
délai ni plan, Sultan Ahmed Al Ja-
ber a « raté l’opportunité de don-
ner une vision concrète de ses am-
bitions pour la COP », souligne Al-
den Meyer, associé principal au
centre de réflexion E3G.
Les tensions de Bonn donne-
ront-elles le ton de Dubaï ? Les ob-
servateurs appellent la prési-
dence émiratie à utiliser les pro-
chaines échéances avant la COP
pour restaurer la confiance entre
Nord et Sud : le sommet pour un
nouveau pacte financier mondial,
organisé à Paris les 22 et 23 juin, le
G20, présidé par l’Inde en septem-
bre, ou encore le sommet sur l’ac-
tion climatique organisé à New
York par le secrétaire général de
l’ONU Antonio Guterres, qui a dé-
noncé jeudi des énergies fossiles
« incompatibles avec la survie de
l’humanité ». p
Audrey Garric
 France
8|
I m m i g r at i o n
L’immigration,
le sujet qui divise
la gauche
La Nupes ne veut pas laisser le terrain
à la droite et à l’extrême droite
sur ce thème. Mais ses responsables
peinent à trouver une ligne commune
L
e drame d’Annecy, le 8 juin, a re-
mis au centre des débats la ques-
tion de l’immigration. Un Syrien
âgé de 31 ans, cherchant l’asile po-
litique en France, qui attaque et
blesse quatre jeunes enfants au
couteau, dans un parc public : le fait divers,
terrible, a suscité l’émoi national, relançant la
bataille entre gauche, droite et extrême
droite. Aussitôt, Marine Le Pen, la cheffe de
file du Rassemblement national (RN), a ex-
horté à « rétrécir le droit d’asile », et le prési-
dent du parti Les Républicains (LR), Eric Ciotti,
à « rompre avec l’immobilisme » face au
« chaos migratoire ». A gauche, le premier se-
crétaire du Parti socialiste (PS), Olivier Faure,
a, à l’inverse, appelé à ne pas « instrumentali-
ser » ni « généraliser ». Et la députée de Seine-
Saint-Denis Clémentine Autain (La France in-
soumise, LFI) s’est insurgée contre ce « déferle-
ment de discours xénophobes ».
Comme à son habitude, la gauche, souvent
accusée d’angélisme ou de laxisme par ses
adversaires de droite et d’extrême droite, a
mobilisé ses réflexes humanistes et antira-
cistes pour répondre à la problématique de
l’immigration, mais sans s’aventurer au-
delà. « Les Français ont l’impression que la
gauche fuit ce sujet, que c’est un impensé », té-
moigne Brice Teinturier, directeur général
délégué de l’institut de sondage Ipsos.
« Régularisation des sans-papiers »
Les partis de gauche semblent craindre d’ap-
paraître en décalage avec leur électorat alors
que, ces dernières années, l’opinion publi-
que dans son ensemble s’est crispée. « La
moitié des gens de gauche peuvent approuver
un durcissement des conditions d’accueil des
étrangers en France », constate Brice Teintu-
rier. Revers de la médaille, en donnant l’im-
pression « d’avoir des idées qu’elle n’assume
pas, la gauche a perdu la bataille idéologique »,
estime le politologue Rémi Lefebvre.
Mais, à l’heure où Marine Le Pen ne cesse
d’engranger des forces à quatre ans de la
présidentielle, ce supposé « déni » n’est plus
tenable. L’exécutif a lancé à l’automne un
projet de loi sur l’immigration, prévoyant à
la fois des régularisations sur les métiers en
tension et un durcissement des conditions
d’accueil des étrangers. Même si le gouver-
nement d’Elisabeth Borne cherche à négo-
cier avec la droite sur ce texte attendu
avant l’été, son porte-parole, Olivier Véran,
DIMANCHE18JUIN
12H-13H
Laurent Berger,
secrétaire général de la CFDT
a exhorté la gauche à ne pas rester « en de-
hors de ce débat ».
Dans la plus grande discrétion, une quin-
zaine de députés et sénateurs se sont réunis
le 31 mai au sous-sol du Bourbon, la brasserie
qui jouxte l’Assemblée nationale, à l’invita-
tion de Pascal Brice, ancien directeur de l’Of-
fice français de protection des réfugiés et
apatrides et de Marilyne Poulain, ancienne
référente de la CGT sur les travailleurs mi-
grants. Ce rendez-vous discret avait pour ob-
jectif de « proposer à des parlementaires des
convergences face à un débat politique qui
nous inquiète », explique M. Brice, aujour­-
d’hui président de la Fédération des acteurs Les partis
de la solidarité, qui réunit plus de 800 struc- de gauche
tures de lutte contre l’exclusion.
Parmi les convives figuraient le président semblent craindre
des députés socialistes, Boris Vallaud (Lan-
des), l’élu de la Somme François Ruffin (LFI), d’apparaître en
le secrétaire national du Parti communiste
français (PCF), Fabien Roussel, ainsi que le
décalage avec
député de la Vienne et président de la com- leur électorat
mission des lois de l’Assemblée nationale,
Sacha Houlié (Renaissance). « Le but est de
faire passer des messages, et notamment que
tout n’est pas à jeter dans le projet de loi, ex-
plique M. Houlié, une des figures de l’aile
gauche de la Macronie. La régularisation de
plein droit pour les travailleurs sans-papiers
constitue un pas important. »
A l’automne, le ministre de l’intérieur, Gé-
rald Darmanin, avait convoqué certains grou-
pes de la Nouvelle Union populaire écologi-
que et sociale (Nupes) pour les convaincre des
bienfaits de cette disposition, présentée
comme la « jambe gauche » du projet de loi
gouvernemental. « On leur avait dit que le “en
même temps” n’était pas possible, qu’il fallait
Chez Renaissance, la peur du piège LR
Le projet de loi sur l’immigration crée des tensions au sein du
parti présidentiel, partagé entre son flanc droit et son flanc gau-
che sur les concessions à accorder au parti Les Républicains (LR).
« Nous voulons lutter contre l’immigration illégale, éloigner plus ra-
pidement ceux qui n’ont pas à être sur notre territoire et mieux in-
tégrer ceux que nous accueillons », a répété la première ministre,
Elisabeth Borne, dans Le Figaro, jeudi 15 juin. Le chef des dépu-
tés LR, Olivier Marleix, menace de déposer une motion de cen-
sure « si le gouvernement tentait de faire passer par 49.3 un texte
laxiste ». « L’accord avec LR ne peut pas exister si ça veut dire qu’il
faut supprimer le titre de séjour pour les métiers en tension », a fait
savoir, mardi, la présidente du groupe Renaissance, Aurore Bergé.
OUESTIONS
POLITIOUES.
qu’ils choisissent », relate aujourd’hui la prési-
dente du groupe écologiste à l’Assemblée, Cy-
rielle Chatelain, reçue par le ministre.
Certains élus de l’opposition semblent tou-
tefois à l’écoute. « Que l’on travaille à la régula-
risation des sans-papiers, c’est indispensable,
juge M. Roussel. C’est à l’Etat de dire qui est ré-
gularisable, et non aux entreprises, qui créent
des situations d’asservissement. » Le dirigeant
communiste se dit prêt à bâtir un « projet qui
rassemble les progressistes et les humanistes »
et à en « parler au ministre de l’intérieur ».
« no border »
Au PS, Boris Vallaud estime lui aussi que « le
travail est une des meilleures voix d’intégra-
tion » et se dit prêt à « prendre au mot le gou-
vernement ». Mais le député des Landes pré-
vient lui aussi : « Il n’y a pas de place pour le
“en même temps”. » « C’est à nous de recréer
du contre-discours au sein de la Nupes, voire
jusqu’à l’aile gauche de la Macronie », assume
Andy Kerbrat (LFI), député de Loire-Atlanti-
que et spécialiste dans son parti des ques-
tions d’immigration.
Au sein de la Nupes, les nuances restent ul-
trasensibles sur le sujet. Les écologistes conti-
nuent de revendiquer une ligne « no border »
(sans frontière), de moins en moins audible
dans l’opinion. La députée Sandra Regol (Eu-
rope Ecologie-Les Verts, EELV) reconnaît que
le terme « fait peur », mais dénonce « l’hypo-
crisie » de la fermeture des frontières. « Ça ne
va pas empêcher les gens d’arriver, cela nourrit
juste les systèmes mafieux », poursuit l’élue du
Bas-Rhin. LFI n’a cessé de fluctuer ces derniè-
res années. En 2017, Jean-Luc Mélenchon
s’était attiré des critiques à gauche en évo-
quant le « travailleur détaché qui vole son pain
aux travailleurs ». Le triple candidat à la prési-
dentielle a depuis fait machine arrière, tout
en réfutant l’expression « no border ».
THOMAS
SNEGAROFF avec Carine Bécard,
Nathalie Saint-Cricq
et Françoise Fressoz
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
Dans son programme, L’Avenir en com-
mun, LFI propose désormais de régler la
question de l’immigration en s’attaquant
d’abord à la politique internationale. Et sug-
gère par exemple de commencer par sortir
de l’OTAN ou de stopper les accords de libre-
échange. « Électoralement, c’est très compli-
qué, irréaliste », tranche Rémi Lefebvre. Le
coordinateur de LFI, Manuel Bompard, qua-
lifie la proposition de Gérald Darmanin
d’instaurer des quotas de « démagogique ».
Parmi les « insoumis », seul François Ruffin
fait entendre une voix dissonante. Le
23 avril, l’ancien journaliste s’est par exem-
ple prononcé contre « l’instauration de nou-
velles filières d’immigration pour nourrir le
travail », renforçant l’idée qu’il faut des fron-
tières et un contrôle des flux.
Soucieux de se distinguer, Fabien Roussel
avait fait scandale en parlant de « frontières
passoires » lors du congrès du PCF en avril,
une expression renvoyant à la rhétorique de
la droite et de l’extrême droite. S’il la réfute
désormais, il défend l’idée qu’il faut toujours
des « frontières » afin d’éviter, comme l’avait
théorisé Marx, que les immigrés ne consti-
tuent une « armée de réserve du capital », sou-
ligne Rémi Lefebvre.
A gauche, la question de « l’intégration » est
tout aussi délicate, renvoyant parfois à « l’as-
similation », autre terminologie de la droite.
« Quand chacun a le droit aux mêmes condi-
tions de travail, ça résout une grande partie
des problèmes », balaie par exemple M. Rous-
sel. Sandra Regol voit dans la proposition du
ministre de l’intérieur de renforcer les tests
de français « davantage une logique discrimi-
natoire qu’une volonté d’intégrer ». De la réu-
nion du Bourbon à la proposition législative
commune, il y a encore du chemin. p
Sandrine Cassini
et Julia Pascual
TV canal 27
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
Les députés de la Nupes,
lors de la minute de
silence après l’attaque
au couteau d’Annecy,
à l’Assemblée, à Paris,
le 8 juin. LUDOVIC MARIN/AFP
Dans l’opinion, les questions migratoires ne sont pas une priorité
De nombreux sondages montrent que les Français sont davantage préoccupés par le pouvoir d’achat ou les enjeux climatiques
I l y a trop d’immigrés en
France ». Ainsi pourrait se ré-
sumer l’opinion majoritaire
qui imprègne la société, si l’on se
fie aux sondages qui testent cette
idée, à l’image de la dixième va-
gue de l’étude « Fractures françai-
ses », réalisée fin 2022 par Ipsos-
Sopra Steria pour Le Monde, la
Fondation Jean Jaurès et le Cevi-
pof et selon laquelle 66 % des
Français se retrouvent dans l’af-
firmation selon laquelle il y a trop
d’étrangers.
« Ce constat est largement par-
tagé dans l’opinion publique de-
puis au moins vingt ans », abonde
Jérôme Fourquet, directeur du dé-
partement opinion de l’IFOP. Mais
cette disposition doit être nuan-
cée. Aussi nombreux soient-ils à le
penser, les Français ne font pas du
sujet une priorité. A la question
« Quels sont les trois enjeux qui
vous préoccupent le plus à titre per-
sonnel ? » et parmi onze choix,
18 % des Français choisissent l’im-
migration, derrière le pouvoir
d’achat (54 %), la protection de
l’environnement (34 %), l’avenir
du système social (26 %) et la dé-
linquance (18 %).
« Dire que l’immigration est une chance
pour la France est une réalité historique »
Pour l’historien de la classe ouvrière, Gérard Noiriel, la gauche a toujours été embarrassée
pour articuler la question nationale et son combat pour les valeurs universelles
Entretien
H istorien spécialiste de
l’Etat-nation, de l’immi-
gration et de la classe
ouvrière, Gérard Noiriel, direc-
teur d’études de l’Ecole des hautes
études en sciences sociales
(EHESS), est notamment l’auteur
de Vivre et lutter à Longwy (Mas-
pero, 1980), et du Creuset fran-
çais. Histoire de l’immigration
XlXe-XXe siècle (Seuil, 2016).
Quand il s’agit d’immigration,
la gauche semble gênée pour
bâtir un discours qui ne soit
pas qu’une réaction à ceux
de la droite et de l’extrême
droite. Pourquoi ?
Il n’y a rien de nouveau là-de-
dans. A la fin du XIXe siècle, la Ré-
publique intègre les classes popu-
laires au sein de l’Etat-nation. La
question se pose pour la gauche
dès ce moment. Les marxistes
sont gênés parce qu’à côté de leur
universalisme de classe, (« Prolé-
taires de tous les pays, unissez-
vous »), ils doivent aussi défendre
les intérêts des ouvriers français.
La ligne de conduite qui tend à
s’imposer alors consiste à défen-
dre les intérêts des travailleurs
français, d’un côté, et de lutter
contre les discriminations dont
sont victimes les étrangers, de
l’autre, en pointant la responsa-
bilité des patrons dans l’opposi-
tion entre Français et étrangers.
Parler d’immigration est-il
devenu honteux à gauche ?
Il ne s’agit pas de « honte », mais
d’embarras car l’immigration est
un sujet qui fait partie du discours
sur la nation. Or, depuis la fin du
XIXe siècle, c’est un sujet de prédi-
lection pour la droite. Dans son
dernier article paru dans L’Huma-
nité, en 1914, quelques jours avant
son assassinat, Jaurès écrit : « Il n’y
« Il y a un décalage entre un dis-
cours qui consiste à dire qu’il y a un
phénomène de saturation et l’opi-
nion qui est plutôt en train de se dé-
tendre », appuie Emmanuel Ri-
vière, directeur des études interna-
tionales et du conseil politique de
Kantar Public.
« La tolérance progresse »
Certains analystes vont plus loin.
Sociologue à Sciences Po Bor-
deaux, Vincent Tiberj juge que
« l’argument de l’opinion publique
fait partie de la rhétorique d’ac-
teurs qui ont intérêt à ce que l’on
parle de leur sujet plutôt que, par
exemple, des inégalités sociales ».
En réalité, soutient-il, « l’opinion
des Français dépend de la ques-
tion qu’on leur pose ». « Les attitu-
des vis-à-vis de l’immigration sont
malléables et dépendent du ca-
drage qui en est fait, appuie Tris-
tan Guerra, politiste à Sciences Po
Grenoble. Et les anti-immigration
peuvent être enclins à des compro-
mis sur ce sujet si on leur tient un
discours différent. »
Selon le baromètre de la Com-
mission nationale consultative
des droits de l’homme (CNCDH)
a pas de plus grand problème que
l’immigration. » Depuis la fin du
XIXe siècle, en effet, de nombreu-
ses rixes entre ouvriers français et
étrangers avaient éclaté. Les syn-
dicats reprochaient aux patrons
d’utiliser les étrangers pour cas-
ser les grèves, baisser les salaires.
Jaurès déplore cette concurrence,
mais il est conscient aussi que la
France ne pourra pas rester une
grande puissance économique
sans recourir massivement à
­l’immigration.
La France a eu l’un des taux d’im-
migration les plus forts du monde
à la fin des années 1920. Dire que
l’immigration est une chance
pour la France n’est donc pas
qu’un slogan de la « gauche mo-
rale », comme on peut le lire par-
fois. C’est une réalité historique.
D’ailleurs, le vieillissement de no-
tre population et la pénurie de
main-d’œuvre dans certains sec-
teurs prouvent que la France aura
encore recours à l’immigration
dans les années qui viennent.
A l’inverse, certains, comme
le secrétaire national du Parti
communiste (PCF), Fabien
Roussel, prônent un besoin
de protection des travailleurs
français, y compris contre
une concurrence immigrée…
Ce type de propos s’inscrit dans
le prolongement des contradic-
tions de la gauche face à l’immi-
gration. Dans les années 1920, la
politique du PCF était inspirée
par les thèses de Lénine. Celui-ci
considérait que les travailleurs
coloniaux et les immigrés étaient
le cœur du prolétariat qu’il fallait
mobiliser pour faire la révolu-
tion. Mais, en 1936, quand le PCF
est devenu un allié de la gauche
au pouvoir, son discours sur l’im-
migration s’est infléchi. On
trouve même des articles de
l’époque dans L’Humanité repre-
d’avril 2022, qui est conduit tous
les ans depuis 1990 en face-à-face
auprès de plus d’un millier de
sondés, 72 % des Français pen-
sent que la présence d’immigrés
est une source d’enrichissement
culturel, et 81 % estiment que les
travailleurs immigrés doivent
être considérés comme chez eux
en France car ils contribuent à
l’économie française. « Cette posi-
tion globalement positive sur les
immigrés n’empêche pas le main-
tien de certaines positions criti-
ques, 52 % des Français estimant
que de nombreux immigrés vien-
nent en France uniquement pour
profiter de la protection sociale et
35 % que l’immigration est la prin-
cipale cause de l’insécurité », sou-
ligne la CNCDH.
« Selon que l’on veut dire des Fran-
çais qu’ils sont racistes ou pas, on
sait quelle question leur poser, re-
bondit M. Tiberj, qui travaille à
l’élaboration de ce baromètre. Ce
qui est certain, c’est que sur le temps
long, la tolérance progresse, sous
l’effet notamment du renouvelle-
ment générationnel et de l’aug-
mentation du niveau d’éducation.
Mais il y a face à cela des effets de
nant le slogan : « La France aux
Français. » Le rôle des militants
communistes dans la Résistance
va accentuer cette logique natio-
nale. Georges Marchais [secré-
taire général du PCF de 1972 à
1994] la prolongera avec le dis-
cours « Produisons français ». Slo-
gan repris par M. Macron.
Les discours de la droite
et de l’extrême droite ont
gagné du terrain…
Oui, surtout depuis les années
1980. Les représentations négati-
ves de l’immigration se sont diffu-
sées dans l’opinion pour différen-
tes raisons. Il faut bien sûr évo-
quer la crise économique et so-
ciale car c’est toujours un facteur
qui favorise les discours xénopho-
bes. Mais il ne faut pas oublier que
les luttes pour l’hégémonie politi-
que passent aussi par le langage.
Le mot « immigré » s’est imposé
dans le discours commun et dans
les catégories statistiques, alors
qu’auparavant on comptabilisait
des travailleurs « étrangers ». On
est passé ainsi d’un discours privi-
légiant la nationalité juridique des
personnes à un discours qui fait
une place à l’origine de ces person-
nes (puisque la catégorie d’« im-
migré » englobe des Français
d’origine étrangère). Ce nouveau
langage a conforté les discours sur
le « grand remplacement », alors
que la France n’est plus un grand
pays d’immigration.
Par ailleurs, la « fait diversion »
de la politique crée une ambiance
anxiogène, donnant le sentiment
que l’on vit dans une société de
plus en plus violente, ce qui est
contredit par toutes les études sta-
tistiques sérieuses. Cela a été ex-
ploité, sur le plan politique, par la
droite et l’extrême droite tradi-
tionnellement plus habiles que la
gauche pour mobiliser les émo-
tions plutôt que la raison.
contexte, qui tiennent notamment
à la façon dont on parle de l’immi-
gration. Or, depuis plusieurs mois,
on entend de moins en moins de
discours qui n’activent pas des
craintes vis-à-vis de l’immigra-
tion. » En première position dans
le programme du Rassemblement
national (RN), fer de lance du parti
Les Républicains (LR) dans sa vo-
lonté de démarcation vis-à-vis du
pouvoir macroniste, l’immigra-
tion est devenue un marqueur im-
portant des identités politiques.
« Un clivage social »
« A une époque, les gens votaient
selon des critères socio-économi-
ques, retrace Vincent Tiberj. De-
puis, la gauche a accepté l’écono-
mie de marché, et la droite l’Etat so-
cial, alors on se distingue sur du
culturel. » Le politiste Tristan
Guerra partage ce constat selon le-
quel « les attitudes vis-à-vis de l’im-
migration sont de plus en plus liées
au positionnement politique ». Des
sondages étayent ce clivage struc-
turant : interrogés par exemple
par l’IFOP-Fiducial le jour du se-
cond tour de l’élection présiden-
tielle en 2022, 26 % de ceux qui ont
« le gouvernement
Hollande s’est
aligné sur la
droite en matière
d’immigration »
Comment alors construire un
discours de gauche audible ?
Le discours de gauche est de-
venu hégémonique quand les
forces qui la composent se sont
rassemblées pour relier sa com-
posante sociale et sa composante
humaniste. Ce fut déjà le cas
en 1902, au lendemain de l’affaire
Dreyfus, avec la victoire du « bloc
des gauches ». Puis avec le Front
populaire de 1936 et, enfin,
en 1981. François Mitterrand a ga-
gné la présidentielle notamment
parce qu’il a soutenu la lutte des
associations pour la régularisa-
tion des sans-papiers. Puis est ar-
rivé le temps des déceptions car
la gauche n’a pas réussi à réduire
le chômage, et la désindustriali-
sation du pays s’est poursuivie.
Dans le même temps, ceux qui
s’efforçaient de maintenir les va-
leurs humanistes de la gauche se
sont focalisés sur l’antiracisme.
D’où un net affaiblissement, y
compris chez les intellectuels de
gauche, de la réflexion sur la
question nationale, souvent con-
fondue avec la question raciale.
Cela s’est traduit, notamment,
par un désintérêt croissant pour
le droit d’asile qui fut pourtant
un idéal que la gauche a souvent
défendu avec succès dans le
passé, en mobilisant aussi les
émotions des Français.
L’antiracisme a freiné
la réflexion des gauches
sur l’immigration ?
apporté leur suffrage à Emmanuel
Macron disent que la lutte contre
l’immigration clandestine a été
un enjeu déterminant dans leur
vote (parmi dix thèmes proposés),
contre 75 % des électeurs de Ma-
rine Le Pen. « Il y a deux France,
une très polarisée sur cette ques-
tion-là, et une autre qui relativise
fortement tous ces sujets, analyse
Jérôme Fourquet. C’est un clivage
social. 32 % des cadres et profes-
sions intellectuelles supérieures di-
sent que c’est un enjeu détermi-
nant, contre 60 % des ouvriers. »
Reste à comprendre ce qui fonde
les idées qui connotent négative-
ment l’immigration. « On mélange
énormément de choses, avance
Emmanuel Rivière. L’association
entre immigrés et chômage qui
avait cours dans les années 1980
est tombée en désuétude. De même
que les années 1990 ont fortement
associé l’immigration et l’insécu-
rité. Aujourd’hui, on est sur l’idée
que l’immigration pèse sur les
comptes sociaux et il y a aussi une
interrogation sur l’identité, le vivre-
ensemble. » Selon une enquête
BVA-Fondation Jean Jaurès, « L’im-
migration, ce grand tabou (de la
France | 9
A partir des années 1980, la
droite a imposé son hégémonie
en plaçant au centre du discours
politique les questions identitai-
res au détriment du discours so-
cial, traditionnellement plus favo-
rable à la gauche. C’est sur ce ter-
rain identitaire que se sont repliés
une partie des porte-parole se ré-
clamant de la gauche. La réflexion
sur l’articulation entre les discri-
minations fondées sur la religion
ou la couleur de peau et celles qui
reposent sur la nationalité des
personnes a été marginalisée.
Sur le plan intellectuel, il s’agit
là d’une régression par rapport à
toute l’œuvre du sociologue fran-
co-algérien Abdelmalek Sayad.
Elle contribue à occulter le fait
que parmi les principales discri-
minations qui existent dans le
monde, il y a celles qui sont cons-
truites sur le critère de la nationa-
lité. Malheureusement, la ré-
flexion collective sur ces sujets
est devenue très difficile.
1902, 1936, 1981. Vous ne men-
tionnez pas 2012 ? Et 2027 ?
En 2012, la gauche a effective-
ment gagné les élections, mais le
gouvernement de François Hol-
lande s’est aligné sur la droite en
matière d’immigration. Le pa-
roxysme de cette droitisation a
été atteint quand Manuel Valls
est devenu premier ministre,
avec le projet d’extension de la
déchéance de nationalité à tous
les binationaux. Quant à 2027,
l’élection est encore loin, cela
laisse le temps aux forces de gau-
che d’entreprendre sérieusement
une réflexion pour aboutir à des
propositions susceptibles d’être
soutenues par la majorité des
électeurs, sans renier leurs an-
ciennes valeurs humanistes. p
propos recueillis par
Julie Carriat
et Sandrine Cassini
gauche) », publiée en mars, l’im-
migration est d’abord associée à
l’insécurité, la violence et l’isla-
misme, parmi une liste de
douze thèmes, devant l’intégra-
tion ou les conditions d’accueil.
Or, un certain nombre d’idées
sont le fruit de préjugés erronés.
L’étude Eurobaromètre de
2021 montre qu’en France (et dans
la plupart des pays d’Europe),
l’évolution sur dix ans du taux
d’emploi et du niveau d’études des
immigrés extracommunautaires
ainsi que celle des résultats scolai-
res de leurs enfants sont perçues
de manière moins positive que la
réalité. De même, un sondage de
l’IFOP réalisé pour le Musée natio-
nal de l’histoire de l’immigration
en mai, et rendu public le 13 juin,
souligne que les personnes inter-
rogées surestiment la part d’im-
migrés dans la population, la part
des hommes parmi eux, des res-
sortissants de pays extra-euro-
péens et des non-diplômés. « Plus
la connaissance est faible, voire er-
ronée, et plus les opinions sont en
défaveur de l’immigration », souli-
gne la publication. p
Julia Pascual

10 | France
Les Français toujours aussi critiques face à l’impôt
Ipsos-Sopra Steria a réalisé une enquête sur le rapport à l’impôt pour « Le Monde » et la Fondafip
C
omment a évolué le
­consentement des Fran-
çais à l’impôt, après six
ans de présidence
­Macron, mais aussi sur l’ensemble
de la décennie ? C’est à cette ques-
tion que tente de répondre une
étude Ipsos-Sopra Steria, réalisée
pour l’Association pour la fonda-
tion internationale de finances
publiques (Fondafip), un think
tank de recherche sur le sujet, et Le
Monde. La première édition datait
d’octobre 2013, quelques mois
après l’expression du « ras-le-bol
fiscal » lâchée par le ministre de
l’économie de l’époque, Pierre
Moscovici, pour qualifier les
hausses d’impôts du quinquen-
nat Hollande, qui faisaient elles-
mêmes suite à celles du gouverne-
ment Fillon. La deuxième édition
du sondage, elle, était intervenue
fin 2018, au début du mouvement
social des « gilets jaunes ».
De sorte qu’entre la photo de
2023, où le consentement à
­l’impôt apparaît toujours fragile,
et le « film » de la décennie, des
nuances apparaissent. « On voit
des constantes très critiques à
l’égard de l’impôt, mais aussi un
début d’inflexion sur le sujet »,
­résume Brice Teinturier, directeur
général délégué d’Ipsos. Du côté
des constantes, le fait de payer ses
impôts n’est considéré comme un
« acte citoyen » que par 59 % des
personnes interrogées, ­contre
54 % en 2018 et 57 % en 2013. C’est
notamment le cas de la majorité
des retraités, des CSP + ou encore
des sympathisants de gauche
(dont 73 % des sympathisants de
la Nupes) ou de la majorité prési-
dentielle (77 %). A l’inverse, 41 %
des sondés n’y voient pas d’acte
citoyen, dont plus de la moitié des
sympathisants du Rassemble-
ment national (59 %) et des
­employés et ouvriers (53 %).
Hostilité aux fraudeurs
Une majorité de sondés (63 %) ex-
prime le sentiment de trop contri-
buer au système fiscal au regard
des avantages qu’ils en retirent, et
l’usage des impôts par les pou-
voirs publics demeure largement
décrié (pour 73 % des répondants,
les impôts sont « mal utilisés »).
Cette dernière réponse concerne
particulièrement les personnes
habitant en zone rurale (83 % d’en-
tre elles) et les sympathisants RN.
Le ressentiment à l’encontre de
« ceux qui profitent du système »
Fonds Marianne : Mohamed Sifaoui s’estime « piégé » et « trahi »
Auditionné au Sénat, le bénéficiaire de la plus importante subvention du fonds a confirmé ses liens étroits avec le cabinet de Marlène Schiappa
L a première erreur que j’ai
faite, c’est d’avoir fait
­confiance à Mme Schiappa. »
Mohamed Sifaoui est très
­remonté, jeudi 15 juin, lorsqu’il
conclut son audition devant la
commission d’enquête sur le
fonds Marianne, cette manne de
2,5 millions d’euros mise en place
par Marlène Schiappa, alors
­ministre déléguée à la citoyen-
neté, à la suite de l’assassinat
­terroriste du professeur Samuel
Paty, en ­octobre 2020, afin de créer
un « contre-discours républicain »
sur les réseaux sociaux.
L’association de l’essayiste,
l’Union des sociétés d’éducation
physique et de préparation mili-
taire (USEPPM), a bénéficié de la
part la plus importante du fonds,
355 000 euros, essentiellement dé-
pensés en salaires, pour un
­résultat unanimement qualifié de
peu concluant, consistant en quel-
ques dizaines de tweets, dont cer-
tains s’en prenaient à des person-
nalités politiques. Ce sont surtout
les conditions d’attribution de la
subvention qui sont au cœur du
« Quand vous payez des impôts, avez-vous
le sentiment de faire un acte citoyen ? », en %
Non, pas Oui, tout
du tout
17 20
24
39
Non,
plutôt pas
« Parmi les raisons suivantes, quelles sont celles qui justifient le plus
selon vous un haut niveau d’imposition en France ? »
Total supérieur à 100 % car deux réponses possibles
Maintenir un service public
significatif dans des domaines
comme l’éducation ou la santé
Maintenir un haut niveau
de protection sociale
Redistribuer les richesses des plus
riches vers les plus pauvres
Assurer et investir dans
les infrastructures collectives
(transports)
Baisser les déficits publics
Aucune de ces raisons ne
justifie un haut niveau d’impôt
par opposition à « ceux qui font
des efforts » s’est accru en cinq
ans : il est validé par 46 % des son-
dés contre 35 % en 2018. L’hostilité
aux fraudeurs est aussi en hausse,
à 34 % contre 24 % il y a cinq ans.
Près d’un sympathisant de gauche
sur deux (48 %) souscrit à l’asser-
tion « les impôts baissent pour les
plus riches mais pas pour les plus
modestes ». Enfin, la politique
­fiscale du gouvernement est jugée
pénalisante avant tout pour les
classes moyennes (70 % des son-
dés l’estiment) et les actifs (67 %,
soit 8 points de plus qu’en 2018).
« L’impôt est passé progressive-
ment d’une fonction de lien social
(faire communauté, contribuer à
l’intérêt général) à une vision indi-
vidualiste et budgétaire : qu’est-ce
que je paye et quel bénéfice j’en
­retire ? », décrypte Michel Bouvier,
professeur à Paris-I-Panthéon-Sor-
bonne et président de la Fondafip.
Cette forte défiance est toutefois
à nuancer sur le temps long. Si
63 % des personnes interrogées
scandale, objet d’une enquête ad-
ministrative diligentée par l’ins-
pection générale de l’administra-
tion (IGA), mais aussi d’une ins-
truction judiciaire lancée par le
Parquet national financier – qui a
perquisitionné, mardi, le domicile
de M. Sifaoui – et de la commission
d’enquête sénatoriale, où l’es-
sayiste a tenté de se justifier, jeudi.
Le ton est très vite monté lors-
que M. Sifaoui s’en est pris à plu-
sieurs sénateurs, dont le rappor-
teur de la commission, Jean-Fran-
çois Husson (Les Républicains,
Meurthe-et-Moselle).
Susceptible, Mohamed Sifaoui
n’en a pas moins confirmé
­l’essentiel des points apparus au
fil des révélations de ce feuilleton :
d’une part, sa proximité déjà an-
cienne avec le Comité interminis-
tériel de prévention de la
­délinquance et de la radicalisa-
tion (CIPDR), organisme placé
sous la tutelle de Mme Schiappa et
qui pilotait le fonds Marianne.
M. Sifaoui a vanté sa longue prati-
que des cabinets ministériels et sa
prescience sur la montée du terro-
« Quand vous pensez au montant des différents impôts
et taxes que vous payez (impôts sur le revenu, taxe
d’habitation, TVA...), avez-vous le sentiment qu’il est... »,
en %
à fait
72
élevé mais
25 supportable
Oui, 3
plutôt 2013
en 2018 en 2013
47 % 37
36 32
27 23
26 17
19 18
21 27
­ stiment trop contribuer au sys-
e sants d’extrême droite. A contra-
tème fiscal au regard de leurs avan-
tages, elles étaient 74 % à penser
ainsi en 2018 et en 2013. De même,
l’usage des impôts, critiqué à 73 %,
l’était à 88 % en 2013. Et si elle de-
meure minoritaire, la part des son-
dés qui voit la politique du gouver-
nement comme « bénéfique pour
la croissance » est passée de 24 % à
36 % en cinq ans, celle de ceux qui
la trouvent « juste » de 16 % à 28 %.
« Un effet Covid »
Surtout, interrogés sur les « rai-
sons qui justifient le plus selon
vous un haut niveau d’imposition
en France », les répondants citent
davantage « la volonté de mainte-
nir un service public significatif
dans des domaines comme l’édu-
cation ou la santé » (à 47 %, contre
37 % en 2018 et en 2013) et celle « de
maintenir un haut niveau de pro-
tection sociale » (36 %, + 4 points).
« Il y a clairement un effet général
Covid : les Français ont pris
­conscience, depuis la crise, de la va-
risme djihadiste. « A partir de l’été
2020, avec la nomination de Mar-
lène Schiappa », M. Sifaoui dit
avoir été contacté par ses collabo-
rateurs pour des échanges « régu-
liers entre les mois de septembre
[2020] et de mars [2021] », autour
de la loi « séparatisme », que
­prépare alors la ministre, mais
aussi de « pistes » de travail sur le
« contre-discours républicain ».
« Comité scientifique »
En parallèle, il est, toujours ­selon
ses dires, contacté par Christian
Gravel, qui dirige alors le CIPDR,
pour intégrer un « comité scientifi-
que » et pour aider à mettre en
place l’unité de « contre-discours
républicains » que lance alors l’or-
ganisme : « Il me demande s’il peut
compter sur moi. » M. Sifaoui,
après avoir agi « bénévolement au
quotidien » pour cet organisme, fi-
nira par obtenir, en novem-
bre 2020, un contrat en tant que
consultant, rémunéré « au for-
fait » pour 39 500 euros. Ce contrat
­continuera de courir ­jusqu’en jan-
vier 2023, donc en ­parallèle de son
67 excessif
55
31
39
2 peu élevé
6 6
2018 2023
« Faut-il taxer le patrimoine des personnes
les plus aisées pour financer
la transition énergétique ? »
58Oui%
38
34
42Non%
19
18
30
25 Sondage « Les Français et les impôts », réalisé sur Internet pour Fondafip et Le Monde , du 9 au 12 juin,
auprès d’un échantillon de 1 000 personnes représentatif de la population âgée de 18 ans et plus
67 % des sondés
sont défavorables
à une baisse
des taxes sur
les revenus
du capital
leur des services publics, en termes
d’importance comme de coût, ana-
lyse M. Teinturier. Ils ont décou-
vert l’hôpital, même si c’est aussi
pour mettre en avant son délabre-
ment ». La réforme des retraites a
également mis en lumière le rôle
du système de protection sociale.
Les répondants se montrent
plus partagés sur le montant des
impôts et taxes qu’ils paient : une
majorité (55 %) a le sentiment
qu’il est « excessif », mais ils
étaient 67 % à le penser en 2018, et
même 72 % en 2013. Parmi eux,
­figurent deux tiers d’ouvriers, des
salariés du privé et des sympathi-
« J’ai compris que
je m’engageais
dans un projet
mort-né »
Mohamed Sifaoui
bénéficiaire du fonds
Marianne
poste au sein de l’USEPPM dans le
cadre du fonds Marianne – pour-
tant un emploi à plein-temps,
comme le lui rappellent les séna-
teurs. Il occupera également, à
partir d’octobre 2022, un poste à la
communication du club de foot-
ball d’Angers. « J’ai une capacité de
travail supérieure à la normale »,
justifie-t-il.
S’il a martelé que Marlène
Schiappa n’était pas son « amie »,
M. Sifaoui a confirmé qu’il avait
eu, de l’automne 2020 au prin-
temps 2021, de nombreux entre-
tiens avec son cabinet. Selon lui,
tant les conseillers de son cabinet
que Marlène Schiappa elle-même
« Quand vous pensez aux différents impôts et taxes que vous payez
et à ce dont vous pouvez bénéficier de la part de l’Etat
(école, Sécurité sociale, infrastructures, aides pour les enfants,
allocations chômage), avez-vous le sentiment que... », en %
74
... vous bénéficiez du système
autant que vous y contribuez
21
20
5 12
2013 2018
« Les impôts et les taxes sont-ils
un bon outil pour lutter contre
le réchauffement climatique ? »
31Oui%
car les personnes
les plus aisées
sont celles qui polluent
le plus
69Non%
car cela risque de faire
partir de France
les personnes
les plus aisées
rio, la proportion de gens esti-
mant « élevé mais supportable »
l’impôt sur le revenu, la TVA ou la
taxe d’habitation (désormais
­supprimée) n’a cessé de croître en
dix ans, passant de 25 % à 39 %.
Un effet des polémiques moins
nombreuses sur le sujet, mais
aussi un « acquis du macronisme »,
selon M. Teinturier : « A force de ré-
péter qu’il ne fallait pas augmenter
les impôts mais les baisser, le gou-
vernement a conduit une part de la
population à l’intégrer. » Autre ac-
quis, à son sens : six Français sur
dix jugent que « les mesures mises
en place pour baisser la pression
fiscale contribuent à renforcer
­l’attractivité de la France et à attirer
des investissements étrangers » –
notamment chez les retraités.
Ces réflexions ne sont pas
exemptes de contradictions :
ainsi, 89 % des personnes interro-
gées se prononcent pour une
­réduction forte des dépenses
­plutôt qu’une hausse d’impôts
lui auraient fait part de leur
­soutien pour mettre en place un
projet de « contre-discours », la mi-
nistre lui lançant : « Je compte sur
vous. » Contrairement à ce qu’avait
affirmé Mme Schiappa ­devant les
sénateurs, mercredi, une rencon-
tre en tête à tête était prévue – le
24 mars, selon lui –, que la ministre
ne peut finalement pas assurer
pour une question d’agenda. Ils
trouvent toutefois le temps
d’échanger ­« dix-quinze minutes »,
selon M. Sifaoui. Il apprend au
cours de ces entretiens la mise en
place prochaine d’un fonds,
auquel on l’encourage à participer.
Mais son enthousiasme est vite
douché : M. Sifaoui veut proposer
un projet « pérenne » consistant en
la création d’un collectif anonyme
chargé de « riposter » sur les
­réseaux sociaux, pour lequel il de-
mande 1,5 million d’euros sur trois
ans. Le projet devant être porté par
une association, il en propose
« plusieurs », avant que le choix se
fixe sur l’USEPPM, reconnue d’uti-
lité publique, ce qui séduit le cabi-
net. On lui demande, début avril,
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
... vous contribuez plus que vous
74
ne bénéficiez du système
63
... vous bénéficiez plus du système
que vous n’y contribuez
25
2023
car on incite
les individus
à changer
leur comportement
car cela pénalise
avant tout
les personnes
les plus pauvres
Infographie Le Monde
pour résorber la dette et le déficit,
mais elles ne sont plus que 67 % à
répondre ainsi lorsqu’on leur pré-
cise qu’il s’agira de couper dans
les dépenses « de santé, d’éduca-
tion ou de prestations sociales ».
La baisse des taxes sur les reve-
nus du capital (suppression de
l’ISF et « flat tax » depuis 2018) est
moins décriée qu’il y a cinq ans :
67 % des sondés y sont défavora-
bles, contre 72 % en 2018. Enfin, la
réponse fiscale à apporter aux
­enjeux climatiques divise : les
­impôts et les taxes sont perçus
comme inefficaces (69 %) « car
cela pénalise avant tout les
­personnes les plus pauvres et cela
permet aux personnes les plus ri-
ches de continuer à polluer simple-
ment en payant un peu plus cher ».
L’« ISF vert » ne convainc que de
58 % des sondés, 42 % estimant
que « c’est une mauvaise idée » car
« ajouter une nouvelle taxe risque
de faire partir de France les person-
nes les plus aisées ». p
Audrey Tonnelier
bien avant le lancement du fonds,
d’envoyer des documents formels.
« J’estime avoir été piégé, instru-
mentalisé, trahi, lâche l’essayiste.
On m’apprend que finalement ce
sera 355 000 euros pour l’année. »
La réduction de voilure explique,
selon lui, le fiasco du projet, faute
de moyens humains. Au terme
d’un « vif échange » avec M. Gravel,
M. Sifaoui explique : « J’ai compris
que je m’engageais dans un projet
mort-né », sur lequel « la ministre a
capitalisé, au travers d’une
­communication hallucinante ».
Il poursuit cependant le projet,
assurant lui-même la publication
de certains tweets, dont ceux qui
s’en prennent aux « inepties » de la
députée écologiste Sandrine Rous-
seau ou d’Eric Zemmour, ­admet-il.
La campagne présidentielle con-
duit M. Gravel à contacter M. Sifa-
oui pour lui demander de calmer
le jeu. Le projet s’éteint donc de lui-
même. « J’ai été manipulé par le
pouvoir politique », martèle M. Si-
faoui, qui promet de « porter le
combat devant les ­tribunaux ». p
Samuel Laurent
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023 France | 11

Surveillance : le renseignement rappelé à l’ordre

Le rapport du « gendarme » des services secrets s’alarme de la hausse des requêtes sur le militantisme politique

P
our qu’une alerte soit
entendue, encore faut-il
qu’elle fasse du bruit. Il
est peu probable que
celle lancée par la Commission
nationale de contrôle des techni-
ques de renseignement (CNCTR),
dans son rapport annuel 2022,
­résonne dans le débat public.
C’est dommage. Née, fin 2015, de
la toute première loi sur le rensei-
gnement et seul contre-pouvoir
indépendant à la surveillance
d’Etat, la commission veille sur
les faits et gestes des services se-
crets français. Dès qu’ils utilisent
une technique pour collecter des
informations – écoutes, géoloca-
lisation, données informatiques,
captation d’image et de son, etc. –,
ils doivent solliciter l’avis consul-
tatif de la CNCTR.
Or cette instance s’inquiète
­sérieusement, aujourd’hui, de sa
capacité à mener à bien sa
­mission alors que la technologie
dépasse ses moyens et que le
champ de son contrôle est con-
traint par une loi d’un autre âge.
Elle se décrit comme une struc-
ture pensée pour les techniques
du XXe siècle en veillant au grain
d’une surveillance du XXIe siècle.
Sur le fond, elle souligne, par
ailleurs, le vide doctrinal des
autorités françaises sur des sujets
pourtant centraux comme l’acti-
visme politique.
En 2022, la CNCTR dit, en effet,
avoir dû hausser le ton face aux
services de renseignement sur la
question des violences dites « col-
lectives » derrière lesquelles se ca-
chent les manifestations qui
tournent mal, les occupations de
chantiers d’autoroute et de
­bassins de rétention d’eau ou les
opérations d’occupation de bâti-
ments publics. « La commission,
détaille son président, Serge
­Lasvignes, s’est, en particulier,
­attachée à la balance entre néces-
sité du renseignement et protec-
tion, non seulement de la vie
­privée mais aussi des libertés
­d’expression et de réunion. »
« Motivations trop abstraites »
Si la part des techniques utilisées
sur les affaires de violences ­ « col-
lectives » est de 12 %, la commis-
sion souligne avoir été obligée de
­multiplier pour cette finalité, plus
que pour toute autre, les rappels à
l’ordre et les demandes d’informa-
tions complémentaires « pour ap-
précier le bien-fondé » des requêtes
« aux motivations parfois trop
­abstraites, voire stéréotypées ». Elle
dit avoir souvent assorti ses avis
favorables de « réserves et condi-
tions visant à limiter l’impact de la
technique : réduction de la durée
d’autorisation, par exemple, ou
prévention d’un éventuel impact
sur l’entourage ». Enfin, l’augmen-
tation du nombre d’avis défavora-
bles, 629 cas en 2022, « a essentiel-
lement concerné des demandes
présentées au titre de la prévention
des violences collectives ».
La CNCTR reproche aux services
d’avoir souvent confondu
­l’entrave d’actions violentes avec
la surveillance d’une activité
­militante. La prévention des
­violences collectives « ne doit pas
être interprétée, estime la com-
mission, comme permettant la
pénétration d’un milieu politique
ou syndical, ou la limitation du
droit constitutionnel de manifes-
ter ses opinions, y compris extrê-
mes, tant que le risque d’atteinte
grave à la paix publique n’est pas
avéré ». Les services, de leur côté,
affirment avoir été confrontés à
une diversification de la menace.
La CNCTR
s’inquiète
de sa capacité
à mener à bien sa
mission alors que
la technologie
dépasse
ses moyens
La vigilance de la CNCTR sur
l’action de l’Etat face aux « violen-
ces collectives » ne donne que
plus de poids à son appel à repen-
ser, par ailleurs, l’architecture
même du contrôle dont elle est
garante sur l’activité des services
de renseignement. Le législateur
a donné des pouvoirs à l’instance
à une époque où le cœur de la
surveillance technique passait
par les écoutes téléphoniques,
appelées dans le jargon, les ­ « in-
terceptions de sécurité ». Or,
aujourd’hui, dit-elle, elles sont
devenues le parent pauvre de la
collecte du renseignement.
Messageries cryptées
Désormais, les échanges transi-
tent par des messageries cryp-
tées, ce qui a conduit les services
à contourner l’obstacle en collec-
tant les données informatiques
ou en implantant des dispositifs
de captation du son et d’image
qui ont augmenté de 55 %
en 2022. Or, à la différence « des
écoutes », rappelle la commis-
sion, ces dernières techniques ne
sont soumises à aucun quota, ne
sont pas centralisées, sont gérées
par les services demandeurs, qui
sont juge et partie, comme la
­Direction générale de la sécurité
intérieure et la Direction géné-
rale de la sécurité extérieure
(DGSE), et ne sont pas accessibles
à distance pour la CNCTR.
De même, la commission se dit
« préoccupée » face à la répétition
d’irrégularités constatées en
­ atière de surveillance des
m
­communications électroniques
internationales. Là également,
elle ne dispose d’aucun accès à
distance depuis ses propres
­locaux, elle doit prendre rendez-
vous et se rendre sur place. Et elle
reconnaît, de plus, manquer de
personnels qualifiés capables de
rivaliser avec les experts d’une
­direction technique comme celle
de la DGSE et peine à recruter.
Comment, alors, remplir sa
mission quand, dans le même
temps, le volume de données
­recueillies augmente et la
­complexité technique s’accroît ?
« La commission, dit le rapport,
est dépourvue de moyens de
­contrôle optimisés s’agissant des
techniques les plus attentatoires à
la vie privée ou permettant le
­recueil d’un volume important de
données. Ce constat doit nécessai-
rement conduire à l’évolution des
modalités du contrôle de la
CNCTR qui (…) s’affaiblit. » p
Jacques Follorou

Les séjours du SNU

sur temps scolaire actés
Les classes de 2de des établissements
volontaires participeront à des « projets »

C’ est officiel : le « séjour

de cohésion » du ser-
vice national universel
(SNU) pourra avoir lieu sur le
temps scolaire à partir de la ren-
s­ eront éligibles à la rémunération
du pacte enseignant.
pas question au sein de la
­communauté éducative, qui a
trée 2023, a annoncé la secrétaire
d’Etat à la jeunesse, Sarah El Haïry,
dans un entretien au Figaro, jeudi
15 juin. « Il n’y aura pas d’obliga-
tion, un peu comme un voyage
scolaire. Ce séjour ne coûtera rien
aux établissements, ni aux
­parents », a détaillé Mme El Haïry.
« Dans les jours qui viennent »,
­selon son cabinet, un « appel à pro-
jets » sera lancé auprès des lycées,
qui auront jusqu’à l’automne pour
y répondre. Il s’agira, pour les éta-
blissements qui auront des profes-
seurs volontaires pour porter le
projet, d’engager une ou plusieurs
classes de 2de à l’année autour
d’une des quatre thématiques
­proposées : « environnement »,
« défense et mémoire », « rési-
lience et prévision des risques », et
« sport ». Les premiers « séjours de
cohésion » sur temps scolaire,
d’une durée de douze jours,
auront lieu à partir du printemps
2024. L’entourage de la secrétaire
d’Etat assure que tous les élèves, y
compris les étrangers, pourront y
participer, alors que le SNU n’est
aujourd’hui ouvert qu’aux jeunes
de nationalité française.
Colère et lassitude
« Il s’agit de permettre à davantage
de jeunes de participer au SNU et
de créer des opportunités, de le
faire en collectivité », expliquait
Sarah El Haïry au Monde, le
20 mai. Les séjours organisés
­durant les vacances, auxquels les
jeunes de 15 ans à 17 ans peuvent
s’inscrire sur la base du volonta-
riat, sont maintenus.
Impossible d’estimer le nombre
d’établissements qui se porteront
volontaires. « C’est une montée en
puissance qui prend du temps, cela
se fera petit à petit », répond,
­prudent, le secrétariat d’Etat. Pour
favoriser le dispositif, une « aide
financière » pour les établisse-
ments concernés est promise, et
les enseignants volontaires
D’engouement, il n’est toutefois
très largement exprimé son rejet
de ce projet. « Retirer douze jours
d’école à des élèves à l’heure où
Emmanuel Macron fait la chasse
aux heures de cours perdues ne
manque pas de contradiction »,
dénonce Sophie Vénétitay, du
SNES-FSU, pour qui cette mesure
est « très loin de ce dont ont besoin
nos jeunes, et de ce dont a besoin
l’école ». Parmi les organisations
syndicales enseignantes, la colère
et la lassitude sont prégnantes
après cette nouvelle décision
prise en dépit de leur opposition
unanime. « Comme pour le pacte
enseignant, il y a une commande
politique qu’il faut à tout prix
­respecter, peu importe que tout le
monde estime que ce n’est pas la
solution », déplore la syndicaliste.
« L’éducation nationale n’a pas à
être le dépotoir des lubies du prési-
dent de la République », cingle le
Syndicat national des lycées et
collèges dans un communiqué.
« Quoi qu’en pense le président,
l’école a encore sa raison d’être. (…)
Elle ne doit pas se transformer en
agence de voyages pour colonies
pseudo-intégratrices qui viendrait
compenser ce que l’école ferait
mal », déclarait l’UNSA, fin mai.
Même franc refus du côté des pa-
rents d’élèves de la FCPE, dont le
président, Grégoire Ensel, dé-
nonce cette nouvelle mesure pour
un lycée « déjà sous forte ­tension en
raison de la réforme du bac ». L’as-
sociation critique également la
« distorsion des moyens » entre les
futures « classes d’engagement »,
dont les ­séjours seront intégrale-
ment financés, alors que « les
autres professeurs sont à la peine
pour financer leurs voyages et leurs
projets ». « L’école publique manque
de moyens et d’enseignants, nous
réclamons que tous les fonds du
SNU reviennent aux politiques de
jeunesse et à l’éducation natio-
nale », revendique M. Ensel. p
éléa Pommiers

12 | France
Au sein de la gendarmerie,
un usage des armes en baisse
Le rapport annuel de l’inspection générale de la gendarmerie évoque
en revanche des signalements en hausse, avec près de 3 000 cas en 2022
A
lors que la gendarme-
rie a été mise en cause
dans les graves blessu-
res infligées à deux
manifestants au cours des affron-
tements sur le site des mégabassi-
nes de Sainte-Soline (Deux-Sè-
vres) le 25 mars, le rapport annuel
de l’inspection générale de la
­gendarmerie nationale (IGGN)
­allait être particulièrement
scruté. Ce document, dense, de
près de 150 pages, recense chiffres
et analyses de l’organisme de
­contrôle interne de l’action des
gendarmes, mais aussi des
­contributions extérieures,
comme celles de Christian
­Mouhanna, sociologue et spécia-
liste reconnu des questions liées à
l’action des forces de l’ordre.
Sur la question du maintien de
l’ordre, comme sur celle des tirs
après des refus d’obtempérer
d’automobilistes, cruciales aux
yeux de l’opinion, la gendarmerie
veut enraciner l’idée d’une exem-
plarité que la police peine davan-
tage à faire valoir. En 2022, 62 « si-
tuations opérationnelles d’usage
des armes » ont été constatées,
soit une diminution de près de
30 % par rapport à l’année précé-
dente et le plus bas niveau enre-
gistré au cours des dix dernières
années. Aucun mort n’a été
­recensé après des refus d’obtem-
pérer commis par des automobi-
listes en dépit de leur nombre
considérable, plus de 13 000 faits.
Les trois cas où l’usage d’une
arme a causé un décès évoquent
des situations particulièrement
dégradées où la vie des militaires
ou de tiers est apparue menacée :
celui d’un individu armé refusant
Jugé pour une attaque de surveillants de
prison, Ganczarski dit avoir «pété les plombs»
Poursuivi pour tentative d’assassinat terroriste, le vétéran du djihad n’a pu expliquer son geste
A vec sa barbe conique mal
taillée, son crâne légère-
ment dégarni qui lui fait
une tonsure, Christian Ganczarski
a de faux airs de moine copiste.
Durant les trois premiers jours de
son procès, ce vétéran allemand
du djihad de 56 ans, dont vingt an-
nées passées dans les prisons fran-
çaises, s’est affairé à noircir un ca-
hier à spirales, notant tout ce qui
se disait par le truchement de l’in-
terprète en langue allemande.
Lorsque son tour est venu, jeudi
15 juin, à l’occasion de son inter-
rogatoire, cet ancien compagnon
d’armes d’Oussama Ben Laden
en Afghanistan s’est révélé aussi
logorrhéique que graphomane.
« Très argumenteur », avait ré-
sumé à la barre l’expert psychia-
tre, sur fond de « personnalité pa-
ranoïaque ». Volontiers ergoteur,
M. Ganczarski est aussi sujet à
l’impulsivité : né en Pologne dans
une famille catholique, il dit
s’être converti à l’islam « en
huit heures », en discutant avec
un collègue soudeur tunisien,
en Allemagne. Il avait 19 ans.
La veille, l’accusé avait longue-
ment écouté ses quatre victimes
raconter un autre « coup de tête »,
celui qui lui vaut de comparaître
depuis lundi devant la cour d’assi-
ses spéciale de Paris pour « tentati-
ves d’assassinat en relation avec
une entreprise terroriste ».
Le 11 janvier 2018, alors qu’il ter-
minait de purger une peine de dix-
huit ans de prison pour son impli-
cation dans l’attentat perpétré
d’obtempérer, d’un braqueur
s’apprêtant à faire usage de son
arme et d’un homme retranché
après avoir assassiné cinq
­membres de sa famille.
Fait inédit, toutes les circonstan-
ces dans lesquelles une personne
a été blessée ou tuée à l’occasion
d’une action « en lien avec la
­gendarmerie » sont recensées, dé-
taillées et explicitées dans le rap-
port – parfois sans grand rapport
avec des manquements déonto-
logiques ou l’usage de la violence.
Le rapport mentionne ainsi que le
27 janvier 2022, à Modane (Sa-
voie), « une personne se rend à la
brigade pour dénoncer des nuisan-
ces et déposer plainte. En quittant
les lieux, elle glisse sur les marches
gelées et se plaint de douleurs.
­Evacuée et conduite à l’hôpital, elle
souffre d’une fracture vertébrale ».
La victime déposera plainte. « Cer-
tes, cela n’a qu’un très lointain rap-
port avec l’action de la gendarme-
rie, précise le général Alain
­Pidoux, qui dirige l’IGGN. Mais
dans dix ans, lorsque des cher-
cheurs voudront se pencher sur ces
questions, ils disposeront de
­données précises et fiabilisées. »
« Mauvaises habitudes »
Les violences envers les gendar-
mes, en revanche, connaissent
leur plus haut niveau depuis dix
ans et ont occasionné une aug-
mentation de 30,7 % des blessés
dans les rangs de la gendarmerie
par rapport à 2021. Mais, observe le
rapport, « face à une agression ar-
mée, le gendarme ne fait usage de
son arme que dans 2,73 % des cas ».
Au-delà des faits les plus graves,
les questions de déontologie
contre la synagogue de la Ghriba,
à Djerba (Tunisie), qui avait fait
21 morts en 2002, il avait attaqué à
l’arme blanche quatre surveillants
du centre pénitentiaire de Vendin-
le-Vieil (Pas-de-Calais) qui ve-
naient l’extraire de sa cellule.
Pourquoi ? Pourquoi, alors que
sa date de libération approchait,
s’est-il jeté sur ces surveillants ar-
més d’un couteau et d’une paire
de ciseaux à bouts ronds en criant
« Allahou akbar ! » ? S’agissait-il
d’une attaque terroriste, comme
le pense l’accusation ? A-t-il « dis-
joncté », comme il l’affirme ? Ou
faut-il y voir un stratagème
pour échapper à son extradition ?
Six jours plus tôt, le directeur
de l’établissement pénitentiaire
l’avait en effet informé que la jus-
tice américaine venait de deman-
der à le récupérer pour l’entendre
sur ses activités dans les rangs
d’Al-Qaida à la fin des années
1990 et à l’aube des années 2000.
A-t-il réalisé trop tard qu’il avait
fait l’« erreur de [s]a vie » et encou-
« C’est comme
un tunnel qui
devient de plus
en plus sombre.
J’étais là
sans être là »
Christian Ganczarski
accusé
Les violences
envers
les gendarmes
connaissent leur
plus haut niveau
depuis dix ans
­ réoccupent particulièrement
p 90 cas. Par ailleurs, 783 enquêtes
l’inspection de la gendarmerie.
« Nous recrutons dans la popula-
tion d’aujourd’hui, souligne le
­général Pidoux, et la perception
de leurs obligations et des règles
déontologiques par les jeunes
­gendarmes diffère sensiblement
de celle qui prévalait autrefois. Si la
formation initiale est solide, il est
absolument nécessaire de remet-
tre une couche régulièrement sur
la déontologie, tout au long de la
carrière, pour éviter que de mau-
vaises habitudes se perpétuent. »
Les plus jeunes gendarmes
semblent parfois entretenir une
relation très décomplexée aux
­réseaux sociaux ou à la consulta-
tion de fichiers, interrogés
comme on visite une page Face-
book ou un compte Instagram
pour des motifs sans aucun
­rapport avec le service, le plus
souvent d’ordre privé. Au sein de
l’institution, notamment parmi
les responsables d’unité, des voix
s’élèvent depuis plusieurs années
pour réclamer la généralisation
d’outils informatiques permet-
tant de contrôler les motifs
­d’accès à ces fichiers internes.
La plate-forme de signalements
externes de l’IGGN, créée en 2013,
a reçu près de 3 000 signalements
rait la réclusion criminelle à per-
pétuité pour ce geste ? Le quinqua-
génaire a en tout cas contesté le
mobile idéologique de son geste
(sur lequel repose la nature « ter-
roriste » de son chef d’accusation),
mais aussi sa préméditation ainsi
que toute volonté de tuer, deux
éléments qui lui valent d’être jugé
pour « tentatives d’assassinat ».
Plaidant le coup de sang irration-
nel, il dit avoir fait une sorte de
« black-out, lumières éteintes ».
Demande d’extradition
« J’ai très peu de souvenirs des
faits, je m’interdis d’y penser.
J’ai seulement quelques images
floues. J’ai essayé de m’en rappe-
ler, mais je deviens fou, explique-
t-il. C’est comme un tunnel qui
­devient de plus en plus sombre.
J’étais là sans être là. Je ne sais
même pas si je pensais à ce mo-
ment. J’ai pété les plombs. Je suis
le dernier à pouvoir expliquer ce
qui s’est passé. Si je pouvais reve-
nir en arrière, je le ferais… »
Le président de la cour, Christo-
phe Petiteau, tente tout de même
de percer les parois de son amné-
sie en rappelant les quelques élé-
ments qui semblent étayer la pré-
méditation : six jours avant l’atta-
que, Christian Ganczarski avait
reçu la « mauvaise nouvelle »,
comme il l’appelle, celle de la de-
mande d’extradition américaine.
Au téléphone avec son épouse re-
ligieuse, le lendemain, il avait évo-
qué le cas d’un codétenu qui avait
agressé des surveillants. Surtout,
en 2022, soit une hausse de 26 %
par rapport à l’année 2021. Mais
seuls 808 cas relevaient de la
compétence de l’inspection, les
autres étant relatifs à des ­ « con-
flits privés ou de contestations
d’infractions ou constituant des
compléments à de premiers
­signalements ». 11,7 % de ceux-ci
ont entraîné des sanctions admi-
nistratives, soit un peu plus de
­judiciaires sont en cours dont
175 pour des suspicions de harcè-
lement moral et 143 pour des vio-
lences intrafamiliales alléguées.
Souvent accusées de faire
preuve de clémence ou d’une dili-
gence très relative dans la
­conduite de leurs enquêtes, les
inspections générales de la police
et de la gendarmerie, dont la
­direction est traditionnellement
confiée à de hauts responsables
de chaque institution, connais-
sent depuis un an des signes
d’ouverture. Si sa nomination
n’est pas encore effective, l’ancien
juge d’instruction Jean-Michel
Gentil devrait succéder au géné-
ral Alain Pidoux – dont il était
l’adjoint depuis septembre 2022 –
à la tête de l’IGGN. Le souhait de
confier les inspections à des
­personnalités extérieures à la po-
lice et la gendarmerie, en particu-
lier à des magistrats, avait été for-
mulé avec insistance par le minis-
tre de l’intérieur, Gérald Darma-
nin, à l’occasion du Beauvau de la
sécurité, en 2021. En juillet 2022,
son ancienne conseillère justice,
Agnès Thibault-Lecuivre, avait
pris la direction de l’inspection
générale de la police nationale. p
Antoine Albertini
le quinquagénaire portait des bas-
kets sur son tapis de prière quand
les surveillants ont ouvert la porte
de sa cellule avant qu’il se préci-
pite sur eux. « Pour se battre, dans
une optique préméditée, on est
quand même mieux en tennis
qu’en claquettes », fait remarquer
le président. « Il faisait froid, c’est
peut-être pour ça que je portais des
tennis, tente l’accusé. Normale-
ment, je porte des claquettes… »
Désespérant d’obtenir une ex-
plication rationnelle à ce passage
à l’acte, le président insiste :
Christian Ganczarski a-t-il cher-
ché à échapper, par une nouvelle
condamnation, à son extradi-
tion ? Pourquoi viser la tête des
surveillants s’il ne voulait pas
tuer ? Et pourquoi a-t-il crié
­« Allahou akbar ! » si son attaque
n’était pas terroriste ?
« Je suis incapable de dire si
c’était à cause de la nouvelle de
l’extradition ou des médica-
ments », répond l’accusé en évo-
quant, sans convaincre, l’in-
fluence du Tramadol, un antalgi-
que qu’il prend depuis plusieurs
années. S’il pousse parfois la logi-
que de sa défense jusqu’à l’ab-
surde, on ne peut s’empêcher de
deviner, dans cette dernière ré-
ponse, une prise de conscience
implicite et tardive du caractère
autodestructeur de son geste :
« Je me dis parfois que si ça avait
été moi qui avais ouvert la porte,
je me serais attaqué moi-même. »
Le verdict est attendu vendredi. p
Soren Seelow
Au procès Fortin, chacun
tente d’entrouvrir
la forteresse de l’accusé
Avocat général, parties civiles et défense
ont tenté de faire parler, jeudi, l’ingénieur
auteur d’un triple assassinat en 2021
Valence - envoyée spéciale
D e la matinée du jeudi
15 juin, on était sorti
­asphyxié. Devant la cour
d’assises de la Drôme, le chef
­d’enquête venait d’évoquer les
milliers de fichiers − dont certains
de plusieurs centaines de pages −
exhumés de l’ordinateur de
­Gabriel Fortin. Quinze ans de
rancœur et d’obsessions déversés
frénétiquement, jusqu’au triple
assassinat et à la tentative d’assas-
sinat de janvier 2021. Et depuis,
un mutisme absolu, obstiné,
­opposé par l’accusé à toutes les
questions qui lui sont posées.
« Avez-vous quelque chose à ajou-
ter sur ce qui a été dit de votre per-
sonnalité ? », lui avait demandé le
président, Yves de Franca. « Non. »
A la reprise de l’audience,
­Gabriel Fortin se lève dans le box,
son stylo à la main.
« Toute l’enquête de personnalité
a été à charge. Ils ont tous dit que
j’étais nul, insubordonné, para-
noïaque, psychopathe. »
Le président l’invite à poursui-
vre.
« Non merci. »
Chacun tente à son tour
­d’entrouvrir la forteresse Fortin.
Me Denis Dreyfus, l’un des
­avocats de la partie civile, s’appro-
che à pas comptés, tend la main :
« Gabriel Fortin, nous voudrions
comprendre. Etes-vous un homme
qui a souffert, qui a vécu des injus-
tices ? Et qui a envie de le dire ? »
Silence.
Ton sucré
Son confrère de la partie civile,
Me Hervé Gerbi, emprunte un
­chemin détourné.
« J’ai lu que vous alliez souvent au
salon du livre de Nancy. C’est
­vraiment intéressant, cet aspect de ­
votre personnalité. En 2019, je
crois, vous y avez rencontré Abd
Al Malik, le rappeur, écrivain et
­metteur en scène. Voudriez-vous
nous parler de lui ?
− Je ne répondrai pas. »
L’avocat général, Laurent de Cai-
gny, tourne autour du box comme
le renard cajoleur de La Fontaine
au pied de l’arbre du corbeau.
« Gabriel Fortin, ce matin, vous
m’avez aidé, vous m’avez corrigé
[l’accusé avait consenti à apporter
une précision sur une plainte
­déposée pour… un vol de vélo], et
je vous en remercie. Alors j’aime-
rais que vous m’aidiez encore
sur quelques points du dossier.
Par exemple, sur votre expérience
­professionnelle en Allemagne [le
premier poste d’ingénieur salarié
occupé par l’accusé au début des
années 2000]. Il semblerait que
vous ayez été heureux, là-bas…
− Je ne répondrai pas.
− Je comprends très bien. Mais
vous avez dit aussi à un moment
que les fichiers informatiques
­versés à votre dossier étaient tron-
S anté
Accès aux soins : une
proposition de loi votée
en première lecture
Les députés ont adopté,
dans la nuit du 15 au 16 juin,
la proposition de loi du dé-
puté Horizons de Seine-et-
Marne Frédéric Valletoux
portant différentes disposi-
tions touchant à l’organisa-
tion du système de santé. Le
rattachement automatique
des soignants aux commu-
nautés professionnelles terri-
toriales de santé a été acté.
La participation des cliniques
privées à la permanence de
soins également. La fonction
d’« infirmier référent », a été
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
qués… [L’accusé avait dénoncé
d’une phrase incompréhensible
leur « origine douteuse »] Pourriez-
vous apporter des précisions ?
Parce que, voyez-vous, c’est impor-
tant, je ne voudrais pas commettre
d’erreurs… »
Gabriel Fortin lève la tête du
­papier sur lequel il griffonne. « Il y
a des choses corrompues », dit-il,
puis se remet à écrire. L’avocat gé-
néral insiste, du même ton sucré.
Il obtient en guise de réponse
un borborygme dans lequel il est
question d’une « note 1 956 », sans
doute le numéro d’une cote ou
d’une page de son dossier d’ins-
truction, qui prouverait, selon lui,
que son téléphone était placé sur
écoute « dès 2010-2012 ». Conster-
nation dans la salle d’audience.
Laurent de Caigny ne se décou-
rage pas et évoque l’un des em-
plois de Gabriel Fortin, de 2006 à
2008, le seul qu’il aurait quitté de
sa propre initiative. Il l’interroge
sur les raisons de ce départ.
« J’ai eu des déconvenues.
− D’accord. Je vous remercie de
l’effort que vous faites, monsieur
Fortin. Et dans cette entreprise,
ils fabriquent quoi ?
− Des grosses machines.
− Merci. L’aviation, vous voulez
qu’on en parle ?
− Non. »
L’un des deux avocats de Gabriel
Fortin, Me Romaric Chateau, prend
le relais. Lui aussi semble chercher
désespérément un code d’entrée.
Il revient aux multiples courriers
et mails de récriminations adres-
sés par Gabriel Fortin aux procu-
reurs, aux députés, aux gardes des
sceaux successifs, au président
de la République, au défenseur
des droits, dont il conservait les
­doubles, ainsi que ceux des plain-
tes dans lesquelles il se disait vic-
time de vols, d’intrusion à domi-
cile ou d’escroqueries bancaires.
« Elles ont donné quoi ? Vous
avez reçu quelque chose ?
− Rien. Rien. Rien.
− Ressentez-vous une souffrance
par rapport à l’injustice que vous
estimez avoir vécue ?
− Oui. Oui. Oui. C’est évident.
− Considérez-vous que vous
n’avez pas été entendu ?
− Là je sature avec les questions.
Je suis désolé.
− Moi aussi… », souffle son
­avocat, qui poursuit :
« Avez-vous confiance dans la
justice ?
− Non, non, non. C’est évident.
− Que faites-vous, maintenant,
en détention ?
− Sport. TV.
− Et vous continuez à noter ?
− Oui, je note. C’est ça qui
­m’intéresse. »
L’embrasure se referme. Il fait
encore plus noir. Un expert
­psychiatre est attendu vendredi
à la barre. Gabriel Fortin a refusé
de se soumettre à son examen. p
Pascale Robert-Diard
créée. Le texte doit désor-
mais être examiné au Sénat.
Justic e
Disparition de Karine
Esquivillon : le mari
passe aux aveux,
le corps retrouvé
Le corps de Karine Esqui-
villon, une femme disparue
en Vendée depuis deux mois
et demi, a été retrouvé dans
la nuit de jeudi à vendredi,
sur les indications de son
mari, passé aux aveux en fin
de garde à vue. Le mari
a indiqué aux enquêteurs
avoir tué son épouse acciden-
tellement en manipulant
une arme. – (AFP.)
 Économie & Entreprise
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023 | 13

La croissance ralentit, plombée par l’inflation

L’activité ne devrait progresser que de 0,6 % en 2023 et l’inflation se limiter à 4,4 %, estime l’Insee

L
a hausse des taux d’inté-
rêt, une consommation
minée par l’inflation, un
pouvoir d’achat qui sta-
gne : « faute d’impulsion » de la
­demande, la croissance française
sera modeste en 2023. Elle ne dé-
passerait pas 0,6 % sur l’ensem-
ble de l’année, après 2,5 %
en 2022, selon les prévisions éta-
blies par l’Insee et publiées
jeudi 15 juin. Plus précisément,
après 0,2 % au premier trimestre,
la croissance devrait être de 0,1 %
aux deuxième et troisième tri-
mestres, et de 0,2 % au quatrième
trimestre 2023.
La France échapperait ainsi, mais
de peu, à la récession qui frappe of-
ficiellement la zone euro, où le
produit intérieur brut (PIB) a re-
culé de 0,1 % au quatrième trimes-
tre 2022 et au premier trimestre
2023, aux dires des indicateurs pu-
bliés par Eurostat jeudi 8 juin. Elle
s’en tire mieux que l’Allemagne,
plus exposée à la guerre en
Ukraine, et qui devrait connaître
cette année un recul du PIB de
0,3 %, selon les chiffres cités par
l’Insee. Mais moins bien que ses
voisins du Sud, puisque l’Espagne
s’achemine vers une croissance de
2 %, après 5,5 % en 2022, et l’Italie
de 1,3 %, après 1,9 %.
Petite lumière dans un tableau
morose, l’inflation a bel et bien
amorcé son reflux. Pour la pre-
mière fois depuis un an, la hausse
des prix à la consommation en
France est descendue du plateau
où elle était accrochée, aux alen- Dans l’usine ALFI Technologies, à Beaupréau-en-Mauges (Maine-et-Loire), le 13 juin. SIMONE PEROLARI POUR « LE MONDE »
tours de 6 %. Grâce à la baisse des
prix des produits pétroliers, et au
ralentissement d’autres matières ménages arrêteraient progressive- « La dynamique des salaires rat- investissement en hausse de 4,3 % cord, supérieur à 163 milliards
premières, l’inflation a ralenti, ment de diminuer leurs achats ali-
A 7,4 % en traperait celle des prix, parce que pour chacun de ces secteurs. d’euros. Un chiffre qui s’explique
pour atteindre 5,1 % en mai. mentaires », précise Olivier Simon, fin d’année, l’indice des prix ralentit », expli- L’investissement des entrepri- en grande partie par la forte
chef de la division synthèse con- que Julien Pouget, chef du dépar- ses, en progression de 2,5 % sur hausse des coûts de l’énergie im-
Baisse de la consommation joncturelle de l’Insee.
le rythme de tement de la conjoncture à l’année tous secteurs confondus, portée. Mais, début 2023, ces im-
A la fin de l’année, la hausse des Cela ne suffira pas à compenser hausse des prix l’Insee, qui n’entrevoit toujours contribuera moins à l’activité éco- portations se sont bien repliées,
prix sur un an serait limitée à un mauvais début d’année : pas la tant redoutée « spirale prix- nomique qu’en 2022 (+ 3,8 %) et en partie en raison de la reprise de
4,4 %, selon l’Insee. Une forte ac- 2023 se traduira par une baisse de
de l’alimentaire salaires », propre à relancer l’infla- surtout qu’en 2021, année de rat- la production du parc nucléaire.
calmie est attendue sur les rayons la consommation de 0,2 %, après devrait être tion, se former. trapage post-Covid (+ 9,8 %). En L’atonie de la consommation
alimentaires : à 7,4 % en fin d’an- une hausse de 2,1 % sur l’ensemble conséquence, l’Insee estime que pèse aussi sur les importations de
née, le rythme de hausse des prix de 2022. Paradoxalement, la
réduit de moitié Replis des importations l’économie française ne créera produits made in China ou
devrait être réduit de moitié par hausse des prix n’a pas incité les par rapport La consommation en berne et la cette année que 175 000 emplois, ailleurs, articles textiles ou biens
rapport à 2022. Mais, tout de ménages à puiser dans leurs éco- crise de l’immobilier qui se profile très loin des 445 000 emplois nou- d’équipement. En revanche, les
même, le panier de courses aura nomies pour maintenir leur train
à 2022 pèsent sur le climat des affaires, et veaux de 2022. Pour autant, cela exportations sont plutôt orien-
flambé de 19 % sur les deux der- de vie : le taux d’épargne, souligne les inquiétudes sur le niveau de la ne se traduira pas par une hausse tées à la hausse : l’aéronautique et
nières années. l’Insee, reste à 18 % du revenu dis- demande s’en ressentent. Le sec- du chômage, qui devrait rester à l’automobile poursuivent leur
Sur l’ensemble des biens et ser- ponible, particulièrement élevé au liers ou autres, alors que le pou- teur de la construction, particuliè- 7,1 % de la population active, car normalisation, les chantiers na-
vices, la hausse moyenne des prix regard de la moyenne de longue voir d’achat s’annonce étale sur rement, pâtit de la baisse des mi- celle-ci augmentera plus modéré- vals tournent à plein régime, et
en France sur deux ans est de 15 %, période, autour de 15 %. l’année. Le salaire moyen par tête ses en chantier et des travaux : l’in- ment que les années précédentes. nos voisins achètent de l’électri-
contre 20 % chez nos voisins alle- Il est vrai que la hausse des taux évolue désormais, en effet, à un vestissement dans cette branche La bonne surprise de 2023 pour- cité française. Le commerce exté-
mands. Si le reflux de l’inflation d’intérêt et le resserrement des rythme comparable à l’inflation afficherait un net recul de 3,6 % en rait bien venir du solde commer- rieur pourrait, in fine, contribuer
ne signifie pas que les prix vont conditions de crédit n’incitent (+ 5,1 % en moyenne annuelle fin d’année. Les services et l’indus- cial. Comme dans les autres pays positivement à la croissance, à
baisser, la consommation devrait guère à s’endetter pour faire de en 2023, pour une hausse trie manufacturière tireront de la zone euro, la France a connu hauteur de 0,9 point de PIB. p
s’en porter un peu mieux. « Les gros investissements, immobi- moyenne des prix de 5,0 %). mieux leur épingle du jeu, avec un en 2022 un déficit commercial re- Béatrice Madeline

Dans les Mauges, l’industrie va de l’avant malgré tout

Entre Angers et Laval, les PME exportatrices profitent de marchés porteurs et de la transition énergétique pour se développer

Angers, Laval tes-formes des camions, tout ce des moteurs électriques plutôt ingénieurs peuvent sécuriser les la Loire n’était que de 5,8 %, contre fluides ; un tiers de sa production
matériel carrossé selon les deside- que thermiques pour faire tour- machines, identifier les problè- 7 % en moyenne nationale, en tête va à l’industrie pétrolière et ga-

L e ralentissement économi-
que, la baisse de la consom-
mation, l’inflation ? Vu des
Mauges, entre Angers et Laval,
tout cela paraît bien loin aux yeux
des industriels. « Ici, on a coutume
de dire : un clocher, une usine », ex-
plique Olivier Dario, délégué géné-
ral d’Evolis, une organisation pro-
fessionnelle qui rassemble des en-
treprises de biens d’équipement et
de machines industrielles.
Une « industrie de villages », sou-
vent de petites entreprises fami-
liales qui prospèrent à l’ombre du
bocage, entre élevage et arboricul-
ture. Comme chez Secmair, à Cos-
sé-le-Vivien, un « champion fran-
çais » et leader européen, filiale à
100 % du groupe Fayat, où l’on s’ac-
tive, sous des hangars près d’un
abattoir de canards, pour conce-
voir et fabriquer des gros maté-
riels – répandeuses, gravillonneur,
cuves… Une fois installé sur les pla-
rata des entreprises clientes ira bi-
tumer puis entretenir les routes
du monde entier, jusqu’en Austra-
lie ou en Colombie.
« La moitié de nos clients sont à
l’étranger », explique Imen Ber-
rhouma, International Business
Development Director. L’entre-
prise, qui réalise 33 millions de
chiffres d’affaires annuel et
compte cent cinquante salariés, af-
fiche un planning de production
complet jusqu’en juin 2024.
Le mantra de l’innovation
Ici, le problème n’est pas tant l’acti-
vité que les pénuries de certains
matériaux et composants, qui
semblent ne jamais devoir pren-
dre fin. Mais cela n’empêche pas
Secmair de miser sur l’innova-
tion : dans le vaste bureau d’études
qui jouxte l’usine, une quinzaine
d’ingénieurs et techniciens s’ap-
pliquent, par exemple, à concevoir
ner la répandeuse qui ira recouvrir
d’émulsions les nouvelles routes.
L’innovation, c’est aussi le man-
tra de Yann Jaubert, le vibrionnant
président et fondateur d’ALFI
Technologies, qui porte fièrement
à la boutonnière le coq bleu, sym-
bole de la French Fab. De l’usine de
Beaupréau-en-Mauges, à une
heure de route de Secmair, sortent
des machines pour les lignes de
manutention – engins de levage
pour la logistique, par exemple, ou
pour soulever des parpaings – ou
encore des solutions de produc-
tion automatisée. Dont cette ligne
destinée à l’usine Airbus de Nan-
tes, qui fabrique entre autres des
pièces qui font la jonction entre les
ailes et le fuselage des avions.
Comme les autres solutions
d’ALFI Technologies, elle est con-
çue et développée à l’aide d’un ju-
meau numérique : grâce à un mo-
dèle 3D conçu par ordinateur, les
mes et les résoudre bien plus rapi-
dement que dans la réalité physi-
que. « Sans ce jumeau numérique,
nous aurions passé dix fois plus de
temps ici, dans l’usine, à mettre au
point la ligne de production pour
Airbus », assure M. Jaubert.
Manque de soudeurs
Lui aussi souffre de la pénurie de
composants, dont 80 % provien-
nent de Taïwan ou de Chine. Mais
le « premier frein » au développe-
ment d’ALFI Technologies, qui réa-
lise 30 millions d’euros de chiffre
d’affaires – dont 30 % à l’export –
et compte 180 salariés, reste
la main-d’œuvre. « Nous som-
mes dans une région de plein-em-
ploi, explique le patron, et quoi
qu’il en soit, en France, on ne
forme plus assez de soudeurs ou
d’automaticiens ».
Au quatrième trimestre 2022, le
taux de chômage dans les Pays de
du palmarès hexagonal à égalité
avec la Bretagne. Dans ce marché
du travail tendu, l’entreprise se
tourne vers la robotisation. Pour
remédier au manque de soudeurs,
un « cobot » – autrement dit, un ro-
bot collaboratif – permet ainsi
d’automatiser une partie des tâ-
ches normalement accomplies
par les ouvriers spécialisés.
Si l’année 2023 s’annonce moins
flamboyante que 2022, à l’image
de l’économie française, l’opti-
misme reste encore de mise chez
PCM, une autre entreprise de la ré-
gion, notamment grâce à la rela-
tive bonne santé des exportations,
qui repartent à la hausse en
France, et à la transition énergéti-
que, qui suppose des investisse-
ments massifs. Installée à Champ-
tocé-sur-Loire, cette entreprise de
taille intermédiaire (ETI) est spé-
cialisée dans les pompes et équi-
pements pour le traitement des
zière pour les forages et autres raf-
fineries, un autre tiers à l’industrie
agroalimentaire.
Comme ces engins à double ré-
volution qui vont mixer les
yaourts ou ces machines ultra-
précises qui doseront les parfums
dans les mêmes yaourts. Mais
PCM, qui exporte plus de 80 % de
sa production, mise sur l’essor des
énergies renouvelables, comme
les pompes destinées aux installa-
tions éoliennes offshore. De quoi
voir loin. « Nous comptons doubler
le chiffre d’affaires de 2022, soit
150 millions d’euros, d’ici cinq ans »,
dit Frédéric Garde, le directeur gé-
néral. La dernière enquête de con-
joncture menée par Bpifrance
auprès des ETI, publiée le 8 juin, lui
donne raison : selon ce baromètre,
les investissements « verts » se-
raient dans les prochains mois les
plus dynamiques. p
Bé. M.

