VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
79E ANNÉE – NO 24532
3,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
FORUM PHILO « LE MONDE » LE MANS
ACTUALITÉ DE LA NOSTALGIE
Macron au défi de la remontée du chômage
▶ Le chef de l’Etat s’est fixé
l’objectif d’atteindre le
plein-emploi en 2027,
mais, après une décrue
du chômage depuis 2017,
la tendance se retourne
ENTRE JOE BIDEN ET XI JINPING
UN DIALOGUE EMPREINT DE DÉFIANCE
▶ Les deux dirigeants
ont tenu mercredi en
Californie un sommet
jugé « constructif », après
des mois de tensions
▶ Ils n’ont pourtant
guère avancé sur leurs
principaux griefs :
Taïwan, l’Ukraine et
les semi-conducteurs
PAGE 4 ET Éditorial PAGE 3 1
A Woodside, en Californie, le 15 novembre, en marge du Forum sur la coopération économique Asie-Pacifique. DOUG MILLS/THE NEW YORK TIMES/AP
Syrie
Bachar Al-Assad
visé par un
mandat d’arrêt de
la justice française
PAGE 5
VU PAR STELLINA (TAÏWAN)
UN ESSAI SUR LE VIOL
Supplément
LE MONDE
COMME ARME DE GUERRE RUSSE DES LIVRES
▶ Selon l’Insee, le taux ▶ Ces chiffres compliquent ▶ Un échec pourrait ternir ▶ Le ministre de l’écono-
de chômage a augmenté la fin de mandat du prési- le bilan de M. Macron, qui mie plaide déjà pour une
de 0,2 point au troisième dent, alors que le projet de espère laisser sa réussite révision de l’assurance-
trimestre, pour s’établir à loi « pour le plein-emploi » économique en héritage chômage, un sujet
7,4 %. On dénombre ainsi vient d’être définitivement et qui a multiplié les explosif pour les syndicats
2,3 millions de chômeurs adopté par l’Assemblée réformes pour y parvenir PAGE 1 0
Israël s’empare de l’hôpital Al-Shifa,
ultime refuge de la ville de Gaza
l’armée israélienne a pénétré, pital abritaient le QG de l’appareil
mercredi 15 novembre, dans le militaire du Hamas. L’armée n’a
principal hôpital de Gaza, Al- diffusé mercredi que des images
Shifa, signifiant aux derniers Pa- de quelques équipements de fan-
lestiniens encore présents dans tassins. Mais la prise d’Al-Shifa est
cette ville qu’ils n’y disposaient aussi une opération d’intimida-
plus d’aucun refuge. Jeudi matin, tion : Israël cherche à priver le Ha-
des soldats se trouvaient encore mas de ses boucliers humains en
dans l’établissement, selon un chassant les civils du nord de l’en-
porte-parole de l’armée. Ils pour- clave, alors que « des centaines de
suivaient leur fouille, ayant milliers de personnes » ne sont
échoué pour l’heure à fournir la pas parties, selon l’ONU.
preuve que les sous-sols de l’hô- PAGE 2
Justice Précarité
Condamnation L’insécurité
requise pour Eric alimentaire
Dupond-Moretti s’étend en France
Le procureur général près Les indicateurs restent
la Cour de cassation a incertains, mais les
demandé un an de prison associations et les enquê-
avec sursis à l’encontre tes d’instituts mettent en
du garde des sceaux, pour évidence une multitude
prises illégales d’intérêts de facteurs de fragilité
PAGE 1 2 PAGE 8
Royaume-Uni Entretien
La Cour suprême Le commissaire CHYPRE,
déclare illégal à l’économie UNE « START-UP
l’accord migratoire
avec le Rwanda
s’alarme du
décrochage de l’UE ISLAND » EN
PAGE 6 PAGE 1 6 EAU TROUBLE VOUS ÊTES
PLUTÔT DANSE ?
Pornographie, cyber- ABONNEZ-VOUS !
CARTOONING FOR PEACE surveillance, paiements
à risque, publicités
agressives… l’île est Florentina Holzinger
le siège de milliers
d’entreprises, souvent Anne Teresa
d’origine russe, qui De Keersmaeker
trouvent là une fiscalité Angelin Preljocaj
avantageuse et une Lucinda Childs /
porte d’entrée en Robert Wilson
Europe. Le pays voit
son économie bouscu- Trajal Harrell
lée par la guerre, avec Rachid Ouramdame /
un afflux de salariés Ballet du Grand Théâtre
russes et ukrainiens de Genève
PAGE S 2 2 - 2 3 Benjamin Millepied /
Trajal Harrell, The Romeo © Christophe Raynaud de Lage
Nico Muhly
Culture
…
Le monde du cirque lavillette.com
s’inquiète pour
ses chapiteaux
PAGE 2 4
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
2|
INTERNATIONAL
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
La chute d’Al-Shifa, ultime refuge de Gaza
L’armée israélienne a pénétré mercredi dans l’hôpital, sans pour l’instant fournir la preuve de son rôle militaire
jérusalem - correspondant
E
n pénétrant mercredi
15 novembre dans Al-
Shifa, le principal hô-
pital de Gaza, l’armée
israélienne a signifié
aux derniers Palesti-
niens encore présents dans cette
ville, qu’ils n’y disposaient plus
d’aucun refuge. Ce n’est pas à un
assaut militaire en bonne et due
forme que se sont livrés les soldats,
contrairement à ce que crai-
gnaient les déplacés, qui quittent
l’établissement par centaines de-
puis son encerclement partiel le
10 novembre. C’est à une opéra-
tion d’intimidation. En vidant
l’hôpital, l’armée s’attaque au cen-
tre névralgique d’une cité qui
comptait un million d’habitants
avant la guerre, et qui est
aujourd’hui largement dépeuplée
et promise à la ruine.
Six semaines de bombarde-
ments massifs et indiscriminés,
puis une opération terrestre me-
née méthodiquement, à partir du
13 octobre, ont déjà en partie dé-
truit cette ville côtière, qui fut jus-
qu’au IXe siècle un carrefour des
routes commerçantes de l’Orient à
la Méditerranée, et qui retrouve
aujourd’hui son visage de 1917, au
sortir d’une guerre de tranchée du-
rant laquelle les artilleries turque
et britannique avaient rasé la ville.
Au 16 novembre, les autorités de
santé de l’enclave, anciennement
administrée par le Hamas, dénom-
brent au moins 11 000 morts, et
1,6 million de déplacés.
Les tanks israéliens ont pénétré
vers deux heures du matin dans
Al-Shifa, situé près du front de
mer, au flanc sud du camp de réfu-
giés de Al-Shati, dont l’armée a pris
le contrôle mardi matin. Jeudi ma-
tin, des soldats y étaient encore, se-
lon le principal porte-parole de
l’armée, Daniel Hagari. Ils devaient
poursuivre leur fouille, ayant
échoué pour l’heure à fournir la
preuve que les sous-sols de l’hôpi-
tal abritent une importante base
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Une photo fournie
par l’armée
israélienne
montrant ses
soldats dans
le complexe
hospitalier
Al-Shifa, à Gaza,
lors de l’opération
terrestre contre
le Hamas,
le 15 novembre.
IDF/VIA REUTERS
militaire du Hamas – ce que nie la 1 000 civils qui sont venus s’y réfu- nagé une fosse commune dans nisation, estime-t-elle. Le Hamas
SELON LE MINISTÈRE
direction de l’établissement. L’ar- gier, estime la source du Monde. une cour pour y enterrer cent qua- apparaît sonné par cette entre-
mée n’a diffusé mercredi que des
images de quelques équipements
Nous sommes une centaine de mé-
decins et d’infirmiers. Nous buvons
tre-vingts corps, qui ne peuvent
être évacués. D’autres cadavres gi-
DE LA SANTÉ GAZAOUI, prise d’anéantissement, long-
temps assumée par les autorités
de fantassins (armes automati- et nettoyons nos mains avec de sent, enroulés dans des tapis, au 40 PATIENTS SONT MORTS israéliennes, avant que l’armée
ques, grenades, gilets pare-balles l’eau de mer. Plus de 100 personnes milieu du village de tentes que les ne tente plus vigoureusement,
et insignes du Hamas). sont mortes dans l’hôpital [depuis déplacés ont improvisé sous les fe- MARDI À AL-SHIFA, QUI depuis une semaine et principa-
Les soldats avaient d’abord pé-
nétré dans un département de
son encerclement]. Les cadavres
sont partout. Nous ne pouvons pas
nêtres de l’hôpital. Jeudi, l’armée
israélienne a diffusé des vidéos de
A LARGEMENT CESSÉ lement à Al-Shifa, de démontrer
qu’elle respecte une mesure de
chirurgie d’urgence, avant de se les enterrer tous. Mardi matin, nous ses soldats acheminant des cou- DE FONCTIONNER proportionnalité dans ses frap-
déployer dans celui voué à l’ima- en avons enterré 40 dans une petite veuses, pour les nouveau-nés pré- pes, entre la valeur de ses cibles
gerie médicale et à la radiologie, cour de l’hôpital. Les corps posent maturés d’Al-Shifa. L’hôpital n’en militaires et les morts civils.
en chassant personnels médi- un nouveau risque sanitaire. J’ai en- manque pourtant pas, mais elles Le mouvement islamiste sem-
caux et patients, fouillant et inter- registré une vidéo de cette scène-là. sont éteintes, faute d’électricité. Gaza : « Vous souvenez-vous qu’ils ble incapable de s’opposer à l’en-
rogeant les hommes. « Les soldats Mais je n’ai pas d’Internet pour Le raid sur Al-Shifa a été lancé nous avaient dit de ne pas avancer trée de l’armée dans les quartiers
sont dans notre immeuble et dans vous l’envoyer. Il y a des dépouilles à quelques heures après que dans Gaza ? Nous avons avancé. Ils où ses brigades sont structurées,
la cour, expliquait dans la journée l’extérieur et dans les rues que nous Washington a affirmé, sans appor- nous ont dit de ne pas progresser et opèrent de manière relative-
au Monde par téléphone un soi- ne pouvons pas atteindre. » ter de preuves, que ses propres jusqu’aux banlieues de Gaza ville ? ment autonome. Ces combat-
gnant, qui préfère rester ano- renseignements indiquaient la Nous les avons atteintes. Ils nous tants mènent des attaques spora-
nyme par peur de représailles de FOSSE COMMUNE DANS LA COUR présence, dans les sous-sols de ont dit de ne pas entrer à Al-Shifa, diques, émergeant de leurs tun-
l’armée israélienne. Certains civils Les communications avec Gaza l’hôpital, d’un centre de comman- nous y sommes entrés. C’est dans nels pour tirer au missile anti-
ont été arrêtés par l’armée. Nous, sont rares et parcellaires. Les ré- dement et de logistique du Hamas. cet esprit que nous disons quelque char sur des blindés bien
les soignants, n’avons pas été ap- seaux des opérateurs de télépho- Ce faisant, les Etats-Unis apportent chose de simple : Il n’y a pas d’en- défendus. Il a fallu cinq jours à
préhendés. » nie mobile commencent à couper, du crédit à une accusation an- droit à Gaza que nous ne puissions peine à l’armée pour se déclarer
Selon le ministère de la santé, faute d’essence pour alimenter les cienne de l’armée israélienne : dès atteindre. Il n’y a pas de cachette. Il maîtresse du camp d’Al-Shati, un
quarante patients sont morts générateurs. Les ambulances elles la guerre de 2009, elle estimait que n’y a pas d’abri ou de refuge pour labyrinthe de ruelles aux hauts
mardi à Al-Shifa, qui a largement aussi sont à l’arrêt : le Croissant des commandants du Hamas les meurtriers du Hamas. » immeubles décharnés par les
cessé de fonctionner, à cause des rouge affirme n’avoir pas pu ré- s’abritaient dans le complexe mé- bombardements, où les militai-
combats menés autour de son en- pondre à des centaines d’appels de dical. Elle a d’ailleurs elle-même RATISSAGE DES TUNNELS res craignent que le Hamas ne dé-
ceinte et faute d’électricité, de four- Gazaouis, coincés sous les ruines bâti à Al-Shifa, à l’époque où elle Israël cherche à priver le Hamas de ploie des snipers. Les fantassins
nitures médicales, d’oxygène, de de leurs immeubles. Jeudi, Israël a occupait l’enclave, dans les années ses boucliers humains, en chas- semblent n’avoir pas encore pé-
nourriture et d’eau. C’est aussi le laissé entrer un peu d’essence à 1980, un bâtiment doté d’une sant les civils du nord de l’enclave. nétré l’est et le centre de la ville.
cas des 24 centres de soin du nord Gaza, mais à l’usage exclusif des vaste cave cimentée, qui a accueilli Mais l’armée n’a pu encore pous- Dans le même temps, les tirs de
de Gaza, tous ciblés par l’armée. Nations unies, qui achemine un une blanchisserie et des services ser vers le Sud « des centaines de roquettes des factions palesti-
Seul l’hôpital Al-Ahli est encore en peu d’aide aux déplacés massés administratifs. milliers de personnes » qui ne veu- niennes vers Israël se sont beau-
mesure de founir des soins à ses dans ses écoles. Durant le précédent conflit de lent ou ne peuvent pas partir, se- coup réduits.
patients, selon le bureau pour les Le bureau humanitaire de l’ONU 2014, c’est à Al-Shifa que les res- lon une estimation des Nations Mercredi, le ministre des affaires
affaires humanitaires de l’ONU. a rapporté lui aussi, mercredi, que ponsables du Hamas convo- unies. Les forces israéliennes en- étrangères, Eli Cohen, a estimé que
« Dans Al-Shifa, il y a 600 blessés et les employés d’Al-Shifa ont amé- quaient la presse internationale tendent poursuivre dans les rui- les alliés occidentaux d’Israël pou-
pour leurs briefings. Des Palesti- nes leur ratissage systématique vaient encore les soutenir durant
niens ont aussi affirmé y avoir été des tunnels du Hamas, et s’em- deux à trois semaines pour mener
Macron clarifie la position de la France détenus et torturés par le mouve- ploient déjà à détruire les bâti- ses opérations à pleine intensité.
ment islamiste, selon un rapport ments administratifs et les sym- Un tel délai contraindrait l’armée à
En marge d’une visite d’Etat en Suisse, Emmanuel Macron d’Amnesty publié l’année sui- boles de souveraineté de la ville revoir ses plans, censés s’échelon-
a affirmé, mercredi 15 novembre, à Berne, défendre une position vante. Mais puisque l’armée si- palestinienne. Jeudi, la vaste barre ner sur de longs mois. Il lui reste
« équilibrée », qui n’a « jamais varié », après s’être vu reprocher un gnale son intention de pénétrer d’immeuble blanche où se réunis- encore à se tourner vers le sud de
manque de clarté sur le conflit entre Israël et le Hamas. « Nous dans les lieux depuis des semai- saient avant guerre épisodique- l’enclave, où les installations sou-
reconnaissons le droit d’Israël de se défendre et de lutter contre nes, il est peu probable que des ment les députés de Gaza a été dy- terraines du Hamas demeurent
le terrorisme, mais parce qu’Israël est une démocratie (…) ce droit commandants et des otages israé- namitée, levant un immense largement intactes. Jeudi, la presse
à se défendre doit s’inscrire dans le cadre du droit international liens s’y trouvent encore. nuage de poussière sur la ville. israélienne faisait par ailleurs état
humanitaire et en respectant les règles de la guerre », a-t-il dit lors Jeudi, le premier ministre Six semaines de bombarde- de nouvelles offres d’échanges de
d’une conférence de presse. « Alors ça ne fait peut-être pas plaisir Benyamin Nétanyahou a résumé ments ont permis à l’armée d’éli- dizaines de prisonniers par le Ha-
aux uns et aux autres, mais ce sera la position de la France », a-t-il le sens plus large de cette opéra- miner des dizaines de comman- mas, au prix de quelques jours de
insisté, ajoutant qu’au sujet de l’hôpital Al-Shifa dans la bande tion hautement symbolique, face dants de rang intermédiaire du cessez-le-feu. p
Gaza, « nous condamnons avec la plus grande fermeté tous les à des soldats de la base arrière de Hamas, et brisé en partie les chaî- ghazal golshiri (à paris)
bombardements de civils et en particulier d’infrastructures civiles ». Zikim, à l’extérieur de la bande de nes de commandement de l’orga- et louis imbert
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
L’escalade se poursuit
à la frontière entre
le Liban et Israël
La portée et l’intensité des combats entre
le Hezbollah et l’armée israélienne s’accroissent
beyrouth - correspondante
L
es ravages de la guerre à
bas bruit que se livrent,
depuis le 8 octobre, le
mouvement chiite liba-
nais Hezbollah et l’armée israé-
lienne, le long de la ligne de dé-
marcation entre le Liban et Israël,
sont déjà immenses. Plus de
26 000 Libanais ont fui les bom-
bardements israéliens sur le sud
du Liban, qui ont fait 11 victimes
civiles en plus des 82 combat-
tants du Hezbollah et des fac-
tions palestiniennes tués au Li-
ban et en Syrie. La récolte des oli-
ves, source de revenus essentielle
pour les habitants, est gâchée.
Quelque 40 000 oliviers ont été
décimés dans les incendies cau-
sés par les tirs israéliens, qui ont
dévasté plus de 460 hectares de
terres agricoles et de forêts.
Le sud du Liban vit suspendu à
un fil. L’escalade graduelle depuis
fin octobre a étendu la zone des
tirs au-delà d’une bande de 5 kilo-
mètres de profondeur de part et
d’autre de la frontière. L’intensité
Royaume-Uni : l’opposition travailliste
se déchire sur la question de la guerre
Huit membres du « shadow cabinet » ont été révoqués pour avoir
appelé à un cessez-le-feu, à rebours de la position de Keir Starmer
londres - correspondante
L es divisions du Parti conser-
vateur britannique sont si
fréquentes depuis le Brexit
qu’elles n’étonnent plus grand
monde à Westminster. En revan-
che, les fractures au sein du La-
bour, premier parti d’opposition,
s’étaient faites rares depuis la re-
prise en main de la gauche britan-
nique par Keir Starmer, début
2020, après les chaotiques années
Corbyn. Mais mercredi 15 novem-
bre, elles sont réapparues au grand
jour, après que 56 députés tra-
vaillistes (sur un total de 198 à la
Chambre des communes) ont dé-
fié la discipline du parti en votant
pour réclamer un « cessez-le-
feu immédiat » à Gaza, alors que
Keir Starmer n’appelle qu’à des
« pauses humanitaires ».
Parmi ces députés frondeurs du
Labour, qui devaient se prononcer
comme tout le reste de la Cham-
bre des communes sur un amen-
dement demandant à un cessez-
le-feu déposé par les indépendan-
tistes du Parti national écossais
(SNP), se trouvaient huit membres
du « shadow cabinet », le « gouver-
nement fantôme » de M. Starmer.
Ils ont dû démissionner de leur
poste pour être passés outre
l’autorité de leur chef, même si
l’amendement du SNP n’a pas été
adopté (faute du soutien des to-
ries). Ils renoncent dès lors à une
probable carrière ministérielle, le
Labour ayant de bonnes chances
d’arriver en tête lors des élections
générales en 2024.
Connue pour son long combat
contre les violences domestiques,
chargée de ce sujet au sein du « ca-
binet fantôme », Jess Phillips fait
partie des députés travaillistes
les plus en vue à avoir renoncé à
ses responsabilités aux côtés de
des combats est telle que le sud
du pays essuie régulièrement
plus de trente tirs israéliens par
jour. Dans les messages qu’ils en-
voient aux diplomates occiden-
taux et arabes, le Hezbollah et
l’armée israélienne, et même
l’Iran, parrain du Parti de Dieu,
assurent qu’ils n’ont pas intérêt à
une guerre totale. Mais, tant que
se poursuit le conflit dans la
bande de Gaza, le Liban et Israël
s’en approchent, avec le risque
d’une provocation de trop ou
d’un accident.
« Jouer avec le feu »
« Aucun des deux acteurs ne veut
être le premier à déclencher le con-
flit mais chacun est prêt. Les lignes
rouges sont floues. Ce n’est pas
une question de nombre de tirs ou
de morts, mais de perception. Et
avant même ces lignes rouges, il
suffirait qu’une roquette tombe
sur un village habité en Israël ou
que l’on ait un scénario du type de
Cana en 1996 [106 déplacés liba-
nais avaient été tués dans des tirs
israéliens sur un camp de cas-
M. Starmer. « J’ai voté du côté de
mon cœur, de ma tête et des habi-
tants de ma circonscription », a dé-
claré la députée de Birmingham,
la capitale des Midlands de
l’Ouest (une ville à forte popula-
tion de confession musulmane).
« Je ne vois aucune issue dans l’ac-
tion militaire actuelle, elle met en
danger tout espoir de paix et de sé-
curité dans la région [au Moyen-
Orient] », a ajouté Mme Phillips.
« Le 7 octobre, Israël a connu la
pire attaque terroriste de son his-
toire, aucun gouvernement ne per-
mettrait qu’une telle attaque se re-
produise. Mais depuis, nous avons
assisté à une crise humanitaire
sans précédent à Gaza. A tous les
moments de cette crise, mon ap-
proche a été de répondre à ces deux
tragédies », a expliqué M. Starmer.
Le chef de l’opposition estime
qu’un cessez-le-feu gèlerait le
conflit entre Israël et le Hamas et
permettrait au groupe terroriste
de reconstituer ses forces.
Votes musulmans
L’ambiance était fébrile à West-
minster mercredi, alors que la
journée avait été marquée par
un raid de l’armée israélienne
dans le principal hôpital de Gaza,
Al-Shifa. Les élus conservateurs
ont voté contre l’amendement du
SNP, soutenant l’option des pau-
ses humanitaires du premier mi-
nistre, Rishi Sunak, tout comme
M. Starmer. Mais d’autres,
comme le chef de file des libéraux-
démocrates, Ed Davey, appelaient
à un cessez-le-feu. « C’est la seule
manière de faire parvenir l’eau, le
fuel et la nourriture aux Gazaouis,
c’est aussi la seule manière de faire
sortir les otages israéliens », a jugé
le responsable politique.
La guerre entre Israël et le Ha-
mas résonne d’autant plus fort au
ques bleus] pour ouvrir la voie à
une escalade majeure », estime
une source militaire occidentale.
La perspective d’un incident
meurtrier inquiète particulière-
ment la Force intérimaire des Na-
tions unies au Liban (Finul), dont
les bases et les 10 000 soldats
sont pris au milieu des échanges
de tirs. L’équilibre de la dissua-
sion instauré après la guerre de
2006 n’a plus cours, même si
les combats restent encore limi-
tés à un niveau acceptable pour
le Hezbollah et Israël.
Cet équilibre fragile a manqué
de voler en éclats au cours des
deux dernières semaines. Dans
un discours prononcé le 11 no-
vembre, le chef du Hezbollah a
justifié l’escalade imprimée par
son mouvement et promis que le
front resterait ouvert tant que la
guerre de Gaza se poursuivrait.
Le 5 novembre, Hassan Nasrallah
avait mis à exécution de précé-
dentes menaces en tirant contre
des cibles civiles dans la ville de
Kiryat Shmona en représailles
après la mort, dans une frappe
Parlement qu’elle mobilise les Bri-
tanniques dans la rue. Organisées
tous les samedis depuis le 14 octo-
bre, les manifestations en soutien
à la Palestine n’ont cessé d’enfler,
rassemblant jusqu’à 300 000 per-
sonnes à Londres le 11 novembre.
Ce 15 novembre, des milliers de
gens étaient de nouveau sous les
fenêtres de Westminster pour
appeler les députés à soutenir un
« cessez-le-feu tout de suite ».
Parmi lesquels Jeremy Corbyn,
le prédécesseur de M. Starmer à la
tête du Labour, présent à toutes
les marches londoniennes depuis
le massacre du Hamas.
Des députées frondeuses du La-
bour ont confirmé l’émotion sus-
citée par le conflit dans leurs cir-
conscriptions. « Ma boîte e-mail
est pleine de milliers de courriers
appelant à un cessez-le-feu », ex-
pliquait Naz Shah, ministre (dé-
missionnaire) du cabinet de
M. Starmer et élue de Bradford.
« Des milliers de personnes m’ont
contactée à ce sujet », confirmait
Rosena Allin-Khan, élue de Too-
ting, au sud de Londres, qui re-
grettait d’avoir été l’objet de « me-
naces et intimidations ». Les élus
de gauche sont d’autant plus
sommés de prendre position que
le Labour est le réceptacle des vo-
tes musulmans au Royaume-Uni.
Keir Starmer ne parvient en tout
cas pas à unifier ses troupes, alors
qu’il veut se démarquer de Jeremy
Corbyn, qui a refusé, quand il était
chef du parti, de lutter sérieuse-
ment contre l’antisémitisme
rampant au sein de la gauche du
Labour. Le 14 novembre, interrogé
par le présentateur vedette Piers
Morgan sur Talk TV, M. Corbyn a
refusé quatorze fois d’affilée de
reconnaître que le Hamas était
un groupe terroriste. p
cécile ducourtieux
israélienne, d’une grand-mère et
de ses trois petites-filles qui
fuyaient en voiture le sud du Li-
ban. Un civil a été tué et plusieurs
autres blessés en Israël.
Les combattants du Hezbollah
ont augmenté le nombre de leurs
opérations et des cibles visées,
avec des tirs au-delà de la bande
frontalière de 5 kilomètres. Ils ont
désormais recours à des drones-
suicides et leurs drones de recon-
naissance surveillent la Galilée, a
ajouté leur chef. L’armée israé-
lienne a aussi augmenté la portée
de ses tirs, visant des infrastruc-
tures du Hezbollah jusqu’à 40 ki-
lomètres de la frontière. Le Parti
de Dieu n’a toutefois pas encore
déployé son arsenal ultra-sophis-
tiqué, comprenant des missiles
de haute précision capables de vi-
ser des infrastructures stratégi-
ques au cœur d’Israël.
L’état-major israélien s’atten-
dait à une nouvelle escalade
après la mort de sept combat-
tants du Hezbollah dans un tir is-
raélien en Syrie, vendredi 10 no-
vembre, ciblés en représailles
d’un tir de drone sur une école
d’Eilat, dans le sud d’Israël. Le mi-
nistre de la défense israélien,
Yoav Gallant, a mis en garde, sa-
medi, affirmant que Beyrouth
pourrait subir le même sort que
Gaza si le Hezbollah entraînait le
Liban dans une guerre. L’escalade
n’a pas tardé. Dimanche, le Hez-
bollah a lancé sa plus grande atta-
que contre Israël, faisant un mort
civil et 18 blessés, dont des sol-
dats. Le Hamas a lancé, depuis le
Liban, des roquettes sur la ban-
lieue nord de Haïfa, à près de
40 kilomètres de la frontière.
Israël s’est retenu de mener une
riposte d’envergure, pressé par
les Occidentaux. Le secrétaire à la
Andromaque
de Jean Racine
mise en scène
Stéphane Braunschweig
avec Jean-Baptiste Anoumon, Bénédicte Cerutti,
Boutaïna El Fekkak, Alexandre Pallu,
Pierric Plathier, Chloé Réjon,
Jean-Philippe Vidal, Clémentine Vignais
16 novembre – 22 décembre
Odéon 6e
international | 3
LE CHEF DU HEZBOLLAH
A PROMIS QUE LE FRONT
RESTERAIT OUVERT TANT
QUE LA GUERRE DE GAZA
SE POURSUIVRAIT
défense américain, Lloyd Austin,
avait appelé samedi son homolo-
gue israélien pour lui demander
de calmer le jeu. Selon le site
américain Axios, des responsa-
bles au sein de l’administration
américaine redoutent qu’Israël
tente de provoquer le Hezbollah
et de créer un prétexte pour éten-
dre la guerre au Liban, au risque
d’un embrasement régional qui
les forcerait à intervenir. Yoav
Gallant a réfuté qu’Israël sou-
haite ouvrir un second front,
mais il a accusé le Hezbollah de
« jouer avec le feu » après l’attaque
sur Eilat.
Les craintes des responsables
américains ne sont pas infon-
dées. « Il y a un cercle d’officiers is-
raéliens, dont Yoav Gallant, qui
plaide pour profiter de la fenêtre
d’opportunité qu’offre la guerre à
Gaza pour mener des bombarde-
ments préventifs contre le Hezbol-
lah et le ramener quelques années
en arrière », estime un diplomate
arabe. L’arsenal de la milice a aug-
menté en quantité et en qualité,
au-delà du seuil considéré
comme acceptable par les Israé-
liens. Selon un diplomate occi-
dental, parmi les plans évoqués
en Israël figurent des bombarde-
ments intensifs sur des cibles du
Hezbollah pour forcer ses com-
battants, dont ceux de l’unité
d’élite Radwan capables de mener
création
des infiltrations en Israël, à se re-
plier au-delà de la rivière Litani et
imposer une zone tampon de 25
kilomètres depuis la frontière.
Ce serait une déclaration de
guerre pour le Hezbollah.
D’autant plus que les tirs israé-
liens ne se limiteraient pas à cette
zone, les capacités militaires de la
milice étant déployées dans
d’autres régions. « L’ouverture du
front sud par le Hezbollah répond
à une stratégie d’autodéfense par
anticipation », estime Amal Saad,
une spécialiste du Hezbollah à
l’université de Cardiff. Le parti
chiite redoute en effet de devenir
la cible numéro un d’Israël si
l’existence du Hamas était mena-
cée à Gaza. Il retient encore ses
coups, pariant sur la résilience du
Hamas et l’imposition d’un ces-
sez-le-feu par la communauté in-
ternationale.
Pour l’Etat hébreu, un nouveau
statu quo doit émerger à sa fron-
tière nord pour permettre le re-
tour des habitants évacués des
villages frontaliers. Les diploma-
tes occidentaux plaident pour un
arrangement régional qui per-
mettrait l’application de la réso-
lution 1 701 adoptée en 2006 par
le Conseil de sécurité, qui prévoit
notamment le retrait de toute
force autre que l’armée au sud de
la rivière Litani, donc du Hezbol-
lah qui doit être désarmé. Cette
option a été évoquée par l’envoyé
spécial américain Amos Hoch-
stein, lors de sa visite à Beyrouth
le 7 novembre, où il a également
plaidé pour délimiter la frontière
terrestre, suspendue à treize
points litigieux. De tels arrange-
ments sont non seulement pré-
maturés, mais aussi difficiles à
envisager pour le Hezbollah. p
hélène sallon
4 | international
C O N F L I T I S R A É L O - PA L E S T I N I E N
Visite sous tension
d’Erdogan en Allemagne
Les diatribes contre Israël du président turc,
attendu à Berlin, embarrassent la chancellerie
istanbul et berlin - sité internationale des sciences ap-
correspondants pliquées. Selon lui, le maintien de
cette visite – prévue avant l’atta-
O laf Scholz n’a pas attendu
d’avoir Recep Tayyip Er-
dogan face à lui pour
condamner sa récente diatribe
contre Israël. Trois jours avant de
que du Hamas en Israël, le 7 octo-
bre – est à la fois une forme de
« double standard » et un aveu de
faiblesse pour Berlin, qui « re-
connaît à quel point il a besoin
le recevoir à Berlin, vendredi 17 no- d’Ankara sur certains dossiers sen-
vembre, le chancelier allemand a sibles, comme celui des migrants ».
qualifié d’« absurdes » les récents A la chancellerie, on assume le
propos du président turc affir- maintien de ce qui est qualifié de
mant qu’Israël « essaie depuis « visite de travail », au cours de la-
soixante-quinze ans de construire quelle M. Erdogan sera reçu par le
un Etat dont la légitimité est remise président fédéral, Frank-Walter
en question par son propre fas- Steinmeier, avant de dîner avec
cisme ». « Israël est un pays qui res- Olaf Scholz. « Nous avons toujours
pecte les droits humains et le droit des partenaires difficiles avec qui
international, et qui s’engage à nous devons composer », a justifié
agir en conséquence », a déclaré, Steffen Hebestreit, le porte-parole
mardi, M. Scholz lors d’une confé- de M. Scholz, rappelant que M. Er-
rence de presse conjointe avec le dogan peut être un interlocuteur
premier ministre grec, Kyriakos utile dans certaines crises.
Mitsotakis, à Berlin. « C’est pour-
quoi les accusations portées contre Des attentes limitées
Israël sont absurdes », a-t-il ajouté.
Il n’est pas habituel de réprouver
publiquement les propos d’un
chef d’Etat que l’on s’apprête à re-
En matière d’avancées concrètes,
les attentes liées à cette visite sont
limitées, comme le reconnaît le
député social-démocrate Nils Sch-
cevoir. Cela en dit long sur le cli- mid, porte-parole du SPD pour les
mat d’extrême tension qui en- questions de politique étrangère.
toure la visite de M. Erdogan à Ber- Sur le Proche-Orient, « il n’y a rien à
lin, la première depuis 2020, et le attendre, car Erdogan a décidé de se
plus controversé des quatre dépla- poser en leader de la rue arabe et
cements qu’il a effectués depuis s’est donc mis hors jeu comme pos-
2014 en Allemagne, en tant que sible médiateur entre le Hamas et
président, dans un pays où vit la les pays occidentaux ». Quant à la
principale communauté turque relation entre la Turquie et l’UE,
de la diaspora. « tout restera bloqué tant qu’Erdo-
Plusieurs responsables commu- gan ne reprendra pas le chemin de
nautaires ont condamné la venue l’Etat de droit et de la démocratie ».
du dirigeant. « Ceux qui nient le Deux dossiers pourraient néan-
droit à l’existence d’Israël et même moins donner lieu à de légères
le combattent activement ne peu- avancées. Les deux capitales sem-
vent être des partenaires politiques blent être en faveur d’une « amé-
pour l’Allemagne », a déclaré Josef lioration » du pacte entre l’UE et la
Schuster, président du Conseil Turquie conclu en 2016 pour parer
central des juifs d’Allemagne. « Ac- à la crise migratoire. Lors des pré-
cueillir Erdogan revient à donner cédentes discussions entre Euro-
une gifle aux juifs d’Allemagne et péens et Turcs, Ankara a laissé en-
d’Israël », s’est indigné Cahit Basar, tendre qu’une renégociation de
porte-parole de la communauté l’accord sur les migrants était né-
kurde outre-Rhin. cessaire, le pays demandant plus
Des associations de défense des de soutien face au nombre de ré-
droits humains et des intellectuels fugiés se trouvant sur son sol. Un
ont aussi réclamé l’annulation de cycle de négociations devrait
la visite. « Depuis le 7 octobre, tous s’ouvrir fin novembre.
les dirigeants du pays affirment Autre sujet auquel tient
que l’antisémitisme n’a pas sa place M. Scholz : trouver un accord de
en Allemagne. Quand on accueille paix entre l’Arménie et l’Azerbaïd-
quelques jours plus tard un antisé- jan. « Il faut faire comprendre que
mite comme Erdogan, pour qui le l’Azerbaïdjan doit cesser de consti-
Hamas est un “groupe de libéra- tuer une menace pour l’Arménie »,
tion”, on se demande si ceux qui dit M. Schmid. Un dossier pour le-
tiennent ces discours les prennent quel M. Erdogan a annoncé plu-
au sérieux ou s’ils pensent que la sieurs fois avoir formulé une pro-
realpolitik passe avant tout », position visant à piloter des pour-
s’agace Burak Copur, directeur du parlers avec Bakou et Erevan. p
centre de recherche sur la radicali- nicolas bourcier
sation et la prévention à l’Univer- et thomas wieder
CULTURES
MONDE. du lundi
au vendredi
11H – 12H
Julie Gacon
Mélanie
Chalandon
© Radio France/Ch. Abramowitz
L'esprit
En partenariat avec d'ouver-
ture
Le président chinois, Xi Jinping, et Joe Biden,son homologue américain, à Woodside (Californie), le 15 novembre . KEVIN LAMARQUE / REUTERS
A San Francisco, Biden et Xi
renouent un prudent dialogue
Les deux dirigeants sont convenus de rouvrir les canaux d’échange
entre leurs armées et d’avancer sur la lutte contre le trafic de fentanyl
pékin, san francisco,
washington - correspondants
M
algré l’absence de
conférence de
presse et de com-
muniqué commun,
la rencontre au sommet entre Joe
Biden et Xi Jinping, mercredi
15 novembre, dans la baie de
San Francisco – la première entre
les présidents américain et chi-
nois en un an –, n’en a pas moins
donné lieu à de « vrais progrès »,
selon le chef de la Maison Blanche.
Pour Joe Biden, ces heures de dis-
cussion ont été parmi « les plus
constructives et les plus producti-
ves » qu’il a eues jusqu’à présent
avec son homologue chinois.
Quelques heures après avoir pu-
blié un premier communiqué plu-
tôt réservé dans la foulée de la ren-
contre avec Joe Biden, la Chine a fi-
nalement qualifié « l’entretien » de
« positif, exhaustif et constructif »
et jugé que « San Francisco devait
marquer un nouveau point de dé-
part pour la stabilisation des rela-
tions » sino-américaines.
Les Américains ont obtenu sa-
tisfaction sur les deux sujets
qu’ils avaient publiquement
affichés comme prioritaires : la
réouverture des canaux de
communication entre les armées
des deux pays – gelés depuis la vi-
site de Nancy Pelosi, alors spea-
ker de la Chambre des représen-
tants, à Taïwan en 2022 –, ainsi
que l’engagement de Pékin de
lutter contre les exportations
illégales de fentanyl, l’opioïde de
synthèse qui fait chaque année
des dizaines de milliers de morts
aux Etats-Unis.
Sur le fentanyl, le communiqué
chinois indique simplement un
accord des deux présidents pour
« l’établissement d’un groupe de
travail sur la coopération contre
les drogues ». L’administration
Trump avait sanctionné des labo-
ratoires chinois et des personnes
impliquées dans le commerce de
produits entrant dans la compo-
sition du fentanyl. Jusqu’à pré-
sent, la Chine a refusé de coopérer
avec les Etats-Unis tant que ces
sanctions n’étaient pas levées.
Surtout, la question de Taïwan
demeure entière. Pour la Chine,
rappelle le communiqué de
Pékin, ce dossier « reste le plus im-
portant et le plus sensible des rela-
tions sino-américaines ». Le texte
adopte même un ton martial :
« La Chine réalisera la réunifica-
tion. Rien n’arrêtera celle-ci. »
Selon ce communiqué, lors de la
précédente rencontre entre Joe
Biden et Xi Jinping, à Bali en 2022,
les Etats-Unis s’étaient engagés à
« ne pas soutenir l’indépendance
de Taïwan, à cesser d’armer l’île et
à soutenir la réunification pacifi-
que de la Chine ».
A San Francisco, Xi a demandé à
son homologue américain, selon
le communiqué chinois, de res-
pecter ses engagements. En fait, le
communiqué de la Maison Blan-
che du 14 novembre 2022 était
plus vague. « Notre politique d’une
seule Chine n’a pas changé, les
Etats-Unis s’opposent à tout chan-
gement unilatéral du statu quo
par quelque partie que ce soit et le
monde a intérêt au maintien de la
paix et de la stabilité dans le dé-
troit de Taïwan », avait-elle indi-
qué à l’époque.
Cette année, alors que les Taïwa-
nais sont appelés aux urnes le
13 janvier 2024 pour renouveler à
la fois leur président et leur Parle-
ment, Joe Biden a mis en garde la
Chine contre toute ingérence
dans la campagne électorale en
cours. Hasard du calendrier, mer-
credi, à Taipei, deux des trois can-
didats de l’opposition ont an-
noncé faire liste commune, ce qui
va rendre beaucoup plus difficile
la campagne du candidat du Parti
démocrate progressiste, au pou-
voir, très hostile à Pékin et qui, jus-
qu’à présent, fait la course en tête.
« Leadership conjoint »
Outre le groupe de travail sur le
fentanyl et la reprise des commu-
nications entre militaires, Joe Bi-
den et Xi Jinping se sont engagés à
augmenter la fréquence des
liaisons aériennes entre les deux
pays et à favoriser les échanges
humains. Enfin, les deux pays
vont mener des discussions sur
l’intelligence artificielle.
Si les deux dirigeants ont évo-
qué le climat, c’est juste pour indi-
quer qu’ils souhaitaient « tra-
vailler ensemble », laissant à leurs
Le président
américain a mis
en garde la Chine
contre toute
ingérence dans
la campagne
électorale en
cours à Taïwan
spécialistes le soin de s’accorder.
Le Proche-Orient a fait l’objet d’un
« échange de vues » lors du déjeu-
ner. Cet entretien qui s’est tenu en
marge du sommet des vingt et un
pays du Forum de coopération
économique Asie-Pacifique, qui
se réunit à San Francisco.
Alors que le centre de la ville
était perturbé par plusieurs mani-
festations, les dirigeants chinois et
américain se sont rencontrés
40 kilomètres plus au sud, au do-
maine historique de Filoli, à
Woodside. Après un premier en-
tretien de plus de deux heures
avec leurs délégations, et un dé-
jeuner restreint à quelques colla-
borateurs, ils sont sortis faire quel-
ques pas dans les jardins, sous
l’œil des caméras. L’Américain a
levé les pouces – signe de succès.
« Il y a des défis mondiaux critiques
qui demandent notre leadership
conjoint. Et aujourd’hui, nous
avons effectué de vrais progrès », a
écrit Joe Biden sur le réseau X
avant même la fin de l’entretien.
Xi Jinping avait répondu sur le
même ton mais sans parler de
« progrès ». Le président chinois a
insisté sur la responsabilité des
deux grandes puissances dans le
maintien de la stabilité mon-
diale. « Pour deux grands pays
comme la Chine et les Etats-Unis,
se tourner mutuellement le dos
n’est pas une option », a-t-il es-
timé. « La planète Terre est assez
grande pour que les deux pays
réussissent. » Selon le communi-
qué chinois, « la Chine n’a pas de
plan pour dépasser ou détrôner
les Etats-Unis. De même, les Etats-
Unis ne devraient pas chercher à
réprimer ou à contenir la Chine ».
Toute confrontation aurait, se-
lon Xi Jinping, de lourdes consé-
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
quences. « Il n’est pas réaliste pour
un pays d’essayer d’en remodeler
un autre », a-t-il averti. Hors camé-
ras, le dirigeant chinois a signifié
à ses interlocuteurs que les sanc-
tions américaines « nuisent grave-
ment aux intérêts légitimes » de
Pékin. Or, sur ce point, il semble
qu’il n’ait rien obtenu.
A moins d’un an d’une élection
présidentielle qui s’annonce diffi-
cile pour lui, Joe Biden a tout
avantage à présenter ce sommet
sur ses terres comme un succès.
En revanche, si Xi Jinping a intérêt
à ce que les Etats-Unis lèvent les
sanctions à l’exportation de semi-
conducteurs vers la Chine ou sou-
tiennent moins Taïwan, il n’en-
tend pas forcément soutenir Joe
Biden qui, contrairement à Do-
nald Trump, a réussi à ce que les
Occidentaux serrent les rangs
face à Moscou et Pékin. Néan-
moins, il ne peut pas non plus
rentrer à Pékin les mains vides.
D’où peut-être la tonalité plus po-
sitive du communiqué final.
Mais l’entente est fragile. Un in-
cident le prouve. A l’issue de sa
conférence de presse, une remar-
que de Joe Biden a révélé le fossé
qui le sépare de son homologue.
Interrogé pour savoir s’il qualifiait
toujours Xi Jinping de « dicta-
teur », comme il l’avait fait en juin
devant des donateurs du Parti dé-
mocrate, Joe Biden a réfléchi puis
a répondu : « Il l’est. Il l’est comme
le gars qui dirige un pays dont le
système est totalement différent
du nôtre ». Une déclaration immé-
diatement qualifiée de « manipu-
lation politique irresponsable à la-
quelle s’oppose fermement la
Chine » par Mao Ning, porte-pa-
role du ministère des affaires
étrangères chinois.
Alors que Joe Biden tenait sa
conférence de presse, le « gars »
regagnait San Francisco, où il a
présidé un dîner de gala auquel
ont participé les grands noms de
la Silicon Valley – Elon Musk, Sun-
dar Pichai – et du monde améri-
cain des affaires – Jane Fraser, de
Citigroup –, qui ont payé jusqu’à
40 000 dollars (37 000 euros)
pour dîner à ses côtés. p
frédéric lemaître,
corine lesnes
et piotr smolar
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Mandat d’arrêt international contre Bachar Al-Assad
La justice française enquête sur le rôle du dictateur syrien dans le massacre au gaz sarin de la Ghouta en 2013
P
our l’avocat Mazen
Darwish, ancien direc-
teur du Centre syrien
pour les médias et la li-
berté d’expression (SCM) et mem-
bre de la Fédération internatio-
nale pour les droits humains, c’est
un « jour historique : une nouvelle
victoire pour les victimes, leurs fa-
milles et les survivants, et un pas
sur la voie de la justice ». Et, sur-
tout, l’aboutissement d’un long
combat commencé il y a dix ans.
La justice française a émis le 14 no-
vembre un mandat d’arrêt inter-
national contre le président sy-
rien, Bachar Al-Assad, accusé de
complicité de crimes contre l’hu-
manité pour les attaques chimi-
ques perpétrées en août 2013 con-
tre les populations de la Ghouta
orientale, une vaste zone périur-
baine située près de la capitale, Da-
mas, alors contrôlée par une rébel-
lion en guerre contre le régime.
Outre Bachar Al-Assad, les man-
dats visent son frère, Maher, chef
de facto de la 4e division, unité
d’élite de l’armée et garde préto-
rienne du régime, ainsi que deux
généraux, Ghassan Abbas, direc-
teur de la branche 450 du Centre
d’études et de recherches scienti-
fiques où ont été développées les
armes chimiques, et Bassam Al-
Hassan, officier de liaison et chef
de la sécurité. Tous sont considé-
rés comme étant au cœur de la
chaîne de commandement qui a
pris la décision de bombarder ces
zones civiles. Les attaques du
5 août à Adra avaient fait au
« La France prend
position pour
que les crimes
commis il y a
dix ans ne soient
pas laissés
sans réponse »
HADI AL-KHATIB
fondateur de Syrian Archive
ÉTATS- U N I S
Le shutdown évité
Le Congrès américain a ap-
prouvé, mercredi 15 novem-
bre, une rallonge du budget
de l’Etat fédéral, dans une
rare démonstration d’unité
entre les partis, évitant la
paralysie de l’administration
à l’approche des fêtes de
Thanksgiving. Après la Cham-
bre des représentants mardi,
le Sénat a voté, par 87 voix
contre 11, un accord visant à
prolonger jusqu’à mi-janvier
le budget, qui devait expirer
à minuit, dans la nuit de
vendredi à samedi. – (AFP.)
BI R MAN I E
L’ONU « profondément
inquiète » des combats
Le secrétaire général de
l’ONU, Antonio Guterres, s’est
dit « profondément inquiet »
de l’intensification des com-
bats dans le nord de la Birma-
nie et de leur « expansion »,
a indiqué son porte-parole,
mercredi 15 novembre. Des
combats ont éclaté le 27 octo-
bre dans le nord de l’Etat
Shan, près de la frontière
chinoise, où trois groupes
ethniques minoritaires ont
coordonné une attaque
contre le pouvoir militaire
central. – (AFP.)
HAÏ T I
Un hôpital évacué après
des heurts entre gangs
Un hôpital du plus grand bi-
donville de Port-au-Prince a
été entièrement évacué, mer-
credi 15 novembre, après que
de violents affrontements en-
tre gangs ont éclaté à ses por-
international | 5
moins 450 blessés. Le 21 août, le mené par les enquêteurs de l’Of- du seul cas syrien. L’impunité dont jugés in absentia pour complicité
bombardement de Douma mar- fice central de lutte contre les cri- jouissent les responsables de cri-
Ce sont de crimes contre l’humanité et
quait une étape dans l’escalade de mes contre l’humanité, placé mes de guerre et de crimes contre des militants de crimes de guerre, pour la mort
la terreur : plus de 1 000 person- sous la supervision de deux juges l’humanité doit prendre fin », de deux citoyens franco-syriens,
nes avaient péri, des milliers d’instruction du pôle spécialisé ajoute Mazen Darwish.
de terrain qui Mazen Dabbagh et son fils Pa-
d’autres avaient été blessées. en crimes contre l’humanité du se sont efforcés trick, arrêtés en 2013 : Ali
Un mandat d’arrêt émis contre tribunal judiciaire de Paris. Paria international Mamlouk, chef des services de
un chef d’Etat en exercice par une « Avec ces mandats d’arrêt, la Le titre de président de Bachar
de rassembler renseignement syriens et proche
justice nationale : le fait est iné- France prend fermement position Al-Assad soulevait la question de les premiers conseiller de Bachar Al-Assad, Ja-
dit. Jusqu’ici, seule la Cour pénale pour que les crimes horribles qui l’immunité des chefs d’Etat en mil Hassan, directeur des services
internationale (CPI) avait osé ont été commis il y a dix ans ne exercice. La délivrance d’un man-
éléments de renseignement de l’armée de
franchir ce pas. En France, la pro- soient pas laissés sans réponse. dat d’arrêt à son encontre « ne cor- de preuve l’air syrienne, et Abdel Salam
cédure a débuté en mars 2021 Nous espérons que d’autres pays respond pas à l’analyse juridique Mahmoud, responsable des in-
après une plainte avec constitu- prendront bientôt en compte les du Parquet national antiterroriste vestigations dudit service à l’aé-
tion de partie civile déposée par preuves solides que nous avons sur l’immunité ratione personae Russie, de la Chine et de l’Iran, roport militaire de Mezzeh.
trois organisations non gouver- rassemblées au fil des ans et exige- dont les chefs d’Etat bénéficient », trois alliés de son régime. Le dic- Dans une autre procédure,
nementales (ONG) : le SCM, Open ront enfin que la responsabilité pé- a ainsi expliqué une source judi- tateur syrien reste persona non concernant un bombardement
Society Justice Initiative et Syrian nale des plus hauts dirigeants soit ciaire à l’AFP. Les deux juges d’ins- grata en Occident. en 2017 à Deraa, des mandats d’ar-
Archive. La plainte raconte engagée », a réagi Hadi Al-Khatib, truction n’ont pas suivi cette ana- En se tournant vers les justices rêt ont été émis en octobre à Paris
« l’horreur et la peur, les enfants fondateur de Syrian Archive, l’une lyse. « Les juges d’instruction fran- européennes, avocats et ONG ten- contre quatre officiers, dont les
qui pleurent et les gens qui cou- des organisations plaignantes qui çais ont eu leur mot à dire sur ce tent de pallier l’impossible sai- trois plus hauts responsables de
rent », « la sidération à la vue des a constitué un fonds d’images sur type de crime », constate Mazen sine de la CPI par le Conseil de sé- l’armée syrienne : le comman-
cadavres et le bruit des bombarde- la guerre civile syrienne, consécu- Darwish. Ces mandats d’arrêt curité des Nations unies en raison dant en chef adjoint de l’armée et
ments ». Les habitants de Douma tive à l’écrasement des manifesta- pourraient indisposer les Emirats des veto émis par Moscou. En ministre de la défense à l’époque
avaient alors été pris en tenailles tions antirégime de 2011. arabes unis, l’Arabie saoudite et France, le premier procès de des faits, le chef d’état-major gé-
par des tirs d’artillerie conven- « Un verrou important vient de Oman, les rares pays où Bachar membres du régime syrien aura néral des armées et le comman-
tionnels et des attaques au sarin, sauter, celui de l’immunité des Al-Assad, paria international, est lieu du 21 au 24 mai 2024 à Paris : dant de l’armée de l’air. p
un neurotoxique mortel se ré- chefs d’Etat. Cela va bien au-delà autorisé à se rendre, en plus de la trois hauts responsables seront madjid zerrouky
pandant au bas des immeubles et
dans les caves où s’étaient réfu-
giés les habitants en panique.
« Un verrou vient de sauter »
Au départ, ce sont des militants
de terrain, dont Razan Zaitouneh,
avocate et militante des droits
humains enlevée par un groupe
armé en décembre 2013, qui se
sont efforcés de rassembler les
premiers éléments de preuve,
rappelle Mazen Darwish, qui rend
hommage à sa collègue et amie,
portée disparue depuis cette date.
Ont été réunies depuis et versées
à la procédure française plus de
500 dépositions de survivants, de
témoins issus de l’appareil de sé-
curité syrien, des centaines de vi-
déos, et nombre de descriptions
de la chaîne de commandement
de l’armée syrienne et de son pro-
gramme d’armes chimiques.
D’après une source proche de
l’enquête consultée par l’AFP, ces
mandats d’arrêt sont également
l’aboutissement d’un « travail de
fourmi » et de « longue haleine »
tes. « Tout le personnel de
santé s’est mis à couvert (…) et
nous avons dû appeler la po-
lice pour qu’ils viennent nous
aider afin d’évacuer toutes les
personnes qui ne pouvaient
pas bouger de leur propre
chef », a déclaré Jose Ulysse,
directeur du Centre hospita-
lier de Fontaine. – (AFP.)
COLOMBI E
Reprise des négociations
avec une dissidence
des FARC
Le gouvernement colombien
a annoncé, mercredi 15 no-
vembre, la reprise des pour-
parlers de paix avec la princi-
pale faction de la dissidence 20 ANS QUE SOCIÉTÉ GÉNÉRALE
FAIT GRANDIR LE HANDISPORT
des Forces armées révolu-
tionnaires de Colombie
(FARC), l’état-major central,
qui rejette l’accord de paix de
2016 ayant abouti au désar-
mement des FARC. – (AFP.)
ALLEMAGN E
Perquisitions
d’une association
pro-Hezbollah
La police allemande a mené,
jeudi 16 novembre, une vaste
opération avec 54 perquisi-
tions dans sept régions visant
une association islamiste
soupçonnée de soutenir le
mouvement chiite libanais
Hezbollah, a annoncé le mi-
nistère de l’intérieur. L’opéra-
tion vise le Centre islamique
de Hambourg et cinq autres
organisations soupçonnées
de lui être rattachées. L’Alle-
magne considère le Hezbol-
lah comme une organisation
terroriste et a interdit ses
activités en 2020. – (AFP.)
6 | international
Le « partenariat Rwanda »
jugé illégal par la Cour
suprême britannique
L’accord visait à transférer les migrants arrivés au
Royaume-Uni vers le pays d’Afrique pour dissuader
les candidats à l’asile de traverser la Manche en canot
londres - correspondante
N
ouveau coup dur pour
le gouvernement de
Rishi Sunak : la Cour
suprême britannique
a tranché, mercredi 15 novembre,
en confirmant l’illégalité du par-
tenariat migratoire conclu avec
Kigali pour que les demandeurs
d’asile arrivés au Royaume-Uni
en « small boats » (bateaux pneu-
matiques) soient transférés au
Rwanda et que leurs demandes
soient évaluées sur place. Les cinq
juges de la plus haute instance ju-
ridique du Royaume-Uni ont con-
sidéré, à l’unanimité, que le ris-
que était « réel » pour ces person-
nes d’être refoulées vers leur pays
d’origine par les autorités rwan-
daises, même si leur demande de
protection était justifiée.
Signé en avril 2022 entre le gou-
vernement de Boris Johnson et
celui de Paul Kagame, le « parte-
nariat Rwanda » constituait la clé
de voûte de la politique migra-
toire britannique. Il était censé
dissuader les personnes tentées
par la dangereuse traversée de la
amour ― amitié ― sexe ― parentalité ― vie intime
Manche. Mais il n’a jusqu’à pré-
sent jamais pu être mis en œuvre,
ayant presque immédiatement
été mis en cause devant les tribu-
naux nationaux.
Alors que 46 000 personnes
sont arrivées dans des embarca-
tions de fortune sur les côtes du
Kent en 2022 et que 27 000 autres
ont réussi la traversée depuis dé-
but 2023 (chiffres du Home Office
arrêtés au 12 novembre), Rishi Su-
nak se retrouve démuni, à moins
d’un an des élections générales,
alors qu’il avait promis en janvier
Les juges ont cité
un rapport
s’alarmant
du manque
d’indépendance
de la justice
et des
cas de torture
au Rwanda
À retrouver dans l’application et sur le site.
aux Britanniques de « stopper les
“small boats” ». Et c’est sans comp-
ter l’ex-ministre de l’intérieur
Suella Braverman, qu’il a expul-
sée de son cabinet lundi, et qui
semble avoir la ferme intention
de lui nuire, en l’accusant de « tra-
hison » sur le dossier Rwanda…
« Ce n’est pas la décision que nous
espérions, a sobrement réagi Rishi
Sunak dans un communiqué
mercredi, mais nous avons passé
ces derniers mois à nous préparer
à cette éventualité et nous restons
totalement engagés à stopper les
“small boats” ».
Les juges de la Cour suprême
ont basé leur décision sur le prin-
cipe du « non-refoulement » ins-
crit dans le droit britannique,
mais aussi dans des traités inter-
nationaux dont le Royaume-Uni
est signataire : la Convention des
Nations unies sur les réfugiés et la
Convention européenne sur les
droits de l’homme (CEDH). Or, un
rapport de l’agence pour les réfu-
giés de l’ONU (UNHCR) cité par les
juges a « produit des preuves » des
déficiences du régime d’asile
rwandais et des risques de refou-
lement qu’il présente pour des
demandeurs d’asile dont la vie est
en danger dans leur pays d’ori-
gine et dont le dossier aurait de
bonnes chances d’être accepté s’il
était traité au Royaume-Uni.
Les juges ont aussi cité un rap-
port du gouvernement britan-
nique de 2021 s’alarmant des as-
sassinats extrajudiciaires au
Rwanda, du manque d’indépen-
dance de la justice et des cas de
torture dans le pays. Ils ont évo-
qué un accord migratoire simi-
laire signé entre Israël et le
Rwanda en 2013, dans le cadre du-
quel les personnes transférées
d’Israël au Rwanda pour que leur
demande d’asile y soit examinée
étaient « régulièrement expulsées
vers d’autres pays tiers ».
Décision saluée par les ONG
Le gouvernement rwandais a pro-
testé, mercredi, jugeant dans un
communiqué que la décision ju-
diciaire britannique « pose pro-
blème » et ajoutant que « le
Rwanda et le Royaume-Uni ont
travaillé ensemble pour assurer
l’intégration dans [la] société
[rwandaise] des demandeurs
d’asile déplacés. (…) Le Rwanda est
attaché à ses obligations inter-
nationales et son traitement
exemplaire des réfugiés a été re-
connu par l’UNHCR et d’autres ins-
tances internationales ».
La décision de la Cour suprême a
été saluée par les ONG de défense
des réfugiés et par la gauche bri-
tannique. A sa signature, en 2022,
même Justin Welby, l’archevêque
de Canterbury et primat de
l’Eglise anglicane, avait qualifié le
partenariat Rwanda d’« inhu-
main », et le prince Charles, futur
roi Charles III, l’avait considéré
comme « épouvantable », selon le
quotidien The Times.
Le partenariat Rwanda n’est pas
pour autant définitivement caduc.
Aux Philippines, une opposante
à l’ex-président Duterte libérée
Emprisonnée de puis 2017, Leila de Lima avait enquêté pendant
dix ans sur les « escadrons de la mort » de l’ancien chef d’Etat
bangkok -
correspondant en Asie du Sud-Est
U n peu moins de sept ans
après le début de sa
détention, l’ex-sénatrice
philippine Leila de Lima, une op-
posante au long cours de l’ancien
président des Philippines Ro-
drigo Duterte (2016-2022), a ob-
tenu, lundi 13 novembre, sa mise
en liberté conditionnelle. Mme de
Lima, âgée de 64 ans, est restée un
long moment la tête dans les
mains sur le banc du tribunal, en
pleurs, tandis qu’elle recevait les
accolades de ses partisans.
Son inculpation, en 2017,
pour une longue série de délits,
dont trois accusations de trafic de
drogues au motif qu’elle aurait
reçu des pots-de-vin de trafi-
quants emprisonnés alors qu’elle
était ministre de la justice – entre
2010 à 2015 –, était apparue
comme une vendetta person-
nelle du président contre une fi-
gure de proue de l’opposition.
Guerre brutale contre la drogue
La nouvelle sénatrice, élue,
comme Rodrigo Duterte, en
mai 2016, venait en effet de
lancer, en tant que présidente de
la commission du Sénat sur les
droits humains et la justice, une
enquête sur les victimes extra-
judiciaires de la guerre brutale
contre la drogue lancée par le
nouveau chef d’Etat dès son
arrivée au pouvoir.
Or, Mme de Lima s’était déjà fait
connaître pour avoir dénoncé,
en tant que haut-commissaire
aux droits humains du gouverne-
ment, les disparitions de dealeurs
présumés attribuées aux « esca-
drons de la mort » de M. Duterte à
Davao, la ville dont il était alors
Cette tentative de
« sous-traitance »
de l’asile tente
d’autres pays
européens,
qui ont suivi
avec intérêt la
bataille judiciaire
à Londres
Les juges de la Cour suprême
n’ont, en effet, pas considéré
comme illégal le fait de transférer
des demandeurs d’asile vers un
pays tiers chargé de traiter leur
dossier, puis, s’ils sont approuvés,
de leur offrir l’asile. Cette tentative
de « sous-traitance » de l’asile
tente d’ailleurs d’autres pays eu-
ropéens, qui ont suivi avec intérêt
la bataille judiciaire britannique.
« Il y a un appétit pour ce concept,
la migration illégale augmente
partout en Europe, et l’Italie, l’Alle-
magne et l’Autriche explorent tous
des modèles similaires à notre
partenariat Rwanda », a assuré Ja-
mes Cleverly, le tout nouveau mi-
nistre de l’intérieur britannique,
nommé lundi en remplacement
de Suella Braverman.
Rishi Sunak a évoqué, mercredi,
une renégociation du partenariat
avec Kigali. Le Royaume-Uni as-
sure travailler à un nouveau traité
avec le Rwanda, qui devrait être
adopté au Parlement de West-
minster. Mais, en attendant un
éventuel changement des procé-
dures d’asile dans ce pays, les op-
tions qui se présentent à lui pour
limiter la migration et pour enfin
tenir une des promesses fon-
damentales du Brexit (contrôler
les frontières du pays) sont limi-
tées. Les médias britanniques
« Que Dieu
bénisse Duterte.
C’est un moment
de triomphe pour
moi, donc, autant
que possible,
je veux être
aimable. Il sait
ce qu’il m’a fait »
LEILA DE LIMA
ancienne sénatrice philippine
maire. Ces allégations, revenues
sur le devant de la scène lors de la
campagne pour la présidentielle
de 2016, n’avaient pas entamé la
popularité du candidat.
Si les représailles du « Trump
philippin » à l’égard de celle qu’il
considérait comme sa pire
ennemie ne faisaient de doute
pour personne, elles se sont
confirmées après que trois des té-
moins-clés de l’accusation sont
revenus sur leurs déclarations à la
fin du mandat de M. Duterte, et
révélé avoir subi des pressions, ou
reçu de l’argent, en échange de
leurs témoignages. A partir de
2021, Mme de Lima a été progressi-
vement acquittée d’une partie
des accusations qui la visaient
jusqu’à enfin obtenir la liberté
conditionnelle. La sénatrice avait
continué sans relâche à dénoncer
M. Duterte depuis sa cellule, puis
fait campagne depuis la prison
pour sa réélection au Sénat
en 2022 – en vain. En octo-
bre 2022, elle fut même prise en
otage par des détenus liés à
l’organisation Etat islamique lors
d’une tentative d’évasion.
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
évoquent d’hypothétiques autres
partenariats de sous-traitance
avec la Turquie, l’Egypte ou l’Irak.
Londres peut aussi compter sur
l’accord avec Paris : en mars, les
Britanniques se sont engagés à
verser 500 millions de livres ster-
ling (572,5 millions d’euros) sup-
plémentaires sur trois ans à la
France pour stopper les traver-
sées de la Manche en « small
boats ». Et Downing Street a signé
quelques accords bilatéraux de
retours des réfugiés, avec l’Alba-
nie notamment. Mais aucune de
ces solutions n’est suffisamment
dissuasive. Et le Brexit handicape
le Royaume-Uni : en quittant
l’Union européenne, il s’est privé
de la possibilité d’invoquer le rè-
glement de Dublin, qui permet de
renvoyer vers un autre pays euro-
péen des personnes y ayant déjà
formulé une demande d’asile.
La décision de la Cour suprême
risque, enfin, d’accentuer les divi-
sions au sein du Parti conserva-
teur, ses élus les plus radicaux,
dont Suella Braverman, récla-
mant la sortie de la Convention
européenne des droits de
l’homme (CEDH), qui neutralise-
rait, selon eux, les recours judi-
ciaires contre le « partenariat
Rwanda ». Ils ne tiennent cepen-
dant pas compte du fait que le
Royaume-Uni est un des premiers
pays signataires de la CEDH, et
que cette dernière sert de base lé-
gale au traité de paix du Vendredi
saint, signé en 1998 en Irlande du
Nord… Jusqu’à présent, Rishi Su-
nak s’est opposé à son abandon.
Les juges de la Cour suprême ont
d’ailleurs souligné que dénoncer
la Convention ne suffirait pas à in-
fléchir leur décision, qui a aussi
été prise en application des princi-
pes défendus par l’ONU et des lois
britanniques (notamment le Hu-
man Rights Act de 1998). p
cécile ducourtieux
L’ex-sénatrice est vite apparue
comme une prisonnière de cons-
cience particulièrement encom-
brante pour le président Bong-
bong Marcos, élu en mai 2022, et
artisan d’un rapprochement stra-
tégique spectaculaire avec les
Etats-Unis, allié historique de tou-
jours, très critiques des dérives de
M. Duterte. Or, M. Marcos s’est fait
élire avec les voix des partisans de
son prédécesseur, qui ont sou-
tenu le ticket formé par le fils de
l’ex-dictateur Marcos avec la pro-
pre fille de M. Duterte, Sara Du-
terte, au poste de vice-présidente.
Leurs relations se sont toutefois
détériorées. Devenue secrétaire
pour l’éducation, Mme Duterte a
ainsi été privée des « fonds se-
crets » accordés à certains minis-
tres en matière de sécurité.
Quête de justice
Lors de sa première conférence de
presse, Leila de Lima a mis un
point d’honneur à contrôler sa
vindicte vis-à-vis de celui qui l’a
persécutée : « Que Dieu lui
pardonne et que Dieu le bénisse. Je
ne veux pas avoir un ton politique
ce soir. C’est un moment de triom-
phe pour moi, donc, autant que
possible, je veux être aimable. Il
sait ce qu’il m’a fait », a-t-elle dé-
claré, ajoutant : « Ils m’ont pris des
années de ma vie, mais ils ne me
prendront pas mon humanité. »
L’ex-sénatrice a toutefois promis
qu’elle irait jusqu’au bout dans sa
quête de justice.
Reste à savoir si la Cour pénale
internationale de La Haye, qui a
rouvert sa procédure d’enquête à
l’encontre de M. Duterte début
2023, pourra aller plus loin dans
ses travaux en envoyant des en-
quêteurs aux Philippines. p
brice pedroletti
8 | planète
Les nouveaux contours de la précarité alimentaire
En France, les associations et plusieurs enquêtes mettent en évidence une multitude de facteurs de fragilité
L
e thé à la menthe est fu-
mant, le gâteau au choco-
lat est découpé, et les
amandes attendent d’être
croquées. Au premier étage du
centre social La Traverse, mardi,
dans le quartier Université de Nan-
terre, un joyeux brouhaha émerge
d’une petite pièce dont la façade
vitrée donne sur le pont du RER A.
L’association Vers un réseau
d’achat en commun (VRAC) orga-
nise sa deuxième distribution
dans la ville. Implantée dans une
centaine de quartiers prioritaires
de la politique de la ville en France,
VRAC propose à leurs habitants
des produits alimentaires de qua-
lité, bio en grande majorité, à pe-
tits prix. Achetés quasi sans inter-
médiaire, tous les produits sont
vendus à prix coûtant et, grâce à
une subvention du programme
gouvernemental « Mieux manger
pour tous », à − 10 % pour les habi-
tants des quartiers prioritaires, et à
− 50 % pour certaines personnes
les plus en difficulté, orientées par
des structures sociales.
Ce mardi, à Nanterre, le litre
d’huile d’olive bio est à 7,10 euros –
« au même prix que l’huile de base à
Lidl », relève une adhérente –, et le
gros sel de Noirmoutier coûte
95 centimes le kilogramme. Odile
Biscarat s’affaire devant la balance
de pesée. L’ancienne caissière chez
Leclerc, aujourd’hui retraitée, est
une experte en prix, capable de ci-
ter au centime près le coût du kilo
de raisin de différents commerces
de Nanterre. « Pour mes courses, je
compare tous les catalogues. Je
vais, selon mes besoins, dans tel ou
tel supermarché et je sais aussi quel
jour faire les marchés. » La retraitée
a d’emblée été séduite par VRAC.
« Les produits sont vraiment pas
chers pour la qualité. »
Avec la hausse des prix alimen-
taires (+ 7,8 % en un an en octo-
bre 2023), les Nanterriens, comme
la majorité des Français, ont dû
adapter leurs habitudes d’achat.
Saadia, qui habite le quartier de la
Boule-Champs Pierreux, vit avec
sa mère et ses trois enfants, âgés
de 4 à 13 ans. Sans emploi, la jeune
femme cible elle aussi les ensei-
gnes en fonction de leurs catalo-
gues. « On a changé nos habitudes
sur les protéines. On mange moins
de viande et plus d’œufs ou de thon
en boîte. Et, une fois par mois, on
s’autorise un extra en achetant du
saumon. » Face aux budgets de
plus en plus contraints, VRAC ap-
porte à ses adhérents une bouffée
Eau contaminée aux PFAS : la Belgique cherche des responsables
La ministre wallonne de l’environnement aurait été avertie de la présence massive de « polluants éternels » dans l’eau de consommation
bruxelles - correspondant
E clatement des responsabi-
lités, erreurs administrati-
ves ou politiques, coupable
insouciance généralisée : après
une récente audition de Céline
Tellier, ministre régionale de l’en-
vironnement, on ignore toujours
pourquoi environ vingt mille ha-
bitants de la Wallonie ont pu con-
sommer, jusqu’en mars, de l’eau
contaminée par des substances
per- et polyfluoroalkylées (PFAS),
des produits chimiques ultratoxi-
ques et très persistants, alors
qu’un signal d’alarme avait re-
tenti treize mois plus tôt.
Mise sur la sellette mardi 14 no-
vembre, y compris par des mem-
bres de la majorité régionale
(composée de socialistes, de libé-
raux et d’écologistes), lors d’un
débat extraordinaire convoqué
au Parlement régional, Mme Tel-
lier s’est longuement défendue
en affirmant qu’« à aucun mo-
ment » elle n’avait reçu d’infor-
mations quant à une menace
Selon une
enquête du
réseau associatif
VRAC, « le
sentiment d’une
alimentation à
deux vitesses
s’exacerbe »
d’oxygène. « Ça permet d’acheter
des produits qu’on ne peut pas tou-
jours s’offrir, comme des figues »,
abonde Soumeya, 43 ans.
Réduire les portions
Ces derniers mois, l’association a
consulté ses adhérents et des habi-
tants de quartiers prioritaires sur
leurs pratiques alimentaires, à tra-
vers des questionnaires, des ate-
liers et des rencontres, au pied de
tours ou à la sortie des métros.
Cette enquête menée auprès de
plus de 700 personnes, dont les ré-
sultats ont été publiés lundi 13 no-
vembre, conclut que « le sentiment
d’une alimentation à deux vitesses
s’exacerbe ». « On a été frappés de
voir, dans le quartier Frais-Vallon à
Marseille (13e arrondissement), que
pas une seule personne ne nous di-
sait réussir à bien se nourrir, cons-
tate Lorana Vincent, coordinatrice
nationale du réseau VRAC. Il y a
une aspiration à manger de la qua-
lité, des produits bio et frais, mais
pour ces habitants tout est trop
cher. » Dans les quartiers enclavés,
la faiblesse de l’offre alimentaire et
le manque de transports en com-
mun ajoutent aux difficultés.
La part des Français qui ne peu-
vent accéder à une alimentation
saine reste difficile à évaluer. Dans
une enquête publiée jeudi 16 no-
vembre pour la Fondation Nestlé,
le cabinet de conseil C-Ways a tenté
de mesurer l’insécurité alimen-
taire, c’est-à-dire le nombre de per-
sonnes n’ayant pas un accès régu-
lier à une alimentation adéquate,
devant sauter des repas ou réduire
leurs portions. L’étude avance le
chiffre inquiétant de 37 % de Fran-
çais se déclarant en insécurité ali-
mentaire – la dernière grande en-
quête publique sur les consomma-
tions alimentaires des Français,
conduite par l’Anses en 2014-2015,
évaluait cette part à 11,4 %.
« Le propos n’est pas de dire que
l’insécurité alimentaire a triplé en-
tre 2015 et 2023, car les méthodolo-
imminente pour la santé de la po-
pulation. L’armée américaine, qui
dispose d’une base à Chièvres,
dans la province du Hainaut,
avait pourtant alerté dès 2018 sur
une contamination aux PFAS
consécutive à l’utilisation de
mousses anti-incendie.
Information ignorée par l’expert
Ces « polluants éternels » peuvent
perturber le système immuni-
taire, engendrer des cancers et
des problèmes thyroïdiens ou
menacer le développement du
fœtus. Les militaires ne consom-
maient plus que de l’eau en bou-
teille, mais les habitants de la ré-
gion n’en ont rien su. L’expert de
la région chargé du dossier
n’aurait rien fait de cette informa-
tion. Il officiait encore comme
conseiller au cabinet de Mme Tel-
lier (laquelle est entrée en fonc-
tions à l’automne 2019), mais
vient d’être écarté en raison de
son « manque de vigilance ».
Le service public de Wallonie
(SPW, l’administration régionale)
Distribution organisée par l’association VRAC, au centre Paris Anim’Marc Sangnier, à Paris, le 22 juin 2022. BERTRAND GAUDILLERE/ITEM
gies ne sont pas totalement équiva-
lentes », précise Pascale Hébel, di-
rectrice associée de C-Ways et spé-
cialiste de la consommation. Mais
l’enquête va dans le sens des aler-
tes d’associations sur une préca-
rité grandissante. L’étude C-Ways
reprend la même liste de ques-
tions que l’Anses pour caractériser
l’insécurité alimentaire (« au cours
des 12 derniers mois, avez-vous dû
réduire les portions parce que
vous n’aviez pas assez d’argent ? »,
« avez-vous eu faim ? », etc.) et les
mêmes seuils de réponse, mais
l’échantillonnage varie : 5 800 in-
dividus pour l’enquête Anses, en-
fants compris, contre 1 000 adul-
tes pour celle de C-Ways (avec des
quotas par diplôme, profession,
âge, sexe), ainsi qu’un suréchan-
tillon de 760 personnes en situa-
tion d’insécurité alimentaire. Mais
la principale différence tient au
fait que l’enquête de l’Anses était
menée en face-à-face, quand celle
de la Fondation Nestlé a été con-
duite en ligne.
avait, lui, transmis un rapport
pointant des dépassements de la
future norme européenne qui en-
trera en vigueur en 2026 et fixe
une limite de 100 nanogrammes
(ng) de PFAS par litre d’eau. Un pic
de 410 ng avait été relevé en cer-
tains endroits, en octobre 2021.
Un courriel « brut », une « trans-
mission d’information » sans mes-
sage d’alerte, soutient le ministre.
Et elle n’aurait de toute façon pas
reçu en direct ce document.
La Société wallonne de distribu-
tion de l’eau (SWDE) et son prési-
dent avaient, eux aussi, été alertés
et invités par l’administration à
mettre en place un plan d’action
pour la filtration de l’eau. Ils
auraient mis neuf mois à le réali-
ser, tout en estimant qu’il appar-
tenait en fait au SPW d’agir. En
tout cas, personne n’a jamais
songé à informer les maires des
communes les plus concernées.
Mardi, avant un nouveau débat
parlementaire qui devait se tenir
jeudi 16 novembre, des députés
de l’opposition comme de la ma-
Sur l’évaluation de l’insécurité
alimentaire, tout le monde navi-
gue à vue et des chiffres très diver-
gents circulent. La prochaine en-
quête publique de consommation
alimentaire en France ne devrait
pas être réalisée avant 2025, par
l’Anses et Santé publique France,
avec une étude pilote au prin-
temps 2024.
« Calcul difficile à faire »
« On est vraiment dans le flou, dé-
plore Nicole Darmon, directrice de
recherche à l’Institut national de
recherche pour l’agriculture, l’ali-
mentation et l’environnement.
Nous n’avons pas de base de don-
nées sur les prix des aliments en
France. Nous n’avons pas non plus
de données récentes sur les différen-
ces de santé liées au revenu. Pour-
quoi sommes-nous dans le noir au
moment où nous avons le plus be-
soin de données fiables sur ces
questions ? » Même le nombre de
personnes ayant recours à l’aide
alimentaire ne fait pas consensus,
Le service public
de Wallonie avait
transmis
un rapport
soulignant une
teneur élevée
de PFAS relevée
en octobre 2021 à
certains endroits
jorité ont aussi interpellé Mme Tel-
lier sur le fait qu’à deux reprises,
en mars 2022 et mars 2023, son
homologue flamande l’avait
avertie de la présence trop élevée
de PFAS dans de l’eau wallonne li-
vrée à la Flandre. Une région très
attentive au sujet depuis une gi-
gantesque pollution aux PFAS en-
gendrée par une usine du géant
3M, près d’Anvers. Mme Tellier
soutient que sa « proposition de
collaboration » pour régler ce
les chiffres avancés allant de 2 mil-
lions à 8 millions de Français, et les
durées de fréquentation n’étant
pas toujours renseignées de façon
similaire par les associations. « Le
calcul est assez difficile à faire, con-
firme-t-on au ministère de l’agri-
culture, qui mobilisait, mercredi,
quelques grandes entreprises sur
le sujet de l’aide alimentaire. Mais
on sait que la fréquentation des
centres de distribution d’aide a aug-
menté de 20 % à 30 %. »
Si les données de la Fondation
Nestlé ne permettent pas de con-
clure sur l’évolution de l’insécu-
rité alimentaire en France, elles
confirment toutefois que l’aide
alimentaire ne concerne qu’une
fraction des personnes en insécu-
rité alimentaire (20 % seulement,
selon l’enquête Nestlé - C-Ways ;
50 % des personnes en précarité
alimentaire, selon une autre
étude récente). Elles éclairent
aussi sur les raisons de la fragilisa-
tion d’une partie des Français.
« L’insécurité alimentaire n’est pas
problème est restée sans ré-
ponse. D’où la volonté de certains
élus de clarifier cet élément du
dossier, et beaucoup d’autres,
en organisant une commission
d’enquête spéciale chargée d’en-
tendre tous les protagonistes. Un
vote sur cette question pourrait
entraîner une division au sein de
la majorité régionale.
Peu rassurés, même si la SWDE
assure que l’eau est désormais
potable et sans danger partout,
les responsables de plusieurs
municipalités du Hainaut ont,
en tout cas, pris au début de la se-
maine des mesures d’interdic-
tion de la consommation d’eau
courante, comme celle d’œufs et
de légumes de jardin, potentielle-
ment contaminés. Des maires
entendent aussi mener leurs pro-
pres tests sur l’eau et réclament
des examens médicaux gratuits
pour leurs administrés.
Sur le plan politique, personne
n’a, à ce stade, prouvé que la mi-
nistre écologiste, une ancienne
responsable de la fédération des
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
qu’une question économique, pré-
cise Pascale Hébel. Elle est aussi
liée au mal-logement – la question
des équipements de cuisine, no-
tamment, est un frein important –,
au fait de vivre seul ou dans un
foyer monoparental. »
Il existe ainsi toute une zone
grise de situations de vulnérabi-
lité, qui ne sont pas dans les radars
de l’aide alimentaire, et sur les-
quelles interviennent des initiati-
ves comme VRAC. A Nanterre, la
coordinatrice de l’association
pour l’ouest de l’Ile-de-France, San-
drine De Carlo, ancienne maraî-
chère et titulaire d’un CAP de pâtis-
serie, fourmille d’idées pour faire
vivre le réseau : élargir le catalogue
pour y inclure des produits frais –
une demande insistante des habi-
tants –, organiser des événements
festifs et des ateliers cuisine… « La
nourriture, c’est ce qui nous réunit.
Et, souvent, c’est derrière les four-
neaux que les gens se racontent »,
ajoute-t-elle. p
mathilde gérard
associations de défense de l’envi-
ronnement en Wallonie, aurait
menti. Et elle-même rejette fer-
mement l’idée d’une démission,
même si la question de sa respon-
sabilité politique est posée,
compte tenu de la tutelle qu’elle
exerce à la fois sur l’administra-
tion et la SWDE.
Dans l’immédiat, Mme Tellier dit
vouloir instaurer de nouveaux
« seuils de vigilance » en fixant des
limites très strictes (30, voire
4 ng/l) pour la présence dans l’eau
des PFAS les plus dangereux. Un
propos qui contraste avec ses af-
firmations antérieures sur le ca-
ractère non inquiétant de doses
qui n’atteindraient pas 100 ng/l.
Son parti, Ecolo, a, lui, lancé la
contre-offensive en rejetant la
responsabilité des pollutions aux
PFAS sur l’industrie et « les conser-
vateurs qui ne veulent pas faire
évoluer les règles européennes ».
Sont visés les partenaires libé-
raux des Verts au sein du gouver-
nement de la région. p
jean-pierre stroobants
10 |
FRANCE
Macron au défi de la remontée du chômage
Alors que le projet de loi « plein-emploi » vient d’être voté, le gouvernement réfléchit à de nouvelles mesures
E
mmanuel Macron pour-
ra-t-il maintenir son ob-
jectif d’atteindre le plein-
emploi à la fin de son se-
cond quinquennat ? Le président
de la République le répète comme
un mantra depuis la campagne
présidentielle de 2022, il veut voir
le taux de chômage baisser aux
alentours de 5 % de la population
active d’ici à 2027. Mais après une
décrue continue depuis sa pre-
mière élection, en 2017, la ten-
dance commence à se retourner.
Dans un contexte difficile pour
le chef de l’Etat, entre le conflit is-
raélo-palestinien, le combat con-
tre l’antisémitisme en France, la
guerre qui perdure en Ukraine ou
la lutte contre le réchauffement
climatique, voici que la situation
du marché du travail pointe de
nouveau son nez au rayon des su-
jets susceptibles de compliquer la
fin de son second mandat.
Selon les chiffres publiés
mercredi 15 novembre par
l’Insee, le taux de chômage – au
sens du Bureau international du
travail – a augmenté de 0,2 point
au troisième trimestre pour
s’établir à 7,4 %. On dénombre
ainsi 2,3 millions de chômeurs,
c’est 64 000 de plus par rapport
au trimestre précédent.
Un problème d’image
La veille de la publication de ces
résultats négatifs, le projet de loi
« pour le plein-emploi » était défi-
nitivement adopté par l’Assem-
blée nationale, après l’avoir été
au Sénat le 9 novembre. « Les dis-
positions de [ce texte] créent de
nouveaux outils pour progresser
vers notre objectif central : le
plein-emploi pour tous et par-
tout », a déclaré le ministre du tra-
vail, Olivier Dussopt, dans l’Hé-
micycle, mardi.
Une déclaration qui confirme
l’ambition de l’exécutif, mais qui
semble à contretemps, alors que
le chômage augmente pour le
deuxième trimestre d’affilée, té-
moignant du ralentissement,
voire du retournement tant re-
ARCHITECTURES REVISITÉES
PAR XU TIANTIAN/DNA
17.11.2023 — 11.02.2024
UNE EXPOSITION À LA CITÉ
DE L’ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE
PALAIS DE CHAILLOT. TROCADÉRO
Ensemble de tulou dans le village de Tianluokeng, district de Nanjing, Fujian
© Wang Ziling. Cité de l'architecture et du patrimoine, 2023
L’objectif du plein-emploi s’éloigne
Evolution trimestrielle du taux de chômage au sens du Bureau international du travail,
en % de la population active, France hors Mayotte
25
20
15
10
1979
Deuxième
choc pétrolier
5 5,1
3,2
0 1975 - Début de la montée du chômage après le premier choc pétrolier
1975
V. Giscard d’Estaing
douté du marché du travail. La
hausse la plus marquée concerne
les 18-24 ans, dont le taux de chô-
mage passe à 17,6 % (+ 0,7 point),
proche de son niveau d’il y a un
an. Celui des 25-49 ans augmente
de 0,2 point sur le trimestre, à
6,7 %, et celui des 50 ans ou plus
est stable, à 5,1 %.
Fait inhabituel, Olivier Dussopt
a réagi avant même la publication
officielle de ces chiffres, espérant
que cette hausse soit « évidem-
ment ponctuelle ». « On pouvait
s’attendre à une telle hausse
DU
24
23
16,7
1992-1993 Crise des subprimes
Récession
10,7
1980 1985 1990 1995 2000
F. Mitterrand J. Chirac
compte tenu du ralentissement de
l’économie mondiale – en lien no-
tamment avec le resserrement des
politiques monétaires des ban-
ques centrales – et des tensions
géopolitiques », a-t-il précisé,
mercredi matin.
Un caractère éphémère pour-
tant très peu probable selon les
prévisions de la Banque de
France, qui anticipe une remon-
tée du chômage progressive pour
atteindre 7,8 % en 2025, et celles de
l’Observatoire français des con-
jonctures économiques (OFCE),
qui s’attend à un taux de 7,9 % dès
la fin 2024.
Dès lors, ce chiffre de 5 % de chô-
mage peut-il devenir un boulet
pour le président de la Républi-
que ? Emmanuel Macron n’est
face à aucun enjeu électoral, ne
pouvant se représenter en 2027,
contrairement à François Hol-
lande en 2017, qui avait fait de l’in-
version de la courbe du chômage
la condition d’une candidature à
sa réélection – elle ne fut pas at-
teinte. « Il y a toujours un risque
politique de se fixer un objectif sur
l’emploi, certains ont payé cher
pour le savoir, explique Franck
Morel, ancien conseiller social
d’Edouard Philippe lorsque ce
dernier était à Matignon. Mais je
pense qu’il faut prendre ce risque,
ça fixe un cap. »
Le regard de l’opinion publique
sur le sujet a néanmoins beau-
coup changé depuis six ans.
Longtemps première préoccupa-
tion des Français, le taux de chô-
mage n’arrive plus qu’en dou-
zième position sur la liste, loin
derrière le pouvoir d’achat, qui l’a
supplanté en tête, selon la der-
nière vague de l’étude annuelle
« Fractures françaises ».
Un échec aurait donc surtout
pour conséquence de voir le bilan
« On pouvait
s’attendre à
une telle hausse
compte tenu du
ralentissement
de l’économie
mondiale »
OLIVIER DUSSOPT
ministre du travail
27,9
25,5
2008-2009
et récession
10,5
7,2
5 % de taux de chômage :
niveau de plein-emploi
2005 2010
N. Sarkozy F. Hollande
général du président de la Répu-
blique atténué et jugé plus sévère-
ment. Jusque-là, le recul du chô-
mage, qui est passé de 9,5 %
en 2017 à 7,1 % début 2023, est une
réussite indéniable que personne
ne conteste, à peine ses oppo-
sants les plus farouches. Un ren-
versement de la situation lors du
second mandat serait assez dé-
sastreux en matière d’image.
« La réussite économique et so-
ciale, c’est ce qui reste du premier
quinquennat, et peut-être ce qui
restera du macronisme, analyse
Antoine Foucher. Si ça ne fonc-
tionne pas, il restera quoi ? » Pour
l’ancien directeur du cabinet de
Muriel Pénicaud lorsqu’elle était
ministre du travail, c’est sur ce
point-là qu’« Emmanuel Macron a
le plus de chance de marquer l’his-
toire ». Il y a donc un enjeu fort
pour lui, qui se préoccupe juste-
ment de la trace qu’il laissera, si ce
n’est d’atteindre son objectif, au
moins de ne pas trop s’en éloi-
gner. « Si on remonte à 8 % ou plus,
la question de savoir si la France
est plus forte et plus compétitive
en 2027 qu’en 2017 se posera », pré-
vient Antoine Foucher.
« On reste optimiste »
Depuis son arrivée à l’Elysée, le
chef de l’Etat n’a pas lésiné sur les
moyens pour s’attaquer au pro-
blème : réformes du code du tra-
vail, de l’apprentissage, de
l’assurance-chômage, des retrai-
tes et dernièrement du revenu de
solidarité active… Ce sont près de
2 millions d’emplois qui ont été
créés dans le pays.
Mais malgré toutes ces transfor-
mations, des vents contraires se
sont invités et perturbent la situa-
tion. « L’objectif fixé devient extrê-
mement compliqué à atteindre au
regard de la conjoncture économi-
que, souligne Mathieu Plane, di-
recteur adjoint du département
analyse et prévision à l’OFCE. En-
tre une croissance atone, un
contexte international peu por-
teur, des taux d’intérêt relevés, ça
fait beaucoup d’obstacles. »
Mais la Macronie reste persua-
dée que l’objectif est malgré tout
atteignable. « Le contexte explique
le ralentissement mais ça peut être
un simple palier avant de redes-
cendre, veut croire la présidente
(Renaissance) de la commission
des affaires sociales de l’Assem-
17,6
15-24 ans
2019-2021
Epidémie
de Covid-19
7,4
7,2 Ensemble
50 ans et plus
2015 2020 2023
(3e trim.)
E. Macron
Infographie : Le Monde
« Il y a toujours
un risque
politique de se
fixer un objectif
sur l’emploi »
FRANCK MOREL
ancien conseiller social
d’Edouard Philippe
blée nationale, Charlotte Parmen-
tier-Lecocq. On reste déterminé et
optimiste, nos mesures vont pro-
duire leurs effets. »
Au-delà de l’application des me-
sures passées, certains, au sein du
gouvernement, souhaitent aller
encore plus loin. « On ne peut arri-
ver ni mécaniquement ni naturel-
lement au plein-emploi », a expli-
qué le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, dimanche 12 no-
vembre sur France Inter. Avant
d’avancer trois leviers d’action :
« Le logement doit être la priorité
absolue, pour des raisons sociales
et économiques », faire en sorte
que les « compétences et les quali-
fications correspondent mieux
aux besoins des entreprises » et,
enfin, une « remise à plat » de no-
tre modèle social pour qu’il « soit
moins attractif pour ceux qui ne
travaillent pas ». C’est-à-dire une
nouvelle réforme de l’assurance-
chômage après celles de 2019 et
2022. « Est-ce qu’il faut aller plus
loin ? Ma réponse est oui », a ajouté
le ministre.
Un avis partagé au sein du Me-
def, mais le sujet est potentielle-
ment explosif pour les syndicats,
alors que les partenaires sociaux
viennent à peine, le 10 novembre,
de trouver un accord définissant
de nouvelles règles d’indemnisa-
tion des chômeurs. Le gouverne-
ment étudie actuellement le texte
en vue de l’agréer et, au sein de
l’exécutif, on assure qu’il n’y a
aucun autre sujet à l’étude.
Bruno Le Maire s’est pourtant
voulu offensif. « Continuons dans
la voie des réformes de structure
qui sont dans l’ADN du président
de la République et de cette majo-
rité pour obtenir les résultats que
nous avons promis aux Français. »
« Ce n’est pas parce que le chô-
mage a bien baissé qu’on a fait
tout le chemin », complète Franck
Morel. Il reste des leviers au gou-
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
2,285 millions
de chômeurs
au 3e trimestre 2023
Taux d’emploi des 15-64 ans
au troisième trimestre 2023,
en % de l’ensemble de la tranche d’âge
Personnes en emploi
68,5
Hommes
70,9
Femmes
66,2
15-24 ans
35
25-49 ans
82,8
50-64 ans
66,8
CDI
50,5
Temps complet
57,2
Temps partiel
11,3
Source : Insee
vernement pour améliorer cer-
tains problèmes structurels.
Ainsi, l’importance de la réforme
des lycées professionnels – « une
cause nationale », comme l’a pré-
sentée le 4 mai le président de la
République – « va dépendre de la
volonté politique d’être ferme »,
selon Antoine Foucher. Le prési-
dent du cabinet de conseil (no-
tamment sur la formation pro-
fessionnelle et l’apprentissage)
Quintet espère voir, dès la rentrée
2024, « fermer les classes qui en-
voient les élèves au chômage » et
d’autres s’ouvrir « dans les mé-
tiers qui recrutent ».
La future négociation sur l’em-
ploi des seniors, qui doit débuter
dans les semaines à venir, devra
également répondre à une pro-
blématique ancienne du marché
du travail français. Le taux d’em-
ploi des 55-64 ans était de 60,5 %
en 2021, selon la direction de l’ani-
mation de la recherche, des étu-
des et des statistiques, en deçà de
la moyenne de l’Union euro-
péenne (62,4 %) et loin derrière la
Suède (77 %) ou l’Allemagne (72 %).
La question démographique est
toutefois le grand avantage dans
la quête du plein-emploi, ou pour
le moins une stabilisation du chô-
mage à un niveau relativement
faible. Du fait du vieillissement de
la population, il y a de moins en
moins de nouveaux actifs arri-
vant chaque année sur le marché
de l’emploi, permettant de faire
baisser le chômage sans avoir be-
soin de créer beaucoup d’emplois.
« Dans les années 2000, il y avait
200 000 nouveaux actifs par an en
moyenne, dans les années 2010,
c’était 100 000, indique Mathieu
Plane. Aujourd’hui, on tourne plu-
tôt autour de 50 000 à 70 000. »
Reste que cette orientation favo-
rable de la pyramide des âges
pour la baisse du chômage va être
en partie annulée par… la réforme
des retraites. Celle-ci, en repous-
sant l’âge légal de départ, aug-
mente le nombre d’actifs,
« autour de 500 000 d’ici à 2027 »,
selon l’économiste. Il y aurait
quelque chose d’ironique et
d’amer pour Emmanuel Macron
de voir la réforme ayant pollué
son début de mandat et suscité
une crise sociale de plusieurs
mois participer à son échec d’at-
teindre le plein-emploi. p
thibaud métais
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023 france | 11

