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LA GRM, UN INSTRUMENT DU MAINTIEN RÉPUBLICAIN
DE L’ORDRE
A
Au XIXe siècle, le maintien de l’ordre
est une coproduction, dans laquelle
la Gendarmerie, implantée depuis 1850
dans tous les cantons, joue un rôle
Pour ou contre une gendarmerie mobile :
les débats autour de l’Arlésienne
de la force publique entre 1870 et 1914
Officiers, magistrats, journalistes
essentiel. Cependant, l’effectif moyen et parlementaires : les partisans de
des brigades (5 hommes) et leur disper- ce nouveau corps sont nombreux, comme
sion ne permettent pas de disposer les propositions, dans la presse
rapidement d’une force suffisante et à l’Assemblée. Plusieurs militaires
en cas de troubles graves. D’où la soutiennent une formule qui permettrait
création, à plusieurs reprises, d’unités de retirer les troupes d’une activité impopu-
temporaires de gendarmes mobiles laire et de ne pas gaspiller le temps
auxquelles sont confiées des missions de l’instruction en vue de la « Revanche ».
disparates : soutien aux brigades, Plaident également contre
(1) Cette fusillade
concours aux troupes, protection est un événement l’intervention des soldats
rapprochée des qui s’est déroulé leur inexpérience et leur
le 1 mai 1891
gouvernants et même à Fourmies (Nord). armement, qui provoquent
Ce jour-là, la troupe
police politique. met fin dans le sang des drames, comme
à une manifestation
Après la défaite de qui se voulait festive
à Fourmies, en 1891,
1870 et la Commune, pour revendiquer où 9 personnes sont
la journée de huit
l’idée d’une force heures. tuées1. Dans une démocra-
JEAN-NOËL LUC
mobile et permanente tie où les syndicats
dédiée au maintien sont autorisés depuis 1884, le citoyen
Professeur
à la Sorbonne de l’ordre revient mécontent ne peut plus être traité comme
à l’ordre du jour. un « séditieux » nuisible, d’autant moins
(2) LJean-Marc que l’abaissement du seuil devenue anticléricale, elle est dangereuse.
Berlière, de tolérance de la violence Dans les années 1900, la gauche perçoit
« Du maintien
délégitime un peu plus
de l’ordre républicain les éventuels gendarmes mobiles comme
au maintien
républicain les excès de la répression « d’admirables instruments pour les coups
de l’ordre, réflexions
sur la violence »,
aux yeux d’une partie d’État » ou de « nouvelles forces pour
de l’opinion. L’heure est à
Genèses, n° 12, mai assommer les ouvriers », et la droite,
1993, p. 6-29.
l’émergence, du « maintien comme un « nouvel instrument de
républicain de l’ordre » 2. contrainte et d’oppression ». « Pensons-y
toujours, ne la faisons
(3) Laurent Lopez,
En 1884, on l’a vu dans l’article précédent, « Être mobile : jamais » : le détourne-
la circulation d’une
le ministre de l’Intérieur Waldeck-Rousseau épithète entre
ment, par Laurent Lopez,
prescrit aux préfets de tenter une concilia- gendarmerie de la célèbre formule de
et police », dans
tion, puis d’employer, en priorité, Jean-Marc Berlière Gambetta, en 1871,
et al. (dir.), Métiers
la gendarmerie, jugée plus apte à agir de police. résume bien les ajourne-
avec circonspection. Mais le rassemble- Être policier
en Europe, XVIII -XX
e e
ments répétés de la
ment des gendarmes territoriaux prend siècle, Rennes, PUR, création d’un force mobile
2008, p. 441.
du temps, et plusieurs d’entre eux, mieux permanente3.
intégrés dans le terroir, n’apprécient pas
les « services aux grèves », risqués et mal Mais à côté de cette inertie, certains
organisés au niveau de l’intendance. Lors gendarmes départementaux esquissent
de la crise sécuritaire des années 1890- une gestion modérée du maintien de l’ordre,
1900, des journalistes et des magistrats dont hérite la professionnalisation ultérieure.
dénoncent, en plus, la désorganisation Leur pratique quotidienne les a familiarisés
de la surveillance générale et de la police avec les avantages du renseignement,
judiciaire par ces prélèvements répétés. du sang-froid et de la répression graduée.
Envoyés, malgré eux, dans un territoire
Les oppositions aux divers projets seront en grève, ils restent fidèles à la collecte
les plus fortes. Des responsables de d’informations et à la prévention.
l’armée de terre contestent une solution Au-delà des contraintes
(4) Arnaud Houte,
jugée insuffisante pour supprimer le recours « Gendarmerie budgétaires ou politiques,
départementale
à la troupe, mais coûteuse en hommes et maintien
Arnaud Houte estime
et en crédits. Les parlementaires, auxquels de l’ordre : retour qu’un « pari démocratique »
sur les transforma-
revient le dernier mot, ne sont pas plus tions de la violence a pu inspirer le « choix
d’Etat (1827-1931) »,
convaincus. Pour les uns, l’innovation Déviance et Société, républicain » de continuer à
est onéreuse ; pour d’autres, marqués n° 32, 2008-1,
p. 61-74.
employer, dans le maintien
par le souvenir du césarisme ou par de l’ordre, des gendarmes
l’obéissance de l’Arme à une République peu motivés par les confrontations violentes4.