14 | Économie & Entreprise
«On ne compte
plus sur les
grandes marques
pour combattre
l’inflation »
Le PDG de Système U,
Dominique Schelcher, constate
que les industriels ne tiennent pas
leurs promesses de baisse des prix
C’
est incompréhensi-
ble. Nous n’avons
toujours aucun signe
de mouvement mas-
sif de la part des grands industriels
pour discuter des baisses de prix. »
Alors que l’inflation rogne depuis
un an le pouvoir d’achat des
­Français, Dominique Schelcher, le
PDG du groupement Système U
(magasins Hyper U, Super U, U Ex-
press…) constate que les grandes
marques ne sont toujours pas re-
venues à la table des négociations
pour répercuter la baisse du prix
des matières premières. Et ce mal-
gré leurs déclarations d’intention
auprès du gouvernement.
Le 9 juin, soixante-quinze
grands industriels se sont enga-
gés à baisser les prix de certains
produits de consommation cou-
rante dès le mois de juillet, a af-
firmé le ministre de l’économie
et des finances, Bruno Le Maire,
sur BFM-TV.
Mais chez les distributeurs, le
compte n’y est pas. A ce jour, « il
n’y en a que trois qui nous ont dit
“on va revenir vers vous pour des
baisses”, mais nous n’avons encore
rien de formalisé », constate
M. Schelcher. Parmi eux, des four-
nisseurs de pâtes ou d’huile « à
base de graines, car les matières
premières sont en forte baisse ».
Pour le reste, « le mouvement de
La BCE poursuit sa hausse des taux d’intérêt La Chine tente de
Derrière cette action se trouve une inflation qui s’avère plus tenace que prévu
C ontrairement à la Fed
américaine, la Banque
centrale européenne
(BCE) ne marque de pause dans
la hausse de ses taux d’intérêt.
« Nous n’avons pas commencé à
en parler et pas commencé à y
penser », assène Christine La-
garde, sa présidente, pour que ce
soit bien clair. Inquiète de la per-
sistance de l’inflation, l’institu-
tion monétaire a annoncé, jeudi
15 juin, une nouvelle hausse de
ses taux d’intérêt de 0,25 point,
à 3,50 % pour le taux de dépôt,
ainsi qu’une hausse « très proba-
ble » lors de sa prochaine réunion
en juillet. « Est-ce qu’on en a ter-
miné ? Non. Nous ne sommes
pas arrivés à notre destination
­finale. Est-ce qu’il reste du chemin
à ­parcourir ? Oui », explique
Mme Lagarde.
Les marchés financiers avaient
anticipé un tel message et n’ont
presque pas réagi. « Je suis con-
vaincu que la hausse de juillet ne
sera pas la dernière », prédit Ma-
brouk Chetouane, stratégiste à
Natixis. Il parie sur un taux d’inté-
rêt qui montera encore au moins
deux fois, et peut-être quatre fois,
soit un taux de dépôt qui attein-
dra finalement entre 4 % et 4,5 %.
Marchel Alexandrovich, de Salt-
marsh Economics Research, va
dans le même sens : « Il faudrait
un recul surprise très significatif de
renégociation n’est toujours pas
enclenché », constate M. Schel-
cher. Le distributeur a contacté
plus de 90 interlocuteurs au sein
de ces 75 entreprises, qui sont pré-
sentes dans différents rayons des
supermarchés. Comme PepsiCo,
qui vend des boissons mais aussi
des produits d’épicerie (chips
Lay’s, céréales Quaker…), ou
Nestlé, avec ses eaux (Perrier,
Contrex, San Pellegrino…), ses
yaourts pour bébé et ses céréales
(Chocapic, Golden Grahams…).
Résultat : « Dix interlocuteurs sont
dans l’univers laitier et ne sont fi-
nalement pas concernés par la dis-
cussion, quatorze nous ont dit être
prêts à discuter. Trente-deux nous
ont dit non, et trente-sept n’ont
même pas daigné répondre. »
Incompréhensible
Pour le patron de Système U, « les
industriels sont en période de forte
reconstitution de leurs marges ».
Eux se retranchent derrière le
­cadre législatif stipulant que les
contrats tarifaires entre les gran-
des marques et les distributeurs
sont discutés entre le 1er décem-
bre et le 28 février, pour être si-
gnés au maximum le 1er mars.
« Ce système était adapté lors-
qu’il y avait peu de fluctuations
des prix, mais il ne l’est plus
aujourd’hui. En Espagne ou en
l’inflation pendant les trois pro-
chains mois pour éviter une
hausse [à la réunion de septem-
bre]. » La BCE n’en a donc pas fini
avec le plus rapide durcissement
monétaire depuis sa création
en 1998.
Derrière cette action se trouve
une inflation qui s’avère sans
cesse plus tenace que prévu. Cer-
tes, la hausse des prix a nette-
ment reflué ces derniers mois,
passant d’un pic de 10,1 % en no-
vembre 2022 à 6,1 % en mai 2023.
Mais il s’agit pour l’instant essen-
tiellement d’un effet mécanique,
qui reflète la baisse des prix du
gaz et de l’électricité par rapport
à leur sommet de 2022. D’autres
signaux inquiètent la Banque
centrale, à commencer par la
hausse des salaires.
Déjà en récession technique
« Pour faire simple, c’est d’abord
l’énergie [qui a provoqué l’infla-
tion], puis c’est passé aux prix ali-
mentaires, et maintenant, le mar-
ché du travail et les salaires jouent
un rôle important », explique
Mme Lagarde. En moyenne, les ré-
munérations en zone euro aug-
mentent de 5,3 %, environ le dou-
ble de la moyenne habituelle. Si
c’est une bonne nouvelle pour
les salariés, il s’agit d’un pro-
blème pour la BCE, puisque cela
entretient la hausse des prix.
Dominique Schelcher, à Fessenheim (Haut-Rhin), le 25 février 2022. Vincent VOEGTLIN/ « L’ALSACE »/MAXPPP
­ llemagne, qui n’ont pas fixé de
A par redescendre sous les 10 % sur
période annuelle de négociations,
les prix alimentaires ont baissé
dès le mois d’avril, y compris pour
les grandes marques. » A la ren-
trée, le patron compte bien faire
émerger le sujet auprès des parle-
mentaires, pour qu’ils s’en saisis-
sent lors d’une fenêtre législa-
tive. Pour lui, la situation est
d’autant plus incompréhensible
qu’« avec les industriels qui nous
fabriquent les marques de distri-
buteur », où les discussions ne
sont pas dépendantes de la loi,
« le mouvement de baisse est déjà
enclenché. On ne compte plus
sur les grandes marques pour
combattre l’inflation ».
Dans ses magasins, Dominique
Schelcher promet déjà que « sur
des dizaines de produits de mar-
que U, il y aura des baisses de prix
jusqu’à la rentrée allant jus-
qu’à moins 30 % par rapport à
aujourd’hui ». Du riz, du jambon,
ou encore du papier toilette et
Mercredi,
aux Etats-Unis,
la Fed avait au
contraire choisi
de marquer
une pause, pour
la première fois
depuis mars 2022
Dans ce contexte, la BCE prévoit
que l’inflation devrait être en
moyenne de 5,4 % en 2023, 3 %
en 2024 et 2,2 % en 2025. Soit plus
que son objectif officiel de 2 %
pour les trois prochaines années.
« Nous ne sommes pas satisfaits
de cette prévision », reconnaît
Mme Lagarde.
Mercredi, aux Etats-Unis, la Fed
avait au contraire choisi de mar-
quer une pause, pour la première
fois depuis le début de son cycle
haussier, commencé en mars
2022. La situation y est un peu dif-
férente. La Fed a commencé ses
hausses de taux quatre mois
avant la BCE, et les a resserrés d’un
total de 5 points. Côté BCE, le taux
de dépôt est passé de − 0,5 % à
3,5 %. Par ailleurs, l’inflation aux
Etats-Unis, qui a longtemps été
plus forte qu’en zone euro, est
­désormais inférieure, à 4 %.
Pour le patron
de Système U,
« les industriels
sont en période
de forte
reconstitution de
leurs marges »
d’autres produits d’hygiène et
d’entretien, pour lesquels « les
coûts des matières premières ou de
l’emballage [plastique, papier…]
ont diminué ces derniers mois »,
car « ces fabricants-là, qui sont des
PME françaises, jouent le jeu ».
Ces évolutions, conjuguées à un
effet de comparaison favorable
sur une période de 2022 où les
prix étaient déjà élevés, laissent
penser au patron de Système U
qu’« à l’automne, l’inflation des
produits alimentaires devrait finir
La BCE ne risque-t-elle pas pour
autant d’étouffer l’économie ? La
zone euro est déjà en récession
technique, avec une chute de
0,1 % du produit intérieur brut
lors des deux derniers trimestres.
La croissance cette année s’an-
nonce atone, à 0,9 %, selon la pré-
vision de la BCE. Les ménages ont
subi une sévère perte de pouvoir
d’achat, et la consommation de-
vrait stagner. Enfin, la hausse des
taux d’intérêt va se faire sentir
fortement : le taux moyen des
prêts aux entreprises est désor-
mais de 4,4 %, et celui des crédits
immobiliers de 3,4 %, au plus haut
depuis dix ans.
Depuis novembre 2022 le nom-
bre de prêts contractés par les
­entreprises baisse. « Sachant qu’il
faut assez longtemps pour que
la hausse des taux atteigne le reste
de l’économie, la BCE devrait at-
tendre pour évaluer les effets de
son durcissement monétaire », es-
time Jordi Schröder Bosch, de l’as-
sociation Positive Money Europe.
Vu de la tour de verre et d’acier
de l’institution de Francfort, cet
argument demeure pour l’ins-
tant irrecevable : dans les cir-
constances actuelles, l’inflation
va rester bien au-delà des 2 %
pour plusieurs années et elle
s’engage à tout faire pour la ra-
mener à ce niveau. p
Éric Albert
un an ». Selon l’Institut national
de la statistique et des études éco-
nomiques, la hausse était de
14,3 % en mai sur un an.
« Arbitrages aux restrictions »
Mais « on ne reviendra pas aux prix
d’avant », prévient-il, notamment
parce que « certaines matières pre-
mières continuent d’être sous ten-
sion, comme le sucre, le riz, le jus
d’orange, l’huile d’olive ou encore
le cacao », que « les conséquences
des changements climatiques sur
les cultures commencent à se faire
sentir sur certains produits comme
les tomates », et que « les salaires
ont commencé à augmenter ».
A ce jeu-là, il en est convaincu,
les grands industriels n’en sorti-
ront pas gagnants. Dans ses
rayons, les ventes de beaucoup
de grandes marques françaises et
internationales sont en baisse
de « 5 % à 10 % ». Tandis que celles
des 150 produits à prix coûtant
relancer son économie
Bien accueillie par les investisseurs, la baisse des
taux ne devrait pas suffire à rétablir la confiance
Shanghaï - correspondance
L a mesure était attendue par
les investisseurs, inquiets
du manque de vigueur de la
reprise en Chine. Après la publica-
tion d’indicateurs à nouveau
­décevants pour le mois de mai,
les autorités chinoises se sont
­résolues à un stimulus prudent.
Jeudi 15 mai, la Banque du peuple
de Chine a abaissé le taux de réfé-
rence de prêts à moyen terme de
2,75 % à 2,65 %, et injecté dans
l’économie 237 milliards de yuans
(30,6 milliards d’euros). La me-
sure a été accueillie avec enthou-
siasme par les investisseurs, qui
y voient une première étape vers
plus de soutien à l’économie.
Il faut dire que la consomma-
tion des ménages est restée molle
en mai. La demande de prêts ra-
lentit également. « Les difficultés
du secteur immobilier et la con-
fiance toujours faible des consom-
mateurs compromettent la longé-
vité de la reprise des dépenses
en Chine après la réouverture »,
­interprète dans une note Louise
Loo, économiste chargée de la
Chine chez Oxford Economics.
La production industrielle a
aussi ralenti en mai (+ 3,5 % sur
un an contre + 5,6 % en avril). En
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
de son panier anti-inflation ont
progressé de 25 % en volume
­depuis le 1er février par rapport à
la même période de 2022. Dans
le lot, « des clients qui auront
changé de produit à cause du prix
ne reviendront pas à la grande
marque ».
Avec la persistance de l’infla-
tion, « les gens sont passés des ar-
bitrages aux restrictions, surtout
chez les classes moyennes de la
population ». Et ils le montrent
dans leurs paniers de courses, qui
comportent « deux ou trois arti-
cles de moins qu’avant ». « Les
gens n’ont plus les moyens, c’est
devenu trop cher, observe le pa-
tron. Ils viennent plus souvent, de
manière à maîtriser leurs dépen-
ses et voir s’il y a des promotions. »
Et les rayons non alimentaires
ne font pas exception aux arbi-
trages, comme le montrent des
ventes en berne sur les salons de
jardin en cette année 2023. p
Cécile Prudhomme
cause, des stocks importants, et
la baisse des exportations. Si la
demande mondiale avait permis
à l’économie chinoise de résister
ces trois dernières années, malgré
la faible demande intérieure, c’est
aujourd’hui l’inverse qui se pro-
duit : la Chine est rouverte, mais
la demande mondiale en berne
pèse sur l’économie.
L’emploi est un autre défi : à
20,8 %, le chômage des jeunes at-
teint un record, et devrait conti-
nuer à augmenter, 12 millions de
jeunes diplômés arrivant sur le
marché du travail en juillet. Si le
taux de chômage au global reste
bas (5,2 %), il est calculé pour les
seules zones urbaines et ne dresse
donc pas un tableau complet de
la situation. Quant à l’investisse-
ment, il ralentit.
Dès lors, la baisse des taux ne
devrait pas suffire à renforcer la
confiance : « Le seul moyen d’in-
verser la tendance serait de distri-
buer de l’argent directement aux
ménages », explique Dan Wang,
économiste en chef pour la ban-
que hongkongaise Hang Seng. Si
des gouvernements locaux ont
offert des bons d’achat, ces trans-
ferts sont trop modestes pour
changer la donne. p
Simon Leplâtre
Parc photo- Traitement des Recherche
voltaïque eaux pluviales carburants alternatifs

POUR DÉCARBONER LE CIEL,

NOUS AVANÇONS SUR TERRE.
C’est ici sur terre que nous travaillons pour imaginer un aéroport
plus durable et neutre en carbone d’ici 2050. Pour cela, nous avons
renforcé notre plan d’action et nos engagements. Depuis juillet
2022, nos aéroports Paris-Charles de Gaulle et Paris-Orly ont obtenu
une accréditation carbone de niveau 4 sur 4, et plusieurs de nos
aéroports internationaux ont déjà atteint la neutralité carbone.
Et parce que cette ambition est celle de tout un secteur, nous partageons
également des objectifs communs avec nos partenaires, comme
à Paris-Orly où nous visons le zéro émission nette au sol en 2030.

Aéroports de Paris (ci-après Groupe ADP), société anonyme au capital de 296 881 806 euros, dont le siège social est 1 rue de France 93290 Tremblay-en-France,
immatriculée sous le numéro SIREN 552 016 628 RCS Bobigny. Crédits photos : Getty images - Crédits photos : Zoo studio pour Groupe ADP -
 0123
16 | Économie & Entreprise ­
­Samedi 17­ juin 2023

Pertes & profits | Bill Gates

p a r Ph il i ppe E s cande Vers une assemblée générale décisive
Ces patrons pour l’avenir du groupe informatique Atos
qui soignent la Chine La direction de l’entreprise doit préciser son plan de scission et défendre sa gouvernance

Comme une rockstar en tournée

mondiale, Bill Gates est accueilli
par ses fans. « [Bill Gates] a tou-
jours été amical envers la Chine…
Bienvenue ! Lorsque des amis nous
rendent visite, nous les accueillons
avec du bon vin ! », s’exclame un
internaute sur la messagerie Sina
Weibo, selon le site officiel
China.org. Et, en tant que star, le
fondateur de Microsoft a eu le
privilège rare, vendredi 16 juin,
d’un entretien en tête à tête avec
le président chinois, Xi Jinping.
Il ne vient pas les mains vides
puisque la Fondation Bill & Me-
linda Gates va donner 50 millions
de dollars (45,6 millions d’euros)
supplémentaires à l’institut de re-
cherche médicale qu’il a créé à Pé-
kin, en 2016, avec le concours de
la ville et de l’université Tsinghua.
Il a félicité la Chine pour le succès
de sa lutte contre la malaria dans
le pays et l’a incitée à redoubler
d’effort pour aider l’Afrique où
sa fondation est très active.
Climat diplomatique délétère
Ces assauts d’amabilité et de
coopération contrastent évidem-
ment avec la crispation extrême
des relations entre Washington
et Pékin. Pas un jour ne passe
sans qu’un parlementaire améri-
cain ne soupçonne la Chine de
méfaits et enjoigne au pays de
bouter les intérêts chinois hors
des Etats-Unis.
En mars, c’est le réseau social
TikTok qui en faisait les frais,
avec une audition du PDG devant
le Congrès, tandis que, jeudi
15 juin, une filiale de Google spé-
cialisée dans la cybercriminalité
révélait une campagne d’espion-
nage informatique massive vi-
sant plusieurs agences gouverne-
mentales de différents pays.
C’est dans ce climat délétère
que quelques colombes tentent
de décrisper la situation. Outre
Bill Gates, les PDG d’Apple, Tim
Cook, et d’Amazon, Jeff Bezos,
ont pu s’entretenir avec le leader
chinois et, ces derniers mois, les
patrons de Tesla, de J. P. Morgan
Chase, de Starbucks ou de Gene-
ral Motors, ont retrouvé le che-
min de Pékin après des années
de confinement.
Il faut dire qu’une bonne partie
de l’actuelle atonie de l’économie
chinoise provient de la baisse de
ses exportations, aux Etats-Unis
en particulier. Et pour le busi-
ness américain, le potentiel
chinois reste considérable, en
consommation comme en pro-
duction. Les hommes d’affaires
ont-ils été entendus à Washing-
ton ? En tout cas, le secrétaire
d’Etat américain, Antony Blin-
ken, atterrit à Pékin, dimanche
18 juin, pour une première visite
à ce niveau depuis 2018. Aucun
tournant stratégique à attendre,
prévient Washington. Juste un
répit bienvenu pour un monde
des affaires et de la philanthro-
pie qui peine à accepter l’idée
d’une partition du monde. p
D ans le basket, on appelle
cela le « money time », ces
dernières minutes de
tension suffocantes qui décident
de l’issue du match. Atos est entré
dedans. Le 28 juin, le groupe d’in-
formatique devra défendre devant
ses actionnaires, réunis en assem-
blée générale, l’avancée du plan de
scission dévoilé il y a tout juste un
an, le 14 juin 2022.
Entretenues depuis des mois, les
discussions avec Daniel Kretinsky
(actionnaire indirect du Monde)
pour lui céder Tech Foundations,
la division d’informatique tradi-
tionnelle (infogérance, centre de
données…) sont dans une phase
ultime. Une décision devrait être
prise avant l’assemblée générale. A
en croire une présentation finan-
cière faite par la direction générale
de Tech Foundations le 7 juin, un
échec ne serait pas une catastro-
phe : à la peine ces trois dernières
années, la division retrouve un
peu de vents porteurs et a une « va-
leur positive », a vanté Nourdine Bi-
hmane, le codirecteur général
d’Atos chargé de cette activité.
En parallèle, Atos continue de
travailler à trouver un actionnaire
de référence pour son autre divi-
sion, (appelée initialement Evi-
dian), promise à Airbus, avant que
le groupe ne fasse marche arrière
en mars. Spécialisée dans la cyber-
défense, Eviden à besoin de fonds.
Dans ce cadre, la nomination au
conseil d’administration d’Atos de
Laurent Collet-Billon, ancien délé-
gué général pour l’armement et
ancien administrateur de Thales,
n’est pas anodine.
L’homme connaît bien l’univers
de la défense, l’un des principaux
domaines d’activité d’Eviden, et il
pourrait faire tampon avec Thales,
peu emballé à l’idée qu’Airbus
mette la main sur cette division.
Le groupe de défense s’était posi-
tionné sur Eviden, intéressé par
une petite partie de ses activités.
Question de responsabilité
Cette assemblée générale est
d’autant plus importante que plu-
sieurs actionnaires, emmenés par
la société de gestion d’actifs Syco-
more AM, expriment leur scepti-
cisme et demandent la révocation
du président du conseil d’admi-
nistration, Bertrand Meunier, res-
ponsable, selon eux, de par sa
fonction, de la chute de 80 % du
cours de l’action en trois ans.
Leur projet : faire élire Leo Apo-
theker, ancien directeur général
des groupes d’informatique HP et
SAP et actuel administrateur de
Schneider Electric, poste qui pour-
rait ensuite le conduire à prendre
la présidence de l’entreprise. Ils
souhaitent aussi le départ de deux
autres administrateurs, Aminata
Niane et Vernon Sankey.
Coopté au conseil d’administra-
tion le 17 mai, Jean-Pierre Mustier,
l’ancien directeur général de la
banque italienne Unicredit, a été
envoyé au front moins d’un mois
plus tard, le 9 juin, devant des ana-
Les discussions
avec l’homme
d’affaires Daniel
Kretinsky pour
lui céder Tech
Foundations
sont dans une
phase ultime
lystes financiers. Sa mission : dé-
fendre le groupe et son président.
Selon des participants, M. Mustier
a mis une grande partie de la res-
ponsabilité des difficultés d’Atos
sur le dos de Thierry Breton, PDG
du groupe jusqu’à l’automne 2019.
Il a menacé de démissionner si la
révocation de M. Meunier était vo-
tée. Il n’a enfin pas été tendre avec
M. Apotheker, en mettant en
avant ses évictions chez HP et SAP.
« On lui a rappelé que, si on se base
sur sa fiche Wikipédia, on pourrait
lui reprocher toute sa vie d’avoir été
le patron de Jérôme Kerviel au mo-
ment de l’affaire à la Société géné-
rale », en 2007-2008, raconte un
participant à la réunion.
M. Apotheker a entendu ces criti-
ques, relayées dans un communi-
qué d’Atos, et dit « en avoir souri »,
car, « si le cours de Bourse du
groupe (…) a perdu 80 % en trois
ans, alors qu’il y a une demande
forte des entreprises pour les servi-
ces digitaux, c’est la faute d’une
gouvernance catastrophique ».
« Nous pensons que, pour sauver
Atos, il faut avoir le courage de
changer les habitudes », poursuit le
dirigeant franco-allemand, qui tra-
vaille dans l’informatique depuis
quarante ans. « Si je suis candidat,
c’est que je suis prêt à m’engager
pleinement. Il faut un conseil d’ad-
ministration compétent qui
compte au moins un tiers d’admi-
nistrateurs qui comprennent le mé-
tier d’Atos pour avoir une discus-
sion intelligente », insiste-t-il, pour
défendre sa candidature.
Agissant avec d’autres actionnai-
res, Sycomore revendique 3 % du
capital d’Atos, mais espère rallier
plus de monde à sa cause à l’appro-
che de l’assemblée générale. L’at-
teinte de la majorité des votes s’an-
nonce toutefois difficile. ISS et
Glass Lewis, les deux agences amé-
ricaines spécialisées dans le con-
seil en vote aux actionnaires, dont
les avis ont été publiés le 14 juin, re-
commandent toutes les deux de
voter contre les résolutions dissi-
dentes présentées par Sycomore.
« Sur la base des documents di-
vulgués, le dissident n’a pas pré-
senté d’arguments suffisamment
convaincants pour justifier un
changement à l’heure actuelle »,
explique ISS, estimant qu’« il n’y a
pas de preuve évidente que le con-
seil d’administration, qui a été con-
sidérablement renouvelé au cours
des dernières années, ne fonc-
tionne pas bien ». p
Olivier Pinaud

Avec Copilot, les développeurs

À PA R T I R D U 7 AV R I L 2 0 2 3
GRANDE HALLE DE LA VILLETTE plongent dans la révolution de l’IA
L’outil d’intelligence artificielle de la société GitHub, détenue par
Microsoft, permet de créer de façon autonome des lignes de code

A vec la venue à Paris

d’Elon Musk, le patron
de Tesla, SpaceX et Twit-
ter, le salon VivaTech, dédié aux
nouvelles technologies, a trouvé
son invité vedette. Il en est un
autre, plus discret, qui était aussi
présent porte de Versailles, jeudi
15 juin, et qui révolutionne un
pan important de l’économie :
Thomas Dohmke, le dirigeant
de GitHub.
La société, qui s’est fait connaî-
tre comme la principale plate-
forme d’hébergement de code en
libre accès pour les développeurs,
a été rachetée en 2018 pour
7,5 milliards de dollars (6,85 mil-
liards d’euros) par Microsoft. De-
Les utilisateurs
de ce service
sont aussi bien
d’avoir utilisé des milliards de li-
gnes de code en open source (cel-
les de GitHub) pour entraîner
l’intelligence artificielle de Copi-
lot et en faire in fine un service
des étudiants payant. Une compensation de
9 milliards de dollars de domma-
que des start-up ges est demandée.
ou des grandes Une accusation rejetée par
M. Dohmke : « Selon la loi améri-
sociétés caine, il est légal de travailler sur
des bases en open source, et on
s’est assuré que Copilot, dans sa
giciel – bien que celui-ci soit conception, ne puisse pas propo-
payant (10 euros mensuels pour ser de dupliquer des lignes de co-
les particuliers, 19 euros pour les des de plus de 150 caractères qui
professionnels) –, dont la marge sont déjà proposées en accès libre.
de progression reste élevée, dans Nous pensons être en conformité
un monde qui se numérise de avec la réglementation. »

RAMSÈS
puis, la compagnie est passée de
28 millions d’utilisateurs à plus
de 100 millions et a dépassé de-
puis le mois d’octobre le milliard
de dollars de revenus récurrents.
Mais, depuis un an, avec le lan-
cement commercial de Copilot,
Design : TBD - Photo : Sandro Vannini
plus en plus. Le directeur général
cite notamment l’exemple d’un
grand groupe automobile alle-
mand qui a décidé de former ses
ouvriers à Copilot pour qu’ils
soient à même de développer des
logiciels en se basant sur leur con-
L’enjeu est important pour
­GitHub. Même si l’entreprise
reste concentrée sur sa mission
première – se maintenir comme
la principale plate-forme de par-
tage de code en libre accès pour
les développeurs –, elle constate

elle s’est aussi imposée comme le
& L’ O R D E S P H A R A O N S leader des solutions d’intelli-
gence artificielle générative capa-
expo-ramses.com bles de créer de façon autonome
des lignes de code. Le fruit d’une
HORS-SÉRIE
collaboration avec Microsoft et
OpenAI, une société à l’origine du
logiciel ChatGPT-4 dont le géant
À l’occasion de l’exposition événement, de Redmond est actionnaire.
Copilot compte déjà plus d’un
découvrez le Hors-Série Le Monde million d’utilisateurs, avec des ré-
RAMSÈS & L’OR DES PHARAONS sultats très probants, affirme
M. Dohmke. Selon une enquête
Chez votre marchand de journaux RAMSÈS
& L’OR DES PHARAONS
menée par l’entreprise, les déve-
loppeurs utilisant Copilot par-
ON ÉVÈNEMEN T
ÉDITION SPÉCIALE POUR L’EXPOSITI
viennent à réaliser la même tâche
55 % plus vite que ceux qui ne le
font pas. En moyenne, ils dévelop-
pent près de 50 % de leurs lignes
de code (46 % exactement) en re-
courant à l’intelligence artificielle.
Si le dirigeant de GitHub parle
d’une adoption très rapide du lo-
naissance du métier.
Plainte collective
Comme dans tous les domaines
que pénètre l’intelligence artifi-
cielle, la question de la concur-
rence entre l’emploi et la machine
est posée. M. Dohmke se posi-
tionne, sans surprise, du côté des
optimistes. « Les développeurs ne
seront pas remplacés. Si le logiciel
s’appelle Copilot, c’est bien pour af-
firmer qu’ils resteront les pilotes.
Vous aurez toujours besoin de l’in-
telligence humaine pour être créa-
tif, spécifier les systèmes. »
Les relations entre les déve-
loppeurs et GitHub se sont ce-
pendant compliquées depuis que
ce dernier a lancé Copilot. Une
plainte collective a été lancée au
mois de novembre reprochant à
Microsoft, GitHub et OpenAI
déjà que Copilot prend une part
croissante dans ses revenus – sans
en dévoiler le montant. « C’est un
modèle économique sain », mal-
gré les dépenses importantes
consenties pour fournir la puis-
sance de calcul nécessaire à faire
tourner les modèles d’intelli-
gence artificielle, affirme seule-
ment le patron de GitHub.
Les utilisateurs de ce service
sont aussi bien des étudiants que
des start-up, qui n’ont pas les
moyens d’attirer les meilleurs dé-
veloppeurs, ou des grandes socié-
tés, qui cherchent des gains de
productivité. GitHub prévoit en
outre d’intégrer progressivement
des fonctionnalités d’intelligence
artificielle, issues du travail réa-
lisé dans Copilot, pour l’ensemble
de ses utilisateurs. p
Vincent Fagot
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023 Économie & Entreprise | 17

Shanghaï - correspondance

P
our son retour en
Chine, fin mars,
après plus d’un an
d’absence, Jack Ma, le
fondateur du géant
chinois du numéri-
que Alibaba, a choisi la discrétion.
Seul un court article publié par
une école au sein du campus d’Ali-
baba, à Hangzhou, le 27 mars, a an-
noncé sa présence en Chine. On l’y
voit en sweat et casquette blanche,
pantalon de survêtement, pro-
noncer quelques mots admiratifs
devant le travail des enfants.
Mais, après trois ans passés sous
les radars, dont près d’un an à
l’étranger, la confirmation du re-
tour du fils prodigue de l’entrepre-
neuriat chinois a été vue comme
un symbole : échaudés par une
campagne contre les géants de la
tech et par trois ans d’une politi-
que zéro Covid ultra-stricte qui a
mis à genoux des pans entiers de
l’économie, les patrons chinois y
ont vu un message d’espoir. Un si- Jack Ma, fondateur d’Alibaba, à Hangzhou, capitale de la province de Zhejiang, le 10 septembre 2019. Jin Liangkuai/Xinhua/MAXPPP
gne envoyé par Pékin pour tenter
de convaincre que le pays est
ouvert aux affaires.
Trois jours après la visite de l’an-
cien professeur d’anglais à l’école
d’Alibaba, l’entreprise fait une an-
PLEIN CADRE
nonce majeure. Le numéro un
chinois du commerce en ligne,
présent dans la plupart des sec-
teurs de l’économie numérique,
qui affiche un chiffre d’affaires de
868 milliards de yuans (112 mil-
En Chine, la fin Aujourd’hui, c’est 75 % de la po-
pulation, soit 1,05 milliard d’habi-
tants, qui pianotent quotidienne-
ment sur un smartphone. Logi-
liards d’euros) et est utilisé par
plus de 900 millions de Chinois
chaque année, va scinder ses dif-
férentes activités en six filiales in-
dépendantes : la principale pour
de l’empire Alibaba quement, ce chiffre n’augmente
plus aussi vite. « Alibaba fait face à
la pression du gouvernement et à
un marché devenu plus mature »,
explique Zhang Xiaorong, direc-
le commerce en ligne, les autres
pour le cloud, la logistique, le di-
Vingt ans de domination de l’Internet chinois ont rendu le géant teur de Deep Technology, un insti-
tut de recherche spécialisé dans le
vertissement, l’international et
les autres services locaux (livrai-
du numérique trop puissant aux yeux de Pékin. La mise au pas numérique en Chine.
La concurrence est aussi plus fé-
son de repas, carte…).
Alibaba Group deviendra une
lancée en 2021 a abouti à une séparation du groupe en six filiales roce : outre les sites de vente en li-
gne JD.com et Pinduoduo et le ré-
holding qui gardera une majorité seau social WeChat, récemment,
des parts de ses filiales. Objectif : Douyin, version chinoise de Tik-
« rendre l’organisation plus simple, Tok, s’est mise sur ce créneau. Ré-
plus agile », a justifié Daniel Zhang, dépassait les 300 dollars à Wall 2023, Jack Ma renonce au contrôle l’influence des Gafam (Google, tification” à une phase de “supervi- sultat, Alibaba, qui contrôlait 75 %
le PDG de l’entreprise, dans une vi- Street. L’entreprise promettait d’Ant, pour ne garder que 6 % des Apple, Facebook, Amazon et Mi- sion”. La question, c’est de savoir ce du commerce en ligne en 2015, a
déo à destination des 240 000 em- alors des perspectives de crois- droits de vote au sein du conseil crosoft) suscite une inquiétude que cela veut dire : il faut s’attendre vu son poids fondre à 50 %
ployés du groupe, diffusée par des sance attrayantes, et sa filiale fi- d’administration. En quelques an- croissante, le pouvoir d’Alibaba, à ce que les principaux axes de la aujourd’hui, chiffre qui pourrait
médias d’Etat. « Grâce à ces chan- nancière, Ant Group, préparait sa nées, Jack Ma et Alibaba, chou- du géant des médias Tencent ou campagne, comme la lutte contre tomber à 35 % en 2025, estime une
gements, chacun peut mettre au propre introduction en Bourse. chous des investisseurs chinois et de ByteDance, propriétaire de Tik- les comportements anticoncurren- étude de Goldman Sachs.
point sa propre stratégie, adaptée à Las, cette opération, qui devait étrangers, porte-étendards d’une Tok, alimentait le malaise des di- tiels, restent en vigueur », explique Ses autres activités sont aussi at-
son champ de bataille », a pour- permettre de lever 37 milliards de tech chinoise conquérante, sont rigeants communistes. Thomas Nunlist, analyste chez taquées. Numéro un chinois dans
suivi le proche de Jack Ma, qui lui a dollars (un record), n’a jamais eu devenus les symboles des risques « Depuis que le Parti communiste Trivium China, un cabinet spécia- le cloud, Alibaba perd des parts de
cédé les rênes du groupe en 2019. lieu. Quelques jours avant, lors politiques qui planent sur la plu- chinois [PCC] est arrivé au pouvoir lisé dans l’analyse des politiques marché, notamment face à
d’une conférence, Jack Ma pro- part des entreprises en Chine. [en 1949], ils sont déterminés à publiques en Chine. Huawei, qui rassure les acteurs
Acteur de la numérisation nonce un discours provocateur A posteriori, beaucoup estiment contrôler l’argent et l’informa- Séparé en plusieurs entités de institutionnels grâce à sa réputa-
Fondé en 1999 à Hangzhou, ville devant des responsables gouver- toutefois que l’encadrement des tion », note Andy Xie, économiste plus petite taille, Alibaba devrait tion de proximité avec les autori-
natale de Jack Ma, Alibaba a permis nementaux. Il défend une ré- plates-formes de la tech aurait eu indépendant à Shanghaï. Pour Pé- moins attirer l’attention des auto- tés. « Beaucoup d’entreprises pas-
l’émergence du commerce en li- forme des règles financières pour lieu un jour ou l’autre, même sans kin, Alibaba était à la fois trop ri- rités chinoises. « Cela veut aussi sent chez Huawei parce qu’elles
gne et largement participé à la nu- les fintech comme Ant Group, re- l’insolence du patron d’Alibaba. che et trop puissant grâce à l’accès dire qu’ils seront moins puissants : veulent plaire au gouvernement »,
mérisation du pays. Mais la dyna- prochant aux régulateurs « une Le secteur était notoirement peu aux données de la plupart des ils ne pourront plus croiser les don- pointe Hu Tiantian, experte chez
mique start-up est devenue un mentalité de prêteur sur gage ». régulé, ce qui a permis son expan- plus de 1 milliard de Chinois con- nées collectées à travers autant de Gavekal Fathom China, un cabi-
géant, avec ses lourdeurs bureau- Le discours passe mal. Le régula- sion rapide, au point de changer nectés à Internet. « Seul le PCC doit secteurs », pointe Andy Xie. Dans net d’intelligence économique.
cratiques, qui doit défendre ses po- teur financier, qui avait déjà des ré- le quotidien des Chinois, habitués pouvoir avoir accès à la vision d’en- le contexte de tensions économi- En revanche, sa chaîne de super-
sitions contre une nouvelle géné- serves sur l’introduction d’Ant, à payer avec leur smartphone de- semble de la société », poursuit ques entre la Chine et les Etats- marchés avec livraison gratuite
ration d’entreprises du Web : Pin- montre les muscles en l’interdi- puis des années. Andy Xie. Unis, cette restructuration peut Freshippo et sa filiale logistique
duoduo (e-commerce), Meituan sant in extremis. Des milliards en- Mais ce développement s’est fait Après deux ans à multiplier les aussi permettre de réduire les ris- Cainiao ont le vent en poupe. Elles
(livraisons, services) et ByteDance, volés pour Ant, Jack Ma, les action- au détriment des marchands et enquêtes et à infliger des amen- ques de sanctions. devraient être les premières à bé-
la maison mère de TikTok, qui a naires et les cadres de l’entreprise des restaurants, forcés d’utiliser des, le président de la Commis- « Les Etats-Unis ont déjà évoqué néficier d’une introduction en
pris à Alibaba la couronne du nu- qui détenaient des stock-options. ces plates-formes pour continuer sion chinoise de contrôle des ban- la possibilité de sanctionner Ali- Bourse. De quoi mettre du baume
méro un de la publicité en Chine. C’est le point de départ d’une à vendre. Il a aussi empêché l’es- ques et des assurances, Guo Shu- baba Cloud. Dans le contexte géo- au cœur des employés, qui décri-
« Les grandes entreprises sont vaste campagne contre les plates- sor de concurrents, immédiate- qing, a annoncé début janvier que politique actuel, les grands groupes vent une ambiance « chaotique »
souvent confrontées au défi de formes du Web, alors que le prési- ment tués dans l’œuf. Comme la « campagne de rectification » de ont de bonnes raisons d’isoler leurs au sein du groupe depuis
vouloir profiter de leur puissance, dent chinois, Xi Jinping, dénonce aux Etats-Unis et en Europe, où quatorze plates-formes du Web opérations les plus sensibles », es- deux ans, assure Hu Tiantian.
tout en conservant ou en retrou- « l’expansion désordonnée du capi- était « essentiellement terminée, time Liqian Ren, directrice de Mo- « Beaucoup de cadres avaient
vant l’agilité qu’elles avaient autre- tal ». Jack Ma disparaît pendant avec quelques petits problèmes à dern Alpha, un fonds d’investisse- reçu des stock-options et espé-
fois », commente Shameen Pras- trois mois, alimentant les ru- résoudre ». ment du groupe WisdomTree. raient devenir riches avec la mise
hantham, professeur de stratégie meurs. Il aurait été convoqué plu-
Le fondateur Jack Mais le régulateur n’explique pas sur le marché d’Ant Group. Le re-
à la China Europe International sieurs fois par les autorités centra- Ma et son groupe Crise de croissance à lui seul les déboires d’Alibaba. La tour des projets d’introduction en
Business School. les à Pékin, croit savoir le média ja- Pour autant, personne ne s’attend situation du groupe illustre un Bourse est une bonne nouvelle en
Cette stratégie doit permettre de ponais Nikkei. En avril 2021, Ali-
sont devenus à un retour au monde d’avant. En changement d’époque : la fin interne, estime Duncan Clark, fon-
redonner du tonus à des résultats baba est puni d’une amende les symboles des témoigne le statut de Jack Ma : d’une ère de croissance effrénée dateur d’une agence de conseil en
décevants (le chiffre d’affaires a record de 18 milliards de yuans l’ancien patron, adepte des dis- pour l’économie chinoise en géné- Chine et auteur d’Alibaba. L’in-
progressé de seulement 2 % au pour abus de position dominante.
risques politiques cours enflammés ou des perfor- ral, pour les entreprises du Web en croyable histoire de Jack Ma, le mil-
premier trimestre 2023) et à une Quant à la fintech Ant Group, elle planant sur mances déguisées lors des galas particulier. Quand Alibaba a lancé liardaire chinois (Ed. François
action qui, à 85 dollars (78 euros), est forcée de se réorganiser pour du Nouvel An chinois, est désor- Taobao, sa première plate-forme Bourin, 2017). La première depuis
est loin du pic atteint en octo- entrer dans les clous des institu-
les entreprises mais soumis à une discrétion for- grand public, en 2003, 6 % des Chi- très longtemps. » p
bre 2020, quand le titre « BABA » tions financières classiques. Début dans le pays cée. « On passe d’une phase de “rec- nois avaient accès à Internet. Simon Leplâtre
18 | Argent
Passage délicat pour l’assurance-vie
Avec la hausse des taux, les assureurs tentent d’éviter une sortie massive des fonds en euros
B
onne nouvelle pour les
fonds en euros de l’as-
surance-vie ! La hausse
des taux d’intérêt per-
met aux compagnies d’investir
de nouveau l’argent qu’y placent
les épargnants dans des titres
obligataires bien rémunérés.
Mais le virage ne peut être
pris en quelques mois. Quelque
1 382 milliards d’euros (fin
avril 2023) sont, selon France As-
sureurs, placés sur ces fonds en
euros, les supports au capital ga-
ranti de l’assurance-vie. Les nou-
veaux investissements, réalisés à
des conditions plus avantageu-
ses, ne représentent donc qu’une
goutte d’eau dans cet océan
d’épargne. « Il faut six à huit ans
pour renouveler la moitié des ti-
tres achetés par le passé à des con-
ditions peu favorables », souligne
Gildas Robert, associé au sein du
cabinet de conseil Optimind.
« Du fait de cette inertie, les
fonds en euros devraient donc ser-
vir, pour 2023, des rendements in-
férieurs à ceux des autres place-
ments du marché », poursuit-il. A
court terme, la situation est donc
délicate. Car la concurrence est
rude, à commencer par celle du
Livret A. Rémunéré à 3 % nets
d’impôt et de prélèvements so-
ciaux depuis février, il pourrait
voir son taux monter à 4 % ou
plus le 1er août.
En outre, les assureurs suppor-
tent un autre effet de la hausse des
120
C’est, en millards d’euros, la décollecte cumulée sur le fonds en
euros de 2018 à 2022, selon l’Autorité de contrôle prudentiel et de ré-
solution. Elle a été orchestrée par les compagnies elles-mêmes : en
­période de taux bas, elles ont, via différentes stratégies, dissuadé les
épargnants d’y investir. Depuis début 2023, des assureurs, comme Car-
dif et Suravenir, ont allégé les contraintes d’accès aux fonds euros pour
soutenir la collecte. Mais le rythme de décollecte ne faiblit pas. Difficile
de renverser la tendance après des années de promotion des unités
de compte (supports au capital non garanti de l’assurance-vie)…
Bourse
Le marché de l’hydrogène électrise les investisseurs
L’ hydrogène suscite un fort
engouement de la part
des investisseurs, en
France comme au niveau mon-
dial. D’après un rapport publié en
mai par le Conseil de l’hydrogène
(Hydrogen Council), qui rassem-
ble des dirigeants de multinatio-
nales de différents secteurs en-
tendant promouvoir les solu-
tions à base d’hydrogène, les pro-
jets annoncés pour l’heure
représentent 320 milliards de
dollars (environ 294 milliards
d’euros) d’investissements di-
rects d’ici à 2030.
Face à l’urgence climatique, ce
gaz pourrait constituer une alter-
native, moins émettrice de CO2,
aux combustibles fossiles, s’il est,
à l’avenir, produit par électrolyse à
partir d’énergies bas carbone. Car
il peut être utilisé « pour la pro-
duction d’énergie, les transports,
l’industrie, l’agriculture ou encore
comme solution de stockage de
l’énergie, notamment de l’électri-
cité », explique Madeline Ruid,
analyste de recherche chez Global
X ETFs, un émetteur d’exchange-
traded funds (ETF), ces fonds dits
« indiciels » parce qu’ils répli-
quent des indices boursiers (ils
sont encore appelés « trackers »).
De telles perspectives attisent
les convoitises de nombreuses
entreprises, dans la production,
dans le stockage ou dans la distri-
bution d’hydrogène. Certaines
sont cotées en Bourse, à l’image
des leaders du secteur que sont
Air Liquide, Linde, Air Products,
Taiyo Nippon Sanso ou encore la
taux d’intérêt : la baisse de valeur
de leur portefeuille, constitué a
minima à deux tiers d’obligations
d’Etats, d’établissements finan-
ciers ou d’entreprises. « Les assu-
reurs ont connu une baisse de va-
leur moyenne de 12 % sur cette po-
che obligataire en 2022 », estime
Cyrille Chartier-Kastler, fondateur
du site Good Value for Money.
Des pertes théoriques
Un exemple frappant, celui de
Sogécap, compagnie d’assuran-
ce-vie du groupe Société géné-
rale. Ses obligations affichaient
5,6 milliards d’euros de plus-va-
lues latentes (différence entre la
valeur de marché et celle
d’achat) fin 2021 ; fin 2022, ces ti-
tres étaient en moins-value la-
tente de 3,8 milliards ! En un an,
plus de 9 milliards se sont évapo-
rés… Et ce cas n’a rien d’excep-
tionnel. « Tout le marché est en si-
tuation de moins-value sur les
placements obligataires », juge
M. Chartier-Kastler.
Ces moins-values restent laten-
tes tant que les titres ne sont pas
vendus. Or, un assureur conserve
normalement les obligations jus-
qu’à leur remboursement par
l’émetteur, à leur prix d’origine.
La perte est donc théorique, sauf
à être contraint de vendre avant
le terme et de matérialiser les
moins-values. Cela peut parfois
être nécessaire pour rendre l’ar-
gent aux épargnants..
Des performances en dents de scie
ETF
(société de gestion) Création
Hydrogen Economy 2022
Ucits ETF Acc (Invesco)
L&G Hydrogen Economy 2021
Ucits ETF EUR (L&G)
BNP Paribas Easy ECPI 2022
Global ESG Hydrogen
Economy Ucits ETF
(BNP Paribas AM)
VanEck Hydrogen 2021
Economy (VanEck)
Global X Hydrogen 2021
ETF (Global X ETFs)
société norvégienne Nel ASA.
Leurs capitalisations boursières
se chiffrent en dizaines de mil-
liards de dollars.
Signe du poids économique de
ce secteur, des indices boursiers
investis exclusivement sur la thé-
matique de l’hydrogène ont vu le
jour ces dernières années, no-
tamment le Solactive Global Hy-
drogen Economy Index, ou en-
core le S&P Kensho Hydrogen
Economy Index.
Repli des prix de l’énergie
Ce qui permet à certaines sociétés
de gestion de proposer des ETF.
Précisons que ces ETF sont des
fonds cotés en continu en Bourse
et qu’ils se négocient comme des
actions. Autre avantage : leurs
frais de gestion sont beaucoup
Si les retraits
devenaient trop
nombreux,
ils pourraient être
temporairement
bloqués, comme
le permet la loi
« En théorie, les assureurs cher-
chent à faire coller les rembourse-
ments d’obligations avec les ra-
chats [retraits] prévisibles des
clients », souligne Romaric Cha-
lendard, fondateur de la société
de conseil Castom. Ainsi, quand
vous souhaitez récupérer votre
épargne, ils n’ont pas à vendre
sur les marchés la somme corres-
pondant à vos capitaux, ils se
contentent d’utiliser les liquidi-
tés qui rentrent pour vous verser
votre dû.
Booster les rendements
La belle mécanique pourrait se
gripper si les retraits devenaient
trop nombreux, contraignant les
compagnies à vendre davantage
d’obligations avant leur terme,
donc à concrétiser d’importantes
pertes. Dans cette situation, il est
probable que les retraits soient
temporairement bloqués, ce que
permet la loi.
Aucun mouvement massif n’est
à déplorer pour l’heure. Le taux
de rachats (montants retirés rap-
portés aux encours) était de 4,9 %
sur les supports en euros en 2022,
selon l’Autorité de contrôle pru-
dentiel et de résolution, le super-
viseur de la banque et de l’assu-
rance. La situation est toutefois
très suivie. Un emballement peut
vite survenir. « Il suffit que, par
rapport à d’habitude, quelques
pourcentages d’épargnants sup-
plémentaires retirent leur épargne
pour obliger les assureurs à ven-
dre des actifs en moins-values »,
Devise
Performance, en %
sur 1 an
depuis
le 01/01
Euro – 17,66 3,83
Euro – 19,27 2,88
Euro – 2,56 1,45
Euro – 15,80 – 6,94
Dollar – 18,14 – 10,85
Sources : Morningstar, Le Monde
moins élevés que ceux des fonds
d’investissement traditionnels.
Une option donc pour investir à
moindre coût dans des entrepri-
ses de l’industrie de l’hydrogène…
Une dizaine d’ETF spécialisés
sur cette thématique sont dispo-
nibles. Et certains d’entre eux sont
cotés sur des Bourses américaines
et donc libellés en dollars, on ne
peut ainsi y investir que si l’on dis-
pose d’un compte-titre permet-
tant d’avoir accès aux marchés
étrangers. Si vous envisagez un tel
investissement, il est donc pri-
mordial d’avoir conscience du ris-
que lié à l’évolution du billet vert,
le capital investi étant dans ce cas
exposé à un risque de déprécia-
tion du dollar face à l’euro.
Au-delà de cet effet devise, le
risque principal encouru est,
Virement falsifié,
banque condamnée
note M. Chalendard. D’autant
qu’une situation sous contrôle au
niveau global n’empêche pas un
acteur isolé de subir d’impor-
tants retraits. « Un autre risque
pour les assureurs est de servir du-
rablement des rendements infé-
rieurs à ceux des autres place-
ments du marché et d’attirer ainsi
de moins en moins de nouvelle
épargne, estime M. Robert. Il leur
faut recréer de la collecte pour in-
vestir et faire progresser le rende-
ment du fonds en euros. » A dé-
faut, ils s’exposent à des risques
de sorties importantes.
Or, depuis 2020, la collecte
nette est négative sur les fonds en
euros : les retraits dépassent les
versements. Pour y attirer des ca-
pitaux, les assureurs doivent
booster leur rendement. « Il est
probable que le secteur se scinde
en deux, entre ceux qui peuvent of-
frir des rendements compétitifs et
ceux qui ne le peuvent pas », consi-
dère M. Chartier-Kastler. Les
mieux loties sont les compagnies
avec des réserves (appelées « pro-
visions pour participations aux
bénéfices »), qu’elles peuvent uti-
liser pour améliorer le taux dis-
tribué et ainsi limiter leur risque
de retraits.
Ces réserves représentaient, fin
2021, l’équivalent de 4,87 % de ren-
dement en stock mais sont large-
ment possédées par les « bancas-
sureurs » (les assureurs apparte-
nant aux banques). « En 2022, le
rendement du portefeuille des
fonds en euros de Predica [filiale
de Crédit agricole assurances et
deuxième assureur-vie en France]
s’élevait à 2,09 %, avant prélève-
ment des frais, ce qui est extrême-
ment bas, cite en exemple M.
Chartier-Kastler. La compagnie
n’a d’autre choix que de gonfler ses
taux en recourant aux réserves. »
Elle a ainsi servi aux épargnants
2,32 % de rendement moyen au ti-
tre de 2022. Les taux 2023, dévoi-
lés début 2024, seront décidé-
ment scrutés de près ! p
Aurélie Fardeau
Clignotant
sans surprise, lié à l’évolution du
secteur en Bourse. Les perfor-
mances sont très contrastées
d’un ETF à l’autre, les trackers
dont le portefeuille est davan-
tage concentré sur les produc-
teurs d’hydrogène bas carbone
en pâtissent.
Mais, malgré le repli des prix de
l’énergie depuis le début de cette
année, « la thématique de l’hydro-
gène offre toujours des opportuni-
tés d’investissement intéressantes
compte tenu du potentiel de crois-
Question à un expert
sance du secteur dans les années à
venir », estime Dominik Schmaus,
responsable produit chez VanEck
Europe, fournisseur d’ETF.
Afin de privilégier les entrepri-
ses les plus vertueuses du secteur,
« les critères extrafinanciers ESG
[environnementaux, sociaux et
de gouvernance] sont souvent uti-
lisés par les fournisseurs de trac-
kers dans leurs processus de ges-
tion », indique Chris Mellor, res-
ponsable de la gestion des pro-
duits ETF actions Europe, Moyen-
Orient et Afrique pour la société
de gestion Invesco.
Néanmoins, la prudence reste
de mise, même si les ETF spéciali-
sés sur l’écosystème de l’hydro-
gène répartissent le risque sur un
grand nombre de valeurs, y com-
pris en termes géographiques.
Pour éviter toute déconvenue,
n’oubliez pas que tout investisse-
ment en Bourse ne doit s’envisa-
ger que sur la durée, en raison de
la volatilité inhérente aux mar-
chés financiers. p
Romain Thomas
­
0123
­Samedi 17­ juin 2023
Sos conso
Chronique par Rafaële Rivais
L
es clients des banques victimes de falsification ont
longtemps été soumis à une jurisprudence peu favo-
rable. La Cour de cassation vient de les en affranchir,
au moyen d’un arrêt qui devrait faire date, et qu’elle a
rendu dans les circonstances suivantes. Le 11 mai 2015, M. et
Mme X demandent que La Banque postale transfère
100 000 euros, de leur compte, sur celui qu’ils détiennent, en
Belgique, auprès d’ING. Las, elle les vire sur le compte d’un
tiers, car l’IBAN (international bank account number) qu’ils
ont renseigné a été falsifié. La Banque postale refuse de rem-
bourser les X, au motif qu’elle n’a commis aucune faute :
l’« existence d’un grattage » sur l’IBAN ne se révèle que « sous
une lumière puissante ».
De manière similaire, BNP Paribas a, récemment (Le Monde
du 6 mai), refusé de restituer 32 000 à l’un de ses clients, au
motif que son ordre de virement ne comportait pas d’ano-
malie apparente. BNP Paribas et La Banque postale appli-
quent ainsi la jurisprudence traditionnelle sur la responsabi-
lité du banquier, qui distingue l’ordre « faux, dès l’origine » de
l’ordre « falsifié », en cours de route. Bien
que, dans les deux cas, la falsification se
Le banquier produise à l’insu du client, cette jurispru-
ne rembourse dence dit que le banquier ne doit rem-
bourser que le paiement exécuté en vertu
que le paiement d’un « faux ».
En présence d’un ordre falsifié, elle con-
exécuté en vertu sidère qu’il a reçu un « mandat de payer » ;
elle exige que le client prouve qu’il a com-
d’un faux mis une faute en l’exécutant, parce qu’il
était entaché d’une anomalie. La banque
échappe en général à toute condamnation.
Quand M. et Mme X saisissent la justice, ils soutiennent que
cette jurisprudence nationale ne doit plus s’appliquer, de-
puis la transposition, en 2009, d’une directive européenne
censée « renforcer la responsabilité des prestataires de servi-
ces de paiement ». L’article L. 133-18 du code monétaire et fi-
nancier, issu de cette transposition, dit en effet que le ban-
quier doit rembourser le client, « en cas d’opération de paie-
ment non autorisée », sans préciser si « l’opération non
autorisée » résulte d’un ordre faux ou d’un ordre falsifié, ce
qui inclut nécessairement les deux.
La cour d’appel de Paris refuse de les entendre. Elle juge
qu’en présence d’une opération « autorisée », ils ne prouvent
pas la faute de la banque. Le 1er juin, la Cour de cassationla
censure : un ordre de virement « régulier lors de sa rédaction,
mais dont le numéro IBAN du compte destinataire a été ulté-
rieurement modifié par un tiers, à l’insu du donneur d’ordre,
ne constitue pas une opération autorisée ». Elle renvoie les
parties devant la cour parisienne, différemment composée,
afin que l’affaire soit rejugée… et que La Banque postale soit
condamnée à rembourser ses clients. p
Éparg ne
Les produits solidaires gagnent du terrain
Fin 2022, 26,3 milliards d’euros étaient placés sur des
produits d’épargne solidaire, 1,8 milliard de plus qu’un
an auparavant (+ 7,4 %), selon le baromètre de la fi-
nance solidaire FAIR-La Croix. « La collecte a bénéficié
de nouvelles labellisations, de souscriptions fortes et du
dynamisme de quelques produits », selon Frédéric Ti-
berghien, président de l’association FAIR, qui promeut
une finance « au service d’un meilleur impact social et
environnemental ». La part de la finance solidaire dans
l’épargne financière des Français est de 0,45 %.
L’encours provient à 58 % de l’épargne salariale.
Peut-on léguer beaucoup à une asso-
ciation même en ayant des enfants?
Alain Devers, avocat au barreau de Lyon
Lorsque sa succession est régie par la loi française (c’est-à-dire, en
règle générale, quand on a sa résidence habituelle en France au mo-
ment de son décès) et que l’on a des enfants, il n’est possible de lé-
guer à une association ou à une fondation qu’une part de son patri-
moine, appelée « quotité disponible ». Cette quotité disponible est de
la moitié du patrimoine en présence d’un enfant, d’un tiers en pré-
sence de deux enfants et d’un quart avec trois enfants ou plus.
Lorsque la donation envisagée excède cette quotité disponible,
il existe toutefois une option méconnue : proposer à ses enfants
de renoncer, par anticipation, à remettre en cause cette donation.
Ils signeront alors une renonciation anticipée à l’action en réduction.
Il est aussi possible de désigner une association ou une fondation en
qualité de bénéficiaire d’une assurance-vie. Le capital d’un contrat
d’assurance-vie étant transmis hors succession, il échappe en prin-
cipe (sauf si les primes sont « manifestement excessives ») aux règles
sur la réserve héréditaire. Il est donc possible de désigner une asso-
ciation ou une fondation à la fois comme légataire de la quotité
disponible et comme bénéficiaire d’une assurance-vie. Pour éviter
toute difficulté d’interprétation, la désignation doit être précise
– dénomination complète, adresse du siège social, etc. p
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
L
a scène lui paraît d’abord irréelle,
un film qui se déroulerait en de-
hors de lui : deux hommes en ci-
vil l’abordent devant la somp-
tueuse mosquée de l’imam Reza,
à Machhad, ville sainte du nord-
est de l’Iran. Ils confisquent son téléphone,
le conduisent jusqu’à une salle de prière.
Les questions se succèdent, interminables.
Que fait-il là ? Quelles photos a-t-il prises ?
Des menottes claquent sur ses poignets, on
lui bande les yeux. « Cette fois, c’est sérieux »,
pense Bernard Phelan, Franco-Irlandais de
64 ans, spécialiste du tourisme.
Transféré dans un centre d’interrogatoire,
il entend un prisonnier hurler sous les coups
toute la nuit. Des pas glissent sans cesse dans
le couloir. Serait-ce lui qu’on vient cher-
cher maintenant ? On est le 3 octobre 2022 :
Bernard Phelan est alors le septième Français
parmi la quarantaine d’Européens détenus
arbitrairement en Iran, seul Etat du monde
à cultiver cette « diplomatie des otages ». Cha-
cun d’eux a son histoire particulière : celle de
Phelan, qui a été libéré le 12 mai, est pourtant
singulière. A Machhad, il est transféré à la
­prison Vakilabad. Les interrogatoires conti-
nuent, des semaines durant, toujours filmés.
Première volée de questions, précises, mais
dont Phelan déchiffre mal la logique. Pour-
quoi les Européens manifestent-ils nus ? Où
en est le mouvement des « gilets jaunes » ?
Quel est son film préféré ? Face à lui, l’un des
agents a été spécialement dépêché de Téhé-
ran. Il porte un masque chirurgical, des gants
en latex et s’exprime dans un français par-
fait, confit de politesse. En même temps,
il s’ingénie à corriger le prisonnier sur sa
grammaire, manière de l’intimider. Phelan
l’a surnommé « Henri », et le lui dit.
Nouvelle salve de questions plus directes :
elles concernent de nouveau les photos trou-
vées dans son téléphone et son ordinateur,
notamment celle d’un policier à moto. Phe-
lan est motard, les deux-roues l’intéressent,
mais son explication convainc peu, il le sent
bien. Un jour, Henri arrête la ­caméra en plein
interrogatoire : « Voulez-vous travailler pour
nous ? » Remerciements et refus.
Une autre fois, alors qu’on relève ses em-
preintes, Phelan passe sur l’arête de son nez
son doigt encore trempé d’encre, le ma-
quillant d’un trait noir. « Pourquoi ? », de-
mande Henri. « Pourquoi pas ? », répond
le détenu. Un instant, le visage imperturba-
ble d’Henri se trouble. On l’aura compris :
Phelan déconcerte, un mélange d’ingénuité
et d’audace. Yeux très bleus, belle stature,
il en impose sans en avoir l’air.
« Vous perdez votre temps »
Pour lui, c’est le cinquième voyage en Iran de-
puis 2017, période où le pays s’ouvrait au tou-
risme, devenant une destination à la mode
pour les Européens. Phelan s’était enflammé,
au point de suivre des cours de farsi à Paris,
organisant des circuits à thème avec une
agence locale, Iran Adventure. Cette fois, il
a pris son billet en juin 2022 pour une arrivée
le 17 septembre. Pur hasard : la date tombe
le lendemain de la mort en garde à vue de
Mahsa Amini, 22 ans, pour un foulard « mal
porté ». Des émeutes secouent aussitôt les
grandes villes, violemment réprimées. Affo-
lés par les informations, ses proches à Paris le
supplient de rentrer. Phelan hausse les épau-
les. Sur place, il se rend à peine compte de la
crise : il n’a croisé qu’une manifestation, en
sortant d’un déjeuner dans le bazar de Tabriz,
« le plus beau du monde », selon lui. Il était
avec Mike, un Iranien de l’agence Iran Adven-
ture, qui sera arrêté à Machhad avec lui,
mais sera rapidement libéré.
A longueur d’interrogatoire, Phelan répète à
Henri : « Vous perdez votre temps, il n’y a rien. »
L’agent lui demande s’il est marié. Réponse :
oui. Question suivante : quel est le nom de vo-
tre femme ? Réponse : mon mari s’appelle Ro-
land Bonello, psychologue, 62 ans. C’est un
coup de dés, spécialement risqué. Le Franco-
Irlandais sait que les relations intimes avec
un partenaire du même sexe sont passibles
de la peine de mort en Iran, deux hommes
ont été exécutés quelques mois plus tôt pour
sodomie. Mais il n’a pas hésité, avec l’intui-
tion qu’il vaut mieux révéler soi-même ce qui
pourrait être découvert.
Cette fois, Henri n’a pas sourcillé. Il lui de-
mande au contraire pourquoi ils n’ont pas
adopté d’enfants et disserte sur « le lobby
LGBT, très puissant en Europe ». Vivre libre-
ment son homosexualité faisait partie des
raisons pour lesquelles Bernard Phelan avait
quitté l’Irlande au début des années 1980 : elle
était toujours criminalisée à l’époque dans
Otage du « bloc
des satans »
Arrêté en octobre 2022 à Machhad, en marge des grandes
manifestations contre le régime, Bernard Phelan
a été un des sept otages français en Iran : un témoignage
exclusif, de la prison à la libération, le 12 mai
son pays. A Paris, où il vit désormais, Phelan
travaille dans le tourisme et devient un des
­actionnaires historiques du Cox, un des pre-
miers bars gay dans le quartier du Marais, un
véritable mythe. Son mariage avec Bonello re-
monte à 2014, après dix ans de vie commune.
A la prison de Machhad, Phelan est incar-
céré dans la section 6-1, baptisée le « bloc
des satans », autrement dit celui des détenus
politiques et des étrangers. Il y a de jeunes
Iraniens arrêtés pendant les dernières mani-
festations et qui n’ont pas 20 ans, beaucoup Dans sa cellule,
de trafiquants de drogue aussi, afghans, pa-
kistanais, bahreïnis ou turcs, une spécificité ils sont quinze,
locale : la région est frontalière avec l’Afgha-
nistan, plaque tournante du commerce, licite
dont Benjamin
ou pas. Dans sa cellule, ils sont quinze, dont Brière, 38 ans,
Benjamin Brière, 38 ans, un autre Français,
arrêté et condamné en 2020 à cent qua- un autre Français,
tre mois de prison pour des photos prises
avec un drone dans un parc naturel. condamné en 2020
En Iran, chaque prison suit ses propres rè- à cent quatre mois
gles, avec des conditions de détention très
différentes, y compris selon les sections à l’in- de prison
térieur. Dans le « bloc des satans », il existe un
coiffeur, des livres, une petite épicerie, cadre
qui paraît plus clément qu’à Evin, par exem-
ple, le grand centre pénitentiaire à côté de
­Téhéran, dénoncé pour ses tortures et mau-
vais traitements. La plupart des Occidentaux
Horizons | 19
Bernard Phelan,
à son domicile
parisien, le 4 juin.
Édouard Caupeil pour « Le Monde »
le premier plan. Au Cox, la communauté
­entoure Bonello, enrageant de ne pouvoir
le faire publiquement.
Le procès de Phelan commence début 2023
à Machhad pour « atteinte à la sécurité de
l’Etat », avec un avocat désigné par le régime.
Avant l’audience, il avait refusé de signer un
dernier document, écrit en farsi et sans tra-
duction. « Vous mourrez en prison », lui avait
sifflé le magistrat. Aujourd’hui, Phelan peine
à se souvenir des audiences, où reviennent
éternellement les mêmes histoires de photos.
Le réquisitoire tombe : le procureur demande
trois ans et demi de prison et s’engage à solli-
citer la grâce. Soulagement général, on s’em-
brasse. Quelques jours plus tard, Phelan, tou-
jours enchaîné mais rayonnant de confiance,
revient pour le verdict : grâce refusée et peine
alourdie à six ans et demi. Espoir puis déses-
poir, maniés tour à tour dans un dosage vio-
lent et subtil qui finit par faire perdre pied.
« Sortirons-nous un jour ? », demande Phe-
lan à son codétenu français. Benjamin Brière
le rassure, optimiste. La fin de sa peine lui est
d’ailleurs signifiée avant terme, en février.
Brière fait d’émouvants adieux, distribue ses
affaires aux autres prisonniers, selon la tradi-
tion des geôles. Un à un, il franchit les contrô-
les successifs. Arrivé devant la dernière porte
vers la liberté, il est renvoyé en cellule. Et le
moulin de la désolation se remet à tourner,
éreintant les corps et les esprits. Où est le
vrai ? Où est le faux ? Bernard Phelan compte
les jours et les heures, mais il a réalisé que ses
calculs ne tombent jamais juste, lorsqu’il
croise une horloge par hasard chez un juge
ou un médecin. Pourtant, il s’appuie sur
les horaires des repas et les appels à la prière.
Et s’ils étaient eux aussi trafiqués pour trom-
per les détenus ? Dans la cellule, la télé mou-
line en continu des informations sur les
étrangers accusés d’« organiser les manifesta-
tions ». Brière et Phelan entament successive-
ment une grève de la faim.
Cas de figure atypique
En France, la campagne de soutien et les in-
tenses contacts diplomatiques mettent en
avant leur santé vacillante. C’est la plus forte
crainte du régime iranien : la détention peut
certes être dure, cruelle, mais aucun Occiden-
tal ne doit mourir en prison. Phelan collec-
tionne les problèmes de santé : alertes cardia-
ques, hypertension, risques d’AVC, VIH. A cha-
que alerte, l’administration iranienne avait
mis un point d’honneur à le soigner, hôpital
ou spécialiste privé au besoin. Le 11 mai, leur
libération est annoncée aux deux prisonniers
« pour raison humanitaire ». Ils n’y croient pas,
même à la clinique où on les envoie se reta-
per, même chez le ministre iranien des affai-
res étrangères, où l’ambassadeur de France
vient les récupérer, même à l’aéroport de Té-
héran, où du caviar leur est servi au salon VIP.
Ce n’est qu’une fois sorti de l’espace aérien
­iranien, après vingt-huit minutes de vol,
qu’éclatent enfin la joie et les pleurs.
Aujourd’hui, chaque étape de « l’affaire
Phelan » est décortiquée à Paris par les ex-
perts, à la lumière de l’infernale partie
d’échecs que l’Iran joue contre l’Occident
avec ses stratégies secrètes et ses fourberies.
Les hypothèses foisonnent. « Il n’est pas exclu
que Téhéran se constitue en quelque sorte
un “vivier” d’otages par anticipation, en guise
y sont détenus. Mais le « bloc des satans » est de dissuasion face à toute éventuelle mise en
aussi celui où sont conduits les condamnés à cause d’Iraniens dans des opérations à l’étran-
mort pour leur dernière nuit avant l’exécu- ger », avance David Rigoulet-Roze, chercheur
tion collective, au petit matin. De sa cellule, associé à l’Institut français d’analyse stratégi-
Phelan entrevoit leur ombre, remarque l’ul- que et rédacteur en chef de la revue Orients
time repas glissé à travers un guichet, entend stratégiques. Le fait d’avoir été interpellé
leurs pleurs quand le jour tombe, comme si par des agents du gouvernement – et non par
ces supplices en contrepoint servaient à aver- les gardiens de la révolution, bien plus redou-
tir les vivants que la mort n’est jamais loin. tables – pourrait, en revanche, avoir évité
En novembre 2022, Bernard Phelan a droit à le pire à Phelan, analysent certains.
son premier appel téléphonique en déten- De concert, Paris et Téhéran soutiennent
tion : il joint son mari, bien sûr, Roland Bo- qu’aucune contrepartie n’a été versée pour la
nello. Rien qu’à s’entendre, tous deux écla- libération de Phelan et de Brière. Le cas de fi-
tent de rire. Au téléphone, Phelan propose gure serait atypique : en général, l’Iran affiche
avec entrain une idée de campagne pour sa li- ses revendications, financières ou échanges
bération : pourquoi ne pas faire les gros titres de prisonniers. Cette fois, Téhéran pourrait
sur le « patron d’un bar gay détenu en Iran » ? souhaiter faire baisser la pression internatio-
Commence alors une discussion à la fois ter- nale et redorer son image. Le fonctionnement
rible et burlesque, où l’otage des mollahs interne du régime iranien, traversé de rivali-
parle sans retenue tandis que l’autre, à Paris, tés, serait aussi à considérer : l’arrestation ou
s’empêtre dans des formules sibyllines. « Ce la libération de Phelan, voire les deux, aurait
n’est pas la piste que nous explorons », risque pu être montée par un service afin de nuire à
Bonello sur la pointe des pieds. Par sécurité, un autre. Cinq Français sont toujours « otages
des diplomates français lui ont conseillé de d’Etat » en Iran. Dans son appartement pari-
ne jamais évoquer leur mariage. Membre sien, Phelan a rapporté les claquettes en plas-
d’Act Up, militant engagé, Bonello doit, pour tique bleu qu’il portait là-bas. Il a laissé à Taj
la première fois de sa vie, cacher son homo- Mohammad Khormali, prisonnier politique
sexualité. Il se présente comme un ami au devenu son ami, son bien le plus précieux :
­comité de soutien pour les otages en Iran, et un carnet, un crayon et une gomme. p
c’est Caroline, la sœur de Phelan, qui occupe Florence Aubenas
 Culture
20 |
Arts
Art Basel 2023,
imperméable aux
secousses du monde
La foire, qui a lieu à Bâle du 15 au 18 juin, accueille 284 galeries
venues d’Afrique, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Asie et d’Europe
Reportage
B
âle, c’est une ville en
Suisse. Art Basel, c’est
une marque. Celle d’une
foire d’art, plus que cin-
quantenaire, qui est devenue ra-
pidement la meilleure du monde
– et l’est restée – avant d’essaimer,
d’abord à Miami, puis à Hong­-
kong et enfin à Paris. Une marque
avec une particularité : les pro-
duits – les œuvres d’art – qu’on y
trouve s’adaptent aux goûts lo-
caux : plus bling-bling en Floride,
plus français (ne serait-ce que par
la surreprésentation de galeries
hexagonales par rapport aux
autres pays) à Paris.
Bâle, la cité mère, accueille plus
large : 284 galeries venues d’Afri-
que, d’Amérique du Nord et la-
tine, d’Asie et d’Europe… Plus in-
ternational, il n’y a pas, ce qui est
vrai du public aussi. C’est ainsi de-
venu un passage obligé, non seu-
lement pour les collectionneurs,
mais aussi pour les profession-
nels qui, en quelques jours, vont
rencontrer autant le gratin que
les figures montantes du métier.
On y trouve un large éventail des
pratiques artistiques, du tableau
de maître moderne à la création la
plus récente, des œuvres monu-
mentales – soixante-seize pièces
cette année, regroupées dans la
section Art Unlimited – à d’autres
plus intimistes, comme Lucas Ar-
ruda, dont les tout petits tableaux
de paysage, proposés par la galerie
Mendes Wood à 150 000 euros
pièce, ont été rapidement vendus,
pas seulement parce qu’ils sont
beaux, mais parce que certains
ont été exposés au préalable par la
Collection Pinault à Paris, celle de
Carmignac, à Porquerolles (Var), et
la Fondation Beyeler, à Bâle. Avec
de telles lettres d’introduction, le
client n’hésite pas longtemps…
Mais l’œuvre la plus furtive d’Art
Basel est passée sous les radars des
visiteurs pressés : il s’agit d’à peine
une centaine de secondes de va-
riation d’intensité lumineuse. Ces
légers grésillements sont générés
chaque jour à partir de données
sur le marché de l’art, digérées par
ChatGPT, ce nouvel outil de l’intel-
ligence artificielle. De cette œuvre
immatérielle imaginée par l’ar-
tiste croate Tomo Savic-Gecan, il
ne restera aucune image, « juste
un souvenir », précise son galeriste
parisien, Frank Elbaz. Et égale-
ment un contrat permettant à son
acheteur de la réactiver, moyen-
nant 75 000 euros.
A la Foire de Bâle, on trouve
donc de tout, du conceptuel pur
sucre, au plus échevelé, jusqu’au
kitsch parfois, comme ces astro-
nautes de Jean-Marie Appriou dé-
clinés dans toutes les tailles et
tous les prix. Et surtout des
œuvres rarissimes que les mar-
chands réservent pour cette occa-
sion, car leur sélection est en jeu :
si on encourage les expériences
bizarres, on n’admet pas la mé-
diocrité et la liste est longue des
galeries ayant payé ce genre d’er-
reur d’un exil souvent définitif.
Cela sur toute la durée de la foire :
le comité d’admission passe quo-
tidiennement sur les stands pour
vérifier que les œuvres qui rem-
placent celles vendues la veille
sont de même niveau.
Le rez-de-chaussée du lieu,
­consacré aux œuvres plus histori-
ques, regorge ainsi de pépites :
comme l’accrochage de l’artiste
dadaïste Hannah Hösch chez
1900-2000 ; le stand de Michel
Rein entièrement consacré à l’ar-
tiste Piero Gilardi, le guérillero de
l’arte povera, mort en mars ; ou
encore les sculptures minimalis-
tes de Richard Nonas chez
­Christophe Gaillard ; sans oublier
les dessins de Sonia Delaunay,
vendus comme des petits pains à
la galerie Zlotowski.
Mao par Warhol réajusté
« On vit des temps incertains, mais
si Art Basel marche, c’est qu’on y
trouve de la qualité », se félicite
Vincenzo de Bellis, ancien conser-
vateur du Walker Art Center de
Minneapolis, devenu le nu-
méro deux d’Art Basel. Rien pour-
tant n’était gagné et, avant l’ouver-
ture, certains marchands étaient
nerveux. Les grandes ventes aux
enchères de mai à New York
s’étaient révélées laborieuses,
avec des adjudications souvent
bien inférieures aux estimations
et des lots retirés in extremis pour
ne pas plomber les bilans.
« Le marché est plus calme, c’est
indéniable, reconnaît le mar-
chand américain Jeffrey Deitch.
C’est le moment idéal pour les
vrais collectionneurs qui ne sont
pas prêts à acheter à n’importe
quel prix. » Sentant le vent tour-
ner, il avait réajusté à 10 millions
de dollars (9, 2 millions d’euros) le
prix d’un portrait de Mao par
­Warhol, soit 4,5 millions de
moins (4,1 millions d’euros) que
lors de son dernier passage aux
enchères en 2015 : cette année, on
solde… Pour éviter les déconve-
nues, la plupart des exposants
avaient verrouillé les transac-
tions sur photo quelques jours
avant l’ouverture de la foire. La
galerie allemande Max Hetzler
avait ainsi cédé treize pièces,
avant de concrétiser de nouvelles
ventes aux premières heures du
vernissage.
Heureux de voyager après des
années de confinement, les visi-
« On vit des temps
incertains, mais
si Art Basel marche,
c’est qu’on y trouve
de la qualité »
Vincenzo de Bellis
ancien conservateur du Walker
Art Center de Minneapolis
teurs asiatiques, plus nombreux
que jamais, mais aussi de forts
contingents latino-américains,
brésiliens en particulier, n’étaient
pas là pour faire de la figuration.
Les collectionneurs nord-améri-
cains en revanche n’étaient pas
aussi nombreux qu’espéré,
même si nombre d’entre eux
avaient dépêché leurs conseillers
artistiques. « Nos plus grands col-
lectionneurs américains ont dit
qu’ils n’allaient pas traverser deux
fois l’Atlantique, et nous ont donné
rendez-vous à Paris, en octobre »,
confie Samia Saouma, directrice
de Max Hetzler.
L’argent allant à l’argent, si cer-
tains galeristes peu rentés fai-
saient grise mine, les stands des
poids lourds du marché n’ont pas
désempli. « Une excellente foire,
avec de très bonnes surprises », se
réjouissait le marchand suisse
Iwan Wirth, qui a cédé une grosse
araignée de Louise Bourgeois,
dont il demandait plus de 22 mil-
lions de dollars (20,2 millions
d’euros) et concluait sa première
journée sur un bilan d’environ
65 millions de dollars (60 mil-
lions d’euros).
Bulle dorée
Dans un communiqué publié le
13 juin, David Zwirner se félicitait
dès le vernissage d’un chiffre d’af-
faires supérieur de 30 % à celui de
2022. « Il y a une tension énorme »,
semblait s’étonner Andreas
Lange, directeur de la galerie alle-
mande Sprüth Magers, qui ne sa-
vait plus où donner de la tête.
Chez Georges-Philippe et
­Nathalie Vallois, le collectionneur
­Jean-Claude Gandur a fait une
razzia, emportant une accumula-
tion historique d’Arman, ainsi
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
qu’un spectaculaire Camouflage,
d’Alain Jacquet.
« J’ai la sensation qu’on vit dans
une bulle », analyse Nathalie Val-
lois. Une bulle dorée que ne se-
couent guère les bruits de bottes
en Ukraine, ni l’inflation ni le dé-
règlement climatique, du moins
à en juger par le nombre de jets
privés qui se posent en une se-
maine sur l’aéroport de Bâle-Mul-
house : même si une vidéo d’Adel
Abdessemed montrant un ba-
teau en flammes pourrait symbo-
liser ce qui nous attend, on a en-
tendu une Américaine se plain-
dre du fait que le patio n’était pas
climatisé… Mais la marque Art
Basel a des clients fidèles, qui ont
des villas, voire des musées pri-
vés, dont les murs réclament
d’être garnis, et aussi d’autres
dont les entrepôts ne demandent
qu’à recevoir les nouvelles va-
leurs montantes, dans l’espé-
rance d’une jolie plus-value.
Même si l’époque semble révo-
lue où la cote d’un artiste débu-
tant passait de 10 000 à 100 000
dollars (voire beaucoup plus) en
quelques mois, l’histoire est là
pour les y encourager. Pour ne
prendre qu’un exemple parmi
des centaines, il y a vingt ans,
une photo de Shirin Neshat coû-
tait environ 12 000 dollars
(11 000 euros). Aujourd’hui, la ga-
lerie Marian Goodman les vend
275 000 dollars (253 000 euros)…
Certes, cela ne fonctionne pas à
tous les coups, et nombreux sont
les artistes surestimés dès leurs
débuts qui ont rejoint les poubel-
les du marché, voire celles de
l’histoire de l’art. Mais, en spécu-
lateurs habiles, les acheteurs sa-
vent répartir les risques. Les Amé-
ricains nomment cela le spray
and pray : on en achète vingt, il y
en a bien un ou deux qui monte-
ront si haut qu’ils rembourseront
les autres, lesquels trouveront,
avec un peu de chance ou d’entre-
gent, place dans un musée local,
un don fiscalement déductible
dans bien des pays. p
Roxana Azimi
et Harry Bellet
Art Basel, du 15 au 18 juin, Messe
Basel, Messeplatz 10, Bâle, Suisse,
artbasel.com
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
Emmanuel Perrotin choisit
Colony IM pour se développer
A la Foire de Bâle, la décision du galeriste français de céder 60 %
de sa société à un fonds d’investissement interroge le secteur
C’ est le signe d’un chan-
gement d’époque et un
des sujets de conversa-
tion à la foire de Bâle, durant la-
quelle a été annoncée la nouvelle :
le galeriste Emmanuel Perrotin va
céder 60 % de sa société au fonds
d’investissement Colony IM. Spé-
cialisé dans l’immobilier, le crédit
et le « private equity », il annonce
gérer 3 milliards d’euros d’actifs.
Perrotin, c’est près de dix galeries
sur trois continents, une ouver-
ture prévue à Los Angeles, et il ne
compte pas s’arrêter là : ce ma-
riage va lui permettre de se déve-
lopper à une échelle inédite pour
une galerie française…
« L’idée, c’est de mettre en place
une gouvernance adaptée à une
entreprise de cette envergure », ex-
plique le président-directeur gé-
néral de Colony IM, Nadra Mous-
salem. « Emmanuel va rester le pré-
sident d’un conseil d’administra-
tion que nous allons constituer.
Ensemble, on va choisir quelqu’un
pour diriger l’entreprise au quoti-
dien et piloter son expansion, dont
Emmanuel va rester l’animateur,
tout comme il le reste pour la partie
artistique. On va jouer notre rôle
d’actionnaires attentifs, comme
dans toutes les entreprises où nous
investissons. Chacun à sa place. »
Certains ont salué la perfor-
mance, comme Julien Lombrail,
cofondateur de la Carpenters
Workshop Gallery. Et pour cause :
sa galerie de design contemporain
appartient à 25 % au fonds d’inves-
tissement Montefiore. « Cela nous
a permis de nous structurer, de re-
cruter, d’emprunter plus facile-
ment, d’avoir la trésorerie pour
acheter du design historique et
nous positionner sur le secteur du
vintage », détaille Julien Lombrail.
Mais la plupart des confrères de
Perrotin ont accueilli la nouvelle
avec scepticisme. « Ce n’est pas la
voie que je choisirais, commente le
marchand américain Jeffrey
Deitch. Je tiens à mon indépen-
dance, au fait de prendre des déci-
sions qui ne font pas sens sur le
plan du business mais de l’art. » Sa
consœur Nathalie Obadia ajoute :
« Le cœur de ce métier doit rester in-
carné et personnalisé. »
Adapter la galerie au XXIe siècle
Or, disruptif depuis ses débuts,
Emmanuel Perrotin a choisi
d’autres méthodes, notamment
en déléguant fortement : « J’adore
les prises de décisions collectives, y
compris dans le choix des artistes. Il
me manquait un partage de déci-
sion sur les aspects économiques :
j’ai fait toute ma carrière au doigt
mouillé. Pouvoir les prendre collec-
tivement avec des gens dont c’est le
métier, c’est une chance. Ce qui
m’intéresse, c’est changer le modèle
de la galerie, l’adapter au XXIe. »
Emmanuel Perrotin cherchait
depuis longtemps un investis-
seur. Grégoire Heuzé, un ancien
de chez Rothschild qui a créé sa
propre banque, Altamoda, l’y a
aidé. « Il est à l’origine de notre rap-
prochement. Je lui avais montré
mon logiciel [Perrotin a développé
un logiciel qui couvre l’ensemble
de ses galeries et qui lui permet de
connaître en temps réel l’état de
son stock et de ses ventes], un
outil dont je parle souvent, ce qui
fait rire mes équipes. Mais lui a pris
le temps de le regarder, les chiffres
notamment, et a été très étonné
par ce qu’il voyait. »
Il lui suggère alors d’entrer en
Bourse. « Je lui réponds que rien
que ce mot va faire fuir bon nom-
bre de mes artistes. Mais qu’un in-
vestisseur, par contre, ça pourrait
m’intéresser. Sa banque a étudié
mon dossier. Cela a pris du temps,
Culture | 21
Silvia Costa met en scène la nature
trompeuse du souvenir
L’artiste adapte avec audace le récit autobiographique d’Annie
Ernaux « Mémoire de fille », au Vieux-Colombier, à Paris
Théâtre physiques et psychologiques. L’ex-
pression de cette violence-là passe
continu. Et empêche que quoi que
ce soit (image, idée, sensation) se
U ne femme se parle à elle-
même. Elle se vouvoie.
Rien d’anormal : elle est
multiple et donc diffractée, sur la
scène du Vieux-Colombier, à
un peu à la trappe, dommage.
Tenant la barre de ce retour sur
soi, Silvia Costa agit en plasti-
cienne et musicienne plus qu’elle
n’opère en metteuse en scène.
fixe, avec netteté et certitude, dans
la perception du public.
Sans doute est-ce là le but de
­Silvia Costa : retrouver, par l’orga-
nicité même de sa représentation,
­Paris, dans le corps de trois solides Elle n’illustre pas le propos. Elle ne la nature trompeuse et le caractère
actrices, Clotilde de Bayser, Anne vise pas son incarnation par les infidèle de la mémoire. Ce flou or-
Kessler et Coraly Zahonero. Cette interprètes. Elle bannit l’expressi- ganisé en flux insaisissable est
femme parle depuis trois temps vité de leur profération, elle éva- pour le spectateur un repos. Il peut
ou trois expériences de vie : la cue les émotions d’un jeu qui se laisser dériver son imaginaire sans
jeune fille qui, en 1958, connaît sa veut neutre. Elle cherche à tra- être obsédé par la traque du sens.
première – et calamiteuse – rela- duire, grâce à l’aménagement de S’il est vrai que le dispositif dilue
tion sexuelle alors qu’elle est mo- l’espace et à l’usage du son, les l’âpreté du récit, il est tout aussi
nitrice de colonie de vacances ; la processus souterrains d’une vrai qu’on perd dans le domaine
romancière qui écrit l’histoire de anamnèse (l’inverse de l’amnésie) de l’explicite ce que l’on gagne
la jeune fille (le récit est publié et la complexité d’une figure qui dans le registre de l’implicite. Un
en 2016) ; la femme qui projette se reconstruit entre le parcellaire, rééquilibrage qui séduit. Ou pas.
cette confession intime vers une l’épars et le concassé. Le travail de l’artiste ne manque
perspective sociale et politique pas d’audace. Pas évident de
tout en réglant, en route, ses Effacement continu ­poser un geste plus plastique que
comptes avec une mère envahis- Cette démarche se matérialise théâtral dans un Vieux-Colom-
sante. Annie Ernaux est l’autrice dans un plateau habité par l’ina- bier pas vraiment habitué à ce
qui se souvient d’Annie Duchesne nimé des objets (des pierres, des genre de radicalité. Or, les lieux de
(son nom de naissance) dans ce ficelles, des fleurs séchées, des monstration, jamais neutres,
Mémoire de fille, inscrit au singu- verres, etc.) que manipulent les agissent à bas bruit sur ceux qui
lier sur la couverture de son livre trois sociétaires du Français re- les fréquentent et fabriquent
(paru chez Gallimard) mais qui converties en maîtresses d’une leurs attentes. Ce Mémoire de fille
pourrait s’envisager au pluriel. cérémonie énigmatique. version Silvia Costa n’a rien d’un
Adapté pour le théâtre, le texte Rien n’est figé. Ni les corps qui se produit formaté pour la Comédie-
devient une suite de glissements déplacent en permanence, ni les Française. C’est bon à savoir. p
d’un état à un autre. Il connecte les costumes enlevés à peine enfilés, Joëlle Gayot
« Jam Proximus Ardet, faits et les détails à leur saisie re- ni les éléments scéniques appor-
the last video », mémorative et à leur analyse, il re- tés puis retirés pour être rempla- Mémoire de fille, d’après
de l’artiste franco- lie passé et présent, il articule entre cés par de nouveaux. Seul le cadre Annie Ernaux. Mise en scène
algérien Adel elles des voix qui se passent le re- ne varie pas : trois murs bleutés et adaptation : Silvia Costa.
Abdessemed, exposé lais de la narration. Tressage subtil avec leurs ouvertures en forme de Avec Clotilde de Bayser,
à la foire Art Basel, pour un spectacle faussement se- grandes meurtrières horizontales Anne Kessler, Coraly Zahonero.
à Bâle, en Suisse, le rein qui héberge une réelle bruta- ou verticales. Entre les parois, le Comédie-Française, Théâtre
13 juin. FABRICE COFFRINI/AFP lité : l’humiliation vécue par Annie mouvement perpétuel crée une du Vieux-Colombier, Paris 6e.
Ernaux a eu des conséquences curieuse impression d’effacement Jusqu’au 16 juillet. De 12 € à 35 €.
E X P O S ITI O N 8 J U I N — 5 N OV EM B R E 2023
mais c’est lui qui m’a convaincu
que je pouvais accepter une prise
de participation majoritaire. »
Si l’idée de la Bourse pouvait in-
quiéter les artistes, que dire des
investisseurs à qui on va proposer
une galerie d’art ? « J’ai retenu les
leçons du passé, dit Nadra Mous-
salem, quand il nous était arrivé
de surprendre certains de nos in-
vestisseurs avec des dossiers qui
étaient loin de leur zone de con-
fort. Aujourd’hui, lorsqu’on lance
des opérations comme celles-là,
on ne le fait qu’avec des gens qui
souscrivent à ce risque. On n’em-
mène personne par surprise. »
C’est également le cas côté Perro-
tin : « J’en ai parlé avec mes équi-
pes et les artistes. Les retours ont
été très positifs. Je n’avais rien à
leur cacher de ce projet. »
« Mais il faut prendre garde à ne
pas se laisser déborder », nuance le
Ron Mueck, Mass, 2016-17, dimensions variables, National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018. © Ron Mueck. Photo : Tom Ross.
marchand italien Massimo de
Carlo. Stéphane Mathelin-Mo-
reaux, directeur de la banque
­Neuflize OBC, suggère de raison
garder. « Le monde de l’art se rap-
proche de l’économie classique,
mais les fonds ne vont pas s’intéres-
ser à toutes les galeries », précise le
banquier du marché de l’art fran-
çais, rappelant « qu’aucune autre
galerie française n’affiche un chif-
fre d’affaires supérieur à 100 mil-
lions d’euros ». Et surtout, nuance-
t-il, la « finalité d’un fonds, c’est de
revendre ses parts cinq à sept ans
après, avec l’objectif de décrocher
trois à quatre fois sa mise ».
Emmanuel Perrotin assure que
l’accord avec Colony IM porte sur
une plus longue période. Quant à
l’objectif de plus-value estimée par
M. Mathelin-Moreaux, les 40 %
que détient Emmanuel Perrotin
devraient lui permettre d’envisa-
ger l’avenir avec sérénité. p
R A. et HA. B.
22 | Télévision
Au Kenya, à ciel ouvert, la mine et la corruption
Au confluent du soap opera et du thriller politique, la série kényane reflète l’identité de la fiction africaine contemporaine
Arte.tv
À la demande
Série
C
ette série a beau être
une coproduction ger-
mano-kényane à la-
quelle Arte est associée
depuis le départ, on sent bien que
la chaîne franco-allemande peine
à lui trouver une place. Diffusée
au milieu de la nuit, privée de
bande-annonce, Pour l’or de Tsi-
langa est, d’ailleurs, au catalogue
de Netflix dans le reste du monde.
Et l’on conviendra que les péripé-
ties (adultère, naissance clandes-
tine, rivalités féminines et sur-
tout pas féministes, captations
d’héritage) qui font s’entrecho-
quer des figures que l’on dirait
souvent sorties d’une version
équatoriale du soap opera ne
sont pas de celles qui, d’ordinaire,
animent les fictions d’Arte.
Ce n’est pas une raison pour
ignorer Pour l’or de Tsilanga. La
série expose les ingrédients mé-
lodramatiques énumérés plus
haut aux vents du monde tel qu’il
va en Afrique de l’Est. La corrup-
tion structurelle, l’interminable
désintégration de l’ordre social
issu de la colonisation, le saccage
de l’environnement, le sort fait
aux enfants, viennent donner
un poids qui n’est plus seulement
celui du spectacle aux enjeux du
divertissement télévisé.
Ouissem Belgacem tacle l’homophobie dans le football
L’ancien espoir du Toulouse Football Club raconte au réalisateur Renaud Bertrand sa lutte contre la discrimination à l’égard des joueurs gays
MYCANALSÉRIE
DOCUMENTAIRE
À LA DEMANDE
C’ est fou tout ce qu’on
peut cacher derrière un
sourire », soutient Ouis-
sem Belgacem. L’ancien espoir du
centre de formation de Toulouse
et international tunisien a porté
de longues années le « costume »
de « macho », hétéro et séducteur,
jusqu’à la caricature. « Je n’avais
jamais vu de champion homo-
sexuel, encore moins de footbal-
leur, en Ligue 1 ou en équipe de
GRILLE N° 23 - 139
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V 2
VI
VII
VIII
IX
X de Cordoba. 4. Rejoint la Vilaine. N’est
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 138
HORIZONTALEMENT I. Catherinette. II. Ovoïde. Ouest. III. Mercenaire.
IV. Pue. Nicée. Il. V. Ogre. Eh. Néné. VI. Slamerait. Tm. VII. Ta. Art. Ere.
VIII. Entes. Newton. IX. Utilité. Soit. X. Recensements.
VERTICALEMENT 1. Composteur. 2. Aveuglante. 3. Torera. Tic. 4. Hic.
Emmêlé. 5. Eden. Sîn. 6. Reniera. Ts. 7. Acharnée. 8. Noie. Ite. 9. Eurent.
WSE. 10. Tee. Eton. 11. Ts. Introït. 12. Etalements.
Photo extraite de la série « Pour l’or de Tsilanga ». GOOD KARMA FICTION/ZDF/ARTE
De Nairobi, place financière,
­ égalopole de gratte-ciel et de bi-
m pelle Akisa (Melissa Kiplagat), fille
donvilles, il faut quelques heures
de route pour atteindre Tsilanga.
La sérénité agreste du village de
fiction est bouleversée par
l’ouverture d’une mine d’or à ciel
ouvert, où travaillent des enfants,
commanditée par une compa-
gnie kényane dirigée par Vivienne
Sibala (Nini Wacera), femme d’af-
faires sans scrupule. Entre Nairobi
France, se souvient le jeune
homme de 35 ans. Je me disais
qu’être champion, c’était forcé-
ment être hétéro. »
Rien ne semble avoir changé : en
Ligue 1 masculine, comme dans le
onze national entraîné par Didier
Deschamps, personne n’est out.
L’histoire que raconte cette série
documentaire en quatre parties,
adaptée du récit autobiographi-
que éponyme publié en 2021
(Adieu ma honte, Fayard), c’est
celle d’un jeune footballeur qui a
renoncé à son rêve. Mais qui ne lâ-
chera certainement pas celui
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
et Tsilanga, le trait d’union s’ap-
d’un notable du village, partie à la
capitale pour y ouvrir une agence
de relations publiques et devenir
la maîtresse de Max, époux de Vi-
vienne et exécuteur de ses basses
œuvres. Akisa a coupé les ponts
avec le village et ignore que son
père est à la tête du mouvement
qui s’oppose aux ambitions
­foncières du groupe minier de
d’éradiquer l’homophobie dans
son sport. Car les quelques co-
ming out de footballeurs se pro-
duisent rarement autrement qu’à
l’issue ou à distance de la carrière.
Authenticité
De son quartier d’Aix-en-Pro-
vence (Bouches-du-Rhône), au
centre de formation de Toulouse,
face aux supporteurs, à l’encadre-
ment, aux camarades de promo-
tion, l’enfant puis l’adolescent
Ouissem baigne douloureuse-
ment dans l’homophobie et dé-
pense toute son énergie à cacher
HORIZONTALEMENT
I. Détaché de tout, matériellement et
moralement. II. Dirigent les affaires
et font leur cinéma. III. Personnel.
Pour les proches d’Elisabeth.
12 Les points de la rose. IV. Totale pour
un baptême évangélique. Possessif.
V. Juridiction internationale.
Problème à régler. Démonstratif.
VI. Son académie ne se prend pas trop
au sérieux. Se manifestât comme une
chèvre. VII. Toujours bon de les avoir
de son côté. Criera comme un por-
teur de bois. VIII. Droit et vert. Grande
de la Corée du Sud. En congé.
IX. Comme Artaban. Un peu niais.
X. Bien sortis des épreuves.
VERTICALEMENT
1. Evitent de payer plein pot. 2. Pré-
senté avec des modèles pour être
mieux compris. 3. Un peu de sport.
Dans les mesures à London. Article
pas le même. 5. S’attaquera à la répu-
tation. 6. Missent les mains sur
le métier. 7. Supports provisoires.
Parasite à la fête une fois l’an.
8. Dieu à tête de faucon. Saint patron
des Chartreux. 9. Exprimée à l’oral et
à l’écrit. Ouverture de compte.
10. Patronne. Blonde et mousseuse.
Aux bords du coin. 11. Voit venir.
Prend appui sur les piles. 12. Défri-
chements et brûlis à la campagne.
Mme Sibala. Il faudra la mort du
grand ancien pour que l’on ap-
prenne les circonstances du dé-
part d’Akisa et que l’on découvre
les lignes de fracture qui divisent
la communauté.
Eléments paradoxaux
A la périphérie du récit, on voit
planer l’ombre de la guerre qui
convulse la RDC voisine (c’est l’oc-
casion d’une bataille rangée entre
qui il est, au point de tenir lui-
même des propos homophobes !
Son niveau stagne, il n’arrive
pas à verbaliser sa détresse à son
entraîneur, n’ose se confier à per-
sonne. « Tu as joué au football sur
trois continents, Europe, Afrique,
Amérique, et le constat est le
même : ton sport est hyperhomo-
phobe », constate le jeune défen-
seur central, à peine majeur. « Et
là, dit-il, j’ai pris la meilleure déci-
sion de ma vie, j’ai décidé d’arrêter
le football. » Et le refoulement.
La série documentaire touche
par l’authenticité et l’honnêteté
sudoku
n°23-139
8 2
6 7 3 5
9 6 8 1
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
RADIO-FRANCE TEMPÊTE
MARTIN BERTRAND / HANS LUCAS / AFP
truands et miliciens) et l’emprise
des compagnies européennes
­(incarnées par un Suisse louche)
ou chinoises (représentées par
une cohorte qui ne s’en laisse pas
conter) sur l’économie nationale.
Enfin cohabitent ces éléments
paradoxaux qui font l’identité de
la fiction africaine contempo-
raine. En même temps que la
mère d’Akisa est accusée de sorcel-
lerie, voire de cannibalisme, parce
qu’elle se refuse à dire où son
époux est enterré, un jeune de
­Tsilanga remporte une première
victoire contre le groupe minier,
en maniant avec virtuosité les
­réseaux sociaux. Pendant que la
veuve et sa fille sont interdites de
paroles par le conseil des anciens
parce que femmes, les fonctions
de médecin et de chef du poste
de police du même village sont
exercées par des femmes.
Cette représentation sans
grande élégance, mais toujours
énergique, d’une réalité qui ne
nous parvient d’ordinaire qu’à tra-
vers le filtre de l’actualité fait que
l’on peut fixer à un niveau respec-
table le cours de l’or à Tsilanga. p
Thomas Sotinel
Pour l’or de Tsilanga, série créée
par Lydia Matata, Oprah Oyugi,
Wanjeri Gakuru et Kimani
Waweru, avec Melissa Kiplagat,
Melvin Alusa, Blessing Lung’aho.
(All., Kenya, 2022, 6 × 58 min).
du récit, assez inhabituelles à pro-
pos de football, et ce, malgré un
storytelling très maîtrisé. Ouis-
sem Belgacem ouvre les portes de
son intime, revient sur ses souf-
frances psychologiques – quel
footballeur parle de consulter un
psychologue ? –, creuse les sillons
secrets du deuil, parle de son rap-
port à sa foi, affronte, comme un
regard dans le rétroviseur, l’ho-
mophobie ordinaire de ceux qui
lui ont succédé dans les écoles de
football. Bouleversant.
La force de cette série documen-
taire en quatre volets réside dans
9 5 8 2 3 6
4 1 6 9 8 7
3 7 2 4 5 1
1 5 6 2 9 7 1 8
7 4 1 5 9 3
1 9 2 8 3 5 6 2 4 1
1 8 7 3 6 5
5 9 3 1 4 2
7 6 2 6 4 8 7 9
6 2 5 8 1 Très difficile
9 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
6 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
3 par colonne et par
carré de neuf cases.
Cahier numéro un de l’édition n° 3062 du 15 au 21 juin 2023
LA MAISON RONDE DAVID GROSSMAN QU’UN ÉTAT JUIF ?”
À “QU’EST-CE
EN VENTE
CHEZ VOTRE
IMMIGRATION MARCHAND
´
LE DEBAT DE JOURNAUX
EMPOISONNÉ
­
0123
­Samedi 17­ juin 2023
Notre
sélection
Samed i 17 j uin
France 2 et Canal+
Finale du Top 14
20.45 En direct. La Rochelle
affronte le Stade toulousain
au Stade de France pour tenter
de garder son Bouclier de Brennus.
Ciné+ Emotion
The Artist
20.50 L’histoire d’une star du
cinéma muet déchue par l’arrivée
du parlant. Cinq Oscars (dont
« meilleur acteur » pour Jean
Dujardin) et six Césars pour le
long-métrage muet, en noir et blanc,
de Michel Hazanavicius, en 2012.
France 4
Concert privé chez
Daniel Barenboim
21.10 Le chef d’orchestre ouvre
les portes de son univers musical
et personnel, à l’occasion d’un
concert filmé chez lui, à Berlin, avec
son fils Michael Barenboim au violon
et Kian Soltani au violoncelle. Au
programme, Beethoven et Schubert.
France Culture
Journées européennes
de l’archéologie
Podcast France Culture
accompagne les passionnés
d’histoire pour découvrir
les coulisses du patrimoine
et de la recherche archéologique,
à l’occasion des Journées
européennes de l’archéologie.
l’application que l’ex-joueur,
aujourd’hui entrepreneur et écri-
vain, met à faire tomber les mas-
ques : le sien d’abord, mais aussi
celui de la Fédération française de
football, qui n’a longtemps mis
aucun moyen, « financier, hu-
main ou logistique », pour lutter
contre l’homophobie. p
Mouna El Mokhtari
Adieu ma honte,
série documentaire
de Ouissem Belgacem,
réalisée par Renaud Bertrand
(Fr., 2023, 4 × 26 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
7 4 1
2 5 3 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
9 8 6 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
5 3 4 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
6 2 8
abojournalpapier@lemonde.fr.
7 9
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
4 9 2
8 6 7 Courrier des lecteurs
3 1 5 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
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Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
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­Samedi 17­ juin 2023 Carnet | 23
Jean Loup Chaumet et Véronique, Odile, Claire et Denis,