Les ambiguïtés
I N T EMPÉR I ES
qu’il demande. Lors de la première « mal à l’aise » à l’idée d’un réfé- Elisabeth Borne
rencontre, le 30 août, qui réunis-
« [LR et le PS] rendum : « On sait que les Français auprès des sinistrés
sait les forces politiques représen- iront expliquer veulent moins d’immigration et du Pas-de-Calais

de Macron sur
tées au Parlement, Eric Ciotti avait mieux d’immigration, dit-il. L’im- Après plus de dix jours
plaidé, comme le président du
à leurs électeurs migration, c’est désormais un sujet d’intempéries exceptionnel-
Rassemblement national, Jordan pourquoi ils d’exécution : quelles sont les déci- les, la première ministre,
Bardella, pour une consultation sions qu’on prend ou qu’on ne Elisabeth Borne, devait se
des Français sur l’immigration.
ne sont pas là » prend pas, c’est la seule question. » rendre jeudi 16 novembre

le référendum Tandis que la gauche militait pour

un référendum sur les retraites.
Emmanuel Macron « a constaté
ce soir-là que les partis ne sont d’ac-
pour discuter
du référendum,
a dit Macron
Regroupement familial et quo-
tas, réforme du système d’asile,
expulsion des délinquants, régu-
larisation des travailleurs sans
auprès des sinistrés du Pas-
de-Calais, sur le qui-vive
à l’approche d’une nouvelle
dépression. Mardi, le

immigration cord sur rien, sauf sur le fait qu’il

faut que les Français puissent s’ex-
primer davantage », résume Jona-
than Guémas, qui dirige la cellule
Le chef de l’Etat a qualifié de « faute » « riposte » de Renaissance. Une
idée que le chef de l’Etat partage,
le boycott, par LR et le PS, de la convaincu que, pour surmonter la
crise démocratique, il faut « redon-
rencontre prévue à Saint-Denis ner la parole au peuple », selon l’an-
cienne plume de l’Elysée. Emma-
nuel Macron avait donc proposé,
ce soir-là, d’engager un travail sur
le champ de l’article 11 de la Consti-
Le 7 novembre, à l’occasion
d’un dîner à l’Elysée, la présidente
de l’Assemblée nationale, Yaël
Braun-Pivet, l’ancien premier
ministre Edouard Philippe ou
le président de Renaissance,
Stéphane Séjourné, ont exprimé
leurs réserves, notamment sur
la « démocratie d’opinion perma-
nente » qu’instaurerait le recours
aux référendums sur les ques-
papiers… Un énième projet de loi
sur l’immigration doit répondre à
cette question. Aussi, dans l’hypo-
thèse où un référendum sur l’im-
président de la République,
Emmanuel Macron,
avait annoncé le déblocage
d’un « fonds de soutien » de
migration était organisé, « quelle
serait la question posée aux Fran-
50 millions d’euros à destina-
tion des collectivités tou-
çais : est-ce que la loi que nous
venons de voter vous convient ?
chées. Si les dégâts s’annon-
cent majeurs, le bilan
Quelle serait la plus-value par rap-
port à la loi ? », interroge l’ancien
humain reste à quatre bles-
sés depuis le 6 novembre,
garde des sceaux Jean-Jacques Ur- selon la préfecture. – (AFP.)
voas, afin de souligner l’absurdité
de la proposition du chef de l’Etat. Bretagne : le

E
mmanuel Macron a Olivier Véran, à l’issue du conseil tution, qui établit les conditions tions sociétales. François Bayrou Pour Thierry Beaudet, président gouvernement prépare
attendu d’être en Suisse, des ministres. Quelques heures d’un référendum. « Le référendum avait mis en garde, au lendemain du Conseil économique, social et un « fonds exceptionnel »
territoire neutre, pour plus tard, le chef de l’Etat qualifiait présente cet avantage : il ne s’agit de la première rencontre de Saint- environnemental, « le contexte po- Le gouvernement « travaille »
lâcher ses coups, mer- de « faute politique majeure » la pas d’une simple consultation. A la Denis, contre « les questions qui litique ne réunit pas les conditions à la mise en place d’un
credi 15 novembre, en direction décision des dirigeants de LR et du fin, le peuple décide. Rien n’est plus déchaînent les passions ». nécessaires à un débat apaisé, pré- « fonds d’urgence exception-
des chefs de parti qui ont décidé PS, ces deux partis de gouverne- démocratique », dit-il le 4 octobre, Une récente consultation requis pourtant indispensable à la nel » pour les habitants sinis-
de boycotter la troisième édition ment « qui ont eu pendant des au Conseil constitutionnel, pour interne des militants de Renais- tenue d’un référendum, quel qu’en trés en Bretagne à la suite du
des rencontres de Saint-Denis, décennies à gouverner la France ». les 65 ans de la Constitution. sance, dont le parti présidentiel soit le sujet ». Concernant l’immi- passage des tempêtes Ciaran
prévue vendredi. De Berne, où il « Utiliser le contexte que nous ne fait guère la publicité, indique gration, « le risque est d’opposer et Domingos, qui ne bénéfi-
est en visite d’Etat, le président de vivons pour justifier une absence à Tendre la main à LR que 48,4 % d’entre eux ne sont une majorité silencieuse, favorable cient pas du régime de catas-
la République a durci le ton à une réunion de travail sur des Dans une lettre aux chefs de parti, pas favorables à une « extension à un durcissement de la politique trophe naturelle, a annoncé,
l’égard des deux chefs de parti, réformes constitutionnelles est le 3 novembre, Emmanuel Ma- du champ de l’article 11 de notre migratoire, et une minorité agis- jeudi 16 novembre, le minis-
Olivier Faure (Parti socialiste, PS) absolument indigne de la part cron leur propose d’étendre le Constitution en vue d’organiser un sante, à l’extrême gauche, qui va tre de la transition écologi-
et Eric Ciotti (Les Républicains, d’un dirigeant politique », a lancé champ référendaire aux « ques- référendum sur les questions mi- vouloir en faire un débat virulent », que, Christophe Béchu,
LR), dont les chaises resteront vi- le président de la République, tions sociétales », par exemple « la gratoires ». Contre 42,1 % qui y prévient Bernard Sananès, prési- sur France 2. Le ministre a
des à Saint-Denis (Seine-Saint- alors qu’Eric Ciotti lui reproche fin de vie » ou « les politiques sont favorables, et 9,5 % qui ne sa- dent de l’institut de sondage Elabe. évoqué des grilles inadaptées
Denis), tout comme celle de son absence à la marche contre migratoires ». Une façon de ten- vent pas. Un tiers des adhérents Pour toutes ces raisons, la tenue au dérèglement climatique
La France insoumise (LFI). l’antisémitisme, dimanche. « Ils dre la main à LR, de lui « donner ont participé à cette consultation, d’un référendum sur l’immigra- et annoncé que le gouverne-
Mardi, après avoir découvert la iront expliquer à leurs électeurs des gages », selon Loïc Signor, por- soit 10 000 personnes. tion d’ici à 2027 est jugée improba- ment travaillait « à la mise
défection du chef de LR, l’Elysée pourquoi ils ne sont pas là » pour te-parole de Renaissance, alors Le rejet d’un tel scrutin n’est pas ble dans l’entourage du chef de en place d’un fonds d’urgence
faisait pourtant savoir que les discuter, notamment, de l’élargis- que le projet de loi sur l’immigra- seulement le fait d’une aile gau- l’Etat. Et sa projection dans le dé- et de solidarité ». « On est en
portes de l’ancienne abbaye sement du champ du référen- tion va être débattu au Parlement. che de la majorité répugnant à re- bat public est présentée comme train de dimensionner [l’enve-
royale « rester[aient] ouvertes à dum, a dit Emmanuel Macron, Mais la famille politique du prési- prendre une promesse phare du une affaire tactique. Le président loppe] avec le préfet de région,
tous ceux qui y ont été conviés ». « Il qui semblait passablement agacé. dent de la République est loin de RN. Le député Renaissance Char- de la République ne disait-il pas, il n’est pas question qu’on
n’est jamais trop tard pour chan- De fait, le président de LR ne sera partager son enthousiasme pour les Sitzenstuhl, par exemple, venu alors qu’il était en Suisse mercredi, abandonne » les personnes
ger d’avis », claironnait, mercredi, pas présent vendredi, alors que la voie référendaire, notamment de LR et ancien collaborateur de vouloir « l’unité de notre pays » ? p sinistrées, a encore assuré
le porte-parole du gouvernement, doit être évoquée une mesure sur le thème de l’immigration. Bruno Le Maire, se dit, lui aussi, nathalie segaunes le ministre. – (AFP.)
La Poste – SA au capital de 5 857 785 892 € – 356 000 000 RCS Paris – Siège social : 9, rue du Colonel Pierre Avia 75015 Paris

Être postier, c’est aussi aider un jeune à aller étudier à Lille.

Nos conseillers aident les jeunes
à être autonomes avec des offres de banque,
d’assurance et de téléphonie.
La Poste. Ça crée des liens entre nous.
12 | france
Condamnation requise contre Dupond-Moretti
Rémy Heitz a demandé une peine d’un an de prison avec sursis à l’encontre du ministre de la justice
R
émy Heitz s’est avancé
jusqu’à la barre des té-
moins pour avoir bien
en face de lui les douze
juges parlementaires de la Cour
de justice de la République (CJR).
Ce sont eux qu’il faut convaincre.
Outre les trois magistrats, il faut
en trouver cinq autres, prêts à
condamner Eric Dupond-Mo-
retti, poursuivi pour des prises
illégales d’intérêts.
Le garde des sceaux risquait cinq
ans d’emprisonnement et
500 000 euros d’amende ; le pro-
cureur général près la Cour de
cassation, après quelques heures
de suspense, n’a réclamé, mer-
credi 15 novembre, qu’un an de
prison avec sursis. C’est peu, mais
la CJR n’est pas connue pour la sé-
vérité de ses décisions. C’est
d’ailleurs la peine qui avait été re-
quise pour violation du secret
professionnel, en 2019, contre
Jean-Jacques Urvoas, un prédéces-
seur malheureux d’Eric Dupond-
Moretti à la chancellerie, qui avait
été finalement condamné à un
mois avec sursis. La réquisition est
en réalité assez habile : demander
plus, c’était risquer que la Cour es-
time que le parquet allait trop
loin ; demander moins, c’était ad-
mettre que le dossier était fragile.
« Trois rideaux de fumée »
Rémy Heitz sait fort bien jouer de
sa haute silhouette et de ses che-
veux blancs ; il s’efforce de donner
le sentiment qu’il remplit son de-
voir le cœur serré, avec calme, hu-
manité et modération, mais enfin,
« c’est bien des valeurs de la Répu-
blique qu’il est question ». « Je sais
l’épreuve que cette audience repré-
sente pour vous, monsieur le minis-
tre, a commencé humblement le
procureur, vous voilà, en civil et
nous tous en robe, et véritablement
ça ne fait plaisir à personne. C’est
un exercice difficile pour moi, je n’ai
aucune satisfaction personnelle
à être là », et, malgré les noms
d’oiseaux échangés pendant
l’audience « d’un procès lourd », il
Le magistrat
assure n’avoir
jamais eu de
difficultés avec
le prévenu, à qui
il doit une partie
de sa carrière
Contre la gauche marseillaise, la droite et le centre tentent l’union
Pour reprendre la mairie en 2026, arrachée par la gauche en 2020, Les Républicains tentent de poser les bases d’une alliance avec Renaissance
marseille - correspondant
P our passer de la terrasse du
Rowing Club de Marseille
au balcon de l’hôtel de
ville, il n’y a que le Vieux-Port à tra-
verser. Mais encore trois années à
attendre. C’est dans ce restaurant
du 7e arrondissement que près de
300 personnes se sont réunies,
mercredi 15 novembre, derrière le
mot d’ordre « Mobilisons-nous
pour Marseille ! » Avec, en objectif
affirmé, une alternance aux élec-
tions municipales de 2026.
Elus, membres de la société civile
et militants des partis de droite et
du centre répondaient à l’invita-
tion conjointe de Cap sur l’avenir,
le parti du président Renaissance
de la région Provence-Alpes-Côte
d’Azur, Renaud Muselier, et de l’As-
sociation des amis de Martine Vas-
sal, la présidente divers droite du
département des Bouches-du-
Rhône et de la Métropole Aix-Mar-
seille-Provence. Une assistance
volontairement rajeunie, des dis-
Le procureur près la Cour de cassation, Rémy Heitz, devant la Cour de justice de la République, le 15 novembre. IVAN BRUN POUR « LE MONDE »
faudra continuer à travailler en-
semble. Peut-être pas avec le
même ministre, cependant.
Dans un premier temps, le pro-
cureur général a tenu sagement à
s’éloigner de l’amère guérilla du
garde des sceaux avec son pré-
décesseur au parquet, François
Molins. Rémy Heitz assure n’avoir
jamais eu de difficultés avec le pré-
venu, à qui il doit d’ailleurs sa no-
mination au parquet général de la
cour d’appel de Paris, en 2021, et le
ministre n’est pas non plus pour
rien dans son accession, le
1er juillet, au sommet de la hiérar-
chie à la Cour de cassation. Mais le
procureur assure avoir toujours
fait preuve « de neutralité, d’objecti-
vité », « d’impartialité ».
Le magistrat, qui s’applique à ti-
rer le tapis sous les pieds de la dé-
fense qui va plaider jeudi, a en-
suite relevé « trois rideaux de fu-
mée ». Cette affaire relève-t-elle
d’un règlement de comptes des
syndicats de magistrats ? Rémy
Heitz en convient, la nomination
de l’avocat au ministère de la jus-
cours aux accents de campagne
électorale, des témoignages dres-
sant un bilan très critique de l’ac-
tion de la majorité de gauche : à
quelques jours du 3e anniversaire
de l’arrivée au pouvoir du maire,
Benoît Payan (divers gauche), tout
tendait à galvaniser les troupes.
« Les discours de Muselier et Vassal
étaient clairs : maintenant, on y
va ! », résume un participant.
« Construire ensemble »
A Marseille, l’opposition au Prin-
temps marseillais, coalition de
gauche, citoyenne et écologiste
victorieuse en 2020, vit un retour
de flamme. En mai, dans un autre
restaurant du Vieux-Port, un pre-
mier rassemblement, réservé aux
élus, a symboliquement permis
de dépasser les guerres fratricides
du précédent scrutin.
« Un moment nécessaire de ré-
conciliation, se remémore l’ex-sé-
nateur des Bouches-du-Rhône,
Bruno Gilles, ancien du parti Les
Républicains (LR) et désormais
tice n’a pas suscité « une vague
d’enthousiasme », compte tenu
des propos peu amènes de l’an-
cien pénaliste, mais il s’est élevé
contre « les complots imaginaires »
qui voudraient que les syndicats
aient cherché coûte que coûte à
faire tomber leur ministre. Ils ont
été les derniers à porter plainte,
en 2020, et qu’un avocat devienne
garde des sceaux n’a jamais posé
de difficulté jusqu’ici, qu’il s’agisse
de Robert Badinter, de Pascal
Clément ou de Michel Vauzelle.
Deuxième rideau de fumée,
l’hypothèse d’une vengeance de
François Molins, qui aurait été
déçu de ne pas avoir été nommé
ministre de la justice, et a lancé les
poursuites devant la CJR. « Il s’agit
d’une fable, d’un récit construit, et
d’une accusation particulièrement
grave qui n’est étayée par aucun
élément », a coupé court le magis-
trat. Par ailleurs, la saisine de la
CJR est encadrée et, lorsque la
commission des requêtes entend
engager des poursuites, le procu-
reur général est obligé de suivre.
membre de Horizons, dont l’aven-
ture solitaire, en 2020, avait
amoindri les chances de la candi-
date Martine Vassal. Maintenant,
le plus dur commence, il faut tra-
vailler ensemble. » « Nous n’avons
pas le choix. Si nous ne créons pas
une large union de la droite et du
centre en 2026, nous perdrons »,
prévient la vice-présidente du
conseil départemental Laure-
Agnès Caradec, qui prendra la pré-
sidence de la fédération LR des
Bouches-du-Rhône fin novembre.
Mercredi, l’opposition mar-
seillaise a affiché sa cohésion, réu-
nissant jusqu’aux écologistes de
l’Union des centristes et des écolo-
gistes. Mais a relégué à plus tard
l’épineuse question du leader et
du programme commun, avec un
spectre politique allant d’une
droite dure aux soutiens d’Emma-
nuel Macron. Si la sénatrice Valérie
Boyer (LR) et le député Lionel
Royer-Perreaut (Renaissance)
étaient absents, c’est qu’ils étaient
retenus ailleurs. « Je suis très con-
Troisième rideau de la défense :
minimiser le conflit d’intérêts. Le
conflit est banal, mais lorsqu’il est
évident il faut s’abstenir ou se dé-
porter, faute de quoi on tombe
sous le coup de la prise illégale
d’intérêts. Le procureur général
joue sur du velours : « Les élus le
savent bien. » Dans le cas du mi-
nistre, « le conflit d’intérêts a été si-
gnalé, et on a basculé dans l’abus
de pouvoir le temps d’un été, de
juin à septembre 2020 ». Eric Du-
pond-Moretti aurait dû bâtir
« une muraille infranchissable »
entre ses intérêts d’avocat et les
intérêts publics du ministre.
La directrice de cabinet du minis-
tre, Véronique Malbec – aujour-
d’hui membre du Conseil consti-
tutionnel – en a pris pour son
grade elle aussi. Elle a été prévenue
à quatre reprises du conflit d’inté-
rêts de son ministre, des alertes
traitées « avec une certaine désin-
volture ». Oui, le ministre a été mal
conseillé, soutient le procureur
général, et son cabinet a créé « une
sorte de narratif, un scénario »,
tente qu’on se prépare en ordre
groupé, même si je n’en deviens pas
pour autant macroniste », souli-
gne la sénatrice, en déplacement
en Arménie. « Il y a un frémisse-
ment dans une volonté de cons-
truire ensemble », jauge de son côté
le député, en réunion au ministère
de l’intérieur. « Cela peut paraître
prématuré, mais vu les fâcheries de
2020 et les repositionnements qui
ont suivi, il faut du temps pour re-
coudre tout ça », reconnaît l’ex-LR.
La désormais secrétaire d’Etat
chargée de la citoyenneté, Sabrina
Agresti-Roubache, présente à la
réunion de mai et dont le nom cir-
cule comme une potentielle can-
didate aux municipales, gardait,
elle, un œil sur l’événement grâce à
son député suppléant, Didier Para-
kian (Renaissance). « Cela me tou-
che beaucoup qu’on pense à moi,
mais la question de l’incarnation
viendra en son temps, répond-elle
au Monde. Aujourd’hui, j’ai des en-
jeux prioritaires : la réussite de mes
dossiers ministériels et du plan
« une belle version qui a volé en
éclats ». Il faut se déporter en cas de
conflit d’intérêts, et le ministre l’a
fait trop tard, le 23 octobre 2020,
alors que « le conflit d’intérêts était
évident » et qu’il avait engagé des
poursuites prédisciplinaires con-
tre quatre magistrats.
« Votre décision est importante »
Ces enquêtes « ont fait du mal »
aux intéressés et, pour eux, « ce fut
une épreuve ». Dans la salle, les ma-
gistrats, blanchis deux ans plus
tard par le Conseil supérieur de la
magistrature, boivent du petit-lait.
L’affaire a fait des dégâts aussi au
Parquet national financier, a in-
sisté le procureur, « une instance
copiée dans le monde entier » – et
qui a obtenu pour près de 10 mil-
liards d’euros d’amende, soit à peu
près « le budget du ministère de la
justice ». Les enquêtes lancées par
le ministre contre les magistrats
ont enfin toutes « fait pschitt »,
comme disait un ancien président
de la République condamné à
deux ans avec sursis en 2011.
Marseille en grand » – un plan de
5 milliards d’euros qu’Emmanuel
Macron a lancé en septembre 2021,
en exigeant que les élus mar-
seillais arrêtent leurs « chicayas ».
La majorité « sereine »
Si, depuis quelques mois, l’opposi-
tion cogne dur sur la majorité
marseillaise, c’est aussi qu’elle
trouve des angles d’attaque. La
hausse de la taxe foncière, en 2022,
en rupture avec une promesse de
campagne, fut le premier. La me-
nace préfectorale d’une procédure
de carence pour manque de loge-
ments sociaux, le non-renouvelle-
ment de Nicolas Pagnol, petit-fils
de Marcel Pagnol, à la tête du châ-
teau de la Buzine, ou, plus récem-
ment, la révélation par La Pro-
vence que la mairie a oublié de fac-
turer les opérateurs de trottinet-
tes en libre-service, sont autant de
failles largement exploitées. « Il ne
faut pas gémir quand on ne sait
pas travailler », savoure, cinglant,
Renaud Muselier.
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
« Je ne vous
demande pas
de faire un
exemple, mais
d’appliquer la loi,
toute la loi »
RÉMY HEITZ
procureur général
Le procureur général s’est inter-
rompu pour laisser la place à son
premier avocat général, à qui il a
abandonné la partie la plus in-
grate du réquisitoire. Philippe La-
gauche a lu pendant une heure,
d’une voix morne, un long ré-
sumé de l’affaire, jour par jour,
voire heure par heure, au cas où la
Cour aurait manqué un épisode,
avant de s’attaquer « à la caracté-
risation de l’infraction » dans un
aimable balancement.
Le procureur général a ensuite
repris la parole pour conclure. « Je
vous demande de déclarer Eric Du-
pond-Moretti coupable des faits de
prises illégales d’intérêts qui lui
sont reprochés, a solennellement
déclaré le magistrat. Votre décision
est importante pour le prévenu,
pour les magistrats concernés,
pour nos concitoyens pour qui la
confiance en l’institution judiciaire
est majeure. » La frontière entre vie
publique et vie privée est délicate,
a souligné Rémy Heitz : « Vous-mê-
mes, vous connaissez au quotidien
cette pratique exigeante. Il y a des
cas de conscience parfois, et on ne
comprendrait pas qu’on accepte
d’un ministre de la justice ce qu’on
n’accepterait pas d’un élu. »
« Je ne vous demande pas de faire
un exemple, a repris le procureur
général, mais d’appliquer la loi,
toute la loi, et de ne pas vous lais-
ser entraîner par des visions biai-
sées. » Il a eu l’habileté de trouver
quelques excuses au garde des
sceaux, qui a certes « les défauts
de ses qualités », s’est profondé-
ment investi dans son ministère
et « n’a pas été protégé contre son
propre ennemi : lui-même ». Une
relaxe serait cependant « une er-
reur factuelle, une erreur de droit,
et un signal très négatif pour ceux
qui exercent une responsabilité ».
La CJR doit se prononcer aussi
sur une peine d’inéligibilité. Le
procureur général près la Cour de
cassation s’en est remis à la sa-
gesse de la Cour. p
franck johannès
Face au réveil de son opposition,
la majorité municipale se veut
« sereine et combative ». « Ce que la
droite n’a pas fait en vingt-cinq ans,
elle exige qu’on le fasse en trois »,
rétorque Joël Canicave, adjoint
aux finances, pour qui région, dé-
partement et métropole « tentent
d’isoler la ville en bloquant dossiers
et financements ». « Quand la mé-
tropole décide de fermer le métro à
21 h 30 pendant deux ans, je l’ap-
prends dans la presse. Ils ont lancé
les municipales trois ans avant et
ce sont les Marseillais qui en pâtis-
sent », bouillonne Benoît Payan.
Dans un entretien au Figaro, le
maire s’est prononcé pour une
refonte de la loi dite « PLM » (pour
Paris, Lyon, Marseille) et le pas-
sage d’un scrutin par secteurs à
un vote unique sur l’ensemble de
la ville. Un changement souhaité
par la majorité présidentielle
mais qui, mercredi, était loin de
faire l’unanimité au sein de la
droite marseillaise. p
gilles rof
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
L’ex-policier
devenu
marchand
de sommeil
A Marseille, quatre ans de prison
sont requis contre Gérard Gallas,
accusé d’avoir « industrialisé la
location de logements dégradés »
marseille - correspondant
S
ur les écrans du tribunal
correctionnel, les premiè-
res photos montraient,
lundi 13 novembre, une
villa cossue de Carry-le-Rouet
(Bouches-du-Rhône), station bal-
néaire proche de Marseille. Vue
imprenable sur la Méditerranée,
salle de fitness en sous-sol… Tou-
tes celles qui ont suivi, au cours de
trois jours d’audience, ont été les
images de taudis rongés par
l’humidité et infestés de nuisi-
bles, de bacs à douche insalubres,
d’installations électriques dange-
reuses et de visages d’enfants vi-
vant avec leurs parents dans 9 m2,
la taille d’une cellule de prison.
Le trait d’union entre toutes ces
photos, c’est Gérard Gallas, gérant
de société âgé de 50 ans, locataire
de la villa de Carry-le-Rouet et pro-
priétaire de plus de 120 logements
insalubres dans les quartiers nord
de Marseille. « Un mégalomane
cupide », selon le procureur
Guillaume Bricier, qui, mercredi,
a requis quatre ans de prison avec
mandat de dépôt et 75 000 euros
d’amende contre cet ancien poli-
cier, dont l’objectif s’affichait sur
un projet de livre intitulé : « C’était
impossible, alors je l’ai fait.
Comment je suis devenu million-
naire en moins de deux ans ».
En ajoutant la confiscation de
deux immeubles et d’une assu-
rance-vie de 220 000 euros, ces
réquisitions sont les plus lourdes
prises à Marseille contre un mar-
chand de sommeil depuis l’effon-
drement de deux immeubles, il y
a cinq ans, rue d’Aubagne, entraî-
nant la mort de huit habitants.
Pour M. Bricier, Gérard Gallas a
mis en œuvre « l’industrialisation
de la location de logements totale-
ment dégradés ». Selon l’avocat de
la ville de Marseille, Me Jorge
Mendes Constante, qui s’est cons-
tituée partie civile, « ce dossier res-
tera celui d’un marchand de som-
meil qui a marqué cette ville ».
En 2017, alors qu’il quitte ses
fonctions de policier au centre de
rétention administrative, Gérard
Gallas est pris d’une frénésie d’ac-
quisitions immobilières, achetant
une dizaine d’immeubles. Avec un
apport de 150 000 euros prove-
nant d’un héritage, son business
plan, qui convainc les banques et
doit le hisser dans « le 0,1 % des plus
riches de France », consiste à ache-
ter beaucoup d’appartements. « Si
mon but avait été d’acheter une
dizaine d’appartements en deux
ans, je pense que cela aurait été
moins mouvementé. Mais j’en
voulais plus, beaucoup plus »,
écrit-il dans son projet de livre.
Maladies respiratoires
Face au tribunal, tel un maître de
conférences, il théorise sa « straté-
gie de la division immobilière ». Au
179, avenue Roger-Salengro (15e ar-
rondissement), dans un immeu-
ble de trois étages, il va passer de
six à vingt et un logements. Le
plus exigu n’atteint pas 5 m²,
d’autres sont aveugles, sans point
d’eau. Au 85-87, boulevard Viala
(15e), dans les deux bâtiments
d’une cité ouvrière composés cha-
cun de seize casemates de 9 m² où
la lumière entre à peine, il en crée
dix de plus. Face au président du
tribunal, Pascal Gand, le prévenu
france | 13
se veut pédagogue : « Au lieu d’un
T4 à 600 euros, on fait deux T2 qui
vont rapporter 800 euros. »
Le résultat de cette stratégie,
c’est cette dizaine de victimes qui
a défilé à la barre. Madi A. pose au
tribunal une question candide :
« Selon la loi française, est-il possi-
ble de louer un appartement sans
compteur électrique et sans Gérard Gallas, à Marseille, le 13 novembre. FRANCK PENNANT/PHOTOPQR/« LA PROVENCE »/MAXPPP
porte ? » Ce père de famille como-
rien payait 393 euros un 9 m² bou-
levard Viala, humide, sans fenêtre, leurs est plus important pour moi cier confesse un péché d’orgueil : qui est confronté au mal-logement.
et ses deux enfants ont développé que l’aspect mercantile. » Un mar- « J’ai voulu trop grand, trop fort,
Ces réquisitions (…) Et face à ces chiffres, Gérard Gal-
des maladies respiratoires. « Il fait chand de sommeil « qui se déguise trop vite et je n’ai pas suivi. C’était sont les plus las expose ceux du profit, de la ren-
de l’argent sur notre misère », glis- sous les habits d’un bienfaiteur une utopie. Mon but était noble, tabilité locative, de l’exploitation de
se-t-il à l’interprète. Radouene B. illuminé », se gausse le procureur. j’ai honte d’avoir provoqué ça. »
lourdes prises la misère », dénonce l’avocat.
se montre plus mordant : « Pour Ses avocats, Mes Dominique Nombreuses ont été les voix à à Marseille Durant trois jours de procès, les
lui, nous sommes des sous-hom- Mattei et Frédéric Sanchez, ont rappeler dans le prétoire la crise affaires ont continué. Le prési-
mes, nous sommes une rentabi- fait le portrait d’un homme qui aiguë du logement à Marseille, vé-
dans ce type dent Pascal Gand est tombé des
lité. » Dans l’immeuble du chemin « s’est rêvé magnat de l’immobi- ritable tremplin pour les proprié- d’affaires depuis nues en s’apercevant que Gérard
de la Martine (15e) qu’il habitait et lier » puis s’est fait déborder et taires peu scrupuleux. Me Auré- Gallas téléphonait sur le banc des
dans les sous-sols duquel Gérard berner par son gestionnaire. Ils lien Leroux, avocat de plusieurs
l’effondrement prévenus. « C’est mon gestion-
Gallas s’attelait à créer encore des parlent du crash « d’un rêve de locataires, en a égrené les chiffres : rue d’Aubagne naire », s’est-il justifié. Le juge-
studios, « il louait même les paliers puissance inatteignable ». Dans « Avec 40 000 logements insalu- ment sera rendu le 24 janvier. p
pour la nuit », assène l’ex-locataire. un mea culpa final, l’ancien poli- bres, c’est un Marseillais sur huit luc leroux
Demandeurs d’asile, étrangers
en séjour irrégulier composent la
clientèle de Gérard Gallas. Tous
réclamaient des travaux, deman-
daient que les fuites transformant
les logements en « piscine » soient
réparées. Les occupants subis-
saient aussi les violences de Fais-
soili Aliani, maçon comorien et
homme de main de Gérard Gallas,
son percepteur musclé de loyers,
encaissés en liquide ou, muni
d’un terminal de paiement élec-
tronique, en débitant la carte ban-
caire délivrée aux demandeurs
d’asile. L’absence à l’audience de
cet homme décrit comme violent
et éjectant les mauvais payeurs lui
vaut d’être jugé par défaut. Le pro-
cureur a requis trois ans de prison
et une amende de 25 000 euros,
ainsi qu’un mandat d’arrêt.
« Bienfaiteur illuminé »
Toutes les victimes avaient avoué
aux enquêteurs leur crainte d’être
renvoyé à la rue : « Je ne veux pas
déposer plainte, je n’ai nulle part
ailleurs où aller », avait résumé
l’un d’eux. Guillaume Bricier, qui
s’était rendu avenue Roger-Salen-
gro, rapporte la réponse d’un
jeune homme vivant « dans un
couloir » auquel il demandait
pourquoi il ne partait pas. « Au
moins, ici, j’ai un toit sur la tête, je
suis à l’abri des gangs dans la rue. »
Costume anthracite, toujours
droit dans ses bottes, Gérard
Gallas change sans arrêt de ligne
de défense. Pressé de s’exprimer
sur les images à donner la nausée
que la greffière fait défiler, il se
dédouane : « A cause de la suroccu-
pation, ce sont les locataires qui
dégradent les appartements. » Il
évoque même sa peur : « C’est telle-
ment dangereux que le gestion-
naire professionnel a abandonné.
Ils sont très nombreux dehors,
LE POIDS DES MOTS
alcoolisés. Ce ne sont plus mes
appartements, ce sont les leurs. »
A un autre moment de
l’audience, Gérard Gallas se com-
LE CHOC DES PHOTOS
pare à Mère Teresa, comme un
marchand de sommeil malgré lui.
« J’ai été débordé. En toute sincé-
rité, le coupable c’est moi. J’assume
mes responsabilités et mes erreurs,
PARIS MATCH EN VENTE ACTUELLEMENT
mais il n’y a aucun aspect inten-
tionnel. » Il va jusqu’à contredire
ses écrits et ses calculs d’investis-
sements lui accordant un reste à
vivre mensuel de 23 617 euros :
« Le côté humain, le sens des va-
14 | france
« Le transport à la demande, ça nous relie à la vie »
Dans les territoires ruraux et enclavés, ce service public s’avère essentiel pour les personnes isolées
REPORTAGE
cohons, langres, saint-ciergues
(haute-marne) - envoyée spéciale
P
atricia Maire, 54 ans,
est fin prête lorsque le
chauffeur, Christian
Begrand, se gare devant
son pas de porte, dans le village
haut perché de Saint-Ciergues
(Haute-Marne), en surplomb du
lac de la Mouche. Dans le monos-
pace siglé « Prêt à partir » se
trouve déjà assise sa copine Fran-
çoise Gauthier, dite « Fanfan »,
76 ans, prise en charge dans un
village en contrebas, avec son
chariot, sa canne et son ordina-
teur. En route pour le centre-
bourg de Langres, en ce mercredi
8 novembre, « la ville », située à
une dizaine de kilomètres.
Toutes deux ont réservé leur
trajet la veille, par téléphone,
comme une vingtaine d’autres
passagers pris en charge au
même moment aux quatre coins
du territoire. Patricia se fait dépo-
ser à la maison de santé pour le
kiné, « Fanfan » au Leclerc pour les
courses, mais surtout « pour faire
de l’Internet ». D’autres jours, c’est
au marché, à la banque, à un gui-
chet de service public. Coût de la
course : 2,5 euros. Dix kilomètres,
ça ne paraît pas grand-chose
quand on a une voiture. Mais
quand on vit « au bout du bout »
et qu’on n’a pas le permis, « alors
là, c’est une autre paire de man-
ches ! C’est bien simple, dit Patricia,
sans ça, on ne pourrait pas bouger.
Ça nous relie à la vie ».
« Ça », ce n’est ni un taxi ni un
bus. C’est le transport à la de-
mande (TAD). Ici, on l’appelle
Linggo – en référence au peuple
nomade des Lingons. Ailleurs,
c’est Tadou (Doubs central), Coli-
bri (Terres touloises) ou Tadi Lib’
(Bretagne porte de Loire). Autant
de noms, de territoires et de mo-
dalités pour désigner un trans-
port public de proximité assez an-
cien dans le secteur, mais qui con-
tinue de se développer.
« Une volonté politique »
Ouvert à tout public, en pratique,
il permet surtout aux personnes
non véhiculées de se déplacer à
tarif modique, là où des bus ne
circulent pas forcément, ou pour
combler les heures creuses. « Si on
en trouve dans les aggloméra-
tions, le TAD est particulièrement
adapté aux zones peu denses, les-
quelles sont, par définition, plus
difficiles à desservir par des bus,
puisque la demande est faible et
diffuse. Ça permet aux collectivités
d’offrir une desserte minimale et
de se conformer au droit au trans-
port », estime Elodie Castex,
professeure à l’université de Lille,
au laboratoire Territoires, villes,
environnement et société.
Les cahiers de doléances du « grand débat », un « trésor » sous clé
La députée écologiste Marie Pochon a réuni des élus, associations et chercheurs qui réclament un accès libre à ces documents
U n « trésor national d’actua-
lité », un « patrimoine vi-
vant », « une photographie
de la France » qui mérite d’être
rendue publique à l’ensemble des
citoyens sur un site Internet. C’est
l’idée qui a fédéré des élus, cher-
cheurs, datascientists et associa-
tions, mercredi 15 novembre, à
l’Assemblée nationale, à l’invita-
tion de la députée écologiste de
la Drôme Marie Pochon.
Le sujet ? Les 19 899 cahiers de
doléances et les 464 748 pages que
près de 2 millions de Françaises et
Français se sont appliqué à noir-
cir durant les trois mois du grand
débat national (début 2019), alors
qu’Emmanuel Macron cherchait
une issue à la crise des « gilets jau-
nes ». Un exercice démocratique
« Il suffit
de regrouper
ses rendez-vous,
ça ne coûte
que 5 euros
l’aller-retour ! »
PATRICIA MAIRE
usagère du transport
à la demande
Il y a quinze ans les élus du pays
de Langres cherchaient une solu-
tion de remplacement aux quinze
bus qui roulaient alors à vide, car
inadaptés aux besoins d’une po-
pulation vieillissante : arrêts trop
éloignés, dessertes irrégulières…
Mais pas question de laisser les
personnes au bord de la route.
« Ici, on a environ deux fois moins
d’habitants que le 10e arrondisse-
ment de Paris, mais un territoire
800 fois plus grand, avec moins de
20 habitants au kilomètre carré »,
résume Didier Riquet, coordina-
teur mobilité au pôle d’équilibre
territorial et rural du Pays de Lan-
gres. Les élus de l’époque se sont
inspirés du système de TAD déjà
mis en place dans le Doubs cen-
tral, qui fait figure de référence.
Plus souple et plus modulable
qu’un système de bus, moins oné-
reuse et moins polluante, cette so-
lution reste coûteuse pour les
collectivités. « Ça repose sur une
volonté politique des élus locaux »,
note Didier Riquet. Si le Pays de
Langres bénéficie du soutien de
sa région (Grand-Est), ce n’est pas
le cas partout. Car si la dernière
grande loi mobilité de 2019 a con-
tribué à relancer l’intérêt pour le
TAD et d’autres transports alter-
natifs à la voiture individuelle,
elle a rebattu les cartes en matière
de compétence mobilité. Un tour
de la presse locale suffit à consta-
ter la diversité de situations : du
côté du Pays fléchois (Sarthe), on
salue une offre de TAD « victime
de son succès », quand du côté
de Dampierre-sur-Salon (Haute-
Saône), on y met fin car « pas assez
utilisé et trop coûteux ».
Pour ceux qui, comme Patricia
Maire, se trouvent « assignés à ré-
sidence », le service s’avère « indis-
pensable ». Voilà huit ans que la
quinquagénaire compte dessus
pour tous ses trajets : courses,
rendez-vous administratifs et
médicaux, mais aussi pour re-
joindre la gare TER. Auparavant,
elle vivait en centre-ville de Dijon,
où elle travaillait dans la restaura-
tion. « Pas besoin du permis », dit-
elle. Puis une série de déveines :
la mort de sa mère, la maison de
famille à Saint-Ciergues qui ne
trouve pas d’acheteur, « des opé-
rations à tire-larigot à cause du
inédit. A l’époque, le chef de l’Etat
avait insisté sur la nécessaire
« transparence » du processus,
s’engageant à ce que l’ensemble
des contributions soient « pro-
gressivement et régulièrement
mis en ligne sous licence libre »,
pouvait-on alors lire sur le site
du grand débat.
« Cinq ans plus tard, la promesse
présidentielle n’a toujours pas été
tenue », déplore Marie Pochon.
Ou partiellement. Les cahiers
ont bien été numérisés et se trou-
vent conservés aux Archives
nationales – une dizaine de cher-
cheurs y ont accès. Leur version
manuscrite dort aux archives
départementales.
« Ça ne suffit pas », regrette
Fabrice Dalongeville, maire (sans
Christian Begrand, le chauffeur d’un véhicule de transport à la demande, et une usagère de ce service,
à Saint-Ciergues (Haute-Marne), le 8 novembre. CLAIRE JACHYMIAK/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
boulot ». « Quand j’ai décidé de ve-
nir m’installer ici, je pensais m’en
sortir avec un scooter ou une voi-
ture sans permis. C’est le maire qui
m’a parlé du TAD. » Celui-ci circule
trois demi-journées par semaine
pour le « rabattement » vers Lan-
gres, plus certains jours pour le
« rabattement » vers des bourgs
intermédiaires ; et tous les jours
pour la gare. En tout, plus de
7 500 trajets sont réservés chaque
année – davantage avant le Co-
vid-19. « Il suffit de regrouper ses
rendez-vous, ça ne coûte que
5 euros l’aller-retour ! Contre
70 euros en taxi ! », précise Patricia
Maire. Une somme qu’il lui serait
impossible de débourser, elle qui
vit avec l’allocation de solidarité
spécifique. « Surtout, ça permet de
ne pas avoir à embêter les voisins,
de ne pas dépendre. »
Des liens et des amitiés
Quand elle appelle pour réserver
son trajet, Patricia tombe sur
Ophélie ou Erika, qui connaissent
les cent soixante-huit communes
sur le bout des doigts, aussi bien
que les « petits tracas » des habi-
tués. Une hyperproximité qui
permet de faire évoluer le service
au plus près des besoins, estime
Didier Riquet, le coordinateur. Lui
se charge d’optimiser les trajets
en fonction du nombre de réser-
étiquette) d’Auger-Saint-Vincent,
dans l’Oise, qui fait état d’une
« colère républicaine que ces ca-
hiers ne soient pas rendus pu-
blics ». L’association Rendez les
doléances !, représentée par
Rémy Goubert, milite depuis des
années pour cette restitution.
Marie Pochon entend porter une
« résolution transpartisane » sur
le sujet à l’Assemblée nationale.
« Déni de démocratie »
Coordinatrice d’un groupe de
chercheurs travaillant sur les ca-
hiers, la sociologue Sabine Ploux
pense que ce corpus est « sous-ex-
ploité ». Certains thèmes sont da-
vantage présents dans les cahiers
manuscrits que dans les contribu-
tions en ligne, les problématiques
vations, de choisir des véhicules
adaptés, en faisant appel à plu-
sieurs transporteurs locaux. Pa-
tricia apprécie aussi les coups de
main de Christian Begrand, qui
lui porte sa bouteille de gaz.
A force de trajets, des liens se
créent. Disons même des amitiés.
Il n’y a qu’à voir la joyeuse bande
de veuves qui se retrouve ce mer-
credi à la brasserie des Noisetiers,
dans la galerie marchande du Le-
clerc. Elles sont quatre. Aucune n’a
le permis ; la voiture, c’était l’af-
faire des maris. Elles vivent dans
des villages à plusieurs kilomètres
les unes des autres et « montent »
ensemble jusqu’à Langres. « Sans
le taxi-bus, on ne se serait jamais
connues ! », s’exclame Suzanne
Donnot, la pimpante doyenne de
103 ans. Elle le dit « tout net : s’il n’y
avait pas le taxi-bus, je serais déjà
morte ! ». Les courses expédiées,
elles taillent une bavette autour
d’un diabolo menthe et grattent
des Solitaires. Le vendredi, c’est
coiffeur, pédicure, médecin. « On
s’échange des tas de trucs, des
pommes, de la couture. » Attablée
plus loin devant son ordinateur,
« Fanfan » profite de la connexion
Internet pour remonter son arbre
généalogique, « dans [son] village,
ça capte tous les 36 du mois ».
A 16 h 15 sonnantes, Christian
Begrand marque l’arrêt dans le
des ruraux par exemple. Cédric
Szabo, directeur de l’Association
des maires ruraux de France men-
tionne deux sujets majeurs : « l’ac-
cès aux soins » et « la mobilité ».
Les participants ont de nouveau
plaidé pour une mise à disposi-
tion de ces documents en open
data. En 2020, le cabinet de Sébas-
tien Lecornu, alors ministre des
collectivités territoriales – qui
avait coordonné le grand débat –,
avait opposé des facteurs techni-
ques et financiers. Pour être ac-
cessibles en open data, ces contri-
butions devraient être anonymi-
sées, ce qui aurait nécessité un tra-
vail « trop lourd », précisait alors
son entourage au Monde.
Des obstacles que balayent deux
datascientists ayant à l’époque
« Tant que
les gens ont
une voiture, ils
ne retiennent pas
que ça existe »
DIDIER RIQUET
coordinateur mobilité
au Pays de Langres
village de Cohons. Cette fois-ci
monte Christophe Naït-Slimani,
40 ans, qui travaille ici en chantier
d’insertion. « Le travail, mainte-
nant, c’est bon. C’est la mobilité qui
me coince encore », confie-t-il. En
attendant d’obtenir un prêt pour
acheter une voiture, il loue par-
fois un scooter au garage solidaire
de Langres. « Ça dépanne. Sans ces
solutions, on serait un peu morts. »
« Sans le TAD, je ne vois pas com-
ment j’aurais fait », abonde Ma-
non Eckel, 23 ans, qui navigue cha-
que semaine entre son école de
design, à Paris, et son stage chez
un designer, dans un village isolé
du Pays de Langres. Elle débourse
4 euros pour le trajet depuis la
gare. « Et puis ça peut encourager
les citadins à aller travailler à la
campagne », croit-elle. Le « rabat-
tage » depuis et vers la gare
trouve, là encore, un autre public :
contribué à l’analyse sémantique
des cahiers, et qui voient un « déni
de démocratie à réserver ce corpus
à 0,1 % de la population ». Selon
eux, l’anonymisation des docu-
ments, pour respecter la loi en re-
tirant des éléments d’identifica-
tion, ainsi que leur mise en ligne
avec des outils de navigation « se-
rait possible sans difficulté pour
un coût ne dépassant pas les
150 000 euros ». « Les questions
techniques répondent à un choix
politique et doivent être tranchées
à l’Assemblée. Certains ont peut-
être peur de rouvrir la boîte de Pan-
dore. C’est notre rôle de parlemen-
taires de réhabiliter ces voix »,
ajoute Marie Pochon, dans un
contexte de progression électo-
rale du Rassemblement national.
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
« On peut avoir des touristes qui
font TER + vélo + TAD, des Parisiens
sans permis qui rendent visite à
leur famille », cite Didier Riquet.
De là à voir dans le TAD une
possible alternative à la voiture
individuelle, le spécialiste serait
moins optimiste, constatant que
la communication ne suffit pas :
« Tant que les gens ont une voiture,
ils ne retiennent pas que ça existe. »
Ce service de mobilité ponctuelle
n’est pas non plus pensé pour des
trajets domicile-travail. « Il faut
le voir comme un outil parmi les
autres services proposés : plate-
forme de covoiturage, garage soli-
daire mettant à disposition des
deux-roues et des voitures… »
D’autres territoires ruraux expé-
rimentent aussi l’autopartage,
des voitures en libre-service.
Autant de solutions « du premier
et du dernier kilomètre » que le
gouvernement entend accompa-
gner avec la création d’un fonds
mobilités rurales, qui devrait voir
le jour début 2024 (9 millions
d’euros sur trois ans). Une mesure
qui s’inscrit dans le plan France
Ruralités présenté en juin. Sur la
route du retour au village, dans
la lumière barbe à papa du cré-
puscule, Patricia Maire l’assure :
« Si ce service s’éteignait, il y aurait
des pleurs dans les chaumières. » p
camille bordenet
« On s’était battus pour que tout
soit numérisé, dans l’idée que tout
le monde y ait accès, se souvient
le politologue Pascal Perrineau,
qui comptait parmi les cinq « ga-
rants » du grand débat. Mais la
suite ne dépendait pas de nous. »
Il s’étonne d’ailleurs que « ni mi-
nistères, ni régions, ni partis, ni
syndicats ne se soient emparés
[du dossier] plus tôt ». Les ex-
traits des cahiers lus (sur le main-
tien des écoles rurales ; le finan-
cement de la transition écologi-
que), riches et documentés, suffi-
sent à prendre la mesure de leur
portée. Si l’initiative parlemen-
taire venait à échouer, Rémy
Goubert invite à une « quête ci-
toyenne aux archives ». p
ca. b.
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023 france | 15