(7) Patrick
grande satisfaction des autorités préfec-
Bruneteaux, Les mobiles sur le torales, tandis que les contributions des
Maintenir l’ordre,
Paris, PFNSP, 1996 ;terrain7 brigades reculent beaucoup. Parallèlement,
Pierre Durieux
L’augmentation des effec-
(dir.), Histoire de la
elle prête main-forte à la territoriale et elle
gendarmerie mobile tifs de la GRM lui permet assure l’instruction d’une partie
de l’Île-de-France,
Paris, SPE Barthélé-d’investir progressivement des recrues et des réservistes, ainsi que
my, 2006.
le maintien de l’ordre des escortes et des piquets d’honneur.
à partir de la fin des années 1920, à la
Unité de la GRM déployée en milieu urbain en complément des forces de la police parisienne.
Les gardes sont dépourvus d’équipements des pratiques en fonction des contextes
spécialisés, défensifs (boucliers, casques et de l’attitude des cadres intermédiaires,
avec visières) et offensifs. Pour refouler car les inflexions de la doctrine n’excluent
les manifestants, ils utilisent des mousque- pas la continuité ou la réapparition de cer-
tons, puis des MAS 36, « crosse en avant » tains comportements disproportionnés.
ou « à la poitrine » ; ils se servent de leur
ceinturon comme d’une arme ; ils renvoient Au cours de l’été 1930, la GRM montre
les projectiles qu’ils reçoivent. Leurs règles sa capacité d’adaptation à la contestation
d’action et leur tactique sont empruntées, de masse en gérant seule, avec 4 000
pour partie, à la départementale hommes, une grève dure dans les usines
ou, le plus souvent, élaborées et rodées de textile du Nord, sans la couverture
lors des opérations. C’est ce savoir-faire de la troupe, sans morts et sans bavures
qui inspire la longue instruction du condamnées par la presse.
1er août 1930 sur le maintien de l’ordre
par la Gendarmerie nationale, un texte Cependant, l’année suivante, plusieurs
fondateur qui approfondit la vision républi- témoins dénoncent la brutalité et la morgue
caine démocratique de la gestion de l’ordre des pelotons pendant la grève de Roubaix.
public, préconisée par Waldeck-Rousseau Des écrivains engagés à gauche se font
et le préfet de police Lépine. Il reste l’écho de cette impopularité. Maxence
aux historiens à étudier les fluctuations Van der Meersch raconte l’arrivée «
des hommes à cheval, drapés de grands C’est pourquoi le colonel De Gaulle intègre
manteaux noirs, [venus] en hommes de ce corps, en 1935, dans « l’armée
guerre à la conquête de la cité du travail » de métier », à laquelle il vient de consacrer
(Quand les sirènes se taisent, 1933). un ouvrage. Dans le cas français, la milita-
Paul Nizan, décrit « des gardes puissants risation de la police des foules en dehors
[…], inébranlables et insensibles comme de l’intervention des troupes classiques
des murs », prompts à tirer face à des jets n’accroît pas son niveau de violence – une
de pierre (Le Cheval de Troie, 1935). question débattue depuis longtemps
Le 6 février 1934, avant que toutes au sein des sciences sociales. L’absence
les forces de l’ordre présentes ne fassent durable d’équipements spécifiques pour
usage de leurs armes, un membre des le maintien de l’ordre freine, certes,
unités de la Préfecture de police oppose, la régulation de l’usage de la force publique
au contraire, la retenue des gardes voulue par plusieurs dirigeants républicains.
au comportement offensif des policiers Mais, dès sa naissance, la GRM perfec-
parisiens : « aussitôt qu’ils entraient tionne une doctrine et des pratiques desti-
en contact avec les manifestants, nées à limiter la violence légale répressive
[les gardes] s’arrêtaient. Ils n’avaient pas en général et à prohiber la violence létale
notre habitude des bagarres et ils restaient en particulier.
franchement en arrière ». De leur côté, les
officiers de la GRM ne cessent de débattre
dans la RGN, lancée en 1928, des moyens L’AUTEUR
de graduer l’usage de la force, par exemple
Jean-Noël Luc est professeur émérite
grâce au gaz lacrymogène, qui évite les à Sorbonne Université, membre du Conseil
corps-à-corps et les coups en maintenant scientifique de la recherche historique de
les manifestants à distance. Mais aucun la défense (CSRHD) et président du Conseil
scientifique du Musée de la Gendarmerie.
gouvernement n’acceptera cette solu- Il a dirigé à la Sorbonne des travaux
tion – du moins avant 1947 – par crainte sur l’histoire du système scolaire
d’un amalgame avec les gaz de la Grande et de la jeunesse, ainsi que sur celle
de la gendarmerie et des autres forces
Guerre. de sécurité, du XIXe au XXIe siècle.
Entre 2000 et 2018, le séminaire consacré
Première force française permanente à ce 2e objet d’étude a produit 231 maîtrises,
DEA ou masters et 14 thèses. Il a fourni
vouée au maintien de l’ordre, la GRM est des matériaux à 45 ouvrages et permis
composée de militaires, que leur discipline, de (co)organiser 11 colloques et journées
leur apprentissage de la rusticité et leur ca- d’étude. Une synthèse des principaux
résultats est présentée dans J.-N. Luc (dir.),
pacité d’intervention aux côtés des autres Histoire des gendarmes, de la maréchaussée
troupes rendent plus disponibles et plus à nos jours, Paris, NME-Poche, 2016.
polyvalents que des agents civils.