Treat Williams Le Carnet

Carole Chaumet Boudet et Luc, Brigitte
Chaumet Chazottes et Michel,
ses enfants,
Antonin et Sandrine, Sara et Alex,
Eva et Jacques, Christian et Setareh,
ses enfants
et leurs conjoints, Marie-Christine et
François,
Coline, Fabien, Audrey et Thibaud,
Jean-Marc CHEVALIER,
Souvenir

Comédien américain Vous pouvez nous faire parvenir

vos textes soit par e-mail :
Eachann, Eulalie,
ses petits-enfants,
Yourko, Zoé, Sohane, Aya, Pacôme,
Manek, Céline,
ses petits-enfants,
Solal et Téo,
ses arrière-petits-enfants,
le 17 juin 1993, nous quittait après un
terrible combat.

Son ami, Jean-Marc F.

carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone et
votre éventuel numéro d’abonné
ou de membre de la SDL)
soit sur le site :
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L’équipe du Carnet reviendra vers
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pour vous confirmer la parution.
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Emmanuelle et Éléonore,
ses filles,
Richard et Thierry,
ses gendres,
Camille et Rosalie,
Elsa, Lancelot et Lilian,
ses petits-enfants,
Pia,
son arrière-petite-fille,
ses arrière-petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Mme Claude CHAUMET,
née DURVILLE,
survenu le 13 juin 2023,
dans sa cent unième année.
Une cérémonie d’adieux se tiendra
à l’hôpital Saint-Joseph, 189, rue
Raymond Losserand, Paris 14e, porte 20,
le lundi 19 juin, à 9 heures.
L’inhumation aura lieu au cimetière
de Loudun (Vienne), le même jour, à
15 h 30.
Famille Chaumet,
5, avenue du Général Leclerc,
94200 Ivry-sur-Seine.
jloupchaumet@gmail.com
Rosny-sous-Bois.
Nathalie, Marine, Nicolas, François,
Charles et Marie,
ses enfants, leurs conjoints,
Nathan, Dorian, Louis, Gabriel,
Raphaël, Roxane, Lilian, Chloé, Jules,
ses petits-enfants,
Noham et Leyna,
ses arrière-petits-enfants,
Nannie,
sa sœur,
ont la tristesse d’annoncer le décès
font part du décès de
Prix de thèse
Marie-Cécile PALIES,
Depuis 2017, le Suprême Conseil
née JAQUEMET, de France, entouré de plusieurs
organisations maçonniques de rite
survenu le dimanche 4 juin 2023, écossais, remet des prix à des thèses
à Bagneux, dans sa quatre-vingt- de doctorat dont la nature ou les
seizième année. effets peuvent stimuler la recherche
autour des valeurs du Rite écossais
ancien et accepté (REAA) dans
Nous rappelons le souvenir de son l’enseignement supérieur.
époux,
Le mercredi 7 juin 2023 ont été
René PALIES. décerné le prix 2023 et huit accessits.
Le Suprême Conseil de France a
La famille remercie le personnel décerné son 7e prix de thèse à :
des Mathurins de Bagneux pour M. Nicolas Bouteloup
l’avoir bien accompagnée. pour sa thèse de doctorat en
philosophie : « Ordre et modèle chez
mcgarcin5@gmail.com Spinoza : une grammaire du vrai ? »
soutenue à l’Université Paris-1
Panthéon-Sorbonne.
Salbris (Loir-et-Cher).
La Grande Loge de France a attribué
Marie-Claude Thenaisy, un accessit à :
Stéphane Simon, Mme Dominique Ginolhac-Jean
pour sa thèse de doctorat en
ses parents, philosophie et épistémologie : « La
Louis,
valeur éthique du détachement
son frère, dans la relation soignant-soigné   »,
soutenue à Normandie Université
(Rouen).
ont l’immense chagrin de faire part
du décès de
Le Suprême Conseil de Belgique a
attribué un accessit à :
Zoé SIMON, M Yael Dansac
me

ont la douleur d’annoncer le décès de pour sa thèse de doctorat en

A Beverly Hills, en 1990.
du
Ron Galella Collection via Getty
professeur Michel ALTER,
agrégé des Facultés de droit,
professeur émérite de l’Université,
anthropologie sociale et ethnologie :
survenu le 11 mai 2023,
M. François DUMEIGE, à l’âge de vingt et un ans. «  Anthropologie des pratiques
docteur, spirituelles contemporaines. Le cas
ancien interne du réinvestissement rituel des
des Hôpitaux de Bordeaux, Ses cendres ont été dispersées au mégalithes dans le Morbihan »
professeur agrégé large de Noirmoutier. soutenue à l’École des hautes études
du Val-de-Grâce, en sciences sociales (EHESS), Paris 6e.

I
l fut l’un des plus beaux 1er décembre 1951 chevalier membre
de l’Académie nationale Mme Raymond Terral, Le Suprême Conseil féminin de
Christ souffrant du cinéma Naissance à Stamford de l’ordre national du Mérite. de chirurgie, son épouse, France a attribué un accessit à :
américain moderne. Sidney (Connecticut) Ses enfants, M Marielle Lavenus
me

Lumet lui avait offert un rôle
fabuleux, complexe, difficile, ex-
trême, celui d’un homme mani-
pulé, passant de l’euphorie à la
douleur morale intenable, broyé
par un système inhumain. Un défi
tout autant qu’une de ces occa-
sions comme il y en a peu dans la
vie d’un comédien. L’acteur améri-
cain Richard Treat Williams est
mort le 12 juin, à Albany, dans l’Etat
de New York, à la suite d’un acci-
dent de moto survenu dans le Ver-
mont. Il avait 71 ans.
Il était né le 1er décembre 1951, à
Stamford, dans le Connecticut,
d’un père cadre d’entreprise et
d’une mère marchande d’antiqui-
tés. Dès l’adolescence, il se pas-
sionne pour l’art dramatique.
Conscient, très tôt, de ce que sera
sa vocation, il fait partie de la
troupe de théâtre de son lycée,
puis de l’université de Lancaster,
en Pennsylvanie.
Il obtient l’un des rôles mascu-
lins principaux dans la comédie
musicale Grease, à Broadway,
en 1972. Il débute au cinéma dans
quelques petits rôles, parfois non
crédités au générique, dès 1975. On
le remarque un peu dans le film de
guerre de John Sturges, L’aigle s’est
envolé, en 1976. Il entre enfin par la
grande porte au cinéma en 1979.
Milos Forman (1932-2018) adapte
la comédie musicale à succès de
1967 Hair, plongée au cœur du
monde des hippies et de cette con-
tre-culture américaine qui fut
l’une des obsessions du cinéaste
tchèque. Treat Williams crève
l’écran dans le rôle du leader d’un
groupe de jeunes adeptes du
Flower Power, et sa performance
est alors saluée par la critique. Le
New York Times écrira que
Williams « fut une des meilleures
choses que le film avait à offrir. (…)
Il est le seul acteur du film à avoir su
suggérer l’esprit euphorique sur le-
quel la pièce d’origine souhaitait
spéculer ». Le rôle lui valut une no-
mination pour les Golden Globes
en 1980.
Le rôle de sa vie
Initialement prévu pour Brian De
Palma, Le Prince de New York
(1981) met en scène Danny Ciello,
un policier new-yorkais, inspiré
par un personnage réel, le détec-
tive Robert Leuci, de la brigade
des stups. Sidney Lumet (1924-
2011), qui récupère le film, sou-
haite engager un acteur encore
peu connu pour tenir le rôle de ce
flic torturé qui permit l’inculpa-
tion pour corruption de plusieurs
de ses collègues. Ce sera Treat
Williams, qui, pour rentrer dans
1979 Hair, de Milos Forman
1981 Le Prince de New York,
de Sidney Lumet
2002 Hollywood Ending,
de Woody Allen
2003-2006 Série Everwood
12 juin 2023 Mort à Albany
la peau de son personnage, parti-
cipera à de véritables descentes
de police. Le parcours de cet anti-
héros, manipulé par la justice et le
FBI, et qui passera de l’enthou-
siasme au désespoir après avoir
pris conscience que son enquête
allait compromettre ses propres
amis, est une sorte de chemin de
croix, intensément exprimé par
un comédien qui tenait là, donc,
le rôle de sa vie.
Le critique Roger Ebert écrira :
« Williams est quasiment dans tous
les plans, et presque toujours dans
des situations de stress extrême,
d’épuisement et de tourment émo-
tionnel. Nous le voyons se désinté-
grer littéralement devant nous. »
L’interprétation de Treat Williams
fait du Prince de New York une
sorte de cauchemar métaphysi-
que. Parmi ses nombreuses appa-
ritions, il faut noter celle d’un syn-
dicaliste intègre, puis corrompu,
dans Il était une fois en Amérique,
de Sergio Leone, en 1984. La même
année, il reprend le personnage
qui fut interprété par Marlon
Brando dans une adaptation télé-
visée d’Un tramway nommé désir.
Il sera opposé à Laura Dern en 1985
dans le méconnu Smooth Talk, de
Joyce Chopra.
La comédie horrifique Flic ou
zombie, de Mark Goldblatt,
en 1988, lui permet de s’amuser
dans le rôle d’un policier mort ra-
mené à la vie pour se battre contre
des zombies. On le verra aussi
dans l’amusant film de terreur de
Stephen Sommers, Un cri dans
l’océan (1998), où il affronte un
monstre marin. Il sera le méchant
dans l’adaptation de la bande des-
sinée Le Fantôme du Bengale, de
­Simon Wincer, en 1996. Woody
­Allen lui confie un rôle dans son
Hollywood Ending, en 2002.
Sa carrière fut versatile et prolifi-
que, riche en films, en dramati-
ques télévisées et en séries. Il in-
carnera d’ailleurs un personnage
qui accroîtra sa popularité, celui
du docteur Andrew Brown, de la
série Everwood, entre 2003 et
2006. Il changeait de peau avec
une aisance remarquable, passant
du héros positif au pervers, sans
oublier le monstre psychopathe. p
Jean-François Rauger
Les obsèques ont lieu ce samedi
17 juin 2023, à 9 heures, en l’église de
Biviers (Isère).
e.j.alter@massey.ac.nz
alter.eleonore@neuf.fr
Guy Paul BERGER,
professeur émérite
en sciences de l’éducation à Paris 8,
Vincennois de la première heure,
s’en est allé le 12 juin 2023.
Né sans patrie le 7 août 1932, à
Etterbeck, en Belgique, de parents
juifs et communistes hongrois,
français par l’éducation et la culture,
intellectuel que toutes les choses de
la pensée et de la vie passionnaient,
il a sondé le monde avec une insatiable
curiosité.
Anne, Pierre-François, Lorka, Sophie,
Mathias,
ses enfants,
Christine,
sa compagne,
Ses petits-enfants,
Andrée,
sa sœur,
Ses nièces et neveux,
Les familles Berger, Jacobsohn et
Zsesler,
Tous ses amis,
l’aiment et le pleurent.
Rendez-vous avec lui le 23 juin, à
11 h 30, au crématorium du Mont-
Valérien, 104, rue du Calvaire, à
Nanterre (Hauts-de-Seine).
Pierre Bernard,
son époux,
Christine, Stéphane (†), Vincent
et Aude,
ses enfants et sa belle-fille,
Thibault, Chloé, Tess, Faustine,
Juliette et Maxence,
ses petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès
de
Pascale BERNARD,
née ASSELIN de WILLIENCOURT,
ingénieur,
diplômée de l’EPF,
survenu le 9 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le mardi 20 juin, à 14 h 30,
en l’église Saint-Jacques-le-Majeur de
Montrouge (Hauts-de-Seine).
Cet avis tient lieu de faire-part.
survenu le 8 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingts ans,
il a rejoint la Camarde.
La crémation a lieu ce 16 juin,
à Champigny-sur-Marne.
« J’ai fait un peu de bien
C’est mon meilleur ouvrage. »
Voltaire.
Cet avis tient lieu de faire-part.
nathalie.dumeige@yahoo.fr
M. Jacques Gayrard,
son époux,
Isabelle et Thierry Auzet,
Olivier et Caroline Gayrard,
ses enfants,
Cécile Gayrard, Camille Perrotte
et Marie-Agathe, Edgar Auzet,
ses petits-enfants,
Paul, Aline et Honoré,
ses arrière-petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès, survenu dans sa quatre-
vingt-onzième année, le 10 juin 2023,
à l’hôpital de Poissy-Saint-Germain-
en-Laye, de
Mme Yvette Andrée GAYRARD,
née VALY,
docteur es sciences en paléontologie,
au CNRS et
Muséum national d’histoire naturelle.
La cérémonie religieuse se tiendra
au crématorium du Mont-Valérien, à
Nanterre, le mardi 20 juin, à 15 h 30.
Jean-Paul Agon,
président du conseil d’administration
d’HEC Paris,
Olivier Sevillia,
président de la Fondation HEC,
Adrien Couret,
président de l’Association des diplômés
HEC
Et toute la communauté HEC,
rendent hommage à
Denis KESSLER
(H 76),
décédé le 9 juin 2023
et le remercient pour son engagement
constant en faveur des actions d’intérêt
général de la Fondation HEC.
Ils s’associent à la peine de sa
famille à laquelle ils présentent leurs
sincères condoléances.
(Le Monde du 12 juin.)
Lyon.
Ses enfants
Et toute sa famille,
ont la grande tristesse de faire part
du décès de
Simone LEGAY,
épouse de
Jean-Marie LEGAY,
décédé en 2012,
professeur émérite honoraire
université Lyon I,
survenu le 9 juin 2023,
à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Les obsèques auront lieu au
cimetière de Saint-Just-Chaleyssin
(Isère), le lundi 19 juin, à 15 h 30.
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants,
Son frère,
Ses beaux-frères, ses belles-sœurs,
leurs conjoints
et leurs familles,
ont la grande tristesse de faire part
du décès du
général Raymond TERRAL,
commandeur
de la Légion d’honneur,
survenu le 10 juin 2023, à l’âge de
quatre-vingt-neuf ans.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Dominique, Pierre et Aimé,
ses frères,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Elisabeth TIGER,
née LANGLADE,
survenu à Paris, le 11 juin 2023, à l’âge
de quatre-vingt-quatre ans.
L’inhumation aura lieu le lundi
19 juin, à 14 heures, au cimetière
du Père-Lachaise, Paris 20e.
polanglade@gmail.com
« Homme de l’Univers
la tristesse a jeté l’ancre dans mes yeux
soirée des soirées, dans la soirée
de l’Amérique. »
« Hombre del mundo
ancló en mis ojos la tristeza, tarde de
las tardes, en la tarde de América. »
Alberto Rojas Jiménez.
Alain Rouquié,
président
de la Maison de l’Amérique latine
a la tristesse d’annoncer le décès,
survenu le 9 juin 2023, de
Alain TOURAINE,
membre fondateur,
administrateur et ami
de la Maison de l’Amérique latine,
éminent penseur de son siècle.
(Le Monde du 10 juin.)
Sa famille
Et ses amis,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Gabriel VILLADA,
survenu le 12 juin 2023,
à Bradenton (Floride),
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
villada@icloud.com
pour sa thèse de doctorat en histoire
de l’art : « Lecture renouvelée des
miniatures du Maître de Wavrin :
l’Histoire de Gérard de Nevers du
manuscrit Bruxelles, KBR, ms. 9631 »,
soutenue à l’université de Lille.
Le Suprême Conseil des cultures
et de la spiritualité a attribué un
accessit à :
M. Lekpaï Yves Keipo
pour sa thèse de doctorat en histoire
médiévale : «  La détention des
Templiers dans le Royaume de France
(1307-1314). Le cas des prisons du
bailliage de Senlis », soutenue à
l’université de Nantes et en cotutelle
à l’université Félix-Houphouët-Boigny
d’Abidjan-Cocody.
La Fédération française de l’Ordre
maçonnique mixte international
« le Droit humain » a attribué un
accessit à :
M. Romain Vilaud
pour sa thèse de doctorat en histoire  :
«  Les communautés chrétiennes et
leurs rapports au politique dans
l’empire romain du milieu du 1er siècle
au milieu du 3e siècle : entre origines
et conséquences des constructions
identitaires chrétiennes  » soutenue à
l’université de Tours.
Le Grand Collège des rites écossais
du Grand Orient de France a attribué
un accessit à :
Mme Francesca Pillon
pour sa thèse de doctorat en
philosophie : « La parole et le symbole :
une dimension philosophique chez
Philon d’Alexandrie   », soutenue à
Sorbonne-Université, Paris 6e.
L’Institut maçonnique de France
(IMF) a attribué un accessit à :
M. Léo Bernard
pour sa thèse de doctorat en
anthropologie religieuse : « Hippocrate
initié. Courants ésotériques et holisme
médical en France durant l’entre-
deux-guerres », soutenue à l’École
pratique des hautes études (EPHE) -
Paris sciences et lettres, Paris 14e.
Le Suprême Conseil du Bénin a
attribué un accessit à :
M. Tchénando Patrick Noukpo
pour sa thèse de doctorat en
sociologie : « Les masques africains :
des patrimoines identitaires dans la
diversité culturelle entre espaces
profane et sacré au Bénin », soutenue
à l’université de Lorraine.
https://www.scdf.net
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Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
présidente, Gilles Paris, vice-président
24 | Disparitions
Pat Robertson
Télévangéliste américain
L
e pasteur baptiste Pat Ro-
bertson, figure centrale
de la droite chrétienne
aux Etats-Unis est mort,
le 8 juin. Il était âgé de 93 ans.
Pionnier, Pat Robertson le fut
toute son existence. Inventeur du
télévangélisme, il mit sa réussite
médiatique au service d’un projet
de longue haleine : lester le Parti
républicain d’un conservatisme
religieux à même de peser sur le
cours de la politique américaine.
Surfant sur l’anxiété générée
par la sécularisation progressive
de la société américaine comme
de la perspective de la fin d’une
majorité blanche, il y parvint au-
delà sans doute de ce qu’il avait pu
imaginer en transformant des
questions sociales telles que
l’avortement ou l’homosexualité
en armes de mobilisation mas-
sive. Ses outrances verbales
comme le ferme soutien apporté
à un républicain de fraîche date et
de peu de vertu, Donald Trump,
lors de sa campagne victorieuse
de 2016, montrèrent qu’il était
prêt à tout subordonner à ce cap.
Marion Gordon Robertson, gra-
tifié dès sa naissance du diminu-
tif Pat, naît, en 1930, à Lexington,
en Virginie. Son père est alors élu
de son Etat à la Chambre des re-
présentants du Congrès, à
Washington, antichambre du Sé-
nat. Il y siège sous les couleurs dé-
mocrates, associées dans cette an-
cienne place forte sudiste à un so-
lide conservatisme social. Son fils
grandit dans cet environnement
singulier dominé par la politique,
ses stratégies et ses débats.
Formé dans une université pri-
vée à Lexington, il y obtient un di-
plôme en histoire, puis la cons-
cription l’envoie dans les rangs de
l’armée américaine. Il est déployé
en Corée et tirera de son expé-
rience un récit que d’anciens
compagnons d’armes jugeront
ultérieurement bien trop flatteur.
De retour aux Etats-Unis, il re-
prend ses études et sort diplômé
de la prestigieuse école de droit de
Yale, mais échoue au concours
Nuccio Ordine
Essayiste italien
S
ans doute un des essayis-
tes italiens les plus lus
dans le monde, distingué
en mai par le prix Prin-
cesse des Asturies 2023, au titre
des sciences humaines (Haruki
Murakami, Meryl Streep et Hé-
lène Carrère d’Encausse figurant
au même palmarès), Nuccio Or-
dine ne pourra aller recevoir son
prix cet automne. Victime d’un
accident vasculaire cérébral, il est
mort brutalement à l’hôpital An-
nunziata de Cosenza (Calabre), le
10 juin, à l’âge de 64 ans.
Autant qu’un savant d’une im-
peccable rigueur, cet érudit ma-
gistral, au verbe net et à la pensée
claire, fut un pédagogue engagé
dans la défense du métier d’ensei-
gnant, incarnant un idéal flam-
boyant d’humanisme pour le
temps présent. Rien ne l’y prédis-
posait.
Né le 18 juillet 1958, à Diamante,
commune littorale de la province
de Cosenza, dans le nord-ouest de
la Calabre, il grandit dans un
Mezzogiorno délaissé où l’hori-
zon est limité. Si ses parents n’ont
connu que l’école élémentaire,
son père le rêve avocat. Dans un
village sans librairie ni bibliothè-
que, la voie est étroite, mais l’ins-
tituteur, qui fait la classe chez lui,
effectue le plus précieux des dons
En 1986. Bettmann/Bettmann Archive
d’avocat de l’Etat de New York.
En 1956, une « révélation » dans
un diner de Philadelphie fait de lui
un chrétien born again.
Après des études en religion, il a
l’intuition de racheter, en 1960,
une station de radio de Virginie
pour la mettre au service de ses
nouvelles convictions. Le Chris-
tian Broadcasting Network (CBN)
est né et crée un environnement
dans lequel les conservateurs
peuvent s’estimer protégés des
dérives présumées d’une société
en ébullition. Il portera Pat Ro-
bertson au pinacle de l’influence.
Le christianisme de ce dernier
s’inscrit dans l’un des courants les
moins libéraux du protestan-
tisme, l’Eglise Southern Baptist,
fer de lance du courant évangéli-
que. Pat Robertson « parle en lan-
au petit Nuccio : celui de la lec-
ture. Une addiction qui ne le quit-
tera plus. Après le lycée – l’adoles-
cent y est pensionnaire –, le voilà
étudiant à Cosenza. Tout juste
créée (1972), l’université de Cala-
bre dispense les locaux de s’expa-
trier à Naples ou à Rome, et offre à
de jeunes enseignants sans poste
un tremplin inespéré.
Sans doute cela confère-t-il au
lieu une animation intellectuelle
et politique qui marque le jeune
Nuccio. Celui-ci milite bientôt
dans un collectif étudiant-ouvrier,
puis à l’organisation de « gauche
extraparlementaire » Lotta conti-
nua. Mais, refusant la lutte armée,
il se retrouve isolé. A l’instar du
moine dominicain et philosophe
Giordano Bruno (1548-1600), mar-
tyr de la libre-pensée, dont le mes-
sage jugé hérétique (il lui vaudra
d’être brûlé vif) lui semble le plus
juste et qui, dès lors, lui tient lieu
de modèle.
Sitôt sa thèse soutenue, « Asi-
nus ad litteras. La littérature de
l’âne au XVIe siècle », dirigée par
Giulio Ferroni, Nuccio Ordine en-
treprend un doctorat en sciences
littéraires : rhétorique et techni-
ques d’interprétation, à Cosenza
toujours. Si le panthéon du jeune
chercheur se précise, comme l’at-
testent ses premières publica-
22 mars 1930 Naissance
à Lexington (Virginie)
1961 Fondation du Christian
Broadcasting Network
1987 Candidat aux primaires
républicaines pour
la présidentielle de 1988
8 juin 2023 Mort à Virginia
Beach (Virginie)
gue » ce langage automatique
commandé selon les fidèles par la
puissance divine, et ses prières
ont la vertu, assure-t-il dans ses li-
vres, de modifier le cours des
ouragans qui battent régulière-
ment les côtes de son Etat. L’épo-
que est à la lutte pour les droits ci-
En septembre 2014.
Giovannetti/opale. photo
tions, particulièrement celles sur
Giordano Bruno (La Cabala
dell’asino, publié à Naples
en 1987), son avenir reste flou.
Aucun poste en vue.
Tout change lorsque, à Paris, il
rencontre Alain-Philippe Se-
gonds (1942-2011), directeur de la
prestigieuse maison d’édition
Les Belles Lettres, que l’énergie et
la flamme communicative du
jeune homme enthousiasment.
D’où le projet fou de proposer
pour la première fois une édition
critique complète des textes ita-
viques et à la contestation de la
guerre du Vietnam pendant que
le président démocrate, Lyndon
B. Jonhson, fait de l’Etat fédéral le
bras armé de son projet de
« grande société ».
Célébrité et aisance financière
Pat Robertson n’en a cure et tisse
sa toile. Des difficultés le contrai-
gnent à organiser une collecte
pour échapper à la banqueroute.
L’opération est un triomphe. Il re-
mercie les 700 donateurs qui ti-
rent la station de l’ornière en bapti-
sant « Le Club des 700 » l’émission
quotidienne qui lui assure pro-
gressivement célébrité et aisance
financière. Il peut ajouter à sa ra-
dio une chaîne de télévision dès
1977. La même année, il fonde une
université chrétienne en Virginie,
18 juillet 1958 Naissance
à Diamante (Italie)
1993 Coédition critique
de textes de Giordano Bruno
2013 « L’Utilité de l’inutile.
Manifeste »
(Les Belles Lettres)
2015 Cofonde avec Umberto
Eco la maison d’édition
milanaise La Nave di Teseo
2022 « George Steiner,
l’hôte importun »
(Les Belles Lettres)
10 juin 2023 Mort
à Cosenza (Italie)
puis l’American Center for Law and
Justice, qui se donne pour mission
de défendre les idéaux conserva-
teurs dans les prétoires.
Le retour d’un président républi-
cain à la Maison Blanche en la per-
sonne de Ronald Reagan donne à
Pat Robertson les coudées fran-
ches. Son entregent et sa notoriété
le poussent à défier la frontière
qui sépare la foi de la politique lors
de la primaire républicaine pour
la présidentielle de 1988, à laquelle
il se porte candidat.
En dépit de résultats initiale-
ment flatteurs, fragilisé par les cri-
tiques de ses états de service en
Corée, il doit renoncer, mais ne
tire pas un trait sur sa volonté de
peser sur le Grand Old Party. La
fondation de la Christian Coali-
tion après cet échec en atteste.
liens et latins de Giordano
Bruno. Codirigé avec Yves Her-
sant, le chantier, qui vise la célé-
bration des 400 ans du supplice
du philosophe, livre son sens réel
dès les premières parutions, en
1993 : affirmer la présence d’une
pensée et d’un engagement
d’une vitalité intacte.
Les trois essais que Nuccio Or-
dine livre sur le philosophe héré-
tique (Le Mystère de l’âne, traduit
dès 1993, Le Seuil de l’ombre [Les
Belles Lettres, 2003] et Giordano
Bruno, Ronsard et la religion [Al-
bin Michel, 2004]), s’ils préparent
Trois couronnes pour un roi. La de-
vise d’Henri III et ses mystères (Les
Belles Lettres, 2011), formidable
immersion dans les débats du
temps, ne distraient pas Ordine
de sa fréquentation assidue des
classiques.
Lien professeur-élève
A l’instar de Vladimir Nabokov et
de George Steiner, ses modèles en
matière de critique littéraire, il est
convaincu que les grands textes li-
vrent toujours un enseignement
primordial. Nuccio Ordine dis-
pense un hymne à la fraternité et
un éloge du bien commun à tra-
vers des anthologies raisonnées
qui sont autant de manifestes
pour éradiquer les populismes, dé-
jouer les séparatismes, partager le
lieu social et le savoir universel :
L’Utilité de l’inutile. Manifeste
(2013) au succès stupéfiant (vingt-
quatre traductions pour trente-
cinq pays), Une année avec les clas-
siques (2015) et Les hommes ne sont
pas des îles (2018), dont le titre est
emprunté à une méditation du
poète britannique John Donne.
­
0123
­Samedi 17­ juin 2023
Elle sera déterminante dans la vic-
toire républicaine historique à la
Chambre des représentants en
1994 et l’accession au poste de
speaker d’un élu incendiaire de
Géorgie, Newt Gingrich.
Car le télévangéliste a été égale-
ment le défricheur d’un combat
politique qui interdit le compro-
mis. En 1991, Pat Robertson a ainsi
décrit le camp démocrate, dans un
livre, comme formant « une cabale
étroitement soudée dont le but
n’est rien de moins qu’un nouvel or-
dre pour la race humaine sous la
domination de Lucifer et de ses dis-
ciples ». Trois décennies avant que
l’antiwokisme devienne une co-
lonne vertébrale républicaine, il
s’en prend au féminisme, aux re-
vendications des minorités
sexuelles et aux autres religions,
comme l’hindouisme et l’islam.
Au lendemain des attentats du
11-Septembre, il affirme partager
« entièrement » l’avis d’un autre
télévangéliste célèbre qu’il reçoit
sur sa chaîne, Jerry Falwell, con-
vaincu que « les païens, les avor-
teurs, les féministes, les gays et les
lesbiennes » ont une responsabi-
lité dans un châtiment présenté
comme divin. Près de dix ans
après de tièdes excuses, il récidive
en attribuant le tremblement de
terre qui ravage Haïti à un pacte
passé par ses habitants avec le dia-
ble pour échapper à l’esclavage.
En octobre 2016, son appui est
sans doute déterminant pour Do-
nald Trump, lorsque le candidat
républicain à la présidentielle est
rattrapé par la diffusion d’un enre-
gistrement ancien dans lequel il
multiplie les commentaires obs-
cènes à l’égard des femmes, rédui-
tes à des objets sexuels. Une fois
élu, celui-ci paiera sa dette en mul-
tipliant les entretiens sur CBN. Le
pacte entre le pasteur convaincu
que la loi de Dieu l’emporte sur la
loi des hommes et celui assuré
que son intérêt est supérieur au
droit définissait mieux qu’aucune
profession de foi la mission que
s’était fixée Pat Robertson. p
Gilles Paris
Car l’humaniste militant n’a ja-
mais rien cédé de son exigence.
Lui qui, au nom d’un savoir re-
connu comme unique, a été in-
vité à enseigner en France (Ecole
normale supérieure, Ecole des
hautes études en sciences socia-
les, Paris-IV et Institut universi-
taire de France notamment), au
Royaume-Uni (Institut Warburg),
en Allemagne (Institut Max-
Planck de Berlin), comme aux
Etats-Unis (Yale, université de
New York) et en Amérique latine
(Bogota, Mexico), n’a jamais
quitté Cosenza et l’université de
Calabre, préservant un semestre
pour enseigner à l’endroit même
où son parcours a commencé.
Fidélité à l’origine comme à sa
vocation : enseigner et miser sur
le lien professeur-élève qui définit
l’engagement universitaire. D’où
sa vivifiante croisade pour le sa-
voir, seul viatique pour rendre
l’homme meilleur, sa solidarité
avec son ami l’écrivain et journa-
liste Roberto Saviano affrontant
les « entrepreneurs de la peur » et
sa défense de l’enseignement de
la culture contre la logique utili-
taire qui confie à des banquiers la
marche des universités, gérées
comme des entreprises.
Pour Yves Hersant, historien qui
partagea plus de trois décennies
aux Belles Lettres l’engagement
éditorial du savant calabrais, Nuc-
cio Ordine « aura été la rare incar-
nation, dans le monde universi-
taire et dans le monde tout court,
de la virtù stendhalienne. C’est-à-
dire de l’énergie, tant intellectuelle
que physique, mise au service de la
chasse au bonheur ». p
Philippe-Jean Catinchi
 Idées
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023 | 25

M Sophie Binet
algré une mobilisation d’une des études et des statistiques, cette dyna-
durée et d’un niveau record, la mique d’adhésions est déterminante
réforme des retraites est adop- pour transformer le rapport de force
tée. Faudrait-il en conclure que pour la suite. Et c’est justement ce qui

Après la réforme
nous avons perdu ? Non. Pour Emma- nous a manqué le 7 mars et après pour
nuel Macron et son gouvernement, tout étendre la grève.
Il faut que le
va être plus compliqué maintenant, et le Grâce à l’appel de la CGT, les salariés de travail ait un sens,
prix à payer sera élevé. l’énergie, de la gestion des déchets, de
Nous entrons dans le temps long. La ré- l’industrie du verre et de la céramique, avec des exigences
forme des retraites sera la casserole des ports et d’une partie des transports
climatiques et

des retraites,
d’Emmanuel Macron jusqu’à la fin de ont fait jusqu’à quarante jours de grève
son quinquennat. Et avec toutes celles de reconductible. Les difficultés à l’étendre sociales toujours
ses ministres, c’est une batterie de cui- sont directement liées à la faiblesse du
sine qu’il traîne derrière lui. taux de syndicalisation. C’est ce qu’il plus fortes
Nous allons maintenant utiliser tous faut changer pour généraliser les luttes

rien ne sera plus

les leviers à notre disposition pour conti- gagnantes. Réussir à maintenir l’unité
nuer à dénoncer et empêcher l’applica- syndicale, inédite depuis 2010, et à la dé- de Margaret Thatcher. Et encore. That-
tion de cette réforme violente, injuste et cliner dans les branches et les entrepri- cher, elle, avait une majorité parlemen-
injustifiée. Nous allons nous battre pour ses, sera un levier pour reprendre la taire pour faire passer ses réformes. Oui,
gagner par la fenêtre ce que nous avons main sur les négociations. Quand les la Ve République est « un coup d’Etat per-
perdu par la porte. Pour cela, nous appe- syndicats arrivent unis face au patronat, manent », comme le disait François Mit-

lons à l’ouverture de négociations dans
toutes les entreprises et toutes les bran-
ches pour gagner des départs anticipés
pour pénibilité et la prise en compte des
années d’études. Nous nous battrons
pour que la négociation Agirc-Arrco, qui
va s’ouvrir prochainement sur la retraite
complémentaire des salariés du privé,
permette d’améliorer le niveau des pen-
sions. De nouvelles propositions de réfé-
rendum d’initiative partagée seront dé-
posées. Nous contesterons chaque dé-
cret de cette réforme injuste. Et le
gouvernement ne pourra pas museler le
Parlement pendant quatre ans.
Graines pour l’avenir
Rappelons-nous. Ce qu’un gouverne-
ment a fait, un gouvernement peut le dé-
faire. Ce qu’un président a fait, un prési-
dent peut le défaire. Maintenant ou dans
quatre ans. La fin du quinquennat sera
longue, très longue pour Emmanuel Ma-
cron. S’il veut gouverner à nouveau le
pays, il va falloir qu’il se préoccupe
moins des grands patrons et davantage
de la situation sociale du pays et des tra-
vailleuses et travailleurs.
Nous avons gagné sur trois points ma-
jeurs, qui sont de précieuses graines
pour l’avenir. D’abord, nous avons gagné
la bataille des idées. Malgré le « there is
no alternative » [« il n’y a pas d’alterna-
tive », formule de Margaret Thatcher] et le
matraquage médiatique sur la nécessité
de « faire des efforts », la quasi-totalité de
comme avant
ils sont en situation de renverser la ta- terrand, en 1964.
ble et de reprendre la main pour que les Nous sommes maintenant dans une
négociations se fassent sur la base de course de fond. Contre Emmanuel
leurs propositions. ­Macron et son monde, mais également
contre l’extrême droite qui prospère sur
Position de force le « on a tout essayé ». Avec son passage
Enfin, grâce à notre mobilisation, le gou- en force, Emmanuel Macron tente de
vernement n’a plus ni majorité sociale ni mettre les syndicats dans le même sac.
La secrétaire générale de la CGT estime majorité politique. Emmanuel Macron C’est raté.
que la mobilisation engagée contre va devoir affronter durablement une dé- Nous sommes en position de force
fiance record. Il est minoritaire à l’As- pour multiplier les conflits sur les salai-
la réforme des retraites place le monde social en semblée nationale et l’adoption de cha- res, à l’image de la magnifique victoire
position de force face à un président aux abois que projet de loi nécessitera un travail arrachée par les ouvrières de Vertbaudet.
d’équilibriste à haut risque… Malgré tous Nous sommes en position de force pour
les efforts de l’exécutif pour verrouiller remettre au goût du jour le projet révolu-
le travail parlementaire, les organisa- tionnaire du Conseil national de la Résis-
tions syndicales disposent désormais tance d’une sécurité sociale « protégeant
la population est opposée au report de le temps de travail, avec l’aspiration à la d’innombrables possibilités pour faire de la naissance à la mort ». Nous sommes
l’âge de départ en retraite. Mieux : une réduction du temps de travail, long- voter des dispositions, à l’image de la en position de force pour construire,
large majorité de salariés est favorable au temps minoritaire, qui fait son grand re- proposition de loi de nationalisation dans toutes les entreprises, dans tous les
retour de la retraite à 60 ans, mesure de tour, notamment avec la semaine d’EDF ou du maintien de l’Institut de ra- territoires et toutes les professions, des
bon sens, tant il est impossible de tra- de quatre jours. dioprotection et de sûreté nucléaire ga- plans syndicaux pour l’environnement
vailler après 60 ans dans de nombreux Ensuite, la mobilisation a permis de re- gnés par la CGT-Energie. afin de montrer que la réponse au défi
métiers. Cette aspiration à ne pas perdre placer le syndicalisme au centre, grâce à Nous avons fait face à un pouvoir radi- environnemental exige une rupture avec
sa vie à la gagner, très forte chez les jeu- l’unité, à la responsabilité et à la détermi- calisé, qui a fait passer sa réforme à tout les politiques capitalistes. La dynamique,
nes générations, représente un point nation des organisations syndicales. Les prix. Au prix de la multiplication de pas- l’esprit de fête et la culture de la gagne
d’appui déterminant. résultats en sont tangibles : depuis le dé- sages en force et de remises en cause ont fait la force du mouvement. Nous
Le travail reste central, mais il ne se but du conflit, près de 80 000 salariés au des libertés. Au prix de la montée de avons semé de précieuses graines pour
suffit plus. Il faut qu’il ait un sens, avec moins ont fait le choix de rejoindre la l’extrême droite – et grâce à elle. C’est l’avenir, à nous de les faire fructifier ! p
notamment des exigences environne- CGT ou la CFDT. La dynamique est la son niveau inédit qui lui a permis de
mentales et sociales toujours plus for- même pour les autres organisations syn- passer en force sans craindre une alter-
tes, mais aussi qu’il permette d’avoir dicales. Et ce n’est qu’un début. Alors native politique. Une preuve supplé-
une vie familiale, sociale et citoyenne. que, même dans les établissements de mentaire du danger de l’extrême droite
La mobilisation a donc créé un rapport plus de dix salariés, 42,5 % des salariés du pour le monde du travail. Cette violence
de force pour réinterroger les condi- privé n’ont pas de syndicat, selon la di- et ce cynisme n’ont comme précédent – Sophie Binet est la secrétaire
tions de travail, mais aussi la finalité et rection de l’animation de la recherche, dans un pays démocratique – que ceux générale de la CGT

Thierry Méline L’économie circulaire dans le BTP constitue une

réponse efficace et compétitive aux enjeux contemporains
Le développement de l’économie circulaire doit connaître une rapide croissance, notamment pour permettre une plus grande
valorisation des déchets produits par ce secteur d’activité, estime le président de Colas France, une société de travaux publics

L
e secteur du bâtiment gé-
nère annuellement environ
46 millions de tonnes de dé-
chets, soit une fois et demie
la production de déchets ména-
gers des Français, selon le minis-
tère de la transition écologique.
Mais seuls de 40 % à 60 % des dé-
chets issus de la construction
neuve sont actuellement valori-
sés. Pour donner un coup d’accélé-
rateur décisif au recyclage de ces
matériaux, une évolution ma-
jeure intervient en 2023. Les pro-
fessionnels du secteur du bâti-
ment bénéficient désormais de la
reprise progressivement sans frais
de leurs déchets triés, financée par
des éco-organismes agréés via
une éco-contribution sur les pro-
duits mis sur le marché.
Nous ne pouvons que nous féli-
citer de la mise en place de ce dis-
positif, qui va dans le sens de l’his-
toire. Préserver les ressources,
protéger notre environnement,
dynamiser le développement éco-
nomique et industriel des territoi-
res, créer des emplois non déloca-
lisables, réduire les déchets et le
gaspillage : l’économie circulaire
constitue une réponse efficace et
compétitive aux enjeux contem-
porains auxquels nous sommes
collectivement confrontés.
Mais le chemin vertueux que
représente la massification de la
circularisation de l’économie dé-
passe le seul secteur du bâti-
ment : les travaux publics ont
aussi un rôle majeur à jouer.
Dans ce secteur, la revalorisation
des matériaux de construction
est déjà une pratique relative-
ment avancée, puisque, selon le
ministère de l’écologie, 76 % des
déchets inertes (béton, tuiles,
briques, agrégats d’enrobés, dé-
blais…) issus des chantiers de tra-
vaux publics sont directement
valorisés ou réutilisés, d’après
l’étude de préfiguration de la fi-
lière à responsabilité élargie des
producteurs, produits et maté-
riaux de construction du secteur
du bâtiment, publiée par
l’Agence de l’environnement et
de la maîtrise de l’énergie
en 2021.
Changer de regard
Cependant, par l’importance des
volumes de matériaux utilisés
dans le BTP, les marges de progrès
en matière de recyclage apparais-
sent énormes. Pour enclencher
cette transition sur le terrain, il
s’agit désormais de faire évoluer
les perceptions et les comporte-
ments, en pensant cette transi-
tion avec méthode, pour s’atta-
quer à plusieurs freins.
Premier constat, l’utilisation de
matériaux recyclés n’est pas en-
core totalement entrée dans les
mœurs. Il apparaît fondamental
de changer de regard sur les pro-
duits issus de l’économie circu-
laire, qui, en ce qui concerne les
matériaux de construction, of-
frent rigoureusement les mêmes
garanties en termes de qualité et
de traçabilité. Les donneurs d’or-
dres publics, mais aussi privés,
ont ici un rôle de prescripteur à
jouer, en intégrant dans leurs ap-
Le recyclage
des déchets de
construction ne
pourra prendre
son essor que
si nous maillons
efficacement
le territoire
pels d’offres des dispositions vi-
sant à exiger d’y recourir.
Ensuite, nous devons tout faire
pour que les acteurs de la cons-
truction ne considèrent pas l’éco-
nomie circulaire comme une
énième contrainte mais, au con-
traire, comme une opportunité.
Tout à y gagner
Le recyclage des déchets de cons-
truction ne pourra prendre son
essor que si nous arrivons à
mailler efficacement le territoire,
en mettant à la disposition des
professionnels des plates-formes
de traitement de proximité : ac-
cessibles pour faire gagner du
temps et des kilomètres, gratui-
tes et avec des procédures sim-
ples, technologiques et digitales
pour leur faciliter la vie. Au-delà
du dépôt de déchets inertes, ces
sites doivent offrir la possibilité
d’acheter en même temps des
matériaux recyclés, dans une lo-
gique de circuit court.
Afin de répondre à ce besoin,
les acteurs du secteur se mobili-
sent pour mettre en place un ré-
seau dense de plates-formes
d’économie circulaire sur tout le
territoire français qui permettra
d’augmenter significativement
la production de matériaux recy-
clés destinés aux chantiers du
BTP. Pour autant, les acteurs pri-
vés ne détiennent qu’une partie
de la solution. Il s’avère indis-
pensable que les collectivités ter-
ritoriales nouent des relations
de partenariats avec les entrepri-
ses et les éco-organismes ame-
nés à faire vivre le dispositif sur
le terrain, notamment en propo-
sant du foncier à des prix mesu-
rés, pour favoriser l’implanta-
tion de nouveaux sites. Activité à
faible marge, le recyclage ne
pourra vraiment décoller qu’à
cette condition.
L’intérêt général a tout à y ga-
gner. Les plates-formes mises à la
disposition des professionnels
apportent en effet une solution
pour lutter contre les dépôts sau-
vages, qui laissent, dans de nom-
breux cas, les collectivités territo-
riales démunies. De façon indi-
recte, donner une seconde vie
aux déchets de construction sou-
lagera aussi les déchetteries mu-
nicipales, actuellement très solli-
citées par les petites et moyennes
entreprises du secteur.
Le recyclage permet de préser-
ver l’environnement, en limitant
la pression sur les carrières pour
l’extraction de matières premiè-
res mais aussi en rendant cer-
tains matériaux plus facilement
disponibles dans des régions
pauvres en ressources naturelles
et obligées, de fait, de dégrader
leur bilan carbone pour achemi-
ner les produits manquants.
Nous en avons la profonde con-
viction, si nous changeons en
profondeur les mentalités, l’éco-
nomie circulaire peut transfor-
mer radicalement le modèle de
notre secteur et son impact sur la
planète, en jouant un rôle moteur
pour préserver nos ressources
naturelles et le climat.
L’application de la responsabi-
lité élargie des producteurs aux
produits et matériaux de cons-
truction du secteur du bâtiment
au 1er mai, promue par la loi anti-
gaspillage et économie circulaire
de 2020, constitue une occasion
unique dont il faut nous saisir
collectivement. p
Thierry Méline est président
de Colas France, une filiale
du groupe Bouygues
­spécialisée dans les
infrastructures de transport,
notamment de routes