La France refuse que

AN T I S ÉMI T I S ME
pour le commettre. Ainsi, la France listes, appellent le gouvernement Dix stèles juives
considère qu’il est constitué à changer de pied. « Alors qu’en dégradées dans
quand un acte sexuel a été commis France, 0,6 % des plaintes pour viol un cimetière de l’Oise

l’UE intervienne dans

sous la menace, la contrainte, la
surprise ou la violence.
Paris et les gouvernements
opposés à l’article 5 de la directive
font valoir que la question du viol
aboutissent à une condamnation, Dix stèles juives ont été
l’introduction de la notion de dégradées, mercredi 15 no-
consentement dans la définition vembre, dans le cimetière
du viol ferait une véritable diffé- militaire allemand de la
première guerre mondiale à

la définition du viol
relève du droit pénal et donc de la
compétence des Etats, pas de celle
de l’UE. Seuls les « eurocrimes »
(comme la corruption, le terro-
Une directive européenne sur les violences faites aux risme ou l’exploitation sexuelle),
inscrits dans l’article 83 du traité
femmes prévoit de caractériser le viol par l’absence de sur le fonctionnement de l’Union,
font exception à ce principe.
consentement. Plusieurs Etats membres s’y opposent Justement, répond l’autre camp :
le viol peut être considéré comme
une « exploitation sexuelle ».
bruxelles - bureau européen les deux institutions. « Seule cette la Pologne, la Hongrie et la Répu- « Revirement »
dernière approche permet la blique tchèque, ne veulent pas « Nous avons déjà utilisé exacte-
rence pour les victimes de violences
et contribuerait à pallier les lacu- Moulin-sous-Touvent (Oise).
nes du code pénal », écrivent-ils. Le parquet de Compiègne
Lorsqu’elle a été reçue à déjeu- a ouvert une enquête pour
ner à l’Elysée, le 31 octobre, la pré- « violation de sépulture ou
sidente du Parlement européen,
Roberta Metsola, a évoqué le sujet
monument initié à la mé-
moire des morts commise
avec Emmanuel Macron, qui est
resté silencieux face à ses argu-
en raison de la race, l’ethnie,
la nation, la religion ». « Je
ments. « C’est Emmanuel Macron
qui a arbitré et décidé que la France
ne peux qu’évidemment
condamner avec la plus
ne souhaitait pas une définition grande force le fait que les
européenne du viol assise sur la no- dix stèles juives ont été profa-
tion de consentement », confie une nées », a déclaré Emmanuel
source européenne. Dans l’entou- Macron, rappelant son « en-

L
es Etats membres et le
Parlement européen se
sont retrouvés, mardi
14 novembre, pour discu-
ter, une nouvelle fois, de la direc-
tive sur la lutte contre les violences
faites aux femmes et la violence
domestique, qui veut notamment
interdire les mariages forcés, les
mutilations génitales féminines,
le harcèlement sexuel ou encore la
stérilisation forcée. Si ce projet de
loi, présenté par la Commission le
8 mars 2022, fait plutôt consensus,
un point cristallise les opposi-
tions : celui de savoir si les Vingt-
Sept adoptent, ou non, une défini-
tion commune du viol, qui entraî-
nerait de fait une convergence des
sanctions à l’échelle européenne.
Pour le Parlement européen,
qui a arrêté sa position en juillet, il
est impératif que ce soit le cas et
que cette définition communau-
taire du viol soit assise, comme le
propose la Commission, sur la
notion de consentement : il suffit
que la victime « n’ait pas consenti
à l’acte sexuel » pour que le « crime
de viol » soit « caractérisé », jugent
protection complète de l’intégrité
sexuelle des victimes », peut-on
lire dans l’article 5 du projet de loi
de la Commission, que le Parle-
ment a repris dans son intégralité.
« Seul oui veut dire oui », répète
l’eurodéputée suédoise (Socialis-
tes et démocrates) Evin Incir.
Les parlementaires ont indiqué
qu’ils ne pourraient se satisfaire
d’une législation qui ferait l’im-
passe sur la question du viol dont
sont victimes, selon un rapport
de l’Insee publié en décembre
2021, plus de 100 000 Européen-
nes chaque année. « L’ensemble
de l’Union européenne devrait
adopter la même position sur la
question. Le sexe sans consente-
ment est un viol. Il est impossible
d’accepter d’autres exigences que
l’absence de consentement », a
déclaré Helena Dalli, la commis-
saire à l’égalité, le 9 octobre.
Les Etats membres, pour leur
part, ont, en juin, décidé d’exclure
des négociations l’article 5 du pro-
jet de loi de la Commission. Une
partie d’entre eux, au premier
rang desquels la France mais aussi
entendre parler d’une définition
européenne du viol. L’Allemagne
n’est pas non plus enthousiaste. A
l’inverse, la Grèce, l’Italie, la Belgi-
que, le Luxembourg, la Croatie, la
Suède, l’Irlande, l’Espagne et le
Portugal y sont favorables, mais, à
ce stade, cela ne suffit pas.
Au sein de l’UE, chaque pays a sa
propre définition de ce crime. En
Belgique, la loi introduit la notion
de consentement comme l’élé-
ment constitutif principal du
crime, comme dans quinze autres
Etats membres. Ailleurs, la défini-
tion du viol est d’abord et avant
tout basée sur l’emploi de la force
Paris fait valoir
que la question
du viol relève
du droit pénal
et donc de
la compétence
des Etats
ment [cette] base [juridique] pour
criminaliser les activités sexuelles
avec des enfants [en 2011], il n’y a
donc pas d’argument juridique
pour ne pas l’utiliser maintenant »,
a ainsi avancé Helena Dalli, le 9 oc-
tobre. « La France avait, à l’époque,
soutenu ce texte. Pourquoi une
telle volte-face en 2023 ? », s’inter-
roge l’eurodéputée française
(Parti populaire européen) Natha-
lie Colin-Oesterlé. Elle rappelle
qu’« Emmanuel Macron a fait de la
lutte contre les violences faites aux
femmes la grande cause de ses
quinquennats » et dénonce « un
revirement » du président de la Ré-
publique. « Rien qu’en France, au
moins dix femmes sont victimes
chaque heure d’un viol ou d’une
tentative de viol », ajoute l’élue.
Dans une lettre envoyée à Em-
manuel Macron, à la première mi-
nistre, Elisabeth Borne, et au mi-
nistre de la justice, Eric Dupond-
Moretti, le 13 novembre, près de
quarante députés (dont Aurélien
Taché et Sandrine Rousseau) et sé-
nateurs (dont Yannick Jadot et Mé-
lanie Vogel), écologistes et socia-
rage du chef de l’Etat, certains, is-
sus de la gauche le plus souvent,
voudraient le voir changer d’avis.
Interrogée mardi, Laurence
Boone, la secrétaire d’Etat chargée
de l’Europe, regrette que le texte
« ne soit pas aligné sur la conven-
tion d’Istanbul », un traité du Con-
seil de l’Europe contre les violen-
ces faites envers les femmes dont
l’UE est signataire et que la France
a ratifié – six Etats membres (Bul-
garie, Hongrie, Lettonie, Lituanie,
République tchèque et Slovaquie)
doivent encore le faire.
Comme la proposition de direc-
tive de la Commission, ce texte
définit le viol à partir de la notion
de consentement, mais pas exac-
tement dans les mêmes termes.
« On ne va pas introduire dans no-
tre droit une nouvelle définition du
viol qui ne serait pas celle de la
convention d’Istanbul qu’on a rati-
fiée. On pourrait en revanche s’ali-
gner sur la convention d’Istanbul »,
résume une autre source euro-
péenne. Ce qui permettrait à l’Ely-
sée de bouger sans se renier. p
virginie malingre
gagement personnel » à « lut-
ter de manière implacable
(…) contre toutes les formes
d’antisémitisme ». – (AFP.)
J UST I C E
Mort de Nahel M. : le
policier remis en liberté
sous contrôle judiciaire
Après plus de quatre mois
de détention provisoire, le
policier auteur du tir mortel
sur Nahel M., dont la mort le
27 juin après un contrôle rou-
tier à Nanterre avait déclen-
ché une semaine d’émeutes
en France, a été remis en
liberté sous contrôle judi-
ciaire, mercredi. Son avocat
avait déposé une demande
de remise en liberté. Les ju-
ges d’instruction « ont décidé
d’y faire droit, estimant que
les critères légaux de la déten-
tion provisoire du policier (…)
n’apparaissaient plus remplis
à ce stade de l’instruction »,
précise le parquet. Florian M.
est mis en examen pour
meurtre. – (AFP.)

A Ploërmel, une censure et

des tensions autour du prix Femina
Dans cette commune bretonne rurale au fort héritage catholique,
la proviseure du lycée privé a retiré de la bibliothèque « Triste tigre »

sur cet ouvrage fréquemment
REPORTAGE salué pour sa justesse, bien qu’il
ploërmel (morbihan) -
envoyé spécial
comporte quelques éprouvantes
descriptions d’agressions. « Je de-
ger une statue du pape Jean Paul II
sur une place publique. Contesté
au nom de la loi de 1905 sur la
laïcité et après dix années d’une

U ne tente de chantier
trône sur le trottoir de la
librairie La Canopée, à
Ploërmel (Morbihan). Ce mer-
credi 15 novembre, une vingtaine
de personnes y sont réunis, faute
de place dans la boutique, bon-
dée, de cette commune de pres-
que 10 000 habitants, située dans
la campagne bretonne. Tous veu-
lent écouter Neige Sinno, autrice
de Triste tigre (P.O.L, 288 pages,
20 euros), lauréate du prix Femina
et du prix littéraire Le Monde.
Avant d’évoquer l’ouvrage, qui
revient sur les viols perpétrés
dans son enfance par son beau-
père, l’écrivaine s’arrête sur la « po-
lémique » qui secoue la ville. Fin
septembre, Triste tigre a été retiré
du CDI de l’historique lycée de la
ville, où 1 700 élèves sont scolari-
sés. Ordre de Véronique Calas, res-
ponsable de l’établissement privé
La Mennais. Elle a aussi décidé de
rayer le titre d’une liste à étudier
dans le cadre d’un concours
lycéen. Selon elle, le texte pourrait
« heurter, choquer, fragiliser ». En
poste depuis vingt-quatre ans, la
proviseure assure : « En inscrivant
sa fille ou son fils au lycée La
Mennais, les parents ont fait le
choix d’un établissement séculaire,
fort d’une histoire, de traditions et
d’un projet éducatif qui place le
jeune au centre de ses préoccupa-
tions. Dans un monde traversé
régulièrement par des crises, notre
établissement se veut être un lieu
de bien-être et d’épanouissement. »
vais raconter la violence sexuelle
faite à un enfant. Il fallait mettre
des mots pour ne pas rester dans
l’abstrait », assume Neige Sinno.
« Une violence supplémentaire »
Dans l’assistance, une quinzaine
de lycéens de La Mennais
acquiesce. Ils ne comprennent pas
l’interdiction de leur proviseure.
L’un d’eux s’agace : « On nous en-
courage à nous forger un esprit cri-
tique. Aujourd’hui, nous ne serions
pas assez adultes pour affronter
ce texte alors qu’Internet nous
abreuve d’images violentes en
permanence… » Une élève de ter-
minale poursuit : « Ce livre a foutu
le bordel dans ma tête, mais ne m’a
pas agressé. Cette censure va à l’en-
contre des valeurs d’ouverture dé-
fendues par l’établissement. » Oli-
vier Millet, enseignant en histoire-
géographie au lycée La Mennais,
se dit « sous le choc » et « affecté »
par la mise à l’écart de Triste tigre.
Les plus anciens Ploërmelais
voient dans cette décision le
poids de l’héritage catholique,
très prégnant dans cette Bretagne
rurale. Des décennies durant,
La Mennais a été le seul lycée gé-
néral de Ploërmel et ses alen-
tours. En septembre, un établisse-
ment public a été inauguré. « Ici,
les gens n’osent pas critiquer les dé-
cisions de la direction de l’institu-
tion catholique. Le choix de la pro-
viseure est, certes, individuel, mais
relève d’un état d’esprit général »,
juge Béatrice Le Marre, maire (PS)
bataille juridique, le monument
avait été déplacé sur un terrain
adjacent appartenant à l’Eglise.
Jean-Loup Robino se souvient
« évidemment » de cet épisode. Un
exemplaire de Triste tigre sous le
L’ŒUVRE ULTIME
bras, cet ancien éboueur, long-
DE MARK ROTHKO
UNE CHAPELLE
temps bénévole au sein de la pa- INTERCONFESSIONNELLE
AU TEXAS
roisse, s’interroge sur le lien entre
le traitement réservé au livre de
Neige Sinno et l’émergence d’un
clergé local de plus en plus tradi-
tionaliste. Patrick Le Diffon, maire
(LR), relativise les « présumés car-
cans catholiques ». Il regrette cette
polémique, mais dit « respecter »
la décision de la proviseure. L’élu
n’a pas souhaité assister au débat
avec l’autrice de Triste tigre, livre
qu’il n’a pas lu.
Eux l’ont dévoré et patientent
pour une dédicace. Dans la file qui L’ARTISTE AMÉRICAIN
FAIT L’OBJET D’UNE GRANDE
serpente dans La Canopée, une EXPOSITION À PARIS
lycéenne a écrit son « histoire » sur
un morceau de papier. Elle ne sait
pas à qui confier ce texte né après
sa lecture. A un des enseignants
présents ? A Neige Sinno, peut-
être. Elle hésite. Autour d’elle, on
ne cesse de répéter qu’un enfant
sur dix a subi des violences sexuel-
les. « Retirer un livre sur l’inceste
D O S S I E R S P I R I T U E U X : C U V É E S D E P R E ST I G E
d’une bibliothèque est une violence
supplémentaire qui encourage le
silence. Dans un lycée de 1 700 élè-
ves, cela représente 170 adoles-
cents. Ce chiffre est sidérant, insiste PODCASTS INSTAGRAM
Neige Sinno. Grâce au bruit autour Le goût de M @M_magazine
de mon ouvrage, mais aussi l’im-
minente publication du rapport de
la commission indépendante sur

EN VENTE DÈS DEMAIN

Malgré une pétition lancée
par des élèves et une levée de
boucliers d’une partie des 145 pro-
fesseurs contre l’interdiction, la
direction n’a pas changé d’avis
de la ville de 2008 à 2014.
Ploërmel n’en est pas à sa
première polémique. En 2006,
Paul Anselin, alors maire (UMP)
de la ville (1977-2008) avait fait éri-
l’inceste et les violences sexuelles
faites aux enfants, j’ai l’impression
que le silence est attaqué. Mais
pour combien de temps ? » p
benjamin keltz
16 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023

« L’Europe a un problème de compétitivité »

Le commissaire à l’économie, Paolo Gentiloni, s’inquiète du décrochage européen par rapport aux Etats-Unis

ENTRETIEN
bruxelles - bureau européen

P
aolo Gentiloni, le com-
missaire à l’économie, a
présenté, mercredi
15 novembre, ses nou-
velles prévisions pour l’Union
européenne (UE). Celles-ci tablent
sur une croissance très faible de
0,6 % cette année et une reprise
molle en 2024. L’ancien premier
ministre italien livre ses inquiétu-
des sur la compétitivité du Vieux
Continent. « Le monde a changé,
l’UE ne peut être le seul herbivore
dans un monde de carnivores »,
déclare-t-il.

La croissance européenne
devrait être, cette année,
bien en deçà de la croissance
américaine. Pensez-vous
que l’Europe a décroché ?
Oui, c’est un défi pour nous,
sans aucun doute. Certes, en 2022,
la croissance a été plus forte en
Europe qu’aux Etats-Unis et,
en 2024, l’écart pourrait être
moins important. Mais il ne faut
pas s’arrêter à ces chiffres. Cela ne
fait aucun doute, l’Europe a un
problème de compétitivité de son
économie, et il nous faut y répon-
dre. Le monde a changé, l’UE ne
peut être le seul herbivore dans
un monde de carnivores.

C’est-à-dire ?
Après l’effondrement de l’Union
soviétique, les Européens comme
les Etats-Unis ont cru possible de
normaliser les relations avec la
Russie. Cela s’est traduit, écono-
miquement, pour l’UE, et plus
particulièrement pour l’Allema-
gne, par l’accès au gaz russe bon
marché. Aujourd’hui, nous vivons
la fin de nos illusions politiques
sur la Russie. Avec la guerre en
Ukraine, les prix de l’énergie ont
durablement augmenté. Nous
devons tous changer notre mo-
dèle énergétique, d’autant que
nous devons faire face au réchauf-
fement climatique.
Par ailleurs, la mondialisation a
changé de dimension. Il nous faut,
non pas acter la démondialisa-
tion, mais abandonner l’idée
d’une mondialisation qui consiste
uniquement à chercher l’endroit
sur Terre où tel ou tel composant
est le moins cher. Ce n’est plus pos-
sible. Il nous faut raccourcir nos
chaînes de valeur et les sécuriser.
Comment l’Europe peut-elle
rester dans la course ?
Il y a certaines choses que l’on
peut faire qui font consensus
parmi les Vingt-Sept, comme ré-
duire la bureaucratie ou achever
l’union des marchés de capitaux.
Mais, à ce stade, il y a un écart en-
tre, d’une part, la volonté affichée
des Etats membres et de la Com-
A Bruxelles, le 15 novembre. JENNIFER JACQUEMART/EU
mission d’avancer dans ces do-
maines et, d’autre part, l’action. Il
y a aussi des décisions aussi fon-
damentales que controversées à
prendre. Les Européens doivent se
donner des projets communs
qu’ils financeront en commun. Ce
sera l’un des principaux dossiers
de la prochaine Commission [qui
sera mise en place après les élec-
tions européennes de juin 2024].
Il y a le plan de relance euro-
péen de 750 milliards d’euros,
imaginé pour faire face aux
ravages du Covid-19 et financé
par une dette commune…
Le plan de relance a été conçu
comme un instrument de solida-
rité, qui devait permettre de don-
ner plus aux pays les plus affectés
par la pandémie. Aujourd’hui, il ne
s’agit pas de redistribuer des fonds
entre les parts les plus riches et les
moins riches de l’UE. Mais de fi-
nancer des projets communs.
Le plan de relance est aussi un
instrument de compétitivité,
puisque l’allocation des fonds
dépend de la mise en œuvre de
réformes et d’investissements
stratégiques…
« Il nous faut
désormais
financer des
projets d’intérêt
commun »
C’est vrai, mais le plan de relance
ne finance pas des projets com-
muns aux Européens, et il
s’achève en 2026. Le défi de la com-
pétitivité, lui, ne s’arrête pas
en 2026. Certains de nos désavan-
tages compétitifs, comme des prix
de l’énergie élevés, sont là pour du-
rer, au moins quelques années. Il
nous faut désormais financer des
projets pour lesquels une échelle
européenne fait sens, des projets
d’intérêt commun. On ne gagnera
pas la course à la compétitivité
uniquement avec des régulations.
Vous pensez que cette
Commission a fait trop de
régulations et ne s’est pas assez
préoccupée de compétitivité ?
La Commission a fait avancer
les choses sur deux fronts essen-
tiels. Elle a porté un point de vue
qui a changé radicalement la ma-
nière de voir à Bruxelles, en ins-
crivant dans l’agenda européen la
nécessité d’une politique indus-
trielle dans les technologies ver-
tes ou le numérique. Elle a aussi
fait le plan de relance européen.
Son bilan, de ce point de vue, est
extraordinaire, car des décisions
extraordinaires ont été prises.
Dans la réforme du pacte de
stabilité et de croissance, dont
les Etats membres discutent,
la Commission n’a pas intro-
duit de « capacité budgétaire
commune ». Pourquoi ?
Cela a été une décision très politi-
que. Nous ne voulions pas ajouter
de la controverse à la controverse,
alors que la réforme des règles de
gouvernance budgétaire était
déjà, en soi, un sujet polémique.
Nous savions que les Etats
n’étaient pas prêts à avoir cette dis-
cussion, d’autant que le plan de re-
lance européen est encore en
cours de mise en œuvre. Il faut
d’abord aller au bout de cette
expérience et faire en sorte que le
plan de relance soit efficace,
notamment dans les pays qui en
ont profité le plus. Sinon, il sera
compliqué de convaincre une
nouvelle fois les Vingt-Sept.
Vous voulez dire l’Italie ?
Oui, mais aussi l’Espagne, la
Roumanie ou le Portugal. Ils reçoi-
vent énormément d’argent qu’ils
doivent investir sur une courte pé-
riode, tout en respectant des con-
ditions précises [comme la mise en
place de certaines réformes].
La Chine et les Etats-Unis
subventionnent massivement
leur économie. Craignez-vous
que l’UE se désindustrialise ?
Parler de désindustrialisation
me semble un peu exagéré. Mais,
oui, il y a un sujet. Les mesures de
soutien américaines, dans l’Infla-
tion Reduction Act, ont le mérite,
pour les entreprises, d’être d’une
grande simplicité et de ne pas être
plafonnées. Dans ce contexte, les
Européens devraient réagir,
autant que possible, ensemble.
On voit certains pays
comme l’Allemagne multiplier
les aides à leur industrie…
Si nous voulons que l’UE reste
attrayante et compétitive, nous
devons agir ensemble. Sinon, les
Européens se feront concurrence
entre eux. Si nous regardons nos
concurrents dans le monde, nous
voyons qu’ils ne sont pas moins
endettés que les Européens et que
leur soutien à l’industrie est plus
élevé que le nôtre. Je ne dis pas que
nous devrions adopter le modèle
américain ou chinois. Mais nous
avons un double sujet : depuis
vingt ans, non seulement les Euro-
péens ont un haut niveau de dette,
mais, en plus, leur croissance est
basse. La réforme du pacte de sta-
bilité qu’a proposée la Commis-
sion doit permettre, en partie, de
répondre à cet état de fait.
Après les élections européen-
nes de juin 2024, la Commis-
sion sera renouvelée. De quoi
rêveriez-vous pour la suite ?
Qu’on me demande de rédiger
un rapport pour l’UE. C’est ce
qu’on demande aux ex-premiers
ministres italiens [Mario Draghi
doit rendre, à l’été 2024, un rap-
port sur la compétitivité et Enrico
Letta remettra, avant les euro-
péennes, un rapport sur le marché
intérieur]. p
propos recueillis par
virginie malingre

En France, la conjoncture économique se dégrade

Les trésoreries des entreprises se détériorent, les délais de paiement s’allongent, les embauches ralentissent : le cycle se retourne

L a capacité de résilience de
l’économie française, tant
vantée depuis la crise sani-
taire, a-t-elle été épuisée ? Annon-
cée depuis quelques mois, la re-
montée du chômage est désor-
mais entamée. Rien de très sur-
prenant à cela. L’activité, selon la
Banque de France, le 9 novembre,
va croître « sur un rythme ra-
lenti », de l’ordre de 0,1 % à 0,2 %,
au quatrième trimestre.
Les entreprises, dont les carnets
de commandes s’érodent, notam-
ment dans l’industrie et le bâti-
ment, voient leur trésorerie suivre
le même mouvement. Selon le ba-
romètre trimestriel Bpifrance Le
Lab-Rexecode publié le 14 novem-
bre, l’opinion des chefs d’entre-
prise sur leur situation de trésore-
rie se dégrade, sans amélioration
en vue à court ou à moyen terme.
Parmi les causes de cette dégrada-
tion, « les délais de paiement des
clients n’ont jamais été jugés aussi
élevés », assure cette enquête.
Une étude du 8 novembre de
l’assureur-crédit Coface auprès de
650 sociétés le confirme : plus de
huit entreprises sur dix ont subi
des retards de paiement de leurs
clients au cours des douze der-
niers mois. Et, dans la majorité des
cas, ceux-ci ont été « plus longs et
plus fréquents » qu’auparavant.
Ce phénomène est plus marqué
encore pour les PME-TPE que
pour les grandes entreprises : en
moyenne, dans les très petites en-
treprises, les délais de paiement
atteignent quarante-deux jours.
Dans les secteurs en difficulté
comme la construction et l’im-
mobilier, ils peuvent même at-
teindre quarante-huit jours.
Remontée des défaillances
Un chiffre inquiétant, alors que
c’est pour les plus petites entrepri-
ses que les conséquences de ces re-
tards peuvent être les plus graves,
allant jusqu’à mettre l’entreprise
en faillite. « En période de retourne-
ment de cycle, les délais de paie-
ment sont une variable d’ajuste-
ment », rappelle Carine Pichon, di-
rectrice générale France et Europe
de l’Ouest de Coface. Et ce, d’autant
que le robinet du crédit se resserre.
En lien avec la dégradation des
trésoreries, la remontée des dé-
faillances se poursuit, bien qu’un
peu moins rapidement qu’à la fin
de l’été. A la fin octobre, 52 695 en-
treprises sont entrées en procé-
dure judiciaire, contre 51 160 à la
fin septembre, selon les chiffres de
la Banque de France publiés mer-
credi 15 novembre. Un total qui
reste inférieur au niveau de 2019,
mais va inéluctablement peser sur
l’emploi, en net ralentissement
depuis le deuxième trimestre, pé-
riode pendant laquelle l’économie
n’a créé que 21 000 emplois sala-
riés supplémentaires (+ 0,1 %),
moins que l’activité qui progres-
sait alors de 0,5 %.
Signe que les entreprises cher-
chent moins à embaucher, les dif-
ficultés de recrutement massives
de ces deux dernières années
commencent à refluer : en octo-
bre, 44 % des entreprises disaient
être concernées, contre 49 % en
septembre. Du côté des cadres,
« l’euphorie des années 2021 et
2022 est terminée », et les entrepri-
ses revoient leurs projets de re-
crutement à la baisse, a déclaré
Gilles Gateau, directeur général
de l’Association pour l’emploi des
cadres, le 9 novembre, en présen-
tant les prévisions d’embauche
pour le quatrième trimestre.
« On n’est plus du tout dans la
phase où la production pouvait
être tirée par la reconstitution des
stocks, estime Olivier Garnier, éco-
nomiste en chef de la Banque de
France. On ne peut pas s’attendre, à
court ou à moyen terme, à une ac-
célération rapide de l’activité. »
Plus que jamais, 2024 s’annonce
comme une année de retourne-
ment du cycle conjoncturel. p
béatrice madeline
 PUBLICITÉ

mise sur l’eicacité énergétique pour un

Impact
durable
Nexity est le premier promoteur français et gestionnaire de 20 millions de m²
pour le compte de propriétaires tertiaires. C’est aussi le deuxième acteur français
en gestion locative des résidences.
“
Avec 6 millions de passoires
thermiques en France, la
rénovation carbone est le
Depuis 5 ans, Nexity est classé premier promoteur bas carbone de France.
“Cet engagement est une absolue nécessité”, explique Jean-Claude Bassien, son chantier du siècle.”
Directeur Général Délégué. “Le temps de l’énergie carbonée est terminé ; il faut — Jean-Claude Bassien,
s’engager vers le monde d’après. La responsabilité des entrepreneurs que nous Directeur Général Délégué
sommes, c’est de penser le futur.” de Nexity

Promoteur bas-carbone
Parce que 85% des bâtiments de 2050
existent déjà, la rénovation est le chantier
du siècle. Et en matière de consommation
d’énergie, il faut aller aux solutions simples
et avec impact rapide ; se tourner vers
l’énergie décarbonée, remplacer les systèmes
de chaufage au gaz ou électrique par des
pompes à chaleur, piloter les installations
en suivant les consommations réelles.
Pour atteindre ses ambitions, Nexity a
mis en priorité absolue d’engager ses
collaborateurs : en 3 ans, 100% vont
être formés. Ensuite, il s’est appliqué ses
recettes pour être exemplaire. Les 450
agences et sites de Nexity épargnent
1000h de consommation d’énergie par
jour. Grâce à un système de pilotage,
le promoteur éteint à distance les
gros systèmes ou réduit la luminosité
des enseignes la nuit, économisant Rénovations énergétiques
ainsi des milliers d’euros par jour. en nombre de logements
Enin, face aux clients refroidis par les
investissements, il joue son rôle de leader 7000 10 000
d’opinion en expliquant par exemple
aux copropriétaires qu’ils vont gagner
30 à 35% sur leurs factures d’énergie
et regagner du pouvoir d’achat.
-35 %
de consommation énergétique
pour les logements rénovés.
Base 2019. Réalisé 2022. Objectif 2025.
Découvrez l’IMPACT
de Nexity
Regardez la vidéo :
se.com/fr/impact

Devenez un #ImpactMaker
18 | économie & entreprise
Berlin est rappelé à l’ordre
en matière budgétaire
Un fonds de 60 milliards d’euros a été déclaré inconstitutionnel
berlin - correspondance
L
e camouflet ne pourrait
pas être plus cinglant
pour le gouvernement
d’Olaf Scholz. La Cour
constitutionnelle allemande a in-
validé, mercredi 15 novembre, une
manœuvre budgétaire controver-
sée, effectuée par Berlin au début
de la législature, pour financer ses
réformes. Fin 2021, le gouverne-
ment avait utilisé un reliquat bud-
gétaire de 60 milliards d’euros,
destiné à l’origine à la lutte contre
la pandémie du Covid-19, pour ali-
menter un « fonds pour la trans-
formation et le climat ». Dénoncée
par l’opposition chrétienne-dé-
mocrate comme un « tour de pas-
se-passe budgétaire », l’opération a
été déclarée anticonstitutionnelle
par les juges de Karlsruhe.
La décision, très attendue, a des
conséquences majeures pour
l’Allemagne. Dans l’immédiat, elle
plonge le gouvernement d’Olaf
Scholz, déjà très divisé sur les
questions budgétaires, dans une
crise politique. La crédibilité du
ministre des finances, le libéral
Christian Lindner, héraut de la dis-
cipline budgétaire, est entamée.
Les dépenses engagées sur la base
du fonds, qui ont servi à financer
depuis deux ans des subventions
massives et des plans de décarbo-
nation, voient leur base juridique
déclarée nulle. Mercredi, le minis-
tre de l’économie, Robert Habeck,
a néanmoins souligné que toutes
les promesses d’engagement fi-
nancier seraient tenues. M. Lind-
ner a annoncé l’élaboration d’un
nouveau plan de finances.
A plus long terme, la décision
constitue un rappel à l’ordre du
juge constitutionnel contre une
certaine créativité allemande en
matière budgétaire depuis trois
ans, qui lui avait permis de
contourner ses propres règles en
matière d’endettement. Depuis
2011, l’Allemagne est, en effet, liée
par le mécanisme constitutionnel
du « frein à la dette », qui plafonne
à 0,35 % du produit intérieur brut
(PIB) le déficit budgétaire annuel
autorisé par l’Etat fédéral, sauf en
cas de crise. Cette clause excep-
tionnelle a été utilisée au mo-
ment de la crise liée au Covid-19 :
grâce à la levée du dispositif, entre
2020 et 2023, Berlin a pu emprun-
ter bien au-delà de la limite autori-
sée en temps normal pour finan-
cer des dépenses liées à la pandé-
mie…, mais pas seulement.
Un blâme pour le gouvernement
Le fameux « fonds pour la trans-
formation et le climat », créé avec
60 milliards d’euros empruntés
en 2021 pour faire face aux consé-
quences de la crise sanitaire, est
ainsi devenu le principal outil
d’investissement de la coalition.
Ce changement de destination
avait été validé par les députés
en 2022, de manière rétroactive.
L’arrêt de
Karlsruhe met fin
à une certaine
hypocrisie
allemande
en matière
d’endettement
Les juges ont néanmoins estimé
qu’il était non conforme à la Cons-
titution, rappelant qu’il n’est pas
légal d’emprunter de l’argent pour
une certaine cause, puis de l’utili-
ser ensuite pour un autre motif.
Que les « fonds spéciaux » ne peu-
vent servir à contourner le frein à
l’endettement, et qu’« en vertu du
principe d’annualité, les crédits ne
peuvent être utilisés que jusqu’à la
fin de l’exercice budgétaire ».
C’est un blâme pour le gouver-
nement d’Olaf Scholz, qui a large-
ment exploité la liberté d’endette-
ment dont il a disposé ces deux
dernières années pour abonder
ces cagnottes à longue portée,
hors budget régulier. Un « fonds
de stabilisation économique »
avait ainsi été réactivé à l’automne
2022 pour contrer la crise énergé-
tique, doté de 200 milliards
d’euros. L’Allemagne voit ainsi sa
capacité budgétaire fortement li-
mitée, à un moment où les crises
se multiplient et les défis de trans-
formations, notamment énergé-
tique et climatique, n’ont jamais
été aussi importants.
L’arrêt de Karlsruhe, dans toute
sa sévérité, a le mérite de mettre
fin à une certaine hypocrisie alle-
mande en matière d’endette-
ment, à l’heure où les membres
de la zone euro négocient une ré-
forme du pacte de stabilité et de
croissance. Berlin se fait fort de
respecter des règles strictes,
quand, en fait, il est clair que son
budget annuel est loin de suffire à
couvrir toutes les obligations
auxquelles le pays doit faire face.
Le frein à l’endettement est pour
cette raison au cœur du débat po-
litique et économique du pays de-
puis plusieurs années. Les Verts et
les sociaux-démocrates récla-
ment une réforme.
Mercredi, l’économiste Marcel
Fratzscher, président de l’Institut
de recherche économique de Ber-
lin, proche des syndicats, s’est féli-
cité de la décision de juges. « La
décision de la Cour constitution-
nelle est une bonne chose et de-
vrait inciter à la réforme urgente
du frein à l’endettement. (…) [Ce
mécanisme] n’est plus d’actualité,
car il prive la politique de la marge
de manœuvre nécessaire pour lut-
ter contre les crises et faire des in-
vestissements pour l’avenir », a-t-il
déclaré dans un communiqué.
Outre-Rhin, le débat sur l’endette-
ment ne fait que commencer. p
cécile boutelet
Renault et l’Etat interpellés sur le lieu
de production de la Twingo électrique
Le constructeur a annoncé le lancement, en 2026, d’un nouveau
modèle à 20 000 euros de la voiture emblématique des années 1990
P our le lancement d’Am-
pere, mercredi 15 novem-
bre, la nouvelle filiale de
Renault entièrement consacrée
au véhicule électrique, le direc-
teur général du groupe, Luca
de Meo, voulait absolument
présenter son futur modèle à
20 000 euros (hors subventions).
Une voiture à petit prix, mais con-
nectée et désirable, et pas n’im-
porte laquelle : une Twingo, mo-
dèle emblématique des années
1990 avec lequel il avait com-
mencé sa carrière chez Renault.
En quelques mois seulement,
Laurens van den Acker, le patron
du design du constructeur auto-
mobile français, et Gilles Vidal,
celui d’Ampere, ex-star de Peu-
geot, ont dessiné et réalisé une
maquette de la future voiture,
un peu plus longue que l’origi-
nale de 1992, mais tout aussi dé-
calée et réussie. Clin d’œil au pre-
mier modèle, surnommé la « gre-
nouille », elle est verte ! « Et très
proche de ce que sera la voiture
finie », promet Gilles Vidal.
Elle a toujours ses phares en de-
mi-lune (mais en LED cette fois)
et des poignées de porte rondes.
Comme le rappelle Jean-Michel
Normand, journaliste au Monde,
dans Ces voitures qui nous racon-
tent (Epa, 240 pages, 29,95 euros),
la Twingo était parfaitement
adaptée à « une langueur écono-
mique tenace » et à une « société
de consommation fatiguée ».
D’où son succès, notamment
auprès des seniors à la recherche
d’un « élixir de jeunesse ».
Dans un contexte économique
et environnemental morose,
Luca de Meo réussira-t-il le même
coup ? Avec cette voiture, prévue
pour 2026, il veut d’abord mon-
trer que sa filiale Ampere peut
sortir un nouveau modèle en un
PERTES & PROFITS | EDF
p a r j e a n- m ic h e l b e za t
Nouvelle baisse
de tension à la CGT
Qu’en aurait pensé Marcel Paul,
le ministre de la production in-
dustrielle à l’origine de la création
d’EDF, en 1946 ? Lui, le résistant
et syndicaliste de la CGT auquel
électriciens et gaziers avaient
rendu un hommage ému,
en 1982, le jour de son enterre-
ment au cimetière parisien du Pè-
re-Lachaise. Avec 30,31 % des voix,
son syndicat vient de perdre, au
profit de la CFE-CGC (33,08 %), la
première place qu’il détenait de-
puis toujours, lors des élections
des représentants du personnel,
achevées lundi 13 novembre.
« C’est une victoire historique
pour nous », s’est félicitée Amélie
Henri, déléguée centrale de la
confédération des cadres chez
EDF SA. Le résultat d’une politi-
que plus revendicative du syndi-
cat présidé, depuis 2016, par Fran-
çois Hommeril, qui aime rappeler
que la CFE-CGC est « l’organisa-
tion qui a le plus progressé lors des
deux derniers cycles électoraux ».
« Objecteurs de pensée unique »
Ni révolutionnaire ni réformiste,
et sans concession pour la politi-
que menée par Emmanuel
Macron, il défend « une troisième
voie syndicale », celle des « objec-
teurs de pensée unique », disait-il,
en juin, devant l’association Réali-
tés du dialogue social. Avec le
même message : « L’économie
a déraillé. » A « la réduction
des coûts et la maximisation des
profits », il oppose « une stratégie
pensée pour le développement ».
temps record. Et que celui-ci peut
être produit en Europe.
La Twingo doit « démocratiser
les véhicules électriques en Europe.
On va donc réduire nos coûts de
façon importante pour réduire
les prix, tout en améliorant la
marge », souligne Thierry Piéton,
le directeur financier de Renault.
Il compte sur la technologie, avec
des batteries plus simples et plus
performantes, et une électroni-
que, mise au point avec Qual-
comm et Google, deux partenai-
res d’Ampere, qui fait passer de
quatre-vingts à cinq les micropro-
cesseurs dans le véhicule.
Usine en Slovénie
Par ailleurs, neuf heures suffisent
pour assembler un véhicule élec-
trique, soit trois fois moins de
temps que pour un thermique.
Enfin, « nous n’avons pas besoin
de dépenser des millions d’euros
en publicité pour faire connaître
les noms de R5, 4L ou Twingo »,
ajoute Luca de Meo : ils sont déjà
dans le patrimoine. Le directeur
général a même chiffré à « 80 mil-
lions d’euros depuis 2021 les re-
tombées en termes de relations
publiques » de sa décision de re-
lancer la R5, attendue au Salon de
Genève, début 2024. « La Twingo,
c’est notre réponse à la décarbona-
tion, à la réindustrialisation de
l’Europe et au pouvoir d’achat »,
assure le dirigeant.
Reste une question, pas encore
définitivement tranchée : où sera-
t-elle produite ? La piste que privi-
légie Renault aujourd’hui, c’est
l’usine de Novo Mesto, en Slové-
nie, qui assemble déjà une
Twingo électrique, ancienne ver-
sion, et vient de perdre la produc-
tion de la Smart Forfour (passée
sous le contrôle de Geely). « Les
usines en France sont pleines »,
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Ce regain de combativité, égale-
ment manifeste à la CFDT, et le
maintien d’un front intersyndical
né de la mobilisation contre la ré-
forme des retraites ont tendance
à banaliser la CGT. Si elle reste le
premier syndicat des industries
électriques et gazières avec un
gros tiers des suffrages, elle y
était encore majoritaire (51 %)
en 2007. Une érosion qui se re-
trouve à la SNCF, où elle reste en
tête, et chez Renault. Dans une
« forteresse ouvrière » où elle a
longtemps entretenu avec le Parti
communiste un esprit de lutte et
un « haut niveau de conscience de
classe » durant des décennies, la
CGT a été détrônée par le syndicat
des cadres depuis des années.
Dans son édition du 14 novem-
bre, L’Humanité prend acte du re-
cul chez EDF, mais elle l’inscrit
« dans un contexte de délitement
du service public et de criminali-
sation de l’action syndicale ». Le
quotidien communiste devrait
plutôt interpeller Sophie Binet, la
secrétaire générale de la confédé-
ration, encore au côté des
ouvriers de Renault à Flins (Yveli-
nes), mercredi 15 novembre, pour
réclamer une remplaçante à la
Zoe plutôt que la reconversion de
l’usine. Ancienne dirigeante des
cadres CGT, elle sait que les bou-
leversements technologiques
dans l’industrie gonflent le nom-
bre de salariés qualifiés. Moins
d’opérateurs et plus de techni-
ciens, cela ne fait pas l’affaire de
la vieille centrale ouvrière. p
précise Luca de Meo, avec la Me-
gane électrique et la montée en
puissance du Scenic électrique, de
la R5 et de la 4L électrique (prévue
pour 2025), de la Micra pour Nis-
san et d’un SUV pour Mitsubishi.
Sans oublier les Alpine.
Cette localisation fait déjà dé-
bat. « Je salue la décision stratégi-
que de Luca de Meo de faire des
petites voitures comme la Twingo,
c’est exactement ce qu’il faut faire,
déclare Jacques Baudrier, adjoint
à la maire de Paris, Anne Hidalgo,
et responsable mobilité au sein
du Parti communiste (PCF), qui a
présenté un plan climat le 6 no-
vembre. Mais la Slovénie n’est pas
le pays le plus vertueux en matière
de mix énergétique : 30 % de son
électricité est produite à base de
charbon. » Et d’ajouter : « La
Twingo, c’est typiquement la voi-
ture qu’il faut faire en France, et
même à Flins [Yvelines]. » Flins,
que Luca de Meo a décidé de con-
sacrer au recyclage et à l’écono-
mie circulaire. Sophie Binet, se-
crétaire générale de la CGT, y était
mercredi, pour soutenir les sala-
riés qui protestent contre la fin
de la production sur le site.
Jacques Baudrier rappelle que la
Métropole du Grand Paris envi-
sage de conditionner ses aides à
l’achat d’un véhicule électrique
à un critère d’intensité énergéti-
que. « La localisation [de la pro-
duction] est un sujet majeur et
structurant pour l’industrie verte.
Ne pas demander à Renault, dont
l’Etat est actionnaire à 15 %, de
faire la Twingo en France, au nom
du climat, serait une grave er-
reur », martèle l’élu parisien. Sur
2,5 millions d’exemplaires de ce
véhicule produits depuis 1993,
une grande majorité a été vendue
dans l’Hexagone. p
sophie fay
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023 économie & entreprise | 19

« Redonner aux pour trouver son rythme

à la matinale…
Rédacteur en chef puis directeur
« Etre sur le
terrain, en France
velle baisse ; or redonner aux
Français confiance en leur infor-
mation, c’est mon obsession.