26 | Idées
La polarisation,
fièvre des sociétés
démocratiques
Le bras de fer sur la réforme des retraites a fait surgir le spectre de la polarisation.
Née aux Etats-Unis, cette augmentation de la conflictualité idéologique, qui a atteint
son apogée sous Donald Trump, a-t-elle gagné la France ? L’Hexagone est moins fracturé,
mais la logique majoritaire de la Ve République encourage les affrontements et entrave
les compromis nécessaires à la vie démocratique
S
ur le graphique animé qui s’affiche
sur l’écran, une trentaine de petits
drapeaux européens se déplacent
lentement de haut en bas et de
droite à gauche. Lorsqu’ils s’immo-
bilisent, ils dessinent une jolie pyra-
mide au sommet de laquelle triomphe la
bannière tricolore de la France. Un classe-
ment des terres où il fait bon vivre ? Un po-
dium récompensant les contrées les plus dy-
namiques ? Un palmarès des champions de
la gastronomie ? Nullement : le schéma me-
sure le degré de « polarisation politique » de
vingt-huit nations européennes – les vingt-
sept membres de l’Union et le Royaume-Uni.
Si la France trône au sommet de la pyramide,
c’est parce qu’elle est le pays d’Europe où les
dissensions politiques seraient les plus vives.
Ce baromètre a été imaginé en 2019 par des
chercheurs de l’université Charles-III de Ma-
drid. Fondé sur l’analyse des pages et des pro-
fils Facebook de 234 partis européens, il uti-
lise un indice de polarisation politique créé
en 2008 par l’universitaire américain Russell
J. Dalton. Sur cet indicateur échelonné de 0 à
10, l’Irlande, l’Italie, le Portugal, le Royaume-
Uni, l’Allemagne, le Danemark, la Finlande, la
Suède ou les Pays-Bas affichent un climat po-
litique tempéré – leur indice de polarisation
est inférieur à 5. La météo idéologique est
plus orageuse en France, qui remporte la
palme d’or de la polarisation (5,83).
Polarisation ? Né dans l’univers des mathé-
matiques et de la physique, ce mot s’est im-
posé dans le monde de l’emploi – les écono-
mistes parlent de polarisation du marché du
travail –, des religions – les sociologues s’in-
terrogent sur la polarisation religieuse de la
France – mais aussi des sciences politiques.
« Il s’agit d’un terme un peu attrape-tout, re-
connaît Tristan Guerra, politiste au labora-
toire Pacte, une unité de recherche du CNRS,
de l’université de Grenoble et de Sciences Po
Grenoble. Dans les huit principales revues de
sciences politiques internationales, j’ai re-
censé, depuis 2000, 322 articles sur la polari-
sation et plus de vingt manières différentes
de la mesurer ! »
Malgré ces incertitudes, les politistes amé-
ricains et européens qui utilisent ce concept
retiennent, pour le définir, deux critères.
Parce que la polarisation politique renvoie à
la notion de désaccord, elle désigne à la fois
une concentration des opinions au sein
d’un groupe et une distance entre ce groupe
et les autres. « C’est cette alliance d’homogé-
néité et d’hétérogénéité qui crée la polarisa-
tion, poursuit Tristan Guerra. Aux Etats-
Unis, par exemple, les enquêtes montrent que
les démocrates et les républicains sont de plus
en plus souvent d’accord entre eux et de plus
en plus souvent en désaccord avec le parti ad-
verse – la polarisation va donc croissant. »
Cette géographie idéologique trouve une
expression graphique dans les schémas sur
les préférences politiques. Les chercheurs y
positionnent les individus ou les partis sur
une échelle gauche/droite ou sur une échelle
pour/contre telle ou telle politique publique.
« Si tout le monde, ou presque, se trouve près
du centre, la polarisation est faible, précise
Jan Rovny, professeur associé au Centre
d’études européennes et de politique com-
parée de Sciences Po. Si, en revanche, une
grande partie d’entre eux sont regroupés du
côté du 0 ou du côté du 10, elle est forte, car les
camps sont à la fois distincts et éloignés. »
Plus qu’un penchant pour les extrêmes, la
polarisation désigne donc un équilibre : elle
ne mesure pas la radicalité des croyances
mais le degré de conflictualité entre les ci-
toyens. Pour qu’il y ait polarisation, une
forte présence de l’extrême droite ne suffit
pas – il faut aussi que le pays compte un
puissant mouvement de gauche. « En Ir-
lande, avant les années 2000, il y avait un
nombre très élevé de sympathisants d’ex-
trême droite mais on ne pouvait pas parler de
polarisation, car ce pays affichait un très fort
consensus autour d’idées considérées comme
de droite », précise Raul Magni-Berton, pro-
fesseur de sciences politiques à l’Institut ca-
tholique de Lille.
Dissensions idéologiques
Bien que le mot « polarisation » ait une con-
notation péjorative, il ne constitue pas for-
cément une mauvaise nouvelle. Parce qu’ils
croient aux vertus du pluralisme, les régi-
mes qui se réclament du libéralisme politi-
que protègent, voire encouragent, l’expres-
sion publique des désaccords. « La démocra-
tie, c’est à la fois le conflit et sa régulation,
l’expression des différends et l’art du compro-
mis, analyse Bruno Cautrès, chercheur au
Centre de recherches politiques de Scien-
ces Po. Les partis ont pour fonction de trou-
ver une issue apaisée aux tensions qui traver-
sent la société : leur mission est donc de tra-
vailler sur les clivages – ce qui crée forcément
de la polarisation. »
Cependant, point trop n’en faut, ajoute le
politiste dans un sourire. Une société démo-
cratique qui va bien, observe le chercheur
Tristan Guerra, est une société « un peu » po-
larisée – sans plus. « Quand les opinions sont
plus ou moins regroupées autour du centre,
leur synthèse est facile et, surtout, elle repré-
sente un grand nombre de citoyens, renché-
rit le politiste Raul Magni-Berton. Quand el-
les sont en revanche très hétérogènes, le com-
promis est hasardeux : avec une courbe en U,
il est difficile de trouver des points d’accord et
quand on en trouve, ils représentent bien peu
de monde. »
Dans les systèmes politiques polarisés, les
dissensions idéologiques sont d’autant plus
fortes que les partis nourrissent les affronte-
ments : héritée du juriste allemand Carl Sch-
mitt, la logique partisane « ami-ennemi »
constitue, selon Nicolas Sauger, professeur à
Sciences Po, l’un des ingrédients fondamen-
taux de la polarisation. « L’éloignement idéo-
logique compte, bien sûr, mais il n’explique
pas tout, souligne-t-il. Dans certains pays, les
partis, malgré leurs divergences, acceptent,
au nom du principe de responsabilité, de coo-
pérer au sein de coalitions de gouvernement.
Dans d’autres, ils sont rétifs aux alliances, ce
qui renforce le caractère irréductible des op-
positions – et donc la polarisation. »
Quand les tensions gagnent l’ensemble de
la société, quand elles érigent des frontières
entre les citoyens, les chercheurs parlent,
non plus de polarisation, mais de « polarisa-
tion affective ». Apparue dans les années
1990, cette notion désigne, selon le philoso-
phe néerlandais Bart Brandsma, une pensée
du « eux et du nous » fondée sur une détesta-
tion de l’« autre ». « La polarisation affective
désigne une moindre plasticité dans les posi-
tions », précise Nicolas Sauger. « Elle suppose
à la fois le soutien inconditionnel à l’endo-
groupe et la forte hostilité à l’exogroupe »,
ajoute Tristan Guerra. Le différend politique
fait alors place à l’antipathie, au ressenti-
ment, voire à la haine.
Ce phénomène prospère le plus souvent
dans les climats de guerre culturelle. « Les
controverses sur le mariage homosexuel ou
les droits des minorités raciales constituent
un terreau propice à la polarisation affective,
car ils créent une forte résonance entre l’iden-
tité des citoyens et les discours des partis,
poursuit Tristan Guerra. Les débats écono-
miques, qui sont des hard issues supposant
des compétences, c’est-à-dire un intérêt pour
la politique et une bonne connaissance des
programmes partisans, sont plus difficiles à
décrypter, pour les électeurs, que les polémi-
ques sur le genre ou la race. »
Parce que les identités sont plus figées que
les convictions, parce que les charges émo-
tionnelles sont plus puissantes que les argu-
ments rationnels, la polarisation affective
constitue souvent un danger pour les démo-
craties. Dans une étude publiée en 2022, les
politistes Emilie van Haute et Luca Bettarelli
constatent que les électeurs « polarisés » re-
fusent obstinément les compromis et adop-
tent volontiers des comportements protes-
tataires – abstention ou vote pour des partis
« L’Europe radicaux. Quand les camps deviennent irré-
a longtemps été conciliables, concluent-ils, les « risques d’im-
passe » se multiplient – notamment dans les
protégée par systèmes multipartites où les gouverne-
ments de coalition sont la règle.
des systèmes
« Bonnet blanc et blanc bonnet »
multipartisans, Souvent considérés comme l’un des ber-
moins favorables ceaux de la démocratie libérale, les Etats-
Unis ont été le premier grand pays à faire
à la polarisation l’expérience de la polarisation – au point
d’en devenir le symbole. Certains affirment
que le système que la tendance a émergé dans les années
bipartisan 1970, d’autres dans les années 2000, mais
tous conviennent qu’elle a atteint son acmé
américain » pendant le mandat éruptif de Donald
Trump (2017-2021). Dans ces années de
Tristan Guerra
guerre civile larvée, les Américains ont cessé
politiste
de comparer les démocrates et les républi-
cains à Tweedledee et Tweedledum, les deux
personnages quasi identiques rencontrés
par Alice dans le roman de Lewis Carroll De
l’autre côté du miroir – les « bonnet blanc et
blanc bonnet » américains.
Aujourd’hui, le climat souvent consensuel
de la fin du XXe siècle a fait place à un mou-
vement de « purification idéologique », selon
le mot de l’historien américain Michael C.
Behrent : les démocrates centristes et les ré-
publicains modérés sont moins nombreux.
« A partir des années 2000, cette polarisation
des élites politiques s’est diffusée dans l’en-
semble de la société, ajoute Olivier Rozen-
berg, chercheur au Centre d’études euro-
péennes et de politique comparée de Scien-
ces Po. Les électeurs des deux camps ont cessé
de se parler, de se comprendre et de se cô-
toyer : aujourd’hui, les woke abhorrent les
rednecks – et vice-versa. »
La polarisation de la vie politique améri-
caine a atteint de tels sommets qu’elle a
nourri quantité d’ouvrages : le livre du jour-
naliste Ezra Klein Why We’re Polarized
(« pourquoi nous sommes polarisés », Avid
Reader Press/Simon & Schuster, 2020, non
traduit) est ainsi devenu un best-seller re-
commandé par Bill Gates et Barack Obama.
« Dans les années 2010, les travaux universi-
taires sur ce phénomène se sont beaucoup
développés, constate le chercheur Jan Rovny.
Nombre de politistes américains – comme Ja-
cob S. Hacker et Paul Pierson – ont démontré
que l’écart entre les élites républicaines et dé-
mocrates n’avait cessé de se creuser jusqu’à
l’élection, en 2016, de Donald Trump, qui a
marqué l’apogée de ce mouvement. »
Dans La Mort des démocraties (Calmann-
Lévy, 2019), Steven Levitsky et Daniel Ziblatt,
professeurs de science politique à Harvard
(Massachusetts), attribuent la polarisation
des Etats-Unis à l’abandon des deux règles
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
implicites qui gouvernent la démocratie : la
« tolérance mutuelle », qui suppose de consi-
dérer ses adversaires comme des rivaux lé-
gitimes et non comme des ennemis, et la
« retenue institutionnelle », qui enjoint aux
élus de ne pas abuser des outils légaux mais
contraires à l’« esprit » démocratique – l’obs-
truction parlementaire systématique pour
l’opposition et l’usage excessif du décret
pour la majorité.
Alors que la polarisation politique des
Etats-Unis ne fait guère de doute, celle de
l’Europe – et notamment de la France – sus-
cite infiniment plus de débats. Les dérives
observées aux Etats-Unis ont-elles, au cours
des dernières décennies, franchi l’océan At-
lantique ? Se sont-elles invitées sur le conti-
nent européen ? « L’Europe a longtemps été
protégée par des systèmes multipartisans qui
sont moins favorables à la polarisation que le
système bipartisan américain, estime le poli-
tiste Tristan Guerra. Mais, depuis les années
1980, elle connaît, elle aussi, une forte polari-
sation des partis – même si ce phénomène ne
s’accompagne pas toujours d’une polarisa-
tion des électeurs. »
Si l’on s’en tient aux deux critères de Steven
Levitsky et Daniel Ziblatt, la réforme des re-
traites a constitué, en France, un moment de
forte polarisation – au moins au sein des éli-
tes politiques. Lors du débat parlementaire,
les députés ont en effet délaissé le principe
de la « tolérance mutuelle », et le gouverne-
ment comme l’opposition ont allègrement
piétiné la « retenue institutionnelle » qui ca-
ractérise, selon les auteurs, l’esprit démocra-
tique : le gouvernement d’Elisabeth Borne a
usé et abusé des procédures contestées du
« parlementarisme rationalisé », tandis que
ses opposants s’engageaient dans une ba-
taille d’obstruction sans merci afin de blo-
quer coûte que coûte le texte.
Avis partagés
Aux yeux de nombre de politistes, l’inten-
sité de cette bataille politique ne suffit ce-
pendant pas, à elle seule, à caractériser un
mouvement de polarisation en France. Il
faudrait également, selon eux, que les fron-
tières entre les forces politiques françaises
soient devenues nettement plus étanches ;
que la présence, au centre de l’échiquier,
d’élus ou d’électeurs qui passent aisément
d’un camp à l’autre ou qui défendent des
stratégies de compromis se soit affaiblie et
que cette logique de clans imprègne avec
une même puissance les partis et leurs élec-
teurs. La France en est-elle vraiment là ? Les
avis des politistes sont partagés.
Pour Jan Rovny, l’Hexagone est en voie de
polarisation : depuis plusieurs décennies,
explique-t-il, la « zone de contact » entre les
modérés de chaque camp ne cesse de se ré-
duire. Les stratégies partisanes fondées sur
la distinction « amis-ennemis » s’intensi-
fient, ajoute le politiste Raul Magni-Berton.
« Les élections présidentielles de 2017 et 2022
ont été marquées par une forte polarisation,
renchérit Bruno Cautrès. Les finalistes in-
carnaient deux extrêmes opposés – l’opti-
misme, la confiance et l’ouverture au monde
pour Emmanuel Macron ; l’inquiétude, la co-
lère et la défense de la souveraineté natio-
nale pour Marine Le Pen. »
Tristan Guerra et Olivier Rozenberg, en re-
vanche, ne sont pas convaincus qu’un vent
de polarisation souffle sur la France. Le pre-
mier souligne la rareté des enquêtes longi-
tudinales solides sur les préférences de
l’électorat, le second la persistance, chez les
socialistes et Les Républicains, d’un esprit de
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­Samedi 17­ juin 2023
olivier Bonhomme
compromis qui se manifeste lors des scru-
tins parlementaires. « Les débats à l’Assem-
blée nationale sont d’une virulence inédite,
mais le PS [Parti socialiste] et LR [Les Répu-
blicains] acceptent de négocier des amende-
ments avec la majorité, de voter des textes du
gouvernement ou de s’abstenir pour qu’un
projet de loi puisse passer – ce qui témoigne
non d’une stratégie radicale d’opposition,
mais d’une aspiration à la coopération », ex-
plique Olivier Rozenberg.
Si les diagnostics des politistes sur la pola-
risation divergent, tous s’accordent cepen-
dant sur un constat : depuis l’avènement de
la Ve République, en 1958, le paysage idéolo-
gique de la France a profondément changé.
Dans les années 1970, 1980 et 1990, la vie po-
litique de l’Hexagone était entièrement
structurée autour d’une frontière étanche
séparant la droite de la gauche. Cette forte
bipolarisation, souligne Olivier Rozenberg,
était le fruit des logiques institutionnelles
mises en place par le général de Gaulle :
l’élection du président de la République au
suffrage universel à deux tours et celle des
députés au scrutin majoritaire « favorisent
mécaniquement la bipolarisation ».
Les élections présidentielles de 1974, 1981
et 1988 marquent, selon le politiste, l’apogée
de ce mouvement. « Dans la France des an-
nées 1970 à 1990, le sentiment d’apparte-
nance à l’un des deux camps était inscrit au
cœur de toutes les identités politiques, pour-
suit Olivier Rozenberg. Il s’étendait à la con-
sommation culturelle et aux modes de vie : les
fans de Michel Sardou s’opposaient à ceux de
Renaud, les fans du “Bébête Show” à ceux des
“Guignols de l’info”, les fans du Figaro à ceux
de Libération, les fans de Thierry Le Luron à
ceux de Coluche… Tout ou presque était alors
lu au prisme de l’opposition droite-gauche ! »
Au cours des années 1990, cette bipolarisa-
tion vole en éclats. « Dans la foulée des dé-
bats sur le traité de Maastricht [1992], le pay-
sage politique se fragmente peu à peu, ana-
lyse Bruno Cautrès. Au clivage classique gau-
che-droite sur l’économie (interventionnisme
versus libéralisme) s’ajoute un clivage cultu-
rel (ouverture versus fermeture) sur l’Europe,
l’immigration ou les droits des minorités, qui,
souvent, ne correspond pas au premier – ce
qui brouille les frontières idéologiques. Le
centre droit défend ainsi l’ouverture libérale
en économie, la fermeté en matière d’immi-
gration et, parfois, le conservatisme culturel
dans le domaine des mœurs. »
L’âge de la tripolarisation
Ce chevauchement des clivages a fait entrer
la France dans l’âge de la tripolarisation.
Aujourd’hui, les échéances électorales oppo-
sent, non plus deux camps idéologique-
ment cohérents qui acceptent le jeu des al-
liances et des alternances, mais une gauche
sociale et écologique, un centre libéral et
européen, et une extrême droite souverai-
niste et identitaire qui peinent à trouver le
chemin des compromis – et des coalitions.
« Trois partis peuvent actuellement accéder au
second tour des présidentielles ou des législati-
ves, mais aucun n’obtient la majorité absolue,
tous rechignent aux alliances et l’un d’entre
eux, le Rassemblement national, est exclu du
jeu politique », souligne Raul Magni-Berton.
Cette épineuse équation bouscule en pro-
fondeur les équilibres de la Ve République –
sans l’empêcher, pour autant, de poursui-
vre son bonhomme de chemin. En fournis-
sant à l’exécutif des armes aussi efficaces
que le 49.3 ou le vote bloqué, le « parlemen-
tarisme rationalisé » mis en place en 1958
masque la profondeur de la crise en per-
mettant à des gouvernements contestés de
faire voter des textes impopulaires. « Cette
primauté de l’exécutif peut donner le senti-
ment que le pays est gouverné, poursuit
Raul Magni-Berton. Mais l’ambition d’une
démocratie libérale, ce n’est pas de faire
Idées | 27
délibération citoyennes : les conférences de
consensus et les conventions composées de
femmes et d’hommes tirés au sort ont en
effet le mérite d’encourager la tempérance,
l’argumentation et le compromis.
C’est ce qu’ont montré, en 2019-2020, la
convention citoyenne pour le climat, puis,
en 2021-2022, la convention sur la fin de vie.
Alors que les élus locaux, les parlementaires
et les partis politiques échouaient depuis
des années à construire un consensus sur
ces questions que l’on disait explosives, les
citoyens tirés au sort sont parvenus à élabo-
rer une feuille de route commune. Au terme
de plusieurs mois de travail, 76 % des ci-
toyens de la convention sur la fin de vie se
sont prononcés en faveur d’une « aide active
à mourir » et 95 % de ceux de la convention
climat ont approuvé les 149 propositions
présentées dans le rapport final.
Respect mutuel
Comment ont-ils réussi à élaborer des com-
promis qui paraissaient hors de portée de
l’Assemblée nationale ou du Sénat ? D’abord
parce qu’ils ont mis en place une méthode
de délibération exigeante : les convention-
nels ont longuement auditionné des ex-
perts, travaillé pendant des mois en séance
plénière et en petits groupes, mais surtout,
reporté le vote à la fin de l’exercice afin d’ac-
corder une place prépondérante aux échan-
ges d’argumentation. Ensuite parce qu’ils
n’étaient pas prisonniers, comme les élus,
des positions historiques de leurs mouve-
ments et de la discipline de vote partisane –
ce qui a engendré, au sein de ces assemblées,
une qualité d’écoute et un respect mutuels
qui ont rarement cours au Parlement.
Si les conventions citoyennes permettent
de contenir la polarisation, les réformes ins-
titutionnelles peuvent, elles aussi, œuvrer
en ce sens. Selon Jan Rovny et Raul Magni-
Berton, la France devrait adopter un sys-
tème politique plus « inclusif ». « Les sociétés
européennes sont de plus en plus pluralistes
et les paysages politiques de plus en plus frag-
mentés mais, au lieu de renforcer l’exécutif et
de fabriquer au forceps des majorités artifi-
cielles, il vaudrait mieux que la France ap-
prenne à “faire avec” la polarisation – c’est-à-
dire qu’elle adopte un mode de gouverne-
ment qui apaise les tensions, qui suscite
l’adhésion et qui encourage le compromis »,
estime Raul Magni-Berton.
L’une des pierres de cet édifice pourrait
être, selon le chercheur, un changement du
mode de scrutin. En accordant une forte
prime aux grands partis, en écrasant les
­petites formations politiques, le scrutin
aboutir coûte que coûte les projets de la majoritaire à deux tours, qui régit l’élection
­majorité : c’est de conférer de la légitimité à des députés, agit comme un miroir
ses décisions. » ­déformant. « Cette distorsion est d’autant
Si la démocratie se mesure à l’aune de ce plus préoccupante qu’elle ne cesse de s’ac-
critère, l’échec politique de l’Hexagone est centuer, poursuit Raul Magni-Berton.
patent. « En instituant un exécutif puissant, L’écart entre le nombre de voix recueillies par
en renforçant, par le biais du mode de scrutin, un parti et le nombre de ses représentants
le parti dominant, les institutions de la Ve Ré- est passé de 1,5 dans les années 1980 (20 %
publique ajoutent de la polarisation à un des inscrits obtenaient 30 % des sièges) à 4
monde politique déjà polarisé, regrette le en 2017 (15 % des inscrits obtiennent 60 %
« Au lieu de bâtir chercheur Jan Rovny. Au lieu de bâtir du con- des sièges). Cette arithmétique crée des mé-
sensus, ce système majoritaire nourrit les ten- contentements, des frustrations et des ten-
du consensus, sions et les affrontements. Ces dissensions sions – donc de la polarisation. »
le système n’empêchent certes pas le gouvernement de Si le scrutin proportionnel est plus juste,
gouverner, comme l’a montré l’épisode des re- complète Jan Rovny, il a aussi le mérite de
majoritaire de traites, mais elles fragilisent la cohésion so- nourrir, dans les élites politiques, un esprit
ciale et engendrent une grande défiance en- de conciliation et de coopération. « Dans un
la Ve république vers le parti au pouvoir et les institutions. » système proportionnel, les partis, au lende-
nourrit les Les grandes enquêtes européennes témoi- main des élections, doivent négocier – parfois
gnent de l’ampleur, en France, de ce climat pendant des mois ! – des coalitions exécutives
tensions et les de défiance. Ainsi l’European Survey Values et législatives fondées sur un accord de gou-
(2017) montre que, dans l’Hexagone, la con- vernement, explique le politiste. Mis en
affrontements » fiance dans les partis est nettement plus fra- œuvre en Allemagne et dans les pays scandi-
Jan Rovny gile que dans les autres pays d’Europe occi- naves, ce système limite considérablement la
professeur associé dentale : la proportion des « défiants abso- polarisation : au lieu de s’engager dans des lo-
à Sciences Po lus » (ceux qui n’ont pas « du tout » confiance giques d’affrontement, les partis sont obligés
dans les formations politiques) y atteint des de dépasser leurs différends afin de gouver-
sommets (45 %) – seules la Roumanie, la ner ensemble de manière responsable. »
Bosnie, la Croatie et l’Albanie dépassent la La Ve République est-elle capable de s’en-
France. Au Danemark, en Suisse, en Fin- gager dans cette voie ? Une rénovation de la
lande, en Islande, aux Pays-Bas, en Autriche vie politique qui nourrirait l’art du compro-
et en Allemagne, ce chiffre ne dépasse pas mis, la légitimité des décisions publiques et
20 % – il chute même à 10 % en Norvège et la confiance des citoyens est-elle possible ?
en Suède… Les pistes ne manquent pas : nombre de
Comment sortir de ce piège qui mine, jour commissions – Vedel en 1993, Balladur
après jour, la démocratie française ? Com- en 2009, Jospin en 2012 –, de partis politi-
ment concilier la mécanique puissamment ques et d’intellectuels ont, depuis trente
majoritaire de la Ve République avec l’émer- ans, réfléchi à la question. En janvier, Em-
gence de la tripolarisation ? Comment évi- manuel Macron a promis de faire « quelque
ter d’exacerber sans relâche la polarisation, chose de grand » dans le domaine des insti-
la défiance envers le pouvoir politique et tutions, mais la crise des retraites semble
l’affaiblissement de la légitimité des déci- avoir éloigné cette perspective – peut-être
sions publiques ? Certains plaident pour le pour longtemps. p
développement de la participation et de la Anne Chemin

28 | Idées
Soudan : l’engrenage Autopsie de l’école des élites
des tensions Livre
ethniques relancé
Analyse
L
a guerre s’enlise au Sou-
dan et la perspective
d’une solution négociée
du conflit s’éloigne. L’Ara-
bie saoudite et les Etats-Unis ont
annoncé, le 1er juin, la suspension
des pourparlers de Djeddah entre
les forces armées soudanaises
(FAS) du général Al-Bourhane et
les Forces de soutien rapide (FSR)
de Mohammed Hamdan Daglo,
dit « Hemetti », à la suite de « vio-
lations flagrantes et répétées » des
cessez-le-feu annoncés.
Les combats redoublent d’in-
tensité, alors que l’armée régu-
lière mène une contre-offensive
contre les paramilitaires. Malgré
leur force de frappe supérieure,
les FAS ne parviennent pas à met-
tre en déroute les FSR, qui occu-
pent la majeure partie de la capi-
tale, Khartoum, et de larges pans
du Darfour, dans l’ouest du pays.
Deux factions qui se sont al-
liées en 2021 pour faire dérailler
la transition démocratique
amorcée deux ans plus tôt avec
la chute d’Omar Al-Bachir s’af-
frontent pour le pouvoir, avec,
en toile de fond, la division au
sein de l’appareil de sécurité, la
militarisation de l’économie et la
« milicisation » du pays, héritage
de trente ans de régime isla-
miste. Si ce n’est pas une guerre
civile, du moins pas encore, la
lutte intestine commence à ravi-
ver les divisions ethniques du
pays, de vieilles plaies jamais re-
fermées.
Si le Soudan est un Etat fédéral,
la pratique du pouvoir y a été his-
toriquement extrêmement cen-
tralisée et les régions périphéri-
ques ont pâti d’un schéma de dé-
veloppement asymétrique hérité
du système colonial britannique.
L’arrivée au pouvoir d’Omar Al-
Bachir en 1989, à la suite d’un
coup d’Etat fomenté par le mou-
vement islamiste, a exacerbé ce
système d’exploitation prédateur
des périphéries par le centre et a
nourri un cycle de conflits répé-
tés, culminant avec la sécession
du Soudan du Sud en 2011.
« Djihad d’Etat »
Au cours de ces campagnes mili-
taires contre des rébellions du
sud du pays s’estimant marginali-
sées et luttant contre des discri-
minations ethniques, ce régime
de fer a constitué des milices pa-
rallèles à l’armée régulière. Entre
recrutements forcés et idéologi-
sation des masses, le pouvoir isla-
miste a orchestré un « djihad
d’Etat », chargeant des centaines
de milliers de combattants de
tuer et de terroriser des popula-
tions civiles suspectées de soute-
nir les insurgés.
A partir de 2003, Al-Bachir a re-
produit le même schéma au Dar-
four, en armant des milices issues
de clans arabes, les janjawids, qui
ont secondé l’armée régulière
dans son opération d’épuration
ethnique. En adoubant l’un de
leurs chefs, « Hemetti », à la tête
des Forces de soutien rapide
en 2013, pensant trouver un con-
trepoids à son propre état-major,
le régime d’Al-Bachir a semé les
graines de sa propre destruction.
Depuis, rien n’a semblé pouvoir
freiner la montée en puissance de
l’ambitieux chef de guerre dar-
fourien, issu d’une famille d’éle-
veurs de dromadaires d’un clan
arabe rizeigat, que rien ne prédes-
tinait à atteindre les hautes sphè-
res du pouvoir à Khartoum.
En 2019, « Hemetti » provoque la
chute de son mentor Al-Bachir et
est propulsé numéro deux du
Conseil souverain, siégeant au
côté du général Bourhane qui re-
prend alors les rênes du pays.
« Hemetti » joue progressive-
ment sa propre partition, se po-
sant en rempart contre la résur-
gence des islamistes et en défen-
Les populations
non arabes
revivent le
cauchemar d’une
guerre qui n’a
jamais vraiment
cessé
seur des régions marginalisées.
Mais son ascension profite sur-
tout à son clan, assis sur un em-
pire minier et une nébuleuse
d’entreprises opaques.
Avec l’envoi de mercenaires au
Yémen et la manne financière de
la contrebande d’or pour le
compte des Emirats, sa milice de-
vient une force bien équipée et en-
traînée (estimée entre 80 000 et
120 000 hommes), perçue comme
une menace au sein de l’état-ma-
jor de l’armée régulière, notam-
ment de son noyau islamiste.
Un pays, deux armées. Les in-
grédients d’une confrontation
militaire étaient réunis depuis
longtemps. Khartoum, bombar-
dée depuis le 15 avril par les Mig
de l’armée soudanaise, se vide de
ses habitants. Plus de 700 000
d’entre eux ont été forcés à s’exi-
ler, comme autrefois les popula-
tions des périphéries, dans une
sorte de rééquilibrage brutal de
l’histoire.
Exécutions, viols
Parmi les FSR, les discours de
haine se multiplient, exploitant
des références à la suprématie
ethnique des tribus arabes noma-
des sur les autres communautés,
notamment les différentes tribus
originellement sédentaires du
Darfour considérées comme
zarga (« bleues » ou « nègres ») ou
comme « esclaves ». Les popula-
tions non arabes revivent le cau-
chemar d’une guerre qui n’a ja-
mais vraiment cessé. Leurs villa-
ges sont pillés, incendiés, les exé-
cutions sommaires de civils et les
viols se multiplient.
Si l’armée régulière est critiquée
pour son inefficacité à protéger la
population et pour ses sympa-
thies islamistes, elle apparaît
pour de nombreux Soudanais
comme un moindre mal. Face à
une force paramilitaire mobile et
efficace, elle réactive les milices
actives sous le régime islamiste et
convainc de nombreux chefs tri-
baux d’inciter les civils à s’enga-
ger à ses côtés. Au Darfour, cette
mobilisation a pris une tournure
ethnique, notamment à Al-Ge-
neina, où des groupes d’autodé-
fense de la communauté masalit
tentent de contrer les assauts des
milices arabes affiliées aux FSR.
A mesure que la guerre dure,
chaque camp installe un narratif
du « eux contre nous », laissant
présager d’une dangereuse spi-
rale de la violence. Le scénario de
2003 au Darfour se répète, mais
dans une plus grande indiffé-
rence ­internationale. Les appels à
la désescalade des puissances
étrangères, Etats-Unis en tête,
sonnent creux.
Aveuglées pendant des mois
par l’illusion que les militaires
étaient les seuls à même de ga-
rantir la stabilité du pays, les
chancelleries occidentales ont été
prises de court par les premières
détonations. Désormais, elles
manquent de leviers et s’entêtent
à appliquer des recettes qui ont
prouvé par le passé leur ineffica-
cité. Impuissantes face à une
guerre qui se joue désormais à
huis clos. p
Eliott Brachet
(Khartoum, correspondance)
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D
ans la constellation des grandes
écoles, Sciences Po occupe une
place centrale et singulière. Si-
tuée au cœur de Paris, non loin
des ministères, elle fournit qua-
siment l’intégralité des ministres et présidents
de la République depuis au moins soixante
ans, tout en se massifiant et en diversifiant ses
domaines de formation. L’école de la rue Saint-
Guillaume accueille aujourd’hui 15 000 élèves,
dont 70 % choisissent, en fin de parcours, de
travailler dans le secteur privé. Elle dispose
d’un centre de recherches politiques, d’un cen-
tre de recherches internationales, d’un centre
d’histoire, de différents centres de sociologie
et d’une école de journalisme.
Elle forme désormais des dirigeants qu’on
retrouve dans la plupart des secteurs d’acti-
vité : journalistes, représentants politiques,
acteurs du monde économique. Sciences Po
est « le fil conducteur qui relie les élites autori-
sées à prendre la parole », résume Mathieu
­Dejean. Dans une enquête critique, Sciences
Po, l’école de la domination, le journaliste au
pôle politique de Mediapart met en évidence
le rôle de Sciences Po dans la division du « tra-
vail de la domination » : « Si l’ENA a souvent été
qualifiée d’école du pouvoir, Sciences Po est
celle d’une domination idéologique diffuse. »
Afin de saisir ce phénomène et la place cen-
trale de Sciences Po dans la formation des éli-
tes, Mathieu Dejean opère un détour par l’his-
toire. Il revient sur la fondation de l’école
en 1872, en réaction à une double crise de gou-
vernementalité en France suite à la défaite de
Sedan et à la Commune de Paris.
L’effondrement de l’Empire, le retour de la
République et la permanence du suffrage uni-
versel ébranlent les certitudes du parti con-
servateur. « C’est sur ce terreau que germe l’idée
d’une école qui forme les élites françaises selon
des principes politiques et moraux adaptés à la
Demander l’asile n’est pas un crime | par Serguei
Repenser l’internationalisation
La revue des revues
S’ internationaliser. Cette injonction
touche plusieurs secteurs de la so-
ciété, particulièrement la recher-
che. Elle est généralement perçue comme
une stratégie valorisante pour des scientifi-
ques en quête d’une plus grande reconnais-
sance. Cette évidence mérite d’être ques-
tionnée, remarquent les sociologues Gisèle
Sapiro et Quentin Fondu dans l’éditorial
qui ouvre le dernier numéro de la revue
­Actes de la recherche en sciences sociales,
fondée en 1975 par Pierre Bourdieu.
Dans un monde où l’université est dres-
sée en épouvantail par des dirigeants popu-
listes ou autoritaires, ils constatent que
« l’internationalisation est souvent une stra-
tégie par défaut quand le cours des trajectoi-
res et des carrières est brusquement inter-
rompu par un changement des conditions
politiques et économiques ».
Le sociologue Alihan Mestci consacre un
article sur les « académies de solidarité »
0123
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­Samedi 17­ juin 2023
Qu’on ne s’étonne donc pas si, du Front po-
pulaire à Mai 68, Sciences Po a longtemps été
considérée comme une anomalie à gauche,
rappelle Mathieu Dejean. Le Parti commu-
Sciences Po, niste a réclamé sa nationalisation. L’historien
l’école de la et résistant Marc Bloch (1886-1944) a fustigé sa
domination responsabilité dans la catastrophe de 1940,
l’accusant d’avoir formé les hauts fonction-
de Mathieu
Dejean, naires à mépriser la démocratie. Les étudiants
La Fabrique, de Mai 68 espéraient encore sa suppression.
160 p., 14 € Aujourd’hui, la critique envers l’école de la rue
Saint-Guillaume s’est considérablement tarie.
Occultée par le rayonnement contemporain
nouvelle époque. Elle modèlerait les esprits des de l’école, elle est comme « atone, désarmée »,
futurs dirigeants, pour les rendre capables de note Mathieu Dejean. La mise en place à Scien-
gouverner et de neutraliser les conflits. (…) Une ces Po des conventions éducation prioritaire
école qui serait donc dans la continuation de la semble avoir porté ses fruits : « Sciences Po
répression par d’autres moyens. » passe moins pour l’école du gotha que pour
La classe dirigeante se mobilise pour défen- l’institution élitiste qui a prôné avant les autres
dre ses intérêts, trouve en son sein les indivi- l’ouverture sociale, si minimale soit-elle. »
dus capables de restaurer sa domination : en Les dirigeants de Sciences Po jurent qu’elle
l’occurrence, Emile Boutmy (1835-1906), bour- n’est plus la même, pointe Mathieu Dejean : à
geois libéral, intellectuel discret, mais surtout l’occasion de son cent-cinquantième anniver-
homme de réseau à qui l’on doit la création de saire en 2022, ils ont affirmé qu’elle n’était
l’Ecole libre des sciences politiques. Face au bas- plus réservée aux privilégiés – la proportion
culement de leur monde, les classes dirigean- de boursiers est passée en vingt ans de 6 % à
tes auront leur prestigieuse école, berceau de la près de 30 %. Ils jurent qu’on ne peut plus la
« méritocratie ». Dès le départ, le fondateur taxer d’entre-soi – moins de 20 % des admis en
confie l’éducation de l’élite à des enseignants première année ont grandi dans la capitale –
venus du monde professionnel privé plutôt sous l’effet notamment de la politique
qu’à des purs produits de l’université. d’ouverture sociale développée depuis 2001.
Ils ne rencontrent pas beaucoup de contra-
Un lieu de reproduction sociale dicteurs, regrette le journaliste : à quelques ex-
Deux sections voient le jour : l’une adminis- ceptions près, l’histoire de Sciences Po reste la
trative, l’autre diplomatique. Au-delà des chasse gardée d’auteurs de la maison, qui don-
­connaissances, on y apprend aussi un certain nent souvent dans l’autocélébration. Mathieu
maintien. Jusqu’en 1943, il n’y a pas de Dejean renoue avec une critique mise en sour-
­concours d’entrée : il suffit de s’acquitter de dine. « Car, aujourd’hui plus que jamais, ce cur-
droits de scolarité assez élevés. L’Ecole libre sus a aussi des effets sur la composition sociolo-
des sciences politiques est un lieu privilégié gique et la diversité des idées dans les partis poli-
de la reproduction sociale qui vise à « former tiques et la représentation nationale, alimen-
et légitimer par les compétences une élite diri- tant la critique des professionnels de la politique
geante strictement triée socialement, pour qui monopolisent les postes des dirigeants. p
fixer un cap à la foule ignorante ». Margherita Nasi
créées en Turquie. Différents centres de dif-
fusion de la connaissance alternatifs ont
sitaires. A travers une enquête conduite
auprès de chercheurs turcs, Alihan Mestci
été mis sur pied face à la rude reprise en
main de l’université par le gouvernement
du président Erdogan. L’autoritarisme de ce
régime a monté d’un cran après les opéra-
tions militaires menées contre les régions
reconstitue le parcours d’une internationa-
lisation, qui est tout autant un acte de résis-
tance que de réinvention personnelle.
Alexander Bikbov et Daria Petushkova,
sociologues, signent un article sur la
kurdes en 2015 et la tentative de coup d’Etat ­traduction d’ouvrages de sciences humai-
ratée de juillet 2016. De nombreux univer- nes et sociales en Russie après 1990. Les
sitaires signataires d’une tribune collective auteurs tracent ainsi l’évolution d’un
publiée en janvier 2016 pour dénoncer l’of- ­marché qui fait l’expérience d’une ouver-
fensive militaire font face à des persé­- ture après la chute de l’URSS, puis d’un
cutions, des révocations de masse sont éga- ­repli imposé par le pouvoir politique,
lement décrétées. Plusieurs choisissent ainsi que par la nécessité de la rentabilité.
alors l’exil – une internationalisation subie. Dans ces ­conditions, il devient nécessaire
de ­trouver des appuis à l’Ouest, ce qui
Un acte de résistance ­contribue à consacrer des auteurs améri-
D’autres restent sur place et créent des cains ou européens. p
­contre-institutions universitaires. Ils doi- Marc-Olivier Bherer
vent trouver des bailleurs de fonds à l’étran-
ger pour soutenir leurs activités, mais se Actes de la recherche en sciences
heurtent à une difficulté : les fonds de re- sociales, « Repenser
cherche leur sont inaccessibles car les struc- l’internationalisation », Seuil/EHESS,
tures créées n’ont pas d’affiliations univer- numéro 246-247, 160 p., 22 €.
0123
­
­Samedi 17­ juin 2023
Culture | Chronique
p ar Mi c he l G ue rr i n
Le dilemme lié aux
caricatures de Mahomet
L
a Maison du dessin de
presse devrait ouvrir dé-
but 2026 à Paris, mais dès
aujourd’hui ses concep-
teurs sont face à un dilemme in-
soluble : faut-il y exposer les cari-
catures de Mahomet, à l’origine
de la tuerie de douze personnes à
Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015 ?
Dire non induira une polémique.
Dire oui en provoquera une autre.
Georges Wolinski, dessinateur
de Charlie, est le premier à se dé-
mener pour qu’une telle maison
voie le jour, afin de défendre une
riche tradition du dessin satiri-
que. Après son assassinat, son
épouse, Maryse, reprend le flam-
beau. En 2022, un mois après la
mort de cette dernière, Emma-
nuel Macron choisit d’implanter
cette Maison à Paris.
Sans le couple Wolinski, sans
Charlie, sans les attentats de 2015,
il n’y aurait pas de Maison. Le site
est un lycée du centre, qui sera
fermé durant l’été puis offert
par la Ville. Soit 1 500 m2 à réno-
ver – une taille modeste – pour
abriter un parcours permanent
sur l’histoire du dessin de presse,
des expositions temporaires, des
débats… Savoir si le parcours per-
manent présentera les caricatu-
res de Mahomet sera débattu en
septembre par un conseil
d’orientation, réunissant une
vingtaine de dessinateurs ou his-
toriens, sous l’autorité du minis-
tère de la culture et de son cadre
Philippe Barbat. Mais la question
est déjà dans toutes les têtes et au
cœur des discussions.
Dans la mouvance Charlie, on
s’étonne qu’il puisse y avoir dé-
bat. Ecarter les caricatures serait
une insulte aux victimes du 7 jan-
vier et à Samuel Paty, l’enseignant
décapité en octobre 2020 pour
avoir fait réfléchir ses élèves sur
certains dessins. Les onze carica-
tures sont également entrées
dans l’histoire. Publiées en 2005
dans le journal danois Jyllands-
Posten, elles figurent l’année sui-
vante dans Charlie, qui ajoute en
couverture un dessin d’antholo-
gie de Cabu : Mahomet se cache le
visage par dépit en disant : « C’est
dur d’être aimé par des cons. »
Comment ne pas montrer des
caricatures protégées par une ju-
risprudence constante en France
et à la Cour européenne des droits
de l’homme : insulter les croyants
est interdit, insulter une religion
est toléré. Même le dessin de
Cabu est adoubé par les juges, es-
timant qu’il moque les extrémis-
tes, pas les fidèles.
Il sera problématique à un lieu
d’esprit muséal, visant à décryp-
ter une pratique fondée sur l’ex-
cès afin de faire réagir le specta-
teur, d’escamoter des caricatures
que des enseignants peuvent
montrer à leurs élèves. Si le cur-
seur n’est plus la loi mais le fait
de ne pas offenser les musul-
mans – par peur et pour éviter les
accusations d’islamophobie –, les
chrétiens, dont on imagine qu’ils
vont prendre cher dans le par-
cours historique, pourraient
aussi s’indigner. D’autres com-
munautés également.
Dernière raison de montrer ces
caricatures : elles annoncent la
chute d’influence du dessin de
presse. Les journaux des Etats-
Unis ont fortement réduit la sa-
tire politique par « autocensure
préventive », selon les termes du
dessinateur suisse Patrick Chap-
Faut-il exposer
les caricatures
de Mahomet à la
future maison
du dessin
de presse ?
0123 | 29
Le réalisme
à l’épreuve
de Mohammed le démembrement d’un dissident, le jour-
naliste Jamal Khashoggi, avec des métho-
saoudite, qui se tient obstinément à dis-
tance dans le conflit ukrainien, a égale-
Ben Salman des dignes d’organisations mafieuses ; une ment affiché publiquement ses désac-
modernisation autoritaire du royaume, en-
fin, ponctuée par des exécutions capitales.
Mohammed Ben Salman a tout pour être
cords avec Moscou en matière de niveaux
de production de pétrole.
Longtemps, les pays attachés au libéra-
infréquentable. La puissance financière de lisme politique et à la défense des droits
son pays, celle que lui octroient ses im- humains ont rivalisé d’hypocrisie avec le
le dessin menses ressources énergétiques, et sur- royaume saoudien dans l’espoir de con-
tout les réajustements géopolitiques en trats mirifiques qui relevaient souvent de
satirique cours le rendent pourtant difficilement mirages. Ils sont contraints aujourd’hui
contournable. d’en rabattre pour éviter que le prince héri-
percute depuis Emmanuel Macron a fait depuis long- tier s’éloigne plus encore de leur camp.
temps cette analyse. Le président français Ce réalisme, ou proclamé tel, n’est évi-
peu la question avait été d’ailleurs le premier dirigeant demment guère glorieux. Il ne peut se jus-
identitaire
patte, avec pour symbole le New
York Times, qui l’a supprimée
E mmanuel Macron devait déjeuner
vendredi 16 juin avec le dirigeant
d’un pays qui ne cesse de s’affirmer.
Venu passer quelques jours dans le somp-
tueux château qu’il possède à Louvecien-
d’importance à se rendre dans le
royaume après l’émotion suscitée par l’af-
faire ­Khashoggi. Le revers humiliant essuyé
par son homologue des Etats-Unis, Joe Bi-
den, qui s’était rendu piteusement à Djedda
tifier que s’il produit des résultats là où
Riyad peut faire jouer son influence, qu’il
s’agisse du conflit ukrainien ou de l’im-
passe politique qui paralyse le Liban.
Mohammed Ben Salman doit compren-
en 2019. nes (Yvelines) avant une conférence inter- en 2022 pour quémander en vain une dre comme tous ses pairs autocrates que les
Chez Charlie, on s’inquiète de nationale consacrée à la dette des pays hausse de la production de pétrole après intérêts d’un pays, dans les désordres que
voir surgir dans le débat autour émergents organisée par Paris, le prince avoir juré qu’il ferait du prince un « paria », traverse le monde, sont rarement étroite-
de cette Maison tant d’âmes cha- héritier saoudien, Mohammed Ben Sal- n’a pu que le conforter dans la conviction ment nationaux et plus sûrement com-
ritables lui jurant leur soutien man s’est invité à l’Elysée. que les pays occidentaux n’étaient pas en muns au plus grand nombre. Qu’il s’agisse
tout en s’activant pour reléguer à C’est peu de dire que le personnage ali- mesure de l’ostraciser au nom des valeurs de la lutte contre le dérèglement climati-
la cave la part indomptable de la mente la controverse. Son pays a beau être qu’ils prétendent défendre. que, du respect de la Charte des Nations
caricature. Le journal sent mon- en mesure de s’acheter une image grâce à En quelques mois, le royaume a multi- unies et de ses principes comme la souve-
ter une « frilosité », « des genoux ses pétrodollars, ni le flot d’événements et plié les signes d’indépendance. Etroite- raineté et l’intégrité territoriale de ses
qui tremblent ». Il prévient : si le de stars du sport qu’il attire ni ses projets ment lié militairement, des décennies du- membres, ou encore de la riposte aux nou-
passé de sang est effacé, autant de développement pharaoniques n’effa- rant, aux Etats-Unis, il a conclu un rappro- velles pandémies, les preuves s’accumulent
renoncer à cette Maison. cent ce qui constitue déjà son bilan : la des- chement avec l’Iran sous les auspices du à l’appui de cette évidence. C’est être réelle-
Dans le camp d’en face, les ar- truction d’un pays, le Yémen ; le meurtre et grand rival de Washington, Pékin. L’Arabie ment réaliste que de le rappeler. p
guments sont aussi lourds. Le
premier est la sécurité. Accro-
chez les caricatures, il faudra
transformer la Maison en bun-
ker au cœur du Paris touristique.
Ce sera en contradiction avec un
projet culturel qui se veut
ouvert. Il y a les jeunes, aussi,
une cible prioritaire, qu’il ne sert
à rien de braquer. L’enquête so-
ciologique d’Olivier Galland La
Tentation radicale (PUF, 2018), in-
cluant 7 000 lycéens, montre que
ces derniers, surtout dans les
quartiers populaires, mais pas
seulement, estiment qu’on ne
doit pas se moquer des religions.
Pour en savoir plus, les anima-
teurs de la Maison ont lancé à
leur tour une enquête sur le rap-
port que le public entretient avec
le dessin de presse.
Coup de billard à douze bandes
Si on veut saborder le projet, affi-
chons les caricatures, s’émeuvent
enfin certains dessinateurs, ajou-
tant que, si on était malin, cette
Maison pourrait bousculer les es-
prits sans embraser le monde
arabe. La décision sur les caricatu-
res sera le fruit d’un coup de
billard à douze bandes qui finira à
l’Elysée. Quand on voit l’embarras
au ministère de la culture et que
la plupart de nos interlocuteurs
requièrent l’anonymat, on se dit
que cela va être coton. Sans doute
le nombre, la taille et l’emplace-
ment des dessins joueront un
rôle. Et le caractère du lieu : creu-
sera-t-il le sillon en vogue du « pas
de vague » ou cultivera-t-il son in-
docilité ?
S’invite ici un sujet non moins
délicat : le dessin satirique per-
cute depuis peu la question iden-
titaire, portée par toutes sortes de
groupes sociaux qui ne suppor-
tent pas d’être moqués et usent
des réseaux sociaux pour organi-
ser la riposte, avec pour consé-
quence de freiner les ardeurs des
dessinateurs et journaux. Dans le
numéro 56 de la revue Construc-
tif, en 2020, le spécialiste
Guillaume Doizy parle d’« auto-
censure sociale ».
Cette fois, les deux « camps »
s’accordent plutôt pour dire que
la future Maison doit « tout mon-
trer, quitte à choquer », y compris
les dessins de l’après-Mai-68, si-
gnés Wolinski ou Reiser, aussi
géniaux hier qu’ils sont problé-
matiques aujourd’hui, croquant
la femme en baromètre de leur
libido.
Sans vouloir freiner les ardeurs,
pointons quand même du doigt
un climat bien de l’époque. Cette
Maison du dessin de presse, que
tout le monde aurait applaudie
juste après les attentats de 2015,
colle moins à une société qui n’a
plus trop envie de revenir sur ce
trauma. Une société naguère per-
missive est devenue castratrice,
alors que l’Etat, naguère censeur,
endosse l’habit du protecteur des
créateurs. Le monde à l’envers. p
Sur le fil:
DE DAKAR À PARIS

17 mai– 30 juillet 2023

la Galerie Exposition,
ateliers, conférences

du 2 Pl Skanderbeg
75019 Paris
M LE MAGAZINE DU MONDE — 17 JUIN 2023 – NO 613

À LA VEILLE DU PROJET
DE LOI IMMIGRATION

DE LA CLANDESTINITÉ
À LA RÉGULARISATION

LES SANS-PAPIERS
 DANS LES CANTINES
DES POLITIQUES
M Le magazine du Monde n o 613. Supplément au Monde
n o 24401/2000 C 81975 / SAMEDI 17 JUIN 2023.
Ne peut être vendu séparément. Disponible en France
métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg. D O S S I E R : L E S F E S T I VA L S D E L’ É T É
COLLECTION MÉTIERS D’ART 2022/23
 Fort! Da!
(Là-bas ! Là !),
1985.
Centre d’art
contemporain
de Genève.

CARTE BLANCHE À Joseph KOSUTH.

JUSQU’À LA FIN JUIN, L’ARTISTE AMÉRICAIN DE 78 ANS PRÉSENTE CHAQUE
SEMAINE DANS “M” UNE ŒUVRE MARQUANTE DE SA CARRIÈRE. AINSI DE CES
PHOTOS GRAND FORMAT DONT LE TITRE S’INSPIRE D’UNE EXPÉRIENCE DE FREUD.

Cour tesy Joseph Kosuth

6
Ruth Negga 46 avenue Montaigne, Paris
Photographiée par Juergen Teller loewe.com
Au programme
DES SIGN ES. DE MINUSCULES
ANECDOTES, de toutes petites choses, des
histoires personnelles… C’est souvent à
cela que s’attache M Le magazine du
Monde pour raconter la société qui
change. Ces signes, justement, ont le don
d’éclairer les mouvements qui traversent
le pays. Ainsi, alors que le gouvernement
prépare, pour juillet, un projet de loi sur
l’immigration dans lequel il serait question
de procéder à des régularisations de
­travailleurs sans papiers, des parlemen-
taires de droite et d’extrême droite
montent sur leurs grands chevaux et
dénoncent le péril que cela ferait courir à
l’identité française. Olivier Marleix, pré-
sident du groupe Les Républicains (LR) à
l’Assemblée nationale, met en garde
contre ce qu’il appelle les « pompes aspi-
rantes ». La gauche, elle, reste relativement
silencieuse sur le sujet, comme si l’immi-
gration était un terrain glissant sur lequel
il ne faudrait pas s’aventurer. Trop risqué
en termes électoraux, sans doute…
Mais, dans de nombreux secteurs, la
pénurie de main-d’œuvre est criante. C’est
particulièrement vrai à l’approche de l’été.
Il manque des bras pour faire la plonge
dans les restaurants ou le ménage dans les
hôtels qui accueilleront bientôt les tou-
ristes. Il manque des bras pour ramasser
les fruits et les légumes qui viendront
égayer les marchés où se pressent les
vacanciers. Ces bras-là sont très souvent
ceux des étrangers, pratiquement les seuls
à accepter ces boulots ingrats, contrai-
gnants, exténuants. « On a besoin d’eux »,
assurent les restaurateurs que la journa-
liste Julia Pascual, qui suit les questions
migratoires pour Le Monde, a interrogés.
8
Elle a fait le tour des restaurants du
7e arrondissement de Paris, le quartier de
l’Assemblée nationale et de plusieurs
ministères. De Chez Françoise au
Solferino, elle a rencontré les patrons et
les employés de ces tables de pouvoir, aux
parcours souvent liés. Les salariés ont
démarré sans papiers, empruntant parfois
l’identité – et donc la carte de séjour –
d’un cousin, d’un oncle, d’un frère, pour,
comme on dit, « travailler sous alias ». Ils
ont fini par avouer leur situation à leurs
employeurs, qui ont accompagné leur
démarche de régularisation. Avec une cer-
taine malice, Julia Pascual fait la liste des
habitués de ces adresses prestigieuses :
il y a là les ténors politiques les plus farou-
chement opposés à l’idée de régulariser
des travailleurs en situation illégale,
essentiellement, donc, des responsables
du Rassemblement national et de LR.
Dans un autre registre, la journaliste spé-
cialiste de l’art contemporain Emmanuelle
Lequeux retrace la vie et la mort de
­l’artiste américaine d’origine cubaine Ana
Mendieta. La vie, c’est celle d’une perfor-
meuse puissante qui, comme de nom-
breuses femmes artistes, a été oubliée par
la postérité. Visionnaire à bien des égards,
elle a anticipé de près d’un demi-siècle les
débats qui nous agitent aujourd’hui. Sur
le campus de l’université d’Iowa, où elle
était étudiante, une jeune fille est violée,
et cela la marque tellement qu’elle
convoque ses congénères à une perfor-
mance dans sa chambre lors de laquelle
elle gît, inerte, recouverte de sang. Au
début de sa carrière, elle se fait greffer des
poils d’homme pour former une mous-
tache. Sa mort est marquée par le doute.
Ana Mendieta a été retrouvée défenestrée
en 1985, au pied de l’immeuble new-­
yorkais où elle habitait avec son mari,
l’artiste conceptuel Carl Andre, un des
maîtres du genre. L’enquête a montré
qu’elle s’apprêtait à le quitter et que des
témoins ont entendu une voix de femme
criant « non, non, non, ne fais pas ça ». Au
procès, Carl Andre est souvent apparu
confus et imprécis mais a fini par être
acquitté, faute de preuve. Génération
après génération, les militantes féministes
ont considéré comme certaine la culpabi-
lité de Carl Andre… En 1995, les Guerrilla
Girls, un groupe d’artistes-activistes né dix
ans plus tôt, ont même fait circuler un
tract montrant côte à côte O. J. Simpson,
acquitté du meurtre de son épouse cette
année-là, et Carl Andre. « Qu’ont en com-
mun ces deux hommes ? », s’interrogeaient-
elles. Depuis, chaque exposition de Carl
Andre donne lieu à des manifestations :
« Où est Ana Mendieta ? », clament les acti-
vistes, qui ont fait d’elle un symbole.
Cet été, le MoCo, à Montpellier, présente
la première grande rétrospective française
consacrée à l’artiste. Le commissaire d’ex-
position et la famille d’Ana Mendieta ont
décidé de ne pas faire référence aux cir-
constances de sa mort. Pour ne pas la
réduire à ce féminicide présumé. Pour
l’inscrire dans l’histoire de l’art non pas
comme une victime, mais comme la
grande artiste qu’elle est. Comme s’il n’y
avait plus de temps à perdre pour la
reconnaître. Cette exposition dit que la vie
– donc l’œuvre – d’Ana Mendieta compte
plus que sa (mystérieuse) mort.
Marie-Pierre LANNELONGUE
Le sommaire
LA SEMAINE
16 Entre-soi
Les fous du vieux volant.
17 
Le venin sans fin de
l’influenceur d’extrême
droite Papacito.
20 Depuis le « Watergate grec »,
les menaces contre les
médias se multiplient.
22 Aux Pays-Bas, la statue
d’une femme noire
fige les positions.
24 À Annecy, un maire
à toutes épreuves.
26 
C’est là que ça se passe
À Sainte-Geneviève-des-Bois,
les 60 ans du premier
hypermarché inauguré
en France.
30 Il y a cinquante ans, l’heure
de gloire des ouvriers de Lip.
34 Hélène Mouchard-Zay,
le château de son père.
36 Qui est vraiment…
Krystian Lupa.
38 C’est peut-être
un détail pour vous…
La Convention de
Bernard Cazeneuve.
40 La première fois que
“Le Monde” a écrit
Silvio Berlusconi.
LE MAGAZINE
41 Travailleurs sans papiers
à l’ombre des politiques.
Les tables fréquentées par
les députés et sénateurs qui
débattront bientôt d’une
nouvelle loi sur l’immigration
ont employé des sans-papiers
régularisés depuis grâce à ce
travail, illustrant la tension
à laquelle fait face ce secteur.
48 La fabrique des talents Pixar.
Fondée par Walt Disney dans
les années 1960, l’école d’arts
californienne CalArts forme
des étudiants en animation
dans une ambiance bohème.
Les élèves sortis de cette
pépinière ont offert au studio
américain une pluie d’Oscars.
Manon Chemineau pour M Le magazine du Monde. 2023 The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC/ADAGP,
52 Ana Mendieta, sa mort,
son œuvre. Longtemps
Paris Cour tesy The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC and Galerie Lelong & Co
occulté par son mystérieux
décès, en 1985, après une
chute d’un immeuble new-
yorkais, le travail visionnaire
de la plasticienne américaine,
fait enfin l’objet d’une grande
rétrospective en France.
58 PORTFOLIO
Instinct de vérité.
Une exposition au Jeu de
paume, à Paris, revient
sur les débuts, dans les
années 1950 et 1960, de
Frank Horvat, photographe
éclectique obsédé par les
regards et la sincérité de
ses images.
 LE GOÛT
69 Un tremplin en or. 80 Une chambre en ville 94 Écologiquement vôtre
Cap-Ferret, côté planches. Le kratip, panier à riz.
74 
Maintenant ou jamais 82 L’esprit du lieu
La céramique en œuvres. Repaire de conspirateurs. 97 Dossier festivals
Saskia Lawaks. Sophie Garcia/Hans Lucas pour M Le magazine du Monde

Escales estivales.
75 Fétiche 86 Making of La couverture
a été réalisée
De source sûre. Ron Mueck, 118 L’invité du podcast par Basile Bertrand
sculpteur de l’extrême. Rabih Kayrouz. pour M Le magazine
76 Tête chercheuse du Monde.
Garance Vallée 87 Réédition 120 Jeux
à trouble-sens. Ligne de flottaison.
122 Une histoire de…
77 Variations 88 Traitement de saveur Tabouret pliant.
Sauvés par la tong. En avant poulpe.

78 Exercice de style 89 À lire et à manger

Nombrils du monde. Canons de beauté.

92 De bouche à oreille

Les onigiri de chez O-Komé.

11
 DIRECTRICE ADJOINTE DE LA RÉDACTION_
Marie-Pierre LANNELONGUE

DIRECTEUR DE LA CRÉATION_
Jean-Baptiste TALBOURDET-NAPOLEONE

RÉDACTION EN CHEF ADJOINTE_

Grégoire BISEAU, Clément GHYS, Dominique PERRIN.

RÉDACTION Samuel BLUMENFELD, Yann BOUCHEZ, Zineb DRYEF, Olivier FAYE et Benoît HOPQUIN.
Avec Lucas MINISINI.
Sabine MAIDA (cheffe adjointe Lifestyle et beauté),
Caroline ROUSSEAU (cheffe adjointe Mode) et Fiona KHALIFA (coordinatrice Mode).
Avec Aude GOULLIOUD et Laëtitia LEPORCQ.
Chroniqueurs_Marc BEAUGÉ, Guillemette FAURE.
Assistantes_Aurora SALCEDO, Marie-France WILLAUME.

DÉPARTEMENT VISUEL Photo_Lucy CONTICELLO et Laurence LAGRANGE (direction),

Hélène BÉNARD-CHIZARI, Ronan DESHAIES (Instagram), Françoise DUTECH,
Federica ROSSI. Avec Moulaye DIARRA et Elie VILLETTE.
Graphisme_Audrey RAVELLI (cheffe de studio), Camille DURAND
et Marielle VANDAMME. Avec Guillaume LETELLIER.
Photogravure_Fadi FAYED et Laure MAESTRACCI et Ingrid MAILLARD.

ÉDITION Céline MORDANT (cheffe d’édition), Rachida GMIZ, Stéphanie GRIN

et Paula RAVAUX (cheffes d’édition adjointes). Boris BASTIDE, Béatrice BOISSERIE,
Geneviève CAUX, Nadir CHOUGAR, Sébastien JENVRIN, Joël MÉTREAU,
Agnès RASTOUIL. Avec Soizic BRIAND. Révision_Jean-Luc FAVREAU (chef de section),
Adélaïde DUCREUX-PICON. Avec Arnaud DUBOIS et Rachel TEYSSANDIER.
PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION : Louis DREYFUS
DIRECTEUR DU “MONDE”, DIRECTEUR DÉLÉGUÉ DE LA PUBLICATION,
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DIRECTION ADJOINTE DE LA RÉDACTION : Grégoire ALLIX, Maryline BAUMARD,
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Rédaction en chef : Laurent BORREDON, Emmanuel DAVIDENKOFF (événements), Michel GUERRIN, Alain SALLES (Débats et Idées) / Documentation : Muriel GODEAU (cheffe de service) et Vincent NOUVET /
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vice, réassorts pour marchands de journaux : 0 805 05 01 47 / Responsable informatique éditoriale : Emmanuel GRIVEAU / Informatique éditoriale : Toufic BOURDACHE, Christian CLERC, Igor FLAMAIN, Aurélie PELLOUX,
Ky RATTANAXAI, Pascal RIGUEL, Emanuel SANTOS, Thierry SELLEM / Directrice des abonnements : Lou GRASSER / Abonnements : abojournalpapier@lemonde.fr ; de France 03 28 25 71 71 ; de l’étranger +33 3 28 25 71
71 / PROMOTION ET COMMUNICATION : Marianne BREDARD, Marlène GODET et Élisabeth TRETIACK / Directeur des produits dérivés : Hervé LAVERGNE / M PUBLICITÉ_Directrice générale : Élisabeth CIALDELLA,
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Origine du papier : Norvège. Taux de fibres recyclées : 0%. Ce magazine est imprimé chez Maury certifié PEFC. Eutrophisation : PTot = 0.010kg/tonne de papier. Dépôt légal à paru-
tion. ISSN 0395-2037 Commission paritaire 0712C81975. Agrément CPPAP : 2002 C 81975. Distribution France Messagerie. Routage France routage.

12
 1 – JULIA PASCUAL, journaliste au Monde, est
c­ hargée depuis 2018 de la rubrique « Migrations ».
Elle s’attache notamment à documenter la situa-
tion des travailleurs sans papiers et a coréalisé en
2023 un documentaire sur ce sujet, Premier de
corvée (Arte-416 Prod). Pour M, elle a voulu se
pencher sur ces invisibles sans qui les restaurants
autour de l’Assemblée nationale, du Sénat et des
ministères ne tourneraient pas. « En se focalisant
sur les cuisines du pouvoir, on met en vis-à-vis une
parole politique souvent très hostile à l’immigra-
tion et la réalité du travail assumé par les sans-
papiers. » P. 41
2 – BASILE BERTRAND est un photographe installé
à Pantin. Il garde depuis ses débuts un intérêt
pour les gens, pour les villes et leur fonctionne-
ment. Diplômé de l’Ensad en 2021, il développe
une approche plutôt documentaire, à travers
l’expérimentation de l’argentique ou le soin
apporté à la restitution des couleurs. Pour M, il a
rencontré des salariés immigrés de la restaura-
tion régularisés grâce à leur travail : « On a eu la
chance de pouvoir accéder aux “coulisses” de ces
métiers que l’on ne voit que très peu. » P. 41
Elles et ils ont participé à ce numéro.
1 2
14
3 – CLÉMENTIN E GOLDSZAL est journaliste. À
l­’occasion de la sortie d’Élémentaire, la dernière
­production Pixar, elle s’est rendue sur le campus
de l’école d’art CalArts, où le réalisateur du film,
Peter Sohn, a étudié l’animation dans les
années 1990, dans le sillage de beaucoup de
grands noms du studio. « Cette école fut la concré-
tisation de l’ultime rêve de Walt Disney, juste
avant sa mort, de créer une “Cité des arts” sur la
Côte ouest. En le visitant, ainsi que le campus de
Pixar, à côté de San Francisco, j’ai un peu plus
compris la vision de cette légende d’Hollywood
qui perdure jusqu’à aujourd’hui. » P. 48
4 – DAMIEN MALONEY est un photographe améri-
cain né au Texas et basé en Californie. Pour ce
numéro, il s’est immergé au cœur de la section
animation de l’université artistique CalArts, ins-
tallée à Santa Clarita, dans la banlieue de
Los Angeles. « C’était comme un rêve pour moi
d’être dans ce lieu si prestigieux. Ça m’a donné
envie de retourner à l’école, l’énergie et l’esprit
créatif y sont si vifs. » P. 48
3 4
5 – EMMANUELLE LEQUEUX est journaliste et cri-
tique d’art pour Le Monde et Beaux-Arts Magazine
depuis une vingtaine d’années. Elle s’est intéres-
sée à l’Américano-Cubaine Ana Mendieta.
« Quand j’ai étudié l’art contemporain, dans les
années 1990, son nom n’était cité nulle part. Il a
commencé à l’être il y a dix ou quinze ans seule-
ment et l’on comprend aujourd’hui combien cette
artiste était visionnaire, comme féministe mais
aussi dans son plaidoyer pour renouer le dialogue
avec la terre. Au-delà de son destin tragique, son
œuvre bouleverse aujourd’hui les jeunes généra-
tions d’artistes. » P. 52
Christophe Meireis. Basile Ber trand. Clémentine Goldszal. Damien Maloney. Emmanuelle Lequeux
5
 ENTRE-SOI LES FOUS DU VIEUX VOLANT.
LES COLLECTIONNEURS DE VOITURES ANCIENNES AIMENT SE RÉUNIR LE TEMPS D’UN WEEK-END
AVEC LEURS SEMBLABLES POUR EXHIBER ET COMPARER LEURS ENGINS RESPECTIFS.
ELLES SORTENT AUX BEAUX
JOURS dans les campagnes de la
Meuse, du Saumurois ou du Vexin. Au
détour d’une départementale sur-
gissent quelques voitures anciennes
les unes derrière les autres, même
époque, même marque ou même
modèle. Ce sont les sorties de club, les
week-ends de rassemblement, les
anniversaires de modèles, où, à contre-
courant de l’époque, on peut encore
célébrer collectivement le plaisir d’as-
tiquer sa carrosserie, de respirer
l’odeur de l’essence et de faire tourner
sa voiture entre deux musées pour « la
tête et les jantes ». Aux collectionneurs,
ces week-ends offrent l’assurance de
tomber sur un autre fêlé sympathique
qui aura dépensé un peu plus que soi,
sera allé un peu plus loin pour déni-
cher une pièce, y aura consacré davan-
tage d’énergie… De quoi se sentir fina-
lement assez raisonnable. Et où
trouver quelqu’un susceptible de vous
écouter pendant une demi-heure
­parler de la réparation du bouchon
­d’essence ou de la qualité des balais
d’essuie-glace sans trahir le moindre
signe d’impatience ?
À QUOI ON LES RECONNAÎT
Ils vont « en » (« Meuse », « Berry »)
mais pas « dans la ou le ». Ils se
demandent ce qu’ils ont comme
modèle d’automobile et d’où ils
viennent bien avant d’échanger leurs
16
Texte Guillemette FAURE
prénoms. Ils tutoient immédiatement bobo ! » « Pour le garage, tu fais com-
n’importe quel propriétaire du même ment ? » « Toutes les Type E porte
modèle que le leur mais ne voient pas Maillot, c’était quelque chose… »
l’urgence à se demander ce qu’ils font « L’aluminium, après quarante ou cin-
dans la vie. Ils parlent de leur voiture quante ans, ça part en couilles. » « J’ai
comme d’un enfant un peu sensible aussi une petite 993 toute simple. »
ou d’un animal de compagnie un peu « Allez, on décapote ! » « Bonne route ! »
­fragile (« elle n’aime pas la chaleur »,
« elle a besoin de rouler »). Ils se LEURS GRANDES VÉRITÉS
retournent en entendant un bruit de Les voitures anciennes roulent peu en
moteur, pensant que c’est la leur. Ils ville, donc elles ne posent pas de pro-
savent reconnaître la légère pointe de blèmes de pollution. Une fois qu’on a
condescendance dans « automatique, englouti des fortunes pour la restaura-
c’est bien aussi ». Leurs épouses ont tion, autant rouler avec, ce n’est pas le
des smartphones remplis de photos prix d’une portière à réparer qui fera la
et de vidéos de véhicules. En toute différence.
objectivité, ils trouvent l’esthétique
de leur voiture intemporelle et les LEURS QUESTIONS EXISTENTIELLES
rassemblements qui lui sont consa- C’est d’origine (la couleur, le pot
crés bien plus sympas que ceux des d’échappement…) ? Tu l’as depuis
autres constructeurs. Les membres quand ? Elle ne perd pas un peu
de leur club sont majoritairement d’huile ? Qui va au Mans Classic ?
retraités, mais ils sont certains d’avoir
entendu dire que le public des collec- LEURS GRAAL
tionneurs automobiles rajeunissait. Être celui du groupe qui en est le pro-
Ils vont au salon Rétromobile « juste priétaire depuis le plus longtemps.
pour voir ». Dire « auto » plutôt que « voiture ».
Connaître au millier près le nombre
COMMENT ILS PARLENT d’exemplaires produits de son véhicule
« Et tu as quoi d’autre, comme auto ? » et sur quelle période.
« On était déjà au Rotary, Alain nous a
dit : “Venez au club Mercedes” ! » « En LA FAUTE DE GOÛT
noir, ça écrase un peu trop ses lignes. » Les moucherons sur le pare-brise, cer-
« Voyons qui a le plus beau rétroviseur. » tainement vintage, vu qu’il y en a
« Ça sent bon l’essence ! » « J’allume la moins aujourd’hui qu’autrefois, mais
télé et qu’est-ce que je vois ? Un écolo qui salissent quand même.

LE VENIN SANS FIN DE L’INFLUENCEUR
D’EXTRÊME DROITE PAPACITO.
Après Twitter en 2022, YouTube. Le 9 juin,
la plate-forme a fermé la chaîne d’Ugo
Gil Jimenez, alias Papacito, à la suite de
la campagne de haine qu’il a provoquée
à l’encontre du maire de Montjoi, en Tarn-
et-Garonne. Un revers loin de perturber le
Toulousain viriliste, figure très suivie de la
fachosphère : il compte sur sa communauté
et ses ouvrages pour continuer de diffuser
ses messages identitaires et sa promotion
de la violence comme mode d’action.
Texte Stéphanie MARTEAU
Capture d’écran LeBysus
LA SEMAINE
Papacito s’est mis
en scène dans
une vidéo avec
Pierre-Guillaume
Mercadal, l’éleveur
de porcs de Montjoi
pour lequel
il a déclenché
les hostilités.
IL VIENT DE RACCROCHER LES GANTS. Fin avril, le you-
tubeur d’extrême droite Papacito, 37 ans, a donné son dernier
cours aux gamins du Boxing Club toulousain, dans un quartier
populaire de la Ville rose, près de là où il a grandi. Pour autant,
cette figure de proue de la fachosphère n’est pas descendue
du ring, bien au contraire. Voilà plus de six mois qu’il mène une
croisade en forme de raid numérique sur Montjoi, un village
du Tarn-et-Garonne, dont il accuse le maire d’avoir favorisé
un résident britannique au détriment d’un éleveur de porcs,
Pierre-Guillaume Mercadal. Ses punchlines ultraviolentes
appelant à « chasser la fouine », vues plus de 478 000 fois, ont
déclenché, en mai, une vague de harcèlement telle que l’élu,
Christian Eurgal, est désormais placé sous protection poli-
cière. Six plaintes ont été déposées et le procureur de la
République de Montauban, Bruno Sauvage, a ouvert une
enquête « pour injure publique contre une personne déposi-
taire de l’autorité publique », qui vient d’être transférée au pôle
national de lutte contre la haine en ligne du parquet de Paris.
Dernier rebondissement : alors que le débat sur la sécurité
des élus n’a jamais été aussi vif, YouTube a annoncé, le 9 juin,
la fermeture de la chaîne de Papacito (212 000 abonnés),
accusé de « harcèlement » et de « cyberintimidation ».
Cette succession de revers n’a pas l’air d’émouvoir l’intéressé,
banni de Twitter depuis 2022. « Mes vidéos sont repostées
partout sur YouTube et TikTok par ma communauté, nous
dit-il au téléphone. Ce coup d’arrêt va juste me faire changer
de plate-forme, me forcer à être plus malin… Pour la liberté
­d’expression, je ne mise plus sur la France, plutôt sur
17

la Chine ou les États-Unis si Trump
revient… » D’ici là, Papacito raille « l’hystérie
médiatique » qui a conduit à son déréférence-
ment, déplore que « les journalistes subven-
tionnés ne s’intéressent pas au fond de
­l’affaire ». S’il prend soin de condamner les
menaces de mort formulées à l’encontre du
maire par ses fans chauffés à blanc, il prévient
aussi que « la croisade de Montjoi » n’est pas
finie : « Défendre la paysannerie, c’est la base.
Il y aura une troisième, une quatrième vidéo !
Un combat, ça se joue en douze rounds. »
Depuis dix ans, Ugo Gil Jimenez, alias Papacito,
qui se définit comme « identitaire, catholique
et royaliste », déplore la dévirilisation de
l’Occident et cible les gauchistes, les bobos,
les « fragiles », les « fiottes », les « végans ». Les
étrangers aussi, quand ils ne sont pas suffisa-
ment « intégrés » à son goût : « Ma femme est
congolaise, mais c’est une vraie patriote fran-
çaise, catholique comme moi, qui partage
les mêmes valeurs traditionnelles que moi »,
précise-t-il. Petit-fils de communistes espa-
gnols ayant fui la dictature franquiste, fils d’un
éducateur spécialisé, Jimenez a un temps collé
des affiches pour le PCF à Toulouse, puis pour
le Front de gauche à Arcueil. Entre 2006
et 2008, il étudie l’espagnol et la sociologie
à la Sorbonne. « Les seuls qui adhéraient au
discours gauchiste ambiant, c’était les fils de
bourgeois qui font quatre accords à la gratte en
soirée et sur qui t’as envie de lancer ta cannette
de bière », raconte-t-il.
Il enchaîne alors les boulots dans la sécurité,
le BTP, le déménagement. Selon le journaliste
de Marianne Paul Conge, auteur de
Les Grand-Remplacés (Arkhê, 2020), c’est
alors qu’il convoyait les meubles d’un styliste
toulousain connu pour son engagement
humanitaire qu’il a définitivement bifurqué
idéologiquement : le voyant en sueur, le client
lui refuse l’accès à ses toilettes. « J’ai senti un
18
“Le fascisme originel à
l’italienne ou qui a eu lieu en
Espagne sous Franco, ça n’a
rien à voir avec le nazisme. Ce
sont des régimes viables, qui
ont rendu service à leur pays.”
Papacito
mépris de classe énorme ! Ce mec déteste
l’ouvrier blanc qui lui demande d’aller aux toi-
lettes. Je me suis dit : “ C’est vraiment un fils
de pute de la mode !” », raconte Papacito dans
l’ouvrage. C’est à cette époque, en 2011, qu’il
crée son premier blog « FdPde la mode ». « Il
y fait une critique virulente de la société fran-
çaise, qui serait victime de sa féminisation,
du laxisme judiciaire, du marxisme culturel
et de la bien-pensance », nous explique Paul
Conge. D’autres blogs suivront, comme
« MonteUneEquipe », fondé en 2018 avec
Le Raptor dissident, un autre vidéaste d’ex-
trême droite. Depuis, il a été repris par un
ancien de l’Action française, sous le nom de
« Vengeance Patriote », et forme ses militants
au combat pour « prendre les choses en main
après l’effondrement de la République ».
Depuis une dizaine d’années, comme d’autres
figures du même écosystème (Le Raptor dissi-
dent, Code RNO, Baptiste Marchais…),
Papacito cherche à faire infuser les idées d’ex-
trême droite dans de nouvelles sphères, en
jouant notamment sur une forme d’humour. Les
réseaux sociaux, d’abord. Le Toulousain incarne
dans des vidéos léchées un personnage testos-
téroné, vulgaire, conduisant un pick-up avec,
souvent, une arme à portée de main. En
juin 2021, dans un film intitulé Le gauchisme
est-il pare-balles ?, Papacito, en tenue
Christian Eurgal,
maire de Montjoi,
devant la maison
vandalisée
du résident
britannique
prétendument
favorisé par
l’édile, le 1er juin.
LA SEMAINE
paramilitaire, avait simulé l’exécution d’un
­électeur La France insoumise, suscitant une
réaction d’indignation de Jean-Luc Mélenchon.
Le parquet de Paris avait ouvert une enquête
pour « provocation » au meurtre. Le vidéaste
n’a cependant jamais été condamné.
Depuis 2018, sa « guérilla culturelle » passe
aussi par l’édition. Il a signé sa première bande
dessinée avec le dessinateur d’extrême droite
Marsault (FDP de la mode, tome 1, Enculés,
va !), aux sulfureuses éditions Ring. Désormais,
il publie au moins un ouvrage par an. Le duo,
associé à l’essayiste et théoricien de « l’ensau-
vagement » de la société Laurent Obertone et
à l’éditrice Laura Magné, tous des anciens de
Ring, a fondé les éditions Magnus et une revue,
La Furia, en 2022. Papacito y chronique tous les
thèmes chers à la droite radicale. « Ma chaîne
YouTube peut fermer, elle n’a jamais été monéti-
sée. Je ne vis que de mes ventes de livres, qui
s’envolent à chaque fois que je suis martyrisé »,
lâche-t-il. Ultra-mobilisée, excitée par la polé-
mique, sa communauté a toujours su se mon-
trer généreuse : en 2021, les fans de Papacito
se sont cotisés et ont récolté 35 000 euros en
cinq jours pour lui offrir le « 4 × 4 de FdP » dont
il rêvait… Quant à la cagnotte qu’il a lancée en
novembre pour aider l’agriculteur de Montjoi,
Pierre-Guillaume Mercadal, rencontré il y a
quelques années sur des forums de discussion
chrétiens, elle a atteint 276 000 euros !
Très policé et mesuré avec les médias clas-
siques, Papacito n’hésite pas à revendiquer
la violence comme mode d’action dans ses
cercles d’influence. Dans un entretien au
média identitaire Livre noir, en 2021, il déplo-
rait « la loi dégénérée des sociétés contempo-
raines », prônant des solutions plus expédi-
tives, « comme dans le film Judge Dredd, où
les drogués sont abattus en pleine rue au fusil
par Sylvester Stallone ». Dans d’autres médias
de cette mouvance, il a vanté régulièrement
les régimes autoritaires, l’Irak du défunt
Saddam Hussein, la Russie de Vladimir
Poutine ou les Philippines de l’ex-président
Rodrigo Duterte, osant même les références
historiques « qui mettent les gauchistes
en PLS » : « Le fascisme originel à l’italienne
ou qui a eu lieu en Espagne sous Franco, ça
n’a rien à voir avec le nazisme. Ce sont des
régimes viables, qui ont rendu service à leur
pays », plaide-t-il. Invité sur TV Libertés, une
chaîne d’extrême droite, lors de la dernière
Manuel Massip/La Dépêche du Midi/PhotoPQR/Ma xPPP
campagne présidentielle, il plébiscitait Éric
Zemmour, avec lequel « il est d’accord à
99,9 % ». Le candidat de Reconquête ! incarne
pour lui « l’homme providentiel capable de
mobiliser l’armée », le seul à même de « nous
faire sortir du cadre républicain, véritable
­verrou mental pour les Français », et de « faire
naître les conditions militaires d’un retour de
Louis XX de Bourbon sur le trône de France ».
D’ici là, coincé dans les cordes, il prépare son
prochain buzz. « À la boxe, on apprend à
patienter, à prendre des coups, dit-il. Jusqu’à
avoir une ouverture. » Ou à finir K.-O.
 Cuvée Rosé, choisie par les meilleurs.