Français confiance
de la rédaction de La Croix, il
n’avait pas fait de radio depuis
mais aussi Comment comptez-vous
quatre ans, et la mécanique de en Ukraine vous y prendre ?
Franceinfo, c’est du sport ! Mais A l’occasion de l’événement Mé-
les audiences montrent que la
ou en Israël, dias en Seine, le 22 novembre à la

en leur information » greffe a pris, et très vite. Il en va de

même avec la matinale du week-
end, qui contribue à faire de Fran-
ceinfo la deuxième radio de
Jean-Philippe Baille, le directeur de l’information France, devant RTL. La tranche de
9 heures à 10 heures sur France In-
de Radio France, s’apprête à réaffirmer les principes ter gagne 155 000 auditeurs, tan-
dis que la matinale de France Cul-
déontologiques qui doivent guider les rédactions ture est en hausse de plus de
70 000 auditeurs. Toutes les nou-
veautés que nous avons portées
sur les antennes sont validées.
Avec 200 000 auditeurs de plus bons résultats sont une belle per- La déception provoquée par
ENTRETIEN sur un an, Franceinfo réalise formance pour nous tous. Les le non-recrutement de Patrick
c’est la mission
de Radio France »
de service public, c’est 1 200 heu-
res par semaine.
Comment comprenez-vous
que, à la suite du sketch contro-
versé de Guillaume Meurice,
des journalistes de Radio
France aient été pris à partie,
le 12 novembre, lors de la mar-
che contre l’antisémitisme ?
Maison de la radio et de la musi-
que, nous organiserons une jour-
née portes ouvertes sur nos an-
tennes, pour faire acte de transpa-
rence. Aux auditeurs nous expli-
querons notre métier et ses
difficultés, par exemple l’impossi-
bilité actuelle d’entrer dans Gaza
afin de rendre compte de ce qui s’y
passe. Nous mettons déjà en place
de petites vidéos qui dévoilent les
coulisses de Franceinfo. Puis,
comme nous l’avions fait pendant
la crise des « gilets jaunes », nous
irons à la rencontre des auditeurs

I
nstaller Patrick Cohen à la
présentation de la matinale
de Franceinfo, que Marc Fau-
velle abandonnait pour aller
diriger la rédaction de France In-
ter, c’était l’idée de Jean-Philippe
Baille. L’échec de ce recrutement
aurait pu conduire le directeur de
Franceinfo à prendre du champ.
Mais le départ pour le groupe Les
Echos-Le Parisien de Vincent Giret,
le directeur de l’information du
groupe radiophonique, fin août,
lui a permis d’élargir son champ
d’action en reprenant cette fonc-
tion. Ancien de RTL, où il a dirigé la
rédaction de 2014 à 2018, Jean-Phi-
lippe Baille, 54 ans, savoure le suc-
cès des antennes de Radio France,
auquel l’information du groupe
contribue largement.
A 9 points d’audience cumulée,
Franceinfo a retrouvé
son niveau de septembre-octo-
bre 2021. Ses auditeurs se-
raient-ils immunisés contre
la fatigue informationnelle ?
même sa meilleure rentrée de- auditeurs ont le réflexe de l’info Cohen est-elle dépassée ? Je condamne fermement les in- partout en France, afin d’échanger
puis dix-huit ans. Cela signifie du service public quand les événe- Cet épisode est derrière nous. Il sultes et l’agressivité dont deux avec eux et d’écouter, aussi, les re-
qu’en progressant, en semaine, de ments se précipitent, nous l’avi- nous a permis de constater que, de nos reporters ont été victimes. proches qu’ils ont à nous faire –
197 000 auditeurs, la matinale de ons déjà constaté pendant la crise peut-être, des décisions aussi Ce qui s’est passé n’est pas accep- c’est l’opération « Parlons info ». Le
Jérôme Chapuis (et de Jean-Rémi du Covid-19, et au déclenchement structurantes que celle-là n’étaient table. Mais il ne faut pas tout mé- public est exigeant avec Radio
Baudot à partir du vendredi) les de la guerre en Ukraine, en 2022. pas prises de manière suffisam- langer : le travail de nos rédac- France, et c’est compréhensible,
séduit. Le petit matin (5 heu- ment collégiale. Désormais, nous tions, leur déontologie, leur exi- puisque c’est lui qui nous finance.
res-7 heures) gagne 220 000 audi- Jérôme Chapuis a eu besoin avons une instance spéciale pour gence, avec ce tout autre exercice
teurs et approche du million. Ces de quelques semaines trancher les décisions éditoriales qu’est l’humour, et qui ne répond Ce texte qui réaffirme vos
aussi stratégiques. pas aux mêmes règles. En ma- principes permet-il de clore
tière d’information, afin de battre l’épisode des « ménages »,
La radio perd des auditeurs, France Bleu voit son audience en brèche ce qui relève du fan- ces contributions extérieures
baisser une nouvelle fois. tasme ou parfois du dénigre- rétribuées et effectuées par
Radio France se porte bien Cela vous inquiète-t-il ? ment sur notre façon de tra- des journalistes, que vous avez
Selon les relevés d’audience révélés par Médiamétrie jeudi 16 no- Il y a un projet éditorial à retra- vailler, nous allons, dans les pro- sanctionnés au printemps ?
vembre, et alors qu’avec 38,4 millions d’auditeurs le média perd vailler, ce qu’est en train de faire la chains jours, réaffirmer les prin- C’est, plus largement, l’une de
1,2 million de fidèles en un an, les antennes de Radio France affi- directrice du réseau, Céline Pi- cipes déontologiques qui nous nos contributions aux Etats géné-
chent une forme insolente. Avec 12,5 % d’audience cumulée (AC) galle. Quand il y a des incendies guident. En interne comme à l’ex- raux de l’information. Quant à
et 6,9 millions d’auditeurs, France Inter n’avait jamais réuni autant dans les Landes, ou des inonda- térieur, je veux rappeler nos prin- l’épisode que vous mentionnez, il
de monde à son écoute sur la période septembre-octobre. Même tions dans le Pas-de-Calais, il n’y a cipes : nous en tenir à des faits vé- a été l’occasion de rappeler à tous
satisfaction pour Franceinfo, qui n’avait pas compté autant de fi- que France Bleu qui peut ouvrir rifiés, avérés, laisser nos émo- les règles en la matière : toute col-
dèles depuis dix-huit ans (9 %, 5 millions d’auditeurs), France ses antennes au public comme tions et nos opinions à la porte de laboration extérieure doit être va-
Culture (3,3 %, 1,8 million) ou France Musique (1,9 %, 1 million). elle le fait. Etre sur le terrain, en Radio France, être le plus précis et lidée par les directions de rédac-
France Bleu, en revanche, continue de dévisser, à 4,5 % d’AC France mais aussi en Ukraine ou le plus fiable possible, etc. Le pro- tion, le « média training » est in-
(– 0,6 point). Du côté des radios privées, RMC est stable (5,8 %) en Israël, c’est la mission de Radio chain baromètre de confiance terdit, aucun conflit d’intérêts
tandis que RTL accuse une baisse de 0,5 point (9,4 %). Europe 1, France, et ce à quoi nous em- dans les médias, qui sera dévoilé n’est toléré, etc. p
en revanche, voit son audience progresser pour la première fois ployons les moyens qu’on nous le 22 novembre par La Croix, propos recueillis par
depuis dix ans : à 3,8 %, elle grappille 0,1 point sur un an. donne. L’information des radios pourrait bien indiquer une nou- aude dassonville

MÉD I AS
Une station de ski alpine fait le A « La Provence »,
30 postes de
choix de la gestion associative journalistes supprimés
et une menace de grève
Un an après la reprise de
La Provence par la CMA CGM,

S on arrière-grand-père fabriquait des skis. Ses parents

ont commencé à en louer dans les années 1960, d’abord
dans un fourgon, puis dans un chalet au pied des pistes,
au prix de 2 francs la paire. « Mon père était menuisier-charpen-
la direction du quotidien mar-
seillais a annoncé, mercredi
15 novembre, sa volonté de
supprimer 61 postes dont 30
CONFÉRENCE

L’ACCESSIBILITÉ
tier avant la création de la station. Il n’en vivait pas. Cette sta- à la rédaction. Une décision
tion, elle a sauvé mes parents de l’exode rural, et aujourd’hui justifiée, aux yeux de l’action-
c’est grâce à elle que je continue de vivre ici. » Commerçante, naire, par les mauvais résul-
Joëlle Claret est « née presque sur les pistes » de la petite station tats d’une entreprise qui

NUMÉRIQUE, UN TREMPLIN
du Planolet, dans le massif de la Chartreuse, qui s’étend en- devrait perdre 9 millions
tre la Savoie et l’Isère. Avec d’autres, elle travaille bénévole- d’euros en 2023. Réunie en as-
ment pour assurer l’avenir de ce site. semblée générale, la rédaction
Déficitaire depuis des années, le domaine skiable Saint-Pier- devait se prononcer, jeudi
re-de-Chartreuse - Le Planolet a connu plusieurs modèles d’ex-
ploitation. Il relève aujourd’hui de la compétence de la commu-
nauté de communes Cœur de Chartreuse. Ses élus ont proposé
à un collectif citoyen, désormais constitué en association,
16 novembre, sur une propo-
sition de grève portée par
l’intersyndicale du journal. POUR L’EMPLOI ?
de prendre en charge sa gestion pour cette saison. Sur les cinq R ESTAU RAT I ON
petites stations de ski alpin de Chartreuse, trois fonctionnent Vers une réflexion
ainsi sur le modèle associatif.
« Le coût d’exploitation est clairement moindre, admet Laeti-
sur l’élargissement
du périmètre 21 NOVEMBRE | 17H30-19H30
tia Matray, une bénévole. Cela permet souplesse et agilité. De- des titres-restaurant
main, s’il y a trois mètres de neige, on pourra appeler des béné- Le ministre de l’économie et
voles au secours. S’il n’y en a pas, on évi- des finances, Bruno Le Maire,
tera la lourdeur du chômage techni- s’est dit favorable, mercredi Auditorium du Monde, Paris 13e
« LE COÛT que. » Sept ou huit salariés équivalents 15 novembre, à l’ouverture
D’EXPLOITATION
temps plein viendront tout de même
compléter le dispositif, notamment
d’une réflexion sur l’élargis-
sement du périmètre des
La conférence sera suivie
EST CLAIREMENT pour les postes de chef d’exploitation et titres-restaurant, voire sur d’un cocktail
de pisteur. Et il a fallu se résoudre à lais- un changement de dénomi-
MOINDRE. ser fermé le secteur de Saint-Pierre-de- nation, après l’émergence
Chartreuse et à n’ouvrir que Le Planolet d’une controverse sur un
CELA PERMET (1 100 mètres), avec ses seuls cinq télés- rétrécissement de l’étendue
SOUPLESSE kis et non son télésiège, qui, lui, ne peut
être exploité par des bénévoles.
de leur utilisation. – (AFP.)

ET AGILITÉ » L’offre sera donc réduite, néanmoins F I N AN C E

tous tiennent à cette ouverture en cette La Cour de cassation
LAETITIA MATRAY saison, sans aveuglement face au chan- casse partiellement
bénévole gement climatique. « Pour nous, c’est la condamnation d’UBS
également une façon de descendre en La Cour de cassation a, mer-
pente douce, reconnaît Bruno Cottave, un retraité béné- credi 15 novembre, cassé par-
vole. On ne veut pas que l’activité habituelle s’arrête d’un coup. tiellement la condamnation
On préfère qu’elle diminue doucement. » Mais, avec ou sans ski, en appel, en France, de la
il n’est pas pour autant question d’abandonner le site à l’ave- banque suisse UBS à 1,8 mil-
nir. La période de la pandémie de Covid-19, au cours de la- liard d’euros pour démar-
quelle les stations ont dû fermer, a été « un déclencheur », es- chage bancaire illicite et
time Laetitia Matray. « On s’est rendu compte que, devant blanchiment de fraude fis-
les difficultés, les gens avaient une imagination débordante » cale aggravé, ce qui impli-
pour proposer d’autres activités, abonde Joëlle Claret. quera un nouveau procès.
Les bénévoles veulent donc s’appuyer sur les talents de cha- Elle casse et annule la con-
cun, mais aussi sur l’accessibilité à l’année de nombreux com- damnation « en ses seules dis-
merces du quotidien près de la station. L’équipe envisage d’ores positions relatives aux peines INSCRIPTION GRATUITE SUR
et déjà une ouverture sur soixante-deux jours cet hiver, contre
trente et un jours la saison passée. p
et aux intérêts civils », est-il
précisé dans son arrêt. Elle LEMONDE.FR/ACCESSIBILITE-NUMERIQUE
fanny hardy renvoie les parties devant
(lyon, correspondance) la cour d’appel. – (Reuters.)
20 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023

SOUDAN
Blanc
Nil

DU SUD

RÉP. DÉM.
DU CONGO OUGANDA
Lac Albert
Mbale
Kampala
KENYA
District
de Rakai Bugolobi
Lac
Victoria
RWANDA TANZANIE
200 km
BURUNDI

kampala (ouganda) -
envoyée spéciale

N’
achetez plus de
vêtements de
seconde main,
ce sont les vête-
ments des
morts ! », a asséné, fin août, le pré-
sident ougandais, Yoweri Kaguta
Museveni, alors qu’il annonçait
sa volonté d’interdire les impor-
tations d’habits d’occasion. La
formule-choc n’a pas vraiment
trouvé de contradicteur : dans ce
pays pauvre et enclavé d’Afrique
de l’Est, où rien ou presque n’est
acheté à la légère, il n’est pas diffi-
cile de croire que c’est la fin de vie,
plutôt que le consumérisme et la
fast fashion (mode jetable), qui
pousse les Blancs à se séparer des
faramineuses quantités de vête-
ments qui inondent la région,
et plus largement le continent. La
sortie présidentielle avait certai-
nement pour but de chercher à
détourner un peu les consomma-
teurs ougandais de ces produits
extrêmement populaires
Des conteneurs entiers, venus
principalement des Etats-Unis et
d’Europe, se déversent chaque
jour dans les capitales africaines
pour répondre à la demande.
70 % des vêtements donnés finis-
sent en Afrique, selon une étude
d’Oxfam de 2015. A Nairobi, par
exemple, marchés et vendeurs de
rue débordent sur les principaux
axes, parfois avec quelques piè-
ces accrochées à un grillage ou
des chaussures présentées sur
un gros carton. Dans la capitale
kényane, bien loin de la France, il
peut arriver de croiser un passant
portant une casquette siglée
« La Clusaz », une station de ski de
la Haute-Savoie, ou un tee-shirt
barré d’un improbable « Région
Aquitaine ».
A Kampala, l’immense et fréné-
tique marché Owino de la capi-
tale est le centre névralgique de
ce commerce. Au-delà des poules
en cage, du poisson séché ou des
ustensiles de cuisine, ce labyrin-
the, immense et frénétique,
compte des milliers d’échoppes
de seconde main, spécialisées ici
dans les robes, là dans les tenues
de sport, un peu plus loin dans les
chapeaux ou encore les jeans.
« CRÉER UNE DEMANDE LOCALE »
Sylivia « Shareen » – elle s’est con-
vertie à l’islam – Namatovu vend
des habits pour bébés à partir de
5 000 shillings ougandais, soit un
peu plus de 1 euro. La commer-
çante fait aussi un peu de neuf,
mais c’est l’occasion, insiste-t-elle,
qui part le plus vite : aux confec-
tions asiatiques de premier prix,
de moins bonne qualité et plus
chères, les consommateurs préfè-
rent une seconde main réputée
solide et systématiquement plus
abordable. « Je peux vendre dix
pièces de seconde main pour
cinq neuves », confirme-t-elle, ju-
chée sur son petit stand, au mi-
lieu de piles de minuscules bodys
et pantalons.
Pour les vendeurs, l’annonce
sonne comme une catastrophe,
qu’ils choisissent de ne croire qu’à
moitié. « Si c’est la fin de la seconde
main, je n’ai plus qu’à retourner au
village », plaisante cette trente-
naire originaire du district de Ra-
kai, dans l’extrême sud, tout en
présentant à une cliente enceinte
Dans l’usine textile Fine Spinners, à Kampala, le 25 octobre. KATUMBA BADRU POUR « LE MONDE »
PLEIN CADRE
En Ouganda, on veut
s’habiller local
Comme le Rwanda, ce pays d’Afrique de l’Est entend arrêter
d’importer des vêtements d’occasion qui arrivent par tonnes des
Etats-Unis et d’Europe. Le but : développer sa propre industrie textile
des pyjamas pour nourrissons –
certains sont doublés de velours,
malgré la chaleur tropicale. Quel-
ques dizaines de mètres plus loin,
Francis Kibalama, 26 ans, vend
des chapeaux pour enfants. Il
affirme gagner en moyenne
200 000 shillings ougandais par
mois (50 euros). « L’interdiction
n’est pas bonne, car, nous, on
mange grâce à ces ballots de vête-
ments », souffle-t-il. Importateurs,
grossistes, petits revendeurs in-
formels, ils seraient quatre mil-
lions à vivre directement et indi-
rectement de l’occasion, d’après
l’association du secteur.
Cependant, ce commerce est
dans le viseur du gouvernement,
qui l’estime préjudiciable au dé-
veloppement de son industrie
textile locale, pour laquelle il
nourrit de grandes ambitions.
D’abord, le pays produit du coton
(70 000 balles environ en 2022) et
dispose donc d’une matière pre-
mière, aujourd’hui exportée à
90 % après une première trans-
formation – soit un schéma peu
éloigné de l’époque coloniale,
quand les Anglais avaient intro-
duit cette culture afin d’alimenter
leurs lointaines usines.
Ensuite, cette industrie est sy-
nonyme d’emplois, dans un pays
touché par un taux de chômage
élevé – il s’élevait, selon un chiffre
officiel de 2021, à 12 %, mais exclut
les nombreuses personnes qui ef-
fectuent une tâche ponctuelle –,
ainsi que de revenus fiscaux pour
l’Etat et de rééquilibrage de la ba-
lance commerciale, structurelle-
ment déficitaire. Enfin, la
main-d’œuvre y est peu coûteuse.
« Dieu nous a bénis avec de bon-
nes pluies. Nous avons le sol le plus
fertile d’Afrique et, avec ce sol,
nous obtenons un très bon coton.
C’est crucial pour nous en tant que
pays d’exploiter cette ressource
naturelle en y apportant de la va-
leur ajoutée, lance avec emphase
Evelyn Anite, ministre de l’inves-
tissement, de son grand bureau
surplombant la capitale. Afin de
créer une demande locale pour
notre coton, nous devons arrêter
ces importations de seconde
main, car cela revient à donner
nos emplois à d’autres. » Des dizai-
nes de milliers de postes pour-
raient être créés à terme, assure le
gouvernement, en plus des
50 000 actuels, sans compter les
250 000 petits producteurs de la
filière coton. La ministre balaie
aussi les craintes des vendeurs
d’occasion : « Ils vendront du neuf.
Ils devraient en être heureux ! »
Pour l’heure, l’annonce du pré-
sident Museveni reste à mettre
en œuvre. Le gouvernement tra-
vaille à l’élaboration d’un rapport
visant à établir quels sont les
principaux produits importés et
quelle production locale peut
s’y substituer. Un décret devrait
suivre. Néanmoins, le rééquili-
brage ne pourra être que progres-
sif, estime déjà Mme Anite. « A me-
sure que nous développerons le
secteur, nous réduirons les impor-
tations jusqu’à atteindre, à terme,
un net zéro », souligne-t-elle, en
se gardant de donner un calen-
drier précis.
La tâche n’est pas aisée. En effet,
depuis 2016, une directive de la
Communauté d’Afrique de l’Est,
dont l’Ouganda fait partie, en-
joint à ses Etats membres d’aban-
donner ce que l’on désigne en
swahili comme le mitumba. La
Importateurs,
grossistes,
petits revendeurs
informels,
ils seraient
4 millions à vivre
directement
et indirectement
de l’occasion
date butoir était l’année 2019.
Mais, jusqu’à aujourd’hui, seul le
Rwanda, une petite économie
très dirigiste, l’applique. La Tanza-
nie louvoie et le Kenya a rétropé-
dalé, notamment par crainte de se
voir retiré de l’African Growth and
Opportunity Act (Agoa), un ac-
cord commercial facilitant l’accès
sans taxes au marché américain,
dont Kigali a été écarté.
Depuis plusieurs années, Kam-
pala, en revanche, a mis en place
des incitations pour attirer les in-
vestisseurs : terrains gratuits,
subventions sur le prix de l’élec-
tricité, exemptions de droits de
douane pour les importations
de machines… Le gouvernement
multiplie aussi les parcs indus-
triels, notamment en partenariat
avec des industriels chinois, pre-
miers investisseurs en Ouganda.
Celui de Mbale, une zone rurale
dans l’extrême est du pays, où le
président a fait son annonce,
compte une vingtaine d’usines,
dont deux de textile – elles ont dé-
cliné nos demandes de visite.
Dans la capitale même, l’entre-
prise Fine Spinners a ouvert,
en 2014, un grand site à Bugolobi,
un quartier industriel. Ici, dans le
vrombissement des machines et
l’air saturé de fibres en suspen-
sion, on transforme le coton brut
en fil, puis en tissu et, enfin, en
pantalons et en tee-shirts, cou-
vrant toute la chaîne de valeur.
Son patron, Nitin Arora, estime
que la fin de la seconde main sou-
tiendra « à coup sûr » son activité.
Il ne s’inquiète pas de voir des
concurrents s’installer parce que
beaucoup de revenus restent à
créer à partir du seul coton local.
« Les 10 % actuellement transfor-
més jusqu’au produit final totali-
sent autant de valeur que les 90 %
exportés (…). C’est honteux, vous
avez la matière première, vous l’ex-
portez et vous la réimportez trans-
formée à un surcoût », explique-
t-il dans un petit bureau jouxtant
la zone de contrôle qualité avec
des dizaines de petites tables où
des tee-shirts sont inspectés par
une partie de ses 1 200 employés.
PROBLÈME DE PRODUCTIVITÉ
S’installer en Ouganda a du sens
au niveau économique, relève-
t-il, « pour la proximité avec la ma-
tière première », 25 % du volume
(résidus de branches, de feuilles,
fibres qui s’envolent) étant perdu
dans la transformation du coton
brut en fil ; son transport est donc
inutile et coûteux. Cependant
non seulement le prix de ses vête-
ments ne pourra jamais être com-
pétitif par rapport à la seconde
main, mais il ne l’est pas non plus
pour l’heure face au neuf en pro-
venance de Chine.
« Nous ne sommes pas très
loin », nuance-t-il, avant de dé-
tailler : « Si l’on regarde stricte-
ment nos coûts de production, on
est même plutôt à parité avec la
Chine. Mais nous avons deux
problèmes : la productivité de la
main-d’œuvre, en raison du faible
niveau de formation, et le prix de
la matière première. » L’entreprise
tente d’obtenir auprès du gouver-
nement, qui a le monopole des
ventes, un rabais de 20 % sur le
prix du coton brut. « Avec celui-ci,
nous pourrons être compétitifs
sur le marché local », défend-il.
L’économiste ougandais John
Walugembe note, de son côté, que
des mesures-clés manquent en-
core pour dynamiser le secteur.
Les volumes nationaux de coton
sont limités, et les consomma-
teurs aiment aussi d’autres ma-
tières. Si elle veut croître, la filière
devra donc importer annuelle-
ment des millions de mètres de
tissus divers et variés. Or, ces der-
niers n’ont pas encore été exemp-
tés de droits de douane, ce qui est
le cas au Rwanda, où l’industrie
s’est relativement bien dévelop-
pée ces dernières années. L’ana-
lyste souligne par ailleurs la forte
inadéquation entre la demande
et les pièces disponibles pour le
moment en Ouganda, qui s’enor-
gueillit notamment de produire
localement l’essentiel des unifor-
mes des écoles et de l’armée. « Ce
n’est pas vraiment les vêtements
que les gens ordinaires portent
tous les jours ! », remarque-t-il
avec humour.
De même, répondre aux envies
du marché local est l’un des défis
mentionnés par Fine Spinners.
Dix ans après son installation, son
directeur observe que, dans l’en-
semble, la population préfère les
qualités du polyester à celles du
coton. « En Europe, les gens se sou-
cient d’abord d’être à l’aise, pas du
fait que cela tienne longtemps. Ici,
le facteur capital d’achat, c’est la
durée de vie. » Déterminée à ré-
pondre à la demande locale, l’en-
treprise est en train d’installer des
machines afin d’incorporer du po-
lyester – importé, mais à un coût
très faible – dans ses vêtements.
En attendant, environ 30 % de ses
produits ont aujourd’hui l’Europe
pour destination. p
marion douet
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Michel Ciment
Critique de cinéma
U
ne pluie d’hommages,
par-delà les frontières.
A l’annonce de sa mort
à Paris, lundi 13 no-
vembre, figures et institutions du
septième art, confrères du monde
entier ont salué dans les médias et
les réseaux sociaux, sa carrière,
son amour insatiable du cinéma,
son immense culture. Michel Ci-
ment avait beau avoir la dent dure
à l’encontre de certains films et de
la critique des Cahiers du cinéma
(« l’ennemi historique »), mais éga-
lement de ce qu’il appelait « le
triangle des Bermudes » (les jour-
naux Libération, Le Monde, Les In-
rockuptibles), il s’est imposé
auprès de plusieurs générations,
comme l’une des grandes réfé-
rences dans le domaine qu’il a
passé à couvrir, par la voix et
l’écriture : le cinéma. Une passion
qui réunissait toutes les autres
dont on peut dire qu’elles l’ani-
maient autant, la littérature, la
peinture, le théâtre, la musique.
Professeur de civilisation améri-
caine à l’université Paris-VII, criti-
que historique de la revue Positif,
homme de radio où il fut socié-
taire permanent à l’émission de
France Inter Le Masque et la Plume
pendant un demi-siècle, auteur de
plusieurs ouvrages remarquables,
Michel Ciment est mort à l’âge de
85 ans, l’esprit, la curiosité, les ca-
pacités d’enthousiasme ou d’indi-
gnation intacts.
« Seule la mort pouvait lui ordon-
ner de se taire », écrit Jérôme Gar-
cin dans son hommage publié
dans L’Obs, mardi 14 novembre. Ce
long compagnon de route de
Michel Ciment au Masque et la
Plume affirmait sur ce dernier qu’il
était « le plus raffiné, le plus érudit
des critiques. Le moins blasé, aussi.
Comme si le temps, qui incline d’or-
dinaire au désabusement, n’avait
pas prise sur son enchantement ».
Ainsi a-t-on encore entendu sa
voix, pour la dernière fois, fin sep-
tembre sur les ondes de France In-
ter. Une quinzaine de jours plus
tard, le 18 octobre, Michel Ciment a
pu assister, ému, à l’ovation dont il
fut l’objet, lors du Festival Louis-
Lumière de Lyon où l’on célébra
ses soixante ans d’écriture criti-
que, certains de ses textes ayant
été lus devant le public par Thierry
Frémaux. Dans un communiqué,
le directeur de l’Institut Lumière a
souligné, mardi, que la mort de
Michel Ciment l’avait « plongé
dans une infinie tristesse ». Rappe-
lant au passage que le journaliste
et essayiste fut « l’interlocuteur
français des plus grands, parmi les-
quels Stanley Kubrick, auquel il a
dédié un ouvrage lu dans le monde
entier [Kubrick, Calmann Levy,
1980], Joseph Losey, Jane Campion,
Theo Angelopoulos, John Boorman
ou Elia Kazan [auxquels il consacra
des livres]. C’était aussi un décou-
A Paris, en juin 2019.
PHILIPPE MATSAS/LEEXTRA VIA OPALE. PHOTO
26 MAI 1938 Naissance
à Paris
1963 Premiers articles
dans « Positif »
1970 Rejoint l’équipe
du « Masque et la Plume »
13 NOVEMBRE 2023 Mort
à Paris
vreur de talents, voyageant de festi-
val en festival pour soutenir la
jeune création internationale ».
Né en 1938 à Paris d’un père juif
hongrois et d’une mère qui ne ré-
véla sa judéité qu’à l’âge de 95 ans,
sans que son fils, bousculé par
cette confession tardive, ait jamais
compris les raisons de ce secret,
Michel Ciment s’appela jusqu’à
ses deux ans Cziment, du nom de
son père (artisan couturier,
échappé de peu de la rafle du Vél’
d’Hiv), nom qui fut francisé après
la guerre, au grand regret du criti-
que – le patronyme Ciment lui
ayant fait essuyer pas mal de jeux
de mots vulgaires.
Alarmé par la fin de la critique
Très tôt, le jeune homme s’inté-
resse au cinéma. Et plus encore
peut-être, à la littérature. En hypo-
khâgne au lycée Louis-le-Grand, à
Paris, il a pour professeur de philo-
sophie Gilles Deleuze, avec qui il
prolonge les conversations à la
Brasserie Balzar, près de la Sor-
bonne. Il n’est pas encore question
de cinéma. Plus tard, quand De-
leuze travaillera à ses deux volu-
mes L’image-Mouvement, Cinéma
1 et 2 (Editions de Minuit, 1983 et
1985), il demandera à Ciment de
lui fournir de la documentation :
des articles parus dans Positif.
C’est dans cette revue que paraît
le premier article de Michel Ci-
ment, en 1963. Le jeune homme y
défend le film d’Orson Welles, Le
Procès, sur lequel la critique est
pour le moins divisée. Il ne quit-
tera plus Positif dont il deviendra
le directeur de la publication jus-
qu’à sa disparition, vilipendant les
Cahiers du cinéma, deux publica-
tions qui durant des années se li-
vrèrent une bataille sans nom.
Dès 1970, le journaliste intègre
l’équipe de critiques cinéma du
Masque et la Plume. Michel Ci-
ment y défendra, sans faillir, le ci-
néma ; s’alarmera de la disparition
non pas du 7e art (comme l’avait
annoncé Jean-Luc Godard), mais
de la critique, qu’il jugeait de plus
en plus médiocre et inculte. « Deux
dangers menacent la critique : le
populisme et l’élitisme », se plaisait
à répéter celui qui grâce aux ouvra-
ges remarquables qu’il laisse der-
rière lui, continuera à faire enten-
dre sa voix. Et celle des immenses
cinéastes dont il fut l’un des seuls à
recueillir tant de confidences. p
véronique cauhapé
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet
reviendra vers vous
dans les meilleurs délais
pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Paris.
Les familles Azout, Boullu,
Brossier, Dournon, Germain, Jaegge,
Pinel, Rosio-Bonnefond, Sanchis,
Vareyon et Vital-Durand,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. René Pierre BOULLU,
auteur
et ancien journaliste
de Libération,
survenu à Paris, le 12 novembre 2023,
à l’âge de soixante-seize ans.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 22 novembre, à 11 h 30, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e.
Nous remercions le personnel et le
docteur Bendaya de l’USPC Hôpital
Sainte-Perine, pour leur engagement.
Jacques BUISSON,
professeur émérite de droit
à l’université Paris-V,
nous a quittés dans sa quatre-
vingtième année.
Les obsèques ont eu lieu dans
l’intimité.
Guy et Christiane Buisson,
son frère et sa belle-sœur
et leurs enfants.
gagbuisson@gmail.com
Françoise, Jacqueline et Bruno
Deporcq,
ses frères et sœurs,
Sa famille canadienne et
vietnamienne,
Ses ami(e)s de nombreux pays,
ont la douleur de faire part du décès
de
Jean-Marie DEPORCQ,
survenu le 13 novembre 2023, dans la
dignité, à Montréal.
Annie Fabre,
son épouse,
Olivier, Isabelle et Rémi,
ses enfants,
Ses petits-enfants,
Ses arrière-petits-enfants
Et les familles Fabre, Loux,
Trautmann, Bidermann, Zuber,
font part du décès de
Michel FABRE,
de la Faculté de médecine
de Lille,
ex-praticien hospitalier
au CH de Salon-de-Provence
et peintre (sables, livres d’artistes),
survenu le 12 novembre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-seize ans.
Il sera inhumé dans la tombe
familiale, au cimetière protestant de
Nîmes, le 17 novembre, à 14 h 30.
Sincères remerciements à l’équipe
soignante de l’Ehpad de Montignac
qui l’a accompagné avec disponibilité
et afection jusqu’à son dernier soule.
Annie Fabre,
Ehpad Eugène Le Roy,
34, avenue de Lascaux,
24290 Montignac.
fabreolivier6068@neuf.fr
Après quatre-vingt-six années
riches en couleurs,
Jean-Jacques GAUSSEL
a plié bagages la nuit du 10 au
11 novembre 2023.
Sa famille et ses ami.e.s
l’accompagneront dans son dernier
voyage le vendredi 17 novembre, à
14 h 30, au crématorium de
Montfort-sur-Meu, avec tendresse.
Alain Girot,
son époux,
Ses enfants
Ses petits-enfants,
Ses sœurs,
Sa famille
Et ses amis,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
Françoise GIROT,
née LARBAUD,
présidente de chambre honoraire
de la cour d’appel de Douai,
chevalier de la Légion d’honneur,
survenu le 11 novembre 2023.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 22 novembre, à 11 heures,
au crématorium de La Rochelle.
Martina,
son épouse,
Philippe, Emmanuelle, Benoît, Ita
et Marco,
ses enfants,
Elia, Diego, Isaac, Alice et Victor,
ses petits-enfants,
Ses sœurs
Et tous ses proches,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Daniel GRAFFIN,
sculpteur,
survenu le 10 novembre 2023.
Les obsèques ont eu lieu ce jeudi
16 novembre, à Cuers (Var).
martinagrain@gmail.com
Paris. Marseille.
MM. Jérémie et Benjamin Grauer,
ses ils,
Mme Joana Houdayer,
mère de ses enfants,
Mme Lucienne Grauer Spindler,
son ex-épouse et compagne,
Mmes Corinne et Anaïs,
ses belles-illes,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
M. Philippe GRAUER,
professeur émérite
en science de l’éducation
à l’université Paris-VIII,
directeur du CIFPR,
Centre interdisciplinaire
de formation à la psychothérapie
relationnelle,
président engagé
et militant du Syndicat national
des praticiens en psychothérapie,
vice-président de l’AFFOP,
Association fédérative française
des organismes de psychothérapie
relationnelle et de psychanalyse,
psychothérapeute praticien
humaniste,
formateur, superviseur,
survenu le 10 novembre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
La famille remercie par avance
toutes les personnes qui prendront
part à notre peine.
Paris. Honleur.
Claudine et Pierre Larock,
leur ils, Marc
et son conjoint, David,
leur petit-ils, Edouard
et son épouse, Gabrielle,
ont la douleur de faire part du décès
de leur ils,
Pierre, Robert LAROCK,
né le 13 juillet 1952,
survenu le 11 novembre 2023.
Il dirigeait la galerie Katia Granof,
à Honleur.
Le recueillement de la famille et
des proches se fera le dimanche
19 novembre, à 10 h 30, lors de la
messe dominicale de l’église Sainte-
Catherine, à Honleur.
Il reposera auprès de sa grand-mère,
Rose GRANOFF
et de sa grand tante,
Katia GRANOFF.
La famille tient à remercier tout
particulièrement les équipes du CHU
de Caen (unité 6.12).
carnet | 21
Né en 1944, dans le Calvados, Le professeur Jacques Robert,
Louis LEVIONNOIS,
a été, dans la lignée de ses maîtres,
ancien président de l’université Paris-
Panthéon-Assas, ancien membre du
Conseil constitutionnel,
son époux,
le dixhuitièmiste Jacques Vier et
le médiéviste Charles Foulon, un
professeur de lettres marquant
pour ses élèves, mais aussi un
Anne-France Lucas, Élisabeth
Marguerat, Xavier et Olivier Robert,
critique littéraire, un grand voyageur ses enfants,
(Afrique, Chine, Tibet, Népal et toute
l’Europe), un poète et un diariste. Michelle, Florence et Nicolas,
Outre la publication de recueils de
ses belles-illes et son gendre,
poèmes et de journaux de voyages,
Caroline, Anne-Isabelle, Fanny et
Louis Levionnois n’a cessé, depuis
1962, de prononcer des conférences Hélène,
et de donner à des revues de ses petites-illes,
nombreux articles d’érudition sur
les sujets les plus divers.
Pierre-Olivier
et son épouse, Mathilde,
En 1984, il a obtenu successivement
le prix de la Fondation Verlaine délivré Baptiste, Clément, Eric, Louis,
Philippe, Paul, Mathieu,
par l’Académie française, puis le prix
Paul Damarix attribué par la Maison ses petits-ils,
de la Poésie, à Paris, ainsi que le prix
Armand Gol de l’Académie des lettres Elsa,
et des arts du Périgord. Enin, en 1995, son arrière-petite-ille,
on lui a décerné le grand prix de
Critique poétique.
Marie-Antoinette, Anne, Jacques-
Il laisse dans la peine, Christophe (†), Brice et François,
Julien, ses sœurs et frères
son ils ainsi que leurs conjoints,
et sa compagne,
Ses frères et sœurs, ont l’immense douleur de faire part
Ses cousins et cousines, du décès de
Ses neveux et nèces,
Son beau-frère et sa belle-sœur
Marie-Caroline ROBERT,
Ainsi que toute sa famille,
Ses amis née de BARY,
Et ses collègues émérites.
survenu le 10 novembre 2023, dans
La cérémonie aura lieu le vendredi son sommeil, dans sa quatre-vingt-
17 novembre 2023, à 9 h 45, au
septième année.
crématorium de Niort (Deux-Sèvres),
290, route de Coulonges.
Un culte d’action de grâce sera
Nous aurons également une pensée, célébré le vendredi 17 novembre, à
à cette cérémonie, pour 10 h 30, au Temple protestant, 26, rue
Rayon, à Bourg-La-Reine (Hauts-de-
Jeanne LEVIONNOIS, Seine).
sa défunte épouse. Famille Robert,
105 Boulevard Murat,
Un remerciement tout particulier
aux aide-soignants, inirmières et 75016 Paris.
agents de service hospitalier du
Cèdre Bleu, à Niort, pour leurs Nous faisons part du décès de
soins attentifs et respectueux des
personnes.
Fabienne SLYPER,
née VIDAL.
Bertrand Pulman,
son mari, Nous savons que notre douleur
Cyril et Juliette,
est vôtre tant elle était aimée de tous
ses enfants
et leurs conjoints, Julie et David, et toutes.
Cécile et Vincent,
sa sœur et son frère, La cérémonie se déroulera le
17 novembre 2023, à 14 h 45, au
ont la douleur de faire part du décès cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
soudain de devant l’entrée principale.
Martine PULMAN ESQUIROU,
Agathe, Alexandre, Michel
ancienne journaliste,
ancienne directrice Et l’ensemble de sa famille.
de communication,
Enghien-les-Bains (Val-d’Oise).
survenu le 13 novembre 2023.
Claude Thomas,
L’enterrement aura lieu dans
son ils,
l’intimité familiale, en Auvergne.
Une cérémonie religieuse sera a la profonde tristesse d’annoncer le
décès de
organisée par la suite à Paris.
Jean THOMAS,
Geneviève Reimeringer,
sa ille, chevalier de la Légion d’honneur,
Pierre Jamme, cadre supérieur retraité
son frère, d’Electricité de France,
Sylvie, Véronique, Matthieu, ancien administrateur
Philippe,
d’Electricité de France,
ses nièces et ses neveux
Ainsi que toute la famille ancien secrétaire général
Et ses nombreux amis, du Groupement national des cadres
de la Fédération CGT
ont la douleur de faire part du décès de l’Energie,
de
survenu le 10 novembre 2023, à
Mme Chantalle REIMERINGER,
Andilly, à l’âge de quatre-vingt-dix-
née JAMME,
ancienne diplômée de l’ENA huit ans.
promotion Guernica,
ancienne sous-préfet Une cérémonie civile sera célébrée
du Loir-et-Cher, le 20 novembre, à 15 heures, au
ancienne secrétaire général cimetière Nord d’Enghien-les-Bains
de L’UAP, (Val-d’Oise), rue Louis-Delamarre.
survenu le vendredi 10 novembre
thomasclaude111@yahoo.fr
2023, dans sa quatre-vingtième
année.
Livre
La cérémonie civile a eu lieu le
mercredi 15 novembre, à 14 h 15, au Que savez-vous sur la Guerre
crématorium de Pierres (Eure-et-Loir). en France de 1939 à 1945 ?
Pas de plaques, fleurs naturelles
Découvrez mon livre sur ce sujet
seulement.
(4 tomes - au total, 2128 pages)
écrit après vingt années de
Pompes funèbres Pinot-Chubilleau,
28330 Authon-du-Perche. recherches, en allant sur le site :
Tél. : 02 37 49 11 18. SergeAngericLivres.com
Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
Infographie Delphine Papin
Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
22 | enquête 0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023

A Chypre,
la « start-up island »
bouleversée par
la guerre en Ukraine
« CYPRUS CONFIDENTIAL » 2|2 Siège de milliers de firmes
du numérique, la plupart d’origine russe, le pays a vu
son économie et sa société perturbées par le conflit

limassol (chypre) - envoyé spécial de paiement à risque, vendeurs de technolo-

gies de surveillance, fermes de contenus…

A
la sortie de l’aéroport inter-
national de Chypre, à Lar-
naca, un gigantesque pan-
neau publicitaire accueille
les arrivants. Sur l’affiche ne
figurent ni le mouton sau-
vage ni la colombe, qui sont les deux symbo-
les nationaux de ce petit pays européen, mais
le personnage principal de Hero Wars, un jeu
vidéo surtout connu pour ses publicités
trompeuses sur les réseaux sociaux. Bienve-
nue dans le paradis européen des entreprises
spécialisées dans les nouvelles technologies.
Impôts ridiculement bas, proximité d’Israël
et de ses sociétés high-tech, conditions de vie
agréables, présence historique d’une impor-
tante minorité russe d’investisseurs fortu-
nés : comme le confirment les documents du
projet « Cyprus Confidential » coordonné par
le Consortium international des journalistes
d’investigation, auquel participe Le Monde,
Chypre est depuis une décennie une sorte de
hub pour les start-up et entreprises technolo-
giques, qui forment une part importante
d’une économie principalement tournée
vers la finance, la logistique et le tourisme.
Pour les sociétés russes et israéliennes du
secteur de la tech, Limassol, la capitale écono-
mique, située dans le sud de l’île, est devenue
l’équivalent de Dublin pour les Gafam : une
porte d’entrée en Europe. Mais, contraire-
ment à l’Irlande, Chypre accueille surtout de
petites et moyennes entreprises, pour beau-
coup spécialisées dans la « zone grise » de
l’économie numérique : sites pornographi-
ques, régies publicitaires agressives, services
Depuis près de deux ans toutefois, la vie de
la « start-up island » est bouleversée par un
événement extérieur : la guerre en Ukraine.
Le géant biélorusse du jeu vidéo de stratégie
Wargaming, présent dans l’île depuis 2009
avec des studios annexes, a, par exemple, su-
bitement fermé toutes ses activités en Russie
et en Biélorussie en avril 2022, et renforcé sa
présence à Nicosie, où il occupe un imposant
bâtiment de verre. A Limassol, plus de
10 000 Ukrainiens se sont installés depuis le
début de la guerre, d’après les estimations de
la mairie. La ville côtière a également connu
un afflux majeur de développeurs et d’ingé-
nieurs russes fuyant la mobilisation militaire
et le durcissement du régime.
« MIGRANTS RUSSES DE LA TECH » Dans leur majorité, les « migrants russes de Cet exode de travailleurs très qualifiés et
« Les arrivées du secteur de la tech à Chypre se LIMASSOL, la tech » sont loin d’être des admirateurs de d’investisseurs a eu un impact visible et im-
sont faites en plusieurs vagues », raconte
Alexeï Goubarev, multi-entrepreneur qui a
LA CAPITALE Vladimir Poutine. A la mi-septembre, lors de
la soirée d’ouverture de la Webmaster Access
médiat sur l’économie chypriote. En 2022,
1 200 entreprises étrangères, presque toutes
quitté la Russie il y a vingt et un ans pour ÉCONOMIQUE, SITUÉE Affiliate Conference, un salon professionnel du numérique, se sont installées sur l’île grâce
s’installer dans l’île, et cofondateur de Techis- du marketing numérique organisé à Limas- au seul programme spécifique du ministère
land, le groupement d’intérêt des sociétés du DANS LE SUD DE sol, presque tout le monde, du personnel de du commerce, faisant croître le produit inté-
secteur. « Plusieurs entreprises sont venues à
la fin des années 2000, avec la crise financière,
L’ÎLE, EST DEVENUE sécurité aux invités, parlait russe. Le clou de
la fête était pourtant une vente aux enchères
rieur brut du pays de 3 milliards d’euros, selon
les chiffres du gouvernement. Le secteur des
puis il y a eu des séries d’arrivées en 2012 et L’ÉQUIVALENT DE de tee-shirts et autres objets à l’effigie de Vo- technologies est le principal facteur ayant
en 2018, notamment dans le secteur du jeu vi- lodymyr Zelensky, dont les bénéfices allaient permis d’atteindre 5,6 % de croissance
déo. Une communauté s’est créée. Et puis, bien DUBLIN POUR LES en soutien à l’Ukraine. Des tensions existent en 2022, le double de ce qui avait été anticipé
sûr, il y a eu le déclenchement de la guerre en toutefois dans des entreprises qui comptent au début de l’année, et ce, alors que les touris-
Ukraine au début de 2022 et l’ordre de mobili- GAFAM : UNE PORTE souvent dans leurs effectifs à la fois des res- tes se sont faits moins nombreux.
sation décrété en septembre par la Russie : D’ENTRÉE EN EUROPE sortissants ukrainiens et russes. « J’ai été Pour les Chypriotes cependant, et comme à
beaucoup de jeunes ingénieurs se sont rendu blessée quand ma collègue ukrainienne a Dublin, cet afflux de capitaux et d’entrepri-
compte qu’ils pouvaient être mobilisés. » commencé à publier des messages disant que ses est loin de n’avoir que des bienfaits. Les
M. Goubarev explique avoir lui-même relo- “la Russie est l’agresseur”, glisse une cadre emplois créés (ingénieurs, spécialistes du
calisé à Chypre ses salariés présents jusque-là russe d’une entreprise de marketing numé- marketing ou de la finance) sont majoritaire-
en Russie ; il a renoncé à son passeport russe. rique. On veut tous que cette guerre s’arrête. » ment pris par des étrangers, même si Techis-

La cybersurveillance, entre opacité juridique et optimisation fiscale

Le groupe Intellexa, fournisseur du logiciel espion Predator, a mis en place une infrastructure financière complexe depuis l’île européenne