Restaurant Le Duc
Paris

MAISON FAMILIALE INDÉPENDANTE

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ, À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.


DEPUIS LE “WATERGATE GREC”, LES MENACES
CONTRE LES MÉDIAS SE MULTIPLIENT.
La réélection probable du gouvernement conservateur,
le 25 juin, inquiète les journalistes indépendants,
qui payent au prix fort la mise au jour, en 2022,
d’un vaste système d’espionnage orchestré au plus
haut niveau de l’État. Texte Marina RAFENBERG
Des membres “SI LE PREMIER MINISTRE KYRIÁKOS MITSOTÁKIS EST RÉÉLU
de la rédaction AVEC UNE NETTE MAJORITÉ, les scandales [qui ont émaillé son mandat]
du média
indépendant risquent d’être enterrés », estime le journaliste Thodoris
Inside Story, Chondrogiannos. C’est que la situation de la presse en Grèce s’est forte-
basé à Athènes. ment dégradée sous le mandat du leader conservateur Kyriákos
Le journaliste
Tasos Telloglou Mitsotákis, au pouvoir depuis juillet 2019. Réélu le 21 mai, il a appelé les
(à droite) a été électeurs à voter de nouveau le 25 juin pour obtenir la majorité absolue
surveillé par
les services
au Parlement. Tasos Telloglou peut témoigner de cette détérioration du
secrets grecs. paysage médiatique. En mai 2022, ce journaliste d’investigation pour le
média indépendant Inside Story s’est fait suivre dans le quartier athénien
de Kolonaki. Un policier s’est rendu dans le parking où il se gare habituel-
lement, demandant au gardien d’accéder à sa voiture. Le journaliste a
ensuite découvert que son téléphone était surveillé par les services
secrets grecs (EYP). Ce n’est pas un film d’espionnage, mais le quotidien
des journalistes qui ont révélé l’un des plus grands scandales en Grèce :
la mise sur écoute ­d’opposants politiques, de reporters, d’entrepreneurs
par l’EYP avec l’utilisation d’un logiciel espion, Predator. Tasos Telloglou
a enquêté avec d’autres confrères sur ce « Watergate grec ». Il a décou-
vert, en avril 2022, la présence d’un logiciel espion sur le téléphone por-
table d’un collègue, journaliste spécialisé dans la finance, Thanasis
Koukakis : Predator permet d’enregistrer les messages et les appels – y
compris ceux passés avec des applications cryptées réputées sûres. Au
moins douze journalistes grecs ont déclaré avoir été surveillés par
Predator. En août 2022, Inside Story révélait que le responsable du cabi-
net du premier ministre Mitsotákis, qui n’est autre que son neveu, avait
des liens avec la société Intellexa, commercialisant Predator en Grèce.
Depuis, Grigoris Dimitriadis a été limogé ainsi que le chef des services
secrets. Mais ­l’affaire ne s’arrête pas là. Grigoris Dimitriadis réclame
désormais 150 000 euros de dommages et intérêts aux journalistes qu’il
juge responsables de sa révocation. « C’est une manière de décrédibiliser
notre travail », soutient Thodoris Chondrogiannos, journaliste pour
20
LA SEMAINE
Reporters United visé par la plainte. Le site de
Reporters United a été aussi la cible d’un hameçon-
nage pour tenter d’avoir accès à des sources.
« Certaines personnes voudraient nous arrêter, mais
nous allons continuer ! lance Thodoris
Chondrogiannos. Nous ne sommes qu’une petite
dizaine de journalistes à enquêter sur de tels sujets
d’intérêt public. » Car, pendant des mois, le
« Watergate grec » n’a pas été abordé dans les jour-
naux télévisés ni dans les quotidiens les plus lus du
pays. « Nous nous sommes sentis seuls. Les grands
médias n’en ont parlé que lorsque la surveillance du
leader du Parti socialiste a été révélée, l’été dernier »,
confie la journaliste d’Inside Story Eliza Triantafillou.
« Si des équipes de journalistes indépendants comme
celles d’Inside Story ou de Reporters United n’exis-
taient pas, le scandale n’aurait jamais éclaté »,
confirme Nikos Panagiotou, ­professeur associé de
journalisme à l’université Aristote de Thessalonique.
Cela s’explique, selon lui, par le modèle économique
problématique des médias grecs, qui « dépendent
d’aides gouvernementales ou de publicités d’entre-
prises, qui appartiennent à des oligarques, proches
du pouvoir actuel, également propriétaires de clubs
de football et de compagnies pétrolière ou maritime ».
Pour ces oligarques, « les médias sont des instru-
ments destinés à défendre leurs intérêts et, pour
les journalistes qui y travaillent, il est difficile d’être
­critiques envers ces sociétés ou le gouvernement »,
poursuit l’universitaire.
Depuis deux ans, la Grèce a chuté dans le classe-
ment de la liberté de la presse de Reporters sans
frontières au dernier rang des pays de l’Union euro-
péenne : elle occupe aujourd’hui la 107e place du
classement mondial, alors qu’elle était à la 70e en
2020. La surveillance des journalistes, le meurtre
de l’un d’entre eux, Giórgos Karaïváz, en 2021,
et la multiplication des procès contre des reporters
justifient cette dégringolade. Cette année, le porte-
parole du gouvernement a critiqué ce classement
en estimant que « comparer la Grèce à des régimes
totalitaires, obscurantistes, en dit long sur la crédibi-
lité du rapport ». D’après un sondage de l’institut
Reuters, seulement 7 % des Grecs pensent que les
médias grecs sont indépendants de toute influence
gouvernementale. Une ex-journaliste d’un grand
quotidien témoigne anonymement : « Nous ne
sommes pas en Corée du Nord, la pression est plus
subtile. Mais, si tu es dérangeant, tu es mis au pla-
card. Si tu écris un article qui ne plaît pas à ta direc-
tion, on peut te le réduire ou ne pas le publier sur le
site. » Autre souci de taille, selon Eliza Triantafillou :
« Sur les sites, les informations proviennent à 70 %
de l’agence de presse grecque Ana, qui a été placée
sous l’autorité du premier ministre en 2019. »
Pour Costas Papachlimintzos, présentateur sur la
chaîne publique ERT, « le problème n’est pas lié à ce
gouvernement, mais aux personnalités politiques en
Grèce, qui n’admettent pas la critique ». Il a, lui, été la
cible d’une plainte de l’ancien ministre de la défense
du gouvernement de gauche (Syriza). Dans une
Ivi Xenaki/Inside Stor y
­tribune, fin avril, Alexis Papachelas, le directeur du
journal de centre droit I Kathimeriní, abondait :
« Nos politiciens, de tous bords, ont été mal habitués
(…). Ils oublient parfois quel t­ ravail ils font et quel
­travail nous faisons. »

PRÈS DE 4 MÈTRES DE
HAUT, les mains dans les poches
de son pantalon baggy, des bas-
kets aux pieds et le regard fier :
la statue d’une jeune femme noire
qui trône depuis le 2 juin sur la
place de la Gare, l’un des endroits
les plus fréquentés de Rotterdam,
est rapidement devenue le monu-
ment le plus photographié des
Pays-Bas. Et l’objet de toutes les
polémiques dans un royaume
tiraillé entre cosmopolitisme et
conservatisme. Offerte à la ville
par la fondation philanthropique
Droom en Daad (« rêve et acte »),
qui entend œuvrer à l’embellisse-
ment des cités, la statue de bronze,
baptisée Moments contained, a été
réalisée par le sculpteur britan-
nique Thomas J. Price, attaché
à faire une place aux minorités,
notamment les femmes noires,
dans l’espace public. Sa série
« Everymen » et « Everywomen »,
inaugurée en Grande-Bretagne,
consiste en des figures anonymes
et contemporaines que ce
Londonien entend opposer aux
statues de dignitaires, militaires
et autres figures des guerres
ou de la colonisation.
Si Ahmed Aboutaleb, le maire
social-démocrate de la ville,
avait prévu que la statue, placée
en face de l’entrée de la gare
­centrale, aurait du succès, Gunay
Uslu, la secrétaire d’État libérale-
démocrate à la culture, s’attendait,
elle, à ce qu’elle suscite beaucoup
de discussions, « ce qui est le but
de la culture », disait-elle. L’un et
l’autre n’imaginaient pourtant ni
l’engouement ni l’ampleur de la
controverse qui allait naître au
sein d’une société où le mouve-
ment Black Lives Matter a déjà
ces dernières années confronté
le pays à son passé colonial.
Lors de l’inauguration, des cen-
taines d’habitants se sont pressés
autour de l’œuvre. Des femmes
noires l’embrassaient, d’autres
multipliaient photos et selfies à ses
pieds, des enfants gambadaient
autour d’elles en battant des mains.
« Il se passe quelque chose sur
cette place. Une page de l’histoire
est en train d’y être écrite », racon-
tait Tara Lewis, une journaliste de
la chaîne BNNVARA, impression-
née, disait-elle, par l’émotion
et la diversité du public présent.
Mais, dès le lendemain, un billet
signé Rosanne Hertzberger,
une chroniqueuse du quotidien
22
de référence NRC, lance la où chacun serait jugé sur ses actes
­polémique. Elle y décrit la statue plutôt que sur sa seule identité.
comme « banale, ennuyeuse » et Rapidement les réseaux sociaux
se demande en quoi il fallait consa- se sont emparés de l’affaire,
crer une personne « qui n’a rien ­partagés entre applaudissements
accompli de particulier ». Relayant et dénonciations. Les premiers,
le débat culturel autour de la ques- souvent accompagnés de propos
tion du traitement à accorder aux racistes, complimentent « la meil-
minorités qui agite les Pays-Bas leure chronique de l’année », les
comme beaucoup de pays euro- seconds objectent que des cen-
péens, elle voyait dans l’enthou- taines de statues ont longtemps
siasme suscité par l’œuvre de représenté des gens qui n’avaient
Thomas J. Price un « signe des « rien accompli de particulier ».
temps » : « Le simple fait d’être une Ces échanges enflammés rap-
femme, de souffrir d’un handicap, pellent les discussions autour
de porter un voile, d’avoir une peau du Zwarte Piet – Pierre le Noir.
sombre et, encore mieux, une com- Au cours des dernières années,
binaison de tout cela suffit désor- des mouvements antiracistes ont
mais à être hissé sur le pavois », dénoncé la symbolique de ce Père
écrivait-elle, prônant une société Fouettard, compagnon noir de
AUX PAYS-BAS, LA STATUE D’UNE
FEMME NOIRE FIGE LES POSITIONS.
Installée début juin à Rotterdam, une sculpture
représentant une jeune anonyme suscite
à la fois un fort engouement et un âpre débat
sur la mise en avant culturelle des minorités.
Texte Jean-Pierre STROOBANTS
L’œuvre du
Britannique Thomas
J. Price, Moments
contained, érigée
sur la place de la
Gare, à Rotterdam.
LA SEMAINE
Saint-Nicolas, le « patron des
enfants sages ». Faut-il y voir un
simple personnage folklorique ou
un stéréotype raciste né du passé
colonial néerlandais ? Politiques,
citoyens et magistrats ont âpre-
ment débattu. Le sujet est allé
jusqu’aux Nations unies, où une
commission a recommandé la
­disparition de Pierre le Noir.
De quoi heurter un peu plus les
tenants d’une tradition qui mobi-
lise, chaque année, des centaines
de milliers d’enfants lors de
­l’arrivée du « grand saint ».
L’onde de choc créée par la statue
de Thomas J. Price a traversé la
très respectée rédaction de NRC,
et pas seulement parce qu’elle a
enregistré quelques désabonne-
ments. Le médiateur du journal,
Arjen Fortuin, a pris la plume le
9 juin pour déplorer que la chro-
nique de Rosanne Hertzberger
ait été publiée avant même que
le journal ait rendu compte de
l’œuvre. Et démentir que la cri-
tique très élogieuse de celle-ci,
parue ensuite, ait visé à se distan-
cier du commentaire acerbe
­formulé par la collaboratrice du
quotidien. La chroniqueuse, elle,
n’a rien retiré de son propos qui,
souligne-t-elle, vise les motiva-
tions de Thomas J. Price, et pas
sa statue elle-même. Rosanne
Hertzberger critique en premier
lieu le « jargon artistique hypo-
crite » du Britannique. Le même,
assure-t-elle, que celui qui a
poussé des activistes à déboulon-
ner les statues d’hommes blancs
au cours des dernières années.
Se réjouissant du débat qu’elle
a déclenché, la journaliste ne
­mentionne pas, par ailleurs, ceux
qui l’accusent de relayer l’opinion
d’une droite protestante radicale,
partisane de la censure des
œuvres d’art. En 2020, Rosanne
Hertzberger a reçu un prix
décerné par les jeunes du Parti
politique réformé, une formation
calviniste ultra, qui la récompen-
sait pour son opposition à l’exten-
sion des lois sur l’euthanasie.
L’historienne Maria Grever, à la tête
de la très officielle commission sur
les monuments contestés, tente de
calmer le jeu : comparés à d’autres
Robin Utrecht/ANP/ABACA
nations, souligne-t-elle, les Pays-
Bas célèbrent finalement très peu
les prétendus héros et honorent,
au contraire, en beaucoup d’en-
droits, dont Rotterdam, les gens
du peuple et du quotidien.
 Mûri au soleil Dégusté bien frais
sur une terrasse

L’A B U S D ’A LC O O L E S T D A N G E R E U X P O U R L A S A N T É , À C O N S O M M E R AV E C M O D É R AT I O N

SAMEDI 10 JUIN, Cran-Gevrier
(Haute-Savoie). Au surlendemain de l’attaque
au couteau dans un square qui a fait six
­blessés et bouleversé la France, François
Astorg, 62 ans, maire d’Annecy, assiste à un
concours de vélocross. Chemise blanche,
pantalon beige et chaussures en daim, l’élu
(ex-EELV) écoute le président du club de
BMX raconter ses tracas, pendant que la sono
commente la course effrénée des enfants,
sous un soleil brûlant. « Il faut que la vie
reprenne le dessus. J’ai envie du contact avec
la population, précisément dans ce moment-
là », assure François Astorg, en ­soulevant ses
lunettes de soleil. Après ­quarante-huit heures
de gestion de crise, après la visite du ministre
de l’intérieur, suivie de celle du président,
Emmanuel Macron, et de son épouse, le
maire semble sortir d’un tunnel émotionnel,
distribuant sourires et accolades.
Jeudi, en fin de matinée, sa cheffe de cabinet
reçoit l’appel affolé d’une amie qui vient de
voir l’agression perpétrée par un demandeur
d’asile syrien sur l’esplanade du Pâquier. Le
maire est sur place dans la minute qui suit. Six
blessés, dont quatre enfants. La scène semble
irréelle, face au lac et aux montagnes alpines.
« S’en prendre à des enfants, c’est
À ANNECY, UN MAIRE À TOUTES ÉPREUVES.
Après l’attaque au couteau qui a bouleversé sa ville,
François Astorg a appelé les habitants à se montrer
forts. Une résilience qu’il a apprise au fil des drames
qui ont émaillé sa vie. Texte Richard SCHITTLY
24
­ videmment ce qu’il y a de plus lâche. C’est
é retrouver ses capacités, sauf celles de sa
s’attaquer à l’innocence, aux plus vulnérables
d’entre nous, à ceux que la société doit proté-
ger de toutes ses forces », soulignera François
Astorg dans son discours, le lendemain,
lors d’une sobre cérémonie. La sidération
passée, le maire s’est senti investi. « On
répond à quelque chose qui va au-delà de soi
et de la politique », confie-t-il, ajoutant : « La
fonction ­transcende la personne. »
La résilience, l’homme connaît. Né en Seine-
Saint-de-Denis, d’une mère au foyer franco-
sénégalaise et d’un père agent immobilier,
François Astorg a passé son adolescence
dans un pavillon de banlieue, en mode hyper­
actif. Sport, skate-board, études écourtées,
animation au Club Med, voyages. À 18 ans, en
école de voile, il suit, en observateur sur un
voilier, la course de L’Aurore, l’ancêtre du
Figaro, et croise la Fasnet Race (édi-
tion 1979). Il réchappe d’une terrible tempête
au large de l’­Irlande, qui fera au total dix-neuf
morts. La même année, il survit à un accident
de la route, après avoir percuté un poteau à
110 kilomètres-heure. « La vie m’a recadré »,
dit-il. En 1988, une rupture d’anévrisme
le rend hémiplégique. Opération à la Pitié-
Salpêtrière, un an de rééducation pour
Le maire
d’Annecy,
François Astorg,
le 11 juin, lors du
rassemblement
de soutien
aux victimes.
LA SEMAINE
jambe gauche. Il se relève encore, enchaîne
les petits boulots, suit une formation d’un an,
décroche un diplôme en communication et
management. Le voilà vendeur à la Fnac
Sport. Il est au téléphone avec un client, au
troisième sous-sol des Halles, à Paris,
lorsqu’une bombe explose, le 5 février 1986.
« J’entends la déflagration, la cloison n’est
plus là… » Avec un copain, il porte secours
aux blessés de l’attentat.
Après sa jeunesse tumultueuse, il est employé
dans l’association Démocratie 2000, créée par
Jacques Delors, puis travaille en 1991 à la
communication du cabinet de Jean-Yves
Le Drian, alors secrétaire d’État à la mer. À la
suite de sa rencontre avec le ­mathématicien
Michel Authier et le ­philosophe Michel Serres,
il crée une société de conseil en ressources
humaines. À ce titre, il participera à l’analyse
des données du grand débat national lancé en
2019 après la crise des « gilets jaunes ». Plus
jeune, François Astorg s’est f­ réquemment
arrêté sur les rives du lac ­d’Annecy pour
rendre visite à son frère, plasticien. Il s’établit
dans ce havre de paix pour fonder sa famille,
au début des années 2000.
Convaincu que l’environnement mérite
toutes les attentions, François Astorg se
lance en politique, poussé par Philippe
Meirieu, pédagogue engagé chez Les Verts.
Après des distributions de tracts pour la
­c ampagne régionale, il se présente en 2011
aux cantonales sous la bannière Europe-
Écologie-Les Verts (EELV), dans le canton
d’Annecy-centre. Son score – qualifié au
second tour puis battu ­– l’incite à tenter les
municipales. Élu conseiller de la ville d’An-
necy en 2014, François Astorg a­bandonne
l’étiquette des Verts, mais continue le com-
bat. Au second tour des élections de 2020, il
parvient à unir écologistes, socialistes et
macronistes dissidents. Le fief de centre droit
bascule à gauche, pour 27 voix d’écart.
« Il est sincère, pas calculateur, hors des
anciennes pratiques politiciennes. Son par-
cours d’autodidacte le rend pragmatique et
très soucieux des autres », témoigne
Fabienne Grébert. La cheffe de file des éco-
logistes de la région Auvergne-Rhône-Alpes,
conseillère municipale (EELV) d’Annecy, est
persuadée que François Astorg a apporté « le
supplément d’âme » qui manquait à la gauche
pour faire la différence historique.
Menacé sur les réseaux sociaux par l’extrême
droite, il se désole de « l’abandon des
Aurelien Perriaud/Studio Le Carre/ABACA
­intellectuels face aux questions sociétales
majeures ». L’homme fustige « le désespoir, la
haine, la facilité de certains discours (…) la
tentation de la défiance, de la peur ». « Nous
devons regarder devant, nous montrer dignes
et encore plus forts dans l’épreuve qu’il faut
affronter », a-t-il déclaré dimanche 11 juin,
sur les lieux du drame, comme une leçon de
son parcours hors norme.

C’EST LÀ QUE ÇA SE PASSE
48° 38’ 21’’ N
2° 20’ 04’’ E
IL Y A SOIXANTE ANS, LE PREMIER
HYPERMARCHÉ DE FRANCE
OUVRAIT SES PORTES À SAINTE-
GENEVIÈVE-DES-BOIS, DANS
L’ESSONNE. LE MAGASIN EST
DEVENU AU FIL DU TEMPS
UN LABORATOIRE INNOVANT.
Texte Robin RICHARDOT
ANNIVERSAIRE ET BAL DE PROMOS
Une fois franchi les ­portiques
du magasin Carrefour de Sainte-
Geneviève-des-Bois (Essonne),
difficile de passer à côté de l’évé-
nement. Sur les pancartes accro-
chées au plafond ou dans le dos
des vendeurs, un nombre s’affiche
partout : 60, celui des années
écoulées depuis la création de
cet hypermarché, le premier en
France, le 15 juin 1963. En plus
d’un catalogue spécial, de nom-
breuses promotions pour célébrer
les marques préférées des clients
et des concours pour gagner des
pleins de course ainsi que 2,5 mil-
lions d’euros en bon d’achat, l’en-
seigne a prévu une soirée le jour
de l’anniversaire. Y ont été conviés
les 150 « meilleurs clients », des
plus anciens aux plus dépensiers,
ainsi que ceux qui soufflent leurs
soixante bougies dans l’année.
26
UN PARI SUR L’AVENIR
Soixante ans en arrière, le village
ne le sait pas encore, mais il s’ap-
prête à accueillir une révolution.
Après avoir ouvert le premier
supermarché Carrefour à Annecy,
en 1960, Marcel Fournier et les
frères Jacques et Denis Defforey,
lancent leur hypermarché trois
ans plus tard, inspiré de ce qui se
fait aux États-Unis. Situé en face
du donjon du XVIIIe siècle, ­l’édifice
est béni par un prêtre et marrainé
par Françoise Sagan, belle-sœur
de Jacques Defforey. Il s’étend
alors sur 2 500 mètres carrés et
propose 450 places de parking.
À l’intérieur, le concept du « tout
sous le même toit » réunit produits
frais, textile et électroménager
vendus en libre-service. « Demain,
soit je suis riche, soit je suis ruiné »,
aurait déclaré Fournier, la veille
de l’ouverture.
AU CARREFOUR DES INNOVATIONS
Depuis, l’hypermarché n’a cessé
d’innover. En 2013, il est le premier
Carrefour à disposer d’un mur
numérique pour choisir son élec-
troménager. En 2017, il inaugurait
sur son parking un potager vertical
de 300 mètres carrés dont les
fruits et les légumes récoltés
étaient vendus en magasin. « Nous
avons l’habitude d’être un magasin
pilote pour toutes ces nouvelles
offres », indique Romain Juncker,
son directeur. Dernière nouveauté
en date : le chariot connecté. Dans
les rayons, quelques rares clients
en poussent un noir, équipé d’une
tablette et d’une balance. Il suffit
de scanner les articles et de les
déposer dans le bac. À la fin de
ses achats, le chariot proposera
un code-barres à scanner à une
caisse automatique, sans avoir à
tout ressortir sur le tapis roulant.
LA SEMAINE
LA CRISE DE LA SOIXANTAINE
Selon Romain Juncker, le magasin,
qui accueille 4 800 personnes par
jour, connaît une croissance de
10 % depuis janvier. Pourtant,
­plusieurs clients reconnaissent
être plus regardants à cause de
l’inflation. « On a senti que les gens
arbitraient leurs achats. On a mis
en avant nos marques de premier
prix et on a poussé les promos »,
reprend le directeur. En plus d’un
Lidl, l’hypermarché fait face à la
concurrence du commerce en
ligne. Depuis vingt ans, ce type
d’enseigne souffre d’une « image
dépréciée », observe Vincent
Keystone-France/Gamma-Rapho
Chabault, sociologue et auteur
d’un Éloge du magasin (Folio),
cité par l’AFP. Ringard pour les uns,
symbole d’ultra-consommation
pour les autres, le modèle doit se
réinventer. Au risque d’être poussé
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 LA SEMAINE

QUAND PIERRE MESSMER ASSURE À
L’AUTOMNE 1973 QUE “LIP, C’EST FINI…”, le pre-
mier ministre de Georges Pompidou ajoute
« en ce qui me concerne ». Des propos avisés,
car le conflit social qui a débuté le 12 juin de
cette même année dans l’usine du quartier de
Palente, à Besançon, va s’inscrire dans l’his-
toire du mouvement ouvrier et des syndicats,
notamment de la CFDT. Refusant le dépôt de
bilan, les employés s’emparent de l’usine hor-
logère et fabriquent eux-mêmes les montres,
mettant ainsi en pratique une autogestion
inédite en France. Cinquante ans plus tard, le
chef-lieu du Doubs n’a pas oublié cet événe-
ment en dépit des efforts du patronat et de
certains édiles pour gommer du paysage
cette grève à l’écho international qui, disaient-
ils, « dégrade l’image de la ville et décourage
les investisseurs ». À l’inverse, comme ses
compagnons de lutte, Charles Piaget, alors
militant du Parti socialiste unifié (PSU), délé-
gué CFDT et porte-parole du mouvement, qui
aura 94 ans le 23 juillet, en a toujours entre-
tenu la flamme. « Au sein d’un collectif »,
insiste-t-il, érigé malgré lui en symbole.
Besançon va ainsi célébrer ce souvenir d’un
fabricant né en 1867 et qui employa jusqu’à
1 300 personnes quand la « montre de com-
munion » était un incontournable français.
Certes, des rancœurs subsistent parmi ceux
qui croient encore que « sans le jusqu’au-bou-
tisme syndical, des opportunités de sauvetage
auraient pu aboutir » (en 1977, Lip est liquidée,
mais la marque ne disparaît pas) ou ceux qui
n’ont pas digéré qu’à l’époque du slogan
ouvrier « C’est possible, on fabrique, on vend,
on se paie ! » les fournisseurs, eux, n’ont pas
été payés. Mais la page a pourtant été tour-
née. Le bâtiment de Palente a été converti
en espace d’accueil industriel et artisanal. Et,
surprise, voilà huit ans, grâce à la ténacité de
Philippe Bérard, président de SMB Horlogerie
(Société de montres Besançon), à Châtillon-
le-Duc, et de son fils Pierre-Alain, directeur
général, Lip a fait son retour dans le berceau
franc-comtois de l’horlogerie made in France.
Ils ont acquis, en 2015, auprès du groupe
gersois Sensemat, détenteur de la marque
depuis 1990, l’utilisation de la licence, prélude
à un transfert de propriété (en octobre 2024).
À une dizaine de kilomètres du chef-lieu du
Doubs, quantité de montres Lip ont depuis
été assemblées avec celles des dix autres
marques produites par cette manufacture de
130 salariés où dix ouvriers supplémentaires
furent embauchés pour l’occasion.
La famille Bérard a voulu être au rendez-vous
commémoratif avec la mise sur le marché, en
juin, d’une montre consacrée au mouvement
ouvrier et conçue à partir d’esquisses issues
des archives de Lip. Le cadran de ce modèle
à quartz, qui sera proposé à moins de
200 euros, affichera le slogan de 1973 :
« Lip, c’est possible ».
Cette aventure a surtout nourri quantité de
réflexions sociales, philosophiques, politiques.
Et que de souvenirs de 1973, avec l’expulsion
musclée des occupants de l’usine, la manifes-
tation de soutien de 100 000 personnes à
Besançon et les premières innovations syndi-
cales, jusqu’à 1976, quand, après le dépôt de
bilan du repreneur, il a fallu remonter au front.
Tant d’ouvrages, de thèses, de fictions, de
documentaires se sont succédé pour vanter
les apports de ce mouvement : la reconnais-
sance du rôle des femmes dans les ateliers,
la révolte contre la faiblesse des plans
sociaux de l’époque, la volonté d’émanci­
pation des travailleurs, l’invention des portes
ouvertes au public permettant d’échanger
avec les ouvriers…
Cette cause, Pierre-Alain Bérard la respecte.
Alors que le secteur horloger a évolué, le
patron opérationnel de SMB a fait enregistrer
une vidéo de quarante minutes de discussions
entre lui, Charles Piaget et le secrétaire du
comité d’entreprise, Raymond Burgy, qui
fut le gestionnaire du « trésor de guerre »
des Lip, ces 25 000 montres du stock que
les ouvriers ont cachées puis vendues pour
financer leur combat. Cette utopie entendait
concrétiser l’esprit des « événements », surve-

IL Y A CINQUANTE ANS, L’HEURE

nus cinq ans plus tôt. Charles Piaget déclarait
ainsi au Monde le 18 septembre 1973 :
« Mai 1968 nous a, surtout, fait découvrir que

DE GLOIRE DES OUVRIERS DE LIP. les travailleurs devaient avoir un peu plus
d’­audace, qu’ils avaient des droits auxquels
En juin 1973, les salariés de l’horloger bisontin occupaient ils n’osaient pas croire parce que les patrons
leur avaient inculqué l’idée qu’y satisfaire
leur usine en danger de fermeture et mettaient en place n’était pas possible. »
un système d’autogestion inédit. Besançon et la marque Cet héritage culturel a convaincu artistes,
associatifs et intellectuels de Besançon
célèbrent l’anniversaire de cette utopie. Texte Jean-Pierre TENOUX et de Dijon de se mobiliser dans le cadre
d’échanges universitaires. Quelques sémi-
naires ont eu lieu, notamment début juin,
avec la participation de Monique Piton,
autrice de C’est possible ! Une femme au
cœur de Lip (1973-1974) (L’Échappée, 2015).
Dans ce journal de bord, l’ancienne ouvrière
horlogère relate au quotidien la grève et
les manifestations ainsi qu’elle les a vécues,
entre engagement militant et vie personnelle.
Outre ces travaux universitaires, la média-
thèque des Tilleuls, dans le quartier de
Palente, où résidaient 40 % des Lip, présente
jusqu’au 30 juin des clichés en noir et blanc
Le syndicaliste de Bernard Faille, photographe aujourd’hui
Charles Piaget disparu de L’Est Républicain, qui avait couvert
(au centre), qui la mobilisation au plus près. Toujours à
fut au cœur de
la mobilisation, Besançon, le Musée du temps accueillera
et les employés aussi du 17 novembre jusqu’au 30 juin 2024
Gamma-Rapho

en grève, dans l’exposition « Lip.ologie, Lip, une histoire

l’usine Lip,
à Besançon, horlogère ». Un demi-siècle plus tard,
en 1973. on n’en a toujours pas fini avec Lip.
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HÉLÈNE MOUCHARD-ZAY,
LE CHÂTEAU DE SON PÈRE.
À 83 ans, la fille de Jean Zay, écrivain et ministre
du Front populaire assassiné par Vichy, poursuit
inlassablement son travail de mémoire. Elle vient
d’œuvrer à la publication de son second roman
inédit “Le Château du silence” (éd. Le Mail).
Texte Ondine DEBRÉ — Photo Manon CHEMINEAU
À ORLÉANS, OÙ ELLE VIT,
Hélène Mouchard-Zay ne circule
qu’à vélo. À 83 ans, la fille de
l’­Orléanais Jean Zay, ministre
de l’éducation nationale de
Léon Blum assassiné par la Milice
en 1944, continue de mener de
front les deux passions qui l’ont
nourrie toute sa vie : assurer la
mémoire des travaux de son père
et travailler à la connaissance
de l’histoire des camps d’interne-
ment du Loiret pendant la
seconde guerre mondiale. Deux
mémoires, deux combats qui
se croisent et s’incarnent dans
la vie de cette femme obstinée.
Aujourd’hui, c’est la publication
34
du Château du silence (Éditions
Le Mail) qui l’occupe : le second
roman de son père, écrit en
­captivité en 1943 et jamais publié,
révèle le talent du Jean Zay
romancier qui trouva dans l’écri-
ture « un remède au désespoir
de l’emprisonnement », selon son
­éditeur posthume, Jean-Pierre
Delpuech. Un huis clos sombre,
campé dans une Lorraine hors du
temps alors que l’antisémitisme du
régime de Vichy venait de le jeter
en prison après l’avoir dégradé
de ses droits civiques. « La même
peine que le capitaine Dreyfus.
Sauf que Jean Zay n’était juif selon
aucun critère, en dépit des
Hélène Mouchard-Zay devant le Musée-
Mémorial des enfants du Vél’ d’Hiv,
à Orléans, le 11 juin.
campagnes calomnieuses dont il a
été la cible sous Vichy, mais qu’il
n’a jamais contredites. Un homme
politique magnifique », rappelle
l’historienne Annette Wieviorka.
Hélène n’a que 4 ans quand Jean
Zay est assassiné par des mili-
ciens. « Mon père a été arrêté
après avoir embarqué à bord
du Massilia en juin 1940 avec
d’autres parlementaires désirant
rejoindre l’Afrique du Nord. Je suis
née juste après ; je ne l’ai connu
qu’en prison », raconte la fille de
l’écrivain. Une enfance bercée par
l’absence de ce père disparu et
par le combat d’une mère qui se
battit pour la réhabilitation de son
époux. En 1945, Madeleine Zay
demande à témoigner au procès
du maréchal Pétain pour que
soit reconnue la responsabilité
de celui-ci dans la disparition de
Jean Zay. « J’ai grandi avec la pré-
sence de mon père, une présence
peut-être parfois trop lourde. Je
savais que la grande armoire de
la chambre de maman abritait les
archives de papa, ses écrits de pri-
son, de petits carnets de notes,
des manuscrits et surtout les
lettres qu’ils s’écrivaient quotidien-
nement. J’ai pu commencer à y
jeter un œil à l’adolescence, mais
maman n’en parlait jamais »,
raconte celle qui fut professeure
de lettres classiques.
Historien et président du Cercle
Jean Zay, Pierre Allorant a préfacé
l’inédit Château du silence : « Jean
Zay, c’est l’homme complet aux
talents multiples et dont l’écriture
est la grande passion. Journaliste,
avocat, homme politique, homme
privé, elle est partout. Souvenirs et
solitude, publié en 1945, après sa
mort, est un récit politique magni-
fique. » Depuis 2010, l’intégralité
des archives de Jean Zay est
conservée aux Archives natio-
nales. Y compris les lettres à
Madeleine, son épouse, où il écrit
dans celle qui sera sa dernière :
« Je t’aime, mon amour, de toute
mon âme. (…) Je suis fier de toi. Je
te dois déjà treize années de pro-
fond bonheur. » « Cette donation
fut difficile mais nécessaire,
explique Hélène Mouchard-Zay :
mais je sais à quel point il est
important de conserver et de faire
connaître les archives, mêmes
personnelles ». Car des lettres
LA SEMAINE
d’amour tragiques, Hélène en a lu
beaucoup d’autres, et notamment
celles des internés des camps
de Pithiviers et de Beaune-la-
Rolande, juifs arrêtés à Paris
durant la « rafle du billet vert »,
en mai 1941, puis à l’été 1942,
lors de la rafle du Vél’ d’Hiv. « Dans
les années 1990, j’ai découvert
à quelques kilomètres d’Orléans
l’existence de ces deux camps qui
sont, pour reprendre l’expression
de Serge Klarsfeld, “le paroxysme
de la solution finale en France”. Un
sentiment d’urgence m’a saisie
devant ce drame dont personne ne
parlait », raconte Hélène
Mouchard-Zay, habitée par le sou-
venir des 16 000 juifs déportés
depuis le Loiret vers Auschwitz.
Avec l’aide de Serge Klarsfeld et
d’Henry Bulawko, historien et sur-
vivant d’Auschwitz, passé par
Beaune-la-Rolande, elle mène à
bien son premier projet, en 1992,
l’exposition « Histoire et mémoire.
Les camps d’internements du
Loiret », dont Simone Veil lit le
magnifique discours d’inaugura-
tion. « Le travail a été énorme :
les archives départementales
n’avaient pas été ouvertes, il a fallu
tout inventorier avant de tenter de
retracer l’histoire de ces camps,
puis de ces familles et de ces
enfants grâce aux témoignages
que nous avons recueillis »,
raconte Hélène Mouchard-Zay.
Depuis 1991, le Centre d’étude et
de recherche sur les camps d’in-
ternement du Loiret (Cercil) est
devenu le Musée-Mémorial des
enfants du Vél’ d’Hiv : un lieu de
mémoire destiné à restituer un
visage et une histoire à ces
4 115 enfants martyrs internés
puis déportés depuis Beaune-la-
Rolande et Pithiviers. « L’histoire
des enfants du Vél’ d’Hiv se noue
avec l’histoire d’Hélène, c’est cer-
tain. Elle n’a rien à voir avec eux et
en même temps tout à y voir : elle a
grandi sans père et il a été assas-
siné parce que juif. Réparer la
mémoire de ces enfants, c’est se
réparer elle-même », juge Annette
Wieviorka, amie de longue date
d’Hélène Mouchard-Zay.
Alors que le roman de Jean Zay se
vend bien à Orléans, d’autres
publications doivent voir le jour
en 2024, qui marquera les 80 ans
de sa disparition.
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QUI EST VRAIMENT… UN ARTISTE VOLCANIQUE

Krystian
Sa dernière création vient d’être déprogrammée par un
théâtre suisse et par le Festival d’Avignon. Alors qu’il
répétait à la Comédie de Genève son spectacle, Les

Lupa.
Émigrants, d’après le roman de W. G. Sebald, Krystian
Lupa aurait poussé à bout les techniciens. De répéti-
tions stressantes en incompréhensions mutuelles et
haussements de voix de l’artiste – « j’ai déraillé et j’en ai
RÉPUTÉ POUR SES CRÉATIONS FLEUVES, LE METTEUR
honte », a-t-il, par la suite, déclaré –, l’affaire a pris une
EN SCÈNE POLONAIS DE 79 ANS ÉTAIT L’UN DES INVITÉS-
tournure dramatique : soumise à une pression crois-
PHARES DU FESTIVAL D’AVIGNON. OÙ SON SPECTACLE
sante, l’équipe, à l’exception des acteurs, s’est dite vic-
NE SE JOUERA FINALEMENT PAS.
time d’un comportement incompatible avec ses valeurs.
Résultat : elle a refusé de poursuivre le travail, acculant
Texte Joëlle GAYOT
la direction à stopper net l’aventure. Un geste lourd de
conséquences puisqu’il a entraîné, dans la foulée, le
retrait des représentations prévues en juillet à Avignon.
UN MANIAQUE DU CONTRÔLE
Reconnu internationalement comme un génie de la
mise en scène, Krystian Lupa est né en 1943 à
Jastrzębie Zdrój, en Pologne. Il étudie à l’Académie des
beaux-arts de Cracovie et à l’École de cinéma de Lodź
avant d’entrer à l’École nationale supérieure de théâtre
de Cracovie. Une formation qui fait de lui un créateur au
large spectre. Ce conducteur de cérémonies théâtrales
fascinantes s’occupe lui-même des décors et règle
méticuleusement chaque lumière. Costumes des
comédiens, choix des musiques, tempo des représen-
tations, son œil surveille tout. Il invente des espaces
inouïs, des tableaux de maître qui prennent vie sous le
regard sidéré du public. Honorée des plus hautes dis-
tinctions du théâtre polonais, son œuvre a été couron-
née, en 2009, du Prix Europe pour le théâtre.
UN ADAPTATEUR DE GRANDS AUTEURS
Depuis ses débuts, en 1976, ce grand lecteur du
psychanalyste Carl Jung traque les intériorités. Ses
explorations de l’inconscient et de l’imaginaire
l’amènent à élaborer des spectacles qui peuvent durer
jusqu’à huit heures. Le temps pour immerger le public
dans les subjectivités où se tapissent les pulsions. Il est
devenu un spécialiste des adaptations de romans d’au-
teurs démesurés. Il a ainsi travaillé sur Musil
(Les Rêveurs, 1988), Dostoïevski (Les Frères
Karamazov, 1990), Broch (Les Somnambules, 1995),
Boulgakov (Le Maître et Marguerite, 2002), Nietzsche
et Einar Schleef (Zarathoustra, 2006). Sans oublier
Thomas Bernhard, son écrivain de prédilection.
UN DIRECTEUR D’ACTEURS HORS NORME
Il a mis au point une méthode bien à lui : il répète pen-
dant plusieurs mois et entraîne ses comédiens dans
Mateusz Wlodarczyk/NurPhoto via AFP

d’intenses improvisations. Pour se fondre dans la peau

de son personnage, l’acteur doit lui inventer une vie
souterraine nourrie de ses émotions et de ses souve-
nirs intimes. Ce processus illumine la façon de jouer.
Qu’ils soient polonais ou français, les interprètes
habitent littéralement leurs rôles. À Paris, le public a
découvert les mondes hypnotiques de Lupa en 1998.
Depuis, pas une scène digne de ce nom qui n’ait
accueilli les chefs-d’œuvre de ce démiurge.
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 LA SEMAINE

C’EST PEUT-ÊTRE
UN DÉTAIL POUR VOUS... MAIS PAS POUR MARC BEAUGÉ.

LE 10 JUIN, L’EX-PREMIER MINISTRE BERNARD CAZENEUVE A CONVIÉ UNE BROCHETTE

DE SOCIAUX-DÉMOCRATES AU LANCEMENT DE “LA CONVENTION”, SON MOUVEMENT
CENSÉ OFFRIR UNE ALTERNATIVE À LA NUPES. LA CHEMISE CLAIRE Y ÉTAIT DE RIGUEUR.

1- GRAND SPECTACLE 2- COSTUMES DE SCÈNE 3- INITIALES BC 4- MINUTE PAPILLON 5- RÔLE DE FIGURATION

Samedi 10 juin, il y avait
Beyoncé à Marseille,
et Bernard Cazeneuve
à Créteil. Là-bas, devant
un parterre de fans
­hystériques et de VIP
amourachés, ­l’ancien
premier ministre
a lancé en grande pompe
un ­mouvement baptisé
« La Convention » destiné
à faire oublier la Nupes et
à ramener la gauche au
pouvoir en 2027. Gonflé
Puisqu’il faisait show, très
show à Créteil, l’ancien
président François
Hollande, l’ex-premier
ministre belge Elio
Di Rupo et Bernard
Cazeneuve firent tomber
leur veste, ­dévoilant leur
chemise blanche tout en
prenant le risque d’une
auréole ­susceptible
­d’affecter à tout jamais
leur crédibilité. Car la
gauche s’en ­souvient
En tombant la veste
ce jour-là, la superstar
Bernard Cazeneuve
dévoila bien mieux qu’une
auréole. Sur sa chemise
apparurent en effet des
­initiales nous permettant
de rappeler que ce détail-
là n’a pas toujours été
pure coquetterie égotique.
Historiquement, les
­initiales permettaient
en effet de faciliter le
travail des gouvernantes
L’actuel ministre-­président
de Wallonie Elio Di Rupo
avait sorti ce sempiternel
nœud ­papillon devenu
une signature stylistique
immuable, comme elle
fut en son temps celle
de Le Corbusier. Mais,
si ­l’architecte français
­préférait le nœud papillon
à la cravate par peur que
cette ­dernière ne traîne
sur sa table de travail
et ne dégrade ses
Dans le même genre,
enfin, comment ne pas
remarquer le fedora violet
porté par Jean-Michel
Ribes, l’ex-patron du
Théâtre du Rond-Point et
éternel compagnon de la
gauche française, installé
au second rang samedi ?
Ainsi chapeauté d’un
couvre-chef inspiré de
celui que portait ­l’actrice
Sarah Bernhardt dans la
pièce de théâtre Fedora,
Magali Cohen/Hans Lucas via AFP

à bloc, Bernard Cazeneuve
en a profité pour chanter
les louanges de la
social-démocratie,
de ­l’apaisement, de la
concorde et de François
Mitterrand… Ses plus
grands tubes, en somme.
­forcément : après avoir
perdu pied en 2015 lors
du congrès du PS à La
Rochelle en raison d’une
chemise imbibée d’un
­torrent de sueur, Manuel
Valls n’est jamais vraiment
redevenu le même.
dans les grandes maisons,
en les aidant à attribuer
le linge propre à son bon
propriétaire.
dessins, que peut bien
craindre Di Rupo ?
De ­passer ­inaperçu ?
en 1882, celui-ci aurait
pu voler la vedette à
Bernard Cazeneuve…
Mais, non, pas ce soir-là.
Pas le grand soir.

38
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SILVIO BERLUSCONI EST ARRIVÉ AU
BOUT DE SES NEUF VIES. L’ancien président du
conseil italien, éternel ressuscité du pouvoir
– qu’il soit politique, économique, médiatique,
sportif –, est mort, lundi 12 juin, à Milan, d’une
leucémie. Il était âgé de 86 ans. Le point final
d’une existence qui vit se disputer le sublime
et le grotesque. La « vie » de Silvio Berlusconi
dans les colonnes du Monde débute le
7 février 1978, sous la plume de Mario
Fasanotti. Le journaliste se penche ce jour-là
sur l’« “aventure” industrielle » du Milanais dans
le secteur du bâtiment. L’Italie, qui sort du
boom économique de l’après-guerre, peine
à construire suffisamment de logements ;
elle doit en finir avec « l’industrie artisanat »,
note Mario Fasanotti. Cela tombe bien : Silvio
Berlusconi, 41 ans, qui compte déjà à son actif
l’érection de Milano 2, cité satellite à la péri-
phérie de Milan, en 1969, vient de prendre
la tête d’un « consortium pour la construction
industrialisée », la COEDIN. Ce dernier pro-
pose des « villes clés en main » avec des « mai-
sons, les écoles, les installations pour les loisirs
et le sport, et des centres commerciaux et de
réunion ». « Ce nouveau colosse emploie qua-
rante mille personnes, fait un chiffre d’affaires
de 1 500 milliards de lires environ, et il est en
mesure d’agir dans plus de quarante pays »,
énumère le journaliste. De solides fondations
sur lesquelles bâtir un empire.
Le deuxième étage de l’édifice Berlusconi est
occupé par les médias. La télévision italienne,
à l’époque, est en proie à la « loi de la jungle »,
qui, « au nom de la liberté d’expression » réaffir-
mée par un arrêt de la Cour constitutionnelle,
en 1976, reconnaît « le droit d’émission à l’éche-
lon local », souligne le correspondant du Monde
à Rome, Philippe Pons, le 23 juillet 1983.
La concurrence est rude, néanmoins : leur
nombre a été divisé par trois en quelques mois,
entre 1981 et 1982. « Les télévisions privées en
Italie ne sont plus dans leur phase pionnière où
le réseau de quartier transmettait le strip-tease
d’une ménagère délurée », semble regretter
Philippe Pons. Pas d’inquiétude : « Silvio » est là.
L’entrepreneur a fondé Canale 5, en 1979.
Quatre ans plus tard, elle « talonne la chaîne 2
de la RAI en taux d’écoute » et dégage « plus de
200 milliards de lires en rentrées publicitaires »,
relate le journaliste. La recette de ce succès ?
Des fictions achetées en masse aux États-Unis,
un présentateur vedette – Mike Bongiorno –
débauché de la RAI et… « une pulpeuse créa-
ture de “shows” », Milly Carlucci, dont le cachet
horaire s’élève à 150 millions de lires.
SILVIO BERLUSCONI
LE 7 FÉVRIER 1978, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT
40
Boulimique, Silvio Berlusconi dévore les ondes,
jusqu’à cumuler avec ses chaînes, en 1985,
près de trois quarts des temps d’écoute du pays
– il a acquis entre-temps Italia 1 et Rete 4. Le
Milanais se tourne alors vers la France. Il reçoit
la journaliste Annick Cojean pour exposer ses
ambitions dans une interview et s’adresser, à
travers Le Monde, aux autorités hexagonales,
maîtresses de l’attribution des canaux télévisés.
« Sympathique, M. Berlusconi, relate la journa-
liste, le 7 août 1985, après lui avoir rendu visite.
Dans sa grande villa de milliardaire des environs
de Milan, où il reçoit en tenue sportive blanche,
il raconte son aventure avec passion, évoque,
nostalgique, ses souvenirs de la Sorbonne,
­bondit sur son magnétoscope pour commenter,
volubile, une de ses émissions, et saute sur un
piano pour chanter du Bécaud… Opération
charme ? En tout cas, le désir de convaincre… »
Le succès est au rendez-vous puisque,
quelques semaines plus tard, François
Mitterrand, sur la recommandation de son ami
socialiste le premier ministre italien Bettino
Craxi, accorde à l’entrepreneur le droit de créer
La Cinq. Deux ans plus tard, en 1987, Jacques
Chirac lui retire la concession et confie les des-
tinées de la chaîne à l’éditeur de presse Robert
Hersant. Entre-temps, l’homme multiplie les
casquettes. Il acquiert l’AC Milan, qui redevient
sous sa férule une machine à titres, renforçant
son image de winner. « Qu’est-ce qui fait courir
M. Berlusconi ?, s’interroge Jean-Pierre Clerc,
le 22 novembre 1985. Le pouvoir politique ?
Non, c’est son moyen. Lui, c’est un entrepre-
neur ; quelqu’un qui ne peut pas s’empêcher
de “faire de l’argent” et qui en est fier. »
Sa candidature aux élections législatives,
en 1994, se dessine au moment où de sombres
nuages planent sur le business du Cavaliere.
« Une victoire de la coalition de gauche serait
sans doute, estiment les adversaires de l’entre-
prenant Silvio, l’occasion de jeter un œil plus
attentif sur la répartition du paysage audiovi-
suel, remarque Marie-Claude Decamps,
le 28 janvier 1994, ou sur la façon dont
M. Berlusconi, du temps de son idylle avec
Bettino Craxi, a pu bénéficier aussi à l’occasion
de l’appui de certaines banques. »
Forza Italia, son parti, « mi-équipe de football,
mi-société de marketing, est monté en deux
mois », analyse la correspondante du Monde
à Rome en mars de la même année. L’homme
d’affaires profite de la disparation récente
de la Démocratie chrétienne dans l’opération
­anticorruption « Mains propres » et « vend
un produit, le “nouveau miracle italien”, à des
LA SEMAINE
électeurs-consommateurs éperdus de nou-
veautés après cinquante ans d’immobilisme ».
Ça marche : le voilà élu président du conseil,
en mai 1994. L’expérience capote au bout de
sept mois – en raison du lâchage de son allié
de la Ligue du Nord.
De multiples affaires judiciaires n’empêchent
pas Silvio Berlusconi de renaître avec une
­nouvelle victoire, en 2001. « Il n’y a personne
sur la scène mondiale qui puisse prétendre se
mesurer à moi », plastronne-t-il alors. « Se pre-
nant pour un croisé de la libre entreprise et du
libéralisme, il est convaincu que les Italiens
l’adorent et voient en lui le magicien qui fera
gagner le pays avec autant de succès qu’il a
réussi dans les affaires », raconte Michel Bôle-
Richard, le 16 mai 2001. Le sexagénaire mène
ce mandat jusqu’à son terme, en 2006. Une
rareté, dans la turbulente Italie. Le « berlusco-
nisme » devient un courant à part entière, qui
polarise les débats et fracture la Péninsule en
deux camps : les « pro » et les « anti ». « Un popu-
lisme moderne, vide de toute idéologie, jouant
avec habileté, et pas mal de démagogie, sur les
frustrations d’un pays soumis à tant de crises
qu’il exige dorénavant “autre chose” », écrivent
Jean-Jacques Bozonnet et Philippe Broussard,
le 5 décembre 2003.
À la veille d’un énième retour du Cavaliere,
Jean-Jacques Bozonnet écrit le 11 avril 2008 :
à 72 ans, « l’homme n’a pas changé depuis sa
première campagne électorale en 1994. Même
chevelure de jais, même bronzage aux UV,
même sourire carnassier. » Seulement, les
scandales émaillant sa vie privée, doublés d’une
incapacité à sentir les évolutions de la société
italienne, auront raison de sa longévité. Poussé
à quitter le pouvoir, en 2011, il en restera à la
porte malgré quelques tentatives de retour au
premier plan. Le 10 novembre 2011, à la veille
de son départ du palais Chigi, Philippe Ridet,
correspondant du Monde à Rome, analyse
« la relation spéculaire, narcissique et un peu
masochiste » entretenue par les Italiens avec
leur leader. « Dans une quinzaine de jours,
M. Berlusconi ne sera plus là pour les diviser
comme deux clubs de supporters un jour de
match, plus là pour servir d’explication facile
à l’absence de moralité publique et de sens
de l’intérêt général, plus là pour expliquer
le fossé sans cesse creusé entre le Nord et
le Sud, plus là pour justifier l’immobilisme.
Que vont-ils faire en son absence ? »
La ­question reste posée.
Texte Olivier FAYE
 LE MAGAZINE

Travailleurs sans papiers à l’ombre des politiques.

PENDANT DES ANNÉES, ILS ONT ACCOMPLI LEUR TÂCHE DANS L’ILLÉGALITÉ, GRÂCE À DE FAUX DOCUMENTS
OU À DES IDENTITÉS PRÊTÉES. LE PARADOXE, C’EST QU’ILS ŒUVRAIENT AU PLUS PROCHE DU POUVOIR,
DANS LES CUISINES DES TABLES PARISIENNES FRÉQUENTÉES PAR DES PARLEMENTAIRES PARFOIS
PROMPTS À FUSTIGER LES IMMIGRÉS. AVEC L’AIDE DE LEURS EMPLOYEURS, CAMARA SILLY, AMADOU DIALLO,
ABLAYE KANE ET D’AUTRES COLLÈGUES SONT PARVENUS À RÉGULARISER LEUR SITUATION. AU MOMENT
OÙ LE GOUVERNEMENT PRÉPARE UN NOUVEAU PROJET DE LOI SUR L’IMMIGRATION, ILS TÉMOIGNENT DE
LEURS TRAJECTOIRES PRÉCAIRES. Texte Julia PASCUAL — Photos Basile BERTRAND

Camara Silly,
le 18 avril.
Le commis
de cuisine
du restaurant
Chez Françoise
est sorti de la
clandestinité
en 2016.
42
LE M AG A ZINE

Basile Ber trand pour M Le magazine du Monde

 C’EST LE LIEU DE RENDEZ-VOUS DE TOUS LES PARLEMENTAIRES.
Parce que Le Bourbon jouit d’une proximité immédiate avec l’Assemblée
nationale, certains l’ont surnommé « la brasserie des complots ». Des réu-
nions discrètes s’y organisent en sous-sol comme des déjeuners au vu et
au su de tous. On y déguste un carpaccio de bœuf à 21,50 euros, on sirote
un soda à 6 euros ou on s’autorise une crêpe au sucre à 7,50 euros. En
cette fin du mois de mai, la clientèle déborde sur les terrasses. Mardi
23 mai, Marine Le Pen a dû attendre au comptoir avant qu’une table ne
se libère. Le lendemain, le chef de file des députés Républicains (LR),
Olivier Marleix, y a pris un café, tout comme le député Rassemblement
national (RN) du Nord et vice-président de l’Assemblée nationale,
Sébastien Chenu, qui pour discuter avec un journaliste, qui pour travailler
un dossier sur un coin de table avec un collaborateur.
Ces derniers temps, au Bourbon, on cause beaucoup d’immigration. Car le
gouvernement peine à dégager une majorité parlementaire pour présenter
un projet de loi annoncé depuis des mois. La première ministre, Élisabeth
Borne, a chargé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’organiser des
consultations d’ici au 14 juillet, pour aboutir à un vote cet automne.
L’exécutif tente de rallier LR sur un texte qu’il considère « équilibré », mais
la droite ne cesse de faire monter les enchères. Au centre des discussions :
la mesure emblématique qui prévoit de faciliter la régularisation des
­travailleurs sans papiers. LR en a fait une ligne rouge. « C’est vouloir ouvrir
les portes en grand », a dénoncé Olivier Marleix, dans Le Journal du dimanche
du 21 mai. « Aucun texte qui comporterait de nouvelles pompes aspirantes
comme cette régularisation massive ne sera voté », a prévenu dans le même
journal le sénateur de Vendée et président du groupe LR au Palais du
Luxembourg, Bruno Retailleau, qui souhaiterait plutôt « rétablir le délit
pour séjour clandestin ». Un discours qui a fait crier au plagiat l’extrême
droite, dont la cheffe de file des députés, Marine Le Pen, assurait, le
1er février sur France Info, qu’au pouvoir elle serait « d’une fermeté totale
avec les employeurs qui emploient des travailleurs clandestins ».
Et pourtant, ironie de l’histoire, ces mêmes politiques qui bataillent contre
la régularisation des sans-papiers croisent sans doute à l’heure du déjeuner,
au Bourbon, Aboubakari Fofana, un Malien de 19 ans qui débarrasse les
tables, apporte les plats en terrasse, fait la plonge du bar. Ils commandent
peut-être un dessert parmi ceux que prépare tous les jours Amadou Diallo,
un Sénégalais de 36 ans, le pâtissier de l’établissement. « Je n’ai que des
étrangers en cuisine, reconnaît le directeur du Bourbon, Gilles Viala, 44 ans.
Amadou Diallo, Ils font les boulots que les Français ne veulent pas faire. Je peux comprendre
le pâtissier pourquoi. On leur demande de travailler en horaires décalés, sans possibilité
de la brasserie
Le Bourbon, de télétravail, le week-end compris, et ils habitent à une heure de transport…
le 24 mai. On a une main-d’œuvre étrangère parce qu’elle a un peu moins le choix. »
Autour de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans les
6e et 7e arrondissements, où se concentrent aussi de
nombreux ministères, rares sont les restaurants qui
peuvent affirmer n’avoir jamais employé dans leurs
cuisines des travailleurs sans papiers.
Amadou Diallo garde un souvenir intact du jour où il a
rencontré les frères Viala. C’était un lundi, il y a plus de
sept ans de cela. En France depuis deux ans déjà,
il enchaînait les petites missions dans la restauration. Un
matin, il s’est levé tôt pour aller déposer des CV dans tous
les restaurants des quartiers chics parisiens, là où, a-t-il
pensé, il aurait le plus de chances de trouver du travail.
Son frère, avec qui il partage un studio à Bobigny, en
Seine-Saint-Denis, officie lui-même dans les cuisines
d’un établissement près de l’église de la Madeleine, dans
le riche 8e arrondissement. Amadou Diallo est sorti à la
station de métro Saint-Germain-des-Près et a fait du
porte-à-porte en remontant la rue de l’Université, qui suit
le cours de la Seine. Arrivé au Bourbon, il a rencontré
Jean-Pierre Viala. Le restaurateur ne voulait pas se mettre
dans la situation d’employer illégalement un étranger
sans titre de séjour. Il a demandé à Amadou Diallo s’il
avait des papiers. Le Sénégalais a répondu oui, sans trem-
bler. Il n’en était rien. Le surlendemain, il est revenu pour
son premier service, en présentant un faux document. Le
patron n’y a vu que du feu. « Je devais commencer à
7 heures. À 6 heures, j’étais devant la porte. J’ai épluché les
patates, les carottes, les oignons. On m’a demandé si j’étais
prêt à faire le ménage. Moi, je suis là pour gagner ma vie
et aider la famille au pays, je peux tout faire. »
Au bout de trois ans dans les cuisines du Bourbon,
Amadou Diallo s’est armé de courage et a avoué à
Jean-Pierre Viala qu’il était sans papiers. « Je tremblais,
ce jour-là. J’ai dit à Jean-Pierre : “Si tu me vires, c’est
fini pour moi.” » Les bons mois, il gagne 2 000 euros.
Il en envoie la moitié dans la région de Tambacounda,
dont il est originaire, dans l’est du Sénégal, où ils
seraient une soixantaine à dépendre de lui. Les frères
n’ont pas beaucoup hésité. « On était content de son
travail », dit ­simplement Gilles Viala. Ils ont soutenu
la demande de régularisation de leur employé, qui
avait déjà réuni vingt-quatre bulletins de salaire

et les preuves de sa ­présence en France depuis
au moins trois ans. Pour pouvoir déposer une
demande en préfecture, il ne lui manquait plus qu’une
promesse d’embauche de ses employeurs, qu’ils se
sont empressés de rédiger.
Ces cinq dernières années, Gilles Viala rapporte avoir
accompagné trois dossiers de régularisation de
­p ersonnels qu’il avait déclarés et qui, à l’image de
nombreux sans-papiers employés pourtant illégale-
ment, payaient des cotisations sociales et déclaraient
leurs revenus. En 2022, quelque 10 000 travailleurs
sans papiers ont réussi à obtenir un titre de séjour,
appuyés par leur patron. C’est ce système d’admission
exceptionnelle au séjour, laissé au pouvoir discrétion-
naire des p ­ réfets, selon des critères indicatifs listés
dans une circulaire ministérielle de 2012, que le gou-
vernement entend assouplir. En supprimant notam-
ment la dépendance à l’employeur.
Au Sénat, où la droite est majoritaire, le projet de loi
immigration du gouvernement a été considérablement
durci lors de son examen en commission des lois,
début 2023. Ses rapporteurs écrivaient craindre que, en
facilitant la régularisation des travailleurs, il ne ­constitue
une « prime à la fraude » et une « incitation à l’immigra-
tion clandestine ». Le Palais du Luxembourg ne fait
pourtant pas exception, avec son restaurant réservé aux
sénateurs et à leurs invités, où l’on peut se mettre à
l’aise dans des petits salons cossus, où les murs sont
ornés de boiseries dorées et le sol recouvert d’une
moquette rouge velours. Là, ces dernières années,
au moins trois plongeurs de Guinée et du Mali ont été
régularisés après avoir longtemps lavé la vaisselle des
sénateurs, pour environ 1 400 euros par mois.
“Quand j’ai démarré ce métier,
on avait un tiers d’étrangers.
Aujourd’hui, c’est deux candidats
sur trois. Le projet de loi mettrait
de l’huile dans les rouages et
mettrait fin à une immense
hypocrisie. On dépend de la
main-d’œuvre étrangère, ça ne
sert à rien de faire l’autruche.”
Pascal Mousset, patron du restaurant Chez Françoise
44
LE M AG A ZINE
Quand on demande aux plongeurs du Sénat ce qu’ils pensent de cet appa- De gauche à
rent paradoxe dans lequel une partie de la classe politique se retrouve, droite et de haut
en bas, le 24 mai,
ils prennent un air dubitatif. Plongeur malien de 37 ans, Ousmane (qui Chaka Samake,
souhaite rester anonyme) n’a même pas entendu parler du projet de loi le « bras droit »
immigration. Et il semble tout ignorer des postures politiques de ceux qu’il du patron de
Garance ; Ablaye
sert : « On ne ­discute pas avec les sénateurs. On se dit juste bonjour. » Arrivé Kane, employé
au Palais du Luxembourg en 2018, il a été régularisé trois ans plus tard. à la cuisine
Depuis lors, il a pu retourner au pays voir les siens. Il ne vit plus la peur au du Solferino ;
Amadou Diallo,
ventre, et c’est ce qui compte à ses yeux. Son collègue et compatriote au Bourbon ;
Djibril, 37 ans aussi et qui souhaite rester ­anonyme, a, lui, rejoint le Sénat Camara Silly
et le patron de
en 2016 et été régularisé en 2019. Il s’estime chanceux. Son frère, avec qui Chez Françoise,
il partage une chambre de foyer et qui vit en France depuis dix ans, n’a Pascal Mousset
toujours pas réussi à obtenir de papiers. Malgré un CDI d’étancheur dans (le 18 avril).
une entreprise du bâtiment et un patron qui le soutient, il n’arrive pas à
décrocher de rendez-vous à la préfecture de Bobigny.
LE
gouvernement assure que son projet de loi, s’il était
adopté en l’état, ne permettrait de régulariser que
« quelques milliers » de travailleurs sans papiers chaque
année. Une jauge timide, qui relève plus d’une volonté de
rassurer la droite que d’une estimation fiable. Il y aurait
en France autour de 700 000 personnes en situation irré-
gulière, lesquelles, souvent, travaillent grâce à un « frère »
ou un « cousin » qui, moyennant compensation financière, les laisse utiliser
leur titre de séjour. Dans le jargon, on appelle cela « travailler sous alias ».
Pascal Mousset raconte qu’il a fait « un audit social » lorsqu’il a racheté la
brasserie L’Apollo, dans le 14e arrondissement, en 2006. « J’ai découvert
que, sur les vingt-cinq salariés, dix bossaient sous alias. » Aujourd’hui, celui
qui est aussi président du Groupement national des indépendants de l’hô-
tellerie et de la restauration d’Île-de-France, possède trois affaires et
emploie quatre-vingts salariés. Il dirige notamment et depuis trente ans
Chez Françoise, une brasserie au charme désuet qui s’étale sur 650 mètres
carrés dans les anciens locaux d’Air France, aux Invalides. « Quand j’ai
démarré ce métier, on avait un tiers d’étrangers. Aujourd’hui, c’est deux can-
didats sur trois, lâche-t-il, sans embarras. Le projet de loi mettrait de l’huile
dans les rouages et mettrait fin à une immense hypocrisie. On dépend de la
main-d’œuvre étrangère, ça ne sert à rien de faire l’autruche. »
Chez Françoise, des députés de tous bords ont aussi leurs habitudes, dont
Olivier Marleix ou Marine Le Pen, encore eux. L’ancienne candidate à l’élec-
tion présidentielle vient toutes les semaines et apprécie d’être placée à la
table ronde, en fond de salle, à côté de la cuisine. « Elle n’est servie que par
des Blacks, je me marre », confie Pascal Mousset. Marine Le Pen est souvent
accompagnée de Jordan Bardella, député européen et président du RN, qui
aime parler priorité nationale, suppression du regroupement familial et qui,
le 23 mai sur France Info, confiait son sentiment sur l’état d’esprit de la popu-
lation : « Les gens ont une inquiétude, c’est de disparaître, de voir leur culture,
leur art de vivre (…) disparaître sous le poids de l’immigration. »
Sait-il que Chez Françoise, surnommée « la cantine des parlementaires »
et où l’on sert une « cuisine traditionnelle française », c’est Boubou qui
découpe les tomates, Fayçal qui tranche les pavés d’espadon, Bakary qui
fait les pâtisseries ? Camara Silly, 54 ans, est sorti de la clandestinité il y a
sept ans. L’aide cuisinier malien de la brasserie a longtemps travaillé avec
les papiers d’un « petit frère ». Pour un salaire mensuel d’environ
1 500 euros, il continue d’éplucher les asperges, les pommes de terre, les
carottes, de nettoyer les pleurotes et la roquette… Tout à côté de l’annexe
exiguë où il passe le plus clair de son temps, entouré de cageots de
Basile Ber trand pour M Le magazine du Monde
légumes, Camara Silly désigne avec un soupçon de fierté une petite porte
en bois. Elle s’ouvre sur une pièce du restaurant privatisable. « C’est le
salon des ministres », c­ huchote-t-il en pointant du doigt les portraits des
chefs de gouvernement de la Ve République accrochés aux murs. Deux
mondes qui se côtoient et s’ignorent, le plus souvent. « Nous, les étrangers,
on est là parce que la France est un pays de travail », lance-t-il.
Sa vie s’écoule au quotidien, entre le huis clos de la cuisine et celui du foyer
où il loge, dans le 18e arrondissement. Camara Silly n’a « pas une belle vie »,
explique-t-il, mais, depuis qu’il a des papiers, il peut rentrer au Mali tous
les deux ans pour voir son épouse et ses enfants. Son oncle, Moussa
46
LE M AG A ZINE

Basile Ber trand pour M Le magazine du Monde

Ablaye Kane, Gassama, n’a pu y retourner que dans un caisson funéraire. Il y a un
dans la cuisine an à peine, il a fait une chute mortelle alors qu’il nettoyait les vitres du
du Solferino,
le 24 mai. centre d’action sociale du 20e arrondissement de Paris. Il n’avait pas
60 ans et toujours pas de papiers. Camara Silly sent que son corps montre
des signes de fatigue, mais, les bons mois, il peut envoyer 400 euros au
pays. Alors il courbe l’échine.
« Leur CV, c’est leur courage », considère Guillaume Muller, 41 ans, à la tête
de Garance, un petit établissement de trente couverts niché rue Saint-
Dominique, dans le 7e arrondissement, en face de l’ambassade de Pologne
et à quelques mètres du ministère de la défense. C’est un rendez-vous de
fins gourmets, à qui l’on sert les produits de la ferme familiale du
Limousin. On peut y croiser l’ancien président de la République François
Hollande comme le président (LR) du conseil régional d’Auvergne-Rhône-
Alpes, Laurent Wauquiez, candidat putatif à l’élection présidentielle de
2027 et qui voudrait « réduire l’immigration à son strict minimum ». « Les
hommes politiques qui viennent, ils sont gentils avec tout le monde », veut
nous rassurer celui qui se fait appeler « Youyou » et n’a pas le goût de
décocher des sarcasmes.
Au fil des ans, cet Ivoirien de 34 ans est devenu le « bras droit » du patron.
Il peut accueillir la clientèle comme changer une ampoule, participer à
la mise en place ou passer l’aspirateur. Youyou s’appelle en réalité Chaka
Samake, mais, quand il a commencé à la plonge, en 2013, il a présenté
les papiers de son « cousin » Youssouf et le surnom est resté. Au bout de
quelques mois, ne pouvant plus utiliser cet alias, il s’était fait faire un faux
document à son nom, pour 300 euros. Trois ans plus tard, lui et deux
autres plongeurs ivoiriens ont finalement révélé la réalité de leur situa-
tion administrative à leur patron. Ce dernier a tout de suite fait le néces-
saire pour qu’ils soient régularisés. « Tous les patrons ne sont pas comme
Guillaume, croit savoir Chaka Samake, reconnaissant. J’ai des amis qui ont
travaillé pour des gens qui avaient promis de les aider dans leur démarche
de régularisation mais qui n’ont rien fait. » Deux Bangladais – dont l’un
est en cours de régularisation – se relaient aujourd’hui à la plonge, tandis
que Chaka Samake a gravi les échelons. Parmi ses deux anciens collègues,
l’un est resté dans la restauration, l’autre est préparateur de commandes
dans des entrepôts près de l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Grâce à
son employeur, qui l’a mis en relation avec un client qui gère des appar-
tements, Chaka Samake a quitté Bondy, en Seine-Saint-Denis, et loue un
studio dans le 17e arrondissement de Paris. Il y vit avec son fils de 4 mois
et son épouse, qui est femme de ménage au restaurant étoilé Le Jules
Verne, perché au deuxième étage de la tour Eiffel. Le couple aimerait
trouver un logement plus grand, pour faire venir en France la fille aînée
de Chaka, née d’une première union il y a onze ans et qui vit à Abidjan
chez sa grand-mère paternelle. Elle n’était pas encore née quand son père
a quitté la Côte d’Ivoire.
UN
vrai logement, c’est aussi le rêve d’Oumarou
Gassama, 37 ans, et d’Ablaye Kane, 30 ans, deux
Sénégalais qui ­travaillent en cuisine à la brasserie
Le Solferino. Loin des hôtels particuliers et des
palais de la République où officie la clientèle qu’ils
servent, Oumarou Gassama est logé par une associa-
tion dans les Hauts-de-Seine, avec son épouse et ses
trois enfants, après avoir été longtemps hébergé dans des hôtels sociaux
du 115, le Samusocial, tandis qu’Ablaye Kane partage une chambre de foyer
dans le 20e arrondissement avec un Mauritanien et un Sénégalais, tous
deux sans papiers. Le premier travaille dans la restauration et le second est
livreur. Dans la pièce unique qui les abrite, chacun tente de s’aménager un
peu d’intimité. « Certaines nuits, je ne dors pas », confie Ablaye Kane, qui a
été régularisé après trois ans de plonge au Solferino, sans que cela ne
transforme sa condition sociale. Il est fier de raconter qu’il sait aussi bien
faire des crêpes Suzette que des poke bowls au saumon ou des andouil-
lettes. Il aimerait continuer d’évoluer dans le métier, mais ne sait ni lire ni
écrire le français. Le patron du Solferino, Sébastien Boudou, apprécie ce
personnel « prêt à accepter les difficultés que d’autres ne veulent pas ». Et
il se l’explique assez bien : « Ils ont besoin de se nourrir et de faire vivre leur
famille, comme mon père avait besoin d’un toit quand il a quitté l’Auvergne
pour débarquer à Paris une valise à la main. » C’était un
bougnat, une sorte d’immigré de l’intérieur.
Aujourd’hui, Sébastien Boudou peste contre les « gens
qui ont découvert l’assurance-chômage et qui en pro-
fitent tant qu’ils y ont droit » ou encore contre ceux qui
veulent absolument leurs week-ends ou leurs soirées
et une vie de famille. Un rythme peu compatible avec
celui d’une brasserie, estime-t-il. Encore récemment,
il a fallu presser les équipes quand les services
­d’Élisabeth Borne ont demandé au débotté un buffet
pour pouvoir réunir une soixantaine de parlemen-
taires de la majorité entre deux séances tardives d’exa-
men de la réforme des retraites à l’Assemblée natio-
nale. Au début, Agnès Boudou, l’épouse du gérant,
n’était pas très encline à régulariser la main-d’œuvre
sans papiers. Mais lui s’est vite rendu à l’évidence :
« On a besoin de ces gens, c’est la vérité. »
À quelques encablures de là, rue de Grenelle, Agathe
Vaissière, la patronne du restaurant Le 122, reconnaît
avoir elle aussi brièvement hésité quand son plongeur
sénégalais lui a annoncé qu’il n’avait pas de papiers. Dans
cet établissement chic et raffiné d’une quarantaine de
couverts que fréquentent les députés Renaissance Sacha
Houlié et Éric Woerth ou le secrétaire national du Parti
communiste, Fabien Roussel, la clientèle apprécie une
cuisine moderne et méridionale. Quand elle a compris
qu’elle se trouvait dans la situation d’employer illégale-
ment un étranger sans titre de séjour, Agathe Vaissière a
eu peur. Le 122 était sa première affaire et elle appréhen-
dait de prendre des risques auprès de l’administration,
tout comme de s’impliquer en accompagnant son
employé, sans avoir la garantie qu’il r­ esterait chez elle.
Elle s’est finalement lancée dans des démarches fasti-
dieuses et « Doudou » (qui ne souhaite pas donner son
nom) est resté au 122. Aujourd’hui, le plongeur « se saigne
les veines pour envoyer de l’argent au pays ». Il met même
ses week-ends à profit pour faire des extras. Agathe
Vaissière sait que sa famille est « très fière », mais, quelque
part, elle trouve ça « triste », ces vies de sacrifice.
Guillaume Benard a moins d’états d’âme. La seule fois
où il a découvert qu’il faisait travailler un sans-papiers,
l’affaire se serait conclue par une rupture convention-
nelle. Avec son allure de jeune start-upeur à succès,
le patron du Fitzgerald, un restaurant du boulevard de
la Tour-Maubourg, dans le 7e arrondissement, qui pro-
pose un menu déjeuner à 35 euros et qui compte
comme fidèles le président LR Éric Ciotti ou l’ancien
ministre de l’intérieur et député européen LR Brice
Hortefeux, dit ne plus s’y laisser prendre. Il vérifie scru-
puleusement les documents que ses recrues lui pré-
sentent. « Les mecs commencent souvent comme plon-
geurs ou commis, mais on ne peut pas les garder », se
justifie-t-il. Le projet de loi immigration ? Il n’en a pas
entendu parler. Depuis la pandémie de Covid-19, l’éta-
blissement s’est mis à proposer des repas à emporter et
a acquis, selon lui, une « super notoriété »sur les plates-
formes de livraison. « On n’est pas nombreux sur le cré-
neau haut de gamme, ça cartonne », lance fièrement
Guillaume Benard. Une seule chose le gêne, lui qui
semble soucieux de l’image de marque de son établis-
sement, c’est quand ses clients croisent en salle les
livreurs à deux-roues qui ne savent pas parler français et
qui viennent chercher les commandes avec leur sac à
dos Stuart ou Deliveroo. « Pour la clientèle, ce n’est pas
terrible », remarque-t-il. Sans compter qu’une grande
partie d’entre eux sont sans papiers.
LE M AG A ZINE
LE M AG A ZINE

LA FABRIQUE
DES TALENTS PIXAR.
À deux pas d’Hollywood, l’université artistique CalArts et
sa prestigieuse section animation est l’antichambre des studios
américains et en premier lieu de Pixar, dont sort, le 21 juin,
le dernier opus, “Élémentaire”. Derrière un esprit bohème et artisanal,
l’école voulue par Walt Disney offre à ses étudiants de sérieuses
et précieuses connexions professionnelles.
Texte Clémentine GOLDSZAL — Photos Damien MALONEY

ÊT R E U N G É A N T D E L’I N- d’affichage du métro. Comme de Le fondateur de l’université n’est