U n empire fondé sur la

vente illégale de techno-
logies de surveillance in-
trusives, en pleine Europe : les do-
cuments du projet « Cyprus Con-
fidential » éclairent pour la pre-
mière fois de vastes pans de
l’infrastructure financière mise
en place autour d’Intellexa et de
son fondateur, l’israélo-chypriote
Tal Dilian, dont Chypre est le
centre névralgique.
Intellexa est l’ombrelle de plu-
sieurs sociétés discrètes de cyber-
surveillance, mais est surtout
connue pour son logiciel de sur-
veillance Predator, capable d’ab-
sorber toutes les données d’un té-
léphone portable. Elle est sous le
coup de multiples enquêtes pour
avoir fourni, parfois hors de tout
cadre légal, des outils de sur-
veillance particulièrement inva-
sifs à des régimes autoritaires
(Soudan, Vietnam, Egypte ou en-
core Madagascar, comme l’a ré-
vélé Mediapart).
Ses logiciels ont également été
utilisés en Europe pour des sur-
veillances illégales, visant notam-
ment des journalistes ou élus
d’opposition en Grèce. Le groupe
est par ailleurs un important
fournisseur d’autres outils de sur-
veillance, dont des intercepteurs
de communications téléphoni-
ques IMSI-catchers.
Bilans financiers, courriels, fac-
tures… Les documents consultés
par Le Monde montrent que Tal
Dilian ne réservait pas ses innova-
tions au seul domaine technique :
il a aussi su faire preuve de créati-
vité en matière fiscale. De quoi
confirmer les soupçons du par-
quet européen, qui le suspecte de
s’être livré à de l’évasion fiscale à
grande échelle, selon les informa-
tions du média Euractiv.
Les fichiers analysés pour « Cy-
prus Confidential » ne représen-
tent qu’une partie de la « toile »
d’Intellexa, puisqu’ils ne contien-
nent notamment pas les informa-
tions financières des filiales du
groupe qui développent le logiciel
espion Predator. Ils ont néan-
moins permis d’identifier des di-
zaines de sociétés-écrans dans
plusieurs pays européens ainsi
qu’à Hongkong et dans les îles
Vierges britanniques. Ils dévoi-
lent comment Tal Dilian a tout fait
pour camoufler la nature de ses
activités et échapper aux impôts,
profitant de la passivité des en-
quêteurs chypriotes et européens.
Alertes du cabinet comptable
Dans ce montage, une personne
apparaît comme centrale : Sara
Hamou, la compagne de Tal Di-
lian. Avocate spécialisée dans la
création de sociétés à l’étranger,
elle occupe plusieurs postes-clés
dans des entreprises vendant les
produits d’Intellexa ou lui fournis-
sant des services. Elle siège au con-
seil d’administration d’une dou-
zaine de sociétés et est décrite
dans le rapport du Parlement
européen sur les logiciels de cy-
bersurveillance comme « une fi-
gure centrale du réseau d’entrepri-
ses [d’Intellexa] ».
Ces sociétés se facturent entre el-
les des prestations floues, parfois
pour des montants importants, à
tel point que le cabinet comptable
chargé de valider les bilans de Cen-
sura, l’entreprise de Sara Hamou
spécialisée dans la création de so-
ciétés à l’étranger, lui envoie des
alertes à plusieurs reprises.
En préparant le bilan d’une en-
treprise gérée par Sara Hamou, le
cabinet note ainsi, dans des ter-
mes d’une étonnante fermeté,
que, « une fois de plus, les dépenses
sont bien plus élevées que les reve-
nus […]. L’entreprise a un chiffre
d’affaires de 58 410 euros, et les
frais de voyage et de sous-traitance
représentent 83 000 euros environ.
C’est le cas depuis plusieurs années,
et non seulement cela n’a aucun
sens du point de vue opérationnel,
mais c’est aussi un risque fiscal ».
Plusieurs holdings enregistrées
dans le paradis fiscal des îles Vier-
ges britanniques accueillent et
font transiter l’essentiel de l’ar-
gent du business de la sur-
veillance. En 2014, Tal Dilian et
cinq partenaires revendent le
groupe Circles (géosurveillance,
interceptions) à NSO Group, poids
lourd du secteur, qui développera
peu après le puissant logiciel es-
pion Pegasus. La cession, qui se
chiffre à 130 millions d’euros, dont
20 millions pour Tal Dilian, s’effec-
tue sans vraiment payer d’impôts.
Et pour cause : les filiales de Cir-
cles ont été cédées à Iota Holdings
Limited, une société chypriote,
avant d’être revendues à Triangle
Holdings, la maison mère de NSO
Group au Luxembourg. Certaines
de ces filiales ont ensuite été re-
vendues à une société-écran des
îles Vierges britanniques, Global
Seven Group LP, la holding de…
Tal Dilian et de ses associés, qui
possédait initialement Circles.
Après ce tour de passe-passe fi-
nancier, Global Seven touchera
les deux années suivantes plus de
70 millions d’euros de dividendes
de ces filiales, pour des raisons
peu claires. A la même époque,
NSO Group signe ses premiers
contrats d’ampleur, notamment
au Mexique, où l’entourage du fu-
tur président de la République,
Andres Manuel Lopez Obrador,
sera visé par Pegasus en 2016.
Depuis, et malgré de multiples
enquêtes en Europe et des sanc-
tions aux Etats-Unis, Tal Dilian et
Sara Hamou poursuivent leurs
opérations depuis Chypre. Contac-
tés, aucun des deux n’a répondu
aux sollicitations du Monde.
La réponse européenne aux
scandales de surveillance a été dé-
sespérément faible, estime So-
phia in’t Veld, l’eurodéputée néer-
landaise (Renew) qui a dirigé la
commission d’enquête sur le su-
jet : « Intellexa est sur la liste noire
des Etats-Unis, et pendant ce
temps on continue de lui dérouler
le tapis rouge en Europe ! »
En attendant, la vente d’outils
de surveillance reste un com-
merce rentable. Les documents
de « Cyprus Confidential » lèvent
un coin de voile sur la fortune
personnelle de Tal Dilian et de sa
compagne. Ils révèlent l’existence
d’un fonds, MNT Investments
LTD, qui sert à l’homme d’affaires
de véhicule d’investissement
dans des sociétés de technologie
ou des projets immobiliers, en Is-
raël comme aux Etats-Unis, doté
de plusieurs millions d’euros. p
jérémie baruch
et damien leloup
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
land assure que pour trois postes dans le sec-
teur de la tech, deux emplois indirects sont
créés. Surtout, le coût de la vie a explosé. A Li-
massol, certains loyers ont quasiment été
multipliés par quatre depuis 2016, selon les
témoignages de résidents, et les tarifs des lo-
cations sont désormais comparables à ceux
de Paris. Des prix abordables pour des infor-
maticiens payés entre 4 000 euros et
5 000 euros par mois, mais inaccessibles
pour de très nombreux salariés, dans un pays
où le salaire minimum est fixé à 940 euros.
Sans compter qu’il faut s’armer de patience
pour trouver un bien : le marché est telle-
ment saturé que toutes les agences immobi-
lières ont ouvert des listes d’attente. Un peu
partout en ville, des publicités incitent à
acheter sur plan des appartements dans des
complexes luxueux en cours de construction
par dizaines, sur le front de mer et dans le
centre-ville. Les services publics, notamment
les écoles, sont également engorgés. « On
peut estimer qu’il manque environ 10 000 ap-
partements à Limassol », selon M. Goubarev.
« Ce sont des problèmes qui devront être ré-
glés par le marché », juge Nicos Nicolaides, le
maire de Limassol (Mouvement pour la dé-
mocratie sociale, centre gauche et nationa-
liste). « Ce n’est pas facile d’intervenir pour une
municipalité, mais l’Etat a lancé des mesures
incitatives pour la construction de nouveaux
logements. Nous faisons ce que nous pouvons
pour accélérer les permis de construire, pour
de nouvelles écoles ou immeubles de bu-
reaux », explique-t-il au Monde.
INÉGALITÉS FISCALES CRIANTES
Ces bouleversements économiques alimen-
tent un net ressentiment, pas tant à l’adresse
des arrivants russes et ukrainiens qu’envers
les migrants plus pauvres et à la peau plus
foncée. Début septembre, de violentes émeu-
tes ont visé des commerces tenus par des Sy-
riens, des Egyptiens ou des Vietnamiens. Un
choc, dans une ville prospère et réputée
calme et sûre, et « une alerte, même si c’est
heureusement resté un incident isolé », estime
le maire. « Bien sûr, les conditions sociales peu-
vent avoir joué un rôle dans ces violences, et il y
a des immigrés illégaux à Chypre, comme par-
tout en Europe. Mais nous sommes fiers d’être
une ville internationale et multiculturelle. »
Face à l’afflux de capitaux, dix ans après la
crise financière et la faillite de la deuxième
banque du pays, la Laiki, rares sont les voix
qui appellent à une meilleure redistribution
des richesses ou à une correction d’inégalités
fiscales criantes. Une myriade d’exemptions
permettent aux dividendes et aux royalties
d’échapper à toute taxation et, au prix de
quelques « optimisations » simples, les en-
treprises de la fintech, du numérique, ou les
holdings d’investissement peuvent atteindre
un taux d’imposition effectif sur les sociétés
de 2,5 %. « En dehors de Chypre et de Malte,
vous ne trouverez nulle part en Europe de
montage qui permette de descendre sous les
9 % ou 10 % », expliquait ainsi l’avocat fisca-
liste chypriote Charles Savva, lors de la Web-
master Access Affiliate Conference, à des en-
trepreneurs de la tech envisageant de s’ins-
taller sur l’île. « Et soyez sans crainte, lorsqu’il
y a des changements dans la loi, c’est toujours
CE QU’IL FAUT SAVOIR
au bénéfice des investisseurs. »
A l’échelle de ce pays d’un peu plus de 1 mil-
lion d’habitants, les entreprises du numéri-
que ont obtenu ces dernières années un poids
politique non négligeable. Techisland, qui re-
groupe la plupart de ces sociétés, agit à la fois
comme cercle d’entraide et lobby politique.
L’entreprise accueille régulièrement des mi-
nistres qui mènent des conférences lors des
événements qu’elle organise, et finance sur
ses fonds propres des projets caritatifs, par-
fois directement alignés sur les objectifs du
gouvernement. En juin, l’organisation signait
ainsi un chèque de 400 000 euros pour cofi-
nancer un projet du ministère de l’intérieur
visant à construire des centres d’accueil pour
les réfugiés. En parallèle, le groupe d’intérêt
milite également pour un assouplissement
de la délivrance des visas pour les travailleurs
du numérique et la simplification des procé-
dures de naturalisation. M. Goubarev se féli-
cite notamment d’avoir contribué à obtenir
un assouplissement de certains seuils d’im-
position ou encore l’abrogation d’une dispo-
sition interdisant en pratique aux conjoints
d’immigrés disposant d’un permis de travail
d’exercer une activité professionnelle.
Si la lutte contre la vie chère figurait au pro-
gramme de Nikos Christodoulides, le nou-
veau président (indépendant, centriste) élu
en février dernier, la campagne comme ses
premiers discours ont surtout été marqués
par ce qui reste le sujet politique majeur de
Chypre : la partition de l’île, dont une large
partie nord est toujours sous le contrôle de
l’armée turque. Aucune réforme fiscale n’est
prévue. Au début du mois de septembre,
M. Christodoulides était présent à un événe-
ment organisé par Techisland pour y vanter
les mérites de sa politique envers les inves-
tisseurs, et assurer les entrepreneurs du nu-
mérique de sa reconnaissance pour leur
« importante contribution à l’évolution et à
l’avancement de l’économie de Chypre ». p
damien leloup
FIN
LÉA GIRARDOT POUR « LE MONDE »
« Cyprus Confidential » met
en lumière comment le pays
reste un centre financier
opaque, un havre pour l’ar-
gent russe et une zone grise de
la cyberéconomie. La petite île
méditerranéenne s’est laissé
déborder par son industrie
offshore et est devenue le
maillon faible des Vingt-Sept
dans la lutte contre les flux
financiers douteux, qui y
trouvent une porte d’entrée
dans l’Union européenne.
L’enquête s’appuie sur une
fuite de documents de six
cabinets de services finan-
ciers chypriotes et du registre
de sociétés i-Cyprus. Ces
« leaks » ont été obtenus par
le Consortium international
des journalistes d’investiga-
tion, l’Organized Crime and
Corruption Reporting Project
et le site d’investigation alle-
mand Paper Trail Media, avec
l’appui de Distributed Denial
of Secrets, puis partagés avec
69 médias, dont Le Monde.
Un centre high-tech
de l’industrie du porno
L’île est devenue en une décennie un carrefour majeur
du secteur, notamment grâce à ses avantages fiscaux
limassol (chypre) - envoyé spécial
D es plages paradisiaques, des bars
à cocktails branchés, des yachts
de luxe… Et des sites pornogra-
phiques par dizaines. En une décennie,
Chypre s’est imposée comme un rouage
central de l’industrie du X à l’échelle mon-
diale, comme le détaillent les documents
du projet « Cyprus Confidential ». Contrai-
rement à la République tchèque ou aux
Etats-Unis, Chypre n’abrite pas de studios
de tournage. Certains des plus grands
groupes mondiaux de « sites pour adul-
tes » en ont pourtant fait leur base en Eu-
rope, comme Aylo (ex-MindGeek, qui pos-
sède Pornhub, YouPorn et plusieurs stu-
dios aux Etats-Unis) ou Wisebits, maison
mère de Stripchat et de xHamster, l’un
des « tubes » (sites gratuits de vidéos) les
plus visités au monde. Les documents de
« Cyprus Confidential » montrent que
des dizaines d’autres sociétés du secteur
y ont établi leur siège ou des filiales, tout
comme des entreprises de marketing ou
de publicité qui acceptent de travailler
avec des sites X, à l’image de CrakRevenue.
Pour quelle raison ? Dans les allées du sa-
lon de marketing Webmaster Access Affi-
liate Conference, organisé à Limassol (sud
de l’île) et qui a rassemblé à la mi-septem-
bre de nombreuses entreprises liées au
monde du porno, un élément de réponse
faisait l’unanimité : « les impôts ». « Il y a
beaucoup de dispositions spéciales qui ren-
dent l’installation très intéressante », no-
tait une employée de Stripchat, un site de
« cams » dont le siège est à Limassol. En
plus d’un taux d’imposition effectif qui
peut descendre à 2,5 % au prix de quelques
arrangements, Chypre n’impose quasi-
ment pas les dividendes et les royalties.
Ces particularités en font une destina-
tion idéale pour une industrie dans la-
quelle les grands groupes font en général
transiter l’argent entre sociétés. Leur ob-
jectif, sous-jacent, est d’obtenir des résul-
tats faibles pour payer le moins d’impôts
possible. La maison mère facture donc à
ses filiales des redevances de droits
d’auteur, dont la nature est faiblement
imposée à Chypre, pour les contenus ou
l’utilisation de ses plates-formes infor-
matiques. Dans le jargon de l’optimisa-
tion fiscale, on appelle cela une « IP box »,
une « boîte à propriété intellectuelle ».
Le jeu des succursales
Les documents que Le Monde et ses parte-
naires ont pu consulter montrent ainsi
comment MG Freesites, une succursale
d’Aylo concentrant une grosse partie des
revenus du groupe, n’a payé en 2019 que
2 millions d’euros d’impôts, pour un chif-
fre d’affaires de 248 millions d’euros.
En reversant plus de 220 millions d’euros
à d’autres filiales du groupe pour des pres-
tations diverses, dont 84 millions d’euros
de droits d’auteur, l’entreprise affiche à
terme un résultat modeste. Les docu-
ments suggèrent que l’essentiel des pro-
fits du groupe transite par Chypre avant
de partir vers d’autres filiales, en Irlande
ou au Luxembourg. Ces montages d’opti-
misation fiscale sont, sur leur principe,
parfaitement légaux. Mais Aylo pousse le
jeu des succursales plus loin que la plupart
des entreprises : Le Monde a comptabilisé
plus de 175 sociétés lui appartenant dans
une dizaine de pays. Certaines ont fermé
ou sont inactives. Depuis son rachat par le
fonds d’investissement Ethical Capital
Partners en début d’année, le groupe a
commencé à fermer et à réorganiser cer-
taines de ses filiales-clés au Luxembourg,
comme le montrent les documents du
registre du commerce du duché.
Sollicité, Aylo explique ne pas « évoquer
publiquement les questions de finances, de
structure d’entreprise ou de ressources hu-
maines », mais confirme « procéder à des
fermetures stratégiques » de filiales inacti-
ves pour « optimiser le fonctionnement du
groupe ». L’entreprise se dit très satisfaite
des performances de son bureau à Chy-
pre, « ouvert depuis dix ans et qui compte
plusieurs centaines d’employés ». « Chypre
a une communauté spécialisée dans la
tech bouillonnante et certains des
meilleurs viviers de candidats à l’embau-
enquête | 23
LA PLUPART DES
SOCIÉTÉS DE CONTENUS
POUR ADULTES
APPARTIENNENT À
− ET EMPLOIENT
PRINCIPALEMENT −
DES RESSORTISSANTS
RUSSES, BIÉLORUSSES
ET UKRAINIENS
che possibles », estime un porte-parole.
Pour les éditeurs de sites pour adultes,
Chypre présente un deuxième intérêt :
l’île accueille des services de finance et de
paiement, dont des entreprises acceptant
de travailler avec les sociétés du porno. En
effet, quasiment toutes les grandes ban-
ques et services « grand public » de paie-
ment refusent les clients de l’industrie du
sexe, pour des raisons d’image et de res-
ponsabilité juridique. En 2020, après la
publication d’une enquête du New York
Times, Visa et Mastercard avaient coupé
les ponts avec Pornhub, avant d’étendre
le blocage à d’autres filiales.
Les banques rechignent aussi à travailler
avec les sites pornographiques parce que
leurs paiements sont particulièrement « à
risque », avec de forts taux de rejet et de
demandes d’annulation. A Chypre, plu-
sieurs sociétés se sont engouffrées dans
ce marché risqué mais lucratif, en propo-
sant des systèmes de paiement pour les
sites pornographiques en cryptoactifs ou
par carte bancaire, mais avec une com-
mission plus élevée que pour des com-
merces classiques. Parmi ces entreprises,
une d’entre elles se démarque : Payabl.
La société, installée à Limassol, a été fon-
dée par d’anciens cadres de Wirecard, la
star de la Bourse allemande qui a fait
faillite en 2020 dans un scandale retentis-
sant, et dont l’ancien directeur général
adjoint, Jan Marsalek, est toujours en fuite
à l’étranger. Les comptes de l’entreprise de
services financiers avaient été grossière-
ment maquillés, notamment pour mas-
quer le fait que ses rares clients réels
étaient principalement issus des secteurs
du jeu en ligne et de la pornographie.
Payabl semble avoir récupéré l’essentiel
des parts de marché de son prédéces-
seur : des éléments techniques accessi-
bles en ligne suggèrent que, en 2022, la
société a notamment géré tous les paie-
ments du groupe Wisebits. Et les affaires
marchent :cette année-là, Payabl a offert
à tous ses employés chypriotes… une
BMW neuve. Sollicitée par Le Monde, l’en-
treprise n’a pas donné suite.
Beaucoup plus discrète qu’Aylo, Wise-
bits, l’une des plus grandes entreprises de
sites pornographiques au monde dont
le siège se situe à Chypre, se présente
comme une simple société de technolo-
gie. Le groupe possède pourtant un petit
empire du porno, dont on ne trouve nulle
trace sur son site, et se fait également peu
disert sur ses propriétaires. La plupart des
cadres sont chypriotes, mais la majorité
de ses employés et ses propriétaires sont
russes. En 2021, le magazine allemand Der
Spiegel avait identifié ses deux principaux
actionnaires comme étant les entrepre-
neurs russes Oleg Netepenko et Dmitry
Gusev. A l’adresse mentionnée comme
étant son siège à Limassol, Le Monde n’a
trouvé qu’un petit immeuble d’apparte-
ments. Wisebits n’a pas répondu à de
multiples demandes d’entretien.
Comme de très larges pans de l’écono-
mie numérique de Chypre, et à l’exception
notable d’Aylo, la plupart des sociétés de
contenus pour adultes de l’île appartien-
nent à − et emploient principalement −
des ressortissants russes, biélorusses et
ukrainiens. « Dans ce secteur, le conflit en
Ukraine n’existe pas », ironise Andy Wull-
mer, surnommé « Traffic Captain », un vé-
téran de l’industrie pornographique qui
travaille désormais pour une société de
marketing spécialisée dans les sites X. p
da. l.
24 |
CULTURE
Le fort désir
de chapiteau
des circassiens
Nombre d’artistes qui participent
à La Nuit du cirque se déroulant
du 17 au 19 novembre disent
leur attachement à l’itinérance
ENQUÊTE
le mans
B
leu, rouge, jaune. Les co-
des couleur du cirque
claquent sur le ciel bleu.
La toile multicolore du
nouveau chapiteau du Plongeoir,
labellisé Pôle national du cirque,
hisse haut le drapeau des arts de
la piste. Inauguré en 2022, cet es-
pace permanent, conçu au Mans
dans une démarche écologique
par l’architecte Christophe Theil-
mann, sert d’écrin à une arène cir-
culaire, des gradins de 400 places,
sous une coupole en bois de
20 mètres de haut.
« Il y a un confort de travail, tout
en conservant le côté brut, s’en-
thousiasme Richard Fournier,
le directeur. Mais c’est d’abord
un lieu de vie, au centre duquel
sont donnés des spectacles. » Re-
présentation ou pas, une per-
FESTIVAL D’AUTOMNE 2023
ANGELA DAVIS
Conversation avec
Elvan Zabunyan
Dimanche 19 novembre
à 17h au Théâtre de la Ville
– Sarah-Bernhardt
Retransmission en direct
sur festival-automne.com
sonne accueille chaque jour les
habitants du quartier dans le café.
Comme 216 établissements en
France, en Allemagne, en Polo-
gne, jusqu’au Burkina Faso et
même à Taïwan, le Plongeoir fête,
du vendredi 17 au dimanche
19 novembre, la cinquième édi-
tion de La Nuit du cirque, organi-
sée par l’association Territoires de
cirque. Depuis le premier rendez-
vous, en 2019, la « Nuit » s’est mul-
tipliée par trois et additionne
275 propositions. Au Plongeoir,
samedi 18 novembre, une Pyjama
Party, avec dix-sept circassiens et
musiciens, sous la houlette du
jongleur Johan Swartvagher, ras-
semblera le public jusqu’au ma-
tin. « C’est une traversée sous le si-
gne de la bienveillance, souligne
Richard Fournier. Chaque specta-
teur se verra attribuer un ange
gardien. » Entre des performan-
ces et des ateliers en tête à tête
Le Plongeoir, au Mans, en novembre 2022. THOMAS BROUSMICHE
avec un artiste, un boulanger pé- Fournier. De plus en plus de jeunes
trira et cuira la pâte à pain en di- artistes sortent des écoles supé-
rect pour le petit déjeuner. rieures avec des pièces en solo ou
Le Plongeoir appartient au ré- en duo imaginées pour des salles
seau des quatorze Pôles natio- “en frontal”. Si l’on continue
naux du cirque, dont l’une des comme ça, ce qui fonde le cirque
missions est de soutenir dans un risque de disparaître. »
espace dédié les spectacles sous
chapiteau. « Défendre l’écriture Menace sérieuse
circulaire sous chapiteau est cru- Ce cri d’alarme trouve un écho
cial actuellement, affirme Richard chez nombre de professionnels
du cirque contemporain. Codirec-
teur de L’Azimut, à Antony (Hauts-
de-Seine), Marc Jeancourt con-
firme : « Les dernières troupes is-
sues du Centre national des arts
du cirque [à Châlons-en-Champa-
gne] qui ont acheté un chapiteau
sont AOC et Galapiat, et c’était il
y a plus de dix ans. La réalité du
chapiteau semble déconnectée de
l’enseignement. Les jeunes n’ont
plus les moyens de rêver du chapi-
teau et ne créent plus de grandes
formes circulaires. » Conséquence
directe : les programmateurs font
appel aux compagnies austra-
liennes et québécoises lorsqu’ils
ont envie d’une production d’en-
vergure. Ce qui n’empêche pas les
enseignes historiques françaises
comme Rasposo, Trottola ou
Aïtal de tourner beaucoup.
Si la menace est sérieuse, la si-
tuation n’est pas si sombre. A la
tête du festival Village de cirque,
à Paris, Marie Chapoullié et
Rémy Bovis fêtent, en septembre,
les 20 ans de cette manifestation
qui investit la pelouse de Reuilly
avec quatre chapiteaux pour « re-
vendiquer ce lieu essentiel de li-
berté et de mixité sociale ». Une
centaine de toiles de compagnies
de cirque contemporain sont sur
Une empreinte carbone compétitive
en dépit de sa réputation de pas-
soire thermique, le chapiteau
commence à faire parler de lui
positivement dans le contexte de
crise actuel. « Si l’on approfondit la
question de son fonctionnement
en le comparant avec celui des sal-
les de spectacle, il n’a besoin d’être
chauffé qu’une heure avant la re-
présentation et pendant, ce qui
n’est pas le cas des théâtres, ana-
lyse Marc Jeancourt, de L’Azimut,
à Antony (Hauts-de-Seine). Par
ailleurs, il se pose en milieu rural
et en périphérie, et il est en “circuit
court” : pas besoin de prendre
sa voiture pour y venir. »
Ces différents aspects stimulent
Angela Davis 2019 © KK Ottesen
les réflexions des acteurs du spec-
tacle vivant. Dans le cadre du dis-
positif Mieux produire, mieux
diffuser, engagé par le ministère
de la culture, les problématiques
du chapiteau sont auscultées
sous tous les angles. Un « plan
chapiteaux » pour « mettre en
Une toile coûte
entre 30 000 et
300 000 euros.
Elle entraîne
une économie et
un mode de vie
sans concession
les routes. « On note même, depuis
six ans, un nouvel engouement
pour le chapiteau », insiste Yannis
Jean, délégué général du Syndi-
cat des cirques et compagnies
de création, qui rassemble 250 ad-
hérents. Dans le même élan, l’ap-
parition de chapiteaux insolites
donne un coup de fouet à l’image-
rie traditionnelle. Une yourte kir-
ghize abrite Lulu Koren ; un silo,
Boris Gibé ; le camion-théâtre du
magicien Yann Frisch se balade
partout, comme le chapiteau
gonflable de la compagnie Ea Eo.
Le rêve de chapiteau n’est pas
une mince affaire. Une toile coûte
entre 30 000 et 300 000 euros.
Elle entraîne une économie et un
mode de vie sans concession.
Dans le spectacle Carmen n’est pas
un opéra !, La Famille Morallès ra-
conte cinquante ans de hauts et
de bas sous la toile. Sylvie Delaire,
62 ans, a commencé le trapèze en-
fant dans le cirque familial, qui
a fait faillite en 1983. Après diffé-
rents contrats, elle a racheté
en 2022 un petit chapiteau avec
son mari, Bernard Delaire, qui
l’accompagne sur la piste, dans la
mise en scène de Jean Charmillot.
œuvre 100 salles de spectacle sur
le territoire » est sur la table.
« C’est un projet culturel itinérant
au service de la diversité des terri-
toires et des habitants, précise Yan-
nis Jean, délégué général du Syndi-
cat des cirques et compagnies de
création. Le chapiteau peut être hy-
percompétitif. Il peut accueillir des
résidences longues d’artistes et of-
fre de nouvelles capacités de diffu-
sion. Il est aussi un outil proche des
gens de tous les milieux. Et, lors-
qu’on sait que 85 % des Français ne
franchissent pas la porte d’un théâ-
tre au moins une fois par an… »
Une « source d’inspiration »
Implanter cent chapiteaux coûte-
rait 5 millions d’euros annuels
(coûts de montage et de démon-
tage). Ces enjeux, et plus précisé-
ment celui de l’empreinte car-
bone, sont au cœur de l’opération
« Vers un éphémère durable », col-
laboration pour la décarbonation
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
« On est repartis sur les routes en
réduisant tout au maximum, indi-
que-t-elle. On a un camion et trois
caravanes. C’est compliqué, l’itiné-
rance, mais c’est ma vie, et je ne
peux pas l’imaginer autrement. »
Cette passion emporte égale-
ment Maël Tortel, équilibriste, qui
a fondé le Cirque Pardi ! en 2011.
Pour maintenir à flot sa troupe
de vingt-cinq personnes (dont
quinze acrobates, six enfants, une
institutrice, une cuisinière) et le
spectacle Low Cost Paradise, il na-
vigue entre contrats avec des
lieux labellisés et autoproduc-
tion. « Pour avoir des tournées co-
hérentes, d’un point de vue finan-
cier et humain, je profite des trous
du planning pour démarcher les
mairies et nous installer dans des
endroits non institutionnels, expli-
que-t-il. Et là, on fait tout nous-mê-
mes : l’affichage, la billetterie… »
Cet aspect tout-terrain, le collec-
tif Cirque Queer commence à l’ex-
périmenter. Depuis 2021, ces
treize artistes et techniciennes
croient dur comme fer dans le
chapiteau. « Nous avions envie
d’un refuge, d’une maison à nous,
précise Marthe, acrobate. Nous
voulions aussi nous affranchir de
la dépendance des salles. Le chapi-
teau porte notre vision esthétique
et politique, où peuvent s’entre-
choquer le populaire, le familial et
la désinvisibilisation des person-
nes queer. » Un enjeu majeur mis
en scène dans Le Premier Artifice,
entre cirque et freak show. p
rosita boisseau
La Nuit du cirque, du 17 au
19 novembre. Lanuitducirque.com
du chauffage des structures itiné-
rantes, portée, à partir de jan-
vier 2024 et pendant trois ans, par
le Centre international des arts
en mouvement (CIAM), à Aix-en-
Provence (Bouches-du-Rhône).
Leur proposition a été retenue
dans le cadre de l’appel à projets
Alternatives vertes dans les in-
dustries culturelles et créatives,
de France 2030.
« Il s’agit de trouver une solution
concrète pour décarboner le
chauffage des structures éphémè-
res comme les chapiteaux, qui
sont aujourd’hui majoritairement
chauffés au fioul, résume Chloé
Béron, directrice du CIAM. Cela
apparaît contre-intuitif, mais leur
capacité à s’implanter n’importe
où et à n’avoir une empreinte
écologique que pendant un temps
d’usage réduit peut être une
source d’inspiration au-delà de
ce secteur. » p
r. bu
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Théo Ceccaldi déploie
sa palette musicale à Africolor
La 35e édition du festival s’ouvre vendredi 17 novembre à Pantin, en Seine-
Saint-Denis, avec Kutu, groupe franco-éthiopien du violoniste de jazz
RENCONTRE
A
fricolor démarre avec
entrain, vendredi 17 no-
vembre, avec Kutu, fié-
vreuse formation fran-
co-éthiopienne du violoniste de
jazz français Théo Ceccaldi. La
note, transmise le 14 septembre
par le ministère de la culture,
enjoignant, sur instruction du
ministère de l’Europe et des
affaires étrangères, de suspendre
toute coopération avec le Mali, le
Niger et le Burkina Faso a laissé
d’abord Sébastien Lagrave, direc-
teur du festival, abasourdi, et dans
« une colère froide ». Mais, après
réaménagement de la program-
mation, quelques annulations
(Nahawa Doumbia, BKO…) et des
dérogations accordées au cas par
cas par le ministère de la culture,
Africolor prend néanmoins son
envol avec une programmation
goûteuse.
Joint par téléphone, le violoniste
Théo Ceccaldi (« Révélation de
l’année » aux Victoires du jazz
2017) détaille avec enthousiasme
deux projets qui l’animent en ce
moment : Kutu et Twende Pamoja.
De fiévreuses propositions musi-
cales qu’il présentera lors de la
35e édition du festival francilien et
qui mettent en évidence l’attrac-
tion qu’exercent sur lui les musi-
ques urbaines d’Afrique de l’Est. A
commencer par le groove d’Addis-
Abeba. Un son qu’il a découvert,
comme beaucoup de jeunes musi-
ciens européens, à travers la col-
lection « Ethiopiques » (distribuée
par Buda Musique), créée par le
producteur discographique Fran-
cis Falceto. Une révélation exci-
tante qui l’a poussé à se plonger,
en 2019, dans la capitale éthio-
pienne, où est né le projet Kutu.
Ce voyage formateur débou-
chera sur la rencontre des chan-
teuses Hewan Gebrewold et Hale-
luya Tekletsadik, autour desquel-
les il créera Kutu avec son frère Va-
lentin Ceccaldi (basse), Cyril Atef
(batterie) et Akemi Fujimori (cla-
viers). Après un premier passage
en 2021, avant la sortie de l’album
Guramayle (Brouhaha/Bigwax,
2022), Kutu revient à Africolor avec
une seule des deux chanteuses
éthiopiennes, Hewan Gebrewold,
et une autre voix, la chanteuse
mauritanienne Noura Mint Sey-
mali, découverte sur disque par
Théo Ceccaldi. « J’étais fan de sa
musique, dit le musicien. Elle a une
La réanimation pédiatrique pour scène
Au Théâtre de la Tempête, « Cœur poumon » retrace la rencontre de soignants et de patients
THÉÂTRE
C’ est l’histoire de Mona,
qui revient sur les lieux
où son fils, Solal, a été
sauvé. Un service de réanimation
pédiatrique après une opération
du cœur. Ce n’est pas un hasard si
elle est assise au milieu du public
au début du spectacle quand elle
lance à Selma, l’infirmière de
garde – en pause, elle dîne : « Com-
ment vous vivez votre travail ? » Le
spectateur est déjà embarqué.
Daniela Labbé Cabrera, autrice
et metteuse en scène de Cœur
poumon, plonge aussi dans son
passé à travers Mona. A la
naissance, son petit garçon a dû
subir une opération à cœur
ouvert qui lui a sauvé la vie. Elle a
donc connu ce « monde à part »,
dit-elle, « les limbes où se joue le
duel entre la vie et la mort, rè-
gne de souffrances mais aussi de
Théo Ceccaldi et la chanteuse Hewan Gebrewold, de la formation Kutu, en mars. AURORE FOUCHEZ
capacité d’improvisation incroya-
ble. Quand on a commencé à tra-
vailler, elle s’est posée sur nos mor-
ceaux directement, sans les avoir
écoutés avant. C’était très naturel. »
Lumineuses polyphonies
En première partie de la soirée
d’ouverture, le public pourra dé-
couvrir le performeur musicien
chanteur afro-pop kenyan Ka-
beaushé. Il se dit influencé par
Prince, Grace Jones, Michael Jack-
son et Tyler, The Creator…
Un personnage atypique qui
s’est révélé dans l’effervescence
créative de l’édition 2022 du festi-
val de musique électronique
Nyege Nyege, lequel s’est tenu
dans la capitale ougandaise, Kam-
pala. Et l’une des promesses atten-
dues de la fenêtre ouverte sur le
son d’Afrique de l’Est, très repré-
sentée cette année à Africolor avec
la DJ soudanaise Turkana, The
Zawose Reunion – des descen-
dants de l’immense chanteur tan-
victoires, espace de soins et de
réparations ». C’était en 2018.
Quelques années plus tard, elle a
décidé de retourner dans ce ser-
vice et de mener une enquête
auprès des soignants et des fa-
milles puis d’écrire une pièce sur
la réparation.
Quinze personnages
A la frontière entre documentaire
et fiction, entre passé et présent,
elle mêle la parole des soignants
et celle des parents au rythme des
sons, des machines et des pulsa-
tions cardiaques. Et au rythme de
ses rencontres avec les infirmiè-
res, la cardiologue, l’anesthésiste,
sans oublier le chirurgien, mélo-
mane et un peu bourru. On y voit
le « ballet des soignants », qui se
passent le relais, tentent de répa-
rer les cœurs – projetés d’ailleurs
sur des écrans –, comme organes,
mais aussi comme « lieux symbo-
L’artiste présente
également son
projet Twende
Pamoja, tout
aussi prometteur,
vu son énergie
et sa singularité
zanien Hukwe Zawose (1940-
2003) perpétuant le cœur battant
et les lumineuses polyphonies des
Wagogo – et le Wamoto Music
Band, un trio féminin de singeli
tanzanien, une musique très in-
tense née dans la rue « avec un
flow virtuose, commente Ceccaldi,
partant de rythmes traditionnels
samplés par des beatmakers qui les
élèvent à des tempos très élevés ».
A Africolor, le violoniste pré-
sente également Twende Pamoja,
tout aussi prometteur que Kutu,
liques de l’amour et du courage »,
décrit Daniela Labbé Cabrera.
Ceux des patients, bien sûr, les en-
fants, mais aussi ceux des parents
et des soignants.
Ils s’affairent jour et nuit autour
d’un enfant endormi, se battent
pour sa vie, tout comme ses pa-
rents, qui veulent à tout prix ra-
mener leur enfant des limbes. Il y
a peu de place pour la joie. Heu-
reusement, la grand-mère de So-
lal, incroyable Anne-Elodie Sor-
lin, boule d’énergie, s’improvise
magicienne, chanteuse de
gospel… « Une des plus belles cho-
ses dans la vie, c’est la musique,
dit-elle à son petit-fils, tu ne par-
les pas encore, mais la musique,
ça, tu comprends. »
Dans ce monde à part, hors du
temps, où la mort côtoie la vie, la
musique surgit, et agit autant que
les mots, comme une sorte de ré-
paration des cœurs. On y entend
vu son énergie et sa singularité. Il
s’associe au danseur-DJ-produc-
teur ougandais Faizal Mostrixx,
qui a convié la chanteuse et MC
tanzanienne Kadilida et la Nigé-
riane Aunty Rayzor. Après la
transe urbaine éthiopienne, une
plongée dans l’électro-rap pour le
musicien de jazz. Et pourquoi pas ?
« Je prends cela comme des cycles.
J’ai entamé un cycle avec Kutu,
dont nous préparons le prochain
album. J’ai besoin, pour ne pas
m’ennuyer, de changer ma manière
de composer. » Une façon aussi,
peut-être, de se lancer des défis. De
se remettre en question. p
patrick labesse
Africolor, du vendredi
17 novembre au 24 décembre.
Kutu, avec Noura Mint Seymali,
le vendredi 17 novembre
à 20 heures, salle Jacques-Brel,
à Pantin. Twende Pamoja,
le 9 décembre à 20 heures,
à Canal 93, à Bobigny.
Violaine, l’infirmière, jouer au
piano un prélude de Jean-Sébas-
tien Bach. Un moment suspendu.
En dehors du chirurgien, inter-
prété par un seul comédien, les
quatre autres échangent leur rôle,
tantôt famille de Solal, tantôt soi-
gnants. Au total, ils jouent quinze
personnages. Daniela Labbé Ca-
brera n’omet pas la crise de l’hôpi-
tal, le manque de lits, et les straté-
gies pour ne pas refuser un bébé
qui doit être opéré en urgence.
Ecrite avec le dramaturge You-
ness Anzane, la mise en scène de
Daniela Labbé Cabrera émeut, car
ce spectacle, sorte de rêve éveillé,
place l’humain au centre. p
nathalie brafman
et pascale santi
Cœur poumon, de Daniela
Labbé Cabrera. Au Théâtre
de la Tempête (Paris 12e),
jusqu’au 25 novembre.
Eric Cantona fait
une entrée réussie
sur le terrain musical
L’ancien footballeur interprète ses chansons
au Théâtre de l’Atelier, à Paris, pour trois dates
MUSIQUE
S ur l’affiche, il est coiffé d’un
bonnet, vêtu d’une chemise
à carreaux. En lettres capita-
les est écrit « Cantona Sings Eric ».
Au poste d’attaquant de ses dé-
buts professionnels à l’AJ Auxerre,
en 1983, à l’Olympique de Mar-
seille – où il est né, en 1966 –, puis
au sein des équipes anglaises
Leeds United et Manchester Uni-
ted, Eric Cantona a pris sa retraite
de footballeur en 1997. Et a concré-
tisé des envies artistiques – pein-
tre, dès 1988, photographe, acteur
au cinéma (première apparition
en 1995 dans Le bonheur est dans
le pré, d’Etienne Chatiliez), à la té-
lévision, au théâtre…
Le voici chanteur à l’occasion
d’une tournée automnale de treize
concerts, commencée au Stoller
Hall, à Manchester, le 26 octobre,
qui se termine lors de trois soirées
au Théâtre de l’Atelier, à Paris. Une
suite est prévue au printemps
2024. Donc, Cantona chante Eric,
ce mardi 14 novembre, première
des trois soirées dans cette salle
parisienne. Des chansons dont il
est, pour la plupart, l’auteur et le
compositeur qu’il interprète en
anglais le plus souvent, un peu en
français, une en espagnol.
Un « ze » bien affirmé
Celui qui a souvent été présenté
dans les médias comme une forte
tête (« I arrived/Called by the
press/The brat/The craziest », « Je
suis arrivé/Surnommé par la
presse/Le sale gosse/Le plus fou »,
écrit-il dans I Love You So Much),
aurait pu, pour cadrer avec cette
image, embaucher un groupe
rock, hargneux, pour jouer avec
lui. Trop évident. Il a choisi une
forme acoustique avec le pianiste
Julien Perraudeau et le violoncel-
liste Jeff Assy. Et, plus risqué, il
met la voix au premier plan. Elle
est grave, bien posée, expressive.
Parfois le chant va vers le parler, et
LA NUIT DU CIRQUE
culture | 25
prend des courbes et un grain
plus doux lorsque Cantona
chante en français.
Il a beau avoir passé plusieurs
années en Angleterre, Eric Can-
tona a conservé un net accent
français, avec notamment en
guise de prononciation du « th »
un « ze » bien affirmé. Il l’assume,
et l’oreille s’y habitue. Il s’est
d’abord tenu devant le micro, car-
rure massive, dans un long man-
teau noir. Qu’il ôtera bientôt, ré-
vélant une chemise blanche et un
pantalon de jogging rouge. Le mi-
cro dans la main droite, il vit ses
textes, par des gestes qui accom-
pagnent les mélodies, une main
dessine des formes, souligne des
mots. Il y a là un mélange de
grâce et d’énergie prête à bondir.
Il est beaucoup question
d’amour, d’émotions dites à la
première personne.
Musicalement, c’est la forme de
la ballade qui est le plus souvent
convoquée (I’ll Make My Own Hea-
ven, I’m Just an Unknown Lover, Of
the Sun, The Friends We Lost,
J’avance et je rêve, composée par
Rodolphe Burger), avec quelques
moments plus rythmés, une virée
vers l’Amérique du Sud (Mi Amor),
une ambiance de cabaret (I Want
to See You). Le piano et le violon-
celle façonnent des atmosphères
rêveuses, d’autres plus marquées.
Eric Cantona en chanteur se ré-
vèle convaincant, sincère par son
engagement, une vérité dans l’in-
terprétation. I’ll Make My Own
Heaven, EP de quatre chansons
(chez Barclay/Universal Music) a
été publié fin octobre sur les plates-
formes, avant une édition sur vi-
nyle. Un album, conçu à partir de
concerts, est envisagé. Il faudra
alors entendre si s’y transmet la
présence scénique de Cantona. p
sylvain siclier
Théâtre de l’Atelier, 1, place
Charles-Dullin, Paris 18e.
Jeudi 16 novembre, à 20 h 30.
17
NOV 18
20 19
23
© Aéro Club (Pierre Tandille & Magali Brueder)
26 | télévision
Un soap opera d’après les écoutes de Liliane Bettencourt
Une série documentaire diffusée sur Netflix retrace les étapes d’un scandale familial devenu affaire d’Etat
NETFLIX
A LA DEMANDE
MINISÉRIE DOCUMENTAIRE
C
omment faire un film
quand on ne dispose
que d’une bande-son,
en l’occurrence les con-
versations d’une vieille dame en-
registrées par un maître d’hôtel
épris de justice ou plein de res-
sentiment (choisissez votre
camp) ? On peut choisir la voie
expérimentale (deux heures
d’écran noir avec des voix, à la
manière de Joao Cesar Monteiro
dans Blanche-Neige) ou l’anima-
tion, mais ce n’est pas tellement
le genre de la maison Netflix.
Pour mettre en scène les propos
que Liliane Bettencourt, première
actionnaire de L’Oréal, et ses inter-
locuteurs (son gestionnaire de for-
tune, Patrice de Maistre, dans la
plupart des cas) ont tenus en 2009
et 2010, Baptiste Etchegaray et
Maxime Bonnet ont recouru aux
recettes du documentaire à l’amé-
ricaine chères à la plate-forme.
Fond sonore anxiogène, entre-
tiens mis en scène et montés au
hachoir (que l’on soit fondateur de
Mediapart, procureur de la Répu-
blique ou actrice, on est filmé sur
fond de boiseries et de marbres),
effets visuels appuyés – dont le
premier d’entre eux, qui devient
très vite le plus agaçant, veut que
l’on accroche une caméra au-des-
De la nécessaire adaptation du parc automobile
Dans le magazine « Maman j’ai arrêté l’avion », Daphné Roulier et ses invités débattent du succès des SUV et des alternatives à la voiture
LCP-ASSEMBLÉE
VENDREDI 17 – 21 HEURES
ENQUÊTE
L a voiture est-elle un « dou-
dou » d’acier ? Les véhicules
utilitaires sport (SUV) sont-
ils une hérésie environnemen-
tale ? Avec énergie et une volonté
d’objectivité, Maman, j’ai arrêté
l’avion, le magazine hebdoma-
daire présenté par Daphné Rou-
lier, tente de répondre autour
de deux reportages, débattus en
compagnie de Marie Chéron, res-
ponsable des politiques véhicules
GRILLE N° 23 - 266
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V vement de masse. Ne le cherchez pas
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 265
HORIZONTALEMENT I. Fluctuations. II. Ravioli. Luit. III. Ebattues. Rée.
IV. Mêlé. Miser. V. Il. Rieuse. Si. VI. Slang. On. VII. Sirénien. Api.
VIII. Aso. Or. Incas. IX. Némoraux. Ria. X. Trépassèrent.
VERTICALEMENT 1. Frémissant. 2. Labelliser. 3. Uval. Arôme. 4. Citerne.
Op. 5. Tôt. Ignora. 6. Ulule. Iras. 7. Aïe. Ure. Us. 8. SMS. Nixe. 9. Il. Ieo.
10. Ours. Nacre. 11. Niées. Pain. 12. Stérilisât.
sus d’un service à thé, dans un sa-
lon très haut de plafond, et que
l’on filme à la verticale une dame à
l’impeccable permanente et un
ou deux messieurs en costume
pendant que l’on déroule les fa-
meux enregistrements.
Parfois, un plan plus serré
montre un plateau recouvert
d’un linge à travers lequel on
aperçoit le voyant rouge d’un en-
registreur. Il s’agit sans doute là
d’une licence poétique, à moins
pour l’ONG Transport & Environ-
nement France ; Karima Delli,
députée européenne Europe Eco-
logie-Les Verts, présidente de la
commission du transport et
du tourisme ; François Roudier,
porte-parole de Plateforme auto-
mobile pour la France.
Collaborateur régulier, Raphaël
Hatier aligne les chiffres. En
France, 39 000 véhicules particu-
liers sont responsables d’un
sixième de nos émissions de gaz
à effet de serre. Avant de lancer le
sujet tourné lors du Salon auto-
mobile de Lyon en septembre, où,
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
que Liliane Bettencourt, son
gestionnaire et son notaire aient
été encore plus obtus que ne le
laisse penser le film.
Enormité des sommes en jeu
Finalement, la banalité de la forme
sert le propos. L’affaire Betten-
court ne se distingue des conflits
familiaux ordinaires, de la corrup-
tion quotidienne que par l’énor-
mité des sommes en jeu. Cons-
ciencieusement, le scénario dé-
sur tous les stands, les ventes de
SUV explosent, en dépit de leur
poids (en moyenne 200 kilos de
plus qu’une berline compacte),
et de leur impact en matière
d’émission de CO2. Ce qui fait dire
à Loup Espargilière, journaliste
au média Vert, que « les gros SUV
sont une aberration en soi ».
Mesures pour dissuader
Pierre Guignot, directeur général
de Honda France, y présente
pourtant fièrement ses trois nou-
veaux modèles, tous des SUV, de
l’« iconique » CR-V (1,9 tonne) au
HORIZONTALEMENT
I. Quand les signes sont annoncia-
teurs du meilleur et du plus mauvais.
II. Quitter par nécessité. Petite ouver-
ture en surface. III. Repoussait
12 avec force et conviction. Paquet d’em-
brouilles. IV. Brant ou Tyson. Fatiguât
à la longue. Sortie du Chaos. V. Met-
tait de côté. Agréables et gracieux.
VI. Ni gracieux, ni agréable. En n’ou-
bliant personne. VII. Nettoyé pour
être cultivé. Ouvre des possibilités.
VIII. A mis l’euro en place. En haut de
l’aiche. Fait pour prévenir. IX. Mou-
ailleurs. X. Etranglement pas forcé-
ment fatal.
VERTICALEMENT
1. Ras-le-bol de ses conseils et remon-
trances. 2. Le feu dans le globe.
3. Assurent des regroupements
de produits, sauf sous la Coupole.
4. Dangers en mer, problèmes dans la
vie courante. Habitudes. 5. Cours pré-
paratoires. Montée en réseaux. 6. Fa-
cilite le transport du liquide. Faire
preuve de gentillesse et de faiblesse.
7. Poussera à une nouvelle reprise.
8. Croix de Saint-Antoine. Participe à
l’écologie. 9. Renforcent la théorie.
Approche de la main. Au primaire.
10. En mer Egée. Pour les amateurs
de toiles étrangères. Voleuse à l’opéra.
11. Lourdement chargée. 12. Entraî-
nât dans une dépendance.
Liliane Bettencourt.
BRUNO MOURON/NETFLIX
roule le fil des événements : la sé-
duction d’une épouse qui dépérit
d’ennui par un bohème entrepre-
nant, en l’occurrence le photogra-
phe François-Marie Banier (Arielle
Dombasle, qui tente de jeter une
lumière bienveillante sur la rela-
tion entre la milliardaire et l’ar-
tiste, apporte une touche d’hu-
mour bienvenue), puis la campa-
gne menée par la fille mal-aimée,
Françoise Bettencourt Meyers,
pour écarter l’importun et mettre
HR-V (1,4 tonne). Plus affligeant,
le micro-trottoir réalisé à l’entrée
du salon, notamment auprès d’un
groupe d’étudiants ingénieurs,
alors que l’un d’eux affirme : « On
n’en a rien à faire de la consomma-
tion tant qu’il y a un gros V10. »
Hors des clous, en effet…
Sans recherche du clash, ce qui
est appréciable, les mesures qui
pourraient dissuader les ache-
teurs sont évoquées. De la plus
fun (une course-poursuite à vélo
électrique dans le prochain James
Bond pour ringardiser la voiture)
au plus tragique : selon Ka-
SUDOKU
N°23-266
5 9
1 5
7 8 9 Difficile
3 6
5 8 3 7 Chaque chiffre ne doit
7 4 1 seule fois par ligne,
9 6 8 5 4 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
sous tutelle une mère dont elle es-
time non sans raison qu’elle est en
train de la perdre, la raison.
Vient ensuite la métamorphose
d’un conflit relevant du soap
opera en scandale politique, de
Dallas en Succession, si l’on veut,
puisque les enregistrements peu-
vent laisser penser que la munifi-
cence de la vieille dame a bénéficié
aussi à des hommes politiques (à
l’époque, les sketchs des Guignols
de l’info semblaient d’une cruauté
excessive ; juxtaposés aux enre-
gistrements, on les trouve à peine
empreints d’exagération).
Pour que L’Affaire Bettencourt sa-
tisfasse aux exigences du genre
que ses auteurs ont choisi, il aurait
fallu une palette de témoins plus
riche. On devra ici se contenter de
Patrice de Maistre, dont on finit
par soupçonner le masochisme
tant il est peu convaincant. Man-
quent aussi bien François-Marie
Banier que Pascal Bonnefoy, le
majordome à cassettes. Reste le
souvenir ravivé, édifiant et
écœurant d’une intrusion dans
l’intimité d’une des plus grandes
fortunes de ce monde. p
thomas sotinel
L’Affaire Bettencourt : scandale
chez la femme la plus riche du
monde, de Baptiste Etchegaray
et Maxime Bonnet
(Fr., 2023, 3 × 50 min).
rima Delli, les SUV multiplieraient
par deux la mortalité des piétons.
Tous s’accordent sur un point.
Si à l’avenir nous ne roulerons pas
tous à l’électrique, ce type de voi-
ture va devenir prépondérant.
D’où la nécessité d’établir un bilan
carbone global de ces véhicules
(Raphaël Hatier s’y colle) et de
faire un point sur les ressources
mondiales de lithium et les en-
jeux de son extraction, en atten-
dant que les filières de recyclage
des batteries se mettent en place.
Idem pour la voiture à hydrogène,
les biocarburants, l’A69, la mobi-
4 7
8 1
6 2
2 5 1 6
9 5
7 7 3 8
2 4
8 7
3 9
Complétez toute la
8 grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
colonne et par
carré de neuf cases.
BIOGRAPHIE — DANS L’ŒIL DE
CLAUDE MONET PHYSIQUE — À LA
RECHERCHE DE LA MATIÈRE NOIRE
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
NOTRE
SÉLECTION
V EN D R ED I 17 N OV EM BR E
Toute l’histoire
Au menu de la Grande Guerre
20.40 Comment nourrir 80 millions
de soldats et près de 500 millions de
civils lors d’un conflit ? Un angle
original pour ce documentaire (2018)
d’Axel Clévenot riche en archives.
Arte
Les Enchantés
20.55 Dans un village, presque seul
au monde, Thierry (Grégory Montel),
déficient mental, vit avec sa fille, Luce
(Daphné Richard). Douceur et
empathie au programme de ce
téléfilm de Stanislas Carré de Malberg.
France 5
Marc Riboud, photographier
le XXe siècle
22.35 Beau portrait inédit, par
Virginie Linhart, du photographe
français (1923-2016), magicien du
Leica. De l’Inde à la Chine, en passant
par les Etats-Unis, le Vietnam ou les
portraits de célébrités (d’Hemingway
à Deneuve), son œuvre impressionne.
Planète+ Crime
Michael Jackson : Leaving
Neverland
22.50 Dans un long documentaire
(près de quatre heures), en 2019, Dan
Reed revient sur les accusations de
pédophilie contre le « roi de la pop »
en 1993, à travers les témoignages
de deux victimes présumées (Wade
Robson et James Safechuck).
lité en ruralité, le développement
du réseau TER, le pedibus…
La rubrique « Hier encore », réali-
sée avec les archives de l’INA, nous
replonge dans les fumées des pots
d’échappement du XXe siècle, his-
toire de montrer le chemin par-
couru. Une note d’optimisme in-
dispensable pour l’émission qui se
termine par : « Soyez heureux ! » p
catherine pacary
Maman, j’ai arrêté l’avion. La
voiture hors des clous, d’Alexis
Breton, Jawar Nadi et Joseph
Haley (Fr., 2023, 52 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
5 3 9 6 1 2 8
9 4 5 2 7 3 6 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 7 1 8 5 9 4 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
4 8 2 5 9 7 3 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
2 6 7 3 4 8 1
abojournalpapier@lemonde.fr.
1 4 9 2 6 5
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
6 9 8 1 3 5 7
2 3 4 6 1 9 Courrier des lecteurs
1 5 6 7 8 4 2 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
ISRAËL-PALESTINE
UNE LONGUE HISTOIRE
D’OCCASIONS MANQUÉES Directrice générale
Elisabeth Cialdella
Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Tél : 01-57-28-39-00
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
No 1724 du 16 au 22 novembre 2023
Portugal cont. 5,50 €,
courrierinternational.com
France : 4,90 €
Fax : 01-57-28-39-26
TRANSITION
ÉCOLOGIQUE L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
LE COUP 93290 Tremblay-en-France
D’ARRÊT Les politiques vertes sont
Midi-Print, Gallargues le Montueux
devenues une source de conflits
dans de nombreux pays.
Un clivage qui profite aux partis
Origine du papier : France, Belgique.
populistes et menace la lutte
contre le dérèglement
climatique, s’inquiète
la presse étrangère. Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
Découvrir Trieste,
un roman à l’italienne
Dans cette cité balnéaire du nord-est de l’Italie,
on marche sur les pas d’illustres écrivains, d’un café
historique à un entrepôt transformé en musée
VOYAGE
trieste (italie)
I
l faut commencer par une
soirée à l’Antico Spazzaca-
mino, une taverne dans une
rue reculée de Trieste. L’inté-
rieur est un bric-à-brac de vinyles,
cassettes et vieilles télés autour
des tables de bois ou Formica, des
instruments attendent près du
comptoir. Entre jeunes et vieux,
longues tablées d’étudiants et
amants dans un coin, l’atmos-
phère est chaleureuse. La mer est
dans les assiettes, délicieux gnoc-
chis aux gambas ou spaghettis
aux palourdes. Un homme prend
la guitare pour un tube pop des
années 1980, toute la salle hurle le
refrain (« I really need you tonight/
Forever’s gonna start tonight… »).
Une ritournelle italienne et
d’autres morceaux soulèvent les
mêmes chœurs rigolards, un or-
chestre jazzy prend le relais avec
Edoardo Supp, le créateur du lieu
aux claviers. La bonne humeur
s’attarde, plus communicative à
mesure que coulent la bière et le
vin blanc.
L’endroit est idéal pour réviser
les idées reçues sur la ville des con-
fins de l’Italie, qui traînerait sa mé-
lancolie entre l’Adriatique et les
collines calcaires du Carso. Qui ne
serait que nostalgie pour une
grandeur passée, quand elle était
port franc de l’Empire austro-hon-
grois face à Venise, carrefour de
trois mondes (italien, slave et ger-
manique), brillante capitale cos-
mopolite avant de devenir ita-
lienne en 1919, zone frontière oc-
cupée puis éphémère « territoire
libre » entre Est et Ouest après la
seconde guerre mondiale et, en-
fin, provinciale italienne cultivant
ses regrets et sa particularité.
« Trieste, plus peut-être que
d’autres villes, est littérature », a
écrit Claudio Magris (Trieste, une
identité de frontière, 1991, Seuil). Et
cela peut être une malédiction
quand, pour avoir hébergé et ins-
piré des géants comme James
Joyce (1882-1941), Italo Svevo (1861-
1928) ou Rainer Maria Rilke (1875-
1926), elle est devenue étape obli-
gée des « écrivains voyageurs ».
Depuis, une multitude d’auteurs
ont ressassé la gloire déchue des
Habsbourg et du commerce en
traversant la vaste piazza Unita
d’Italia ouverte sur la mer, avec ses
palais néobaroques ou classiques
couleur vanille. Ils ont pleuré la
qualité de l’administration vien-
noise au gré des rues en damier du
Borgo Teresiano, le quartier plani-
fié sous Marie-Thérèse d’Autriche
autour du Grand Canal. Ils ont filé
la romance princière de Maximi-
lien, frère de l’empereur François-
Joseph, et de son épouse Charlotte
de Belgique dans le château de Mi-
ramare posé sur son promontoire
rocheux, avec ses tourelles cré-
nelées d’opérette et son beau parc
à l’italienne. Ils ont guetté les fan-
tômes dans les cafés historiques,
le luxueux Caffé Degli Specchi
(« café des miroirs »), le Tommaseo
où Joyce ne buvait pas que du
« capo in b » (version triestine du
macchiato), le San Marco que l’on
dirait de Vienne avec son décor
Sécession, près de la synagogue
aux dimensions de cathédrale.
Des cohortes
juvéniles filent
vers la via Torino
pour une movida
qui n’a rien
de mélancolique
styles | 27
Les écrivains statufiés de bronze
sont partout et les plaques com-
(Coppola y tourna l’arrivée des mi-
grants à Ellis Island pour Le Par-
mémoratives balisent les rues : rain II), le Palazzo Berlam (1928),
vers le Ponterosso que James Joyce imposant bâtiment rouge évo-
s’apprête à traverser, vers la ruti- quant les gratte-ciel de New York,
lante église grecque dont le rituel vient d’être restauré pour les assu-
le fascinait, vers la via San Nicolo rances Generali fondées ici en 1831.
et l’école Berlitz où il enseigna l’an- En ville, l’immeuble de la Caisse Le Grand Canal de Trieste et l’église Sant’ Antonio Taumaturgo. PIERO CRUCIATTI/ALAMY STOCK PHOTO
glais à Italo Svevo, désormais bou- d’épargne abrite l’ITS Arcademy,
tique de prêt-à-porter. Jusqu’au tout nouveau musée de la mode
Metro cubo, le lupanar fréquenté dont la scénographie physique et tés de l’ancien port sont peu à peu relâche sous les fenêtres du véné- complète. Ils n’iront pas dîner à la
par les deux amis dans une ruelle digitale expose les créations des réhabilités pour des musées de la rable Savoia Excelsior Palace. Les taverne dans sa rue reculée. p
de marins en bordée. Le poète Um- meilleurs créateurs contempo- mer ou de la science. touristes groupés qui s’engouf- pierre sorgue
berto Saba (1883-1957) marche, lui, rains comme Demna Gvasalia (Ba- L’activité portuaire s’est écartée frent dans les bus pour la « Séré-
via Dante Alighieri vers la librairie lenciaga), Matthieu Blazy (Bottega de la ville mais, depuis qu’ils sont nissime » verront peu de choses Notre journaliste a organisé son
de livres anciens qu’il avait créée Veneta) ou Maiko Takeda (la préfé- interdits de lagune à Venise, de de Trieste et rejoindront vite leur voyage avec l’aide de Tourisme
en 1919 et sur laquelle veille en- rée de Björk). Les entrepôts déser- (très) gros navires de croisière font immeuble flottant en pension Frioul-Vénétie Julienne.
core Mario Cerne en gardien du
temple accueillant.
Hommage à James Joyce
Mais ces itinéraires traversent une
ville plus contemporaine. Près de
la maison natale de Svevo, sur le
cours XX Settembre qui est un peu
la rambla de Trieste, la clientèle de
Lettera Viva, version moderne du
café littéraire, est plus penchée sur
les écrans que sur les livres et jour-
naux à disposition. Juste à côté de
l’ancienne Bourse aux airs de tem-
ple grec, une librairie vend les pos-
ters, cartes postales et tote bags de
Maria Sole Constanza. Cette desi-
gner graphique de 26 ans dessine
la ville dans le style vintage et déli-
cat des couvertures du New Yorker.
La série s’appelle donc « The Tries-
tiner » et est aussi un hommage à
Joyce et à ses Dubliners. Plus loin,
devant la bibliothèque, la statue de
Svevo semble attendre le soir et les
cohortes juvéniles qui filent vers
la via Torino pour une movida qui
n’a rien de mélancolique.
La ville change mais le patri-
moine n’est pas encore muséifié,
un peu à l’image de la cathédrale
sur sa colline de San Giusto qui
marie les siècles en beauté, un por-
tail dont l’encadrement est fait
d’un monument funéraire ro-
main soutenant d’élégants bat-
tants de bronze datant de 1992, un
intérieur roman où des mosaï-
ques byzantines côtoient celle
que réalisa en 1933 le peintre « Li-
berty » Guido Cadorin (1892-1976).
Plus bas, sur la piazza Venezia, le
musée Revoltella, du nom de celui
qui fut le plus important action-
naire privé du canal de Suez et lé-
gua à la ville un palais rempli
d’œuvres d’art, marie les marbres
d’un escalier néoclassique à des
galeries contemporaines et une
terrasse qui découvre les toits de
tuiles par-dessus la baie.
Nichée près du port, au pied de
l’ancien phare, la plage La Lan-
terna est un bain du XIXe siècle où
un mur sépare encore les sexes.
Mais désormais, il s’agit moins de
pudibonderie que de modernes
sororité et « non-mixité choisie »
qui reposent les femmes du re-
gard des hommes. De l’autre côté
de la ville, des bains à l’esthétique
surannée s’étirent le long de la
promenade de Barcola, cette
« lente immersion dans l’enchante-
ment » écrite par Diego Marani,
avec « la vision du château blanc au
loin, les rochers et la mer si proches,
le reflet du soleil qui faisait dire à
chaque visage ce qu’il n’osait pas
dire » (L’Ami des femmes, Rivages,
2013). Et, quand souffle la bora,
vent qui peut être aussi violent
que glacial, les planches à voile et
les kitesurfs dansent sur l’eau.
De part et d’autre du Molo
Audace, la longue jetée où les pro-
meneurs de fin de journée atten-
dent que l’horizon passe à feu
doux, les édifices du front de mer
trouvent de nouvelles fonctions :
l’ancienne halle au poisson (1913)
sous son campanile est devenue
lieu d’expositions temporaires
28 |
IDÉES
Marthe Fatin-Rouge Stéfanini
« Il faut introduire
de nouveaux garde-fous
au référendum présidentiel »
La juriste réagit aux propositions du président
de la République, qui souhaite élargir le champ
du référendum aux questions de société et rendre
plus accessible le référendum d’initiative partagée
ENTRETIEN
M
arthe Fatin-Rouge Stéfanini
est directrice de recherches
au CNRS à Aix-Marseille Uni-
versité et enseigne le droit
constitutionnel comparé. Elle
travaille sur la participation
citoyenne dans les institutions, en
France et à l’étranger, et plus particulière-
ment sur les modalités de mise en œuvre
des différents processus référendaires et
leur encadrement.
Comment réagissez-vous à la proposi-
tion d’Emmanuel Macron d’élargir le
champ du référendum aux questions
de société et de soumettre au suffrage
universel direct des textes portant sur
des sujets comme les questions
migratoires ?
Ce projet soulève de nombreuses ques-
tions juridiques et reste, en l’état, très flou.
L’article 11 de notre Constitution permet
au président de la République d’organiser
un référendum sur un certain nombre de
sujets : organisation des pouvoirs publics,
ratification de traités internationaux, ré-
formes relatives à la politique économi-
que, sociale ou environnementale.
Si l’on veut élargir le champ à d’autres
domaines, il faut réviser la Constitution.
Or, les questions migratoires sont enca-
drées par de nombreux textes du droit
européen et international, qui limitent
la marge de manœuvre des politi-
ques que l’on peut engager. Le projet de
loi référendaire sur les questions migra-
toires devrait respecter ces engagements
internationaux et les droits fondamen-
taux inscrits dans la Constitution. Il
peut exister une contradiction entre,
d’un côté, vouloir élargir le champ du ré-
férendum en y intégrant les questions
migratoires, et, de l’autre, respecter l’Etat
de droit, qui impose le respect de nor-
mes supérieures. Le projet évoqué par le
chef de l’Etat met en lumière l’impor-
tance des limites du processus référen-
daire et du contrôle de ces limites.
Qui vérifie aujourd’hui la conformité
de la question soumise à référendum
avec ces normes supérieures ?
Seul le référendum d’initiative partagée
(parlementaire puis citoyenne), mis en
place en 2008, est encadré, et même telle-
ment encadré qu’aucun ne s’est jamais
tenu. Lorsque le référendum est d’initia-
tive présidentielle, ce contrôle n’existe
pas. Aucune autorité n’est officiellement
chargée de vérifier que la proposition ré-
férendaire correspond aux domaines dé-
finis à l’article 11.
C’est cette faille de notre Constitution
qui a permis au général de Gaulle de
proposer une révision constitutionnelle
en 1962 par le biais de l’article 11, sans
passer par le processus normal de révi-
sion constitutionnelle qui prévoit, à l’ar-
ticle 89, que le texte soit discuté et voté
par chacune des assemblées puis proposé
au référendum ou adopté en congrès à
une majorité des trois cinquièmes. La
procédure a suscité beaucoup de remous,
mais, comme les citoyens se sont pro-
noncés à une majorité importante de
62 %, elle a été considérée comme légiti-
mée à l’époque par ce vote positif. Cette
interprétation de la Constitution n’a ja-
mais été remise officiellement en cause.
Quelles conséquences craignez-vous
en cas d’élargissement des domaines
soumis à référendum ?
Le chef de l’Etat, s’il a le soutien du gou-
vernement, peut interpréter largement
l’article 11 et proposer ce qu’il souhaite.
Tant que l’on a des gouvernants raisonna-
bles, cela se passe bien, mais, le jour où un
gouvernement populiste veut contester
les institutions qui jouent le rôle de
contre-pouvoirs à l’exécutif, cela peut de-
venir problématique. Marine Le Pen a no-
tamment affirmé à plusieurs reprises que
l’usage de l’article 11 pour changer la
Constitution par référendum est licite à
ses yeux. Il y a là un vrai danger.
Certains veulent croire qu’il y aura tou-
jours des garde-fous. Cependant, on voit
bien dans d’autres pays que les garde-
fous peuvent vite sauter. L’absence de
contrôle préalable du recours au référen-
dum n’est plus du tout adaptée à ce qu’on
attend aujourd’hui d’un Etat de droit. Il
faut un encadrement plus clair du re-
cours à l’article 11.
Comment ce contrôle du référendum
présidentiel pourrait-il s’organiser ?
Si le président veut élargir le champ du
référendum, une révision de l’article 11 est
nécessaire, afin d’y introduire de nou-
veaux garde-fous, et notamment un con-
trôle constitutionnel de tous les processus
référendaires, y compris d’initiative prési-
dentielle. Il est indispensable que les auto-
rités soient soumises au même contrôle
préalable que les propositions d’initiative
parlementaire et citoyenne (le fameux
RIP). Certes, on a pu reprocher au Conseil
constitutionnel d’accentuer le déséquili-
bre entre l’exécutif et le Parlement quand
il a validé le cumul des procédures utili-
sées par le gouvernement pour réformer
les retraites. Mais il se montre très strict
lorsqu’il contrôle le champ d’application
du RIP. Il n’y a pas de raison qu’il fasse une
différence et exerce un contrôle moins
strict lorsqu’il s’agit d’un référendum
d’initiative présidentielle, puisque le
champ d’application est le même.
Le chef de l’Etat propose aussi d’abais-
ser à 1 million d’électeurs le seuil du
référendum d’initiative partagée, con-
tre près de 5 millions actuellement, et
de « donner aux citoyens la possibilité
de prendre l’initiative ». Que pensez-
vous de ces changements ?
Rendre cette procédure plus accessible
et plus citoyenne me semble aller dans la
bonne voie. Le déclenchement des procé-
dures référendaires ne doit plus être en-
tièrement maîtrisé par les représentants,
comme c’est le cas aujourd’hui malgré
plusieurs réformes annonçant des droits
nouveaux pour les citoyens. Depuis sa
création, le RIP n’a jamais abouti. On peut
d’ailleurs se demander si les limites dont
il fait l’objet, qui ont conduit à l’irreceva-
bilité de quatre des cinq propositions for-
mulées depuis sa mise en place, n’ont pas
été voulues pour qu’il n’aboutisse pas.
Dès le départ, le RIP n’a pas été envisagé
comme un véritable pouvoir des ci-
toyens. Il serait d’ailleurs plus juste de
l’appeler « initiative législative minori-
taire », afin de ne pas laisser croire qu’il
s’agisse d’un référendum, qui n’a prati-
quement aucune chance d’avoir lieu.
Faut-il, selon vous, aller plus loin, et
instituer un référendum d’initiative ci-
toyenne, comme le réclamait le mou-
vement des « gilets jaunes », en 2018 ?
A l’heure actuelle, un tel changement se-
rait trop radical compte tenu de nos insti-
tutions et de notre histoire politique. Le
RIC réclamé par les « gilets jaunes » vise à
donner aux citoyens un contrôle sur
les institutions à tous les niveaux, à la fois
constitutionnel (pour modifier la Consti-
tution), législatif (pour proposer une loi),
abrogatif (pour abroger une loi) et révoca-
toire (pour renvoyer un élu). Une proposi-
tion qui réunit un nombre suffisant de si-
gnatures serait automatiquement sou-
mise à référendum, après au mieux un
contrôle du Conseil constitutionnel, sans
passer par le Parlement.
En Suisse, pays qui pratique régulière-
ment ces processus d’initiative citoyenne
(sauf la révocation), la culture de la partici-
pation est très importante. Et le risque de
veto populaire incite les parlementaires à
L’ABSENCE DE organiser de nombreuses consultations
CONTRÔLE PRÉALABLE préalables et à adopter des lois qui fassent
consensus. En France, les instruments de
DU RECOURS démocratie directe font peur depuis la pé-
riode révolutionnaire. Cette défiance a
AU RÉFÉRENDUM conduit à privilégier une conception re-
présentative de la manière de légiférer et à
D’INITIATIVE négliger la culture de la participation dé-
PRÉSIDENTIELLE mocratique. Cela ne veut pas dire que
nous n’arriverons pas à l’acquérir, mais
N’EST PLUS DU TOUT des étapes sont nécessaires. C’est dans
cette direction qu’il serait intéressant
ADAPTÉE À CE QU’ON de s’engager aujourd’hui, en développant
ATTEND AUJOURD’HUI des niveaux intermédiaires pour s’accou-
tumer progressivement à ces nouvelles
D’UN ÉTAT DE DROIT modalités de participation citoyenne.
Quels pourraient être ces niveaux in-
termédiaires ?
Il existe toute une palette de procédures
possibles, entre le référendum d’en haut –
c’est-à-dire présidentiel – et le référen-
dum d’en bas – d’initiative citoyenne. Je
pense notamment à l’initiative populaire
d’agenda, un instrument qui reste peu
connu en France, mais qui existe dans
plusieurs pays, comme l’Espagne, où il a
permis de conférer, en 2022, la personna-
lité juridique à la lagune Mar Menor, près
de Murcie. L’initiative populaire d’agenda
permet aux citoyens de soumettre une
proposition de loi au Parlement : à partir
du moment où un certain nombre de
participants l’ont soutenue, le Parlement
est obligé de s’en saisir. Il peut soit la re-
prendre telle quelle, soit décider de la mo-
difier, ou bien encore la rejeter, ce qui est
le cas en Espagne ou dans les autres pays
qui mettent la procédure en pratique.
Dans certains Etats, il est prévu que, si le
Parlement refuse de voter le texte, ce der-
nier peut être soumis à référendum.
Vous vous intéressez aussi aux réfé-
rendums adossés à une convention
citoyenne. Quel peut être l’intérêt
d’un tel processus ?
La procédure la plus aboutie est la Citi-
zens’Initiative Review organisée dans
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
YANN LEGENDRE
l’Etat de l’Oregon, aux Etats-Unis. Lors-
qu’une proposition d’initiative popu-
laire est soutenue par un certain nombre
de citoyens, une commission délibéra-
tive composée de citoyens tirés au sort
est mise en place. Elle a pour mission de
réfléchir au contenu et aux conséquen-
ces de la proposition de loi, et de donner
un avis, avant l’organisation d’un réfé-
rendum. Une brochure est publiée avec
la synthèse des opinions favorables et dé-
favorables accompagnées des arguments
de part et d’autre. Elle est envoyée
aux votants avec le matériel électoral
afin que chacun puisse choisir en con-
naissance de cause et évaluer les consé-
quences de son choix.
En Irlande aussi, une succession d’éta-
pes a conduit à utiliser conjointement la
convention citoyenne et le référendum,
alors que cela n’avait pas été pensé au dé-
part. Une convention citoyenne a été or-
ganisée pour réfléchir aux révisions
constitutionnelles devenues nécessaires
avec l’évolution de la société. Puis les pro-
positions retenues – sur le mariage ho-
mosexuel et l’IVG notamment – ont fait
l’objet d’un référendum, obligatoire dans
le cadre du processus de révision consti-
tutionnelle irlandais. Les échanges et dé-
libérations des conventionnels ont été
rassemblés et portés à la connaissance
des électeurs avant le référendum, ce qui
a permis un débat apaisé.
On a vu l’impact considérable des
« bulles de filtres » et des fausses infor-
mations sur le référendum du Brexit
en Grande-Bretagne. Est-il encore pos-
sible de garantir un débat public de
qualité lors d’une campagne référen-
daire, à l’ère des réseaux sociaux ?
La loyauté et la clarté des informations
fournies aux citoyens avant un référen-
dum sont un enjeu fondamental pour ga-
rantir un débat public satisfaisant. Organi-
ser conjointement une convention ci-
toyenne et un référendum peut être un
moyen de contribuer à ce que la délibéra-
tion, indispensable à l’exercice de la démo-
cratie, ait lieu dans de bonnes conditions.
En Suisse, les pouvoirs publics doivent
délivrer une information claire et équili-
brée quand une initiative populaire est or-
ganisée. Des vidéos sont réalisées et diffu-
sées sur les réseaux sociaux, avec des ex-
plications et les arguments pour et
contre. Si l’on veut élargir la pratique du
référendum en France, cette information
doit être organisée et soumise à des règles.
Pour autant, les risques liés aux réseaux
sociaux ne sont pas très différents dans le
cas du référendum que pour un autre type
de scrutin. La régulation des plates-for-
mes et la formation de l’esprit critique des
citoyens sont également indispensables
pour garantir une campagne loyale lors de
l’élection de nos représentants. L’exercice
même de la démocratie en dépend. p
propos recueillis par
claire legros
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023 idées | 29

Reed Brody Les plaintes des Palestiniens à la Cour pénale

internationale sont traitées avec une lenteur insoutenable
L’avocat américain, spécialisé dans la défense des droits mars 2021. Elle faisait alors l’objet de
sanctions de la part de l’administration
humains, se demande si la CPI se saisira enfin du conflit Trump pour son enquête sur les crimes
israélo-palestinien et si les Etats-Unis abandonneront présumés des Etats-Unis en Afghanistan
– des sanctions qui visaient aussi à dis-
leur objection de longue date à l’instance de La Haye suader toute action de la CPI sur la Pales-
tine. Même quand l’administration Bi-
den a levé ces sanctions, en 2021, le secré-
taire d’Etat américain, Antony Blinken,
exprimé leur soutien à cette enquête,
bien qu’elle conduise la cour à exercer
sa compétence sur les ressortissants
d’un pays, la Russie, qui, comme Israël et
les Etats-Unis, n’est pas partie à la CPI.
En mars 2023, M. Khan a émis un man-
dat d’arrêt contre le président russe, Vla-
dimir Poutine, pour la déportation de
milliers d’enfants ukrainiens.
tail sur les cruelles actions du Hamas le
7 octobre et sur la riposte israélienne. Il a
martelé à l’attention du gouvernement
israélien que toute attaque susceptible
de causer des victimes civiles doit se con-
former aux principes de « distinction,
précaution et proportionnalité » prescrits
par le droit international. Et que, en
d’autres termes, chaque fois que les Is-

L
e mois dernier, en octobre, alors
qu’Israël intensifiait sa campagne
aérienne à Gaza, la maison de mon
ami Raji Sourani, directeur du
Centre palestinien pour les droits de
l’homme, a été soufflée par les bombes.
Trois jours plus tôt, M. Sourani avait con-
fié à la télévision américaine : « Je suis en-
raciné ici comme un olivier, nous ne quit-
terons jamais notre terre natale. » Mais,
quand les bombes se sont mises à pleu-
voir sur sa maison, il s’est demandé s’il
n’avait pas fait une erreur en refusant de
partir. Il ne voulait pas participer à « une
nouvelle Nakba [l’exil des habitants de
la Palestine pendant la guerre de 1948] »,
a-t-il ensuite expliqué à ses amis.
Si je vous raconte cette histoire, parmi
toutes les exactions commises à la suite
des atrocités du Hamas le 7 octobre, c’est
que M. Sourani, promu chevalier de l’or-
dre national du Mérite en 2021, incarne
depuis trente ans le combat pour obtenir
justice face aux crimes israéliens, qu’il
tiniens qu’ils pouvaient faire confiance
à la CPI pour être entendus, que le droit
pénal international avait encore un sens
et que la violence n’était pas la seule
arme à leur disposition.
Et pourtant, cela fait près de quinze ans
que les plaintes des Palestiniens à la CPI
sont traitées avec une lenteur insoute-
nable. L’Autorité palestinienne a soumis
à la cour une déclaration reconnaissant
sa compétence dès janvier 2009, à la
suite de l’opération israélienne « Plomb
durci », qui a fait plus de 1 400 morts
parmi les habitants de Gaza. Mais, sous
forte pression des Etats-Unis, qui ne
sont pourtant pas partie à la CPI, le pro-
cureur Luis Moreno Ocampo a d’abord
passé trois longues années à se deman-
der si la Palestine avait la qualité juridi-
que pour soumettre une telle déclara-
tion, avant de renvoyer la question à
d’autres organes de l’ONU.
« Scène de crime »
n’a pas manqué de réitérer l’« objection
de longue date [de Washington] aux ef-
forts de la cour pour affirmer sa compé-
tence sur les ressortissants d’Etats non
parties, tels que les Etats-Unis et Israël ».
A l’opposé, lorsque la Russie a envahi
l’Ukraine, en février 2022, le nouveau
procureur de la CPI, le fin manœuvrier
britannique Karim Khan, a multiplié les
déplacements dans un pays qu’il a quali-
fié de « scène de crime ». Il a lancé l’en-
quête la plus vaste de l’histoire de la CPI
et obtenu de la part des pays occidentaux
des ressources humaines et financières
sans précédent. Même les Etats-Unis ont
LORSQUE LA RUSSIE
A ENVAHI L’UKRAINE,
Tout en soutenant ces efforts pour
l’Ukraine, M. Sourani déplorait alors que
le procureur n’ait jamais cherché à lever
de tels fonds pour financer une enquête
en Palestine, qu’il n’en ait jamais parlé
comme d’une « scène de crime » et qu’il
n’ait jamais essayé de s’y rendre. Quand,
en décembre 2022, M. Khan a finalement
annoncé qu’il espérait aller en Palestine
en 2023, Israël a rejeté sa demande.
Puissant sentiment d’impunité
Le fait qu’à ce jour aucun responsable is-
raélien n’ait eu à répondre devant un
tribunal international des crimes présu-
més commis au cours de plusieurs dé-
cennies de conflit crée un puissant senti-
ment d’impunité. Après avoir survécu au
bombardement de sa maison, M. Sou-
rani a déclaré à la télévision américaine
qu’à ses yeux l’inaction de Karim Khan
faisait de lui un « complice ».
Face à la multiplication des atrocités
et aux critiques montantes quant au si-
raéliens frappaient une maison, une
école, un hôpital, une église ou une mos-
quée, ils devaient se rappeler que ces
lieux étaient protégés, à moins que le
statut de bien protégé ait été perdu,
auquel cas la charge de le prouver « in-
combe aux auteurs du tir, qu’il s’agisse
d’un tir à l’arme à feu, d’un tir de missile
ou d’un tir de roquette ».
Aucun procureur ne s’était jamais
adressé à Israël de manière aussi crue.
La question est maintenant de savoir si
M. Khan va prendre des mesures concrè-
tes pour donner suite à ses déclarations.
Va-t-il se saisir des accusations d’apar-
theid, de crimes de guerre et de colonisa-
tion illégale qui sont sur son bureau de-
puis des années ? Israël va-t-il l’autoriser
à mener l’enquête sur le terrain ? Les
Etats-Unis vont-ils abandonner leur ob-
jection de longue date au rôle de la CPI ?
La justice va-t-elle enfin avoir sa place
dans le conflit israélo-palestinien ? p

s’agisse des punitions collectives, de la
colonisation illégale ou de l’apartheid.
Nous étions assis côte à côte à La Haye
en décembre 2020 – moi avocat juif, lui
avocat palestinien –, alors qu’il exhortait
la procureure générale de la Cour pénale
internationale (CPI), Fatou Bensouda, les
yeux dans les yeux, à montrer aux Pales-
Une fois reconnue comme un Etat obser-
vateur par l’Assemblée générale de
l’ONU, la Palestine a pu ratifier le statut
de Rome de la CPI en 2015. Mais Mme Ben-
souda a ensuite mené, selon ses propres
termes, un « examen préliminaire minu-
tieux (…) pendant près de cinq ans »
avant d’ouvrir une enquête formelle, en
EN FÉVRIER 2022, lence de la CPI, M. Khan s’est finalement
rendu, le 29 octobre, au point de passage
LE NOUVEAU de Rafah, entre l’Egypte et Gaza, avant de
prononcer, au Caire, une allocution forte
PROCUREUR DE LA CPI et poignante, rappelant ses discours Reed Brody est un avocat américain,
A MULTIPLIÉ énergiques après l’invasion de l’Ukraine. spécialisé dans la défense des droits
Dans une tribune publiée dans Le Monde humains et membre de la Commission
LES DÉPLACEMENTS daté du 15 novembre, il est revenu en dé- internationale des juristes

Benoît Pellistrandi et Manuel Valls En Espagne, la reddition

sans condition de Pedro Sanchez aux indépendantistes catalans
L’ancien premier ministre français et l’historien spécialiste de la péninsule Ibérique jugent que l’accord de gouvernement qui permet
au premier ministre sortant, Pedro Sanchez, d’être reconduit, fait le jeu du nationalisme, au mépris des lois et du droit

T
rois mois et demi après le
scrutin du 23 juillet 2023,
Pedro Sanchez va rallier à
lui une majorité parle-
mentaire lui permettant d’être
investi président du gouverne-
ment. La nouvelle majorité, qui
comprend les socialistes et la
coalition de gauche Sumar,
ajoute aux nationalistes et indé-
pendantistes basques et aux
indépendantistes de Gauche
républicaine de Catalogne [ERC]
les sept députés indispensables
de Junts per Catalunya [Ensemble
pour la Catalogne], le parti indé-
pendantiste de l’ancien président
catalan Carles Puigdemont.
L’accord rendu public le 9 no-
vembre explicite les concessions
unilatérales que le PSOE [Parti
socialiste ouvrier espagnol] fait
devant les exigences d’un parti
dirigé par un homme qui, depuis
six ans, fuit ses responsabilités
pénales devant la justice espa-
gnole. Il n’aura bientôt plus de
comptes à présenter, puisqu’une
loi générale d’amnistie vient
d’être présentée au Parlement.
Elle empêchera toute poursuite
et lèvera toutes les condamna-
tions et les poursuites qu’avaient
entraînées les différentes dé-
marches illégales et les nom-
breuses manifestations violen-
tes que ces responsables politi-
ques catalans avaient menées
dans le but de proclamer de ma-
nière unilatérale l’indépendance
de leur région. Elles avaient en-
traîné une réponse très ferme,
d’abord du roi Philippe VI, puis
du gouvernement du PP [Parti
populaire, conservateur], avec le
soutien du PSOE et de la justice.
La condition posée d’une amnis-
tie – dont les socialistes avaient
pourtant assuré, pendant la
campagne électorale, qu’elle
était anticonstitutionnelle et
n’entrait aucunement dans leurs
intentions – a fini par être accep-
tée. Pedro Sanchez a reconnu
qu’il lui fallait faire « de nécessité
vertu ». Et cela en dépit des réti-
cences nombreuses, exprimées
notamment de manière très ar-
gumentée par Felipe Gonzalez,
l’ancien président du gouverne-
ment socialiste (1982-1996), qui
pressentait sur le site de sa fonda-
tion, le 7 novembre, que cet ac-
cord serait dangereux pour l’Es-
pagne ; ou par Juan Luis Cebrian,
qui en a fait autant le 13 novem-
bre dans les pages d’El Pais, dont
il a été le premier directeur.
Nationalisme ethnico-tribal
En réalité, l’accord conclu est une
reddition sans condition des
socialistes au narratif indépen-
dantiste radical de Carles Puigde-
mont. Dans l’exposé des motiva-
tions, les deux partis remontent
à la guerre de succession d’Espa-
gne – 1714 – pour justifier le har-
cèlement politique dont la Cata-
logne est victime de la part de
l’Espagne castillane ! Et les thèses
d’un nationalisme ethnico-tribal
sont validées sans la moindre
prudence.
Très habilement, les indépen-
dantistes catalans réussissent à
imposer l’existence de deux sou-
verainetés opposées. D’un côté, le
peuple, une soi-disant majorité –
lors du référendum illégal du
1er octobre 2017, qui ne présentait
aucune garantie juridique, les Ca-
talans qui ont voté oui à l’indé-
pendance ne représentaient que
38,07 % des inscrits ; de l’autre,
des « institutions » – dont rien
dans le texte ne rappelle qu’elles
sont les institutions démocrati-
ques de l’Espagne –, validées mas-
sivement par référendum le 6 dé-
cembre 1978 et vitalisées par
quarante-cinq ans de pratique
démocratique.
Pire encore, l’accord prévoit
que le pouvoir parlementaire
BEAUCOUP DE
CE QUE CONTIENT
CET ACCORD N’EST
RÉALISABLE QUE
SI L’ARCHITECTURE
INSTITUTIONNELLE
DE L’ESPAGNE EST
BOULEVERSÉE DE
FOND EN COMBLE
pourra enquêter sur la manipu-
lation politique dont la justice
espagnole se serait rendue cou-
pable. Carles Puigdemont a fait
signer au PSOE que les poursui-
tes liées à des abus de pouvoir et
des détournements de fonds re-
levaient de la persécution politi-
que et non de l’application du
droit commun. Dans un com-
muniqué collectif, toutes les
associations de magistrats et la
totalité du pouvoir judiciaire ont
immédiatement dénoncé cette
attaque contre la séparation des
pouvoirs.
Junts obtient aussi la mise en
place d’un « mécanisme interna-
tional pour accompagner, vérifier
et veiller » au suivi de cet accord
politique, comme s’il s’agissait
d’une sortie de conflit entre deux
Etats. Il faut ajouter une série de
questions fiscales et budgétaires
qui remettent en cause l’égalité
entre Espagnols et le finance-
ment des communautés qui
repose sur une péréquation soli-
daire entre les régions riches
(Madrid, la Catalogne, les Baléa-
res) et les autres.
Par-delà les réactions prévisi-
bles des oppositions de droite –
que Pedro Sanchez attendait avec
impatience pour se présenter en
homme d’Etat de la réconcilia-
tion, face à la droite haineuse –,
beaucoup de ce que contient cet
accord n’est réalisable que si l’ar-
chitecture institutionnelle de
l’Espagne est bouleversée de
fond en comble. Ce qui ne sera
pas possible dans le cadre actuel
des mécanismes de réforme
constitutionnelle, sauf à s’affran-
chir des normes de l’Etat de droit.
Il est vrai que Pedro Sanchez a
choisi ses alliés parlementaires
dans le camp de ceux qui nient à
la Constitution espagnole sa di-
mension démocratique, à com-
mencer par les héritiers politi-
ques du groupe terroriste ETA, les
députés d’EH Bildu.
Disqualification morale
Le marché n’est pourtant pas
uniquement un marché de du-
pes. Il est une disqualification in-
tellectuelle et morale de la dé-
mocratie espagnole. La Constitu-
tion de 1978 avait réglé dans le
consensus les grands problèmes
historiques de l’Espagne. Pedro
Sanchez fait ainsi subir au PSOE
le tournant le plus radical, et le
plus contraire à son identité, de
toute l’histoire démocratique, les
indépendantistes catalans ne fai-
sant que profiter éhontément de
la position de force que leur
donne cette clé parlementaire de
sept députés.
Nous, Européens, devons être
extrêmement inquiets face à
cette dérive d’un grand pays qui
emprunte la route de la fragilisa-
tion de l’Etat de droit. On savait
que les nationalismes sont dan-
gereux : ils le prouvent en mena-
çant une grande réussite démo-
cratique au nom d’idées fantaisis-
tes, d’une falsification de
l’histoire et d’une revendication
ethnique en son fond d’un peu-
ple catalan. On aurait aimé que la
grande social-démocratie espa-
gnole montre plus de courage et
de cohérence avec son histoire,
pour opposer à l’exclusion et à la
haine l’entente et le consensus.
Comment Pedro Sanchez pourra-
t-il justifier son refus de dialo-
guer avec le principal parti espa-
gnol, le Parti populaire, et d’ac-
cepter les conditions léonines
d’un parti qui ne pèse que 1,6 %
des voix au niveau national et
11,16 % au niveau catalan ?
Par nos liens personnels avec
l’Espagne, nous sommes conster-
nés de la voir prise au piège de ses
démons intérieurs quand le
monde est en feu et qu’elle pour-
rait, forte de son histoire, porter
une voix indispensable, comme
elle le fit en accueillant, en 1991, la
conférence sur la paix au Proche-
Orient, plutôt que d’accepter sa
relégation internationale, à la-
quelle la condamne l’aveugle-
ment géopolitique d’apprentis
sorciers du nationalisme. p
Benoît Pellistrandi,
historien, est notamment
l’auteur de « Les Fractures de
l’Espagne » (Gallimard, 2022) ;
Manuel Valls, ancien premier
ministre français (2014-2016),
a été conseiller municipal
de Barcelone (2019-2021)
30 | idées 0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023

Le conflit à Gaza éloigne Marine Le Pen de ses références « gaullistes »

ANALYSE La leader d’extrême droite a, depuis les at-
tentats terroristes du 7 octobre, une occasion
les positions de Joe Biden – contesté jusqu’au
département d’Etat pour son soutien franc à
beaucoup d’élus lepénistes considèrent que
c’est bien ce qui se joue en Israël. « Défendre

D
epuis douze ans qu’elle incarne
l’extrême droite française, Marine
Le Pen poursuit un même objec-
tif : capter l’héritage du général de
Gaulle. Pour l’héritière d’un parti dont l’anti-
gaullisme fut un ciment idéologique, le défi
ne manque ni d’audace ni d’intérêt électoral.
Elle cite de Gaulle dans les débats d’entre-
deux-tours à l’élection présidentielle ; envoie
IL EST RARE des représentants fleurir sa tombe à Colom-
QU’UNE VOIX bey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne) chaque
9 novembre ; lui consacre des discours sur l’île
PRÉTENDUMENT de Sein (Finistère) et à Bayeux (Calvados) ;
choisit pour lieutenants des nostalgiques du
« NON ALIGNÉE » gaullisme, comme Florian Philippot ou Jean-
Philippe Tanguy. Dans un article publié
AIT À CE POINT en juin 2020 dans la Revue politique et parle-
LE MÊME TIMBRE mentaire, elle loue le « grand homme », reven-
diquant être la seule à défendre sa doctrine.
QUE CELLE DE Souvent, cette conviction intéressée s’ap-
puie sur la vision diplomatique du fondateur
WASHINGTON de la Ve République, qu’elle dit faire sienne :
porter une voix indépendante, sortir de la lo-
gique de blocs et parler à tous. La politique
arabe du général de Gaulle fut particulière-
ment marquée par sa condamnation de la po-
litique expansionniste d’Israël durant la
guerre des Six-Jours, en 1967 – à rebours de
l’opinion publique. Marine Le Pen, de son
côté, a toujours été guidée par la lutte contre
l’islam radical, ce qui exclut de considérer cer-
tains régimes – tels le Qatar ou l’Arabie saou-
dite – comme des partenaires potentiels.
inespérée : être, sur le Proche-Orient, la voix
de la ligne gaullo-mitterrandienne ouverte
sur le monde arabe, que seuls semblent por-
ter le Parti socialiste ou des vétérans du centre
droit, comme l’ancien premier ministre Do-
minique de Villepin ou le président de la com-
mission des affaires étrangères de l’Assem-
blée nationale, Jean-Louis Bourlanges (Mo-
Dem et Indépendants). La droite d’Eric Ciotti,
elle, s’est rangée derrière le gouvernement is-
raélien, la suite d’une évolution atlantiste en-
tamée sous Nicolas Sarkozy à partir de 2007.
Emmanuel Macron affiche son soutien à la
défense d’Israël tout en envoyant des signaux
aux capitales arabes.
« Rejet de l’islam »
Marine Le Pen aurait pu profiter du contexte.
Détaillant, le 23 octobre, à l’Assemblée natio-
nale, sa position sur le conflit entre Israël et le
Hamas, la cheffe de file de l’extrême droite a
assuré s’inscrire strictement dans la conti-
nuité de la doctrine gaulliste. Elle a déploré la
disparition du « rôle d’intermédiation, flexible
et créatif » joué par la France. « Pourquoi la
voix de la France est-elle si désespérante dans
cette région tout particulièrement ? Elle l’est
parce que sa diplomatie a perdu de vue la né-
cessité de maintenir son indépendance, son
équidistance et sa constance. »
Or, ces trois principes s’appliquent difficile-
ment au camp lepéniste, où prévalent depuis
un mois la cacophonie et l’alignement sur
Benyamin Nétanyahou. Le Rassemblement
national (RN) dit espérer une solution à deux
Etats tout en affirmant qu’elle relève de la
chimère, lui qui feint de croire à des négocia-
tions de paix à brève échéance entre la Rus-
sie et l’Ukraine.
Il n’émet aucune réserve sur le bombarde-
ment intensif mené par Israël. Il prône l’arrêt
de l’aide humanitaire aux Palestiniens et juge
le droit international respecté par l’armée is-
raélienne. Le parti a certes voté au Parlement
européen en faveur d’une « pause humani-
taire », dans le cadre d’une résolution qu’il a,
vainement, tenté de rendre plus hostile aux
Palestiniens. Mais l’appel au cessez-le-feu
lancé par Emmanuel Macron lui semble une
trahison d’Israël. Il est rare qu’une voix pré-
tendument « non alignée » ait à ce point le
même timbre que celle de Washington.
Entre deux options électoralement porteu-
ses (mettre en scène une rupture avec l’anti-
sémitisme ou endosser le costume gaul-
liste), Marine Le Pen a choisi la première. Les
ambiguïtés de La France insoumise et l’ur-
gence à faire sauter le « verrou » de l’antisé-
mitisme, vu comme un frein à l’accession au
pouvoir, avaient toutes les raisons de la con-
duire à ce choix stratégique. Mais il est une
autre raison, bien plus idéologique, qui em-
pêche Marine Le Pen de renouer avec la poli-
tique arabe gaulliste : si elle-même juge
« fausse », « erronée » et « dangereuse » la pro-
jection dans une « guerre de civilisation »,
Israël, c’est défendre un ensemble de valeurs »,
dit notamment le porte-parole du RN, Sébas-
tien Chenu, un proche de la triple candidate
à l’élection présidentielle.
« Marine Le Pen, parce que son électorat s’est
politisé sur la question du multiculturalisme
et du rejet de l’islam, suit l’évolution de la
droite française au sens large, observe Olivier
Schmitt, spécialiste de la vision internatio-
nale de l’extrême droite et chercheur à l’uni-
versité du Sud-Danemark. Comme le gouver-
nement Nétanyahou, sa grille de lecture est
celle d’une civilisation occidentale menacée
par les barbares islamistes. »
Ce réflexe n’a rien de neuf à l’extrême droite.
En 1967, une partie de l’opinion française
n’ayant pas digéré l’indépendance de l’Algérie
avait choisi de « poursuivre la guerre contre les
Arabes par Israël interposé », comme le rappe-
lait, en 2005, l’historien Yvan Gastaut dans un
article de la revue scientifique semestrielle
Cahiers de la Méditerranée (numéro 71). Dans
une manifestation de soutien à Israël, on
trouvait le chef de file de l’extrême droite,
Jean-Louis Tixier-Vignancour. L’hebdoma-
daire Minute ne faisait pas mystère des rai-
sons de ce philo-sionisme soudain : « Avec les
Arabes, une seule politique est possible, c’est
celle de la trique et du coup de pied au cul. »
Cette année-là, le journal employait un ami
vendant parallèlement des compilations de
chants du IIIe Reich : Jean-Marie Le Pen. p
clément guillou (service politique)

CHRONIQUE | PAR MARIE CHARREL UNE ÎLE AU CROISEMENT DES MONDES

Après le découplage , LIVRE La question de vocation fronta-
lière de l’île, précipitée par la
retrouve l’île chez l’Arioste, puis
chez Diderot et Rousseau où,

l’atténuation des risques P lus qu’un toponyme, le

nom de Lampedusa est
un discours à lui tout seul.
Certains l’utilisent pour dénoncer
l’arbitraire des frontières de l’Eu-
conquête de l’Afrique du Nord par
les armées musulmanes, parcourt
l’ensemble de l’ouvrage. L’auteur
affirme cependant que Lampe-
dusa, suspendue au-dessus de la
terre exotique située à l’orée du
monde commun, elle évoque une
terre vierge, propice à l’avène-
ment d’utopies.
La trajectoire labyrinthique de

L a mondialisation accouche
régulièrement de mots-con-
cepts dans la langue du
commerce, l’anglais, aussi éclairants
sur son état que sur celui de ses
observateurs. Depuis quelque temps,
beaucoup parlent de « de-risking »,
que l’on pourrait traduire par « atté-
nuation des risques ».
Alors que les alertes liées à la géopo-
litique et au climat augmentent de
toutes parts, les entreprises et les
Etats s’emploient dorénavant à sécu-
riser sources d’approvisionnement
en matières premières et chaînes de
production. L’heure n’est plus vrai-
ment au grand découplage avec la
Chine, mais au « de-risking ». A savoir
le contournement des régions poten-
tiellement source d’insécurité. Ce qui
ne signifie pas forcément en partir,
mais plutôt établir un « plan B ».
C’est ainsi que des entreprises dé-
ploient la « China plus one strategy »,
autre concept signifiant qu’elles di-
versifient ou doublonnent leurs chaî-
nes de production pour réduire leur
dépendance à l’empire du Milieu, qui
reste l’usine du monde. D’autres se
concentrent sur le « nearshoring », le
rapatriement d’une partie de leurs
usines vers des contrées plus pro-
ches, voire sur le « friendshoring »,
leur installation dans un pays consi-
déré comme ami. Selon une récente
étude de la Banque centrale euro-
péenne, 42 % des multinationales
présentes en Europe sont tentées de
le faire à moyen terme.
Dans le même temps, l’invasion de
l’Ukraine par la Russie et les sanc-
tions occidentales contre Moscou
ont également rebattu les cartes
commerciales sur le Vieux Conti-
nent. Depuis mars 2022, les exporta-
tions directes de l’Union euro-
péenne à destination de la Russie ont
chuté de manière spectaculaire.
Mais, dans la foulée, celles de l’Eu-
rope vers l’Asie centrale ont aug-
menté, tout comme les flux com-
merciaux de l’Asie centrale et du Cau-
case vers la Russie, qui ont plus que
doublé depuis 2021, selon la Banque
NOUS N’ASSISTONS PAS
À UNE DÉMONDIALISATION,
MAIS À UNE RÉORGANISATION
DE LA MONDIALISATION
européenne pour la reconstruction
et le développement. Des réexporta-
tions de biens sans doute destinées à
contourner les sanctions.
Ces dernières, à l’exemple du gel
rope forteresse, d’autres, comme
les représentants des droites po-
pulistes au moment d’afflux de
migrants exceptionnels en sep-
tembre, s’en emparent pour agiter
ligne de faille entre la chrétienté
et l’espace islamique, est aussi un
lieu de jonction entre les mondes.
Un oratoire consacré à la Madone
de Lampedusa y voisine avec la
l’île prend toutefois fin avec son
peuplement par des colons sici-
liens, en 1843. Lampedusa devient
bientôt la marge ultime du nouvel
Etat italien, pour ne sortir de
des avoirs de la Banque centrale de le motif d’une « invasion » ou tombe d’un saint musulman. Re- l’oubli qu’à partir des années 1970,
Russie, « marquent une nouvelle d’une « submersion » migratoires. traçant à travers l’histoire de l’île en se réinventant comme destina-
étape dans la façon dont la politique LAMPEDUSA. Souvent, la mention de Lampe- celle d’une Méditerranée soumise tion touristique avec des visiteurs
contraint les relations économiques », UNE HISTOIRE dusa ne désigne donc pas tant la au choc constant entre les puis- toujours plus nombreux. Trois
observe l’économiste Sébastien Jean, MÉDITERRANÉENNE réalité géographique d’une terre sances des deux rives, Dionigi Al- décennies plus tard, elle devient
directeur associé de l’initiative Géoé- de Dionigi Albera, italienne perdue au large de la Tu- bera montre que Lampedusa est l’une des portes d’entrée du conti-
conomie et géofinance de l’Institut Seuil, 256 p., 21,50 € nisie que l’état de crise cyclique, restée dans les représentations un nent européen pour les migrants.
français des relations internationa- structurelle, qui caractérise le rap- espace de trêve, une zone neutre. Passant à la première personne et
les (IFRI). Dans une note sur le sujet, port du continent avec les mou- évoquant son expérience de vo-
écrite avec Thomas Gomart, le direc- vements migratoires en prove- Marge ultime lontaire au sein d’une association
teur de l’IFRI, il explique que les Etats nance du sud et de l’est de la Mé- L’ouvrage retrace ainsi la pré- d’aide aux migrants dans la der-
défendent désormais leurs intérêts diterranée. Dans Lampedusa. Une sence ténue, mais singulière, lais- nière partie du texte, Dionigi Al-
par une « weaponization », mot qu’ils histoire méditerranéenne (Seuil, sée par l’île dans la mémoire et la bera revient sur cette « contiguïté
traduisent par « arsenalisation », des 256 pages, 21,50 euros), l’anthro- littérature européenne, les sour- (…) vertigineuse » entre les deux
interdépendances, c’est-à-dire en pologue Dionigi Albera écrit ces islamiques n’intégrant pas le mondes de Lampedusa, celui des
instrumentalisant les flux immaté- une toute première histoire de champ de l’enquête. Au fil des dé- citoyens et celui des « invisibles »,
riels, comme les échanges financiers l’île et de ses vingt kilomètres car- tours de l’histoire, il suit sa trace de part et d’autre d’une frontière
ou d’informations. rés, qui est aussi une exploration jusqu’au Brésil, où la Madone de qui court sur l’île elle-même et ser-
savante des rapports de l’Europe Lampedusa fut la patronne d’une pente à travers tout le continent. p
Monopole du dollar avec ses confins méridionaux. confrérie d’esclaves africains. Il allan kaval
Les Etats-Unis profitent ainsi du mo-
nopole du dollar dans les échanges
commerciaux pour imposer leurs
sanctions et les Européens sur-
veillent les investissements réalisés A la porte de l’Europe | par selçuk
sur leur sol, à l’heure où les Etats in-
terviennent de plus en plus pour sou-
tenir les secteurs jugés stratégiques…
Que faut-il en conclure ? D’abord,
que nous n’assistons pas à une dé-
mondialisation, mais à une réorgani-
sation de la mondialisation. De-ris-
king, friendshoring, weaponization :
les routes commerciales deviennent
plus fragmentées et opaques. Plus
complexes, et instrumentalisées par
la politique. « A court terme, cet enche-
vêtrement rend tout découplage im-
possible », estiment Thomas Gomart
et Sébastien Jean.
Ensuite, que tous les pays ne sont
pas égaux face au grand jeu de l’atté-
nuation des risques à l’égard de la
Chine. Dans une analyse pour la pu-
blication américaine Foreign Policy
parue mi-septembre, l’économiste
Agathe Demarais, du Conseil euro-
péen pour les relations internationa-
les, souligne ainsi que les Européens
ont plus à perdre que les Américains,
car Pékin reste leur principal fournis-
seur de biens. Les Etats-Unis, eux, ont
plus échangé avec le Mexique et le Ca-
nada qu’avec la Chine au premier se-
mestre 2023 – du jamais-vu depuis
vingt ans. A Bruxelles, conclut l’éco-
nomiste, le « de-risking » pourrait vite
rejoindre le club des mots branchés
restés sans effet. p
0123
VENDREDI 17 NOVEMBRE 2023
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par p hil ip p e r icar d
Israël-Ukraine :
les Européens écartelés
N LA TENTATION EXISTE
ikos Christodoulides,
le président chy-
priote, ne sait pas si le
corridor maritime
qu’il propose de créer pour soute-
nir les civils palestiniens verra le
jour, tant les combats font rage
dans la bande de Gaza. A l’en
croire, Benyamin Nétanyahou
soutiendrait le projet, à condition
que ses propres services de sécu-
rité soient en mesure de vérifier
les cargaisons des navires censés
faire la navette entre Chypre et la
côte gazaouie. Le premier minis-
tre israélien craint qu’entre deux
conteneurs d’aide alimentaire et
médicale soient cachées des ar-
mes à destination du Hamas.
Plus d’un mois après les atta-
ques terroristes menées par le
mouvement palestinien le 7 octo-
bre, le dirigeant de l’Etat le plus
oriental des Vingt-Sept entend
surtout inciter l’Union euro-
péenne à s’intéresser de plus près
au conflit : « Nous souhaiterions
qu’elle s’implique plus dans la ré-
gion, laquelle fait partie du voisi-
nage de l’UE. Or, nous ne voyons
pas de stratégie claire », regrette,
dans un entretien au Monde,
M. Christodoulides. « Personne ne
va oublier l’Ukraine, mais Bruxel-
les doit aussi pouvoir jouer un rôle
majeur dans la crise actuelle au
Moyen-Orient », ajoute-t-il.
Après avoir fait preuve d’une
unité presque parfaite face à
l’agression de la Russie en
Ukraine, perçue comme une me-
nace existentielle pour le conti-
nent, les Vingt-Sept balbutient
leur diplomatie au Proche-Orient.
Les divisions sont multiples et
profondes, non seulement entre
les Etats membres, mais aussi en-
tre les instances communautai-
res. La visite express de la prési-
dente de la Commission euro-
péenne, Ursula von der Leyen, en
Israël, le 13 octobre, a exaspéré
certaines capitales, à commencer
par Paris, et ulcéré son grand rival
bruxellois, le président du Conseil
européen, Charles Michel, plus at-
tentif, comme le haut représen-
tant aux relations extérieures,
Josep Borrell, à la colère populaire
dans les pays arabes. Sans mandat
des Vingt-Sept, l’ex-ministre de la
défense allemande est venue ap-
porter un soutien sans réserve au
gouvernement israélien.
« Brutalisation »
Depuis, la seule question d’un
« cessez-le-feu », refusé par Israël
pour mieux « détruire » le Hamas,
divise les capitales : Emmanuel
Macron, qui peine lui aussi à
trouver le juste équilibre, y est dé-
sormais favorable, contre l’avis
du chancelier allemand, Olaf
Scholz, soucieux de ne pas s’écar-
ter d’Israël, au nom du droit de
l’Etat hébreu à se défendre. Diffi-
cile dans ces conditions de voir
les Européens peser sur le cours
du conflit, voire sur une lointaine
sortie de crise.
Au fond, les dirigeants des
Vingt-Sept savent que les autori-
tés israéliennes n’ont jamais tenu
compte de leurs recommanda-
tions et privilégient plus que ja-
mais leur alliance avec les Etats-
Unis, seul garant de la sécurité
d’Israël. Plus grave, après quinze
années de tumultes (crise de la
LES DIRIGEANTS
EUROPÉENS SAVENT
QUE LES AUTORITÉS
ISRAÉLIENNES
PRIVILÉGIENT PLUS
QUE JAMAIS LEUR
ALLIANCE AVEC
LES ÉTATS-UNIS
0123 | 31
RENCONTRE
BIDEN-XI,
deux pays un climat de tension inquiétant. firmant que « rien n’arrêtera » la réunifica-
LE SERVICE Précédée par l’engagement salutaire de tion avec le continent.
MINIMUM
Pékin et de Washington de reprendre leur
coopération sur le climat, après des mois
de dialogue au point mort, la rencontre du
Rien n’a filtré des divergences de fond sur
l’Ukraine, où les deux pays campent sur des
positions incompatibles, et sur les méca-
15 novembre a permis de restaurer les ca-
naux de communication entre militaires
des deux pays, un impératif compte tenu
nismes visant à conserver un relatif ordre
mondial que les Etats-Unis entendent
maintenir mais que la Chine considère
de la multiplication des incidents en mer comme dépassés, injustes et inefficaces. In-
de Chine méridionale. Il faudra voir à terrogé après la rencontre, le président des
l’usage si l’engagement de Pékin de lutter Etats-Unis a candidement gardé le qualifi-
contre les exportations illégales de compo- catif de « dictateur » pour décrire son ho-
AU SEIN DES VINGT- sants du fentanyl, un opioïde de synthèse mologue : « Il l’est comme le gars qui dirige
qui fait des ravages aux Etats-Unis, sera un pays dont le système est totalement diffé-
SEPT DE DÉLAISSER suivi d’effet, compte tenu des engagements rent du nôtre », a ajouté Joe Biden.
LE FRONT ISRAÉLO-
PALESTINIEN
AU PROFIT DE
I l est évidemment préférable que les pré-
sidents des deux plus grandes puissan-
ces mondiales se parlent au lieu de s’évi-
ter. La rencontre entre Joe Biden, le président
américain, et Xi Jinping, son homologue chi-
déjà pris par la Chine par le passé.
Les deux pays n’ont en revanche guère
avancé sur leurs principaux griefs. Il pouvait,
il est vrai, difficilement en être autrement en
une rencontre, certainement la dernière
Le fossé qui s’est creusé avec l’inflexion
opérée par Xi Jinping, qu’il s’agisse du vi-
rage autoritaire exacerbé pris par le Parti
communiste chinois ou sa réaffirmation
nationaliste, ne sera pas comblé avant
nois, en Californie, le 15 novembre, la se- avant l’élection présidentielle prévue longtemps si on se fie également aux si-
LEUR ENGAGEMENT conde seulement depuis l’élection du démo- en 2024 aux Etats-Unis, où tout est devenu gnaux faibles des symboles et du soft
EN FAVEUR DE KIEV crate après celle de Bali qui s’était tenue sur matière à affrontement entre démocrates et power. Pékin est en passe de rediriger vers
un terrain neutre, a permis au moins pour républicains, à l’exception de la Chine. le « Sud Global » sa « diplomatie du panda »,
un temps de réintroduire un peu de norma- Alors que Joe Biden a maintenu les barriè- vidant les zoos américains des très populai-
zone euro après la faillite de la lité après une succession de crises. res douanières érigées en son temps par res plantigrades, et Washington n’a tou-
Grèce, afflux migratoire, sortie du La visite de l’ancienne speaker de la Donald Trump, Pékin considère toujours jours pas rétabli les bourses Fulbright au
Royaume-Uni, pandémie due au Chambre des représentants du Congrès des l’interdiction, décidée par le démocrate, des bénéfice des étudiants chinois, brutale-
Covid-19 et invasion de l’Ukraine), Etats-Unis, Nancy Pelosi, en août 2022, sur exportations de semi-conducteurs vers ment supprimées par Donald Trump. En
leur influence collective sur la l’île de Taïwan, que Pékin considère comme son territoire comme une tentative inac- Californie, le dialogue est resté empreint de
scène internationale, et celle de une province chinoise rebelle, puis la des- ceptable d’endiguement technologique. En défiance. La réaction courroucée de la
chacun des Etats membres, à truction d’un ballon-sonde chinois sus- Californie, Xi Jinping a défendu également Chine au qualificatif de « dictateur », qu’elle
commencer par la France, sem- pecté d’espionnage au-dessus des Etats- une ligne dure sur Taïwan, où des élections dénonce comme une « manipulation politi-
blent sur le déclin. Le soft power Unis avaient en effet alimenté entre les importantes se tiendront en 2024, en réaf- que irresponsable », en témoigne. p
européen n’est pas à la hauteur de
la « brutalisation » des relations
internationales, même dans le
voisinage proche de l’UE. Et
celle-ci n’est, en dépit des dis-
cours martelés à Bruxelles, à Paris
et à Berlin sur la souveraineté
européenne, ni aguerrie ni armée
pour jouer les premiers rôles
géopolitiques.
Surtout, les Européens sont écar-
&
telés entre le front israélo-palesti- présentent
nien et la guerre en Ukraine. La
tentation existe au sein des Vingt-
Sept de délaisser le premier pour
privilégier la seconde. Tandis que
les Etats-Unis donnent le ton, cer-
tains sont même enclins à laisser
Washington assumer ses respon-
sabilités aux côtés d’Israël, en ten-
tant, de leur côté, de se concentrer
sur leur engagement en faveur de
Kiev. Ce positionnement est
d’autant plus fort que les Vingt-
Sept, tout comme le président
ukrainien, Volodymyr Zelensky,
pressentent que les Etats-Unis ris-
quent de se concentrer sur le con-
flit israélo-palestinien, au détri-
ment de la guerre en Ukraine.
Depuis le 7 octobre, les attaques
du Hamas et la riposte de l’Etat
hébreu ont presque éclipsé l’inva-
sion russe et les difficultés de la
LE RENDEZ-VOUS
contre-offensive ukrainienne.
« La crise au Proche-Orient n’aide
pas les Ukrainiens, c’est clair »,
DE L’ORIENTATION
constate un diplomate européen.
A l’aube de la campagne présiden-
tielle américaine, ces événements
POST-BAC
menacent d’alourdir encore les
débats ouverts à Washington sur
la poursuite du soutien à
l’Ukraine, au risque de placer
l’Europe toujours plus en pre-
mière ligne, alors qu’elle n’est pas
prête à se substituer aux Etats-
9 & 10 DÉCEMBRE
Unis, en particulier sur le plan
militaire. Les Vingt-Sept parais-
sent ainsi incapables de livrer
d’ici à mars 2024 le million de
munitions promises à Kiev.
Choisir entre les deux fronts est
cependant difficile, voire impos- Carrousel du Louvre, Paris
sible, tant ils s’entrecroisent, au
moins sur le terrain diplomati-
que. Vladimir Poutine l’a bien
compris : le président russe tente
de tirer profit du conflit israélo- Avec
palestinien, susceptible, selon lui,
d’illustrer le « double standard »
des Occidentaux. Il y voit l’occa-
sion d’enfoncer un coin entre
l’« Ouest » et le « reste du monde »,
ces Etats en développement et
émergents qui se gardent de
choisir leur camp entre Kiev et
Moscou, et leurs principaux par-
tenaires, Washington et Pékin.
« Le conflit israélo-palestinien
est devenu l’étalon de la duplicité
présumée des Occidentaux, en
particulier dans le monde arabe »,
constate un diplomate français.
D’après lui, les Européens ont
INFORMATION ET INSCRIPTION GRATUITE
donc le plus grand intérêt à
trouver le bon positionnement
START.GROUPELEMONDE.FR
face aux combats en cours dans
la bande de Gaza, s’ils veulent
continuer de peser en faveur de
l’Ukraine. p
 Devenons l’énergie qui change tout.

RCS PARIS 552 081 317

Pour Paris 2024,

pour tous les Français.
Le groupe EDF installe près de 800 bornes de recharge pour véhicules
électriques pour Paris 2024, qui seront ensuite redéployées partout en France.

edf.fr/paris2024
L’énergie est notre avenir, économisons-la !
 24-25-26
novembre
1 |4
QUATRE PAGES
AUTOUR DU FORUM
ET DE SES INTERVENANTS
v David Berliner, Barbara Cassin,

S P ÉC I A L
Catherine Chalier, Hélène Cixous,
Catherine Cusset, Vincent
Delecroix, Arnaud Desplechin,

3 5 E FORU M PHI LO « L E M ONDE » L E M A NS Thomas W. Dodman, Sylvain

Durand, Hervé Le Tellier, Marylin
Maeso, Géraldine Muhlmann,
Camille Riquier, Stéphanie Roza,
Jean-François Sirinelli

C’était mieux demain ? ÉDITORIAL

La puissance utopique
d’une émotion
Actualité de la nostalgie CE JOUR-LÀ, NOUS NOUS TROUVIONS AU MANS,
parmi les élèves du lycée Sud, pour parler avec eux
du Forum philo. A la fin d’une discussion vive et
joyeuse, nous leur avions demandé quel sujet ils
La question aimeraient voir traité lors des prochaines rencon-
tres. Au fond de la salle, un jeune homme avait levé
sera au cœur la main et posé la question : « Est-ce qu’on peut être
nostalgique de quelque chose qu’on n’a pas vécu ? »
de trois jours de Sur le chemin du retour, il semblait évident que
cette interrogation serait la nôtre.
débats avec Un an plus tard, et alors que le Forum philo Le
Monde Le Mans s’apprête à explorer, trois jours du-
des intellectuels rant, le thème de la nostalgie, les mots de cet élève
ouvrent déjà plus d’une piste. Si l’on peut être
et des artistes. nostalgique de ce que l’on n’a pas vécu, c’est
d’abord que ce sentiment désigne au fond une ré-
La philosophe volte contre le temps qui passe, son irréversibilité,
sa clôture. Mais c’est également que la nostalgie se
Barbara Cassin déploie depuis le futur. D’un point de vue existen-
tiel et politique, on peut l’envisager comme une
y répond en méthode critique, un geste subversif. Plutôt qu’un
retour aux origines, elle engage alors un détour par
évoquant le passé, une façon de le déverrouiller et de raviver
ses rendez-vous manqués, ses rythmes discor-
cet hier plein dants, ses possibilités enfouies.
Brosser l’histoire à rebrousse-poil, dit Walter
d’espoir Benjamin, c’est y rallumer l’étincelle de l’espé-
rance. « Le nostalgique s’installe dans l’invincible
qui semble espérance, ajoute Vladimir Jankélévitch, parce
qu’il se reconnaît citoyen d’une autre cité et d’un
n’être plus autre monde. » Nostalgiques de ce que nous
n’avons pas vécu (pas encore !), nous éprouvons
possible ainsi la puissance utopique d’une émotion qui
disloque les fatalités du présent en libérant un
passé toujours à naître, un passé à venir. p
jean birnbaum
« La Voiture neuve », série « Jamais je ne t’oublierai » (2018). Carolle Benitah

comme pour le temps : on veut revenir là
Barbara Cassin où on était, où on est né, où on a fait sa
inaugure le Forum philo vie, où on a été heureux. On veut rentrer
vendredi 24 novembre à 10 heures chez soi, même et surtout si l’on n’a pas,
si l’on n’a plus, de chez-soi. « Nostalgie »,
voilà un drôle de mot, un « fake » ! « Nos-
barbara cassin talgie », c’est un pseudo-mot grec in-
connu d’Homère, composé d’algos, la
de l’Académie française douleur, la souffrance, et de nostos, le re-
tour. Pourtant, s’il existe un monument
de nostalgie, c’est bien l’Odyssée. On ne
cesse de s’y demander si et quand Ulysse
connaîtra le « jour du retour », nostimon
cle, il arrive qu’apercevoir leur village de-
puis une colline suffise à les guérir.
Mais la nostalgie aujourd’hui, c’est
beaucoup plus compliqué, et beaucoup
plus difficile à soigner. Lorsque Jean Birn-
baum a évoqué le sujet pour me propo-
ser d’en parler, j’ai cru que je saurais faire,
puisque j’avais écrit La Nostalgie (Autre-
ment, 2013). Quand donc est-on chez soi ?
J’avais réfléchi, il y a maintenant dix ans,
à partir de trois destins emboîtés. Ulysse,
le « revenable », avec son lit conjugal
creusé dans le fût d’un olivier encore en-

T
ous les soirs, plusieurs mois
durant, mon fils, qui devait
avoir dans les 2-3 ans, m’a
dit, après l’histoire et juste
avant de s’endormir : « Ma-
man, c’est aujourd’hui de-
main ? » On le sait bien, philosophes, écri-
vains, tout un chacun, que le temps est à
la fois linéaire et indomptable, que le pré-
sent ne cesse de s’évanouir entre le passé
et le futur. Mais la nostalgie a une façon
particulière de bouleverser le temps :
voilà que le passé devient du futur. On
voudrait revenir à hier, et qu’hier se re-
trouve devant nous, comme dans la
langue des signes japonaise qui signe
« passé » en traçant une ligne devant les
yeux et non pas vers l’arrière de la tête
comme dans la plupart des autres lan-
gues des signes. Avoir toujours l’âge
qu’on avait hier, n’importe quand.
Et puis la nostalgie vaut pour l’espace
hêmar, s’il est « revenable »… Et lui ne
cesse de souffrir parce qu’il pleure le re-
tour, qu’il ne parvient pas à rentrer et
qu’il endure mille souffrances, peurs, fa-
tigues et naufrages. Par deux fois le héros
d’endurance voit la terre d’Ithaque, sa
terre natale, son royaume, et par deux
fois il s’endort et laisse les vents contrai-
res le remporter.
Pourtant, ironiquement, jamais ce mot
de « nostalgie » ne prend forme avant
que, en 1678, un médecin suisse, Jean-Jac-
ques Harder, ne l’invente pour que les
gardes suisses, ceux du pape comme
ceux du roi, qui désertent quand ils en-
tendent le ranz des vaches, ce chant des
alpages, soient, non pas fusillés comme
les déserteurs qu’ils sont, mais réintégrés
et soignés comme des malades à chou-
chouter. Ce n’est pas leur faute, ils sont
malades. Ils souffrent de « nostalgie »,
comme d’autres de lombalgie… Et, mira-
« Nostalgie », c’est un
pseudo-mot grec inconnu
d’Homère. Pourtant, s’il existe
un monument de nostalgie,
c’est bien l’Odyssée
raciné ; mais il repart aussitôt pour un
extrême ailleurs – là où l’on connaît si
peu la mer qu’on prendra la rame qu’il
porte sur son épaule pour une pelle à
grains –, avant de pouvoir rentrer pour
de bon vivre entre les siens le reste de
son âge. Enée, l’exilé sans retour, qui
abandonne, non seulement l’espoir de
construire une nouvelle Troie, mais jus-
qu’à sa langue pour pouvoir fonder en
lire la suite page 2

56 7 8 9
LITTÉRATURE MOTS DE PASSE HISTOIRE ESSAIS
v Lori Saint-Martin, v L’Asie intérieure D’UN LIVRE vSofi Oksanen
Ervé, Abdulrazak de Jean-Luc v « Les Ames errantes », sur le viol russe
Gurnah, Louise Glück Coatalem de Cécile Pin en Ukraine

Cahier du « Monde » No 24532 daté Vendredi 17 novembre 2023 - Ne peut être vendu séparément
2 | Forum philo « Le Monde » Le Mans
suite de la première page
latin ce qui deviendra Rome. Et Hannah
Arendt, la naturalisée américaine, qui
n’appartient à aucun peuple, mais n’est
vraiment chez elle que dans sa langue,
l’allemand plutôt que l’Allemagne, dans
la chancelante équivocité du monde. Se-
rait-on ainsi chez soi, non parce qu’on a
là ses racines, mais parce qu’on est ac-
cueilli ? Avec deux nostalgies possibles,
Heimweh, le mal du pays, du home sweet
home, qui reboucle et enracine chez soi,
et Sehnsucht, l’éternel désir d’ailleurs, in-
fini, aussi étrange et terrifiant qu’indis-
pensable, inévitablement humain.
Pourtant, en parlant avec Jean Birn-
baum, ce qui m’est venu pour dire la nos-
talgie aujourd’hui, c’est cette drôle de
phrase, qui vient bousculer le temps en-
core davantage : « Hier, c’était mieux de-
main. » Hier, on pouvait encore croire à
demain. Et c’est de cela, précisément, que
j’ai aujourd’hui la nostalgie. L’avenir hier,
l’avenir d’hier, on croyait, je croyais, que
ce serait mieux, que ça ne pourrait être
que mieux, plus libre, plus intelligent,
plus partageable que l’aujourd’hui
d’hier. On croyait peut-être au progrès,
par exemple celui de la science, des arts,
de la sagesse, de l’humanité. Mais, sur-
tout, on croyait au « plus jamais ça ».
Hier, ce serait, ce sera mieux, puisque
plus jamais ça, plus jamais l’horreur, de
la Shoah, d’Hiroshima, des guerres colo-
niales, etc. Et nous-qui-nous ? (ces tirets
interrogatifs sont encore une expression
de désarroi), nous pouvions croire désar-
mer les et cetera grâce au lent mais irré-
versible mouvement d’émancipation
des peuples et des femmes. L’avenir sou-
riait, on y croyait, j’y croyais comme tout
le monde, soixante-huitarde heureuse,
maîtresse de mon corps et capable de ga-
gner à peu près librement ma vie ici et
maintenant tout en allant voir ailleurs.
Hier, on pouvait encore
croire à demain. Et c’est
de cela, précisément,
que j’ai aujourd’hui
la nostalgie. L’avenir
hier, l’avenir d’hier, on
croyait, je croyais, que
ce serait mieux, que ça
ne pourrait être que
mieux, plus libre, plus
intelligent que
l’aujourd’hui d’hier
J’ai la nostalgie de cet hier où je pouvais
croire que ce serait mieux demain. Elle
n’a pas grand-chose à voir avec la nostal-
gie de tous ceux qui pensent que c’était
mieux avant. Toute ma vie, j’ai cru en de-
main parce que tous les matins, même
les pires, j’ai pensé qu’aujourd’hui était
« vierge, vivace et bel », et que le soleil se
lève toujours glorieux et inattendu.
Mais voilà qu’aujourd’hui, cet aujour-
d’hui d’aujourd’hui (est-ce l’âge que j’ai
ou l’époque qu’on vit, ou les deux ?), c’est
une autre phrase qui se lève en moi le
matin : « Des yeux purs dans les bois cher-
chent en pleurant la tête habitable. » C’est
entre ces deux phrases, de Mallarmé et
de Char, que j’étouffe d’écrire la nostal-
gie. Parce qu’il y a des milliers d’Ulysse
morts en Méditerranée, parce que per-
sonne ne sait plus qui peut accueillir ni
comment, parce que la guerre et ses
morts indistinctes, ou distinctes seule-
ment par leur atrocité, sont partout, et
même parce que l’écoanxiété, avec son
aura de dépendance capitalistique, nous
gagne pour de bon. On va dans le mur,
mais on a allumé les phares, disait il y a
plus de vingt ans, donc hier déjà, un di-
recteur du CNRS.
Aujourd’hui, on est moins sûr que
ce sera mieux demain. C’est hier que
c’était mieux demain, et c’est de cet
hier d’espoir que j’ai la nostalgie. Voilà
qu’hier c’était mieux demain. Mais alors,
qu’est-ce qui reste « en avant » ? La poé-
sie, qui ne rythmera plus l’action ? Vous
y croyez, vous ? p
barbara cassin
Dernier ouvrage paru : « Le Bonheur, sa
dent douce à la mort. Autobiographie
philosophique » (Fayard, 2020).
PROGRAMME
Vendredi 24 novembre
9 h 30 Ouverture du 35e Forum philo
10 heures
a Leçon inaugurale
par Barbara Cassin
philologue, philosophe
10 h 45 pause
11 heures-midi Débat
Barbara Cassin. FRANçOIS GUILLOT/AFP
Histoires d’un sentiment
15 heures Thomas W. Dodman, historien
15 h 30 Jean-François Sirinelli, historien
16 heures Hélène Cixous, écrivaine, dramaturge
(en visio)
16 h 30 Pause
16 h 45-17 h 45 Débat
a Thomas W. Dodman
C’était mieux avant, quand ?
Combien de fois l’avons-nous entendue, voire pro-
noncée, cette phrase : « C’était mieux avant » ? Si l’idée
est dans l’air du temps, elle ne date pas d’hier. Un cer-
tain regret du passé est peut-être inhérent à l’expé-
rience du temps qui passe, au sentiment de finitude
de la vie. Or, on ne l’a pas toujours ressenti de la
même façon. En France, c’est surtout depuis le
XVIIe siècle que l’on s’en préoccupe, alors même que
l’on se passionne pour une idée nouvelle, celle de pro-
grès. Et c’est précisément à ce moment-là que naît une
émotion, d’abord pathologie, ensuite devenue restau-
ratrice : la nostalgie. Depuis, c’était mieux avant.
a Jean-François Sirinelli
La nostalgie n’est-elle plus ce qu’elle était ?
Tout individu a droit à la nostalgie. D’autant que
celle-ci, outre les sensations douces-amères qu’elle
procure, permet de se situer dans l’espace-temps :
le temps retrouvé, avec ses lieux reparcourus, ses
atmosphères revenues, ses êtres chers momentané-
ment revus. Et une société, à tout prendre, peut elle
aussi s’abandonner à de telles inclinations : elle y
trouve des points de repère et, somme toute, souvent
le bon versant du temps qui passe. L’adret, en quelque
sorte, beaucoup plus que l’ubac. Mais, car il y a un
mais, prenons garde que cette nostalgie ne se trans-
forme pas en mélancolie. De même que celle-ci mine
les individus, elle peut également, si elle saisit une so-
ciété tout entière, se transformer en « passion mau-
vaise », sapant notamment la confiance en l’avenir. Le
temps retrouvé l’est, en ce cas, aux dépens du futur, et
l’ubac obscurcit alors le regard individuel et collectif.
a Hélène Cixous
La peur de l’oubli des numéros de téléphone
Au bord du quai du Léthé nous sommes assis et nous
pleurons en nous souvenant de nos nostalgies. Je me
souviens du psaume de Nostalgie, le psaume 137, je
me souviens d’avoir eu envie de pleurer en décou-
vrant les sons mélancoliques de cet hymne au regret,
j’avais 15 ans, je venais de me rappeler que depuis
quelques semaines j’avais oublié d’appeler à mon aide
la voix de mon père. Je m’étais devenue étrangère.
Proust, lui, c’est depuis de longues semaines qu’il
avait oublié d’écrire à sa grand-mère. Cette nuit-là il fit
la connaissance de cette douleur dont le nom est :
souvenir de l’oubli de l’adresse exacte de la grand-
mère adorée.
Suivez l’intégralité des rencontres et
des débats en direct sur Lemonde.fr
Depuis sa fondation, en 1989, le Forum philo
Le Monde Le Mans demeure fidèle à une même
vocation : conjuguer l’exigence de la réflexion et
le débat citoyen pour penser une question de portée
philosophique en résonance aussi bien avec
l’actualité qu’avec nos préoccupations quotidiennes.
Deux jours durant, des intellectuels, des scien-
tifiques, des écrivains, des artistes… dialoguent
dans un esprit de transmission et de pédagogie.
Entrée libre et gratuite.
Palais des congrès et de la culture du Mans.
Evénement organisé par Le Monde, la ville du Mans,
l’université du Maine et l’Association des amis du
Forum philo Le Monde Le Mans, en partenariat avec
France Bleu Maine.
Renseignements :
LeMonde.fr/livres et 02.43.47.38.60.
Le Forum philo est animé par Jean Birnbaum,
responsable du « Monde des livres ».
Samedi 25 novembre
Exercices de nostalgie
10 heures Hervé Le Tellier, écrivain
10 h 30 Catherine Cusset, écrivaine
11 heures Sylvain Durand,
spécialiste en activités physiques adaptées
11 h 30 Pause
11 h 45-12 h 45 Débat
Recommencer par le début ?
Enfance de l’humanité et mythe des origines
15 heures David Berliner, anthropologue
15 h 30 Marylin Maeso, philosophe
16 heures Vincent Delecroix, philosophe, écrivain
16 h 30 Pause
16 h 45-17 h 45 Débat
20 heures
a Soirée cinéma (au cinéma Les Cinéastes)
Trois souvenirs de ma jeunesse, d’Arnaud Desplechin
(2015), présenté par Malo Guislain
a Hervé Le Tellier
Ecrire, c’est accepter qu’aujourd’hui n’existe pas
Le drame est bien que nous avons désormais la nostal-
gie de l’avenir, d’un monde qui en avait un. Ce n’est pas
la première fois qu’il semble à l’humanité qu’il est
« minuit dans le siècle », mais c’est pour nos généra-
tions la première fois que penser le futur est tétani-
sant. C’est Camus qui, dans Le Mythe de Sisyphe, dit :
« La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie. »
L’idée est forte, qui dit que les briques dont nous som-
mes faits sont d’abord toutes de regrets. C’est pourquoi
la nostalgie, cette douleur du retour, est depuis l’Odys-
sée au cœur de la littérature. Peut-être celle-ci n’existe-
t-elle que pour aider à vivre ce deuil d’un demain ?
a Catherine Cusset
Quelques questions sur la nostalgie
Pourquoi suis-je nostalgique de Prague, où j’ai vécu
au milieu des années 1990 ? Pourquoi ma belle-mère,
l’héroïne de mon roman Un brillant avenir (Galli-
mard, 2008), n’a-t-elle jamais été nostalgique de sa
Roumanie natale ? Pourquoi est-ce que je n’imagine
pas les Palestiniens nostalgiques ? De quoi est-on
nostalgique ? La nostalgie est-elle un sentiment de
luxe ? Voici les quelques questions que je poserai à
partir de mon expérience.
a Sylvain Durand
Courir après la nostalgie
La nostalgie s’appuie sur de doux souvenirs qu’on se
plaît à se remémorer ou à commémorer lors de nos
vagues à l’âme. Ce brin de « c’était bien avant » trans-
pire aussi dans une dimension physique, physiologi-
que lorsque les affres du vieillissement notamment
essoufflent notre corps et nous découragent devant
la simple perspective de monter un escalier. Alors,
pourquoi ne pas essayer de nous convaincre de
courir après la nostalgie ? Non pas parce que c’était
mieux avant mais surtout parce que l’activité
physique, c’est bien maintenant !
a David Berliner
Anthropologie de la perte
Certains auteurs ont souligné la nécessité de distin-
guer entre différentes formes de nostalgie. Dans cette
présentation, j’ajoute ma propre contribution anthro-
pologique à cet effort typologique pour mieux
comprendre la nature protéiforme des attachements
nostalgiques et les investissements émotionnels et
cognitifs qui les sous-tendent. En particulier, à partir
de mes recherches en Guinée-Conakry et au Laos, je
m’intéresse à ces nostalgies qui se réfèrent à un passé
que l’on n’a pas vécu personnellement, générant des
sentiments de perte détachés de l’expérience directe
de la disparition.
a Marylin Maeso
« Homo nostalgicus » ou la nostalgie de l’origine
Des mythes de la création du monde aux peuples
qualifiés de « primitifs » pour mieux y voir, à tort,
l’enfance de l’humanité, de la recherche du « propre
de l’homme » à l’hypothèse aporétique du « chaînon
manquant », nous peinons visiblement à nous figu-
rer ce que nous sommes indépendamment de l’idée
de commencement. Que dit de nous, de notre an-
goisse du naufrage, ce besoin de nous ancrer à une
origine, cette nostalgie d’une histoire, qu’elle soit col-
lective ou personnelle, où nous pourrions localiser,
tel un point d’Archimède, avec le moment de notre
émergence, la vérité ultime de notre être ?
a Vincent Delecroix
Au cœur du passé, des fragments de futur
La nostalgie, c’est la volonté du retour, mais c’est
aussi la mémoire empoisonnée par la mélancolie. La
croyance en une réversibilité du temps se mue en
conscience désenchantée de l’irréversible. L’œil fixé
sur ce qui est perdu, et bientôt obnubilé par la perte
elle-même, la nostalgie ne regarde pas le passé, alors,
mais louche sur lui et s’embue. C’est que sa fidélité au
passé, sélective et reconstructrice, est une arme con-
tre le présent, qu’elle dévalue au profit de l’enchante-
ment supposé des origines, et bientôt contre le temps
lui-même, qui n’est plus pour elle qu’une dégradation
de l’éternité. Le mythe est sa plus belle création, qui
ne cesse de faire retour. Pourtant, certains font le pari
d’une efficacité paradoxale de la nostalgie : en s’incli-
nant sur le passé, elle pourrait bien percevoir des
fragments du futur.
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Dimanche 26 novembre
Réparer le monde.
La nostalgie comme force critique
9 h 30 Camille Riquier, philosophe
10 heures Stéphanie Roza, philosophe
10 h 30 Catherine Chalier, philosophe
11 heures Géraldine Muhlmann, philosophe
et journaliste
11 h 30 Pause
11 h 45-12 h 45 Débat
15 heures
a Grand entretien
avec Arnaud
Desplechin
cinéaste
16 heures Pause
16 h 15 Débat
17 h 10-17 h 15 Clôture
Arnaud Desplechin. LOU BENOIST/AFP
a Camille Riquier
Rentrer chez soi pour mourir d’ennui.
L’obscur désir des Modernes
Les Grecs ont inventé le sentiment de la nostalgie.
Mais, nous autres Modernes qui venons après la dé-
ception, nous y avons introduit la cruauté de l’ironie.
Ulysse est rentré au foyer et nous savons que c’est
l’ennui qui l’attendait. Notre désir ne semble plus
avoir d’objet sinon celui d’un ailleurs toujours autre,
d’un pays qu’on n’a jamais connu. Car, obscurément,
nous ne redoutons rien tant que de rentrer et de
mourir d’ennui. Comme si, pour nous, le mal était de-
venu préférable au remède et la souffrance à l’ennui.
Comme si le présent était, pour nous, toujours plus
beau lorsqu’il est loin et qu’il n’appartient plus qu’au
passé. Notre nostalgie est amère. Mais elle n’en est
peut-être que plus douce depuis que nous sommes
assurés que le retour est impossible. Etrange et para-
doxale nostalgie que celle des Modernes ! Qu’a-t-elle
encore de comparable avec celle qu’avaient connue
les Anciens ?
a Stéphanie Roza
La nostalgie est-elle de droite ?
La nostalgie est un puissant ressort d’identification et
de mobilisation politique depuis la haute Antiquité.
Toutefois, depuis la rupture représentée par la Révolu-
tion française, elle semblait être définitivement pas-
sée à droite – le camp « conservateur » par excellence,
tandis que la gauche, camp du progrès, était censée
regarder toujours devant elle. Cette partition est-elle
toujours valable deux siècles après 1789 ? La gauche
n’est-elle pas désormais, elle aussi, en proie à une
forme de nostalgie des « grands souvenirs » de son
histoire, et que dit-elle d’elle-même à travers cette
délectation un peu morose ?
a Catherine Chalier
Elever la détresse, réparer le monde
Les philosophes critiquent souvent la nostalgie. Levi-
nas y voit ainsi une optique qui secondarise l’éthique.
Il incite à penser une spiritualité qui ne serait animée
par aucune idée de retour. Pourtant la nostalgie est
capable d’élever la détresse, ce qui signifie aussi
qu’elle ne porte pas tant sur un passé disparu que sur
l’immémorial. La parabole de la source et du cœur
chez R. Nahman de Bratzlav en est une très belle illus-
tration. Mais la nostalgie doit s’ouvrir pour cela au
désir de réparer le monde, plutôt que de fuir ses
souffrances. Elle doit chercher le peu de bien, en soi et
en autrui, à partir duquel cette réparation viendra.
a Géraldine Muhlmann
Ressassement de l’ancien ou force critique du présent
La nostalgie est un sentiment. Et à ce titre, elle n’est ni
bonne ni mauvaise. Elle est, c’est tout. C’est quand elle
se convertit en force critique du présent que la nostal-
gie devient un enjeu intellectuel et politique. Cela
peut être fécond, ouvrir l’avenir, en soulignant que le
présent n’est pas éternel, qu’il est lui-même « neuf »
par rapport à ce qui a été, et qu’il y aura après lui du
« nouveau ». Mais la nostalgie peut aussi produire un
ressassement de l’ancien qui n’ouvre aucun avenir ; et
qui fige ce qui a été, bien plus que le passé n’était figé.
La nostalgie crée alors des catégories réifiées (par
exemple, l’idée du « théologico-politique ») qui sont
des armes de guerre contre l’invention dans l’histoire.
Sur France Bleu Maine
Le vendredi 25 novembre à 8 h 45,
Jean Birnbaum sera l’invité de la matinale
Ici par France Bleu France 3 (96.0)
sur le thème Forum philo Le Monde Le Mans
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Forum philo « Le Monde » Le Mans | 3