De haut en bas et de gauche
à droite, un cours de dessin
donné à l’école d’art CalArts,
dans la banlieue de
Los Angeles. Des croquis
réalisés par un étudiant.
La porte d’entrée de
la fameuse salle A113,
dont le nom est repris
dans plusieurs films Pixar.
Les photos ont été prises
en avril 2023.
D U ST R I Eaméricaine du cinéma
auréolé de vingt-trois Oscars et de
dix Golden Globes n’empêche pas
d’avoir de l’humour. Au siège du
studio Pixar, à Emeryville, en face
de San Francisco, en Californie, les
quelque 1 300 employés sont habi-
tués à se connecter au réseau
Wi-Fi A113. Ce nom ne doit rien au
hasard. C’est un clin d’œil pour insi-
ders, une référence au numéro
d’une salle de classe de l’école d’art
CalArts, installée à Santa Clarita,
dans la banlieue de Los Angeles.
Chez Pixar, A113 est partout. Sur le
réseau Wi-Fi, donc, mais aussi dans
les films, comme un détail incon-
tournable. En chiffres romains dans
Rebelle, en graffiti dans Vice-versa…
Dans Toy Story, c’est le numéro de la
plaque d’immatriculation de la voi-
ture de la mère du héros ; dans Toy
Story 2, une annonce pour le vol A113
de la compagnie fictive LassetAir
résonne dans un aéroport. Dans
Ratatouille, Git, le rat de laboratoire,
a le chiffre tatoué dans l’oreille et,
dans Le Monde de Nemo, l’appareil
photo du plongeur est un
modèle A113. Tout cela en référence
à la salle d’une école d’art. « À mon
époque, A113 était la salle des ordina-
teurs. Elle se trouvait au sous-sol, qui
était entièrement tagué. Des sortes de
catacombes fantastiques qui provo-
quaient soit la terreur, soit l’inspira-
tion », se souvient Peter Sohn, le réa-
lisateur d’Élémentaire, la dernière
création de Pixar (en salle le 21 juin),
présentée en clôture du Festival de
Cannes cette année. Dans son film,
A113 apparaît sur un panneau
nombreux employés de Pixar, l’an-
cien élève de CalArts, a ainsi rendu
hommage à son « alma mater », litté-
ralement sa « mère nourricière »,
c’est-à-dire l’université qui l’a formé.
Impossible de savoir précisément la
part des salariés du prestigieux stu-
dio qui est issue de la section anima-
tion de CalArts, mais, sur les 26 longs-
métrages produits par Pixar depuis la
sortie de Toy Story, en 1995, dix-huit
ont été réalisés par d’anciens élèves
de l’école, des « CalArtians », comme
ils s’appellent entre eux.
CalArts dispense des enseignements
dans tous les domaines artistiques à
près de 1 500 étudiants chaque
année : la sculpture, le théâtre, l’his-
toire de l’art… Mais la section la plus
célèbre est celle dévolue à l’anima-
tion, considérée comme la voie
royale du secteur. Le passage sur le
campus de Santa Clarita est le pre-
mier pas d’une carrière assurée.
CalArts est la meilleure école et Pixar
le studio le plus prestigieux. Le lien
est donc logique. Et ancien. « En un
sens, Pixar est une extension de
CalArts, comme un programme de
doctorat », résume Jason Katz, un
ancien étudiant qui a travaillé sur
plusieurs blockbusters de Pixar, dont
Monstres & Cie, Coco et le dernier-né,
Élémentaire. Ils sont chaque année
175 par promotion, et même s’il
existe de nombreux cursus similaires
aux États-Unis et ailleurs, ils
demeurent, en particulier pour les
studios américains, la fine fleur du
genre. La qualité de l’enseignement y
est pour beaucoup. Le solide réseau
d’anciens élèves joue aussi à plein.
autre que le producteur de dessins
animés le plus connu au monde :
Walt Disney. « Je veux une école qui
forme des diplômés capables de
maîtriser tous les aspects de la fabri-
cation d’un film (…), photo, mise en
scène, conception, animation, tour-
nage », expliquait, au début des
années 1960, Walt Disney à
Thornton Hee, l’un des premiers
animateurs de Disney et futur
enseignant de CalArts. À l’époque,
l’artiste et génie des affaires sait
que son empire est vieillissant. Les
« Nine Old Men » (« neuf vieux
hommes »), réalisateurs et dessina-
teurs, qui ont, à ses côtés, fait la
renommée de son studio en dessi-
nant et en réalisant les chefs-
d’œuvre Blanche-Neige et les Sept
Nains (1937), Pinocchio (1940),
Peter Pan (1953) et consorts, sont
en passe de partir à la retraite.
Walt Disney pressent qu’une nou-
velle génération doit être formée
pour que ses studios retrouvent
leur lustre et leur audace artis-
tique d’antant. Walt Disney avait
bien, dès les années 1930, envoyé
certains de ses employés étudier le
dessin au Chouinard Art Institute,
une école d’art de Los Angeles.
Trente ans plus tard, rêvant d’une
« Cité des arts » sur la Côte ouest,
il procède, en 1961, à la refonte
de Chouinard et du Conservatoire
de musique de Los Angeles en
une seule et même structure,
qu’il baptise le California Institute
for the Arts, dite CalArts. Et pro-
fite de la première hollywoodienne
de Mary Poppins, en 1964,

49
 pour en faire la promotion,
avec l’appui d’un court-métrage
publicitaire.
Les chemins de CalArts et de Pixar se
rencontrent dans les années 1980,
lorsque Steve Jobs rachète, en 1986,
à George Lucas, le réalisateur de Star
Wars, la branche de Lucasfilm dédiée
aux effets spéciaux et au graphisme,
appelée Graphics Group. Il la rebap-
tise Pixar Animation Studios. Steve
Jobs entend y développer des logi-
ciels novateurs et fait réaliser par ses
équipes des courts-métrages desti-
nés à les mettre en valeur. En 1976,
un dénommé John Lasseter, future
figure de Pixar, fait sa rentrée à
CalArts. En 1980, son diplôme en
poche, il part travailler dans les stu-
dios Disney. Mais il ne parvient pas à
convaincre ses supérieurs des capa-
cités extraordinaires des dernières
avancées en graphisme informa-
tique appliquées à l’animation et
quitte Disney pour Graphics Group
en 1983. Cinq ans plus tard, son film
Tin Toy remporte l’Oscar du meil-
leur court-métrage d’animation.
Premier Oscar pour un diplômé de
CalArts, premier Oscar pour Pixar :
l’épopée est lancée.
Installée depuis 1971 sur le campus
de Santa Clarita, au nord-est de
Los Angeles, CalArts est aussi terne
et anonyme à l’extérieur que
vibrante à l’intérieur. Le béton des
structures a souffert : en 2020, une
inondation a rendu inutilisables les
trois étages du bâtiment dédié à
l’animation. Les travaux sont encore
en cours. En attendant, certaines
salles ont été déplacées dans des
préfabriqués sans âme et la lumière
n’atteint pas certains couloirs à cause
des bâches de chantier qui couvrent
l’extérieur des fenêtres. « Vous n’arri-
vez pas à joindre le bureau des
anciens élèves ? C’est typique de
CalArts », soupire une enseignante,
ajoutant que beaucoup de choses,
ici, pâtissent de cet esprit bohème et
artisanal qui rend paradoxalement
l’enseignement si singulier.
« Quand je suis arrivé sur le campus,
se souvient l’ancien étudiant Jason
Katz, j’étais très intimidé. Ma seule
référence en matière d’école d’art
était l’ArtCenter College of Design à
Pasadena, un endroit magnifique où
tout le monde était hyperstylé. Mais
CalArts n’était pas du tout aussi chic
que je le pensais. Si l’élève typique
d’ArtCenter portait du Prada, à
CalArts, il avait l’air d’un bikeur, en
jeans déchiré et Perfecto. » Un bikeur
qui a quand même les moyens,
50
puisque le coût d’une année
d’études avoisine les 60 000 dollars
(56 000 euros environ, à multiplier
par quatre pour un cursus complet
dans le département d’animation).
L’école compte parmi les cursus les
plus chers du même genre aux
États-Unis. « Beaucoup de gens à
CalArts sont clairement là pour trou-
ver un job. Parce qu’ils payent
autant, ils veulent un retour sur
investissement », pose ainsi Paula
Assadourian, une jeune Mexicaine
ayant étudié à CalArts avant de se
faire embaucher il y a cinq ans chez
Pixar, où elle a participé à
Élémentaire et à Soul en tant que
story artist, participant ainsi à la
création du story-board.
L’ambiance a beau être bohème, le
cursus d’animation ne lésine pas sur
une obsession : le dessin, qu’il soit
au crayon ou au stylet. « La première
chose que nous exigeons des candi-
dats, c’est qu’ils sachent dessiner »,
tranche Maija Burnett, qui dirige
depuis 2014 le département d’ani-
mation de l’école. « Nous leur appre-
nons le storytelling, l’écriture scéna-
ristique et tout le reste, mais nous
cherchons avant tout des artistes,
“LES ÉTUDIANTS
DE CALARTS SONT
EXCELLENTS EN
DESSIN, TRÈS BONS
EN DESIGN DE
PERSONNAGE,
CURIEUX, OUVERTS
D’ESPRIT…
QUAND NOUS
LES ACCUEILLONS
LEURS IDÉES
LIBÉRALES ET LEUR
DIVERSITÉ NOUS
FONT DU BIEN.”
CÉCILE BLONDEL ,
DIRECTRICE DU MASTER D’ANIMATION
AUX GOBELINS, À PARIS.
avec des fortes personnalités. » Si
l’enseignement artistique est exi-
geant, CalArts n’oublie jamais les
débouchés professionnels. « Nous
n’avons pas la main sur la politique
de recrutement des studios, mais
nous tenons à offrir à nos étudiants
un maximum de connexions profes-
sionnelles, qu’il leur revient de faire
fructifier », poursuit-elle.
Bien que Pixar ait été racheté par
Disney en 2006, pour 7,4 milliards
de dollars, l’accès au studio d’Eme-
ryville n’est pas garanti. L’école, une
institution privée qui jouit du statut
d’association à but non lucratif, n’a
plus aucun lien avec le mastodonte
Disney, même si le président du
conseil d’administration n’est autre
que le petit-neveu de Walt, Tim
Disney. CalArts bénéficie en
revanche toujours de sa proximité
géographique avec Hollywood. Un
sérieux atout pour cultiver des rela-
tions privilégiées avec les studios.
Outre les cours en journée, les étu-
diants pointent également plusieurs
soirs par semaine pour étudier, entre
19 heures et 22 heures, auprès de
profs à temps partiel qui travaillent
dans l’industrie de l’animation, chez
Pixar bien sûr, mais aussi chez
Disney, Netflix ou Warner Bros.
Chaque mois de février, une « jour-
née des portfolios » permet aux
recruteurs de rencontrer les étu-
diants et d’entamer une discussion
qui débouchera ou pas sur un
emploi. « Nous organisons aussi des
projections tout au long de l’année,
explique Maija Burnett. En janvier,
Chris Miller, le réalisateur du Chat
Potté, qui est un ancien élève, est
venu parler après le film. Et, quand
Vice-versa est sorti, Pete Docter est
venu montrer le film et a répondu
aux questions des étudiants. »
Au printemps, enfin, arrive le très
réputé « producers show » : après
visionnage des courts-métrages de
fin d’année des étudiants, les profes-
seurs en sélectionnent une vingtaine
qui sont projetés dans une salle de
cinéma à un parterre de grands
noms de l’industrie. S’ensuit un
cocktail où tout le monde, dixit
Maija Burnett, est « toujours très
excité ». Et il y a de quoi : l’industrie
de l’animation a connu ces dernières
années une expansion significative,
liée en partie à l’arrivée dans le sec-
teur des plates-formes telles que
Netflix ou Apple TV+. Dans ce
contexte, le réseau, très dense, des
anciens élèves de CalArts a été
incontestablement utile. Étudiant à
CalArts dans les années 1990, le réa-
lisateur Peter Sohn y a rencontré
bon nombre de collaborateurs avec
qui il travaille aujourd’hui chez Pixar.
Il y a d’ailleurs été recruté, après un
passage chez Warner, par le direc-
teur artistique Ralph Eggleston
– décédé en 2022 –, lui aussi un
ancien CalArtian. « Ces années
d’études ont été parmi les plus belles
de ma vie, affirme-t-il. Aujourd’hui
encore, nous avons une chaîne de tex-
tos avec trente ou quarante anciens
élèves. On y discute des nouveaux
projets de chacun, on se donne des
conseils sur les études pour nos
enfants, on partage des souvenirs et
on parle de ce qu’on faisait à l’époque,
mais aussi des dernières bandes
annonces ou des rumeurs du milieu. »
Hollywood a bien changé depuis
Walt Disney, apôtre WASP (white
anglo-saxon protestant) des valeurs
familiales traditionnelles. Le cam-
pus qu’il a fondé lui aussi. Sur les
murs de CalArts, un poster très
coloré annonce ainsi le programme
du « festival latino » de l’école, avec
soirée reggaeton, exposition des
œuvres des élèves « Latine/x/a/o »
(soit les étudiants issus de l’immi-
gration latina, de tous les genres,
masculin, féminin ou non binaire) et
événement de speed dating.
« Pendant des années, il y avait une
majorité d’hommes, mais nous avons
aujourd’hui beaucoup de femmes et
de personnes non binaires », se
réjouit Maija Burnett, qui ne
manque pas de préciser, en intro-
duction de notre entretien, son pro-
nom (« elle »). « Les étudiants de
CalArts sont excellents en dessin, très
bons en design de personnage,
curieux, ouverts d’esprit et géné-
reux », confie Cécile Blondel, qui
dirige le master d’animation d’une
autre grande école d’animation, les
Gobelins, à Paris. « Quand nous les
accueillons pour des échanges, leurs
idées libérales et leur diversité nous
font du bien : ils respirent la liberté
d’expression. »
Walt Disney n’en reviendrait pas de
voir les élèves étudier auprès d’ar-
tistes transgressifs recrutés comme
professeurs. L’écrivaine et essayiste
queer Maggie Nelson y donne des
cours d’écriture créative et, par le
passé, les plasticiens John Baldessari,
Bill Viola, Paul McCarthy, Roy
Lichtenstein ou Laurie Anderson y
ont dirigé des classes d’aspirants
artistes. Une atmosphère très libre,
érudite et contre-culturelle qui
semble avoir essaimé jusque dans
 LE M AG A ZINE
les locaux de Pixar : affichettes aux
murs faisant la retape pour des évé-
nements féministes ou pour les
droits des trans, invitations pour des
séminaires en ligne nommés
« Laissez s’exprimer votre She-Hulk
intérieure ». Tout ceci est courant
dans la Silicon Valley, mais encore
plus fort chez Pixar.
« À CalArts, ce qui compte, ce sont les
idées, résume Paula Assadourian. On
nous y encourage à développer un
travail original plutôt que d’essayer
de penser à ce qui pourrait plaire. La
technique, ça peut s’apprendre, mais
la personnalité artistique est la prio-
rité. » C’est cette recette qui fait
aussi, depuis bientôt trente ans, le
succès de Pixar. Élémentaire, insiste
Peter Sohn, est ainsi fortement ins-
piré par son histoire personnelle de
fils d’immigrés coréens. De nom-
breux sujets, comme l’homosexua-
lité, la fragilité mentale ou bien la
diversité culturelle, sont ainsi appa-
rus dans l’univers de l’animation
pour enfants grâce à Pixar.
Mais un nouveau grand défi s’an-
nonce, pour l’école comme pour
les studios : « Le grand sujet de
Damien Maloney pour M Le magazine du Monde
discussion du moment, c’est
Pinocchio, de Guillermo del Toro »,
affirme Cécile Blondel. Réalisé en
stop motion et produit par Netflix, le
film, sorti en décembre 2022, enté-
rine une nouvelle ère pour l’anima-
tion, assez éloignée de l’esprit des
classiques chefs-d’œuvre de Disney
en 2D : réalisé à partir de marion-
nettes animées par un réalisateur
déjà reconnu pour son travail en
prises de vues réelles (Pacific Rim,
Le Labyrinthe de Pan), le film signe
la première victoire de Netflix aux
Oscars dans la catégorie du meil-
leur film d’animation. Un sérieux
défi pour CalArts et Pixar, héritiers
d’une tradition presque centenaire
et aux codes visuels identifiables.
Et une nouvelle licorne à enfour-
cher pour le studio et ses employés.
Nettoyée de ses fresques murales,
la salle A113 est aujourd’hui un
simple espace éclairé aux néons, où
les élèves du département d’ani-
mation travaillent leur technique,
dans des espaces neutres séparés
les uns des autres par des cloisons
en parpaing blanc. Qu’importe le
décor, quand on a le talent.
Ci-dessus, Maija
Burnett, qui dirige
depuis 2014
le département
d’animation de CalArts.
Ci-contre, une
étudiante travaille sur
un projet d’animation.
52
1972.
d’Ana Mendieta,
Sans titre (Facial
Hair Transplants),
LE M AG A ZINE

The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Cour tesy The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC and Galerie Lelong & Co. ADAGP, Paris, 2023
 “OÙ EST ANA MENDIETA ?”, « Dónde está
Ana Mendieta ? », « Where is Ana Mendieta ? »
Le cri résonne, venu de très loin et dans toutes les
langues. À chaque exposition du sculpteur mini-
maliste américain Carl Andre, 87 ans, des manifes-
tants rappellent à son bon souvenir celle qui fut
son épouse, l’artiste Ana Mendieta, morte en 1985.
Quand, en 2014, ouvre sa rétrospective à la
Fondation Dia:Beacon, située à Beacon, dans l’État
de New York, des militants jettent des entrailles et
du sang de poulet sur les bureaux de l’institution,
installés à Chelsea, à New York. Sur leur pancarte,
les mots : « I wish Ana Mendieta was still alive »
(« J’aimerais qu’Ana Mendieta soit toujours en
vie »). Quelques semaines plus tard, des poètes,
des artistes et des activistes féministes se rassem-
blaient à Beacon, sous une pancarte « Crying, a
protest » (« pleurer, une manifestation »).
Car Ana Mendieta n’est pas seulement l’une de
ces artistes femmes dont l’histoire a préféré l’il-
lustre compagnon. Elle n’est pas uniquement
« l’épouse de Carl Andre », l’un des plasticiens les
plus exposés au monde, ses plaques de métal ou
ses parallélépipèdes de bois étant présentés dans
les musées les plus prestigieux. Elle est surtout
une jeune femme dont la vie a fini en une chute
de trente-quatre étages d’un immeuble de
Greenwich Village, à New York, le 8 sep-
tembre 1985. Elle avait 36 ans, elle se préparait,
selon ses amies, à entamer une procédure de
divorce avec Carl Andre, rencontré en 1979. A-t-
elle été poussée, s’est-elle suicidée, est-elle tom-
bée par accident ? Nul ne le saura sans doute
jamais. Le couple regardait un film à la télévision,
quand Ana a décidé d’aller se coucher. Des
passants dans la rue ont entendu des cris de femme : « Non, non, non, ne
fais pas ça ! » Selon la déposition de Carl Andre, au moment où il est entré
dans la chambre, Ana n’y était plus, la fenêtre était ouverte. Trente minutes
plus tard, il a appelé les secours : « Ma vie est finie. Ma femme est partie. Ce
n’est pas possible. C’est une tragédie. Qu’est-ce que je vais faire ? »
Le roi du minimalisme est mis en détention, son ami le peintre Frank
Stella paie la caution de 50 000 dollars de l’époque (130 000 euros d’au-
jourd’hui). Au fil des interrogatoires et des audiences au tribunal lors du
procès, le récit de Carl Andre ne cesse de s’embrouiller et de se contre-
dire. Mais au bout de trois ans, de plusieurs appels et après une dernière
délibération que ses avocats ont réussi à faire se tenir en l’absence de jury,
le juge l’acquitte, faute de preuves. Mais le doute plane toujours dans
l’esprit de ceux qui ont connu la vibrante Ana. « Au procureur qui me
demandait si elle avait pu se suicider, j’ai répondu que c’était hors de ques-
tion : elle avait une trop grande vitalité, elle était trop engagée, trop en
colère, trop emballée par la vie pour capituler », témoigne encore
aujourd’hui Lucy R. Lippard – figure de la critique d’art féministe, qui l’a
connue dès 1975 – en préambule du roman graphique Qui est Ana
Mendieta ? (Éditions du Remue-Ménage, 2021). Jamais plus Carl Andre
– qui n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations – n’a parlé de sa
femme dans les interviews.
Où est Ana Mendieta ? Cet été, elle est à Montpellier, en majesté. Dans
l’exposition, sa première rétrospective en France, au MoCo, Musée de la
création contemporaine, nulle allusion au doute entourant les circons-
tances de sa mort. Il est simplement précisé dans le livret des visiteurs
qu’elle a fait une « chute mortelle de la fenêtre de l’appartement de Carl
Andre ». C’est son œuvre qui est présentée : une sélection très riche parmi
la centaine de films qu’elle a réalisés, ses très nombreux dessins, et un
grand nombre de ses trois cents Siluetas (Silhouettes), des images des
­p erformances qu’elle réalisait en faisant fusionner son corps avec la
nature, en s’allongeant sur le sol ou contre les parois des murs ou des
falaises. Peinture, dessin, collage, gravure, assemblage, fonte… son
spectre ­technique est époustouflant.
Ce choix de ne montrer que l’œuvre sera discuté, tant la créatrice suscite,
depuis quelques années, l’émotion des jeunes générations d’artistes

Texte

Ana Mendieta,
Emmanuelle

sa mort, son œuvre.

LEQUEUX

EN 1985, L’ARTISTE ANA M ENDIETA TROUVAIT LA MORT À 36 ANS EN CHUTANT D’UN GRATTE-
CIEL NEW-YORKAIS. INCULPÉ, SON MARI, LE SCULPTEUR M INIMALISTE CARL ANDRE, EST
FINALEM ENT RELAXÉ. CE DESTIN TRAGIQUE ET LA RENOM MÉE DE SON ÉPOUX ONT
LONGTEM PS OCCULTÉ L’ŒUVRE FOISONNANTE ET AUDACIEUSE DE LA PLASTICIENNE
D’ORIGINE CUBAINE, SEULES LES FÉM INISTES RADICALES DÉFENDANT SA MÉMOIRE. CET
ÉTÉ, LE MOCO, À MONTPELLIER, EXPOSE CETTE ADEPTE DU “BODY ART” DONT LE PARCOURS
COM M E LE TRAVAIL TROUVENT DES RÉSONANCES ACTUELLES, MAIS PASSE DÉLIBÉRÉM ENT
SOUS SILENCE LES CIRCONSTANCES DE SA DISPARITION. UN CHOIX QUI FAIT DÉBAT.

et de féministes, alors même que, en Europe et aux États-Unis, de
nombreuses expositions sont consacrées aux plasticiennes trop souvent
oubliées et que les féminicides sont désormais reconnus par la société.
Mais Vincent Honoré, commissaire de l’exposition, le défend âprement.
« Il s’agit ici de célébrer une vie et de voir enfin une œuvre. Quoi qu’on
pense de ce qu’il s’est réellement passé, il y a eu un jugement, on se doit de
le respecter. Le tragique de cette fin est d’une banalité crasse. Mais cette
histoire a porté une ombre terrible sur le travail d’Ana, on ne l’a plus lu
qu’à travers ce prisme. Il ne s’agit pas de la taire, mais de montrer combien
sa vie de création importe davantage. » À ses côtés, Raquel Cecilia
Mendieta, nièce d’Ana, défend vigoureusement cette vision : c’est ce qui
l’a séduite dans la proposition du MoCo, une première en France depuis
l’exposition du Jeu de paume, en 2018, concentrée sur les films. Après
que sa mère, Raquelin, sœur d’Ana, a passé des décennies à défendre sa
mémoire, elle est aujourd’hui la gardienne du temple. Elle gère cet héri-
tage avec passion. Mais la famille en a fait un principe : jamais plus ils ne
commentent la mort d’Ana Mendieta, ni le procès.
Dans la cour arborée du musée montpelliérain, Raquel Cecilia Mendieta
souffle enfin, après de longues et délicates journées d’accrochage. « Pour
nous, la mort d’Ana n’est pas importante pour comprendre son œuvre. On
ne peut empêcher bien sûr qu’elle devienne un symbole des luttes fémi-
nistes, mais elle a toujours refusé d’être vue comme une victime, elle ne le
sera pas. » Et de rappeler combien, quand il s’agit d’évoquer les hommes
artistes, on analyse leur travail, alors qu’on ramène systématiquement les
femmes artistes à leur biographie, à leur mariage avec Untel. « Je suis très
heureuse que le MoCo ne lui colle pas une étiquette, mais qu’il porte sur son
travail un regard neuf et contemporain. » Quand, juste après le drame, sa
LE M AG A ZINE
mère, elle aussi artiste, a dû gérer l’héritage et
les archives, tout était à construire. « Tout était
nouveau pour elle, elle ne pouvait approfondir
les recherches. Maintenant, nous pouvons revenir
aux archives, nuancer les choses. »
Raquel Cecilia Mendieta est devenue réalisatrice :
elle a produit deux documentaires sur sa tante
bien-aimée, et travaille à un nouvel opus qui lui
est consacré. « Nous formons une famille d’ar-
tistes. Une bénédiction autant qu’une malédic-
tion », commente-t-elle dans un sourire. Gravure
sur bois pour le père d’Ana et Raquelin, peinture
pour la grand-mère, la famille a en effet la fibre
artistique. Mais chez les Mendieta, on devient
plutôt avocat. Ana Mendieta a été la première à
tenir tête. « Elle était rebelle, elle s’est battue
comme une lionne pour ne jamais renoncer à sa
vocation, échapper à ce destin. »
Ana Mendieta naît en 1948, dans une famille
bourgeoise de La Havane. En 1961, craignant le
pouvoir castriste, ses parents l’envoient avec sa
sœur dans un orphelinat catholique de l’Iowa.
Ana a 12 ans, elle rêve d’être actrice ; sa sœur en
a 15. Elles sont baladées de foyer en foyer. Elle,
« la brune à la peau sombre, dans un océan de
blonds aux yeux bleus, rappelle sa nièce Raquel,
ne s’est jamais sentie vraiment acceptée ». Profond
 sentiment de déracinement. L’obtention, en 1971,
de la nationalité américaine ne calmera jamais la
douleur d’Ana. Dès 1966, elle entre à l’université
de l’Iowa pour étudier la peinture. Quelques
toiles de ses débuts sont dévoilées pour la pre-
mière fois à Montpellier. Des portraits pleins
d’une rage expressionniste, de couleurs fantas-
tiques. Et, déjà, cette aura qui entoure les
Silhouettes, cette puissance de Vénus ancestrale
qu’on retrouvera plus tard dans son parcours. La
voilà, en 1972, dotée d’un premier master en
peinture. Mais elle a déjà fait ses premiers pas
dans la performance. Inscrite au MFA (master of
fine arts) Intermédia de l’université de l’Iowa, elle
rencontre son directeur, Hans Breder, qui devien-
dra son amant et son mentor. Elle y découvre
aussi Martha Rosler et Martha Wilson, deux pion-
nières de l’art féministe pour qui le corps se fait
message politique. L’œuvre de Marcel Duchamp
la guide tout autant. « Elle aimait sa curiosité, son
humour, elle qui était si drôle, voire sarcastique »,
raconte sa nièce. Et radicale, déjà. Dans l’une de
ses premières photos, elle greffe sur son visage
2023 The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC/ADAGP, Paris Cour tesy the Estate of Ana Mendieta Collection, LLC and Galerie Lelong & Co. Guerrilla Girls/Cour tesy guerrillagirls.com
les poils d’un de ses acolytes. Une femme à
barbe, qui en dit long sur la violence du milieu
vis-à-vis des artistes femmes. Ana Mendieta se
défigure, aussi, en écrasant son visage sur une
plaque de verre, telle une femme battue.
En 1973, elle va plus loin encore. Sur le campus
de son université, une jeune fille a été violée.
Ana Mendieta invite alors quelques-uns de ses
pairs à la retrouver dans sa chambre ; la porte est
entrouverte, ils la retrouvent allongée, en sang,
immobile et muette. Rape scene (scène de viol),
tel est le titre de cette performance, d’une rare
crudité. « Ce drame sur le campus lui avait fait
très peur, et elle avait organisé cette performance
pour conjurer sa peur, analyse rétrospectivement
Raquel Mendieta. Pour l’un de mes films, j’ai
interrogé certains des étudiants qui y avaient
assisté, et j’ai compris qu’elle avait été un peu
déçue par leur réaction, qu’elle imaginait plus
vive : dès l’enfance, c’était quelqu’un de très dra-
matique, qui aimait le facteur choc. »
En 1979, elle vit à New York, quand elle rencontre
Carl Andre. Avec d’autres plasticiens comme
Donald Judd ou Dan Flavin, il est l’un des héros
du minimalisme, courant qui fait sensation dans
le monde de l’art américain. Il dégage une aura
importante, attire tous les regards. Elle n’atteint
pas son niveau de célébrité. Le couple fréquente
les vernissages, dîne chez des artistes et des col-
lectionneurs. Cette apparence de stabilité est en
réalité assez fragile. Ana Mendieta suspecte Carl
Andre d’infidélité. Les deux ont des caractères
bouillants, boivent beaucoup.
Il est facile de comprendre combien, près d’un
demi-siècle plus tard, les cercles féministes ont
fait d’Ana Mendieta un symbole de leur lutte. Elle
a souvent regretté que le féminisme américain,
auquel elle a activement participé en essayant de
l’ouvrir davantage aux minorités, soit, estimait-
elle, « essentiellement un mouvement de la classe
moyenne blanche ». Dans les années 1980 et 1990,
elle n’apparaît quasiment pas dans les différentes
histoires de la performance écrites de par le
Ci-contre, l’affichette
What Do These Men
Have in Common?
(« Qu’est-ce que
ces deux hommes
ont en commun ? »)
du groupe féministe
des Guerrilla Girls,
en 1995.
Page de gauche :
Sans titre, 1973.
monde. Son œuvre est peu exposée, hormis par la galerie parisienne
Lelong, qui présente régulièrement son travail depuis 1991.
Seules les activistes féministes jugées comme les plus radicales défendent
alors sa mémoire : dès 1995, les Guerrilla Girls, un collectif de vengeuses
masquées qui dénonce l’absence des femmes sur la scène artistique, pro-
tègent leur anonymat en empruntant les noms de femmes décédées. Elles
signent Claude Cahun, Anaïs Nin et… Ana Mendieta. Quand le footballeur
américain O. J. Simpson, dans l’épilogue d’un procès qui a bouleversé les
États-Unis, est jugé pour le meurtre de sa femme en 1995, elles pro-
duisent un de ces tracts coup de poing dont elles ont le secret : Carl Andre
et O. J. Simpson y sont côte à côte, sous la question rhétorique : « Qu’est-ce
que ces hommes ont en commun ? »
MAIS
il a fallu attendre les années 2010 et
l’émergence d’une nouvelle généra-
tion féministe, qui prône la conver-
gence des luttes (pour l’égalité
homme-femme et les droits LGBT,
contre le racisme), pour qu’Ana
Mendieta arrive enfin sur le devant de
la scène. Comme artiste : la Hayward Gallery de Londres et le Castello di
Rivoli, près de Turin, lui consacrent une rétrospective en 2013, puis ce
sont le Gropius Bau berlinois ou le Jeu de paume parisien qui projettent
ses films, en 2018. Comme victime, aussi. Cette année, en février, l’artiste
Christine Egaña Navin a mis en vente, à la foire new-yorkaise NADA, des
tee-shirts frappés d’un tonitruant « Fuck Carl Andre », afin de lever des
fonds pour l’association latina Violence Intervention Program (VIP). « En
tant qu’artiste américano-cubaine, cette histoire m’a toujours frappée,
raconte celle dont la sœur a été victime d’un féminicide dans son appar-
tement new-yorkais, dans les années 1980. La réhabilitation persistante
de Carl Andre dans le monde de l’art contemporain me dérange profondé-
ment, en me rappelant que l’assassin de ma sœur pourrait être libre et ses
crimes oubliés. » En 2017, déjà, à l’ouverture de l’exposition Carl Andre au
MOCA de Los Angeles, l’artiste Mary Anna Pomonis, cofondatrice de l’As-
sociation of Hysteric Curators, une organisation féministe, envoyait à son
directeur, Philippe Vergne, une lettre ouverte qui n’a pas reçu de réponse.
Elle fustigeait le musée « pour son manque absolu de respect envers les
femmes et envers les victimes de violence conjugale ».
On ne saurait soupçonner le commissaire Vincent Honoré d’être insensible
à ces causes, lui qui a abordé les questions décoloniales, de genres et
55

de classes dans de nombreuses expositions. Mais il tient, lui aussi, à
nuancer cet engagement : « Dans les Silhouettes qu’Ana Mendieta produit
de 1973 à 1980, on voit qu’elle devient progressivement de moins en moins
femme, et de plus en plus humaine, au sens générique. Elle devient nature. »
En célébrant un corps féminin, libéré, en puissance, Ana Mendieta cherche
avant tout à ce que ses œuvres soient « les veines qui irriguent ce fluide
universel », comme l’indique l’exposition du MoCo. Oui, « elle était connec-
tée avec la vie, la mort, le cycle de la Terre », poursuit sa nièce.
Dans ses clichés, sa silhouette se love au creux d’une rivière, dans le brou-
haha de la paille, dans le secret du sable, de la pierre, de l’argile. Ses courbes
de déesse paléolithique irradient, au sein des éléments. Empreinte, recou-
vrement, moulage… elle mixe le body art et le land art comme nul autre,
s’inspirant des civilisations anciennes du Mexique et de l’Égypte. Ainsi
qu’elle l’a écrit : « C’est peut-être lors de mon enfance à Cuba que j’ai com-
mencé à être fascinée par l’art et les cultures primitifs. Il semble que ces
cultures soient dotées d’une connaissance intérieure, proches des ressources
naturelles. (…) À travers mon art, je veux exprimer l’immédiateté de la vie et
l’éternité de la nature. » Autre facteur qui la rend éminemment contempo-
raine aux yeux de nombre de jeunes artistes qui s’en réclament, voyant en
elle une tenante de l’écoféminisme, courant qui estime que la défense des
droits de la femme est corollaire de celle de la planète.
Mais connaissent-ils vraiment son œuvre ? « Son travail se développe en
spirale, rappelle Vincent Honoré. Ana Mendieta revient toujours aux
sources de sa pratique, et se pose des défis constamment. » On ne cesse de
découvrir de nouvelles productions. En octobre 2022, la famille Mendieta
a retrouvé deux cents photos, des diapos réalisées par l’artiste et, parfois
même, par ses étudiants. Raquel Mendieta s’en souvient encore avec émo-
tion. « Un jour, je suis allé à un mariage chez un cousin de l’Iowa, et mon
oncle m’a dit mystérieusement : “J’ai quelque chose pour toi.” » Dans son abri
de jardin, il avait retrouvé un sac plastique. Les photos étaient là, cachées.
« On pense que ma grand-mère, qui a hérité de tout l’œuvre, ne voulait pas
qu’Ana se montre nue, car c’était une catholique fervente et très prude. Peut-
être est-ce pour cela qu’elle a mis de côté certaines images ? Je crois même
qu’elle a bien failli les jeter. » Raquel Mendieta rappelle une anecdote qui
la fait toujours rire : quand Ana a visité Paris avec sa mère, il pleuvait
beaucoup, et la vieille femme voulait à tout prix acheter un parapluie.
« Mais Ana aimait vivre de façon frugale, avec rien, hors de question d’ache-
ter quoi que ce soit ! Alors elle a convaincu sa mère de sortir couverte du
bonnet de douche de l’hôtel pour se protéger des gouttes ! »
56
LE M AG A ZINE
“Dans cette exposition,
il s’agit de célébrer une vie
et de voir enfin une œuvre.
Le tragique de la fin d’Ana
Mendieta est d’une banalité
crasse. Mais cette histoire a
porté une ombre terrible sur
son travail, on ne l’a plus lu
qu’à travers ce prisme. Il ne
s’agit pas de la taire, mais de
montrer combien sa vie de
création importe davantage.”
Jeff Baynes/Chris Morphet/Getty Images. 2023 The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC/ADAGP, Paris. Cour tesy The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC and Galerie Lelong & Co (× 3)
Vincent Honoré, commissaire d’expo au MoCo.
Raquel Mendieta est aussi partie sur les traces
de sa tante à Cuba, où elle a retrouvé des gra-
vures de silhouettes, réalisées dans la roche,
dans le secret d’une plage. Elle est aussi allée à
Rome, où Ana vivait une partie du temps, après
avoir reçu le prix de Rome, en 1983. Grâce à la
bourse, elle a pu s’offrir son premier atelier rien
qu’à elle. Une régénération. « Elle adorait Rome,
elle y a trouvé quelque chose, un chaos qui lui
convenait, se souvient sa nièce. Elle se sentait
complètement chez elle, enfin entourée d’un
peuple qui lui ressemblait. Elle a appris l’italien,
s’est procuré une voiture, s’est laissée emporter
par cette nouvelle énergie. Au moment de son
décès, elle comptait bien s’y installer. Elle avait
compris qu’il lui fallait cesser de travailler sans
cesse et profiter de la vie. »
La vie, c’est Carl Andre qui en profitera, pas elle :
célébré dans tous les musées du monde, il est
resté ce géant intouchable de l’art minimal qu’il
était déjà à la mort d’Ana. Sa galeriste, Paula
Cooper, les artistes qui étaient proches de lui,
tous ont depuis fait silence sur l’affaire. À la
demande des avocats de Carl Andre, la justice a
mis tous les documents sous scellés. Seule leur
restitution par le journaliste Robert Katz, qui a
enregistré tout le procès, dans son livre Naked by
the Window, paru en 1990 aux éditions Atlantic
Monthly Press, permet de continuer à nourrir les
débats. « Toute cette affaire n’a représenté qu’un
léger accroc à la réussite de Carl Andre, regrette
l’écrivaine féministe Lucy R. Lippard. La mort
d’Ana n’est qu’une de ces millions de morts qui,
malgré des décennies de luttes féministes, sont
encore passées sous silence. »
ANA MENDIETA AU MOCO. 14, RUE DE L’ÉCOLE-DE-PHARMA-
CIE, MONTPELLIER. JUSQU’AU 10 SEPTEMBRE. MOCO.ART
Ci-dessus, Anima,
Silueta de Cohetes
(Firework Piece)
1976. Film
muet tourné en
Super-8 mm.
À gauche, Flower
Person, Flower Body,
1975, photographie
couleur.
Ci-contre, Ana
Mendieta au côté
d’une de ses
sculptures en bois,
à l’Académie
américaine de Rome,
en 1985.

Page de gauche,
Carl Andre
(au centre) à la
Whitechapel Gallery
de Londres, en 1978,
lors du tournage du
documentaire
The Art We Deserve.
58
 LE PORTFOLIO

INSTINCT DE VÉRITÉ.
Dans les années 1950 et 1960, Frank Horvat (1928-2020) s’est imposé comme
un touche-à-tout de talent, salué pour son travail de photojournaliste et courtisé
par le milieu de la mode. Mannequin à la terrasse du Flore, jeunes amants
australiens, politiques vénézuéliens… une exposition au Jeu de paume, à Paris,
relate ses débuts, soulignant l’obsession pour les regards et l’irrépressible désir
À Rio de
Janeiro, 1963.
Légende d’authenticité du génie voyeuriste. Photos Frank HORVAT — Texte Claire GUILLOT

Ci-dessus, un jeune couple
australien, Sydney, 1963.
Page de droite, Carol
Lobravico, au Café de Flore,
à Paris, pour Harper’s
Bazaar, 1962.
L’ I M A G E L A P LU S C O N N U E D E F R A N K se faire voyeur des mini-drames quotidiens, faisant
HORVAT (1928-2020) n’est pas représentative de son du monde une scène de théâtre où chacun s’observe
style : on y voit une mannequin à l’œil malicieux et se jauge avant de replonger dans l’ombre.
dissimulée derrière un impressionnant chapeau
Givenchy se détachant d’une rangée d’hommes de
dos et coiffés d’un haut-de-forme, elle en blanc et
eux en noir. Cette photo de mode très stylisée,
publiée dans le magazine Jardin des modes, en 1958,
est à mille lieues des images sensibles et sensuelles « FRANK HORVAT. PARIS, LE MONDE, LA MODE », AU JEU DE
qu’affectionnait le photographe. Et pour cause : PAUME, À PARIS, JUSQU’AU 17 SEPTEMBRE. JEUDEPAUME.ORG
Frank Horvat ne l’a pas choisie. « Le directeur artis- « NEW YORK BY FRANK HORVAT », LES DOUCHES LA GALERIE,
tique [Jacques Moutin] a fait un petit dessin et m’a
dit : “Je veux ça.” Je ne trouvais pas ça bien du tout, NORMANDIE, JUSQU’AU 2 SEPTEMBRE.
mais je n’avais pas le choix. » a-t-il raconté.
LE PORTFOLIO
Le Français d’adoption, né en Italie, est salué à travers
la grande exposition « Frank Horvat. Paris, le monde,
la mode », au Jeu de paume, à Paris, qui revient sur le
travail fructueux de ses débuts, alors qu’il collaborait
avec la presse, de 1950 à 1965. On y constatera que ce
n’est pas avec des mises en scène sophistiquées que
Frank Horvat a laissé sa marque. Dans les années 1950
et 1960, à Vogue ou au Harper’s Bazaar, ce pionnier
fait souffler un vent de liberté et de nouveauté.
Photojournaliste émérite courtisé par le monde de la
mode, il obtient de conserver son petit Leica pour
photographier les mannequins et les saisit à la volée,
dans la rue, parfois au milieu des passants étonnés et
souvent engagées dans des activités quotidiennes :
accoudées à un bar, au milieu du marché des Halles,
à Paris, en train de prendre le métro ou de boire un
café en terrasse. Comme Carol Lobravico, photogra-
phiée au Café de Flore, en 1962, telle une Parisienne
chic, en lunettes noires et avec un teckel.
Avec Frank Horvat, fini les créatures éthérées et inac-
cessibles couvertes d’une couche de maquillage,
figées dans des poses rigides et des sourires robo-
tiques : ce dernier recrutait les modèles « à la voix,
au téléphone ! », raconte sa fille, Fiametta Horvat.
Il choisit celles qui ont une personnalité avant d’avoir
une silhouette. Et entretient des relations amicales
avec certaines. La modèle Judy Dent, dont il fut
proche, a résumé ainsi son approche : « Il m’a fait
comprendre que ce qui importait, ce n’était pas tant
de montrer une robe (…) que de montrer ma propre
façon d’être une femme. » Mais l’univers de la mode,
avec toutes ses contraintes, s’avérera trop étroit pour
ce touche-à-tout qui a un temps été membre de
l’agence Magnum et qui passera sa vie à expérimen-
ter – le téléobjectif, le montage, le numérique…
En 1962 et en 1963, alors que sa vie sentimentale
prend l’eau, Frank Horvat part faire un tour du
monde, répondant à une commande du magazine
Revue, basé à Munich. Il renoue, dans les pays loin-
tains, avec les mêmes obsessions et les mêmes
thèmes qui l’animaient à ses débuts, lorsqu’il photo-
graphiait les stripteaseuses au Sphinx ou les prosti-
tuées à Pigalle : les femmes, qu’elles soient victimes
ou maîtresses du commerce des corps et de l’intime.
Les jeux de regard, avec des yeux partout qui se
croisent, se heurtent ou s’ignorent. Et, chez cet éter-
nel amoureux, les relations de couple, qu’il teinte
d’une indélébile mélancolie. À Sydney, en Australie,
il montre ainsi deux tout jeunes gens, le regard à la
fois lumineux et fragile, plein de cette innocence qui
caractérise les premiers émois. Du Caire à
Los Angeles, de Sydney à Dakar, Frank Horvat aime
À PARIS, JUSQU’AU 9 SEPTEMBRE. LESDOUCHESLAGALERIE.COM
Frank Hor vat
« FRANK HORVAT. PARIS », CENTRE PHOTOGRAPHIQUE ROUEN
CENTREPHOTOGRAPHIQUE.COM
61
62
Frank Hor vat
LE PORTFOLIO

Studio de télévision avec,

en fond, la Maison de la radio
et de la télévision égyptienne,
Le Caire, 1962.
 LE PORTFOLIO

Ci-dessus, en haut, une mannequin coiffée d’un chapeau Givenchy,

Frank Hor vat

pour le magazine Jardin des modes, Paris, 1958.

En bas, un spectacle d’hypnose, Los Angeles, 1963.

Page de droite, l’entrée de Luna Park, Sydney, 1963.

65
66
 LE PORTFOLIO
Frank Hor vat

Page de gauche, des personnalités politiques, Caracas, 1963.

Ci-dessus, une prostituée dans un bar de Pigalle, Paris, 1956.

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 LE GOÛT

Le designer
japonais Satoshi
Kuwata reçoit
le LVMH Prize,
le 7 juin, des
mains de l’actrice
Gal Gadot, sous le
regard de Nicolas
Ghesquière,
directeur
artistique des
collections femme
de Louis Vuitton.

Un TREMPLIN en or.
VOILÀ DIX ANS QUE LE GROUPE LVM H DISTINGUE ET ACCOM PAGNE CHAQUE ANNÉE
Saskia Lawaks

DES JEUNES CRÉATEURS DE MODE LEUR OFFRANT UNE M ISE SUR ORBITE
EXPRESS. POUR SA 10e EDITION, DONT LA FINALE S’EST DÉROULÉE À LA FONDATION
Texte Valentin PÉREZ LOUIS VUITTON LE 7 JUIN, LE PRIX A ÉTÉ ATTRIBUÉ AU JAPONAIS SATOSHI KUWATA.

69
 LE GOÛT
“OÙ EST SATOSHI ?” Cette question, la mère de Satoshi
Kuwata l’a si souvent posée, tracassée par son fils remuant.
Désormais âgé de 39 ans, Satoshi était facile à repérer le mer-
credi 7 juin : tout sourire sur la scène immaculée installée à la
Fondation Louis Vuitton, dans le cœur du bois de Boulogne, à
Paris, il a été déclaré vainqueur de la dixième édition du prix de
mode LVMH. Le Japonais installé à Milan sait déjà comment il va
utiliser les 400 000 euros qu’il vient de remporter : « Embaucher,
développer mon site Web, lancer des chaussures et des sacs »,
détaille-t-il. Le vestiaire de sa marque, Setchu, inspiré de ses
voyages, de son goût pour la pêche et qui valorise les pièces
transformables (d’un déboutonnage, un pull peut muter en
gilet…), a été choisi parmi 2 400 candidats par le jury du groupe
de luxe français. Celui-ci se compose chaque année de trois
cadres dirigeants du groupe (Delphine Arnault, PDG de Dior,
Jean-Paul Claverie, directeur du mécénat de LVMH, Sidney
Toledano, PDG de LVMH Fashion Group) et des directeurs artis-
tiques de ses maisons : Nicolas Ghesquière pour Louis Vuitton,
Maria Grazia Chiuri et Kim Jones pour Dior, Jonathan Anderson
pour Loewe, Nigo pour Kenzo, Silvia Venturini Fendi pour Fendi,
ainsi que Marc Jacobs et Stella McCartney.
Tous sont là sur scène, armée quatre étoiles, derrière Delphine
Arnault qui, à l’aide d’un prompteur, mène une cérémonie express :
huit minutes montre en main pour 800 000 euros de mécénat
engagés. Outre le LVMH Prize décerné à Satoshi Kuwata, deux prix
Karl Lagerfeld – des mentions du jury – ont été attribués. L’un, à
Julie Pelipas, une Ukrainienne de 38 ans basée à Londres récom-
pensée pour son label Bettter, qui « surcycle » des costumes pour
en faire des robes ou tailleurs. L’autre, au fébrile et déterminé Luca
Magliano, 36 ans, qui habite Bologne, ville dont il s’inspire pour
imaginer un vestiaire nonchalant qui fait peu de cas des codes
conventionnels. « Tout le monde s’imagine une compétition féroce.
Mais non, pour notre promotion, il y a eu une forme de solidarité,
d’écoute », assure-t-il. Au cours des semaines qui ont précédé la
finale, lui et ses concurrents ont créé un groupe WhatsApp, pour
partager émojis et encouragements de dernière minute. « Cette
année, tous les finalistes avaient une maturité particulière, souligne
la jurée Maria Grazia Chiuri, directrice artistique des collections
femme de Dior. Ce ne sont pas des jeunes gens fraîchement diplômés
mais des trentenaires qui ont travaillé dans des maisons et se battent
pour monter leur propre marque indépendante. Voyez Satoshi
Kuwata, dont le studio est étroit et qui n’a qu’une seule collaboratrice.
Il est d’autant plus important de les soutenir à ce moment-là. »
Dans l’assistance venue applaudir les lauréats, Sophie Brocart
immortalise le sacre avec son smartphone. Cette polytechni­cienne
Ethan James Green. Benoit Peverelli ×4. Kira Bunse
“Le prix a acquis une place centrale en
devenant, pour des débutants, une porte
d’entrée dans l’écosystème. Ce n’est pas
un passage obligé mais un facilitateur
qui permet de franchir plusieurs
marches en un seul pas.”
Serge Carreira, directeur des marques émergentes auprès
de la Fédération de la haute couture et de la mode.
affable, titulaire d’un DEA en économie, a passé la majeure partie Page de gauche,
de gauche à
de sa carrière dans le groupe LVMH, des ressources humaines de droite et de haut
Louis Vuitton au merchandising de Marc Jacobs, de la direction en bas :
commerciale de Céline à la direction générale, depuis 2018, de le jury de l’édition
2023. Marine
Patou. Au-delà d’une somme importante (le prix principal a été Serre, lauréate du
rehaussé à 400 000 euros, tandis que le prix Karl Lagerfeld atteint prix en 2017.
200 000 euros), les designers remportent également une année Bernard Arnault
et sa fille
complète de mentorat, sous son encadrement. Delphine Arnault,
C’est à elle que tous les lauréats depuis dix ans posent leurs ques- PDG de Dior, lors
tions : Marine Serre, Thebe Magugu, Hed Mayner, Rok Hwang, de la remise du
prix le 7 juin.
Grace Wales Bonner, Nensi Dojaka… Autant de noms qui fleu- Les créateurs
rissent aujourd’hui sur les calendriers des fashion weeks et que le Simone Rocha,
prix a su détecter. Sans compter tous les autres talents, devenus Virgil Abloh et
Demna, qui ont
des figures importantes de la mode, qui ont concouru sans être aussi concouru
couronnés : Simone Rocha en 2014, Demna (Vetements), Virgil en 2014 et 2015.
Abloh (Off-White) ou Craig Green en 2015, Glenn Martens (Y/
Project) en 2016… Si les affaires de certains ont pu tourner au
vinaigre (qui se souvient de Thomas Tait, le tout premier gagnant
pourtant fort prometteur ?) quand d’autres ont prospéré (tel
Jacquemus), personne dans le milieu ne conteste l’excellence du
concours en termes de créativité.
En novembre 2013, l’état-major de LVMH, connaissant le goût de
Bernard Arnault pour la musique classique, avait lancé son prix en
comparant les designers participants à des virtuoses en devenir et
le coup de pouce donné par le groupe au « prêt d’un stradivarius ».
Ainsi, le LVMH Prize est-il devenu pour le microcosme de la mode,
un rendez-vous annuel, petit événement glam’ avec ses jurés haut
de gamme, ses remises de prix assurées par des stars proches des
marques du groupe (Léa Seydoux, Cate Blanchett, Rihanna…) et
son effet d’accélérateur. « Le prix a acquis une place centrale en
devenant, pour des débutants, une porte d’entrée dans l’écosystème.
Ce n’est pas un passage obligé mais un facilitateur qui permet de
franchir plusieurs marches en un seul pas », observe Serge Carreira,
directeur des marques émergentes auprès de la Fédération de la
haute couture et de la mode.
En dix ans, les palmarès racontent aussi l’évolution de cette indus-
trie. À des vainqueurs qui faisaient de la fluidité entre les genres
des postulats ont succédé des finalistes engagés pour l’environ-
nement (Marine Serre), féministes (Nensi Dojaka ou Rui Zhou) ou
valorisant une forme de « localisme ». Mais aussi des créateurs
commençant par affirmer d’où ils viennent et revisitant les savoir-
faire de leur région : le Tyrol du Sud pour Andreas Steiner de RIER,
la campagne anglaise pour Steven Stokey-Daley, les Caraïbes pour
Diotima… « En termes esthétiques, on ne perçoit pas une recette
type pour gagner. C’est davantage la maîtrise de l’exécution qui
semble récompensée », remarque Benjamin Simmenauer, profes-
seur et directeur de la recherche à l’Institut français de la mode.
Ce qui fait la différence pour sortir du lot ? Une aptitude à verba-
liser le concept et l’atmosphère d’un label, mais aussi une certaine
« approche culturelle », comme aime dire Sophie Brocart. Défense
des minorités, écologie, protection du patrimoine, quête de ses
origines : une collection en 2023, même exécutée au cordeau, ne
suffit pas à briller si elle ne contient pas une bonne narration…
LVMH laisse venir à lui les postulants mais fait aussi montre, en
coulisses, d’un effort prospectif, ce que le grand public ignore
souvent. Le groupe envoie ainsi ses équipes courir les showrooms
et les fashion weeks, et compte sur des relais de confiance
(comme l’Italienne Sara Maino et la Britannique Sarah Mower,
rédactrices de Vogue, ou encore Julie Gilhart, consultante améri-
caine qui préside Tomorrow, un showroom pointu) pour suggérer
à certains designers remarqués d’envoyer leur candidature.
Rachel Scott, finaliste en 2023 pour son label Diotima, qui pro-
pose un prêt-à-porter inspiré des savoir-faire caribéens (crochet,
perles, broderies), raconte avoir envoyé sa candidature au
débotté, à quelques heures de la clôture : « Les équipes de
71

Ci-dessus, LVMH m’ont raconté que, voyant que je tardais, ils s’apprê-
Marc Jacobs taient au même moment à m’appeler pour me pousser à me lancer. »
le 7 juin avec
Satoshi Kuwata. De la même façon, lorsque Marine Serre a été approchée par un
À droite, collaborateur du prix en 2017, elle a préféré poliment décliner. « Je
l’exceptionnel travaillais seule, avec l’appui d’une couturière en Belgique, je bri-
jury de 2015
(avec colais des silhouettes dans mon appartement au cinquième étage
notamment sans ascenseur. Je ne me sentais absolument pas prête », se souvient
Raf Simons,
Phoebe Philo,
celle qui a fini par céder devant l’insistance de ses interlocuteurs.
Nicolas Bien lui en a pris : elle a décroché la timbale dans la foulée.
Ghesquière, « Ce que le prix change tient d’abord à l’argent, dit-elle. La mode est
Karl Lagerfeld,
Riccardo Tisci,
une industrie trustée par le poids de la publicité et dans laquelle on
Jonathan vous pousse souvent vers des propositions faciles et commerciales.
Anderson...) Pour moi, 300 000 euros représentaient une somme colossale : j’ai
écoutant
Simon Porte
pu trouver un studio, embaucher et, d’une certaine manière, asseoir
Jacquemus la position politique que je voulais donner à ma marque. Comment
gagnant du prix travailler à partir de matériaux récupérés ? Au départ, je tâtonnais,
spécial.
mes marges étaient minimes et mes pièces finissaient par coûter
3 000 euros. Dans ce contexte, si vous voulez éviter de finir par faire
uniquement des joggings logotés à bas coût, que vous voulez rester
créatif en proposant des pièces plus abordables, seul l’argent vous
permet d’investir dans l’opérationnel à long terme pour trouver un
modèle viable. » Un pantalon fabriqué à partir de foulards vintage
vaut aujourd’hui 650 euros chez Marine Serre.
La Française, qui a su bâtir une marque pérenne, respectée pour
son intégrité, s’est liée d’amitié avec Karl Lagerfeld à l’occasion
de son prix et a mesuré l’impact favorable de sa victoire en
termes de réseau. Car « être sur la liste des demi-finalistes vous
permet de rencontrer en deux jours 300 personnes-clés du milieu,
jusqu’à Anna Wintour », rappelle Rok Hwang, Sud-Coréen installé
à Londres dont la marque, Rokh, est entrée au calendrier de la
fashion week de Paris après avoir remporté un grand prix spécial
en 2018. « C’est comme si vous viviez reclus dans la bulle de votre
petit univers et que, soudainement, tous les gens qui comptent
voulaient savoir ce qu’il y a dans votre penderie », résume Steven
Stokey-Daley, vainqueur du prix en 2022. Burc Akyol, finaliste en
2023, illustre : « Que mon nom figure parmi les candidats retenus
cette année m’a permis de nouer des liens avec des acheteurs
importants, américains et moyen-orientaux, dès février, pour de
possibles commandes à venir dès l’été. »
Cette mise sur orbite occupe par ailleurs une partie de l’année de
mentorat. À ses poulains, Sophie Brocart présente des directeurs
artistiques avec qui elle pressent qu’ils pourraient bien travailler
ensemble. « Le niveau de visibilité ou de notoriété que le prix offre
72
LE GOÛT
peut se quantifier en vues ou en followers. Celui, souterrain et ten-
taculaire, du réseau, ne se mesure pas et compte parfois tout
autant », souligne le Sud-Africain Lukhanyo Mdingi, gagnant d’un
prix spécial en 2021. Par l’intermédiaire du prix, lui a par exemple
rencontré Richard Hytner, ex-président de l’agence publicitaire
Saatchi & Saatchi, avec qui il a développé par la suite un projet de
sensibilisation à la mode auprès d’étudiants du Cap. Cela fonc-
tionne aussi dans des situations plus délicates… L’Israélien Hed
Mayner, vainqueur du prix Karl Lagerfeld en 2019, se souvient,
ainsi, des gouttes de transpiration qui perlaient sur son front au
moment de devoir se désengager d’un showroom où il devait
exposer ses vêtements, découvrant qu’un astérisque du contrat,
en toutes petites lettres, le ligotait plus qu’il ne le pensait. « En
quelques coups de fil, grâce à un avocat charmant dont m’a parlé
Sophie, les choses se sont dénouées. »
C’est là tout l’envers du décor du LVMH Prize : des conseils prag-
matiques, à mille lieues du glamour que beaucoup s’imaginent.
Des tuyaux « en marketing, en finance, sur les questions de pro-
priété intellectuelle », énumère Nensi Dojaka, lauréate en 2021,
qui, pour les jeunes designers, peuvent aider à mettre sur pied
une affaire durable. Apprendre à lire et à négocier les contrats,
faire déposer le nom de sa marque en Chine avant qu’un faussaire
ne le fasse et ne veuille plus vous la céder qu’à prix d’or, sélection-
ner l’agence de presse qui vous représentera le mieux, apprendre
à poster avec justesse sur les réseaux sociaux ou à répondre au
mieux aux journalistes… Mais aussi s’organiser pour montrer la
collection aux acheteurs des grands magasins avant même le
défilé, afin de limiter les dépenses inutiles et de livrer les collec-
tions sans retard. « Sur le moment, le mentorat peut sembler aride
et indigeste, avec des informations très techniques à assimiler. Mais,
avec le recul, c’est plus que précieux », sait gré Hed Mayner.
En dix ans, le groupe LVMH, réputé vorace, a couvé puis laissé
s’envoler les lauréats, sans mettre la main sur le capital de leurs
marques (Off-White, dont LVMH a acquis 60 % des parts en 2021,
demeure l’exception). Le mastodonte, souvent associé à un capi-
talisme élitiste et déconnecté, comme lorsque son siège a été
Saskia Lawaks. Benoît Peverelli
envahi ce printemps à l’occasion des mobilisations contre la
réforme des retraites, a tiré de son concours une image de mécène
et de protecteur des talents. « Si LVMH a conféré aux créateurs une
aura, la réciproque est vraie aussi, souligne Benjamin Simmenauer.
Le prix a aidé à transformer la perception de LVMH. D’un groupe
industriel mondialisé, le groupe est devenu une institution, une
sorte de nouvelle académie de la mode. »
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 LE GOÛT

VO I L À Q U E LQ U E S A N N É E S que
l’artiste céramiste Valentine Schlegel
(1925-2021) est sortie de l’ombre et que
MAINTENANT OU JAMAIS
l’on redécouvre ses vases, ses objets et sur-

La céramique tout ses cheminées sculptées, créations

spectaculaires en plâtre maçonnées à
même les cloisons des salons et chambres

en ŒUVRES.
qu’elle investissait. Une centaine d’œuvres
qui ont souvent été détruites, dont il ne
reste que des images en noir et blanc, pour
la plupart signées de sa grande amie Agnès
Varda (1928-2019). L’exposition « Valentine
Schlegel, l’art pour quotidien » proposée
par le Musée Fabre, à Montpellier, est donc
une occasion rare de voir ses œuvres. Dans
les salles historiques de l’hôtel de
Cabrières-Sabatier d’Espeyran, qui date du
XIXe siècle, propriété du musée, outre
treize maquettes en plâtre des cheminées
à l’échelle 1/10 réalisées entre 1960 et
2000, on retrouve ses célèbres vases bio-
morphiques en terre chamottée ou son
En haut, Maquette pour une
travail plus confi­dentiel pour des décors et
cheminée à la Varenne- des costumes lors des premiers festivals
Saint-Hilaire, 1976. d’Avignon. Une exposition courte mais qui
Ci-dessus, Vase, 1958.
Ci-contre, Valentine Schlegel
propose un panorama de toutes les pra-
dans son atelier rue tiques de cette magicienne de la matière.
Daguerre, 1955, une Marie GODFRAIN

Collection Blaise et Vincent Fournier/ADAGP, Paris 2023. Centre national des ar ts plastiques (CNAP). ADAGP,
photographie d’Agnès Varda.
« VALENTINE SCHLEGEL, L’ART POUR QUOTIDIEN »,

Paris, 2023/Photo Fabrice Lindor. Succession Agnès Varda/Fonds Agnès Varda déposé à l’institut pour la
HÔTEL DE CABRIÈRES-SABATIER D’ESPEYRAN,
MONTPELLIER (HÉRAULT), JUSQU’AU 17 SEPTEMBRE.
MUSEEFABRE.MONTPELLIER3M.FR

TANDEM FLEURS de pierre.

photographie/Cour tesy Galerie Nathalie Obadia. Virgile Guinard
« J’ai toujours aimé la poésie colorée de ses toiles », résume Sophie d’Agon, créatrice de bijoux
bohèmes et artisanaux, en évoquant les décors à la Chagall de la jeune peintre et illustratrice Nina
Koltchitskaia, née en Russie et installée à Paris. En novembre 2021, pour l’ouverture de la boutique
de la première, rue de Saintonge (Paris 3e), la seconde avait déjà réalisé une fresque fleurie. Mais leur
dialogue s’est encore approfondi ce printemps, avec l’introduction d’une ligne de bijoux naïfs en or
jaune que Sophie d’Agon a fait réaliser d’après les croquis de Koltchitskaia. « Nina a dessiné au
crayon, puis nous avons ensemble affiné la forme des pierres, les tailles et les gravures, selon ce qui
était faisable, avant de partir au Portugal, dans les ateliers de fabrication avec lesquels je travaille,
pour transmettre nos consignes avec précision. » Ainsi sont nés des boucles d’oreilles avec des
pendants en forme de fleurs, une bague sertie de saphirs et d’émeraudes composée avec la symétrie
d’un jardin à la française, un anneau parcouru de pierres façon éclats de météorites… Plutôt qu’une
édition limitée éclair, la collection, agrémentée d’un carré de soie, se destine à « demeurer disponible
de manière durable, livrée sur commande dans un délai de cinq à six semaines ». Valentin PÉREZ
COLLABORATION SOPHIE D’AGON × NINA KOLTCHITSKAIA, DE 1 795 À 3 995 € LES BIJOUX, 120 € LE FOULARD. SOPHIEDAGON.COM

74
 Eau de Rochas Citron Soleil,
Rochas, 81,50 € les 100 ml.
rochas.com

FÉTICHE De SOURCE sûre. Qui ne garde pas inscrit quelque part dans sa mémoire un souvenir d’été lié à l’Eau de
Rochas, cette fragrance fraîche et chyprée ? Adoubée depuis sa création, en 1970, par les fins connaisseurs du parfum comme par les
consommateurs, elle se distingue par sa fraîcheur minérale unique, l’évocation d’une eau de source cristalline s’écoulant sur des rochers.
Ce n’est pas un hasard si, jusqu’au début des années 1980, elle portera le nom d’Eau de Roche. Cette année, Rochas ose bousculer le
mythe et faire un pas de côté en proposant avec Citron Soleil, une nouvelle eau de toilette qui évoque la Riviera, ses citrons vifs, ses
feuilles de figuier et ses fleurs d’oranger enveloppés d’une brise aquatique. Les inconditionnels de la fragrance des seventies ne se lais-
seront peut-être pas convaincre, mais les adeptes des eaux de Cologne vivifiantes apprécieront à coup sûr le jus aussi bien que son flacon
pop jaune néon. Texte Claire DHOUAILLY — Réalisation Fiona KHALIFA — Photo Clémentine PASSET — Scénographie Lune KUIPERS

Ci-dessous, Garance Vallée
dans l’installation Planted
Air pour Perrier-Jouët,
qu’elle a conçue pour
l’édition 2022 de la foire
Design Miami. Ci-contre,
Tous ces objets qui n’en sont
pas (2023), l’œuvre
qui a donné son nom à
l’exposition parisienne.
P EINTURE, SCULPTURE, MOBILIER,
OBJETS, PAPIER PEINT… C’est dans l’univers sub-
tilement dysfonctionnel de Garance Vallée que
nous plonge la galerie Almine Rech, à Paris, avec
« Tous ces objets qui n’en sont pas », première
exposition monographique de l’artiste. Après
avoir signé la scénographie de Maison d’en face,
du chorégraphe Léo Walk, au Théâtre du
Châtelet, en mai (qui sera repris Salle Pleyel le
24 novembre), et dessiné un tapis pour l’éditeur
Nordic Knots, l’artiste poursuit son exploration
des formes dans cette exposition parisienne.
Joli pied de nez à ceux qui, à ses débuts, la som-
maient de faire des choix et auxquels elle répon-
dait invariablement : « Je ne me divise pas, je mul-
tiplie ma force créative. » À 29 ans, Garance Vallée
s’applique méthodiquement à pulvériser les fron-
tières entre les disciplines artistiques, entre les
échelles, entre 2D et 3D… Des années de danse et
des études d’architecture à l’École nationale supé-
rieure de Paris-La Villette lui ont apporté, dit-elle,
« une perception corporelle de l’espace ».
La créatrice passe avec aisance d’une collabora-
tion avec les chaussures Paraboot – pour qui elle
a créé des jeux de courbes et de contre-courbes
76
TÊTE CHERCHEUSE
Garance VALLÉE
à trouble-sens.
L’ARTISTE INTERROGE LES LIENS
QUI UNISSENT LES CORPS, LES
OBJETS ET L’ESPACE, DANS UN
ENTRE-DEUX MÊLANT DESIGN
ET ARCHITECTURE. UN TRAVAIL À
DÉCOUVRIR DANS SA PREMIÈRE
GRANDE EXPOSITION PARISIENNE.
sur des derbies Chambord à partir de pièces de
cuir de teintes et de grains différents – à une
­s cénographie pour les champagnes Perrier-
Jouët, à l’occasion de la foire Design Miami.
« J’accepte de m’associer avec des marques qui
me donnent carte blanche et me permettent
d’œuvrer avec les meilleurs artisans. C’est une
façon de montrer mon travail. »
Fonctionnels à première vue, ces objets se
révèlent d’une « inquiétante étrangeté » lorsque
l’on s’y penche de plus près. « J’aime la confron-
tation du corps avec des meubles un peu trop
grands, des chaises à trois pieds à l’équilibre pré-
caire… » Une forme d’inconfort volontaire qu’on
retrouve dans ses essais de perspective. « J’adore
cet entre-deux, où le corps comprend l’illusion
mais reconnaît l’objet », explique l’artiste dans
son atelier parisien, où elle découpe, sculpte,
peint les maquettes qui viendront ­composer
l’exposition. Dont elle signe aussi la scénogra-
phie, dans la ­philosophie d’art total qui lui est
chère. Marie GODFRAIN
« TOUS CES OBJETS QUI N’EN SONT PAS »,
GALERIE ALMINE RECH, 64, RUE DE TURENNE, PARIS 4 E.
DU 30 JUIN AU 29JUILLET.
LE GOÛT
DEUXIÈME VIE
Réveil de la PEAU.
Fondé par Flavien Dias au début
des années 1980, à Graulhet
(Tarn), l’atelier Cordiz, spécialisé
dans la confection de pièces en
cuir, est rapidement devenu une
marque de maroquinerie, reflet du
savoir-faire artisanal de la petite
manufacture. En 2020,
le label s’est offert une cure
de jouvence avec l’arrivée de
Marina Dias, la fille du fondateur,
à la direction artistique.
« Écoconsciente », comme elle se
présente, la designer diplômée de
l’Atelier Chardon Savard n’utilise
pour confectionner ses sacs fabri-
qués à la main que des stocks
­dormants de cuir, fournis par des
marques de mode et de luxe. « La
plupart du temps, nos modèles
sont édités à trente exemplaires,
mais parfois, faute de quantité suf-
fisante, à deux ou trois seulement,
si j’ai eu un coup de cœur pour une
peau, son grain, sa couleur ou sa
main », explique la créatrice. Elle
met également en vente à des prix
réduits des accessoires sous l’éti-
quette « seconde chance », des
prototypes ou des pièces qui pré-
sentent des anomalies à l’issue de
la production. « Il peut y avoir des
microtaches ou des points de cou-
ture légèrement décalés, de petits
défauts qui n’entament pas le
caractère de nos sacs. L’idée est
d’éviter le maximum de gâchis
possible », conclut Marina Dias.
Sophie ABRIAT
CORDIZ.COM
Ludovic Balay. Garance Vallée. Manon Bailo
 De gauche à droite et de haut en bas,
Tongs Renee, en cuir, Aeyde, 225 €.
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Tongs Paz, en cuir ajouré, Chloe × Eres,
590 €. chloe.com
Tongs Triomphe, en cuir et logo ton sur ton,
Celine par Hedi Slimane, 490 €. celine.com
Tongs en cuir effet croco, Toteme, 280 €.
toteme-studio.com

VARIATIONS Sauvés par la TONG.

A priori loin des standards d’élégance, la tong évoque une tenue décontractée, voire négligée. Offrant un grand bol d’air aux orteils
après des mois bien rangés, elle procure un sentiment de liberté. Pour préserver cette idée de confort sans mettre en péril le style,
beaucoup de maisons de luxe et de créateurs déclinent la forme à deux brides classique dans des versions citadines et luxueuses. Un
cuir lisse et nude chez Aeyde, imprimé croco chez Toteme, orné d’un logo en relief chez Celine ou ajouré façon broderie anglaise chez
Chloé pour sa collaboration avec la maison Eres… Tous les moyens sont bons pour proposer une alternative à la célèbre tong brésilienne
en plastique coloré. Texte et réalisation Fiona KHALIFA — Photo Clémentine PASSET — Scénographie Lune KUIPERS
 EXERCICE DE STYLE
NOMBRILS
du monde.
COM M ENT LE CROP TOP, QUI
LAISSE LE VENTRE À L’AIR, S’EST
ENFERMÉ DANS DES STANDARDS
DE BEAUTÉ AVANT DE DEVENIR
UN OBJET DE REVENDICATION
DES CORPS DANS LEUR DIVERSITÉ.
L’HISTOIRE DU CROP TOP n’est pas si
courte qu’on le croit. Des danseuses orientales
passées par l’Exposition universelle de 1893, à
Chicago, à celles et ceux qui le portent
aujourd’hui, une longue route, pavée de nom-
brils, a fait de lui un objet politique. Si on l’asso-
cie volontiers aux années 1980, décennie où il fut
porté par Prince et Madonna, le haut court fait
ses débuts bien plus tôt. Sur les épaules d’Ingrid
Bergman dans Casablanca (1942) ou celles de
Rita Hayworth dans Gilda (1946), il s’inspire lar-
gement du sari indien, dévoilant une partie limi-
tée de ­l’abdomen de ces reines.
Doit-on la mode du crop top au rationnement de
tissu dû à la seconde guerre mondiale ? Ou à
l’influence des costumes des danseuses alors
dites « exotiques » ? Les hypothèses sont mul-
tiples. Reste que, après-guerre, le crop top fait
fureur chez les pin-up et les starlettes, au premier
rang desquelles Marilyn, qui apparaît, lors d’une
séance photo, dans un crop top à col roulé et
manches longues – vêtement parfait pour avoir
78
trop froid l’hiver et trop chaud l’été. Les tailles
sont encore hautes et la gent féminine bien sou-
vent reléguée au statut d’objet. Avec la révolution
sexuelle, le nombril apparaît : façon de dire pour
les femmes que leur ventre leur appartient.
Mais cette libération instaure aussi de nouveaux
diktats. Dans les années 1980, le crop top accom-
pagne le culte du corps. De Rocky à Flashdance,
il se met à la boxe, à la danse, à l’aérobic ou au
fitness et, dans toutes les disciplines, vient épon-
ger la transpiration de l’entraînement. Pour les
hommes comme pour les femmes, il dévoile
quasi systématiquement un ventre plat, souvent
musclé, marque d’un corps travaillé pour corres-
pondre aux standards de beauté.
C’est d’autant plus vrai à la fin des années 1990 et
au début des années 2000, où, de la pop sucrée
de Britney Spears au punk rock édulcoré de
Gwen Stefani, on exhibe son corps, bien souvent
caractérisé par une absence de hanches et un
piercing au nombril – partie de l’anatomie histo-
riquement négligée, exception faite de Ronsard,
qui lui dédia, en 1552, un sonnet. Ornementé, le
nombril vit alors son heure de gloire. Et, avec la
complicité des pantalons taille basse, le crop top
dévoile un pan de peau non négligeable.
Le réchauffement climatique fera-t-il du crop top
l’uniforme du futur ? En 2020, à la rentrée de sep-
tembre, certains lycées interdisaient ce vêtement
jugé « indécent » et Jean-Michel Blanquer, alors
ministre de l’éducation nationale, exhortait les
élèves à s’habiller de « façon républicaine ». Une
harangue qui fit bondir les féministes, déplorant
que, dès le plus jeune âge, l’apparence des
femmes reste scrutée, jugée, sexualisée. Aussi le
crop top est-il aujourd’hui moins sportif que
revendicatif. Hommes et femmes dont les corps
ne sont pas dans la norme se le réapproprient. Et
la longue histoire du haut court n’en finit pas de
se nourrir des combats de l’époque.
Texte Diane LISARELLI
Photos Mickaël B. SCHNITZER
Stylisme Laëtitia LEPORCQ
 LE GOÛT

(1) Top Maxifleurs,

en coton, lin,
polyamide et
élasthanne,
49,99 €, et
débardeur en
polyester, viscose (4) Top en dentelle
et élasthanne, et pantalon Gucci,
22,99 €, Mango. prix sur demande.
mango.com gucci.com

(2) Haut en denim (5) Pull sans

marbré, 610 €, manches en coton,
culotte et jupe Louis Vuitton
Miu Miu. Homme, 585 €.
miumiu.com louisvuitton.com
Bijou de corps
(3) Débardeur Chloé. chloe.com
Celine Paris
en coton, 420 €, (6) Top en mesh
ceinture et jeans brodé, 1 600 €,
Celine par et pantalon
Hedi Slimane, Isabel Marant.
2 5
celine.com isabelmarant.com

6
Mannequins : Kirill @Noah Mgmt, Jolanda @Kult Models, Sasha @Lis Rutten Agenc y, Queenie @JM Scouting, Marie Belle @Select Model,
Cathy @Img. Directeur de casting : Aymeric @Aymcasting. Assistante de la styliste : Elisa Khayat. Maquilleur : Miki Matsunaga. Coiffeur :
Nico Philippon @Ar tlist. Assistante du coiffeur : Gwen Joncour. Production : Pauline Mourguet @1718 et Laura Alvarez @1718

4
 UNE CHAMBRE EN VILLE CAP-FERRET, côté planches.
UN DES PLUS ANCIENS HÔTELS DE LA PRESQU’ÎLE, SUR LE BASSIN
D’ARCACHON, A ÉTÉ RÉNOVÉ À LA FAÇON DES SURF LODGES
AMÉRICAINS, INSTALLÉS PRÈS DES SPOTS DE GLISSE. LA SUITE 14 DISPOSE
D’UNE TERRASSE FRAÎCHE ET OMBRAGÉE AU RETOUR DE LA PLAGE.

Texte Hélène BRUNET-RIVAILLON — Photos Sophie GARCIA

LES HABITUÉS DE LA PRESQU’ÎLE
connaissent bien l’Hôtel des Dunes, ce petit éta-
blissement discret, ouvert en 1969, à côté de la
plage sauvage du même nom. Karine Tiphagne
Hecquet, une passionnée de décoration rétro, l’a
racheté début 2022, après avoir vécu à l’étranger
pendant quinze ans, notamment à Hawaï. Avec
son mari, bon surfeur, et leurs enfants, ils ont
souvent séjourné dans des motels non loin des
spots de surf célèbres, comme Montauk ou
Malibu. L’ambiance de ces lieux mythiques l’a
beaucoup inspirée pour rafraîchir l’institution
bois typique des cabanes des environs. À l’inté-
rieur, les murs blancs sont réveillés par des
notes de bleu pétrole, de bleu clair et de jaune
beurre. Dans les chambres, des objets d’inspira-
tion sixties, à l’image des téléphones à touches,
ont pris place sur du mobilier contemporain en
bois clair. La suite 14 dispose d’une grande
chambre, d’un salon équipé d’un canapé et de
fauteuils clubs, ainsi que d’une terrasse ver-
doyante et ombragée. Au retour de la plage, on
y fait sécher maillots et ­serviettes en profitant de
la fraîcheur. Le petit déjeuner est présenté selon
Sophie Garcia/Hans Lucas

ferret-capienne, qui a rouvert au printemps. la technique australienne du grazing food, sorte

L’entrée se fait par une allée de dracaena don-
nant dans un petit jardin de sable, où des chaises
scandinaves à lamelles de bois et un hamac ont
été disposés sous un pin parasol et un olivier. Le
bâtiment est recouvert de volige, ce bardage en
de composition artistique avec les aliments.
119, AVENUE DE BORDEAUX, LÈGE-CAP-FERRET (GIRONDE).
À PARTIR DE 200 € LA NUIT EN CHAMBRE DOUBLE.
HOTELDESDUNES.COM/FR

80
LE GOÛT

(1) À 300 MÈTRES : ASSISTER AU COUCHER DU SOLEIL

Dans ce quartier situé à la pointe du Cap-Ferret, on
accède aussi rapidement aux plages du bassin d’Arca-
chon qu’à celles de l’océan. De l’hôtel, un petit che-
min de sable au milieu des pins mène à la plage des
Dunes, sauvage, où il fait bon se promener au bord de
l’eau, pique-niquer ou prendre l’apéritif en admirant
le coucher du soleil. La baignade y est déconseillée,
car il n’y a pas de surveillance et l’Atlantique abrite,
ici, des baïnes, ces piscines naturelles dont les cou-
rants de sorties à marée haute sont responsables de
nombreuses noyades.