Dans « Pour les faits »,

la philosophe Géraldine
Muhlmann défend l’idéal
d’impartialité. Entretien

« L’existence
d’un monde
commun est
menacée »
Géraldine Muhlmann
intervient au Forum philo « Le Canoë », série « Jamais je ne t’oublierai » (2018). Carolle Bénitah
dimanche 26 novembre
à 11 heures

un contresens philosophique fort
répandu à propos de la formule de
Nietzsche, « Il n’y a pas de faits, il
n’y a que des interprétations »,
propos recueillis par en montrant combien le philoso-
roger-pol droit phe fait confiance aux données
sensibles. Une lecture d’utilité
autres sur ce monde. Or, qu’un idéal – n’a rien à voir avec nages « mal élevés », fouillant là
aujourd’hui, c’est le discours qui une objectivité « désubjectivée ». où ils ne devraient pas, bouscu-
triomphe de nouveau. Les hu- Elle s’articule à une subjectivité lant les intérêts dominants. De ce
meurs grignotent la place des qui travaille sur elle-même, sur mépris, les journalistes savaient
récits factuels. Dans la conver- son corps, ses sensations, pour tirer parti, retournant par exem-
sation géante instaurée par la essayer de dépasser les émotions ple en compliment l’accusation
connexion planétaire et les ré- trop personnelles et donner à d’être des muckrakers (« fouille-

Q
ue deviennent les faits,
dans un monde qui
se virtualise ? C’est la
question qu’examine
dans son nouvel essai
la philosophe Géraldine Muhl-
mann. Le titre, Pour les faits,
indique d’emblée son objectif :
plaider pour l’impartialité, valeur
qui a construit le journalisme des
temps modernes. Elle lutte contre
la tendance croissante à juger
les faits secondaires, à en perdre
le goût, à préférer ce qu’on en dit
– rumeurs et commentaires – à
ce qu’ils sont – enquêtes et
reportages.
Combinant informations préci-
ses sur l’histoire du journalisme
et fine analyse des changements
de mentalité, Géraldine Muhl-
mann analyse les méfaits du ré-
trécissement de la curiosité col-
lective et du désintérêt pour la
description minutieuse de la réa-
lité. Elle rectifie aussi, au passage,
publique.
Vous rappelez, en empruntant
l’expression à Hannah Arendt,
qu’il existe bien une « matière
factuelle », une réalité sensible
du monde. Vous ajoutez toute-
fois que l’époque a tendance à
la perdre de vue, à la dévalo-
riser, à la maltraiter. En quel
sens ?
A partir de la fin du XIXe siècle,
d’abord aux Etats-Unis, puis en
Europe, le journalisme a fait
triompher le « récit » sur le « dis-
cours », pour reprendre une dis-
tinction de Gérard Genette. En
« racontant » le monde, de la ma-
nière la plus exacte possible, il
rompait avec une presse qui, jus-
que-là, proposait surtout des tri-
bunes, des éditoriaux, des criti-
ques. Et ce, afin de s’adresser à
tous, de décrire un monde com-
mun, indépendamment des juge-
ments portés par les uns et les
seaux sociaux, des bulles d’opi- d’autres du sensible ainsi partagé.
nions hermétiques se consti- Par exemple Séverine [1855-1929],
tuent, qui tendent à laisser de- une des premières reporters
hors les « faits inconfortables », françaises, voulait se départir
comme disait Max Weber. « A cha- d’une « sensiblerie » qu’elle ju-
cun ses faits » : voilà la nouvelle geait bourgeoise, et « voir comme
certitude. Ce qui est menacé, c’est le peuple tout entier ».
l’existence d’un monde commun. La crise actuelle des figures de
témoins ambassadeurs est réelle
Contre cette déréalisation et grave. Les débats les plus aigus,
générale qui nous guette, vous pour avoir du sens et se déployer
insistez sur l’expérience vraiment, exigent une base fac-
physique tangible du reporter, tuelle communément acceptée.
figure historique centrale du Et la factualité, à mon avis, est fon-
journalisme moderne. Conçu damentalement quelque chose
comme un observateur impar- de sensible, néanmoins partagea-
tial, il est censé mettre son ble. Sans cette fonction sociopo-
corps au service des autres. litique décisive remplie par les
Qu’est-ce qui a changé ? témoins ambassadeurs, le chaos
La figure moderne du reporter guette.
est celle d’un « témoin ambassa- La défiance actuelle envers les
deur » qui va voir, écouter, goûter, journalistes n’a plus rien à voir
toucher, sentir pour faire vivre à avec l’ancien mépris que l’aristo-
son public, en quelque sorte, une cratie puis la bourgeoisie ont par-
expérience par procuration. L’im- fois réservé à cette profession, vue
partialité – qui, précisons-le, n’est comme un ramassis de person-
merde »). Aujourd’hui, désignés
par principe comme les porte-
voix des dominants, ils essuient
une attaque qui, au-delà d’eux, ré-
cuse le projet même du journa-
lisme moderne, ses idéaux et leur
importance pour une société.
Serait-ce la nostalgie d’un
journalisme ancien qui vous
anime ?
Peut-être, mais sans reconstruc-
tion angélique. D’ailleurs, ce que
j’aime le plus dans l’histoire du
journalisme, ce sont ses crises : les
doutes des meilleurs reporters
(Lincoln Steffens), les critiques
exigeantes (comme celles de Wal-
ter Lippmann), les désirs de ra-
conter le monde toujours mieux
(le New Journalism). p
pour les faits,
de Géraldine Muhlmann,
Les Belles Lettres, 156 p., 9,90 €,
numérique 7 €.

La littérature inconsolable
Hélène Cixous publie son séminaire sur Proust et un récit autour des incendies de 2022 en Gironde

faite d’A la recherche du temps perdu : nos
Hélène Cixous identités s’y bousculent, à la fois intimes
intervient au Forum philo et étrangères. Libéré de la chronologie
vendredi 24 novembre uniforme à laquelle obéit notre moi so-
à 16 heures cial, cet état d’indétermination se révèle
à l’inverse traumatique lorsque le passé
insiste au point de brouiller les temps.
Le cataclysme dont il est question dans
le court récit qui paraît conjointement,
Incendire, est-il de 1942 ou de 2022 ?
jean-louis jeannelle D’une enfance à Oran marquée par l’ex-
pulsion des juifs de l’école publique, par
lui-même, celui qu’aucune force hu-
maine ne peut, ne pourra plus contenir,
doit-il rester l’« un sans dit », comme
l’autrice aurait pu l’écrire ? Nous voici
avertis : c’est sur nous tous que pèse la
menace. « Ne vois-tu pas que ton monde
brûle ? » Accepterons-nous alors que cela
aille sans dire ?
Dire : telle est la fonction de la littéra-
ture, à laquelle Hélène Cixous accorde
une foi sans limite. Lectrice aussi fine
et précise que Barthes ou Derrida, elle
jouant sur les ruines. Ainsi placée sous le
signe de la mélancolie (que Cixous décrit
comme « bonheur d’être triste »), l’écri-
ture tire de son impuissance, à savoir
n’être faite que de mots, l’espoir que
quelqu’un en saisira l’écho, en entendra
l’avertissement, faisant face aux ravages
de ce temps. p
incendire. qu’est-ce qu’on emporte ?,
d’Hélène Cixous,
Gallimard, 168 p., 19 €, numérique 14 €.
Actes du 34e Forum philo
« Il faut bien admettre que nous som-
mes libres, que nous le voulions ou
non. » En concluant par ces mots sa
contribution au 34e Forum philo Le
Monde Le Mans, Francis Wolff donne
le ton des revendications et des doutes,
des désirs et des paradoxes qu’explo-

L
e « garçon qui joue en moi sur les
ruines », écrivait Proust pour
désigner le moi profond que les
nécessités de la vie nous font
oublier, mais qu’un écrivain redécouvre
en soi. Cette merveilleuse image, à la-
quelle Hélène Cixous a consacré en 2007
une séance de son séminaire au long
cours, dont paraît aujourd’hui le second
volume (commencé en 1974, ce sémi-
naire se poursuit à la Maison Heinrich-
Heine, à Paris), montre qu’en littérature
tout se joue, au-delà d’un simple senti-
ment de nostalgie, « au plus près de la
mort ». Seule une telle perspective nous
livre accès à une vérité « extra-tempo-
relle » qui n’appartient ni au passé ni au
présent, une vérité supérieure à leur
simple réunion.
Cet entre-deux du temps propre à la
création est également la « temporalité
miraculeuse du rêve », fil directeur, avec le
deuil et l’amour, de la patiente lecture ici
les échos incertains du génocide mené
par les nazis (« Quelquefois on ne sait pas
qu’on sait »), ou encore par le débarque-
ment des Alliés au mois de novembre ?
Ne s’agit-il pas plutôt du fléau des grands
incendies survenus en Gironde l’été
2022, nouvelle épreuve d’une fuite sans
recours où se révèle, selon l’écrivaine,
l’extrême dénuement de toute existence
– « Qu’est-ce qu’on emporte ? » Le désastre
advenu ne se distingue plus de celui à
venir et les morts se confondent. « Il me
vient à l’esprit, constate Hélène Cixous,
que je suis moi-même un cimetière. »
Le parallèle trouve néanmoins ses limi-
tes. Autour de « H. », tous, amis ou en-
fants, refusent que l’on compare l’anéan-
tissement des arbres et celui des juifs
d’Europe. Cixous ne craint pourtant pas
de provoquer. Et le court-circuit histori-
que a beau choquer, l’urgence subsiste.
Une série d’incendies relève de l’état de
catastrophe naturelle ; mais l’Incendie
déplie chaque nuance d’une œuvre litté- rent à leur tour d’autres philosophes,
raire avec « défidélité » – hybride de il faut bien aimer. Serge Audier, Olivier Boulnois, Thierry
loyauté et d’invention. « La littérature, séminaire 2004-2007, Hoquet, Justine Lacroix, Johanna
conclut-elle de son parcours dans d’Hélène Cixous, Lenne-Cornuez, Pierre Manent et Jean-
l’œuvre proustienne, est, par définition, édité par Marta Segarra, Claude Monod, l’historien Nicolas
inconsolable », à l’instar du petit garçon Gallimard, 896 p., 45 €, numérique 32 €. Offenstadt, le journaliste Jacques Follo-
rou, la juriste Sabrina Robert-Cuendet
et les écrivains Sarah Chiche, Catherine
Millet, Yasmina Reza et François
0123 Sureau, embarqués dans une recher-
che commune que Jean Birnbaum,
Siège social : 67-69, avenue Pierre-Mendès-France - 75013 PARIS dans sa présentation, place sous le
Tél. : +33 (0)1-57-28-20-00
signe de la « vérité charnelle » qui
Edité par la Société éditrice du « Monde » SA « éclate à chaque soulèvement contre
Président du directoire, directeur de la publication : Louis Dreyfus
l’oppression ». Nous n’avons pas le
Directeur du « Monde » : Jérôme Fenoglio
choix de ne pas être libres. Reste à
La reproduction de tout article est interdite sans l’accord de l’administration. passer à l’acte, à exercer cette liberté
Commission paritaire des journaux et publications n° 0722 C 81975. ISSN : 0395-2037
qui, loin d’être « un idéal abstrait, une
Pré-presse Le Monde
Impression L’Imprimerie - 79, rue de Roissy - 93290 Tremblay-en-France hypothèse sublime (…), engage toujours
Printed in France une pratique ». p
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé a Enfin libres ?,
sur un papier UPM issu de forêts gérées durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous sous la direction de Jean Birnbaum,
le N°FI/37/001. Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier. Folio, « Essais », inédit, 262 p., 8,10 €.
4 | Forum philo « Le Monde » Le Mans 0123
Vendredi 17 novembre 2023

Les nostalgies
sont multiples
rock des années 1970, qui appar-
David Berliner tiennent plutôt à la génération
intervient au Forum philo de mes parents (mais dont ces
samedi 25 novembre derniers m’ont transmis le goût).
à 15 heures En outre, certains éprouvent de
la nostalgie pour des lieux et des
époques sans lien aucun avec
david berliner leur histoire, à l’instar de ces tou-
ristes qui regrettent le passage du
anthropologue temps lors d’une visite dans une
contrée lointaine. Ne vous êtes-
vous jamais surpris à vous la-
menter de la disparition d’une

I
l y a aujourd’hui, dans de
nombreuses parties du
monde, une prolifération de
la nostalgie, déployée dans
des univers aussi divers que le
nationalisme, les politiques pa-
trimoniales, le consumérisme
vintage, l’industrie du tourisme
et les mouvements religieux et
écologiques.
Pourtant, contrairement à
l’image que l’on pourrait s’en
faire, la nostalgie n’est pas une
émotion unidimensionnelle.
Bien qu’elles s’élaborent sur
l’idée que le passé est unique et
la temporalité irréversible,
époque que vous n’avez pas
connue ? Ou encore de l’extinc-
tion de formes de vie lointaines,
de cultures qui ne sont pas les
vôtres ?
Suivant l’effort typologique de
Svetlana Boym (romancière,
théoricienne et artiste russo-
américaine, 1959-2015), qui opère
une distinction entre nostalgie
« restauratrice », cherchant à res-
taurer à l’intact, et « réflexive »,
témoignant d’un regard ironi- « Le Mariage », série « Jamais je ne t’oublierai » (2018). Une série construite à partir de photographies d’anonymes trouvées. L’application de la feuille d’or change
que, voire humoristique, sur le leur statut et parle du trou de mémoire qui les frappe. Carolle Bénitah
bon vieux temps, je propose de
caractériser deux attachements
nostalgiques.

les nostalgies sont en effet
multiples, et mettent en jeu des
investissements cognitifs et
affectifs spécifiques.
Un élan spirituel
Celui pour un passé vécu
personnellement, l’« endonostal-
gie », qui en implique une appro-
priation subjective et dont la fa-

La nostalgie peut être

complètement dissociée
d’expériences personnelles. nesse et, souvent en
Dans le monde entier,
de jeunes patriotes sont
nostalgiques d’un pays
qu’ils n’ont pas connu
et qui n’a probablement
jamais existé
Par exemple, certaines formes
de nostalgie sont plus ou moins
déconnectées de sentiments in-
meuse madeleine de
Proust est la référence
la plus emblémati-
que. On pleure sa jeu-
manipulant des pho-
tographies et d’autres
objets, on se remé-
more avec mélancolie
des gens, des situa-
tions, des saveurs. Ces
souvenirs nostalgi-
ques relient viscérale-
ment l’individu à son
histoire, lui permet-
tant de revenir dans son esprit à
des événements qu’il a connus.
L’« exonostalgie », quant à elle,
qui répare le monde
en quête de la vivante vie, même au cœur
Catherine Chalier de la détresse ? Telle la décrivait l’auteur
intervient au Forum philo russe Varlam Chalamov (1907-1982) : « Nous
dimanche 26 novembre avions envie d’apprendre, et nos professeurs
à 10 h 30 envie d’enseigner. Ils avaient la nostalgie de
la parole vivante, de la transmission de leur
savoir qui leur avait été interdite et qui avait
catherine chalier été leur raison de vivre avant leur arresta-
tion », notait-il dans un de ses très beaux
philosophe Récits de la Kolyma (Verdier, 2003).
Une dimension souvent écrasée
Cette nostalgie-là élève la détresse ressen-
Or cette dimension spirituelle est le plus
souvent écrasée, méconnue ou confondue
avec une aliénation, voire méprisée au
nom du réalisme. Sous prétexte que tout
serait politique, ou encore que l’économie
et ses sidérantes injustices domineraient
nos vies, et s’infiltreraient jusque dans nos
émotions et nos sentiments les plus inti-
mes, beaucoup de gens préfèrent en effet
ne pas l’approcher. A mes yeux, pourtant,
la prise en compte de la spiritualité hu-
maine anime la nostalgie, elle la sauve
d’une pure mélancolie ou d’un simple re-

L
tenses, comme ces souvenirs désigne ce regret de seconde es vagues déferlantes de la nostal- tie face à un présent plein d’affliction, de gret du passé. Et encore, elle fait obstacle à
doux-amers que j’ai de moments main pour un passé que l’on n’a gie, comme les appelait la poète colère et de haine. Elle exige que chacun re- une nostalgie qui se confondrait avec un
remarquables de mon enfance, pas expérimenté soi-même, sup- Nelly Sachs (1891-1970), ne sont pas joigne ses forces les plus intimes pour les pur désir de l’éternité pour échapper au de-
mais que je n’ai pas le désir de posant des sentiments de perte uniquement vouées à nous faire mettre au service de la réparation du pré- venir et à ses misères souvent effroyables.
ressusciter. La nostalgie peut éga- détachés de l’expérience de la éprouver détresse et désespoir en pensant sent. Nahman de Bratslav (1772-1810), célè- Une telle nostalgie, attentive à cette di-
lement être complètement disso- perte. Au contraire du souvenir à un passé disparu, humilié ou anéanti. bre rabbin et grand penseur de la nostalgie, mension spirituelle, ne provient ni d’une
ciée d’expériences personnelles. épisodique qui relie viscérale- Elles nous saisissent certes très souvent le savait. Quand il parlait de réparation méconnaissance des méfaits politiques et
Dans le monde entier, de jeunes ment l’individu à son histoire, dans le présent de nos jours, de cette façon (tiqqun) du monde, ce n’était pas un vain économiques évoqués à l’instant, ni d’une
patriotes sont nostalgiques d’un cette nostalgie vicariante en- aiguë et obsédante, en constatant le triom- mot. Mais il estimait, avec beaucoup fuite devant eux. Elle est constamment en
pays qu’ils n’ont pas connu et qui globe une variété d’affects et de phe du mal, mal intime et collectif. Le d’autres d’ailleurs, que c’était la dimension quête de ce peu de bien que chacun porte
n’a probablement jamais existé. discours liés à la disparition, passé qui revient alors avec la nostalgie, spirituelle du malheur si longuement en- en soi-même et à partir duquel les prémi-
Je suis toujours surpris par l’en- mais détachés de son expérience passé souvent transfiguré, est en effet dé- tretenu par les êtres humains (guerres, ces de la réparation (tiqqun) du monde
thousiasme un peu passéiste de directe. C’est ainsi que la perte, sormais impossible à rejoindre. Mais la injustices, etc.) qui devait être soignée en peuvent germer. Cette nostalgie désire la
mes étudiants pour des genres celle de l’Autre, devient nostalgie doit-elle s’imposer à nous de priorité si l’on voulait parvenir, un tant soit proximité d’une source qui rend le temps
musicaux comme le punk ou le ma perte. p cette façon ? Ou bien, peut-elle nous mettre peu, à réparer notre monde cassé et abîmé. vivant et la vie plus joyeuse. p

Faire œuvre de consolation Irréversible aventure humaine

doux souvenir du passé », « les roses trémières Notre désir ne semble plus avoir surtout un sens temporel qui
Hervé Le Tellier desséchées »… ou encore « un jour de pluie, où l’on Camille Riquier d’objet qu’un ailleurs toujours grève d’irréversibilité l’aventure
intervient au Forum philo s’ennuie, on retrouve les lettres d’un homme jadis intervient au Forum philo autre, d’un pays que nul n’a ja- humaine elle-même.
samedi 25 novembre aimé ». Elle note aussi ces « choses qui ne servent dimanche 26 novembre mais connu. Car, obscurément, Tout se passe comme si, au lieu
à 10 heures plus à rien, mais qui rappellent le passé » : « une à 9 h 30 nous ne redoutons rien tant que de chercher un remède qui pût
natte à fleurs, vieille, et dont les bords usés sont en de rentrer et de mourir d’ennui. nous guérir du mal dont nous
lambeaux », ou cette « jupe d’apparat blanche, dont Comme si, pour nous, le mal souffrons, nous avions voulu
hervé le tellier les dessins imprimés, bleu foncé, ont changé de camille riquier était devenu préférable au re- garder cette souffrance après
couleur ». mède. Comme si le présent était nous être assurés qu’aucun re-
écrivain, président de l’Oulipo La nostalgie ne peut être qu’à la fois singulière, en
philosophe toujours plus beau lorsqu’il ap- mède ne pourra nous en guérir.
ce sens où certains souvenirs n’appartiennent qu’à partient au passé. C’est à tel point qu’il faudrait
nous, et plurielle, puisque nous nous inscrivons plutôt se demander si c’est en-
dans une aventure collective, une trace temporelle Le retour est impossible core de la nostalgie que la nôtre

J L
e me souviens de Reda Caire. » Ainsi com-
mence Je me souviens, de Georges Perec
(Hachette, 1978). Impossible à un oulipien de
ne pas l’évoquer, dès qu’il veut parler de la
nostalgie. Reda Caire, on ne s’en souvient jus-
tement pas, est un chanteur populaire des années
1950, né au Caire en 1905. Le recueil par Perec de
ces bribes de souvenirs qui s’échelonnent « entre sa
dixième et sa vingt-cinquième année » appartient
autant au témoignage générationnel qu’à l’invoca-
tion nostalgique, forcément nostalgique. L’accumu-
lation fait son œuvre, elle crée de la totalité à partir
du fragmentaire, elle dit aussi le flou de la mé-
moire, puisque Perec, qui n’est pas en quête
d’exactitude, se trompe parfois.
Regrets, souvenirs, oublis, amnésie. La liste, l’in-
ventaire ont toujours inscrit l’Oulipo au cœur d’un
travail de mémoire à la fois intime et collectif. Par-
fois, la liste vient seulement dérouler le temps qui
passe, elle est un pur écoulement, à la fois itiné-
raire et sablier. A quoi bon paraphraser ? La poète
japonaise Sei Shonagon, dans ses Notes de chevet
(Gallimard, 1966) écrites voici plus d’un millénaire,
inventorie, parmi ces « choses qui font naître un
faite d’objets, d’événements, d’images et de musi- es Anciens ont inventé le Paradoxale nostalgie que celle et pourquoi nous continuons
ques. Elle relève à la fois d’une lutte perdue sentiment de nostalgie. Il des Modernes ! Notre nostalgie alors à parler une langue que
d’avance contre l’oubli et d’une certitude effrayante faut se tourner vers Ho- est-elle amère ? Je ne vois pas nous n’entendons plus. Il doit
de l’irrémédiable. Face à ce double mouvement, mère si l’on veut enten- aujourd’hui qui pourrait descen- bien y avoir de l’ironie et un peu
l’écriture, comme sa fille la lecture, a toujours été dre le désir qu’avait Ulysse de dre jusqu’à la profondeur du mal de cruauté dans le sort qui nous
une arme douce, depuis l’Odyssée. rentrer chez lui. Le mot « nostal- qu’a dû éprouver Ulysse. Quel a été réservé, à nous, Modernes,
Proust, qui, en matière de quête du temps perdu, gie » est, lui, bien plus récent. Il attachement profond les Grecs pour nous être ainsi infligé à
s’y connaissait, disait que l’écriture était une ami- apparaît à la fin du XVIIe siècle, n’ont-ils pas dû avoir à leur pro- nous-mêmes un mal dont nous
tié. C’est peut-être avec lui que la nostalgie est de- lorsqu’un étudiant en médecine pre patrie pour que l’exil fût un savons pertinemment qu’il n’y a
venue « moderne », qu’il est né dans le texte un a la curieuse idée d’associer le châtiment pire que la mort ? aucun moyen d’en réchapper et
désir de ce temps qu’est l’imparfait. Ecrire à partir mal (algos) au retour (nostos). Nous en avons certes fait une que nous avons peut-être secrè-
d’un aujourd’hui pour parler du passé proche, vécu Forgé à partir de la langue grec- maladie. Mais elle n’en est peut- tement choisi pour la raison
ou fantasmé, quelle que soit la forme adoptée, que, ce néologisme n’a plus être que plus douce depuis que qu’il était incurable. Faut-il donc
roman, fragment, c’est choisir de faire œuvre non grand-chose à voir avec l’antique nous sommes assurés que le re- nous croire quand nous disons
seulement de préservation mais de consolation. réalité qu’il désigne. C’est que, tour est impossible. La nostalgie regretter le bon vieux temps ?
« Tout le monde ne peut pas être orphelin », disait nous autres Modernes, lui avons des Anciens avait d’abord un Faut-il nous plaindre chaque fois
Poil de carotte. Oui, mais. Le présent qui meurt à donné le nom d’une maladie. sens spatial qui autorisait la pos- que nous nous plaignons du
chaque seconde nous laisse lui aussi orphelin, et Son sens ne devait-il pas en être sibilité du retour. Si, après avoir malheur des temps présents ?
nous sommes faits de briques dures de regret. La bouleversé ? Parce que nous ve- quitté sa bien-aimée pour Troie, Pour les Anciens, c’est le retour
nostalgie, quand elle est prise dans la gangue des nons après la déception, Vladi- Ulysse se languit de la retrouver, qui était savoureux ; pour nous,
phrases et des mots, n’est pas loin d’avoir quelque mir Jankélévitch se plaît à y in- le temps peut lui manquer, mais c’est d’aspirer au retour et de ne
chose de doux, d’apaisé, et c’est en tout cas ce que troduire la cruauté de l’ironie : il ne peut pas l’empêcher de s’y pouvoir le rejoindre. Il n’y a pas
nous avons trouvé de mieux pour affronter la Ulysse est rentré au foyer et nous rendre. Tout y était réversible. La de doute, la nostalgie, c’était
dureté de ce mur de chagrin. p savons que l’ennui l’attendait. nostalgie des Modernes adopte mieux avant. p
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Critiques | Littérature | 5
L’adoption de la langue française est centrale dans Tardivement, elle est aussi devenue tra- découle le titre (« Who do you think you
ductrice de l’espagnol. are ? »), et avec laquelle une forme de
le parcours de l’écrivaine canadienne, morte en 2022. Retraçant son parcours et en faisant un réconciliation commença à avoir lieu
objet de réflexion, Pour qui je me prends quand Lori Saint-Martin accepta de parler
Une libération que retrace « Pour qui je me prends » est le cinquième texte personnel de Lori
Saint-Martin, et le premier à être publié
en anglais à ses enfants, afin qu’ils puis-
sent communiquer avec leur grand-mère.

Lori Saint-Martin,
de ce côté-ci de l’Atlantique, trois ans
après sa parution chez Boréal et un an
après sa mort, le 21 octobre 2022, à Paris.
Le livre se termine d’ailleurs dans cette
ville dont elle a longtemps rêvé, et dont le
Il aura fallu que sa mère et sa sœur meu-
rent pour que l’autrice se sente capable
d’écrire ce Pour qui je me prends, et d’y
mettre à nu ses raisons comme ses ambi-
valences et ses contradictions, dont l’ex-

transfuge de langue nom fut, dans ses jeunes années, « un rac-

courci pour désigner l’endroit où [sa] vraie
vie pouvait commencer ».

Manières différentes de vivre

la trajectoire d’autant plus remarquable
qu’elle n’a pas seulement adopté d’autres
codes et usages idiomatiques. Née dans
une famille ouvrière anglophone de l’On-
tario (Canada), elle a aussi fait du français
raphaëlle leyris l’outil et le symbole de son évasion. Dé-
couvert à l’école quand elle avait 10 ans, il
L’idée d’un ailleurs possible, où pour-
raient être déjoués les aliénants scénarios
écrits d’avance, c’est donc la découverte
du français qui la lui apporta. La révéla-
tion prit la forme d’une succession de
phrases très simples, les premières pro-
posées par un manuel scolaire à l’écolière
de Kitchener : « Voilà M. Leduc. Voilà
Mme Leduc. Et voilà Jacques, Suzette, Henri
position rend le texte tellement stimu-
lant. Nourri d’un jeu d’échos sur des
motifs récurrents (miroirs, clés, pour qui
plongeons…), c’est un récit d’une je me prends,
liberté et d’une vivacité enthousias- de Lori
mantes, au fil duquel on voit Saint-Martin,
l’autrice avancer dans son proces- L’Olivier,
sus de réflexion sur les langues et 148 p., 17 €,
sur ce qu’elles nous font, autant que numérique 12 €.
prendre conscience des erreurs
qu’elle a commises et des hontes qu’elle a
enfouies. Avançant à sauts et à gamba-
des, Lori Saint-Martin mène une enquête
intellectuelle, mais aussi matérielle : elle

U
ne chose frappe souvent dans
les récits de « transfuges de
classe », ces personnes qui ont,
à la barbe du déterminisme,
vécu une ascension sociale significative
par rapport à la génération précédente :
c’est que leur éloignement est d’abord
une affaire de langue. Ne plus parler
comme leurs parents est le premier in-
dice du fait qu’ils finiront par quitter leur
milieu, et que cela n’ira pas sans heurt.
Dans tous leurs textes, ou presque, sem-
ble résonner cette phrase d’Annie Ernaux
dans La Place (Gallimard, 1984), consacré
à son père : « Tout ce qui touche au lan-
a façonné sa vie. En arrivant à Québec,
Lori Farnham a pioché un nouveau nom
dans l’annuaire et s’est réinventée en Lori
Saint-Martin, avant de devenir une émi-
nente traductrice – on lui doit plus d’une
centaine de textes, sur lesquels elle a tra-
vaillé avec son mari, Paul Gagné –, une in-
terprète classée « double A », c’est-à-dire
considérée comme ayant deux langues
maternelles, professeure de littérature à
l’université de Montréal et écrivaine.
et Marie-Claire. Et voilà Pitou. Pitou est le
chien d’Henri. » Puisqu’il existait une ma-
nière différente de celle qu’elle connais-
sait d’énoncer des faits aussi basiques,
c’était qu’il y avait des manières différen-
tes de vivre. D’autres endroits. « Comme je
n’étais pas à l’aise, je cherchais cet ailleurs.
La langue française est devenue ce chez-
moi. » Et l’enjeu de tensions avec son en-
tourage, en particulier sa mère, dont le
leitmotiv blessé fut la question dont
se replonge dans le journal intime de la
jeune fille qu’elle fut, et qui lui semble si
loin qu’elle l’évoque à la troisième per-
sonne du singulier ; elle retourne à Kit-
chener, dont sa bouche refusait même de
prononcer le nom, et y comprend l’his-
toire de sa famille, qui lui révèle la pré-
sence en elle, outre l’anglais, le français
et l’espagnol, d’une langue « fantôme »,
l’allemand. Lori Saint-Martin est morte
avant de pouvoir la faire sienne. p

PRIX MEDICIS
gage est dans mon souvenir motif de

ETRANGER
rancœur et de chicanes douloureuses,
bien plus que l’argent. »
Transfuge de classe, Lori Saint-Martin
(1959-2022) fut une transfuge de langue, à

EX ÆQUO
Ervé ou la poésie
du tombeau des nuits

VIRTUOSE
L’écrivain et SDF ajoute un tome vibrant
à son journal de rue, « Morsures de nuit »

vigile ; tant d’autres destins fracas-

sés… Les comètes qui traversent
cette vie volante (voisins de tente,
amours passagères) succombent
Nils C. Ahl, Le Monde des Livres
les unes après les autres. Mais on
juliette einhorn est frappé, aussi, de voir la mort à
l’œuvre, au plus près d’Ervé, pres-

A
vec Ecritures carnassiè-
res (Maurice Nadeau,
2022), Ervé inaugurait
un genre peu arpenté :
le journal de rue. Comment écrire
quand, sans domicile, on habite
partout et donc nulle part ? C’est
depuis ce non-lieu, de nouveau,
que sa voix se soulève. Une friche
frémissante, sans intérieur ni
extérieur. Qu’il se réfugie sous
un pont, dans une cave ou une
crypte du cimetière du Montpar-
nasse, entre renards et chats sau-
vages, il ne fait, en effet, que pas-
ser, espaces intermittents dont il
ne peut partir, ne les ayant re-
joints qu’à moitié.
En clochard céleste, il dessine la
carte d’une vie sans lieu pour em-
prunter les « passages d’Ervé » :
puisque personne ne l’attend,
que sa maison n’est nulle part, il
se réfugie en lui-même, partout
« en [s]es souvenirs ». Des jours,
des nuits au bord du monde, qu’il
présente comme un choix subi.
« Adoub[ant] la misère », il vou-
drait, dit-il, être partout, tout le
temps. A-t-il appris à aimer « les
réverbères de [s]es péripéties », en
dépit de ce que son enfance, de
foyer en famille d’accueil, a pu
déraciner en lui ? Morsures de
nuit conte les errances d’une âme
en dehors d’elle-même, oscillant
ici et là dans les éclats d’une en-
fance taillée en miettes : une vie
en retrait, « en rempart ».
Une solitude revendiquée, où les
autres, pourtant, sont partout,
croqués en poèmes en prose. Scal
le punk, son « doux voyou pré-
féré », emporté par le sida comme
Mano Solo (1963-2010), avec qui
Ervé improvisa naguère des chan-
sons pendant une nuit entière ;
Sophie, héroïnomane morte
d’overdose, à en faire sangloter un
que de tout temps : comme si les
vies qui lui sont chères, dans ce
chapelet inépuisable de nécrolo-
gies minute, se faisaient hara-kiri.
Il dit pleurer beaucoup, « en petites
coupures » – il est tellement triste «Un roman à la beauté
qu’il lui semble parfois, « en
une autre vie et en des temps loin- frappante.»
tains, [avoir] donné naissance au Nathalie Crom, Télérama
Gange », sous le règne du « ché-
quier sans provision de [s]es in- «Le rêve dicte la réalité.
somnies » : la vraie journée a lieu,
pour lui, la nuit. Ervé nous parle à
C’est la logique du tableau
travers le tombeau de nuits qui qui importe, la luminosité,
sont les « obsèques du jour ». et la douceur de la neige
Ce goût pour le crépuscule,
pourtant, est emporté par un pour tout linceul.»
autre. Malgré la tristesse et la co- Claire Devarrieux, Libération
lère, l’âpreté sans nom de cette
existence à ciel ouvert, la poésie «Un texte délicatement
fait valoir son urgence. Pour re-
lire Rimbaud, nul besoin pour sombre.»
Ervé d’ouvrir ses livres : il se récite Virginie Bloch-Lainé, ELLE
ses poèmes de mémoire. Avec ses
propres mots hantés, qu’il dédi- «Bouleversant.»
cace à ses deux filles (ses « deux
poumons »), il transforme ce
Amandine Schmitt, L’Obs
qu’on pensait être un mausolée
en un recueil vibrant, où la mor- «La poésie surréelle,
sure devient baiser. Pour griffer, le style étrange et
« griffonner ses journées », il a re-
noncé à l’opium, qui le transpor- pénétrant, subjuguent
tait dans « le rêve de son rêve », de la première à
mais faisait de lui un cadavre en
devenir. Voici donc son existence
la dernière page.»
« inconjuguée » transmuée en Antoine Perraud, La Croix
maison. Un lieu, enfin, où contrer
la mort. Où « être joie ». Ses Mor-
sures de nuit nous font pleurer,
aussi, parce qu’elles sont très drô-
les : « Ce qui est pratique quand tu
vis dans la rue, c’est de ne pas
avoir à te justifier du bordel qui
règne dans ta chambre. » p
morsures de nuit,
d’Ervé,
www.grasset.fr www.facebook.com/editionsgrasset www.twitter.com/editionsgrasset Grasset
Maurice Nadeau, « A vif », 160 p.,
17 €, numérique 13 €.
6 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 17 novembre 2023

florence noiville

C’
était il n’y a même
pas cent cinquante
ans. En novem-
bre 1884 s’ouvrait à
Berlin la conférence du même
nom. Une caricature de l’époque
montre Bismarck (1815-1898),
couteau à la main, s’apprêtant à
découper le « gâteau Afrique ».
Autour du chancelier du Reich,
une vaste tablée d’Européens
– des hommes, exclusivement. Ils
ont tous la peau blanche, des
tempes grises et des costumes
noirs. Et ils s’agitent devant une
immense carte du continent. Lé-
gende du dessin : « A chacun sa
part, si l’on est bien sage. »
Les Vies d’après, le nouveau ro-
man de l’écrivain britannique
d’origine tanzanienne Abdulra-
zak Gurnah, Prix Nobel de littéra-
ture 2021 – né de parents yéméni-
tes à Zanzibar, en 1948, et installé
au Royaume-Uni depuis 1968 –,
plonge ses racines profondes
dans ce moment historique clé.
Après lui, l’Allemagne aura pris
possession du Togo, du Came-
roun, de la Namibie et d’un en-
semble territorial qui recouvre le
Rwanda, le Burundi et le Tanga-
nyika (l’actuelle Tanzanie moins
Zanzibar) : c’est cet ensemble,
Des îles mystérieuses
Pâle, vert pomme, vert pur : les cou-
leurs de la mer varient dans le sixième
roman de l’Australien Randolph Stow
(1935-2010). Publié en 1979 et enfin tra-
duit en français, The Visitants frappe
par sa narration polyphonique, parta-
gée entre les voix des hommes blancs
et celles des autochtones de Papoua-
sie-Nouvelle-Guinée, alors sous
contrôle australien. En découle une
atmosphère changeante comme le
paysage des îles Trobriand, où se situe
l’intrigue. Nous sommes à l’été 1959.
Cinq témoins sont interrogés après le
suicide de Cawdor, un officier austra-
lien. Parmi eux : des « Dimdims », ou
Dans la région de Bukoba, au Tanganyika, en 1911. adoc-photos/AA Occidentaux – Dalwood, placé sous
l’aile de Cawdor, MacDonnell, planteur
établi depuis un demi-siècle au milieu
La période coloniale allemande de la future Tanzanie des Papous –, mais aussi Osana, un
interprète, Benoni, un jeune chef, et
Saliba, la domestique de MacDonnell.
racontée par le Prix Nobel Abdulrazak Gurnah. Etonnant Chacun trouve chez l’autre des motifs
de moquerie ou de désir. Il y a une
« maison qui saigne », de la pluie et des
Au triste temps chants paillards papous. Il y a le chef
Dipapa, qui se croit imperméable à ce
qui vient d’ailleurs. Et le fantôme de la

de la « Deutsch-Ostafrika »
alors baptisé « Afrique orientale « Grande Guerre », quand Australiens
allemande », ou « Deutsch-Osta- et Japonais menaient des combats
frika », qui est au cœur du livre. aériens. Depuis, les habitants ont ob-
Gurnah en balaie ici l’histoire, servé dans le ciel « une machine-étoile »
des débuts de la colonisation alle- transportant des « gens » qui ont en-
mande jusqu’à la période nazie. suite levé des pierres sur l’île. Certains
Au passage, il nous rappelle que pensent que c’est l’œuvre d’un peuple
l’Allemagne a certes perdu ses à exploiter par le parti national- expérimentaux ». Les deux princi- gique, mais romanesquement premier, d’autres espèrent que ces
possessions après la première socialiste… » paux en tout cas, Ilyas et Hamza. savoureux. êtres surnaturels les débarrasseront
guerre mondiale – le Tanganyika Qu’on ne s’y trompe pas. C’est ici Gurnah les trempe dans un Contrairement aux récentes des visiteurs blancs. Avec ces Visitants,
passe sous domination britanni- la matière humaine, sensible et même bain, nouveau pour eux, rééditions parues chez Denoël de l’Occident ou de l’espace, Stow signe
que –, mais aussi qu’Hitler, dès le incarnée, qui mène aux considé- celui de la colonisation. Il voit – Paradis (2021), Près de la mer une puissante réflexion sur l’entre-
début des années 1930, ne cessera rations historico-politiques. Le ro- comment chacun réagit, observe (2021) et Adieu Zanzibar (2022) –, croisement des cultures. p
de vouloir les reconquérir. A man n’a rien d’un cours d’histoire. et décrit leurs destinées – les leurs Les Vies d’après, le quatrième gladys marivat
l’époque, « une campagne a[vait] C’est même tout le contraire. L’in- et celles de leurs descendants, ces roman traduit d’Abdulra- a The Visitants, de Randolph Stow, traduit
été menée pour récupérer les colo- croyable talent d’Abdulrazak Gur- « vies d’après » dépositaires, mal- zak Gurnah, son dixième les vies d’après de l’anglais (Australie) par Nadine Gassie,
nies retirées par le traité de Ver- nah consiste à nous faire (re)dé- gré elles, du poids du passé. en anglais, est une vraie (Afterlives), Au vent des îles, 288 p., 23 €, numérique 12 €.
sailles », explique un personnage couvrir la vaste toile de fond du nouveauté pour le public d’Abdulrazak
du roman. Un autre décrit l’am- colonialisme en s’intéressant ex- Enrôlement forcé français. Paru à Londres Gurnah,
pleur des manifestations alle- clusivement à des destins indivi- Ironie du sort, Ilyas et Hamza se en 2020, traduit en seize Denoël,
mandes en faveur de ce qu’il duels. On pourrait dire, pour re- retrouvent tous deux dans la langues, il s’est vendu au « & d’ailleurs »,
appelle ironiquement les « resti- prendre une formule célèbre de Schutztruppe, l’armée de protec- Royaume-Uni à près de traduit de l’anglais
tutions » : « Ça a été une chose Milan Kundera (1929-2023), que tion des colonies allemandes, 90 000 exemplaires et par Sylvette Gleize,
énorme, dit-il. Une vraie rancune ses personnages sont des « ego avec quelque deux mille soldats montre un romancier au 384 p., 23 €,
africains, les askaris. Or, si elles sommet de son art. numérique 16 €.
EXTRAIT débutent de ce même point de
départ, cet enrôlement forcé, les
Qui sait si ce sommet ne Signalons, du même
peut en cacher d’autres ? auteur, traduit par
trajectoires des deux hommes, Les Vies d’après appartien- Anne-Cécile Padoux,
« A cette époque, il avait déjà changé son nom en Ilyas Essen et gagnait sa vie toutes deux fascinantes, attein- tencore, pour Gurnah, à la parution en
comme chanteur à Hambourg. (…) [Il] portait l’uniforme militaire de l’askari dront des points d’arrivée aussi « la vie d’avant » (le No- poche de Paradis,
sur scène, coiffé du tarbouche à l’aigle impérial. (…) Une autre information éloignés qu’il est possible. On ne bel). Or, s’il arrive que Folio, 324 p., 9,20 €.
était sa demande de médaille militaire en 1934 (…). L’oncle Ilyas voulait le re- peut rien en dévoiler ici, mais cette consécration su-
tour des Allemands (…). Et donc, pendant que vous le pleuriez ici, [il] dansait et on saluera, au passage, le sens prême écrase ses récipiendaires,
chantait dans les villes allemandes et agitait le drapeau de la Schutztruppe du suspense d’Abdulrazak Gur- elle donne parfois à leurs ailes un
Spectres mantouans
dans les manifestations pour exiger le retour des colonies. Le Lebensraum, ce nah, capable – sous prétexte que, surcroît de puissance. On attend Traducteur du russe vers l’allemand,
n’était pas seulement pour eux l’Ukraine et la Pologne. Le rêve nazi comprenait en 1935, quelques mots ont donc avec d’autant plus d’impa- l’écrivain suisse Ralph Dutli, établi à
aussi les collines, les vallées et les plaines au pied de ce sommet d’Afrique changé dans un texte de loi – de tience le premier roman de Heidelberg (Allemagne), spécialiste du
couvert de neige. » nous concocter le plus étonnant l’après-Stockholm. Abdulrazak poète russe Ossip Mandelstam (1891-
des retournements finaux. Un Gurnah l’a rendu en octobre à 1938), publie aussi des romans. Les
les vies d’après, pages 379-380 dénouement humainement tra- son agent littéraire. p Amants de Mantoue, paru en 2015 et
aujourd’hui traduit en français, mon-
tre que la fusion du rêve et du réel, de

Les nourritures poétiques de Louise Glück
Le dernier recueil publié avant la mort, en octobre, de la Prix Nobel 2020 paraît en français. Revigorant
monique petillon
« Perséphone l’errante », du désastre obs-
cur au sublime renouveau.
Pour le lecteur français, la publication
du Recueil collectif de recettes d’hiver
vient donc élargir la connaissance ré-
trospective d’une œuvre majeure, tardi-
vement traduite. Dans ce livre, la voix
et le secret. Une inquiétante étrangeté
nimbe ces textes oniriques, qui sem-
blent limpides et familiers, mais dont le
sens n’est pas dévoilé.
Détails autobiographiques
« Le jour et la nuit arrivent : main dans
qu’elle avait obtenue sans l’avoir recher-
chée, Louise Glück préférait convaincre
les lecteurs un à un, au fil du temps.
« Certains d’entre vous comprendront. »
Ses poèmes font l’éloge du silence. Et de
l’obscurité : « Dans la nuit je peux voir
mon âme », dit l’ancien professeur d’art.
l’inanimé et du vif, n’a pas quitté sa
prose romanesque. L’intrigue se situe
en 2012 dans la ville natale de Virgile,
lieu de repos du peintre Mantegna. Les
spectres de ces deux artistes joueront
tous les deux un rôle, de même que le
réseau formé par les venelles de cette
cité d’Emilie-Romagne, ravagée par un
séisme cette année-là, se transforme
en circonvolutions du cerveau. Deux
amis que la jalousie a séparés s’y re-
trouvent, plongés dans une mysté-
rieuse affaire de disparition : celle d’un
couple de squelettes néolithiques,

E
crit au lendemain de l’attribu-
tion à l’Américaine Louise Glück
du prix Nobel de littérature
2020, Recueil collectif de recettes
d’hiver, son œuvre ultime, est paru en
édition bilingue quelques jours après sa
disparition, le 13 octobre (Lire Le Monde
du 16 octobre). Le volume de la collection
« Poésie/Gallimard » qui l’accompagne
(448 pages, 9,10 euros) reprend trois tex-
tes splendides, traduits et présentés par
Marie Olivier, parus chez Gallimard
en 2021 et 2022 : L’Iris sauvage (1992),
dont l’admirable lyrisme polyphonique
fait entendre l’appel d’une fleur ; Mea-
dowlands (1996), ironique réécriture
de l’Odyssée qui s’ouvre sur le chant
inquiet de Pénélope ; et le visionnaire
Averno (2006), où l’on passe, avec
simple et mystérieuse de Louise Glück
est immédiatement reconnaissable. Du
Poème initial au Chant final, ce livre se
compose de quinze poèmes dont les
plus longs renouent – par la fable, le
conte ou une « histoire sans fin » – avec la
tentation de la narration, déjà présente
dans Nuit de foi et de vertu (1968 ; Galli-
mard, 2021).
Le long titre de ce bref recueil d’une
extrême virtuosité poétique indique
qu’il s’agit à nouveau d’une sorte de
polyphonie. Un « je » qui n’est pas dé-
fini y débat avec différents interlo-
cuteurs – un vieux professeur, un po-
tier, un « concierge », et surtout une
sœur – des questions contradictoires
que soulève l’expérience humaine, en-
tre l’intime et l’universel, la confidence
la main comme un garçon et une fille/
s’arrêtant seulement pour manger des
baies sauvages dans un plat/ décoré de
peintures d’oiseaux. » Les « recettes d’hi-
ver » permettent de savourer, au terme
d’une longue vie, des nourritures revi-
gorantes : les éclats que ravivent la mé-
moire et le rêve, des bonsaïs que l’on
taille, un passeport perdu, que l’on ne
cherche plus et qui incite à remplacer le
périple interrompu par un « voyage inté-
rieur », une méditation sur l’existence,
le « déni de la mort »… Quelques détails
autobiographiques se glissent dans les
souvenirs d’enfance : deux petites filles à
l’arrière d’une voiture, « la Pontiac », le
parc de Cedarhurst, village où habitait
une grand-mère, sur Long Island.
Très réservée malgré la renommée
Un autre personnage félicite son interlo-
cutrice d’avoir « instinctivement pris du
recul ». Mais ce qui l’emporte sur l’ironie,
c’est le bonheur d’être, quoique désen-
chantée, toujours passionnée. « Ah, dit-il,
tu rêves encore/ Et je réponds alors je
suis contente de rêver/ Le feu est encore
vivant. »
C’est ce feu qui illumine ce « Voyage
d’hiver ». p
recueil collectif
de recettes d’hiver
(Winter Recipes from the Collective),
de Louise Glück,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Marie Olivier, édition bilingue,
Gallimard, « Du monde entier », 160 p.,
16,50 €, numérique 12 €.
exhumé en 2007. Cette découverte a
tourné la tête à un mystérieux comte,
« Inconnu », qui en a fait la pierre de
touche d’une religion néopaïenne de
l’amour, fondée sur les débris du chris-
tianisme. Regrettons que l’élégante tra-
duction ne parvienne pas toujours à
masquer des dialogues qui se rédui-
sent trop souvent à des morceaux de
bravoure, et que le foisonnement de
références culturelles finisse par satu-
rer la narration, nuisant à sa vraisem-
blance. Il en reste un récit d’aventures
apocalyptiques attachant, mais à
parfaire. p nicolas weill
a Les Amants de Mantoue (Die Liebenden
von Mantua), de Ralph Dutli, traduit de
l’allemand par Claire de Oliveira,
Le Bruit du temps, 268 p., 24 €.
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Mots de passe | 7

L’Asie
intérieure
de Jean-Luc
Coatalem
L’écrivain et voyageur a passé une nuit
au Musée Guimet, à Paris – tropisme
asiatique oblige. Le livre qui en résulte
met en lumière quelques aspects majeurs
d’une œuvre où l’ailleurs ouvre à la rêverie
Jean-Luc Coatalem,
à Paris, en 2022.
Stéphane Lavoué/
même. L’auteur de La Consolation des Pasco & co Disparition l’être que continuent de nous transmettre les civilisa-
voyages (Grasset, 2004) était, d’une cer- Le motif de la disparition fait le lien entre trois tions évanouies. En ce sens, un tel lieu relève d’une
taine manière, le candidat idéal pour pas- livres que Jean-Luc Coatalem désigne lui-même « utopie gigantesque : il s’agit bien de conserver toute
ser une « nuit au musée » et satisfaire au comme les plus importants à ses yeux : Je suis dans l’humanité dans sa complexité, sa diversité… Le danger,
cahier des charges de cette passionnante les mers du Sud, sur Gauguin, Mes pas vont ailleurs, insiste l’écrivain, c’est que toutes ces pièces réunies
fabrice gabriel collection : rêver, dans l’enclos d’un « ici », sur Victor Segalen, et La Part du fils, sur son grand- deviennent de la pacotille ou du bois mort : sera-t-on
aux signes rassemblés d’un « là-bas » père paternel arrêté par la Gestapo en 1943, sans encore capable d’entendre ce qu’il peut y avoir là de

L
es grands voyageurs sont beaux
lorsqu’ils sont immobiles : lors-
qu’ils deviennent écrivains et se
mettent à faire voyager les lec-
teurs à leur place. Jean-Luc Coatalem est
de cette trempe, qui fait rayonner à partir
du point fixe de sa prose chatoyante, ma-
licieuse, hyperlittéraire, les destinations
lointaines qu’il connaît bien et qu’il a fré-
quentées après ses maîtres admirés, Vic-
tor Segalen ou Paul Gauguin… La Breta-
gne, la Polynésie, l’Asie ? On aurait pres-
que envie de dire : peu importe, tant cet
ailleurs patiemment parcouru ouvre
d’abord à des horizons intérieurs, tou-
jours s’évanouissant, fascinants pour cela
dont les pièces exposées réveillent le sou-
venir, ou donnent simplement le désir…
Pour écrire Une chambre à l’Hôtel
Mékong, il a donc choisi le Musée Gui-
met, place d’Iéna, à Paris, avec ses
5 500 mètres carrés de collections, son
« vaisseau principal et sa rotonde-biblio-
thèque aux panneaux bourrés d’ouvrages
historiques », ses trésors innombrables
en provenance des lieux les plus divers de
l’Asie : Inde, Népal, Tibet, Pakistan, Afgha-
nistan, Chine antique, Chine bouddhi-
que, Corée, Japon, Chine classique… La
distribution des salles est en soi un som-
maire : une invitation au voyage d’une
vaste lecture vers l’est.
explication et sans doute sur dénonciation, puis
déporté de camp en camp jusqu’à sa mort à Ber-
gen-Belsen (Stock, 2001, 2017 et 2019). « Gauguin
disparaît dans les îles, Segalen se suicide probable-
ment dans la forêt d’Huelgoat, mon grand-père
meurt en déportation. Je suis très sensible à cette
idée de disparition, et j’aime dans un musée qu’il ré-
ponde alors à une sorte de menace, en contribuant à
préserver quelque chose de la mémoire du monde. »
C’est d’autant plus vrai quand il s’agit aussi d’un
musée des savoirs, où vibre un certain mystère de
sacré ? » Une chambre à l’Hôtel Mékong est une ma-
nière de répondre à cette inquiétude, en souriant :
« Un musée comme Guimet, au fond, c’est une machine-
rie métaphysique », conclut avec enjouement Jean-Luc
Coatalem, qui a l’irrésistible élégance d’achever son
livre sur le battement d’ailes, léger, d’un oiseau reparti
vers la lumière. p
une chambre à l’hôtel mékong,
de Jean-Luc Coatalem,
Stock, « Ma nuit au musée », 150 p., 18,90 €, numérique 14 €.

Asie

Une voix
S’il semble après coup une évidence, le Musée Guimet n’a pourtant pas été le choix spontané de Jean-Luc Coa-
talem. « Tahiti est pour moi la terre première, explique-t-il au “Monde des livres” : même si je suis né à Paris, j’ai
passé les huit premières années de ma vie en Polynésie, si bien que mon premier mouvement, à l’invitation de la
collection, aurait été de faire peut-être quelque chose sur le Musée Gauguin, à Tahiti… » Mais il a vite changé

magistrale
d’avis, d’abord parce qu’il avait déjà beaucoup écrit sur Gauguin, et surtout parce que le « Mnaag », Musée na-
tional des arts asiatiques-Guimet, correspondait naturellement à ce qu’il appelle lui-même « un fantasme
d’Asie ». Cette Asie presque intérieure, ce n’est pas « celle des Khmers rouges, de la révolution maoïste ou des
combats dans la jungle birmane… C’est plutôt, précise-t-il, une rêverie d’enfance, et aussi une rêverie familiale ».
En effet, Une chambre à l’Hôtel Mékong met en avant la figure du grand-père maternel, « Papé », grand lec-
teur et amateur de peinture, qui parfois téléphonait pour ses affaires à Hongkong et allait volontiers visiter le
musée de la place d’Iéna, le week-end. Quelque chose, ainsi, s’est cristallisé autour de l’Asie au moment de LE MONDE DES LIVRES
l’enfance, qui vient aussi de l’autre versant familial, le côté paternel de l’écrivain : « Mon grand-père a été muté
en Indochine dans les années 1930, et mon oncle, le frère de mon père, qui était officier, a fait la guerre d’Indo-
chine. Il y avait dans tout cela un trouble, au-delà de l’exotisme un peu convenu que représentaient par exemple
les deux grands vases chinois dans la salle à manger de mes grands-parents : j’ai compris très tôt qu’il y avait
d’autres vies que la mienne, d’autres pays que le mien, d’autres façons d’être… Je me rendais compte que je
n’avais tiré qu’une seule carte et que le voyage me permettrait peut-être d’en tirer d’autres ! »

Tchang
Jean-Luc Coatalem adore Hergé, et a collaboré
avec l’un de ses plus brillants héritiers en
matière de ligne claire, Jacques de Loustal,
Chambre
Le livre s’appelle Une chambre à l’Hôtel
Mékong parce qu’il prolonge les notes
qu’avait prises sous ce titre l’écrivain dans un
 

pour deux albums de bande dessinée qu’il a
scénarisés : Jolie mer de Chine et Rien de neuf à
Fort-Bongo (Casterman, 2002 et 2004). S’il ne
cite pas directement Tintin dans Une chambre
à l’Hôtel Mékong, il fait néanmoins allusion
carnet de voyage, en vue d’un livre inachevé
qui trouve ici une autre forme de réalisation.
Mais, au-delà de cette explication, il faut re-
marquer chez Jean-Luc Coatalem un « imagi-
naire de la chambre », cette espèce d’espace,


au capitaine Haddock (comme à son ancêtre,
le chevalier François de Hadoque), et en ré-
veille le souvenir à travers une figure qu’il
évoquait déjà dans Le Dernier Roi d’Angkor
(Grasset, 2010) : le jeune orphelin cambodgien
– tout le monde l’appelait Jean-Louis, il s’appe-
lait en réalité Rachana – que son grand-père
avait pris sous son aile « dans une sorte de pa-
dirait Perec, qui ramène encore une fois à
l’enfance, à l’intériorité d’un monde où l’on
rêve librement du dehors. Ainsi dit-il aimer
chez Emile Guimet (1836-1918), le richissime
collectionneur à l’origine du musée, « son
côté capitaine Nemo : il s’est fait son propre
catalogue d’objets choyés, de livres choisis,
comme s’il devait les emporter avec lui dans le

tronage catholique » et qui apparaissait ainsi
chaque dimanche dans la maison familiale de
Viroflay (Yvelines). « Il était un peu plus âgé
que mon frère et moi, et faisait surgir dans nos
jeux une différence, un ailleurs. Pour nous,
PRIX
Nautilus… Guimet n’avait fait en réalité que
deux grands voyages, en Egypte puis en Asie,
entre 1876 et 1877 : le reste de son temps, il le
passait à collectionner, un peu comme un en-
fant entouré des jouets qu’il aurait accumulés

l’Asie, c’était lui, et le rêve d’Angkor, ce fantasme
d’un palais dans la jungle… » L’écrivain lui
consacre un chapitre poignant, où il rappelle
comment il a perdu sa trace en dépit de multi-
ples efforts de recherche.
A peine lui dit-on que cela nous fait penser
à Tintin au Tibet qu’il répond, dans une sorte
de cri du cœur : « C’est mon Tchang ! », du nom
de l’ami chinois d’Hergé, que celui-ci avait ac-
cueilli en 1981 à Bruxelles, après quarante-sept
ans de séparation, dans un moment d’émo-
tion mémorable.
FEMINA ÉTRANGER
dans sa chambre ».
Cette dimension enfantine, essentielle, se
retrouve aussi dans l’idée d’une chambre
noire : « J’avais demandé, précise l’écrivain,
qu’il y ait le moins de lumière possible dans le
musée, et, même si ce n’était pas l’obscurité
totale, cela fonctionnait un peu comme une
chambre noire : une chambre de la mémoire,
avec des souvenirs qui, par connexions ou re-
bonds, remontent soudain à la surface… » Le
révélateur, en somme, de ce qui n’avait pas
Albin Michel
vraiment disparu.
8 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 17 novembre 2023

Rappeler le souvenir des boat people

C’est le Covid-19 qui a amené Cécile Pin à l’histoire de sa mère et des siens,
qui ont quitté le Vietnam par la mer en 1978. Et à écrire « Les Ames errantes »

Vlad ressuscité
Dana Grigorcea, écrivaine suisse ger-
manophone, est née en Roumanie
en 1979. Comme Tanja Maljartschuk
raphaëlle leyris (née en Ukraine), Olga Grjasnowa (en
Azerbaïdjan), Lena Gorelik et Katerina

I
l faudra un jour faire le Poladjan (en Russie) ou encore Nino
compte des effets, directs et Haratischwili (en Géorgie), elle fait
indirects, du Covid-19 sur la partie des autrices qui ouvrent
littérature. De passage à aujourd’hui de nouveaux horizons à la
Paris, où Cécile Pin a grandi littérature germanique. Les boulever-
dans une famille franco-vietna- sements politiques lui servent souvent
mienne, celle qui est devenue lon- de toile de fond. Nous sommes ici dans
donienne depuis dix ans et écrit la Roumanie de l’après-Ceausescu,
en anglais (« Ça m’est désormais dans une bourgade de Transylvanie.
plus naturel ») se souvient, en Une étudiante rentre pour les vacances
français, que la « violence du ra- dans sa maison d’enfance, au pied des
cisme à l’encontre des personnes Carpates. La vie est belle, entre tennis
asiatiques », réactivée par le sur- et champagne. Mais l’insouciance se
gissement du virus dans la région trouve soudain brisée par la mort acci-
de Wuhan (Chine), l’a amenée, au dentelle d’un membre de la famille. A
début de l’année 2020, à se « re- l’enterrement, l’ouverture du caveau
connecter avec [son] héritage révèle le corps empalé d’un ancien
vietnamien ». Durant les mois de amant de la narratrice, déposé sur une
confinement de 2020 et de 2021, tombe qui, étrangement, serait celle
elle a consacré tout le temps du prince Vlad, cruel souverain de Va-
qu’elle ne destinait pas à son tra- lachie. Y a-t-il un lien entre ce prince,
vail d’assistante d’édition (chez l’Empaleur, qui servit de modèle à
Vintage) à concevoir, puis écrire Bram Stoker pour Dracula, et la famille
Les Ames errantes, son premier de la narratrice ? Dès lors le récit vire
roman, inspiré de l’histoire de au fantastique. Des bruits courent. Des
sa mère. touristes accourent. Le maire se frotte
En 1978, celle-ci, adolescente, fit les mains devant cette manne inespé-
partie avec sa famille des centai- rée. Et, tandis que des voix s’élèvent
nes de milliers de personnes qui pour réhabiliter la figure du prince
tentèrent de quitter le pays et son Vlad, dont la cruauté ne refléterait que
régime communiste par bateau ; Quelques-uns parmi les premiers boat people vietnamiens, fuyant le régime communiste, en avril 1975. KEYSTONE-FRANCE la volonté de défendre l’Occident con-
on les appela des « boat people ». tre les Ottomans, Grigorcea interroge :
« Elle a perdu ses parents et la toute barbarie, ancienne ou moderne,
moitié de sa fratrie, cinq frères et peut-elle être pardonnée au nom de la
sœurs, avant d’arriver dans un découle le choix de s’en remettre à raison d’Etat ? p pierre deshusses
camp en Thaïlande. De là, elle est
ensuite partie en France. Je savais
la fiction. Ainsi, les jeunes survi-
vants de son livre, Anh, l’aînée, et EXTRAIT a Ceux qui ne meurent jamais (Die nicht
sterben), de Dana Grigorcea, traduit de
tout cela dans les grandes lignes, ses frères Tanh et Minh, se retrou- l’allemand (Suisse) par Elisabeth Landes, Les
mais nous n’en avions jamais vent dans un camp à Hongkong « Le camp était placé sous la responsabilité du Haut-Commissariat des Argonautes, 270 p., 22,90 €, numérique 16 €.
beaucoup parlé. D’année en année, plutôt qu’en Thaïlande, avant Nations unies pour les réfugiés. Des employés de la Croix-Rouge, de l’Armée
elle pouvait ajouter un nouvel élé- d’être envoyés à Londres, et non à du salut, et de Save the Children, comme Isabel, arpentaient les lieux en
ment à son récit, comme dans Paris. « J’avais très envie, explique- permanence, des listes ou des kits de premiers secours entre les mains. En
un puzzle. » t-elle, de voir représentée la dias- les regardant travailler, Anh songea que ce camp était l’équivalent des
De cette manière fragmentaire pora de l’Est et du Sud-Est asiati- limbes, un purgatoire entre leur ancienne et leur nouvelle vie. De temps à
d’apprendre les faits naît, d’em- ques qui vit en Grande-Bretagne. » autre, les employés des Nations unies qui travaillaient au bureau de
blée, l’idée d’une structure com- D’autant plus qu’elle découvre des réinstallation appelaient une famille ou un groupe pour leur annoncer
posite du roman, faisant alterner documents, révélés par la presse qu’un pays avait accepté de les accueillir. Tous les résidents retenaient leur
en 2009, qui montrent le peu souffle en voyant leurs voisins franchir le court trajet qui séparait leur
d’enthousiasme de la première bungalow de l’endroit où leur sort allait être décidé. »
Mise à l’épreuve par ministre Margaret Thatcher à
la matière à laquelle elle l’idée d’accueillir des boat people, les âmes errantes, page 45
en dépit de ses déclarations offi-
se confronte, inquiète de cielles ; elle avait suggéré à son ho-
« manquer de respect » mologue australien, Malcolm Fra-
aux morts et aux vivants ser, d’acheter une île pour y réins- ces faits, sans les relier artificielle- avions avancé. Cela m’a obligée à
taller les exilés vietnamiens. ment au destin des protagonis- structurer plus précisément mon
La famille après
de sa famille, l’autrice Viennent ainsi le temps de la re- tes : « Je ne voulais pas que le livre temps et m’a encouragée. » La Pour les personnages du nouveau
met six mois à écrire les cherche documentaire et les nuits soit sensationnaliste, mais il était suite du roman s’écrit dans les six roman d’Agnès Mathieu-Daudé, le
« mille premiers mots » à lire et écouter des témoignages important de montrer quelles hor- mois suivants, et trouve rapide- « marchand de sable » est passé depuis
de boat people vietnamiens, à dé- reurs avaient eu lieu. » ment une maison d’édition au longtemps. En enfants obéissants, ils
de son manuscrit vorer des essais, des récits et des Mise à l’épreuve par la matière Royaume-Uni – Henry Holt. se sont endormis, et rien, semble-t-il,
articles, à visionner des vidéos et à laquelle elle se confronte, in- Editrice chez Stock, Raphaëlle ne vient troubler leurs nuits. Le qua-
observer des photos. Parmi les quiète de « manquer de respect » Liebaert lit le texte à l’automne trième roman de l’écrivaine, née
les narrateurs, les registres d’écri- événements dont Cécile Pin igno- aux morts et aux vivants de sa fa- 2021, juste avant la foire de Franc- en 1975, également autrice pour la
ture et les époques, qui doit aussi rait tout et qui la secouent figu- mille, Cécile Pin met six mois à fort, et fait immédiatement une jeunesse, est l’histoire d’un éveil. Celui
au travail d’auteurs admirés : la rent ceux qui sont survenus sur écrire les « mille premiers mots » « offre préemptive » pour ce texte de la conscience de l’héroïne. Mariée
Coréenne Han Kang, les Améri- l’île de Ko Kra, fin 1979, où des de son manuscrit. Mais ceux-ci dont la maturité la « bluffe » par amour à l’héritier d’une famille
caines Maggie Nelson et Jenny pêcheurs thaïlandais séquestrè- lui permettent d’obtenir, en – l’autrice n’avait pas 25 ans d’industriels italiens, Suzanne adopte
Offill, les Britanniques Max Por- rent et violèrent jour et nuit des janvier 2021, le London Writers quand elle l’a écrit. Il lui semble les codes et préceptes de cet univers
ter et Ali Smith. femmes vietnamiennes dont ils Award, qui la met en contact avec évident d’en confier la traduction – on ne laisse d’ailleurs pas le choix à
Du refus de forcer la parole de sa avaient intercepté les embarca- un petit groupe d’autres aspirants à Carine Chichereau, avec laquelle cette jeune femme d’origine modeste.
mère (même si celle-ci répond à tions – la plupart des hommes et romanciers : « Nous nous retrou- elle travaille régulièrement, et qui Elle comprend vite que, « tout autant
« toutes les questions » que sa fille des enfants présents avaient été vions toutes les deux semaines a traduit Certaines n’avaient ja- que ce qui ne se dit pas, ce qui ne se voit
peut lui poser par textos) autant tués. La structure éclatée du texte pour une visioconférence où nous mais vu la mer, de Julie Otsuka pas n’existe pas ». Et ferme les yeux
que de l’envie de se sentir libre permettra de donner une place à discutions de la manière dont nous (Phébus, prix Femina 2012), lequel sur les indices qui pourraient la rensei-
racontait une autre histoire gner sur les activités douteuses de la
d’exilées venues d’Asie. Mais c’est famille de son mari. Jusqu’à ce que, à
« pour lui-même » que ce texte l’occasion d’un été comme tant
Une sépulture aux disparus « très contemporain » séduit la
traductrice. Parmi les difficultés
d’autres, en Sardaigne, la mécanique
mondaine et familiale bien huilée se
« RESTEZ TOUJOURS refusée par les Etats-Unis, sera donner une idée de la permanence des rencontrées, elle évoque celle de détraque et dessille son regard.
ENSEMBLE, quoi qu’il envoyée dans la Grande-Bretagne de traumatismes qu’à inscrire l’histoire trouver en français la voix de Dao, D’une grande envergure romanesque,
arrive » : c’est l’ordre Margaret Thatcher. individuelle des personnages dans la fantôme d’un enfant de 7 ans dis- Marchands de sable met en scène, avec
qu’a donné leur père Les Ames errantes est composé de multitude des drames vécus simulta- paru en mer et qui commente ce autant de minutie que de férocité,
à Anh, Minh et Tanh, trois parties, correspondant l’une au nément par les migrants vietnamiens. qui arrive à ses frères et sœur sur- l’épopée d’une famille que sa réussite
respectivement 16, départ du Vietnam et aux mois passés Offrant une sépulture aux « âmes vivants, passages poétiques, mali- a conduite à sacrifier les siens. Si le
13 et 10 ans, avant de dans un camp de Hongkong, l’autre errantes » des disparus, le premier cieux et déchirants : « C’est une choix de la satire nuit un peu à l’émo-
les laisser s’embar- aux premières années en Angleterre, roman de Cécile Pin impressionne âme errante qui reste celle d’un tion, cette absence d’empathie nous
quer pour quitter le Vietnam, en no- et la dernière à l’époque contempo- autant par l’habileté de sa construc- enfant, mais est dotée d’une vraie rudoie, justement, à l’image de la façon
vembre 1978, avec l’espoir de gagner raine, qui voit les membres de la fra- tion que par sa délicatesse profondeur. Il ne fallait pas tomber dont les personnages se traitent entre
les Etats-Unis. Les deux parents et les trie renouer avec leur pays natal. Mais d’écriture. p r. l. dans la niaiserie. » eux. Plus occupés à faire fructifier leur
quatre autres enfants sont partis un la composition éclatée du texte, où L’accueil public et critique en- capital qu’à écouter leurs sentiments,
peu plus tard. On apprend d’emblée alternent les narrateurs et les registres les âmes errantes thousiaste des Ames errantes en ils ont une vie aussi pauvre que leur
qu’ils sont morts au cours de la tra- d’écriture (récit à la troisième per- (Wandering Souls), Grande-Bretagne comme aux compte en banque est bien
versée, et leurs corps, identifiés par sonne, articles de presse, journal de la de Cécile Pin, Etats-Unis a permis à Cécile Pin de fourni. p florence bouchy
Anh à Hongkong, où elle a fini par fille d’Anh, interventions poétiques traduit de l’anglais par Carine Chichereau, quitter son emploi dans l’édition a Marchands de sable,
arriver avec ses frères. Voilà l’ado- d’un petit fantôme), subvertit la chro- Stock, « La cosmopolite », 286 p., 20,90 €, pour se consacrer à l’écriture de d’Agnès Mathieu-Daudé,
lescente chargée d’une famille qui, nologie. Et parvient tout autant à numérique 15 €. son deuxième roman. p Flammarion, 304 p., 21 €, numérique 15 €.
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Critiques | Essais | 9
Dans un essai rageur et âpre, l’écrivaine Sofi Oksanen livre une interprétation
lucide des violences sexuelles massives pratiquées par l’armée russe

Lumière sur le viol russe en Ukraine

La chute
de la IIe République
Au petit matin du 2 décembre 1851, les
Parisiens peuvent lire sur des affiches
hâtivement placardées que « l’Assem-
blée nationale est dissoute » et que
florent georgesco « l’état de siège est décrété ». L’événe-
ment que chacun redoutait ou espérait

L
e constat est atrocement
banal. De la seconde
guerre mondiale aux
attaques du Hamas contre
Israël, le 7 octobre, les violences
sexuelles sont une composante
invariable de toutes les formes de
persécution des civils qui accom-
pagnent les guerres. Il serait in-
suffisant de dire que la Russie, en
Ukraine, ne fait pas exception : les
enquêtes journalistiques et judi-
ciaires ont établi une utilisation à
ce point massive du viol comme
arme depuis le début de l’invasion
qu’il est impossible de ne pas voir
en lui une dimension centrale de
la stratégie russe.
C’est sous cet angle que l’écri-
vaine finlandaise Sofi Oksanen
aborde cette réalité dans l’essai
qu’elle vient de consacrer à « la
guerre de Poutine contre les fem-
mes », Deux fois dans le même
fleuve. Que révèle sur les inten-
tions de la Russie le fait que non
seulement des violences sexuel-
les sont commises à grande
échelle, mais qu’elles sont encou-
ragées par le pouvoir ? L’autrice de
Purge (Stock, 2010), en tirant ce
fil avec méthode, à partir d’une
documentation abondante, fine-
ment mise en œuvre, débouche
sur une série de clés d’interpréta-
tion dont tout ce livre scintillant
de rage et d’âpre lucidité démon-
tre la fécondité.
Cette annihilation à la fois
symbolique et concrète est un
trait constant du colonialisme
Elle le fait, d’abord, à travers une
figure qui va revenir, avec une
insistance discrète, au long du
texte : sa grand-tante, qui ne par-
lait plus, sauf pour dire deux
mots, et eux seuls, jusqu’à sa
mort, « Jah, ärä », « oui, arrêtez »,
en estonien. Peu après l’annexion
de l’Estonie par l’URSS, en 1944,
elle avait passé une nuit entre les
mains du KGB, torturée, violée,
« Préparez vos trous on vient pour vous baiser » : graffiti laissé par les Russes dans un village ukrainien, au nord-est de Kiev, en mai 2022.
Laurence Geai/MYOP pour « Le Monde »
réduite à ces deux mots, et à une
vie de claustration. Les parents de
la future romancière en parlaient
comme ils parlaient de l’Estonie,
qu’ils avaient réussi à quitter pour
la Finlande : au secret du foyer.
Dehors, rien de tout cela ne devait
exister. L’éradication de l’Etat
balte était totale. Celle de la grand-
tante aussi.
La manière qu’a Oksanen de
nouer l’une et l’autre, l’effacement
des peuples et le massacre d’une
vie, résume la puissance du livre.
On ne peut comprendre les exac-
tions de la Russie sans voir qu’elles
continuent quelque chose. La sys-
tématisation du viol vise, partout,
une destruction du peuple en-
nemi. Ce qui spécifie son usage
russe tient à une définition de
l’ennemi dont l’histoire, qu’il faut
bien qualifier de coloniale – cette
annihilation à la fois symbolique
et concrète étant un trait constant
du colonialisme –, est ancienne :
l’ennemi est l’ennemi parce qu’il
ne veut pas reconnaître qu’il n’a
aucune réalité en dehors de sa
soumission même.
« Invention de petits peuples
émotionnels et hystériques », les
pays colonisés du « monde russe »
ne pourraient revendiquer leur
indépendance que par une forme
de pathologie mentale. Le régime
soviétique, à partir des années
1960, a développé le diagnostic
de schizophrénie « torpide », ou
« à évolution lente », qui ne repose
sur aucun fondement médical,
pour psychiatriser toute forme de
dissidence, en particulier natio-
nale : comment peut-on être esto-
nien, ukrainien, tatar ou nenets ?
On ne l’est pas, puisque cela
n’existe pas. Votre attachement à
cette langue, à ces souvenirs est
forcément halluciné.
Dès lors, vous devez être soi-
gné. Sofi Oksanen utilise la no-
tion de « viol guérisseur », em-
ployée par les spécialistes des
violences homophobes « lorsque
l’agresseur imagine que le viol
pourrait transformer en hétéro ».
Les Ukrainiennes sont violées
pour être transformées en Rus-
ses. Il n’y a pas, en l’espèce, de
différence entre « soigner » et
détruire. La maladie consiste à
être ce que vous êtes, et l’intime
se retrouve au centre du champ
de bataille. L’autrice évoque éga-
lement les enlèvements d’en-
fants ukrainiens, adoptés, russi-
fiés – 60 000 à ce jour selon l’or-
ganisation de défense des droits
humains Zmina.
Il faut conquérir des
territoires. Il faut aussi deux fois
les vider des identités dans le même
qu’ils portent, en cas- fleuve.
sant les chaînes généra- la guerre de
tionnelles pour briser le poutine contre
surgissement de la vie, les femmes
en humiliant les fem- (Samaan virtaan),
mes pour étouffer leur de Sofi Oksanen,
revendication de soi, traduit du finnois
comme femmes et par Sébastien Cagnoli,
comme Ukrainiennes, Stock, « Essai »,
en les réduisant à l’im- 302 p., 21,90 €,
puissance et à la désola- numérique 16 €.
tion. « Jah, ärä », répé-
tait la grand-tante, après avoir
éprouvé dans sa chair l’art soviéti-
que de la déshumanisation. C’est
aussi le cri qui s’élève de ce livre
déchirant. Oui, nous savons ce
que vous faites. Arrêtez. p
vient de débuter : Louis-Napoléon
Bonaparte (1808-1873), président de la
République, a déclenché l’opération
« Rubicon », un paradoxal coup d’Etat
depuis le sommet de l’Etat, pour s’em-
parer entièrement et durablement
du pouvoir. Avec une exceptionnelle
maîtrise des témoignages d’époque,
le grand historien dix-neuviémiste
Francis Démier fait revivre, heure
par heure, le déroulement de ce coup
de force contre la IIe République.
Un récit prenant, haletant parfois, res-
tituant le climat d’angoisse et d’étouf-
fement politique qui s’est installé tout
au long de l’année 1851 et dont profite
le futur Napoléon III. Il a su jauger ses
principaux opposants et organiser
avec une froide précision leur arresta-
tion. L’apathie des couches populaires
parisiennes, meurtries par leur échec
sur les barricades en juin 1848, et l’op-
portunisme résigné de la bourgeoisie
libérale, semblent faire le reste. C’est
sans compter avec le républicanisme
d’une partie de la paysannerie, dans le
Sud-Est en particulier, qui tente de ré-
sister par une vague d’insurrections
aussi farouches que démunies face aux
troupes chargées de les réprimer sans
pitié. Ce drame français brillamment
raconté est riche de savoureux por-
traits et de leçons désenchantées sur
les fragilités des aspirations et des ins-
titutions démocratiques. p andré loez
a Le Coup d’Etat du 2 décembre 1851,
de Francis Démier, Perrin, 460 p., 24,50 €,
numérique 17 €.
Libres héroïnes grecques
Pour beaucoup, l’Olympe est un
monde viril. Zeus y domine, compo-
sant avec ses frères, Hadès et Poséidon,
une triade qui s’est partagé le ciel et la

A lire avant ou après le geste ultime
Une anthologie et un essai donnent toute la mesure de la présence du suicide dans la chose écrite
trouvent les scènes les plus poignantes,
mais aussi les plus codées. Le double
suicide de Roméo et de Juliette en est
l’exemple le plus célèbre. Anna Karénine,
que Tolstoï décrit se jetant par dépit
jean-louis jeannelle amoureux sous les roues d’un train, en
offre une version désabusée. A l’inverse,
personnes se rattachent un moment en-
core à une vie qui n’a pourtant plus de
valeur pour eux.
Derniers mots
Celles présentées par le spécialiste de
littérature comparée Vincent Platini
passions intérieures qui nous touchent.
Certaines sont une constante, tel le geste
d’attestation morale : « Je ne te laisse rien
qu’une mémoire sans tache », écrit un
père à son fils de 10 ans. D’autres sont
plus déroutantes, comme l’étrange souci,
chez beaucoup, de régler leurs dettes.
terre, les enfers et les mers. Mais leurs
sœurs, Hestia, Déméter et Héra, sont-
elles pour autant des divinités
secondaires ?, demande Murielle Szac.
Certes non, et la vindicte d’Héra, non
seulement sœur mais épouse de Zeus,
contre les femmes et déesses que son
époux séduit, le prouve suffisamment.
De fait, les héroïnes de la mythologie
grecque, montre l’éditrice et autrice
(on connaît notamment ses Feuilletons
d’Hermès, d’Ulysse, d’Artémis..., chez
Bayard Jeunesse), résistent aux hom-
mes et se révèlent indomptées. En cro-

E
n 1845, Edgar Allan Poe, dans La
Vérité sur le cas de M. Valdemar,
faisait dire à un défunt : « Mainte-
nant, je suis mort. » Parole impos-
sible mais vers laquelle tend la littérature
lorsqu’elle approche (de) la fin, ainsi
qu’en témoigne l’anthologie Scènes de
mort, réunie par Yann Coillot. La juxtapo-
sition de plus d’une centaine d’extraits
est certes arbitraire. Les scènes de mort
écrite ne se disposent pas moins entre
deux extrêmes. D’un côté, la mort apai-
sée du sage « toujours prêt à partir/
S’étant su lui-même avertir/ Du temps où
l’on se doit résoudre à ce passage »,
comme l’écrivait La Fontaine ; de l’autre,
l’exécution absurde de Joseph K., tué
« comme un chien » pour un crime qu’il
ignore jusqu’au bout, dans Le Procès, de
Kafka (1925).
La mort voulue se tient au centre de
ce continent thanatographique. Là se
en s’ouvrant les veines, Zénon, condam-
né au bûcher pour hérésie, se démontre
« à soi-même sa courte liberté d’homme »
dans L’Œuvre au noir, de Marguerite
Yourcenar (Gallimard, 1968).
En remettant à son éditeur un manus-
crit intitulé Suicide (P.O.L, 2008) quelques
jours avant de se pendre, Edouard Levé
rompt les digues de la fiction. « Tu en sais
maintenant plus que moi sur la mort », y
confie-t-il à un ami d’enfance qui s’était
donné la mort à 25 ans. Ironie tragique,
ce savoir échappe à l’épouse de l’ami qui,
découvrant son corps, s’appuie sur la ta-
ble où celui-ci avait laissé un livre
ouvert : le livre « se referm[e] sur lui-
même avant qu’elle ne comprenne que
c’était ton dernier message ». Suicide nous
en apprend-il plus sur la mort ? Ce mys-
tère est précisément celui que nous tra-
quons dans les lettres de suicide, ces
messages sans réponse possible, où des
dans Ecrits fantômes, sur plus de deux
siècles, sont bien réelles. Des hommes et
des femmes exaltés, humiliés ou désen-
chantés y livrent leurs derniers mots, et
l’authenticité de ces billets confère toute
sa valeur à cet extraordinaire recueil.
On y découvre une histoire du suicide.
Longtemps perçu comme un crime, que
l’Eglise condamnait au point de suppli-
cier le corps des fautifs, celui-ci est décri-
minalisé en 1791, et la lettre d’adieu mé-
tamorphosée en pièce à conviction (afin
de disculper l’entourage), avant que les
psychiatres n’y traquent les manifesta-
tions de pathologies.
Le geste ultime n’échappe donc pas à
l’air du temps – après la Révolution et
les guerres napoléoniennes, les lettres
regorgent de considérations politiques,
comme chez Marianne Hennequin re-
grettant, en 1807, de n’avoir pu « voir le
retour de l’empereur » –, mais ce sont les
Louise Payen termine ainsi sa lettre par
ces mots : « Mon Dieu, ayez pitié de moi.
Je dois 12lt [livres tournois] à Madame
Forte. » Dans la plupart néanmoins, la pa-
role touche à l’essentiel (« A l’instant où je
suis, note Pierre Desessarts, on est sobre
de paroles »), sans être en mesure, mal-
heureusement, de nous livrer ce savoir
dont parlait Levé. A moins que tout ne
soit dit par ces quelques mots de Victor
L***, en avril 1947 : « J’en ai marre. » p
scènes de mort.
mourir en littérature,
anthologie de Yann Coillot,
préface de Laurent Mauvignier,
Folio, « Classique », inédit, 640 p., 11,50 €.
écrits fantômes.
lettres de suicides (1700-1947),
de Vincent Platini,
Verticales, 352 p., 22 €, numérique 16 €.
quant trois pépins de grenade, Persé-
phone échappe un temps à son époux,
Hadès, et permet le cycle des saisons,
comme Antigone, Médée ou Phèdre
assument de contrevenir aux codes
masculins quand ils nient leurs choix,
leur liberté propre ou leurs passions.
Dire non est aussi leur mission. Arté-
mis et Atalante en sont les champion-
nes. Et si Gaïa et Rhéa, pour leur ma-
nière de contester le cruel patriarcat,
Métis, incarnation de l’intelligence qui
féconde même son vainqueur, méri-
tent d’être relues comme autant de
modèles de détermination, Murielle
Szac propose de voir en elles des héroï-
nes pour aujourd’hui, contestatrices
voire scandaleuses, puisque la liberté
reste le plus formidable des
scandales. p philippe-jean catinchi
a L’Odyssée des femmes, de Murielle Szac,
L’Iconoclaste, 304 p., 21,90 €, numérique 16 €.
10 | Chroniques 0123
Vendredi 17 novembre 2023

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT différentes, parfois reconnaissables et
parfois inventées. Comme avec la musi- LES YEUX
que, on se laisse porter par des tempi DANS LES POCHES

Poésie hors d’elle-même

SUITES TUONI est le deuxième recueil
d’Eugénie Favre, après Ana-Viola, long
poème narratif publié aux éditions Le
Corridor bleu en 2022. La Jument de Troie
est au moins le quarantième livre de
Liliane Giraudon, figure majeure de la
poésie française contemporaine, qui a
fondé et animé plusieurs revues mar-
quantes (Banana Split, IF) et qui a su
constamment se réinventer. Les deux
poètes ne sont pas de la même généra-
tion, et il serait tout à fait vain de cher-
cher à les comparer. Disons seulement
qu’elles ont en commun de vivre l’une et
l’autre dans le sud de la
suites tuoni, France, l’une à Valence,
d’Eugénie Favre, l’autre à Marseille, et
Flammarion, « Poésie », qu’elles ont toutes les
128 p., 17 €, numérique 12 €. deux des pratiques gra-
phiques. Eugénie Favre a
la jument de troie, cofondé le studio de
de Liliane Giraudon, design graphique My
P.O.L, 160 p., 18 €, Name is Wendy, et Li-
numérique 13 €. liane Giraudon a tou-
jours accompagné son
écriture de dessins, de collages, d’affi-
ches ou de tracts.
Les deux livres ne se ressemblent pas
plus que leurs autrices. Mais tous deux
déportent la poésie hors d’elle-même,
vers des zones frontalières : le dessin co-
lorié pour Liliane Giraudon, la musique
polyphonique pour Eugénie Favre. La
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Sylvie SERPRIX
Jument de Troie rassemble cent quarante
pièces parmi plus de mille produites
dans le cadre d’une exécution quasi quo-
tidienne de ce que Giraudon appelle les
« Poèmes)(Dessins » ou les « Dessins)(Poè-
mes ». Poème nuit, poème balafré,
poème bouclé, poème quatuor, poème
menteur, poème casserole, poème cen-
taure, poème zonzon… Seuls comptent le
nom du poème et le motif colorié qui
accompagne et illustre ce nom. La poète
a bricolé le concept d’« écriredessiner »
pour rendre compte de cette pratique
« compulsive calme ». Et à ceux qui di-
raient : « Elle ne sait même pas dessi-
ner », elle répond qu’elle « s’en tape », car
elle ne cherche pas à faire l’artiste. Elle a
besoin de ce débord pour respirer dans
les mots, pour prolonger le poème, pour
se renouveler. Les dessins peuvent
d’ailleurs être lus comme du texte.
« Ecoute » est le premier mot de Suites
Tuoni, qui résonne de multiples voix,
bruits, sons, et musique. Poème 15 : « sur
la départementale/ 911 Winterreise/
D. 911, Schubert et Brueghel/ ce voyage
d’hiver/ mes amis est long-long comme
12 hermines ». Poème 77 : « mais com-
bien/ nous/ faudra-t-il/ lieds/ d’eux/
écouter/ pour surrêtre ». Eugénie Favre,
comme Liliane Giraudon, met l’étranger
dans la maison du poème. Ses cent deux
suites bruissent de multiples langues
conjuguent poids de l’histoire et
conflits psychiques, fantasmes et
machisme.
Manger sans vergogne semble
être en effet un comportement
réservé aux hommes. C’est entre
mecs, le plus souvent, que se tien-
tantôt rapides, tantôt lents, pris par un
mouvement, un vif allant, indifférents FRANÇOIS ANGELIER
au sens, même si l’on sait que cela parle,
comme toujours, de beauté et d’amour,
de vie et de mort. On peut lire le livre LA « DIFFICULTÉ », parlons latin, c’est ce qui
d’une traite, avec l’impression de voya- fait obstacle, embarrasse, et l’on découvre
ger au grand galop dans un paysage que qu’en ce début des années 1970 Italo Cal-
l’on ne connaît pas encore ou de décou- vino (1923-1985) et Dino Buzzati (1906-1972)
vrir la réalité sous des angles neufs, car se sont appliqués à publier, chacun selon sa
on sent qu’il y a dans ce livre une com- manière, un art de vivre en temps difficile.
position saisissante, même lorsqu’on Un art, pour Calvino, apparemment mutin
ne comprend pas tout. Mais il est aussi d’encombrer le passage, de rendre tor-
possible de l’écouter par morceaux, car il tueuse la route des vivants afin de mettre
y a aussi quelque chose d’arraché dans en évidence la zone de silence, la « difficulté
ces poèmes, de l’ordre du cri : des bruits de communication », qui plombe tous les
et des sons ramenés de territoires non rapports humains ; pour Buzzati, une réca-
cartographiables – la folie peut-être, ou pitulation crépusculaire de son œuvre.
la grande douleur.
Tuoni est le dieu des morts dans la my- PUBLIÉES EN 1958, puis en 1970, les treize
thologie finnoise. De son pays, Tuonela nouvelles qui composent le recueil de Cal-
(comparable à l’Hadès grec), peu de vino Les Amours difficiles expérimentent
voyageurs remontent. Les filles qu’il a une esthétique de la gêne. C’est un soldat
eues avec son épouse Tuonetar sont les permissionnaire qui, dans un wagon de
déesses maléfiques de la souffrance et chemin de fer, tente une suppliciante pro-
des maladies. Cette référence donne une gression manuelle vers la cuisse charnue
indication sur les gouffres depuis les- d’une grosse dame veuve ;
quels se font entendre les voix de Suites survient ensuite l’histoire
Tuoni. On a peut-être du mal à le croire, à vexante d’un mari de prosti-
lire ce qui précède, mais la force de ce re- tuée qui doit, en permanence,
cueil est d’être prodigieusement joyeux céder sa place au lit à des
et drôle : « oh zutas/ pauvros ou richos/ clients de sa femme ou à un
montre-moi la forête/ le chaparral la gangster en cavale ; que dire
torrenzia/ foudroie le converters/ de la de la malheureuse qui perd
ligne de H »… C’est par l’humour que la son slip de bain en pleine bai-
poésie sort d’elle-même et nous conduit gnade marine, de l’amant que
ailleurs. rattrape la douleur de vivre,
La mythologie et l’humour sont ainsi du photographe amateur qui comprend que
ce qui rassemble le mieux les deux livres son idéal est de photographier des photos,
dont je parle ici. La jument de Troie est du voyageur en route vers sa belle et que ha-
l’intruse de l’Odyssée. Elle renvoie à deux rasse une nuit en train, du lecteur à la plage
figures féminines ou féminisées de qui tente de conjoindre le plaisir de lire et
l’œuvre précédente de Liliane Giraudon : l’ardeur à séduire ? Chaque fois, Calvino, dia-
La sphinge mange cru (Al Dante, 2013) et bolique agenceur de petites mécaniques in-
Polyphonie Penthésilée (P.O.L, 2021). Péné- fernales, crée un dispositif narratif (et scéni-
lope répond à Ulysse en s’invitant à la que – on rêve à ce qu’en aurait tiré à l’écran
guerre de Troie (dans le titre du livre, en un Pierre Etaix) sublime de souffrance bur-
couverture, les trois « E » sont culbutés lesque. Renforcent le chœur deux étonnan-
tes novelas où la « difficulté » prend la
forme d’une colonne de fourmis et d’un
Le dessin colorié nuage de pollution industrielle.
pour Liliane Giraudon,
LES NUITS DIFFICILES que Dino Buzzati pu-
la musique blie un an avant sa mort, en 1971, ce sont
polyphonique pour d’abord les siennes. Celles, hantées, doulou-
Eugénie Favre : reuses, d’un homme qui se sait rongé par le
cancer. Nécessité alors de revenir sur une
deux livres qui vie d’écriture en composant
déportent la poésie un florilège, un tombeau de
son œuvre. L’ensemble sera
vers des zones donc imprégné d’une mor-
frontalières bidité prégnante, comme
dans « Equivalence », où se
rejoue jusqu’à l’absurde la
(« »), comme pour mieux dire ce coup de scène d’annonce à une
force, ce renversement). Elle occupe un femme de la mort de son
espace qui ne lui était pas dévolu, mari (« Il n’a plus que cin-
comme le dessin pour celle qui écrit. « La quante ans à vivre ») ; ou
quasi-manie d’une “qui ne sait pas dessi- dans « Alias rue Sésostris », où la vérité sur
ner” devient un virus dans la Forteresse les habitants d’un immeuble est révélée à la
du Monument-Poésie », affirme Girau- mort de son plus illustre résident ; dans
don dans le petit texte introductif qui, « Personne ne croira », « Délicatesse » ou
avec distance et drôlerie, précède les des- « L’Honneur du nom », aussi, où s’exerce un
sins. Dans la suite, le rire est provoqué humour plus que noir. La vision assombrie
par le rapport – tautologie ou écart – de Buzzati se déploie même jusqu’à quel-
entre le titre du poème et le dessin qu’il ques scénarios furieux de fin des temps,
surplombe. p comme dans « Que se passera-t-il le 12 octo-
bre ? ». On trouvera, en ouverture du vo-
lume, un savoureux hommage à Buzzati par
mineur. Il en va de même sur dif- sa spécialiste Delphine Gachet.
férents registres. La « martyrisa-
tion de la minceur » voit son em- UNE VISION DU RÉEL qui se fait tout aussi
prise diminuer, mais l’obsession drue et cinglante, d’une tendre noirceur,
de ne pas grossir continue de dans Fleurs d’ombre, de l’écrivain tessinois
s’exercer. Elle le fait d’autant plus Alberto Nessi, né en 1940.
puissamment que cette hantise L’univers des vingt et une

Malaise des femmes nent les grandes ventrées, la gent

féminine n’étant pas conviée
aux ripailles. La cuisine de tous
n’est pas moderne, ni seulement
occidentale, contrairement à ce
que l’on croit généralement.
nouvelles du recueil est celui
du petit peuple du Tessin
pendant la guerre froide. Le

dans l’alimentation les jours s’exerce au féminin,

mais la vraie, la grande, la haute
cuisine serait d’abord affaire mas-
culine, dans sa consommation
Exposées à tant de contraintes
contraires, bien des femmes
développent des troubles du
comportement alimentaire. Ces
ton de Nessi fait merveille
par sa façon de perturber en
permanence cette « Suisse de
calendrier » pour nous faire
ELLES DOIVENT ÊTRE AUX FOUR- journaliste Lauren Malka dans comme dans sa production. Le « TCA », plus ou moins aigus, sentir le malaise et les ten-
NEAUX, cuisiner brillamment. Il Mangeuses, un essai qui entrelace développement de la gastrono- comprennent anorexie et bouli- sions de ce pays, qui ne per-
leur faut être elles-mêmes « appé- allégrement enquête et remar- mie et l’essor des restaurants de- mie, perte d’appétit et anxiété, çut que « l’écho du désastre » de la seconde
tissantes ». Mais de préférence ne ques personnelles, exemples lit- puis le XVIIIe siècle le confirment : compulsion et répulsion. Les guerre mondiale et en nourrit un étrange
pas manger, ou pas trop, ou si téraires et références univer- sous la férule du « chef », la « bri- unes en meurent, d’autres en malaise. p
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

peu, pour rester minces, en culti-
vant malgré tout « des formes » et
une « tripotabilité » alléchantes.
Tiraillées entre ces injonctions
opposées, les femmes se trouvent
placées dans une relation com-
plexe, biaisée, aux plaisirs de la
table et à la nourriture dans son
ensemble. Soumises, coupables
ou révoltées, elles se révèlent sou-
vent intranquilles face aux assiet-
tes, même quand elles affichent
insouciance et appétit. Parce que
le malaise vient de loin.
C’est ce que met en lumière la
mangeuses. sitaires. On n’y trouvera ni
histoire de celles découverte majeure ni fra-
qui dévorent, cassante nouveauté, mais
savourent ou se une ronde où cohabitent
privent à l’excès, Emile Zola et Bridget Jones,
de Lauren Malka, Virginia Woolf et Michel
préface de Ryoko Foucault, Colette et les food
Sekiguchi, studies américaines et euro-
Les Pérégrines, péennes. Résultat : une évo-
« Genre ! », 288 p., cation enlevée de l’écart
20 €, numérique 15 €. multiforme entre les genres
au sujet de l’alimentation
– vécue aussi bien que rêvée. Bien
que le malaise soit omniprésent,
il est fréquemment occulté. S’y
gade » se met en « ordre de ba-
taille » pour le « coup de feu ». Vo-
cabulaire, hiérarchie, discipline
sont militaires et virils.
On objectera, à juste titre, que la
situation évolue, que les cheffes
sont aujourd’hui nombreuses,
que la critique gastronomique se
conjugue largement au féminin.
Lauren Malka souligne que les
femmes sont encore très minori-
taires au piano des restaurants
comme dans les rubriques des
journaux. Le changement existe,
mais il est lent, minime, voire
souffrent. Toutes semblent
concernées, un jour ou toujours. a Les Amours difficiles, suivi de La Vie
Quelles issues ? Quels remèdes ? difficile (Gli amori difficili la nuvola di smog.
En parler, inventer les mots, les La formica Argentina), d’Italo Calvino, traduit
phrases, les rêves qui permet- de l’italien par Maurice Jauvion et Jean-Paul
traient aux femmes de manger Manganaro, révision de Mario Fusco,
autrement, de manière libre, heu- Folio, 352 p., 9,70 €.
reuse, vivante, suggère Lauren a Les Nuits difficiles (Le notti difficili),
Malka. De l’imaginaire, voilà qui de Dino Buzzati, traduit de l’italien par
peut paraître peu. A moins que ce Michel Sager, préface de Delphine Gachet,
ne soit l’essentiel, si l’on admet Robert Laffont, « Pavillons poche », 334 p., 10 €.
que les assiettes contiennent plus a Fleurs d’ombre (Fiori d’ombra), d’Alberto Nessi,
de fantasmes que de lipides. Et traduit de l’italien par Christian Viredaz,
moins de calories que d’histoires préface de Jérôme Meizoz,
que l’on se raconte. p Florides helvètes, 138 p., 8 €.
0123
Vendredi 17 novembre 2023
Avec « Rose à l’île », souvenirs d’étés dans l’estuaire du Saint-Laurent,
le Québécois délaisse la BD pour le roman illustré. Grand bol d’air
Michel Rabagliati ouvre son horizon
ILLUSTRÉ
hélène jouan
Montréal - correspondante
Q
uand un personnage de bande
dessinée déprime et manque
d’air, quoi de plus naturel
pour son auteur que d’effacer
les cases et les strips qui l’en-
ferment, pour lui donner un bon bol
d’oxygène ? Avec Rose à l’île, le Québécois
Michel Rabagliati, distingué par le Festi-
val d’Angoulême en 2021 pour sa série
des Paul, héros récurrent de ses neuf al-
bums précédents, abandonne le format
classique de la bande dessinée et offre
son premier roman illustré.
Depuis Paul à la campagne (La Pastè-
que, comme tous ses livres, 1999), le des-
sinateur a promené son double de papier
à travers tous les aléas de la vie. Dans
son précédent album, Paul à la maison
(2019), Paul n’allait pas fort, marqué à
l’approche de la soixantaine par la mort
de ses parents, la séparation d’avec sa
femme et l’éloignement de sa fille, Rose, Un dessin de Michel Rabagliati extrait de « Rose à l’île ». La Pastèque
entrée dans l’âge adulte. Puis a surgi le
Covid-19, avec ses mois de confinement.
« Cette épidémie a produit solitude et si-
lence. J’ai ressenti le besoin d’entreprendre
un voyage pour retrouver de l’air », ra-
conte Michel Rabagliati au “Monde des
livres” dans le bureau où il dessine, sur la
mezzanine de son éditeur, La Pastèque,
au cœur de Montréal. Il se plonge alors
dans les souvenirs des étés passés avec sa
fille, sur l’île Verte, au nord-est de la ville rose à l’île,
de Québec, là où le Saint-Laurent devient de Michel
si large qu’on l’appelle « la mer ». Rabagliati,
La Pastèque,
« Ligne anglaise » 256 p., 25 €.
Le paysage, autant que l’humeur som-
bre de son alter ego, impose au dessina-
teur un nouveau format. « Tu ne peux pas
mettre douze kilomètres de plages et de
rochers dans une petite case, il fallait de
l’espace pour le ciel », explique-t-il. Dessi-
nées au crayon graphite, les longues grè-
ves horizontales bordées d’épinettes noi-
res verticales, ces conifères typiques de
la forêt canadienne, se déploient et s’éti-
rent sur de pleines pages. Les mots aussi
respirent mieux. Ancien graphiste et il-
lustrateur de magazines, Rabagliati met
un soin particulier, dans ses Paul, à écrire
SCIENCE-FICTION
Un climat
d’espoir
2025, UTTAR PRADESH, INDE. Une canicule
tue vingt millions de personnes. Le parti
nationaliste, discrédité, laisse la place à un
gouvernement qui veut enfin s’attaquer à
ces tragédies impensables devenues mon-
naie courante. En parallèle, un mouvement clandestin se crée pour
amplifier les actions d’écosabotage dans le monde entier. Installée
quelques années plus tôt à Zurich, en Suisse, pour prendre en charge
les intérêts des générations à venir, l’agence onusienne surnommée
le « ministère du futur », qui n’était qu’une structure assez impuis-
sante, devient soudain le moteur d’un changement de paradigme
écologique, sociopolitique et économique.
Cela fait quarante ans que le Californien Kim Stanley Robinson
signe des « romans systèmes », confrontant science et politique dans
toute leur complexité. Parmi ceux-ci, sa trilogie Orange County (1984-
1992) étudiait trois futurs possibles pour le territoire le plus riche des
Etats-Unis. Puis sa célèbre Trilogie martienne (Les Presses de la Cité,
1994-1996) imaginait les cent premières années d’une colonisation
de la Planète rouge.
Dans Le Ministère du futur, son nouveau roman, l’anticipation
spéculative atteint son plus haut degré de pertinence et d’efficacité.
Vaste récit choral où l’on entend les voix de fonctionnaires internatio-
naux, de scientifiques, d’activistes, d’entrepreneurs, de banquiers ou
de simples quidams (mais aussi, avec jubilation, celles de molécules,
de paysages naturels ou de mécanismes fiscaux), ce texte offre une
vertigineuse plongée dans l’urgence climatique. Une urgence d’où
naît, sans simplifications, non pas le cynisme, mais une forme rusée
de volontarisme et d’espoir. p hugues robert
a Le Ministère du futur (The Ministry for the Future), de Kim Stanley Robinson,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Mamier,
Bragelonne, 546 p., 25 €, numérique 13 €.
au pinceau ses denses cartouches,
contraint par l’exiguïté de « ces petites ca-
ses où étaient dessinés de petites voitures
et de petits appartements ». Soudain, il
débloque son épaule ankylosée, rend de
l’ampleur à son geste. Grâce au logiciel
InDesign, il calibre lui-même sa mise
en page. Un texte cursif pour
commencer et, quand il estime
n’avoir plus rien à dire, de grands
espaces laissés vierges pour les
dessins à venir. « J’ai retrouvé le
plaisir de la gravure, dans le style
de la ligne anglaise », se réjouit-il,
citant pour modèle la Britannique Posy
Simmonds, autrice de Gemma Bovery
(Denoël Graphic, 2012).
La jubilation de Michel Rabagliati se lit
dans la précision qu’il met à dessiner
chacune des tombes du petit cimetière
de l’île Verte, les squelettes de rorqual en-
trevus au musée ou encore les oiseaux
croisés sur la grève. Par la grâce de l’île,
une éclaircie s’immisce peu à peu dans
l’esprit et le cœur du héros dépressif.
On retrouve dans Rose à l’île les thèmes
récurrents de l’auteur : la solitude, la
Agit-prop à la française
UN CRS CASQUÉ, menaçant, matraque au poing et bouclier anti-
émeute devant lui : c’est le pataphysicien Jacques Carelman qui, en-
trant par hasard dans l’Atelier populaire des beaux-arts, a réalisé le
dessin sans le signer. Un inconnu a ajouté un énorme sigle « SS » sur
le bouclier. Résultat : l’affiche la plus célèbre de Mai 68. Une image
peut-elle mobiliser les masses, chambouler le monde ? Tel était le but
des milliers de tracts illustrés, de journaux, d’autocollants, etc., pro-
duits par le gauchisme militant des années 1960, 1970 et 1980. Du
noir et du rouge. Des traits simples inspirés parfois de la propagande
Affiche sérigraphique, PCMLF, 1970.
collection Roland Novak
Mélange des genres | 11
vieillesse et les questionnements exis-
tentiels. Et Paul, bien sûr. Mais s’y ajou-
tent désormais des interrogations sur
son processus créatif. « L’autofiction, c’est
bien joli, mais la source n’est pas éter-
nelle », s’inquiète-t-il au début du roman.
Se sentant « tout asséché », il ne peut
même pas compter sur une touche
d’exotisme, n’étant jamais allé plus loin,
avant ses étés sur l’île, « qu’au bout de la
ligne verte », une des lignes de métro de
Montréal.
« C’est une vraie question de savoir ce
que l’on a à partager avec le lecteur,
confie-t-il dans son bureau. Je ne tiens
pas un journal, je ne veux pas que mes BD
soient un simple déversoir de mes an-
goisses domestiques. Mon modèle reste
Woody Allen, capable de parler de sujets
banals, d’en rire, et d’atteindre l’universel
en touchant chacun d’entre nous. » La
poésie des cieux immenses et silen-
cieux, le récit pudique de sa relation avec
sa fille ou encore l’humour avec lequel il
raconte l’histoire du Québec montrent
qu’il reste à Michel Rabagliati bien des
« banalités » à partager. p
BEAU LIVRE
soviétique. Des slogans
qui claquent : « Contre le
chômage, licencions les
patrons. » C’est cette
imagerie percutante et
créative qu’explore ici
Zvonimir Novak, ancien
militant et grand collec-
tionneur de ce type
d’œuvres. Une analyse
historique plus fouillée
aurait donné davantage
de rigueur à l’ensemble,
mais la force et la
variété des quelque
six cents images
reproduites, connues ou
moins connues, rendent
l’ouvrage attrayant, à
défaut d’être tout à fait
révolutionnaire. p de. c.
a Vive la révolution !
Sous les pavés, l’image,
de Zvonimir Novak,
Cerf, 304 p., 34 €.
POLAR
Folie dure
« FOLIE DOUCE », ASSURE LE TITRE.
Dans ce polar déjanté autour d’un psy-
chiatre et de ses patients, la folie est
bien au rendez-vous. La douceur, pas un
instant. Tout est dur, âpre, brutal dans
ce roman, l’ultime signé par James
Crumley (1939-2008), publié aujour-
d’hui dans une nouvelle traduction.
Trois ans avant sa mort, l’écrivain liquide ici son invraisemblable
stock d’alcool, de cocaïne, d’hémoglobine et de cauchemars.
Dans le Montana, par une belle soirée d’été, un de ses détectives
récurrents, C. W. Sughrue, y patauge dans un Jacuzzi avec son
meilleur ami, Mac. Cet ancien du Vietnam, devenu psy, lui de-
mande un service : trouver qui a piraté l’ordinateur dans lequel
il conserve ses notes confidentielles sur sept patients.
Enquête de routine, a priori… qui bascule vite dans le sang. Une
première femme se décapite sous les yeux de Sughrue. Une autre
chute du sixième étage. Une troisième se tranche les mains avec
une scie à ruban. Mais ce n’est que le début. Qui est névrosé, psy-
chopathe dans cette affaire, les patients de Mac, leurs conjoints, le
psy qui disparaît soudain, ou même Sughrue, si tourmenté par ses
addictions ? La question tend de bout en bout ce roman crépus-
culaire, complexe, mais joliment écrit et bien mené, alternance de
scènes qui serrent le ventre et de moments de répit. A moins que
les plus fous ne soient l’auteur et ses lecteurs, accros à tant de
violence… p denis cosnard
a Folie douce (The Right Madness), de James Crumley, traduit de l’anglais
(Etats-Unis) par Jacques Mailhos, Gallmeister, 416 p., 24,80 €, numérique 17 €.
ATLAS LINGUISTIQUE
Langues françaises
UN JOUR, UNE JEUNE RENNAISE entre
dans une quincaillerie parisienne :
« Vous auriez un ramasse-bourrier ? »
Le commerçant reste coi. Il sort un
plumeau, une faucille… « Vous savez,
pour ramasser les moutons », tente-t-
elle d’expliquer. Après maintes pala-
bres, il fournit la pelle à ordures espé-
rée. « Pouvez-vous le mettre dans un
pochon, s’il vous plaît ? », demande
alors la cliente. « Un sac, vous voulez
dire… » Malgré l’école unificatrice et
la télévision dans tous les foyers, le
français tel qu’on le parle reste divers :
les mots et les façons de les prononcer varient étonnamment se-
lon les régions. C’est ce que montrent de manière assez fascinante
les près de deux cents cartes réalisées par le linguiste Mathieu
Avanzi, à partir d’enquêtes effectuées en ligne depuis 2015. La
même poussière amassée est nommée « bourrier » dans l’Ouest,
« cheni » en Franche-Comté, « pousque », « mimi », « minou » ou
« mouton » ailleurs. Le « pochon » des Bretons est le « sachet » des
Lorrains et la « poche » des Bordelais. Chaque page de cette édition
actualisée raconte le puzzle français, l’amalgame complexe de
mots venus de patois, de langues voisines, d’un passé proche ou
très lointain. Résultat, un livre passionnant. Ou « tchoukar »,
comme on dit à Grenoble – un emprunt local au romani, la langue
des Tziganes. p de. c.
a Comme on dit chez nous. Le grand livre du français de nos régions,
de Mathieu Avanzi, avec Aurore Vincenti, Le Robert, 320 p., 29,90 €.
JEUNESSE
Immersion
de papier
PORTEUR DE MAGIE, le livre animé
constitue une source d’émerveille-
ment bienvenue en ces temps som-
bres. Ainsi Pop-up Océan offre-t-il
une plongée réconfortante dans l’eau
salée. Après Pop-up Lune (2018), Pop-up Volcans (2019) et Pop-up
Terre (2021), tous aux éditions de La Martinière, Anne Janké-
liowitch, à l’écriture, et Annabelle Buxton et Olivier Charbonnel,
à l’illustration et l’ingénierie pop-up, font découvrir et toucher du
doigt le « vrai héros de notre planète », l’océan. Ludiques, ces dix
doubles pages se veulent aussi didactiques. On y apprend que
l’océan est apparu il y a 150 millions d’années. Que les Vikings na-
viguaient sur des drakkars – il faut pour cela manipuler des tiret-
tes, suffisamment solides pour résister aux mains des plus petits.
Et que, sans GPS ni pilote automatique, les Lapita, ancêtres des
populations d’Océanie, se dirigeaient « avec les étoiles, les oiseaux,
les vagues et les nuages ». Si l’ouvrage mentionne la façon dont
l’espèce humaine maltraite l’océan (pollution plastique, sur-
pêche, etc.), tel n’est pas son objectif premier. Il propose un voyage
coloré dans lequel même les créatures marines de nature à effrayer
sont montrées sous leur meilleur jour, comme la murène – ici
revêtue d’un costume à pois blancs et parée de son meilleur
sourire. p émilie grangeray
a Pop-up Océan, d’Anne Jankéliowitch, Annabelle Buxton et Olivier
Charbonnel, La Martinière Jeunesse, 22 p., 25 €. Dès 3 ans.
12 | Poches | Sélection 0123
Vendredi 17 novembre 2023

Parmi les parutions récentes en poches,

votre supplément vous recommande…

Grimus Le Bouquin Canoës

de Salman Rushdie, de Maylis de Kerangal,
traduit de l’anglais par Maud Perrin, Folio, 472 p., 9,20 €.
de l’humour juif Folio, 192 p., 7,50 €.
. de Judith Cohen Solal
Dans Langages de vérité (Actes Sud, 2022), Salman et Jonathan Hayoun, Les sept narratrices et l’unique narrateur de ces nouvelles
Rushdie raconte comment, lorsqu’il était enfant, à Bouquins, « La collection », sont saisis dans des moments de fragilité ou de trouble.
Bombay, « les histoires qui [lui] parvenaient de l’Occi- 704 p., 32 €. Dans des instants qui les laissent « aux aguets », attentifs à
dent [lui] semblaient de véritables contes merveilleux ». Il ne se lassait ni de La Reine décrire le plus précisément possible ce qui les entoure.
des neiges ni du Magicien d’Oz, dont la poésie dialoguait avec celle des vieilles « Quelle est la différence en- Dans « Mustang », le splendide texte central, une Fran-
légendes indiennes. Aussi est-ce tout « naturellement » qu’il convoqua le surnatu- tre une mère juive et un ter- çaise, venue passer quelques mois dans le Colorado avec
rel au moment de se lancer dans son premier roman, Grimus. Publié en 1975 roriste ? Avec le terroriste, on son compagnon et leur fils, est rétive à embrasser la toni-
– l’auteur des Enfants de minuit avait 28 ans –, ce titre, traduit en français en 1977 peut négocier. » C’est quand truante légende de son pays d’accueil, recroquevillée sur
(JC Lattès), reparaît aujourd’hui en poche. Il met en scène un jeune Amérindien, tout va mal que l’humour un chagrin silencieux. Dans
Aigle Errant, qui, après avoir bu une fiole d’un mystérieux élixir d’immortalité, se révèle le plus nécessaire. « Ruisseau et limaille de fer »,
passe sept cents ans à parcourir le monde et à survoler les mers. Las ! l’éternité, En particulier l’humour une femme peine à reconnaître
c’est long. Quand le cadeau se mue en fardeau, Aigle Errant recherche l’homme juif : cette « pratique éprou- la voix d’une vieille amie qui a
capable, en quelque sorte, de ressusciter la mort. Texte étonnant où s’amalgament vée d’autocritique douce- travaillé avec un coach vocal
le mythe et ses prémonitions, l’allégorie, la fantasy et même la science-fiction, amère » s’est révélée « un instrument de survie fiable dans un pour passer à la radio. Dans
Grimus est une curiosité. Rushdie lui-même le trouve « trop intelligent », au sens monde hostile », assure l’écrivain israélien Amos Oz (1939- « After », un homme bègue
où il se veut un feu d’artifice de connaissances et de références. Mais ce coup d’en- 2018). Jonathan Hayoun et Judith Cohen Solal proposent tente de délivrer un message de
voi est aussi un objet très émouvant. Vieux de près d’un demi-siècle, il contient une plongée salvatrice dans cette tradition aussi joyeuse félicitations à sa sœur fraîche-
tout Rushdie en germe : ses thèmes récurrents (ne serait-ce que celui de l’immor- que tragique. Du Moyen Age jusqu’au stand-up, en passant ment bachelière… Recueil
talité, que l’on retrouve jusque dans son plus récent roman, La Cité de la victoire par Sholem Aleichem, Philip Roth, Elie Kakou ou encore émouvant et brillant (drôle,
– Actes Sud, lire « Le Monde des livres » du 8 septembre) ; ses influences (Garcia Mar- Delphine Horvilleur, ils offrent un florilège de traits d’esprit aussi, par éclats), Canoës est
quez et le réalisme magique) ; sa verve, sa liberté… Comme s’il se présentait lui- et en ajoutent une poignée de leur cru. Tout n’est pas déso- une méditation sur le temps,
même dès la première phrase, Rushdie décrit un homme « pourvu d’une langue pilant, mais chacun peut trouver ici de quoi sourire, et sou- qui impressionne par la densité
que sa bouche avait du mal à contenir ». C’est celle du merveilleux fabuliste et vent grincer. Comme avec ce dicton yiddish : « Si tu as faim, qu’abrite son dépouille-
fabulateur qui naît justement sous nos yeux. p florence noiville chante ; si tu as mal, ris. » p denis cosnard ment. p raphaëlle leyris

Le Dernier Mois
de Léon Blum,
préface de Pascal Ory, Espaces
libres, « Histoire », 110 p., 6,90 €.

Lui-même ignore encore qu’ils

Avant demain
Epigenèse et rationalité,
de Catherine Malabou,
PUF, « Quadrige », 338 p., 17 €.
Le lecteur peu familier de la
pensée de Kant, des débats
qui l’entourent depuis deux
siècles et de la métaphysique
contemporaine risque de se
casser les dents sur maints
passages du livre dense et
brillant de Catherine Mala-
bou, paru pour la première
fois en 2014. Il aurait pourtant
survivront, mais Léon Blum
(1872-1950) note chaque jour
les événements marquants de
l’odyssée qui les a conduits,
son épouse et lui, du camp de
Buchenwald, qu’ils quittent le
3 avril 1945, jusqu’à cet hôtel
du Tyrol italien où ils sont
libérés, le 4 mai, par la 5e ar-
mée américaine. Parues dès
juillet 1946, ces bribes d’un
journal où le chef du gouver-
nement du Front populaire
accepte, contre sa réserve cou-
tumière, de lier vie publique et
vie privée, témoignent de la
force de son espérance et de sa
foi en l’homme. p
philippe-jean catinchi
Signalons également, du même
auteur, chez le même éditeur, la
parution de « Pour la République.
1934-1948 », anthologie de Virgile
Cirefice, 226 p., 8,90 €.
Photographie © Richard Dumas

tort de ne pas insister, tant se

joue là une des belles parties
dont la philosophie est à
l’occasion le théâtre : rien de
moins que l’annonce d’un
renouvellement radical de
l’énigme que la pensée hu-
maine représente pour elle-
même, fondé sur la rencontre
entre la Critique de la raison
pure et la « révolution neuro-
biologique », dont procède
une redéfinition inédite des
relations de l’esprit et du
monde. p florent georgesco

Récitatif
de Toni Morrison,
préface de Zadie Smith, traduit de l’anglais
UNE RÉUSSITE. Florence Bouchy, Le Monde des Livres
(Etats-Unis) par Christine Laferrière,
10/18, 128 p., 6,40 €. L’UN DES ROMANS LES PLUS MARQUANTS DE CETTE RENTRÉE.
Seule nouvelle de Toni Morrison Nelly Kaprièlian, Les Inrocks
(1931-2019), Récitatif, écrit en 1980, est
une énigme aux pouvoirs magiques, LA FUREUR DES MOTS. Marine Landrot, Télérama
qui contient dans son mécanisme
même les onze romans de la Prix No-
bel. L’amitié entre Twyla et Roberta, UNE ÉCRITURE GALOPANTE ET DES FORMULES QUI CLAQUENT.
qui se rencontrent dans un foyer de
l’Assistance publique, est contée sous
Élisabeth Philippe, L’Obs
forme de jeu avec le lecteur, déjouant
tous ses réflexes. De leurs 8 ans jus- DÉCAPANT. Benjamin Locoge, Paris Match
qu’à leur maturité, on suit leurs des-
tins par ellipses, sachant que l’une est
noire, l’autre blanche – sans jamais, TOUT EST COMPLEXE ET JUSTE. Lauren Bastide, Vogue
pourtant, savoir laquelle est laquelle.
On traque donc, en vain, des indices UNE CAVALCADE VIRTUOSE. Thomas Jean, Marie Claire
éclairants. Le fait de ne pas en trouver
suspend toute dichotomie catégori-
sante, pour rendre ces jeunes filles, et
ce qui pourra les opposer par la suite,
à leur solidarité première. p
juliette einhorn