(2) À 450 MÈTRES : SE RÉGALER DE POISSON FUMÉ

En 2019, Bénédicte Baggio et Julien Marcotte inaugu-
raient Fumette, le premier fumoir artisanal de la
presqu’île. Leurs truites, mulets noirs, thons blancs,
dorades et bars, issus de la pêche locale durable et
fumés à froid au bois de hêtre, sont devenus des clas-
siques des tables festives de la région. Le duo vient
d’ouvrir une seconde boutique, d’une vingtaine de
mètres carrés, où il est également possible de comman-
1 der des planches de poissons à emporter.
32, RUE DES GOÉLANDS. OUVERT LES WEEK-ENDS DE MAI
À SEPTEMBRE, ET TOUS LES JOURS EN JUILLET ET EN AOÛT.
FERMÉ D’OCTOBRE À AVRIL. FUMETTE-CAPFERRET.COM

(3) À 650 MÈTRES : S’OFFRIR UN VOYAGE GUSTATIF

Chez Mayzou (« maison », en gascon), à quelques enjam-
bées du phare, la cheffe Juliette Lacroix réveille les
papilles avec une cuisine fusion remarquable et inven-
tive. Passée par le Glion Institute, en Suisse, et Ferrandi,
à Paris, elle a tenu un restaurant à Bali ­pendant quatre
ans. Avant de s’installer au Cap-Ferret, où elle concocte
des riz épicés, des huîtres à la japonaise, des ceviches et
du porc croustillant à la balinaise, entre autres.
32, AVENUE NORD-DU-PHARE. OUVERT DE MARS À NOVEMBRE,
DU JEUDI SOIR AU LUNDI SOIR (ET POUR LE BRUNCH LE DIMANCHE).
2 3 PLATS À PARTIR DE 7 €.

À 850 MÈTRES : ASSOCIER VIN ET LECTURE

C’est une adresse qui se partage par le bouche-à-oreille
depuis vingt-cinq ans. Un peu en retrait de la rue prin-
cipale, Alice est une boutique surprenante qui réunit
une librairie et une cave à vins. À côté des rayons qui
font la part belle aux romans, aux recueils de poésie et
aux essais, une sélection pointue est proposée par une
équipe d’œnologues. On y trouve, par exemple, du
Graville-Lacoste d’Hervé Dubourdieu, idéal pour
accompagner les repas iodés. On peut aussi se faire
conseiller un accord vin-livre !
3, RUE DE LA FORESTIÈRE. OUVERT TOUS LES JOURS D’AVRIL
À DÉCEMBRE. ALICECAPFERRET.COM

(4) À 1 000 MÈTRES : DÉGUSTER DES HUÎTRES

Au Village des pêcheurs, les badauds déambulent au
milieu des cabanes ostréicoles. Les plus réputées,
comme Chez Boulan ou La Cabane d’Hortense,
­cohabitent avec les plus en vogue, dont La P’tite
Kabane et La Lagune. En plus de la vente à emporter,
des dégustations sont organisées sur des terrasses au
bord de l’eau, face aux bateaux au mouillage dans le
bassin, avec le banc d’Arguin en arrière-plan. À côté
des huîtres et des vins, seuls les fruits de mer et le pâté
sont autorisés sur les cartes.
4
RUE DES ORANGERS
 LE GOÛT

Ci-contre, Jérôme
Lefèvre, l’un
des fondateurs de
la Conspiration, dans
les vignes biologiques
du domaine, en mai.
C’est lui qui a déniché
l’ancienne usine
désaffectée pour en
faire une distillerie
(en bas, à gauche,
les alambics, avec
sur le mur, le logo
en forme d’œil).

Page de droite,
l’entrée des entrepôts,
en bord de Marne.
 L’ESPRIT DU LIEU

Repaire de CONSPIRATEURS.
DANS L’AISNE, EN TERROIR CHAM PENOIS, SIX AM IS AMOUREUX DE SPIRITUEUX
ONT INVESTI UNE ANCIENNE USINE QU’ILS ONT BAPTISÉE LA CONSPIRATION.
AU SEIN DE CET ESPACE DE 9 000 MÈTRES CARRÉS, ILS PEAUFINENT DU GIN ET
DES ALCOOLS BLANCS ARTISANAUX, FRUITS DE LEURS EXPÉRIM ENTATIONS.

Texte Laure GASPAROTTO — Photos Mickaël VIS

CONSPIRER AFIN DE “S’INSPIRER ENSEMBLE” exige
un lieu à l’écart des regards. C’est précisément dans un tel site
qu’est née en 2022 La Conspiration, une nouvelle marque
de spiritueux artisanaux. Parmi les six compères à l’origine
de cette petite production, c’est Jérôme Lefèvre qui a réussi
à la dénicher : une ancienne usine d’échelles, immense et
abandonnée, juste séparée de la Marne par un chemin de
halage qui n’est quasiment plus emprunté. Sur l’autre rive,
seuls quelques arpents de vignes silencieuses regardent
l’ancienne bâtisse construite du temps d’Eiffel, comme le
pont qui les sépare. Dans cet espace industriel – murs de
brique rouge, hauteur vertigineuse et lumière du jour venue
des verrières insérées dans la charpente en fer du toit –
furent fabriquées à partir du XIXe siècle des milliers
d’échelles à destination de Paris : échelles en bois simples,
doubles, à coulisse transformables, mais aussi des niches
pour chien, des trépieds, des brouettes… Tout ce matériel a
désormais disparu pour laisser place à un vide plein de
­résonances, un espace de 9 000 mètres carrés ouvert à tous
les rêves. Seule à son côté s’active encore une menuiserie.
C’est qu’il faut de la place pour créer. Et, quand on est
parisiens comme les « Conspirateurs » – c’est ainsi qu’ils se
surnomment –, on dit oui à ce luxe accessible ici. Jérôme
Lefèvre est le « local » de la bande, celui qui a grandi à
Château-Thierry, le seul initié à cette Champagne mécon-
nue pour connaître les indices menant à un tel endroit. Les
autres sont des citadins avec des profils différents, allant
du comptable au graphiste. Mais ce qui les réunit depuis
trente ans, « c’est qu’[ils] aime[nt] boire des coups ensemble,
jusqu’à avoir voulu produire [leurs] propres spiritueux ».
D’où la création de La Conspiration, avec pour objectif de
distiller des alcools d’expérimentation. Le site est mitoyen
d’une gare : il faut juste cinq minutes à pied entre leur
repaire et le quai de la gare de Nogent-l’Artaud, où, à la
minute 13 de chaque heure de la journée, un train s’arrête
pour arriver gare de l’Est, à Paris, une heure plus tard.
« On a été charmés par le lieu, spacieux, même s’il était plus
grand que ce que nous avions prévu », raconte Nicolas

83
 Ledoux, qui est un peu le moteur du projet. « On le
conçoit comme une galerie d’art, dans laquelle on crée, mais
aussi un endroit où l’on pourra plus tard accueillir du
public pour des dégustations ou des concerts. » En atten-
dant, la distillerie représente pour chacun d’eux une sou-
pape de liberté, en plus de leur métier.
L’histoire de La Conspiration repose sur une amitié de
longue date, celle de Nicolas Ledoux, donc, ancien archi-
tecte, plasticien et maintenant graphiste à la tête d’une
agence de conseil et de design (ABM Studio), et de Jérôme
Lefèvre, ex-critique d’art, fan de musique répétitive et de
metal, devenu vigneron en Champagne à la tête de son
propre domaine. Quatre autres amis se sont greffés à leurs
retrouvailles autour de belles bouteilles. « Notre approche
est résolument bio et vigneronne, sinon les spiritueux de
La Conspiration n’auraient pas de sens », argumente Jérôme
Lefèvre, casquette sur la tête. L’intention artistique est là
aussi. Dans l’immense distillerie, c’est devant un œil des-
siné au crayon noir aux lignes franches que les deux petits
alambics en cuivre tout neufs sont posés l’un à côté de
l’autre. Emblème de La Conspiration, cet œil est apposé à
la main à l’aide d’un tampon sur l’étiquette de chaque
bouteille produite. Pour le moment, l’endroit, animé par
des outils simples et des gestes traditionnels, est rempli
essentiellement de notes invisibles, de parfums puissants
de pin, de céréales, de fruits, de brioche, au gré des expé-
riences, des essais et de la production de gins de terroir, à
84
base de raisins de Champagne et de genièvre, de fines ou
d’alcool de malt. C’était l’idée première : produire du gin
à base de raisin (du meunier, du chardonnay et du pinot
noir). Avant de produire du whisky. « J’utilise très peu d’in-
grédients pour le gin. Tout part du raisin en deuxième
récolte après les vendanges. J’ai aussi mis de la pomme dans
le gin. À chaque fois que j’ai eu une idée de recette, j’en ai
parlé. J’ai mis une vraie brioche dans le gin, par exemple,
parce qu’elle rappelle le chardonnay. C’est pour cela qu’il
me fallait un alambic basique, et non à colonne », explique
Jérôme Lefèvre, qui pratique deux distillations.
Progressivement, il a réduit la quantité de genièvre, qui
marquait le goût, pour augmenter la proportion de raisins.
Quant à son alcool de malt, déjà commercialisé, il s’agit
d’un alcool blanc qui ne peut pas s’appeler whisky, car il
n’a pas été élevé pendant trois ans. Cet alcool d’expéri-
mentation fait la fierté de Nicolas Ledoux.
Mickaël Vis pour M Le magazine du Monde
Tous les choix des « Conspirateurs » se résument à viser
l’essentiel : « La simplicité nous guide, et c’est la raison pour
laquelle nous n’utilisons pas d’intrants et le moins de tech-
nologie possible. » La démarche est à leur image, née d’une
discipline de l’espace, vaste, où chacun est à sa place, avec
son domaine d’expertise, sans hiérarchie, sans subordina-
tion, de manière très horizontale. C’est dans ce lieu rêvé où
tout est encore possible, car si peu habité, que le partage
et la communauté sont cultivés. Pas de grande production
envisagée : seules 5 000 bouteilles ont été produites la
LE GOÛT

Page de gauche, à gauche, la

cabane en bois où Jérôme Lefèvre
s’occupe de l’administration,
entrepose son matériel et prépare
ses bouteilles. À droite, des
bouteilles d’alcool de malt,
un alcool original au goût proche
du whisky.

première année, en 2022. Puis ce sera sans doute 10 000,

mais guère plus. « On voulait commencer notre expérience
petit à petit. On s’est renseignés, on a suivi un stage de dis-
tillation, on s’est fait notre idée, l’engagement nous a dévo-
rés et on s’est lancés », résume Nicolas Ledoux. Pendant que
l’un partait sur l’île d’Islay, en Écosse, étudier les whiskys,
un autre s’est rendu pour la même quête en Bretagne, dans
la distillerie Moby Dick, à Plogoff, un autre encore est parti
jusqu’en Espagne pour commander leurs alambics. Deux
modèles que les amis ont choisis ensemble, à la silhouette
orientale, évoquant les origines arabes du mot « alcool ».
L’attente a duré six mois avant qu’ils parviennent jusqu’en
Champagne, dans le grand nid qui les attendait.
Le spiritueux de La Conspiration a beau naître dans un
instrument rudimentaire, il produit un alcool très fin. « En
réalité, comme notre matériel, on est faussement bourrins,
plutôt des grands sensibles », plaisante Nicolas Ledoux.
Jérôme Lefèvre, aux manettes de la distillation, souhaite
élaborer du vin et des alcools comme il joue de la guitare,
rapidement, avec des sons contemporains, telle une
musique minimaliste de Steve Reich. Il distille de même,
avec le moins d’outils possible. Autour de lui, l’espace fait
résonner son travail. À l’intérieur de la distillerie, dans un
coin, se dresse une petite cabane en bois qui fait office de
labo, salon et bureau, un coin où il fait un peu plus chaud
pour que ses doigts restent agiles pour tamponner et
empaqueter les bouteilles les unes après les autres.

Francesco Mazzola, dit Il Parmigianino, Portrait de jeune femme, dit aussi Antea, détail © Luciano Romaano
Les premiers flacons ont commencé à être commercialisés
cette année. La distribution bénéficie du réseau de com-
mercialisation des champagnes de Jérôme Lefèvre.
L’export s’emballe déjà avec des commandes du Japon, de
la Corée du Sud, de l’Italie et bientôt des États-Unis. « Cet
engouement est assez émouvant et nous sommes fiers d’ex-
porter notre lieu de cette façon-là. Nos gins terroirs, qui
dépendent des raisins que nous avons et choisissons,
prouvent qu’ils sont une alternative séduisante aux gins
d’épices », s’enthousiasme Nicolas Ledoux. Le pas de côté
que se sont autorisé les amis est récompensé par cette
reconnaissance précoce mais spontanée. Leur envie
­frondeuse, qui se traduit dans un premier temps par leur Du 7 juin 2023 au 8 janvier 2024
lieu austère des bords de Marne, se sublime dans la préci- exposition au musée du Louvre
sion et la finesse de leurs spiritueux. Comme le résume
Jérôme Lefèvre : « L’alcool est un art qui accompagne la Réservez sur louvre.fr – Adhérez sur amisdulouvre.fr
digression et l’enchantement, et nous sommes heureux de
perpétuer cet héritage à notre manière. »
LACONSPIRATION-SPIRITUEUX.COM

Grand mécène
 Ron MUECK, MAKING OF
sculpteur de l’extrême.
LES ŒUVRES HYPERRÉALISTES ET MONUM ENTALES DE L’ARTISTE
AUSTRALIEN EXPOSÉES À LA FONDATION CARTIER SONT LE FRUIT
D’UN TRAVAIL COM PLEXE ET DE TECHNOLOGIES DE POINTE.
“JE REVIEN S TOUT JUSTE D’UN E VISITE
DES CATACOMBES, c’est un lieu tellement puis-
sant ! Tout le monde devrait y aller, pour savoir
ce qui se passe là-dessous… » Cette confidence a
été arrachée à Ron Mueck entre deux des
100 crânes gigantesques qu’il vient d’installer au
rez-de-chaussée de la Fondation Cartier à Paris.
Vanitas vanitatum… cette spectaculaire installa-
tion intitulée Mass signe son retour dans l’insti-
tution parisienne, après les deux immenses
­s uccès qu’il y a connus en 2005 et en 2013.
Amoncelés les uns sur les autres, loin des stricts
alignements des catacombes, les crânes monu-
mentaux ont fait le voyage depuis l’Australie,
pays natal du plus fameux des sculpteurs hyper-
réalistes actuels. Ils y ont été produits lors d’une
carte blanche offerte par la National Gallery of
Victoria, à Melbourne, en 2017, et constituent le
clou de l’exposition parisienne riche de six
œuvres. Et comme à chacune des apparitions de
Ron Mueck, qui n’a réalisé que 48 pièces en
vingt-six ans de carrière, chacun s’interroge :
comment a-t-il donc fait ?
Ron Mueck et son
installation Mass, composée
de 100 crânes géants,
à la Fondation Cartier,
à Paris, le 31 mai.
86
Comment a-t-il pu donner tant de vie à ce bébé
gros comme un camion, A Girl, dont l’on voit la
moindre veine, les ongles fragiles, la larme dans
l’œil ? Et ce trio de chiens géants, intitulé En
garde ? « Ron Mueck adore passer d’une tech-
nique à l’autre, carton, argile, cire, ordinateur, il
essaie absolument tous les nouveaux outils, les
colles, les silicones qui viennent d’être inven-
tées », raconte son fidèle assistant Charlie Clarke,
qui lui sert à la fois de porte-parole, de conseil-
ler, de théoricien, de conducteur de camion.
Ce dernier accepte volontiers de livrer les secrets
de fabrication du maître. Les crânes ? Il les a
d’abord créés en carton, en taille réduite, avant de
les mouler pour obtenir plusieurs modèles réduits
(précieusement rangés dans des boîtes à œufs),
qui lui ont permis de réaliser une maquette de
l’installation. Puis des moules géants ont été
façonnés, afin de donner naissance à ces
100 crânes en fibre de verre. À première vue, ils
sont tous identiques. Mais l’artiste s’est attaché à
ce que chacun soit unique. Certains ont toutes
leurs dents, certains une ou deux, d’autres pas du
Texte Emmanuelle LEQUEUX
tout, parfois un peu brisés au marteau. Tous
blancs ? Oui, mais de deux nuances différentes,
afin d’accentuer les jeux de lumière qui changent
au long de la journée dans cette boîte de verre
qu’est la Fondation Cartier. « Ron Mueck a une
connaissance intime de sa lumière si surprenante
qui lui permet ici de créer un véritable paysage de
crânes », raconte Charlie Clarke. Chaque pièce fait
45 kilos. Dead Weight, l’autre crâne qui garde
l’entrée, solitaire dans le jardin, pèse en revanche
1,7 tonne : il est en fonte. Le montage de Mass a
été digne d’un Kapla géant : il a fallu poser
chaque crâne en équilibre, s’assurer qu’aucun ne
puisse tomber sur le public, en lester certains de
sacs de sable cachés dans les entrailles…
C’est la première fois que Ron Mueck s’éloigne de
l’hyperréalisme stupéfiant qui a fait sa renom-
mée. « Avec Mass, il a saisi l’occasion qui lui était
donnée de penser un peu en dehors de lui-même »,
assure son assistant. Si l’œuvre A Girl, dans la
salle voisine, rappelle sa virtuosité réaliste d’an-
tan, les trois chiens monumentaux du sous-sol
témoignent de son évolution vers de nouvelles
techniques. Pas d’effets spéciaux sur la fourrure,
pas de regard luisant : trois immenses silhouettes,
lisses, noires menacent le visiteur. Pour les réali-
ser, Ron Mueck a travaillé à partir d’une photo.
Puis il a tenté de modeler les têtes en carton,
comme pour les crânes, mais il restait insatisfait.
Il les a façonnées avec de la Monster Clay, cette
argile un peu magique qui ne sèche jamais et per-
met d’être constamment retouchée.
Comment, ensuite, en faire des mastards de
3 mètres de haut sans y passer des années ? C’est
un commanditaire asiatique rencontré par
hasard qui lui a dévoilé l’existence d’une impri-
mante 3D géante à deux pas de chez lui, en
Grande-Bretagne, sur l’île de Wight. Elle appar-
tient à une entreprise de construction navale.
Grâce à elle, Ron Mueck parvient à produire, frag-
ment par fragment, les corps des trois chiens
dans une sorte de mousse verte structurée par
des broches en métal. Puis il les a assemblés,
poncés pour effacer les cicatrices des moules,
puis peints et repeints en noir. Et les voilà, créa-
tures de conte, qui lorgnent ce minuscule bébé
Michel Slomka/MYOP
crucifié au mur : un jumeau de la géante Girl,
mais de la taille d’une boîte d’allumettes.
“RON MUECK”. FONDATION CARTIER, 261, BOULEVARD
RASPAIL, PARIS 14 e. JUSQU’AU 5 NOVEMBRE.
­FONDATIONCARTIER.COM
 LE GOÛT

Ligne de
RÉÉDITION

FLOTTAISON.
Grand sportif et figure du design français, Marc Berthier
(1935-2022) fut d’abord professeur d’EPS avant une
courte carrière de GO au Club Méditerranée, à la fin
des années 1950. Devenu designer, l’homme a ensuite
toujours travaillé sur les notions de légèreté et de
polyvalence du mobilier. Le fauteuil Walter Outfit,
inspiré du nautisme et des ambiances balnéaires,
synthétise ces deux valeurs fondamentales à ses yeux.
Une assise, conçue en 1980, dont les accoudoirs en
forme de dérive de bateau sont suffisamment larges
pour venir y poser un verre, un café, un livre, un carnet,

Guido Reni, Atalante et Hippomène, détail © Luciano Romano

une tablette… Quelques semaines avant de disparaître,
en novembre 2022, alors qu’il travaillait à sa réédition,
Marc Berthier confiait : « J’ai dessiné Walter il y a plus
de quarante ans. Aujourd’hui, je le crayonne, je prends
des notes, j’y réfléchis presque quotidiennement.
Il me plaît toujours, je suppose que c’est un bon signe. » Du 7 juin 2023 au 8 janvier 2024
C’est son associée, Mikaela Kvan, qui matérialise la exposition au musée du Louvre
volonté du designer en autoéditant ce généreux
fauteuil, produit en Italie par les mêmes manufactures Réservez sur louvre.fr – Adhérez sur amisdulouvre.fr
qu’à l’époque. Marie GODFRAIN
Kate Devine

FAUTEUIL WALTER OUTFIT, DE MARC BERTHIER, 100 EXEMPLAIRES

NUMÉROTÉS, KVAN × BERTHIER, 4 100 €. KVANBERTHIER.COM

Grand mécène
 LE GOÛT

TRAITEMENT DE SAVEUR En avant POULPE.

DEPUIS PRÈS DE VINGT ANS, LA CUISINIÈRE DINA NIKOLAOU EST À LA TÊTE
D’EVI EVANE, INSTITUTION DE LA GASTRONOM IE GRECQUE À PARIS. ELLE SORT
UN RECUEIL DES DIVERSES SPÉCIALITÉS CULINAIRES DE SON PAYS, TELLE
CETTE RECETTE DE POULPE QUE LUI A TRANSM ISE UN MOINE DU MONT ATHOS.

même quelques chèvres et brebis. Les saisons LE POULPE

étaient rythmées par les préparations culinaires. À L’ORANGE DE
Ainsi, lorsque l’on voyait les adultes faire des DINA NIKOLAOU
trahanas [des pâtes], qui nécessitaient un lait riche
POUR 6 PERSONNES
de fin d’été, nous savions que c’était le temps de 1,5 kg de poulpe (frais
rentrer à l’école. Lorsque l’on commençait à pré- ou congelé), 200 ml de jus
parer des baklavas, c’était Noël qui approchait, les d’orange frais, 100 ml de
vinaigre de cidre, 1 feuille
koulourakia [petits gâteaux secs] annonçaient de laurier, 200 ml d’huile
Pâques, la confiture de cerises et la moussaka d’olive, 3 oignons blancs et
marquaient l’été et les vacances… Je vois encore 3 gousses d’ail finement
émincées, 4 tomates bien
toutes les femmes de la maison autour de la table, mûres ou 400 g de tomates
en train de couper, hacher, malaxer tout en papo- concassées, 400 g de petites
tant. C’est une image qui m’est chère et qui nous pâtes type macaroni, 1 c. à c.
d’origan séché, sel marin,
a appris, à mes sœurs et moi, que l’on partage le poivre du moulin.
travail comme on partage la joie. Pour la garniture
Ma sœur aînée, Maria, et moi sommes arrivées en 1 poignée de tomates
cerises, 1 orange taillée
France à 23 et 22 ans, pour poursuivre nos en quartiers.
études. J’ai eu un coup de foudre pour la gastro- Si vous avez choisi un poulpe
nomie. Je me suis inscrite à l’école Le Cordon congelé, le placer une nuit
au réfrigérateur avant de le
bleu et à la formation Alain Ducasse, en pensant préparer et de le nettoyer.
Texte Camille LABRO — Photos Julie BALAGUÉ me lancer dans la cuisine française… Finalement,
LA PRÉPARATION
nous avons eu envie de proposer aux Français Dans une casserole, verser
toute la diversité des goûts et des histoires de la le jus d’orange et le vinaigre
“JE SUIS ORIGINAIRE D’UN PETIT VILLAGE DE MONTAGNE cuisine grecque. C’est ainsi qu’est né Evi Evane, de cidre. Ajouter le poulpe
entier et le laurier. Couvrir
près de Delphes, en Grèce centrale. En Grèce, même à la mon- qui signifie « à notre santé », comme disaient les et laisser mijoter à feu
tagne, on n’est jamais loin de la mer, et c’est ce qui a donné son disciples de Dionysos après un bon repas.” moyen-doux pendant
identité à la cuisine – ou plutôt aux cuisines grecques. La base GRÈCE. LA CUISINE AUTHENTIQUE, DE DINA NIKOLAOU, 1 heure ou jusqu’à ce que
le poulpe se soit attendri et
commune, c’est l’huile d’olive, les légumes, la feta et l’air de la HACHETTE CUISINE, 288 PAGES, 30 €. SORTIE LE 14 JUIN. ait dégorgé son jus.
RESTAURANT EVI EVANE, 10, RUE GUISARDE, PARIS 6 ;
e

Méditerranée, mais il y a des différences qui font rayonner les cui- TRAITEUR EVI EVANE, 20, RUE SAINT-PLACIDE, PARIS 6 .e Concasser les tomates.
sines des régions. À Delphes, on a une cuisine réconfortante et EVIEVANE.COM Retirer le poulpe de la
casserole, réserver le jus.
mijotée, assez différente de la cuisine crétoise, très axée sur le Couper le poulpe en
poisson et les légumes grillés, de la cuisine des Cyclades ou des petits morceaux. Dans une
sauteuse, faire chauffer
frontières de la Macédoine, au nord, sous influence turque et slave. l’huile et y mettre à sauter les
J’ai rassemblé ces histoires culinaires, ces héritages historiques et oignons émincés pendant
géographiques dans mon livre, Grèce, recueil de reportages gour- 15 minutes, en salant
légèrement. Ajouter l’ail et
mands et de recettes à travers les territoires grecs. J’ai sillonné le poursuivre la cuisson pendant
pays et ses îles, avec une photographe et une styliste culinaire, de 2 minutes. Ajouter les
Syros à Pilio, de Thessalonique à Héraklion, pour rencontrer des morceaux de poulpe et faire
cuire 2 minutes. Ajouter le jus
producteurs, des traditions locales et des spécialités de chaque de cuisson du poulpe,
région qui remontent parfois à l’Antiquité. Comme le baklava, un le concassé de tomates et
dessert des origines, la tirópita [feuilleté au fromage], ou le peti- l’origan. Ajouter 0,5 litre
d’eau chaude, bien remuer,
mezi, un sirop de moût de raisin que nos anciens fabriquaient déjà. ajuster le sel et le poivre.
Il y a treize ans, j’ai créé un festival de gastronomie sur le mont Transvaser le mélange dans
Athos qui a lieu chaque mois de juin. C’est à cette occasion que le un plat allant au four. Ajouter
les pâtes et mélanger.
moine Epiphanios m’a appris la cuisine du monastère et concocté Enfourner à 180 °C en
cette surprenante recette de poulpe à l’orange, qui reste l’un des chaleur tournante, pendant
plats emblématiques de notre restaurant. 20 minutes. Durant la
cuisson, mélanger au moins
Mes deux sœurs et moi avons grandi sans manquer de rien, mais deux fois le plat.
sans rien de trop non plus. Nos parents étaient agriculteurs et notre Déguster bien chaud, garni
mère une femme puissante et autonome qui nous a appris à être de quelques tomates cerises
et de morceaux d’orange.
des femmes fortes. Nous avions un jardin potager dont nous étions Servir avec un vin malagousia
responsables : nous avions des légumes, des oliviers, de la vigne et ou un assyrtiko de Santorin.

88
 À LIRE ET À MANGER

CANONS de beauté.
DAN S LA FRAN CE DES AN N ÉES 1960, les
petits troquets de quartier et les bistrots de village
régnaient sur le monde de l’apéro et le lien social. Au
cœur des centres-villes, au détour des routes dépar-
tementales, on en répertoriait plus de 200 000 sur
tout le territoire. Mais de nos jours, les rades – tels
qu’on les surnomme en argot – sont en voie de dis-
parition : mis à mal par l’air du temps, ces établisse-
ments typiques ont vu progressivement leur nombre
être divisé par cinq. Le photographe Guillaume Blot LA TOUCHE
(notamment contributeur au Monde) s’est alors mis PRATIQUE :
en tête de documenter la vie ordinaire de ces lieux La carte
de bouche. À la manière d’un Raymond Depardon de France,
filant, appareil photo au cou, sur les routes de France, en annexe,
l’auteur a quadrillé l’Hexagone au volant de sa qui permet
camionnette, la « Blotmobile », et poussé la porte de retrouver
de plus de 89 établissements. Son obsession ? les lieux que
Immortaliser leurs patrons et clients fidèles avant de l’auteur
regrouper ses meilleurs clichés dans un beau livre a visités.
intitulé Rades, paru le 25 mai chez Gallimard. Au fil
des 168 pages, on s’immerge dans l’esthétique sen- LA TOUCHE

Titien, Danaé, détail © Per gentile concessione del MIC-Ministero della Cultura, Museo e Real Bosco di Capodimonte
sible (et un rien désuète) des vieux troquets : des SENSIBLE :
devantures aux lettres passées, des carrelages et des Les légendes
mosaïques, du kitsch – et la présence, indéboulon- des photos,
nable, de tables et de chaises en Formica. On qui apportent
dévore, en gros plan, le bol de cacahuètes (grillées du contexte
salées), la corbeille de croissants, les œufs durs ou et donnent
le sandwich au pâté de campagne. On avale un pas- vie aux
tis, une pinte de bière ou l’une de ces mixtures à la personnes
couleur douteuse. Enfin, Guillaume Blot s’attache portraitisées.
aux personnes : ici, une joueuse d’accordéon et un
amateur de jeux à gratter, là, un cycliste égaré face
à une patronne attentionnée, ailleurs, un couple
d’amoureux au-dessus d’une tasse de café – entre
autres piliers de comptoir fidèles et clients excen- Du 7 juin 2023 au 8 janvier 2024
exposition au musée du Louvre
M Le magazine du Monde

triques. Autant de rencontres qui racontent, dans la

joie ou la tristesse, la culture des bistrots et des tro-
quets. Des rades qui continueront ainsi de vivre, Réservez sur louvre.fr – Adhérez sur amisdulouvre.fr
dans la mémoire collective. Léo BOURDIN
RADES, DE GUILLAUME BLOT, GALLIMARD,
COLLECTIONS HOËBEKE, 168 PAGES, 28 €.

Grand mécène
 C’est dans l’environnement préservé
de l’île d’Islay, en Ecosse, que la
distillerie Bruichladdich forge son
identité. Ses initiatives, à l’avant-
garde de la production de whiskies
de caractère, révolutionnent la
filière des spiritueux. De la
réduction de ses emballages au
choix de pratiques agricoles
régénératrices, Bruichladdich
entame une nouvelle ère, plus
écologique, plus responsable.
Adam Hannett, maître distillateur
BRUICHLADDICH,
UNE DISTILLERIE 100% INSULAIRE
TOURNÉE VERS LE PROGRÈS
Bruichladdich,
De ses origines, qui remontent à
1881, la distillerie Bruichladdich a
conservé d’élégants alambics à
la distillerie
cols fins. Des témoins de la pros-
périté de l’époque victorienne, qui
se classent parmi les plus vieux
appareils à distillation d’Ecosse.
écossaise
Un siècle et demi plus tard, Brui-
chladdich perpétue la tradition en
mettant ses alambics historiques
responsable
au service de son whisky, réputé
pour ses notes florales.
Un breuvage qui doit également
sa typicité à l’ancrage tout insu-
qui bouscule
laire de sa fabrique installée sur
l’île d’Islay, au large des côtes
écossaises. Ses trois marques de
le monde
whiskies ; Bruichladdich (aux
notes florales et aux arômes
fruités), Port Charlotte (un whisky
au profil tourbé, riche et géné-
du whisky.
reux) et Octomore (le single malt
le plus tourbé au monde), sont
une immersion sur ces terres aux
reliefs rocailleux, exposées aux
embruns et au Gulf Stream. Dans
les chais, installés dans le loch
Indaal qui ferme la baie d’Islay, le
whisky est élevé dans d’anciens
fûts de bourbon et de vins des
vignobles français. Au contact des
éléments, il développe lentement
son profil aux accents iodés, et ses
notes d’agrumes et de fleurs si
typiques. Bruichladdich, l’une des
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
neuf distilleries de l’île, a pour par-
ticularité de distiller, d’élever et
d’embouteiller ses whiskies sur
ces rivages écossais. L’orge, utili-
sée pour leur production, est
exclusivement cultivée en Ecosse.
Dans cette contrée de l’hémis-
phère Nord, au climat doux et
humide, la plante semée au prin-
temps, croît lentement. Après
avoir été exposée aux courants
marins, elle est récoltée à la fin de
l’été pour livrer tout son caractère
à la distillerie. À rebours des pro-
cédés de fabrication industriels,
Bruichladdich produit une gamme
de spiritueux authentiques qui
portent l’île d’Islay comme
marque de fabrique. Non filtrés à
froid – un procédé qui élimine les
corps gras du whisky et gomme
leur complexité aromatique - les
trois marques de whiskies ne
contiennent pas de colorants de
synthèse. Leur robe, reflet du
temps et de leur élevage, véhicule
les marqueurs de leur authenti-
cité. À la mise en bouteille, une
petite quantité d’eau, prélevée à la
source de la Ferme Octomore, à
Port-Charlotte -un village voisin-
est ajoutée aux breuvages, pour
les adoucir. Un process de fabrica-
tion 100% local et insulaire, auquel
est associée une communauté de
85 habitants et producteurs
d’Islay, tous impliqués dans la
valorisation d’un produit de terroir,
anticonformiste et engagé.

LORSQU’UNE DISTILLERIE ADOPTE UNE
POLITIQUE DE PRODUCTION PLUS VERTUEUSE
Pour produire un whisky de caractère, reflet de
l’île d’Islay, surnommée la reine des Hébrides,
la distillerie Bruichladdich ne cesse d’innover.
Acteur clé du dynamisme de l’île écossaise,
reconnu pour son implication dans la
préservation de l’environnement, Bruichladdich
est l’une des seules distilleries au monde à être
certifiée BCorp. Un label qui récompense ses
performances sociales et environnementales.
Premier employeur de l’île, Bruichladdich place
les objectifs collectifs au premier plan,
bousculant ainsi les lignes d’une industrie
traditionnellement orientée vers le profit. Son
but ? Amener toute la filière des spiritueux à
modifier ses pratiques et donc, à limiter son
impact sur la planète. Pour illustrer ses
engagements, la distillerie anticonformiste a
décidé de supprimer définitivement les
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
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emballages superflus de sa marque Port Charlotte. Elle devient ainsi l’une des premières
entreprises à se passer des étuis en métal non essentiels, dans lesquels sont habituellement
présentées ses bouteilles. Un choix audacieux qui permet d’économiser 1,1 kg de CO2 par étui, et un
parti-pris facilement adoptable par l’ensemble de producteurs de whisky. Autre initiative durable,
le lancement de sa référence « The Regeneration Project », le premier « Islay Single Grain Scotch
Whisky », élaboré à partir de seigle cultivé sur l’île d’Islay. Pour comprendre cette démarche il faut
revenir en 2016, lorsque Bruichladdich décide de soutenir l’agriculteur Andrew Jones, dans la
diversification de ses cultures, et de lui acheter la totalité de sa récolte de seigle. Une céréale
réputée pour sa capacité à isoler l’excès de nitrate, à améliorer le drainage des terres en les aidant à
conserver leur humidité. Des caractéristiques qui permettent de favoriser la vie dans les sols et
ainsi, de réduire les coûts de traitements pour le producteur et la planète. Composé à 55% de seigle
cultivé sur Islay et à 45% d’orge malté, ce whisky à la chaleur poivrée et aux notes de réglisse est
équilibré par de subtiles notes iodées. Une référence qui devient ainsi le porte-étendard de
pratiques agricoles régénératrices menées avec exemplarité par une distillerie anticonformiste.
 LE GOÛT

L A R I V E G A U C H E PA R I - s’est disloquée au fil des heures dans

SIEN N E, et surtout sa partie située
entre le boulevard Saint-Germain et
la Seine, est un drôle d’endroit. On
ne sait jamais vraiment où on est. On
y passe, on y erre. On se faufile entre
les touristes qui sortent de leur
Airbnb, les habitants lassés du flux
incessant, les visiteurs des galeries,
les étudiants aux Beaux-Arts. On s’y
arrête rarement. Alors, les bonnes
adresses sont précieuses. Il y a
Le goût de Taïwan, rue des Grands-
Augustins, pour se poser un moment,
les sandwichs Cosi, rue de Seine, à
manger en marchant. Et puis, quand
les jambes fatiguent, et le moral
aussi, il y a O-Komé, rue Dauphine.
Ici, les onigiri sont au menu. Des
boules de riz blanc fourrées. Comme
on en trouve partout au Japon, et ce
depuis des siècles, la céréale cuite et
ainsi agglomérée se conservant plus
facilement. Les onigiri accom-
pagnent la journée du Japonais. Il en
mange à toute heure du jour, le
DE BOUCHE À OREILLE matin en allant au travail, pendant
une pause, le soir avant d’aller boire
le réfrigérateur. Chez O-Komé, dès la
première bouchée, la sensation est
autre. Le riz est moelleux. On pour-
rait se satisfaire de la douceur régres-
sive des grains qui s’écrasent sous la
dent. Mais la garniture surgit. Très
sobre et excellente. Ici, on peut aussi
faire quelques courses. Chips
d’algue, mochi, blanc-manger au
matcha et à la pâte de haricots
rouges, madeleines légères à la
farine de riz. Mais c’est bien pour les
onigiri qu’on vient. Deux options :
sur place et à emporter. À chacune
son avantage. Pour la première, c’est
un refuge dans l’animation du
quartier. Pour la seconde, c’est la
promesse de rejoindre la Seine ou
le boulevard Saint-Germain en
mâchonnant la boulette rassurante.
Alors, on conseillera une technique :
en commander deux. D’abord, gri-
gnoter la première pièce sur le
comptoir, en savourant chaque grain
de riz (ou presque). Et emporter
l’autre dans la rue.
Les onigiri de chez O-Komé sont

“Le riz moelleux un verre. L’onigiri est l’en-cas idéal et

quotidien pour quelque 125 millions
de personnes à l’autre bout du
simples. Comme un pan-bagnat
adoré ou une gaufre avalée sur le
pouce. En les dévorant, on est aussi

de ces onigiri à la monde. À O-Komé, on se prendrait

presque pour l’un d’entre eux. On s’y
arrête et on choisit dans la vitrine.
parisien que tokyoïte, new-yorkais
que londonien. On se sent bien, là,
à la fois touriste et résident. À cro-

douceur régressive Tout le riz vient de la région de

Niigata, qui donne sur la mer du
Japon. Rue Dauphine, quatre options
quer dans son casse-croûte, son en-
cas de bonheur.
O-KOMÉ, 34, RUE DAUPHINE, PARIS 6 e.

s’écrase sous la dent.” sont proposées : thon épicé, le riz

étant coloré par un mélange
pimenté ; uméboshi (prune salée) et
radis ; poulet teriyaki ; végétarien,
4 € L’ONIGIRI. O-KOME-ONIGIRI.COM

CHAQUE SEMAINE, UN JOURNALISTE

avec des champignons shiitaké et de
RACONTE UN PRODUIT OU UNE
la feuille de shiso, une plante très
EXPÉRIENCE GUSTATIVE QUI L’A MARQUÉ.
courante dans la gastronomie japo-
COM M E CES BOULES DE RIZ, AU M ENU
naise. Depuis quelques années, l’oni-
DE O-KOMÉ À PARIS, QUI SE MANGENT
giri s’est répandu dans les magasins
À TOUTE HEURE AU JAPON.
français. Longtemps cantonné aux
épiceries asiatiques, puis bio, il est
Texte et photos Clément GHYS
depuis peu présent dans les super-
marchés, proposé, comme au Japon
d’ailleurs, dans un emballage en
plastique transparent à replier soi-
même, dans une gestuelle aussi
complexe que toutes les supposées
« ouvertures faciles ». Mais souvent,
le riz est trop dur, mal cuit, la boule

92
 LE GOÛT

ÉCOLOGIQUEMENT VÔTRE Le KRATIP, panier à riz. AU LAOS, LE RIZ constitue

la base de l’alimentation et sa
culture, une des activités centrales
du pays. La confection de paniers à
riz gluant, la variété la plus consom-
mée, représente un supplément de
revenus pour les agriculteurs. Ils
tressent des brins de rotin et de bam-
bou autour d’une base cylindrique
obtenue en coupant une section de
bambou d’environ 10 centimètres de
hauteur. Ensuite, ils forment le cou-
vercle qui, ajusté au diamètre de la
base, viendra couvrir le riz et le
maintenir au chaud. Les fibres végé-
tales gardent naturellement, pen-
dant plusieurs heures, la bonne
humidité de la céréale cuisinée. Au
moment de la consommer, le cou-
vercle s’enfile sous le socle.
Le panier est fini par une couture,
souvent réalisée avec un fil de coton
rouge, qui relie les trois parties
(socle, corps du panier, couvercle).
Au Laos, il est aussi au cœur de cer-
tains rituels religieux. Près des
temples bouddhistes, les habitants se
lèvent avant l’aube pour préparer du
riz qu’ils offriront aux moines, dans
leur panier, en signe de gratitude
pour leurs tâches spirituelles.
Durable et très pratique, il peut
aussi s’adapter à nos modes de vie
et, par exemple, se remplir de
céréales ou de fruits secs vendus en
vrac et les conserver à l’abri de la
lumière et des insectes.
Texte Stefania DI PETRILLO
Photo Jonathan FRANTINI

MATÉRIAUX
Bambou, rotin, fil de coton.

BÉNÉFICE VERT
Fabriqué au Laos avec des fibres
végétales naturellement
­présentes sur le territoire.

PRIX
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ESCALES
ESTIVALES.
REDÉCOUVRIR SES CLASSIQUES À L’OM BRE DES VIEILLES
PIERRES D’UNE ABBAYE, SILLONNER L’ÎLE DE PORQUEROLLES
EN QUÊTE D’UNE EXPOSITION, S’ENTHOUSIASM ER
EN BRETAGNE POUR UNE ICÔNE DU ROCK… LA RÉDACTION
TRACE L’ITINÉRAIRE CULTUREL DE L’ÉTÉ.

Illustrations Gaia STELLA

POP / ROCK P. 98 JAZZ P. 102 MUSIQUES URBAINES P. 104

MUSIQU ES DU MONDE P. 106 CLASSIQU E P. 108
THÉÂTRE / DANSE P. 110 CINÉMA P. 113 EXPOSITIONS P. 114

97

POP / ROCK.
LA MAGNIFIQU E
SOCIETY
Du 23 au 25 juin,
à Reims (Marne)
Après avoir longtemps célébré le
début de l’été au son de l’électro
avec le festival Elektricity, Reims
a élargi sa palette musicale en
le remplaçant par La Magnifique
Society, dans le décor bucolique
du parc de Champagne. Icône
locale des beats, Yuksek sera de
nouveau de la partie, le 23 juin,
entouré d’Aya Nakamura, Phoenix,
Meryl, Moodoïd ou Japanese
Breakfast (dont la pop aussi
sautillante qu’émouvante ne
s’entendra pas ailleurs en France
cet été). Avant les concerts
d’Angèle, Kekra, Earthgang, Agar
Agar, Rema ou Yendry, le 24, puis
ceux de Louise Attaque, Sofiane
Pamart, Bertrand Belin, Zaho de
Sagazan ou Jehnny Beth, le 25.
PARC DE CHAMPAGNE.
PASSE 1 JOUR : 44 €, 2 JOURS :
75 €, 3 JOURS : 105 €.
­L AMAGNIFIQUESOCIETY.COM
98
FNAC LIVE
Du 28 au 30 juin, à Paris
Au début de l’été, les Parisiens ont
pris l’habitude de se rassembler
sur la place de l’Hôtel-de-Ville afin
de profiter, gratuitement, d’une
affiche de haut niveau. Pour
cette 12e édition, la grande scène
accueillera une majorité d’artistes
francophones, qu’il s’agisse de
chanson (Benjamin Biolay, Adé,
Hervé), de rap (Lujipeka, Disiz),
d’électro (Étienne de Crécy,
Polo & Pan, Ofenbach) ou de
pop mutante (Charlotte Adigéry
& Bolis Pupul, Aime Simone),
mais aussi quelques figures
internationales (Franz Ferdinand,
Selah Sue, Hot Chip). Plusieurs
pépites à découvrir sur une scène
« attention talents », Nuit Incolore
(H JeuneCrack, Eesah Yasuke…).
Et toujours des concerts plus
intimistes dans l’écrin fin XIX e des
salons de l’Hôtel de ville (Gabi
Hartmann, Zaho de Sagazan,
Warhaus et, joli coup, l’Américain
Beck, en solo avec sa guitare
sèche), dont les places (gratuites
également) seront à retirer fin juin
dans les billetteries des Fnac Paris
et Île-de-France.
PARVIS DE L’HÔTEL DE VILLE
(PARIS 4 e). GRATUIT. FNAC.COM
LES EU ROCKÉENNES
Du 29 juin au 2 juillet, à
Belfort (Territoire de Belfort)
Après une édition 2022 estropiée
par le déluge, les Eurockéennes
ont reprogrammé cette année
quelques artistes (Wet Leg, Foals)
qui avaient dû renoncer face à
l’orage, tout en allant de l’avant.
La journée du 2 juillet, dévolue
à Indochine (mais aussi à Chef
& The Gang, le groupe du top chef
Philippe Etchebest), est complète,
mais il reste de multiples raisons
de rejoindre le festival. Qu’il
s’agisse de la beauté de son site
– une verdoyante presqu’île
adossée aux contreforts des
Vosges –, de la qualité de l’accueil
ou des quatre scènes qui, en
dehors des poids lourds de l’été
(Skrillex, Shaka Ponk, Orelsan,
Lomepal, Phoenix, Pomme, Dinos,
Adé, Niska…), proposent nombre
de pépites nostalgiques (l’icône
new wave Siouxsie, les Islandais
oniriques de Sigur Ros, le
Jamaïcain Horace Andy…) et
contemporaines (Yard Act, Baby
Volcano, The Haunted Youth,
Kids Return…).
PRESQU’ÎLE DE MALSAUCY.
PASSE 1 JOUR : 62 €, 3 JOURS
(DU 29 JUIN AU 2 JUILLET) : 145 €.
EUROCKEENNES.FR
GAROROCK
Le 29 juin au 2 juillet, à
Marmande (Lot-et-Garonne)
Lancé, il y a vingt-cinq ans, avec
un plateau militant, entre goudron
et béton, pour la furia punk et
alternative, ce festival, déménagé
depuis sur la terre et le gazon de
la plaine de la Filhole, pourrait
se rebaptiser Garorap ou
Garalatechno tant sa
programmation fait désormais la
part belle au hip-hop (Lomepal,
Central Cee, Lorenzo, Gazo…)
et aux beats festifs de l’électro
(Skrillex, The Blessed Madonna,
Boris Brejcha, Fred Again,
Feder…). La chanson est aussi
représentée (Adé, Zaoui, Pomme),
quand Louise Attaque et quelques
furieux agités (Pogo Car Crash
Control, The Dead Krazukies,
les jeunes Anglaises des Lambrini
Girls, autrices du tonitruant
Help Me I’m Gay) tenteront de
rappeler les origines de Garorock.
PLAINE DE LA FILHOLE.
DE 60 À 70 €. PASSE 2 JOURS :
120 €, 3 JOURS : DE 170 À 180 €,
4 JOURS : 220 €.
GAROROCK.COM.
DAYS OFF
Du 29 juin au 8 juillet, à Paris
Fidèle à son goût pour les créations
et les rapports entretenus entre
pop et musiques savantes,
le festival organisé par la
Philharmonie de Paris accueille
deux grandes formes ambitieuses :
le retour du groupe islandais Sigur
F E S T I VA L S
Ros, accompagné (le 3 juillet),
en exclusivité française, par le
London Contemporary Orchestra,
et le projet inédit du Français
Thylacine, qui, le 7, accordera son
électro aux nuances de l’Orchestre
national d’Île-de-France. Les salles
confortables de la Philharmonie
présentant également le
songwriter virtuose Kevin Morby
(le 30 juin), les concerts
néopsyché de Panda Bear & Sonic
Boom (le 1 er juillet), de November
Ultra et de Ben Howard (le 4),
d’Interpol et de Jehnny Beth (le 5),
ou du Suédois José González
(le 6), rejouant l’intégralité de son
classique folk, Veneer, vingt ans
après sa sortie.
PHILHARMONIE DE PARIS.
DE 20 À 85 €. DAYSOFF.FR.
CABOU RG MON AMOU R
Du 30 juin au 2 juillet,
à Cabourg (Calvados)
On ne vient pas en pays d’Auge
pour croiser les noms à l’affiche
de tous les gros rassemblements
de l’été, mais pour profiter d’un
événement à taille humaine,
posé au bord de 4 kilomètres de
plage, dont l’accueil, les décors
atypiques, les stands de cuisine
sont aussi précieux que la
programmation, essentiellement
composée de découvertes.
Si l’on en juge par la liste
des ex-jeunes pousses passées
par la Normandie (Angèle, Feu!
Chatterton, Clara Luciani, Flavien
Berger, Polo & Pan…), les
organisateurs ont le nez creux.
Faisons-leur confiance pour
dénicher, cette année, de futures
révélations parmi H JeuneCrack,
Didi Han, Charlotte Fever, Napkey,
Johnny Jane, Nina Lili J, Own,
Angie, Marceau…
PLAGE DE CAP CABOURG.
PASSE 1 JOUR 35 €. 3 JOURS : 75 €.
CABOURGMONAMOUR.FR
MAIN SQUARE FESTIVAL
Du 30 juin au 2 juillet,
à Arras (Pas-de-Calais)
Dans la citadelle d’Arras, l’un des
chefs-d’œuvre d’architecture
militaire signés Vauban, on a pris
l’habitude de célébrer la fraternité
des genres plutôt que leurs
affrontements. Un œcuménisme
où des noms comme Orelsan,
Aya Nakamura, David Guetta,
Macklemore, Vitalic, Damso,
Izïa ou Kungs feront fraterniser
les foules. En leur offrant aussi
l’exclusivité des stars pop-rock de
Maroon 5 et quelques perles peu
exposées cet été, telle l’intense
Anna Calvi, les rockeurs texans
de Spoon, le songwriter australien
John Butler ou les explosifs
Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
rappeurs hardcore de Fever 333.
CITADELLE. 65 €. PLACE VIP :
120 €, PASSE 3 JOURS VIP : 360 €.
MAINSQUAREFESTIVAL.FR
MUSILAC
Du 5 au 8 juillet,
à Aix-les-Bains (Savoie)
Le 5 juillet 2002, Musilac
inaugurait sa première édition
avec un concert d’Indochine
(suivi, le lendemain, par Noir Désir
et Superbus). En pleine tournée
des festivals, la bande à Nicola
Sirkis revient fêter cela (le 7 juillet),
sur les superbes rives du lac du
Bourget, qui accueillent désormais
un des plus solides événements
musicaux de France. On y
retrouvera beaucoup des
incontournables de l’été (Lomepal,
Juliette Armanet, Shaka Ponk,
Gojira, Petit Biscuit, Phoenix,
Lujipeka…), mais aussi des
gâteries comme Franz Ferdinand,
Temples, le rock métal des
Mongols de The Hu, ou son
altesse Iggy Pop.
ESPLANADE DU LAC.
PASSE 1 JOUR : 66 €. 2 JOURS :
127 €, 3 JOURS : 169 €, 4 JOURS :
205 €. MUSILAC.COM
LES DÉFERLANTES
Du 6 au 9 juillet, au Barcarès
(Pyrénées-Orientales)
Après plusieurs années à
Argelès-sur-Mer, puis à Céret,
Les Déferlantes avaient provoqué
la polémique en envisageant
de s’installer à Perpignan : des
artistes comme Louise Attaque ou
Indochine menaçaient d’annuler
leurs concerts, refusant de jouer
dans une commune dirigée par le
Rassemblement national. Face
aux pressions, le festival est
finalement retourné en bord de
mer, au Barcarès, dans les vastes
jardins du Lydia. Les groupes de
Le vitrail
Nicola Sirkis et Gaëtan Roussel
sont donc toujours à l’affiche, aux
côtés, entre autres, de Damso,
Petit Biscuit, Phoenix, 47Ter, Adé,
Deluxe, Bigflo & Oli, David Guetta,
Naâman, Pomme, ou de la star
du flamenco R’n’B, Rosalia.
JARDIN DU LYDIA.
PASSE 1 JOUR : 64 €, 3 JOURS : EUROPAVOX FESTIVAL
168 €, 4 JOURS : 224 €.
FESTIVAL-LESDEFERLANTES.COM. Du 30 juin au 2 juillet, à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme)
Fondé en 2006, à l’initiative de François Missonnier (cofondateur de Rock en
TERRES DU SON
Du 7 au 9 juillet, à Monts
Seine), avec Didier Veillaud, alors directeur de la Coopérative de Mai, la
(Indre-et-Loire) scène de musiques actuelles de Clermont-Ferrand, le festival Europavox
Fortement engagé depuis ses a construit sa ligne artistique sur la découverte d’artistes pop (au sens large)
débuts, en 2005, l’« écofestival » européens. Un parti pris s’appuyant sur la création d’un réseau de corres­
Terres du Son, qui milite pour
la réduction de son empreinte
pondants i­ mpliqués dans la production de concerts et de festivals en Italie,
carbone, le recyclage des déchets, Belgique, Autriche, Grèce, Croatie ou Lituanie, mais aussi d’un média, le site
le choix de circuits courts sur ses europavox.com, destiné à défricher et promouvoir les nouveaux talents euro-
stands de restauration à dominante
péens. Responsable également d’un tremplin musical impliquant différentes
végétarienne, est organisé au
domaine du château de Candé, universités du continent, dont celle de Clermont-Auvergne, ces activistes
site naturel protégé. Ligne peuvent désormais revendiquer l’organisation de sept éditions annuelles
artistique large (pop, rock, électro, d’Europavox en Europe. Au-delà d’affriolantes « têtes de gondole » – -M-,
chanson, musique du monde,
rap…), avec notamment Orelsan, Pomme, Yuksek, Pierre de Maere et Josman, le 30 juin ; Louise Attaque,
Feder, Ibeyi, Julien Granel, Tiakola, Pedro Winter, Shame, le 1er juillet ; Orelsan, Jacob Banks, Adé, le 2 –,
Winnterzuko, le 7 juillet ; Shaka l’édition française reste fidèle à ce militantisme en faisant la part belle à des
Ponk, Bob Sinclar, La Femme,
Groundation, Miel de Montagne, jeunes pousses venues de seize pays du Vieux Continent. À découvrir, en
le 8 ; Lomepal, Matmatah, Petit ­particulier, l’indie folk de la Suissesse Anna Erhard, le R’n’B lituanien de
Biscuit, Adé, Biga*Ranx, le 9. Free Finga, le néojazz danois de Svaneborg Kardyb, les rythmes kaduro
DOMAINE DE CANDÉ. des Portugais de Bateu Matou, la Rosalia grecque, Marina Satti ou le rock
PASSE 1 JOUR : 46 €, 2 :JOURS :
78 €, 3 JOURS : 98 €. psychédélique des Ukrainiens de Love’n’Joy. S. D.
TERRESDUSON.COM PLACE DU 1 er-MAI, CLERMONT-FERRAND. 46 €. EUROPAVOXFESTIVALS.COM
Nouveau,
découvrez à Troyes
1500 ans de création
et d’art du vitrail
n’a pas attendu le rock
pour créer des icônes
 ENSEMBLE INVITÉ
LA GRAVE L’Itinéraire
Villar-d’Arène COMPOSITEURS INVITÉS
Le Monêtier-les-Bains
Tristan Murail
La Salle-les-Alpes
Michaël Levinas
Briançon
Hugues Dufourt POINTU FESTIVAL
Saint-Théoffrey
Roger Tessier Du 7 au 9 juillet, à Six-Fours-
les-Plages (Var)
Sur une presqu’île paradisiaque,
bercée par une brise de pins et
d’iode, a lieu un festival dont le
nom évoque à la fois les bateaux
de pêche traditionnels locaux et
le nec plus ultra de la sélection
musicale. On pourrait presque
parler de petit miracle tant ce
cadre idyllique en bord de
Méditerranée propose une
programmation à l’excellence
quasi exclusive et à des tarifs
pratiquement sans concurrence.
Le chant des cigales sera couvert
cette année par : The Brian
Jonestown Massacre, Kurt Vile
& The Violators, Sorry, Lankum,
le 7 juillet ; Viagra Boys, Kevin
Morby, Billy Nomates, Benefits,
Meule, le 8 ; Idles, Loyle Carner,
A Place to Bury Strangers,
bdrmm, Lysistrata, le 9.
SIX-FOURS-LES-PLAGES,
PRESQU’ÎLE DU GAOU, CORNICHE
DES ÎLES. PASSE 1 JOUR : 25 €,
2 JOURS : 35 €, 3 JOURS : 45 €.
POINTUFESTIVAL.FR.
PETE THE MONKEY
Du 13 au 15 juillet,
à Saint-Aubin-sur-Mer
festival (Seine-Maritime)
Avec les années, ce qui fut d’abord
un microfestival a étendu son
terrain de jeu. Mais le décor de
Pete the Monkey reste celui d’un
écrin de bord de plage d’un village
au pays de la meije de la Côte d’Albâtre. Malin comme
festivalmessiaen.com
un singe, le Pete soigne sa
scénographie et ses animations
(cette année autour du thème
de la magie), sa convivialité,
ses propositions gourmandes
et une programmation vouée
aux découvertes françaises et
internationales. Si le chanteur
français Flavien Berger ou les
mythiques Sénégalais d’Orchestra
Baobab font figure de têtes
d’affiche, rock, pop, chanson,
rap et électro de demain ne
demanderont qu’à se révéler,
parmi Sababa 5, Sad Night
Dynamite, John Woods,
Deadletter, Polycool, Jeshi, Ada
Oda, ∑tella ou Sirens of Lesbos.
SAINT-AUBIN-SUR-MER.
PASSE 1 JOUR : 56 € (20 €
ENTRE 12 ET 16 ANS, GRATUIT
POUR LES MOINS DE 12 ANS).
PETETHEMONKEYFESTIVAL.COM
LES VIEILLES
­C HARRU ES
Du 13 au 17 juillet,
à Carhaix (Finistère)
Après une version 2021 donnée
dans l’intimité (5 000 spectateurs
par jour au lieu des habituels
50 000), les Charrues ont retrouvé
l’an dernier leur format XXL. C’est
dire le succès non démenti d’un
événement qui, depuis ses débuts,
en 1992, a choisi de fédérer
les familles musicales et
générationnelles. Les journées
des 14, 15 et 17 juillet (vouée
aux Red Hot Chili Peppers)
affichent déjà complet, mais
il reste quelques places pour
assister, le jeudi 13, au grand
20 – 30 JUILLET 2023 retour de Robbie Williams
LA GRAVE - VILLAR D' ARENE
Création picturale et design graphique : Juliette Villard (www.juliettevillard.com) — Licences 1- 010256 / 2-010254 / 3-010255
(aux côtés de Bigflo & Oli, Pierre
de Maere, Morcheeba, Disiz…)
et le dimanche 16, aux concerts
de Phoenix, Hot Chip, Paul
Kalkbrenner, Soprano, Adé
ou Mademoiselle K.
PLAINE DE KERAMPUILH,
CARHAIX. PASSE 1 JOUR : 53 €,
3 JOURS : 148 €, 4 JOURS : 193 €.
VIEILLESCHARRUES.ASSO.FR
LES NU ITS SECRÈTES
Du 21 au 23 juillet,
à Aulnoye-Aymeries (Nord)
Inauguré l’an dernier, un nouveau
site, plus vaste et arboré, a
convaincu les foules. Dominée
cette année par la richesse
de la scène francophone — à
l’exception des DJ allemands
Ben Böhmer et Boris Brejcha,
de l’Anglaise Romy (chanteuse
de The xx) ou du Flamand
Tamino —, l’affiche entremêle
chanson (Pomme, Fishbach,
Sofiane Pamart), pop (Angèle,
Jain, Zaoui), rap (Gazo, Lorenzo,
Lomepal), électro (The Blaze,
Vladimir Cauchemar) et autres
excitants hybrides (Acid Arab,
La Femme, Johan Papaconstantino,
Aime Simone). Le festival reste
par ailleurs fidèle à ses « Parcours
secrets », qui permettent de
s’embarquer pour une destination
inconnue et d’assister au concert
d’un artiste dont le nom est tenu
secret jusqu’au dernier moment.
AULNOYE-AYMERIES.
PASSE 1 JOUR : 55 €, 3 JOURS :
130 €. GRATUIT JUSQU’À 10 ANS.
PARCOURS SECRET : 15 €.
­L ESNUITSSECRETES.COM
MIDI FESTIVAL
Du 21 au 23 juillet,
à Hyères (Var)
Dix-huitième édition du Midi,
dont la longue histoire, qui
fait suite à celle du mythique
Aquaplaning, collectionne les
épiphanies pop avant-gardistes,
dans le cadre magique des
environs d’Hyères. Sur le site
archéologique d’Alba, face à
la longue plage de l’Almanarre,
ou à la Fondation Carmignac,
sur l’île de Porquerolles, on
pourra découvrir cette année de
nouvelles sensations pop-rock
(Porridge Radio, Bar Italia, Fat
Dog), mais aussi d’électro (Dylan
Dylan, Golden Dregs) et de rap
mutant (Jeshi, Nelick, Deki Alem).
SITE ARCHÉOLOGIQUE D’OLBIA.
PASSE 1 JOUR : DE 16 À 26 €.
3 JOURS : À PARTIR DE 63 €.
­M IDI-FESTIVAL.COM
LA ROUTE DU ROCK
Du 16 au 19 août,
à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine)
À l’heure d’imprimer ces lignes,
l’affiche 2023 du festival malouin
restait à compléter, mais les
premiers artistes proposés
mettaient déjà l’eau à la bouche
des amateurs d’avant-garde pop.
Dans le cadre historique et
verdoyant du fort de Saint-Père,
La Route du Rock continue de
célébrer un credo indie rock, avec
l’un des monuments américains
du genre, Yo La Tengo, et d’autres
F E S T I VA L S
fidèles aux guitares instables
(King Gizzard & The Lizard
Wizard, Dry Cleaning,
l’enthousiasmante Billy Nomates),
ou puissantes (The Black Angels,
Osees, Viagra Boys). Mais la
Route du Rock prend aussi
d’autres chemins menant à de
passionnantes mutations rap ou
électro (Clipping, Flohio, Jamie xx,
Young Fathers…).
FORT DE SAINT-PÈRE
ET LA NOUVELLE VAGUE. 49 €,
15 € POUR LES MOINS DE 12 ANS.
PASSE 3 JOURS : 124 €.
­L AROUTEDUROCK.COM.
FESTIVAL CABARET VERT
Du 16 au 20 août,
à Charleville-Mézières
(Ardennes)
Né dans la ville de Rimbaud,
le poète aux semelles de vent, ce
festival milite depuis l’année 2005
pour le développement durable et
pour les énergies renouvelables.
Pas question pourtant de parler
de décroissance de la
programmation. Le Cabaret Vert
propose même aujourd’hui une
des plus copieuses et excitantes
affiches de l’été. Avec, bien sûr,
une dose festive de figures électro
(The Chemical Brothers, Calvin
Harris, The Blessed Madonna,
Honey Dijon…), les
incontournables du rap (Lomepal,
Damso, Hamza, Dinos, PLK,
les légendaires Californiens
de Cypress Hill), de la chanson
régénérée (Christine and the
Queens, Juliette Armanet,
Pierre de Maere), mais aussi
un pourcentage de guitares et
d’électricité rock assez au-dessus
de la moyenne (on peut citer
Dropkick Murphys, Yungblud,
Sleaford Mods, Viagra Boys, Amyl
and the Sniffers, Skip the Use,
Turnstile).
SQUARE BAYARD.
PASSE 1 JOUR : DE 25 À 63 €,
3 JOURS : 115 €, 4 JOURS : 165 €,
5 JOURS : 225 €.
CABARETVERT.COM.
MOTOCU LTOR
FESTIVAL
Du 17 au 20 août,
à Carhaix (Finistère)
Telle une alternative métallique
aux Vieilles Charrues, le
Motocultor célèbre les tendances
les plus dark du hard rock.
Après des années à Saint-Nolff
(Morbihan), l’événement
emménage d’ailleurs à Carhaix,
fief historique des Charrues,
avec un foisonnement – 4 scènes,
110 groupes – qui fait penser à
un petit frère radical du Hellfest.
Même le néophyte comprendra
à la lecture du programme que
les invités ne viennent pas là
pour conter fleurette : Coroner,
Burning Witches, Carcass,
Deicide, Humanity’s Last Breath,
Napalm Death, Brutal Sphincter,
Pénitence Onirique, Hatebreed,
Rectal Smegma…
SITE DE KERAMPUILH.
PASSE 1 JOUR : 67,50 €,
3 JOURS : 149 €,
4 JOURS : 169 €.
MOTOCULTOR-FESTIVAL.COM
ROCK EN SEINE
Les 23, 25, 26 et 27 août, à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine)
Depuis quelques années, il n’est pas rare de voir de gros
festivals (Les Vieilles Charrues, Les Eurockéennes…)
isoler une de leurs dates pour la consacrer à un artiste
vedette. L’édition 2023 de Rock en Seine devrait ainsi
débuter le 23 août (quarante-huit heures avant le reste
du festival) par la célébration d’une des stars des millé-
niaux, Billie Eilish. Chantre d’une anxiété adolescente
transcendée par une bande-son urbaine audacieuse, la
collectionneuse de Grammy sera entourée pour l’occa-
sion d’un plateau exclusivement féminin. Une Galloise,
Hannah Grae, une Norvégienne, Girl in Red, une
Suédoise, Tove Lo, une Française, Lucie Antunes, réé-
crivant chacune à leur façon la grammaire pop contem-
poraine. D’autres femmes puissantes joueront aussi les
jours suivants, souvent en exclusivité. Telle la Suédoise
Karin Dreijer, alias Fever Ray ; la New-Yorkaise Karen O,
à la tête des Yeah Yeah Yeahs ; Romy Madley Croft,
en vacances de The xx, Boygenius, « supergroupe » folk
composé de Julien Baker, Phoebe Bridgers et Lucy
Dacus ; la bombe garage rock australienne, Amyl and
the Sniffers ; des duos fun (Wet Leg) ou inquiétant
(Nova Twins) ; Angel Olsen ou Florence Welch, de
Florence + The Machine. Aux mecs de faire leur place.
Placebo, The Murder Capital, Turnstile, Flavien Berger,
Tamino, Bertrand Belin ou les Viagra Boys auront
quelques atouts. Sans parler de The Strokes, qui, à
­l’occasion de leur unique concert français, fouleront la
scène de Rock en Seine pour la première fois. S. D.
DOMAINE NATIONAL DE SAINT-CLOUD.
PASSE 1 JOUR : DE 75 À 89 €, 2 JOURS : 139 €. ROCKENSEINE.COM

FESTIVAL BIVOUAC V AND B FEST’

Du 25 au 27 août, à Olhain
(Pas-de-Calais)
À rebours du gigantisme ambiant,
ce tout nouveau festival parie
sur l’intimisme, en se réfugiant
au cœur de la forêt du parc
départemental d’Olhain, situé
entre Arras, Béthune et Lens.
Inspiré des boutique festivals,
tels All Tomorrow’s Parties, au
Royaume-Uni, ou Deep in the
Woods, dans les Ardennes belges,
préférant l’originalité de
l’expérience à la surenchère
des têtes d’affiche, cette bulle de
nature en pays minier propose sur
deux scènes live et une scène DJ
une programmation au charme
stylé : Agar Agar, Jan Verstraeten,
Kids Return, The Haunted Youth,
Johan Papaconstantino, Ussar…
Tout en ouvrant à son public les
capacités d’hébergement (tentes,
cabanes en bois, bungalows) et
une partie des activités du parc
(piscine, tyrolienne,
accrobranche…).
PARC DÉPARTEMENTAL D’OLHAIN.
PASSE 1 JOUR : 35€, 3 JOURS : 65 €.
BIVOUACFESTIVAL.COM.
Du 25 au 27 août, à Château-
Gonthier-sur-Mayenne
(Mayenne)
Lancé il y a deux ans par un géant
régional de la distribution de
boissons, ce festival n’a pas
attendu pour voir les choses en
grand. Sur un ancien hippodrome
et dans le parc d’un manoir à
Château-Gontier racheté pour
l’occasion, le V and B Fest’ mise
sur une diversité œcuménique
avec, entre autres, DJ Snake,
Louise Attaque, Adé, Agoria, Disiz,
Pierre de Maere, le 25 août ;
Dropkick Murphys, Shaka Ponk,
Claudio Capéo, Dinos, Izïa, Kalika,
Mass Hysteria, le 26 ; Damso,
Juliette Armanet, Deluxe, The
Doug, Pomme, Tiken Jah Fakoly,
le 27. Bizarrerie réjouissante, le
passage hexagonal en exclusivité
(le 26) des Écossais de
The Exploited, auteurs, en 1981,
du classique Punks not Dead.
LA MAROUTIÈRE. 55 €.
­VANDBFEST.FR.

Sélection réalisée par Stéphane DAVET

JAZZ À VIENNE
Du 28 juin au 13 juillet,
à Vienne (Isère)
Légendaire théâtre antique
(7 000 entrées), programme de
luxe, l’un des couchers de soleil
les plus spectaculaires de la
planète jazz (et plus, si affinités).
Ineffable prélude pour scolaires,
le 27 juin : 8 000 mômes, initiés
cette année par Marion Rampal.
Pour l’ouverture grandeur nature,
Dee Dee Bridgewater & The
Amazing Keystone (28 juin), funk
et hip-hop (le 29), soul et Afrique
(le 1 er juillet), Marcus Miller (le 3),
Electro Deluxe (le 8), Melody
Gardot le même soir que Terri
Lyne Carrington (le 9), Pat
Metheny (le 12)… Jazz à Vienne,
ce sont aussi l’atelier origamis,
les après-midi littéraires, tous les
combos, fanfares et écoles de la
région, émergentes et intrépides
(Alexandra Grimal, le 6, à la Halle
des Bouchers), plus, pour tous
les goûts, Snarky Puppy et André
Manoukian… L’art de jongler
avec l’abondance…
THÉÂTRE ANTIQUE, JARDIN DE
CYBÈLE ET DIVERS LIEUX. DE 4 €
(ENFANTS DE 4 À 14 ANS) À 60 €.
PASSE DE 3 SOIRÉES : 105 €.
JAZZAVIENNE.COM
JAZZ.
SAINT-OMER
JAAZ FESTIVAL
Du 6 au 9 juillet, à Saint-Omer
(Pas-de-Calais)
Le Saint-Omer Jaaz Festival
– les deux « a » faisant référence
à ceux du canal de l’Aa, qui passe
par la ville –, met en avant, pour
sa présente édition, plusieurs
grandes formations. Deux par
soirée, qui joueront dans les
ruines de l’abbaye Saint-Bertin :
le 7 juillet, ce seront celles du
claviériste Laurent Coulondre
et du flûtiste Magic Malik ; le 8,
une quinzaine d’interprètes
de l’Orchestre des jeunes (de
l’Orchestre national de jazz),
menés pour l’occasion par le
pianiste Laurent Cugny, par
ailleurs directeur artistique
du festival, puis le big band du
flûtiste Christophe Dal Sasso
avec sa création à partir de
l’album Africa/Brass, de John
Coltrane ; enfin le 9, ce seront
le MegaOctet du pianiste Andy
Emler et le Tentet de Cugny.
Sans oublier la fanfare sur le
marché et le concert rituel
de jazz Nouvelle-Orléans.
RUINES DE L’ABBAYE SAINT-
BERTIN ET DIVERS LIEUX. GRATUIT.
SAINT-OMER-JAZZFESTIVAL.FR
MARSEILLE JAZZ
DES CINQ CONTINENTS
Du 8 au 27 juillet, à Marseille
(Bouches-du-Rhône)
Si quelques vedettes sans rapport
avec le jazz (cette année,
notamment, Morcheeba, Selah
Sue), pour attirer un large public,
sont à l’affiche, le programme de
Marseille Jazz des cinq continents
a globalement plutôt belle allure
dans son attention aux genres et à
ses explorations. Ainsi la rencontre
entre Oxmo Puccino et le pianiste
Yaron Herman, la venue de la
saxophoniste Nubya Garcia, du
trompettiste Michael Leonhart
(pour ses seules dates
festivalières, les 24 et 26 juillet),
des chanteuses Samara Joy et
Dianne Reeves, du guitariste Louis
Matute, ou encore du pianiste
Brad Mehldau, en trio avec le
contrebassiste Larry Grenadier
et le batteur Jeff Ballard.
PALAIS LONGCHAMP,
CENTRE DE LA VIEILLE CHARITÉ,
THÉÂTRE SILVAIN, CONSERVATOIRE
PIERRE-BARBIZET.
DE 15 À 40 €, GRATUIT POUR LES
MOINS DE 5 ANS ; 10 € POUR LES
SOIRÉES CLUB AU CONSERVATOIRE.
MARSEILLEJAZZ.COM
Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
F E S T I VA L S

Elmgreen
JAZZ À PORQUEROLLES Marsalis Quartette le 15, Sixun et
Du 9 au 12 juillet, île la bande à Thomas Dutronc le 16,
de Porquerolles (Var) Youn Sun Nah et Melody Gardot

« Partagez des moments
d’éternité » nous invite, dans le
texte de présentation de cette
22e édition, le réalisateur,
scénariste et musicien Frank
Cassenti, président de la
manifestation, dans l’un des plus
beaux lieux festivaliers. Donc, dans
l’écrin du fort Sainte-Agathe sont
annoncés : le trio de la guitariste
Krystle Warren et le groupe BCUC
(9 juillet) ; l’hommage à Nina
Simone de la chanteuse Kareen
Guiock Thuram accompagnée par
le pianiste Jacky Terrasson, puis le
quartette du contrebassiste Michel
Benita (le 10) ; le pianiste Grégory
Privat en solo, qui se joindra
ensuite au Black Lives Project
mené par le bassiste Reggie
Washington (le 11) ; le groupe
de la chanteuse Mônica Passos,
ainsi que celui du chanteur,
joueur de guembri (instrument
à cordes pincées) et guitariste
Majid Bekkas (le 12).
& Dragset
(le 20), et la traditionnelle soirée
gospel de clôture (le 21).
Éclectique, prestigieux, « grand
public », capable d’aligner toutes
les stars du moment, Jazz à Juan
2023 fait la part belle aux artistes
francophones et aux expositions
de photos historiques.
PINÈDE GOULD. DE 36 € À 121 €.
JAZZAJUAN.COM
JAZZ À JU NAS
Du 18 au 22 juillet,
à Junas (Gard)
L’anniversaire des 30 ans et,
toujours en direction artistique,
la mise en avant de la scène
européenne. La présente édition
voyagera avec des artistes
originaires ou résidant en Italie
(le quartette du trompettiste Paolo
Fresu, le pianiste Antonello Salis,
le bandonéiste Daniele Di
Bonaventura…), Belgique (le
quartette du contrebassiste Basile
Rahola), Suède (le contrebassiste

FORT SAINTE-AGATHE. DE 11 €
(ENFANTS DE 4 À 12 ANS) À 46 €.
PASSE 4 JOURS : 40 €. TRAVERSÉE
EN BATEAU EN SUS : 24 €.
JAZZAPORQUEROLLES.ORG
JAZZ À JUAN
Du 10 au 21 juillet, à Juan-
les-Pins (Alpes-Maritimes)
Pour la légende, le génie du lieu
(la pinède Gould), l’esprit et les
fastes : Samara Joy, Dee Dee
Bridgewater (le 10 juillet), Hugh
Coltman (le 11), Jacob Collier
(le 12), Lizz Wright (le 13), Sophie
Alour pour célébrer le 14 juillet,
Brad Mehldau Trio et Branford
Bonne Chance
Lars Danielsson), Norvège (le
trompettiste Nils Petter Molvær
et son groupe), Suisse (le batteur
Daniel Humair)… Et, pour la
France, les groupes de la batteuse
Anne Paceo, de la chanteuse 10.06.23 -01.04.24
Sandra Nkaké, Le Sacre du
tympan, de Fred Pallem…
DIVERS LIEUX DE LA COMMUNE.
PASSE 1 JOUR : 34 €, 5 JOURS :
Elmgreen & Dragset, All Dressed Up, 2022, © Adagp, Paris 2023 Photo by: Studio Elmgreen & Dragset
123 €. GRATUIT POUR LES MOINS
DE 16 ANS. JAZZAJUNAS.FR
Sélection réalisée par
Francis MARMANDE
et Sylvain SICLIER

JAZZ IN MARCIAC
Du 20 juillet au 6 août, à Marciac (Gers)
Créée en 1978 sur un projet plutôt prudent, la petite fête
campagnarde est devenue un événement planétaire
suivi avec ferveur, confiance et fidélité. On peut certes
se régaler dans les rues ou sur la place centrale (entrée
gratuite, avec un programme très soigné), mais les
choses énormes ont lieu sous le monstrueux chapiteau
finement sonorisé ; les événements plus délicats ont
désormais leur Astrada (acoustique de violoncelle
pour 400 sièges). Sous la toile, extraordinaire ouverture
par MC Solaar New Big Band Project (20 juillet), Anne
Paceo et Pat Metheny se partagent la scène le 21, Sixun
8/27
JUILLET
2023
BRAD MEHLDAU / DIANNE REEVES / SELAH SUE / MARCUS MILLER
GILBERTO GIL / MORCHEEBA / MICHAEL LEONHART ORCHESTRA / CHILLY
GONZALES / DHAFER YOUSSEF / OXMO PUCCINO & YARON HERMAN
NUBYA GARCIA / BALLAKÉ SISSOKO / ALFA MIST / KOKI NAKANO / ANA
CARLA MAZA / JSWISS / SAMARA JOY / BENJAMIN LACKNER / LOUIS
MATUTE / SARāB / LAMINE DIAGNE / GABI HARTMANN / KAHIL EL’ZABAR

Conception graphique : A. Chireux / Licence n° 2 1024 997 / Licence n° 3 145 696

le 23 pour une consécration, Norah Jones et Lizz Wright
le 24, soirée de titans le 26, Kenny Barron et Abdullah EMILE LONDONIEN / ISHKERO / ELLIAVIR / CLÉLYA ABRAHAM
Ibrahim, et ainsi de suite jusqu’au 6 août, avec un double
programme de très haut vol (Gilberto Gil, le 4). Wynton
Marsalis, le parrain du festival, donnera sa bénédiction
urbi et orbi le 3 août. Côté Astrada, tap dance,
Laura Prince, Chris Potter, Stéphane Kerecki, Ishkero,
Paul Lay et Géraldine Laurent (le 30 juillet) : plus qu’un
­programme, une leçon de musique. Dans les deux cas,
parité, savant dosage de vedettes et découvertes,
sous le signe trop rare de l’éducation populaire. Chef
d’orchestre aux faux airs d’affable principal de collège :
Jean-Louis Guilhaumon. Un chef-d’œuvre. F. M.
CHAPITEAU, ASTRADA. DE 32 € À 70 € (CHAPITEAU) ET DE 16 € À 25 €.
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MUSIQUES
URBAINES.
DU B CAMP FESTIVAL
Du 12 au 15 juillet, à Joué-
sur-Erdre (Loire-Atlantique)
Le Dub Camp festival, c’est le
Teknival mais sans les polémiques
ni l’installation sauvage sur un
terrain agricole. Ici, au bord du lac
de Vioreau, en Loire-Atlantique,
les amoureux du dub, la version
instrumentale du reggae, se
réunissent tous les ans. Les
sound-systems viennent de
partout, de Saint-Étienne pour le
duo Brain Damage, d’Angleterre
avec Iration Steppas de Leeds,
One Nation Sound de Birmingham,
et Shaolin Sound de Norwich,
mais aussi du Cap-Vert avec
Nish Wadada, de Californie avec
Selecta Kojak, et même d’Inde
avec 10 000 Lions, sans oublier
la Jamaïque avec Ranking Joe.
Un tour du monde qui se vit au
centre des cercles d’enceintes.
À vivre une fois dans sa vie.
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104
LOLLAPALOOZA
Du 21 au 23 juillet, à Paris
Le hip-hop et ses variantes,
grime, drill, pop urbaine, R’n’B,
dancehall, déferlent depuis cinq
ans sur toutes les programmations
mais cet été, c’est un véritable
raz-de-marée. On ne compte plus
un festival rock, world ou électro
sans des têtes d’affiche rap.
Le plus emblématique est
certainement le Lollapalooza,
événement musical créé au début
des années 1990 aux États-Unis
par le chanteur du groupe rock
Jane’s Addiction. Itinérant,
le Lollapalooza sera le plus gros
festival hip-hop de l’été, mêlant
ce qui se fait de mieux en Europe
et aux États-Unis, avec
les francophones Damso, Niska,
Doria le premier soir, la bomba
espagnole Rosalia, l’Américain
Lil Nas X, le challenger français
Prince Waly, et l’apothéose finale
avec le génial Kendrick Lamar, le
roi de la drill anglais Central Cee,
notre icône nationale Aya
Nakamura, et tous ceux qui ont
créé le buzz cette année : Bianca
Costa, So La Lune, Benjamin Epps.
HIPPODROME DE LONGCHAMP.
PASSE 1 JOUR : 89 €, 3 JOURS :
220 €. MOINS DE 11 ANS : 15€.
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ART SONIC
Du 21 au 22 juillet,
à Briouze (Orne)
Au cœur de la Normandie,
au-dessus des collines du Perche,
se trouve un des festivals de
musiques actuelles les plus
pertinents, l’Art Sonic, qui fêtait
l’an passé son vingt-cinquième
anniversaire avec l’enfant du
pays, Orelsan. Cette année,
l’affiche ressemblerait presque
au palmarès de la cérémonie
des Flammes, qui récompensait,
le 11 mai dernier, les meilleurs
artistes de musiques urbaines,
requalifiées pendant l’événement
de « musiques populaires ». Le
premier soir joueront le détenteur
du meilleur rap de l’année, Dinos,
et celui qui a raflé les Flammes
de la pop urbaine et du R’n’B’,
Tiakola. Même le journaliste rap
Mehdi Maizi officiera comme DJ
pour l’occasion. La deuxième
soirée consacrera Josman,
Flamme du morceau de l’année
avec Intro, mais le samedi promet
d’être plus éclectique, avec la
performeuse Jeanne Added
et la fusion rap punk Ho99o9.
1 BIS, CHEMIN DU VIEUX-MOULIN.
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(MOINS DE 10 ANS : 21 €),
2 JOURS + CAMPING : 70 €.
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SU NSKA FESTIVAL
Du 4 au 6 août,
à Vertheuil (Gironde)
Le mot reggae a, en revanche,
disparu de l’affiche du mythique
Reggae Sun Ska Festival, qui
depuis vingt-cinq ans invitait les
Jamaïcains au cœur des vignobles
bordelais. Les programmateurs ont
sans doute voulu être cohérents
avec leur programmation, de plus
en plus ouverte sur d’autres
musiques. Le festival a également
trouvé un autre domaine viticole
pour installer ses trois scènes :
celui de Nodris, à Vertheuil.
Les premiers noms qui ont filtré
sont à l’image de cette nouvelle
orientation, avec le collectif
L’Entourloop, qui fusionne reggae
et hip-hop, le DJ plutôt électro
Manudigital, les Anglais Dub
Shepherds ou encore l’Allemand
Patrice, pour son reggae
mâtiné de soul.
DOMAINE DE NODRIS, 1, RUE DU
MAQUIS. PASSE 1 JOUR : 42 €,
3 JOURS : 99 €. SUNSKA.FR
F E S T I VA L S
LES PLAGES
ÉLECTRONIQU ES
Du 4 au 6 août, à Cannes
(Provence-Alpes-Côte d’Azur)
C’est la plus grande Beach Party
de France. Sur 150 mètres de
sable fin, Les Plages électroniques
ont, en quinze ans, imposé leur
présence à Cannes. À l’instar des
festivals rock de cet été, les têtes
d’affiche de cet événement électro
sont aussi des rappeurs, avec le
Belge Hamza, le Parisien Lomepal,
très rockstar dans l’attitude, ou le
Breton Lujipeka. C’est DJ Snake,
autrefois disciple de Cut Killer
mais véritable star de l’EDM
(electronic dance music)
américaine, qui tient le haut de
l’affiche, avec l’ineffable Pedro
Winter, qui viendra fêter le vingt-
cinquième anniversaire de son
label, Ed Banger (Cassius, Justice,
DJ Mehdi…), et le Néerlandais
Armin van Buuren.
PLAGE ET TERRASSES DU PALAIS
DES FESTIVALS. PASSE 1 JOUR :
60 €, 3 JOURS VIP : 670 €.
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DEMI FESTIVAL
Du 9 au 12 août,
à Sète (Hérault)
C’est le rendez-vous annuel de
tous les « b-boys » et « fly girls »
de France et de Navarre. En sept
éditions, le rappeur sétois Demi
Portion a fédéré tout le rap français
autour de sa programmation.
Cette année, c’est le patriarche
du groupe IAM, Imhotep, qui sera
le parrain du festival, cinquantième
anniversaire de la culture hip-hop
oblige. Dès leur mise en vente, les
billets pour assister aux concerts
au Théâtre de la Mer vont s’envoler
comme des petits pains, mais la
fête aura également lieu dans la
ville. Au programme cette année,
l’ancien du 113 qui a su adapter
son rap à toutes les générations,
Rim’K, le groupe marseillais,
Le 3e Œil, les Parisiens La Caution,
Furax Barbarossa, le collectif
L’uZine, mais aussi des rappeuses
« qui tuent », comme Skia, La Gale
ou Fanny Polly.
THÉÂTRE DE LA MER.
PASSE 1 JOUR : ENTRE 20 ET 25 €.
FR.FACEBOOK.COM/DEMIFESTIVAL/
NO LOGO FESTIVAL
Du 11 au 13 août,
à Fraisans (Jura)
En août, le festival de reggae No
Logo, qui pariait sur l’engagement
des festivaliers et refusait les
sponsors privés, fêtera son dixième
anniversaire sur le site industriel
qui l’a vu naître. Il existe depuis
quatre ans une version en bord de
mer, à Saint-Malo. Dans le Jura, à
Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
l’ombre de la cheminée des forges
métallurgiques, les rastas de
Jamaïque ou de France envoient
leurs bonnes vibes sur deux
scènes. Cette année encore, la
programmation réunit le meilleur
du reggae international : la jeune
et soul Lila Iké, le représentant du
roots africain Tiken Jah Fakoly, les
Jamaïcains Protoje, Horace Andy,
Inna De Yard, Johnny Osbourne,
l’Allemand Patrice, les Français
Naâman, Danakil, Biga Ranx,
 Massilia Sound System, les Anglais
Steel Pulse, Mad Professor. Et une
belle surprise : les rappeurs très
enfumés et très californiens,
Cypress Hill. Imaginez, mêlés sur
scène, le pastis de Massilia, la
weed de Los Angeles et l’ambiance
codéinée de Biga Ranx…
SITE DES FORGES DE FRAISANS.
PASSE 1 JOUR : 38 €, 3 JOURS : 95 €.
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WOODSTOWER
Du 23 au 27 août,
à Vaulx-en-Velin (Rhône)
Très active en danse hip-hop, la
ville de Lyon et sa banlieue ont
toujours eu du mal à se faire une
place sur la carte du rap français,
mauvais sort désormais rompu par
la rappeuse Lala &ce, originaire
de Villeurbanne. En revanche, les
festivals de musique y ont toujours
été très précurseurs. Il y avait
auparavant L’Original, qui fut
longtemps le seul festival de hip-
hop français. Depuis peu, à Vaulx-
en-Velin, banlieue ouvrière
de Lyon, l’événement estival
est Woodstower, dont la
programmation suit justement
l’air du temps. En tête d’affiche,
le Belge Damso et sa compatriote
Angèle, le chanteur algérien
Soolking, les rappeurs Lorenzo,
Kerchak, BB Jacques, Zola,
Sélection réalisée par Stéphanie BINET
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Varnish La Piscine, et les figures
de proue du dancehall à la
française, Biga Ranx et Meryl.
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DE 12 ANS. WOODSTOWER.COM
FESTIVAL BÉTON
Du 25 au 27 août, PÉPÉLÉ FESTIVAL
au Havre (Seine-Maritime)
Du 30 juin au 2 juillet, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)
Le Havre est la ville de l’un des
rappeurs français les plus engagés, C’est le premier festival en France qui consacre sa programmation à deux
Médine et le berceau de son label
indépendant Din Records, créé
tendances venues du continent africain, l’afrobeat et l’amapiano, qui
par les membres du groupe La ­synthétisent l’énergie des débuts de la culture hip-hop, la folie des raves de la
Boussole. C’est aussi, depuis cinq musique électronique et la musicalité des rythmes du Nigeria et d’Afrique
ans, le siège d’un des festivals
musicaux les plus pointus en
du Sud. L’organisateur des soirées Classics Only, qui invite tous les mois des
matière de rap francophone. pionniers du rap français à La Bellevilloise, à Paris, a vu apparaître dans la
À l’affiche de cette cinquième sélection de ses DJ de plus en plus de musique nigériane produite par des
édition, les vedettes du rap français
de demain : les mystérieux Kekra artistes tels que Burna Boy, Wizkid ou Davido, et un son très particulier venu
et So La Lune, au timbre de voix si d’Afrique du Sud, l’amapiano. En 2022, le studio Casabey organise une
particulier, Kerchak, champion de ­première journée de son Pépélé Festival au Point Fort d’Aubervilliers,
la jersey, cette production club
new-yorkaise, mais à la française, l’espace culturel installé sur une ancienne casse automobile qui accueillait
l’atypique B.B. Jacques, lauréat du déjà, à la fin des années 1980, les premières block parties de DJ Dee Nasty,
tremplin Nouvelle école, émission avec les ­danseurs Solo et JoeyStarr, entre autres. Après le succès de ce
musicale calquée sur The Voice,
où les trois poids lourds Niska, ­mini-festival en 2022, cette deuxième édition se déroulera sur trois jours,
SCH et Shay donnaient leur avis avec les princes de l’afrobeat actuel Pheelz, Ya Levis et Babyboy AV, et les
sur les jeunes rappeurs.
reines de l’amapiano, DBN Gogo et Kamo Mphela, aussi DJ que danseuses,
ESPLANADE NELSON-MANDELA.
ENTRÉE NUIT : 11 €, PASSE
le producteur Felo Le Tee et le vocaliste Focalistic, qui a été récemment
1 JOUR : 34 €. BETON.COOL invité sur l’album du Nigérian Davido. Le dimanche après-midi sera gratuit
pour une kermesse hip-hop géante, en famille. S. B.
LE POINT FORT D’AUBERVILLIERS. PASSE 1 JOUR : 44 €. PEPELEFEST.COM
LE FIGARO
MAGAZINE
Perpignan
Le jugement de Pâris (détail), par Richard Guino et Venus Victrix (détail), par Auguste Renoir, 1914.

ARTE FLAMENCO
Du 26 juin au 1er juillet,
à Mont-de-Marsan (Landes)
Le principal rendez-vous du
flamenco à l’heure d’été en
France. Une affiche attractive côté
« cante » : Esther Merino (guitare :
Niño Seve), l’atypique Rosario La
Tremendita (également guitariste
et bassiste), Ismael de la Rosa
« El Bola » (guitare : Yerai Cortés,
José del Tomate) et José Valencia
(guitare : Juan Requena, Pedro
María Peña), dans un hommage à
Elio Antonio de Nebrija, humaniste
andalou du XVe siècle. Arte
Flamenco s’offre en outre cette
année deux créations danse en
première mondiale. L’une du
flamboyant Farruquito, la seconde,
offerte par Israel Galván. Conçue
à partir de ses rencontres à Mont-
de-Marsan – il y anime une master
class pendant tout le festival –,
cette création éphémère ne sera
reprise nulle part ailleurs.
CAFÉ CANTANTE, THÉÂTRE LE
MOLIÈRE. DE GRATUIT À 44 €.
FESTIVALARTEFLAMENCO.FR
RHIZOMES
Du 1er au 23 juillet, à Paris
Des musiques du monde semées
comme des graines de bonheur
dans des jardins, une cour
MUSIQUES
DU MONDE.
106
d’hôpital, un patio, au pied d’une
église, en déambulation dans la rue
ou sur les bords d’une rivière. Un
hommage à la mère du raï Cheikha
Remitti (avec Souad Asla, Nawel
Ben Kraiem, Samira Brahmia,
Hadjla), du maloya réunionnais
(Votia, héritière elle aussi d’une
voix fameuse : celle de son père
feu Granmoun Lélé), de l’afro funk
relooké au son du bambou (le
groupe japonais Ajate), un fertile
tissage entre blues et pizzica du
sud de l’Italie (Justin Adams
& Mauro Durante), le magnétisme
captivant d’Abdullah Miniawy
(la voix du trio Le Cri du Caire),
ou encore les emballantes
polyphonies de Samaïa, un autre
trio qui mérite le détour.
DIVERS LIEUX DANS LA VILLE
ET UNE ESCAPADE EN ESSONNE.
GRATUIT. FESTIVALRHIZOMES.FR
CONVIVENCIA
Du 1 au 25 juillet, le long
er
du canal du Midi (Tarn-et-
Garonne, Haute-Garonne,
Aude, Hérault)
Une scène flottante et itinérante.
La musique s’écoute depuis
la berge, où la péniche de
Convivencia stationne avant de
reprendre son périple. À chaque
escale, un ou deux concerts avec
des artistes qui changent tous les
jours. By The Sket, le duo formé
par la chanteuse Alima Hamel et
le contrebassiste Vincent Ferrand,
puis le multi-instrumentiste
Mathias Duplessy et son quartette
Les Violons du monde (avec Guo
Gan jouant de l’erhu, sorte de
vièle chinoise, Aliocha Regnard du
nyckelharpa suédois, Mandakhai
Daansuren, du morin khuur
mongol) ouvrent à Montech
(Tarn-et-Garonne) la 27e édition
de ce festival nomade qui
s’achèvera à Frontignan (Hérault),
avec l’afro-rock frénétique du
groupe Kin’gongolo Kiniata,
l’une des dernières sensations
de Kinshasa (République
démocratique du Congo).
DIVERS LIEUX SUR LES BERGES
DES CANAUX DU MIDI. GRATUIT.
CONVIVENCIA.EU
LES SU DS
Du 10 au 16 juillet,
à Arles (Bouches-du Rhône)
Des talents notoires (les pionniers
du rock touareg Tinariwen, la
chanteuse catalane Sílvia Pérez
Cruz, l’Israélienne Liraz), mais
aussi beaucoup de découvertes
et de tissages originaux. Le public
des Suds devrait sans doute
plébisciter la tonicité des Nana
Benz du Togo, l’étourdissante
délicatesse du mini « all stars »
Sissoko, Segal, Peirani, Parisien,
et celle des percussionnistes
du Trio SR9 (invitant Camille,
La Chica, Sandra Nkaké…). Et
puis les relectures novatrices de
rythmes et patrimoines du duo
marocain tunisien d’électro-rap
Widad Mjama & Khalil Epi, du
chanteur calabrais Davide
Ambrogio, ou du groupe latino
new-yorkais Combo Chimbita
(à l’affiche d’une prometteuse
nuit Cumbia, le 15 juillet).
THÉÂTRE ANTIQUE ET DIVERS
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FIEST’A SÈTE
Du 21 juillet au 4 août, à Sète
et alentours (Hérault)
Après quelques propositions
délocalisées (avec notamment
l’ébouriffant Cubain Cimafunk,
The Dramatix, Johnny Makam,
Borumba, Calle Mambo et Bekar),
place aux soirées thématiques
– deux concerts successifs chaque
soir, au toujours magique Théâtre
de la Mer : Fiesta latina (Eliades
Ochoa – ex-Buena Vista Social
Club, qui arrive avec son nouvel
album, Kumbia Boruka), Great
Black Music (Roforofo Jazz,
Hypnotic Brass Ensemble), Africa
Mix (Les Amazones d’Afrique
– Mamani Keita, Fafa Ruffino
et Kandy Guira – suivies par
Orchestra Baobab), Arménie
(André Manoukian, Ladaniva),
Noite Brasileira (Lucas Santtana,
Gilberto Gil & Family), Afro-beats
(Yemen Blues, Femi Kuti & The
Positive Force). Également à
savourer : séances de cinéma
et expositions.
THÉÂTRE DE LA MER ET DIVERS
LIEUX. DE GRATUIT À 45 €.
PASSES DE 65 € À 165 €.
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F E S T I VA L S
TEMPO LATINO
Du 27 au 30 juillet,
à Vic-Fezensac (Gers)
Les arènes sont le cœur battant de
ce festival fréquenté par un public
gourmand de son afro-cubain,
salsa et autres musiques latines.
S’y succéderont cette année le
célèbre groupe sénégalais épris
de cubanité Orchestra Baobab et
le Grupo Compay Segundo, qui
continue de perpétuer la mémoire
du créateur de Chan Chan, mort
en 2003. Suivra, le lendemain,
la charismatique chanteuse Lila
Downs, née dans les montagnes
d’Oaxaca, au Mexique, et
clairement attachée aux traditions
de ses ancêtres indiens. Place
ensuite au bouillonnant Cubain
Cimafunk. La dernière soirée aux
arènes verra se produire Bernard
Lavilliers, dont une part du
répertoire résonne effectivement
avec les couleurs du festival, puis
le groupe de salsa new-yorkais
La Excelencia. Tempo Latino,
ce sont aussi les scènes satellites
du festival Off, où la plupart des
propositions sont en accès libre.
À la Conga et sur la scène Cap
Tempo se produiront la rappeuse
franco-chilienne Ana Tijoux,
le Brésilien João Selva, son
compatriote chanteur et joueur de
cavaquinho Fernando Cavaco, Los
Wembler’s de Iquitos (capitale de
l’Amazonie au Pérou), le collectif
danois Total Hip Replacement et
des DJs dont Guts, parrain de cette
28 e édition. Même l’église sera
investie le dimanche après-midi :
le pianiste de jazz cubain Rolando
Luna y donnera un concert en duo
avec le chanteur Maikel Dinza.
ARÈNES ET DIVERS LIEUX.
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CONCERT ARÈNES : 150 €.
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ARABESQU ES
Du 5 au 17 septembre,
à Montpellier (Hérault)
Ici, s’invitent les traditions
musicales et sons actuels du
monde arabe. Après la chanteuse
marocaine Nabyla Maân et Le Cri
du Caire, les deux premiers soirs,
la musique gnaoua sera mise à
l’honneur lors de cette 18e édition,
avec une carte blanche au festival
d’Essaouira (reprise d’une des
créations de l’année, regroupant
autour de Majid Bekkas, David
Patrois, Minino Garay, Mokhtar
Samba et Axel Camil) et des
artistes sous influence (Gnawa
Diffusion, Aziz Sahmaoui).
Également au programme, la
trompettiste Yazz Ahmed, Natacha
Atlas, le Trio Joubran, Asmâa
Hamzaoui & Bnat Timbouktou,
Djazia Satour, Zar Electrik, Widad
Mjama, soirées électro, raï…
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Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
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CLASSIQUE.
FESTIVAL EU ROPÉEN
JEU NES TALENTS
Du 2 au 22 juillet, à Paris
Le fameux « élitisme pour tous »
de Jean Vilar est à l’origine de
l’association Jeunes Talents, qui,
depuis 1998, a programmé plus
de 3 500 musiciens en concert. Du
2 au 22 juillet, le festival proposera
une vingtaine d’événements dans
le quartier parisien du Marais
(Archives nationales, cathédrale
Sainte-Croix des Arméniens), ainsi
que dans d’autres lieux en région.
À l’affiche de 2023, le Duo Métis,
le Quintette Pentagone, le
Quintette Le Bateau Ivre,
l’Ensemble La Notte, le Quatuor
Mirages, mais aussi le trompettiste
Romain Leleu, le Philia Trio ou le
Duo Ermitage. Un concert des
25 ans en forme de marathon
musical aura lieu dans la cour
d’honneur des Archives nationales.
DIVERS LIEUX DANS LE MARAIS
ET AUTOUR DE PARIS. DE GRATUIT
À 20 €. JEUNES-TALENTS.ORG
LES NOCTU RNES
DU PIANO
Du 1er au 9 juillet, à Cagnes-
sur-Mer (Alpes-Maritimes)
Les festivals de piano ne sont pas
rares l’été, mais celui-ci est
nouveau (deuxième édition), et son
concept est simple : chaque soir,
un récital par un jeune interprète.
Plutôt un festival de pianistes donc,
dont la personnalité s’affirme par le
biais d’un programme nullement
standard. Si Clément Lefevre
ouvre le ban (le 3), en partageant
notamment le clavier avec son aîné
Philippe Bianconi (parrain de la
manifestation), les autres solistes
(Florian Noack, Théo Fouchenneret,
Nour Ayadi, Jean-Paul Gasparian)
redistribuent les cartes du
répertoire romantique. Avec une
mention particulière pour Célia
Oneto Bensaid, qui confronte
Franz Liszt et Marie Jaëll,
son « double » au féminin.
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LES MOINS DE 12 ANS.
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MANDOL’IN MARSEILLE
Du 5 au 14 juillet, à Marseille
(Bouches-du-Rhône)
Difficile de ne pas penser à Vincent
Beer-Demander quand on évoque
le renouveau de la mandoline dans
F E S T I VA L S
la sphère « classique ». Et
impossible de ne pas saluer sa
prodigieuse polyvalence dans le
cadre d’un festival qu’il a fondé sur
de nombreux symboles. Celui de
la reconnaissance moderne de
l’instrument, au conservatoire
Pierre-Barbizet, avec un concert, le
5 juillet, regroupant des concertos
contemporains (écrits entre autres
par Régis Campo, membre de
l’Institut de France mais Marseillais
de souche). Celui de la valorisation
des « quartiers », avec l’Orchestre
de Mandoline des Minots de
Marseille (le 8) et, bien sûr, celui
des origines napolitaines de
l’instrument (programme baroque
du 14). Soliste, compositeur ou
chef d’orchestre, Vincent Beer-
Demander sera de toutes les
aventures.
DIVERS LIEUX DANS LA VILLE.
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SAOÛ CHANTE MOZART
Du 5 au 23 juillet,
à Saoû (Drôme)
Le festival qui compte trente-
quatre ans de vie commune avec
Mozart s’intéresse cette année aux
œuvres ultimes du compositeur.
Autant dire qu’il n’y aura que des
chefs-d’œuvre. À leur côté, des
compositeurs « inspirés » par
Mozart : ainsi Rimski-Korsakov
qui composa, avec la complicité
de Pouchkine, l’opéra de chambre
Mozart et Salieri, point de départ
du fameux Amadeus de Milos
Forman. Ou de magnifiques
descendances – Brahms,
Schumann, Beethoven, Franck,
Debussy. Concerts matinaux,
ballades musicales, Nuit de Saoû,
récitals et grands concerts de
musique instrumentale, spectacle
lyrique et théâtral sillonneront
durant trois week-ends le
magnifique territoire du
département de la Drôme.
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LYRIQUE EN MER
Du 26 juillet au 12 août, à
Belle-Île-en-Mer (Morbihan)
Vingt-cinq ans que le festival fondé
par Philip Walsh fait souffler la
musique sur l’île bretonne. Un
programme riche et diversifié,
ouvert avec le violoniste Nemanja
Radulović, clôturé avec le duo de
pianos formé par Anne Queffélec
et son fils, Gaspard Dehaene. Un
hommage sera rendu à la grande
Sarah Bernhardt, hôte de la Pointe
des Poulains, dont on fête cette
année le centenaire de la
naissance. L’opéra et la musique
Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
sacrée seront résolument baroques
avec Didon et Énée, de Purcell,
et La Passion selon saint Jean, de
Bach. Le jeune public ne sera pas
oublié non plus que les choristes
amateurs, conviés à participer
au Gloria de Vivaldi et à l’oratorio
Zadok the Priest, de Haendel.
FORT SARAH BERNHARDT, ÉGLISE
DE LOCMARIA ET DIVERS LIEUX
DANS L’ÎLE. PRIX VARIABLES.
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FESTIVAL MESSIAEN
AU PAYS DE LA MEIJE
Du 20 au 30 juillet, à La Grave (Hautes-Alpes)
En 1973, un collectif d’interprètes et de compositeurs
voit le jour pour explorer le son de manière expérimentale,
parfois en ayant recours à une lutherie électronique.
Confidentielles puis contestées, les activités de cet
ensemble, L’Itinéraire, vont conduire à une véritable
­révolution, connue sous le nom de « musique spectrale ».
Plusieurs compositeurs associés aux débuts de L’Itinéraire Opéra Danse
(Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Levinas) ayant été La Femme Mycelium
élèves d’Olivier Messiaen, il était normal que le festival sans ombre Christos Papadopoulos
dédié au « rythmicien-ornithologue » (ainsi qu’il aimait à se Richard Strauss
définir) salue dans sa programmation le demi-siècle Anne Teresa
d’existence du groupe. En redonnant des œuvres-phares Adriana De Keersmaeker
des origines spectrales (Territoires de l’oubli de Tristan Lecouvreur EXIT ABOVE
Murail, Périodes de Gérard Grisey, Froissements d’ailes Francesco Cilea d’après la tempête
de Michaël Levinas), mais également en faisant entendre
Elias La Belle au
des œuvres plus récentes de compositeurs ayant participé
à cette aventure historique (Roger Tessier, Hugues Felix Mendelssohn bois dormant
Marcos Morau
Dufourt). L’inclassable György Ligeti (1923-2006) n’a pas Barbe-Bleue
été leur figure de tutelle, mais ses recherches les ont par- Jacques Offenbach Canine
fois influencés. Célébrer, par la même occasion, le cente-
Festival
Jaunâtre 3
naire de la naissance de cet apôtre des micro-intervalles Marlene Monteiro Freitas
tombait donc sous le sens. Cependant, à considérer la La Fille
mise en perspective des 25 ans du festival, des 50 ans de du Far West Merce
L’Itinéraire et des 100 ans de Ligeti, il ne faudrait pas Giacomo Puccini Cunningham
croire que la manifestation alpestre se contentera de Festival forever
contempler le passé. Le présent aura son mot à dire, La Dame de pique Beach Birds / BIPED
notamment avec des créations de Philippe Leroux
et de Michelle Agnes Magalhaes. P. G.
Piotr Illitch Tchaïkovski CONTRAPPUNTO
LA GRAVE (HAUTES-ALPES) ET ENVIRONS. ACCÈS GRATUIT AUX CONCERTS
Festival Pockemon Crew /
DE 17 HEURES POUR LES MOINS DE 12 ANS. DE 15 € À 30 €. Otages Ballet de l’Opéra de Lyon
FESTIVALMESSIAEN.COM
Sebastian Rivas /
Nina Bouraoui Concert
FESTIVAL PABLO FESTIVAL DE
Béatrice 40 ans de
CASALS LA CHAISE-DIEU et Bénédict l’Orchestre
Du 28 juillet au 8 août, à
Prades (Pyrénées-Orientales)
Du 17 au 27 août, dans
la Loire, le Puy-de-Dôme
Hector Berlioz Daniele Rustioni
C’est avec un concert dédié au et la Haute-Loire Brundibár Kent Nagano
violoncelliste catalan et fondateur
du festival, Pablo Casals, mort il y
Trente-deux concerts payants et
autant de manifestations gratuites,
Hans Krása Kazushi Ono
a cinquante ans, que débutera
la manifestation, le 28 juillet,
le tout dans des sites de renom
(la monumentale abbatiale Saint-
L’Affaire Renaud Capuçon /
au Mémorial de Rivesaltes. Le Robert) ou totalement à découvrir Makropoulos Kit Armstrong
programme se poursuivra jusqu’au (le Moulin de Nouara), au sein de
8 août, notamment à l’abbaye
Leoš Janáček Jean-Marc
trois départements (la Loire, la
Saint Michel de Cuxa, lieu-phare Haute-Loire et le Puy-de-Dôme),
Luisada
du festival. Comme à chaque la 57e édition du Festival de La
Opéra
édition, des grands artistes
(Sol Gabetta, Renaud Capuçon,
Chaise-Dieu invite à sortir des
sentiers battus, au propre (avis Underground Mao Fujita
Daniel Müller-Schott, Bertrand
Chamayou) adouberont de
aux randonneurs) comme au figuré
(raretés du répertoire, à l’instar du
Sílvia Pérez Cruz, Alexander
jeunes talents issus de grands
conservatoires européens.
Choir Concerto d’Alfred Schnittke).
Derek Gripper, Malofeev
Si les « guides » sont parfois
Volet création, la compositrice
en résidence Sofia Avramidou,
prestigieux (Renaud Capuçon,
& Ballaké Sissoko, Anne Gastinel /
mêlera musique traditionnelle
Léo Warynski), beaucoup sont des
jeunes qui n’ont pas attendu le João Selva, Claire Désert
grecque et contemporaine,
assortie de projections vidéo
nombre des années pour prouver
leur valeur, à l’instar du trio formé Sandra Nkaké Concert
de l’Ensemble Flashback. par Pierre Fouchenneret (violon), … du Réveillon
ABBAYE SAINT MICHEL DE CUXA,
ÉGLISE SAINT PIERRE DE PRADES
Lise Berthaud (alto) et Romain
Descharmes (piano), à l’œuvre …

ET DIVERS LIEUX. PRIX VARIABLES.
PRADES-FESTIVAL-CASALS.COM
Sélection réalisée par Pierre GERVASONI
et Marie-Aude ROUX
2023
dans Schubert.
PUY-EN-VELAY, AMBERT, SAINT-
BONNET-LE-CHÂTEAU, SAINT-
Programmation complète
2024
PAULIEN, LAVAUDIEU, BRIOUDE,
SAUGUES. DE 8 € À 90 €. sur opera-lyon.com
CHAISE-DIEU.COM
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L’Opéra national de Lyon est conventionné par le ministère de la Culture,
la Ville de Lyon, la Métropole de Lyon et la Région Auvergne-Rhône-Alpes. opera-lyon.com
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THÉÂTRE
DANSE.
THÉÂTRE
FESTIVAL D’ANJOU
Jusqu’au 6 juillet, à Angers
et alentours (Maine-et-Loire)
Ils en ont de la chance,
les habitants d’Anjou. Sous
l’impulsion de son bouillonnant
directeur, Jean Robert-Charrier,
le festival convoque les grands
noms de la mise en scène (Alain
Françon, Joël Pommerat) et
ceux de comédiennes aguerries
(Catherine Hiegel, Isabelle Carré
ou Fanny Ardant). Au menu de
cette 73 e édition, du classique
(Dom Juan, de Molière, ou
La Forêt, d’Ostrovski), du classique
contemporain (avec Samuel
Beckett) et le renouveau d’un
théâtre porté par la jeunesse
(Hugues Jourdain ou Solal
Bouloudnine). Bref, une moisson
de spectacles populaires,
turbulents, exigeants ou comiques,
avec un rendez-vous qui
s’annonce inratable : Tenir debout,
plongée menée par Suzanne
de Baecque et Raphaëlle
Rousseau dans les dessous du
concours Miss Poitou-Charente.
À ANGERS, DOUÉ-EN-ANJOU,
LONGUENÉE-EN-ANJOU
ET SAUMUR. DE 10 € À 32 €.
FESTIVALDANJOU.COM
FESTIVAL SAMU EL
BECKETT
Du 15 au 20 juillet,
à Roussillon (Vaucluse)
Tous les étés, le magnifique village
de Roussillon rend hommage au
grand Samuel Beckett, qui y trouva
refuge pendant la guerre, de 1942
à 1945, après avoir failli être arrêté
à Paris à la suite de ses activités
dans la Résistance. C’est ici que
Beckett décida d’écrire en français
et que naquit En attendant Godot,
sa pièce la plus célèbre. Cette
23e édition met à son menu une
autre de ses grandes pièces, Fin
de partie, dans l’excellente mise en
scène de Jacques Osinski, portée
par Denis Lavant et Frédéric
Leidgens, mais aussi une carte
blanche au réalisateur Marin
Karmitz, avec son film Comédie,
réalisé en 1965 avec Beckett.
ÔKHRA-ÉCOMUSÉE DE L’OCRE.
DE 10 € À 25 €.
FESTIVAL-BECKETT.COM
F E S T I VA L S
THÉÂTRE DU PEUPLE
DE BUSSANG
Du 29 juillet au 2 septembre,
à Bussang (Vosges)
Aller au Théâtre du peuple
de Bussang, c’est un bonheur
toujours renouvelé, une
expérience à nulle autre pareille.
Le vaste chalet de bois niché
au cœur d’une vallée vosgienne,
frappé de sa devise pleine de
panache – « Par l’art, pour
l’humanité » –, offre le plaisir,
à chaque représentation, de
l’ouverture de son fond de scène
sur les arbres de la forêt. Cet été,
c’est Cyrano de Bergerac,
d’Edmond Rostand, qui aura
les honneurs de ce lieu magique,
tel que mis en scène et joué
par Rodolphe Dana, le nouveau
directeur du lieu. L’amour, la
poésie, la bravoure, le théâtre
et l’impossible qui peut toujours
devenir possible : « À la fin de
l’envoi, je touche. »
DE 8 € À 25 €.
THEATREDUPEUPLE.COM
NOUVEAU THÉÂTRE
POPU LAIRE
Du 19 août au 1er septembre,
à Fontaine-Guérin
(Maine-et-Loire)
La troupe du Nouveau Théâtre
populaire (NTP) se revendique
du vénérable Théâtre national
populaire et de son fondateur,
Jean Vilar. Ils ont en commun une
même obsession : partager avec
le plus grand nombre les œuvres-
phares du répertoire. En quinze
ans, les membres du NTP ont fait
d’une estrade de bois posée en
plein air dans un pré de Fontaine-
Guérin le spot où se précipitent
les amoureux d’un théâtre qui
vibre, du théâtre qui déclame et
qui exulte. L’édition 2023 sera
mémorable : elle propose aux
Gaia Stella pour M Le magazine du Monde
spectateurs une immersion sans
retenue dans Le Soulier de satin,
épopée lyrique, sentimentale,
mystique et cosmique de Paul
Claudel, qui a bâti autour des
figures de Prouhèze et Rodrigue
une somptueuse cathédrale de
mots. Aux étoiles d’allumer les
lumières.
LA MAISON DU THÉÂTRE.
TARIF LIBRE : 5, 10, 15 OU 20 €.
NOUVEAUTHEATREPOPULAIRE.FR
 FESTIVAL
­I NTERNATIONAL DE
THÉÂTRE DE RU E
Du 23 au 26 août,
à Aurillac (Cantal)
Avec ses titres de spectacle
qui claquent effrontément
(Le Spectacle de merde, par Chris
Cadillac, Le Pédé, par le collectif
Jeanine Machine), le Festival
d’Aurillac donne le ton : les
artistes invités ne font pas
dans la demi-mesure. Fuyant les
ambiances feutrées des salles à
l’italienne, leur imaginaire débridé
dévale vers le public. Cette
36 e édition place la Suisse à
l’honneur. Durant les quelques
jours du festival, des dizaines
de compagnies de théâtre se
produiront un peu partout, dans
les rues, sur les places et les
parkings, dans les théâtres et les
cinémas d’Aurillac. À noter aussi
dans les agendas : l’irruption de
la Compagnie du Zerep, dont les
créations, inclassables, parodiques
et furieusement drôles,
pulvérisent morale et rationalité.
Il suffit de se fier aux noms des
pièces : La Meringue du souterrain
et Écarte la gardine, tu verras
le proscénium.
DIVERS LIEUX DE LA VILLE.
BILLETS DISPONIBLES
LE 14 JUILLET. AURILLAC.NET
Djamel Tatah, Sans titre (2018), huile et cire sur toile, 160 x 160 cm © Adagp, Paris, 2023 © Photo : Franck Couvreur
montpellierdanse.com
THÉÂTRE À VILLERVILLE
Du 24 au 27 août,
à Villerville (Calvados)
Dans le village où Gabin et
Belmondo ont tourné Un singe en
hiver, le mot d’ordre est : place aux
jeunes. Les compagnies invitées
débutent dans le métier,
les comédiens sortent (pour
beaucoup) d’écoles de théâtre,
les metteurs en scène n’ont pas
de Molière mais des idées plein
la tête, les écritures sont
décomplexées. Alors que la
manifestation fête ses 10 ans,
l’expérimentation y est toujours la
bienvenue. Les spectacles ont lieu
dans un garage, chez l’habitant,
au bord de la mer et parfois même
dans les vagues. Audrey Bonnet
signe sa première représentation
(Les Chantiers de l’éternité), tandis
que le stade de football accueille
Roméo et Juliette, de Shakespeare,
revisitée par le Collectif Lyncéus
avec un duel sportif entre les
Capulet et les Montaigu.
DIVERS LIEUX DE LA VILLE.
DE 7 € À 10 € LA PLACE.
(PASSES À VENIR).
UNFESTIVALAVILLERVILLE.COM
Sélection réalisée
par Joelle GAYOT
et Fabienne DARGE
FESTIVAL D’AVIGNON
Du 5 au 25 juillet, à Avignon (Vaucluse)
À Avignon, l’heure est au renouveau. L’auteur et metteur en scène portugais
Tiago Rodrigues, nouveau directeur du festival, présente une première
­édition riche en découvertes et en retrouvailles avec de grands artistes qui
avaient manqué ces dernières années dans la cité des Papes. De l’audace,
des choix forts, des paysages à partager : cette édition propose un savant
cocktail de générations, de genres (dans tous les sens du terme) et de
provenances g ­ éographiques et linguistiques. C’est ainsi que la metteuse
en scène Julie Deliquet, 43 ans, aura les honneurs du spectacle d’ouverture
dans la Cour d’honneur du Palais des papes : elle y proposera Welfare,
une adaptation t­ héâtrale du film tourné en 1973 par le grand documentariste
Frederick Wiseman dans un bureau d’aide sociale new-yorkais. La choré-
graphe anversoise Anne Teresa De Keersmaeker sera doublement présente,
avec la reprise de son chef-d’œuvre, En atendant, tissé des polyphonies de
l’ars subtilior, apparues lors de l’épidémie de peste noire au XIVe siècle, et
avec une nouveauté, Exit Above, fondée sur les walking songs. Nombre
d’autres créations sont très attendues. Celles du chorégraphe Trajal Harrell
(The Romeo), également dans la Cour d’honneur, de Mathilde Monnier (Black
Lights), de Milo Rau (Antigone in the Amazon), de Julien Gosselin (Extinction)
ou encore de Philippe Quesne, qui inscrira son Jardin des délices dans le lieu
magique entre tous : la carrière de Boulbon, rouverte pour l’occasion.
Sans compter des découvertes fracassantes, comme celle de la metteuse en
scène allemande Susanne Kennedy. Tout le monde sur le pont ! F. D.
DIVERS LIEUX DE LA VILLE. DE 10 € À 45 €. FESTIVAL-AVIGNON.COM
PINA BAUSCH ANGELIN PRELJOCAJ
DOMINIQUE BAGOUET
MATHILDE MONNIER BORIS CHARMATZ
SHARON EYAL & GAI BEHAR
JEAN-CLAUDE GALLOTTA...
 F E S T I VA L S

festival DANSE
LA MAISON DANSE
Du 7 au 11 juin, à Uzès (Gard)
La danse en extérieur se révèle
PARIS L’ÉTÉ
Du 10 au 30 juillet, à Paris
La manifestation estivale
parisienne maintient un haut
niveau d’énergie, avec un
programme de dix-huit spectacles

off particulièrement savoureuse à

Uzès tant chaque lieu, de l’ancien
lavoir au jardin de l’évêché, est
un écrin. Pour cette nouvelle et
28e édition de la manifestation
désormais baptisée « La Maison
danse », dix-huit spectacles sont
naviguant entre personnalités et
découvertes dans une vingtaine de
lieux. Côté théâtre, Joël Pommerat
présente Contes et légendes,
tandis que Mohamed El Khatib
affiche Mes parents. La danse

avignon présentés pendant cinq jours sous

la direction d’Émilie Peluchon. Au
programme, l’amour, avec le duo
Clémentine Maubon et Bastien
Lefèvre, ou le féminin, avec les
artistes Solène Wachter ou Soa
Ratsifandrihana. Le chorégraphe
Frank Micheletti et les interprètes
de Kubilai Khan Investigations
sont trois fois à l’affiche, avec
notamment une sieste sonore
au son des oiseaux et une balade
chorégraphique, Ciel ouvert.
DIFFÉRENTS LIEUX DE LA VILLE.
DE 5 € À 15 €. LAMAISON-CDCN.FR
FESTIVAL
DE MARSEILLE
Du 17 juin au 9 juillet, à
Marseille (Bouches-du-Rhône)
Sous le signe de la confiance,
la manifestation pilotée par
Marie Didier entend remettre
les pendules de l’optimisme à la
bonne heure, celle de la création
qui relance sans cesse le débat
de la vie et du monde. Avec trente-
quatre propositions artistiques,
spectacles de danse, théâtre, des
films et expositions, présentées
dans vingt lieux de la ville, cette
édition, qui revendique son tarif
unique et deux mille billets
solidaires à 1 €, entend bien
rassembler large. On se retrouvera
donc notamment autour d’Aina
Alegre, qui met en scène
l’ouverture du festival sous le titre
de Parades & Désobéissances,
avec cent amateurs au fort Saint-
Nicolas, Bintou Dembélé,
Benjamin Kahn, Emanuel Gat,
Ali Chahrour. Un bouquet de
sensations contrastées qui célèbre
le corps et l’humain.
DIFFÉRENTS LIEUX DE LA VILLE.
TARIF UNIQUE : 10 €.
FESTIVALDEMARSEILLE.COM
ouvre un plateau excitant et
international avec la Kibbutz
Contemporary Dance Company
d’Israël, le collectif finlandais
Wauhaus ou l’Argentine Marina
Otero. Et, toujours, la mise en
avant de lieux parisiens en
extérieur, dont le lycée Jacques-
Decour, mais aussi la cour Lefuel
du Musée du Louvre, l’École
des beaux-arts ou le château
de Chamarande.
DIFFÉRENTS LIEUX DE LA VILLE.
DE GRATUIT À 28 €. PARISLETE.FR
FESTIVAL
DES 7 COLLINES
Du 23 juin au 9 juillet,
à Saint-Étienne (Loire)
Acrobates, danseurs et musiciens
ouverts à toutes les disciplines et
à tous les défis se retrouvent pour
fêter la 29e édition du festival basé
à Saint-Étienne. Sous chapiteau, à
la Comédie ou à l’Opéra, La Bande
à Tyrex se déploie dans un ballet
cycliste virevoltant, Common
Ground tisse solidement des
techniques aussi variées que
le trapèze et le mât chinois, la
Compagnie Defracto fait exploser
le jonglage au sens propre, tandis
que Circus Baobab rend hommage
à l’eau dans Yé !. Une vingtaine
de spectacles au total pour tous
les publics et dans l’humeur
enthousiaste toujours générée par
le pilote, Jean-Philippe Mirandon.
DIFFÉRENTS LIEUX DE LA VILLE.
DE 5 € À 22 €.
FESTIVALDES7COLLINES.COM
Sélection réalisée
par Rosita BOISSEAU

MONTPELLIER DANSE

7>29 Du 20 juin au 4 juillet, à Montpellier (Hérault)

Le temps qui file, la mémoire qui fait des trous dans le
tissu des œuvres chorégraphiques… Cette thématique,
ainsi que celle de la reconstruction, du remontage

juillet des spectacles, tire un fil nerveux tout au long de la

43e édition de la fameuse manifestation montpelliéraine.
Le menu, concocté par Jean-Paul Montanari, est riche et
plein de surprises. Aux côtés de ceux qu’on ne présente
plus – Angelin Preljocaj, Mathilde Monnier, Jean-Claude
2023 Gallotta ou Sharon Eyal –, on aura la chance de découvrir
les nouvelles créations de Nadia Beugré, de David
Wampach et de Pierre Pontvianne, ainsi qu’une pièce
d’Anne Martin et une autre de Nazareth Panadero, toutes
deux danseuses historiques de Pina Bausch. R. B.
DIFFÉRENTS LIEUX DE LA VILLE. TARIFS VARIABLES.
MONTPELLIERDANSE.COM
CINÉMA.
FESTIVAL LA ROCHELLE
CINÉMA (FEMA)
Du 30 juin au 9 juillet,
à La Rochelle
(Charente-Maritime)
Depuis un peu plus de cinquante
ans, le festival propose une
programmation éclectique répartie
sur près de 400 séances. Cette
saison, outre des hommages à
Adilkhan Yerzhanov, figure de
proue du renouveau du cinéma
kazakh, au cinéaste danois
Lars von Trier et à l’acteur Pierre
Richard, cap sur deux grandes
rétrospectives : Bette Davis
(1908-1989), actrice iconique de
la Warner, qui a marqué l’âge d’or
du cinéma hollywoodien, et Sacha
Guitry (1885-1957), dont les
treize films de la sélection (Le
Roman d’un tricheur, Donne-moi
tes yeux, La Poison…) permettront
de rendre compte de la modernité
de son œuvre. Profitez également
du samedi 8 juillet pour passer une
journée avec… Nicole Kidman.
DIVERS LIEUX.
9 € LA SÉANCE.
FESTIVAL-LAROCHELLE.ORG
FESTIVAL
INTERNATIONAL DE
CINÉMA MARSEILLE
Du 4 au 9 juillet, à Marseille
(Bouches-du-Rhône)
Animé par la volonté de
promouvoir un cinéma
indépendant et inventif pour
tous les publics, le FIDMarseille
s’impose aujourd’hui comme
un terreau de nouvelles
cinématographies, fictions aussi
bien que documentaires, souvent
présentées en première mondiale.
Parmi les temps forts de cette
34 e édition, la rétrospective
Whit Stillman qui, en cinq films,
de Metropolitan (1990) à Love
& Friendship (2015), s’est
imposé comme le fer de lance
de la comédie américaine
contemporaine. À voir également,
l’hommage rendu au cinéaste,
écrivain, critique, producteur et
acteur Paul Vecchiali (1930-2023)
– Les Ruses du diable, L’Étrangleur,
Femmes femmes… –, proche
de Jean Eustache et figure d’un
cinéma contestataire, introspectif
et sentimental, resté en partie
méconnu.
DIVERS LIEUX. 9 € LA SÉANCE.
FIDMARSEILLE.ORG
CINÉMA EN PLEIN AIR
DE LA VILLETTE
Du 19 juillet au 20 août,
à Paris
À la tombée de la nuit, entre
21 h 30 et 22 h 30, allongez-vous
dans l’herbe au pied d’un écran
gonflable de 600 mètres carrés.
Alors que La Villette vit au rythme
des Jeux olympiques et
paralympiques de Paris 2024,
cette nouvelle édition défend
l’esprit d’équipe à travers des
histoires de bandes d’amis, clans,
familles, tribus, gangs…
Tim Burton ouvrira le bal avec
Miss Peregrine et les enfants
particuliers (2016), tandis que
West Side Story (2021) de Steven
Spielberg, le clôturera. Entre les
deux, plongez dans des genres
divers et variés, avec le western
écologique First Cow (2021) de
Kelly Reichardt, le film de danse
En corps (2022), de Cédric
Klapisch, ou le film domestique
Parasite (2019) de Bong Joon-ho.
PRAIRIE DU TRIANGLE, AU PARC
DE LA VILLETTE. ACCÈS LIBRE.
FORFAIT POUR 5 TRANSATS : 20 €.
LAVILLETTE.COM
FESTIVAL DE CINÉMA
DE DOUARNENEZ
Du 19 au 26 août,
à Douarnenez (Finistère)
Dédiée aux peuples premiers
d’Amérique du Nord, cette
45e édition célébrera, en leur
présence, des figures marquantes
du cinéma autochtone, à l’instar
d’Alanis Obomsawin, d’origine
abénaquise (Mère de tant
d’enfants, 1977), qui ont
largement contribué à rectifier
l’image de « l’Indien » à l’écran. La
jeune génération sera également
mise à l’honneur avec les films
de la douarneniste-algonquine
Caroline Monnet (Bootlegger,
2021) et de la cinéaste mohawk
Tracey Deer (Beans, 2020). Autre
atout à ajouter à l’événement :
la découverte des créations
audiovisuelles et musicales, issues
du Wapikoni mobile, un studio qui
se déplace depuis vingt ans dans
les communautés du Canada pour
permettre aux jeunes d’exprimer
leur vision du monde.
DIVERS LIEUX.
7 € LA SÉANCE.
FESTIVAL-DOUARNENEZ.COM
ÉTATS GÉNÉRAUX DU
FILM DOCU MENTAIRE
Du 20 au 26 août,
à Lussas (Ardèche)
La rencontre autour du cycle de
trois films Voyage au lac (2023)
d’Emmanuelle Démoris vous
conduira sur la terre volcanique de
Bolsena, au centre de l’Italie, entre
Rome et Sienne, avec ceux qui
l’habitent, villageois ou voyageurs
venus d’Afrique. La section
« Histoire de doc » s’intéressera,
quant à elle, à l’histoire du cinéma
documentaire colombien, et plus
particulièrement à l’œuvre de Luis
Ospina (1949-2019), l’un des
fondateurs du Groupe de Cali, qui
a révolutionné le cinéma national
des années 1970 et 1980.
L’agenda compte également un
pan de cinéma expérimental (les
tournages en 16 mm de Gaëlle
Rouard), ainsi qu’une sélection
de films européens francophones
réalisés dans l’année.
DIVERS LIEUX.
8 € LA SÉANCE.
LUSSASDOC.ORG
Sélection réalisée
par Maroussia DUBREUIL
 F E S T I VA L S

EXPOSITIONS.
ARTS
PLASTIQUES
LAU RA LAMIEL.
VOUS LES ENTENDEZ ?
Du 16 juin au 10 septembre,
à Paris
« Vous les entendez ? » On ne sait
qui, exactement, Laura Lamiel met
derrière le « les » de son titre. Des
humains à différents stades de
leur évolution, sans doute, qui ont
laissé mille traces pour qu’on les
entende enfin : d’étranges cellules
à miroir sans tain, des dessins
sanguins, des bureaux constellés
de toutes sortes de souvenirs,
fétiches et références – autant
d’objets des « collectes » que
l’artiste s’acharne, depuis plus de
quarante ans, à faire sonner dans
le réel. Très étrangement, c’est
la première grande rétrospective
à Paris de cette créatrice si
singulière. Nous suggérant de
pénétrer par la petite porte, en
bas, celle du jardin (le palais ferme
cet été son rez-de-chaussée sous
verrière, par crainte de canicule),
elle nous invite dans un labyrinthe
obscur, où ses œuvres s’imposent
comme autant d’évidences,
et d’énigmes. Enfin !
PALAIS DE TOKYO. DE 9 € À 12 €.
PALAISDETOKYO.COM

KAPWANI KIWANGA,
RETENU E
Du 30 juin au 7 janvier,
à Bordeaux (Gironde)
Promesse de feu d’artifice pour
les 50 ans du CAPC – Musée d’art
contemporain bordelais. Kapwani
Kiwanga ouvre le bal, avec une
immense installation qui envahit
toute la nef. L’artiste a exploré les
archives de cet ancien entrepôt de
denrées coloniales. Le bleu indigo,
qui en faisait partie, est devenu
l’une des composantes majeures
de sa mise en scène, où rideaux
et cordes semblent enlacer le
Gaia Stella pour M Le mgazine du Monde

bâtiment. Mais l’artiste et son

équipe ont aussi découvert un
véritable CAPC sous le CAPC,
sous-sol jumeau et oublié, dédié
à la maîtrise des crues de la
Garonne toute proche. Autre
indice, donc, pour cette exposition
qui veut garder son mystère
jusqu’à l’ouverture : l’eau y sera
omniprésente.
CAPC DE BORDEAUX. DE 2 € À 8 €.
CAPC-BORDEAUX.FR

114
 – Germaine Richier avec La Fourmi au Salon de Mai, 1955 – Germaine Richier (b/w photo), Richier, Germaine (1904-59) / © Michel Sima / Bridgeman Images ©Adagp, Paris 2023 – 05/2023.
L’ÎLE INTÉRIEURE
Jusqu’au 5 novembre, sur l’île de Porquerolles (Var)
À chacun son île ? Nichée sous les pins de Porquerolles,
la fondation Carmignac invite cet été à un voyage inté-
rieur : quatre-vingts œuvres, et autant d’îles dans l’île,
qui se font tour à tour évocation, parabole, document,
chasse au trésor. Les photographies de Bernard Plossu,
qui révèlent Porquerolles en fantasme japonisant, sont
GermaineRICHIER
une introduction à cet archipel, comme la toile d’Henri-
Edmond Cross, qui ramène à l’Éden de ces rivages, à
la fin du XIXe siècle. En écho, les portraits du même site,
_
12 JUIL.
05 NOV. 2023
paysages nocturnes saisis par Darren Almond sous la En partenariat avec

lumière de la lune, lors de prises de vues d’une dizaine

d’heures : nous voilà prêts à un périple vers des terres
plus abstraites. Les astres d’argent d’Anna-Eva Bergman
serviront de guide, ou ce faune lunatique ­dessiné par
Léon Spilliaert en ombre chinoise. Car il y a beaucoup de
nuits au fil de ce parcours, et l’on ne saurait s’en étonner.
Jean-Marie Gallais, qui a composé cette exposition, avait
MUSEE_FABRE-Germaine_Richier-M_le_Mag-AP_112x138mm-2023_05-V1.indd 1 30/05/2
auparavant orchestré le merveilleux « Peindre la nuit »,
à Pompidou-Metz. À la lueur des étoiles explosives du
duo de peintres Tursic et Mille, Otobong Nkanga nous
plonge, avec sa tapisserie, dans le fourmillement des
abysses, tandis que Peter Doig fait voguer son canoë
digne du Dead Man de Jim Jarmusch. Les animaux ont
aussi leur île, à l’instar des drôles de sculptures protubé-
rantes d’Agnieszka Kurant : l’artiste a confié à des ter-
mites toutes sortes de paillettes, avec lesquelles elles
ont construit leur terrier, version fardée. Les plantes,
également : que fait ce bébé figuier, fiché dans un des
murs ? Il est en fait en bronze, sculpté par Tony Matelli,
et prépare à la visite des jardins du paysagiste Louis
Benech, qui réservent d’autres surprises. E. L.
VILLA CARMIGNAC. DE GRATUIT À 15 €. RÉSERVATION RECOMMANDÉE.
VILLACARMIGNAC.COM.

NORMANDS. MIGRANTS,
CONQUÉRANTS,
INNOVATEU RS
Jusqu’au 13 août, à Rouen
(Seine-Maritime)
Rendez-vous à Rouen pour les
amateurs de sagas ! Les Normands
débarquent à nouveau, au Musée
des beaux-arts et au Musée des
antiquités. Pointes de flèche et
dagues sont là pour rappeler
combien le Nortmannus,
ou l’homme du Nord en latin,
fut un redoutable envahisseur,
conquérant à bord de ses drakkars
les côtes de la Manche et de
l’Atlantique, mais aussi les
Pouilles, puis la Sicile. Retraçant
son épopée, de l’empire franc
à Jérusalem, le double parcours
met en lumière les destructions
mais aussi les échanges qu’il
a engendrés au fil des siècles.
Sans oublier la finesse de l’art
viking, que permettent d’évoquer
quelques prêts exceptionnels.
À commencer par la Bible de
Lambeth (vers 1150-1170), pièce
maîtresse de l’enluminure romane,
encore jamais sortie d’Angleterre.
MUSÉE DES BEAUX-ARTS, MUSÉE
DES ANTIQUITÉS. DE 8 € À 12 €.
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ART IS MAGIC
U NE RÉTROSPECTIVE
DE JEREMY DELLER
Jusqu’au 17 septembre,
à Rennes (Ille-et-Vilaine)
Il fallait bien trois lieux pour
évoquer la richesse de cette
œuvre. À la fois léger et engagé,
musical et politique, le Britannique
Jeremy Deller investit tout Rennes,
exposé à la fois au FRAC
Bretagne, au Musée des beaux-
arts et au centre d’art La Criée.
Vidéos, affiches, performances,
costumes ou installation gonflable,
le lauréat du prestigieux Turner
Prize en 2004 se réinvente à
chaque projet. En fin observateur
de l’ère post-Thatcher, il évoque
les grèves des mineurs et la
culture vernaculaire, interroge
les amateurs de Depeche Mode
ou d’acid house, dévoile avant
l’heure les ferments du Brexit.
Ou la sociologie faite art,
comme par magie.
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CENTRE D’ART CONTEMPORAIN,
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MAX ERNST. MONDES
MAGIQU ES, MONDES
LIBÉRÉS
Jusqu’au 8 octobre,
à Aix-en-Provence
(Bouches-du-Rhône)
Max Ernst fait son retour à Aix-en-
Provence. Pendant la seconde
guerre mondiale, il fut interné
à quelques encablures de là,
au camp des Milles, avant de fuir
vers les États-Unis. Mais l’Hôtel
de Caumont ne s’attarde pas sur
ce chapitre, et préfère évoquer
l’ensemble de la carrière de cet
expérimentateur de prodige : cent
vingt œuvres sont rassemblées,
116
de ses débuts dada à ses forêts
de pierre, de volcans en femmes
sans tête, en passant par ses
frottages et collages. Autour
d’œuvres-phares, comme
Monument aux oiseaux ou
Oedipus Rex, une superbe
occasion de nous faire « entrer de
plain-pied dans un monde où nous
consentons à tout ; où rien n’est
incompréhensible », comme
l’écrivait le poète Paul Éluard
à propos de son ami.
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L’U NIVERS
SANS L’HOMME
Jusqu’au 17 septembre,
à Valence (Drôme)
« L’univers sans l’homme » ?
L’expression vient de Charles
Baudelaire. Prédiction visionnaire
du destin de notre planète ? Dès le
siècle des Lumières, le sentiment
d’une menace point : scènes
de ruine, naufrages, éruptions, le
sublime se fait tableau. Un monde
sans l’homme pourrait-il advenir ?
Convoqués par le chercheur
Thomas Schlesser, les artistes
continuent d’en dessiner
l’hypothèse, d’Yves Klein qui
vide les galeries à Nicolas Moulin
qui vide Paris, des explosions
atomiques de Bruce Conner aux
paysages pleins de cicatrices de
Sophie Ristelhueber. Autant de
visions sidérantes qui mettent
à mal « l’anthropochauvinisme »
dont nous avons été coupables,
et invitent à décentrer notre
regard pour s’attarder sur le
végétal, l’animal, la matière,
l’infini… Tout, sauf nous.
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À L’ÈRE DIGITALE
Jusqu’au 15 janvier,
à Metz (Moselle)
Parmi les quelque 3 milliards de
gameurs que compte la planète,
combien d’artistes ? Beaucoup,
à en juger par cette exposition,
qui met en dialogue les jeux vidéo
avec la création contemporaine.
Imaginées par Ed Atkins, Neïl
Beloufa, Pierre Huyghe, Harun
Farocki ou Cao Fei, nombre
d’animations 3D et
d’environnements immersifs
faisant appel à tous les sens
sont ici rassemblés. Dès les
années 1980 les premières
influences sont décelées. Elles
n’ont fait que croître. D’autant plus
que, rappelle Hans Ulrich Obrist,
commissaire de ce tour d’horizon
international, « les artistes ont
eu de plus en plus la capacité
technique de créer leurs propres
mondes virtuels de diversité et
d’inclusion ». En s’infiltrant dans
l’univers du jeu, ils évoquent
aussi bien la destruction
de nos écosystèmes que le
postcolonialisme : homo ludens,
certes, mais homo politicus aussi.
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F E S T I VA L S
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Du 2 au 17 septembre,
FESTIVAL PHOTO
LA GACILLY
à Perpignan Jusqu’au 1er octobre,
L’ÉTÉ (Pyrénées-Orientales) à La Gacilly (Morbihan)
­P HOTOGRAPHIQU E Pour fêter ses 20 ans, le festival
La guerre en Ukraine avait
DE LECTOU RE gratuit et en plein air de La Gacilly
logiquement dominé
Du 15 juillet au 24 septembre, l’édition 2022 du festival de a réuni, sur le thème « la nature
à Lectoure (Gers) photojournalisme Visa pour en héritage », une vingtaine de
photographes dont les travaux
En attente d’une nouvelle l’image, à Perpignan. Elle est
hésitent entre déploration et
direction, le Centre d’art et de forcément toujours présente
émerveillement. Parmi eux,
photographie de Lectoure a fait cette année, et on pourra y
le Brésilien Sebastião Salgado,
appel à une commissaire invitée, voir la destruction de la ville
qui célèbre les peuples et la forêt
Damarice Amao, conservatrice au de Bakhmout, suivie par le
photographe du New York Times d’Amazonie, Beth Moon, qui
Centre Pompidou, pour organiser
Tyler Hicks. Plusieurs expositions collectionne des portraits d’arbres
son festival d’été. Celle-ci a choisi
montreront différentes facettes remarquables à travers le monde,
de centrer la dizaine d’expositions
des États-Unis : les sans-abri, ou Brent Stirton, qui raconte les
sur l’histoire, petite et grande,
photographiés par Darcy Padilla bouleversements de la réserve
avec des travaux anciens comme
en Californie, riche État où ils sont naturelle du Pantanal au Brésil,
contemporains. Au programme,
les images de l’Italienne Lisetta pourtant les plus nombreux du frappée par le dérèglement
pays, les premiers réfugiés climatique et l’exploitation
Carmi, qui photographia, dans les
climatiques officiels, chassés minière. Le festival laisse aussi la
années 1960 et 1970, la rude vie
d’une île de Louisiane engloutie, place à des visions plus oniriques,
quotidienne en Sardaigne,
vus par Sandra Mehl, et la montée comme celle de Joana Choumali,
en Sicile et dans les Pouilles,
du nationalisme blanc dans qui orne ses images de broderies
les travaux sur l’histoire de la
l’objectif de Mark Peterson. colorées, ou Evgenia Arbugaeva,
photographie d’Hanako Murakami,
Le reportage d’Ebrahim Noroozi qui donne aux histoires ramenées
qui rend hommage à Louis Ducos
témoignera aussi du sort terrible de la nuit blanche arctique des
du Hauron, inventeur de la
de la population afghane depuis le allures de conte.
première photo couleur prise à
retour des talibans en 2021, entre DIVERS LIEUX. ACCÈS LIBRE.
Lectoure en 1868, ou le projet de
faim généralisée et invisibilisation FESTIVALPHOTO-LAGACILLY.COM
Sènami Donoumassou autour des
des femmes.
Tirailleurs sénégalais, qui prend la
forme de panégyriques claniques, DIVERS LIEUX DANS LA VILLE.
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LES RENCONTRES D’ARLES
Du 3 juillet au 24 septembre, à Arles (Bouches-du-Rhône)
Les Rencontres d’Arles ont décidé de jeter cette année un pont entre l’image
fixe et l’image animée, en explorant les photos produites par des cinéastes à la
fois en marge et en appui de leurs films. On pourra ainsi découvrir les clichés
réalisés par Agnès Varda (1928-2019) à Sète, et qui ont inspiré ses futurs
films, des Polaroid de Wim Wenders sur le tournage de L’Ami américain
(1977), des « scrapbooks », nom donné à ces cahiers mi-journal intime, mi-
album photo réalisés par des cinéastes, ou encore les photos de plateau du
réalisateur Pierre Zucca (1943-1995). Nombre d’expositions, parmi la tren-
taine présentée, feront aussi écho à l’environnement. « Ici près [Here near] »,
projet mené à trois voix et présenté au Monoprix, permettra de découvrir les
travaux de Mathieu Asselin, Tanja Engelberts et Sheng-Wen Lo autour des
actions humaines qui menacent l’équilibre écologique d’Arles et ses envi-
rons. Les immenses images de la forêt amazonienne prises par le Péruvien
Roberto Huarcaya, en collaboration avec des membres de l’ethnie Ese Eja,
traitent, elles, de façon poétique, la problématique de la pollution des eaux et
de la déforestation. Du côté des figures historiques, on pourra plonger dans
les photos pleines de charme de l’Américain Saul Leiter (1923-2013), auteur
dès les années 1950 d’un travail en couleur resté longtemps inédit.
Une autre photographe pionnière sera présentée en parallèle, à la Fondation
LUMA, à l’occasion du centenaire de sa naissance : place à l’exposition
la plus complète à ce jour de l’œuvre de Diane Arbus (1923-1971), l’immense
portraitiste a­ méricaine qui a su remettre en cause les frontières entre
la normalité et les marges. À noter aussi qu’un nouveau lieu s’ouvrira à
la photo cet été : les cryptoportiques, constructions romaines qui forment
le soubassement de la place de la République, accueilleront sous leurs
voûtes les images ­mystérieuses de Juliette Agnel. C. G.
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 LE GOÛT

Chaque fin de semaine,

une personnalité raconte
son histoire du goût au
micro de Géraldine Sarratia.
Le podcast “Le Goût de M”
est disponible sur toutes
les plates-formes et chaque
vendredi sur la page
lemonde.fr/le-gout-de-m

RABIH KAYROUZ.
LE COUTURIER LIBANAIS, JURÉ AU FESTIVAL DESIGN PARADE, À HYÈRES,
EST L’INVITÉ CETTE SEMAINE DE NOTRE PODCAST “LE GOÛT DE M”.
« Quand j’ai commencé, « Les aventurières, comme « J’adore la peinture
j’avais une grande admira- Lady Stanhope, m’ins- classique de la
tion pour Yves Saint pirent parce qu’elles ont Renaissance. J’adore le
Laurent. Je connaissais cassé les codes. Même dessin aussi, presque plus
son histoire, je regardais dans leur façon de que la peinture. C’est vrai-
ses vêtements. Au Liban, s’habiller. Elles ont fui une ment un geste. Je n’aime
on pouvait se balader dans bourgeoisie, un quotidien pas trop le figuratif. Ce
les villages et tout le familier pour vivre ce qui me touche dans la
monde savait qui il était qu’elles ne pouvaient pas peinture, c’est comment
grâce au parfum et aux vivre. Elles sont presque on a fait rentrer la lumière
licences. Pour quelqu’un les premières femmes à dans les tableaux.
qui vient de l’étranger, avoir emprunté des vête- L’ombre ne projette que
il incarnait une élégance ments d’homme, à avoir l’essentiel de l’objet,
rêvée à la française. » mélangé des cultures. » c’est très inspirant. »
Brigitte Lacombe

118
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Mots croisés
Philippe DUPUIS
GRILLE N O 613 Sudoku
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N O 613 - EXPERT

SOLUTION DE LA GRILLE
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 PRÉCÉDENTE

II

III

Compléter toute
IV la grille avec des
chiffres allant de 1
V à 9. Chacun ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
VI par colonne et par
carré de neuf cases.
VII

VIII

IX
Bridge N O 613
FÉDÉRATION FRANÇAISE DE BRIDGE

XI

XII

XIII

XIV

XV

HORIZONTALEMENT I Nous font perdre trop de temps. II Impose le silence. Harmonieux enchaî-
nement de sons. III La mère est aussi bête que le père. Point de jonction sur la monture. Pas
bête du tout. Rapporte en détail. IV Lieux d’inspiration pour Pascal dans ses Pensées. Boit
comme un chaton. V Pousse à reprendre. Cité drapière des Flandres. Crier à la bergerie. VI Pas
du genre à rester en place. Finit dans le Rhône. VII A eu avec Zeus Apollon et Artémis.
Amoureuse de Thésée. Entre deux portes. VIII Sudiste vaincu à Appomattox. La gauche en
campagne. Avant les ides à Rome. IX Devient aigre. Suit l’auteur de la Métaphysique des mœurs.
X Label de qualité. Revenu parmi nous. Cours du Nord. Le titane. XI Enfant du dérèglement
climatique. Abri blindé sur le char. XII Assure la liaison. Négation. Convient parfaitement.
XIII Jeune propos. Prépare rapidement à l’emploi. Porteur fragile. Tranche d’agneau.
XIV Rassemblements militaires. Est souvent de la revue. XV Propose ses services après appel.
VERTICALEMENT 1 Pris dans les vents et les rafales. 2 Assemblée et ajustée. Son mariage attire
toujours du monde. 3 Cartes sur table. Négation. Ouvre des possibilités. 4 À suivre en marchant.
Drame à Kyoto. S’enrichit dangereusement. 5 Européenne de la première heure. Cours d’Afrique
du Nord. Nous a apporté le jaguar et le cougar. 6 Introduiraient de la diversité. Possessif.
7 Rupture dans le contrat. Dans la caisse. 8 Dieu à tête de faucon. Le Guide, fasciné par Raphaël.
Mesurait les liquides et les céréales. 9 Lourd transporteur d’or noir. La vallée de Lucy. 10 Taureau
sacré à Memphis. Chez les Noailles. Allemande de la Ruhr. 11 Breuvage anglais. Rendez-vous
artistique à Venise. Chez la bonne. 12 Chantes comme un Tyrolien. En mis plein les rayons et
les yeux. 13 Dit beaucoup de choses. Architecte italien de la Renaissance. Pas facile à tromper.
14 Fringuera. Conjonction. Le strontium. 15 Empereurs romains. Mise à plat.

Solution de la grille n° 612.

HORIZONTALEMENT I Inapprivoisable. II Notule. Onctueux. III Sut. Avala. Let. IV Trissaient. Ur. V Irritiez. Assura.
VI Nia. Dupe. SO. VII Ct. Poutrelles. VIII Turent. Ôtée. End. IX Iris. Pur. Essai. X Végétalienne. Dn. XI Ésotérisme.
Plia. XII Laie. Pro. Ari (air). XIII Eva. Tueuses. XIV Nidation. Da. Sue. XV Thésaurisations.
VERTICALEMENT 1 Instinctivement. 2 Nourritures. VIH. 3 Attira. Rigolade. 4 Pu. Si. Peseta. As. 5 Plastron. Teinta.
6 Rêvai. Ut. Are. Iu. 7 Aient. Pli. Tor. 8 Volez. Rouis. Uni. 9 Onan. Détrempe. 10 Ic. Taule. Neruda. 11 STO. Spleen.
Osât. 12 Au. Usée. Sep. 13 Bel. Ses. Lasso. 14 Lueurs. Nadir. Un. 15 Extraordinaires. Retrouvez nos grilles de mots croisés,
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120

UNE HISTOIRE DE…
CHAQUE SEMAINE, LA ROMANCIÈRE AUDE WALKER IMAGINE
UNE FICTION AUTOUR D’UN OBJET, D’UN LIEU, D’UN PLAT.
ÇA Y EST, ELLE EST ARRIVÉE AU BOUT DE
LA “TO DO LIST”. Dans son grand cahier mental,
elle a décollé tous les papillons adhésifs et barré
toutes les lignes. Ça y est, tout le monde est parti ;
les hommes ont déménagé, les enfants ont grandi,
les chiens sont enterrés. Plus personne pour vivre
et souffrir sous ses yeux, elle va pouvoir exister
sans s’inquiéter. Pour ses 60 ans, elle s’était pro-
mis un appartement, deux pièces, facile à gérer,
avec un balcon donnant sur un petit port, n’im-
porte lequel, n’importe où, mais un petit port.
À 60 ans, à portée de fenêtre, tous les jours, de
l’eau, du vent et des bateaux, une odeur d’essence
et de poisson et des cris d’oiseaux. Et, à 60 ans,
elle y est ; son petit endroit, juste pour elle.
Sept heures de ménage et de rangement der-
rière elle, l’appartement ne peut pas être plus
propre ; elle a lavé les murs. Plus rien à faire,
donc. Des années auparavant, quand, au creux
d’une vague d’épuisement, elle se prenait à rêver
de ce maintenant, elle l’abordait avec plus de
curiosité que d’appréhension. Qu’est-ce que ça
pourrait bien donner une femme qui a vécu
comme elle a vécu face à rien ?
Les anciens propriétaires ne semblent jamais avoir
investi le balcon. À son arrivée, elle n’y avait trouvé
que des fantômes de plantes, brûlées par le soleil
122
LE GOÛT
TABOURET pliant.
Texte Aude WALKER
Illustration Furze CHAN
autres était son poumon. Sa manière d’aimer et
de survivre. Chaque jour, sur son balcon, elle
s’exerce à ouvrir les bras aux émotions anciennes,
aux larmes et aux tempêtes emmurées vivantes.
Sur son tabouret pliant, elle s’entraîne. Une fois,
même, elle éteint la radio.
Mais ça ne dure pas plus de trois jours. La vie ne
lui a donc laissé que soixante-douze heures avant
de lui envoyer une personne brisée à consoler.
Elle l’a d’abord croisée dans la rue, puis dans les
escaliers, les bras toujours chargés, de sacs,
­d’enfants, de cartons. Son scanner intérieur a
tout de suite su voir les paupières gonflées en
store sur des pupilles épileptiques, le front strié
de rides en forme d’arc-en-ciel, tout étonné de se
retrouver dans cette vie de merde, les cheveux
noués et sales, les cuticules arrachées, les ciga-
rettes fumées à la chaîne, sur son balcon à elle,
deux étages au-dessous. Elle a 30 ans, en fait 45.
En quelques conversations de cage d’escalier, à
nouveau, elle veille sur quelqu’un. Elle a encore
des services à rendre, des plantes à arroser,
des enfants à garder, des petites courses à faire,
t’inquiète, avec plaisir, si ça peut t’arranger.
À nouveau responsable et debout.
Mais un samedi, alors qu’elle achète de l’engrais
pour les plantes de sa petite voisine, elle tombe
et l’oubli, qu’elle n’a pas pu sauver. Plié dans un sur des tabourets pliants en aluminium, une
coin, aussi, un tabouret en aluminium tacheté, assise en toile rayée vert et blanc, vendus
une assise en toile rayée bleu, rouge et vert, grisée quelques euros. Elle en ajoute un à son panier,
par la vie outdoor. Comme il lui a immédiatement paie et court acheter des olives noires, sa voisine
rappelé les tabourets des barbecues organisés par invitée pour un apéro sur le balcon va arriver.
son grand-père après toutes ces heures à le regar-
der pêcher pas grand-chose, elle l’a gardé.
Elle fait coulisser la porte-fenêtre et décide de s’y
asseoir. Peut-être pour la première fois de sa vie,
elle, la femme debout, virevoltante et agitée,
va s’asseoir. S’asseoir pour rien, pas parce qu’on
est obligé, pas parce que chez le médecin, en réu-
nion, dans le bureau du proviseur ou du conseil-
ler bancaire. S’asseoir pour s’asseoir.
Peut-être pour la première
À hauteur de femme assise, le monde est fois de sa vie, elle, la femme
effrayant. Ça lui colle un vertige pas encore bap-
tisé. Elle se lève et monte le son de la radio calée
debout, virevoltante et agitée,
sur le frigo, allumée toute la journée, pour ne pas va s’asseoir. S’asseoir pour
entendre le silence miauler et se laisser bercer
par des voix inconnues et familières à peine
rien, pas parce qu’on est
écoutées, un peuple entier derrière elle qui, lui, a obligé, pas parce que chez
des choses à dire. Elle va se rasseoir. Rien à faire,
le vertige n’a toujours pas de nom.
le médecin, en réunion,
Reine entêtée, les jours suivants, elle retourne sur dans le bureau du proviseur
le balcon et va s’asseoir. Elle ne tient jamais plus
de vingt minutes. Elle se doutait bien, mais ne
ou du conseiller bancaire.
savait pas à quel point l’inquiétude pour les S’asseoir pour s’asseoir.
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